FRANK HERBERT CYCLE DES SABOTEURS TOME II DOSADI Traduction de Guy Abadia Chapitre 1 Quand, pour la première fois dans l’histoire de la Co-sentience, les Calibans nous envoyèrent une de leurs « boules » métalliques géantes et, par ce moyen de communication, se déclarèrent disposés à nous laisser utiliser les « couloirs » qui rendaient d’un seul coup aisés les voyages interstellaires, beaucoup de Co-sentients se mirent à exploiter subrepticement pour leurs propres fins douteuses ce présent tombé des étoiles. Ni le « Gouvernement fantôme » ni certains Gowachins n’avaient manqué de mesurer la portée de ce qui aujourd’hui paraît une évidence : le transport instantané à travers l’espace infini fait appel à des forces du même coup capables d’isoler artificiellement la population d’une planète entière. Cette constatation préalable à l’Opération Dosadi se situe bien longtemps avant que Jorj X. McKie, Saboteur Extraordinaire, ait révélé que les étoiles visibles de notre univers étaient, sinon des Calibans, du moins les manifestations de Calibans dans notre espace co-sentient. (Consulter à ce sujet L’Étoile et le Fouet, compte rendu à peine romancé de la découverte faite par McKie.) Il reste que McKie, agissant pour le compte du bureau des Sabotages, identifia à travers la Calibane « Fanny Mae » l’étoile visible connue sous le nom de Thyone et que la révélation de cette extraordinaire identité entre une étoile et Fanny Mae souleva un tel regain d’intérêt pour la question calibane que cela contribua sans conteste à soulever le voile qui dissimulait l’Opération Dosadi, encore considérée de nos jours par beaucoup comme l’exemple le plus révoltant de toute notre histoire de l’exploitation éhontée d’un groupe de Co-sentients par un autre. Assurément, on peut dire qu’il s’agit là de l’expérience psychologique la plus monumentale jamais pratiquée sur des ressortissants co-sentients, dont la qualité de victimes consentantes et informées n’a jamais pu être établie à la satisfaction de tous. Extrait des premiers comptes rendus d’audience du Procès des Procès. Chapitre 2 Justice est due à ceux qui la demandent, mais que le plaignant prenne garde de créer par son action une nouvelle injustice et d’imprimer un inexorable mouvement au balancier sanglant de la vengeance. Aphorisme gowachin. — Pourquoi êtes-vous si froid et mécanique dans vos relations avec les autres Humains ? Plus tard, Jorj X. McKie médita cette question formulée par la Calibane. Avait-elle cherché à attirer son attention sur l’Opération Dosadi et sur les conséquences que son enquête à propos de cette expérience pourrait avoir sur lui ? Il ne connaissait même pas l’existence de Dosadi à l’époque, et la tension constante exercée par la transe de communication calibane, sans omettre le ton accusateur dont elle faisait usage, avaient relégué toute autre considération à l’arrière-plan. L’idée, pourtant, avait cheminé en lui. Il détestait, entre autres, cette impression d’être compté par Fanny Mae au nombre de ses éléments d’appréciation de la nature humaine. Il avait toujours, pour sa part, considéré cette Calibane en particulier comme son amie, dans la mesure où l’on pouvait entretenir ce type de relation avec une créature dont la seule manifestation visible dans cet univers-ci se présentait comme un soleil de magnitude 4 qu’on apercevait de Central Central, où le Bureau des Sabotages avait son quartier général. Pour ce qui concernait la communication avec les Calibans, elle procurait toujours ce même sentiment de malaise. Le sujet, vibrant et trépidant, sombrait dans une transe où le message s’imprimait en clair dans son esprit conscient. Cela n’empêchait pas McKie de se sentir perplexe : avait-elle vraiment essayé, au-delà de la signification directe des mots, de lui transmettre un message ? Quand les faiseurs de temps n’allongeaient pas outre mesure les pluies de fin d’après-midi, il aimait sortir prendre l’air dans le parc que le BuSab mettait à la disposition de ses employés sur Central Central. En tant que Saboteur Extraordinaire, il avait libre accès à toutes les zones protégées et se plaisait à humer les senteurs toutes fraîches que dégageait la végétation après l’orage. Le parc occupait une superficie d’une trentaine d’hectares, derrière des alignements de bâtiments administratifs. C’était un ensemble confus de plantations de toutes sortes, délimitées par des allées sinueuses qui servaient à marquer les emplacements de spécimens originaires de toutes les planètes habitées de l’univers connu. Aucun soin particulier n’avait été mis à grouper ces espèces selon leur origine dans la Co-sentience. S’il régnait dans ce jardin une quelconque organisation, c’était plutôt pour des raisons pratiques d’entretien et d’acclimatement. Ainsi, les pins-épieux géants de Sasak occupaient un tertre entouré de massifs de bruyère à feu originaire de Rudiria et voisinant avec des étendues de gazon quelquefois larges, quelquefois étroites et cachées à la vue. Souvent les apparences étaient trompeuses. Les plaques vertes n’étaient pas toujours de l’herbe, mais des agrégats mobiles de végétaux prédateurs emprisonnés par de minces fossés de liquide caustique. Les fleurs perlées de pluie retenaient parfois l’attention de McKie à l’exclusion de tout le reste. Il y avait notamment un unique massif de Lilium Grossa dont les corolles rouges de près de deux fois sa hauteur projetaient de longues ombres sur un tapis foisonnant de seringas bleus aux pétales minuscules oui s’ouvraient et se refermaient sans cesse comme des bouches assoiffées d’oxygène. De temps à autre, une bouffée de parfum floral l’arrêtait net et le maintenait dans une sorte de transe olfactive tandis que son regard cherchait la source de cet enchantement. Une fois sur deux, il s’agissait d’une espèce dangereuse : une variété carnivore ou bien aux exsudations vénéneuses. Des pancartes clignotantes en linguagalach mettaient le promeneur en garde. Des sonobarrières, des tranchées et des champs de forces bordaient en plusieurs endroits les allées sinueuses. McKie avait dans le jardin son emplacement favori, un banc adossé à un bassin avec un jet d’eau. De là il pouvait, assis, contempler les ombres du soir qui jouaient sur les buissons touffus et jaunes originaires des îles flottantes de Tutalsee. Ces buissons jaunes se plaisaient ici car leurs racines plongeaient dans un cours d’eau qui coulait sous la terre, alimenté par un bassin. Un peu plus loin derrière, on apercevait de faibles lueurs argentées et phosphorescentes entourées d’un champ de forces, identifiées par un écriteau à ras de terre : Sangeet Mobilus, plante vivace carnivore originaire de Bisaj. Extrêmement dangereuse pour toutes les espèces co-sentientes. Ne passer aucune partie du corps de l’autre côté du champ de forces. Assis sur son banc, McKie méditait les paroles inscrites sur cet écriteau. Souvent, l’univers mêlait beauté et danger. Partout dans le parc, le dosage était délibéré. Les buissons jaunes et les innocents Iris d’Or côtoyaient en toute quiétude la terrible Sangeet Mobilus suceuse de sang. Les espèces se soutenaient mutuellement et prospéraient chacune de leur côté. Le gouvernement co-sentient pour lequel travaillait McKie réalisait souvent de tels mélanges. Quelquefois par accident… d’autres fois par calcul. Il écoutait le bruit de l’eau tandis que les ombres s’épaississaient et que s’éclairaient les petites ampoules qui marquaient la bordure des allées. À la lisière du parc, les toits des bâtiments devinrent une palette où le soleil étalait les dernières couleurs de la journée. À cet instant, un contact caliban s’imposa à lui et il sentit tout son corps plonger, vulnérable, dans la transe de communication. Immédiatement, il identifia les vibrisses mentales de Fanny Mae. Il songea, une fois de plus, que c’était là un nom bien improbable pour une entité stellaire. Il ne percevait aucun son, mais tout se passait comme si ses centres auditifs captaient de véritables mots. En outre, l’impression de rayonnement intérieur ne pouvait laisser place à aucune équivoque. C’était Fanny Mae, dont la syntaxe était devenue beaucoup plus élaborée qu’à l’occasion de leurs premiers entretiens. « Vous admiriez l’un de nous », dit-elle en appelant son attention sur le soleil qui venait à peine de se coucher derrière les bâtiments. « Je m’efforce de ne pas penser que derrière chaque étoile se trouve un Caliban, dit-il. Cela trouble ma perception des beautés de la nature. » « La nature ? Voyons, McKie ! Vous ne comprenez pas vous-même la nature de vos perceptions, et encore moins la manière dont vous vous en servez ! » C’est ainsi quelle avait commencé, agressive et accusatrice, contrairement aux précédents contacts qu’il avait eus avec cette Calibane qu’il considérait comme son amie. Qui plus est, elle jonglait maintenant avec les conjugaisons de manière presque indécente, étalant sa maîtrise toute fraîche du langage humain. « Que voulez-vous exactement, Fanny Mae ? » « Je considère vos relations avec les femelles de votre espèce. Vous avez commis mariage avec un nombre supérieur à cinquante. N’est-il pas vrai ? » « C’est vrai, oui. Mais qu’est-ce que ça peut… » « Je suis votre amie, McKie. Qu’éprouvez-vous pour moi ? » Il médita cela. La question était chargée d’une indéniable intensité. Il devait la vie à cette Calibane au nom impossible. Au demeurant, elle aussi lui devait la vie. Ensemble, ils avaient résolu la question de l’Étoile et du Fouet. Aujourd’hui, de nombreux Calibans contrôlaient les couloirs qui servaient à franchir, d’une enjambée, la distance entre les planètes ; mais il n’en avait pas toujours été ainsi : à un moment, c’était Fanny Mae qui détenait la clé du réseau complexe et fragile des couloirs. Sa vie était alors menacée en raison même de l’extrême rigueur avec laquelle les Calibans avaient l’habitude d’honorer leurs contrats. McKie l’avait sauvée in extremis. Il éprouvait pour elle, lorsqu’il pensait aux liens qui s’étaient ainsi créés entre eux, un indicible sentiment d’affection chaleureuse. Fanny Mae le sentait aussi. « Oui, McKie, c’est cela l’amitié, c’est l’amour. Éprouvez-vous ce sentiment pour vos compagnes humaines ? » La question l’irrita. De quoi se mêlait-elle ? Ses relations sexuelles ne la regardaient pas ! « Comme votre amour se transforme aisément en colère ! » lui reprocha-t-elle. « Il y a des limites à l’engagement qu’un Saboteur Extraordinaire peut s’autoriser à avoir vis-à-vis d’une autre personne. » « Lequel passe en premier, McKie… le Saboteur ou les limites ? » Question indubitablement chargée de dérision. Était-il entré au Bureau parce qu’il était incapable de mettre de la vraie chaleur dans ses sentiments ? Pourtant, il éprouvait une réelle amitié pour Fanny Mae ! Il l’admirait… et si ce qu’elle disait avait un tel effet sur lui, eh bien… c’était justement parce qu’il ressentait pour elle ce respect, cette… chose indéfinissable. Furieux et vexé en même temps, il répondit : « Sans le Bureau, il n’y aurait pas de Co-sentience et les Calibans seraient inutiles. » « Ah oui, vraiment ! Il suffit de voir un de ces redoutables agents du BuSab pour se mettre aussitôt à trembler de peur. » Il trouvait cette conversation intolérable, mais ne pouvait échapper à l’inexplicable tendresse qui enrobait ses relations avec l’entité calibane, cette créature étrange qui avait le pouvoir de s’immiscer à volonté dans son esprit pour lui parler comme personne d’autre n’osait le faire. Si seulement il avait trouvé une femme avec qui il eût pu connaître ce genre d’intimité… C’était précisément cette partie de leur conversation qui était revenue le hanter. Après ces nombreux mois durant lesquels ils n’avaient pas eu le moindre contact, pourquoi avait-elle choisi ce moment, trois jours exactement avant que la crise dosadie éclate au Bureau ? Elle l’avait dérangé. Elle avait extirpé son sens de l’identité. Elle avait bousculé son ego, puis lui avait donné le coup de grâce avec cette question piégée : « Pourquoi êtes-vous si froid et mécanique dans vos relations avec les autres Humains ? » Impossible d’échapper à son ironie. Elle l’avait ridiculisé à ses propres yeux. Pourquoi rayonnait-il de cet « amour » pour une Calibane alors qu’il ne l’avait jamais ressenti devant une autre femme ? Jamais il ne s’était trouvé aussi proche d’aucune de ses compagnes humaines qu’il l’était de Fanny Mae. La Calibane avait soulevé sa colère, l’avait poussé à des gesticulations verbales aussitôt regrettées puis remplacées par un silence froissé. Pourtant, l’amour demeurait. Pour quelle raison ? Ses compagnes humaines n’étaient pour lui que des partenaires sexuelles. Des corps dont il se servait et qui se servaient de lui. Avec la Calibane, c’était hors de question. Fanny Mae était une étoile brûlant d’un feu atomique. La nature de sa conscience était inconcevable pour d’autres Co-sentients. Néanmoins, elle était capable de lui extraire cet amour qu’il était persuadé de lui donner librement. Impossible de cacher ses émotions à une Calibane, quand elle plongeait ses vibrisses mentales dans vos pensées. Elle s’était montrée ironique en toute connaissance de cause. Ce devait être en partie la motivation de son agression. Mais il était rare que les Calibans soient poussés par une seule motivation. Ce qui contribuait tout à fait à leur charme et représentait l’essence même de ce qu’il y avait de plus irritant dans leurs rapports avec les autres créatures co-sentientes. « McKie ? » Tout doucement dans sa tête. « Oui ? » Toujours fâché. « Je montre à présent une petite fraction de ma disposition pour votre point nodal. » Comme un ballon gonflé par un afflux soudain de gaz, il se sentit empli d’un élan de sollicitude très tendre, très pure, qui lui faisait perdre pied, qui lui donnait envie de s’y diluer. Tout son corps irradiait une indicible impression de bienveillance protectrice. Durant une minute entière, par la suite, quand elle se fut retirée, il demeura imprégné d’une étrange luminescence. Une petite fraction ? « McKie ? » Avec sollicitude. « Oui. » Effroi respectueux. « Je vous ai fait mal ? » Il se sentait désespérément seul, vidé de toute substance. « Non, Fanny Mae. » « La pleine intensité de mon engagement nodal aurait causé votre destruction. Certains Humains ont soupçonné cela à propos de l’amour. » Engagement nodal ? Elle le rendait perplexe comme elle l’avait fait à l’occasion de leurs premières rencontres. Comment la Calibane pouvait-elle décrire l’amour comme un… engagement nodal ? « L’appellation est une question de point de vue », lui dit-elle. « Vous considérez l’univers par une ouverture beaucoup trop étroite. Nous désespérons de vous, quelquefois, McKie. » De nouveau, elle l’agressait. Il se retrancha derrière cette puérile platitude : « Je suis ce que je suis, et c’est tout. » « Vous apprendrez peut-être bientôt, mon ami, que vous êtes bien plus que vous ne le pensez. » Sur ces mots, elle avait mis fin au contact. Il s’était retrouvé dans une obscurité moite et glacée, le bruit du jet d’eau résonnant à ses oreilles. Il essaya en vain de rétablir la communication. Il paya même, de sa propre poche, un Taprisiote pour la rappeler, mais rien n’y fit. Son amie calibane avait coupé les ponts. Chapitre 3 Nous avons créé un monstre… quelque chose de précieux et même d’infiniment utile, mais de particulièrement dangereux néanmoins. Ce monstre est à la fois effrayant et splendide. Nous n’osons pas utiliser pleinement toutes ses capacités. Pourtant, nous ne pouvons pas non plus nous résoudre à l’abandonner. Jugement gowachin sur l’Opération Dosadi. Une balle heurta avec un ping ! la fenêtre qui se trouvait derrière le bureau de Keila Jedrik puis ricocha et se perdit en miaulant dans l’espace encaissé entre les deux rangées d’immeubles qui bordaient la rue, tout en bas. Jedrik se congratula intérieurement de n’avoir même pas bronché. Les patrouilles de l’Electeur se chargeraient du franc-tireur. Les soldats qui avaient pour tâche de ratisser chaque matin les rues de Chu convergeraient vers l’endroit où le coup de feu avait été entendu. Elle nourrissait le vague espoir que le tireur pourrait regagner sain et sauf les Régions Bordurières, mais elle décela un signe de faiblesse en cet espoir. Aussi elle abandonna rapidement cette pensée. Elle avait pour l’heure des sujets de préoccupation autrement importants que l’infiltration d’un Bordurier à Chu. La main de Jedrik s’avança vers la tache de soleil matinal qui illuminait les plaques de contact du terminal relié à l’ordinateur de la Coordination Centrale. Ces doigts qui dansaient avec agilité… elle était presque capable de s’en dissocier. Ils voletaient, tels des insectes affairés, d’une touche à l’autre. Le terminal était austère et fonctionnel, véritable symbole de son statut de Liaitrice Principale, et trônait dans son alvéole au milieu du bureau de métal gris. La machine était grise, dorée, verte, blanche et sinistre. L’écran avait presque la même couleur que le dessus du bureau. Avec une précision attentive et rythmée, les doigts de Jedrik jouaient sur le clavier leur symphonie de chiffres jaunes qui défilaient sur l’écran, totalement guidés, subjugués, calibrés par sa volonté, symboles à leur manière dorée d’un destin où se profilait la violence. Tout ange a aussi une épée, se dit-elle. Elle ne se considérait pourtant pas comme un ange, ni comme véritablement armée d’une épée. Son arme réelle était son cerveau, un cerveau aguerri, durci, adapté aux terribles décisions que la planète exigeait. Les émotions étaient une force à concentrer à l’intérieur de soi, ou bien à diriger vers l’extérieur, contre quiconque n’avait pas su tirer les conséquences des leçons données par Dosadi. Elle connaissait sa propre faiblesse et la dissimulait soigneusement : ses parents qui l’aimaient (mais qui avaient toujours caché leur tendresse derrière une cruauté raffinée) lui avaient appris eux-mêmes à quel point la lutte était dure sur Dosadi. Jedrik observa les chiffres alignés sur l’écran de visualisation, effaça le tout et introduisit un nouveau paramètre. Par ce geste, elle savait qu’elle s’attaquait à la subsistance d’une cinquantaine d’habitants humains de sa planète. Beaucoup d’entre eux ne survivraient pas longtemps à ce mauvais coup. En vérité, ses doigts étaient des armes mortelles pour ceux qui n’étaient pas de taille à résister. Elle ne ressentait pourtant aucune culpabilité envers eux. L’arrivée imminente d’un certain Jorj X. McKie lui dictait ses actions et les précipitait. Chaque fois qu’elle pensait à McKie, c’était un sentiment de satisfaction qui prédominait chez elle. Elle l’attendait comme un prédateur tapi à proximité d’un terrier. Le nom de McKie et les clés permettant de l’identifier lui avaient été communiqués par son chauffeur, Havvy, qui espérait ainsi se valoriser à ses yeux. Elle avait accepté le renseignement et s’était livrée à l’enquête habituelle. Jedrik était certaine qu’aucune autre personne sur Dosadi ne disposait des sources qui lui avaient permis d’arriver à de tels résultats : Jorj X. McKie était un Humain adulte dont l’existence même semblait impossible. Sur Dosadi tout entière, on n’avait pas trouvé le moindre document le concernant. Ni dans la Bordure vénéneuse, ni dans les garennes du Chu, ni dans aucune niche des structures existantes du pouvoir. McKie n’existait pas. Pourtant, il allait arriver à Chu d’un moment à l’autre, clandestinement introduit dans la cité par un Gowachin qu’elle contrôlait pour l’instant. McKie était l’élément exact qu’elle avait attendu patiemment. C’était une clé qui pouvait lui donner accès au Mur de Dieu. Pas une clé tordue comme son chauffeur Havvy, mais quelque chose de sûr et de solide. Jamais elle n’avait envisagé de s’attaquer à une telle serrure avec des instruments inadéquats. Elle disposerait d’une chance et d’une seule. Il lui fallait ce qu’il y avait de meilleur. Cinquante Humains de Dosadi prirent ainsi leur place anonyme derrière les chiffres de l’ordinateur. Simple chair à canon qui lui servait d’appât. Ceux qui mourraient à la suite de cet acte ne disparaîtraient pas immédiatement. Quarante-neuf d’entre eux, peut-être, ne sauraient jamais qu’ils avaient été délibérément voués par elle à une mort précoce. Certains seraient acculés à chercher une brève et aléatoire survie dans la Bordure. D’autres mourraient dans les violents combats qu’elle était en train de précipiter. D’autres encore dépériraient dans les garennes. Pour la plupart, le processus mortel s’étalerait sur une période de temps suffisamment longue pour que personne ne soupçonne la main de Jedrik. Mais c’était maintenant, à l’aide de cet ordinateur, qu’elle signait leur arrêt de mort, et elle ne cherchait pas à se voiler cette vérité. Elle maudissait ses parents (et tous ceux qui les avaient précédés) de lui avoir légué cette sensibilité indésirable devant le sang et la chair inhérents aux opérations des ordinateurs. Ses parents qui l’aimaient l’avaient bien éduquée. Peut-être ne verrait-elle jamais les corps sans vie, n’aurait-elle jamais à accorder d’autre pensée qu’à un seul des cinquante ; mais elle n’en sentait pas moins leur présence – vibrante et chaude – derrière l’écran de visualisation. Elle soupira. Les cinquante étaient des animaux bêlants attachés à des pieux pour attirer un certain fauve sur le sol toxique de Dosadi. Les cinquante créeraient une situation de surplus fractionnel qui disparaîtrait rapidement, avant que quiconque ait eu le temps d’en comprendre la signification. Dosadi est malade, pensa-t-elle. Et elle se demanda, une fois de plus : Est-ce vraiment l’enfer ? Beaucoup y croyaient fermement. Nous sommes ici pour être châtiés. Mais personne ne savait ce qu’ils avaient fait pour mériter leur châtiment. Jedrik se pencha en arrière et plongea son regard, au-delà de l’entrée sans porte de son bureau, en direction de la sonobarrière et de la lumière laiteuse du corridor. À ce moment-là, un Gowachin qu’elle ne connaissait pas apparut dans son champ de vision, silhouette batracienne se hâtant lourdement vers quelque mission officielle, un dossier marron serré dans ses mains noueuses. Sa peau verte luisait comme s’il venait de sortir de l’eau. Ce Gowachin lui rappelait Bahrank, celui qui devait rabattre McKie dans son filet. Bahrank était dévoué corps et âme à Jedrik car elle contrôlait la substance dont il était adepte. Quelle bêtise de se laisser gouverner par une drogue quelconque, fût-ce la vie elle-même ! Un de ces jours, probablement bientôt, Bahrank vendrait tous les renseignements qu’il possédait sur elle à des agents de l’Electeur ; mais alors, il serait trop tard et l’Electeur n’apprendrait que ce qu’elle voudrait bien lui laisser apprendre au moment opportun. Elle avait jeté son dévolu sur Bahrank avec la même détermination qu’elle avait mise à se servir de son ordinateur et à attendre que se présente enfin quelqu’un comme McKie. En outre, Bahrank était un Gowachin et le peuple batracien était réputé pour son opiniâtreté à mener à bien les missions qui lui étaient confiées. Les Gowachins possédaient un sens inné de l’ordre et de la hiérarchie. Ils connaissaient aussi les limites de la loi. Tandis qu’elle laissait errer son regard sur les murs du bureau, elle se sentit, devant la sobre et fonctionnelle efficacité de l’espace, emplie d’un amusement tranquille. Ce bureau donnait d’elle une image qu’elle avait construite avec un soin particulier. Elle se réjouissait de penser que bientôt, comme un insecte qui mue, elle quitterait ces lieux pour ne plus jamais y remettre les pieds. Le bureau faisait quatre pas de large sur une huitaine de long. Douze rotoclasseurs de métal noir s’alignaient contre le mur sur sa gauche, obscures sentinelles de ses desseins méthodiques. Elle avait modifié tous leurs codes de verrouillage et les avait piégés pour qu’ils s’autodétruisent au cas où les crapauds de l’Electeur viendraient fourrer leur nez dedans. Les gens de l’Electeur attribueraient cela à son hostilité méfiante, à un dernier geste de rancœur destructrice. Il faudrait un certain temps pour que les suspicions accumulées les conduisent à une réévaluation de la situation et à d’inévitables interrogations frustrées. Même à ce stade, ils ne soupçonneraient peut-être pas sa responsabilité dans l’élimination de cinquante Humains. Après tout, elle-même faisait partie des cinquante. Cette pensée l’inonda d’un brusque sentiment de détresse momentanée. Combien persuasives et combien subtiles étaient les séductions des structures du pouvoir sur Dosadi ! Ce qu’elle avait accompli ici revenait à introduire un grain de sable dans la machine informatique qui contrôlait la distribution des aliments non toxiques dans l’unique cité de Dosadi. L’alimentation… C’était la véritable base de la pyramide sociale de Dosadi, un édifice d’une solidité et d’une hideur à toute-épreuve. Le grain de sable la délogeait de la position assez élevée qu’elle occupait sur cette pyramide. Elle avait assumé le rôle de Keila Jedrik, Liaitrice Principale, durant de longues années, et c’était suffisant pour qu’elle eût pris goût au système. Elle perdait volontairement aujourd’hui une pièce fondamentale dans le jeu de survie sans fin que tous les Dosadis pratiquaient depuis leur naissance. Il faudrait désormais qu’elle vive et agisse uniquement à travers la personne de Keila Jedrik, Reine de Guerre. C’était un quitte ou double qu’elle était en train de jouer, un vrai plongeon de la mort. Elle en ressentait le vide glacé. En réalité, la partie avait débuté depuis bien longtemps, à une époque de l’histoire tourmentée de Dosadi où ses ancêtres avaient compris la vraie nature de leur planète et s’étaient mis à préparer en grand secret la naissance de l’individu destiné à accomplir le grand plongeon. Je suis cet individu, se dit-elle. Le moment est venu pour nous. Avaient-ils cependant évalué correctement la situation ? Le regard de Jedrik se posa sur l’unique fenêtre qui donnait sur la rue en forme de canon. Elle fut confrontée à son propre reflet : visage trop étroit, nez mince, grands yeux et grande bouche. Sa chevelure aurait pu lui faire un casque appréciable de velours noir si elle l’avait laissée pousser un peu. Elle la coupait très court, comme pour se souvenir qu’elle n’avait rien d’une partenaire sexuelle douée d’un magnétisme particulier et qu’elle ne devait compter que sur ses facultés intellectuelles. C’était ainsi qu’on l’avait éduquée et formée. De très bonne heure, Dosadi lui avait infligé ses plus cruelles leçons. Elle avait grandi démesurément avant d’avoir dix-huit ans, tout dans le tronc et rien dans les jambes, de sorte qu’elle paraissait encore plus grande quand elle était assise. Elle regardait de haut, dans tous les sens du terme, la plupart des mâles gowachins et humains. C’était encore un don de ses ancêtres et de ses parents qui l’aimaient. Impossible d’échapper à la leçon dosadie. Ce qui t’inspire amour ou intérêt servira contre toi. Elle se pencha légèrement en avant pour cacher son reflet troublant et regarda tout en bas dans la rue. C’était beaucoup mieux comme ça. Ses concitoyens dosadis avaient cessé d’être des créatures de chair vibrante pour être réduits à l’état de lointains objets en mouvement, aussi impersonnels que les chiffres qui dansaient sur l’écran de son ordinateur. Elle remarqua que la circulation était faible. Il y avait quelques rares véhicules blindés en mouvement, et pas le moindre piéton. Le seul incident avait été ce coup de feu tiré contre sa fenêtre. Elle espérait toujours, sans trop de conviction, que le franc-tireur avait pu s’échapper. Mais il était bien plus probable que cet imbécile se soit fait ramasser par une patrouille. Les Borduriers s’obstinaient à tester les défenses de la ville malgré des résultats invariablement négatifs. C’était le désespoir qui les poussait ainsi. Rarement les francs-tireurs attendaient le moment le plus avancé et le plus tranquille de la journée, ces heures où les patrouilles étaient dispersées et où même certains citoyens parmi les plus puissants s’aventuraient au dehors. Des symptômes tout cela, des symptômes. Les incursions des Borduriers ne représentaient que l’un des nombreux symptômes dosadis qu’elle avait appris à reconnaître au cours de son ascension précaire dont le premier stade avait culminé dans cette pièce. Ce n’était pas qu’une pensée. C’était plutôt une impression, une sorte d’intuition familière qui revenait dans sa vie à certaines périodes de réflexion cruciale. Nous entretenons avec notre passé des relations troubles que la religion est incapable d’expliquer. De plus d’une inexplicable manière, nous sommes des primitifs dont la vie est tissée de fils étranges et familiers, raisonnables et insensés. Ce qui rendait certains choix insensés magnifiquement attrayants. Ai-je fait un choix insensé ? Non ! Toutes les données étaient soigneusement rangées dans sa tête. C’étaient des faits qu’elle ne pouvait oblitérer en faisant mine de les ignorer. Dosadi était née à partir d’un souk cosmique : « Un peu de ceci, un peu de cela, et puis ça encore… » Ce qui favorisait les appariements impossibles. La Poldem sur laquelle s’appuyait Dosadi pour faire tourner une société informatisée ne cadrait pas avec un monde dont toute l’énergie était transmise par un satellite en orbite géostationnaire. La Poldem exhalait une odeur d’ignorance primitive, témoin d’une société qui était allée beaucoup trop loin sur la pente du légalisme : une loi pour chaque chose et la loi au-dessus de tout. Le dogme sacré selon lequel un petit nombre d’élus inspirés par Dieu avaient choisi cette vallée encaissée pour y construire une cité isolée du reste de la planète toxique, et cela seulement une vingtaine de générations plus tôt, demeurait difficile à accepter. Quant au satellite pourvoyeur d’énergie qui orbitait au-dessous du Mur de Dieu, il réclamait l’existence d’une lente et complexe évolution en contradiction avec la survivance d’une institution aussi entachée de rigidité que la Poldem[1]. Le souk cosmique répondait à un dessein précis que les ancêtres de Jedrik avaient partiellement identifié. Notre évolution ne s’est pas faite sur cette planète. L’endroit était beaucoup trop déphasé, aussi bien par rapport aux Humains qu’aux Gowachins. Dosadi se servait simultanément de banques mémorielles d’ordinateurs et de fichiers manuels pour des résultats parfaitement identiques. En outre, le nombre de substances susceptibles de servir de drogues que l’on trouvait sur Dosadi était excessif. Pourtant, cela allait à l’encontre d’une religion si élaborée, si pesante dans ses exhortations à une « foi inconditionnelle » que les deux conceptions demeuraient dans un état d’opposition perpétuelle. Les mystiques continuaient à mourir pour leurs « nouvelles intuitions » tandis que les partisans de la « foi inconditionnelle » utilisaient leur contrôle des drogues astreignantes pour renforcer leur pouvoir. En réalité, la seule véritable croyance ayant cours sur Dosadi était que le pouvoir représentait la clé de la survie et que pour avoir le pouvoir il était nécessaire de régenter ce dont les autres avaient besoin pour survivre. Cette société maîtrisait la médecine virale et bactériologique aussi bien que psychique, mais cela ne suffisait pas à évincer les mouvements clandestins des garennes et de la Bordure, dont les guérisseurs jabua soignaient leurs malades en faisant brûler leurs herbes de la foi. Ils ne pouvaient pas non plus évincer (pas encore) Keila Jedrik car elle avait vu ce qu’elle avait vu. Paire par paire, les incompatibles fluaient et refluaient devant elle, dans la ville de Chu et dans la Bordure voisine. Dans tous les cas, c’était la même chose : une société qui se servait de l’un ne pouvait pas en même temps se servir de l’autre. Pas si le processus était naturel. Tout autour d’elle, Jedrik sentait la présence de Chu avec ses indigestes bipolarités. Deux espèces seulement étaient présentes : les Hommes et les Gowachins. Pourquoi deux seulement ? N’en existait-il aucune autre dans cet univers ? Certaines subtilités de la technologie dosadie indiquaient un fonctionnalisme adapté à des appendices sensiblement différents des doigts souples dont étaient munis les Humains comme les Gowachins. Pourquoi une seule cité sur Dosadi entière ? Le dogme ne fournissait pas le moindre éclaircissement. Les hordes bordurières étaient à l’affût, toujours prêtes à déborder sur la sécurité aseptisée de Chu. Pourtant, elles avaient derrière elles une planète entière. Une planète toxique, il est vrai, mais il existait d’autres canons, d’autres sanctuaires en puissance. La survie des deux espèces plaidait pour l’édification de nouveaux sanctuaires qui puissent prendre la relève de ce trou pitoyable sur lequel Gar et Tria croyaient exercer un contrôle de fait. Mais non… Chu était la seule… quarante kilomètres de long et presque vingt de large, bâtie sur des collines et des bancs de sable à l’endroit où le fleuve ralentissait pour former son étroit canon. Au dernier recensement, quatre-vingt-neuf millions de gens s’y entassaient et trois fois plus encore étiraient leur brève existence dans la Bordure, toujours avides de trouver une place dans la cité protégée du poison. Continuez à nous donner vos corps, stupides Borduriers ! C’était un message dont ils savaient reconnaître la signification, l’importance et la valeur de défi. Mais qu’avaient donc fait les habitants de Dosadi pour se retrouver emprisonnés ici ? Quels crimes avaient commis leurs ancêtres ? Il était juste de fonder un culte sur la haine de ces ancêtres… à condition qu’ils fussent vraiment coupables. Jedrik se pencha en avant en direction de la fenêtre et leva les yeux pour regarder le Mur de Dieu, ce voile translucide et laiteux qui emprisonnait Dosadi et que pourtant des êtres comme ce Jorj X. McKie pouvaient impunément traverser autant de fois qu’ils le voulaient. Elle avait hâte de le rencontrer en personne afin de s’assurer qu’il n’avait pas été contaminé comme Havvy l’avait été. C’était bien d’un McKie qu’elle avait besoin en ce moment. Le caractère outrageusement élaboré de tout ce qui concernait Dosadi lui soufflait qu’il devait exister quelque part quelqu’un comme McKie. Elle se voyait en chasseresse, et McKie était sa proie désignée d’avance. La fausse identité qu’elle s’était fabriquée dans cette pièce faisait partie du leurre. Maintenant qu’était arrivée la saison de McKie, les sempiternelles élucubrations religieuses grâce auxquelles les puissants de Dosadi préservaient leurs illusions privées n’allaient pas tarder à s’écrouler. Elle voyait déjà le début de cette dissolution ; bientôt, tout le monde le verrait comme elle. Elle prit une profonde inspiration. Ce qui allait se produire bientôt représentait une sorte de purification, une simplification d’identité. Sous peu, elle se départirait de l’une de ses deux vies, transférant toute son attention sur la personne de l’autre Keila Jedrik, celle que Dosadi tout entière devrait apprendre à connaître. Ses proches avaient bien fait les choses en dissimulant soigneusement aux yeux des autres Dosadis la personnalité secrète d’une blonde pimpante et insignifiante tandis qu’ils montraient juste assez de celle-ci à « X » pour que les puissances à l’affût derrière le Mur de Dieu réagissent selon le schéma prévu. Elle se sentait véritablement lavée par le fait que le déguisement de son autre existence avait commencé à perdre de son importance. Tout son être pouvait maintenant émerger tranquillement dans cet autre lieu. Et c’était McKie qui avait précipité la métamorphose. Désormais, les pensées de Jedrik étaient claires et sans détours : Entre dans mon piège. McKie. Tu vas me conduire encore plus haut que leurs appartements du palais sur les Monts du Conseil. Ou au fond d’un enfer plus sombre que le pire des cauchemars. Chapitre 4 Vous voulez déclencher la guerre ? Donnez libre cours à votre faim latente de pouvoir et oubliez que seuls les insensés recherchent le pouvoir pour lui-même. Laissez ces fous accéder au pouvoir – à plus forte raison s’il s’agit de vous. Que ces fous passent à l’action derrière leur masque de respectabilité sensée. De toute manière, que leur masque soit fait d’illusions défensives ou de l’aura théologique de la Loi, la guerre viendra, soyez-en sûrs. Aphorisme gowachin. Le réveille-parfum tira McKie de son sommeil en lui envoyant une bouffée de citronnelle. L’espace d’un instant, son cerveau lui joua un tour. Il se crut sur le paisible océan planétaire de Tutalsee où flottait, silencieuse, son île aux mille guirlandes. Elle était couverte de citronniers, d’hibiscus et d’alysses aux senteurs épicées. Sa maison, agrémentée d’une tonnelle, était au carrefour des brises parfumées et de la citronnelle… Ses esprits lui revinrent. Il n’était pas sur Tutalsee avec une charmante compagne, mais sur sa canicouche attentionnée, dans le sanctuaire efficace de son appartement de Central Central. De retour au cœur du BuSab, il avait repris le collier. McKie eut un frisson. Une planète pleine de monde allait peut-être mourir aujourd’hui… ou bien alors demain. Cela se produirait inévitablement, à moins que quelqu’un ne parvienne à résoudre le mystère dosadi. Connaissant les Gowachins, McKie était persuadé du sérieux de la menace. Les Gowachins étaient capables d’initiatives cruelles, particulièrement lorsque l’honneur de leur espèce était en jeu, mais également pour toutes sortes de raisons que les autres espèces ne comprenaient pas toujours. Bildoon, son supérieur hiérarchique au Bureau, évaluait cette crise à peu près de la même manière. Depuis l’affaire calibane, aucun problème de cette envergure n’avait secoué l’univers co-sentient. L’ennui était qu’ils ignoraient même où se trouvait cette planète en danger. Après avoir passé une nuit entière à étudier le dossier, il avait l’impression qu’une partie de son esprit avait continué à décanter les maigres éléments qu’ils possédaient. Le rapport avait été rédigé par deux agents actifs et dignes de confiance, un Wreave et un Laclac. Leurs sources étaient excellentes, même si la récolte était pauvre. Ils faisaient visiblement du zèle dans l’espoir d’obtenir de l’avancement. À l’heure où les Wreaves et les Laclacs se plaignaient discrètement d’une discrimination envers leur espèce, le rapport méritait d’être examiné sous un angle particulier. Nul agent du BuSab, quelle que fût son origine, n’était à l’abri d’un contrôle interne, stratagème destiné à affaiblir le Bureau et à s’approprier les mérites d’un coup d’éclat au bout duquel, peut-être, il y avait le fauteuil de direction. Quoi qu’il en soit, le Bureau des Sabotages était encore, pour le moment, dirigé par Bildoon, un Pan Spechi de forme humaine, quatrième membre de sa crèche à porter le nom. D’après ses premières paroles concernant le rapport, il était évident qu’il y ajoutait foi. « McKie, ce truc-là est capable de faire s’entr’égorger les Humains et les Gowachins. » Le sens de l’expression était parfaitement clair, bien qu’il eût fallu, pour établir une véritable réciprocité de la menace, que les Humains visent plutôt la région abdominale des Gowachins. McKie s’était déjà familiarisé avec le rapport et, pour des raisons intérieures auxquelles l’avait largement sensibilisé sa longue pratique de la mentalité gowachin, partageait à peu près le point de vue de Bildoon. Après avoir pris place dans un canisiège gris clair qui faisait face au bureau du directeur dans l’étroite pièce sans fenêtre où celui-ci avait récemment préféré s’établir, McKie fit passer plusieurs fois le dossier d’une de ses mains à l’autre. Conscient de sa nervosité, il