FRANK HERBERT LE CERVEAU VERT (THE GREEN BRAIN) TRADUIT DE L'AMÉRICAIN PAR JACQUELINE HUET PARIS LIBRAIRIE DES CHAMPS-ÉLYSÉES 17, RUE DE MARIGNAN, 17 Ebook réalisé par Bookyvore (Mai 2011). I On l'aurait facilement pris pour le fruit des amours clandestines d'un Indien guarani et de la fille d'un colon de l'intérieur. Une sertanista qui aurait « mangé le fer », comme on dit dans le pays des demoiselles qui se prêtent à l'amour à travers les jalousies de fer forgé de leur balcon, pour oublier les interdits pesants du système de l' encomendero. Son aspect frisait la perfection mais, quand il traversait l'une des clairières profondes dont la jungle est trouée, il lui arrivait de se laisser aller. Sa peau tirait alors vers le vert pour se fondre dans le fouillis de lianes et de feuillages, et la chemise gris poussière, les pantalons loqueteux, les sandales de cuir brut à la semelle taillée dans un vieux pneu, aussi inévitables que le chapeau de paille effiloché, en devenaient étrangement fantomatiques. Au fur et à mesure qu'il émergeait du cours supérieur du Parana, l'arrière-pays sertao où vivent les hommes à la chevelure noire et raide coupée au bol, aux yeux noirs et brûlants dont il avait emprunté l'apparence, ces défaillances se firent plus rares. Lorsqu'il atteignit le domaine des bandeirantes, il maîtrisait presque parfaitement cet effet-caméléon. Quittant la jungle la plus sauvage, il emprunta les sentiers de terre brune qui délimitent les parcelles du plan de repeuplement. Quelque chose lui souffla qu'il arrivait au voisinage d'un poste de contrôle bandeirante, et il eut un geste presque humain pour tâter du bout des doigts la cedula de graicias al sacar, le certificat de sang blanc, qu'il serrait dans sa chemise. De temps à autre, quand ses sens lui disaient qu'il n'y avait pas d'humain dans les parages, il s'entraînait à prononcer à voix haute le nom qu'on lui avait choisi : « Antonio Raposo Tavares. » La voix était un peu stridente, abrupte, mais il savait que cela pourrait marcher. Il en avait déjà fait l'expérience. Les Indiens du Goyaz étaient réputés pour leurs inflexions étranges. Il le tenait des fermiers qui lui avaient offert gîte et nourriture, la nuit précédente. Quand leurs questions s'étaient faites trop pressantes, il était allé s'accroupir sur leur seuil, pour jouer de la flûte – la qena indienne des Andes qu'il portait en bandoulière dans son étui de cuir. Dans la région, ce geste avait valeur de symbole : quand un Guarani porte sa flûte aux lèvres et se met à jouer, l'heure n'est plus aux discours. Les fermiers s'étaient retirés en haussant les épaules. Au prix d'efforts constants pour maîtriser le jeu difficile de ses articulations, il avait progressé tant bien que mal et pénétrait dans une région où la population humaine était plus dense. Il aperçut devant lui des toitures brun-rouge et le cristal étincelant d'une tour bandeirante. Le spectacle des aérocars qui s'y posaient ou en décollaient lui fit penser à quelque ruche étrange. Il se laissa un moment submerger par une foule d'instincts qu'il lui fallait absolument dominer. Le succès de l'épreuve qui l'attendait en dépendait. Quittant le sentier pour s'éloigner des passants humains, il se concentra sur le régime qui assurait la cohésion de son identité mentale. Une pensée surgit qui irradia jusqu'à la périphérie les unités infimes qui composaient son être : Nous sommes les esclaves verts, les esclaves du Grand Tout. Et il reprit sa marche en direction du poste de contrôle bandeirante. La pensée unificatrice lui conférait un air de servilité qui lui faisait un bouclier contre les regards insistants des humains qui l'entouraient. Ceux de sa race avaient appris à connaître nombre d'attitudes traditionnelles de l'humanité ; ils avaient compris très tôt que la servilité était une forme de dissimulation. Le sentier s'était élargi pour former une route asphaltée à deux voies, bordée de fossés aménagés pour les piétons. Un peu plus loin, cette dernière s'incurvait à son tour, débouchant dans une voie accélérée à quatre ponts, dont les trottoirs même étaient revêtus d'asphalte. Aérocars et solcars s'y pressaient, et le flot des piétons s'accroissait sans cesse. Jusqu'à présent l'attention qu'on lui avait manifestée n'avait rien d'alarmant. Il pouvait se permettre d'ignorer les coups d'œil que les indigènes lui décochaient à la dérobade. Ce qu'il fallait craindre, c'était les regards inquisiteurs ; là était le véritable danger, mais il n'en détecta aucun. La servilité le protégeait à la manière d'un bouclier. Le soleil était déjà haut, en ce milieu de matinée, et la chaleur du jour pesait sur la terre. Il s'en exhalait une moiteur humide et puante à laquelle se mêlaient les odeurs de sueur humaine. L'aigre remugle assiégeait chacune des parcelles de son être, y évoquant les senteurs douces et familières des pays de l'intérieur, les baignant d'une nostalgie profonde. Mais les basses terres irradiaient quelque chose de plus, quelque chose qui l'emplit d'un bourdonnement inaudible qui traduisait son malaise. Les poisons entomologiques y atteignaient des concentrations de plus en plus fortes. Voici que les humains se pressaient autour de lui jusqu'à le toucher, ralentissant l'allure au fur et à mesure qu'ils se rapprochaient du goulet d'étranglement que formait le poste de contrôle. Le mouvement s'arrêta. La progression reprit par intermittence, frottements de savates entrecoupés de halte. Frottements, halte… L'épreuve critique approchait, et pas moyen d'y échapper. Il attendait, et son attente recélait quelque chose de la patience stoïque de l'Indien. Sous l'effet de la chaleur, sa respiration se fit plus profonde, mais son désir de ne pas se démarquer de son entourage était plus fort que la souffrance et il se contraignit à l'ajuster à celle des humains qui l'entouraient : les Indiens des Andes ne respirent pas profondément quand ils descendent dans les basses terres. Frottements, halte. Frottements, halte. Maintenant, il apercevait le poste de contrôle. Engoncés dans des tenues blanches, casqués et bottés de plastique, des bandeirantes pointilleux s'alignaient de part et d'autre d'un corridor de brique débouchant sur la ville. A l'autre extrémité du corridor, on apercevait la rue chauffée par le soleil, et les gens qui se hâtaient au sortir du goulet. La vue de cette zone libre, au-delà du corridor, envoya une décharge de plaisir dans toutes les particules de son être composite. Mais elle fut aussitôt suivie du signal d'alarme : réprimer cette émotion instinctive. Chacune de ses composantes devait s'apprêter à résister à la douleur. Frottements de savates, puis… il se retrouva entre les mains du premier bandeirante, grand gaillard blond, aux joues roses et aux yeux bleus. — Plus vite que ça ! lança le type. Une main gantée le poussa en direction de deux bandeirantes qui se tenaient sur la droite, en attente. — Nom ? La voix venait de derrière. — Antonio Raposo Tavares, articula-t-il d'une voix rauque. — District ? — Goyaz. — Ça crève les yeux qu'il est de l'arrière-pays, celui-là, vous allez me le soigner ! lança le géant blond. Il se retrouva entre les mains des deux bandeirantes qui l'avaient attendu. L'un d'eux lui appliqua un masque à oxygène sur le visage tandis que l'autre l'enveloppait d'un sac de plastique relié à un long tube qui disparaissait en direction du bruit de machine qu'on entendait quelque part, dans la rue, au-delà du corridor. — Double ration ! cria l'un des bandeirantes. Un gaz bleu gonfla comme une fumée le sac qui l'enveloppait, et il inspira profondément dans le masque, envahi tout entier d'une demande unanime de son être pour un air non vicié. Douleur. Le gaz, en s'infiltrant, perçait d'autant d'aiguilles les liaisons multiples qui assuraient sa cohésion. Nous ne devons pas faiblir ; tenir bon, pensa-t-il. Mais c'était une douleur mortelle, tuante. Les liaisons commençaient à lâcher. — Ça va pour celui-là, lança celui qui manipulait le sac. Des mains lui retirèrent le sac, le masque, le poussèrent dans le corridor en direction du soleil. — Allez, plus vite que ça, vous bloquez le passage ! La puanteur du gaz toxique flottait autour de lui. C'était un poison nouveau, un gaz disloquant auquel il n'avait pas été préparé. Il s'était attendu à des radiations, à des ultra-sons, ou aux vieux produits chimiques qu'il connaissait… pas à cela. Le soleil s'abattit sur lui quand il émergea du corridor clans la rue. Tournant à gauche, il emprunta un passage bordé d'étals de fruitiers. Les commerçants, gras et éveillés, marchandaient avec le chaland ou le guettaient à l'abri de leur étalage. A la périphérie de son être, les fruits étaient une promesse de refuge pour certaines de ses composantes. Mais l'entité qui assurait l'intégration de son être connaissait la vacuité de cette pensée. Repoussant cette illusion attirante, il s'éloigna donc aussi vite qu'il crut pouvoir le faire sans attirer l'attention, contournant les clients, se frayant un passage à travers les groupes de badauds. — Qui veut mes belles oranges ?. Une main brune et grasse lui brandit deux agrumes au visage. — Les belles oranges du pays vert. Garanties sans parasites ! Il put éviter la main, mais l'odeur des oranges le fit presque défaillir. Il s'était engagé dans une petite rue adjacente, laissant les étals loin derrière lui. Encore un tournant, et il aperçut du vert, loin, sur sa gauche. C'était la couleur à laquelle il aspirait, la campagne qui s'étirait à découvert, par-delà la ville. Il prit cette direction et pressa le pas, supputant le temps dont il disposait encore. Les minutes lui étaient comptées. Le poison imprégnait ses vêtements, mais de l'air pur filtrait à travers le tissu et le fait d'entrevoir la victoire agissait comme un antidote. Nous pouvons encore y arriver ! La campagne était de plus en plus proche. Une double rangée d'arbres et de fougères indiquait la présence d'une rivière. Il entendit l'eau courante, sentit l'odeur du sol humide. Il déboucha sur un pont encombré de passants à la croisée de diverses rues. Il n'avait pas le choix. Il se joignit à la foule, essayant, dans la mesure du possible, d'éviter les contacts. Les liaisons de ses jambes et de son dos avaient bougé et il savait qu'un heurt malencontreux, une collision involontaire, suffiraient à en détacher des lambeaux entiers. L'épreuve du pont tirait à sa fin. Il aperçut, sur sa droite, un sentier qui descendait à la rivière en s'écartant de la route. Il s'y jeta mais se heurta à un quidam qui, aidé d'un compagnon, transportait un cochon dans un filet dont chacun d'eux tenait une extrémité. Un lambeau de chair postiche se détacha de sa cuisse et il le sentit glisser sous ses pantalons. L'homme qu'il avait heurté recula de deux pas et manqua lâcher son fardeau. — Attention ! hurla-t-il. — Maudit poivrot ! lança son compagnon. Mais le cochon qui se débattait en piaillant fit une heureuse diversion. Il en profita et, écartant les deux hommes, s'engagea dans le sentier qui longeait la rivière. Il apercevait l'eau, en contrebas, les bouillons que produisait l'aération du barrage filtrant et l'écume que formaient les ultra-sons à sa surface. Dans son dos, l'un des deux compères disait : — Je n'ai pas l'impression qu'il était saoul, Carlos. Sa peau était chaude et sèche ; peut-être était-il malade. Entendant et comprenant ces paroles, il tenta d'accélérer. Le lambeau de chair postiche avait glissé jusqu'à mi-jambe et les muscles de son épaule et de son dos se distendaient, menaçant son équilibre. Le sentier contournait une levée de terre boueuse, brun foncé, et ouvrait un tunnel dans les fougères et les buissons. Il savait que les hommes ne pouvaient plus le voir. Saisissant ses pantalons au niveau où l'enveloppe de sa jambe glissait, il s'engouffra dans la trouée de verdure. Comme il en atteignait l'extrémité, il vit sa première abeille mutante. Elle était morte d'avoir pénétré sans protection dans cette zone, traversant les barrières de vibrations, ces machines de mort. Elle était du type papillon, les ailes irisées de jaune et d'orangé. Elle reposait au creux d'une feuille verte, dans un éclat de soleil. Il poursuivit son chemin, non sans avoir dûment enregistré les formes et les couleurs de l'abeille. Ceux de sa race avaient caressé l'idée de travailler avec les abeilles. Mais elle se heurtait à des obstacles insurmontables : une abeille ne peut raisonner avec un humain . Or, il était urgent que les humains entendent raison avant que toute vie ne disparaisse. Quelqu'un se hâtait sur le sentier, dans son dos. Des pas lourds ébranlaient le sol. Des poursuivants ? Pourquoi nous prendraient-ils en chasse ? Serions– nous découverts ? Une sensation voisine de la panique flotta à travers son être, et un sursaut d'énergie saisit chacune de ses composantes. Mais il se traînait et en serait bientôt réduit à ramper. De tous les yeux qu'il pouvait utiliser, il fouillait la verdure en quête d'une cachette. Une ouverture étroite faisait, à sa gauche, une tache sombre dans le mur des fougères. De petites traces de pas y conduisaient – des enfants. Se frayant un passage à travers les fougères, il gagna un sentier étroit longeant la berge. Deux aérocars miniatures – un rouge, un bleu – gisaient abandonnés en travers du chemin. Il foulait la terre en titubant. Le sentier conduisait à un mur de terre noire, couronné de mousse, qu'il longeait un moment. Au détour du muret s'ouvrait une caverne peu profonde. Des jouets s'y amoncelaient dans l'ombre verte. S'agenouillant, il rampa par-dessus les jouets pour gagner les ténèbres bénies. Il s'y tint immobile. Un bruit de pas précipités lui parvint de quelques mètres, en contrebas ; il distingua des voix. — Il se dirigeait vers la rivière. — Tu crois qu'il comptait se jeter à l'eau ? — Qui sait ? Une chose est sûre : il était malade. — Ici ! Par ici ! Quelqu'un est passé par ici. Les voix se mêlèrent au clapotis de la rivière. Les hommes poursuivaient leurs recherches au long du sentier, ils avaient dépassé sa cachette. Mais pourquoi le poursuivaient-ils ? Il n'avait pas gravement blessé cet homme. Ils n'avaient aucune raison de le soupçonner. Mais le temps n'était plus aux spéculations. Il se prépara à accomplir la phase suivante de sa mission. Mettant en jeu ses unités spécialisées, il entreprit de creuser une galerie dans le sol de la caverne. Il s'enfonçait toujours plus profond, rejetant la terre derrière lui pour donner l'impression que la caverne s'était éboulée. A dix mètres de profondeur, il s'arrêta. Ses réserves d'énergies étaient alors tout juste suffisantes à l'accomplissement de l'étape suivante. Il se retourna sur le dos, éparpillant autour de lui les parties mortes de ses jambes et de ses reins, exposant à la terre la reine et son équipe nourricière, sous son épine dorsale chitineuse. Des orifices s'ouvrirent dans ses cuisses, exsudant la matière fibreuse qui formerait le cocon. L'apaisante enveloppe verte dont le durcissement produirait une coquille protectrice. C'était la victoire, les unités essentielles avaient survécu. Tout n'était plus qu'une question de temps. Une vingtaine de jours seraient nécessaires pour assembler une nouvelle énergie, subir les métamorphoses et se disperser. Bientôt, ils seraient des milliers à son image. Chacun pourvu des mêmes vêtements minutieusement imités, des mêmes papiers d'identité ; dissimulé chacun sous l'apparence de l'humanité. Identiques. Tous. Il y aurait d'autres contrôles, mais jamais aussi sévères. D'autres barrières, mais jamais aussi efficaces. Ce simulacre venait de faire ses preuves. L'intégration suprême de sa race avait bien choisi. On pourrait recueillir nombre d'informations auprès des captifs épars dans le sertao mais les humains étaient difficiles à comprendre. Alors même qu'on leur laissait une marge de liberté relative, il était quasiment impossible de raisonner avec eux… Leur intégration suprême éludait toute tentative de contact. Et la question fondamentale restait posée : comment une intégration suprême pouvait-elle tolérer le désastre qui guettait désormais la planète entière ? Des sujets difficiles, ces humains… Il faudrait pourtant les convaincre – et peut-être dans des conditions dramatiques – qu'ils n'étaient que des esclaves de la planète. Poussée par ses gardes, la reine s'agita au contact de la terre froide. Pour estimer la totalité des forces disponibles, une onde unificatrice parcourut l'ensemble des parties du corps à la recherche des survivants. Cette fois, ils avaient appris à tromper sciemment la vigilance des humains. Le futur essaim serait porteur de cette connaissance. Et l'un au moins de ses membres parviendrait forcément jusqu'à la ville construite sur les bords de la « rivière-océan », l'Amazone. Cette ville d'où semblait partir l'entreprise de mort universelle. L'un d'entre eux arriverait bien à passer. Il le fallait. Des fumées pastel flottaient à travers l'atmosphère du cabaret. Les vapeurs multicolores émanaient d'un orifice pratiqué au centre de chaque table. Ici mauve pâle, là rose et délicate comme une peau de bébé, plus loin du vert tendre des laceries que tressent les Indiens avec l'herbe des pampas. Il était vingt-et-une heures passée. Le cabaret A Chigua, le meilleur de Bahia, commençait sa vie nocturne par un ballet de danseurs en costumes stylisés. Au rythme sensuel d'une musique de clochettes, ils balançaient leurs antennes et leurs mandibules factices à travers la fumée. Les clients d'A Chigua étaient assis sur des divans bas. La toile blanche des costumes masculins, ponctuée çà et là par le blanc plus chatoyant des combinaisons bandeirantes, formait un fond sur lequel les robes de femme se détachaient avec des couleurs tropicales dont la richesse évoquait celle des fleurs de la jungle. On était dans la zone verte, les bandeirantes venaient se reposer ou s'amuser, après avoir accompli leur service dans la jungle rouge ou aux postes de contrôle des barrières écologiques. On parlait boutique, on jacassait dans une demi douzaine de dialectes, la pièce tout entière bruissait… — Ce soir, je prends une table rose, comme la chance, comme des seins de femme, pas vrai ? — Alors, j'ai lâché une giclée d'écume et on s'y est mis, on a complètement nettoyé le nid. C'était des fourmis mutantes, les mêmes que dans le Piratininga. Il y en avait bien dix ou vingt milliards. Cela faisait plus de vingt minutes, maintenant, que le docteur Tanja Kelly écoutait ces conversations, et elle était de plus en plus sensible à la tentation sous– jacente. — Oui, les nouveaux poisons se sont révélés efficaces. C'était un bandeirante de la table voisine, dans son dos ; quelqu'un devait y avoir soulevé le problème des souches résistantes. — Le nettoyage risque d'être extrêmement brutal, En Chine, il a fallu écraser les derniers insectes à la main. A un imperceptible mouvement de son compagnon, elle pensa : Il a entendu. Elle quitta des yeux la fumée ambrée qui s'élevait du centre de leur table, et son regard rencontra les yeux en amande de son cavalier. Il sourit et, une fois de plus, elle songea que ce docteur Travis Huntington Chen Lhu faisait un personnage fort distingué. Il était grand, ses cheveux très courts et d'un noir de jais en dépit de ses soixante ans encadrant un visage anguleux et osseux de Chinois du nord. Il s'inclina vers elle pour lui murmurer : — Pas moyen d'échapper à la rumeur publique, hein ? Elle secoua la tête et, pour la dixième fois, se demanda pourquoi le distingué docteur Chen Lhu, directeur de district de l'Organisation Ecologique Internationale , avait insisté pour qu'elle parût ici ce soir, sa première soirée à Bahia. Elle ne se faisait aucune illusion sur les raisons pour lesquelles il l'avait fait venir de Dublin. Ils étaient manifestement aux prises avec un problème qui nécessitait l'intervention des services d'espionnage de l'O.E.I. Comme d'habitude, il s'agirait en fin de compte d'un homme à manipuler. C'était d'ailleurs ce que Chen Lhu lui-même avait laissé entendre au cours du briefing de l'après-midi. Mais il n'avait pas encore nommé la victime promise à ses charmes. — Il paraît que certaines plantes sont en voie d'extinction par défaut de pollinisation, dit une femme à la table qui se trouvait derrière la leur. Tanja se raidit : c'était un sujet épineux. Mais, derrière elle, le même bandeirante déclara : — Suffit, fillette, tu me fais penser à la nana qu'on a ramassée à Itabuna. — Quelle nana ? — Elle distribuait des tracts carsonistes (1) au beau milieu du village, juste derrière la barrière. Quand la police lui a mis la main dessus, elle en avait distribué une vingtaine en tout et pour tout. On a pu récupérer le tout. Mais tu imagines l'effet que pourrait produire ce genre de saletés, surtout là-bas, à la frontière du rouge. Il se produisit une effervescence soudaine à l'entrée du cabaret. Des exclamations retentirent : — Johnny ! C'est toi, Johnny ! Veinard de Joao ! » (1) Formé par l'auteur sur le nom de Rachel Carson, biologiste et écrivain américain dont le livre Le Printemps silencieux, énorme best-seller aux Etats Unis, fut l'un des premiers à attirer l'attention du public sur les dangers de l'utilisation des pesticides. On peut imaginer que des organisations écologiques se soient créées autour de son nom. Tanja suivit le mouvement général et tourna la tête dans cette direction, non sans remarquer la feinte indifférence de Chen Lhu. Sept bandeirantes s'étaient arrêtés à l'entrée, comme incapables de franchir la barrière des conversations. Celui qui venait en tête portait à son revers le papillon d'or, insigne du commandement. Traversée d'un soupçon soudain, Tanja l'observa plus attentivement. C'était un homme de taille moyenne ; le teint hâlé, aux cheveux noirs et bouclés. Encore qu'assez trapu, il se mouvait avec grâce. Son corps irradiait une impression de force qui contrastait avec un visage étroit, patricien, au nez fin et aquilin. Il comptait de toute évidence des senhores de engenho parmi ses ancêtres. Tanja le jugea in petto d'une « beauté sauvage ». Elle remarqua de nouveau que Chen Lhu feignait l'indifférence et songea : C'est donc pour lui que nous sommes ici. Cette pensée la rendit étrangement consciente de son propre corps. Pendant quelques instants, l'idée du rôle qu'elle allait jouer l'emplit de répulsion. J'en ai déjà beaucoup fait, songea-t-elle. Et vendu pas mal de moi-même ; pour me retrouver ici aujourd'hui. Et qu'y ai-je gagné ? Personne n'avait jamais besoin des services du docteur Tanja Kelly, entomologiste. En revanche, Tanja Kelly, beauté irlandaise réputée pour le plaisir qu'elle prenait à ses autres missions, cette Tanja Kelly-là, était extrêmement demandée. Si je prenais moins de plaisir à ce travail, peut-être ne le détesterais-je pas autant, songea-t-elle. Elle imaginait volontiers l'impression qu'elle devait produire dans cette pièce pleine de femmes sensuelles à la peau sombre. Avec ses cheveux roux, ses yeux verts, son front et son nez semés de taches de rousseur, vêtue d'une robe décolletée assortie à ses yeux, le petit insigne d'or de I'O.E.I. agrafé sur la poitrine, dans cette pièce, c'était elle qui était exotique. — Qui est cet homme à l'entrée ? demanda-t-elle. Un sourire rida les traits burinés de Chen Lhu, brise légère plissant les eaux d'un lac. Son regard se porta vers l'entrée. — Lequel, ma chère ? Il me semble en voir… sept, sur le seuil de cette porte. — Assez de comédie, Travis ! Les yeux en amande la sondèrent un instant et revinrent se poser sur le groupe de l'entrée. — Joao Martinho, jefe des Irmandades, fils de Gabriel Martinho. — Joao Martinho, dit-elle, c'est à lui, disiez-vous, que l'on doit la réussite de l'opération de nettoyage du Piratininga. — Rassurez-vous, ma chère, on ne lui doit rien, persifla Chen Lhu, Joao Martinho se fait payer comptant. — Combien ? — Ah, le côté femme pratique, fit-il remarquer. Ils se sont partagés cinq cent mille cruzados. Chen Lhu se carra de nouveau sur le divan, aspira l'odeur âcre de l'encens mêlé à la fumée qui s'élevait de la fente de leur table, et calcula. Cinq cent mille, cela suffirait à détruire Joao Martinho, si j'arrive à mes fins. Et, avec Tanja, comment pourrais-je échouer ? Ce branco de Bahia sera trop heureux d'accepter une femme aussi belle. Oui, nous aurons bientôt notre bouc émissaire : Johnny Martinho, le capitaliste, le gran senhor formé à l'école des Yankees. — Son nom est cité dans les rumeurs qui circulent à Dublin, dit Tanja. — Ah, ah, le bruit qui court ; et qu'en dit-on ? — A propos des incidents du Piratininga, on mentionne son nom et celui de son père. — Ah, je vois. — Il circule d'étranges rumeurs. — Vous les trouvez de mauvais augure ? — Non, simplement bizarres. Bizarre. Sur le moment, le mot le frappa profondément. Il faisait écho au message qu'il avait reçu de sa patrie et qui l'avait décidé à mander Tanja. « La bizarre lenteur que vous apportez à la résolution de notre problème commence à soulever ici des questions extrêmement troublantes. » La phrase et, dans la phrase, le mot s'étaient détachés du message. Chen Lhu comprenait l'impatience qui l'avait dicté : la découverte de la catastrophe qui dévastait la Chine était imminente. Et il savait que tout le monde n'avait pas en lui la même confiance, là– bas, à cause de ses ancêtres étrangers, les diables blancs. Il baissa la voix pour lui répondre. — Bizarre n'est pas le mot que j'utiliserais pour qualifier le fait que les bandeirantes sont bel et bien en train de réinfester les zones vertes. — J'ai entendu des histoires assez incroyables, murmura-t-elle. De laboratoires clandestins, d'expériences de mutation illégales… — Vous remarquerez, Tanja, que la plupart des rapports qui font état d'insectes étranges ou gigantesques sont le fait de bandeirantes. Voilà, à mon avis, la véritable bizarrerie. — C'est logique, répondit-elle. Les bandeirantes sont en première ligne, là où ce genre de choses peut se produire. — Vous n'allez pas me dire que vous, une entomologiste, accordez foi à des racontars pareils. Elle haussa les épaules, elle se sentait étrangement perverse. Evidemment, il avait raison. Il fallait qu'il eût raison. — De quelle logique parlez-vous donc ? reprit Chen Lhu. On utilise des rumeurs incontrôlées pour réveiller les craintes superstitieuses du péquenot tabareus, voilà la logique. — C'est pourquoi vous souhaitez que je travaille ce chef bandeirante. Que suis-je censée découvrir ? Tu découvriras ce que je te dirai de découvrir, songea Chen Lhu. Mais il répondit : — Qu'est-ce qui vous fait croire que ce Martinho sera votre victime ? Etait-ce le bruit qui courait ? — Bah ! – Elle sentait avec étonnement la colère monter en elle. – Quelle raison aviez-vous de me faire venir en dehors de mon charme ? — Vous l'avez dit beaucoup mieux que je ne l'aurais fait moi-même, dit-il. Il se détourna pour faire signe au garçon qui s'approcha, se pencha sur son épaule pour l'écouter et repartit en se frayant un passage jusqu'à l'entrée. Il adressa quelques mots à Joao Martinho. Le bandeirante posa un regard rapide sur Tanja puis rencontra celui de Chen Lhu qui lui fit un petit signe de tête. Des femmes, semblables à des papillons de gaze, avaient rejoint le groupe de Martinho. Leurs yeux, outrageusement maquillés, semblaient sertis de pierres précieuses aux multiples facettes. Martinho se dégagea pour se diriger vers la table d'où s'échappait une fumée ambrée. Il s'arrêta devant Tanja et s'inclina légèrement devant Chen Lhu. — Docteur Chen Lhu, c'est un plaisir de vous voir. En quel honneur l'O.E.I. envoie-t-elle son directeur de district dans ce lieu de perdition ? Et, d'un geste large, il désignait la salle du cabaret. Et Martinho songea, voilà, j'ai dit ce que j'avais à dire de manière à être compris, je crois. — Je me laisse vivre, dit Chen Lhu. Je prends un peu de repos pour accueillir un nouveau venu parmi nous. – Il se leva et, le regard posé sur Tanja : – Tanja, j'aimerais vous présenter le senhor Joao Martinho. Johnny, docteur Tanja Kelly, tout juste arrivé de Dublin. C'est une nouvelle venue dans nos bureaux. Et Chen Lhu répétait par devers lui : Voilà l'ennemi. Ne t'y trompe pas. Voilà l'ennemi. Voilà l'ennemi. Martinho fit une profonde révérence. — Enchanté. — C'est un honneur de rencontrer le senhor Martinho, dit-elle. Le bruit de vos exploits est parvenu jusqu'à Dublin. — Jusqu'à Dublin, murmura-t-il. La chance m'a déjà souri, mais ne m'a jamais comblé comme aujourd'hui. Il la fixait avec une intensité déconcertante. Il se demandait quelle mission spéciale pouvait bien lui incomber. Etait-elle la maîtresse de Chen Lhu ? Dans le silence qui suivit, on entendit une voix de femme, à la table voisine. — Les reptiles et les rongeurs sont bien en train d'accroître leur pression sur la civilisation. On le dit dans le… Quelqu'un la fit taire. Martinho reprit : — Travis, je ne comprends pas. Comment peut-on appeler une aussi jolie personne « docteur » ? Chen Lhu eut un petit rire forcé. — Attention, Johnny, vous parlez de mon directeur d'opérations. — Je puis donc espérer que nous nous rencontrerons sur le terrain. Tanja le fixa d'un regard glacé. Mais sa froideur était affectée ; sa désinvolture l'excitait et l'effrayait à la fois. — On m'a déjà mise en garde contre les compliments latins. Je me suis laissé dire que vous aviez tous un chromosome surnuméraire : celui de la flatterie. Elle parlait d'une voix de gorge, riche et profonde et Chen Lhu sourit intérieurement. Souviens-toi, pensa-t-il, voilà l'ennemi. — Vous vous joignez à nous, Johnny, invita-t-il. — Vous m'évitez d'avoir à m'imposer, répondit Martinho. Mais vous voyez que certains de mes Irmandades m'accompagnent. — Ils ont l'air très occupés, pour le moment, fit remarquer Chen Lhu en désignant l'entrée d'un signe de tête. Un bouquet de femmes vaporeuses enveloppait – à l'exception d'un seul – le groupe des compagnons de Martinho. Femmes et bandeirantes gagnèrent une table, dans un coin, d'où montait une large colonne de fumée bleue. Le laissé-pour-compte promenait son regard de Martinho à ses compagnons de table, pour revenir le poser sur Martinho. Tanja l'examina : les cheveux gris cendre, un visage de vieil adolescent que déparait une brûlure d'acide dont la cicatrice creusait sa joue gauche ; il la faisait penser au sacristain de sa paroisse de Wexford. — Ah, c'est Vierho, expliqua Martinho, c'est le padre. Tel que vous le voyez, il n'a pas encore décidé qui, de mes frères irmandades ou de moi-même, il allait protéger. Je crois que c'est moi qui en ai le plus besoin. Il fit signe à Vierho, se détourna et s'assit à côté de Tanja. Un garçon parut et glissa devant lui une boisson aux reflets dorés, contenue dans un bulbe translucide d'où sortait un tube de verre. Il l'ignora pour fixer Tanja. — Les Irlandais sont-ils prêts à se joindre à nous ? demanda-t-il. — Se joindre à vous ? — Eh bien, au programme de restructuration écologique. Elle jeta un coup d'œil à Chen Lhu pour constater qu'il n'avait pas bronché et concentra de nouveau toute son attention sur Martinho. — Les Irlandais partagent les réticences des Canadiens et des Américains du nord, dit-elle. Les Irlandais préfèrent attendre encore un peu. Cette réponse sembla l'ennuyer. — Mais… Les Irlandais comprennent certainement l'intérêt de l'opération, dit-il. Vous n'avez pas de serpents, cela doit… — Nous le devons à Dieu, par l'intercession de saint Patrick, l'interrompit-elle. Je ne crois pas que les bandeirantes aient la même origine. Elle avait parlé sous l'effet de la colère et le regretta aussitôt. — J'aurais dû vous prévenir, Johnny, dit Chen Lhu, le caractère irlandais, vous connaissez ? Et, en son for intérieur : Tu joues la comédie à mon intention, rusé petit bonhomme. — Je vois, dit Martinho, si Dieu n'a pas jugé bon de nous débarrasser des insectes, nous avons peut– être tort de vouloir le faire nous-mêmes. Déconcertée, Tanja le regarda fixement. Chen Lhu réprima la rage qui montait en lui. Tu as bien manœuvré, rusé Latin, tu as tout fait pour la mener dans cette impasse. — Mon gouvernement ne reconnaît pas l'existence de Dieu, intervint Chen Lhu ; à la rigueur, si Dieu prenait un jour l'initiative d'un échange d'ambassadeurs… – (Il tapota le bras de Tanja et constata qu'elle tremblait. – Quoi qu'il en soit, l'O.E.I. pense que, d'ici dix ans, notre champ d'action atteindra le Rio Grande. — L'O.E.I., ou la Chine ? — Les deux, dit Chen Lhu. — – Même si les Américains font des objections ? — Ils finiront bien par revenir à la raison. — Et les Irlandais ? Tanja réussit à sourire. — Les Irlandais, dit-elle, ont la réputation de n'être pas raisonnables. Elle tendit la main pour saisir son verre mais suspendit son geste ; un bandeirante en tenue blanche se tenait devant la table. Vierho. Martinho se leva d'un bond et, avec une nouvelle révérence devant Tanja : — Docteur Kelly, permettez-moi de vous présenter un de mes frères des Irmandades, Padre Vierho. – Puis, se retournant vers Tanja : – Cette charmante personne, mon estimé Padre, est directeur d'opération de l'O.E.I. Vierho eut un petit hochement de tête retenu et s'assit très raide à l'extrême bord du divan, à côté de Chen Lhu. — Enchanté, murmura-t-il. — Mes Irmandades sont un peu sauvages, dit Mar– tinho. – Il reprit sa place à côté de Tanja. – Ils sont plus à l'aise là-bas, à tuer des fourmis. — Johnny, comment va votre père ? demanda Chen Lhu. Martinho répondit sans quitter Tanja des yeux. — Les affaires du Mato Grosso ne lui laissent pas beaucoup de répit. – Il y eut un silence. – Vous avez des yeux adorables. De nouveau, Tanja fut déconcertée par son naturel. Elle saisit le bulbe et, avant de porter à ses lèvres la boisson dorée : — Qu'est-ce que c'est ? demanda-t-elle. — Ah, c'est l'hydromel brésilien. Il vous est destiné. Les petits éclats de lumière, dans vos yeux, en sont les reflets. Elle ravala une réplique cinglante, leva le bulbe, curieuse d'y goûter. Le chalumeau était au bord de ses lèvres quand elle arrêta son geste, remarquant le regard de Vierho posé sur ses cheveux. — Est-ce leur couleur naturelle ? demanda-t-il. Martinho éclata d'un rire où la tendresse se mêlait à la surprise. — Ah, Padre, dit-il simplement. Tanja aspira une gorgée pour masquer sa confusion. Elle découvrit une saveur douce, sucrée, comme imprégnée du souvenir des fleurs butinées, avec pourtant, derrière cette suavité, une morsure aiguë. — Mais, c'est vraiment leur couleur naturelle ? insista Vierho. Chen Lhu se pencha en avant. — Les Irlandaises ont souvent les cheveux roux, Vierho, on dit que c'est le signe d'une nature enflammée. Tanja reposa son verre, en proie à des sentiments divers. Elle devinait la profonde camaraderie qui unissait Vierho et son chef, jalouse de ne pouvoir la partager. — Et ensuite, Johnny, quel est le programme ? demanda Chen Lhu. Martinho lança un regard à son frère Irmandade puis revint fixer Chen Lhu, le visage dur. Pourquoi un responsable de l'O.E.I. pose-t-il une telle question, ici, maintenant ? se demanda-t-il. Chen Lhu devrait être au courant. Il est impossible qu'il en soit autrement. — Je m'étonne que vous ne l'ayez pas encore appris, dit Martinho. Cet après-midi, j'ai décroché la Serra Dos Parecis. — Par le grand cafard de Mambuca, marmonna Vierho. La colère assombrit le visage de Martinho. — Vierho ! lança-t-il Tanja promenait son regard de l'un à l'autre. Un étrange silence régnait maintenant autour de la table. Elle le ressentait physiquement au picotement de ses bras et de ses épaules. Il s'en dégageait quelque chose d'effrayant, voire de sexuel… et de profondément troublant. Elle reconnaissait la réaction de son corps et elle la détesta, bien qu'incapable, pour une fois, d'en déterminer précisément l'origine. Elle pouvait simplement se répéter : Voilà pourquoi Chen Lhu m'a fait venir, il me faudra séduire ce Joao Martinho et le manipuler. Je le ferai, mais c'est le plaisir que j'y prendrai qui me dégoûtera le plus. — Mais, jefe, dit Vierho, vous savez très bien ce qu'on a dit de… — Je le sais, l'interrompit Martinpo, oui. Vierho hocha du chef, l'air douloureux. — Ils ont dit qu'il y a… — Des mutants, nous le savons, dit Martinho. Pourquoi, se demanda-t-il, Chen Lhu voulait-il nous en faire parler justement maintenant ? Pour me voir aux prises avec un de mes hommes ? — Des mutants ? s'étonna Chen Lhu. — Nous avons vu ce que nous avons vu, grommela Vierho. — Mais décrire une chose pareille est physiquement impossible, ajouta Martinho. Une chose est sûre, c'est que cela ne peut être que le produit de quelque superstition. — Vraiment, jefe ? — Tout ce qu'on voit là-bas, nous sommes capables d'y faire face, répondit Martinho. — Mais, de quoi parlez-vous ? s'impatienta Tanja. Chen Lhu s'éclaircit la voix. Découvre donc par toi- même de quelles extrémités nos ennemis sont capables, pensa-t-il. Apprends la perfidie de ces bandeirantes. Alors, quand je te dévoilerai ta tâche, tu l'accompliras de plein gré. — Il y a des racontars, commença Chen Lhu. — Des racontars ? lança Martinho. — Des bruits, en tout cas, précisa Chen Lhu. Parmi les bandeirantes de Diego Alvarez, certains racontent qu'ils ont vu un mantidé de trois mètres de haut dans la Serra Dos Parecis. Vierho se pencha vers Chen Lhu, le visage tendu ; la brûlure d'acide était pâle sur la joue du bandeirante. — Alvarez a perdu six hommes avant de renoncer à la Serra. Six hommes ! et… Vierho s'interrompit à l'arrivée d'un petit homme à la peau sombre vêtu d'une tenue bandeirante maculée de taches. L'homme au visage rond, aux yeux d'Indien, s'arrêta presque derrière Martinho et attendit. Le nouveau venu se pencha vers Martinho pour lui murmurer quelque chose à l'oreille. Tanja ne distingua que quelques mots. Il parlait très bas et dans un dialecte barbare, de l'intérieur. Quelque chose sur la Plaza, la grand-place… des foules. Martinho fit une moue. — Quand ? demanda-t-il. Ramon se redressa et haussa un peu la voix. — En ce moment, jefe. — Sur la Plaza ? — Oui, à moins de cent mètres d'ici. — Que se passe-t-il ? demanda Chen Lhu. — Un homonyme de ce cabaret, dit Martinho. — Une chique ? — Tel est du moins ce qu'ils disent. — Mais nous sommes dans une zone verte, fit remarquer Tanja, étonnée du malaise qu'elle ressentait. Martinho se dressa et s'éloigna du divan. Le regard de Chen Lhu scrutait le chef bandeirante avec une étrange attention. — Veuillez m'excuser, Tanja Kelly, demanda Martinho. — Où allez-vous ? — Au travail. — – Pour une simple chique ? s'étonna Chen Lhu. Vous êtes sûr de ne pas être victime d'une erreur ? — Pas d'erreur, senhor, intervint Ramon. — N'y a-t-il pas de moyen d'éviter ce genre d'accident ? déclara Tanja. Manifestement, il s'agit de quelque passager clandestin qui s'est glissé dans la zone verte au moment d'un transport quelconque ou… — Peut-être pas, dit Martinho. – Il fit un signe à Vierho. – Rassemblez les hommes. J'aurai particulièrement besoin de Thome pour le truck et de Lon pour les phares. — Tout de suite, jefe. Vierho s'élança à travers la pièce pour rejoindre les autres Irmandades. — Qu'est-ce que vous voulez dire par peut-être pas ? demanda Chen Lhu. — C'est un exemple des faits auxquels vous ne voulez pas croire. – Martinho se tourna vers Ramon. – Accompagne Vierho, s'il te plaît. — Oui, jefe. Ramon exécuta un demi-tour quasi militaire et emboîta le pas à Vierho. — Allez-vous vous expliquer ? insista Chen Lhu. — La description qu'on m'en a donnée est celle d'un lanceur d'acide de près de cinquante centimètres île long. — Impossible ! lança Chen Lhu. Tanja secoua la tête. — Il n'est pas possible qu'une chique… — C'est une forme d'humour bandeirante, émit C'hen Lhu. — Comme vous voudrez, senhor, vous avez vu la brûlure d'acide sur la joue de Vierho ? C'est aussi une forme d'humour. – Il se détourna, salua profondément Tanja : – Je vous demande pardon, senhorita. Tanja se leva. Une chique de près de cinquante centimètres de long ! Les rumeurs bizarres qu'elle avait déjà entendues à l'autre bout du monde revenaient à la charge aujourd'hui, la remplissant d'un sentiment d'irréalité. Il y avait des limites physiques. Ces choses-là ne pouvaient pas exister. Ou bien, le pouvaient-elles ? C'était l'entomologiste qui l'emportait en elle à présent, la formation et la logique devraient en décider. La preuve pouvait en être faite en quelques minutes. A moins de cent mètres avait dit l'homme, sur la Plaza. Et puis, Chen Lhu ne souhaitait certainement pas la voir quitter si vite Joao Martinho. — Nous vous accompagnons, dit-elle. — Bien sûr, dit Chen Lhu en se levant à son tour. Tanja glissa son bras sous celui de Martinho. — Montrez-moi cette chique fantastique, je vous prie, senhor Martinho. Martinho posa sa main sur la sienne et en reçut une impression électrique. Quelle femme troublante ! — Je vous en prie, vous êtes si belle, l'idée de ce que l'acide de ce… — Je suis absolument persuadé qu'un racontar ne saurait nous faire de mal, insinua Chen Lhu. Montrez-nous le chemin, Johnny, je vous prie. Martinho poussa un soupir. Ces gens incrédules étaient d'une obstination ! Mais c'était l'occasion ou jamais de faire connaître ce que la plupart des bandeirantes savaient déjà. Oui, il fallait que le directeur de district, Chen Lhu, en soit témoin. Vraiment, il le fallait. A contre cœur, Martinho rendit à Chen Lhu le bras de Tanja. — Vous viendrez, bien sûr, dit-il, mais je vous en prie, senhor, empêchez la jolie Tanja Kelly de trop s'aventurer ; ces racontars là sont capables de piquer très fort, parfois. — Nous prendrons toutes précautions utiles. Le ton était visiblement narquois. Les hommes de Martinho se dirigeaient déjà vers la porte. Il fit demi-tour et leur emboîta le pas, feignant d'ignorer le silence qui s'était abattu sur la pièce, tandis que tous les regards convergeaient vers lui. Tanja sortit en sa compagnie. Elle fut frappée de la détermination qu'elle pouvait lire dans la démarche des hommes qui la précédaient, les épaules raidies. Ils n'avaient pas l'air de marcher à la rencontre d'une chimère. Et pourtant, il ne pouvait en être autrement. Ce n'était pas possible. Dans la rue, la nuit pâlissait sous l'éclat blanc-bleu des lampes-robots suspendues à leurs câbles. Un flot multicolore d'hommes et de femmes en costumes traditionnels passait devant l'A Chigua en direction de la Plaza. Martinho pressa le pas, entraînant ses hommes dans le courant ; on les avait reconnus. — C'est Joao Martinho, certains de ses Irmandades l'accompagnent. — … le Piratininga avec Benito Alvarez. — Joao Martinho… Un truck blanc, appartenant aux bandeirantes de l'Hermosillo, faisait jouer ses projecteurs sur la fontaine. D'autres trucks et des véhicules officiels étaient rangés de l'autre côté de la Plaza. Le truck Hermosillo faisait partie des unités opérationnelles et, à en juger par son aspect, il arrivait tout récemment de l'intérieur. La structure de ses ailes rétractables était encore maculée de boue, une fente distincte faisait le tour du véhicule à l'endroit où s'emboîtait le module– avant éjectable, le blanc de deux des coques de décollage différait sensiblement de celui d'origine, montrant qu'elles avaient été remplacées sur le terrain. Martinho suivit des yeux les faisceaux des projecteurs, semblables à des doigts tendus. II s'approcha de la rangée de policiers et de bandeirantes qui retenaient la foule, se fit reconnaître et la franchit, ses hommes sur les talons. — Où est Ramon ? demanda Martinho. — Ramon est parti chercher le truck avec Thome et Lon. Mais je ne vois pas la chique, répondit Vierho qui s'était rapproché. — Là, regarde, dit Martinho en montrant du doigt. On maintenait la foule tout autour de la Plaza à une cinquantaine de mètres de la fontaine d'où jaillissaient des gerbes scintillantes. Au pied de la foule, à quelque distance vers le centre, un anneau de mosaïque orné d'oiseaux du Brésil s'élevait de dix centimètres jusqu'à une pelouse verte de vingt mètres de diamètre environ ; la vasque de la fontaine en occupait le centre. De place en place, sur la pelouse, entre l'anneau carrelé et la fontaine, on distinguait des taches d'herbe jaunie. Le doigt de Martinho les désigna l'une après l'autre. — L'acide, souilla Vierho. Tout à coup, les projecteurs pointèrent leurs faisceaux sur un mouvement rapide au bord de la fontaine, derrière