Résumé Charles Hobuhet est un Américain moyen : col blanc, cravate et complet veston. En outre, il est indien, mais il l’a un peu oublié. Et puis sa sœur est violée et tuée par des loubards. C’est tout. C’est assez pour faire de vous un autre homme. Seulement un homme ? Charles Hobuhet est devenu Katsuke, le justicier, qui rétablit l’ordre du monde en réclamant le prix du sang. Il enlève un adolescent pour le sacrifier au Preneur d’mes. Entendons-nous bien : il ne s’agit pas seulement de le tuer ; encore faut-il que la victime comprenne le sens de la mort et accepte d’être immolée. Toute la machine policière se met en branle pour retrouver les fugitifs. Le preneur d’âmes Quand le père du garçon arriva au camp de Six Rivers, on lui montra un certain nombre de choses que l’on eût peut-être pas exhibées pour une personnalité de moindre importance. Mais le père, on le sait, était Howard Marshall, et cela signifiait le département d’État et ses relations avec des personnages influents à Washington, D.C. ; alors on lui montra la déposition du professeur et les entretiens avec les moniteurs du camp, ce genre de chose. Marshall vit, bien entendu, le soi-disant avis d’enlèvement et les coupures de journaux que les hommes du F.B.I. avaient apportés au camp le matin même. Marshall se montra à la hauteur de la situation. Il s’exprima avec la clarté et la mesure de quelqu’un pour qui crises et décisions forment la trame de l’existence. En réponse à une question, il déclara : — Vous savez, je connais fort bien ce pays de la côte nord-ouest. Mon père y travaillait dans le bois. Quand j’étais enfant et jeune homme, j’ai coulé bien des jours heureux dans cette région. Mon père embauchait des Indiens chaque fois qu’il pouvait en trouver qui étaient prêts à travailler. Il leur versait le même salaire qu’aux autres. Nos Indiens étaient bien traités. Je ne vois vraiment pas comment ce rapt pourrait être dirigé contre moi personnellement ou ma famille. L’homme qui a enlevé David doit être fou. Déclaration du Dr. Tilman Barth, Université de Washington, section Anthropologie : Je trouve toute cette histoire incroyable. Charles Hobuhet ne peut pas être le fou sanguinaire que vous dépeignez. Jamais il n’aurait pu kidnapper cet enfant. Vous ne devez pas le considérer comme un criminel ni comme un Indien. Charles est une intelligence exceptionnelle, un des plus brillants étudiants que j’aie jamais eus. Il est essentiellement doux et doté d’un sens de l’humour profondément subtil. Vous savez, c’est peut-être de cela qu’il s’agit. Cela pourrait n’être qu’un monstrueux canular. Tenez, laissez-moi vous montrer quelques-uns de ses travaux. J’ai conservé des doubles de tout ce que Charles a écrit pour moi. Le monde entendra parler de lui, un jour… Extrait d’un article du Post-Intelligencer de Seattle : La chasse à l’homme la plus intensive de l’histoire du Washington a pris aujourd’hui pour cible l’inextricable forêt et le territoire sauvage pratiquement inviolé du parc national Olympic. Les représentants de la loi ont déclaré qu’ils croient encore que Charles Hobuhet, le militant indien, se trouve quelque part dans cette zone avec sa victime, David Marshall, 13 ans, fils du nouveau sous-secrétaire d’État des Etats-Unis. Les responsables des recherches ne négligent toutefois pas les rapports selon lesquels le fugitif et sa victime auraient été vus dans d’autres zones. Une partie des recherches est dirigée sur les territoires indiens situés à la pointe nord-ouest de l’État. Des traqueurs indiens ont été recutés pour participer aux recherches et des limiers ont été amenés de Walla Walla. La chasse à l’homme a été déclenchée hier après la découverte au très sélect camp de garçons de Six Rivers de la disparition du jeune Marshall et d’un « avis d’enlèvement ». Cet avis était signé par Hobuhet de son pseudonyme « Katsuk » et menaçait de sacrifier l’enfant selon d’anciennes pratiques cérémonielles indiennes. Note laissée au dortoir des Cèdres, camp de Six Rivers, par Charles Hobuhet-Katsuk : Je prends un innocent de votre peuple pour le sacrifier en échange de tous les innocents que vous avez assassinés. L’Innocent retrouvera tous ces autres innocents dans le royaume des esprits. Ainsi le ciel et la terre s’équilibreront. C’est moi, Katsuk, qui vous fais cela. Pensez à moi comme à Katsuk, et non comme à Charles Hobuhet. Je suis beaucoup plus qu’un système sensoriel et ses appétits. Je suis beaucoup plus évolué que vous, que l’on appelle les hoquats. Je regarde au-dessous de moi pour voir. Je vois vos vies fondées sur la lâcheté. Vos jugements reposent sur des illusions. Vous me dites que la croissance et la consommation illimitées sont bonnes. Puis vos biologistes me disent que c’est cancérigène et mortel. Quel hoquat devrais-je écouter ? Vous n’écoutez pas. Vous pensez que vous êtes libres de faire tout ce qui vous passe par la tête. En pensant cela, vous continuez à avoir peur de libérer vos esprits des contraintes. Katsuk va vous dire pourquoi il en est ainsi. Vous craignez de créer parce que vos créations sont le reflet de votre véritable moi. Vous croyez que votre puissance réside dans un savoir définitif que vous recherchez éternellement comme l’enfant recherche la sagesse parentale. J’ai appris cela en vous observant dans vos écoles hoquats. Mais maintenant je suis Katsuk, une puissance plus grande. Je vais sacrifier votre chair. Le coup que je vais vous porter atteindra votre esprit. La racine de votre arbre est en mon pouvoir. Le jour où il devait partir pour le camp, David Marshall s’était réveillé de bonne heure. Son treizième anniversaire était passé depuis deux semaines. David songea à ce que cela faisait d’avoir treize ans en s’étirant dans la tiédeur matinale de son lit. Il y avait dans le fait d’avoir treize ans une petite différence intérieure. Ce n’était pas la même chose que douze ans, mais il était incapable de discerner cette différence. Pendant quelques instants il joua avec la sensation que le plafond au-dessus de son lit ondulait réellement tandis que ses paupières refusaient de s’ouvrir à la lumière du jour. Il y avait du soleil dehors ce matin-là, une lumière, brisée par son passage à travers l’érable qui ombrageait la fenêtre de sa chambre au premier étage. Sans ouvrir les yeux, il pouvait sentir le monde autour de sa maison — les longues pelouses en pente, les arbustes et les fleurs soigneusement entretenus. C’était un monde empli de calme lent. Quand il y pensait parfois, il ressentait un doux battement d’exaltation. David ouvrit les yeux. Pendant quelques instants il imagina que les marques légères de l’ombre sur le plâtre blanc du plafond étaient un horizon : des chaînes et des chaînes de montagnes plongeant sur des plages où s’amoncelaient des épaves. Des montagnes… des plages — il en verrait le lendemain quand il arriverait au camp. David se retourna, fixant son attention sur son équipement pour le camp entassé sur les chaises et le plancher, où son père et lui avaient préparé les affaires la veille au soir : sac de couchage, sac de campeur, vêtements, bottes… Il y avait le couteau. Le couteau provoqua en lui un sentiment d’excitation. C’était un véritable couteau de chasse Russel fabriqué au Canada, que son père lui avait offert pour son anniversaire juste deux semaines auparavant. Son imagination se mit à galoper fébrilement à la pensée du couteau dans sa gaine de daim. C’était un outil d’homme, une arme d’homme. Il symbolisait le sang, le mystère et l’indépendance. Les paroles de son père avaient conféré une vertu magique au couteau. — Ce n’est pas un jouet, Dave. Apprends à le manier avec prudence. Traite-le avec respect. Dans la voix de son père avait percé une tension contenue. Les yeux adultes s’étaient fixés sur lui avec une intensité délibérée, et entre chaque phrase il y avait eu un silence. Il y eut un bref grattement d’ongles sur la porte de sa chambre, et ce signal interrompit sa rêverie. La porte s’ouvrit. Mrs. Parma se glissa dans la pièce. Elle portait un long sari bleu et noir avec de fines rayures rouges. Elle se déplaçait avec un effacement silencieux qui réclamait l’attention comme l’eût fait un gong. Le regard de David la suivit. Sa présence le rendait toujours mal à l’aise. Mrs. Parma traversa la pièce d’une démarche coulante jusqu’à la fenêtre qui encadrait l’érable et la ferma avec autorité. David la regarda du coin de l’œil par-dessus les couvertures tandis qu’elle s’écartait de la fenêtre et lui signifiait d’un signe de tête qu’elle avait conscience de sa présence. — Bonjour, jeune monsieur. L’accent britannique qui avalait les mots ne lui paraissait décidément pas convenir, venant d’une bouche aux lèvres pourpres. Et elle avait des yeux qui le tracassaient. Ils étaient trop grands, comme s’ils avaient été étirés par la manière dont ses cheveux étaient ramenés en arrière et tordus en chignon. Son vrai nom n’était pas Parma. Il commençait par Parma, mais il était beaucoup plus long et se terminait par une sorte de curieux clappement que David ne parvenait pas à produire. Il tira les couvertures sous son menton. — Mon père est-il déjà parti ? — Avant l’aube, jeune monsieur. La route est longue jusqu’à la capitale de votre nation. David fronça les sourcils et attendit qu’elle s’en aille. Étrange femme. Ses parents l’avaient ramenée de New Delhi, où son père était conseiller politique à l’ambassade. Pendant ces années-là, David était resté chez sa mamie à San Francisco. Il avait été entouré de vieilles gens aux cheveux de neige, de serviteurs réservés et de voix basses et feutrées. Cela avait été une période d’abandon, avec des stimulations diffuses. Votre grand-mère fait un somme. On ne voudrait pas la déranger, n’est-ce pas ? Cette vie l’avait rongé comme l’eau coulant goutte à goutte érode la roche. Les souvenirs les plus vifs qu’il avait conservés de cette période étaient les visites en coup de vent de ses parents. Ils brisaient la quiétude retirée de la maison, fébriles, rieurs, hâlés et romantiques, les bras chargés de présents exotiques. Mais la joie qui lui gonflait la poitrine en compagnie de telles personnes avait toujours eu une fin, le laissant avec un sentiment de frustration au milieu des odeurs de parfums poussiéreux et de thé et la déprimante sensation d’avoir été abandonné. Mrs. Parma vérifia les vêtements étalés pour lui sur la coiffeuse. Sachant qu’il voulait qu’elle parte, elle s’attardait. Sous le sari son corps laissait deviner un majestueux déhanchement. Ses ongles étaient rose vif. Un jour, elle lui avait montré sur une carte une ville dont le nom était souligné, l’endroit où elle était née. Elle avait une photographie jaunie : des maisons aux murs de torchis et des arbres sans feuilles, un homme tout en blanc debout devant une bicyclette, un étui à violon sous le bras. Son père. Mrs. Parma se retourna et regarda David de ses yeux étonnants. — Votre père m’a chargée de vous rappeler, quand vous vous réveillerez, que la voiture partira exactement à l’heure prévue. Vous avez une heure. Elle baissa les yeux et se dirigea vers la porte. Le sari laissait à peine deviner le mouvement de ses jambes. Les lignes rouges du tissu dansaient comme des étincelles autour d’un feu. David se demanda ce qu’elle pensait. Son attitude lente et calme ne révélait rien qu’il pût déchiffrer. Se moquait-elle de lui ? Croyait-elle qu’aller au camp était une bêtise ? Avait-elle seulement une idée assez précise de la géographie pour savoir où il allait, dans les Monts Olympic ? Il eut une dernière vision des ongles brillants tandis qu’elle refermait la porte en sortant. David bondit hors de son lit et commença à s’habiller. Quand il arriva à la ceinture, il y fixa le couteau engainé et la boucla. Il sentit la lourde présence de la lame sur sa hanche pendant qu’il se brossait les dents et qu’il coiffait en arrière ses cheveux blonds et raides. Quand il s’approcha du miroir en se penchant, il vit le manche sombre du couteau avec ses initiales gravées : D M M, David Morgenstern Marshall. Puis il descendit prendre son petit déjeuner. Déclaration du Dr. Tilman Barth, Université de Washington, section Anthropologie : Le mot katsuk est tout à fait explicite dans l’idiome natal de Hobuhet. Il signifie « le centre », le noyau d’où irradie toute perception. C’est le centre du monde ou de l’univers. C’est l’endroit où se tient tout être conscient. Il n’y a jamais eu dans mon esprit le moindre doute que Charles est conscient. Je comprends qu’il ait pu adopter ce pseudonyme. Vous avez eu l’occasion de lire ses travaux. Celui où il compare le mythe du Corbeau de son peuple au mythe de la Genèse de la civilisation occidentale est fort troublant. Il a perçu le lien entre le rêve et la réalité — la manière dont nous cherchons à conquérir une place dans la destinée par la rébellion, les forces malfaisantes que nous rassemblons dans le seul but de détruire, les grandes conquêtes et les grandes causes auxquelles nous nous raccrochons longtemps après que l’on nous a dévoilé qu’elles n’étaient que clinquant. Tenez… observez les images qu’il emploie pour ces perceptions disparues : «… les yeux de poisson, tel du lait écrémé grisâtre, qui vous fixent à partir de choses qui sont vivantes alors qu’elles ne devraient pas l’être. » C’est là une observation de quelqu’un qui est capable de grandes choses, aussi grandes que tous les hauts faits de notre mythologie occidentale. Tout avait commencé alors qu’il s’appelait encore Charles Hobuhet, un bon nom indien pour un Bon Indien. L’abeille avait fini par se poser sur le dos de la main gauche de Charles Hobuhet. Il n’y avait pas encore de Katsuk à ce moment-là. Remontant du lit d’un ruisseau dans la quiétude de midi, il était en train de tendre la main pour saisir une branche de lierre d’érable. L’abeille était noir et or, une abeille de la forêt, un bourdon de la famille des apidés. Le nom lui revint immédiatement en mémoire, souvenir de l’époque de l’école des Blancs. Quelque part au-dessus de lui les contreforts des Monts Olympic descendaient vers le Pacifique comme la racine noueuse d’un vieil épicéa s’agrippant à la terre pour prendre appui. Le soleil devait être chaud là-haut, mais le froid de l’hiver descendait en suivant le lit du cours d’eau depuis les montagnes jusqu’à ces collines couvertes de bourgeons printaniers. Le froid venait avec l’abeille aussi. C’était un froid particulier qui glaçait l’âme. L’âme qui était encore celle de Charles Hobuhet. Mais il avait observé les rites anciens avec des brindilles, de la ficelle et des fragments d’os. Le froid de l’abeille lui disait qu’il lui fallait prendre un nom. Faute de prendre immédiatement un nom, il s’exposait au péril de perdre les deux âmes, l’âme qui était dans son corps et l’âme qui montait ou descendait avec son être véritable. L’immobilité de l’abeille sur sa main rendait cela manifeste. Il sentait la présence d’esprits insistants : des gens, des animaux, des oiseaux, tous avec lui dans cette abeille. — Alkuntam, aide-moi, murmura-t-il. La divinité suprême de son peuple ne répondit pas. Le vert luisant de la tige du lierre d’érable juste devant lui dominait son regard. Derrière, des fougères épanouissaient leurs frondes. La condensation tombait comme de la pluie sur la terre humide. Il se força à tourner la tête et fixa les yeux de l’autre côté de la ravine sur un bouquet d’aulnes dont la blancheur se détachait sur le vert foncé des cèdres et des sapins croissant sur le versant opposé. Un tremble frissonnant, dont le feuillage se mêlait aux aulnes, sollicita son esprit, fut un éblouissement pour sa conscience. Il sentit brusquement qu’il avait trouvé un autre moi auquel il fallait faire entendre raison, sur lequel il fallait influer et qu’il fallait comprendre. Il perdit sa clarté d’esprit et sentit ses deux moi tendre vers une pure essence. Tout sentiment de son moi s’enfuit de son corps, se projetant dans le tremble éblouissant. Je suis au centre de l’univers ! se dit-il. Alors Abeille s’adressa à lui. C’est moi, Tamanawis, qui te parle… Ces mots roulèrent dans sa conscience avec un bruit de tonnerre, lui révélant son nom. Il l’articula à voix haute. — Katsuk ! Je suis Katsuk ! Katsuk. C’était un nom créateur, un nom plein de puissance. Maintenant, étant devenu Katsuk, il en connaissait toutes les significations. Il était Ka-, le préfixe, pour tout ce qui était humain. Il était -tsuk, l’oiseau du mythe. Un oiseau humain ! Il possédait des racines dans de nombreux vocables : l’os, la couleur bleue, un plat pour servir, la fumée… frère et âme. Il le prononça encore une fois. — Je suis Katsuk. Les deux moi revinrent en flottant prendre place en son corps. Il considéra l’abeille miraculeuse sur sa main. Une abeille était la dernière chose à laquelle il se fût attendu. Il était en train de grimper, seulement de grimper. Si des pensées lui avaient occupé l’esprit, elles avaient pour objet son épreuve. L’épreuve qu’il avait acceptée sous le coup du chagrin, pour la volupté intellectuelle qu’il y avait à déambuler en esprit parmi les idées anciennes, par crainte d’avoir perdu sa voie dans le monde des Blancs. Son âme native avait été corrompue au contact de ce monde des Blancs. Mais un esprit venait de lui parler. Un esprit authentique et ancien. Il savait, en son for intérieur, que son intellect et son éducation, y compris l’éducation des Blancs, avaient été ses premiers guides au début de cette épreuve. Il songea à la manière dont, en tant que Charles Hobuhet, il s’était lancé dans cette entreprise. Il avait attendu la pleine lune et s’était nettoyé les intestins en buvant de l’eau de mer. Il avait trouvé une loutre et lui avait tranché la langue. Kuschtaliute — la langue symbolique ! Son grand-père, il y avait bien longtemps, lui avait expliqué ce qu’il fallait faire en l’initiant à la tradition séculaire. Son grand-père lui avait dit : — Le chaman devient l’esprit-animal-homme. Dieu ne laisse pas les animaux commettre les mêmes erreurs que les hommes. Il avait fait ce qu’il fallait faire. Il avait transporté Kuschtaliute dans une bourse faite du scrotum d’un cerf portée autour du cou. Il était venu dans ces montagnes. Il avait suivi une vieille piste d’élans envahie par les aulnes, les sapins et les peupliers. Le soleil couchant avait été derrière son dos quand il avait enfoui Kuschtaliute sous une grosse bûche pourrie. Il avait enterré Kuschtaliute dans un endroit qu’il ne pourrait jamais retrouver, pour qu’elle y devînt la langue de l’esprit. Il avait fait tout cela en proie au désespoir. Tout a commencé à cause du viol et de la mort vaine de ma sœur, se dit-il. La mort de Janiktaht… la petite Jan. Il secoua la tête, assailli par un afflux désordonné d’images. Quelque part, une bande de bûcherons avinés avaient trouvé Janiktaht marchant seule, son corps juvénile respirant le bonheur printanier, et ils l’avaient violée et métamorphosée, et elle s’était tuée. Et son frère était devenu un marcheur-dans-la-forêt. L’autre moi à l’intérieur de lui, celui auquel il fallait faire entendre raison et qu’il fallait comprendre, lui lança d’un ton sarcastique : — Le viol et le suicide sont vieux comme le monde. De plus, c’était la sœur de Charles Hobuhet. Tu es Katsuk. Il pensa alors comme Katsuk : Lucrèce était un menteur ! La science ne libère pas l’homme de la terreur des dieux ! Tout, autour de lui, proclamait cette vérité — le soleil se déplaçant le long des crêtes, les amoncellements de nuages poussés par le vent, la végétation luxuriante. La science des Blancs avait commencé par la magie et ne s’en était jamais beaucoup éloignée. La science ne parvenait pas à tirer la leçon de ses échecs répétés. Les méthodes anciennes conservaient toute leur efficacité. En dépit des sarcasmes et des calomnies, les méthodes anciennes permettaient de réaliser ce qu’affirmaient les légendes. Sa grand-mère avait fait partie de la phratrie de l’Aigle. Et une abeille venait de lui parler. Il avait frotté son corps avec de petites branches de sapin jusqu’à ce que la chair soit à vif. Il avait ceint sa tête d’un bandeau d’écorce de cèdre rouge. Il s’était nourri exclusivement de racines jusqu’à ce que ses côtes commencent à saillir. Depuis combien de temps marchait-il dans ces montagnes ? Il pensa à toute la distance qu’il avait parcourue, marchant sur un sol si détrempé que l’eau sourdait à chaque pas, aux lourdes branches au-dessus de sa tête qui lui cachaient le soleil, aux sous-bois si touffus que la vue était limitée à quelques mètres dans toutes les directions. A un endroit, au sortir d’un buisson enchevêtré de framboisiers sauvages, il avait trouvé un cours d’eau coulant dans un canyon, profond et silencieux. Il avait suivi le cours d’eau en remontant jusqu’à des hauteurs vaporeuses… plus haut… toujours plus haut. Le cours d’eau était devenu ruisseau, ce ruisseau qui se trouvait au-dessous de lui. Ce lieu. Quelque chose de réel vivait en lui maintenant. Brusquement, il sentit les mânes de tous ses ancêtres avides de vivre cette expérience. Son esprit fut pénétré d’une croyance soudaine, d’un mouvement incessant sous-jacent aux lieux communs de la vie, d’une vivacité qui, jour et nuit, ne se relâchait jamais. Il savait qui était cette abeille ! — Tu es Kwatee, le Changeur, dit-il. — Et toi, qu’es-tu ? — Je suis Katsuk. — Qu’es-tu ? La question fut répétée d’une voix tonnante. Il parvint à surmonter sa terreur. Le tonnerre n’est pas irrité contre moi, songea-t-il. Ce qui effraie les animaux n’effraie pas nécessairement un homme. Que suis-je ? La réponse lui vint comme elle se fût présentée à l’un de ses ancêtres. — Je suis quelqu’un qui a soigneusement observé le rituel, répondit-il. Je suis quelqu’un qui ne s’attêndait pas vraiment à découvrir la puissance des esprits. — Maintenant, tu sais. Toutes ces pensées commencèrent à rouler dans sa tête, devinrent aussi brouillées qu’une mare troublée par un gros poisson. Que sais-je ? Autour de lui l’air était empli de taches de soleil et du bruit et de la poussière d’eau du ruisseau. L’odeur d’amadouvier provenant d’une bûche pourrie lui remplissait les narines. L’ombre majestueuse et pourprée d’une feuille passa en dansant sur l’abeille posée sur sa main et se retira. Il chassa de sa tête toutes ces pensées et se concentra sur ce qu’il allait apprendre de l’esprit posé sur sa main. Pétrifié, il vivait tout entier l’instant-de-1’abeille. Abeille était gracieuse, pansue et drôle. Abeille éveillait des souvenirs fiévreux et rendait ses sens anormalement aiguisés. Abeille… Une image de Janiktaht s’imposa à son esprit. La détresse le pénétra jusqu’à la moelle des os. Janiktaht… morte depuis soixante nuits. Soixante nuits depuis qu’elle avait noyé sa honte et son désespoir dans la mer. Il eut une vision de lui-même, se lamentant devant la tombe ouverte de Janiktaht, fou de douleur, la peau fouettée par le vent de la forêt. Son esprit se révolta. Il se revit tel qu’il avait été, un jeune garçon à l’insouciance heureuse, parcourant la plage en suivant la laisse de basse mer. Il se souvint d’un morceau de bois flottant échoué sur le sable et qui ressemblait à une main morte et ouverte. Était-ce bien un morceau de bois flottant ? Il sentit le péril qu’il y avait à laisser courir ses pensées. Qui savait jusqu’où elles pourraient aller ? L’image de Janiktaht s’estompa, s’évanouit comme de son propre chef. Il essaya de se souvenir de son visage. Il se dérobait derrière une vision brouillée de jeunes sapins… un tapis de mousse sous un groupe d’arbres où neuf bûcherons éméchés l’avaient entraînée pour… les uns après les autres, pour… Il était arrivé quelque chose à cette chair à laquelle il ne pouvait plus penser sans que son esprit fût purgé, dépouillé de tout, sauf cette chose difforme que l’océan avait rejetée sur une courbe de la plage où, enfant, il avait joué. Il se sentait comme un vieux pot où toutes les émotions avaient été raclées. Tout lui échappait hormis la présence de l’esprit sur le dos de sa main. Nous sommes comme des abeilles, mon peuple… morcelé en de nombreux individus, mais chacun de ces morceaux demeure dangereux. A cet instant, il réalisa que la créature sur sa main devait être beaucoup plus importante que Changeur… beaucoup, beaucoup plus importante que Kwatee. C’est Preneur d’mes ! Il se sentit partagé entre la terreur et l’exaltation. C’était le plus puissant des esprits. Il lui suffisait de le piquer pour qu’il soit envahi par une chose terrible. Il deviendrait l’abeille de son peuple. Il accomplirait quelque chose de terrifiant, quelque chose de dangereux, quelque chose de fatal. Osant à peine respirer, il attendit. Abeille allait-elle se décider à bouger ? Allaient-ils rester ainsi éternellement ? Son esprit était tendu, aussi tendu qu’un arc bandé jusqu’à son point de rupture. Toutes ses émotions étaient ramassées dans une obscurité sans lumière intérieure ni lumière extérieure… le néant à l’intérieur de son être. Comme il est étrange, se dit-il, qu’une créature aussi petite existe en tant qu’esprit d’une telle puissance, soit un esprit d’une telle puissance… Preneur d’mes ! Quelques instants plus tôt, il n’y avait pas d’abeille sur sa peau. Maintenant, elle était posée sur sa main, comme si sa création avait été le fait d’un poudroiement de soleil, caressée par l’ombre d’une feuille, sa forme se détachant sur une veine, la tache sombre de l’esprit sur la peau sombre. Une ombre sur son être. Il voyait Abeille avec une intense précision : l’abdomen bombé, le voile arachnéen des ailes écartées, la poussière de pollen sur les pattes, la flèche barbelée de l’aiguillon. Le message de cet instant flotta à travers sa conscience comme le son clair d’une flûte. Si l’esprit s’éloignait paisiblement, ce serait le signal d’un sursis. Il pourrait retourner à l’université. Dans un an, la semaine de son vingt-sixième anniversaire, il passerait son doctorat en anthropologie. Il se débarrasserait de cette terrifiante sauvagerie qui s’était emparée de lui à la mort de Janiktaht. Il deviendrait un simili-Blanc, étranger à ces montagnes et aux besoins de son peuple. Il s’attrista à cette pensée. Si l’esprit le quittait, il emporterait ses deux âmes. Privé de ses âmes, il mourrait. Il ne pourrait survivre au chagrin qui le submergerait. Lentement, avec une antique circonspection, Abeille fit volte-face devant les jointures de ses doigts. C’était le mouvement d’un orateur jaugeant son public. Les yeux à facettes réfléchissaient l’image de l’humain. Le thorax d’Abeille s’arqua, l’abdomen bascula, et une vague de terreur monta en lui quand il comprit qu’il avait été choisi. L’aiguillon s’enfonça négligemment dans le tendon, aspirant ses pensées vers l’intérieur de son être, vers l’intérieur… Il perçut le message de Tamanawis, le plus puissant des esprits, comme un battement de tambour à l’unisson du battement de son cœur. « Tu dois trouver un Blanc. Tu dois trouver un innocent parfait. Tu dois tuer un Blanc innocent. Que ton acte frappe ce monde. Que ton acte soit une main lourde qui étreint le cœur. Les Blancs doivent en être affectés. Ils doivent en avoir connaissance. Un innocent en échange de tous nos innocents. » Lui ayant dit ce qu’il devait faire, Abeille prit son envol. Il suivit son vol du regard et le perdit dans le feuillage du lierre d’érable en contre-haut. Il sentit alors la présence d’un cortège de fantômes d’ancêtres, insatiables dans leurs exigences. Tous ceux qui avaient disparu avant lui constituaient un groupe immuable enfoui à jamais dans son passé, un groupe vis-à-vis duquel il se voyait changer. Tuer un innocent ! Le chagrin et le désarroi lui desséchaient la bouche. Il se sentait flétri et sec au plus profond de son être. Le soleil, franchissant les crêtes pour ne pas manquer son rendez-vous avec les feuilles du canyon, lui caressait les épaules et les yeux. Il savait qu’il avait été tenté et qu’il avait passé une porte verrouillée pour pénétrer dans un royaume d’une terrifiante puissance. Pour exercer cette puissance il lui faudrait trouver des accommodements avec cet autre moi qui existait en lui. Il ne pouvait être qu’une seule personne — Katsuk. — Je suis Katsuk, dit-il à voix haute. Ces mots lui apportèrent l’apaisement. Les esprits de l’air et de la terre étaient avec lui comme ils l’avaient été pour ses ancêtres. Il se remit à gravir la pente. Ses mouvements effarouchèrent un écureuil volant qui se laissa tomber en planant d’une haute branche à une branche basse, beaucoup plus bas. Il sentit alors la vie tout autour de lui : des mouvements bruns dans la verdure, la vie brusquement figée par sa présence. Souvenez-vous de moi, animaux de cette forêt, pensa-t-il. Souvenez-vous de Katsuk comme le monde entier se souviendra de lui. Dans dix mille nuits, dans dix mille saisons, ce monde se souviendra encore de Katsuk et de son message. Dépêche d’agence de presse. Seattle. La mère de la victime de l’enlèvement est arrivée au camp de Six Rivers hier vers 15 h 30. Elle est arrivée à bord de l’un des quatre hélicoptères mis pour les recherches à la disposition des enquêteurs par des entreprises de bois de charpente et de contre-placage du Nord-Ouest. Accueillie par son mari à sa descente d’hélicoptère, elle avait des traces de larmes sur les joues. « Toutes les mères comprendront ce que je ressens, a-t-elle déclaré. Je vous en prie, laissez-moi seule avec mon mari. » La voix de sa mère avait d’irritantes intonations geignardes quand David prit place en face d’elle pour le petit déjeuner dans la salle à manger qui donnait sur leur pelouse de derrière et la pièce d’eau. Le renfrognement qui accompagnait la voix geignarde traçait sur son front des sillons profonds convergeant vers le nez. Sur sa main gauche une veine avait pris la teinte du fer rouillé. Elle portait quelque chose de rose avec des dentelles, et ses cheveux blonds étaient ébouriffés. Son parfum de lavande enveloppait la table. — J’aimerais que tu n’emportes pas au camp cet affreux couteau, Davey, dit-elle. Au nom du ciel, qu’as-tu l’intention d’en faire ? Je crois que ton père a été complètement fou de t’offrir un instrument aussi dangereux. De la main gauche elle agita la sonnette pour demander à la cuisinière d’apporter les céréales de David. David baissa les yeux sur la table tandis que la main rose de la cuisinière posait un bol devant lui. Dans le bol la crème était presque du même jaune que la nappe. Du bol se dégageait l’odeur des fraises fraîches coupées en tranches et mélangées aux flocons de céréales. David arrangea sa serviette de table. — Alors ? demanda sa mère. Parfois ses questions n’appelaient pas de réponse, mais « Alors ? » était la marque d’une insistance de sa part. — Maman, soupira-t-il. Tout le monde au camp a un couteau. — Pour quoi faire ? — Pour couper des trucs, tailler du bois, des choses comme ça. Il commença à manger. Une heure. C’était supportable. — Pour te couper les doigts ! s’écria-t-elle. Je refuse absolument de te laisser emporter quelque chose d’aussi dangereux. Il avala une bouchée de céréales tout en l’observant de la manière dont il avait vu son père le faire, laissant son esprit passer en revue les contre-offensives possibles. Un souffle d’air agitait les arbres bordant la pelouse derrière elle. — Alors ? insista-t-elle. — Comment faire ? demanda-t-il. Chaque fois que j’aurai besoin d’un couteau, je serai obligé d’en emprunter un. Il prit une autre bouchée de céréales, savourant l’acidité des fraises et attendant qu’elle estime impossible de le laisser partir au camp sans couteau. David savait comment son esprit fonctionnait. Elle était née Prosper Morgenstern, avant d’épouser son père. Les Morgenstern avaient toujours ce qu’il y avait de mieux. Alors, si, de toute façon, il devait avoir un couteau… Elle alluma une cigarette d’une main tremblante. Des bouffées de fumée sortirent de sa bouche. David continua à manger. Elle écarta sa cigarette. — Oh, très bien, dit-elle. Mais tu devras être extrêmement prudent. — Je ferai comme papa m’a montré, dit-il. Elle le dévisagea, tapotant doucement sur la table d’un doigt de la main gauche. Le mouvement faisait scintiller les diamants sur le fermoir de son bracelet-montre. — Je ne sais pas ce que je vais devenir quand mes deux hommes seront partis, dit-elle. — Papa doit être à mi-chemin de Washington maintenant. — Et toi tu seras dans cet affreux camp. — C’est le meilleur qui existe. — Sans doute. Tu sais, Davey, nous serons peut-être tous obligés de partir dans l’Est. David hocha la tête. Son père les avait installés dans Carmel Valley et avait repris une clientèle privée après la dernière élection. Il faisait le trajet aller et retour de la péninsule à la ville trois fois par semaine. Prosper l’y rejoignait parfois pendant le week-end. Ils avaient un appartement avec une domestique-gardienne. Mais la veille, son père avait reçu un coup de téléphone de quelqu’un d’important dans le gouvernement. Il y avait eu d’autres appels téléphoniques et un vent d’excitation avait soufflé sur la maison. On avait proposé à Howard Marshall un poste important au département d’État. — C’est drôle, tu ne trouves pas ? demanda David. — Qu’est-ce qui est drôle, chéri ? — Papa part à Washington, et moi aussi. — Ce n’est pas le même Washington, fit-elle en souriant. — On les a appelés tous les deux ainsi à cause du même homme. — C’est vrai. Mrs. Parma se coula dans la salle à manger. — Excusez-moi, madame, dit-elle. J’ai demandé à Peter de mettre l’équipement du jeune monsieur dans la voiture. Y aura-t-il autre chose ? — Merci, Mrs. Parma. Ce sera tout. David attendit que Mrs. Parma soit sortie. — Dans la brochure sur le camp, ils disent qu’ils ont des moniteurs indiens. Est-ce qu’ils ressembleront à Mrs. Parma ? — Davey ! Mais on ne t’apprend donc rien dans cette école ? — Je sais que ce sont des Indiens différents. Je me demandais seulement si, tu vois, s’ils lui ressemblaient, si c’est pour cela que nous avons appelé nos Indiens… — Quelle curieuse idée. Elle secoua la tête et se leva. Il y a des fois où tu me rappelles ton grand-père Morgenstern. Il soutenait que les Indiens étaient la tribu égarée d’Israël. Elle hésitait, une main posée sur la table, le regard fixé sur le couteau à la ceinture de David. — Tu feras bien attention avec cet horrible couteau ? — Je ferai exactement comme papa m’a dit. Ne t’inquiète pas. Norman Hosbig, agent spécial du F.B.I., bureau de Seattle : Oui, en réponse à cela, je crois pouvoir dire que nous sommes en possession d’indications d’après lesquelles l’Indien pourrait avoir le cerveau détraqué. J’attire votre attention sur le fait qu’il s’agit que d’une possibilité que nous n’écartons pas dans notre appréciation du problème. Il faut également envisager la possibilité qu’il simule la folie. Les mains croisées derrière la tête, Katsuk s’était allongé dans l’obscurité de sa cabine dans le dortoir des Cèdres. De l’eau coulait goutte à goutte dans la cuvette des toilettes de l’autre côté du hall. Ce bruit l’emplissait d’un sentiment d’écoulement rythmé. Il ferma les yeux et vit apparaître une lueur pourpre derrière ses paupières. C’était la flamme de l’esprit, le signe de sa détermination. Cette pièce, le dortoir avec les garçons endormis, le camp tout autour — tout rayonnait à partir du centre, qui était la flamme de l’esprit de Katsuk. Sa respiration était rendue courte par l’attente. Il pensa à ses protégés qui dormaient dans la longue baraque qui prolongeait le hall de l’autre côté de sa porte fermée : huit garçons endormis. Un seul de ces garçons intéressait Katsuk. Les esprits lui avaient envoyé un autre signe : la victime parfaite, l’Innocent. Le fils d’un homme important dormait là-bas, d’une personnalité capable de forcer la plus large attention. Le message de Katsuk n’échapperait à personne. Pour se préparer à ce moment, il s’était vêtu d’un pagne en poil de chien blanc et en laine de chèvre de montagne tissés. Une ceinture d’écorce de cèdre rouge lui entourait la taille. A la ceinture il portait une bourse en peau de daim souple qui contenait les quelques objets dont il avait besoin : une brindille et un os sacrés liés avec de la fibre de cèdre, une ancienne pointe de flèche en pierre de la plage d’Ozette, des plumes de corbeau pour empenner une flèche consacrée, une corde d’arc en boyau de morse, des lanières de cuir d’élan pour attacher la victime, un paquet de gomme d’épinette… du duvet d’eider… une flûte… Une de ses grand-tantes avait tissé l’étoffe de son pagne de longues années auparavant, accroupie devant un métier à tisser plat dans l’ombre enfumée de sa maison à l’embouchure du fleuve. La bourse et le duvet avaient été bénis par un chaman de son peuple avant l’arrivée des Blancs. Il était chaussé de mocassins en peau d’élan. Ils étaient ornés de perles et de piquants de porc-épic. Janiktaht les avait confectionnés pour lui deux étés plus tôt. Une éternité. Il sentait une tension monter lentement de ces mocassins. Janiktaht était ici avec lui, dans cette pièce, les mains tendues au-dessus de la peau d’élan qu’elle avait travaillée. Sa voix remplissait l’obscurité de l’ultime cri déchirant de son agonie. Katsuk prit une profonde inspiration pour se calmer. Le moment n’était pas encore venu. Il y avait eu du brouillard mais il s’était dissipé à la tombée de la nuit avec l’arrivée d’un fort vent de sud-ouest. Le vent chantait pour Katsuk avec la voix de la flûte de son grand-père, la flûte qui était dans sa bourse. Katsuk songea à son grand-père, un homme vaincu, au visage lourd, qui eût été chaman en d’autres temps. Un homme vaincu, sans fidèles ni mystère, un fantôme de chaman parce qu’il se souvenait de toutes les pratiques ancestrales. — Je fais cela pour toi, grand-père, murmura Katsuk. Chaque chose en son temps. Le cycle était achevé, et l’équilibre ancien allait être rétabli. Un jour, son grand-père avait allumé un feu médecine. Tandis que les flammes jaillissaient, le vieil homme avait joué sur la flûte un air clair et grave. Le chant de la flûte de son aïeul se dévidait dans la tête de Katsuk. Il se prit à penser au garçon qui dormait là-bas, dans le dortoir — David Marshall. Tu succomberas au chant de cette flûte, innocent blanc. La racine de ton arbre est en mon pouvoir. Ton peuple connaîtra la destruction ! Il ouvrit les yeux au clair de lune. La lumière entrait par l’unique fenêtre de la pièce et dessinait sur le mur à sa gauche l’ombre d’un arbre noueux. Il observa l’ombre ondoyante, la silhouette mouvante, écho visuel du vent dans les arbres. Il entendait le bruit de l’eau qui continuait de tomber goutte à goutte de l’autre côté du hall. Des odeurs désagréables flottaient dans la pièce. Un lieu aseptisé ! Empoisonné ! Le dortoir avait été lessivé au savon noir par l’équipe de nettoyage. Je suis Katsuk. Les odeurs de la pièce l’exténuaient. Tout ce qui venait des Blancs lui faisait cet effet. Ils l’affaiblissaient, le coupaient de ses racines et des pouvoirs qui étaient siens par droit de succession. Je suis Katsuk. Il projeta son esprit vers l’extérieur et se précipita vers le camp et ses abords. Une piste serpentait à travers une épaisse pinède au-delà du porche de l’entrée sud du dortoir. Il y avait cinq cent vingt-huit pas, entre les racines et les fondrières, pour atteindre la vieille piste d’élans qui s’enfonçait dans le parc en montant. C’est ma terre ! se dit-il. Ma terre ! Ces voleurs blancs m’ont dépossédé de ma terre. Ces hoquats ! Leur parc est ma terre ! Hoquats ! Hoquats ! Il formait silencieusement le mot avec les lèvres. C’était le nom que ses ancêtres avaient donné aux premiers Blancs arrivant en vue de ces côtes dans leurs grands vaisseaux. Hoquat — quelque chose qui flottait au loin sur l’eau, quelque chose d’inconnu et de mystérieux. Les hoquats avaient été comme les vagues vertes de l’hiver qui grossissaient et grossissaient pour finalement déferler sur la grève. Bruce Clark, directeur du camp de Six Rivers, avait pris des photographies ce jour-là — les clichés publicitaires qu’il prenait tous les ans pour contribuer à attirer les gosses de riches. Cela avait amusé Katsuk de poser sous le masque de Charles Hobuhet. Les yeux grands ouverts, transpirant d’impatience, Katsuk avait suivi les instructions de Clark. — Déplacez-vous un peu plus vers la gauche, Chef. — Chef ! — Très bien. Maintenant, protégez-Vous les yeux avec la main, comme si vous regardiez la forêt. Non, la main droite. Katsuk avait obéi. Il aimait bien les photographies. Rien ne pouvait s’approprier une âme que Preneur d’mes possédait déjà. Les photographies étaient un présage de l’esprit. Les garçons du dortoir des Cèdres s’étaient rassemblés autour de lui, la tête tournée vers l’objectif. Les journaux et les magazines allaient reproduire ces photos. Une flèche allait être pointée sur un visage parmi ceux des garçons — celui de David Marshall, le fils du nouveau sous-secrétaire d’État. La nouvelle serait annoncée au bulletin d’informations de six heures sur l’unique téléviseur de la salle de loisirs. Il y aurait des images du jeune Marshall et de sa mère à l’aéroport de San Francisco et du père à une conférence de presse à Washington, D.C. Les hoquats seraient nombreux à regarder les photos que Clark avait prises. Qu’ils regardent donc une personne qu’ils croiraient être Charles Hobuhet. Il restait au Preneur d’mes à révéler la présence de Katsuk dans cette chair. En voyant l’ombre de la lune sur le mur, il sut qu’il était presque minuit. C’était l’heure. Il se leva d’un bond de sa couchette et jeta un dernier coup d’œil à la note qu’il avait laissée sur le minuscule bureau de sa cabine. Je prends un innocent de votre peuple pour le sacrifier en échange de tous les innocents que vous avez assassinés. L’Innocent retrouvera tous ces autres innocents dans le royaume des esprits. Ha, ha ! les flots de paroles qui allaient être déversés sur ce message ! Toutes les élucubrations et les analyses, la logique hoquat… La clarté de la pleine lune entrant par la fenêtre pénétrait son corps. Il en sentait le silence pesant tout le long de sa colonne vertébrale. Cela lui donnait une démangeaison à l’endroit où Abeille avait laissé le message de son aiguillon. L’odeur de résine qui s’exhalait des planches raboteuses des cloisons le rendait calme, lui enlevait tout sentiment de culpabilité. Le souffle de sa passion franchit ses lèvres comme une fumée. — Je suis Katsuk, le centre de l’univers. Il se retourna et, entraînant le centre de l’univers, il se coula hors de la pièce, traversa le petit hall et pénétra dans le dortoir. Le jeune Marshall dormait sur le lit de camp le plus proche. La clarté de la lune tombait sur la moitié inférieure du lit, dessinant un paysage vallonné ondulant au rythme lent de la respiration du garçon. Ses vêtements étaient posés sur un coffre au pied du lit de camp : pantalon de whipcord, tee-shirt, tricot léger et blouson, chaussettes, tennis. Le garçon avait gardé son caleçon pour dormir. Katsuk fit un paquet des vêtements en les enroulant autour des chaussures. Le tissu étranger transmit à ses nerfs un message qui rappelait l’existence de ce géant mécanique que les hoquats nommaient civilisation. En recevant ce message, il sentit sa langue se dessécher. Il eut momentanément conscience des multiples ressources dont disposaient les hoquats pour traquer ceux qui leur portaient atteinte. Des armes à feu, des avions, des appareils électroniques. Et il lui faudrait se défendre sans rien de tout cela. Tout ce qui était hoquat devait lui devenir étranger et lui être refusé. Un hibou hulula à l’extérieur du dortoir. Katsuk serra le paquet de vêtements contre sa poitrine. Le hibou lui avait parlé. Sur ces terres Katsuk aurait d’autres pouvoirs, plus anciens, plus efficaces et plus durables que ceux des hoquats. Il écouta les bruits de la pièce où dormaient huit garçons. L’odeur de sueur de leur excitation dominait dans le dortoir. Ils avaient été longs à trouver le sommeil, mais ils n’en dormaient maintenant que plus profondément. Katsuk s’avança jusqu’au chevet du lit de camp du garçon et posa délicatement une main sur la bouche endormie, prêt à appuyer pour étouffer un cri. Les lèvres se tortillèrent sous la main. Il vit les yeux s’ouvrir, s’agrandir. Il sentit le pouls s’accélérer, la respiration changer. Doucement Katsuk se pencha tout contre lui. — Ne réveille pas les autres, souffla-t-il. Lève-toi et viens avec moi. J’ai quelque chose de particulier pour toi. Ne fais pas de bruit. Katsuk sentait sous sa main des pensées indécises traverser la tête du garçon. Katsuk reprit son chuchotement, laissant ses paroles se charger du pouvoir de l’esprit. — Je dois faire de toi mon frère par l’esprit à cause des photographies. Puis il ajouta : — J’ai tes vêtements. Je t’attendrai dans le hall. Il sentit que ses paroles produisaient leur effet et retira sa main de la bouche du garçon. La tension retomba. Katsuk sortit dans le hall. Puis le garçon le rejoignit, silhouette menue dont le caleçon blanc luisait dans la pénombre. Katsuk lui mit les vêtements dans les mains, puis il se dirigea vers la porte où il l’attendit et la referma doucement derrière eux. Grand-père, je fais cela pour toi ! Fragment d’une note de Charles Hobuhet découverte au dortoir des Cèdres : Hoquat, je te donne ce que tu as souhaité, cette bonne flèche que mes mains ont rendue lisse et droite. Quand je te donnerai cette flèche, retiens-la, je t’en prie, dans ton corps avec fierté. Que cette flèche t’emmène au royaume d’Alkuntam. Nos frères t’y accueilleront en disant : « Quel beau jeune homme est venu nous rejoindre ! Quel beau hoquat ! » Ils se diront entre eux : « Comme il est fort, ce beau hoquat qui porte dans sa chair la flèche de Katsuk. » Et tu seras fier quand tu les entendras parler de ta grandeur et de ta beauté. Ne t’enfuis pas, hoquat. Viens vers ma bonne flèche. Accepte-la. Nos frères en feront un chant. Je couvrirai ton corps des plumes blanches de la poitrine des canards. Nos vierges chanteront ta beauté. C’est ce que tu as appelé de tes vœux chaque jour de ta vie. Moi, Katsuk, j’exauce ton souhait, parce que je suis devenu Preneur d’mes. David, l’esprit encore embrumé de sommeil, se réveilla tout à fait dès qu’il franchit la porte et se trouva dans la nuit froide. Frissonnant, il regarda l’homme qui l’avait réveillé — le Chef. — Qu’est-ce qui se passe, Chef ? — Chut ! souffla Katsuk en posant la main sur les effets enroulés. Habille-toi. Plus à cause du froid que pour toute autre raison, David s’exécuta. Des branches d’arbres cinglées par le vent peuplaient la nuit d’ombres effrayantes au-dessus du dortoir. — C’est une initiation, Chef ? — Chut, ne fais aucun bruit. — Pourquoi ? — Nous avons été photographiés ensemble. Nous devons devenir des frères spirituels. Il y a une cérémonie. — Et les autres ? — Tu as été choisi. Katsuk étouffa un soudain élan de pitié envers ce garçon, cet Innocent. Pourquoi avoir pitié de quiconque ? Il comprit que le clair de lune lui avait atteint le cœur. Pour une raison inconnue cela lui évoqua l’église Shaker 1 où sa famille l’avait emmené quand il était petit… une église hoquat ! Le souvenir lui revint des voix qui psalmodiaient : « Engendra, engendra, engendra… » — Je ne comprends pas, chuchota David. Que faisons-nous ? Le regard des étoiles, le vent dans les arbres, tout était de mauvais augure. Il avait peur. Une trouée entre les arbres au-dessus du porche montrait une grande gerbe d’étoiles se détachant sur la voûte nocturne. David fouilla du regard l’ombre du porche. Pourquoi le Chef ne répondait-il pas ? David serra sa ceinture et sentit le couteau dans sa gaine à sa taille. Si le Chef manigançait quelque chose de louche, il aurait enlevé le couteau. C’était une vraie arme. Daniel Boone avait tué un ours avec une lame qui n’était pas plus grande que celle-ci. — Qu’allons-nous faire ? insista David. — Une cérémonie de fraternité spirituelle, répondit Katsuk. Il sentit la vérité contenue dans ses paroles. Il y aurait une cérémonie et une union, une forme qui apparaîtrait dans l’obscurité, une marque sur la terre et une incantation aux vrais esprits. David hésitait encore, se disant que c’était un Indien. C’étaient des gens bizarres. Il pensa à Mrs. Parma. Des Indiens différents, mais tous deux mystérieux. David serra son blouson contre son corps. Le froid lui avait donné la chair de poule. Il se sentait à la fois effrayé et excité. Un Indien. — Tu n’es pas habillé, dit-il. — Je suis vêtu pour la cérémonie. Katsuk se mit à prier en silence. O Donneur de Vie, maintenant que tu as vu la voie que suit une parcelle de ton être tout-puissant… David percevait la tension qui émanait de l’homme, le mystère dont il paraissait s’envelopper. Mais il ne pouvait être nulle part plus en sécurité que dans ce camp reculé desservi uniquement par ce chemin de fer à crémaillère. — Tu n’as pas froid ? demanda-t-il. — J’ai l’habitude. Maintenant il faut me suivre en te dépêchant. Nous n’avons pas beaucoup de temps. Katsuk s’éloigna du porche. Le garçon le suivit. — Où allons-nous ? — Jusqu’à la crête. David pressa le pas pour ne pas se faire distancer. — Pourquoi ? — J’y ai préparé un endroit pour que tu sois initié par une très ancienne cérémonie de mon peuple. — A cause des photos ? — Oui. — Je ne pensais pas que les Indiens croyaient encore à ces bêtises. — Toi aussi tu y croiras. David rentra plus profondément son tee-shirt dans sa ceinture et palpa son couteau. Le couteau lui donnait un sentiment de confiance. Il trébucha dans sa hâte à suivre le pas. Sans se retourner, Katsuk sentit que la tension du garçon se relâchait. Il y avait eu un moment sous le porche où la rébellion avait irradié de l’Innocent. Les yeux sombres du garçon avaient été indécis, humides et doux. Il avait senti s’élever dans l’air l’odeur aigre de la peur. Mais maintenant le garçon allait suivre. Il était envoûté. Le centre de l’univers portait en lui la puissance d’un aimant pour cet Innocent. David sentait que l’effort physique lui faisait battre rapidement le cœur. Une odeur d’huile rance venait du Chef. La peau de l’homme luisait quand la clarté de la lune la caressait, comme s’il avait huilé son corps. — C’est loin ? demanda David. — Trois mille quatre-vingt-un pas. — Cela fait quelle distance ? — Un bon kilomètre et demi. — Tu étais obligé de t’habiller comme ça ? — Oui. — Et s’il pleut ? — Je ne le sentirai pas. — Pourquoi allons-nous si vite ? — Nous avons besoin du clair de lune pour la cérémonie. Tais-toi maintenant et suis-moi de près. Katsuk sentit un rire plein d’assurance lui dilater la poitrine et accéléra l’allure. Une odeur de cèdre fraîchement abattu flottait dans l’air. Le riche parfum de l’essence de cèdre apportait un message augurai de l’époque où cet arbre avait protégé son peuple. David trébucha sur une racine et reprit l’équilibre. La piste s’enfonçait dans une obscurité diaprée — le noir alternant avec de brusques éclaboussements de clair de lune. La tache du pagne sautillant devant lui avait pour David une étrange qualité onirique. Quand la clarté de la lune l’atteignait, la peau de l’Indien luisait, mais ses cheveux bruns absorbaient la lumière et ne faisaient qu’un avec les ombres. — Et les autres, demanda David, ils seront initiés aussi ? — Je t’ai déjà dit que tu es le seul. — Pourquoi ? — Tu comprendras bientôt. Ne parle pas. Katsuk espérait que le silence provoqué par cette rebuffade allait durer. Comme tous les hoquats, le garçon parlait trop. Il ne pouvait pas y avoir de grâce pour lui. — Je n’arrête pas de trébucher, marmonna David. — Marche comme je marche. Katsuk évaluait la piste à ce qu’il sentait sous ses pieds : de la terre meuble, de l’humidité à l’endroit où une source affleurait, des pommes de pin, le dur enchevêtrement de racines polies par d’innombrables pieds… Il commença à penser à sa sœur et à sa vie antérieure, avant d’être Katsuk. Il sentit les esprits de l’air et de la terre accourir, chevauchant ce clair de lune, apportant le souvenir de toutes les tribus disparues. Marcher comme il marche ? songeait David. L’homme se déplaçait avec la grâce veloutée d’un puma, presque silencieusement. La piste devenait pentue, le réseau de racines plus dense, le sol glissant, mais l’homme continuait d’avancer comme s’il distinguait chaque changement de surface, chaque pierre, chaque racine. David prit conscience des odeurs humides qui l’environnaient : bois en décomposition, musc, âcreté irritante des fougères. Des feuilles mouillées lui balayaient les joues. Des branches et des plantes grimpantes le tiraient. Il entendit un bruit d’eau qui tombait, de plus en plus fort — un torrent cascadant dans une gorge quelque part sur la droite. Il espérait que le bruit couvrait la maladresse de sa marche mais il craignait que le Chef l’entendît et s’en moquât. Marche comme je marche ! Comment le Chef pouvait-il distinguer quelque chose dans cette obscurité ? La piste déboucha dans une clairière de fougères arborescentes. David vit droit devant lui des pics enneigés, striés de clair de lune, surmontés d’un semis d’étoiles lumineuses. Katsuk regardait en l’air en marchant. Les pics paraissaient cousus sur le firmament par les étoiles. Il laissa à l’instant le temps de le pénétrer et de renouveler le message de l’esprit : « C’est moi, Tamanawis, qui te parle… » Il commença à psalmodier les noms de ses morts, à les lancer vers le Monde du Ciel. Une étoile filante traversa la clairière… puis une autre, une autre et encore une autre jusqu’à ce que le ciel en soit embrasé. L’émerveillement plongea Katsuk dans le silence. Il ne s’agissait pas d’un phénomène astronomique qui pouvait être exphqué par la science magique des hoquats ; c’était un message du passé. — Oh ! s’écria le garçon juste derrière lui. Regarde les étoiles filantes. Tu as fait un vœu ? — J’ai fait un vœu. — Qu’est-ce que tu chantais ? — Un chant de mon