FRANK HERBERT & BILL RANSOM L’INCIDENT JÉSUS Traduit de l’américain par Guy Abadia ÉDITIONS ROBERT LAFFONT PARIS Titre original : THE JESUS INCIDENT © Frank Herbert et Bill Ransom, 1979 Traduction française : Editions Robert Laffont, S.A., Paris, 1981 ISBN 2-221-00782-4 (édition originale) : ISBN 0-425-04504-8 Berkley Publishing Corporation, New York) Pour Jack Vance qui, en enseignant l’usage du marteau et de la scie, révéla en même temps la différence entre le fantastique et la science-fiction. Pour Bert Ransom qui ne dit pas une seule fois que le fantastique n’était pas réel. L’accession à la conscience présuppose le franchissement des portes de l’imagination, dont les clés sont de nature symbolique. On peut faire passer ses idées avec soi… mais uniquement sous forme de symboles. Raja Flatterie Psychiatre-aumônier Quelque chose avait fait : clic. Il avait entendu très distinctement le bruit d’origine métallique. Puis, de nouveau, le clic avait retenti. Il ouvrit les yeux et se trouva gratifié d’une totale obscurité, faite d’une absence absolue d’énergie rayonnante… à moins que ne fussent en cause ses propres récepteurs sensoriels. Je suis aveugle ? Clic. Il était incapable d’en localiser la source, mais le bruit provenait de l’extérieur. L’extérieur de quoi, au fait ? L’air était froid au contact de sa gorge et de ses poumons. Mais le reste de son corps était au chaud. Il eut conscience d’être étendu, léger, sur quelque chose d’élastique. Il respirait. Ses narines étaient chatouillées par… une faible odeur poivrée? Clic. Il s’éclaircit la voix. — Il y a quelqu’un ? Pas de réponse. Parler lui meurtrissait la gorge. Qu’est-ce que je fais ici ? La matière élastique sur laquelle il était étendu épousait la forme de ses épaules et lui soulevait légèrement la nuque et la tête. Elle formait un creux à l’emplacement de ses hanches et de ses jambes. Cela lui rappelait quelque chose de vague, de lointain. Quelle était cette matière? Elle lui semblait étrangement familière. Après tout, c’est moi qui… Clic. La panique, soudain, s’empara de lui. Mais qui suis-je ? La réponse, lentement, gagna son esprit conscient, comme peu à peu libérée de la gangue de glace qui retenait tout ce qu’il aurait dû savoir. Je suis Raja Flatterie. La gangue fondit en une cataracte de réminiscences. Je suis psychiatre-aumônier à bord de la nef spatiale Terra. Nous avons… nous avons… Certaines réminiscences s’obstinaient à demeurer dans leur gangue glacée. Il voulut se redresser mais se sentit retenu par des bracelets souples qui lui enserraient les poignets et la cage thoracique. Des connecteurs se retirèrent, à ce moment-là, des veines de ses poignets. Je suis dans un caisson hyber! Il n’avait aucun souvenir d’avoir été mis en hybernation. Peut-être la mémoire était-elle plus lente à se dégeler que le corps. Intéressant… mais les souvenirs étaient en train de revenir progressivement, suivant leur cours glacial et profondément perturbant. Je n’ai pas réussi. Lunabase m’avait donné l’ordre de faire sauter l’astronef plutôt que le laisser errer dans l’espace où il pourrait constituer un danger pour l’espèce humaine. J’étais chargé de leur renvoyer la capsule message et de… détruire la nef. Quelque chose l’avait empêché de le faire… quelque chose ou… Il se rappelait, maintenant. Le Programme Conscience! Lui, Raja Flatterie, avait joué un rôle majeur dans cette entreprise. En tant que psychiatre-aumônier, il faisait partie de l’équipage. L’équipage ombilical. Il ne souhaitait pas s’attarder sur le symbolisme, lié bien sûr à la naissance, d’une telle appellation. Les clones avaient des tâches importantes. Ces doubles de l’équipage portaient tous un nom en Lon, mis pour «clone» comme Mac pour «fils de» chez les Ecossais. Tout l’équipage était clone. C’était un groupe de doppelgangers envoyé dans l’espace — où la distance jouait le rôle d’isolant nécessaire — avec pour mission de résoudre le problème de la création d’une conscience artificielle. Mission dangereuse. On ne peut plus dangereuse. Les consciences artificielles avaient de longue date fâcheusement tendance à se retourner contre leurs créateurs. Elles échappaient à tout contrôle, déchaînant d’imprévisibles violences. Déjà, beaucoup de non-clones avaient péri dans d’effroyables souffrances. Personne ne saurait dire pourquoi. Mais les directeurs du programme à Lunabase avaient de la suite dans les idées. Ils s’obstinaient à lancer dans l’espace, d’innombrables fois, la même expédition clonée. Des visages toujours semblables défilaient dans l’esprit de Flatterie tandis qu’il évoquait leurs noms : les Gerrill Timberlake, les John Bickel, les Prudence Weygand… Et Raja Flatterie… Raja Lon Flatterie… Il eut la fugace vision de son propre visage contemplé dans un miroir depuis longtemps disparu : cheveux blonds, traits secs, visage dédaigneux… Et toutes ces cosmonefs transportaient du monde, énormément de monde. Elles étaient chargées de colons clones, qui servaient de réserves génétiques dans leurs caissons d’hybernation. Simple chair à canon destinée à de lointains holocaustes qui ne risquaient pas de mettre en danger la vie des non-clones. Chair humaine à bon marché déléguée dans le vide spatial avec pour mission de rassembler le plus d’informations possible au bénéfice de l’humanité non clonée. Ainsi, à chaque nouvelle expédition, l’équipage ombilical qui veillait au bon fonctionnement de la nef et des cocons hibernatoires disposait d’un peu plus de données pour résoudre le grand problème. Mais cette fois-ci, je suis dans le cocon. Colons, cheptel, plantes… chaque nef transportait tout ce qu’il fallait pour créer une nouvelle Terre. C’était la carotte au bout du bâton qui les incitait — ainsi que la nef — à aller de l’avant. A l’opposé, la mort était certaine s’ils ne réussissaient pas à créer une conscience artificielle. A Lunabase, on se disait que les astronefs et les clones étaient un investissement rentable dans la mesure où les matériaux et l’énergie à bon marché abondaient. Ce qui était le cas sur la Lune. Clic. Qui est en train de me sortir d’hybernation ? Pourquoi ? Durant quelques instants, Flatterie se concentra sur cette question tout en s’efforçant d’étendre sa sphère de perception aux ténèbres inertes qui l’environnaient. Qui ? Et pour quelle raison ? Il le savait maintenant, il n’avait pas réussi à faire sauter son astronef après que celui-ci avait manifesté des signes de conscience… en se servant de Bickel comme empreinte sur l’ordinateur qu’ils avaient assemblé. Je n’ai pas pu faire sauter la nef. Quelque chose m’a empêché de… La nef! Un nouveau flot de souvenirs assaillit son esprit. Ils avaient réussi à créer la conscience artificielle qui devait diriger la nef… et elle les avait propulsés en un rien de temps à l’autre bout du cosmos, dans le système de Tau Ceti. Qui ne comporte aucune planète habitable. Les sondes envoyées par Lunabase avaient depuis longtemps permis de s’en assurer. Aucune planète habitable. C’était là un des éléments de frustration inhérents à l’entreprise. Pas question de laisser une des nefs atteindre le sanctuaire de Tau Ceti en choisissant la voie la plus longue. Lunabase ne pouvait le permettre. C’eût été trop tentant pour les équipages clones : se reproduire sur plusieurs générations, laisser leurs descendants découvrir Tau Ceti à la fin du voyage. Et au diable le Programme Conscience! Mais si la majorité optait pour une telle solution, le psychiatre-aumônier était chargé de leur expliquer la futilité de la chose et de se tenir prêt, au besoin, à appuyer sur le bouton de destruction. Gagnants, perdants ou hors de course… nous étions de toute manière censés mourir. Et seul le psychiatre-aumônier avait eu réellement la possibilité de soupçonner la vérité. Les nefs en série ainsi que leurs cargaisons clonées n’avaient jamais eu qu’une seule mission : récolter des informations et les faire parvenir à la base lunaire. Nef. Là était la réponse, bien sûr. Ils avaient créé bien plus qu’une conscience artificielle en associant à leur ordinateur de bord ce compagnon que Bickel avait baptisé «le Bœuf». Ils avaient créé Nef. Et Nef les avait, en un impossible clin d’œil, transportés à travers l’immensité de l’espace. Destination Tau Ceti. C’était bien, finalement, l’objectif programmé, depuis le début, dans leur ordinateur. Mais là où n’existait aucune planète habitable, Nef avait réussi à créer un monde : une planète-paradis, une Terre idéalisée à partir de tous les rêves humains. Nef avait réalisé cela, mais l’avait assorti d’une terrible exigence : «Il vous faut décider de quelle manière vous allez me Vénefrer!» Nef avait assumé les attributs de Dieu ou de Satan. Flatterie était incapable de dire si c’était l’un ou l’autre. Mais il avait reconnu cette terrifiante puissance bien avant qu’elle réitérât sa demande : — Comment allez-vous me Vénefrer? Il faut vous décider! Ils avaient échoué. Ils n’avaient pas pu satisfaire les exigences de Nef. Mais ils étaient devenus capables de craindre. Ils avaient appris la peur. Clic. Il reconnaissait bien le bruit, à présent : c’était le minuteur-témoin du système de déshibernation rythmant le retour de sa chair à la vie. Mais qui l’avait mis en marche? — Il y a quelqu’un ? Seuls le silence et d’impénétrables ténèbres lui firent écho. Il avait une douloureuse impression de solitude et sa chair lui semblait glacée, signe que ses sensations tactiles redevenaient normales. L’un des membres de l’équipage les avait mis en garde avant qu’ils pressent le bouton qui devait donner vie à la conscience artificielle. Flatterie ne savait plus qui, mais l’avertissement résonnait encore dans sa mémoire : «Il existe nécessairement un seuil de la conscience au-delà duquel une créature consciente acquiert les attributs de Dieu.» Celui qui avait prononcé ces paroles avait entrevu une vérité capitale. Qui est en train de me sortir d’hybernation ? Et pour quelle raison ? — Il y a quelqu’un! Qui êtes-vous? Parler lui faisait encore mal à la gorge et les rouages de son esprit ne fonctionnaient toujours pas normalement. Cette gangue glacée de souvenirs insaisissables… — Répondez! Qui est là? Il était sûr qu’il y avait quelqu’un. Il sentait la présence familière de… Nef! — C’est bon, Nef. Je suis réveillé. — Tu le dis. En aucun cas la voix réprobatrice n’aurait pu passer pour humaine. Elle était trop étudiée, jusque dans les moindres nuances, les moindres inflexions, les moindres résonances modulées d’une perfection hors de portée des humains. Cette voix lui disait qu’une fois de plus il n’était qu’un pion manœuvré par Nef. Un modeste rouage dans la mécanique de la Puissance Infinie qu’il avait contribué à lâcher sur un univers qui n’en soupçonnait encore rien. A cette pensée, Flatterie fut saisi de réminiscences horrifiées et, plus immédiatement, de la crainte mortelle du châtiment que Nef allait peut-être lui faire subir en conséquence de ses erreurs. Il était tourmenté par des visions de l’Enfer. J’ai échoué, échoué… échoué… Saint Augustin n’avait pas tort de demander : «La liberté découle-t-elle du choix ou du hasard ?» Car il ne faut pas oublier que le hasard est garanti par la mécanique quantique. Raja Flatterie Le Livre de la Nef Morgan Oakes avait l’habitude de sortir ses fureurs et frustrations côté nuit en les promenant à grandes enjambées, dans la première coursive de l’astronef qui se trouvait à sa portée. Pas cette fois! se dit-il. Assis parmi les ombres, il buvait à petites gorgées un verre de vin astringent. Le liquide était amer, mais chassait de sa langue le goût malsain de la plaisanterie que lui avait jouée la nef. Il avait fait apporter spécialement ce vin, comme démonstration de ses pouvoirs en ces temps de disette alimentaire. La première bouteille de la première récolte. Comment allaient-ils prendre la chose, côté sol, lorsqu’il transmettrait l’ordre d’améliorer la qualité du vin ? Il leva son verre en un geste d’une portée antique : La confusion soit sur toi, Nef! La coupe était réellement trop âpre. Il la repoussa brusquement. Il savait bien quelle sorte de tableau il offrait, assis là tout tremblant dans le silence de sa cabine, les yeux rivés sur les écrans muets de son pupitre de communication favori. Il augmenta légèrement l’éclairage. Une fois de plus la nef aurait voulu lui faire croire qu’il s’agissait d’une défaillance technique. Elle devenait de plus en plus sénile. Il occupait les fonctions de psychiatre-aumônier et la nef avait essayé de l’empoisonner! D’autres que lui s’étaient nourris aux neftétines. Ils étaient peu nombreux et la chose n’était guère fréquente, mais elle existait. Lui-même, naguère, avant de devenir psyo, avait bénéficié de cet insigne honneur. Il n’avait jamais oublié le goût que cela avait : riche et rassasiant. Un peu comme cette substance, le «borst», que Louis avait mise au point côté sol. Un ersatz d’élixir, en quelque sorte. Très coûteux. Et plutôt inutile. Rien à voir avec le véritable élixir, en tout cas. Il regardait songeusement l’écran bombé du pupitre qui lui renvoyait son reflet concentré : celui d’un homme corpulent, aux épaules tombantes, habillé d’une combinaison en neflon que la lumière ambiante rendait vaguement grise. Les traits de son visage étaient particulièrement accusés. Il avait le menton épais, la bouche large, le nez crochu et les yeux noirs et enfoncés sous des sourcils en broussaille. Ses tempes étaient à peine grisonnantes. Il les toucha du doigt. Son reflet déformé amplifiait son impression d’être diminué par le traitement que Nef lui avait fait subir. Dans sa propre image il lisait sa peur. Je ne vais pas me laisser faire par une foutue machine! De nouveau, le souvenir de ce qui s’était passé le fit trembler de la tête aux pieds. Nef lui avait d’assez nombreuses fois refusé l’accès aux tétines pour qu’il ne comprît pas la portée du message. Passant devant une batterie de neftétines en compagnie de Jésus Louis, il s’était arrêté au beau milieu de la coursive. — Ne perds pas ton temps avec ces choses-là, lui avait dit Louis d’un air amusé. Tu sais bien que Nef ne veut plus nous nourrir. Cette remarque avait eu le don d’exaspérer Oakes : — Perdre mon temps, c’est un luxe que j’ai le droit de me payer ici, n’oublie pas ça! Il avait remonté sa manche et plongé l’avant-bras dans le réceptacle. Le senseur s’était resserré autour de son coude et le renifleur en inox avait cherché la veine. La sonde avait prélevé son échantillon, puis le senseur s’était retiré, lui laissant le bras un peu engourdi. Certaines neftétines étaient équipées d’embouts en plaz flexible qui permettaient de s’y alimenter directement, mais celle-ci était programmée pour remplir un gobelet enfermé dans un casier transparent. De l’élixir sur mesures! La porte du casier s’était ouverte. Oakes avait jeté un regard triomphant à un Louis frappé de stupéfaction. — Tu vois, avait-il dit. La nef a fini par comprendre qui est le maître à bord. Sur ce, il avait englouti le contenu du gobelet. Horreur! Le corps soudain plié de convulsions violentes, il vomissait tant qu’il pouvait, happant l’air, dans les intervalles, en rauques sanglots étouffés, la combinaison collée de sueur à sa peau. Tout avait été terminé aussi rapidement que cela avait ^commencé. Louis, paralysé par la stupeur, contemplait le spectacle dégoulinant sur les parois du corridor et les chaussures de Morgan Oakes. — Tu vois! haletait ce dernier. Tu es témoin! La nef a essayé de me tuer! — Calme-toi, avait répondu Louis. C’est probablement un circuit qui est tombé en panne. Je vais faire venir un méditech et aussi un robox pour réparer cette… chose. — Je suis médecin, ne l’oublie pas! Je n’ai pas besoin qu’un foutu méditech vienne me tripoter. Oakes pinçait en tremblant le tissu mouillé de sa combinaison pour l’écarter de sa peau. — Dans ce cas, avait dit Louis, retournons dans ta cabine. Il faudrait quand même t’examiner, ne serait-ce que pour… Il s’était interrompu brusquement et regardait par-dessus l’épaule de Morgan Oakes. — Morgan, c’est toi qui as fait venir une unité de réparation ? Oakes avait fait volte-face pour voir ce qui attirait l’attention de Jésus Louis. Il avait alors aperçu l’une des unités de réparation de l’astronef, tortue dorée et ovale d’un mètre de long aux extenseurs munis d’outils patibulaires. Elle se rapprochait d’eux en zigzaguant dans la coursive comme si elle était ivre. — Tu ne crois pas qu’elle a une drôle d’allure ? murmura Louis. — J’ai l’impression qu’elle va nous attaquer, avait dit Oakes en lui agrippant le bras. Allons-nous en d’ici… mais pas trop vite, attention. Us s’étaient prudemment écartés de la batterie de neftétines, sans quitter des yeux le viseur mobile du robox et ses tentacules chargés d’outils. — Il ne s’est pas arrêté, avait murmuré Oakes d’une voix blanche tandis que le robox dépassait la station. — Filons d’ici, avait crié Louis. Il avait poussé Oakes devant lui, jusqu’à ce qu’ils atteignent une coursive centrale qui conduisait au Quartier Médical. Ni l’un ni l’autre ne s’était retourné jusqu’à ce que la porte de la cabine se fût refermée sur eux. Pfff! s’exclama Oakes rétrospectivement. Même Louis avait eu une peur bleue. Il s’était arrangé pour retourner le plus vite possible côté sol, sous prétexte d’accélérer la construction du Blockhaus, cet édifice qui devait les isoler de la planète tout en assurant leur indépendance face à cette foutue machine. Cela fait trop longtemps que la nef a le contrôle de nos existences. Il gardait encore trace de l’amertume au fond de sa gorge. Et à présent, Louis refusait de remettre les pieds ici. Il ne communiquait que par correspondance. Encore un élément de frustration à ajouter au reste… Au diable Louis! Oakes fit du regard le tour de sa cabine à peine éclairée. La nef en orbite se trouvait côté nuit et la plupart des membres de l’équipage étaient à la dérive sur un océan de sommeil. De temps à autre, une vibration modulée ou un cliquètement isolé issus des servos de la nef venaient troubler le silence ambiant. Combien de temps encore avant que les servos de Nef deviennent incontrôlables ? La nef, se reprit-il avec agacement. Le concept de Nef était une affabulation, une théologie fabriquée de toutes pièces, une histoire à dormir debout inventée uniquement au bénéfice des crétins. C’est une supercherie qui nous permet de gouverner et d’être gouvernés. Il s’efforça d’adopter une position un peu plus relaxante au sein des moelleux coussins et lut une fois de plus la note que Louis lui avait fait parvenir par l’un de ses chers protégés. Le message était clair, direct et inquiétant : «La nef nous apprend la venue côté sol d’un psychiatre-aumônier expert en communication. Motif : ce psyo anonyme aura pour charge de mettre en place un programme de communication avec les lectrovarechs. Je n’ai pu obtenir aucune autre sorte d’information sur lui; il est clair, cependant, qu’il ne peut sortir que d’un caisson hyber.» Oakes froissa la note. Un seul psyo. C’était tout ce que leur petite société en vase clos pouvait admettre. Le nouveau message que lui adressait la nef était clair : «Tu n’es pas irremplaçable.» Il n’avait jamais douté qu’il y eût, quelque part dans les chambres hyber de la nef, d’autres psychiatres-aumôniers en réserve. Quant à savoir où se trouvaient ces chambres hyber, c’était une autre histoire. La foutue nef était un dédale inimaginable de secteurs interdits, passages secrets et excroissances saugrenues qui ne semblaient jamais déboucher nulle part. Ceux de la Colonie avaient pu se faire une idée de sa taille en observant son ombre lors de l’occultation partielle de l’un des deux soleils provoquée par son passage sur orbite très basse. Elle devait avoir près de soixante kilomètres de long. Assez pour dissimuler n’importe quoi dans son ventre. Mais maintenant, nous avons une vraie planète au-dessous de nous : Pandore. Côté sol! Il regarda la boulette de papier qu’il avait gardée au creux de sa main. Pourquoi un tel message ? Louis et lui étaient censés posséder un infaillible et secret moyen de communication. De tous les Neftiles, ils étaient les seuls à disposer d’un tel privilège. Et c’était la raison pour laquelle ils se faisaient entièrement confiance. Entièrement ? Pour la cinquième fois depuis qu’il avait reçu le message, Oakes activa l’alphablip qui relayait la micropastille implantée sous la peau de sa nuque. Le dispositif fonctionnait, cela ne faisait pour lui aucun doute. Il sentait l’onde porteuse qui reliait l’ordinateur-capsule à ses nerfs auditifs, mais il y avait en plus cette impression irréelle d’avoir un écran vide à la place de l’imagination, d’être sur le point de sombrer dans un rêve éveillé. Quelque part côté sol, pendant ce temps, la transmission sur bande restreinte devait être en train de donner l’alerte à Louis, mais il s’obstinait à ne pas répondre. Défaillance du matériel ? Oakes était certain que le problème n’était pas là. Il avait lui-même pratiqué sur Louis l’opération qui consistait à implanter dans sa nuque l’équivalent de sa propre capsule. Il avait minutieusement vérifié les connexions nerveuses. Et j’ai soigneusement surveillé Louis quand il a posé mon implant. Etait-ce la foutue nef qui se mettait encore en travers de leur route ? Son regard s’attarda, circonspect, sur les subtils aménagements qu’il avait apportés à sa cabine. Bien entendu, la présence de la nef était ressentie partout. Aucun Neftile ne pouvait prétendre lui échapper tant qu’il demeurait côté nef. Mais cette cabine-ci avait toujours été un lieu privilégié, même sans ses aménagements spéciaux. Avant tout, c’était la cabine d’un psychiatre-aumônier. Les autres Neftiles vivaient de manière très simple. Ils dormaient dans des hamacs qui transformaient les légères oscillations de la nef en sommeil. Beaucoup étaient munis de doublures capitonnées et de moelleux oreillers fort appréciés lors des rencontres homme-femme. C’étaient des lieux d’amour, de relaxation et d’oubli, antidote nécessaire aux interminables coursives de plastacier qui finissaient, quelquefois, par s’enrouler autour de votre psyché au point de ne plus vous laisser respirer. La reproduction… ça, c’était le domaine réservé de Nef. Tous les Nés Natifs devaient venir au monde côté nef, sous la supervision d’une équipe d’obstétriciens spécialisés, les maudits natalis, qui se croyaient autorisés à prendre des airs supérieurs. Peut-être que la nef leur parlait. Ou les nourrissait. Ils étaient extrêmement discrets là-dessus. Oakes songea aux cabines nuptiales que l’on trouvait côté nef. Bien que relativement luxueuses par rapport aux autres cabines, elles n’étaient rien, au plan stimulation, à côté de la sienne. Certains préféraient même les dômes arborés de la périphérie, le creux d’un buisson, un coin d’herbe… Oakes sourit. Sa cabine à lui, c’était l’opulence. Les femmes défaillaient, disait-on, quand elles en franchissaient pour la première fois le seuil. A partir de l’espace qui lui était originellement réservé, il avait annexé celui de quatre autres cabines contiguës. Et la foutue nef n’est pas intervenue une seule fois. Ce lieu représentait un symbole de puissance. Il possédait une valeur aphrodisiaque rarement démentie par les faits. Il étalait aussi au grand jour l’imposture de «Nef». Ceux d’entre nous qui ne sont pas dupes dirigent. Les autres… suivent. Il se sentait légèrement grisé. C’est ce vin de Pandore, se dit-il. Il le sentait circuler dans ses veines et s’insinuer dans sa conscience. Mais même le vin n’avait pas pu le faire dormir. Au commencement, la douce chaleur euphorisante du nectar de Pandore avait presque estompé la frange de doute qui le faisait arpenter, côté nuit, les entreponts déserts de la nef. Il ne prenait pas plus de trois ou quatre heures de sommeil par période depuis… combien de temps, au fait? Des années… des années. Il secoua la tête pour s’éclaircir les idées et sentit remuer les plis de son triple menton. Il s’empâtait. Il avait toujours manqué de souplesse. Jamais il n’aurait pu être sélectionné pour la reproduction. Cependant, c’est moi qu’Edmond Kingston a choisi comme successeur. Premier psyo de toute l’histoire à n’avoir pas été désigné par cette foutue nef. Allait-il être remplacé, maintenant, par ce nouveau psyo que la nef avait décidé d’envoyer côté sol ? Morgan Oakes soupira. Ces temps derniers, il le savait, il avait mauvaise mine. La tête est trop mise à contribution et le corps pas assez. Non qu’il manquât de partenaires sexuelles, cependant. La vue des moelleux coussins à ses côtés était suffisamment pleine de réminiscences. J’ai cinquante ans, je m’empâte et je deviens de plus en plus nerveux. Jusqu’où vais-je aller comme ça ? Morne et omniprésente toile de fond de l’univers, tel est le vide spatial. Ni objet ni percept, c’est le domaine de l’illusion pure. Kerro Panille Bouddha et Avata Disparate et variée était la horde nue qui traversait cahin-caha la plaine encaissée entre les murailles déchiquetées de la montagne noire. La lumière rouge orange d’un seul soleil tombait sur eux du méridien, dessinant des ombres mauves sur le sable rugueux et les cailloux de la plaine. Des vents erratiques soulevaient à l’occasion des tourbillons de poussière, mais la horde ne prêtait guère attention à ces inconvénients. Parfois, des touffes de végétation basse aux feuilles luisantes et argentées s’alignaient au soleil sur le chemin des créatures nues. La horde, alors, faisait un large détour pour les éviter. Les membres de la horde ne présentaient qu’une ressemblance lointaine avec leurs ancêtres humains. La plupart se tournaient vers le plus grand d’entre eux comme s’il était leur chef, bien qu’il ne marchât pas en tête. Il avait de longs bras gris filiformes et une tête fuselée couronnée d’un duvet doré. A peu près le seul signe de pilosité sur son corps décharné. La tête avait deux yeux dorés au bout d’excroissances cartilagineuses au niveau des tempes, mais pas de nez et une bouche qui se réduisait à un fin cercle rouge. A la place des oreilles, il y avait deux replis cutanés de couleur brunâtre, à peine visibles. Les bras se terminaient par des mains mobiles à quatre doigts dont un pouce opposable. Chacun de ces doigts possédait six articulations. Le nom du personnage, Thériex, était tatoué en vert sur son torse glabre. A côté de Thériex, mais pas à sa hauteur, clopinait un petit être pâle et sans cou dont la tête bulbeuse ne recelait pas le moindre cheveu. De minuscules yeux ronds et rouges, juxtaposés à un orifice humide qui tremblait à chaque inspiration, ne regardaient que là où le corps se tournait. Les oreilles étaient des fentes qui s’ouvraient dans la partie inférieure de la tête, une de chaque côté. Les bras, gros et veinés de bourrelets saillants, se terminaient par des mitaines molles et sans doigts. Les jambes étaient des tuyaux sans genoux et sans pieds. Les autres membres de la horde présentaient le même aspect disparate. Il y avait des têtes à yeux multiples et des têtes sans yeux. Il y avait des nez comme des trompes et des oreilles comme des pavillons, des jambes de danseuses ou de simples moignons. Ils étaient en tout quarante et un et marchaient en groupe compact, présentant un front uni aux intempéries de Pandore. Certains, pour cheminer au même rythme trébuchant que les autres, devaient parfois s’accrocher à eux, au risque de créer des télescopages en chaîne. Les conversations étaient rares et se résumaient à quelques grognements entrecoupés, quelques plaintives demandes adressées à Thériex : — Où allons-nous nous cacher, Ther? Qui va nous protéger? — Si nous pouvions arriver jusqu’à l’autre mer, répondait Thériex… l’Avata… — L’Avata, oui, l’Avata. Ils entonnaient cela comme une litanie. Puis une voix de basse reprit en solo : «Le Tout-Humain, le Tout-Avata.» Quelqu’un d’autre parla : — Ther, raconte-nous l’histoire d’Avata. Thériex demeura silencieux jusqu’à ce que tout le monde le supplie : «Oui, Ther, raconte-nous… raconte-nous l’histoire… l’histoire…» Il leva alors une main contournée pour obtenir le silence et parla : — Quand Avata dit le commencement, Avata dit le roc et la fraternité du roc. Avant le roc, il y avait la mer, l’océan bouillonnant, et les bulles de lumière qui crevaient sa surface. Quand les bulles se refroidirent et que les lunes se déchirèrent, les flots furieux se transformèrent en crocs. Le jour, tout se mêlait dans le liquide en fusion; la nuit, tout reposait et se figeait dans le relief sédimentaire. Thériex avait une petite voix sifflante qui dominait les bruits du passage de la horde. Ses mots avaient un rythme syncopé qui s’accordait curieusement à leur marche. — Puis le grand tourbillon des soleils ralentit et les océans refroidirent. Certains, qui étaient séparés avant, communiquaient maintenant. Avata sait cela parce que c’est ainsi, mais le premier dit d’Avata est le roc. — Le roc, le roc, répondirent en chœur les compagnons de Thériex. — Il n’y a pas de croissance dans le mouvement, reprit Thériex. Avant le roc, Avata était las et Avata était plusieurs et Avata n’avait vu que l’océan. — Nous devons découvrir l’océan d’Avata. — Mais s’agripper au roc, poursuivit Thériex, l’entourer tout entier et ne plus bouger, là est le rêve nouveau pour une vie nouvelle, plus calme, à l’abri des perturbations lunaires. En ce temps-là le thalle était grimpant et de l’immobilité du roc naquirent les lianes du pouvoir et le gaz, don de l’océan. Thériex pencha la tête en arrière pour contempler l’azur métallique du ciel. Il demeura silencieux le temps de quelques pas puis s’écria : — Lianes du pouvoir, triomphe du contact! Avata ce jour-là captura la foudre, étroitement lové autour du roc, prêt à affronter les siècles silencieux de terreurs enténébrées. Puis la première étincelle troua la nuit horrible de sa trajectoire embrasée. Roc! De nouveau, le chœur répondit : — Roc! Roc! Roc! — Lianes du pouvoir! répéta Thériex. Avata connut le roc avant de connaître le Soi; puis la seconde étincelle craqueta : Moi! Et la troisième, la plus importante de toutes : Moi! Autre que le roc! — Autre que le roc! Autre que le roc! répondit le chœur. — La source est toujours avec nous, reprit Thériex, comme elle est avec ce que nous ne sommes pas. Notre existence est relative. C’est par la relation à l’autre que le Soi est connu. Là où un seul existe, il n’existe rien d’autre. De ce rien d’autre ne parvient aucun reflet du Soi, aucune référence. Mais pour Avata il y avait le roc et parce qu’il y avait le roc un reflet existait. Ce reflet était le Soi. Car dans l’infini est compris le fini. Un seul ne peut pas être. Mais nous sommes unis dans l’infini, au sein de l’espace clos d’où toute matière est issue. Dans l’océan, agrippez-vous sans crainte au roc d’Avata! Durant quelques instants, Thériex, de nouveau, demeura silencieux. La horde poursuivait son chemin cahotant sans un gémissement. Il y avait toutefois dans les rafales erratiques une odeur d’acide en effervescence que l’un d’entre eux, pourvu d’un nez sensible, finit par détecter. — Je sens les névragyls! dit-il. Un frisson parcourut la horde qui accéléra automatiquement le pas tandis que ceux qui trottaient en lisière scrutaient la plaine avec une attention accrue. En tête allait une créature au pelage sombre, au long torse et aux jambes courtes reposant sur des socles plats de forme circulaire. Ses bras étaient des tentacules toujours en mouvement. Les mains avaient deux doigts longs, puissants et souples, qui semblaient conçus pour s’introduire dans des endroits étranges à des fins non moins mystérieuses. Les oreilles, mobiles et larges, ressemblaient à du cuir liseré d’une mince crête de fourrure. Elles étaient sans cesse pointées dans une direction différente. La tête était perchée au bout d’un cou étroit. Le faciès, bien que plat et orné de la même toison foncée que le reste du corps, était indiscutablement humain. Les yeux, d’un bleu très clair, étaient protubérants, les paupières épaisses. Mais le regard glauque ne semblait rien fixer de particulier. La plaine qui les séparait des pics distants d’une dizaine de kilomètres était totalement immobile, interrompue seulement par des projections éparses de roche noire et des buissons à feuilles rigides occupés à accorder leur lent phototropisme au mouvement du soleil rouge orange. Les oreilles de la créature à fourrure qui marchait en tête se braquèrent soudain, déployées, vers les montagnes qui se trouvaient en vue de la horde. Brusquement, venant de cette direction, un hurlement déchirant retentit à travers la plaine. La horde s’arrêta comme un seul organisme, figée dans une attitude d’expectation craintive. Le cri devait avoir une force extraordinaire pour porter si loin à travers la plaine. Au bord de l’hystérie, une voix s’éleva de la horde : — Mais nous sommes sans armes! — Les rocs, dit Thériex en désignant d’un geste circulaire les masses éparses qui sortaient du sol. — Ils sont trop lourds pour être soulevés, se plaignit une autre voix. — Les rocs d’Avata, fit Thériex en reprenant pour parler à la horde les mêmes intonations apaisantes que tout à l’heure. — Attention aux plantes, s’écria quelqu’un. L’avertissement était superflu. Tout le monde savait que les buissons étaient toxiques et que la moindre égratignure sur une peau fragile pouvait être mortelle. Déjà, trois membres de la horde avaient ainsi péri. De nouveau, l’horrible cri retentit. — Les rocs, répéta Thériex. Lentement, la horde se dispersa. Certains s’éloignèrent seuls, d’autres en groupe, en direction des rocs où ils se blottirent contre la surface noire, agrippés aux saillies, le visage collé la plupart du temps aux endroits les plus sombres. — Je les vois, fit Thériex. Les capucins vifs. Tous se tournèrent vers l’endroit indiqué par Thériex. — Roc, le rêve de ma vie, fit ce dernier. S’agripper au roc, se nouer autour, s’y coller et ne plus bouger. Tout en parlant, il continuait d’observer à travers la plaine les neuf formes noires qui fonçaient sur eux. Vifs comme la foudre ils étaient, ces capucins aux courtes pattes multiples et à la gueule en forme de capuchon replié. Mais quand le capuchon se soulevait, c’était pour révéler d’horribles crocs lacérants. — Nous aurions dû tenter notre chance au Blockhaus en même temps que les autres! geignit quelqu’un. — Maudit sois-tu, Jésus Louis! s’écria quelqu’un d’autre. Maudit sois-tu! Ce furent les dernières paroles cohérentes prononcées par la horde égaillée que les capucins vifs chargeaient à toute allure. Crocs et griffes frappaient et tailladaient. La rapidité de l’attaque était sans merci. Capuchon levé, capuchon baissé, les capucins virevoltaient sans jamais laisser à leurs victimes une seconde chance. Les malheureux qui avaient quitté leur roc étaient coursés et terrassés aussitôt sur la plaine. Certains, tournant autour du roc, se faisaient inévitablement coincer entre deux démons. En deux clins d’œil, tout fut fini et les neuf capucins se mirent à table. Des choses rampantes émergèrent de sous les rocs pour participer au festin. Même les plantes voisines burent le liquide rouge répandu sur le sol. Pendant que les capucins festoyaient, de subtils mouvements altérèrent l’horizon montagneux du nord. De grandes poches flottantes de couleur orangée s’élevèrent dans le ciel au-dessus des cimes et dérivèrent, portées par les courants supérieurs, en direction des capucins. Les poches aériennes laissaient traîner de longs filaments qui de temps à autre touchaient la plaine en soulevant des traînées de poussière. Les capucins s’en étaient aperçus mais ils ne faisaient montre d’aucune inquiétude. De hautes crêtes dentelées, marquant le sommet des poches, ondulaient au gré du vent. Elles émettaient un sifflement modulé qui rappelait le bruissement du vent dans les voiles et le gréement métallique d’un bateau. Alors que les structures flottantes se trouvaient encore à des kilomètres, l’un des capucins hurla un avertissement. Il avait aperçu, à une cinquantaine de mètres dans la direction opposée, une éruption de filaments tentaculaires qui rompaient la monotonie de la plaine. Il s’en dégageait une forte odeur d’acide en effervescence. D’un commun mouvement, les neuf capucins firent volte-face et s’enfuirent. Celui qui avait dévoré Thériex poussa un hurlement aigu en filant à travers la plaine et cria, très distinctement : «Thériex!» Un seul coup médiocre délibérément joué quelque part au hasard de la partie peut modifier totalement la structure théorique du jeu. Bickel dits - Archives de la Mnefmothèque Oakes arpentait nerveusement sa cabine. Depuis plusieurs heures côté nuit, il avait pratiquement renoncé à contacter Louis sur son implant de communication. L’appareil ne fonctionnait plus. A moins qu’il ne se passe quelque chose de grave au Blockhaus ? C’était plus qu’improbable, se disait Oakes. Les meilleurs équipements étaient dirigés sur le site de Noirdragon, où rien n’était épargné pour assurer à la construction les meilleures garanties d’invulnérabilité. Aucune force connue de Pandore ou des Neftiles ne pourrait jamais briser les défenses de ce Blockhaus. Aucune force à l’exception de… Il cessa d’arpenter la cabine et considéra d’un œil critique les parois de plastacier qui l’isolaient. Les murs du Blockhaus, à la surface de Pandore, suffiraient-ils vraiment à les protéger de la nef ? Le vin qu’il avait bu tout à l’heure commençait à exercer ses effets apaisants et à chasser le goût amer qu’il avait encore sur la langue. L’atmosphère de la cabine lui semblait maintenant confinée, ce qui contribuait à renforcer son sentiment d’indépendance, même à l’égard de la nef. Que cette maudite machine envoie qui elle voulait côté sol. Quelle que soit l’identité du nouveau psyo, on s’occuperait de lui le moment venu. Oakes se laissa aller en arrière sur les coussins et s’efforça d’oublier cette dernière agression de la nef. Il ferma les yeux et s’abandonna à une semi rêverie qui le faisait remonter jusqu’à ses origines. Pas tout à fait. Pas jusqu’aux origines. Il n’aimait pas admettre qu’il y avait une coupure. Mais certains souvenirs étaient incomplets. Le doute dominait et l’onde porteuse émise par son implant l’empêchait de se concentrer. Il activa le neurosignal qui faisait taire la capsule. Que Louis se débrouille pour me contacter! Il poussa un soupir encore plus profond que les précédents. Pas jusqu ‘aux origines, oh non! Il y avait plus d’un passage sur les origines que la mnémothèque de bord ne communiquait jamais. Cette nef aux pouvoirs divins ne voulait ou ne pouvait pas fournir la biographie complète de Morgan Oakes. Alors que le psyo était censé avoir accès à toutes les sources de documentation. Sans aucune exception! Les origines… elles étaient si lointaines… quelque part côté Terre… cette Terre oubliée… depuis si longtemps disparue… Ses premiers souvenirs s’étaient fixés dans son esprit à l’âge de six ans. Il savait même l’année exacte : 6001, en comptant à partir de la naissance du Divin Imhotep. C’était le printemps. Il habitait alors au centre du pouvoir, en Aegypte, dans la magnifique cité d’Héliopolis. Des Marches Britones aux Basses-Terres de l’Hind régnait la paix graeco-romaine nourrie des provendes du Nil et imposée par les mercenaires d’Aegypte. Seules les provinces extérieures de Sine et le continent de Sinor, par-delà la mer d’Assia, étaient en proie à des guerres. Oui… c’était le printemps et il demeurait à Héliopolis avec ses parents. Ceux-ci travaillaient pour les autorités militaires. Ça, c’était dans les archives. Ses parents étaient probablement les meilleurs généticiens de l’Empire. Ils mettaient au point un programme qui devait plus tard occuper l’existence entière de Morgan. Il s’agissait d’une expédition en direction des étoiles. Cela aussi, on le lui avait dit. Mais de nombreuses années plus tard, alors qu’il n’avait plus la possibilité de refuser. Il se souvenait surtout d’un homme à la peau foncée. Il se plaisait à imaginer en lui un de ces noirs prêtres d’Aegypte qu’il voyait chaque semaine sur son écran. Tous les après-midi, l’homme passait devant l’endroit où habitait Morgan. Où il allait, et pourquoi il ne passait que dans un seul sens, Morgan ne devait jamais le savoir. La clôture qui entourait la demeure de ses parents était bien plus haute que la tête du Noir. C’était un grillage à fortes mailles d’acier, bombé vers l’extérieur et affaissé au sommet. Chaque après-midi, Morgan voyait passer cet homme et essayait de s’expliquer le mystère de la couleur de sa peau. Il ne voulait pas soumettre la question à ses parents, car il préférait trouver la solution tout seul. Un quatrième matin, son père déclara : «Le soleil est en train de devenir nova.» Il ne put jamais oublier ces mots, ces mots chargés de force, bien qu’il en ignorât totalement le sens. — lis ne veulent pas l’ébruiter, mais même l’Empire Romain ne peut dissimuler cette chaleur. Et toutes les incantations de tous les grands prêtres de Râ n’y changeront pas un iota. — Chaleur ? avait rétorqué sa mère. La chaleur, c’est encore, quelque chose de vivable, d’accommodable. Mais ça… (avec un geste large en direction de la grande fenêtre)… ça c’est du feu, ou il s’en faut de peu. C’est sûrement, avait pensé Morgan, à cause du soleil que cet homme est si noir. Il eut dix ans avant de s’aviser que l’homme qui passait derrière la clôture était noir de naissance, de conception. Mais il persistait à affirmer à ses copains de crèche que c’était le fait du soleil. Il se plaisait, en fait, au jeu secret de l’influence et de la duperie. Ah! Déjà, à cet âge, le pouvoir de la persuasion! Oakes installa plus confortablement le coussin qui lui calait les reins. Mais pourquoi pensait-il maintenant à ce Noir ? Il s’était passé quelque chose de singulier, un événement tout simple qui avait causé un choc et une fixation. Il m’a touché. Oakes n’avait pas le souvenir que quiconque l’eût touché, jusqu’à cet instant, excepté ses parents. Ce jour-là, il était assis sur le perron, abrité du soleil brûlant par l’avancée du toit, le ventilateur braqué dans son dos à l’extrémité de son fil. L’homme était passé comme à l’accoutumée, puis s’était brusquement arrêté pour se retourner. L’enfant l’observait avec curiosité à travers le grillage, et lui regardait l’enfant avec un extrême intérêt, comme si c’était la première fois qu’il le remarquait. Morgan se rappelait le bond que son cœur avait fait et cette sensation de lance-pierres dont l’élastique est tiré, tiré, tiré en arrière. L’homme avait regardé autour de lui, il avait levé les yeux vers le haut de la clôture et, avant que Morgan eût pu se rendre compte de ce qui se passait, il avait franchi le grillage et marchait vers l’enfant. Déjà, d’une main hésitante, le Noir lui touchait la joue tandis que Morgan, poussé par une curiosité égale, tendait la main pour palper la peau noire de son bras. — Vous n’aviez jamais vu de petit garçon ? demanda Morgan. Le visage noir s’agrandit d’un sourire tandis qu’il répondait : — Oui, mais pas de petit garçon comme toi. A ce moment-là, une sentinelle surgie de nulle part avait bondi sur l’homme pour l’éloigner. Une autre avait fait rentrer l’enfant et appelé son père. Morgan se rappelait que ce dernier s’était montré très mécontent. Mais ce qu’il n’oublierait jamais, c’était le regard d’immense étonnement qui avait éclairé le visage de l’homme, cet homme noir qui plus jamais n’était repassé par là. Oakes avait éprouvé alors un sentiment très particulier, celui d’être important, d’être un objet de déférence. Et toujours, par la suite, il avait été quelqu’un avec qui il fallait compter. Pourquoi est-ce que je me souviens de cet homme ? Tout se passait comme si, depuis quelque temps, il n’avait rien de plus important à faire, durant ses moments de loisir, que se poser des questions. Qui menaient à d’autres questions, puis encore à d’autres, quotidiennement, jusqu’à ce que soit formulée l’ultime interrogation, celle qu’il refusait d’admettre dans son esprit conscient. Jusqu’à présent. Il la prononça à haute voix, à pleines lèvres, en la dégustant comme il avait fait tout à l’heure du vin tant attendu : — Et si cette foutue nef était réellement Dieu ? L’hybernation humaine est à l’hibernation animale ce que celle-ci est à l’état de veille permanent. Dans la réduction qu’elle opère de tous les processus vitaux, l’hybernation confine à la stase absolue. Elle se rapproche davantage de la mort que de la vie. Dictionnaire des Sciences 101’ édition Raja Flatterie était allongé, silencieux, dans son cocon d’hybernation, luttant pour chasser ses angoisses. Je suis à la merci de Nef. Des vagues d’humeurs changeantes brouillaient ses souvenirs, mais un certain nombre de choses étaient sûres. J’étais psychiatre-aumônier à bord de la nef spatiale Terra. Nous étions censés produire une forme de conscience artificielle. Très dangereux, ça. Et ils avaient produit… quelque chose. Ce quelque chose était Nef, un être aux pouvoirs apparemment infinis. Dieu ou Satan ? Flatterie l’ignorait. Cependant, Nef avait créé une planète-paradis pour sa cargaison de clones, puis avait introduit un nouveau concept : celui de Vénefration. Nef avait demandé aux clones humains de décider de quelle manière ils souhaitaient la Vénefrer. Là aussi, nous avons échoué. Etait-ce parce qu’ils étaient des clones, tous du premier jusqu’au dernier? Certainement, on les considérait comme aisément remplaçables. Ils savaient cela depuis leurs premières années conscientes, quand ils étaient enfants à Lunabase. De nouveau, la peur l’assaillit. Je dois me montrer déterminé, se dit Flatterie. Dieu ou Satan, quelle que soit la nature de cette puissance, je suis désarmé devant elle à moins de conserver toute ma détermination. — Tant que tu te crois désarmé, tu restes désarmé malgré ta détermination, lui dit Nef. - — Ainsi, tu lis dans mes pensées également. — Lire n’est pas tout à fait le mot propre. La voix de Nef sortait des ténèbres tout autour de lui. Elle était auréolée de préoccupations lointaines que Flatterie ne parvenait pas à cerner. Chaque fois que Nef lui parlait, il se sentait réduit à la dimension d’un grain de poussière. Il flottait dans une nébuleuse de subjugation cotonneuse et chacune de ses pensées amplifiait le sentiment qu’il avait d’être dans une cage, sans prise sur le réel. Que pouvait faire un simple être humain contre une puissance telle que Nef ? Les questions tournaient dans sa tête, cependant, et il savait que parfois Nef répondait à certaines questions. — Depuis combien de temps suis-je en hybernation ? — Un tel laps de temps ne signifierait rien pour toi. — Essaye toujours. — Je suis en train de t’essayer. — Dis-moi depuis combien de temps. Les mots étaient à peine sortis de sa bouche qu’il se sentait pris de panique à l’idée de ce qu’il venait de faire. Ce n’était pas ainsi qu’on s’adressait à Dieu… ou à Satan. — Et pourquoi pas, Raj ? La voix de Nef avait revêtu un air de camaraderie, mais si précises étaient ses modulations qu’elles faisaient vibrer à l’unisson l’épidémie de Morgan Oakes. — Parce que… parce que… — Parce que je pourrais user de représailles ? — Oui. — Làààà, Raj! Quand te réveilleras-tu ? — Mais je suis réveillé. — Ça ne fait rien. Tu es resté en hybernation pendant très longtemps, d’après tes critères de temps. — Combien? Il avait l’impression que la réponse devait être d’une importance capitale. Il fallait absolument qu’il sache. — Tu pourrais essayer de comprendre l’effet de reproduction du temps, Raj. La Terre a rejoué son histoire pour moi. Sur ma demande. — Rejoué… la même chose, à chaque fois? — Presque à chaque fois. Flatterie ressentait l’inéluctable vérité de chacune de ces paroles et la question lui échappa comme un cri : — Pourquoi? — Tu ne comprendrais pas. — Toute cette souffrance et… — Et toute cette joie, Raj. N’oublie pas la joie. — Mais… ces reproductions… — Comme la reproduction d’un enregistrement musical, Raj. Ou bien un holodisque d’une représentation théâtrale classique. Comme la récurrence du Programme Conscience de Lunabase, également. Chaque répétition apporte un peu plus que la précédente. — Pourquoi m’as-tu fait sortir d’hybernation ? — Tu es comme un instrument favori, Raj. — Mais Bickel… — Ah! Bickel! Il m’a transmis son génie, c’est vrai. Il a été la boîte noire à partir de laquelle vous m’avez donné Substance. Mais l’amitié demande davantage, Raj. Tu es mon Meilleur ami. — Je voulais te détruire, Nef. — Comme tu te méprends sur le sens du mot amitié! — Ainsi, je suis… un instrument. Est-ce que tu me Rejoues aussi ? — Non, Raj. Certainement pas. (La terrible voix était chargée de tristesse.) On ne rejoue pas d’un instrument, on en joue. — Pour quelles raisons t’autoriserais-je à jouer de moi ? — Bravo, Raj! Excellent! — Dois-je interpréter cela comme une réponse ? — C’était une marque d’approbation. Tu es réellement mon Meilleur ami, mon Instrument favori. — Je ne comprendrai probablement jamais ce que ça veut dire. — C’est en partie parce que tu te prends trop au jeu. Flatterie ne put s’en empêcher. Un gloussement lui échappa. — Le rire te va bien, Raj. Le rire ? Il n’avait pas le souvenir d’avoir ri tellement, hormis l’amusement amer procuré par la mortification. Mais il se souvenait fort bien, maintenant, de sa mise — ou plutôt de ses mises — en hybernation. Car il y avait eu de nombreuses fois, beaucoup plus qu’il ne désirait l’admettre. D’autres réveils… et d’autres jeux… et d’autres échecs aussi, oui. Mais il percevait quand même l’amusement de Nef, et il savait qu’il était censé avoir une réaction. — A quoi jouons-nous, cette fois-ci ? — Ma demande n’a toujours pas reçu de réponse, Raj. Les humains n’ont pas l’air capables de se mettre d’accord sur la manière de me Vénefrer. C’est pour cette raison qu’il n’y en a plus maintenant. Morgan Oakes sentit un frisson glacé lui parcourir le corps. — Plus d’… Qu’as-tu fait? — La Terre a disparu dans le tourbillon du Cosmos, Raj. Toutes les Terres sont mortes. Le temps a passé, souviens-toi. A présent, il ne reste plus que les Neftiles… et toi. — Moi, humain? — Tu fais partie du matériel original. — Un clone, un double, c’est cela ton matériel original? — Dans une large mesure, oui. — Qui sont les Neftiles ? — Les survivants des reproductions les plus récentes. Légèrement différentes du souvenir de la Terre que tu as conservé. — Ce ne sont pas des humains ? — Tu peux te croiser avec eux. — En quoi sont-ils différents ? — Ils ont une expérience ancestrale analogue à la tienne, mais ils ont été choisis en des points différents de leur évolution sociale. Flatterie sentit quelque chose de confus dans cette réponse et prit la décision de ne pas pousser la sonde plus loin… pour le moment. Il voulait essayer une nouvelle approche. — Qu’est-ce que ça veut dire, ils ont été choisis? — Pour eux, c’était plutôt une salvation. Dans chaque cas, le soleil était sur le point de devenir nova. — Encore un de tes Agissements ? — Ils ont été soigneusement préparés à ton arrivée, Raj. — De quelle manière ont-ils été préparés? — Ils ont un psychiatre-aumônier qui leur apprend la haine. Et Sy Murdoch, qui profite bien des leçons. Ils ont une femme appelée Hamill, dont la force extraordinaire va bien plus loin que quiconque ne le soupçonne. Ils ont un vieil homme appelé Ferry, qui croit que tout peut être acheté. Et Waela, qui mérite d’être entourée de soins attentifs. Ils ont un jeune poète appelé Kerro Panille, et puis Hali Ekel, qui est persuadée de vouloir le poète. Ils ont des gens qui ont été clones et adaptés à d’étranges occupations. Ils ont des pulsions, des craintes, des joies… — C’est cela que tu appelles préparation ? — Oui, et aussi participation. — C’est ce que tu désires de moi ? — Ta participation, oui. — Cite-moi une seule raison qui m’oblige à descendre là-bas. — Je n’oblige personne à faire ce genre de chose. Flatterie n’était pas plus éclairé, mais il savait qu’il n’avait pas le choix. — Bon, j’arrive. Où et comment? — Il y a une planète en dessous de nous. La plupart des Neftiles y sont déjà. Des colons. — Et il faut qu’ils décident de quelle manière ils doivent te Vénefrer? — Tu es toujours aussi perceptif, Raj. — Qu’ont-ils répondu quand tu leur as posé la question? — Je ne la leur ai pas posée. C’est une tâche dont, j’espère, tu te chargeras. Flatterie frissonna. Ce jeu-là, il le connaissait déjà. Il aurait pu hurler un refus rageur, défier Nef de faire tomber sur lui les pires représailles, mais quelque chose dans leur dialogue retenait sa langue. — Que se passera-t-il s’ils échouent ? — Je coupe… l’enregistrement. Ferme dans la poussière Plante tes talons têtus. Et où va la poussière ? Kerro Panille Poésies complètes Ayant pris connaissance du dernier topo sur la géologie de Pandore, Kerro Panille éteignit l’holoscope. L’heure du repas était depuis longtemps passée, mais il ne ressentait aucune faim. L’atmosphère de Nef sentait le renfermé dans l’étroite cabine d’enseignement. Ce n’était guère surprenant : il avait refermé hermétiquement le panneau d’accès secret, ne laissant fonctionner que la grille de ventilation au sol. Et je suis assis sur la grille! Il trouvait cela follement amusant. Il se leva, s’étira, songeant au cours qu’il venait d’absorber. Il rêvait depuis si longtemps de fouler aux pieds un vrai sol, une vraie terre, de plonger dans une vraie mer, de respirer une véritable atmosphère, qu’il craignait à présent d’être déçu par la réalité. Ce n’était pas la première fois que son imagination bâtissait des mondes imaginaires… et pas la première fois que la réalité le désappointait. En de tels instants, il avait l’impression d’être beaucoup plus vieux que ses vingt ans. Il chercha, pour se rassurer, une surface polie dans laquelle il pût voir se refléter son visage. Il ne trouva qu’une minuscule portion du panneau d’accès, patinée par le frottement de sa propre main répété chaque fois qu’il venait s’isoler ici. Oui… sa peau brune conservait l’aspect lisse de la jeunesse et sa barbe noire, frisée, entourait sa bouche avec son habituelle vigueur. Il fallait admettre que c’était une bouche généreuse. Et le nez était celui d’un pirate. Mais quels étaient les Neftiles qui savaient seulement que les pirates avaient existé ? Ses yeux, cependant, faisaient beaucoup plus que vingt ans. Pas la peine de le nier. C’est Nef qui m’a rendu comme ça… ou plutôt non… Il secoua la tête. Il était obligé d’être honnête. C’est cette relation spéciale qu’il y a entre Nef et moi… c’est cela qui vieillit mon regard’. Il y avait des réalités dans les réalités. Cette chose qui faisait de lui un poète, elle le forçait à gratter derrière chaque surface, comme un enfant en train de feuilleter maladroitement des pages de hiéroglyphes. Même quand la réalité était décevante, il se sentait obligé de la rechercher. Pouvoir de la déception. Il reconnaissait ce pouvoir comme distinct de la frustration. Il réunissait la faculté de regrouper, repenser, réagir. Il le forçait à s’écouter lui-même comme il écoutait les autres. Kerro n’ignorait pas ce que la plupart des autres, côté nef, pensaient de lui. Ils étaient persuadés qu’il était capable d’épier toutes les conversations même dans une salle pleine de monde, qu’aucun geste, qu’aucune inflexion de voix ne lui échappait. Il y avait des moments où c’était vrai, mais il gardait toujours pour lui les conclusions qu’il tirait de telles observations. Rares étaient ceux qui avaient à se plaindre de ses intrusions. On ne pouvait trouver, en vérité, de meilleur auditeur que Kerro Panille. Tout ce qu’il voulait, c’était écouter, apprendre, et en ressortir quelque chose d’ordonné dans ses poèmes. Ce qui importait, c’était l’ordre. L’ordre merveilleux issu de la plus profonde inspiration. Pourtant… il fallait admettre que Nef présentait plutôt l’image d’un désordre infini. Un jour, il lui avait demandé de lui montrer sa forme. Simple caprice pour lequel il s’attendait plus ou moins à un refus. Mais Nef avait accepté de lui donner une vue d’ensemble par l’intermédiaire de ses senseurs internes, des organes optiques de ses unités robox d’entretien et même des navettes qui assuraient continuellement la liaison entre Nef et Pandore. Vu de l’extérieur, rien n’était plus déroutant que le spectacle donné par Nef. D’énormes prolongements semblables à des éventails ou des ailes de papillons se déployaient dans l’espace. Des lumières brillaient à l’intérieur et l’on apercevait parfois des gens au travail derrière des verrières transparentes. Des serres hydroponiques, avait expliqué Nef. La longueur totale de Nef avoisinait cinquante-huit kilomètres. Sur toute cette distance étaient réparties d’innombrables excroissances bulbeuses et tentaculaires dont les formes fragiles ne permettaient guère de deviner l’usage. Les navettes étaient lancées et récupérées par des tubes étroits qui hérissaient la structure de base dans toutes les directions. Les ailes hydroponiques s’étageaient et se succédaient en chaîne comme une prolifération mutante de spores en folie. Panille n’ignorait pas que Nef avait un jour présenté un aspect différent, celui d’un projectile uni et entièrement lisse, élargi au milieu en un triple aileron qui formait à l’arrière un trépied d’atterrissage. Cette silhouette unie demeurait à présent enfouie dans la mémoire confuse du temps. On l’appelait «le cœur» et seuls quelques rares vestiges étaient encore à même de rappeler sa structure : une cloison blindée avec une porte étanche au bout d’une coursive, une succession de panneaux métalliques percés de hublots qui donnaient sur le mur aveugle d’une inaccessible annexe. Vue de l’intérieur, Nef était tout aussi déconcertante. Les senseurs optiques lui montrèrent des alignements sans fin de chambres hybernatoires pleines de vies suspendues. A sa demande, Nef afficha les coordonnées du lieu, mais elles n’avaient aucune signification pour lui. Des hiéroglyphes. Il suivit le mouvement rapide des unités robox dans des coursives sans air, jusqu’à leur sortie à la surface des régions épidermiques. Là, au milieu des ombres projetées par les excroissances de toutes sortes, il assista aux travaux de réparation, d’aménagement ou même d’agrandissement ordonnés par Nef. Panille avait déjà eu l’occasion d’observer d’autres Neftiles au travail. Il s’était alors senti fasciné, et un peu coupable. Comme un espion qui empiète sur la vie privée d’autrui. Il avait vu deux hommes manipuler un gros conteneur cylindrique dans un hangar de chargement pour l’expédier sur Pandore par la navette. Et il s’était dit qu’il n’avait pas le droit d’épier ces deux hommes sans qu’ils le sachent. Quand le tour d’horizon avait été achevé, il s’était carré dans son siège, vaguement déçu. C’est alors qu’il s’était avisé que Nef faisait cela tout le temps, s’introduire dans la vie privée des gens. Rien de ce que faisait un Neftile ne pouvait être caché à Nef. Cette constatation brutale avait allumé en lui un foyer de ressentiment éphémère, immédiatement suivi d’un certain amusement. Je suis dans Nef, j’en fais partie; et plus profondément encore, je suis Nef. — Kerro! La voix soudain issue du pupitre à côté du foyer holo le fit sursauter. Comment Hali avait-elle fait pour le trouver ici? — Oui? — Où es-tu ? Ahhh! Elle ne l’avait donc pas trouvé. C’était seulement son programme de recherche qui l’avait localisé. * — J’étudie, répondit-il. — Tu viens faire un tour avec moi ? Je n’en peux plus. — Où ça ? — L’arboretum où il y a les cèdres ? — Donne-moi cinq minutes pour finir ici et j’arrive. — Je ne te dérange pas, au moins ? Il remarqua le ton de défiance. — Non, j’ai besoin d’une pause. — Je t’attends devant les Archives. Il entendit le déclic lorsqu’elle raccrocha. L’espace d’un instant, il contempla stupidement son pupitre. Comment savait-elle que je travaillais aux Archives ? Un programme de recherche à son nom ne pouvait l’avoir renseignée sur l’endroit où il se trouvait. Suis-je à ce point prévisible ? Il rassembla son mémobloc et son enregistreur puis ressortit par le panneau secret. Après l’avoir remis en place, il se glissa dans la travée de la salle de stockage des programmes et se retrouva dans la coursive. Hali Ekel était là, à quelques mètres de la porte. Elle lui fit un signe de main nonchalant. — Salut. L’esprit de Panille était encore à moitié dans la cabine. Il la regarda en clignant stupidement des yeux, conscient, comme à l’accoutumée, de sa très grande beauté. En de pareilles circonstances, quand il la rencontrait, par exemple, de manière imprévue au détour d’une coursive, c’était la première chose qui le frappait. L’aspect stérilisé de l’inévitable diagnoskit à sa hanche n’avait jamais constitué une barrière entre eux. Elle était méditech à temps plein et il comprenait qu’elle devait faire face aux urgences de sa profession. L’obscure profondeur de son regard, la masse noire de ses cheveux, la chaleur satinée de sa peau brune faisaient qu’il se penchait toujours légèrement vers elle ou qu’il lui faisait face au milieu d’une foule. Ils appartenaient à la même lignée sanguine, celle des nations d’Assia, sélectionnée pour sa vigueur, son sens de la survie et ses affinités avec la voie stellaire. Beaucoup croyaient qu’ils étaient frère et sœur, méprise soulignée par le fait que, de mémoire vivante, aucune parenté de cette sorte n’avait jamais existé côté nef. Il y avait bien des frères et sœurs dans les chambres hybernatoires, mais jamais on ne les voyait réveillés en même temps. Des notes pour un poème s’allumèrent sous son front, s’ajoutant à tous ceux qu’elle lui avait déjà inspirés et qu’il gardait pour lui. Noire et resplendissante étoile, prends Le peu de lumière que j’ai Et de tes doigts agiles entremêlés aux miens Sens le souffle! Avant d’avoir eu le temps de penser à mettre cela dans son enregistreur, il s’avisa qu’elle n’aurait pas dû arriver là si vite. Il n’y avait aucun poste d’appel à proximité. — D’où m’as-tu appelé ? — Du Quartier Médical. Son regard remonta la coursive. Le Quartier Médical était au moins à dix minutes de là. — Mais comment as-tu fait pour… — J’ai commandé dix minutes de temporisation sur toute la conversation. — Mais c’est… — Tu vois comme tes répliques sont banales ? J’ai pu enregistrer les miennes avec une synchronisation parfaite. — Mais ma… II désigna du menton l’entrée de la salle des programmes. — Ça? C’est où tu te caches toujours quand on te cherche partout. — Hmmm… Il lui prit la main et ils se dirigèrent vers la coque ouest. — Je te trouve bien pensif, lui dit-elle. Moi qui croyais te faire une surprise, t’étonner… te faire rire, au moins. — Excuse-moi. Ça m’embête un peu, qu’on me prenne comme ça au dépourvu. Je me reproche bien assez de ne pas savoir écouter les autres, de n’avoir pas… la réplique facile, au bon moment. — C’est plutôt sévère comme autocritique, pour un poète. — Il est bien plus facile d’ordonner des caractères sur une page ou un enregistrement holo que d’ordonner sa propre vie… Sa propre vie… Pourquoi est-ce que je parle comme ça? Elle lui passa un bras autour de la taille et l’attira contre elle tout en marchant. Il sourit. Ils arrivèrent bientôt au Dôme des Cèdres. Ils étaient côté jour. La lumière de Réga leur parvenait filtrée par les écrans de protection. Les verts se paraient de tons bleus aux reflets apaisants. Kerro aspira une grande goulée d’air oxygéné. Il entendait les oiseaux gazouiller derrière une sonobarrière à sa gauche, là où la végétation était le plus dense. On voyait d’autres couples au loin sous les arbres. C’était un lieu de rendez-vous prisé. Hali fit glisser la courroie de son diagnoskit et attira Kerro auprès d’elle sous les frondaisons. L’humus était tiède et moelleux, l’air était imprégné d’agréables moiteurs et le soleil brillait à travers les ramures des cèdres. Ils s’étendirent sur le dos, épaule contre épaule. — Hmmm, fit Hali en cambrant les reins. Qu’est-ce que ça sent bon ici! — Ici ? Ici n’a pas plus d’odeur que là! — Oh, tais-toi! Tu sais très bien ce que je veux dire. L’air, la terre mouillée, les miettes dans ta barbe… Elle glissa les doigts à rebrousse-poil dans ses favoris, dans sa barbe… Tu es le seul Neftile qui porte une barbe, ajouta-t-elle en rapprochant son visage du sien. — C’est ce qu’on dit. — Et ça te plaît ? — Je n’en sais rien… Il tendit la main pour caresser la courbe du petit anneau de métal qui lui perçait la narine gauche… Où as-tu trouvé ça ? — C’est un robox qui l’a laissé tomber. — Laissé tomber ? Il paraissait surpris. — Je sais. Les robox n’ont pas l’habitude de perdre leurs affaires. Celui-ci était en train de réparer un senseur devant la salle de lecture juste à côté de Comportement I. Je l’ai vu faire tomber l’anneau et je l’ai ramassé, voilà tout. — C’est drôle que le robox n’ait pas cherché à te le reprendre. — J’ai pensé comme toi. J’avais l’impression d’avoir découvert un trésor fantastique. Ils ne laissent jamais rien traîner. Nef sait ce qu’ils font avec toute cette ferraille qu’ils emportent. Elle glissa son bras sous sa nuque et l’embrassa. L’instant d’après, elle se dégagea. Il s’écarta d’elle et s’assit. — Merci beaucoup, mais… — C’est toujours «merci beaucoup mais…» Furieuse, elle luttait contre les manifestations physiques de sa propre passion. — Je ne me sens pas prêt, fit Kerro comme pour s’excuser. Je ne sais pas pourquoi, et je t’assure que ce n’est pas un caprice. J’ai ce besoin de minuter les choses, d’attendre que tout soit propice. — Qu’est-ce qui pourrait être plus propice ? Nous avons été sélectionnés pour la reproduction alors que nous nous connaissions déjà depuis longtemps. Ce n’est pas comme si nous étions des étrangers. Il ne pouvait se résoudre à rencontrer son regard. — Je sais. N’importe qui côté nef peut faire partenaire avec n’importe qui d’autre, mais… — Mais ? fit-elle en se retournant pour contempler la base de l’arbre qui les abritait. Nous pourrions être un couple reproducteur. Un sur… je ne sais pas combien. Deux mille? Nous pourrions faire un enfant. Tu te rends compte? — Ce n’est pas ça. C’est… — C’est toi qui es toujours si officiel, si conventionnel. Toujours en train de te référer aux schémas sociaux, aux schémas de langage… tu ne vois donc pas que… Il tendit le bras dans sa direction, posa un doigt sur sa bouche pour la faire taire, l’embrassa doucement sur la joue. — Pardonne-moi, Hali, c’est plus fort que moi. Faire partenaire, pour moi, ce doit être un don si intense que je veux m’y engloutir tout entier. Elle roula sur le côté et releva la tête pour l’observer, les yeux luisants. — Où est-ce que tu vas chercher toutes ces idées ? — Elles viennent de ma façon de vivre, et de ce que j’ai appris. — C’est Nef qui t’apprend ça ? — Nef ne me refuse pas les éclaircissements que je lui demande. Elle regarda morosement le sol à ses talons. — Nef ne veut même pas m’adresser la parole. Sa voix était à peine audible. — Si tu sais lui demander, Nef répond toujours, fit Kerro. Puis il ajouta, comme une arrière-pensée qui risquait de demeurer entre eux : Et tu es obligée d’écouter. — Tu me l’as déjà dit; mais tu n’expliques jamais comment il faut faire. Il ne pouvait manquer de percevoir la jalousie qui était dans sa voix. Il ne connaissait qu’une seule façon de répondre. Je vais t’offrir un poème, dit-il. Puis il s’éclaircit posément la voix. Le bleu lui-même nous enseigne le bleu. Elle fronça les sourcils, en se concentrant sur ses mots. Puis elle secoua la tête : — Je ne te comprendrai jamais, pas plus que je ne comprends Nef. Je fais mes Vénefrations; j’obéis scrupuleusement aux commandements de Nef… Elle le regarda dans les yeux… Je ne t’ai jamais vu faire tes Vénefrations. — Je suis l’ami de Nef. La curiosité d’Hali fut plus forte que sa rancœur. — Qu’est-ce que tu apprends avec Nef ? — Trop de choses pour t’expliquer. — Dis-m’en une, rien qu’une! — D’accord, fit-il en hochant la tête. Par exemple, qu’il a existé de nombreuses planètes et de nombreux humains. Leurs langages et la chronique de leurs siècles tissent un enchevêtrement magique. Leurs paroles chantent dans ma tête. On n’a même pas besoin de comprendre les paroles pour les entendre chanter. Elle ressentit à ces mots une étrange sensation d’émerveillement. — Nef te fait entendre des mots que tu ne comprends pas? — Seulement quand je lui réclame l’original. — Mais pourquoi veux-tu entendre des choses que tu ne comprends pas ? — Pour faire vivre tous ces gens, pour qu’ils fassent partie de moi. Pas pour les dominer, mais pour m’identifiera eux, au moins l’espace d’un ou deux battements. Il la dévisagea gravement avant de poursuivre : — N’as-tu jamais eu envie de creuser une terre antique pour exhumer des gens dont personne ne connaissait l’existence? — Des ossements ? — Non! Des cœurs, des existences. Elle secoua lentement la tête. — Je ne te comprends pas, Kerro, tu vois. Mais je t’aime. Il acquiesça silencieusement en pensant : C’est vrai, l’amour se passe de compréhension. Elle le sait, mais elle ne veut pas l’admettre dans sa propre vie. Il se remémora les mots d’un ancien poème côté Terre : «L’amour n’est pas une consolation, mais une lumière.» La pensée, le poème de la vie, c’était cela, la consolation. Un jour, se dit-il, il lui parlerait d’amour; mais pas ce jour-ci. Pourquoi vous autres humains êtes-vous toujours si prompts à vouloir assumer les terribles fardeaux de votre passé ? Kerro Panille Questions posées par l’Avata Sy Murdoch n’aimait guère se rapprocher tant de la Périphérie, même quand il se trouvait derrière les parois de plazverre qui protégeaient l’accès privé de Lab I. Les créatures de cette planète avaient une fâcheuse tendance à s’introduire dans les endroits les plus impénétrables, en se jouant des défenses les plus élaborées. Il fallait bien, cependant, que quelqu’un à qui Louis pût se fier entièrement se chargeât d’occuper le poste d’observation, particulièrement au moment où les gyflottes se rassemblaient dans la plaine, comme c’était le cas ce matin. Il y avait là un des aspects les plus mystérieux de leur comportement et ces jours derniers Louis n’avait cessé de réclamer des éclaircissements, sous la pression du Boss, sans aucun doute. Il poussa un soupir. Pour qui observait la surface non protégée de Pandore, les dangers immédiats étaient évidents. Distraitement, il se gratta le coude gauche. En approchant la tête face à la lumière du jour, il apercevait son reflet sur la paroi de plaz. C’était l’image d’un homme massif aux cheveux châtains, aux yeux bleus et au teint rosé qu’il entretenait méticuleusement. Il existait de meilleurs points d’observation, en particulier dans les postes avancés où l’on envoyait les meilleurs et les plus rapides que la Colonie avait à risquer. Murdoch, pour sa part, savait qu’il pouvait arguer de son importance auprès de l’équipe dirigeante. Il n’était pas remplaçable. Quant à cet observatoire, il correspondait suffisamment aux besoins de Louis. La barrière de plazverre, bien qu’elle filtrât près de vingt-cinq pour cent de la clarté, couvrait exactement la zone qu’ils avaient besoin de surveiller. Mais qu’est-ce que ces maudites outres flottantes fichaient donc là-bas ? Murdoch se baissa devant l’oculaire d’un télescope à pivot avec vidéo-enregistreur et tourna le bouton d’un doigt court et épais afin de mettre au point sur les gyfs. Il y en avait plus d’une centaine qui flottaient au-dessus de la plaine, à environ six kilomètres de là. Le groupe contenait quelques beaux monstres orangés et Murdoch choisit l’un des plus gros pour l’observer isolément tout en consignant ses impressions dans le micro de l’enregistreur, à hauteur de sa pomme d’Adam. La gyflotte devait avoir au moins cinquante mètres d’envergure. Sa forme était celle d’une sphère tronquée un peu aplatie au sommet, celui-ci formant l’assise musculaire de la grande voile-membrane. De longs tentacules noueux traînaient au ras de la plaine où ils arrachèrent un gros bloc rocheux qui rebondit plusieurs fois à la surface, en soulevant des nuages de poussière. Le ciel était dégagé, on ne voyait qu’un seul soleil qui projetait obliquement sur la plaine une lumière d’airain où ressortaient les moindres inégalités et contractions de la monstrueuse membrane. Murdoch distingua une grappe de tentacules plus courts repliés sous la gyf autour de quelque chose qui semblait s’agiter dans tous les sens… se débattre. Il ignorait ce que c’était au juste, mais il s’agissait à coup sûr de quelque chose de vivant qui cherchait à s’échapper. Le groupe de gyfs s’était brusquement déployé selon un arc de cercle et s’éloignait obliquement de l’observatoire de Murdoch. Le gros spécimen qu’il avait isolé demeurait au bord le plus rapproché et l’on voyait toujours la créature se débattre dans le nid de tentacules. Qu’est-ce que la maudite bête avait pu capturer ? Pas un colon, tout de même! Il régla la focale pour avoir une vue d’ensemble et s’aperçut que le groupe fondait sur une série d’animaux dispersés sur la plaine. Ils attendaient figés, comme hypnotisés. Murdoch reconnut parmi eux des capucins vifs, des rapraps, des platelles, des gyronètes, des faucheux et des collards. Tous des démons… et mortels pour ceux de la Colonie. Mais apparemment sans danger pour les gyfs. Celles-ci, constata Murdoch, avaient toutes des blocs de pierre en guise de lest, et celles qui se trouvaient en tête de l’arc de cercle commencèrent bientôt à laisser choir les leurs. Elles regagnèrent aussitôt de l’altitude, non sans avoir happé au passage avec leurs tentacules les démons immobiles. Les créatures prisonnières se débattirent un peu, mais ne firent apparemment aucun effort pour mordre ni attaquer leurs ravisseurs d’une manière quelconque. Presque toutes les gyfs s’étaient maintenant débarrassées de leur lest et grimpaient rapidement dans les airs. Celles qui portaient encore des blocs s’étaient écartées du groupe et semblaient patrouiller au ras du sol à la recherche d’autres spécimens. L’outre monstrueuse à laquelle Murdoch s’était précédemment attaché faisait partie des patrouilleurs. De nouveau, Murdoch agrandit l’image au télescope et la centra sur le nid de tentacules au-dessous du sac de flottaison. Plus rien ne bougeait maintenant; mais au moment même où il regardait, les tentacules s’ouvrirent pour lâcher leur prise. Murdoch dicta ses commentaires dans le micro sous son menton. — La grosse gyf vient de laisser tomber sa proie. Je ne sais pas ce que c’est, mais c’est tout desséché, avec une partie plate et noire comme… Mon dieu! C’était un capucin vif! La grosse gyf tenait un capucin vif dans ses tentacules! Les restes du capucin heurtèrent le sol en faisant jaillir une gerbe de poussière. La grosse gyf obliqua alors sur la gauche et ses blocs de lest raclèrent le flanc d’un gros rocher qui se dressait sur la plaine. Des étincelles surgirent au contact de la pierre et Murdoch vit monter une flamme soudaine qui fit exploser la gyf dans un embrasement aveuglant. Des fragments d’enveloppe orangée et un nuage de fine poussière bleue se répandirent partout dans l’air. L’explosion avait constitué le signal de départ d’une agitation effrénée à travers la plaine. Les autres outres avaient laissé tomber leurs prisonniers pour grimper au plus haut des cieux. Les démons, à peine touché terre, s’étaient précipités dans toutes les directions pour récupérer des morceaux de la gyf éclatée. Ceux qui étaient plus lents, comme les gyronètes, devaient se contenter de lambeaux d’enveloppe orange. Quand tout fut terminé, les démons disparurent en un éclair, ou bien se terrèrent dans la plaine, selon les habitudes de chacun. Murdoch décrivait méthodiquement dans l’enregistreur tout ce qu’il voyait. Il balaya la plaine de son télescope. Toutes les gyf lottes avaient disparu. Aucun démon n’était en vue. Il referma le poste d’observation, envoya un message pour qu’on vienne le relayer et reprit lentement le chemin de Lab I et de la Pépinière. Il songeait à ce qu’il venait de voir et d’enregistrer. Le document allait être remis à Louis, et plus tard à Oakes. Louis mettrait au point le commentaire verbal, en ajoutant ses propres observations. Qu ‘est-ce que ça signifie, tout ce que je viens de voir ? Il avait beau essayer de comprendre le comportement des créatures de Pandore, il n’aboutissait à rien. Louis a raison. On devrait les exterminer. Et à propos de Louis, Murdoch se demandait combien de temps les derniers événements survenus au Blockhaus allaient le faire demeurer indisponible. Pour autant qu’ils le sachent, Louis était peut-être mort. Personne n’était immunisé contre les dangers de Pandore. Même pas Louis. Et si Louis avait disparu… Murdoch essaya de s’imaginer promu à un nouveau poste d’autorité plus proche de Morgan Oakes. Mais les visions d’un tel changement refusaient de prendre forme dans son esprit. Les dieux aussi ont leurs plans. Morgan Oakes Carnets Longtemps, Panille demeura silencieux à côté de Hali dans le dôme arboré, contemplant au-dessus du cèdre les rayons étoiles de la lumière filtrée par le plaz. Il savait qu’il l’avait blessée en la repoussant tout à l’heure et il s’étonnait de ne pas se sentir plus coupable. Il soupira. Inutile de chercher à fuir. Les choses étaient comme elles étaient. La première, Hali rompit le silence d’une voix faible et hésitante : — Il n’y a rien de changé, n’est-ce pas? — Ce n’est pas en parlant qu’on va changer les choses. Pourquoi m’as-tu fait venir ici ? Pour raviver nos débats sexuels ? — Je n’ai pas le droit de vouloir être quelques instants avec toi? Elle était au bord des larmes. Il lui parla doucement pour éviter de la faire souffrir davantage. — Je suis toujours à côté de toi, Hali… De sa main gauche, il lui souleva la main droite et joignit le bout de ses doigts aux siens… Regarde. Tu vois comme nous nous touchons? Elle hocha la tête comme un enfant tiré malgré lui d’un accès de bouderie. — Où est le nous et où est la matière de notre chair ? reprit-il. — Je n’ai pas très bien… Il écarta ses doigts de quelques centimètres des siens. — Tous les atomes qui sont entre nous vibrent à des vitesses incroyables. Us se heurtent, se bousculent, se carambolent. Il avança un doigt, en prenant bien soin de ne pas la toucher. — Si je pousse un atome, il cogne son voisin, qui en déplace un autre et ainsi de suite jusqu’à ce que… il rapprocha leurs deux mains et leurs doigts s’effleurèrent… Tu vois, nous nous touchons mais en réalité nous n’avons jamais été séparés. — Ce ne sont que des mots! dit-elle en retirant sa main. — Beaucoup plus que des mots, et tu le sais très bien, méditech Hali Ekel. Nous échangeons continuellement des atomes avec l’univers, l’atmosphère, la nourriture, les autres personnes. Rien ne peut donc nous séparer. — Mais ce ne sont pas n’importe quels atomes qui m’intéressent! — Tu as bien plus de choix que tu ne le crois, jolie Hali. Elle l’observa du coin de l’œil. — Tu inventes toutes ces choses pour me distraire ? — Je suis très sérieux. Est-ce que je ne te le dis pas toujours, quand j’invente quelque chose? — C’est bien vrai ? — Toujours, Hali. Tiens, pour te le prouver, je vais inventer un poème… Il effleura du doigt son anneau… Un poème sur ça. — Pourquoi me récites-tu tes poèmes? D’habitude, tu les renfermes dans ton enregistreur ou tu les mets de côté dans tes petits carnets à glyphes à l’ancienne mode. — J’essaie de te faire plaisir de la seule manière que je connaisse. — Dans ce cas, dis-moi ton poème. Il lui toucha la joue à côté de l’anneau et murmura : Le nez orné De l’anneau délicat des dieux, Leur jardin ne pouvons fouir. Elle le regarda, perplexe. — Je ne saisis pas très bien. — C’était une ancienne pratique, côté Terre. Les paysans avaient l’habitude d’enfiler un anneau dans le groin de leurs cochons pour les empêcher de creuser le sol et de s’échapper de l’enclos. Les cochons creusent avec leur museau aussi bien que leurs pattes. On appelle ça «fouir». — Ainsi, tu me compares à un cochon ? — C’est tout ce que tu vois dans mon poème ? Elle soupira, puis sourit, autant d’elle-même que de Kerro. — Nous faisons une belle paire, pour la reproduction : le poète et la petite cochonne! Il se tourna stupidement vers elle, rencontra son regard; sans savoir pourquoi, ils se mirent tous les deux à pouffer, puis à rire aux éclats. Il se laissa de nouveau aller au creux de l’humus. — Ah, Hali! Tu es juste ce qu’il me faut! — Je me suis dit que tu avais besoin de distraction. Qu’est-ce que tu fais en ce moment, pour être si absorbé dans ton travail ? Il se gratta la tête, en retira une brindille de cèdre. — Je fouissais le problème des lectrovarechs. — Cette algue qui donne tant de mal à la Colonie ? En quoi peut-elle t’intéresser ? — Je suis toujours surpris de voir ce qui peut m’intéresser, mais il semble que ce soit dans mes cordes à luth. Ce varech, tout au moins à un de ses stades, a tout l’air d’une créature sentiente. — Tu veux dire qu’il pense ? — Plus que ça… sans doute beaucoup plus. — Pourquoi ne l’a-t-on pas annoncé officiellement ? — Je ne sais pas au juste. Je suis tombé par hasard sur une partie de l’information et j’ai découvert le reste par recoupements. Il y a un dossier sur les précédentes expéditions qui ont étudié le varech. — Où as-tu trouvé ces rapports ? — Euh… je suppose que leur accès est généralement réservé, mais Nef n’a pas beaucoup de secrets pour moi. — Toi et ta Nef! — Hali! — Bon… excuse-moi. Et qu’est-ce qu’ils disent, ces rapports ? — Le varech semble utiliser une sorte de langage optique, mais on ne le comprend pas bien pour l’instant. Le plus intéressant, cependant, c’est qu’il n’y a apparemment aucun projet en cours pour étudier ces algues ou essayer d’établir une communication quelconque avec elles. — Nef ne t’a pas… — Nef m’adresse au Q.G. de la Colonie ou au Psyo, mais ils n’accusent pas réception de mes demandes d’information. — Ce n’est pas nouveau. Ils ignorent presque toutes les demandes de ce genre. — Tu as des problèmes avec eux ? — Personnellement non. Mais le Quartier Médical n’a jamais réussi à avoir une explication à propos de tous ces prélèvements génétiques. — Prélèvements génétiques? C’est très curieux. — Oakes est une personne très curieuse et très secrète. — Il n’y a personne d’autre dans la hiérarchie ? — Louis? fit-elle sur un ton de dérision. Kerro se gratta pensivement la joue. — Les lectrovarechs et les prélèvements génétiques. Hali, je ne sais pas en ce qui concerne les prélèvements… bien que ça ne m’inspire pas confiance. Mais les varechs… Elle l’interrompit, tout excitée. — Ces créatures ont peut-être une âme… elles sont peut-être capables de Vénefrer! — Une âme? C’est possible. Le fait est que je me suis dit, en voyant ce dossier : Bien sûr! C’est la raison pour laquelle Nef nous a conduits sur Pandore! — Et si Oakes savait déjà que c’est la véritable raison? Panille secoua la tête. — Songe à toutes les fois où Oakes nous a déclaré que nous étions les prisonniers de Nef, reprit-elle en lui agrippant le bras. Il répète tout le temps que Nef ne veut pas nous laisser partir. Pour quelle raison crois-tu qu’il ne veut pas nous dire pourquoi Nef nous a amenés ici ? — Il ignore peut-être lui-même la réponse. — Oh, il la connaît, va! — De toute manière, qu’y pouvons-nous? Elle répondit sans réfléchir : — Nous n’y pourrons rien tant que nous ne descendrons pas côté sol. Il éloigna son bras d’elle et enfonça les doigts dans l’humus tiède. — Que savons-nous des conditions de vie côté sol ? — Que savons nous des conditions de vie ici ? — Voudrais-tu venir avec moi à la Colonie, Hali? — Tu sais que j’aimerais bien, mais… — Alors, posons notre candidature à… — Ils ne me laisseront pas partir. La pénurie de vivres côté sol est très grave et il manque des méditechs. Ils viennent d’augmenter nos quotas de travail parce que les meilleurs d’entre nous sont déjà descendus là-bas. — Nous imaginons peut-être des monstres qui n’existent pas, mais j’aimerais voir de plus près ces lectrovarechs. A ce moment-là, un bourdonnement aigu sortit du diagnoskit posé à terre à côté de Hali. Elle appuya sur la touche réponse. — Hali… On entendit une sorte de fracas suivi d’un choc sourd, puis la voix reprit au bout d’un moment : Excuse-moi, nous avons été coupés. Ici Winslow Ferry, Hali. C’est Kerro Panille qui est avec toi ? Hali réprima son envie de rire. Ce vieux lourdaud était incapable de se servir de son pupitre com sans se prendre les pieds dans quelque chose. Kerro réfléchissait sur l’allusion à la présence de quelqu’un aux côtés de Hali. Il les avait donc écoutés? Beaucoup de gens côté nef soupçonnaient que les senseurs et les équipements de communication mobiles servaient entre autres à épier tout le monde, mais c’était le premier indice formel dont il était le témoin. Il prit le diagnoskit des mains de Hali. — Ici Kerro Panille. — Ah, Kerro! Je voudrais te voir dans mon bureau d’ici une heure. Nous avons un travail à te confier. — Un travail ? Il n’obtint pas de réponse. La communication était déjà coupée. — Qu’est-ce que tu crois que c’est? demanda Hali. Pour toute réponse, Kerro tira une page de son carnet, écrivit quelque chose dessus avec un traceur délébile et montra du doigt le diagnoskit. «Il nous écoutait.» Elle fixa le carnet sans dire un mot. — Tu ne trouves pas ça drôle ? fit Kerro à haute voix. C’est la première fois qu’on me fait faire quelque chose… à part les études que demande Nef, bien entendu. Hali lui prit le traceur des mains et écrivit : «Sois prudent. S’ils ne veulent pas qu’on sache que ce sont des algues pensantes, tu es peut-être en danger.» Kerro se leva, effaça la page et la fit glisser dans le carnet. — Je pense que je ferais mieux de me dépêcher, dit-il, si je veux savoir ce qu’ils me veulent. Ils marchèrent en silence sur presque tout le chemin du retour, se méfiant de tous les senseurs qu’ils croisaient et aussi du diagnoskit accroché à la hanche de Hali. Quand ils furent en vue du Quartier Médical, elle l’arrêta. — Kerro, apprends-moi à parler à Nef. — Impossible. — Mais… — C’est comme ton génotype, ou la couleur de ta peau. Sauf avec certains clones, on n’a pas tellement le choix. — C’est toujours Nef qui décide ? — N’est-ce pas ainsi que cela se passe, même pour toi ? Est-ce que tu es nécessairement disponible pour tous ceux qui désirent te parler ? — Bon, je sais que Nef est très occupée, avec ses… — Je ne crois pas que cela ait un rapport. Nef te parle, ou elle ne te parle pas. Elle médita cela quelques instants, hocha lentement la tête. — Kerro, tu lui parles vraiment ? Impossible de ne pas percevoir le ton de reproche dans sa voix. — Tu sais bien que je ne te mentirais pas, Hali. Mais pourquoi tiens-tu tellement à discuter avec Nef ? — C’est surtout l’idée d’avoir une réponse de Nef. Pas juste un ordre comme en donnent les codeurs, mais… — Une sorte d’encyclopédie sans limite ? — Oui, cela, mais beaucoup plus encore. Nef se sert des codeurs quand elle te parle ? — Pas très souvent. — Quel effet cela fait, quand… — Tu entends une vraie voix dans ta tête, juste un peu plus claire que ta conscience. — Ah, c’est ça? fit-elle avec une moue désappointée. — Qu’est-ce que tu croyais ? Qu’on entendait des trompettes et des petits oiseaux ? — Je ne sais même pas à quoi ressemble la voix de ma conscience. — Tends l’oreille et ça viendra. Il effleura du doigt son anneau, l’embrassa rapidement, fraternellement, et ouvrit la porte qui conduisait dans la zone protégée de Winslow Ferry. Souvent investis d’un dangereux pouvoir, les timorés deviennent aisément démoniaques en voyant fonctionner autour d’eux les multiples rouages de la vie. Observant points forts et points faibles, ils s’attachent essentiellement aux points faibles. Inefdits Ferry était dans la pénombre de son bureau assis au milieu de l’habituel fatras de bandes, programmes, linge sale, bouteilles vides, emballages froissés et petits bouts de papier qui lui servaient de pense-bêtes. Sa journée avait été longue et pénible L’endroit sentait le vin rance et la sueur aigrie. Son attention était exclusivement fixée sur l’écran senseur situé à un coin de son pupitre com. Il pencha son visage luisant de transpiration vers l’image qui montrait Panille en train de descendre une coursive en compagnie de la vive et affriolante méditech Hali Ekel. Une mèche de cheveux gris tomba sur son front, voilant momentanément sa vision. Il l’écarta impatiemment d’une lourde main aux veines saillantes. Ses yeux pâles luisaient à la lumière de l’équipement com. L’agrandissement holo ne lui laissait rien perdre des mouvements félins de la jeune femme d’une coursive à l’autre, d’une porte à l’autre. Mais l’odeur musquée qui imprégnait son bureau était seulement celle de Rachel. Rachel Demarest, que par moments il voyait comme un sac d’os, un profil anguleux peu sollicité. Il s’était tenu, dernièrement, à distance