le brouillard de gouttelettes. Comme un vent se lève, un sifflement parcourut la foule. — La voilà, dit Martinho, je me demande jusqu'où ira l'incrédulité des agents de l'O.E.I. Depuis la fontaine, la chique choisit ce moment pour lancer un arc scintillant sur la pelouse. — Oooo… oh ! gronda la foule. Un gémissement étouffé parvint aux oreilles de Martinho, un peu plus loin, sur sa gauche. Il se retourna, on conduisait un médecin à l'intérieur du cercle formé par la foule. Il y pénétra de l'autre côté du truck Hermosillo, en levant sa trousse au-dessus des têtes pour se frayer un chemin. — Qui a été blessé ? demanda Martinho. Derrière lui, un policier le renseigna : — C'est Alvarez. Il a essayé d'atteindre cette… chose, mais il n'avait pris qu'un bouclier à main et un fusil-atomiseur. Le bouclier n'a pas suffi à le protéger, la chique est trop rapide, elle l'a atteint au bras. Vierho tira Martinho par la manche pour lui montrer quelqu'un, dans la foule, derrière le policier. Tanja Kelly et Chen Lhu se frayaient un passage à travers les badauds. La foule s'ouvrait devant eux en reconnaissant l'insigne de l'O.E.I. Tanja leur fit signe et les héla : — Senhor Martinho, cette chose est invraisemblable. Elle mesure au moins soixante-quinze centimètres de long et doit bien peser trois ou quatre kilos. — Est-il possible qu'ils doutent même de leurs propres yeux ? s'étonna Vierho. Chen arriva à hauteur du policier qui les avait renseignés sur la blessure d'Alvarez. — Laissez-moi passer, je vous prie, exigea-t-il. — Comment ? Oh… mais oui, monsieur, à vos ordres. La rangée du service d'ordre s'ouvrit. Chen Lhu s'arrêta à côté du chef bandeirante. Il promena son regard de Tanja à Martinho. — Je n'y crois pas non plus ; je paierais cher pour mettre la main sur cette… chose. — A quoi ne croyez-vous pas ? demanda Martinho. — Je pense que c'est une espèce d'automate, n'est-ce pas, Tanja ? — Cela ne peut pas être autre chose. — Qu'est-ce que vous appelez cher ? questionna Martinho. — Dix mille cruzados. — Je vous en prie, ayez l'obligeance de maintenir le charmant docteur Kelly hors de portée, conseilla encore Martinho. – Il se retourna vers Vierho. – Qu'est-ce que peut bien faire Ramon avec ce truck ? Trouve-les. Je veux aussi notre maxi-écran de triplex et nos atomiseurs modifiés. — Jefe ! — Tout de suite. Ah, et puis, tu m'apporteras un modèle géant d'éprouvette à specimen. Vierho poussa un soupir et partit s'acquitter de ces tâches. — Et d'après vous, qu'est-ce que c'est que cette chose ? demanda Chen Lhu. — Je ne crois pas avoir besoin de le préciser. — Vous prétendez donc qu'il s'agit d'une de ces choses que seuls quelques bandeirantes auraient aperçues dans les terres de l'intérieur ? — Je ne saurais désavouer le témoignage de mes propres yeux. — Mais, je me demande pourquoi nous n'aurions vu aucun de ces specimens, hasarda Chen Lhu. Martinho déglutit pour ne pas exploser de colère. Cet imbécile, bien à l'abri dans le Vert, se permettait de mettre en question ce que les bandeirantes savaient pour l'avoir vécu. — Ma question ne serait-elle pas pertinente ? insista Chen Lhu. — Nous avons déjà eu de la chance de nous en tirer vivants, grogna Martinho. — N'importe quel entomologiste vous dirait que cette chose est une impossibilité physique, intervint Tanja. — La matière dont ils sont faits ne supporterait jamais, avec cette structure corporelle, ce genre d'activité, précisa Chen Lhu. — Alors, les entomologistes doivent avoir raison, approuva Martinho. Tanja le fixa des yeux. Son cynisme la surprit. Il passait à l'attaque, et ne se contentait pas de rester sur la défensive. Il se conduisait comme s'il croyait vraiment à cette invraisemblance, là-bas, près de la fontaine, comme s'il s'agissait vraiment d'un insecte géant. Pourtant, dans le cabaret, il avait soutenu le contraire. — Vous avez déjà vu ce genre de chose dans la jungle ? questionna Chen Lhu. — Vous n'avez pas remarqué la cicatrice qui creuse le visage de Vierho ? — Qu'est-ce que prouve une cicatrice ? — Nous avons vu… ce que nous avons vu. — Mais il n'est pas possible qu'un insecte grandisse autant ! objecta Tanja. Elle concentra de nouveau son attention sur la créature sombre qui dansait autour de la fontaine, derrière le rideau de gouttelettes. — C'est ce qu'on m'a toujours dit, répondit Martinho. Il réfléchit alors aux récits qui parvenaient de la Serra Dos Parecis. Des mantidés de trois mètres de haut ; trois mètres ! Il connaissait l'argument qu'on pouvait leur opposer. Tanja, tous les entomologistes avaient raison, les insectes ne pouvaient pas matériellement produire des structures vivantes d'une taille pareille. Etait-il possible qu'il s'agisse d'un automate ? Mais alors, qui les aurait construits, et pourquoi ? — Il faut que ce soit un simulacre, d'une façon ou d'une autre, affirma Tanja. — L'acide est réel, cependant, dit Chen Lhu, regardez les taches d'herbe jaunie, sur la pelouse. Martinho se rendait compte que la formation de hase qu'il avait lui-même reçue le contraignait à être d'accord avec Tanja et Chen Lhu. Il avait même expliqué à Vierho que des mantidés géants ne pouvaient pas exister. Il savait lui-même à quel point les ragots peuvent s'enfler au fur et à mesure des récits. Il y avait si peu de gens dans les zones rouges à cette époque : le plan de repeuplement s'était révélé particulièrement efficace. Et puis, on ne pouvait pas nier que la plupart des bandeirantes étaient pratiquement analphabètes. C'étaient des hommes superstitieux, qu'attiraient seulement l'aventure et l'appât du gain. Martinho secoua la tête. Il était présent sur cette piste du Goyaz, le jour où Vierho avait été brûlé par l'acide. Il avait vu… ce qu'il avait vu. Et maintenant, cette créature, à la fontaine. Le sifflement et le rugissement haut perché des moteurs du truck pénétrèrent dans sa conscience. Le son s'amplifiait. La foule s'écarta respectueusement devant la flamme des fusées de circulation au sol, et Ramon vint ranger en marche arrière le truck des Irmanda– des au côté du véhicule Hermosillo. Les portes arrières s'ouvrirent, et Vierho sauta à terre tandis que les moteurs faisaient silence. — Jefe, héla-t-il. Pourquoi ne pas utiliser le truck ? Ramon pourrait l'approcher presque… Martinho lui fit signe de se taire et, s'adressant à Chen Lhu : — Le truck est trop lourd à manœuvrer, vous avez vu la rapidité de cette chose. — Vous ne m'avez toujours pas dit ce que vous pensiez que c'était, insista Chen Lhu. — Je ne le dirai pas avant de l'avoir vue dans son flacon à specimen, répondit Martinho. Vierho se glissa derrière lui. — Mais, le truck nous donnerait… — Non ! le docteur Chen Lhu désire un specimen intact. Prends quelques bombes moussantes, nous y allons à pied. Vierho poussa un soupir, haussa les épaules et regagna l'arrière du truck. Il parlementa quelques instant avec quelqu'un, à l'intérieur. Un bandeirante, à l'arrière du truck, commença à sortir le matériel requis. Martinho se retourna vers le policier du service d'ordre. — Pouvez-vous faire passer un message aux véhicules rangés de l'autre côté de la place ? — A vos ordres, honorable senhor. — Faites-leur dire qu'ils coupent leurs lumières. Je ne tiens pas à être aveuglé par des phares en face de moi. Compris ? — Je les fais prévenir sur le champ. Il se détourna pour faire passer le message à un autre policier, un peu plus loin. Martinho gagna à son tour l'arrière de son truck. Il prit un fusil atomiseur, examina le cylindre du chargeur, l'ôta, en prit un autre à un râtelier derrière la portière. Après l'avoir verrouillé, il se remit à examiner le fusil. — Vous garderez le flacon jusqu'à ce que nous ayons immobilisé cette chose, recommanda-t-il. Je vous appellerai au moment voulu pour que vous me l'apportiez. Vierho sortit le maxi-écran ; du triplex trempé et résistant à l'acide, de deux centimètres d'épaisseur, monté sur un chariot à deux roues manœuvrable à la main. Une fente étroite aménagée sur la droite permettait de passer le fusil. A l'intérieur du truck, un bandeirante leur passa deux combinaisons protectrices ; des sandwiches de laine de verre gris argent entre deux feuilles de tissu synthétique résistant à l'acide. Martinho se glissa à l'intérieur de l'un d'eux et vérifia les fermetures. Vierho endossa l'autre. — J'aurai besoin de Thome pour guider le maxiécran, avertit Martinho. — Thome n'a pas la même expérience, jeje. Martinho hocha du chef, et passa à l'examen des bombes de mousse et des équipements auxiliaires. Il accrocha plusieurs cylindres chargeurs au râtelier dont était muni le maxi-écran. Tout cela fut accompli rapidement, avec l'aisance d'une longue pratique. La foule, derrière le truck, respectait ce silence, tendue par l'attente. — C'est toujours là, sur la fontaine, jefe, dit Vierho. Saisissant la poignée de contrôle de l'écran, il le conduisit jusqu'à l'anneau de mosaïque. La roue droite s'arrêta sur le cou recouvert d'écaillés bleues d'un condor. Martinho introduisit son fusil atomiseur dans la fente. — Ce serait plus facile si nous devions seulement la tuer, dit-il. — Ces choses-là sont aussi rapides qu'O Diablo, émit Vierho. Je n'aime pas ça, jefe ; si elle arrive à faire le tour de l'écran,… – Montrant du doigt la manche de sa combinaison, – autant vouloir arrêter le cours d'une rivière avec un bout de tissu. — Et c'est bien pour cela que nous devrons l'empêcher de faire le tour. — Je ferai de mon mieux, jefe. Martinho étudiait la créature immobile derrière le rideau de gouttelettes, au bord de la fontaine. — Va chercher un projecteur à main, demanda-t-il, nous réussirons peut-être à l'éblouir. Vierho bloqua le frein du maxi-écran et retourna au truck. Il revint un instant plus tard, un projecteur à la ceinture. — En route, décida Martinho. Vierho débloqua le frein du chariot porteur et mit les moteurs en marche. Un léger ronflement s'éleva. Il fit basculer la manette de deux crans. L'écran se mit en mouvement et grimpa sur la pelouse par-dessus la petite marche. Un jet d'acide jaillit et vint s'écraser à dix mètres devant eux. Une fumée épaisse, blanche et huileuse, s'éleva de la pelouse en bouillonnant, rapidement dispersée vers leur gauche par une légère brise. Martinho en repéra la direction et fit signe à Vierho de se diriger contre le vent. Ils tournèrent à droite. Un autre jet d'acide partit dans leur direction, mais sa trajectoire trop courte vint s'achever à peu près à la même distance, sur la pelouse. — Elle essaie de nous faire comprendre quelque chose, plaisanta Vierho. Ils s'approchèrent lentement, passant sur une tache d'herbe brûlée. De nouveau, un jet s'éleva du bord de la fontaine. Vierho inclina l'écran en arrière. L'acide gicla contre le triplex et commença à dégouliner. Une odeur caustique remplit leurs narines. De la foule qui encerclait la place, monta un long « Ahhhhhhh » — Ils sont idiots de rester si près, vous savez, s'inquiéta Vierho, si cette chose allait charger… — Oh, à ce moment-là, quelqu'un l'abattrait d'une balle explosive, affirma Martinho. Fini, A chigua. — Fini, specimen du docteur Chen Lhu, ajouta Vierho, fini les dix mille cruzados. — C'est vrai, nous ne devons pas oublier pourquoi nous courons ce risque. — J'espère que vous ne pensez pas que je fais tout cela par amour, dit Vierho. Il fit progresser l'écran d'un mètre. L'écran se brouillait à l'endroit où l'acide l'avait éclaboussé. — Cela altère le triplex ! Le ton de Vierho était rempli d'étonnement. — Cela sentait un peu comme de l'acide oxalique, expliqua Martinho, pourtant, cela doit être plus fort. Vas-y doucement maintenant. Je veux tirer à coup sûr. — Pourquoi n'essayez-vous pas une bombe de mousse ? — Vierho ! — Ah oui ! L'eau. La créature se mit en mouvement le long de la fontaine, vers leur droite. Vierho fit basculer l'écran pour les couvrir de ce côté-là. La créature s'arrêta, revint sur ses pas. — Attends un moment. Martinho chercha sur le verre un endroit toujours transparent et se mit à étudier la chose. La créature, parfaitement visible, esquissait une sorte de danse, avançant, puis reculant, comme indécise. Comparée à une petite chique de taille normale, elle avait l'air d'une caricature. Son corps articulé était porté par des pattes coudées épineuses qui se terminaient en longs crochets griffus. Les antennes puissantes luisaient, comme humides, à leur extrémité. Tout à coup, elle dressa une espèce de trompe et lança un puissant jet d'acide qui atteignit directement l'écran. Martinho baissa machinalement la tête. — Il faut nous rapprocher, dit-il, il ne faut pas lui laisser le temps de se remettre une fois touchée. — Avec quoi avez-vous chargé le fusil, jefe ? — Notre mélange spécial, du sulfure et un sublimé corrosif dans un vecteur de butyle coagulant au contact de l'air. Je veux lui entraver les pattes. — J'aurais bien aimé que vous apportiez quelque chose pour lui boucher la trompe. — Allez, amène-toi, vieux grison, dit Joao. Vierho approcha encore l'écran et se pencha pour voir, de l'autre côté de la tache. La chique géante dansa sur le côté, se détourna et fila comme un dard sur la droite, le long du bord de la fontaine. Elle pivota sur elle-même et leur envoya un nouveau jet d'acide. Le liquide scintilla sous les projecteurs comme autant de pierres précieuses. Vierho eut tout juste le temps de diriger l'écran dans le sens de cette nouvelle attaque. — Par le sang de dix mille saints, marmonna-t-il, je n'aime pas travailler aussi près de cette chose, jefe. Nous ne sommes pas des toreros. — Mais ce n'est pas un taureau, frère, ça n'a pas de cornes, au moins. — Je crois que je préférerais encore les cornes. — Nous parlons trop, dit Martinho. Plus près, hein ? Vierho s'approcha encore jusqu'à n'être plus qu'à deux mètres de l'animal, près de la fontaine. — Tirez, siffla-t-il. — Nous ne tirerons qu'une fois, répondit Martinho, je ne dois pas endommager ce specimen. Le docteur le veut intact. Et il pensa : et moi aussi. Il visa la créature, mais la chique sauta sur la pelouse et regagna le bord de la fontaine. Un hurlement s'éleva de la foule. Vierho et Martinho s'accroupirent et observèrent leur proie qui dansait d'avant en arrière. — Pourquoi ne se tient-elle pas tranquille, ne serait-ce qu'une seconde, demanda Martinho. — Jefe, si elle arrive à contourner l'écran, nous sommes cuits. Qu'attendez-vous, allez-y. — Je ne veux tirer qu'un coup. D'avant en arrière, il suivait avec son fusil les mouvements de l'insecte qui dansait en sautillant. Ses mouvements l'écartaient un peu plus à chaque fois de la ligne de mire, il partait irrésistiblement vers la droite. Soudain, il fit demi-tour et tourna autour de la fontaine jusqu'au bord opposé. Cette fois, toutes les eaux de la fontaine les séparaient de l'animal, mais les projecteurs avaient suivi sa retraite et ils le distinguaient encore. Depuis un moment, Martinho avait l'impression bizarre que cette chose cherchait à les manœuvrer pour les amener dans une position déterminée. Il leva la visière qui lui protégeait le visage et s'essuya le front du revers de la main gauche. Il transpirait à grosses gouttes. C'était une nuit chaude, mais ici, près de la fontaine, un brouillard frais flottait dans l'air, où se mêlait l'odeur âcre de l'acide. — J'ai l'impression que nous sommes dans une mauvaise passe, dit Vierho. Si elle persiste à maintenir la fontaine entre nous, comment allons-nous faire pour la capturer ? — Viens, dit Martinho, si elle reste de l'autre côté, j'appellerai une équipe en renfort. Elle n'échappera pas aux deux à la fois. Vierho manœuvra l'écran sur le côté pour faire le tour de la fontaine. — Je continue de penser que nous aurions dû prendre le truck, récrimina-t-il. — C'était trop lourd et pas assez maniable, répondit Martinho, et puis, je pense que le truck risquait de l'effrayer et de l'amener à se jeter dans la foule. De cette façon, elle a peut-être l'impression de conserver une chance contre nous. — Jefe, c'est aussi la mienne. La chique géante choisit ce moment pour faire un bond dans leur direction. Elle s'arrêta, et repartit en rampant à reculons ; sa trompe, dressée vers l'écran, offrait une cible fixe, mais Martinho voulait être sûr de son coup, et l'eau l'en empêchait. — Nous avons le vent dans le dos, jefe, fit remarquer Vierho. — Je sais. Espérons que cette sale bête n'aura pas l'intelligence de lancer son tir par-dessus nos têtes. Le vent nous rabattrait l'acide sur le dos. La chique s'était réfugiée dans une zone que le sommet de la fontaine protégeait des projecteurs. Elle continuait sa danse dans l'ombre, d'avant en arrière, silhouette sombre et humide. — Jefe, cette chose ne va pas rester là longtemps, je le sens. — Garde l'écran par ici un moment, je crois que tu as raison, dit Martinho, nous allons faire dégager la Plaza. Si la lubie lui prenait de charger la foule, il pourrait y avoir des blessés. — Vous dites la vérité, jefe. — Vierho, sers-toi du projecteur, tâche de l'éblouir. Je vais aller à pied vers la droite et tenter de tirer de loin. — Jefe ! — Tu as une meilleure idée ? — Au moins, amenons l'écran un peu plus loin, par ici, sur la pelouse. Vous ne seriez pas si près si… A l'abri dans la zone d'ombre, la chique fit un bond de côté, du rebord de la fontaine sur la pelouse. Vierho fit basculer son projecteur, inondant la créature d'un éclat blanc bleu éblouissant. — Oh, Dios, jefe. Tirez ! Martinho fit effectuer un mouvement tournant à son fusil pour viser mais la fente de l'écran n'offrait pas un angle suffisant. Il poussa un juron, s'empara de la manette de commande mais, avant qu'il ait eu le temps de faire tourner l'écran, derrière la chique, en plein dans l'éclat de la lampe, une trappe s'ouvrit dans la pelouse, de la taille d'une plaque d'égout. Une forme noire apparut, surmontée d'une tête à triple corne. Elle s'arrêta à mi-corps et lança un appel rauque. La chique s'élança et, passant devant la forme, se jeta dans le trou. La foule se déchaînait à présent ; des hurlements où se mêlaient la rage, la peur, l'instinct de chasse, remplissaient l'air de la Plaza. Derrière le grondement de la foule, Martinho entendit Vierho qui priait à voix basse. Sa prière montait, presque comme un cantique : « Sainte Marie, mère de Dieu… » Martinho entreprit de faire avancer l'écran jusqu'à la créature qui sortait du trou, mais il se heurta à Vierho qui avait entrepris de le faire reculer. L'écran fit un demi-tour sur ses roues, les exposant entièrement à la forme noire qui venait de s'élever de cinquante nouveaux centimètres au-dessus du gazon. Martinho l'aperçut alors très nettement, baignant dans le rayon de la torche. Ce qu'il vit ressemblait à une espèce d'immense lucane cerf-volant à trois cornes, plus grand qu'un homme. D'un geste désespéré, Martinho arracha le fusil à son étroite meurtrière et visa le monstre cornu. « Jefe, jefe, jefe ! » supplia Vierho. Martinho épaula et fit feu en comptant à voix basse : « Un papillon, deux papillons – deux secondes. » Le mélange de butyle et de poison s'écrasa sur la créature en l'enveloppant de toutes parts. Déformée par la mixture, elle hésita, puis continua de s'élever hors du trou. Une espèce de grognement rauque couvrit les hurlements de la foule. Alors, la foule se tut. L'apparition s'élevait toujours, révélant une monstrueuse carapace luisante, verte et noire, un insecte monstrueux dépassant d'un mètre au moins la taille d'un homme. Martinho entendait un bruit de succion, un bruit étrange, humide comme les gargouillis de la fontaine avec lesquels il rivalisait. Soigneusement, il épaula et visa de nouveau la tête cornue, pratiquement à bout portant. Cette fois, il vida complètement le cylindre-chargeur : dix secondes. La créature sembla se dissoudre en arrière, dans le trou, en émettant toutes sortes de pseudopodes et de tentacules effrayants dans sa lutte contre la couche gluante de butyle. — Jefe, allons-nous-en, supplia Vierho. Je vous en prie, jefe. – Il fit tourner l'écran jusqu'à le placer de nouveau entre eux et l'insecte géant. – Je vous en prie, continua Vierho, et il tenta de forcer Martinho à reculer en même temps que l'écran. Martinho prit un autre cylindre-chargeur, le mit en place, saisit une grenade moussante dans la main gauche. Il se sentait vidé de toute émotion. Seul, subsistait le besoin d'attaquer ce monstre et de le tuer. Mais, avant qu'il ait eu le temps de poser son arme derrière lui et de jeter la grenade, il sentit l'écran s'arrêter, un puissant jet de liquide venait de le fouetter. La créature noire passait à l'attaque, depuis le trou. Il ne se fit pas prier quand Vierho hurla. « Courez ! » Ils s'enfuirent en tirant l'écran derrière eux. L'attaque cessa quand ils furent hors de portée. Martinho s'arrêta pour regarder en àrrière. Il sentit Vierho trembler à ses côtés. Dans le trou, l'animal noir s'enfonçait lentement. Martinho n'avait jamais assisté à une retraite aussi menaçante. Il y devinait une volonté de revenir à l'attaque. Elle disparut. Le carré de pelouse se referma sur elle. La foule parut obéir à un signal, le grondement s'éleva de nouveau tout autour de la Plaza. Mais, s'il ne distinguait pas toujours les paroles, Martinho percevait la peur qui altérait les voix. Il rejeta sa visière en arrière et écouta. Les mots partaient comme des cris aigus. « On aurait dit un cafard monstrueuxl » – « Vous avez entendu ce qu'on racontait sur le delta ? » – « Toute la région pourrait être infestée ! » – « … au couvent de Monte Ochoa… à l'orphelinat… » A travers tout cela, c'était la même question qui se répétait de tous côtés : « Qu'est-ce que c'était ? » – « Qu'est-ce que c'était ? » – « Qu'est-ce que c'était ? » Martinho sentit une présence à sa droite. Il se retourna d'un mouvement brusque et aperçut Chen Lhu, immobile, les yeux fixés intensément à l'endroit où l'espèce de coléoptère avait disparu. Nulle trace de Tanja Kelly à ses côtés. — Oui, Johnny, dit Chen Lhu, qu'est-ce que c'était ? — On aurait dit un lucane cerf-volant gigantesque, dit Martinho que le calme de sa propre voix ébahit. — Il faisait une fois et demi la taille d'un homme, marmonna Vierno. Jefe… ces histoires à propos de la Serra Dos Parecis… » — J'ai entendu des bruits dans la foule. Il était question du Monte Ochoa, du bord de l'eau et d'un orphelinat, continua Martinho. Qu'est-ce qu'ils voulaient dire ? — Tanja est allée s'informer, dit Chen Lhu. On raconte des histoires inquiétantes. Je fais dégager la foule. On donne aux gens l'ordre de rentrer chez eux. — Des bruits inquiétants ? De quoi s'agit-il ? — Eh bien, on raconte qu'une sorte de tragédie s'est déroulée au bord du fleuve ainsi qu'au couvent de Monte Ochoa et à l'orphelinat. — Une tragédie, de quel genre ? — C'est ce que Tanja espère découvrir. — Vous avez vu, sur la pelouse, dit Martinho. Croirez-vous, à présent, que nous disions vrai, depuis des mois ? — J'ai vu un automate qui lançait de l'acide et un homme déguisé en lucane cerf-volant, dit Chen Lhu. Ne me dites pas que vous vous êtes laissé abuser par cette mascarade. Vierho laissa échapper un juron entre ses dents. Il fallut un instant à Martinho pour réprimer sa colère mais il répondit simplement : — Je n'ai pas eu l'impression qu'il s'agissait d'un homme costumé. Il secoua la tête. Ce n'était pas le moment de laisser sa raison s'embrumer sous l'émotion. Il était invraisemblable que des insectes grandissent à ce point. La loi de la gravité… Il secoua de nouveau la tête. Mais alors, qu'est-ce que cela pouvait bien être ? — Nous devrions au moins relever quelques échantillons d'acide sur la pelouse, ajouta-t-il, et il faudra aussi aller voir ce trou d'un peu plus près. — J'ai fait convoquer notre section de sécurité, dit Chen Lhu. Il se détourna, réfléchissant aux rapports qu'il lui faudrait encore écrire à propos de cette affaire, à l'intention de ses supérieurs de l'O.E.I. bien sûr, mais aussi de son propre gouvernement. — Avez-vous remarqué comme il a semblé se dissoudre à l'intérieur du trou quand je l'ai bombardé avec l'atomiseur ? C'était un poison extrêmement douloureux, un homme aurait hurlé. — Qui vous dit qu'il ne portait pas de vêtements protecteurs ? » répondit Chen Lhu sans même se retourner. Mais il commençait à se poser des questions sur Martinho. L'homme semblait sincère. C'était égal, l'incident aurait son utilité, Chen Lhu s'en rendait compte à présent. — Mais il est ressorti du trou, dit Vierho, vous avez vu ça, il est ressorti. Soudain, les gens qu'on repoussait de la Plaza commencèrent à manifester leur mécontentement. Une vague de protestations montait de la foule comme un vent qui se lève. Martinho se retourna pour les observer. — Vierho ! — Jefe ? — Prends des carabines dans le truck. — Tout de suite. Vierho traversa la place au petit trot. Le truck apparaissait maintenant dans un espace dégagé. Seuls, quelques bandeirantes l'entouraient, par petits groupes. Martinho en reconnaissait certains. Ceux d'Alvarez lui semblèrent les plus nombreux mais il aperçut aussi des bandeirantes de l'Hermosillo et de Junitza. — Qu'est-ce que vous comptez faire de ces carabines ? questionna Chen Lhu. — – Je vais aller explorer ce trou. — Mais l'équipe de la sécurité sera là d'un moment à l'autre, attendons-les. — J'y vais maintenant. — Martinho, je vous dis que… — Vous n'êtes pas le gouvernement du Brésil, que je sache, docteur ? Mon propre gouvernement m'a confié une tâche déterminée. J'ai prêté serment de remplir ma mission où que je… — Martinho, si vous détruisez les preuves de… — Ce n'est pas vous qui avez affronté ces choses, docteur. Vous étiez bien à l'abri, là-bas, à l'autre bout de la Plaza. Et moi, pendant ce temps, j'ai bien gagné le droit d'explorer ce trou. La colère paralysa le visage de Chen Lhu qui garda néanmoins le silence. Puis, une fois assuré de pouvoir contrôler le ton de sa voix : — Dans ce cas, je vous accompagne, dit-il. — Comme vous voudrez. Martinho se retourna pour regarder de l'autre côté de la Plaza. On commençait à sortir les carabines de l'arrière de son truck. Vierho les prit et revint vers eux à travers la pelouse. Un grand nègre chauve, le bras droit en écharpe, lui emboîta le pas. Il portait l'uniforme blanc des bandeirantes, et l'insigne d'or du commandement sur l'épaule gauche. La douleur crispait son visage noir. — Tiens, voilà Alvarez, dit Chen Lhu. — Je le vois. Chen Lhu fit face à Martinho. — Johnny, ne nous chamaillons pas, dit-il avec un petit sourire repentant que son ton ne démentait pas. Vous savez pourquoi l'O.E.I. m'a envoyé au Brésil. — Je le sais. La Chine a déjà achevé la restructuration de son environnement, en ce qui concerne les insectes. Du beau travail. — Les abeilles sont dorénavant nos seuls insectes, Johnny. Plus une seule bestiole pour répandre des miasmes ou se nourrir au détriment des humains. — Je sais, Travis. Et vous êtes ici pour nous faciliter le travail. Le ton de Martinho était celui de l'incrédulité patiente. Chen Lhu haussa les sourcils. — Précisément. — Dans ce cas, pourquoi ne laissez-vous pas vos propres observateurs ou ceux des Nations Unies, se rendre compte par eux-mêmes, docteur ? — Johnny, je n'ai certainement pas besoin de vous rappeler combien mon pays a souffert de l'impérialisme blanc. Parmi les nôtres, certains pensent que le danger n'est pas complètement écarté ; ceux-là voient des espions partout. — Mais vous, vous êtes mieux renseigné, vous êtes plus compréhensif, n'est-ce pas, Travis ? — Bien sûr, mon arrière-grand-mère était Anglaise, c'était une Travis-Huntington. La tolérance est une de nos traditions familiales. — Il est même assez incroyable que votre pays vous fasse confiance, insinua Martinho. Vous êtes vous-même en partie un impérialiste blanc – Il se retourna pour saluer Alvarez qui venait de s'arrêter devant eux. – Salut, Benito. Désolé pour ton bras. — Hello, Johnny. – La voix d'Alvarez était grave et profonde. – Dieu m'a protégé et je guérirai. Il jeta un regard sur-les carabines entre les mains de Vierho puis reporta son attention sur Martinho. – J'ai entendu le Padre demander des carabines. Je n'y vois qu'une seule raison. — Il faut que j'aille voir ce qu'il y a dans ce trou, Benito. Alvarez se détourna et adressa un petit signe de tête guindé à Chen Lhu. — Et vous n'y voyez pas d'inconvénients, docteur ? — J'en vois, certes, mais je n'ai aucun pouvoir. Etes-vous gravement blessé ? Je vais demander à mes propres médecins de s'en occuper. — Oh, mon bras guérira, marmonna Alvarez. — Non, ce qu'il veut savoir, c'est s'il est vraiment blessé, intervint Martinho. Chen Lhu lui adressa un regard étonné mais reprit rapidement le masque. Vierho tendit une des carabines à son chef. — Jefe, faut-il vraiment le faire ? — Pourquoi le bon docteur douterait-il de la blessure de mon bras ? demanda Alvarez. — Oh, il a entendu des histoires, dit Martinho. — Quelles histoires ? — Eh bien, que nous, les bandeirantes, ne voudrions pas accepter que les bonnes choses aient une fin. Alors, nous réinfestons nous-mêmes le Vert, en élevant des insectes dans des laboratoires clandestins, par exemple. — Quelles saloperies ! grogna Alvarez. — Et quels sont les bandeirantes que l'on soupçonne de ça ? demanda Vierho. Il fronça les sourcils en regardant Chen Lhu et agrippa la carabine comme s'il comptait s'en servir contre le représentant de L'O.E.I. — Du calme, Padre, dit Alvarez. Les histoires ne précisent jamais, c'est toujours « ils », on ne les nomme pas. Martinho fixa son regard sur le carré de pelouse où l'espèce de coléoptère avait disparu. L'idée de traverser la pelouse jusqu'à cet endroit lui paraissait beaucoup moins attrayante que les joutes oratoires. L'air de la nuit était chargé, il y planait comme une menace… l'hystérie. Autour de lui, manifestement, une étrange répugnance à passer à l'action se faisait jour ; comme après une terrible bataille au cours d'une guerre, un calme absolu s'installait. Après tout, c'est bien une sorte de guerre que nous menons, se dit-il. Il y avait huit ans que le Brésil menait cette guerre. Il avait fallu vingt-deux ans aux Chinois mais ils assuraient qu'ici dix ans suffiraient. La pensée que cela aurait pu durer vingt-deux ans ici aussi faillit décourager Martinho. Il ressentit une fatigue monstrueuse. — Vous devez reconnaître qu'il se passe des choses étranges, dit Chen Lhu. — Cela, nous sommes prêts à le reconnaître, observa Alvarez. — Pourquoi est-ce que personne ne soupçonne les carsonistes ? suggéra Vierho. — C'est une bonne question, Padre, dit Alvarez. Ils ne manquent pas de soutiens, les carsonistes : toutes les nations résistantes, les Etats-Unis d'Amérique, le Canada, le Royaume-Uni, la Communauté Européenne. — Partout où ils n'ont jamais eu d'ennuis avec les insectes, remarqua Vierho. Bizarrement, ce fut Chen Lhu qui fit une objection. — Non, répliqua-t-il, les pays résistants s'en moquent. Seulement, ça les arrange de nous voir occupés par ce combat. Martinho hocha du chef : — C'est vrai. C'était exactement l'attitude de ses condisciples, lors de ses études en Amérique du Nord. Ils se désintéressaient totalement du problème. — Il est temps que j'aille explorer ce trou, décida Martinho. Alvarez tendit la main pour saisir la carabine de Vierho. Il l'accrocha en bandoulière à son épaule valide et empoigna la manette de commande de l'écran. — Je t'accompagne, Johnny. Martinho jeta un coup d'œil à Vierho et vit sur son visage une expression de terreur et de soulagement mêlés. Il se retourna vers Alvarez. — Et ton bras ? — J'en ai un qui peut encore servir, qu'est-ce qu'il me faut de plus ? — Travis, suivez-nous de près, dit Martinho. — Mais les hommes de mon équipe de sécurité viennent d'arriver, attendons un instant, nous encerclerons l'endroit. Je vais leur dire d'apporter des écrans. — Ce serait sage, reconnut Alvarez. — Nous irons lentement, insista Martinho. Regagne le truck, Padre, dis à Ramon de l'amener de l'autre côté de la Plaza, jusqu'au bord de la pelouse, par ici. Et que le truck Hermosillo concentre tous ses projecteurs sur ce point, indiqua-t-il du menton. — Tout de suite, jefe. Vierho s'en retourna vers le truck. — Vous ne déplacerez rien, n'est-ce pas ? s'inquiéta Chen Lhu. — Nous sommes au moins aussi anxieux que vous d'apprendre ce que c'est, répliqua Alvarez. — En route, interrompit Martinho. Chen Lhu partit au petit trot vers la droite en direction d'une rue adjacente où on voyait arriver un truck de l'O.E.I. La foule, par là-bas, semblait protester contre son expulsion de la Plaza. Alvarez manipula la poignée de commande, et l'écran se mit en route à travers la pelouse. A voix basse, Alvarez interrogea Martinho. — Johnny, pourquoi le docteur ne soupçonne-t-il pas les carsonistes ? — Son réseau d'espionnage est le meilleur du monde, dit Martinho, il doit savoir ce qu'il en est. Il ne pouvait détacher son regard de l'espace piétiné, mystérieux, près de la fontaine. — On pourrait difficilement trouver mieux, comme sabotage, que de jeter le discrédit sur les bandeirantes ! — C'est vrai, mais je ne crois pas Travis Huntington Chen Lhu susceptible de commettre une telle erreur. Et il pensa, c'est bizarre, ce carré de pelouse m'attire et me repousse à la fois. — Nous nous sommes affrontés plus d'une fois, dans pas mal d'enchères, Jonny. Peut-être nous arrive-t-il parfois d'oublier que nous avons un ennemi commun. — Comment l'appelles-tu, cet ennemi ? — C'est l'ennemi qui infeste la jungle, la savane, le sous-sol. Il a fallu vingt-deux ans aux Chinois… — Tu les soupçonnes de quelque chose ? – Martinho jeta un coup d'œil à son compagnon, et remarqua son visage tendu par la concentration. – Ils refusent de nous laisser constater les résultats qu'ils ont obtenus. — Les Chinois sont paranoïaques. Ils l'étaient avant même d'entrer en conflit avec le monde occidental. Ce dernier n'a fait que les renforcer dans cette attitude maladive. Soupçonner les Chinois ? Non, je ne crois pas. — Moi, oui, dit Martinho, je suspecte tout le monde. Un sentiment sinistre s'empara de lui à ses propres paroles. C'était la vérité, il soupçonnait tout le monde, Benito lui-même, Chen Lhu et l'adorable Tanja Kelly. Il ajouta : — Je pense souvent aux anciens insecticides ; malgré eux ou à cause d'eux, les insectes devenaient de plus en plus vigoureux. Un bruit, dans leur dos, attira son attention. Il posa la main sur le bras d'Alvarez, arrêta l'écran et se retourna. C'était Vierho, qui suivait un chariot-robot où s'entassait de l'équipement. Martinho distingua une longue barre à mine, une vaste combinaison probablement destinée à Alvarez, des pains de plastic explosif. — Jefe, j'ai pensé que vous auriez besoin de tout ça, expliqua Vierho. Une vague d'affection pour le Padre le submergea, et il s'en défendit par une feinte brusquerie : — Tiens-toi là et ne reste pas dans mes pattes, tu entends ? — Bien sûr, Jefe, est-ce que ce n'est pas mon habitude ? – Il tendit la combinaison et son capuchon à Alvarez. – Ça, je l'ai apporté pour vous, Jefe Alvarez, pour que vous ne soyez pas blessé une seconde fois. — Je te remercie, Padre, mais je préfère conserver ma liberté de mouvement. Et puis, tu sais, cette vieille carcasse est déjà tellement couturée, qu'une cicatrice de plus ou de moins, n'y changerait pas grand-chose. Martinho promena un coup d'œil circulaire. D'autres écrans traversaient maintenant la pelouse. — Vite, dit-il, il faut que nous arrivions les premiers. Alvarez fit manœuvrer le levier de commande et leur écran reprit sa progression en direction de la fontaine. Vierho se rapprocha de son chef et se mit à parler à voix basse. « Jefe, on raconte des choses, là-bas, au truck. On dit qu'une créature a dévoré les pilotis qui soutenaient un entrepôt au bord de l'eau. L'entrepôt s'est effondré, il y a des morts. La population est en effervescence. — C'est ce que Chen Lhu avait laissé entendre, dit Martinho. — Ne sommes-nous pas arrivés, par hasard ? demanda Alvarez. — Arrête l'écran. Martinho fixait la pelouse pour retrouver l'emplacement du trou en se repérant par rapport à la fontaine et aux traces laissées par le premier passage de leur écran. — C'est là, dit-il. – Il passa sa carabine à Vierho. – Donne-moi la barre à mine et une petite charge. Vierho lui tendit un petit pain de plastic d'un détonateur. C'était de cette façon qu'ils détruisaient les nids d'insectes à l'intérieur du sol, dans les zones rouges. Martinho rajusta la visière devant son visage, se saisit de la barre à mine. — Vierho, tu restes là et tu me couvres. Benito, est-ce que tu peux te servir d'une torche ? — Bien sûr, Johnny. — Jefe, vous n'utilisez pas l'écran ? — Je n'ai pas le temps. II contourna l'écran sans attendre la réponse de Vierho. Le rayon d'une torche poignardait le sol devant lui. Il s'accroupit, fit glisser l'extrémité de la barre dans l'herbe, en forçant pour l'enfoncer. La barre résista puis pénétra librement dans du vide. Elle toucha quelque chose, et un courant électrique parcourut Martinho. — Padre, par ici, souffla-t-il. Vierho se pencha au-dessus de lui avec la carabine. — Jefe ? — Juste devant la barre, dans le sol. Vierho épaula et tira par deux fois. Un bruit confus monta jusqu'à eux. Quelque chose se débattait dans l'eau. A nouveau, Vierho fit feu. Les chevrotines explosives résonnaient sourdement à l'intérieur du sol. Il y eut des clapotis, le tumulte que ferait un banc de poissons se ruant à la surface de l'eau. Et puis, ce fut le silence. Des torches de plus en plus nombreuses éclairaient la pelouse devant lui. Martinho leva les yeux. Une rangée d'écrans les encerclait, les uniformes bandeirantes se mêlaient à ceux de l'O.E.I. Il reporta son attention sur l'arpent de gazon. — Padre, je vais ouvrir, tiens-toi prêt. — Bien sûr, Jefe. Martinho plaça un pied sous la barre pour s'en servir comme levier. La trappe se souleva lentement. On aurait dit qu'elle avait été scellée par un mélange caoutchouteux qui s'étirait sans céder. Une bouffée d'odeurs corrosives où il distinguait celle du soufre lui rappela quelque chose. C'était le butyle qu'il avait pulvérisé à l'aide de son fusil atomiseur. Soudain, la trappe lâcha et s'ouvrit d'un seul coup en retombant de l'autre côté de la pelouse. Les torches se concentraient à présent autour de Martinho pour fouiller l'intérieur, révélant une eau noire et visqueuse d'où montait l'odeur du fleuve. — Ils sont arrivés par le fleuve, fit remarquer Alvarez. Chen Lhu arriva à la hauteur de Martinho et dit : — Alors, les marionnettes se sont échappées ? Comme c'est pratique. Et il songeait, j'ai eu raison de donner mes ordres à Tanja. Il faut que nous nous introduisions dans leur organisation. Le voilà, l'ennemi, ce chef bandeirante formé à l'école des impérialistes yankees. Il fait partie de ceux qui cherchent à nous détruire ; je ne vois pas d'autre solution. Martinho ignora l'ironie de Chen Lhu ; il était trop préoccupé pour que même cet imbécile puisse le mettre en colère. Il se redressa et jeta un regard circulaire autour de la Plaza. Un grand calme régnait dans l'air, comme si le ciel tout entier s'était figé dans l'attente de quelque calamité. Certains badauds, derrière la rangée du service d'ordre, avaient échappé à l'expulsion. Quelques officiels privilégiés, probablement. Le reste de la foule avait été repoussé dans les rues adjacentes. On apercevait un petit solcar rouge qui descendait une avenue sur la gauche. Ses vitres miroitaient sous les robots lumineux tandis qu'il s'élançait vers la Plaza. Ses trois phares jouaient à cache-cache derrière les petits groupes et les véhicules qui encombraient la rue. Le service d'ordre lui fraya un chemin. Martinho reconnut l'insigne de l'O.E.I. sur la calandre quand il fut plus près. Le solcar s'arrêta dans un soubresaut au bord de la pelouse, et Tanja Kelly en jaillit. Elle avait passé la combinaison de travail verte de l'O.E.I. Sous les lumières jaunes de la Plaza, sa tenue prenait la teinte de l'herbe brûlée par le soleil. Elle traversa la pelouse sans quitter Martinho du regard. Il faut l'utiliser puis le rejeter, songeait-elle, c'est lui l'ennemi numéro un, c'est évident à présent. En la regardant s'approcher, Martinho admirait la grâce et la féminité qu'accentuait encore la simplicité de l'uniforme. Elle s'arrêta en face de lui et, d'une voix un peu rauque et précipitée : — Senhor Martinho, je suis venue vous sauver la vie. Il secoua la tête, certain d'avoir mal entendu. — Quoi ? — Le ciel ne va pas tarder à vous dégringoler sur la tête, expliqua-t-elle. Martinho prit alors conscience de cris dans le lointain. — La populace, dit-elle, en armes. — Mais, que diable se passe-t-il ? — Il y a eu des morts, cette nuit. Et parmi eux, des femmes et des enfants. Tout un pan de colline s'est effondré derrière Monte Ochoa. Elle est entièrement truffée de terriers, cette colline. Vierho intervint : — L'orphelinat ? — Oui, l'orphelinat et le couvent de Monte Ochoa ont été ensevelis. On accuse les bandeirantes. Vous savez ce qu'on raconte… — Je vais leur parler, dit Martinho. – Il était scandalisé : ceux-là mêmes au service desquels il avait consacré sa vie le menaçaient aujourd'hui. – Cela n'a pas de sens ! nous n'avons rien fait pour… — Jefe, dit Vierho, on ne discute pas avec une foule déchaînée. — Deux hommes de l'équipe de Lifcado ont déjà été lynchés, dit Tanja. Il vous reste une chance d'en réchapper si vous partez tout de suite. Vos trucks sont là, il y a assez de place pour tout le monde. Vierho le prit par le bras. — Jefe, nous devons faire ce qu'elle dit. Martinho restait là, en silence, à écouter la nouvelle passer de bouche en bouche, parmi les bandeirantes : « Une populace… on nous accuse… orphelinat… » — Où aller ? demanda-t-il. — Il semblerait que la violence soit encore localisée , intervint Chen Lhu. – Il respecta une pause, tendant l'oreille : la rumeur s'amplifiait. – Rejoignez le domaine de votre père à Cuiaba. Emmenez votre équipe avec vous. Les autres peuvent regagner vos bases, dans le Rouge. — Mais, pourquoi devrais-je… — Je vous enverrai Tanja quand nous aurons mis au point un plan d'action. — Je dois savoir où vous trouver, ajouta Tanja à point nommé. Chez son père, réfléchit-elle, oui, ce doit être le centre de… là, ou le Goyaz, comme le soupçonne Travis. — Mais, nous n'avons rien fait, dit Martinho. — S'il vous plaît, dit Tanja. Vierho le tirait par la manche. Martinho prit une profonde inspiration. — Padre, tu partiras avec les hommes. Vous serez plus en sécurité là-bas, dans le Rouge. Je vais prendre le petit truck pour me rendre à Cuiaba. Je dois discuter de tout cela avec mon père, le préfet. Il faut envoyer quelqu'un au siège du gouvernement et leur faire entendre raison coûte que coûte. — A quel propos ? demanda Alvarez. — Eh bien, il faut suspendre les opérations, le temps de faire une enquête. — C'est idiot ! aboya Alvarez. Qui écouterait une chose pareille ? Martinho voulut déglutir mais n'y parvint pas. Sa gorge était sèche. La nuit lui semblait froide, oppressante, et la rumeur de la foule se rapprochait sans cesse. La police et l'armée ne suffiraient pas longtemps à contenir ce monstre aux mille têtes. — Ils ne peuvent pas se permettre d'écouter, murmura Alvarez, même si tu as raison. Les cris de la populace soulignèrent la vérité de ces paroles. Martinho savait qu'il disait vrai. Ceux qui détiennent le pouvoir ne peuvent admettre l'échec. Ils gouvernent sur la foi de promesses qu'ils se sont engagés à tenir. S'ils n'y parviennent pas, il leur faut trouver un responsable. Peut-être est-il déjà tout trouvé, songea-t-il. Il se laissa entraîner par Vierho en direction des trucks. La grotte s'ouvrait en surplomb des rochers noirs et luisants d'un canon, dans le Goyaz. Dans la grotte, des pensées traversaient par intermittence un cerveau occupé à écouter la radio. Un humain lisait les nouvelles du jour : émeutes à Bahia, bandeirantes lynchés, parachutistes chargés de ramener l'ordre… C'était une petite radio portative à piles. Elle émettait à l'intérieur de la grotte un grésillement aigu qui blessait les récepteurs sensoriels du cerveau ; mais il était indispensable de rester à l'écoute des nouvelles en provenance des humains… aussi longtemps que les piles le permettraient. On pourrait peut-être alors les remplacer par des piles biochimiques, mais les connaissances du cerveau en mécanique étaient assez limitées. Grâce aux microfilms d'archives abandonnés