replaça bientôt les feuillets sur le coin du bureau le rapport, enregistré sur mémofil, devenait perceptible à des sens exercés quand on le faisait glisser entre les doigts ou contre d’autres prolongements tactiles. « Comment se fait-il qu’on n’ait pas encore réussi à localiser cette fameuse Dosadi ? » avait demandé McKie. « Il n’y a que les Calibans qui la connaissent. » « Eh bien, ils peuvent… » « Les Calibans refusent de répondre. » McKie dévisagea Bildoon. La surface parfaitement polie du bureau reflétait le visage du directeur du BuSab, et c’est cette image inversée que McKie étudiait. Tant qu’on ne remarquait pas ses yeux à facettes (qui ressemblaient étrangement à ceux d’un insecte), ce Pan Spechi avait tout à fait l’apparence d’un Humain de sexe mâle pourvu d’un visage rond et plaisant encadré par des cheveux bruns. Peut-être lui avait-on transmis un peu plus que des caractéristiques physiques quand on avait modelé sa chair pour lui donner cet aspect humain. La physionomie de Bildoon exprimait des émotions qui, pour McKie, pouvaient aisément s’interpréter en termes humains. En fait, le directeur du BuSab avait l’air furieux. McKie prit un air perplexe : « Comment ça, ils refusent ? » « Les Calibans ne nient pas l’existence de Dosadi, ni la menace qui pèse sur elle. Ils refusent simplement d’en discuter. » « Dans ce cas, ils sont liés par un contrat dont ils doivent respecter tes clauses. » Il demeura songeur un long moment tandis qu’il se remémorait à peine réveillé, cette conversation avec Bildoon. L’affaire dosadie était-elle un nouveau prolongement de la Question Calibane ? Il y a lieu de redouter ce que nous ne comprenons pas. Le mystère caliban résistait depuis trop longtemps aux investigations des Co-sentients. Il ne cessait de repenser à sa récente conversation avec Fanny Mae. Chaque fois qu’il croyait tenir quelque chose, cela lui filait entre les doigts. Avant d’avoir reçu des Calibans le fameux cadeau des couloirs, la Co-sentience était une fédération relativement stable et intelligible regroupant la totalité des espèces évoluées qui s’étaient fait connaître. L’univers lui-même était contenu dans un espace commun aux dimensions reconnaissables. La Co-sentience, alors, se développait d’une manière linéaire, ou plutôt comme une grosse bulle de savon qui enfle. Les couloirs calibans avaient transformé tout cela. Les moindres aspects de la vie courante avaient connu une accélération explosive. Les couloirs avaient immédiatement constitué un instrument de pouvoir qui remettait tout en question. Ils impliquaient l’existence d’une infinité de dimensions utilisables. Ils impliquaient beaucoup d’autres choses que l’on ne comprenait que très imparfaitement. En utilisant un couloir, on pouvait passer d’une chambre de Tutalsee à un bureau de Central Central. De là, il était aussi facile de prendre un couloir qui débouchait dans un jardin de Paginui. L’« espace normal » intermédiaire pouvait être mesuré en parsecs ou années-lumière, c’étaient de vieux concepts qui n’affectaient nullement le temps de passage d’un endroit à un autre. À ce Jour, les chercheurs co-sentients ne disposaient d’aucune théorie satisfaisante concernant le fonctionnement des couloirs calibans. Des notions telles que l’« espace relatif », loin d’expliquer le phénomène, ne faisaient qu’épaissir le mystère. De frustration, McKie grinçait des dents. Chaque fois qu’il pensait aux Calibans, c’était la même chose. À quoi bon se les représenter comme des étoiles visibles occupant le même espace que son propre corps ? Où qu’il fût, sur n’importe quelle planète où un couloir venait de lui donner accès, il pouvait lever la tête pour contempler la voûte céleste. Des étoiles visibles, oui, il y en avait partout. C’étaient des Calibans. Et puis après ? Il existait une théorie, soutenue par de nombreux partisans, selon laquelle les Calibans n’auraient constitué en réalité qu’une branche un peu plus évoluée de la mystérieuse famille des Taprisiotes. La Co-sentience acceptait et utilisait ces Taprisiotes depuis des milliers d’années standard. Leur aspect et leur taille étaient compatibles avec les critères co-sentients. Ils ressemblaient à peu près à des sections de troncs d’arbres bizarrement hérissées un peu partout de courts tentacules. Quand on les touchait, ils étaient chauds et de consistance élastique. Les Taprisiotes faisaient pleinement partie de la Co-sentience. Mais, alors que les Calibans transportaient les personnes à travers les parsecs, les Taprisiotes, à travers ces mêmes parsecs, transportaient leurs pensées et les mettaient en contact avec d’autres. Les Taprisiotes étaient un moyen de communication. Certains théoriciens, cependant, affirmaient qu’ils ne s’étaient introduits dans la Co-sentience que pour préparer le terrain aux Calibans. Or, s’il était dangereux de voir dans les Taprisiotes un simple instrument de communication, il était encore moins possible de ne considérer les Calibans que comme des « transporteurs ». Témoin les effets disrupteurs occasionnés sur le plan social par l’utilisation des couloirs. Même avec les Taprisiotes, on ne pouvait jamais se départir d’un profond sentiment d’insécurité lié à la transe de communication qui réduisait les intéressés à l’état momentané de zombies pantelants. Non… en aucun cas, la Co-sentience ne pouvait accepter les Taprisiotes et les Calibans sans poser de questions. À l’exception possible des Pan Spechi, aucune espèce ne possédait d’autres informations sur le phénomène caliban ou taprisiote. Tout ce que connaissait la Co-sentience était leur valeur personnelle et économique, concrétisée par les tarifs souvent très élevés des communications ou transports à longue distance. Les Pan Spechi se défendaient de pouvoir expliquer certaines choses, mais les Pan Spechi ne disaient jamais toute la vérité. Leur espèce était composée d’individus qui possédaient cinq corps et un ego commun. Un seul corps à la fois était utilisé tandis que les quatre autres reposaient en réserve dans une crèche dissimulée quelque part. Bildoon était issu d’une de ces crèches, où il avait pris le relais d’un compagnon dont le sort ultérieur ne pouvait que faire l’objet de conjectures variées. Les Pan Spechi s’étaient toujours refusés à discuter de ces questions privées. Ils n’admettaient que ce qui était de toute manière évident : ils étaient capables de donner à un de ces corps n’importe quelle forme imitant l’aspect de la plupart des espèces reconnues de la Co-sentience. McKie se sentit soudain envahi par une vague de xénophobie momentanée. Nous croyons sur parole beaucoup trop de gens qui auraient des tas de raisons de nous faire avaler de foutus mensonges. Gardant les yeux fermés, il se redressa sur sa canicouche qui ondoya doucement sous ses fesses. Que le diable emporte ces maudits Calibans ! Que le diable emporte Fanny Mae ! Il avait déjà appelé cette dernière pour lui demander des renseignements sur Dosadi. La réponse l’avait laissé perplexe quant au sens que les Calibans attribuaient vraiment au mot amitié. « Information non autorisée. » Que faire d’une réplique comme celle-là ? Surtout lorsque c’était la seule que l’on réussissait à obtenir ? Non autorisée… Le plus irritant – sans être nouveau – était que le BuSab ne disposait d’aucun moyen de « persuasion bienveillante » à exercer sur les Calibans. Par contre, les Calibans ne mentaient jamais. Ils semblaient rigoureusement et laborieusement incapables de déformer la moindre parcelle de vérité… pour autant qu’on pouvait les comprendre ! Mais, apparemment, ils ne se sentaient pas obligés de livrer tous les renseignements en leur possession. Ils avaient leur domaine… non autorisé ! Se pouvait-il aussi qu’ils deviennent eux-mêmes complices de la destruction d’une planète, avec toute sa population ? McKie devait admettre que la chose était possible. Ils agissaient peut-être par ignorance, ou en fonction de principes de moralité calibane que le reste de la Co-sentience était incapable de partager et de comprendre. Ou bien encore pour une autre raison qui défiait toute interprétation. Ils disaient qu’ils considéraient toute vie comme un « point précieux d’existence nodale ». Mais il semblait y avoir quelques exceptions. Qu’avait dit Fanny Mae, un jour ? « Point nodal entièrement dissous. » Comment pouvait-on concevoir la vie d’un individu sous la forme d’un « point nodal » ? Si la fréquentation des Calibans lui avait enseigné quelque chose, c’était que la communication entre les espèces demeurait une chose précaire et qu’à l’occasion, essayer de comprendre un Caliban pouvait mener tout droit à la folie. Dans quoi pouvait bien se dissoudre un point nodal ? McKie soupira. Pour l’instant, le rapport des deux agents du BuSab sur Dosadi devait être pris pour argent comptant. Des personnalités importantes de la Confédération gowachin étaient soupçonnées d’avoir séquestré des Humains et des Gowachins sur une planète non répertoriée : Dosadi. Ses coordonnées étaient inconnues, mais on y pratiquait sur la population captive des « recherches » et des « expériences » collectives de nature encore indéterminée. Les deux agents wreave et laclac présentaient ces informations comme rigoureusement authentiques. Si les faits étaient confirmés, il s’agissait d’un crime abominable. Le peuple batracien ne l’ignorait certainement pas. Pour éviter de voir la honte rejaillir sur eux, les responsables gowachins étaient fort bien capables de mettre à exécution la menace que signalaient les deux agents : faire sauter la planète avec toute sa population pour supprimer l’ensemble des preuves à conviction. McKie frissonna. Dosadi… tout un monde peuplé de créatures pensantes, de Co-sentients. Si les Gowachins faisaient une telle chose, il ne resterait plus rien de Dosadi que des gaz en incandescence et un plasma brûlant de particules atomiques. Quelque part dans l’espace, peut-être hors de portée de tout regard extérieur, une conflagration brutale illuminerait le vide cosmique. La tragédie se déroulerait en moins d’une seconde standard. Toute pensée, même la plus concise, sur la catastrophe, prendrait plus de temps à être formulée que l’événement proprement dit. Mais le plus horrible n’était pas là. Si jamais les autres peuples de la Co-sentience venaient à recevoir la preuve qu’une chose pareille avait pu se passer, la Co-sentience tout entière risquait de se désagréger. Qui accepterait de continuer à utiliser les couloirs, sachant qu’à l’autre bout il se trouverait peut-être pris au piège de quelque abominable expérience ? Qui ferait encore confiance à son voisin, si celui-ci avait des coutumes, un langage et un corps différents des siens ? En vérité, les conséquences seraient bien plus graves qu’un égorgement mutuel entre Humains et Gowachins. C’était un embrasement que toutes les espèces pouvaient redouter. Bildoon avait très bien compris cela. La menace qui pesait sur cette mystérieuse Dosadi pesait en même temps sur tout le monde. McKie avait du mal à chasser cette horrible vision de son esprit : une explosion… un éblouissement bref se dilatant en direction de son propre néant… oui, si la Co-sentience venait à l’apprendre en cet instant, situé juste avant que tout l’univers ne s’écroule comme une falaise émiettée sous l’action de la foudre, quelle excuse pourrait être trouvée pour expliquer que la raison ait été impuissante à empêcher l’accomplissement d’une telle chose ? La raison… McKie secoua la tête et ouvrit les yeux. Pourquoi imaginer systématiquement le pire ? Il laissa l’atmosphère encore ensommeillée de son appartement envahir tous ses sens et le pénétrer d’une présence familière. Je suis Saboteur Extraordinaire et j’ai un travail à mener à bien. Cela aidait, d’envisager ainsi la question dosadie. Souvent, la solution d’un problème reposait uniquement sur la volonté de réussir, les talents acquis et des ressources considérables. Le BuSab possédait à la fois ressources et talents. Il étira ses bras au-dessus de sa tête et fit pivoter son torse massif. La canicouche ondoya sous lui de plaisir. Il émit un sifflement léger et plissa les paupières tandis que la lumière du jour pénétrait aussitôt, en réponse, par les baies vitrées de son appartement. Un bâillement lui déforma la bouche. Il se laissa glisser au pied de la canicouche et marcha jusqu’à la fenêtre. Sous un ciel qui ressemblait à une feuille de papier bleu marbré, les toitures et les tours de Central Central s’étendaient à perte de vue. C’était là le cœur de la planète maîtresse à partir de laquelle le Bureau des Sabotages projetait ses multiples tentacules. La clarté le fit de nouveau ciller et il prit une longue inspiration. Le Bureau. L’omniprésent Bureau. Omniscient. Omnivore. L’unique source de violence officielle non contrôlée qui subsistait encore au sein de l’univers co-sentient. C’était l’instrument et la norme d’un équilibre délicat fait de choix impossibles. L’ennemi commun de la Co-sentience était son irrésistible penchant pour toutes sortes d’absolus. Et à chaque heure de travail de chaque jour ouvrable, le BuSab, à tous les niveaux de sa hiérarchie, se posait la question : « Que sommes-nous donc, si nous succombons à une violence sans frein ? » La réponse était là, imminente et tenace : « Des incapables. » L’existence d’un gouvernement co-sentient n’était possible que dans la mesure où, quelle que fût la définition qu’ils en donnaient séparément, les participants croyaient à la réalité d’une justice commune accessible à chacun en particulier. Le gouvernement existait grâce au BuSab, tapi au cœur de ses rouages tel un redoutable chien de garde prêt à attaquer n’importe quel dépositaire du pouvoir avec une impunité délicatement calculée. Le gouvernement existait parce qu’il y avait des domaines où il ne pouvait pas mettre la main sans se faire trancher les doigts. La possibilité de se tourner vers le BuSab rendait l’individu aussi puissant que la Co-sentience. Tout l’édifice reposait, finalement, sur la progression froide et cynique de quelques tentacules lancés par le BuSab dans des directions soigneusement choisies. Je ne me sens pas l’âme d’un tentacule du BuSab, ce matin, songea McKie. Au cours de sa carrière, il avait souvent connu de semblables réveils. Il possédait une manière à lui de couper court à cet état d’esprit : c’était de s’enterrer sous une montagne de travail. Il se dirigea vers la salle de bains, séparée du reste de l’appartement par une demi-cloison, et s’abandonna aux soins programmés de la toilette du matin. La psyché à l’autre bout de la pièce reflétait son corps tout en l’examinant pour faire le bilan de son état physique. L’image que McKie avait en face de lui était celle d’un Humain trapu ressemblant à un gnome à la peau foncée et aux cheveux roux. Les traits de son visage étaient si larges qu’ils suggéraient une impossible parenté avec le peuple batracien, les Gowachins. La seule chose que le miroir ne reflétait pas était son esprit, considéré par beaucoup comme l’instrument juridique le plus aiguisé de toute la Co-sentience. Le Programme Journalier s’enclencha à l’instant où McKie mit les pieds hors de la salle de bains. Il s’adressa à lui sur un ton qui résultait de l’analyse combinée de ses mouvements et de son état psychophysique. « Bonjour, monser », couina-t-il. McKie, qui avait l’habitude d’interpréter les conclusions du P.J. à partir du ton qu’il jugeait bon d’adopter pour lui parler, réprima un mouvement de dépit. Bien sûr qu’il se sentait irritable et préoccupé. Qui ne l’aurait été, à sa place ? « Bonjour, stupide objet inanimé », grogna-t-il en enfilant un pull-over pare-balles dont la texture très souple et la couleur vert pâle imitaient honorablement l’apparence d’un lainage. Le P.J. attendit patiemment que sa tête émerge. « Vous aviez exprimé le désir que je vous rappelle la réunion des membres directeurs du Bureau, ce matin à 9h locales. Mais il y a… » « De tous les pires crétins de la… » L’explosion de McKie interrompit net le P.J. Depuis pas mal de temps déjà, McKie avait l’intention de reprogrammer entièrement cette foutue machine. On avait beau les régler avec une grande précision, elles finissaient toujours par se déphaser. Sans chercher à restreindre ses émotions, il jeta quelques mots soigneusement choisis : « Écoute-moi bien, tas de ferraille, n’emploie jamais ce mode copain-copain avec moi quand je suis de cette humeur-là. La dernière chose que je désirais, c’était qu’on me rappelle cette réunion. Et quand tu enregistres dans tes casiers une information de ce genre, ne suggère surtout pas que c’est moi qui souhaite qu’on me la rappelle. C’est vu ? » « Votre réprimande est enregistrée et un nouveau programme sera institué, monser. » Le P.J. adopta un ton efficace et neutre pour enchaîner rapidement : « Mais il y a une nouvelle raison de mentionner cette réunion. » « Eh bien ! laquelle ? » McKie enfila un caleçon vert et un kilt assorti fait de la même matière que le pull-over. Le P.J. poursuivit : « Cette réunion vous a été rappelée, monser, à cause de l’apparition d’un élément nouveau. On vous demande de vous abstenir d’y aller. » McKie, sur le point de chausser une paire de bottes autopropulsantes, eut un instant d’hésitation avant de déclarer : « Mais ils vont quand même avoir une explication avec les Gowachins responsables du BuSab ? » « Je l’ignore, monser. J’ai reçu un message qui vous demande de vous mettre en route ce matin même dans le cadre de la mission qui vous a été confiée. Le code « Gébé » a été instauré. Vous devez vous rendre immédiatement sur une planète appartenant à un phylum gowachin dont l’identité n’a pas été spécifiée. Cette planète s’appellerait Tandaloor. Ils désirent vous entretenir d’un problème de nature juridique. » McKie, ayant fini d’ajuster ses bottes, se redressa. Il ressentait le poids des années comme s’il n’avait jamais subi d’intervention gériatrique. « Gévé » signifiait un milliard d’enfers en puissance. Il allait être entièrement livré à lui-même, avec une seule possibilité – douteuse – d’assurer ses arrières : la communication avec un moniteur taprisiote. Celui-ci resterait tranquillement à l’abri sur Central Central tandis que lui, McKie, irait risquer sa peau au-dehors. En fait, le Taprisiote n’accomplissait qu’une seule fonction : constater son décès et enregistrer toutes les données disponibles durant ses derniers instants, c’est-à-dire chaque pensée, chaque souvenir. Ces éléments d’information seraient communiqués à l’agent du BuSab qui prendrait sa relève. Lui-même se verrait affecter un nouveau Taprisiote, qui… ainsi de suite. Le BuSab avait la réputation de venir à bout de tous les problèmes à force de persévérance. Jamais il n’abandonnait. Et le coût d’utilisation des services d’un Taprisiote était si élevé qu’un agent qui s’en voyait affecter un ne pouvait guère se faire d’illusions sur les chances de survie qu’on lui accordait. Ni fleurs ni couronnes n’étaient prévues pour le défunt héros. Même la dépouille physique dudit héros serait probablement absente à la cérémonie privée. McKie se sentait à vrai dire de moins en moins héroïque. L’héroïsme était une qualité de crétin et le crétinisme n’était pas le critère de recrutement du BuSab. En fait, le raisonnement n’était pas difficile à faire. On l’avait choisi parce que, de tous les agents non gowachins du Bureau, il était le plus qualifié pour traiter avec des Gowachins. Il se tourna vers le vocom P.J. le plus proche : « À-t-on suggéré que ma présence à cette réunion pourrait gêner quelqu’un ? » « Personne n’a émis cette conjecture. » « Qui t’a transmis ce message ? » « Bildoon. Après authentification de son empreinte vocale. Il a demandé de ne pas interrompre votre sommeil et de vous faire part du message à votre réveil. » « A-t-il dit qu’il rappellerait, ou que je devais le rappeler moi-même ? » « Non. » « A-t-il parlé de Dosadi ? » « Il a dit que l’affaire dosadie demeure inchangée. Dosadi ne figure pas dans mes banques, monser. Dois-je me procurer d’autres infor… » « Non ! Il faut que je me mette en route immédiatement ? » « Bildoon a dit que tous les ordres précédents étaient annulés. En ce qui concerne Dosadi, il a déclaré – je cite – Nos pires prévisions sont en passe d’être vérifiées. Ils possèdent toutes les motivations requises. » McKie rumina à voix haute : « Toutes les motivations… l’intérêt personnel ou la peur… » « Monser, vous voulez peut-être savoir si… » « Mais non, stupide machine ! Je pensais tout haut. C’est une chose que les Humains font parfois. Nous avons besoin de faire un tri dans notre tête, pour évaluer chaque information disponible. » « Votre méthode est loin d’être efficace. » Cela eut le don d’exaspérer McKie : « C’est un travail que seule une personne intelligente peut accomplir, et non une machine ! Seule une créature co-sentiente peut assumer la responsabilité d’une telle décision. Et je suis le mieux placé pour comprendre ce qui se passe. » « Pourquoi ne pas avoir mis un agent gowachin sur cette affaire, puisque… » « Quelle perspicacité, de la part d’une machine ! » « Ce n’était pas difficile, avec tous les éléments en ma possession. De même, si on vous attribue un moniteur taprisiote, c’est qu’il s’agit d’une mission qui met votre personne en danger. Je ne dispose pas d’informations spécifiques sur Dosadi, mais tout cela implique très clairement que les Gowachins sont en train de se livrer à quelque activité douteuse. Permettez-moi de vous rappeler, monser, que les Gowachins répugnent généralement à reconnaître leur propre culpabilité. Rares sont les étrangers qu’ils considèrent dignes de leur compagnie et de leur confiance. Ils détestent par-dessus tout se sentir dépendants d’autrui, même quand il s’agit de Gowachins comme eux. Cette conception est à la base de tout leur système juridique. » Cette longue tirade était la plus émotionnellement chargée que McKie eût jamais entendue de la bouche de son P.J. Peut-être son refus constant d’accepter la machine sur des bases personnelles et anthropomorphiques l’avait-il forcée à cette adaptation. Ce qu’elle venait de dire était non seulement pertinent, mais d’une importance vitale dans la mesure où ses propos avaient été spécialement choisis pour l’aider dans un des rares domaines où le P.J. pouvait le faire. Ainsi, dans l’esprit de McKie, le P.J. se trouva soudain promu au rang de confident sérieux. Comme s’il était au courant de ses pensées, le P.J. enchaîna : « Je ne suis tout de même qu’une machine. Vous n’êtes pas très efficace mais, comme vous l’avez si bien dit vous-même, les Co-sentients disposent, pour atteindre leurs objectifs avec une grande précision, de voies qui ne sont pas accessibles aux machines. Nous ne pouvons que… conjecturer, et encore nous ne sommes généralement pas programmés pour cela, à moins de circonstances tout à fait spéciales. Aussi, ayez confiance en vous. » « Tu n’aimerais pas que je me fasse tuer ? » « Cela irait à l’encontre de mon programme. » « As-tu d’autres judicieux conseils à me donner ? » « Vous feriez bien de vous attarder ici le moins longtemps possible. Il y avait quelque chose d’urgent dans la voix de Bildoon. » McKie fixa, perplexe, le vocom P.J. le plus proche. Quelque chose d’urgent dans la voix de Bildoon ? Même à l’occasion d’alertes exceptionnelles, Bildoon ne s’était jamais vraiment départi de son calme devant McKie. Dosadi avait beau être un cas spécial, cela n’expliquait pas… « Es-tu certain de ce que tu viens de dire ? » « Il a parlé très vite, sous le coup d’une émotion évidente. » « Il semblait sincère ? » « Ses pics vocaux conduisent à cette conclusion. » McKie hocha lentement la tête. Quelque chose sonnait faux dans le comportement de Bildoon, mais c’était sans doute trop subtil pour être décelé par les circuits de lecture du P.J. Ou par les miens. Troublé, McKie ordonna au P.J. de préparer son nécessaire de voyage au complet et d’énoncer le reste du programme pour la journée. Tandis que le P.J. obéissait, McKie se dirigea vers le coffre à accessoires, près de la salle de bains. Le premier rendez-vous de la journée était avec le Taprisiote. Tout en écoutant d’une oreille, McKie prit bien soin de vérifier en même temps que lui la trousse que le P.J. était en train de remplir. Il y avait des plastiblocs, qu’il manipula avec toutes les précautions indispensables, et un assortiment de stimuls dont il préféra, à la réflexion, ne pas s’encombrer. Il comptait à vrai dire beaucoup plus sur les amplificateurs musculosensoriels implantés depuis quelques années chez tous les agents importants dû BuSab. Au contenu de la trousse vint s’ajouter ensuite un lot d’explosifs variés allant du pénétrateur au générateur X. Doucement avec ça. Il sélectionna aussi des lunettes universelles, un paquet d’unichair avec quelques rouleaux de flexipeau, des solvos et un miniputeur. Le P.J. lui tendit une capsule biotem, pour la liaison avec le Taprisiote. Il l’avala aussitôt, pour lui donner le temps de se fixer dans son estomac avant l’heure du rendez-vous. Puis il choisit de mettre dans la trousse un holoscope accompagné de quelques plaques, ainsi qu’un certain nombre de rupteurs et de comparateurs. Il écarta l’adaptateur destiné à effectuer des simulations d’identité-cibles. Il ne pensait pas avoir le temps d’employer des procédés aussi délicats au cours de cette mission. Il préférait se fier, en cas de nécessité, à son instinct. Il fixa la mini-trousse dans un compartiment hermétique de son portefeuille et glissa le portefeuille dans une de ses poches. Le P.J. était toujours en train de réciter : « … vous arriverez alors sur Tandaloor, en un lieu dénommé la Sainte Marche. Ce sera là-bas le début de l’après-midi. » La Sainte Marche ! McKie essaya de fixer son attention sur ce que disait le P.J., mais un dicton gowachin lui traversa l’esprit : La Loi est un guide aveugle, une coupe d’eau amère. La Loi est un défi mortel qui change de la même manière que les vagues successives de l’océan. Il n’ignorait pas la raison pour laquelle cette pensée s’était subitement imposée à lui : la Sainte Marche était un lieu sacré de la mythologie gowachin. Là, d’après la légende, vivait le fameux monstre Mrreg, qui avait marqué le caractère gowachin de son sceau d’immutabilité. À présent McKie croyait connaître la raison pour laquelle le phylum gowachin avait requis sa présence sur Tandaloor. Il y avait en fait cinq phylums à la Sainte Marche, mais il aurait parié qu il s’agissait du plus terrible, du plus redouté, du plus puissant des cinq. L’affaire dosadie n’aurait pu avoir pris naissance en un lieu plus approprié. Il s’adressa à son P.J. : « Fais préparer mon petit déjeuner. Et note que le condamné a mangé avec appétit. » Le P.J., programmé pour ignorer les figures de style qui n’appelaient pas de réponse particulière, s’appliqua en silence à obéir aux ordres. Chapitre 5 Les êtres co-sentients sont inégaux dès la naissance. Le meilleur type de société est celui qui fournit à chacun une chance égale de flotter à son propre niveau. La Procédure Primaire gowachin. Vers le milieu de l’après-midi, Jedrik sut qu’elle avait réussi. Le gambit avait été accepté. Un excédent d’une cinquantaine d’Humains correspondait juste à la quantité susceptible d’être saisie sans méfiance par un sous-ordre un peu gourmand. Celui qui avait pris la décision devait se représenter les possibilités de poursuivre le jeu : une dizaine par-ci, une trentaine par-là. En outre, étant donné la manière dont elle avait introduit le grain de sable ab initio, les prochaines victimes seraient en majeure partie des Humains, mais avec une proportion suffisante de Gowachins pour laisser flotter une impression de règlement de comptes. Il ne lui était pas facile de continuer à accomplir ses tâches journalières tout en ayant conscience des mécanismes qu’elle avait mis en branle. Une chose était d’accepter l’idée de se trouver bientôt au milieu du danger. Mais quand le moment arrivait pour de bon, c’était toujours très différent. À mesure que s’accumulaient les témoignages subtils et moins subtils de sa réussite, elle ressentait avec une violence insensée les déferlements successifs des forces qu’elle avait libérées. L’instant était venu de songer aux fondements mêmes de sa puissance, aux troupes qui allaient devoir lui obéir au doigt et à l’œil, au réseau serré de communication avec la Bordure, à ses lieutenants minutieusement choisis et formés pour les tâches qu’elle leur réservait. L’instant était venu de songer à McKie et au piège qu’elle allait bientôt refermer sans bruit sur lui. Mais elle dissimulait soigneusement son triomphe derrière une façade de rage dépitée, car c’était l’émotion que tout le monde s’attendait à lire sur son visage. La confirmation avait débuté par un léger ralentissement du rythme d’échanges de son terminal. Quelqu’un la surveillait. Celui qui avait mordu à son hameçon voulait d’abord être certain qu’elle n’était pas irremplaçable. Il ne s’agissait pas d’éliminer quelqu’un pour découvrir ensuite que cette personne était un des rouages indispensables au maintien des structures du pouvoir. Pour cette raison, elle avait bien pris soin de pratiquer son incision sanglante dans un secteur qui pouvait aisément être considéré comme non essentiel. La microseconde de retard causée par l’intrusion du système de surveillance avait automatiquement déconnecté certains circuits susceptibles de révéler ses préparatifs. Elle n’avait pas pensé, en prenant cette précaution, que la personne qui tomberait dans son piège serait assez méfiante pour vérifier, mais elle n’avait aucunement l’intention de prendre des risques inutiles dans l’exécution de son plan. Elle retira la minuterie de sécurité et l’enferma dans une armoire où elle serait détruite en même temps que les autres pièces compromettantes si les crapauds de l’Electeur venaient fourrer leur nez ici. Le bref éclair bleu ne dépasserait pas les parois de métal qui seraient portées au rouge sang avant de se craqueler pour retomber en cendres. Au stade suivant, les autres détournaient la tête en passant devant la porte de son bureau. Admirable et implacable précision de la rumeur bureaucratique… Les gestes d’ostracisme venaient avec tellement de naturel : on se tournait, au bon moment, vers un autre collègue ; on s’absorbait dans la lecture d’un document qu’on tenait à la main ; on s’éloignait d’un pas alerte, les yeux braqués vers le fond du couloir. Des affaires importantes à régler là-haut. Pas le temps de s’arrêter bavarder avec Keila Jedrik aujourd’hui. Par le Voile Céleste ! Ce qu’ils peuvent être transparents ! Un Gowachin passa dans le couloir. Il regardait soigneusement de l’autre côté. Jedrik le connaissait : c’était l’un des espions de l’Electeur. Qu’aurait-il aujourd’hui à aller raconter à l’Electeur Broey ? Elle jeta au Gowachin un regard embrasé de jubilation secrète. Avant la tombée de la nuit, Broey connaîtrait l’identité de celui qui avait relevé le gambit ; mais l’enjeu était insuffisant pour exciter sa cupidité. Il se contenterait de classer l’information en vue d’une éventuelle utilisation ultérieure. Il était encore trop tôt pour qu’il puisse flairer une machination. Un Humain suivait de peu le Gowachin. Il était occupé à rajuster son col et cela, naturellement, excluait qu’il tourne la tête vers le bureau de la Liaitrice Principale. Il s’appelait Drayjo. La veille encore, il avait joué à lui faire sa cour en se penchant au-dessus de ce même bureau pour faire saillir ses muscles sous le tissu fin de sa blouse grise. Quelle importance, s’il ne la voyait plus comme une conquête utile. Son visage était une porte de bois, fermée à double tour mais qui ne cachait rien. Voile-toi la face, abruti ! Quand la lumière rouge s’alluma sur l’écran de son terminal, cela lui fit l’effet d’une brusque diminution de tension. Confirmation que son gambit avait été accepté par quelqu’un qui le regretterait bientôt. Les signes s’alignèrent sur l’écran : « Dzz SD 222402685523ZX. » Ce cher ZX ! Les mauvaises nouvelles avaient toujours leur propre idiome codé. Elle lut la suite du message, anticipant presque chaque nuance : « Après consultation du Divin Mandataire, les postes surnuméraires dont la liste suit sont supprimés à partir de ce jour. Si votre écran de position affiche votre titre en italique, vous faites partie de la suppression. » « Liaitrice Principale. » Jedrik serra les poings dans un accès de colère simulée tout en jetant un regard foudroyant aux mots qui continuaient à défiler sur l’écran. Et voilà, c’était terminé. Dzz, ce bon vieux Double-Zéro. Par l’intermédiaire de son bras flexible, la Poldem, la Sainte Congrégation du Voile Céleste, avait encore frappé. Nulle trace de jubilation ne franchissait le masque de son imperturbabilité dosadie. Celui qui était capable de voir au-delà du gain immédiat s’apercevrait bientôt qu’il n’y avait que des Humains qui avaient reçu le Double-Zéro en question. Pas un seul Gowachin dans la liste. Il suffisait de s’aviser de cette anomalie pour être à même de remonter la piste qu’elle avait délibérément tracée. Les indices s’accumuleraient. Elle était sûre de savoir qui interpréterait ces indices accumulés lorsque Broey en aurait besoin. Ce serait Tria. Le moment n’était pas encore venu pour Tria de soupçonner quoi que ce soit. Broey ne saurait que ce que Jedrik voulait qu’il sache. À ce moment-là, les différentes forces en présence seraient engagées dans une partie dont elle aurait elle-même édicté les règles et avant que ses partenaires aient compris la nature, du jeu il serait trop tard pour eux. Elle comptait beaucoup sur un facteur que Broey avait baptisé « l’instabilité des masses ». Foutaises religieuses ! Les masses dosadies n’étaient instables que d’une manière bien particulière. Il suffisait d’attacher une justification consciente à leurs aspirations profondes et inconscientes pour qu’elles deviennent un système prévisible et qu’elles se lancent dans des actions prévisibles, surtout dans la mesure où une population psychotique recèle des aspirations profondes que les individus sont incapables d’affronter consciemment. Une telle population était, au demeurant, extrêmement précieuse pour les initiés. C’était l’une des raisons pour lesquelles la Poldem, avec son Divin Mandataire, était encore présente sur Dosadi. Les leviers du gouvernement étaient facilement identifiables. Il suffisait de disposer d’une voie d’accès au système, d’un endroit d’où l’on pouvait agir pour créer une nouvelle réalité. Broey allait se croire la cible de l’attaque qu’elle avait lancée. Tant pis pour lui si c’était un imbécile ! Jedrik repoussa son fauteuil, se leva et marcha jusqu’à la fenêtre. Elle osait à peine se demander où en premier lieu ses actions seraient véritablement perçues. Elle constata machinalement que la balle du franc-tireur n’avait même pas rayé le verre des carreaux. Ces nouvelles baies vitrées étaient largement supérieures aux anciennes, qui se couvraient de marques au bout de quelques années seulement. Elle contempla les reflets de lumière à la surface du fleuve, désireuse de préserver ce moment le plus longtemps possible. Je ne relèverai pas la tête. Pas encore ! Celui qui avait accepté le gambit devait être en ce moment même en train de l’observer. Mais c’était trop tard. Trop tard ! Un étroit filet d’un jaune orangé irisait la surface du fleuve : la pollution lâchée par les usines des garennes. Des produits toxiques. Sans trop relever la tête, elle contempla les gradins argentés des Monts du Conseil et les stalagmites effilées des résidences de haut standing auxquelles aspiraient dans leurs rêves futiles la majorité des habitants de Chu. Des éclats de soleil jaillissaient par intermittence des globes énergétiques qui ornaient les façades des résidences. La grande meule à broyer du gouvernement appuyait son moyeu sur ces monts, bien que son mouvement eût pris naissance autre part. Ayant prolongé son moment enrichi par l’expectative, Jedrik leva les yeux encore plus haut, vers les régions qui dominaient les monts. Là, une gaze grise striée de lignes scintillantes concrétisait la présence du Mur de Dieu qui entourait la planète et l’isolait entièrement. Le Voile Céleste avait, ainsi éclairé, son aspect habituel. Aucun changement n’était décelable à l’œil nu. Pourtant, Jedrik savait très bien ce qu’elle avait fait. Elle connaissait l’existence d’instruments subtils qui permettaient d’observer d’autres soleils et d’autres galaxies au-delà du Mur de Dieu. Il devait exister d’innombrables autres planètes, mais Jedrik et son peuple ne connaissaient que la leur. Celui qui avait créé le Mur de Dieu veillait à ce qu’il ne pût en être autrement. Les yeux de Jedrik se mouillèrent de larmes furtives qu’elle essuya vivement d’un mouvement de rage sincère dirigée contre elle-même. Broey et ses crapauds s’imagineraient qu’ils étaient la seule cible de sa fureur. Tant mieux. C’était en leur marchant impitoyablement sur la tête qu’elle se hisserait jusqu’au terrible mur. Elle s’était juré qu’un jour plus personne sur Dosadi ne tremblerait devant les tyrans qui se cachaient dans le ciel ! Elle abaissa son regard en direction des usines et des garennes qui tapissaient au loin le paysage. Quelques murailles défensives étaient visibles à travers les fumées qui recouvraient la cité grouillante de vie. Émergeant de cette chape, les monts résidentiels avec leurs colonnes effilées semblaient faire partie du ciel et non de la terre. Même les parois évasées du canon où la cité de Chu avait élu sanctuaire n’étaient plus reliées au sol mais flottaient à une certaine hauteur du seul endroit de Dosadi où les gens pouvaient espérer survivre jusqu’à un stade de maturité raisonnable. La fumée rendait également floues les plaines de la Bordure où les Borduriers livraient contre la mort un combat sans espoir. À vingt ans, on était déjà vieux là-bas. Poussés par l’instinct de survie, les Borduriers étaient prêts à faire n’importe quoi pour se mettre sous la protection des murailles de la cité. Ils se seraient volontiers contentés, pour se nourrir, des détritus abandonnés par les habitants de Chu, car au moins ils étaient exempts des différents poisons de la planète. Ce qu’il y avait de pire sur Chu était préférable à ce qu’ils possédaient de mieux. Comme quoi la notion d’enfer est toute relative. Je cherche à m’échapper à travers le Mur de Dieu pour les mêmes raisons qui poussent un Bordurier à s’introduire dans Chu. Dans l’esprit de Jedrik, il y avait une courbe au tracé sinusoïdal. Plusieurs facteurs s’y trouvaient combinés : le précieux cycle alimentaire de Chu et son économie, les incursions des Borduriers, les taches qui obscurcissaient de temps à autre la surface de leur soleil voilé, les subtils mouvements planétaires, l’électricité atmosphérique, le flux gravitationnel, les variations magnétroniques, la danse des nombres dans les banques liaitrices, le jeu apparemment aléatoire des rayons cosmiques, le décalage des couleurs au contact du Mur de Dieu… sans oublier bien sûr les secousses inexpliquées qui affectaient tout le système et faisaient l’objet de son attention la plus concentrée. Les secousses en question ne pouvaient avoir qu’une seule source : une intelligence manipulatrice située en dehors de l’influence planétaire dosadie. Cette force, baptisée « X », elle l’avait déjà décomposée en plusieurs éléments. L’un d’eux était une simulation de l’Electeur Broey qu’elle avait fermement ancrée dans sa tête sans avoir besoin, pour la lire, de l’aide d’aucune machine. « X » et ses composants étaient, dans ses diagrammes mentaux, aussi réels que n’importe quoi d’autre. Grâce à leurs interactions elle était capable de