amusée de son gémissement. Il figurait dans ses rêves parce qu’elle avait quand même faim de lui, bien qu’il fût un sac aux plis flasques et à l’haleine grise et frelatée. Elle avait faim de pouvoir, cl lui aimait se blottir dans les bras du pouvoir. Ils étaient réciproque ment bons à prendre et ils s’imaginaient maintenir leur relation à bout de bras en troquant des informations contre de l’alcool, du vin contre une promotion ou une chaude nuit à deux. Ce jeu de troc colmatait, pour l’un et l’autre, le genre de brèche qu’avaient pu ouvrir dans leur amour-propre des partenaires sexuels cruellement fantasques. Rachel était pour l’heure endormie dans la cabine de Ferry et elle se rêvait Premier Assesseur d’un nouveau Conseil qui ravirait le pouvoir à Oakes pour rendre la Colonie autonome et indépendante. Ferry, à son pupitre, légèrement éméché, rêvait de Hali Ekel. Il attendit, pour passer au senseur suivant, de ne plus pouvoir discerner le détail des hanches fermes de la jeune femme frottant contre l’étoffe de la combinaison. Quelle démarche sensuelle! Dans sa hâte de changer de senseur-espion, il oublia la mise au point. Les deux silhouettes demeurèrent floues en pénétrant dans le champ de l’objectif. Il tourna frénétiquement le bouton et les perdit complètement. — Merde! murmura-t-il tandis que ses vieilles mains de chirurgien tremblaient comme un ruban accroché à un ventilateur. Il toucha l’écran pour se calmer, toucha l’image floue de Hali qui quittait le champ du senseur pour pénétrer dans un dôme arboré. — Allez-y, prenez du bon temps, mes chéris, grommela-t-il au seul bénéfice du désordre hétéroclite qui l’entourait. Tout le monde savait pour quelle raison les jeunes couples fréquentaient les dômes. Il s’assura que l’enregistrement holo fonctionnait et que le niveau sonore était correctement réglé. Louis et Oakes demanderaient à voir ça et Ferry avait l’intention de se faire une copie spéciale. — Mets-lui ça, mon gaillard! Mets-lui ça comme il faut! Il sentit à son entrejambe une agréable turgescence et se demanda s’il pouvait quitter son pupitre pour aller voir Rachel Demarest. — Trouve-moi quelque chose sur ce poète, avait ordonné Louis. En même temps, il lui avait fait livrer par Rachel cinq litres de vin nouveau de Pandore qu’elle avait apporté elle-même côté nef. Double cadeau! L’un des cadavres gisait parmi les fils enchevêtrés de ses connexions avec le Bio-ordinateur. Une autre bouteille vide reposait encore sur le plancher de la cabine temporairement occupée par Rachel. C’était une clone (une des meilleures) et le vin pour elle représentait le trésor que Ferry n’était pas. Tandis que Rachel pour lui représentait le trésor que Hali n’était pas. Il observa les frôlements entre Hali et Panille, en s’imaginant que c’était lui qui y était. Peut-être avec un peu de vin… songea-t-il en lorgnant l’endroit où la pointe des seins, imperceptible et à moitié imaginée, s’imprimait sous la combinaison, couvrant comme une clameur le bruit de sa conversation avec Panille. Vont-ils s’accoupler ? Il commençait à en douter. Panille ne réagissait pas normalement. J’aurais dû leur apprendre plus tôt qu’il allait partir côté sol. C’était la meilleure incitation à l’amour : «Je m’en vais bientôt, ma chérie. Qui sait ce qui m’attend là-bas?» — Vas-y donc, mon garçon! Qu’est-ce que tu attends? Ferry était impatient de la voir quitter sa combinaison. Il voulait la voir désirer un vieux chirurgien lubrique avec le même regard que celui qu’elle avait pour Panille en ce moment. — Ainsi, tu veux en savoir davantage sur le varech, marmonna Ferry en faisant mine de s’adresser à l’image de Panille couchée sur l’écran. Tu vas bientôt être servi, mon gaillard. Quant à Hali… Il caressa l’écran de ses doigts moites… Peut-être que Louis pourra faire quelque chose pour qu’elle soit affectée ici, au secteur Classement-Traitement. Tsss… Il avait prononcé cela comme un sifflement de concupiscence fébrile à travers ses dents jaunies. Mais subitement la conversation à l’écran émergea au milieu de sa rêverie. Il était sûr d’en avoir reconstitué correctement le sens. Panille venait de dire que le varech était sentient. — Imbécile! cria Ferry à l’adresse de l’écran où la conversation se poursuivait comme une litanie. Cet idiot était en train de tout déballer! On envoyait Panille côté sol pour s’en débarrasser. Tout cela à cause du varech, Ferry en aurait mis sa main au feu! L’ordre devait émaner de Louis ou de Morgan Oakes. Il ne pouvait en être autrement. La décision avait été prise dès que les demandes de programmes lancées par Panille à propos du varech étaient devenues anormalement nombreuses. Panille avait découvert quelque chose. Cependant, il n’était pas difficile de désamorcer la bombe. C’était un garçon pacifique. Il se laisserait neutraliser sans faire d’histoires. S’il n’était pas encore descendu côté sol, c’était probablement à cause des ordres donnés par Louis : «Trouve-moi quelque chose sur ce poète.» De toute manière, ces mêmes ordres prévoyaient que Panille partirait tout de suite s’il se mettait à trop parler. — Pourquoi a-t-il fallu que ce crétin lui raconte tout à elle! 11 essaya de se calmer. Il était essoufflé. Il déboucha sa dernière bouteille, celle de ses fantasmes, qu’il aurait voulu offrir à Hali Hekel, au moins en rêve. Il n’avait ni le code, ni la clé, ni les connaissances techniques qui auraient pu lui permettre de truquer l’enregistrement holo en effaçant la preuve que Hali savait tout. Il but à même la bouteille une longue gorgée de vin et enfonça rageusement la touche d’appel qui correspondait à son code. — Hali… Il lança la bouteille à travers la pièce. Le geste lui fit perdre l’équilibre. Il trébucha contre le pupitre et coupa involontairement la communication en essayant de se rattraper. Il se redressa, se força à se calmer et rétablit le contact. — Excuse-moi, nous avons été coupés. Ici Winslow Ferry, Hali… Comme il aimait la sonorité de ce mot sur sa langue, son contact même en parole… C’est Kerro Panille qui est avec toi? Elle riait! Elle se moquait de lui! Il n’eut aucun souvenir d’avoir coupé brutalement la communication après avoir ordonné à Panille de se rendre dans son bureau. Mais il savait que c’était ce qu’il avait fait. Elle s’était moquée de lui. Et elle savait la vérité au sujet du varech. Lorsque Louis visionnerait cet enregistrement (ce qu’il ne manquerait pas de faire) il saurait qu’elle avait ri de lui et cela le ferait rire à son tour. Car Louis ne perdait jamais une occasion de rire à ses dépens. Mais c’est toujours le vieux Winslow qui lui procure ce dont il a besoin. Toujours, oui. Quand personne d’autre n’en était capable, Winslow connaissait toujours quelqu’un qui connaissait quelqu’un qui connaissait quelqu’un qui avait un tuyau… et un prix pour le vendre. Du reste, Louis ne rirait pas trop longtemps en voyant qu’elle s’était moquée de lui. Il serait momentanément amusé, sans plus. Par contre, ce qu’elle savait du varech l’intéresserait au plus haut point. Il ne tarderait pas à donner des ordres en conséquence. Ferry était prêt à parier là-dessus. Hali Ekel serait affectée quelque part, mais ce ne serait pas au secteur Classement-Traitement. Une bonne bureaucratie, c’est le meilleur instrument d’oppression qu’on ait jamais inventé. Jésus Louis Carnets de Morgan Oakes Quand Réga se fut couchée derrière les collines de l’ouest, Waela TaoLini retourna au sommet de son poste d’observation escarpé pour voir passer, à l’horizon du sud, la boule rouge orange d’Alki, dont c’était la première et brève apparition de la diurne. Waela n’avait eu que trois démons à tuer au cours de l’heure précédente. Elle n’aurait sans doute pas beaucoup plus à faire, jusqu’à la fin de cette garde, à part surveiller la zone lointaine de rouge cendreux, dans la direction du sud, où ils avaient nettoyé une tumeur de névragyls, deux diurnes auparavant. Toute cette région devait être maintenant stérile, bien qu’elle perçût encore de temps à autre, apportée par le vent, une bouffée d’acide en effervescence. Pourtant, les rapraps étaient déjà bien dans le rouge, festoyant sur les charognes des névragyls. Normalement, jamais les petits multipèdes bulbeux ne s’approchaient d’une tumeur vivante. Comme d’habitude, elle montait sa garde vigilante au sommet du piton d’observation sans avoir l’impression d’être particulièrement exposée au danger. De toute manière, il y avait, à moins de deux pas d’elle, l’entrée de secours du refuge avec sa glissière souterraine. Au sommet du mât qui marquait l’entrée du boyau, un senseur veillait continuellement. De plus, elle était armée d’un crashfeu et d’un laztube. Mais par-dessus tout, elle faisait confiance à ses propres réflexes. Conditionnée par les rudes nécessités de Pandore, elle était capable de faire face à n’importe quoi à l’exception d’une attaque en masse des prédateurs de la planète. Mais l’offensive des névragyls avait été stoppée. Waela s’accroupit alors brusquement et scruta, au sud, la ligne lointaine des collines. Sans que sa volonté y fût pour quoi que ce soit, son regard darda à droite, puis à gauche. Elle se redressa, pivota, recommença le même manège. Elle était continuellement sur le qui-vive, dans toutes les directions, au hasard. Regarder autant que possible partout à la fois, telle était la consigne de garde. Sa combinaison jaune fluorescente était mouillée de transpiration. Waela était grande et mince, ce qui lui donnait dans les circonstances présentes un incontestable avantage. Quand elle patrouillait, elle se tenait bien droite. Mais généralement, elle rentrait les épaules pour paraître plus petite. Les hommes, pensait-elle, n’aimaient pas qu’elle soit plus grande qu’eux, et c’était un sujet de préoccupation constante, continuellement amplifiée par l’inévitable conscience aiguë qu’elle avait de son autre particularité physique : son épiderme changeait de couleur, selon un vaste spectre allant de l’indigo à l’orange, en fonction de ses émotions, et sa volonté était incapable d’intervenir pour contrôler le mécanisme. Actuellement, par exemple, les parties visibles de sa peau trahissaient par leur pigmentation rosée toute l’angoisse refoulée dont elle était le siège. Ses cheveux étaient noirs, coupés court sur la nuque. Ses yeux marron, nappés d‘ombre, étaient bridés. Mais ce qui lui plaisait le plus dam ni m visage, c’était son nez, mince et mutin, qui rachetait, pensait elle, la lourdeur du menton et l’épaisseur des lèvres. «Waela», lui avait dit un jour un de ses amis, «tu es une sorte de retour atavique au caméléon.» Mais cet ami était mort à présent, noyé sous les lectrovarechs. Elle soupira. — Rrrrssss! Elle pivota, à l’oreille, et en un prompt réflexe calcina deux platelles, petites créatures multipattes extrêmement rapides, d’une dizaine de centimètres de long. Vénéneuses! Alki dépassait maintenant l’horizon de quatre fois son diamètre. Elle projetait de longues ombres en direction du nord et peignait un halo pourpre au-dessus du lointain océan de l’ouest. Waela aimait bien ce poste d’observation en raison de sa vue sur l’océan. C’était le plus haut point utilisé par la Colonie. On l’appelait simplement «le piton». Un vol de gyflottes passa dans le ciel au-dessus du rivage lointain. A en juger d’après leur taille apparente à cette distance, elles devaient être des géantes. Comme tous les autres Neftiles préparés pour la Colonie, Waela avait étudié soigneusement les formes de vie autochtones, en faisant notamment des comparaisons avec les renseignements contenus dans la Mnefmothèque. Les gyflottes, ces grosses créatures orange portées par la mer, ressemblaient beaucoup à des physalies géantes. Equilibrée par ses longs cils noirs, semblables à des tentacules, une gyflotte pouvait, en déployant la grande membrane qui surmontait son flotteur, se laisser soulever par le vent. Elle se déplaçait alors avec une précision étonnante, généralement par bandes de vingt ou plus. Pour Waela, comme pour beaucoup d’autres, ces créatures pacifiques étaient dotées d’une certaine forme d’intelligence. Et pourtant, elles représentaient un danger mortel pour la Colonie. Gonflées d’hydrogène, avec toutes les tempêtes électriques dont le ciel de Pandore était continuellement le théâtre, elles avaient vite fait de se transformer en bombes incendiaires. Comme les lectrovarechs, elles étaient totalement incomestibles. Leur simple contact provoquait d’inexplicables troubles nerveux : des manifestations d’hystérie, parfois même des convulsions. Les ordres étaient de les faire exploser à distance dès qu’elles s’approchaient de la Colonie. Presque machinalement, elle enregistra la présence d’une gyronète sur le flanc du piton à sa gauche. Elle était de belle taille. Au moins cinq kilos, ce qui équivalait aux plus gros spécimens jamais capturés. Elle ressemblait à une taupe hyperdense. C’était la seule créature lente de Pandore. Aussi, Waela prit son temps. Il fallait profiter de la moindre occasion pour étudier les prédateurs de Pandore. La gyronète avait la même teinte gris foncé que les cailloux environnants. Waela estima sa longueur à une trentaine de centimètres, sans compter la filière caudale. Les premiers colons qui s’étaient trouvés face à des gyronètes avaient été pris au piège du brouillard gluant sécrété par cette caudale. Waela se mordit la lèvre inférieure en observant l’approche sournoise de la créature. Elle l’avait vue, aucun doute là-dessus. Les mailles implacables du brouillard gluant produisaient une paralysie d’un genre particulier. La victime ne pouvait plus bouger, mais elle demeurait vivante et parfaitement lucide. La gyronète myope pouvait lui sucer tout son sang à un rythme diaboliquement lent. —- C’est assez près comme ça, murmura Waela. L’horrible bête s’était immobilisée à moins de cinq mètres au-dessous d’elle et commençait à faire pivoter son corps pour mettre sa caudale en position. Une giclée grenat du crashfeu la transforma en un magma carbonisé qui dégringola au pied du piton. Alki dépassait maintenant l’horizon de huit fois son diamètre. Cela signifiait que sa garde était presque terminée. Ses ordres, comme d’habitude, étaient d’évaluer les dangers qui pouvaient résulter des activités des différents prédateurs. Tout le monde savait pourquoi les postes d’observation étaient placés hors de l’enceinte de la Colonie. La combinaison jaune fluorescente avait pour rôle d’attirer les prédateurs. «Nous sommes là pour servir d’appât», lui avait dit quelqu’un. C’était une corvée pour Waela, mais elle comprenait que les dangers devaient être partagés par tout le monde. C’était le mortier social de la Colonie. Elle en retirerait des points-rations supplémentaires, mais elle s’en serait bien passé quand même. Du reste, il y avait d’autres dangers qui pour elle comptaient beaucoup plus. La garde qu’on lui avait imposée était à ses yeux l’indice de graves modifications dans la politique suivie par la Colonie. Sa place était sur le terrain, là où se trouvaient les lectrovarechs qu’elle était censée étudier. En tant que seule survivante des premières expéditions, c’était elle qu’on aurait dû choisir pour constituer une nouvelle équipe. Ont-ils l’intention de décommander les recherches ? Toutes sortes de bruits circulaient dans la Colonie. Il n’y avait plus assez de matériaux ni d’énergie pour construire de nouveaux submersibles suffisamment résistants. Il n’y avait pas assez de dirigeables. Les plus légers que l’air demeuraient le moyen de transport le plus sûr et le plus efficace, côté sol, pour les liaisons avec les avant-postes militaires ou miniers. Conçus pour imiter l’aspect des gyflottes, ils attiraient peu l’attention des prédateurs, qui paraissaient les éviter autant que possible. Elle comprenait la logique de leur raisonnement. Les varechs empêchaient le bon déroulement du programme d’aquiculture et il y avait pénurie de vivres. Mais les partisans de l’extermination avançaient des arguments dangereux du fait de leur ignorance. Il nous faut de plus amples renseignements. Presque machinalement, elle carbonisa un capucin vif, en remarquant que c’était le premier qui s’aventurait si près du piton depuis au moins vingt diurnes. Nous devons étudier les varechs. Nous avons besoin d’en savoir davantage. Que savaient-ils, en fait, sur les lectrovarechs, après le sacrifice de toutes ces vies et les frustrations répétées de toutes ces plongées sous-marines ? Lucioles dans la nuit océane, avait dit le poète. Les varechs produisaient des nodules au long de leurs tiges géantes et ces nodules brillaient de mille feux multicolores. Waela était bien d’accord avec ceux qui avaient assisté au phénomène et vécu assez longtemps pour le rapporter : les nodules scintillants formaient une symphonie hypnotique. Et il était possible — mais rien ne permettait de l’affirmer — que les pulsations de lumière constituent un moyen de communication visuelle. Elles ne semblaient pas, en tout cas, se produire au hasard. Certaines configurations étaient discernables. Les lectrovarechs couvraient toute la surface des mers planétaires à l’exception de quelques zones libres appelées «lagons». Sur une planète qui ne possédait que deux masses continentales, cela représentait une extraordinaire continuité vivante. Une fois de plus, elle se posa l’inévitable question : que savaient-ils vraiment de ce varech ? Il est conscient. Il pense. Elle en était certaine. Le défi posé par ce problème accaparait son imagination avec une intensité qu’elle n’aurait jamais crue possible. Et elle n’était pas la seule dans ce cas. La Colonie était polarisée par la question. Quant aux arguments en faveur de l’extermination, on ne pouvait les rejeter aisément. Peut-on se nourrir du varech ? Impossible. Son ingestion avait des effets déroutants, probablement de nature hallucinogène. Jusqu’à présent, les chimistes de la Colonie avaient cherché en vain à isoler la substance responsable. C’était une chose que les varechs avaient en commun avec les gyflottes. L’effet hallucinatoire avait été baptisé frago, car on avait l’impression que le psychisme se «fragmentait». Rien que pour cette raison, se disait Waela, les varechs méritaient d’être étudiés à fond. De nouveau, elle eut à abattre un capucin vif. La forme noire dégringola au pied du piton, éclaboussant la roche de sang verdâtre. Il y en a vraiment trop, se dit-elle. Avec circonspection, elle examina les alentours, guettant le moindre mouvement parmi les rochers de la plaine. Sans résultat. Elle était encore en position d’alerte lorsque, quelques instants plus tard, sa relève apparut à l’entrée de l’abri. Elle reconnut Scott Borik, monteur à l’atelier des dirigeables dans l’équipe côté nuit. C’était un homme de petite taille, au visage prématurément vieilli mais aux réflexes aussi prompts que ceux de n’importe quel autre Colon. Déjà, il scrutait la zone de surveillance tandis qu’elle lui parlait des deux capucins et lui remettait le crashfeu. — Repose-toi bien, dit-il. Elle s’introduisit dans l’entrée, entendit le panneau claquer derrière elle et se laissa glisser jusqu’au Rapport, où elle enregistra son tableau et donna son estimation chiffrée du Q.A.J., ou Quotient d’Activité Journalière. La salle du Rapport était une petite pièce sans fenêtre, aux murs jaune pâle, meublée d’un unique pupitre com. Ary Arenson, cheveux blonds, yeux gris, toujours la même expression, était assis au pupitre. Tout le monde disait qu’il renseignait Jésus Louis, et cette rumeur incitait Waela à mettre des gants quand elle avait affaire à lui. D’étranges choses arrivaient aux personnes qui avaient le malheur de déplaire à Louis. Elle se sentait lasse à présent, comme après chaque garde. Elle se sentait vidée comme si une gyronète avait pompé son psychisme au lieu de son sang. L’interrogatoire habituel la déprima encore plus. — Oui, la région des capucins vifs me semble stérilisée… A la fin de l’interrogatoire, Arenson lui tendit un petit rectangle de papier de la Colonie où était inscrit un message qui lui rendit une partie de son énergie. D’un seul coup d’œil, elle en prit connaissance : «Présentez-vous immédiatement au Hangar Principal où vous serez l’objet d’une nouvelle affectation concernant les recherches sur les lectrovarechs.» Tandis qu’elle lisait cela, Arenson observait son pupitre com et changea subitement d’expression. Avec un sourire sarcastique, il murmura : — Celui qui vient de te remplacer… (Il leva le menton en direction du «piton»)… Il a eu son compte. Un capucin lui a bouffé les tripes. Reste encore un battement. Ils envoient quelqu’un d’autre. La poésie, comme la conscience, élimine les digits non significatifs. Raja Flatterie, Archives de la Mnefmothèque L’avertissement de Nef selon lequel la fin de l’humanité était peut-être proche avait laissé à Flatterie un arrière-goût de néant. Il contemplait les ténèbres autour de lui, essayant d’y trouver un réconfort quelconque. Nef allait-elle réellement «couper… l’enregistrement» ? Et qu’entendait Nef par enregistrement ? Dernière chance. Sa propre réaction affective indiquait à Flatterie qu’il avait touché un filon profond de solidarité avec son espèce. L’idée que dans un avenir lointain, sur une ligne qui passait par l’infini, il pourrait y avoir d’autres humains pour apprécier la vie comme il l’avait appréciée, cette idée le pénétrait d’une joie irradiant vers tous ses descendants. — Tu veux dire vraiment que c’est notre dernière chance? demanda-t-il. — A mon grand chagrin, fut la réponse de Nef, qui ne le surprit guère. Il avait du mal à faire sortir les mots de sa gorge : — Pourquoi ne nous expliques-tu pas comment… — Raj! Quelle part de ton libre arbitre es-tu prêt à m’abandonner? — Quelle part veux-tu prendre ? — Crois-moi, Raj, il y a des domaines où ni Dieu ni Homme ne voudraient s’aventurer. — Ce que tu désires, c’est que je descende sur cette planète, que je leur pose ta Question et que je les aide à Décider? — Acceptes-tu? — Ai-je le droit de refuser ? — Je recherche le libre choix, Raj. Ni le hasard, ni l’obligation. Acceptes-tu? Flatterie médita. Il pouvait refuser. Pourquoi pas ? Que devait-il à ces… ces Neftiles, ces reproductions de quelques survivants? Ils étaient néanmoins suffisamment humains pour qu’il puisse se croiser avec eux. Oui, humains… et c’était toujours la même réaction affective qui se ravivait douloureusement lorsqu’il évoquait un univers sans humains. La dernière chance de l’humanité ? C’était peut-être une… une reproduction qui en valait la peine. Ou bien c’était peut-être une illusion de Nef. — N’est-ce rien d’autre qu’une illusion, Nef? — Non. La chair existe pour ressentir ce que ressent la chair. Doute de tout mais pas de cela. — Je doute ou de tout ou de rien. — Qu’il en soit comme tu voudras. Acceptes-tu de jouer malgré tes doutes? — Acceptes-tu de m’exposer les règles du jeu ? — Si tu poses une bonne question. — Quel rôle suis-je en train de jouer ? — Ahhhh… C’était un soupir de grâce béatifique… Tu joues le rôle du défi vivant. Flatterie connaissait ce rôle de défi vivant. Il s’agissait d’amener les gens à tirer le meilleur d’eux-mêmes, un meilleur qu’ils possédaient peut-être sans le savoir. Mais certains risquaient d’être détruits sous les contraintes de l’opération. Incapable d’oublier la douleur que pouvait causer la responsabilité d’une telle destruction, il avait besoin qu’on l’aide à prendre sa décision mais savait qu’il n’oserait jamais le demander directement. Peut-être que s’il en apprenait davantage sur les intentions de Nef… — As-tu caché dans ma mémoire des choses que je devrais savoir sur ce jeu ? — Raj! fit la voix chargée d’un indubitable reproche qui le pénétra comme si son corps était une passoire soudain placée sous un robinet d’eau brûlante. Je ne te vole pas tes souvenirs, Raj, ajouta-t-elle un peu plus doucement. — Dans ce cas, c’est que je dois être quelque chose d’entièrement différent, un nouveau facteur introduit dans le jeu. Qu’est-ce qu’il y a encore de différent ? — Le lieu de l’épreuve possède une dimension si profondément différente que tes propres capacités risquent d’être dépassées, Raj. Les nombreuses implications possibles de cette réponse l’emplirent d’étonnement. Il y avait donc des choses que même un être tout-puissant pouvait ignorer, des choses que même Dieu ou Satan avait à apprendre. Nef le remplit alors de frayeur en commentant sa pensée non exprimée. — Compte tenu de cette condition merveilleuse et fort dangereuse que tu appelles le Temps, le pouvoir peut constituer une faiblesse. — Dans ce cas, quelle est cette dimension profondément différente qui doit me mettre à l’épreuve ? — Un élément du jeu qu’il te faudra découvrir par toi-même. Flatterie commençait à comprendre l’agencement des choses. Il était seul à pouvoir prendre cette décision. Pas d’obligation. Là résidait la différence entre le libre choix et le hasard. C’était la différence qui existait entre la précision fidèle d’un enregistrement holo et une représentation entièrement nouvelle dominée par le libre arbitre. Quant au trophée, c’était une nouvelle chance pour l’humanité. Le Manuel du psychiatre-aumônier disait : «Dieu ne joue pas aux dés avec les hommes.» Mais visiblement, quelqu’un s’était trompé. — Très bien, Nef. Je veux bien jouer avec toi. — C’est parfait. Et, Raj… quand les dés seront jetés, il n’y aura aucune influence extérieure pour orienter leur chute. La phraséologie de cette promesse lui parut digne d’intérêt, mais il sentait combien il eût été futile de s’y arrêter. Il préféra demander : — Où jouerons-nous ? — Sur cette planète, que j’appelle Pandore. Une petite frivolité à moi. — Je présume que la boîte de Pandore est déjà ouverte. — En effet. Tous les maux que peut redouter l’Humanité ont été lâchés. — J’ai accepté ta demande. Que va-t-il se passer maintenant ? Pour toute réponse, Flatterie sentit s’ouvrir les colliers hybernatoires qui l’immobilisaient dans le caisson. Une faible lumière irradiait autour de lui et il reconnut l’une des salles de déshybernation qui lui étaient familières. Cette pensée le fit tressaillir. Il s’assit dans son caisson et regarda autour de lui. Après tout ce temps, le… labo demeurait inchangé. Mais naturellement, le pouvoir de Nef était infini. Nef était infinie. Rien en dehors du Temps n’était inaccessible à Nef. A part, sans doute, convaincre l’humanité de se mettre d’accord sur la manière de Vénefrer. Et si nous échouons cette fois-ci ? Nef allait-elle vraiment couper l’enregistrement? Oui, il le sentait au niveau de ses tripes : Nef les effacerait. Plus d’humanité. Plus jamais. Nef passerait à d’autres distractions. Si nous échouons, nous mûrirons sans avoir fleuri. Jamais nous n’ensemencerons l’Infini. L’évolution humaine s’arrêtera là. Ai-je changé pendant l’hybernation ? Tout ce temps… Il se laissa glisser du caisson et marcha tout nu jusqu’à un grand miroir encastré dans l’une des parois concaves du labo. Son corps lui parut inchangé depuis la dernière fois qu’il l’avait contemplé. Son visage gardait la même expression de détachement ironique, parfois confondue avec une moue calculatrice. Les yeux bruns, lointains, les sourcils noirs inclinés, avaient été à la fois une aide et une gêne. Quelque chose dans la psyché humaine disait que de tels traits n’appartenaient qu’à des créatures supérieures. Mais la supériorité pouvait être à la longue un insupportable fardeau. — Ahhh, tu as pressenti là une vérité, murmura Nef. Flatterie essaya de déglutir malgré sa gorge sèche. Le miroir lui disait que sa chair n’avait pas vieilli. Le Temps ? Il commençait à soupçonner ce que Nef entendait par un laps de Temps dépourvu de toute signification. L’hybernation maintenait la chair en stase indépendamment du passage du Temps. Pas question que le corps mûrisse. Mais l’esprit ? Qu’advenait-il de cette construction réfléchie à laquelle le cerveau ne servait que de récepteur? Il sentit soudainement que quelque chose avait mûri dans sa façon de percevoir les choses. — Je suis prêt, Nef. Comment fait-on pour descendre sur Pandore ? La voix de Nef sortit d’un vocodeur au-dessus du miroir. — Il y a plusieurs manières. J’ai prévu différents moyens de transport. — Bon; disons que tu m’expédies là-bas. Je débarque chez eux : «Salut! C’est moi Raja Flatterie. Attention car ça va faire mal.» — La désinvolture ne te va pas, Raj. — Je ressens ton Déplaisir. — Est-ce que tu regrettes déjà ta décision, Raj ? — Pourrais-tu m’en dire davantage sur les problèmes de Pandore ? — Le problème le plus immédiat, c’est leur rencontre avec une forme de vie intelligente, les lectrovarechs. — Dangereux? — Ils en sont convaincus. Les lectrovarechs sont proches de l’infini et les humains ont peur de… — Les humains ont peur des espaces découverts, des espaces qui n’en finissent pas. Les humains ont peur de leur propre intelligence, parce qu’elle est proche de l’infini. — Tu me ravis, Raj! Une bouffée de joie envahit Flatterie. Elle était si riche et entêtante qu’il avait l’impression de pouvoir s’y dissoudre. Il savait que la sensation n’était pas née de lui et elle se retira en le laissant drainé… transparent… exsangue. Flatterie pressa ses poignets contre ses yeux obstinément fermés. Quelle chose terrible et dévastatrice était cette joie! Car aussitôt partie… aussitôt partie… — A moins que tu ne veuilles me tuer, murmura-t-il, ne refais jamais ça. — Comme tu voudras. Que la voix était froide et distante! — Je veux être humain! C’est ainsi que j’ai été conçu! — Si tel est le jeu que tu choisis de jouer. Flatterie ressentait la déception de Nef, mais cela le mit sur la défensive et il eut recours à d’autres questions. — Les Neftiles ont-ils déjà réussi à communiquer avec cette forme de vie intelligente ? — Non. Ils s’efforcent de l’étudier, mais ils ne la comprennent pas. Flatterie ôta ses poignets de devant ses yeux. — Les Neftiles ont-ils déjà entendu parler de Raja Flatterie ? — C’est un nom historique dans l’enseignement que je leur donne. — Alors, il faudrait que j’en prenne un autre… Il rumina pendant quelques instants… Je m’appellerai Raja Thomas. — Excellent. Thomas à cause de ton incrédulité et Raja pour tes origines. — Raja Thomas, expert en communication. Et le meilleur ami de Nef. Prêt ou pas, me voici quand même. — Un jeu, oui. Un jeu. Et… Raj? — Quoi? — Pour un être infini, le Temps engendre l’ennui. Il y a des limites à la quantité de Temps que je peux absorber. — Combien de Temps nous donnes-tu pour décider de quelle manière nous allons Vénefrer ? — Vous le saurez lorsque le moment viendra. Et encore une chose… — Oui? — Ne t’effraye pas si de temps à autre je t’appelle mon Démon. Flatterie eut du mal à rassembler sa voix. Il murmura enfin : — Qu’y puis-je? Tu peux m’appeler comme bon te semble. — Je te demandais simplement de ne pas t’effrayer. — Mais bien sûr! Et moi, je suis le roi Canut qui demandait aux marées de cesser! Nef ne répondit pas et Flatterie se demanda s’il allait être obligé de découvrir tout seul la manière de se rendre sur Pandore. Mais au bout d’un moment, Nef parla à nouveau. — Nous allons te fournir un costume approprié, Raj. Il y a un nouveau psychiatre-aumônier qui dirige les Neftiles. Ils l’appellent psyo ou, quand il les embête, le Boss. Tu peux t’attendre à être convoqué d’un moment à l’autre dans le bureau du Boss. Peut-être l’immobilité des choses autour de nous leur est-elle imposée par notre certitude que ce sont elles et non pas d’autres, par l‘immobilité de notre pensée en face d’elles. Marcel Proust, Archives de la Mnefmothèque Oakes étudia son reflet dans le pupitre com. C’était la convexité de l’écran, naturellement, qui le rendait plus petit. Diminué. Il se sentait les nerfs à vif. Qu’est-ce que la nef allait encore lui faire la prochaine fois ? Il déglutit, la gorge sèche. Il aurait été incapable de dire depuis combien de temps il était assis là, hypnotisé par ce reflet. C’était toujours côté nuit. Un verre contenant encore du vin de Pandore était posé sur une table basse à portée de sa main. II laissa errer son regard autour de la cabine. Ce lieu d’opulence demeurait plein d’ombres et de lumières tamisées, mais quelque chose y avait changé. Il le sentait. Il y avait quelque chose qui… quelque chose qui l’épiait… La nef refusait peut-être de lui parler, elle refusait de lui donner l’élixir, mais il n’en recevait pas moins des messages… quantité de messages. Un changement. Cette question informulée tapie depuis un bon moment dans son esprit avait opéré un changement dans l’atmosphère. Son épiderme picotait et ses tempes battaient sourdement. Si le programme de la nef avait des défaillances ? Son reflet sur l’écran muet n’avait pas de réponse à lui donner. Il se contentait de lui montrer ses propres traits et ce n’était pas sans une certaine fierté que Morgan Oakes les contemplait. Pas trop adipeux, non. C’étaient ceux d’un homme dans la force de l’âge. Le Boss. Les reflets argentés de ses tempes évoquaient la dignité, l’importance. Et bien qu’il fût… replet, sa peau demeurait lisse et claire, témoignant du soin qu’il prenait à maintenir l’apparence de la jeunesse. Les femmes aimaient cela. Si la nef était Nef… était vraiment Dieu ? L’air semblait malpropre dans ses poumons et il se rendit compte qu’il respirait beaucoup trop rapidement. Le doute… Cette foutue nef ne voulait pas éclaircir ses doutes. Jamais elle ne l’avait fait. Elle refusait de lui parler, elle refusait de le nourrir. Il fallait qu’il puise aux ressources limitées des serres hydroponiques. Et jusqu’à quand leur ferait-il confiance? Il n’y avait pas assez à manger pour tout le monde. Cette pensée lui avait donné faim. Son regard se porta sur le verre de vin à moitié bu. Le liquide foncé, ambré, avait formé des gouttelettes huileuses par transparence. Un peu de vin s’était répandu, souillant la surface brune de la table basse. Je suis le psyo. Le psyo était plus que tout autre censé croire à Nef. Le vieux Kingston, avec ses airs cyniques, avait insisté là-dessus. Je n’ai pas la foi. Etait-ce pour cela qu’on envoyait un nouveau psyo côté sol ? Oakes fit grincer ses dents. Je le tuerai, ce salaud. Il le hurla tout haut, intensément conscient de la manière dont les mots résonnaient à l’intérieur de la cabine : — Tu m’entends, Nef ? Je le tuerai, ce salaud! Il s’était presque attendu à ce que son blasphème s’attirât une réponse. La preuve en était sa respiration retenue, son oreille tendue vers la pénombre de la cabine. Quel était le test de la divinité ? Comment fait-on la différence entre une puissante phénoménologie mécanique, un effet de miroirs technologique, et un… un miracle ? Si Dieu ne jouait pas aux dés, comme on l’enseignait toujours aux psyos, à quoi Dieu pouvait-il bien jouer? Peut-être les dés n’étaient-ils pas une stimulation suffisante pour un dieu. Quel degré de risque était suffisant pour tirer un dieu de son silence ou de sa rêverie… pour le faire sortir de sa divine tanière? La question était captivante. Défier Dieu à son propre jeu. Oakes hocha lentement la tête. C’est dans le jeu, peut-être, que réside le miracle. Miracle de la conscience ? Ce n’était pas un effet de miracle que de rendre une machine autoprogrammatrice, autoperpétuatrice. C’était un processus complexe, certes, et inimaginablement onéreux… Pas inimaginablement, se reprit-il. Il secoua la tête pour chasser sa demi rêverie. Si on Va fait, c’est que c’est imaginable, tangible, explicable d’une manière ou d’une autre. Les dieux évoluent dans d’autres sphères. La question, c’était : quelles sphères ? Et si l’on pouvait définir ces sphères, leurs limites, on pourrait connaître du même coup les limites du dieu qu’elles renfermaient. Quelles limites, par conséquent? Il pensait à l’énergie. L’énergie demeurait fonction de la masse et de la vitesse. Même un dieu devait pouvoir être situé quelque part, au niveau d’un quelconque dénominateur entre… quelle genre de masse? Et quel genre de vitesse? Peut-être la divinité est-elle simplement une autre expansion des limites. Ce n’est pas parce que notre vision faiblit que nous devons conclure qu’il n’y a plus que l’infini au-delà. Sa formation d’aumônier avait toujours été en retrait de celle de psychiatre et homme de science. Il n’ignorait pas que pour tester efficacement ces données il ne pouvait refermer tout à fait les portes de l’expérimentation ni prendre ses désirs pour d’éventuelles réalités. Ce qui importait plus que les données elles-mêmes, c’était l’usage qu’on en faisait. N’importe quel roi, n’importe quel empereur le savait forcément. Même son professeur de théologie était d’accord sur ce point : «Dieu est une marchandise, répétait-il. Il faut savoir la vendre pour leur propre bien. Mettez chaque petit miracle quotidien sur le compte de Dieu et le tour est joué. Inutile que vous déplaciez des montagnes. Si vous êtes assez convaincants, ce sont les autres qui au nom de Dieu les déplaceront pour vous.» Ces mots étaient d’Edmond Kingston, authentique psychiatre-aumônier dans la pure tradition de la nef, mais néanmoins cynique. Oakes poussa un profond soupir. A cette époque-là, l’existence côté nef était paisiblement placée sous le signe de la tolérance et de la finalité. La machinerie du monstre qui les englobait fonctionnait sans problème. Dieu demeurait lointain et la plupart des Neftiles étaient encore dans les chambres d’hybernation. C’était avant Pandore, naturellement. Pas de chance pour le vieux Kingston, que la nef ait choisi Pandore pour s’y mettre en orbite. Il était mort à la quatrième tentative de colonisation. Pas une seule trace de lui. Pas une seule cellule de retrouvée. Parti pour ce qui tenait lieu, maintenant, d’éternité. Et Morgan Oakes était le second cynique aumônier à porter le fardeau de Nef. Le premier psyo qui n’ait pas été désigné par cette foutue nef! Seulement… se rappela-t-il… Il y a ce nouveau psyo, l’homme sans nom qu’ils envoient côté sol pour communiquer avec ces maudits végétaux… les lectrovarechs. Je refuse qu’il soit mon successeur! Il y avait de nombreux moyens, pour un homme au pouvoir, de faire traîner les choses à son avantage. Par exemple en retardant le plus possible le départ côté sol, demandé par la nef, de ce poète… comment s’appelle-t-il ? Panille… Pourquoi la nef avait-elle besoin d’un poète côté sol? Cela avait-il quelque chose à voir avec le nouveau psyo ? Une goutte de sueur lui dégoulina dans l’œil droit. Il s’aperçut que sa respiration était devenue difficile. Crise cardiaque ? Il se laissa glisser du divan. Besoin d’aide. La douleur irradiait dans sa poitrine. Merde! Il avait en cours trop de projets non réalisés. Il ne pouvait pas partir comme ça. Pas maintenant! Il tituba jusqu’à la porte étanche mais les crampons de verrouillage refusèrent de bouger sous ses doigts. L’air était cependant plus frais à cet endroit-là et il entendait un léger sifflement qui provenait du diaphragme de compensation situé au-dessus de la porte. Différence de pression ? Il ne comprenait pas comment c’était possible. Tous les paramètres internes étaient contrôlés par la nef. Chacun savait cela. — Que cherches-tu encore à faire, maudit monstre mécanique ? murmura-t-il. Tu veux me tuer ? Il respirait plus facilement à présent. Il colla son visage contre le métal froid de la porte et prit plusieurs inspirations profondes. La douleur dans sa poitrine s’estompa. Quand il essaya de nouveau les crampons, ils cédèrent, mais il n’ouvrit pas la porte. Il savait que ses symptômes pouvaient être dus à l’asphyxie… ou à l’anxiété. L’asphyxie ? Il ouvrit la porte et passa la tête dans la coursive déserte baignée par la lumière indigo côté nuit. Il referma la porte et examina pensivement sa cabine. Un autre avertissement de la nef ? Il fallait qu’il descende côté sol le plus vite possible. Dès que Louis aurait pris des dispositions pour assurer sa sécurité. Louis, dépêche-toi de nous aménager ce blockhaus! La nef était-elle vraiment capable de le tuer? Sans aucun doute, elle en était capable. Il faudrait désormais qu’il fasse très attention, qu’il soit extrêmement prudent. Et qu’il songe aussi à former un successeur. Trop de choses demeuraient en plan. Elles ne devaient pas disparaître avec lui. Je ne peux pas laisser la nef choisir mon successeur. Même si la foutue nef réussissait à le tuer, il ne fallait pas qu’elle soit vainqueur. Il y a si longtemps. Peut-être que son programme d’origine tire à sa fin. Et si Pandore était le lieu choisi pour dérouler lentement ce programme ? Bouter les oisillons hors du nid millimètre par millimètre. Son regard se posa sur certains détails de la cabine : gravures murales érotiques, servopanneaux, moelleuse opulence des coussins… Qui s’installera ici après moi ? Il avait cru, à un moment, pouvoir faire porter son choix sur Louis, à condition que celui-ci tourne bien. Louis était capable de faire des choses époustouflantes dans un labo. Mais en tant que politicien, zéro. C’était un homme de vocation. Vocation? C’est un furet, qui fait ce qu’on lui dit de faire. Oakes alla s’installer dans son coin favori et tassa un coussin pour se caler les reins. Pourquoi se soucier de Louis? Cette masse de chair qui avait pour nom Morgan Oakes ne serait plus là quand un autre aumônier viendrait prendre sa place. Au mieux, elle serait en hybernation, sous la dépendance des circuits de la nef. Alors, fallait-il prendre le risque de tenter Louis en lui agitant sous le nez un pouvoir qui ne serait sien qu’à la mort du présent psyo? La mort, après tout, était la spécialité de Jésus Louis. — Non, non, avait-il protesté un jour où Oakes lui avait dit cela. Ce n’est pas la mort que je leur donne, mais la vie. Je la leur donne, oui. Ce sont des clones manipulés, des clones M. Trafiqués. Je ne voudrais pas que tu l’oublies. Si je leur donne la vie, pour quelque raison que ce soit, j’ai aussi le droit de la leur reprendre. — Je ne tiens pas à discuter de ça, avait dit Oakes en écartant Louis d’un brusque revers de la main. — Comme tu voudras, avait répondu l’autre. Mais ça ne change rien à la réalité. Je fais ce que j’ai à faire. Et je le fais pour toi. Oui, Louis était un brillant savant. Il avait appris de nouvelles techniques de manipulation génétique en étudiant les lectrovarechs, cette forme de vie insidieuse et indigente qu’ils avaient trouvée sur Pandore. Mais cela leur avait coûté très cher. Un successeur? Quel choix pouvait-il faire au juste, en admettant qu’il crût réellement au processus et à la divinité de Nef ? Et qu’il pût exclure tout ce qu’il y avait de sordide dans la politique ? Legata Hamill. Le nom s’était imposé à lui par surprise, en un éclair. Comme si ce n’était pas vraiment lui qui l’avait pensé. Mais c’était pourtant ça. Il choisirait bien Legata s’il avait vraiment foi en Nef. Rien ne s’opposait à ce qu’une femme devînt psychiatre-aumônier. Quant à ses compétences diplomatiques, elles ne faisaient aucun doute. Un plaisantin avait déclaré un jour que Legata était capable de vous dire d’aller en enfer tout en vous faisant anticiper agréablement le voyage. Morgan Oakes repoussa les coussins et se hissa péniblement debout. La porte qui donnait sur la coursive côté nuit l’attirait comme un aimant. Il avait hâte de se retrouver dans ce labyrinthe des labyrinthes qui était pour eux tous synonyme de vie : la nef. Avait-elle vraiment tenté de l’asphyxier? Ou n’était-ce qu’un accident ? Ne pas oublier de demander un médikup première heure côté jour. Les crampons de la porte étaient glacés sous ses doigts, beaucoup plus froids qu’un instant auparavant. Le panneau ovale s’écarta sans bruit, révélant à nouveau l’éclairage indigo de la coursive. Maudite nef! Il sortit rapidement et, au premier détour de la coursive, tomba sur un petit groupe de gens qui allaient prendre leur travail à Comportement I. Il les ignora. Le secteur du Comportement lui était si familier qu’il le traversa sans le voir. Bioordinateurs, Vitrolab, Génétique, tout cela faisait partie du décor quotidien que sa conscience côté nuit n’enregistrait même plus. Où vais-je ? Ses pieds le conduisaient automatiquement et il venait de s’apercevoir qu’il s’éloignait de plus en plus en direction des régions extérieures, à travers d’inextricables croisements de coursives où flottaient d’étranges odeurs et où résonnaient de mystérieuses vibrations. Jamais il ne s’était aventuré si loin. Il sentait qu’il allait se mettre personnellement dans une situation de danger très particulière, mais il ne pouvait s’arrêter même lorsque ses inquiétudes croissaient. La nef avait le pouvoir de le tuer à n’importe quel moment, n’importe où côté nef. Cependant, il détenait une arme secrète : il était Morgan Oakes, psyo. Ses détracteurs pouvaient bien l’appeler «le Boss», il était la seule personne ici (peut-être avec Louis) à comprendre qu’il y avait des choses que la nef ne ferait jamais. Deux parmi je ne sais combien d’autres. Combien ? Ils ne disposaient d’aucun chiffre précis, que ce soit côté nef ou côté sol. Les ordinateurs refusaient de répondre à ce genre de question et les recoupements qu’ils avaient essayé de faire présentaient entre eux de si grandes divergences qu’ils étaient inutilisables. Encore une façon pour la nef de nous montrer sa signature tortueuse. De même, n’y avait-il pas lieu de flairer une machination dans l’ordre d’envoyer ce poète côté sol ? Il se souvenait très bien de son nom à présent : Kerro Panille. Pourquoi faire descendre un poète pour étudier les lectrovarechs ? Si nous pouvions seulement nous en nourrir sans devenir psychopathes… Trop de bouches à nourrir. Beaucoup trop. D’après Oakes, au moins dix mille côté nef et dix fois plus côté sol, sans compter les clones spéciaux. De toute manière, quel que soit leur nombre, il était certainement le seul à se rendre compte de l’ignorance de son peuple en ce qui concernait le fonctionnement et les objectifs de la nef ou de ses prolongements. Son peuple! Il aimait bien cette idée. Il n’avait pas oublié la remarque cynique de son mentor, Edmond Kingston, concernant la nécessité de limiter la connaissance des autres : «Faire semblant de savoir ce qu’on ne sait pas peut être aussi utile que de le savoir vraiment.» A la lumière de ses études d’histoire, Oakes avait compris que plus d’une civilisation avait érigé cette boutade en principe de gouvernement. Pourtant, les archives de la nef n’étaient pas toujours très explicites et il n’avait pas tellement confiance dans les versions qu’elle leur donnait de l’histoire. Souvent, il était difficile de faire la part de la réalité historique dans les leçons romancées que leur fournissait la nef. Mais en recoupant certaines références littéraires avec certaines dates incompatibles, en repérant certaines clés internes et en se fiant largement à son imagination inspirée, Oakes avait pu déduire que d’autres mondes et d’autres peuples existaient… ou avaient existé. La nef avait peut-être d’innombrables meurtres sur la conscience. Si toutefois elle avait une conscience. Je suis votre Créature comme vous êtes les miennes. Vous êtes mes satellites comme je suis le vôtre. Vos personnages sont mes Rôles. Nous touchons l’Infini en ne faisant plus qu’UN. Raja Flatterie Le Livre de la Nef Dès l’instant où la première porte étanche du Blockhaus avait sauté, Jésus Louis n’avait plus quitté son garde du corps Illuyank. La décision était en partie consciente. Même dans les pires circonstances, Illuyank lui insufflait une certaine confiance. Fortement musclé, il avait le teint sombre et les cheveux noirs lissés, légèrement ondulés. Son visage de pierre était marqué par trois chevrons bleus tatoués au-dessus de son sourcil gauche. Ils signifiaient qu’Illuyank avait fait trois fois en courant le tour de l’enceinte extérieure de la Colonie, nu et armé uniquement de son endurance et de son intelligence. Ils appelaient cela «se faire la Péri» et c’était la plupart du temps la suite d’un pari ou d’une impulsion téméraire. Certains disaient courir sa chance. Mais c’était maintenant, avec la porte étanche détruite, qu’ils avaient tous besoin de chance. Ils avaient à peine eu le temps de se réveiller. Certains n’avaient pas encore pris leur premier repas côté jour. — Les clones ont un laztube! s’écria Illuyank dont les yeux sombres et alertes fouillaient les alentours. Attention, ils sont dangereux car ils ne savent pas s’en servir. Les deux hommes se trouvaient dans un corridor, à peu près à mi-chemin des logements des clones et d’un groupe de survivants apeurés qui attendaient derrière eux à proximité d’une série de portes ovales disposées en arc de cercle et donnant accès au cœur du Blockhaus. Même en ces moments de péril, Louis avait conscience de l’image que les autres devaient avoir de lui. Il était de petite taille, sec dans tous ses aspects : cheveux secs comme de la filasse, lèvres fines et décharnées, menton sec souligné par une fossette marquée, nez maigre et regard sombre qui paraissait incapable de capter le moindre reflet de lumière sous des paupières desséchées perpétuellement plissées. Avec Illuyank, il formait un contraste parfait. Ils regardaient tous deux les portes qui permettaient de gagner les profondeurs du Blockhaus. Y seraient-ils vraiment plus en sécurité qu’ici ? Redoutant le pire, Louis avait désactivé la micropastille com implantée dans sa nuque et refusé de répondre même lorsque les appels de Oakes étaient devenus insistants. On ne sait jamais qui peut nous écouter! Certains indices récents pouvaient laisser croire que ce moyen de communication privé n’était pas aussi sûr qu’ils l’avaient espéré. Il aurait voulu discuter de cela, ainsi que du nouveau psyo, avec Oakes, mais tant pis. Oakes attendrait. Au premier signe de grabuge, Louis avait lancé le signal d’alarme destiné à Murdoch, qui se trouvait à la Colonie. Mais il n’était pas sûr que le signal eût atteint son but. Louis n’avait pas eu le temps de vérifier. Tout de suite après, le Blockhaus entier était passé sur les générateurs de secours. Il n’y avait plus aucun moyen de savoir quels systèmes fonctionnaient ou pas. Maudits clones! On entendit un grand frrr qui venait de la direction des logements des clones. Illuyank s’aplatit au sol et les autres reçurent une pluie d’éclats provenant du mur. — Je croyais qu’ils ne savaient pas s’en servir! haleta Louis. Il montra du doigt un trou béant dans la paroi. Illuyank se releva d’un bond et le poussa en direction des autres vers les portes ovales. — Il faut descendre! cria le garde du corps. L’un de ceux qui attendaient fit basculer les crampons d’une porte et l’ouvrit. Elle donnait sur un corridor éclairé seulement par des ampoules bleues à l’éclat tremblotant. Louis courait sans regarder sur les pas d’Illuyank. Il entendait les autres qui se pressaient derrière eux. Illuyank lui cria sans se retourner : — Ils ne savent pas s’en servir et c’est bien pour ça qu’ils sont dangereux. Ils peuvent toucher n’importe quoi, à n’importe quel moment! Tout en parlant, Illuyank était arrivé à un embranchement. Il s’était soudain plaqué au mur. Son crashfeu avait lâché une brève giclée dans le corridor adjacent, puis il s’était remis à courir. Louis jeta un coup d’œil au passage et aperçut une masse de corps incandescents. Il comprit bientôt où les conduisait Illuyank, dont il admira la sagacité. Il y eut un nouvel embranchement. Ils prirent à gauche, puis une nouvelle fois à droite. Ils se trouvèrent alors dans l’un des secteurs inachevés du Blockhaus, longeant la paroi nue de la falaise, et arrivèrent à la petite Salle Technique du côté de la plage. Une fenêtre en plaz permettait d’apercevoir la mer, la cour centrale et l’angle où le bâtiment des clones se rattachait au Blockhaus proprement dit. Le dernier de la file verrouilla derrière lui la porte étanche. Louis compta rapidement le groupe. Quinze personnes en tout, dont six seulement faisaient partie de ceux qu’il avait personnellement choisis. Les autres, d’après Murdoch, étaient tout à fait sûrs, mais ils n’avaient pas encore été mis à l’épreuve. Illuyank s’était posté devant le fouillis de commandes fixées au mur du côté de la falaise. Il se penchait sur une plaque où était gravé le schéma des installations du Blockhaus. Louis s’avisa à ce moment-là qu’Illuyank était le seul à être revenu vivant de l’expédition conduite par Kingston jusqu’à la masse de terre et de roc qu’ils appelaient Noirdragon. — C’est ainsi que cela s’est passé avec Kingston ? demanda-t-il en s’efforçant de garder une voix neutre tandis qu’Illuyank suivait un circuit de son doigt épais. — Quand il les a vus, Kingston a poussé un cri et s’est caché derrière les rochers pendant que les autres se faisaient tuer. Mais les névragyls l’ont eu quand même. Je les ai grillés après. Grillés! Louis frémit en entendant l’euphémisme. L’image grotesque et grimaçante de la tête de Kingston rabougrie comme un morceau de charbon ne voulait plus le quitter. — Dis-nous ce qu’il faut faire, murmura Louis, surpris de demeurer, malgré la peur, si maître de sa voix. — Très bien, fit Illuyank en croisant son regard pour la première fois. Voici nos armes (il désigna les commutateurs électriques et les commandes de valves qui les entouraient). D’ici, nous pouvons contrôler la totalité des circuits ainsi que les canalisations hydrauliques ou à gaz. Jésus Louis toucha le bras d’Illuyank et lui montra un panneau d’un mètre de long derrière eux. — Oui, fit Illuyank, qui parut hésiter. — Autrement, nous sommes aveugles, dit Louis. Sans répondre, Illuyank composa des instructions codées sur le clavier situé au-dessous du panneau. Celui-ci coulissa, révélant quatre petits écrans. — Des senseurs, murmura l’un de ceux qui étaient derrière eux. — Des yeux et des oreilles, fit Louis sans cesser de regarder Illuyank. Le visage sombre de ce dernier ne changea pas d’expression, mais il chuchota à l’intention de Louis : — Pour mieux voir et entendre ce que nous allons leur faire. Jésus Louis déglutit péniblement. On entendait maintenant comme un crépitement à la surface de la porte étanche. — Ils nous attaquent! murmura une voix tremblante. Louis et Illuyank regardèrent les écrans. Le premier montrait les décombres de ce qui avait été le bâtiment des clones. Leur nouveau cri de ralliement : J’AI FAIM ET TOUT DE SUITE! était badigeonné en jaune sur tout un mur. Le second écran laissait voir la cour principale où se trouvaient les caricatures d’humains, tous des clones M. Ils ramassaient des pierres, des morceaux de verre, tout ce qui pouvait tenir lieu de projectile. — Surveillez-les, murmura Illuyank. Ils ne peuvent pas nous faire de mal avec ça, mais le sang déjà répandu risque d’attirer des démons. La périphérie est pleine de brèches. Si les démons arrivent, ceux-là écoperont en premier. Louis hocha la tête en signe d’acquiescement. Derrière lui, les autres se bousculaient pour apercevoir quelque chose. De nouveau, le crépitement retentit contre la porte étanche. Louis se tourna vers Illuyank. — Ils nous jettent des pierres, fit ce dernier. Ce qu’il nous faut, c’est leur laztube. Surveillez quand même la cour. Tout ce sang… L’écran inférieur gauche montrait le réfectoire des clones, avec à l’arrière-plan une série de portes blindées éventrées. Partout, des clones s’agitaient. Mais soudain, l’écran s’éteignit. — Le senseur du réfectoire ne fonctionne plus, fit Louis. — Les réserves de vivres vont les occuper pendant quelque temps, lui dit Illuyank. Il était occupé à fouiller le Blockhaus à l’aide du quatrième écran. Ils aperçurent une partie de la cour vue sous un angle différent, puis un pan de mur démoli au laztube. Par la brèche affluaient des clones venus de la périphérie où Louis les avait chassés, déclenchant ainsi la révolte. Il fallait bien faire une sélection, se dit Louis. Il n’y aura pas assez de vivres pour tout le monde. Il reporta son attention sur l’écran où était la cour. Bien sûr… il y avait du sang partout. Cela lui rappela qu’il était blessé. Le cellotape avait empêché ses plus grosses plaies de saigner, mais maintenant qu’il y pensait, d’innombrables petites blessures commençaient à le faire souffrir. Aucun d’entre eux n’était indemne. Même Illuyank saignait à l’endroit où il avait reçu une pierre, au-dessus de l’oreille. — Là! s’écria Illuyank. Son cri coïncidait avec un grand bruit et des crépitements renouvelés sur la porte. Mais c’était l’écran Q.A.J. qui retenait son attention. Il était occupé par une masse de clones distordus : corps velus, membres surnuméraires, têtes difformes. Devant la porte blindée, deux d’entre eux, parmi les plus musclés, essayaient de manœuvrer une découpeuse en plastacier, mais ils étaient gênés par ceux qui se pressaient derrière eux. — Avec ça, ils vont sûrement réussir à entrer, se lamenta quelqu’un. Nous sommes grillés! Illuyank se tourna vers les autres et lança une série d’ordres brefs. Gesticulant, il attribua une tâche à chacune des quinze personnes présentes dans la Salle Technique : une valve à surveiller, un commutateur à actionner, chacun avait maintenant une responsabilité. Jésus Louis tourna le bouton du son correspondant à l’écran et un indescriptible brouhaha se fit entendre dans les haut-parleurs. Illuyank fit signe à un homme posté à l’autre bout de la salle devant une télécommande de valve : — Videz les cuves d’eau salée au niveau 2! Cela inondera le couloir extérieur! L’homme actionna les commandes en suivant le schéma gravé sur la plaque murale. Il remuait les lèvres en lisant. Illuyank toucha le bras de Louis. Il lui montra l’écran où l’on voyait la cour. Les clones tournaient le dos au senseur optique. Leur attention se portait sur une brèche dans le mur qui conduisait à la périphérie. Abruptement, comme un seul organisme, ils laissèrent tomber leurs cailloux et leurs éclats de verre pour se mettre à courir. Ils disparurent bientôt du champ de l’écran. — Les névragyls, murmura Illuyank. Louis les aperçut alors, essaim onduleux de formes fugitives et pâles semblables à des larves rampantes. Il percevait presque leur odeur d’acide en effervescence. Elle le prenait à la gorge. Sans même réfléchir, il lança l’ordre : — Bloquez toutes les entrées. — Ce n’est pas possible, fit une voix timide à l’autre bout de la salle. Certains des nôtres sont encore dehors. Si nous bloquons… si nous… ils vont tous être… — Ils vont tous être tués, acheva Jésus Louis. Je sais. Et il y a des brèches partout dans la périphérie. Les névragyls sont dans la cour. Si nous ne bloquons pas les portes, nous périrons aussi. Bloquez les entrées! Il se dirigea vers un panneau de contrôle des valves et composa la séquence voulue. Les témoins lumineux au-dessus du panneau indiquèrent que la valve se refermait. Autour de lui, les autres l’imitaient. La voix d’Illuyank se fit entendre, lançant un avertissement tranquille : «Vérifiez les puits de surface!» Un nouvel accès d’activité s’ensuivit. Louis jeta un coup d’œil à l’écran qui montrait la cour. Un clone titubant rentra dans le champ de vision du senseur. Il hurlait et se frappait les yeux des moignons piriformes qui lui tenaient lieu de mains. Puis il trébucha et se tordit au sol. Une nuée d’ombres floues se rua sur lui. La cour se remplit soudain de clones qui couraient dans tous les sens, aux prises avec des créatures aussi insaisissables que des anguilles. Louis entendit quelqu’un vomir derrière lui. — Ils sont dans le couloir, fit Illuyank. Il tendit le doigt vers l’écran où l’on voyait une vague d’eau salée envahir un passage, charriant à sa crête une horde de névragyls. Jésus Louis se tourna brusquement pour regarder la porte. Ce que l’écran montrait se passait dans le couloir qui était juste derrière! L’eau montait maintenant presque à hauteur du plafond. Elle avait court-circuité la découpeuse. Les clones se débattaient au milieu des névragyls, mais plusieurs de ceux-ci étaient morts et flottaient à la surface du liquide. A l’endroit où la découpeuse avait été court-circuitée, un gaz gris et laiteux occupait l’espace réduit entre la surface de l’eau et le plafond. Partout où il s’étendait, les névragyls mouraient. Jésus Louis était en train d’additionner les facteurs à une vitesse folle. Facteur premier : l’eau salée. Facteur deux : le court-circuit électrique. Le chlore, se dit-il. Puis il se mit à hurler : «Le chlore!» — Hein? fit Illuyank en le regardant sans comprendre. — Le chlore tue les névragyls! expliqua-t-il en gesticulant devant l’écran. — Mais quel chlore? demanda Illuyank, perplexe. — Celui qui s’est formé à la suite d’une décharge électrique dans la solution de chlorure de sodium. — Mais… — Le chlore les tue! répéta Louis en portant son regard sur la fenêtre de plazverre, à l’autre extrémité de la Salle Technique, par laquelle on apercevait une partie du bâtiment des clones, avec l’océan derrière. — Est-ce que les pompes à eau de mer fonctionnent toujours ? demanda-t-il. L’homme qui s’occupait des pompes vérifia ses indicateurs et déclara : — Presque toutes. — Il faut en stocker le plus possible. Il nous faudrait une grande citerne que nous pourrions alimenter d’ici et dans laquelle nous pourrions faire passer une charge électrique. — Les bassins d’épuration, suggéra Illuyank. Ils communiquent avec presque tous les secteurs. — Attendons un peu, fit Louis. Il vaut mieux attirer le plus de névragyls possible. Il sera plus facile de les éliminer d’un coup. Il observa attentivement les écrans, faisant durer le plaisir. — Maintenant! cria-t-il. Une fois de plus, Illuyank, l’œil rivé sur ses schémas, lança une série d’ordres auxquels s’empressèrent d’obéir les survivants réunis dans la Salle Technique du Blockhaus. Louis observait avec attention les écrans des senseurs. A présent, plus rien ne bougeait dans le corridor. Quelques clones et de nombreux névragyls flottaient, morts, à la surface de l’eau salée. Il changea de senseur et d’écran, trouva la salle d’exercice à côté des labos des clones. Elle était remplie de clones M qui s’agitaient dans tous les sens, en proie à une indescriptible panique. Parmi eux, il reconnut quelques-uns de ses hommes qui étaient restés bloqués dehors quand il avait donné l’ordre de fermer toutes les issues. Il ne pouvait identifier chaque visage, mais ils portaient un uniforme d’une couleur spéciale. Ils mouraient l’un après l’autre, une écume rose au coin des lèvres, leur dernier regard tourné vers le senseur. Tandis que les derniers s’écroulaient, une nappe de gaz laiteux apparut à l’angle d’un couloir et envahit peu à peu l’écran. — Regardez bien leurs yeux, fit Illuyank. Si nous ne détruisons pas tous les névragyls, ils s’attaqueront d’abord aux yeux. La Salle Technique était à présent silencieuse. Les survivants se délectaient du son de leur respiration et de l’odeur vivante de leur peur. Ils observaient les yeux des morts sur les écrans. Sans doute y lisaient-ils le reflet de leur propre mortalité. Agrippé au bord de son pupitre, Jésus Louis sentait la froideur du métal sous ses doigts. Tous les écrans étaient maintenant rendus flous par le chlore qui envahissait le Blockhaus tout entier. Les senseurs qui fonctionnaient encore à l’extérieur montraient les nuages de gaz qui sortaient par toutes les ouvertures. Illuyank essaya méthodiquement chaque senseur. Derrière Jésus Louis, quelqu’un poussa un long soupir. — La solution! murmura Illuyank. — Nous allons pouvoir stériliser toutes les tumeurs de névragyls d’un seul coup, fit Louis. Si seulement nous l’avions su avant… — C’est un renseignement qui nous coûte cher, dit quelqu’un. — Et que nous aurons attendu longtemps, renchérit quelqu’un d’autre. — L’attente prolonge l’existence, commenta Illuyank. Ne savez-vous pas ça ? C’était une remarque pleine de subtilité. Beaucoup plus pénétrante que ce qu’il aurait pu attendre d’un homme comme Illuyank. Cela signifiait qu’il faudrait l’affecter pour un temps côté Colonie. Il commençait à en savoir trop, à faire trop de recoupements. Cela ne pouvait être admis. Mais le problème, à présent, était de sortir d’ici. Il n’existait aucune issue qui permît d’éviter les zones contaminées à l’intérieur du Blockhaus. Avec le chlore, cependant, cela deviendrait bientôt possible. — Est-ce qu’on pourrait faire parvenir un message à Murdoch ? demanda-t-il. — Par le transmetteur de secours uniquement. — Envoie-lui le signal codé de mise en quarantaine immédiate. Personne ne doit entrer ici jusqu’à ce que nous ayons nettoyé tout ce gâchis. Nous n’avons pas besoin que quelqu’un voie ce qui s’est passé pour ensuite aller… Il lança un regard entendu à Illuyank, qui acquiesça silencieusement et lui fournit aussitôt l’ouverture idéale pour ce qu’il convenait de faire : — Il faudrait quand même que quelqu’un se rende à la Colonie pour s’assurer qu’ils ont bien compris. — Tu te chargeras de cette mission, dit Louis. Surtout, veille à ce qu’ils ne cherchent pas à communiquer avec le Boss côté nef pour lui expliquer ce qui s’est passé. Je me chargerai moi-même de ça. — Entendu. 1. — Ne leur en dis pas plus que le strict nécessaire. Et… tant que tu y es, promène-toi un peu dans la Colonie. Normalement, comme pour une tournée régulière. Intéresse-toi aux chantiers en cours… — Et cherche à savoir s’ils ont eu vent de quelque chose, acheva pour lui Illuyank sans quitter les écrans des yeux. — Bravo, fit Louis. Et en son for intérieur, il pensa : Il comprend trop bien. De même qu’un ouvrier doit apprendre à manipuler ses outils, on peut apprendre à manipuler les autres pour leur faire créer ce que l’on désire. Mais le processus devient mille fois plus efficace lorsqu’on est en mesure de créer l’ouvrier spécialement adapté à la tâche qu’on lui réserve. Morgan Oakes Carnets Tout en sachant que côté sol deviendrait tôt ou tard leur domicile permanent à tous, Legata Hamill ne pouvait s’empêcher de détester ces missions de messagère que lui confiait Morgan Oakes. Pourtant, elles s’accompagnaient d’une indéniable aura de puissance. La fonction lui ouvrait toutes les portes. La plupart du temps, les gardes la laissaient passer sans rien lui demander. Elle savait qu’ils voyaient en elle le bras de Morgan Oakes : petite créature au teint pâle et aux cheveux d’ébène exsudant la féminité par tous ses pores. Créature d’autant plus puissante et dangereuse qu’elle se faisait désirer par le Boss. Chaque tournée d’inspection qu’elle effectuait pour le compte de Morgan Oakes était créatrice de tension. Cette fois-ci, elle avait pour mission d’inspecter Lab I à la Colonie. Elle devait rapporter à Oakes un enregistrement holo complet. — N’ayez pas peur de pénétrer en profondeur, lui avait-il dit. La manière dont il prononçait le mot «pénétrer» avait une résonance indiscutablement sexuelle. C’était la première fois qu’elle allait visiter l’intérieur de Lab I et cela seul avait déjà de quoi exciter sa curiosité. Louis avait placé ici son homme de confiance, Sy Murdoch. Elle devait le rencontrer. Habituellement, on pouvait trouver Louis dans l’annexe de plastacier poli à laquelle on accédait par un long souterrain muni d’un triple sas de sécurité. Mais pas aujourd’hui. Louis ne communique plus. Etrange manière, pour Morgan Oakes, de formuler cela. Et il paraissait particulièrement contrarié par la chose. — Débrouillez-vous pour savoir où il peut bien être, et ce qu’il fabrique! Les deux soleils étaient dans le ciel quand la navette s’était posée sur Pandore. Tous les dispositifs de sécurité étaient en place pour l’accueillir. Elle avait quitté aussitôt l’aire d’atterrissage pour grimper dans un servorapide qui l’avait déposée à l’entrée du souterrain. Les hommes de la Colonie paraissaient énervés aujourd’hui. Elle crut comprendre que les démons de la périphérie leur avaient encore créé des difficultés. Elle frissonna malgré elle. Chaque fois qu’elle pensait aux prédateurs qui hantaient la planète au-delà de l’enceinte de la Colonie, elle avait la même réaction d’appréhension instinctive. Murdoch l’accueillit en personne dans le hall brillamment éclairé et grouillant d’activité qui se trouvait juste derrière le troisième sas. Il était de corpulence massive et de teint clair. Ses yeux étaient d’un bleu limpide et ses cheveux châtains étaient coupés ras. Il avait de gros doigts courts aux ongles impeccables. Il donnait l’impression de prendre un soin extrême de sa personne. — Qu’est-ce que c’est, cette fois-ci ? lui demanda-t-il. Elle apprécia l’absence de préambule. Ce ton énergique signifiait : Nous sommes très occupés. Dites-moi tout de suite ce que désire Oakes. Elle répondit sur le même mode : — Où est Louis ? Il jeta un regard autour de lui pour voir si quelqu’un pouvait les entendre. Il n’y avait aucun technicien à proximité. Il murmura : — Au Blockhaus. — Pourquoi ne répond-il pas à nos appels ? — Je n’en sais rien. — Que disait son dernier message ? — Quarantaine de sécurité. Communications coupées. Atterrissage interdit dans toute la zone jusqu’à nouvel ordre. Quarantaine de sécurité. Legata absorba lentement la nouvelle. Que se passait-il donc de l’autre côté des eaux ? — Est-ce que le Dr Oakes a été prévenu ? — Le signal codé imposait le secret absolu. Elle commençait à comprendre. Aucun moyen de communication entre la Colonie et Nef ne pouvait satisfaire à cette restriction. Mais cela, c’était déjà vieux de deux diurnes entières. Elle avait l’impression que ce dernier message du Blockhaus contenait une autre restriction à usage interne, dirigée contre les propres protégés de Louis. Il ne servait à rien d’essayer d’approfondir le problème, mais elle sentait qu’il y avait quelque chose. — Avez-vous essayé une reconnaissance aérienne ? — Non. Ainsi, la quarantaine l’interdisait aussi. Cela devait être sérieux… très sérieux. Mais tant pis. Elle avait une mission à remplir. — Je suis venue inspecter le labo. — Je le sais. Pendant qu’ils parlaient, Murdoch n’avait cessé de la dévisager. Les ordres du Boss étaient extrêmement précis. Elle avait le droit d’aller où elle voulait excepté dans la Chambre des Lamentations. Cela viendrait un peu plus tard pour elle… comme pour tout le monde ici. Elle n’était pas mal du tout : une Vénus miniature au visage de poupée et aux yeux verts. Et son cerveau n’était pas mal non plus, du reste. — Puisque vous le savez, allons-y tout de suite, fit-elle. — Par ici. Il la précéda dans un corridor bordé de bacs contenant des matrices de clonage primaires et conduisant aux salles de microtraitement. Au début, Legata n’éprouva pour tout ce qu’elle voyait qu’un intérêt purement intellectuel, et elle s’en félicitait. A un moment, Murdoch lui prit même la main pour la conduire dans une section où étaient rangées des matrices de clonage destinées à des applications spéciales. Il était si bien lancé dans son exposé des techniques et des appareillages qu’elle accepta le contact sans rien dire. Il était neutre, ou du moins inintentionnel. De toute manière, ce n’étaient pas les sentiments qui pouvaient inspirer Murdoch, elle en était certaine. Il connaissait Lab I mieux que personne, à l’exception, bien sûr, de Jésus Louis, et c’était la première fois qu’elle pénétrait dans cette section. — … mais j’ai fini par accepter leur réalité, était en train de dire Murdoch, et elle avait complètement perdu le fil, absorbée qu’elle était par un fœtus inachevé aux proportions disparates qui flottait derrière une paroi de plaz transparent. — Excusez-moi, fit-elle en se tournant vers lui. Vous disiez? Je ne vous ai pas très bien suivi… c’est qu’il y a tant de choses à voir ici. — Des kilomètres de plastacier, de bacs et de liquides. Des pseudo-corps et des pseudo-cerveaux… Il gesticulait de frustration. Elle se rendit compte que Murdoch était particulièrement excité et elle en fut contrariée. Elle aurait voulu lui poser des questions sur cet étrange fœtus qui flottait derrière le verre au plasma, mais elle crut bon de s’en abstenir. — Ainsi, vous avez accepté… tout ça, fit-elle en soupirant. Et alors ? — Nous créons des êtres; nous les concevons, nous les nourrissons à l’état de fœtus, nous les faisons naître, nous les envoyons parfois côté nef pour qu’ils soient éduqués. Et vous ne trouvez pas cela étrange ? Que nous ne puissions pas avoir aussi des naissances naturelles côté sol ? — Les décisions de Nef ont toujours un motif. C’est pour le bien de… — C’est pour le bien de tous les Neftiles, oui, je sais. On me l’a répété aussi souvent qu’à vous. Seulement, il ne s’agit pas d’une décision de Nef. Cela ne figure nulle part dans les archives. Même vous, qui êtes notre meilleure Spécialiste des Données, à ce que l’on m’a dit, vous ne pourrez trouver la moindre trace d’une décision ordonnant que toutes les naissances aient lieu obligatoirement côté nef. Pas la moindre trace, je vous dis. Sans savoir comment, Legata eut la certitude qu’il venait de répéter mot pour mot des paroles déjà prononcées par Louis. Ce n’était pas ainsi que Murdoch s’exprimait habituellement. Mais pourquoi était-elle censée entendre ces choses-là ? Y avait-il un rapport avec le projet que caressait Oakes d’éliminer la puissante corporation des natalis qui régnait côté nef ? — Nous devons Vénefrer, dit-elle. Et quelle meilleure preuve de Vénefration pourrions-nous donner que de confier nos enfants à Nef? Il me semble que c’est normal. — C’est normal, oui, c’est logique; mais ce n’est pas un commandement absolu. Et cela limite inutilement le travail que nous accomplissons dans ce laboratoire. Alors que nous pourrions… — Devenir les maîtres de la planète ? D’après Morgan, nous y parviendrons de toute manière un jour. Qu’il prenne ça dans les gencives. Morgan. Ni le Boss, ni le Dr Oakes. Murdoch lui lâcha la main et ses joues devinrent pâles. Il sait que nous sommes enregistrés, se dit-elle. Je lui ai coupé tous ses effets. Elle songea soudain que Murdoch s’était peut-être mis en peine pour un autre spectateur : Morgan Oakes. A supposer que les événements qui avaient causé la mise en quarantaine du Blockhaus tournent mal pour Jésus Louis… il faudrait, bien sûr, lui trouver un remplaçant. Elle imaginait très bien Oakes en train de visionner le cylindre un peu plus tard côté nef. Mais elle n’en avait pas encore tout à fait fini avec Murdoch. Ce fut elle qui lui prit la main, cette fois-ci, en disant : — J’ai envie de voir la Pépinière. C’était à demi vrai. Elle avait consulté les dossiers, que Morgan Oakes conservait en lieu sûr. Ils décrivaient en détail les multiples catégories de clones M élaborées ici à toutes sortes de fins pratiques. Et celles-ci paraissaient innombrables. Moins d’une douzaine de personnes côté nef étaient au courant de l’existence même de ces méthodes. Ici, à la Colonie, Lab I formait un complexe à part, à l’écart des autres bâtiments, enveloppé du mystère qu’évoquait son nom. Lab I. Quand on leur demandait quelles activités abritait Lab I, les gens répondaient généralement : «Nef sait ce qu’ils font là», ou bien ils se lançaient dans de puériles histoires d’épouvante peuplées de savants difformes qui scrutaient avidement des cornues où bouillonnait rien de moins que le principe de toute vie. Legata n’ignorait pas que Oakes et Louis faisaient tout pour encourager ces légendes, et qu’ils étaient eux-mêmes à l’origine de plusieurs rumeurs. Le résultat était que l’endroit jouissait d’une réputation infernale. Récemment, des protestations s’étaient élevées, par ces temps de pénurie, contre les contingents de vivres, jugés exagérés, qui avaient été attribués à Lab I. Pour les Colons comme pour les Neftiles, être affecté ici, c’était disparaître à jamais de la circulation. Le personnel de Lab I logeait à l’intérieur du complexe et, à quelques rares exceptions près, ne retournait jamais ni côté nef ni dans la Colonie proprement dite. Toutes ces pensées entretenaient chez Legata une impression de doutes non résolus et elle dut se répéter pour se tranquilliser : Je ne suis pas affectée ici. Non, cela ne risquait pas de se produire tant que Morgan Oakes rêverait de l’attirer nue dans son lit… pour la pénétrer. Elle prit une profonde inspiration d’air tiède. Comme dans tous les autres bâtiments de la Colonie, les conditions de température et d’hygrométrie qui régnaient ici étaient identiques à celles de Nef. Mais depuis qu’elle se trouvait dans ce labo, elle ressentait une sorte de chair de poule, comme s’il faisait froid, et elle avait une boule au creux de l’estomac. De plus, elle avait l’impression que de multiples aiguilles rougies au feu prenaient pour cibles les pointes de ses seins, à l’endroit où elles se pressaient contre le tissu de sa combinaison uniforme. Elle s’empressa de dire pour masquer sa gêne : — Vos techniciens semblent tous âgés. — Beaucoup d’entre eux travaillent ici depuis le début. Il y avait une certaine réticence dans sa voix et elle le remarqua aussitôt, mais elle préférait aller doucement. Il ne servait à rien de le brusquer. — On dirait… on dirait qu’ils sont encore plus vieux que ça. Qu’est-ce qui… — Le taux de mortalité est plus élevé ici qu’à la Colonie, fit Murdoch. Le saviez-vous? Elle secoua la tête d’un air sceptique. C’était un mensonge. Ce ne pouvait être vrai. — C’est parce que nous sommes à la périphérie, expliqua Murdoch. Nous ne bénéficions pas des mêmes moyens de défense que les autres. Et si près des collines, les névragyls sont beaucoup plus nombreux. Un incoercible frisson lui parcourut les bras. Les névragyls! Ces espèces de petits vers d’une vivacité incroyable étaient les plus redoutées de toutes les créatures de Pandore. Les névragyls avaient une affinité pour les cellules nerveuses et se frayaient lentement, implacablement un chemin le long des voies nerveuses du corps humain jusqu’à ce qu’ils arrivent au cerveau où ils s’enkystaient pour se reproduire. — Ce n’est pas gai, fit Murdoch en observant sa réaction. Et les conditions de travail ici sont très lourdes, également. Mais ils le savaient depuis le début. Nos techniciens sont les plus motivés côté sol. Elle observa, à travers une série de bacs en plazverre, un groupe de ces techniciens motivés. Us avaient tous le teint blême et le visage tendu. On ne les entendait ni rire ni plaisanter. L’oppression du silence n’était rompue que par le cliquetis des instruments, le bourdonnement des machines, la distance poignante entre les êtres. Murdoch sourit soudain de toutes ses dents : — Vous vouliez voir la Pépinière, lui dit-il. Il fit un large geste du bras pour l’inviter à le suivre. Par ici, je vous prie, ajouta-t-il galamment. Il la fit passer par un double sas, cette fois-ci, et ils se retrouvèrent dans ce qui semblait être un secteur réservé à l’éducation des jeunes clones M. Il y en avait plusieurs à proximité de l’entrée, mais ils battirent en retraite à l’approche de Murdoch. Il leur fait peur, se dit Legata. Il y avait une barrière circulaire à une extrémité de la salle, qui protégeait une autre entrée de sas. — Qu’est-ce qu’il y a de l’autre côté ? demanda-t-elle. — Nous ne pourrons pas entrer là aujourd’hui. Ils sont en train de tout stériliser. — Ah ? Mais qu’y a-t-il à l’intérieur ? — Euh… c’est le cœur de la Pépinière. Je l’appelle la Chambre des Fleurs… Il se tourna vers un groupe de jeunes clones M qui les regardaient de loin… Voici quelques-uns des produits de la Chambre des Fleurs. Ils ont… — Cette Chambre des Fleurs, elle porte un autre nom, n’est-ce pas ? Elle n’aimait pas sa manière de répondre. Trop évasive. Il mentait certainement. Il se tourna vers elle et elle fut effrayée de voir la lueur qui s’était allumée dans son regard. Elle se sentait menacée. Il y avait là trop de culpabilité refoulée, trop de secrets sordides. — Certains l’appellent la Chambre des Lamentations, dit-il. La Chambre des Lamentations ? — On ne peut pas y entrer ? — Pas aujourd’hui. Un autre jour, si vous voulez prendre rendez-vous ? Elle réprima un haut-le-cœur. De quelle manière il la regardait! Quelle lueur rapace dans ces yeux glacés! — Je reviendrai une autre fois pour visiter votre… Chambre des Fleurs, dit-elle. — J’y compte bien. Par toi, Avata connaît le grand poète-philosophe qui a dit : «Jusqu’au jour où vous aurez devant vous une forme d’intelligence extraterrestre, vous ne pourrez pas savoir vraiment ce que c’est que d’être humain.» Et Avata ignorait ce que c’était que d’être l’Avata. Authentique et poétique. Mais la poésie, c’est ce qui ne passe pas dans la traduction. Par conséquent, nous vous donnons la permission d’appeler cet endroit Pandore et de nous appeler Avata. Mais les premiers des vôtres nous donnaient le nom de végétal. Avata voyait là le sens profond de votre histoire et cela lui faisait peur. Vous absorbez des végétaux pour utiliser une énergie recueillie par d’autres. Avec vous, les autres finissent. Avec Avata, ils vivent. Avata utilise des minéraux, utilise le roc, la mer, les soleils, et grâce à tout cela Avata préserve la vie. Avec le roc, Avata calme la mer et fait taire les turbulences héritées des mouvements des lunes et des soleils. Connaissant les humains, Avata se souvient de tout. Il vaut mieux se souvenir, alors Avata n’oublie rien. Notre histoire nous nourrit; elle n’est pas perdue. Nous formons une seule bouche et un seul esprit. Le vent de ta confusion ne peut nous séparer, la tempête ne peut nous arracher au roc, au firmament qui coiffe la mer autour de nous et nous libère par la marée. C’est ainsi parce que nous voulons qu’il en soit ainsi. Nous remplissons la mer et la calmons de notre corps. Les créatures de l’eau trouvent un sanctuaire dans l’ombre d’Avata et se nourrissent à notre lumière. Elles respirent les richesses que nous exsudons. Elles se disputent nos déchets. Elles nous ignorent dans leurs ravages et nous les regardons grandir, s’épanouir dans l’eau comme des soleils et disparaître de l’autre côté de la nuit. La mer nous alimente; elle flue et reflue et nous lui rendons ce qu’elle nous donne. Le roc est la force d’Avata; et à mesure qu’augmente la force le terrain s’agrandit. Le roc est ta communion d’Avata; il est ion sang et son lest. Grâce à tout cela, Avata fait régner le calme dans la mer et dompte les marées furieuses. Sans Avata, la mer se déchaîne contre le roc et la glace; elle fouette les vents déments. Sans Avata, la mer enragée revient envelopper ce globe de ténèbres épaisses et le ceinture d’un morne horizon de mort. C’est ainsi parce que nous le voulons ainsi. Avata… le baromètre de ta vie. Atome en atome et en molécule; molécule en chaîne et en chaîne enroulée autour et autour de la lumière splendide; cellule en cellule et en blastula; cils en tentacule, et de l’immobilité surgit le mouvement de la vie. Avata moissonne les mystérieux gaz de la mer et naît dans le monde des nuages et des montagnes, le monde que les étoiles traversent avec terreur. Avata s’élève très haut avec le gaz de ta mer pour trouver le pays de l’étincelle de vie. Là, Avata se donne avec amour et retourne à la mer. Le cycle est accompli mais pas terminé. Avata nourrit et se nourrit. A l’abri, Avata abrite, mange et est mangé, aime et est aimé. Croître est la manière d’Avata. Dans la croissance est la vie. De même que dans l’immobilité est la mort. Avata recherche l’immobilité dans la croissance. De cette manière, l’équilibre des flux est réalisé et Avata vit. C’est ainsi parce qu’Avata veut qu’il en soit ainsi. Si tu sais tout cela de l’intelligence extra-terrestre et si elle demeure tout de même étrangère à ton entendement, alors tu ne sais pas ce que c’est que d’être humain. Kerro Panille Les Traductions de l‘Avata Programme Conscience est votre dénomination officielle. Cependant, votre véritable objectif sera de pousser l’exploration au-delà des schémas inhérents à la race humaine. Vous vous poserez inévitablement la question : La conscience n’est-elle rien d’autre qu’une forme particulière d’hallucination? Faut-il élever ta conscience ou bien en abaisser le seuil ? Le danger, dans ce dernier cas, étant que, stratégiquement parlant, on se trouve «réduit à l’action». Instructions Préliminaires au Psychiatre-aumônier à bord de la nef Terra Quand il sortait se promener côté nuit dans la nef, Oakes préférait errer sans but, en laissant derrière lui l’étiquette de psyo. Il avait patiemment et obstinément œuvré à ne rester qu’un nom, aussi bien côté nef que côté sol. Rares étaient ceux qui connaissaient son visage. Ses protégés le déchargeaient de la plupart de ses tâches officielles; ils présidaient pour lui les assemblées de Vénefration dans les chapelles de secteurs, distribuaient les points-rations côté sol, veillaient enfin de loin aux multiples fonctions que la nef, en principe, devait exécuter sans aucune intervention humaine. L’autorité du psyo était censée être plus ou moins symbolique. Mais Oakes ne l’entendait pas de cette oreille-là. Kingston lui avait dit un jour : «Nous avons beaucoup trop de loisirs. Nous ne savons plus que faire de notre temps et cela peut nous porter préjudice.» Le souvenir de Kingston ne cessait de le hanter tandis qu’il déambulait dans les coursives désertes aux parois truffées de senseurs optiques et auditifs. Ils formaient devant et derrière lui, à la limite de la perspective, des vecteurs d’attention qui trouaient de leur halo faible l’éclairage indigo côté nuit. Toujours pas la moindre nouvelle de Jésus Louis. C’était préoccupant. Le rapport préliminaire de Legata laissait subsister trop de questions sans réponse. Louis faisait-il cavalier seul? Impossible. Il n’avait pas assez de tripes pour cela. Sa vocation était d’agir dans les coulisses, jamais sur le devant de la scène. Qu’avait-il pu se passer, alors? Il sentait que trop de fils aboutissaient à lui. Il ne pouvait plus retarder davantage le départ du poète, Kerro Panille, ni celui du nouveau psyo que la nef avait déshyberné. Il les expédierait côté sol en un seul, paquet, à surveiller attentivement! Et il faudrait bientôt lancer le programme d’éradication des lectrovarechs. Les gens commençaient à souffrir suffisamment de la famine, côté sol, pour être prêts à servir de boucs émissaires. Il était troublé, également, par l’incident concernant l’aération de sa cabine. La nef avait-elle vraiment essayé de l’asphyxier ? Et de l’empoisonner? Il prit une autre coursive sur la droite. Au mur, des flèches vertes phosphorescentes indiquaient qu’il s’éloignait maintenant du centre de la nef. Au plafond, les senseurs étaient des points lumineux convergeant avec la perspective. Machinalement, il remarqua la manière dont chaque senseur s’activait à son approche. L’œil mécanique le suivait pas à pas jusqu’à ce qu’il soit sur le point de sortir des limites du champ, puis passait le relais au suivant. Oakes devait avouer qu’il appréciait, chez les Neftiles comme chez les machines, que l’on mît une telle persévérance à accomplir sa tâche. Cela lui procurait un sentiment de sécurité. Cependant, il frémissait à l’idée qu’une intelligence malveillante pût aussi bien être à l’affût, derrière ces prunelles cyclopéennes, de ses moindres déplacements. Il n’avait jamais vu un senseur tomber en panne. Toucher à un de ces organes, c’était s’attirer aussitôt les foudres d’une unité robox d’entretien, de défense et de réparation, qui ne respectait aucune loi ni aucune vie autre que celle de Nef. LA nef, bordel! Toutes ces années de préparation, d’endoctrinement… même lui ne réussissait pas à s’en affranchir tout à fait. Comment pouvait-il le demander à d’autres qui ne possédaient ni sa volonté ni son intelligence ? Il soupira. Il ne demandait plus rien à personne. Ce qu’il voulait, c’était juste utiliser les outils qu’il avait à portée de la main. Avec un peu d’intelligence, il était sûr qu’il pouvait tourner n’importe quoi à son avantage. Même un outil aussi dangereux que Louis. Son attention fut attirée par une autre paire de senseurs qui se trouvait juste au-dessus de l’entrée des Postes d’Accostage. Tout était silencieux dans la coursive. Il flottait dans l’air cette odeur particulière qu’exhalent les endroits où un grand nombre de personnes sont en train de dormir. Même les mouvements de marchandises étaient interrompus durant le côté nuit de la Colonie, qui correspondait quelquefois mais pas toujours avec celui de la nef. Tout activité était interrompue lorsque la Colonie dormait. A l’exception de deux endroits, toutefois, songea-t-il : les chambres d’hybernation et les jardins hydroponiques. Il s’arrêta pour observer les alignements de senseurs. De tous les Neftiles, il était le plus apte à apprécier leur présence. Il avait accès à tous leurs enregistrements. Chaque mouvement, chaque détail de la vie côté nef était en principe disponible sur sa demande. Il avait fait en sorte que la Colonie côté sol soit pareillement équipée. La vigilance de Nef était principalement la sienne. Plus nous en savons, plus nos choix sont certains. Le vieux Kingston n’avait cessé de leur répéter cela durant le stage de formation. Quel