dans la jungle Rouge, il disposait de théories en abondance, mais, pour les connaissances pratiques, c'était une autre paire de manches. Il avait disposé un moment d'une télévision portative mais la portée en était limitée, et désormais elle ne fonctionnait plus du tout. Un flot de musique jaillit du haut-parleur – fin des actualités. Le cerveau émit un signal pour que l'instrument se taise. Palpitant, pensant, il reposait là, dans un silence bienfaisant. C'était une masse nerveuse d'environ quatre mètres de diamètre et cinquante centimètres d'épaisseur. Il se connaissait lui-même sous l'appellation « d'intégration suprême ». Conscience en éveil mais condamnée la passivité, l'idée des nécessités qui le retenaient ainsi prisonnier de ce sanctuaire ne manquait pas de l'irriter profondément. Il disposait d'un masque sensoriel qu'il pouvait manipuler à volonté. Malléable, celui-ci prenait tantôt la forme d'un disque, tantôt d'un entonnoir membraneux, tantôt imitait un gigantesque visage humain. Pour le moment, il était jeté en travers du cerveau à la manière d'un chapeau. Les récepteurs sensoriels se tournaient à l'unisson vers la lumière grise de l'aube qui pointait à l'entrée de la grotte. Une espèce de sac jaune reposait à côté du cerveau dans lequel il faisait circuler un fluide sombre et visqueux, au rythme de ses pulsations. Des insectes aptères rampaient à la surface des membranes cérébrales, contrôlant, réparant, injectant des substances nutritives. Des essaims d'insectes ailés s'agglutinaient dans les anfractuosités de la grotte. Ouvriers spécialisés, les uns fabriquaient l'acide dont les autres extrayaient l'oxygène par réaction chimique. Certains assuraient les fonctions de digestion, d'autres ventilaient en permanence. La grotte baignait dans une odeur d'acide, mordante, hygiénique. Des insectes entraient et sortaient en voletant dans la lumière de l'aube. Parfois, ils s'arrêtaient devant les récepteurs sensoriels du cerveau et dansaient, se trémoussaient frénétiquement, bourdonnaient ; les uns traduisaient leur message en stridulations modulées, les autres par des évolutions codées, composant en groupe des alignements spéciaux, ou composant avec leurs corps des figures complexes aux couleurs changeantes ; d'autres encore agitaient leurs antennes en mouvements compliqués. A présent, c'était le tour du relais de Bahia : Pluies abondantes, sol détrempé. Les galeries de notre poste d'écoute se sont effondrées. Un observateur a été aperçu et attaqué. Une sentinelle l'a ramené sain et sauf après avoir creusé un tunnel depuis la rivière. Les galeries qui partaient de la rivière ont provoqué l'effondrement d'une structure à cet endroit. Nous n'avons laissé aucune trace, en dehors de ce que les humains ont pu apercevoir de nous. Ceux d'entre nous qui n'ont pas réussi à s'échapper ont été détruits. « Il y a eu des morts parmi les humains. » Des morts parmi les humains, réfléchit le cerveau. Ainsi, les récits de la radio étaient exacts. C'était un désastre. Le besoin en oxygène du cerveau redoubla, les insectes se mirent au travail, et le rythme de pompage s'accéléra. Les humains vont se croire attaqués, pensa le cerveau, ils vont adopter leurs postures de défense complexe. Voilà qui constituera un obstacle important, sinon infranchissable, à toute communication. En effet, comment raisonner avec l'irrationnel ? Décidément, les humains défiaient la compréhension avec leurs dieux et leurs mécanismes d'accumulation. « Les affaires », telle était l'expression qu'on trouvait dans les livres pour désigner ces mécanismes, mais leur sens échappait au cerveau. L'argent n'était pas comestible, ne recélait en apparence aucune énergie et ne constituait pas un matériau de construction bien intéressant. Même les maisons taipa des humains les plus misérables avaient plus de consistance. Et pourtant, les humains étaient prêts à tout pour 'en procurer. Il fallait donc que ce fût important ; aussi important que leur concept de Dieu, espèce d'intégration suprême, apparemment, dont la substance ni la localisation n'étaient définies. Tout cela était extrêmement troublant. Le cerveau avait vaguement conscience qu'il devait exister quelque part un mode de pensée auquel ces matières étaient accessibles mais ce mode de pensée lui échappait. Le cerveau se mit à réfléchir à cette étrange appréhension de l'existence. Ce transfert d'énergie intérieure source de visions imaginaires ; simples plans et schémas, pourtant capables d'emprunter des voies contraires à l'instinct de conservation. Qu'elle était donc curieuse, subtile et belle à la fois, cette découverte de l'humanité, copiée et adaptée depuis aux usages d'autres créatures. Qu'elle était noble et admirable cette manipulation de l'univers entier à l'intérieur des frontières passives de l'imagination. Pendant un instant, le cerveau s'essaya à simuler les émotions humaines. La peur et l'instinct grégaire ne lui posaient pas de problèmes, mais il avait beaucoup plus de mal à saisir cette variante de la peur, ce réflexe pustuleux qu'on appelait la haine. Jamais le cerveau ne se permettait l'examen de son existence humaine antérieure ou des émotions qu'il avait ressenties alors. L'intrusion de telles pensées se serait vite révélée gênante. Le cerveau avait lui-même prescrit leur excision. A présent, il n'avait plus grand-chose de commun avec son homologue humain. Il avait gagné en taille et en complexité. Nul système circulatoire humain n'aurait pu faire face à ses besoins nutritifs, nul système sensoriel humain satisfaire son vorace appétit d'informations. Il était purement et simplement le Cerveau, une des composantes fonctionnelles du système de l'hyper– ruche, plus importante encore que les reines elles– mêmes. — A quelle catégorie appartenaient les humains qui ont été tués ? La réponse arriva sous forme de stridulations basses : — Ouvriers, femelles, larves et quelques reines stériles. Femelles et larves, pensa le cerveau. Il se forma sur l'écran de sa conscience un juron indien dont l'origine avait subi l'excision. Ces morts provoqueraient chez les humains une réaction particulièrement violente. Il fallait agir vite. — Quelles nouvelles des messagers qui ont franchi la barrière ? demanda le cerveau. La réponse arriva : — Cachette du groupe-messager inconnue. — Il faut trouver les messagers. Qu'ils restent cachés jusqu'à un moment plus favorable. Transmettre cet ordre immédiatement. Les ouvriers spécialisés se mirent aussitôt en route. — Il nous faut capturer un échantillonnage plus varié d'humanité, ordonna encore le cerveau. Et en particulier un responsable vulnérable. Envoyez des observateurs, des messagers et aussi des groupes opérationnels. Rapports dans les plus brefs délais. Puis le cerveau se mit à l'écoute de ce qui s'accomplissait. Il songeait aux messages qui allaient être transmis à grande distance et des ondes de frustration le parcouraient, des besoins pour lesquels il n'avait pas de réponse. Il éleva son masque sensoriel sur ses pédoncules musculaires et forma des yeux qu'il dirigea vers l'entrée de la caverne. Il faisait grand jour. Il ne lui restait plus qu'à attendre. Et justement, attendre était ce qu'il y avait de plus pénible dans l'existence. Le cerveau se plongea dans cette pensée, échafaudant toutes sortes de corollaires et d'inextricables cheminements comme exutoires au processus d'attente. Il entrevoyait par exemple la possibilité de projections imaginaires de structures physiques. Ces pensées finirent par engendrer une espèce d'indigestion intellectuelle. Les serviteurs, pris de panique, se mirent à bourdonner furieusement autour du cerveau, prêts à assurer sa protection. Les nourriciers entreprirent leur travail. Des phalanges de guerriers bloquaient déjà l'entrée de la caverne. Toute cette activité préoccupa le cerveau. Il en connaissait la dynamique : l'instinct de conservation. La survie de l'espèce exigeait une protection constante du cœur très précieux de la ruche de la part de ses cohortes. Chacune des unités du super-organisme, y compris le cerveau lui-même, ne pouvait changer isolément ce schéma. Pourtant, il était temps d'évoluer. Il faudrait apprendre la souplesse de jugement qui permet de considérer chaque situation dans ce qu'elle a d'unique. J'ai encore beaucoup à leur apprendre et à apprendre moi-même, pensa le cerveau. Le désir fusa de recevoir les rapports des petits observateurs qu'il avait envoyés vers l'est. Un grand besoin d'information en provenance de cette zone se faisait sentir. Des postes d'observation, il n'était parvenu que des bribes et il restait pas mal de vides à remplir. C'était de cette région que viendrait la preuve irréfutable qui détournerait l'humanité de ce glissement irrésistible dans la mort universelle. Lentement, au fur et à mesure que le cerveau se retirait des frontières douloureuses de la pensée, la colonie réduisit son activité. Pour le moment, patience, se dit le cerveau. Et il se consacra à un tout autre problème ; il s'agissait d'améliorer le système de fabrication de l'oxygène grâce à une légère mutation des gènes d'une guêpe aptère. Le senhor Gabriel Martinho, préfet du complexe– frontière du Mato Grosso arpentait son bureau. Il passait et repassait en maugréant devant une fenêtre étroite et haute par où pénétraient les dernières lueurs du soleil couchant. Régulièrement, il s'arrêtait pour décocher à son fils Joao un regard furibond. Ce dernier était assis sur un sofa de cuir de tapir, sous les rayonnages de la bibliothèque qui couraient le long des murs de la pièce. Le vieux Martinho était un petit homme sec et noiraud, aux cheveux grisonnants, avec des yeux noirs et caverneux sur un nez en bec d'aigle, une bouche aux lèvres minces et un menton en galoche. Il portait un costume noir dont le style ancien signalait sa position sociale. Le blanc éclatant de sa chemise tranchait sur ses vêtements sombres. Au moindre mouvement, ses boutons de manchette d'or scintillaient. — Je suis couvert de ridicule, tonna-t-il. Joao ne broncha pas ; une semaine entière passée à écouter les éclats de son père lui avait appris les vertus du silence. Il gardait les yeux baissés sur ses bottes de jungle de cuir souple dans lesquelles disparaissait le bas des pantalons de sa combinaison blanche de bandeirante. Sa tenue immaculée le gênait : au même moment, ses hommes peinaient dans la Serra Dos Parecis où ils menaient l'expédition de reconnaissance. L'obscurité s'épaississait dans la pièce, l'obscurité soudaine des tropiques qu'assombrissaient encore les gros nuages qui s'accumulaient à l'horizon. La lumière du jour s'estompait en bleuissant, des éclairs de chaleur zébraient le pan de ciel découpé par la haute fenêtre, emplissant le bureau de reflets électriques. Le roulement du tonnerre ne se fit pas attendre. Ce fut comme un signal ; à l'unisson, les récepteurs sensoriels de la maison allumèrent les lumières dans les pièces où vaquaient des humains. Un éclairage jaune illumina le bureau. Le préfet s'arrêta devant son fils. — Comment mon propre fils, le célèbre chef des Irmandades, peut-il débiter des stupidités carsonistes de cette taille ? Joao fixa le plancher entre ses bottes. Une semaine seulement s'était écoulée depuis l'affrontement de la Plaza de Bahia, la colère de la foule et sa fuite, et pourtant, il lui semblait qu'une éternité l'en séparait. Ces événements appartenaient au passé d'un autre. Toute la journée, des personnalités politiques s'étaient succédées dans le bureau de son père – sans jamais manquer de gratifier au passage le valeureux Joao Martinho de leurs salutations empressées – pour y tenir des conférences à voix basse. Le vieil homme se battait pour son fils, Joao en était persuadé, mais il se battait à sa façon, avec ses armes favorites : à travers le système rituel du clan, ce n'étaient que conversations diplomatiques secrètes, échanges de promesses, rassemblement de forces politiques en cas de conflit d'influences. Pas une seule fois il n'envisagea d'accorder la moindre attention aux doutes et aux soupçons de Joao. Les Irmandades, Alvarez et ses Hermosillos, tous ceux qui avaient participé, de près ou de loin aux expéditions du Pirati– ninga, avaient perdu tout crédit. Il fallait colmater les brèches. — Mettre un terme à la Restructuration ? marmonna le vieil homme. Interrompre la Marcha para Oeste ? Es-tu devenu fou ? A quoi crois-tu que je doive cette charge ? Moi ! un descendant des fidalgoes dont les ancêtres dirigèrent les premiers capitanías ! Nous ne sommes pas des bougres dont Rui Barbosa cachait les ancêtres. Les caboclos m'ont surnommé « Père des pauvres », ce n'est pas à cause de ma stupidité, que je sache. — Père, si seulement… — Tais-toi, je m'occupe de notre panelinha, je ferai bouillir la marmite, laisse-moi faire, tout ira bien. Joao poussa un soupir, il était mécontent et honteux à la fois de cette situation. Jusqu'à ces derniers événements, le préfet vivait dans une semi-retraite. Il avait le cœur très, très fatigué. Et lui qui venait ainsi bouleverser ses habitudes… mais aussi, avec quel entêtement persistait-il dans l'aveuglement ! — Faire une enquête, suggères-tu, se moquait le vieil homme, à quel propos ? Ni enquête ni soupçons ne sont de mise pour l'instant. Après une semaine de travail, mes amis et moi avons amené le gouvernement à adopter l'attitude suivante : Il ne se passe rien. Quant à la tragédie de Bahia, ils sont prêts à la mettre sur le dos des carsonistes. — – Mais, ils n'ont aucune preuve, objecta Joao. Vous l'avez reconnu vous-même. — Dans la conjoncture présente, nous n'avons que faire de preuves, dit son père. Pour l'instant, il importe surtout d'écarter de nous les soupçons, il faut gagner du temps. D'ailleurs, c'est tout à fait le genre de choses dont seraient capables les carsonistes. — Ce qui ne veut pas dire qu'ils sont passés à l'acte, fit remarquer Joao. Le vieux fit la sourde oreille. — La semaine dernière, continua-t-il en gesticulant, la veille du jour où tu es arrivé ici comme un tourbillon en furie, à la demande de mon ami, le ministre de l'Agriculture, je me suis rendu auprès des fermiers de Lacuia. Et croiras-tu que cette vermine s'est moquée île moi ? J'expliquai que nous avions agrandi le Vert de dix mille hectares en un mois et sais-tu ce qu'ils ont trouvé à répondre après m'avoir ri au nez ? « Votre propre fils n'en est pas si convaincu. » Je comprends mieux ce qu'ils voulaient dire à présent. Ah, tu parles de mettre un terme à la marche vers l'ouest, tiens donc ! — Mais, vous avez pris connaissance des rapports en provenance de Bahia, dit Joao. Les propres enquêteurs de l'O.E.I… — L'O.E.I. ! Ce Chinois rusé au visage insondable : Il est plus bahiano que les bahianos eux-mêmes, ce fin lascar. Et ce nouveau Doutor femelle qu'il envoie fourrer son nez partout ! C'est sa Mae de Santo, sa Sidaga. On en raconte de belles sur son compte. Hier encore, on disait… — Je ne veux rien entendre ! Le vieil homme se tut et le dévisagea : — Ahhhh ? — Qu'est-ce que ça veut dire, ahhh ? demanda Joao. — Ça veut dire, ahhh ! répondit le vieillard. — Cette femme est très belle. — C'est ce que j'ai entendu dire. Et on dit aussi… que plus d'un homme en a profité. — Je n'en crois rien. — Joao, dit le préfet, écoute la sagesse de l'expérience dans la bouche d'un vieil homme. C'est une femme dangereuse. Elle appartient corps et âme à l'O.E.I., une organisation qui se mêle trop souvent de nos affaires. Toi, tu es un soumissionnaire dont la renommée n'est plus à faire, mais dont l'habileté et le succès ont soulevé maintes jalousies dans nos contrées. Cette femme est censée être un Doutor des insectes mais elle se comporte plutôt comme une cabide de empregos. Elle a plus d'une corde à son arc, et certaines de ces cordes, ahh, certaines de… » — Ça suffit, père ! — Comme tu voudras. — Elle doit venir ici très bientôt, dit Joao. Je ne veux pas que, par votre attitude… — – Cette visite a des chances d'être retardée, insinua le préfet. Joao l'observa. — Pourquoi ? — Mardi dernier, le lendemain de ta petite aventure de Bahia, elle a été envoyée dans le Goyaz. Le soir même ou le lendemain, cela n'a guère d'importance… — Ah ? — Tu te doutes pourquoi, bien sûr. Tu connais ces histoires de bases bandeirantes clandestines dans le Goyaz. Elle a été chargée d'une enquête… si elle est toujours en vie. Joao se cabra. — Quoi ? — Eh bien, au quartier général, à Bahia, on raconte qu'elle aurait été… portée disparue. Un accident, probablement. On dit que le grand Travis Huntington Chen Lhu lui-même partira à la recherche de son Doutor femelle. Que dis-tu de cela ? — Il avait l'air de l'aimer, quand je les ai vus à Bahia. Mais cette histoire de… — De l'aimer ? Ah oui, vraiment. — Père, vous avez décidément l'esprit retors. Il prit une profonde inspiration. Cette femme adorable livrée sans défense aux créatures de la jungle, peut-être déjà morte ou atrocement mutilée, si belle… Un sentiment de vide morbide le submergea. — Peut-être souhaiteras-tu reprendre ta marche vers l'ouest, histoire de la retrouver ? Joao feignit d'ignorer l'ironie. — Père, dit-il, la croisade a besoin d'un répit. Nous découvrirons ce qui se passe. — Evidemment, si tu t'exprimais déjà de cette façon-là à Bahia, on ne peut guère leur en vouloir de t'être tombés dessus, dit le préfet. Peut-être que cette populace… — Vous savez ce que nous avons vu sur cette Plaza ! — Inepties ! mais ces inepties ne sont plus de mise, tu m'entends ? Cela ne se reproduira plus. Tu es prié de ne rien tenter qui menace tant soit peu l'équilibre. C'est un ordre. — Mais personne ne soupçonne plus les bandeirantes, dit Joao d'un ton amer. — Détrompe-toi, on te soupçonne encore. Et peux-tu me dire ce qui les en empêcherait, si tu t'exprimes à tort et à travers comme tu le fais avec moi. Joao se perdit dans la contemplation du bout de ses bottes, d'un noir luisant. Cette surface immaculée lui apparaissait soudain comme le symbole de la vie de son père. — – Père, je suis navré de vous causer toutes ces contrariétés, dit-il, il m'arrive parfois de regretter d'être bandeirante, mais… – Il haussa les épaules – …sans cela, comment aurais-je pu savoir tout ce dont je vous ai parlé ? La vérité est… — Joao ! La voix de son père tremblait. – Comment oses-tu rester assis là à m'expliquer que tu as foulé aux pieds l'honneur de notre nom ? Et quand tu as formé tes Irmandades, c'est aussi un faux serment que tu as prêté, n'est-ce pas ? — Cela ne s'est pas passé ainsi, père. — Ah ? Et comment alors ? Joao sortit un insigne d'atomiseur de sa poche de poitrine et se mit à le tripoter. — J'y croyais… alors. Grâce aux abeilles mutées, nous pouvions remplir toutes les cases écologiques des insectes. C'était une… grande croisade. A cette croisade-là, je croyais. Et comme l'avaient fait les Chinois avant nous, j'affirmais : « Seules les espèces utiles méritent de vivre ! » J'en étais fermement convaincu à l'époque, mais quelques années se sont écoulées depuis, et j'ai compris que notre appréhension de l'utile était bien limitée. — Ce fut une erreur de te faire faire des études en Amérique du Nord, fit remarquer son père. Et une erreur qui me revient, je l'avoue, je n'ai à m'en prendre qu'à moi-même. C'est là-bas que tu as été contaminé par cette hérésie carsoniste. C'est bel et bon pour eux, de refuser de se joindre à nous dans cette entreprise de restructuration écologique ; ils n'ont pas comme nous des millions de bouches à nourrir, mais mon propre fils… Joao éprouva le besoin de se justifier. — Dans le Rouge, père, c'est difficile à expliquer, mais les plantes ont l'air plus vigoureuses, les fruits sont… — Nous sommes dans une période transitoire, l'interrompit son père. Nous allons créer des abeilles qui rempliront la totalité de nos besoins ; les races parasites nous ôtent le pain de la bouche. C'est pourtant simple, il suffit de les détruire au profit de races utiles à l'homme. — Les oiseaux périssent, père. — Nous préservons les oiseaux ! Nos sanctuaires contiennent des specimens de chaque espèce. Nous leur trouverons de nouveaux aliments… — Certaines plantes disparaissent par défaut de pollinisation naturelle. — Pas une seule plante utile n'a disparu. — Et que se passerait-il, demanda Joao, si les insectes pénétraient en masse nos barrières avant que nous ayons remplacé la population de leurs prédateurs naturels ? Que se produirait-il, alors ? Le vieux Martinho agita un doigt maigre au nez de son fils. — Qu'il soit mis un terme à cette ineptie. Je ne veux plus entendre un mot, tu m'entends ? — Ne vous agitez pas, père, je vous en prie. — Comment cela, ne pas m'agiter ? Tu te caches ici comme un vulgaire criminel ! Bahia et Santarem sont la proie d'émeutes et… — Père, taisez-vous ! — Non, je ne me tairai pas. Tu ne sais pas ce qu'ont ajouté les fermiers de Lacuia ? Qu'on a vu des bandeirantes réintroduire des insectes dans le Vert afin de prolonger leur travail. Voilà où l'on en arrive. — Cela n'a pas de sens, père. — Bien sûr, c'est insensé, mais c'est la conséquence logique des discours défaitistes du genre des tiens. Et tous les revers que nous connaissons ne font que renforcer de telles accusations. — Des revers ? — Je dis bien, des revers. Le senhor Martinho fit quelques pas jusqu'à son bureau et revint se placer devant son fils, les mains sur les hanches. — Vous parlez du Piratininga, évidemment. — Entre autres. Tes Irmandades y étaient. — Oui, et nous n'avons pas laissé échapper ne serait-ce qu'une puce. — Et pourtant, jusqu'à la semaine dernière, le Piratininga était vert. Aujourd'hui… Il désigna du doigt son bureau. — Tu as lu le rapport. Cela pullule ! Pullule ! — Je ne peux quand même pas être derrière tous les bandeirantes du Mato Grosso, dit Joao. S'ils… — L'O.E.I. nous a donné six mois pour tout nettoyer, interrompit le vieux Martinho. – Il leva les bras au ciel, le visage congestionné. – Six mois ! — Si seulement vous acceptiez d'aller voir vos amis du gouvernement pour les convaincre de… — Les convaincre ? Tu veux que j'aille leur demander de commettre un suicide politique ? Mes amis ? Tu ne sais donc pas que l'O.E.I. menace de décréter l'embargo sur le Brésil tout entier, comme ils l'ont déjà fait avec l'Amériquè du Nord ? – Il laissa retomber les bras. – Imagines-tu les pressions auxquelles nous sommes soumis. Imagines-tu ce que je dois endurer, moi, avec tout ce qu'on raconte sur les bandeirantes en général et mon propre fils en particulier ? Joao étreignit jusqu'à l'enfoncer dans sa paume, le petit insigne. Une semaine de ce traitement était plus qu'il n'en pouvait supporter. Il aurait voulu être aux côtés de ses hommes dans la Serra Dos Parecis où ils se préparaient au combat. Cela faisait trop longtemps que son père était dans la carrière politique, trop longtemps pour espérer le faire changer, Joao s'en rendit compte avec une espèce de dégoût. Il leva les yeux sur son père. Si seulement le vieil homme n'était pas aussi irritable ; son cœur l'inquiétait. — Vous vous énervez sans raison, dit-il. — Je m'énerve ! Les narines du préfet se dilataient ; il se pencha vers son fils. — Nous avons déjà du retard au Piratininga et au Tefe. Il y a de la terre là-bas, et les hommes ne sont plus là pour la mettre en valeur. — Mais le Piratininga n'a jamais été une barrière totale, père, nous avons complètement nettoyé… — – Oui ! et quand j'ai annoncé à l'époque que mon propre fils et Benito Alvarez avaient nettoyé le Piratininga, cela nous a valu de nouveaux délais. Peux– tu m'expliquer pourquoi les insectes y pullulent à nouveau aujourd'hui et que tout est à recommencer ? » — Je ne l'explique pas. Joao remit l'insigne dans sa poche. Il était évident qu'il n'amènerait pas son père à la raison. C'était devenu un peu plus manifeste chaque jour de cette semaine. Il en ressentait une frustration qui faisait vibrer les nerfs de sa mâchoire. Il fallait pourtant convaincre le vieillard, ou quelqu'un d'au moins aussi influent politiquement, qui saurait se faire entendre du gouvernement. Le préfet retourna s'asseoir derrière son bureau. Il prit entre ses mains un crucifix ancien en ivoire, sculpté par le grand Aleihadinho lui-même et se perdit dans sa contemplation. Il cherchait visiblement à retrouver son calme, mais ses yeux lançaient toujours des éclairs à travers la pièce. Doucement, sans le quitter des yeux, il reposa le crucifix sur le bureau. — Joao, souflla-t-il. Son cœur ! pensa Joao aussitôt. Il bondit sur ses pieds et s'élança vers son père. — Père, qu'y a-t-il ? Le vieux tendit un doigt tremblant. Par-dessus la couronne d'épines et sur le visage du Christ crispé par la souffrance, le long des muscles tendus, un insecte rampait. De la couleur de l'ivoire, sa forme rappelait vaguement celle d'un coléoptère. Le bord externe des élytres et du thorax était découpé en dents de scie et les antennes, anormalement longues, s'achevaient en houppes velues qui faisaient songer à des plumes. Le vieux Martinho saisit un rouleau de papier pour l'écraser mais Joao retint son bras. — Attendez ! c'est une espèce nouvelle. Je n'ai jamais rien vu de semblable. Donnez-moi une torche, nous allons le suivre jusqu'à son nid. Le préfet marmonna quelque chose entre ses dents, sortit une petite permalampe d'un tiroir de son bureau et la tendit à son fils. La lampe à la main, Joao observait l'insecte. — Comme il est étrange, dit-il. Vous remarquez comme il imite à la perfection toutes les nuances de l'ivoire. L'insecte s'arrêta, les antennes pointées vers les deux hommes. — Il se passe de drôles de choses, continua Joao. Toutes sortes de bruits circulent. C'est quelque chose dans ce genre-là qu'on a trouvé le mois dernier aux environs d'un village de la barrière. C'était dans le Vert… sur un sentier le long d'une rivière. Vous vous souvenez de ce rapport ? Ce sont deux fermiers, partis à la recherche d'un homme malade, qui sont tombés dessus. Ils l'ont tué. – Joao regarda son père. – On est attentif au moindre signe de maladie, dans le Vert, vous savez. Il y a déjà eu de graves épidémies… mais c'est encore autre chose. — Cela n'a aucun rapport, lança son père. Sans insectes pour transporter les maladies, celles-ci finiront bien par disparaître. — C'est possible, dit Joao. Mais le ton de sa voix exprimait l'incrédulité. Joao reporta son attention sur l'insecte, qui n'avait pas bougé. — Je ne suis pas certain que nos écologistes en savent aussi long qu'ils voudraient le faire accroire. Quant à nos conseillers chinois, ils ne m'inspirent guère confiance. Ils sont intarissables quand il s'agit de démontrer les bienfaits de l'élimination des insectes nuisibles, mais ils refusent de nous laisser visiter leurs propres zones vertes. Les excuses ne leur font jamais défaut. A mon avis, ils ont intérêt à nous cacher leurs ennuis. — C'est idiot, gronda le vieux Martinho. – Mais son ton manquait de conviction. – Ce sont des gens honorables, à quelques exceptions près que je pourrais citer, et leur mode de vie est plus proche de notre socialisme que le capitalisme décadent des Américains du Nord. Ta vision est déformée par l'éducation que tu as reçue. — Je parierais que cet insecte est un exemple de mutation spontanée, dit Joao. Et je ne serais pas tellement étonné que leur apparition réponde à un plan déterminé… Donnez-moi quelque chose dans quoi je pourrai capturer cette créature et l'emmener au labo. Le vieux Martinho restait debout, près de sa chaise. — Où diras-tu l'avoir trouvée ? — Mais, ici. — Tu n'hésiterais pas à nous exposer à plus de ridicule encore ? — Mais, père… — Tu ne les entends donc pas d'ici ? Cet insecte chez lui ! Une espèce étrange et inconnue ! Pas de doute, il les élève lui-même afin de réinfester le Vert. — Maintenant, c'est vous qui divaguez, père. Tout le monde sait que les mutations ne sont pas rares chez les espèces menacées. Et pour ce qui est d'être menacées, personne ne lé niera, poisons, barrières de vibration, pièges, tout y est. Donnez-moi un flacon, père, il n'est pas question de laisser s'échapper cette créature. Sinon, j'irai le chercher moi-même. — Et tu comptes leur dire où tu l'as trouvée ? — Je ne peux pas faire autrement ! Il faut cerner toute cette région, trouver les nids. Ce pourrait être accidentel, évidemment, mais… — Ou une tentative délibérée de m'attirer des ennuis. Joao leva les yeux et observa son père. Effectivement, c'était une possibilité. Son père avait des ennemis et il fallait rester sur ses gardes avec les carsonistes. Leurs sympathisants étaient partout… et parmi eux, des fanatiques que rien n'arrêtait. Néanmoins… Joao prit une décision. Il tenait l'argument qui convaincrait son père. Il reporta son attention sur l'insecte. — Regardez cette créature, dit-il. A regret, le préfet obéit. — Nos premiers poisons, continua Joao, ont éliminé les plus faibles et provoqué une sélection. Ceux qui étaient immunisés contre cette menace humaine ont continué à se reproduire. Les poisons que nous utilisons aujourd'hui, certains d'entre eux, du moins, ne laissent plus subsister de telles brèches… de même que les vibrations mortelles des barrières… – Il haussa les épaules. – Et pourtant, nous avons sous les yeux une forme de coléoptère et, d'une façon ou d'une autre, il a traversé les barrières. Je vais vous montrer quelque chose. Joao sortit de sa poche un sifflet long et mince de métal brillant. — Il fut un temps où à l'appel de ce sifflet, les coléoptères arrivaient en masse, et il était facile de les exterminer. Il me suffisait de l'accorder à leurs propres fréquences d'émission. Il porta le sifflet à ses lèvres et souffla tout en faisant rouler l'extrémité entre ses doigts. Il n'en tira aucun son audible mais les antennes de l'insecte se mirent à vibrer. Joao ôta le sifflet de ses lèvres. Les antennes s'immobilisèrent. — Il n'a pas bougé, voyez, dit Joao. C'est un coléoptère et il aurait dû subir l'attraction du sifflet. Pourtant, il n'a pas bougé. Père, je vois dans le comportement de ces créatures le signe d'une intelligence malveillante. Nous sommes loin de les avoir totalement exterminées… et je crains qu'elles ne soient en train de riposter. — Une intelligence malveillante, peuh ! s'esclaffa son père. — Il faut me croire, père, dit Joao. Personne ne nous croit jamais, nous autres, bandeirantes. Quand nous décrivons ce que nous avons vu, on se contente de nous rire au nez en expliquant que nous sommes peut-être restés un peu trop longtemps dans la jungle, que nous n'apportons aucune preuve et que, de la part de fermiers incultes, il ne faut s'étonner de rien. Puis, on finit par nous soupçonner. — Et à juste titre, j'ai dit. — Vous ne croyez donc pas votre propre fils ? — Mon fils a-t-il dit une seule chose à laquelle je puisse attacher mon crédit ? Le vieux Martinho avait repris le visage du préfet Gabriel Martinho. Il se tenait raide devant son fils qu'il fixait d'un regard glacial. — Dans le Goyaz, le mois dernier, Antonio Lisboa a perdu trois hommes qui… — Accidents. — Ils ont été tués par l'acide formique et l'huile de copahu. — Ils n'ont pas fait assez attention aux poisons qu'ils utilisaient. Les hommes finissent par devenir imprudents quand… — Non. L'acide formique était particulièrement fort, très concentré, du même type que celui que sécrètent les insectes. Les hommes en ont été complètement aspergés. — Tu voudrais me faire croire que des insectes comme celui-ci… – Le préfet montra du doigt l'insecte, toujours immobile sur le crucifix. – Ces créatures aveugles… — Elles ne sont pas aveugles. — Pas aveugles à proprement parler, bien sûr, mais dénuées d'intelligence, précisa le préfet. Tu ne peux pas être sérieux et prétendre que des créatures semblables à celle-ci ont pu attaquer des humains et les tuer. — Eh bien, il reste à déterminer précisément les circonstances de ces morts. Nous n'avons actuellement pour preuves que les corps mutilés mais, d'autres hommes sont morts depuis, et d'autres portés disparus. On raconte les histoires les plus surprenantes à propos de créatures étranges qui attaqueraient les bandeirantes. Il nous apparaît tous les jours davantage que… Il se tut. Le coléoptère s'aventurait sur le bureau. Il se rembrunit aussitôt pour se confondre avec la couleur du bois. — Père, s'il vous plaît, donnez-moi un flacon. En atteignant l'extrémité du bureau, le coléoptère hésita, recourba ses antennes en arrière, puis les ramena devant lui. — Je ne t'apporterai ce flacon que si tu me promets de faire preuve de discrétion sur l'endroit où tu as trouvé cette créature, dit le préfet. — Père, je… L'insecte sauta du bureau au milieu de la pièce, fila jusqu'au mur et disparut dans une fissure au niveau de la fenêtre. Joao appuya sur l'interrupteur de la lampe de poche, dirigea le faisceau dans l'anfractuosité qui avait avalé l'insecte, et traversa la pièce pour l'examiner. — Cela fait combien de temps que cette fissure existe, père ? — Des années. La maçonnerie a joué… lors d'un tremblement de terre, quelques années avant la mort de ta mère, je crois. Joao franchit la pièce en quatre enjambées jusqu'à un hall voûté, descendit une volée de marches de pierre, franchit une porte, une petite entrée et passa une grille en fer forgé pour sortir dans le jardin. Il régla la torche sur l'intensité maximum et dirigea son rayon bleu éblouissant sur le mur du bureau, au niveau de la fenêtre. — Que fais-tu ? — Mon travail, père. Il se détourna pour constater que son père l'avait suivi jusqu'à la grille. Il reporta son attention sur le mur, abaissa le faisceau de lumière sous la fenêtre pour détailler chaque pierre, puis en balaya le sol, sans épargner la moindre motte de terre, scrutant toutes les ombres. Il poursuivit sa recherche minutieuse sur la terre nue, promena son faisceau sur la pelouse, fouilla les buissons. II entendit son père qui le rejoignait. — Tu le vois ? — Non. — Tu aurais dû me laisser l'écraser. Joao se redressa et leva les yeux vers le toit de tuiles et les auvents. Autour d'eux, l'obscurité était to– tale à présent hormis la lumière du bureau et les détails que révélait le faisceau de la lampe. Une stridulation perçante déchira l'air tout autour d'eux. Le son, à peine supportable pour l'oreille, provenait du mur de pierre qui entourait le jardin, le long de la route. Il cessa mais l'atmosphère en restait comme imprégnée. Joao évoqua le cri des bêtes de proie dans la jungle. Un frisson parcourut son épine dorsale. Il s'éloigna en direction de l'allée où il avait rangé son aérotruck, s'éclairant de la lampe. — Quel bruit surprenant, dit son père. Je.. – Il s'interrompit, fixant la pelouse. – Qu'est-ce que c'est que ça ? La pelouse semblait animée. A la manière d'une vague qui vient mourir sur une plage, elle avançait sur eux. Elle s'étalait déjà entre eux et l'entrée de la maison. Elle était encore à dix pas mais se déplaçait rapidement. Joao agrippa le bras de son père. Il parlait calmement afin de ne pas affoler davantage le vieil homme au cœur fatigué. — Nous allons gagner mon truck, père. Il va falloir les traverser. — Les ? — Ce sont des insectes semblables à celui que nous avons trouvé dans votre bureau. Ils sont des millions et nous attaquent. Ce ne sont peut-être pas des coléoptères, après tout, mais des fourmis guerrières. Nous allons rejoindre mon truck. C'est un truck de bandeirante, nous y serons en sécurité. Il contient de l'équipement et tout ce qu'il faut pour les combattre. Il faut que vous courriez avec moi, vous comprenez ? Je vous aiderai, mais attention à ne pas trébucher et tomber au beau milieu de ces bêtes. — Je comprends. Ils se mirent à courir. Joao tenait son père par le bras et éclairait le chemin de sa lampe. Faites que son cœur tienne bon, pria Joao. Ils furent bientôt dans la vague d'insectes mais les créatures sautèrent sur le côté, ouvrant un passage qui se refermait derrière les deux hommes. La forme blanche du truck apparaissait vaguement dans l'ombre de l'allée carrossable, à quinze mètres environ, au bout du tournant. — Joao… mon cœur… Le vieux Martinho suffoquait. — Vous pouvez y arriver, haleta Joao. Plus vite ! Et il porta pratiquement son père pour accomplir les derniers mètres. Ils arrivèrent devant les larges portes arrière du compartiment-laboratoire du truck. Joao les ouvrit toutes grandes, appuya sur l'interrupteur qu'il trouva sur la paroi gauche et tendit la main vers un capuchon et un fusil atomiseur. Il s'arrêta et, à la faveur de l'éclairage jaune, examina l'intérieur du compartiment. Deux hommes y étaient assis. A première vue, avec leurs yeux sombres qui lançaient des éclairs et leurs cheveux coupés au bol sous des chapeaux de paille, ils avaient l'air d'Indiens du sertao. Ils se ressemblaient trait pour trait, jusqu'à leurs vêtements et leurs sandales d'un gris poussiéreux, leurs havresacs grisâtres. Les étranges coléoptères grouillaient tout autour d'eux, sur les murs du laboratoire, sur les instruments, sur les flacons. — Que diable… balbutia Joao. L'un d'eux fit des gestes avec sa qena. Il parlait d'une voix aux inflexions étranges et rauques. — Entre. Il ne te sera fait aucun mal si tu obéis. Joao sentit son père se tasser. Il prit le vieillard dans ses bras. Comme il était léger ! Le vieil homme respirait à petits coups brefs et douloureux. Son visage avait pris une teinte bleutée, la sueur perlait à son front. — Joao, souffla le préfet. La douleur… ma poitrine. — Le médicament, dit Joao, où est ton médicament ? — A la maison, sur le bureau. — On dirait qu'il est en train de mourir, dit l'un des Indiens de sa voix rauque. Joao tenait toujours son père dans ses bras, il se retourna vers le couple et fulmina à leur égard : — Je ne sais pas qui vous êtes ni pourquoi vous avez lâché ces insectes, mais mon père est mourant et a besoin d'aide. Sortez de là ! — Obéis ou vous mourrez tous les deux, répliqua l'Indien à la flûte. Entre. — Il lui faut son médicament et l'assistance d'un médecin, expliqua Joao. Il n'aimait pas la façon dont l'Indien pointait cette flûte, comme s'il s'était agi d'une arme. — Quelle composante a lâché ? demanda l'autre Indien. Il examinait avec curiosité le père de Joao. La respiration du vieil homme se faisait creuse et saccadée. — C'est son cœur, répondit Joao. Vous autres fermiers pensez qu'il n'a pas agi assez vite pour… — Fermiers, non, dit celui qui tenait la flûte. Cœur ? — Pompe, suggéra l'autre. — Pompe, répéta l'Indien à la flûte. Il se leva de la banquette qui faisait face au laboratoire et la désigna du geste. Mettre… père, ici. L'autre se leva à son tour et se tint immobile sur le côté. Malgré la peur qu'il ressentait pour son père, Joao ne laissait pas d'être étonné par l'apparence étrange de ce couple, les nervures étranges qui dessinaient sur leur peau des sortes d'écaillés, l'éclat anormal de leurs yeux. Avaient-ils absorbé des drogues extraites de plantes de la jungle ? — Mets ton père ici, répéta l'Indien à la flûte en indiquant de nouveau la banquette. De l'aide peut– être… — Obtenue, termina l'autre. — Obtenue, répéta celui à la flûte. Joao observait maintenant les insectes qui couvraient les murs. Tranquilles, ils semblaient attendre quelque chose. C'était bien les mêmes que celui qu'ils avaient trouvé tout d'abord. Absolument identiques. Sur son bras et sa poitrine, la respiration de son père était de plus en plus faible et rapide. Il est en train de mourir, pensa Joao avec désespoir. — De l'aide peut être obtenue, répéta l'Indien à la flûte. Si tu obéis, nous ne ferons aucun mal. L'Indien leva sa flûte et la braqua sur Joao. — Obéis. On ne pouvait pas se tromper sur ce geste. C'était une arme. Lentement, Joao entra dans le truck jusqu'à la banquette et déposa doucement son père sur la surface matelassée. L'Indien à la flûte lui fit signe de reculer, et il obéit. L'autre Indien se pencha sur la tête du vieux Martinho, souleva une paupière. Joao fut frappé par la précision professionnelle du geste. L'Indien pressa doucement le diaphragme du mourant, défit la ceinture du préfet et déboutonna le col de sa chemise. Il appuya un épais doigt brun contre l'artère qui battait dans le cou du vieillard. — Très faible, constata-t-il de sa voix rauque. Joao observa de nouveau l'Indien. Il se demandait où ce sertanisto des sous-bois avait pu apprendre à se conduire comme un médecin. — Hôpital, suggéra l'Indien. — Hôpital ? demanda celui à la flûte. L'autre Indien émit un sifflement bas et stridulent. — Hôpital, dit celui à la flûte. Cette stridulation ! Joao examina l'Indien qui se tenait aux côtés du préfet. Il n'avait pu s'empêcher de penser à cet autre son, de l'autre côté de la pelouse. Celui qui tenait la flûte l'en tapota et dit : — Toi. Va devant et manœuvre ce… — Véhicule, dit celui qui se tenait à côté du père de Joao. — Véhicule, répéta celui qui tenait la flûte. — Hôpital ? demanda Joao d'un ton persuasif. — Hôpital, approuva celui qui tenait la flûte. Joao regarda encore une fois son père. Le vieil homme bougeait si peu. L'autre Indien attachait déjà le vieux Martinho à la banquette au moyen de courroies, se préparant au vol. Quelle compétence, pour un primitif, se répéta-t-il. — Obéis, dit celui qui tenait la flûte. Joao ouvrit l'écoutille qui donnait accès au compartiment avant. Il s'y glissa et sentit sur ses talons l'Indien armé. Quelques gouttes de pluie s'écrasèrent sur le pare-brise concave. Joao prit place sur le siège du conducteur. L'écoutille se referma, et l'obscurité envahit le compartiment. Sous l'effet des solenoïdes, les verrous automatiques de l'écoutille se refermèrent avec un bruit mat. Joao se retourna vers les cadrans du tableau de bord ; il remarqua que l'Indien était accroupi derrière lui, la flûte pointée, prêt à tirer. Cela doit être une espèce de sarbacane d'un genre ou d'un autre, imagina Joao, probablement empoisonnée. Il enfonça d'un coup de poing le bouton d'allumage sur le tableau de bord et attacha sa ceinture en attendant que les turbines aient pris de la vitesse. L'Indien se tenait toujours dans la même position à ses côtés, sans harnais de sécurité, remarqua Joao, vulnérable désormais en cas de forte secousse. Joao abaissa l'interrupteur de communication en bas du tableau de bord, à gauche, et regarda le petit écran qui lui montrait le compartiment laboratoire. Les portières étaient ouvertes, et il les ferma au moyen du contrôle hydraulique à distance. Son père était bien calé sur la banquette, l'autre Indien à son chevet. Les turbines atteignirent leur plein régime. Joao alluma les lumières et enfonça le bouton de la conduite hydrostatique. Le truck s'éleva de dix centimètres au-dessus du sol. Il augmenta l'aspiration pneumatique, et le truck prit de l'altitude. Il tourna à gauche dans la rue, s'éleva encore de deux mètres pour prendre de la vitesse en direction des lumières du boulevard. L'Indien se pencha à son oreille : — Prends route des montagnes là-bas. Du geste, il indiquait la droite. La clinique Alejandro se situe dans les collines, pensa Joao. C'est la bonne direction. Joao prit donc le tournant qu'on lui indiquait le long d'une rue transversale qui allait rejoindre le boulevard. Sans avoir l'air de rien, il accrut encore la vitesse, s'éleva d'un nouveau mètre. D'un même geste, il appuya sur l'interrupteur de l'intercom avec le compartiment arrière et brancha l'ampli et le capteur situés directement derrière la banquette où son père reposait. Le capteur était doué d'une sensibilité telle que la chute d'une épingle eût produit un bruit de tonnerre. Il n'émit pourtant qu'une espèce de sifflement doublé d'un frottement de râpe. Joao força l'ampli. Les battements du cœur du vieillard auraient dû résonner dans le module-avant comme un roulement de tambour. Il n'y avait rien que ce sifflement. Des larmes brouillèrent les yeux de Joao. Il secoua la tête pour les chasser. Mon père est mort, songea– t-il. Ces cinglés d'Indiens l'ont tué. Sur l'écran du tableau de bord, il remarqua qu'à l'arrière, l'Indien avait passé une main sous le dos du vieux Martinho. Il semblait masser le dos du mort. C'était ce mouvement rythmique qui produisait le bruit de râpe transmis par l'intercom. La colère le submergea et il fut sur le point de jeter son aérotruck contre un talus. Quitte à mourir, autant mettre ces cinglés hors d'état de nuire. Le truck arrivait en vue des faubourgs de la ville. A sa gauche, des avenues circulaires menaient au boulevard. C'était