les lire parfaitement. Jedrik s’adressa silencieusement à « X » : Par tes actions je te connais et je sais que tu es vulnérable. Malgré les boniments de la Sainte Congrégation, Jedrik et ses proches savaient que le Mur de Dieu avait été mis là dans un dessein précis. C’était le même dessein qui faisait affluer les Borduriers à Chu et obligeait les gens à s’entasser dans un espace minuscule faute de pouvoir trouver un sanctuaire autre part. C’était le même dessein qui avait conduit à l’existence d’individus dotés de l’effroyable capacité d’échanger des vies contre des vies… des Gowachins et des Humains. Un grand nombre d’indices se révélaient autour d’elle, ou bien tombaient du ciel par l’intermédiaire de cette clarté opaque, mais elle se refusait pour l’instant à les rassembler pour en faire un tout cohérent. Il était encore trop tôt. J’ai besoin de ce McKie ! Avec une ténacité dont Jedrik était la digne héritière, ses proches avaient acquis la certitude que les régions situées au-delà de la barrière céleste n’étaient ni l’enfer ni le paradis. L’enfer, c’était Dosadi. Un enfer créé de toute pièces. Bientôt… très bientôt… nous saurons enfin. Il avait fallu un peu moins de neuf générations dosadies pour préparer ce moment en sélectionnant soigneusement les individus destinés à fournir l’arme ultime, la seule qui eût des chances, à force d’eugénisme et d’entraînement spécialisé, de réunir dans un corps de chair les talents nécessaires pour lancer contre « X » une offensive victorieuse. Sans compter tout le reste : les rumeurs chuchotées, les remarques inaperçues dans des publications clandestines, l’aide discrète apportée à certains individus qui professaient certaines opinions, l’élimination de ceux dont les conceptions pouvaient être gênantes, l’édification d’un réseau de communication entre les garennes et la Bordure, la lente constitution dans le plus grand secret d’une force armée capable de faire pencher à son profit la balance du pouvoir dosadi… tout cela, entre autres, avait frayé la voie aux instructions codées qu’elle avait introduites dans son terminal. Aujourd’hui, ceux qui semblaient manipuler les Dosadis comme des marionnettes pouvaient être démasqués de différentes manières et – visibles ou invisibles – suivaient leur chemin qui ne correspondait pas à celui de Jedrik. De nouveau, elle leva les yeux vers le Mur de Dieu. Vous, là-haut ! Keila Jedrik sait où vous vous cachez ! Elle sait que vous pouvez être manipulés, piégés, vous aussi. Vous êtes lents et stupides. Vous croyez que je ne saurai pas me servir de votre McKie ? Écoutez-moi bien, démons du ciel ! McKie écartera pour moi le voile qui vous sert à vous dissimuler. Ma vie est un courroux et vous êtes les objets de ce courroux. J’ose accomplir ce que vous n’êtes pas capables de concevoir. Rien de toutes ces pensées ne se révélait ni sur son visage ni dans les mouvements de son corps. Chapitre 6 Arme-toi quand tu vois sourire le Dieu Batracien. Admonestation gowachin. McKie déclara à voix haute dès qu’il pénétra dans le Saint du Phylum : « Je m’appelle Jorj X. McKie et je suis envoyé par le Bureau des Sabotages. » Nom et allégeance primaire, c’était la procédure. S’il avait été gowachin, il aurait décliné son nom de phylum ou se serait contenté d’abaisser les paupières en un long regard circulaire pour qu’on puisse y voir le tatouage qui permettait de l’identifier. N’étant pas gowachin, il n’avait pas besoin de tatouage. Il tendit la main droite à la manière gowachin, la paume ouverte vers le bas en signe de paix, les doigts écartés pour montrer qu’il ne dissimulait aucune arme et que ses griffes étaient rentrées. Il souriait en même temps, conscient de l’effet que produirait ce sourire sur tout Gowachin présent dans la maison. En veine de confidences, un de ses vieux professeurs lui avait expliqué un jour ce que pouvaient éprouver les représentants de sa race devant un tel sourire : « Nous sentons nos os vieillir d’un seul coup. C’est une impression assez désagréable. » McKie les comprenait très bien. Il possédait un corps musclé de champion de natation à la peau couleur acajou. Sa démarche rythmée était celle d’un crawleur. Il y avait du sang polynésien dans sa généalogie terrienne. De grosses lèvres et un nez plat étaient les traits marquants de son visage. Les yeux étaient grands, placides et bruns. Mais le détail génétique le plus apte à troubler les Gowachins était la couleur rousse de ses cheveux. McKie était l’équivalent humain de la sculpture de jade que l’on trouvait dans toutes les maisons de Tandaloor. Il avait le même visage et presque le même corps que le Dieu Batracien, le Donneur de la Loi. Comme le lui avait expliqué son vieux professeur, aucun Gowachin n’était capable de réprimer totalement un certain sentiment de crainte respectueuse devant McKie, particulièrement lorsque celui-ci souriait. Cette réaction était associée à l’admonestation enseignée à chaque Gowachin alors qu’il était encore agrippé au dos de sa mère. Armez-vous si vous voulez ! se dit McKie. Sans cesser de sourire, il effectua les huit pas prescrits, s’arrêta, jeta un seul coup d’œil autour de lui puis concentra son attention. Des murs de cristal vert délimitaient le Saint du Phylum, qui avait la forme d’une étoile ellipse d’une vingtaine de mètres de long. Une seule fenêtre de forme ovale laissait pénétrer la lumière dorée du soleil de Tandaloor qui formait un peu plus loin une étrange auréole au-dessus de la tête d’un vieux Gowachin assis au creux d’un canisiège. Celui-ci s’était étiré le plus possible pour soutenir les coudes et les doigts palmés du vieillard. À droite se trouvait un petit bureau à pivot, exquisément ouvragé, monté sur un pied à volutes. Il y avait un seul objet posé sur ce bureau : un coffret de métal bleu-gris d’une quinzaine de centimètres de long sur dix de large et six de haut. Derrière ce coffret se tenait, drapée d’une robe rouge dans l’attitude des gardiens-serviteurs, une Wreave dont les mandibules de combat étaient soigneusement rangées dans les replis inférieurs de sa fente faciale. Le phylum était en train d’initier une Wreave ! Cette constatation mit subitement McKie mal à l’aise. Bildoon ne l’avait pas prévenu qu’il pourrait y avoir des Wreaves sur Tandaloor. La présence de cette femelle indiquait que les Gowachins avaient accompli un pas regrettable en direction d’une certaine forme de violence. La danse des Wreaves n’était pas une danse de joie mais de mort. Et la femelle wreave, la plus dangereuse, se distinguait du mâle par la présence des poches maxillaires derrière ses mandibules. Quelque part, non loin d’ici, devaient se cacher deux mâles, compléments de la triade nuptiale. Autrement, les Wreaves ne s’aventuraient jamais très loin de leur sol natal. McKie se rendit compte qu’il ne souriait plus. Maudits Gowachins ! Ils savaient l’effet qu’une femelle wreave pouvait avoir sur lui. Sauf au BuSab, où prévalait un code tout à fait spécial, les relations avec les Wreaves exigeaient d’incroyables précautions en vue de ménager leur susceptibilité. Comme la composition des triades variait périodiquement, les Wreaves avaient entre eux des relations infiniment complexes et leurs liens de parenté étaient tels qu’offenser l’un d’entre eux revenait pratiquement à les offenser tous. Ces réflexions ne s’accordaient pas bien avec le frisson glacé qu’il avait ressenti à la vue du coffret bleu-gris. Il ne connaissait pas encore l’identité de ce phylum, mais il savait ce que la boîte bleue devait représenter. L’odeur d’antiquité qui se dégageait d’elle ne lui laissait aucun doute. Là encore, on lui ôtait un certain nombre de choix. « Je vous connais, McKie », déclara le vieux Gowachin. Il avait prononcé les mots rituels en galach standard, mais avec un accent épais indiquant qu’il avait rarement quitté sa planète. Sa main gauche indiqua un canisiège blanc placé obliquement sur sa droite, derrière le bureau à pivot mais à bonne portée tout de même d’une éventuelle attaque de la Wreave immobile et silencieuse. « Prenez place, je vous prie. » Le Gowachin jeta un bref coup d’œil à la femelle wreave puis à la boîte bleue. Il reporta toute son attention sur McKie en un mouvement délibéré de ses yeux jaune pâle qui brillaient d’un éclat humide au-dessous de larges sourcils d’un vert terni par les ans. Il portait seulement un tablier vert dont les bretelles blanches soulignaient ses arêtes ventriculaires cornées. Il avait un visage plat incliné vers l’arrière et des narines pâles et plissées surmontées d’une arête nasale très peu saillante. Il abaissa les paupières pour exhiber le tatouage identifiant son phylum. McKie reconnut instantanément le cercle noir et miroitant du Phylum des Marches, celui dont la légende disait qu’il avait été le premier à accepter la Loi gowachin des mains du Dieu Batracien. Ses pires craintes ainsi confirmées, McKie s’assit dans le canisiège blanc qui s’adapta aussitôt à sa conformation anatomique. Il jeta un regard suspicieux à la Wreave, qui restait plantée derrière le bureau comme un bourreau en robe rouge. La fourche flexible qui servait de jambes à la créature se déplaça légèrement sous les plis de la robe, mais sans que cela lui fasse changer de position. La Wreave n’était pas encore prête à entamer sa danse. McKie n’ignorait pas que ceux de son peuple ne laissaient jamais rien au hasard. Ils attendaient toujours soigneusement leur moment pour agir. Ce n’était pas pour rien que toute la Co-sentience employait l’expression « parier contre un Wreave » pour parler d’un pari perdu d’avance. « Vous avez vu la boîte bleue », dit le vieux Gowachin. C’était une constatation qui n’appelait pas de réponse particulière, mais McKie en profita pour faire remarquer : « J’ai vu la boîte mais je ne connais pas sa gardienne. » « Je vous présente Ceylang, Servante de la Boîte. » La femelle wreave inclina légèrement la tête en avant. Un collègue du BuSab avait un jour enseigné à McKie la manière de compter les triades nuptiales auxquelles avait participé une Wreave : « Chaque fois qu’un compagnon la quitte, il arrache un morceau de peau à l’une de ses poches maxillaires. La cicatrice évoque une tache de vérole. » Les deux poches de Ceylang étaient criblées de taches de vérole. McKie s’inclina à son tour, courtois et distant, soucieux de n’offenser personne. Il regarda de nouveau la boîte. Il avait jadis, lui aussi, tenu le rôle de Serviteur de la Boîte. C’était le premier stade où l’on apprenait à reconnaître les limites du rite légal. L’expression gowachin désignant ce noviciat pouvait se traduire par « le Cœur de l’Irrespect ». C’était la première étape sur la route du futur légiste. Le vieux Gowachin ne s’y trompait pas : McKie, l’un des rares non-Gowachins à avoir accédé au statut de légiste et à l’exercice de la fonction légale au sein de cette fédération planétaire, était parfaitement à même de voir le coffret bleu dont il connaissait par cœur le contenu. Il y avait d’abord un petit livre à couverture brune, couvert de caractères gravés dans des feuillets de métal impérissable, puis une dague noire tachée du sang ancien d’un grand nombre de Co-sentients, et enfin un caillou gris érodé et grêlé par les millénaires durant lesquels il avait heurté le bois des tribunaux gowachins pour appeler d’innombrables cours à siéger. Le coffret et son contenu symbolisaient tous les mystères et en même temps tous les aspects pratiques de la loi gowachin. Le livre, d’origine immémoriale, ne faisait pas partie de ceux qu’il faut lire et relire. Il était au secret à l’intérieur d’un coffre où l’on pouvait penser qu’il figurait le commencement de tout. La dague portait la trace sanglante de plus d’une fin abrupte. Quant au caillou, il venait d’un sol planétaire où les choses pouvaient changer mais n’avaient ni début ni fin. L’ensemble, coffre et contenu, représentait une fenêtre qui donnait sur l’âme des protégés du Dieu Batracien… Et voilà qu’à présent ils initiaient une Wreave pour en faire une Servante de la Boîte ! McKie n’osait pas demander au vieux Gowachin pourquoi cette redoutable Wreave avait été choisie. Mais la présence ici de la boîte bleue signifiait autre chose. Elle disait clairement qu’une certaine planète nommée Dosadi serait désormais citée sans plus de réticences. Le lièvre que le BuSab avait débusqué pénétrait au grand jour dans l’arène juridique gowachin. Que les Gowachins eussent anticipé ainsi l’action du Bureau en disait long sur leurs sources d’information. McKie était certain que rien, dans l’atmosphère de ces lieux, n’était laissé au hasard. Silencieux, il affichait un air parfaitement détaché. Cela ne semblait pas faire plaisir au vieux Gowachin, qui reprit : « Vous m’avez procuré jadis beaucoup d’amusement, McKie. » Cela aurait pu passer pour un compliment, mais il était probable que ce n’était pas le cas. Ces choses-là étaient difficiles à déterminer. Venant d’un Gowachin, le meilleur compliment, particulièrement dans un contexte juridique, était obligatoirement piégé. McKie continua à se taire. Il avait devant lui quelqu’un de puissant, cela ne faisait aucun doute. Sous-estimer ce Gowachin, c’était se préparer à entendre les trompettes finales de la judicarène. « Je vous ai vu plaider votre première affaire devant nos tribunaux », reprit le Gowachin. « Les paris couraient à neuf virgule trois contre trois virgule huit qu’on verrait couler votre sang. Mais lorsque vous avez conclu que le laisser-aller éternel était la rançon de la liberté… ce fut un coup de maître, je dois l’avouer. Plus d’un légiste en eut le cœur rempli d’envie. Vos paroles avaient mordu à travers l’écorce de la loi gowachin pour arriver jusqu’à la pulpe. En même temps, vous nous aviez fait rire, ce qui constituait l’habileté suprême. » Jusqu’à ce jour, McKie n’avait jamais eu aucune occasion de soupçonner que cette première plaidoirie avait eu de quoi amuser qui que ce fût. Mais les circonstances présentes laissaient penser que le vieux Gowachin disait la vérité. McKie se souvenait parfaitement de l’affaire en question. À la lumière de cette révélation plutôt inattendue, il essaya de la revoir d’une manière différente. Les Gowachins avaient accusé un Second Magister nommé Klodik d’avoir trahi ses vœux les plus sacrés à l’occasion d’un acte de justice. Le crime de Klodik avait consisté à exempter trente et un de ses compatriotes de leur allégeance primaire à la loi gowachin, et cela dans le but de les rendre aptes à travailler pour le compte du BuSab. L’infortuné procureur, un légiste estimé du nom de Pirgutud, convoitait le poste de Klodik et avait fait l’erreur de chercher à obtenir une condamnation immédiate. McKie avait pensé sur le moment que la meilleure stratégie consistait à discréditer les structures légales qui avaient rendu possible l’inculpation. Ainsi, la décision eût été laissée au soin du public, et il ne faisait aucun doute que celui-ci eût opté pour la mort de Klodik. Saisissant l’occasion, McKie avait dépeint le procureur comme un légaliste acharné, un rigoriste tous crins qui préférait l’Ancienne Loi. La victoire avait été relativement aisée à obtenir. Toutefois, lorsque l’heure de la dague était arrivée, McKie avait senti surgir en lui de fortes réticences. Il n’était pas question de négocier le rachat de Pirgutud par son propre phylum. Le BuSab, d’autre part, avait besoin d’un légiste d’origine non gowachin. Tout l’univers en avait besoin. Les rares Co-sentients non gowachins qui avaient atteint au statut de légiste avaient péri jusqu’au dernier dans la judicarène. Un courant d’hostilité envers les planètes gowachins s’était constitué, nourri de suspicions croissantes. Il était nécessaire que Pirgutud fût exécuté dans les formes, de la manière la plus traditionnelle. Il le savait, mieux que McKie, peut-être. Pirgutud, selon la coutume, avait dénudé la région de son cœur, au niveau de l’abdomen, et croisé les mains derrière sa tête dans une attitude qui faisait saillir le cercle gastrique comme une cible offerte. Les leçons d’anatomie théorique et les séances d’entraînement sur mannequins lui étaient sinistrement revenues en mémoire : « À la gauche du cercle gastrique, imaginez un petit triangle équilatéral dont un sommet serait au niveau du centre du cercle et dont la base horizontale serait tangente au cercle. Frappez exactement à la pointe de ce triangle la plus éloignée du cercle, en remontant légèrement vers le haut. » La seule consolation pour McKie, dans tout cela, c’était que Pirgutud était mort proprement et rapidement, du premier coup. McKie n’avait pas fait son entrée dans le barreau gowachin accompagné d’une réputation de « boucher ». En quoi cette affaire et sa conclusion sanglante avaient-elles bien pu amuser l’opinion gowachin ? La réponse emplissait McKie d’une intense impression de péril. Les Gowachins s’étaient moqués d’eux-mêmes pour m’avoir largement sous-estimé. Mais ils se rendaient compte que cela faisait justement partie de mes plans depuis le début. C’est cela qu’ils trouvaient le plus amusant ! Ayant courtoisement laissé à McKie le temps de la réflexion, le vieux Gowachin poursuivit : « J’avais parié contre vous, McKie. Vous n’aviez pas tellement de chances, n’est-ce pas ? Néanmoins, votre victoire me fit un grand plaisir. Vous nous aviez donné une leçon avec une maîtrise et un classicisme dignes du meilleur d’entre nous. C’est l’une des raisons d’être de la loi gowachin : éprouver les qualités de ceux qui ont choisi d’en faire usage. Mais à quoi vous attendiez-vous lorsque vous vous êtes rendu à notre convocation sur Tandaloor ? » Le brusque changement de ton qui accompagnait la question avait failli prendre McKie au dépourvu. Il y a trop longtemps que je ne fréquente plus les Gowachins, songea-t-il. Je ne peux pas me permettre de relâcher mon attention, même une seconde. C’était quelque chose de presque palpable : s’il laissait échapper une seule pulsation de ce qui se passait ici, les conséquences pouvaient être incalculablement tragiques, non seulement pour lui mais pour une planète entière. Face à une civilisation dont les fondements juridiques consistaient en une judicarène où le plaignant aussi bien que le défendeur risquait de trouver la mort, aucune éventualité ne devait être écartée. McKie sélectionna soigneusement ses mots, persuadé que sa vie même était liée à eux : « Vous m’avez convoqué, c’est vrai, mais je suis venu ici en mission officielle à l’instigation du Bureau. Ce sont les réactions du BuSab qui importent donc et non les miennes. » « Dans ces conditions, votre situation est fort délicate, car vous êtes en même temps légiste auprès du barreau gowachin, et par conséquent requérable à ce titre. Mais savez-vous qui je suis ? » Il ne faisait aucun doute, pour l’envoyé du BuSab, qu’il avait devant lui un Haut Magister, porte-parole du « Phylum des Phylums ». Il avait survécu à l’une des traditions les plus cruelles que l’univers co-sentient eût connues. Ses ressources et ses capacités étaient phénoménales. De plus, il était ici sur son propre terrain. McKie répondit prudemment : « À mon arrivée, on m’a dit de me rendre ici. Je ne sais rien de plus. » Que tes actes soient gouvernés par la plus petite chose connue. C’était la voie de l’évidence pour un Gowachin. La réponse de McKie, légalement, avait rejeté le fardeau sur les épaules de son interlocuteur. Les mains du vieux Gowachin se nouèrent de contentement à l’idée du niveau où s’était élevée cette joute artistique. Il y eut un silence que Ceylang mit à profit pour rajuster étroitement sa robe et se rapprocher encore davantage du bureau à pivot. Il y avait maintenant une certaine tension dans ses mouvements. Le Magister se tourna vers McKie en disant : « J’ai l’ignoble honneur d’assumer les fonctions de Haut Magister du Phylum des Marches. Je m’appelle Aritch. » Tout en parlant, il avait avancé la main droite pour saisir la boîte bleue qu’il avait lancée sur les genoux de McKie : « Au nom du Livre, j’invoque le Serment qui vous lie ! » Comme il eût fallu s’y attendre, il avait agi très vite. McKie avait la boîte entre ses mains que les dernières paroles de l’antique formule légale résonnaient encore à ses oreilles. Quels que fussent les amendements co-sentients de la loi gowachin applicables à cette situation, il était pris au piège d’une manœuvre juridique subtilement élaborée. Le métal de la boîte était glacé entre ses doigts. Ainsi, ils avaient mis en face de lui le Haut Magister. Les Gowachins faisaient l’économie de longs préliminaires. C’était signe que le temps pressait et qu’ils ne se faisaient guère d’illusions sur leur situation présente. McKie n’avait garde d’oublier qu’il avait affaire à des créatures qui se réjouissaient de leurs propres échecs, riaient au spectacle de la mort dispensée dans la judicarène et prenaient un plaisir intense lorsque les grands principes de leur propre code juridique étaient artistiquement renversés. Il parla avec la lenteur rituelle qu’exigeaient les circonstances s’il voulait avoir une chance de ressortir vivant de cette pièce. « Deux préjudices peuvent réciproquement s’annuler. Par conséquent, que les fauteurs de torts agissent en même temps. C’est la véritable essence de la loi. » Méthodiquement, il fit basculer le simple crochet qui fermait la boîte et souleva le couvercle pour en inspecter le contenu. L’opération exigeait le respect formel du moindre détail. Au moment où le couvercle joua, une odeur de renfermé monta à ses narines. L’intérieur de la boîte ne recelait aucune surprise : le livre, la dague et le caillou. Mais McKie était sûr qu’il tenait en main la plus antique et la plus vénérable de toutes les boîtes du même genre. C’était une pièce dont l’âge était incalculable. Probablement des milliers et des milliers d’années standard. Les Gowachins professaient que c’était le Dieu Batracien lui-même qui avait créé la première boîte – celle-là même que McKie tenait entre ses mains – avec son contenu, qui était le symbole de « la seule loi véritablement efficace ». En prenant garde de ne se servir que de sa main droite, McKie toucha tour à tour chaque objet de la boîte, referma le couvercle et remit le crochet en place. Il avait conscience, en se conformant à ce rituel, de prendre place au sein d’un cortège spectral de fabuleux légistes aux noms éternellement gravés dans les tablettes de l’histoire gowachin. Bishkar, qui était maîtresse dans l’art de dissimuler ses œufs… Kondush le Plongeur… Dritaïk, qui avait surgi des marais pour rire au nez de Mrreg… Tonkeel à la dague invisible… McKie, en cet instant, se demanda de quelle manière on l’évoquerait plus tard. McKie le gaffeur, peut-être ? Il essaya de passer rapidement en revue les priorités du moment. La plus urgente était Aritch. On savait très peu de chose, en dehors de la Fédération gowachin, sur le Haut Magister. Mais la rumeur disait qu’il avait un jour triomphé dans l’arène en trouvant le moyen d’exécuter un juge. Les commentateurs de ce coup de maître affirmaient qu’Aritch avait « embrassé la loi à la manière dont le sel se dissout dans l’eau ». Pour les initiés, cela signifiait que le Haut Magister personnifiait l’attitude fondamentale du Gowachin envers la loi : un « irrespectueux respect ». C’était une forme particulière de sacralité. Chaque mouvement du corps avait autant d’importance qu’une parole. Les Gowachins en avaient fait un aphorisme : « Ta vie est au bout de tes lèvres quand tu pénètres dans la judicarène. » Il existait toutes sortes de moyens légaux d’obtenir la mort de n’importe quel participant, juge, légiste, client, etc., la seule condition étant d’agir avec une exquise finesse légale, qui fit clairement ressortir les motifs aux yeux des observateurs, en ordonnant soigneusement chaque étape. Surtout, il ne fallait tuer dans l’arène que s’il n’existait aucun autre choix apportant le même irrespect sacré envers la loi gowachin. Même quand il s’agissait de changer la loi, il fallait le faire dans le respect des formes. Qui n’a ressenti de toutes ses fibres, en pénétrant dans la judicarène, l’atmosphère particulière qui règne en ce lieu sacré ? Les formes… toujours les formes… Quand on avait le redoutable privilège de tenir cette petite boîte bleue entre ses mains, les formes de la loi gowachin pesaient sur chaque mouvement, chaque parole qui vous échappait. Sachant que McKie était d’origine non gowachin, Aritch le soumettait à la pression du temps, en espérant faire immédiatement ressortir un point faible. Une chose était certaine, ils ne voulaient pas que cette question dosadie descende dans l’arène. Cela semblait être leur préoccupation immédiate. Et si les choses devaient en arriver là tout de même, eh bien… le principal serait de bien choisir les juges. La sélection des juges était toujours un point crucial. Les deux parties manœuvraient soigneusement pour mettre le plus d’avantages possible de leur côté, tout en prenant bien soin de ne pas introduire dans l’arène un légaliste professionnel qui eût nui à tout le monde. Les juges pouvaient représenter ceux à qui la loi avait causé du tort. C’étaient parfois de simples citoyens privés, aussi nombreux que les deux forces en présence voulaient bien en convenir. Il arrivait par ailleurs fréquemment que ces magistrats fussent choisis pour la connaissance particulière qu’ils avaient d’une affaire en cours. Mais il fallait alors soigneusement peser les conséquences subtiles que pouvaient entraîner les préconceptions d’un juge. Entre préconception et parti pris, la loi gowachin établissait une distinction qui avait toujours laissé McKie un peu rêveur. Le parti pris était ainsi défini : « Si je puis décider en faveur d’une partie, je le ferai. » Et la préconception : « Quoi qu’il se passe dans l’arène, je trancherai en faveur d’une partie. » Le parti pris était autorisé, mais non le jugement préconçu. Aritch était probablement le principal problème, avec ses préjugés, ses partis pris et ses réactions fortement conditionnés. Au fond de lui-même, il devait considérer, en bon Gowachin, tous les systèmes juridiques autres que le sien comme des « procédés destinés à amoindrir l’individu en faisant appel à l’illogisme, l’irrationalité et l’égocentrisme au nom d’intérêts supérieurs ». Si l’affaire dosadie descendait dans l’arène, elle serait jugée d’après le code gowachin aménagé. Les aménagements en question étaient une épine dans le pied gowachin. Ils représentaient les concessions faites en échange de leur entrée dans la Co-sentience. Périodiquement, cependant, les Gowachins émettaient le vœu que leur loi fût prise comme fondement de tout le code juridique co-sentient. McKie n’avait pas oublié qu’un Gowachin avait dit un jour en parlant de la loi co-sentiente : « Elle nourrit le mécontentement, la cupidité et la rivalité fondée non pas sur l’excellence mais sur des recours aux préjugés et au matérialisme. » Subitement, McKie se rappela que cette citation était attribuée à Aritch, Haut Magister du Phylum des Marches. Y avait-il des motifs encore plus cachés à sa présence ici ? Montrant quelque impatience, Aritch gonfla d’air ses ventricules respiratoires et déclara : « Vous êtes mon légiste, à présent. Être condamné, c’est rester libre car cela fait de vous l’ennemi de tout gouvernement. Je vous connais pour être cet ennemi, McKie. » « Vous me connaissez », approuva McKie. C’était plus qu’une réponse rituelle dans le respect des formes, c’était la vérité. Mais McKie dut faire un gros effort sur lui-même pour l’énoncer calmement. En près de cinquante ans de présence au sein du barreau gowachin, il n’avait guère utilisé cette ancienne procédure légale que quatre fois dans la judicarène, ce qui était presque un record parmi les légistes normaux. Chaque fois, sa vie avait été en jeu. À chaque stade, le combat pouvait être mortel. La vie du perdant appartenait au vainqueur, qui pouvait la prendre à sa convenance. En de rares occasions, le phylum du perdant avait la possibilité de racheter ce dernier comme esclave. Mais le perdant lui-même détestait généralement cette solution. Mieux mourir proprement que vivre vilement. La dague maculée de sang séché qui se trouvait à l’intérieur de la boîte bleue témoignait de l’issue la plus populaire. Cette pratique rendait les litiges plus rares et les séances des tribunaux plus mémorables. Aritch avait adopté la posture formelle qui mettait en évidence les tatouages attestant son appartenance au Phylum des Marches. Les yeux clos, il porta leur entretien à son point crucial : « Vous allez m’exposer maintenant, McKie, les raisons officielles qui ont conduit le Bureau des Sabotages à vous demander d’enquêter sur le territoire de la Fédération gowachin. » Chapitre 7 La Loi doit retenir les façons adéquates de rompre avec les formes traditionnelles car rien n’est plus certain que la persistance des formes de la Loi alors même que toute justice a disparu. Aphorisme gowachin. Il était d’assez grande taille pour un Gowachin de Dosadi, mais lourd et négligé d’aspect. Sa démarche traînait et ses épaules étaient perpétuellement accablées. Quand quelque chose l’irritait ou attirait son attention, un sifflement rauque sourdait à travers ses ventricules respiratoires. Il le savait et n’ignorait pas que son entourage le savait aussi. Il se servait souvent de cette particularité comme d’un avertissement, pour rappeler aux gens qu’aucun Dosadi ne détenait plus de pouvoir que lui, et que ce pouvoir était celui de la mort. Tous les Dosadis connaissaient son nom : Broey ; et nul ne se méprenait sur le fait qu’il avait appartenu à la Sainte Congrégation du Voile Céleste avant de se hisser au poste de commande que représentait la fonction d’Electeur. Son armée privée était la plus importante, la mieux équipée et la plus efficace de Dosadi. Son service de renseignements était propre à susciter la terreur et l’admiration. Il avait conçu ses appartements privés comme une véritable forteresse au dernier étage de l’immeuble qui abritait son quartier général, un édifice de pierre et de plastacier qui dominait la branche principale du fleuve au cœur même de Chu. À partir de ce point central, les murailles de fortification de la cité s’étageaient en anneaux concentriques. La seule manière de pénétrer dans la citadelle de Broey consistait à passer par un Tube d’Accès continuellement gardé et situé dans les sous-sols. On le désignait sous le nom de T.A., et seules quelques personnalités triées sur le volet avaient le droit de l’emprunter. Le matin, les corniches qui bordaient la façade extérieure juste sous les fenêtres de Broey servaient de perchoir aux charognards, qui jouaient un rôle particulier sur Dosadi. Comme les Seigneurs du Voile interdisaient aux Co-sentients de consommer la chair d’autres Co-sentients, c’étaient les oiseaux qui s’en chargeaient. La chair des habitants de Chu et même celle des Borduriers étant moins chargée en métaux lourds originaires du sol de la planète, les charognards prospéraient ici. Il y en avait toute une armée agitée, criaillante et défécante, qui se pavanait devant les fenêtres avec une insolence proprement aviaire tout en épiant les rues en contrebas à la recherche d’une proie sanglante. Ils regardaient aussi en direction de la Bordure, mais l’accès à celle-ci leur était temporairement interdit par une sonobarrière. Le bruit qu’ils faisaient était retransmis par un vocom dans l’une des huit pièces de l’appartement. C’était une salle au décor jaune et vert, d’une dizaine de mètres de long sur six de large, occupée par Broey et deux Humains. Broey émit un bref juron à l’adresse des bruyants charognards. Ces maudites créatures l’empêchaient de penser. Il marcha de son pas traînant jusqu’à la fenêtre et fit taire le vocom. Dans le silence soudain établi, il contempla la cité et le pied des falaises qui l’entouraient. Une nouvelle attaque bordurière avait été repoussée dans la nuit. Quelques heures plus tôt. Broey s’était personnellement rendu sur les lieux des combats, accompagné par un convoi de blindés. Les hommes aimaient bien qu’il s’expose ainsi occasionnellement au danger. Lorsque la colonne blindée était parvenue à destination, les oiseaux avaient déjà presque tout nettoyé. Les minces plaques dorsales des Gowachins, qui ne possédaient pas de cage thoracique, se détachaient nettement parmi les squelettes blancs des Humains. Seuls quelques lambeaux de chair rouge ou verte marquaient l’emplacement du festin interrompu par l’entrée en action des sonobarrières. Quand on lui parlait de ces sonobarrières, la réaction de Broey ne se faisait pas attendre. Encore une de ces maudites manies de Gar ! Laissez finir les oiseaux. Mais Gar insistait pour qu’on laisse quelques cadavres bien en vue, afin que cela serve à convaincre les survivants de la Bordure que leurs attaques étaient sans espoir. La vue des squelettes aurait exactement le même effet. Gar avait trop le goût du sang. Broey se tourna pour regarder de l’autre côté de la pièce, par-delà les épaules de ses deux compagnons humains. Deux murs entiers étaient couverts de diagrammes où figuraient des lignes brisées de plusieurs couleurs différentes. Au centre de la pièce, il y avait une table où était posé un autre diagramme, sous la forme d’une ligne rouge qui s’incurvait et piquait vers le bas pour prendre fin à peu près au milieu du papier. Près de l’endroit où s’achevait la courbe, il y avait une petite carte blanche à côté d’une figurine représentant un Humain en proie à une gigantesque érection. La carte portait ce simple mot : « Racaille. » La figurine était un objet subversif, interdit, d’origine bordurière. Les Borduriers savaient ce qui faisait leur principale force : la reproduction… Les Humains étaient assis face à face, de part et d’autre du diagramme. Ils s’inséraient dans l’espace environnant d’une manière curieusement indirecte, comme s’ils avaient été initiés aux secrets de la citadelle de Broey par le moyen de quelque rituel ésotérique à la fois inquiétant et dangereusement fascinant. Broey regagna son fauteuil à un bout de la table, s’assit et continua tranquillement d’observer les deux Humains. Il se plaisait à sentir ses griffes de combat vibrer dans leur coquille digitale pendant qu’ils parlaient. Il se défiait d’eux au moins autant qu’ils se défiaient de lui. Ils possédaient leurs propres troupes et leurs propres services de renseignements. Ils constituaient une réelle menace envers Broey, mais dans l’ensemble l’aide qu’ils lui apportaient compensait les torts qu’ils pouvaient lui causer. Quilliam Gar, l’Humain de sexe mâle qui était assis le dos aux fenêtres, leva la tête tandis que Broey reprenait sa place et émit une sorte de grognement qui semblait vouloir dire qu’il était sur le point de se lever lui-même pour faire taire le vocom. Maudits charognards ! Mais ils sont utiles quand même… Les Borduriers de naissance étaient toujours ambigus en ce qui concernait les oiseaux. Gar pérorait dans son fauteuil comme s’il s’adressait aux masses ignorantes. Avant de travailler pour Broey, il avait fait carrière dans les services d’Action éducative du Synode. C’était un personnage très maigre, comme desséché intérieurement. La chose était si commune sur Dosadi que rares étaient ceux qui y prêtaient attention. Il avait le profil et le regard du chasseur. Il ployait sous le poids de ses quatre-vingt-huit ans comme s’il en avait le double. Ses joues étaient craquelées de rides arborescentes. Ses cheveux argentés et les veines saillantes au dos de ses mains trahissaient ses origines bordurières au moins autant que sa facilité à se mettre en colère. Le vert laboriste de son costume ne trompait presque personne, tant son visage était connu. Face à Gar était assise sa fille aînée et collaboratrice principale, Tria. Elle s’était placée là pour voir la falaise par la fenêtre. Elle observait les charognards depuis un bon moment. Le bruit qu’ils faisaient ne la dérangeait pas. Elle pensait que c’était une bonne chose d’avoir sous les yeux un rappel de ce qui se passait au-delà des murs de la cité. Le visage de Tria était trop imprégné de froideur calculatrice pour être considéré comme beau, excepté peut-être par quelque Gowachin à la recherche d’une aventure exotique ou bien un travailleur des garennes espérant se servir d’elle pour s’affranchir de sa condition. Elle avait le don de déconcerter ses interlocuteurs en leur jetant un long regard étonné et cynique. Elle faisait cela avec une assurance aristocratique qui imposait l’attention. Ce qui était exactement son but. Aujourd’hui, elle avait revêtu la tenue orange à garnitures noires des Services Spéciaux, mais sans le brassard indiquant la section. Elle n’ignorait pas que cela laisserait croire à certains qu’elle était la créature de Broey, ce qui était exact mais pas dans le sens où l’entendaient les cyniques. Tria était parfaitement consciente de sa valeur spéciale, aux yeux de Broey : elle était remarquablement douée pour interpréter les fantaisies de la Poldem. Désignant la courbe rouge qui était devant elle, Tria déclara : « Ça ne peut être qu’elle. Comment pouvez-vous en douter ? » Et elle se demandait sincèrement comment faisait Broey pour ne pas voir ce qui était l’évidence même. « Keila Jedrik », fit Broey. Et il répéta : « Keila Jedrik. » Gar jeta un regard oblique à sa fille. « Pourquoi se serait-elle incluse dans les cinquante… » « C’est un message qu’elle nous envoie. », déclara Broey. « Je le perçois clairement, maintenant. » Il semblait ravi de sa propre trouvaille. Gar percevait quelque chose d’autre dans les manières du Gowachin. « J’espère que vous n’allez pas la faire tuer. » « Je ne suis pas aussi prompt à perdre mon sang-froid que vous autre Humains. », répondit Broey. « La surveillance habituelle ? » demanda Gar. « Je n’ai pas encore pris de décision. Vous savez, je suppose, qu’elle mène plus ou moins une vie de célibataire ? Cela veut-il dire qu’elle n’apprécie pas les mâles de votre espèce ? » « Plus probablement, ce sont eux qui ne l’apprécient pas », fit Tria. « Intéressant. Vos mœurs reproductives m’ont toujours paru très particulières. » Tria lui lança un regard évaluateur. Elle était en train de se demander pourquoi le Gowachin s’était habillé en noir aujourd’hui. Il portait une sorte de tunique largement échancrée entre les épaules et la taille pour dégager ses ventricules. Ce spectacle la révoltait et Broey le savait. L’idée répugnante de leur contact sur sa peau… Elle se racla la gorge. Broey portait rarement du noir. C’était la couleur joyeuse des officiants ecclésiastiques. Il l’arborait, cependant, avec une hauteur qui semblait vouloir dire que sous son crâne transitaient des pensées qu’aucun autre mortel n’était capable de susciter. Cet échange de mots entre Broey et sa fille laissait à Gar une impression de malaise. Il ne pouvait s’empêcher de penser que chacun d’eux, pour des motivations bizarres, s’efforçait de noircir les événements en passant sous silence certaines données pour accorder à d’autres une importance exagérée. « Et si elle se réfugie dans la Bordure ? » demanda-t-il. Broey secoua la tête d’un air sceptique : « Qu’elle y aille ! Ça m’étonnerait qu’elle y reste longtemps. » « Nous aurions dû faire quelque chose pour l’arrêter », reprit Gar. Broey le dévisagea un long moment, puis répliqua : « J’ai l’impression très nette que vous avez un plan précis en tête. Seriez-vous disposé à nous en faire profiter ? » « Je ne sais pas de quoi vous… » « Suffit ! » s’écria Broey, dont les ventricules se mirent à siffler au rythme de sa respiration. Gar se fit tout petit. Broey se pencha vers lui, conscient du regard amusé de Tria. « Il est trop tôt pour prendre des décisions que