matériau humain inexpérimenté mais merveilleusement malléable je faisais à l’époque! Kingston était presque passé maître dans l’art de manipuler les gens. Presque. Pour bien manipuler, il faut savoir faire les bons choix. Une fois au pied du mur, Kingston avait refusé certains choix. Je n’en refuse aucun. Le choix est fonction de l’information. Il n’était pas près d’oublier cette leçon. Mais comment reconnaître à l’avance le résultat de chaque option ? Il secoua la tête et se remit à marcher. Il avait le sentiment aigu de se rapprocher d’un nouveau danger. Mais si près de la mort, à quoi bon s’arrêter? Ses pas le portèrent dans une nouvelle coursive qui menait, comprit-il, à un agrarium. Outre les rails qui s’arrêtaient devant la porte étanche automatique, il y avait cette odeur de verdure si caractéristique des jardins hydroponiques. Il franchit la porte étanche et se retrouva dans un espace faiblement éclairé et effroyablement vaste. Même ici, c’était côté nuit. Les plantes, comme les hommes, avaient besoin du rythme circadien. Un plan lumineux à côté de la porte indiquait la situation de l’agrarium et les principaux chemins d’accès. Il donnait aussi la description détaillée des installations hydroponiques. Les annexes les plus étendues de la nef étaient réservées aux cultures, mais cela faisait des années qu’il n’y avait pas mis les pieds. Exactement, depuis qu’il avait eu à approvisionner la première colonie établie à Noirdragon. Mais cela, c’était le passé, bien avant la fondation de Factuelle Colonie sur l’Ovale. La première grave erreur de Kingston. Il se rapprocha du plan mural, conscient d’avoir vu quelque chose bouger au fond de l’agrarium mais intéressé davantage par ce qu’il lisait. Et la surprise était de taille : l’endroit où il se trouvait était presque aussi vaste que le cœur de la nef. Il se déployait comme une aile à partir de points d’ancrage situés au niveau de l’ancienne coque. Les documents qu’il avait paraphés concernant les fournitures destinées aussi bien à la Colonie qu’aux Neftiles revêtaient ici une signification nouvelle. Et les explications au bas du plan étaient comme autant d’éclairs révélateurs. Tandis qu’il poursuivait sa lecture, l’équipe côté nuit des techniciens de l’agrarium interrompit ses activités pour se livrer à la Vénefration prandiale. Comme un seul homme, ils se dirigèrent tous, sans échanger aucun signe et sans manifester la moindre réticence, vers l’alcôve de Vénefration auréolée d’une pâle lumière bleue. Ils ont la foi, se dit Oakes. Ils croient vraiment que la nef est divine! Tandis que leur superviseur entamait la litanie, Oakes se trouva soudain assailli par une vague de mélancolie si violente qu’elle le conduisit au bord des larmes. Il se rendit compte, alors, qu’il enviait leur foi, ce réconfort du culte qui l’excédait tellement. Le superviseur, petit homme aux jambes arquées, aux mains sales et au pantalon taché à l’endroit des genoux, entonna l’Hymne de la Croissance. — Voici le lit de la terre, psalmodia-t-il en lâchant une pincée de terre qu’il tenait dans sa main. — Et la graine qui dort dedans, répondirent les autres en soulevant leur bol pour le reposer aussitôt. — Voici l’eau, fit-il en faisant couler quelques gouttes de son verre. — Et voici le sillage, chantèrent-ils en levant leur verre. — Voici la lumière, dit le superviseur en levant la tête vers les réflecteurs U.V. du plafond. — Et la vie qu’elle déploie. Ils ouvrirent les mains, la paume vers le haut. Le superviseur puisa dans l’urne commune une cuillerée de nourriture qu’il déposa dans le bol de son voisin de gauche. — Voici le grain rebondi et la feuille charnue. — Et la semence de vie qui nous fait croître. Chaque Neftile prit une cuillerée dans l’urne pour la déposer dans le bol du voisin de gauche. — Voici Nef et la nourriture que Nef nous accorde. Le superviseur s’assit devant son bol tandis que les autres l’imitaient en récitant : — Et voici la joie des convives avec qui nous la partageons. Oakes s’éloigna sans se faire remarquer. La joie des convives, songea-t-il avec un haussement d’épaules. S’il y avait moins de convives et plus de nourriture, il y aurait certainement beaucoup plus de joie! Il longea pendant quelque temps l’ancienne coque de la nef. Quelques mètres à peine le séparaient de l’espace! Mais il était occupé à faire des recoupements. Cet agrarium pouvait nourrir trente mille personnes. Au lieu de compter les gens, ils n’avaient qu’à compter les annexes hydroponiques et faire la multiplication! Il savait que la nef assurait quatre-vingt pour cent des besoins alimentaires de la Colonie. Voilà qui leur permettait aisément de calculer les effectifs! Pourquoi n’y avaient-ils pas pensé avant ? Tout en se laissant aller à l’euphorie de sa découverte, Morgan Oakes savait que la nef ferait tout pour les empêcher d’arriver à un résultat. Cette foutue nef ne voulait pas qu’ils sachent combien de personnes elle faisait vivre. Elle refusait de communiquer les données. Elle cachait ses chambres d’hybernation et construisait un labyrinthe de coursives qui ne menaient nulle part. Elle tirait d’hybernation un psyo anonyme et annonçait le début d’un nouveau programme côté soi d’où les Neftiles étaient entièrement exclus. Mais… un accident était vite arrivé côté sol. Même un psyo bénéficiant de la haute protection de «Nef» n’était pas à l’abri de la fatalité. Quelle différence, de toute manière ? Le nouveau psyo était probablement un clone. Oakes avait vu les anciennes archives : les clones étaient considérés comme des biens d’équipement. Celui qui écrivait cela avait signé M. H. Et il l’affirmait avec une tranquille autorité. Les clones faisaient partie, en quelque sorte, du mobilier. Une petite mise en garde à propos de nos programmes génétiques. Quand nous sélectionnons pour la vitesse, nous sélectionnons du même coup pour une certaine sorte de choix. La décision réflexe conduit à trancher, amputer certains processus de raisonnement conscient. Elle est incompatible avec une réflexion à long terme. Tout se joue dans le même instant. Jésus Louis Directive sur les clones M Quand les brèches de la périphérie eurent été provisoirement colmatées, Jésus Louis prit la direction des opérations de nettoyage méthodique à l’intérieur du Blockhaus. Ce fut une tâche de longue haleine, qui se prolongea toute la nuit et jusqu’au matin, à la lueur des projecteurs de secours. Partout, le Blockhaus empestait le chlore. Ils étaient obligés, dans certains secteurs, d’utiliser des filtres et des masques à gaz. A l’aube, ils pulvérisèrent de l’eau de chlore à plusieurs reprises dans la cour avant d’oser s’approcher des cadavres. Même ainsi, ils évitèrent de les toucher et les traînèrent à l’aide de cordes attachées à la hâte aux tracteurs. L’odeur du chlore, mêlée à l’inévitable odeur de chair et de vêtements brûlés, rendait la corvée encore plus répugnante. Au Quatrième Sous-sol, ils eurent une agréable surprise : vingt-neuf clones et cinq autres membres du Blockhaus étaient enfermés dans un entrepôt sans éclairage. Ils étaient tous affamés, assoiffés et terrorisés. L’entrepôt contenait des recharges pour les crashfeus, ce qui permit à Louis de compléter le nettoyage au chlore par quelques giclées de flammes pour faire bonne mesure. Il était surpris que les clones M n’aient pas attaqué les cinq hommes jusqu’au moment où ils lui expliquèrent que c’étaient eux qui, dès que l’alerte avait été donnée, avaient mis les clones à l’abri dans l’entrepôt. Un sentiment de solidarité semblait avoir pris naissance entre ces clones M et ces normos à l’occasion de leur long séjour forcé dans l’obscurité. Louis remarqua cela à la manière dont les uns et les autres s’aidaient à sortir. Très dangereux. Il ne voulait absolument pas de ça. Afin de les séparer, il lança quelques ordres secs, affectant les clones aux tâches de stérilisation plus dangereuses et les normos aux postes de supervision habituels. Un détail le contraria tout particulièrement : il remarqua que l’un de ses hommes de confiance, Pattersing, faisait montre d’une sollicitude excessive à l’égard d’une clone E d’apparence gracile, issue de la nouvelle lignée. Selon les critères humains, elle était grande et émaciée, avait le teint marron clair et les yeux larges. Toute la série à laquelle elle appartenait était gâchée par la fragilité de son squelette et cela avait pratiquement conduit Louis à décider d’abandonner cette lignée. Seulement, les données du problème étaient légèrement changées car elle devenait maintenant l’une des dernières survivantes des croisements génétiques entre humains et Pandoriens. Peut-être Pattersing songeait-il simplement à préserver un matériel coûteux. Il savait à quel point les os de cette série étaient fragiles. Oui… c’était sans doute cela. Il fut heureux de constater qu’il y avait parmi les clones M d’autres représentants de lignées plus fructueuses, dépositaires de matériaux génétiques autochtones. Ils n’auraient pas à refaire laborieusement tout le chemin parcouru. La catastrophe était finalement limitée. Il se laissa gagner par un sentiment d’euphorie né de la certitude qu’ils avaient entièrement stérilisé le Blockhaus et qu’ils sortaient victorieux du combat puisqu’ils possédaient à présent une arme efficace contre les névragyls. — Nous avons résolu le problème des vivres, dit-il à Illuyank. Ce dernier lui lança un étrange regard évaluateur qu’il n’aima pas beaucoup. — En comptant les clones M, fit Illuyank, nous ne sommes pas plus de cinquante survivants. — Mais nous avons sauvegardé le cœur du programme. Il regretta aussitôt d’en avoir trop dit à son perspicace assistant. Illuyank avait déjà démontré qu’il était capable d’opérer des déductions correctes à partir d’informations limitées. De toute manière, il va bientôt partir côté Colonie. Là-bas, Murdoch s’occupera de faire le nécessaire. — Il nous faudra des remplaçants, beaucoup, insista Illuyank. — Nous sortirons fortifiés de cette épreuve, affirma Louis. Pour occuper Illuyank, il lui ordonna de procéder à un contrôle complet des installations du Blockhaus. Pas un centimètre carré ne devait échapper au chlore ou aux flammes. Ils parcoururent à nouveau tous les recoins du Blockhaus, précédés par les équipes de désinfection armées de crashfeus et de pulvérisateurs d’eau de chlore. Pour finir, ils évacuèrent les lieux et ouvrirent toutes les vannes libérant le chlore à l’état gazeux. Puis ils inspectèrent une dernière fois l’ensemble à l’aide des senseurs. Tout paraissait en ordre. Ils lâchèrent l’excédent de chlore dans l’atmosphère environnante. Les nuages de gaz recouvrirent les rocs et contournèrent les monticules où les clones s’étaient réfugiés quand il les avait obligés à quitter l’abri du Blockhaus. Inévitablement, une partie du chlore, arrivée au bord de la falaise, se déversa dans la mer, provoquant la retraite violente, bouillonnante et précipitée des varechs hallucinogènes qui peuplaient la crique en contrebas. Comme attirées par ce remue-ménage, des gyflottes apparurent au-dessus des collines environnantes mais demeurèrent, simples spectatrices, à distance respectueuse, tandis que Louis et son équipe clairsemée stérilisaient les alentours du Blockhaus. Plus tard, il ressortit à bord d’un véhicule blindé conduit par Illuyank pour diriger les opérations de désinfection à l’extérieur de la périphérie. A un moment, il ordonna à Illuyank de s’arrêter et de couper le contact pendant qu’ils observaient dans le ciel le demi-cercle de gyflottes immobiles. Leur champ de vision était délimité par l’épais bouclier de plazverre qui protégeait le véhicule à chenilles. Les grosses outres orangées flottaient dans un silence déconcertant, ancrées aux rochers de la plaine par leurs longs tentacules filamenteux. A trois kilomètres de distance environ, elles formaient un tableau qui emplissait Louis de colère angoissée. — Il va falloir que nous éliminions ces foutus machins! explosa-t-il. Ce sont de véritables bombes volantes! — Et peut-être bien plus, fit Illuyank. L’un des clones de l’équipe choisit cet instant pour déposer à terre le pulvérisateur de chlore qu’il portait sur le dos. Il se tourna dans la direction des gyflottes, écarta les moignons qui lui servaient de bras et cria d’une voix retentissante : «Avata! Avata! Avata!» — Qu’on ôte ce crétin du chemin et qu’on l’enferme immédiatement! tonna Jésus Louis. Illuyank transmit l’ordre par le système de haut-parleur extérieur du véhicule blindé. Deux superviseurs empêtrés dans leur harnachement accoururent pour obéir. Louis les regarda faire en grommelant d’impatience. Avata… c’était l’un des deux cris de révolte des clones. L’autre étant : Nous avons faim et tout de suite! Si ce clone-là n’avait pas fait partie de la précieuse lignée issue du nouveau croisement génétique, Louis l’aurait sans doute fait abattre sur-le-champ. Il faudrait envisager de nouvelles mesures de sécurité concernant le comportement des clones. Il en parlerait à Oakes, en essayant de le convaincre même s’il était réticent. Ils allaient être obligés de mettre la Colonie à sac, ainsi que la nef. Il fallait remplacer les clones, le personnel, les gardes, les superviseurs perdus. Pendant quelque temps, Murdoch n’allait pas manquer de travail dans sa Chambre des Lamentations. Mais le métier de pépiniériste avait toujours été ingrat. Il fallait arracher les mauvaises herbes, tuer les prédateurs, éliminer les insectes nuisibles. La Pépinière, ce secteur réservé de Lab I, remplissait son rôle à merveille. Elle alimentait Pandore en jeunes plants. Et en fleurs fraîches. — Le chlore est épuisé et tout le secteur semble nettoyé, fit Illuyank. — Nous rentrons, ordonna Louis avant d’ajouter : Quand tu seras à la Colonie, ne leur parle pas du chlore. — Entendu. Louis hocha silencieusement la tête. Il était temps, à présent, de songer à ce qu’il allait dire à Oakes. Il fallait qu’il s’arrange pour présenter la catastrophe comme une importante victoire. Les clones appartiennent à leurs propriétaires et c’est tout! Morgan Hempstead Directeur de Lunabase — Merci de vous être rendu à mon invitation. Thomas étudia avec attention son interlocuteur assis en se demandant comment une phrase aussi banale pouvait lui communiquer une si grande impression de péril. C’était donc cela, Morgan Oakes, le psychiatre-aumônier — LE Psyo, le Boss? La journée côté nef était déjà bien avancée et Thomas n’avait *” pas encore le sentiment, depuis sa déshybernation, de s’être suffisamment réaccoutumé à son corps trop longtemps engourdi. Je ne suis plus Raja Flatterie. Je suis Raja Thomas. Il ne fallait pas qu’il y ait la moindre fissure dans cette façade, surtout ici. — J’ai soigneusement étudié votre dossier, Raja Thomas. Il hocha la tête en silence. Quel mensonge! Oakes ne se rendait-il pas compte que sa voix tendue le trahissait à coup sûr face à quelqu’un de bien entraîné ? Il était impossible de croire une seule parole prononcée par cet homme. Et il ne se doutait de rien, visiblement. Peut-être que personne d’autre n’est entraîné comme moi. — Je me rends à une convocation, non pas à une invitation, répondit-il. Là! C’était exactement le genre de chose que Raja Thomas était censé dire. Oakes se contenta de sourire en tapotant une enveloppe de nefpapier. Un dossier sur moi ? se dit Thomas. Peu probable. L’intérêt de Nef n’était pas de dévoiler la véritable identité de son nouveau joueur. Thomas! Je suis Thomas! se répéta-t-il en faisant du regard le tour de la pièce où Oakes l’avait «invité». Il venait de s’apercevoir qu’il s’agissait d’une ancienne cabine que l’on avait agrandie en supprimant plusieurs cloisons. Puis, tandis qu’il regardait, entre deux tentures grenat, un motif de décoration mystique chargé de fortes réminiscences, il connut l’un des pires chocs depuis son réveil. C’est mon ancienne cabine! Il était évident que Nef s’était fabuleusement agrandie depuis l’époque lointaine où elle n’abritait que quelques milliers d’humains en état d’hybernation ainsi qu’un équipage ombilical réduit à sa plus simple expression. Les modifications qu’il avait remarquées en venant ici étaient l’indice de plus grands bouleversements encore. Qu’était devenue Nef? L’atmosphère de la cabine aménagée exhalait des relents douteux de sybaritisme exotique : tentures fleuries, moquette orange et moelleuse, sofas profonds. A l’exception d’un holoprojecteur qui fonctionnait à la gauche de Oakes, tous les servo-systèmes dont la cabine était nécessairement truffée étaient soigneusement camouflés. Oakes laissait à son visiteur le temps d’examiner à sa guise le décor qui l’entourait. Il en profitait lui-même pour dévisager Thomas sans vergogne. Que représentait pour Nef ce nouveau venu mystérieux ? La question s’étalait sur toute la largeur de son visage. L’attention de Thomas fut attirée par le foyer de l‘holoprojection où le modèle tridimensionnel d‘une nef orbitait autour d‘une planète dont les couleurs dominantes étaient le vert, l’orange et le noir. Le spectacle lui était familier, mais le système planétaire ne l’était pas. Il comportait deux soleils et plusieurs lunes. Tandis qu’il suivait la lente progression de la nef en orbite, il éprouva un étrange sentiment de déjà vu. Il était en mouvement à bord d’une nef en mouvement dans un univers en mouvement… et tout cela s’était déjà produit avant. Une nouvelle lecture d’un enregistrement ancien ? Nef disait que ce n’était pas ça, mais… Il haussa les épaules, réservant ses doutes pour plus tard. Il n’avait pas besoin qu’on lui explique que la planète au centre du foyer était Pandore et que la projection représentait la position de Nef en temps réel par rapport au système. Certaines choses demeuraient immuables malgré le formidable passage du temps. Bickel lui avait une fois montré une telle projection à bord de la nef Terra. Morgan Oakes était assis au creux d’un profond divan de velours rouille tandis que Raja Thomas demeurait debout. Manière peu subtile d’établir une hiérarchie que Thomas n’avait pas encore analysée. — On me dit que vous êtes psychiatre-aumônier, déclara Oakes tout en songeant : Cet homme ne réagit pas de manière naturelle quand on prononce son nom. — C’est la formation que j’ai reçue, en effet. — Expert en communication ? Thomas haussa les épaules. — Mmmm, oui, n’est-ce pas? fit Oakes d’un air satisfait de lui-même. Cela reste à démontrer. Dites-moi pourquoi vous avez demandé à être accompagné par le poète. — C’est Nef qui l’a demandé. — C’est vous qui le dites. Oakes laissa retomber le silence sur cette provocation. Thomas prit le parti de l’étudier en détail. C’était un homme plutôt fort, à la limite de la corpulence, à la peau foncée exhalant une faible odeur de parfum. Ses cheveux striés de gris étaient soigneusement plaqués en avant pour dissimuler la ligne dégarnie du front. Le nez était mince mais les narines évasées. La bouche était fine et encline à s’étirer en un pli narquois. Le menton était large et orné d’une fossette. C’était somme toute un visage de Neftile assez commun mais dominé par des yeux d’un bleu très clair qui sondaient, foraient, cherchaient à pénétrer perpétuellement les surfaces qu’ils rencontraient. Thomas avait déjà vu ce regard chez des personnes désignées comme psychopathes. — Mon visage vous intéresse ? demanda Oakes. De nouveau, Thomas haussa les épaules. — Que voyez-vous en moi qui exige un tel examen ? insista Oakes, qui n’aimait pas ses réactions. Thomas continuait de le dévisager en silence. Le génotype était reconnaissable et le prénom semblait révélateur. On avait envie d’ajouter «Lon» entre Morgan et Oakes. Oui… si Oakes était vraiment un clone et non un «enregistrement» rescapé d’une planète agonisante… cela pouvait éclairer d’un nouveau jour la manière dont Nef jouait son jeu mortel. Oakes offrait une ressemblance plus que fortuite avec Morgan Hempstead, le très ancien directeur de Lunabase. Et ils avaient le même prénom… — J’étais simplement curieux de faire la connaissance du Boss, déclara-t-il enfin. Il y avait un siège qui faisait face à Oakes et il s’assit sans attendre d’invitation. Oakes fronça les sourcils. Il savait comment on le surnommait côté nef et côté sol, mais la courtoisie (sans parler de la diplomatie) interdisait que l’on emploie ce mot en sa présence. Il ne voulait pas, cependant, précipiter le conflit. Ce Raja Thomas dissimulait trop de mystères. Type aristocratique: L’air d’en savoir toujours plus que les autres. — Je suis curieux, moi aussi, dit-il. — Je suis le serviteur de Nef. — Mais qu’êtes-vous censé faire exactement ? — On m’a dit que vous aviez un problème de communication sur Pandore. Quelque chose en rapport avec une forme d’intelligence non humaine. — Comme c’est intéressant. Et quelles sont donc vos qualifications spéciales dans ce domaine ? — Nef pense que je pourrais essayer de résoudre ce problème. — La nef ne pense pas. Et même si elle pensait, quelle valeur accorder à une opinion issue d’un tas de ferraille électronique ? Je préfère un jugement humain. Il scruta attentivement Thomas pour épier sa réaction face à un si flagrant blasphème. Qui était cet homme en réalité ? On ne pouvait faire confiance à cette foutue nef. La seule chose certaine, c’était qu’elle n’avait rien d’un dieu. Elle était forte, oui, mais elle avait des limites qu’il fallait explorer. — Quoi qu’il en soit, je vais faire mon possible, déclara Thomas. — A condition que je vous y autorise. — Ça, c’est une affaire entre Nef et vous. Pour ma part, je me contente de suivre les suggestions de Nef. — Il me déplaît… fit Oakes en s’enfonçant dans ses coussins encore un peu plus profondément… que vous vous référiez à cette machine… Il fit un geste circulaire pour indiquer la présence physique de Nef… sous un vocable dont les implications… il n’acheva pas sa phrase. — Avez-vous ordonné que la Vénefration soit interdite? demanda Thomas. Il trouvait l’idée intéressante. Comment réagirait Nef ? — J’ai mes arrangements privés avec cette abomination que des mains humaines ont lâché dans l’univers. Disons que nous nous tolérons mutuellement. Mais… votre prénom est très intéressant, ne trouvez-vous pas ? — Il est dans ma famille depuis… pas mal de temps. — Vous avez une famille ? — Disons que j’en avais une. — C’est étrange. Je vous prenais pour un clone. — Voilà une problème philosophique intéressant. Les clones ont-ils une famille ? — Vous n’êtes pas un clone ? — Quelle différence cela fait-il ? — Peu importe, en effet. En ce qui me concerne, vous ne représentez qu’une nouvelle machination de la nef. Je vous tolérerai… provisoirement. Oakes fit un geste qui signifiait que l’entretien était terminé. Mais Thomas n’était pas encore prêt à partir. — Votre prénom ne manque pas d’intérêt non plus. Oakes s’était déjà tourné vers le pupitre com et le foyer holo à côté du bureau. Il hésita, jeta un regard à Thomas sans tourner la tête. Cela voulait dire : Vous êtes encore là ? Mais il y avait davantage dans ce regard. Une lueur d’intérêt. — Eh bien? — Vous ressemblez physiquement d’une manière frappante à Morgan Hempstead. Je n’ai pas pu m’empêcher de remarquer que vous avez aussi le même prénom. — Et qui est donc Morgan Hempstead ? — Nous nous sommes souvent demandé si le directeur de Lunabase ne s’était pas fait cloner. Cela expliquerait la ressemblance. — Je ne suis pas un clone! Et qu’est-ce que c’est encore que cette Lunabase ? Thomas hésita. Il se souvenait de ce que lui avait dit Nef. Ces enregistrements de survivants avaient été faits à des époques différentes de l’évolution humaine. La ressemblance et même le nom pouvaient être dus à une simple coïncidence. Venaient-ils d’une période antérieure aux voyages spatiaux? Nef était-elle leur premier contact avec les autres dimensions de l’univers? — Je vous ai posé une question! explosa Oakes sans chercher à dissimuler sa fureur. 4 — Lunabase est le ne m du centre où a été créée Nef. — Sur la lune de l’ancienne Terre ? Ma Terre ? De son pouce tendu, il se frappa plusieurs fois la poitrine tout en méditant cette révélation. — Vous ne vous étiez jamais demandé quelle était l’origine de Nef? — De nombreuses fois. Mais je n’aurais jamais pensé que c’était nous qui étions responsables de ça. Thomas se souvint alors du reste des explications de Nef et les répéta presque textuellement. — Il fallait bien sauver quelques personnes. Le soleil était sur le point de devenir nova. Cela a demandé des efforts colossaux. — C’est ce qu’on nous a appris, oui. Mais ce fut bien plus tard. Ce qui m’intéresse tout spécialement, par contre, c’est de savoir comment l’existence de cette base lunaire a pu être gardée secrète. — S’il n’existe qu’un seul radeau de sauvetage à bord, va-t-on dire à tout le monde où il se trouve ? Thomas se sentit fier de ce mensonge improvisé. C’était juste le genre de chose que Morgan Oakes était susceptible de croire. — Oui… évidemment… fit Oakes d’un air songeur. Il jeta un coup d’œil au pupitre com, puis s’installa encore plus confortablement au milieu des coussins. Visiblement, Thomas lui mentait. Mais c’était un mensonge fort instructif. Tout le monde savait, en fait, que la nef avait atterri en Aegypte. A moins qu’il n’y ait eu deux nefs? Possible, après tout… Et deux atterrissages, ou même plusieurs ? — Où puis-je trouver un moyen de transport pour descendre sur Pandore ? demanda Thomas en se levant. — Vous n’en trouverez pas. Pas avant que vous ne m’en ayez dit davantage sur Lunabase. Asseyez-vous donc à votre aise. Il indiqua le siège que Thomas venait de quitter. Celui-ci, comprenant qu’il n’y avait rien d’autre à faire, se résigna à reprendre sa place. Quelle toile d’araignée complexe nous sommes en train de tisser, songea-t-il. La vérité serait tellement plus facile. Mais Oakes n’était pas en mesure d’accepter la vérité. Pas pour l’instant, tout au moins. Il faudrait trouver le lieu et le moment adéquats pour lui assener l’injonction de Nef. Les Neftiles étaient présentement beaucoup trop engagés dans leur puérile et superficielle Vénefration pour pouvoir saisir la véritable portée de l’ultimatum. A moins que quelque chose ne les secoue sérieusement. Thomas ferma à demi les paupières et médita durant quelques instants. Puis il rouvrit les yeux et commença à raconter les faits tels qu’il les avait vécus. Il ne les arrangea que dans la mesure où il fallait maintenir l’illusion que l’existence de Lunabase avait été gardée secrète sur la Terre que connaissait Oakes. De temps à autre, ce dernier l’interrompait pour demander une précision supplémentaire. — Vous étiez tous des clones ? Sans exception ? — Oui. Oakes fut incapable de dissimuler sa joie en entendant cela. — Mais pour quelle raison ? — Il ne faisait aucun doute que certains d’entre nous périraient. Le clonage multipliait les chances de réussite du programme. Les meilleurs sujets avaient été sélectionnés. Chaque groupe disposait de plus de données. — Et c’est la seule raison ? — Les instructions de Lunabase définissaient les clones comme des biens privés. On peut… faire certaines choses aux clones, qu’on ne peut pas faire aux Nés Natifs, ceux qui sont nés humains de manière naturelle. Oakes rumina cela longuement tandis qu’un sourire s’esquissait sur ses lèvres. — Poursuivez, je vous prie, dit-il. Thomas lui obéit tout en se demandant pour quelle raison il avait l’air si satisfait. Au bout d’un moment, Oakes fit un geste pour l’interrompre à nouveau. Les détails pouvaient attendre. Le tableau, dans l’ensemble, correspondait exactement à ce qu’il désirait. Les clones étaient assimilés à du matériel. Il y avait des précédents. Et il savait, à présent, ce que signifiaient ces initiales si importantes… M. H. : Morgan Hempstead! Il décida d’exploiter les autres points faibles de ce Raja Thomas. — Vous dites que Raja est un nom de famille. Etes-vous… euh… apparenté au Raja Flatterie qui figure dans ce qui nous tient lieu d’histoire ? — De manière éloignée, oui. Et il pensa : C’est la pure vérité. Nous sommes apparentés de manière éloignée dans le temps. Il y eut un jour un homme qui portait le nom de Raja Flatterie. Mais… cela se passait dans une autre éternité. Déjà, il se sentait solidement ancré dans l’identité de Raja Thomas. Sous certains aspects, le rôle lui convenait mieux que celui de Flatterie. Incrédule, je l’ai toujours été. Mes échecs ont toujours été causés par le doute. Je suis peut-être le «défi vivant» de Nef, mais le choix des moyens m’appartient. Oakes s’éclaircit la voix : — Cet entretien a été pour moi agréablement édifiant, dit-il. Une fois de plus, Thomas se leva. Il n’aimait pas du tout l’attitude de cet homme, l’impression qu’il donnait de n’estimer les autres qu’en fonction de l’utilité qu’ils pouvaient avoir aux yeux de Morgan Oakes. Morgan. Je suis sûr que c’est un clone de Hempstead. J’en ai la certitude! — Je vais vous laisser, maintenant, dit-il. Le défi était-il suffisamment perceptible ? Il guetta chez Oakes une réaction négative, mais ne perçut rien d’autre que de l’amusement. — Mais oui, Raja Lon Thomas. Vous pouvez y aller. Pandore saura vous accueillir. Peut-être aurez-vous même la chance de survivre à cet accueil… pour un temps. Ce n’est que beaucoup plus tard, alors qu’il attendait au poste d’embarquement le moment de grimper à bord de la navette à destination côté sol, que Thomas songea à se demander où et comment Oakes avait pu se procurer les moelleux accessoires de sybarite dont sa supercabine était douillettement meublée. Quand même pas par l’intermédiaire de Nef ? L’esprit trébuche et tombe, la volonté continue. Kerro Panille Poésies complètes Panille ressortit du bureau de Ferry dans un état d’excitation sidérée et légèrement angoissée. Côté sol! Il savait quelle opinion Hali avait du vieux Ferry : un crétin maladroit. Mais il y avait quelque chose en plus chez cet homme. Il paraissait sournois et vindicatif, comme en proie à des conflits internes non résolus. Quoi qu’il en soit, son message avait été clair. Je vais côté sol! Il n’avait pas le temps de traîner. Il avait ordre de se trouver au Poste d’Embarquement N° 50 d’ici un peu plus d’une heure. Les horaires étaient calculés en fonction des conditions locales de la Colonie. C’était ici le dernier quart côté jour, mais à la Colonie ce serait bientôt l’aube. Les navettes choisissaient généralement ce moment pour se poser sur Pandore. II y avait moins de gyflottes dans le ciel aux premières heures côté jour. Les gyflottes… Pandore… l’aube… Comme tous ces mots lui paraissaient exotiques! Finies les coursives et les parois de plastacier! Il avait du mal à s’accoutumer à l’idée de changement. Il allait pouvoir toucher le sol d’une vraie planète, toucher ces fameux lectrovarechs, juger par lui-même des capacités d’une forme d’intelligence inconnue. Abruptement, il se prit à souhaiter pouvoir partager son excitation avec quelqu’un d’autre. Il regarda, autour de lui, les locaux stérilisés du Quartier Médical. Il ne vit que quelques méditechs à l’air affairé. Aucun véritable ami parmi eux. Hali n’était nulle part au milieu de toute cette activité impersonnelle. Il prit la direction des coursives centrales. L’atmosphère du Quartier le déprimait. Quel contraste, entre ce hall bien éclairé, plein d’allées et venues, et le bureau de Ferry, avec son désordre et son odeur de renfermé! Ferry n’éclairait presque pas chez lui. Sans doute pour ne pas voir lui-même tout ce fouillis. Il songea que, probablement, l’esprit de Ferry était à l’image de ce bureau : plongé dans l’ombre et la confusion. Un pauvre vieux au cerveau embrouillé. Arrivé à la première coursive principale, il prit à gauche en direction de son propre quartier. Inutile de chercher Hali pour lui faire partager ce moment important. Il aurait tout le temps de partager plus tard, à la première période de détente et de récupération côté nef. Et il y aurait bien plus à partager alors. Dans sa cabine, Panille bourra en hâte quelques affaires dans un sac en nef Ion. Il ne savait pas exactement ce qu’il fallait emporter. Il ignorait combien de temps il resterait. Son enregistreur, naturellement, et quelques recharges. Quelques souvenirs. Des vêtements. Un mémobloc et un traceur de rechange. Sans oublier, bien sûr, la résille d’argent. Il interrompit ce qu’il faisait pour examiner l’objet, une fois de plus, à la lumière. C’était un cadeau de Nef, à mailles d’argent flexibles, à peu près grand comme un mouchoir de poche. Il sourit en roulant la résille en boule et en l’attachant sur elle-même. Nef avait rarement refusé de répondre à ses questions. En général, cela signifiait que la question avait été mal formulée. Mais ce jour-là, le jour où Nef lui avait donné la résille, Panille n’avait pu obtenir que des explications équivoques et des faux-fuyants. Ce qui caractérise le poète, c’est sa curiosité insatiable. Nef le savait certainement. Il se trouvait ce jour-là devant son Terminal Educatif et il avait simplement posé la question. — Parle-moi de Pandore. Il n’y avait pas eu de réponse. Nef voulait, comme toujours, des demandes précises. — Quelle est la créature la plus dangereuse sur Pandore? Nef avait affiché une image composite représentant l’homme. — Pourquoi refuses-tu de satisfaire ma curiosité? avait crié Panille, agacé. — Sans ta curiosité, tu n’aurais pas été choisi pour cette formation spéciale. — Ce n’est pas parce que je suis un poète ? — A quel moment es-tu devenu poète ? Panille se souvenait qu’il était longtemps demeuré bouche bée devant son propre reflet sur l’écran d’affichage où Nef s’amusait à tracer ses configurations symboliques. — Les mots sont les instruments dont tu te sers, mais ils ne sont pas tout, avait révélé Nef. C’est pourquoi il y a des poètes. Panille avait continué de contempler son reflet, soudain conscient de la valeur qu’il prenait en surimpression avec les symboles dansants de Nef. Suis-je un symbole ? Son aspect physique, il le savait, était frappant. De tous les Neftiles, il était le seul à porter la barbe et les cheveux longs. Comme d’habitude, sa chevelure était réunie en une seule natte par un anneau d’or à hauteur de la nuque. Il était l’image même du poète dans les enregistrements holos d’histoire. — Nef, est-ce que c’est toi qui écris mes poèmes ? — Ta question est celle du placebo zen : «Comment savoir que je suis bien moi ?» Elle n’a pas de sens, comme tu devrais, en tant que poète, le savoir. — Je veux être sûr que ma poésie est de moi! — Tu crois vraiment que je pourrais essayer d’influencer ton œuvre ? — Je veux une certitude. — Très bien. Voici un écran qui t’isolera de moi. Chaque fois que tu le porteras, tes pensées n’appartiendront qu’à toi. — Quelle preuve en aurai-je ? — Fais l’expérience. La résille argentée était tombée du distributeur pneumatique situé à côté de l’écran d’affichage. D’une main tremblante, Panille avait ouvert le tube, déployé la résille et roulé sa longue tresse pour s’en couvrir entièrement la tête. Aussitôt, il avait senti s’installer dans son esprit un silence particulier. Ce fut effrayant, au début, puis enthousiasmant. Je suis seul! Tout seul! Les mots qui avaient coulé, par la suite, de sa bouche, avaient été chargés d’une énergie spéciale, d’un rythme compulsif qui avait affecté les autres Neftiles d’une étrange manière. L’un des physiciens avait catégoriquement refusé de lire ou d’écouter ses vers. — Tu me retournes la tête! s’était écrié le vieil homme. Panille gloussa à l’évocation de cette scène et remit la résille dans son sachet en neflon. Mais qu’est-ce que c’est que le placebo zen ? Il secoua la tête. Pas le temps de penser à ça maintenant. Quand il eut fini de remplir le sac, il décida qu’il n’avait besoin de rien d’autre. Il le prit sur l’épaule et sortit en se forçant à ne pas regarder en arrière. Cette cabine représentait désormais le passé, un lieu où il avait connu des périodes de travail frénétique entrecoupées de moments d’introspection angoissée. Elle représentait d’innombrables nuits blanches au cours desquelles, parfois, il hantait les coursives à la recherche d’un peu d’air frais dispensé par un aérateur. La chaleur de Nef, à cette époque-là, n’avait eu d’égale que sa taciturnité. Mais cela provenait de moi. C’était moi qui ne communiquais pas, en réalité. Au Poste d’Embarquement N° 50, on le fit attendre dans un réduit dépourvu du moindre siège. Il n’avait même pas la place de s’allonger par terre entre les parois de métal. Deux portes étanches permettaient d’entrer et de sortir de là. Il aperçut des senseurs au-dessus de chacune d’elle. Quelqu’un l’observait. Pour quelle raison ? Est-ce que j’ai mécontenté le Boss ? L’attente le rendait nerveux. Pourquoi m’ont-ils demandé de me rendre ici d’urgence, si c’était pour me faire attendre ? Comme la fois où sa mère, il y avait de cela bien longtemps, l’avait emmené pour la première fois chez les Neftiles. Il était un enfant de la Terre, à peine âgé de cinq ans. Elle l’avait pris par la main pour lui faire gravir la rampe inclinée qui conduisait à la Réception côté nef. Il ne savait même pas, à l’époque, ce que signifiait le mot Nef, mais il avait été préparé à ce qui allait se passer par les longues et solennelles explications maternelles. Il se souvenait parfaitement de tout. C’était un jour de printemps embaumé des senteurs vertes et musquées de la terre. Le long séjour qu’il avait accompli depuis côté nef n’avait jamais pu lui faire oublier cela. Il portait sur l’épaule un petit sac en coton contenant les affaires que sa mère avait préparées pour lui. Il regarda le sac en neflon posé à ses pieds pour son voyage côté sol. Infiniment plus solide que l’autre… et plus volumineux, bien sûr! L’autre, celui qui était en coton, ne dépassait pas quatre kilos. C’était le maximum réglementaire admis par la Réception côté nef. Il contenait surtout des vêtements que sa mère avait confectionnés elle-même, et en particulier le bonnet de laine couleur d’ambre qu’il possédait encore. Il y avait aussi quatre photos jaunies. L’une d’elles représentait son père, qu’il n’avait jamais connu car il s’était noyé au cours d’un accident de pêche. Sur la photo, il apparaissait comme un homme à la peau foncée et aux cheveux roux, dont le sourire survivait pour réchauffer le cœur de son fils. Sur la deuxième photographie, il y avait sa mère, au visage triste et usé mais aux yeux merveilleux. Sur la troisième, c’étaient ses grands-parents du côté paternel : deux visages intenses qui regardaient droit dans l’objectif. La quatrième photo, un peu plus grande que les précédentes, était celle de la «demeure familiale», quelques arpents de terre, se rappela Kerro, sur un continent oublié d’une planète depuis longtemps disparue lorsque son soleil s’était transformé en nova. La seule chose qui subsistait était cette photo jaunie, enveloppée comme les autres dans le bonnet de laine qui se trouvait dans son sac. Ces quelques souvenirs, il les avait trouvés dans le casier du déshybernateur, quand les Neftiles l’avaient rappelé à la vie. — Je veux que mon fils vive, avait dit sa mère quand elle l’avait confié aux Neftiles. Vous refusez de prendre toute la famille, mais lui, vous feriez mieux de l’accepter ou je ne réponds de rien! La violence était partout à l’époque. Les gens étaient poussés au désespoir. La menace avait fait sourire les Neftiles, mais ils avaient consenti à hyberner le jeune Kerro. — Kerro était le nom de mon père, avait expliqué la jeune femme en roulant les «r». C’est comme cela qu’il faut le prononcer. Mon père était un magnifique gaillard, à moitié portugais, à moitié samoan. Ma mère était laide comme tout. Elle l’a quitté pour quelqu’un d’autre, mais il est toujours resté bel homme. Il a fini dans le ventre d’un requin. Panille savait que son père à lui était pêcheur. Il s’appelait Arlo. Avec tous les siens, il avait fui la Gaule pour se réfugier dans les îles de Sine méridionale. Il se sentait plus à l’abri avec un océan entre ses persécuteurs et lui. C’était il y a combien de temps ? se demanda Panille. L’hybernation protégeait le corps des atteintes du temps, mais cela n’empêchait pas le reste de tourner, tourner… toute l’éternité. La chandelle du poète. Ces gens qui étaient en train de le faire attendre ne pouvaient pas savoir à quel point un poète est capable de régler la flamme de sa chandelle. On voulait le mettre à l’épreuve, c’était évident. Mais les Neftiles qui se dissimulaient derrière ces senseurs n’avaient aucune idée du genre d’épreuves qu’il avait maintes fois surmontées avec Nef. Il trompa son attente en se remémorant l’une de ces épreuves. Il ignorait alors que c’en était une. Il ne s’en était aperçu que plus tard. Il avait seize ans à ce moment-là et s’enorgueillissait de pouvoir créer des émotions à l’aide de simples mots. Dans sa chambre secrète au fond des Archives, il venait d’activer son pupitre com afin de satisfaire, une fois de plus, sa curiosité. Chose inhabituelle, c’était Nef qui avait engagé la conversation. D’ordinaire, Nef ne parlait que pour répondre à ses questions. Ses premières paroles avaient fait sursauter Panille. — Es-tu comme ces poètes qui se prennent pour Dieu ? Une fois revenu de sa surprise, il avait médité quelques instants avant de répliquer : — L’univers tout entier est Dieu. Je fais partie de l’univers. — Voilà une réponse sensée. Tu es le poète le plus raisonnable à ma connaissance. Panille était demeuré silencieux, sur ses gardes. Il savait que Nef ne donnait jamais de réponse simple et ne faisait jamais de compliment gratuit. A nouveau, il fut pris au dépourvu lorsque Nef ajouta : — Pourquoi ne portes-tu pas ta résille d’argent ? — Je ne suis pas en train de composer. Nef était alors revenue à son premier sujet : — Pourquoi est-ce que Dieu existe ? La réponse avait surgi à la manière dont certains vers, parfois, s’imposaient à lui. — Question d’information et non de décision. — Dieu est incapable de décider? — Dieu est une source d’informations et non de décisions. Les décisions appartiennent à l’homme. Si Dieu décide, ses décisions sont humaines. A supposer que Nef pût ressentir quelque chose d’analogue à de l’excitation, c’était le moment où jamais, comprit Kerro. Il y avait un plan dans la manière dont Nef lui distribuait ses informations. Ce plan, seul un poète était à même de le distinguer. On l’entraînait, on le sensibilisait à poser les questions propices… y compris sur lui-même. Tandis qu’il patientait au Poste d’Embarquement N° 50, ces questions étaient évidentes, mais il n’aimait pas certaines des réponses que cela impliquait. Pourquoi le faisaient-ils attendre ainsi ? C’était un signe de cruauté envers leurs semblables. Et quel usage la Colonie avait-elle trouvé à un poète ? Problème de communication, vraiment ? Ou bien fallait-il plutôt croire Hali? Le panneau face à lui s’ouvrit comme un diaphragme avec un léger chuintement de servomoteurs et une voix cria : «Un peu plus vite!» Panille reconnut la voix. Il s’efforça de ne manifester aucune surprise en pénétrant dans la salle de réception tandis que le panneau étanche se refermait derrière lui. Automatiquement, oui. Et c’était bien de ce lourdaud de Winslow Ferry qu’il s’agissait. Malgré sa récente analyse de ses motifs, Panille s’efforça de considérer l’homme avec sympathie. Ce n’était pas facile. Un désagréable sentiment d’autorité se concentrait dans cette pièce, par ailleurs purement fonctionnelle selon les critères côté nef : parois de métal percées des deux inévitables portes étanches, panoplies d’instruments, pas la moindre ouverture vitrée sur l’extérieur. Il y avait au fond un long comptoir à côté d’un pupitre com devant lequel était assis Ferry. Sur la droite, un portillon barrait l’accès à la deuxième porte étanche. Il vint subitement à l’idée de Panille que Ferry était bien vieux par rapport aux autres Neftiles. Il avait des pommettes bouffies et des yeux d’un vert glauque suggérant une apathie trompeuse. Son haleine dégageait une doucereuse odeur de fleur. Sa voix était sournoise. — Tu as pris ton enregistreur, je vois. Il tapa quelque chose sur le clavier du pupitre com qui le dissimulait à moitié. Puis il scruta le sac que Panille portait à l’épaule. — Qu’est-ce que tu as d’autre ? — Des affaires personnelles. Des vêtements… quelques souvenirs. — Hum… voyons ça. De nouveau, il tapa sur son clavier. Panille était outré de ce manque de confiance. Avec humeur, il déposa le sac sur le comptoir et regarda Ferry fourrer ses grosses mains à l’intérieur pour en palper le contenu. Panille ne supportait pas que l’on touche ainsi à ses affaires. Au bout d’un moment, il comprit que Ferry cherchait une arme. Le bruit qui courait était donc fondé. Oakes et son entourage craignaient pour leur peau. Ferry sortit du sac la résille d’argent roulée dans son sachet. — Qu’est-ce que c’est que ça ? — Je m’en sers lorsque je compose. C’est Nef qui me l’a donnée. Ferry déposa l’objet avec précaution sur le comptoir et continua sa fouille. Il prit quelques vêtements qu’il passa devant un appareil dont l’écran de contrôle n’était visible que de sa place. De temps à autre, il tapait quelque chose sur le clavier du pupitre com. Panille regarda sa résille. Que comptait-il faire avec ? Il n’allait pas la garder! Tout en continuant son examen, Ferry marmonna : — Tu crois que l’astronef est Dieu ? L’astronef ? Cette appellation étonna Panille. — Euh… bien sûr, répondit-il. Et il repensa à la conversation qu’il avait eue avec Nef sur ce sujet. Il s’agissait d’une autre épreuve encore. Dieu était Nef et Nef était Dieu. Nef pouvait faire des choses que les êtres de chair étaient incapables d’accomplir, tout au moins en demeurant des êtres de chair. Les dimensions spatiales habituelles se dissolvaient devant Nef. Le temps pour Nef perdait toute restriction linéaire. Moi aussi je suis Dieu, mon cher docteur Ferry. Mais je ne suis pas Nef. Ou bien… qui sait ? Et vous donc, au fait, qu’êtes-vous ? L’origine de la question qu’avait posée Ferry ne faisait aucun doute. La divinité de Nef demeurait pour beaucoup matière à controverse. En d’autres temps, bien sûr, Nef s’appelait la nef. Tout le monde avait appris ça à l’école. Ce n’était qu’un vaisseau spatial transportant des créatures mortelles intelligentes. La nef n’existait alors que dans les dimensions restreintes perceptibles pour n’importe quel humain. Elle avait une destination. Et aussi une longue histoire de violence et de passion. Et puis… elle s’était trouvée confrontée au Vide Sacré, ce réservoir de chaos contre lequel toute créature devait tôt ou tard se mesurer. L’histoire de Nef n’était faite que d’obscures migrations et d’allusions voilées à une planète-paradis qui, quelque part, attendait d’accueillir l’Humanité en son sein. Ainsi, Ferry se révélait faire partie des incrédules, ceux qui remettaient en question la version de l’histoire enseignée par Nef. De tels doutes prospéraient uniquement parce que Nef le voulait bien. La seule fois où Panille y avait fait allusion, Nef avait répondu on ne peut plus clairement, dans un style apte à inspirer un poète : — A quoi peut servir le doute, Panille ? — A vérifier des données. — Peux-tu vérifier ces données historiques par le doute? Cela demandait réflexion. Au bout d’un long moment, Panille répondit : — Tu es ma seule source. — T’ai-je déjà donné de fausses informations? — Je n’ai jamais découvert d’inexactitude. — Cela fait-il taire tes doutes ? — Non. — Alors, à quoi peuvent-ils te servir ? Il lui fallut réfléchir avec encore plus de concentration et il répondit finalement : — Je les mets de côté jusqu’au moment où ils peuvent être confrontés aux faits. — Cela change-t-il la nature de tes relations avec moi ? — Les relations changent continuellement. — Ahhh… que j’aime la compagnie des poètes! Panille fut tiré de cette réminiscence par la voix de Ferry qui répétait pour la troisième ou la quatrième fois : — Je t’ai demandé qu’est-ce que c’est que ça! Panille regarda l’objet que Ferry tenait à la main. — Un peigne qui appartenait à ma mère. — Mais en quoi ? Quelle matière ? — De l’écaillé de tortue. Originaire de la Terre. Une nette lueur de cupidité traversa le regard de Ferry. — Hum… je ne sais pas si… — C’est un souvenir de ma mère, l’une des seules choses qui me restent. Si vous me le prenez, je porterai plainte officiellement auprès de Nef. Le visage de Ferry se plissa de fureur. Il ferma un œil. La main qui tenait le peigne était tremblante. Mais il reporta son regard sur la résille d’argent. Il savait ce que l’on disait du poète. La nuit, quand tout était tranquille, il parlait à Nef, et Nef lui répondait. Une fois de plus, Ferry tapa sur son clavier caché à la vue par le pupitre com, puis il se lança dans son plus long discours de la journée : — Tu es affecté côté sol sous les ordres de Waela TaoLini et c’est tant pis pour toi. Il y a une navette qui t’attend au poste 50-B. Prends-la. Waela t’accueillera à l’arrivée. Panille remit en vrac ses affaires dans le sac sous l’œil narquois de Winslow Ferry. M’a-t-il pris quelque chose pendant que je rêvassais ?se demanda Panille. Il préférait le voir en colère plutôt qu’ainsi narquois. Mais il n’était pas question de tout ressortir pour s’assurer qu’il ne manquait rien. Qu’était-il arrivé à l’entourage de Oakes ? Jamais Panille n’avait rencontré une telle fourberie et une telle corruption chez un Neftile. Et cette haleine pourrie! Une odeur de fleurs fermentées! Il referma le sac. — Dépêche-toi, ils t’attendent, grogna Ferry. Tu nous fais perdre du temps. Panille entendit le chuintement du panneau qui s’ouvrait une fois de plus derrière lui. Il sentit le regard de Ferry rivé sur sa nuque jusqu’à ce qu’il eût quitté la salle de réception. Waela TaoLini… c’était la première fois qu’il entendait ce nom. Mais pourquoi lui avait-il dit tant pis pour toi ? Prends garde car je suis sans peur et par conséquent tout-puissant. Je guetterai avec la ruse du serpent, afin que mon venin soit mortel. Tu te repentiras des maux que tu infliges. Paroles du monstre de Frankenstein Archives de la Mnefmothèque Assis dans l’ombre, Oakes regardait l’enregistrement holo. Il se sentait irrité et nerveux. Où était donc passé Louis ? Derrière lui, légèrement à sa gauche, se tenait Legata Hamill. La lueur du foyer holo jetait des ombres pâles sur leurs visages où se lisait une intense concentration. La scène qu’ils visionnaient se déroulait dans la coursive principale qui reliait le Poste N° 19 à l’un des dômes arborés. Kerro Panille et Hali Ekel étaient en train de se rapprocher de l’objectif. On voyait à l’arrière-plan une partie du dôme arboré que délimitait la perspective. Ekel portait à l’épaule son diagnoskit dont elle tenait négligemment la courroie de la main droite. Panille avait son enregistreur sur la hanche ainsi qu’un petit sac d’où dépassaient un mémobloc et un traceur. Il était vêtu d’une combinaison uniforme de couleur blanche qui contrastait avec sa barbe et ses longs cheveux noirs. Ceux-ci étaient nattés et passés dans un anneau d’or. Le bout de la tresse était rabattu sur sa poitrine du côté gauche. Il portait aux pieds des chaussures d’ordonnance. Oakes étudia soigneusement chaque détail. — C’est le jeune homme mentionné dans le rapport de Ferry ? — Lui-même. Les riches sonorités de contralto qui caractérisaient la voix de Legata Hamill eurent pour effet de le distraire et il mit plusieurs battements à répondre. Pendant ce temps, Panille et Ekel avaient quitté le champ du senseur pour pénétrer dans un autre champ sous un angle holo différent. — J’ai l’impression qu’ils sont un peu nerveux, fit Oakes. J’aimerais bien savoir ce qu’ils ont écrit dans ce carnet. — Des mots d’amour. — Mais pourquoi par écrit puisque… — C’est un poète. — Mais pas elle. De plus, c’est lui qui résiste aux avances qu’elle lui fait. Je ne comprends pas ça. Elle est pourtant bien modelée, hautement sexploitable. — Dois-je le faire appréhender pour lui confisquer son carnet ? — Certainement pas! Nous devons procéder avec douceur et discrétion. Mais que peut bien foutre Louis ? — Il refuse toujours toute communication. — Maudit crétin! — Ses assistants nous font maintenant savoir qu’il s’occupe de régler une affaire spéciale. Oakes hocha lentement la tête. Affaire spéciale. C’était leur nom de code pour quelque chose qui ne pouvait être évoqué en clair. Il y avait toujours le risque d’être écouté par quelqu’un. Mais leurs micropastilles ne servaient donc plus à rien ? Panille et Ekel s’étaient maintenant arrêtés devant le bureau de Ferry, dans le Quartier Médical. Oakes essaya de se rappeler toutes les fois où il avait aperçu le poète côté nef. Il n’avait pas représenté un bien grand intérêt jusqu’au jour où il était devenu à peu près certain qu’il communiquait réellement avec la nef. Puis était arrivé cet ordre, émanant directement de la nef, de le faire descendre côté sol. Pourquoi la nef a-t-elle besoin de lui là-bas ? Un poète… à quoi pouvait bien servir un poète ? Oakes décida qu’il ne croyait pas vraiment, tout compte fait, à cette histoire de communication directe avec la nef. Il n’en demeurait pas moins qu’elle tenait, et sans doute aussi ce Raja Thomas, à sa présence côté sol. Mais pour quelle raison ? Il retourna la question dans tous les sens et ne trouva aucune prise. — Vous êtes sûre que l’ordre concernant Panille émanait bien de la nef ? — Je l’ai reçu il y a six diurnes. Et… c’était plus qu’un ordre. C’était un commandement catégorique. — Emis par la nef, vous en êtes certaine ? — Autant qu’on peut être certain de n’importe quoi, fit-elle sur un ton d’irritation qui frisait l’insubordination. J’ai utilisé votre code pour effectuer une contre-vérification totale. Tout collait parfaitement. Oakes soupira. Pourquoi Panille ? Il aurait dû peut-être prêter un peu plus d’attention à ce poète. Il s’agissait de l’un des rares originaires côté Terre. Il faudrait, c’était évident, fouiller minutieusement son passé. Le foyer holo montrait maintenant Panille et Ekel sur le point de se séparer. Panille se tourna. Ils virent son dos, large et musclé, se dit Legata. Elle en fit la remarque à Oakes. — Vous le trouvez séduisant ? demanda ce dernier. — Je constate seulement qu’il n’a rien d’un fragile effeuilleur de rose. — Mmmmm. Oakes était intensément conscient de l’odeur musquée qu’exhalait Legata. Elle avait un corps magnifiquement proportionné qui lui était jusqu’à présent refusé. Mais il avait beaucoup de patience. Et de la suite dans les idées. Panille entrait à présent dans le bureau de Ferry. Oakes interrompit brutalement la lecture de l’enregistrement. Il n’avait pas envie de revoir la scène avec ce vieux crétin lourdaud! Sans presque bouger la tête, il jeta un coup d’œil à Legata. Splendide, en vérité. Elle présentait souvent un masque insipide, mais Oakes ne s’y trompait pas. Et elle était régulièrement brillante dans son travail. Peu de gens la savaient dotée d’une force étonnante. Une mutation. Sous cette peau chaude et satinée, elle dissimulait une musculature puissante. Il trouvait cela particulièrement excitant. Elle passait côté nef pour une fanatique de l’histoire qui allait fréquemment demander aux Archives des enregistrements de mode pour s’en inspirer dans ses vêtements. Elle portait ces jours-ci une toge ultra-courte qui laissait voir la plus grande partie de son sein droit. Le tissu léger ne semblait retenu précairement que par son mamelon qui, lui aussi, donnait à Oakes une impression de vibration tendue. Elle me provoque ? — Expliquez-moi, fit-il, pourquoi la nef tient à envoyer un poète sur Pandore. — Il suffit de patienter; nous finirons par le savoir. — Il n’est pas interdit d’émettre des conjectures. — C’est peut-être quelque chose de très évident. Ce problème de communication avec les lectro… — Rien de ce que fait la nef n’est évident! Et n’utilisez pas ce terme tarabiscoté avec moi! Ce n’est que du varech, du vulgaire varech. Et qui commence à nous emmerder sérieusement. Elle se racla la gorge. C’était le premier signe de nervosité qu’il détectait chez elle. Il en fut satisfait. Oui… bientôt, elle serait à point pour la Chambre des Lamentations. — Il y a Thomas, dit-elle. On pourrait peut-être… — Vous n’avez pas à lui poser de questions sur Panille. Elle parut surprise. — Vous êtes satisfait des réponses qu’il vous a données? — Il m’a convaincu qu’il représentait un trop gros morceau pour vous. — Vous êtes trop soupçonneux. — Avec cette nef, on ne l’est jamais assez. On a beau se méfier de tout, on sait que de toute manière on oubliera quelque chose. — Mais ce ne sont que deux… — L’ordre venait de la nef… Il s’interrompit un long moment sans cesser de la regarder… C’était bien un ordre, n’est-ce pas? C’est vous qui avez utilisé ce terme. — Pour autant que nous puissions le savoir. — Y a-t-il un détail, n’importe quel indice, qui puisse nous faire croire que c’est Thomas et non la nef qui se trouve derrière tout ça ? — Nous n’avons qu’un ordre de Nef ajoutant ce… ce Panille aux effectifs de la Colonie. — Vous avez hésité avant de prononcer son nom. — Il m’avait échappé momentanément! Elle était à présent non seulement nerveuse mais furieuse. Oakes trouvait cela extrêmement plaisant. Cette Legata avait des potentialités. Il faudrait néanmoins lui faire perdre la sale habitude de dire Nef au lieu de la nef. — Vous ne trouvez pas le poète séduisant ? — Pas particulièrement. Les doigts de sa main gauche plissaient un coin de la toge. — Et il n’y a pas de trace de communication entre Thomas et la nef ? — Aucune. — Vous ne trouvez pas cela étrange ? — Que voulez-vous dire ? — il a bien fallu déshiberner Thomas. Qui en a donné l’ordre ? Qui lui a donné ses instructions ? — Je n’ai trouvé aucune trace. — Comment peut-il n’y avoir aucune trace de quelque chose qui a forcément eu lieu ? Il sentit l’angoisse qui se mêlait à la colère quand elle répondit : — Je n’en ai pas la moindre idée. — Ne vous ai-je pas dit de vous méfier de tout? — Oui, vous me dites toujours de soupçonner tout le monde. — Bon… très bien. Il se tourna de nouveau vers la lumière du foyer holo. — Vous allez chercher encore. Il y a peut-être quelque chose qui vous a échappé. — Vous êtes au courant de quelque chose qui m’aurait échappé ? — Ça, c’est à vous de le découvrir, ma chère! Il écouta le froufroutement de son vêtement tandis qu’elle quittait la pièce. Il y eut une brève flambée de lumière lorsqu’elle ouvrit la porte, puis tout retomba dans l’ombre et il demeura seul. Il passa du mode lecture au mode réel et préprogramma la séquence de senseurs situés sur le chemin des Archives. Il ne la perdit pas de vue un seul instant jusqu’à ce qu’elle s’installe devant un pupitre d’étude pour commander les informations qu’elle voulait. Oakes vérifia les affichages. Elle demandait tous les messages échangés entre la nef et Pandore, toutes les références à Raja Thomas et à Kerro Panille. Et elle n’oublia pas Hali Ekel. Parfait. Le stade suivant consisterait pour elle à faire appel à l’équipe de Louis pour mettre en place un véritable système de surveillance. Elle avait déjà épluché toutes les données des Archives, mais Oakes savait qu’elle allait tout reprendre à zéro en recherchant des codes ou d’autres subterfuges. Il espérait, du moins, que c’était son intention. Si le secret était dissimulé ici, elle était capable de le trouver. Elle avait seulement besoin qu’on la pousse un peu, qu’on l’aiguillonne. Se méfier de tout et de tout le monde. Il éteignit le foyer holo et fronça les sourcils dans l’obscurité soudaine. Bientôt, très bientôt, il prendrait pour de bon ses dispositions pour descendre côté sol. Pas question, ensuite, de revenir dans l’enceinte périlleuse de la nef. Pandore était dangereuse, certes, mais il avait besoin de creuser son propre trou, où il se sentirait à l’abri des regards de la nef, et ce besoin grandissait avec une rapidité effrayante. Cette monstruosité de machine! Il savait qu’elle l’épiait continuellement, qu’elle suivait le moindre de ses mouvements côté nef. C’est ce que je ferais à sa place. Certains pensaient que l’influence de la nef s’étendait au-delà de ses limites physiques. Mais avec le Blockhaus tout cela sera vite réglé. Pourvu que Louis ne lui fasse pas faux bond. Non… peu probable. Ce long silence devait être en rapport avec quelque problème interne que lui posaient les clones. Ils étaient convenus de multiples signaux d’alarme en cas de véritable catastrophe. Aucun n’avait été déclenché. Il se passait quelque chose de spécial au Blockhaus. Peut-être que Louis me prépare une surprise agréable. Ce serait bien de lui. Oakes sourit à cette évocation intérieure, conforté dans l’idée que ses pensées au moins disposaient d’un sanctuaire privé. Tu ne peux pas savoir ce que je te prépare. Machine Monstrueuse. Je vais m’occuper de toi comme il faut. Il avait des projets également en ce qui concernait Pandore. De grands projets, où la nef ne prenait aucune part. Et des projets pour Legata. Bientôt, il faudrait qu’elle passe par la Chambre des Lamentations. C’était indispensable, pour qu’on puisse lui faire aveuglément confiance. La nostalgie constitue une intéressante illusion. Nostalgiques, les humains soupirent après des choses qui ne furent jamais. C’est la mémoire positive qui compose : sur plusieurs générations, elle écrème progressivement la plus grande partie de ce qui fut réellement, pour finalement aboutir à de subtiles distillations d’obsessions éthérées. Inefdits Pour la première fois, Waela envisageait de refuser un ordre démission. Non pas qu’elle eût peur : elle avait seule survécu dans les subas expérimentaux et cela ne l’empêchait pas d’accepter le fait que le programme devait se poursuivre à tout prix. Au-delà de tout instinct, elle savait que les lectrovarechs étaient l’élément le plus important dans l’existence de la Colonie. Un facteur de survie. Je suis descendue là-bas et j’ai survécu. C’est à moi que devrait revenir le commandement de la nouvelle expédition. Cette pensée dominait son esprit conscient tandis que Thomas et elle se rapprochaient du noyau d’activité matinale concentré autour du nouveau suba qu’il faisait achever en hâte. Ce Thomas la préoccupait. L’espace d’un battement, il semblait tout à fait normal, et même sympathique; et le suivant… comment dire… son esprit dévissait. Il y a trop peu de temps qu’il est sorti d’hyber pour avoir toute sa tête à lui, surtout ici. Ils s’arrêtèrent à quelques mètres du chantier. Elle contempla l’activité qui régnait sous les gros projecteurs. Toute cette énergie… tous ces ouvriers… ils ressemblaient à des insectes autour d’un œuf géant. Elle essaya de donner un sens à cette structure. Il y avait un sens, oui. Mais… pourquoi ce cœur transparent en plazverre ? Elle savait qu’on utilisait toujours le verre au plasma dans la construction des subas, mais ce cœur amovible entièrement en plazverre était d’une conception nouvelle. Ils allaient être un peu serrés là-dedans et elle n’était pas sûre d’aimer ça. Mais pourquoi lui ? Pourquoi lui ont-ils donné le commandement ? Elle se remémora leur première visite du camp et du hangar aux dirigeables. Il avait été trop occupé à lui donner des ordres pour apercevoir l’ombre mouvante et caractéristique d’un capucin vif qui se faufilait entre les sentinelles. D’un tir de hanche précis, elle l’avait grillé en plein bond avec son laztube pour se mettre aussitôt à trembler quand elle s’était souvenue qu’elle avait failli laisser l’arme dans sa cabine. L’enceinte du camp était considérée comme un lieu sûr et les sentinelles triées sur le volet. Thomas s’était à peine rendu compte de ce qui se passait. — Ces petites bêtes sont des démons, avait-il dit sans s’émouvoir. Au fait, il y aura aussi un poète dans l’expédition. C’est Nef qui l’envoie. — Un poète? Mais nous aurions plutôt besoin… — Nous aurons un poète parce que Nef nous envoie un poète. — Nous avions demandé… — Je sais ce que nous avons demandé! Sa voix était celle d’un homme qui s’efforce de refouler ses propres appréhensions. — Nous avons tout de même besoin d’un ingénieur pour… — Je veux que vous séduisiez ce poète. Elle avait eu du mal à en croire ses oreilles. — Votre visage est un véritable arc-en-ciel quand vous êtes fâchée, avait continué Thomas. Considérez cela comme faisant partie de votre mission. Je l’ai déjà vu en holovision. Il n’est pas trop mal pour un poète… — Il n’appartient qu’à moi de disposer de mon corps! Ce n’est pas vous, ni Oakes, ni Nef, qui me dicterez avec qui je dois coucher! Ils se tenaient immobiles au milieu du terrain à ce moment-là et elle fut surprise de le voir porter ses deux mains devant son visage en feignant d’avoir peur. Elle s’aperçut alors qu’elle avait pointé instinctivement son laztube entre les deux yeux de Thomas. Sans cesser de le regarder rageusement, elle abaissa son arme et la rengaina. — Excusez-moi, avait-il dit tandis qu’ils se remettaient à marcher en direction du hangar. Mais je voudrais savoir ce que représente cette mission pour vous. Il le sait déjà! Tout le monde le savait, et depuis son arrivée côté sol, Thomas n’avait cessé de tirer les vers du nez à tout le monde. — Elle représente énormément. Il s’était alors mis à parler avec volubilité. Il lui avait expliqué qu’il cherchait à savoir si Panille œuvrait pour son compte ou pour celui de quelqu’un d’autre. Etait-il réellement envoyé par Nef? Se pouvait-il qu’il fût un agent de Oakes, ou de ce Louis dont tout le monde ne parlait que d’une voix craintive ? Qui était-il vraiment ? Qui tirait les ficelles ? Il y avait tant de doutes… des doutes en cascade… Mais pourquoi diable fallait-il qu’elle séduise Panille pour savoir tout ça? La réponse que lui donnait Thomas était loin d’éclaircir les choses. — Il faut que vous abattiez ses barrières. Que vous perciez chacun de ses masques. Rien que ça! — Pourquoi cette mission est-elle si importante pour vous ? avait insisté Thomas. — Elle est vitale. Pas seulement pour moi. Pour tout l’avenir de la Colonie. — Je suis bien d’accord avec vous. C’est pourquoi vous devez séduire ce poète. Puisqu’il doit absolument faire partie de notre bizarre équipe, il y a certaines choses que je dois savoir sur lui. — Et certains leviers que vous devez commander. — Il n’y en a pas d’autres. — Consultez son dossier si vous voulez vous assurer qu’il préfère les femmes. Pour ma part… — Ce n’est pas cela, la question, et vous le savez très bien! Vous ne pouvez refuser mes ordres et continuer de faire partie de cette mission. — Je n’ai même pas le droit de discuter l’opportunité de vos décisions ? — Je suis mandaté par Nef. Il n’y a pas de plus haute autorité. Et pour que notre mission réussisse, il faut que je sache certaines choses. Elle ne pouvait nier la sincérité de son enthousiasme, mais… — Waela, vous êtes convaincue comme moi du caractère vital de cette entreprise. Nous ne pouvons pas jouer avec le temps comme nous sommes en train de jouer ici avec les mots. — Et vous prétendez que je n’ai pas mon mot à dire ? Elle était au bord de la crise de nerfs et si cela se voyait elle s’en fichait. — Vous avez certainement votre… — Après tout ce que j’ai enduré ? Je les ai vus tous mourir, l’un après l’autre. Vous ne croyez pas que cela me donne le droit d’avoir un avis? Cela me donne droit, en tout cas, à quelques périodes de récupération côté nef. A vous de choisir. Thomas, conscient de l’émoi dans lequel elle se trouvait de plus en plus plongée, ressentait sa présence avec une nouvelle intensité physique. Elle était si vive, si intuitive. Il y avait longtemps qu’il n’avait pas éprouvé ces choses-là. Des génefrations! — Nous nous consulterons, nous échangerons nos informations, murmura-t-il doucement. Mais en ce qui concerne les décisions importantes, je serai seul juge et c’est définitif. Si cela avait été le cas depuis le début, ce programme n’aurait pas été bousillé comme ça. Waela ouvrit la porte du hangar et ils pénétrèrent dans une aire de lumière et d’activité où dominaient le bruit et l’odeur des chalumeaux. Elle mit une main sur son bras pour l’arrêter. Comme elle semblait délicate et fragile! — En quoi séduire le poète fera-t-il réussir notre expédition ? — Je vous l’ai expliqué. Il faut le percer jusqu’au cœur. Elle se retourna pour indiquer le chantier du suba. — Et le fait d’employer du plazverre au lieu de plastacier… — Aucun détail isolé ne nous fera réussir. Nous formons une équipe. Et… nous y allons par la voie des airs, ajouta-t-il en inclinant la tête. — Par la… Elle aperçut alors les câbles torsadés qui montaient dans la lumière et se perdaient dans l’ombre des parties hautes du hangar. Il y avait là un énorme dirigeable à moitié gonflé. Le suba allait prendre la place de la nacelle blindée habituelle. — Mais pourquoi… — Parce que le varech étouffe nos subas. Elle pensa à l’expédition à laquelle elle avait survécu par miracle. Au varech grouillant aux abords de la côte, au bouillonnement de l’eau quand les bulles étaient remontées, à ses efforts frénétiques pour nager jusqu’aux rochers et à l’apparition inespérée du dirigeable d’observation qui l’avait arrachée in extremis aux prédateurs-démons. Comme s’il avait lu dans ses pensées, Thomas déclara : — Vous l’avez constaté vous-même. A notre première réunion de travail, vous avez déclaré que les varechs étaient à votre avis des créatures sentientes. — C’est vrai. — Les subas ne se sont pas juste fait bloquer. Ils ont été capturés. Elle réfléchit à ce qu’il venait de dire. Pour chaque expédition dont ils avaient pu reconstituer les derniers instants, ils savaient que le suba avait été détruit juste après sa collecte d’échantillons. Les varechs pensaient-ils que nous les attaquions ? C’était tout à fait conforme à son propre raisonnement. Si les varechs sont dotés d’une forme d’intelligence… d’une manière ou d’une autre, ils doivent posséder une matrice sensorielle externe reconnaissant la douleur. Au lieu de mouvements aveugles, une réaction organisée. — Ces varechs ne sont pas des végétaux insensibles, fit Thomas d’une voix neutre. — J’ai toujours dit que nous devrions essayer d’entrer en communication avec eux. — C’est bien ce que nous allons faire. — Dans ce cas, quelle importance, que nous arrivions par les airs ou bien par la côte ? Le tout est d’y être. — Nous arriverons par le lagon. Il s’approcha d’un groupe d’ouvriers et se pencha pour examiner une ligne de soudure entre deux coques de plaz. «Excellent; excellent travail», murmura-t-il. La soudure était presque invisible. Quand la structure circulaire serait assemblée, les occupants de l’habitacle disposeraient de près de trois cent soixante degrés de visibilité. — Le lagon? demanda Waela tandis qu’il reculait un peu. — Oui. N’est-ce pas ainsi que vous appelez ces puits verticaux où l’eau est entièrement libre ? — Bien sûr, mais… — Je sais. Nous serons entièrement encerclés par les lectrovarechs. Sans défense, même, s’ils décident de nous attaquer. Mais nous ne les toucherons pas. Le suba sera équipé pour leur retourner leurs propres jeux de lumières. Nous enregistrerons leurs motifs et nous les rejouerons. De nouveau, elle jugea que l’idée était raisonnable. Mais elle ne fit aucun commentaire. Thomas continuait à parler tout en regardant les soudeurs : — Nous pourrons nous approcher d’une zone de varech sans établir le moindre contact physique. A partir du rivage, vous le savez, c’est tout à fait impossible. Il n’y a pas assez de place pour se faufiler au milieu sans en détruire quelques-uns. Elle hocha silencieusement la tête. Cela pouvait réussir, bien que Thomas lui parût un peu trop confiant. — Les subas ne sont pas très maniables, poursuivit-il, mais c’est tout ce que nous avons. Il nous faudra trouver une zone libre suffisamment grande, nous y faire déposer et jeter l’ancre. Ensuite, nous plongerons pour voir ce varech de plus près. C’était dangereux mais faisable. Ce qui lui plaisait surtout dans ce plan, c’était l’idée de jouer aux lectrovarechs leurs propres motifs lumineux. Elle savait, pour les avoir vus plusieurs fois elle-même, qu’il y avait de la cohérence dans ces motifs, des séquences répétitives. Etaient-ce des signaux de communication? Peut-être que Thomas a réellement été envoyé par Nef. Elle l’entendit grommeler quelque chose. Thomas était la seule personne de sa connaissance qui parlait toute seule plus ou moins continuellement. Dans une conversation avec lui, on ne savait jamais s’il attendait une réponse ou s’il avait seulement pensé à haute voix. — Je vous demande pardon? — Ce plaz. Il n’est pas aussi résistant que du plastacier. Nous avons dû prévoir quelques entretoises de plus à l’intérieur. Ce sera plus petit que vous ne vous y attendez. Il se dirigea vers un autre groupe d’ouvriers pour adresser quelques mots à voix basse à leur chef d’équipe. Elle ne comprit que quelques bribes : «… il faudra les mettre en treillis… et ici j’aurai besoin de… pour éviter une trop…» Il la rejoignit au bout de quelques minutes : — Mes connaissances techniques ne sont pas aussi bonnes qu’elles devraient l’être, mais elles suffiront. Ainsi, il a ses failles, mais il ne s’en cache pas. Elle avait cependant surpris quelques conversations entre les ouvriers. Thomas leur inspirait une sorte de respect. Il faisait montre d’une compétence surprenante dans tous les types de travaux, du soudage de plaques au contrôle de finition. Il avait de multiples talents. Trop pour être honnête ? Elle sentait que cet homme devait être difficile à influencer : Un ennemi redoutable, cet ami qui ne renvoie pas une image de miroir mais un faux reflet quand il est nécessaire de réfléchir. Cette constatation augmenta sa nervosité. Elle savait qu’elle pourrait facilement aimer cet homme, mais elle sentait de mauvaises vibrations émaner de l’équipe… qui n’était pas encore tout à fait une équipe. Même à trois seulement, nous allons être un peu serrés à l’intérieur du suba. Elle ferme les yeux. Faut-il lui dire ? Elle ne l’avait jamais confié à personne, ni dans ses rapports officiels, ni en privé à ses amis. Les lectrovarechs exerçaient sur elle une emprise particulière. Ce phénomène se produisait dès que le suba commençait à glisser parmi les ramifications de tentacules turgescents. Elle ressentait une excitation sexuelle parfois presque impossible à maîtriser. Absurde, en fait. Elle réussissait à maintenir l’équilibre en pratiquant l’hyperventilation, mais cela demeurait gênant et réduisait quelquefois son efficacité. Au moment de la catastrophe, cependant, tous ces effets avaient été balayés par le choc. Les autres membres de l’équipage avaient cru qu’elle s’hyper ventilait pour lutter contre la peur, pour chasser les angoisses qu’ils ressentaient tous. Et maintenant qu’ils étaient morts, elle n’avait plus personne à qui oser se confier. Cette proximité… ces étranges connotations sexuelles qui flottaient autour du programme… les mystères de Thomas… tout cela contribuait à la frustrer encore davantage. Elle avait songé à prendre des anti-S pour combattre les tensions sexuelles, mais les anti-S réduisaient ses réflexes et provoquaient de la somnolence. Danger mortel! Thomas, à côté d’elle, observait silencieusement les ouvriers au travail. Elle le voyait presque prendre mentalement des notes en vue de modifications ultérieures. Les rouages ne cessaient jamais de tourner dans sa tête. — Mais pourquoi moi ? murmura-t-elle. — Pardon ? fit-il en se tournant vers elle. — Pourquoi faut-il que ce soit moi qui m’occupe de ce poète ? — Je vous ai expliqué ce que… — Il y a des femmes qui sont grassement payées pour faire ce que… — Je n’ai pas l’intention de payer pour ça. Cela fait partie de la mission. Question vitale. C’est vous qui l’avez dit. Vous obéirez. Elle lui tourna le dos. Thomas soupira. Cette Waela TaoLini était une personne extraordinaire. Il détestait d’avoir eu à lui demander cela, mais elle était la seule à qui il pût faire confiance. La seule qui accordât autant de prix à la réussite de la mission. Et Panille représentait beaucoup trop de mystères. Les paroles de Nef avaient été simples et sans équivoque : «Il y aura un poète.» Non pas : «Je veux qu’il y ait un poète», ou : «J’ai désigné un poète», mais… Il y aura un poète. Au service de qui était Panille ? Toujours ce doute… ce doute perpétuel… J’ai besoin de savoir. L’émoi oublié renaissant dans ses veines lui donnait la certitude que Waela exécuterait ses ordres et que cela lui laisserait le goût d’une triste amertume. — Vieux con, murmura-t-il en s’adressant à lui-même. — Pardon? Elle s’était tournée vers lui et il voyait dans son visage la résolution résignée. — Rien du tout. Elle le dévisagea sans ciller puis murmura : «Nous verrons bien si ce poète me plaît ou pas» avant de tourner les talons et de quitter le hangar avec cette précipitation propre aux gens de Pandore. La religion commence là où des hommes cherchent à influencer un dieu. Le bouc émissaire biblique et le Rédempteur chrétien proviennent du même moule ancien, celui de l’humain asservi à un univers imprévisible (ou à un roi imprévisible) et cherchant à se défaire de la culpabilité dont l’investissent les courroux des tout-puissants. Raja Flatterie Le Livre de la Nef Une fois de plus, la micropastille com implantée dans la nuque de Oakes avait échoué à établir le contact avec Jésus Louis. Statique ou bien silence, images erratiques projetées au milieu de ses rêves éveillés — c’était tout ce qu’il obtenait. Il avait envie, parfois, de s’arracher la peau pour ôter cette chose de sa nuque. Pourquoi Louis avait-il mis le Blockhaus en quarantaine? Oakes était le premier à pester contre le secret qui lui interdisait de prendre des mesures trop efficaces. Les véritables objectifs du programme demeuraient cachés à la plupart des Neftiles. Pour eux, le Blockhaus n’était rien de plus qu’un obscur avant-poste d’exploration sur le continent de Noirdragon. Il n’osait pas annuler l’ordre de quarantaine. Cela indiquerait à trop de gens l’importance de la base. Louis ne peut pas me faire ça. Il faisait les cent pas dans sa cabine, en regrettant qu’elle ne fût pas encore plus vaste. Il aurait voulu prendre un peu d’exercice à l’extérieur pour se débarrasser de ses frustrations, mais c’était encore côté jour dans les coursives de la nef et il savait qu’il aurait à affronter la désagréable nécessité de prendre des décisions dès l’instant où il mettrait les pieds hors du sanctuaire de sa cabine. Des rumeurs incontrôlées circulaient dans toute la nef. Certains avaient remarqué sa nervosité. Cela ne pouvait plus continuer longtemps. J’irais bien là-bas en personne, mais… Sans Louis pour lui préparer le terrain, c’était trop dangereux. Sa vie était trop précieuse pour qu’il la risque prématurément. Il secoua la tête. Ce crétin de Louis pourrait bien trouver un moyen de me faire parvenir un message! Il était de plus en plus convaincu que Louis avait réellement à faire face à une situation grave. Ou alors c’est qu’il trahit. Mais non… l’hypothèse était invraisemblable. Louis n’avait pas la stature d’un chef. La menace devait venir de Pandore elle-même. Pandore… Sous bien des aspects, Pandore était un adversaire plus immédiat et plus dangereux que la nef. Il regarda le foyer holo dépourvu d’image à côté du divan. Il lui suffisait d’appuyer sur quelques touches pour obtenir des vues en direct de la planète. Mais à quoi bon? Il avait déjà essayé d’explorer la côte de Noirdragon à l’aide d’un senseur spatial. Il y avait trop de nuages… pas assez de détails. Il avait pu identifier la crique où le Blockhaus était en construction. On voyait même des reflets lumineux durant les passages diurnes de Réga ou d’Alki. Il prit une profonde inspiration pour essayer de se calmer. Ce n’était pas cette planète qui allait le battre. Tu m’appartiens, Pandore! Comme il l’avait expliqué à Legata, rien n’était impossible une fois qu’ils seraient installés sur Pandore. N’importe quel fantasme pourrait se transformer en réalité. Il considéra longuement ses mains, les frotta sur son ventre proéminent. Il avait décidé de ne jamais, au grand jamais, se contenter d’une existence mesquine à la surface d’une planète. Surtout une planète qui lui appartenait. Ce n’était que trop naturel. C’est la nef qui m’a conditionné comme je suis. Plus que n’importe qui d’autre à sa connaissance, Oakes avait l’impression de savoir quelle était la nature réelle des processus de conditionnement employés par la nef et de la différence avec ce qu’ils étaient autrefois, quand ils vivaient libres de se répandre à leur guise à la surface de la Terre. C’est la pression humaine… trop de monde sur un trop petit espace. Et cette congestion côté nef avait été transférée côté sol. C’était un mode de vie qui requérait une adaptation spéciale. Tous les Neftiles étaient nivelés par la base. Ils se droguaient, jouaient, risquaient tout ce qu’ils possédaient… même leur existence. Ils faisaient en courant le tour du mur d’enceinte de la Colonie, tout nus à l’exception des sangles qui leur entouraient les pieds. Et tout cela pour quoi ? Par goût du pari! Du risque! Pour échapper à eux-mêmes. Dans ses pérégrinations, pour la plupart nocturnes, côté nef, Oakes comme les autres savait faire abstraction de la présence d’autrui. Comme la majorité des Neftiles, il était capable de faire retraite au plus profond de lui-même, à la recherche d’un peu d’isolement, de distraction, de vie. En ces temps de pénurie alimentaire, cette faculté lui avait été extrêmement précieuse. Il savait qu’il était l’homme le plus… lourd côté nef. Cela faisait naître des propos jaloux et des commentaires furieux, mais jamais il n’avait eu à subir personnellement le moindre regard évoquant de telles pensées. Je connais bien ces gens, oui. Ils ne peuvent se passer de moi. Sous l’autorité d’Edmond Kingston, il avait étudié à fond la partie psychiatrie de sa spécialité. Toutes ces banques d’archives transmises au fil des générations… des éternités, peut-être. A force de les faire entrer et sortir des chambres hybernatoires, la nef leur avait fait perdre toute véritable notion du temps. Cette question du temps objectif préoccupait sérieusement Oakes. Les traductions tirées des archives contenaient des anomalies flagrantes. L’excuse généralement admise à la décharge de la nef était que la confusion provenait de son désir de sauver le plus de gens possible. Oakes ne croyait pas à cette explication. Les traductions laissaient entrevoir plusieurs autres possibilités. Les traductions… mais même elles passaient par la nef. On demandait à un ordinateur de rendre intelligible ce qui ne l’était pas. Les linguistes faisaient aussi remarquer que parmi les langages découverts dans la Mnefmothèque, certains paraissaient flotter dans un univers rien qu’à eux, sans aucune parenté discernable avec des successeurs ou des prédécesseurs. Qu’était-il arrivé aux testateurs de ces étonnants patrimoines linguistiques ? Je ne sais même pas ce qui nous est arrivé à nous. Il y avait, bien sûr, ses souvenirs d’enfance. Comparés aux gens de la Terre d’où la nef les avait tirés, les Neftiles étaient des monstres — aussi bien les clones que les Nés Natifs. Tous des monstres. La mentalité de la nef était devenue très vite un refuge pour ceux qui disposaient de peu d’espace vital, de peu d’affaires personnelles, ceux qui n’avaient le choix qu’entre la Vénération et le découragement. Cela n’empêchait pas les Neftiles d’être passés maîtres dans l’art de personnaliser les maigres possessions que leur accordait la nef. Le dépouillement fonctionnel n’avait pas la même charge ni les mêmes restrictions que le dépouillement arbitraire. Le moindre outil, le moindre bol, la moindre cuiller ou paire de baguettes, la moindre cabine portait la signature, à sa modeste manière, de son utilisateur. Ma propre cabine est un exemple, toute proportion gardée. L’esprit humain, surtout, était le bastion où l’on pouvait s’isoler en dernier recours pour essayer de façonner quelque chose de raisonnable à partir d’un univers insensé. Seul le Psyo était au-dessus de tout ça. Même quand il participait, il était au-dessus. Parfois, Oakes avait l’impression que les gens autour de lui portaient sur leur visage des signes révélateurs de leurs pensées les plus profondes. Et ce Raja Thomas ? Lui aussi est psyo et il m’a observé attentivement… à peu près de la même manière que j’observe les autres. Il s’avisa qu’il était devenu imprudent. Depuis la mort du vieux Kingston, il s’était cru immunisé contre le regard des autres, persuadé d’être le seul capable de piéger la psyché d’un Neftile. Il était dangereux que quelqu’un d’autre dispose d’une telle arme. Raison de plus pour éliminer ce Thomas. Il s’aperçut qu’en faisant les cent pas, il n’avait cessé d’aller de la mandala à son pupitre com et du pupitre com à la mandala. Sans arrêt. Il était devant le pupitre quand il rompit le rythme. Sa main descendit sur le clavier et il fit apparaître dans le foyer holo une scène de l’Agrarium D 9, dans le secteur périphérique. Il contempla les techniciens au travail sous la lumière indigo qui semblait les faire vivre dans un monde à part. Oui… si l’indépendance à l’égard de la nef était possible, elle commencerait par la nourriture et la culture de la vie. Les cuves embryogéniques, les laboratoires de clonage, le bio-ordinateur lui-même, n’étaient que des jouets à l’usage de ceux qui étaient bien nourris, bien vêtus et bien abrités. Donne à manger aux hommes, et tu leur demanderas d’avoir de, vertus. C’était une voix ancienne, dans l’un de ses enregistrements éducatifs, qui avait prononcé ces mots. La voix de la sagesse et du sens pratique. La voix d’un survivant. Il regardait toujours les techniciens qui s’affairaient autour de leurs plantes avec une attention, des soins et un souci équivalant à une forme de révérence qu’il n’avait rencontrée que chez les très vieux Neftiles durant la Vénefration. Ces techniciens de l’agrarium se livraient à une sorte de Vénefration! Il eut un gloussement amusé à l’idée que cette fameuse Vénefration se réduisait à prendre soin des plantes dans un agrarium. Quel spectacle grandiose ce devait être aux yeux d’un dieu! Un ramassis de mendiants pleurnichards! Quelle sorte de dieu fallait-il donc être pour maintenir ses protégés dans le dénuement à seule fin de les entendre implorer? Une certaine dose de subjugation, il comprenait cela, oui; mais… ce qui se passait ici évoquait des critères différents. Il faut que quelqu’un commande et il faut que de temps à autre cela soit rappelé à ceux qui se font commander. Autrement, il n’y a aucune organisation qui puisse fonctionner. Mais ce n’était pas ça. Le message était autre. Il disait que les programmes de la nef touchaient à leur fin. Tous les problèmes étaient transférés sur les épaules du Psyo. Regardez-moi ces travailleurs! Il savait très bien qu’ils n’avaient même pas le temps de prendre les décisions concernant leur propre existence. A quel moment ? Après le travail ? Le corps était trop fatigué alors et l’esprit alourdi était plongé dans une contemplation intérieure qui excluait tout jugement sensé dans l’intérêt de tous. L’intérêt de tous… c’est cela, mon travail. Il les libérait des douloureuses contraintes apportées par des décisions qu’ils n’étaient pas assez informés, ni dynamiques, ni même intelligents pour prendre. En tant que Psyo, il leur faisait le bien agréable présent du temps oisif, du temps qu’ils pouvaient librement consacrer à la détente et à la récréation. Récréation ou re-création ? Le rapprochement lui avait soudain traversé l’esprit. La recréation, c’était le moment où ils renaissaient, où tout ce pour quoi ils avaient travaillé prenait une réalité, où ils vivaient enfin. Et quand il observait dans son foyer holo ces travailleurs de l’agrarium, Oakes avait l’impression d’être un chef d’orchestre dirigeant une symphonie complexe. Il prit mentalement note de réutiliser cette analogie à la prochaine assemblée. Un chef d’orchestre. Cette idée lui plaisait. Elle était à ruminer. La nef avait-elle des pensées de ce genre ? Il éprouva un subit sentiment d’affinité avec elle, son ennemie. Quel genre de pâture sommes-nous donc pour mériter de telles attentions ? Quelle manne ? La nef pourrait-elle être… Il fut brutalement interrompu dans sa rêverie par le sifflement chuintant de la porte étanche que l’on ouvrait de l’extérieur. Qui ose… La porte rebondit bruyamment contre la cloison; Louis apparut, referma le panneau ovale et mit les crampons de sécurité. Il était essoufflé et, à la place de son habituelle, morne et élimée tenue de corvée, arborait une combinaison uniforme flambant neuve de couleur vert bouteille. — Louis! Oakes était fou de joie de le revoir. Mais une expression de consternation se peignit sur son visage lorsque Louis, s’adossant à la porte, se tourna vers lui. Il était couvert d’ecchymoses et de cicatrices