peuple. Katsuk, le présage donné par les étoiles profondément gravé en lui, vit la balafre charbonneuse du sentier et la clairière comme une arène à l’intérieur de laquelle il allait commencer à créer quelque chose qui resterait dans les esprits, un chant de mort pour les usages du passé, une obscénité sacrée pour frapper de terreur le monde hoquat. — Skagajek ! cria-t-il. Je suis le chaman-esprit venu pour extirper le mal de ce monde ! En entendant ces paroles étranges, David perdit l’équilibre, faillit tomber et reprit peur. Extrait de l’annonce de Katsuk à son peuple : J’ai tout accompli conformément à la coutume. J’ai utilisé de la ficelle, des brindilles et des fragments d’os pour l’oracle. J’ai ceint mon front du bandeau de cèdre rouge. J’ai prié Kwahoutze, le dieu de l’Eau, et Alkuntam. J’ai porté le duvet consacré d’un eider pour le répandre sur la victime sacrificielle. Tout a été fait comme le veut l’usage. L’immensité de la nature sauvage qui entourait David, le mystère de cette marche en pleine nuit vers quelque rituel insolite commençaient à peser sur lui. Son corps était couvert de sueur et frissonnait au moindre souffle. Ses pieds étaient trempés de la rosée de la piste. Le Chef, imposante silhouette dans ce décor, incarnait un nouveau personnage. Il marchait d’un pas si ferme et si assuré que David sentait toute l’accumulation de son expérience des bois concentrée dans chaque mouvement. L’homme était Chasseur de Cerfs. C’était le Dernier Trappeur. C’était une personne qui pouvait survivre dans cette solitude. David commença à se laisser progressivement distancer. Le Chef devenait une forme grise et vague devant lui. — Allez, avance, cria Katsuk sans se retourner. David hâta le pas. « Yap-yap ! » glapit quelque chose dans les arbres à sa droite. Un brusque mouvement d’ailes fuligineuses passa devant lui, lui frôlant la tête. David se baissa instinctivement et courut pour réduire la distance qui le séparait du pagne blanc sautillant. Tout d’un coup, Katsuk s’arrêta. David faillit se jeter sur lui en courant. Katsuk leva les yeux vers la lune. Elle avançait au-dessus des arbres, illuminant des escarpements et des éperons rocheux sur le versant opposé. Ses pieds avaient mesuré la distance. C’était l’endroit. — Pourquoi nous sommes-nous arrêtés ? demanda David. — C’est l’endroit. — Ici ! Qu’est-ce qu’il y a ici ? Comment se fait-il que les hoquats agissent tous ainsi ? se demanda Katsuk. Ils préfèrent toujours le langage-bouche au langage-corps. Il ne répondit pas à la question du garçon. Quelle réponse pouvait-il y avoir ? L’Innocent ignorant n’avait pas su lire les signes. Katsuk s’accroupit sur la piste face à la pente. Depuis des siècles cela avait été une piste d’élans, la voie qui reliait l’eau salée aux hauts herbages. La terre avait été profondément labourée par les sabots. Des fougères et de la mousse poussaient en bordure de la piste. Katsuk fouilla dans les plantes. Ses doigts avançaient aussi sûrement que s’ils avaient été guidés par sa vue. Lentement, doucement, il écarta les frondes. Oui ! C’était bien l’endroit qu’il avait marqué. Il commença à psalmodier, à voix basse dans l’idiome ancien : Hoquat, que ton corps accepte la flèche consacree. Que la fierté emplisse ton âme au contact de ma pointe aiguë et piquante. Ton âme se tournera vers le ciel… David écoutait les paroles inintelligibles. Il ne pouvait pas voir les mains de l’homme dans l’ombre des fougères, mais les gestes l’inquiétaient, et il ne pouvait en comprendre la raison. Il avait envie de demander ce qui se passait, mais il éprouvait une curieuse gêne. Les paroles psalmodiées étaient pleines de clappements de langue et de grognements. L’Indien se tut. Katsuk ouvrit la bourse qu’il portait à la taille et en retira une pincée du blanc duvet consacré. Ses doigts tremblaient. Ce devait être fait conformément à la coutume. Toute erreur entraînerait un désastre. David, dont les yeux s’accoutumaient à l’obscurité, commençait à distinguer de vagues gestes des mains dans les fougères. Quelque chose de blanc y reflétait le clair de lune. Il s’accroupit près de l’homme et se racla la gorge. — Qu’est-ce que tu fais ? — J’écris mon nom sur la terre. Je dois faire cela avant que tu apprennes mon nom. — Tu ne t’appelles pas Charlie quelque chose ? — Ce n’est pas mon nom. — Oh ? David réfléchit à cela. Pas son nom. Puis il demanda : — Tu étais en train de chanter ? — Oui. — Qu’est-ce que tu chantais ? — Une chanson pour toi… pour te donner un nom. — Mais j’ai déjà un nom. — Tu n’as pas un nom secret que nous partageons, le nom le plus puissant qu’une personne puisse avoir. Katsuk étalait de la terre sur la pincée de duvet. Il sentait Kuschtaliute, la langue enterrée de la loutre, qui agissait sur la terre à travers sa main et guidait chacun de ses gestes. Il sentait son pouvoir s’accroître en lui. David frissonna dans le froid. — Ce n’est pas très amusant, dit-il. Il ne se passe rien d’autre ? — C’est important si nous devons partager nos noms. — Suis-je supposé faire quelque chose ? — Oui. — Quoi ? Katsuk se redressa. Il sentait des tensions dans ses doigts, où Kuschtaliute contrôlait encore ses muscles. Un peu de terre collait à ses doigts. Le pouvoir de l’esprit en ce moment parcourait tout son corps. « C’est moi, Tamanawis, qui te parle… » — Maintenant tu vas te lever et faire face à la lune, dit-il. — Pourquoi ? — Fais-le. — Et si je ne le fais pas ? — Tu provoqueras le courroux des esprits. Quelque chose dans le ton de l’Indien dessécha la bouche de David. — Je veux repartir maintenant, dit-il. — D’abord tu dois te lever et faire face à la lune. — Et puis nous pourrons repartir ? — Et puis nous pourrons partir. — Bon… d’accord. Mais je trouve ça un peu idiot. David se releva. Il sentit le vent, un vent annonciateur de pluie. Les souvenirs affluèrent soudain à son esprit d’un jeu d’enfant auquel il avait joué avec ses amis dans les arbres au bord du ruisseau près de chez lui : les cow-boys et les Indiens. Que signifierait ce jeu pour cet homme ? Des scènes et des mots se bousculaient dans l’esprit de David : Pan ! Pan ! T’es mort ! Mort Indien cow-boy indien mort. Et Mrs. Parma qui l’appelait pour déjeuner. Mais ses amis et lui avaient découvert une caverne dans la berge du ruisseau et s’y étaient cachés, étouffant leurs rires dans l’odeur de moisissure de la caverne, et la voix de Mrs. Parma qui appelait, et tout se mélangeait dans sa tête — les souvenirs et le moment présent dans la nature sauvage ne faisaient plus qu’un — la lune, les arbres sombres agités par le vent, les nuages éclairés par la lune derrière une colline lointaine, l’odeur humide de la terre… L’homme parla derrière lui, tout proche. — Tu entends le torrent en bas. Nous sommes près de l’eau. Les esprits s’assemblent près de l’eau. Autrefois, il y a longtemps de cela, nous quêtions le pouvoir des esprits comme les enfants cherchent un jouet. Mais vous, les hoquats, êtes arrivés, et vous avez changé cela. J’ai dû attendre d’être un homme fait avant de sentir Tamanawis en moi. David tremblait. Il ne s’était pas attendu à des paroles d’une si étrange beauté. Elles étaient comme une prière. Il sentit la chaleur du corps de l’homme derrière lui et sa respiration contre sa tête. La voix poursuivit d’un ton rauque. — C’est nous qui avons tout gâché, tu vois. Nous nous sommes défiés les uns des autres et nous nous sommes entre-haïs au lieu de haïr notre ennemi commun. Des idées et des mots étrangers ont farci notre esprit d’illusions et nous ont dépossédés de notre nature. L’homme blanc est venu à nous avec un visage comme un masque doré percé d’ouvertures à la place des yeux. Nous étions figés devant lui. Des formes sortaient des ténèbres. Elles faisaient partie des ténèbres et elles s’y opposaient — la nature et l’anti-nature — et nous n’avions pas de rituel pour cela. Nous avons confondu immobilité et paix et nous l’avons expié. David essaya de déglutir dans sa gorge sèche. Cela ne ressemblait pas à un rituel. L’éducation et le savoir se décelaient dans la voix de l’homme. Ses paroles avaient laissé percer une accusation. — M’entends-tu ? demanda Katsuk. Il fallut quelques instants à David pour comprendre que la question lui avait été adressée. La voix de l’homme lui avait tellement donné l’impression qu’il parlait aux esprits. Katsuk éleva la voix. — M’entends-tu ? David sursauta. — Oui. — Maintenant, répète après moi exactement ce que je dis. David acquiesça de la tête. — Je suis Hoquat, dit Katsuk. — Comment ? — Je suis Hoquat ! — Je suis Hoquat ? David ne put empêcher une inflexion interrogative de percer dans sa voix. — Je suis le message de Preneur d’mes, dit Katsuk. — Je suis le message de Preneur d’mes, répéta David d’une voix blanche. — C’est fait, dit Katsuk. Tu as correctement répété le rituel. Dorénavant, ton nom est Hoquat. — Cela veut dire quelque chose ? demanda David. Il commença à se retourner, mais une main sur son épaule l’arrêta. — C’est le nom que mon peuple a donné à quelque chose qui flotte au loin sur l’eau, quelque chose d’étrange qui ne peut être identifié. C’est le nom que nous avons donné à ton peuple, parce que c’est ainsi que vous nous êtes apparus, venant de l’eau. David n’aimait pas le contact de cette main sur son épaule, mais il craignait de le dire. Il se sentait atteint dans son être, au plus profond de sa chair. Des forces opposées s’affrontaient en lui. Il s’était préparé à un événement qu’il pouvait presque se représenter et ce rituel était loin de le satisfaire. — Il ne se passe rien d’autre ? demanda-t-il. — Non. Il est temps pour toi d’apprendre mon nom. — Tu as dit que nous pouvions partir. — Nous allons bientôt partir. — Alors… quel est ton nom ? — Katsuk. David réprima un frisson. — Qu’est-ce que ça veut dire ? — Beaucoup, beaucoup de choses. C’est le centre de l’univers. — C’est un mot indien ? — Indien ? J’en ai assez d’être un Indien, de payer pour une faute vieille de cinq cents ans ! La main posée sur l’épaule de David resserra son étreinte, le secouant à chaque mot. David devint complètement immobile. Il comprit brusquement, pour la première fois, qu’il se trouvait en danger. Katsuk. Cela sonnait mal. Il ne comprenait pas pourquoi, mais ce nom était évocateur de terribles périls. — Nous pouvons partir maintenant ? mumura-t-il. — Mamook memaloost ! dit Katsuk. Kechgi tsuk achat kamooks… Dans la vieille langue, il s’engagea à tout accomplir : Je sacrifierai cet Innocent. Je l’offrirai aux esprits qui me protègent. Je l’enverrai dans le monde d’en dessous, et ses yeux deviendront les deux yeux du ver de terre. Son cœur ne battra pas. Sa bouche… — Qu’est-ce que tu dis ? demanda David. Mais Katsuk ne lui prêta aucune attention et poursuivit jusqu’à la fin. Katsuk fait cette promesse au nom de Preneur d’mes. — Je ne comprends pas ce que tu dis, fit David. Qu’est-ce que c’était, tout cela ? — Tu es l’Innocent, dit Katsuk. Mais je suis Katsuk. Je suis le centre de tout. J’existe partout. Je vous vois, vous hoquats, tout autour de moi. Vous vivez comme des chiens. Vous êtes de grands menteurs. Vous voyez la lune et vous l’appelez une lune. Vous croyez que cela fait d’elle une lune. Mais j’ai bien observé tout cela et je sais reconnaître sans les mots quand une chose existe. — Je veux repartir maintenant. Katsuk secoua la tête. — Nous voulons tous repartir, Innocent Hoquat. Nous voulons trouver l’endroit où nous pourrons nous occuper de notre révélation, et nous lamenter, et châtier nos sens en pure perte. Tu parles, et ton monde m’aigrit. Tu n’as que des mots qui me décrivent le monde que tu aurais si je te permettais de l’avoir. Mais je t’ai conduit ici. Je te rendrai ta propre intelligence de ce que connaît l’univers. Je te ferai connaître et sentir. Tu comprendras véritablement. Tu seras étonné. Ce que tu apprendras sera ce que tu croyais déjà savoir. — S’il te plaît, on ne peut pas partir maintenant ? — Tu veux fuir. Tu penses qu’il n’y a pas de place en toi pour recevoir ce que je vais te donner. Mais ce sera enfoncé dans ton cœur par la chose elle-même. Que d’absurdités on t’a apprises ! Tu crois pouvoir faire fi de ces choses que je vais t’enseigner. Tu crois que tes sens ne peuvent accepter l’univers sans compromis. Hoquat, je te promets ceci : ton regard pénétrera directement jusqu’à la chose à sa source. Tu entendras les terres inhabitées sans noms. Tu percevras les couleurs, les formes et le caractère de ce monde. Tu verras la tyrannie. Cela te remplira de respect et de crainte. Doucement, David essaya de se dégager de la main qui le retenait, de mettre de la distance entre lui-même et ces terrifiantes paroles qui avaient presque un sens. Les Indiens ne devraient pas parler ainsi ! Mais la main descendit sur son bras gauche et le serra douloureusement. — Tu me fais mal ! s’écria David sans essayer plus longtemps de masquer sa peur. La pression se relâcha, mais pas suffisamment pour qu’il recouvre sa liberté. — Nous avons partagé nos noms, dit Katsuk. Tu vas rester. David se tenait immobile. La confusion régnait dans son esprit. Il avait l’impression d’avoir été frappé à coups de pied et contusionné d’une manière qui bloquait tous ses muscles. Katsuk lâcha son bras. Mais David restait immobile dans cette position. David luttait contre la sécheresse de sa bouche. — Tu essaies de me faire peur. C’est ça, hein ? C’est cela l’initiation. Et les autres sont là et attendent pour se moquer de moi. Katsuk ne prêta aucune attention à ses paroles. Il sentait le pouvoir de l’esprit devenir de plus en plus fort en lui. C’est moi, Tamanawis, qui te parle… Avec des gestes lents et délibérés il prit dans sa bourse une lanière de cuir d’élan, la lança par-dessus les épaules du garçon et lui lia solidement les bras contre le corps. David commença à se tortiller et à se débattre pour se dégager. — Hé ! Arrête ! Tu me fais mal ! Katsuk saisit les mains qui se tordaient et immobilisa les poignets dans une boucle de la lanière. David se débattait avec une force décuplée par la terreur, mais il ne pouvait résister aux mains qui le ligotaient. La lanière lui mordait douloureusement la chair. — Arrête, je t’en prie, implora David. Qu’est-ce que tu fais ? — Tais-toi, Hoquat ! C’était une voix nouvelle et sauvage, aussi puissante que les mains qui le tenaient. La poitrine haletante, David se tut. Il était trempé de sueur, et dès qu’il arrêta de se débattre, il fut transi par le vent. Il sentit son ravisseur enlever le couteau et sa gaine, sortant la ceinture avec des gestes brusques et saccadés puis la rebouclant sans la faire passer dans les coulants. Katsuk se pencha tout contre le garçon, sa face démoniaque éclairée par la lune. Sa voix vibrait de passion. — Hoquat ! Fais ce que je te dis, sinon je te tue immédiatement ! Il brandit le couteau de David. Incapable de parler, David hocha la tête d’un geste incontrôlé. Des aigreurs lui remontèrent dans la gorge. Il continua de hocher la tête jusqu’à ce que Katsuk le secoue. — Hoquat, comprends-tu ce que je dis ? Il réussit péniblement à articuler un faible « oui ». Et David se dit : On est en train de me kidnapper. Tout cela n’était qu’une ruse. Toutes les histoires d’horreur qu’il avait entendues sur des victimes d’enlèvement assassinées affluèrent à son esprit et firent tressauter son corps de terreur. Il se sentait trahi et honteux de sa propre stupidité d’être tombé dans un tel piège. Katsuk sortit une autre lanière, la passa sous les bras de David, autour de sa poitrine, la noua et prit l’extrémité libre dans une main. — Nous avons une longue route à parcourir avant le lever du jour. Suis-moi rapidement ou j’enterrerai ton corps au bord de la piste et je continuerai seul. Se retournant, Katsuk donna une secousse à la lanière et se dirigea d’un pas vif vers la muraille sombre des arbres à l’autre bout de la clairière. David, les narines remplies des relents de sa propre peur, se mit en mouvement d’une démarche trébuchante pour éviter de perdre l’équilibre. Déclaration de Bruce Clark, chef moniteur du camp de Six Rivers : Voilà, le premier soir nous faisons écrire aux garçons une lettre pour chez eux. Nous ne leur donnons pas à manger avant qu’ils l’aient fait. Nous leur donnons du papier et un crayon dans la salle de loisirs et nous leur expliquons qu’ils doivent écrire leur lettre avant de pouvoir manger. Ils reçoivent leur ticket de repas en nous remettant la lettre. Quant au petit Marshall, je me souviens bien de lui. Il est passé au journal télévisé de six heures, et il y a eu des hourras quand la photo de son père est apparue et que l’on a annoncé que le père était le nouveau sous-secrétaire d’État. Le jeune Marshall a écrit une longue et belle lettre, des deux côtés du papier. Nous ne leur donnons qu’une feuille. Je me souviens avoir pensé : voilà probablement une bonne lettre. Cela fera plaisir à ses parents de recevoir ça. Environ une heure après le lever du soleil, Katsuk, traînant David derrière lui, parvint au pied de la pente schisteuse qu’il s’était fixée comme objectif au terme de la première nuit. Ds qu’ils firent halte, le garçon s’écroula par terre. Katsuk n’en tint aucun compte et concentra son attention sur la pente, remarquant les traces d’un éboulement récent. Au sommet de la pente, un bouquet d’épicéas et de saules dissimulait une gorge dans l’escarpement. Les arbres masquaient une caverne et la source qui les arrosait. L’abrupt s’élevait comme une éminence grise derrière les arbres. L’éboulement faisait paraître impossible que quelqu’un pût grimper jusqu’à la gorge. Katsuk sentait son cœur battre fort. De la buée se formait devant sa bouche quand il respirait. Le petit matin était froid mais, plus tard, le soleil arriverait ici, sous l’escarpement. L’odeur poivrée de la menthe lui chatouilla l’odorat. De la menthe arrosée par l’écoulement de la source poussait au milieu des rochers en bas de l’éboulement. L’odeur rappela à Katsuk qu’il avait faim et soif. Cela passerait, il le savait. Même s’ils utilisaient des chiens pour les recherches, Katsuk ne pensait pas qu’ils parviendraient jusqu’ici. Il avait utilisé à de nombreuses reprises au cours de la nuit une ruse à sa façon, avait brouillé quatre fois sa piste en marchant dans des cours d’eau, partant dans une direction, faisant perdre la voie aux chiens, puis revenant sur ses pas. La lumière rasante du matin conférait au paysage un relief très vif. Sur sa droite, en bordure de l’éboulement de roches, des plumets pourpres se balançaient mollement sur la pente. Un écureuil volant se laissa glisser le long de la pente et disparut dans les arbres. Katsuk sentait la vie palpiter tout autour de lui. Il tourna les yeux vers Hoquat vautré dans une touffe de fougères, image de l’épuisement total. Quel tollé allait s’élever à cause de lui ! Quelle récompense ! Quelles manchettes ! Un message qui ne pourrait être ignoré. Katsuk leva la tête vers le ciel pâle. Ses poursuivants allaient, bien entendu, utiliser des hélicoptères et d’autres appareils. Ils allaient bientôt décoller. En ce moment même, ils devaient être en train de découvrir au camp ce qu’on leur avait fait. Les hoquats graves et futiles, avec leur vie toute faite, les justifications artificielles de leur existence, allaient tomber sur quelque chose de nouveau et de terrifiant : une note de Katsuk. Ils allaient comprendre que le lieu sûr dans lequel se tapissait leur esprit avait été profané. Il tira sur la lanière qui l’unissait à Hoquat, qui se borna à lever la tête et à lui adresser un regard interrogateur de ses yeux brillants de peur et de fatigue. Le visage du garçon était sillonné de traces de larmes. Katsuk se cuirassa contre la compassion. Ses pensées se tournèrent vers tous les innocents de son peuple qui avaient péri par le sabre et le fusil, étaient morts de faim ou à cause de couvertures contaminées vendues aux tribus à dessein de les exterminer. — Lève-toi, dit Katsuk. Hoquat se mit péniblement debout et resta vacillant sur ses jambes et tremblant. Ses vêtements étaient mouillés par la rosée de la piste. — Nous allons escalader cette pente rocheuse, dit Katsuk. C’est une ascension difficile. Regarde où je pose les pieds. Pose tes pieds exactement à l’endroit où je pose les miens. Si tu fais la moindre erreur, tu provoqueras un éboulement. Je sauverai ma vie. Tu seras enseveli par l’éboulement. C’est compris ? Hoquat acquiesça d’un signe de tête. Katsuk hésitait. Le garçon avait-il des réserves d’énergie suffisantes pour entreprendre cela ? Son hochement de tête avait pu n’être qu’un geste de soumission craintive sans véritable compréhension. Mais quelle importance ? Les esprits préserveraient l’Innocent pour la flèche consacrée, ou bien ils l’emporteraient. Dans les deux cas, le message serait entendu. Il n’y aurait pas de grâce. Le garçon restait debout, attendant que le trajet cauchemardesque reprît. Une ascension dangereuse ? Soit. Quelle différence cela faisait-il ? A cela près qu’il lui fallait y survivre, qu’il lui fallait vivre pour s’échapper. Ce fou l’avait baptisé Hoquat, l’avait forcé à répondre à ce nom. Plus que tout le reste, cela entretenait chez le garçon une fureur concentrée. Mon nom est David, se dit-il. David, pas Hoquat. David-pas-Hoquat. Ses jambes le faisaient souffrir. Il avait les pieds trempés et endoloris. Il avait l’impression que, si seulement il pouvait fermer les yeux à l’endroit où il était, il serait capable de dormir debout. Quand il clignait des yeux, ses paupières étaient râpeuses sur sa cornée. Son bras gauche était douloureux à l’endroit où l’écorce rugueuse d’un arbre avait laissé sur sa peau une longue éraflure rouge. Elle avait déchiré et son blouson et sa chemise. Le fou avait juré contre lui à ce moment-là : une voix sauvage s’élevant de l’obscurité. La nuit avait été un cauchemar glacial dans un puits noir d’arbres. Il voyait maintenant les vapeurs roses du matin sur les pics, mais le cauchemar se poursuivait. Katsuk exerça sur la lanière une traction impérieuse et étudia la réaction du garçon. Trop lente. Cet idiot allait les faire périr tous deux dans l’éboulis. — Quel est ton nom ? demanda Katsuk. — David Marshall, répondit le garçon d’une voix basse et provocante. Sans changer d’expression, Katsuk lui frappa sèchement la joue d’un revers de main, d’un coup calculé pour cingler sans meurtrir. — Quel est ton nom ? — Tu le connais, mon nom ! — Dis-moi ton nom. — C’est Dav… Katsuk le gifla derechef. Le garçon le fixait d’un air insolent, refoulant ses larmes. Pas de grâce…, pas de grâce…, se dit Katsuk. — Je sais ce que tu veux que je dise, marmonna le garçon. Ses mâchoires frémissaient sous l’effort qu’il faisait pour retenir ses larmes. Pas de grâce. — Ton nom, insista Katsuk en portant la main au couteau à sa taille. Les yeux du garçon suivirent le geste. — Hoquat. C’était un murmure presque inaudible. — Plus fort. Le garçon ouvrit la bouche et hurla : — Hoquat ! — Maintenant nous allons grimper, dit Katsuk. Il se retourna et entreprit l’ascension de l’escarpement schisteux. Il posait chaque pied avec soin, tantôt sur une pierre plate débordant l’éboulis, tantôt sur une saillie inclinée qui paraissait ancrée dans la montagne. A un moment, une roche branla sous le pied qui la tâtait. Des cailloux descendirent dans les arbres en rebondissant tandis qu’il attendait, prêt à sauter si la pente s’effondrait. Les rochers ne bougèrent pas, mais il avait conscience de la précarité de l’équilibre de l’ensemble. Précautionneusement, il continua à gravir la pente. Au début de l’ascension, il observa Hoquat pour vérifier qu’il posait correctement les pieds et vit l’adolescent occupé, la tête baissée, concentré, à l’imiter pas après pas avec exactitude. Bien. Katsuk se concentra alors sur sa propre ascension. Au sommet, il saisit une branche de saule et les tira tous deux sous le couvert des arbres. Dans le silence ombreux et fauve qui y régnait, Katsuk se laissa submerger par une vague onctueuse d’exaltation. Il avait réussi cela ! Il avait enlevé l’Innocent et était en sécurité pour l’instant. Il avait toutes les saisons de subsistance devant lui : la saison du moucheron, de la floraison de la massette, de la maturation du salal, des framboises sauvages, la saison des larves et des fourmis… une saison pour chaque nourriture. Pour finir, il y aurait une saison pour la vision qu’il devait avoir en rêve avant de pouvoir laisser la chair de l’Innocent en pâture aux souterrains. Hoquat s’était de nouveau écroulé par terre, sans se douter de ce qui l’attendait. Brusquement, un tonnerre de battements d’ailes fit pivoter Katsuk vers la gauche. Le garçon, se dressa sur son séant, tremblant. Fouillant du regard à travers les branches de saules, Katsuk vit un vol de corbeaux. Ils décrivirent des cercles au-dessus du bas des pentes puis prirent de la hauteur dans la lumière du soleil. Le regard de Katsuk suivit les oiseaux pendant qu’ils s’enfonçaient dans l’immensité du ciel. Un rictus de satisfaction lui tordit la bouche. Un présage ! Certainement un présage ! Derrière lui des taons bourdonnaient dans l’ombre. Il entendait de l’eau couler à la source. Katsuk se retourna. En entendant les corbeaux, le garçon s’était retiré sous l’ombrage des arbres, aussi profondément que la lanière le lui permettait. Il restait assis, le regard fixé sur Katsuk, et la première lumière pénétrant dans le clair-obscur jouait sur son front et ses cheveux comme l’éclair que jette une truite dans un trou d’eau. L’Innocent doit être caché avant que les recherches aériennes ne commencent, se dit Katsuk. Il passa devant le garçon et trouva la piste de gibier que son peuple connaissait depuis des siècles. — Viens, dit-il en tirant sur la lanière. Katsuk sentit le garçon se lever et le suivre. Arrivé au bassin rocheux où la source tombait en bouillonnant de la falaise, Katsuk laissa tomber la lanière, s’étendit de tout son long et plongea son visage dans l’eau froide. Il but longuement. Le garçon s’allongea à ses côtés et serait tombé la tête la première dans le bassin si Katsuk ne l’avait retenu. — Soif, murmura Hoquat. — Eh bien, bois. Katsuk tint l’épaule du garçon pendant qu’il buvait. Suffoquant et crachotant, Hoquat releva finalement la tête, le visage et les cheveux blonds dégoulinant d’eau. — Nous allons aller dans la caverne maintenant, dit Katsuk. La caverne était une cavité noire et pyramidale qui dominait le bassin et dont l’entrée était invisible du ciel, masquée par un surplomb moussu d’où suintait la condensation. Katsuk étudia l’ouverture de la caverne pendant quelques instants, cherchant des signes de la présence d’un animal, mais il n’en vit aucun. Il tira sur la lanière et entraîna Hoquat sur la saillie rocheuse près du bassin et à l’intérieur de la caverne. — Je sens quelque chose, dit le garçon. Katsuk huma l’air. Il y avait des vieilles odeurs en quantité — excréments d’animaux, fourrure, moisissure. Toutes étaient anciennes. Des ours l’utilisaient comme tanière parce qu’elle était sèche, mais aucun n’y était venu depuis au moins un an. — L’antre d’un ours l’année dernière, dit-il. Il attendit que ses yeux s’habituent à l’obscurité, remarqua un éperon rocheux trop haut sur la paroi de la caverne pour que le garçon pût l’atteindre avec les mains liées et y attacha l’extrémité de la lanière. Le garçon se tenait adossé à la paroi rocheuse. Il suivait du regard tous les mouvements de Katsuk. Katsuk se demanda ce qu’il pensait. Ses yeux avaient une intensité fiévreuse. — Nous allons nous reposer ici aujourd’hui, dit Katsuk. Il n’y a personne pour t’entendre si tu cries. Mais si tu cries, je te tuerai. Je te tuerai au premier cri. Tu dois apprendre à m’obéir totalement. Tu dois apprendre que ta vie dépend de moi. C’est compris ? Le garçon le fixait, immobile, muet. Katsuk empoigna le garçon par le menton, plongea les yeux dans les siens et y lut la fureur et le défi. — Ton nom est Hoquat, dit Katsuk. Le garçon dégagea son menton d’un geste sec. Katsuk posa doucement le doigt sur la joue de Hoquat, sur la marque laissée par les deux gifles données au pied de l’éboulis. Il lui parla d’une voix douce. — Ne m’oblige pas à te frapper encore, dit-il. Cela ne doit pas exister entre nous. Le garçon cilla des yeux. Des larmes se formèrent dans le coin de ses yeux, mais il les chassa d’un geste rageur. — Dis-moi ton nom quand je te le demande, reprit Katsuk de la même voix douce. Quel est ton nom maintenant ? — Hoquat, répandit le garçon d’une voix morne mais claire. — Bon. Katsuk se dirigea vers l’ouverture de la caverne et s’arrêta, laissant ses sens explorer les alentours. Les ombres allaient en diminuant à l’extrémité de la gorge à mesure que le soleil s’élevait dans le ciel. Au-dessus de l’eau ombragée, des soucis d’eau pointaient leur tête d’un jaune vif sur le bord inférieur du bassin de la source. Cela l’ennuyait d’avoir frappé Hoquat, bien qu’il sût qu’un vigoureux langage-corps avait été nécessaire à ce moment-là. Ai-je pitié de Hoquat ? se demanda-t-il. Pourquoi avoir pitié de quelqu’un ? Mais le garçon avait fait montre d’une étonnante résistance. Il avait du caractère. Hoquat n’était pas un pleurnicheur. Il n’était pas un lâche. Son innocence se trouvait à l’intérieur d’une véritable personne dont le centre de l’être restait encore inachevé mais gagnait en puissance. Il serait facile d’admirer cet Innocent. Dois-je admirer la victime ? se demanda Katsuk. Cela rendrait les choses d’autant plus difficiles. Pourtant, cela se produirait peut-être, pour mettre à l’épreuve la résolution de Katsuk. On ne tuait pas un innocent par simple caprice. Celui qui portait la livrée de Preneur d’mes n’oserait pas faire quelque chose de mal. Si c’était fait, cela devait satisfaire les exigences du monde des esprits. Pourtant, quelle lourde charge de tuer quelqu’un que l’on admirait. Une charge trop lourde ? Sans la nécessité de prendre une décision immédiate, il ne pouvait se prononcer. Ce n’était pas une question qu’il avait envie d’aborder. Pourquoi ai-je été choisi pour ceci ? se demanda-t- il encore une fois. Cela s’était-il passé d’une manière analogue à celle dont il avait choisi Hoquat ? En fonction de quelles mystérieuses nécessités le monde des esprits agissait-il ? Le comportement du monde blanc avait- il enfin dépassé les limites de ce qui était supportable ? A coup sûr, ce devait être la réponse. Il éprouva le besoin de crier depuis l’ouverture de la caverne où il se tenait, de hurler d’une voix qui se ferait entendre jusqu’à l’océan : Vous, là-bas ! Voyez ce que vous nous avez fait ! Il resta debout, absorbé dans sa rêverie, puis se demanda s’il n’avait pas crié. Mais le fourmillement de la vie tout autour de lui ne montrait aucun signe de perturbation. Si j’admire Hoquat, se dit-il, je ne dois le faire que pour fortifier ma décision. Extrait du discours de Katsuk à son peuple : L’ours, le loup, le corbeau, l’aigle, tels étaient mes ancêtres. Ils étaient des hommes à cette époque. C’était ainsi. C’était vraiment ainsi. Ils célébraient des réjouissances quand ils se sentaient heureux de la vie qu’il y avait en eux. Ils pleuraient quand ils étaient tristes. Parfois ils chantaient. Avant que les hoquats nous tuent, nos chants disaient tout cela. J’ai entendu ces chants et j’ai vu les sculptures qui racontent les anciennes légendes. Mais les sculptures ne peuvent ni parler ni chanter. Elles restent posées, les yeux grands ouverts et morts. Comme les morts, elles seront englouties par la terre. David frissonnait d’aversion pour tout ce qui l’entourait. La pénombre gris-vert de la caverne, la surface lisse et humide des parois rocheuses près de l’ouverture éclairée par le soleil, que sa lanière ne lui permettait pas d’atteindre, les odeurs animales, le bruit de l’eau tombant en mesure à l’extérieur… tout cela le tourmentait. Il était un véritable champ de bataille d’émotions, en proie à quelque chose de proche de l’hystérie où se mêlaient la faim, la terreur, l’incertitude tremblante, l’épuisement et la rage. Katsuk rentra dans la caverne, sa silhouette se profilant sur la lumière du jour. Il portait le couteau Russell à la taille, une main sur le manche. Mon couteau, se dit David. Il commença à trembler. — Tu ne dors pas, dit Katsuk. Pas de réponse. — Tu as des questions ? demanda Katsuk. — Pourquoi ? souffla David. Katsuk hocha la tête mais garda le silence. — Tu m’as enlevé pour demander une rançon, c’est cela ? dit le garçon. Katsuk secoua la tête. — Une rançon ? Crois-tu que je puisse exiger tout un monde comme rançon de ta liberté ? Le garçon secoua la tête sans comprendre. — Peut-être pourrais-je exiger comme rançon la fin de toutes les fautes hoquats, poursuivit Katsuk. — Mais pourquoi… — Ah ! ah ! Tu te demandes si je suis fou. Soûl, peut-être. Un Indien fou et soûl. Tu vois, je connais tous les clichés. — J’ai juste demandé pourquoi, fît David à voix basse. — Je suis un sauvage ignorant et incapable, voilà pourquoi. Si j’ai une ribambelle de diplômes après mon nom, ce doit être par accident. Ou bien j’ai probablement du sang blanc dans les veines, hein ? Du sang hoquat ? Mais je bois trop. Je suis paresseux. Je n’aime pas travailler ni être assidu. Ai-je oublié quelque chose ? D’autres clichés ? Oh, oui… je suis sanguinaire aussi. — Mais j’ai juste… — Tu t’interroges sur une rançon. Je crois que tu as fait toutes les erreurs que l’on peut laisser un hoquat commettre. — Es-tu… fou ? — Peut-être, fit Katsuk avec un rire étouffé. Juste un peu. — Tu vas me tuer ? murmura David d’une voix presque inaudible. — Dors et ne pose pas de questions stupides. Il indiqua du doigt le sol de la caverne et des touffes de mousse sèche que l’on pouvait grouper du pied pour en faire un lit. Le garçon prit une inspiration tremblante. — Je ne veux pas dormir. — Tu vas m’obéir. Le doigt tendu vers le sol, Katsuk mit en place un peu de mousse aux pieds du garçon. Chacun de ses gestes montrant qu’il restait rétif, Hoquat se laissa tomber à genoux et roula sur le côté, ses mains liées plaquées contre la paroi de la caverne. Ses yeux levés restaient ouverts, braqués avec fureur sur Katsuk. — Ferme les yeux. — Je ne peux pas. Katsuk remarqua les signes de fatigue, le tremblement, le regard vitreux. — Pourquoi ne peux-tu pas ? — Je ne peux pas, c’est tout. — Pourquoi ? — Tu vas me tuer ? Il l’avait demandé d’une voix plus forte cette fois. Katsuk secoua la tête. — Pourquoi me fais-tu cela ? demanda le garçon. — Qu’est-ce que je fais ? — Tu me kidnappes, tu me traites comme ça. — Je te traite comme quoi ? — Tu le sais bien ! — Mais tu as reçu un traitement normal pour un Indien. Nos mains n’ont-elles pas été liées ? N’avons- nous pas été entraînés où nous aurions préféré ne pas aller ? N’avons-nous pas été brutalisés et obligés de prendre des noms dont nous ne voufions pas ? — Mais pourquoi moi ? — Ah ! ah ! pourquoi toi ! Le cri d’innocence de tous les temps. Katsuk ferma les yeux en contractant les paupières. Il sentait son esprit affecté par de pernicieuses sensations. Il rouvrit les yeux et sut qu’il était devenu cette autre personne, celle qui faisait usage de l’éducation et du vécu de Charles Hobuhet, mais avec un cerveau fonctionnant de manière différente. Des instincts séculaires le fouaillaient dans sa chair. — Mais qu’est-ce que je t’ai fait ? demanda le garçon. — Précisément, répliqua Katsuk, tu ne m’as rien fait. C’est pour cela que je t’ai choisi. — Tu débloques ! — Tu crois que je suis atteint du mal hoquat, hein ? Tu crois que je n’ai que des mots, qu’il me faut trouver des mots pour définir ce qui ne peut être coulé dans le moule des mots. Ta bouche mord l’univers. Tu veux exprimer les bruits. Je ne fais pas cela. J’envoie un autre genre de message. Je trace une esquisse sur les émotions. Mon esquisse se développera à l’intérieur des gens, là où ils n’ont pas de défenses. Il ne sera pas en leur pouvoir de se boucher les oreilles ni de nier qu’ils m’ont entendu. Je te le dis, ils entendront Katsuk ! — Tu es fou ! — C’est curieux, poursuivit Katsuk d’un ton pensif. Tu es peut-être l’une des rares personnes au monde qui ne m’entendra pas. — Tu es fou ! Fou à lier ! — C’est peut-être cela. Oui. Maintenant, dors. — Tu ne m’as pas dit pourquoi tu faisais cela. — Je veux que ton monde comprenne quelque chose : qu’un innocent de ton peuple peut mourir exactement comme d’autres innocents sont morts. Le garçon blêmit, la bouche convulsée. — Tu vas me tuer, murmura-t-il. — Peut-être pas, mentit Katsuk. Tu dois te souvenir que le don des mots est le don de l’illusion. — Mais tu as dit… — Je te dis ceci, Hoquat : ton monde recevra mon message dans les roubignoles ! Si tu fais ce que je te dis, tout ira bien pour toi. — Tu mens ! La honte et la colère envahirent Katsuk. — Tais-toi ! hurla-t-il. — Oui ! Tu mens… tu mens. Le garçon s’était mis à sangloter. — Tais-toi, ou je te tue tout de suite, gronda Katsuk. Les sanglots furent étouffés, mais les yeux grands ouverts restaient braqués sur lui. Katsuk sentit que sa colère s’était envolée. Seule demeurait la honte. Oui, j’ai menti. Il réalisa à quel point il avait manqué de dignité. Donner libre cours à son émotion de manière si véhémente ! Il se sentait ébranlé, mystifié par le monde des mots des hoquats, isolé par les mots, misérable et esseulé. A quels hommes dois-je cette détresse ? se demanda-t-il. Une tristesse stérile s’insinua en lui. Il soupira. Preneur d’mes ne lui laissait pas le choix. La décision avait été prise. Il ne pouvait y avoir de grâce. Mais le garçon avait appris à déceler le mensonge. — Tu as besoin de dormir, dit Katsuk en s’exprimant avec autant de mesure qu’il lui était possible de le faire. — Comment pourrais-je dormir alors que tu vas me tuer ? Une question sensée, se dit Katsuk. — Je ne te tuerai pas pendant ton sommeil, répondit-il. — Je ne te crois pas. — Je le jure sur mes esprits, par le nom que je t’ai donné, par mon propre nom. — Pourquoi croirais-je toutes ces inepties sur les esprits ? Katsuk dégaina à moitié. — Ferme les yeux, et tu vivras, dit-il. Les yeux du garçon se fermèrent puis se rouvrirent brusquement. Katsuk trouva cela vaguement amusant mais se demanda comment il pourrait convaincre Hoquat. Chaque mot faisait disparaître ce qu’il touchait. — Si je sors, dormiras-tu ? demanda-t-il. — J’essaierai. — Alors je vais sortir. — J’ai mal aux mains. Katsuk prit une profonde inspiration résignée et se pencha pour examiner les liens. Ils étaient serrés, mais ils n’interrompaient pas complètement la circulation sanguine. Il desserra les nœuds et frictionna les poignets du garçon. Après quoi il le garrotta de nouveau et ajouta un nœud coulant à chaque bras au-dessus des coudes. — Si tu t’agites pour te libérer maintenant, dit-il, ces nouveaux nœuds se resserreront et empêcheront la circulation du sang dans tes bras. Si cela se produit, je ne t’aiderai pas. Je laisserai simplement tes bras se détacher. — Tu vas sortir maintenant ? — Oui. — Tu vas manger ? — Non. — J’ai faim. — Nous mangerons quand tu te réveilleras. — Que mangerons-nous ? — Il y a beaucoup de chose à manger ici : des racines, des larves… — Tu vas rester dehors ? — Oui. Endors-toi. Nous avons une longue nuit qui nous attend. Il faudra alors que tu suives mon allure. Si tu ne peux suivre, je serai obligé de te tuer. — Pourquoi fais-tu cela ? — Je te l’ai dit. — Non, tu ne me l’as pas dit. — Tais-toi et dors. — Je me réveillerai si tu reviens. Katsuk ne put retenir un sourire. — Bon. Je sais quoi faire quand je voudrai te réveiller. Il se leva, descendit jusqu’au bassin de la source et se plongea le visage dans l’eau. Elle était froide et rafraîchissante sur sa peau. Il se tint à croupetons, explorant le silence du lieu par tous ses sens. Quand il fut sûr de ce qui l’environnait, il se rendit à la lisière des arbres, à l’endroit où commençait l’escarpement schisteux. Il y resta assis pendant quelque temps, immobile comme un coq de bruyère blotti dans sa propre ombre. Il voyait la piste que son peuple avait foulée pendant des siècles. Elle contournait les arbres bien en contrebas de l’éboulis. La piste restait parfaitement visible de cette hauteur, bien qu’elle fût envahie par la forêt et les fougères arborescentes. Il faut que je sois fort maintenant, se dit-il. Mon peuple a besoin de moi. Nos pistes sont mangées par la forêt. Nos enfants sont maudits et massacrés. Nos anciens ne s’adressent plus à nous dans un langage que nous pouvons comprendre. Nous avons supporté les maux accumulés sur nous mais nous sommes un peuple moribond. Nous sommes sans terres sur notre propre terre. Doucement, pour lui-même, Katsuk commença à psalmodier les noms de ses morts : Janiktacht… Kipskiltch… En chantant, il songeait comment l’ensemble du passé avait été introduit dans les chants de son peuple et comment maintenant les chants, eux aussi, étaient moribonds. Loin au-dessous de lui un ours noir sortit du couvert des arbres, contourna l’éboulis et monta la pente où se balançaient les plumets rouges en mangeant des cornouilles. Il resta soigneusement à l’écart du schiste. Inutile de se précipiter, ici, se dit Katsuk. Puis il se glissa sous la vaste ramure d’un gros épicéa et s’enfonça dans l’ombre des branches basses. Il s’allongea face à l’escarpement schisteux et se disposa à dormir avec l’odeur du sol de la forêt dans les narines. Bientôt, se dit-il, il me faudra remplacer le couteau hoquat par une lame appropriée, une lame qui sera digne de tailler l’arc et la flèche que je fabriquerai. Extrait d’une lettre de David Marshall à ses parents : Chers papa et maman. Je m’amuse beaucoup. L’avion est arrivé en avance à Seattle. Un homme du camp est venu me chercher. Nous sommes montés dans un petit bus. Le bus a roulé pendant longtemps. Il nous a conduits à ce qu’ils appellent un chemin de fer à crémaillère. Le train grimpe la montagne jusqu’au camp. On a chassé un ours de la voie. Mon moniteur est un Indien, mais pas comme Mrs. Parma. Il dit qu’il est né au bord de l’océan. Il s’appelle Charles quelque chose. Nous l’appelons Chef. Nous n’avons pas de tentes pour dormir. A la place, nous dormons dans des dortoirs. Les dortoirs ont des noms. Je couche dans le dortoir des Cèdres. Quand vous m’écrirez, mettez dortoir des Cèdres sur la lettre. Un des gars de mon dortoir était ici l’année dernière. Il dit que le Chef est le meilleur moniteur. Le directeur du camp est Mr. Clark. Il nous a pris en photo avec le Chef. Je vous en enverrai une dès qu’il les aura. Nous sommes huit dans le dortoir. Le Chef a une chambre à lui sur le derrière, près des toilettes. Envoyez-moi, s’il vous plaît, six rouleaux de film et un insectifuge. J’ai besoin d’une nouvelle lampe de poche. L’autre s’est cassée. Un des gars s’est coupé la main dans le train. Il y a des tas d’arbres ici. Il y a de beaux couchers de soleil. Dimanche nous partons faire une excursion de deux jours. Merci pour le paquet de friandises. Je les ai trouvées dans le train. Après avoir fait passer mes galettes à tous les copains, il n’en restait plus que la moitié. Je n’ai pas encore ouvert les cacahouètes. Nous attendons pour dîner maintenant. Ils nous font écrire avant de manger. David s’éveilla. Pendant quelques instants il eut seulement conscience de la faim qui lui tordait l’estomac et de la soif qui râpait sa gorge sèche et brûlante. Puis il sentit les liens autour de ses poignets et de ses bras. Il ressentit de l’étonnement d’avoir dormi. Ses yeux étaient lourds et gonflés. L’avertissement de Katsuk de ne pas s’agiter pour se libérer des lanières lui revint à l’esprit. Il régnait dans la caverne une grisaille glauque. Il avait éparpillé le coussin de mousse. Il était frigorifié par le froid de la pierre sur laquelle il était allongé. Il fut agité de frissons incontrôlables. Quand ce fut calmé, son regard remonta la lanière jusqu’à la boucle passée autour de l’éperon rocheux. Elle était beaucoup trop haut. Où était passé ce cinglé de Katsuk ? David se dressa péniblement sur son séant. Tandis qu’il se redressait, il entendit un hélicoptère survoler l’escarpement rocheux juste en face de l’ouverture de la caverne. Il reconnut immédiatement le bruit, et il sentit l’espoir se lever en lui. Rien d’autre ne faisait exactement ce bruit : Hélicoptère ! David retint son souffle. Il se souvint du mouchoir qu’il avait laissé tomber en dessous de l’éboulis. Il avait porté le mouchoir pendant des kilomètres durant le trajet de cauchemar, se demandant où le laisser tomber. Le mouchoir portait son monogramme brodé — un DMM distinctif. Il avait extirpé le mouchoir de sa poche aussitôt après y avoir pensé, avait roulé le linge en boule et l’avait gardé dans la main… attendant… attendant. Il n’eût servi à rien de le laisser tomber trop tôt. Katsuk leur avait fait remonter et descendre des rivières pour brouiller leur piste. David avait songé à déchirer le linge et à semer les bouts de tissu comme pour un jeu de piste, mais le monogramme n’occupait qu’un seul coin, et il avait été persuadé que Katsuk aurait entendu le déchirement de l’étoffe. Devant l’escarpement rocheux, David avait été poussé autant par la fatigue et le désespoir que par tout autre mobile. Il était évident que Katsuk allait vouloir qu’ils restent cachés pendant la journée. Le sol en bas de la pente était dégagé et visible du ciel. Aucune piste ne traversait cette zone. Un mouchoir dans un endroit insolite pouvait attirer l’attention. Et Katsuk avait été tellement concentré sur l’éboulement, tellement confiant qu’il n’avait pas regardé derrière lui. Assurément, les hommes dans l’hélicoptère là- haut avaient vu le mouchoir. Une seconde fois le vacarme des rotors passa au-dessus de l’entrée de la gorge et de sa caverne dissimulée. Que faisaient-ils ? Allaient-ils se poser ? David regretta de ne pouvoir voir la pente. Où était ce cinglé de Katsuk ? Avait-il été repéré ? La soif brûlait la gorge de David. L’hélicoptère survola encore une fois la gorge. David tendait l’oreille pour essayer de distinguer dans le bruit la moindre variation révélatrice. Les secours étaient-ils proches ? Il pensa à la longue marche nocturne, aux terreurs qui avaient bloqué ses pensées, aux sentiers sombres pleins de faux pas sur les racines. La faim et la peur lui donnèrent des crampes, le plièrent en deux. Il tenait les yeux fixés sur le sol rocheux de la caverne. L’odeur lourde de l’ours pénétrait dans ses narines. De nouveau, le bruit de l’appareil emplit la caverne. David essaya de se souvenir de la configuration de la pente. Y avait-il un endroit où un hélicoptère pouvait atterrir ? Il était tellement épuisé quand ils étaient sortis des arbres, avait tellement faim et soif, désespérait tellement de trouver un endroit où laisser tomber le mouchoir révélateur qu’il n’avait pas vraiment prêté attention au paysage. Les sensations aveugles de la nuit avec ses étoiles froides et fixes obstruaient sa mémoire. Il se souvenait uniquement du foisonnement confus des cris d’oiseaux à l’aube, frappant ses sens aiguisés par la faim et la soif. Que faisaient-ils dans cet hélicoptère ? Où était Katsuk ? David essaya de se souvenir d’un vol en hélicoptère. Il s’était déplacé en hélicoptère avec ses parents à destination ou en provenance d’un aéroport. Ce bruit ne pouvait être que celui d’un hélicoptère. Mais il ne s’était jamais beaucoup soucié de l’espace nécessaire à un hélicoptère pour se poser, sauf qu’il savait qu’il n’avait besoin que d’un espace réduit. Pouvait-il se posèr sur une pente ? Il n’en savait rien. Peut-être l’éboulis empêchait-il l’appareil d’atterrir. Katsuk l’avait averti de ce danger. Peut-être Katsuk avait-il un fusil maintenant. Il aurait pu en cacher un ici et le récupérer. Il était peut-être dehors, attendant d’abattre l’hélicoptère. David secoua la tête de droite et de gauche, de, désespoir. Il envisagea de crier. On ne l’entendrait pas dans l’hélicoptère, le bruit du moteur couvrirait sa voix. Et Katsuk l’avait averti que le moindre cri entraînerait la mort. David revit son propre couteau dans sa gaine à la ceinture de Katsuk — le couteau Russel du Canada. Il imagina ce couteau tiré de sa gaine par la main sombre de Katsuk… un seul coup porté avec force… Sûr qu’il me tuera si je crie. Le vacarme de l’appareil décrivant des cercles au-dessus de la clairière qui entourait l’éboulis déroutait David. Le bruit était déformé par la caverne et les arbres qui la masquaient. Il ne pouvait pas savoir quand l’hélicoptère faisait du rase-mottes sur la pente ou quand il planait au-dessus de l’abrupt… il savait seulement qu’il était quelque part dehors et que le bruit était à certains moments plus fort qu’à d’autres. Où était Katsuk ? David claquait des dents de froid et de terreur. La faim et la soif divisaient le temps en portions irrégulières. La lumière poudreuse et jaune à l’extérieur de la caverne ne lui apprenait rien. Il avait beau écouter du mieux qu’il pouvait pour tenter de déterminer ce qui se passait, il ne parvenait pas à donner aux bruits une signification. Il n’y avait qu’un seul fait : l’existence de l’hélicoptère. Le bruit envahit une nouvelle fois la caverne. Cette fois il lui parvint comme un son curieusement déformé s’amplifiant lentement pour exploser en un grondement plus fort que le tonnerre. La caverne trembla autour de lui. S’étaient-ils écrasés ? Il retint sa respiration tandis que le bruit terrifiant continuait sans relâche… de plus en plus fort. Il atteignit un paroxysme puis décrut. Le bruit d’un vol de corbeaux devint audible. L’hélicoptère n’était plus qu’un vrombissement lointain. Mais il entendait toujours l’appareil. La conscience de David était tout entière absorbée par le tac, tac, tac des rotors mêlé à des traînées de lumière froide à l’intérieur de la caverne. Il déglutit de terreur et prêta l’oreille avec une attention extrême qui partait du milieu de son dos. Le bruit de l’hélicoptère décrut… décrut… s’évanouit. Il entendit des corbeaux pousser leurs croassements et le battement sourd de leurs ailes. Il vit s’encadrer dans l’ouverture voûtée de la caverne la silhouette de Katsuk nimbée du poudroiement de la lumière de l’extérieur. Katsuk avança sans un mot, détacha les lanières de la paroi rocheuse et lui délia les poignets et les bras. Pourquoi ne dit-il pas quelque chose ? se demanda David. Que s’est-il passé dehors ? Katsuk palpa la poche-revolver de David. Le mouchoir ! se dit David. Il essaya de déglutir sans quitter son ravisseur des yeux, cherchant une indication de ce qui se passait. — C’était très ingénieux, dit Katsuk sur le ton de la conversation. Il commença à frictionner les poignets du garçon. — Très, très ingénieux. Suprêmement ingénieux. Le son de la voix basse de Katsuk, une voix semblable à de la fumée dans la caverne, emplit David d’une peur plus intense que si l’homme avait laissé percer sa rage. S’il m’appelle Hoquat, se dit David, je dois me souvenir de répondre à ce nom et de ne pas le mettre en colère. Katsuk lâcha les poignets de David et s’assit face au garçon. — Tu vas vouloir savoir ce qui s’est passé, dit-il. Je vais te raconter. Je suis Hoquat, se rappela David. Je dois faire en sorte qu’il garde son calme. David observait les lèvres et les yeux de Katsuk, guettait un changement d’intonation, le signe d’une émotion. Katsuk articulait les mots avec lenteur : — Corbeau… oiseau géant… machine infernale… Ses paroles étaient porteuses d’étranges et incomplètes significations. David avait l’impression d’entendre quelque histoire fabuleuse, non pas à propos d’un hélicoptère, mais à propos d’un oiseau géant appelé Corbeau et de la victoire de Corbeau sur le Mal. — Tu sais, dit Katsuk, quand Corbeau était jeune, il était le père de mon peuple. Il nous a apporté le soleil, la lune et les étoiles. Il nous a apporté le feu. Il était blanc alors, comme toi, mais la fumée du feu a noirci ses plumes. C’est ce même Corbeau qui est revenu aujourd’hui et qui m’a dissimulé à ta machine infernale — le Corbeau noir. Il m’a sauvé. Comprends-tu ? David tremblait, incapable de comprendre et de répondre. Les yeux de Katsuk avaient des reflets de cobalt dans la pénombre de la caverne. Le soleil qui ruisselait à l’entrée derrière lui conférait à sa peau une couleur de miel et le faisait paraître plus massif. — Pourquoi trembles-tu ? demanda Katsuk. — Je… J’ai froid. — As-tu faim ? — Ou-oui. — Alors je vais t’apprendre comment vivre sur ma terre. Bien des choses sont à notre disposition ici pour nous fournir de quoi vivre — racines, fourmis sucrées, larves grasses, fleurs, bulbes, feuilles. Tu apprendras à connaître toutes ces choses et tu deviendras un homme des bois. — Un t… trappeur. — Un homme des bois, dit Katsuk en secouant la tête. C’est très différent. Tu es sournois et tu as un démon en toi. C’est cela qui fait l’homme des bois. Ces paroles n’avaient aucun sens pour David, mais il acquiesça de la tête. — Corbeau m’a dit que nous pouvons nous déplacer de jour, poursuivit Katsuk. Nous allons partir maintenant parce que les hoquats vont envoyer des hommes à pied. Ils viendront à cet endroit à cause de ton perfide mouchoir. David passa la langue sur ses lèvres. — Où allons-nous ? — Nous nous enfonçons dans les montagnes. Peut-être trouverons-nous la vallée de la paix où mes ancêtres ont jadis mis toute l’eau douce. Il est cinglé, complètement cinglé, se dit David. — J’ai soif, dit-il. — Tu peux boire à la source. Lève-toi maintenant. David obéit en se demandant s’il allait avoir les poignets liés par les lanières. Il avait mal au côté, à l’endroit sur lequel il avait dormi sur le sol rocheux de la caverne. Il regarda dehors la lumière éclatante. Nous déplacer de jour… avec un hélicoptère quelque part là-haut. Les poursuivants étaient-ils à leurs trousses ? Ce cinglé de Katsuk voulait-il s’enfuir en plein jour parce qu’ils étaient serrés de près ? — Tu penses que tes amis vont voler à ton secours dans leur machine