un quartier de petits jardins et de pavillons protégés par des toiles tendues en auvents. Joao s'éleva au-dessus des auvents et prit la direction du boulevard. A la clinique, d'accord, pensa-t-il, mais il est trop tard. Soudain, il se rendit compte qu'aucun battement cardiaque ne lui parvenait en fait du compartiment– arrière. Il ne percevait que ce bruit râpeux, cadencé, et aussi, en tendant l'oreille, un crissement semblable à celui d'une cigale. — Vers les montagnes, par là, dit l'Indien, derrière lui. De nouveau, la main se tendit pour lui indiquer le chemin. La main s'approcha de ses yeux et, dans la lumière du tableau de bord, Joao crut voir bouger un élément squameux sur un doigt. Autour de l'écaillé, il reconnut les dents de scie. Les coléoptères ! Le doigt était entièrement composé de coléoptères imbriqués les uns dans les autres et travaillant à l'unisson. Joao se retourna, plongea les yeux dans ceux de l'Indien, et comprit alors la raison de leur intensité : des milliers de facettes minuscules y miroitaient. — Hôpital, là-bas, continua la créature, le doigt tendu. Au prix d'un effort considérable, Joao réussit à garder son sang-froid et reporta son attention sur les commandes. Ce n'était pas des Indiens… ils n'avaient rien d'humain. Des insectes s'étaient organisés en colonie, imitant les formes humaines. Cette découverte le plongea dans un tourbillon de questions sans réponses. Comment pouvaient-ils soutenir leur propre poids ? Comment se nourrissaient– ils, respiraient-ils ? Comment pouvaient-ils parler ? Désormais, toute préoccupation d'ordre personnelle serait subordonnée à un objectif unique : alerter l'un des grands laboratoires du gouvernement et lui communiquer les preuves qui lui permettraient d'étudier scientifiquement ce phénomène. La mort de son père devait passer au second plan. L'essentiel était de capturer une de ces créatures pour l'emmener avec lui. Il leva la main au-dessus de sa tète pour brancher l'émetteur sur la longueur d'onde de son équipe. Faites qu'un de mes Irmaos soit éveillé et à l'écoute, pria-t-il. — Plus à droite, reprit la voix rauque à ses côtés. Il corrigea sa ligne de vol. La voix, cette stridulation rauque. De nouveau, Joao se demanda comment la créature arrivait à simuler ainsi la parole humaine. Un tel phénomène requérait des facultés de coordination d'un niveau supérieur aux implications invraisemblables. Joao regarda sur la gauche. La lune était haute dans le ciel, illuminant à l'horizon une rangée de tours bandeirantes : la première barrière. Le truck aurait bientôt quitté le Vert, pénétrant dans le Gris, il survolerait les exploitations agricoles les plus misérables du plan de repeuplement. Puis, au-delà d'une autre barrière, le Grand Rouge étendrait ses tentacules à travers le Goyaz et à l'intérieur du Mato Grosso, jusqu'aux confins des Andes, que parcouraient des équipes venues de l'Equateur. Devant lui, Joao apercevait déjà les lumières éparses des fermes du plan. Au-delà, l'obscurité. L'aérotruck allait plus vite qu'il n'aurait voulu mais Joao savait qu'il ne ralentirait pas. Il ne voulait pas leur donner matière à suspiscion. — Tu dois aller plus haut, dit la créature, derrière lui. Joao accéléra le refoulement pour redresser le nez de l'appareil. A trois cents mètres d'altitude, il reprit l'horizontale. De nouvelles tours bandeirantes se profilaient à l'horizon, en rangs plus serrés. Joao reçut les signaux sur ses cadrans et observa son garde, derrière lui. Les vibrations de dislocation qu'émettait la barrière ne semblaient pas l'affecter. Joao se pencha pour regarder par la fenêtre latérale la barrière qu'ils étaient en train de survoler. Personne à ce niveau ne lui demanderait quoi que ce soit. Un aérotruck bandeirante rentrait dans le Rouge… et son émetteur envoyait un signal de rappel. Les hommes, en bas, supposeraient qu'un chef de groupe bandeirante, ayant décroché un contrat, se rendait à son travail ; rameutant ses hommes pour une nouvelle expédition. Si les gardes reconnaissaient sa longueur d'onde, cela ne ferait que les confirmer dans cette idée. Joao Martinho venait effectivement d'obtenir un contrat sur la Serra Dos Parecis. Tous les bandeirantes étaient au courant. Joao soupira. Le serpent de la rivière San Francisco disparaissait sur sa gauche en méandres argentés sous la lune et s'effilochait en minces cours d'eau qui dévalaient les collines. Je dois découvrir le nid, où que nous allions, pensa Joao. Il ne savait pas encore s'il oserait brancher son récepteur au cas où ses hommes s'aviseraient de l'appeler… Non. Il ne devait pas risquer d'éveiller les soupçons de ces créatures. Elles risqueraient de réagir violemment. Si je ne leur réponds pas, mes hommes comprendront qu'il se passe quelque chose d'anormal, pensa Joao, ils me suivront. Si toutefois ils entendent mon appel. — Où allons-nous ? demanda Joao. — Très loin, répondit son garde. Joao se prépara pour un long voyage. Il faut que je sois patient, pensa-t-il. Comme une araignée tapie au bord de sa toile. Les heures passaient, monotones : deux, trois… quatre. Au clair de lune, la jungle s'étirait, défilant à grande vitesse sous le truck ; rien que la jungle, à perte de vue. A présent, la lune déclinait à l'horizon. Ils survolaient le cœur du Rouge ; là où les premières expériences de lâchers de poisons s'étaient révélées presque désastreuses. Là où l'on avait découvert les premières mutations sauvages. Le Goyaz. Tanja Kelly aurait été envoyée par ici, m'a dit mon père, songea Joao, peut-être s'y trouve-t-elle en ce moment même ? Sous l'éclat givré de la lune, la jungle restait muette. Le Goyaz : on le réservait pour l'assaut final, quand la boucle serait suffisamment resserrée, on mettrait en place les barrières mobiles. — C'est encore loin ? demanda Joao. — Bientôt. Joao arma la charge d'urgence dont la mise à feu éjecterait le module-avant s'il le désirait. Une fois séparé du lourd compartiment-arrière, ses petites ailes trapues et ses moteurs-fusées le ramèneraient jusqu'au pays bandeirante. Et avec ce specimen, derrière lui, définitivement réduit à l'impuissance, espérait Joao. Il leva les yeux pour scruter l'horizon à travers le capot transparent aussi loin que portait sa vue. Là– bas, très loin, vers l'arrière, n'était-ce pas un reflet de la lune miroitant sur un truck ? Il n'aurait pu le dire avec certitude… pourtant, cela en avait bien l'air. — Bientôt ? demanda Joao. — Tout droit, dit la créature de sa voix rauque. La stridulation modulée contenue dans cette voix envoya un frisson le long de son épine dorsale. — Mon père… — Hôpital pour… le père… là-bas, interrompit la créature. Joao se rendit compte que l'aube allait bientôt poindre. Derrière lui, il en apercevait les premières lueurs le long de l'horizon. La nuit avait passé si vite que Joao se demanda si le garde ne lui avait pas injecté quelque drogue pour modifier sa notion du temps. Il n'en avait pas l'impression, pourtant. Il se sentait dispos, prêt à affronter les difficultés de l'heure. Ce n'était pas le moment de se laisser aller à la fatigue ou à l'impatience. Il devait au contraire déceler dans la nuit le moindre point de repère, enregistrer le moindre détail du comportement des créatures qui l'accompagnaient. L'odeur mordante et hygiénique de l'acide oxalique donnait à penser qu'elles produisaient de l'oxygène à partir d'acide. Mais, comment coordonnaient-elles les insectes qui les composaient pour en faire les unités d'un organisme global ? Elles semblaient conscientes mais était-ce une ultime simulation ? Quel pouvait bien être leur cerveau ? Ce fut l'aube. Ils survolaient le plateau du Mato Grosso : un chaudron de liquide vert bouillonnant au bord du monde. Joao regarda par la fenêtre latérale, juste à temps pour apercevoir l'ombre allongée du truck qui bondissait à travers une clairière. Un toit de tôle galvanisée se détachait sur la verdure. C'était un sitiante abandonné au cours du plan de repeuplement, ou peut-être le barracao d'une fazenda située à la frontière du pays caféier. L'endroit aurait effectivement pu abriter un entrepôt, la terre gardait des traces de culture le long des rives d'un petit cours d'eau. Joao connaissait la région ; il aurait pu appliquer en imagination la carte des bandeirantes, qui couvrait cinq degrés de latitude et six degrés de longitude. Jadis, on y rencontrait des fazendas isolées, exploitées par des Noirs ou des métis indépendants et des branco sertanistos enchaînés au système de colonisation encomendero. C'est là qu'étaient nés les parents de Benito Alvarez. Des sylves de bois dur parcourues de petits cours d'eau étroits enfouis sous les fougères arborescentes, des savanes grouillantes de vie. De place en place, sur les hauteurs surplombant la rivière, des ruines d'usines hydroélectriques, comme celle des chutes de Paolo Alfonso, rappelaient un passé aboli. Depuis longtemps déjà, l'énergie solaire et atomique avaient pris le relais. Telle était la réalité du sertao du Goyaz. Les insectes et la maladie l'avaient condamné à rester un pays primitif. Dernier bastion des insectes dans l'hémisphère occidental, il attendait que la technologie moderne l'élève au XXIe siècle. Le matériel de campagne des bandeirantes gagnerait Sao Paolo en empruntant les autoroutes multi– ponts ou la voie des airs. Puis, d'antiques trains diesel l'amèneraient jusqu'à Itapira d'où des aviadores utiliseraient les voies d'eau jusqu'à Bahus. De là, des aérotrucks se rendraient à Registo et Léopoldina sur l'Araguaya. La région une fois nettoyée, les gens reviendraient, des zones du plan ou des métropoles. Une turbulence secoua le truck, et Joao reprit une conscience aiguë de la situation. Un coup d'œil à son garde lui permit de constater que la créature était toujours dans la même position, attentive, aussi patiente que l'Indien dont elle était la copie. La présence de cette chose, dans son dos, commençait à lui peser et il devait lutter contre le sentiment de répulsion qu'il sentait monter en lui. Autour de lui, la structure entière du truck, toute cette mécanique luisante et de haut rendement, semblait rejeter l'étrange insecte. Sa place n'était manifestement pas là, dans cette cabine qui survolait en douceur une zone où ceux de sa race exerçaient encore leur suprématie. Joao regarda en bas le flot vert de la forêt : la Zona da mata. Il savait que la région pullulait d'insectes : vers logés dans les racines des savanes, asticots enfouis dans la terre noire et humide, coléoptères sautillants, abeilles, guêpes, chalcidés, que le culte Xango, qui survivait dans les tréfonds de la jungle, considérait encore comme sacrés. Chiques, sphécidés, braconidés, frelons redoutables, termites blancs, hémiptères rampants, blattes crache-sang, fourmis, poux, moustiques, teignes, phalènes, papillons, mantidés ; sans compter les multitudes de formes mutantes encore inconnues qu'ils étaient en train d'engendrer. Cela, sans aucun doute. Le combat serait sans merci. A moins qu'il ne fût perdu d'avance. Je ne dois pas me laisser aller à de telles pensées, se dit Joao, ne serait-ce que par respect pour mon père. Je ne dois pas penser ainsi… ou du moins, il est encore trop tôt. Sur les cartes d'état-major de l'O.E.I., la région était représentée par divers tons de rouge cerclé d'un anneau gris où, çà et là, des hachures roses indiquaient la persistance d'une ou deux souches dont rien n'était encore venu à bout ; poisons, gelées de napalm, astringents, sonitoxiques, ni même cette combinaison d'ondes et de vibrations supersoniques qui faisaient sortir les insectes de leurs gîtes, les condamnant à une mort certaine, ni aucun des pièges mécaniques ou des appâts qui constituaient l'arsenal des bandeirantes. On appliquerait une carte sur cette région et chaque millier d'hectares carrés serait offert en soumission à des bandes indépendantes chargées du nettoyage. Nous, les batideirantes, nous sommes un peu comme l'ultime prédateur, songea Joao. Rien de surprenant à ce que ces créatures cherchent à nous imiter. Mais dans quelle mesure leur copie était-elle fidèle ? se demandait-il. Et dans quelle mesure menaçait-elle les prédateurs ? Jusqu'où cela était-il déjà allé ? — Là, dit la créature, derrière lui. La main composite indiquait un escarpement sombre qui se profilait dans la lumière grise du matin. Une brume épaisse s'y accrochait, laissant deviner la proximité d'une rivière enfouie dans la jungle. C'est plus qu'il ne m'en faut, songea Joao, je retrouverai ce coin sans difficulté. Il enfonça du pied une pédale de commande et un immense nuage de colorant orange se déversa sur plus d'un kilomètre carré de forêt. En même temps, il s'était mis à compter mentalement les cinq secondes qui le séparaient de la mise à feu automatique de la charge d'éjection. L'explosion roula comme un coup de tonnerre. Joao savait que le souffle violent écraserait la créature accroupie dans son dos contre la paroi arrière. Il sortit les ailes rétractables, mit les gaz des moteurs fusées et vira très sec sur la gauche. Il apercevait maintenant le compartiment-arrière qui descendait en douceur au– dessus du nuage de colorant, freiné dans sa chute par les pompes automatiques des commandes d'hydrostabilisation. Je reviendrai, père, pensa-t-il, vous serez enterré parmi les vôtres. Il verrouilla les commandes et se retourna pour s'occuper de son garde. Il laissa échapper un cri d'effroi. La paroi arrière grouillait d'insectes agglutinés autour d'une masse d'un blanc-jaunâtre parcourue de pulsations. Le pantalon et la chemise gris-poussière s'étaient déchirés, mais déjà des insectes s'affairaient pour les réparer, tissant des fibres qui se collaient par simple contact. Une espèce de sac jaune sombre faisait une protubérance sur la surface palpitante. Par instants, on distinguait un squelette brun, articulé comme celui d'un homme. S'il n'avait été sombre et chitineux, on aurait pu le prendre pour un squelette humain. Devant ses yeux, la chose était en train de se reconstituer. Les antennes duveteuses s'entremêlaient d'un insecte à l'autre, les bords dentelés se réimbriquaient. La flûte-arme avait disparu, et la poche de cuir de la créature avait été projetée dans un coin par l'explosion. Mais ses yeux étaient en place dans leurs orbites brunes et le fixaient. La bouche était en train de reprendre forme. Le sac jaune-sombre se contracta, et une voix s'échappa de la bouche à moitié formée. — Tu dois écouter, dit la voix rauque. Joao réprima un hoquet, se retourna pour déverrouiller les commandes, entraînant le module dans une série d'acrobaties affolées. Il perçut dans son dos un bourdonnement aux harmoniques stridentes. Le bruit le glaça jusqu'à l'os. Quelque chose lui rampa dans le cou. Il l'écrasa violemment et le sentit craquer sous sa paume. Son unique pensée était de fuir. Il lançait des regards frénétiques vers la terre, en bas. Soudain, au cœur de la savane, une tache blanche se détacha sur sa droite, et il distingua aussi un aérotruck qui venait se ranger à côté du sien, l'insigne de ses propres Irmandades brillait sur la carlingue. La tache blanche qu'il avait aperçue d'abord était un groupe de tentes arborant les drapeaux orange et vert de l'O.E.I. Dans l'herbe rase, serpentait une rivière. Joao piqua droit sur les tentes. Il sentit une morsure à la joue. Des choses grouillaient dans ses cheveux et le criblaient de leur dard. Il enfonça d'un coup de pied les freins-fusées et visa un espace découvert entre les tentes. Les insectes recouvraient entièrement la fenêtre de son habitacle, bloquant sa vue. Il récita une prière en silence, tira sur le palonnier et sentit l'habitacle s'écraser sur le sol où il se mit à glisser en patinant. Il ouvrit le parachute de freinage, arracha son harnais de sécurité et se précipita dehors pour atterrir en roulé-boulé. Il roula, roula, roula, les yeux fermés, les piqûres d'insectes comme autant d'aiguilles de feu harcelant toutes les parties exposées de son corps. Des mains l'agrippèrent et il sentit un capuchon de gelée protectrice lui éclabousser le visage. Il recevait de toutes parts de violentes giclées. A quelque distance, à travers le capuchon qui lui brouillait l'ouïe, il crut reconnaître la voix de Vierho qui hurlait : — Courez ! par ici, courez ! Il entendit le coup d'un fusil-atomiseur : Whoosh ! Puis encore. Et encore. Des mains l'empoignèrent. On l'aspergea encore d'un liquide dont l'odeur lui apprit que c'était un neutralisant. Une explosion sourde ébranla le sol, suivie d'une voix qui criait : — Mère de Dieu ! mais regardez-moi ça ! Joao se redressa, se débarrassa du capuchon de gelée qui lui couvrait le visage et observa la savane alentour. Autour d'un aérotruck Irmandade, l'herbe bouillonnait littéralement d'insectes. — Tu as exterminé tout ce qui bougeait dans le module ? demanda une voix. — Tout… absolument tout… La réponse était hachée, la respiration précipitée comme si l'homme luttait contre la douleur. — Y a-t-il encore des trucs à récupérer ? — La radio est détruite. — Evidemment. C'est la première chose qui les intéresse. Joao regarda autour de lui. Il compta sept de ses Irmandades : Vierho, Thome, Ramon, Pietr, Lon… Mais, derrière ses hommes, un petit groupe retint son attention. Tanja Kelly se trouvait parmi eux. Les cheveux en désordre, le visage souillé de terre, ses yeux verts étrangement hagards, elle le foudroyait du regard. Il aperçut alors son module, sur la droite. Il était couché sur le côté à l'intérieur d'une tranchée de protection circulaire, entièrement recouvert d'écume et de pulvérisations. La tranchée délimitait une zone de terre battue dont les tentes occupaient le centre, au– delà, s'étendait la savane. Deux hommes de l'O.E.I. se tenaient à ses côtés, des réservoirs-atomiseurs à la main. Joao reporta son attention sur Tanja. Il se la remémora telle qu'il l'avait connue à l'A Chigua. Elle portait maintenant un uniforme de campagne de l'O.E.I. dont le vert était maculé de terre brun-rouge. Ses yeux n'exprimaient plus aucune invite. — Le juste retour des choses ne manque pas de poésie, bandes de traîtres, lança-t-elle. Joao remarqua une pointe d'hystérie dans sa voix et ne comprit pas tout de suite le sens de ses paroles. Traîtres ? C'est alors qu'il se rendit compte de l'air abattu, exténué, des membres de l'O.E.I. Vierho s'approcha pour l'aider à se relever et lui tendit un linge pour essuyer le reste de gelée. — Jefe, que se passe-t-il ? demanda-t-il. Nous avons bien reçu votre signal mais vous ne répondiez pas. — Plus tard, répondit Joao, les mâchoires serrées. Il venait de remarquer que Tanja et ses compagnons semblaient fous de rage. Tanja avait l'air fébrile et malade. Des mains brossèrent Joao, le débarrassant des derniers insectes morts qui restaient accrochés à ses vêtements. La douleur cuisante des morsures qu'il avait reçues commençait à se calmer sous l'effet du neutralisant. — Que fait ce squelette dans votre module ? demanda l'un des hommes de l'O.E.I. Avant que Joao ait pu répondre, Tanja déclara : — La mort et les squelettes font partie de l'environnement habituel de Joao Martinho, vous ne saviez pas ? Voyons, le traître du Piratininga. — Ils sont devenus fous, je ne vois pas d'autre explication, dit Vierho. — Vos petites bêtes se sont retournées contre vous, n'est-ce pas ? demanda Tanja. Et ce squelette, ce sont les restes de l'un d'entre vous, hein ? — Qu'est-ce que c'est que cette histoire de squelette ? demanda Vierho. — Votre Jefe le sait très bien, répondit Tanja. — Auriez-vous l'amabilité de vous expliquer ? intervint Joao. — Ce n'est pas à moi de m'expliquer. Demandez plutôt à vos amis, là-bas, de le faire. Du doigt, elle indiquait l'orée de la jungle, au-delà de la trouée de savane. Joao aperçut une rangée d'hommes en costume bandeirante. L'ombre verte autour d'eux grouillait d'insectes et pourtant, leur comportement n'en était pas affecté. Il prit une paire de jumelles au cou de l'un de ses hommes et les braqua sur une silhouette. Il savait ce qu'il cherchait et n'eut aucun mal à l'identifier. — Padre, dit Joao. Vierho s'inclina en frottant une piqûre d'insecte au niveau de la cicatrice qui zébrait sa joue. Joao lui expliqua ce qu'il savait des silhouettes postées à l'orée de la jungle et lui tendit les jumelles pour qu'il constate par lui-même les nervures qui marquaient leur peau et l'éclat des facettes de leurs yeux. — Aïee, s'exclama Vierho. — Vous reconnaissez vos amis ? demanda Tanja. Joao se contenta de l'ignorer. Vierho fit passer les jumelles à un autre Irmandade en lui expliquant de quoi il s'agissait. Les deux agents de l'O.E.I. qui avaient inondé Joao de leurs atomiseurs se rapprochèrent en tendant l'oreille puis se retournèrent en même temps pour observer les silhouettes qui évoluaient à l'orée de la jungle. L'un d'eux se signa. — Qu'est-ce que c'est que cette tranchée ? demanda Joao. Qu'est-ce qu'il y a dedans ? — De la gelée de couroq, répondit l'homme qui venait de se signer. C'est tout ce qui nous restait pour mettre en place une barrière. — Ça ne les arrêtera pas, affirma Joao. — Ça l'a déjà fait, pourtant, répondit l'homme. Joao hocha du chef. Il commençait à soupçonner la désagréable réalité de la situation. Il regarda Tanja. — Docteur Kelly, où est le reste de votre équipe ? – Il passa en revue les autres membres de l'O.E.I. – Une équipe opérationnelle de l'O.E.I. compte certainement plus de six membres. Elle se mordit les lèvres en silence. Plus Joao l'observait et plus il trouvait qu'elle avait l'air malade. — Eh bien, insista-t-il. – Il jeta un regard circulaire ; les toiles de tente étaient rongées de toutes parts. – Et votre équipement, trucks, laboratoires, jeeps, qu'en avez-vous fait ? — C'est bien à vous de le demander, dit-elle enfin, mais son ton avait déjà perdu de sa morgue et on y décelait des signes manifestes d'hystérie. – Là-bas, derrière les arbres, à un kilomètre à peu près, – elle indiquait du menton vers la gauche – git l'épave de notre truck. Il contenait la totalité de notre… équipement comme vous dites. L'acide en avait rongé les chenilles avant même que nous nous soyons rendus compte de quoi que ce soit. Les rotors de vol ont subi le même sort ; tout. — L'acide ? — Oui. A l'odeur, on dirait de l'acide oxalique, mais il agit plutôt comme de l'acide chlorhydrique, expliqua l'un de ses compagnons. C'était un Nordique aux cheveux blonds, la cicatrice d'une brûlure récente lui soulignait l'œil droit. — Reprenez depuis le début, dit Joao. — Nous sommes bloqués ici… Il s'arrêta pour regarder autour de lui. — Depuis huit jours, termina Tanja. — Oui, reprit l'homme aux cheveux blonds. Ils ont détruit notre radio, notre truck. On aurait dit des chiques géantes. Elles crachent de l'acide à quinze mètres environ. — Comme celle de la Plaza de Bahia ? demanda Joao. — Nous avons récupéré trois specimens morts, dit Tanja. Ce sont des colonies coopératives, comme des essaims ; les containers sont dans ma tente laboratoire, si vous voulez voir vous-même. Joao se renfrogna, plongé dans ses réflexions. — J'ai entendu ce que vous racontiez à vos hommes tout à l'heure, dit-elle. J'espère que vous ne comptez pas sur nous pour croire à ces sornettes. — Peu m'importe ce que vous croyez, dit Joao. Comment êtes-vous parvenus ici ? — De haute lutte… nous nous sommes taillés un chemin depuis le truck en pulvérisant un brouillard de caramuru, intervint le Scandinave. Ça les a retenus un moment. Nous avons traîné avec nous tout ce que nous avons pu récupérer et nous avons creusé une tranchée tout autour du camp. Nous l'avons remplie de poudre de couroq, de gel et d'huile de copahu pour recouvrir le tout… et depuis, nous sommes coincés ici. — Combien êtes-vous ? demanda Joao. — Nous étions quatorze dans le truck, dit Tanja. Elle fixait Joao, l'examinant avec attention. Tout dans son attitude, ses questions, semblait attester de son innocence. Elle tenta de raisonner sur cette base mais son esprit s'embrouilla. Elle sentait bien qu'elle n'avait pas les idées claires. C'était depuis la première attaque, quelque chose – une drogue probablement – qui avait réussi à traverser le caramuru. Mais son laboratoire n'était pas équipé pour lui permettre d'en déterminer la nature. Les piqûres d'insectes commençaient à l'élancer, et Joao se frotta la nuque. Il jeta un coup d'œil circulaire pour apprécier l'état de ses hommes et du matériel dont ils disposaient. Il dénombra quatre fusils– atomiseurs et remarqua que les hommes portaient tous des cartouchières en bandoulière. A l'abri des tranchées, le module-avant de son propre truck n'était pas à négliger non plus. Il est vrai que tout ce qu'on y avait pulvérisé n'avait pas dû arranger les circuits de contrôle, mais il restait le grand truck, quelque part dans la savane. — Nous devrions essayer d'ouvrir une percée jusqu'au truck, suggéra-t-il. — Le vôtre ? demanda Tanja. – Son regard se perdit dans la savane. – Quelques secondes au sol et il devait déjà être trop tard, bandeirante – Elle partit d'un rire où l'hystérie affleurait à nouveau. – J'imagine que dans un jour ou deux, il y aura quelques traîtres de moins. Vous voilà pris à votre propre piège. Joao fit volte-face pour examiner l'aérotruck Irmandade. Il commençait à pencher dangereusement du côté gauche. — Padre ! aboya-t-il. Tommy ! Vince ! Allez… Il s'interrompit, le truck s'affaissait de plus en plus. — Autant vous dire tout de suite, dit Tanja, de vous tenir à l'écart du rebord de la tranchée. A moins de commencer par nettoyer l'autre côté. Ils crachent leur acide à quinze mètres au moins. Et, comme vous le voyez, – Elle indiqua du menton l'aérotruck ; – il s'agit d'un acide qui attaque le métal et même le plastique. — Vous êtes folle, dit Joao. Pourquoi ne pas nous avoir prévenus tout de suite ? — Vous prévenir ? Son compagnon intervint. — Docteur Kelly, nous devrions peut-être… — Taisez-vous, Hogar, l'interrompit-elle. – Elle le foudroya du regard. – N'est-ce pas plutôt le moment que vous vous rendiez auprès du docteur Chen Lhu ? — Travis ? Il est donc ici ? s'étonna Joao. — Il est arrivé hier avec un compagnon qui est mort depuis, dit-elle. Ils s'étaient mis à notre recherche. Malheureusement pour eux, ils nous ont trouvés. Le docteur Chen Lhu ne survivra probablement pas au-delà de cette nuit. – Elle décocha un regard furibond à son compagnon nordique. – Hogar ! — Oui, madame, dit l'homme qui s'éloigna en haussant les épaules dans la direction des tentes. — Nous avons perdu huit hommes face à vos petits camarades, bandeirante, dit Tanja. – Et, posant les yeux sur le petit groupe d'Irmandades : – Mais vos vies ne valent pas plus cher que les nôtres, désormais , et je mourrai heureuse si c'est le prix qu'il faut payer pour que le monde soit débarrassé de huit d'entre vous… espèce de traîtres ! — Vous êtes complètement malade, dit Joao dont la fureur redoublait. Chen Lhu ici… mourant ? Mais cela pouvait attendre. Il y avait encore du travail. — Cessez de jouer les innocents, bandeirante, dit Tanja. Nous les avons vus, là-bas, vos compagnons, au milieu de vos nouveaux petits camarades de jeu. Mais vous avez eu les dents trop longues, votre progéniture vous échappe. — Vous n'avez vu aucun de mes Irmaos faire ce que vous dites. – Joao se tourna vers Thome. – Tommy, tiens ces cinglés à l'œil, qu'ils ne se mettent pas en travers de notre chemin. Il s'empara du fusil-atomiseur et des chargeurs de rechange de l'un de ses hommes et adressa un signe aux trois autres hommes armés. — Vous, venez avec moi. — Jefe, qu'allez-vous faire ? demanda Vierho. — Sauver du truck tout ce qu'on peut encore sauver, dit Joao. Vierho soupira, prit un des fusils-atomiseurs et des chargeurs et fit signe à leur propriétaire de demeurer avec Thome. — C'est ça, allez donc vous faire tuer, dit Tanja. Vos craintes sont superflues et vos précautions inutiles, nous n'irons sûrement pas nous mettre en travers de votre chemin ! Joao faillit éclater de fureur mais parvint à retenir l'insulte qui lui montait aux lèvres. Les efforts qu'il avait déployés pour se maîtriser lui donnaient la migraine. Il se dirigea vers la tranchée la plus proche de l'épave de l'aérotruck. Pulvérisant un épais brouillard de mousse dans l'herbe au-delà de la tranchée, il fit signe aux autres de le suivre et franchit le fossé d'un bond. Longtemps après, Joao ne se souviendrait qu'avec angoisse de ces minutes passées dans la savane. Pourtant, quand ils rebroussèrent chemin vers les tentes, il ne s'était pas écoulé plus de vingt minutes. Joao et ses trois compagnons portaient des brûlures d'acide et Vierho et Lon étaient grièvement atteints. Ils avaient réussi à récupérer un huitième environ du matériel contenu dans le truck, surtout des vivres, mais pas un seul émetteur. L'attaque venait de tous les côtés. Les créatures, cachées dans les hautes herbes, n'étaient immobilisées qu'un instant par la couche d'écume. Aucun des toxiques que crachaient les fusils-atomiseurs ne semblait faire plus que ralentir leurs assauts. L'attaque ne cessa que lorsqu'ils eurent repris pied sur l'îlot formé par le camp. — Ces démons ont visiblement commencé par détruire nos systèmes de communication, constata Vierho dans un souffle. Comment peuvent-ils savoir ? — Je préfère ne pas le deviner, dit Joao. Tiens-toi tranquille pendant que je soigne ces brûlures. La joue et l'épaule avaient été gravement touchées, les vêtements s'effilochaient en lambeaux fumants. Joao répandit une giclée de neutralisant sur les blessures puis s'occupa de Lon. Il avait le dos profondément brûlé et la chair de son dos s'en allait par endroits mais l'homme demeurait là, pantelant, stoïque. Tanja apporta sa contribution pour soigner et panser les blessures mais elle gardait un silence têtu. Les questions les plus simples la trouvaient muette. — Vous reste-t-il un peu de neutralisant ? Silence. — Avez-vous prélevé des échantillons d'acide ? Silence. Joao examinait à présent son propre bras gauche. Il neutralisa l'acide et pansa ses trois brûlures à l'aide de greffons. Il grinça des dents sous la douleur et fixa Tanja. — Où sont les chiques que vous aviez trouvées ? Silence. — Vous n'êtes qu'une paranoïaque bornée et dénuée de principes, fulmina Joao. Tâchez cependant de ne pas aller trop loin. Elle pâlit, ses yeux lancèrent des éclairs, mais elle ne desserra pas les lèvres. Le bras de Joao l'élançait, sa tête lui faisait mal, et il se rendait compte que sa perception des couleurs s'altérait. Le silence de cette femme le mettait en rage mais c'était comme si ce sentiment avait affecté un étranger. Il était curieusement détaché, comme dédoublé. Et la conscience qu'il en avait n'empêchait pas ce sentiment étrange de persister. — Vous vous comportez comme une chienne qui cherche les coups, continua Joao. Désirez-vous que je vous livre à mes hommes ? Ils se feraient une joie de vous satisfaire, vous commencez à leur porter sur les nerfs. Ses propres paroles résonnaient étrangement à ses oreilles, comme si les mots qui s'imposaient à lui n'avaient rien à voir avec ceux qu'il voulait prononcer. Le visage de Tanja s'enflamma. — Vous oseriez… lança-t-elle.. — Ah, mais la parole nous revient ! dit-il. Soyez sans crainte, voulez-vous, je ne vous ferai pas ce plaisir. Joao secoua la tête. Cela non plus n'était pas du tout ce qu'il avait voulu dire. Tanja lui lança un regard furibond. — Espèce… d'insolent… — Ne vous fatiguez pas : rien de ce que vous pourrez dire ne me convaincra de vous livrer à mes hommes, s'entendit-il répondre, un rictus sarcastique sur les lèvres. Le silence qui suivit parut matérialiser en l'accentuant son sentiment de détachement. Tanja rapetissait sous ses yeux, s'éloignant de plus en plus. Soudain, il perçut comme un rugissement assourdi mais, peut-être n'était-ce qu'un bourdonnement d'oreilles. — Ce grondement, dit-il. — Jefe ? Vierho se tenait juste derrière lui. — Qu'est-ce que ce grondement ? — C'est la rivière, Jefe ; des chutes d'eau. – Vierho désigna un escarpement de rocs noirs surplombant la jungle à quelque distance. – Quand le vent vient de là-bas, on l'entend parfois. Jefe ? — Qu'y a-t-il ? Une vague de colère contre Vierho le submergea. Pourquoi n'allait-il jamais droit au fait ? — Je voudrais vous dire un mot, Jefe. Vierho l'entraîna vers l'une des tentes devant laquelle se tenait le Scandinave. A l'exception des bords de la brûlure d'acide qui lui mangeait la joue, le visage de l'homme avait l'air uniformément gris. Joao se retourna vers Tanja. Cette dernière lui tournait à présent le dos, croisant les bras, et Joao ne put s'empêcher de la trouver comique : la raideur de son maintien, toute son attitude. Il se retint de rire et se laissa conduire jusqu'au type blond. Comment l'avait-elle appelé, déjà ? Ah oui, Hogar. C'est cela, Hogar. — Le monsieur, ici, – Vierho montra Hogar, – dit que la femme docteur a été piquée par des insectes qui avaient réussi à franchir leur barrière. — La première nuit, chuchota Hogar. — Elle n'est plus la même, depuis, continua Vierho. Dans la tête, vous comprenez ? Il faut la supporter, Jefe, non ? Joao s'humecta les lèvres de la langue. Il se sentait étourdi et fiévreux. — Les insectes qui l'ont piquée étaient les mêmes que ceux que vous aviez sur vous, dit Hogar d'un ton désolé. Il se moque de moi ! songea Joao. — J'aimerais voir Chen Lhu, dit-il. Tout de suite. — Il a été gravement intoxiqué et brûlé, déclara Hogar. Nous craignons qu'il soit mourant. — Où est-il ? — Sous la tente, ici, mais… — Est-il conscient ? — Senhor Martinho, il est conscient, oui, mais il n'est pas en état d'avoir la moindre… — C'est moi qui donne les ordres, ici, lança Joao. Vierho et Hogar échangèrent un regard étrange. Vierho prit la parole : — Jefe, peut-être… — Je me rends sur-le-champ auprès du docteur Chen Lhu, interrompit Joao. Repoussant Hogar, il pénétra dans la tente. Il quittait l'éclatant soleil du dehors pour entrer dans un puits obscur, il lui fallut un instant pour que ses yeux s'y accommodent. C'était plus qu'il n'en fallait à Vierho et Hogar pour le rejoindre. — S'il vous plaît, senhor Martinho, dit Hogar. — Jefe, peut-être plus tard. — Qui est là ? La voix était faible mais assurée. Elle provenait d'une couchette disposée à l'autre extrémité de la tente. Joao distingua une silhouette humaine étendue sur la couchette et les taches blanches que faisaient les pansements. Il reconnut les traits de Chen Lhu, dans la pénombre. — C'est Joao Martinho, dit Joao. — Ahhh, Johnny, dit Chen Lhu, et sa voix parut s'affermir. Hogar devança Joao et s'agenouilla près de la couchette. — S'il vous plaît, docteur, ne vous agitez pas. Joao eut une bizarre impression de déjà entendu mais il ne parvint pas à se remémorer les circonstances. Il franchit la distance qui le séparait de la couchette et posa son regard sur Chen Lhu. Il avait les joues creuses comme après un long jeûne et ses yeux étaient enfoncés dans leurs orbites comme dans deux trous noirs. — Johnny ! – La voix de Chen Lhu n'était plus qu'un murmure.—Alors, nous sommes sauvés. — Nous ne sommes pas sauvés, corrigea Joao en se demandant pourquoi l'imbécile jasait ainsi. — Ahhh, dommage, répondit Chen Lhu. Nous allons donc mourir tous ensemble, hein ? Et il pensait : Quelle ironie ! mon bouc émissaire pris au même piège. Quelle dérision ! — Tout espoir n'est pas perdu, dit Hogar. Joao vit Vierho se signer. Pauvre fou, pensa-t-il. — – Tant qu'il y a de la vie, hein ? demanda Chen Lhu. – Il leva les yeux sur Joao. – Je suis à l'agonie, Johnny, mais la majeure partie de mon passé m'échappe. Et il songea : Nous allons tous mourir ici. Et dans ma patrie, tout le monde va mourir aussi. De faim ou empoisonné, qu'est-ce que ça change ? Hogar regarda Joao. — Senhor, s'il vous plaît, sortez. — Non, dit Chen Lhu, restez, j'ai des choses à vous dire. — Il ne faut pas vous fatiguer, monsieur, dit Hogar. — Pourquoi faire ? demanda Chen Lhu. Ah, nous avons progressé vers l'Ouest, hein, Johnny ? Ah, j'aimerais pouvoir rire ! Joao secoua la tête. Son dos lui faisait mal et des picotements cuisants lui démangeaient les bras. La tente lui parut soudain plus éclairée. — Rire ? marmonna Vierho. Mère de Dieu ! — Vous voulez apprendre pourquoi mon gouvernement ne tient pas à ce que vos observateurs pénètrent en Chine ? demanda Chen Lhu. Ah, la bonne blague ! La Grande Croisade a connu un retour de manivelle ! La terre se transforme en désert, et l'on n'y peut rien. Engrais, produits chimiques, rien n'y fait. Joao avait du mal à comprendre le sens des mots. En désert ? En désert ? — Nous allons droit à une famine sans précédent dans l'histoire de l'humanité, continua Chen Lhu d'une voix rauque. — Parce qu'il n'y a plus d'insectes ? murmura Vierho. — Bien sûr ! dit Chen Lhu. De quel autre changement pourrais-je parler ? Nous avons brisé des maillons essentiels de la chaîne écologique. Bien sûr. Nous savons même lesquels… maintenant qu'il est trop tard. La terre se désertifie, pensait Joao. C'était une idée des plus intéressantes, mais sa tête était trop fiévreuse pour qu'il puisse en examiner tous les aspects. Ebahi par le silence de Joao, Vierho se pencha sur Chen Lhu. — Pourquoi les vôtres n'ont-ils pas voulu reconnaître ce qui se passait et nous prévenir avant qu'il ne soit trop tard ? — Ne soyez pas ridicule. – La voix de Chen Lhu avait retrouvé un peu de ses anciennes intonations, autoritaires et cruelles. – Mieux valait tout perdre que perdre la face. Si j'en parle ici, aujourd'hui, c'est parce que je vais mourir et qu'aucun d'entre vous ne me survivra bien longtemps. Hogar se redressa et s'éloigna de la couchette comme s'il craignait soudain quelque maladie contagieuse. — Il nous faut un bouc émissaire, vous voyez ? ajouta Chen Lhu. C'est pourquoi on m'a dépêché ici ; j'avais pour mission de découvrir un bouc émissaire. Notre combat dépasse de loin nos propres vies. — Vous pouviez toujours incriminer les Nord– Américains, suggéra Hogar avec amertume. — Je crains fort que l'argument ne soit éculé, même pour notre peuple, dit Chen Lhu. Tout cela est notre œuvre, vous voyez ? Il n'y a pas moyen d'y échapper. Non… tout ce que nous pouvions espérer, c'était de découvrir ici un moyen de faire porter la responsabilité par quelqu'un d'autre. Les Anglais et les Français nous avaient bien fourni certains poissons ; nous avons cherché un moment dans ce sens, mais sans succès. Les Russes nous avaient envoyé des équipes… mais les Russes n'ont jamais terminé la restructuration dans leur propre pays ; ils se sont arrêtés à l'Oural. Ils auraient pu montrer qu'ils avaient les mêmes problèmes que nous et… vous comprenez ? Ils avaient les moyens de nous ridiculiser. — Mais pourquoi les Russes n'ont-ils rien dévoilé ? demanda Hogar. Joao le regardait, pensant : inepties, inepties. — Les Russes sont tout tranquillement en train de battre en retraite par rapport à la ligne de l'Oural, dit encore Chen Lhu. Ils ré-infestent, vous voyez ? Non… mes derniers ordres me donnaient pour mission de trouver un nouvel insecte, typiquement brésilien, qui aurait détruit une partie de nos récoltes… et dont la présence pouvait être imputée… à qui ? Eh bien, à quelques bandeirantes, par exemple. Imputée aux bandeirantes, pensa Joao. Eh oui, tout le monde s'accorde pour incriminer les bandeirantes. — Mais le plus amusant, continuait Chen Lhu, c'est ce que je vois dans votre Vert. Savez-vous ce que j'y vois ? — Vous êtes un démon, dit Vierho. — Non, simplement un patriote. Mais, vous n'êtes pas curieux de savoir ce que je vois dans votre Vert ? — Parlez et soyez damné ! Bien envoyé, pensa Joao. — Je vois dans votre Vert les signes du même fléau qui a ravagé mon malheureux pays. Les fruits rabougrissent, les récoltes diminuent, les feuilles s'étiolent, les plantes pâlissent. Ça commence progressivement, mais bientôt, tout le monde s'en apercevra. — Peut-être arrêteront-ils avant qu'il ne soit trop tard ? dit Vierho. C'est stupide, pensa Joao. Qui serait capable de s'arrêter avant qu'il ne soit trop tard ? — Vous êtes si naïfs, dit Chen Lhu, vos dirigeants sont pareils aux miens, la seule chose qui compte pour eux, c'est leur propre position, et c'est la seule chose qui compte jusqu'à ce qu'il soit trop tard. C'est toujours comme ça que cela se passe. Joao se demanda pourquoi la tente s'assombrissait autant après avoir été si brillamment illuminée. Il avait chaud et la tête lui tournait comme s'il avait trop bu. Une main toucha son épaule. Il baissa les yeux sur la main, la suivit jusqu'au bras… un visage : Tanja. Elle avait les larmes aux yeux. — Joao… Senhor Martinho, j'ai été si bête, dit-elle. — Vous avez entendu ? demanda Chen Lhu. — J'ai entendu. — Dommage, j'aurais aimé sauvegarder quelques– unes de vos illusions… encore un petit moment du moins. Quelle conversation étrange, pensa Joao, quelle personne étrange, cette Tanja. Quel endroit étrange, cette tente et ce piquet, ce piquet qui se précipite sur moi. Quelque chose lui heurta le dos, la tête. ]e suis tombé, pensa-t-il. N'est-ce pas bizarre ? La dernière chose qu'il entendit avant de sombrer dans un inconscient noir d'encre, fut la voix tremblante de Vierho : — Jefe ! Il eut un rêve. Tanja s'inclinait vers lui. — Qu'est-ce que cela peut faire, qui donne les ordres ? Et dans son rêve, il ne pouvait que la contempler en songeant combien toute sa beauté ne la rendait pas moins détestable. Quelqu'un déclara : — Qu'est-ce que cela fait puisque nous sommes tous condamnés à mourir bientôt ? Et une autre voix dit : — Regardez, voilà un nouveau. On dirait Gabriel Martinho, le préfet. Joao eut l'impression de glisser dans un vide sans fond. Son visage était retenu par des attaches qui le contraignaient à fixer le tableau de bord de l'habitacle de son aérotruck. Sur l'écran, apparaissait un lucane cerf-volant ; il avait le profil de son père. Le crissement d'une cigale modulait pour former une voix qui répétait : « Ne vous agitez pas. Ne vous agitez pas. » Il s'éveilla en hurlant pour s'apercevoir que sa gorge ne proférait aucun son. Ce n'était qu'un souvenir. Son corps était baigné de sueur. Tanja, à ses côtés, lui épongeait le front. Elle était pâle et mince, les yeux enfoncés dans leurs orbites. L'espace d'un instant, il se demanda si cette Tanja Kelly émaciée était une nouvelle image de son rêve. Elle le regardait fixement et ne semblait pourtant pas s'apercevoir qu'il avait les yeux ouverts. Il essaya de parler mais sa gorge était trop sèche. Le mouvement qu'il fit éveilla l'attention de Tanja. Elle s'inclina sur lui, le regardant droit dans les yeux. Elle tendit la main derrière elle pour attraper une gourde et laissa couler quelques gouttes d'eau le long de sa gorge. — Que… coassa-t-il. — Vous avez eu la même chose que moi, mais en pire, dit-elle. Le venin des insectes contient une drogue qui affecte les nerfs. N'essayez pas de bouger. — Où ? demanda-t-il. Elle le regarda, elle comprenait le sens de sa question. — Nous sommes toujours dans la même situation, dit-elle, mais nous avons à présent une chance d'en sortir. Ses yeux exprimèrent la question que ses lèvres ne pouvaient formuler. — Avec le module-avant de votre truck, dit-elle. Certains circuits ont été gravement endommagés, mais Vierho a bricolé quelques dispositifs pour les remplacer. Tenez-vous tranquille un instant. Elle lui prit le pouls, posa un thermomètre de contact contre son cou et le lut. — La fièvre est tombée, dit-elle. Avez-vous déjà eu des ennuis cardiaques ? — Non, murmura-t-il. — J'ai très peu de doses d'énergie, dit-elle. On fait passer l'énergie directement dans le sang ; je peux vous faire une application si vous avez le cœur solide. — Oui, faites, dit-il. — Je vais prendre une veine de votre jambe. A moi, on me l'a faite au bras gauche, et j'ai vu des étoiles rouges et jaunes pendant une heure. Elle se pencha sur une caisse près de la couchette, en sortit une cartouche plate et noire, écarta la couverture et entreprit d'appliquer l'énergédose sur sa jambe gauche. Il la sentait active, mais loin, si loin, tant il était hébété. — C'est de cette façon que nous avons ramené le docteur Chen Lhu à la vie, dit-elle en rabattant la couverture sur ses pieds. Travis n'est pas mort, pensa-t-il. Il avait l'impression que c'était crucial mais sans savoir très bien pourquoi. — Il n'y avait pas que cette drogue nerveuse, bien sûr, ajouta-t-elle, du