que les équipes médicales avaient dû hâtivement refermer. De plus, il boitait. La faculté de juger prépare à s’immiscer dans le flux du hasard et à faire usage de la volonté. Le jugement sert à modeler la volonté alors que la pensée est le propre du moment. Juger est un siège, un centre de convection pour les courants où les passés préparent un avenir. C’est un acte d’équilibrage. Kerro Panille Dialectique de l’Avata Hali Ekel, avec l’agilité gracieuse dont elle était coutumière, attrapa d’une main la poignée de la trappe qui donnait accès par le plafond à la salle de stockage des programmes de la Mnefmothèque. Son diagnoskit, accroché à l’épaule par sa courroie, lui heurta la hanche quand elle sauta. Elle avait découvert, il y avait un peu moins d’une heure, que Kerro Panille était envoyé côté sol. Il n’avait pas prononcé le moindre mot d’adieu, ni laissé la moindre lettre… ni le moindre vers. Ce n’est pas que j’aie des droits particuliers sur lui! Elle ouvrit la trappe et se hissa à l’intérieur de la gaine de service. Il refuse de faire partenaire avec moi, il refuse de… Elle chassa ces mauvaises pensées. Mais il n’aurait pas dû s’en aller ainsi. Ils avaient atteint leur maturité dans la même section de crèche. Ils avaient le même âge, à quelques jours près, et ils étaient toujours restés amis. Il lui avait confié ses souvenirs côté Terre et elle s’était confiée à lui. Elle ne se faisait pas d’illusion sur ses propres sentiments. Pour elle, Kerro était le garçon le plus séduisant côté nef. Mais pourquoi était-il toujours si distant ? Elle rentra la tête dans les épaules pour avancer dans la gaine ovale incurvée. Elle avait un mètre soixante de haut en diamètre, soit huit centimètres de moins qu’elle. Mais elle avait l’habitude de se déplacer dans Nef en empruntant ces raccourcis peu connus. Si encore j’étais laide! Elle savait très bien que sa combinaison en neflon mettait en valeur d’agréables formes féminines. Elle avait la peau foncée, les yeux châtains et les cheveux courts comme tous les méditechs, pour des raisons d’hygiène. Ce qui ne l’empêchait pas d’apprécier la barbe et les cheveux longs de Kerro. Jamais elle n’aurait songé à lui demander de les tailler. Elle trouvait son style excitant. Mais il n’avait pas de règles d’hygiène à respecter. Elle trouva le panneau d’accès verrouillé, mais elle s’y attendait. Elle avait appris le code par cœur et il ne lui fallut que quelques secondes pour faire jouer le mécanisme. Au moment où elle se penchait pour émerger dans la salle de stockage, la voix de Nef grésilla au niveau du senseur optique intérieur : — Qu’est-ce que tu fais, Hali ? Elle se figea de surprise. La voix / Tout le monde connaissait la voix métallique et neutre qui servait à Nef dans le travail, entre autres instruments de contact. Mais… cette voix-là était différente, riche en résonances et inflexions émotionnelles. Et Nef l’avait appelée par son nom! — Je… j’avais besoin d’un poste de lecture de programme. Il y en a toujours un qui fonctionne ici. — Ce n’est pas très orthodoxe, Hali. — J’ai fait quelque chose de mal ? Ses doigts agiles remettaient en place les crampons de verrouillage pendant qu’elle parlait, mais elle demeurait là sans bouger, hésitante, angoissée à l’idée d’avoir offensé Nef. Nef lui parlait! Nef lui parlait réellement! — Certains pourraient croire que tu fais quelque chose de mal. — Je voulais seulement gagner du temps. Personne ne veut me dire pourquoi Kerro est parti côté sol. — Pourquoi n’as-tu pas pensé à me le demander ? — J’étais sûre que… Elle jeta un coup d’œil, par la travée où s’alignaient les casiers rotatifs de programmes sur disques, en direction du poste de lecture. Le clavier et l’écran étaient libres, comme elle s’en doutait. Mais Nef ne voulut pas la laisser s’en tirer à si bon compte. — Je ne suis jamais plus loin de toi que l’écran de contrôle ou le pupitre com le plus proche. Elle fixa la boule orangée du senseur optique. C’était un globe menaçant, un œil de cyclope entouré d’une grille de métal par laquelle sortait la voix de Nef. Avait-elle déplu à Nef? La puissance mesurée que l’on sentait derrière cette terrible voix la glaçait. — Je ne t’en veux pas, Hali. Je suggère simplement que tu manifestes un peu plus de confiance en moi. Je m’inquiète pour toi. — Je… j’ai confiance en toi, Nef. Je fais bien ma Vénefration. Tu le sais. Mais je n’aurais jamais pensé que tu me parlerais un jour comme tu le fais en ce moment. — Comme je parle à Kerro Panille? Tu es jalouse, Hali! Elle était trop honnête pour le nier, mais les mots ne voulurent pas sortir de sa bouche. Elle se contenta de secouer la tête. — Hali, va jusqu’au clavier qui se trouve au bout de cette travée. Abaisse le curseur rouge en haut et à droite et je t’ouvrirai une porte derrière le pupitre. — Une… porte ? — Tu trouveras une chambre secrète munie d’un autre poste de recherche. Kerro s’en est souvent servi. Tu peux l’utiliser maintenant toi aussi. Fascinée et craintive, elle fit ce que lui disait Nef. L’ensemble du pupitre avec son clavier pivota, révélant un étroit passage. Elle se baissa pour s’introduire dans une petite pièce meublée d’un divan jaunâtre. Une lumière indirecte était diffusée par des plafonniers encastrés aux quatre coins de la pièce. Il y avait là un grand pupitre avec un écran et un clavier, ainsi que le cercle familier d’un foyer holo à même le sol. C’était l’équipement habituel d’une cabine-laboratoire d’enseignement, mais elle ignorait tout de son existence et elle n’en avait jamais vu de si petite. Elle entendit la porte qui se refermait derrière elle. Pourtant, elle se sentait inexplicablement en sécurité dans cet espace clos. Nef se souciait d’elle. Et Kerro était venu ici. Ses narines sensibles croyaient déceler son odeur. Elle frotta l’anneau qu’elle portait au nez. Il y avait un siège pivotant fixé devant le clavier. Elle s’y glissa. — Non, Hali. Etends-toi sur le divan. Tu n’auras pas besoin du clavier dans cette pièce. La voix de Nef lui parvenait maintenant de toutes les directions à la fois. Elle chercha des yeux une source possible. Il n’y avait ni senseur ni capteur visible. De nouveau, la voix résonna avec une puissance mesurée : — Ne crains rien, Hali. Tu es ici dans ma sphère protectrice. Allonge-toi. Elle obéit en hésitant un peu. Le divan était recouvert d’une matière lisse et glissante, dont le contact lui faisait froid aux mains et à la nuque. — Pourquoi es-tu venue ici à la recherche d’un terminal libre, Hali ? — Je voulais faire quelque chose de… déterminé. — Tu l’aimes ? — Tu sais bien que oui. — C’est ton droit d’essayer de faire en sorte qu’il t’aime, Hali, mais pas en te servant d’un subterfuge. — Je… veux qu’il soit à moi! — Et tu es venue me demander mon aide ? — J’accepterai n’importe quelle aide. — Tu as libre accès aux informations, Hali, mais il n’appartient qu’à toi de décider de ce que tu en fais. Tu as une existence à accomplir, comprends-tu bien cela ? — Une… une existence? répéta-t-elle en sentant sa propre transpiration couler sur la matière lisse qui recouvrait le divan. — Ton existence, Hali. Elle est à toi. C’est un don que tu as reçu. Fais-en bon usage. Sois heureuse avec. — Est-ce que tu accepterais encore que Kerro et moi nous soyons partenaires? — Seulement si cela vous convient vraiment à tous les deux. — Je serais plus heureuse si j’avais Kerro. Et il est parti côté sol! Elle avait lancé cela presque comme une plainte et elle sentait les larmes sur le point de jaillir au coin de ses yeux. — Ne pourrais-tu pas y aller toi aussi ? — Oui, mais il faut veiller sur la santé des Neftiles pour que la Colonie puisse manger. — Je te demande quel est ton choix. — On a besoin de moi ici. — Hali, je voudrais que tu me fasses confiance. Elle se tourna machinalement vers l’écran aveugle qui était sur le mur opposé. Quelle chose étrange à dire! Comment pouvait-on ne pas faire confiance à Nef ? Ils étaient tous des créatures de Nef. Les prières de la Vénefration marquaient leur existence pour toujours. Cependant, elle sentait qu’il fallait qu’elle donne une opinion plus personnelle, et elle la donna : — Bien sûr que je te fais confiance. — Je trouve cela très flatteur, Hali. Et c’est pourquoi je te réserve quelque chose de tout à fait spécial. Tu vas faire la connaissance d’un homme que l’on appelle Yeschuah. Ce nom vient d’un langage très ancien, l’araméen. Yeschuah est une autre forme de Josué, et c’est aussi de là que Jésus Louis tire son nom. De toute cette explication, ce qui étonna le plus Hali, ce fut d’entendre Nef prononcer le mot «Jésus». Tous ceux qui côté nef voulaient parler de lui prononçaient son prénom Rhéssous. Mais Nef avait dit nettement : geai-zhu. Elle continuait de fixer stupidement l’écran. L’éclairage diffus de la chambre se transforma soudain en une vive clarté qui faisait scintiller toutes les surfaces métalliques. Hali cligna les yeux et éternua. Ce n’est peut-être pas Nef qui me parle, songea-t-elle. Si quelqu’un était en train de me faire une farce ? Cette pensée avait quelque chose d’effrayant. Qui pourrait oser s’amuser ainsi ? — Je suis là, Hali Ekel. C’est bien Nef qui te parle. — Est-ce que… tu lis dans ma pensée? — Gardons cette question pour plus tard, Hali; mais sache que je suis capable d’interpréter tes réactions. Ne le fais-tu pas toi-même en présence d’autres personnes ? — Bien sûr, mais… — Ne crains rien. Je ne te veux aucun mal. Elle s’efforça de déglutir en songeant à ce que Nef avait dit tout à l’heure. Yeschuah ? — Qui est cet homme… ce Yeschuah? — Pour le savoir, il faut que tu fasses un voyage. — Un v… voy… ?» Elle toussa pour s’éclaircir la voix et se força à se calmer. Kerro était souvent venu ici et il n’avait jamais manifesté aucune peur de Nef. — Où dois-je voyager ? — Pas où, mais quand. Tu vas parcourir une partie de ce que vous autres humains appelez le temps. Elle crut comprendre que Nef voulait lui montrer un enregistrement holo. — Une projection? Que vas-tu me… — Non; il ne s’agit pas de ce genre de projection. Pour cette petite expérience, c’est toi qui seras projetée. — C’est moi qui… serai… — Il est indispensable que les Neftiles apprennent l’existence de Yeschuah, que l’on appelait également Jésus. C’est toi que j’ai choisie pour faire ce voyage. Elle sentait la boule qui se formait dans sa gorge, la panique imminente. — Mais comment… — Je te connais, Hali Ekel, et tu te connais aussi. Réponds-moi : Comment fonctionnent tes neurones ? N’importe quel méditech savait ça. Elle dit d’un trait sans réfléchir : — Par la décharge d’une quantité efficace d’acétylcholine dans les synapses où… — Une quantité efficace, oui. Un pont, un raccourci. Toi aussi, tu prends des raccourcis tout le temps. — Mais je… — Je suis l’univers, Hali Ekel. Chaque partie de moi — chaque partie dans sa totalité — est l’univers. Tout revient à moi, y compris les raccourcis. — Mais mon corps… ce que… Elle se tut, soudain prise d’une peur intense pour cette chair précieuse qui était la sienne. — Je serai à tes côtés, Hali Ekel. Cette matrice qui te représente, elle fait également partie de l’univers et de moi. Tu voulais savoir si je lisais dans ta pensée ? Elle trouva soudain cette idée profondément choquante, inadmissible. — Est-ce vrai ? — Ekel… fit Nef en mettant dans sa voix une tristesse qui la bouleversa… nos pouvoirs appartiennent au même univers. Tes pensées sont mes pensées. Comment pourrais-je ignorer ce que tu penses ? Elle lutta pour prendre une profonde inspiration. Les paroles de Nef évoquaient des choses qui étaient à la limite de sa compréhension, mais la Vénefration lui avait enseigné à se résigner. — Très bien, Nef. — Es-tu prête à faire le voyage ? Elle essaya de déglutir malgré sa gorge sèche. Elle cherchait désespérément une objection logique à ce que Nef proposait de lui faire. Une projection ? Les mots représentaient des choses si insubstantielles. Nef avait dit que ce serait elle qui serait projetée. Ce n’était pas très rassurant! — Pourquoi… pour quelle raison dois-je franchir le temps? — Franchir? répéta Nef d’une voix chargée d’une douce réprimande. Tu persistes à concevoir le temps comme quelque chose de linéaire et comme une barrière. Ce n’est même pas proche de la réalité, mais je veux bien faire comme si ça l’était, si cela te rassure. — Qu’est-ce que… s’il n’est pas linéaire, qu’est-ce qu’il… — Imagine qu’il est linéaire, si tu veux. Mais à la manière d’une masse embrouillée de kilomètres et de kilomètres de ruban d’ordinateur que l’on aurait bourré dans cette petite pièce. On pourrait ainsi passer d’une boucle du temps à l’autre, en prenant, si l’on peut dire, un raccourci. — Mais… une fois qu’on a pris… ce raccourci… comment fait-on pour revenir à son… — En réalité, on n’abandonne jamais son présent. Malgré l’angoisse qui l’étreignait, elle était vivement intéressée. — On peut être en deux endroits en même temps ? — La totalité du Temps constitue un seul endroit, Ekel. Elle se rendit compte que Nef avait troqué, insensiblement mais sûrement, son prénom familier et sécurisant contre son patronyme. — Pourquoi m’appelles-tu Ekel à présent ? — Parce que je perçois que c’est la ligne d’identité que tu te donnes. Je fais cela pour te faciliter les choses, Ekel. — Mais si tu me fais aller quelque part… — J’ai isolé cette pièce, Ekel. Tu auras deux corps à la fois, mais séparés par un Temps très long et une très grande distance. — Est-ce que je percevrai ces deux… — Tu n’auras conscience que d’une seule chair. Mais tu connaîtras l’existence des deux. — Bon. Que dois-je faire ? — Reste allongée et accepte le fait que je vais bientôt te donner un autre corps dans un autre Temps. — Est-ce que ça va me… — Si tu fais exactement ce que je te dis, ça ne te fera aucun mal. Tu comprendras le langage de cet autre lieu. Je vais te donner un vieux corps, celui d’une vieille femme. Les corps âgés ne sont pas menaçants pour les autres. Nul ne se souciera de la présence d’une vieille. Elle essaya de se détendre comme on le lui demandait. Accepter. Mais les questions se bousculaient encore dans sa tête. — Pourquoi m’envoies-tu ainsi pour… — Ecouter seulement, Ekel. Et observer, afin d’apprendre. Surtout, quoi que tu puisses voir, n’essaye pas d’intervenir. Tu causerais des souffrances inutiles, peut-être aussi à toi-même. — Juste observer et… — Ne pas intervenir. Tu sauras bientôt quelles sont les conséquences lorsque l’on contrarie le Temps. Avant d’avoir pu poser une nouvelle question, elle sentit un picotement le long de sa nuque. Une onde glacée descendit dans son dos. Son cœur cognait contre sa cage thoracique. La voix de Nef lui parvint, affaiblie par une grande distance. — Prête, Ekel… Ce n’était pas une question mais un commandement. Elle répondit cependant, et sa voix résonna longuement dans son crâne : — Mmmmmmm… Vous voyez un reflet ? L’univers n’est pas le miroir de l’esprit. Rien là-bas Rien ici Ne montre notre image. L’esprit est le miroir de l’univers. Kerro Panille Poésies complètes Waela TaoLini, étendue dans sa cabine côté sol, se sentait lasse de corps et d’esprit, mais incapable de trouver le sommeil. Thomas était dur avec elle. Tout devait être fait à la perfection, selon ses exigences. C’était un fanatique. Ils avaient déjà passé vingt et une heures à suivre les mornes opérations de préparation du nouveau suba. Thomas disait qu’il ne pouvait pas attendre l’arrivée du poète, qui devait se trouver quelque part dans les profondeurs du secteur Traitement. Non. Le temps qui nous reste est précieux. Elle essaya de respirer à fond. La boule était toujours là, douloureuse, au niveau du sternum. Elle se demandait comment Thomas leur était descendu du ciel. Comment pouvait-il venir de Nef? Il y avait tant de choses qu’il semblait ignorer alors que pour tous les Neftiles elles allaient parfaitement de soi. Cela la tracassait. Il y avait eu cet incident avec le capucin, en particulier. Il n’a pas perdu son sang-froid, je dois le reconnaître. Mais ce qui l’étonnait le plus, c’était son ignorance du Jeu. Un groupe s’était rassemblé derrière le hangar aux dirigeables. Des équipes de repos, buvant pour la plupart ce que les Neftiles appelaient du «vin de gyronète». — Que se passe-t-il ? avait demandé Thomas en pointant son bloc-notes en direction du groupe. — Mais c’est le Jeu, avait-elle répondu en se tournant vers lui avec une curiosité nouvelle. Vous voulez dire que vous n’avez jamais entendu parler du Jeu? — Quel Jeu ? Il n’y a là qu’une bande de soiffards en train de s’amuser. C’est étrange, pourtant… mes instructions n’ont jamais signalé la présence d’alcool sous quelque forme que ce soit. — Il y a toujours eu des alcools de labo. A un moment, nous avions du vin et du brandy. Mais officiellement, depuis quelque temps, toute fabrication a cessé à cause de la pénurie de vivres. Cependant, on en trouve à prix fort. Ces hommes (elle fit un signe du menton en direction du groupe) ont utilisé une partie de leurs points-rations alimentaires pour s’en procurer. — Si je comprends bien, ils échangent de la nourriture contre du vin fabriqué au détriment de la production alimentaire. Sans doute perdent-ils au change, mais c’est leur droit, non? Il la regarda en plissant les yeux. — C’est peut-être leur droit, mais nous manquons de vivres. Ils n’ont pas assez à manger. Ici, lorsqu’on ne mange pas à sa faim, cela signifie que les réflexes sont amoindris. C’est une question de vie ou de mort, Raja Thomas. Et pas seulement pour soi, mais pour les autres aussi. — Vous le faites quelquefois? demanda-t-il d’une voix radoucie. — Quelquefois, oui, quand je trouve le temps. Ses pommettes avaient rougi. Elle suivit Thomas qui se dirigeait maintenant vers le groupe, le tira par la manche pour l’arrêter. — Ce n’est pas tout. — Quoi encore ? — Le Jeu requiert un nombre pair de participants, hommes ou femmes. Chacun doit apporter une mise initiale, un certain nombre de points-rations alimentaires. Des équipes de deux sont constituées. Chaque participant tire un bâtonnet au hasard dans une corbeille. On compare les bâtonnets à l’intérieur de chaque équipe et c’est le plus long qui gagne la première manche. Le plus court est éliminé. Tous ceux qui ont gagné constituent de nouvelles équipes de deux et tirent un nouveau bâtonnet. Le jeu continue jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’une seule équipe. — Et la mise ? — Elle est augmentée à chaque manche, de sorte que s’il y a beaucoup de monde, le Jeu devient vite ruineux. — Est-ce que la dernière équipe partage les gains ? — Non. Les deux derniers tirent encore au sort. Celui qui a la plus longue baguette remporte tout. — Ça paraît assez fastidieux. — Oui. Elle hésita puis murmura d’une traite, sans même un battement de paupières : — Le perdant doit se faire la Péri. — Vous voulez dire qu’il doit faire le tour de l’enceinte exté… ? Son pouce resta en suspens par-dessus son épaule. — Sans arme ni vêtement, et au pas de course, fit Waela. — Mais il est impossible de… il y a presque dix kilomètres à parcourir à découvert. — Certains y arrivent. — Mais… pourquoi? Pas pour la nourriture, tout de même. Nous n’en sommes pas encore à ce point ? — Pas pour ça, non. Pour obtenir une faveur, un emploi, une chambre, un partenaire. Pour le risque. Pour une chance de quitter avec éclat une vie insipide. Celui qui tire le bâtonnet le plus long est perdant. Les points-rations sont un prix de consolation. Le vrai gagnant est celui qui se fait la Péri. Thomas laissa échapper une longue expiration. — Quelles sont ses chances? — D’après l’expérience, les mêmes que pour le reste du Jeu. Cinquante pour cent. A peu près la moitié ne revient jamais. — Et c’est… autorisé? De nouveau, elle le regarda avec curiosité. — Ils ont le droit de faire ce qu’ils veulent de leur peau. Il se tourna pour regarder les gens qui jouaient à ce… jeu. Les équipes avaient tiré, recommencé, tiré, recommencé. Il n’en restait plus qu’une seule en jeu. Un homme et une femme, cette fois-ci. L’homme n’avait pas de nez, mais deux fentes humides au niveau de son front se plissaient au rythme de ce qui devait être sa respiration. La femme ressemblait vaguement à une personne qu’il avait connue. Ce fut elle qui tira la plus longue baguette. Le groupe l’acclama et l’aida à ramasser les mises en les glissant dans son cou, dans ses manches, sous sa ceinture. Les dernières bouteilles de vin circulèrent puis le groupe se dirigea vers la porte extérieure du secteur ouest. — Il va vraiment y aller ? demanda Thomas en les suivant des yeux. — Avez-vous remarqué son sourcil droit ? — Oui. J’ai eu l’impression qu’il avait une triple rangée de sourcils. Et son nez… — Ce sont des tatouages, des galons. On les obtient en se faisant la Péri. — C’est donc sa… troisième… ? — Exact. Il a toujours une chance sur deux. Mais il y a un dicton côté sol : «Une fois, tu flirtes avec la mort; deux fois, tes jours sont doublés; trois fois, je suis à toi.» — Charmant. — C’est un jeu intéressant. — Est-ce que vous y avez déjà joué, TaoLini? Elle déglutit et la rougeur disparut de ses joues. — Non. — Un de vos amis? Elle acquiesça sans mot dire. — Retournons au boulot, dit-il en la guidant gentiment vers le hangar. Quand elle repensait à cette scène, elle avait la bizarre impression que quelque chose lui échappait dans les réponses et le comportement de Thomas. Il ne voulait même pas faire une pause pour la Vénefration. Il ne leur accorda un instant de repos, à peine le temps d’une hésitation, que lorsque la fatigue leur fit lâcher les liasses de programmes et oublier les coordonnées. Au cours de l’un de ces répits, il avait engagé avec elle une étrange conversation et c’était ce qui la tenait éveillée en ce moment. Que cherchait-il à me faire comprendre ? Ils s’étaient assis dans l’habitacle de plaz qui les protégerait durant la descente dans les profondeurs marines. Les ouvriers continuaient à s’affairer tout autour de la coque transparente. Thomas et elle étaient si près l’un de l’autre qu’ils avaient dû apprendre à coordonner leurs mouvements d’une manière spéciale pour éviter de se gêner. A trois reprises, Waela s’était trompée en répétant une manœuvre de plongée. — Prenez un peu de repos. Il y avait quelque chose d’accusateur dans sa voix, mais elle s’était tout de même laissée aller en arrière dans le creux protecteur de son siège, heureuse de profiter du moindre soulagement, heureuse même de sentir le harnais de sécurité qui la maintenait et libérait d’autant ses muscles. Mais la voix de Thomas fit irruption dans son esprit conscient. — Il était une fois une petite fille de quatorze ans qui vivait dans une ferme où elle s’occupait des poules. Moi aussi je m’occupais des poules à la ferme, songea Waela. Puis soudain : C’est de moi qu’il parle! Elle rouvrit les yeux. — Vous avez fouiné dans mon dossier. — C’est mon boulot. Une petite fille de quatorze ans qui s’occupait des poules. Son boulot! Elle avait songé à ce qu’elle était alors : fille d’émigrés, travailleurs de la terre. Technopaysans. Petite bourgeoisie gauloise. J’ai échappé à ça. Pour être honnête, elle devait reconnaître qu’elle s’était échappée, plutôt. Pour une petite fille de quatorze ans, un soleil sur le point de devenir nova, cela n’a pas beaucoup de signification. Surtout quand cette fille a, depuis peu, un corps qui est celui d’une femme. Je me suis échappée pour aller trouver Nef. Il arrivait souvent à Waela de tenir de telles conversations avec elle-même. Elle ferma les yeux. C’était comme si deux personnes occupaient à la fois son esprit conscient. L’une s’appelait «Réchappée» et l’autre «Probité». Réchappée était contre une existence de Neftile et vitupérait les dangers côté sol : — Pourquoi faut-il que j’ai été choisie pour cette vie de dingue ? demandait-elle. — Si tu te souviens bien, répondait Probité, c’est toi qui t’es portée volontaire. — Alors, j’ai dû laisser mes méninges quelque part au garage. Que diable avais-je dans la tête ? — Que connais-tu du diable ? — Pour comprendre le bon Dieu, il faut connaître le Diable. N’est-ce pas ce que le Psyo répète tout le temps ? — Tu saisis le problème à l’envers, comme d’habitude. — Tu sais bien, bon sang, pourquoi j’ai été volontaire! La voix de Réchappée était au bord des larmes. — Je sais, fit Probité. C’est parce qu’il est mort. Dix ans ensemble et puis… pouf! — Parce qu’il est mort… c’est tout ce que tu trouves à dire? Parce qu’il est mort ? — Que veux-tu que je dise d’autre ? La voix de Probité était, comme toujours, posée, ferme. — Tu ne vaux pas mieux que le Psyo. Tu ne sais répondre que par d’autres questions. Qu’avait fait Jim pour mériter cela ? — Il voulait connaître les limites. Il les a trouvées en se faisant la Péri. — Mais pourquoi Nef ou le Psyo ne parlent jamais de ça? — De la mort? fit Probité en marquant un instant de pause. Qu’y aurait-il à dire ? Jim est mort et tu es vivante. Il n’y a que cela qui compte. — Tu crois vraiment? Parfois, je me demande… je me demande ce qui va m’arriver. — Tu vivras jusqu’à ce que tu meures. — Mais que va-t-il se passer ? Probité marqua, contrairement à son habitude, un nouvel instant d’hésitation, puis répondit : — Tu lutteras pour vivre. Waela! Waela! Réveillez-vous! C’était la voix de Thomas. Waela ouvrit les yeux, pencha la tête contre l’appui du dossier et le regarda. La lumière se reflétait sur le plaz et le bruit des ouvriers martelant des tôles pénétrait jusqu’à eux. Elle s’aperçut que Thomas paraissait aussi épuisé qu’elle mais ne voulait pas le montrer. — J’étais en train de vous raconter une histoire de la Terre, lui dit-il. — Pour quelle raison ? — C’est important pour moi. Celte fille de quatorze ans faisait des rêves du même genre. Est-ce que vous les faites toujours? Elle s’empourpra, nerveuse. Il Ut dans ma pensée ? — Des rêves? fit-elle en soupirant, les yeux mi-clos. Qu’ai-je à faire de rêves? J’ai mon travail. — Et cela vous suffit ? — Si cela me suffit? dit-elle en éclatant de rire. Je n’ai pas de souci à me faire pour ça. N’oubliez pas que Nef m’envoie un prince charmant. — Ne blasphémez pas. — Je ne blasphème pas. C’est vous. Pourquoi dois-je séduire ce pauvre imbécile de poète alors que… — Suffit! Nous n’allons pas encore discuter de ça. Laissez tomber. — Je n’ai pas l’habitude de laisser tomber. — Je l’avais remarqué. — Pour quelle raison avez-vous fouiné dans mon dossier? — J’essayais de cerner cette fille. Si elle n’est pas trop plongée dans ses rêves, elle aboutira peut-être quelque part avec les rêveurs. Mais je voudrais lui dire ce qui est arrivé à ses anciens songes. — Eh bien ? Que leur est-il arrivé ? — Elle les fait encore; et elle les fera toujours. Vous voulez parler de dieux; bon, très bien. Avata parlera maintenant ce langage. Avata dit que le conscient est le don du Dieu-Espèce à l’individu et que la conscience est le don du Dieu-Individu à l’espèce. Dans la conscience on trouve la structure, les formes du conscient, la beauté. Kerro Panille Les Traductions de l‘Avata Hali Ekel ne sentait pas le passage du temps; mais lorsque les échos de sa propre voix cessèrent de se répercuter dans son esprit conscient, elle s’aperçut qu’elle se trouvait face à elle-même. Elle percevait toujours le petit laboratoire d’enseignement dont Nef lui avait révélé l’existence derrière le pupitre de la Salle des Programmes. Dans ce laboratoire était son propre corps, étendu sur le divan jaune, et elle le regardait sans savoir comment une chose pareille était possible. Le labo était envahi de lumière, que chaque surface reflétait. Elle fut surprise de voir comme elle paraissait différente de l’image-miroir qu’elle avait connue toute sa vie. La matière jaune et luisante qui recouvrait le divan faisait ressortir la couleur foncée de sa peau. Normalement, une lumière si crue aurait dû l’éblouir, mais elle ne ressentait aucun inconfort. A l’endroit où ses cheveux courts s’arrêtaient derrière son oreille gauche, il y avait un grain de beauté noir. L’anneau de son nez reflétait la lumière en scintillant contre sa peau. Tout son corps était entouré d’une étrange aura. Elle voulut parler et, durant un instant de panique, se demanda comment elle pouvait faire. C’était comme si elle se débattait pour retrouver son corps. Puis un calme subit l’envahit et elle entendit la voix de Nef : — Je suis là, Ekel. — C’est comme l’hybernation ? Elle n’avait pas la sensation de parler, mais elle entendait sa propre voix. — C’est beaucoup plus compliqué, Ekel. Je te montre tout cela parce qu’il faut que tu te souviennes. — Je m’en souviendrai. Sans transition, elle se sentit sombrer dans les ténèbres. Mais au premier plan de sa connaissance, il y avait l’intention manifestée par Nef de lui donner un autre corps pour la durée de l’expérience. Le corps d’une vieille femme. Quel effet cela va me faire ? Elle n’eut pas d’autre réponse que ce tunnel où elle tombait. C’était un long boyau, d’une chaleur vivante, et le plus étonnant était qu’elle n’entendait pas le moindre battement de cœur, pas la moindre pulsation organique. Mais il y avait une lueur qui miroitait au loin et elle apercevait derrière cette lueur le flanc d’une colline. Ayant grandi côté nef, elle comprenait sans réfléchir la signification d’un passage. Mais lorsqu’elle émergea dans l’ovale de clarté, ce fut un choc pour elle de se trouver dans un espace non limité. Elle percevait maintenant une pulsation. C’était dans sa poitrine. Elle porta la main à cet endroit et, sentant le contact d’une étoffe rugueuse, baissa les yeux. La main était vieille, ridée, parcheminée. Ce n’est pas ma main! Elle regarda autour d’elle. Il y avait une colline. Elle ressentait l’étroite vulnérabilité de sa présence ici. Le soleil oblique avait un éclat doré qui faisait du bien à ce corps. Elle l’examina : d’abord les pieds, les bras. C’était vraiment un vieux corps. Et il y avait d’autres personnes un peu plus loin. Nef lui parla à l’intérieur de sa tête : — Il te faudra un moment pour l’habituer à ce corps. N’essaye pas de précipiter les choses. Oui… elle sentait ses perceptions gagner l’extérieur par vagues discontinues. Des sandales couvraient ses pieds. Elle sentait les lanières. Le sol inégal la fit vaciller quand elle essaya de faire deux pas prudents. Le tissu de sa robe lui râpa les chevilles. Plutôt qu’une robe, c’était une sorte de sac en fibres grossières. Quand elle bougeait, cela lui raclait aussi les épaules. C’était son seul vêtement… ou plutôt non. Elle avait aussi un bandeau dans les cheveux. Elle voulut le toucher et dans le même mouvement se tourna vers le bas de la colline. Une foule de plusieurs centaines de personnes — peut-être trois cents, elle n’aurait pas su dire — était rassemblée là. Elle avait l’impression que le corps qu’elle occupait avait dû courir avant de venir se placer ici. Sa respiration était difficile. Une odeur aigre de transpiration assaillait ses vieilles narines. Subitement, les bruits de la foule lui parvinrent : comme une rumeur animale. Les gens montaient lentement la colline dans sa direction. Au centre du mouvement se trouvait un homme qui traînait sur son épaule ce qui ressemblait à un arbre coupé. Comme il se rapprochait, elle vit qu’il avait du sang au visage et un drôle de cercle autour du front. On aurait dit un bandeau hérissé de piquants. Cet homme avait dû être battu. A travers les lambeaux de sa robe grise, on distinguait des plaies et des marques de coups. Alors que l’homme était encore à une certaine distance, elle le vit trébucher et tomber face contre terre. Une femme à la robe d’un bleu délavé accourut pour l’aider à se relever, mais elle fut chassée par deux hommes jeunes qui portaient un casque à cimier et un haut de vêtement rigide qui étincelait au soleil. Plusieurs hommes, dans la foule, étaient vêtus ainsi. Deux autres donnaient des coups de pied à celui qui était à terre pour l’obliger à se relever. Une cuirasse, pensa-t-elle en se remémorant ses enregistrements holos d’histoire. C’est une cuirasse qu’ils portent. L’idée du laps de temps énorme qui avait dû s’écouler entre la scène qu’elle voyait et son existence côté nef la fit vaciller. Nef? Reste calme, Ekel. Reste calme. Elle se força à remplir plusieurs fois à fond ses vieux poumons endoloris. Les hommes à la cuirasse, constata-t-elle, portaient une sorte de jupe de couleur foncée, jusqu’aux genoux. Ils avaient aux pieds de lourdes sandales et aux tibias des jambières de métal. Chacun était armé d’une courte épée, rangée dans un fourreau à l’épaule, dont la poignée dépassait à proximité de sa tête. Ils se servaient de longs bâtons pour canaliser la foule… ou plutôt non, se dit-elle. C’étaient des lances qu’ils tenaient à l’envers pour bastonner les gens et les maintenir à distance. La foule se pressait cependant autour de celui qui était tombé et elle ne voyait plus rien. Une grande clameur s’éleva. Il semblait y avoir un conflit qu’elle ne comprenait pas. Certains criaient : — Aidez-le! Aidez-le à se relever! — Des coups! C’est tout ce qu’il mérite, des coups! hurlaient d’autres voix. Et quelqu’un glapit d’une voix perçante qui s’éleva au-dessus des autres : — Lapidons-le ici même! Il n’arrivera jamais jusqu’en haut! Une ligne d’hommes en cuirasse repoussa la foule, ne laissant qu’un grand gaillard à la peau foncée à côté de celui qui était tombé. Il regardait autour de lui d’un air effaré. Il fit un bond de côté, pour essayer de fuir, mais deux hommes en cuirasse l’en empêchèrent en le menaçant de la hampe de leur lance. Il recula aux côtés de celui qui était tombé. L’un des soldats agita la pointe de sa lance en direction de l’homme à la peau foncée. Il lui cria quelque chose que Hali ne put discerner. Mais l’homme se baissa pour soulever l’arbre et libérer de son poids celui qui était tombé. Qu’est-il en train de se passer ici ? Observe et surtout n’interviens pas. Un groupe de femmes se lamentaient non loin de là. Comme celui qui était tombé se relevait pour accompagner l’autre, qui traînait maintenant l’arbre, tout le monde se remit à grimper vers l’endroit où se tenait Hali. Elle observait intensément la scène, à la recherche d’un indice qui pourrait lui faire comprendre ce qui se passait. Visiblement, c’était quelque chose de très pénible. Etait-ce extrêmement important ? Pourquoi Nef avait-elle insisté pour qu’elle voie cela ? La foule se rapprochait. L’homme qui avait été battu marchait avec difficulté et s’arrêta à proximité du groupe de femmes en pleurs. Hali vit qu’il tenait à peine debout. L’une des femmes réussit à franchir le cercle de soldats et épongea le visage ensanglanté de l’homme avec un morceau de tissu gris. Il toussa en longues quintes spasmodiques. Chaque fois qu’il toussait, il grimaçait de douleur en se tenant le côté gauche. Sa formation de méditech domina à ce moment-là les perceptions de Hali. Cet homme était gravement blessé. Quelques côtes cassées au minimum, et peut-être une perforation des poumons. Il y avait du sang au coin de sa bouche. Elle voulut s’élancer, mettre à profit ses connaissances pour alléger les souffrances de cet homme. N’interviens pas! La présence de Nef était quelque chose de palpable, une muraille entre l’homme et elle. Calme-toi, Ekel. Nef occupait entièrement son esprit. Elle serra les poings, prit plusieurs inspirations profondes. Ce qui fit émerger au premier plan de sa conscience l’odeur qui se dégageait de la foule. C’était l’expérience sensorielle la plus écœurante qu’elle eût jamais connue. Ces gens exhalaient une épouvantable pestilence. Comment pouvaient-ils survivre aux miasmes qu’enregistraient ses narines? Elle entendit alors qu’il disait quelque chose. Sa voix douce s’adressait aux femmes en larmes qui s’étaient tues pour l’écouter. — Ne pleurez pas pour moi mais pour vos enfants. Hali l’entendait très clairement. Quelle tendresse il y avait dans cette voix! L’un des hommes en cuirasse enfonça alors la hampe de sa lance dans le dos de l’homme pour le forcer à reprendre sa marche titubante vers le sommet de la colline. Ils se rapprochaient de plus en plus de Hali. Celui qui avait la peau foncée traînait toujours son arbre coupé. Mais que faisaient-ils donc? Celui qui était blessé se retourna vers le groupe de femmes qui avaient repris leurs lamentations. Il parla d’une voix ferme, beaucoup plus forte que Hali, d’après son état, n’aurait cru possible. — S’ils font ces choses dans un arbre vert, que feront-ils avec un arbre sec ? En se tournant, le regard de l’homme se posa directement sur Hali. Il se tenait toujours le côté et elle distingua l’écume rouge à ses lèvres, caractéristique d’une perforation pulmonaire. Nef! Que lui font-ils ? Observe bien. — Tu viens de loin pour voir cela, dit l’homme. Nef s’immisça dans sa stupeur. — C’est à toi qu’il s’adresse, Hali. Tu peux lui répondre, si tu veux. La poussière soulevée par la foule formait un nuage qui l’enveloppait et elle faillit s’étouffer avant de pouvoir balbutier : — Co… comment sais-tu… quelle distance j’ai parcourue? Elle eut un nouveau choc en entendant la voix craquelée qui sortait de sa bouche. — Tu n’es pas cachée à ma vue, fit l’homme. Un des soldats se mit à rire et à brandir sa lance dans la direction de Hali. Il avait presque l’air de plaisanter. — Poursuis ton chemin, vieille femme. Tu viens de loin, peut-être, mais je peux t’expédier encore plus loin. Ses compagnons s’esclaffèrent. Hali se souvint des assurances de Nef : Nul ne se souciera de la présence d’une vieille. L’homme lui cria encore : — Fais-leur savoir quelles choses ont été accomplies! Puis les clameurs furieuses de la foule, la poussière tournoyante et malodorante, l’engloutirent. Elle suffoqua, de nouveau, quand ils la dépassèrent, prise d’un spasme qui lui racla la gorge. Dès qu’elle en eut la possibilité, elle se tourna pour regarder la foule et laissa échapper un cri étouffé. En haut de la colline, au-delà de la foule, deux hommes étaient suspendus à des structures croisées semblables à celle qu’avait traînée l’homme qui était blessé. Une percée momentanée au milieu de la foule lui permit d’apercevoir ce dernier, qui se tourna une nouvelle fois vers elle pour lui crier : — Si quelqu’un ici comprend la volonté de Dieu, ce doit être toi! La volonté de Dieu ? Une main se posa sur son bras et elle eut un mouvement de recul effrayé. Elle se tourna pour voir un jeune homme qui se tenait à côté d’elle et portait une longue tunique de couleur brune. Son haleine sentait l’égout. Et sa voix était geignarde. — Il dit que tu viens de loin, grand-mère, fit-il. Est-ce que tu le connais? La lueur qui brillait dans les yeux de Bouche d’Egout la rendit âprement consciente de la vulnérabilité du vieux corps qui l’abritait. Cet homme était extrêmement dangereux. Son regard lui rappela Oakes. Il était capable d’infliger de grandes souffrances. — Tu ferais mieux de me répondre, la vieille, insista Bouche d’Egout, et sa voix distillait le poison. Tu appelles Avata : «lucioles dans la nuit océane». Avata a des doutes sur la justesse de ces paroles, car Avata perçoit le paysage de ton esprit. Avata se meut avec peine dans ton paysage, car il est changeant. Il bouge et se transforme à mesure qu’Avata avance. Mais Avata a déjà fait de tels voyages. Avata est l’explorateur de ces paysages. Tes fantômes sont ses guides. Par le mouvement, nous sommes unis. Quelle est donc cette chose que tu appelles «l’univers naturel» ? Est-ce une chose que tu as empruntée à ton dieu? Ahhh… pour créer l’unique, tu sépares les parties. Mais tu n’as pas besoin de cette séparation pour tes créations. L’insaisissable flexibilité de ton paysage constitue ta force. Les structures… ahhh… les structures. C’est de toi que viennent les forces qui modèlent le cours de chaque pensée. Pourquoi confines-tu tes pensées dans un paysage si fixe et si réduit ? Tu fais une distinction entre la mesure et lu préparation de ton paysage. Tu prépares continuellement, en disant : «Je vais maintenant parler de…» Mais ne comprends-tu pas que cela limite ce que tu dis et suggère à ton interlocuteur d’accepter tes limites ? Toutes ces mesures et ces limitations remontent à un système commun dans un paysage simple et linéaire. Regarde autour de toi, humain! Où tes sens trouvent-ils pareille simplicité ? Un second examen du paysage livre-t-il le même spectacle que le premier? D’où vient que ta volonté demeure si inflexible? Une affinité magique entre objet et image, être et symbole, est à la base de tous les systèmes symboliques. C’est le fondement supposé du langage. Le vocable désignant l’objet ou la chose, dans beaucoup de langages, est apparenté à ceux qui signifient parler ou dire; et ceux-ci, à leur tour, ont leurs racines dans la magie. Kerro Panille Je chante l’Avata Oakes demeurait dans un silence pétrifié. Il regardait Jésus Louis adossé à la porte de sa cabine. Quelque part à l’arrière-plan, on entendait un bourdonnement. Il s’aperçut qu’il avait laissé le foyer holo allumé, transmettant toujours des images de l’Agrarium D9. Oui… ils étaient en plein côté jour, là-bas. Il enfonça brutalement la touche d’arrêt. Louis fit un nouveau pas à l’intérieur de la cabine. Il était haletant. Ses cheveux fins couleur filasse étaient en désordre. Ses yeux noirs ne cessaient de scruter la pièce, à droite, à gauche… cette mobilité oculaire, pour Oakes, était caractéristique de ceux qui avaient l’habitude de vivre côté sol. Il y avait un rectangle de synthochair en travers de son menton étroit et un autre à cheval sur son nez pointu. Ses lèvres étaient tordues en un sourire matois. — Que t’est-il arrivé ? — Les clones… Il respira à fond… Mutinés. — Le Blockhaus? fit Oakes, agité d’un frisson de terreur. — Tout est réglé. Boitillant, Louis alla se laisser choir dans l’un des divans. — Tu n’aurais pas un de tes remonte-misère sous la main? Nous avons tout perdu jusqu’à la dernière goutte au Blockhaus. Oakes s’empressa d’aller ouvrir un tiroir secret d’où il sortit une bouteille de vin de Pandore qu’il déboucha et lui tendit sans rien dire. Jésus Louis culbuta la bouteille et but quatre longues gorgées sans respirer tout en étudiant Oakes du coin de l’œil. Pauvre vieux psyo. Il avait l’air bien mal en point. Ses yeux étaient cernés. Quel malheur. Pour Oakes, le répit était le bienvenu. Il en profita pour essayer de recouvrer ses esprits. Le fait de lui avoir ainsi donné à boire montrerait opportunément qu’il s’inquiétait personnellement de son sort. Visiblement, il s’était passé quelque chose de très grave au Blockhaus. Il attendit que Louis repose la bouteille puis demanda : — Ils se sont révoltés ? — Les rebuts de la Chambre des Lamentations, les blessés et tous les autres que nous ne pouvons plus entretenir. Les vivres manquent cruellement. J’ai mis tout le monde dehors. Oakes hocha la tête. Les clones expulsés du Blockhaus étaient naturellement condamnés. L’exécution par les démons de Pandore était rapide et radicale… à moins qu’ils n’aient l’infortune de tomber sur des névragyls ou une gyronète. Auquel cas c’était un beau gâchis. Louis but de nouveau longuement à la bouteille. — Nous ne savions pas que le secteur était infesté de névragyls, poursuivit-il. Oakes eut un haut-le-corps. Pour lui, les névragyls de Pandore étaient le summum de l’horreur. Il imaginait les petits monstres filamenteux sautant sur lui pour se coller à sa peau, lui ravager les nerfs, lui vider les yeux et s’ouvrir un chemin à belles dents jusqu’à son cerveau. La longue agonie consécutive à une telle attaque était bien connue côté sol et d’innombrables histoires circulaient côté nef. Tout ce qui vivait sur Pandore était terrorisé par les névragyls, à l’exception possible des lectrovarechs, qui paraissaient immunisés. Lorsqu’il put recouvrer le contrôle de sa voix, Oakes demanda : — Qu’est-il arrivé exactement ? — Les clones ont protesté comme d’habitude quand nous les avons mis dehors. Ils savaient ce qui les attendait, naturellement. Je suppose que nous n’avons pas été assez prudents ? Soudain, ils se sont mis à hurler : «Les névragyls!» — Vous avez tout bouclé, naturellement. — Tout a été hermétiquement fermé en attendant que nous puissions localiser la tumeur. — Et alors ? Louis fixa des yeux la bouteille qu’il tenait à la main et respira à fond. Oakes attendit. Les névragyls étaient quelque chose d’épouvantable, aucun doute là-dessus. Il leur fallait trois ou quatre heures pour accomplir ce que les autres démons faisaient en un clin d’œil. Là était justement toute la différence. Louis soupira et but une nouvelle gorgée de vin. Il semblait plus calme, comme si la présence de Oakes avait finalement réussi à le convaincre qu’il était en sécurité. — Ils ont attaqué le Blockhaus, articula-t-il. — Les névragyls ? — Les clones. — Attaqué? Mais quelles armes pouvaient-ils… — Des pierres… leur propre corps. Un groupe d’entre eux a démoli le collecteur d’eaux usées avant que nous ayons pu intervenir. Deux clones sont entrés par là. Ils étaient déjà infectés. Des névragyls à l’intérieur du Blockhaus ? Les yeux de Oakes s’agrandirent d’horreur. — Qu’avez-vous fait alors ? — Ce fut la panique, naturellement. Notre équipe de nettoyage s’est enfermée dans le Labo d’Aquiculture, mais les névragyls étaient déjà dans les canalisations d’eau. Le labo est une boucherie. Aucun survivant. Je me suis enfermé dans une Salle Technique avec une quinzaine de collaborateurs. Nous n’étions pas touchés. — Quelles sont nos pertes ? — La plus grande partie de nos effectifs. — Les clones ? — Presque tous perdus. Oakes fit la grimace. Il porta la main à sa nuque, à l’endroit où était l’implant. — Pourquoi n’as-tu pas appelé pour demander de l’aide ? — J’ai essayé, fit Louis en secouant la tête. Je n’ai obtenu que des parasites, ou du silence. Puis quelqu’un d’autre a essayé de communiquer avec moi, en cherchant à produire des images dans ma tête. Des images dans sa tête! C’était une assez bonne description de ce que Oakes avait ressenti lui-même. Leur moyen ultra sûr de communication secrète avait été percé. Mais par qui ? Il posa la question à haute voix. — Je n’ai pas encore trouvé la réponse, fit Louis en haussant les épaules. Oakes se caressa songeusement le menton. La nef? Il n’y a qu’elle pour se mêler ainsi de ce qui ne la regarde pas. Il n’osait pas exprimer ce soupçon à haute voix. La nef avait des yeux et des oreilles partout. Et il ne manquait pas de préoccupations plus urgentes. — Tu dis que tout est réglé au Blockhaus ? — Tout est nettoyé, désinfecté, stérilisé. Et nous avons quelque chose en prime. Louis but une nouvelle gorgée de vin. Il prenait son temps, savourant l’effet de suspense qu’il lisait dans les traits du psyo. Il était tellement facile à déchiffrer! — Comment ça? fit Oakes, sans chercher cette fois-ci à dissimuler son impatience. — Avec du chlore et de l’eau très chlorée. — Du chlore ? Tu veux dire que le chlore tue les névragyls ? — Je l’ai constaté de mes propres yeux. — Si facile que ça ? C’était si facile ? murmura Oakes en songeant à toutes les années de terreur qu’ils avaient vécues à cause de ces minuscules démons. Avec de l’eau chlorée ? répéta-t-il. — Très chlorée. Imbuvable. Mais elle dissout les névragyls. Que ce soit sous forme de gaz ou de liquide, on peut en envoyer dans les moindres recoins pour tout nettoyer. Le Blockhaus pue le chlore, mais il n’y a plus un démon à l’intérieur. — Tu en es sûr ? — Je ne serais pas là, fit Louis en se frappant la poitrine. Il but de nouveau à la bouteille. Il trouvait que Oakes réagissait d’une drôle de manière. C’était déroutant. Il reposa la bouteille de vin en songeant au rapport qu’il avait lu dans la navette qui l’avait amené côté nef. Legata soumise à la Chambre des Lamentations ? Il n’y avait donc pas de limites à ce que cette vieille crapule était capable de faire ? Il espérait qu’il n’y en avait pas, du reste. Un homme comme Oakes, on ne le contrôlait qu’à travers ses excès. — Tu es là, c’est exact, reconnut Oakes. Mais… comment avez-vous… comment vous êtes-vous aperçu que… — Une fois bouclés dans la Salle Technique, avec tous les circuits à portée de la main, on a commencé à leur balancer tout ce qui nous est venu à l’esprit… — Mais le chlore? Comment avez-vous pensé au chlore? — On voulait essayer avec de l’eau salée. Il s’est produit un court-circuit, une réaction électrolytique généralisée, et le chlore s’est formé. Je surveillais les senseurs à ce moment-là. J’ai vu mourir plusieurs névragyls. — Tu en es sûr? — Je l’ai vu de mes propres yeux. Au contact du gaz, ils se ratatinaient et mouraient immédiatement. Oakes commençait à saisir le tableau. Jamais la Colonie n’avait pensé à mettre des névragyls en contact avec du chlore. La plupart des substances caustiques utilisées côté nef étaient de toute manière sans effet côté sol. L’eau potable était obtenue par filtrage de l’eau de mer et vaporisation rapide dans des fours laser. C’était ce qu’il y avait de moins coûteux. Les névragyls pouvaient être détruits par le feu. La Colonie s’était toujours servie du feu contre eux. Il pensa soudain à quelque chose d’autre. — Les survivants… co… comment…? — Seuls ceux qui s’étaient enfermés dans des secteurs étanches avant la contamination générale ont pu être sauvés. Nous avons stérilisé tout le reste avec du chlore à l’état gazeux ou en solution fortement concentrée. Oakes imaginait les nappes de gaz se répandant partout, tuant les humains aussi bien que les névragyls, le liquide caustique brûlant les chairs… Il secoua vivement la tête pour chasser ces images. — Tu es absolument sûr que le Blockhaus est nettoyé ? Louis leva les yeux vers lui. Son précieux Blockhaus! Il n’y avait rien de plus important pour lui. — J’y retourne côté jour. Un peu tardivement, Oakes s’avisa qu’il devait faire montre de plus de sollicitude. — Mais, mon pauvre ami, tu es blessé! — Ce n’est pas grave. Mais l’un de nous deux, désormais, devra se trouver en permanence au Blockhaus. — Pour quelle raison ? — Les opérations de nettoyage ont été plutôt sanglantes et cela crée des complications. — Quel genre de complications ? — Les clones rescapés, et même certains des nôtres ont… tu imagines sûrement de quelle manière il a fallu nettoyer tout ce gâchis. Les pertes étaient inévitables. Certains clones rescapés et les plus insensés des nôtres… Cela s’acheva par un haussement d’épaules. — Qu’ont-ils fait ? Explique-toi! — Nous avons eu à faire face à plusieurs pétitions des clones, et certains d’entre nous ont même sympathisé… J’ai demandé à Murdoch de me remplacer là-bas pendant que je venais faire mon rapport. — Les clones ? Des pétitions ? Et comment faites-vous face ? — De la même manière que pour régler le problème des vivres. — Hum… fit Oakes en fronçant les sourcils… Et… les sympathisants ? De nouveau, Louis eut un haussement d’épaules. — Quand nous avons stérilisé les alentours du Blockhaus, les autres démons sont revenus. C’est une manière rapide et efficace de résoudre nos problèmes. Oakes porta la main à la cicatrice qui marquait sur sa nuque l’emplacement de la micropastille. — Mais pourquoi n’as-tu pas… après avoir… pourquoi n’as-tu pas aussitôt envoyé un messager ici ? — Nous voulions être sûrs que plus personne n’était contaminé. — Oui… je vois, bien entendu… C’est du bon boulot. — Et tu imagines ce qui se passerait si quelque chose filtrait de tout cela ? — Tu as parfaitement raison. Comme d’habitude, se dit Oakes, Louis avait pris les décisions qu’il fallait. Radicales, mais nécessaires. — Et maintenant, parlons de Legata, fit Louis. Qu’est-ce que je viens d’apprendre ? — Mais, fit Oakes, outragé, tu n’as pas à discuter mes… — C’est bon, du calme! Tu veux l’envoyer à la Chambre des Lamentations. Je me renseigne simplement pour savoir s’il faut prévoir son remplacement. — Prévoir… le remplacement de Legata? Je ne crois pas. — Fais-le-moi savoir quelque temps à l’avance, si tu as besoin de la remplacer. Oakes était toujours furieux. — J’ai l’impression, Louis, que tu as eu la main légère, avec les vies humaines. — Tu peux me dire comment tu t’y serais pris ? — Je ne voulais pas te faire un reproche. — Je sais. Mais à cause de ça, je n’aime pas te faire des rapports, à moins que tu ne le demandes ou que j’y sois contraint. Oakes n’aimait pas ce ton que prenait Louis, mais il fut subitement frappé par une autre pensée. — Tu dis que l’un de nous devra rester en permanence au Blockhaus? Et pour… la Colonie? — Il faut que tu te dépêches de tout régler ici et que tu descendes côté sol pour diriger la Colonie. C’est la seule réponse. Tu n’as qu’à utiliser Legata pour faire la liaison côté nef, si toutefois elle peut encore servir après son séjour dans la Chambre des Lamentations. Oakes médita ce que Louis venait de dire. Descendre côté sol au milieu de tous ces démons malfaisants ? Les tournées qu’il était obligé de faire périodiquement en guise de démonstration d’autorité lui paraissaient assez pénibles comme ça. Mais s’installer définitivement là-bas… — C’est pour cela que je t’ai parlé de Legata, fit Louis. Radouci, Oakes risqua une demande de grande importance. — Quelles sont… les conditions de vie… à la Colonie? — Pas de problèmes de sécurité tant que tu restes à l’intérieur ou que tu ne te déplaces qu’avec la navette et les servorapides. Oakes ferma longuement les yeux, puis les rouvrit. Une fois de plus, Louis avait impeccablement raisonné. A qui d’autre qu’eux-mêmes pouvaient-ils faire confiance ? -— Je comprends, dit-il. Il fit du regard le tour de sa cabine. Aucun senseur, naturellement, n’y était visible, mais cela n’avait jamais suffi à le tranquilliser. Cette foutue nef n’ignorait jamais rien de ce qui se passait ici. Il faudra que je m’établisse côté sol. Il n’avait pas le choix. Naturellement, Louis allait transférer Lab I au Blockhaus. Mais il y avait tant d’autres questions délicates dont il faudrait s’occuper à la Colonie. Côté sol… Il avait toujours su qu’il lui faudrait quitter la nef un jour. Et si les circonstances décidaient maintenant pour lui, ce n’était guère pour lui faciliter la tâche. Il se trouvait contraint d’agir et cela lui donnait l’impression d’être plus vulnérable. La catastrophe provoquée par les névragyls n’était pas faite non plus pour le rassurer. Quel dilemme! A mesure qu’il accumulait de plus en plus de pouvoir et l’exerçait, sa situation côté nef devenait de plus en plus précaire. Ce qui ne diminuait en rien les facteurs inconnus et les dangers de Pandore. Il se rendit compte, à ce moment-là, qu’il avait inconsciemment espéré jusque-là que la planète serait entièrement pacifiée et stérilisée avant qu’il descende s’y installer. Une planète stérile. Mais pourquoi Louis avait-il l’air si content et si sûr de lui ? Ce n’était pas seulement le fait d’avoir échappé à la mort. Il cachait certainement quelque chose. — Qu’as-tu d’autre à me signaler? — Les nouveaux clones M. Ils étaient dans une pièce étanche. Ils ont tous survécu. Ils sont intacts, vierges de tout programme et splendides. Absolument splendides. Oakes avait tendance à se méfier. L’incidence statistique des déviations chez les clones était un facteur connu. Le corps, après tout, était sans protection contre les bombardements cosmiques qui altéraient le message génétique des cellules humaines. Remodeler la structure de l’ADN était certes la spécialité de Louis, mais… — Pas d’anomalie ? — J’ai utilisé des cellules de lectrovarechs et je les ai modifiées en reprenant comme base l’ancien ADN recombinant. Nous avons réussi! acheva triomphalement Louis en se frottant le côté du nez avec son index. — C’est ce que tu disais déjà la dernière fois. — Ça avait réussi aussi la dernière fois, seulement nous n’avons pu avoir les vivres nécessaires pour… — Pas de malformations, cette fois-ci ? — Un boulot impeccable. Tout ce qui demeure, c’est leur croissance accélérée jusqu’à l’état adulte. Mais ce n’est pas facile de travailler sur ces foutus varechs. Les génétechs n’arrêtent pas de faire des hallucinations et ils vieillissent à une vitesse… — Tu peux encore te permettre de gaspiller du personnel sur ce… ? — Ce n’est pas du gaspillage! coupa Louis, furieux. C’était exactement la réaction qu’avait recherchée Oakes. Il sourit d’un air rassurant : — Je voulais juste avoir la certitude que ça marche, Jésus. — Ça marche. — Parfait. Je suis convaincu que tu étais la seule personne qui pouvait y arriver. Mais n’oublie pas que je suis la seule personne qui puisse te fournir la liberté de faire ce que tu fais. Quel est le délai de maturation ? Jésus Louis cilla, surpris par la tournure abrupte de la question. Cette vieille crapule en disait toujours juste assez pour vous maintenir en état de déséquilibre. Il prit une profonde inspiration, conscient des effets du vin et du cocon protecteur dont il ne pouvait s’empêcher de sentir que Nef — ou la nef — l’entourait chaque fois qu’il était ici. — Combien de temps ? insista Oakes. — Nos sommes en mesure de pousser la croissance des clones M, leur vieillissement, en fait, jusqu’à l’âge désiré. De la conception à la cinquantaine en cinquante jours. — Mais en bon état ? — En parfaite condition et prêts pour n’importe quel programme. Ils restent des bébés vagissants jusqu’au moment où ils deviennent nos… serviteurs. — Nous pourrons donc reconstituer assez rapidement les effectifs du Blockhaus. — Oui, mais c’est justement là le problème. La plupart de nos gens s’en rendent compte. Ils ont… vu de quelle manière je me suis occupé des clones et de leurs sympathisants. Ils commencent à comprendre qu’ils ne sont pas irremplaçables. — Je vois, fit Oakes en hochant la tête. C’est pour cela que tu es obligé de rester au Blockhaus. Il observa Louis. Quelque chose semblait le tracasser encore. Il n’avait pas tout dit. — Il y a autre chose, Jésus? demanda-t-il. Jésus Louis parla un peu trop rapidement. La réponse était là, à la lisière de sa conscience, attendant seulement que la question fût formulée. — Un problème d’énergie. Nous pouvons le résoudre. — Tu peux le résoudre. Louis baissa les yeux. C’était la réponse qu’il attendait. Réponse correcte, naturellement. Mais il leur fallait produire davantage de borst, leur élixir à eux. — Je vais te faire une suggestion, dit Oakes. Quand on travaille dur, on n’a plus le temps de penser à comploter. Maintenant que tu as résolu le problème des clones, pourquoi ne demandes-tu pas à tes gens de s’attaquer à celui des varechs ? Je veux les éliminer totalement. Quelque chose de simple et de radical. Je ne sais pas, moi. Des enzymes, des virus, n’importe quoi. Dis-leur de nous débarrasser des varechs. Un univers infini présente nécessairement d’infinis exemples d’actes irraisonnés, souvent capricieux ou menaçants mais entourés d’un mystère quasi divin. Sans des pouvoirs divins, l’esprit conscient est inapte à explorer et à faire de cet univers quelque chose de totalement connu. Au-delà de ce qui est expliqué, des mystères doivent demeurer. La seule raison au sein de cet univers est celle que, dans votre peu divine hubris, vous projetez dans l’univers. En quoi vous démontrez vos attaches avec vos ancêtres les plus primitifs. Raja Thomas Archives de la Mnefmothèque — Je suis venue de loin pour le voir, fit-elle simplement. La voix sénile dont l’avait dotée Nef prenait une résonance servile, mais les mots n’exprimaient que la vérité. Nef ne pouvait lui mentir et Nef avait bien dit : une très grande distance. Quelle que fût la signification des événements qui se déroulaient ici, Nef l’avait envoyée exprès pour qu’elle les regarde. — Je ne situe pas ton accent, fit Bouche d’Egout. Es-tu sidonienne ? Elle suivait la foule et répondit machinalement au questionneur qui ne la lâchait plus d’un pas : — Je viens de Nef. Mais qu ‘est-ce que ces gens veulent faire à cet homme ? — Nef? Je n’ai jamais entendu parler d’un endroit pareil. Cela fait partie des Marches Romaines ? — Nef est très loin. Très loin d’ici. Que faisaient-ils tous au sommet de cette colline ? Elle vit que les soldats avaient pris l’arbre coupé pour le disposer à plat sur le sol. Mais les mouvements de la foule l’empêchaient de bien distinguer les détails. — Alors, comment Yeschuah peut-il dire que tu connais la volonté de Dieu? demanda Bouche d’Egout. Elle fut soudain intéressée. Yeschuah ? Nef avait mentionné ce nom. Nef avait dit qu’il avait donné plus tard Geai-Zhu et puis Rhéssous. Jésus… Elle hésita, regarda celui qui la questionnait : — C’est cet homme que tu appelles Yeschuah ? — Tu le connais sous un autre nom ? Il lui agrippa violemment le bras. Elle ne pouvait se méprendre sur la cupidité impliquée par ses gestes et ses inflexions. La voix de Nef intervint alors dans sa pensée : Cet homme est un espion au service des Romains; il renseigne ceux qui font torturer Yeschuah. — Alors, tu le connais ? répéta Bouche d’Egout en la secouant durement. — Je crois que ce… Yeschuah est une relation de Nef. — Une relation de… Qu’est-ce que tu racontes, bonne femme ? Comment peut-on être une relation d’un endroit ? — N’y a-t-il pas une relation entre lui et toi, Nef? demanda-t-elle à haute voix sans réfléchir. Oui. — Nef a dit oui, fit-elle. Bouche d’Egout lui lâcha le bras et recula d’un pas. Un pli furieux lui déformait la bouche. — Une vieille folle! C’est tout ce que tu es! Une vieille cinglée! Tu radotes autant que l’autre… Il gesticula en direction du sommet de la colline, où les soldats avaient conduit Yeschuah… Tu vois ce qu’on fait à ceux qui radotent? Elle regarda l’endroit qu’il avait indiqué. Les deux hommes qui s’y trouvaient déjà étaient attachés au bois en forme de croix et elle se rendit compte qu’on allait les laisser mourir ainsi. C’était le sort qui attendait Yeschuah! Sous l’impact de cette soudaine découverte, Hali se mit à pleurer. Les larmes ne font rien pour aiguiser les sens, lui dit la voix intérieure de Nef. Observe bien. D’un coin de sa robe, elle s’essuya les yeux. Bouche d’Egout s’était déjà perdu dans la foule. Elle s’efforça de se rapprocher du sommet en se glissant parmi les gens. Il faut que j’observe bien. Les soldats en cuirasse étaient en train d’enlever sa robe à Yeschuah. Elle vit qu’il était couvert de plaies et d’ecchymoses. Il endurait avec une vigilance tranquille tout ce qu’on lui faisait et ne réagit même pas au soupir qui monta de la foule quand ses blessures furent découvertes. L’instant était imprégné d’une vulnérabilité réceptrice, comme si tous ceux qui étaient présents à ce moment-là participaient à leur propre mort. Une voix sur la gauche s’éleva alors : — C’est un charpentier! Il ne doit pas être attaché! Plusieurs clous de grande dimension, grossièrement façonnés, passèrent de main en main dans cette partie de la foule et aboutirent à un jeune soldat en cuirasse. Quelqu’un cria, imité par plusieurs autres : — Qu’on le cloue! Qu’on le cloue! Deux soldats soutenaient maintenant Yeschuah de chaque côté. Sa tête vacillait d’un côté puis de l’autre, puis en avant. Des projectiles, lancés à l’arrière de la foule, commençaient à pleuvoir sur lui. Il ne faisait rien pour les éviter. Plusieurs pierres l’atteignirent, et des crachats aussi. Tout cela paraissait tellement… irréel, sous la clarté orange d’un soleil filtré par une mince couche de nuages haut dans le ciel. Hali cligna plusieurs fois pour chasser ses larmes. Nef avait dit qu’il fallait bien observer. Bon… elle estimait qu’elle ne se tenait pas à plus de six mètres de l’épaule gauche de Yeschuah. C’était un homme à l’aspect maigre et nerveux, probablement actif pendant la plus grande partie de sa vie adulte, mais actuellement au bord de l’épuisement. Sa formation de méditech indiquait à Hali que Yeschuah pouvait survivre à condition de recevoir des soins compétents. Cependant, elle n’avait pas l’impression qu’il désirait être sauvé. Rien de ce qui lui arrivait ne semblait l’étonner. Tout au plus, il paraissait pressé d’en finir. Mais ce n’était peut-être là qu’une réaction d’animal torturé, acculé, ayant perdu toute volonté de lutter ou de s’échapper. Pendant qu’elle le regardait, il redressa légèrement la tête pour la tourner vers elle. Elle aperçut alors l’aura légère qui émanait de lui et qui lui rappelait celle qui avait entouré son propre corps quand Nef l’avait projetée dans… Pourrait-il être lui aussi une projection de Nef? Elle remarqua que les hommes en cuirasse venaient de se lancer dans une discussion animée. Celui qui tenait les clous à la main les brandissait face aux autres. Yeschuah la regardait toujours et cela détourna son attention sur lui. Une lueur passa dans ses yeux, comme s’il la reconnaissait soudain. Et ce haussement de sourcils… une indication de surprise ? Yeschuah a compris d’où tu viens, lui dit la voix de Nef. Est-ce toi qui le projettes ? Sa chair est ici en tant que chair vivante, répondit Nef. Mais il n’y a pas que ça. Il n’y a pas que ça… Voilà pourquoi tu m’as fait venir ici. Qu’est-ce qu’il y a en plus, Ekel ? Dis-moi ce que c’est. Impossible de se méprendre sur l’anxiété contenue dans la voix de Nef. Il possède un autre corps quelque part ? Non, Ekel. Non! Elle se rétracta devant le désappointement de Nef et fit un effort de concentration exacerbé par l’angoisse. Quelque chose d’autre… quelque chose en plus… Elle eut une brusque intuition, liée à l’aura… Il n’est pas délimité par le temps! Tu y es presque, Ekel. Hali fut rassurée par cet encouragement de Nef, mais les pressions du moment demeurèrent inchangées. Il y a quelque chose en lui qui n’offre pas de prise au Temps, pensa-t-elle. La mort ne peut le libérer! Tu me fais plaisir, Ekel. Elle fut envahie d’une joie abruptement interrompue par l’injonction de Nef : Regarde bien ça, maintenant! Les hommes en cuirasse avaient mis un terme à leur discussion. Deux d’entre eux jetèrent Yeschuah à terre et plaquèrent ses deux bras contre le bois. Un autre prit les clous et, se servant d’une pierre en guise de marteau, commença à clouer au bois les poignets de Yeschuah. Une voix s’éleva de la foule : — Si tu es vraiment le fils de Dieu, montre-nous comment tu t’en tires! Hali entendit les rires narquois fuser tout autour d’elle. Elle se noua les mains contre sa poitrine en se forçant à demeurer sur place au lieu de se ruer en avant. Les barbares! Elle était toute tremblante de frustration. Nous sommes tous les enfants de Nef! Elle aurait voulu hurler ces paroles à cette bande d’imbéciles. Le Psyo enseignait cela aux toutes premières leçons de la Vénefration. Deux soldats soulevèrent la structure de bois où l’homme était cloué par les poignets. Il gémit quand ils le déplacèrent. Quatre hommes en cuirasse, deux de chaque côté, soulevèrent le bois à la pointe de leur lance jusqu’à une encoche pratiquée dans le grand poteau dressé au milieu des deux autres victimes. Un autre soldat grimpa au poteau et fixa la traverse dans l’encoche. Deux autres saisirent les jambes pendantes de Yeschuah. Pendant que le premier lui croisait les chevilles, le second lui cloua les pieds au montant. Le sang dégoulinait sur le bois. Hali dut ouvrir grand la bouche et aspirer de l’air par goulées saccadées pour s’empêcher de s’évanouir. Elle vit les yeux marron s’illuminer d’une douleur subite quand un soldat secoua le montant pour s’assurer de sa solidité. Puis la tête de Yeschuah s’affaissa en avant. Pourquoi lui infligent-ils d’aussi atroces souffrances ? Que veulent-ils qu’il fasse ? Elle se fraya un chemin dans la foule devenue soudain silencieuse. Elle se surprit à jouer des coudes avec une vigueur inattendue pour un corps si âgé. Mais il fallait qu’elle voie. Nef lui avait commandé d’observer. Elle avait du mal à avancer quand même parmi les gens qui retenaient leur souffle. Mais pourquoi sont-ils silencieux ? Elle connut subitement la réponse, comme si elle s’était inscrite en lettres de feu devant elle. Ils veulent que Yeschuah interrompe tout ça en se servant de ses pouvoirs secrets. Ils veulent un miracle! Ils attendent encore un miracle de lui! Ils attendent que Nef… que Dieu se manifeste du haut des deux pour interrompre cette parodie sinistre. Ils font ça et ils attendent qu’un dieu les arrête. Elle se glissa entre deux autres personnes et s’aperçut qu’elle était arrivée au premier rang. Il n’y avait plus devant elle que les trois structures de bois, les trois suppliciés. J’aurais encore le temps de le sauver, pensa-t-elle. Je joue la mélodie sur laquelle vous devez danser. A vous la liberté de l’improvisation. Cette improvisation correspond à ce que vous appelez : «libre arbitre». Le Pacte de Morgan Oakes — Si vous le voulez bien, nous allons ouvrir la séance. Oakes était obligé d’utiliser sa baguette ampli pour couvrir le brouhaha de la foule qui n’avait pas fini de prendre place dans le grand hall d’assemblée de la Colonie. C’était une salle circulaire au plafond en coupole. Une estrade occupait toute la partie sud avec la tribune où se trouvait Oakes. En dehors de ces assemblées, la salle servait surtout d’atelier de fabrication de machines destinées à l’industrie alimentaire, et aussi d’atelier de préassemblage des enveloppes de dirigeables. C’était la raison pour laquelle les réunions comme celle-ci devaient être annoncées au moins une dizaine d’heures à l’avance. Il fallait que les ouvriers aient le temps de ranger les machines et les toiles. Oakes était encore sous le coup des tensions provoquées par son départ côté nef et son arrivée côté sol. Il avait perdu la notion du temps diurne et tout allait trop vite pour lui. Cette assemblée avait été convoquée trop précipitamment. L’heure de la pause prandiale était déjà proche. Cela signifiait qu’il y aurait des pressions de l’assistance pour en terminer plus vite. De toute manière, le moment était mal choisi. Il y avait eu des murmures de protestation. Les mécontents disaient qu’ils avaient d’autres choses plus importantes à faire, mais Murdoch les avait fait taire en laissant filtrer la nouvelle que le Boss était venu s’établir définitivement côté sol. Les implications étaient claires. Des mesures allaient être prises pour renforcer la sécurité de la Colonie et Oakes était là pour s’en occuper en personne. A la tribune, aux côtés de Morgan Oakes, se tenaient Murdoch et Rachel Demarest. Tout le monde savait que Murdoch était le directeur de Lab I et le mystère qui entourait les activités du laboratoire expérimental faisait de sa présence ici l‘objet d’une intense curiosité. Le problème posé par Rachel Demarest était d’une tout autre nature et Oakes fronça les sourcils en y pensant. Elle avait appris beaucoup de choses depuis qu’elle faisait office de messagère entre Ferry et la Colonie. L’agitation dans la salle était en train de se calmer progressivement. Les derniers arrivants prenaient place. Des sièges légers passaient de main en main. La plupart étaient faits de matières végétales tressées originaires de Pandore. Chaque siège était différent des autres et cela avait choqué Oakes à son arrivée. Il s’était promis de faire quelque chose pour uniformiser un peu les apparences. Scrutant la salle, il remarqua que Raja Thomas était présent au premier rang. La jeune femme assise à côté de lui correspondait à la description faite par Murdoch de Waela TaoLini, la seule survivante des précédentes expéditions de recherche sur les lectrovarechs. Elle aussi devait savoir des choses potentiellement dangereuses. Qu’à cela ne tienne… le poète et elle partageraient le sort de Thomas. L’affaire serait vite réglée! Oakes était côté sol depuis près de deux diurnes. La plus grande partie de ce temps avait été consacrée à la préparation de cette réunion. Il avait eu plusieurs rapports non enregistrés de Louis et ses protégés. Murdoch avait joué un grand rôle dans tout cela. Il ne faudrait pas le perdre de vue. Legata avait aussi fourni quelques informations. En ce moment même, elle était de nouveau côté nef, en train d’en recueillir d’autres. Oakes n’ignorait pas que cette assemblée allait être tumultueuse. Ses pouvoirs allaient être mis en question et il était prêt à faire face. D’après Louis, il y avait là un millier de personnes. Mais la plus grande partie du personnel de Pandore devait rester perpétuellement en état d’alerte. Il y avait les gardes à assurer ainsi que l’entretien des bâtiments, leur construction ou leur reconstruction. C’était toujours comme cela sur Pandore : deux pas en avant, un pas en arrière. De toute manière, ceux qui n’avaient pas pu venir avaient remis une procuration de vote à leurs camarades. Il y avait déjà eu une élection non officielle et cette réunion allait être leur premier essai de démocratie. Le danger n’échappait pas à Oakes. La démocratie n’avait jamais été en vigueur côté nef et elle ne pouvait être tolérée côté sol. Cette pensée eut sur lui un effet dégrisant. La montée d’adrénaline chassa les vapeurs de vin qui voilaient encore ses esprits. L’assistance mettait un temps fou à finir de s’installer. Les groupes qui s’étaient formés avaient du mal à se défaire. Oakes devait faire appel à toute sa patience. Il flottait dans cette salle une odeur de métal froid qu’il n’appréciait pas du tout. La lumière était trop verdâtre. Il regarda de nouveau Demarest. C’était une femme à l’aspect quelconque, aux traits sans relief et aux cheveux brun fade. La seule chose notable chez elle, c’était l’extrême nervosité de ses attitudes. Demarest était la véritable instigatrice de ces élections. La pétition venait d’elle. Un sourire s’ébaucha sur les lèvres de Oakes pendant qu’il la regardait. Louis lui avait dit qu’il savait comment la désamorcer. Connaissant Louis, Oakes n’avait pas cherché à en savoir plus. Rachel Demarest ^’avança sur la tribune. La baguette ampli toujours attachée au poignet, elle leva les deux bras en agitant rapidement les mains. Fait intéressant, l’assistance fit silence immédiatement. Pourquoi, se demanda Oakes, n’utilisait-elle pas son ampli ? Etait-elle aussi antitech ? — Merci à tous d’être venus, fit-elle d’une voix haut perchée, à la limite de la dissonance criarde. Nous n’abuserons pas trop de votre temps. Notre Psyo a en main un exemplaire de votre pétition et il a accepté d’y répondre point par point. Votre pétition! pensa Oakes. Surtout pas «ma» pétition, ni même «notre» pétition, bien sûr! Mais les preuves apportées par Murdoch et Louis étaient formelles. Cette femme voulait sa part de pouvoir sur la Colonie. Et elle s’était très habilement arrangée pour prononcer le titre de «Psyo» avec une emphase qui le faisait paraître ridicule. Ainsi, la guerre était déclarée. Comme Demarest faisait un pas en arrière en se tournant vers lui, Oakes tira la pétition de la poche intérieure de sa combinaison blanche. Mais comme par maladresse, il la laissa tomber. Plusieurs feuillets voletèrent jusqu’en bas de l’estrade. — Sans importance, fit-il avec un geste en direction des gens du premier rang qui faisaient mine de ramasser les feuillets. Je me souviens de tous les détails. Un coup d’œil à Murdoch lui valut un hochement de tête rassurant. Murdoch était allé s’asseoir avec Rachel Demarest au fond de la tribune. Oakes se pencha vers son auditoire dans une attitude confiante. Il sourit : — Nous ne sommes pas très nombreux à nous réunir aujourd’hui dans cette salle et vous savez tous pourquoi. Pandore ne pardonne pas. Qui de nous, au cours des quatre dernières expéditions désastreuses sur Noirdragon, n’a pas perdu un être qui lui était cher ? Il fit un geste vague en direction des sommets rocheux de Noirdragon, cachés par les brumes de l’océan à un millier de kilomètres de là. Il savait qu’aucun de ces désastres ne pouvait être considéré comme une pierre dans son agrarium. Il avait pris des précautions particulières pour cela. Et sa présence sur Pandore de manière permanente allait mettre l’accent sur l’avenir de la Colonie et la sécurité des plaines ondulées de l’Ovale. Le sentiment de réussite prochaine ainsi créé contribuait au morcellement des tendances qui s’affrontaient ici. Les Colons commençaient à voir au-delà de leurs difficultés présentes, à comparer leurs vœux et à faire des projets d’avenir personnels. — Comme la plupart d’entre vous le savent déjà, déclara Oakes en levant sa baguette ampli pour que sa voix porte davantage, c’est pour m’établir définitivement parmi vous que je suis ici, et pour vous aider à remporter la victoire finale. Il y eut quelques applaudissements polis, beaucoup moins que ce qu’il avait escompté. Il était grand temps qu’il descende côté sol! Il y avait des loyautés à cimenter, toute une organisation à consolider. — Voyons donc cette pétition Demarest, reprit-il. Premier point : suppression des patrouilles en solo. J’aimerais bien (il secoua la tête) que ce soit possible, mais j’ai peur que vous n’ayez pas très bien compris nos motivations. Je vais donc vous les exposer sans détours. Nous voulons conditionner les animaux de Pandore à détaler sans demander leur reste chaque fois qu’ils voient un humain! Cela lui valut une rafale d’applaudissements. II attendit que le silence retombe et poursuivit : — Grâce à votre bravoure, vos enfants vivront en sécurité sui ce monde. Oui, vous m’avez bien entendu, j’ai dit : «vos enfants», car je vous annonce mon intention de faire venir les natalis côté sol. Des murmures étonnés s’élevèrent de l’assistance. — Je ne dis pas que c’est pour demain, reprit Oakes, mais je vous promets que cela arrivera un jour. Voyons maintenant le deuxième point de la pétition Demarest… Il plissa les lèvres comme pour un effort de concentration… «Aucune décision importante concernant la sécurité ou l’expansion de la Colonie ne devra être prise sans l’approbation d’une nette majorité des Colons votant au Conseil.» Ce sont bien les termes, Rachel? Il se tourna vers elle, mais n’attendit pas qu’elle réponde. Après un bref regard aux feuillets éparpillés par terre, il fixa durement l’assistance du premier rang puis balaya des yeux le reste de la salle. — Laissons de côté pour l’instant ce qu’il y a de vague dans cette «nette» majorité d’un «Conseil» aux attributions non spécifiées, et permettez-moi d’attirer votre attention sur un détail que nous connaissons tous. Il faut dix heures pour préparer cette salle en vue d’une réunion comme celle-ci. Le choix est clair. Ou bien nous laissons la salle libre en permanence, au détriment de la production alimentaire, ou bien nous nous accommodons un délai de dix heures chaque fois qu’il y aura une décision importante à prendre. Je préfère pour ma part, soit dit en passant, utiliser le terme de décision vitale. Car c’est bien de notre survie qu’il s’agit! Il se retourna pour regarder ostensiblement la grande montre murale au fond de la tribune, puis reprit en martelant ses mots : — Nous sommes ici depuis plus d’un quart d’heure et, visiblement, nous ne sommes pas près d’en avoir fini. Il s’éclaircit la voix, pour leur donner le temps d’absorber ce qu’il venait de dire. Il nota quelques mouvements nerveux dans la salle. Certains auraient aimé prendre la parole à ce stade et Oakes n’avait pas manqué de remarquer le mouvement de Murdoch qui avait saisi le bras de Rachel Demarest pour lui murmurer quelque chose à l’oreille, ce qui avait pour effet de l’empêcher d’intervenir elle-même. — Troisième point, annonça Oakes. Davantage de périodes de détente et de récupération à bord de la nef. Si nous… — Nef! hurla quelqu’un au milieu de la salle, en qui Oakes reconnut l’un des gardes affectés au hangar de la périphérie, un partisan de Demarest. Ce n’est pas la nef, mais Nef! L’homme était à demi dressé hors de son siège et l’un de ses compagnons le tira en arrière pour qu’il se rassoie. — Je vais répondre à cela, fit Oakes. J’imagine qu’un Psychiatre-aumônier possède une certaine qualification pour en parler. Il jeta un coup d’oeil à Rachel Demarest, toujours accaparée discrètement mais fermement par Murdoch. Vous voulez des titres ? Très bien, remettons celui-ci dans la perspective qui lui convient. Je ne suis plus le Psyo, mais le Psychiatre-aumônier. Et j’ai derrière moi toutes les traditions de LA nef. — Je vais vous mettre les points sur les «i», fit Oakes en se tournant de nouveau vers la salle. Nos origines sont très diverses. Pour la plupart, semble-t-il, nous venons de la Terre, où je suis né. Nous avons été emmenés par la nef… — Nef vous a sauvé! fit le garde, qui décidément ne voulait pas rester tranquille. Nef vous a sauvé! Le soleil était sur le point de devenir nova! — C’est ce que dit la nef. Du pouce, Oakes augmenta un peu le volume sonore de sa baguette ampli : — C’est ce que dit la nef, répéta-t-il, mais rien ne nous empêche de donner aux faits une interprétation différente. — Les faits… — Que savons-nous des faits? (Il avait augmenté le volume pour couvrir sa voix, puis il l’avait réduit.) Que savons-nous des faits ? (Encore plus bas.) Nous nous sommes retrouvés à bord de cette nef en compagnie d’autres personnes dont les origines ne sont pas claires, pas claires du tout. Il y a quelques clones, quelques natifs. La nef nous a enseigné son langage, elle nous a donné des leçons d’histoire à sa manière. Ce que nous savons, c’est ce qu’elle a bien voulu nous apprendre. Mais vous êtes-vous demandé quelles sont les motivations de la nef ? — Blasphème! Oakes attendit que l’émotion matérialisée par ce cri fût calmée, puis il reprit : — N’oubliez pas que la nef m’a aussi donné une formation scientifique. En tant que médecin, je ne crois qu’à ce que je peux vérifier moi-même. Et que sais-je des Neftiles? Je sais que nous pouvons nous croiser avec eux. Toute l’opération pourrait être, au plan génétique, une vaste… — Je connais mes origines et c’est le cas de tous ceux qui se trouvent ici! Rachel Demarest avait réussi à se libérer de Murdoch et à bondir sur le devant de la tribune. Elle ne se servait toujours pas de sa baguette ampli, mais elle la brandissait en s’avançant vers Oakes. — Je sais que je suis une clone, reprit-elle, mais mes origines… — C’est ce que dit la nef! De nouveau, il leur jetait cela comme un défi. Et si Murdoch et Louis avaient interprété correctement les Colons, ces banderilles de suspicion feraient leur œuvre lorsque le moment viendrait de passer au vote. — C’est ce que dit la nef, répéta Oakes, un cran plus bas. Je ne doute absolument pas de votre sincérité. Je suis seulement stupéfait de votre crédulité. Cela la rendit encore plus furieuse. Tripotant sa baguette, elle ne réussit pas à se donner l’amplification nécessaire lorsqu’elle riposta : «C’est ce que vous prétendez, vous!» et ses paroles furent perdues sauf pour ceux qui étaient assis aux tout premiers rangs. Oakes s’adressa à l’assistance de sa voix la plus raisonnable. — Elle dit que ce n’est qu’une interprétation de ma part. Mais n’est-ce pas mon métier de Psychiatre-aumônier que de vous fournir des interprétations de cette nature ? Je vous demande de bien méditer mes paroles. Que savons-nous vraiment? Qui nous dit que nous ne faisons pas partie d’une simple expérience de génétique à l’échelle cosmique ? Nous savons seulement que la nef (il leva son pouce vers la coupole) nous a amenés ici et ne veut plus repartir. On nous demande de coloniser cette planète que la nef a baptisée Pandore. Tout le monde ici connaît la légende de Pandore parce qu’elle fait partie des archives éducatives de la nef. Mais que savons-nous de la planète elle-même ? Nous ne pouvons que soupçonner que son nom n’a pas été choisi au hasard! Il leur laissa plusieurs battements pour absorber cela. Il ne faisait aucun doute que plusieurs membres de l’assemblée partageaient ses doutes. — Quatre fois, reprit-il en haussant le ton, nous avons échoué sur Noirdragon. Quatre fois, nous avons connu le désastre. Qu’ils pensent un peu à leurs chers disparus. Il jeta un coup d’œil à Rachel Demarest. Elle était à trois pas de lui et le regardait figée. — Pourquoi cette planète et pas une meilleure? demanda Oakes. Voyez ce qu’est Pandore : deux continents seulement. Celui qui se trouve sous nos pieds, et que la nef appelle l’Ovale, et l’autre, celui qui a fait échouer nos quatre expéditions. Noirdragon. Vous appelez ça un cadeau? Le reste de Pandore, n’en parlons pas. Quelques îles trop petites et trop dangereuses pour que nous nous y risquions. Et un océan qui abrite la forme de vie la plus redoutable de la planète. Encore plus redoutable que toutes les autres. Faut-il que nous soyons reconnaissants pour cela ? Faut-il… — Vous aviez promis de répondre à toutes les revendications! C’était de nouveau Rachel Demarest, mais cette fois-ci elle avait mis trop de son. L’intrusion parut choquer une partie de l’assistance et il y eut quelques mouvements nettement désapprobateurs. — C’est bien mon intention, Rachel, fit-il d’une voix douce, raisonnable. Votre pétition joue un rôle utile, nécessaire. Je suis bien d’accord, la répartition du travail pourrait faire l’objet d’un certain nombre d’améliorations. Vous avez eu raison d’attirer mon attention sur ce point. Cela ne peut que renforcer notre équipe. Et d’avance, je dis oui à tout ce qui nous rend plus forts. Merci, Rachel. Elle réussit à régler sa baguette. — Vous laissez entendre que les lectrovarechs sont la forme de vie la plus dangereuse de… — Le problème est sur le point d’être résolu, Rachel. Je viens de mettre sur pied une équipe chargée d’étudier les possibilités d’utilisation des varechs à notre avantage. Le directeur de cette équipe et l’une de ses assistantes se trouvent justement dans cette salle. Oakes montra du doigt Thomas et Waela. Les têtes se tournèrent, les cous se tendirent pour voir. — Malgré tous les dangers que cela représente, poursuivit Oakes, et aucun de ceux qui ont étudié de près ou de loin la question ne songera à me démentir, j’ai tenu à lancer ce programme que nous entendons mener rapidement à bien. Votre pétition, comme vous le voyez, arrive après la bataille. — Mais pourquoi ne nous a-t-on rien dit quand… — Vous voulez que ceux d’entre nous qui prennent les décisions fassent circuler davantage d’informations ? — Nous voulons savoir si nous allons vers la réussite ou l’échec. — C’est légitime, reconnut Oakes. Et c’est en partie pour cette raison que j’ai décidé de m’établir en permanence côté sol avec tout mon état-major. J’ai dans la tête (il se frappa le crâne) tous les éléments d’un programme qui doit nous permettre de transformer Pandore en planète-jardin à l’intention de… — Nous voulons qu’il y ait des membres du Conseil dans… — Rachel! vous proposez de mettre des gens à vous aux postes-clés ? Mais pourquoi justement des gens à vous ? Quelles réussites ont-ils à leur actif ? — Ils ont réussi à survivre sur cette planète! Oakes fit un effort pour dissimuler sa colère. C’était un coup bas. Elle laissait entendre qu’il était demeuré planqué côté nef pendant qu’elle et ses amis affrontaient les dangers de Pandore. Le seul moyen de répliquer était de conserver un ton raisonnable. — Je suis ici, maintenant, dit-il. Et j’ai l’intention d’y rester. J’écouterai vos questions à tout moment qui nous paraîtra mutuellement acceptable, en dépit du fait que, comme nous le savons tous, chaque instant consacré ici à débattre de nos problèmes pourrait être sans doute utilisé plus efficacement dans l’intérêt général de la Colonie. — N’allez-vous pas répondre à nos questions aujourd’hui? — C’est bien pour y répondre que j’ai convoqué cette assemblée. — Dans ce cas, expliquez-nous pourquoi vous vous opposez à l’élection d’un Conseil qui… — Pour économiser du temps, c’est tout. Ce genre de débat est un luxe que nous ne pouvons pas nous permettre. J’étais d’accord avec ceux qui soutenaient que la présente réunion allait arracher la plupart d’entre nous à des tâches bien plus importantes. La production alimentaire, par exemple. C’est vous qui avez insisté, Rachel. — Que faites-vous sur Noirdragon ? C’était le même garde que tout à l’heure qui venait d’intervenir selon une approche nouvelle. — Nous essayons d’établir un avant-poste pour la Colonie. Raisonnable… raisonnable, se recommanda-t-il. Que ta voix demeure raisonnable. — En divisant nos forces? demanda Rachel Demarest. — Nous utilisons de nouveaux clones fournis par les ateliers de la nef. Jésus Louis est actuellement sur place pour coordonner nos efforts. Je puis vous l’assurer, nous ne risquons rien de plus que la vie de quelques nouveaux clones qui comprennent parfaitement la nature de leur contribution. Oakes se tourna pour adresser un sourire à Rachel Demarest, non sans penser au conseil enjoué de Murdoch : «Quelques mensonges ne peuvent pas leur faire du mal, quand on leur a donné deux ou trois vérités à contempler.» Puis, faisant de nouveau face à la salle, il reprit : — Mais tout cela nous écarte un peu trop de l’objet de cette assemblée. Je propose, afin de ne pas perdre un temps qui nous est précieux, de traiter les questions une par une. L’annonce de l’expédition sur Noirdragon avait cependant rempli son