infernale, dit Katsuk. David garda les yeux baissés sur le sol de la caverne. — Comment t’appelles-tu ? demanda Katsuk avec un petit rire. — Hoquat, répondit le garçon sans lever la tête. — Très bien. Mais tes amis ne nous verront pas, Hoquat. David leva les yeux et rencontra un regard noir et fixe. Katsuk désigna de la tête l’ouverture de la caverne. — Corbeau m’a parlé dehors. Il m’a dit qu’il nous soustrairait à toutes les recherches venant du ciel. Je ne t’attacherai même pas. Corbeau t’empêchera de t’enfuir. Si tu essaies de t’échapper, Corbeau me montrera comment te tuer. Me comprends-tu, Hoquat ? — Oui… Je n’essaierai pas de m’échapper. Katsuk lui adressa un charmant sourire. — C’est ce que Corbeau m’a dit. La Genèse selon Charles Hobuhet, d’après un écrit pour Anthropologie 300 : C’est pourquoi l’homme quittera son père et sa mère et s’attachera à l’esprit qui le lie à sa chair, étant nu devant cette chair comme il ne peut être nu devant aucune autre. Et s’il n’a point honte devant cette nudité, sachant qu’il s’agit de l’os de ses os, alors sa chair se refermera et redeviendra entière. Alors le profond sommeil tombera sur l’homme, bien qu’il ait formé un dieu. Et ne trouvant point d’autre aide, il portera tous les noms de l’homme. Et son dieu fera tomber les cieux pour que les animaux des champs puissent donner un nom à l’homme cherchant une âme. Il s’appelle un être vivant. Tout le bétail, tous les oiseaux du ciel, toutes les créatures viendront vers l’homme pour voir ce qui a été formé de la matière originelle pour devenir un être vivant. Et l’homme, à sa séparation de ce dont il a été formé, dira seulement son nom, pensant que c’est l’aide des aides. Mais Alkuntam a dit : « N’étant pas bon, tu mourras. Tout ce qui vit deviendra la chair de ta chair et sera séparé des cieux — et deviendra donc un homme. » Le bruit de l’hélicoptère avait réveillé Katsuk peu avant midi. Il resta allongé sans bouger dans l’ombre de l’épicéa, localisant le son avant de lever la tête. Même alors, il se mut lentement, comme un animal sur ses gardes, sachant que les branches basses le dissimulaient, mais évitant toute agitation susceptible d’attirer l’attention d’un observateur. L’hélicoptère s’approcha en survolant les arbres en contrebas de la pente rocheuse, prit de la hauteur pour décrire des cercles au-dessus de sa cachette, s’éloigna et effectua un nouveau survol. Tandis que l’appareil tournoyait au-dessus de l’abrupt au pied duquel se trouvait Katsuk et revenait évoluer audessus de l’espace découvert de la pente, le bruit des rotors couvrait tous les autres bruits autour de lui. Les yeux levés, Katsuk regardait à travers les branches qui le dissimulaient. Le soleil faisait étinceler le dôme bulbeux. L’appareil était vert et argent, avec des inscriptions sur les côtés : Service du Parc. Le bruit de ses rotors était accompagné d’une sorte de sifflement qui faisait couler la sueur dans les paumes de Katsuk. Pourquoi continuaient-ils à décrire des cercles ? Qu’est-ce qui les attirait ? L’hélicoptère continuait à tournoyer, décrivant courbe sur courbe au-dessus de la pente dénudée délimitée par l’abrupt et les arbres. Katsuk pensa au garçon dans la caverne. Les hommes de l’hélicoptère seraient obligés de se poser et de couper les gaz avant de pouvoir entendre un cri. Mais ils ne pouvaient pas se poser au sommet de l’abrupt : des arbres rabougris y poussaient entre les rochers. Et la pente en contrebas de l’éboulis était trop escarpée. Que faisaient-ils ici ? Katsuk détourna vivement son attention de l’appareil qui tournait et scruta la pente. Très vite son regard s’arrêta sur quelque chose qui n’était pas à sa place. Vers le bas de la pente, bien au-dessous de l’éboulis, sur l’étroite bordure d’herbes et de fougères arborescentes avant les arbres, quelque chose d’anormalement blanc brillait. Alors que tout le reste était gris et vert, une insolite tache blanche s’étalait au milieu des fougères. La vue perçante d’un chasseur dans cet hélicoptère l’avait remarquée. Katsuk observa l’objet blanc pendant que l’hélicoptère effectuait un nouveau passage. Qu’était-ce ? Le souffle des rotors fit frémir l’objet, le fit voltiger. La découverte fut fulgurante : un mouchoir ! Hoquat avait tiré un mouchoir de sa poche et l’avait laissé tomber là-bas. Une seconde fois le souffle de l’hélicoptère agita le carré de tissu, trahissant sa nature étrangère. L’objet proclamait à un observateur que quelque chose créé par la main de l’homme se trouvait au beau milieu de la nature sauvage, très à l’écart des sentiers battus. Un tel objet à cet endroit ne pouvait qu’éveiller la curiosité de quelqu’un qui se livrait à des recherches. L’hélicoptère réapparut une nouvelle fois au-dessus des arbres sous la pente rocheuse. Il volait dangereusement bas, et s’inclina pour donner à l’homme assis à côté du pilote la possibilité d’examiner l’objet blanc à la jumelle. Katsuk vit le soleil se réfléchir sur les lentilles. Si l’homme dirigeait ses jumelles vers l’ombre que donnait le branchage de l’épicéa, il pourrait peut-être même y déceler une forme humaine. Mais l’expérience jouait contre les occupants de l’appareil. Ils avaient reconnu la nature de l’éboulement de roches. Ils voyaient le souffle de leur appareil soulever la poussière sur le schiste. Ils devaient considérer l’éboulis comme un obstacle pour un homme à pied, en particulier pour un homme encombré d’un adolescent inexpérimenté. Ils devaient savoir qu’un homme ne pouvait pas gravir cette pente. Le pilote essayait de faire planer son appareil au- dessus de la pente pour donner à l’observateur une base stable, mais un vent violent venait frapper l’abrupt et créait des turbulences. L’hélicoptère fit un bond, tomba en piqué et frôla la cime des arbres. Le moteur rugit tandis que l’appareil se redressait au-dessus des rochers. Il fut déséquilibré par une rafale et entreprit un nouveau circuit. Katsuk rampa plus profondément sous les arbres. Le pilote était visiblement audacieux, mais il devait connaître les périls qu’il courait en tentant un atterrissage à proximité de l’objet blanc qui avait attiré son attention. Pourtant, il devait avoir une radio. Il avait dû signaler la présence de l’objet insolite qu’il avait vu. Des hommes à pied allaient arriver. L’hélicoptère survola encore une fois les arbres en rase-mottes et plongea sur la pente. Le bruit du moteur remplit l’air. Un lent grondement s’éleva des rochers au-dessous de Katsuk. L’éboulis commença de crouler quand les assourdissantes vibrations de l’hélicoptère détachèrent un rocher essentiel au fragile équilibre et les rochers furent inéluctablement entraînés vers le bas de la pente. Des panaches de poussière s’élevèrent de la grisaille mouvante. Les rochers prirent de la vitesse avec un grondement de tonnerre qui noyait le bruit de l’intrus mécanique. Au-dessus de la clairière, l’appareil se redressa pour échapper au nuage de poussière qui montait avant d’être dissipé par le vent. Une odeur de silex brûlé se répandit dans la gorge et atteignit Katsuk. Une bande de corbeaux, qui était restée silencieusement perchée durant tout le tumulte, prit son envol. Leurs ailes battirent l’air. Ils ouvrirent le bec. Mais on ne pouvait rien entendre par-dessus le bruit de l’éboulement. La pente tout entière était maintenant en mouvement. Un tourbillon de rochers croula en grondant jusqu’au bas de la pente, ensevelit les fougères et projeta alentour des éclats d’écorce des troncs. Des broussailles et des arbrisseaux furent brisés et balayés par l’assaut. Aussi lentement qu’il avait commencé, l’éboulement s’arrêta. Quelques rochers attardés dégringolèrent la pente, rebondirent à travers les traînées de poussière et allèrent s’écraser contre les arbres. Maintenant on pouvait entendre les corbeaux. Ils tournoyaient et protestaient à grands cris contre cette atteinte à leur domaine. Après avoir survolé la clairière, l’hélicoptère évoluait à l’arrière-plan des corbeaux. Katsuk suivait des yeux tous ces mouvements à travers le branchage. L’hélicoptère obliqua vers la droite et s’approcha pour effectuer un nouveau passage au-dessus de l’éboulement rocheux dont la poussière retombait. Le mouchoir avait disparu, enseveli sous des tonnes de roches. Katsuk vit distinctement l’un des hommes dans la bulle de l’habitacle faire un geste en direction des corbeaux. La bande avait ouvert ses rangs, tournoyait et poussait des cris rauques autour de l’intrus. L’appareil traversa le champ de vision de Katsuk. Il se redressa au-dessus des arbres, et la poussée dispersa les oiseaux. Une partie des corbeaux alla se percher dans les arbres au-dessus de Katsuk tandis que leurs congénères continuaient de plonger et de feinter autour de hélicoptère. L’appareil s’éloigna vers l’ouest en prenant de l’altitude et mit le cap sur l’océan. Le bruit de ses moteurs décrut. Katsuk essuya ses paumes moites sur son pagne. Son bras effleurant le couteau à sa ceinture lui fit penser au garçon dans la caverne. Un mouchoir ? Les corbeaux l’avaient protégé — et l’éboulement. Les esprits avaient peut-être même provoqué l’éboulement. Avec la même certitude que s’il avait entendu la voix de l’homme, Katsuk savait que celui qui avait montré les corbeaux du doigt avait expliqué que la présence des oiseaux était le signe infaillible qu’il n’y avait pas d’être humain à proximité. L’appareil était parti poursuivre ses recherches ailleurs. Ses occupants étaient sûrs du message des corbeaux. La tête baissée, Katsuk remercia silencieusement Corbeau. C’est Katsuk qui Te dit sa gratitude. Esprit du Corbeau. Je Te glorifie dans un endroit où Ta présence a été révélée… En priant, Katsuk se délectait de son appréciation des ignorantes croyances hoquats. Les Blancs ne savaient pas que les Hommes descendaient de Corbeau. Corbeau avait toujours protégé ses enfants. Il pensa au mouchoir. Il y en avait eu un dans la poche de Hoquat. Assurément, c’était celui de la pente. Au lieu de l’irriter, le geste de provocation fit naître en lui un sentiment d’admiration. Adorable… rusé… petit démon de Hoquat ! Même le plus innocent restait ingénieux et plein de ressources. Les mains liées derrière le dos, le cœur serré de terreur, il avait tout de même pensé à laisser un signe de son passage. Katsuk analysa l’admiration pour Hoquat qui germait en lui et dont il avait de plus en plus conscience. Où pouvait mener un tel sentiment ? Y avait-il un degré d’admiration à partir duquel Hoquat pourrait échapper à la mort. ? Dans quelle mesure les esprits étaient-ils désireux de mettre Katsuk à l’épreuve ? Le garçon avait presque réussi avec ce mouchoir. Presque. Ce n’était donc pas la véritable épreuve. Ce n’était qu’une escarmouche préliminaire, la préparation de quelque chose de plus important. Katsuk eut la brusque révélation de la raison pour laquelle le garçon avait échoué. Quelque chose leur faisait obstacle ici… à tous deux. Katsuk sentait que ses pensées avaient une nouvelle fois changé, que ces événements avaient été prévus. Ce voile d’ailes noires et cette cascade de corbeaux avaient accaparé sa conscience. Il était observé et protégé. La crainte l’avait fouillé jusqu’au fond du cœur et l’avait laissé pur. Qu’avait-elle fait au garçon ? Le grondement gris-bleu de l’éboulement et le nuage de poussière s’élevant comme de la vapeur avaient mis la nature en mouvement, lui avaient donné une nouvelle voix que Katsuk comprenait. Tamanawis, l’être de son esprit, était revenu à la vie. Katsuk se frotta la main à l’endroit où Abeille avait laissé sa marque. Sa chair avait absorbé ce message et beaucoup plus encore : un pouvoir que rien ne pourrait arrêter. Que ses poursuivants envoient contre lui leurs appareils les plus sophistiqués. Il était l’Abeille de son peuple, mû par des forces dont nulle machine hoquat ne pourrait se rendre maîtresse. Tout ce qui vivait à l’état sauvage autour de lui l’aidait et le protégeait. La nouvelle voix de la nature lui parlait par l’intermédiaire de chaque animal, de chaque feuille et de chaque rocher. Maintenant il se souvenait avec précision de Janiktaht. Jusqu’alors, Janiktaht avait été une sœur de rêve, échevelée, noyée, les yeux comme des torches au milieu d’images infidèles. Elle avait été un mystère embué de larmes dont le parfum était la pourriture de la grève, à l’âme emmurée dans la solitude, un souvenir dépourvu de grâce, accusateur, associé à tous les ensorcellements de la nuit. Maintenant ses craintes étaient ensevelies sous l’éboulement. Il savait que les yeux de Charles Hobuhet avaient vu la réalité : Janiktaht morte, gonflée d’eau et boursouflée sur une plage, les cheveux enchevêtrés avec des algues marines, faisant corps avec une masse de débris flottants. Comme pour sceller cette révélation, le reste de la bande de corbeaux revint de la poursuite de l’hélicoptère. Ils se posèrent dans les arbres au-dessus de Katsuk. Même quand il sortit hardiment de l’ombre de l’épicéa pour grimper jusqu’à la caverne où Hoquat était retenu captif, les corbeaux restèrent perchés, croassant entre eux. Fragment d’une note laissée au refuge de Sam’s River : Vos paroles perpétuent l’illusion. Vous m’encombrez l’esprit de croyances étrangères. Mon peuple enseignait que l’Homme dépend du bon vouloir de tous les autres animaux. Vous avez proscrit le rituel qui enseignait cela. Vous avez déclaré que nous serions punis pour de telles pensées. Je vous demande qui est puni maintenant. Pendant qu’ils se frayaient un chemin à travers les vestiges de l’éboulement et s’engageaient sans se cacher dans la forêt, David se disait que l’hélicoptère allait certainement revenir. Les hommes avaient vu son mouchoir. Katsuk l’avait pratiquement reconnu. Et qu’avaient à voir avec la réalité toutes ces absurdes histoires de corbeaux ? Les hommes avaient vu le mouchoir; ils allaient revenir. David regarda l’abrupt par-dessus son épaule et vit un nuage ténu accroché au ciel clair comme un morceau de gaze. L’hélicoptère allait revenir. Des gens allaient venir à pied. David tendit l’oreille dans l’attente du bruit des rotors. Katsuk l’avait emmené dans l’ombre épaisse des arbres, et David priait maintenant pour que l’appareil ne revînt que lorsqu’ils seraient dans une clairière ou sur une piste qui ne fût pas sous le couvert végétal. Cinglé d’Indien ! Katsuk sentait la pression des pensées du garçon mais il savait que les deux formes avançant dans la pénombre de cette forêt n’étaient pas des hommes. Aucun homme ne passait par là. C’étaient des éléments primitifs qui disséminaient leur essence sur des portions de temps comme des lambeaux de fourrure accrochés à des épines. Ses propres pensées allaient comme le vent dans l’herbe, n’animant ce monde qu’après leur passage. Et après leur passage, tout derrière eux retombait dans le silence, presque mais pas tout à fait comme avant leur intrusion. Pourtant… quelque chose changeait. Ils changeaient quelque chose d’essentiel qui était perceptible sur l’étoile la plus lointaine. A ce moment donné, Katsuk s’arrêta et fit face au garçon — Ainsi le fort n’augmentera pas sa force et le puissant ne se rendra pas. C’est ce qui est écrit dans ton livre hoquat. On y lit aussi que celui qui est courageux parmi les puissants s’enfuira nu en plein jour. Vous, hoquats, avez eu quelques sages jadis, mais vous ne les avez jamais écoutés. Plus tard, ils firent halte et burent à une source qui tombait en bouillonnant d’un ressaut. Une rivière verte rugissait dans sa gorge en contrebas. De hauts nuages ridaient le ciel et l’ombre des collines se projetait sur des rochers gris de l’autre côté de la rivière. Katsuk tendit le doigt dans la direction de la rivière. — Regarde, dit-il. David se retourna, regarda en bas et, dans le mouvement vif de la lumière lancé par la rivière dans la pénombre de la gorge, il vit un cerf qui nageait vers la rive opposée, la tête fendant l’eau. Il eut l’esprit ébloui par l’impression de tumulte que donnaient la lumière, le bruit et la progression de l’animal. Le vent s’était rafraîchi de manière menaçante, et quand ils s’éloignèrent de la source, David perçut le silence soudain des oiseaux de la forêt. De nouveaux nuages s’étaient amoncelés. Un taon se posa sur son bras. Il le regarda hésiter puis s’envoler. Il avait depuis longtemps abandonné tout espoir que Katsuk trouve de la nourriture dans ce pays désolé. Ce n’étaient que des mots, rien que des mots… toutes ces paroles sur la nourriture qui existait par ici. Katsuk l’avait dit lui-même : on se laissait berner par les mots. Le regard de David fut attiré par la course aventureuse d’un écureuil le long d’une branche haute. Il se demanda seulement s’il était possible d’attraper cet animal et de le manger. La journée traînait en longueur. Parfois Katsuk parlait de lui-même et de son peuple, racontant des histoires fantastiques impossibles à distinguer de la réalité. Ils avançaient à travers des bois humides et des clairières ensoleillées, sous des nuages et des feuilles dégouttantes d’eau. Et toujours, il y avait le bruit de leurs propres pas. Une profonde lassitude fit oublier sa faim à David. Où allaient-ils ? Pourquoi n’y avait-il pas d’autre hélicoptère ? Katsuk ne songeait pas à une destination. « Maintenant nous sommes ici, et nous allons aller là-bas. » Il sentait qu’il était en train de changer, que les instincts séculaires prenaient possession de lui. Il sentait des lacunes s’élargir dans sa mémoire, des choses qu’il ne savait plus parmi les coutumes que cet univers hoquat admettait. Où allaient le mener ces changements qui se produisaient en lui ? La réponse commença à poindre en lui, les esprits manifestant leur sagesse. Le fonctionnement de son cerveau subirait une profonde métamorphose jusqu’à ce que, finalement, il devienne totalement Preneur d’mes. Il y avait une source ombragée par un peuplier géant. Des traces de cerfs y menaient et en faisaient le tour. Katsuk s’arrêta et ils burent. Le garçon s’aspergea le visage et le col. Comme il est vigoureux, ce jeune humain, songea Katsuk en l’observant. Comme il est singulier qu’il boive à cette source avec les mains. Que penseraient les siens de voir ce jeune homme dans une telle attitude ? Il y avait une grâce nouvelle dans certaines choses que faisait le garçon. Il était en train de s’adapter à cette vie. Quand c’était le moment de garder le silence, il restait silencieux. Quand c’était le moment de boire, il buvait. Quand la faim le prenait, c’était dans l’ordre des choses. L’esprit de la nature sauvage s’était infiltré en lui et commençait à reconnaître que celui-ci méritait d’être ici. Pourtant il ne le méritait pas encore totalement. C’était encore un jeune hoquat. Les cellules de sa chair lui conseillaient la rébellion et le rejet de la terre qui l’entourait. Il pouvait d’un instant à l’autre se rebiffer et redevenir un parfait étranger à ce lieu. L’équilibre était tout à fait précaire. Katsuk se vit alors comme celui qui maintenait tout cela en équilibre. Le garçon ne devait pas demander de nourriture avant le moment opportun. La soif ne devait être étanchée qu’au rythme de la soif. L’intrusion fracassante d’une voix devait être évitée par la volonté que cela ne se produise pas. Des abeilles chargées de pollen butinaient sur la pente en contrebas de la source. Elles nous observent, se dit Katsuk. Ce sont les yeux de l’esprit auxquels nous ne pouvons jamais échapper. Dans la lumière tamisée par les feuilles, il regarda les insectes accomplissant leur tâche. Ils étaient parfaitement intégrés à l’ordre de ce lieu. Il ne s’agissait pas d’une multitude d’abeilles mais d’un organisme unique. Elles étaient Abeille, le messager des esprits, celui qui l’avait mené ici. Le garçon finit de boire à la source et s’accroupit sur ses talons, attentif, dans l’expectative. L’espace d’un instant, Katsuk entrevit dans le port de tête de l’enfant l’homme qui avait engendré cet humain. L’adulte regardait avec ses yeux juvéniles, jugeant, jaugeant, projetant. Katsuk éprouva un trouble passager en pensant à cet homme-et-père qui était ici. Le père n’était pas innocent. Lui devait avoir tous les vices hoquats. Lui devait avoir les pouvoirs, bons et mauvais, qui avaient mis le monde primitif sous la domination des hoquats. Celui-là devait être tenu à l’écart, être supprimé. Comment faire ? La chair du garçon ne pouvait être séparée de celle qui lui avait donné la vie. Il fallait invoquer un esprit dans ce cas. Lequel ? Comment ? L’homme-père pouvait-il être chassé par sa propre culpabilité ? Mon père devrait venir à mon aide maintenant, se dit Katsuk. Il essaya d’évoquer une vision de son père, mais nul visage ne se manifesta, pas même une voix. Katsuk sentit les germes de la panique. Il y avait eu un père. L’homme avait existé. Il était là-bas, dans le passé, arpentant les rives, péchant, élevant deux enfants. Mais il s’était adonné à la boisson et avait connu des rages rentrées et une mort dans l’eau. Fallait-il en imputer la faute aux hoquats ? Où étaient son visage, sa voix ? C’était Hobuhet, le Batelier, dont le peuple vivait sur cette terre depuis deux fois mille ans. Il avait engendré un fils. Mais je ne suis plus Charles Hobuhet, se dit Katsuk. Je suis Katsuk. Abeille est mon père. J’ai été appelé pour accomplir une chose terrible. L’esprit que je dois invoquer est Preneur d’mes. Alors il se mit à prier en silence, et il vit immédiatement que les paupières du garçon battaient et que son attention se dispersait. Aucun pouvoir ne pouvait tenir tête à Preneur d’mes dans cette nature sauvage. Katsuk retrouva son calme. On ne pouvait douter du plus puissant des esprits. Le père hoquat avait été repoussé dans la chair. Seul l’Innocent restait. Katsuk se leva et s’éloigna le long de la pente. Il entendit le garçon le suivre. Aucune injonction n’avait été nécessaire. Preneur d’mes avait créé dans l’air un sillage dans lequel le garçon avait été attiré comme s’il avait été attaché à un câble de halage. Katsuk quitta la piste de gibier qu’il avait suivie et s’enfonça au milieu de sapins tapissés de mousse. Quelque part au-dessus d’eux se trouvait une corniche de granit qui enserrait la vallée de la rivière. Sans ordonner à ses pieds de chercher cet endroit, Katsuk savait qu’il le trouverait. Il parvint au niveau des premiers affleurements en moins d’une heure et quitta l’abri des arbres pour grimper une pente couverte d’airelles myrtilles rabougries vers l’ombre des rochers. Le garçon le suivait, pantelant, se hissant en s’accrochant aux arbrisseaux comme il voyait Katsuk le faire. Ils débouchèrent enfin sur un rocher chauve et découvrirent au midi la vallée de la rivière qui s’étendait, avec de l’herbe odorante et des élans pâturant dans une prairie. Une compagnie de cailles dodues carcaillant dans l’ombre diaprée de soleil au-dessous de Katsuk attira son attention. Les cailles lui firent penser à la faim qu’il savait que son corps éprouverait si l’heure était venue de cette sensation. Mais il ne ressentait aucune faim, ce qui lui apprit que sa chair s’était accommodée à cette vie primitive. Le garçon s’était étendu sur la roche chauffée par le soleil. Katsuk se demanda si Hoquat ressentait la faim ou la niait. Le jeune homme aussi s’accommodait à cette vie primitive. Mais comment faisait-il ? Était-il si profondément absorbé par chaque moment que seuls les besoins du moment faisaient appel à ses sens ? L’ascension l’avait fatigué, donc il se reposait. C’était la manière correcte de se conduire. Mais quel autre changement y avait-il eu dans la chair du hoquat ? Katsuk observa minutieusement son captif. La transpiration avait laissé sur la nuque du garçon une tache sombre d’humidité dans les cheveux. Des traces de poussière brune marquaient les jambes de son pantalon. Des traînées de boue séchaient sur les chaussures de toile. Katsuk sentit la sueur du garçon, une odeur douce, juvénile et musquée qui évoquait des souvenirs de vestiaires d’école. Il est défait, se dit-il, que la terre qui nous marque à la surface laisse également des traces à l’intérieur de nous. Le moment viendrait où le garçon serait si étroitement lié à cette nature sauvage qu’il ne pourrait plus s’en détacher. Si le lien était noué comme il devait l’être et l’innocence préservée, il renfermerait un pouvoir capable de défier n’importe quel esprit. J’ai été marqué par son monde; maintenant il est marqué par le mien. C’était devenu un conflit à deux niveaux — la franche capture d’une victime et le désir de la victime de s’échapper, mais aussi une lutte sous-jacente qui mettait aux prises des esprits. Les signes de cet autre conflit étaient partout. Katsuk porta son regard de l’autre côté de la vallée. Il y avait une vieille forêt sur le versant opposé, détruite par le feu, de l’argent brûlé formant sur le fond vert de fragiles hachures. Le garçon se retourna sur le dos et jeta une main sur ses yeux. — Nous allons repartir maintenant, dit Katsuk. — On ne peut pas attendre une minute ? demanda David sans retirer la main de ses yeux. — Tu t’imagines que je ne comprends pas ton petit manège, fit Katsuk en riant. Le garçon retira sa main et leva les yeux vers Katsuk. — Qu’est-ce que tu… — Tu ralentis quand nous traversons une prairie. Tu fais un faux pas quand nous passons la rivière à gué, puis tu me demandes d’allumer un feu. Tu t’imagines que je ne sais pas pourquoi tu t’es plains quand nous avons quitté la piste d’élans ? Le rouge monta aux pommettes du garçon. — Regarde où nous sommes maintenant, hein ? dit Katsuk en montrant le ciel. Complètement exposés à la vue des machines infernales qui nous recherchent, hein ? Sans parler des hommes qui pourraient nous voir de la vallée. Ils pourraient nous identifier avec des jumelles. Le garçon lui jeta un regard noir. — Pourquoi dis-tu machines infernales au lieu d’hélicoptères ? Tu sais ce que c’est. — C’est vrai. Je sais ce que tu crois que c’est. Mais des gens différents voient les choses différemment. David se détourna. Il se sentait farouchement résolu à prolonger ce moment à découvert. La faim et la fatigue l’aidaient maintenant. Elles minaient ses forces mais nourrissaient sa rage. Brusquement, Katsuk se mit à rire et vint s’asseoir près de lui. — Très bien, Hoquat. Je vais te démontrer le pouvoir de Corbeau. Nous allons nous reposer ici pendant qu’il fait chaud. Tu peux scruter l’horizon tant qu’il te plaira. Corbeau nous dissimulera même si une machine infernale passe juste au-dessus de nos têtes. Il le croit réellement ! se dit David. Katsuk roula sur le côté et observa son captif. Comme il était étrange que Hoquat ne conçoive pas l’existence de Tamanawis. Le garçon allait attendre et attendre en espérant et en priant. Mais Corbeau avait parlé. La robe était chaude et apaisante sous lui. Katsuk roula sur le dos et regarda autour de lui. Un tremble poussait sur le côté de leur aire exposé au soleil. Les frémissements du soleil éclatant sur les feuilles du tremble lui firent penser à la vie de Hoquat. Oui, Hoquat est ainsi : frissonnant au moindre souffle, tantôt chatoyant, tantôt ténébreux, tantôt innocent, tantôt malfaisant. — Tu ne crois pas vraiment à ces histoires de corbeau, dit le garçon. — Tu verras, répondit doucement Katsuk. — Au camp, un gars a dit que tu étais allé à l’université. On doit t’apprendre à l’université que ces histoires sont ridicules. — Oui, je suis allé à l’université hoquat. On y enseigne l’ignorance. Je ne pouvais pas apprendre l’ignorance, même si tout le monde l’étudiait. Peut-être suis-je trop bête. Katsuk souriait au ciel, suivant nonchalamment du regard une orfraie qui s’élevait et décrivait des cercles haut au-dessus d’eux. David observait son ravisseur à la dérobée, songeant que l’homme ressemblait à un gros félin qu’il avait vu au zoo de San Francisco; allongé sur son rocher, prenant ses aises avec indolence, le pelage fauve terni par une couche de poussière, les yeux mi-clos flamboyant tout d’un coup puis se refermant à demi. — Katsuk ? — Oui, Hoquat. — Ils vont te prendre et te tuer. — Seulement si Corbeau le permet. — Tu étais probablement si stupide qu’ils n’ont pas voulu te garder à l’université ! — Ne l’ai-je pas reconnu ? — Qu’est-ce que tu connais, toi ? Katsuk perçut la rage et la peur dans la voix du garçon et se demanda quel genre de fils il avait été. Il était facile de considérer cette étape de la vie du garçon comme achevée — complètement révolue. Il ne connaîtrait jamais les rides de l’âge. Il avait accepté trop de mensonges. Même sans un Katsuk, il n’aurait jamais connu les richesses d’une vieillesse paisible. — Tu ne connais rien ! insista le garçon. Katsuk changea de position en haussant les épaules et choisit une tige d’herbe dans une fente du rocher. Il fit glisser la tige hors de son enveloppe et commença à mâchonner le suc. David sentit l’acidité dans le fond de sa gorge. — Tu es stupide, c’est tout, marmonna-t-il. Lentement, Katsuk tourna la tête et considéra le garçon. — Dans ce lieu, Hoquat, c’est moi le professeur et c’est toi qui es stupide. Le garçon s’écarta en roulant et regarda fixement le ciel. — Regarde là-haut autant qu’il te plaira, dit Katsuk. Corbeau nous dissimule aux recherches. Il dégagea un autre brin d’herbe de son enveloppe verte et le mâchonna. — Professeur ! ricana le garçon. — Et tu es lent à apprendre. Tu as faim, et pourtant il y a de la nourriture tout autour de nous. Le regard juvénile se porta sur l’herbe dans la bouche de Katsuk. — Oui, cette herbe. Elle contient beaucoup de sucre. Tout à l’heure, quand nous avons traversé la rivière, tu m’as vu prendre les racines de ces roseaux, les laver et les mâcher. Tu m’as vu manger ces larves grasses, mais tu t’es seulement demandé à voix haute comment nous pourrions prendre des poissons. David sentit les mots se graver dans sa mémoire. De l’herbe croissait sur le rocher près de sa tête. Il arracha une tige d’un coup sec. Elle vint avec les racines. Katsuk pouffa, choisit une jeune pousse souple et lui montra comment extraire la tige tendre — lentement et fermement — sans arracher les racines. David mâchonna l’herbe, pour essayer au début. Trouvant cela sucré, il broya la tige avec ses dents. La faim lui nouait l’estomac. Il arracha une autre tige, puis une autre… — Tu as appris une leçon, l’interrompit Katsuk. Viens. Nous allons partir maintenant. — Tu as peur que ton corbeau ne puisse nous cacher. — Tu veux un test scientifique concluant, hein ? Très bien, reste où tu es. Katsuk se tourna et pencha la tête sur le côté pour écouter. Cette pose stimula les sens de David. Il perçut dans l’air le bruit d’un moteur et comprit que Katsuk devait l’avoir entendu depuis un certain temps. C’était donc pour cela qu’il avait voulu partir ! — Tu l’entends ? demanda Katsuk. David retenait son souffle. Le bruit devenait plus fort. Son cœur battait à se rompre. Katsuk s’allongea sans remuer la tête. Si je me relève pour faire des signes, il va me tuer, se dit David. Katsuk ferma les yeux. Il sentait dans son cerveau des éclairs en nappes, un ciel intérieur rempli de feu. C’était une épreuve fondamentale. Il pria pour retrouver le sentiment intérieur de puissance. C’est Katsuk… Le bruit de l’hélicoptère s’appesantissait sur ses sens. David regardait vers le sud-ouest à travers le tremble qui ombrageait leur rocher. Le bruit venait de cette direction. Il devenait plus fort… de plus en plus fort. Katsuk restait étendu sans bouger, les yeux fermés. David avait envie de crier : « File ! » C’était insensé. Mais Katsuk allait se faire prendre s’il restait ici. Pourquoi ne se levait-il pas pour s’enfuir dans les arbres ? David fut saisi d’un tremblement incontrôlable. Un point se déplaçait dans le ciel au-dessus du tremble. David le fixait, pétrifié. L’hélicoptère était haut mais bien en vue. David suivit son passage du regard : un gros hélicoptère traversant un coin de ciel bleu entre des nuages. Il volait de droite à gauche dans le ciel dégagé à un peu plus d’un kilomètre. Il aurait suffi à l’un de ses occupants de regarder dans cette direction pour distinguer deux silhouettes sur le haut escarpement rocheux. Le gros appareil traversa la crête du versant opposé de la vallée. De hauts arbres le dérobèrent petit à petit à la vue. Le bruit décrut. Tandis qu’il s’évanouissait, un corbeau solitaire survola le rocher sur lequel était allongé David, puis un autre, et un autre encore… Les oiseaux volaient silencieusement, tendus vers quelque destination secrète. Katsuk ouvrit les yeux à temps pour voir le dernier d’entre eux. Le bruit de l’hélicoptère s’était tu. Il regarda le garçon. — Tu n’as pas essayé d’attirer leur attention. Pourquoi ? Je ne t’en aurais pas empêché. Le regard de David glissa sur le couteau à la taille de Katsuk. — Si, tu l’aurais fait. — Non, je ne l’aurais pas fait. David perçut un élan dans ces mots, une confidence qui était l’expression de la vérité. Il eut une réaction d’amère frustration. Cela lui donna envie de s’enfuir en pleurant. — Corbeau nous cache, dit Katsuk. David pensa aux oiseaux qui avaient volé au-dessus de lui. Ils étaient arrivés après que l’hélicoptère eut disparu. Cela n’avait pas vraiment de sens pour lui, mais David avait l’impression que le vol des oiseaux avait été un signal. Il avait l’étrange sensation que les oiseaux avaient communiqué avec Katsuk d’une manière intime. — Je n’ai pas besoin de te tuer aussi longtemps que Corbeau nous protège. Sans la protection de Corbeau… eh bien… David s’écarta en pivotant sur lui-même. Dés larmes lui piquaient les yeux. J’aurais dû me relever pour faire des signes ! J’aurais dû essayer ! D’un seul mouvement plein de souplesse, Katsuk se leva. — Nous partons maintenant. Sans un regard en arrière pour voir si le garçon le suivait, Katsuk traversa le rocher dénudé et s’enfonça dans les arbres de la pente proche. Il sentait de la pluie dans ce vent de sud-ouest. Il allait pleuvoir pendant la nuit. Extrait d’un article soumis au Daily de l’Université du Washington par Charles Hobuhet : En ce qui concerne, la chair, vous autres, les Blancs, agissez d’après des convictions fragmentées. Vous tombez de là dans la solitude et la violence. Vous ne soutenez pas vos semblables et vous vous plaignez de ne pas être soutenus, vous réclamez la liberté à cor et à cri tout en rationalisant les servitudes que vous vous êtes vous-mêmes imposées. Vous existez en permanente tension entre la tyrannie et la duperie. A cause de toutes vos trompeuses prétentions et vos tortueuses tricheries, vous affirmez être prêts à courir tous les risques pour accéder à un bonheur égal pour tous. Mais vos paroles sont sans risque. David palpa les deux petits cailloux dans sa poche — un pour chaque jour. Le second jour avec ce fou. Ils avaient dormi et somnolé durant la nuit sous une saillie qui les protégeait de la pluie. Katsuk avait refusé d’allumer un feu, mais il était parti seul dans la forêt et avait rapporté la nourriture : une bouillie grisâtre dans un récipient d’écorce. David l’avait avalée gloutonnement, en savourant l’âcre douceur. Katsuk lui avait alors expliqué qu’il s’agissait de racines de lis hachées avec des larves et des fourmis rouges sucrées. Devant la répulsion qui s’était peinte sur le visage de David, Katsuk avait éclaté de rire et lui avait dit : — Si tu fais le délicat ici, cela peut te tuer aussi vite que n’importe quoi. C’est de la bonne nourriture. Elle contient tout ce dont tu as besoin. Plus que tout autre argument, le rire de Katsuk avait triomphé des objections de David. Il avait recommencé à manger la bouillie grisâtre à la première clarté de l’aube au-dessus des arbres. Le matin, il avait suivi Katsuk pendant deux heures avant que ses vêtements ne sèchent. Il y avait des sapins au-dessus de leur tête maintenant. D’anciennes entailles formaient sur le tronc de certains arbres des balafres obliques. Katsuk avait reconnu les marques et en fournit l’explication à David. C’était une voie que ses ancêtres avaient suivie. Des fougères et de la mousse s’enchevêtraient au pied des arbres, masquant l’ancienne piste, mais Katsuk affirma que c’était la voie. Le ciel s’obscurcit. David se demanda s’il allait encore pleuvoir. Devant lui, Katsuk s’arrêta et observa les alentours. Il se retourna et regarda le garçon progresser avec difficulté derrière lui — enjambant des souches moussues, contournant de grandes touffes de fougères. Katsuk regarda la pente qui descendait devant lui. L’ancienne piste d’élans que son peuple avait utilisée passait quelque part en bas. Il allait bientôt la croiser et suivre le chemin de ses frères sauvages. Le garçon arriva à sa hauteur et s’arrêta en haletant. — Reste plus près de moi, dit Katsuk. Il se remit en route, contourna une souche moussue et remarqua en dessous une minuscule toile d’araignée couverte de rosée. II voyait tout autour de lui une forêt de branches moussues — chaque branche drapée de mousse comme de la laine verte étendue pour sécher. La lumière tantôt vive, tantôt voilée quand des nuages éclipsaient le soleil, rendait alternativement les couleurs amorties et emplissait la forêt de verts rutilements. Pendant une période de vert terne, le soleil apparut soudain et darda un rayon qui transperça le feuillage des arbres jusqu’au sol de la forêt. Katsuk traversa le jet de lumière puis baissa la tête pour passer sous de sombres rameaux. Il entendait derrière lui des branches qui accrochaient le garçon, l’égratignaient, glissaient sur lui. Au-delà du passage obscur Katsuk s’arrêta, tendit la main et saisit le garçon pour l’empêcher de passer devant. La piste était juste devant eux, à une soixantaine de centimètres en contrebas d’un talus escarpé. Elle descendait vers la gauche. Des chaussures de randonnée avaient imprimé leurs traces sur la terre meuble. David vit la tension de Katsuk et tendit l’oreille pour entendre le bruit des randonneurs. Les traces paraissaient fraîches. Des filets d’eau coulaient le long de la piste mais n’avaient pas encore rempli les empreintes. Katsuk se tourna pour regarder le garçon et fit de la main un geste signifiant clairement qu’il fallait remonter par où ils étaient venus. David secoua la tête. — Quoi ? Katsuk regardait vers le haut de la butte derrière lui. — Ce gros arbre mort devant lequel nous sommes passés, dit-il. Retourne là-bas et cache-toi derrière. Si je vois ou entends le moindre signe de ta présence, je te tue. David fit un pas en arrière, se retourna et remonta jusqu’à l’arbre. C’était un cèdre dont l’écorce était invisible sous la mousse, mais le long du tronc des branches vivantes se dressaient vers le ciel. Katsuk lui en avait montré un autre et l’avait appelé un tronc nourricier. Un jour, les branches deviendraient des arbres. David enjamba le tronc. Il s’accroupit derrière et il fouilla l’ombre du regard. Ses yeux cherchaient de la couleur, du mouvement. Dans le silence, il prit conscience du bruit continuel de l’eau dégouttant tout autour de lui. Il sentait toute l’humidité du lieu. Il avait les pieds trempés et l’eau formait une tache sombre sur son pantalon presque jusqu’à la taille. Il faisait froid. Katsuk descendit sur la piste et prit à gauche en suivant la direction des empreintes des randonneurs. Il suivit la piste d’une démarche souple qui avait un caractère surnaturel — la peau brune, le pagne blanc qui accrochait le regard de David. La piste faisait un coude vers la droite. Katsuk tourna avec elle. Seules sa tête et ses épaules demeuraient visibles pour le garçon qui l’observait. Brusquement, beaucoup plus bas à flanc de coteau, David vit de la couleur et du mouvement — un groupe de randonneurs. Comme si la vision avait ouvert l’air au son, il entendit alors leurs voix : aucune parole discernable, mais des rires soudains et un cri. David s’enfonça un peu plus derrière l’arbre et coula précautionneusement un regard dans un enchevêtrement de branches mortes. Ce faisant, il se demanda : Pourquoi me cacher ? Pourquoi ne pas me faufiler derrière Katsuk pour rejoindre ces randonneurs ? Ils me protégeraient contre lui. Mais il sentait que sa propre destruction dépendait d’un seul mouvement. Une partie de Katsuk restait fixée sur son captif, un sens intérieur. Il y avait peut-être même des corbeaux à proximité. David restait accroupi, tendu et tremblant. Katsuk s’était arrêté, la tête et les épaules visibles au-dessus du talus de la piste. Il leva les yeux vers David puis regarda la piste derrière lui. David entendit alors du bruit sur la piste et, la gorge sèche, essaya de déglutir. D’autres randonneurs ? Je pourrais crier, se dit-il. Mais il savait qu’au premier cri Katsuk reviendrait, avec le couteau. Des pas lents et pesants devinrent audibles. Un jeune homme barbu descendait la piste. Il portait haut sur les épaules un havresac vert. Ses cheveux longs étaient retenus au-dessus du front par un foulard rouge. Cela lui donnait un air curieusement primitif. Le marcheur ne regardait ni de droite ni de gauche, mais gardait son attention fixée sur la piste. Il avançait d’une démarche raide, talonnant le sol en l’ébranlant. David se sentait hébété de peur. Il ne pouvait plus voir Katsuk, mais il savait que l’homme se tenait à l’affût quelque part là-bas. Il devait s’être embusqué plus bas pour observer le randonneur. Tout ce que j’ai à faire, c’est me relever et crier, se dit David. Les autres randonneurs n’entendraient peut-être pas, mais celui-ci, oui. Il passait juste devant la cachette de David. Mais les autres randonneurs étaient loin devant. Il y avait un cours d’eau au fond de cette gorge. Son bruit couvrirait tous les sons provenant d’ici. Katsuk tuerait ce type… et moi ensuite, se dit David. Il m’a dit ce qu’il ferait… et il parlait sérieusement. Le randonneur barbu arrivait au tournant. Il allait voir Katsuk d’un moment à l’autre, ou bien passer devant lui sans rien remarquer. Que faisait Katsuk ? Depuis plusieurs minutes, Katsuk sentait qu’une épreuve de volonté atteignait son point culminant. Dans ce passage obscur avant d’atteindre la piste, il avait ressenti une étrange peur de trouver son nom secret gravé quelque part — sur un arbre, une souche ou un tronçon de bois. Aux rares endroits découverts, il avait levé les yeux vers le ciel — tantôt gris, tantôt éclatant comme du verre bleu-vert. C’était un cristal sans forme, mais prêt à prendre n’importe quelle forme. Peut-être son nom était-il écrit là-haut. Un chancre gris et bulbeux sur une vieille souche l’avait rempli de pressentiments. Il avait pensé à Hoquat qui le suivait comme un chiot en laisse. Preneur d’Ames m’a donné du pouvoir sur Corbeau, mais ce n’est pas suffisant, s’était-il dit avec étonnement. Il se demanda s’il y avait une seule chose dans ces montagnes qui avait le pouvoir de remettre son univers en ordre parfait. Une vision de Janiktaht envahit son esprit : une tête avec du sable sur les joues, une tête tournée vers l’obscurité des algues, le visage apparaissant avec ses imperfections. Le fantôme de Janiktaht ne pouvait remettre les choses en place. Il entendit les voix et les rires des marcheurs au-dessous de lui et se dit que c’étaient des gens qui l’accablaient de sarcasmes. Il entendit le traînard solitaire approcher. La forêt fut soudain un morne univers gris-vert écrasé sous un ciel de plomb. Le vent était tombé sous les arbres, et dans ce silence nouveau, avec les chants d’oiseaux et un orage qui se préparait, Katsuk crut qu’il n’entendait battre son cœur que quand il se déplaçait, et qu’il arrêtait de battre quand lui-même s’arrêtait. Il sentit alors la haine monter en lui. De quel droit ces hoquats s’amusaient-ils dans sa forêt ? Il ressentit toutes les défaites de son peuple. Leurs sanglots, leurs serments et leurs lamentations trouvaient en lui une résonance, cortège d’ombres qui n’avaient pas été vengées. Le marcheur barbu sortit du tournant, la tête baissée, la démarche trahissant toute sa fatigue. Son sac était trop lourd, bien entendu, bourré de choses dont il n’avait nullement besoin ici. Katsuk réalisa avec saisissement qu’il avait déjà vu cette face barbue — sur le campus de l’université. Il était incapable de mettre un nom dessus, c’était simplement un étudiant qu’il avait déjà vu et qu’il reconnaissait. Cela l’ennuya de ne pouvoir mettre un nom sur ce visage. Au même instant, le barbu vit Katsuk accroupi sur la piste et s’arrêta net. — Qu’est-ce… Le jeune homme secoua la tête et reprit : — Mais, c’est Charlie le Chef ! Hé ! qu’est-ce que tu fais ici dans cet accoutrement ? Tu joues aux cow-boys et aux Indiens ? Katsuk se redressa. Cet idiot n’est pas au courant. Bien sûr que non. Il est venu dans ma forêt sans apporter de radio. — Je m’appelle Vince Debay, tu te souviens ? dit le marcheur. Nous étions ensemble dans ce cours d’Anthro Trois cents. — Salut, Vince, dit Katsuk. Vince appuya son sac contre le talus et prit une longue inspiration. Les questions qu’il se posait se lisaient sur son visage. Il ne pouvait s’empêcher de reconnaître l’étrangeté de cette rencontre. Il s’était peut-être souvenu de ce visage, mais il devait savoir que ce n’était pas le même Charlie le Chef que celui qu’il avait connu dans le cours d’Anthro Trois cents. Il devait le savoir ! Katsuk sentit la haine lui couvrir le visage d’un vieux masque aussi sec et plissé qu’une mue de serpent abandonnée. Vince devait certainement le voir. — Je suis crevé, dit Vince. Il nous a fallu toute la matinée pour venir du Kimta. Nous espérions atteindre le refuge Finley avant la nuit, mais cela paraît mal parti. Il fît un geste de la main. — Hé, tu sais, ce n’était qu’une plaisanterie… pour les cow-boys et les Indiens. Je ne voulais pas t’offenser. Katsuk hocha la tête. — T’as vu les autres ? demanda Vince. Katsuk secoua la tête. — Et pourquoi ce pagne ? demanda Vince. Tu n’as pas froid ? — Non. — Je me suis arrêté pour fumer un peu d’herbe. Les autres doivent presque être arrivés en bas maintenant. Il regarda derrière Katsuk. — Je crois les entendre. Eh ! les gars ! Il avait hurlé les derniers mots. — Ils ne peuvent pas t’entendre, dit Katsuk. Ils sont trop près de la rivière. — Je pense que tu as raison. Je dois le tuer sans colère, se dit Katsuk, un acte d’ironie. Je dois supprimer de ma forêt une chose nuisible et venimeuse. Ce sera un événement dans lequel le monde pourra se voir. — Eh ! Chef, dit Vince, Je te trouve bien silencieux. Tu es furieux contre moi ou quoi ? — Je ne suis pas en colère. — Ouais… bon, tant mieux. Tu veux un peu d’herbe ? II m’en reste une quinzaine de grammes. — Non. — Qualité extra, tu sais. Je l’ai achetée la semaine dernière à Belligham. — Je ne fume pas votre marijuana. — Oh ! Mais qu’est-ce que tu fais ici, toi ? — Je vis ici. Je suis chez moi. — Allons donc ! Dans cet accoutrement ? — C’est ce que je porte quand je cherche une laideur de l’esprit. — Une quoi ? — Une chose grâce à laquelle les hommes peuvent reconnaître la santé de l’âme. — Tu me fais marcher. Il faut en finir, se dit Katsuk. Je ne peux pas le laisser partir et signaler qu’il m’a vu. Vince glissa une épaule sous une bretelle du havresac. — Drôlement lourd, ce sac. — Tu ne t’es pas encore aperçu, dit Katsuk, qu’il vaut mieux avoir suffisamment que trop. Un rire nerveux secoua la gorge de Vince. — Bon, dit-il, il faut que je rattrape les autres. Salut, Chef. Il se courba pour glisser les épaules dans les bretelles, souleva le sac du talus et passa devant Katsuk. Une peur évidente se manifestait dans ses gestes. Je ne peux pas avoir pitié, se dit Katsuk. La terre s’affaisserait sous mes pieds. Il faut que mon couteau pénètre proprement dans le corps de ce jeune marcheur. Il sortit le couteau de sa gaine et s’avança derrière Vince. Le couteau doit rendre hommage à son sang et forcer l’heure de la mort. La naissance doit s’achever par la mort, les yeux vitreux, la fin de la mémoire, la fin du cœur, la fin du sang, la fin de toute la chair… le miracle achevé. Tout en se disant cela, il passa à l’action : la main gauche dans les cheveux de Vince, tirant d’un coup sec la tête en arrière, la main droite passant vivement par-dessus l’épaule pour trancher avec le couteau la gorge offerte. Il n’y eut pas de cri, seulement le corps s’affaissant en arrière, guidé par la main plongée dans les cheveux longs. Katsuk ploya un genou sur lequel il reçut le poids du sac et maintint debout le corps agité de soubresauts. Un jet rouge giclait de la gorge tranchée, de la couleur claire d’une jeune vie jaillissant comme une fontaine éclatante pour retomber sur la piste — un pétale de rose jaillissant, diminuant, tantôt doucement et tantôt écumant, puis resurgissant, tandis que le corps tressaillait puis s’immobilisait. C’était fait. Katsuk sentit que ce moment l’avait suivi toute sa vie et venait de le rattraper. Une fin et un début. Il continua de soutenir le corps et se demanda quel âge avait eu le jeune homme. Vingt ans ? Peut-être. Quel qu’ait été son âge, tout s’était terminé ici — les plaisirs et le temps qui passe, tout cela n’était plus qu’un rêve. Katsuk sentait ses pensées tourbillonner après ce qu’il avait fait. D’étranges visions s’emparaient de sa conscience : rien qu’un rêve, obscur et secret, un sinistre profil, des nuages sous l’eau, des membres d’air se déplaçant avec des ondes liquides de jade, un cristal vert, un fluide gravant des traces dans sa mémoire. Cette terre avait du sang vert. Il sentit le poids du corps flasque. Cette chair avait été un élément minime dans un univers trop vaste. Maintenant elle disparaissait. Il laissa tomber le corps sur le côté gauche, se redressa et leva les yeux vers l’arbre mort derrière lequel était caché Hoquat. Le coteau fut soudain baigné d’une lumière verte quand les nuages laissèrent percer le soleil. Au plus profond de lui-même, Katsuk se mit à prier : Corbeau, Corbeau, garde ma haine vive. Ô Corbeau, fais que je reste terrible dans ma vengeance. C’est Katsuk, qui a passé trois nuits dans ta forêt, qui n’a pas pris garde aux épines, mais qui a accompli ta volonté. C’est Katsuk, ta torche, qui embrasera ce monde. Norman Hosbig, agent spécial du F.B.I., bureau de Seattle : Le fait que nous soupçonnons qu’il a pu rejoindre une ville ne signifie pas que nous arrêtons les recherches dans ce territoire sauvage. A ce jour, nous avons sur place près de cinq cents personnes qui participent aux recherches à leurs différents stades. Nous disposons dans le parc de seize appareils — dont neuf hélicoptères. J’ai lu un journal du matin où l’on parle d’une étrange sorte de conflit, moderne contre primitif. Je ne vois pas du tout les choses de cette manière. Je ne vois pas comment il pourrait suivre ces pistes sans se faire repérer, avec tous les gens qui prennent part aux recherches. Se relevant de sa cachette, David, frappé d’épouvante, avait assisté au meurtre. Ce jeune marcheur qui était si plein de vie… ce n’était plus qu’un cadavre maintenant. Les yeux de Katsuk étaient des choses effrayantes qui fouillaient l’obscurité du coteau. Étaient-ils à la recherche d’une autre victime ? David avait l’impression que les yeux de Katsuk, enfouis dans des profondeurs intimes, remontaient maintenant à la surface — bruns, terribles et profonds, venant de si loin. Les jambes flageolantes, David commença à gravir le coteau derrière sa cachette. Il savait que son visage était déformé par la terreur et son souffle désordonné, précipité et court. Mais il ne parvenait guère à contrôler ses muscles. Tout ce qu’il voulait, c’était la délivrance. Lentement, il se mit en route, se déplaçant parallèlement à la piste. Il .devait trouver les autres randonneurs. Finalement, il descendit la pente, trébuchant sur des troncs morts et des branches. Le mouvement lui permit de retrouver une partie de son contrôle musculaire. Il commença à courir en débouchant des arbres sur une portion inférieure de la piste. Il ne voyait ni n’entendait ni les autres marcheurs ni Katsuk. Il courait à toutes jambes maintenant. Il n’avait rien d’autre à faire que courir. Comme une illusion visuelle, Katsuk vit le garçon qui courait — les cheveux flottants, une tête ailée, un être de lumière se mouvant au ralenti : ivoire avec un éclat intérieur, splendide et doré, glissant sur le fond vert de la forêt et de l’air. Ce n’est qu’à ce moment-là que Katsuk réalisa qu’il était, lui aussi, en train de courir. Il descendit tout droit la pente à longues foulées voraces. Il déboucha sur la pisté en lacet au moment où Hoquat sortait d’un coude au-dessus de lui, happa le garçon en pleine course et le jeta au sol. Katsuk resta par terre quelques instants, reprenant haleine. Quand enfin il put parler, les mots jaillirent comme une suite de vociférations véhémentes presque dépourvues de sens, des syllabes furieusement martelées. — Merde ! Merde ! Merde ! Je te l’avais dit ! Reste par terre… Mais Hoquat restait sans connaissance, ayant heurté de la tête une souche en bordure de la piste. Katsuk se mit sur son séant, souriant, toute sa colère envolée. Comme Hoquat avait eu l’air risible — l’envol mal assuré d’un oisillon tout frais sorti du nid. Corbeau avait, en vérité, tout envisagé dans l’univers. Il y avait une plaie saignante sur la tempe de Hoquat. Katsuk posa la main sur la poitrine du garçon, sentit que le cœur battait et vit de la buée se former quand le garçon respirait. Le cœur, la respiration… ces deux choses n’en faisaient qu’une. Il se sentit accablé de tristesse. Ces bûcherons sur la route de la Push ! Regardez ce qu’ils avaient fait. Ils avaient tué Janiktaht. Ils avaient tué ce garçon allongé sous son bras. Pas pour l’instant, peut-être… mais tôt ou tard. Ils avaient tué Vince, qui se refroidissait là-haut sur la piste. Il n’y aurait pas de fils issus de Vince. Pas de filles. Pas de rire retentissant après lui. Plus maintenant. Tous tués par ces hoquats ivres. Qui pouvait dire combien de gens ils avaient tués ? Comment les hoquats pouvaient-ils ne pas comprendre ces choses qu’ils provoquaient