nous ne pourrons plus changer ! C’est encore le moment des ambiguïtés. » Irrité par ses propres manifestations d’humeur, Broey se leva et gagna d’un pas vif son bureau contigu, où il s’enferma à clé. Il était évident que ces deux-là n’avaient pas plus d’idée que lui sur l’endroit où elle avait pu aller. Mais c’était toujours lui qui menait le jeu. Keila Jedrik ne pouvait pas rester éternellement cachée. Assis à son bureau, il appela la Sécurité : « Bahrank est revenu ? » Un officier supérieur gowachin apparut dans le champ de l’écran et leva les yeux. « Pas encore. » « Quelles précautions avez-vous prises pour savoir où il livre sa marchandise ? » « Nous savons par quel accès il arrive. Il ne sera pas difficile de le tenir à l’œil. » « Je ne veux pas que Gar soit informé de ce que vous faites. » « Entendu. » « Et l’autre affaire ? » « Pcharky était peut-être le dernier. J’ignore s’il est encore vivant. Les tueurs sont allés jusqu’au bout. » « Continuez vos recherches. » Broey réprima un sourd sentiment d’inquiétude. Il se passait en ce moment à Chu – et dans la Bordure – des choses qui n’étaient pas très dosadies. Il avait l’impression que ses espions laissaient passer des événements importants. Mais, retournant à des préoccupations plus immédiates, il ordonna : « Vous ne ferez rien qui puisse entraver les mouvements de Bahrank pour l’instant. » « Entendu. » « Vous vous assurerez de sa personne une fois qu’il se sera suffisamment éloigné du point de livraison et vous le conduirez à la section. Je l’interrogerai personnellement. » « En ce qui concerne sa dépendance, à… » « Je sais comment elle le tient. Je compte là-dessus, même. ». « Nous n’avons pas encore pu nous procurer cette substance, bien que nous ayons fait tout notre possible. » « Je veux des résultats, pas des excuses. Qui est responsable de cette question ? » « Kidge. C’est un de nos agents les plus effi… » « Pouvez-vous me le passer ? » « Un instant ; je vais voir si… » Kidge avait un faciès gowachin flegmatique et une voix sonore. « Désirez-vous un rapport provisoire ? » « Je vous écoute. » « Mes correspondants borduriers estiment que la substance astreignante est extraite d’une plante nommée « tibac ». Nous ne possédons aucun renseignement sur cette plante, mais nous savons que la Racaille la cultive depuis peu dans les secteurs extérieurs de la Bordure. Selon mes informations, elle serait particulièrement astreignante pour les Humains, et encore davantage pour nous. » « Pas d’autre renseignement, dites-vous ? Quelle est son origine ? Vous l’a-t-on précisée ? » « J’en ai discuté personnellement avec un Humain qui revenait des régions situées en amont du fleuve, là ou la Racaille cultiverait d’importantes quantités de ce « tibac ». Je lui ai promis une place dans les garennes s’il me procurait des informations complètes sur cette substance et un échantillon d’un kilo. Il dit que, pour ceux qui la cultivent, la plante possède une signification religieuse. Je n’ai pas jugé utile de chercher à approfondir ce point. » « Quand doit-il vous remettre cet échantillon ? » « Ce soir à la tombée de la nuit au plus tard. » Broey demeura quelques instants silencieux. Une signification religieuse. Il y avait plutôt des chances, dans ce cas, pour que la plante ait franchi clandestinement le Mur de Dieu, comme Kidge l’avait laissé entendre. Mais pour quelle raison ? Que cherchaient-ils à faire ? « Avez-vous d’autres instructions à nous donner ? » demanda Kidge. « Apportez-moi cette substance dès que vous l’aurez ici. » Kidge semblait nerveux. Il avait visiblement quelque chose d’autre à dire, mais n’osait pas parler. Broey fronça les sourcils : « Eh bien ! Qu’y a-t-il ? » « Vous ne préférez pas la faire analyser d’abord ? » La question était assez inattendue. Cela signifiait-il que Kidge détenait des informations d’importance vitale sur le tibac en question et ses dangers ? On ne savait jamais de quel côté une attaque pouvait venir. Mais Kidge était tenu par ses propres liens de servitude. Il savait ce qui l’attendait s’il trahissait Broey. D’un autre côté, Jedrik avait eu en main cette substance. Pourquoi, alors, Kidge avait-il posé cette question ? Confronté à de telles inconnues, Broey avait l’habitude de se replier sur lui-même, les yeux voilés par leur membrane nictitante, jusqu’à ce qu’il ait soigneusement pesé toutes les possibilités. Au bout d’un moment, sortant de son immobilité, il fixa le visage de Kidge sur l’écran. « S’il y en a suffisamment, donnez-en à des volontaires humains et gowachins et portez-moi le reste immédiatement après, sans attendre le résultat, mais dans un récipient hermétiquement fermé. » « C’est qu’il y a déjà des bruits qui courent sur cette substance. J’aurai du mal à trouver de vrais volontaires. » « Débrouillez-vous. » Broey coupa la communication et retourna dans la pièce voisine pour faire sa paix diplomatique avec Gar et Tria. Il ne voulait pas s’aliéner ces deux-là… du moins, pas encore. Il les trouva en train de discuter exactement dans la posture où il les avait laissés. Tria disait : « … La plus probable, et je suis obligée de la prendre comme point de départ. » Gar hocha la tête sans rien dire. Broey s’assit en faisant signe de continuer à Tria, qui reprit dans le même souffle : « Il est clair que Jedrik a du génie. Quant à son indice de loyauté, il est certainement truqué. Voyez ses décisions : une décision douteuse en quatre ans. Une seule ! » Gar fit glisser son doigt le long de la courbe rouge qui occupait la moitié du graphique. C’était un geste d’une sensualité surprenante. On eût dit qu’il caressait de la chair. Broey lui donna un coup d’aiguillon verbal. « Qu’y a-t-il, Gar ? » « Non, rien… je me demandais seulement s’il n’était pas possible que Jedrik soit aussi… » Ses sourcils se haussèrent en direction du plafond, puis il reporta son regard sur le diagramme. Les autres avaient compris son allusion aux intrus venus de régions situées au-delà du Mur de Dieu. Broey regarda Gar comme s’il émergeait à contrecœur d’une méditation interrompue. Que croyait faire cet idiot en soulevant un tel problème à ce stade ? Les réponses étaient tellement évidentes. « Je suis à peu près d’accord avec l’analyse proposée par Tria », déclara Broey. « Quant à votre remarque… » Il se tourna vers Gar en haussant les épaules à la manière humaine… « Il est certain que Jedrik offre un certain nombre de caractéristiques voulues, mais… » De nouveau, ce haussement d’épaules. « Ce monde est toujours celui que Dieu nous a donné. » Marquées par les années qu’il avait passées parmi la Sainte Congrégation, les paroles de Broey étaient nécessairement chargées d’une certaine onction. Cependant, dans cette pièce, il ne faisait aucun doute que le message était strictement séculier. « Les autres ont été tellement décevants », soupira Gar. « Surtout Havvy. » Il prit la figurine et la replaça un peu plus au centre du diagramme. « Nous avons échoué parce que nous nous sommes trop pressés », fit Tria d’une voix coupante. « Mauvaise synchronisation. » Gar se frotta le menton. Quelquefois, Tria l’étonnait par ce ton accusateur qu’elle prenait pour parler de leurs échecs. Il répliqua : « Peut-être… mais si elle venait réellement de là-bas et que nous n’en tenions pas compte… » « Nous explorerons cette voie quand elle s’ouvrira devant nous », fit Broey. « Si elle s’ouvre jamais… Même un nouvel échec pourrait avoir son utilité. Les usines alimentaires nous promettent une hausse sensible de la production à la prochaine récolte. Cela signifie que nous pouvons ajourner quelques-unes des mesures les plus gênantes, politiquement parlant, que nous avions prévues. » Broey laissa filer cette pensée entre ses deux interlocuteurs tandis qu’il s’appliquait de son côté à analyser les lignes d’activité résultant de ce qui s’était passé aujourd’hui dans cette pièce. Oui, les Humains donnaient l’indiscutable impression de se comporter comme s’ils obéissaient à quelque plan secret. Tout allait donc très bien : ils essaieraient bientôt, comme prévu, de le supplanter… et ils échoueraient, bien entendu. Une porte s’ouvrit derrière Tria. Une Humaine de forte taille entra. Elle était engoncée dans une salopette de couleur verte et son visage rond semblait flotter au milieu d’un halo de cheveux d’un blond pâle. Ses joues avaient la lividité caractéristique des adeptes du dacon. Elle s’adressa obséquieusement à Gar : « Vous m’avez dit que je pouvais vous interrompre si… » « Mais oui, mais oui. » Gar fit un signe de main pour indiquer qu’elle pouvait parler librement. La signification d’un tel geste n’échappa guère à Broey. Encore un élément qui se mettait en place. « Nous avons retrouvé Havvy, mais Jedrik n’est pas avec lui. » Gar hocha la tête et se tourna vers Broey : « Que Jedrik soit réellement une espionne ou qu’elle se fasse manipuler elle aussi, de toute façon il y a des chances pour que ce soient eux qui aient mis tout cela en branle. » De nouveau, il haussa les sourcils en direction du plafond. « Je partirai de cette hypothèse », déclara Tria en repoussant sa chaise en arrière pour se lever. « Je vais faire un tour aux garennes. » Broey leva les yeux vers elle. Une nouvelle fois, il sentit ses griffes le démanger dans leur coquille. « Ne vous mettez pas en travers de leur chemin », dit-il. Gar se força à détourner son regard du Gowachin tandis que les pensées défilaient à toute vitesse dans son esprit. Souvent, les Gowachins étaient difficiles à percer, mais Broey venait de se montrer parfaitement transparent. Il avait la certitude de pouvoir retrouver Jedrik comme il le voulait, et il ne cherchait pas à dissimuler la chose à quiconque. Cela pouvait être très dangereux. Tria l’avait vu elle aussi, naturellement, mais elle ne fit aucun commentaire. Elle se contenta de tourner les talons et d’emboîter le pas à la grosse femme qui sortait. Gar se leva tel un mètre pliant déployé au maximum : « Je dois partir aussi. J’ai à m’occuper personnellement de plusieurs questions. » « Nous comptons beaucoup sur vous deux », fit Broey. Il n’était cependant pas encore disposé à laisser partir Gar. Tria pouvait aller où elle voulait. Plus longtemps ces deux-là resteraient séparés, mieux cela vaudrait. Il ajouta : « Avant que vous ne nous quittiez, Gar… il y a certains détails qui m’intriguent encore. Pourquoi Jedrik a-t-elle ainsi précipité les choses ? Pourquoi a-t-elle détruit toutes ses archives ? Quel est le détail que nous n’étions pas censés connaître ? » « Elle a peut-être simplement cherché à nous dérouter », répondit Gar, qui ne faisait que répéter l’opinion de Tria. « Une chose est certaine, en tout cas : ce n’était pas un simple geste de colère. » « Il doit y avoir une clé quelque part. » « Souhaitez-vous prendre le risque d’interroger Havvy ? » « Il n’en est pas question ! » Sans laisser voir s’il avait perçu ou non l’irritation de Broey, l’Humain continua : « Malgré ce que vous en dites, Tria et vous, je ne pense pas que nous puissions nous permettre une nouvelle erreur à ce stade. Havvy nous a… d’une certaine manière… » « Si vous permettez », interrompit Broey, « Tria n’a rien à voir avec nos erreurs concernant Havvy. Elle n’a cessé d’émettre des réserves. Je regrette, à présent, que nous ne l’ayons pas écoutée davantage. » Il agita vaguement la main pour lui signifier que l’entretien était terminé. « Allez vous occuper maintenant de vos questions importantes. » Il le suivit des yeux jusqu’à ce qu’il eût quitté la salle. À voir l’attitude de Gar, une chose était certaine : on pouvait raisonnablement estimer qu’il ne savait encore rien de ce nouveau venu à qui Bahrank était en train de faire franchir les portes de la ville. Dans le cas contraire, Gar aurait soigneusement cherché à dissimuler une information aussi précieuse et il n’aurait jamais osé faire allusion à une infiltration possible à travers le Mur de Dieu. Ou bien… qui pouvait savoir ? Broey hocha lentement la tête. Cette affaire demandait à être traitée avec une délicatesse extrême. Chapitre 8 Considérons maintenant l’imprégnation particulière conférée à l’individu par les différents types de gouvernement. Tout d’abord, il convient d’identifier sans se tromper la force gouvernante primaire. Pour cela, examinons attentivement l’histoire humaine. Les Humains, on le sait, furent de tout temps soumis à de multiples contraintes, celles des oligarques, des autocrates ou des ploutocrates, des avides de pouvoir des différentes républiques, des majorités et minorités tyranniques, sans oublier le charme trompeur de la démocratie, des instincts profonds ou des impulsions juvéniles. Dans tous ces cas, la force gouvernante, au sens où nous voulons vous faire entendre ce concept, représentait aux yeux de l’individu concerné l’autorité dont il croyait que dépendait sa survie immédiate. C’est essentiellement la notion de survie qui détermine l’imprégnation. Durant une grande partie de l’histoire humaine (mais le processus est le même pour la plupart des espèces co-sentientes) les P.D.G. des Grandes Compagnies ont brassé plus de potentiel de survie dans leurs remarques officieuses que les traditionnelles figures de proue politiques. Nous autres Co-sentients ne pouvons oublier cela lorsque nous surveillons les Compagnies Multi-planétaires. Gardons-nous aussi d’oublier la leçon en ce qui nous concerne. Celui qui travaille à sa propre survie modifie son imprégnation, et par là même ses croyances. Manuel d’Instruction. Bureau des Sabotages. Ne fais jamais ce que ton ennemi aimerait te voir faire, se remémora McKie. En cet instant, l’ennemi était Aritch, qui avait fait appel au serment du légiste pour lier un agent du BuSab et avait exigé des informations auxquelles il n’avait pas droit. L’attitude du vieux Gowachin, conforme à la nature de son propre code juridique, avait eu pour effet d’agrandir instantanément la zone de conflit. McKie s’en tint à une réponse minimale. « Je suis ici parce que Tandaloor est le cœur de la Fédération gowachin. » Aritch, assis les yeux fermés pour bien marquer la relation formelle de client à légiste, souleva les paupières pour fustiger McKie du regard. « Je vous rappelle une première fois que je suis votre client. » Les signes indiquant une nouvelle et dangereuse tension chez la servante wreave étaient en train de se multiplier, mais McKie ne pouvait se permettre de détourner son attention fixée sur Aritch. « Vous vous êtes désigné vous-même comme le client. Fort bien. Le client doit répondre avec sincérité à toutes les questions que lui pose son légiste lorsque la procédure l’exige. » Aritch continuait à fixer sur McKie des yeux jaunes où brillait une flamme latente. La vraie bataille était maintenant engagée. McKie avait conscience de la fragilité de la relation dont dépendait sa survie. Les Gowachins, signataires du grand Pacte co-sentient qui liait les espèces civilisées de l’univers connu, étaient également obligés d’accepter certaines interventions du BuSab dans leur juridiction. Mais Aritch avait situé l’affaire sur un autre terrain. Si la Fédération gowachin n’était pas d’accord avec l’agent McKie, elle avait la ressource de le faire descendre dans la judicarène en qualité de légiste ayant causé du tort à un de ses clients. Avec le barreau gowachin tout entier ligué contre lui, McKie n’avait aucune peine à deviner lequel des deux légistes tâterait de la dague. Son seul espoir était d’éviter le procès immédiat. C’était là, après tout, le véritable fondement de la loi gowachin. Pénétrant dans le vif du sujet, McKie déclara : « Mon administration a découvert l’existence d’un problème assez embarrassant pour la Fédération gowachin. » Aritch cilla à deux reprises. « C’est bien ce que nous soupçonnions. » McKie hocha la tête. Ils ne le soupçonnaient pas, ils le savaient. Et il comptait bien là-dessus : les Gowachins devaient connaître la raison pour laquelle il avait répondu à leur convocation. Si une espèce signataire du Pacte était à même de comprendre sa position, c’était la gowachin. Le BuSab était le reflet de la philosophie gowachin. Les siècles avaient passé depuis la grande convulsion qui avait donné naissance au Bureau des Sabotages ; mais la Co-sentience n’avait jamais eu le loisir d’oublier cette naissance. Elle était enseignée aux enfants de tous les peuples. « Un jour, il y a de cela très longtemps, une majorité tyrannique s’empara du gouvernement. Elle voulait rendre égaux tous les individus. Cela signifiait que personne ne devait surpasser en rien son voisin. L’excellence en toute chose était à prohiber ou à dissimuler. Les tyrans avaient fait tourner leur gouvernement à très grande vitesse, « au nom du peuple ». Ils avaient supprimé, partout où la chose était possible, les lenteurs de la bureaucratie. Le temps de réflexion était réduit. Sans se douter qu’ils agissaient en vue de satisfaire leur désir inconscient de prévenir tout changement, les tyrans essayaient d’enrober les populations dans une grisaille uniforme. » Ainsi, la puissante machine gouvernementale se mit à tourner de plus en plus vite, entraînant avec elle tous les rouages importants de la société. Dans la même heure, des textes de lois étaient conçus et mis en application. Les structures sociales changeaient d’aspect à une allure suicidaire. Les gens devenaient incapables de faire face à la véritable évolution réclamée par l’univers. Ils étaient, en fait, paralysés. » C’était l’époque de la fameuse « Monnaie de verre », forte le matin, dévaluée à la tombée de la nuit. Poussés par leur passion de l’uniformité, les tyrans se faisaient de plus en plus puissants tandis que tous les autres devenaient plus faibles. De nouvelles administrations, des secrétariats, des ministères aux attributions fantaisistes se créaient chaque jour pour devenir les citadelles d’une nouvelle classe de dirigeants, une aristocratie dont la seule raison d’être était de maintenir l’élan de la grande roue destructrice qui semait la violence et le chaos dans tout ce qu’elle touchait. » En cette sombre époque, une poignée de Co-sentients (les Cinq Ouïes, dont l’identité ni l’espèce ne furent jamais révélées) créèrent un Corps de Saboteurs pour ralentir la roue gouvernementale emballée. À l’origine, le Corps ne redoutait ni le sang, ni la violence, ni la cruauté. Mais, graduellement, ses méthodes devinrent plus subtiles. La roue ralentit, devint maîtrisable. Le temps de la réflexion revint. « Le temps aidant, ce Corps devint le BuSab, ou Bureau des Sabotages, organisation dotée de véritables pouvoirs ministériels, qui proclame sa préférence pour les méthodes subtiles mais n’hésite pas, le cas échéant, à faire appel à la violence pour parvenir à ses fins. » Ces notions inculquées à McKie lorsqu’il était écolier avaient été depuis révisées à la lumière de son expérience du BuSab. À présent, il savait que cette administration d’élite, comprenant des représentants de toutes les espèces co-sentientes connues, était condamnée à suivre les couloirs de sa propre entropie. Un jour, elle dévorerait le reste ou serait dévorée elle-même. Mais l’univers avait encore besoin d’elle. Les anciennes imprégnations demeuraient, les quêtes futiles d’un absolu idéalement uniformisé. C’était le vieux conflit entre ce que l’individu voyait comme condition de sa survie immédiate et ce que la totalité exigeait pour que certains survivent. Aujourd’hui, c’était la Fédération gowachin contre la Co-sentience, et Aritch s’était fait le champion de son peuple. McKie étudiait attentivement le Haut Magister sans perdre de vue les tensions réprimées auxquelles était en proie la servante wreave. Ces lieux connaîtraient-ils bientôt la violence ? La question demeura provisoirement sans réponse tandis que McKie murmurait : « Vous avez remarqué que ma position est délicate. Je ne suis pas homme à me réjouir des difficultés que connaissent certains de mes anciens maîtres vénérés, mes amis ou leurs compatriotes. Cependant, des preuves ont été fournies… » Il laissa sa phrase en suspens. Les Gowachins détestaient les insinuations sans suite. Les griffes du Gowachin pointèrent sous les coquilles de ses doigts palmés. « Votre client demande à connaître ces preuves. » « On nous signale la disparition de nombreux individus appartenant à deux espèces. Uniquement des Gowachins et des Humains. Considérées isolément, ces disparitions ont une importance mineure. Mais les faits se produisent depuis très longtemps. Au moins douze ou quinze générations, selon l’ancien mode de calcul humain. Globalement, cela représente une masse de population considérable. Nous avons appris qu’il existe une planète nommée Dosadi où toutes ces personnes auraient été déportées. Les indices en notre possession ont fait l’objet d’examens attentifs. Toutes les pistes nous conduisent à la Fédération gowachin. » Les doigts d’Aritch s’écartèrent légèrement, ce qui était le signe chez un Gowachin d’un embarras profond. McKie n’aurait su dire s’il était feint ou réel. « Votre Bureau incrimine-t-il la Fédération gowachin ? » « Vous savez le rôle que joue mon Bureau. Nous ignorons encore où se trouve la planète Dosadi. Mais nous finirons bien par la localiser. » Aritch demeura silencieux. Il savait que le BuSab n’avait jamais renoncé à élucider un problème. McKie brandit la boîte bleue. « En me jetant cela, mon cher client, vous avez fait de moi le gardien de votre destin. Vous n’avez pas le droit de me demander d’expliquer mes méthodes. Je ne suivrai pas l’ancienne loi. » Aritch hocha la tête. « Je comptais bien que vous réagiriez ainsi. » Il leva la main droite. La « flexion de mort » spasmodique s’empara de la Wreave, dont les mandibules de combat pointèrent sous la fente faciale. À son premier mouvement, McKie ouvrit vivement la boîte bleue et en sortit le livre et la dague. Il parla avec une force que son corps ne ressentait guère : « Si elle fait le moindre geste dans ma direction, mon sang souillera le livre sacré. » Il plaça la dague contre son propre poignet. « Votre Servante de la Boîte ne sait peut-être pas ce que cela signifierait. L’histoire du Phylum des Marches se terminerait ici. Un autre Phylum serait censé avoir reçu la boîte du Donneur de la Loi. Le nom même du dernier Haut Magister de ce Phylum serait à jamais effacé des mémoires, et n’importe quel Gowachin préférerait manger ses propres œufs avant d’admettre une quelconque parenté avec le Phylum des Marches. » Aritch demeurait glacé, sa main droite toujours en l’air. Il bredouilla : « Vous êtes un mouchard, McKie. Ce n’est qu’en épiant nos rites les plus sacrés que vous avez pu apprendre une chose pareille. » « Vous me preniez pour un nigaud docile et effarouché, mon cher client ? Je suis un vrai légiste. Un légiste n’a pas besoin de se cacher pour apprendre la loi. Lorsque vous m’avez accepté au sein de votre barreau, vous m’avez ouvert toutes les portes. » Lentement, frémissant de tous ses muscles, Aritch se tourna vers la Wreave. « Ceylang ? » Elle avait du mal à parler tant que ses mandibules de combat imprégnées de poison restaient sorties. « À vos ordres ! » « Observez bien cet Humain. Étudiez-le attentivement. Vous aurez l’occasion de le revoir. » « J’obéis. » « Vous pouvez vous retirer, mais rappelez-vous mes paroles. » « Je me rappellerai. » McKie, sachant que la danse de mort ne pouvait demeurer inachevée, l’arrêta : « Ceylang ! » Lentement, avec réticence, elle tourna son regard vers lui. « Observez-moi encore, Ceylang. Je suis ce que vous espérez devenir un jour. Mais je vous avertis : à moins que vous ne vous débarrassiez de votre peau de Wreave, vous ne réussirez jamais à devenir légiste. » Il hocha sèchement la tête. « Maintenant, vous pouvez partir. » Dans un froissement de sa robe fluide, elle obéit ; mais ses mandibules de combat demeuraient sorties et leurs pointes empoisonnées luisaient. McKie savait que quelque part dans le logis de sa triade une petite bête à plumes mourrait bientôt, les veines envahies par le poison brûlant de sa maîtresse. À ce moment-là seulement, la danse de mort prendrait fin et Ceylang pourrait rentrer ses mandibules. Mais la haine serait toujours là. Lorsque la porte se fut refermée derrière la robe rouge, McKie replaça posément le livre et la dague dans la boîte bleue puis se tourna vers Aritch. Il parla de nouveau, mais cette fois-ci véritablement de légiste à client, sans sophistique d’aucune sorte, ils le savaient désormais tous les deux. « Qu’est-ce qui pousserait le Haut Magister du prestigieux Phylum des Marches à causer la ruine de l’Arche de la Civilisation ? » Il s’adressait comme à un égal, sur le ton de la conversation. Aritch semblait avoir du mal à s’adapter à la nouvelle situation. Ses pensées étaient faciles à deviner. Si McKie avait assisté au Rite de la Purification, il fallait l’accepter en tant que Gowachin. Mais McKie n’était pas gowachin. Pourtant, il avait été admis au sein du barreau… et s’il avait été témoin de ce rite sacré… Au bout d’un instant de silence, Aritch demanda : « Où avez-vous assisté à ce rite ? » « Il a été pratiqué par le Phylum qui m’hébergeait sur Tandaloor. » « Les Têtes Sèches ? » « Oui. » « Savaient-ils que vous étiez là ? » « Ils m’avaient invité. » « Comment avez-vous fait pour jeter votre peau ? » « Ils m’ont écorché vif et ils ont gardé les morceaux. » Aritch mit quelque temps pour digérer cela. Les Têtes Sèches avaient avancé leur pion en secret sur l’échiquier de la politique gowachin, mais à présent le secret était dévoilé. Il fallait qu’il réfléchisse à tout ce que cela impliquait. Pour quelle raison avaient-ils agi ainsi ? Qu’espéraient-ils gagner ? Il murmura : « Vous n’avez pas de tatouage. » « Je n’ai jamais demandé officiellement à faire partie des Têtes Sèches. » « Pourquoi ? » « Mon allégeance primaire est acquise au BuSab. » « Les Têtes sèches savent cela ? » « Ils l’encouragent. » « Mais quelle a été leur motivation dans… » McKie eut un sourire. Aritch hocha la tête en regardant dans la direction d’une niche murale dissimulée derrière une tenture, à l’autre extrémité de la salle. Sa ressemblance avec le Dieu Batracien ? « Ce ne serait pas suffisant. » McKie eut un haussement d’épaules. Aritch médita à haute voix : « Les Têtes Sèches ont soutenu Klodik lorsqu’il a commis le crime dont vous… » « Ce n’était pas un crime. » « Vous avez raison. Puisque vous avez obtenu l’acquittement de Klodik. Et c’est à la suite de cette victoire que les Têtes Sèches vous ont invité à assister au Rite de la Purification. » « Un Gowachin appartenant au BuSab ne peut dissocier ses allégeances. » « Mais un légiste doit être uniquement au service de la loi ! » « Les lois du BuSab et des Gowachins ne sont pas en conflit. » « C’est ce que les Têtes Sèches voudraient nous faire croire. » « Beaucoup de Gowachins y croient. » « Il reste que l’affaire Klodik n’était pas une véritable épreuve. » McKie venait soudain de comprendre une chose : c’était beaucoup plus qu’un pari perdu que regrettait Aritch. Avec son argent, il avait aussi placé ses espoirs. Il était grand temps de réorienter cette conversation. « Je suis votre légiste. » D’une voix résignée, Aritch répondit : « Vous l’êtes. » « Votre légiste voudrait des explications sur le problème dosadi. » « Un problème n’existe que s’il y a suffisamment de gens pour s’intéresser à lui. » Aritch regarda la boîte bleue sur les genoux de McKie. « Nous sommes concernés pour l’instant par des différences entre valeurs, des changements de valeurs. » McKie ne crut pas un instant que telle était la teneur de la défense gowachin, mais les paroles d’Aritch lui fournirent un instant de pause. Les Gowachins avaient envers leur loi et toute forme de gouvernement une attitude faite d’un curieux mélange de respect et d’irrespect. À la base régnaient leurs rites immuables, mais à part cela tout demeurait aussi fluide que les océans où s’était faite leur évolution. Derrière les rites, il s’agissait d’atteindre la fluidité constante. Jamais on n’abordait de pied ferme un entretien avec un Gowachin. Chaque fois, il réagissait de façon différente… religieusement. C’était leur nature qui voulait cela. Toute base est temporaire. La loi est faite pour être changée. C’était leur catéchisme. L’art du légiste est de savoir à chaque instant où il met les pieds. « Les têtes Sèches ont une conception différente », fit McKie. Cela plongea Aritch dans une espèce de consternation. Ses ventricules respiratoires vibrèrent, signe qu’il allait parler du ventre. « Les Co-sentients ont des formes tellement variées : les Wreaves (il jeta un coup d’œil en direction de la porte), les Sobarips, les Laclacs, les Calibans, les Pan Spechi, les Chithers, les Palenkis, les Taprisiotes, les Humains, et nous les Gowachins… il y en a tellement… les différences entre nous défient l’analyse. » « Autant recenser les gouttes d’eau dans l’océan. » Aritch émit une sorte de grognement, puis : « Certaines affections peuvent franchir la barrière entre les espèces. » McKie le regarda avec étonnement. La planète Dosadi servait-elle de station médicale expérimentale ? Impossible ! Ils n’auraient eu aucune raison de dissimuler la chose. Le secret ne pouvait que contrarier l’étude d’un problème commun. Les Gowachins le savaient. « Vous n’étudiez pas la pathologie humano-gowachin. » « Il y a des maladies qui affectent le psychisme et ne peuvent être attribuées à aucun agent physique. » McKie prit le temps de digérer cela. Bien que les définitions gowachins fussent parfois difficiles à concevoir, elles laissaient rarement place à des comportements aberrants. Différents, oui ; mais pas aberrants. On pouvait défier la loi et non le rituel. Les Gowachins étaient très stricts à cet égard. Celui qui faisait une entorse au rituel était immédiatement mis à mort. C’était l’une des choses qui rendaient leurs relations avec les autres espèces extrêmement délicates. Aritch poursuivit : « D’effroyables frictions psychologiques surviennent lorsque des espèces divergentes se rencontrent et sont contraintes de s’adapter à de nouvelles façons d’être. Nous recherchons une connaissance nouvelle dans cette arène du comportement. » McKie hocha la tête. Un de ses anciens professeurs Têtes Sèches lui avait dit : « Quelle que soit la souffrance, la vie doit s’adapter ou mourir. » C’était une révélation profonde quant à la manière dont les Gowachins appliquaient sur eux-mêmes leurs propres conceptions. La loi était changeante, mais ses fondements ne supportaient pas la moindre modification. « Autrement, comment saurions-nous où nous sommes et d’où nous venons ? » Cependant, les confrontations avec d’autres espèces modifiaient les fondements. La vie s’adaptait… de gré ou de force. McKie choisit attentivement ses mots : « Les expériences à caractère psychologique menées sur des individus ou des groupes qui ne sont ni informés ni consentants ont toujours été illégales… même chez les Gowachins. » Aritch n’accepta pas cet argument : « Dans toutes les régions de la Co-sentience, on trouve d’innombrables précédents, principalement dans le domaine de la recherche biomédicale et celui des sciences du comportement, où des Co-sentients ont servi de sujets d’expérimentation. » « Mais la première question qui se pose est : De quelle ampleur est le risque connu encouru par les sujets ? » « Mon cher légiste, vous savez très bien que l’expression informé et consentant implique que l’expérimentateur soit préalablement au courant de la nature exacte des risques et qu’il puisse les décrire avec précision. Or, je vous le demande, comment une telle chose serait-elle possible si l’expérience a justement pour but de découvrir ce qui n’est pas connu ? Comment évaluer un risque qu’on ne peut prévoir ? » « On soumet le projet à plusieurs experts faisant autorité dans le domaine en question », répondit McKie. « Ils mettent en balance les travaux envisagés et les avantages qui sont censés en découler. » « Oui, je sais. Nous soumettons aussi nos projets à d’autres chercheurs, des gens qui sont précisément, de par leur mission et l’idée même qu’ils se font de leur identité, persuadés qu’ils peuvent améliorer le sort de toutes les créatures co-sentientes. Je vais vous demander une chose, légiste. Pensez-vous que les commissions composées de telles personnalités refusent beaucoup de demandes de recherches ? » McKie commençait à voir où il voulait en venir. Il parla avec précaution : « Peu de projets sont rejetés, c’est certain. Mais vous n’avez soumis votre programme dosadi à aucune instance extérieure autorisée. Était-ce dans le but de le tenir secret aux yeux de vos ressortissants, ou bien des autres Co-sentients ? » « Nous avions peur d’un refus, si les autres espèces en avaient eu connaissance. » « Ce projet a-t-il été approuvé par la majorité des Gowachins ? » « Non ; mais vous savez aussi bien que moi que l’avis de la majorité dans le domaine expérimental n’offre aucune garantie contre les recherches dangereuses. » « Le projet Dosadi s’est-il révélé dangereux ? » Aritch demeura silencieux le temps de quelques longues inspirations, puis répondit : « Il s’est révélé dangereux. » « Pour qui ? » « Pour tous. » C’était une réponse inattendue, qui ajoutait une nouvelle dimension au comportement d’Aritch. McKie décida d’exploiter le filon : « Ce projet a donc été approuvé par une minorité de Gowachins disposés à accepter un rapport avantage-risque particulièrement dangereux. » « Vous avez une manière d’exprimer cela, McKie, qui présuppose une culpabilité d’un genre particulier. » « Mais il pourrait se trouver dans la Co-sentience une majorité qui approuve ma définition ? » « Si elle en est informée. » « Je vois. Mais en acceptant un tel risque, quels avantages espériez-vous obtenir ? » Aritch émit un grognement. « Je vous assure, légiste, que nous avons utilisé uniquement des volontaires, et seulement des Humains et des Gowachins. » « Vous éludez ma question. » « Je ne fais que retarder la réponse. » « Dans ce cas, dites-moi si vous avez bien expliqué à ces volontaires qu’ils avaient le choix, la possibilité de dire non. Étaient-ils au courant des dangers qu’ils pouvaient courir ? » « Nous n’avons pas tenté de leur faire peur… non. » « L’un d’entre vous s’est-il soucié du libre choix de ces volontaires ? » « Attention à la manière dont vous nous jugez, McKie. Il y a une tension fondamentale entre la science et la liberté, quelle que soit la manière dont la science est considérée par ses praticiens ou la notion de liberté perçue par ceux qui sont persuadés d’en jouir. » Ces mots rappelèrent à McKie un des plus cyniques aphorismes gowachins : Croire qu’on est libre est plus important qu’être libre. Il répliqua : « Vous ne leur avez pas dit toute la vérité sur cette expérience. » « C’est un point de vue. » McKie s’offrit quelques instants de réflexion. Il ignorait ce que les Gowachins avaient pu faire exactement sur Dosadi ; mais il commençait à soupçonner quelque chose d’assez ignoble. Lorsqu’il parla de nouveau, il ne put oblitérer tout à fait les craintes contenues dans sa voix. « Revenons à ma question sur les avantages que vous espériez. » « Mon cher légiste, nous éprouvons de longue date une sincère admiration pour votre espèce. Vous nous avez transmis l’une de nos maximes les plus éprouvées : À nulle espèce ne te fieras au-delà de ton propre intérêt. » « Ce n’est pas un motif suffisant pour… » « Il y a une autre règle que nous tirons de votre maxime : Il est sage d’orienter tes actions de manière que les intérêts des autres espèces coïncident avec ceux de la tienne. » McKie considéra un long moment le Haut Magister. Cette vieille crapule gowachin essayait-elle de lui proposer une entente humano-gowachin en vue d’étouffer le scandale ? Le Gowachin oserait-il un tel gambit ? Quelle était l’ampleur de l’échec dosadi ? À haute voix, il demanda : « Quels avantages espériez-vous ? J’insiste pour que vous me répondiez. » Aritch s’affaissa un peu plus dans son canisiège, qui s’adapta aussitôt à cette nouvelle position. Le Haut Magister gratifia McKie d’un long regard pesant avant de murmurer : « Vous jouez cette partie encore mieux que nous ne l’avions espéré. » « Pour vous, le gouvernement et la loi sont un jeu. Personnellement, je viens d’une autre arène. » « Votre BuSab. » « Ce qui ne m’empêche pas d’être aussi légiste. » « Êtes-vous mon légiste ? » « Je suis lié par le Serment du Livre. N’avez-vous donc pas foi… » McKie s’interrompit, ébranlé par une révélation subite. Évidemment… Il aurait dû y penser avant. Les Gowachins savaient depuis longtemps que la question dosadie apparaîtrait un jour sur la scène juridique… « Foi en quoi ? » voulut savoir Aritch. « Assez de faux-fuyants ! » s’écria McKie. « Lorsque vous avez fait de moi un légiste, vous aviez déjà le problème dosadi en tête. Et maintenant, vous agissez comme si vous n’aviez plus confiance en votre propre plan. » Les lèvres d’Aritch ondoyèrent. « Comme c’est curieux… vous êtes plus gowachin qu’un Gowachin. » « Quels avantages espériez-vous lorsque vous avez pris ce risque ? » Les doigts d’Aritch s’écartèrent, exposant leur palmure. « Nous espérions surtout mener ces recherches rapidement à terme, en retirant des avantages capables de faire taire les protestations qu’elles allaient inévitablement susciter. Mais il y a maintenant plus d’une vingtaine de vos générations – et non douze ou quinze, comme vous le voyez – que nous avons pris dans nos mains ce fer rouge. Des avantages ? Bien sûr, il y en a eu quelques-uns, mais nous n’osons pas les utiliser, ni libérer les Dosadis de leur servitude, de peur de soulever des quantités de questions auxquelles nous ne saurions répondre sans révéler nos… sources. » « Mais les avantages ! » insista McKie. « C’est votre légiste qui vous le demande ! » Aritch exhala par ses ventricules un souffle trémulant. « La Calibane qui contrôle l’accès à Dosadi est la seule à connaître les coordonnées de cette planète. Elle n’a le droit de les révéler à personne. Dosadi est peuplée uniquement d’Humains et de Gowachins. Elle ne comporte qu’une seule ville, Chu, dont la population atteint quatre-vingt-dix millions d’habitants à peu près également répartis entre les deux espèces. Il y a environ trois fois plus de monde à l’extérieur de la cité, dans les territoires uniformément désignés sous le nom de Bordure. Mais ils ne sont pas inclus dans l’expérience. La ville de Chu proprement dite s’étend sur huit cents kilomètres carrés. » Une telle densité avait de quoi frapper McKie. Plusieurs millions par kilomètre carré. Il avait du mal à se représenter la chose. Même en bâtissant verticalement… et souterrainement… Il devait y avoir, bien sûr, des privilégiés qui disposaient d’assez d’espace, mais les autres… Par tous les Dieux du ciel ! Un tel endroit devait littéralement grouiller de gens qui n’avaient aucun moyen d’échapper à la promiscuité générale, sauf peut-être en se réfugiant dans cette mystérieuse Bordure. McKie exposa ses réflexions à Aritch, qui les confirma : « La densité de population est particulièrement élevée dans certains secteurs. Les Dosadis les appellent des « garennes » pour des raisons que vous comprendrez aisément. » « Mais pourquoi ? Alors qu’ils ont toute une planète à leur disposition… » « Dosadi est toxique pour nos deux espèces. Toute la nourriture provient d’usines hydroponiques particulièrement étudiées, situées en plein cœur de Chu. La gestion des usines et la distribution des aliments sont contrôlées par des chefs de guerre. Tout est organisé de manière quasi militaire. Mais l’espérance de vie à l’intérieur de la cité est quatre fois plus élevée qu’à l’extérieur. » « Pourtant, vous disiez que la population de la Bordure était beaucoup plus