moins dans le cas de Chen Lhu et dans le mien, Vierho a remarqué cela dans l'eau. — Eau ? Elle se méprit sur le sens de sa question et lui versa quelques gouttes dans la gorge avec la gourde. — Au cours de la deuxième nuit, nous avons creusé un puits dans l'une des tentes, dit-elle, afin de faire venir un peu d'eau. Elle est saturée de toxiques ; des nôtres surtout, Vierho les a reconnus à l'amertume. Mais mes propres analyses ont révélé la présence d'autre chose : un hallucinogène qui produit une réaction très voisine de la schizophrénie. Et ce ne sont sûrement pas des hommes qui l'y ont mis. Il sentait pénétrer en lui l'énergie appliquée sur sa jambe. Une crampe lui nouait l'estomac comme s'il avait une faim aiguë. Elle passa, et il dit alors : — Quelque chose… venant d'eux, — Il y a de grandes chances, dit-elle. Nous avons bricolé un alambic sommaire. La résistance à cet hallucinogène est variable. Hogar a l'air d'être complètement immunisé, mais comme il n'a jamais été piqué avec le venin, cela veut peut-être simplement dire qu'il y a interaction entre la drogue et cet hallucinogène. Si bien que pour vous, la réponse reste en suspens. Elle lui reprit le pouls. — Est-ce que vous vous sentez plus solide ? — Oui. Des crampes rythmiques et douloureuses lui contractaient à présent les muscles des cuisses. Elles disparurent enfin. — Nous avons analysé le squelette qui se trouvait dans votre habitacle, dit-elle. C'est ahurissant. C'est remarquablement fait ; à part les rainures et les trous minuscules par lesquels les insectes devaient passer les attaches des articulations, on dirait vraiment un squelette humain. C'est léger comme une plume et en même temps très résistant. C'est vraisemblablement une matière de la même nature que la chitine. Joao y songea, tout en laissant l'énergie de la dose s'accumuler en lui. Chaque instant le fortifiait davantage. Il s'était passé tant de choses pourtant, semblait-il : la réparation de son module, l'analyse du squelette. — Combien de temps suis-je resté ici ? s'enquit-il. — Quatre jours, dit-elle. – Elle regarda sa montre-bracelet. – Presque heure pour heure. Il est encore très tôt. C'est alors que Joao se rendit compte du ton faussement enjoué de sa voix. Que lui cachait-elle ? Mais il n'eut pas le temps d'y réfléchir, un froissement de tissu et un rai de lumière l'avertirent d'une visite. Chen Lhu parut derrière Tanja. Le Chinois avait vieilli de cinquante ans depuis la dernière fois qu'il l'avait vu. Sa peau flasque et ridée formait des bajoues. Ses joues étaient deux poches concaves. Il semblait fragile sur ses jambes et marchait avec précaution. — Je vois que le patient est éveillé, dit-il. Joao fut surpris par la force dé sa voix ; comme si ce dernier aspect de lui-même avait canalisé la totalité de son énergie. — Je lui ai appliqué une dose à l'instant, dit-elle. — Cela me paraît avisé, dit Chen Lhu, nous n'avons guère de temps. Vous l'avez prévenu ? — Seulement que le module de son truck était réparé. Il faut le lui annoncer avec beaucoup de tact, pensa Chen Lhu. Surtout, du tact. Le sens latin de l'honneur est susceptible d'étranges détours. — Nous allons tenter de nous échapper dans votre module, commença Chen Lhu. — Mais comment ? s'étonna Joao. L'habitacle ne décollera jamais avec plus de trois personnes à la fois, au grand maximum. — Trois personnes, parfait, on ne lui en demandera pas plus, répondit Chen Lhu. Mais on ne lui demandera pas non plus de décoller ; d'ailleurs il en serait bien incapable. — Qu'est-ce que vous voulez dire par là ? — Vous avez atterri plutôt brutalement, voyez, un de vos flotteurs est endommagé et vous avez troué le réservoir ventral. La meilleure part du carburant avait fui avant même que nous ayons découvert l'avarie. Et il y a aussi le problème des commandes. Malgré tout le génie du Padre, elles ne sont plus en très bon état. — Mais, cela n'a rien à voir avec le fait qu'il ne contiendra jamais plus de trois personnes, fit remarquer Joao. — Puisque nous ne pouvons pas émettre de message, nous pourrions peut-être le porter nous-même. Brave fille, songea Chen Lhu. Il fit une pause pour donner à Joao le temps de se pénétrer de cette idée. — Qui ? demanda Joao. — Moi-même pour commencer, dit Chen Lhu. Et pour une raison bien simple. Je suis le seul à pouvoir témoigner de la débacle de mon pays et avertir les vôtres avant qu'il ne soit trop tard. A ces mots, toute une conversation lui revint à l'esprit . C'était dans la tente, Hogar, Vierho… Chen Lhu, devisant à propos… à propos… — Désertification, dit Joao. — Vos compatriotes doivent être prévenus à temps, dit Chen Lhu. Je serai donc parmi les passagers. Et Tanja, ici présente, parce que… – Il parvint à hausser faiblement les épaules. – …eh bien, par galanterie, dirai-je, mais aussi parce qu'elle ne manque pas de ressources. — Cela fait deux, dit Joao. — Et vous serez le troisième, dit Chen Lhu, et il attendit l'explosion. Mais Joao répondit simplement : — Cela ne rime à rien. – Il redressa la tête et examina son propre corps étendu sur la couchette. – Quatre jours et… — Mais, vous êtes le seul à disposer de pistolao, de relations avec le monde politique, dit Tanja. Vous pouvez obliger les gens à écouter. Joao renversa la tête en arrière. — Mon père lui-même n'a pas voulu m'écouter ! Un silence surpris suivit cette déclaration. Tanja leva les yeux vers Chen Lhu puis les reposa sur Joao. — Mais vous avez vos propres circuits politiques, Travis, fit remarquer Joao, et ils valent probablement les miens. — Mais ce n'est pas certain, dit Chen Lhu. De plus, c'est vous qui avez approché cette créature de plus près, celle dont nous ramenons le squelette avec nous. Vous êtes notre témoin visuel. — Nous sommes tous des témoins visuels. — Nous avons mis cette décision aux voix, intervint Tanja. Vos hommes y tiennent. Joao les regarda tous les deux à tour de rôle, puis, s'adressant à Tanja : — Il n'empêche qu'il reste douze hommes, ici, que va-t-il advenir d'eux ? — Plus que huit, à présent, murmura Tanja. — Qui ? parvint à prononcer Joao. — Hogar, dit-elle. Thome, parmi les vôtres et deux de mes assistants : Cardin et Lewis. — Comment ? — Quelque chose qui ressemble à une qena, dit Chen Lhu. La créature qui était dans votre habitacle en possédait une. — C'est une sarbacane, dit Joao. — Non, ils nous imitent beaucoup mieux que ça. C'est un générateur de rupture sonique. Mais ce qu'il fait éclater, ce sont les globules rouges humains. Heureusement, la portée en est très limitée, et depuis que nous le savons, nous les maintenons en respect. — Vous voyez bien qu'il faut absolument que nous fassions parvenir ce renseignement, dit Tanja. Sans aucun doute, songea Joao. — Je suis sûr que vous pourriez trouver quelqu'un de plus fort et de plus capable que moi d'assurer le succès de cette expédition, dit Joao. — Vous aurez recouvré autant de forces que n'importe lequel d'entre nous dans une heure ou deux, dit Tanja, nous ne sommes ni les uns ni les autres au mieux de notre condition physique. Joao leva les yeux vers la lumière grise du plafond. Très peu de carburant pour les fusées, commandes endommagées. Ils veulent sans doute aller à la rivière et dériver dans le module. C'était un moyen de se protéger un peu de ces… choses. Tanja se leva. — Reposez-vous et reprenez des forces, dit-elle. Je yous apporterai à manger dans un petit moment. Nous ne possédons que les rations de campagne, mais au moins, elles regorgent d'énergie. De quelle rivière s'agit-il ? se demanda Joao. Vraisemblablement de l'Itapura. Se fondant sur sa connaissance de la région et la durée de son vol avant son atterrissage forcé, il fit une estimation grossière. Il doit y avoir à peu près sept ou huit cents kilomètres par la rivière ! Et nous sommes juste au début de la saison des pluies. Nous n'avons pas la moindre chance. Des insectes exécutaient leur ballet sous la voûte. Non sans admirer les qualités esthétiques de la figure, l'harmonie des couleurs et des mouvements, le cerveau entreprit de déchiffrer le message : — Rapport de nos émissaires de la savane. Sur un signal du cerveau, la danse se poursuivit. — Trois humains s'apprêtent à fuir à bord du petit véhicule, dansaient les insectes. Le véhicule ne peut plus voler. Ils vont tenter de dériver sur la rivière. Que faisons-nous ? Le cerveau s'accorda le temps d'analyser ces informations. Il y avait maintenant douze jours que le piège s'était refermé sur les humains. Observés sans relâche depuis lors, ils avaient fourni bon nombre d'aperçus nouveaux sur leurs réactions en état de stress. Et ces informations s'ajoutaient à celles qu'on avait pu recueillir auprès des captifs soumis à un contrôle plus direct. Les moyens d'immobiliser les humains et de les tuer se faisaient chaque jour plus accessibles. Mais le problème n'était hélas ! pas de les tuer. Il s'agissait d'apprendre à communiquer avec eux en éliminant le stress, les craintes réciproques. Certes, parmi les humains, il en était – comme ce vieux qui avait si fière allure – pour avancer des propositions, faire des offres, des suggestions, se montrer raisonnables… mais dans quelle mesure pouvait-on s'y fier ? Tel était le point crucial. Le cerveau manquait par-dessus tout des renseignements que pouvait procurer l'observation des humains à leur insu, dans leurs conditions d'existence normales. La découverte des postes d'observation installés dans le Vert avait induit chez les humains une activité frénétique. Ils utilisaient de nouveaux toxiques sonores, renforçaient leurs barrières et se lançaient de plus belle à l'assaut du Rouge. Mais il y avait encore un autre sujet d'inquiétude : le sort de quatre des unités d'exploration qui avaient franchi les barrières avant la catastrophe de Bahia. Une seule était revenue faire son rapport : nous nous sommes métamorphosés en douze unités. Six d'entre nous ont abandonné leur identité unique pour cerner la zone où ont été capturés les deux chefs humains. Leur sort reste inconnu. Une unité a été détruite et quatre se sont dispersées pour se reproduire. Le cerveau se rendait compte que la découverte de ces quatre unités serait, en l'occurrence, catastrophique. Quand les simulacres écloraient-ils ? Les conditions locales – température, abondance ou rareté des aliments et des éléments chimiques requis, hygrométrie – seraient déterminantes. L'unique équipe qui était revenue, n'avait pas la moindre idée de l'endroit où s'étaient rendues les deux autres. Nous devons absolument les retrouver ! songeait le cerveau. Il était mal équipé pour faire face aux problèmes que pose l'action d'individus. Ces simulacres avaient été une erreur. Trop nombreuses, ces unités identiques ne pourraient qu'attirer l'attention, entraînant une catastrophe. Peu importait, dans les circonstances présentes, que les simulacres, conçus pour une mission pacifique, n'aient été conditionnés qu'à l'emploi d'une violence limitée : leur seul objectif était d'entrer en contact avec des dirigeants humains, d'être autorisés à discuter avec eux. Quelle naïveté pathétique avait présidé à la conception de ce projet ! Il ruminait les paroles de l'humain nommé Chen Lhu : « Débâcle… désertification. » Ce Chen Lhu semblait bien détenir à lui seul les clés qui permettraient la résolution de leurs problèmes mutuels. Mais quelles étaient ses intentions réelles ? Pouvait-on lui faire confiance ? Remettant à plus tard cette décision, le cerveau adressa une question à ses serviteurs : — Qui sont les humains qui vont tenter de fuir ? Il ne fallait pas négliger ce genre de détail. Dans la colonie, on avait tendance à ignorer les individus. C'était là qu'avait résidé la cause de l'erreur des simulacres. Superficiellement, le problème apparaissait d'une simplicité trompeuse, mais dès qu'on creusait un peu, on se heurtait aux infernales complications des motivations passionnelles. Les émotions ! Toujours les émotions ! Pour atteindre à la raison, il fallait surmonter tant d'obstacles ! Ayant analysé les données transmises des postes d'observation, les messagers mimaient à présent les noms suivants : — La reine non-fécondée Tanja Kelly et les nommés Chen Lhu et Joao Martinho. Martinho, songea le cerveau. C'était l'humain de l'autre moitié de l'aérotruck. Ce simple fait laissait entrevoir la complexité des relations de parentèle qui liaient les humains entre eux comme les habitants d'une ruche. Cette relation pouvait s'avérer précieuse. Et Chen Lhu serait lui aussi du voyage. Sous la voûte, les insectes répétaient leur question précédente ; ils étaient programmés pour le faire automatiquement et faciliter ainsi la communication : — Quelles sont les mesures de rétorsion préconisées ? — Message à toutes les unités, émit le cerveau. Laisser les trois occupants du véhicule gagner la rivière, non sans offrir une résistance suffisante pour les convaincre que nous nous opposons à leur fuite. Des groupes d'action les suivront et se tiendront prêts à les tuer le cas échéant. Dès que les trois fugitifs auront atteint la rivière, emparez-vous de ceux qui restent. Les unités messagères se rassemblèrent aussitôt pour traduire le message en mouvements réglés. Puis elles s'élancèrent en formations compactes, jaillissant comme des flèches dans le soleil. Pendant quelques minutes, le cerveau admira leurs évolutions colorées, puis rabaissa son appareil sensoriel pour s'attaquer au problème du dépassement de l'incompatibilité protéique. Nous devons être en mesure d'offrir aux humains des avantages immédiats et palpables qu'ils ne pourront manquer de prendre en considération, songea le cerveau. Si nous étions en mesure de leur prouver à quel point nous leur sommes utiles, peut-être finiraient-ils par comprendre la nature de l'interdépendance, circulaire, inextricablement mêlée, vitale enfin. Ils ont besoin de nous et nous avons besoin d'eux. Malheureusement, c'est à nous qu'il incombe d'en faire la preuve. Et si nous échouons, alors la désertification deviendra une réalité. — La nuit ne va pas tarder à tomber, Jefe, dit Vierho. C'est à ce moment-là que vous partirez. Vierho ouvrit le cockpit du module et se pencha à l'intérieur. Joao se tenait un peu en retrait. Il se sentait encore faible, et des crampes lancinantes l'élançaient de temps à autre, toujours au même endroit, au-dessus de l'emplacement de l'énergédose. Les éléments nutritifs et les composés hormonaux ne répondaient qu'imparfaitement aux besoins d'un organisme donné. Et Joao sentait que l'énergédose avait rompu en lui divers équilibres qu'il n'était pas assuré de pouvoir rétablir. — J'ai mis les vivres et tout le matériel d'urgence ici, sous le siège, disait Vierho. Il y a d'autres vivres dans la caisse à l'arrière. Vous avez deux fusils-atomiseurs munis de vingt chargeurs chacun, une carabine à balles mais malheureusement très peu de munitions. Vous trouverez une douzaine de grenades moussantes sous l'autre siège, et j'ai attaché un atomiseur manuel dans le coin, là, derrière. Il est chargé à bloc. Vierho se redressa, jeta un coup d'œil derrière lui vers les tentes et adopta un ton de conspirateur. — Jefe, je n'ai aucune confiance dans le docteur Chen Lhu. J'ai entendu ce qu'il a dit quand il se croyait mourant. Son nouveau personnage ne lui ressemble pas. — C'est un risque à courir, dit Joao. Je continue de penser que toi ou un autre parmi ceux qui n'ont pas été malades devrait partir à ma place. — N'en parlons plus, Jefe, s'il vous plaît. Vierho reprit son ton de conspirateur. — Jefe, approchez-vous comme pour me dire au revoir. Joao hésita, puis obéit. Il sentit la poche de son uniforme s'alourdir sous le poids d'un objet métallique et ramena son blouson pour masquer la protubérance. — Qu'est-ce que c'est ? murmura-t-il. — C'était le pistolet de mon arrière-grand-père, un 475 Magnum. Il contient déjà cinq balles, en voici une douzaine supplémentaires. – Et il glissa le paquet dans la poche latérale du blouson de Joao. – Cela ne vous protégera jamais que des hommes. Joao déglutit et sentit ses yeux se remplir de larmes. Tous les Irmandades savaient que le Padre portait sur lui cette vieille pétoire et qu'il ne s'en séparerait à aucun prix. S'il le faisait aujourd'hui, c'est qu'il pensait mourir là. Peut-être ne se trompait-il pas ? — Dieu soit avec vous, Jefe, dit Vierho. Joao détourna son regard en direction de la rivière qui coulait à cinq cents mètres environ au-delà de la savane. Mais l'œil ne pouvait qu'entrevoir la berge sablonneuse sur la rive opposée tant la végétation luxuriante, là-bas, chatoyait sous l'éclatant soleil de l'après-midi. La jungle déployait ses lignes exubérantes en vagues régulières qui jaillissaient dans la lumière inaltérable. En s'éloignant du sol, son bleu-vert profond pâlissait sous l'effet du soleil jusqu'à devenir jaune dans les cimes, l'ensemble était émaillé de taches jaunes, rouges ou ocre à mi-hauteur. Un arbre chandelier régnait sur cet inextricable fouillis de verdure ; des nids de chauves-souris faucons s'accrochaient à toutes les fourches de ses branches. Vers la gauche, un mur d'arbres mata-polo s'assombrissait par endroits sous un lacis de lianes convulsées. — Quinze minutes de carburant dans le module, c'est tout ? demanda Joao. — Peut-être une minute de plus, Jefe. Nous n'y arriverons jamais en ne conptant que sur le courant, pensa Joao. — Jefe, il y a parfois du vent sur la rivière. Bon Dieu, il n'imagine quand même pas que nous allons naviguer à la voile avec ce truc ! se demanda Joao. Il regarda Vierho, une profonde inquiétude ravageait encore les traits épouvantablement émaciés de l'homme. — Vous pourriez avoir des ennuis avec ce vent, dit Vierho, J'ai bricolé une espèce de flotteur, en utilisant une des ancres-grappins du module ; ça le stabilisera, un peu comme une quille. En principe, ça devrait maintenir le nez du module dans le vent. — C'est une bonne idée, Padre, dit Joao. Et il se demanda : Pourquoi nous prêtons-nous à cette farce ? Nous allons tous mourir ici, tous tant que nous sommes… ici ou un peu plus bas sur la rivière. Ils s'apprêtaient à descendre cette rivière sur sept ou huit cents kilomètres semés de rapides, de chutes, de failles. Et la saison des pluies allait commencer, la transformant en un torrent infernal. Et, quand bien même ils s'en sortiraient, les nouveaux insectes ne les oublieraient pas pour autant, ces créatures qui crachaient acides et poisons de plus en plus élaborés. — Vous devriez jeter un dernier coup d'œil par vous-même, Jefe, dit Vierho désignant le module du geste. Oui, n'importe quoi, une occupation pour s'empêcher de réfléchir, pensa Joao. Il l'avait déjà contrôlé une fois, mais une fois de plus ne pouvait pas faire de mal. Après tout, leur vie allait en dépendre… pour un temps. Nos vies ! Malgré lui, Joao se mit à examiner les chances d'en réchapper. Y avait-il la moindre lueur d'espoir ? Après tout, c'était le module d'un aérotruck de jungle. Hermétiquement clos, il était impénétrable à là plupart des insectes. De plus, il était conçu spécialement pour résister à tous les assauts. Je ne dois pas me laisser aller à espérer, songea-t-il. Mais il n'en entreprit pas moins une nouvelle inspection du module… à tout hasard. L'acide avait rongé la peinture blanche, à l'extérieur ; elle s'était détachée par plaques, et ce qui en restait était boursoufflé et couvert de traînées. Les deux patins flotteurs, en temps normal simples protubérances oblongues dans le bas de la carlingue incurvée, avaient été replacés à la main et formaient une espèce de marche-pied permettant d'accéder des ailes rétractables dans la cabine. Le module entier faisait à peine cinq mètres cinquante de long, dont deux mètres occupés à l'arrière par les moteurs-fusées. L'ensemble moteur, normalement dissimulé par la partie arrière du truck qui l'avait éjecté s'achevait de chaque côté à angle droit. La section du module lui– même formait un ovale grossier. Deux surfaces en demi-lune donnaient ainsi sur l'arrière de la cabine. Celle de gauche consistait en un entrelacs de connecteurs mâles et femelles qui reliaient auparavant le module au reste de l'aérotruck. Le côté droit fermait par une écoutille s'ouvrant de l'intérieur pour glisser en basculant jusqu'à l'un des flotteurs. Joao examina l'écoutille, s'assura qu'on avait isolé tous les connecteurs et se pencha sur le flotteur droit. On avait bouché une large fente sur le côté avec du tissu arrosé de butyl. Reniflant l'odeur du carburant, il s'agenouilla pour examiner le réservoir ventral. Vierho avait d'abord aspiré le combustible au siphon, soudé une pièce de plastique sur la fuite, à l'extérieur, puis atomisé un brouillard de plastique liquide à l'intérieur et rempli de nouveau le réservoir. — Cela devrait tenir sans problème si vous ne heurtez rien, dit Vierho Joao hocha du chef. Contournant le module, il grimpa sur l'aile gauche pour regarder dans la cabine, les deux sièges de pilotage jumeaux à l'avant, la caisse dont le couvercle formait couchette à l'arrière. Les pulvérisations avaient laissé des traces un peu partout. Deux mètres carrés de surface sur deux mètres cinquante de haut formaient l'espace intérieur. La fenêtre avant s'arrondissait sur le nez du module. Latéralement, elles s'arrêtaient au niveau des ailes vers l'avant mais occupaient la totalité de la paroi à l'arrière. Une bande de plastique transparent et polarisant, d'un seul tenant, traversait le capot qui fermait le sommet du module. Joao se glissa aux commandes sur le siège gauche. Il essaya les commandes manuelles qu'il jugea un peu molles ; paresseuses. Des étiquettes manuscrites désignaient les nouvelles manettes d'admission des gaz et de mise à feu qu'il avait fallu remplacer. A hauteur d'épaule, Vierho prit la parole. — J'ai dû me débrouiller avec ce que j'avais sous la main. Cela ne faisait pas lourd. Heureusement, j'ai profité de l'ineptie des gens de l'O.E.I. — Hmmm ? demanda Joao d'un air absent, plongé dans son examen. — Quand ils ont abandonné leur truck, ils ont emporté des tentes avec eux. J'aurais plutôt emporté des armes mais c'est grâce à ces tentes, finalement, que j'ai pu récupérer des cables et du tissu pour calfater les brèches. Joao finissait de passer en revue les commandes d'admission. — Il n'y a pas de valve d'injection automatique sur les tuyaux d'admission, remarqua-t-il. — Je n'ai pas réussi à les réparer, Jefe ; de toute façon, vu la quantité de carburant ! — Il y en aura toujours assez pour nous faire sauter jusqu'en enfer… ou nous laisser tomber, si on ne peut pas en contrôler l'arrivée. — C'est pour ça que j'ai installé ce gros robinet, là, Jefe ; je vous en ai parlé tout à l'heure. Ça envoie des giclées courtes et espacées, vous ne devriez pas avoir de problème. — Sauf si je laisse passer une giclée trop grande par inadvertance. — Là dessous, Jefe, ce morceau de bois, voyez, c'est le contrôle que j'y ai adjoint. Je l'ai réglé à l'aide des containers placés sous les injecteurs de combustible. Le vaisseau ne sera pas très rapide… mais ça ira. — Quinze minutes, songea Joao à voix haute. — Oh, à vue de nez, jefe. — Je sais. Peut-être cent cinquante kilomètres si tout se comporte comme nous l'espérons ; cent– cinquante mètres, et nos corps éparpillés dans tous les azimuts, si ça ne marche pas. — Cent cinquante kilomètres, dit Vierho. Vous ne seriez même pas à mi-chemin de la civilisation. — Je me parlais simplement à moi-même, dit Joao. — Bon, eh bien tout est-il prêt pour le départ ? La voix faussement enjouée de Chen Lhu parvint jusqu'à eux. Joao baissa les yeux sur l'homme, cassé comme un vieillard, au niveau de l'extrémité de l'aile gauche. Il s'en fallait de peu que Joao ne se persuade que cette faiblesse aussi était une comédie. Il a été le premier à se remettre sur pied, pensa Joao. Il a eu plus de temps que nous pour récupérer ses forces. Il est vrai qu'il a vu la mort de plus près. C'est peut-être mon imagination qui me joue des tours, après tout. — C'est prêt ou non ? demanda Chen Lhu. — J'ose l'espérer. — Il y a des risques ? — Oh, non, une simple petite promenade en barque, au parc, un dimanche, dit Joao. — Est-ce qu'il est temps d'embarquer ? Joao contemplait les ombres projetées par les tentes sous la lumière orangée du soleil. II se sentait oppressé et se rendait compte que c'était la tension nerveuse. Il prit une profonde inspiration et réussit à trouver en lui même un certain niveau de calme hésitant ; encore loin d'une détente réelle mais où la peur était au moins tenue en respect. Vierho répondit pour Joao : — – Vingt minutes, à quelque chose près, senhor doutor. – Il tapota Joao sur l'épaule.– Jefe, mes prières vous accompagnent. — Tu es sûr de ne pas vouloir prendre ma place, Padre ? — Il n'est pas question d'en discuter, Jefe. Vierho sauta de son perchoir sur le flotteur. Tanja Kelly émergea de sa tente laboratoire, un petit sac dans la main gauche. Elle vint vers eux et s'arrêta à la hauteur de Chen Lhu. — Encore quelque vingt minutes, ma chère, dit Chen Lhu. — Je ne suis toujours pas persuadée d'avoir ma place là-dedans, dit-elle. Un autre pourrait vous donner… — La décision est prise, dit Chen Lhu d'un ton coupant qui trahissait sa colère. L'imbécile, pourquoi fait-elle semblant de ne pas savoir que le mieux est l'ennemi du bien ? — Personne ne permettrait que vous restiez, dit-il. Et puis, ma chère Tanja, j'aurais peut-être besoin de vous pour en finir avec ce Brésilien. Ce Joao Martinho est un joueur redoutable et une femme a parfois plus de pouvoirs qu'un homme. — Je n'en suis toujours pas persuadée, dit-elle. Chen Lhu leva les yeux sur Joao. — Vous devriez peut-être lui parler, Johnny. Vous ne tenez sûrement pas à l'abandonner. Ici ou ailleurs, ça ne change pas grand-chose, pensa Joao. Mais il dit pourtant : — Comme vous l'avez dit, la décision est déjà prise. Vous feriez mieux de monter ajuster vos harnais de sécurité. — Où préférez-vous que nous nous placions ? demanda Chen Lhu. — Vous, plutôt à l'arrière, vous êtes le plus lourd, dit Joao. Je ne pense pas que nous décollerons avant d'avoir atteint la rivière mais on ne sait jamais, et je préfère que le nez soit relevé. — Voulez-vous que nous nous mettions tous les deux à l'arrière ? demanda Tanja en s'apercevant qu'elle venait de sse ranger à leur décision. Pourquoi pas ? se demanda-t-elle, sans se douter qu'elle partageait le pessimisme de Joao. — Jefe ? Joao baissa les yeux sur Vierho qui venait d'achever un ultime examen de l'infrastructure. Tanja et Chen Lhu contournèrent le module pour monter du côté droit. — Comment ça se présente ? demanda Joao. — Essayez de le maintenir en travers pour alléger ce flotteur gauche, dit Vierho. Ça peut vous rendre service. — D'accord. Tanja commençait à se sangler dans le siège baquet voisin du sien. — Nous vous enverrons des secours dès que possible, dit Joao, en se rendant compte à quel point ses paroles étaient vaines et dénuées de sens. — Bien sûr, jefe. Vierho recula et arma son lance-grenades. Thome et les autres jaillirent des tentes, armés jusqu'aux dents et se mirent en position face à la rivière. Pas d'adieux, pensa Joao. Oui, c'est bien ainsi. Faisons comme s'il s'agissait d'un vol de routine, rien qu'un vol supplémentaire. — Tanja, que transportez-vous dans votre petit baise-en-ville ? demanda Chen Lhu. — Quelques objets personnels… et… – Elle déglutit. – Quelques lettres que des hommes m'ont données à emporter. — Ahhh, persifla Chen Lhu, voilà qui est touchant ! Cette sentimentalité est de mise. — Qu'y trouvez-vous à redire ? grogna Joao. — Rien du tout, c'est précisément cela, il n'y a rien à y redire. Vierho rejoignit l'extrémité de l'aile. — Comme prévu, jefe, vous donnerez le signal quand vous serez prêt, et nous déclencherons le tir de barrage pour vous ouvrir un passage. L'écume devrait les retenir suffisamment pour vous laisser le temps de rejoindre la rivière et puis, vous patinerez mieux sur l'herbe glissante. Joao hocha la tête et commença à revoir mentalement les opérations successives du vol. Aucun des boutons n'était à sa place habituelle. Le contact un peu à gauche, non loin de l'accélérateur qui faisait saillie sur le tableau de bord au lieu de surgir du plancher entre les deux sièges. Il régla ses cadrans, mit au point les compensateurs de freinage des ailerons. Un crépuscule incertain régnait maintenant sur la savane. Devant eux, l'herbe s'étendait comme une mer verdoyante. Là-bas, la rivière n'avait pas plus de cinquante mètres de large, ruban bien étroit si jamais le module prenait trop de vitesse. Joao savait qu'à cette latitude et altitude, le crépuscule était extrêmement bref. S'il savait calculer l'instant propice avec beaucoup de précision, il profiterait du dernier rayon de lumière pour bondir à travers la savane. A la seconde où ils atteindraient la rivière, l'obscurité serait tombée pour les protéger. Ces insectes cracheurs d'acide ont une portée de quinze mètres, réfléchit Joao. Cela nous laisse une marge de manœuvre bien étroite au milieu de la rivière s'ils s'avisent de nous attaquer depuis les rives. Et Dieu seul sait de quelles armes ils sont encore capables de faire usage ; ce ne sont pas les créatures volantes qui manquent, ou munies de patins pour évoluer à la surface de l'eau… — Tenez-vous prêts avec les fusils-atomiseurs dès que nous serons en sécurité sur la rivière, dit-il. Ils vont peut-être se lancer à l'assaut en voyant que nous tentons de nous échapper. — Fin prêts, dit Chen Lhu. Les fusils sont dans le coffre sous ma couchette, n'est-ce pas ? — Exact. Joao rabattit le cockpit et le ferma hermétiquement. — L'appareil est muni de meurtrières ; au bas des fenêtres latérales, de chaque côté derrière les ailes, vous les voyez ? — C'est intelligemment conçu, fit remarquer Chen Lhu. — Une idée de Vierho, dit Joao, tous nos modules en sont munis. Il fit un geste en direction de Vierho, qui se concentra de nouveau sur son lance-grenade. Joao alluma les phares d'atterrissage du module. Tous les hommes virent le signal. Une averse de pulvérisations jaillit pour former un arc en direction de la rivière. Des grenades écumantes commencèrent à pleuvoir le long du chemin qu'ils allaient emprunter. Joao enfonça le contact, les lampes témoins s'allumèrent. Il attendit et compta trois secondes avant de voir la lumière de sécurité faiblir et disparaître. Tout cela ne s'annonce pas trop mal, pensa Joao. Et il enfonça l'accélérateur. Les moteurs-fusée s'emballèrent dans une explosion foudroyante qui les fit franchir la tranchée, les précipita en rugissant vers la rivière avant que Joao ait eu le temps de relâcher l'accélérateur. Le souffle coupé, il s'aperçut qu'ils volaient. Le module restait pourtant relativement mou. Il avait tendance à piquer du nez sous le poids des flotteurs non rétractés. Mais il n'avait pas le temps de fignoler son vol. Il fit pivoter le nez de l'appareil. Il se dirigeait vers un secteur de la rivière dont les deux rives disparaissaient sous la jungle. Elle s'élargissait en un étang qui s'étirait vers les collines bleutées dans le lointain. Et ce fut la descente glissée, les souffles suspendus. Les flotteurs touchèrent la surface de l'eau, avec un bruit feutré rebondirent… rebondirent… dans des gerbes d'écume… de moins en moins vite. Le nez s'abaissa. Ce fut seulement alors que Joao se souvint du conseil de Vierho : alléger un peu le flotteur droit. Le module continuait sur sa lancée mais il ralentissait toujours davantage. Joao retint sa respiration. La pièce avait-elle été arrachée ? Il s'attendait à chaque instant à voir le côté droit s'enfoncer. Mais le module garda l'horizontale. — Nous avons réussi ? demanda Tanja. Est-ce qu'on en est vraiment sortis ? — Je pense, dit Joao, maudissant la bouffée d'espoir que le bref décollage avait fait monter en lui. Chen Lhu leur passa des fusils atomiseurs. — On dirait que nous les avons pris par surprise. Ah, ah ! Regardez en arrière ! Joao, gêné par son harnais de sécurité se détourna au maximum, plongea son regard à travers la savane. Derrière eux, à l'emplacement du camp, ondoyait une espèce de monticule gris hérissé d'étranges protubérances qui jaillissaient de toutes parts, vacillaient, s'effondraient. Un frisson le glaça tout entier ; ce monticule : des milliards d'insectes à l'assaut du camp. Le module fut pris dans un remous, et la scène disparut. Comme si quelque chose d'instinctif en Joao avait agi à sa place pour soustraire à leur vue un spectacle insoutenable. L'espace d'un instant, la rivière chatoya sous ses yeux dans un brouillard orangé. Puis la nuit effaça tout. Seul un étroit croissant de lune illuminait le ciel de ses reflets argentés. Vierho, Thome… Ramon… Les larmes brouillaient ses yeux. — Oh, mon Dieu ! dit Tanja. — Dieu, hah ! aboya Chen Lhu. Seulement le pseudonyme du destin ! Tanja cacha son visage dans ses mains. Elle sentait qu'elle allait être plongée dans une sorte de drame cosmique, mais pour cette audition, elle ne disposerait ni de script ni de répétition ; un drame sans parole ni musique, pour lequel elle n'avait pas appris son rôle. Dieu est brésilien, pensa Joao en essayant de se remémorer une vieille expression populaire ; celle qui redonnait confiance à sa nation en proie à la peur. Dieu corrige la nuit les erreurs que les Brésiliens commettent pendant la journée. Quelle était cette expression de Vierho. « Crois-en la Vierge et cours le plus vite possible. » Joao tâta le fusil-atomiseur posé sur ses genoux. Le métal était froid sur ses mains. Je ne pouvais rien faire, pensa-t-il. J'étais trop loin pour tirer. — Vous aviez pourtant dit que le véhicule ne volerait pas ! accusa le cerveau. Ses récepteurs sensoriels étaient en train de déchiffrer le message figuré sur la voûte de la grotte, à l'écoute de bourdonnements révélateurs. Mais la figure que dessinaient les vers luisants sur la paroi restait parfaitement figée ; aussi immuable que les étoiles qui parsemaient le pan de ciel dans l'ouverture de la grotte. Des flots de demandes chimiques fusaient à travers le cerveau, jetant la totalité de ses serviteurs dans une frénésie de soins de toutes sortes. C'était la première fois qu'il était aux prises avec quelque chose d'aussi proche de la consternation. Sa conscience logique rangeait cela dans la catégorie « émotions » et cherchait des références à mettre en parallèle sans cesser d'étudier le contenu du message. Le véhicule n'a volé que sur une distance très courte avant de se poser sur la rivière. Il descend à présent la rivière et sa force motrice est au repos. Mais il peut voler ! C'est alors que le premier doute sérieux sur la valeur de ses moyens d'information s'infiltra dans les réflexions du cerveau. Cette expérience manifestait quelque chose comme son aliénation aux forces créatrices qui lui avaient donné naissance. — L'idée que le véhicule ne pouvait pas voler venait directement des humains, dansaient les messagers. Nous avons rapporté leurs propres paroles. C'était une déclaration toute pragmatique. Il s'agissait pour eux, non pas de se disculper contre l'accusation du cerveau mais de préciser le rapport qui avait annoncé l'échappée. Cette précision aurait dû apparaître dans le rapport initial, songea le cerveau. Il faut que les messagers apprennent à n'intervenir eux-mêmes en rien et à rapporter la totalité des détails ainsi que la source dont ils les tiennent. Mais comment faire ? Ce sont des créatures dotées de réflexes solides et enfermées dans un système auto-programmé. Il faudrait manifestement concevoir et élever de nouvelles races de messagers. Cette pensée éloigna davantage le cerveau de ses propres créateurs. Il comprenait à présent qu'il était le résultat d'un phénomène-de-mimétisme, un pur réflexe. Mais le cerveau, cette chose-créée-par-réflexe, possédait un inévitable effet de rétroaction qui ne pouvait manquer de modifier les réflexes mêmes qui l'avaient créé. — Que faut-il faire à propos du véhicule qui descend la rivière ? demandèrent les messagers. Grâce à sa nouvelle compréhension de l'existence, le cerveau connaissait l'origine de cette question : l'instinct de conservation. Il faut servir la survie, pensa-t-il. — Laisser le véhicule progresser pour le moment, ordonna le cerveau. Surtout, qu'aucun signe d'attaque ne transparaisse. Préparons seulement des sauvegardes. Sous le couvert de la nuit, amener un essaim de petits-mortels sous le véhicule, avec pour instruction de s'infiltrer par tous les interstices et de demeurer cachés. Sous aucun prétexte ils ne devront passer à l'attaque sans ordre précis ! Mais qu'ils se tiennent prêts à exterminer les occupants dès que cela s'avérera nécessaire. Le cerveau retrouva le silence, conforté dans, la certitude de l'exécution de ses ordres, et il se mit à étudier sa nouvelle compréhension des choses. S'appréhender en tant que fragment autonome représentait une expérience à la fois fascinante et terrifiante. Ainsi, vivait à l'intérieur de lui-même une composante capable de réflexion et d'action individuelles. Les décisions – les décisions conscientes, songea le cerveau, sont la punition que sa propre conscience inflige à l'être unique. Les décisions conscientes sont susceptibles de briser l'entièreté du soi. Comment les humains peuvent-ils supporter un tel fardeau de décisions ? Chen Lhu rejeta la tête en arrière, se rencogna contre la fenêtre, au fond du compartiment et se perdit dans la contemplation de la lune, qui se profilait sur le ciel, semblable à un quartier de melon. La lune avait des tons de cuivre fondu. Une coulure d'acide courait en diagonale à travers la vitre et le long de la ligne doucement incurvée de la coque. Chen Lhu la suivit machinalement des yeux et, alors qu'il fixait le bas de la vitre à côté de lui, il crut distinguer en un éclair une rangée de points minuscules, comme des moustiques quasi invisibles en train de traverser les joints de la fenêtre. En un clin d'œil, ils s'évanouirent. Est-ce un effet de mon imagination ?