avec leur propre violence ? Ils demeuraient aveugles aux faits les plus évidents, refusant de voir les conséquences de leur conduite. Un esprit-ange pouvait descendre du ciel et leur montrer la clef de leurs actions, ils nieraient l’existence de cet esprit. Que diraient les neuf hoquats ivres s’ils voyaient la chair morte de Vince là-haut sur la piste ? Ils se mettraient en colère. Ils diraient : Nous n’avons pas fait cela ! Ils diraient : Nous avons juste eu un petit divertissement innocent. Ils diraient : Bon Dieu ! Ce n’était qu’une petite klooch ! Depuis quand cela leur fait-il du mal de s’envoyer en l’air ? Katsuk pensa à Vince marchant sur le campus — pas assez innocent pour satisfaire Preneur d’mes, mais croyant ingénument au bien-fondé de ses propres jugements. Un sacrifice préliminaire, pour tracer la voie. Vince avait durement jugé son propre peuple, s’était associé aux insignifiantes rébellions de son temps, mais n’avait jamais essayé de voir assez loin pour découvrir une voie dans son monde. Sa mort soudaine n’avait été qu’une réaction. Katsuk se mit debout, chargea le garçon sans connaissance sur son épaule et commença à gravir péniblement la pente. Je ne dois pas avoir pitié, se dit-il. Je dois cacher le corps de Vince et reprendre la route. Hoquat remua sur l’épaule de Katsuk et gémit : — Ma tête… Katsuk remit le garçon sur ses pieds et le soutint. — Tu peux marcher ? Très bien. Nous allons continuer. Psaume de Katsuk écrit sur les blancs au dos de répertoires des pistes et laissé au dortoir des Cèdres : Vous avez amené votre dieu étranger qui vous tient à l’écart du reste de la vie. Il vous offre la mort comme Son don le plus précieux. Vos sens sont éblouis par Ses illusions. Vous donneriez Sa mort à toute la vie qui existe. Vous poursuivez votre dieu de l’idée de mort, le menaçant de mort, priant pour prendre Sa funeste place. Vous imprimez la marque du crucifix sur la face de la terre. Partout où il se pose, la terre meurt. Les cendres et la mélancolie seront votre lot pour le restant de vos jours. Vous êtes un mélange de mal et de magnificence. Vous dénaturez les faits avec vos mensonges. Vous foulez aux pieds les morts. Quel blasphème réside dans votre funeste affection d’amour ! Vous cultivez votre air de sincérité. Vous devenez un masque, transparent, une grimace avec un crâne derrière. Vous fabriquez vos idoles d’or par cruauté. Vous me déshéritez sur ma propre terre. Oui, par le tremblement et la peur de mon peuple, je vous flétris de toutes les anciennes malédictions. Vous mourrez dans une caverne creusée de vos propres mains et vous n’entendrez jamais plus le chant des oiseaux, ni les arbres murmurant dans le vent, ni la musique de harpe de la forêt. David s’éveilla à la clarté pâle de l’aube. Il tremblait de froid et d’humidité. La main de Katsuk lui serrait l’épaule et secouait, secouait. Katsuk portait des vêtements pris dans le havresac du marcheur mort : un pantalon en jean trop juste pour lui par-dessus son pagne et une chemise à carreaux. Il portait encore ses mocassins et le bandeau d’écorce de cèdre rouge autour de la tête. — Il faut te réveiller, dit Katsuk. David se dressa sur son séant. Un monde froid et gris l’étreignait. Il sentait la froideur humide de ce monde à travers tout son corps. Les vêtements que portait Katsuk lui firent penser à la mort du marcheur. Katsuk avait tué ! Et si rapidement ! Ce souvenir suscita un froid plus pénétrant que n’importe quoi d’autre dans la brume grise et rampante de ce territoire sauvage. — Nous allons bientôt partir, dit Katsuk. Tu m’entends, Hoquat ? Katsuk dévisagea le garçon, le voyant avec une étrange netteté, comme si la lumière terne et grise qui les entourait était concentrée en un projecteur illuminant chaque mouvement du visage juvénile. Hoquat était terrifié. Quelque part au fond de lui-même, le garçon avait correctement interprété la mort du marcheur. Une mort n’était pas suffisante. Le rite sacrificiel devait être mené à bonne fin. Hoquat ne devait pas laisser ce qu’il avait entrevu pénétrer dans le champ de sa conscience. Il devait le savoir tout en le niant. Trop de terreur risquait de ruiner l’innocence. Le garçon frissonna, un spasme subit et incontrôlable. Katsuk s’accroupit sur ses talons et se sentit saisi par un froid soudain, mais il garda une main sur le bras de Hoquat. La chair palpitait sous les doigts de Katsuk. Il y avait de la chaleur dans cette vie, un sens de la continuité. — Es-tu réveillé, Hoquat ? demanda Katsuk d’une voix pressante. David repoussa la main de l’homme et effleura du regard le couteau engainé à la ceinture de Katsuk. Mon couteau, songea David. Il a tué un homme. Comme si sa mémoire avait eu une vie propre, elle lui présenta l’image de sa mère lui recommandant d’être prudent avec « cet affreux couteau ». Il sentit un rire hystérique dans sa gorge et déglutit pour le réprimer. — Je serai de retour dans quelques minutes, Hoquat, dit Katsuk, et il s’éloigna. David se mit à claquer des dents. Hoquat ! se dit-il. Je suis David Marshall. Je suis David Morgenstern Marshall. Ce cinglé peut m’appeler Hoquat autant de fois qu’il voudra, cela ne changera rien. Il y avait un sac de couchage dans le havresac du randonneur. Katsuk avait fait un tapis de mousse et de branches de cèdre et avait étendu le sac de couchage dessus. Le sac avait été repoussé durant la nuit et était maintenant roulé en une boule humide. David l’enroula autour de ses épaules pour essayer de faire cesser son claquement de dents. Sa tête lui faisait encore mal à l’endroit où il l’avait heurté quand Katsuk l’avait projeté à terre. David pensa alors au marcheur mort. Après qu’il eut repris connaissance et avant de traverser la rivière, Katsuk avait forcé son captif à remonter la piste jusqu’au corps sanglant et lui avait dit : « Hoquat, retourne où je t’ai dit de te cacher et attends-moi là-bas. » David avait obéi de bonne grâce. Bien qu’il eût été résolu à ne pas regarder le corps du jeune homme, ses yeux ne cessaient de revenir se poser sur la blessure béante qu’il avait au cou. Il était remonté jusqu’à l’arbre mort moussu, avait caché son visage derrière et s’était abandonné à des sanglots sans larmes. Quand longtemps après Katsuk l’avait appelé, il portait le havresac. Il n’y avait plus sur la piste ni signe du corps ni traces sanglantes d’une lutte. Après cela, ils étaient restés pendant un certain temps à l’écart de la piste d’élans, grimpant parallèlement à elle et ne la reprenant que de l’autre côté d’un haut escarpement. A l’heure du crépuscule, Katsuk avait bâti un abri rudimentaire en plaques d’écorce de cèdre sous le couvert des arbres, au-dessus d’une rivière. Il avait rapporté cinq petits poissons de la rivière et les avait fait cuire sur un maigre feu dans l’abri. David pensa aux poissons, et leur goût lui remonta à la mémoire. Katsuk était-il parti chercher de la nourriture ? Ils avaient traversé la rivière avant de construire l’abri. Il y avait eu un sentier de randonnée bien balisé et une passerelle enjambant un banc de vase battu par les eaux. Les planches de la passerelle étaient humides et piquetées de taches de vase sur leur bord aval et tout autour d’eux l’air était plein d’écume. Katsuk était-il reparti là-bas pour prendre d’autres poissons ? Il y avait un écriteau près de la passerelle : PASSAGE AUTORISÉ À PIED OU À CHEVAL. Le gibier était abondant le long de la piste de la rivière. Ils avaient vu deux daines, un faon moucheté et un lapin brun détaler devant eux sur une courte distance avant de s’élancer dans le feuillage humide. Katsuk a peut-être posé un collet à lapin, se dit David. La faim lui nouait l’estomac. Ils avaient grimpé sous la bruine. La pluie tombait en fins panaches et aplatissait les fougères. Mais il ne pleuvait plus maintenant. Mais où était passé Katsuk ? David risqua un œil à l’extérieur de l’abri. C’était le monde froid et humide de l’aube, avec des canards cancanant au loin. C’était un monde spectral, une aube sinistre. Pas le moindre rayon de jour, rien qu’une grisaille confuse et incohérente. Je ne dois pas penser à la manière dont ce marcheur a été tué, se dit-il. Mais il n’y avait pas moyen d’échapper à ce souvenir. Katsuk l’avait fait sous les yeux de son captif. Un éclair de lumière sur l’acier et puis cette grande coulée de sang. David sentit sa poitrine frémir à l’évocation de cette image. Pourquoi Katsuk avait-il fait cela ? Parce que le marcheur l’avait appelé Chef ? Certainement pas. Pourquoi alors ? Cela pouvait-il être à cause des esprits que Katsuk ne cessait de mentionner ? Lui avaient-ils ordonné de tuer ? Il était fou. S’il écoutait les esprits, ils pouvaient lui ordonner de faire n’importe quoi. N’importe quoi. David se demanda s’il pouvait s’échapper dans ce matin brumeux. Mais qui pouvait savoir où se trouvait Katsuk en ce moment ? Le randonneur avait essayé de s’éloigner. Peut-être Katsuk attendait-il maintenant encore que son captif prenne la fuite. Après le meurtre, pendant toute la journée, David avait roulé dans sa tête des questions informulées. Quelque chose lui avait dit de ne pas poser ces questions à Katsuk. La mort du marcheur devait être laissée derrière eux. La rappeler était inviter à d’autres morts. Ils avaient fait une longue route depuis l’endroit affreux où le meurtre avait eu lieu. David, les jambes endolories par la fatigue, s’était demandé comment Katsuk pouvait soutenir une telle allure. Chaque fois que David s’était laissé distancer, Katsuk lui avait fait un signe de la main qui avait brandi le couteau. David se souvenait comme il avait accueilli avec plaisir la tombée du soir. Ils avaient fait halte à peu près une demi-heure avant la nuit. Il pleuvait. Katsuk avait ordonné au garçon d’attendre sous un cèdre tandis qu’il construisait l’abri. La gorge de la rivière s’était emplie d’une obscurité liquide qui coulait des versants noyés dans l’ombre. Le silence était tombé sur les bois trempés. Avec la nuit, la pluie s’était arrêtée et le ciel s’était dégagé. Des sons s’étaient élevés dans l’obscurité. David avait entendu des rochers remuant dans le lit de la rivière, les bruits d’un monde devenu chaos. Chaque fois qu’il avait fermé les yeux, l’image de cette gorge ouverte et poissée de sang et de l’éclat fugace du couteau avait été présente à sa mémoire. Longtemps, il avait gardé les yeux ouverts, scrutant à l’extérieur de l’abri l’obscur berceau de verdure. Un roc gris s’était matérialisé, accroché au versant opposé de la gorge, arraché à la nuit par le clair de lune. David avait fixé son regard sur lui. Le sommeil l’avait surpris avec ce regard craintif. Que faisait Katsuk ? S’enveloppant dans le sac de couchage, David rampa jusqu’à l’ouverture de l’abri. Il passa la tête dehors : tout était noyé dans une brume froide et flottante. On ne percevait à l’extérieur qu’une masse grise, humide et peuplée de formes indécises, comme si le brouillard essayait de se cramponner à la nuit. Où était parti Katsuk ? L’homme se matérialisa alors de l’une des formes indécises. Il sortit en marchant du brouillard comme s’il écartait un rideau et mit dans la main de David un cône d’écorce roulée. — Bois ça, lui dit-il. David obéit, mais ses mains tremblaient tellement qu’il répandit sur son menton une partie du liquide laiteux contenu dans le côrie. Le breuvage sentait les herbes et avait un goût amer. David suffoqua en le buvant. Cela lui fit d’abord froid dans la bouche, puis le brûla. Il déglutit convulsivement et faillit vomir. David tendit le récipient d’écorce en frissonnant. — Qu’est-ce que c’était ? demanda-t-il. Katsuk enleva le sac de couchage des épaules de David et commença à le rouler. — C’est la boisson de Corbeau. Je l’ai préparée hier soir. Il fourra le sac de couchage dans le havresac. — C’était du whisky ? demanda David. — Hein ? Et où aurais-je trouvé la boisson hoquat ? — Mais qu’est-ce… — C’est à base de racines. Ces racines te donneront des forces. Katsuk passa les bretelles du havresac sur ses épaules et se redressa. — Nous partons maintenant. David rampa hors de l’abri et se releva. En franchissant le seuil, Katsuk donna un coup de pied dans une des branches qui étayait l’abri. La construction d’écorce s’effondra avec fracas, soulevant un nuage de cendres de leur feu. Katsuk prit une branche, se dirigea vers un terrier d’animal au-dessus de l’abri et dispersa de la terre sur tout le sol circonvoisin. Quand il eut terminé, il avait créé l’impression que l’animal avait projeté la terre. Une boule de feu irradiait de la boisson dans l’estomac de David. Il se sentait bien éveillé et plein d’énergie. Ses dents avaient cessé de claquer. Katsuk jeta le bâton qui lui avait servi à disperser la terre. — Suis-moi de près, dit-il. Il monta en passant devant le terrier et disparut dans le brouillard. David, se baissant pour ramasser un caillou — son troisième, pour représenter le troisième jour — songea à laisser l’empreinte de ses pieds sur la terre frais répandue. Mais Katsuk s’était arrêté au-dessus de lui et observait. Contournant le terrier, David grimpa vers son ravisseur. Katsuk se retourna et reprit l’ascension. Pourquoi le suis-je tout bonnement ? se demanda David. Je pourrais m’enfuir et me cacher dans ce brouillard. Mais s’il me trouvait, il me tuerait. Il a encore le couteau. Une vision du marcheur assassiné lui remonta à la mémoire. Sûr qu’il me tuerait. Il est cinglé. Katsuk commença de psalmodier quelque chose dans une langue inconnue de David. C’était une mélopée grave qui reprenait sans cesse les mêmes syllabes. — Cinglé d’Indien, murmura David. Mais il le dit à voix basse, pour que les mots ne portent pas jusqu’à Katsuk. William Redek, chef des gardes forestiers du parc naturel : Vous savez, il faut bien comprendre à quel point cette contrée est vaste et désolée, en particulier le Territoire Sauvage. Nous savons, par exemple, que six petits appareils au moins se sont écrasés là-bas. Nous ne les avons jamais découverts, et ce n’est pas faute de recherches. En avons-nous fait des recherches ! Pas le moindre indice. Et ces épaves n’essaient pas activement de se soustraire à notre vue. — Pourquoi ramasses-tu ces cailloux ? demanda Katsuk. David montra les quatre cailloux dans sa main gauche. — Pour compter les jours. Cela fait quatre jours que nous sommes partis. — Nous comptons en nuits, dit Katsuk. Et Katsuk s’étonna d’essayer d’enseigner cette chose essentielle à un hoquat. Quatre cailloux pour les journées ou quatre cailloux pour les nuits, quelle différence cela pouvait-il faire pour un hoquat ? La nuit et le jour n’étaient que des séparations entre des degrés de peur pour le peuple de ce jeune homme. Ils étaient assis dans un autre abri d’écorce que Katsuk avait bâti et mangeaient les derniers morceaux d’une grouse que Katsuk avait prise au collet. L’unique clarté provenait du feu au milieu de l’abri. Il projetait des ombres rougeoyantes sur la construction grossière au-dessus de leur tête et luisait sur les nœuds faits de brins d’osier tordus qui soutenaient la charpente. Il faisait nuit noire dehors, et il y avait une mare qui avait réfléchi du cuivre en fusion au coucher du soleil. C’était maintenant une mare hantée pleines d’étoiles captives. Katsuk avait capturé la grouse sur un sapin géant près de la mare. Il l’avait appelé un arbre juchoir. Au-dessous, le sol était blanc de fientes de grouses. A la brune, les grouses somnolentes étaient venues se percher sur les branches du sapin, et Katsuk en avait capturé une avec une longue perche et un nœud coulant. David fit un renvoi, poussa un soupir et jeta les derniers os de grouse dans le foyer comme Katsuk le lui avait recommandé. Le lendemain matin, le trou et les os seraient recouverts et camouflés. Katsuk avait étalé des rameaux de cèdre sous le sac de couchage. Il s’étendit sous le duvet, les pieds vers le feu mourant. — Viens, dit-il. Dormons maintenant. David rampa autour du feu et se glissa sous le sac de couchage. Il était humide et poisseux de n’avoir pas été étendu pour sécher au soleil. Il avait une odeur aigre qui se mêlait à la fumée et à la graisse brûlée, à la sueur et au cèdre. Le feu se réduisit à quelques braises. David sentait la nuit l’envelopper. Les sons prenaient une apparence effrayante. Il sentait les aiguilles de cèdre le gratter. C’était un lieu si profondément étranger aux sons, aux images et aux odeurs de sa vie habituelle qu’il essaya d’évoquer des choses du passé qui auraient eu leur place ici. Tout ce qu’il put se remémorer fut le crissement ronronnant des pneus d’une voiture traversant un pont métallique, les fumées de la ville, le parfum de sa mère… rien ne cadrait. Les deux univers s’excluaient l’un l’autre. Doucement, il franchit le seuil de la conscience et glissa dans le sommeil où il fit un rêve. Un visage géant se penchait sur lui. C’était un visage qui ressemblait fort à celui de Katsuk — large, les pommettes saillantes, une épaisse crinière brune, une grande bouche. La bouche s’ouvrit et dit : — Tu n’es pas encore prêt. Quand tu seras prêt, je viendrai à toi. Alors tu prieras, et tu auras un vœu exaucé. La bouche se referma, mais la voix poursuivit : — Je viendrai à toi… viendrai à toi… à toi… toi ! Elle se répercutait dans son crâne et l’emplit de terreur. Il s’éveilla en tremblant, couvert de sueur et avec l’impression que la voix continuait quelque part. — Katsuk ? — Dors. — Mais j’ai fait un rêve. — Quel genre de rêve ? Il y avait de la vivacité dans la voix de l’homme. — Je ne sais pas. Cela m’a terrifié. — De quoi as-tu êvé ? David lui décrivit son rêve. — Tu as fait un rêve d’esprit, dit Katsuk d’une voix étrangement voilée. — C’était ton dieu ? — Peut-être. — Qu’est-ce qu’il signifie, Katsuk ? — Tu es le seul qui puisse le savoir. Katsuk luttait contre une sensation de vide dans sa poitrine. Un rêve d’esprit pour Hoquat ! Était-ce Preneur d’mes qui jouait un jeu maléfique ? Des histoires de ce genre circulaient. Quel fâcheux rêve ! On avait donné à Hoquat le droit de faire un vœu… n’importe quel vœu. S’il souhaitait quitter le territoire sauvage, Hoquat pouvait le faire. — Katsuk, qu’est-ce qu’un rêve d’esprit ? — C’est quand tu as un esprit-guide pour ton autre âme… dans le rêve. — Tu as dit que cela pouvait être un dieu. — Cela peut être un dieu ou un esprit. Il te dit ce que tu dois faire et où tu dois aller. — Mon rêve ne m’a pas dit où aller. — Ton rêve t’a dit que tu n’es pas encore prêt. — Prêt à quoi ? — À aller quelque part. — Oh ! Après un silence, David reprit : — Ce rêve m’a terrifié. — Ah ! Ah ! tu vois… la science hoquat ne vous libère pas de la terreur des dieux. — Tu crois vraiment ces histoires, Katsuk. — Écoute-moi ! fit Katsuk d’une voix basse et tendue. Chaque personne a deux âmes. L’une reste dans le corps. L’autre voyage haut ou bas. Elle est guidée par le genre de vie que l’on mène. L’âme qui voyage doit avoir un guide : un esprit ou un dieu. — Ce n’est pas ce qu’on enseigne à l’église. — Tu doutes, hein ? éructa Katsuk. Naguère, je doutais. Cela a failli me détruire. Maintenant, je ne doute plus. — Tu as un guide ? — Oui. — C’est Corbeau ton guide ? Katsuk sentir Preneur d’mes frémir en lui. — Tu ne comprends rien aux guides, Hoquat, dit-il. David se renfrogna dans l’obscurité. — Est-ce que seuls les Indiens peuvent… — Ne m’appelle pas Indien ! — Mais tu es… — Indien est un nom stupide. C’est vous qui nous l’avez donné. Vous avez refusé de reconnaître que vous n’aviez pas découvert les Indes. Pourquoi devrais-je vivre avec votre méprise ? David se souvint de Mrs. Parma. — Je connais une vraie Indienne de l’Inde. Elle travaille pour nous. Mes parents l’ont ramenée d’Inde. — Partout où vous allez, vous les hoquats, les indigènes travaillent pour vous. — Mais elle mourrait de faim si elle vivait encore en Inde. J’ai entendu ma mère en parler. Les gens meurent de faim là-bas. — Les gens meurent de faim partout. — Est-ce que les vrais Indiens peuvent avoir des guides ? — Tout le monde peut avoir un guide. — Est-ce qu’il suffît de rêver pour cela ? — On part dans la forêt et on prie. — Nous sommes dans la forêt. Je pourrais prier maintenant ? — Bien sûr. Demande à Alkuntam de t’envoyer un guide. — Est-ce qu’Alkuntam c’est votre nom pour Dieu ? — On peut dire ça. — C’est Alkuntam qui t’a donné ton guide ? — Tu n’y comprends rien, Hoquat. Endors-toi. — Mais comment ton esprit te guide-t-il ? — Je t’ai déjà expliqué. Il te parle. David se remémora son rêve. — Il parle dans ta tête ? — Oui. — C’est ton esprit qui t’a dit de m’enlever ? Katsuk se sentait harcelé par les questions du garçon, qui agitaient en lui des forces impétueuses. Preneur d’mes y frémissait, se déployait. David répéta sa question avec insistance. — C’est ton esprit qui te l’a dit ? — Tais-toi, ou je t’attache et te bâillonne, dit Katsuk. Il se retourna et allongea les pieds vers la chaleur qui subsistait dans les pierres entourant le foyer. C’est moi, Tamanawis, qui te parle… Katsuk entendit l’esprit si fort qu’il se demanda si le garçon ne pouvait l’entendre. On t’a donné le parfait innocent. — Quand ton esprit te parle-t-il ? questionna David. — Quand il y a quelque chose que l’on a besoin de savoir, murmura Katsuk. — Qu’ai-je besoin de savoir ? — Comment accepter ma pointe aiguë et piquante, souffla Katsuk. — Quoi ? — Tu as besoin de savoir comment vivre pour pouvoir mourir convenablement. D’abord, tu as besoin de vivre. La plupart d’entre vous, hoquats, ne vivent pas. — C’est ton esprit qui te fait raconter des inepties comme ça ? Katsuk sentit un rire hystérique dans sa gorge. — Endors-toi, ou je te tue avant que tu aies vécu. David perçut la violence contenue dans ces mots et se mit à trembler, l’homme était fou. Il était capable de tout. Il avait déjà tué. Katsuk sentit le tremblement du garçon, tendit la main et lui tapota l’épaule. — Ne t’inquiète pas, Hoquat. Tu vivras encore. Je te le promets. Pourtant, le tremblement du garçon persista. Katsuk se mit sur son séant, sortit la flûte ancienne de sa bourse et commença à souffler doucement. Il perçut le chant qui en sortait, des sons appelant la fumée dans l’abri. Pendant quelques instants, Katsuk s’imagina dans quelque lieu ancien et sûr en compagnie d’un ami, d’un frère. Ils partageraient la musique. Ils prépareraient la chasse du lendemain. Ils préserveraient la dignité du lieu et leur dignité mutuelle. David écoutait la musique grave et se laissait bercer par elle. Puis Katsuk s’arrêta et remit la flûte dans sa bourse. Hoquat respirait avec le rythme régulier du sommeil. Comme s’il s’agissait d’une chose de la réalité, quelque chose de visible et de palpable, Katsuk sentit un lien en train de se créer entre le garçon et lui-même. Était-il possible qu’ils fussent réellement frères dans cet autre monde qui vibrait invisiblement et silencieusement à côté du monde des sens ? Hoquat, mon frère, songea Katsuk. Extrait d’un écrit de Charles Hobuhet pour Philosophie 200 : Votre langage est rempli d’un sens du temps rigide qui nie la fluidité plastique de l’univers. L’ensemble de l’univers représente un organisme unique pour mon peuple. Ce sont les matériaux bruts de notre création. Votre langage le nie avec chaque mot que vous prononcez. Vous séparez l’univers en fragments isolés. Mon peuple se rend immédiatement compte que « l’embranchement de la nature » de Whitehead n’est qu’une illusion. C’est un produit de votre langage. Les gens qui programment vos ordinateurs savent cela. Ils disent : les résultats sont fonction de la qualité des données. Quand ils ont des produits de sortie inutilisables, ils se penchent sur le programme, sur le langage. Mon langage exige que je m’associe à mon environnement dans tout ce que je fais. Votre langage vous isole de l’univers. Vous avez oublié l’origine des lettres avec lesquelles votre langage est écrit. Ces lettres dérivent d’idéogrammes qui figuraient les mouvements dans l’univers ambiant. Dans la lumière indécise du matin, David se tenait sous un grand cèdre et palpait les cinq cailloux qui étaient dans sa poche. Il y avait de la rosée sur l’herbe tout autour du branchage du cèdre, comme si chaque étoile de la nuit avait laissé sa marque sur le sol. Katsuk était debout dans l’herbe, ajustant les bretelles du havresac. La lueur rouge du matin empourprait les pics derrière lui. — Où allons-nous aujourd’hui ? demanda David. — Tu parles trop, Hoquat. — Tu me dis toujours de me taire. — Parce que tu parles trop. — Comment vais-je apprendre si je ne parle pas ? — En ouvrant tes sens et en comprenant ce que tes sens te disent. Katsuk arracha une fronde de fougère et s’engagea à travers les arbres. Il frappait la fronde contre sa cuisse en marchant et écoutait le monde qui l’environnait — les bruits du garçon qui suivait, les animaux… Des cailles s’enfuirent dans une échappée à sa gauche. Il vit la tache jaune-brun de l’arrière-train d’un élan au loin dans la lumière vert mousse du matin. Ils grimpaient d’un pas ferme, leur haleine formant de blancs nuages de buée. Puis ils atteignirent un ensellement couvert de vieux sapins et plongèrent dans une lugubre vallée où des lichens poussaient comme des escarres sur les arbres. L’eau descendait leur piste en ruisselant, remplissant les traces profondes d’élans, mettant à nu de petites pierres, débordant vers la pente partout où des rigoles se formaient. Le bruit dominant autour d’eux était celui de leurs propres pas. A un moment, ils passèrent devant une tête d’écureuil abandonnée sur un tronc par un prédateur. Des oiseaux à la huppe noire et à la gorge blanche picoraient la tête. Ils n’interrompirent même pas leur repas lorsque les deux humains passèrent en marchant à un pas d’eux. Au pied de la vallée, ils débouchèrent des arbres sur la bordure de roseaux d’un petit lac. Au-delà du lac ils voyaient la ligne d’horizon gris-bleu voilée de brume ; des arbres d’un vert profond descendaient jusqu’à la rive opposée. Une langue de vase indiquait la présence d’un bas-fond sur la droite. Des traces de pattes d’oiseaux étaient imprimées sur la vase, s’entrecroisant d’une nourriture à une autre. Des harles se repaissaient avec vivacité le long de la rive opposée. Quand Katsuk et le garçon sortirent de l’abri des arbres, les canards s’envolèrent, battant l’eau avec un sifflement d’ailes, s’élevant au dernier moment et revenant décrire des cercles au-dessus dès intrus. — Mince alors ! s’exclama David. Quelqu’un est-il déjà venu ici ? — Mon peuple… bien des fois. Katsuk inspecta le lac. Les canards avaient été sur leurs gardes. Ce n’était pas bon signe. Un sapin abattu par le vent gisait en travers des roseaux et débordait sur le lac. Il avait le dos balafré par le passage d’innombrables sabots. Katsuk lâcha le havresac et monta sur le tronc. Il trembla sous lui. Il avança en zigzag entre les branches dressées jusqu’à un endroit dégagé près de l’eau et hésita. Une plume noire flottait à côté du tronc. Katsuk s’agenouilla et recueillit la plume. Il l’agita pour en chasser l’humidité. — Corbeau, murmura-t-il. C’était un signe ! Il piqua la plume dans son bandeau, assura d’une main son équilibre en tenant une branche et plongea la tête dans le lac pour boire. L’eau était froide. Le tronc vibra sous lui, et il sentit le garçon approcher. Katsuk se redressa et inspecta une nouvelle fois les alentours. Le garçon buvait en éclaboussant bruyamment. Il y avait un marais à l’extrémité supérieure du lac, et au-delà du marais une prairie traversée par un cours d’eau. Il sentit le garçon descendre du tronc et se retourna. Le havresac faisait un petit tas vert et discordant au-delà des roseaux. Il pensa à la nourriture qu’il contenait : un paquet de cacahouètes, deux tablettes de chocolat, des sachets de thé, un morceau de bacon, du fromage. Katsuk songea à toutes ces choses et se dit : Je n’ai pas encore suffisamment faim pour manger de la nourriture hoquat. Le garçon se tenait auprès du sac et attendait en le fixant. Il a suffisamment faim, se dit Katsuk. La stridulation d’une sauterelle s’éleva des roseaux. Katsuk revint vers le garçon et ramassa le havresac. — Je croyais que tu allais pêcher, dit David. — Jamais tu ne pourrais survivre seul dans ce pays, dit Katsuk. — Pourquoi ? — Il y a quelque chose qui ne va pas ici et tu ne le sens même pas. Viens. Katsuk fit passer ses épaules dans les bretelles du havresac et rebroussa chemin en s’enfonçant dans les arbres jusqu’à la piste de gibier qui longeait la rive du lac. David le suivit en se disant : Quelque chose qui ne va pas ici ? Il ne sentait que le froid mordant, et la manière dont chaque feuille qu’il touchait laissait sur lui son dépôt d’humidité. Katsuk tourna à gauche sur la piste de gibier et se mit à marcher à grandes enjambées — lentement, avec vigilance, chaque geste parfaitement accordé au rythme naturel de son environnement. Il se sentait entraîné dans le monde surnaturel de Preneur d’mes, éprouvant un transport extatique, retrouvant à chaque pas qu’il faisait un rite séculaire. La nature était trop sur le qui-vive. Quelque chose n’était plus à sa place ici… il y avait une impression de rupture, une qualité particulière du silence. Tout cela convergeait vers cette prairie à l’extrémité du lac. David essayait d’harmoniser ses mouvements avec ceux de Katsuk en se demandant : Qu’a-t-il vu ? La circonspection oppressante de leurs mouvements remplissait de danger la forêt autour d’eux. Ils passèrent devant un bouquet de framboisiers sauvages dont les fruits durs n’étaient pas encore mûrs. David regarda Katsuk s’arrêter pour scruter les taillis et vit les feuilles se balancer comme autant de langues lui parlant de ce lieu : les voix des taillis, des arbres, du lac — une conversation générale, mais intelligible seulement pour Katsuk. Y aurait-il d’autres marcheurs ? David trébucha sur une racine et se sentit pénétré à la fois d’espoir et de crainte. Au-delà du bouquet de framboisiers sauvages la piste s’élevait en suivant la pente. Katsuk entendit le garçon trébucher et reprendre l’équilibre ; on entendait le silence tapi dans la forêt et un ruisseau couler dans un maigre en bas sur sa gauche. La rosée de la piste avait laissé des traînées d’humidité le long des manches de la chemise du marcheur mort qu’il portait. Il sentait le froid mouillé sur sa peau et se dit qu’il serait agréable de porter une pelisse en peau de mouton. L’effet de cette pensée fut tel qu’il s’immobilisa, comme si la forêt lui avait lancé un avertissement. Un manteau hoquat ! Il savait que plus jamais il ne reverrait de pelisse en peau de mouton ni n’en sentirait la chaleur. C’était une absurdité hoquat. Et il comprit l’essence de l’avertissement : les vêtements hoquats l’affaiblissaient. Il allait devoir s’en débarasser avant longtemps ou bien être détruit. Lentement, il reprit l’ascension et entendit le garçon le suivre. Les arbres étaient trop denses au-dessous de lui pour qu’il pût voir la prairie, mais il savait que le danger se trouvait là-bas. Il se glissa sous une branche basse, changeant le havresac de position pour éviter qu’il frotte contre le bois. La piste bifurquait. Une branche descendait en direction de la prairie. Les arbres étaient plus clairsemés au-dessous de lui, mais toujours pas de perspective de la prairie. Katsuk se laissa descendre le long de la piste, contourna un gros épicéa et découvrit la prairie. La vive clarté qui la baignait faisait un heurt après l’ombre de la forêt. Le cours d’eau faisait une balafre rectiligne et sombre à travers les hautes herbes émaillées d’asphodèles et de lauriers des marécages. Les élans avaient laissé des foulées à travers l’herbage luxuriant et gravé l’empreinte de leurs sabots dans un gué boueux. Katsuk sentit le garçon ralentir l’allure derrière lui. Il inspecta la prairie. Brusquement, il agrippa le bras du garçon et ils se figèrent tous deux. Un petit d’élan mort était étendu dans la prairie, et de la vapeur s’en dégageait encore. Il avait la tête tordue sous le corps, la nuque brisée. De longues traces de griffes lui zébraient les flancs, rouges sur le fond brun. Katsuk ne remuait que les yeux, cherchant le grand félin qui avait fait cela. Cela ne ressemblait pas à un fauve d’abandonner un tel repas. Qu’est-ce qui l’avait effrayé ? Il parcourut la prairie des yeux, prenant brusquement conscience de la discordance existant en puissance dans le garçon accroupi à ses côtés. Hoquat n’était pas exercé au silence. Il pouvait attirer ce qui avait chassé le félin en l’effrayant. Katsuk sentait son ventre tendu comme une peau de tambour. Doucement, comme s’il n’avait pas eu de source, un mouvement ondulatoire parcourut les herbes hautes à l’autre extrémité de la prairie. Katsuk perçut la forme du félin dans l’herbe. Il sentit son cœur s’accélérer, une pierre battre dans sa poitrine. L’ondulation des herbes se déplaça en diagonale vers l’extrémité supérieure de la prairie, à l’endroit où le ruisseau sortait d’une muraille d’arbres. Qu’est-ce qui avait effrayé l’animal ? Katsuk sentit la colère monter en lui. Pourquoi n’y avait-il aucun signe pour spécifier le danger ? Il serra violemment le bras de Hoquat et commença à remonter lentement la piste, tirant le garçon après lui, insoucieux des branches brisées çà et là. Une grouse commença à crier quelque part derrière eux, très haut sur le coteau. Katsuk garda son attention fixée sur ce bruit et se déplaça dans cette direction. La prairie était maintenant partiellement dissimulée par l’écran des arbres. Il ne distinguait plus l’ondulation des herbes. Katsuk se débattait dans les affres de l’incertitude : il y avait quelque chose d’anormal dans cette prairie, de tellement anormal que cela hurlait. Ses lèvres étaient froides sous la langue, froides et gercées. David, effrayé par l’inspection silencieuse de Katsuk et leur soudaine retraite, se déplaçait aussi silencieusement que possible, se laissant tirer vers la grouse qui poussait son cri. Une ronce lui égratigna le bras. Il émit un sifflement de douleur. Mais Katsuk continua à le tirer, le forçant à presser le pas. Ils firent le tour de l’enchevêtrement relevé de racines d’un tronc nourricier, un long sapin parsemé de jeunes pousses qui se nourrissaient de lui. Katsuk tira le garçon derrière l’arbre mort en le forçant à s’accroupir. Ils regardèrent par-dessus l’arbre. — Qu’y a-t-il ? chuchota David. Katsuk plaqua la main sur sa bouche pour lui imposer silence. David repoussa la main, et au moment où il faisait ce geste, le claquement d’un coup de fusil dans la prairie se répercuta à tous les échos en roulant dans la vallée du lac. Katsuk attira le garçon à terre derrière l’arbre mort et resta allongé, tendu et prêtant l’oreille, la respiration courte et régulière. Un braconnier ! Ce ne peut être qu’un braconnier. La chasse est interdite par ici. Un coudrier ombrageait la cachette derrière l’arbre mort. Ses feuilles vert-jaune filtraient la lumière du soleil qui scintillait sur une araignée tendant ses fils entre deux fougères près de la tête de Katsuk. L’agile chasseur à la toile soyeuse lui parla de ce lieu. Braconnier. Dans cette vallée, le braconnier devait être quelqu’un de son propre peuple. Qui d’autre oserait utiliser cet endroit ? Qui d’autre aurait entendu parler des provisions cachées dans des bidons de métal enterrés, des huttes camouflées, de la caverne qui avait été une mine ? Pourquoi ceux de son peuple étaient-ils ici ? Il avait honoré tous les principaux esprits. Son haut fait était prêt à être chanté. Il en avait le plan dans son esprit, où Preneur d’mes l’avait imprimé. C’était une aiguille de tatoueur qui allait graver sa marque sur le monde entier ! Son peuple allait-il essayer de l’arrêter ? Rien ne pourrait l’arrêter. Le randonneur avait été tué. Son sang était une promesse à cette forêt. Le corps ne serait peut-être jamais découvert, mais Hoquat avait vu le sang couler, avait vu le jeune homme mourir. Hoquat ne pouvait plus vivre maintenant. Katsuk secoua la tête, laissant courir son regard à travers les taches de lumière, voyant sans la voir la roue argentée de la toile d’araignée. Non ! Il ne pouvait considérer le garçon comme un témoin du crime. Un témoin ? C’était une pensée hoquat. Qu’était-ce qu’un témoin ? La mort de Vince n’avait pas été un meurtre. Il était mort parce qu’il faisait partie d’un plus vaste dessein. Sa mort était une empreinte sur le Parfait Innocent, pour préparer la voie au sacrifice. Katsuk poussa un profond soupir. Il sentait Hoquat trembler à ses côtés — un petit animal de la forêt pris dans la toile et presque résigné à son sort. Le shérif Mike Pallat : Comprenez, cet Indien a perdu sa petite sœur il y a deux mois. Il adorait cette gosse. Il était toute sa famille, vous voyez. Après la mort de leurs parents, c’est lui qui l’a élevée presque tout seul. Elle s’est fait violer par une bande de salopards ivres, et puis elle s’est tuée. C’était une gentille petite. Cela ne m’étonne pas que Charlie ait perdu la boule. C’est ce qui arrive quand on envoie un Indien à l’université. Il apprend comment nous avons traité son peuple comme de la merde. Il se produit quelque chose… il retourne à l’état sauvage. David se dressa sur son séant dans les ténèbres vides. Il tremblait de peur et de froid. Il se frotta les épaules pour apaiser son tremblement et chercha quelque chose qui pût le situer dans un monde, n’importe quel point d’appui qui pût lui donner une idée de la réalité. Où était-il ? Il savait pourquoi il s’était réveillé. Un rêve s’était emparé de lui, l’entraînant au galop aux franges du réveil. Il l’avait mis en présence d’une pierre noire, puis d’eau verte et de verre onduleux. Une odeur d’huile rance avait chatouillé sa conscience. Quelque chose l’avait poursuivi. Quelque chose le serrait encore de près, lui chantant doucement des choses qu’il savait mais ne voulait pas entendre. Le seul fait de savoir que le chant contenait une signification le terrifiait. David exhala un souffle sanglotant. La peur ruisselait sur lui avec un bruit sourd de sueur et de course et le souvenir du rêve. Il sentait le pouls blanc doré de divinités et de la lumière du feu. La chose lourde de signification se rapprochait. Elle était juste derrière lui. Il sentait ses muscles impatients de courir. Il avait dans la bouche un goût de fer rouillé. Il sentait sa gorge se contracter en fortnant des sons qu’il ne pouvait émettre. La chose qui était derrière lui allait le rattraper ! Les paroles de son chant enveloppaient son esprit, un chuchotis blanc-gris, lisse comme le verre, promettant le bonheur tout en lui présentant la terreur. Le chant onirique persistait. David l’entendait et avait un goût amer dans la gorge. La terreur du rêve le baignait dans ce flot ténu de musique. Il frissonna, se demandant s’il rêvait encore, si la sensation de réveil n’était qu’illusion. Une étincelle de lumière orangée se forma dans l’obscurité. Il perçut un mouvement près de la lumière. Il avança précautionneusement la main gauche. Ses doigts rencontrèrent une surface en bois rugueux. La mémoire lui revint — une caverne voûtée aux parois en planches pourries. Katsuk les avait menés ici au crépuscule, cherchant sa route, partant en reconnaissance pendant que le garçon restait tapi dans l’ombre. C’était un lieu secret qu’utilisaient ceux de son peuple quand ils transgressaient la loi hoquat et chassaient le gibier dans ces montagnes. La lueur orangée était un vestige du minuscule feu que Katsuk avait allumé à l’entrée de la caverne. Des bras sortirent de l’ombre et se détachèrent fugitivement sur la lueur du feu — Katsuk ! Mais le chant se poursuivait. Était-ce Katsuk ? Non… il paraissait distant et plein de paroles qu’il ne pouvait comprendre — le son aigu d’une flûte et le rythme lent d’un tambour. Katsuk avait joué de la flûte une nuit, et cela ressemblait à une lointaine parodie de ce qu’il avait joué. La peur de David tomba. C’était un vrai chant, un vrai tambour et une flûte comme celle de Katsuk. Il y avait plusieurs voix. Les braconniers ! Katsuk s’était éloigné à pas de loup la nuit venue, ne revenant que beaucoup plus tard pour dire qu’il avait reconnu les gens qui campaient dans les arbres en bordure de la prairie. Un gémissement s’éleva près du feu. Était-ce Katsuk ? David s’efforça d’entendre ce que faisait Katsuk. Devrais-je lui faire savoir que je suis éveillé ? se demanda-t-il. Pourquoi gémit-il ainsi ? De nouveau, le gémissement se fit entendre. David se racla la gorge. — Tu es réveillé ! hurla Katsuk de l’entrée de la caverne. David eut un mouvement de recul devant la folie qui perçait dans la voix de Katsuk et fut incapable de répondre. — Je sais que tu es réveillé, dit Katsuk, plus calme maintenant, et plus proche. Il va bientôt faire jour. Nous partirons à ce moment-là. David sentit sa présence au-dessus de lui, une forme sombre dans l’obscurité. La gorge sèche, il essayait de déglutir et parvint à articuler : — Où irons-nous ? — Rejoindre ceux de mon peuple. — Ce sont eux… qui chantent ? — Personne ne chante. David tendit l’oreille. De la forêt à l’extérieur de la caverne ne lui parvenaient que le murmure du vent dans les arbres, le bruit léger de l’eau qui gouttait, des frôlements, des frémissements. Katsuk glissa quelque chose de brûlant sous les rameaux auprès de David : une autre pierre chauffée. — J’ai entendu chanter, dit David. — Tu l’as rêvé. — Je l’ai entendu ! — C’est fini maintenant. — Qu’est-ce que c’était ? — Ceux de mon peuple qui ont mangé des esprits. — Quoi ? — Essaie de dormir encore un peu. David se remémora son rêve. — Non, fit-il. Il se blottit contre les planches pourries près de lui. — Où sont les tiens ? — Tout autour de nous. — Dans la forêt ? — Partout ! Si tu dors, les mangeurs d’esprit viendront peut-être à toi pour t’expliquer leur chant. David comprit soudain et s’exclama : — Tu es en train d’essayer de me dire que c’étaient des fantômes qui chantaient ! — Des esprits. — Je ne veux pas dormir. — As-tu prié pour ton esprit ? — Non ! Qu’était ce chant ? — C’était un chant qui demandait le contrôle sur ce que nul humain ne peut vaincre. David tâtonna dans le noir pour trouver le sac de couchage et l’enroula autour de lui. Il se pencha au-dessus de l’endroit où Katsuk avait placé la pierre chauffée. Ce cinglé de Katsuk ! Tout cela n’a aucun sens. — Tu ne veux pas dormir ? demanda Katsuk. — Dans combien de temps fera-t-il jour ? riposta David. — Dans moins d’une heure. La main de Katsuk sortit des ténèbres et poussa David vers la pierre chaude. — Endors-toi, dit Katsuk d’un ton apaisant. Tu as fait un rêve important et tu t’y es dérobé. David se raidit. — Comment le sais-tu ? demanda-t-il. — Dors, dit Katsuk. David s’étendit sur la pierre. Son corps absorbait la chaleur. L’attraction musquée du sommeil où il faisait bon s’enfoncer et nager irradiait de la chaleur Il ne sentit même pas quand la main de Katsuk le lâcha. Il passa dans un état dépourvu d’angles aigus. Magie, fantômes et rêves étaient de la ouate flottant dans un souffle orangé. Rien n’était palpable. Tout se mélangeait. Chaque flou se fondait dans un autre : la chaleur dans les rameaux de cèdre sous lui, Katsuk repartant vers l’entrée de la caverne, le rêve dans le froid aux endroits que la chaleur de la pierre ne pouvait atteindre. Tout était noyé dans le vague. Tout se brouillait et s’estompait. Il sentait son enfance s’estomper et se dit : Je suis en train de devenir un homme. Des trésors de sa mémoire emmagasinés pour faire face précisément à un désillusionnement de ce genre se réduisirent à de mornes impressions — des images qu’il se souvenait avoir collées dans un livre, les barreaux d’un escalier à travers lesquels il avait épié l’arrivée des invités, avoir été bordé dans son lit par une douce silhouette dont le visage était perdu dans un halo de cheveux argentés. David perçut l’orange et chaude lumière du feu. Katsuk avait ranimé le feu à l’entrée de la caverne. Il sentait le froid humide sous son dos. Un oiseau nocturne cria deux fois. Katsuk gémit. Le gémissement provoqua une secousse dans tout te corps de David. Le vague disparut, emportant avec lui le sommeil et les rêves de son enfance. Katsuk est malade, se dit-il. C’est une maladie que nul ne peut guérir. Katsuk a attrapé un esprit et l’a mangé. Il possède le pouvoir que nul humain ne peut vaincre. C’est de cela qu’il parlait pour le chant ! Les oiseaux lui obéissent. Ils nous dissimulent. Il est parti dans un lieu où les humains ne peuvent le suivre. Il est parti dans le lieu où est le chant… où j’ai peur d’aller. David se redressa et s’étonna que de telles pensées lui vinssent à l’esprit sans avoir été invitées. Ce n’étaient pas les pensées de l’enfance. Il avait pensé des choses réelles, des choses pénétrantes. C’étaient des pensées dues à des pressions immédiates de vie et de mort. Comme si ces pensées l’avaient fait naître, le chant reprit. Il s’éleva du néant, les paroles encore incompréhensibles, l’endroit même d’où il venait était indéterminé… quelque part à l’extérieur. — Katsuk ? dit David.— Tu entends le chant ? La voix de Katsuk s’était élevée auprès du feu. — Qu’est-ce que c’est ? — Des gens de mon peuple. Ils exécutent un chant de groupe. — Pourquoi ? — Ils essaient de me faire sortir des montagnes en m’appelant. — Ils veulent que tu me relâches ? — Ils ont mangé un petit esprit, Hoquat. Il n’est pas aussi puissant que le mien. — Que vas-tu faire ? — Quand il fera jour, nous irons vers eux. Je t’emmènerai à eux et je leur montrerai le pouvoir de mon esprit. Extrait du discours de Katsuk à son peuple, rapporté par sa tante Cally : Voici ce qu’il en est de moi. Mon esprit était malade. Mon esprit souffrait de la maladie des hoquats. J’avais perdu la voie sans un esprit pour me guider. Par conséquent, il m’a fallu solliciter tous ceux qui le pouvaient de me fournir la « médecine 2 ». J’ai sollicité mes grands-parents, les frères de mon père, tous ceux dont nous descendons, tous nos ancêtres, les grands-mères et les grands-pères de ma mère, tous les aïeux. Leurs « paroles- médecine » se sont répandues sur moi. Je les ai senties en moi. Je les sens maintenant. Elles sont un feu dans ma poitrine. Corbeau me guide. Preneur d’mes m’a trouvé. Dans la nuit qui s’achevait, Katsuk se tenait à l’extérieur de la caverne qui était un ancien puits de mine haut sur le coteau qui dominait le lac. Il voyait des lumières vaciller dans les branches au-dessous de lui, des feux de camp au-dessous du brouillard qui voilait la vallée. Les lumières luisaient et flottaient comme du phosphore en mouvement dans l’eau, des formes estompées dans les ondulations du brouillard. Mon peuple, se dit-il. Il s’était approché en rampant et les avait identifiés durant la nuit, non par leurs noms hoquats, mais par leurs noms tribaux qui n’étaient connus que de ceux en qui l’on pouvait avoir confiance. Il y avait Femme Canard, Yeux sur l’Arbre, Poisson de Haines, Élan Bondissant, Grand-père Une-boule, Eau de Lune… Il prononça leurs noms dans sa propre langue : — Tchukawl, Kipskiltch, Ishkawch, Klanistka, Naykletak, Tskanay… Tskanay était là, se considérant comme Mary Klatnik, sans nul doute. Il tenta d’éveiller un souvenir que Charles Hobuhet aurait conservé de Mary Klatnik. Rien ne lui vint à l’esprit. Elle était là, mais derrière un voile. Pourquoi se cachait-elle ? Il percevait une forme souple nue à la lueur du feu, le murmure d’une voix, des doigts effleurant une chair, une douceur qui exigeait de lui des choses dangereuses. Elle était une menace. Il comprenait cela maintenant. Charles Hobuhet avait tenu à Tskanay. Elle était capable de frapper jusqu’au centre de son être qui était Katsuk. Les femmes avaient des pouvoirs. Il fallait que Preneur d’mes se charge d’elle. Le soleil apparut sur la crête de la vallée. Katsuk regarda au-delà de la cuvette de brouillard la montagne suspendue dans l’aube. Des taches noires de rochers tranchaient sur le fond de la neige aussi blanche qu’une couverture en poil de chèvre. La montagne était une ancienne forme pressée fortement contre le ciel et qui y était restée suspendue. Alors Katsuk pria : Preneur d’mes, protège-moi de cette femme. Préserve ma force. Garde ma haine pure. Il retourna dans le puits de mine, réveilla le garçon et lui donna à manger du chocolat et des cacahouètes du havresac. David les avala gloutonnement, sans s’apercevoir que Katsuk ne mangeait pas. Le garçon ne parla pas de son rêve, mais Katsuk s’en souvenait, sentant les forces menaçantes qui s’accumulaient contre lui. Hoquat avait rêvé d’un esprit qui exaucerait n’importe quel vœu. L’esprit avait dit qu’il n’était pas encore prêt. Prêt pour quoi ? Pour le sacrifice ? Il était révélateur que Hoquat ait eu un esprit dans son rêve. Cela n’arrivait pas à tout le monde. C’était le signe de pouvoirs réels. Pourtant, pouvait-il en être autrement ? Pour avoir une signification, le sacrifice devait être un grand événement. L’Innocent devait rejoindre le monde des esprits avec une grande voix qui ne pourrait être niée. Les deux mondes devaient l’entendre, sinon la mort serait dénuée de sens. Katsuk secoua la tête. C’était fâcheux, mais ce n’était pas une matinée pour les rêves. Cette journée allait servir à éprouver les réalités du monde charnel. Il ressortit et constata que le soleil avait dissipé une partie du brouillard de la vallée. Le lac était un miroir qui réfléchissait le flamboiement du soleil. Il emplissait la vallée d’une pâle clarté. Un ours noir déboucha dans la prairie au-dessus du lac et aspira l’air, la langue pendante comme celle d’un chien. Il éventa les humains, pivota sur lui-même et repartit à petits bonds dans les arbres. Katsuk se dépouilla des vêtements hoquats, ne gardant que son pagne et les mocassins que Janiktaht avait confectionnés, la bourse-médecine pendant à la taille. Le garçon sortit. Katsuk lui tendit les vêtements hoquats. — Mets cela dans le sac, dit-il. Tasse le duvet dessus et cache le sac derrière l’endroit où nous avons dormi. — Pourquoi ? — Fais-le et reviens ici. David haussa les épaules et s’exécuta. Puis il revint. — Je parie que tu as froid, dit-il. — Je n’ai pas froid. Nous allons voir les miens maintenant. Il ouvrit la marche, s’éloignant d’un pas rapide qui obligea le garçon à trottiner pour ne pas se laisser distancer. Ils descendirent une pente couverte de fougères arborescentes d’un vert vif, des plantes rampantes mêlant au vert le rouge de leurs feuilles. Un rocher gris s’avançait en proue sur la pente. Ils le contournèrent et plongèrent dans une piste sombre qui s’enfonçait entre les arbres. David était hors d’haleine quand ils traversèrent en éclaboussant le lit rocheux et peu profond du ruisseau. Katsuk semblait ignorer la fatigue, continuant de marcher à longues enjambées régulières. Il y avait des peupliers en bordure du ruisseau — une mousse claire, vert-jaune, sur leurs troncs. La piste traversait du salal humide et débouchait sur une étroite saillie couverte d’épicéas, de cèdres et de quelques hauts sapins. Quatre huttes grossières, l’une aussi grande que les trois autres réunies, étaient espacées d’une quinzaine de mètres au milieu des arbres. Elles étaient toutes construites en planches de cèdre fendues enfoncées dans la couche d’humus et d’aiguilles et liées à une charpente constituée de poteaux. David distinguait les liens en brins d’osier. La plus grande hutte avait une porte basse fermée par une portière en peau d’élan crue. Au moment où Katsuk et le garçon arrivèrent en vue de la porte, la portière se souleva et une jeune femme sortit. Katsuk s’arrêta et retint son captif en posant une main sur l’épaule du garçon. La jeune femme sortit entièrement avant de les voir. Alors, elle s’immobilisa et porta une main à sa joue. La reconnaissance était manifeste dans son regard. David restait pris dans l’étreinte de Katsuk. Il se demandait ce qu’il y avait dans la tête de Katsuk. Katsuk et la jeune femme se regardaient simplement, sans parler. David inspecta la femme, ses sens anormalement en éveil. Sa chevelure était séparée en deux parties et était répandue sur ses épaules. Les extrémités étaient nattées et retenues par de la cordelette blanche. Elle avait la joue gauche abîmée par des marques de variole qui apparaissaient tout autour de la main qu’elle y avait posée. Elle avait de larges pommettes. Elles luisaient, et ses yeux étaient profondément enfoncés dans la chair. Elle avait des formes fermes et svéltes sous une rôbe pourpre qui s’arrêtait juste au-dessous du genou. Pendant toute la descente de la colline, David s’était dit que le peuple de Katsuk allait mettre fin à ce cauchemar. L’époque des Indiens et des captifs blancs était révolue à jamais. Ces gens qui étaient venus ici participaient aux recherches pour retrouver Katsuk. Mais David lut la peur dans les yeux de la jeune femme et sentit ses espoirs vaciller. — Charlie, dit la jeune femme en laissant tomber sa main. Katsuk ne répondit pas. Le regard de la femme se posa sur David puis revint à Katsuk. — Je ne croyais pas que cela marcherait. Katsuk remua légèrement. — Tu ne croyais pas que quoi marcherait ? demanda-t-il d’une voix où perçait la tension. — Le chant. — Tu crois que je suis venu parce que le chant m’a attiré ? — Pourquoi pas ? Katsuk lâcha l’épaule de David. — Hoquat, voici Tskanay… une vieille amie. — Mon nom est Mary Kletnik, dit-elle en s’avançant vers eux. — Ton nom est Tskanay, dit Katsuk. Eau de Lune. — Oh, arrête tes bêtises, Charlie. Tu… — Ne m’appelle pas Charlie. Bien qu’il eût parlé doucement, son ton arrêta la jeune femme. Elle porta de nouveau la main à sa joue variolée. — Mais… — Je porte un autre nom maintenant : Katsuk. — Katsuk ? — Tu sais ce que cela signifie ? Elle haussa les épaules. — Le centre… quelque chose comme ça. — Quelque chose comme ça, répéta-t-il d’un ton sarcastique. Il toucha l’épaule de David. — Voici Hoquat, l’Innocent qui expiera