importante que… » « Ils se multiplient comme des animaux pris de frénésie. » « Je ne vois vraiment pas les avantages que vous espériez tirer d’une telle… » « Sous la pression, la vie révèle ses propriétés intrinsèques. » McKie médita ces paroles du Haut Magister. L’image qu’il se faisait de Dosadi était celle d’une masse en ébullition constante. Il essayait de se représenter les chefs de guerre… les murs partout… les gens, certains vivant et travaillant dans un espace d’une relative opulence tandis que tous les autres… Par les Dieux ! C’était de la folie pure et simple, dans un univers où certaines planètes parfaitement habitables n’étaient peuplées que de quelques milliers d’individus. Se reprenant, il s’adressa à Aritch d’une voix cassante : « Ces propriétés intrinsèques, ces avantages que vous espériez obtenir… pouvez-vous me les définir ? » Aritch se redressa d’un mouvement brusque. « Nous avons découvert de nouveaux modes d’association, de nouveaux éléments de motivation et des leviers insoupçonnés permettant d’agir sur des populations entières. » « Je désire que vous procédiez à l’énumération claire et complète de toutes ces découvertes. » « Un peu de patience, légiste. Un peu de patience. » Pourquoi Aritch était-il en train de temporiser ainsi ? Les avantages en question avaient-ils donc si peu de poids en regard des atrocités entraînées par ces expériences ? McKie essaya une autre approche. « Vous dites que cette planète est malsaine. Pourquoi ne pas en retirer les habitants par petits groupes, effacer s’il le faut tous leurs souvenirs et les réinsérer dans la Co-sentience en qualité de nouveaux… » « Nous n’osons pas le faire ! Premièrement, les Dosadis ont acquis une sorte d’immunité à notre lavage de mémoire. C’est l’un des effets secondaires produits par les substances toxiques qui se glissent malgré tout dans leur alimentation. Et deuxièmement, compte tenu de ce qu’ils sont devenus à force de vivre sur Dosadi… Comment vous expliquer ? » « Pourquoi ne quittent-ils pas Dosadi par leurs propres moyens ? Je suppose que vous les empêchez d’utiliser les couloirs calibans, mais il y a d’autres moyens plus traditionnels, comme les fusées… » « Nous les retenons de force. Notre entité calibane a entouré la planète de ce qu’elle appelle une barrière tempokinésique. Les Dosadis ne peuvent la franchir. » « Pourquoi faites-vous cela ? » « Nous préférerons détruire la planète avec tous ses habitants plutôt que les voir se répandre dans toute la Co-sentience. » « Mais qu’ont-ils donc de si terrible, pour que vous envisagiez une telle extrémité ? » Aritch frissonna. « Nous avons créé un monstre. » Chapitre 9 Tous les gouvernements sont aux mains de menteurs et rien de ce qu’ils disent ne doit être cru. Paroles attribuées à un journaliste humain de l’ancienne époque. Traversant d’un pas vif le toit de la spirale de parking proche de son bureau de Liaitrice Principale, Jedrik ne pouvait s’empêcher de se dire, en ce milieu d’après-midi maussade, qu’elle était sur le point d’user pour la dernière fois d’un privilège encore attaché à sa fonction. Dans le bâtiment situé sous ses pieds étaient garés, chacun au bout de son grappin au milieu du plateau convoyeur, les véhicules particuliers des marchands de pouvoir et de leurs favoris. Les appareils allaient de la corvelle surpuissante, réservée aux hautes cimes de la hiérarchie et lourde de blindages et d’armements superfétatoires, au minuscule pliqueur noir attribué à des fonctionnaires comme elle. L’ex-favorite Jedrik ne se faisait guère d’illusions. Elle allait monter aujourd’hui pour la dernière fois dans la machine qui lui avait épargné si souvent les bousculades et les désagréments des voies roulantes souterraines. Elle avait soigneusement minuté chaque phase de son départ. Ceux qui avaient droit aux corvelles n’avaient pas dû encore attribuer à quelqu’un d’autre son pliqueur ni son chauffeur. Ce dernier, Havvy, était au demeurant au centre de ce dernier voyage, qui s’insérait dans un espace chronologique extrêmement réduit. Jedrik sentait les événements s’enchaîner à une allure accélérée. Ce matin même, elle avait déchaîné la mort contre une cinquantaine d’Humains. La boule de neige était en train de devenir une avalanche. La terrasse du parking avait été sommairement réparée après l’attentat récent commis par trois guérilleros borduriers. Sans ralentir le pas, Jedrik enjamba quelques restes de décombres pour gagner la cage d’accès au parking. Devant l’entrée, elle s’arrêta pour regarder en direction de l’ouest, où s’élevaient les parois montagneuses qui entouraient Chu. Le soleil, déjà sur le point de sombrer derrière les falaises, jetait un éclat doré légèrement voilé par l’écran laiteux du Mur de Dieu. Dans l’état d’angoisse réceptive où elle se trouvait depuis peu, ce n’était pas un soleil qu’elle voyait, mais un œil maléfique qui l’observait d’en haut. À l’heure qu’il était, les rotoclasseurs de son bureau avaient dû disparaître en cendres à la suite de l’intrusion intempestive des crapauds laboristes. Il fallait compter un certain temps avant qu’ils fassent leur rapport et que celui-ci soit répercuté dans les corridors de la hiérarchie, jusqu’à ce que quelqu’un ose prendre la responsabilité d’une décision. Elle luttait pour empêcher ses pensées de se disloquer en ombres tremblantes. Après la découverte des rotoclasseurs, les autres indices allaient s’accumuler rapidement. L’entourage de l’Electeur commencerait à avoir de plus en plus de soupçons. Mais cela faisait partie des plans de Jedrik, aux multiples facettes superposées. Abruptement, elle pénétra dans l’accès, se laissa descendre jusqu’à son niveau de parking et repéra, au-dessus des passerelles, son pliqueur qui se balançait au milieu des autres. Havvy était assis sur le capot incliné, les épaules rentrées dans une attitude qui le caractérisait. Parfait. Il se comportait comme elle l’avait espéré. Elle allait maintenant devoir faire preuve d’une certaine finesse, mais elle ne s’attendait à rencontrer aucun obstacle réel chez quelqu’un d’aussi fruste et aussi transparent que Havvy. Ce qui ne l’empêcha pas de laisser sa main droite dans la poche où elle avait glissé une arme minuscule mais efficace. Elle ne pouvait maintenant se permettre de se laisser arrêter par rien. Elle avait soigneusement choisi et formé ses lieutenants, mais aucun n’arrivait réellement à la hauteur de ses propres capacités. La force armée constituée en prévision de ce moment même avait besoin d’elle pour recevoir l’impulsion qui peut-être arracherait la victoire aux jours prochains. Entre-temps, me laisser flotter comme une feuille au-dessus de l’ouragan. Havvy était en train de lire un livre, une de ces choses pseudo-profondes auxquelles il affectait régulièrement de s’intéresser mais qu’il ne comprenait pas. Tout en lisant, il se tiraillait la lèvre inférieure entre le pouce et l’index et présentait l’image de quelqu’un d’absorbé dans de profondes méditations intellectuelles. Mais ce n’était qu’une image, elle le savait. Il ne donnait pas signe de l’avoir entendue approcher. Un léger courant d’air avait tendance à faire tourner les pages, qu’il maintenait d’un doigt. Elle n’était pas encore assez près pour lire le titre, mais supposait qu’il figurait au nombre des ouvrages à l’index qui circulaient clandestinement, comme c’était le cas pour la plus grande partie de ses lectures. Cela constituait d’ailleurs pour lui à peu près le summum en matière de risques qu’il était prêt à prendre. Ce n’était pas grand-chose, mais c’était auréolé d’un certain prestige. Encore une image qu’il voulait donner. Elle était maintenant assez près pour distinguer sa physionomie dans tous les détails. Il aurait dû lever la tête à son approche, mais continuait de s’absorber dans sa lecture. Il avait de grands yeux bruns qu’il était visiblement persuadé de savoir employer avec une trompeuse innocence. Mais sa véritable innocence était bien plus profondément ancrée que ses pusillanimes tentatives de tromperie. Jedrik n’avait aucune difficulté à imaginer la scène au cas où l’un des agents de Broey aurait surpris Havvy dans cette posture. « Un ouvrage à l’index ? » aurait-il demandé en se servant de ses yeux bruns jusqu’à la limite de leur inefficace innocence. « Je ne pensais pas qu’il y en avait encore en circulation. J’étais sûr que vous les aviez tous brûlés. C’est quelqu’un qui me l’a donné dans la rue quand je lui ai demandé ce qu’il était en train de lire. » Et l’espion de l’Electeur aurait continué en dissimulant mal une moue de sarcasme : « Vous n’avez pas eu des doutes en recevant un tel présent ? » Si les choses devaient un jour en arriver là, des difficultés s’accumuleraient pour Havvy dans des voies qu’il était incapable de soupçonner. Ses yeux bruns innocents ne tromperaient pas plus les crapauds de l’Electeur qu’ils n’étaient capables de la tromper elle-même. Dans cette optique, elle avait une autre interprétation à donner au fait que c’était Havvy qui lui avait apporté la clé du Mur de Dieu, ce fameux Jorj X. McKie. Havvy l’avait abordée avec son air de conspirateur aux gros sabots : « La Bordure veut nous envoyer un nouvel agent. Nous avons pensé que, peut-être, vous seriez… » Chaque information qu’il avait divulguée alors à propos de cette nouvelle si bizarrement annoncée, chaque question à laquelle il avait répondu avec sa candeur transparente, avaient accru la tension, l’étonnement et la jubilation qui l’avaient saisie. Elle repensait à tout cela en s’approchant de lui. Il dut sentir sa présence, car il leva les yeux. En la reconnaissant, il eut une réaction assez inattendue : un mouvement de retrait à demi esquissé, comme s’il était sur ses gardes. Il referma son livre. « Vous êtes en avance. » « Comme je vous l’avais dit. » Cette attitude nouvelle chez Havvy l’exaspérait et réveillait en elle d’anciens doutes. Il ne lui restait plus que l’attaque comme ligne d’action. « Seuls les crapauds ne rompent jamais leurs habitudes », dit-elle. Le regard de Havvy fit un bond à gauche, à droite, et revint se poser sur elle. Il ne s’était pas attendu à une telle audace de la part de Jedrik. Le risque, cette fois-ci, était trop précis à son goût. L’Electeur avait des espions partout. La réaction de Havvy, cependant, avait appris à Jedrik ce qu’elle voulait savoir. Elle fit un signe impatient en direction du pliqueur. « Allons-y. » Il mit le livre dans sa poche, se laissa glisser par terre et lui ouvrit la porte. Ses gestes étaient peut-être un peu trop brusques. La patte boutonnée de l’une de ses manches à rayures vertes se prit dans la poignée d’une portière. Il se dégagea avec une précipitation maladroite. Jedrik se glissa dans le harnais côté passager. Havvy fit claquer la portière, peut-être un peu trop fort. Il était nerveux. Parfait. Il prit sa place devant la barre de contrôle à sa gauche et lui parla sans cesser de lui présenter son profil. « Où allons-nous ? » « Prenez la direction de l’appartement. » Il eut une légère hésitation, puis activa le convoyeur à grappins. Le pliqueur oscilla, se mit en mouvement et glissa lentement sur la rampe d’accès à la rue. Lorsqu’ils émergèrent de l’obscurité de la spirale de parking, avant même que le grappin ne les lâche pour les laisser se propulser par leurs propres moyens, Jedrik avait arrêté sa décision de ne pas regarder en arrière. Le bâtiment des Liaiteurs faisait désormais partie de son passé. Ce n’était plus qu’un assemblage de pierres grises parmi tant d’autres édifices géants, avec çà et là des trouées qui s’ouvraient sur les falaises et les différents bras du fleuve. Cette partie de son existence, elle était en train de l’exciser. Mieux valait que l’opération fût faite proprement. Elle devait avoir les idées claires en prévision de la suite. La suite, c’était tout simplement la guerre. Ce n’était pas souvent qu’une force de guerre surgissait des masses dosadies pour disputer sa place aux structures du pouvoir. La force que Jedrik avait levée allait insuffler la peur à des millions d’individus ; néanmoins, pour le moment, c’étaient les craintes d’une poignée de personnes qui l’intéressaient, et le premier concerné était Havvy. Il pilotait avec sa maîtrise habituelle, parfaitement compétent mais sans plus. Cela n’empêchait pas ses phalanges d’être blanches autour de la barre tandis que ses muscles saillaient sous sa peau. C’était bien le Havvy qu’elle connaissait qui se trouvait encore à côté d’elle, et non une de ces entités maléfiques et perfides enrobées de chair dosadie. Là résidait l’utilité de Havvy, et aussi son point faible. Il portait la marque de Dosadi. Il était souillé, corrompu. C’était une chose qui ne pourrait pas être admise chez McKie. Havvy semblait posséder assez de bon sens pour la craindre. Tout en observant le paysage devant elle, Jedrik se plaisait à laisser monter la tension. Il y avait peu de circulation. Tous les véhicules étaient lourdement blindés. Derrière chaque tube d’accès, on devinait dans l’ombre des yeux aux aguets et des armes pointées. Mais tout paraissait normal. Il était encore trop tôt pour que retentisse l’hallali derrière une Liaitrice en fuite. Ils franchirent sans problème le premier poste fortifié. Les gardes, nonchalants mais efficaces, jetèrent à peine un coup d’œil au pliqueur et aux brassards d’identification de ses occupants. Ce n’était qu’une opération de routine. Le danger, avec les activités de routine, se disait-elle, c’était qu’elles devenaient très rapidement ennuyeuses. L’ennui atrophie les sens. C’était une chose contre laquelle ses collaborateurs et elle mettaient sans cesse en garde les combattants qu’ils étaient en train de former. L’armée nouvelle qui allait surgir sur la scène dosadie provoquerait peut-être quelques surprises. À mesure qu’ils s’éloignaient du centre, les rues devenaient plus larges et plus dégagées. On commençait à voir quelques jardins ornementaux, aux plantes vénéneuses mais splendides. Le feuillage, dans l’ombre, avait des couleurs pourpres. Entre les bouquets de végétation, la terre nue était perlée de gouttelettes corrosives, une manière entre les autres sur Dosadi de protéger son territoire. À ceux qui voulaient apprendre, Dosadi avait beaucoup à donner. Jedrik se tourna de côté pour mieux étudier Havvy. Il semblait se concentrer sur ses opérations de pilotage comme s’il avait mis de l’énergie en réserve. C’était, à vrai dire, la seule chose qu’il savait faire. Il paraissait au courant de ses propres lacunes et se rendait certainement compte que beaucoup se demandaient comment il avait eu ce poste de chauffeur, même à un échelon moyen, alors que les garennes regorgeaient d’individus prêts à tout pour monter d’un pas dans la hiérarchie. Visiblement, Havvy détenait des renseignements secrets qu’il monnayait sur un marché occulte. Il fallait qu’elle mette le doigt maintenant sur ce marché occulte. Sa démarche devait paraître légèrement maladroite, comme si les événements de la journée l’avaient troublée. « Est-ce qu’on peut nous entendre ? » demanda-t-elle. Cela ne faisait aucune différence en ce qui concernait ses plans, mais une telle question trahissait précisément le genre de faiblesse qu’il allait interpréter exactement comme elle le désirait. « J’ai déconnecté le système de transmission comme la dernière fois », dit-il. « Si quelqu’un vérifie, on croira que c’est une panne. » Il n’y a que toi pour croire ça, pensa-t-elle. C’était exactement le niveau de réponse infantile qu’elle attendait de lui. Mais elle releva le gambit, en le sondant avec une curiosité non feinte : « Vous pensiez que nous aurions à discuter en privé aujourd’hui ? » Il faillit lui jeter un regard stupéfait, mais se reprit en répondant : « Non ; ce n’était qu’une précaution. Mais j’ai d’autres informations à vous vendre. » « Vous m’avez donné ce renseignement sur McKie. » « Uniquement pour vous démontrer ma valeur. » Oh, Havvy ! Pourquoi essayes-tu encore ? « Vous avez décidément des qualités insoupçonnées », fit-elle en prenant bien soin de ne pas le laisser soupçonner le premier degré de son ironie. « Et quelle est cette information que vous voulez vendre ? » « Elle concerne McKie. » « Ah, vraiment ? » « A-t-elle de la valeur pour vous ? » « Serais-je votre unique marché, Havvy ? » Les muscles de ses épaules firent saillie tandis qu’il resserrait ses doigts autour de la barre de contrôle. Les tensions contenues dans sa voix ne pouvaient laisser place à aucune erreur d’interprétation. « Livrée au bon endroit, l’information que je possède pourrait me garantir au moins cinq ans de vie sans problèmes, ni de nourriture, ni de logement, ni rien d’autre. » « Pourquoi ne la vendez-vous pas là, dans ce cas ? » « Je n’ai jamais dit que je le pouvais. Les acheteurs ne se ressemblent pas tous. » « Il y a aussi ceux qui prennent sans payer ? » Il n’avait pas besoin de répondre, et ce fut mieux ainsi. Une barrière venait de tomber devant le pliqueur, forçant Havvy à s’arrêter brusquement. L’espace d’un instant, la peur saisit Jedrik et elle sentit s’enclencher les réflexes qui l’empêchaient de se trahir. Puis elle comprit qu’il s’agissait d’une opération de simple routine destinée à laisser passer un convoi de pièces détachées qui était sur le point de leur couper la route. Jedrik jeta un coup d’œil par la vitre de droite. Il y avait, comme toujours, d’interminables travaux de consolidation et de réparation des murs de la cité au niveau immédiatement au-dessous. Si sa mémoire était bonne, il s’agissait de la huitième barrière de défense pour le secteur sud-ouest. Le vacarme des marteaux qui cassaient les cailloux emplissait les rues. Une fine poussière grise flottait partout. Il y avait dans l’air cette odeur de métal et de pierre brûlée à laquelle il était difficile d’échapper dans la cité de Chu. C’était l’odeur du poison subtil que Dosadi n’avait jamais cessé de distiller à l’intention de ses habitants. Jedrik ferma la bouche et respira du nez par petites saccades tout en notant distraitement que l’équipe au travail était composée uniquement d’Humains des garennes, parmi lesquels il y avait un tiers de femmes. Aucune d’entre elles ne paraissait âgée de plus de quinze ans. Il y avait déjà dans leur regard cet éclat dur et alerte que les gens nés dans les garennes gardaient toute leur existence. Un jeune contremaître passa en entraînant dans son sillage un subalterne âgé aux épaules voûtées et aux cheveux gris clairsemés. Le vieillard le suivait avec une lenteur délibérée tandis que le contremaître impatient lui faisait signe d’accélérer le pas. Les subtiles implications de la relation ainsi révélée devaient échapper totalement à Havvy, se dit Jedrik. Le contremaître passa devant une ouvrière et la toisa quelques instants en hochant la tête. L’ouvrière s’en aperçut et redoubla d’application avec son marteau. Le contremaître échangea quelques mots avec son subalterne, qui alla parler à la jeune femme. Elle sourit, regarda le jeune homme et hocha la tête. Les deux hommes s’éloignèrent alors sans se retourner. Le manège aurait entièrement échappé à l’attention de Jedrik si la jeune femme n’avait ressemblé de manière frappante à quelqu’un qu’elle avait connu… une camarade morte maintenant, comme tant d’autres. Une cloche tinta et la barrière fut levée. Havvy passa au ralenti devant le contremaître en lui adressant un regard qui n’eut aucun écho. Jedrik en conclut que le contremaître s’était depuis longtemps formé une opinion sur les occupants du pliqueur. Elle reprit la conversation avec Havvy là où elle l’avait laissée. « Qu’est-ce qui vous fait croire que vous pourriez tirer de moi plus que de quelqu’un d’autre ? » « Pas plus… mais avec vous, je crois qu’il y a moins de risques. » Sa voix, cet innocent instrument qui en disait si long sur Havvy, avait les accents de la sincérité. Elle secoua la tête. « Vous aimeriez que ce soit moi qui prenne le risque de vendre en plus haut lieu ? » Au bout d’un assez long moment de silence, Havvy répondit : « Vous connaissez une manière de procéder qui soit moins dangereuse pour moi ? » « Je serais bien obligée d’avoir recours à vous quelque part en chemin, pour vérifier vos dires. » « Mais je me trouverais alors sous votre protection. » « Pourquoi vous donnerais-je ma protection, si vous ne m’êtes plus utile ? » « Qu’est-ce qui vous fait croire que c’est la seule information que je suis capable de vous procurer ? » Jedrik se permit un soupir, tout en se demandant pourquoi elle continuait ce jeu futile. « Nous pourrions nous heurter tous les deux à quelqu’un qui a l’habitude de prendre sans payer, Havvy. » Il ne répondit pas. Sans doute avait-il envisagé cette possibilité dans ses projets les plus insensés. Ils passèrent devant une bâtisse en briques brunes qui s’élevait à leur gauche. La voie qu’ils suivaient la contournait jusqu’à une place grouillante de monde au niveau immédiatement inférieur. Sur la droite, entre deux immeubles plus élevés, la perspective s’étendait jusqu’au fleuve. Ils continuèrent à grimper entre deux rangées de constructions de plus en plus hautes qui les enserraient comme un canon. Comme elle s’y attendait, Havvy ne put supporter son silence. « Que comptez-vous faire ? » demanda-t-il. « Je suis prête à vous donner en paiement une année entière de ma protection, pour ce qu’elle peut valoir. » « Mais ce n’est pas… » « C’est à prendre ou à laisser. » Le ton déterminé dont elle s’était servie ne pouvait laisser subsister aucun doute, mais il ne se serait pas appelé Havvy s’il n’avait pas essayé une nouvelle fois. C’était chez lui un trait rédhibitoire. « On ne pourrait pas discuter de… » « Pas question de discuter de quoi que ce soit ! Si vous n’acceptez pas mon prix, je me servirai peut-être sans payer. » « Ça ne vous ressemble pas. » « Qu’est-ce que vous en savez ? Des informateurs comme vous… je peux en avoir pour une bouchée de pain. » « Vous êtes dure en affaires. » Par compassion, elle voulut lui donner une petite leçon : « C’est une condition nécessaire pour survivre. Mais nous devrions peut-être oublier ça. Votre information est probablement quelque chose que je connais déjà, ou qui ne peut pas me servir. » « Elle vaut bien plus que ce que vous m’offrez en échange. » « C’est vous qui le dites. Mais ie vous connais bien, Havvy. Vous n’êtes guère capable de prendre de gros risques. Des petits, parfois, mais jamais de gros. Il est impossible que vous ayez un renseignement vraiment important à me vendre. » « Si seulement vous saviez ! » « Ça ne m’intéresse même plus, Havvy. » « Alors là, c’est trop fort ! Vous marchandez pendant une heure, et puis vous retirez vos billes quand je… » « Je n’ai jamais marchandé ! » s’écria Jedrik. Il ne comprenait donc rien à rien ? « Mais vous… » « Écoutez-moi attentivement, Havvy. Vous n’êtes qu’un petit garçon persuadé d’avoir découvert un secret important. Ce n’est pas grand-chose en réalité, mais c’est assez gros pour vous faire peur. Vous êtes incapable de trouver le moyen de vendre ce renseignement sans mouiller votre petite tête. Alors, vous venez me trouver. Vous croyez que je vais vous servir d’intermédiaire. Vous vous faites des illusions. » Comme elle le savait, la rage empêchait Havvy de profiter de ce qu’elle disait. « Je prends beaucoup de risques ! » Elle ne tenta même pas de dissimuler l’amusement qui était dans sa voix : « Je sais, Havvy, mais jamais au moment où vous le croyez. Tenez, en voilà un, de risque à prendre. Dites-moi quelle est votre précieuse information. Jouons cartes sur table. Je serai la seule juge. Si je pense que vos révélations valent plus que ce que je vous ai offert, je vous payerai davantage. Mais si je possède déjà cette information, ou si elle ne m’est d’aucune utilité, vous n’en tirerez rien. » « Les avantages sont uniquement de votre côté ! » « Comme il se doit. » Jedrik observa de nouveau les épaules, le port de la tête et les muscles tendus du pilote. Lui qui-se prétendait laboriste, il ne savait même pas que le silence était le gardien de l’U.L. : Apprends le silence et tu apprendras à entendre. L’Union Laboriste s’engageait rarement la première. Havvy était si loin des traditions U.L. qu’on eût dit qu’il n’avait aucune expérience des garennes. En fait, il n’en avait eu aucune jusqu’à ce qu’il fût trop vieux pour apprendre. Cela ne l’empêchait pas de parler de ses contacts borduriers, comme s’il était à la tête d’un réseau de conspirateurs. Il était titulaire d’un emploi pour lequel il était à peine compétent. Et tout ce qu’il faisait trahissait sa certitude de ne rien révéler sur lui d’essentiel lorsqu’il avait affaire à une personne de la stature de Jedrik. À moins que son art ne fût merveilleusement consommé. Elle ne pouvait croire à cette dernière hypothèse mais, étant soupçonneuse de naissance, ne pouvait tout à fait l’écarter. C’était cela, en plus des lacunes évidentes dans son personnage, qui l’avait retenue d’utiliser Havvy comme clé du Mur de Dieu. Ils passaient maintenant devant le Quartier général de l’Electeur. Elle se tourna pour contempler l’escarpement rocheux. Ses pensées étaient un buisson épineux où chaque conjecture qu’elle formulait à propos de Havvy appelait un réflexe protecteur particulier. Un réflexe non dosadi. Elle regarda passer les files d’ouvriers qui descendaient les marches conduisant au tube d’accès de l’immeuble. Son problème vis-à-vis de Havvy présentait une curieuse analogie avec celui auquel elle savait que Broey se heurterait lorsqu’il faudrait prendre une décision à l’encontre d’une ex-liaitrice nommée Keila Jedrik. Elle avait analysé les décisions de Broey, avec un degré de concentration qui frôlait les limites de ses capacités. Ce faisant, elle avait opéré en elle des changements fondamentaux qui l’avaient fait devenir étrangement non dosadie. Ils ne trouveraient plus jamais Keila Jedrik à la Poldem. Pas plus qu’ils ne trouveraient Havvy ou ce fameux McKie, là-bas. Mais si elle était capable de faire cela… La circulation pédestre dans cette zone périlleuse avait forcé Havvy à ralentir considérablement. D’autres travailleurs émergeaient de la Sortie N°1, pressés comme si des affaires urgentes les attendaient. Elle se demanda brièvement s’il y avait dans la foule quelques-unes des cinquante personnes qu’elle avait condamnées. Je ne dois pas laisser errer mes pensées. Flotter au vent comme une feuille consciente était une chose, mais elle n’osait pas pénétrer d’elle-même dans l’ouragan… pas encore. Elle se tourna de nouveau vers Havvy, boudeur et silencieux. « Dites-moi une chose, Havvy. Vous est-il déjà arrivé de tuer quelqu’un ? » Les épaules du pilote se raidirent. « Pourquoi posez-vous cette question ? » Elle le regarda de profil durant un laps de temps approprié, comme si elle méditait cette demande elle-même. « Je pensais que vous me répondriez. Mais j’ai compris que ce ne serait pas le cas. Ce n’est pas la première fois que je commets cette erreur. » Une fois de plus, la leçon échappa à Havvy. « Vous avez l’habitude de poser cette question à beaucoup de gens ? » « Cela ne vous concerne plus maintenant. » Elle dissimulait une profonde tristesse. Havvy n’avait pas le don de lire les plus élémentaires indicateurs de surface. Il pactisait avec l’inutile. « Rien ne peut justifier une telle intrusion dans ma… » « Du calme, petit homme ! On ne vous a donc jamais rien appris ? La mort est souvent le seul moyen d’invoquer une réponse appropriée. » Havvy prit cela, comme elle l’avait escompté, pour une réponse encore plus dénuée de scrupules que les précédentes. Lorsque, de nouveau, il l’épia du regard, elle haussa un sourcil avec un sourire cynique. Havvy continua de partager son attention entre la rue et elle, gêné, appréhensif. Il pilotait de manière nerveuse, dangereuse. « Attention à ce que vous faites, imbécile ! » Il se concentra davantage sur les dangers de la rue, comme s’il avait décidé de leur accorder momentanément la priorité. Lorsqu’il tourna de nouveau son regard vers elle, elle lui sourit, le sachant incapable de déceler dans cette réaction un changement mortel. Il se demandait déjà si elle allait attaquer, mais se doutait qu’elle ne le ferait pas pendant qu’il pilotait. Il n’avait pas de certitude, néanmoins, et cela le rendait encore plus transparent. Havvy n’avait rien de génial. Une seule chose sur lui était certaine : il venait des régions inconnues situées derrière le Mur de Dieu, tout comme McKie. Qu’il fût ou non au service de l’Electeur importait peu, après tout. En fait, elle doutait de plus en plus que Broey pût se servir d’un outil aussi dangereux – et défectueux. Le plus impudent des simulateurs eût été incapable d’atteindre un tel degré de perfection en laissant croire qu’il ignorait les leçons de survie données par Dosadi. Il n’aurait tout simplement pas survécu. Seul quelqu’un d’authentiquement innocent comme Havvy avait des chances de parvenir à l’âge adulte, pour la simple raison qu’il constituait une curiosité, une source possible de renseignements intéressants. Intéressants ne voulant pas nécessairement dire utiles. Ayant décidé de laisser la résolution du problème Havvy en suspens le plus longtemps possible, et de tirer de lui jusqu’à la moindre parcelle d’utilité, elle connaissait exactement la route à suivre. Quels que fussent les protecteurs qui veillaient sur Havvy, les questions de Jedrik, tout en lui conservant l’entière liberté de ses options, exerçaient sur lui une pression savamment modulée. « Quelle est cette fameuse information ? » demanda-t-elle. Sentant que chacune de ses réponses était maintenant vitale, Havvy arrêta le pliqueur le long d’une façade aveugle et la regarda longuement. Elle attendit. « Il s’agit de McKie… » Il déglutit péniblement, puis ajouta : « Il vient de l’autre côté du Mur de Dieu. » Elle se laissa secouer par un rire convulsif qui dépassa la mesure qu’elle s’était fixée. Durant un instant, elle perdit le contrôle d’elle-même, ce qui eut pour effet de la calmer aussitôt. Même devant Havvy, elle ne pouvait se permettre d’abaisser ainsi ses défenses. Le pilote était furieux. « Qu’est-ce qu’il y a de drôle ? » « Vous. Comment avez-vous pu imaginer une seconde que je ne saurais pas reconnaître quelqu’un qui n’est pas né sur Dosadi ? Mon pauvre petit homme, comment avez-vous survécu vous-même ? » Cette fois-ci, il ne se méprit pas sur le sens réel de ses paroles. Il dut se rabattre sur sa dernière ressource et répondit par là même à la question de Jedrik. « Ne sous-estimez pas ma valeur. » Évidemment… La valeur inconnue de « X ». Il y avait en outre dans sa voix une menace latente qu’elle n’avait jamais perçue avant. Havvy pouvait-il invoquer des protections situées de l’autre côté du Mur de Dieu ? Cela paraissait difficile à admettre, étant donné les circonstances, mais il ne fallait écarter aucune hypothèse. Ce n’était pas avec un point de vue étroit qu’elle allait résoudre son autre problème, le seul qui comptait. Des êtres capables d’entourer une planète entière d’une barrière infranchissable devaient disposer de ressources qu’elle ne pouvait même pas imaginer. Certains de ces êtres circulaient à volonté entre Dosadi et l’extérieur, comme s’il n’y avait pas de barrière pour eux ; de plus, les voyageurs venus de « X » avaient le pouvoir de changer de corps. Cette terrible vérité ne devait jamais être perdue de vue. C’était précisément cela qui avait poussé les ancêtres de Keila Jedrik à préméditer la naissance d’une personne comme elle. De telles considérations la laissaient vulnérable, presque désarmée à l’idée des multiples inconnues qui jalonnaient son chemin. Havvy était-il toujours Havvy ? Elle faisait confiance à ses perceptions qui lui répondaient : oui. Havvy était un espion, une diversion, une distraction. Mais il était aussi quelque chose d’autre qu’elle ne pouvait sonder. C’était exaspérant. Elle lisait chaque nuance de ses réactions, et pourtant de multiples questions demeuraient sans réponse. Comment comprendre ces créatures venues de l’autre côté du Voile Céleste ? Elles étaient certes transparentes à des yeux dosadis, mais leur transparence même déroutait. D’un autre côté, comment ces « X » pouvaient-ils espérer comprendre (et par conséquent devancer) quelqu’un comme Keila Jedrik ? Tous ses sens affirmaient que l’unique chose que percevait Havvy était l’image superficielle qu’elle voulait bien donner d’elle-même. S’il l’espionnait, il ne pouvait aller rapporter que ce qu’elle désirait qu’il voie. Cela dit, l’importance de l’enjeu dans une telle partie exigeait une prudence qu’elle n’avait jamais eu l’occasion de déployer jusque-là. Elle se représentait très bien, par contre, l’arène aux répercussions explosives, et c’était suffisant pour l’emplir d’une joie sombre. L’idée qu’une marionnette dosadie pût songer à se révolter contre les « X », et même comprendre pleinement la nature de sa rébellion, ne pouvait certainement pas les effleurer. Ils étaient aussi confiants en leur supériorité qu’elle était méfiante de tout. Elle ne connaissait aucune méthode pour cacher ses mouvements à ceux qui l’épiaient de l’autre côté du Mur de Dieu comme elle les cachait à ses compatriotes dosadis. Les « X » possédaient des techniques auxquelles il était pratiquement impossible de se soustraire. Ils devaient connaître la vérité sur les deux Keila Jedrik. Elle n’espérait qu’une seule chose, c’était qu’ils ne puissent pas lire ses pensées les plus secrètes, mais seulement celles de la surface, qu’elle avait choisi de leur révéler. Jedrik ne quittait pas Havvy du regard tandis qu’elle ruminait ces pensées. Elle ne faisait pas le moindre mouvement qui pût révéler la nature de ses préoccupations. Après tout, c’était là le plus beau cadeau de la planète Dosadi à ceux qui avaient survécu sur son sol. « Votre renseignement ne vaut rien », dit-elle. « Vous le saviez déjà ! » fit-il, accusateur. Qu’espérait-il gagner dans ce genre de gambit ? Elle se demandait – et ce n’était pas la première fois – s’il se pouvait que Havvy fût vraiment représentatif des êtres qui l’envoyaient. Ressemblait-il à ce qu’ils avaient de meilleur ou de pire ? Faisaient-ils délibérément confiance à un incapable ? C’était plutôt difficile à croire. Pourtant, comment un innocent aussi incompétent que lui était-il arrivé au niveau de pouvoir que le Mur de Dieu impliquait ? Les « X » étaient-ils les descendants dégénérés d’anciennes créatures supérieures ? Même lorsque sa propre survie en dépendait, Havvy était incapable de garder le silence. « Si vous n’étiez pas déjà au courant, pour McKie… alors, c’est que… vous ne me croyez pas ! » C’était trop. Même pour Havvy, c’était beaucoup trop, et elle décida : Malgré les pouvoirs inconnus des êtres qui l’envoient, il faudra qu’il meure. Il souille l’air qu’il respire. Il ne faut pas laisser se propager une telle incompétence. Ce qu’il y avait à faire serait accompli sans passion, pas à la manière d’un Gowachin extirpant ses propres têtards mais avec une sorte de détermination clinique sur laquelle les « X » ne pourraient pas se tromper. Pour le moment, Havvy avait une tâche précise à accomplir : la conduire à l’endroit convenu. Plus tard, en prenant un soin discret de brouiller les pistes, elle ferait ce qui était nécessaire. Ensuite, elle envisagerait l’exécution du reste de son plan. Chapitre 10 Chaque individu réagit selon des préjugés et des convictions si profondément enracinés en lui qu’il se trouve d’avance conditionné à ne pas les remettre en question. Par conséquent, à celui qui prétend s’ériger en juge, il convient de poser la question suivante : « En quoi avez-vous personnellement été offensé ? » Et le juge, à partir de là, devra commencer à poser ses questions aussi bien vers l’intérieur que vers l’extérieur. « L’art de la question ». Extrait du Rituel de la Judicarène à l’usage des Serviteurs de la Boîte. — On pourrait presque vous soupçonner d’essayer de parler dans l’eau, reprocha McKie. Il était toujours assis face à Aritch, dans le Saint du Phylum du Haut Magister, et cette apostrophe était le seul signe indiquant que le climat avait changé entre eux. Le soleil avait décliné un peu plus en direction de l’horizon. Sa couronne spirituelle ne dessinait plus un halo autour de la tête d’Aritch. Les deux Co-sentients étaient maintenant plus directs, sinon plus sincères, ayant exploré leurs capacités réciproques et découvert les endroits les plus vulnérables à leurs arguments respectifs. Le Haut Magister fit saillir les tendons de sa cuisse. Pour avoir observé de longue date et de près le peuple gowachin, McKie s’avisa que le vieux Magister souffrait d’une inaction trop prolongée. C’était un avantage qu’il fallait exploiter. Levant la main gauche, il commença à énumérer sur ses doigts : « Vous dites qu’à l’origine, les volontaires pour Dosadi ont subi un lavage de mémoire, mais qu’un grand nombre de leurs descendants possèdent une immunité naturelle à ce genre de traitement. En outre, la population actuelle de Dosadi ignorerait l’existence de l’univers co-sentient. » « Les Dosadis sont persuadés de vivre sur la seule planète habitée de tout l’univers. » McKie avait du mal à en croire ses oreilles. Il déplia un troisième doigt face à Aritch, qui réprima un mouvement de répugnance devant cette main non palmée. « Vous dites aussi », continua McKie, « que le principal instrument du gouvernement dosadi est constitué par cette Poldem, appuyée par un certain nombre de contraintes de nature religieuse. » « C’est l’une des conditions de base de toute l’expérience », admit Aritch. Une telle réponse, pensa McKie, n’était pas d’un très grand secours. Les conditions de base d’une expérience étaient immanquablement destinées à être modifiées. Il décida de revenir sur ce point lorsque le Haut Magister aurait accumulé un peu plus de fatigue musculaire. « Les Dosadis connaissent-ils la nature de la barrière calibane qui les isole ? » « Ils ont essayé de la sonder à l’aide de fusées ou de signaux électromagnétiques rudimentaires. Mais ils se sont vite aperçus que les énergies qu’ils sont capables de produire ne peuvent pénétrer le Mur de Dieu. » « C’est ainsi qu’ils l’appellent ? » « Ils le nomment aussi le Voile Céleste. Dans une certaine mesure, ce sont des dénominations correspondant à leur état d’esprit envers cette barrière. » « Quel type de gouvernement possèdent-ils ? » Aritch observa un instant de silence, puis répondit : « C’est très variable. Ils ont déjà connu plus de quatre-vingts formes de gouvernement différentes. » Encore une réponse qui n’expliquait rien. Aritch répugnait à admettre que l’expérience avait pris une tournure totalitaire. La Poldem, aux mains d’une poignée d’initiés, représentait l’instrument idéal pour manipuler les masses ignorantes avec tous les moyens informatiques dont elle disposait. La Co-sentience interdisait de telles méthodes quand elles portaient atteinte à la liberté et aux droits individuels. Les Gowachins avaient à coup sûr enfreint la loi, mais une donnée encore plus intéressante était en train de faire surface : Dosadi avait connu quatre-vingts formes de gouvernement différentes sans pour autant se débarrasser de la Poldem. Cela impliquait des changements fréquents. « Combien de temps en moyenne chaque gouvernement reste-t-il en place ? » demanda-t-il. « Vous pouvez faire la division aussi bien que moi », fit Aritch avec agressivité. McKie hocha lentement la tête. Un point venait en tout cas de s’éclaircir. « Les masses dosadies sont au courant de l’existence de la Poldem, mais vous refusez de les laisser s’en débarrasser ! » Aritch, visiblement, ne s’était pas attendu à une telle perspicacité de la part de McKie. Il eut une réaction révélatrice, amplifiée par