… Ce pourrait bien être un effet de mon imagination, songea Chen Lhu, il n'y avait que la lune pour m'éclairer ; j'ai très bien pu voir danser des points devant mes yeux ; ce sont des choses qui arrivent. La rivière était plus étroite à présent. Elle ne faisait plus que six ou sept fois l'envergure du module. Des arbres ténébreux laissaient pendre leurs rameaux au-dessus du cours d'eau, l'enserrant de partout comme un mur impénétrable. — Johnny, voulez-vous allumer les phares des ailes pendant quelques minutes ? demanda Chen Lhu. — Pourquoi ? — Ils risquent de nous voir, objecta Tanja. — Ne vous abusez pas, dit Chen Lhu et il tentait de parler calmement, raisonnablement. Quelles que soient les choses qui ont menacé nos amis… elles connaissent notre position. Je voudrais seulement un peu de lumière pour vérifier un soupçon qui vient de me traverser. — On nous suit, hein ? demanda Joao. Il alluma les phares. Deux pinceaux de lumière crevèrent l'obscurité ; des multitudes d'insectes, une populace aux ailes blanches, y dansaient en zigzaguant. Joao éteignit les phares. Dans l'obscurité soudaine, ils entendirent les bourdonnements plaintifs des insectes et le carillon métallique des grenouilles… puis, comme s'ils réagissaient à retardement, des singes rouges se mirent à aboyer, déchirant l'obscurité de leurs quintes de toux, quelque part sur la rive droite. La présence des grenouilles et des singes signifiait quelque chose, et Joao avait l'impression qu'il aurait dû comprendre quoi. Mais la signification lui échappait. Vers l'avant, il voyait au clair de lune les évolutions des chauves-souris qui filaient au ras de la rivière pour boire en vol. — Ils nous suivent… nous observent, attendent, dit Tanja. Chauves-souris, singes, grenouilles, tout cela mène une vie intimement mêlée à celle de la rivière, songea Joao. Pourtant, Tanja a bien dit que la rivière transportait des poisons. Aurait-elle eu des raisons de mentir à ce propos ? Il chercha à étudier son visage dans les pâles reflets de lune qui baignaient la cabine, mais il n'en aperçut qu'une expression renfermée, blafarde. — Tant que nous resterons dans le module hermétiquement fermé, je pense que nous n'avons rien à craindre, émit Chen Lhu. Tant que l'aération pourra être dispensée par les filtres. — Nous n'ouvrirons que dans la journée, dit Joao. Quand nous serons en mesure de voir ce qui se passe et de nous servir de nos fusils si besoin était. Tanja serra les lèvres pour les empêcher de trembler. Rejetant la tête en arrière, elle regarda à travers le toit transparent de la cabine. Des myriades d'étoiles inondaient le ciel et, quand elle rabaissa son regard, les étoiles restèrent imprimées sous ses yeux ; multitude de petits points lumineux tremblotant à la surface de l'eau. Et soudain, la nuit l'envahit d'une sensation de solitude infinie, elle se sentait oppressée, prisonnière des remparts de jungle de la rivière. La nuit était odorante des senteurs de la jungle que les filtres d'aération ne pouvaient supprimer complètement . Chaque aspiration était chargée de parfums envoûtants et repoussants à la fois. — Johnny, quelle est la vitesse du courant, par ici ? demanda Chen Lhu. Bonne question, songea Joao. Il se pencha pour lire le cadran lumineux de l'altimètre. — Nous sommes à huit cent trente mètres, dit-il. Si mes calculs sont exacts et si nous sommes sur la bonne rivière, son cours descend de soixante-dix mètres dans les trente kilomètres suivants. – Il se concentra sur cette équation. – Ce n'est bien sûr qu'un chiffre approximatif, mais disons que c'est un courant de six à huit nœuds. — Mais, est-ce qu'on ne va pas lancer des recherches pour nous retrouver ? demanda Tanja. Je n'arrête pas de penser… — Ne pensez plus ainsi, dit Chen Lhu. Si on lance des recherches, ce qui n'est pas si sûr, ce sera pour me rechercher moi ; et ce, pas avant plusieurs semaines. Je savais où vous trouver, Tanja. – Il s'interrompit, il en avait peut-être trop dit. Il ne fallait pas fournir à Joao un trop grand nombre d'indices. – Seuls quelques-uns de mes assistants savaient où je me rendais et pourquoi. Il espérait qu'elle avait remarqué l'allusion et qu'elle changerait de sujet. — Vous savez comment je me suis retrouvé ici, dit Joao, si quelqu'un avait l'idée de partir à ma recherche… comment pourrait-il faire ? — Mais, nous avons encore une chance, n'est-ce pas ? Et sa voix révélait combien, de toutes ses forces, elle voulait y croire. — Il y a toujours une chance, dit Chen Lhu. Et il songea : Tu dois te reprendre, Tanja. Quand j'aurai besoin de toi, Je ne veux ni peur ni hystérie. Il consacra alors sa réflexion à la meilleure façon de jeter le discrédit sur Joao Martinho s'ils regagnaient un jour la civilisation. Il devrait compter avec l'aide de Tanja dans cette entreprise, bien sûr. Joao était le bouc émissaire rêvé et la situation quasi idéale, mais à condition de persuader Tanja. Si elle manifestait trop de mauvaise volonté, alors il serait toujours temps de l'éliminer. Il était plus de minuit dans la grotte, au-dessus des chutes, quand le cerveau reçut la suite du rapport sur les trois humains qui dérivaient dans leur véhicule. La majeure partie de la conversation que traduisait la danse des messagers ne révélait que les tensions et les pressions que leur situation faisait peser sur les humains. Ils avaient l'air de comprendre, inconsciemment du moins, que le piège qui les enserrait leur laissait une certaine marge de manœuvre. On pouvait donc laisser de côté la majeure partie de cette conversation pour un moment, quitte à la revoir plus tard ; un point s'imposait au contraire à l'attention immédiate du cerveau et, de n'avoir pas prévu ce problème avec sa propre logique, le cerveau ressentait quelque chose d'assez proche du chagrin. — Envoyez immédiatement des groupes d'action en nombre suffisant, accompagnez le véhicule en restant à couvert dans la végétation, ordonna le cerveau. Ils devront se tenir prêts à survoler la rivière et envelopper le véhicule pour le soustraire à toute patrouille de recherche ou passant de hasard croisant au-dessus d'eux. L'une des ailes du module accrocha des plantes grimpantes le long de la rive. Joao sortit d'une semi torpeur. Il jeta un coup d'oeil en arrière dans la pénombre, Chen Lhu, les yeux grands ouverts, se tenait en alerte. — Il est temps que vous vous réveilliez, c'est votre tour de garde, dit Chen Lhu. Tanja dort encore. — Nous avons souvent touché la rive comme à l'instant ? demanda Joao. — Pas très souvent. — Il va falloir que j'installe cette ancre… qu'a fabriquée Vierho. — Cela ne nous empêchera pas de toucher la rive et cela risque de nous retarder en accrochant quelque chose. — Non, le Padre l'avait prévu. Les crochets du gra– pin sont emmaillotés, je ne crois pas qu'ils risquent de s'accrocher. De plus, le vent souffle d'amont et ça va durer jusqu'au matin, une ancre risquerait plutôt de nous accélérer. — Mais, comment allez-vous faire pour la mettre en place ? — Eh, c'est ça le problème… – Joao hocha du chef. – Il vaut peut-être mieux attendre jusqu'au matin. — Cela vaudrait mieux, Johnny. Tanja s'agita dans son sommeil. Joao alluma les phares. Deux faisceaux parallèles bondirent droit sur le mur de jungle, révélant un bouquet de palmiers sago devant un écran de cañabrava . La lumière attira un flot d'insectes qui voletaient en zigzaguant. — Nos amis sont toujours là, chuchota Chen Lhu. Joao éteignit. Tanja se mit à respirer à un rythme précipité, comme si elle étouffait. Joao lui prit le bras. — Ça va ? dit-il doucement. Sans s'éveiller tout à fait, Tanja sentit sa présence à ses côtés. Le besoin primitif du mâle protecteur la fit se nicher contre lui. — Il fait si chaud. Est-ce que ça ne rafraîchit jamais ? murmura-t elle. — Elle rêve, chuchota Chen Lhu. — Mais il fait vraiment chaud, dit Joao. Vers le matin, la chaleur nous laissera peut-être un petit répit. Pourquoi n'essayez-vous pas de dormir un peu, Travis ? — Oui, je vais dormir maintenant, répondit Chen Lhu. Il s'allongea sur la couchette étroite qui recouvrait le coffre. Faudra-t-il que je les tue ? se demandait-il, Ils sont tellement ridicules, l'un comme l'autre… acharnés à lutter contre l'attirance, tellement évidente, qu'ils éprouvent l'un pour l'autre. La brise de la nuit berçait le module. Tanja se nicha plus près de Joao. Elle respirait profondément, paisiblement. Joao regardait au-dehors. La lune s'était couchée derrière les collines. Seule la clarté des étoiles allégeait à présent l'ombre épaisse, sur chacune des rives. La monotonie des formes estompées qui glissaient sous ses yeux le plongeait dans un état quasi hypnotique. Il se concentra pour rester éveillé, fouillant les ténèbres, les sens tendus à la limite. La nuit remplissait Joao de son mystère. Cette rivière était hantée, peuplée des fantômes de tous les hommes qui l'avaient empruntée et… aussi d'une présence autre. Une présence presque palpable. La nuit faisait silence devant elle. Même les grenouilles s'étaient tues. Quelque chose aboya dans la jungle vers la gauche. Soudain, Joao crut avoir entendu le roulement angoissant des tam-tams, qu'on fabrique dans la jungle en évidant des troncs. Au loin… très, très loin, comme une vibration continue, qu'il ressentait plus qu'il ne l'entendait. Elle disparut avant qu'il ait pu en être certain. On avait chassé tous les Indiens du Rouge, pensa– t-il. Qui a bien pu jouer du tam-tam ? Cela devait être un effet de mon imagination ; les battements de mon propre cœur, voilà ce que j'ai entendu. Il se figea, l'oreille aux aguets, mais seuls la respiration régulière de Chen Lhu et un petit soupir de Tanja rompaient le silence. La rivière s'élargit, le courant se ralentit. Une heure passa… puis une autre. Le temps semblait s'étirer au fil du courant. L'angoisse et la solitude le submergeaient. Autour d'eux, le module lui semblait fragile et peu approprié à ce qu'on attendait de lui, rien qu'une machine pourrie et éphémère. Il se demandait comment il avait pu confier sa vie au-dessus de la jungle à un engin aussi vulnérable. Nous n'en réchapperons pas ! pensa-t-il. La voix de Chen Lhu, faible murmure, brisa le silence. — Cette rivière, c'est l'Itacoasa, à coup sûr, Johnny ? — J'en suis raisonnablement persuadé, chuchota Joao. — Quelle est la civilisation la plus proche ? — Eh bien, la zone d'entraînement des bandeirantes, à Santa Maria de Grao Cuyaba. — A sept ou huit cents kilomètres, hein ? — Plus ou moins. Tanja s'agita dans les bras de Joao et il sentit le désir monter en lui. Il devait écarter ces pensées de son esprit ; il se concentra sur la rivière qui suivait son cours devant eux, méandres tortueux entrecoupés de rapides et de segments souterrains. Tout le long de ce cours, planait la menace de cette présence mortelle qu'il ressentait tout autour d'eux. Et puis un autre péril les guettait, qu'il n'avait pas jugé utile de mentionner à ses compagnons, ces eaux grouillaient de poissons cannibales, les terribles piranhas. — Combien avons-nous de rapides devant nous ? — Je ne sais pas très bien, dit Joao. Huit ou neuf, peut-être plus. Cela dépend de la saison et du débit. — Il faudra dépenser du carburant pour survoler les rapides. — Je crains que cet engin ne résiste pas à trop de décollages et atterrissages, objecta Joao. Le flotteur droit… — Vierho a fait du bon travail ; cela devrait suffire. — Espérons-le. — Vous êtes pessimiste, Johnny. Ce n'est pas le bon moyen de faire face à cette aventure. Dans combien de temps arriverons-nous à Santa Maria ? — Dans six semaines, si la chance est avec nous. Vous avez soif ? — Oui. Combien de réserves avons-nous ? — Dix litres… plus la petite bonbonne si ça ne suffit pas. Joao accepta une gourde des mains de Chen Lhu et but à longs traits. L'eau était tiède et plate. Il rendit la gourde. Dans le lointain, un oiseau de nuit lança son appel, « touta ! touta ! » d'une voix flutée. — Qu'est-ce que c'était ? siffla Chen Lhu. — Un oiseau… rien qu'un oiseau. Joao soupira. Ce cri d'oiseau avait éveillé en lui comme une prémonition, un présage funeste, vestige d'un passé lourd de superstitions. Ses tempes puisaient de tous les bruits nocturnes. Soudain, des lucioles scintillèrent sur la rive droite ; malgré les filtres, une bouffée d'air de la jungle lui parvint comme l'exhalaison d'une haleine maléfique. Le caractère quasi désespéré de leur situation s'imposait à lui. La saison des pluies allait commencer, des centaines de kilomètres de remous et de chutes les séparaient encore du premier refuge, et par-dessus tout, une intelligence cruelle les poursuivait de son hostilité avec la jungle pour complice. Un parfum musqué monta jusqu'à lui : Tanja. Elle était femme et désirable. La rivière clapotait contre le module. Alors, profondément, Joao ressentit leur union intime avec le courant qui les tirait irrésistiblement jusqu'à la mer, semblable à un noir filin. Une autre heure passa… puis une autre. Très loin, sur leur droite, une lueur rougeoyante fit peu à peu son apparition : l'aube. Les cris et les hurlements des singes saluèrent la lumière. Eveillés par le vacarme, des oiseaux répondirent. Une lueur nacrée s'étira à travers le ciel ; autour du module à la dérive, le monde se profila enfin, dans une lumière laiteuse et argentée. Vers l'ouest, des amoncellements de collines défilaient sous ses yeux, une à une, déferlant comme des vagues à l'assaut des escarpements andins. Il comprit alors qu'ils avaient passé la première descente rapide ; ils débouchaient sur le haut plateau. Tanja s'éveilla, se dégagea en s'étirant des bras de Joao et plongea son regard au fil du courant. Entre les hautes colonnes des fûts, la rivière était pareille à la nef d'une cathédrale. La tête rejetée en arrière, enfoncé dans un coin, le Chinois dormait. Soudain sous ses yeux, Chen Lhu devint l'incarnation de la grandeur déchue, idole surgissant d'un passé immémorial. Sa peau, grêlée de pores profondément dilatés, prenait un aspect de cuir brut qu'elle n'avait jamais remarqué auparavant. Une ombre grisonnante bordait sa lèvre supérieure. Elle se rendit compte tout à coup que Chen Lhu se teignait les cheveux. Ce détail dénotait une touche de vanité qu'elle ne lui aurait pas soupçonnée. — Il n'y a pas un souffle de vent, dit Joao. — Mais il fait plus frais, dit-elle. Elle regarda par la fenêtre de son côté : accrochées au flotteur, des guirlandes de roseaux enchevêtrés traînaient dans leur sillage. Le module ballottait au gré du courant. — Qu'est-ce que ça sent ? demanda-t-elle. Il renifla : carburant… vaguement, derrière, l'odeur musquée de transpiration… et de moisissure. Il n'eut pas besoin de réfléchir pour se persuader que c'était là l'origine de la question. — Ça sent le moisi, dit-il. — Le moisi ? Elle jeta un regard circulaire dans la cabine, parcourant le tissu havane –qui la tapissait, les chromes du tableau de bord. Elle posa les mains sur les doubles commandes devant elle, imprimant un mouvement au palonnier. Le moisi, pensa-t-elle. Jusque dans la cabine, la jungle reprenait ses droits. — Nous sommes à la limite de la saison des pluies, n'est-ce pas ? dit-elle. Qu'est-ce que cela signifie ? — Des complications, montée des eaux… rapides. — Pourquoi mettre les choses au pire ? intervint Chen Lhu. — Parce qu'il le faut bien, dit-elle. Soudain, Joao sentit la faim le tenailler ; ses mains tremblaient, sa gorge désséchée le brûlait. — Passez-moi une gourde, demanda-t-il. Chen Lhu passa une gourde à l'avant. Joao rendit la gourde à Chen Lhu, songeant à la discrétion avec laquelle l'homme s'éveillait ; c'était seulement lorsque sa voix intervenait dans la conversation que l'on pouvait en être sûr. Il faisait probablement semblant de dormir, figé dans la plus parfaite immobilité, l'oreille aux aguets. — Je… je crois que j'ai faim, dit Tanja. Chen Lhu sortit les rations et ils mangèrent en silence. Elle avait très soif à présent… et s'étonna de voir Chen Lhu lui tendre la gourde avant qu'elle en exprimât le désir. Il la lui passa. Elle se rendit compte alors qu'il n'avait pas cessé de l'épier, à l'affût de ses émotions, attentif aux moindres de ses pensées. Cette découverte la remplit de malaise. Furieuse, elle but d'un trait et lui rendit la gourde d'un geste brusque. Il sourit. — S'ils ne se cachent ni sur le toit hors de notre champ de vision, ni sous les ailes, on dirait bien que nos amis nous ont quittés, dit Joao. — J'avais remarqué, dit Chen Lhu. Joao laissa son regard errer d'une rive à l'autre, le plus loin qu'il pouvait apercevoir. Pas le moindre mouvement. Pas le moindre bruit. — Il ne va pas tarder à faire une chaleur infernale là-dedans, dit Tanja. Joao approuva d'un hochement de tête. La chaleur arrivait sans crier gare, songeait Joao. Elle s'abattait sur vous en un instant, avant qu'on ait eu le temps de s'en apercevoir. Il défit son harnais de sécurité, fit pivoter son siège sur le côté et se glissa à l'arrière de la cabine. Il fit jouer ses doigts sur les loquets de l'écoutille arrière. — Où allez-vous ? s'enquit-elle, rougissant aussitôt de sa propre question. Chen Lhu gloussa. — Il faudra bien nous accommoder de certaines situations que les conventions n'ont pas prévues, Tanja. Elle n'eut pas de mal à s'apercevoir que sa voix était encore empreinte de dérision ; elle lui tourna le dos. Joao fit basculer l'écoutille, en examina le pourtour interne et externe sans déceler la moindre trace d'insecte. Abaissant son regard, il explora la surface plane du flotteur qui faisait une légère proéminence à l'arrière, jouxtant les moteurs fusée ; rien non plus sur toute la surface de cette plate-forme surbaissée de deux mètres cinquante de long sur près d'un mètre de large. Il se laissa glisser et referma l'écoutille derrière lui. A peine fut-elle refermée, Tanja se retourna vers Chen Lhu. — Vous êtes odieux, fulmina-t-elle. — Voyons, docteur Kelly. — Inutile de jouer la confraternité avec moi, dit– elle, vous n'en êtes pas moins odieux. Chen Lhu baissa la voix. — Avant son retour, il y a certaines choses dont j'aimerais discuter avec vous. Nous n'avons pas de temps à perdre avec ces considérations personnelles. Il s'agit des affaires de l'O.E.I. — Nous n'avons qu'une seule chose à faire : raconter votre histoire au quartier général, dit-elle. Il la dévisagea. La chose était prévisible, bien sûr, mais il fallait trouver un moyen de la faire changer d'avis. Il existe un dicton brésilien, songea-t-il. — On ne parle pas de devoir sans parler d'argent, dit-il. — A conta foi paga por mim, dit-elle, j'ai payé mon dû. — Je ne voulais pas dire que vous deviez payer quoi que ce soit. — Prétendriez-vous m'acheter ? lança-t-elle. — Ce ne serait pas la première fois. Elle le foudroya du regard. — Pour le moment, dit-il, vous vous contenterez de déployer tous vos charmes sur Johnny Martinho, il faut que l'amour en fasse votre esclave, qu'il soit prêt à faire n'importe quoi pour vous. Cela ne devrait pas vous demander trop d'efforts. J'ai une grande expérience, hein ? songea-t-elle. Elle se détourna. Eh bien… oui, j'en ai déjà fait l'expérience, au nom du devoir. Dans son dos, Chen Lhu hocha du chef pour lui– même. La vie suivait des tracés immuables ; elle finirait par se ranger à ses côtés, ne serait-ce que par habitude. Derrière eux, l'écoutille s'ouvrit et Joao grimpa dans la cabine. — Pas un signe de vie, dit-il en se coulant dans son siège. J'ai laissé l'écoutille à moitié verrouillée au cas où vous voudriez en profiter. — Tanja ? interrogea Chen Lhu. Elle secoua la tête. — Non, dit-elle, le souffle court. — Alors, j'y vais, dit Chen Lhu. Il ouvrit l'écoutille, se laissa glisser jusqu'au flotteur et referma derrière lui. Tanja n'eut pas besoin de se retourner pour deviner que Chen Lhu avait volontairement omis de refermer à fond, l'oreille aux aguets. Elle regardait droit devant elle le fil vif argent de la rivière. Le module semblait en suspension dans un air bleu, paralysé de chaleur, tendu à exploser, songeait-elle. Joao la regarda : — Vous vous sentez bien ? Sans blague ! songea-t-elle. Une minute s'écoula en silence. — Quelque chose ne va pas, continua Joao. Je vous ai entendus parler à voix basse en mon absence, je n'ai pas compris ce que vous disiez, mais vous aviez l'air furieux. — Eh bien… il me taquinait. — Vous taquinait ? — Oui. — A propos de quoi ? Elle se détourna, contemplant la douceur duveteuse des collines qui s'étageaient sur la droite. — A propos de vous, dit-elle. Joao examina ses mains, il se demandait pourquoi cet aveu le mettait mal à l'aise. Dans le silence, Tanja se mit à chantonner à mi– voix. Elle avait une belle voix et elle le savait ; une voix de gorge, intime, chaleureuse. C'était une de ses meilleures armes. Mais Joao reconnut l'air et se demanda la raison de ce choix. Elle se tut mais la mélodie flottait encore autour d'eux, comme une vapeur légère. C'était une complainte du pays, une complainte de Lorca adaptée pour la guitare. Retiens ton fouet, vieille mort- Ce n'est pas moi qui cherche ta mer ténébreuse. Je ne suis pas homme à gémir ou mendier. Mais je le demande car je suis un de ceux qui [ont fait ton travail. Cette rivière qu'est ma vie. Laisse-la s'écouler encore un peu dans le calme ; Car celle que j'aime a de la fumée grise dans les [yeux… Et les adieux sont difficiles. Elle s'était contentée de fredonner la mélodie, mais les paroles n'en étaient pas moins présentes… Joao observa le paysage qui défilait sur la gauche. Un calme absolu régnait sur la jungle, mais il ne s'y trompait pas. Cette paix était-elle celle dont parlait la chanson ? Une nuée de tangaras fendit l'air au-dessus d'eux et, comme une gerbe bleu-turquoise scintillante, plongea dans les verts abîmes de la jungle, engloutie par le néant dont ils avaient émergé un instant. L'écoutille s'ouvrit, et Joao entendit Chen Lhu pénétrer dans la cabine, puis le bruit de l'écoutille qu'on refermait et verrouillait. — Johnny, est-ce que je vois bien quelque chose remuer dans les arbres, derrière la bande herbue ? Joao jeta un regard attentif dans cette direction. Oui ! Dans l'ombre des arbres, une rangée de silhouettes avançait le long de la rivière, au rythme du module. Joao s'empara du fusil-atomiseur qu'il avait posé à côté de lui, le long de son siège. — Ça fait loin, dit Tanja. — Je sais. Je veux seulement les tenir à distance. Il fit jouer ses doigts sur l'ouverture de la meurtrière, mais avant qu'il ait pu l'ouvrir, les silhouettes sortirent de l'ombre et s'avancèrent sur la berge herbue. Joao retint son souffle. — Vierge Marie ! Vierge Marie ! chuchota Tanja. Ils se tenaient sur un rang, comme pour une revue. C'était un groupe hétéroclite composé de formes humaines pour la plupart, mais parmi lesquelles se détachaient des copies d'insectes géants, mantidés, coléoptères et aussi quelque chose muni d'une trompe qui fouettait l'air. Les humains, dans l'ensemble, étaient des Indiens qui ressemblaient trait pour trait à ceux qui avaient kidnappé Joao et son père. Pourtant, le long de ce rang, se détachaient quelques individus ; l'un d'entre eux, là, avait l'apparence du préfet, le père de Joao. A ses côtés,… Vierho ! et tous les autres hommes du camp. Joao enfonça le fusil-atomiseur dans la meurtrière. — Non ! lança Tanja, attendez ! Regardez leurs yeux, cet éclat vitreux. Ce sont peut-être nos amis… drogués ou… Elle s'interrompit. Ou pire, songea Joao. — Ils les retiennent peut-être en otages, intervint Chen Lhu. La meilleure façon de s'en assurer serait de tirer sur l'un d'entre eux. – Il se redressa, ouvrit le coffre. – Voici un fusil à balles… — Foutez-moi ça en place ! hurla Joao. Il retira son fusil de la meurtrière et la referma. Chen Lhu prit l'air maussade, plongé dans ses réflexions. Ces Latins/ quel manque de réalisme. Il rangea la carabine où il l'avait prise et se rassit. — Je ne sais pas ce qu'il en est de vous deux, dit Tanja, mais quand j'étais petite, à l'école, on m'a enseigné à ne pas tuer mes amis. — Bien sûr, Tanja, bien sûr, dit Chen Lhu. Mais qui vous dit que ce sont nos amis ? — Eh bien, avant d'en être absolument certains… — Précisément, mais comment en serez-vous certaine ? – Il indiqua du doigt les silhouettes, que les arbres et les lianes, en reprenant leur droit sur la berge, avaient laissées derrière eux. – Cette jungle qui nous entoure, c'est aussi une école dont vous devriez tirer les leçons. Double sens, double sens, pensa-t-elle. — La jungle est une école de pragmatisme, continua Chen Lhu. Ses jugements sont sans appel. Demandez-lui de trancher entre le bien et le mal. « La raison du plus fort est toujours la meilleure », ré– pondra-t-elle sans la moindre hésitation. Il essaie de me faire comprendre que c'est le moment ou jamais de commencer l'épreuve du charme, pendant que le senhor Joao Martinho est encore sous le choc, songea-t-elle. Assez adroit, de compter sur le contrecoup du danger, du choc, de l'horreur cumulés. — Si c'étaient des Indiens, je saurais où ils veulent en venir, dit Joao. Mais ces créatures n'ont rien à voir avec des Indiens. Il n'y a aucun moyen de percer tant soit peu leurs pensées. En organisant ce genre d'exhibition, des Indiens se proposeraient de nous démoraliser, en nous signifiant : « Votre tour viendra bientôt. » Mais de la part de ces créatures… Il secoua la tête. Le silence s'appesantit dans la cabine. La chaleur, le défilé hypnotisant des berges, créaient une solitude impressionnante. Chen Lhu s'allongea pour somnoler. Laissons la chaleur et l'oisiveté faire mon travail, songeait-il. Joao se plongea dans la contemplation de ses mains. C'était la première fois qu'une situation où dominaient la peur et l'oisiveté forcée le condamnait à l'introspection. L'expérience, tout en le fascinant, le terrifiait. Tanja appuya sa tête sur le dossier de son siège et contempla le ciel. Il faudra bien que des secours finissent par arriver… songea-t-elle. C'est sûr… sûr… sûr. Elle laissa errer son regard jusqu'aux montagnes qui se découpaient sur l'horizon, à l'ouest, et qui grandissaient ou s'amenuisaient suivant le cours capricieux du flot bleu où elle voguait. Il ne fallait pas se laisser aller à penser à cela, pensa-t-elle, sous peine d'être vite submergée par l'émotion. C'était cela le plus terrible fardeau. Ses mains cherchèrent celles de Joao et s'y agrippèrent. Il ne la regarda pas mais la pression de ses doigts sur sa main en disait long. Chen Lhu vit le manège et sourit. Joao observait les berges qui défilaient. Le module voguait au fil d'un courant enchanté entre des rideaux de lianes souples. Au détour d'un méandre, trois arbres de Fernan Sanchez étincelèrent, d'un rouge flamboyant sur le fond de verdure. Mais l'œil de Joao s'attarda sur le travail de sape de la rivière, sur les racines qui s'agrippaient dans la boue, rongées par le courant. Sa main dans la mienne, se répétait-il. Sa main dans la mienne. La chaleur redoublait par vagues, enserrant le module dans un air parfaitement figé. Le soleil dardait ses rayons infernaux. Puis il entama son déclin… lentement, lentement, vers les sommets lointains. Nos doigts entrelacés… nos doigts entrelacés, se répétait Joao. Il commençait à attendre la nuit avec ardeur. Chen Lhu s'agita et se redressa au moment même où le soleil s'abîmait derrière les montagnes. Dans les vapeurs améthystes du couchant, l'eau prit des reflets de rubis poli, un instant ensanglantée. Et ce fut l'obscurité sous laquelle la rivière parut se figer. Ils pénétrèrent dans une nuit capitonnée. C'est l'heure des timides et des terribles, songea Chen Lhu. La nuit est mon heure et je ne suis pas timide. A l'avant, deux ombres s'étaient fondues, il sourit. La bête à deux dos, songea-t-il. Il trouva cette pensée si comique qu'il mit la main sur sa bouche pour étouffer un rire. Et il prit la parole : — Je vais dormir, à présent, Johnny. Vous prenez la première garde et vous me réveillez à minuit. A l'avant, les petits bruits un instant interrompus reprirent. — D'accord, dit Joao d'une voix altérée. Ah, cette Tanja, songea Chen Lhu. Même sans le vouloir, quel instrument remarquable. Le rapport, hormis quelques variantes dignes d'intérêt, ajoutait peu à la connaissance que le cerveau avait des humains. Comme il fallait s'y attendre, la petite mise en scène au bord de la rivière les avait ébranlés et terrorisés. Le Chinois avait fait montre d'un sens pratique que ne partageaient pas les deux autres. Ce fait, ajouté aux apparentes tentatives du Chinois pour les conduire à s'accoupler pouvait avoir une signification. La réponse viendrait en son temps. Pour le moment, le cerveau faisait l'expérience de quelque chose d'assez proche d'une nouvelle émotion humaine : l'anxiété. A bord du véhicule à la dérive, le trio s'éloignait de plus en plus de la chambre surplombant la cataracte. Désormais, dans le système : Rapport-analyse– décision-action, il faudrait compter avec des délais de plus en plus longs. Une fois encore, les récepteurs sensoriels passèrent en revue le message répété sur la voûte. Le véhicule arrivait à proximité des rapides. Les passagers risquaient de se tuer, et ce serait la fin. A moins qu'ils ne cherchent à renouveler leur effort précédent pour survoler les rapides. Il y avait là un élément d'anxiété qui demandait à être mûrement soupesé. Le véhicule avait déjà volé une fois. Analyse-décision. — Retournez auprès des groupes d'action, ordonna le cerveau. Qu'ils capturent le véhicule et ses occupants avant qu'ils n'aient atteint les rapides, et vivants de préférence. Si cela s'avérait impossible, voici l'ordre d'importance décroissante : Le Chinois, la reine non fécondée, l'autre mâle. Le ballet modulé des insectes anima un instant la voûte, y imprimant les termes du message. Et ils partirent en flèche dans la lumière de l'aube. Action. La moisissure. L'odeur de moisi était plus forte et il s'y joignait celle, acide, de la rouille. Ces odeurs emplissaient Joao de mélancolie, il sentait le module, seul symbole de civilisation, se dégrader autour de lui, elles lui rappelaient trop tout ce que l'humanité recélait de décadent, de pourri, de mortel enfin. Il caressa les cheveux de Tanja. Pourquoi ne pas profiter d'une étincelle de bonheur ici, maintenant. Qui sait si demain nous ne serons pas morts… ou pire encore. Lentement, il replongea dans le sommeil. Une volée de perruches salua l'aube. Joao entendit les cris d'oiseaux qui lui parvenaient de très loin, l'arrachant à son sommeil. Il s'éveilla, en sueur, étrangement affaibli. Tanja s'était écartée de lui pendant son sommeil. Elle dormait roulée en boule à l'autre extrémité de la cabine. Au-dehors, le paysage baignait dans une clarté bleutée, des brumes vaporeuses voilaient la rivière en amont et en aval. Il régnait dans la cabine une atmosphère confinée, chargée d'humidité et de chaleur malsaine. Il avait un goût amer dans la bouche, sa gorge était desséchée. Il se redressa et se pencha en avant pour jeter un coup d'oeil au sommet du pare-brise. Il avait dormi dans une position malcommode, et son dos s'en ressentait. — Inutile de guetter les équipes de secours, Johnny, dit Chen Lhu. Joao se râcla la gorge. — Non, je regardais simplement le temps qu'il fait. Il ne va pas tarder à pleuvoir. — C'est possible. Ce ciel de plomb, songeait Joao. Et sur cette ardoise vierge, très haut dans les cimes, s'inscrivit le profil d'un vautour. Il resta un instant comme suspendu, les ailes déployées, immobile, se redressa majestueusement, battit des ailes une fois… deux fois… et prit son vol vers l'amont. Joao abaissa son regard. Au cours de la nuit, le module s'était pris dans un enchevêtrement de troncs et de branchages à la dérive. Les troncs étaient recouverts de mousse, et il en déduisit qu'il s'agissait d'une île déjà ancienne. Elle avait dû voguer ainsi pendant une saison au moins… non, davantage. La mousse était épaisse. Comme il était plongé dans cette contemplation, il y eut un remous, et le module se détacha. — Où sommes-nous ? demanda Tanja. Joao se retourna, elle était assise, bien réveillée. Elle évita son regard. Que diable ! songea-t-il. Elle a honte ? — Nous sommes là où nous avons toujours été, ma chère Tanja, dit Chen Lhu. Sur la rivière. Vous avez faim ? Elle se posa la question, et s'aperçut qu'elle était morte de faim. — Oui. J'ai faim. Ils mangèrent rapidement, en silence. Joao se persuadait que Tanja avait décidé de l'éviter. Ce fut elle qui sortit la première sur le flotteur. Elle s'absenta un long moment. Quand elle revint, elle se rallongea sur son siège et fit semblant de dormir. Quelle aille se faire voir, songea Joao. Il sortit à son tour, et fit claquer l'écoutille derrière lui. Chen Lhu se pencha en avant et, à l'oreille de Tanja : — Vous avez été parfaite, la nuit dernière, ma chère, murmura-t-il. — Allez au diable ! répondit-elle sans ouvrir les yeux. Sans qu'il sût pourquoi, ses paroles, sa façon d'agir le rendaient furieux et, pour la vexer, il se mit à ironiser sur ce qu'il connaissait de ses croyances : — Le serpent eût aimé vous avoir pour complice. Les yeux toujours fermés, « Vous pouvez vous coller votre bible où je pense », dit-elle. — Vous ne croyez pas au péché originel ? railla-t-il. — Je ne crois qu'à certaines formes d'enfer. De nouveau, elle le fixait de ses yeux verts. Il lui fallut un moment pour se calmer. — Et Johnny, c'était bien ? chuchota-t-il. — Mieux que vous ne le serez jamais. Joao ouvrit l'écoutille et pénétra dans la cabine avant que Chen Lhu ait pu répondre. Il vit que Tanja le regardait. — Salut, jefe, dit-elle avec un sourire chaleureux, intime, complice. Joao lui rendit son sourire et se glissa dans son siège. — C'est aujourd'hui le jour des rapides, dit-il. Je le sens. Pourquoi avez-vous hurlé, Travis ? — Oh, rien, dit Chen Lhu. Mais sa voix vibrait encore de colère. — C'était un problème purement idéologique, dit Tanja. Travis restera jusqu'au bout un matérialiste athée. Moi, je crois au paradis, ajouta-t-elle en caressant la joue de Joao. — A quoi voyez-vous que nous approchons des rapides ? demanda Chen Lhu. Il est temps de changer de conversation, songea-t-il. C'est un jeu danger eux que tu joues avec moi, Tanja. — Le courant est plus dur par ici, pour commencer, dit Joao. A travers le pare-brise, la rivière roulait effectivement un flot plus mouvementé. Les collines enserraient de plus en plus le cours d'eau. Dans le sillage du module et le long des rives, les remous se faisaient de plus en plus fréquents. Une bande de singes à longue queue se mit à suivre le module, sautant de branche en branche le long de la rive gauche, rugissant et criaillant. Au détour d'une courbe de la rivière, le jeu cessa. — Je ne peux plus voir une seule créature au– dehors sans me demander : est-ce que c'est vraiment ce que je crois voir ? — Ce sont de vrais singes, dit Joao. J'imagine qu'il y a encore certaines choses que nos petits amis ne peuvent pas imiter. La rivière se rétrécissait à présent, les collines se rapprochaient. Au détour d'une nouvelle courbe, ils surprirent un flamant rose qui s'abreuvait au bord de l'eau. Il battit lourdement des ailes et s'envola vers l'aval. — Attachez vos ceintures, annonça Joao. Il attacha son propre harnais, jeta un coup d'œil au tableau pour se remémorer les innovations de Vierho. Mise à feu… lampes témoins… accélérateur. Il manipula l'accélérateur. Comme il répondait mollement, il fit une dernière prière mentale pour que la pièce du flotteur droit ne cède pas. Il se tint prêt. Un frémissement léger, semblable à celui du vent dans les branches leur parvint. Le courant redoubla de vitesse, et ils furent balayés le long d'une vaste courbe, tourbillonnant dans un remous avant de repartir droit dans le courant. A moins d'un kilomètre de là, la rivière bouillonnait furieusement, projetant des gerbes d'écume blanchâtre qui s'éparpillaient dans les airs. Le bruit de tonnerre les assourdissait davantage de seconde en seconde. Joao examina quelles étaient les conditions. Deux murs d'arbres enserraient la rivière, dont le cours se rétrécissait, pour céder la place à deux murailles de rocs suintants au-dessus des rapides. Il n'y avait pas le choix : passer entre les deux. Il faudrait évaluer le courant et la distance exacte avec un soin minutieux : à l'entrée des rapides, le module heurterait un ressac. Si l'on profitait de cet instant pour la mise à feu, la vague déferlante faciliterait l'arrachement des flotteurs. — Quelque chose dans les arbres, sur la droite, dit Chen Lhu. Au-dessus de nous. Une ombre s étala sur l'eau, tout autour d'eux. Des formes blanches obscurcirent leur champ de vision devant le module. Joao enfonça le bouton de mise à feu, compta un, deux, trois. La lampe témoin s'éteignit. Il enfonça l'accélérateur. Les moteurs démarrèrent dans un grand bang, crachotant et mugissant jusqu'à couvrir le bruit des rapides. Le module franchit l'écran d'insectes surgis de l'ombre. Joao dut manipuler les commandes pour éviter un amas de rochers où se brisait l'écume dans le bassin supérieur. Il actionnait l'accélérateur en se fondant sur la pression qui le plaquait contre son siège. N'explose pas, baby, pria-t-il. N'explose pas. — Un filet ! cria Tanja. Ils ont tendu un filet à travers la rivière. On aurait dit un serpent qui s'élevait en dégoulinant au-dessus des rapides. D'un geste réflexe, Joao écrasa l'accélérateur sur le tableau de bord. Le module bondit, laissant un sillage profond sur la surface lustrée du bassin. Des courants contraires les déportaient vers les rochers noirs et lisses. Le filet se dressait devant eux au moment où les flotteurs s'arrachèrent au courant. Plus haut… plus haut. Joao apercevait la rivière qui plongeait au-delà du filet. Le flot bondissait avec une violence formidable, comme s'il voulait échapper aux murailles de roches noires. Quelque chose gifla les flotteurs. Il y eut un craquement suivi de bruits de déchirures. Le module piqua du nez, se redressa dans un bond alors que Joao s'agrippait aux commandes. L'appareil se mit à vibrer en staccato. L'air était chargé d'écume alentour. L'espace d'un instant, Joao aperçut un mouvement au bord des rapides. L'eau se brisait avec un grondement de tonnerre sur un amas d'énormes rochers. Ils les laissèrent derrière eux. Un moment après, ils en étaient sortis. Ils voguaient dans les airs, ils grimpaient – ni très facilement ni très droit… – mais ils grimpaient. Joao relâcha l'accélérateur. Le module survola en vrombissant une rangée d'arbres qu'il franchit pour rejoindre la rivière. Une nouvelle colline hérissée d'arbres passa à toute vitesse au-dessous d'eux. Et enfin, une longue avenue rectili– gne s'ouvrit devant eux, roulant un flot turbulent, gras et brun. C'est alors que Joao entendit la voix de Tanja : — Qu'est-ce qu'on fonce ! Regardez ! — Ce fut un vol de grande classe, vous étiez inspiré, dit Chen Lhu. Joao tenta de déglutir, mais sa gorge était desséchée. Les commandes se faisaient lourdes dans ses mains. Vers l'aval, ils arrivaient en vue d'un vaste méandre au-delà duquel s'étendait un immense lac de terres inondées où surgissaient encore quelques îles. Rivière brune… inondations, pensa-t-il. Il fit vibrer le module et, jetant un regard vers l'ouest, il aperçut un amoncellement de nuages brunâtres bordés de noir. Signe d'orage ! Il pleut dans les collines que nous venons de quitter, songea-t-il. Ici c'est inondé et cela a dû se produire pendant la nuit. Il se maudit soudain de ne pas avoir remarqué plus tôt le changement de couleur de l'eau. — Qu'est-ce qui ne va pas ? demanda Chen Lhu. — Rien que nous puissions changer. Joao relâcha l'accélérateur d'un cran, puis d'un autre. Les moteurs crachotèrent avant de s'éteindre complètement. Il ferma l'arrivée de carburant. Le vent sifflait dans leur sillage. Tout en relâchant l'accélérateur, Joao essayait de gagner de la distance. Le module se mit à vibrer, en perte de vitesse, au minimum de sustentation. Il tenta de gagner encore de la distance en piquant du nez. Mais le module volait comme tous les modules, et ne planait guère plus qu'un caillou. La rivière dessinait un méandre vers la gauche au milieu de nouvelles terres inondées. Un ruban étroit de flot plus agité balisait le courant principal. Joao aligna le module, virant pour en suivre le cours. L'eau se précipita à leur rencontre. Le module commença à se cabrer, et Joao dut se battre avec les commandes. Les flotteurs touchèrent dans un grand jaillissement d'écume avec un dangereux mouvement de balancier. Dévié dans un remous, le module commença à s'incliner sur l'aile droite ; plus bas, plus bas. Joao mit le cap sur une petite île qui émergeait sur leur gauche. — Nous coulons, constata Tanja. Sa voix, où se mêlaient la surprise et l'horreur, contrastait avec la brièveté de sa remarque. — Le flotteur droit, dit Chen Lhu. J'ai senti qu'il touchait le filet. Le flotteur gauche crissa sur le sable et s'arrêta, faisant décrire au flotteur droit un court arc de cercle qui l'amena à son tour sur le sable. Sous l'eau, vers la droite, quelque chose gargouilla avec une éclosion de bulles qui vinrent crever à la surface. L'aile droite n'était qu'à quelques millimètres de la surface de l'eau. Tanja cacha son visage dans ses mains, les épaules secouées de sanglots. — Que se passe-t-il, maintenant ? demanda Chen Lhu. Maintenant, c'est la fin, songea-t-il. Nos petits camarades auront tôt fait de nous retrouver. C'est la fin, à coup sûr. — Maintenant, nous allons réparer le flotteur, dit Joao. Tanja leva son visage et le regarda fixement. — Ici ? demanda Chen Lhu. Ahhh, Johnny… Tanja appuya le revers de sa main contre sa bouche. Joao… Il dit ça seulement pour m'éviter de sombrer dans le désespoir, songea-t-elle. — Evidemment, ici même, lança Joao. Et maintenant, fermez-la et laissez-moi réfléchir. Tanja retira sa main. — C'est possible ? — S'ils nous en donnent le temps, dit Joao. Il débloqua le verrouillage du capot et le fit coulisser vers l'arrière. Le murmure de l'eau lui parvint. Il défit son harnais de sécurité en jetant un regard circulaire autour de lui : l'air, la rivière, la jungle. Pas d'insectes. Joao grimpa pour s'extirper de l'habitacle, se glissa jusqu'à la surface inclinée du flotteur gauche. Il observa la jungle au-delà de la plage : fouillis enchevêtré de branches, fougères arborescentes, arbres, lianes, plantes grimpantes. — Même si une armée entière était tapie dans cette jungle, nous n en saurions rien, chuchota Chen Lhu. Comment comptez-vous réparer le flotteur ? Tanja fit son apparition à ses côtés. Ele attendait la réponse. — Je ne sais pas encore, dit Joao. Il se glissa dans l'eau. Elle lui sembla tiède et gluante. — Et les poissons cannibales ? demanda Tanja. — Je ne les vois pas, ils ne me voient pas, dit Joao. Nous sommes à égalité. Il contourna les moteurs-fusées en pataugeant. Il y avait une forte odeur de carburant et des taches huileuses commençaient à s'étaler au fil du courant. Joao haussa les épaules, se pencha, caressa de la main le rebord du flotteur droit, plongeant les avant-bras dans l'eau pour explorer la partie immergée. Juste derrière le bord d'attaque, ses doigts rencontrèrent du métal déchiqueté où s'accrochaient les lambeaux de la pièce posée par Vierho. Il plongea la main dans le trou. Il lui parut immense. Le métal crissa sous les pas de Chen Lhu qui se laissait glisser sur le flotteur gauche, un fusil-atomiseur à la main. — Alors ? C'est grave ? Joao se redressa et rejoignit la plage. — Assez. — Mais réparable ? demanda Chen Lhu. Joao se retourna et le dévisagea, frappé de l'inquiétude qui transparaissait dans sa voix. Il est mort de trouille ! pensa Joao. — Avant tout, il faudra tirer ce flotteur à sec, dit Joao, mais on devrait pouvoir le colmater. — Comment comptez-vous le sortir de l'eau ? — En le faisant rouler sur des troncs d'arbres… nous le halerons avec des lianes. — Et cela prendra combien de temps ? s'inquiéta Tanja depuis la cabine. — Ça devrait être fini ce soir avec un peu de chance, dit Joao. — Ils ne nous laisseront pas ce loisir, objecta Chen Lhu. — Mais nous avons trente ou quarante kilomètres d'avance sur eux. — Peut-être, mais ils volent, eux aussi, dit Chen Lhu. – Il brandit son atomiseur vers l'amont. – D'ailleurs les voici. Joao pivota sur lui-même à l'instant précis où Chen Lhu fit feu, et il eut le temps d'apercevoir une rafale de pulvérisation et une rangée d'insectes volants qui s'abattaient blancs, rouges, dorés, aussi gros que le pouce. Mais il en arrivait d'autres… et encore d'autres… toujours plus. — Il a volé encore une fois, accusa le cerveau. Sur la voûte, les messagers exécutaient leur ballet sonore. Ils cédèrent la place aux explorateurs qui entraient en voltigeant, miroitant dans le soleil qui inondait l'entrée de la caverne comme autant de paillettes de mica. — Le véhicule a atterri, il est gravement endommagé, communiquèrent les nouveaux venus. Il ne flotte plus sur la rivière et repose en partie sous l'eau. Les humains n'ont pas l'air d'avoir souffert. Des groupes d'action sont déjà sur place mais les humains lancent leurs poisons sur tout ce qui bouge. Quelles sont vos instructions ? Le cerveau s'appliqua à retrouver son calme pour être en mesure de procéder à l'analyse d'où sortirait la décision ; Les émotions… les émotions, songeait-il. Les émotions sont une malédiction pour la logique. Des faits-des faits-des faits. Il en était submergé. Mais il subsistait un facteur d'incertitude. Les événements récents venaient modifier les données antérieures. Le cerveau avait à l'esprit plus d'un fait pour compléter sa connaissance des humains ; fruits de l'observation, déduits ou induits, ou récoltés dans les archives de microfilms que les humains avaient amassées provisoirement dans le Rouge. Mais ces données comportaient tant de lacunes ! Le cerveau aspirait ardemment à se mouvoir par lui– même, à observer avec ses propres récepteurs sensoriels ce qu'il n'avait obtenu jusqu'à présent que par l'entremise de ses messagers. Face à ce désir exceptionnel, les centres de contrôle musculaire du cerveau, quasiment atrophiés à la suite d'une longue léthargie se réveillèrent pour lancer une débandade de signaux épars. Les insectes soignants commencèrent à s'agiter à la surface du cerveau, s'affairant sur les endroits d'où provenaient ces demandes peu coutumières, contrant par des additions d'hormones les blocages frustrants qui, l'espace d'un instant, avaient menacé la structure tout entière. Athéisme, songeait le cerveau en recouvrant une sérénité chimique. Ils parlent d'athéisme et de paradis, (sous-tendu par la religion). Ce genre de sujet ébahissait le cerveau. La conversation, qui lui avait été relatée, était partie d'une discussion sur le mode de copulation des humains, et s'y rapportait d'une façon ou d'une autre… au moins en ce qui concernait les occupants du véhicule. Sur la voûte, les insectes répétaient inlassablement leur message. — Quelles sont vos instructions ? — Quelles sont vos instructions ? Mes instructions. Je… moi… mes. De nouveau, les insectes soignants se démenèrent. Et le calme revint. Le cerveau, réfléchissant à ce qui venait de lui arriver, se demanda comment des pensées – de simples pensées – pouvaient occasionner semblable trouble. Les humains paraissaient cou– tumiers du fait. — Les humains du véhicule doivent être pris vivants, ordonna le cerveau. – Et il comprit l'égoïsme de cet ordre. Il avait tant de questions à poser à ce trio. – Que tous les groupes d'action disponibles se mettent en route. Localisez en aval un lieu plus favorable que le précédent et postez-y la moitié des groupes d'action. La seconde moitié attaquera dès que possible. Le cerveau se tut sans avoir donné le signal du départ, puis, comme une arrière-pensée : — Si tout finit par échouer, tuez-les, mais épargnez leurs têtes. N'y touchez pas et conservez-les en l'état. Alors seulement les messagers furent congédiés. Forts de leurs instructions, ils s'envolèrent dans le soleil au-dessus des flots rugissants. A l'ouest, un nuage obscurcit un instant le soleil. Le cerveau constata le fait et remarqua en même temps que le grondement de la rivière était plus fort que d'habitude. Il pleut sur les hauts plateaux, songea-t-il. A cette pensée, sa mémoire évoqua des images oubliées ; visions de feuilles humides, de ruisselets dévalant les pentes forestières dans un air froid, saturé d'humidité ; l'argile grise et détrempée où les pieds s'enfoncent en pataugeant. C'était une vision étrange, ces pieds qu'il ressentait comme les siens propres. Mais les insectes soignants dominaient bien leur tâche à présent et le cerveau eut tôt fait de retrouver une parfaite sérénité chimique. Il se replongea dans des considérations d'une toute autre nature. Il s'agissait de récapituler toutes les données qu'il possédait sur la Bible mais il eut beau fouiller, il ne découvrit nulle part de référence à l'endroit où l'on pouvait bien penser « se la mettre ». C'était un calfatage de fortune. Et maintenant, le module flottait d'aplomb sur la rivière en suivant la plage. Joao, enfoncé dans l'eau jusqu'à la ceinture vérifiait l'étanchéité de son travail. Au-dessus de lui, par intermittence, fusaient les sifflements et les petites explosions des atomiseurs. L'air empestait l'odeur amère des poisons. A la surface de l'eau, des amas d'écume noirs et oranges partaient à la dérive ou s'agglutinaient sur la plage en petits flocons autour des restes de leur treuil de lianes et de troncs. Tanja profita d'un moment d'accalmie pour se pencher au-dehors. — Pour l'amour de Dieu, vous en avez encore pour longtemps ? — Ça a l'air de tenir, dit Joao d'une voix rauque. Il se frotta la nuque et les bras. Les atomiseurs et les grenades ne suffisaient pas à éliminer la totalité des insectes. Piqûres et morsures lui cuisaient la peau. Levant les yeux sur Tanja, il vit que son front était constellé de piqûres. — Si cela tient, alors foutons le camp, dit Chen Lhu. Il apparut à son tour à côté de Tanja, jeta un bref coup d'œil au flotteur puis se remit à observer le ciel. Pris d'un vertige soudain, Joao tituba et faillit s'effondrer. Il dut faire un effort prononcé pour lever la tête et regarder le ciel alentour, dans le lointain. Ils avaient peut-être encore une heure de jour devant eux. — Pour l'amour de Dieu, foutons le camp ! hurlait Tanja. Joao remarqua que les coups de feu avaient repris. Il se hissa le long du flotteur en direction de la plage, et son poids envoya le module vers le large. Il flottait déjà à deux mètres de Joao quand celui-ci comprit qu'il aurait dû se trouver à son bord. Il plongea pour attraper le flotteur droit et se hissa à l'arrière en rampant, utilisant le peu de forces qui lui restait. L'écoutille était ouverte, une main se tendit et lui agrippa le col. S'aidant de cette main, il