pour tous nos innocents. — Tu ne veux pas vraiment… — La réalité que je te montrerai sera la seule réalité. Le regard de la jeune femme se porta sur le couteau à la taille de Katsuk. — Rien d’aussi simple, dit-il. Où sont les autres ? — La plupart sont partis avant l’aube… pour chercher. — C’est moi qu’ils cherchent ? Elle hocha la tête. A cette réponse, le cœur de David bondit dans sa poitrine. Les proches de Katsuk étaient bien ici pour le secourir. Ils étaient à leur recherche. — Je m’appelle David Marshall, dit-il. Je… Un revers de main cinglant le fit reculer en chancelant. Tskanay porta les deux mains à sa bouche et étouffa un cri. — Tu t’appelles Hoquat, dit Katsuk sur le ton de la conversation. Ne l’oublie plus. Il se tourna vers la jeune femme. — Nous avons passé la nuit dans la vieille mine. Nous avons même fait du feu. Pourquoi n’ont-ils pas cherché là-bas ? Elle baissa les mains sans répondre. — Crois-tu toujours, reprit Katsuk, que c’est votre chant lamentable qui m’a attiré ? La gorge de la jeune femme se convulsait pour déglutir. David, la joue brûlante du coup, regardait Katsuk d’un œil noir, mais la peur le tenait cloué sur place. — Qui est encore au camp ? demanda Katsuk. — Ta tante Cally et le vieux Ish, à ma connaissance, répondit Tskanay. Probablement un ou deux des jeunes. Ils n’aiment pas sortir trop tôt dans le froid. — Toujours la même histoire, dit Katsuk, vous avez la radio ? — Non. Derrière elle, la portière en peau d’élan se souleva. Un vieillard sortit — long nez, cheveux gris jusqu’aux épaules, un corps d’échassier. Il portait une cotte et une chemise de laine verte qui flottait sur sa carcasse étique. Il était chaussé de brodequins ferrés. Il tenait un fusil de chasse dans la main droite. En voyant le fusil, David reprit espoir. Il examina le vieillard : le visage pâle sillonné de rides, l’œil cave surmontant une pommette haute. Il y avait dans ce regard quelque mystérieuse force élémentaire. Ses cheveux étaient tortillés comme du vieux varech que l’on aurait laissé sécher et pourir sur une plage. — J’ai écouté, dit le vieil homme d’une voix haute et claire. — Salut, Ish, dit Katsuk. Ish franchit complètement la porte et laissa retomber la portière. Il se déplaçait en claudiquant, ménageant son pied gauche. — Katsuk, hein ? — C’est mon nom. Katsuk s’exprimait avec un air subtil de déférence. — Pourquoi ? demanda Ish. Il vint prendre place auprès de Tskanay. Une distance d’environ trois mètres les séparait de Katsuk et du garçon. David sentit la lutte entre les deux hommes et tourna les yeux vers Katsuk. — Nous savons tous deux ce qui ouvre l’esprit, dit Katsuk. — La solitude et la souffrance, dit Ish. Ainsi, tu crois que tu es un chaman. — Tu utilises le mot propre, Ish. Je suis étonné. — J’ai reçu un peu d’éducation, mon garçon. — Je me suis conformé aux anciennes coutumes, dit Katsuk. J’ai souffert de la faim et du froid dans la haute montagne. J’ai gagné un esprit. — Tu es un Indien des bois maintenant, hein ? — Ne m’appelle pas Indien, dit Katsuk d’une voix dure et froide. — D’accord, fit Ish. Il changea sa prise sur le fusil. David fit passer son regard du fusil à Katsuk, osant à peine respirer, craignant d’attirer l’attention sur lui. — Tu crois vraiment que tu possèdes un esprit ? demanda Ish. — Oh, cette conversation est idiote ! s’exclama Tskanay. — Je ne veux pas être déshérité par mon propre peuple sur mes propres terres, dit Katsuk. Je sais pourquoi vous êtes ici. Mon esprit me l’a dit. — Pourquoi sommes-nous ici ? — Vous avez saisi le prétexte de me poursuivre pour braconner sur vos propres terres. Vous êtes venus pour enfreindre les lois hoquats, pour tuer du gibier dont vos familles ont besoin pour survivre et qui nous appartient de plein droit ! — Tu n’as pas eu besoin d’un esprit pour te dire cela, dit le vieillard en souriant. Tu crois que nous ne te poursuivions pas vraiment ? — J’ai entendu le chant, dit Katsuk. — Et c’est lui qui t’a attiré ici ? dit Tskanay. — Bien sûr, approuva Ish. Katsuk secoua la tête. — Non, oncle de mon père, ce n’est pas ton chant qui m’a attiré. Je suis venu te montrer mon rang. — Tu ne savais même pas que j’étais ici, protesta Ish. Je t’ai entendu le demander à Mary. — Tskanay, rectifia Katsuk. — Mary, Tskanay… quelle différence ? — Tu connais la différence, Ish. David comprit brusquement que malgré son ton nonchalant, le vieillard était terrifié et essayait de le cacher. Pourquoi avait-il peur ? Il avait un fusil, et Katsuk n’avait que le couteau. Pourtant la peur était là… dans sa pâleur, dans son sourire contraint, dans la tension de ses vieux muscles. Et Katsuk le savait ! — Ainsi je connais la différence, murmura Ish. — Je vais te montrer, dit Katsuk. Il écarta les bras et leva le visage au ciel. — Corbeau, fit-il à voix basse, montre-leur que ton esprit est tout-puissant. — Sûr et certain que ce n’est pas pour cela que nous t’avons envoyé à l’université, soupira le vieil homme. — Corbeau, répéta Katsuk, plus fort cette fois. — Arrête d’appeler ton satané oiseau, dit Tskanay. Corbeau est mort depuis au moins cent ans. — Corbeau ! hurla Katsuk. Une porte en bois battit dans l’une des huttes sur la gauche. Deux garçons à peu près de l’âge de David sortirent et s’arrêtèrent en ouvrant de grands yeux devant la scène de la clairière. Katsuk baissa la tête et croisa les bras. — Je l’ai vu faire venir les oiseaux une fois, dit David. II se sentit immédiatement stupide. Les autres ne lui prêtèrent aucune attention. Doutaient-ils de ses paroles ? — C’est vrai, insista-t-il. Tskanay tourna les yeux vers lui. Elle secoua vivement la tête. David vit qu’elle aussi luttait contre la terreur. Mais elle était en colère également. Ses yeux lançaient des flammes. — J’accepte ce qu’offre Corbeau, dit Katsuk. Il commença à chanter, un chant grave plein de sons rauques et de clappements. — Arrête ! dit Ish. — Ce ne sont que des noms, dit Tskanay, l’air déconcerté. — Les noms de ses morts, dit le vieil homme. Il parcourut la clairière d’un regard étincelant. Katsuk interrompit son chant. — Vous les avez sentis la nuit dernière pendant votre chant ! — Arrête de raconter des bêtises, grogna le vieillard. Mais il y avait de la peur dans sa voix. Elle trembla et se brisa. — Senti quoi ? demanda Tskanay. David sentit sa poitrine prise dans un étau de glace. Il savait ce que Katsuk voulait dire : il y avait des esprits dans ce lieu. David perçut le murmure d’un chant funèbre dans les arbres. Il frissonna. — Pendant que vous chantiez, je les ai entendus ici, dit Katsuk en se frappant la poitrine. Ils disaient : « Nous sommes le peuple du canoë, le peuple de la baleine. Où est notre océan ? Que faites-vous ici ? Ce lac n’est pas notre océan. Vous avez fui. Les baleines nous narguent. Elles viennent souffler à une portée de lance du rivage. Jadis, elles n’auraient jamais osé le faire. » Voilà ce que les esprits m’ont dit. Ish se racla la gorge. — Corbeau me protège, dit Katsuk. Le vieil homme secoua la tête et commença à lever son fusil. Pendant qu’il esquissait ce geste, un unique corbeau arriva en volant à travers les arbres, venant du lac. Il emplit la clairière du fracas de ses ailes. Il se percha sur le faîte de la plus grande hutte et inclina la tête pour observer les gens au-dessous de lui. Ish et Tskanay avaient tourné la tête pour suivre son vol. Tskanay se retourna immédiatement. Ish prit le temps d’examiner l’oiseau avant de reporter son attention sur Katsuk. David n’avait pas quitté Katsuk des yeux. Quelle prouesse — faire venir le corbeau. Katsuk plongea son regard dans celui du vieillard. — Tu m’appelleras Katsuk, dit-il. Ish prit une longue respiration tremblante et baissa son fusil. Tskanay porta les deux mains à ses joues et les baissa d’un air coupable quand elle vit David lui lancer un coup d’œil. « Je n’y crois pas, et toi non plus », disaient les yeux de la jeune femme. Elle faisait pitié à David. — Toi, Ish, reprit Katsuk, tu es de tous les miens celui qui doit savoir ce que je suis. Tu as vu les esprits agir dans des hommes avant cette fois. Je le sais. Mon grand-père me l’a dit. Tu aurais pu être un shichïa, toi, un grand chef de notre peuple. Ish toussa pour s’éclaircir la voix. — C’est des conneries, tout ça. Cet oiseau n’est qu’une coïncidence. Je ne crois plus à toutes ces histoires depuis des années. — Combien d’années ? demanda doucement Katsuk. — Est-ce qu’un seul d’entre vous croit vraiment qu’il a fait venir cet oiseau ? demanda Tskanay. — Il l’a fait, souffla David. — Combien d’années ? insista Katsuk. — Depuis que j’ai vu la lumière de la raison, répondit Ish. — La raison hoquat, dit Katsuk. Depuis que tu as embrassé la religion hoquat. — Bon Dieu, mon garçon… — C’est bien cela, non ? demanda Katsuk. Tu as avalé la religion hoquat comme un flétan gobe l’appât. Ils t’ont attiré dans leurs filets. Tu l’as avalée en sachant qu’elle te faisait perdre tout contact avec notre passé. — C’est un blasphème, mon garçon ! — Je ne suis pas un garçon ! Je suis Katsuk. Je suis le centre. C’est toi qui blasphèmes ! Tu nies les pouvoirs qui sont nôtres par droit de succession. — Ce sont des absurdités ! — Alors, pourquoi ne tires-tu pas sur moi ? Penché vers le vieillard, Katsuk avait hurlé. David retenait son souffle. Tskanay recula. Ish leva le fusil. A ce moment-là, le corbeau sur le toit croassa une fois. Ish faillit lâcher le fusil en le baissant. De la terreur se lisait dans ses yeux qui scrutaient Katsuk comme s’il avait essayé de pénétrer dans l’âme du jeune homme. — Maintenant, tu sais, dit Katsuk. Il agita le bras droit. A ce geste, le corbeau prit son essor et repartit vers le lac. — Quel est mon nom ? demanda Katsuk. — Katsuk, murmura le vieil homme. Il avait les épaules tombantes. Le fusil pendait au bout de son bras comme s’il voulait le lâcher. Katsuk fit un geste en direction de David. — Voici Hoquat. — Hoquat, acquiesça le vieillard. Katsuk passa entre Ish et Tskanay et se dirigea vers la portière en peau d’élan. Il souleva la portière et se retourna vers la jeune fille. — Tskanay, tu surveilleras Hoquat. Fais en sorte qu’il n’essaie pas de s’échapper. Il est encore trop tôt pour qu’il meure. Il pénétra dans la hutte et laissa retomber la portièe. — Il est fou, murmura David. Il est fou à lier. Tskanay se tourna vers le vieil homme. — Pourquoi as-tu flanché comme ça ? Le garçon a raison. Charlie est… — Tais-toi ! aboya Ish. Il est perdu pour toi, Mary. Tu comprends ? Jamais il ne sera à toi. Je le sais. J’ai déjà vu cela. Il est perdu pour nous tous. Je l’ai déjà vu. — Tu l’as déjà vu, fit-elle d’un ton méprisant. Et toi, vieil imbécile, tu restais planté là avec ce fusil pendant qu’il… — Tu as vu l’oiseau ! — L’oiseau ! — Cela aurait pu aussi bien être la foudre qui nous aurait frappés ! — Tu es aussi fou que lui ! — Es-tu aveugle, ma fille ? Je ne parlais que pour garder mon assurance. Je n’avais même pas besoin de le voir appeler cet oiseau. On sent le pouvoir qui est en lui. Il n’est pas venu à cause de notre chant. Il est venu pour nous montrer son pouvoir. Elle secoua la tête. — Alors, que vas-tu faire ? — Attendre les autres et leur expliquer. — Que vas-tu leur expliquer ? — Qu’ils feraient mieux de prendre garde avant de se frotter à Katsuk. Où est Cally ? — Elle est sortie avant moi… à peu près dix minutes. — Quand elle reviendra, dis-lui de préparer la maison pour une grande assemblée. Et ne laisse pas ce gosse te fausser compagnie. Si tu fais cela, Katsuk te tuera. — Et toi, tu resterais là et tu le laisserais faire ! — Et comment. Pas de danger que je me frotte à un véritable esprit. C’est Preneur d’mes qui le possède. Norman Hosbig, agent spécial du F.B.I. : — Écoutez, je vous ai déjà dit, à vous représentants des média, à quel point nous apprécions votre collaboration. Nous vous communiquons tout ce que nous pouvons. Je sais que c’est une grosse affaire, bon Dieu ! Nous en avons l’entière responsabilité, et les déclarations du shérif sont intempestives. Nous considérons que la note laissée par Hobuhet est une demande de rançon. Dès que le cas se présente, l’affaire devient automatiquement de notre ressort. Nous agissons sur la présomption réfutable que le gamin a été transporté à l’extérieur de l’État ou à l’étranger. Je sais ce que dit le shérif, mais le shérif ne sait pas tout. Nous allons recevoir sous peu une nouvelle demande de rançon. Hobuhet a fait des études supérieures, et nous avons des raisons de croire qu’il était un militant indien. Il va exiger que nous cédions Fort Lawton ou Alcatraz, ou bien que nous fondions un territoire indien indépendant quelque part ailleurs. Mais pour l’amour de Dieu, n’imprimez rien de tout cela. David était perplexe. Il savait qu’il avait été en cause dans ce qui venait de se passer dans la clairière. Il savait ou’il y avait entre Katsuk et lui une question de vie ou de mort, mais la lutte qui avait opposé Katsuk et le vieux Ish avait dépassé le problème du sort d’un captif. Elle avait pénétré dans un autre monde, dans le lieu des rêves et des esprits. David savait cela. Il ne s’agissait plus d’un problème du monde dans lequel il vivait avec son corps. Comment est-ce que je sais cela ? se demanda-t-il. Cela allait contre tout ce qu’on lui avait appris à croire avant Katsuk. Il y avait deux problèmes, ou plutôt un problème à deux faces. L’une concernait son besoin d’échapper à l’Indien fou, de retrouver des gens sains d’esprit et que l’on pouvait comprendre. Mais il y avait autre chose — une force qui liait les deux personnes nommées Katsuk et Hoquat. Je m’appelle David, pas Hoquat, se dit-il. Mais simplement en répondant au nom de Hoquat, il savait qu’il avait créé un lien d’une autre sorte. S’il devait s’échapper, il lui faudrait briser ces deux chaînes. Ish l’avait compris, mais pas Tskanay. Tskanay se tenait encore à l’endroit où Katsuk l’avait laissée. La préoccupation se lisait sur son visage tandis qu’elle examinait le garçon qui avait été laissé à sa garde. Un souffle d’air venant du lac lui ébouriffait les cheveux. Elle écarta une mèche de son front. Il y avait dans son geste de la colère et de la frustration. Ish s’était enfoncé dans la forêt d’une démarche résolue sur ses longues jambes. C’était son problème à elle maintenant. David comprit que Tskanay se tenait fermement dans ce monde. Mais elle n’avait qu’une demi-vision. C’était comme être aveugle. Quant à Ish, c’était une autre histoire. Il voyait les deux mondes, mais il avait peur. Peut-être Ish avait-il peur parce qu’il voyait les deux mondes. David maîtrisa un tremblement convulsif. Le long silence de Tskanay tracassait David. Il détourna le regard en direction du lac, gêné par la pression insistante de ces yeux noirs. A quoi pensait- elle ? Le soleil était haut au-dessus des collines et projetait des taches de lumière sur le sol de la clairière. Pourquoi le fixait-elle ainsi ? Pourquoi ne disait-elle rien ? Il avait envie de lui crier de dire quelque chose ou de s’en aller. Elle pensait à Katsuk. Il le savait aussi sûrement que si elle l’avait dit. Elle avait envie de parler de Katsuk. Il était dangereux de lui parler de Katsuk. Il le savait maintenant. Mais cela devait être fait. Le problème avec Katsuk. Le danger était lié au rêve d’esprit que Katsuk avait fait mais refusait de décrire en détail. C’était l’évidence même. David se demanda soudain si son moi-Hoquat avait été entraîné dans le rêve de Katsuk. Cela pouvait-il se produire ? Pouvait-on emporter un autre être humain dans son rêve et y garder cette personne captive ? Il réalisa avec un long frisson glacé qu’il avait accordé la préférence à Katsuk sur Ish dans leur affrontement. Comment cela avait-il pu se faire ? Cette prise de conscience le remplit de culpabilité. Il s’était lui-même abandonné ! Il avait affaibli son moi-David. Quelque part, il avait commis une erreur monumentale. Il en resta béant d’effarement. Quel pouvoir lui avait ordonné de renforcer le lien Hoquat-Katsuk ? Tskanay bougea. — As-tu faim ? demanda-t-elle. David se demanda s’il avait bien entendu. Quel rapport la faim avait-elle avec quoi que ce fût de réel ? Avait-il faim ? Il y réfléchit quelques instants. — As-tu mangé ? insista Tskanay. — Je crois, répondit David en haussant les épaules. J’ai mangé des cacahouètes et une tablette de chocolat. — Viens avec moi. Elle le précéda à travers la clairière jusqu’à un tas de cendres gris à côté de la dernière hutte. David remarqua en la suivant qu’il y avait plusieurs tas de cendres semblables dans la clairière. Quelques-uns fumaient. Tskanay en avait choisi un qui fumait. Il y avait une bûche à demi calcinée derrière et une pile d’écorce sur le côté. En regardant Tskanay marcher, David remarqua que les bords de sa jupe étaient humides de rosée. Elle était déjà sortie dans les herbes hautes ce matin. La jupe montrait de la boue et des taches tout autour de l’ourlet. Elle s’accroupit près des cendres. — Comment dois-je t’appeler ? demanda David. — Ma… Elle lança un coup d’œil à la hutte dans laquelle Katsuk avait disparu. — Tskanay. — Ça veut dire Eau de Lune, dit David. Je l’ai entendu. Elle acquiesça d’un signe de tête, choisit quelques brindilles dans un fagot près de l’écorce, dégagea des braises et empila les brindilles dessus. David fit le tour de la bûche calcinée. — Tu connais Katsuk depuis très longtemps ? — Depuis que nous sommes enfants. Elle se pencha sur les braises et souffla dessus pour les attiser. Une flamme s’éleva à travers les brindilles empilées. Elle disposa de l’écorce autour de la flamme. — Tu le connais très bien ? demanda David. — Je croyais que j’allais l’épouser. — Oh ! Elle pénétra dans la hutte et en ressortit avec deux pots en émail. De l’eau s’agitait dans l’un d’eux. Des feuilles d’airelle myrtille flottaient sur l’eau. L’autre contenait une bouillie gris-bleu. — Des baies de salal, des racines de scirpe et des oignons de lis tigré, répondit-elle quand David lui demanda ce qu’il y avait dans la bouillie. David s’accroupit près du feu, goûtant sa chaleur. Tskanay posa les deux pots sur les braises. Elle retourna dans la hutte et en revint avec une assiette et une tasse de porcelaine et une cuillère en fer-blanc. Elle les essuya sur sa jupe et servit la bouillie et une tasse fumante d’infusion de feuilles d’airelle myrtille. David s’assit pour manger à un bout de la bûche. Tskanay s’assit à l’autre bout et l’observa en silence jusqu’à ce qu’il eût fini. Il trouva la bouillie sucrée et nourrissante. L’infusion était amère, mais lui laissa une sensation de fraîcheur dans la bouche. — Tu aimes cette nourriture ? demanda Tskanay. Elle lui enleva son couvert. — Oui. — C’est de la nourriture indienne. — Katsuk n’aime pas que tu emploies le mot indien. — Au diable Katsuk ! T’a-t-il beaucoup battu ? — Non. Vas-tu l’épouser ? — Personne ne va l’épouser. David hocha la tête. Katsuk était entré dans un monde où les gens ne se mariaient pas. — Avant, dit Tskanay, il n’était jamais cruel. — Je sais. — Il t’appelle son Innocent. L’es-tu ? — Quoi ? — Innocent ! David haussa les épaules. La conversation prenait une tournure embarrassante. — Moi, je ne le suis pas, dit-elle. J’étais sa compagne. — Oh ! fit David en tournant les yeux vers le lac. — Tu sais pourquoi il t’a nommé Hoquat ? demanda-t-elle. — Parce que je suis blanc. — Quel âge as-tu ? — Treize ans. David regarda en direction de la grande hutte. — Qu’est-il arrivé à Katsuk ? — Il est rempli de haine. — Je sais, mais pourquoi ? — Probablement à cause de sa sœur. — Sa sœur ? — Oui. Elle s’est suicidée. David tourna les yeux vers Tskanay. — Pourquoi a-t-elle fait ça ? — Un groupe de Blancs l’a trouvée seule sur la route de Forks et l’a violée. David sentit le plaisir caché dans le récit de Tskanay et s’en étonna. — C’est pour cela que Katsuk hait les Blancs ? demanda-t-il. — Je suppose. Tu n’as jamais violé personne, hein ? David rougit et se sentit furieux contre lui-même de laisser paraître ses sentiments. Il se détourna. — Tu sais ce que cela veut dire, quand même ? demanda Tskanay. — Bien sûr, répondit-il d’un ton brusque. — Tu es vraiment innocent ! — Oui, fit-il avec du défi dans la voix. — Tu n’as jamais mis la main sous les jupes d’une fille ? David sentit derechef le feu lui monter au visage. Tskanay éclata de rire. David se retourna et lui jeta un regard noir. Il va me tuer ! Le sais-tu ? A moins que vous ne l’en empêchiez ? Elle hocha la tête, grave soudain. — Pourquoi ne t’enfuis-tu pas ? — Pour aller où ? Elle tendit le bras vers le lac. — Il y a un ruisseau qui part de l’autre côté du lac. Suis-le. Il y a des tas de pistes de gibier. Tu arrives à une rivière. Tu tournes à gauche, vers l’aval. Tu arrives à une piste du parc et à une passerelle. Traverse la passerelle. Tu trouveras un écriteau. La piste mène à un terrain de camping. C’est là où nous avons laissé les voitures. Des voitures ! se dit David. L’image d’une voiture représentait pour lui la sécurité, la libération de cette terrifiante captivité. — C’est loin ? — Une trentaine de kilomètres, dit-elle après avoir réfléchi. Il nous a fallu deux jours pour arriver ici. — Où pourrais-je me reposer ? Qu’est-ce que je mangerais ? — Si tu restes sur la rive nord de la rivière, tu trouveras un refuge du parc abandonné. Ish et quelques amis y ont enterré un bidon de métal. Il contient des couvertures, des haricots et de quoi allumer un feu. Je l’ai entendu dire qu’il est dans l’angle nord-est du refuge. David regardait fixement vers le lac. Refuge… couvertures… passerelle… voitures… Son regard revint vers la hutte où Katsuk était entré. — Il va te tuer si je m’échappe. — Non, il ne me tuera pas. — Il en serait capable. — Il criera pour appeler son satané Corbeau ! Il enverra ses oiseaux après moi ! se dit David. — Il ne me fera pas de mal, dit Tskanay. Tu n’as pas envie de t’échapper ? — Bien sûr que si. — Alors qu’attends-tu ? David se releva. — Tu es sûre ? — Je suis sûre. David porta une fois de plus son regard sur le lac. Il sentait l’exaltation monter en lui. Suivre le ruisseau jusqu’à la rivière. La descendre jusqu’à la piste du parc. Traverser une passerelle. Sans un regard en arrière ni une pensée pour Tskanay, il descendit vers le lac, avançant d’un pas nonchalant pour le cas où Katsuk aurait regardé. Au bord du lac il trouva une pierre plate. Il la lança dans les roseaux pour faire croire qu’il était uniquement descendu au bord de l’eau pour jouer. Une autre pierre s’enfonça dans les roseaux. Elle effraya un malard qui s’y cachait. Le canard sortit des roseaux en cancanant, battant l’eau de ses ailes, et alla se poser à l’autre extrémité du lac. Il secoua ses plumes et déploya les ailes, David déglutit et s’obligea à ne pas tourner la tête pour regarder vers le camp. Le malard avait fait beaucoup de bruit et lui avait donné un sentiment aigu des oiseaux. A l’affût des corbeaux, il contourna la prairie et trouva une piste de gibier où de l’eau coulait dans un creux. Autour de lui l’herbe mouillée lui arrivait à la taille. Ses genoux et ses pieds étaient déjà trempés. Arrivé à la lisière des arbres, il hésita. Dès qu’il aurait pénétré sous le couvert des arbres, il serait compromis. Un corbeau croassa. David pivota sur la gauche et regarda vers le lac. Toute une bande de corbeaux était perchée sur une haute souche argentée en bordure du lac. La piste allait passer directement au-dessous d’eux ! Si je m’approche d’eux, ils vont s’envoler, se dit-il. Ils vont faire un tapage infernal et attirer Katsuk. A travers les arbres devant lui il voyait la colline qui dominait le lac : pas de piste, un enchevêtrement touffu de sapins et d’épicéas, de racines et d’arbres morts moussus. Tout était préférable aux corbeaux. David s’enfonça droit dans les arbres et commença à gravir la colline. L’ascension était pénible — enjamber les troncs, glisser sur la mousse, tomber entre des arbres morts, se faire accrocher par les broussailles et les branches brisées. Il perdit le lac de vue en moins de deux cents pas. A un moment, il se trouva face à une souche couronnée de mousse sur laquelle une grouse était posée et le regardait en clignant des yeux. L’oiseau tourna la tête pour le suivre pendant qu’il passait. Hormis le bruit de l’eau qui gouttait sans répit, le silence régnait dans la forêt. Quand j’atteindrai le sommet de cette colline, se dit-il, je tournerai à gauche. Comme cela, je retrouverai le lac ou le ruisseau. Ses pieds le faisaient souffrir à l’endroit où les chaussettes mouillées frottaient. La colline devenait plus escarpée, les arbres plus petits et plus clairsemés. Des ronces s’accrochaient à ses vêtements. Il déboucha dans une petite clairière, avec des racines noires et tordues devant lui. Elles descendaient en serpentant jusqu’à la base d’une aiguille de granit… verticale ! Pas moyen de l’escalader. David s’assit, haletant. Les racines et le roc formaient une cuvette, bloquant le passage sur la gauche, mais une étroite piste de cerfs obliquait en montant sur la droite. Quand j’atteindrai le sommet, se dit-il, je pourrai tourner à gauche. Prenant une profonde inspiration, il se leva et commença à grimper la piste de cerfs. Avant d’avoir fait cent pas, il se trouva face à une épaisse muraille de broussailles. La muraille remontait sur la gauche vers l’aiguille rocheuse et s’éloignait de lui en décrivant une courbe du côté de la pente. Il essaya de se frayer un passage dans les broussailles mais vit que c’était inutile. De la fourrure sur une branche au-dessus des broussailles lui apprit que les cerfs avaient sauté l’obstacle. Essoufflé, effrayé, il inspecta les alentours. Descendre sur la droite signifiait revenir vers Katsuk… à moins de traverser la vallée au-dessus du campement des Indiens. Ainsi il pourrait longer la rive gauche du lac, loin des corbeaux. Et il y avait une piste là-bas aussi. Katsuk et lui étaient arrivés par là. La décision lui rendit un peu d’espoir. Il obliqua vers le bas de la pente, essayant de se déplacer avec précaution, comme il avait vu Katsuk le faire. Ce fut en pure perte : il continua de marcher sur des branches mortes qui se brisaient avec de grands craquements ; il continua de trébucher sur les branches et les broussailles. Les arbres devenaient plus gros et plus nombreux et il y avait plus de bois chablis. Il avait soif et sentait les premiers élancements de la faim. Puis il tomba sur une autre piste de cerfs. Au bout de quelques pas elle bifurquait. Une branche montait la colline sur sa gauche presque à la verticale, l’autre plongeait en pente raide dans la pénombre verte. David regarda autour de lui. Il savait qu’il était perdu. S’il montait, il était sûr de se trouver face à face avec une autre partie de la muraille rocheuse. La descente était la seule solution. Au moins il trouverait de l’eau pour étancher sa soif. Il plongea dans la pénombre verte. La piste décrivait des sinuosités à flanc de colline et à certains endroits dégringolait presque en ligne droite. Elle évitait un haut entrelacs de racines à la base d’un arbre abattu. David contourna les racines et se trouva nez à nez avec un ours noir. L’ours recula en grognant. David bondit hors de la piste sur sa droite, dévalant la pente à longues foulées à travers les broussailles et les branches, poussé par une terreur panique. Une branche basse lui entailla le front. Il trébucha sur un tronc moussu et tomba rudement dans un ruisselet qui gazouillait sur des roches noires. Il se releva, dégoulinant de boue et d’eau et regarda autour de lui. Aucun signe de l’ours. Il avait mal à la poitrine et au côté sur lequel il était tombé. Il restait debout, l’oreille tendue, mais n’entendait que le vent dans les arbres, le clapotis du minuscule cours d’eau et ses propres halètements. Le bruit de l’eau lui rappela sa soif. Il trouva un creux dans la roche, s’allongea par terre et plongea la tête dans l’eau pour boire. L’eau ruisselait sur son visage quand il s’assit sur ses talons, mais il ne put rien trouver de sec dans ses vêtements pour l’essuyer. Il secoua la tête, projetant des gouttelettes autour de lui. Le vent soufflait sur la colline. David était morfondu. Il sentait ses muscles trembler. Il se releva et descendit la pente en suivant le cours du ruisselet. Il passait sous des arbres morts, sur des maigres, formait des cataractes en miniature et allait en s’élargissant. Il débouchait finalement sur un terrain plat et marécageux et s’enfonçait droit dans un fourré. David s’arrêta et considéra les épines blanches et aiguës. Pas moyen de le traverser. Il regarda vers la droite : ce devait être la direction du campement. Il tourna à gauche, avançant sur un sol si spongieux qu’il pataugeait et faisait gicler de l’eau à chaque pas. Le fourré fit place à une étendue de salai qui lui arrivait plus haut que la tête. Le sol devenait pltis ferme. Une piste de cerfs s’enfonçait dans le salai. David s’arrêta et inspecta les alentours. Il supposa être parti depuis au moins trois heures. Il n’était même pas sûr d’être encore dans la vallée du lac. Il y avait une piste. Il fouilla du regard le trou sombre qui s’ouvrait dans le salai. Le sol était de boue grise, creusée de marques de sabots de cerfs. Il sentit la peur s’insinuer en lui. Le froid le fit claquer des dents. Où menait cette piste ? Revenait-elle à Katsuk ? Le bruit continu de l’eau dégouttant des feuilles lui mettait les nerfs à vif. Il avait mal aux pieds. Il sentit la lutte terrible et silencieuse des plantes et des animaux autour de lui. Tout son corps était parcouru de tremblements de froid. Des croassements lointains lui parvinrent. David tourna la tête, cherchant de quel côté venait le bruit. Il s’amplifia, un grand fracas d’ailes et d’appels juste au-dessus de lui, protégé par l’épais couvert végétal. Ils pouvaient le voir même à travers les arbres ! Pris d’une panique encore plus grande que lorsqu’il avait vu l’ours, David partit en courant à toutes jambes dans le salal, glissa et faillit tomber. Il reprit l’équilibre et courut en haletant et en étouffant ses larmes dans l’ombre épaisse. La piste faisait des tours et des détours. David glissa de nouveau et sortit du fourré, égaré, éperdu, en plein désarroi, chancelant. Ish se tenait juste devant lui. Le vieil homme tendit la main pour soutenir le garçon. — T’es perdu, mon garçon ? David, bouche bée, pantelant, ne put que lever les yeux vers le vieux visage sillonné de rides et les yeux pétillants semblables à ceux d’un oiseau. Derrière Ish, il y avait une clairière entourée d’un large cercle d’arbres. Le soleil y tombait à flots. La lumière fit cligner David des yeux. — Je me suis un peu douté que tu t’étais perdu quand je t’ai entendu dévaler la colline il y a un petit moment. Il laissa tomber sa main de l’épaule de David et fit un pas en arrière pour l’examiner de la tête aux pieds. — Tu es dans un drôle d’état. Tu as passé un mauvais quart d’heure là-bas ? — J’ai vu un ours, réussit à dire David. Au moment où il prononçait ces mots, il sentit que c’était une chose idiote à dire. — Vraiment, allons donc ? L’amusement perçait dans la voix de Ish. David s’empourpra. — Je suis parti à ta recherche à cause de Tskanay. — Il lui a fait mal ? — Il lui a jeté un esprit. Il lui a donné une crampe et elle a perdu connaissance. — Il l’a battue ! — C’est pas impossible. — Je lui avais dit qu’il le ferait. — Tu ne devrais pas essayer de t’enfuir, mon gars. Tu pourrais te faire tuer. — Quelle différence y aura-t-il ? — Eh bien, dit Ish, tu as fait une bonne promenade. Je vais te montrer le chemin le plus court pour revenir au campement. Katsuk t’attend. Il se retourna et traversa la clairière, un vieil homme à la démarche boitillante, que le soleil frappait sur les épaules et les cheveux gris. David, trop épuisé pour pleurer, se mit en route derrière le vieillard comme un chiot en laisse. Extrait de la lettre de Katsuk « Pouvoir Rouge » au Conseil de l’Union Indienne : Vous vous appelez Indiens ! Chaque fois que vous faites cela, vous niez que vous êtes des Hommes. Nehru était un Indien. Gandhi était un Indien. Ils savaient ce que c’était d’être des Hommes. Si vous ne voulez pas m’écouter, écoutez Gandhi. Il a dit : «Aussitôt que le sujet cesse de craindre la force despotique, son pouvoir disparaît. » Entendez-vous cela, sujets craintifs ? Choisissez votre propre nom ! Une vieille femme se tenait juste devant le seuil de la porte garnie de la portière de la grande hutte. Elle parlait à Katsuk au moment où Ish et le garçon débouchèrent dans la clairière. Ish tendit la main pour arrêter le garçon, et ils attendirent juste au bord de la clairière. — C’est Cally, sa tante du côté maternel, dit Ish. Elle mesurait une tête de moins que Katsuk, lourde et massive dans sa robe noire qui s’arrêtait à mi-chemin entre ses genoux et le sol. Elle avait aux pieds des socquettes noires et des chaussures de tennis. Ses cheveux d’un noir luisant strié de gris étaient tirés en arrière et retenus par un ruban bleu. Au-dessous du ruban, les cheveux s’étalaient jusqu’aux omoplates. Elle avait le front haut et des joues rebondies, grasses et sombres. Quand elle regarda David de l’autre côté de la clairièfe, il vit des yeux bruns et distants qui n’exprimaient rien. Cally fit un signe de la tête pour que Ish fasse approcher le garçon. Katsuk se retourna en voyant ce geste, et un sourire glissa de ses lèvres à ses yeux. — Avance, mon gars, dit Ish. Il mena David jusqu’au couple sur le seuil. — Tu as fait une bonne promenade, Hoquat ? demanda Katsuk. Et il se dit : C’est donc bien vrai… l’Innocent ne peut pas m’échapper. Même quand il s’enfuit, on le ramène. David baissait les yeux vers la terre. Il se sentait malheureux et perdu. Il y avait d’autres personnes autour d’eux, accroupies au bord de la clairière donnant sur le lac ou rassemblées sur le seuil d’une autre hutte. David sentait que seule une froide curiosité émanait d’eux. Cela ne peut pas être vrai, se dit-il. Ce ne sont pas des Indiens sauvages sortis d’un livre d’histoire. Ces gens sont allés à l’école et à l’église. Ils ont des voitures. Ils ont la télé. Il sentit son esprit essayer de trouver des similitudes entre lui-même et les gens qui l’entouraient. C’était un effort qui le faisait grandir, qui dilatait son être pour échapper au désespoir. Il se concentra sur les chaussures de tennis qui chaussaient les pieds de Cally. Ces chaussures venaient d’un magasin. Elle avait été dans une ville et dans un magasin. Ish avait un fusil. Il portait des vêtements qui venaient d’un magasin… tout comme les chaussures de Cally. C’étaient des gens, pas des Indiens sauvages. Et ils avaient tous peur de Katsuk. Katsuk regarda la vieille femme. — Hoquat est lié à moi, tu comprends ? dit-il. Il ne peut pas s’échapper. — Tu dis des bêtises, dit-elle, mais ses paroles manquaient de conviction. — C’est Cally, la sœur de ma mère, dit Katsuk en s’adressant à David. Je ne pense pas que tu comprendras, Hoquat, mais c’est par la famille de ma mère que j’ai eu mon premier pouvoir. Il parle pour l’impressionner, elle, pas moi, se dit David. Il lança un regard pénétrant sur le visage de la vieille femme pour jauger sa réaction, mais ne lut dans les yeux bruns qu’une appréciation détachée. Suffoqué, David comprit soudain que Cally était fière de Katsuk, fière de ce que Katsuk faisait, mais qu’elle ne voulait pas le reconnaître en elle-même. Jamais elle ne le reconnaîtrait. — Tu vas bien, mon gars ? demanda Cally. David haussa les épaules, encore sous le coup de la découverte du pouvoir que Katsuk avait sur cette femme. Elle était fière. Que puis-je faire ? se demanda David. Il refoula ses larmes. Ses épaules tombèrent de désespoir. Ce n’est qu’à ce moment-là qu’il réalisa à quel point il avait espéré que cette femme l’aiderait. Il avait cru qu’une femme s’attendrirait sur un adolescent en détresse. Mais elle était fière… et elle avait peur. Cally posa la main sur l’épaule de David. — Tu t’es tout trempé et égratigné dans ces broussailles, dit-elle. Faudrait ôter ces habits et les faire sécher. David leva les yeux vers elle. Était-elle en train de s’attendrir ? Non. Elle faisait seulement mine de s’attendrir. Cela allait l’empêcher de reconnaître qu’elle était fière. Elle jeta un regard en coin à Katsuk. — Qu’as-tu vraiment l’intention de faire de lui, fils ? Vas-tu leur faire un potlatch ? Katsuk fronça les sourcils. — Quoi ? Il n’aimait pas cette intonation dans la voix de sa tante. Il y avait quelque chose de sournois en elle maintenant. — Tu m’as dit qu’il était lié à toi, dit Cally, et que tu étais le seul à pouvoir lui rendre sa liberté. Vas-tu le leur rendre ? Katsuk secoua la tête, voyant pour la première fois la peur de sa tante. Qu’essayait-elle de faire ? Elle ne s’adressait pas à Katsuk. Elle essayait de faire revivre Charles Hobuhet ! Il refréna une flambée de rage. — Tais-toi ! fit-il. Mais au moment même où il disait cela, il comprit que c’était inutile. Il s’était mis lui-même dans cette situation avec son arrogance irréfléchie. Il avait dit que c’était sa tante. Katsuk n’avait pas de famille. C’était Charles Hobuhet qui avait eu un lien de parenté avec cette femme. — Ce serait le plus beau cadeau que l’on puisse faire, dit Cally. Ils te seraient redevables. Comme elle est sournoise, se dit Katsuk. Elle fait appel aux ancêtres en moi. Potlatch ! Mais ceux-là ne sont pas mes ancêtres. J’appartiens à Preneur d’mes. — Qu’en penses-tu ? demanda Cally. La gorge sèche, David essaya de déglutir. Il sentait la lutte entre Katsuk et cette femme. Mais elle n’essayait pas de sauver un captif. Qu’essayait-elle de faire ? — Tu veux que je sauve ma vie en sauvant la sienne, dit Katsuk. C’était une accusation. David vit la vérité contenue dans les paroles de Katsuk. Elle essayait de sauver son neveu. Elle se fichait éperdument du hoquat. David avait envie de la frapper. Il la détestait. — Tout le reste ne rime à rien, dit Cally. David en avait assez entendu. Il se mit à hurler, les poings serrés sur les hanches : — Vous ne pouvez pas le sauver ! Il est fou ! Katsuk se mit à rire nerveusement. Cally se tourna vers le garçon. — Tais-toi ! fît-elle. — Non, dit Katsuk, laisse-le parler. Écoute mon Innocent. Il sait. Tu ne peux pas me sauver. Il regarda Ish par-dessus la tête de David. — Tu as entendu, Ish ? Il me connaît. Il sait ce que j’ai fait. Il sait ce qui me reste à faire. — Tu as un air sanguinaire, dit le vieil homme en hochant la tête. David se sentit figé de peur. Il était terrifié par sa propre conduite. Il avait failli parler du meurtre du randonneur. Katsuk, l’avait compris. Il sait ce que j’ai fait. Ces gens étaient-ils tous au courant du meurtre ? Était-ce pour cela qu’ils avaient peur ? Non. Ils craignaient le pouvoir du monde des esprits que détenait Katsuk. Même si certains d’entre eux ne voulaient pas le reconnaître, c’était cela qu’ils craignaient. — Comment pourrions-nous faire pour que les hoquats nous doivent plus qu’ils ne le font déjà ? demanda Katsuk en regardant Cally. David vit qu’elle s’était mise en colère et qu’elle luttait contre cette fierté dont elle avait pris conscience. — A quoi bon nous lamenter sur le passé ? dit-elle. — Si nous ne le faisons pas, qui le fera ? demanda Katsuk. La faiblesse de la vieille femme l’amusait. — Le passé est mort ! fit-elle. Laissons-le en paix ! — Aussi longtemps que je vivrai, il ne sera pas mort, dit Katsuk. Et je vivrai peut-être éternellement. — Le petit a raison, dit-elle d’un ton sec. Tu es fou. — Je ne le nie pas, fit Katsuk en lui souriant. — Tu ne peux pas faire cette chose, dit-elle. — Quelle chose ? demanda posément Katsuk. — Tu sais ce que je veux dire ! Elle sait et elle ne peut le dire, songea Katsuk. Ah ! pauvre Cally. Autrefois, nos femmes étaient fortes. Maintenant, elles sont faibles. — Il n’y a pas un être humain qui puisse m’en empêcher, dit-il. — Nous verrons cela, dit-elle. Chaque geste trahissant la colère et la frustration, elle se détourna, empoigna David par le bras et le poussa le long de la rangée de huttes jusqu’à la dernière. — Entre là-dedans, ordonna-t-elle. Ôte tes habits et fais-les-moi passer. — Oui, Cally, nous verrons bien, cria Katsuk après elle. — Pourquoi voulez-vous mes habits ? demanda David. — Je vais les faire sécher. Allez, entre là-dedans ! Il y a des couvertures. Enroule-toi dans les couvertures jusqu’à ce que tes affaires soient sèches. La porte en planches fendues grinça quand David l’ouvrit. Il se demanda si Cally pouvait encore essayer de le sauver… de colère. Il n’y avait pas de fenêtre dans la hutte. La lumière entrait par la porte. Il fit un pas à l’intérieur sur le sol en terre battue. Il flottait une odeur d’huile de poisson et de moisi qui provenait d’une peau de couguar accrochée au mur en face de la porte. De minces bandes de quelque chose de sombre pendaient des chevrons. Un fouillis de filets, de sacs de grosse toile, de bidons rouillés et de boîtes jonchait le sol en terre battue. Dans un angle, une pile de couvertures brun-vert était posée sur un châlit. — Remue-toi ! dit Cally. Tu vas attraper la mort si tu gardes ces habits trempés. David frissonna. La hutte lui inspirait de la répulsion. Il avait envie de sortir en courant et de supplier les gens qui se trouvaient dehors de le sauver. Au lieu de cela, il se déshabilla en gardant son caleçon et passa les vêtements par la porte. — Le caleçon aussi, dit-elle. David s’enroula dans une des couvertures, enleva son caleçon et le passa par la porte. — Il faudra deux heures, dit-elle. Mets-toi bien au chaud et repose-toi. Elle referma la porte. David resta debout dans l’obscurité soudaine. Les larmes commencèrent à couler sur ses joues. Toute l’étrangeté des gens et du lieu pesait sur lui. La jeune femme avait voulu qu’il s’échappe. La vieille Cally semblait vouloir l’aider. Mais aucun d’eux ne tiendrait réellement tête à Katsuk. L’esprit de Katsuk était trop puissant. David s’essuya le visage sur un coin de la couverture et se dirigea vers le lit en trébuchant dans le fatras qui traînait par terre. S’enroulant dans sa couverture, il s’assit sur le lit. Le lit grinça. Quand ses yeux se furent habitués à l’obscurité, il vit que la porte ne fermait pas complètement. Il y avait tout autour des fentes et des trous qui laissaient entrer la lumière. Il entendit des gens se déplacer dehors, des voix basses. A un moment, il y eut un bruit qui ressemblait à de jeunes garçons en train de jouer — le bruit d’un bâton tapant sur une boîte de conserve. Les larmes continuaient de couler sur les joues de David. Il étouffa un sanglot. Une flambée de colère devant sa propre faiblesse monta en lui. Je n’ai même pas pu m’échapper, se dit-il. Katsuk avait du pouvoir sur les oiseaux, les gens et ses esprits dans toute la forêt. Il n’y avait aucun endroit où se cacher. Dans cette forêt, tout espionnait pour ce cinglé de Katsuk ! Les gens du campement le savaient et avaient peur. Maintenant, ils tenaient le captif de Katsuk pris au piège, sans vêtements. David sentit de la fumée, de la viande qui cuisait. De dehors lui parvint un éclat de rire, vite étouffé. Il entendit le vent dans les arbres, des gens qui allaient et venaient, des conversations à voix basse, aux paroles incompréhensibles. La couverture dont il s’était enveloppé avait une vieille odeur de sueur. Elle était rêche sur sa peau. Des larmes de désespoir coulaient sur ses joues. Les bruits d’activité de l’extérieur diminuèrent progressivement. Il y eut des périodes de silence de plus en plus longues. Que faisaient-ils donc dehors ? Où était Katsuk ? Il entendit des pas approcher de la hutte. La porte s’ouvrit en grinçant. Tskanay entra, tenant à la main un bol ébréché. Il y avait dans ses gestes quelque chose de furtif et de rageur. Au moment où la porte s’ouvrait toute grande et où elle franchissait le seuil, la lumière montra un bleu sur le côté gauche de sa mâchoire. Elle referma la porte, vint s’asseoir près de lui sur le lit et lui tendit le bol. — Qu’est-ce que c’est ? — De la truite fumée. C’est très bon. Mange. David prit le bol. Il était lisse et froid sur ses doigts. Il fixa les yeux sur l’ecchymose de la joue. La lumière entrant par les interstices du mur dessinait des rayures qui striaient la marque sur la peau. Elle paraissait nerveuse et mal à l’aise. — Il t’a frappée, n’est-ce pas ? — Je suis tombée. Mange la truite. La colère perçait dans sa voix. David tourna son attention sur le poisson. Il était ferme et élastique, avec une saveur de poisson légère et huileuse. Dès la première bouchée, il sentit la faim lui nouer l’estomac. Il mangea une truite entière sans parler, puis il demanda : — Où sont mes habits ? — Cally les fait sécher dans la grande maison. Il faudra encore au moins une heure. Charlie, Ish et quelques autres sont partis chasser. David entendit ses paroles et s’en étonna. Elle semblait dire une chose mais essayer de lui faire comprendre autre chose. — Il n’aime pas que tu l’appelles Charlie, dit David. C’est pour cela qu’il t’a frappée ? — Katsuk, grommela-t-elle. La belle affaire. En parlant, elle jeta un coup d’œil vers la porte. David mangea une autre truite et se lécha les doigts. Elle avait l’air mal à l’aise, changeant de position sur le lit, tirant sur les couvertures qui étaient sous eux. — Pourquoi avez-vous tous peur de lui ? demanda David. — Je vais lui apprendre, murmura-t-elle. — Quoi ? Sans répondre, elle prit le bol des mains de David et le lança par terre. Il entendit le fracas qu’il fit dans l’obscurité au centre de la hutte. — Pourquoi as-tu fait ça ? — Je vais lui apprendre, à ce Katsuk ! Elle fit sonner le nom comme une imprécation. David sentit monter en lui une vague d’espoir, vite retombée. Que pouvait faire Tskanay ? — Aucun de vous ne va m’aider. Il est fou, et vous avez peur de lui. — Fou furieux, dit-elle. Il veut être seul. Il veut la mort. C’est fou. Je veux être avec quelqu’un. Je veux la vie. Ce n’est pas fou. Je n’aurais jamais cru qu’il serait un Indien désaxé. — Katsuk n’aime pas que tu l’appelles Indien. Elle secoua la tête, faisant voler ses nattes attachées par la cordelette. — Que Katsuk aille se faire foutre ! lâcha-t-elle d’une voix basse et amère. David, choqué, restait assis en silence. Il n’avait jamais encore entendu un adulte dire cela devant lui. Certains de ses camarades les plus effrontés le disaient, mais personne qui ressemblât à cette jeune femme. Elle avait au moins vingt ans. — Ça te choque, hein ? demanda-t-elle. Tu es un innocent, c’est bien vrai. Pourtant tu sais ce que ça veut dire, sinon ça ne te choquerait pas. David se racla la gorge. — Le pauvre grand Indien fou croit avoir un innocent, hein ? Très bien. Nous allons lui montrer. Elle se leva et se dirigea vers la porte. David l’entendait remuer et entendait des froissements d’étoffe. — Que fais-tu ? souffla-t-il. Pour toute réponse, elle vint s’asseoir auprès de lui, lui prit la main gauche et la plaqua contre sa poitrine nue. David ne put retenir un sifflement de surprise. Elle était nue ! A mesure que ses yeux s’habituaient à l’obscurité, il la distinguait à côté de lui. — Nous allons jouer à un jeu, dit-elle. Les hommes et les femmes y jouent tout le temps. C’est amusant. Elle glissa une main sous la couverture de David, le caressa, toucha son pénis. —: Tu as des poils. Tu es assez homme pour jouer à ce jeu. David essaya de repousser sa main. — Non. — Pourquoi pas ? Elle lui embrassa l’oreille. — Parce que. — Tu n’as pas envie d’échapper à Charlie-Katsuk ? — Bien sûr que si. Elle avait la peau douce et excitante. Il sentait une étrange ardeur dans ses reins, une vigueur. Il avait envie de l’arrêter et il n’avait pas envie de l’arrêter. — Il te veut innocent, souffla-t-elle. Elle respirait de plus en plus vite. — Est-ce qu’il me laissera partir ? murmura David. Sa peau avait une curieuse odeur de lait qui accélérait les battements du cœur de David. — Tu l’as entendu. Elle guida sa main gauche et la pressa dans l’emmêlement de poils entre ses jambes. — Ce n’est pas bon ? — Si. Mais comment sais-tu qu’il… — Il a dit qu’il te voulait innocent. Effrayé et fasciné, David la laissa l’allonger sur le lit. Il grinça et se tendit sous leur poids. Avec ardeur maintenant, il fit ce qu’elle lui disait de faire. Ils allaient lui apprendre, à ce Katsuk ! Fichu cinglé de Katsuk ! — Comme ça, souffla-t-elle. Là ! Ahhhh… Tu en as une bonne. Tu es bon. Pas si vite. Là… comme ça… comme ça… ahhh… David avait l’impression qu’il était beaucoup plus tard. Tskanay le frictionna avec une serviette pendant qu’il s’étirait, vibrant et excité, mais calme et détendu aussi. Je l’ai fait ! se dit-il. Il se sentait plein de vie, en contact direct avec chaque instant. Jolie Tskanay. Il leva hardiment le bras et posa la main sur son sein gauche. — Tu as aimé ça, dit-elle en lui caressant la joue. Je t’avais dit que c’était amusant. Tu es un homme maintenant, plus un petit innocent à qui Katsuk peut en imposer. En entendant le nom de Katsuk, David sentit son estomac se contracter. — Comment Katsuk le saura-t-il ? murmura-t-il. — Il le saura, répondit-elle avec un petit rire. — Il a un couteau, dit David. Elle s’étendit auprès de lui et lui caressa la poitrine. — Et après ? David pensa au randonneur assassiné. Il repoussa sa main et se dressa sur son séant. — Il est fou, tu sais. Et il se demanda s’il pouvait parler du meurtre à Tskanay. Tskanay lui dit d’une voix langoureuse : — Je suis impatiente de voir la tête qu’il fera quand il… La porte s’ouvrit à la volée, l’interrompant net et donnant un haut-le-corps à David. Katsuk pénétra dans la hutte, sa tête, à contre-jour, restant plongée dans l’ombre. Il tenait à la main les chaussures de David et un paquet de vêtements. Quand la lumière entrant par la porte lui montra les deux corps nus sur le ht, il s’immobilisa. Tskanay se mit à rire. — Salut, mon vieux Charlie ! dit-elle. Ce n’est plus ton petit innocent ! Que dis-tu de ça ? Katsuk les fixait, la gorge serrée par la consternation. Ses mains descendirent au couteau à sa taille, et il le dégaina presque. Presque. Mais il sentit le souffle de la sagesse de Preneur d’mes et il vit la fourberie dans son pouvoir de femme. Elle voulait le couteau ! Elle voulait la mort et sa fin à lui par cette mort. Elle voulait l’échec du rituel ancien. Ahhh ! c’était une sournoise. Il lança les vêtements à David et fit un pas en avant, le visage toujours dans l’ombre et indéchiffrable. — Tu vas nous tuer, mon vieux Charlie ? demanda-t-elle. David restait assis, paralysé par la terreur. Il attendait le couteau. C’était ce qui devait logiquement arriver… c’était juste. Sa poitrine était douloureuse. Il sentait son corps encore plus exposé que la nudité de sa chair. Il n’y avait aucun moyen d’échapper au couteau. — Ne t’imagine pas que c’est de cette manière que tu me raviras mon esprit, Tskanay, dit Katsuk. — Mais il n’est plus ton innocent petit hoquat. Elle avait l’air déconcerté. Katsuk ne réagissait pas de la manière qu’elle avait attendue. Elle ne savait pas avec précision ce qu’elle avait attendu, mais certainement pas ce calme. Il aurait dû être furieux et violent. Katsuk tourna les yeux vers le garçon terrifié. Innocent ? Le sexe pouvait-il faire la différence ? Non. La nature de l’innocence était autre. Elle était mêlée à de la volonté et de la sensibilité. Y avait-il de l’égoïsme dans ce hoquat ? Était-il indifférent au sort d’autrui ? Était-il capable d’abnégation ? — Es-tu sûre qu’il n’est pas innocent ? demanda Katsuk. Elle se laissa glisser du lit et se mit debout, furieuse et provocante dans sa nudité, le narguant. — J’en suis bougrement sûre ! — Pas moi, dit Katsuk. — Tu veux une autre séance comme preuve ? demanda-t-elle. Lentement, David replia ses genoux sous lui sur le lit. Il sentait que Katsuk n’était pas complètement dans cette pièce, qu’il écoutait des voix venant d’un autre monde. Tskanay ne s’en apercevait pas encore. Katsuk obéissait à ses esprits, sinon il aurait déjà tiré le couteau. Il allait peut-être frapper de nouveau Tskanay si elle continuait de le narguer, mais il n’utiliserait pas le couteau. — Katsuk, ne lui fais pas de mal, dit David. Elle essayait seulement de m’aider. — Tu vois, dit Katsuk. Tu as essayé de l’utiliser contre moi, Tskanay, et pourtant il ne veut pas que tu aies mal. N’est-ce pas de l’innocence ? — Il ne l’est plus ! fulmina-t-elle. Il ne l’est plus ! — Katsuk, elle ne comprend pas, dit David. — Je sais, Hoquàt, dit Katsuk d’une voix étrangement douce. Habille-toi maintenant. Voilà tes vêtements bien secs et tout propres et raccommodés par Cally. — Il ne l’est plus, te dis-je, chuchota Tskanay. Il ne l’est plus. — Mais si, il l’est, dit Katsuk. David prit les vêtements que Katsuk avait lancés sur le lit. Pourquoi Tskanay ne pouvait-elle se taire ? C’était une discussion stupide. Il se sentait souillé et lié à Katsuk encore.plus étroitement qu’avant. Elle n’avait pas essayé de l’aider. Elle avait essayé de faire revenir Katsuk à elle, mais elle ne pouvait atteindre cette part de lui qui était dans le monde des esprits. Tskanay restait debout en tremblant, les poings serrés, le visage immobile. Tout son corps trahissait l’échec. Elle s’était attachée à quelque chose de disparu en ce lieu et elle en porterait la marque pendant le reste de sa vie, et elle le savait. — Hoquat, nous sommes vraiment unis maintenant, dit Katsuk. Peut-être sommes-nous frères. Mais lequel de nous est Caïn, et lequel est Abel ? Il se retourna et sortit, laissant la porte ouverte. Dans la clairière, Katsuk s’arrêta un moment pour réfléchir. L’innocence n’est pas retirée en étant utilisée. Il regarda sa main droite, la main qui, dans sa colère, avait frappé Tskanay. J’ai eu tort de la frapper. Il restait en moi un petit morceau de Charles Hobuhet. C’est lui qui l’a frappée. Mais elle vient de me purifier de cela. C’était une réaction hoquat de la frapper. Elle m’a purifié de cela