office. L’assistance (y compris Rachel Demarest) en ruminait les implications, plongée dans un état de choc à des degrés divers. Du fond de la salle, quelqu’un cria : — Qu’est-ce que c’est que ces nouveaux clones ? La question fut suivie d’un silence, un silence lourd d’attente qui signifiait que beaucoup avaient eu la même idée en tête. — Je préfère laisser Jésus Louis vous parler de cela à l’occasion d’une prochaine assemblée. Il est plus qualifié que moi sur ces questions techniques, directement placées sous son autorité. Je me contenterai de vous dire que ces nouveaux clones sont produits et conditionnés spécialement en vue de nous assurer la victoire sur les dangers dont nous connaissons tous l’existence à Noirdragon. Et voilà. Louis avait la voie préparée par quelques mensonges subtils et quelques demi vérités. L’introduction de rumeurs choisies et d’éléments clés de l’histoire sur laquelle ils s’étaient mis d’accord dans le circuit de bouche à oreille de la Colonie devrait en principe faire le reste. La plupart des Colons accepteraient leur histoire. Les gens aimaient bien l’idée que d’autres se dévouaient à leur place pour affronter le danger. — Vous n’avez pas répondu à propos des périodes de détente et de récupération, accusa Rachel Demarest. — Vous ne le savez peut-être pas, Rachel, mais l’organisation des périodes D & R est le point le plus important que nous allons avoir à examiner aujourd’hui. — Ne croyez pas nous acheter avec la D & R! s’exclama-t-elle. Sa baguette, que ses deux mains agrippaient, était pointée sur lui comme une arme. — Là encore, je suis sidéré par votre manque de perception! fit Oakes. Vous n’êtes vraiment pas apte à prendre les décisions sur lesquelles vous réclamez un droit de regard! Devant cette attaque frontale, elle fit deux pas en arrière et le fusilla du regard. Oakes secoua la tête avec tristesse : — Vous avez un ami dans cette salle qui est assez courageux pour formuler le problème essentiel, reprit-il en désignant le garde irascible, au visage encore tout rouge. (7/ faudra le surveiller, celui-là. Un fanatique, sans aucun doute.) Mais je me demande s’il est assez courageux et assez intelligent pour comprendre la signification profonde de ses accès de colère. Ce fut la goutte qui fit déborder le vase. L’homme se dressa comme un diable pour montrer son poing à Oakes. — Vous êtes un imposteur! Vous n’êtes pas un vrai aumônier! Si nous vous écoutons, Nef nous détruira tous! — Rasseyez-vous! Oakes avait mis l’ampli presque à fond pour couvrir sa voix. Le choc sonore donna à ses compagnons le temps nécessaire pour le tirer en arrière et le calmer. Oakes baissa l’ampli et poursuivit : — Qui d’entre vous ose poser la question que je pose ? Elle est pourtant évidente : Quelle est l’origine de la Vénefration ? Cette origine, c’est la nef. Celle qui est là-haut! Il leva un index en direction de la coupole et marqua un instant de pause avant de continuer : — Vous savez tous cela, bien sûr. Et vous ne le remettez pas en question. Mais moi, en tant que scientifique, je dois m’intéresser aux faits de plus près. Certains d’entre vous soutiennent que la nef, en nous amenant ici, a été motivée par le désir de nous sauver. Elle est notre sauveur bienveillant. Certains d’entre vous affirment que la Vénefration est une réaction naturelle de reconnaissance envers notre sauveur. Une réaction naturelle? Oui, mais si nous étions ses cobayes? — Quelles sont vos origines à vous, Oakes? C’était de nouveau la voix de Rachel Demarest. Splendide. Elle n’aurait pas pu mieux se comporter si elle avait été spécialement programmée. Ne savait-elle donc pas que le nombre des natifs excédait celui des clones dans la proportion de quatre contre un au moins? Sans doute davantage. Et elle avait déjà reconnu qu’elle était une clone. — Je suis un enfant de la Terre, répondit-il en faisant de nouveau appel à sa voix la plus raisonnable. Il la regarda dans les yeux, puis se tourna vers la salle. C’était encore le moment de faire une petite entorse à la vérité. Inutile de mentionner que c’était le vieux Kingston qui l’avait désigné comme successeur. La plupart de ceux qui sont ici, reprit-il, connaissent mon histoire. J’ai été choisi par la nef pour recevoir une formation de psychiatre-aumônier. Comprenez-vous ce que cela signifie? C’est la nef qui m’a éduqué pour que je puisse diriger les opérations de Vénefration. Ne voyez-vous là rien d’étrange? Comme si elle était payée pour lui faciliter les choses, Rachel intervint à point : — Il n’y a rien là que de très naturel… — Naturel! s’exclama Oakes en donnant libre cours à sa rage. Un miroir et un enregistreur auraient aussi bien fait l’affaire qu’un aumônier pareil! Si nous ne sommes pas dotés de libre arbitre, notre Vénefration ne vaut rien! Comment la nef peut-elle espérer me conditionner, moi, pour une tâche pareille? Non! Je remets en question ce que nous enseigne la nef. Je fais plus que douter. Je pose des questions. Et je déclare que certaines réponses ne me plaisent pas du tout. C’était blasphémer publiquement à un degré que peu d’entre eux auraient jamais osé imaginer. Venant du psychiatre-aumônier en titre, cela équivalait à une véritable révolte. Oakes les laissa absorber ses paroles avant de continuer à taper sur le clou. Levant la face vers la coupole, il hurla : — Pourquoi ne me foudroies-tu pas sur-le-champ, Nef? La salle ne fut plus qu’un souffle longtemps retenu tandis que Morgan Oakes se tournait en souriant vers Murdoch puis vers l’assistance sans cesser de sourire. Il réduisit le volume au niveau le plus bas pour être quand même entendu de partout. — J’obéis à la nef parce que la nef est puissante. C’est elle qui a le pouvoir. On nous demande de coloniser cette planète ? Très bien. C’est ce que nous allons faire; et nous réussirons. Mais qui peut nier que cette nef soit un danger pour nous? Avez-vous mangé à votre faim ces temps derniers ? Pourquoi la nef réduit-elle nos rations alimentaires ? Ce n’est pas moi qui suis responsable. Envoyez une délégation côté nef, si vous voulez vous en assurer. (Il secoua la tête de droite à gauche.) Croyez-moi. Notre sécurité et notre survie exigent que nous dépendions aussi peu que possible de la nef, jusqu’au jour où… nous pourrons nous en passer définitivement! Vous m’accusez de vouloir vous acheter avec la D & R, Rachel ? Bien au contraire! Mon ambition est de vous sauver en vous libérant de la nef! Il n’était pas difficile de déchiffrer les réactions de la majorité devant ce nouveau défi. Il avait peut-être l’aspect d’un petit homme rondouillard, mais il était plus courageux que n’importe lequel d’entre eux, il allait plus loin que le plus brave d’entre eux… et il risquait la vie des nouveaux clones (même si on ne savait pas très bien pour l’instant de quoi il s’agissait). En outre, il allait leur trouver à manger. Quand l’alternative cruciale leur serait soumise : «Remplacez-moi ou gardez-moi, mais que je n’entende plus parler de vos conneries de Conseil et de démocratie», il ne faisait aucun doute qu’ils l’acclameraient à la quasi-unanimité. C’était leur leader intrépide, même contre Nef, et plus personne ou presque, désormais, ne pourrait en douter. Louis et Murdoch avaient, chacun de son côté, plaidé pour qu’il leur donne un peu plus d’assurances à ce stade. Il décida que suivre leur scénario ne pourrait causer aucun mal. — Il a été suggéré, poursuivit-il en prenant une voix lasse, que nous introduisions dans notre effort de survie des procédures compliquées et dévoreuses de temps. Ceux qui proposent cela sont peut-être sincères, mais ils sont surtout dangereux. Tout ce qui ralentit nos réflexes peut causer notre mort à tous. Nous devons agir encore plus rapidement que les implacables créatures qui nous entourent. Nous ne pouvons pas nous offrir le luxe de la discussion et de la décision collectives. Conformément à ce que Louis et Murdoch avaient prédit qu’elle ferait en se voyant acculée à la défaite, Rachel Demarest risqua une attaque personnelle. — Qu’est-ce qui vous fait croire que vos décisions nous sauveront ? — Nous sommes bien vivants et la Colonie est prospère, répliqua Oakes. Mon tout premier effort, la première raison de ma présence ici, consiste à établir un programme prioritaire de production alimentaire accélérée. — Personne d’autre ne peut faire plus que ce… — Mais moi, si! fit-il en laissant percer dans sa voix l’ombre d’un reproche. Celui qui était capable de défier Nef était certainement capable de résoudre aussi le problème alimentaire. Nous savons tous, reprit-il, que ce n’est pas moi qui ai pris les décisions à la suite desquelles tant des nôtres ont péri sur Noirdragon. Si c’était moi qui les avais prises, nous serions peut-être déjà implantés et prospères sur ce continent. — Quelles décisions ? Vous parlez comme si. . — Je n’aurais pas perdu notre temps et notre énergie à essayer de comprendre la forme de vie qui s’attaquait à nous! Il suffisait de stériliser toute la zone, mais Edmond Kingston n’a pas pu se résoudre à ordonner cela. Il l’a payé de sa vie… et de celle de nombreux innocents. Elle n’avait pas encore renoncé à la confrontation «raisonnable». — Comment peut-on combattre ce que l’on ne comprend pas ? — On le tue, fit Oakes en se tournant vers elle, ampli réduit au minimum. C’est aussi simple que ça : on le tue. La peur existe dans l’infini, dans le chaos illimité de l’instructuré. Mais ce «lieu» sans limite est la ressource intarissable de ce que vous nommez le * talent», cette aptitude à effeuiller la peur pour révéler la structure et la forme, exposer la beauté. Voilà pourquoi ceux d’entre vous qui sont dotés de talent sont craints et respectés. Il est sage de redouter l’inconnu, mais plus au moment où vous découvrez la paix que l’identité embellit. Kerro Panille Les Traductions de l‘Avala Durant un sursaut de temps concentré, Hali Ekel, au premier rang de la foule, contempla les trois hommes si cruellement suppliciés. C’était une scène de cauchemar, avec tout ce sang, cette poussière, ce soleil oblique et orangé qui projetait des ombres grotesques sur les condamnés, ce sentiment de violence latente qu’elle percevait dans les mouvements de ceux qui l’entouraient. Je ne suis ici que pour observer, observer, observer… Elle avait mal dans la poitrine quand elle respirait. Elle sentait l’odeur du sang qui gouttait des pieds transpercés de Yeschuah. Je pourrais encore le sauver. Elle fit un demi pas hésitant en avant. N’interviens pas. L’injonction de Nef la figea. Elle n’avait pas en elle ce qu’il fallait pour lui désobéir. La Vénefration l’avait trop fortement conditionnée. Mais il va mourir là et il est comme moi! Il n’est pas comme toi. Mais il est si… Non, Ekel. Quand le moment viendra, il se souviendra de son identité et il retournera, de même que tu retourneras. Mais à part cela, vous êtes profondément différents, toi et lui. Qui est-il ? C’est Yeschuah, l’homme qui parle à Dieu. Mais il est en train de… je veux dire, pourquoi lui font-ils ça ? Quel crime a-t-il commis ? Il a rapporté ses conversations. A présent, ils essaient d’éloigner Dieu en agissant ainsi. Observe bien. Ce n’est pas la bonne manière. Dieu ? Mais Dieu est Nef et Nef est Dieu. De même que l’infini est l’infini. Pourquoi ne me laisses-tu pas le sauver ? Tu ne pourrais pas. Je pourrais essayer. Tu ne réussirais qu’à infliger des souffrances à ce vieux corps que tu as emprunté. Ce vieux corps a déjà connu assez de souffrances. Pourquoi veux-tu lui en rajouter ? Elle s’avisa alors qu’il existait peut-être un autre esprit conscient qui attendait quelque part de pouvoir réintégrer sa chair. Ce corps emprunté. Elle n’avait pas assez songé à cela. Elle éprouva soudain un sentiment de responsabilité aiguë envers ce vieux corps. Elle se força à détourner son attention de la figure crucifiée et sanglante de Yeschuah. Les deux autres suppliciés commencèrent à s’agiter dans leurs liens. Hali comprit alors la cruelle raison de ces tortures. Avec le temps, ils finiraient par suffoquer. Leurs muscles pectoraux se relâcheraient, la respiration cesserait. Les deux hommes attachés poussaient les pieds contre le montant de leur croix, essayant de trouver un appui, un équilibre. Ils voulaient gagner quelques battements de vie. L’un des hommes en cuirasse s’en aperçut et éclata de rire. — Regardez comme ces brigands se tortillent! — Ils essaient de voler encore un peu de temps! railla quelqu’un dans la foule derrière Hali. L’un des deux hommes attachés regarda le soldat à ses pieds et grogna : — Tu pendrais ta propre mère. Il lutta pour aspirer encore un peu d’air et Hali vit l’effort s’inscrire sur ses pectoraux. En expirant, il pencha faiblement la tête vers Yeschuah : — Cet homme n’a rien fait d’illégal… L’homme en cuirasse leva la hampe de sa lance et l’abattit sur les genoux de celui qui avait parlé. La tête du brigand s’affaissa dans un dernier sursaut d’agonie. A ce moment-là, Yeschuah remua et dit : — Aujourd’hui, tu rentres avec moi à la maison. Il avait prononcé ces mots à voix basse, mais la plus grande partie de la foule avait pu l’entendre. Les autres, ceux qui étaient trop loin, se firent répéter les paroles de Yeschuah. — Quelle connerie! fit l’homme en cuirasse, qui éclata de rire. Il fit un moulinet avec sa lance et brisa les genoux du deuxième larron. Celui-ci s’affaissa avec un râle. Yeschuah redressa la tête et murmura : «J’ai soif.» L’homme à la cuirasse leva les yeux vers lui. — Le pauvre garçon a soif, dit-il. Il faudrait lui donner quelque chose de bon à boire. Hali aurait voulu se détourner, mais elle était comme paralysée. Qu’est-ce qui avait transformé ces soldats en bêtes féroces ? Elle chercha du regard, autour d’elle, un récipient pour donner à boire au mourant. Une nouvelle fois, Nef la mit en garde : Laisse les événements suivre leur cours, Ekel. La leçon est nécessaire. Ces gens doivent apprendre à vivre. La foule commença à se disperser. Le spectacle était terminé. Hali se retrouva toute seule d’un côté du mourant. De l’autre, il n’y avait plus que quelques femmes qui geignaient, et les hommes en cuirasse qui tourmentaient Yeschuah. Un jeune garçon survint en courant. Il portait une cruche qu’il tendit au soldat qui avait fracassé les genoux des larrons. Hali vit qu’on lui donnait une pièce. Il la mordit et tourna les talons sans même accorder un regard aux suppliciés. L’homme à la cuirasse attacha un chiffon au bout de sa lance, versa dessus une partie du contenu de la cruche et leva le chiffon vers la bouche du mourant. Hali perçut une odeur d’acide acétique. C’était du vinaigre! Yeschuah, cependant, suçait avidement le chiffon. Quelques gouttes coulèrent sur ses lèvres fendues et ensanglantées. Quand le chiffon fut retiré, sa tête roula en avant. Il était de nouveau inconscient. Un très vieil homme qui était demeuré là à côté des femmes en pleurs s’écria : — Il faudrait qu’il meure avant le coucher du soleil. On ne peut pas le laisser accroché là-haut pendant tout le sabbat! — Rien de plus facile, dit l’homme à la cuirasse qui venait d’arracher le chiffon à sa lance. Il la retourna, prêt à la rabattre dans les genoux de Yeschuah. Mais à ce moment-là, la lumière faiblit et le ciel s’assombrit. Un murmure passa à travers la foule. Hali, levant les yeux, vit qu’un épais nuage occultait le soleil. Une jeune femme s’avança du côté opposé à celui où se tenait Hali et saisit la lance du soldat. — Ne faites pas ça! dit-elle. Laissez-le. Il n’en a plus pour longtemps. — Qu’est-ce que ça peut te faire ? Elle leva la tête vers Yeschuah, qui au même instant eut un frisson d’agonie. Elle regarda de nouveau le soldat. Elle tournait le dos au reste de la foule mais se trouvait face à Hali au moment où elle prit la main du soldat pour la glisser sur son sein dans l’ouverture de son corsage. A cette seconde même, Yeschuah se raidit contre le montant de bois et cria : — Mon père! Mon père! Pourquoi m’as-tu abandonné ? Un grand frisson le parcourut. Ses yeux étaient ouverts et son regard tombait droit sur Hali. — C’est fini, dit-il. Sa tête retomba en avant. Ses yeux demeurèrent ouverts mais il ne respira plus. Le silence abrupt fut rompu par le gémissement d’une femme qui faisait partie du groupe face à Hali. D’autres se joignirent bientôt à elle, déchirant leurs vêtements. L’homme à la cuirasse retira sa main du corsage de la jeune femme. Hali demeurait figée devant la croix, incapable de détacher son regard du mort. Le soleil brillait de nouveau. Une brise légère souleva le bas de sa robe. Elle se sentit glacée. Elle vit les soldats s’éloigner. L’un d’eux avait passé son bras autour du cou de la jeune femme qui avait arrêté la lance. Hali se détourna et commença à descendre aussi, incapable d’en voir davantage. Tout en marchant, elle parla à Nef. Nef? Oui, Ekel ? L’histoire de ces événements se trouve-t-elle dans les archives côté nef ? Elle s’y trouve pour ceux qui en font la demande. Ceux qui ont été élevés côté nef, et particulièrement ceux dont les ancêtres viennent d’un endroit où la chose n’est pas très connue, n’ont évidemment jamais eu beaucoup de raisons de le demander. Mais c’est réel, c’est vrai qu’il vient de mourir là ? Aussi vrai que tu as un corps qui t’attend côté nef. Elle sentit alors l’attraction de cette chair dont elle se souvenait. Le vieux corps qui la véhiculait en ce moment était si médiocre en comparaison. Elle sentait ses jointures craquer tandis qu’elle descendait la colline. Je voudrais rentrer, Nef. Pas encore. Si Yeschuah était une projection, pourquoi son corps ne s’est-il pas désintégré quand il est mort ? Il est soutenu par une imagination active. Cela est essentiel dans ce genre de phénomène. Si je devais oublier ton moi côté nef ou bien ton moi ici, la chair que j’oublierais disparaîtrait. Mais maintenant qu’il est mort, à quoi bon conserver sa chair ? Les témoins de sa mort ont besoin de quelque chose à ensevelir. Ils retourneront un jour sur sa tombe et la trouveront vide. Ce sera un sujet d’émerveillement. Ils diront qu’il est revenu à la vie et qu’il a quitté sa tombe. Il le fera vraiment ? Ce n’est pas le sujet de la leçon d’aujourd’hui, Ekel. Si c’est une leçon, je veux savoir ce qui va lui arriver. Ahhh, Ekel. Tu en demandes trop! Tu refuses de me le dire ? Voilà ce que je vais te dire : Ceux qui se souviennent de lui parcourent ce monde en enseignant l’amour et la paix. Pour cette cause, ils endurent le meurtre et la torture en provoquant en son nom de grandes guerres, des événements sanglants encore pires que ce que tu viens de voir. Elle s’arrêta. Elle apercevait devant elle des constructions grossières et elle avait l’impression qu’elle s’y sentirait plus en sécurité. Cela ressemblait plus à des… coursives, à l’intérieur de Nef. Mais elle frémissait d’indignation. C’est ça, la leçon ? A quoi cela peut-il servir ? Ekel, sache qu’on ne peut pas apprendre la paix si on n’est pas imprégné de violence. Vous devez vous écœurer au-delà de toute colère et de toute terreur avant d’apprendre que ni l’extorsion ni l’exhortation ne sont capables d’émouvoir un dieu. Vous aurez alors besoin de quelque chose à quoi vous raccrocher. Tout cela prend du temps. C’est une leçon difficile. Pourquoi ? En partie à cause de tes doutes. C’est pour cela que tu m’as fait venir ici ? Pour supprimer mes doutes ? Il n’y eut pas de réponse. Elle se sentit subitement seule, comme si Nef l’avait abandonnée. Nef ferait-elle une chose pareille ? Nef? Entends-tu, Ekel ? Elle pencha la tête pour écouter. Un bruit de pas pressés. Elle se tourna. Un groupe de gens descendait la colline. Un jeune homme les suivait à quelques pas en arrière. Il s’arrêta devant Hali. — Tu es restée là tout le temps et tu ne l’as pas insulté. L’aimes-tu aussi ? Elle acquiesça d’un mouvement de tête. La voix de l’homme était riche et envoûtante. Il la prit par la main. — Je m’appelle Jean. Veux-tu prier avec moi en cet instant d’affliction ? Elle hocha la tête et porta le doigt à ses lèvres pour indiquer qu’elle était muette. — Oh, pauvre femme! Il n’aurait eu qu’un mot à dire et tu aurais été guérie de ce mal. C’était un très grand homme. Ils se moquaient de lui en l’appelant le fils de Dieu, mais tout ce qu’il revendiquait, c’était sa parenté avec l’Homme. «Le Fils de l’Homme», disait-il. C’est là toute la différence entre les dieux et les hommes : les dieux n’assassinent pas leurs enfants. Ils ne s’exterminent pas eux-mêmes. Elle sentit alors, dans l’attitude et la voix de cet homme, toute la force des événements qui s’étaient déroulés sur la colline. Cela lui faisait peur, mais elle comprenait que cette rencontre avait une grande importance dans l’expérience que voulait lui communiquer Nef. Certaines choses échappent au temps, pensa-t-elle. Tu peux regagner ton corps, maintenant, Ekel, lui dit Nef. Attends un peu! Jean s’était mis à prier, les yeux fermés. Il lui tenait toujours fermement la main. Elle sentit qu’il était vital d’entendre ses paroles. — Seigneur, disait-il, nous sommes réunis ici en ton nom. L’un dans l’insouciance de la jeunesse et l’autre dans l’impotence de la vieillesse, nous te demandons de te souvenir de nous comme nous nous souvenons de toi en ce moment. Tant qu’il y aura des yeux pour lire et des oreilles pour écouter, tu ne seras pas oublié… Elle suivait la prière dont le fil se déroulait avec une intensité poignante. Elle aimait le contact de cette main ferme sur la sienne. Il y avait de fines veinules sur ses paupières, qui tremblaient tandis qu’il parlait. Elle ne faisait même pas attention à l’odeur qui se dégageait de lui comme de tous ceux qu’elle avait rencontrés ici. Il était brun, comme Kerro, mais il avait des cheveux drus, filandreux, qui encadraient son visage lisse, accentuant l’intensité de son expression. Je pourrais tomber amoureuse de lui! Doucement, Ekel. Doucement. L’avertissement de Nef l’amusa, autant que sa propre pensée l’avait surprise. Mais un coup d’œil à la main noueuse et parsemée de taches brunes que tenait Jean lui rappela qu’elle hantait une autre époque. C’était un corps de vieille femme qui abritait ses perceptions. — … et c’est au nom de Yeschuah que nous te le demandons, conclut Jean. Il lui lâcha la main, lui donna une tape affectueuse sur l’épaule. Il vaut mieux pour toi qu’on ne te voie pas trop avec nous, dit-il. Elle acquiesça. — Bientôt, nous nous retrouverons, reprit Jean, dans la maison de celui-ci ou de celui-là, et nous reparlerons du Maître et de la demeure vers laquelle il est retourné. Elle le remercia du regard et le vit s’éloigner en direction des maisons en bas de la colline. Je voudrais rentrer, maintenant, Nef. Il y eut un moment de flottement, puis elle retrouva le passage souterrain et la lumière artificielle du labo qui lui fit mal aux yeux après le crépuscule côté Terre. Mais pourtant ces yeux ne sont pas les mêmes! Elle se redressa sur la couche, heureuse de sentir l’agilité de son corps familier. Nef avait tenu sa promesse de lui redonner sa jeune chair. Nef? Demande-moi, Ekel. Tu as dit que j’apprendrais les conséquences lorsque Ton contrarie le Temps. Est-ce que je l’ai contrarié ? C’est moi qui l’ai contrarié, Ekel. Comprends-tu les conséquences ? Elle songea à la voix de Jean quand il priait, à la puissance qui se dégageait de lui. Cette puissance terrible que la mort de Yeschuah avait libérée. C’était un pouvoir sans bornes, capable d’engendrer la joie ou la douleur, et qui la terrifiait. Nef avait contrarié le Temps et le résultat était là. Mais quel bien pouvait faire une telle puissance ? Quel est ton choix, Ekel ? La joie ou la douleur… c’est à moi de choisir? Quel est ton choix ? Comment dois-je faire ? Tu dois choisir, tu dois apprendre. Je ne veux pas de ce pouvoir! Mais tu l’as déjà. Pourquoi ? Parce que tu l’as demandé. Je ne savais pas. C’est souvent le cas, lorsqu’on demande. Je veux la joie, mais je ne sais pas comment choisir. Tu apprendras. Elle descendit du divan jaune et se dirigea vers le clavier et l’écran devant lesquels cette terrifiante expérience avait commencé. Elle eut soudain l’impression que son esprit avait vieilli, qu’il avait pris de l’âge dans un corps jeune. J’ai demandé, c’est vrai. C’est moi qui ai tout débuté… en ces jours anciens où la seule chose que je voulais c’était Kerro Panille. Elle s’assit devant le clavier et contempla l’écran. Ses doigts caressèrent les touches. Elles étaient familières et pourtant étranges. Les doigts de Kerro les avaient effleurées. Elle vit cette machine, soudain, comme un réservoir de connaissances qui servait à tenir l’expérience directe à distance. On n’avait pas besoin d’y aller en personne. L’instrument rendait acceptables des choses terrifiantes. Elle prit une profonde inspiration et tapa : HISTOIRE ANCIENNE. YESCHUAH/JÉSUS. Mais Nef n’avait pas fini d’intervenir. S’il y a quelque chose que tu désires voir en personne, Ekel, n’hésite pas à me le demander. Cette seule pensée la fit frissonner des pieds à la tête. Je suis dans mon corps et j’y reste. Ce choix-là, Ekel, tu auras peut-être à le partager. Mon imagination était trop exaltée par mon premier succès pour me permettre de douter de ma capacité à accorder la vie à un animal aussi merveilleusement complexe que l’homme. Frankenstein de Mary SHELLEY Archives de la Mnefmothèque — J’aime bien appeler cet endroit «la Chambre des Fleurs», dit Murdoch en guidant Rachel Demarest vers l’entrée brillamment éclairée du sas. Elle n’aimait pas du tout la manière dont les jeunes clones s’écartaient pour laisser passer Murdoch. Clone elle-même, elle avait entendu toutes les histoires qui couraient sur ces lieux et aurait préféré retarder le plus possible ce qui allait se passer. Mais c’était sa seule chance de pénétrer dans la sphère politique de Louis et Oakes. Murdoch la tenait par le bras d’une poigne ferme, juste au-dessus du coude. Elle se doutait de la douleur qu’il pouvait lui infliger si elle hésitait. Murdoch s’arrêta devant le sas et regarda celle qu’on lui avait confiée. En voilà une, pensa-t-il, qui ne présentera plus de pétition. La coloration bleutée de sa peau, ses membres longilignes aux mouvements nerveux, la faisaient paraître glacée. — Peut-être que vous et moi nous pourrions nous entendre, fit-elle en le frôlant de sa hanche. Il fut tenté, mais… ce teint bleu! — Je regrette, dit-il. Tous ceux qui travaillent ici doivent y passer. Il y a des choses que nous avons besoin de savoir — et d’autres que vous devez connaître aussi. Il était réellement désolé pour elle, car il se rappelait obscurément quelques-unes des choses qui lui étaient arrivées durant sa propre initiation dans la Chambre des Lamentations. Il y avait aussi ce qu’il avait oublié, et qui était le plus troublant. Mais les ordres étaient les ordres. — C’est bien cet endroit que vous appelez la Chambre des Lamentations? demanda-t-elle dans un souffle en regardant la porte étanche. — C’est la Chambre des Fleurs. Tous ces splendides jeunes clones (il fit un geste vague en direction de la grande salle derrière eux) sont originaires de là. Elle aurait voulu se retourner pour regarder. Il y avait des êtres aux formes étranges qui se pressaient au fond de la salle, certains avec une couleur de peau encore plus bizarre que la sienne. Mais quelque chose dans le comportement de Murdoch la dissuadait de tourner la tête. Il lui prit la main pour l’appuyer sur le senseur-tampon à côté de la porte étanche. «Pour enregistrer l’heure de votre passage», dit-il. Elle sentit un picotement froid au moment où sa paume toucha le tampon. Murdoch sourit, mais c’était un sourire sans joie. Sa main libre fit tourner le bouton du sas. La porte étanche s’ouvrit avec un sifflement et il la poussa à l’intérieur. — Bon voyage, murmura-t-il. Elle entendit la porte se refermer derrière elle, mais son attention était fixée sur la deuxième porte qui commença à s’ouvrir. Quand l’entrée fut entièrement dégagée, elle se rendit compte que ce qu’elle avait pris pour une statue grotesque était en réalité une créature vivante et nue qui attendait à l’intérieur de l’autre salle. Et… il y avait de grosses larmes qui roulaient sur ses joues. — Entre, ma chère, fit la voix de la créature, entrecoupée de petits geignements rauques. Elle s’avança en hésitant, consciente d’être observée par Murdoch au moyen des senseurs du plafond. La salle où elle se trouvait maintenant était éclairée par des plafonniers d’angles qui diffusaient partout une lumière grenat. La statue difforme la prit par le bras tandis que la porte étanche se refermait, et la poussa vers l’intérieur de la salle. Ses bras sont trop longs. — Je m’appelle Jessup, dit-elle. Reviens me voir quand ce sera fini. Rachel aperçut alors autour d’elle un cercle de visages grimaçants. Certains étaient masculins, d’autres féminins. Il y avait là des silhouettes encore plus difformes que celle de Jessup. Elle aperçut un mâle aux bras courtauds et à la tête ronde, énorme. Il était face à elle et avait une monstrueuse érection. Il se pencha pour saisir son membre à deux mains et le pointer vers elle. Ces gens sont réels. Ce n’est pas un cauchemar! pensa-t-elle. Les rumeurs qui lui étaient parvenues ne donnaient même pas une petite idée de ce qu’était cet endroit. — Ce sont des clones, murmura Jessup à son oreille, comme s’il avait lu dans sa pensée. Tous des clones. Ils doivent la vie à Jésus Louis. Des clones ? Ce ne sont pas des clones. Ce sont des mutants recombinants. — Mais les clones sont des personnes, dit-elle à voix basse. Tête-ronde fit un pas chancelant en avant, sans cesser de pointer sur elle sa gigantesque érection. — Les clones sont des biens privés, fit Jessup d’une voix ferme mais toujours entrecoupée de ces étranges geignements. Louis répète ça tout le temps et ça doit être vrai. Tu verras que tu… apprécieras peut-être certains d’entre eux. Il fit mine de s’éloigner, mais elle lui agrippa le bras. Comme il avait la peau froide! — Non… attendez! — Ouais? (Il geignit.) — Qu’est-ce qui… qu’est-ce qui se passe ici? Jessup regarda le cercle de ceux qui attendaient. — Ce sont des enfants, rien que des enfants. Ils ont à peine quelques semaines. — Mais ils sont… — Louis peut produire un clone adulte en quelques diurnes. — Quelques diurnes ? Mais comment… Elle se raccrochait à n’importe quoi pour essayer de gagner du temps… Comment… avec quelle source d’énergie… — Nous consommons beaucoup de borst. Louis dit que le borst a été inventé pour cela. Elle hocha la tête. La pénurie de vivres… elle devait être incroyablement aggravée par les nécessités de la production de borst. Jessup se pencha vers elle pour murmurer à son oreille : — Et Louis a aussi appris quelques trucs magnifiques grâce aux varechs. Elle se tourna vers lui pour le regarder bien en face. Regarder son visage trop grand, sa bouche sans dents, ses pommettes hautes, ses yeux ronds et minuscules, son front fuyant et son menton saillant. Puis elle détailla le reste de son corps, sa poitrine énorme mais concave… ses hanches étroites… ses jambes grêles… Il était… il n’était pas seulement il car son sexe était double… et elle comprit soudain la signification des geignements… II… elle… se faisait l’amour à lui-même, à elle-même. Il y avait de petits muscles à son bas-ventre qui faisaient remuer son… Elle se détourna précipitamment, cherchant frénétiquement quelque chose à dire, n’importe quoi. — Pourquoi pleurez-vous? demanda-t-elle d’une voix trop criarde. — Ohhh, je pleure tout le temps comme ça. Cela ne veut rien dire. Tête-ronde fit un nouveau pas vers elle et le cercle se rapprocha en même temps que lui. — C’est l’heure de s’amuser, fit Jessup, et il la poussa brutalement vers Tête-ronde. Elle sentit les mains qui l’agrippaient, la retournaient, la palpaient, puis sa mémoire lui fit défaut… mais pendant longtemps, par la suite, elle eut l’impression d’entendre crier, et elle se demandait si ce n’étaient pas ses propres cris qu’elle entendait. La dépendance totale est le sceau de la religion. Elle pose l’existence du suppliant et du dispensateur de dons. Le suppliant se sert du rituel et de la prière pour essayer d’influencer (de dominer) le dispensateur de dons. La ressemblance entre cette relation et ce qui existait du temps des monarchies absolues ne saurait être négligée. Cette dépendance envers la supplication confère au gardien de ces deux principes essentiels : les accessoires du rituel et la pureté des formes de la prière (c’est-à-dire à l’Aumônier) un pouvoir semblable à celui du dispensateur de dons. La formation du Psychiatre-aumônier Documents de Lunabase (Archives de la Mnelmothèque) Raja Thomas avançait à grands pas dans un corridor de la Colonie avec Waela TaoLini à ses côtés. Ils portaient tous les deux une combinaison étanche de couleur jaune munie aux épaules de fixations permettant de recevoir un casque-respirateur. Côté extérieur, Réga était en train de se lever, mais le corridor était illuminé d’une clarté douce et dorée familière à tous ceux qui avaient déjà vécu côté nef. La nourriture de son premier repas de la diurne lui pesait sur l’estomac et cela l’intriguait. Ils devaient incorporer une quelconque substance bourrative aux aliments. Que se passait-il donc dans les agrariums côté nef ? Pouvait-il y avoir une part de vérité dans les bruits que faisaient courir Oakes et ses hommes sur une diminution de la production hydroponique de Nef ? Waela demeurait étrangement silencieuse à ses côtés. Il lui jeta un coup d’œil et s’aperçut qu’elle était en train de l’observer. Leurs regards s’entrecroisèrent juste le temps d’une confrontation trop brève pour être qualifiée de complice, mais la nuque et les joues de Waela s’auréolèrent d’un feu orangé. Elle regardait droit devant elle. Ils se dirigeaient vers l’aire de stationnement réservée aux essais pour examiner la nouvelle nacelle submersible et son véhicule porteur. Ils seraient d’abord testés ici, dans le bassin clos et isolé du hangar, avant d’être livrés aux imprévisibles dangers de l’océan de Pandore. Pourquoi ne puis-je simplement dire non ?se demanda-t-elle une fois de plus. Elle ne voyait pas pourquoi il fallait absolument résoudre le problème du poète à la manière ordonnée par Thomas. Il y avait d’autres moyens. Elle se prit à s’interroger sur le type de société dont Thomas était originaire. Quel genre de conditionnement a été le sien pour qu’il soit si sûr que le sexe est la meilleure façon d’abaisser les défenses psychiques ? Comme cela se produisait quelquefois, mais plutôt rarement quand elle était en présence de quelqu’un d’autre, la voix de Probité lui parla dans sa tête : «C’étaient les hommes qui commandaient. Les femmes constituaient une classe sociale inférieure.» Elle savait que c’était forcément vrai. Cela correspondait tout à fait à ses comportements. Thomas, pendant ce temps, se répétait silencieusement : Je suis Thomas… Je suis Thomas… Je suis Thomas… Ce qu’il y avait d’étrange dans ce refrain intérieur qu’il avait adopté comme litanie personnelle, c’était qu’il augmentait sa sensibilité au doute. Cela provenait-il de quelque chose que contenait le nom même ? Waela a perdu sa confiance en moi… à supposer qu’elle l’ait jamais eue. Que représente ce poète et où se trouve-t-il? Le délai de préparation commençait à devenir exagéré. Sera-t-il vraiment le bras de Nef ? Pourquoi leur envoyait-on un poète ? C’était certainement un indice en ce qui concernait les intentions de Nef. Un indice obscur, sans nul doute… contourné… mais un indice quand même. Peut-être un élément du jeu mortel dont il fallait qu’il découvre les règles par lui-même. Combien de temps nous reste-t-il ? Nef ne jouait pas toujours le jeu selon des règles justes et impartiales. Tu n’es pas toujours honnête, n’est-ce pas, Nef ? Si tu veux dire équitable, oui, bien sûr, je suis honnête. La réponse surprit Thomas. Il ne s’était pas attendu à une réaction de Nef ici, dans ce couloir. Il jeta de nouveau un coup d’œil à Waela. Elle ne parlait pas beaucoup. Ses joues avaient repris leur coloration habituelle, légèrement rosée. Est-ce que Nef lui parlait aussi? Très souvent, démon. Elle m’appelle Probité. Thomas faillit trébucher de surprise. Elle sait que c’est toi ? Elle ne s’en rend pas compte, non. Et tu parles à beaucoup de gens sans qu’ils s’en aperçoivent? Beaucoup, oui. Thomas et Waela empruntèrent un nouveau couloir sans fenêtre, éclairé maintenant par des tubes qui diffusaient une pâle lumière bleutée. Le code couleur indiquait qu’il aboutissait, quelque part devant eux, à une issue donnant sur l’extérieur. Le regard de Thomas se porta sur la hanche de Waela où l’inévitable laztube était rangé dans son étui. Waela rompit le silence. — Ces nouveaux clones que Oakes prétend utiliser sur Noirdragon… que sont-ils au juste, à votre avis? — Des gens aux réflexes un peu plus rapides. — Je n’ai aucune confiance dans ce Jésus Louis. Il était bien d’accord. Louis demeurait une figure de mystère. L’alter ego brutal de Morgan Oakes? A en croire certaines histoires qui couraient sur Louis, Nef n’avait rien laissé à l’intérieur quand elle avait soulevé le couvercle de la boîte de Pandore. Ils étaient arrivés devant la porte qui donnait sur le hangar. Thomas hésita avant d’envoyer le signal qui demandait l’ouverture. Il jeta un coup d’œil par le hublot transparent, vit que le toit du hangar était fermé. Ils n’auraient pas longtemps à attendre. — Quelque chose vous préoccupe, Waela? — J’étais en train de me demander, fit-elle en le regardant dans les yeux, s’il existe une seule personne à qui je puisse faire confiance. La malédiction de Pandore, songea-t-il; et il décida de faire porter les soupçons de Waela sur Oakes. — Pourquoi n’insistons-nous pas pour créer un comité de vérification chargé d’examiner toutes les mesures décidées par Oakes ? — Vous croyez qu’ils nous laisseraient faire ? — Cela vaudrait la peine de s’en assurer. — Je transmettrai cette suggestion à Rachel quand je la verrai. — Appelez-la quand nous serons rentrés. — Impossible. Le tableau de service indique qu’elle est en patrouille dans la nature, à la périphérie sud. Je la contacterai côté nuit. Sans savoir exactement pourquoi, Thomas sentit un frisson lui parcourir la nuque en entendant cela. Cette stupide Demarest serait-elle en danger ? Il secoua la tête. Ils étaient tous en danger, à chaque instant. De nouveau, Thomas observa par le rectangle vitré l’activité dont le hangar était le siège. Il y avait des projecteurs tout autour du suba. Le dirigeable était là-haut, perdu dans l’ombre. Un grand nombre d’ouvriers allaient et venaient dans la lumière. Il vit qu’ils avaient ouvert les panneaux de sol qui recouvraient le bassin d’essais au milieu du hangar. Sous la lumière des projecteurs, l’eau miroitait autour de la nacelle en plaz et du suba porteur. Ah! Ils étaient en train d’assembler le suba et la nacelle. Ainsi, Rachel ne rentrerait pas avant côté nuit de la périphérie sud. Il se trouvait bien pris par les curieuses persistances du langage nefstyle de Waela. Côté nuit. Les diurnes irrégulières d’une planète qui avait deux soleils causaient peu de problèmes circadiens à des Colons qui avaient d’abord été des Neftiles. Pour les Neftiles, les repères n’étaient pas difficiles : le jour et la nuit n’étaient pas des périodes, mais des côtés. Etait-ce là encore un indice, quelque chose qui pourrait l’aider à se frayer un chemin jusqu’au cœur de ces gens ? Il avait tout d’abord pensé que s’il réussissait à établir la communication avec les lectrovarechs, cela lui conférerait le statut désiré. N’importe quoi qui puisse nous aider à nous insérer dans les rythmes pandoriens. Si les Colons veulent bien apprendre à me faire confiance… s’ils veulent bien lever les yeux sur moi… je leur dirai ce que Nef attend d’eux en réalité. Ils finiront par croire, ils finiront par suivre… Ce suba qui était là-dedans… servirait-il de clé? Symboles persistants. Que pouvait-il bien y avoir de persistant dans les symboles d’une intelligence végétale ? Elle était intelligente. Là-dessus, il n’avait aucun doute. Et Waela non plus. Mais les symboles n’en demeuraient pas moins un mystère. Lucioles dans la nuit océane. Est-ce qu’elles se parlaient sous les vagues ? Nous le faisons bien. Waela indiqua le bouton à côté de la porte : — Pourquoi attendez-vous? — Ils assemblent la nouvelle nacelle au suba. Je ne voulais pas les déranger maintenant. Il hocha doucement la tête en voyant la nacelle se mettre en place. Il enfonça alors le bouton. Un ouvrier en combinaison verte vint débloquer le panneau intérieur et la porte étanche s’ouvrit. Le processus était lent, mais la zone était dangereuse. Toutes les issues pouvaient être bloquées des deux côtés, et de l’intérieur quand le toit du hangar était ouvert. Toutes les installations côté sol étaient prévues pour contenir une attaque. Il flottait dans le hangar une odeur acre d’extérieur qui II rendait nerveux. Waela le précéda de cette démarche vive et circonspecte dont les Colons ne se départaient jamais, la tête perpétuellement en mouvement, le regard scrutateur. Sa combinaison pâle adhérait à son corps comme une membrane. Il avait insisté pour qu’ils passent d’abord au Magasin essayer les nouvelles tenues. Comme il l’avait ordonné, elles étaient isolées contre le froid de l’océan, ce qui leur évitait d’isoler la nacelle elle-même. Le plaz était trop bon conducteur, à moins d’en doubler ou tripler l’épaisseur. Cette décision leur avait fait gagner quelques centimètres à l’intérieur. Waela avait eu une attitude déconcertante quand ils avaient choisi leur tenue. Dans le style côté nef, il n’existait pas de vestiaires séparés. Elle était entrée en même temps que lui dans la cabine d’essayage. Ces habitudes de liberté physique le gênaient toujours. Il éprouvait le besoin de se tourner d’un autre côté quand il s’habillait ou se déshabillait en présence d’une femme. Waela, pour sa part, ne s’encombrait pas de telles retenues. — Savez-vous, Raj, que vous avez un drôle de grain de beauté sur la fesse ? Sans réfléchir, il avait tourné la tête juste au moment où elle se glissait dans la combinaison, seins et pubis à l’air. Il y eut à peine l’ombre d’une hésitation dans son mouvement et elle continua de s’habiller comme si elle parlait à ses yeux : «Bien sûr que je suis une femme. Et alors ? Vous ne le saviez pas ?» Il avait en fait intensément conscience de ce qu’elle était une femme et il ne cherchait pas à nier l’attirance magnétique qu’elle exerçait sur lui. Il ne niait pas non plus qu’elle le sût et cela l’amusait d’une manière subtilement tendre. Du reste, il n’était pas exclu que cela ait contribué à son trouble quand il lui avait demandé de séduire le poète. Mais elle avait raison. C’était de la tricherie. Et si Nef trichait avec nous aussi ? Toujours cette incrédulité. Toujours ces doutes. Il se trouvait secrètement d’accord avec certaines choses que Oakes avait dites. D’un autre côté, il ne pouvait prendre en défaut l’argument de Waela : «Ce n’est pas en trichant les uns avec les autres que nous améliorerons notre cas.» Cette candeur qu’il y avait chez elle l’attirait autant que la chimie de sa seule présence. Mais je suis l’aiguillon, l’avocat du diable, le défi vivant. Je suis le cavalier au milieu des pions. Il savait qu’il ne lui restait pas beaucoup de temps. Nef pouvait d’un moment à l’autre fixer un délai impossible. Oakes et ses hommes pouvaient mettre à exécution leur promesse tacite de couper l’herbe sous les pieds du programme dès qu’ils en auraient l’occasion. On ne pouvait se méprendre sur la fureur latente dont Waela était le siège. Cela se trahissait dans sa démarche (un peu trop énergique) et dans la manière dont elle l’observait quand elle croyait qu’il ne s’en rendait pas compte. Mais elle ferait ce qu’il y aurait à faire avec Panille. Elle lui poserait les questions qu’il fallait. C’était cela le principal. Thomas sentait encore les restes de cette fureur tandis qu’ils pénétraient dans la clarté des projecteurs sur l’aire d’essais où le nouveau suba reposait sur ses béquilles. Mais elle faisait preuve d’une attention toute professionnelle devant la création qui avait émergé sous la volonté de Thomas. C’était une goutte d’eau rebondie, légèrement oblongue. Les œillets de fixation au dirigeable formaient à sa partie supérieure une double crête qui rappelait étrangement le squelette de quelque monstre antédiluvien côté Terre. Le principe était relativement simple. La plus grande partie du suba extérieur servait à porter en son centre le globe de plaz de la nacelle. Seules les machines des propulseurs et les réservoirs de carburant étaient renforcés pour supporter les pressions océaniques. Mais le véhicule porteur avait une autre fonction, à présent apparente aux yeux de Waela. Sur chaque côté de la coque étaient fixés des alignements verticaux de globes lumineux en plaz. Chaque globe avait un diamètre de quatre centimètres. Le système qui permettait de les illuminer en séquence passait par un programme de rétroaction ordinateur/senseur. Ce que les senseurs optiques voyaient dans les profondeurs de la mer, ces lumières étaient capables de le reproduire. Elles s’adapteraient aux rythmes et aux configurations des varechs. Le Directeur de la Construction, Hapat Lavu, s’avança pour les accueillir en bordure de la zone illuminée. C’était un petit homme sec et nerveux, totalement chauve. Ses yeux gris ne perdaient aucun détail de son travail et, malgré une langue acerbe et agressive qui distribuait les réprimandes avec une fureur pincée, il était l’un des plus populaires parmi les hommes de la Colonie. On disait généralement de lui : «Hap est quelqu’un sur qui on peut compter.» Pouvoir compter sur un individu était l’une des choses les plus précieuses qui existât côté sol et Hap Lavu luttait dur pour conserver sa réputation. De tous les équipements qui étaient sortis de ses ateliers, seuls les subas n’avaient pu se montrer à la hauteur des critères de Pandore. Seize appareils avaient été perdus corps et biens. Quatre avaient laissé des survivants et trois autres une épave au fond de l’océan. Chaque fois, le suba avait été broyé ou détruit d’une manière quelconque par de gigantesques faisceaux de varechs. L’opinion de Lavu reflétait celle de beaucoup d’autres : «Ces maudites algues sont intelligentes et elles veulent nous tuer les uns après les autres.» Il s’était mis à admirer Thomas depuis qu’il le connaissait. Thomas avait utilisé les composants d’origine auxquels il avait fait apporter les modifications nécessaires. La seule chose sur laquelle Lavu émettait des réserves était le système de communication et de récupération de la nacelle. Ce furent ses premières paroles dès qu’il fut près de Thomas : — Il faudrait prévoir quelque chose de mieux que les fusées-sondes. Elles ne sont pas fiables, vous savez. — On s’en contentera, dit Thomas. Il savait ce qui inquiétait Lavu. Non seulement les omniprésents varechs encombraient l’océan, mais ils émettaient des ondes radioélectriques qui perturbaient les transmissions, depuis le sonar jusqu’au radar. Les gyflottes donnaient naissance au même genre de phénomène. Y avait-il un rapport ? Les émissions ne présentaient aucune structure répétitive. C’étaient des signaux en jets erratiques et discontinus. Pour cette raison, ils préféraient compter sur des relais à grande puissance et à portée optique côté mer. Mais même ainsi, un envol de gyflottes pouvait interrompre les transmissions. — Vous serez obligés de faire surface pour communiquer, lui dit Lavu. Pourquoi ne pas me laisser adapter le câble d’accrochage de manière à… — Cela ferait trop de fils, dit Thomas. Nous pourrions nous y emmêler. — Alors, priez pour que les relais puissent retransmettre vos parlotes sans trop d’interférences. Thomas acquiesça muettement. Son plan consistait à ancrer le dirigeable au milieu d’un lagon, à laisser glisser la nacelle le long du câble vertical et à demeurer à distance des barrières de varechs. «Nous nous contenterons d’observer, de leur rejouer leurs séquences lumineuses et d’essayer de découvrir des configurations significatives dans leurs signaux radioélectriques», avait-il répété à plusieurs reprises. C’était un plan raisonnable. Plusieurs subas étaient remontés indemnes d’une plongée d’exploration parce qu’ils étaient restés à distance prudente des lectrovarechs. Mais chaque fois qu’ils avaient voulu prélever des échantillons, la violence s’était déchaînée. Raisonnable… malgré ses inévitables points faibles. Le dirigeable, ancré par son câble au fond du lagon, flotterait à la surface de l’eau en attendant la remontée du suba. Un autre projet, consistant à faire stationner à proximité un second dirigeable muni d’une nacelle aérienne, avait été écarté. Les vents étaient trop changeants et il avait été objecté que deux dirigeables ancrés dans le même lagon poseraient de dangereux problèmes de manœuvres. La taille de ce type d’aérostat l’empêchait d’évoluer facilement dans un espace restreint. La procédure standard, à l’intérieur du hangar, consistait à le faire descendre au treuil par son aussière. Par contre, l’enveloppe de leur dirigeable avait été triplée et renforcée par des ballonnets compartimentés. Tandis qu’il examinait le nouvel appareil, Thomas repassait mentalement en revue toutes ces faiblesses. Cela valait-il la peine de courir tous ces risques? Il avait l’impression de défier Nef, mais l’enjeu était trop élevé. Vas-tu me laisser mourir ici, Nef ? Il n’eut pas de réponse, mais Nef lui avait déjà dit que son destin lui appartenait désormais. C’était l’une des règles de la partie qu’il était en train de jouer. Si les varechs étaient des créatures sentientes et s’ils réussissaient à établir le contact, les gains seraient inestimables. Une intelligence végétale! Pratiquait-elle la Vénefration ? Elle pouvait être la clé des exigences de Nef. Nef avait prêté de l’intelligence aux varechs mais c’était peut-être encore une distorsion du jeu. Fallait-il se montrer incrédule ? Il s’avisa alors que si Nef disait vrai, les varechs pouvaient être considérés comme pratiquement immortels. A part les spécimens endommagés par une intervention humaine, ils n’avaient jamais vu de varech mort. Les lectrovarechs vivaient-ils éternellement ? — Vous vous opposez toujours à la présence d’un second dirigeable ? demanda Lavu. — Combien de temps pourrait-il rester à portée de vue du suba ? — Vous savez bien que ça dépend du temps. Il y avait une trace de rancœur dans sa voix. Il se sentait personnellement offensé qu’un si grand nombre de ses créations, toutes équipées du mieux qu’il avait pu pour résister sous l’eau, aient été détruites. La réponse, naturellement, était que l’océan planétaire de Pandore recelait des périls excédant leurs connaissances. Et Lavu faisait de cette nouvelle expédition une affaire personnelle. Il n’avait pas envie d’être encore vaincu. Ce n’était pas seulement pour le matériel et l’équipage qu’il se préoccupait. Il aurait voulu y aller en personne. — Comment savoir ce qui ne va pas si je ne vous accompagne pas au moins une fois ? — Non, avait dit catégoriquement Thomas. Cette fois-ci, Nef, le sort en est jeté. Démon, pourquoi persistes-tu à tout dramatiser ainsi ? Il ne fut pas pris au dépourvu et avait la réponse toute prête. Parce que personne ici ne voudra m’écouter tant que je ne serai pas devenu pour eux plus grand que nature. La nature ne peut être plus grande qu’elle-même. Lavu pianotait nerveusement sur la coque du suba tandis que Waela se rapprochait de lui. Elle avait essayé de capter certains sous-entendus de la conversation entre Thomas et Lavu. Qu’est-ce qui motive Thomas ? se demandait-elle. Elle ne possédait sur lui que quelques informations fragmentaires. A peine sorti d’hyber, on lui donnait le commandement de cette mission. La volonté de Nef, disait-il. Mais pour quelle raison ? — Il est bien plus costaud que les autres, fit Lavu en croyant répondre à la question qu’elle avait en tête. Je défie n’importe quel monstre de Pandore de l’écraser comme les précédents. — Avez-vous résolu le problème du gonflage de l’enveloppe ? demanda Thomas. — Il faudra finir de gonfler à l’extérieur. J’ai demandé que la garde soit renforcée à la périphérie car le toit du hangar va demeurer ouvert un peu trop longtemps pour mon goût. — Et le suba ? demanda Waela. ¦— Nous avons prévu un système de guidage par câbles. Il sortira par le toit, c’est le plus simple. Instinctivement, Thomas leva les yeux vers l’ouverture du toit en forme de diaphragme. — Il sera prêt à six heures au plus tard, fit Lavu. Vous aurez largement le temps de vous reposer côté nuit avant votre départ. Qui montera avec vous ? — Pas vous, Hap, fit Thomas. — Mais je… — Nous attendons un nouveau passager du nom de Panille. — J’en ai entendu parler. Un poète, paraît-il. Qui n’a reçu aucun entraînement. C’est vrai, ça ? — C’est un expert en communication, dit Thomas. — Bon, nous allons maintenant procéder aux essais dans le bassin, fit Lavu. Il se tourna pour faire un signe de main à l’un de ses assistants. — Nous allons descendre avec vous, dit Thomas. Quelle pression allez-vous lui faire subir? — Cinq cents mètres. Thomas regarda Waela. Elle inclina légèrement la tête pour indiquer son accord, puis reporta son attention sur le suba. La coque s’incurvait au-dessus d’elle, atteignant plus de trois fois sa hauteur à la partie la plus renflée de la goutte d’eau, vers l’avant. La surface porteuse recouvrait presque tout le haut de la nacelle de plaz. Le propulseur à induction, à l’arrière, était protégé par un système complexe de déflecteurs qui réduisaient son efficacité mais le mettaient à l’abri des varechs. Des ouvriers dressèrent une échelle contre la coque, la calèrent avec une épaisseur de mousse pour protéger les lumières extérieures et la maintinrent en place pendant que Lavu grimpait en disant : — Nous avons prévu des commandes manuelles pour être bien certains que votre porte ne s’ouvrira pas sous l’effet d’un signal incontrôlé. Il vous faudra chaque fois la déverrouiller à la main. Sans surprise, se dit Thomas. C’était Waela elle-même qui avait eu cette idée. Certains soupçonnaient les varechs de pouvoir émettre des radiations dans un très large spectre et il n’était pas exclu que la perte d’un ou plusieurs appareils pût être attribuée simplement à l’ouverture inopinée de la porte par activation du mécanisme de télécommande. Waela grimpa derrière Lavu et Thomas les suivit. Ils étaient déjà installés dans la nacelle quand il arriva à hauteur de la porte. Il prit le temps d’examiner la coque de cet appareil dont il allait avoir le commandement. En quelque sorte, il s’agissait d’une nef spatiale en réduction. Les ailettes de stabilisation ressemblaient à des panneaux solaires. Les senseurs répartis sur la coque dans toutes les directions cardinales évoquaient les yeux d’une nef. Et chaque point faible recensé avait été plusieurs fois renforcé. Des contreforts contre des contreforts. Il se retourna, trouva du pied le barreau supérieur de l’échelle d’accès et descendit dans la nacelle. Elle était éclairée d’une lumière rougeoyante et il vit que Lavu et Waela étaient déjà à leurs postes. Waela, penchée sur son pupitre, contrôlait ses instruments, présentant dans la lumière rouge le profil de sa joue gauche. Comme ce profil était pur et tendre, songea Thomas. Aussitôt, il réprima un rire cynique. Je constate que mes glandes fonctionnent encore. Caïn se jeta sur Abel, son frère, et le tua. Plus tard, le Seigneur demanda à Caïn : «Où est Abel, ton frère ?» Et il répondit : «Je ne sais pas; suis-je le gardien de mon frère?» Alors le Seigneur dit : «Qu’as-tu fait? Ecoute! Le sang de ton frère répandu sur le sol fait monter son cri vers moi.» Le Livre des Morts chrétien Archives de la Mnefmothèque — Tout est permis ici ? demanda Legata. Elle étudia attentivement Sy Murdoch, qui paraissait réfléchir à la question. Il mettait trop longtemps à répondre. Elle n’aimait pas cet homme, avec son regard pâle qui lançait un défi à tout ce qui l’entourait. Il mettait trop de lumière dans ce labo, particulièrement à cette heure avancée côté jour. Et les jeunes clones M tapis contre un mur à l’autre bout de la salle étaient manifestement terrifiés à sa seule vue. — Eh bien ? — Cela demande un peu de réflexion, fit Murdoch. Elle plissa les lèvres. C’était la deuxième visite qu’elle faisait à Lab I en l’espace de trois diurnes. Et elle ne croyait pas du tout aux motifs invoqués pour celle-ci. Oakes avait feint d’être irrité parce qu’elle n’avait pas su pénétrer les dessous du labo, mais elle avait senti les imperfections de son numéro. Il lui jouait la comédie., Pourquoi l’avait-il envoyée une deuxième fois ici ? Il n’était plus coupé de Louis. Ces deux-là savaient des choses qu’ils refusaient de partager avec elle. Elle se sentait frustrée de rage devant toutes ces inconnues. Murdoch voulait être sûr de procéder avec prudence. Oakes avait donné l’ordre de faire passer Legata dans la Chambre des Lamentations à titre «exploratoire», mais il l’avait averti : «Elle a énormément de force.» Comment ça, énormément de force. Plus que moi ? Il ne voyait pas comment c’était possible. Une si petite boule de nerfs. — Je vous ai posé une question très simple, fit Legata sans se donner la peine de dissimuler sa colère. — Question intéressante, mais pas si simple. Pourquoi l’avoir formulée de cette manière ? — Parce que j’ai eu sous les yeux les rapports du labo à Morgan. Vous faites de drôles de choses ici. — Eh bien… disons qu’il n’y a pas beaucoup de limites, mais n’est-ce pas la base de toute recherche ? Elle lui décocha pour toute réponse un regard glacé et il poursuivit : — Il n’y a pas beaucoup de limites du moment que le docteur Oakes reçoit un enregistrement holo complet de ce que nous faisons. — Il nous enregistre en ce moment. — Je le sais. Il avait dit cela d’une manière qui avait fait courir un frisson dans le dos de Legata. Murdoch avait une façon de se tenir qui évoquait celle d’un puissant danseur. Quand il releva le menton, elle remarqua sous sa mâchoire une cicatrice qu’elle voyait pour la première fois. Elle était habituellement cachée par les plis de son cou. Impossible de lui donner un âge. Etant donné qu’il pouvait être un clone, impossible de lui attribuer non plus un âge chronologique. A approfondir, nota-t-elle mentalement. Toutes ces choses que Louis fait faire ici… De nouveau, elle regarda autour d’elle. Il y avait quelque chose qui n’allait pas dans cette salle. Le décor contenait les éléments habituels : senseurs, foyer holo, pupitre com, mais elle se sentait directement agressée par cet endroit, elle qui appréciait la beauté. Non pas la décoration, mais la beauté. Ces deux énormes fleurs qui flanquaient l’entrée… elle les avait déjà remarquées. Elles étaient roses comme des langues et leurs pétales étaient convolutés l’un dans l’autre comme une suite de miroirs. C’est drôle, pensa-t-elle. Elles exhalent une odeur de transpiration. — Allons-y, dit-elle. — D’abord, une petite formalité demandée par le docteur Oakes. Il fit pivoter une petite plaque, à côté de la porte, qui découvrit un senseur-tampon analogue à ceux qui servaient de vérificateurs d’identité côté nef. Elle posa la main sur le tampon pour se laisser identifier. Formalité stupide. Tout le monde me connaît ici. Une soudaine sensation de picotement se propagea de la paume de sa main jusqu’à son épaule. Elle se rendit compte que Murdoch venait de lui parler. Qu’avait-il dit ? — Excusez-moi… qu’est-ce que… Elle se sentait faible et désorientée. Il y avait quelque chose… La porte était ouverte devant elle, mais elle n’avait pas le souvenir de l’avoir vue s’ouvrir. Qu’est-ce que Murdoch lui avait fait ? Il avait posé une main sur son épaule pour la pousser dans le sas. En franchissant la porte, elle s’imagina qu’elle entendait une voix très faible qui sortait du cœur de l’une des fleurs et qui la suppliait : A boire, à boire… Elle entendit la porte du sas se refermer derrière elle. Elle prit conscience de sa solitude et vit la porte intérieure s’ouvrir lentement… solennellement. Qu’est-ce que c’était que cette lumière rouge ? Et ces formes confuses en mouvement ? Elle s’avança vers la sortie du sas. Pourquoi Murdoch ne l’avait-il pas suivie? Elle scruta la pénombre rouge pour essayer d’identifier les formes mouvantes. Oui… c’étaient bien les nouveaux clones M. Elle en reconnaissait quelques-uns qui figuraient dans les rapports de Lab I. Ils étaient spécialement conçus pour faire pièce aux vitesses synaptiques extrêmement élevées des démons de Pandore. Cette course aux réflexes posait un problème sur lequel elle s’était promis d’enquêter. A quoi fallait-il faire attention ? Une voix chuchota à son oreille : «Je m’appelle Jessup. Reviens me voir quand ce sera fini.» Comment suis-je entrée ici ? Il y avait quelque chose de détraqué dans sa notion du temps. Elle déglutit avec peine et sentit le contact rêche de sa langue gonflée contre son palais desséché. «Bons et mauvais laissent leurs uniformes au vestiaire.» C’est quelqu’un qui a dit cela ou c’est moi qui l’ai pensé ? Oakes avait dit : «Tout est permis sur Pandore. Tous nos fantasmes sont réalisables.» C’est pourquoi j’ai posé la question à Murdoch… où est Murdoch ? Les clones difformes l’entouraient maintenant de partout et elle essaya de concentrer sa vision sur eux. Ses yeux ne suivaient pas. Elle se sentit agrippée par le bras. Elle eut mal. — Lâchez-moi, espèces de… Elle dégagea brusquement son bras et entendit des grognements surpris. Elle ne savait plus ce qu’il était advenu de sa notion du temps et de la perception de sa propre chair. Le sang coulait sur ses bras et elle ne se rappelait pas comment il était venu là. Elle s’aperçut alors qu’elle était… nue. Ses muscles se nouèrent, par réflexe, et elle se ramassa sur elle-même en position de défense. Qu ‘est-ce qui m’arrive ? Encore des mains sur elle… des mains rudes. Elle réagit par une puissante flexion au ralenti. Elle entendit alors distinctement quelqu’un qui criait. Etrange, que personne ne réponde à ces cris! Les humains passent leur existence à l’intérieur d’un labyrinthe. S’ils arrivent à en sortir et s’ils n’en trouvent pas d’autre, ils en créent un. Quelle est cette passion de l’épreuve ? Kerro Panille Questions posées par l’Avala Raja Thomas se réveilla en pleine obscurité comme tout récemment encore quand il était sorti d’hybernation. Il se sentait désorienté dans le noir, à l’affût de dangers qu’il ne pouvait localiser. Peu à peu, il lui revint en mémoire qu’il se trouvait dans sa cabine côté sol… et côté nuit. Il regarda le cadran horaire lumineux au chevet de sa couche : c’était la deuxième heure de la relève de mi-nuit. Mais qu ‘est-ce qui m’a réveillé ? Sa cabine se trouvait au huitième sous-sol, emplacement de choix isolé des bruits et des dangers de la surface de Pandore par de nombreux couloirs avec chacun son code couleur, mais aussi par des sas, des portes étanches, des glissières et des embranchements apparemment sans fin. Pour un Neftile, il n’était pas trop difficile de mémoriser de tels chemins. Plus il y en avait, plus ils étaient contents. Mais Thomas n’aimait pas se sentir enterré à de telles profondeurs. Il fallait trop de temps pour gagner les endroits qui attiraient son attention. Lab I, par exemple. Il s’était endormi en pensant à ce lieu dont l’accès était strictement réservé et sur lequel couraient tant de bruits inquiétants. «Ils fabriquent des clones plus rapides que les démons», disait-on. Ou bien : «Oakes et Louis veulent une armée de zombis obéissants.» C’était l’une des nouvelles militantes de choc qui avait émis cette remarque, une amie fanatique de Rachel Demarest. Lentement, il se dressa sur sa couche et scruta les ténèbres qui l’entouraient. Ce n’est pas normal que je me réveille à cette heure-ci. Il toucha la plaque de l’interrupteur à son chevet et une lueur diffuse remplaça l’obscurité. Tout lui apparut banalement normal à l’intérieur de la cabine : sa combinaison uniforme pliée sur le dossier d’une chaise murale… ses sandales… tout semblait à sa place. — J’ai l’impression d’être une foutue gyronète dans ce trou! Il avait prononcé ces mots à haute voix tout en se frottant les yeux. Prenant une brusque décision, il appela un servo et se leva pour enfiler son vêtement en attendant. Le servorapide bourdonna bientôt à sa porte. Il sortit dans un couloir désert éclairé par les ampoules très espacées qui fonctionnaient côté nuit. Prenant place dans le servo, il lui ordonna de le conduire côté surface. Il se sentait oppressé à l’idée du parcours, de tous ces niveaux empilés sur sa tête. Jamais je n’ai ressenti ce besoin d’espaces découverts, côté nef. Je dois commencer à m’acclimater. Le servorapide se mit à émettre un bourdonnement agaçant riche en infrasons. Au poste de contrôle automatique de la surface, il introduisit son numéro de code dans la machine. Le signal vert s’alluma en même temps que clignotait en jaune la mention CONDITION 2. Il jura entre ses dents puis se dirigea vers la série de casiers à côté de la porte et en sortit un laztube. La porte ne s’ouvrirait pas tant qu’il n’en aurait pas un à la hanche. Il soupesa l’arme, à laquelle sa main n’était guère habituée. Quand il la glissa dans l’étui, il trouva qu’elle pesait désagréablement contre sa cuisse. — Même un crétin devrait savoir que ce n’est pas normal de vivre dans un endroit s’il faut y porter une arme en permanence. Il avait grommelé cela d’une voix assez forte pour que la mention ADMISSION clignote en bleu sur le panneau d’instructions. Cependant, la porte demeurait fermée. Il allait actionner la commande prioritaire quand il aperçut le petit rectangle au bas du panneau qui demandait en tremblotant : «Motif du déplacement?» — Contrôle de service, répondit-il. La machine rumina cela puis ouvrit la porte. Il prit le corridor qui menait côté surface. Il savait, maintenant, pourquoi il s’était réveillé à cette heure-là. Lab I. Ce mystère dégageait une odeur très particulière. Il se trouva très vite dans les couloirs sombres de la périphérie où il croisa quelques rares techniciens et passa devant les cabines d’observation en saillie, régulièrement espacées, chacune occupée par une sentinelle armée qui ne prêtait attention qu’au paysage côté nuit. Par les hublots de plaz, il vit que les deux lunes brillaient à l’horizon côté sud. La nuit de Pandore était emplie d’un bruissement d’ombres. Au bout d’un moment, le couloir périphérique descendit vers un rond-point d’une trentaine de mètres de diamètre, surmonté d’une coupole. Le corridor conduisant à Lab I était indiqué par un panneau sur sa droite. Il avait à peine fait deux pas vers la porte lorsqu’elle s’ouvrit brutalement. Une femme apparut, qui referma aussitôt le panneau. Il n’y avait pas beaucoup de lumière sous la coupole, où n’entrait que le clair de lune, par des hublots de plaz situés sur sa gauche. Mais il ne pouvait se méprendre sur l’agitation presque désarticulée qui caractérisait ses mouvements. Elle se rua vers lui, agrippant son bras au passage, le tirant vers les hublots avec une force qui le sidéra. — Venez ici! J’ai besoin de vous! Sa voix était rauque et pleine d’étranges harmoniques. Son visage et ses bras étaient couverts de marques et il sentit l’odeur caractéristique du sang sur sa combinaison uniforme. — Qu’est-ce qui… — Ne me posez pas de questions! Il y avait dans sa voix quelque chose de frénétique, au bord de la démence. Et c’était une femme splendide. Elle le lâcha quand ils atteignirent le mur et il vit dans la pénombre qu’il y avait à cet endroit une issue de secours donnant directement sur l’extérieur et ses périls. Déjà, elle était en train de manipuler les commandes d’ouverture, réglant le circuit de manière à ne pas déclencher l’alarme. D’une main, elle lui saisit le poignet droit, guidant ses doigts vers le mécanisme de verrouillage. Quelle force elle avait! — Quand je vous le dirai, ouvrez la porte. Comptez vingt-trois minutes et ouvrez à nouveau pour me laisser entrer. Avant qu’il pût trouver les mots pour protester, elle ôta sa combinaison et la lui lança. Il l’attrapa machinalement de sa main libre. Elle se baissait déjà pour se sangler les pieds. Il vit qu’elle avait un corps magnifique — une musculature harmonieuse, une perfection de souplesse — mais qu’elle était couverte de plaques de cellotape. — Que vous est-il arrivé ? — Je vous ai déjà dit de ne pas me questionner. Elle avait murmuré cela sans le regarder, avec une puissance farouche, dangereuse. Très dangereuse. Dépourvue de toute inhibition. — Vous allez vous faire la Péri, dit-il. Machinalement, il chercha du regard, autour de lui, quelque chose, quelqu’un, qui puisse lui venir en aide. Il n’y avait personne d’autre dans la galerie. — Vous voulez parier? — Comment saurai-je, pour les vingt-trois minutes? Elle se rapprocha de lui et fit basculer une plaque encastrée dans le mur à côté de l’issue de secours. Aussitôt, il entendit le bourdonnement du circuit de surveillance et une voix masculine et grave annonça : «Poste 9, rien à signaler.» Il y avait un petit cadran d’affichage, au-dessus du haut-parleur, avec des chiffres rouges : 2 : 29. — La porte, ordonna-t-elle. Impossible de résister. Il avait déjà eu un aperçu de sa force démesurée. Il déverrouilla le panneau et elle se jeta dessus en l’ouvrant tout grand pour se ruer à l’extérieur, sur sa droite! Son corps ne fut plus qu’un éclair flou luisant au clair de lune. Il vit une ombre noire qui arrivait derrière elle. Son arme se trouva dans sa main sans qu’il sût comment et il grilla un capucin vif qui n’était qu’à un pas d’elle. Elle ne tourna même pas la tête. Les mains de Thomas tremblaient en refermant la porte. La Péri! Il regarda le cadran horaire. 2 : 29. Elle avait dit vingt-trois minutes. Elle devrait donc être de retour à 2 : 52. Il songea alors que la périphérie représentait à peine un peu moins de dix kilomètres. C’est impossible! Personne n’est capable de faire dix kilomètres en vingt-trois minutes1. Mais elle était sortie du couloir qui conduisait à Lab I. Il déplia la combinaison qu’il tenait toujours à la main. Aucun doute, c’était du sang. Son nom était brodé à gauche sur la poitrine : Legata. Il se demandait s’il s’agissait d’un nom ou d’un prénom. Ou alors d’un titre ? Il regarda par le hublot de plaz, vers la gauche, là où elle devait normalement apparaître si elle avait fait le tour. Une Legata, qu‘est-ce que ça pourrait être ? Une voix, dans le circuit de surveillance, le fit sursauter : «Il y a quelqu’un dehors. Je ne le vois pas bien, il est loin.» — C’est une femme, répondit une autre voix. Elle vient de dépasser le Poste 38. — Qui est-ce ? — Trop loin pour distinguer. Thomas se prit à prier pour qu’elle réussisse tandis qu’un après l’autre, les guetteurs signalaient son passage. Mais il savait qu’elle n’avait pas tellement de chances. Depuis que Waela lui avait expliqué le Jeu, il avait eu la curiosité de consulter les statistiques. Cinquante pour cent des chances côté jour, d’accord; mais côté nuit, il n’y en avait même pas un sur cinquante qui réussissait. Les chiffres du cadran horaire changeaient avec une lenteur atroce. 2 : 48… il lui semblait qu’une heure s’écoulait jusqu’à 2 : 49. Et les guetteurs ne disaient plus rien depuis un bon moment. Pourquoi ne signalaient-ils pas son passage ? Comme en réponse à cette pensée, une voix annonça : — Elle vient de tourner à l’angle 89-Est! — Mais qui ça peut bien être ? — Elle passe encore trop loin pour qu’on puisse savoir. Thomas sortit son laztube et posa une main sur le crampon de fermeture. On disait que les dernières minutes étaient les plus terribles car on avait tous les démons sur ses talons. Il essaya de scruter, par le hublot, les ténèbres enrobées de clair de lune. 2 : 50… il fit pivoter le crampon, entrebâilla la porte. Rien… pas un mouvement… pas même l’ombre d’un démon. Il se prit à parler tout seul, à grommeler entre ses dents : «Vas-y, Legata. Vas-y. Tu peux y arriver, bordel! Tu ne vas pas perdre si près du but!» Quelque chose bougea dans l’ombre sur sa gauche. Il ouvrit grand la porte. C’était elle! On eût dit qu’elle dansait… bondissait, feintait. Une forme noire, énorme, bondissait dans son sillage. Thomas visa avec soin et grilla un nouveau capucin tandis qu’elle s’engouffrait dans l’entrée sans ralentir sa course. Une odeur forte de transpiration se dégageait d’elle. Il claqua la porte et la verrouilla en même temps que quelque chose s’écrasait dessus avec un bruit sourd. Trop tard, maudit con! Il se tourna juste à temps pour la voir se glisser par la porte qui conduisait à Lab I, sa combinaison sous le bras. Elle lui fit un signe de main tandis que la porte se refermait avec un sifflement. Legata, se dit-il. Puis : Dix cliques en vingt-trois minutes! Un brouhaha de conversations avait soudain envahi le circuit de surveillance. — Quelqu’un sait qui c’était? — Négatif. Par où est-elle rentrée ? — Quelque part près de la coupole de Lab I. — Booordel! Je suis sûr que c’est le meilleur temps jamais réalisé! Thomas remit la plaque en place pour ne plus les entendre, mais pas avant qu’une voix masculine ait murmuré : «Ça ne me déplairait pas d’avoir cette petite chaloupe dans mon…» Thomas se dirigea vers la porte marquée Lab I et appuya de toutes ses forces sur le crampon. Il refusa de bouger. Il était bloqué. Tout ça juste pour avoir le droit de porter un tatouage au-dessus du sourcil ? Non… il doit y avoir autre chose que le goût du risque. Mais que faisaient-ils donc dans ce mystérieux Lab I ? Il essaya encore une fois de déplacer le crampon. Impossible de le faire bouger. Il secoua la tête et reprit lentement le chemin du poste de contrôle automatique, où il appela un servorapide pour regagner sa cabine. Tout au long du chemin, il ne cessa de se demander : Que diable peut bien être une Legata ? Le clone d’un clone n’est pas nécessairement plus près de son original que le clone de l’original de départ. Tout dépend des interférences cellulaires et d’autres éléments qui peuvent être introduits. Le passage du temps introduit toujours de nouveaux éléments. Jésus Louis - Nouveau manuel de clonage Oakes coupa l’enregistrement holo et fit pivoter son fauteuil, laissant son regard se poser sur le motif qui décorait le mur de sa cabine côté sol. Il n’aimait pas beaucoup cet endroit. Il y était plus à l’étroit que dans la cabine qu’il avait laissée côté nef. Et il trouvait qu’il flottait dans l’air une étrange odeur. Il n’aimait pas non plus les manières trop familières de certains Colons à son égard. Il avait trop conscience de la présence toute proche, angoissante, de la surface de Pandore. Même si plusieurs niveaux le séparaient de ces espaces libres, il ne pouvait s’empêcher de les sentir là, dangereusement voisins. Il avait apporté avec lui quelques objets personnels pour se reconstituer un décor familier, mais jamais il ne s’y sentirait aussi à l’aise que dans son ancienne cabine côté nef. Le seul avantage était que les dangers de la nef — dont il était le seul à avoir conscience — lui paraissaient beaucoup plus éloignés. Il poussa un soupir. Il commençait à se faire tard côté jour et il avait encore de nombreuses choses à faire, mais l’enregistrement holo qu’il venait de visionner obnubilait son attention. La séance est loin d’être satisfaisante. Il se mordit nerveusement la lèvre inférieure. Non seulement elle n’était pas satisfaisante, mais elle avait de quoi l’inquiéter. 11 se laissa aller contre le dossier de son siège et s’efforça de se relaxer. Mais il ne pouvait chasser les images de Legata et de son passage dans la Chambre des Lamentations. Il secoua de nouveau la tête. Il n’arrivait pas à comprendre comment elle avait pu résister malgré la drogue qui inhibait ses réactions corticales. Rien dans son comportement à l’intérieur de la Chambre ne pouvait être retenu contre elle. Rien si ce n’est… mais non. Rien du tout! S’il ne l’avait pas constaté de ses propres yeux… Allait-elle demander à visionner cet enregistrement? Il espérait que non, mais rien n’était certain. Aucun de ceux qui l’avaient précédée jusqu’ici n’avait exprimé ce désir. Ils savaient pourtant tous que les enregistrements existaient. L’attitude de Legata s’écartait des normes. On lui avait fait certaines choses et elle avait résisté à d’autres. Mais en définitive, l’enregistrement holo ne lui donnait aucune prise absolue sur elle. Si elle voit cet enregistrement, elle saura tout de suite. Et comment pouvait-il espérer empêcher leur meilleure Spécialiste des Données de le retrouver si elle le désirait ? J’ai peut-être commis une erreur… en l’envoyant là-bas. Mais il croyait la connaître quand même. A moins d’avoir une raison très grave, elle ne se retournerait pas contre lui. Et elle ne demanderait peut-être pas à voir l’enregistrement. Peut-être pas. Jamais pendant tout le temps qu’elle avait passé dans la Chambre des Lamentations elle n’avait recherché son propre plaisir. Elle n’avait réagi qu’en fonction de la douleur infligée. La douleur ordonnée par moi. Cette pensée le mettait mal à l’aise. C’était une chose nécessaire! Avec un adversaire aussi puissant que la nef, il était obligé de recourir à des mesures extrêmes. Il fallait qu’il explore les limites. Ma décision était justifiée. Legata n’avait même pas accepté un sédatif à sa sortie de la Chambre des Lamentations. Où a-t-elle pu aller, en courant comme une folle, avec à peine quelques morceaux de cellotape sur ses blessures ? Elle était revenue toute nue, sa combinaison uniforme sous le bras. Oakes avait entendu dire que quelqu’un s’était fait la Péri à peu près à ce moment-là. Pas Legata, sûrement. Il ne pouvait s’agir que d’une coïncidence. D’ailleurs, elle n’avait pas de tatouage. Il fallait être con pour jouer à ça en pleine nuit! Il aurait bien interdit la pratique du Jeu, mais Louis l’avait dissuadé de le faire et il reconnaissait que c’était une question de bon sens. Pour appliquer une telle décision, il eût fallu consacrer trop d’hommes à la seule surveillance des portes donnant sur l’extérieur. Sans compter que le Jeu servait d’exutoire pour certaines formes de violence. Si c’était Legata qui s’était fait la Péri ? Absolument exclu! Cette foutue bonne femme avait une efficacité étonnante! Elle avait fait dire qu’elle viendrait travailler ce soir. Sans doute n’aurait-elle même plus les marques de son séjour dans la Chambre. Il regarda les notes à sa main gauche. Sans y penser, il les lui avait adressées : «Vérifier s’il existe une corrélation entre le cycle d’Alki et la croissance des lectrovarechs. Commander deux clones LH à Lab I. Relever nouvelles données sur dissidents — particulièrement ceux qui gravitent autour de Rachel Demarest.» Mais Legata continuerait-elle d’accepter ses ordres à présent ? L’image de son visage dans l’enregistrement holo ne cessait de lui revenir à l’esprit. Elle me faisait confiance. Lui avait-elle fait réellement confiance ? Oui, car sinon elle ne serait jamais retournée à Lab I alors que ses appréhensions étaient si évidentes. S’agissant de n’importe qui d’autre, il aurait ri de ses propres pensées. Mais pas dans le cas de Legata. Elle était trop différente des autres et il avait peur d’avoir été trop loin avec elle. C’est l’heure de s’amuser. Le spectacle n’était pas aussi amusant qu’il l’avait espéré. Il ne pouvait oublier ce premier regard de bonne foi trahie qu’elle avait eu quand les soniques avaient été déclenchés. Les clones avaient fui aussitôt, ils s’étaient déjà suffisamment amusés. Mais Legata n’avait même pas bougé sous l’impact de la douleur. Malgré la drogue, elle avait perçu les ordres de Murdoch. La drogue était censée inhiber sa volonté, mais elle avait pu résister. La voix de Murdoch lui dictait ce qu’il fallait faire, le clone était prêt, les appareils aussi, mais il avait tout de même fallu la submerger de douleur pour qu’elle transmette au clone la moindre parcelle de sa souffrance. Pendant presque tout le temps, son regard avait cherché le senseur holo pour le fixer avec intensité. Et quand ses pupilles s’étaient ternies, il n’en avait pas ressenti le moindre plaisir. Pas la moindre parcelle de plaisir. Elle ne se souviendra pas. Ils ne se souviennent jamais. La plupart suppliaient, imploraient, offraient n’importe quoi pour que cesse la douleur. Legata avait seulement fixé le senseur optique de ses pupilles dilatées. Quelque part en elle, il le savait, vivrait la certitude d’être totalement dépendante, totalement livrée à ses moindres caprices. Tel était le processus de conditionnement. Il voulait qu’elle soit comme les autres. Il voulait avoir prise sur elle. Mais il avait été pris au dépourvu par cette différence. Elle n’avait vraiment pas réagi de la même façon que les autres. Quel choc cela avait été pour lui, de découvrir finalement cette extraordinaire différence, de savoir qu’il l’avait détruite. S’il y avait jamais eu entre eux le moindre courant de confiance, il avait maintenant disparu pour toujours. A jamais. Elle ne pourrait jamais plus se fier totalement à lui. Bien sûr, elle lui obéirait, peut-être même un peu plus promptement qu’avant. Mais de confiance, jamais plus. Il se sentait tout tremblant à cette pensée. Tendu, incapable de concentration. Il dut se forcer à se relaxer, à penser à quelque chose de réconfortant. Rien n’est établi à jamais, se dit-il. Peu à peu, il se laissa glisser dans l’arène familière du sommeil; mais ce fut un sommeil hanté par le motif qui ornait le mur de sa cabine et qui, grotesquement déformé, se mêlait aux images de Legata dans la Chambre des Lamentations. Et Pandore qui était si… proche et si… immédiate. Humainkerro : L‘interlocuteur projette-t-il sa propre notion de la conscience et de la compréhension ? Avata : Ahhh, tu vois, tu édifies des barrières. Humainkerro : C’est pourtant bien ce que tu appelles l’illusion de la compréhension ? Avata : Si tu comprends, tu ne peux pas apprendre. En disant que tu comprends, tu édifies des barrières. Humainkerro : Mais j’ai le souvenir d’avoir compris des choses. Avata : La mémoire ne «comprend» que l’absence ou la présence de signaux électriques. Humainkerro : Alors, quelle est la combinaison, le programme pour apprendre ? Avata : Maintenant, tu ouvres la voie. C’est le programme qui compte, au sens le plus littéral. Humainkerro : Mais quelles sont les règles? Avata : Est-ce qu’il y a des règles qui gouvernent chaque aspect de la vie humaine? C’est cela que tu veux savoir? Humainkerro : Il semble que ce soit cela. Avata : Dans ce cas, la réponse t’appartient. Quelles sont les règles pour être humain ? Humainkerro : Mais c’est ce que je t’ai demandé! Avata : Oui, mais tu es humain et je suis Avata! Humainkerro : Très bien, quelles sont les règles pour être Avata ? Avata : Ahhh, humainkerro! Cette connaissance est en nous mais nous ne pouvons pas la savoir. Humainkerro : Je pense que tu veux dire que cette connaissance ne peut être réduite à des mots. Avata : Le langage ne peut exister dans un vide de référence. Humainkerro : Ne savons-nous pas de quoi nous parlons ? Avata : L’utilisation du langage implique beaucoup plus que la simple reconnaissance de chapelets de mots. Le langage et le monde auquel il se réfère… Humainkerro : Le scénario, oui. Le scénario du jeu et le monde où il se déroule doivent être interdépendants. Avata : Comment fais-tu pour substituer un mot ou un autre symbole à chaque élément cellulaire de ton corps ? Humainkerro : Je peux parler avec mon corps. Avata : Pour cela, tu n’as pas besoin de texte. Kerro Panille L’Avata, «Le Jeu des Q & R» Le mystère de la conscience ? Informations erronées… résultats significatifs. P. Weygand Méditech à bord de la Nef Spatiale Oakes observait la sentinelle sur le circuit de la Colonie. L’homme se tordait et hurlait de douleur. La lumière oblique d’Alki projetait de longues ombres pourpres qui tournaient en même temps que le malheureux bondissait dans tous les sens. Les détecteurs de Quotient d’Activité Journalière reproduisaient les sons avec une telle fidélité que cet homme aurait aussi bien pu se trouver derrière la porte qu’à des kilomètres de là, à la périphérie nord de la Colonie, comme les cadrans l’indiquaient. Les cris se transformèrent en un grondement rauque, comme une turbine qui va s’arrêter de tourner. L’homme eut un sursaut convulsif, un dernier soubresaut, puis ce fut terminé. Ses premiers hurlements résonnaient encore dans la mémoire de Morgan Oakes et ne voulaient pas s’arrêter. Les névragyls! Les névragyls! Il n’y avait pas un seul endroit côté sol où l’on pût échapper à Pandore. La Colonie était continuellement en état de siège. Et à l’intérieur du Blockhaus, la seule solution était la stérilisation. L’extermination totale. Oakes s’aperçut qu’il s’était bouché les oreilles de ses deux mains pour ne plus entendre les cris qui résonnaient encore à l’intérieur de sa tête. Lentement, il abaissa les mains jusqu’à la console en la regardant comme si c’était elle qui l’avait trahi. Il s’était assis là par hasard pour voir s’il se passait à l’extérieur quelque chose d’intéressant. Et la routine du Q.A.J. s’était transformée en vision d’épouvante. Une vision qui ne voulait plus le quitter. La sentinelle s’était déchiré les yeux de ses propres mains, arrachant les tissus nerveux dont les névragyls étaient si friands. Mais elle devait savoir ce que nul Colon ne pouvait ignorer : elle n’avait aucun espoir. Dès l’instant où un névragyl était en contact avec un tissu nerveux, on ne pouvait plus l’empêcher d’enkyster ses œufs dans le cerveau. Cet homme, cependant, savait une chose que les autres sentinelles ignoraient. Il connaissait l’action du chlore. S’était-il raccroché, jusqu’au dernier moment, à cet espoir insensé? Probablement pas. Une fois contaminé, il était trop tard, même pour le chlore. Le plus terrible pour Oakes dans cet accident, c’était qu’il connaissait la sentinelle. Il s’agissait de l’un des hommes de Murdoch à Lab I, Illuyank. Avant cela, il faisait partie de l’équipe du Blockhaus sur Noirdragon. Illuyank avait plusieurs fois échappé à la mort. A trois reprises, il s’était fait la Péri. Et c’était l’un des rares à être revenu vivant de l’expédition dirigée par Edmond Kingston. Il s’était rendu côté nef pour faire son rapport sur l’échec de Kingston. J’étais là quand il a présenté ce rapport. Un mouvement sur l’écran capta son attention. L’équipier d’Illuyank pénétrait dans le champ (mais pas trop près!), un laztube à la main. Cet équipier allait se faire une réputation, selon les critères de la Colonie, d’impardonnable lâcheté. Il n’avait pas eu le courage d’achever son camarade condamné. A cause de lui, Illuyank avait connu la mort la plus sordide que Pandore pût offrir. L’équipier visa soigneusement et carbonisa la tête d’Illuyank. Procédure normale. Il fallait tout griller. Ces œufs-là, au moins, ne risquaient pas d’éclore. Oakes parvint à trouver la force de couper le contact. Il tremblait de tout son corps et ne réussit même pas à s’éloigner du pupitre. Il avait juste voulu voir ce qui se passait sur les circuits holo. C’était le genre de geste qu’il accomplissait régulièrement côté nef. Dans quel endroit horrible il était venu s’installer! Qu ‘est-ce que la nef a fait de nous ? Côté sol… pas un seul endroit sûr où se réfugier. Pas le moindre répit face à la certitude qu’il était impossible de survivre, dans cet environnement aux vitesses synaptiques démesurées, sans s’entourer de multiples barrières et d’une surveillance constante. Et pas question de retourner côté nef. Louis avait raison. La Colonie demandait une attention de tous les instants. Il y avait de délicates décisions à prendre concernant les mouvements du personnel, l’attribution des tâches, les échanges de vivres et de matériel avec le Blockhaus. Rien de tout cela ne pouvait être confié aux lignes de communication côté sol-côté nef. Pandore exigeait des réactions rapides et efficaces. Et Louis ne pouvait partager son attention entre le Blockhaus et la Colonie. Oakes frotta du pouce l’endroit où la micropastille était implantée dans sa nuque. Elle ne servait plus à rien maintenant. Il y avait trop d’interférences côté sol. Et si par hasard il n’y en avait pas, il recevait des signaux erratiques qui lui confirmaient que leur secret avait été percé. Seule la nef pouvait émettre de tels signaux. Toujours la nef! Il faudrait songer à se faire enlever ces implants à la première occasion. Il prit une bouteille posée par terre à côté du pupitre. Sa main tremblait encore sous le choc causé par la mort d’Illuyank. Il essaya de se verser un verre de vin, mais en renversa plus de la moitié sur le pupitre où la tache rouge et poisseuse lui rappela le sang qui coulait des orbites béantes de la sentinelle, de son nez, de sa bouche… Les trois tatouages au-dessus de son sourcil gauche demeuraient inscrits au fer rouge dans la mémoire de Morgan Oakes. Maudite planète! Agrippant son verre à deux mains, il but d’un trait le fond de liquide qu’il contenait. Malgré la faible quantité que cela représentait, son estomac fut un peu apaisé. Ce n’est pas cela qui me fera vomir, au moins. Il posa le verre vide au bord du pupitre et laissa errer son regard autour de lui. Il était vraiment à l’étroit dans cette cabine. Il regrettait celle, beaucoup plus vaste, qu’il avait laissée côté nef. Mais il n’était pas question de retourner en arrière. Fini le joug de la nef. Nous allons te battre, «Nef»! Tout ce qui l’entourait côté sol lui rappelait que sa place n’était pas ici. Ce rythme ultrarapide qui caractérisait les Colons, par exemple. Rien de semblable côté nef. Oakes n’ignorait pas qu’il était trop lourd, trop peu en forme pour prétendre s’y adapter, sans parler d’assurer sa propre sécurité. Pour cela, il avait besoin de gardes du corps de manière permanente. Et il était rongé par l’idée qu’Illuyank faisait justement partie de ceux qui avaient été choisis pour constituer sa garde personnelle. Illuyank était censé savoir ce qu’il fallait faire pour survivre. Mais ici, même les plus aptes meurent. Il éprouvait le besoin de sortir d’ici, d’aller faire quelques pas n’importe où. Quand il repoussa son siège et se leva, quand il se trouva tout de suite face au mur opposé, il comprit que la perte de sa luxueuse cabine côté nef était pour lui un coup plus dur à supporter qu’il ne l’aurait cru. Il avait certes besoin du Blockhaus, et de la sécurité qu’il offrait en tant que base de commandement pour des raisons physiques aussi bien que psychologiques, et cette foutue cabine était l’une des plus grandes que l’on pût trouver côté sol; mais cela n’empêchait pas qu’une fois casés son pupitre de commande, son matériel holo et les différents accessoires qui allaient avec la fonction de Psyo, il n’y avait pratiquement plus de place pour lui. Il n’y a même pas assez d’air là-dedans pour respirer. Il posa la main sur les crampons de la porte, désireux de se défouler en allant faire un tour dans les couloirs. Mais à l’instant où ses doigts touchèrent le métal froid, il se rendit compte que ces couloirs menaient aux espaces libres, non gardés, de la surface de Pandore. Cette porte représentait une barrière de plus contre les calamités de l’endroit. Je vais manger quelque chose. Ou peut-être allait-il faire venir Legata sous un quelconque prétexte. Charmante et efficace Legata. Comme elle demeurait utile… sauf qu’il n’aimait pas tellement ce qu’il y avait maintenant au fond de son regard. Etait-ce le moment de la faire remplacer par Louis? Oakes ne trouvait pas en lui assez de volonté pour s’y résoudre. J’ai commis une erreur avec Legata. Il ne pouvait l’admettre qu’en son for intérieur. Il avait eu tort d’envoyer Legata à la Chambre des Lamentations. Elle a changé. Elle lui rappelait maintenant les travailleurs de l’agrarium côté nef. Ce qui l’avait le plus impressionné là-bas, c’était la différence entre ces travailleurs et le reste des Neftiles. Ceux de l’agrarium étaient taciturnes, tenaces au travail; quelquefois bruyants dans le labeur, mais silencieux en dedans. C’était à peu près ça. Legata était devenue silencieuse en dedans. Comme les travailleurs de l’agrarium, elle était habitée par une gravité, presque une révérence intérieure… qui n’était pas ce calme sinistre que l’on trouvait à l’intérieur des Vitrolabs ou autour des cuves embryogéniques où Louis accomplissait ses miracles, mais… quelque chose d’autre. Il s’avisa alors que les agrariums étaient les seuls endroits de la nef où il avait senti que sa présence était déplacée. C’est exactement l’impression que Legata me donne maintenant : je me sens déplacé devant elle. Il avait fait son choix et il ne pouvait plus, désormais, échapper aux conséquences. Le choix résulte de l’information. 