réussit à se mettre à genoux et rampa en se hissant à l'intérieur de la cabine. Il vit alors que c'était la main de Tanja. Il remarqua qu'ils avaient refermé et verrouillé le capot. Chen Lhu se démenait en tous sens, écrasant les insectes avec un rouleau de cartes. Joao sentit quelque chose lui piquer la jambe droite. Baissant les yeux, il vit que Tanja était en train de lui appliquer une nouvelle énergédose. Pour quoi faire ? se demanda-t-il. Puis il se souvint : Ah oui, les piqûres, le venin. — On est peut-être un peu immunisé à présent ? demanda-t-il, surpris d'avoir chuchoté. — Peut-être, répondit Tanja. A moins qu'ils nous aient réservé quelque chose de nouveau. — Je crois que je les ai tous eus, pratiquement, dit Chen Lhu. — J'ai pulvérisé avec l'atomiseur manuel sous les sièges et le tableau de bord. – Chen Lhu se baissa, passa une main sous le bras de Joao. – Allons, Johnny, en route. Regagnez votre siège, hein ? — Oui. – Joao rejoignit l'avant en titubant et s'effondra sur son siège. Il avait les jambes en coton. – Est-ce que nous sommes dans le courant ? dit-il dans un souffle. — On dirait, dit Chen Lhu. Joao restait là, pantelant. L'énergédose lui faisait l'effet d'une armée lointaine, s'infiltrant à l'intérieur de lui-même pour lutter contre son épuisement. Sa peau était baignée de sueur et pourtant, sa bouche desséchée le brûlait. Devant lui, l'écume orange et noire, la mousse collée maculaient le pare– brise. — Ils sont toujours avec nous, dit Chen Lhu. Regardez par là, le long de la berge, et cette espèce de groupe au-dessus de nos têtes. L'intérieur de l'habitacle se remplissait d'ombres maculées de gris et de vert, sous le regard de Joao. Il avait beau se dire que c'était impossible, qu'il y avait sûrement d'autres couleurs, il ne voyait plus que ce gris-vert. Même la peau de Chen Lhu… et celle de Tanja. — Il se passe quelque chose… la couleur… mur– mura-t-il. — Une perception aberrante des couleurs, dit Chen Lhu. C'était l'un des symptômes. Par la fenêtre de droite, dans un coin resté transparent , à travers les feuillages, un soleil gris-vert déclinait sur des sommets épars. — Fermez les yeux, allongez-vous en arrière et détendez-vous, dit Tanja. Joao laissa rouler sa tête sur le dossier. — Il a l'air très chaud, dit-elle en s'adressant à Chen Lhu. Joao ferma les yeux. Ses mains étaient si fraîches, si apaisantes. Il se sentait happé par les ténèbres d'une fatigue infinie… et, très loin, sur sa jambe gauche, résonnait un roulement de tambour : la dose énergétique. — Essaie de dormir, chuchota Tanja. — Tanja, comment vous sentez-vous ? demanda Chen Lhu. — Je me suis fait une application au cours de la première accalmie, dit-elle. Les mots parvenaient jusqu'à Joao à travers une brume épaisse, mais leur signification surgissait avec une clarté frappante. Tout ce que les voix contenaient de sous-entendus lui apparaissait et le fascinait. Celle de Chen Lhu était chargée d'hypocrisie. Celle de Tanja luttait contre la peur, et on y décelait une préoccupation sincère pour son sort à lui, Joao. Une dernière fois, il sentit sur son front la caresse apaisante, puis Tanja se rencogna dans son siège. Elle rejeta ses cheveux en arrière et porta son regard vers l'ouest. Cela s'agitait par là-bas, sans aucun doute, on apercevait de grands flottements blancs et des formes indéfinissables, plus grandes encore. Levant les yeux, elle regarda un instant flotter les alto-cirrus, très hauts dans les nimbes. Elle détourna les yeux pour observer la rivière, en aval. Le courant balaya le module le long d'une courbe serrée, et ils se retrouvèrent en train de dériver plein nord dans un canal élargi. Le long de la rive orientale, la rivière roulait un flot mauve argenté, métallique et lumineux. Sur la rive droite, des tourterelles de jungle faisaient entendre leur roucoulement profond ; mais était-ce vraiment des tourterelles ? Soudain, la nature se tut. Tanja jeta les yeux autour d'elle. Le soleil s'abîma derrière les sommets lointains et la patrouille des chauves-souris reprit ses voltiges nocturnes. Les oiseaux de nuit lancèrent leurs cris puis se turent ; la jungle s'emplit de ses bruits nocturnes, feulement d'un jaguar dans le lointain, frôlements et froissements dans les feuillages, et, tout proche, un plongeon. Puis, de nouveau, la nature qui se tait. Il y a quelque chose là, que toutes les créatures de la jungle redoutent, pensa Tanja. Une lune d'ambre se levait à l'horizon. Le module dérivait sur le sillage argenté de la lune, libellule géante posée sur les eaux. Un sphinx tête-de-mort surgit dans la lumière blafarde, posa un instant le filigrane de ses ailes diaphanes sur le pare-brise et s'envola. — Ils nous surveillent de très près, dit Chen Lhu. Joao sentait une douce chaleur l'envahir au fur et à mesure que l'A.T.P., le calcium, l'acétylcholine et les fractions d'A.C.T.H. se répandaient dans son corps. Pourtant, il était toujours en proie à une espèce de vertige, comme s'il y avait plusieurs personnes en lui. Il ouvrit les yeux. Au-dehors, les collines déroulaient leur moutonnement au clair de lune. Il croyait à la réalité du paysage, et en même temps, il le voyait se fondre dans la tapisserie de l'habitacle, blotti, là, derrière le capot. La lune lui était étrangère, différente de toutes les lunes qu'il avait connues. Trop vaste le cercle éclairé par la Terre. Trop brillant le croissant ensoleillé. C'était un faux, peint en trompe-l'œil et sous lequel il rapetissait, se rétractait jusqu'à devenir une étincelle infime au cœur de l'univers sans limite. Il ferma les yeux en plissant les paupières. Je ne dois pas penser de la sorte ou je vais devenir fou ! se reprocha-t-il, Dieu ! Qu'est-ce qui m'arrive ? Il aurait pu palper la tension qui habitait la cabine. Il se tendit pour guetter les bruits les plus infimes, la respiration contenue de Tanja, Chen Lhu qui s'éclair– cissait la gorge. Les hommes échouent à mi-chemin entre le bien et le mal. — Vous savez, Tanja, cette rivière est en quelque sorte marxiste, dit Chen Lhu. Toute chose s'écoule au rythme d'une rivière. L'univers se transforme constamment. C'est la dialectique et rien n'y peut rien changer ; ou rien ne le devrait. Rien n'est statique, rien n'est jamais pareil. — Oh, fermez-la ! marmonna Tanja. — Femme occidentale que vous êtes, la réalité dialectique vous échappe. — Racontez-donc ça aux cafards, dit-elle. — Comme ce pays est riche, murmura Chen Lhu, immensément riche. Vous rendez-vous compte combien de mes compatriotes cette terre pourrait faire vivre ? Il suffirait d'apporter quelques transformations, des plus infimes, défrichement, terrasses… En Chine, nous avons appris comment nourrir des millions d'individus sur des terres comme celles-ci. Tanja se redressa et regarda Chen Lhu par-dessus son épaule. — Vous disiez ? — Ces Brésiliens sont trop stupides pour tirer parti de ces terres. Mes compatriotes, en revanche… — Je vois, vos compatriotes viendront leur montrer comment s'y prendre, c'est bien ça ? — C'est une possibilité, dit Chen Lhu. Assimilez toujours cela, ma chère Tanja, songea-t-il. Quand vous connaîtrez l'immensité de l'enjeu, vous finirez peut-être par comprendre qu'il faudra payer le prix. — Et que faites-vous des Brésiliens dans tout ça ? Ils sont quand même quelques millions à s'entasser dans les villes et les parcelles du plan de repeuplement pendant cette période de restructuration. — Oh, ils doivent commencer à se faire à cette situation. — Mais ils ne la supportent que dans l'espoir d'une amélioration prochaine. — Ah, non, ma chère Tanja. Vous ne m'avez pas l'air de très bien comprendre les gens. Les gouvernements les manipulent comme ils l'entendent suivant les nécessités du moment. — Et les insectes ? continua-t-elle. Que faites-vous de la Grande Croisade ? Chen Lhu haussa les épaules. — Ils ont bien vécu avec eux pendant quelques milliers d'années… auparavant. — Et les mutations, les espèces nouvelles ? — Ah, les créations de nos amis bandeirantes, c'est vrai. Eh bien, ceux-là, il faudra probablement les détruire. — Je ne suis pas si sûre que les bandeirantes aient créé ces… choses-là, dit-elle. Je suis certaine que Joao n'a rien eu à voir avec ça. — Ah… et qui alors ? — Peut-être tout simplement ceux qui refusent de reconnaître l'échec de leur propre Grande Croisade ! — Je vous affirme que ça n'est pas vrai, dit Chen Lhu en réprimant sa colère. Elle regarda Joao. Il respirait profondément, manifestement endormi. Etait-ce possible ? Non ! Chen Lhu se rencogna dans son siège en songeant : Qu'elle réfléchisse un peu à tout cela. Le doute suffira à me la rendre utile, mon délicieux petit instrument. Et Johnny Martinho ! Quel ravissant bouc émissaire ; formé en Amérique du Nord, rien qu'un instrument sans scrupule des impérialistes ! un dévergondé, qui n'hésite pas à faire l'amour avec mes propres employées, quasiment sous mon nez. Ses compagnons n'auront pas trop de mal à croire qu'un homme pareil est capable de tout ! Sur les lèvres de Chen Lhu, passa un sourire tranquille. Tanja, tournée vers l'arrière, ne distinguait que vaguement les traits anguleux et rudes du chef de l'O.E.I. Il est trop fort et je suis trop fatiguée, songea-t-elle. Comme un enfant en quête de réconfort, elle posa sa tête sur les genoux de Joao et glissa son bras gauche autour de sa taille. Il avait l'air brûlant de fièvre. Soudain, sa main rencontra une forme métallique qui gonflait le blouson de Joao. Tâtant l'objet du bout des doigts, elle reconnut un revolver… une arme manuelle. Elle retira sa main, se redressa. Pourquoi nous cache-t-il qu'il transporte cette arme ? Joao respirait toujours profondément, feignant le sommeil. Les paroles de Chen Lhu hurlaient dans sa tête. Il savait à quoi s'en tenir, agir devenait primordial. Mais la prudence s'imposait. Joao réfléchissait aux paroles de Chen Lhu. « Toute chose s'écoule au rythme d'une rivière », Pourquoi hésiter ? songea-t-il. Je me retourne et j'abats ce salopard… ou je l'oblige à se démasquer. Et Tanja, quel jeu joue-t-elle dans tout cela ? Elle avait l'air de lui en vouloir. « Toute chose s'écoule au rythme d'une rivière. » Ces créatures, là, dehors, le temps travaille pour elles. Ma vie est une rivière. Je m'écoule ; instants, souvenirs… rien n'est éternel, rien n'est absolu. Une rivière. Il n'avertira personne de la débâcle chinoise. Il a un plan derrière la tête… et il compte m'utiliser. La brise nocturne soufflait plus fort. Le module se balançait à présent désagréablement d'une aile sur l'autre. Une odeur humide apportée par le vent pénétra les filtres jusqu'à la conscience de Joao. Il grogna comme s'il s'éveillait, et se redressa. Tanja lui toucha le bras. — Comment te sens-tu ? Un souci réel transparaissait dans sa voix, mêlé à quelque chose que Joao n'arrivait pas à déterminer. Etait-ce une réticence, de la honte ? — J'ai… si chaud, murmura-t-il. — De l'eau, dit-elle, et elle porta une gourde à ses lèvres. L'eau lui parut fraîche et pourtant, il savait qu'elle était tiède. Il se rendit compte de son extrême faiblesse en dépit de l'énergédose. L'effort de déglutir lui demandait toute son énergie. Je suis malade, pensa-t-il. Je suis vraiment malade… gravement malade. Il laissa retomber la tête sur son dossier, et son regard traversa la bande transparente du capot. Les étoiles le submergèrent, éclats de lumière poignardant une débandade de nuages au-dessus de sa tête. Le mouvement que le vent imprimait au module faisait osciller nuages et étoiles dans son champ de vision. Cette sensation eut tôt fait de lui donner le mal de mer, et il baissa son regard. Sur la rive droite, des lampes vacillaient. — Travis, chuchota-t-il. — Hein ? Et Chen Lhu se demanda depuis combien de temps Joao était éveillé. M'aurait-il abusé par sa respiration ? En ai-je trop dit ? — Des lumières, dit Joao. Par là-bas… des lumières. — Oh, ça, il y a un bon bout de temps qu'elles sont là. Nos petits amis nous suivent très fidèlement. — Quelle est la largeur de la rivière ici ? demanda Tanja. — Cent mètres, à quelque chose près, dit Chen Lhu. — Comment nous voient-ils ? — Eh bien, avec ce clair de lune, ils ne doivent pas avoir trop de mal. — Si je tirais, ne serait-ce que pour… — Economisez les munitions, dit Chen Lhu. Après le gâchis d'aujourd'hui… eh bien, je ne nous vois pas sortis d'une autre journée comme celle-ci. — J'entends quelque chose, dit Tanja. Ce sont des rapides ? Joao se redressa au prix d'un effort qui le terrifia. Je ne pourrai jamais manier les commandes dans cet état, songea-t-il. Et je doute que Tanja ou Travis en soient capables. Il perçut à son tour comme un sifflement. — Qu'est-ce que c'est ? demanda Chen Lhu. Joao soupira et se rencogna dans son siège. Des hauts fonds, à bâbord, quelque part dans la rivière. Le son s'amplifia, lamentation de l'eau qu'une île détournait, et s'estompa derrière eux. — Que se passerait-il si notre flotteur droit heurtait ce genre de chose ? — – Fin de la promenade, dit Joao. Le défilé sans fin de la jungle obscure où vacillaient les lumières le submergeait de vagues de sommeil. Joao savait que, même si sa vie en dépendait il n'aurait pas la force de résister. — Je prendrai un tour de garde, cette nuit, Travis, dit Tanja. — Je me demande pourquoi nos petits amis nous laissent tranquille pendant la nuit, dit Chen Lhu. C'est très curieux. — Ils ne nous perdent pas de vue, pourtant, dit Tanja. Allez, dormez, je vais prendre le premier tour. Joao s'éveilla au crépitement de la pluie dans la grisaille de l'aube. A gauche, à mesure que la lumière s'accentuait, il distinguait les hachures métalliques de la pluie qui s'abattait sur le vert pâle de la jungle. L'autre rive se perdait dans la grisaille. Violente et monotone, la pluie tambourinait sur le capot et piquait la rivière d'une multitude de petits cratères. — Tu es réveillé ? demanda Tanja. Joao se redressa. Il se sentait rafraîchi et les idées étrangement claires. — Depuis combien de temps est-ce qu'il pleut comme ça ? — Depuis minuit, à quelque chose près. Chen Lhu s'éclaircit la voix, se pencha sur l'épaule de Joao. — Cela fait des heures que nos amis ne nous ont donné signe de vie. Est-ce que cela voudrait simplement dire qu'ils n'aiment pas la pluie ? — Moi non plus, je n'aime pas la pluie, en tout cas, dit Joao. — C'est-à-dire ? demanda Tanja. — La rivière ne va pas tarder à se transformer en torrent infernal. A gauche, les nuages s'amoncelaient, lourds et bas dans les cieux. — Et si jamais des équipes de secours sont en route, elles ne risqueront pas de nous apercevoir, continua Joao. Tanja passa la langue sur ses lèvres. Elle se sentait soudain vidée de toute émotion. Elle comprit à quel point elle avait compté sur ces secours. — Combien… combien de temps les pluies vont– elles durer ? — Quatre ou cinq mois, dit Joao. Le module dévia dans un remous, et Joao se retrouva face à la berge, ligne ondoyante de verdure que la pluie nuançait de teintes pastel. — Quelqu'un est-il sorti ? demanda Joao. — Moi, dit Chen Lhu. Se retournant, Joao remarqua la tenue de treillis de l'O.E.I. trempée par la pluie. — Rien à signaler à part la pluie, dit Chen Lhu. La jambe droite de Joao commença à le démanger. Il se baissa, l'énergédose n'y était plus. — Tu t'es mis à avoir des crampes au cours de la nuit, dit Tanja. Je l'ai retirée. — – J'ai dû avoir un sommeil très profond. – Il lui toucha la main. – Merci, prévenante infirmière. Elle retira sa main. Joao, surpris, leva les yeux mais elle détourna les siens pour regarder par la fenêtre. — Je vais… sortir, dit Joao. — Tu te sens assez d'aplomb ? demanda-t-elle. Tu étais très faible. — Je me sens bien. Il se leva, se fraya un chemin jusqu'à l'écoutille et descendit sur le ponton. Sur son visage, la pluie était tiède mais lui faisait du bien. Il resta là à l'extrémité du flotteur, à profiter de la fraîcheur. Dans l'habitacle, Chen Lhu s'adressait à Tanja : — Pourquoi n'allez-vous pas lui tenir la main ? — Vous êtes le dernier des salopards, Travis. — L'aimez-vous un tout petit peu ? Elle se détourna et, le foudroyant du regard : — Que voulez-vous de moi ? — Votre coopération, ma chère. — A propos de quoi ? — Qu'est-ce que cela vous dirait de posséder une mine d'émeraudes rien que pour vous ? Ou de diamants peut-être ? Plus de richesses que tout ce que vous pourriez imaginer ? — En paiement de quoi ? — Le moment venu, Tanja, vous saurez quoi faire. En attendant, contentez-vous de transformer notre bandeirante en pantin docile. Elle se détourna, réprimant une explosion de colère. Nos corps nous trahissent, songea-t-elle. Tous les Chen Lhu du monde peuvent s'amener, presser des boutons, nous manipuler… Je refuse.' un point c'est tout ! Joao est un type trop bien. Mais pourquoi cette arme ? Je pourrais la tuer tout de suite et pousser Johnny à l'eau, songea Chen Lhu. Mais cet engin est plutôt difficile à manier et je n'ai guère d'expérience en la matière. Tanja lui lança un regard radouci. Peut-être va-t-elle finir par se ranger à mes raisons. Je connais ses faiblesses, c'est un fait. Mais j'ai besoin de certitude. Joao rentra et se coula dans son siège. Il amenait avec lui une fraîche humidité mais, dans l'habitacle, l'odeur de moisissure était tenace. La pluie se calma au cours de la matinée. Une brume moite imprégnait l'atmosphère de la cabine. Joao somnolait en réfléchissant au changement d'attitude de Tanja. Dans leur monde de liaisons fortuites, il savait qu'il aurait dû simplement hausser les épaules avec une remarque spirituelle mais il ne se sentait ni dégagé ni spirituel à propos de Tanja. Elle avait éveillé en lui une corde que les plaisirs de la chair n'avaient jamais fait vibrer auparavant. L'amour ? se demanda-t-il. Mais dans leur monde, l'idée même d'amour romanesque avait perdu toute substance. La famille et l'honneur restaient les seules valeurs impérissables, pour le reste, quand les situations se détérioraient, agir avec correction revenait le plus souvent à se débrouiller avec les aspects les moins dégradés. Je suis malade, songea-t-il. Le monde entier est malade. Et à plus d'un égard. Un bourdonnement vint percer le mur de sa torpeur. Il se redressa, les sens en alerte. — Qu'est-ce qui se passe ? demanda Tanja. — Chut ! Il leva la main pour la faire taire et se pencha sur le côté. Chen Lhu s'appuya sur le siège de Joao. — Un truck ? — Oui, par Dieu ! dit Joao. Et à basse altitude. Scrutant le ciel alentour, il s'apprêtait à ouvrir le capot quand Chen Lhu retint son bras. — Johnny, regardez par là, dit-il en pointant un doigt vers la gauche. Joao se retourna. Surgissant de la berge, un nuage étrange, vaste et volumineux, avançait droit sur eux, une foule d'insectes blancs, gris et dorés volant à l'unisson. Il se figea à une cinquantaine de mètres au-dessus de leurs têtes, et leur ombre se profila à la surface de l'eau. L'ombre s'étalait autour du module et avançait à son rythme, couverture mouvante qui le camouflait à tout regard venu d'en haut. Le sens de cette manœuvre pénétra jusqu'à la conscience de Joao. Il se retourna et dévisagea Chen Lhu. Le visage de l'homme était gris sous l'effet du choc. — Mais… ils le font exprès, chuchota Tanja. — Comment est-ce possible ? demanda Chen Lhu. Comment est-ce possible ? Comment est-ce possible ? Au même instant, Chen Lhu remarqua le regard de Joao et prit conscience de ses propres émotions. Il s'adressa de violents reproches. Il ne faut pas que je montre que j'ai peur à ces sauvages. Il se contraignit à se réinstaller tranquillement au fond de son siège, esquissa un sourire et secoua la tête. — Arriver à éduquer des insectes, dit Chen Lhu. Cela semble incroyable, et pourtant quelqu'un y est manifestement parvenu. La preuve est là. — Oh, mon Dieu, chuchota Tanja. Mon Dieu, je vous en prie. — Oh, arrêtez vos mômeries, dit Chen Lhu. – Mais il se reprit. – Calmez-vous, Tanja. L'hystérie ne mène à rien. Le bruit des moteurs-fusées s'amplifia. — Vous êtes sûr que c'est un truck ? demanda Tanja. Peut-être que… — C'est un truck bandeirante, précisa Joao. On l'a bridé pour ne mettre à feu alternativement que deux fusées à la fois, pour économiser du carburant. Vous entendez ? C'est une astuce que seuls pratiquent les bandeirantes. — Ils seraient à notre recherche ? — Qui sait ? Mais de toute façon, ils sont au-dessus des nuages. — Et de nos amis par la même occasion, dit Chen Lhu. Les pulsations contrapuntiques des moteurs-fusées se répercutaient le long des collines. Joao tourna la tête pour suivre le son qui faiblissait vers l'amont, se confondant peu à peu avec le chant clapotant de la rivière. — Est-ce qu'ils ne vont pas descendre pour nous chercher ? Le ton de Tanja était suppliant. — Ils ne cherchaient personne, dit Joao. Ils se rendaient simplement d'un point à un autre. Tanja leva les yeux vers la couverture d'insectes. De sa place et sous cet angle, les individus se fondaient les uns dans les autres, faisant du nuage un organisme unique. — Nous devrions les descendre, suggéra-t-elle. Elle tendit la main vers son atomiseur mais Joao lui agrippa le bras. — Les nuages seraient toujours là, dit-il. — Et nos amis sont plus riches en renforts que nous en munitions, ajouta Chen Lhu. Jé suis prêt à le parier. — Mais, s'il n'y avait plus de nuages, dit-elle. Le ciel ne va-t-il jamais s'éclaircir ? — Il pourrait y avoir une éclaircie au cours de l'après-midi, dit Joao en s'efforçant d'imprimer à sa voix un ton convaincant. Cela arrive assez souvent à cette époque de l'année. — Ils s'en vont ! dit Tanja. – Elle montrait la couverture d'insectes. – Regardez ! ils s'en vont. Joao leva les yeux. La masse volante se déplaçait vers la rive gauche, son ombre l'accompagnant jusqu'à ce qu'elle eût gagné les arbres où elle disparut à leur vue. — Us sont partis, dit Tanja. — Cela signifie seulement que le truck nous a quittés, dit Joao. Tanja enfouit son visage dans ses mains, luttant contre les sanglots qui la secouaient. Joao se mit à lui caresser la nuque dans un geste de réconfort mais elle s'ébroua, chassant sa main. Et Chen Lhu songea : Il faut l'attirer, Tanja, pas le repousser. — Nous devons garder à l'esprit les raisons de notre présence ici, dit Chen-Lhu, nous devons garder notre mission présente à l'esprit. Tanja se redressa, abaissant les mains ; elle prit une profonde inspiration qui tendit douloureusement les muscles de sa poitrine. — Il faut que nous nous occupions, poursuivait Chen-Lhu. Avec des bêtises, si nécessaire. C'est une façon de prévenir… la peur, l'ennui, les colères. Tenez, je vais vous décrire une orgie à laquelle il me fut donné d'assister, au Cambodge. Nous étions huit, sans compter les femmes – un prince déchu, le ministre de la culture… — Gardez votre fichue orgie pour vous, lança Tanja, nous ne voulons pas l'entendre. La chair, songea Chen-Lhu. Elle n'ose écouler rien de ce qui pourrait lui rappeler l'existence de sa propre chair. C'est sa faiblesse, à n'en pas douter. Il est bon que je le sache. — Soit, dit Chen-Lhu. Parfait. Parlez-nous, en ce cas, de la belle vie qu'on mène à Dublin, ma chère Tanja. J'adore entendre parler de ces gens qui échangent épouses et maîtresses, montent à cheval et font comme si le passé était toujours vivant. — Vous êtes vraiment un homme épouvantable, dit Tanja. — Excellent, excellent, répliqua Chen-Lhu, vous pouvez me haïr, Tanja ; je le permets. La haine occupe, elle aussi. On peut se permettre de haïr, en songeant à des choses comme la fortune et les plaisirs. Il arrive que la haine soit parfois une occupation beaucoup plus lucrative que l'amour. Joao se retourna pour examiner Chen-Lhu. Il entendait ses paroles, notant la fermeté du self-control qui transparaissait sur le visage de l'homme. Il se sert des mots comme d'une arme, songea-t-il. Il manœuvre les gens, les mène à sa guise avec des mots. Tanja ne s'en rend-elle pas compte ? Mais non, bien sûr que non… puisqu'il l'utilise dans je ne sais quel but, il la manipule. Pendant un instant, il resta en proie à la stupéfaction où le plongeait cette découverte. — Vous m'observez, Johnny, dit Chen-Lhu. Que croyez-vous voir ? Si tu veux jouer ce jeu, nous serons deux, songea Joao. Et il dit : — J'observe un homme au travail. Chen-Lhu ouvrit de grands yeux. Ce n'était pas le genre de réponse auquel il s'était attendu – trop subtile, trop pénétrante et trop dégagée, à la fois. Il se souvint qu'il était difficile d'exercer son contrôle sur les gens qui ne s'engagent pas. Une fois qu'un homme a investi toute son énergie, on peut le manipuler, le mener à volonté… mais s'il se retient, s'il garde son énergie en réserve… — Croyez-vous me comprendre, Johnny, demanda Chen-Lhu ? — Non, je ne vous comprends pas. — De fait, je ne suis pas très compliqué ; il n'est pas difficile de me comprendre, dit Chen Lhu. — Voilà l'une des déclarations les plus compliquées qu'homme ait jamais faite, répondit Joao. — Vous moqueriez-vous de moi ? Et Chen Lhu réprima un mouvement de colère et d'ébahissement. L'attitude de Johnny ne cadrait absolument pas avec son personnage. — Comment pourrais-je me moquer si je ne comprends pas ? demanda Joao. — Qu'est-ce qui vous prend ? demanda Chen Lhu. Votre conduite est extrêmement surprenante. — Maintenant, notre compréhension est mutuelle, répliqua Joao. Mais il me nargue, songea Chen-Lhu. Lui ! Me narguer moi ! Et il se demanda : Faudra-t-il que je tue cet imbécile ? — Vous voyez comme il est facile de s'occuper et d'oublier ses soucis, dit Joao. Tanja jeta un coup d'œil à Chen-Lhu, derrière elle, et vit un sourire traverser son visage. Il parlait surtout pour moi, songea-t-elle. La fortune et les plaisirs – voilà le prix. Mais moi, qu'est-ce que je suis censée payer ? Elle regarda Joao. Oui, je lui sers un bandeirante sur un plateau. Je lui livre Joao pour qu'il l'utilise à sa convenance. Le module s'était retourné et descendait maintenant le courant à reculons. Tanja regardait en amont les collines disparaître dans les nuages qui s'amoncelaient. Pourquoi donc m'embarrasser de telles questions ? songeait-elle. Nous n'avons pas la moindre chance. Il n'y a rien que ces instants et l'occasion d'y saisir ce qu'ils recèlent de plaisirs possibles. — Est-ce que nous ne gîtons pas un peu à droite ? demanda Joao. — Peut-être bien un peu, dit Chen-Lhu. Se pourrait-il que votre réparation ne soit pas étanche ? — Cela se pourrait. — Est-ce que nous avons une pompe dans notre équipement ? — Nous pourrions utiliser l'extrémité d'un de nos atomiseurs manuels, dit Joao. L'esprit de Tanja se concentra alors sur l'arme qui se trouvait dans la poche de Joao et elle dit : — Ne les laisse pas me prendre vivante. — Ah, le mélodrame, dit Chen-Lhu. — Fichez-lui la paix, lança Joao. – Il tapota la main de Tanja, regardant à l'extérieur, tout autour du module. – Pourquoi donc nous fichent-ils la paix ? — Ils ont découvert un nouveau site d'embuscade, dit Tanja. — Pourquoi toujours voir tout en noir ? dit Chen Lhu. Qu'est-ce qui peut nous arriver de pire, hein ? Peut-être veulent-ils nos têtes à la manière des aborigènes d'autrefois. — Vous êtes d'un grand secours, dit Joao. Passez– moi la terminaison d'un de nos atomiseurs manuels. — Tout de suite, jefe, dit Chen Lhu d'un ton ironique. Joao prit la petite pompe manuelle de métal et de plastique et gagna le flotteur par l'écoutille arrière. Il s'arrêta un instant pour observer le monde qui l'entourait. Nulle trace des créatures qu'il savait à l'affût. En aval, à cinq ou six kilomètres, la rivière faisait un coude et, bien au-dessus des cimes, se dressait un escarpement rocheux. Des rochers volcaniques, se dit Joao, que la rivière doit traverser d'une façon ou d'une autre. Il se pencha sur le flotteur, déverrouilla la trappe de visite et y introduisit la pompe. Un clapotis lui répondit à l'intérieur de la structure creuse. Il appuya la pompe au bord de la trappe et actionna la poignée. Un mince filet d'eau décrivit un arc de cercle qui retomba dans la rivière. Il s'en dégageait l'odeur des poisons retenus par l'atomiseur. Dans la jungle à sa droite, un toucan glapit. Il distinguait le murmure de la voix de Chen Lhu à l'intérieur de l'habitacle. De quoi parle-t-il quand je ne suis pas là ? se demanda-t-il. Il leva les yeux à temps pour s'apercevoir que la rivière décrivait une courbe plus vaste que ce qu'il avait imaginé. Le courant éloignait le module de l'escarpement rocheux, et Joao fut loin de s'en réjouir. On pourrait aussi bien parcourir cent kilomètres de méandres par ici en cette saison sans progresser de plus d'un kilomètre. Soudain, les paroles de Tanja se détachèrent distinctement dans l'air humide : — Fils de pute ! La réponse de Chen Lhu fusa : — Nous n'attachons plus guère d'importance aux histoires de parentèle dans mon pays, Tanja. La pompe, en aspirant l'air, émit un gargouillis humide qui couvrit la réplique de Tanja. Joao referma la trappe de visite et regagna l'habitacle. Tanja, les bras croisés, regardait droit devant elle. Sous l'effet de la colère, sa nuque avait rosi. Joao replaça la pompe dans un coin à côté de l'écoutille et se tourna vers Chen Lhu. — Le flotteur avait pris l'eau, dit Chen Lhu d'une voix douce. Je l'ai entendu. Oui, je m'en doute bien, songea Joao. Quel jeu jouez-vous donc, docteur Travis-Huntington-Chen– Lhu ? Vous adonnez-vous à votre passe-temps favori ? Ou est-ce du sérieux ? Joao se coula dans son siège. Le module traversa en dansant plusieurs petits remous, fit un tour sur lui-même et se retrouva face à l'aval. Il dérivait droit sur un rayon de soleil qui poignardait les nuages. Lentement, des déchirures de ciel bleu s'ouvrirent un peu partout dans les nuages. — Voilà le soleil, ce bon vieux soleil, dit Tanja. C'est bien la peine, maintenant. Le besoin d'une protection virile se fit sentir en elle et elle appuya sa tête contre l'épaule de Joao. — Il va encore faire une chaleur gluante, murmura-t-elle. — Si vous préférez rester seuls, je peux sortir m'asseoir sur le flotteur, persifla Chen Lhu. — Fais comme si ce salopard n'existait pas, dit Tanja. Est-ce que je peux me le permettre ? songea Joao. Est-ce que c'est le but qu'elle poursuit ? M'amener à faire comme s'il n'existait pas ? En serais-je capable, d'ailleurs ? Qu'y a-t-il en cette femme… cette femelle… versatile, vif argent ? — Vous avez eu des tas de femmes, n'est-ce pas ? demanda Tanja. Ces paroles firent surgir à l'esprit de Joao des visions anciennes. Des yeux de velours brun où brillait une lueur malicieuse ; des yeux, des yeux, des yeux… tous semblables. Et des corps alanguis moulés dans des fourreaux étroits… ou gonflant des draps blancs… chauds sous ses paumes. — Une fille en particulier ? demanda Tanja. Pourquoi fait-elle cela ? se demanda Chen Lhu. Se cherche-t-elle des raisons de le traiter comme j'entends qu'elle le fasse ? — J'ai été très occupé, dit Joao. — Je n'en doute pas. — Qu'est-ce que vous voulez dire par là ? — Il doit y avoir une femme, là-bas, dans le Vert… mûre comme une mangue. Comment est-elle ? Il haussa les épaules, secouant la tête de Tanja qui resta serrée contre lui, les yeux posés sur la ligne de sa mâchoire où n'apparaissait nulle trace de barbe. Il a du sang indien dans les veines, songea-t-elle. Imberbe : sang indien. — Est-ce qu'elle est belle ? insista Tanja. — Les femmes sont souvent belles, dit-il. — Elle a le type de ces femmes brunes à la poitrine pleine, parierais-je. Vous avez déjà couché avec elle ? Qu'est-ce que tout cela signifie ? songea Joao. — Ah, voilà un vrai gentleman, lança Tanja. Il refuse de répondre. Elle se redressa et se renfonça dans son coin, furieuse et stupéfaite de sa propre conduite. Serais-je masochiste ? Ou est-ce que je veux ce Joao Martinho pour moi toute seule ? pour le garder ? Laisse tomber ! — Les familles sont souvent très strictes avec leurs femmes, par ici, fit remarquer Chen Lhu. Très victoriennes. — Y a-t-il jamais eu en vous un gramme d'humanité, Travis ? demanda Tanja. Ne serait-ce qu'une journée ? — Silence ! aboya Chen Lhu. Et il se rencogna dans son siège, ébahi de sa propre réaction. La garce ! Comment a-t-elle pu me faire sortir de moi-même ? Ahhh, songea Joao, elle a touché un point sensible. — Qu'est-ce qui a bien pu faire de vous un animal, Travis ? continua Tanja. Mais il avait déjà repris le contrôle de lui-même et il se contenta de répondre : — Vous avez la langue bien pendue, ma chère ; dommage que votre esprit ne soit pas à la hauteur. — Vous me décevez, Travis, vous nous aviez habitué à mieux, dit-elle en adressant un sourire à Joao. Mais Joao avait perçu le cri, la plainte dans leur voix, et il se souvint des paroles solennelles qu'avait un jour prononcées Vierho, le Padre, « Quand on se plaint de la vie, c'est qu'on est seul et déraciné. Mais autant qu'on puisse haïr la vie, on ne l'en aime pas moins. C'est un chaudron bouillant, il est plein de tout ce qu'il faut absolument goûter mais il brûle durement les lèvres. D'un geste abrupt, Joao tendit les bras vers Tanja, l'attira contre lui et l'embrassa, la pressant contre sa poitrine, l'enlaçant violemment. Après une très brève hésitation, ses lèvres répondirent, chaudes, enivrantes. Il s'arracha à cette étreinte, la repoussa fermement dans son siège et s'écarta de son côté. Quand elle put reprendre sa respiration : — Qu'est-ce que ça signifie ? demanda-t-elle. — Il y a de l'animal en chacun de nous, dit Joao. Prendrait-il ma défense ? s'interrogea Chen-Lhu. Je n'ai vraiment que faire de ce genre de défense. Mais Tanja rit, et sa colère vola en éclats. Elle caressa la joue de Joao. — Voyez-vous ça, dit-elle. Elle fait son travail, c'est tout, songea Chen Lhu, et du beau travail. Quelle artiste consommée. Ce serait vraiment dommage d'être contraint à la tuer. Ils ont une propension extraordinaire à se passionner pour des choses qui n'en valent pas la peine, ces humains, songea le cerveau. Même sous l'influence des plus terribles pressions, ils continuent de discutailler, de copuler, de lancer des banalités à tout vent. Les messagers se relayaient, allant et venant alternativement dans les intervalles de pluie et de soleil qui se succédaient à l'extérieur de la grotte. Les ordres ne donnaient plus guère matière à hésitation désormais. La décision primordiale était prise : « Capturer ou tuer les humains au niveau des cataractes ; conserver leurs têtes in vivo dans la mesure du possible. » Les rapports n'en arrivaient pas moins en masse puisque le cerveau avait ordonné : « Tout ce qu'ils disent doit m'être communiqué. » Que de discussions sur Dieu, songeait le cerveau. Est-il possible qu'un tel être existe ? Et le cerveau réfléchit que, certes, les œuvres humaines avaient un air de grandeur qui démentait l'extrême banalité des propos qu'on lui communiquait. Et si l'usage de la banalité était un genre de code ? Mais comment ? Ces trivialités émotives et ces bavardages sur Dieu recéleraient-ils un contenu caché ? Au début de sa carrière logique, le cerveau était un matérialiste athée. A présent, des doutes se glissaient dans ses réflexions et, pour lui, le doute était une émotion. Quoiqu'il en soit, il faut les arrêter, songeait le cerveau. Coûte que coûte, il faut les arrêter. L'enjeu est par trop important… même pour ce trio fascinant. S'ils disparaissent, je tâcherai d'en faire mon deuil. Tanja avait l'impression de flotter dans une sphère brûlante de lumière solaire dont le module désemparé était le noyau. L'habitacle se transformait en un enfer moite qui l'oppressait. De la sensation perpétuelle des gouttelettes de sueur qui roulent sur le corps, à l'odeur des corps dans cette promiscuité, jusqu'au remugle omni-présent de moisi, tout cela rongeait sa conscience. Pas un cri, pas un mouvement pour rompre le silence de la jungle. Seul, un insecte voletait de temps à autre dans leur sillage pour lui rappeler la présence de leurs observateurs, tapis dans l'ombre. S'il n'y avait pas la vermine, songea-t-elle, maudite vermine ! et cette chaleur, maudite chaleur ! Prise d'un soudain accès d'hystérie, « N'y a-t-il donc rien à faire ? » hurla-t-elle avant d'éclater d'un rire dément. Joao lui agrippa les épaules et se mit à la secouer. Sa crise retomba en sanglots secs. — Oh, je vous en prie, je vous en prie, faites quelque chose, supplia-t-elle. Joao, pour la calmer, retira de sa voix toute nuance de pitié. — Dominez-vous, Tanja. La voix de Chen Lhu résonna à ses oreilles comme un roulement de tonnerre. — Vous me ferez le plaisir, docteur Kelly, de vous rappeler que vous êtes entomologiste. — Et que j'ai une araignée dans le plafond, dit-elle. – Cette réflexion lui parut si comique qu'elle se remit à rire. – Ça va bien, c'était la chaleur. Joao la regarda dans les yeux. — Vous êtes sûre ? — Oui. Elle se dégagea et se renfonça dans son coin fixant son regard à la fenêtre. Le défilé monotone de la rive l'hypnotisa ; enchaînement, glissement perpétuel qu'elle assimila à celui du temps : aucune démarcation nette entre le passé immédiat et le futur prochain, étirement à l'infini dont on ne peut jamais dire où commence l'avenir… Comment ai-je bien pu choisir cette carrière ? se demandait-elle. Alors, comme pour lui apporter une réponse, un épisode de son enfance enfoui jusque-là au fin fond de sa conscience resurgit à sa mémoire. Elle avait six ans. Son père avait passé cette année là dans l'ouest américain pour écrire son livre sur Johannes Kelpius. Ils habitaient une vieille maison et des fourmis volantes avaient fait leur nid contre un mur. Son père avait envoyé un manœuvre brûler le nid et elle s'était accroupie là pour le regarder faire. Elle se souvenait de l'odeur du kérosène, du jaillissement des flammes jaunes dans le soleil, de la fumée noire et de la nuée d'insectes tourbillonnants qui s'étaient abattus sur elle dans le battement frénétique de leurs ailes d'ambre pâle. Elle avait couru jusqu'à la maison en hurlant, le corps couvert de créatures ailées qui grouillaient, s'accrochaient à elle. Et à la maison ; la colère des adultes l'avait submergée, on l'avait poussée dans la salle de bain en criant : « Nettoie toute cette vermine ! Et tâche de ne pas en laisser un seul sur le sol. Ecrase-les, jette-les dans les toilettes et tire la chasse ! » Pendant un moment qui lui avait paru une éternité, elle avait hurlé et donné des coups de poing et de pied dans la porte verrouillée « Ils ne veulent pas mourir ! ils ne veulent pas mourir ! » Tanja secoua la tête pour chasser ce souvenir. — Ils ne veulent pas mourir, chuchota-t-elle. — Quoi ? dit Joao. — Rien. Quelle heure est-il ? — Il fera bientôt nuit. Elle fixa son attention sur la berge qui défilait ; fougères arborescentes, palmiers-choux déjà presque engloutis, mais la rivière était large et le courant central toujours aussi fort. Dans la lumière tachetée du soleil, au-delà des arbres, elle crut voir des mouvements flottants et colorés. Des oiseaux ; c'était du moins ce qu'elle espérait. Oiseaux ou pas, ces choses filaient si vite qu'elle avait l'impression de les voir seulement après qu'elles fussent passées. Des nuages commençaient à s'amonceler à l'horizon oriental, lourds, bas et noirs. Un éclair zébra le ciel sous les nuages, sans bruit. Un long moment s'écoula avant le tonnerre. Le poids de l'attente pesait sur la rivière et la jungle. Les courants rampaient autour de l'habitacle, ondulant comme des serpents, harcelant les flotteurs de leur mouvement de velours, brun, suintant et boueux : poussant, tournant… poussant, tordant, tournant. L'attente, songea Tanja. Des larmes roulèrent le long de ses joues. Elle les essuya du revers de la main. — Quelque chose ne va pas, ma chère ? demanda Chen Lhu. Elle fut prise d'une envie de rire, mais elle savait que le rire la replongerait aussitôt dans l'hystérie. — On ne peut pas dire, vous êtes vraiment le salopard original, dit-elle. Quelque chose ne va pas ! — Ahhh, toujours aussi combative, dit Chen Lhu. Un nuage flotta au-dessus du module. Son ombre d'un gris lumineux estompa tous les contrastes. Joao observait une ligne mouvante tracée par la pluie à la surface de l'eau et que le vent balayait vers eux par à coups. De nouveau, un éclair étincela. Le grondement du tonnerre le suivit de plus près, plus net. Le bruit mit en branle une bande de singes hurleurs sur la rive gauche. Et leurs cris se répercutèrent sur l'eau. Les ténèbres prenaient possession de la rivière. Brièvement, les nuages se déchirèrent à l'est, dévoilant un ciel de turquoise bronzée qui vira presque immédiatement du jaune à un rouge profond, un pourpre de manteau de cardinal. La rivière roulait un flot noir et visqueux. Des nuages s'interposèrent devant le soleil couchant et de nouveau, un éclair sillonna le ciel. La pluie reprit son martellement incessant contre le capot, noyant les berges dans une brume gris-tourterelle. La nuit engloutit la scène. — Oh, Dieu, que j'ai peur, chuchota Tanja. Oh, Dieu, que j'ai peur. Oh, Dieu, que j'ai peur. Joao se trouva sans voix pour la réconforter. Le chant cristallin des grenouille déchira la nuit, et ils distinguèrent le sifflement de l'eau traversant des roseaux. Pas le moindre rayon de lune ne perçait les ténèbres nuageuses. Les roseaux s'éloignèrent, et les grenouilles se turent. Le module et ses trois occupants se retrouvèrent dans un univers de pluie battante, suspendus au-dessus du léger bruissement du courant contre les flotteurs. — C'est vraiment étrange, d'être ainsi pris en chasse, murmura Chen Lhu. Ces mots s'abattirent sur Joao comme s'ils étaient venus de nulle part. Il essaya de se souvenir des traits de Chen Lhu et s'étonna de n'en trouver aucune trace dans son esprit. Il chercha quelque chose à dire, et tout ce qu'il put trouver fut : — Nous ne sommes pas encore morts. Merci, Johnny, songea Chen Lhu. J'avais besoin de ce genre de stupidité pour remettre les choses à leur place. Il ricana in petto. La peur est le prix qu'il faut payer pour être conscient, songea-t-il. La peur n'est pas une faiblesse… La faiblesse, c'est de l'étaler au grand-jour. Le bien, le mal, tout cela est une question de point de vue, avec un Dieu, ou sans Dieu — Je pense que nous devrions jeter l'ancre, suggéra Tanja. Si jamais nous rencontrions des rapides dans la nuit sans les avoir entendus. Et avec cette pluie, qui pourrait entendre quoi que ce soit ? — Elle a raison, dit Chen Lhu. — Vous voulez sortir jeter l'ancre, Travis ? demanda Joao. Chen Lhu sentit sa bouche se dessécher. — Allez-y donc si le cœur vous en dit, continua Joao. La peur n'est pas une faiblesse, se répéta-t-il. La faiblesse, c'est de l'étaler au grand-jour. Il imaginait tout ce que les ténèbres pouvaient recéler, là, au dehors. Peut-être une de ces créatures qui s'étaient montrées à eux, sur la rive. Chen Lhu comprit que chaque seconde écoulée le trahissait un peu plus. — A mon avis, dit Joao, il serait plus dangereux d'ouvrir l'écoutille pendant la nuit que de dériver en tendant l'oreille. — Et puis, nous avons toujours les phares d'ailes, dit Chen Lhu. C'est-à-dire, si nous entendons quelque chose. Mais il sentait, au moment même où il les prononçait, combien ces mots étaient plats et vides. Une chaleur fluide lui parcourut les veines, la colère, semblable à une succession de petites explosions veloutées. Et pourtant, au-dehors, c'était toujours l'inconnu, ce lieu où régnait un calme menaçant, ces ténèbres où persistait le souvenir d'éclairs fulgurants. La peur nous dépouille de tout faux-semblant, songea Chen Lhu. Je n'ai pas été honnête avec moi-même. C'était comme s'il s'était retrouvé face-à-face avec lui-même au coin d'une rue, comme un reflet dans un miroir, et il était à la fois lui-même et son reflet. L'éveil soudain de la lucidité fit surgir des souvenirs à travers son esprit, et soudain, ce fut la totalité de son passé qui se mit à danser et à ondoyer comme une pièce de tissu à la sortie du métier ; la réalité en constituait la trame et l'illusion la chaîne. La sensation le quitta, le laissant fiévreux, en proie à un tremblement intérieur, au sentiment d'une perte irréparable. Ce n'est qu'une réaction tardive au venin des insectes, songea-t-il. — Oscar Wilde n'était qu'un âne prétentieux, dit Tanja. Il n'y a pas de vie qui vaille moins qu'une mort. La bravoure n'a rien à y voir. Même Tanja prend ma défense, songea Chen Lhu. Cette pensée le remplit de fureur. — Pauvres imbéciles qui craignez Dieu, explosa-t-il. Tout ce que