l’inconfort de sa position. « Comment savez-vous cela ? » « Vous me l’avez dit. » « Moi ? » « Très clairement. Une telle fréquence de changements a nécessairement pour cause l’existence d’un facteur d’irritation : la Poldem. Le type de gouvernement change, mais le facteur d’irritation demeure. C’est donc qu’il est impossible de s’en défaire. Je pense que c’est l’une des motivations de votre expérience : créer dans la population des courants de résistance à la Poldem. » « Créer des populations résistantes », répéta Aritch en frissonnant. « Vous avez vu juste, c’est approximativement cela. » « Vous avez enfreint en plusieurs endroits la législation co-sentiente », fit remarquer McKie. « Mon légiste prétendrait-il juger son client ? » « Non ; mais si vous décelez dans ma voix une certaine amertume, c’est sans doute parce que je suis un Humain. J’éprouve une profonde sympathie pour le peuple gowachin, mais je demeure humain. » « Hum… Gardons-nous d’oublier que l’histoire de l’Humanité a été jalonnée de Poldems de toutes sortes. » « Nous avons survécu en sélectionnant les individus les plus aptes à prendre les décisions. » « Par contre, la Poldem favorise l’ascension des médiocres. » « C’est ce qui s’est passé sur Dosadi ? » « Non. » « Mais vous vouliez les obliger à expérimenter différents types de gouvernement ? » Le Haut Magister fit un geste équivalant à un haussement d’épaules et garda le silence. « Nous autres Humains », reprit McKie, « nous avons depuis longtemps constaté que la Poldem, ou quel que soit le nom qu’on lui donne, détériore gravement les relations sociales. Elle détruit des strates présélectionnées d’une société. » « Et d’après vous, que pouvions-nous espérer gagner en détériorant notre société dosadie ? » « Nous voici revenus à la question des avantages escomptés. » Aritch étira ses muscles endoloris. « Le moins qu’on puisse dire, McKie, c’est que vous avez de la suite dans les idées. » L’Humain hocha gravement la tête en murmurant : « La Poldem nous a toujours été présentée comme un facteur d’égalisation ultime, une source efficace de décisions faisant des miracles. Elle était censée apporter un ensemble croissant de connaissances sur les besoins réels de la société. Elle devait être génératrice de justice envers et contre tout. » Ces paroles irritaient Aritch. Il se pencha en avant, en réprimant une grimace de fatigue. « On pourrait porter la même accusation contre tous les systèmes judiciaires de l’univers, à l’exception du code gowachin ! » McKie s’abstint de répliquer. Sa formation gowachin l’avait accoutumé à remettre en question les idées généralement en vigueur sur les différentes manières dont la justice était rendue dans la Co-sentience et sur le bien-fondé de toutes les aristocraties, qu’elles fussent minoritaires ou bien majoritaires. Le BuSab professait un axiome selon lequel tout groupe au pouvoir avait tendance à se transformer en aristocratie et à ne céder la place qu’à sa propre descendance. Pour cette raison, le BuSab refusait d’employer les enfants de ses collaborateurs. Aritch répéta à peu près ce qu’il venait de dire, chose que les Gowachins faisaient rarement en principe. « La justice est une illusion et une tromperie, McKie. Cela est valable partout, sauf sur les planètes de la Confédération gowachin ! Vous entourez votre système judiciaire d’une sorte d’aura théologique. Vous ne voulez pas voir le mal qu’il fait à vos sociétés. Comme pour la Poldem, vous considérez vos lois comme des sources de justice immuables. Même quand vous… » « Grâce au BuSab, nous avons… » « C’est faux ! Lorsque quelque chose ne va pas dans une de vos sociétés, que faites-vous ? Vous créez de nouvelles lois. Il ne vous vient jamais à l’idée d’en supprimer, ni d’en désamorcer une partie. Vous en fabriquez de nouvelles. Vous formez encore plus de juristes et de professionnels. Nous autres Gowachins, nous sourions en vous voyant faire. Nous nous efforçons continuellement de réduire le nombre de nos lois et de nos légistes. Le premier devoir d’un légiste est d’éviter les procès. Lorsque nous créons de nouveaux légistes, c’est toujours dans un but spécifique. Nous essayons de prévoir la manière dont les lois détériorent notre société. » C’était là l’ouverture dont McKie avait besoin. « Pourquoi êtes-vous en train de former une Wreave ? » demanda-t-il. Trop tard, Aritch se rendit compte qu’il avait été conduit à en révéler plus qu’il ne le voulait. « Vous êtes fort, McKie. Très fort. » « Dites-moi pourquoi », insista McKie. « Pourquoi une Wreave en particulier ? » « Vous l’apprendrez en temps voulu. » McKie comprit qu’Aritch n’en dirait pas davantage sur ce point ; mais il y en avait d’autres à élucider. Il était évident maintenant que les Gowachins lui avaient donné sa formation de légiste en vue de résoudre un problème spécifique, celui de Dosadi. S’ils faisaient la même chose avec une Wreave, c’était sans doute qu’ils avaient une raison au moins aussi importante. Peut-être la même. La différence d’attitude, devant la justice et la loi, entre les Gowachins et les autres espèces, ne pouvait plus être ignorée. McKie comprenait parfaitement le mépris gowachin envers toute forme de légalité, y compris la leur. Les Gowachins apprenaient très jeunes à se défier de toutes les corporations spécialisées, et tout particulièrement de celle des légistes. Un légiste ne pouvait suivre la voie de leur religion que s’il partageait entièrement cette défiance. Est-ce que je la partage entièrement ? Il pensait sincèrement que c’était le cas. Lorsqu’on était un agent du BuSab, il ne fallait pas beaucoup se forcer pour penser ainsi, même si la majorité des Co-sentients continuait à tenir en très haute estime ses communautés de spécialistes et persistait à ignorer l’existence de l’esprit d’émulation et de la soif de réalisations nouvelles qui finissaient toujours par submerger les groupes de ce genre. À réalisation nouvelle, notoriété nouvelle. Il arrivait cependant fréquemment que la nouveauté fût une illusion dans ces communautés qui entretenaient un système de sélection endogène admirablement calculé pour n’équilibrer rien d’autre que des pressions endogènes de nature essentiellement gratifiante. Pas de corporation sans pouvoir, affirmait le dicton gowachin. Les Gowachins se méfiaient de toutes les formes de pouvoir. Ce qu’ils donnaient d’une main, ils le reprenaient de l’autre. Chaque fois qu’il utilisait la loi, un légiste affrontait la mort. Introduire une loi nouvelle dans la judicarène gowachin consistait simplement à causer la dissolution élégante de l’ancienne loi en respectant le rituel de la justice. McKie, une fois de plus, se demandait avec perplexité à quels mystérieux et délicats problèmes la carrière d’un Haut Magister devait se trouver affrontée. Il allait formuler une question à ce sujet lorsqu’il se ravisa pour aborder un autre mystère dosadi. Le Mur de Dieu… le Voile Céleste… « Ce gouvernement dosadi prend-il souvent la forme d’une oligarchie de type religieux ? » « En apparence, oui. Actuellement, c’est un Electeur suprême qui se trouve à la tête de la planète : un Gowachin nommé Broey. » « Est-il arrivé qu’un Humain dispose d’un pouvoir comparable à celui de Broey ? » « Fréquemment. » C’était jusqu’ici l’un de ses échanges les plus positifs avec Aritch. Sans ignorer qu’il abondait dans le sens du Haut Magister, McKie décida d’exploiter le filon. « Parlez-moi des structures sociales de Dosadi. » « Ce sont celles d’un système de type militaire continuellement soumis à des attaques ou à des menaces extérieures. La société dosadie est formée d’un certain nombre de factions, de cliques rivales dont les intérêts sont sans cesse en conflit. » « La violence est-elle répandue ? » « La violence est indissociable de Dosadi. » McKie prit le temps de méditer ces paroles. Des chefs de guerre… une société de type militaire… Il eut conscience d’avoir levé le lièvre qui avait conduit les Gowachins à la limite de la destruction d’une planète. C’était une région dangereuse, où il ne fallait s’avancer qu’avec une extrême prudence. Il décida d’attaquer par le flanc. « À part la violence et la guerre, à quoi s’occupent les Dosadis ? Comment perçoivent-ils le bien et le mal, l’innocence et la faute ? Quelles sont leurs formes de châtiment ? D’absolution ? Comment… » « Ne croyez pas m’étourdir avec vos questions, légiste. Pour y répondre, il existe d’autres moyens plus efficaces. » Pris de court par cette réprimande du Haut Magister, McKie se tint coi. Il jeta un coup d’œil par la fenêtre ovale, comprenant qu’on venait, avec une exquise élégance, de le repousser sur la défensive. Il en avait les nerfs encore vibrants de danger. Le soleil doré de Tandaloor s’était entre-temps sensiblement rapproché de la ligne bleu-gris de l’horizon rendue floue par des kilomètres et des kilomètres de plantes arborescentes dont les délicates frondaisons femelles s’agitaient et se déployaient en tous sens. McKie se tourna vers Aritch. D’autres moyens plus efficaces. La signification de ces paroles du Haut Magister était évidente. Les responsables de l’expérience devaient nécessairement disposer d’un moyen d’observer celle-ci. Ils devaient pouvoir également intervenir, mais seulement jusqu’à un certain point. Où s’arrêtait leur influence ? En quoi la population dosadie résistait-elle, selon l’expression utilisée par Aritch ? Toutes ces complications donnaient le vertige à McKie. Une fois de plus, les Gowachins s’avéraient maîtres dans l’art de danser en rond ! Plus efficaces. D’un souffle rauque, Aritch éclaircit ses orifices ventriculaires avant de déclarer : « Prévoyant qu’un jour nous serions critiqués, nous avons fait subir à nos sujets d’expérience la Procédure Primaire. » Démons incarnés ! Pourquoi les Gowachins accordent-ils tant de prix à cette fichue Procédure Primaire ? Bien sûr que tous les Co-sentients sont inégaux à la naissance, et que chacun se doit de déterminer son propre niveau ! McKie savait qu’il ne lui restait plus qu’à plonger dans le maelström. « Aviez-vous également prévu qu’on vous accuserait de violer massivement les droits des Co-sentients ? » Aritch le surprit en gonflant très rapidement les joues, ce qui équivalait chez un Gowachin à un haussement d’épaules. McKie s’autorisa un sourire d’avertissement : « Je me permets de rappeler au Haut Magister que c’est lui qui a soulevé la question de la Procédure Primaire. » « La vérité est la vérité. » McKie hocha sévèrement la tête, sans se préoccuper des sentiments qu’il laissait ainsi transparaître. Se pouvait-il que le Haut Magister eût une aussi piètre estime des facultés de raisonnement de son propre légiste ? La vérité, ah oui, vraiment ! « La seule vérité, la voici : la Co-sentience possède dans ce domaine une législation très précise, à laquelle ont adhéré les Gowachins ! » Au moment même où ces paroles tombaient de ses lèvres, McKie se rendit compte que c’était exactement là que le Gowachin avait voulu l’amener. L’expérience dosadie leur a enseigné quelque chose. Quelque chose de vital ! Massant les muscles endoloris de ses cuisses, Aritch murmura : « Je vous rappelle une fois de plus, légiste, que nous n’avons peuplé Dosadi qu’avec des volontaires. » « Et leurs descendants ? Étaient-ils aussi volontaires ? » « Les pères sont toujours volontaires pour leurs fils. Pour le meilleur et pour le pire. Les droits des individus ? Des sujets informés et consentants ? La Co-sentience a depuis toujours été si occupée à fabriquer de nouvelles lois et à entretenir l’illusion des droits co-sentients que vous avez fini par perdre de vue le principe directeur de la Procédure Primaire, qui est de développer nos capacités. Des individus qui ne sont jamais soumis à aucune pression ne peuvent acquérir la capacité de survivre. » Malgré le danger, McKie éprouva le besoin de revenir à la question des avantages. « Que vous a donc appris ce monstre que vous avez créé ? » « Vous aurez bientôt une réponse aussi complète que vous pouvez le désirer. » De nouveau, cette idée qu’une observation directe de Dosadi était possible. Mais d’abord, il était préférable d’ôter ses illusions à Aritch, s’il le croyait ignorant des implications essentielles. Le mieux était de saisir le taureau par les cornes. « Vous ne me compromettrez pas. » « Vous compromettre ? » fit Aritch avec une surprise non feinte. « Quelle que soit la manière dont vous utiliserez ce que vous avez appris sur Dosadi, on vous soupçonnera d’avoir de mauvaises intentions. Ce n’est pas parce que quelqu’un d’autre sera au courant… » « Ah, je vois ! Mais le pouvoir ne vient-il pas de la connaissance ? » « Ne croyez pas m’étourdir non plus, Aritch. Dans l’histoire de chaque espèce, il y a de nombreux exemples de circonstances où la possession d’informations nouvelles a été gravement préjudiciable aux intéressés. » Aritch accepta cela sans commentaire. Ils savaient très bien tous les deux de quoi ils parlaient. Les Gowachins se défiaient du pouvoir sous toutes ses formes, et pourtant ils étaient les premiers à s’en servir avec une habileté consommée. La direction que prenaient les pensées de McKie imprégnait maintenant fortement l’atmosphère de la pièce. Détruire Dosadi aurait pour conséquence de faire disparaître toute trace des enseignements que les Gowachins avaient pu en tirer. Il était par conséquent souhaitable qu’un non-Gowachin comme McKie partage cette connaissance afin de partager aussi, le cas échéant, toutes les suspicions. Les préjudices historiques causés par la possession d’informations réservées ne pouvaient prendre place qu’entre le moment où un petit nombre de personnes apprenait un fait important et celui où la connaissance était diffusée à tout le monde. Pour le BuSab et pour les Gowachins, c’était le « décalage de la connaissance », une source perpétuelle de danger. « Nous ne désirons nullement cacher ce que nous avons appris », déclara Aritch, « Mais seulement la manière dont nous l’avons appris. » « Et si pour cela vous êtes obligés de détruire une planète avec toute sa population, je suppose que c’est purement accessoire ? » « Accessoire… si vous voulez. Mais il y a une chose que vous devez savoir, McKie, c’est que l’un de nos sujets d’expérience vient, de sa propre initiative, de donner le départ à une succession d’événements qui vont avoir bientôt pour effet, que nous agissions ou non, de détruire la planète de fond en comble. Vous aurez de plus amples renseignements sur tout cela lorsque, en bon légiste que vous êtes, vous irez offrir votre propre peau aux griffes du monstre. » Chapitre 11 Au nom de tout ce qui nous est vénérable je fais solennellement cette triple promesse à la Sainte Congrégation du peuple soumis à ma règle. Premièrement, la religion sacrée que nous avons tous embrassée veillera sans faillir, sous mes propres auspices, au respect de la liberté de chacun ; deuxièmement, je ferai en sorte d’adoucir toute forme de violence et d’iniquité qui pourrait nous être infligée ; troisièmement, j’ordonnerai que tout jugement soit assorti d’une prompte clémence afin que sur vous et sur moi le Seigneur puisse étendre sa Connaissance. Le Serment du Pouvoir, Textes Sacrés de la Sainte Congrégation dosadie. Broye se releva après avoir prié, chercha à tâtons un siège derrière lui et s’y laissa tomber. Une obscurité totale l’enveloppait, L’endroit où il se trouvait était une sphère protégée, aménagée dans le fond du graluz. L’épaisse paroi circulaire entourée d’eau chaude assurait le bien-être des femelles et de leurs œufs l’accès à la sphère se faisait uniquement au moyen d’une trappe qui reliait le plancher du graluz à un boyau sinueux entièrement submergé. La pression intérieure de la sphère empêchait l’eau d’entrer, mais l’atmosphère qui environnait Broey avait l’odeur rassurante du graluz et contribuait à maintenir l’état d’âme particulier dont il avait besoin. Au bout de quelque temps, le Dieu parla à Broey et il se sentit débordant de joie. Dieu ne parlait qu’à lui. Les mots grésillaient dans sa tête. Les scènes se gravaient dans ses centres visuels. Oui ! Oui ! Je reste le gardien de la Poldem ! Dieu fut rassuré et le fit savoir à Broey. Ce jour-là, Dieu enseigna à Broey un rite qu’il n’avait jamais vu pratiquer avant et qui était réservé aux Gowachins. On l’appelait laupuk. Broey y assista visuellement dans ses plus sanglants détails, et il ressentit par toutes ses cellules la justesse de ce nouveau rite. Responsabilité, expiation… tel était l’enseignement de laupuk, et Dieu signifia son approbation lorsque Broey déclara qu’il avait compris. Ils communiquaient à l’aide de mots muettement exprimés dans la pensée de Broey, mais il y avait d’autres pensées que le Dieu ne pouvait percevoir. De même le Dieu, sans nul doute, avait des pensées qui n’étaient pas transmises à Broey. Le Dieu se servait des créatures et les créatures se servaient du Dieu. L’intervention divine ne manquait jamais d’être assortie d’une coloration cynique. Ce n’était qu’au bout d’un long et douloureux apprentissage que Broey avait pu exercer son métier d’Electeur. Je suis ton serviteur, mon Dieu. Obéissant à l’admonestation divine, Broey gardait le secret sur cette communion surnaturelle. Obéir favorisait ses desseins, de même sans doute que les desseins du Dieu. Mais il y avait des moments où Broey avait envie de crier : « Imbéciles ! Vous ne comprenez pas que ma voix est la voix de Dieu ! » D’autres Électeurs avant lui avaient commis l’erreur. Ils étaient vite redescendus des cimes du pouvoir. Quant à lui, Broey était prêt à tout pour s’y maintenir. Tirant parti de l’expérience accumulée par plusieurs générations, il savait que c’était la meilleure assurance qu’il pût avoir d’échapper un jour à Dosadi. De toute manière, les imbéciles en question obéissaient à ses volontés (et par conséquent à celles du Dieu) sans avoir besoin d’admonestation divine. Ce qui était parfait. Il suffisait de savoir présenter au Dieu un choix limité de pensées… en prenant bien garde de ne pas avoir de pensées privées n’importe où, n’importe comment. Il y avait des moments où Broey sentait en lui la présence divine sans même avoir eu besoin de prier ni de se préparer dans l’obscurité de cette sphère. Dieu pouvait regarder par les yeux de Broey quand il le désirait. Discrètement, en toute quiétude, il épiait à travers les yeux d’un mortel le monde qu’il avait créé. « Mon serviteur est bien protégé. » La chaleur que cette assurance répandit en lui évoqua pour Broey la tiédeur du graluz à l’époque où il n’était encore qu’un têtard toujours derrière sa mère. C’était une parfaite sensation de sécurité qui, par contraste, fit remonter la vision enfouie de cette autre scène du graluz où un énorme mâle gowachin fendait sinistrement les eaux en dévorant tous les têtards qui n’étaient pas assez agiles ni rapides pour lui échapper. J’ai été parmi les agiles. Le souvenir de cette fuite aveugle et éperdue dans les entrailles du graluz l’avait aidé à mieux se comporter en présence du Dieu. Dans l’obscurité de la sphère, Broey frissonna. Les voies divines étaient certainement cruelles. Ainsi armé, un serviteur du Dieu pouvait être lui aussi cruel et surmonter le fait de savoir ce que c’était que d’être à la fois humain et gowachin. Il n’avait qu’à être le pur serviteur du Dieu. Cette pensée-là, il la partagea. Prends garde à toi. McKie. Dieu m’a expliqué d’où tu venais. Je sais quelles sont tes intentions. Ne quitte pas le milieu du chemin, McKie. Tu risquerais d’encourir mon déplaisir. Chapitre 12 Dans toutes ses manifestations, l’ingénierie comportementale dégénère invariablement en manipulation pure et simple. Elle ramène tout le monde – manipulateurs aussi bien que manipulés – à un « effet de masse » mortel. Le postulat selon lequel de telles interventions permettraient d’obtenir des réactions comportementales uniformes et constantes est une tromperie dénoncée par de nombreuses espèces, mais rarement avec autant de vigueur que par les Gowachins de la planète Dosadi. Ils ont établi le caractère absolument fallacieux du « Principe de Walden » : « Chez toute espèce qui se reproduit par brassage génétique et où, par conséquent, chaque individu constitue un spécimen unique, toute tentative d’imposer une matrice décisionnelle fondée sur une prétendue uniformité des comportements est infailliblement condamnée à avoir des répercussions tragiques. » Les Dossiers de la planète Dosadi, Publications du BuSab. Le couloir franchi, McKie se retrouva, exactement comme le lui avaient promis les conseillers d’Aritch, au milieu du désert dosadi, un peu avant la fin de la matinée. Il leva les yeux, cherchant à voir pour la première fois dans la réalité le fameux Mur de Dieu. Il voulait savoir ce qu’un Dosadi éprouvait en contemplant les limites de son monde clos. Il ne distingua rien de plus qu’une fine brume légèrement argentée et quelque peu décevante. Les contours du soleil étaient beaucoup plus nets qu’il ne l’aurait cru. Il savait, pour avoir vu quelques reproductions holographiques, que plusieurs étoiles de magnitude 3 seraient visibles la nuit. Il eût été incapable de dire, à part cela, à quoi il s’attendait. Mais ce voile laiteux lui semblait bien léger et beaucoup trop éthéré en regard de la puissance qu’il symbolisait. Le disque apparent du soleil lui rappela une autre nécessité urgente, mais il décida d’attendre pendant qu’il finissait d’examiner les lieux. Un grand rocher blanc ? Oui, ce devait être ça, sur sa gauche. On lui avait recommandé d’attendre au pied de ce rocher, où il serait relativement en sécurité. Il ne devait sous aucun prétexte s’éloigner du lieu de rendez-vous. « Nous pourrions vous mettre en garde contre quelques-uns des dangers spécifiques de Dosadi, mais les mots ne suffisent pas. En outre, de nouvelles menaces se créent sans cesse. » Ce qu’il avait appris ces dernières semaines au cours des séances préparatoires avait renforcé les multiples avertissements reçus. Le rocher, qui faisait deux fois la hauteur d’un Humain, se dressait à quelques pas de lui, massif et impressionnant. Il alla s’appuyer contre lui. Le sable crissait sous ses pieds et d’âcres senteurs inhabituelles montaient à ses narines. La roche réchauffée par le soleil lui communiqua une partie de son énergie à travers la combinaison verte qu’ils avaient insisté pour lui faire porter. McKie regrettait ses vêtements habituels, à l’épreuve des projectiles, et leurs dispositifs amplificateurs de force musculaire. On ne lui avait rien laissé emporter à l’exception d’une version simplifiée de sa trousse professionnelle, compromis accepté après bien des réticences. Il avait répété que le contenu de la trousse serait automatiquement détruit si quelqu’un d’autre que lui essayait de l’ouvrir, mais pour toute réponse ils lui avaient recommandé de ne jamais la manipuler en présence d’un Dosadi. « La chose la plus dangereuse que vous puissiez faire, c’est de sous-estimer un Dosadi. » McKie fit du regard le tour de l’horizon, mais personne n’était en vue. Dans le lointain, par-delà un paysage plat et sablonneux parsemé de roches brunes et de buissons flavescents, il identifia les tours pointues de Chu qui s’élevaient, irréelles et floues, au-dessus du fleuve encaissé. Les ondes de chaleur, se propageant dans l’air par couches successives au-dessus de la plaine aride, donnaient à la cité un aspect fantasmagorique. McKie avait du mal à voir Chu sous l’angle donné aux séances accélérées organisées avant son départ de Tandaloor. Les aiguilles spiralées magiquement dressées vers le ciel correspondaient mal à cet endroit corrompu qui lui avait été décrit, où « tout peut s’acheter… à condition qu’on y mette le prix ». Les conseillers d’Aritch avaient cousu dans la doublure de son vêtement une forte somme d’argent dosadi. En même temps, ils avaient insisté, dans des termes à lui faire dresser les cheveux sur la tête, pour qu’il évite « tout étalage de richesse sans protection ». Les responsables du couloir caliban avaient ajouté quelques recommandations de leur cru : « Vous serez peut-être obligé d’attendre plusieurs heures. C’est difficile à prévoir. Ne vous éloignez surtout pas du rocher ; c’est l’endroit relativement le plus sûr pour vous. Nous avons pris des dispositions de sécurité qui doivent diminuer les risques. Ne buvez rien, ne mangez rien tant que vous n’êtes pas à l’intérieur de la cité. Le changement de nourriture perturbera un peu votre organisme, mais tout devrait normalement rentrer dans l’ordre au bout de quelques jours. » « Normalement ? » « C’est une question de temps. » Il avait également demandé quels étaient les dangers précis auxquels il devait s’attendre à faire face. « Évitez les Dosadis autres que nos agents de liaison. Surtout, n’ayez l’air de provoquer personne. » « Et s’il me prend l’envie de faire une sieste ? » Ils avaient répondu avec le plus grand sérieux : « Ce serait peut-être la meilleure chose. Pour oser s’assoupir dans un endroit pareil, il faut se sentir parfaitement sûr de soi. Il y aurait un risque, évidemment, mais quoi qu’on fasse sur Dosadi, on prend toujours un risque. Disons qu’ils hésiteraient assez longtemps avant de s’attaquer à quelqu’un d’assez fort pour s’endormir dans ces conditions. » De nouveau, McKie regarda autour de lui. De derrière le rocher, parvinrent à ses oreilles une série de sifflements aigus mêlés à des crissements évoquant des poignées de gravier lancées à la volée contre une surface en bois. Prudemment, il fit le tour de la roche pour voir quelle était la source de tous ces bruits. Les sifflements étaient émis par un lézard jaune qui avait presque la même teinte que la végétation environnante et dont toute l’attention semblait concentrée sur la source du second bruit, apparemment située au cœur d’un petit trou à moitié caché par des broussailles. McKie crut s’apercevoir que sa propre présence n’intéressait qu’à moitié le lézard. Ce qu’il y avait dans le trou devait requérir une priorité absolue. Quelque chose remua dans l’obscurité du trou. Le lézard se raidit, sans interrompre ses sifflements. Une créature de jais, à peu près de la forme et de la dimension du poing de McKie, émergea du trou, jaillit en avant et aperçut le lézard. Des ailes se déployèrent sur les côtés et elle tenta de prendre son vol, mais il était trop tard. Avec une vivacité qui sidéra McKie, le lézard s’était jeté sur sa proie et se lovait autour d’elle. Une fente longitudinale s’ouvrit dans le ventre du lézard, tout autour de la créature captive. Dans un dernier crissement, la chose noire disparut, engloutie par son prédateur. Pendant tout ce temps, le lézard n’avait pas cessé de siffler. Tout en continuant d’émettre le même bruit, il se traîna vers le trou d’où était sortie sa proie. « Sur Dosadi, il est rare que les faits correspondent aux apparences », avait-on appris à McKie. Il se demandait à quoi il venait d’assister au juste. Les sifflements s’étaient interrompus. La brève tragédie rappelait à McKie que Dosadi pouvait lui réserver, comme on le lui avait laissé entendre, quelques sensations inédites. Accroupi au pied du rocher, il observa de nouveau son environnement immédiat. L’étroite bande ombragée à la base de la pierre était peuplée de minuscules créatures sauteuses qui ressemblaient à des insectes. Les buissons flavescents se prolongeaient par des tiges où s’ouvraient et se refermaient sans cesse des corolles de couleur verte. Le sol semblait principalement constitué de sable et d’argile, mais quand il l’examina de plus près il distingua des veines d’un rouge et d’un bleu décolorés. Tournant le dos à la cité lointaine, il vit que des montagnes au contour lilas foncé se détachaient à l’horizon sur un ciel d’argent. Dans la même direction, la pluie avait creusé des gorges aux parois d’un vert sombre. L’air qu’il respirait avait un arrière-goût amer. Il regardait de tous les côtés, à l’affût d’une menace. Rien en vue. Il prit un instrument dans sa trousse en dissimulant ses gestes du mieux qu’il put et se redressa en s’orientant vers Chu. Un coup d’œil discret au cadran lui révéla que la cité était entourée d’une sonobarrière. Faisant mine de se gratter, il remit l’instrument dans sa trousse. Au-dessus de la sonobarrière, un vol d’oiseaux planait dans le ciel argenté. Pourquoi cette barrière ? se demandait-il. Elle arrêtait les animaux mais pas les personnes. On lui avait appris qu’elle constituait une protection contre les insectes nuisibles et la vermine. Mais cette explication ne le satisfaisait guère. Il est rare que les faits correspondent aux apparences. Malgré l’écran du Mur de Dieu, le soleil chauffait dur. Il s’installa à l’ombre du rocher. Son regard se porta sur l’insigne blanc fixé au revers gauche de sa combinaison : OP 40331-D404. L’inscription était en galach standard, la langue commune à toute Co-sentience. « Les Dosadis ne parlent que le galach. Ils trouveront peut-être que vous avez un accent, mais ils ne s’en étonneront pas. » Les conseillers d’Aritch lui avaient expliqué que le badge faisait de lui un travailleur libre, c’est-à-dire légèrement plus qualifié que la moyenne dans un domaine particulier, mais faisant partie quand même de l’Union Laboriste et comme tel susceptible de se voir attribuer des tâches en dehors de sa spécialité. « Cela vous situe hiérarchiquement à trois échelons au-dessus de la Bordure », lui avaient-ils dit. Lui-même préférait qu’il en soit ainsi. Les plus basses couches de la société possédaient toujours leurs propres canaux de communication où circulaient des informations nourries de données précises, d’instinct, de rêve ou encore de substances délibérément introduites d’en haut. Tout ce qui arrivait sur Dosadi avait une répercussion dans les rouages souterrains de l’Union Laboriste, que McKie était décidé à ausculter avec profit. « Je serai tisserand », avait-il décidé en arguant que c’était un passe-temps auquel il s’adonnait depuis de nombreuses années. Les conseillers avaient été très amusés par ce choix, mais ils n’avaient pas voulu lui expliquer les motifs de leur réaction. « Aucune importance pour le moment ; c’est un métier qui en vaut un autre. » Ils avaient insisté pour qu’il se concentre plutôt sur son autre sujet d’étude, les particularités des Dosadis. Il n’avait pas eu une seule minute de repos sur Tandaloor depuis qu’Aritch avait décrété (avec les meilleurs arguments à l’appui) que la meilleure chose à faire pour son légiste était de se rendre en personne sur le théâtre de l’expérience. Rétrospectivement, les arguments demeuraient convaincants, mais il avait été étonné. Pour une raison qu’il ne parvenait pas encore à identifier, il s’était attendu à se voir proposer d’observer l’expérience de manière plus indirecte, avec des instruments ou par l’intermédiaire de l’entité calibane qui gardait les lieux. McKie se demandait avec curiosité comment ils allaient s’y prendre pour lui faire retirer les pralipes de la fournaise, mais il était clair que c’était cela qu’ils voulaient. Aritch avait été mystérieusement explicite : « Vous êtes la meilleure chance de survie que possède Dosadi, et notre seule chance… de comprendre ce qui se passe. » Les Gowachins avaient engagé un légiste pour sauver Dosadi tout en les disculpant. Le rôle du légiste était de faire triompher son client, mais les circonstances étaient vraiment particulières, car le client conservait la possibilité absolue d’anéantir la planète qu’il menaçait. Sur Tandaloor, McKie n’avait eu droit qu’à de brèves périodes de sommeil ; mais, même ainsi, il avait mal dormi la plupart du temps car il avait désagréablement conscience de l’endroit où il se trouvait : le canisiège, peu familier et mal accordé à ses besoins ; les drôles de bruits derrière les murs… de l’eau qui coulait quelque part, toujours de l’eau. Durant ses études de légiste chez les Gowachins, c’était l’une des premières choses auxquelles il avait dû s’habituer : les rythmes incertains de l’eau contrariée. Les Gowachins ne s’éloignaient jamais de l’eau. Leur graluz était le sanctuaire aquatique des femelles et l’endroit où étaient élevés les têtards qui avaient survécu à la vorace extirpation du père. Pour les Gowachins, le graluz demeurait à jamais un point de fixation unique. Le dicton affirmait : Qui ne comprend pas le graluz ne comprend pas les Gowachins. Comme tous les dictons du même genre, celui-ci était valable mais seulement jusqu’à un certain point. Le bruit de l’eau était toujours présent : eau captive venant frapper, vaguelette après vaguelette, les murs qui la contenaient. Le rythme était irrégulier, à l’image du psychisme gowachin parfaitement canalisé et pourtant toujours différent. Pour se rendre dans les endroits peu éloignés, les Gowachins utilisaient les corridors de nage qui reliaient la plupart des centres importants. S’ils voulaient franchir de plus grandes distances, ils voyageaient comme tous les Co-sentients par les couloirs calibans ou bien dans de bruyants jetcars à sustentation magnétique. C’étaient surtout les allées et venues de ces véhicules individuels qui avaient troublé le sommeil de McKie durant sa préparation sur Tandaloor. Plus d’une fois, alors qu’il dormait, brisé de fatigue, il avait été réveillé par des voix que la présence d’autres bruits – l’eau, les jetcars – rendait inintelligibles. Les yeux grands ouverts dans l’obscurité, il tendait vainement l’oreille pour comprendre ce qui se disait, tel un espion essayant de découvrir des indices vitaux dans des conversations banales écoutées à travers une cloison. Éternellement frustré dans ses tentatives, il finissait par se replonger dans un sommeil agité et, lorsque par hasard tout bruit cessait pendant quelques instants, il se réveillait en sursaut, le cœur battant, en se demandant ce qu’il y avait d’anormal. Et les odeurs ! Quels souvenirs elles ressuscitaient en lui ! Les senteurs musquées du graluz, les âcres exhalaisons d’une multitude d’essences exotiques, imprégnaient chaque bouffée d’air qui parvenait à ses narines. Le pollen des fougères arborescentes évoquait le parfum de la mélisse. Et tout cela était accompagné par les trilles délicats des caraeli, minuscules créatures en forme de grenouilles qui avaient la gracieuse habitude de s’immiscer dans le sommeil des gens pour leur annoncer l’aube. Durant les premiers temps de son séjour sur Tandaloor, McKie s’était senti plus qu’un peu perdu, environné d’étrangers hostiles, conscient des conséquences que le moindre échec de sa part pourrait entraîner. Mais là, après son entretien avec Aritch, les choses étaient entièrement différentes. Il était devenu un légiste compétent, reconnu, sûr de lui, en plus d’un agent du BuSab jouissant d’une grande réputation. Et pourtant, il y avait des moments où il se sentait repris par l’atmosphère de ces jours révolus : ce qui l’ennuyait, car cela semblait signifier qu’on le manœuvrait pour le mettre dans une situation périlleuse et que les Gowachins lui réservaient hypocritement quelque humiliation dont ils avaient le secret. Le peuple du Dieu Batracien n’était pas au-dessus de ce genre de plaisanterie. Dans toute la Co-sentience, on disait de lui qu’il avait atteint un stade de civilisation si avancé qu’il avait fini par boucler le cercle et revenir à une forme de barbarie primitive. Témoin la manière dont les mâles de l’espèce massacraient leurs propres nouveau-nés pour les dévorer ! Un soir, au cours de l’une de ses trop rares périodes de repos que lui accordaient les conseillers d’Aritch, McKie s’était brusquement redressé sur son lit et, incapable de trouver le sommeil, avait tenté de secouer cette impression d’accablement qui ne voulait plus le quitter. Il se disait, ce qui était la vérité, que les Gowachins le comblaient d’égards et ne manquaient jamais de le traiter avec le respect quasi religieux qu’ils témoignaient à tous leurs légistes. Toutefois, il y avait une autre vérité à laquelle on ne pouvait pas échapper : les Gowachins l’avaient formé, longtemps à l’avance, en vue de l’envoyer sur Dosadi, mais ils n’avaient jamais été francs avec lui quant à leurs intentions. Avoir affaire aux Gowachins était toujours une source de mystères insondables. Lorsqu’il s’était enfin rendormi ce soir-là, il avait fait un rêve horrible où les masses informes de chair co-sentiente (aussi bien rose que verte) subissaient sans défense les attaques de gigantesques mâles gowachins. La signification du cauchemar était claire. Les Gowachins n’hésiteraient pas à détruire Dosadi de la même manière (et pour le même genre de raison) qu’ils sélectionnaient leurs propres têtards afin d’obtenir, inlassablement, les survivants les plus aptes et les plus robustes. McKie était dépassé par l’ampleur du problème qu’on lui avait mis sur les bras. Si jamais l’opinion co-sentiente venait à soupçonner ce qui était en train de se passer sur Dosadi sans qu’on lui fournisse une justification valable, la Confédération gowachin se trouverait en butte à d’impitoyables attaques. C’était, aux yeux des Gowachins, une raison suffisante pour détruire la pièce à conviction – ou la laisser se détruire toute seule. Une justification valable. Où la trouver ? Dans ces insaisissables avantages escomptés qui avaient poussé le peuple batracien à organiser l’expérience ? Même si une telle justification existait, l’affaire Dosadi soulèverait un beau tollé dans toute la Co-sentience. Elle alimenterait la chronique pendant longtemps. Plus de vingt générations d’Humains et de Gowachins surgissant de nulle part sans crier gare ! L’histoire de leur isolement forcé agiterait d’innombrables langues. Les limites du langage seraient repoussées pour extraire jusqu’à la dernière goutte d’essence émotionnelle de cette extraordinaire révélation. Quelle que soit la manière dont seraient présentées les choses, les motivations gowachins seraient soumises à une multitude d’analyses et de soupçons. Quelle était la véritable raison qui les avait poussés à agir ainsi ? Qu’était-il arrivé aux premiers volontaires ? Les gens… – qu’ils soient humains ou gowachins… – chercheraient parmi leurs ancêtres : « Et si ça expliquait la disparition d’Oncle Alfred ? » Les archives des phylums gowachins seraient minutieusement compulsées : « En voilà encore deux… disparus sans laisser de traces ! » Les conseillers d’Aritch avouaient que c’était une « infime minorité » qui avait conçu le projet et imposé le secret absolu. Dans quelle mesure ces gens étaient-ils sains d’esprit ? Les périodes de repos parcimonieusement accordées à McKie étaient toujours interrompues par un Gowachin obséquieux qui venait se pencher sur son canisiège pour lui demander instamment de retourner sur-le-champ aux séances préparatoires destinées à assurer sa survie sur la planète Dosadi. Ces séances préparatoires ! Les arrière-pensées contenues dans chaque information nouvelle soulevaient encore plus de problèmes qu’elles n’en résolvaient. McKie s’efforçait d’adopter une attitude raisonnée, mais il se heurtait sans cesse à des facteurs d’irritation. Pourquoi, sur Dosadi, les Gowachins avaient-ils acquis des caractéristiques émotionnelles de type humain, alors que les Humains singeaient les Gowachins dans leur comportement social ? Les Dosadis savaient-ils vraiment pourquoi ils changeaient si souvent de mode de gouvernement ? La réponse laconique à ses nombreuses questions mettait McKie hors de lui : « Tout deviendra clair lorsque vous serez là-bas en personne. » Il avait fini par leur renvoyer la balle : « Je suis sûr que vous ne connaissez pas la réponse ! Vous espérez que je la découvrirai à votre place ! » Les longues énumérations de données avaient sur lui un effet soporifique. Pour se distraire, tandis qu’un