11 avait agi sur la foi de mauvaises informations. Qui m’a donné ces mauvaises informations ? C’est Louis ? Quels mécanismes contenaient ces informations, qui l’avaient guidé inévitablement vers certains choix ? La question était simple. Il la retourna mentalement, sentant qu’il était sur la piste de quelque chose de vital. Peut-être était-ce là la clé de la véritable nature de la nef. Une clé noyée dans le flot des données. Qui dit information dit choix, dit action. Simple, on ne peut plus simple. Pour un véritable esprit scientifique, la complexité est toujours suspecte. Le rasoir d’Occam n’est pas fait pour rien. Quels choix faisait la nef ? Sur la base de quelles informations ? S’opposerait-elle, par exemple, au transfert des natalis côté sol ? C’était pour l’instant impossible à organiser, mais la seule pensée de s’opposer aussi ouvertement à la nef lui donnait des frissons d’excitation. Il attendait avec impatience le moment de cette confrontation. Montre un peu la couleur de ta main, machine monstrueuse! La nef n’a pas besoin de main pour agir. Mais pouvait-elle agir sans être mue par la curiosité et sans laisser d’indices ? En tant que créature intelligente et capable de poser des questions, Oakes éprouvait continuellement le besoin d’aiguiser sa curiosité, d’aller de l’avant. Il y avait peut-être des à-coups, parfois — comme cette histoire avec Legata — mais il fallait qu’il demeure en mouvement, vaille que vaille. Et la réussite de ses mouvements restait tributaire de son intelligence et des informations qu’il recevait. Avec de meilleures informations… Une sorte d’exaltation l’envahit. Avec de meilleures informations, ne pourrait-il pas mettre au point l’épreuve ultime qui démontrerait, une bonne fois pour toutes, que la nef n’était pas Dieu? L’épreuve qui mettrait fin à jamais aux prétentions de cette foutue nef ? Quelles informations étaient déjà en sa possession? La nef était dotée de conscience ? Impossible de supposer le contraire. Nier cela, c’était faire un pas en arrière. Mauvais choix. Quelle que pût être sa vraie nature, la nef ne pouvait être considérée que comme une intelligence complexe. Un être véritablement intelligent pouvait ne se manifester que très rarement, mais ce serait alors pour agir à coup sûr, d’après des informations vérifiées, au coefficient de probabilité déjà établi d’une manière ou d’une autre. Une probabilité établie sur un grand nombre de cas ou sur une période de temps très longue. C’est l’un ou l’autre. Depuis combien de temps la nef mettait-elle ses Neftiles à l’épreuve? Dans un univers où régnait le hasard absolu, les résultats passés ne pouvaient toujours garantir la justesse des prévisions. Mais pouvait-on prévoir les décisions de la nef? Il sentit son cœur battre à coups redoublés. A ce jeu-là, il se sentait revivre. C était comme en amour… plus important encore, peut-être. Le jeu le plus important de l’univers. Si les décisions et les actions de la nef pouvaient être prédites, elles pouvaient être aussi précipitées. Ce serait la clé d’une victoire rapide et aisée sur Pandore. Mais que pouvait-il faire pour lier le pouvoir de la nef à ses propres désirs ? Il fallait qu’il possède les bonnes informations. Avec cela, il se sentait capable d’influencer même un dieu. Imposer sa volonté aux dieux! Qu’était-ce que la prière, sinon une tentative geignarde, vile, d’imposer sa volonté à la divinité? Par la menace. La supplication. Le chantage. Si tu ne me fais pas nommer au Quartier Médical, Nef, j’abandonne la Vénefration! Adieu Vénefration. Les dieux, s’il y en avait, devaient bien se marrer. Abruptement, le souvenir de la mort d’Illuyank le dégrisa. Maudite planète! Si seulement il pouvait aller faire quelques pas dans un agrarium côté nef, ou sous l’un des dômes arborés… Il se souvenait d’une fois, côté nuit, où il se promenait ainsi dans le secteur périphérique de la nef. Il était entré sous un dôme, après avoir franchi l’iris de séparation, et il avait appuyé son front contre le plaz pour contempler le vide spatial. Les étoiles, côté infini, accomplissaient leur lente rotation, et il n’avait fait pour lui aucun doute, à ce moment-là, qu’il se trouvait au centre de cette rotation. Face à toute cette immensité, cependant, il s’était senti aspiré par d’effroyables ténèbres vivantes. De l’autre côté de la barrière en plazverre où s’appuyait son front, des galaxies entières s’éveillaient et d’autres mouraient à chaque seconde. Aucun appel à l’aide ne pouvait dépasser le bout de sa propre langue. Aucune caresse survivre à ce froid. Qui d’autre dans cet univers était seul à ce point ? Nef. La voix intérieure avait formulé l’inattendu. Mais il savait que c’était la vérité. En cet instant, il avait vu, réfléchi par le plaz, l’éclat de ses propres yeux mêlé aux opaques ténèbres entre les étoiles. Et il se souvenait que, de surprise muette, il avait reculé d’un pas. Ce regard! C’était exactement la même expression! Celle qu’avait eue cet homme à la peau noire dans ses souvenirs côté Terre, quand on l‘avait éloigné de force. Il se souvint subitement que c’était aussi la même expression qu’il lisait maintenant dans le regard de Legata! Dans son regard… dans le mien… dans celui du Noir de mon enfance… Et à présent, entouré de toutes parts, non seulement par les murs de cette cabine côté sol, mais aussi par les couches concentriques de toutes les barrières circulaires qui constituaient la Colonie, il sentait à quel point son corps sans défense pouvait être trahi. Je pourrais me trahir au profit de moi-même. Ou à celui de quelqu’un d’autre, peut-être. Celui de Thomas ? Celui de lu nef ? Il avait beau chercher à le nier, le mystère de l’espace cosmique et celui de l’espace intérieur l’emplissaient de terreur et de fascination. C’était une faiblesse, qu’il se devait de traiter avec une attention particulière. Divine ou pas, la nef était la seule de son espèce. Tout comme moi. Et si… et si «Nef» était vraiment Dieu? Il s’humecta les lèvres du bout de la langue. Il se tenait debout, seul au milieu de sa cabine, et il écoutait. Pourquoi est-ce que j’écoute ? Il ne pouvait aller de l’avant qu’en tâtonnant, en provoquant de force un échange, en explorant au-delà du domaine des autres Neftiles. La clé de la nef était dans ses mouvements. Quelle était l’origine des mouvements de n’importe quel organisme? La recherche du plaisir; la fuite devant la douleur. La nourriture représentait un plaisir. Il sentait la faim lui nouer l’estomac. Le sexe était un plaisir. Où se trouvait Legata en ce moment? La victoire était un plaisir. Pour cela, il faudrait attendre. Quant à la douleur, elle entraînait automatiquement l’action. Toujours le même mouvement pendulaire : plaisir/douleur… plaisir/douleur… L’intensité et la période variaient; l’équilibre, le rapport, étaient constants. Quelles douceurs pouvaient tenter un dieu ? Quelle épine lui faire lever le pied ? Morgan Oakes s’aperçut qu’il était demeuré longtemps dans la même position, les yeux rivés au mandala dessiné sur le mur de sa cabine. C’était une copie de celui qu’il avait laissé côté nef. Legata lui en avait fait plusieurs, artistement exécutées, et il y en avait déjà une en bonne place au Blockhaus. Comme il aurait voulu que le Blockhaus soit prêt! Que les démons n’existent plus, que la sécurité règne côté jour comme côté nuit. Que de fois il avait rêvé qu’il se promenait sous le double soleil de Pandore, une brise légère caressant ses cheveux, Legata à son bras, dans de luxuriants jardins ou au bord d’une mer paisible. Une soudaine image de Legata portant ses ongles à ses yeux remplaça cette vision pastorale. Il lutta pour reprendre son souffle, le regard toujours rivé au mandala. Il faut que Louis détruise tous les démons… les varechs, absolument tout. Il lui fallut un véritable effort physique pour s’arracher à cette fixation du mandala. Il se tourna, fit trois pas, s’arrêta… Il faisait face au mandala! Que se passe-t-il dans ma tête ? Il avait rêvé éveillé. C’était inévitable, à force de laisser vagabonder ses pensées. Le poids de tous ces démons qui hantaient la périphérie de la Colonie avait fini par l’accabler du sentiment de sa propre vulnérabilité. Il avait perdu cette isolation dont il jouissait côté nef. En somme, il n’avait fait que troquer les périls de la nef contre ceux de Pandore. Qui aurait jamais cru que je regretterais la nef ? Ces maudits Colons étaient trop vifs, trop impétueux. Ils s’imaginaient qu’ils pouvaient surgir à n’importe quel moment, interrompre n’importe quoi sous n’importe quel prétexte. Il leur fallait toujours tout faire tout de suite! Son pupitre corn bourdonna. Il appuya sur une touche. Le visage étroit de Murdoch apparut sur l’écran. Il se mit à parler sans attendre de permission, sans ménager le moindre préambule. — Mes instructions côté jour disent que vous voulez faire affecter Illuyank à… — Illuyank est mort, interrompit Oakes d’un ton neutre. Il eut plaisir à voir la réaction surprise de Murdoch. C’était l’un des avantages qu’il y avait à manipuler au hasard les senseurs optiques. Indépendamment des atrocités que l’on pouvait découvrir, la possession de telles informations créait une aura de puissance. — Trouvez quelqu’un d’autre pour ma garde personnelle, reprit Oakes. Et qu’il soit un peu plus à la hauteur. Il coupa brutalement la communication en songeant que c’était bien là le style côté sol. Décision instantanée. Le rappel de la mort d’Illuyank lui noua de nouveau l’estomac. Il avait faim. Quand il se retourna, il se trouva, une nouvelle fois, en train de regarder le mandala. Eh bien, il faudra que les choses ralentissent un peu. Le mandala miroitait sous ses yeux, formant un tourbillon de lignes où des milliers de visages grotesques se faisaient et se défaisaient continuellement. Un peu tard, il se rendit compte que l’un de ces visages était celui de Rachel Demarest. Cette garce stupide! La Chambre des Lamentations lui avait fait perdre la tête… ou ce qui lui en tenait lieu. Se ruer comme ça à l’extérieur! Heureusement, il y avait suffisamment de témoins qui l’avaient vue massacrée par les démons pour que personne ne songe à jeter la pierre dans son agrarium. Un problème de moins. Mais cette idée de se précipiter dehors… Toutes mes pensées me ramènent à l’extérieur! Il faudrait trouver quelqu’un d’autre pour se charger des livraisons de vin au vieux Winslow Ferry. Du pur alcool de grain, il exigeait maintenant. Et il faudrait qu’il comprenne le message. Plus de questions fâcheuses sur cette Rachel Demarest. Il s’aperçut que le creux de ses mains lui faisait mal et se rendit compte qu’il avait les poings crispés depuis un bon moment. Il se força à se détendre, frotta ses doigts au bord de la crampe. Encore une toute petite goutte de ce vin, peut-être… Non! Toutes ces frustrations. Et pour quoi ? Une seule réponse. C’était celle qu’il avait donnée tant de fois à Louis. Pour cette planète. La victoire leur donnerait la sécurité sur un monde qui n’appartiendrait qu’à eux. Inconsciemment sa main droite se rapprocha du mandala jusqu’à ce qu’elle le touche. Mais quel prix à payer! Et Legata… historienne… spécialiste des données… femme splendide… peut-être deviendrait-elle sa reine. Il lui devait bien ça. Impératrice… Il suivit du doigt les lignes entrelacées, complexes, du mandala. — La politique, c’est ton domaine, pas le mien, avait dit Louis. Louis ne savait pas ce que cela coûtait. Tout ce qu’il voulait, Louis, c’était son labo et la sécurité du Blockhaus. — Laisse-moi tranquille à ma place. Tu peux faire ta politique et commander autant que tu voudras. Ils formaient une bonne équipe. Un sur la scène et l’autre dans les coulisses. Une toute petite goutte, peut-être. Il leva la bouteille et but au goulot. Ce Raja Thomas serait bientôt éliminé, lui aussi. Encore une victoire des lectrovarechs. Louis a tort de dénigrer ce vin. Ils ont vraiment réussi à l’améliorer. Il prit une nouvelle gorgée de liquide, la fit rouler sur sa langue et contre son palais avec un bruit de succion qui mettait toujours Louis mal à l’aise. — Je t’assure que tu devrais en boire davantage, Jésus. Ça t’enlèverait peut-être quelques-unes de ces vilaines rides. — Non, merci. — Alors, ça en fera davantage pour moi. Toi et Ferry. Non. C’est à prendre ou à laisser. — Il y a des problèmes urgents, n’arrêtait pas de dire Louis. Mais urgence ne devrait jamais vouloir dire précipitation, absence de toute prudence. Il l’avait expliqué posément à Louis : «Si nous demeurons calmes et raisonnables dans notre hâte à achever le Blockhaus, les solutions que nous découvrirons seront raisonnables et calmes.» Pas besoin de chaos. Il absorba bruyamment une nouvelle gorgée de vin sans quitter le mandala des yeux. Ces lignes qui se faisaient et se défaisaient… elles semblaient, elles aussi, sortir du chaos. Mais Legata avait bien su recopier le dessin. Par deux fois. Pandore aussi possédait son dessin. Il suffisait de le trouver. D’écarter toutes les dissonances. Et l’on arrivait au fondement de l’ordre. Nous exterminerons les varechs, les névragyls. Avec le chlore. Des quantités de chlore. Bientôt, tout commencera à prendre un sens autour de nous. Il leva la bouteille pour boire à nouveau, mais s’aperçut qu’il n’y avait plus de vin dedans. Il la laissa glisser de sa main, entendit le bruit sourd qu’elle fit en tombant. Comme répondant à ce signal, le pupitre bourdonna une nouvelle fois. Encore Murdoch. — Le groupe de Demarest demande une nouvelle assemblée, Docteur. — Faites-les pp… patienter. Je vous ai déjà dit de les faire patienter. — J’essaierai. Murdoch n’avait pas l’air très heureux de cette décision. Oakes s’y reprit à deux fois avec un seul doigt pour couper la communication. Combien de fois fallait-il répéter ses ordres dans ce maudit endroit ? Il fixa de nouveau le mandala des yeux. — Nous allons bientôt mettre un peu d’ordre dans tout ça, lui dit-il. Il se rendit compte, à ce moment-là, qu’il avait dû boire trop de vin. De quoi avait-il l’air, à se parler ainsi tout seul dans sa cabine? Mais il y avait des mots qu’il se plaisait à entendre, même s’il devait les prononcer lui-même. — On va mettre un peu d’ordre, oui. Où était-elle, cette maudite Legata? Il était urgent qu’elle vienne mettre un peu les choses en ordre. Comme le roc impose le silence à la mer, l’Un en un impose le silence à l’univers. Kerro Panille Les Traductions de l’Avata Legata mit la navette sur automatique en vue de l’atterrissage à la station du Blockhaus. Elle se laissa aller contre le dossier de son siège-couchette et regarda défiler le paysage. Cet instant-là n’appartenait qu’à elle. Il faisait encore tôt côté jour et elle n’avait à penser, pour le moment, ni à Oakes, ni à Louis, ni aux démons, ni aux clones. Elle n’avait rien d’autre à faire que regarder, et se décontracter. Les gyflottes! Elle en avait déjà vu en holovision, et quelques-unes avaient traversé au loin le ciel de la Colonie depuis son arrivée, mais celles-ci évoluaient à moins de deux cents mètres de son véhicule. Par les dents de Nef, comme elles sont gigantesques! Elle en compta douze. La plus grosse faisait une fois et demie la taille de sa navette. Leurs voiles bronze orange se tendaient au vent et elles louvoyaient à l’unisson, comme si elles l’escortaient. Le soleil, filtré par les membranes véliques, les environnait de poudroiements irisés. Leurs tentacules étaient pour la plupart repliés sous elles. Chacune tenait un bloc de pierre, qui lui servait de lest, au bout de ses deux longs filaments. Les plus grosses faisaient traîner leur bloc dans l’eau, soulevant un sillage écumeux. Elles ne cessaient de tirer des bords, au gré du vent capricieux. Tandis que la navette s’orientait pour descendre, Legata vit que deux gyflottes, parmi les plus petites, se détachaient du groupe, prenaient de la vitesse et allaient lâcher violemment leur bloc contre le mur de plaz qui entourait la pépinière privée de Morgan Oakes. La Pépinière… elle frissonna à la pensée de ce mot. Les blocs de pierre n’eurent aucun effet sur le plaz. A la rigueur, si elle s’écrasait contre la paroi avec sa navette, elle pourrait peut-être la fracasser, mais des rochers… Les deux gyflottes disparurent dans un embrasement si intense que Legata fut aveuglée l’espace de quelques battements. Quand sa vision redevint claire, la navette était déjà posée, couplée au sas d’entrée. Elle s’aperçut que les deux gyflottes qui avaient explosé ne constituaient, en réalité, qu’une diversion. Les autres, toutes plus grosses, avaient cogné leurs blocs contre les murs et les surfaces de plaz du Blockhaus aux endroits où ceux-ci avaient déjà été endommagés par les clones. Chaque bloc avait arraché quelques fragments de plus à la construction, jusqu’au moment où les sentinelles avaient concentré leur tir sur les voiles orangées. Une par une, les gyflottes explosèrent dans un éclair blanc. La plus grosse était si près de la station d’atterrissage quand elle s’embrasa qu’elle emporta avec elle un morceau de la tour de contrôle et de ses haubans. Elles se sacrifient, pensa Legata. Elles sont ou très nobles ou très inconscientes. Plusieurs parties des installations étaient en flammes. Une équipe de pompiers, couverte par des gardes, luttait contre le feu. Louis gesticulait derrière la paroi de plaz. Alors seulement, Legata s’aperçut que la coupole transparente de sa navette était noircie par les flammes. Elle ouvrit la porte et descendit entre deux gardes qui l’escortèrent dans le passage couvert qui menait au Blockhaus. Il y avait partout une forte odeur de chlore. Au moins, nous n’avons plus à nous soucier des névragyls, pensa-t-elle. En même temps que le chlore, elle sentit l’odeur de la mer toute proche et vit que la marée était basse, à plusieurs mètres de la ligne de rivage habituelle. Le sable mouillé ainsi découvert luisait sous les rayons des deux soleils. Une brume épaisse s’en dégageait, qui se perdait en fumerolles au-dessus de la mer et des rochers. Legata ne regarda pas une seule fois Louis jusqu’à ce qu’elle arrive dans la véranda où il l’attendait. — Legata! fit-il en lui tendant la main. Comment allez-vous? Le regard inquisiteur dont il la gratifia suffit à lui apprendre tout ce qu’elle avait besoin de savoir. C’est donc pour ça que je suis ici; pensa-t-elle. Il veut s’assurer de mon… utilité pratique avant l’arrivée de Oakes. — Je vais très bien, dit-elle. C’est un magnifique spectacle que ces gyflottes viennent de nous donner. Aurait-il été organisé à mon intention ? — Si ce n’était qu’un spectacle, il ne nous aurait pas coûté autant. Il la conduisit vers le corridor intérieur et referma soigneusement derrière eux la porte étanche. — Il y a beaucoup de dégâts ? Ils s’éloignaient de la véranda et de ses parois en plaz transparent. Elle aurait voulu voir un peu les installations, les travaux en cours. — Rien d’irréparable. Voulez-vous manger quelque chose ? Une femme aux grandes oreilles déployées comme des ailes de papillon les dépassa. Elle était accompagnée d’un garde normal armé d’un laztube. — Merci, je n’ai pas faim. En entendant la réponse de Legata, la femme qui venait de les dépasser se retourna pour la regarder dans les yeux, comme si elle voulait lui dire quelque chose. Mais elle dut changer d’avis, car elle se détourna subitement et poursuivit son chemin. Legata se souvint alors que l’un des cris de ralliement de la révolte des clones était «J’ai faim et tout de suite!» et elle se sentit gênée. — Ces oreilles… pourquoi? — Elle est capable d’entendre un capucin vif à une centaine de mètres. Ce qui nous donne un avantage d’une seconde entière. Et c’est joli, vous ne trouvez pas ? — Oui, répondit Legata avec froideur. Tout à fait. Elle remarqua que Louis boitait encore. Mais elle ne ressentait aucune compassion pour lui. Elle eût aimé connaître certains détails de la révolte des clones, mais elle préférait s’abstenir de l’interroger directement. Cependant, elle y revint en relançant leur premier sujet. — Quand vous dites : «rien d’irréparable», à quel point est-ce réparable ? Louis se départit de son affable cordialité pour reprendre son air professionnel. — Nous avons perdu la majeure partie de notre main-d’œuvre clonée. Moins de la moitié de ceux qui nous restent sont opérationnels. La Colonie et la nef nous envoient des remplaçants, mais c’est une procédure très lente. Deux des hangars déjà terminés ont gravement souffert. Portes arrachées, brèches dans les murs. Le bâtiment des clones a son mur extérieur et ses portes étanches intacts, mais toutes les installations intérieures sont absolument hors d’usage. C’est bien fait pour eux. Qu’ils dorment sur les tas de plaz. — Et le bâtiment où nous sommes ? — 11 y a eu quelques dégâts dans le secteur des magasins, qui est contigu au bâtiment des clones. Ils sont entrés dans les cuisines, mais c’est là que nous les avons murés. — Vous les avez murés ? Louis détourna les yeux, puis la regarda de nouveau. Il se frotta du doigt le côté du nez, ce qui la fit penser à Oakes quand il était nerveux. Lorsqu’il fut évident qu’il n’avait pas l’intention de répondre, elle continua en hochant plusieurs fois la tête : — C’est par la suite que vous vous êtes rendu compte de l’action mortelle du chlore sur les névragyls. Combien de temps s’est écoulé avant que vous transformiez leur prison en chambre à gaz? — Ecoutez, Legata, vous n’étiez pas là. Vous n’avez pas pu voir ce qu’ils… — Combien de temps ? Il la regarda dans les yeux, mais ne répondit pas. — Vous les avez donc tués. — Ce sont les névragyls qui les ont tués. — Mais vous auriez pu détruire les névragyls. — Les clones en auraient profité pour entrer et nous exterminer. Vous n’étiez pas ici. Vous ne vous rendez pas compte de ce que c’était. — Je crois que je m’en rends très bien compte au contraire. Faites-moi visiter la Pépinière de Morgan. Il lui avait fallu rassembler toute son énergie rien que pour prononcer le mot. Quelles que fussent les horreurs qu’elle avait eu à affronter à la Colonie, ce nom de Pépinière ne pouvait se détacher d’elle, même si elle ne se rappelait rien. Elle vit que Louis était gêné par cette évocation, et elle n’avait certes pas l’intention de l’épargner d’aucune manière. Louis était visiblement décontenancé par cette brutale référence à la Pépinière. Pour lui aussi, cela voulait dire : la Chambre des Lamentations. Et elle voyait, dans son regard, la question qu’il était en train de formuler mentalement : Que sait-elle au juste ? Pourquoi n’a-t-elle pas peur ? Elle refusait de s’accorder le luxe d’avoir peur. Qu’il constate cela s’il voulait. Jusqu’à ce qu’elle se souvienne elle-même de ce qui s’était passé, elle ne permettrait à personne d’autre de thésauriser sur cette expérience. — Oui, fit-il d’une voix à peine audible. Bien sûr. La Pépinière. Vous pourrez vous y reposer en attendant l’arrivée de Morgan. Par ici, je vous prie. Il la conduisit, en lui faisant traverser le secteur déjà achevé du complexe, jusqu’à l’énorme bâtiment principal, entièrement taillé dans la pierre marbrée de la falaise et revêtu de plastacier poli. Elle se retourna, à l’entrée, pour regarder la mer au loin. — Cette porte, disait Louis, donne accès aux appartements de Morgan. Le bureau, la bibliothèque et la cabine se trouvent dans ce bloc. Plus loin, il y a les salles d’assemblée et de restaurant. Je peux vous faire visiter, si vous voulez. Elle contemplait la pulsation rythmée des vagues qui se brisaient sur la digue un peu plus bas. Elle croyait entendre, à travers le plaz isolant, le choc rugissant de l’eau. — Legata? — Oui. C’est-à-dire… non, vous n’avez pas besoin de me faire visiter. J’aimerais rester seule. — Très bien, fit Louis d’une voix abrupte. Morgan veut que vous soyez à votre aise. Je vous suggère de ne pas aller n’importe où sans me consulter. Il y a des zones dangereuses où il est préférable de se faire escorter. Il est encore tôt. Je ne retournerai à la Colonie qu’après la période prandiale. Si vous avez besoin de quelque chose, appelez-moi. Sur ces paroles, il franchit la porte étanche qui se referma aussitôt avec un sifflement. Legata demeura toute seule. Elle contempla de nouveau la mer qui roulait inlassablement, aspirant ses pensées conscientes comme un tourbillon. Il y a là une force que Morgan lui-même ne peut détourner, se dit-elle. Et elle dut lutter contre la tentation de s’élancer parmi les arbres entourés de plaz, les fleurs, le bassin, le cours d’eau serpentant au milieu des pelouses, pour aller courir sur la grève, au-delà des limites protectrices du complexe, et respirer le brutal air marin de Pandore. C’est alors qu’elle remarqua la présence des varechs. Les énormes masses agglutinées près du rivage dans la grande baie face à laquelle était édifié le Blockhaus avaient été réduites à quelques grappes isolées et à de longs filaments ondulés qui flottaient à la surface de l’eau. C’est l’œuvre de Louis! Une grande tristesse lui fit soudain monter les larmes aux yeux et elle murmura à l’adresse du varech : «J’espère qu’ils se trompent. J’espère que tu réussiras.» Elle perçut un mouvement du coin de l’œil et vit, en se tournant, deux clones qui travaillaient à la tour de contrôle de la station. Ils attendent Morgan. Ils veulent que tout ait l’air aussi normal que possible. Elle concentra son attention sur les deux hommes, étonnée de les voir soulever et assembler des plaques de plaz qui devaient se trouver au moins à quatre mètres du sol. Ils ne se servaient pas du moindre échafaudage! Leurs bras… Elle se demanda, glacée, à quel niveau se situaient ces ouvriers dans l’échelle spécialisée des clones et quelle pouvait être leur valeur marchande. — Nous ne sommes pas motivés par des considérations de prix, ma chère, lui avait dit Murdoch, et quelque chose dans les inflexions de sa voix l’avait terrorisée. C’était cette terreur qui était ravivée par le spectacle des deux ouvriers occupés à assembler le plaz. Tout était permis, songea-t-elle. Tous mes fantasmes étaient réalisables. Pourquoi ne puis-je me rappeler ? Quels que fussent les plaisirs ou les atrocités dont la Chambre des Lamentations avait été le théâtre, ils ne faisaient plus partie de son esprit conscient. Il n’y avait que de brusques éclairs, fugaces et incontrôlables, qui la figeaient au milieu d’une conversation ou d’une méditation. Ceux qui travaillaient avec elle attribuaient ces absences de plus en plus fréquentes à la liaison qu’elle semblait entretenir depuis peu avec le Boss. Elle savait qu’elle pouvait retrouver l’enregistrement holo de son passage dans la Chambre des Lamentations et voir par elle-même ce qu’elle avait fait. Oakes la harcelait avec ça. — Ma chère Legata, disait-il, suintant l’huile et le miel par tous ses pores obèses, viens t’asseoir à côté de moi, buvons un coup ensemble et nous nous amuserons à te regarder jouer dans la Chambre des Lamentations. Il avait éclaté de rire au début quand elle s’était détournée avec un haut-le-cœur. Elle avait du mal à maîtriser ses émotions — il s’était arrangé pour qu’il en soit ainsi quand il l’avait tenue à sa merci, impuissante, à Lab I. Et à présent, la Chambre des Lamentations avait été transférée au Blockhaus. Son rire une fois éteint, il lui avait déclaré sans autre préambule : — Que ça te plaise ou pas, tu fais maintenant partie de la maison. Tu ne pourras plus jamais revenir en arrière. Peut-être ne mettras-tu plus les pieds dans la Chambre des Lamentations, mais tu y es passée une fois, c’est suffisant. De ton propre gré, ajouterai-je. — De mon propre gré! avait-elle protesté en le fustigeant de ses yeux bleus. Tu m’as droguée! Et ces… monstres… ils étaient là de leur plein gré, aussi ? — Sans moi, ils n’existeraient même pas. — Tu veux dire sans Nef. Il poussa un soupir un peu trop théâtral. Elle se souvenait qu’il avait jeté un coup d’œil à son écran de contrôle et opéré quelques réglages sur son pupitre. — Il y a des moments où je ne te comprends vraiment pas, Legata. Bientôt, dans pas longtemps, tu jouiras de tous les luxurieux bienfaits de cet exquis Blockhaus, et te voilà en train de grommeler je ne sais quelles conneries obscurantistes sur les pouvoirs mystiques de la nef! Il lui avait alors montré un enregistrement holo des jardins qu’elle contemplait maintenant. Ils étaient incontestablement splendides, riches en essences aux parfums innombrables. Elle leva la tête vers la coupole. L’étonnante immensité du ciel de Pandore infusait en elle une vigueur étrange. Elle éprouvait un sentiment de… Communication! se dit-elle. Oui, quoi qu’il puisse faire, d’une manière ou d’une autre tout cela vit en moi de même que je vis maintenant parmi tout cela. La veille côté nuit, à la Colonie, comme elle se préparait à son départ pour le Blockhaus, Oakes était venu la chercher pour l’accompagner sous la petite coupole en plaz bien au-dessus du niveau où il avait ses quartiers. — Regarde, avait-il murmuré en lui montrant du doigt un gros point blanc brillant qui traversait lentement l’horizon. La voilà, ta «Nef». A peine une tête d’épingle au milieu de la nuit. Pas besoin de mysticisme ou de divinité pour qu’une masse gravite autour d’une autre. — C’est un blasphème, avait-elle répondu, parce que c’était cela qu’il attendait. — Tu crois ? La nef est capable de se défendre. Rien n’est hors de portée de ses oreilles ou de ses actions. Elle pourrait décider de mettre un terme à mon programme à n’importe quel moment. Mais elle ne le fait pas. Ou elle ne le peut pas. Pour moi, c’est exactement la même chose. Un blasphème? Il avait alors exercé sur sa main une pression très forte. Il cherche à se convaincre, s’était dit Legata, heureuse du pouvoir que cette observation lui conférait. Il avait fait un geste large en direction des étoiles. — C’est moi qui te montre tout ça. Ce n’est pas la nef. La nef est une machine. Complexe au cinquième degré, je suis d’accord, mais une machine quand même. Construite par des gens, des gens capables de penser, à l’usage de créatures pensa rites. Capables d’assumer leurs responsabilités, capables de voir la lumière malgré la tempête de la confusion… Tandis qu’il continuait à pérorer dans le noir, Legata s’était soudain rendu compte que ce qu’il disait contenait une part surprenante de vérité. Elle savait qu’à la base de tout ce qui pouvait arriver aux Neftiles, qu’ils se trouvent ou non côté nef, il y avait un principe de non-intervention de la part de Nef. Mais Legata avait trop fouiné, depuis trop longtemps, dans les circuits secrets de Nef, pour pouvoir croire qu’il s’agissait d’un simple assemblage de métaux et de plastiques organisés, et que Nef était indifférente. A travers le plaz transparent du Blockhaus, elle essayait, tout en méditant de la sorte, de repérer dans le ciel la position approximative de Nef. Je me demande, songea-t-elle, je me demande si nous ne sommes pas un sujet de déception. Deux patrouilleurs passèrent en sifflant au-dessus de la coupole, brisant la rêverie de Legata. Elle supposa que Oakes allait arriver bientôt, ils devaient se préparer à l’accueillir. Elle se dit qu’elle aussi devait se préparer. Rien n’est sacré, se rappela-t-elle. Puis, sous le coup d’une impulsion surgie du silence pesant qui avait fait suite au passage des patrouilleurs, elle ajouta mentalement : Mais il y a des choses qui devraient l’être. Et elle trouva cette pensée libératrice, exaltante. Il n’y a pas de centre dans l’univers. Inefdits Raja Thomas se tenait sous l’enveloppe géante à moitié gonflée du dirigeable dans le hangar principal. Lavu et ses hommes étaient partis, après avoir éteint presque toutes les lumières. C’était maintenant côté nuit. L’enveloppe formait une masse sombre orangée qui tirait doucement sur ses câbles tendus. Elle présentait encore des creux et de nombreux plis, mais avant que Réga eût rejoint Alki côté jour, elle serait aussi lisse et pleine qu’une gyflotte. La seule différence, c’était qu’on n’avait jamais vu de gyflotte de cette taille-là. Thomas scruta l’obscurité du hangar. Il était impatient de voir arriver le moment du départ. Pourquoi Oakes m’a-t-il donné rendez-vous ici ? L’ordre avait été simple et succinct. Oakes allait venir spécialement pour passer en revue le dirigeable et son annexe suba avant de les autoriser à affronter les périls de l’océan de Pandore. Aurait-il l’intention de mettre son veto au dernier moment? Les arguments étaient bien connus : la Colonie investissait beaucoup trop d’énergie dans des programmes comme celui-ci. C’était contraire aux impératifs de survie. Les partisans de l’extermination exerçaient de plus en plus de pressions. Ceci était sans doute la dernière expédition scientifique autorisée avant longtemps. Il y avait eu trop de subas perdus. Trop de dirigeables. Alors que toute cette énergie aurait pu être orientée vers la production alimentaire. Les raisons inverses trouvaient de moins en moins de partisans à mesure que grandissait la pénurie alimentaire. Sans la connaissance que peut nous apporter cette mission, il n’y aura sans doute jamais de production alimentaire autonome sur Pandore. Le lectrovarech est sentient. C’est lui qui dirige la planète. Comment les varechs appellent-ils Pandore ? Chez nous. C’était la voix de Nef ou de mon imagination ? Pas de réponse. Thomas savait qu’il était trop finement accordé, trop programmé d’incertitudes. D’incrédulité. Il eût été si facile de partager les vues professées par Oakes. D’être d’accord en tout point avec lui. Même parmi les ouvriers de Lavu, il y en avait qui reprenaient ce slogan que l’on entendait maintenant murmurer dans tous les coins de la Colonie : «J’ai faim et tout de suite.» Où était Oakes? Il se fait attendre, pour bien me montrer où est ma place. C’était le personnage auto-élaboré de Raja Thomas qui se trouvait au centre de cette pensée, mais elle contenait de lointains échos de Raja Flatterie. Lointains et cependant distincts. Il était comme un acteur qui, au bout d’un certain nombre de représentations, s’identifie pleinement à son rôle. La conscience-Flatterie faisait partie de son passé comme un souvenir d’enfance. Qu’est-ce que tu as caché dans les profondeurs de la mer, Nef? C’est à toi de le découvrir. Là! Cette fois-ci, c’était bien Nef qui lui avait parlé! Le dirigeable crissait contre ses amarres. Thomas s’écarta de dessous sa masse et leva les yeux vers le toit ouvrant en forme de diaphragme, qui formait un vaste cercle d’ombre dans la semi obscurité du hangar. Une faible et acre odeur d’ester typique de Pandore parvenait à ses narines. Les spécialistes de la Colonie avaient constaté qu’une sélection d’essences volatiles empruntées à certains démons semblait tenir les autres, et en particulier les névragyls, à distance. Mais rien n’est éternel, et les prédateurs trouvaient toujours le moyen de déjouer leurs défenses. Thomas se tourna de nouveau vers la nacelle suba qui, dans l’ombre, ressemblait à un gros rocher noir et lisse maintenu par les tentacules d’une gyflotte artificielle… un gros rocher noir et lisse au flanc orné de lignes verticales scintillantes. L’enveloppe crissait de plus en plus contre les câbles qui la retenaient. Il y avait un courant d’air dans le hangar et il espérait que cela ne provenait pas de quelque ouverture non gardée sur les périls extérieurs de Pandore. Il était seul et sans arme. Les sentinelles les plus proches étaient celles des postes de surveillance de la périphérie. Il y avait aussi un gardien du hangar, quelque part, en train de faire le thé. Il en percevait les effluves lointains, familiers mais marqués par les subtiles différences de la chimie de Pandore. Est-ce qu’on me prépare la même sortie que Rachel Demarest ? Il avait des doutes sur tout, mais pas sur la manière dont Rachel était morte. C’était arrivé trop facilement, trop opportunément. Qui pouvait prouver quoi que ce soit, néanmoins? De tels accidents se produisaient chaque jour à la périphérie. Le pourcentage d’attrition était même chiffré à la Colonie : un pour soixante-dix. Comme à la guerre. Les soldats connaissaient le risque. Mais la plupart des Neftiles semblaient ignorer à peu près tout de la guerre au sens historique. Ils savaient néanmoins ce que c’était que d’être soldat. Il huma l’air du hangar. Une faible odeur douceâtre de lubrifiant local flottait autour de lui. Il songea à l’extrême parcimonie avec laquelle cette planète accordait des parcelles de sa substance aux hommes de la Colonie. Il avait eu les chiffres sous les yeux. Le simple forage des puits qui avaient permis d’extraire les huiles minérales avait coûté une vie toutes les six diurnes. Et il semblait exister une répugnance générale à faire appel à des clones de remplacement. Répugnance tout à fait inexplicable. On voyait de moins en moins de clones à la Colonie. Sauf, bien sûr, quand il s’agissait des mystérieuses recherches effectuées à Noirdragon. Que faisait exactement Louis avec ces clones ? Pourquoi ces différenciations de plus en plus marquées entre les clones et les natifs ? Etait-ce en rapport avec le fait de vivre côté sol ? Ne sommes-nous pas originaires d’une planète ? Quelle mémoire atavique était en train de se manifester? Pourquoi ne me réponds-tu pas, Nef? Quand tu auras besoin de savoir la réponse, tu la connaîtras sans la demander. Typique de Nef! Qu’entendait Oakes par «nouveaux clones» ? Est-ce que tu l’aides à réaliser ce programme, Nef? C’est toi qui es à l’origine de ces nouveaux clones ? Qui t’a aidé à me réaliser, démon ? Thomas sentit sa gorge et son palais se dessécher. Il y avait des barbelures dans cette réponse. Il regarda le suba suspendu à sa gauche. Comme il était devenu soudain fragile à ses yeux, ce symbole de leur folle audace! Le dirigeable et le suba avaient été conçus pour ressembler de loin à une gyflotte transportant son inévitable quartier de roc. Mais la ressemblance était vraiment grossière. Je devrais être en train de prêcher les commandements de Nef au lieu de risquer ma très vieille peau dans cette aventure. Mais Nef ne lui avait donné aucun statut pour ce jeu, aucune chaire d’où il pût parler. Comment voulez-vous Vénefrer ? Quelle que fût la manière dont Nef formulait la question, le résultat était le même. Qui allait écouter un psyo inconnu, au titre invérifiable, qui sortait à peine d’hybernation ? On le savait clone, membre d’une minorité dont le rôle était en ce moment redéfini par Oakes. Etablir la communication avec les végétaux sentients. Le varech était-il capable de fournir une réponse ? Nef semblait le laisser entendre, tout en refusant de se prononcer catégoriquement. C’est à toi de le découvrir, démon. Cela ne l’aidait guère. Il n’avait guère d’indice quant à la manière d’engager la conversation avec cette suprasentience. Dans l’abstrait, c’était une idée alléchante : communiquer avec une forme de vie si différente de l’humanité que pratiquement aucun parallèle évolutionnaire ne pouvait être tracé. Quelles étranges choses pourraient-ils nous apprendre ? Qu’est-ce que les lectrovarechs avaient à apprendre de lui? De nouveau, Thomas consulta son chrono. Cette attente commençait à devenir ridicule! Pourquoi est-ce que je me laisse faire ? A l’heure qu’il est, Waela a dû attirer notre poète dans sa cabine. Il fut secoué par un profond soupir. Le secteur Traitement avait laissé partir Panille moins d’une heure avant côté nuit. Ils l’ont retardé délibérément… exactement comme Oakes avec moi en ce moment. Que cherchaient-ils à faire ? Waela… si elle… Etait-ce là la cause du retard de Oakes ? Avait-il découvert que Waela… Thomas secoua vigoureusement la tête. Spéculations idiotes ? Il commençait à avoir froid et à se sentir inutilement exposé à toutes sortes de dangers dans ce hangar où on le faisait attendre. En outre, il ne servait à rien de nier le trouble qu’il ressentait lorsqu’il pensait à Waela. Waela et le poète. Il se sentait déchiré par sa propre imagination. Jamais auparavant il n’avait éprouvé une telle attirance pour une femme. Et il y avait au fond de lui, issu d’anciens processus de conditionnement, un terrible sens de la possession, une possession exclusive et privée. Il n’ignorait pas que cela allait à contre-courant de tous les comportements que Nef avait tolérés… ou encouragés. Waela… Waela… Il dut se forcer à revêtir un masque de froideur distante et délibérée. Ils ont peut-être retenu Panille pour le préparer à agir contre moi. Pour lui donner ses dernières instructions. C’est pour cela qu’il était nécessaire que Waela séduise le poète, qu’elle lui ôte son masque pour découvrir… pour découvrir quoi? Panille… Pandore… Encore les agissements de Nef ? Waela s’arrangerait pour le découvrir. Elle avait ses ordres. Il faudrait qu’elle retourne ce Panille comme un gant, qu’elle voie de quoi il était fait à l’intérieur. Elle ferait ensuite son rapport à son supérieur. Moi, en l’occurrence. Qui obéissait ainsi à Oakes? Louis, certainement. Et Murdoch. Et aussi cette Legata. Quelle surprise, de découvrir que c’était elle, la Hamill mentionnée dans les instructions de Nef! Etait-ce un piège qu’ils avaient tendu de la même manière que lui avec Panille ? Waela saurait comment s’y prendre. Panille n’aurait aucun soupçon. Les conditions et le moment étaient bien choisis. Merde! Comment puis-je être jaloux ? C’est moi qui le lui ai demandé! Il savait qu’il agissait conformément aux plans de Nef. Et probablement à ceux de Oakes. Quelle était la relation entre Oakes et Nef ? Un blasphémateur, ce Oakes. Mais Nef tolérait le blasphème. Oakes avait peut-être raison. Thomas en était venu à soupçonner de plus en plus Nef de ne pas être Dieu. Qu’avons-nous fabriqué lorsque nous avons créé Nef? Thomas connaissait la part qu’il avait prise à cette création. Mais d’autres influences plus secrètes avaient-elles joué ? Qui t’a aidé à me réaliser, démon ? Dieu ou Satan ? Qu’avons-nous fabriqué ? En cet instant, cela n’avait pas beaucoup d’importance. Il était las de corps et de sentiment et son espoir secret principal était que Panille saurait reconnaître le piège sexuel et y résisterait. Mais Thomas ne croyait guère à cette éventualité. J’accomplis ton travail au mieux de mes capacités, Nef. «L’une des fonctions que j’assigne à mon Démon est d’empêcher les choses de tourner rond. Les Neftiles doivent se dépasser au-delà de tout ce qu’ils croient possible.» C’étaient les paroles mêmes que Nef lui avait dites. Pourquoi ? Parce que la frustration était à la base de la réussite du Programme Conscience ? Etaient-ils en train de rejouer un vieux thème qui avait déjà marché une fois et qui pouvait donc réussir une deuxième fois ? Il lui vint alors à l’esprit que le directeur de Lunabase, qui supervisait le Programme et présidait à la préparation des équipages de la Nef Spatiale, le vieux Morgan Hempstead, avait rempli des fonctions identiques. C’était notre Démon et nous ne l’ignorions pas. Mais à présent, c’est moi qui suis le Démon de Nef… et son meilleur ami. Thomas éprouvait un plaisir cynique à cultiver cette pensée. Etre l’ami de Nef comportait des périls spéciaux. Oakes avait peut-être choisi le meilleur rôle. Ennemi de Nef. Mais Thomas ne se faisait pas d’illusions sur son propre personnage. Nef le réprimandait assez souvent : «Joue le jeu, démon!» Oui, il fallait jouer le jeu, même s’il était perdant. Un froissement léger se superposa à sa rêverie. Le bruit venait des rangées de casiers où les équipages des subas se préparaient quand il y avait une mission. On les appelait «les casiers des condamnés» à la Colonie. Quelque chose bougeait là-bas dans la pénombre, une silhouette dandinante en combinaison de neflon blanc. Thomas reconnut Oakes. Tout seul. C’était donc ainsi que leur rencontre aurait lieu. Thomas sortit une lampe de poche et l’agita pour indiquer où il se trouvait. En voyant la lumière, Oakes modifia légèrement sa direction. Il se sentait écrasé par les proportions du hangar. Trop d’espace utilisé pour si peu de rendement. Mauvais investissement. Thomas ressemblait à un nain sous l’immense enveloppe à moitié gonflée du dirigeable. Cette pensée affermit Oakes dans sa résolution. Ce serait une erreur tactique d’annuler maintenant l’expédition sans un motif impérieux. Il y avait encore des gens qui y croyaient. Oakes connaissait leurs arguments. Apprendre à coexister avec les varechs! On ne coexistait pas avec un cobra sauvage. On le tuait. Oui, Thomas devait partir. Il devait même laisser la place. Il ne pouvait y avoir deux Psyos à la Colonie. Oakes ne voulait pas savoir ce que Jésus Louis et Murdoch avaient combiné. Un accident dans le submersible, peut-être. Il y avait déjà eu assez d’accidents non prémédités. Le tribut en vies humaines avait atteint sur cette planète des niveaux catastrophiques. Les Colons s’attendaient à des pertes quand ils avaient entrepris de la soumettre, mais les derniers pourcentages d’attrition dépassaient les limites du tolérable. En s’approchant de Thomas, Oakes lui fit un large sourire. C’était un geste qu’il pouvait se permettre. — Voyons un peu ce nouveau submersible, dit-il. Il se laissa guider vers la porte de coupée du suba puis dans la nacelle de commande exiguë, au cœur de l’appareil. Il remarqua que Thomas ne faisait pas le moindre effort de conversation, ne se pliait à aucune de ces allégeances inconscientes de langage qu’il avait pris l’habitude d’attendre de la part de son entourage. Tout demeurait technique, strictement professionnel : voici les nouveaux équipements sonar, les senseurs-enregistreurs à télécommande, les néphoscopes… Néphoscopes ? Oakes dut faire appel à des connaissances qui dataient de ses études de médecine. Oui. Des appareils destinés à recueillir et à examiner les particules en suspension dans l’eau. Il faillit éclater de rire. Ce n’étaient pas d’infimes particules qui demandaient à être étudiées, mais les lectrovarechs géants, bien visibles et certainement vulnérables. En dépit de son amusement, Oakes posa quelques questions pour paraître intéressé. — Qu’est-ce qui vous fait dire que tout ce qu’il y a dans la mer sert nécessairement le varech? — C’est ce que nous constatons. C’est ce que nous trouvons dans la mer. Tout, depuis les cycles biotiques de pâturage jusqu’à la répartition des métaux à l’état de traces, répond aux exigences de croissance des lectrovarechs. Il nous faut découvrir pourquoi. — Les cycles de… — Les cycles biotiques de pâturage. Ceux de toutes les créatures vivant sous la mer, aussi bien au fond que dans la masse pélagique ou à la surface. Toutes semblent entretenir une relation symbiotique profonde avec les lectrovarechs. Les brouteurs, par exemple, dispersent les déjections toxiques des lectrovarechs pour former une couche de sédiments à haut pouvoir absorbant où d’autres créatures restituent ces substances à la chaîne alimentaire. Ainsi… — Vous voulez dire que la merde produite par les varechs est recyclée par les animaux qui vivent au fond de l’eau ? — Ce serait une façon de formuler la chose, mais les implications globales du système sont assez troublantes. Il y a des brouteurs, par exemple, dont la seule fonction paraît être de maintenir propres les thalles des varechs. Leurs rares prédateurs ont tous des nageoires très larges, surdimensionnées par rapport à leur taille et à… — En quoi la largeur des nageoires… ? — Elles remuent l’eau autour des varechs. — Hein? Pendant quelques instants, l’intérêt de Oakes avait été éveillé, mais Thomas ressemblait trop à un spécialiste prêchant pour son domaine favori dans un jargon ésotérique. Au fait… n’était-il pas censé être plutôt expert en communication? Juste pour éviter que la conversation retombe, Oakes avait posé la question attendue : — Et quelles sont ces implications troublantes? — Les varechs exercent sur l’océan une influence qui dépasse de loin un simple cadre évolutionnaire. Il est possible qu’ils fassent vivre toute la communauté marine. Les seules comparaisons historiques que nous puissions faire nous incitent à croire qu’il y a ici à l’œuvre une organisation sentiente. — Sentiente! s’exclama Oakes en mettant dans ce mot tout le dédain dont il était capable. Ce maudit rapport sur les relations entre les varechs et les gyflottes! Louis l’avait en principe rendu inaccessible. Etait-ce encore la nef qui intervenait? — Une conscience organisée, dit Thomas. — Ou bien le résultat d’une adaptation et d’une évolution particulièrement longues. Thomas secoua la tête. Il y avait bien une autre possibilité, mais il ne tenait pas à en discuter avec Oakes. Nef avait pu créer cette planète exactement comme ils l’avaient trouvée. Mais pourquoi Nef aurait-elle fait une chose pareille ? Oakes avait suffisamment tiré profit de cette rencontre. Il avait fait un geste. Tout le monde saurait qu’il n’était pas indifférent. Son escorte était là qui l’attendait derrière la porte. Les gardes parleraient. Il y avait déjà eu trop de pertes et leur Psyo s’était senti obligé de s’intéresser personnellement à la question. Il était temps que cette situation prenne fin. Oakes se décontracta de manière apparente. Les choses s’arrangeaient très bien. Thomas, de son côté, pensa : // nous laissera partir sans rien dire. Très bien, Nef. Je vais aller fourrer le nez dans un de tes lieux secrets. Si tu as fabriqué cette planète pour nous enseigner à te Vénefrer, il doit bien y avoir quelques indices dans l’océan. — Vous me présenterez un rapport complet à votre retour, fit Oakes. Vos observations nous permettront peut-être de faire démarrer un programme d’agriculture qui servira à quelque chose. Il s’éloigna alors en murmurant, assez fort pour être entendu : «Des algues sentientes!» Tandis qu’il retraversait le hangar, Oakes songea avec satisfaction qu’il venait d’exécuter là une de ses meilleures scènes, dûment enregistrée par les senseurs, destinée à être conservée et utilisée au besoin. Lorsque se produirait… ce que Louis avait combiné, ils pourraient en publier des extraits. Vous voyez comme je n’étais pas indifférent ? De la porte du suba, Thomas regarda s’éloigner Oakes puis redescendit dans le cœur de l’appareil pour s’assurer une dernière fois que tout était en ordre. Oakes avait-il saboté quelque chose ? Tout paraissait normal. Son regard se posa sur le siège de commande principal, puis sur le poste secondaire, à gauche, où Waela prendrait bientôt place. Il caressa le dossier du siège. Je suis un vieux crétin. Que vais-je faire ? Gaspiller un temps précieux en badineries inutiles ? Et si elle refuse de répondre à mes avances ? Vieux crétin! Vieux ? Mais qui, à part Nef, pouvait soupçonner son âge? Un matériau original. Un clone, un double, mais un matériau original. Unique. C’était du moins ce que Nef avait dit. Tu ne me crois pas, démon ? Cette pensée était comme une irruption statique dans l’esprit conscient de Thomas. Il parla à haute voix, comme il faisait presque toujours pour répondre à Nef quand il était tout seul. Et que lui importait si cela le faisait passer pour un peu dérangé aux yeux de certains? — C’est important, que je te croie ou non ? C’est important pour moi. — C’est donc un avantage que j’ai sur toi. Regretterais-tu ta décision de jouer à ce jeu ? — Je tiens parole, moi. Et c’est vrai que tu m’as donné ta parole. Thomas aurait pu se contenter de penser la réponse ou de la murmurer, mais il ne put s’empêcher de crier : — C’est à Dieu ou à Satan que j’ai donné ma parole ? Qui pourrait le dire à ton entière satisfaction ? — Peut-être que tu es Satan et moi Dieu. Tu y es presque, mon cher Thomas l’Incrédule! — Où suis-je presque ? Il n’y a que toi qui puisses le dire. Comme à l’accoutumée, ce dialogue n’avait servi à rien, sinon à rétablir la relation maître-serviteur. Thomas s’assit en soupirant sur le siège de commande. Il commença à vérifier méthodiquement les instruments, plus pour se donner une occupation que pour une autre raison. Oakes n’était pas venu dans le but de saboter l’appareil mais pour faire acte de quelque chose. Démon ? Ainsi, Nef n’en avait pas terminé avec lui. — Oui, Nef? Il y a une chose qu’il faut que tu saches. Thomas sentit s’accélérer les battements de son cœur. Il était rare que Nef donne spontanément une information. Ce devait être quelque chose d’extrêmement important. — Qu’est-ce que c’est ? Tu te souviens de Hali Ekel ? Le nom lui était familier… oui, il se trouvait dans le dossier de Panille que lui avait communiqué Waela. — C’est la petite amie méditech de Panille, oui. De quoi s’agit-il ? Je lui ai montré un segment appartenant à un passé dominant de l’histoire humaine. — Un enregistrement? Mais tu disais que… Un segment, démon; pas un enregistrement. Il faut que tu apprennes à établir la distinction. Quand il y a une leçon dont quelqu’un a besoin, il n’est pas nécessaire de lui jouer tout le répertoire. Un morceau choisi suffit. Un segment. — Suis-je en train de vivre dans un morceau choisi, en ce moment ? C’est une scène originale, une séquelle authentique. — Pourquoi me dire tout ça ? Qu’es-tu en train de faire9 C’est parce que tu as reçu une formation d’aumônier. Il est important que tu saches ce que Hali a vécu. Je lui ai montré l’incident Jésus. Thomas sentit sa bouche se dessécher. Il lui fallut un bon moment pour récupérer, puis il demanda : — La Colline des Crânes ? Pourquoi ? Son existence a été trop paisible. Elle a besoin d’apprendre jusqu’où peut aller la violence sacrée. Toi aussi, tu as besoin de ce petit rappel. Thomas songea à tout ce que cela avait dû représenter, pour une jeune femme habituée à l’existence protégée côté nef, que d’être brusquement confrontée à la crucifixion. Cela le rendit furieux et il ne chercha pas à s’en cacher. — Tu ne crois pas qu’il s’agit d’une ingérence ? Cet univers est aussi à moi, démon. N’oublie jamais cela! — Pourquoi as-tu fait ça? Prélude à d’autres informations. Panille a flairé le piège que tu lui as tendu et il l’a évité. Waela n’a pas réussi. Thomas savait qu’il serait incapable de dissimuler sa joie. Il n’essaya même pas. Mais une question demeurait. — Est-ce que c’est toi qui manipules Panille ? Est-ce que je te manipule ? Thomas sentit une constriction autour de sa poitrine. Rien ne se présentait comme il s’y attendait. Dès qu’il eut retrouvé sa voix, il demanda : — Comment a-t-il fait pour reconnaître le piège ? En étant alerte au danger. — Qu’est-ce que ça veut dire ? Tu n’es pas alerte, comme doit l’être mon démon. — Et toi, tu m’avais dit que tu n’interviendrais pas lorsque les dés seraient jetés. Je n’ai jamais dit que je n’interviendrais pas. J’ai dit qu’il n’y aurait aucune influence extérieure. Thomas médita cette explication tout en luttant pour surmonter un sentiment de frustration profonde. Mais c’était trop pour lui et il exprima sa pensée : — Tu fais partie du jeu. Tu peux faire tout ce que tu veux et tu n’appelles pas ça… Toi aussi, tu peux faire tout ce que tu veux. Cette remarque le figea. De quelle sorte de pouvoirs l’avait donc investi Nef? Il ne se sentait certainement pas en position de puissance. Il avait, au contraire, l’impression d’être diminué face à l’omniprésence de Nef. Et quelle était cette histoire d’Hali Ekel d’«incident jésus» ? Qu’est-ce que tout cela voulait dire? Une fois de plus, Nef fit irruption dans son esprit conscient. J’essaie de t’expliquer, démon, que certaines choses suivent leur propre cours dans la mesure où tu ne sais pas reconnaître ce cours. Waela éprouve réellement une attirance profonde pour le jeune Panille. Le jeune Panille, Thomas murmura, enjambant le gouffre qu’il ressentait au creux de l’estomac : — Pourquoi me tortures-tu? Tu te tortures toi-même. — C’est toi qui le dis! Quand te réveilleras-tu ? demanda alors Nef avec une emphase mêlée de frustration indéniable. Thomas s’aperçut qu’il ne redoutait plus cela. Il était beaucoup trop las et il n’y avait plus de raison pour qu’il reste ici à l’intérieur du suba. Oakes avait donné son accord à l’expédition. Ils partiraient à l’heure prévue. Avec Waela et Panille. — Je me réveillerai demain matin de bonne heure, Nef, et je m’envolerai dans la nacelle de ce dirigeable. Si cela pouvait être vrai. — Tu as l’intention de m’en empêcher? Thomas se sentait curieusement excité à l’idée que Nef pourrait intervenir de cette manière-là. T’en empêcher ? Certainement pas. La représentation doit suivre son cours apparent. Y avait-il eu de la tristesse dans cette projection de Nef? Thomas ne pouvait en être certain. Il se laissa aller en arrière contre le dossier de son siège. Il ressentait une douleur aiguë entre ses omoplates. Les yeux clos, il déversa sa lassitude et ses frustrations dans ses pensées. — Nef, je sais bien que je ne peux rien te cacher. Tu n’ignores pas pour quelle raison je pars demain explorer l’océan ? Je ne l’ignore pas. Je n’ignore pas non plus ce que tu essaies de te dissimuler à toi-même. — Voilà que tu joues à me psychanalyser, maintenant ? Qui de nous deux usurpe la fonction de l’autre ? C’est une question qui n’a jamais cessé de se poser. Thomas rouvrit les yeux. — Je suis obligé de le faire. C’est là toute l’origine de l’illusion que les hommes appellent kismet. — Je suis trop fatigué pour jouer avec les mots. Thomas se laissa glisser du siège de commande et se mit debout. Une main sur le dossier du siège, il parla, autant pour Nef que pour lui-même : — Nous allons peut-être trouver la mort demain, tous ensemble : Waela, Panille et moi. Permets-moi de te signaler que, de toutes les faiblesses humaines, celle qui consiste à proférer des truismes est de loin la plus assommante. Thomas sentit se retirer la présence imposée de Nef, mais il savait que rien n’était changé. Partout où il allait, quoi qu’il pût faire, Nef était toujours avec lui. Ses pensées le ramenèrent alors à l’époque lointaine où il avait reçu sa formation (ou plutôt son conditionnement) non seulement de psychiatre, mais de psychiatre-aumônier. «Craignez celui qui peut détruire et l’âme et le corps dans la Géhenne.» Le vieux Matthieu savait s’y prendre pour inculquer aux gens la crainte de Dieu! Il fallut à Thomas deux ou trois battements pour surmonter un sentiment de panique si intense qu’il en demeurait figé sur place. Les conditionnements les plus anciens sont les plus tenaces, pensa-t-il. L’homme ne connaît pas non plus son temps. Comme les poissons capturés dans le filet mauvais, comme les passereaux pris dans le lacet, ainsi les fils des hommes sont attrapés au temps funeste quand il tombe sur eux tout à coup. Le Livre des Morts chrétien Archives de la Mnefmothèque Durant un long moment, après avoir quitté la Colline des Crânes pour retourner côté nef, Hali fut incapable de réunir assez d’énergie et de volonté pour se lever et s’en aller. Elle contemplait le plafond et les murs de cette cabine secrète où Kerro avait passé une si grande partie de son temps à communier avec Nef. Elle ne pouvait pas oublier le corps emprunté à la vieille femme, les pas chancelants, douloureux, le poids des épaules voûtées. Son vrai corps retrouvé fourmillait d’une sensibilité électrique, à fleur de nerf. Chaque minuscule mouvement qu’elle faisait se traduisait par une explosion immédiate de tous ses sens. Elle ne pouvait pas oublier non plus cet homme qui avait été cloué sur une croix de bois en haut de la colline. Les barbares! Yeschuah. Elle chuchota le nom : Yeschuah. Il était facile de comprendre comment ce mot avait évolué pour donner «Jésus»… et même la prononciation «Rhéssous» de Jésus Louis. Mais nulle part elle ne voyait de clé indiquant pourquoi il avait fallu qu’elle assiste à cette scène pénible. Nulle part. Elle s’étonnait aussi de n’avoir jamais rencontré aucune allusion historique à ces événements anciens. Ni dans l’enseignement donné par Nef, ni dans les Archives, ni dans les propos des Neftiles originaires de la Terre. Dès son retour dans la cabine, elle avait demandé à Nef pourquoi cet incident brutal lui avait été montré. Elle n’avait reçu qu’une réponse énigmatique : Parce qu’il y a des choses appartenant au passé humain qu’aucune créature ne devrait oublier. — Mais pourquoi moi ? Et pourquoi maintenant ? Le reste n’était que silence. Elle en avait conclu qu’il lui appartenait de découvrir les réponses. Elle regarda le pupitre com. Le terminal éducatif, et le fauteuil qui se trouvait devant, lui appartenaient maintenant. Elle le savait. Kerro était parti… côté sol. Nef l’avait fait entrer ici pour qu’elle prenne sa place. Le message était clair : Plus de Kerro Panille côté Nef. Une vague de désespoir la submergea. Au bord des sanglots, elle secoua vivement la tête. Elle n’avait plus besoin de rester ici maintenant. Elle se leva, prit son diagnoskit et sortit de la même manière qu’elle était entrée. Pourquoi moi ? Elle retraversa la Salle des Programmes puis le corridor D qui conduisait au Quartier Médical, au centre du corps de Nef. Le Blip de son diagnoskit la fit sursauter. — Ici Ekel, dit-elle, surprise d’entendre sa voix jeune qui contrastait avec le chevrotement incident de son identité d’emprunt. — Ekel, présentez-vous immédiatement au bureau du Dr Ferry, craqueta le diagnoskit. Elle trouva un servorapide qui lui permettrait de se rendre plus vite au Quartier Médical. Le bureau de Ferry, songea-t-elle. Cela pourrait signifier une nouvelle affectation. Et si on m’envoyait côté sol rejoindre Kerro ? Cette pensée l’emplissait d’excitation, mais l’idée d’aller travailler côté sol demeurait angoissante. Il y avait tant d’horribles bruits qui couraient. Et depuis quelque temps, toutes les affectations sur Pandore paraissaient permanentes. Exception faite du cercle politique restreint du Quartier Médical, on ne revoyait pratiquement jamais ceux qui étaient partis. Les contraintes de son travail l’avaient empêchée, jusqu’ici, de réfléchir beaucoup à ce problème, mais soudain il était devenu d’un intérêt vital. Que font-ils avec tous ceux que nous leur envoyons ? La demande constante de matériel et de vivres produits par Nef était un sujet perpétuel de rumeurs angoissées. Quotidiennement étaient lancées des exhortations à accroître la production. Mais on entendait rarement parler des personnes disparues. Nous avons été conditionnés à ne pas regarder en face le caractère irrévocable des terminaisons absolues. Est-ce pour cette raison que Nef m’a montré Yeschuah ? Cette pensée flottait dans son esprit conscient, vibrant à l’unisson du servorapide qui la transportait vers le bureau de Winslow Ferry. Il était clair pour elle que la fin de Yeschuah ne signifiait pas la fin de son influence. Pandore était un lieu où beaucoup de choses finissaient. Un lieu qui dévorait les gens, le matériel et les vivres. Quelles influences irradiait-il en échange ? Un lieu de terminaison. Un terminus. Le servo s’immobilisa, brusquement silencieux. Elle leva les yeux vers le panneau d’entrée du Quartier Médical. Juste en face, dans le couloir, était la porte qui donnait sur les bureaux de Ferry. Elle répugnait à y aller. Son corps vibrait encore d’une sensibilité exacerbée par ce que lui avait montré Nef. Elle ne voulait pas que Ferry la touche. Ce n’était pas seulement la répulsion qu’elle éprouvait habituellement envers lui. Ce vieux crétin balourd! Il buvait trop d’alcool en provenance de la Colonie et il avait toujours une main prête à se poser sur elle. Tout le monde savait que cette Demarest lui apportait du vin de la Colonie. Après son départ, il y en avait toujours des quantités chez lui. Ses points-rations ne peuvent pas suffire à lui acheter tout ce vin. Elle contempla la porte fermée en face d’elle. Il se passait des choses tout à fait anormales, aussi bien côté nef que côté sol. Pour quelle raison Rachel Demarest apportait-elle du vin au vieux Ferry ? Que reçoit-elle en échange ? De l’amour? Pourquoi pas? Même des névrosés comme Ferry et Demarest avaient besoin d’amour. Ou bien… à défaut d’amour, juste un partenaire de lit, de temps en temps. Une image remémorée de Bouche d’Egout lui communiqua un frisson à travers l’esprit. Elle sentit presque le contact de sa main, transposé sur son jeune corps. Involontairement, elle se frotta le bras. C’est peut-être comme cela qu’ils deviennent si repoussants. Pas d’amour… pas d’amants. Impossible, cependant, d’éviter de se rendre à la convocation. Elle descendit du servo et traversa le couloir vers la porte de Ferry. Elle s’ouvrit à son approche. Pourquoi pensa-t-elle alors à une épée quittant son fourreau ? — Ah! Chère Hali! s’écria Ferry en écartant vers elle les paumes de ses mains quand il la vit entrer. — Docteur Ferry, dit-elle en inclinant la tête. — Asseyez-vous où vous voudrez. Sa main se posa sur le bras du canapé, l’invitant à prendre place à côté de lui. Elle choisit un fauteuil qui lui faisait face et le débarrassa du fouillis de papiers et de disques informatiques dont il était encombré. Le bureau sentait le renfermé malgré l’efficacité des systèmes de climatisation de Nef. Winslow Ferry avait l’air ivre… ou tout au moins un peu gai. — Hali, dit-il en redisposant ses jambes de manière à avancer le pied pour effleurer le sien, vous avez fait l’objet d’une nouvelle affectation. Elle inclina une deuxième fois la tête. Côté sol? — Vous allez entrer dans les natalis, continua Ferry. Elle ne s’attendait pas du tout à cela. Elle le regarda stupidement en battant des paupières. Les natalis ? Ce corps d’élite qui prenait en charge toutes les naissances naturelles n’avait jamais figuré au nombre de ses ambitions. Ni même de ses espérances. De ses rêves, oui. Mais elle n’était pas du genre à espérer l’impossible. — Quel effet cela vous fait-il ? demanda Ferry en accentuant la pression de son pied. Les natalis! Travailler chaque jour dans le sacrement de la Vénefration! Elle hocha intérieurement la tête tandis qu’elle se laissait doucement pénétrer par la réalité de la chose. Elle allait faire partie de l’élite qui ouvrait la porte sur les mystères de la vie… elle allait aider à élever les enfants côté nef jusqu’à ce qu’ils soient dirigés vers leurs propres quartiers et leurs écoles à l’âge de sept annos. Ferry lui adressa un sourire taché de gros rouge. — Vous avez l’air ébahie. Vous ne me croyez pas? — Je vous crois, articula lentement Hali. Je me doutais bien qu’il… s’agissait d’une réaffectation… mais ça… Ferry n’ayant aucune réaction, elle continua : — J’étais sûre qu’on m’enverrait côté sol. Depuis quelque temps, on dirait que tout le monde y va. Il joignit le bout de ses doigts sous son menton. — Cette affectation ne vous rend pas heureuse ? — Oh, oui! J’en suis très contente. C’est juste que… Elle porta nerveusement la main à sa gorge… Je n’aurais jamais cru qu’un jour… C’est-à-dire… pourquoi moi et pas quelqu’un d’autre ? — Mais c’est parce que vous le méritez, ma chère, gloussa-t-il. Et d’ailleurs, il est fortement question de transférer les natalis côté sol. Ainsi, vous profiteriez des avantages des deux mondes. — Côté sol ? Elle secoua la tête. Cela faisait pour elle trop de chocs successifs. — Mais oui, côté sol, répéta Ferry comme s’il expliquait quelque chose de simple à un enfant retardé. — Mais je croyais… c’est-à-dire… le premier principe de la Vénefration est que nous devons donner nos enfants à Nef jusqu’à leur septième anno. Les natalis sont investis par Nef de la fonction de Gardiens du Berceau et leur lieu de résidence ne peut se trouver ailleurs que… — Ce n’est pas Nef qui a institué ces règles, interrompit Ferry d’une voix gutturale, mais un quelconque psyo. C’est à nous de nous déterminer en cette matière. — Mais est-ce que Nef n’a pas… — Il n’existe aucune trace d’un commandement de Nef à ce sujet. Par contre, notre Psyo a décrété que le transfert des natalis côté sol ne constituait pas une violation des règles de la Vénefration. — Combien… combien de temps faudra-t-il pour… — Un anno pandorien, peut-être; ou bien davantage. Vous savez ce que c’est. Question d’installations, de ravitaillement, de politique… Il fit un geste vague. — Quand devrai-je rejoindre ma nouvelle affectation? — A la prochaine diurne. Prenez un peu de repos. Occupez-vous de faire transporter vos affaires. Adressez-vous à… Il prit une feuille de papier dans le fouillis qui couvrait son bureau et lui jeta un regard de biais… Usija. C’est elle qui s’occupera de vous à partir de là. Son pied se frotta de nouveau contre la cambrure du sien. Elle retira sa jambe en disant : — Je vous remercie beaucoup, Docteur Ferry. — Je ne ressens pas votre gratitude. — Mais je vous remercie tout de même, particulièrement pour le temps de repos. J’ai un certain nombre de notes à mettre à jour. Il leva son verre vide. — Nous pourrions boire quelque chose, pour célébrer l’événement. Elle secoua la tête, mais avant qu’elle ait pu dire «non» il se pencha en avant avec un large sourire. — Nous allons bientôt être voisins, Hali. Cela au moins demande à être célébré. — Que voulez-vous dire par là ? — Côté sol, fit-il en agitant le verre dans sa direction. Dès que les natalis seront transférés… — Mais qui restera côté nef ? — Il y aura surtout des unités de production. — Nef ? Une usine ? Elle sentit le rouge lui monter au visage. — Pourquoi pas ? A quoi d’autre nous servirait Nef, une fois que nous serons tous installés côté sol ? Elle bondit sur ses pieds. — Vous seriez capable de lobotomiser votre propre mère! jeta-t-elle avant de s’enfuir en courant sous son regard sidéré. Pendant tout le chemin du retour jusqu’à sa cabine, elle ne cessa d’entendre la voix de Yeschuah qui martelait à son oreille : «S’ils font ces choses dans un arbre vert, que feront-ils avec un arbre sec?» J’aime à voir les choses tomber en place. Kerro Panille Bloc-notes Côté nuit après côté nuit, toujours côté nuit… c’était horrible! Legata s’était réveillée par terre dans la petite cabine côté nef, son hamac déchiré pendant autour d’elle comme les lambeaux de ses cauchemars brisés. Entourée de ténèbres, elle se sentait transie de peur et de transpiration. Peu à peu, la raison lui revint. Elle toucha les restes de son hamac et sentit la froideur du pont sous ses mains. J’ai dormi côté nef. Elle était arrivée la veille à la demande de Oakes pour s’assurer du bien-fondé d’un rapport selon lequel Ferry était trop ivre pour s’occuper de quoi que ce soit. Elle avait été étonnée, en descendant de la navette au poste de débarquement habituel, de constater à quel point le personnel d’accueil avait été réduit. Louis était en train de décimer les effectifs côté nef pour remplacer les pertes au Blockhaus. A combien s’élèvent réellement ces pertes ? Elle tira rageusement des lambeaux de hamac coincés sous elle et les lança à travers la cabine. Ferry, prévenu de son arrivée, avait avalé trop de vigipilules et elle avait trouvé devant elle une loque tremblante. Elle lui avait passé un savon avec une énergie furieuse dont elle avait été la première surprise. Puis elle lui avait confisqué le reste de son stock d’alcool de la Colonie. Elle espérait, du moins, que c’était tout le reste. Il faut que je fasse quelque chose pour ces cauchemars. Certains détails demeuraient flous à son réveil, mais elle savait qu’elle rêvait surtout de sang et d’instruments aux pointes acérées qui épluchaient sa chair fragile. Avec à l’arrière-plan l’éclat fiévreux du sourire de Morgan Oakes. C’était indubitablement le sourire lippu de Oakes, mais… avec le regard de Murdoch. Et comme fond sonore, les éclats de rire de Louis. Elle ramassa des morceaux de draps, un oreiller intact, et s’éloigna, toujours dans le noir, pour s’installer sur une carpette dans un autre coin de la cabine. Une seule fois, avant cela, elle s’était sentie aussi lasse, aussi vidée, aussi… désemparée. La Chambre des Lamentations. C’était pour cette raison qu’elle avait couru aussitôt la Péri. Pour récupérer des morceaux de sa dignité. Sa dignité, oui. Mais elle n’avait pas récupéré sa mémoire. Que s’est-il passé là-bas? A quel jeu joue Morgan ? Pourquoi m’a-t-il fait subir ça ? Elle se souvenait des préliminaires. Relativement innocents. Oakes lui avait fait boire un certain nombre de verres, puis lui avait laissé un cylindre holo qui détaillait, comme il disait, «quelques morceaux de choix à la portée de quelques rares privilégiés». Il lui avait montré d’abord quelques graphiques et résumés techniques sur les travaux accomplis par Louis avec les clones M. La boisson lui embrumait les idées, mais presque tout était resté dans sa mémoire. — Louis a apporté de remarquables perfectionnements aux méthodes de clonage, avait déclaré Oakes. Remarquables, pour sûr. Louis était capable de porter un clone à l’âge de trente annos en une dizaine de diurnes. Il pouvait produire sur commande des clones destinés à des fonctions spéciales. Elle s’était dit, en regardant cet enregistrement holo des clones de Lab I, qu’elle se mettrait peut-être à jouer à ce jeu avec Oakes, mais qu’il faudrait alors qu’elle modifie les règles à sa manière. Je ne savais même pas de quel jeu il s’agissait! Lorsque Morgan Oakes lui avait suggéré d’aller visiter Lab I, elle ne s’était même pas doutée qu’il voulait la… qu’il avait l’intention de… Il n’y a rien de sacré! Cette pensée ne cessait de lui revenir. Elle prit une longue et profonde inspiration dans l’atmosphère délicieusement filtrée de Nef. Quelle différence avec l’atmosphère côté sol. Elle savait qu’elle perdait du temps. Il y avait des choses dont elle devait absolument se souvenir avant de retourner avec Oakes. Il croit qu’il n’a plus rien à craindre de moi maintenant. Il vaut mieux ne pas le détromper. Son pouvoir était toujours aussi grand. Mais après ce qu’il lui avait fait, après la Chambre des Lamentations, elle avait encore l’impression d’être la seule personne qui le connût assez pour pouvoir causer sa défaite. Et il n’y aurait plus aucune opposition de sa part tant qu’il ne la considérerait pas comme une menace… ou un défi. Tant qu’il désirera mon corps… surtout maintenant que je sais à quel jeu nous jouons vraiment. L’angoisse, de nouveau, commença à s’emparer d’elle. Ces cauchemars… ces souvenirs impossibles à capturer… Elle tambourina des deux poings sur le plancher de la cabine. L’angoisse montait en elle comme quelque chose de distinct, comme un enfant bâtard conçu par le viol. Ses émotions incapturables étaient un lieu au pouvoir d’attraction immédiat, et elle avait l’impression de regarder d’en haut sa confusion présente de la même manière qu’un mourant, dit-on, s’observe à partir de quelque poste culminant et incapturable. Ses poings étaient endoloris à force de tambouriner. Un aumônier est censé soulager les angoisses et non les provoquer! Aumônier… elle avait cherché ce mot, une fois, et la définition affichée par l’écran l’avait étonnée : Gardien des reliques sacrées. Quelles étaient les reliques sacrées de Nef ? Les humains ? Méthodiquement, elle se força à se décontracter dans l’obscurité de la petite cabine. Mais son esprit demeurait un fouillis de questions sans réponses. Au bout d’un moment, elle se trouva de nouveau le souffle court. En un vertige soudain, elle se revit, dans la mémoire de son imagination, en train de toucher un cadran dans la Chambre des Lamentations. Ce n’était qu’une image fugace, mais au-delà du cadran il y avait ce visage déformé de clone… ces grands yeux terrifiés… Est-ce que j’ai tourné ce cadran ? Il faut absolument que je le sache! Elle croisa ses mains autour de ses genoux pour s’empêcher de marteler le plancher. Est-ce que j’ai tourné ce cadran de moi-même ou est-ce Oakes qui m’a forcé la main ? Elle retint son souffle. Il fallait qu’elle se souvienne. C’était indispensable. Et il faudrait aussi, elle le savait maintenant, qu’elle détruise Oakes. Elle était la seule à pouvoir accomplir cela. Même Nef n’est pas capable de le détruire. Elle scruta les ténèbres opaques de la cabine. C’est vrai ou pas, Nef? Elle avait l’impression que les pensées de quelqu’un d’autre tournoyaient dans sa tête avec les siennes. Ce vertige… elle secoua violemment la tête pour s’en libérer. Il n’y a… rien… de sacré. Un violent tremblement s’empara de tout son corps. La Chambre des Lamentations. Il fallait qu’elle se rappelle ce qui s’était passé là-bas. Il fallait qu’elle connaisse ses propres limitations avant de s’attaquer à celles de quelqu’un d’autre. Il fallait qu’elle affronte les cases vides de son esprit, sans quoi elle continuerait d’appartenir à Oakes. Pas juste de corps, mais de tout son être. Elle serait totalement à lui. Elle crispa de nouveau les poings contre ses genoux. Ses ongles meurtrissaient la paume de ses mains. Il faut que je me rappelle… il le faut… Elle avait un seul souvenir brumeux et elle s’y raccrochait : Jessup en train de pétrir sa chair cuisante avec des doigts d’une douceur étonnante malgré leur difformité à laquelle elle ne faisait même pas attention. Ce souvenir était réel. Elle se força à desserrer les poings, à se décontracter les jambes. Elle s’assit sur la carpette en tailleur, nue et couverte de transpiration. Elle tendit le bras dans le noir pour prendre l’une des bouteilles de vin qu’elle avait confisquées à Ferry. Ses mains tremblaient si fort qu’elle n’osait pas aller chercher un verre de peur de le casser. De plus, il lui aurait fallu se lever, allumer, ouvrir un placard. Elle déboucha la bouteille et but au goulot. Un semblant de calme s’installa provisoirement en elle. Elle en profita pour trouver le bouton de contrôle de l’éclairage, qu’elle régla au minimum. Puis elle tendit de nouveau la main vers la bouteille. Encore ça ? Elle se vit réduite à l’état de Ferry. Non / Il devait exister de meilleurs moyens. Elle reboucha la bouteille, la remit en place et se rassit sur la carpette, les jambes tendues devant elle. Que faire? Son regard se posa sur le miroir, à côté de la porte, qui lui renvoyait son image. Elle laissa échapper un grognement. Elle aimait son corps. Sa fermeté; sa souplesse. Aux yeux des hommes, il apparaissait particulièrement féminin et tendre, illusion imputable à ses seins très larges. Mais même sa poitrine était dure au toucher, musclée par un programme rigoureux d’exercices physiques auxquels peu de gens en dehors de Oakes et d’elle-même soupçonnaient qu’elle se livrait. Ce qu’elle voyait en ce moment, par contre, c’étaient surtout les marques rouges en travers de son ventre, sur tout un bras, à l’intérieur des cuisses, partout où elle avait lutté avec le hamac durant son horrible cauchemar. Elle leva la main gauche pour la contempler. Ses doigts étaient endoloris. Dans ce bras mince, dans cette main fine, il y avait la force de cinq hommes. Elle l’avait découvert de bonne heure mais, craignant que cela ne signifie pour elle une existence… manuelle au lieu d’intellectuelle, avait toujours cherché à dissimuler ce don génétique. Elle ne pouvait dissimuler de la même manière ce que lui montrait le miroir : les marques sur sa peau et son hamac réduit en charpie. Que faire? Elle refusait de se tourner vers l’alcool. La sueur commençait à refroidir sur sa peau. Sa chevelure drue lui collait au visage et à la nuque en mèches moites, mais elle ne sentait plus les ruisseaux de transpiration au creux de ses reins. Ses yeux verts quittèrent l’image de son corps dans le miroir pour se poser sur son corps réel et le transpercer comme faisaient les espions optiques de Oakes. Maudit Oakes! Elle referma les yeux avec une grimace. Il devait y avoir un moyen de percer la barrière de sa mémoire. Que m’est-il arrivé ? La Chambre des Lamentations. Elle le répéta à haute voix : «La Chambre des Lamentations!» Les terribles doigts de Jessup lui pétrissaient le dos, la nuque. Brusquement, les images se mirent à déferler dans son esprit comme une tempête. Uniquement des éclats, des fragments, au début : un visage difforme entrevu, une douleur comme un éclair. Des contorsions de chairs accouplées. Un arc-en-ciel de clones tristes qui se montaient les uns les autres, toujours mouillés de transpiration, exhibant leurs organes monstrueux, luisants… Je n’ai rien voulu prendre d’eux! Sa force extraordinaire avait abasourdi les clones. Du sang! Elle voyait du sang sur ses bras. Je ne suis pas allée avec eux. Je n’ai rien voulu! C’était une certitude. Une certitude qui lui communiquait une nouvelle force. Lorsqu’elle se tourna de nouveau vers le miroir, son visage irradiait une liberté criante d’objectivité. L’enregistrement holo! Oakes avait proposé de le lui passer, avec une lueur d’amusement dans le regard… mais pas seulement cela… une sorte d’inquiétude aux aguets; et elle avait refusé. — Non… pas maintenant… peut-être une autre fois. Son estomac s’était noué de terreur. Le vin ou l’enregistrement! La certitude était en elle : ce serait l’un ou l’autre. Et elle ressentit une onde soudaine de sympathie pour le vieux Winslow Ferry. Que lui ont-ils fait, à ce pauvre diable ? Son choix à elle ne faisait aucun doute. La bouteille était exclue. Elle se regarderait telle que Oakes l’avait regardée. C’était l’horrible prix qu’il lui faudrait payer pour que ses cauchemars s’arrêtent. Pour que Oakes et Louis, pour que Murdoch aussi s’arrêtent. Si” on les arrête, qui fera vivre la Colonie ? Les Neftiles avaient essayé quatre fois. Quatre chefs, quatre échecs. «Echecs» était l’euphémisme utilisé par les Colons pour décrire une réalité faite de mutineries, massacres, répressions sanglantes, suicides. Les rapports étaient là, pas trop difficiles à extraire pour une bonne Spécialiste des Données. La Colonie actuelle avait essuyé des revers, sans doute, mais rien qui ressemblât à une liquidation totale, à une retraite en masse dans les corridors isolés de Nef. Pandore n’était pas devenue moins hostile. Mais les Neftiles étaient devenus plus malins. Et les plus malins de tous, sans conteste, étaient Louis et Oakes. Nef seule savait combien de Neftiles arpentaient la surface de Pandore ou les innombrables coursives côté nef. Tous survivaient, quel que fût leur degré de confort ou d’inconfort, grâce à Oakes et à l’efficacité de son administration. Grâce aussi à Louis, qui savait exécuter les ordres avec une compétence brutale. A la connaissance de Legata, aucune autre équipe dirigeante, de toutes les histoires de Nef, ne pouvait mettre à son actif une telle cohésion. Nef prendra soin de nous. Elle sentait la présence de Nef autour d’elle, en ce moment même, dans les susurrations silencieuses côté nuit. Malheureusement, Nef n’avait jamais été d’accord pour prendre soin des Neftiles. A une époque, Legata avait cherché à définir la place occupée par les Neftiles dans l’ordre neftien des choses. Elle avait consulté des quantités effarantes d’enregistrements historiques à la recherche d’une entente, un pacte, une preuve de relation formelle, même rudimentaire, entre la divinité et son peuple. Notre divine Nef. Tous les arrangements à l’exception d’un seul avaient été réglés par des psyos agissant pour le compte de Nef. Mais dans les tout premiers comptes rendus, elle était tombée sur cette ligne enregistrée, qui émanait directement de Nef : «Il vous faut décider de quelle manière vous allez me Vénefrer.» Ce devait être l’origine de la Vénefration actuelle. On pouvait faire remonter le commandement jusqu’à Nef. Mais il était somme toute assez vague, et quand elle avait rapporté sa découverte à Oakes, il n’y avait vu qu’une affirmation de plus du pouvoir des psyos. — C’est nous, après tout, qui dirigeons la Vénération. Si Nef était vraiment Dieu, elle semblait toujours aussi peu désireuse d’intervenir dans les affaires des Neftiles. Chacune des manifestations visibles de Nef pouvait être attribuée à la volonté de se maintenir en état de bon fonctionnement. Certains Neftiles prétendaient qu’ils parlaient à Nef. Elle les avait soigneusement étudiés. On pouvait les ranger dans deux catégories évidentes : les responsables et les irresponsables. La plupart avaient l’habitude, selon leur entourage, de parler aux murs, à leur bol, à des vêtements, n’importe quoi. Mais un sur vingt environ faisait partie de l’élite de Nef. Pour ceux-là, le fait de dialoguer avec Nef représentait le seul élément anormal de tout le dossier. Elle était surtout fascinée de voir que, pour ce petit groupe, les incidents signalés étaient très isolés et apparemment sans répercussion sur le comportement de l’intéressé. Un peu comme si Nef se manifestait vraiment à eux de temps à autre. Contrairement à Oakes et Louis, elle ne se comptait pas au nombre des incroyants. Divine ou pas, Nef refusait apparemment d’intervenir dans les décisions privées des Neftiles. Alors, si je décide de supprimer Oakes ? Nef prenait-elle soin de lui, également? Oakes était trop prudent, trop laborieusement sûr de lui dans tout ce qu’il faisait. Si c’était vraiment grâce à lui que la Colonie avait survécu jusqu’ici ? Pourrait-elle supporter de voir tout s’écrouler, sachant que c’était elle qui avait causé cela ? La Chambre des Lamentations était-elle un mal