aussi et elle a fait la preuve de l’innocence de la victime que j’ai choisie. Je suis Katsuk, et je peux sourire de ce qu’elle a fait et apprécier la valeur que cela a pour moi. Dans la hutte, Tskanay pleurait. — Qu’il soit maudit ! Maudit ! Maudit ! David posa une main sur son mollet. — Ne pleure pas, dit-il. Elle enfouit son visage dans ses mains et ses pleurs redoublèrent. — Je t’en prie, Tskanay, ne pleure pas, supplia David. Elle s’écarta d’une secousse et laissa retomber ses mains. — Je m’appelle Mary ! Pleurant toujours, elle trouva ses vêtements et les passa, sans se préoccuper de les mettre en ordre. Elle se dirigea vers la porte. — Eh bien, tu as entendu, habille-toi, dit-elle sans se retourner. Harlow B. Watts, professeur à la Pacific Day School, Carmel, Californie : Oui, David est un de mes élèves. Je suis extrêmement bouleversé par tout cela. C’est un très bon élève, considérablement en avance sur la majeure partie de sa classe. Vous savez que nous utilisons le système britannique ici. David est très sensible dans sa manière d’étudier les choses. Ses exposés et tous ses devoirs le mettent souvent en évidence. Il dit parfois des choses bizarres. Un jour, il a dit que Robert Kennedy avait cherché trop fort à être un héros. Quand j’ai questionné David là-dessus, tout ce qu’il m’a répondu a été : « Eh bien, il n’a pas commis d’erreurs. » Ne trouvez-vous pas que c’est une chose bizarre à dire pour un garçon de son âge ? Dans l’après-midi, le ciel s’obscurcit et devint très couvert. Un vent froid et aigre commença à souffler du sud-ouest. Il glaça David à l’endroit où il se tenait, sur la rive du lac au-dessous des huttes. Il entrechoqua dans sa poche les six cailloux. Six jours ! La plupart des gens du campement, plus d’une vingtaine, étaient entrés dans la grande hutte et y avaient allumé un feu. Il y avait deux cuissots d’élan qui tournaient sur une broche au-dessus de la flamme. David avait l’impression que tout le monde dans le campement devait être au courant de ce que Tskanay et lui avaient fait. Chaque fois qu’il y pensait, le feu lui montait au visage. Deux jeunes gens accroupis à l’orée de la forêt le surveillaient discrètement. Tskanay n’était plus son garde. Il ne l’avait pas revue depuis qu’elle avait quitté la petite hutte. Les deux jeunes gens étaient ses gardes maintenant. David avait essayé de leur parler. Ils avaient refusé, se détournant quand il avait insisté. Il les entendait parler à voix basse. Il était envahi par un sentiment de vaine frustration. Il se prit encore une fois à penser à Tskanay. Elle n’avait absolument rien changé. Pire même, elle n’avait fait que le lier plus étroitement à Katsuk. Peut-être même sommes-nous frères maintenant. Katsuk avait dit cela. En pardonnant, en refusant la colère, Katsuk avait imposé un nouveau fardeau à son captif. Un nouveau maillon avait été ajouté entre eux. David essaya d’imaginer Katsuk et Tskanay faisant l’amour. Cela s’était produit. Tskanay l’avait reconnu. Katsuk l’avait quasiment reconnu. David n’arrivait pas à les imaginer en train de le faire. Ils étaient deux autres personnes à cette époque — Mary et Charlie. Il faisait de plus en plus sombre. Le coucher de soleil ensanglantait le lac à la lisière de l’obscurité verdâtre de la forêt. Le vent soufflait fort sur les crêtes et chassait les nuages. La lune se montra, et David la vit comme Katsuk l’aurait vue : la lune rongée, dont une échancrure en croissant avait été grignotée par Castor. La lune se mirait dans le lac, elle aussi. Il l’observa tandis qu’elle flottait sur les roseaux, puis elle disparut. Mais les roseaux restèrent. L’un des jeunes gens derrière lui toussa. David se demanda pourquoi ils ne voulaient pas lui parler. Était-ce un ordre de Katsuk ? Il entendit un bruit lointain de moteurs d’avion. La lumière verte de l’aile d’un appareil s’éloigna vers le nord. Les moteurs glissaient avec la lumière, un bruit triste et distant dans le ciel. Ce bruit et cette lumière firent monter l’espoir en David, puis le firent retomber. Il se mordit la lèvre inférieure. Il se sentait tomber dans le vide, tout le ciel s’ouvrant pour l’enlever. Cet avion, la chaleur, la lumière, les gens — tous disparus dans une autre dimension. Dans la grande hutte, Katsuk parlait, sa voix montant et descendant. La portière avait été écartée. La lumière se répandait dans la clairière. David s’éloigna du lac et se dirigea vers la clarté du feu. Il passa devant les deux jeunes gens dans l’obscurité, mais rien dans leur attitude ne manifesta qu’ils l’avaient remarqué. David s’accroupit juste à l’extérieur du cercle de lumière et écouta. Katsuk, son corps puissant vêtu du pagne et des mocassins, avait le front ceint du bandeau de cèdre rouge dans lequel une unique plume de corbeau était fichée sur l’arrière. Il se tenait debout, le dos tourné à la porte ouverte. Le feu traçait les contours rougeoyants de son corps, sa peau tantôt couleur d’ambre, tantôt couleur de sang. Ai-je trouvé cet innocent dans mon ventre, comme une femme ? demandait Katsuk. Regardez-moi ! Je suis Katsuk ! Je suis le centre, et pourtant je vis partout. Je peux porter le collier de perles du chef. Que craignez-vous ? Les hoquats ? Ils ne nous ont pas conquis. Le fusil, l’acier, le couteau, la hache, l’aiguille, la roue — voilà ce qui nous a conquis. Regardez-moi ! Je porte l’étoffe chilkat et des mocassins faits par une femme de notre peuple. Il se tourna lentement, les dévisageant tour à tour. — Je vois sur vos visages que vous me croyez. Votre croyance me fortifie, mais ce n’est pas suffisant. Nous étions le peuple Hoh. Que sommes-nous maintenant ? Y en a-t-il un parmi vous qui se considère comme un chrétien et qui se moque de moi ? Il enfla la voix : — Nous avons vécu sur cette côte pendant plus de quinze mille ans ! Et puis les hoquats sont arrivés. Nos maisons en planches de cèdre ont presque disparu de cette terre. Nous dissimulons dans cette forêt quelques pitoyables huttes ! Nos rivières à saumons meurent. Je dois vous dire la plupart de ces choses en anglais, car vous ne parlez pas tous notre langue. Il se retourna, fouilla des yeux l’obscurité et pivota de nouveau sur lui-même pour leur faire face. — Notre langue est une belle langue ! L’anglais est simple à côté. Les choses ont une réalité dans notre langue ! Je passe d’un état à un autre dans ma langue, et je ressens chaque état. En anglais, je ressens très peu de chose. Il se tut et fixa le feu. Une femme s’approcha du feu sur la droite, et David crut d’abord que c’était Tskanay, avec la jeunesse et la grâce de ses mouvements. Mais elle se retourna, et, dans le flamboiement fugitif du feu, il vit que c’était la tante, la vieille Cally. Son visage était un masque émacié. L’illusion le bouleversa. — Regardez les préparatifs que vous avez faits pour moi, reprit Katsuk. Vous avez apporté vos peintures corporelles et une crécelle de Preneur d’mes. Pourquoi faire tout cela, sinon pour m’honorer ? Il toucha le couteau à sa taille. — Je suis Drukwara. Je fais la guerre dans le monde entier. Je n’ai que deux danses. L’une d’elles est Abeille. Dans le cercle autour du feu, quelqu’un toussa. — Ish, réponds-lui, dit Cally. C’est un homme qui doit lui répondre. Ish se leva, juste en face de Katsuk de l’autre côté du feu. La silhouette dégingandée du vieillard paraissait encore plus haute à la lueur tremblante du feu. Ses yeux reflétaient la lumière. — Tu parles des temps éloignés, dit-il, mais nous ne sommes pas dans des temps éloignés. Il avait parlé d’une voix hésitante dans laquelle perçait la crainte. — Tu veux dire que nous ne battons plus le tambour de bois jusqu’au lever de la lune, dit Katsuk. Il baissa le doigt vers le sol près de Ish. — Mais tu as apporté une flûte et cette crécelle de bois parée de plumes d’aigle. Pourquoi ? — Quelques-unes des anciennes coutumes sont toujours efficaces, répondit Ish. Mais ces tribus étaient sauvages. — Sauvages ? fit Katsuk en secouant la tête. Elles avaient leur loyauté. Leur monde avait une forme. Elles le façonnaient ainsi. — Mais elles étaient sauvages. — C’est un mot hoquat ! Nos bois, nos animaux, notre peuple avaient des loyautés et une forme ! — Une forme, répéta Ish en secouant la tête. — Vous êtes venus par la route Hoh. En voiture ! Vous avez garé vos voitures près de celles des hoquats et vous avez marché jusqu’ici. Vous avez vu les écriteaux des nouvelles formes : ATTENTION AUX CAMIONS. ATTENTION — TRAVERSÉE DE BÉTAIL. A qui sont ces camions ? A qui est ce bétail ? Nous conduisons leurs camions pour les aider à détruire notre terre ! Cette fabrique de bardeaux, là-bas, au bord de la mer, où ils vous laissent travailler… parfois ! C’est cela la forme maintenant ! — C’est ce que tu as appris à l’université ? demanda Ish. — C’est plus juste que tu ne l’imagines, mon oncle. Je suis le dernier élu du clan de ma mère. Autrefois nous étions forts et nous pouvions supporter tous les efforts. Nous soutenions les nôtres quand ils avaient des ennuis. Maintenant… — Maintenant, dit Ish, tu nous attires des ennuis à tous. — Vraiment ? Ou bien vivons-nous simplement au milieu des ennuis hoquats que nous en sommes venus à accepter ? Katsuk tendit le bras dans la direction de l’ouest. — Les sillons de halage de nos canoës de pêche à la baleine, profondément creusés pendant ces milliers d’années, s’alignent sur les plages là-bas. Et nous devons adresser une pétition à un congrès hoquat pour qu’il nous laisse utiliser un petit morceau de cette terre ! De notre terre ! — Si tu veux parler du vieux village sur la plage, dit Ish, nous allons le récupérer. Les Blancs commencent à comprendre nos problèmes. Ils ont… — Pitié ! hurla Katsuk. Ils nous donnent un os à ronger par pitié — une minuscule parcelle de tout ceci, qui autrefois était à nous. Nous n’avons que faire de leur pitié ! Ils nous privent de l’expérience et de la responsabilité qu’il y a à être humain ! — Qui se soucie, dit Ish, de savoir pourquoi les Blancs font ce que… — Moi, je m’en soucie, cria Katsuk en se frappant la poitrine. Ils envahissent notre terre… notre terre ! Ils viennent couper nos sous-bois pour les utiliser dans leurs décorations florales. Ils empilent les troncs qui auraient dû rester des arbres. Ils prennent pour se divertir le poisson qui devrait nourrir nos familles. Tout le temps, ces hoquats font la seule chose que nous ne devons pas pardonner : ils se complaisent dans le mal qu’ils font. Ils sont convaincus d’agir à bon droit. Maudits soient ces démons ! — Certains d’entre eux sont nés ici, objecta Ish. Ils aiment cette terre. — Ah ! soupira Katsuk. Ils aiment notre terre alors même qu’ils la tuent et qu’ils nous tuent sur elle. David se sentit envahi de culpabilité. Je suis Hoquat, se dit-il. Son peuple avait volé cette terre. Il savait que Katsuk disait la vérité. Nous avons volé cette terre. C’était pour cette raison que les deux jeunes gens chargés de le garder avaient refusé de lui parler. C’était pour cette raison que tous les gens rassemblés dans cette pièce autour de Katsuk lui témoignaient de la sympathie tout en exposant leurs craintes et leurs objections. David avait l’impression de servir d’otage pour tous les péchés de sa race. Il avait même péché, comme l’avaient fait ses ancêtres, avec une femme de ce peuple. Il se sentit oppressé à la pensée de Tskanay. Il était ébranlé et brisé par l’écroulement d’une vie qui naguère lui semblait douce et stable. Il scruta l’intérieur de la hutte : des ombres rougeoyantes sur les chevrons, la lumière du feu jouant sur les solives… tout le peuple — peau mordorée, cheveux couleur aile de corbeau lustrés, cheveux gris, vieux cheveux embroussaillés. Soudain il vit Tskanay, presque directement derrière Ish, au troisième rang : visage rond, blouse pourpre, rouge-fauve de la peau à la lumière du feu. David avala convulsivement sa salive en se remémorant le froissement de ses vêtements dans l’obscurité de la hutte et la toison sombre entre ses jambes. — Vous ne m’arrêterez pas, reprit Katsuk. Nul ne m’arrêtera. Cally se leva. Elle se déplaçait lentement et avec raideur maintenant. Elle fit face à Katsuk. — Nous ne t’arrêterons pas. C’est vrai. Mais si tu tues ce garçon, tu seras comme le pire d’entre eux. Je refuserais de vivre avec cela dans ma famille. Elle se retourna et s’enfonça dans l’ombre. — Ce qui est passé est passé, dit Ish. Il se rassit. Katsuk se redressa et tourna la tête de droite et de gauche. Il semblait moins regarder son auditoire que lui montrer son visage. — Tout le passé est dans mes paroles, dit-il. Si ces paroles meurent, vous aurez oublié les gémissements et la détresse dans nos foyers. Vous oublierez ce que les hoquats nous ont fait. Vous oublierez ce que nous étions. Mais moi, je n’oublierai pas. C’est tout ce que j’ai à dire. Il se retourna et sortit de la maison à grandes enjambées. Avant que David ait eu le temps de bouger, Katsuk était devant lui. Katsuk empoigna le bras du garçon et l’entraîna. — Viens, Hoquat. Nous partons maintenant. Shérif Mike Pallat : Bien sûr que je pense que la vieille Cally a vu son neveu. Sinon pourquoi serait-elle venue nous donner tous ces avertissements ? Elle était avec toute sa troupe dans le Territoire Sauvage. C’est là où j’ai concentré mes hommes. J’ai écouté ce qu’elle m’a dit avec la plus grande attention. Elle a la tête sur les épaules, cette vieille femme. Elle a dit que nous devrions l’appeler Katsuk, alors nous allons l’appeler Katsuk. Il n’y a plus de Charlie Hobuhet. Si quelqu’un l’appelle Charlie au mauvais moment, cela risque de tout mettre par terre. Il commença à pleuvoir par intermittence peu après qu’ils eurent quitté la clairière aux huttes. De la pluie, puis le clair de lune, la pluie, le clair de lune. Il pleuvait à verse quand ils atteignirent le vieux puits de mine. Il y avait des éclairs et du tonnerre dans le lointain. David, se laissant entraîner dans l’obscurité, se demanda si c’était grâce à sa magié que Katsuk créait une piste pas après pas. Il était impossible que Katsuk pût voir son chemin dans cette obscurité pluvieuse. Durant toute l’ascension de la colline, Katsuk psalmodia et fulmina. David, le cœur battant, entendait les invectives et ne comprenait que la rage. Des branches humides l’égratignaient. Il trébuchait sur des racines et glissait dans la boue. Il était trempé jusqu’aux os quand ils parvinrent au puits de mine. L’esprit de Katsuk était en ébullition. C’était la vérité, se disait-il. Ils savent que je leur ai dit la vérité. Et pourtant ils ont peur. Ils ne me font pas connaître toutes leurs pensées. Mon propre peuple est perdu pour moi. Ils ne veulent pas des pouvoirs que je pourrais leur donner. Mon propre peuple ! Il tira Hoquat à l’intérieur de l’abri du puits de mine et le lâcha. L’eau dégoulinait sur eux. Katsuk appuya ses mains contre le pagne chilkat. Des filets d’eau coulaient le long de ses jambes. Nous devons nous reposer, dit-il, puis nous reprendrons la route. Quelques-uns des miens sont des imbéciles. Ils pourraient dire aux hoquats où je suis. Il doit y avoir une récompense. Certains ont la maladie hoquat. Ils pourraient le faire pour de l’argent. Mon propre peuple me refuse un refuge dans ses pensées. Il n’y a pas de refuge. Mon propre peuple se détourne de moi. Personne ne viendra à ma rencontre. Je suis vraiment sans refuge. Katsuk se demanda comment il pourrait se reposer ici. Il sentait son peuple en bas, au bord du lac — fébrile, troublé, divisé, se disputant. Ils avaient entendu ses paroles, avaient reçu son message, mais dans une langue qui blasphémait ce qu’il tenait pour sacré. Aucune obscurité ne m’apportera jamais le repos. Je serai un esprit fantôme. Même Tskanay ne me soutient pas. Il pensa à la manière dont Tskanay l’avait regardé. Ses yeux l’avaient vu, avaient trouvé qu’il lui était devenu étranger. Elle avait donné son corps au garçon, essayant d’engloutir l’innocence. Elle avait voulu rendre Hoquat indigne. Elle avait échoué. La honte de Hoquat renforçait son innocence. Il était plus innocent maintenant. Katsuk fouillait du regard le vide obscur du vieux puits de mine. Il sentait ses dimensions avec sa mémoire, sa peau, son nez, ses oreilles. Il y avait des esprits fantômes ici aussi. Le garçon claquait des dents. La peur de Hoquat était presque palpable. — Katsuk ? murmura le garçon. — Oui. — Où sommes-nous ? — Dans la caverne. — La vieille mine ? — Oui. — T-tu vas al-lumer un f-feu ? La foudre provoqua une illumination fugitive : l’entrée de la caverne, des arbres dégouttant d’eau, la pluie tombant obliquement. Le tonnerre suivit, proche, un fracas qui fît sursauter le garçon. — Nous avons peut-être trop de feu, dit Katsuk. Le monde fut soudain ébranlé par un éclair en zigzag si proche qu’ils sentirent ses relents d’enfer quand le tonnerre les fit trembler. Le garçon pivota sur lui-même et s’agrippa au bras de Katsuk. Un nouvel éclair illumina fugitivement l’obscurité humide, cette fois près du lac. Le coup de tonnerre arriva comme un écho du précédent. Le garçon frissonnait et tremblait contre Katsuk. — C’était Kwahoutze, dit Katsuk. C’était le dieu de l’eau, l’esprit de toutes les régions réunies par l’eau. — C’était s-si près. Il y eut encore un éclair — au-delà du lac cette fois. Un grondement de tonnerre suivit. — Je ne veux pas voler ta terre, dit le garçon. Katsuk lui tapota l’épaule. — Et moi, j’allais faire trop d’honneur à mes ennemis, dit-il. Cette terre ne sait pas à qui elle appartient. — Je regrette que nous t’ayons volé ta terre, dit David. — Je sais, Hoquat. Tu es véritablement innocent. Tu es l’une des rares personnes qui sentent pourquoi cette terre est sacrée à mes yeux. Tu es l’envahisseur immigré. Tu n’as pas appris comment adorer cette terre. C’est ma terre parce que je l’adore. Les esprits le savent, mais la terre ne le sait pas. Le silence tomba entre eux. Katsuk se dégagea de l’étreinte du garçon. Hoquat dépend de moi pour sa force, se dit-il, mais cela peut être dangereux pour moi. S’il puise sa force en moi, je dois puiser de la force en lui. Nous pourrions devenir une seule personne, Preneur d’Ames tous les deux. Qui sacrifierais-je alors ? David écoutait le bruit de la pluie qui tombait et la progression lointaine de la foudre et du tonnerre. — Katsuk ? demanda-t-il. — Oui. — Tu vas me tuer… comme l’a dit ta tante ? — Je t’utilise pour envoyer un message. David se mordit la lèvre inférieure. — Mais ta tante a dit… — A moins que tu ne me dises de le faire, je ne te tuerai pas. Le soulagement envahit David. Il prit une longue inspiration. — Mais jamais je ne dirais de… — Hoquat ! Pourquoi préfères-tu le langage-bouche au langage-corps ? Katsuk s’enfonça dans le puits de mine. David restait debout, tremblant d’avoir été rembarré. La vieille folie était revenue dans la voix de Katsuk. Katsuk trouva le havresac en sentant son odeur de moisi. Il s’accroupit, tâta le tissu, sortit des allumettes et un paquet d’amadou. Il eut rapidement allumé un petit feu. La fumée flottait en une bande grise le long du plafond. La flamme projetait des ombres vives sur les vieilles poutres et le roc. . David s’approcha et resta debout près du feu, tremblant, tendant les mains vers la chaleur. Katsuk rassembla les rameaux de cèdre de leur lit et étendit le sac de couchage. Il s’allongea sur le sac de couchage, le dos contre une poutre vermoulue. David, debout devant le feu, avait la tête juste au-dessous de la fumée. La bande grise au-dessus de lui était comme l’essence d’un esprit flottant vers l’entrée sombre pour pénétrer dans le monde. Katsuk retira la flûte d’osier de sa ceinture et la porta à sa bouche. Il souffla doucement. Le son clair s’éleva en tournoyant pour se mélanger à la fumée, emportant l’esprit de Katsuk. Il ajouta le chant du cèdre, un chant pour apaiser le cèdre quand on utilisait son écorce pour faire des nattes et des vêtements, de la corde et des filets. Il le joua tout doucement. C’était un oiseau qui chantait au cœur de l’ombre des rameaux de cèdre. Une douce vision lui vint pendant le chant : Janiktaht portant un panier où étaient entassés des copeaux en spirale d’écorce de cèdre. Et il se dit : C’est mieux pour Janiktaht. Je n’aurais pas à chercher à jamais son visage parmi des visages d’étrangers. Les paroles du chant lui revenaient à l’esprit : « Cèdre donneur de vie… cèdre faiseur de feu… » La vision de Janiktaht se transformait en lui. Elle devenait plus grande, plus grande, plus vieille, plus laide. Le panier d’écorce de cèdre se recroquevillait. Des gouttes de sueur perlèrent sur son front. Son esprit renâcla. Il lâcha la flûte. — Pourquoi t’arrêtes-tu ? demanda David. Katsuk se mit sur son séant et fixa la flûte maléfique près de lui. Il secoua la tête. Ce geste était comme le vent agitant des rameaux de cèdre. Le bandeau de cèdre qui lui ceignait le front lui pressait le crâne. Il savait qu’il pouvait lui écraser la tête. Il ne pouvait pas enlever le bandeau. — Préserve-moi de cette maladie, murmura-t-il. — Quoi ? — Je ne veux pas être tué par cette maladie. — Qu’est-ce qui ne va pas ? Katsuk regarda le garçon de l’autre côté du feu. — Qu’est-ce qui m’a rendu si malheureux ? — Tu es malheureux ? David ne comprenait pas la conversation, mais il sentait que sa participation était souhaitée. — Elle m’accable, dit Katsuk. J’ai été trouvé par Faiseur de Courte Vie. — Katsuk, tu t’exprimes vraiment d’une drôle de manière. — Des paroles maléfiques ont été lancées contre moi ! — Quelles paroles ? — J’ai des ennemis. Ils m’ont envoyé une malédiction. Ils désirent que je meure rapidement. Mon propre peuple ! Ils n’ont pas de pitié. David fit le tour du feu et vint s’accroupir près du sac de couchage. Il posa la main sur la flûte de Katsuk. — J’aimais bien la musique. Tu ne veux pas continuer à jouer ? — Non ! — Pourquoi ? — Parce que j’ai découvert mon arbre-présage. Le garçon lui lança un regard perplexe. Katsuk ferma les yeux. Il se représenta un cèdre, un grand cèdre aux racines proéminentes, aux aiguilles vernissées, un cèdre au fond de la forêt, suçant le ventre de la terre et empilant ses rameaux, une ceinture de longues branches basses s’inclinant et plongeant dans une épaisse couche de terreau de feuilles. — Mon arbre-présage, souffla Katsuk. — Qu’est-ce qu’un arbre-présage ? demanda David. — J’étais le premier-né de ma mère, dit Katsuk. Il ouvrit les yeux et les leva vers la fumée rougeâtre. — Son frère a sculpté un petit canoë pour moi. Il a fabriqué un minuscule harpon. Il a fabriqué un hochet. Il a fabriqué tout cela en bois de cèdre. — C’est ce qui fait un arbre-présage ? — Mes parents étaient dans un canoë en cèdre quand ils sont morts, poursuivit Katsuk d’une voix lointaine. Janiktaht a volé un canoë en cèdre quand elle… L’écharde ! J’ai été très malade la fois où j’ai eu cette écharde dans le genou. Ils ont dit que je risquais de perdre ma jambe. C’était une écharde de cèdre. Tout cela est très clair, Hoquat. Quelqu’un de ma famille a offensé le cèdre. Alors, c’en est fait de moi. — Tu crois vraiment à ces histoires ? — Tu n’as pas à me dire ce que je dois croire ! cria-t-il d’un air furibond. David eut un mouvement de recul. — Mais… — Nous avons brûlé le cèdre, nous l’avons sculpté. Nous avons fait des radeaux de cèdre, nous en avons fait du petit bois, de longues planches et des bardeaux pour nous protéger de la pluie. Mais nous ne lui avons pas manifesté notre reconnaissance. Cèdre a le cœur gros. Nous avons piétiné ses racines, nous les avons meurtries, et nous n’y avons jamais pensé. Je suis allongé sur du cèdre en ce moment même ! Comme c’est stupide ! Il se leva d’un bond du sac de couchage, le repoussa et commença à rassembler les rameaux. Il les transporta dehors et les entassa sous la pluie. Quand il revint, il avait la peau luisante d’eau. Il s’accroupit, rassembla les aiguilles tombées, les balayant de la main jusqu’à la dernière. Quand il les eut toutes, il les sortit sous la pluie et les éparpilla. — Cèdre ! cria-t-il. Je te rends ce que j’ai pris ! Je te demande pardon ! Je demande à mes esprits de te transmettre ce message. Je n’avais pas l’intention de te faire du mal. Cèdre, pardonne-moi ! David s’accroupit près du feu et écarquilla les yeux. Katsuk était fou ! Katsuk revint vers le feu et mit une branche humide d’épicéa dans les flammes. — Tu vois, dit-il. Je ne brûle pas du cèdre. David se releva et s’adossa à la paroi rocheuse. Katsuk dodelinait de la tête devant les flammes. Des gémissements de fausset sortaient de sa gorge, une plainte monotone. — Tu pries ? demanda David. — J’ai besoin d’un langage pour expliquer ce que je ressens. J’ai besoin d’un langage qui n’a jamais été entendu. Il faut que Cèdre m’entende et reçoive ma prière. David tendit l’oreille pour entendre les paroles, mais il n’y en avait pas. Les sons étaient hypnotiques. Il sentait ses paupières se fermer. Il se dirigea vers le sac de couchage, s’enroula dedans et s’allongea sur le sol dur. Katsuk continuait à émettre ses bruits étranges, à pousser ses plaintes et ses gémissements. Même lorsque le feu se fut réduit à un œil orange et luisant, les bruits se poursuivirent. David les entendait de temps en temps, quand il s’éveillait à demi. Extrait d’une note laissée par Katsuk dans le refuge abandonné de Sam’s River : Hoquat est un innocent sans père ni mère. Il dit que son père me paiera. Mais comment des gens qui n’existent pas peuvent-ils effectuer un paiement ? De plus, je ne demande pas de rançon. J’ai l’avantage sur vous. Je comprends votre économie politique. Vous ne comprenez pas la mienne. Mon système est fondé sur la vanité, le prestige et la dérision, comme celui des hoquats. Mais je vois la vanité, mais je vois le prestige, je vois la dérision. C’est ainsi que mon peuple pratique le potlatch. Les hoquats n’ont pas de potlatch. Je connais le nom et la forme de tout ce que je fais. Je comprends les pouvoirs des esprits et la manière dont ils agissent. Il en est ainsi. La première chose que vit David en s’éveillant fut de minces colonnes de pluie tombant en travers de l’entrée de la mine. Le monde extérieur baignait dans la lumière indécise de l’aube, un gris-blanc vaporeux. Katsuk était invisible, mais des corbeaux croassaient bruyamment quelque part à l’extérieur. David se mit à trembler en entendant leurs cris. Il se glissa hors du sac de couchage et se leva. Il faisait froid. L’air était rempli d’humidité. Il se dirigea vers l’ouverture du puits de mine et regarda autour de lui en frissonnant. La pluie perdait de son intensité. David se retourna et scruta l’intérieur de la mine. Peu probable que Katsuk se soit enfoncé plus profondément là-dedans. Où était-il ? Les corbeaux croassèrent sur les arbres près du lac. La brume les cachait. David sentait la faim le tenailler. Il toussa. Le vent demeurait fort. Il soufflait de l’ouest, poussant les nuages contre les pics de l’autre côté de la vallée du lac. Des branches battaient dans le vent au sommet de l’escarpement et hachaient la lumière. Devrais-je descendre aux huttes ? se demanda David. Il voyait la piste de gibier qu’ils avaient grimpée pendant la nuit. La pluie s’arrêta, mais de l’eau gouttait de toutes les feuilles à portée de sa vue. David pensa aux huttes et aux gens. Ils avaient laissé Katsuk emmener son captif. Ils n’allaient pas l’aider. C’est ce que Cally avait dit. Il entendit patauger et ahaner sur la piste de gibier. Katsuk apparut au sommet de la piste. Il portait son pagne et ses mocassins. Le couteau engainé battait contre son côté à chaque pas. Son corps luisait de pluie, mais il paraissait insensible à l’eau et au froid. Il franchit la saillie à l’entrée de la mine, et David vit qu’il portait un paquet. Il était enveloppé dans un chiffon sale. Katsuk lança le paquet vers le garçon. — C’est du poisson fumé, dit-il. De la part de Cally. David prit le paquet et l’ouvrit de ses doigts perclus par le froid. Le poisson était rouge vif, huileux et ferme. Il en détacha un morceau et le mastiqua. Il avait une saveur à la fois salée et sucrée. Il avala la bouchée et se sentit immédiatement mieux. Il prit une autre bouchée et demanda en mâchant : — Tu es descendu voir tes amis ? — Des amis, répéta Katsuk d’une voix sans timbre. Il se demanda si un chaman avait des amis. Probablement pas. On renonçait aux relations humaines en acquérant les pouvoirs des esprits. Puis il jeta un coup d’œil rapide au garçon. — Tu n’as pas essayé de nouveau de t’échapper ? — J’y ai pensé, répondit David d’un ton provocant. — Pourquoi n’as-tu pas essayé ? — J’ai entendu les corbeaux. Katsuk hocha la tête. C’était logique. — La foudre de cette nuit a frappé le gros épicéa près de la maison où mes amis étaient en train de parler. Ils discutaient pour savoir s’ils allaient me livrer à la police hoquat quand des morceaux de l’arbre ont traversé le toit. Il eut un sourire amer. David avala une bouchée de poisson. — Il y a eu des blessés ? demanda-t-il. — Un casier à poisson est tombé sur Tskanay. Elle a eu le bras contusionné. Ish a été brûlé. Il a essayé de sauter par-dessus le feu. Leurs blessures ne sont pas graves, mais ils ne discutent plus pour savoir ce qu’ils vont faire de moi. David mâchait en silence, observant son ravisseur, essayant de ne pas montrer la terreur que lui inspirait cette révélation. C’était une preuve supplémentaire qui confirmait les pouvoirs que Katsuk contrôlait. Il pouvait faire tomber la foudre. — Ils ne veulent pas que je leur envoie encore la foudre, dit Katsuk. David sentit quelque chose de sceptique et de dubitatif dans le ton de Katsuk. — C’est toi qui as envoyé la foudre ? demanda-t-il. — Peut-être. Je ne sais pas. Mais c’est ce qu’ils pensent. — Que leur as-tu dit ? — Je leur ai dit qu’une langue de hibou amène la pluie. Je leur ai dit que Corbeau peut créer le feu. Ils le savent, mais on leur a enseigné les manières hoquats de douter de leur propre passé. As-tu mangé assez de ce poisson ? — Oui, dit David en hochant lentement la tête. Réduire au silence par la foudre ceux qui vous voulaient du mal ! Savoir ce qui allait faire venir la pluie et le feu ! Quels pouvoirs c’étaient ! Katsuk ôta le paquet de poisson de la main du garçon, l’enveloppa soigneusement et le glissa dans sa bourse. — Vas-tu me suivre, ou vas-tu essayer de t’échapper ? demanda-t-il. David sentit une boule dans sa gorge. S’échapper ? Où pourrait-il s’enfuir pour se mettre hors de portée des pouvoirs de Katsuk ? Mais il devait y avoir un moyen de sortir de ce cauchemar. Il devait y avoir un moyen d’échapper à Katsuk. — Réponds-moi, ordonna Katsuk. Si j’essaie de lui mentir, il le saura, se dit David. — Si je trouve un moyen de t’échapper, je le ferai, dit-il. L’honnêteté de l’innocence, songea Katsuk. De l’admiration pour ce jeune hoquat monta en lui. Quel magnifique sacrifice Hoquat allait faire ! Assurément, c’était le Grand Innocent, qui pourrait expier la mort de tous ceux que les hoquats avaient massacrés. — Mais maintenant, vas-tu me suivre ? demanda Katsuk. — Je vais te suivre, répondit David d’une voix morne. Où allons-nous ? — Nous allons grimper aujourd’hui. Nous allons franchir les montagnes pour aller dans une autre vallée où il n’y a pas de traces d’hommes. — Pourquoi ? — Je suis attiré dans cette direction. — Je vais chercher le havresac et le duvet ? — Laisse-les. — Mais nous n’en n’aurons… — Je t’ai dit de les laisser ! hurla Katsuk. Il y avait de la sauvagerie dans sa voix. David recula dans la mine. — Je dois me débarrasser des objets hoquats, dit Katsuk. Viens. Il tourna à droite et contourna le puits de mine pour s’engager sur une piste de cerfs. David s’élança à sa poursuite. — Suis-moi de près, dit Katsuk. Tu vas te mouiller. Mais qu’importe. L’ascension te tiendra chaud. Ils restèrent sur la piste de cerfs jusqu’à ce que le soleil commence à percer les nuages. La piste était couverte de petits cônes comme des fumées de cerfs. Des fougères tapissaient le sol des deux côtés. Tous les arbres abattus étaient recouverts de mousse. La piste était détrempée et montait. L’eau coulait dans les creux. Quand le soleil se montra, Katsuk s’enfonça dans les fougères et la mousse, escaladant un escarpement abrupt jusqu’à une autre piste. Il tourna à droite sur celle-ci, et bientôt ils rencontrèrent de la neige sur le sol. Elle s’était amoncelée le long des bords de la piste mais avait fondu du côté de la déclivité. Ils marchèrent sur la mince bande de sol dégagé. Des lichens couleur d’urine pointaient à travers la neige aux endroits où elle était moins épaisse. A un moment, ils entendirent un avion volant sous la couche de nuages. Ils ne purent le voir à travers l’épais couvert des arbres. A mesure qu’ils montaient, les arbres se raréfiaient. La piste de cerfs croisait une piste du parc avec un panneau. Il était dirigé vers la gauche et portait : PIC KIMTA. Katsuk tourna à droite. Ils commencèrent à rencontrer de longues langues de neige. Il y avait de vieilles empreintes de pieds dans la neige. Les surfaces plates intérieures des empreintes avaient presque perdu leur forme de pied. La pluie avait criblé les empreintes. Quelques-unes étaient tachées de boue. A un moment Katsuk montra les empreintes du doigt et dit : — Ils se dirigeaient vers le Pic Kimta. C’était la semaine dernière. David examina les traces. Il était incapable de distinguer le talon des orteils. — Comment le sais-tu ? — Tu as remarqué que nous laissons de la boue sur la neige. C’est toujours après avoir traversé un sol dégagé. Ils ont laissé de la boue sur les empreintes aval. Les traces ont fondu depuis au moins une semaine. — Qui était-ce, à ton avis ? — Peut-être des hoquats à notre recherche. Une rafale de vent fit frissonner David. L’air portait le froid de la neige et de la glace. Même l’effort qu’il faisait pour ne pas se laisser distancer par Katsuk ne réussissait pas à le réchauffer. Il se demanda comment Katsuk pouvait supporter le froid avec seulement son pagne et ses mocassins. Les mocassins avaient foncé à cause de l’eau. Le pagne paraissait trempé. Les chaussures de tennis de David faisaient gicler l’eau à chaque pas. Il avait les pieds gourds. Ils arrivèrent à un autre panneau : REFUGE DE THREE PRUNE. Il indiquait la droite, en descendant. Katsuk abandonna la piste du parc à cet endroit et prit un sentier de cerfs qui gravissait la pente en ligne droite. Il incita David à se dépêcher. Quand, en levant la tête, il pouvait voir à travers les arbres, le ciel montrait des coins de bleu. David avait hâte de déboucher dans la chaleur du soleil. Le dos de ses mains était mouillé et glacé. Il essaya de les glisser dans les poches de son blouson, mais le bouson était trempé. Ils atteignirent le sommet rocheux d’une crête. Katsuk la suivit, se dirigeant vers une montagne qui se dressait contre les nuages droit devant eux. Des deux côtés de la crête, les arbres étaient noueux, rabougris, courbés par le vent. Des lichens ridés poussaient sur les rochers de place en place. — Nous arrivons à la limite de la végétation arborescente, dit Katsuk. Nous allons bientôt redescendre. Il avait parlé fort pour couvrir le rugissement de l’eau dans une gorge profonde sur leur droite. Ils arrivèrent à une piste d’élans qui plongeait dans la direction du bruit. Katsuk se laissa glisser à quatre pattes sur la piste. David le suivit, glissant, évitant la neige quand il le pouvait. Katsuk avançait à longues enjambées. David se mit à courir pour rattraper Katsuk et faillit le dépasser. Un bras tendu l’arrêta. — Il est dangereux de descendre une telle pente en courant, dit Katsuk. Tu pourrais arriver sur un à- pic. David acquiesça d’un signe de tête et frissonna. Il sentait le froid s’insinuer en lui. C’était la même chose chaque fois qu’ils s’arrêtaient. Comment Katsuk pouvait-il le supporter ? — Viens, dit Katsuk. Ils reprirent la descente de la piste. Bientôt, ils débouchèrent sur une saillie de granit qui dominait le torrent. En contrebas, l’eau lactescente et rugissante emplissait l’air d’une brume glacée. Katsuk tourna à gauche, vers l’amont. Les arbres rabougris firent bientôt place à de petits buissons d’airelles. Ils rencontrèrent des buissons de plus en plus petits jusqu’à ce qu’ils disparaissent totalement. Des lichens poussaient sur les rochers nus. Des touffes de verdure traversaient les plaques de neige. Le torrent se rétrécit et son lit se hérissa de rochers gris. Le bruit était fort à côté d’eux. L’eau était gris-vert avec la fonte des neiges et avait à peine deux mètres de largeur. Des traînées de vapeur flottaient à la surface. Katsuk parvint à l’endroit qu’il cherchait — des rochers traversant la rivière comme des pierres de gué. L’eau montait haut sur le côté amont des rochers. Il regarda vers l’amont. Il vit le mur de glace d’où s’écoulait toute cette eau bouillonnante. Son regard resta posé sur la source froide et d’un blanc sale de toute cette eau. De la glace… de la glace… Le garçon se tenait à ses côtés, recroquevillé et tremblant de froid. Katsuk regarda fugitivement Hoquat, puis regarda sur sa droite à l’endroit où le torrent plongeait dans les arbres — au loin, très loin. Le soleil perçait à travers les nuages. Il vit à mi-distance dans le torrent un trou d’eau à la surface miroitante où le courant devait lutter contre les turbulences sous-jacentes. Il sentait l’agitation continuelle dans les profondeurs du cours d’eau. Qui comptait cette eau ou la coupait en morceaux ? L’eau n’était pas divisible, unie d’une extrémité à l’autre. — Qu’attendons-nous ? demanda David. Katsuk ne l’entendit pas. Il songeait : C’est l’endroit où toutes choses prennent leur source. Ici est le commencement. Il y avait des esprits de l’eau ici. Les esprits ne laissaient aucun loisir à ce torrent ni au torrent qui roulait dans sa poitrine. Ils allaient tous deux rouler jusqu’à ce que leur énergie éclate sous d’autres formes. Tout était mouvement, énergie et courant… continûment. Il trouva dans cette pensée un plaisir profond et apaisant. Sa pensée avait fait un bond et ne se demandant pas pourquoi, mais comment ? Comment ! Les esprits lui dirent : « Une énergie se transformant en une autre, continûment. » — Viens, dit-il. Et il traversa le cours d’eau, bondissant de rocher en rocher. Le garçon le suivit. Shérif Pallatt : Bon Dieu, je sais que le F.B.I. pense qu’il s’est terré quelque part dans une ville. C’est complètement loufoque ! Ce satané Indien à l’esprit tortueux se trouve quelque part là-dedans. Je suis sûr qu’il a traversé le Hoh. J’ai vu des traces. Cela pouvait être celles d’un homme et d’un garçon. Près du confluent au milieu de son cours. Mais je me demande comment ils ont fait pour traverser, avec la rivière si haute. C’est peut-être un génie des bois. Je suppose que quand on est suffisamment fou on peut faire des choses impossibles. L’ombre d’un lierre d’érable s’étirait sur la rivière au-dessous de Katsuk. Au-dessus de sa tête, les feuilles luisaient comme si elles avaient été vernies. Il s’accroupit près d’une vieille piste d’élans dont les bords s’étaient effondrés dans l’eau et contempla en réfléchissant l’ombre du lierre d’érable. Le garçon était allongé sur le ventre sur une mince bande d’herbe en amont. L’herbe se mélangeait petit à petit au tapis de mousse d’une saillie rocheuse que la piste d’élans contournait. L’inévitable brin d’herbe sortait de la bouche du garçon, et il ramassait des fourmis rouges dans l’herbe, leur arrachait la tête et les mangeait. Il avait dit à Katsuk qu’il allait essayer de ne pas penser. C’est très bizarre, se dit David. Comment faire pour faire venir dans sa tête une non-pensée ? Katsuk avait lancé ce curieux enchaînement d’idées. Il avait accusé le garçon de trop penser en paroles et lui avait dit que c’était un défaut commun à tous les hoquats. David lança un coup d’œil à Katsuk. L’homme était manifestement en train de penser en ce moment même — accroupi là-bas, en train de penser. Katsuk utilisait-il des mots ? Ils avaient passé presque une journée à redescendre dans les basses terres après avoir traversé la haute crête et le torrent. Il y avait sept cailloux dans la poche de David — sept jours, une semaine. Ils avaient passé la nuit dans un refuge du parc abandonné. Katsuk avait mis au jour une cachette de braconnier contenant des couvertures et des boîtes de conserve enduites de suif. Il avait allumé un petit feu dans le refuge, et ils avaient mangé des haricots et dormi sur des rameaux d’épicéa étalés sur les cendres. Depuis le refuge, la marche avait été longue. David leva la tête vers le soleil : début d’après-midi. Pas trop longue, alors. Il n’avait pas vraiment réfléchi au temps. La piste qui les avait menés aux basses terres avait longé un cours d’eau. Elle avait plongé dans des fourrés de salal, traversé la rivière, suivi des fondrières asséchées. A un moment, ils avaient surpris une biche pointant la tête à travers un bouquet d’aulnes. Son pelage luisait. David cessa d’essayer de ne-pas-penser. Il commença à former silencieusement avec les lèvres et pour lui-même « David ». Il avait envie d’articuler son prénom à voix haute, mais il savait que cela ne ferait qu’exciter la folie de Katsuk. Je m’appelle David, pas Hoquat, se dit-il. Je suis un hoquat, mais mon nom est David, pas Hoquat. Cette pensée roulait dans son esprit : David-pas-Hoquat, David-pas-Hoquat… La piste de la crête avait croisé à deux reprises des sentiers du parc fréquentés. L’un de ces sentiers portait un motif de traces fraîches de brodequins dans la boue. Katsuk avait évité la boue et leur avait fait prendre une piste de gibier qui traversait en diagonale un vieux brûlis. Ils avaient passé à gué une autre rivière après le brûlis, et Katsuk avait dit qu’ils ne rencontreraient plus de pistes d’hommes. Katsuk semblait capable de marcher sans jamais se fatiguer. Une énergie nerveuse émanait de lui, même maintenant, accroupi près de la rivière. Il avait transporté les couvertures de la cachette de braconnier, l’une enroulée et attachée autour de sa taille, l’autre jetée sur ses épaules. Il s’en était débarrassé quand il s’était accroupi près de la rivière. Son visage basané, aux pommettes plates, restait immobile. Il était plongé dans ses pensées. Ses yeux brillaient. Je suis David-pas-Hoquat, se dit David. Est-ce un autre nom ? se demanda-t-il. Est-ce une identité à mi-chemin de mes deux identités ? David-pas-tout-à-fait-Hoquat ? Il se souvint que sa mère l’appelait Davey. Son père l’appelait parfois Fiston. Mais Grand-mère Morgenstern l’appelait David. C’était curieux, les noms. Comment pouvait-il être Hoquat dans sa propre tête ? A quoi pense Katsuk ? se demanda-t-il. Etait-il possible que Katsuk sût comment ne-pas-penser ? David se dressa sur les coudes, repoussa de la langue le brin d’herbe mâchonné et demanda : — Katsuk, à quoi penses-tu ? — Je pense à la manière dont je vais fabriquer un arc et une flèche selon l’ancienne méthode, répondit Katsuk sans lever les yeux de la rivière. N’interromps pas ma réflexion. — L’ancienne méthode ? Qu’est-ce que c’est ? — Tais-toi. David perçut la pointe de folie dans la voix de Katsuk et se réfugia dans un silence maussade. Katsuk observait la rivière d’un vert lactescent. Il remarqua les ombres sur une brindille tourbillonnant dans l’onde. Une souche déracinée arriva en tournant sur elle- même, portée par le courant qui bouillonnait sous l’ombre du lierre d’érable. C’était une vieille souche, au bois sombre, d’un brun rouge, rongé par la pourriture du côté portant les racines. Elle tournait lentement sur elle-même, les racines dressées comme des mains crochues, puis basculant, s’enfonçant dans les flots lisses, le côté coupé s’élevant dans la lumière de l’après-midi. De l’eau en dégoulinait, et le cycle recommença quand elle passa devant Katsuk. La souche émettait un son dans sa rotation — klug-slumk-hub-hub. Katsuk, écouta, s’étonna du langage de la souche. Il sentait que la souche lui parlait, mais ce n’était pas un langage qu’il comprenait. Que pouvait-elle dire ? L’âge avait rendu gris le côté coupé. C’était une cicatrice hoquat. La souche ne semblait pas parler de son propre tourment. Elle se laissait emporter au fil de l’eau, tournant et parlant. Il sentait la présence du garçon avec une intensité troublante. C’était une nature humaine avec tout son potentiel pour le bien ou le mal… pour les deux en même temps. Le Bienmal. Ce mot existait-il ? Katsuk sentait que le garçon et lui avaient établi de nouveaux rapports. Presque amicaux. Était-ce dû aux agissements de Tskanay. Il n’éprouvait aucune jalousie. Charles Hobuhet aurait pu être jaloux, mais pas Katsuk. Tskanay avait donné au garçon un moment de vie. Il avait vécu; maintenant il devait mourir. Il était bienséant d’éprouver de l’amitié pour une victime. Cela adoucissait l’âme ennemie. Mais ces nouvelles relations allaient au-delà d’une telle amitié. Comment en sommes-nous venus à ces nouveaux rapports ? — Cela ne pouvait rien changer, bien entendu. L’Innocent devait demander la mort et être tué. Katsuk sentait de la tristesse dans sa poitrine. Il n’était pas question d’arrêter ce qui était en cours. Depuis le début, il n’en avait jamais été question. C’était venu de la glace. Le message d’Abeille avait été froid. Et celui de Corbeau. Cela devait se terminer par la mort de l’Innocent. Le garçon se leva, marcha vers l’amont en s’éloignant de l’herbe et alla s’asseoir en s’adossant au pilier de cathédrale d’une souche pourrie. Il commença à chercher des larves dans le bois pourri. Katsuk refusa de le regarder. — Que Hoquat s’échappe… si Corbeau le lui permettait. L’ombre du lierre d’érable était noire sur la rivière. L’eau paraissait calme en surface, mais Katsuk sentait toute la puissance impétueuse en profondeur. Il se sentait mû par une puissance comparable — Preneur d’mes à l’intérieur de lui. Preneur d’me se mouvait comme l’eau, fort et profond au-dessous. Katsuk trouva une des couvertures près de lui et s’essuya les yeux. De temps en temps, David regardait son ravisseur du coin de l’œil. Pourquoi Katsuk était-il si versatile ? L’homme balançait entre l’amitié et la violence. A un moment, il allait expliquer une légende de son peuple. L’instant d’après, il pouvait réclamer le silence en hurlant. Katsuk avait été très différent depuis qu’il avait joué de la flûte dans le vieux puits de mine. Le garçon éprouvait à cet instant un étrange bonheur. Il regardait la rivière et le soleil à son déclin. Il percevait des mouvements et des structures. Il somnola pendant quelques instants. Katsuk allait bientôt prendre un poisson, et ils allaient manger. Ou bien Katsuk allait trouver une autre cachette de braconnier, ou bien il allait fabriquer un arc et une flèche et tuer du gibier. Katsuk avait dit qu’il réfléchissait à la manière de fabriquer un arc et une flèche. David ouvrit brusquement les yeux. Il n’était pas conscient du temps qui s’était écoulé, mais il savait qu’il avait dormi. Le soleil s’était déplacé vers l’horizon. Un long banc de sable dépassait du courant en aval. La rivière décrivait à cet endroit un grand arc qui longeait un épais bouquet de sapins. Une pile de troncs argentés et gris étaient échoués sur le sable comme des allumettes. Le soleil, environ deux largeurs de tronc au-dessus des sapins, colorait de jaune orangé le haut des troncs échoués. La lumière et la couleur évoquèrent à David Carmel Valley et sa maison. Il se demanda ce qui avait amené ce souvenir. Il décida que c’étaient les ondes de chaleur qui dansaient au-dessus des troncs. La journée avait été tellement glaciale quand ils avaient marché dans l’ombre de la forêt, mais sous lui le sol réchauffé par le soleil invitait à un confortable assoupissement. Quand ils étaient descendus des hauteurs, le pays était devenu de plus en plus sauvage et accidenté. Les versènts escarpés des montagnes et les gorges encaissées avaient fait place à une large vallée couverte d’arbres. Juste avant d’arriver à l’endroit où ils se trouvaient, ils avaient traversé une longue et étroite plaine alluviale couverte de pins, de sapins et d’épicéas rabougris. Une vieille tempête avait tordu les arbres, dont certains étaient tombés et morts et d’autres inclinés et encore vivants. Katsuk continuait à contempler la rivière. David soupira en sentant les élancements de la faim. Il chercha d’autres larves dans la souche. Elles étaient fondantes et sucrées. Pendant qu’il mangeait des larves, il eut une vision soudaine de sa mère prenant des amuse-gueule sur un plateau tenu par une domestique. Il s’imagina ce que dirait sa mère si elle le voyait maintenant. Elle serait affolée et hystérique quand il le lui raconterait. Elle ouvrirait de grands yeux. Elle pousserait des soupirs scandalisés. Elle éclaterait en sanglots. David ne doutait aucunement que ces événements se produiraient. Katsuk le lui avait promis : il n’y aurait pas de sacrifice si la victime ne le demandait pas. David ne ressentait pas d’inquiétude particulière. C’était le moment d’emmagasiner des souvenirs. Il était mû par une merveilleuse curiosité. Cela prendrait fin en temps voulu, et il aurait une glorieuse aventure à raconter. Il serait un héros aux yeux de ses amis — kidnappé par un Indien sauvage ! Katsuk était sauvage, bien entendu… et il était fou. Mais il y avait des limites à sa folie. La lumière sur les troncs échoués était devenue comme le soleil sur l’herbe automnale. David regardait Katsuk et le flot hypnotique de la rivière. Il en arriva à la décision que c’était peut-être un des jours les plus heureux de sa vie. On n’exigeait rien de lui : il avait eu froid, maintenant il avait chaud ; il avait eu faim et il avait mangé… Bientôt, ils allaient manger de nouveau. Un taon brun orangé se posa sur son poignet gauche. Il l’écrasa d’un mouvement réflexe et essuya sa main sur une touffe d’herbe pour enlever l’insecte mort. Katsuk commença à chanter à voix basse. C’était un chant curieusement en harmonie avec la rivière et le soleil doré. Sa voix montait et descendait, pleine de clappements de langue et de bruits de toux. La pensée dans l’esprit de Katsuk était qu’il avait désespérément besoin d’un signe. Il avait besoin d’un présage pour le guider hors de cet endroit. En se balançant, il chantait sa prière, invoquant Abeille et Corbeau, Kwahoutze et Alkuntam. Preneur d’mes remuait en lui. Des risées commençaient à souffler le long de la rivière — le vent qui venait avant la nuit. Katsuk sentait une barrière, un obstacle à sa prière. Peut-être était-ce Hoquat qui barrait la route. Katsuk se souvint du rêve de Hoquat. C’était un rêve puissant. Le garçon pouvait faire un vœu — n’importe quel vœu. Quand il serait prêt. Il y avait un esprit puissant tapi dans ce garçon. Le vent glaçait les joues de Katsuk. Un glacier alimentait la source de la rivière là-haut, et le vent du soir s’engouffrait dans la vallée en direction de la mer. Katsuk sentait qu’il avait laissé ses poursuivants loin derrière, dans les hauteurs du Territoire Sauvage. Pas même un hélicoptère ne traversait le ciel ici, bien qu’un peu plus tôt un avion à réaction ait tracé silencieusement son panache blanc au-dessus du pic qui dominait le levant. Tandis que toutes ces pensées lui traversaient l’esprit, Katsuk continuait de chanter. Le souvenir du rêve de Hoquat le tourmentait. Il se putréfiait au fond de sa conscience. C’était quelque chose qui pouvait tenir Preneur d’mes en échec. Comment le garçon avait-il pu rêver d’un esprit puissant ? C’était un Hoquat ! Mais c’était un rêve d’avertissement, quelque chose était fait pour répandre l’inquiétude. Et Hoquat paraissait satisfait. Avait-il souhaité la chose qui ne lui serait pas refusée ? Du mouvement sur la rivière arracha Katsuk à sa rêverie. Une longue branche lisse, gris perle et luisante, était portée par le courant. Katsuk suivit la branche du regard. Elle paraissait glisser au fil de l’eau sans dépendre du courant. Elle semblait se diriger avec une certitude intérieure vers la silhouette accroupie sous le lierre d’érable. La branche perça l’ombre du lierre d’érable comme une flèche pénétrant dans sa cible. L’ombre se déplaçait sur toute la longueur de la branche. Katsuk sentit l’obscurité de l’ombre pénétrer le bois. Il interrompit son chant et poussa un long « Ahhhhh ». La branche fut soulevée par une masse d’eau sombre. Elle se dirigea droit sur lui. Une extrémité se planta dans la berge limoneuse aux pieds de Katsuk. Il s’agenouilla et sortit la branche de l’eau avec un sentiment de révérence. Il sentait quelque chose de puissant s’agiter dans le bois. Lentement, il examina ce que la rivière lui avait envoyé. Le bois était lisse et vibrant sous ses doigts. Vivant ! Il était ruisselant d’eau. Une extrémité avait été brûlée, l’autre brisée. Le bois n’était pas resté longtemps dans l’eau. Il n’était pas imbibé. Pas une déformation, pas une irrégularité du grain sur toute sa longueur lisse — presque aussi longue que Katsuk était grand. Du côté le plus épais, elle était plus grosse que son poing fermé. Le côté effilé était presque imperceptible, à peine l’épaisseur d’un doigt. Comme elle était souple et vivante ! Katsuk se leva, posa une extrémité sur le sol, sa main au centre, et essaya de le plier. Il sentit le bois qui lui résistait. Il frémissait d’une force cachée. C’était le bois d’un arc divin ! Le sentiment de révérence toujours présent en lui, Katsuk dégaina le couteau de Hoquat pour éprouver la dureté du bois. Une grosse abeille noire traversa son champ visuel… puis une autre, et encore une autre. Il hésita, le couteau bien serré dans la main. Des gouttes de sueur perlèrent sur son front. Ah, il s’en était fallu de peu ! Le contact de l’acier hoquat sur ce bois ! Au moindre contact, l’esprit le quitterait. Sa prière lui avait apporté le bois d’un arc divin, et il avait failli le profaner. Katsuk avait la gorge sèche d’avoir échappé de justesse à cette profanation. Il remit le