moniteur gowachin lui expliquait ce qu’il savait des relations entre la Bordure et Chu, il regardait passer les Co-sentients devant le tube d’accès dont une partie était visible de sa place. Un jour, Ceylang entra dans la salle et alla s’asseoir dans un coin d’où elle le contempla dans un silence vorace qui eut pour effet de lui mettre les nerfs à vif. Il aurait bien voulu avoir le coffret bleu-gris à portée de la main, mais, dès que l’investiture solennelle l’avait drapé de la protection automatiquement accordée au légiste, la boîte avait été rangée dans son alvéole sacré. Il ne la reverrait que si l’affaire comparaissait devant la judicarène. Quant à Ceylang, sa présence ici était un mystère parmi tant d’autres. Pourquoi cette dangereuse Wreave venait-elle le regarder ainsi sans rien faire d’autre ? Il était presque sûr qu’elle était chargée de l’espionner de loin. Mais pourquoi, cette fois-ci, avait-elle décidé de venir en personne ? Pour lui faire savoir qu’elle l’épiait ? Il devait y avoir un rapport avec les mobiles qui avaient poussé les Gowachins à initier une Wreave. Ils prévoyaient quelque futur problème que seule une Wreave était en mesure de résoudre. Ils la formaient en vue de cette tâche spécifique comme ils l’avaient formé lui-même. Mais pour quelle raison ? Quelles aptitudes wreaves en particulier intéressaient les Gowachins ? Et pourquoi spécialement cette femelle ? Quelles étaient ses allégeances ? En quoi consistait au juste le « pari wreave » ? Tout cela conduisait McKie vers d’autres voies insuffisamment explorées : Quelles aptitudes spécifiquement humaines les Gowachins recherchaient-ils en lui ? La persévérance obstinée ? La connaissance du droit humain ? L’individualisme inhérent à tout être humain ? Il ne pouvait donner de réponse absolue à toutes ces questions, pas plus qu’à celles qui concernaient la Wreave. Mais la présence de celle-ci continuait à le fasciner. McKie savait sur la société wreave un grand nombre de choses qui étaient très peu connues à l’extérieur des mondes wreaves. Les ressortissants de ces mondes étaient, au demeurant, des collaborateurs entièrement appréciés au BuSab, où se créaient aisément des relations de camaraderie qui facilitaient les échanges d’informations intimes. Outre le fait que les Wreaves devaient former une triade nuptiale pour se reproduire, il savait qu’il n’existait aucun moyen de savoir à l’avance quel partenaire de la triade serait appelé à nourrir la progéniture. C’était là une des pierres angulaires de la société wreave. Périodiquement, ce membre de la triade était échangé contre un individu jouant le même rôle dans une autre triade. Ainsi étaient assurés non seulement l’indispensable brassage génétique, mais aussi, à travers toute leur civilisation, des liens étroits et innombrables qui entraînaient d’une triade à l’autre, en cas de nécessité, des réactions de solidarité à toute épreuve. Un Wreave du BuSab avait essayé d’expliquer cela à McKie. « Prenez l’exemple d’un Wreave qui s’est fait assassiner ou, pis encore, frustrer sur un point d’amour-propre essentiel. Le coupable devra répondre personnellement de son acte devant des millions et des millions d’entre nous. Partout où nous sommes liés par un échange de triade, le devoir nous commande de réagir aux offenses. D’après ce que j’ai cru comprendre, vous avez un peu ça dans votre vendetta. Mais chez nous, les relations familiales sont beaucoup plus complexes. Vous n’imaginez pas les difficultés que nous avons eues pour libérer ceux d’entre nous qui travaillent au BuSab de la… servitude d’un tel réseau de responsabilités. » Les Gowachins ne pouvaient ignorer cette caractéristique des Wreaves, se disait McKie. Était-ce pour cela, ou bien malgré cela et pour une raison entièrement différente, qu’ils avaient fait leur choix ? Une légiste wreave pourrait-elle continuer à faire partie de son réseau de responsabilités familiales ? Comment était-ce possible ? Toutes les conceptions de la société wreave allaient à l’encontre de la sensibilité gowachin. Le peuple du Dieu Batracien était encore plus… exclusif et individualiste que les Humains. Pour les Gowachins, la famille demeurait quelque chose de privé, d’isolé du reste du monde jusqu’au moment où chaque individu entrait dans le phylum qu’on lui avait choisi. Tout en méditant sur tout cela au pied du rocher où il attendait, McKie s’efforçait de demeurer aux aguets. La chaleur, les odeurs et les bruits de la planète étrangère le déroutaient un peu. On lui avait dit de guetter le bruit d’un moteur à combustion interne. Rien que cela ! Les Dosadis, apparemment, avaient adopté ces engins à l’extérieur des murs de Chu parce qu’ils offraient plus de puissance (bien qu’ils fussent plus encombrants) que les dispositifs à impulsions dirigées utilisés dans la cité. « Ils se servent d’alcool comme carburant. La présence de substances toxiques dans le carburant importe peu. Tout est bon pour fabriquer de l’alcool : arbres, fougères, buissons… tout ce qu’ils ont sous la main. » Un silence engourdi environnait maintenant McKie. Depuis longtemps, il hésitait à accomplir ce qu’il s’était promis de faire dès qu’il serait seul sur Dosadi. Il ne retrouverait peut-être jamais d’occasion d’être seul, surtout quand il serait dans les garennes de Chu. Il savait qu’il était vain d’essayer de contacter son moniteur taprisiote. Aritch, sachant que le BuSab avait souscrit une « assurance taprisiote », lui avait dit tout net : « Même un Taprisiote est incapable de percer le Mur de Dieu. » Au cas où Dosadi serait détruite, le contrat caliban prendrait fin aussitôt. Dans une telle éventualité, le Taprisiote de McKie disposerait peut-être d’une fraction de seconde pour essayer de mettre à jour le dossier posthume de ses souvenirs. Dans les circonstances présentes, c’était une spéculation qui importait bien peu à McKie. Mais les Calibans avaient une dette envers lui. Dans l’affaire de l’Etoile et du Fouet, les Calibans avaient été menacés au même titre que toutes les autres espèces co-sentientes qui utilisaient les couloirs. La menace avait été réelle et précise. Les utilisateurs des couloirs et les Calibans qui contrôlaient ces couloirs avaient failli connaître l’extinction. À sa manière pittoresque, Fanny Mae avait exprimé sa reconnaissance à McKie : « La conjonction de ma dette ne connaît pas de terme. » Il était possible qu’Aritch ait ordonné au gardien du Mur d’empêcher McKie de contacter un autre Caliban, mais c’était peu vraisemblable. Seules les communications avec les Taprisiotes devaient être concernées par le blocus. Personne ne savait, et encore moins Aritch, de quelle manière les Calibans communiquaient entre eux. Les Gowachins se faisaient peut-être des idées sur l’impénétrabilité de la barrière qui entourait Dosadi. Méthodiquement, McKie chassa de son esprit toute pensée sur les Taprisiotes. Ce n’était pas une chose facile. Cela demandait une concentration de soufi dirigée sur un vide particulier. Il ne devait y avoir aucune interférence avec le Taprisiote qui attendait, armé d’une infinie patience, à l’abri de Central Central. Le vide absolu devait se faire dans son esprit conscient pour ne laisser de place qu’à une projection bien nette en direction de Fanny Mae. McKie évoqua visuellement l’étoile nommée Thyone. Il pensa fortement aux longues heures de conversation mentale qu’ils avaient passées ensemble. Puis il projeta toute la chaleur d’un lien affectif intense que renforçait la déclaration récente de Fanny Mae sur son « engagement nodal ». Il ferma les yeux en amplifiant au maximum l’image intérieure qui lui emplissait maintenant tout l’esprit. Il sentit ses muscles se relaxer. Le rocher contre lequel il était appuyé, le sable sous lui disparurent de ses perceptions. Seule demeurait la présence vibrante de la Calibane. « Qui appelle ? » Les paroles atteignirent ses centres auditifs sans transiter par ses oreilles. « C’est McKie, l’ami de Fanny Mae. Êtes-vous le Caliban qui garde le Mur de Dieu ? » « Je suis le Mur de Dieu. Êtes-vous venu faire vos dévotions ? » La pensée de McKie se mit à vaciller. Ses dévotions ? Les projections qui émanaient de ce Caliban là étaient retentissantes, agressives, d’un tout autre calibre que la curiosité pénétrante qu’il avait toujours perçue chez Fanny Mae. Il lutta pour retrouver une image claire. La chaleur du contact caliban revint. Il supposa qu’il y avait quelque chose de religieux dans cette expérience. On ne pouvait jamais être certain de ce qu’un Caliban voulait dire. « Je suis McKie, l’ami de Fanny Mae », répéta-t-il. La chaleur du contact faiblit, puis la réponse vint : « Mais vous occupez un point sur le plan d’onde dosadi. » C’était déjà un concept plus familier à McKie, qui pouvait utiliser son expérience acquise au contact de Fanny Mae pour essayer d’arriver à un début de compréhension. Il demanda : « Le Mur de Dieu m’autorise-t-il à entrer en contact avec Fanny Mae ? » Les mots résonnèrent dans sa tête. « Un Caliban, tous Calibans. » « Je voudrais parler à Fanny Mae. » « Votre corps présent ne vous satisfait pas ? » McKie, à ce moment-là, reprit conscience de son corps de zombie et de sa chair tremblante sous la transe qui accompagnait toujours la communication avec un Taprisiote ou un Caliban. La question n’avait aucun sens pour lui, mais la conscience de son corps était réelle et menaçait de rompre le contact. Lentement, McKie lutta pour retrouver la présence mentale. « Je m’appelle Jorj X. McKie. Les Calibans ont une dette envers moi. » « Tous les Calibans connaissent cette dette. » « Dans ce cas, vous devez l’honorer. » Il attendit, en essayant de ne pas s’énerver. La source de chaleur dans sa tête fut remplacée par une autre présence qui s’insinua en lui d’une manière étrangement familière. Ce n’était pas un contact intense, mais plutôt une succession de touchers délicats dans les régions de son cerveau où les sensations visuelles et auditives étaient interprétées. McKie identifia aussitôt cette nouvelle présence. « Fanny Mae ! » « Que veut McKie ? » Pour une Calibane, c’était plutôt direct. McKie, sachant cela, répondit de manière encore plus directe : « J’ai besoin de votre aide. » « Expliquez. » « Il se peut que je me fasse tuer ici… hum, que mon point nodal prenne fin ici sur Dosadi. » « Sur le plan d’onde dosadi », rectifia-t-elle. « Oui, c’est ça. Et au cas où une telle chose se produirait… si je mourais ici… J’ai des amis à Central Central… ou sur le plan d’onde de Central Central… qui voudraient savoir tout ce que j’ai dans la tête au moment où je meurs. » « C’est le travail d’un Taprisiote. Contrat dosadi interdit usage de Taprisiote. » « Mais si Dosadi est détruite… » « Clauses du contrat ne connaissent pas de fin, McKie. » « Vous ne pouvez donc pas m’aider ? » « Vous voulez un conseil de Fanny Mae ? » « Oui. » « Fanny Mae capable de maintenir contact avec McKie pendant qu’il occupe plan d’onde dosadi. » Une transe ininterrompue ? songea McKie, étonné. La Calibane dut capter cela, car elle enchaîna : « Pas une transe. Fanny Mae connaît bien nexus de McKie. » « Je préfère pas. J’aime autant ne pas être distrait quand je suis ici. » « Mauvais choix. » Elle devenait agressive elle aussi. « Pourriez-vous me procurer un couloir personnel pour… » « Pas avec point nodal aboutissant près du point d’aboutissement du plan d’onde dosadi. » « Fanny Mae, vous savez ce que les Gowachins sont en train de faire sur Dosadi ? Ils… » « Le contrat caliban, McKie. » Son déplaisir était évident. On ne remet pas en question la parole d’un Caliban. Le contrat signé avec les Gowachins devait certainement contenir des clauses spécifiques interdisant de révéler quoi que ce soit sur Dosadi. McKie était consterné. Il avait presque envie de quitter Dosadi immédiatement. Fanny Mae avait également capté cette pensée. « McKie peut partir maintenant. Bientôt, McKie ne pourra plus partir dans son propre corps nodal. » « Corps nodal ? » « Explication non autorisée. » Non autorisée ! « Je croyais que vous étiez mon amie, Fanny Mae ! » Une sensation de chaleur l’enveloppa. « Fanny Mae possède amitié pour McKie. » « Dans ce cas, pourquoi refusez-vous de m’aider ? » « Vous désirez quitter maintenant plan d’onde dosadi ? » « Non ! » « Alors, Fanny Mae ne peut pas aider. » Furieux, McKie voulut rompre le contact. Fanny Mae projeta un sentiment de frustration blessée. « Pourquoi McKie refuse-t-il conseil ? Fanny Mae voudrait bien… » « Je dois me retirer. Vous savez que je suis en état de transe pendant toute la durée du contact. L’endroit où je me trouve est dangereux. Nous reparlerons de tout ça une autre fois. J’apprécie votre désir de me venir en aide, ainsi que votre clarté nouvelle, mais… » « Pas clarté ! Seulement petite fenêtre de compréhension, mais Humains ne possèdent pas d’autre dimension ! » Cette réponse s’accompagnait d’un désespoir manifeste, mais elle rompit tout de même le contact. McKie émergea de sa transe. Il avait les extrémités des pieds et des mains glacées. Le contact caliban avait dangereusement abaissé son métabolisme. Il rouvrit les yeux. Un Gowachin inconnu vêtu de l’uniforme jaune des chauffeurs de véhicules blindés était penché sur un engin chenillé, pétaradant à l’arrière-plan dans un nuage de fumée bleue. McKie secoua violemment la tête. Le Gowachin demanda courtoisement : « Vous êtes souffrant ? » Chapitre 13 Nous, membres du BuSab, demeurons avant tout des légalistes d’un genre un peu particulier. Conscients du préjudice que peuvent causer à nos sociétés des lois trop rigides aussi bien que des lois trop faibles, nous sommes perpétuellement en quête d’une indispensable modération. Ce qui nous apparente aux forces d’équilibre inlassablement recherchées par les Gowachins. Sans prétendre transformer en paradis une société de mortels, nous convoitons l’inaccessible. Chacun de nous ne connaît que sa propre conscience et la raison pour laquelle il a choisi de servir un tel maître. Telle est la clé de notre condition. Nous sommes, pour des raisons immortelles, au service d’une conscience mortelle. Et nous accomplissons notre mission sans espérer de louanges ni préjuger de notre réussite. Œuvres premières de Bildoon, Directeur Pan Spechi du Bureau des Sabotages. Dès que les ombres vespérales eurent endeuillé le cœur de la cité, Tria descendit dans la rue avec six jeunes compagnons soigneusement choisis, tous humains et de sexe mâle. Elle s’était parfumée au musc pour les stimuler et les avait conduits dans un dédale de ruelles obscures où les espions de Broey ne se risquaient plus. Toute la petite troupe était armée et cuirassée comme c’était l’usage pour une expédition de ce genre. Il y avait eu des heurts dans le quartier quelques instants avant, mais rien de suffisamment important pour valoir une véritable intervention militaire. Un petit bastion gowachin avait été liquidé à l’intérieur d’un territoire humain. Une expédition punitive dans cette garenne était la suite logique d’un tel affrontement. Il était peu probable que Tria et ses six compagnons se fassent attaquer en route. Aucune des deux espèces ne voulait d’un nettoyage systématique de la région. Une sorte d’attente incertaine emplissait les rues désertes et silencieuses. Ils traversèrent à un carrefour où tout était humide de sanie rouge et verte qui s’écoulait encore dans les caniveaux. L’odeur fétide qui montait indiquait à Tria qu’un graluz avait été éventré et que ses eaux se répandaient dans la rue. Des représailles étaient inévitables. Il y aurait des massacres de bébés humains dans les jours à venir, le scénario était classique. Le commando traversa la zone des combats en notant çà et là les endroits où des victimes étaient tombées. Il était relativement aisé d’estimer les pertes de part et d’autre, bien que tous les cadavres eussent été enlevés. Il ne restait pas une miette pour les rapaces. Ils ressortirent bientôt de la garenne et franchirent une enceinte gardée par des Gowachins à la solde de Broey. Quelques rues plus loin, ils traversèrent une nouvelle ligne gardée par des Humains obéissant à Gar. Cela signifiait que Broey ne tarderait pas à apprendre la présence ici de Tria, mais elle l’avait prévenu qu’elle se rendait dans les garennes. Ils arrivèrent à l’entrée d’une ruelle qui longeait un immeuble du Second Rang. La façade aveugle et grise de cet immeuble ne présentait qu’une ouverture constituée par un portail muni d’un treillis de barreaux épais. Au-delà du portail, il y avait un couloir faiblement éclairé dont elle savait que les murs nus dissimulaient en réalité des caméras de surveillance et des armes à déclenchement automatique. Retenant d’un geste ses compagnons, elle étudia longuement, dans l’obscurité de la ruelle, la disposition des lieux. Le portail était bloqué par une simple clenche. Il y avait sur la gauche, juste à l’entrée, un poste de garde avec une sentinelle qu’on devinait à peine derrière les barreaux du portail. La garnison de l’immeuble était prête à accourir à l’appel de la sentinelle ou des dispositifs de surveillance automatique. Les informateurs de Tria lui avaient affirmé que c’était là le repaire de Jedrik. À la périphérie et non dans les profondeurs des garennes. Astucieux de sa part. Mais Tria, depuis des années, avait introduit un de ses agents dans cet immeuble, comme dans tant d’autres. Précaution élémentaire. Tout dépendait maintenant du minutage des événements. Son agent de l’intérieur était chargé d’éliminer les contrôleurs du poste de surveillance automatique. Seule la sentinelle du portail demeurait à sa place. Tria devait attendre le moment convenu pour s’en occuper. Les rues exhalaient une odeur d’égout : un conduit de recyclage éventré. Accident ? Conséquence des combats ? Tria n’aimait pas l’atmosphère qui se dégageait de ces lieux. Quel était le jeu de Jedrik ? Cet immeuble conçu comme une forteresse recelait-il des dangers qu’elle ignorait ? Jedrik devait savoir maintenant qu’elle était soupçonnée d’être à l’origine – entre autres – de ces affrontements populaires. Se sentait-elle en sécurité parce qu’elle se trouvait dans son fief ? Les gens avaient tendance à être moins prudents quand ils étaient entourés d’alliés. Mais elle ne pouvait pas avoir d’énormes forces derrière elle. La seule chose certaine, c’était qu’à travers les méandres de son esprit compliqué, une certaine cohérence d’action commençait à se dessiner, et que Tria n’avait pas encore pu saisir en quoi consistait ce fil. Elle possédait suffisamment d’indices de surface pour risquer une confrontation, des négociations. Il était même possible que Jedrik se fût affichée uniquement pour attirer Tria. Les potentialités contenues dans cette hypothèse emplissaient Tria d’enthousiasme. Toutes les deux ensemble, nous serions invincibles ! Oui, Jedrik correspondait à l’image d’un agent extraordinaire. Entourée d’une organisation adéquate… Une fois de plus, Tria jeta un coup d’œil à droite et à gauche. Les rues étaient toujours désertes, comme il se devait. Elle consulta sa montre. C’était le moment. Par gestes, elle envoya deux hommes se poster à chaque carrefour et un troisième de l’autre côté de la rue, en face du portail. Quand ils furent en place, elle avança, protégée par les trois autres en formation triangulaire. La sentinelle du portail était un Humain aux cheveux gris et à la face blême luisante d’un éclat jaunâtre dans la pénombre du couloir. Ses paupières étaient lourdes sous l’effet d’une dose récente de sa drogue personnelle, fournie par l’agent de Tria. Elle ouvrit doucement le portail et vit que la sentinelle tenait à la main droite, comme prévu, un bouton de la mort. Avec un sourire figé qui lui laissait voir ses dents espacées, l’homme braqua sur elle son poing fermé. Elle savait qu’il l’avait reconnue. Le reste dépendait maintenant de l’efficacité de l’agent en place. « Vous avez envie de mourir pour les batraciens ? » demanda Tria. Il était au courant des émeutes et des combats de rues. C’était un Humain, d’allégeance humaine, mais il savait qu’elle était dans le camp de Broey, un Gowachin. La question était calculée pour le plonger dans l’indécision. Était-elle une renégate ? Il avait sa loyauté d’Humain et une dépendance de fanatique à l’égard de ce poste de sentinelle qui lui assurait une vie décente. Mais il y avait surtout sa servitude personnelle envers la drogue. Tous les gardes étaient dépendants d’une substance ou d’une autre ; mais la drogue que prenait celui-ci voilait ses perceptions et l’empêchait de coordonner ses pensées. Il n’avait pas le droit d’utiliser cette drogue pendant son service et cela le troublait. Il y avait tant d’éléments à considérer. De plus, Tria avait posé juste la question qu’il fallait. Il n’avait pas envie de mourir pour les batraciens. Elle pointa sur le bouton de la mort un doigt en forme de question. « Ce n’est qu’un relais », dit-il. « Il n’y a pas de bombe dans celui-ci. » Elle ne répondit pas, pour le forcer à se concentrer sur ses doutes. Il déglutit puis : « Qu’est-ce que vous… » « Ralliez-vous ou vous êtes mort. » Il regarda les autres derrière Tria. Ces choses-là arrivaient fréquemment dans les garennes mais pas tellement souvent ici, sur les premières pentes qui menaient aux sommets. Le garde ne savait même pas qui il gardait au juste. Il avait ses ordres et son relais de la mort pour prévenir de l’arrivée d’un intrus. D’autres étaient chargés d’établir les distinctions et de prendre les décisions. C’était là le point faible dans la défense de l’immeuble. « Me rallier à qui ? » demanda-t-il. Il y avait dans sa voix une agressivité forcée et elle sut dès lors qu’il était à elle. « À vos pareils. » Cela eut pour effet, la drogue aidant, de bloquer les rouages de son esprit sur ses peurs primordiales. Il savait ce qu’il était censé faire : ouvrir la main. Cela déclencherait le dispositif d’alarme du bouton de la mort. Il pouvait le faire volontairement, mais c’était surtout une façon de dissuader un agresseur éventuel. Si on le tuait, sa main s’ouvrirait de toute manière. Cependant, ses doutes avaient été soigneusement nourris de l’extérieur. Et si l’appareil qu’il tenait dans le creux de sa main n’était pas seulement un relais ? Si c’était aussi une bombe ? Il avait eu de longues heures pour se poser cette question. « Vous serez bien traité », murmura Tria. Elle passa un bras affectueux autour de ses épaules en lui laissant le temps de ressentir le plein effet de ses effluves musqués. Son autre main était ouverte pour montrer qu’elle n’avait pas d’arme. « Montrez à mon compagnon la manière dont vous transmettez cet appareil à l’homme de relève. » L’un des jeunes mâles qui suivaient Tria fit un pas en avant. Le garde lui montra comment il fallait faire et lui passa l’appareil en disant : « C’est très simple, une fois qu’on a pris le coup. » Quand son compagnon eut l’objet fermement en main, Tria leva son bras de l’épaule du garde et lui toucha l’artère carotide de la pointe d’une aiguille empoisonnée dissimulée dans un de ses ongles. Le garde eut tout juste le temps d’aspirer une bouffée d’air étranglée, les yeux révulsés, avant de s’affaisser à ses pieds. « Je l’ai bien traité », dit Tria. Ses compagnons sourirent silencieusement. C’était le genre de choses auxquelles on finissait par s’attendre, quand on travaillait avec Tria. Ils traînèrent le cadavre hors de vue dans un coin du poste de garde et le jeune mâle qui tenait le bouton de la mort prit sa place devant la porte. Les autres firent à Tria un rempart de leur corps et ils s’élancèrent à l’assaut de l’immeuble. L’opération entière avait duré moins de deux minutes. Tout marchait parfaitement, comme c’était toujours le cas lorsque c’était Tria qui commandait. Le corridor et les couloirs adjacents étaient totalement déserts. Parfait. L’agent en place méritait une promotion. Ils empruntèrent l’escalier, n’osant pas se fier à un ascenseur. Il n’y avait que trois petits étages à grimper. Le corridor du haut était également désert. Tria précéda le groupe jusqu’à la porte indiquée, tenant à la main la clé fournie par son agent. La porte s’ouvrit sans un bruit. Ils firent irruption dans la pièce. À l’intérieur, les stores étaient baissés et aucune lumière n’était allumée. Les compagnons de Tria prirent place devant la porte refermée et le long de chacun des murs perpendiculaires. C’était le moment le plus dangereux. Seule Tria pouvait faire face. De minces bandes de lumière filtraient sur les bords, là où les stores n’occultaient qu’imparfaitement une fenêtre orientée au sud. On distinguait quelques meubles, un lit sur lequel se trouvait une forme sombre aux contours indéfinissables. « Jedrik ? » souffla Tria. Son pied heurta quelque chose de mou. Une chaussure. « Jedrik ? » Son tibia toucha le bord du lit. Tout en braquant une arme, elle avança la main pour reconnaître la forme sombre. Ce n’était qu’un pli des couvertures. Elle s’écarta du lit. La porte de la salle de bains était fermée, mais un filet de lumière était visible au niveau du sol. Évitant la chaussure et le tas de vêtements par terre, elle avança en faisant le moins de bruit possible tandis qu’un de ses compagnons, sur un geste, s’approchait de l’autre côté. Lentement, elle tourna la poignée puis ouvrit la porte d’un grand coup. La baignoire était remplie et il y avait un cadavre dedans, le visage dans l’eau, le bras pendant par-dessus le rebord. Une boursouflure grenat était visible derrière l’oreille gauche, un peu en dessous. Tria souleva la tête par les cheveux, examina le visage puis le laissa retomber doucement en évitant de faire des éclaboussures. C’était son agent, celle à qui elle avait confié la mission de préparer toute cette opération. Et sa mort était signée : la boursouflure derrière l’oreille était la marque d’une griffe gowachin qui avait réduit la victime au silence avant qu’elle soit noyée. À moins que quelqu’un n’ait voulu délibérément faire penser à un crime rituel gowachin ? Tria avait l’impression que toute sa mission venait de s’écrouler. Ses compagnons la regardaient d’un air mal à l’aise. Elle allait appeler Gar de l’endroit où elle se trouvait, mais un sentiment de peur et de répulsion la retint. Elle retourna dans la chambre avant de brancher son communicateur et de presser du pouce à plusieurs reprises le bouton d’appel. « Ici le Central », fit une voix tendue à son oreille. Elle s’efforça de parler d’une voix neutre : « L’agent est morte. » Un silence s’ensuivit, durant lequel ils devaient procéder à la localisation de son appel, puis la même voix reprit : « Là-bas ? » « Oui, elle a été tuée. » La voix de Gar intervint : « C’est impossible. Je lui ai parlé il y a moins d’une heure. Elle est… » « Noyée dans une baignoire », coupa Tria. « Neutralisée d’abord à l’aide d’un objet effilé enfoncé derrière l’oreille. » Le silence régna de nouveau tandis que Gar absorbait ces informations. Il devait être en train de passer par les mêmes incertitudes que Tria. Elle se tourna vers ses compagnons. Ils avaient pris position face à la porte qui ouvrait sur le corridor. Si une attaque devait survenir, ce serait de là. La communication avec Gar n’avait pas été coupée et elle entendait des bribes d’instructions lancées précipitamment : « … rassembler vos hommes… important… pas perdre de temps… » Puis beaucoup plus nettement : « Ils me le paieront ! » Qui ça, « ils » ? se demanda Tria. Elle commençait à reconsidérer la personnalité de Jedrik. « Es-tu en danger ? » demanda brusquement la voix de Gar. « Je l’ignore », admit-elle avec réticence. « Reste où tu es. Nous vous envoyons de l’aide. J’ai prévenu Broey. » Gar avait donc choisi de mettre Broey au courant. Oui, c’était sans doute la meilleure manière d’agir désormais. Jedrik leur avait échappé. Il ne servait à rien de continuer seuls. Broey prendrait la responsabilité de la suite des opérations. Tria frissonna. Elle donna quelques ordres brefs à ses compagnons. Ils étaient prêts à vendre chèrement leur peau si une attaque survenait, mais Tria doutait maintenant que ce fût le cas. Jedrik avait seulement voulu lui laisser un message. L’ennui, c’était qu’elle ne savait pas encore comment interpréter ce message. Chapitre 14 La mentalité militaire est une mentalité de bandit et de pillard. D’où il découle que tout système militariste représente en réalité une forme de banditisme organisé au sein de laquelle les mœurs traditionnelles cessent d’avoir cours. L’esprit militariste est un prétexte pour légaliser le meurtre, le viol, les rapines et toutes autres formes de crimes qui accompagnent inévitablement la guerre. Lorsqu’elle ne dispose pas d’un exutoire à l’extérieur, la mentalité militaire se retourne toujours sur ses propres populations de l’intérieur, en usant d’arguments identiques pour justifier le banditisme qui la caractérise. Manuel du BuSab, chapitre cinq : « Le Syndrome du Chef de Guerre ». Lorsqu’il émergea de la transe de communication, McKie se rendit compte du spectacle qu’il avait dû donner au Gowachin qui se penchait sur lui. Pour quelqu’un qui était né sur Dosadi, ce ne pouvait être que celui d’un homme malade, délirant et transpirant à grosses gouttes sous l’effet de la fièvre. McKie prit une inspiration profonde avant de répondre : « Non, je n’ai rien. » « Vous êtes drogué, alors ? » Sachant que les Dosadis étaient généralement adeptes de toutes sortes de substances, McKie faillit profiter de l’occasion pour répondre oui, mais il se ravisa. Le Gowachin était capable d’exiger qu’il lui fasse goûter à sa drogue. « Ce n’est pas ça non plus », fit McKie en se mettant debout pour regarder autour de lui. Le soleil s’était nettement déplacé, derrière son voile vaporeux, en direction de l’horizon. À part cela, la seule chose qui avait changé dans le paysage était due à la présence de ce monstrueux véhicule à chenilles surmonté d’une cheminée d’où s’échappaient bruyamment d’épais nuages de fumée grise. Quant au Gowachin, il continuait d’observer McKie avec une fixité si déconcertante que McKie était obligé de se demander si c’était une espèce de menace, ou s’il s’agissait du contact dosadi dont les conseillers d’Aritch lui avaient annoncé l’arrivée à bord d’un véhicule archaïque. « Si vous n’êtes ni malade ni drogué », fit le Gowachin, « il s’agit peut-être d’un état spécial que les Humains sont les seuls à connaître ? » « J’étais souffrant, mais c’est fini maintenant », répondit simplement McKie. « Et ces… crises se reproduisent souvent ? » « Parfois, je n’en ai pas pendant des années. » « Des années ? Mais à quoi sont-elles dues ? » « Je l’ignore. » « Hum… » Le Gowachin hocha la tête comme s’il comprenait, puis désigna le ciel du menton : « Une affection divine, peut-être. » « C’est possible. » « Vous étiez totalement vulnérable. » McKie haussa les épaules, laissant au Gowachin le soin d’interpréter cela comme il le pouvait. « Vous n’êtes pas de cet avis ? » Cela paraissait amuser le Gowachin, qui ajouta : « Je m’appelle Bahrank. Mon arrivée est une chance comme vous n’en avez peut-être jamais eu de votre vie. » Bahrank était bien le premier contact mentionné par les conseillers d’Aritch. « Mon nom est McKie. » « Vous correspondez à la description, à part… euh… cette crise. Avez-vous quelque chose à ajouter ? » McKie se demandait à quoi Bahrank pouvait s’attendre. Ce n’était en principe qu’un simple contact qui devait le mettre en rapport avec des gens plus importants. Aritch avait certainement des observateurs compétents sur Dosadi, mais il ne semblait pas que ce Gowachin en fasse partie. McKie avait été spécialement mis en garde : « Bahrank ignore tout de notre existence. Faites attention à ce que vous pourriez lui révéler par mégarde. Vous seriez en danger s’il apprenait que vous venez de l’autre côté du Mur de Dieu. » Les opérateurs du couloir avaient renouvelé l’avertissement : « Si les Dosadis réussissent à percer votre couverture, vous serez obligé de regagner le point de récupération par vos propres moyens. Nous doutons que vous y parveniez. Comprenez bien que nous ne pouvons pratiquement plus vous aider une fois que nous vous aurons déposé sur Dosadi. » Bahrank était en train de hocher la tête. Il semblait avoir pris une décision. « Jedrik vous attend. » C’était l’autre nom que lui avaient donné les conseillers d’Aritch. « La dirigeante de votre cellule ; on lui a annoncé que vous veniez de passer la Bordure. Elle ignore votre véritable provenance. » « Et qui la connaît ? » « Nous ne pouvons pas vous le dire. Tant que vous ignorerez ce détail, nul ne pourra vous l’extorquer. Mais soyez assuré que Jedrik ne fait pas partie des nôtres. » McKie n’appréciait pas tellement ce genre d’avertissement : « … Vous l’extorquer… » Comme d’habitude, le BuSab expédiait ses agents dans la gueule du loup sans les avoir préalablement informés de la longueur des crocs de l’animal. Bahrank fit un geste en direction de son véhicule. « Nous partons ? » McKie examina l’appareil. De toute évidence, il s’agissait d’un engin de guerre, entièrement blindé, avec des meurtrières au niveau de l’habitacle et des canons à balles qui dépassaient dans toutes les directions. Il était d’apparence sinistre et massive. Les conseillers d’Aritch lui en avaient parlé : « Nous avons fait en sorte que leur technologie ne dépasse pas le stade de ces blindés primitifs, munis d’armes à balles et d’explosifs relativement peu puissants. Mais même ainsi, ils ont su faire preuve d’une ingéniosité admirable dans leurs réalisations. » Une nouvelle fois, Bahrank fit un geste en direction du véhicule. Il paraissait impatient de quitter ces lieux. McKie dut refouler une soudaine bouffée de profonde anxiété. Dans quel piège était-il encore tombé ? Depuis qu’il s’était réveillé de sa transe, il avait l’impression de glisser sur un terrifiant toboggan de périls où il était incapable de faire face à la moindre menace. La sensation s’estompa, mais elle le laissa ébranlé. Il continuait de contempler le blindé sans mot dire, comme s’il cherchait à gagner du temps. L’engin chenillé devait faire six mètres de long. À l’arrière, on discernait dans l’ombre des roues supplémentaires et l’antenne traditionnelle destinée à capter l’énergie du satellite en orbite au-dessus du Voile Céleste. Mais il y avait aussi un moteur secondaire qui brûlait un carburant dégageant une odeur très forte. La fumée qui s’échappait de la cheminée avait saturé l’air d’une âcreté qui prenait à la gorge. « Pourquoi attendons-nous ? » interrogea Bahrank en lançant à McKie un regard chargé de crainte soupçonneuse. « Allons-y, maintenant », fit McKie. Bahrank s’empressa de grimper aux chenilles pour pénétrer dans l’habitacle obscur. McKie l’imita et se retrouva dans un espace exigu où régnait une forte odeur de pétrole. Le poste de pilotage était presque entièrement occupé par deux grands sièges en métal dont le dossier incurvé était légèrement plus haut que la tête d’un Humain ou d’un Gowachin assis. Bahrank s’était déjà installé sur le siège de gauche et faisait fonctionner les commandes qui se trouvaient en face de lui. McKie se laissa tomber sur le second siège. Des anneaux se refermèrent automatiquement autour de sa taille et de sa poitrine pour le maintenir en place. Un support se plaça derrière sa nuque, dont il épousa exactement la forme. Bahrank abaissa un levier. La portière par laquelle ils étaient entrés se referma dans un grincement de servomoteurs et se verrouilla automatiquement. Une sensation ambiguë s’empara de McKie. Il n’avait jamais souffert de claustrophobie ; au contraire, il s’était toujours senti plutôt mal à l’aise dans les espaces découverts, comme tout à l’heure près du rocher. Mais l’intérieur de cet engin de guerre évoquait d’obscures époques primitives qui faisaient vibrer en lui une corde atavique. Il ressentit brusquement le besoin de se frayer sauvagement un passage vers la sortie. Il s’était laissé enfermer dans un piège ! La vue d’un détail inattendu l’aida à chasser cette impulsion. Ce qu’il avait pris pour des meurtrières donnant sur l’extérieur était en réalité une série de hublots de verre. Du simple verre, oui. C’était une matière répandue dans toute la Co-sentience. À la fois résistante et fragile. Et les hublots étaient loin d’être épais. Finalement, l’aspect redoutable de cet engin, c’était en grande partie de la poudre aux yeux ! Bahrank examina rapidement les alentours et mit le véhicule en mouvement. Il s’ébranla avec un grondement plaintif entrecoupé de gémissements grinçants. Une sorte de piste conduisait du rocher blanc à la cité lointaine. Elle gardait les traces toutes fraîches du passage des chenilles à l’aller. De place en place, des rochers isolés brillaient au soleil. Bahrank paraissait totalement absorbé dans le pilotage de l’appareil. Les pensées de McKie se portèrent une fois de plus sur les recommandations qu’on lui avait faites avant qu’il quitte Tandaloor. « Dès que Jedrik vous admettra dans sa cellule, vous serez livré à vous-même. » Il se sentait effectivement très isolé. Dans sa tête affluaient des grappes de données qui n’avaient que peu de rapport avec ses expériences précédentes. Et s’il demeurait incapable de leur trouver un sens à l’aide de ce qu’il était venu chercher ici, une planète entière risquait la destruction. Livré à lui-même… Si Dosadi sautait, il n’y aurait pratiquement pas de témoins co-sentients. La barrière tempokinésique des Calibans absorberait la plus grande partie de la déflagration ultime. En fait, les Calibans se nourriraient de l’énergie ainsi libérée. C’était l’une des choses que Fanny Mae lui avait fait découvrir. Une explosion gigantesque, un repas pour les Calibans, et le BuSab serait obligé de reprendre l’enquête à zéro, avec en moins la pièce à conviction la plus importante : Dosadi. L’engin blindé vibrait, tanguait et faisait des écarts terribles mais revenait toujours à la piste cahotante qui menait aux lointaines tours de Chu. McKie examina discrètement le Gowachin. Il avait un comportement assez peu caractéristique de son espèce. Il était plus direct, plus humain… oui ! ses instincts gowachins s’étaient altérés au contact des Humains. De quoi faire peur à Aritch ! Le pilotage du blindé ne semblait pas être une tâche de tout repos. McKie compta huit pédales et leviers différents. Le Gowachin utilisait même la tête, les genoux et les coudes pour les actionner. Dans l’ensemble, l’engin répondait avec docilité. Sans cesser de se concentrer sur ce qu’il faisait, Bahrank déclara : « Nous allons peut-être essuyer quelques coups de feu en arrivant au deuxième gradin. Il y a eu récemment une opération de police. » McKie le dévisagea avec étonnement. « Je croyais que le passage était libre pour nous. » « Vous autres les Borduriers, vous ne cessez jamais d’attaquer. » Par les hublots étroits, McKie jeta un coup d’œil au-dehors. Il ne vit que la piste déserte et la végétation aride. « Vous êtes plus vieux que tous les autres Borduriers que je connais », fit remarquer Bahrank. Les conseillers d’Aritch avaient prévenu McKie de cette lacune importante dans son personnage et de la nécessité de camoufler son âge aux yeux des Dosadis. On lui avait fourni une assistance gériatrique et quelques réponses à donner à ceux qui se montraient curieux. En particulier celle-ci : « On vieillit avant l’âge, dans la Bordure. » « Forcément », fit Bahrank. McKie sentit que quelque chose dans le ton de cette réponse lui échappait, mais il n’osa pas approfondir son intuition. Le dialogue avec Bahrank demeurait stérile. Et il y avait aussi cette « opération de police » à laquelle il avait fait allusion tout à l’heure. McKie savait que la Racaille bordurière, interdite de séjour à Chu, effectuait