vous savez psalmodier se résume à ça : « Dieu, tu es celui qui possède l'être ! » Mais sans l'homme, Dieu ne pourrait pas exister ! Un dieu ne saurait même pas qu'il existe si des hommes n'étaient pas là pour y croire. Et si effectivement il y a eu un dieu… eh bien, c'est lui le responsable du gâchis qui nous entoure. Chen Lhu se tut, surpris de se retrouver pantelant comme après un effort considérable. La pluie connut un regain soudain, et vint crépiter contre la coque comme quelque réplique céleste. Elle se calma de nouveau et ne fut plus qu'un murmure humide. — Eh bien… mais écoutez donc notre athée, dit Tanja. Joao scruta l'obscurité dans sa direction, furieux de cette intervention. L'éclat de Chen Lhu avait montré un homme dépouillé et sans défense. Il aurait fallu faire semblant de l'ignorer, passer la chose sous silence, ne surtout pas l'aggraver par un commentaire. Joao sentait que ce que Tanja avait gagné c'était de coller Chen Lhu le dos au mur. A cette pensée, il lui revint une scène de sa vie en Amérique du Nord. Il passait des vacances dans l'Qrégon chez un camarade de classe. Ils étaient partis à la chasse aux cailles. Embusqué le long d'une haie, il avait soudain vu les deux chiens de son hôte sauter sur un petit tumulus et partir en flèche ; ils avaient dépisté la femelle d'un coyote. Apercevant le chasseur, elle avait fait un bond de côté et s'était retrouvée coincée au croisement de deux haies. Et là, le coyote, symbole de lâcheté, avait fait volte-face et déchiré les deux chiens à coups de crocs jusqu'à en faire deux pleutres sanguinolents qui avaient battu en retraite, la queue entre les pattes. Joao, ébahi, avait suivi la scène et laissé le coyote s'échapper. Joao ressentait cette scène comme symbolique de la situation de Chen Lhu. Quelque chose ou quelqu'un avait mis cet homme le dos au mur — Je vais dormir à présent, dit Chen Lhu. Réveillez-moi à minuit. Et, je vous en prie ne vous laissez pas distraire au point d'oublier de tendre l'oreille. Va te faire voir ! pensa Tanja. Et elle ne fit aucun effort pour ne pas faire de bruit en se glissant dans les bras de Joao par-dessus l'accoudoir. — Il nous faudra poster une partie de nos forces en aval des rapides, ordonna le cerveau. Au cas où les humains réussiraient à échapper au filet comme ils l'ont fait une première fois. Cette fois-ci il est hors de question qu'ils s'échappent. Et pour obtenir un état d'alerte et de fureur combative maximales parmi les messagers et les groupes d'action, le cerveau ajouta à son ordre le symbole de la menace suprême, celle qui est dirigée contre la survie même de l'hyper-ruche. — Donnez aux petits-mortels des instructions très précises, ordonna le cerveau. Si le véhicule échappe à notre filet et se retrouve en sécurité de l'autre côté des rapides, il faudra tuer les trois humains. Les messagers aux ailes dorées dansèrent leur confirmation sur la voûte et voletèrent hors de la caverne dans la clarté grise qui annonçait la nuit. Ces trois humains se sont révélés fort intéressants, voire instructifs, songeait le cerveau. Mais il est temps d'en finir. Nous avons d'autres humains à notre disposition, après tout… et le sentiment n'a pas sa place parmi les nécessités de la logique. Mais ces pensées ne firent qu'éveiller un peu plus les émotions que le cerveau avait récemment découvertes, plongeant les serviteurs dans une agitation fébrile destinée à faire face à ces besoins inhabituels. Pour l'instant, le cerveau abandonna le sujet des trois humains. Le sort des simulacres l'inquiétait depuis qu'ils avaient disparu au-delà des barrières. Aucune des radios humaines n'avaient mentionné leur découverte… mais cela ne signifiait rien en réalité, le sujet était peut-être censuré. A moins que ceux de leur espèce ne parviennent à les retrouver et les avertir au plus vite, ils allaient sortir au grand-jour. Le danger était grand et le temps limité. Le cerveau était dans un tel état d'agitation que les serviteurs furent amenés, – acte qu'ils ne commettaient que rarement – à produire des narcotiques qui lui furent administrés. Le cerveau plongea dans un demi-sommeil léthargique et nébuleux où ses rêves le métamorphosaient en une création semblable aux humains ; il suivait un sentier de rêve, une carabine entre les mains. Même dans ses rêves, le cerveau se tracassait à l'idée que son gibier pourrait lui échapper. Mais là, les insectes soignants n'avait pas accès : l'inquiétude persistait. Joao s'éveilla à l'aube pour découvrir la rivière enveloppée dans un manteau de brume. En aval, la silhouette fantomatique d'une île se profila, drappée dans un linceul de brouillard. Le courant les fit passer à droite. Des bûches empilées comme des allumettes où s'accrochaient des broussailles et des herbes arrachées par les inondations s'inclinaient et vibraient au gré des flots. Le module gitait fortement à droite. Joao savait qu'il aurait dû sortir pour écoper. Il en aurait l'énergie une fois qu'il aurait trouvé celle de bouger. La voix de Tanja s'immisça dans ses pensées. — Quand a-t-il cessé de pleuvoir ? — Juste avant l'aube, répondit Chen Lhu, depuis l'arrière. – Il toussa. – Toujours aucun signe de nos amis, ajouta-t-il. — Nous gitons à droite, fit remarquer Tanja. — J'allais m'en préoccuper, dit Chen Lhu. Johnny, je suppose qu'il suffit de mettre la tête de l'atomiseur dans le flotteur et d'actionner le manche ? Joao déglutit, étonné de l'immense gratitude qui l'envahissait à l'égard de Chen Lhu. — Johnny ? — Oui… c'est tout ce qu'il y a à faire, Joao. La trappe de visite du flotteur est fermée par un simple verrou. Il se rallongea, ferma les yeux, et entendit Chen Lhu franchir l'écoutille. Tanja posa son regard sur Joao et remarqua la fatigue qui se peignait sur son visage. Les orbites cerclées d'ombre, autour de ses yeux clos, lui faisaient comme une tête de mort. Mon dernier amant, songea-t-elle, la mort. Cette pensée la remplit de confusion et elle se demanda pourquoi elle ne trouvait pas en elle le moindre sentiment chaleureux en s'éveillant à côté de l'homme qui l'avait enivrée de passion la nuit même. Une tristitia post coitum s'était emparée d'elle. Il n'y avait pas d'amour dans cette pensée. Ni de haine. Ses sentiments se trouvaient désormais, et autant qu'ils l'avaient jamais été, asexués et froidement cliniques. Elle avait vécu cet accouplement au sein de la nuit comme une expérience mutuelle mais avec le matin, il avait perdu toute saveur. Elle se détourna et regarda vers l'aval. Le brouillard s'était légèrement dissipé, et elle distinguait, à deux kilomètres environ – mais la distance était difficile à estimer – un fronton de lave noire qui dominait la jungle comme un vaisseau fantôme. Elle entendit le bruit de succion de la pompe et vit que le module voguait presque à l'horizontale. Chen Lhu rentrait à présent, apportant avec lui une brève bouffée de fraîcheur humide, qui disparut quand l'écoutille se referma. — Il ferait presque froid dehors, dit Chen Lhu. Que dit l'altimètre, Johnny ? Joao se redressa pour jeter un coup d'œil au tableau de bord. — Six cent huit mètres. — Quelle distance avons-nous déjà parcourue d'après vous ? Joao haussa les épaules et garda le silence. — Pas loin de cent cinquante kilomètres ? Joao regarda les rives inondées qui défilaient sans trêve. Le courant suçait des racines torturées et obscènes. — Peut-être. Peut-être, songea Chen Lhu, et il se demanda pourquoi il se sentait soudain si gai et plein d'énergie. De fait, il avait faim ! Il sortit les rations, les distribua et y mordit à belles dents. Une rafale de pluie vint fouetter le pare brise. Le module virevolta et piqua du nez. Un nouveau coup de vent les bouscula, entraînant le module à la rencontre d'une cohorte de vaguelettes qui le giflaient au passage. Le vent se calma un peu mais la pluie s'abattait en trombes, lavant les rives de toute couleur. Le vent mourut complètement mais la pluie tombait toujours, à gouttes si larges qu'elles avaient l'air de danser à l'horizontale. Au-dehors, Joao pouvait voir un mur de granit tacheté qui défilait, semblable à un décor surréaliste. La rivière avait au moins un kilomètre de large en cet endroit. Elle roulait un flot brun, sale, au débit gonflé, où surnageaient, branches, troncs et îles flottantes, entraînés à la dérive. Soudain, le module se cabra. Quelque chose heurta et griffa les flotteurs. Joao retint sa respiration, craignant de sentir le flotteur calfaté s'ouvrir au torrent. — Un écueil ? demanda Chen Lhu. Sur leur gauche une énorme souche surgit du flot, roulant et plongeant comme une créature vivante. — Le flotteur… murmura Tanja. — Il a l'air de tenir, dit Joao. Un scarabée vert franchit la souche au vol et atterrit sur le pare-brise en agitant les antennes dans leur direction. Il s'éclipsa. — Tout ce qui nous arrive les intéresse, dit Chen Lhu. — Cette souche, vous ne croyez pas… commença Tanja. — Je suis prêt à croire tout ce que vous voudrez, l'interrompit Chen Lhu. Tanja ferma les yeux. — Je les hais ! je les hais ! marmonna-t-elle. La pluie se calma. Seules quelques gouttes espacées s'écrasaient encore de temps à autre à la surface de l'eau, ou clapotaient contre le capot. Tanja ouvrit les yeux pour apercevoir des allées bleu pâle qui s'ouvraient et se refermaient dans les nuages. — Le temps se dégage ? demanda Tanja. — Qu'est-ce que cela peut faire ? dit Chen Lhu. Joao laissa son regard errer au-delà de la rive gauche. Une savane aux herbes couchées par la pluie s'étalait jusqu'au pied d'une jungle d'un vert huileux, à quelque deux cents mètres de là. Soudain, de cette jungle, une silhouette émergea en agitant les bras. Elle continua de leur faire des grands signes jusqu'à ce qu'ils l'aient dépassée à la dérive et ne puissent plus la voir. — Qu'est-ce que c'était ? demanda Tanja. Et une pointe d'hystérie transparaissait dans sa voix. La distance était trop grande pour en être sûr, mais Joao avait bien cru voir la silhouette du Padre. — Vierho ? chuchota-t-il. — Il me semblait bien qu'il en avait l'apparence, dit Chen Lhu. Vous ne supposez pas… — Je ne suppose rien ! Ahh, songea Chen Lhu. Le bandeirante est sur le point de craquer. — J'entends quelque chose, dit Tanja. On dirait des rapides. Joao se redressa et tendit l'oreille. Un faible rugissement lui parvenait en effet. — Ce n'est probablement que le vent dans les arbres, dit-il. Mais en prononçant ces paroles, il savait que ce n'était pas le vent. — Ce sont des rapides, dit Chen Lhu. Voyez cette falaise, devant nous. Leurs regards convergèrent vers l'aval. Poussée par rafales, une ligne noire remonta la rivière dans leur direction, tirant un rideau de pluie sur la falaise. L'averse fouettait l'eau autour du module, martelant le capot. Le vent s'enfuit aussi vite qu'il était venu, et le courant les entraînait de l'avant à travers le sifflement de la pluie. La pluie finit par se calmer à son tour, et ce fut de nouveau la rivière, s'étirant devant eux, cachant sous un calme trompeur sa turbulence secrète, semblable dans son immobilité à ces plateaux dont le fond est un miroir et sur lesquels on dispose parfois des collections d'objets. Dans l'esprit de Chen Lhu, le module n'était plus qu'un modèle réduit ; un sortilège en avait fait ce jouet minuscule perdu dans une immensité aqueuse. Et, dominant le fleuve, de plus en plus massive, se dressait la silhouette noire et menaçante de la falaise. Chen Lhu tournait lentement la tête d'un côté à l'autre. Il se demandait pourquoi il savait aussi clairement ce qui les attendait au pied de cette falaise. Il eut l'impression d'être aspiré dans une poche d'air humide qui pompait sa vie. L'air était plein d'odeurs organiques, qu'exhalait l'humus de la forêt, entassement humide de vie et de mort, où s'enfouissait la rivière . Des effluves de pourriture et de cadavres en décomposition le submergèrent, porteuses d'un message morbide : — Ils sont là, devant… embusqués. — Le module… il ne volera plus, maintenant, n'est-ce pas ? demanda Chen Lhu. — Je ne crois pas pouvoir arracher ce flotteur à la rivière, dit Joao. Il essuya la transpiration sur son front, ferma les yeux, en proie à une impression de cauchemar, comme si ce voyage n'avait été qu'un mauvais rêve. Ses yeux s'ouvrirent. Un silence stagnant s'installa dans l'habitacle. Le grondement des rapides s'amplifia mais on n'apercevait pas encore les bouillonnements de l'eau écumante. En aval, surgissant d'un bouquet de palmiers au détour d'une courbe, une nuée de toucans à bec doré s'éleva soudain, emplissant l'air de ses glapissements de meute en folie. Quand ils disparurent, on n'entendit plus que le bruit des rapides. La falaise se profilait au-dessus des palmiers, à la sortie du méandre. — Nous disposons peut-être de cinq ou six minutes de carburant, dit Joao. Je crois que nous devrions utiliser les moteurs pour prendre ce virage. — D'accord, dit Chen Lhu. Et il boucla son harnais de sécurité. Tanja entendit le claquement sec et en fit autant. Joao prit les boucles au contact froid posées prêt de lui et les mit en place tout en examinant le tableau de bord. Il songea à l'extrême délicatesse de la manœuvre et ses mains se mirent à trembler. Je l'ai déjà fait deux fois, se dit-il. Mais cette pensée ne lui fut d'aucun réconfort. Il était conscient d'être à la limite de ses forces… et de sa raison. A l'amorce du tournant, une vague en forme d'éventail allait mourir sur la rive gauche. C'est là que l'eau commençait à scintiller et à bouillonner. Joao leva les yeux, des déchirures bleues s'ouvraient dans les nuages. Il prit une profonde inspiration, enfonça l'allumage et commença à compter. La lampe témoin s'éteignit. Joao poussa l'accélérateur. Les moteurs crachèrent puis atteignirent un ronronnement régulier. Le module commença à prendre de la vitesse, dansa un instant sur les vagues. Il gitait à droite, et un gargouillement assourdi parvenait du flotteur qui prenait l'eau. Il ne décollera jamais, songea Joao. Il se sentait fiévreux et ses sens se relâchaient. Le module prit tant bien que mal le virage… et, quand il en sortit, à moins d'un kilomètre en aval, le mur de lave se dressait… La rivière s'engouffrait dans une faille qui fendait la muraille en deux comme le coup d'une hache géante. Des rochers noirs d'une hauteur impressionnante enserraient le flot, à leurs pieds, dans un tumulte bondissant. — Doux Jésus ! murmura Joao. Tanja l'agrippa par le bras. — Faites demi-tour ! il faut faire demi-tour ! — Nous ne pouvons pas, dit Joao. C'est le seul chemin. Néanmoins, sa main hésitait sur l'accélérateur. Allait-il l'enfoncer au risque de provoquer une explosion ? Il n'avait pas le choix. Au cœur de la faille, il voyait les crêtes des vagues qui bondissaient sur des écueils invisibles en faisant jaillir un brouillard laiteux et ambré. D'un mouvement convulsif, il enfonça l'accélérateur. Le rugissement des fusées couvrit le grondement de l'eau. Joao adressa une prière au flotteur. — Tiens bon… je t'en prie… tiens bon. Le module se dressa brutalement et se mit à glisser de plus en plus vite. C'est à ce moment-là que Joao aperçut un mouvement, sur les deux rives à la fois, de part et d'autre de la faille. Quelque chose s'arrachait à l'eau en dégoulinant, ondulant comme un serpent, pour barrer l'entrée de la gorge. — Encore un filet ! hurla Tanja. Joao vit le filet avec un profond détachement, il savait qu'il n'y avait aucun moyen de l'éviter. Le module franchit un énorme remous en glissant sur ses flotteurs et pénétra dans une espèce d'étang aux eaux noires et lisses, fermé par la barrière du filet. Le quadrillage se détachait devant ses yeux, noir et net ; il voyait au travers le flot tourmenté qui se creusait de profonds sillons, bondissait en vagues de plus en plus hautes, et s'engouffrait à grands fracas dans la faille. Le module se jeta contre le filet avec une violence folle ; il l'entraîna dans sa course, le déforma et, pour finir, le déchira. Le module piqua du nez, projetant Joao en avant contre son harnais ; il sentit le dossier de son siège lui enfoncer les côtes. Dans un tonnerre de déchirures, de bouillonnements et d'éclaboussures, tout lâcha. Les moteurs s'arrêtèrent net, noyés, ou à sec ? Le rugissement de l'eau emplit l'habitacle. Joao se redressa en s'agrippant à la manette de contrôle et jeta un regard autour de lui. Le module tournoyait sur lui-même, presque à l'horizontale, mais c'est le monde qu'il voyait tourner autour de lui, mur noir, flot écumant, ligne verte de la jungle. Le module, entraîné par un courant, partit en flèche vers la droite pour se fracasser contre le premier rempart d'obsidienne qui se dressait au-dessus du torrent. Un grand fracas de métal fit un instant concurrence au rugissement des rapides. Tanja hurla quelque chose qui se perdit dans le vacarme tonitruant de la chute. Le module rebondit en s'éloignant de la paroi rocheuse et fut pris dans un tourbillon, tournoyant à la rencontre des courants. Le métal grinçait, mugissait. Les deux flotteurs, aspirés au creux de l'entonnoir, se balançaient dans un va-et-vient délirant. Joao était complètement assourdi par les pulsations rugissantes, semblables aux vagues de l'océan déferlant contre les rochers. Droit devant lui se profila soudain un banc d écueils noirs sculptés par le courant. Le module s'y écrasa de plein fouet, et fit un bond en arrière, arrachant Joao à son harnais. Tanja subit le même sort et leurs corps emmêlés roulèrent au sol. Joao agrippa la manette de contrôle de la main droite. Au-dessus de sa tête, le capot se souleva. Il le regarda, incrédule, s'ouvrir en grand et disparaître, emporté par une force invisible. Il vit l'aile gauche se ratatiner contre un rocher. Le module vira à droite, et il aperçut un pan de ciel et un autre mur noir. L'aile broyée ajoutait un bruit de ferraille au vacarme général. Nous n'allons pas nous en sortir, songea Joao. Rien ne pourrait survivre à une chose pareille. Il sentit les bras de Tanja autour de sa taille. Elle s'accrochait désespérément à lui, terrorisée. Il entendit sa voix dans son oreille gauche : — Je vous en supplie, faites que ça s'arrête ! je vous en supplie, faites que ça s'arrête ! Il vit le nez du module se dresser et retomber et l'eau qui s'engouffrait par le capot béant. Un fusil– atomiseur jaillit et plongea dans la rivière, Joao se recroquevilla le plus possible entre les sièges, agrippé au tableau de bord. Ses doigts lui faisaient mal à force de serrer la manette. Un craquement lui fit tourner la tête, et il aperçut les bras de Chen Lhu qui enserraient le dossier du siège juste au-dessus de sa tête. Pour Chen Lhu, le bruit était comme amplifié au– delà du seuil d'endurance, au contact de ses nerfs à vif. Les ondes le transperçaient à une fréquence incontrôlée qui transformait l'univers en une cymbale assourdissante, un véritable maelstrôm qui rugissait en lui, râclait, grinçait, dans un vacarme épouvantable. Il n'était plus qu'un récepteur dont les fonctions se réduisaient à voir et à entendre. Tanja enfouit son visage contre Joao. Tout se fondait pour elle dans l'odeur du corps de Joao et une folle turbulence. Elle sentit le module monter… monter… monter et retomber violemment, tournoyant sur lui-même, chaviré en tous sens, pour rebondir encore en cascade. En haut, en bas. En haut, en bas. Toute la conscience de Joao se concentrait au contraire dans la terrible intensité de la vision. Dans la paroi de l'habitacle, son regard était attiré par une ouverture béante qui n'aurait pas dû se trouver là. Ce qu'il voyait au travers, un gouffre d'eau noire, d'écume solide, d'ombre verte et humide, ressemblait aux chutes d'un moulin à eau, dévalant au pied d'une falaise couturée de cicatrices. Il vit le cratère auréolé d'écume d'un tourbillon et soudain, le module prit son essor. Une énorme vague, bombée comme un dos de tortue roula devant l'ouverture, Joao sentit le module glisser avec une douceur trompeuse sur ce dôme, aspiré par le gouffre qui s'ouvrait à angle droit. Il vil la rivière qui dégringolait en bondissant dans l'abîme. L'engin ne résistera pas, se dit-il. Le module bascula et se mit à dévaler, de plus en plus vite. Joao s'agrippa au tableau de bord. Il vit une vague brun vert se précipiter à la rencontre de l'aile arrachée, de plus en plus haute… Le module se jeta dans le ressac avec un bruit d'explosion. Des ténèbres glauques s'engouffrèrent avec un torrent d'eau à l'intérieur de l'habitacle. Le métal grinça en se déchirant. Joao entendit la queue du module gifler l'eau en retombant. S'agrippant avec les ongles, il rampa jusqu'au siège en traînant Tanja avec lui. Il vit que les bras de Chen Lhu enserraient toujours le dossier. Le flot se déversait par la plaie béante au flanc de la cabine. Il sentait la queue qui se déchirait contre les écueils tandis-que le module se précipitait à une vitesse effrénée à travers une nouvelle montagne bouillonnante. Soleil éblouissant ! Joao se retourna, à demi aveuglé par la lumière. Il regardait avec ébahissement à travers un trou béant là où aurait dû être les moteurs et aperçut la gorge rocheuse en arrière. Les rugissements lui explosèrent au visage. Il vit les remous, la violence infernale. Avons-nous vraiment traversé cela ? songea-t-il. Il sentit qu'il avait de l'eau jusqu'aux chevilles et se retourna, prêt à apercevoir une nouvelle cascade en folie, mais il ne vit qu'un lac aux eaux sombres tout autour d'eux. Il absorbait toutes les turbulences de la gorge et cette fantastique violence se résorbait en bulles étincelantes et en courants résiduels. Le module vacilla sous ses pieds, et il tituba en pataugeant, se raccrochant à la paroi droite de la cabine. Il jeta les yeux sur l'aile qui avait tenu le coup et qui semblait flotter à plat sur la surface de l'eau. La voix de Tanja, son ton empreint de la plus parfaite normalité, interloquèrent, rompant le charme de l'instant : — Nous ferions peut-être mieux de sortir, nous coulons. Joao essaya de secouer son propre sentiment de détachement, baissa les yeux, l'aperçut tranquillement assise sur son siège. Il entendit Chen Lhu qui se démenait derrière lui en toussant, et le vit se profiler là, comme s'il n'y avait rien de plus normal. L'aile droite s'enfonça sous l'eau avec un gargouillis métallique. Alors, dans l'esprit de Joao, fusa une étrange exaltation, ils étaient toujours vivants… mais le module était bien mort, lui ; et toute exaltation le déserta. — Nous leur en avons donné pour leur argent, dit Chen Lhu. Mais cette fois-ci, je crois que c'est la fin. — Vraiment ? grogna Joao. Il sentit la colère qui bouillait en lui et tâta la proéminence que faisait la grosse pétoire de Vierho dans sa poche. L'absurdité de ce mouvement réflexe fit jaillir en lui une vague de fou rire. Je nous vois très bien nous acharner sur eux avec cette arme ! songea-t-il. — Joao ? dit Tanja. — Oui. Il lui fit un signe de tête, se retourna et grimpa sur le rebord de l'habitacle, se redressa pour reprendre son équilibre en observant le paysage alentour. Un souffle d'embruns lui gifla le visage en provenance de la gorge. — Cet engin ne va pas rester à Ilot bien longtemps, dit Chen Lhu. Il se retourna vers la faille, l'esprit refusant soudain d'accepter ce qui venait de leur arriver. — Je pourrais nager jusque-là, dit Tanja. Et vous ? Chen Lhu se retourna et aperçut une langue de terre dépourvue d'arbres qui faisait saillie à cent mètres environ en aval au milieu de l'étang. C'était un tentacule fragile de terre et de roseaux posé sur l'eau et appuyé contre un mur d'arbres de grande taille. De longues traînées marquaient la boue sous les roseaux jusqu'à la rivière. Des traces d'alligators, songea Chen Lhu. — Je vois des traces d'alligators, dit Joao. Il vaudrait mieux rester dans l'habitacle le plus longtemps possible. Tanja sentit la terreur monter dans sa gorge et chuchota : — Est-ce qu'il va flotter encore longtemps ? — Si nous nous tenons très tranquilles, dit Joao. On dirait qu'il y a une couche d'air emprisonnée quelque part, peut-être dans l'aile et le flotteur gauche. — Et eux… on ne les voit pas, dit Tanja. — Ils ne devraient pas tarder à se manifester, dit Chen Lhu, surpris du ton détaché de sa propre voix. Joao examinait la petite péninsule. Le module dérivait en s'en écartant puis, pris dans un remous, recula jusqu'à ce que l'aile droite ne fût plus qu'à quelques mètres de la rive boueuse. Où se cachent ces maudits alligators ? se demanda– t-il. — Nous ne nous rapprocherons pas davantage, dit Chen Lhu. Joao approuva d'un signe de tête. — Allez-y la première, Tanja. Restez sur l'aile aussi longtemps que vous le pourrez, nous arrivons sur vos talons. Il posa la main sur le pistolet, dans sa poche, et l'aida de sa main libre à monter sur l'arête. Elle se glissa sur l'aile qui s'enfonça un peu plus pour finir par s'échouer dans la boue en contre-bas de la rive. Chen Lhu se glissa derrière elle. — Allons-y, dit-il. Ils pataugèrent jusqu'à la rive, enfonçant les pieds dans la vase. Joao sentit une odeur de carburant-fusée et vit que des volutes mordorées s'étalaient sur la rivière. La rive herbue s'élevait en pente douce devant lui, et il suivait les traces laissées par Tanja et Chen Lhu. Il grimpa pour les rejoindre en observant la jungle. — Serait-il possible de pouvoir raisonner avec eux ? demanda Chen Lhu. Joao brandit le fusil-atomiseur et dit : — Je crois que c'est le seul argument dont nous disposions. Il vérifia la charge du fusil et constata qu'elle était pleine. Il se retourna pour examiner les débris du module. Il était presque complètement immergé, son aile enfoncée dans la boue comme une ancre. Un courant brun vint clapoter tout autour en s'engouffrant par les brèches béantes. — Vous pensez que nous devrions essayer de récupérer quelques armes dans le module ? demanda Chen Lhu. A quoi bon ? Notre route s'arrête là. Il a raison, bien sûr, songea Joao. Aux paroles de Chen Lhu, un tremblement irrésistible s'était emparé de Tanja. Joao lui passa un bras autour de la taille jusqu'à ce qu'elle ait cessé de trembler. — Quelle charmante petite scène domestique dit Chen Lhu qui les dévisageait. Ils sont mon seul atout, songeait-il. Peut-être nos amis sont-ils prêts à marchander ; deux livrés sans combat contre la liberté d'un seul. Tanja sentit le calme lui revenir. Le bras de Joao autour d'elle, son silence, l'avaient plus remuée qu'elle ne l'avait jamais été dans ses souvenirs les plus chers. Ce n'était pas grand-chose, pourtant, songeait-elle, une simple accolade fraternelle, ou paternelle. Chen Lhu toussa et elle tourna les yeux vers lui. — Johnny, dit Chen Lhu. Passez-moi le fusil-atomiseur, je vous couvrirai pendant que vous irez chercher les armes dans le module. — Vous l'avez dit vous-même, à quoi bon ? Tanja s'arracha à l'étreinte de Joao, terrifiée par le regard qu'elle lut dans les yeux du Chinois. — Passez-moi cet atomiseur, dit-il d'un ton égal. Qu'est-ce que ça changera ? se demanda Joao. Il regarda Chen Lhu droit dans les yeux et vit leur fixité sauvage. Bon Dieu ! Qu'est-ce qui lui prend ? La fureur glacée qui étincelait dans les yeux de l'homme l'hypnotisait. Deux meurtrières ouvertes sur des abîmes de rage pure. Le pied gauche de Chen Lhu jaillit, atteignant Joao au bras gauche, envoyant l'atomiseur dans les airs. Joao sentit son bras s'engourdir mais prit instinctivement la posture de défense du capoiera, le judo brésilien. Quasiment aveuglé de douleur, il évita un second coup de pied en bondissant sur le côté. — Tanja, le fusil ! hurla Chen Lhu. Et il marcha sur Joao, menaçant. L'espace d'un instant, l'esprit de Tanja refusa de fonctionner. Elle secoua la tête, puis regarda le fusil, fiché la crosse la première dans la boue, Le fusil ? se demandait-elle. Oui, oui, bien sûr, à bout portant, il pourrait réduire un homme à l'impuissance. Elle récupéra le fusil ; des herbes et des feuilles restaient collées à la crosse souillée de boue. Elle le pointa en direction des deux hommes qui s'adonnaient à une danse étrange de coups et d'esquives. Chen Lhu l'aperçut, sauta en arrière d'une détente et s'accroupit. Joao se redressa, soutenant d'une main son bras blessé. — Parfait, Tanja, cueillez-le, dit Chen Lhu. Avec un sentiment d'horreur contre elle-même, Tanja sentit le canon du fusil se tourner en direction de Joao. Celui-ci s'apprêta à saisir l'arme qui se trouvait dans sa poche mais suspendit son geste. Il ne ressentait plus qu'un vide nauséeux couplé d'un profond désespoir. Quelle me tue si elle doit le faire, songea– t-il. Tanja grinça des dents et détourna le fusil pour prendre Chen Lhu en joue. — Tanja, dit-il, et il se mit à avancer vers elle. Fils de pute ! songeait-elle. Elle appuya sur la gâchette, et un jet solide de poison et de vecteur butyle jaillit du museau, giflant Chen Lhu qui tituba. Il essaya de continuer à avancer mais un nouveau jet l'atteignit au visage et il roula à terre. Il lutta un moment contre le vecteur qui l'entravait en coagulant, se tordit, se débattit ; ses mouvements se faisaient de plus en plus lents, convulsifs, entrecoupés d'intervalles de plus en plus longs – convulsions, arrêt, convulsions. Tanja vida le chargeur sur Chen Lhu et jeta le fusil au loin. Chen Lhu, après un dernier soubresaut, se tint definitivement tranquille. On ne distinguait plus ses traits, masse gluante marbrée de noir et d'orange parmi les roseaux. Tanja se retrouva pantelante, déglutit, tenta de reprendre sa respiration sans y parvenir. Joao s'approcha d'elle. Elle vit qu'il avait le pistolet à la main. Sa main gauche pendait, inutile, à son côté. — Ton bras ? demanda-t-elle. — Cassé, dit-il. Regarde les arbres. Elle se retourna dans la direction qu'il indiquait. Des mouvements vagues voletaient dans les ombres. Une bouffée de vent agitait les feuilles, par là-bas. La silhouette d'un Indien surgit au sortir de la jungle, et son apparition soudaine, d'un seul mouvement, semblait tenir de la sorcellerie. Les yeux d'ébène lançaient des éclairs, avec cette intensité particulière que donnaient les multiples facettes. Des peintures de guerre zébraient le visage de traînées rouges. Des plumes écarlates disposées le long d'une corde ornaient le muscle deltoïde du bras gauche. Il portait un pagne autour de la taille où était accroché un sac en peau de singe. La remarquable précision du simulacre trompa un instant la terreur de Tanja, puis elle se souvint des fourmis volantes de son enfance, de la houle grise qui s était abattue sur le camp de l'O.E.I. Elle tourna vers Joao son regard suppliant. — Joao… Johnny, je t'en supplie, je t'en supplie, tue-moi. Ne les laisse pas me prendre vivante. Il aurait voulu faire demi-tour et s'enfuir en courant, mais ses muscles refusaient d'obéir. — Si tu m'aimes, l'implora-t-elle. Je t'en supplie. Il ne pouvait échapper au ton implorant de cette voix. Le revolver se redressa comme de lui-même entre ses doigts, à bout portant. — Je t'aime, Joao, murmura-t-elle. Et elle ferma les yeux. Joao s'aperçut qu'il était aveuglé par les larmes. Il voyait son visage à travers un brouillard. Il le faut, songea-t-il. Que Dieu m'aide, il le faut. D'un geste convulsif, il enfonça la gâchette. Le revolver gronda en sautant brutalement dans sa main. Tanja fit un bond de côté comme si une main géante l'avait repoussée. Elle se tourna à demi et tomba la face la première dans les roseaux. Joao se détourna, incapable de soutenir cette vue, les yeux grands ouverts, fixant le pistolet dans sa main. Dans les arbres, des mouvements attirèrent son attention. Il secoua les larmes pour regarder la rangée de créatures qui émergeaient à la queue-leu-leu de la forêt. Il voyait défiler les personnages semblables à des Indiens du sertao, comme ceux qui les avaient kidnappés, son père et lui, suivis d'autres Indiens de la forêt, de la silhouette de Thome, un de ses propres hommes, et d'un autre homme, mince, sanglé dans un costume noir, aux cheveux argentés et brillants. Mon propre père ! songea Joao. Ils copient jusqu'à mon propre père. Il brandit le revolver. Tourna le canon contre son cœur. II ne ressentait aucune colère, seulement une immense tristesse en enfonçant la gâchette. Les ténèbres l'engloutirent. Il y eut ce rêve de se sentir transporté, ce rêve de larmes et de hurlements, ce rêve de protestations éperdues, de dépit, de refus. Joao s'éveilla à une clarté jaune-orangée. La silhouette improbable de son père se penchait sur lui, la main tendue. — Eh bien, regarde ma main si tu ne veux pas me croire,disait-elle. Cela ne peut pas être mon père, songeait Joao. Je suis mort… il est mort. Ils l'ont copié… C'est une réplique fidèle, rien de plus. Le choc psychique engourdit alors la conscience de Joao. Comment suis-je ici ? se demanda-t-il. Son esprit fouilla dans ses souvenirs et il se revit, la vieille pétoire de Vierho à la main, tuer Tanja et retourner l'arme contre lui-même. Quelque chose remua derrière la silhouette improbable ; son attention se tendit dans cette direction et ce qu'il vit était un visage géant de près de deux mètres de haut. C'était un spectacle sinistre que ce visage baignant dans l'étrange clarté, les yeux brillant d'un éclat étincelant… des yeux énormes dont les pupilles s'ouvraient sur d'autres pupilles. Le visage se tourna et Joao découvrit qu'il n'avait guère que deux centimètres d'épaisseur. Il lui fit de nouveau face, les yeux étranges convergeant vers les pieds de Joao. Joao s'obligea à regarder ses pieds, souleva la tète, et la laissa retomber, pris d'un violent tremblement. A la place de ses pieds, il avait vu une espèce de cocon vert et filandreux. Joao leva la main gauche, il se souvenait qu'il avait eu le bras cassé. Mais son bras se leva sans douleur et il vit que sa peau avait les mêmes tons verdâtres que le cocon répugnant. — Observe ma main ! ordonna la silhouette du vieil homme à ses côtés. C'est un ordre ! — Il n'est pas tout à fait réveillé. C'était une voix profonde, retentissante, qui faisait vibrer l'air autour d'eux. Et Joao eut l'impression qu'elle provenait de quelque part derrière le visage géant. Quelle sorte de cauchemar suis-je en train de vivre ? se demanda Joao. Serais-je en enfer ? D'un mouvement brusque, violent, Joao tendit la main et empoigna celle qu'on lui présentait. Elle était chaude… humaine. Des larmes emplirent les yeux de Joao. Il secoua la tête pour les chasser et se souvint… quelque part… il avait déjà fait la même chose. Mais il y avait plus urgent que les souvenirs. La main avait l'air vraie… ses larmes avaient l'air vraies. — Comment est-ce possible ? chuchota-t-il. — Joao, mon fils, dit la voix de son père. Joao leva les yeux vers le visage familier. C'était son père, sans erreur possible, jusqu'au moindre de ses traits. — Mais… ton cœur, dit Joao. — Ma pompe, dit le vieillard. Regarde. Il retira sa main et se retourna pour montrer le dos de son habit. Un morceau de tissu avait été découpé et les bords de la découpe semblaient tenir grâce à une substance caoutchouteuse. Une surface jaune et visqueuse puisait à la place du morceau d'étoffe. Joao vit la fine partition des écailles, les formes composites. Il recula. Ainsi, c'était bien un simulacre, un autre de leurs trucs. Le vieil homme se retourna pour lui faire face, et Joao ne put manquer de rencontrer le regard rayonnant de jeunesse et de gaieté. Ils n'étaient pas à facettes, ces yeux-là. — Ma vieille pompe s'est cassée et ils me l'ont remplacée par une nouvelle, dit son père. Elle partage mon sang et vit en symbiose avec moi. Elle me prodiguera encore un certain nombre d'années utiles. Tu imagines la réaction des médecins devant une chose pareille ? — C'est vraiment vous ? dit Joao. — Complètement, hormis la pompe, répondit le vieil homme. Mais toi, âne stupide, dans quel état vous as-tu mis, toi et cette pauvre femme. — Tanja, murmura Joao. — Tu as fait exploser ton cœur et un morceau de tes poumons, dit son père. Puis tu es tombé au beau milieu du poison corrosif dont tu avais tout recouvert. Ce ne sont pas seulement des cœurs neufs qu'ils ont dû vous donner à tous deux mais une nouvelle circulation sanguine tout entière. Joao leva les mains, examinant la peau verte qui les recouvrait. Il se sentit soudain tout étourdi, incapable d'échapper à l'impression onirique de tout ce qui lui arrivait. — Ils connaissent des trucs médicaux que je n'aurais jamais imaginé, dit son père. Je n'ai jamais été aussi enthousiasmé depuis mon enfance. J'ai hâte de rentrer et… Joao ! Qu'est-ce qui te prends ? Joao se redressa, ses yeux lançaient des éclairs. — Nous ne sommes plus humains ! Nous ne soin mes plus humains si… Nous ne sommes plus humains ! — Oh, tiens-toi tranquille, ordonna son père. — Si c'est… enfin, ils nous contrôlent ! protestait Joao. – Il s'obligea à regarder le visage géant derrière son père. – Ils vont nous diriger ! Il se laissa retomber, pantelant. — Ils nous réduiront en esclavage, murmura encore Joao. — Quelle bêtise, résonna la voix. — Il a toujours été assez mélodramatique, dit le vieux Martinho. Voyez le gâchis qu'il a fait du côté de la rivière. Evidemment, vous y êtes aussi pour quelque chose. Si vous m'aviez fait confiance. — Nous avons un otage à présent, roula la voix. Nous pouvons désormais nous permettre de vous faire confiance. — Mais, à partir du moment où vous m'avez mis cette pompe, vous avez votre otage, dit le vieil homme. — Je ne comprenais pas bien la valeur que vous accordiez à l'unité individuelle, dit le cerveau. Après tout, en ce qui nous concerne, nous serions prêts à sacrifier n'importe quelle unité pour sauver la colonie. — Pas une reine, dit le vieillard. Vous ne sacrifiriez pas une reine. Et vous même ? Vous n'hésiteriez pas à vous sacrifier vous-même ? — Impensable, marmonna le cerveau. Lentement, Joao tourna la tête. Il regarda le visage géant, cherchant d'où pouvait provenir la voix. Il vit une masse blanchâtre de quatre mètres environ. Un sac jaune parcouru de pulsations y faisait une protubérance et des insectes aptères rampaient à sa surface, le long des fissures qui la sillonnaient et sur le sol pierreux de la caverne. Le visage surmontait cette masse, posé sur des douzaines de pédicules tentaculaires. Leur surface squameuse en trahissait la nature. Du fond de son état commotionné, Joao commençait à entrevoir la réalité de la situation. — Tanja ? chuchota-t-il. — – Votre femelle est saine et sauve, tonna le cerveau. Elle a subi des transformations comme vous– même, mais elle est saine et sauve. Joao ne pouvait détacher ses yeux de la masse blanche qui reposait sur le sol de la caverne. Il vit que la voix jaillissait du sac jaune puisant. — Concentrez votre attention sur notre réponse à la menace que vous représentez pour nous, dit le cerveau. Ceci est notre cerveau. Il est vulnérable et pourtant recèle une grande force… comme le vôtre, ni plus ni moins. Joao réprima un tremblement de répulsion. — Dites-moi, demanda le cerveau. Quelle serait votre définition de l'esclave ? — Je suis esclave, ici, en ce moment, murmura Joao. Je suis sous votre empire. Si je ne vous obéis pas, vous pouvez me tuer. — Mais, n'avez-vous pas tenté vous-même de vous tuer ? Cette pensée revenait sans cesse hanter la conscience de Joao. — L'esclave est celui qui produit des richesses pour autrui, dit le cerveau. Dans tout l'univers, il n'existe qu'une seule richesse. Je vous en ai prodigué une partie, et aussi à votre père et votre femelle, et à vos amis. Cette richesse à nulle autre égale, c'est le temps que dure la vie. Le temps. Sommes-nous vos esclaves pour vous avoir donné encore un peu de temps à vivre ? Joao leva les yeux du sac-à-voix pour les plonger dans les yeux immenses et étincelants. Il crut y déceler de l'amusement. — Nous avons épargné vos compagnons et prolongé leurs vies, reprit la voix tonitruante. Cela fait de nous vos esclaves, n'est-ce pas ? — Mais, que demandez-vous en échange ? demanda Joao. — Ah ! ah ! claironna joyeusement la voix. Nous y sommes : le troc ! Cette chose que vous appelez « les affaires » et que je ne comprenais pas ! Votre père va bientôt partir pour parler avec les hommes de son gouvernement. Il sera notre messager auprès d'eux. Il nous vend une partie de son temps. Il est donc notre esclave, n'est-ce pas ? Nous sommes liés l'un à l'autre par la force d'un esclavage mutuel indissoluble ; que rien ne pourra jamais briser… quoique vous puissiez tenter. — C'est très simple une fois qu'on a compris le mécanisme de l'interdépendance, intervint le père de Joao. — Compris quoi ? — Eh bien, certains d'entre nous ont vécu autrefois dans des serres, tonitrua la voix. Leurs cellules se souviennent de cette expérience. Vous savez ce que c'est qu'une serre, bien sûr ! Le visage géant se tourna vers l'entrée de la caverne où l'aube commençait à toucher le monde de son doigt gris. — Là, dehors, cela aussi c'est une serre. – De nouveau, les yeux démesurés fixèrent Joao de leur éclat étincelant. – La vie n'est possible dans la serre que par le maintien d'un équilibre constant entre les diverses formes de vie, le dosage minutieux des quantités et des qualités de produits chimiques. Poison aujourd'hui, telle substance sera demain la plus savoureuse des nourritures. — Quel est le rapport avec l'esclavage ? demanda Joao, et il se rendit compte de l'irritation qui transparaissait dans sa voix. — La vie s'est développée pendant des millions et des millions d'années dans cette serre qu'est la Terre, martela le cerveau. Parfois, elle s'est épanouie au sein des excréments empoisonnés d'une autre forme de vie… et ce poison lui est devenu nécessaire. Privée d'une substance secrétée par certains vers, l'herbe des savanes dépérirait et finirait par disparaître. Joao leva de grands yeux sur la voûte. Ses pensées défilaient au rythme d'un jeu de cartes sous des mains expertes. — La Chine désertifiée, dit-il. — Précisément, dit le cerveau. Privés des substances que sécrètent non seulement… les insectes mais des quantités d'autres formes de vie, ceux de votre espèce seraient condamnés à périr. Parfois, des traces infimes de certaines substances ont un caractère vital, c'est le cas du cuivre spécial que produisent les arachnides, par exemple. La substance passe parfois par de multiples avatars, subit de subtiles transformations, avant de pouvoir être utilisée par une forme de vie tout au bout de la chaîne. Si la chaîne est brisée, la nature entière est condamnée. Plus la serre contient de formes de vie et plus la vie sous toutes ses formes est protégée. La serre triomphante doit être le lieu de la vie diversifiée au plus haut point. La vie en profusion est la vie florissante. — Chen Lhu, dit Joao. Il pourrait être utile, accompagner mon père, leur dire… Avez-vous sauvé Chen Lhu ? — Le Chinois, dit le cerveau. On peut dire qu'il est en vie, oui, encore que vous l'ayez mis dans un piteux état. Les structures essentielles de son cerveau sont vivantes, grâce à notre prompte intervention. Joao regarda encore la masse gonflée, creusée de sillons qui reposait sur le sol de la caverne et détourna les yeux. — Ils m'ont donné suffisamment de preuves à emporter avec moi, dit le père de Joao. Il n'y a aucun doute possible. Personne ne pourra plus douter. Nous devons cesser définitivement d'exterminer et de muter les insectes. — Et les laisser prendre le pouvoir, marmonna Joao. — Nous déclarons que vous devez cesser de vous tuer vous-même, martela la voix. Déjà le peuple de votre Chen Lhu est… je crois que vous diriez en train de réinfester son propre pays. Peut-être est-il encore temps, peut-être pas. Ici, il n'est pas trop tard. En Chine, ils se sont révélés efficaces et perfectionistes… et ils auront peut-être besoin de notre aide. — Mais vous serez nos maîtres, dit Joao. Et il songeait : Tanja… Tanja, où es-tu ? — Nous atteindrons un nouvel équilibre, c'est tout, dit le cerveau. Ce sera intéressant à voir. Mais nous aurons tout le temps de discuter de cela plus tard. Vous êtes libres de vos mouvements et… valide. Simplement, ne vous approchez pas trop de moi, mes serviteurs ne le tolèrent pas. Mais pour le moment, vous avez toute liberté pour rejoindre votre femelle au– dehors. Il fait beau ce matin. Laissez le soleil agir sur votre peau et sur la chlorophylle que contient désormais votre sang. Et quand vous rentrerez, dites-moi si le soleil est votre esclave. FIN Ebook réalisé par Bookyvore (Mai 2011).