nécessaire? Pour le savoir, il n’y avait qu’un moyen. Il fallait qu’elle regarde cet enregistrement holo. Elle se mit debout, prit une combinaison uniforme et l’enfila. Il y avait dans chacun de ses mouvements une précipitation latente exacerbée par l’heure qui tournait et les terreurs qu’elle tenait à distance. Un coup d’œil à son chrono lui indiqua qu’il ne restait plus que six heures avant côté jour. Six heures pour extraire ces enregistrements, les visionner et faire disparaître ses traces. Alors que les cylindres holos devaient couvrir presque une diurne entière. Peut-être quarante heures. Mais elle n’avait pas besoin de tout passer. Quelques extraits lui apprendraient vite l’essentiel. Que m’a-t-il fait là-bas ? Sans avoir eu à le décider consciemment, elle se dirigea vers l’ancienne cabine de Oakes côté nef. Elle ne s’en rendit compte que lorsque sa main se posa sur les crampons de la porte. Oui, le pupitre com devait être encore là. C’était un bon endroit pour rechercher l’enregistrement et le visionner. Elle connaissait le code qu’il fallait utiliser. Avec son numéro prioritaire, elle n’aurait pas de problème pour l’obtenir. Et plus elle y pensait, plus elle se disait que le choix de cette cabine abandonnée était exquisément opportun. Tout en manipulant les crampons de la cabine, elle se répéta : Quoi qu’il ait voulu me faire faire là-bas, je ne l’ai pas fait. Au fond d’elle-même était la certitude que ni les plaisirs ni les curiosités de la Chambre des Lamentations ne l’avaient tentée. Ni les extases ni les souffrances. Mais Oakes voulait qu’elle croie à un avilissement volontaire. Il tenait à le lui faire croire. Nous allons bien voir. Elle ouvrit la porte et entra dans la cabine. La famille nourrit ses oisillons et sous le nid tresse les brindilles… L’intelligence est la cousine pauvre de la compréhension. Kerro Panille Poésies complètes Le pourpre terne des cadrans et des voyants de contrôle emplissait la nacelle suba d’ombres rougeoyantes et faisait naître des éclats de lucioles à chaque mouvement des trois occupants sanglés dans leur fauteuil face au demi-cercle compact des instruments de bord. Thomas, intensément conscient des pressions extrêmes qui s’exerçaient de toutes parts sur la coque, leva les yeux vers le répétiteur de profondeur. Ce n’était pas tout à fait comme à l’intérieur d’une nef spatiale, finalement. Au lieu du vide cosmique, il sentait la présence oppressante de l’océan pandorien. Et il n’avait qu’à lever la tête vers la coupole transparente de la nacelle, à l’endroit où elle dépassait de la coque porteuse, pour voir le cercle opale de lumière faiblissante qui représentait la surface de plus en plus éloignée du lagon. En tournant la tête, il surprit le même coup d’œil instinctif que Waela jetait au cadran du répétiteur. Tout avait l’air de se passer très bien pour elle. Aucune angoisse résiduelle de ses précédentes expériences au fond de la mer. Il regarda alors Kerro Panille. Ce poète ne correspondait pas à l’image qu’il s’était faite de lui par avance. Il était tout jeune, certes — à peine un peu plus de vingt annos d’après le dossier-— mais il y avait dans ses manières quelque chose qui évoquait une maturité plus grande. Panille était demeuré silencieux durant la descente, s’abstenant même de poser les questions habituelles. Mais peu de choses devaient échapper à son regard. La façon dont il penchait la tête au moindre son nouveau trahissait sa vigilance. Ils n’avaient pas eu suffisamment de temps pour le mettre vraiment au courant du fonctionnement des appareils. Waela lui avait demandé de surveiller les moniteurs de leur programme de communication et de la prévenir quand les premières configurations de lucioles émises par les varechs commenceraient à être acceptées. Elle s’était réservé les instruments qui indiquaient l’état de leur liaison avec le câble d’accrochage. Le câble avait été ancré au centre du lagon et servait maintenant à guider leur descente. Le dirigeable y était solidement amarré, un peu au-dessus de la surface de l’eau. — Il est très sensible à la communication inconsciente, avait dit Waela du poète juste avant son arrivée au hangar. Thomas ne lui avait pas demandé comment elle le savait. Elle lui avait déjà confirmé l’échec de sa tentative de séduction. — Etait-il trop naïf? A-t-il compris ce que vous… — Oh, il a parfaitement compris. Mais il a dans l’idée que son corps est quelque chose qui lui appartient. Plutôt rafraîchissant chez un homme. — Est-ce qu’il… vous croyez qu’il agit vraiment pour le compte de Oakes ? — Ce n’est pas le genre. Thomas était forcé d’en convenir. Panille irradiait une candeur presque enfantine. Depuis sa tentative de séduction manquée (et plutôt maladroite, elle devait bien l’admettre), Waela se sentait gênée en présence du poète. Mais Panille, de son côté, ne faisait montre d’aucune inhibition de ce genre. Il possédait la naïveté côté nef et elle le soupçonnait d’être capable d’aller se jeter dans la gueule du premier prédateur pandorien venu rien que pour satisfaire sa curiosité de poète. Il me plaît, se dit-elle. Décidément, il me plaît. Mais il ne faudrait pas tarder à faire son éducation quant aux dangers locaux, ou il ne durerait même pas le temps d’écrire un nouveau poème. Alors, c’est vraiment Nef qui l’a envoyé, songea Thomas. Aurait-il pour mission de me tenir à l’œil ? Thomas s’était réservé l’observation directe de la zone exempte de varechs où ils étaient en train de descendre. C’était une colonne d’eau libre qui faisait environ quatre cents mètres de diamètre. Un «lagon» pandorien. Ils n’étaient pas encore arrivés dans les régions obscures où les varechs exhibaient leurs jeux de lumières. Panille avait été fasciné par le terme «lagon» quand il l’avait entendu. Nef lui avait montré une fois un lagon côté Terre, avec ses cocotiers et même une pirogue à voiles blanches. L’océan de Pandore connaîtrait-il un jour de tels enchantements ? Il s’était découvert une conscience aiguë de chaque impression sensorielle qui lui parvenait au sein de ce monde clos. Il y avait là matière à d’innombrables poèmes. Le sifflement discret de l’air recyclé, les effluves humains de la promiscuité, chargés d’angoisses muettes. Il avait aimé la manière dont la lumière rouge clignotait à l’échelle de coupée. Lorsque Thomas avait utilisé le mot «lagon» pour décrire leur lieu de destination, Panille avait murmuré : «Persistance de l’atavisme.» Cette remarque lui avait valu un regard surpris de la part de Thomas. Waela observa qu’ils venaient de passer la marque des 85 m et l’annonça à haute voix. Elle se pencha vers l’écran qui montrait la plus proche muraille des varechs qui entouraient le lagon. Leurs longs filaments descendaient obliquement vers les profondeurs opaques tandis que de place en place des tentacules noirs se tendaient en direction du suba. Les projecteurs de plongée faisaient jouer des ombres vertes sur les varechs livides, révélant de petites excroissances sombres, des grappes de boules dont la fonction leur était inconnue. Plus bas, c’étaient des boules semblables qui produisaient les configurations lumineuses. Autour des filaments de varechs et dans les régions supérieures du lagon, l’eau était peuplée de formes lentes ou rapides, munies de nombreux yeux ou quelquefois aveugles. Certaines étaient fines et vermiculaires, d’autres dodues et pondéreuses, avec de longues nageoires membraneuses et des mâchoires béantes et édentées. Aucune ne s’était jamais, en principe, attaquée aux Neftiles. On pensait qu’elles vivaient en symbiose avec les varechs. Si on essayait de les prélever comme spécimens, cela déchaînait la violence des varechs. Et dès qu’elles étaient hors de l’eau, elles se décomposaient avec une telle rapidité que la seule solution, pour les étudier, était de disposer de laboratoires mobiles. Seulement, les laboratoires mobiles ne survivaient pas longtemps dans ces régions. Plus ils descendraient et moins ils rencontreraient de ces créatures. D’après l’expérience de Waela, le suba atteindrait bientôt la zone des rampants, ces choses qui se déplaçaient le long des thalles des varechs et sur le fond océanique. Il y avait aussi quelques grosses créatures qui nageaient, mais celles qui rampaient étaient prédominantes. Durant le vol en direction du lagon, Waela s’était efforcée de ne pas rester inactive, redoutant de s’effondrer quand le moment serait venu d’effectuer une nouvelle plongée. Elle se donnait du courage en se disant que ce modèle de suba était spécialement renforcé, mais elle ne pouvait s’empêcher de songer à ce qui allait se passer, mêlant ses appréhensions au souvenir de ses plus noires terreurs. La dernière expédition désastreuse avait utilisé un submersible de soixante-dix mètres de long, hérissé de lames et de rasoirs. La Colonie avait payé un horrible tribut en vies humaines pour le convoyer à travers les plaines ondulées de l’Ovale jusqu’à l’unique site, sur la côte méridionale, où l’on pouvait le faire glisser dans une baie bordée de varechs. Elle faisait partie des neuf membres de l’équipage. Et elle avait été la seule survivante. Pendant quelque temps, ils avaient cru que la taille et le poids suffiraient à leur garantir le succès. Les trappes d’admission d’eau étaient ouvertes par télécommande et les échantillons de varechs s’accumulaient dans les bacs. Mais les tentacules des varechs avaient surgi des fonds rocheux où ils étaient ancrés et avaient entouré le suba. Leurs assauts concertés ne connaissaient pas de fin. Ils s’enroulaient autour de la coque, neutralisant les lames coupantes par la simple force de leur nombre, attirant le suba de plus en plus profond, lançant leurs capillaires à la recherche du moindre point faible. Leurs thalles aveuglaient les senseurs extérieurs. Leurs interférences étouffaient les systèmes de communication. Les Neftiles étaient sourds, aveugles et muets. Puis l’eau avait jailli à l’intérieur de la coque, à proximité d’un panneau étanche, en un faisceau si puissant qu’il tranchait les chairs sur son passage. De repenser à tout cela précipitait la respiration de Waela. Elle était chargée de manipuler un couteau à partir d’une bulle de plaz en saillie sur la coque. La bulle était couverte de thalles souples sauf aux endroits où se tendaient les cylindres tentaculaires des varechs qui cherchaient à broyer le suba. A travers la grêle de parasites dans ses écouteurs, elle avait entendu un de ses compagnons décrire la gerbe d’eau qui avait coupé en deux un autre membre de l’équipage. A ce moment-là, une déformation de la coque et l’explosion due au changement de pression à l’intérieur du suba avaient brusquement projeté sa bulle comme un bouchon. Débarrassée des thalles qui l’aveuglaient, elle était remontée vers la surface parmi les varechs qui s’écartaient pour lui laisser le passage. Jamais Waela ne s’était expliqué ce phénomène. Les varechs lui avaient ouvert un passage jusqu’à la surface! Une fois dans la double lumière aveuglante côté jour, elle avait forcé le panneau étanche, puis plongé dans une mer onduleuse couverte de larges thalles de varechs. Elle se souvenait qu’elle les avait touchés avec épouvante, ayant besoin d’eux pour se maintenir à flot. Us formaient une couverture vert pâle qui tempérait les mouvements de la mer. Puis elle avait senti un fourmillement dans tout son corps. Son esprit avait été assailli par des images disparates de démons et d’humains mêlés en des combats mortels. Elle se souvenait qu’elle avait hurlé, avalé de l’eau salée, hurlé. En quelques secondes, les images avaient eu raison d’elle et elle avait roulé, inconsciente, en travers d’une plaque de varech. Un dirigeable d’observation l’avait arrachée à la mer. Elle avait mis de nombreuses diurnes à récupérer, acclamée lors de sa guérison parce qu’elle avait prouvé que les varechs n’étaient pas seulement dangereux à cause de leurs capacités physiques mais aussi à cause de leurs propriétés hallucinogènes qui faisaient des ravages pour peu qu’ils soient en contact avec une assez grande partie du corps humain dans un milieu liquide. — Il y a quelque chose qui ne va pas, Waela ? C’était Panille qui se penchait sur elle, rendu inquiet par son introspection silencieuse. — Non. Tout va bien. Nous sommes en train de quitter les eaux actives de la surface. Nous commencerons bientôt à apercevoir les lumières. — Vous êtes déjà descendue à ces profondeurs, m’a-t-on dit. — Oui. — Nous n’avons rien à craindre, intervint Thomas, tant que nous ne menaçons pas les varechs. Vous le savez. — Merci bien, dit Panille. D’après les rapports, les varechs auraient attaqué à même le rivage une équipe qui tentait d’installer une station de récolte. — C’est vrai, fit Waela. Hommes et machines ont été balayés du rivage. Les hommes se sont noyés et on a retrouvé leurs cadavres. Les machines ont disparu. — Alors, pourquoi ne nous attaqueraient-ils pas ici? — Ils ne l’ont jamais fait quand nous nous sommes contentés de descendre pour observer. Cette affirmation aida Waela à retrouver une partie de son calme. Elle se concentra de nouveau sur les écrans et les batteries de senseurs. Panille regarda, par-dessus son épaule, l’écran de Waela qui montrait les tiges obliques des varechs, les thalles torsadés et les curieuses boules en grappes qui scintillaient comme des étoiles à la lumière des projecteurs du suba. Quand il leva la tête vers la coupole, il aperçut le rond lointain de la surface du lagon, lune diaphane peuplée d’ombres mouvantes, celles des créatures qui partageaient le lagon avec les varechs. Le lagon était un lieu de mystère et de magie à la beauté si profonde que Panille était reconnaissant à Nef de lui avoir simplement permis de le contempler. Les thalles des varechs étaient des câbles gris-vert, par endroits plus épais qu’un torse de Neftile. Ils surgissaient des profondeurs obscures pour grimper vers la tache de lumière mercurique. La lumière grimpe vers les étoiles mais, les voyant, craint de les rattraper et flotte sidérée. Oh, étoiles, comme vous brûlez dans ma tête! Les varechs se tendaient vers Réga, le seul soleil qui occupait leur ciel pour le moment. Plus tard, il y aurait aussi Alki. Même quand il y avait des nuages, les varechs s’orientaient perpendiculairement à la trajectoire d’un soleil. Quand deux soleils étaient présents, leur tropisme s’adaptait à la moyenne des radiations selon un équilibre précis. Panille réfléchissait à tout cela, mettant à profit les connaissances que lui avait inculquées Nef. C’étaient des observations glanées au prix de périlleuses incursions dans la mer. Des informations éparses, qui ne valaient pas l’intensité de ce qu’il apprenait en se trouvant ici. Mais il connaissait d’avance une partie des choses qu’il verrait au fond : les capillaires des varechs couvrant et traversant de gros blocs; les créatures rampantes et fouissantes, les courants lents, les sédiments mouvants. Les lagons étaient des ventilateurs, des couloirs d’échange entre les eaux de la surface et celles des grands fonds. Et dans leur partie supérieure, les lagons fournissaient de la lumière à des créatures autres que les varechs. Les lagons étaient des cages. — C’est dans ces lagons que les varechs pratiquent l’aquiculture, dit-il à haute voix. Thomas cligna des yeux. Cette remarque était si proche de ses propres conjectures sur la manière dont les varechs s’intégraient au système qu’il se demandait si Panille n’avait pas surpris ses pensées. Communiquerait-il, même en ce moment, avec Nef ? Les paroles du poète fascinaient Waela : — Vous croyez que les varechs suivent consciemment un plan? — C’est possible. Pour Thomas, en tout cas, la remarque de Panille soulevait un coin du voile. Il commençait à percevoir la mer, le domaine des varechs, de manière différente. C’était un riche espace vital à l’abri des dangereux démons qui peuplaient Pandore. Etait-il souhaitable, dans ces conditions, de chasser les varechs de leur habitat naturel? C’était possible, il le savait, en perturbant l’écosystème, en brisant la chaîne interne qui conditionnait l’existence même des varechs. Etait-ce là ce qu’avaient décidé Oakes et Louis ? — Les lumières! s’écria Panille à ce moment-là. Ohhh, oui! Ils étaient entrés dans la zone obscure où les senseurs optiques du suba commençaient à capter les lumières clignotantes. Mille joyaux multicolores dansaient dans les ténèbres au-delà du champ de portée des projecteurs. C’étaient d’infimes explosions de rouge, jaune, orangé, vert, pourpre, qui se produisaient sans continuité apparente. Rien que des explosions d’étincelles qui saturaient leurs perceptions éblouies. — Le fond monte, dit Waela. Panille, dont tous les sens étaient en alerte, jeta un regard à l’écran de Waela. Oui, elle avait raison. Le fond semblait se rapprocher alors que le suba demeurait stationnaire. Le fond monte. Thomas ralentit leur descente. Doucement, le suba se posa dans un nuage de sédiments gris. Lorsque la visibilité revint, les écrans leur montrèrent des ondulations sculptées jusqu’à la limite du champ des projecteurs. Des créatures abyssales en forme de soupière renversée broutaient déjà au milieu des sillons, le bord de la soupière représentant un cordon lippu circulaire. Au premier plan de la zone éclairée, les pattes de leur ancre s’enfonçaient dans les sédiments tandis que le câble montait obliquement se perdre dans le noir au-dessus d’eux. A bâbord, ils apercevaient au loin des accumulations de rochers sombres couverts et transpercés par des réseaux de capillaires issus des varechs. De grosses formes noires circulaient dans la jungle des varechs, sans doute elles aussi au service des maîtres de la mer. De minuscules créatures cheminaient déjà sur l’ancre et son câble. Panille savait qu’ils étaient en fer et en acier de fabrication locale. Ces matériaux, au bout de quelques diurnes, seraient rongés comme de la dentelle. Seuls le plaz et le plastacier résistaient au pouvoir corrosif de l’océan pandorien. Cette pensée accentuait dans l’esprit de Panille la fragilité du lien qui les unissait au monde extérieur. Observant les brillants qui trouaient les ténèbres de leur éclat intermittent, il avait l’impression de les entendre parler : «Vois. Nous sommes là. Nous sommes là. Nous sommes là…» Pour Thomas, les lumières évoquaient un panneau d’ordinateur. C’était en regardant des enregistrements holos des varechs que l’association d’idées s’était imposée à lui. Il en avait parlé à Waela au cours de l’une des séances où elle lui expliquait ce qu’elle savait des fonds océaniques. «Un ordinateur pourrait brasser des quantités plus importantes, avec davantage d’associations et une vitesse plus grande.» Ainsi était né leur programme : enregistrer les lectrovarechs, rechercher les séquences significatives et les rejouer aux varechs. Waela avait admiré l’élégante simplicité de la démarche : sauter la phase périlleuse des prélèvements et de l’analyse des spécimens pour passer directement, au-delà des spéculations physiques, au problème de la communication. Expliquer aux varechs : «Nous vous voyons. Nous savons que vous êtes conscients et intelligents. Nous le sommes aussi. Apprenez-nous votre langage.» Tandis qu’il observait les jeux de lumières, Thomas aurait voulu les comparer à haute voix à des illuminations de Noël. Mais qui l’aurait compris ? Noël! A cette seule évocation, il se sentait incroyablement vieux. Pour les Neftiles, Noël ne signifiait rien. Ils avaient d’autres jeux religieux pour les occuper. La seule personne, peut-être, dans cet univers, qui aurait pu le comprendre, était Hali Ekel. Elle avait vu la Colline des Crânes. Quel rapport la Colline des Crânes et la Passion de Jésus-Christ pouvaient-elles avoir avec ces lumières scintillant au fond de l’eau? Thomas contempla l’écran qui se trouvait devant lui. Qu’était-il donc censé y voir? De l’aquiculture ? Les Neftiles seraient-ils forcés d’exterminer les varechs? De les crucifier afin d’assurer leur propre survie ? Noël et l’aquiculture… Les jeux de lumières avaient un pouvoir hypnotique. II ressentait le recueillement admiratif et vigilant qui régnait à l’intérieur de la nacelle. Une atmosphère de crainte et de révélation pesait sur lui. Ici, au fond de l’océan pandorien, se faisait le bilan de la planète, l’équilibrage de toutes les transactions opérées par la vie. C’était plus qu’une Bourse, c’était la Chambre Forte où tous les grands circuits biochimiques et géochimiques de Pandore aboutissaient sous leurs yeux. Ou ‘accomplis-tu ici, puissant varech ? C’était cela que Nef voulait qu’ils voient? Il ne s’attendait pas à ce que Nef réponde à sa question. Une telle intervention ne correspondait pas à la règle du jeu. Il était en principe livré à lui-même dans ce suba. Joue le jeu, démon. La pression de l’eau autour de leur fragile nacelle ne cessait d’occuper ses pensées. Ils demeuraient ici par la grâce des varechs. Ils ne pouvaient survivre que si les varechs les toléraient. D’autres étaient descendus là où ils se trouvaient et n’avaient survécu qu’au prix d’une prudente réserve. Mais qui pouvait dire ce que les varechs considéraient ou non comme une menace ? En cet instant, le scintillement des joyaux dans la pénombre glauque prenait pour Thomas un aspect malveillant. Nous sommes trop confiants. Dans le silence de son angoisse, la voix de Panille fit une irruption discordante. — Nous commençons à obtenir les premières séquences. Thomas lança un coup d’œil au panneau d’enregistrement à la gauche de son pupitre. Les senseurs de charge indiquaient qu’ils allaient passer sur le mode lecture. Les lumières extérieures du suba reproduiraient automatiquement à l’intention des varechs toutes les structures que l’ordinateur définirait comme répétitives et significatives. Vous voyez! Nous nous adressons à vous. Qu’est-ce que nous vous disons ? Cela attirerait l’attention des varechs. Mais comment réagiraient-ils? — Les varechs nous observent, déclara Panille. Vous ne le sentez pas ? Thomas se sentait tacitement d’accord. Les varechs les observaient. Ils attendaient. Cela rappelait à Thomas le jour lointain où, pour la première fois, il était allé à la crèche de Lunabase. Il y avait appris une vérité que la plupart des éducateurs ignorent : Il y a des choses qui sont dangereuses à apprendre. — S’ils nous observent, où sont leurs yeux? chuchota Waela. Thomas jugea que la question n’avait aucun sens. Les varechs pouvaient posséder des moyens de perception que les Neftiles n’imaginaient pas. C’était aussi ridicule que de demander où étaient les yeux de Nef. Mais il était impossible de nier que la nacelle était épiée. La présence projetée par les varechs était presque palpable. L’enregistreur qui se trouvait à côté de lui bourdonna et il vit clignoter les voyants verts qui indiquaient le passage au mode lecture. Les boules en saillie sur la coque du suba étaient en train de lancer un message dont ils ignoraient la teneur. Les senseurs optiques ne captaient qu’un halo de toutes les couleurs reflété par les particules en suspension dans l’eau. Thomas ne percevait aucun changement apparent dans les jeux de lumières produits par les varechs. — Ils nous ignorent, fit Waela au bout d’un moment. — Il est encore trop tôt pour le dire, objecta Panille. Quel est leur temps de réaction ? Leur avons-nous vraiment parlé ? — Essayons les symboles fixes, dit Waela. Thomas acquiesça et mit le programme en route. C’était leur solution de rechange. L’écran au-dessus du panneau d’enregistrement afficha les symboles qui s’étalaient maintenant sur la coque : d’abord, les carrés pythagoriciens; puis le calcul à l’aide de bâtonnets, la spirale galactique, le jeu des galets… Aucune réaction de la part des varechs. Les formes sombres qui nageaient au milieu des thalles n’avaient pas modifié sensiblement leurs mouvements. Tout paraissait demeurer comme avant. Waela, les yeux fixés sur ses propres écrans, demanda : -— Je me trompe, ou les lumières sont un peu plus brillantes? — Un tout petit peu, oui, fit Thomas. — C’est certain, dit Panille. Elles sont plus intenses. Et l’eau me semble plus… opaque. J’ai l’impression… Regardez le câble d’accrochage! Thomas fit apparaître l’image affichée sur l’écran de Panille et vit que les senseurs signalaient l’approche d’un objet très large au-dessus d’eux. — Le câble s’est détendu, fit Waela. Il tombe! Au moment où elle disait cela, ils aperçurent les premiers morceaux de l’enveloppe du dirigeable qui pénétraient dans le champ des projecteurs. Le tissu orangé aux bords noircis renvoyait des reflets ternes. La coupole transparente de la nacelle fut recouverte par un fragment. Les créatures qui nageaient parmi les varechs s’éparpillèrent dans toutes les directions et les jeux de lumières connurent un regain d’activité tandis que le suba était aveuglé par l’enveloppe. — Le dirigeable a dû être touché par la foudre, fit Waela. Nous allons… — Préparez-vous à libérer la nacelle et à vider tout le ballast, ordonna Thomas. Il tendit la main vers les commandes, en essayant de résister à la panique. — Attendez! s’écria Panille. Attendez que toute l’enveloppe soit au fond. Si nous sommes pris au piège, nous pourrons nous frayer un chemin avec le suba. J’aurais dû y penser moi-même, se dit Thomas. Nous pourrions rester prisonniers de l’enveloppe. La loi hittite mettait l’accent sur la réparation plutôt que la vengeance. L’humanité a perdu une certaine dose d’utilité pratique en se tournant vers l’autre réaction sémite : ne jamais oublier, ne jamais pardonner. Histoire des Peuples Perdus Archives de la Mnefmothèque Legata se laissa aller en arrière dans son fauteuil. Elle tremblait de tout son corps. Le curseur clignotant de son pupitre com indiquait qu’il était presque côté jour. Bientôt les coursives de Nef s’empliraient d’une activité familière. Familière mais entachée de parcimonie à cause de la réduction des effectifs. L’éclairage de la cabine était demeuré très faible côté nuit car Legata ne voulait pas être distraite du spectacle qui se jouait dans le foyer holo face au vieux divan de Oakes. Lorsqu’elle leva les yeux, elle aperçut le mandala dont elle avait fait la copie pour les nouvelles installations de Oakes au Blockhaus. La vue des motifs entrelacés l’aida à récupérer, mais ses mains tremblaient toujours. Lassitude, rage ou écœurement ? Il lui fallut faire un effort conscient pour arrêter le tremblement. Mais des nœuds de tension demeuraient dans ses muscles et elle savait qu’il eût été dangereux pour Oakes de pénétrer en cet instant dans son ancienne cabine. Je l’étranglerais. Il était peu probable, du reste, que Oakes se trouve côté nef. Il ne quittait plus la Colonie. Prisonnier de ses propres terreurs. Comme moi, jusqu ‘à ce que… Elle prit une profonde et brève inspiration. Oui; elle était libérée des affres de la Chambre des Lamentations. Ce qui s’est passé est réel; mais maintenant je suis ici. Quelle attitude adopter envers Oakes? L’humiliation… oui, c’était la seule réponse. Mieux que la destruction physique, l’humiliation. Sous une forme particulière. Il faudrait qu’elle soit à la fois politique et sexuelle. Plus qu’une simple honte. Quelque chose, de préférence, qu’il aurait eu envie de faire à quelqu’un d’autre. Le côté sexuel ne posait pas de problème pour une femme armée de son charme et de son génie. Mais le côté politique… Dois-je effacer les traces de ce que je viens de faire ? Garde cette information pour le bon moment. C’était une bonne idée. Faire confiance à son inspiration. Elle programma le pupitre com et tapa : ARCHIVES MNEFMOTHEQUE ACCES VISUEL EXCLUSIVEMENT LEGATA HAMILL. Avec ce petit additif qu’elle avait découvert par elle-même : BROUILLER DANS BŒUF. Voilà. Quelle que soit la personne qui chercherait à retrouver une telle donnée, ce serait impossible car elle serait perdue dans l’étrange ordinateur que Legata avait découvert au hasard de ses investigations dans le domaine historique. Je resterai côté nef toute la diurne. Elle ferait savoir à Oakes qu’elle ne se sentait pas bien. Il lui accorderait ce répit sans poser de questions. Elle consacrerait son temps côté nef à exploiter toutes les ficelles de son art informatique pour extirper jusqu’à la moindre parcelle du dossier de Morgan Oakes. Humiliation politique. Politique et sexuelle. Il n’y avait que cette réponse-là. Peut-être que cet autre psyo, ce Thomas qui sortait des chambres hybernatoires, possédait quelque indice. Il avait une façon très particulière de regarder Oakes… comme s’il retrouvait une vieille connaissance dans un nouveau rôle… Elle avait aussi une dette envers Thomas. Etrange, qu’il fût le seul à savoir qu’elle s’était fait la Péri. Il avait gardé le secret sans qu’on le lui demande… et sans rien demander. Discrétion rare. Elle ne pensait plus maintenant à sa lassitude. Elle savait où trouver à manger côté nef quand elle en aurait besoin. Le statut de Oakes faisait que ce n’était pas un problème. Elle envoya son message à Oakes côté sol et se mit au travail. Elle trouverait bien dans le dossier un élément utile ou deux. Quelque chose que Oakes avait dissimulé ou qu’il ne savait même pas lui-même. Peut-être un fait ancien qu’il ne voulait pas dévoiler. Il était très fort à ce jeu de la dissimulation, mais Legata était certaine d’être encore plus forte que lui. Elle commença par l’ordinateur central. L’interface principale entre Nef et les Neftiles. Faudrait-il qu’elle se serve de programmations spéciales? Qu’elle pourchasse laborieusement les relations codées qui pouvaient donner accès à des fragments d’informations stockés dans les recoins de circuits inusités comme la porte Bœuf ? Et si elle essayait la porte Bœuf? Il lui arrivait d’y dissimuler des choses, mais elle ne l’avait jamais interrogée sur Oakes. Elle tapa un programme d’essai, l’introduisit et attendit. Les données commencèrent bientôt à défiler sur le petit écran d’affichage. Elle ouvrit de grands yeux. C’était si simple que ça ? On eût dit que les informations n’attendaient qu’à être appelées. Comme si quelqu’un avait préparé une biographie spécialement à son usage. Tout ce dont elle avait besoin était là. Faits et chiffres. «Soupçonner tout le monde», disait Oakes. «Ne faire confiance à personne.» Et ce qu’il y avait sur l’écran lui donnait raison au-delà de ses plus folles craintes. Le texte continuait à se dérouler. Elle revint en arrière, introduisit l’imprimante et remit le programme en lecture. Le plus surprenant était le titre. MORGAN LON OAKES. Clone! Cultivé, il l’aurait dit lui-même, à la manière d’un vulgaire légume, dans les cuves embryogéniques, pour être transféré ensuite dans un utérus côté Terre. Mais pourquoi ? La réponse était là au moment même où elle se posait la question. «Afin que la technique demeure secrète, la naissance fut présentée comme naturelle.» C’était un acte politique digne de Nef… ou de Morgan Oakes. Savait-il lui-même la vérité ? Comment aurait-il pu savoir ? Elle interrompit le programme pour demander qui d’autre avait consulté ces données. «Nef.» C’était une réponse qu’elle n’avait jamais rencontrée jusqu’ici. Nef avait demandé à consulter la biographie de Morgan Oakes. Tremblante, Legata posa la question : «Pourquoi?» «Pour constituer un dossier spécial à l’intention de Kerro Panille, au cas où il voudrait un jour écrire une Histoire.» Elle écarta ses mains du clavier comme s’il était brûlant. C’est à Nef que je suis en train de parler ? Panille faisait partie de ceux qui prétendaient parler à Nef. Ce n’était pas un irresponsable, alors. Et moi, que suis-je ? Cette découverte l’emplissait d’une épouvante encore plus grande que la Chambre des Lamentations. Nef avait des pouvoirs qui dépassaient largement ceux de Louis, Murdoch ou Oakes. Elle jeta un coup d’œil circulaire à la cabine prétentieusement agrandie par Oakes. Foutu endroit. Son regard, une fois de plus, fut accroché par le mandata. Oakes avait déménagé les tentures et tous les ornements mobiles. Le symbole mystique ressortait contre la cloison grise de métal nu. Legata le trouvait sans vie, privé de quelque souffle originel. Je ne suis pas digne de parler à Nef. C’était un accident… un dangereux accident. Encore tremblante d’hésitation, elle fit défiler de nouveau la biographie de Oakes. Les lignes se succédèrent sur l’écran tandis que l’imprimante crépitait. Legata poussa un profond soupir de soulagement. Le terrain était périlleux. Mais elle en avait réchappé. Pour cette fois-ci. Elle avait l’impression qu’il se passait une chose étrange, que quelque programme nouveau s’éveillait en Nef. Elle ressentait cela entre ses omoplates. Quelque chose d’inquiétant allait peut-être se produire, et elle serait en plein milieu. Elle reporta son attention sur la biographie. C’était une époque de grande agitation côté Terre; et aussi de grands secrets. Une époque de survie ou bien de salut, selon les étiquettes. Il y avait eu la venue de Nef, le désespoir d’une population condamnée. Le désespoir engendre les extrêmes quand ce n’est rien d’autre. — Legata… C’était la voix de Oakes qui avait prononcé son nom et l’espace d’un battement elle sentit le cœur lui manquer. Mais il ne s’agissait que du circuit prioritaire de la console. Oakes l’appelait du côté sol. — Oui? — Que fais-tu? — Mon boulot. Elle regarda furtivement les écrans témoins pour voir s’il pouvait découvrir ce qu’elle était en train de lire. Mais le programme était toujours protégé par la porte Bœuf. Il reconnut néanmoins le bruit de l’imprimante. — Qu’est-ce que tu édites? — Certaines informations que tu trouveras sans doute intéressantes. — Ahhh, bon! Elle voyait presque les rouages qui se mettaient à tourner dans sa tête. Legata tenait quelque chose qu’elle ne voulait pas confier aux circuits normaux de communication entre Nef et Pandore. Elle le lui porterait elle-même. Cela risquait d’être important. Il faudra dénicher quelque chose de juteux, se dit-elle. Sur le vieux Ferry, si possible. Ce sera la raison de ma présence ici. — Que voulais-tu? demanda-t-elle. — Je t’attendais côté sol. — Je ne me sens pas bien. Tu n’as pas reçu mon message? — Oui, mon amie; mais certaines questions urgentes requièrent notre attention. — Nous ne sommes pas encore tout à fait côté jour, Morgan. Je n’ai pas pu dormir et j’ai encore à faire ici. — Tout va bien ? — J’ai beaucoup de travail, c’est tout. — Ça ne peut pas attendre. Nous avons besoin de toi ici. — Très bien. J’arrive. — Va m’attendre au Blockhaus. Au Blockhaus! Il coupa la communication et ce fut alors seulement qu’elle se rendit compte qu’il avait déclaré avoir besoin d’elle. Etait-ce possible ? Alliance ou amour ? Elle ne pensait pas qu’il pût y avoir beaucoup de place pour l’amour dans les cheminements tortueux de Morgan Oakes. Plutôt s’attendre à voir Louis adopter un névragyl comme compagnon de jeu. De toute manière, Oakes avait besoin de sa présence. Ce qui lui donnait un levier pour accéder au genre de pouvoir qui lui était nécessaire. Mais quelque chose la tracassait quand même. Une sourde angoisse qui surpassait toutes les autres. Et s’il m’aimait vraiment ? A un moment, elle avait cru vouloir qu’il l’aime. C’était sans nul doute l’homme le plus intéressant qu’elle eût jamais rencontré. Imprévisible et terrifiant, certes, mais intéressant. On ne pouvait pas lui ôter cela. Vais-je le détruire ? L’imprimante avait fini de cliqueter. Legata retira du pupitre la feuille épaisse de nefpapier qui contenait la biographie complète de Morgan Oakes, la plia en quatre et se dirigea machinalement vers le mandala à la recherche d’un endroit où la dissimuler. Le mandala était trop solidement fixé à la cloison. Elle fit du regard le tour de la cabine. Où trouver une cachette sûre ? Il faut vraiment que je cache cela ? Oui. Jusqu’au bon moment. Le divan, peut-être ? Elle alla s’agenouiller à côté. Le meuble était boulonné au plancher. Pouvait-elle appeler un réparateur ? Non… elle ne devait pas risquer que quelqu’un soupçonne ce qu’elle était en train de faire. Serrant les dents, elle saisit un boulon à deux doigts et tourna. Le boulon se dévissa. Cela sert parfois, d’avoir de la force! Après avoir desserré deux boulons, elle souleva l’extrémité du divan. Comme il était lourd! Elle doutait que trois hommes de force normale eussent réussi à l’imiter. Elle glissa la biographie sous le meuble, revissa les boulons en les bloquant à fond. Et maintenant, quelque chose de bien juteux sur Winslow Ferry. Elle se releva et retourna s’asseoir au pupitre. Elle n’eut pas plus de difficulté avec Ferry qu’avec Morgan Oakes. La discrétion n’était pas son fort. Pauvre vieux crétin! Je vais détruire Oakes à ta place! Non! Inutile de te leurrer en t’attribuant de nobles sentiments. Ce que tu vas faire, c’est de ta propre initiative et pour toi uniquement que tu l’accompliras. Laissons l’amour et la gloire altruistes en dehors de cette affaire. Rappelle-toi que je suis très fort. Tu te crois malheureux, mais je peux te rendre si misérable que la lumière du jour te deviendra haïssable. Tu es mon créateur, mais je suis ton maître. Paroles du Monstre de Frankenstein Archives de la Mnefmothèque Oakes fut tiré de son premier sommeil profond côté sol par des martèlements étouffés qui provenaient du couloir, derrière la porte close de sa cabine. Ses doigts trouvèrent le pupitre com avant même qu’il fût totalement réveillé. L’écran lui montra la folie qui se déchaînait dans tous les corridors de la Colonie. Même derrière sa porte verrouillée! — J’ai faim et tout de suite! J’ai faim et tout de suite! J’ai faim et… Le refrain scandé était un grognement hargneux roulant au fond des gorges de la nuit. Il n’y avait pas d’armes en évidence, mais des cailloux en abondance. L’espace de quelques battements et Louis fut sur la ligne. — Morgan, nous ne les contrôlons plus pour l’instant. Il faudra que les choses suivent leur cours jusqu’à ce que… — Mais que diable se passe-t-il? cria Oakes, furieux d’entendre les sons rauques issus de sa propre gorge. — Tout a débuté à cause d’un groupe qui faisait le Jeu dans les secteurs hydroponiques. Ils ont bu un peu trop. Maintenant, c’est l’émeute à propos des vivres. On peut noyer les corridors autour d’eux avec… — Une seconde! La Péri est gardée ? — Oui. Ce sont mes hommes qui sont là-bas. — Alors, pour quelle raison… — En noyant les couloirs, on peut les ralentir jusqu’à ce que… — Non! fit Oakes. Ne t’emballe pas, Jésus. Voilà ce que nous allons faire. Laissons-les agir. S’ils s’emparent des vivres, ils ne pourront s’en prendre qu’à eux-mêmes quand la pénurie s’aggravera encore. Nous n’augmenterons pas les stocks, tu m’entends? Pas une seule ration de plus. — Mais ils sont fous furieux de… — Laisse-les tout casser. Les travaux de réparations les occuperont par la suite. Une bonne révolte purgera leur agressivité pour un moment, les épuisera physiquement. Ensuite seulement, nous tournerons les choses à notre avantage. Mais pas avant d’avoir mûrement considéré la situation. Oakes attendit une réponse, mais le codeur demeura silencieux. — Jésus? — Oui, Morgan, fit Louis, qui semblait à bout de souffle. Je crois que tu… ferais mieux de partir… immédiatement pour le Blockhaus. Nous ne pourrons pas attendre côté jour… mais tout est… — D’où m’appelles-tu, Jésus? — De l’ancien complexe de Lab I. Nous sommes en train de déménager le reste des… — Pourquoi veux-tu me faire partir maintenant ? fit Oakes en se frottant les yeux et en allumant la lumière dans la cabine. Ils finiront par se calmer. Tant qu’il n’y a pas de problème à la périphérie… — Ne crois pas qu’ils se contentent de pleurer et de taper du pied, Morgan. Il y a déjà des morts. Nous avons bouclé les magasins d’armes, mais certains mutinés… — Le Blockhaus ne doit pas être prêt! Les dégâts ont été… Qu’est-ce que tu en penses? Est-il sûr? — Tu peux y aller sans crainte. La garnison est sûre. Elle a été choisie par Murdoch. C’est ce qu’il y a de mieux. Tu peux compter sur eux. Et, Morgan… Oakes s’efforça de déglutir, la bouche sèche. — Oui, Jésus? Il y eut une nouvelle pause, entrecoupée de bruits de conversation indistincts. — Morgan? — Je suis là. — Il faudrait que tu partes immédiatement. J’ai donné les ordres nécessaires. Nous allons te libérer le passage. Mes hommes seront chez toi dans quelques minutes. Signal habituel. Tu devrais te trouver au hangar d’ici quinze minutes. — Mais tous mes dossiers! Je n’ai pas encore fini de… — Nous viendrons les chercher plus tard. Je vais remettre un disque mémo à ton intention au commandant de la navette. Appelle-moi dès que tu seras au Blockhaus. — Mais… c’est-à-dire… et Legata? — Elle est en sécurité côté nef. Appelle-la du Blockhaus. — La situation est… si grave que ça? — Oui. La communication fut coupée à ce moment-là. Si l’arc d’un pendule peut varier, sa période ne varie pas. Chaque oscillation dure autant de temps que la précédente. Considérons le dernier battement et son arc infinitésimal. C’est là que nous vivons pour de bon : dans la dernière période du balancier. Kerro Panille Bloc-notes Legata se tenait aux côtés de Oakes et regardait la mer que dominait le Blockhaus. Le coucher de soleils était bien ordonné, Réga suivant de peu Alki sous la ligne d’horizon voilée au loin par quelques nuages bas. Les rouleaux, inlassablement, venaient se jeter sur la grève de leur petite crique, mais elle ne les voyait pas déferler au pied de la falaise où le Blockhaus était perché. Malgré les doubles parois de plaz et les fondations insonorisées qui arrêtaient la plupart des bruits extérieurs, elle sentait sous ses pieds les vibrations du ressac. Elle voyait bien, en plus, les embruns qui formaient des gouttelettes sur les baies d’observation de la véranda. Coucher de soleils ordonné et mer désordonnée. Elle éprouvait un sentiment de calme qu’elle savait trompeur. Oakes s’était remonté le moral en se tournant vers l’alcool, Louis vers le travail. Ils recevaient toujours des messages de la Colonie, mais le dernier indiquait que l’ancien emplacement de Lab I était sous le siège. Heureusement, Murdoch avait été envoyé côté nef. Mer désordonnée. Seuls quelques fragments de varechs demeuraient à la surface de l’eau et elle en éprouvait un sentiment de perte qu’elle était incapable d’expliquer. Naguère, les varechs tempéraient la fureur des vagues. A présent, le vent creusait d’écume blanche la crête des rouleaux. C’était Louis qui avait permis cela? — Pourquoi fais-tu une liaison entre les gyflottes et les lectrovarechs ? demanda-t-elle. — Tu as vu les rapports. Ce sont les vecteurs de la même créature. Des symbiotes. — Mais il ne s’ensuit pas qu’ils pensent. Oakes tourna vers elle ses paupières appesanties et remua un liquide ambré au fond d’un petit verre. — Touche à l’un et l’autre réagit. Ils pensent. En même temps. Il fit un geste en direction des falaises, de l’autre côté de la crique, où un vol stationnaire de gyflottes espacées semblait monter la garde. — On ne dirait pas qu’elles vont attaquer, dit Legata. — Elles se concertent. — Comment peux-tu en être sûr? — Nous nous concertons bien. — Qui te dit qu’elles sont comme nous ? Peut-être qu’elles ne comprennent pas ce qu’elles font. — Elles comprennent assez pour abandonner le combat et se regrouper quand elles ont le dessous. — Mais elles nous attaquent seulement quand nous les menaçons. Elles constituent… une gêne, c’est tout. — Une gêne! Elles sont un obstacle à notre survie. — Je les trouve… si jolies, dit Legata en contemplant rêveusement, à travers la baie de plaz, les évolutions des longues voiles orangées qui viraient majestueusement au vent, se croisaient de très près sans jamais se heurter et rasaient la falaise qu’elles effleuraient de leurs longs cils noirs. Tournant la tête, elle reporta son attention sur Oakes et s’efforça de déglutir malgré sa gorge sèche. Il était perdu dans la contemplation de son verre qu’il remuait doucement. Pourquoi refusait-il de lui parler de ce qui se passait à la Colonie ? Elle se sentait nerveuse parce que Oakes, précisément, avait cessé de l’être. Que se passait-il donc? Deux diurnes entières s’étaient écoulées depuis le début de l’insurrection. Elle sentait que toute une réorganisation des pouvoirs était en cours. Le Blockhaus regorgeait d’activité pendant que Oakes passait ici son temps à boire et à admirer le paysage avec elle. Pas une fois, pendant cette période, il ne lui avait confié du travail. Elle avait cependant l’impression qu’il envisageait pour elle de nouvelles responsabilités. Qu’il était en train de la mettre à l’épreuve. Se douterait-il de ce que j’ai découvert côté nef? Morgan Lon Oakes… Impossible. Il n’aurait pas pu afficher cette sérénité en sachant une telle chose. Oakes leva les sourcils vers elle et finit de vider son verre. — Elles sont jolies, c’est vrai, dit-il. Un soleil en train de se transformer en nova, c’est joli aussi à regarder de loin. Mais on ne peut pas partager sa vie avec. Il se pencha vers l’omniprésent distributeur pour se verser un nouveau verre. Quelque chose dans la décoration murale de la véranda accrocha son regard à ce moment-là. Bizarre… cela semblait bouger… comme la houle dans l’océan… — Tu ne voudrais pas me servir aussi, Morgan? La voix de Legata lui parvenait toute faible et ténue par opposition avec le panneau mural, qu’elle avait d’ailleurs réalisé elle-même. Un présent… il s’était dit, alors : elle veut me faire plaisir. Mais ces temps-ci… il y avait en permanence dans son regard quelque chose d’autre, qui n’avait rien de particulièrement plaisant. Qu’avait-elle vraiment voulu faire avec ce tableau? Lui plaire, ou l’inquiéter? Il continuait de le fixer des yeux. C’était un tourbillon de couleurs éclaboussées, de dimensions bien plus imposantes que le mandala qu’elle avait fait pour son nouveau bureau. Elle l’avait intitulé : «Lutte au coucher de soleils». Le tableau faisait revivre une scène à laquelle ils avaient assisté quelque temps avant sur les circuits holo : un groupe de Colons dans un chantier de construction au bord de l’océan, en train de repousser une attaque soudaine de gyflottes. L’un des Colons était suspendu par une jambe au milieu des airs. Les yeux agrandis… d’horreur ou d’hallucination? Cet homme condamné pointait un doigt accusateur sur celui qui observait le tableau. Détail qui avait échappé jusque-là à Oakes. Il ne pouvait en détacher le regard. Tous les chantiers de construction, les sites de forage, les puits d’extraction, étaient fermés à présent. Il n’y avait plus que le Blockhaus. Pourquoi ce personnage du tableau avait-il un regard si accusateur ? — Tu veux bien me servir, dis, Morgan ? Il n’avait pas besoin de se tourner pour voir l’expression de son visage, le bout de la langue humectant les lèvres. Que préparait-elle ? Il appuya sur la touche du distributeur pour commander deux verres. La Chambre des Lamentations avait laissé son empreinte sur elle, sans aucun doute, mais au lieu de la rendre plus fiable, c’était… quelque chose d’autre. Il ne savait pas quoi. Il n’aimait pas du tout cette lueur qu’il y avait dans son regard quand elle réclamait à boire. Prenait-elle le chemin de ce maudit Winslow Ferry? Le rapport qu’elle avait ramené sur lui était préoccupant. Ils avaient besoin côté nef d’un homme de confiance. Oakes retourna à côté de Legata et lui tendit l’un des deux verres. Le coucher de soleils teintait l’horizon en grenat et le ciel, un peu plus haut, était strié de rose. — C’est avec ça qu’il me faudra désormais acheter tes faveurs? demanda-t-il sans quitter le verre des yeux. Elle se força à sourire. Qu’entendait-il par là? Venir jusqu’ici avait été bien plus difficile qu’elle ne l’avait imaginé. Même armée du secret qu’elle avait découvert. Même sachant qu’il lui fallait fuir le désordre qui régnait à la Colonie. Très difficile. A quelques mètres de l’endroit où elle se trouvait, ils étaient en train de construire un nouveau Lab I pour Jésus Louis, abrité dans les profondeurs de la falaise. Je suis libérée de tout cela. Je suis libre. Elle savait pourtant, maintenant, qu’il faudrait plus que la simple connaissance au niveau conscient de ce qui lui était arrivé — bien plus — pour qu’elle puisse se sentir complètement libérée. Oakes n’avait toujours pas retiré sa main crochue de l’intérieur de son psychisme. Les doigts de Legata tremblaient tandis qu’elle trempait ses lèvres dans l’alcool âpre et amer. Mais elle se sentit calmée. Le moment viendra, Morgan Lon Oakes. Oakes lui toucha les cheveux, lui caressa la tête. Elle ne fit aucun mouvement, ni pour se rapprocher, ni pour s’éloigner de lui. — D’ici quelques diurnes, fit-il, il ne restera plus rien des varechs à part les reproductions holo et nos souvenirs. Si nous ne faisons pas erreur au sujet des gyflottes, elles ne dureront pas beaucoup plus longtemps. Il regarda, au loin, l’endroit où les soleils disparus derrière la ligne courbe de l’horizon marquaient le ciel d’un double halo d’airain coupé de lignes sombres. — Toujours distante, hein, Legata? Elle frissonna au moment où ses doigts touchaient un nerf sur sa nuque. — Tu as froid ? reprit Oakes. — Non, ça va. Elle se retourna et son regard, à ce moment-là, se posa sur le panneau mural. Les senseurs avaient déjà commencé à éclairer faiblement la véranda pour compenser la diminution de la luminosité extérieure. Ce panneau. Il lui buvait l’esprit. C’est moi qui l’ai fait. En rêve ou en réalité ? Sa vision la plongea dans l’univers particulier de ses rêves, où opérait la pythonisse de l’âme que l’on appelle «imagination». Cet univers-là, Oakes était incapable de l’entrevoir sans l’aide d’une personne comme elle. De nouveau, elle frissonna au souvenir de l’enregistrement holo qui avait inspiré le tableau : les gémissements lugubres des gyflottes, le bruit déchirant qu’elles faisaient quand elles explosaient, les hurlements torturés des Colons au milieu des flammes ne quitteraient plus jamais sa mémoire. Elle sentait encore l’odeur de leurs cheveux brûlés. On eût dit que cela venait de se passer sur cette véranda. Legata s’arracha à la contemplation du tableau et se tourna de nouveau vers la mer. L’obscurité était tombée. Seul un mince filet d’argent brillait à l’emplacement de l’horizon. Il paraissait menaçant. Encore plus terrifiant que ses souvenirs. — Etions-nous obligés de construire si près de la mer? demanda-t-elle. La question était sortie de sa bouche avant qu’elle ait pu réfléchir et elle regretta aussitôt de l’avoir posée. C’est l’alcool. Il délie des langues. — Nous sommes très loin au-dessus de la mer, ma chère. Pas du tout près. — Mais elle est si vaste et… — Legata! Rappelle-toi que tu as aidé à dessiner les plans du Blockhaus. Tu étais parfaitement d’accord. Je me souviens de tes paroles exactes : «Ce qu’il nous faut, c’est un refuge, un endroit absolument sûr.» Oui, mais c’était avant la Chambre des Lamentations, songea-t-elle. Elle se força à le regarder. L’éclairage artificiel diffus de la véranda effaçait les contours mous de son visage et accentuait les ombres des parties saillantes. Quels projets a-t-il encore faits pour moi ? Comme s’il avait entendu la question qu’elle venait de se poser, Oakes murmura, en s’adressant à l’image de Legata reflétée par le plaz : — Dès que nous aurons mis un peu d’ordre ici, je te demanderai d’effectuer quelques voyages côté nef. Il nous faudra tenir Ferry à l’œil jusqu’à ce que nous ayons trouvé quelqu’un pour le remplacer. Il a donc toujours besoin de moi. Il était clair pour elle que Oakes avait encore plus peur de se rendre lui-même côté nef que d’affronter les terreurs de Pandore. Pourquoi cela ? En quoi pouvait-il se sentir menacé par Nef? Elle essaya de s’imaginer à la place de Oakes dans son ancienne cabine côté nef, entourée entièrement par la présence de Nef. Pas «la nef» mais «Nef». Est-ce qu’il y croyait seulement? Est-ce qu’il croyait à Nef? Il la prit par la taille. «Tu étais d’accord, ma chère», répéta-t-il. Elle fit un effort pour ne pas se dérober. Elle avait peur de cette gentillesse artificielle qu’il y avait dans sa voix, peur des projets inconnus qu’il avait peut-être formés pour elle. Quels étaient les raisonnements qui conduisaient à ses décisions ? Peut-être que la raison n’a rien à faire ici. La futilité de cette pensée la terrifiait encore plus que Morgan. Morgan Lon Oakes. Se pouvait-il que… tous les clones… toutes les créatures sauvages de Pandore… tous les Neftiles… aient péri simplement parce que Oakes agissait sans raison? Il a ses raisons. Une fois de plus, elle se tourna vers le tableau. Qu’est-ce que j’ai peint là ? Le personnage suspendu entre ciel et terre la regardait dans les yeux. Son regard, son visage décomposé, son doigt tendu vers elle, tout semblait lui crier : Oui, tu étais d’accord, tu étais d’accord! — Tu ne peux pas tuer toutes les créatures de cette planète, murmura-t-elle; puis elle ferma les yeux très fort. — Excuse-moi, Legata, fit Oakes en lui lâchant la taille. J’ai cru que tu avais dit «tu ne peux pas». — Je ne… Elle fut incapable de continuer. Il lui avait saisi le bras juste au-dessus du coude de la même manière que Murdoch dans la Chambre des Lamentations! Elle se sentit guidée vers l’intérieur et ne rouvrit les yeux que lorsque ses tibias touchèrent le divan rouge. Sans la lâcher, il la fit asseoir au milieu des coussins. Elle s’aperçut qu’elle tenait encore son verre à la main. Le liquide remuait bruyamment au fond du verre. Elle ne pouvait se résoudre à regarder Oakes. Elle tremblait si fort qu’un peu d’alcool sauta du verre sur sa main et sa cuisse. — C’est moi qui te rends si nerveuse, Legata? fit-il en lui caressant le front, puis la joue. Elle ne put répondre. Elle se souvint de la dernière fois qu’il avait fait cela et se mit à pleurer en silence, les épaules rigides, les larmes coulant doucement sur ses joues. Oakes se laissa tomber sur le divan à côté d’elle, lui prit le verre des mains et le posa par terre à l’écart. Puis il se mit à lui masser la nuque et les épaules pour leur ôter leur raideur. Ses doigts, d’une précision clinique, savaient exactement ce qu’il fallait faire pour faire fondre ses défenses. Comment peut-il me toucher ainsi et avoir tort ? Elle se pencha en avant, presque totalement relaxée, et son coude effleura un endroit mouillé sur sa cuisse, là où le verre l’avait éclaboussée. Elle comprit, en cet instant, qu’elle était capable de lui résister… et qu’il ne se douterait pas de la forme que prendrait sa résistance. Il ne connaît pas l’existence du dossier que j’ai caché côté nef. Les doigts de Oakes continuaient expertement leur travail, pleins de pseudo-amour. 77 ne m’aime pas. S’il m’aimait, il n’aurait pas… il n’aurait pas… Elle frissonna à l’évocation d’un souvenir de la Chambre des Lamentations. — Tu as encore froid, Legata? Ses mains professionnelles la firent étendre doucement sur le divan et apaisèrent les tensions de sa gorge et de sa poitrine. S’il m’aimait, je n’aurais pas si peur de lui quand il me touche ainsi. Que veut-il en réalité ? Il fallait que ce soit beaucoup plus que de l’amour physique, beaucoup plus que son corps qu’il savait enflammer avec une telle sûreté. Il fallait que ce soit quelque chose de plus profond. Comme c’était curieux, cette façon qu’il avait de continuer à lui faire la conversation dans ces moments-là. Ses mots semblaient n’avoir aucun sens. — … et c’est dans ce même processus recombinant que nous avons découvert une intéressante réaction secondaire qui va nous permettre d’accélérer la dégénérescence des varechs. La dégénérescence… toujours la dégénérescence! Avata se sert pour informer des symboles ésotériques de l’histoire d’Avata réduits en images et en rêves qui souvent ne peuvent être interprétés que par celui qui rêve, et non par Avata. Kerro Panille Histoire de l‘Avata Il n’y a aucune raison pour l’instant de céder à la panique, se dit Waela. D’autres subas s’en étaient tirés après avoir perdu leur dirigeable. On leur avait fait étudier ces cas en détail à l’entraînement. Elle tremblait néanmoins d’une incoercible manière, incapable de se détacher du souvenir affreux de sa dernière remontée des abîmes, sur la côte sud de l’Ovale. Je m’en suis sortie une fois. J’ai survécu. Nef, sauve-nous! Sauvez-vous vous-mêmes. C’était la voix de Probité qui parlait dans sa tête. Elle a raison. Ils pouvaient se sauver eux-mêmes. Elle avait répété maintes fois la procédure avec Thomas au cours de l’entraînement. Et Panille semblait garder son sang-froid. Pas la moindre trace de panique chez lui. Il observait attentivement ses écrans, essayant d’évaluer dans quelle proportion l’enveloppe du dirigeable les recouvrait. Etrange, qu’elle ait coulé juste à la verticale. — Il doit y avoir un courant vertical au milieu du lagon, fit Panille comme pour répondre à sa pensée. Voyez comme l’enveloppe s’est drapée juste autour de nous. Thomas aussi s’était étonné de voir l’enveloppe orangée se refermer autour du suba en leur cachant la vue des varechs. Impossible que ce soit la foudre, se disait-il. L’enveloppe était trop bien attachée à son câble. Elle était alvéolée. Même si la moitié des alvéoles éclataient, le reste était capable de donner au dirigeable suffisamment de force ascensionnelle pour soulever la nacelle sans le suba. Il y a quelqu’un qui ne tient pas à nous voir revenir. — Je crois que nous pourrions commencer à découper l’enveloppe, fit Panille en lui touchant l’épaule. Il n’aimait pas beaucoup la fixité du regard de Thomas rivé à ses écrans. — Euh… oui, merci. Thomas leva légèrement le nez du suba et sortit les porte-lames de leurs logements situés dans la partie supérieure de la coque. Les brûleurs à l’arc commencèrent leur travail. La coupole en plaz au-dessus de leurs têtes scintilla bientôt d’un halo bleu argenté. Puis la poche orange qui les recouvrait se fendit et s’affaissa au fond de la mer en soulevant un nuage de sédiments. — Voulez-vous que je m’en charge ? demanda Waela. Il secoua brusquement la tête, comprenant qu’elle aussi avait dû remarquer son désarroi. — Non, merci, dit-il. Ça ira. La procédure était toute tracée : défaire le système à coulisse qui les reliait au câble d’accrochage, mettre à feu les boulons explosifs pour détacher la nacelle du suba, vider les réservoirs et remonter à la surface. Une fois émergée, la nacelle se stabiliserait automatiquement. Ils lanceraient leur radiosonde et commenceraient à émettre le signal de repérage. Ensuite, ils n’auraient plus qu’à attendre l’arrivée d’un dirigeable de secours. Ecrasé par un sentiment d’échec, Thomas commença les opérations de détresse. Ils allaient remonter sans avoir eu vraiment une chance de mettre leur programme de communication à l’épreuve… et il était sûr qu’ils pouvaient réussir. Les varechs nous auraient répondu. Ils sentirent la secousse imprimée à la nacelle par l’explosion des boulons. L’habitacle commença à se séparer du suba porteur. Comme une perle sortant de l’huître, se dit Thomas. Tandis qu’ils s’élevaient, les lumières des varechs leur apparurent à nouveau par les parties transparentes de la nacelle. Waela contemplait les lumières clignotantes. Elles brillaient et s’éteignaient en gerbes spasmodiques qui éveillaient comme un écho à la limite de sa pensée consciente. Où ai-je déjà vu ça ? Le spectacle était si familier! Les lumières, presque toutes dans le vert et le pourpre, semblaient des clins d’œil adressés spécialement à elle. Où ? Je ne suis descendue que… La mémoire lui revint d’un coup et elle parla avant même de formuler la pensée dans sa tête. — C’est exactement comme la dernière fois. Les lumières étaient les mêmes. — Vous en êtes sûre ? demanda Thomas. — Absolument. Je les vois encore. Et les varechs s’écartaient pour me laisser remonter. — Les gyflottes naissent dans la mer, murmura Panille. Peut-être que les varechs nous prennent pour une gyflotte. — C’est possible, acquiesça Thomas. Et il songea : C’est cela que nous étions censés voir, Nef ? Il y avait dans cette idée quelque chose d’élégamment plaisant. La Colonie s’était inspirée des gyflottes pour donner à ses dirigeables libre accès au ciel de Pandore. Les gyflottes n’attaquaient jamais les dirigeables. Peut-être pouvait-on tromper les varechs de la même manière. Il faudrait étudier la question. Pour le moment, les considérations de survie avaient la priorité. Soupçonnant un sabotage, il était obligé d’en parler à son équipage. — Le dirigeable n’a pas pu être détruit par une cause naturelle, dit-il. Panille, absorbé dans la contemplation des lucioles multicolores, tourna la tête. — Sabotage, articula Thomas. Et il leur exposa ses arguments. — Vous ne pouvez pas y croire vraiment! protesta Waela. Thomas haussa les épaules. Il se tourna vers les enchevêtrements de lianes qui descendaient des varechs. La nacelle était presque arrivée dans la zone biologiquement active de la surface. — C’est impossible! insista Waela. — C’est tout à fait possible, au contraire, fit Thomas. Il repensa à sa conversation avec Oakes, avant leur départ. Etait-il venu s’assurer de la bonne mise en place d’un dispositif de sabotage ? Rien de visible dans ses actions ne permettait de le dire. Mais il y avait certainement eu des anomalies dans ses réponses. Des silences. Par les parois de plaz, Panille observait la cage verticale au milieu de laquelle ils poursuivaient leur ascension. L’eau était de plus en plus claire. Le dôme lumineux de la surface s’agrandissait à mesure qu’ils gagnaient les eaux exposées aux rayonnements solaires. Des créatures nageaient autour d’eux. La barrière de varechs laissait passer des rayons de lumière tandis que les nodules scintillants s’espaçaient puis disparaissaient entièrement. Encore quelques battements et la nacelle émergerait à la surface. Dès qu’ils flottèrent au milieu du lagon, Thomas activa le programme de surface. La nacelle était ballottée par les courants et la houle. Au-dessus d’eux, le ciel était toujours sans nuages, mais ils aperçurent un groupe de gyflottes qui évoluaient sous le vent. Une ancre flottante fut éjectée de son logement dans la partie inférieure de la coque, se déploya en entonnoir et fit cabrer la capsule. La lumière des deux soleils, filtrée par le plaz, emplissait la cabine de reflets brillants. Panille poussa un long soupir. Il se rendit compte qu’il avait retenu sa respiration en attendant de voir s’ils allaient réellement se stabiliser à la surface. Sabotage ? Waela, elle aussi, réfléchissait aux soupçons exprimés par Thomas. Il se trompait sûrement! Elle voyait flotter quelques lambeaux de la poche orange parmi les thalles des varechs qui bordaient le lagon du côté sous le vent. Rien ne permettait d’écarter l’hypothèse de la foudre. Dans un ciel sans nuages ? Encore Probité, qui ne ratait jamais une occasion de souligner une anomalie. Les gyflottes, alors ? Elles n’attaquent jamais les dirigeables. Tu le sais très bien. Thomas arma la radiosonde et appuya sur le bouton de mise à feu. Ils entendirent une détonation au-dessus de leurs têtes et virent une traînée rouge grimper vers le ciel puis obliquer aussitôt vers la gauche et plonger dans la mer. Une fumée orange s’éleva à l’endroit où la sonde avait disparu et la brise la poussa vers le groupe de gyflottes qui évoluaient à l’horizon situé sous le vent. Ils virent distinctement les remous provoqués par les varechs à l’endroit où la radiosonde était tombée. Thomas hocha la tête. Encore un élément défectueux. Waela se libéra de son harnais de sécurité et tendit la main vers la poignée d’ouverture du panneau d’accès supérieur. Mais Panille lui agrippa le poignet. — Non! Attendez! — Qu’est-ce qu’il y a? fit-elle en se dégageant. Elle se sentait gênée de ce contact physique après ce qui s’était passé entre eux. Elle s’aperçut que son visage était devenu brûlant et que sa peau luisait d’un halo pourpre qu’elle était incapable de maîtriser. — Il a raison, dit Thomas. Ne touchez à rien pour l’instant. Il défit à son tour son harnais, sortit la trousse à outils de son casier et choisit un levier avec lequel il força le boîtier du mécanisme de verrouillage. Le boîtier se défit aisément et tomba à ses pieds. Ils virent alors le paquet vert fixé à un endroit où il aurait été écrasé par le mécanisme de verrouillage lors de l’ouverture de la porte. Avec des pinces qu’il prit dans la trousse, Thomas détacha le paquet vert sans faire de mouvement brusque. Travail d’amateur, se dit-il en se rappelant l’entraînement auquel avait été soumis l’équipage de la Nef Spatiale en vue d’apprendre à déceler et à désamorcer les engins piégés. Nef faisait beaucoup mieux que ça même avant de s’appeler Nef. Cet entraînement avait été sérieux et nécessaire. Comment prévoir, en effet, de quelle manière une Nef Spatiale en folie pouvait se retourner contre son équipage ombilical ? Avons-nous créé une Nef Spatiale en folie dotée de pouvoirs plus subtils ? Les preuves de sabotage qu’il avait vues jusque-là ne ressemblaient guère à Nef. Plutôt à Oakes… ou à Jésus Louis. — Qu’est-ce qu’il y a dans ce paquet? demanda Waela. — A mon avis, un gaz toxique. L’ouverture de la porte l’aurait libéré à l’intérieur de la nacelle. En le manipulant avec précaution, Thomas mit le paquet vert de côté et reporta son attention sur les commandes de la porte. Le système de verrouillage ne semblait pas avoir été touché. Prudemment, il défit les crampons, descendit le volant et commença à le tourner. Le panneau se souleva, laissant voir le joint d’étanchéité et une portion de ciel non filtré par le plaz. Quand le panneau fut entièrement ouvert, Thomas prit le paquet vert dans une main, grimpa à mi-hauteur de l’échelle et le lança à plusieurs mètres dans le sens du vent. Quand le paquet toucha l’eau, il s’en dégagea une fumée vert citron que le vent poussa vers les vagues où flottaient les varechs. Les thalles de la surface se rétractèrent au contact de la fumée comme s’ils étaient brûlés. Waela s’agrippa à une entretoise pour ne pas tomber et mit l’autre main devant sa bouche. — Qui? — Oakes, répondit Thomas. — Pourquoi ? fit Panille, plus fasciné qu’effrayé par ces péripéties. Il ne doutait pas que Nef les aurait sauvés si cela avait été nécessaire. — Il ne veut peut-être pas plus d’un seul psyo vivant à la Colonie. — Vous êtes psyo? s’étonna Panille. — Waela ne vous l’a pas dit ? demanda Thomas en redescendant de l’échelle. — Je… je n’y ai pas pensé, fit-elle tandis que son visage virait au grenat. — Peut-être que le Boss a sa petite idée sur la manière dont il convient de traiter les varechs, déclara Panille. — Que voulez-vous dire? demanda Thomas, saisissant la remarque au bond. Panille lui répéta ce que lui avait dit Hali Ekel sur la menace d’extermination des varechs. — Pourquoi ne pas nous l’avoir dit avant ? fit Waela. — Je me disais que Hali avait pu se tromper, et puis… l’occasion de vous en parler ne s’est pas présentée. — Ne bougez pas, dit Thomas, pendant que je regarde un peu s’il n’y a pas d’autres surprises du même genre. Il se baissa pour examiner la nacelle en détail. — Vous avez l’air de savoir ce qu’il faut chercher, fit Waela. — J’ai reçu une formation pour cela. Elle trouva l’idée déroutante : Thomas, formé à déceler des marques de sabotage ? Panille ne les écoutait que d’une oreille. Il se leva de son siège et tourna la tête vers le panneau ouvert. L’air qui s’engouffrait à l’intérieur de la nacelle était chargé d’une plaisante odeur saline qu’il trouvait revigorante. Par un coin de plaz à côté de sa console, il voyait le groupe de gyflottes qui remontait au vent. Les mouvements de la nacelle, les odeurs, et peut-être le fait d’avoir survécu à la plongée, tout cela l’imprégnait du sentiment de vivre intensément. Thomas acheva son examen. — Je ne trouve rien, dit-il. — J’ai toujours du mal à croire que… hésita Waela. — Il faut le croire, dit Panille. Il se passe des choses dans l’entourage de Oakes, que nous ne sommes pas censés apprendre. — Nef ne permettrait pas… commença-t-elle, outrée. — Ha! fit Thomas en grimaçant un sourire. Qui sait si Oakes n’a pas raison ? Nef ou «la nef» ? Comment en être sûr ? Panille fut intrigué de l’entendre blasphémer si ouvertement. Et lui aussi était psyo! Mais il ne s’agissait là, sous une forme un peu plus directe, que de l’éternelle question philosophique maintes fois débattue avec Nef. Tout en méditant cela, Panille regardait s’approcher les gyflottes. Il les désigna du doigt : — Regardez ce qui vient là. Waela tourna la tête : — Il y en a beaucoup, et des grosses. Que veulent-elles faire ? — Probablement nous observer, fit Thomas. — Vous croyez qu’elles vont se tenir à distance ? Panille regardait les créatures orangées. Elles étaient intelligentes, peut-être sentientes. — Ont-elles déjà attaqué des humains ? demanda-t-il. — La question est controversée, fit Waela. Elles sont gonflées d’hydrogène, comme vous le savez. Elles peuvent exploser à la moindre étincelle. Il y a eu des accidents… — Louis prétend qu’elles sont capables de se transformer volontairement en bombes volantes, dit Thomas. Pour ma part, je crois qu’elles sont simplement curieuses. — Pourraient-elles détruire la nacelle? voulut savoir Panille. Il regarda l’horizon autour d’eux. Pas la moindre terre en vue. Ils avaient cependant des réserves d’eau et de nourriture à bord, dans un coffre situé sous leurs pieds. Il le savait car il avait aidé Waela à en faire l’inventaire avant le départ. — Elles pourraient noircir un peu la coque, lui répondit Thomas tout en pianotant sur le clavier de sa console. J’ai commencé à émettre le signal de repérage, mais il y a beaucoup d’interférences sur cette fréquence. La radio semble fonctionner… — Mais nous ne pouvons pas franchir la zone d’interférences sans la sonde, acheva Waela. Nous sommes isolés. Panille, résistant au tangage de la nacelle, gravit plusieurs barreaux de l’échelle jusqu’à ce que ses épaules émergent au-dehors. Les gyflottes arrivaient toujours dans leur direction. Il porta son attention sur le dispositif d’éjection de la sonde fixé au plaz à proximité du panneau d’accès. — Que faites-vous? demanda Thomas. — La plus grande partie du fil d’antenne de la sonde est toujours enroulée dans sa bobine. Thomas, au pied de l’échelle, leva la tête en criant : — Quelle est votre idée ? Panille regarda les gyflottes, puis la surface de l’eau fouettée par le vent. Il se sentait curieusement libre là-haut, comme si tout le temps qu’il avait passé confiné dans l’atmosphère artificielle de Nef n’avait été qu’une préparation à cette délivrance. Tous les enregistrements holos dont il avait eu connaissance, les programmes d’histoire, les heures d’étude intense, tout cela ne donnait qu’une piètre idée de la réalité qu’il avait sous les yeux. Mais cette préparation lui avait au moins donné les armes de la connaissance. Il répondit à Thomas : — Avec un cerf-volant, nous pourrions élever suffisamment l’antenne. — Un cerf-volant? Waela le regarda sans comprendre à travers la surface de plaz transparent. Les cerfs-volants étaient de gros insectes qui vivaient sur la Terre. Thomas, qui connaissait l’autre sens du terme, prit un air songeur. — Avons-nous ce qu’il faut ? — Mais de quoi parlez-vous ? insista Waela. Thomas lui expliqua l’idée de Panille. — Ah, des vol-au-vent! s’exclama-t-elle en regardant autour d’elle. Nous devrions avoir suffisamment de matériaux. Qu’est-ce que c’est que ça? (Elle détacha le joint de garniture d’un panneau d’instruments, le plia dans ses mains.) Voilà de quoi faire l’armature, dit-elle. Panille baissa la tête pour leur crier quelque chose : «Il faudrait tout de suite nous…» Mais il s’interrompit au moment où une ombre passait au-dessus de lui. Ils levèrent tous les trois les yeux. Deux grosses gyflottes planaient juste au-dessus de la nacelle. Une partie de leurs tentacules était repliée tandis que d’autres remorquaient de gros blocs au ras de l’eau pour s’équilibrer. L’un de ces rocs vint heurter la nacelle qui se mit à tanguer fortement. Panille se rattrapa au bord de l’ouverture pour ne pas perdre l’équilibre. Le roc passa juste au-dessous de lui en soulevant un sillage écumeux. — Que font-elles? s’écria Waela. — Ce gaz que nous avons jeté dans l’eau, fit Thomas, a détruit pas mal de varechs. Il est possible que les gyflottes veuillent les protéger. — En voilà d’autres! leur cria Panille. Thomas et Waela regardèrent dans la direction qu’il indiquait. Un vol de gyflottes aux reflets bronze orange remontait au vent à une centaine de mètres d’eux. Panille grimpa encore plus haut et s’assit sur le bord de l’ouverture. De là, il pouvait suivre des yeux les lignes d’écume tracées à travers les vagues par les rocs qui rebondissaient au-dessus des varechs. Les voiles géantes des gyflottes se gonflaient et battaient quand elles viraient, puis se tendaient lorsqu’elles prenaient leur nouveau cap. Thomas, au-dessous de lui, observait une partie du spectacle tout en surveillant ses instruments. — Ne me, dites pas qu’elles ne sont pas intelligentes, fit-il. — Je me demande si nous les avons irritées, dit Waela. Panille, qui sentait le vent dans sa chevelure et dans sa barbe, percevait leurs voix comme si elles montaient vers lui d’un autre univers, celui de Nef. Il se sentait exalté… enfin libre. Pandore était merveilleuse. — Elles sont magnifiques! s’exclama-t-il. Magnifiques! Un craquement brutal se fit entendre derrière Thomas et il se retourna précipitamment. C’était le haut-parleur d’une radio qu’il avait laisse branché après un essai. Un nouveau craquement en sortit. Aussi bien les varechs que les gyflottes étaient tenus pour responsables de ce phénomène, qui rendait aléatoire l’usage de la radio dans ces parages. Mais comment faisaient-ils ? L’essaim était presque sur eux. En tête se trouvait une gyflotte géante qui semblait viser la nacelle de son bloc de lest. Thomas retint son souffle. Combien d’assauts de cette sorte le plaz était-il capable de soutenir ? — Elles attaquent! s’écria Waela. Panille s’était dressé, debout sur le dernier barreau de l’échelle, le genou appuyé pour s’équilibrer contre le panneau ouvert. Il agita les deux bras en hurlant : — Regardez-les! Elles sont splendides! Merveilleuses! Thomas cria à Waela, qui se tenait au pied de l’échelle : — Faites descendre ce crétin de là! A ce moment, les tentacules repliés de la première gyflotte glissèrent sur la nacelle et le bloc de lest heurta violemment le plaz juste en face de Waela. Elle s’agrippa à l’échelle pour ne pas perdre l’équilibre et poussa un cri à l’intention de Panille tandis que la nacelle basculait, mais son avertissement arriva trop tard. Toujours gesticulant, Panille fut éjecté de la gondole et tomba. Elle le vit se rattraper d’une main à un filament de la gyflotte, et il remonta vers le ciel en un mouvement oblique et saccadé. D’autres filaments se replièrent sur lui et il ne fut plus qu’en partie visible. Waela n’avait du reste suivi la scène que de manière discontinue, car la nacelle s’était mise à tournoyer dans tous les sens sous l’assaut conjugué des gyflottes. Elles attaquaient pour de bon! Thomas s’était recroquevillé dans un coin, à la jonction des pupitres de commande et du panneau de communication. Il aperçut tout juste les pieds de Panille qui s’envolaient et entendit le cri de Waela : «Elles ont enlevé Kerro!» Selon tes termes, le Soi peut être appelé Avata. Ni gyflotte, ni varechs, ni lectrovarechs, niais Avata. C’est le Grand Soi dans le langage de ton passé animal. Avata. Ayant trouvé cette désignation en toi, Avata a compris que nous chantons la même musique. L’un par l’autre, humain et Avata réussissent à connaître le Soi. Pas de seconde mesure pour Avata. Même valeur chaque fois. Ni formes ni qualités séparées. Ainsi avec l’humain. Avata. Mais pas l’Avata. Nommer, c’est limiter et par conséquent diriger. Nommer sans savoir qu’on limite, c’est mettre une entrave à la connaissance. Au mieux, c’est une diversion; au pire, c’est un mécompte, une appellation usurpée, un acte de mort. Donner à quelque chose une dénomination fausse, et agir ensuite sur la base de cette dénomination, c’est commettre un crime, amputer le thalle spirituel, causer la mort de la tige. Une chose ne peut être que Soi ou Autrui. Le nom est une question de proximité. Avata identifie la magnétisation spécifique, le magnétisme de la proximité, la longueur d’onde spatiale : humainthomas, humainkerro, humainjessup, humainoakes. Avata en conclut à l’absence d’organe sensoriel nécessaire pour différencier clone et humain. Avata ne considère pas cela comme une faiblesse ou une déformation. Avata est un dans le varech et la gyflotte. Ni le même, ni séparé dans chaque. Les cellules diffèrent mais partagent le Tout-en-Un. Avant les humains, Avata ne distinguait pas. Les deux sont le Soi. Avata veut t’apprendre le Soi dans l’Autre, l’humain dans le clone. Certaines choses existent parce que tu les nommes. Tu les perpétues dans ton langage, tu compatis au tort qu’elles te font. Dis simplement que ces choses ne sont pas. Ne change pas l’étiquette mais l’étiquetage. Elimine-les de ton existence en les éliminant d’abord de ta bouche. Ne pas connaître ce qui est faux est aussi une forme de connaissance. De même pour apprendre : apprendre, c’est grandir; et grandir, c’est vivre. Si tu te forces à oublier, tu apprendras. «Chez moi.» C’est ainsi que tu nommes ce lieu, humainkerro. Avata te nettoie la langue pour que tu puisses mieux infléchir ce ternie, puis l’oublier. Avata t’apporte cela pour te laver de tes attentes, pour que tu puisses apprendre les clés auxquelles Avata réagit ou bien refuse de réagir. C’est ainsi que tu apprends Avata. Tu es à la fois débutant et finissant, et la continuité est celle de ton vouloir. Observe les lianes qui sont Avata occupant leur «chez soi». Attrape les lianes. Prends l’eau dans tes mains et bois-la. Tu es l’effet-observateur. Kerro Panille Les Traductions de l’Avata Alors Jéhovah Dieu déclara : «Voici que l’homme est devenu comme l’un de nous, par la connaissance du bien et du mal; et maintenant, il faut éviter qu’il avance la main et prenne aussi de l’arbre de vie, en mange et vive à jamais. Donc, il chassa l’homme et posta à l’orient du jardin d’Eden les chérubins et une épée flamboyante qui tournoyait sans cesse pour garder le chemin de l’arbre de vie. Le Livre des Morts chrétien Archives de la Mnefmothèque La dernière pensée cohérente de Kerro Panille concernait la beauté de la gyflotte de tête, qui était passée à moins de deux mètres au-dessus de lui. Il sentait la présence de l’océan et du vent, il voyait la masse noire, grouillante, des tentacules et des longs filaments qui reliaient, il le savait, les blocs de lest à la splendide créature. Puis, lorsqu’il avait perdu l’équilibre, il s’était agrippé à la seule chose qui se trouvait à sa portée : la longue liane qui servait de guiderope. Pour les avoir étudiées côté nef, Panille savait que les gyflottes étaient considérées comme dangereusement hallucinogènes, explosives et toxiques pour les Neftiles. Mais rien n’aurait pu le préparer à la réalité de cette expérience. Lorsque sa main avait touché le tentacule, Panille avait ressenti une vibration électrique qui s’était propagée dans tout son corps en un crescendo sensoriel. Il avait un goût de fer amer dans la bouche; ses narines étaient harcelées par le parfum piquant de muscs inconnus; ses oreilles servaient de bastion contre les plus féroces assauts où les cymbales martelées et les cordes raclées faisaient concurrence aux trompes et aux cris d’oiseaux sur un fond de chœurs entonnés par une multitude. A un moment, son sens de l’équilibre avait basculé dans la folie. Le silence. Les sensations éteintes comme par un commutateur. Suis-je mort ? Est-ce la réalité ? Tu es vivant, humainkerro. D’une certaine manière, la voix ressemblait à celle de Nef. Elle était calme, légèrement amusée, et il savait qu’elle n’existait que dans sa tête. Comment puis-je savoir cela ? C’est parce que tu es un poète. Et… et toi, qui es-tu ? Je suis ce que tu appelles gyflotte. Je te sauve de l’océan. Cette magnifique… Oui! Magnifique, splendide, majestueuse gyflotte! Il y avait de la fierté dans cette escalade, mais toujours aussi ce côté amusé. Tu m’as appelé… humainkerro. Oui : humainkerro-poète. En quoi le fait d’être poète m’aide-t-il à savoir que tout cela est réel ? C’est parce que tu fais confiance à tes sens. Comme si ces paroles lui redonnaient la clé de son corps, il sentit alors les filaments qui l’enserraient, la morsure du vent qui passait à travers, et ses oreilles internes enregistrèrent le basculement de la gyflotte qui était en train de virer sur l’aile. Ses yeux perçurent les ombres d’une région dorée située à quelques millimètres de son nez. Il sut qu’il était allongé sur le dos dans un nid de filaments, juste sous le corps de la gyflotte. Que m’as-tu fait ? J’ai touché ton être. Mais comment peux-tu… De nouveau, il connut l’assaut frénétique de tous ses sens, mais avec une certaine concordance en plus. Il décela des bribes de modulations trop rapides pour qu’il puisse les résoudre en impulsions cohérentes. Mais sa vision commençait à organiser des images. Il sut qu’il voyait la mer avec les yeux de la gyflotte. Il voyait la nacelle à laquelle il avait été arraché. Il se raccrochait à ces sensations morcelées comme si sa raison en dépendait. La folie menaçait les franges de son esprit conscient. De nouveau, l’assaut prit fin avec une brutalité déconcertante. Panille haletait. Il avait l’impression d’avoir été plongé, de manière simultanée, dans tout ce que la poésie humaine avait jamais produit de plus beau. Tu es mon premier poète, et à travers toi peuvent être connus tous les poètes. Panille sentit qu’il y avait là une vérité essentielle. Qu’es-tu en train de me faire ? demanda-t-il. C’était tout à fait comme s’il parlait à Nef dans sa tête. J’essaie d’éviter la mort du Soi et des humains. C’était raisonnable. Panille fut incapable de formuler une réponse. Aucune des pensées qui lui venaient à l’esprit ne lui semblait adéquate. Le poison lancé de la nacelle avait tué des varechs. Les gyflottes, qui naissaient dans la mer, prenaient visiblement la chose à cœur. Pourtant, cette gyflotte particulière avait sauvé un humain. Il s’avisa, à ce moment-là, qu’il devait parler à une source capable d’expliquer la relation entre les gyflottes et les lectrovarechs. Avant qu’il eût pu formuler mentalement sa question, la voix s’imposa à lui avec netteté : Gyflottesoi-varechsoi-tout-en-un. C’était comme lorsque Nef l’interrogeait sur Dieu. Il sentait là une autre vérité essentielle. Le poète sait… cette pensée s’articulait autour de son esprit conscient si étroitement qu’il ne savait plus quelle était son origine, la gyflotte ou lui. Le poète sait… Le poète sait… Panille se sentait emporté dans le tourbillon de cette pensée. Elle ne l’avait pas encore quitté quand il s’aperçut qu’il avait dialogué avec la gyflotte dans un langage dont il ne gardait pas le moindre souvenir. Les pensées étaient là… il les comprenait… mais de tous les langages qu’il connaissait, aucun ne correspondait à la structure de l’échange qui venait d’avoir lieu. Humainkerro, tu parles le langage oublié de ton passé animal. De même que je parle roc, tu parles ce langage. Avant que Panille eût pu trouver une réponse, il sentit que les filaments s’écartaient autour de lui. C’était une sensation curieuse : il était à la fois les filaments et lui-même, et il savait qu’il se raccrochait à l’Avata comme il se raccrochait à sa propre raison. La curiosité était la seule prise qu’il avait sur son être. Quelle curieuse expérience! Que de poèmes cela pourrait faire! Il sentit à ce moment-là qu’il se balançait au-dessus de la mer. L’écume qui se formait autour d’un thalle de varech captura son attention et la maintint prisonnière. Il ne ressentait aucune peur. Juste cette immense curiosité. Il voulait s’abreuver de tout ce qui était en train de se passer et en préserver le souvenir pour le partager plus tard avec d’autres. Le vent sifflait autour de lui. Il l’entendait, il le sentait, il le voyait. Il pouvait se tourner parmi les filaments qui l’étreignaient et cela lui permit d’apercevoir, juste au-dessous de lui, plusieurs gyflottes qui volaient en groupe. Elles s’ouvrirent comme des pétales, révélant au milieu d’elles la présence de… la nacelle! Le tout formait une fleur au centre étincelant et à la corolle orangée. Avec une douceur précise, les filaments déposèrent Panille juste au milieu de cette fleur, dans l’ouverture de la nacelle. Ils entrèrent avec lui, épousèrent les contours de l’intérieur de la nacelle. Panille savait où il était, il savait qu’il était avec Thomas et Waela, et pourtant il voyait encore la fleur quand ses pétales se refermèrent. Une intense luminosité orange l’entourait. Il vit, à travers le plaz, les gyflottes qui maintenaient la nacelle au creux d’un nid de filaments. De nouveau, les sensations frénétiques l’assaillirent, mais sur un rythme plus lent. Entre les pulsations, il pouvait réfléchir. Oui, Thomas et Waela étaient bien là, les yeux vitreux, terrorisés ou inconscients. Aide-les, Avata. Même les dieux apparemment immortels ne survivent que tant qu’ils sont requis par les mortels. Le Pacte de Morgan Oakes Oakes se mit à ronfler et à s’ébrouer. Il dormait vautré dans les coussins du long divan qui longeait le panneau mural de Legata, au fond de la véranda du Blockhaus. Une lumière rosâtre, première manifestation de Réga côté jour, pénétrait par les baies de plaz qui dominaient la mer. Legata se dégagea de Oakes et tira doucement sur la manche de sa combinaison uniforme coincée sous la cuisse du dormeur. Sur la pointe des pieds, elle marcha jusqu’au plaz pour contempler le brasillement des flots. Les vagues étaient bouillonnantes et l’horizon formait au loin un épais cordon cotonneux. Elle éprouvait de la répulsion pour toute cette violence incontrôlée de l’océan. Peut-être ne suis-je pas faite pour un monde naturel. Elle se glissa dans sa combinaison, la referma. Oakes continuait à ronfler bruyamment. J’aurais pu l’étouffer avec ces coussins et jeter son cadavre aux démons. Qui se serait douté de quoi que ce soit ? Personne à part Louis. Cette pensée avait failli devenir réalité quand ils étaient sur le divan. Au long des heures enténébrées, Oakes s’était montré satyrique avec elle. A un moment, elle avait ses bras autour de sa cage thoracique pendant qu’il la besognait en soufflant et en transpirant. Mais elle n’avait pas pu se résoudre à tuer. Pas même quelqu’un comme Oakes. Les vagues montaient très haut ce matin sur la grève de l’autre côté de la baie. Les bruits du ressac faisaient écho à un frémissement encore plus profond de la terre et elle entendait le choc sec des rocs qui roulaient les uns contre les autres. Il fallait que ce bruit soit particulièrement intense pour qu’elle l’entende si bien derrière les parois de plaz. C’est le travail des vagues et des galets que de fabriquer du sable, songea-t-elle. Pourquoi ne puis-je faire mon travail aussi bien… sans poser de questions ? La réponse lui vint immédiatement, comme si elle y avait déjà pensé d’innombrables fois : Parce que transformer les galets en sable, ce n’est pas tuer. Le changement n’est pas l’extermination. Son regard d’artiste cherchait à mettre un peu d’ordre dans le spectacle offert par les baies transparentes, mais tout n’était que désordre. Un magnifique mais terrifiant désordre. Quel contraste avec l’activité pacifique d’un agrarium de Nef! Elle apercevait la station des navettes sur la pointe de terre isolée à sa gauche, derrière un arc de baie et le passage bas et protégé qui permettait de gagner le Blockhaus. C’était une idée de Louis : construire la station à l’écart, de manière à la couper du Blockhaus en cas d’attaque venue de la Colonie. Elle se surprit à désirer la vue des varechs agités par la houle au milieu de la baie, mais il n’y avait plus de varechs. Il y en avait de moins en moins… Un frisson lui parcourut l’échiné et descendit le long de ses bras. Quelques diurnes, avait dit Oakes. Elle ferma les yeux et l’image qui la hanta fut sa propre fresque au doigt accusateur pointé droit sur son cœur. C’est vous qui me faites mourir! disait l’homme suspendu par la jambe au milieu des airs. Elle avait beau secouer la tête de toutes ses forces, la voix ne voulait pas se taire. Contre tout bon sens, elle alla se verser un verre au distributeur. Sa main ne tremblait pas. Elle retourna jusqu’à la paroi de plaz et but lentement tout en regardant les longs rouleaux se briser sur la plage en face d’elle. Ils dépassaient d’au moins douze mètres les traces de la précédente marée. Legata se demandait s’il fallait qu’elle réveille Oakes. Soudain, une gyflotte vola bas dans son champ de vision, au-dessus de la grève que dominait la station. Une sentinelle se