couteau dans sa gaine, se débarrassa de la gaine et lança l’instrument abhorré dans la rivière. Ce n’est que quand l’onde se fut refermée sur la lame qu’il se sentit sauvé d’un péril mortel. Il l’avait échappé belle ! Il jeta un coup d’œil dans la direction où le garçon était assis, les yeux fermés, sommeillant. L’esprit avait été fort dans Hoquat, mais pas assez fort. Cet esprit malin au pouvoir de persuasion insidieux avait failli tenter Katsuk en lui faisant commettre un acte de profanation. Qui savait où un tel acte aurait pu mener ? Cela aurait même pu donner l’avantage à Hoquat. Quand deux êtres étaient liés ainsi, ravisseur et captif, le lien qui les unissait pouvait être tiré dans l’une ou l’autre direction. Katsuk saisit la branche des deux mains et la souleva au-dessus de sa tête. Comme elle était belle ! Il chanta le chant de dédicace. Il la dédia à Abeille. Abeille lui avait envoyé ce bois-présage. Tout l’enchaînement de ce qu’il devait faire lui vint à l’esprit cependant qu’il priait. Il devait trouver de l’obsidienne dont il ferait un couteau pour façonner ce bois-présage en arc. Ce devait être fait de cette manière : un arc façonné selon l’ancienne méthode, puis une flèche avec la pointe en pierre venant de la plage de l’océan de ses ancêtres à Ozette. Le passé serait ainsi relié au présent. Katsuk baissa la branche et se détendit. Il sentait ses ancêtres chanter en lui. C’est ainsi que l’Innocent doit mourir ! Portant respectueusement le bois-présage dans sa main gauche, Katsuk se dirigea vers l’endroit où Hoquat était endormi contre la souche. Le garçon se réveilla en sentant l’ombre de Katsuk, leva les yeux vers son ravisseur et sourit. Son sourire réconforta Katsuk. Il le lui rendit. L’esprit du rêve de Hoquat avait été soumis. Le garçon bâilla. — Qu’est-ce que tu vas faire avec ce bâton ? demanda-t-il. Tu vas pêcher ? — Avec ça ? Katsuk leva la branche. Tout son bras palpitait du pouvoir contenu dans le bois-présage. — Cela m’a été envoyé par mes esprits. Cela accomplira une grande chose. Extrait d’un article du Post-Intelligencer de Seattle : Le shérif Pallatt a déclaré qu’il concentrait ses recherches dans le Territoire Sauvage du parc, pratiquement dépourvu de voies tracées (voir carte à droite) et qu’il recommande à ses hommes d’agir avec une extrême prudence. Il a dit : « Il ne s’agit pas d’un enlèvement ordinaire. C’est la vengeance contre la race blanche d’un jeune homme aigri, dont l’esprit est peut-être momentanément dérangé. Je suis convaincu que Hobuhet sait ce qu’il fait et qu’il agit suivant un plan. Il est encore dans les montagnes avec le gosse. » Katsuk était allongé sur le ventre sur un surplomb schisteux, regardant le long de son bras plongé jusqu’au coude dans l’eau claire et froide de la rivière. Le bois-présage pour l’arc était à côté de lui. Son bras paraissait flou et déformé contre la roche couverte de mousse. Il sentait son pouls à son coude. Tout son être était pénétré d’une conscience aiguë du monde qui l’entourait. Il vit deux longs troncs gris haut sur le banc de sable au coude de la rivière en face de lui. Leurs ombres se mélangaient en se chevauchant en travers du banc de sable, des ombres allongées et rases au soleil bas de l’après-midi. Un traînement de pieds derrière lui apprit que le garçon s’était déplacé. Katsuk regarda en arrière. Hoquat était accroupi sous un érable et jonglait avec les cailloux qui lui servaient à compter les jours. Il y avait huit cailloux maintenant : huit jours. Une grosse branche au-dessus du garçon était tapissée de mousse moutonnée, vert sale et tombante. Elle pendait au-dessus de la tête blonde comme de la laine sur le ventre d’un mouton. Le garçon suçait un brin d’herbe. Katsuk se retourna et se concentra de nouveau sur sa main dans l’eau. La rivière était profonde et claire à cet endroit. Il distinguait des mollusques sur le fond : des taches noires irrégulières sur les rochers aux couleurs variées. Depuis quelque temps déjà, il observait l’approche d’un gros poisson qui longeait le côté couvert de mousse du surplomb. C’était un corégone indigène — kull t’ kope. Katsuk articula son nom à voix basse en invoquant l’esprit des poissons et l’esprit de l’eau. Kull t’kope avançait en donnant des coups de queue tout en s’appliquant à manger des insectes dans la mousse. Katsuk sentait dans tout son corps la présence du poisson et de la rivière. La rivière s’appelait Eau Acide dans sa langue. Curieux nom, se dit-il. L’eau était douce et propre, avec un léger arrière-goût croupi dû à la neige. L’eau glacée engourdissait son bras depuis le coude, mais Katsuk restait immobile et attendait. Il ne laissait entrer dans ses pensées que de l’amitié envers le poisson. C’était une ancienne méthode, une méthode immémoriale — des Temps Originels Son oncle Okhoots la lui avait enseignée quand il était enfant. Le poisson rencontra l’obstacle formé par la main de Katsuk, nagea doucement autour et fouilla dans la mousse voisine. Lentement, doucement, Katsuk remonta sa main. Il commença à caresser le ventre du poisson. Le geste provoqua dans sa main des picotements douloureux, et il sentit la froide douceur du poisson. Il le caressa lentement, délicatement, doucement… Cela demandait de la lenteur, beaucoup de lenteur… Ses doigts ouverts passèrent sous les ouîes mobiles. Maintenant ! Serrant et soulevant du même geste, Katsuk se rejeta en arrière, lança le poisson par-dessus son épaule et roula sur lui-même pour voir où il retombait. C’était un gros poisson, presque aussi long que le bras d’un homme, et il frappa le garçon en pleine poitrine et le fit tomber à la renverse. Le garçon et le poisson s’écroulèrent en se contorsionnant sur la rive — des bras, des jambes, des battements de queue. Katsuk bondit sur ses pieds et se rua sur eux. Il plaqua les deux mains sur l’arrière de la tête du poisson, le pouce et les doigts d’une main plongés dans les ouïes. Le garçon roula sur lui-même, se dressa sur son séant et demanda : — On l’a eu ? On l’a eu ? Katsuk souleva le poisson qui se débattait encore et lui brisa le cou. Le garçon souffla puis s’exclama : — Oh, là ! C’est un gros ! Katsuk garda le poisson dans une main et aida le garçon à se relever, laissant sur son blouson une traînée de sang de poisson. Le garçon regarda le poisson mort aux yeux grands ouverts et fixes. Ses bras, ses mains et le devant de son blouson étaient maculés de l’humeur visqueuse du poisson, d’écaillés, de sable, de boue et de feuilles provenant de la folle mêlée sur la rive. — Tu es dans un drôle d’état, dit Katsuk. Va nettoyer tout cela pendant que je vide le poisson. — On va le manger tout de suite ? On peut se fier au hoquat pour ne penser qu’à son estomac, se dit Katsuk, et pas à l’esprit qu’il y avait dans ce que nous avons tué. — Nous mangerons au moment opportun. Va te nettoyer. — D’accord. Katsuk récupéra son bois-présage. Il chercha dans les pierres de la grève jusqu’à ce qu’il en trouve une au bord mince et dentelé. Il se dirigea vers le bas-fond, découpa la tête du poisson et arracha les branchies. Puis il plongea la main dans le poisson, enleva les entrailles et nettoya la cavité dans le courant. Il suffisait de passer un bâton pointu au travers et il pourrait faire cuire kull t’ kope sur la braise. Tandis qu’il travaillait, Katsuk récitait mentalement la prière à Poisson et lui demandait de lui pardonner cet acte qui devait être accompli. Il entendait le garçon barboter plus bas. — Hou ! Elle est froide ! s’écria-t-il. — Alors lave-toi plus vite. Katsuk prit le poisson et le bois-présage et repartit vers le surplomb. Le garçon traversa péniblement les rochers et se mit à trottiner à ses côtés. Il était ruisselant d’eau et tremblant et il avait une expression étrange sur le visage. — A quoi penses-tu ? demanda Katsuk. — Tu l’as fait exprès d’envoyer le poisson sur moi ? — Non, je voulais simplement m’assurer qu’il ne nous échapperait pas. — J’avais l’air drôle ? demanda le garçon en souriant. Katsuk pouffa et se sentit curieusement soulagé. — Oui, tu avais l’air drôle. Je n’arrivais pas à distinguer le poisson du garçon. Ils arrivèrent au bord du banc de roches, à l’endroit où l’herbe et la mousse commençaient. Katsuk posa le poisson sur la mousse et plaça délicatement le bois-présage à côté. Il songea à ce que cela avait dû être pour Hoquat — un grand éclair argenté au moment où le poisson avait tournoyé dans l’air. Quel choc ! Katsuk se mit à rire. Le garçon ferma les yeux et se souvint. Katsuk avait dit qu’il péchait, mais cela lui avait paru stupide: juste attendre comme cela… attendre… attendre… Qui pouvait supposer qu’une telle inactivité allait leur apporter un poisson ? Pas de gaule, pas de ligne, pas d’hameçon, pas d’appât — juste une main dans l’eau. Et puis… chlac ! Katsuk riait à gorge déployée. David ouvrit les yeux. Son ventre était parcouru de tressautements de rire qu’il ne pouvait contrôler. La surprise froide et l’impact de ce poisson inattendu ! Le garçon et son ravisseur se firent face, riant comme des fous. Le bruit attira une bande de geais gris, des pillards de camps à la huppe noire. Ils décrivirent des cercles au-dessus d’eux et allèrent se poser dans un bouquet d’aulnes plus haut sur la grève. Leurs jacassements furieux faisaient aux rires un fond sonore bruyant. L’hilarité de Katsuk était à son comble. Il revoyait en esprit toute la scène : le garçon, les jambes, le poisson, le berge de la rivière avec la mousse en surplomb, l’enchevêtrement insensé des pieds et du poisson. Katsuk ne se souvenait pas d’avoir vu quelque chose d’aussi drôle de toute sa vie. Il entendait le garçon rire, essayer de s’arrêter, puis recommencer de plus belle. — Oh… je t’en prie ! suffoqua le garçon. Je… ne peux pas… arrêter… de rire. Katsuk essaya de penser à quelque chose pour arrêter de rire. Les poursuivants ! Il pensa aux poursuivants tombant sur eux juste à ce moment-là. Cette scène les plongerait dans la perplexité. C’était grotesque ! Son rire redoubla. Il avait mal aux côtes à force de rire. Il rampa sur la berge moussue et se laissa tomber sur le dos, lançant au ciel de grands éclats de rire. Le garçon se traîna vers lui et vint s’affaler à ses côtés. L’homme et le garçon restaient allongés, s’épuisant à force de rire jusqu’à ce qu’ils se sentent exténués, n’osant pas parler de crainte d’être repris par le fou rire. Katsuk se remémora le jeu auquel il jouait quand il était jeune, le jeune Charles Hobuhet. Le jeu consistait à provoquer le rire chez l’autre. Celui qui ne pouvait réprimer son rire avait perdu. Un rire convulsif le secoua. Le garçon restait allongé en silence. Hoquat avait gagné. Longtemps après que leur allégresse se fut dissipée, ils restèrent allongés sur le sol chaud, reprenant leur souffle. Katsuk sentit que le ciel s’assombrissait. Des nuages éclipsaient le soleil proche de l’horizon. Les nuages remontaient la rivière, poussés par un vent aigre et froid. Katsuk se redressa et observa les nuages. Ils étaient suspendus au-dessus des arbres, sans appui, mystérieuses tourelles grises laissant sous elles les derniers feux du couchant. Il tapa sur le bras du garçon. — Viens. Il faut faire un feu pour te sécher. — Et pour faire cuire le poisson, dit le garçon en se mettant péniblement debout. — Oui… pour faire cuire le poisson. Fragment d’une note abandonnée au refuge de Sam’s River : Quand mes idées sont confuses, j’écoute avec tout mon être. C’est ce que mon peuple a toujours fait. Nous restions silencieux en face de la confusion et nous attendions pour savoir. Les Blancs agissent d’une étrange manière quand leurs idées sont confuses. Ils s’agitent en faisant beaucoup de bruit. Il ne font qu’ajouter à la confusion et ne s’entendent même pas eux-mêmes. Pendant longtemps cette nuit-là, Katsuk resta éveillé dans leur abri, réfléchissant. Hoquat, dont il entendait la respiration régulière à côté de lui, demeurait une présence troublante. Il y avait un esprit dans le garçon, même endormi. C’était comme à l’époque où les hoquats étaient arrivés pour la première fois et où certains disaient qu’ils devaient être les descendants de Mouette, qui avait possédé la lumière du jour. Grand-père Hobuhet avait souvent raconté cette fable. Les hoquats poussaient des cris rauques et allaient et venaient en tous sens ; aussi la confusion était compréhensible. Mais le garçon ne poussait plus des cris et ne s’agitait plus. Il restait silencieux pendant de longues périodes. Pendant ces moments-là, on pouvait sentir l’esprit se développer en lui. Même maintenant, l’esprit se développait. Katsuk sentait l’esprit parler au garçon. L’esprit vivait dans l’ombre à la place de l’homme que cet adolescent ne deviendrait jamais. C’était une chose pleine de stimulation et de péril. L’esprit du garçon s’adressa alors à Katsuk. — Tu vois ceci, Katsuk ? Dans cette chair, il y a de bons yeux et un esprit qui a vu quelque chose que tu n’as pas vu. Katsuk sentit qu’il devait pleurer, qu’il devait châtier ses sens pour avoir reconnu l’existence de l’esprit de Hoquat… Mais la révélation exigeait qu’il s’occupe d’elle. — C’est une chair qui a fait se produire quelque chose, dit l’esprit. Katsuk luttait pour garder le silence. Il frissonnait. S’il répondait à cet esprit, il savait qu’il acquerrait du pouvoir sur lui. Il risquait de s’emparer de lui et de le secouer. Il serait ballotté dans la chair Hobuhet comme un bout de bois dans un panier. — Quelle folie de croire que tu peux m’ignorer, dit l’esprit. Katsuk serra les dents. Quelle séduction exerçait cet esprit ? Il lui évoquait le monde hoquat. — Je te rends ta propre intelligence de ce que le monde connaît, dit l’esprit. Katsuk gémit. — Je te fais réellement savoir ce que tu croyais savoir, poursuivit l’esprit. Tu penses qu’il n’y a pas de place en toi pour recevoir cela ? Que tu répondes par oui ou par non, quelque chose est enfoncé dans ton cœur par la chose elle-même. La main du garçon et ton œil se sont rencontrés. Il a dit quelque chose, et une partie de toi a écouté… sans se compromettre. Si ton œil est aussi bon que le sien, tu peux regarder directement à travers sa chair et voir l’homme qu’il deviendrait. Il a partagé cela avec toi, comprends-tu ? Katsuk roulait la tête dans l’obscurité, se cramponnant à son lien avec Preneur d’mes. — Où commence une telle chose ? demanda l’esprit. Qu’est-ce qui t’a fait croire que tu pouvais venir à bout de ce problème ? Ne vois-tu pas le prodige qu’est ce jeune homme ? Ramène ta vue à la surface et observe cet être. Où t’ennoblis-tu dans cela ? Katsuk sentait son corps baigné de sueur. Il était glacé au-dedans comme au-dehors. Le caractère de cet esprit hoquat commençait à apparaître. Il regardait loin en arrière dans des choses profondes. Il était primitif et tyrannique. Ses concepts embrassaient l’ensemble du temps. Il n’y avait pas pire tyrannie. Il frappait l’humain jusqu’au fondement. Katsuk sentait des vibrations de couleur dans la nuit. Il y avait dans ce moment quelque chose de merveilleux et de terrifiant. L’esprit avait pris au filet une portion de l’univers et l’avait secouée pour l’observer. La chose avait été dite sans décision et sans se préoccuper du désir que Katsuk avait de l’entendre. Elle avait simplement été dite. L’esprit ne lui demandait rien d’autre que d’écouter. Le message lui avait été apporté comme s’il avait été peint sur du bois. En une période de folie, il disait une chose simple : « Si tu mets ton projet à exécution, cela doit être fait d’homme à homme. » Tremblant et terrifié, Katsuk restait éveillé dans l’obscurité. Hoquat se retourna, marmonna quelque chose, puis dit tout à fait distinctement : — Katsuk ? — Je suis là, répondit Katsuk. Mais le garçon parlait seulement dans son sommeil. Extrait d’un écrit de Charles Hobuhet pour Philosophie 200 : Les sophismes de la philosophie occidentale me fascinent. Pas d’ « anglais-corps ». Des mots, des mots, des mots, pas de sentiments. Pas de chair. Vous essayez de séparer la vie et la mort. Vous essayez de justifier une civilisation qui utilise la duperie, la mauvaise foi, les mensonges et la tromperie pour faire prévaloir ses impostures sur la chair. La gravité de votre attaque contre le bonheur et la passion consterne l’homme en moi. Elle consterne ma chair. Vous êtes toujours en train de fuir votre corps. Vous vous dissimulez derrière des paroles de justification désespérée de votre propre conduite. Vous employez la rhétorique la plus despotique pour faire l’apologie d’une vie qui ne vous convient pas. C’est une vie, en réalité, non vécue. Vous dites que la croyance est absurde, et vous croyez cela. Vous dites que l’amour est futile et vous le recherchez. L’ayant trouvé, vous ne mettez pas votre confiance en lui. Ainsi, vous essayez d’aimer sans confiance. Vous accordez la plus haute valeur verbale à quelque chose que vous appelez sécurité. C’est un coin barricadé dans lequel vous vous retranchez, sans comprendre qu’éviter de mourir n’est pas la même chose que « vivre ». — Il y a environ trente mille ans, dit Katsuk, une coulée de lave a jailli d’une cheminée de volcan à mi-pente, là-haut. Il agita le pouce par-dessus son épaule et poursuivit : — Une partie de cette lave est tombée en gros blocs que vous, stupides hoquats, avez appelés larmes d’Indien. David leva les yeux pour scruter la montagne qu’il voyait briller au soleil matinal derrière un bouquet de sapins. La montagne était une série de piliers rocheux. Des nuages glissaient au-dessus d’elle. Il y avait un couloir d’avalanche sur une pente au midi. Une rivière coulait quelque part en bas de cette pente, mais son bruit était couvert par le murmure du vent dans les arbres. — Quelle heure est-il ? demanda David. — A l’heure hoquat ? — Oui. Katsuk regarda le soleil par-dessus son épaule. — A peu près dix heures. Pourquoi ? — Tu sais ce que je serais en train de faire chez moi en ce moment ? Katsuk jeta un coup d’œil à Hoquat, sentant le besoin qu’avait le garçon de parler. Pourquoi pas ? Si Hoquat parlait maintenant, cela ferait garder le silence à son esprit. Katsuk hocha la tête et demanda : — Que ferais-tu ? — Je prendrais ma leçon de tennis. — Ta leçon de tennis, dit Katsuk en secouant la tête. Katsuk s’accroupit sur la pente. Il tenait une obsidienne brun-noir à la main gauche. Il cala l’obsidienne contre sa cuisse et se mit à la tailler avec un morceau de silex. Le bruit retentit avec force dans l’air limpide. Une odeur âcre se répandit, que David renifla. — Ta leçon de tennis, répéta Katsuk. Il essaya de se représenter le garçon devenu adulte — riche et choyé, un grand séducteur de l’armé des play-boys. Plus innocent. Tenue de soirée noire et blanche. Cravate noire. Un habitué des boîtes de nuit aux cheveux en brosse, jetant de la poudre aux yeux. Ou ce qui remplacerait cela quand il arriverait à sa maturité. C’était un bienfait de lui éviter cela. C’était un bienfait de préserver à jamais l’innocence de Hoquat. — Et puis après, j’irais nager dans notre piscine, dit David. — As-tu envie de nager dans la rivière là-bas ? demanda Katsuk. — Elle est trop froide. Notre piscine est chauffée. Katsuk soupira et continua de tailler sa pierre. L’obsidienne commençait à prendre forme. Bientôt, elle deviendrait un couteau. Depuis quelque temps déjà, David essayait de sonder l’humeur de son ravisseur. Il y avait eu entre eûx des silences de plus en plus longs tandis qu’ils contournaient la montagne. Cela leur avait pris une journée entière. Il y avait dix cailloux dans la poche de David — dix jours. Les rares réponses de Katsuk pendant cette longue marche avaient été de plus en plus maussades, cassantes et brèves. Katsuk était tracassé par quelque chose de nouveau. Katsuk était-il en train de perdre ses pouvoirs ? David ne se permettait pas encore de penser à s’échapper. Mais si les pouvoirs de Katsuk déclinaient… Un gros éclat se détacha de l’obsidienne. Katsuk le leva et le retourna, examinant sa forme. — Qu’est-ce que tu façonnes ? demanda David. — Un couteau. — Mais tu as… mon couteau. David baissa les yeux vers la ceinture de Katsuk. Le couteau Russell avait manqué durant toute la marche autour de la montagne, mais il avait supposé qu’il se trouvait dans la bourse en peau de daim que Katsuk portait. — J’ai besoin d’un couteau d’un genre spécial, dit Katsuk. — Pour quoi faire ? — Pour fabriquer mon arc. David accepta cette explication. — Tu es déjà venu ici ? — De nombreuses fois. — Tu as déjà fabriqué des couteaux ici ? — Non. Je guidais des hoquats par ici pour trouver de belles pierres. — Ils fabriquaient des couteaux dans ces pierres ? — Je ne pense pas. — Comment sais-tu quelle sorte de pierre peut servir à fabriquer un couteau ? — Mon peuple a fabriqué des couteaux dans ces pierres pendant des milliers d’années. Ils venaient ici au moins une fois par an — avant que vous, les hoquats, n’arriviez avec l’acier. Vous appelez cette pierre obsidienne. Nous l’appelons le feu noir — klalepiah. David se tut. Où était le couteau Russell ? Katsuk allait-il le lui rendre ? Katsuk avait pris un lapin et deux petites cailles au collet pendant la nuit. II les avait nettoyés avec un morceau tranchant de la pierre brun-noir et les avait fait cuire dans un four en terre chauffée par des boules de résine. La résine avait fait un feu vif qui ne dégageait presque pas de fumée. David trouva un reste de patte de lapin, s’assit et commença à le mâchonner en regardant Katsuk travailler. La pierre grise avec laquelle Katsuk frappait de la main droite avait un côté mince. Katsuk frappait sèchement et à coups réguliers l’obsidienne, utilisant le côté mince du silex. Des étincelles jaillirent. L’odeur sulfureuse devenait de plus en plus forte dans l’air calme. David rassembla tout son courage pour demander : — Où est mon couteau ? Ah, le rusé et sournois hoquat ! se dit Katsuk. — Je dois façonner mon arc selon l’ancienne méthode, dit-il. L’acier ne doit pas entrer en contact avec ce bois. — Alors, où est mon couteau ? — Je l’ai jeté dans la rivière. Outragé, David lança par terre l’os de lapin rongé et bondit sur ses pieds. — C’était mon couteau ! — Calme-toi, dit Katsuk. — C’est mon père qui me l’a offert, dit David, d’une voix vibrante de fureur. Des larmes de colère commencèrent à couler sur ses joues. Katsuk leva les yeux vers lui, mesurant l’emportement du garçon. — Ton père ne pourrait pas t’acheter un autre couteau ? demanda-t-il. — Celui-là était pour mon anniversaire ! s’écria David en secouant la tête pour chasser ses larmes. Pourquoi l’as-tu jeté ? Katsuk regardait l’obsidienne et le silex dans ses mains. Un cadeau d’anniversaire, de père à fils : le cadeau d’un homme à un homme. Katsuk sentit un vide en lui à la certitude qu’il n’aurait jamais un fils pour recevoir le cadeau de l’âge d’homme. L’obsidienne s’alourdit dans sa main. Il savait qu’il s’apitoyait sur lui-même, et cela l’irritait. Pourquoi avoir pitié de quelqu’un ? Il ne pouvait y avoir de grâce. — Salaud ! lança David. J’espère que ta maladie du Cèdre te tuera ! Ce fut une illumination pour Katsuk. Voilà où était la source de la malédiction ! L’Innocent avait trouvé un esprit pour faire agir sa malédiction. Où Hoquat avait-il trouvé cet esprit ? L’avait-il reçu de Tskanay ? Et alors, où l’avait-elle trouvé ? — C’est Abeille qui m’a conseillé de jeter cette lame d’acier. — Abeille est idiote ! Katsuk releva le menton et darda sur le garçon un regard venimeux. — Attention à ce que tu dis sur Abeille. Elle pourrait ne pas te laisser passer la journée ! La lueur de folie dans la prunelle de Katsuk fit retomber la colère de David. Il ne ressentait plus que la perte. Le couteau avait disparu, lancé dans une rivière par ce fou. David essaya de prendre une longue inspiration, mais sa poitrine était douloureuse. Le couteau ne serait jamais retrouvé. L’image du marcheur assassiné lui revint brusquement à l’esprit. Ce couteau avait tué un homme. Était-ce pour cette raison qu’il avait été jeté ? Katsuk recommença à tailler l’obsidienne. — Es-tu sûr de ne pas avoir caché mon couteau dans ta bourse ? demanda David. Katsuk posa l’obsidienne et le silex, ouvrit la bourse et en montra l’intérieur au garçon. — Qu’est-ce que c’est, ce petit paquet ? demanda David en le montrant du doigt. — Ce n’est pas ton couteau. Tu vois que je n’ai pas le couteau. — Je vois, dit David. Puis il demanda d’une voix où perçait encore la colère : — Qu’est-ce que c’est, ce paquet ? Katsuk referma la bourse et recommença à tailler l’obsidienne. — C’est du duvet d’eider. — Du duvet ? — Les plumes molles. — Je sais ça. Mais pourquoi transportes-tu des choses ridicules comme ça ? Katsuk remarqua que c’était la colère qui parlait chez le garçon. Ce duvet sera répandu sur ton corps quand je t’aurai sacrifié, songea-t-il. — Cela fait partie de la médecine de mon esprit, dit-il. — Pourquoi ton esprit t’a-t-il dit de jeter mon couteau ? demanda David. Il est en train d’apprendre à poser les bonnes questions, se dit Katsuk. — Pourquoi ? insista David. — Pour me sauver, murmura Katsuk. — Quoi ? — Pour me sauver ! — Tu as dit à Cally que rien ne pouvait te sauver. — Mais Cally ne me connaît pas. — C’est ta tante. — Non. Elle avait un neveu nommé Charles Hobuhet. Je suis Katsuk. Et Katsuk se demanda : Pourquoi ai-je besoin de me justifier auprès de ma victime ? Que fait-il pour que je sois obligé de me défendre ? Est-ce ce couteau que j’ai jeté ? C’était un lien avec son père, le père qu’il avait avant de devenir Hoquat. Oui, j’ai jeté son passé. C’est ce que ces bûcherons ivres ont fait à Janiktacht… et à moi. — Je parie que tu ne t’es jamais baigné dans une piscine chauffée, dit David. Katsuk sourit. La colère de Hoquat jaillissait de temps à autre. Elle était comme un animal en cage. Des leçons de tennis, une piscine. Hoquat avait eu une vie protégée, une vie d’innocence préservée à la manière de son peuple. Malgré Tskanay, il restait dans ce lieu de transition délicat : mi-homme, mi-garçon. Innocent. La tristesse envahit David. Il avait la bouche sèche. Il se sentait fatigué, frustré, seul. Pourquoi ce fou de Katsuk était-il en train de fabriquer un couteau en pierre ? Pourquoi le fabriquait-il vraiment ? Katsuk avait-il menti ? David se souvint d’avoir lu que les Aztèques tuaient leurs victimes sacrificielles avec des couteaux en pierre. Les Aztèques étaient des Indiens. Il secoua la tête. Katsuk avait promis. A moins que tu ne me dises de le faire, je ne te tuerai pas. Le couteau en pierre avait un autre but. Peut-être était-ce seulement pour façonner cet arc ridicule. — Tu n’es plus en colère contre moi ? demanda Katsuk. — Non, répondit David d’un ton encore maussade. — Bien. La colère bloque l’esprit. La colère n’apprend rien. Tu as beaucoup à apprendre. La colère n’apprend, rien ! se dit David. Il passa sans hâte devant Katsuk, fit quelques pas en remontant la pente et alla s’adosser au fût d’un sapin. Des morceaux d’obsidienne jonchaient le sol autour de lui. Il en ramassa une poignée et commença à les lancer derrière Katsuk dans les broussailles et les arbres en contrebas. Les morceaux d’obsidienne claquaient contre les arbres quand ils les atteignaient. Ils faisaient flic flac dans les feuilles de salal sur le sol de la forêt. Cela faisait un curieux contrepoint aux bruits de Katsuk taillant sa pierre. La fatigue que David éprouvait à lancer les pierres était un bon exutoire à sa colère. Il les lança de plus en plus fort. — Si tu as envie de me lancer une pierre, fais-le, dit Katsuk. Il ne faut pas jouer avec ses sentiments. David se leva d’un bond dans un accès de colère. Il tenait à la main un morceau d’obsidienne aux arêtes aiguës, de la taille d’un œuf de caille. Il grinça des dents et lança de toutes ses forces la pierre sur Katsuk. La pierre frappa obliquement la joue de Katsuk, y laissant une estafilade rouge d’où le sang suintait. Terrifié par ce qu’il avait fait, David fit un pas en arrière. Tous ses muscles étaient tendus, prêts à la fuite. Katsuk posa un doigt sur la blessure, le retira et examina le sang. Curieux. La coupure ne lui faisait pas mal. Comment se faisait-il qu’une telle blessure ne lui causât pas de douleur ? Il y avait eu une sensation fugitive de pression, mais pas de douleur. Ah ! c’était Abeille qui avait arrêté la douleur. Abeille avait exercé un charme pour rendre le coup inefficace. C’était un message d’Abeille. L’esprit de l’Innocent ne l’emporterait pas. « C’est moi, Tamanawis, qui te parle… » — Katsuk ? dit David. Katsuk, je suis désolé. Katsuk leva les yeux vers lui. Hoquat paraissait prêt à fuir, les yeux écarquillés et brillants de peur. Katsuk hocha la tête. — Maintenant, tu comprends un peu ce que j’ai ressenti quand je t’ai enlevé du camp hoquat. Quelle haine ce doit être de vouloir tuer un innocent pour cela. Y as-tu jamais pensé ? Tuer un innocent ! se dit David. — Mais tu m’as promis… — Je tiendrai cette promesse. C’est la coutume de mon peuple. Nous ne racontons pas de mensonges hoquats. Sais-tu comment cela se passe ? — Quoi ? — Quand nous étions des pêcheurs de baleine, baleine devait nous demander le harpon. Baleine nous demandait de la tuer. — Mais jamais je ne… — Alors tu es en sécurité. Katsuk reprit la taille de l’obsidienne. David risqua un pas dans sa direction. — Ça fait mal ? — Abeille ne veut pas que cela fasse mal. Tais-toi. Je dois me concentrer. — Mais ça saigne. — Cela s’arrêtera. — On ne devrait pas mettre quelque chose dessus ? — C’est une petite blessure. Ta bouche est une plus grande blessure. Tais-toi, ou je mets quelque chose dans ta bouche. La gorge de David se serra et il s’essuya la bouche avec le dos de la main. Il trouvait difficile de ne pas regarder la balafre sombre sur la joue de Katsuk. Le sang avait cessé de couler, mais la coagulation formait un motif dentelé sur le bord inférieur de la blessure. Pourquoi n’avait-il pas mal ? David était outré que la blessure ne lui fît pas mal. Il avait voulu qu’elle fît mal. Les coupures faisaient toujours mal. Mais Katsuk avait des esprits protecteurs. Peut-être n’avait-il vraiment pas mal. David porta son attention sur le couteau d’obsidienne qui prenait forme entre les mains de Katsuk. La lame, d’une dizaine de centimètres de long et triangulaire, était maintenue à plat sur la cuisse de Katsuk. Frappant en biais à coups secs, Katsuk faisait sauter de petits éclats sur les bords. Le couteau ne paraissait ni assez long ni assez mince pour transpercer quelqu’un. Les deux tranchants étaient dentés. Mais il pouvait taillader une artère. Il pensa encore une fois au randonneur que Katsuk avait tué. Il n’avait pas demandé à être tué. Mais Katsuk l’avait assassiné quand même. David sentit que sa bouche était sèche. — Ce type… tu sais, sur la piste… le type que tu… eh bien, il ne t’a pas demandé de… — Vous, les hoquats, croyez toujours que le langage-bouche est le seul langage, dit Katsuk sans lever la tête de son travail. Pourquoi ne pouvez-vous apprendre le langage-corps ? Quand Corbeau vous a créés, vous a-t-il refusé cette aptitude ? — Qu’est-ce que c’est, le langage-corps ? — C’est ce que l’on fait. Une chose que l’on fait peut exprimer ce que l’on veut. — C’est idiot ce que tu as dit sur Corbeau. — C’est Dieu qui nous a créés, hein ? — Oui ! — Je suppose que cela dépend de ce qu’on nous apprend. — En tout cas, je ne crois pas à ces histoires de langage-corps et de Corbeau. — Tu ne crois pas que Corbeau te tient lié à moi ? David ne trouva rien à répondre. Corbeau faisait ce que Katsuk voulait. Les oiseaux allaient où Katsuk leur ordonnait d’aller. Savoir où les oiseaux allaient — quel pouvoir c’était. — Tu ne dis rien, reprit Katsuk. C’est Corbeau qui a volé ta langue ? Corbeau peut faire cela. Votre stupide monde hoquat ne vous prépare pas à affronter Corbeau. — Tu dis toujours stupide quand tu parles de mon peuple, dit David d’un ton accusateur. N’y a-t-il rien de bon dans notre monde ? — Notre monde ? dit Katsuk. Ton monde, Hoquat. — Mais il n’y a rien de bon ? — Je n’y vois que la mort. Le monde entier meurt de vous. — Et nos docteurs ? Nous avons de meilleurs docteurs que vous n’en avez jamais eu. — Vos docteurs sont liés à la maladie et à la mort. Ils causent autant de maladie et de mort qu’ils en guérissent. Un équilibre parfait. Cela s’appelle un rapport transactionnel. Mais ils sont tellement aveugles qu’ils ne voient même pas qu’ils sont enchaînés à ce qu’ils font. — Un rapport… transactionnel ? Qu’est-ce que c’est ? — Une transaction, c’est quand tu échanges une chose contre une autre. Que tu achètes quelque chose, c’est une transaction. — Bof ! Ce ne sont que des grands mots qui ne veulent rien dire. — Ce sont des mots de ton monde, Hoquat. — Mais ils ne veulent rien dire. — Ils veulent dire que les docteurs ne savent pas qu’ils le font, mais qu’ils le font quand même : ils maintiennent un certain niveau de maladie pour justifier leur existence. La police fait la même chose avec le crime. Les avocats entretiennent la confusion juridique. Le langage-corps, Hoquat. Quoi qu’ils prétendent vouloir et quelle que soit leur volonté de se corriger de leurs défauts, les choses se passent d’une manière qui les tient occupés et qui justifie leur existence. — C’est de la folie ! — Oui, c’est de la folie, mais c’est la vérité. C’est ce que l’on voit quand on comprend le langage-corps. — Mais mon peuple fait des tas de bonnes choses. Les gens n’ont plus faim. — Mais si, Hoquat. En Asie, ils… — Je parle des gens de ce pays. — Ce ne sont pas des gens dans les autres pays ? — Bien sûr que si, mais… — Même dans ce pays… dans les montagnes de votre Est, dans le Sud, dans les grandes villes, des gens ont faim. Des gens meurent de faim chaque année. Des vieux, des jeunes. Mon peuple meurt de cette manière aussi, parce qu’il essaie de vivre comme des hoquats. Et le monde souffre de plus en plus de la faim. — Et nos maisons ? Nous construisons de meilleures maisons que vous n’en avez jamais construit. — Et vous détruisez la terre pour y plonger vos maisons. Vous construisez là où il ne devrait pas y avoir de maison. Vous êtes insensibles. Vous vivez contre la terre, et non avec elle. — Nous avons des voitures ! — Et vos voitures vous asphyxient. David fouilla son esprit pour trouver quelque chose que Katsuk ne pourrait pas dénigrer. La musique ? Il ricanerait comme le faisaient toujours les adultes. L’éducation ? Il dirait que cela ne préparait pas à vivre dans la nature. La science ? Il dirait qu’elle servait à détruire le monde avec de grosses bombes et de grosses machines. — Katsuk, que veux-tu dire exactement par langage-corps ? — Ce que disent tes actes. Vous dites avec votre bouche : « C’est dommage. » Puis vous riez. Cela signifie qu’en réalité vous êtes contents, alors que vous déclarez être désolés. Vous dites : « Je t’aime. » Puis vous faites quelque chose qui fait de la peine à cette personne. Le langage-corps, c’est ce que l’on fait. Si vous dites « Je ne veux pas que cela se produise », et que vous n’avez de cesse que cela se produise, que doit-on croire ? Doit-on croire les paroles ou doit-on croire le corps ? David réfléchit aux paroles. Il pensa à l’église et aux sermons, et à toutes les paroles sur « la vie éternelle ». Les paroles étaient-elles vraies, ou bien le corps du prédicateur disait-il quelque chose de différent ? — Katsuk, est-ce que ton peuple comprend le langage-corps ? — Certains d’entre eux. Les anciens le comprenaient. C’est ce que m’apprend notre langue. — Comment cela ? — Nous disons manger quand nous mangeons, chier quand nous chions, baiser quand nous baisons. Les parolès et le corps sont en accord. — Mais ce sont des gros mots. — Ce sont des mots innocents, Hoquat. Innocents. Fragment d’une note laissée par Katsuk dans le refuge du parc abandonné à Sam’s River : Mon corps est une pure expression de moi-même. Katsuk posa le silex et examina le couteau d’obsidienne. Il était achevé. Il aimait la manière dont le manche s’adaptait à la main. Cela lui donnait l’impression d’être proche de la terre, de faire partie intégrante du monde environnant. Le soleil était au zénith et tapait sur ses épaules. Il entendait Hoquat briser des brindilles derrière lui. Katsuk plaça le bois-présage d’Abeille en travers de ses genoux et l’examina une nouvelle fois pour y déceler des défauts. Le bois ne paraissait présenter aucune irrégularité. Chaque fibre était droite et nette. Il prit dans la main droite le manche lisse de son couteau et commença à racler le bois. De longs copeaux en spirale se détachèrent. Il se mit au travail lentement d’abord, puis plus rapidement, parlant tout seul à voix basse. — Un petit peu ici. Un peu plus là. Encore ici. Ah ! il est beau… David vint s’accroupir à ses côtés. Au bout de quelques instants, il demanda : — Je peux t’aider ? Katsuk hésita, réfléchissant à la destination de cet arc — lancer une flèche consacrée dans le cœur de l’adolescent à côté de lui. Hoquat était-il en train de lui demander à être tué ? Non. Mais cela montrait Preneur d’mes à l’œuvre, préparant le garçon pour cet ultime moment. — Tu peux m’aider, répondit Katsuk. Il tendit le couteau et le bois-présage au garçon et indiqua une protubérance à gratter. — Enlève cette partie saillante. Travaille lentement, juste un petit peu à la fois. David installa la branche comme Katsuk l’avait fait, la posant en travers de ses genoux. — Cet endroit, là ? — Oui. David posa le couteau sur le bois et tira vers lui. Un copeau s’enroula sur la lame. Puis un autre. Il raclait vigoureusement, concentré sur la protubérance. La sueur coulait de son front dans ses yeux. De longs copeaux s’enroulaient et tombaient autour de ses genoux. — Pas plus, dit Katsuk. Tu as bien arrangé cet endroit. Il reprit le bois et le couteau et se remit à façonner soigneusement l’arc. — Un peu plus ici… et puis là-bas… voilà… maintenant, ici… David se lassa de regarder les copeaux de bois se détacher. Éclisses et copeaux jonchaient le sol tout autour de Katsuk. La lumière, qui se reflétait sur le bois fraîchement coupé, dessinait des motifs luisants sur la peau de Katsuk. En contre-haut sur la pente, une cheminée de granit s’élançait vers le ciel bleu couvert de nuages pommelés. David se leva et examina la pente et l’affleurement de verre de volcan sous le granit. Il se retourna et scruta la forêt en contrebas. Elle était sombre : de vieux pins, des sapins, quelques cèdres. Une piste de gibier s’enfonçait dans les arbres à travers un épais sous-bois de salal et d’airelles sauvages. La voix de Katsuk parlant tout seul avait une qualité hypnotique. — Joli bois… un arc de l’ancien temps… L’ancien temps ! songea David. Katsuk vit vraiment dans un étrange rêve. David ramassa un éclat d’obsidienne et le lança dans les arbres. Si je descends, je trouverai des gens, se dit-il. L’éclat d’obsidienne fit un bruit satisfaisant auquel Katsuk ne prêta aucune attention. David lança une autre pierre, et encore une autre. Il descendait la pente en se dirigeant vers la piste de gibier, ramassant des pierres et les lançant — un garçon en train de s’amuser. Il a jeté mon couteau ! Il a tué un homme. A un moment, David s’arrêta pour faire une entaille sur un tronc d’arbre et regarda furtivement Katsuk. Le murmure de sa voix n’avait pas changé de hauteur. Katsuk ne prêtait toujours aucune attention à son captif errant. Il croit que son satané Corbeau me garde. David parcourut tout le ciel des yeux : aucun signe des oiseaux. Il s’aventura sur la piste de gibier, faisant une cinquantaine de pas, arrachant des feuilles de salal, goûtant une baie acide. Il apercevait Katsuk à travers le sous-bois et les arbres. Le bruit du couteau d’obsidienne sur l’arc restait clair : un petit bruit qui s’infiltrait curieusement dans le bois. Le murmure de conversation de Katsuk avec lui-même restait audible. — Ah ! mon bel arc… En voilà un bel arc pour le message… — Cinglé d’Indien, souffla David. Katsuk fredonnait, chantait et marmonnait en travaillant. David brisa une brindille d’airelle et examina la situation. Pas de corbeaux. Katsuk distrait. Une piste ouverte, tout en descente. Mais si Katsuk le surprenait en train d’essayer de s’échapper encore une fois… David prit une inspiration tremblante et décida de ne pas vraiment essayer de s’échapper, pas encore. Il allait juste explorer la piste sur une certaine distance. D’un pas nonchalant, il s’engagea entre les arbres. Le vol serein d’un pivert s’enfonçant dans la forêt attira son attention. Il entendit des taons bourdonner. Un rayon de soleil poudreux étalait sa lumière paisible sur le sol brun de la forêt, illuminant une végétation enchanteresse. David vit cela comme un présage. Il était encore en colère contre Katsuk. Sa colère allait peut-être rompre le charme des esprits. David s’aventura un peu plus loin sur la piste. Il enjamba deux arbres morts et se glissa sous des branches basses drapées de mousse. La piste bifurquait au bord d’une pente raide. Une branche plongeait tout droit. L’autre partait sur la gauche. Il choisit la voie pentue et traversa les arbres jusqu’à une longue pente balafrée par une avalanche. David inspecta le terrain découvert. Un unique cèdre avait survécu à l’éboulement, protégé par une saillie de granit qui se trouvait juste au-dessus de lui. Mais l’arbre avait été en partie détruit — un côté à moitié arraché. Des lambeaux de bois continuaient de pendiller. Des traces de cerf traversaient le découvert en ligne droite. David resta sur le sol moussu et parsemé de fougères de la forêt et longea le terrain découvert. A plusieurs reprises, il se retourna pour vérifier que personne ne s’était lancé à sa poursuite. Il n’y avait aucun signe de Katsuk. Il écouta, mais ne percevait plus le raclement du couteau d’obsidienne sur l’arc. Il n’y avait que le vent dans les arbres. L’avalanche s’était perdue dans une petite vallée arrondie, laissant un enchevêtrement d’arbres et de terre qui endiguait un petit cours d’eau. Le cours d’eau avait déjà réussi à se frayer un étroit passage à travers l’éboulis. De l’eau gazouillait sur les rochers en contrebas du terrain découvert. David s’ouvrit un chemin à travers le fourré de salal au-dessus de l’eau et surprit un faon moucheté qui s’enfuit en traversant le haut-fond dans un éclaboussement d’eau. Pendant quelques instants, David resta immobile, encore tremblant du choc que lui avait fait le faon en débouchant du fourré. Puis il descendit jusqu’au ruisseau et plongea son visage dans l’eau froide pour calmer son tremblement. Maintenant, je me suis échappé, se dit-il. Shérif Pallatt : Il y a des tas de conneries qui circulent pour savoir à qui reviendra le mérite de cette affaire — au F.B.I. ou à nous. Tout ce que je désire, c’est sauver ce gosse — et l’Indien, si possible. J’en ai assez de jouer au shérif ! Dan Gomper, mon adjoint, et moi, on va emmener nos gars là-bas et on va dénicher ces deux oiseaux. S’il y a quelqu’un qui peut le faire, c’est bien deux vieux hommes des bois comme nous. Nous allons bivouaquer sans feu pour que l’Indien ne voie pas de fumée et ne sache pas que nous sommes lancés à ses trousses. Ce sera bougrement difficile, mais nous réussirons. Katsuk leva les yeux de son arc achevé. C’était un arc superbe, parfait pour la corde en boyau de morse qui était dans sa bourse. Il passa le doigt sur les encoches pour la corde. Sa poitrine lui faisait mal, et il avait des douleurs aiguës dans le dos après être resté si longtemps courbé dans la même position. Il toussa. Pourquoi faisait-il froid ? Il leva la tête vers le ciel. Le soleil était bas au-dessus des arbres. Katsuk se leva et chercha son captif. — Hoquat ! cria-t-il. Le silence de la forêt le narguait. Katsuk hocha la tête en silence. Hoquat croit s’échapper. Katsuk scruta de nouveau le ciel. Aucun signe de Corbeau. Corbeau invite tout le monde à aller avec lui et à être ses hôtes, songea-t-il, mais dès le lendemain, Corbeau se retourne contre ses invités et veut les tuer. Alors les invités s’enfuient dans les bois. Maintenant, je suis Corbeau, j’ai l’arc; il ne me manque plus que la flèche. Katsuk toussa de nouveau. Le spasme provoqua une douleur qui lui transperça la poitrine. La direction que Hoquat avait prise était claire. Même d’où il était sur la pente, Katsuk distinguait l’entaille que le garçon avait faite sur l’arbre à côté de la piste de gibier. Est-ce une nouvelle épreuve ? se demanda Katsuk. Mes esprits me mettent-ils à l’épreuve maintenant que l’arc est achevé ? Pourquoi n’attendent-ils pas la flèche ? Il sortit le boyau de morse de sa bourse, l’attacha à l’arc et le banda. Son grand-père lui avait appris à fabriquer un arc et à l’utiliser. Il sentit son grand- père à ses côtés tandis qu’il bandait l’arc au maximum. C’était un arc remarquable, véritablement un arc divin. Katsuk baissa son arme et plongea son regard dans la forêt. Il était baigné de sueur du cou jusqu’à la taille. Il se sentit faible soudain. Hoquat lui avait-il jeté un sort ? Il regarda par-dessus son épaule les pics enneigés. Il pensa à la longue nuit ; la mort était tapie là-haut et l’appelait avec la crécelle de Preneur d’mes. C’était un sort, assurément. Le regard de Katsuk se porta derechef sur la forêt où Hoquat avait disparu. La piste lui faisait signe. Il l’évalua mentalement, à l’ombre des arbres et aux passages de mousse. Il perçut la manière dont il allait sentir cette piste sous ses pieds : l’humidité des filets d’eau des sources, les racines, les rochers, la boue. Les semelles des mocassins de Janiktaht s’amenuisaient. Il sentait à travers les aspérités du sol. Les arbres — Hoquat était parti par là, essayant de s’échapper. Katsuk s’adressa à la piste à voix haute : — Je suis Katsuk, celui qui a enterré Kuschta-liute, la langue de la loutre. Mon corps ne se décomposera pas. Les branches des grands arbres ne s’écrouleront pas sur ma tombe. Je renaîtrai dans une maison de mon peuple. Il y aura beaucoup de bonnes choses à manger tout autour de moi. Des pensées morbides tourbillonnaient dans son esprit, l’empêchant de parler. Il savait qu’il devait descendre cette piste, mais une torpeur l’engourdissait. C’était un sort. Une image de Tskanay s’imposa à son esprit. C’était Tskanay et non Hoquat qui lui avait jeté ce sort ! Il le savait. Il sentait ses yeux sur lui. Elle l’avait regardé et l’avait trouvé étrange. Elle se tenait debout au milieu du parfum d’aiguilles de cèdre qu’elle faisait brûler, déclamant l’antique malédiction. Des plantes vertes s’élevaient tout autour d’elle, une verte illusion d’immortalité. — Corbeau, aide-moi, murmura-t-il. Débarrasse-moi de cette maladie. Il baissa les yeux sur le cuir cannelle des mocassins que Janiktaht avait confectionnés pour lui. — Janiktaht, aide-moi. La vision de Tskanay disparut. La malédiction a-t-elle été levée ? Au loin, avec son ouïe et sa vision intérieure, il entendit et vit une rivière vaporeuse parlant dans sa langue primitive. Il vit des arbres morts, cinglés par les vents, luttant avec l’éternité. Au milieu des arbres morts, il en vit un vivant, lacéré et mutilé, mais encore debout, un cèdre, droit et haut, droit comme la hampe d’une flèche. — Cèdre m’a pardonné, murmura-t-il. Il s’engagea sur la piste que Hoquat avait suivie et la descendit jusqu’à ce qu’il voie l’arbre solitaire sur le terrain découvert — exactement tel que sa vision le lui avait montré. Un Cèdre pour ma flèche, se dit-il. Et déjà consacré. Le vacarme d’une bande de corbeaux retentit au-dessus des arbres. Ils survolèrent le couloir d’avalanche et allèrent se percher sur le cèdre. Katsuk sourit. De quel autre présage ai-je besoin ? — Katlumdai ! s’écria-t-il. Et l’esprit de la malédiction l’abandonna au moment où il l’appelait par son nom. Il s’engagea alors sur le terrain découvert pour aller façonner sa flèche. Le rêve de Charles Hobuhet, raconté par sa tante : Quand j’étais petit, j’ai rêvé de Corbeau. C’était le Corbeau blanc dont j’ai rêvé. J’ai rêvé que Corbeau m’aidait à voler toute l’eau douce et que je la cachais dans un endroit où seul notre peuple pouvait la trouver. Il y avait une caverne, et je l’ai remplie d’eau. J’ai rêvé que dans la caverne il y avait un esprit qui me parlait de la création. L’esprit avait créé ma caverne. Il y avait deux ouvertures, l’une pour entrer, l’autre pour sortir. Il y avait une plage dans la caverne, avec des vagues. J’y entendais des tambours. L’esprit de mon rêve m’a dit que ce lieu existe réellement. Il est propre et bon. Je veux trouver ce lieu. Katsuk était assis, le dos appuyé contre un arbre, et priait pour que la terre lui pardonne. L’arc était posé sur ses genoux avec la flèche, et il faisait sombre tout autour de lui. Un vent froid et humide soufflait sur sa peau. L’arc n’était pas aussi bien fait que ceux des anciens. Il le savait, mais il savait aussi que l’esprit dans le bois de cet arc compenserait la précipitation avec laquelle il l’avait façonné. Il avait fixé à l’extrémité de la flèche la pointe en pierre du village littoral où son peuple n’avait plus le droit de vivre. Les temps anciens et le présent étaient réunis. Des nuages cachaient les étoiles. Il sentait la proximité de la pluie. Le vent froid faisait frissonner sa chair. Il savait qu’il devrait être sensible au froid de ce vent, mais son corps ne possédait plus d’autre sensation que la perte de Hoquat. Hoquat s’était enfui. Où ? Katsuk décida de commencer par la chasse aux esprits dont ses ancêtres avaient parlé. Il allait se lancer à la recherche de l’esprit de Hoquat. Cela le conduirait au garçon. Katsuk fouilla l’obscurité du regard. Il y avait un petit feu quelque part, et il n’aurait su dire s’il le voyait avec sa vision intérieure ou extérieure. Les flammes du feu jetaient une lueur rougeoyante sur la terre nue et un enchevêtrement de racines. Il y avait une silhouette à la limite de la lumière du feu. C’était une petite silhouette. Katsuk savait maintenant que c’était la vision de l’esprit qu’il avait. Où était ce feu ? Katsuk implora son esprit de le guider, mais du monde de Preneur d’mes, rien ne lui parla. C’était donc une nouvelle épreuve. Un petit animal passa en courant entre les jambes étendues de Katsuk et s’enfuit dans l’obscurité. Il sentait derrière lui l’arbre croître et son écorce s’étendre. La terre humide et le vent froid le pénétraient, et il savait qu’il lui faudrait livrer une bataille d’esprits avant de pouvoir récupérer Hoquat. — Alkuntam, aide-moi, implora-t-il. C’est Katsuk. Aide-moi à envoyer mon message. Mène-moi à l’Innocent. Un hibou hulula dans la nuit, et il sentit sa langue amener la pluie. Il allait bientôt pleuvoir. Il allait subir une épreuve dans l’épreuve. Lentement, Katsuk se releva. Il percevait son corps comme une chose lointaine. Je vais commencer à marcher, se dit-il. Je trouverai Hoquat à la lumière du jour. Extrait d’un entretien avec Harriet Gladding Morgenstern pour l’ Examiner de San Francisco : Mon petit-fils est un très brave garçon. Il n’a jamais eu peur du noir, ni aucune de ces bêtises, même quand il était tout petit. Il a toujours été prévenant pour ses aînés. Nous lui avons appris à être respectueux et à avoir des égards envers ceux qui l’entouraient, quels qu’ils fussent. Je suis persuadée que ce sont des qualités qui lui permettront de surmonter l’épreuve présente. Peu avant la tombée de la nuit, David trouva un endroit abrité où un arbre avait été déraciné par un orage. L’arbre était tombé presque parallèlement à un petit cours d’eau et ses racines formaient un surplomb dont le bord avait été envahi par la mousse et les herbes. David resta blotti dans l’abri pendant un moment, se demandant s’il allait oser allumer un feu. Katsuk avait fait un arc à feu et, pour distraire son captif, lui avait montré comment l’utiliser, mais David se demanda si la fumée et le feu ne risquaient pas d’attirer Katsuk ici. Pourtant il était tard. Et le vent était froid. Il décida de courir le risque. De l’écorce avait été arrachée de l’arbre dans sa chute. David trouva de longues plaques d’écorce et les appuya contre son abri en les faisant chevaucher pour former une poche de chaleur. Il recueillit un dépôt de résine sous un tronc pourri, comme Katsuk le lui avait appris. Un cèdre mort était couché sur la pente au-dessus de lui. David glissa sur du salal humide et se meurtrit le front en atteignant le cèdre, mais découvrit, comme il l’avait espéré, que l’arbre avait été fendu dans sa chute, laissant en dessous de longs éclats secs qui pouvaient être arrachés à la main. Il rassembla sous les racines une réserve de cèdre sec, apporta des branches mortes et d’autres morceaux d’écorce plus petits, puis partit à la recherche d’une courte branche de bois vert pour faire un arc à feu. Elle devait être courte pour pouvoir y fixer un lacet de chaussure. Préparation, patience, persistance, avait dit Katsuk en lui expliquant cette manière de faire du feu. David avait eu envie d’abandonner lors de sa première tentative avec Katsuk, mais l’homme s’était moqué de l’impatience hoquat. Vexé par cette moquerie. David avait persévéré, faisant aller et venir l’arc sur la baguette jusqu’à ce que le frottement provoque une étincelle dans l’herbe sèche. Maintenant, il savait comment s’y prendre. Avec un morceau de cèdre entaillé en martelant avec une pierre, avec son arc et son lacet, avec la résine et les éclats de cèdre qu’il avait sous la main, il persista jusqu’à ce qu’il obtienne une braise, puis il souffla doucement sur la braise pour l’enflammer et alimenta le feu avec de la résine et du cèdre. Quand le feu fut bien parti, il se dit : Katsuk devrait me voir maintenant. Cette pensée le terrifia, et il scruta la forêt de l’intérieur de son abri. Il allait bientôt faire nuit. Il se demanda s’il serait mieux protégé de Katsuk pendant la nuit. L’homme avait d’étranges pouvoirs. La faim lui nouait l’estomac. Il regarda le ruisseau en contrebas. Il devait y avoir des truites