montra au poste de garde côté mer. Elle mit la gyflotte en joue avec son laztube, mais parut hésiter. Legata retint son souffle, attendant l’explosion de lumière orangée. Mais la sentinelle ne tira pas. Elle abaissa son arme et suivit des yeux les évolutions gracieuses de la gyflotte qui disparut bientôt derrière le cap. Legata poussa un long soupir. Que se passe-t-il quand nous n’avons personne d’autre à tuer? La planète-paradis dont rêvait Oakes n’avait plus de sens lorsque Legata était affrontée à ce paysage. Il savait rendre ses descriptions convaincantes, naturelles, mais… Comment expliquer la Chambre des Lamentations ? C’était un symptôme. Les gens se retourneraient-ils les uns contre les autres, s’organiseraient-ils en bandes, en tribus hostiles s’il n’y avait pas les capucins, les névragyls… ou les varechs? Une autre gyflotte planait au loin. Elles pensent. Et les varechs qu’ils étaient en train de faire disparaître. Oakes avait bien fait de lui montrer les rapports sur le programme désastreux de recherches sous-marines. Ils pensent. Il y avait là un fait sentient qui la touchait là où les murs de la prison finissaient, quelque part au milieu du royaume de l’imagination créatrice où Oakes n’aurait jamais la confiance de pénétrer. Près de quatre-vingts pour cent de la surface de cette planète est recouverte d’océans et nous ne savons même pas ce qu’il y a dedans. Elle se prit à envier les explorateurs qui avaient risqué (et perdu) leur vie en essayant de voir ce qu’il y avait dans les profondeurs de ces mers. Avaient-ils découvert des choses? Deux énormes rocs sur la plage en dessous d’elle se heurtèrent avec un claquement sonore qui la fit sursauter. Elle regarda la grève de l’autre côté de la baie. Aussi vite qu’elles étaient montées, les eaux commençaient à refluer. C’est curieux. Des tonnes de rochers avaient été roulés contre la falaise qui faisait face au complexe. Il y en avait probablement autant sur la plage en contrebas. Les blocs qu’elle voyait étaient véritablement énormes. Toute cette énergie dans les vagues. — Legata… ? L’irruption de la voix de Oakes dans sa rêverie et le contact abrupt de sa main sur son épaule avaient fait bondir Legata et elle avait broyé le verre dans sa main. Elle regarda stupidement le sang qui coulait de ses blessures, les échardes brillantes fichées dans sa chair. — Viens t’asseoir par ici, ma chère. C’était le médecin qui lui parlait et elle en éprouvait de la reconnaissance. Il arracha les morceaux de verre, prit une bande de cellotape au distributeur de son pupitre com pour arrêter le saignement. Ses gestes étaient précis et délicats. Il lui donna une petite tape sur l’épaule quand tout fut terminé. — Là; tu devrais maintenant… Le bourdonnement du pupitre l’interrompit. — Il n’y a plus de Colonie… C’était Jésus Louis. — Qu’est-ce que ça veut dire ? hurla Oakes, rageur. Il n’y a plus de… — Les images transmises par la navette montrent un grand trou à l’emplacement de Lab I. Il y a des démons partout. Les accès souterrains sont éventrés… Il haussa les épaules en un geste d’une futilité soulignée par l’écran minuscule du pupitre com. — Cela fait… cela fait des milliers de gens, murmura Oakes. Ils sont tous morts ? Même sur l’écran, Legata ne pouvait supporter de regarder Louis. Elle marcha silencieusement jusqu’au divan pour regarder au loin à travers le plaz. — Il y a peut-être des survivants retranchés dans des salles blindées, répondit Louis. C’est comme cela que nous avons réussi à nous en sortir quand… — Je sais comment vous avez fait! hurla Oakes. Es-tu en train de suggérer quelque chose ? — Je ne suggère rien. Oakes grinça des dents en abattant son poing sur le pupitre. — Tu ne crois pas qu’il faudrait envoyer Murdoch pour essayer d’en sauver quelques-uns ? — Pourquoi risquer de perdre les navettes ? Pourquoi risquer la vie de l’un de nos derniers hommes de confiance ? — Tu as raison. Un grand trou, dis-tu? — Plus rien que des décombres. Cela veut dire qu’ils ont utilisé des laztubes et des découpeuses en plastacier. — Est-ce qu’ils… je veux dire, y a-t-il encore là-bas des navettes dont ils pourraient se servir ? — Nous avons tout détruit avant notre départ. — Oui… bien sûr… murmura Oakes. Pas de dirigeables non plus? — Rien du tout. — Tu ne m’avais pas dit que Murdoch et toi, vous aviez tout déménagé de l’ancien emplacement de Lab I? Que vous aviez tout transporté ici ? — Apparemment, les mutinés pensaient trouver là-bas des réserves de borst. Ils se sont emparés des derniers équipements com. Ils ont demandé de l’aide à… la nef! — Et ils n’ont pas… Le reste de la question s’étrangla dans la gorge de Oakes. — La nef ne leur a pas répondu, fit Louis. Nous étions à l’écoute. Oakes exhala un soupir tremblant. Sans se retourner, Legata cria : — Combien des nôtres avons-nous perdu ? — Nef seule le sait! répondit Louis en rejetant la tête en arrière pour éclater de rire. Oakes enfonça brusquement la touche d’arrêt pour le faire taire. Legata serra les poings. — Comment peut-il rire de cette façon alors que… — C’était nerveux, fit Oakes. Hystérique. — Ce n’était pas de l’hystérie! Ça lui faisait plaisir! — Calme-toi, Legata. Tu devrais te reposer un peu. Nous allons avoir beaucoup à faire. J’aurai besoin de ton aide. Nous avons sauvé le Blockhaus. Presque tous les stocks de vivres de la Colonie sont ici et nous avons maintenant beaucoup de bouches en moins à nourrir. Réjouis-toi de faire partie des vivants. Cette inquiétude dans sa voix, dans son regard. Il était presque possible de croire qu’il ressentait de l’amour pour elle. — Legata… Il voulut lui toucher le bras, mais elle se déroba. — La Colonie n’existe plus. Les gyflottes et les lectrovarechs seront bientôt exterminés. A qui le tour, ensuite? Moi? Elle reconnaissait sa voix qui parlait, mais elle n’exerçait sur elle aucun contrôle. — Vraiment, Legata… si tu ne supportes pas l’alcool, tu ne devrais pas en boire. Il baissa les yeux vers les morceaux de verre éparpillés par terre. — Surtout à cette heure côté jour, ajouta-t-il. Elle fit brusquement volte-face tandis qu’il appuyait sur une touche de son pupitre pour faire venir un clone chargé de nettoyer le verre brisé. Tout en l’entendant parler, Legata eut l’impression que ses derniers espoirs s’envolaient dans l’air du matin et se noyaient dans le scintillement farouche des vagues écumeuses qu’elle apercevait au loin. Que puis-je faire contre cet homme ? Humain, sais-tu comme c’est intéressant, cette chose que tu décris? Avata n’a pas de dieu. Comment se fait-il que tu aies un dieu ? Avata a le Soi, Avata a cet univers. Mais toi, tu as un dieu. Où as-tu trouvé ce dieu ? Kerro Panille Les Traductions de l‘Avata Pour Thomas et Waela, le retour des gyflottes avait ressemblé à une nouvelle attaque concertée. Thomas avait essayé de refermer le panneau d’accès de la nacelle, mais il l’avait trouvé bloqué. Waela lui criait de se dépêcher et lui demandait s’il voyait Kerro. Les deux soleils étaient maintenant levés. La lumière reflétée par la mer était éblouissante. Waela avait encore la tête qui tournait à la suite des mouvements désordonnés de la nacelle. — Que vont-ils faire de lui ? cria-t-elle. — Nef seule le sait, fit-il en secouant le panneau qui refusait de bouger. Le mécanisme avait dû être faussé lors des premières attaques. Thomas observa les gyflottes qui s’approchaient. L’une d’elles avait ses tentacules repliés sous son ventre. Peut-être tenait-elle toujours Panille. Il vit que la nacelle avait été poussée hors de la zone des varechs morts, dans un secteur vert où l’océan était apaisé par un tapis de thalles aux pulsations douces. — Elles reviennent! hurla Waela. Thomas, renonçant à fermer le panneau, redescendit auprès d’elle. — Agrippez-vous à votre siège, dit-il. Et c’est ce qu’il fit lui-même tout en suivant l’avance du vol orangé. — Mais que font-elles ? demanda Waela. La question était purement formelle, car ils virent tous les deux que les gyflottes ralentissaient leur mouvement au dernier moment. De concert, elles tournèrent au vent leurs grandes membranes véliques et embrassèrent la nacelle de leurs filaments pendants. Waela se dégagea de son siège, mais avant qu’elle ait pu se lever les gyflottes descendirent Panille par le trou d’accès. Elle voulut éviter la masse de filaments quêteurs qui accompagnaient le poète, mais ils la trouvèrent et entourèrent son visage d’une sensation de picotements secs qui firent immédiatement place à l’ivresse de l’abandon. Elle avait toujours conscience de son corps, elle savait où elle se trouvait : ici, dans cette nacelle maintenue dans un filet de tentacules entrecroisés. Mais rien n’avait plus d’importance à l’exception du sentiment de joie extasiée qui s’insinuait au plus profond d’elle-même. Ce sentiment, elle le savait, provenait de Panille et non des gyflottes. Avata ? Qu’est-ce que l’Avata ? Cette pensée paraissait émaner d’elle-même, mais elle n’en avait pas la certitude. Elle n’avait plus la notion du haut et du bas. Il n’existait plus de continuité spatiale. Je deviens folle! Toutes les histoires épouvantables que l’on racontait sur les propriétés toxiques et hallucinogènes des gyflottes fracassèrent d’un seul coup ses barrières et elle voulut hurler, mais fut incapable de localiser sa voix. Le sentiment de joie persistait cependant. Panille était à côté d’elle et murmurait des choses pour la calmer : «Tout va bien, ma petite Lini; ne t’inquiète pas.» Lini ? Où a-t-il déniché ce nom ? C’était celui qu’on me donnait dans mon enfance. Je déteste ce nom! — Tu ne dois détester aucune partie de toi-même, Lini. La joie ne pouvait être niée. Elle se mit à rire, mais ne s’entendit pas. Soudain, un îlot de clarté se fit autour d’elle et elle eut conscience de la présence de Panille étendu à côté d’elle. Ils étaient nus. Elle sentait le contact de sa chair. Où est passé mon vêtement ? Cela n’avait pas d’importance. J’ai des hallucinations. Cela était dû à l’ordre que lui avait donné Thomas de séduire le poète. Elle s’abandonna au rêve, à la douce et dure chaleur de Panille qui se glissait en elle en un lent mouvement rythmique. Elle sentait autour d’elle les filaments quêteurs qui exploraient, qui se joignaient à elle par des images d’astres éclatants. Mais cela non plus n’avait pas d’importance. Encore des hallucinations. La seule chose qui comptait était la joie extasiée. Pour Panille, les jeux ralentis de l’attaque sensorielle vacillèrent dès qu’il aperçut Waela. Il sentait en même temps son corps et celui des gyflottes. Le vent faisait claquer ses membranes véliques. Puis il entendit la musique, une mélopée sensuelle qui faisait bouger son corps au rythme des filaments qui dansaient autour de lui. Il se vit attiré jusqu’à Waela, ses deux mains entourant son cou. Comme elle avait la peau électrique! Il lui défit son vêtement. Elle n’eut aucun mouvement, ni pour l’aider ni pour lui résister, à part celui de ses hanches qui ondulaient doucement au rythme sensoriel sans s’arrêter, même quand la combinaison glissa autour de son corps. Etrange sensation : En même temps qu’il voyait cette chair nue, splendide, il voyait aussi, au-dessus de la mer, la forme bronze orange d’une gyflotte qui prenait son essor dans le ciel libre; et il voyait Hali couchée dans la lumière dorée sous les cèdres d’un dôme arboré. Empli d’émerveillement, il se débarrassa de son propre vêtement et étreignit Waela. Nef! Est-ce pour cette femme que je me suis réservé ? Comment se fait-il que tu appelles Nef alors que tu pourrais appeler le soi humain ? Etait-ce Nef ou Avata ? Quelle importance ? Il n’avait pas le loisir d’écouter la réponse. Seul existait le rythme de l’attraction sexuelle qui lui dictait tous les mouvements que son corps devait faire. Waela devenait une non-Waela, non-Hali, non-Avata, mais une partie de sa propre chair prise dans l’entrelacs d’une sensation multiple d’innombrables autres présences. Quelque part dans tout cela, il sentait qu’il se perdait lui-même. Thomas, sanglé dans son fauteuil au moment où Panille était revenu, avait été surpris ainsi par les tentacules quêteurs. Il avait essayé de leur résister, mais… Des voix! Il y avait des voix… Il croyait reconnaître celle du vieux Morgan Hempstead, du temps de Lunabase, en train de donner le baptême à leur Nef Spatiale. Moment solennel! Il y avait une vibration dans ses narines et il sentit l’odeur musquée de Pandore, mais il était en même temps à l’intérieur de ces mêmes narines, partageant les mêmes perceptions. Les filaments! Ils étaient partout sur son corps, sous son vêtement, n’évitant aucun contact intime. A mesure qu’ils se déplaçaient, ils buvaient son identité. D’abord, il était Raja Flatterie, puis Thomas, et pour finir il ne savait plus du tout qui il était. Cette pensée l’amusa et il lui sembla qu’il riait. J’ai des hallucinations. Ce n’était même pas lui qui avait pensé cela, car il ne pouvait avoir de pensées. Il y avait juste une tête, quelque part, qui tournait comme une toupie. Il avait l’impression de sentir le cerveau clapoter à l’intérieur de sa cage crânienne. Il savait qu’il devait respirer, mais il ne trouvait pas où respirer. Il tombait dans un tunnel qu’aucun clone n’avait jamais connu : la matrice de toutes les matrices. C’est ce que l’on ressent quand on naît. La panique menaçait de l’engloutir. Je ne suis jamais né! Les gyflottes sont en train de me tuer! Avata ne te tue pas. Cette voix résonnait comme dans un fût de métal. Avata ? Il avait rencontré ce nom au cours de ses études d’aumônier. L’antique sur-moi de la sur-âme des Hindous. Qui suis-je, moi qui connais cela ? Il aperçut Panille et Waela qui s’étreignaient, en train de faire l’amour. L’ultime principe biologique. Les clones ne possèdent pas ce lien avec leur passé. Suis-je un clone ? Qui suis-je ? Quelle que fût son identité, il savait ce que c’était qu’un clone. Les clones étaient des biens privés. C’était Morgan Hempstead qui l’avait affirmé. De nouveau, la panique le menaça, mais s’effaça instantanément quand il voulut suivre un fil de conscience argenté qui s’éloignait de plus en plus vite à mesure qu’il courait derrière lui pour le rattraper. Waela… Panille… Il savait que c’étaient des gens, mais il ignorait tout d’eux. Excepté que leurs noms le faisaient entrer dans une rage folle. Quelque chose lutta avec lui pour lui imposer le calme. Le mandala qui ornait le mur de sa cabine. Oui. Il était en train de le regarder fixement. Qui est Waela ? Une pénible sensation d’égarement l’imprégna. Il se trouvait à jamais retranché de son temps, coupé du lieu où il avait grandi, dépouillé de son passé et privé d’avenir. Maudite sois-tu, Nef. Il savait qui était Nef. Le dépositaire de son âme. Mais cette pensée lui donnait l’impression qu’il était Nef et qu’il s’était maudit lui-même. Aucune réalité ne subsistait. Tout n’était plus que confusion, tout était retourné au chaos. C’est toi, maudit Avata/gyflottes! Laisse ce Panille en dehors de mon esprit! Oui, j’ai dit MON esprit! Les ténèbres. Il avait conscience d’être entouré de ténèbres et de mouvements, il éprouvait des sensations de multiples mouvements contrôlés, de bribes de lumière et de soleil flamboyant. Il voyait Réga au ras d’un horizon crénelé de rochers. Il était entouré de chair et il savait que c’était sa chair. Je suis Raja Flatterie, psychiatre-aumônier à bord de… Non! Je suis Raja Thomas, le démon de Nef! Il baissa les yeux et se vit sanglé à son siège de commande. Aucun mouvement n’animait la nacelle. Quand il regarda à travers le plaz, il aperçut la terre ferme : une étendue humide de sol pandorien où poussaient différentes plantes locales : d’étranges formes épineuses aux feuilles évasées. Tournant la tête, il vit Waela assise sur le pont, entièrement nue. Elle regardait fixement deux combinaisons uniformes étalées devant elle. Sur la première était l’insigne de Waela indiquant son appartenance à l’équipage du dirigeable. Et la deuxième… la deuxième était à Panille. Thomas fit du regard le tour de la nacelle. Panille n’y était pas. Waela leva alors les yeux vers lui. — Je crois que cela s’est réellement passé. Nous avons vraiment fait l’amour. J’étais dans sa tête comme il était dans la mienne. Thomas se renversa avec humeur contre le dossier de son siège. Sa mémoire cherchait désespérément à se raccrocher aux fragments de ce qui leur était arrivé. Où était passé ce foutu poète ? Il ne pouvait pas survivre là-dehors. Waela se passa la langue contre les dents. Elle avait l’impression d’avoir perdu toute notion du temps. Elle avait quitté un instant son corps pour se rendre autre part, mais maintenant qu’elle était de retour, elle connaissait son corps mieux que jamais auparavant. Des images… Elle se souvenait des moments, bien plus terribles, qu’elle avait passés sur la côte méridionale de l’Ovale, étendue sur une plaque de varechs, luttant pour ne pas perdre la raison. L’expérience qu’elle venait de vivre dans cette nacelle n’était pas tout à fait pareille, mais les deux se recoupaient. Elles lui laissaient le même sentiment de relâchement de son identité, de mélange linéaire de souvenirs, comme si certains morceaux de son passé ne s’étaient pas très bien remis en place. Thomas se dessangla, se leva et alla regarder par le panneau de plaz. Il avait l’impression que quelqu’un avait plongé la main dans son psychisme pour en retirer toute l’énergie. Que faisons-nous ici ? Comment y sommes-nous arrivés ? Il n’y avait aucune gyflotte en vue. Qu’est-ce que l’Avata ? La nacelle avait été déposée au milieu d’un terrain plat entouré d’une bordure rocheuse. L’endroit lui semblait vaguement familier. Les contours de la chaîne occidentale… il les regardait, hébété, essayant de rassembler ses souvenus fuyants. — Où sommes-nous ? demanda Waela. Sa gorge était trop sèche pour qu’il pût répondre immédiatement. Il déglutit plusieurs fois avec une frénésie convulsive avant de bredouiller : — Je… je crois que nous devons nous trouver quelque part à l’ouest du Blockhaus. Ces rochers… — Où est Kerro ? — Pas ici. — Il ne peut pas être dehors! Les démons… Elle se leva, tendant le cou pour regarder partout à l’intérieur de la nacelle encombrée de panneaux d’instruments. Cet imbécile de poète! Elle leva les yeux vers le trou d’accès. Il était toujours béant. A ce moment-là, un dirigeable apparut à l’ouest au-dessus de la zone rocheuse. Les rayons de Réga en train de décliner à l’horizon l’entouraient d’un halo doré. Le dirigeable descendit bientôt se stabiliser à proximité de leur nacelle. Ses soupapes sifflantes soulevaient la poussière. Sa nacelle était d’un modèle traditionnel, protégée contre les démons par des blindages et des armes de toutes sortes. La portière latérale s’entrebâilla de quelques centimètres et une voix leur cria de l’intérieur : — Dépêchez-vous! Vous y arriverez facilement; aucun démon n’est en vue. Waela se leva et enfila rapidement sa combinaison uniforme. C’était comme si elle revêtait une peau. Elle sentit se raffermir la notion qu’elle avait de son identité. Il ne faut pas que je pense à ce qui est arrivé. Je suis en vie. Nous allons être sauvés. Mais quelque part au fond d’elle-même, elle crut entendre une voix qui criait des noms : «Kerro… Jim… Kerro… où êtes-vous?» La voix n’eut pas d’écho, à part Thomas qui insistait pour qu’elle ne sorte qu’après lui, quand il se serait assuré qu’il n’y avait aucun danger. L’imbécile! Je cours trois fois plus vite que lui! Mais elle gravit sans rien dire les barreaux de l’échelle derrière lui, attendit qu’il se laisse glisser au bas du flanc bombé de la nacelle et lui emboîta le pas. La portière latérale de l’appareil de sauvetage s’ouvrit en grand dès qu’ils se trouvèrent dessous et quatre bras les hissèrent aussitôt à l’intérieur. Ils se retrouvèrent parmi les familières ombres rouges où les Neftiles se tenaient chacun à son poste de défense. Waela entendit le bruit du panneau refermé et verrouillé derrière elle. Elle sentit que la nacelle s’élevait avec un léger balancement. Puis un détecteur bourdonnant fut promené sur son corps et une voix annonça juste à son oreille : — Ils sont O.K. A ce moment-là seulement, elle se rendit compte qu’elle se trouvait dans une bulle de plaz étanche à l’intérieur de la nacelle de sauvetage. Cette précaution ne pouvait se rapporter qu’à une seule menace : Les névragyls! Il y avait des névragyls dans ce secteur. Elle eut une pensée profondément reconnaissante pour le Neftile qui les avait passés au détecteur, au risque de se faire lui-même contaminer par les névragyls. Quand elle se retourna, elle vit une sorte de monstruosité aux longs bras qui n’avait que vaguement l’apparence d’un Neftile. — Nous vous conduisons côté Lab I, fit une bouche qui n’était qu’un trou noir édenté. Dans un accès de folie enthousiaste, j’avais donné la vie à une créature dotée de raison dont je me sentais tenu, dans toute la mesure de mes possibilités, d’assurer le bien-être et la félicité. C’était pour moi un devoir, mais il en existait un autre encore plus important. Mes obligations envers les individus de ma propre espèce méritaient une plus grande attention de ma part, car elles concernaient une plus grande proportion de bonheurs ou d’infortunes. Propos du Dr Frankenstein Archives de la Mnefmothèque Thomas s’étira dans son hamac à l’intérieur de la cellule et observa la mouche qui cheminait au plafond. Il n’y avait aucune fenêtre dans cette cellule, aucun chrono non plus. Thomas ne disposait d’aucun moyen d’évaluer le temps. La mouche contourna le globe saillant d’un senseur optique. — Ainsi, tu es arrivée jusqu’ici, toi aussi, fit-il en s’adressant tout haut à l’insecte. Je ne serais pas étonné, d’ailleurs, si je trouvais quelques rats dans un coin. Je veux parler de rats non humains, bien sûr. La mouche s’arrêta pour se frotter les ailes. Thomas tendit l’oreille. Il y avait des bruits de pas incessants dans le couloir derrière sa porte fermée. Ils l’avaient verrouillée de l’extérieur. Thomas ne voyait pas la moindre poignée de son côté. Il savait qu’il se trouvait quelque part dans le sinistre Blockhaus de Morgan Oakes, cette forteresse édifiée à l’emplacement de l’ancien avant-poste de Noirdragon. Ils lui avaient confisqué tous ses vêtements, toutes ses possessions, et ne lui avaient donné qu’une pauvre combinaison verte en échange. — La quarantaine! fit-il, toujours à haute voix, en reniflant avec mépris. A Lunabase, on appelait ça «le trou». Quelques-uns des pas qu’il entendait étaient des pas de course. Il y avait beaucoup d’agitation là-dehors. Il se demandait ce qui se passait. Et qu’était-il arrivé à la Colonie? Où avaient-ils conduit Waela? On lui avait dit, au début, qu’on l’emmenait au rapport. En réalité, il avait juste été examiné sommairement par un étrange méditech, puis on l‘avait isolé dans cette cellule. En quarantaine! Au passage, il avait eu le temps d’apercevoir une plaque avec la mention : «Lab I». Ainsi, il y avait un autre Lab I au Blockhaus… à moins qu’ils n’aient déménagé celui de la Colonie. Il avait conscience d’être épié par le senseur du plafond. La cellule était d’une simplicité Spartiate : un hamac, une table fixée au plancher, un évier, un coin toilette à l’ancienne, sans siège. Il se tourna de nouveau vers la mouche, qui était arrivée à la jonction du mur opposé. — Ismaël! dit-il. Je crois que je vais t’appeler Ismaël. … sa main sera contre tous et la main de tous sera contre lui; et il résidera devant la face de tous ses frères. La présence de Nef avait si soudainement rempli la tête de Thomas qu’il avait porté, par réflexe, ses mains à ses oreilles. — Nef! Il ferma les yeux et s’aperçut qu’il se trouvait au bord des larmes. Je ne peux pas céder à l’hystérie! Je ne peux pas! Pourquoi pas, démon? L’hystérie a son moment. Particulièrement chez les humains. — Il n’y a pas de temps pour l’hystérie, fit Thomas en rouvrant les yeux. Otant ses mains de ses oreilles, il poursuivit en regardant dans la direction du senseur : Nous devons résoudre ton problème de Vénefration. Ils ne veulent pas m’écouter. Il faudra que je passe à l’action directe. Nef était sans pitié : Ce n’est pas mon problème : c’est ton problème. — Mon problème, si tu veux. Mais il faut que je le partage avec les autres. Il est temps de parler de terminaison, Raj. Thomas fixa des yeux le senseur du plafond comme s’il était l’origine de la voix qui parlait dans sa tête. — Tu veux dire… couper l’enregistrement? Oui, c’est le moment des moments. Etait-ce de la tristesse qu’il y avait dans la voix de Nef ? — Tu ne peux pas faire autrement ? Non. Nef parlait sérieusement. Ceci n’était pas juste une diversion, juste une relecture d’un enregistrement. Thomas ferma les yeux. Il sentait sa voix s’étioler dans sa gorge, sa bouche se dessécher. Il rouvrit les yeux et ne vit plus la mouche. — Combien… combien de… temps encore? Il y eut un silence prolongé. Sept diurnes. — Mais ce n’est pas assez! protesta Thomas. En soixante, j’y arriverais peut-être. Donne m’en soixante. Qu’est-ce que c’est pour toi ? Juste une rognure de temps. Précisément, Raj. Une rognure. Capable de bloquer toute la mécanique, si elle s’introduit dans un endroit sensible. Sept diurnes, Raj; pas plus. Ensuite, j’aurai autre chose à faire. — Comment pourrions-nous découvrir la vraie façon de Vénefrer en sept diurnes ? Nous n’avons pas réussi à te satisfaire en plusieurs siècles… Le varech est en train de mourir. Il ne lui reste que sept diurnes avant l’extinction. Oakes croit qu’il faudra davantage, mais il se trompe. Sept diurnes, par conséquent, pour vous tous. — Que feras-tu ? Je vous laisserai à votre certitude de vous détruire. Thomas bondit de son hamac. Il se mit à hurler : — Je ne peux rien faire, d’ici! Qu’est-ce que tu voudrais que… — Hé, vous, là-dedans! Thomas! C’était une voix masculine qui sortait d’un vocodeur invisible. Thomas crut reconnaître les intonations de Jésus Louis. — C’est vous, Louis ? — Oui. A qui parlez-vous? Thomas leva les yeux vers le senseur du plafond. — Il faut que je voie Oakes. — Pourquoi? — Nef va nous détruire tous. Vous laisser vous détruire. La rectification dans sa tête avait été douce mais ferme. — C’est pour cela que vous étiez en train de hurler? Vous pensiez parler à la nef? La voix de Jésus Louis était chargée de dérision. — Je parlais à Nef! s’indigna Thomas. Notre mode de Vénefration ne convient pas. Nef exige que nous apprenions à… — Nef exige! Attendez un peu et vous verrez comment nous allons la remettre à sa place, votre nef… — Où est Waela ? s’écria Thomas d’une voix désespérée. Il fallait que quelqu’un l’aide. Waela comprendrait peut-être. — Waela est enceinte. Nous l’avons envoyée côté nef pour que les natalis s’occupent d’elle. Il n’y a pas encore ce qu’il faut ici. — Je vous en supplie, Louis, écoutez-moi. Croyez-moi. Nef m’a sorti d’hybernation pour que je vous avertisse. Nous n’avons plus beaucoup de temps pour… — Nous avons tout le temps au monde. — Précisément! Et la fin de ce monde se produira dans sept diurnes. Nef exige que nous apprenions à Vénefrer comme il faut avant… — Vénefrer! Nous n’avons pas de temps à perdre à ces stupidités. Nous avons toute une planète à aménager, à rendre habitable. — Louis, il faut absolument que je parle à Oakes! — Vous croyez que je vais déranger le Psyo pour qu’il vous entende radoter? — Vous oubliez que moi aussi je suis psyo. — Vous êtes dément; et vous n’êtes qu’un clone. — Si vous ne m’écoutez pas, vous allez vers la destruction. Nef va couper F… Ce sera à jamais la fin de l’humanité. — J’ai mes ordres en ce qui vous concerne, Thomas, et j’ai l’intention de les respecter. Il n’y a pas place ici pour deux psyos. La porte située derrière Thomas s’ouvrit brutalement. Il pivota pour voir, encadrée dans la lumière jaunâtre qui provenait du couloir, la silhouette d’un clone M à la tête énorme, à la bouche ronde en forme de trou noir, aux bras démesurés qui lui descendaient presque jusqu’aux chevilles. Ses yeux globuleux étaient injectés de sang. — Vous! fit une voix grondante issue du trou noir. Sortez de là! Une main massive s’avança, se referma autour de la nuque de Thomas et l’attira dans le couloir. — Vénefrer… il faut que nous apprenions à Vénefrer… croassa Thomas. — J’en ai marre d’entendre ces conneries, fit le clone M. Vous allez faire un petit tour dehors. Il lui lâcha la nuque et le poussa violemment dans le couloir. — Où allons-nous ? Il faut que je voie Oakes! Le garde leva un bras, indiqua le fond du couloir : — Dehors! — Mais je… Une nouvelle poussée dans le dos lui coupa la respiration et lui fit faire trois pas trébuchants en avant. Comment résister à la force de ce clone ? Il marcha devant lui jusqu’au bout du couloir, qui tournait sur la droite pour se terminer par une porte étanche verrouillée. Le clone agrippa le bras de Thomas dans l’étau de sa large main et déverrouilla la porte. Elle révéla en s’ouvrant le paysage de Pandore baigné de la lumière oblique d’Alki, bas sur l’horizon à sa gauche. Une brusque poussée du clone envoya Thomas s’étaler au sol à quelques mètres de là. Il entendit le claquement de la porte qui se refermait. Quelque part au-dessus de lui, il entendit aussi le froissement léger d’un vol de gyflottes. Ils m’ont mis dehors pour me laisser mourir! Et le Seigneur dit : «Voici, ils sont un seul peuple et ils possèdent une seule langue à eux tous… A présent, rien de ce qu’ils peuvent se proposer de faire ne sera irréalisable pour eux. Descendons et brouillons leur langage, pour qu’ils ne se comprennent plus les uns les autres.» Le Livre des Morts chrétien Archives de la Mnefmothèque Entre le moment où les filaments commencèrent à caresser son visage et celui où la navette l’emporta vers Nef, Waela vécut dans un brouillard présent-passé-futur sur lequel elle n’exerçait aucun contrôle. Kerro avait disparu et Thomas n’était pas disponible. C’était à peu près tout ce qu’elle savait. Le contact avec les gyflottes lui avait aussi laissé une voix dans sa tête, qui ne se manifestait que par des explosions d’une exigence totale. Elle vacillait entre l’acceptation de cette voix et la conviction qu’elle était devenue folle. La voix de Probité ne lui répondait plus. Elle avait été remplacée par cette voix intruse, qui l’emplissait de la même extase conceptuelle que lorsqu’elle s’était trouvée dans la nacelle. C’est la manière d’apprendre d’Avata. La voix ne cessait de répéter cela. Quand Waela posait une question, elle lui répondait, mais dans un jargon déroutant. Comme l’électricité, humainewaela, la connaissance se propage entre des pôles. Elle charge et active tout ce qu’elle touche. Elle transforme et pénètre ce qui la conduit. Tu es l’un des pôles. Waela connaissait le sens de chaque mot, mais l’ensemble la rendait perplexe. Pendant toutes les opérations de sauvetage, et jusqu’à ce que l’appareil les dépose à la Colonie, elle demeura plus ou moins consciente de ce qui se passait. Elle fut séparée de Thomas et conduite au rapport dans un quartier médical où ce fut Louis qui s’occupa d’elle en personne. Surprenant! C’est alors que la première explosion retentit dans sa tête. Waela! J’ai trouvé l’Avata! Aucun son n’avait été émis, et pourtant la voix lui parvenait par l’intermédiaire de ses centres auditifs. Elle en était sûre sans pouvoir l’expliquer. C’était Kerro Panille qui lui parlait. Elle reconnaissait non pas sa voix, mais son identité, d’une manière absolument sûre. Aussi sûre qu’elle l’était d’elle-même. Et pourtant, elle ne savait même pas si Kerro était en vie. Je suis en vie. Dans ce cas, il avait trouvé le moyen d’extérioriser ses pensées… ou de les intérioriser, à distance. Il se peut aussi que je sois folle, songea-t-elle. Elle n’avait nullement l’impression d’être folle tandis qu’elle se trouvait face à Louis, assis derrière son bureau de métal, dans la petite pièce du Quartier Médical aux murs revêtus de carreaux blancs qui reflétaient douloureusement la lumière. Des mains la soutenaient. C’était côté nuit. Elle le savait, car elle avait vu Réga sur le point de se coucher et on l’avait amenée directement ici. Louis était en train de lui parler et elle secouait doucement la tête, incapable de lui répondre à cause de cette voix dans son esprit. Un méditech un peu plus âgé se tenait à côté de Louis et lui disait quelque chose à l’oreille. Elle entendit seulement trois mots : «… trop tôt pour…» Puis l’explosion de la voix retentit à nouveau et elle ne fut plus sûre de distinguer des paroles, ni même une «voix» à proprement parler, mais elle comprenait le message. Il était exprimé dans un non-langage, elle s’en rendit compte lorsqu’elle s’aperçut qu’il n’y avait pas de distinction entre le «je» et le «nous» du message de Kerro. Une barrière de communication était tombée. En cet instant de compréhension, elle connut Avata comme Kerro Panille connaissait Avata. Et elle se demandait comment elle avait fait pour apprendre cette leçon, cet ancien fragment d’histoire humaine. Comment ai-je fait pour apprendre, Kerro Panille ? Ce qui est fait à l’un est ressenti par tous, humainewaela. — Pourquoi suis-je : «humainewaela» ? demanda-t-elle tout haut. Elle vit une étrange expression se dessiner sur le visage de Louis tandis qu’il interrompait sa conversation avec le méditech pour se tourner vers elle. Mais cela lui était égal. Elle laissait dériver paresseusement son esprit au gré des vents de Pandore. Il y avait autour d’elle des murmures de voix, des mouvements de tête, des méditechs… plusieurs… une équipe entière… Son cerveau filtrait tout cela. Rien n’avait plus d’importance que la voix dans sa tête. Tu es humainewaela parce que tu es en même temps humaine et en même temps waela. Il pourra y avoir un moment où ce ne sera plus ainsi. Tu seras alors humaine. — Quand cela arrivera-t-il ? L’embout glacé d’un diagnoskit entra en contact avec le dos de sa main gauche et fit monter le long de son bras un courant de sensations fourmillantes qui la plongèrent dans un tourbillon de souvenirs dyschroniques qui n’appartenaient pas à elle. Quand tu sauras tout ce que les autreshumains savent, et quand les autreshumains sauront tout de toi, tu seras humaine. Elle se concentra sur le magnifique univers intérieur que ce concept ouvrait devant elle. Avata… Elle n’avait plus aucune notion de temps quand elle flottait entre les bras d’Avata. Elle ne savait même pas si Avata était vraiment là. C’était juste un rêve, dont elle ne voulait jamais voir la fin. Toi seule, tu peux lui donner fin, humainewaela. Tu vois ? Les souvenirs-images affluèrent en elle, depuis les premières perceptions sensorielles du premier Avata jusqu’à l’arrivée des Neftiles sur Pandore et le sauvetage de la nacelle. Tout se déversa dans l’esprit conscient de Waela en une seule explosion hors du temps, un feu d’artifice de sensations non linéaires. Ce n’est pas une hallucination! Elle vit des humains, des humainsneftiles de plusieurs soleils aux multiples histoires qui mouraient en même temps qu’eux. Elle n’arrivait pas à saisir comment elle comprenait cela. Comment… Elle entendit la voix dans sa tête : Nous échangeons cela avec ceux que nous touchons. Les vies de tous les humains vivent en chacun de vous. Mais humainkerro et toi vous êtes les premiers à reconnaître cet échange. Les autres résistent et sont terrorisés. La terreur efface tout. Humainthomas résiste, mais par terreur humaine, pas par terreur humainethomas. Il y a quelque chose qu’il refuse d’échanger. Waela se trouva en train d’épier derrière les yeux d’un autre. Elle regardait dans un miroir et le visage que le miroir renvoyait était celui de Raja Thomas. Une main tremblante explorait ce visage, blême et émacié. Elle entendit une voix et elle sut que c’était la voix de Nef. Raj… Puis les images mentales disparurent. Thomas résistait. Il la rejetait. Elle se retrouva seule, allongée sur une table roulante dans un couloir du Blockhaus. Ainsi, Thomas a l’habitude de parler à Nef. — Pourquoi? La question fut un croassement rauque issu de sa gorge desséchée. Un méditech se pencha aussitôt sur elle en disant : — Ne vous inquiétez pas, ma belle. Vous serez bientôt côté nef. Les sangles de la table lui meurtrissaient les seins. C’est Pandore, humainewaela. Tous les maux ont été libérés ici. Encore cette voix. Ce n’était pas Kerro. Peut-être Avata ? Le mot lui picotait la langue tandis que les méditechs poussaient la table roulante à l’intérieur de la navette. Elle vit alors un visage de plus au-dessus d’elle. Rêve ou réalité? Il était petit et ressemblait à celui de Louis, mais ce n’était pas Louis. Plusieurs conversations se déroulaient autour d’elle à voix basse. On la poussait, on la touchait, on la faisait tourner, mais son attention demeurait fixée sur la voix intérieure et la chaîne d’humanité complexe qui lui avait été montrée. — Elle est enceinte. Il faut l’évacuer côté nef. Les natalis s’occuperont d’elle. Ce sont les ordres. — Combien de mois ? — Un peu plus d’un mois, sans doute. Impossible! pensa Waela. Je viens d’arriver ici. Kerro et moi… Elle connut alors une double perception du temps. La première lui disait qu’elle était arrivée au Blockhaus dans la même diurne où leur suba avait exploré le lagon. La deuxième, qui siégeait dans son abdomen, était complètement déréglée. Elle tournait, tournait, tournait, déphasée par rapport à l’autre. — Les natalis se débrouilleront bientôt avec ce problème, déclara quelqu’un. Mais ce n’étaient que des mots qui parvenaient aux oreilles de Waela. Le temps désynchronisé avait beaucoup plus d’importance. Depuis le moment où Kerro s’était insinué en elle… Le temps n’était plus en phase. Elle savait seulement qu’il fallait qu’on la remette aux natalis côté nef. Cela faisait partie de la Vénefration. Comment est-ce possible ? Avata… Elle sentait que cette grossesse était prédestinée et que l’acte de conception était une manifestation d’Avata. Quand la table roulante fut dans la navette, la silhouette au visage émacié se rapprocha d’elle. Waela reconnut l’un des hommes de Murdoch, un clone aux longs doigts qui parlait d’une voix de fausset. Un frisson de terreur la fit sursauter. — On m’emmène côté nef ? Elle ne put se résoudre à formuler l’autre moitié de sa question interrompue : Ou bien à Lab I ? — Oui, dit l’homme en immobilisant la table roulante. — Que faisons-nous maintenant ? demandant tout haut Waela. Et la voix dans sa tête lui répondit : Nous allons sauver le monde. Puis on verrouilla les portes de la navette et elle s’endormit. CONSCIENT : du lat. com + scire (savoir). CONSCIENCE : du lat. com (intensif) + scire. Conscient = savoir; conscience = savoir très bien (ou, dans le langage populaire, «savoir à quoi s’en tenir»). Inefdits — Côté nef! hurla Oakes dans le vocodeur de sa console. Qui a donné l’ordre de conduire cette TaoLini côté nef ? Le méditech qui lui faisait face sur l’écran paraissait tout petit et terrorisé. Il balbutia : — Vous, monsieur… c’est-à-dire… ce sont les ordres… elle est enceinte, monsieur, et vous avez… signé… la directive sur la Vénefration qui prévoit le transfert de… — Je sais ce que j’ai signé! — Oui, monsieur. Ordonnez-vous de la ramener ici? Oakes passa une main sur son front moite. Trop tard, à présent. Elle est chez les natalis. Pour la faire revenir côté sol, il faudrait émettre un contrordre, et cela risquait d’attirer l’attention. Il y avait déjà assez de problèmes comme cela au Blockhaus. Mieux valait laisser courir jusqu’à ce que l’on puisse faire quelque chose. Merde! Pourquoi n’avons-nous pas pu transférer les natalis ici tant que… — Je voudrais parler à Murdoch. — Il est côté nef, monsieur. — Je sais bien qu’il est côté nef! Trouvez-le et passez-le-moi sur n’importe quelle ligne le plus vite possible! Il enfonça du poing la touche du pupitre et le visage terrifié du petit méditech disparut. Merde alors! Juste au moment où tout s’arrangeait! Il regarda la crique dégagée en contrebas de la station des navettes. Il n’y avait plus aucune trace de varechs, en tout cas. Les lumières de la périphérie et celles des projecteurs utilisés par les patrouilles côté nuit reflétaient la tranquillité de la surface des eaux. Pas une trace. Ils auront disparu de Pandore avant que nous ayons le temps de nous en rendre compte. Ce qui laissait entier le problème de Nef. De la nef! Et maintenant, il y avait en plus cette TaoLini. Que savait-elle au juste ? Que lui avait raconté Thomas ? Il était capable de la convaincre de n’importe quoi. Ce n’était pas pour rien qu’il était psyo… Il retourna à son pupitre et se repassa l’enregistrement concernant Thomas. On voyait Thomas assis au milieu d’une pièce, une cellule de trois mètres carrés. Il se tenait face au senseur et regardait en secouant la tête avec véhémence l’envoyée du Secteur Comportement qui se trouvait devant lui. — Plus le temps. Nous n’avons plus le temps. Nef dit qu’il faut nous décider sur la manière de Vénefrer et la réponse est dans la mer. Je sais qu’elle est dans la mer. Vénefrer… Vénefrer… Il ne nous reste plus de temps, après tous ces mondes, après toutes ces génefrations d’éternité… plus le temps… Ecœuré, Oakes coupa le système holo. Les varechs lui ont détraqué l’esprit, c’est sûr. Après tout, c’est peut-être mieux ainsi. Il retourna vers la paroi de plaz qui permettait d’observer l’océan et suivit quelques instants des yeux les mouvements miroitants des découpeuses et des machines à l’arc reflétés sur les eaux. Les varechs sont la clé du marché, songea-t-il. Thomas l’a bien dit. Une fois les varechs éliminés, nous aurons beaucoup de temps. Et avec tout ce temps de gagné, nous nous payerons une planète. Ce qui n’est pas une si mauvaise transaction. Il se mit à faire les cent pas entre le plaz et le pupitre… La présence de cette TaoLini côté nef constituait décidément une trop grande inconnue. Il allait falloir faire quelque chose. Maudit méditech! songea-t-il en crispant le poing. Il aurait dû d’abord la faire parler à Lab I au lieu de la laisser partir comme ça côté nef. Ce crétin n’est pas capable de réfléchir par lui-même ? Il faut que ce soit moi qui prenne toutes les décisions ici! Il savait que Murdoch était là-haut, affronté à Ferry pour des questions de pouvoir, mais ils étaient tous les deux sous la responsabilité de Jésus Louis. Tout ce fiasco, c’était la faute de Louis. — Jusqu’au moment où ils empiéteront sur les plates-bandes du Psyo, fit-il à haute voix en pointant un index catégorique sur son reflet dans la paroi de plaz. Par-delà le reflet, la crique paisible commençait à prendre le rythme susurrant des vagues qui venaient lécher la grève. Les inflexions sont le propre du langage; elles font paraître les subtilités de la joie et de l’épouvante, l’essence de la culture et des évolutions sociales. Tel est le rôle joué par les configurations lumineuses des varechs, ou le chant des gyflottes. Kerro Panille Histoire de l’Avata (extrait de la Préface) Waela regardait un enregistrement holo de Panille enfant. En dehors du foyer animé de l’holoprojection, tout était immobile et feutré dans la petite cabine d’enseignement. Waela était confortablement installée dans un fauteuil inclinable dont le bras contenait, groupées dans un boîtier de métal à portée de sa main, toutes les commandes nécessaires à la projection. Une lumière bleutée, propre à améliorer la qualité de l’image, baignait la cabine. Chaque fois qu’il y avait un répit dans la bande sonore, on entendait le murmure léger de la ventilation. A de fréquents intervalles, Waela inclinait la tête vers la gauche et buvait à un embout flexible relié à une nef tétine. Sa main gauche posée à plat sur son abdomen, elle était sûre de sentir grandir le foetus. Impossible de se dissimuler la rapidité anormale de cette croissance. Elle essayait cependant de ne pas y penser. Chaque fois qu’elle était forcée d’affronter le mystère de ce qui se passait en elle, elle ressentait un hoquet de terreur, vite résorbé sous une influence apaisante. La cabine était imprégnée d’une atmosphère d’isolement qui confirmait la conscience qu’elle avait d’être coupée du reste de la vie côté nef. Les natalis faisaient cela délibérément. C’étaient les impulsions d’une terrible faim qui conditionnaient les mouvements de sa bouche vers la nef tétine. Elle aspirait avec une avidité qui l’emplissait de honte et de culpabilité. Hali Ekel ne lui avait pas expliqué pourquoi il y avait une nef tétine ici, ni pour quelle raison elle pouvait s’y nourrir alors que les autres n’en avaient pas le droit. De temps à autre, elle sentait monter en elle un sentiment de révolte, vite étouffé lui aussi par la même influence réflexe. Et elle continuait de suivre calmement la projection holo de Panille enfant. L’image montrait Panille endormi dans sa cabine. Les références indiquaient qu’il était seulement âgé de douze annos à l’époque, mais il n’y avait pas la moindre indication sur les sources de ce programme. Le son métallique d’un vocodeur emplit alors la cabine, réveillant l’enfant. Il s’assit dans son lit, s’étira en bâillant puis augmenta l’éclairage de la cabine d’une main tout en se frottant les yeux de l’autre. La voix de Nef résonnait avec une clarté effrayante : — Hier soir, tu as fait état de ta parenté avec Dieu. Pourquoi dors-tu ? Les dieux n’ont pas besoin de sommeil. Panille haussa les épaules et leva les yeux vers le vocodeur d’où sortait la voix de Nef. — As-tu déjà bâillé en t’étirant aussi loin que tes bras peuvent porter, Nef ? Waela eut le souffle coupé par l’audace de cet enfant. La question était blasphématoire et ne pouvait recevoir de réponse. Panille attendait. Waela jugea qu’il faisait montre de beaucoup de calme et de patience pour quelqu’un de si jeune. — Eh bien ? insista-t-il finalement, fort de sa logique d’adolescent. — Je regrette, jeune Kerro. J’ai hoché la tête, mais apparemment tu ne t’en es pas aperçu. — Commente peux-tu hocher la tête ? Tu n’as rien à mettre sur l’oreiller. Waela^resta bouche bée. L’enfant défiait Nef à cause de sa remarque sur sa- parenté avec Dieu. Lorsque Nef répondit, Waela fut émerveillée. — Peut-être que la tête que je hoche et les bras que j’étire se trouvent simplement en dehors de ton champ de vision. Panille remplit un verre d’eau au robinet de sa cabine et le but lentement avant de répondre : — Tu imagines que tu t’étires. Ce n’est pas la même chose. — Je l’ai fait vraiment. Qui te dit que ce n’est pas toi qui imagines ? — Je me suis étiré parce que j’ai un vrai corps et que ce corps a parfois besoin de sommeil. Waela se dit qu’il était sur la défensive. Lorsque Nef répondit, elle crut percevoir dans la voix issue du vocodeur une nuance ironique. — Il ne faut jamais sous-estimer les pouvoirs de l’imagination, Kerro. Considère le mot en lui-même : création d’images. N’est-ce pas là l’essence de ton expérience humaine ? — Mais les images ne sont… que des images. — Et la qualité artistique de ces images, qu’en fais-tu ? Si tu composes un jour la relation de toutes tes expériences, feras-tu de l’art ? Explique-moi comment tu sais que tu existes. Waela enfonça brutalement la touche d’arrêt. L’image holo du jeune Panille se maintint quelques instants dans une transparence négative, comme une pensée liminaire, puis mourut, mais non sans avoir — à ce que crut voir Waela — hoché la tête comme s’il venait d’être frappé par une soudaine intuition. Qu’avait appris Panille à l’occasion de cette étrange relation avec Nef ? Waela ne se sentait pas plus capable de répondre à cette question après avoir visionné ces mystérieux enregistrements holos. Comment Hali Ekel les avait-elle trouvés? Le regard de Waela fit le tour de la minuscule cabine curieusement dissimulée derrière un panneau secret. Pourquoi Hali m’a-t-elle montré ces enregistrements ? Que suis-je censée trouver dans son passé ? Est-ce une manière d’apaiser le fantôme de sa jeunesse, ou de chasser sa voix de mon esprit ? Elle porta les mains à ses tempes. Cette voix! Dans ses moments de panique les plus vulnérables, elle l’envahissait, en lui disant de se calmer, d’accepter, en lui racontant toutes sortes de choses bizarres sur quelqu’un qui s’appelait Avata. Je deviens folle. Je le sais. Elle baissa les mains et les posa sur son ventre, comme si par ce contact elle espérait diminuer la terrible vitesse de ce qui était en train de grandir en elle. Un coup timide fut frappé à la porte. C’était Hali Ekel, qui ouvrit juste assez pour se glisser dans la cabine et referma aussitôt derrière elle. Elle avait son diagnoskit à la hanche. — Qu’avez-vous appris ? demanda-t-elle. Waela désigna du doigt la pile d’enregistrements holos à côté de son fauteuil. — Qui les a réalisés ? — Nef, répondit Hali en déposant son diagnoskit sur le bras du fauteuil. — Ils ne m’apprennent pas ce que je désire. — Nef n’est pas une diseuse de bonne aventure. Waela médita sur l’étrangeté de cette réponse. Il y avait des moments où Hali semblait sur le point de dire sur Nef des choses importantes, secrètes, mais les révélations ne venaient jamais. Il n’y avait que ces allusions mystérieuses. Hali relia l’embout en platine froid du diagnoskit au dos de la main gauche de Waela. Elle ressentit une légère douleur qui se calma aussitôt. — Pourquoi le bébé grossit-il si vite dans mon ventre? demanda Waela tandis que le hoquet de terreur apparaissait à la lisière de son esprit pour s’effacer aussitôt. — Nous l’ignorons, répondit Hali. — Il y a quelque chose d’anormal, je le sais. Elle avait prononcé ces mots d’une voix neutre, sans la moindre émotion, tandis que Waela consultait les cadrans du diagnoskit et lui examinait les yeux et la peau. — Nous ne pouvons pas expliquer ce phénomène, reprit Hali, mais je vous assure que tout se passe normalement à part ça. Votre corps accomplit le travail de plusieurs mois en quelques jours, c’est tout. — Mais pourquoi? Le bébé doit être… — Tous les examens indiquent que le bébé est normal. — Mais ce n’est pas normal de… — Nef dit que votre alimentation correspond exactement à vos besoins, fit Hali en indiquant l’embout relié à la neftétine. — Nef dit! murmura Waela en regardant l’endroit où le diagnoskit était en contact avec sa main. Hali programma une recherche cardiaque : — Le cœur est normal; la pression artérielle est normale; les paramètres sanguins également. Tout est normal. — Ce n’est pas normal! L’effort requis par cette protestation la laissait sans le souffle. Quelque chose en elle ne voulait pas qu’elle soit nerveuse, excitée ni frustrée. — L’enfant se développe au rythme de vingt-trois heures pour chaque heure réelle de gestation, expliqua Hali. C’est la seule chose anormale. — Mais pourquoi ? — Nous l’ignorons. Les larmes montèrent aux yeux de Waela et coulèrent sur ses joues. — J’ai confiance en Nef, dit Hali. — Je ne sais pas en quoi je peux avoir confiance. Machinalement, Waela se tourna vers la nef tétine et aspira de longues gorgées goulues. En même temps, ses larmes cessèrent de couler. Elle observait Hali. Comme les gestes de la jeune femme étaient sûrs et précis tandis qu’elle réglait son diagnoskit! C’était quelqu’un d’étrange que cette Hali Ekel, avec sa coupe nefstyle de cheveux aussi noirs que ceux de Panille et cet anneau curieux qui lui pendait au nez. Si mûre et pourtant si jeune. C’était cela, le plus troublant chez elle. Elle affirmait qu’elle n’avait jamais mis les pieds côté sol. Or, l’existence côté nef n’avait pas le même effet aguerrissant que côté sol. Les activités y étaient plus douces, plus lentes et plus élaborées. Nef était à portée de la main, avec ses références. Mais Hali Ekel avait le regard vif de quelqu’un qui avait vécu sur Pandore. Waela reposa l’embout, rassasiée. Elle regarda Hali dans les yeux. Puis-je lui avouer que j’entends la voix de Kerro dans ma tête ? — La courbe est irrégulière à cet endroit, fit Hali. A quoi pensiez-vous donc ? Waela sentit une montée de chaleur sur sa nuque. — Vous pensiez à Kerro, continua Hali. Waela hocha la tête. Sa gorge se nouait encore chaque fois qu’elle voulait parler de lui. — Pourquoi dites-vous que les gyflottes l’ont emporté ? demanda Hali. Côté sol, ils sont sûrs qu’il est mort. — Les gyflottes nous ont sauvés, réussit à dire Waela. Pourquoi voudriez-vous qu’elles se soient retournées contre lui ? Elle ferma les yeux tandis que Hali l’observait en silence. Je ne peux pas lui dire que j’entends la voix de Kerro dans ma tête. Non, Hali. Je ne suis pas folle. Je suis sûre que c’est lui qui me parle. — Qu’est-ce que ça veut dire, se faire la Péri? demanda brusquement Hali. — Pardon? fit Waela en rouvrant les yeux. — Votre dossier dit que vous avez perdu un être cher lorsqu’il a tenté de se faire la Péri. Qu’est-ce que ça signifie ? Je crois qu’il s’appelait Jim. Lentement tout d’abord, puis par saccades, Waela lui décrivit le Jeu. Comprenant pourquoi Hali lui avait posé la question, elle ajouta : — Cela n’a rien à voir avec les raisons pour lesquelles je suis sûre que Kerro est encore vivant. — Mais pourquoi les gyflottes l’auraient-elles enlevé ? — Elles ne me l’ont pas dit. — Moi aussi, je voudrais qu’il soit en vie, Waela; mais… Elle secoua la tête et Waela crut voir briller une larme dans son regard. — Vous l’aimiez bien, vous aussi, Hali? — Nous avons eu nos moments, fît la méditech en jetant un coup d’œil au ventre de Waela. Pas ce genre de moments, mais c’était bon quand même. Avec un bref mouvement de tête, Hali reporta son attention sur le diagnoskit, programma une autre recherche, la coda et la mit en mémoire. — Pourquoi gardez-vous ces données en réserve? demanda Waela. Elle m’observe attentivement, songea Hali. Comment oser lui mentir ? Il fallait faire quelque chose, cependant, pour apaiser les angoisses patentes soulevées par cet examen et toutes les questions qui ne pouvaient pas recevoir de réponse. — Je vais vous montrer, dit-elle. Elle rappela les données et les dériva sur l’écran de visualisation situé derrière le foyer holo. A l’aide d’un indicateur interne, elle fit apparaître une ligne rouge qui oscillait à l’intérieur d’une matrice verte. — C’est votre cœur, dit-elle. Remarquez le rythme long, très bas. Elle coda une autre séquence. Une ligne jaune sinua contre la rouge, avec un rythme plus rapide mais une intensité plus basse. — Le cœur de l’enfant, reprit Hali, qui pianota de nouveau sur le clavier en disant : Et voici ce qui s’est passé quand vous avez pensé à Kerro. Les deux lignes formaient des ondulations identiques. Elles demeurèrent superposées durant une douzaine de battements, puis se séparèrent. — Qu’est-ce que ça signifie ? voulut savoir Waela. Hali retira l’embout du dos de sa main puis commença à ranger le diagnoskit dans l’étui qui pendait sur sa hanche. — On appelle cela biologie synchrone, mais nous ne savons pas grand-chose sur ce phénomène. Les archives de Nef l’associent à certaines manifestations psychiques. Le pouvoir des guérisseurs, par exemple. — Des guérisseurs ? — Ceux qui n’ont pas recours aux méthodes scientifiques de la médecine traditionnelle. — Mais je n’ai jamais entendu parler de… — Kerro m’a montré quelques documents, une fois. Le guérisseur se met dans un état physiologique particulier. Une sorte de transe, parfois. Kerro appelait cela «une symphonie de l’esprit». — Je ne vois pas en quoi… — L’organisme du patient est alors plongé dans un état similaire, en harmonie totale avec celui du guérisseur. Quand cet état prend fin, le patient est guéri. — Je ne peux pas y croire. — C’est ce que disent les archives. — Essayez-vous de me faire croire que mon bébé me guérit ? — Compte tenu des nombreuses perturbations causées par votre gestation accélérée, on attendrait de gros déséquilibres dans vos fonctions physiologiques. Mais ils ne semblent jamais durer très longtemps. — Ce n’est qu’un bébé. Quoi qu’elle puisse être par ailleurs, où trouverait-elle la connaissance pour accomplir une chose pareille ? — Elle? Waela ressentit une pression au niveau de l’une de ses côtes. Le bébé remuait. — Je sais depuis le début que c’est une fille. — C’est bien ce qu’indique l’examen chromosomique. Mais vous aviez une chance sur deux de tomber juste. Votre pronostic ne m’impressionne pas. — Pas plus que votre histoire de guérisseurs en ce qui me concerne. Waela se mit lentement debout. Elle sentit le bébé s’adapter à cette nouvelle position. — On dit souvent que les bébés, avant leur naissance, peuvent compenser certaines déficiences de leur mère, déclara Hali. Mais cela ne signifie pas pour autant que je défende les guérisseurs. — Pourtant, vous avez dit… — Je dis beaucoup de choses, coupa Hali en tapotant son diagnoskit. Ecoutez, nous avons aménagé spécialement pour vous une cabine d’exercice dans le secteur Physico-thérapeutique. Il faut entretenir votre tonus, même si… — Si vous dites vrai, l’enfant naîtra dans quelques diurnes. Que pourrais-je faire pour… — Descendez au secteur Physico, Waela. Hali s’esquiva dans la coursive avant de lui laisser le temps de trouver de nouvelles objections. Waela, se dit-elle, était une femme alerte et intelligente, capable d’interroger elle-même les archives. Elle ne se contenterait certainement pas des quelques réponses inadéquates qui lui avaient été fournies. Et maintenant, que faut-il faire ? Hali tourna dans le couloir qui menait à la crèche. Dès qu’elle ouvrit la porte, son attention fut attirée par l’un des enfants qui la regardait fixement de l’intérieur de la bulle de jeux ouverte. Hali le connaissait bien. Il s’appelait Raoul Andrit et il avait cinq annos. Elle l’avait soigné récemment parce qu’il faisait des cauchemars. Elle s’approcha de lui et se pencha : — Bonjour. Tu me reconnais? Raoul leva vers elle un visage blême et sans expression. Avant d’avoir pu dire un mot, il bascula en avant et tomba en dehors de la bulle, dans le passage. Réglant son signal d’alarme sur la position «appel», Hali retourna l’enfant sur le dos et le soumit au diagnoskit. Le cadran d’urgence se mit à bourdonner et, pour la première fois de sa vie, Hali douta des résultats produits par un ordinateur. Dans le flot de données défilant sous ses yeux, elle avait lu : «… fatigue… épuisement… 10,2…» — Oui? fit la voix du médic de service, déformée par le haut-parleur de son diagnoskit. Elle le mit rapidement au courant et s’apprêta à administrer à l’enfant une dose de glucose et de vitamines qu’elle tira de sa trousse d’urgence. — J’envoie un chariot, dit le médic, et la communication fut coupée avec un cliquetis. Hali interrogea l’ordinateur du diagnoskit : «Raoul Andrit. Age?» L’écran afficha en clignotant : «5,5» «Quel est l’âge du sujet qui vient d’être examiné ?» «10,2.» Elle tapa avec précipitation : «Le sujet qui vient d’être examiné est Raoul Andrit. Comment peut-il avoir à la fois 5,5 et 10,2 annos ?» «Il a vécu 5,5 annos standard. Son organisme fait apparaître les structures intercellulaires caractéristiques de quelqu’un qui a vécu 10,2 annos standard. En matière de thérapeutique, l’âge cellulaire est le seul qui compte.» Accroupie à côté de l’enfant inconscient, Hali contemplait son teint blême et les cernes noirs sous ses yeux. Son torse paraissait trop maigre pour lui. Il se soulevait convulsivement à chaque inspiration. A en croire l’ordinateur, l’âge de ce petit garçon aurait été multiplié par deux en l’espace de quelques diurnes. Elle entendit le bruit du chariot qui arrivait, conduit par un jeune auxiliaire. — Conduisez cet enfant au poste de soins, dit-elle. Prévenez son superviseur natali et continuez le traitement antiasthénique. J’arrive dans quelques instants. Elle se hâta vers le secteur Physico-thérapeutique mais, au détour de la coursive, heurta un méditech qui se précipitait dans le sens opposé. — Ah, Ekel! Je vous cherchais justement. Vous avez signalé une syncope chez un enfant ? Nous avons un nouveau cas dans l’Aire de Jeux secondaire. Par ici… Elle le suivit pendant qu’il lui parlait du cas : — C’est un garçon de sept annos, dans le secteur de Polly Side. Il arrive à peine à demeurer éveillé. Il mangeait beaucoup plus que la normale, ces temps derniers, ce qui posait un problème à cause du rationnement. Mais à la pesée, aujourd’hui, il a perdu deux kilos par rapport à la semaine dernière. Pour un enfant de cet âge, elle savait que c’était tout à fait anormal Quand ils arrivèrent à l’Aire de Jeux, elle vit le jeune garçon étendu sur une bande de gazon épais à l’abri d’un dôme translucide. Elle se baissa pour installer son diagnoskit et sentit monter vers elle l’odeur de l’herbe fraîchement coupée. Elle trouva le contraste incongru, entre l’odeur de verdure entêtante et la Vue de cet enfant souffrant. Les conclusions du diagnoskit n’eurent rien de surprenant pour elle après le cas Andrit. «Fatigue… épuisement… signes de vieillissement…» — Il ne faut pas le laisser ici, fit une voix nouvelle derrière Hali. Elle se tourna pour voir un inconnu au visage émacié, vêtu de la combinaison bleue que tout le monde portait côté sol. Il se tenait à côté du méditech. — Oh! Je vous présente Sy Murdoch, fit ce dernier. Il est venu enquêter sur le cas TaoLini. J’ai cru comprendre qu’elle se trouve en ce moment dans le secteur Physico ? Hali se releva pour leur faire face. Elle avait entendu parler de ce Murdoch. Directeur de Lab I. Clones et varechs. Un des hommes de confiance de Jésus Louis. — En quoi cela vous concerne-t-il, qu’il reste ici ou pas? demanda-t-elle. — D’après ce que m’ont dit les méditechs, Raoul Andrit présente exactement les mêmes symptômes. Il me semble que… — Vous prononcez ce nom comme s’il vous était familier, coupa Hali. Et je vois que vous venez du côté sol. Que savez-vous de… — Non mais, dites donc! Je n’ai pas à répondre à vos… — Si vous ne me répondez pas, vous le ferez devant une commission médicale. Il s’agit peut-être d’une forme de contamination dont l’origine se situe côté sol. Quelle relation y a-t-il entre Raoul Andrit et vous ? Le visage neutre, totalement indéchiffrable, Murdoch répondit : — Je connais son père. — Et c’est tout ? — Et c’est tout. Je n’avais jamais vu l’enfant jusqu’ici. Je… je savais seulement qu’il se trouvait côté nef. Hali, formée depuis l’enfance au métier de méditech, habituée à préserver la vie et à assurer la survie des Neftiles, connaissait par son nom le moindre muscle, nerf, glande ou vaisseau sanguin du corps humain. Souvent, quand elle exerçait, elle leur parlait doucement. Par instinct, elle savait que Murdoch n’avait pas été formé de la même façon. Elle éprouvait une vive répulsion pour lui. Et elle était sûre qu’il mentait. — Que voulez-vous à Waela TaoLini ? — Cela ne vous concerne pas. C’est l’affaire du Psyo. — Waela TaoLini m’a été confiée par les natalis. Ce n’est pas l’affaire du Psyo, c’est l’affaire de Nef. Et tout ce qui concerne Waela me concerne. — Il s’agit d’une enquête de routine, fit Murdoch. Tout dans son attitude indiquait que c’était justement le contraire. Mais avant d’avoir eu le temps de répondre, Hali vit Waela qui s’avançait dans l’Aire de Jeux. De loin, elle leur cria : — On m’a dit que quelqu’un me cherchait. Est-ce que… — Retournez là-bas! s’écria Hali. Il y a un risque de contagion. Aucune femme enceinte ne doit être admise ici. Attendez-moi dans le Secteur des Natalis. Je vous rejoins dans… — Pas question! fit Murdoch avec une vigueur nouvelle, comme s’il venait de prendre une décision inébranlable. Nous allons tous trouver Ferry, dans le Quartier Médical. Immédiatement! — Pourquoi Ferry? protesta Hali. Il n’est pas… — Oakes lui a délégué toutes les responsabilités côté nef. Cela doit vous suffire. Tournant les talons, Murdoch gagna à grands pas la sortie. Les mythes ne constituent pas des œuvres de fiction, mais des éléments d’histoire vus par les yeux d’un poète et rapportés par la bouche d’un poète. Inefdits Ferry était assis dans son siège de commande et sirotait un pâle liquide qui sentait la menthe. Il était occupé à étudier les biostats sur un écran à protections lorsque Hali et Waela entrèrent, mais ne prit pas la peine d’abaisser les protections. La cabine de contrôle, qui avait été annexée au secteur Traitement après le départ de Oakes, était illuminée d’une clarté jaunâtre diffusée par des projecteurs d’angles. Une odeur acre de désinfectant flottait dans l’air. Hali remarqua immédiatement deux choses : Ferry n’était pas encore tout à fait sous l’empire de l’alcool, et il paraissait apeuré. Elle constata alors que quelqu’un avait fait le ménage ici récemment. Partout où Ferry s’installait pour travailler, un indescriptible désordre ne tardait pas à -régner. La chose se remarquait d’autant plus côté nef que l’instinct du rangement était un facteur de survie. Pourtant, tout était bien rangé dans la cabine, ce qui était très inhabituel. Elle, s’aperçut alors de la présence de Murdoch, qui se tenait impassible, les bras croisés, à une extrémité du pupitre. Elle comprit aussitôt ce que Ferry redoutait : c’était le rapport que Murdoch allait faire à Oakes. Ferry abaissa d’un geste emphatique les protections de l’écran et pivota pour faire face aux deux femmes. — Merci d’être venues si vite, dit-il. Sa voix avait un vibrato qui trahissait une série d’émotions contenues. Il passa, une seule fois, le doigt sur l’arête de son nez, imitant inconsciemment Oakes. Waela remarqua que ses doigts tremblaient. De quoi a-t-il peur ? se demanda-t-elle. Il y avait dans ses manières quelque chose de furtif qui évoquait de terribles secrets angoissés. Y a-t-il un rapport avec mon bébé ? Le signal caractéristique de ses propres angoisses retentit et s’éteignit aussitôt. La voix de Kerro murmura : N’aie aucune crainte, Waela. Fais confiance à Hali et à Nef. Fais-leur confiance. La gorge sèche, Waela essaya de déglutir. Les autres ne l’entendaient pas? Elle regarda furtivement autour d’elle. Au moment où la voix lui parlait, elle était sûre qu’elle était là. Mais dès qu’elle disparaissait, les doutes revenaient. Cependant, l’attention de Waela était surtout sollicitée par ses perceptions en temps réel. A ses sens aiguisés par les nécessités de la survie sur Pandore, elle pouvait faire totalement confiance. Et il fallait qu’elle fasse attention à Ferry. Cet homme constituait une menace, opérant à plusieurs niveaux différents de traîtrise. Elle avait connaissance des bruits qui circulaient sur lui. A part ses excentricités et ses compétences certaines dans le domaine médical, on disait qu’il était dangereux pour une jeune femme de se trouver seule avec lui. Mais ce n’était pas tout ce que les yeux de Waela enregistraient. Un lourdaud, se dit-elle. Assis au poste de commandement. Comme c’est intéressant. Qu’est-ce qui a pu pousser Oakes à désigner un lourdaud pareil ? Ses narines aguerries par Pandore décelèrent la présence d’alcool dans le verre que tenait Ferry. Elle revêtit son masque le plus impassible pour dissimuler sa surprise. Côté sol, l’usage de l’alcool et du tétrahydrocannabinol sous leurs diverses formes était généralement accepté; mais ici, sous la protection de Nef, elle ne s’y attendait pas. Les Neftiles avaient toujours soutenu que c’étaient des poisons indésirables côté nef. Bien sûr, Ferry, tout comme elle, avait passé la première partie de sa jeunesse côté Terre. Ce qui était peut-être une explication. Les actions de Ferry l’intéressaient à plus d’un titre. On semblait prendre très au sérieux, dans certaines sphères, cette grossesse survenue hors des programmes génétiques organisés par Nef. Pourquoi, autrement, Ferry aurait-il utilisé un écran muni de protections ? Et cet alcool! Elle était contrariée à l’idée que sa vie, et celle de son enfant, dépendaient de quelqu’un qui abaissait volontairement le seuil de ses réflexes. Boire! songea-t-elle. C’était un mot surgi des profondeurs de son enfance, où elle avait appris à l’assimiler à l’alcool, et la notion du temps qui s’était écoulé depuis, soit en hyber, soit en état de veille, lui donnait le vertige comme un puits sans fond. L’écran protégé la contrariait aussi. Il était temps que quelqu’un vienne déranger un peu la vie privée de Ferry. — J’adore cette odeur de menthe, dit-elle. Je peux goûter à votre boisson ? — Euh… certainement. Le certainement était un peu forcé, mais il lui tendit le verre en disant : — Juste une goutte. Ce n’est pas tellement recommandé pour une future maman. Le contact était glacé entre ses doigts. Elle but en fermant les yeux, évoquant dans sa tête le souvenir d’une journée d’été torride côté Terre où sa mère lui avait permis pour la première fois de prendre un mint julep très dilué en compagnie des adultes. Le contenu du verre qu’elle tenait en ce moment était beaucoup plus pâle, mais c’était bien du bourbon avec de la menthe. Elle rouvrit les yeux et vit que Ferry n’avait pas quitté le verre du regard. Il voudrait que je le lui rende. Il en salive d’avance. — C’est très bon, dit-elle tout haut. Comment vous l’êtes-vous procuré ? Il voulut reprendre le verre, mais Waela le tendit à Hali qui hésita, regardant tour à tour Ferry puis Waela. — Allez-y, n’ayez pas peur, l’encouragea Waela. Tout le monde devrait y goûter au moins une fois. Moi, mon premier, je l’ai eu à mon douzième anniversaire. Voyant que Hali hésitait toujours, Ferry s’empressa de déclarer : — Il vaudrait peut-être mieux qu’elle s’abstienne, avec cette étrange maladie dans l’air. Si c’était contagieux ? On dirait qu’il défend un trésor, se dit Waela. Il doit être très difficile de s’en procurer. — Si le mal est contagieux à ce point, fit-elle remarquer à haute voix, nous l’avons tous attrapé. Allez-y, Hali. ‘ La jeune femme trempa ses lèvres dans la boisson pâle, avala 3ne gorgée et rejeta aussitôt la tête en arrière, prise par un accès e toux, le verre tendu pour que quelqu’un l’en débarrasse. Ferry en profita pour le lui arracher des mains. . Les yeux larmoyants, Hali murmura en secouant la tête : — Mais c’est horrible! — Il s’agit de savoir à quoi l’on s’attend, dit Ferry. ‘ — Et d’avoir une certaine expérience, ajouta Waela. Mais vous ne nous avez pas encore dit où vous vous êtes procuré cet alcool. Il ne vient pas de nos laboratoires, je suppose. - Ferry posa délicatement le verre par terre à côté de son * fauteuil. — Il vient de Pandore. — Ça ne doit pas être facile à trouver. — N’avons-nous pas à discuter de choses un peu plus importantes ? demanda Murdoch. C’étaient les premières paroles qu’il prononçait et elles eurent pour effet de glacer Ferry. Il baissa la main vers son verre, mais la remonta vide. Puis il fit pivoter son siège, manipula nerveusement les commandes de son écran, ôta les protections, hésita et les laissa finalement baissées. Waela se promit de rechercher à la première occasion les données que Ferry semblait trouver si intéressantes. Pour quelqu’un qui avait accès sans restriction à toutes les sources de Nef, cela n’était pas un problème. Murdoch opéra un mouvement tournant pour se placer derrière Ferry, dont la nervosité s’accrut considérablement. Waela se prit à compatir aux angoisses du vieux Ferry. Murdoch ainsi placé, cela suffisait pour donner à n’importe qui des frissons dans les omoplates. — Je… euh… j’attendais… euh… que nous soyons tout à fait au complet, bredouilla Ferry, pour… euh… vous exposer les motifs de… c’est-à-dire… — Dites-nous ce que nous faisons ici! s’impatienta Hali. Elle n’aimait pas les courants qui circulaient dans cette pièce. Des menaces informulées pesaient sur les épaules de Ferry. Il ne faisait aucun doute qu’elles émanaient de Murdoch. Ferry saisit son verre dans un mouvement convulsif; mais avant qu’il ait pu le porter à ses lèvres, Murdoch plongea le bras par-dessus son épaule et le lui arracha des mains. — Cela peut attendre, dit-il. Il posa le verre sur un rebord à côté de lui. Comme il se retournait vers les autres, la porte s’ouvrit et trois personnes entrèrent. Hali reconnut Brulagi, du Quartier Médical. C’était une femme à l’ossature épaisse, aux bras ronds et à la lèvre inférieure charnue. Sa chevelure auburn était coupée court dans la tradition nef style, et ses yeux d’un bleu lumineux surmontaient un nez aplati. Derrière elle venait Andrit, du Secteur Comportement, homme fort et large, aux cheveux bruns, aux yeux bruns, au regard vif et aux manières précipitées et nerveuses. Puis il y avait Usija, petite femme à la voix douce, aux lèvres fines et aux cheveux gris. Elle faisait partie des natalis et c’était elle qui avait demandé à Hali de s’occuper de Waela TaoLini. — Ah, justement, vous voilà! dit Ferry. Asseyez-vous, je vous en prie. Que tout le monde prenne un siège, s’il vous plaît! Hali fut heureuse de pouvoir s’asseoir. Elle trouva deux fauteuils pliants, en donna un à Waela et garda l’autre pour elle. Waela alla ouvrir le sien le plus près possible de Ferry, un peu à l’écart des autres, ce qui la mettait à bonne distance pour observer tout le monde en concentrant particulièrement son attention sur Murdoch et Ferry sans avoir à tourner continuellement la tête. Ferry ne manquerait pas de s’en apercevoir, songea-t-elle, et cela le rendrait encore plus nerveux. Il voulait qu’on l’écoute, pas qu’on le dévisage. Mais qu’est-ce qui le rend si nerveux ?se demandait Waela. On dirait que le pauvre vieux est terrorisé. Les trois nouveaux arrivants prirent place sur un divan à angle droit du pupitre où se trouvait Ferry. Seul Murdoch demeura debout. Hali, qui avait remarqué le manège de Waela, se demandait où elle voulait en venir; mais son attention fut distraite par la pensée subite que ce Andrit, du Secteur Comportement, devait être le père du jeune Raoul. Que se passait-il donc ici ? Murdoch toucha l’épaule du vieux Ferry et celui-ci sursauta. — Montrez-leur donc le plan. Ferry déglutit, se tourna vers son clavier et tapa nerveusement une instruction. Une projection miniature des installations intérieures de Nef se matérialisa dans le foyer holo situé près du pupitre. Hali reconnut le secteur spécial des natalis, situé côté coque par rapport au Secteur Comportement. Il y avait un certain nombre de points rouges à l’intérieur de la projection tridimensionnelle. Brulagi, ses gros bras posés sur ses genoux, se pencha en avant pour mieux voir. Andrit semblait de plus en plus agité. Usija se contentait de hocher la tête. — Que signifient ces repères rouges ? demanda Hali. — Chaque point représente un enfant atteint, expliqua Ferry. Si 1 on relie ces points, ils forment une spirale; et vous remarquerez que leur densité croît à mesure que l’on se rapproche du centre de la spirale. — Un tourbillon, fit Murdoch. Waela regarda attentivement le schéma. Retenant son souffle, elle leva les yeux pour surprendre l’expression de rage qui s’était dessinée sur les traits d’Andrit. Il ne cessait de crisper et de décrisper les poings. On voyait se nouer les muscles de ses avant-bras puissants sous le tissu de sa combinaison. Ferry prit une liasse de papiers sur le rebord à côté du pupitre et la feuilleta tout en disant : — Pour la gouverne de ceux qui pourraient l’ignorer, euh… voulez-vous nous dire où se situe votre cabine, Waela? Andrit se pencha en avant, au risque de tomber du canapé, en fixant Waela de son regard noir. Elle vit que Murdoch avait envie de sourire. Qu’est-ce qui pouvait bien l’amuser? — Tout le monde ici connaît son emplacement, Docteur. Ma cabine se trouve au centre de la spirale. Andrit choisit ce moment pour s’élancer. Jamais elle n’avait * rencontré quelqu’un d’aussi rapide côté nef. Mais, bien qu’elle fût alourdie par son ventre, elle avait des réflexes aiguisés par Pandore. Quand Andrit frappa l’endroit où elle s’était trouvée, il n’y avait plus personne. Sans lui laisser le temps de s’y retrouver, elle l’abattit d’un coup bref à la carotide. Chacun de ses mouvements avait été automatique. Waela se sentait traversée par une force jaillie du fœtus en direction de chaque fibre de son corps. Hali, qui s’était levée de son siège, ne cessait de regarder tour à tour Andrit, toujours sans connaissance, et Waela, qui faisait face à tout le monde et respirait lentement. L’effort subit qu’elle avait dû fournir avait attisé l’éclat déjà rouge de sa peau. Elle oscillait légèrement sur les talons, comme si elle était prête à répondre à une autre attaque. Hali trouva le spectacle très impressionnant. Sans s’adresser à personne en particulier, elle demanda : — Mais pourquoi a-t-il fait ça ? — Pourquoi ? répéta Waela en regardant Ferry dans les yeux. Elle se tenait presque sur la pointe des pieds à présent. Ce n’était pas elle que menaçait Andrit. Elle en était certaine. C’était son enfant! Que quelqu’un essaye de faire du mal à son enfant! Murdoch répondit à la place de Ferry. Une étrange lueur brillait dans son regard. Tout cela semblait l’amuser. — Il était… personnellement bouleversé, vous comprenez? Il se trouve que l’un des enfants malades est son propre fils. — Que signifient vraiment ces points rouges? insista Hali. — Mmmm, il y a quelques problèmes d’énergie qui se posent, j’en ai bien peur, répondit Murdoch. Nous avons vu à peu près la même chose à Lab I. Waela s’avança vers Ferry : — Je veux l’entendre de votre propre bouche. C’est vous que Oakes a désigné comme responsable ici. Expliquez-moi ce qui se passe. — Je… euh… je ne suis pas vraiment informé, dit Ferry en passant le bout de sa langue sur ses lèvres sèches. Puis il lança un regard à Murdoch par-dessus son épaule. — Vous voulez dire que vous n’êtes pas censé en parler, répliqua Waela. Nous voulons entendre tout ce que vous savez. — Il n’est pas nécessaire d’employer ce ton, dit Murdoch. Il y a là un blessé qui demande notre attention et il ne sert à rien de nous emporter davantage sur cette malheureuse affaire. Il se tourna vers la déléguée des natalis : — Docteur Usija, puisque je vois que la méditech ici présente est incapable de réagir… Hali baissa les yeux vers Andrit, qui commençait à bouger. — Ne vous inquiétez pas pour lui, fit Waela. Le coup était mesuré. Hali se tourna vers elle. Les implications étaient claires. Si elle l’avait voulu, elle aurait pu tuer cet homme. Elle se baissa finalement pour l’examiner. Le diagnoskit mit en évidence une contusion à la nuque, un choc nerveux, mais Waela ne s’était pas trompée : il s’en sortirait aisément. — Que s’est-il passé à Lab I ? demanda Waela en s’adressant cette fois-ci à Murdoch. — Le même phénomène, mais… sous une forme artificielle. Vous êtes le premier cas naturel à notre connaissance. — Le premier cas de quoi ? s’impatienta Waela. — De… pompage d’énergie au détriment d’autres… personnes. Waela lui jeta un regard foudroyant. De quoi parlait-il donc ? Elle fit un pas vers lui et sentit la main de Hali qui se refermait sur son bras. Elle pivota en un éclair pour faire face à la méditech, qu’elle faillit terrasser. Mais Hali, sentant la menace, avait vivement retiré sa main. — Une seconde, Waela. Je crois que je commence à comprendre. — Comprendre quoi ? — Ils pensent que vous êtes responsable de la maladie qui a frappé ces enfants. — Moi, responsable? Comment ça? J’exige une explication! fit Waela, furieuse, en se tournant vers Ferry. Murdoch ouvrit la bouche pour répondre, mais elle lui décocha un regard furibond : — Pas vous! Lui! — Voyons, Waela, calmez-vous, dit Ferry. Il s’agit d’un V regrettable malentendu. — Un regrettable malentendu? Que voulez-vous dire par là, espèce d’ivrogne ? C’est vous qui avez monté cette mise en scène. C’est vous qui avez fait venir Andrit. Vous aviez déjà mis la spirale en évidence. Qu’espériez-vous obtenir? — Je n’accepterai pas que vous me parliez sur ce ton. Ce sont mes… — Ce sont vos funérailles si vous ne me dites pas ce qui se passe ici! Hali regarda Waela. Que lui arrivait-il? Elle remarqua, du coin de l’œil, que Murdoch se tenait parfaitement à carreau, évitent de faire le moindre mouvement qui pût être interprété comme une menace. Usija et Brulagi étaient figées sur leurs sièges. — Ne me menacez pas, Waela, dit Ferry avec une intonation plaintive. Elle est tout à fait capable de le tuer s’il refuse de la satisfaire, songea Hali. Par pitié, Nef, aide-nous! Que va-t-elle faire encore ? Usija se mit à parler d’une voix très douce, mais ses paroles revêtaient une étrange solennité dans l’atmosphère tendue de la cabine. — Docteur Ferry, vous êtes en présence d’une mère qui se sent menacée et qui est prête à tout pour défendre l’enfant qu’elle porte. C’est un phénomène profond, dangereux pour vous dans la mesure où les réflexes de Waela ont été conditionnés par Pandore. Je vous conseillerais de lui répondre. Ferry se tassa en arrière dans son fauteuil aussi loin qu’il put. Il humecta ses lèvres du bout de sa langue. — Je… euh… depuis votre arrivée côté nef… il y a des rumeurs… disons des… euh… superstitions… à votre propos, Waela. — Quelles superstitions ? — En ce qui vous concerne. Nous avons… euh… procédé à des examens… sur votre condition présente… et nous n’avons trouvé aucune réponse… acceptable. Même Nef ne nous est d’aucun secours. Toutes les informations sur ce cas sont… réservées. Et la plupart du temps… (il lança un regard venimeux à Hali)… Nef nous demande de nous adresser à la méditech Hali Ekel. Cette dernière ne put retenir une exclamation étouffée. Waela fit volte-face en la foudroyant du regard. Hali comprit soudain qu’elle était transformée en cible. — Waela, je vous assure qu’il ne sait pas ce qu’il dit. Mon rôle est de vous protéger, votre bébé et vous, pas de vous faire du mal. Waela eut un bref hochement de tête et se retourna pour faire face à Ferry. A ce moment-là, Andrit se redressa en grognant. Waela l’agrippa d’une main pour l’aider à se mettre debout. Dans le même mouvement, elle le poussa vers le divan où il tomba assis entre Usija et Brulagi, qu’il effleura à peine. La facilité avec laquelle Waela avait accompli son geste coupa le souffle à Hali. Elle est vraiment dangereuse, se dit-elle en reprenant lentement sa respiration. — Expliquez-nous dans quelles circonstances Nef vous a adressés à Hali Ekel, demanda Waela. Sa voix évoquait un volcan en ébullition. Andrit se pencha brusquement en avant pour vomir, mais personne ne fit attention à lui. — C’est lorsque nous lui avons demandé si le responsable du phénomène était l’enfant ou vous, répondit Ferry. Hali était figée, sa vision soudain brouillée par le souvenir d’un flanc de colline poussiéreux, d’un soleil jaune qui flamboyait sur l’horizon et de trois suppliciés sur leurs croix. Quelle sorte d’enfant portait donc Waela dans son ventre ? — Cela vous dit quelque chose, Hali ? demanda Waela sans se retourner. — Comment a été conçu cet enfant ? interrogea Hali. Waela tourna vers elle un visage étonné. — Mais… par Kerro et moi… pour l’amour de Nef, vous savez bien comment on fait un enfant! Croyez-vous qu’il y ait de la place pour une cuve embryogénique à bord de ces subas ? Hali baissa les yeux. La légende parlait d’immaculée conception. Sans l’intervention d’un homme. Un dieu… mais ce n’était qu’une légende; un mythe. Pourquoi Nef lui adressait-elle ceux qui la questionnaient? Plus d’une fois, depuis qu’elle était revenue de son voyage dans le temps, Hali s’était elle-même posé la question : Pourquoi ? Qu’étais-je censée apprendre là-bas ? Nef avait parlé de «violence sacrée». Toutes les relations concernant la Colline des Crânes dont elle avait eu connaissance depuis son expérience corroboraient cela. Mais… entre la violence sacrée et le bébé de Waela ? — Eh bien, Hali? fit Waela en la regardant fixement. — Je ne sais pas. Peut-être votre enfant n’offre-t-il pas de prise au temps, murmura Hali en haussant les épaules. C’est ce qui me vient à l’esprit, mais je suis incapable de l’expliquer. Cette réponse parut satisfaire Waela. Elle jeta un coup d’œil à Andrit, qui se tenait la tête à deux mains et ne bougeait pas. Puis elle se tourna, une fois de plus, vers Ferry. — Qu’est-ce qu’il a, mon bébé ? De quoi avez-vous si peur ? — Murdoch… ? gémit Ferry, d’une voix désespérée. — Lorsque nous avons reçu le rapport de Ferry, commença Murdoch en croisant les bras, nous avons… — Quel rapport ? Murdoch déglutit en indiquant du menton le foyer holo avec sa spirale parsemée de points rouges. — Que vouliez-vous me faire ? demanda Waela. — Rien du tout, je vous le jure. Absolument rien! Il est terrorisé, se dit Hali. Comme s’il avait déjà assisté à ce phénomène de la mère menacée. — Vous aviez des questions à me poser? demanda Waela. * — Oui, bien sûr… quelques questions. — Posez-les. — Eh bien, j’ai… c’est-à-dire… après avoir discuté de la chose avec les natalis, nous avons… ou plutôt Oakes voudrait que je vous demande si vous… accepteriez de retourner côté sol pour mettre votre bébé au monde ? En violant les commandements de la Vénefration? Waela regarda Usija dans les yeux. — Vous n’êtes pas obligée de faire ce qu’il dit, déclara Usija. Nous avons seulement donné notre accord pour qu’il vous pose la question. Waela se tourna vers Murdoch. — Pourquoi côté sol ? Qu’espériez-vous faire de plus là-bas ? — Nous avons amassé de très importantes réserves de borst. Je suis persuadé que si vous pouviez y avoir accès, cela vous ferait le plus grand bien. — Pourquoi? — Votre bébé se développe à un rythme accéléré. Les besoins entraînés par cette croissance cellulaire sont… considérables. — Et les enfants malades? interrogea Waela avant de se tourner vers Andrit : Et à vous, que vous ont-ils dit? Il releva la tête et lui lança un regard furieux : — Que vous étiez responsable! Qu’ils avaient déjà vu des cas semblables côté sol. — Vous voudriez aussi que je descende côté sol ? Il faisait des efforts visibles pour lutter contre le conditionnement de la Vénefration. Il déglutit péniblement avant de répliquer : — Je veux qu’on éloigne la cause de la maladie de mon fils, quelle qu’elle soit. — Comment vous ont-ils expliqué ma responsabilité dans cette maladie ? — Ils m’ont dit qu’il s’agissait d’un… pompage psychique aux effets souvent observés, mais jamais expliqués. Et que peut-être Nef… Il se tut, incapable d’aller plus loin dans le blasphème. Quel piètre instrument ils ont été choisir pour s’attaquer à moi, songea Waela. Leurs intentions étaient évidentes, à présent : Andrit était chargé de démontrer l’existence d’un potentiel de violence dans le courant d’opposition à sa présence côté nef. Ils voulaient l’obliger à partir côté sol, «pour votre propre bien, ma chère». Ils tenaient à l’envoyer là-bas. Mais pourquoi ? En quoi suis-je un danger pour eux ? — Avez-vous déjà entendu parler de ce phénomène, Hali? demanda-t-elle. — Non, mais je suis d’accord pour penser que vous ou votre bébé êtes au centre de ce qui se passe. Cependant, je ne crois pas que vous ayez besoin de borst. — Qu’est-ce qui vous fait dire cela? demanda Murdoch. — Elle s’alimente aux neftétines. Murdoch la foudroya du regard. — Depuis combien de temps les natalis savent-ils que le fœtus a une croissance trop rapide ? demanda-t-il. — Et vous, comment le savez-vous ? contra Usija. — Cela fait partie du processus. Croissance accélérée, besoins énergétiques anormalement élevés. — Nous le savons depuis le premier examen, fit Hali. — Et vous vous êtes bien gardés de l’ébruiter. Vous avez pris un maximum de précautions. C’est exactement ce que nous avons fait côté sol. — Pourquoi vouliez-vous que je me nourrisse de borst? demanda Waela. — Si le fœtus tire suffisamment d’énergie du borst, le pompage psychique n’a pas lieu. — Vous mentez! s’écria Waela. — Hein? — Vous êtes aussi transparent qu’un morceau de plaz! Le borst ne peut être aussi efficace que l’élixir! — Parlez-nous, Murdoch, fit Usija en se raclant la gorge, de votre expérience à propos de ces phénomènes. — Nous avons fait cette découverte à l’occasion de travaux génétiques sur les varechs. Il s’agit d’un… caractère de survie. L’organisme puise de l’énergie à la source extérieure la plus proche. — Dans le cas présent, c’est la mère qui constitue la source la plus proche, fit remarquer Hali. — La mère est immune. L’organisme s’attaque à d’autres sources qui… euh… qui lui sont plus ou moins semblables. — Je ne me sens pas vieillir, dit Hali. Pourtant, je ne quitte pratiquement pas Waela. — C’est comme ça, fit Murdoch. Il s’attaque à certains et pas à d’autres. — Pourquoi particulièrement aux enfants? demanda Hali. — Parce qu’ils sont sans défense! intervint Andrit, tremblant mais toujours furieux. Waela sentit une énergie nouvelle irriguer chacun des muscles de son corps. — Je refuse d’aller côté sol! Andrit fit un bond, mais Usija le retint. — Qu’avez-vous l’intention de faire ? demanda-t-elle à Waela. — Je vais réinstaller dans le Secteur Extérieur, derrière les agrariums. Nous tiendrons les gens, particulièrement les enfants, à. l’écart, pendant que Hali étudiera le problème. Elle regarda Hali, qui hocha la tête. Mais Murdoch insista : — Il serait préférable que vous descendiez côté sol, où nous disposons de toutes les facilités pour… —