dans ce ruisseau. Il avait vu Katsuk construire une nasse. Mais la nuit allait être froide, et il savait qu’il se mouillerait en .essayant de prendre une truite. Il décida de renoncer à la truite. Demain… demain il y aurait peut-être des marcheurs ou les gens qu’il savait devoir être en train de le rechercher. Ils auraient de la nourriture. Ce fut une longue nuit. A deux reprises, David sortit pour se réapprovisionner en bois de chauffage, rapportant des branches mortes et de l’écorce. La seconde fois, il pleuvait légèrement, et le bois crépita quand il le mit dans le feu. Mais son abri détournait la pluie et une bonne partie du vent, et il y faisait chaud par comparaison à la nuit à l’extérieur. Il s’assoupit plusieurs fois, adossé à la terre qui avait été mise à nu par le soulèvement des racines. Il fit un rêve. Dans son rêve, il s’enfuyait, mais il y avait une longue corde brune qui traînait derrière lui. Elle était attachée à son front comme le bandeau de cèdre qui ceignait la tête de Katsuk. Partout où il courait, David sentait la corde qui le suivait. La corde remontait la montagne jusqu’à Katsuk, et l’homme là-haut parlait sur toute sa longueur. Katsuk appelait à l’aide. « Hoquat, aide-moi. Aide-moi. Hoquat, j’ai besoin de toi. Aide-moi. » Quand David se réveilla, l’aube commençait à poindre et son feu était presque éteint. Il recouvrit les braises de terre pour les étouffer et pour éviter d’être trahi par la fumée. Il fut agité de longs frissons en sortant dans l’aube brumeuse. Je vais continuer à descendre le long du ruisseau, décida-t-il. Il doit y avoir des gens en bas. Au moment où il pensait cela, il regarda vers l’amont, guettant des signes de poursuite. Où était Katsuk maintenant ? Ce rêve de corde avait été bizarre. Katsuk était-il vraiment en difficulté là- haut ?. Il avait pu tomber dans la nuit et s’être cassé une jambe ou quelque chose. Cinglé d’Indien. Encore frissonnant, David se mit en route le long du ruisseau. Shérif Pallatt : C’est sûr, certains de ces Indiens sont capables de drôles de choses. Certains vous font dresser les cheveux sur la tête. Je me dis que lorsqu’on vit au contact de quelque chose comme ce territoire sauvage, on le ressent d’une manière que les autres ne peuvent pas connaître. Je suppose que c’est ça. Peut-être. En fin d’après-midi, David se fraya un chemin à travers un bouquet d’érables dans la vallée d’un cours d’eau. Son petit ruisseau était devenu un torrent de plus de trois mètres de large. Un épais tapis de mousse couvrait le sol sous les érables. David pensa au lit moelleux que ferait la mousse. Il avait trouvé quelques baies à manger et s’était souvent arrêté pour boire de l’eau, mais la faim était devenue une douleur permanente. Elle s’était déplacée de son estomac à sa tête prise comme dans un étau. David se demanda si la douleur dans sa tête pouvait être réelle. Était-ce vraiment cette corde brune dont il avait rêvé ? Katsuk tenait-il quelque part là-haut l’autre extrémité de cette corde ? Il était fatigué et la mousse était tentante, mais quand il y enfonça la main, de l’eau filtra entre ses doigts. Il remarqua alors qu’il avait les pieds trempés. Le vent avait tourné et soufflait du sud-ouest. C’était signe de pluie. Il y avait des coins de ciel bleu, mais des nuages de bronze galopaient vers les pics derrière David. Il s’arrêta près d’un peuplier abattu par des castors et examina les environs : des arbres, des arbres, des arbres… la rivière, une rangée de rochers noirs battus par un courant gris… un écureuil courant sur un tronc mort. Katsuk était-il dans la forêt proche, l’épiant silencieusement ? Il en était bien capable. Il était peut-être là. David chassa cette crainte de son esprit. Cela ne servait à rien. Il se remit en route, dissimulant partout où il le pouvait les traces de son passage, comme il avait appris à le faire en observant Katsuk, marchant sur les rochers et les arbres morts, évitant les endroits boueux. Pendant un moment, il se demanda s’il avait éteint le feu avec suffisamment de soin. Si Katsuk découvrait ce feu… Katsuk saurait-il que son captif en fuite suivait le cours d’eau ? David envisagea d’abandonner le ruisseau et de s’enfoncer dans les collines. Mais les collines montaient. Elles pouvaient le mener droit à Katsuk. Un petit cours d’eau se jetait dans celui qu’il suivait. Il coulait au fond d’un ravin, et un épais fourré de salal et d’arbustes épineux lui barrait la route le long du cours d’eau. David remonta péniblement le long du petit ruisseau et découvrit une trouée à travers l’épinier, un passage creusé de nombreuses empreintes de sabots. Il regarda l’eau de l’autre côté de la trouée et vit des poissons lancer des éclairs dans le courant. Cela lui rappela qu’il avait faim, mais il savait qu’il n’oserait pas prendre le temps d’essayer d’en attraper un. Il traversa le passage et contourna des orties. La piste bifurquait, une branche partant vers l’amont, l’autre vers l’aval, David choisit l’aval, évitant les racines tordues et soulevées d’un arbre récemment tombé. Il y avait de la terre brune qui risquait de garder ses empreintes. Il gravit la pente escarpée au-dessus de l’arbre pour ne pas laisser de traces de son passage. David commençait à s’étonner de sa fuite. Cela ne semblait pas possible, mais il osait espérer. Il savait qu’il se trouvait dans un endroit appelé le Territoire Sauvage. Katsuk l’avait décrit en termes très généraux. Il y avait des pistes du parc tout autour de cette zone. S’il trouvait une piste du parc, il y aurait des panneaux pour lui indiquer qu’il allait dans la bonne direction. Il y aurait des randonneurs. Il y aurait de la nourriture. Il s’arrêta pour boire au ruisseau et reprit sa route. Il y avait tout le long du ruisseau une senteur de menthe et des orties en grand nombre. Le dos de sa main le brûlait d’avoir effleuré les feuilles. La piste de gibier qu’il suivait s’écartait en sinuant du ruisseau et y revenait, escaladait la colline pour éviter des arbres sur la berge et redescendait jusqu’aux rochers moussus au bord de l’eau. Il ne pouvait pas voir à plus de quinze mètres en aval du cours d’eau. Des soucis d’eau jaune vif brillaient dans l’ombre un peu plus bas. Le courant devait y être plus lent. David était attentif aux nombreuses choses qu’il percevait dans l’espace environnant, des choses qu’il avait apprises en étant avec Katsuk : l’endroit où un cours d’eau allait couler plus lentement dans un lit plus profond, où trouver une trouée, comment éviter de laisser des signes de son passage. Juste après les soucis d’eau, il retrouva le cours d’eau plus important qu’il avait suivi auparavant. Une piste d’élans boueuse courait parallèlement au cours d’eau et portait des traces fraîches. Quelques traces ne s’étaient pas encore remplies d’eau. Sur la piste un petit tas de fumées d’élan dégageaient encore de la vapeur. Il scruta la piste devant lui et le flanc de la colline, cherchant la tache jaune d’un arrière-train d’élan. Il n’y avait pas d’autre signe que les traces et les fumées sur la piste. David restait sous le couvert végétal juste à côté de la piste, descendant sans perdre l’eau de vue. Les arbres et les sous-bois devinrent plus denses. De temps à autre, il apercevait la rive opposée du cours d’eau et des échappées d’eau grise. Ses pieds étaient mouillés et gelés. Il avait mal aux orteils. A quelle distance suis-je de Katsuk ? se demanda-t-il. David savait que Katsuk devait être en train de le chercher en ce moment. La question était de savoir comment. Katsuk était-il en train de pister le fugitif ? Y avait-il un autre moyen de le retrouver ? Il fit halte près d’un peuplier dont la base avait été partiellement rongée par des castors. Des copeaux jaunis jonchaient le sol. Ils avaient au moins une semaine d’après la couleur du bois. Un énorme épicéa projetait sa ramure dans le ciel de l’autre côté de la piste d’élans boueuse. Il baissa la tête, et vit les flasques de la piste reflétant l’écorce brune de l’épicéa, le ciel strié de branches et ses pieds mouillés. Cette vue l’emplit du sentiment de sa propre petitesse au milieu de toute cette immensité. Où était Katsuk ? David se demanda s’il allait oser allumer un autre feu pour se sécher les pieds. Ils lui élançaient de froid. Il y avait plein de cèdre sec autour de lui, plein de bois sec sous les arbres tombés. Les copeaux de peuplier brûleraient facilement. Mais Katsuk risquait de voir la fumée. D’autres pouvaient la voir aussi — mais qui arriverait le premier ? Il prit le parti de ne pas. faire de feu. C’était trop risqué, même pour avoir les pieds secs. Il savait que le mouvement l’aiderait à se réchauffer. David reprit sa marche précautionneuse à travers les arbres. Il y avait une ampoule qui se formait sur son talon gauche, et il essaya de ne pas s’en occuper. A un moment, il entendit le croassement d’un corbeau. Il se tapit pendant cinq minutes sous les branches basses d’un cèdre avant d’oser reprendre la route. Cependant, il resta prudemment aux aguets et surveilla le ciel, se demandant s’il s’agissait des corbeaux de Katsuk. La piste d’élans obliquait et se lançait à l’assaut d’une colline escarpée. David choisit de suivre la rivière et d’abandonner la piste. Il sauta par-dessus la piste pour éviter de laisser des traces, se fraya un chemin à travers les broussailles qui bordaient la rivière et fit le tour d’une mince saillie rocheuse surplombant une cascade plus haute que lui. Des troncs abandonnés par la dernière crue formaient un enchevêtrement brun-rouge de l’autre côté de la rivière et remontaient sur une plage de vase au-dessous d’un bouquet d’aulnes. En aval de la cascade, la barrière rocheuse le força à traverser le cours d’eau. Pour ce faire, il dut se mouiller jusqu’à la taille. Il traversa un trou d’eau en pataugeant et fit s’enfuir une grosse truite de dessous un écueil. La truite descendit le courant comme une flèche et exposa à la vue la moitié de son dos en traversant un haut-fond rocheux avant de plonger dans une eau plus profonde. Dans le bruit de la rivière, David suivit la truite à travers le haut-fond, grimpa dans la forêt de l’autre côté et trouva une piste de gibier. Il estima qu’il restait trois heures avant la tombée de la nuit. Le cours d’eau qu’il suivait maintenant était une rivière large et rugissante dont les bords se perdaient dans l’ombre des berges abruptes. Sur les deux rives, des sapins et des cèdres cachaient les crêtes. Des lierres d’érable ombrageaient l’onde par endroits. Pendant quelque temps, il put marcher relativement facilement le long d’une fondrière asséchée un peu en retrait de la rivière. La fondrière était bordée d’aulnes blancs qui se découpaient nettement sur le fond sombre des conifères. A l’extrémité inférieure de la fondrière, il trouva un embâcle de bûches. Il fallait franchir un amoncellement de troncs gris d’arbres morts depuis longtemps. Il y avait des érables de l’autre côté de l’embâcle. La faim et la fatigue l’obligèrent à s’arrêter avant de franchir l’amoncellement de troncs. Il s’assit sur l’un d’eux. Sa poitrine haletait. Sous la peur et la fatigue, il sentait monter l’exaltation. Durant toute la nuit, il avait entretenu son espoir comme il avait entretenu le maigre feu. Durant toute la journée, il avait vécu dans l’ombre des signes et des présages. Mais Katsuk ne s’était aucunement manifesté, hormis par ces brefs croassements de corbeaux, et même eux avaient disparu. Tout autour de lui, le bruit dominant était celui de la rivière se frayant un passage sous le bord de l’embâcle. Katsuk lui avait dit une fois que ce bruit de la rivière était la voix de Bébé d’Eau, un monstre qui pouvait prendre forme humaine. Les paroles de l’Indien avaient donné un sentiment de réalité au monstre dont David avait trouvé difficile de faire peu de cas. Bébé d’Eau s’emparait de votre âme en vous incitant à lui dire votre nom. David frissonna à cette évocation et écouta l’eau. Il y avait des voix dans l’eau, mais pas de paroles. David leva les yeux vers le ciel. Il s’obscurcissait. La luminosité avait sensiblement diminué et le vent s’était rafraîchi. La pluie comença à tomber — de grosses gouttes qui transperçaient. David se leva et chercha un abri. Il n’y avait que l’escarpement d’une colline au-delà des érables et des troncs. En une minute, il fut trempé jusqu’aux os et tremblant de froid. Aussi rapidement qu’elle était arrivée, la pluie s’arrêta. Il y avait des coins de ciel bleu entre les nuages qui couraient. Encore une fois, David se remit en route le long de la rivière. Il rêvait d’un abri, désespérant d’en trouver un. Il restait le long de la rivière qui coulait tumultueusement dans son ravin. Les coins de ciel bleu étaient plus nombreux, mais il ne sentait pas le soleil. Une orfraie s’envola d’un chicot juste devant lui. Elle s’éleva au-dessus du cours d’eau et décrivit des cercles dans le ciel. David leva la tête pour suivre le vol de l’oiseau, laissant son esprit s’envoler avec lui, mais ses pieds continuaient à avancer au hasard à travers les rochers qui bordaient la rivière. Une orfraie. David se souvint de la description que Katsuk lui avait faite d’un chef de tribu du temps passé : couverture en poil de chien, coiffure en bec de corbeau, plumes d’orfraie dans le bandeau. La rivière décrivait une large courbe vers la gauche et débouchait d’un groupe d’épicéas dans une prairie émaillée d’asphodèles. David s’arrêta dans l’ombre des arbres. La rivière s’élargissait à cet endroit, et son cours ralenti décrivait des méandres à travers la prairie avant de s’enfoncer à l’autre extrémité dans la sombre verdure d’arbres et de buissons. Sur la rive où se tenait David, un banc de sable battu par le flot s’étirait le long du coude de la rivière. Des vaguelettes lactescentes léchaient le sable. David laissa son regard courir le long du bord de la prairie, de droite à gauche, et sursauta en voyant un panneau. C’est alors qu’il vit la piste du parc sur la gauche. Un petit ruisseau traversait la prairie à cet endroit et se jetait dans la rivière. Une petite passerelle enjambait le ruisseau. Près de la passerelle, une inscription était portée en grosses lettres sur le panneau : REFUGE KILKELLY 2 KM. Un refuge ! David sentit les battements de son cœur s’accélérer. Katsuk et lui avaient fait halte dans des refuges. L’un d’eux se trouvait au cœur d’un épais bouquet de cèdres et l’eau ruisselait sur la piste à côté. Il y avait une odeur humide de cendres et un trou dans le sol pour faire du feu sous un auvent. Les rondins qui soutenaient le refuge étaient pourris et entamés à la base par des randonneurs en quête de combustible sec. Sur le panneau, une flèche était dirigée vers la droite, vers l’aval. Il y aura peut-être des randonneurs, se dit David. Il sortit de l’ombre des arbres et s’immobilisa en plein désarroi en entendant au-dessus de sa tête de grands battements d’ailes et des cris d’oiseaux. Une bande de corbeaux venait de s’envoler à sa vue, remplissant le ciel de leur vacarme. Terrifié, David ne pouvait détacher d’eux son regard. Des corbeaux ! Des centaines de corbeaux ! Ils obscurcissaient le ciel, tournoyant et croassant. Comme si les oiseaux l’avaient appelé, Katsuk sortit des arbres au bout de la prairie, de l’autre côté de la rivière. Il resta debout quelques instants près d’un gros épicéa, le bandeau d’un rouge terne, une plume noire fichée sur l’arrière. Puis il se dirigea droit vers la rivière, écartant du bras des feuilles d’un vert soyeux sur la berge. Il ne s’arrêta que lorsqu’il fut dans l’eau jusqu’aux cuisses. Autour de lui, la neige fondue rendait la rivière lactescente. David fixait Katsuk, incapable de bouger. Les corbeaux continuaient de tournoyer et de croasser. Katsuk attendait dans l’eau, tenant levés son arc et sa flèche, le regard tourné vers les corbeaux. Pourquoi attend-il ? se demanda David. Sur la rive la plus proche, David voyait le blanc argenté de gouttes de pluie sur les roseaux, puis des rochers gris, puis la rivière et Katsuk, debout dans l’eau comme un animal pétrifié de surprise, incertain de la direction à prendre, attendant. Pourquoi ? Les corbeaux survolèrent en tournoyant les arbres au-delà de la prairie, s’éloignèrent avec un bruit décroissant et se turent brusquement. Ils s’étaient perchés. Quand le silence fut revenu, Katsuk se remit en mouvement, traversa la rivière et, ruisselant d’eau, se hissa sur la prairie. Il se dirigea droit sud David, marchant à pas lents et mesurés. Il tenait à la main gauche son arc bandé, et son unique flèche était encochée et tenue avec deux doigts. Il portait le couteau d’obsidienne dans une boucle de sa ceinture de corde près de la bourse. Son pagne était souillé de terre brune. De l’eau dégoulinait de l’étoffe le long de ses jambes. Katsuk s’arrêta à un pas de David et plongea son regard dans les yeux du garçon. David tremblait, ne sachant ni que dire ni que faire. Il savait qu’il ne pouvait courir plus vite que Katsuk. Et il y avait l’arc avec la flèche prête à être décochée. — Corbeau m’a dit où tu étais, dit Katsuk. Je suis venu directement ici après avoir fabriqué ma flèche. Tu as suivi la rivière comme Corbeau me l’avait dit. Tu as pris la route la plus longue. David claquait des dents de froid et de peur. Il y avait une curieuse lenteur délibérée dans l’élocution de Katsuk. Katsuk leva l’arc et la flèche. — Tu vois… ils sont achevés, dit-il en hochant la tête. Mais je ne me suis pas aperçu du piège que tu m’as tendu avec cet arbre à flèche. J’ai cru que le bois à flèche était un présent, et je l’ai accepté. J’ai remercié Cèdre. Mais tu m’as dupé. C’était une duperie. Katsuk fut secoué par une violente quinte de toux. Quand elle fut terminée, il resta tremblant. La peau de ses joues et des mâchoires était pâle. Qu’a-t-il ? se demanda David. — Tu m’as donné la maladie du Cèdre, dit Katsuk. Toi et Tskanay. Il est vraiment malade, songea David. — J’ai froid, dit Katsuk. Il faut trouver un endroit où il fera chaud. Cèdre prend toute la chaleur de mon corps et l’envoie au ciel. David secoua la tête et essaya de faire cesser son claquement de dents. Katsuk avait attendu ici, au bord de la prairie, avec ses oiseaux. Mais il avait l’air si… bizarre. La maladie l’avait métamorphosé. — Débarrasse-moi de cette maladie, dit Katsuk. David se mordit les lèvres, espérant que la douleur l’aiderait à cesser de claquer des dents. Il tendit la main vers le panneau. — Il y a un refuge. Nous pourrions… — Non ! Nous ne pouvons pas aller par là. Il y a des gens. Katsuk se tourna vers le bouquet d’épicéas d’où David était sorti. — Il y a un endroit… par là. — J’en viens, dit David. Il n’y a pas… — Il y a un endroit, dit Katsuk. Viens. Katsuk passa devant le garçon, de sa curieuse démarche raide, et s’enfonça dans les arbres. David le suivit avec la sensation d’être entré dans le délire de Katsuk. Katsuk fut secoué d’une nouvelle quinte de toux. Arrivé à l’embâcle où David avait fait halte, Katsuk s’arrêta. Il observa l’eau se précipitant contre les troncs : une rivière sombre, gris-bleu, traversée par du bois flotté. Oui, c’était bien l’endroit. Il monta sur l’embâcle et traversa la rivière en sautant de tronc en tronc. David le suiviti Sur la rive opposée, David vit ce qui lui avait échappé un peu plus tôt : un refuge du parc abandonné dont une partie du toit s’était effondrée. Les rondins et les bardeaux étaient diaprés de mousse et de lichen. Katsuk pénétra dans le refuge. David l’entendit creuser à l’intérieur. David hésitait sur la rive, le regard tourné vers l’aval. Il y avait des gens ? Katsuk l’avait dit. L’air était froid. David trouvait qu’il s’y ajoutait un vent froid de folie. Katsuk est malade. Je pourrais repartir en courant jusqu’à la prairie, mais il pourrait me rattraper ou m’abattre avec sa flèche. Le ciel était sombre au-dessous des arbres en aval. Une ligne noire de pluie avançait en remontant la rivière, avec ce ciel menaçant qui la suivait, des nuées ramassées au couchant, le vent agitant les feuilles, poussant la nuit devant lui. — Dépêche-toi, cria Katsuk de l’intérieur du refuge. Il va pleuvoir. Katsuk toussa encore. David entra dans le refuge et sentit l’odeur de la terre battue et d’âcres relents de moisissure. Katsuk avait creusé un trou dans un angle. Il en retira un petit bidon métallique. Le couvercle sauta avec un craquement rouillé. Katsuk en sortit deux couvertures et un petit paquet soigneusement enveloppé. — De quoi allumer un feu, dit Katsuk en lançant le paquet au garçon. Katsuk se retourna et se dirigea vers la porte du refuge. David remarqua que l’homme vacillait presque sur ses jambes. — Tu as voulu me tuer avec la maladie du Cèdre, dit Katsuk. Je ferai pourtant ce que je dois faire. Corbeau m’en donnera la force. William Redek, chef des gardes forestiers du parc national : Il fait froid là-bas pour cette période de l’année, et il y a eu plus de neige et de pluie que d’habitude. Je n’ai pas souvenir d’avoir vu la limite des neiges aussi basse depuis des années. Il paraît que les fakirs indiens ont un truc pour se tenir chaud presque sans vêtements et sans feu, mais ce Hobuhet est un autre genre d’Indien. Ça m’étonnerait qu’il connaisse ce truc. Si le gamin et lui sont là-bas, ils doivent avoir trouvé un abri quelconque et fait du feu. Soit c’est ça, soit ils sont morts. Si l’on perd trop de chaleur animale, ce pays vous tue. Katsuk était allongé sur de la mousse entre deux rondins, en proie à un cauchemar fiévreux. Il y avait un sentier de bois et une flèche. La flèche devait être parfaitement équilibrée. Il avait trouvé le bois de la flèche dans le couloir d’avalanche d’un grand cèdre. Cela n’avait été qu’une tromperie, rien qu’une tromperie. Il tenait la flèche et la flèche le tenait. Il menait un cortège le long du sentier de bois des temps les plus reculés jusqu’au présent. Son esprit était ivre de toutes les vies qu’il contenait. — La terre ne sait pas à qui elle appartient ! hurla un esprit dans son cerveau. Katsuk poussa un gémissement. Le délire faisait avancer ses pieds sur le chemin de bois. Il chantait les noms de ses morts, mais chaque nom nouveau apportait un changement à son cauchemar. Quand il chanta le nom de Janiktaht, il vit Hoquat courir, les cheveux flottant comme un buisson fouetté par le vent. Un autre nom : Okhoots. Il était dans un champ émaillé de fleurs jaunes, à côté duquel jaillissait une source bouillonnante. Il but à la source, mais l’eau ne parvenait pas à apaiser la brûlure de sa gorge. Un autre nom : Grand-père Hobuhet. Il se trouvait devant des crêtes de vagues frangées d’écume par la tempête, un alezan fendant l’onde verte. Une baleine morte remonta à la surface et lui dit : — Tu oses troubler mon repos ! Un autre nom : Tskuldik. Père… père… père ! Il criait un nom indicible dans un canyon, puis se retrouva sur le sentier cauchemardesque de son épreuve. Il entendait le chant funèbre des bois et sentait des fougères humides autour de sa taille. Il s’enfonçait dans l’intérieur des terres, venant des lieux hoquats. Il y avait un triqueballe jaune sale garé sur le bas-côté de la route, se détachant sur le vert profond de pins de revenue. Des chemins de traverse trouaient la muraille d’arbres. Des chicots morts se dressaient dans la verdure. Il y avait un bouquet d’aulnes, et il apercevait un ranch à travers le dédale de troncs blancs. Il voyait des entailles sur de vieilles souches où pendaient des lambeaux d’écorce. Il y avait une rigole cannelée d’un côté d’une route sillonnée d’ornières et des filets d’eau qui ressortaient de l’autre côté. Il vit la balafre d’une colline déboisée et un panneau qui annonçait : ATTENTION : CBLES ÉLECTRIQUES ET TÉLÉPHONIQUES SOUTERRAINS. Au moment où il lisait le panneau, Katsuk sentit son esprit plonger dans une rivière glacée. Il vit des branches couvertes de mousse vibrer dans l’eau. Il devint l’une de ces branches. Je suis devenu un esprit de l’eau, se dit-il. Dans son délire, il implora Corbeau de le sauver. Corbeau nagea sous l’eau auprès de lui et se transforma en poisson, kull t’ kope ! Katsuk se réveilla, tremblant de terreur. Des crampes contractaient ses muscles. Il se sentait faible et vidé. La lumière grise de l’aube pénétrait par la porte ouverte du refuge. Il était baigné de sueur. Il frissonnait de froid. Des couvertures avaient été enroulées autour de lui, mais il les avait repoussées dans l’agitation de ses cauchemars. Péniblement, ses genoux se dérobant sous lui à cause de la maladie du Cèdre, il réussit à se lever et se traîna jusqu’à l’entrée. Il s’appuya contre un rondin et frissonna, à demi conscient d’une nécessité profonde qu’il ne pouvait nommer. Où était Hoquat ? Un morceau de bois se brisa avec un craquement sec quelque part sur sa droite. Le garçon apparut de ce côté-là du refuge, portant une pleine brassée de bois de chauffage. Il laissa tomber le bois à côté des cendres grises du feu. Katsuk regarda fixement le garçon puis le trou du feu, essayant de faire le rapprochement entre les deux. David vit la faiblesse de Katsuk. — J’ai trouvé une boîte de haricots dans le petit bidon et je les ai fait chauffer. Je t’ai presque tout laissé. Il utilisa un éclat de bois vert pour soulever la boîte des cendres et la placer aux pieds de Katsuk. Un morceau de bois plat faisant office de cuillère dépassait de la boîte. Katsuk s’assit et mangea voracement, plus avide de chaleur que de nourriture. Les haricots avaient goût de cendre. Ils lui brûlaient la langue, mais il les engloutit et sentit la chaleur irradier de son estomac. Le garçon s’appliquait à ranimer le feu. — Tu as fait un cauchemar, dit-il. Tu as crié et tu t’es retourné toute la nuit. J’ai entretenu le feu pendant presque toute la nuit. Les flammes commencèrent à lécher le bois que le garçon avait placé dans les braises sous les cendres. Katsuk hocha la tête en silence. Il entendait de l’eau ruisseler sur des pierres à quelques pas seulement du refuge, mais il ne pouvait trouver la force d’y aller. Il avait la gorge brûlante et sèche. — De… l’eau, fit-il d’une voix rauque. Le garçon se leva et emporta la boîte de haricots vide à la rivière. La manière dont la lumière filtrant entre les feuilles diaprait les cheveux du garçon fit penser Katsuk à un lion qu’il avait vu dans un zoo : un lion drapé d’ombre et de lumière. Ce souvenir l’emprisonnait comme une cage. Hoquat a-t-il un nouvel esprit ? se demanda-t-il. Est-ce Lion ? Je ne connais pas cet esprit. David revint de la rivière avec la boîte de conserve débordant d’eau glacée. Il remarqua les prunelles vitreuses de Katsuk. Katsuk saisit la boîte à deux mains, la vida d’un trait et dit : — Encore. Le garçon alla chercher une autre boîte d’eau. Katsuk la but. Un bruit distant de moteur pénétra dans la vallée et s’éleva au-dessus du bruit de la rivière. Il augmenta : un avion survolant la crête au-dessus d’eux. Le bruit s’éloigna vers les hauts plateaux. David se leva et regarda à travers les arbres, espérant apercevoir l’appareil. Mais il ne vit rien. Katsuk ne prêta aucune attention au bruit. Il paraissait s’être replongé dans ses visions oniriques, accroupi sur le seuil du refuge, secoué de temps à autre par un frisson. David ajouta du bois dans le feu et empila des pierres pour les chauffer. — Il va encore pleuvoir, dit-il. Les yeux mi-clos, Katsuk regardait le garçon. La victime est présente, se dit-il, mais elle doit désirer ma flèche. L’Innocent doit demander la mort. A voix basse et dans la langue ancienne, Katsuk commença à psalmodier : Ton corps acceptera la flèche consacrée. Ton âme se remplira de fierté au contact de ma pointe aiguë et piquante. Ton âme se tournera vers le soleil et les gens se diront : « Comme il est mort fièrement ! » Des corbeaux viendront se poser auprès de ton corps, mais ils ne toucheront pas à ta chair. Ta fierté te projettera hors de ton corps. Tu deviendras un grand oiseau et tu voleras d’un bout à l’autre du monde. C’est ainsi que tu accepteras la flèche. David écouta jusqu’à la fin la psalmodie à voix basse, puis il dit : — Il y a d’autres boîtes de haricots dans le bidon. En veux-tu encore ? — Pourquoi ne t’enfuis-tu pas ? demanda Katsuk. Tu m’as donné le maladie du Cèdre. Je ne pourrais pas t’en empêcher. — Tu es malade, répondit le garçon en haussant les épaules. Katsuk palpa sa taille pour chercher le couteau d’obsidienne. Il avait disparu ! Il regarda autour de lui, l’œil hagard. La bourse contenant le duvet consacré devant être répandu sur le corps du sacrifié… elle aussi avait disparu. Katsuk se releva en vacillant, s’agrippa au garçon et s’écroula lourdement près du feu. David bondit sur ses pieds et s’agenouilla vivement auprès de Katsuk. — Le couteau, murmura Katsuk. — Ton couteau ? J’avais peur que tu te coupes en te retournant dans ton sommeil. J’ai accroché le couteau et ta bourse dans le coin là-bas, où tu as posé l’arc et la flèche. Il tendit le bras vers l’intérieur du refuge. Katsuk essaya de tourner la tête, mais son cou lui faisait mal. David passa les bras sous les épaules de Katsuk. — Tu ferais mieux de te coucher, dit-il. Je fais chauffer des pierres. Viens. Il aida Katsuk à revenir vers le lit de mousse entre les rondins et l’enroula dans les couvertures. Katsuk se laissa border et demanda : — Pourquoi m’aides-tu ? C’est toi qui m’as donné cette maladie. — C’est idiot. — Non ! Je sais que c’est toi. Je t’ai vu dans mon rêve. Tu l’as mise dans ces couvertures. — Mais ce sont tes couvertures ! C’est toi qui les as sorties du bidon ! — Tu as pu les changer. Les hoquats nous ont déjà transmis des maladies par des couvertures. Vous nous avez transmis la petite vérole avec des couvertures contaminées. Vous nous avez tués avec la maladie hoquat. Pourquoi me fais-tu cela ? — Veux-tu d’autres haricots ou non ? — Hoquat, j’ai fait mon rêve de mort. J’ai rêvé de la manière dont cela arrivera. — Tu racontes des bêtises. — Non ! Je l’ai rêvé. J’entrerai dans la mer et je deviendrai un poisson. Vous, les hoquats, me pécherez. Le garçon secoua la tête et retourna auprès du feu. Il ajouta du bois et toucha l’extérieur des pierres autour des flammes. Il fit soudain plus sombre sous les arbres et il commença à pleuvoir. Un vent froid s’engouffrait dans le canyon. Il poussait de grosses gouttes devant lui. La pluie tambourinait sur les arbres et le toit moussu du refuge. De l’eau coulait de l’avant-toit et était projetée sur le feu. Elle grésillait sur les pierres. Katsuk sentit un cauchemar s’emparer de lui. Il essaya de crier, mais aucun son ne sortait de sa gorge. Bébé d’Eau me tient ? se dit-il. Comment a-t-il su mon nom ? Après ce qui lui sembla n’être que quelques secondes, Katsuk se réveilla pour trouver des pierres chaudes empilées sur les couvertures autour de ses pieds. Une odeur de laine roussie flottait dans l’air humide. La pluie tombait toujours du ciel noir. Le garçon s’approcha et ajouta une pierre sur les couvertures. Il utilisait une branche verte et courbée d’aulne pour tenir la pierre. Katsuk sentit la chaleur. — Tu as dormi toute la journée, dit le garçon. As-tu faim ? J’ai fait chauffer d’autres haricots. Katsuk se sentait la tête vide. Sa gorge était râpeuse comme du sable sec. Il ne pouvait que hocher la tête et émettre des sons rauques. Le garçon lui apporta une boîte d’eau. Katsuk la but avidement puis se laissa alimenter. Il se fit donner la becquée, ouvrant la bouche comme un oiseau à chaque bouchée. — Encore de l’eau ? — Oui. Le garçon l’apporta. Katsuk but et se laissa retomber en arrière. — Encore ? — Non. Katsuk se sentait revenir au centre de son être, mais rien ne correspondait. Il était lui-même quand il était arrivé dans ce monde primitif, mais des morceaux avaient été arrachés, les contours étaient déformés. S’il avait pu voir son propre visage dans un miroir, il savait qu’il ne l’aurait pas reconnu. Peut-être repousserait-il ce visage. Les yeux seraient ceux d’un étranger. Il aspirait à un sommeil réparateur, mais se sentait guetté par les cauchemars. Les esprits attendaient avec leur dessein à exécuter de gré ou de force, déraisonnables et exigeants. Il renversa la tête en arrière, tendant le cou. Son esprit tintait comme une cloche. Les esprits sont en train de me terrasser ! se dit-il. Le garçon lui apporta une boîte pleine d’eau. Katsuk leva la tête pour boire. De l’eau dégoulina sur son menton. Il retomba en arrière. Le liquide pesait sur lui, et une torpeur engourdissait son corps. Il m’a empoisonné ! songea Katsuk. La pluie tambourinait sur le toit au-dessus de lui, un bruit de roulement, ténu d’abord, et qui allait s’amplifiant. Il crut entendre le son d’une flûte accompagner le tambourinement : une musique à fendre l’âme, mais merveilleuse. Sa vie dansait sur l’air de flûte comme un papillon sur le point de mourir. Je suis devenu l’âme de ce lieu, se dit-il. Pourquoi Preneur d’mes m’a-t-il mené ici ? Il s’éveilla dans l’obscurité. Le silence était empli de résonances, le silence suivant un roulement de tambour. La pluie avait cessé. Des gouttes tombaient du toit avec un bruit faible et discontinu. Le feu était bas. Une forme se distinguait auprès du feu, le garçon couché en chien de fusil à côté des pierres chaudes. Quand Katsuk remua, le garçon sè dressa sur son séant et plongea son regard dans l’obscurité du refuge. — Katsuk ? — Je suis là. — Comment te sens-tu ? Katsuk sentait que son esprit était redevenu clair. La maladie du Cèdre l’avait quitté. Il avait conscience de sa faiblesse, mais le suc de sa peur avait été exprimé et s’était écoulé dans l’oubli. — La maladie m’a quitté, dit Katsuk. — Tu as soif ? — Oui. Le garçon apporta une boîte d’eau. Katsuk la but en la tenant d’une main ferme. — Encore ? — Non. Katsuk sentait la multiplicité de son univers et sentait que les esprits demeuraient en lui. — Tu as chassé la maladie de mon corps, Hoquat. Pourquoi ? — Je n’ai pas pu t’abandonner. Tu étais malade. — J’étais malade, oui. — Je peux aller avec toi maintenant et dormir sous les couvertures ? — Tu as froid ? — Oui. — Il fait chaud ici, dit Katsuk en ouvrant les couvertures. Le garçon rampa sur les rondins qui enfermaient le lit de mousse et se glissa sous les couvertures. Katsuk sentit le corps mince trembler. — Rien n’a changé, Hoquat, dit Katsuk. ; — Quoi ? — Il me faut toujours provoquer une horreur sacrée. — Endors-toi, Katsuk. Le garçon avait l’air épuisé. — Cela fait treize nuits que nous sommes partis, dit Katsuk. Le garçon ne répondit pas. Son tremblement avait cessé. Sa respiration douce et régulière montrait qu’il dormait. Rien n’a changé, se dit Katsuk. Je dois provoquer un cauchemar dont ce monde rêvera éveillé. Shérif Pallatt : On ne me donne que trente-cinq hommes et un seul hélicoptère pour couvrir toute la superficie de ce fichu Territoire Sauvage. C’est une fumisterie. J’ai mal aux pieds. Regardez comme ils sont gonflés ! Mais je trouverai ces deux oiseaux. Ils sont là-dedans, et je les trouverai. David ouvrit les yeux dans une obscurité blanche, un choc visuel. Il lui fallut plusieurs battements de cœur avant de comprendre qu’il regardait la lune dont un nouveau morceau du croissant avait été rongé par Castor. Il faisait froid. Une rivière jetait une clarté lunaire entre les arbres à l’extérieur du refuge. La rivière murmurait pour lui, lui évoquant la pluie et le silence. Elle avait toujours été là, mais maintenant elle se montrait à lui, baignée de clair de lune et noyée sous la neige. Une traînée d’étoiles serpentait dans le firmament derrière la montagne. David réalisa avec un choc que Katsuk n’était plus à ses côtés. — Katsuk ? se hasarda-t-il à demander à voix basse. Pas de réponse. Katsuk avait alimenté le feu. Des tisons ardents rougeoyaient dans le foyer. David s’enroula plus étroitement dans les couvertures. La fumée du foyer brouillait l’éclat magique de la lune. Le ciel était semé d’étoiles ! Il se souvint que Katsuk avait dit que les étoiles étaient des trous dans une peau de cerf noire. Cinglé de Katsuk ! Où était-il ? Katsuk avait prié : Réseau d’étoiles, Cerf et Ours dans le ciel — je prends soin de vous ! La lune est l’œil de Kwahoutze ! — Katsuk ? appela de nouveau David. Mais il n’y eut pas de réponse à son appel — seulement le vent dans les arbres et les voix de la rivière. David fouilla l’obscurité du regard. Où était Katsuk ? Dans le vert ressuscité de la nuit, une ombre se mut. Katsuk était debout près du foyer. — Je suis là, Hoquat. Katsuk plongea son regard dans l’obscurité au refuge, voyant le garçon sans le voir. C’était comme si ses yeux étaient fixés sur le rêve du garçon et les paroles de l’esprit. Tu n’es pas encore prêt. Quand tu seras prêt, je viendrai à toi. Alors tu prieras, et tu auras un vœu exaucé. Telles avaient été les paroles de l’esprit. — Où es-tu allé ? demanda David. Il avait pris un ton accusateur, conscient d’un changement dans l’attitude de Katsuk, mais incapable de déterminer ce changement. Katsuk entendit la question comme une voix parlant à l’intérieur de son crâne. Devrais-je lui dire où je suis allé ? se demanda-t-il. Est-ce cela que l’esprit exige de moi maintenant ? La question jeta le trouble dans l’esprit de Katsuk et le mit en effervescence. Il se remémora comment Corbeau l’avait réveillé pendant la nuit, lui parlant dans un rêve qui rehait les deux mondes. Corbeau lui avait ordonné de descendre la rivière jusqu’à la grande prairie, l’avertissant d’un danger qui se trouvait là-bas. Des hommes à sa recherche y bivouaquaient, toute une troupe avec des tentes, des fusils et des radios. Katsuk se souvint de son approche furtive du campement. Il avait rampé dans les herbes hautes jusqu’à quelques mètres seulement de la patrouille, assez près pour entendre les hommes se réveiller dans le noir et se préparer pour cette journée où ils allaient traquer leur proie humaine. La bouche encore lourde de sommeil, les hommes avaient parlé. Leurs paroles lui avaient beaucoup appris. La fumée du feu dans le refuge abandonné de Sam’s River avait été aperçue par un appareil de recherches de la veille au soir, juste avant la tombée de la nuit. Hoquat pouvait-il être blâmé d’avoir allumé ce feu ? Était-ce un manquement à l’innocence ? Katsuk ne le pensait pas. Le garçon s’était inquiété de la maladie de son ravisseur et avait été soucieux de son besoin de chaleur. Mais avec ce feu comme but, les hommes de la prairie seraient bientôt ici. En ce moment même, ils étaient peut-être dans les collines autour du refuge, attendant l’aube pour passer à l’action. — Où étais-tu ? insista le garçon. — J’ai marché dans ma forêt. David sentit que la réponse était élusive et demanda : — L’aube va se lever bientôt ? — Oui. — Pourquoi es-tu allé te promener, Katsuk ? — Corbeau m’a appelé. David sentit que Katsuk lui parlait de loin et comprit que l’homme se trouvait à mi-chemin du monde des esprits, dans le lieu de ses rêves et de ses visions. — Nous allons rester ici aujourd’hui ? demanda David. — Nous allons rester. — Bien. Il faut te reposer après ta maladie. Et David se dit : Peut-être que si je lui parle calmement il s’en sortira et il ira bien. Katsuk sentit alors que le garçon avait lui aussi trouvé un autre moi auquel il fallait faire entendre raison, sur lequel il fallait influer et qu’il fallait comprendre. L’immobilité de surface de l’adolescent ne devait pas être prise pour de la quiétude. L’esprit de Hoquat ne se cachait plus. Pourquoi cela n’arriverait-il pas à Hoquat comme cela m’est arrivé ? se demanda Katsuk. Pour quelle autre raison Hoquat avait-il soigné son ravisseur durant toute la maladie du Cèdre ? Logiquement, le garçon aurait dû s’enfuir pendant que Katsuk était affaibli, pourtant il était resté. David sentait la pression du silence de Katsuk. — As-tu besoin de quelque chose ? demanda-t-il. Faut-il que je me lève maintenant ? — Tu n’as pas besoin de te lever, répondit Katsuk après une hésitation. Nous avons encore un peu de temps devant nous. Katsuk pensa alors à son arc et à son unique flèche cachés dans un arbre derrière lui. Le passé et le présent étaient reliés mais le grand cercle devait encore être bouclé. Il tâta la bourse à sa taille, qui contenait le paquet de duvet d’eider qui devait être répandu sur la victime sacrificielle comme cela avait été fait de toute éternité. Il savait que son esprit évoluait à un niveau supérieur, Il sentait Preneur d’mes lui parler et parler à travers lui. La simplicité passionnée d’Abeille s’était emparée de lui en pleine conscience de la mort et du monde-silence. Il était pénétré de cette conscience. Il sentait la mort non comme une négation, mais comme la tâche de sa vie. C’était pour cette raison qu’il se trouvait à cet endroit. C’était pour cette raison qu’il avait façonné l’arc, ne touchant le bois qu’avec un couteau de pierre. C’était pour cette raison qu’il avait fixé l’ancienne pointe de flèche de la plage de l’océan dans sa nouvelle encoche de bois, la préparant pour la mort à venir. Les esprits l’avaient stimulé. C’étaient des esprits sans forme, ni odeur, ni son — et pourtant ils animaient ce monde. C’étaient eux qui l’animaient ! Ils animaient les hommes dans la prairie en bordure de la rivière. Ils animaient les avions et les machines engagés dans cet affrontement primitif. Ils animaient l’Innocent qui devait mourir. Ils animaient Katsuk, qui était devenu plus esprit qu’homme. Je dois accomplir cet acte avec la perfection que les anciens dieux ont ordonnée, se dit Katsuk. Il doit porter la marque incontestable des esprits pour que tous les hommes puissent le comprendre : le bien et le mal réunis par une forme infrangible, le cercle achevé. Je dois tenir mes engagements envers mon passé. Bienmal ! Une seule chose. C’est ce que je fais. Avec sa vision intérieure, il reçut des lances en corne d’élan dans l’obscurité tout autour de lui. Leur hampe était ornée de touffes de peau d’ours. Elles étaient tenues par des gens du passé. Ces gens venaient de l’époque où les hommes vivaient avec la terre et non contre elle. Katsuk baissa son regard sur sa main. Il en voyait la forme, mais les détails étaient noyés dans l’ombre. Sa mémoire lui en restitua l’image avec l’accusation d’Abeille dans sa peau. N’importe quel homme peut imiter l’abeille, se dit Katsuk. Un homme peut piquer l’univers tout entier s’il le fait correctement. Il lui suffit de trouver le nerf adéquat pour recevoir son dard. Ce doit être une chose mauvaise que je fais, dont le bien n’est visible que quand on la retourne. La forme de la haine doit y apparaître, et la trahison et l’angoisse et les troubles mentaux que nous partageons tous. Ce n’est que plus tard que l’on découvrira l’amour. David sentait le silence chargé de courants. Il avait à la fois peur pour Katsuk et de lui. L’homme était redevenu cette créature sauvage qui avait lié les bras de son captif et l’avait à moitié traîné dans la caverne à une nuit de marche du camp de Six Rivers. A quoi pense-t-il maintenant ? se demanda David. — Katsuk, tu ne crois pas que tu ferais mieux de revenir te coucher ? demanda-t-il. Katsuk entendit deux questions dans les paroles du garçon, l’une à la surface et l’autre en dessous. La seconde question était : Que puis-je faire pour t’aider ? — Ne t’inquiète pas pour moi, Hoquat, répondit Katsuk. Je vais bien. David perçut de la douceur dans la voix de Katsuk. Le sommeil se tenait aux franges de la conscience du garçon comme un nuage gris… Katsuk s’inquiétait pour son captif maintenant. Le garçon rajusta les couvertures autour de lui et se rapprocha des braises du foyer. La nuit était froide. Katsuk vit dans ces mouvements une manifestation de vie. Il prit brutalement conscience de la chose qu’il lui fallait accomplir dans ce monde de chair et de temps. Les gens allaient-ils mal interpréter son acte ? Les esprits avaient fait appel à lui pour accomplir un acte artistique. Ce serait un raffinement de la vengeance du sang, un exemple suprême qui serait apprécié par le monde entier. Son peuple comprendrait au moins cela. Son peuple avait la vengeance du sang enfermée dans son histoire. Ils seraient atteints jusqu’au tréfonds de leur être. Ils sauraient pourquoi cela avait été fait selon la coutume ancestrale — une marque sur la terre nue, une incantation, un arc qui n’avait pas été touché par l’acier, une flèche de mort avec une pointe en pierre, le duvet d’eider répandu sur la victime. Ils verraient le cercle et cela les mènerait aux autres significations contenues dans cet acte. Qu’en serait-il des hoquats ? Leurs âges primitifs étaient plus reculés, bien qu’ils aient été plus violents. Ils avaient supprimé leur propre violence de la surface de leur conscience et risquaient de ne pas reconnaître le rituel de Katsuk. Mais la compréhension s’insinuerait en eux du côté des esprits. La nature même de la mort de l’Innocent ne pouvait être contestée. — Je suis véritablement devenu Preneur d’mes, dit Katsuk. Il ne réalisa qu’il avait parlé à voix haute qu’après avoir prononcé ces mots. — Qu’est-ce que tu as dit ? demanda le garçon d’une voix alourdie de sommeil. — Je suis la créature des esprits. — Tu es encore malade, Katsuk ? Le garçon se dégageait du sommeil et l’inquiétude perçait dans sa voix. — Je n’ai plus la maladie du Cèdre, Hoquat. Étreint par l’angoisse, Katsuk se dit : II ne reste plus qu’une seule chose. L’Innocent doit me demander la flèche. Il doit montrer qu’il est prêt. Il doit me donner le vœu de son esprit. Katsuk commença à prier silencieusement : Ô Donneur de Vie, maintenant que tu as vu ce que devient une partie de ton être tout-puissant, deviens-le tout entier. Referme le cercle. Quelque part en aval sur la rivière, derrière Katsuk, un homme cria. C’était une voix rauque, aux paroles inintelligibles, mais pleines de menace. Cela tira David du sommeil. — Qu’est-ce que c’était ? demanda-t-il. Katsuk ne se tourna pas dans la direction du cri. Il faut décider maintenant, songea-t-il. — Nos poursuivants nous ont découverts, annonça-t-il. — Des gens arrivent ? — Ce sont les tiens qui arrivent, Hoquat. — Tu en es sûr ? — J’en suis sûr. C’est là où je suis allé me promener dans ma forêt, Hoquat. Je suis descendu à la prairie. Il y avait un campement dans la prairie. Les hommes de ce campement seront ici dès le lever du jour. David sentait la panique monter en lui à mesure que Katsuk parlait. — Qu’allons-nous faire ? — Nous ? — Tu dois fuir, Katsuk ! En disant ces mots, David sentit le mélange de raison et de déraison qu’ils renfermaient. Mais la nécessité de la fuite l’emportait sur toute autre considération. — Pourquoi devons-nous fuir ? demanda Katsuk. Il sentait l’esprit guidant la raison du garçon dans la panique. — Tu ne peux pas les laisser t’arrêter ! Katsuk parlait avec la présence apaisante de sa vision. — Et où m’enfuirais-je ? Je suis encore affaibli par la maladie du Cèdre. Je ne pourrais pas aller loin. David repoussa les couvertures qui entouraient ses épaules et se dressa sur ses pieds. La sérénité de l’homme le mettait hors de lui. — Je t’aiderai ! — Pourquoi m’aiderais-tu ? — Parce que… parce qu’ils… — Parce qu’ils me tueront ? Comment peut-il rester aussi calme ? se demanda David. — Katsuk ! s’écria-t-il. Tu dois fuir ! — Je ne peux pas. — Il le faut ! Le garçon saisit les couvertures et les lança à Katsuk par-dessus le foyer rougeoyant. — Tiens ! Prends les couvertures et va te cacher sur la colline. Il doit bien y avoir un endroit où tu pourras te cacher là-haut. Je leur dirai que tu es parti hier. — Pourquoi ferais-tu cela ? La patience de Katsuk remplissait David de panique. — Parce que je ne veux pas qu’ils te prennent… et qu’ils te mettent en prison. — Hoquat, Hoquat, rétorqua Katsuk, jusqu’à ces dernières semaines, j’ai passé toute ma vie en cage. Le garçon était complètement hors de lui. — Ils te mettront en prison ! — Non. Ils me tueront. David comprit immédiatement la logique de ces paroles. Katsuk avait assassiné un homme. — Je ne leur parlerai pas de ce type, dit-il. — Quel… type ? — Tu le sais bien ! Le marcheur, le type que tu… tu sais bien ! Comment Katsuk pouvait-il être aussi stupide ? — Mais ils me tueront parce que je t’ai enlevé. — Je leur dirai que je t’ai suivi de mon plein gré. — Et c’est vrai ? — Oui. Maintenant, les esprits nous guident tous les deux, se dit Katsuk. L’Innocent n’avait pas encore demandé la flèche consacrée. Il n’était pas encore prêt. Mais le cercle se refermait. — Et mon message ? dit Katsuk. — Quel message ? Ça y est, il recommence à dire des bêtises ! songea David. — Le message des esprits que je dois envoyer au monde entier, expliqua Katsuk. — Je me fiche de ton message ! Envoie-le ! Mais ne les laisse pas te prendre ! Katsuk hocha lentement la tête. Il devait en être ainsi. — Ainsi, fit-il, tu souhaites… ton esprit souhaite que j’envoie mon message ? — Oui ! Mais dépêche-toi. Je les entends approcher. Katsuk sentait le calme de sa vision remonter à travers tout son corps depuis la semelle de ses chaussures. Il s’adressa à David d’un ton quelque peu cérémonieux, comme on le faisait à la victime sacrificielle correctement préparée. — Très bien, Hoquat. J’admire ton courage, ta beauté et ton innocence. Tu es admirable. Que nul n’en doute. Que tous les hommes et tous les esprits… — Dépêche-toi, Katsuk, souffla David. Dépêche-toi. — Que tous les hommes et tous les esprits, répéta Katsuk, apprennent tes qualités, Hoquat. Assieds-toi, s’il te plaît, et attends ici. Je vais partir maintenant. Avec un soupir de soulagement, le garçon se laissa tomber sur un des rondins de la couche près de l’entrée du refuge. — Dépêche-toi, murmura-t-il. Ils sont tout près. Je les entends. Katsuk pencha la tête pour écouter. Oui, il y avait des voix criant des ordres dans l’obscurité, un mouvement perceptible seulement par ses bruits. — Hoquat, ton ami Katsuk te dit au revoir, dit-il du même ton légèrement cérémonieux. — Au revoir, Katsuk, murmura le garçon. Rapidement, parce qu’il sentait le calme de l’air précédent l’aube et voyait les torches de ses poursuivants briller à travers les arbres de l’autre côté de la rivière, Katsuk s’enfonça dans les ténèbres jusqu’au jeune épicéa où il avait dissimulé l’arc et la flèche. Tout en marmonnant ses prières, il attacha la corde à l’arc, le boyau de morse tendu. L’arc vibra dans ses mains puis se raffermit quand il en éprouva la puissance. En vérité, c’était un arc divin. Il encocha la flèche. Sa vision se concentra sur l’infini de cet instant. Un oiseau siffla dans les arbres au-dessus de sa tête. Katsuk hocha la tête pour manifester son accord. Les animaux de cette forêt savaient que le moment était venu. Il sentait la puissance de l’esprit irradier dans tous ses muscles. Il se tourna vers le refuge et sentit le monde de l’aube commencer à luire tout autour de lui, un mouvement tout platine et gris. Il distinguait le garçon assis derrière le foyer, enroulé dans une couverture, la tête baissée, une silhouette primitive perdue pour le monde de la chair. Bien qu’il n’entendît rien, Katsuk savait que le garçon pleurait. Hoquat versait des larmes d’esprit pour ce monde. Lentement, Katsuk banda l’arc, expirant comme son grand-père le lui avait appris. Son pouce palpa l’empenne de la flèche. Ses doigts tenaient le bois de cèdre brut. Tous ses sens étaient concentrés sur cet instant — la rivière, le vent, la forêt, le garçon, Katsuk… tous étaient un. Dans l’instant magique où il sentit l’arc devenir une partie de sa propre chair, Katsuk décocha la flèche. Il entendit le claquement du boyau de morse. Le son accompagna le trait droit à travers la clairière. Il fila tout droit et alla se ficher dans la poitrine du garçon. Hoquat fut rejeté contre le montant de la porte du refuge. Le rondin le maintint droit. Il ne remua plus. Pour David, il n’y eut qu’un impact fulgurant et une fugitive prise de conscience : Il l’avait fait ! La douleur la plus vive fut celle de la trahison. Cherchant un nom qui ne fût pas Hoquat, le garçon s’enfonça dans les ténèbres. Katsuk sentit l’angoisse lui étreindre la poitrine. — Preneur d’mes, c’est fait, dit-il. A pas soigneusement mesurés, Katsuk s’avança vers le refuge. Il fixa les yeux sur la flèche dans la poitrine de Hoquat. Maintenant, le cercle était refermé. Le coup, qui avait été net et brutal, lui avait transpercé le cœur et avait probablement atteint la colonne vertébrale. La mort avait rapidement emporté l’Innocent. C’est alors que Katsuk sentit les anciens observateurs du monde des esprits se retirer. Il restait seul, immobile, fasciné par sa propre création — cette mort. Dans le jour naissant, les plis des vêtements du garçon prenaient une apparence semblable au rondin moussu qui soutenait le corps. Une partie du corps paraissait prête à se dissiper dans la fumée qui s’élevait en spirales du foyer. Cela engendrait une illusion de transparence du corps de Hoquat. Le garçon avait disparu. L’Innocent avait quitté ce lieu en compagnie des anciens observateurs. Les choses étaient telles qu’elles devaient être. Katsuk entendit alors ses poursuivants. Ils escaladaient les troncs qui barraient la rivière. Ils arriveraient dans quelques minutes. Quelle importance maintenant ? Les larmes coulaient sur les joues de Katsuk. Il lâcha son arc, s’avança d’un pas hésitant vers le foyer, tomba à genoux et souleva le petit corps. Quand le shérif Pallatt et ses hommes débouchèrent dans la clairière du refuge, Katsuk, assis, tenait le corps de Hoquat dans ses bras, berçant le garçon mort comme un enfant, se balançant et psalmodiant le chant de mort que l’on chantait pour un ami. Le blanc duvet d’eider voletait dans l’air humide tout autour d’eux. FIN Notes * * * 1) Secte millénariste vivant dans le célibat et pratiquant une vie communautaire ascétique. ? * * * 2) Remèdes et pratiques magiques dans les religions amérindiennes. ? Table des matières Résumé Le preneur d'âmes 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33 34 Notes