périodiquement des raids, la plupart du temps voués à l’échec. Quelles mœurs barbares ! « Quelle excuse avez-vous donnée pour venir jusqu’ici ? » demanda McKie. Bahrank lui lança un bref regard inquisiteur, puis leva des commandes une main palmée pour indiquer une poignée fixée au toit de la cabine, au-dessus de sa tête. McKie4 ignorait l’usage de cette poignée et comprit qu’il avait dû révéler son ignorance en parlant un peu trop. Bahrank expliqua : « Officiellement, je patrouille dans ce secteur pour repérer les mauvais coups que les Borduriers auraient pu nous préparer. Ce n’est pas la première fois qu’ils m’envoient. Officieusement, tout le monde croit que j’entretiens dans le coin une mare clandestine remplie de femelles nubiles. » Une mare… au lieu d’un graluz… de nouveau, le dialogue se révélait plein d’allusions mystérieuses qui ne débouchaient sur rien. McKie regarda sans rien dire, par un hublot, le paysage qui s’étendait devant, eux. La piste caillouteuse s’incurvait lentement sur la gauche avant de descendre abruptement rejoindre une étroite corniche taillée dans la paroi rouge d’un canon. Bahrank effectua une série d’accélérations et de décélérations rapides. La paroi du canon défilait à une allure insensée. McKie regarda par le hublot opposé. En contrebas, il aperçut une végétation verdoyante qui s’étendait jusqu’aux lointaines tours de Chu. Celles-ci, dont la base était noyée dans l’obscurité des falaises, n’offraient à la vue que leurs innombrables sommets effilés. Les changements d’allure du véhicule devaient correspondre à une nécessité que McKie ne comprenait pas. Les parois verticales du canon l’emplissaient d’une angoisse vertigineuse. L’étroite corniche sur laquelle ils avançaient épousait les méandres de la falaise et se trouvait tantôt dans l’ombre et tantôt au soleil. L’engin ronflait et trépidait de plus en plus fort. L’odeur de pétrole lui donnait la nausée. La cité lointaine semblait aussi inaccessible que lorsqu’il l’avait entrevue du haut du canon. Par contre, elle avait l’air plus haute et plus mystérieuse dans l’obscurité vaporeuse qui l’enveloppait maintenant. « En principe, il ne devrait rien se passer tant que nous n’aurons pas atteint le premier gradin », annonça Bahrank. McKie le regarda. Le premier gradin ? Il voulait sans doute parler des abords immédiats de la cité de Chu. Les gorges au fond desquelles la ville avait été bâtie descendaient par paliers jusqu’au niveau du fleuve. Chacun de ces paliers portait un numéro. Les assises de Chu étaient établies sur les îles du fleuve, là où celui-ci faisait des méandres et commençait à se ramifier. Les collines qui avaient résisté à l’érosion étaient faites de minerai de fer presque pur, de même que la plupart des berges. « Je suis soulagé de sortir d’ici », fit Bahrank. La corniche tournait à angle droit perpendiculairement à la falaise et descendait en pente douce vers la végétation luxuriante. Ils se trouvèrent brusquement environnés d’ombres vertes. Par son hublot, McKie distingua d’immenses frondaisons arborescentes, des sortes de banians à larges feuilles et de grands épineux rouges qu’il n’avait jamais vus nulle part. La piste se perdait dans la boue grisâtre qui constituait le sol de cette jungle. Dans l’ensemble, le paysage évoquait, à part quelques plantes totalement inconnues, un mélange en proportions presque égales des végétations de la Terre et de Tandaloor. Le soleil l’éblouit quand ils sortirent du couvert de la jungle pour se retrouver dans un espace nu qui portait les traces de récents combats. Tout était brûlé, arraché, saccagé. Des carcasses de véhicules blindés plus ou moins semblables à celui dans lequel il se trouvait élevaient vers le ciel leurs ferrailles tordues et leurs chenilles démantelées. Bahrank fit un écart pour éviter un cratère de bombe qui sen lit de charnier à un monceau de morts déchiquetés. Le Gowachin, comme s’il n’avait rien vu, s’abstint de tout commentaire. Brusquement, McKie perçut plusieurs signes de mouvements dans la jungle. Des Gowachins et des Humains passèrent rapidement. La plupart avaient de petites armes individuelles dont on distinguait le canon métallique. Certains portaient autour du cou des guirlandes d’objets blancs de forme sphérique. McKie ne s’était pas donné la peine de retenir par cœur tout l’arsenal dosadi. Ce n’étaient que des armes primitives, mais il se disait justement que c’étaient ces mêmes armes qui avaient causé les scènes de chaos et de destruction qu’il contemplait en ce moment. La piste s’enfonça de nouveau au cœur d’une végétation touffue, laissant derrière elle le champ de bataille. Les ombres vertes se refermèrent sur le blindé cahotant. McKie, ballotté dans son harnais, conserva longtemps en mémoire l’odeur de sang et de putréfaction naissante. Ils finirent par arriver en bordure d’un second canon où Bahrank fit descendre le véhicule par une corniche aussi étroite et vertigineuse que la première. La cité paraissait maintenant beaucoup plus proche. Le regard de McKie, guidé par les cahots, put détailler de haut en bas les tours de Chu qui, tels des tuyaux d’orgue argentés, couronnaient les Monts du Conseil. La falaise opposée ressemblait aux premières marches de quelque gigantesque escalier qui se perdait dans une brume bleuâtre. Au pied des tours pointues, les garennes de Chu étaient auréolées de vapeurs irisées et on pouvait déjà apercevoir une partie des murailles qui entouraient la cité. Le sommet de l’enceinte était garni de casemates disposées en surplomb pour permettre les tirs d’enfilade. L’architecture de la ville paraissait incroyablement élevée. C’était une conséquence directe de la très forte densité de population. La corniche déboucha sur un nouveau champ de bataille jonché de carcasses de chair et de métal d’où s’élevaient les insupportables miasmes de la mort. Bahrank fit faire à son engin plusieurs embardées pour éviter des monceaux de ferrailles tordues et de cadavres autour desquels s’agglutinaient des nuées d’insectes. Les fougères et les herbes qui n’avaient pas brûlé reprenaient lentement la position verticale après le monstrueux affrontement. Des créatures volantes de couleur grise et jaune planaient au-dessus de tout cela, apparemment à l’aise au milieu de la mort. Les conseillers d’Aritch avaient averti McKie que la vie sur Dosadi n’était pas exempte de ce genre de spectacle, mais la réalité avait de quoi l’écœurer profondément. Parmi les cadavres, il identifia aussi bien des Humains que des Gowachins. Il fut particulièrement révolté par la vue d’une jeune femelle gowachin dont les bras portaient, bien en évidence, les marques de fertilité orange. Il détourna vivement les yeux et s’aperçut que Bahrank l’observait avec une expression légèrement moqueuse. Tout en manipulant les innombrables leviers de commande, le Gowachin déclara : « Il y a des espions partout, naturellement, et après ça… » Il inclina la tête d’abord à gauche, puis à droite : « … Il vous faudra être encore plus prudent que vous ne l’aviez imaginé. » Une détonation sèche ponctua ses paroles. Quelque chose heurta le blindage du véhicule du côté où était assis McKie. Quelques secondes plus tard, ils furent de nouveau pris pour cible à plusieurs reprises. Les projectiles ricochaient sur le métal et même sur le verre des hublots. Il y avait là de quoi étonner McKie. Cette matière fragile aurait dû voler en éclats. Certes, il connaissait l’existence de verres trempés à l’épreuve des balles, mais on ne lui avait pas dit que la technologie de cette planète était capable d’en fabriquer. Cela jetait un jour tout à fait nouveau sur les capacités réelles des Dosadis. Bahrank continuait de conduire comme si rien ne s’était passé. De nouvelles salves explosèrent droit devant eux en éclairs orangés à la lisière de la jungle. « Ils font des essais », déclara Bahrank en désignant l’un des hublots. « Vous voyez ? Ça ne laisse même pas de trace sur cette nouvelle qualité de verre. » Les mots vinrent à McKie du plus profond de son amertume : « Parfois, on se demande ce que tout cela prouve, à part le fait que nous vivons dans un univers où tout repose sur la défiance. » « Et qui pourrait avoir confiance ? » demanda Bahrank comme si c’était une parole de catéchisme. « J’espère que nos amis sauront à quel moment il faut arrêter leurs essais », dit McKie. « Ils sont prévenus que ce verre ne résiste qu’à des projectiles de moins de 80 mm. » « Ils n’étaient pas d’accord pour nous laisser passer ? » « Justement, il faut bien qu’ils tirent quelques coups de feu, ne serait-ce que pour me garder dans les bonnes grâces de mes supérieurs. » Une fois de plus, Bahrank effectua une série d’embardées et de changements d’allure sans aucune raison apparente. McKie, retenu par son harnais, heurta cependant du coude la paroi de l’habitacle. Au même instant, une explosion à l’arrière fit pencher le blindé sur la gauche. Bahrank vira abruptement dans la même direction pour éviter un nouveau projectile qui les aurait atteints de plein fouet s’ils avaient continué en ligne droite. Assourdi par toutes ces explosions, McKie fut projeté en avant tandis que le véhicule s’arrêtait brusquement et repartait en zigzaguant en arrière, évitant une gerbe de nouvelles explosions devant lui. Quelques secondes plus tard, Bahrank repartit à toute vitesse en marche avant et fonça dans un mur de jungle ininterrompu. Environnés d’explosions, ils firent une trouée dans la végétation puis se retrouvèrent comme par miracle sur une nouvelle piste au milieu de la jungle. McKie avait perdu toute notion de direction, mais les explosions avaient cessé. Bahrank ralentit puis gonfla longuement ses ventricules respiratoires. « Je savais qu’ils essaieraient ça. » Il paraissait à la fois soulagé et amusé. McKie, conscient d’avoir frôlé la mort, ne trouvait plus sa voix. La piste faisait maintenant de longs méandres dans la jungle, ce qui lui donna le temps de se remettre de ses émotions. Mais même ainsi, il ne savait plus quoi dire. Il ne comprenait pas l’amusement de Bahrank ni son indifférence apparente devant le carnage et la mort. Ils débouchèrent peu après dans une plaine herbue aussi lisse et verdoyante qu’une pelouse parfaitement entretenue. Elle descendait en pente douce vers un vallon où l’on distinguait le cours sinueux d’un fleuve argenté. Mais ce qui attira et retint surtout l’attention de McKie, ce fut une forteresse aux murailles aveugles, grises et tavelées, qui se dressait au milieu de la plaine. Elle projetait vers eux des arcs-boutants enserrant une herse de métal noir. « C’est cette porte », fit Bahrank. Il prit un virage serré sur la gauche pour s’aligner exactement au centre des deux arcs-boutants et ajouta : « Après la Porte 9, il n’y a plus que le tunnel à passer et nous serons chez nous. » McKie ne répondit pas. Murailles, herses et tunnels représentaient la clé des défenses de Chu. Toute la cité était conçue comme une vaste forteresse. Le tunnel devait passer sous le fleuve. Il essaya de le situer sur la carte que les conseillers d’Aritch avaient implantée dans sa mémoire. Il était censé connaître en détail toute la géographie des lieux, leur géologie, leurs systèmes défenses particuliers, mais aussi l’organisation sociale, politique et religieuse de la cité. Il avait l’impression d’avoir tout oublié de ce qui lui avait été inculqué durant de longues heures. Mais quand il se pencha vers le hublot pour regarder le ciel et aperçut la tour centrale avec sa grande horloge horizontale, tous les détails se remirent en place et il hocha la tête tandis que le blindé commençait à prendre de la vitesse. « La Porte 9. C’est bien cela. » Bahrank était trop occupé pour répondre. McKie reporta son regard en direction de la forteresse et étouffa un cri. Le véhicule était en train de dévaler la pente à une allure insensée et menaçait de s’écraser contre la barrière de métal noir, toujours baissée. Mais, au dernier moment, elle se releva d’un seul coup et ils jaillirent à l’intérieur d’un tunnel artificiellement éclairé. La herse se referma avec fracas derrière eux. L’engin faisait un bruit assourdissant en raclant de ses chenilles le sol de métal. Bahrank ralentit considérablement avant de manipuler une commande sur le tableau de bord. L’engin se retrouva soudain beaucoup plus haut, sur des roues, et le bruit assourdissant s’atténua si brusquement que McKie crut être devenu sourd. Cette impression se renforça du fait qu’il s’aperçut au bout d’un moment que Bahrank avait répété plusieurs fois la même question : « Jedrik prétend que vous venez de l’autre côté des montagnes. C’est vrai, ça ? » « Puisque Jedrik le dit. » Il essayait de paraître ironique, mais son intonation manquait de conviction. Bahrank conduisait maintenant de manière plus décontractée dans le tunnel à demi éclairé. Il murmura pensivement : « Le bruit court que les Borduriers ont des installations secrètes derrière les montagnes et que vous avez l’intention d’édifier bientôt votre propre cité. » « C’est très intéressant. » « Mais est-ce que c’est exact ? » La simple rangée d’ampoules qui éclairait le tunnel laissait l’intérieur du blindé dans une demi-obscurité que les lumières du tableau de bord ne compensaient que faiblement. Pourtant, McKie avait la sensation que Bahrank distinguait son visage comme en plein jour et pouvait étudier la moindre de ses expressions. Malgré l’impossibilité absolue de la chose, le doute persistait. Qu’est-ce que ce regard dissimulait ? Pourquoi ai-je l’impression qu’il voit à travers moi ? Ces conjectures inquiétantes prirent brusquement fin lorsqu’ils débouchèrent du tunnel dans une avenue des garennes. Ils prirent aussitôt sur la droite une rue encaissée entre deux rangées de bâtiments gris. McKie avait souvent vu des reproductions de ces rues étroites, mais le spectacle de la réalité eut pour effet de renforcer son angoisse. Tout était sale… oppressant… grouillant de monde. Il y avait des gens partout ! Bahrank roulait lentement. Le vacarme des chenilles avait fait place au frottement silencieux des roues sur la chaussée tantôt pavée, tantôt revêtue de grandes dalles d’un noir luisant. Le soleil ne pénétrait jamais dans ces étroites ruelles enserrées par des immeubles dont McKie était incapable, par le hublot, d’apercevoir le faîte. Ils passèrent devant des boutiques, barricadées et gardées par des factionnaires en armes. Parfois, un escalier de pierre, aux abords également surveillés, montait ou descendait vers d’inquiétantes ténèbres. On ne voyait que des Humains dans ces rues. Tous avaient le visage tendu et les mâchoires sinistrement serrées. Ils regardèrent passer le blindé d’un œil froid et inquisiteur. Hommes et femmes étaient vêtus de la traditionnelle combinaison foncée de l’Union Laboriste. Remarquant que McKie était intéressé par ce qu’il voyait, Bahrank lui expliqua : « Nous nous trouvons en territoire humain et vous vous faites conduire par un chauffeur gowachin. » « Ils peuvent nous voir à l’intérieur ? » « Ils n’en ont pas besoin. Ils savent. Et il va y avoir des heurts. » « Des heurts ? » « Entre Gowachins et Humains. » Cela étonna McKie, qui se demanda si ce n’était pas là l’origine de certaines allusions qu’Aritch et ses conseillers n’avaient jamais voulu expliciter en sa présence. À plusieurs reprises, il avait été mystérieusement question d’une éventuelle destruction de l’intérieur qui menaçait Dosadi. Mais Bahrank poursuivit : « Il y a un fossé de plus en plus grand entre les Humains et les Gowachins. La situation n’a jamais été aussi tendue. Vous êtes peut-être le dernier Humain à monter dans ce véhicule avec moi. » Aritch et les autres avaient préparé McKie aux conditions de violence, de famine et de suspicion qui régnaient sur Dosadi ; mais ils n’avaient rien dit de l’hostilité entre les deux espèces. Ils avaient simplement laissé entendre que quelqu’un qu’ils se refusaient de nommer était capable de détruire la planète de l’intérieur. Était-ce là ce dont avait voulu parler Bahrank ? Il n’osait faire l’étalage de son ignorance en lui posant directement la question, et cela avait pour effet de l’irriter encore davantage. Le véhicule déboucha bientôt dans une artère beaucoup plus large, encombrée de charrettes apparemment remplies de verdure. Elles s’écartèrent une à une, lentement, sur leur passage. Dans les yeux des Humains qui s’écartaient en même temps brillait une lueur de haine glacée. La densité de la foule en cet endroit avait quelque chose de sidérant. Pour chacune de ses charrettes (il renonça à les compter avant d’arriver en vue du carrefour suivant) une centaine de personnes au moins se pressaient en gesticulant et en invectivant bruyamment le cercle d’hommes qui, épaule contre épaule, adossés à leur charrette, défendaient visiblement ce qu’elle contenait. Au bout d’un moment, McKie se rendit compte avec un choc que le contenu des charrettes était uniquement composé de débris végétaux. Les gens se bousculaient ici pour acheter des ordures ! De nouveau, Bahrank joua le rôle de guide. « Nous sommes dans ce qu’on appelle la Rue de la Faim. Ce sont des déchets de tout premier choix. Les meilleurs qu’on puisse trouver. » McKie se souvint que l’un des conseillers d’Aritch lui avait raconté qu’il existait à Chu des restaurants spécialisés dans les débris provenant de différents quartiers de la ville et qu’il n’était pas question de gaspiller la moindre parcelle de matière végétale non toxique. Il était fasciné par cette scène et par le spectacle de tous ces visages durcis par la haine et la violence à peine contenue. Et tout cela pour une transaction normale dont l’objet était une poignée de déchets ! Mais le plus effarant était la densité de la foule. Il y avait du monde partout : autour des charrettes, le long des murs, clans les entrées des immeubles et presque sous les roues de Bahrank. D’innombrables odeurs assaillaient les narines de McKie. Il régnait dans cette garenne une puanteur qui dépassait tout ce que McKie avait jamais connu. Un autre chose qui le surprenait était l’aspect extrêmement ancien de la garenne. Il se demanda brièvement si toutes les populations des cités obligées de faire face à une menace extérieure avaient obligatoirement cette apparence antique. Selon les critères co-sentients, les habitants de Chu n’existaient que depuis quelques générations ; pourtant, la cité paraissait plus vieille que toutes celles qu’il connaissait. Effectuant une manœuvre brusque, Bahrank s’engagea dans un étroit passage puis immobilisa le véhicule devant une entré d’immeuble en forme d’arcade. Par son hublot, McKie aperçut un bout de couloir lépreux et un escalier qui s’enfonçait dans l’obscurité de l’immeuble. « Jedrik est en bas », annonça Bahrank. « La deuxième porte à gauche au pied de l’escalier. C’est une taverne. » « Comment ferai-je pour la reconnaître ? » « On ne vous a rien dit ? » McKie hésita. Il avait vu plusieurs portraits de Jedrik avant de quitter Tandaloor. En fait, il se rendit compte qu’il cherchait à temporiser pour ne pas quitter le cocon protecteur du blindé. Bahrank dut sentir ce qui se passait, car il ajouta : « Vous n’avez rien à redouter, McKie. Jedrik saura vous reconnaître. Et un bon conseil… » McKie se retourna pour regarder le Gowachin. « Entrez directement dans la taverne, asseyez-vous à une table et attendez Jedrik. Privé de sa protection, vous ne survivrez pas longtemps ici. Vous avez la peau foncée et il y a des Humains dans ce quartier qui préfèrent même le vert au noir. Personne n’a oublié l’affaire de la porte Pylash. Quinze années ont passé, mais ce n’est pas suffisant pour effacer un souvenir comme celui-là. » On n’avait pas parlé à McKie d’une affaire de la porte Pylash. Une fois de plus, il s’abstint de poser des questions. Bahrank actionna l’interrupteur qui commandait l’ouverture de la portière du côté de McKie. Aussitôt, la puanteur de la rue fut amplifiée à un degré presque étouffant. Le voyant hésiter, Bahrank lança vivement : « Dépêchez-vous ! » McKie sauta du véhicule dans un état de transe olfactive voisin de l’évanouissement. Il se retrouva au milieu de la chaussée en butte à d’innombrables regards soupçonneux. En voyant Bahrank s’éloigner rapidement, il eut l’impression qu’on venait de couper son dernier lien avec la Co-sentience et qu’il demeurait sans aucune protection. Jamais, au cours de sa longue existence, il ne s’était senti aussi seul. Chapitre 15 Nul système de justice ne saurait s’exercer équitablement à moins que chacun des participants – magister, procureur, légiste, défenseurs, témoins et autres – n’engage sa vie dans tout litige qui lui est soumis. Tout doit être mis en jeu dans la judicarène. Si un seul élément demeure en dehors du conflit et à l’abri de tout risque personnel, la justice est inévitablement compromise. Le Code gowachin. Peu avant le coucher du soleil, une fine pluie se mit à tomber, qui se prolongea jusqu’au début de la nuit puis fut dissipée par le vent des gorges qui nettoyait le ciel de Dosadi, laissant une atmosphère cristalline et des flaques d’eau dans les rues. Même la puanteur issue des garennes était amoindrie et les rares passants qui hantaient les rues de Chu comme des prédateurs se déplaçaient avec une légèreté inhabituelle. Retournant à son Q.G. dans un transport blindé où n’étaient admis que ses gardes du corps gowachins les plus sûrs, Broey remarqua lui aussi l’exceptionnelle limpidité de l’air. Il songeait aux nouvelles alarmantes qui lui avaient fait quitter précipitamment sa résidence des Monts du Conseil. Lorsqu’il entra dans la salle de conférence, il vit que Gar était déjà là, le dos à la fenêtre obscure qui donnait sur la paroi orientale du canon. Depuis combien de temps attendait-il ainsi ? L’Humain ne le salua pas. Cela ne faisait que mettre l’accent sur l’hostilité croissante entre leurs deux espèces. Ils avaient tous les deux pris connaissance du rapport qui contenait l’information la plus troublante : le meurtre d’un agent double humain, dans des circonstances qui semblaient dénoncer Broey lui-même. Il se dirigea vers l’extrémité de la table de conférence, s’assit à sa place et poussa le bouton qui activait son communicateur. S’adressant à l’écran qu’il était seul à voir, il ordonna : « Réunissez le Conseil et branchez le réseau pour que nous tenions conférence. » La réponse arriva sous la forme d’un bourdonnement modulé filtré par les brouilleurs et étouffé par un cône d’isolation. Gar, qui se tenait à l’autre bout de la salle, n’avait aucune possibilité de donner un sens aux bruits issus du communicateur. Tandis qu’ils attendaient que les membres du Conseil soient branchés sur le réseau de conférence, Broey s’assit devant le communicateur, appela sur l’écran un de ses collaborateurs gowachins et lui parla à voix basse à l’abri du cône d’isolation : « Procédez à dès contrôles systématiques de tous les Humains en situation de représenter pour nous un danger. Vous appliquerez le plan D. » Il regarda furtivement Gar. Les lèvres de l’Humain remuaient toutes seules. Il devait être furieux que la présence du cône l’empêche de savoir ce que Broey était en train de faire. Ce dernier s’adressa de nouveau à l’écran : « Disposez les équipes spéciales aux endroits convenus… c’est cela… » Gar tourna ostensiblement le dos à cette conversation et se perdit dans la contemplation de la nuit. « Il n’en est pas question ! » poursuivit Broey à l’intention de l’écran. « Il est nécessaire que tous les conseillers humains participent à la réunion. Je sais… Gar me l’a signalé dans son rapport… Je suis au courant également. Il est probable que d’autres communautés humaines suivront cet exemple et voudront chasser leurs voisins gowachins. Les représailles n’en finiront pas. Oui, c’est ce que j’ai pensé quand j’ai lu son rapport. » Broey débrancha le brouilleur et le cône d’isolation. Tria venait de s’interposer sur l’écran par un appel prioritaire qui avait coupé la communication avec le service de sécurité. Elle parla rapidement à voix basse. Seuls quelques mots isolés devaient être intelligibles à Gar, toujours tourné vers sa fenêtre. Mais les soupçons de Broey commençaient à se confirmer. Il laissa parler Tria jusqu’au bout puis répondit : « C’est vrai… il serait logique de supposer que les auteurs du crime ont voulu faire croire qu’un Gowachin a fait le travail afin de… Oui, je vois… Mais tous les incidents qui m’ont été… Vous croyez ? Hum… étant donné les circonstances… » Il laissa la phrase en suspens, mais ses mots marquaient nettement la séparation entre Humains et Gowachins, même dans les plus hautes sphères de son Conseil Consultatif. « C’est à moi de prendre mes responsabilités sur ce point, Tria. » Pendant que Broey parlait, Gar avait pris un siège et était venu s’asseoir à côté de lui près du communicateur. Cela n’empêcha pas Broey, une fois terminée la conversation avec Tria, de rétablir les circuits de protection, de sorte que même en étant assis à côté de lui, Gar était incapable de voir ce qui se passait sur l’écran. Il n’entendait que le bourdonnement du brouilleur, et ce bruit provoquait chez lui un agacement qu’il ne cherchait même pas à dissimuler. Broey n’avait fait aucun geste pour indiquer s’il approuvait ou non l’initiative de Gar. « C’est bien ce que j’avais cru comprendre », dit-il en s’adressant à l’écran. « Oui… je donnerai les ordres nécessaires dès que nous aurons terminé ici. Non… C’est entendu. Je pense que c’est préférable. » Il coupa la communication. Le bourdonnement irritant cessa aussitôt. « Jedrik a l’intention de dresser les Gowachins contre les Humains, et les Humains contre les Gowachins », déclara Gar. « Si c’est le cas, il a fallu une longue préparation dans le secret. » La réponse de Broey impliquait plusieurs choses : il pensait qu’une conspiration existait aux plus hauts niveaux, que la situation avait atteint un redoutable développement avant d’être détectée ; que les forces ainsi ébranlées étaient devenues en grande partie incontrôlables. « Vous pensez que cela va s’aggraver », fit Gar. « Je l’espère bien. » Gar le dévisagea pendant un long moment, puis se contenta de répondre : « Je vois. » Il était évident que Broey souhaitait une clarification de la situation, qui lui permette d’établir des prévisions nettes de ses principales conséquences. Il était préparé à cela. Dès qu’il saurait de quel côté le vent allait souffler, il mettrait en action ses indéniables capacités pour retirer le plus grand nombre d’avantages possible de la crise qui se préparait. Gar rompit le silence. « Si nous nous sommes trompés sur les intentions de Jedrik… » « Les souffrances des innocents nous sont toujours profitables », fit Broey en paraphrasant la première partie d’un dicton que tous les Dosadis connaissent par cœur. Gar compléta pour lui : « Mais où sont les innocents ? » Avant que Broey ait pu répliquer, son écran s’alluma, montrant les visages assemblés des membres du Conseil, chacun dans sa petite case. Broey mena rondement la séance, n’autorisant que quelques brèves interruptions. Il n’édicta aucune assignation à résidence, ne proféra aucune accusation directe, mais par son attitude et ses paroles marqua nettement la séparation entre les deux espèces. Quand tout fut fini, Gar n’eut aucune peine à imaginer la confusion qui devait régner en ce moment même à Chu tandis que les puissants organisaient leur défense. Sans savoir pourquoi, Gar avait l’impression que Broey faisait exactement ce qu’attendait Jedrik et que c’était une erreur tactique de sa part que d’aviver les tensions existantes. Après avoir coupé son communicateur, Broey se laissa aller en arrière sur son siège et s’adressa à Gar en choisissant soigneusement ses paroles : « Tria m’apprend que Jedrik demeure introuvable. » « Est-ce qu’il ne fallait pas s’y attendre ? » « Peut-être. » Broey gonfla ses bajoues. « Mais ce que je ne comprends pas, c’est comment une simple Liaitrice a pu berner à la fois mes agents et ceux de Tria. » « Je crois que nous avons eu le tort de sous-estimer cette fille. Et si elle était envoyée par… » Il leva le menton en direction du plafond. Broey médita quelques instants. Lorsque la convocation du Conseil avait été décidée d’urgence, il était en train de superviser l’interrogatoire de Bahrank dans un abri secret des Monts du Conseil. Les rapports qui ne cessaient de s’accumuler depuis quelque temps faisaient état de troubles que la cité de Chu avait déjà connus à des époques diverses, mais jamais à ce degré. Les informations données par Bahrank s’étaient révélées décevantes. Il disait avoir conduit un espion bordurier nommé McKie à une adresse donnée (que la Sécurité n’avait pas pu vérifier à cause des émeutes). Les convictions de Bahrank étaient claires. Peut-être que les Borduriers essayaient effectivement d’édifier leur propre cité derrière les montagnes. Mais Broey jugeait cela très improbable. Ses sources bordurières étaient généralement fiables, et il disposait d’une source spéciale jamais prise en défaut. De plus, une telle entreprise nécessitait la constitution d’énormes stocks de vivres qui pouvaient difficilement passer inaperçus sur le plan comptable. Il est vrai que la fonction de liaitrice, justement, consistait… Mais non ; c’était trop improbable. La Bordure se nourrissait des plus humbles déchets de Chu et de ce qu’elle pouvait tirer du sol empoisonné de Dosadi. Bahrank se trompait. Ce McKie avait quelque chose de particulier, mais dans un autre domaine. Et Jedrik avait appris cela avant tout le monde – lui-même excepté. La grande question demeurait : sous la protection de qui était-elle ? Broey soupira. « Nous travaillons ensemble depuis longtemps, Gar. Une personne de votre valeur, qui s’est hissée à la force des bras de la Bordure aux garennes puis à… » Gar n’avait pas besoin d’en entendre davantage. Broey était en train de lui faire comprendre qu’il le soupçonnait. Jamais il n’y avait eu de réelle confiance entre l’Humain et le Gowachin ; mais ce qui se passait maintenant était entièrement nouveau : rien de direct, rien d’ouvertement déclaré, mais la signification était on ne peut plus claire. Rien de sournois dans tout cela. C’était simplement la manière dosadie. Pendant quelques secondes, Gar se trouva désemparé. Il avait toujours envisagé la possibilité que ses relations avec Broey tournent mal. Cependant, une longue période d’acceptation passive l’avait placé dans une dangereuse dépendance. Tria représentait son atout principal. Il aurait eu besoin d’elle à cet instant mais elle était appelée, en ce moment crucial, à des tâches plus urgentes. Gar comprit qu’il allait être obligé d’avancer ses projets et d’invoquer les créances et allégeances dont il était détenteur. Il fut distrait dans ses réflexions par le bruit d’un grand nombre de gens qui se hâtaient dans le hall d’entrée. Apparemment, les choses évoluaient à un rythme plus précipité que ce qui était prévu. Il se leva pour aller regarder d’un air distrait par la fenêtre l’ombre massive des falaises qui marquaient les limites de la Bordure. Pendant qu’il attendait, tout à l’heure, l’arrivée de Broey, il avait vu le soleil se coucher et les feux s’allumer dans les camps borduriers. Gar s’était maintes fois assis autour de feux semblables et connaissait le goût des aliments qu’on y faisait cuire. Il savait quel était le poids de l’existence dans ces régions décharnées où la survie était un miracle quotidien. Et Broey croyait qu’il allait accepter de retourner vers ça ? Il risquait dans ce cas d’avoir quelques surprises désagréables. « Je vous laisse », lui dit Broey en se levant pour sortir de son pas dandinant. Ces mots signifiaient en réalité : « Ne soyez plus ici quand je reviendrai. » Gar continuait de regarder par la fenêtre, perdu dans une sorte de contemplation agacée. Pourquoi Tria ne rentrait-elle pas ? Il ne se retourna même pas lorsqu’un collaborateur de Broey entra dans la salle prendre quelques papiers posés dans un coin sur une table. Il ne resta, en fait, pas plus de cinq minutes ainsi. Puis il se ressaisit, pivota et sortit rapidement. Il avait à peine mis le pied dehors qu’une troupe de Gowachins dévoués à Broey le bouscula pour pénétrer dans la salle de conférence. Ils n’attendaient que son départ pour entrer. Irrité à l’idée de ce qu’il allait être obligé de faire, Gar prit un couloir sur la gauche et se dirigea d’un pas ferme vers le bureau où il était certain que se trouvait Broey. Trois Gowachins porteurs du brassard de la Sécurité lui emboîtèrent le pas, mais ne tentèrent pas de s’interposer. Deux autres Gowachins étaient de faction devant la porte du bureau. Ils n’osèrent pas l’arrêter non plus. Gar avait exercé trop longtemps son pouvoir ici et Broey, qui n’avait pas prévu qu’il le suivrait ainsi, avait négligé de donner des instructions précises à son sujet C’était là-dessus qu’avait compté Gar. Broey, penché sur une table couverte de cartes et de diagrammes, était en train de donner des instructions à un groupe d’assistants gowachins. Une lumière jaune issue de suspensions basses faisait danser des ombres sur la table tandis que les assistants s’affairaient à prendre des notes. Broey eut un mouvement de surprise authentique en voyant entrer Gar. L’Humain parla sans lui laisser le temps de le faire expulser : « Vous avez encore besoin de moi pour vous empêcher de commettre la pire erreur de votre vie. » Broey se raidit sans répondre ; mais l’invitation à poursuivre était implicite. « Jedrik est en train de vous manipuler superbement. Vous réagissez exactement comme elle le voulait. » Les bajoues de Broey se gonflèrent, signe d’indifférence qui irrita Gar. « Quand je suis arrivé ici, Broey, j’ai eu l’idée de prendre un certain nombre de précautions pour assurer ma survie au cas où vous voudriez la menacer. » De nouveau, Broey eut ce mouvement d’indifférence gowachin qui exaspérait Gar. C’était tellement normal. Pour quelle autre raison cet imbécile d’Humain aurait-il été laissé en vie et en liberté ? « Vous n’avez jamais pu découvrir quelles étaient ces mesures », poursuivit Gar. Je ne suis adepte d’aucune drogue. Je suis quelqu’un d’extrêmement prudent et, bien sûr, je dispose de moyens de mettre fin à mes jours avant que vos experts aient le temps de vaincre ma raison. J’ai fait tout ce à quoi vous pouvez vous attendre de ma part et… un peu plus. C’est de cette information que vous auriez précisément le plus grand besoin en ce moment. » « J’ai pris mes précautions moi aussi, Gar. » « C’est évident ; et j’avoue ignorer en quoi elles consistent. » « Finalement, que proposez-vous ? » Gar émit un petit rire, presque d’exultation. « Vous connaissez très bien mes conditions. » Broey secoua la tête latéralement dans un geste qui paraissait étonnamment humain. « Le partage du pouvoir ? Vous me surprenez, Gar. » « Votre surprise n’a pas encore atteint ses limites. Vous ne savez pas ce que j’ai fait. » « Et peut-on savoir ? » « J’aimerais en discuter dans un lieu un peu plus privé. » Broey fit du regard le tour de ses assistants en leur donnant d’un geste l’ordre de se retirer. « Nous pouvons parler ici même. » Gar attendit que la porte se referme sur le dernier Gowachin. « Je suppose que vous connaissez l’existence des fanatiques de la mort que nous avons formés dans les territoires humains. » « Nous sommes prêts à leur faire face. » « Suffisamment motivé, un fanatique est capable de préserver d’énormes secrets. » « Je n’en doute nullement. Et vous allez me révéler un de ces secrets ? » « Depuis des années maintenant, mes fanatiques ne subsistent qu’avec des rations réduites. Le reste est mis de côté et exporté vers la Bordure. Nous disposons d’énormes stocks de vivres. Avec une planète entière pour les dissimuler, vous ne mettrez jamais la main dessus. Ils proviennent uniquement de la cité et nous allons être en mesure de… » « Une autre cité ! » « Plus que ça. Toutes les armes dont dispose Chu, nous les possédons aussi. » De colère, les lèvres de Broey devinrent presque aussi vertes que ses ventricules. « Vous n’avez jamais abandonné la Bordure, en réalité. » « Comment peut-on oublier la Bordure quand on est né là-bas ? » « Après ce que Chu a fait pour vous… » « Je vous suis reconnaissant de n’avoir pas parlé de blasphème. » « Mais le mandat que nous ont donné les Dieux du Voile ! » « Diviser pour régner, subdiviser pour être encore plus puissant et fragmenter pour avoir le pouvoir absolu. » « Ce n’est pas ce que je voulais dire », fit Broey en respirant à fond à plusieurs reprises pour retrouver son calme. « Une seule et unique cité. Tel est notre mandat. » « Cependant, nous édifierons une autre cité. » « Vous croyez ? » « Nous construisons des usines qui nous fourniront des armes et de la nourriture. Si vous faites quoi que ce soit contre les nôtres à Chu, nous viendrons en grand nombre de l’extérieur et nous fracasserons vos murs afin de… » « Que proposez-vous ? » « Une franche coopération sur la base de la séparation des espèces. Une cité pour les Gowachins, une pour les Humains. Ce que vous ferez ensuite à Chu ne regarde que vous, mais je peux vous dire que pour notre part nous avons l’intention de proscrire de la cité nouvelle la Poldem et son aristocratie. » « Vous créeriez une autre aristocratie ? » « C’est possible. Mais mon peuple est prêt à donner sa vie pour l’idéal de liberté que nous partageons tous. Nous ne voulons plus nous sacrifier pour Chu. » « C’est donc pour cette raison que tous vos fanatiques sont originaires de la Bordure. » « Je vois que vous n’avez pas encore compris, Broey. Mes hommes ne sont pas seulement des Borduriers ; ils sont désireux, et même impatients, de se sacrifier pour faire triompher leur idéal. » Broey médita en silence. C’était un concept difficile à admettre pour un Gowachin, dont les complexes de culpabilité acquis au graluz se transformaient toujours en un respect profond pour l’instinct de survie. Il pouvait cependant se représenter les implications contenues dans les paroles de Gar. L’image mentale évoquée était celle d’une succession de vagues de chair rosée à l’assaut de tous les obstacles sans considération de souffrance ni de mort. La prise de Chu, dans ces conditions, n’était pas une chose impossible. L’idée que d’innombrables immigrés borduriers vivaient à l’intérieur de la cité, prêts à se sacrifier ainsi, l’emplissait d’un malaise profond. Il lui fallait mobiliser tous ses moyens pour dissimuler cette réaction. Pas un instant, il n’avait mis en doute les affirmations de Gar. C’était exactement le genre de chose à laquelle on pouvait s’attendre de la part du vieux Bordurier à la peau flétrie. Mais pour quelle raison avait-il choisi de lui révéler tout cela maintenant ? « Est-ce Jedrik qui vous a ordonné de me préparer à… » « Jedrik ne fait pas partie de nos plans. Elle nous complique les choses dans une certaine mesure, mais nous sommes mieux armés que vous pour exploiter les désordres qu’elle crée. » Broey confronta ces révélations avec ce qu’il savait de Gar et les trouva plausibles, pour ce qu’elles valaient. Mais la question primordiale demeurait sans réponse : « Pourquoi ? » « Je ne suis pas disposé à sacrifier mon peuple », fit Gar. Cela avait l’accent d’une vérité partielle. Gar avait prouvé en maintes occasions qu’il savait prendre des décisions sévères. Mais, parmi ses hordes de fanatiques, il devait y avoir un certain nombre de talents précieux dont il préférait – pour l’instant – ne pas être privé. Oui, c’était bien ainsi que fonctionnait l’esprit du vieil Humain. Sans oublier qu’il devait certainement compter sur le profond respect de la vie qui s’emparait de chaque Gowachin adulte juste après les débordements meurtriers de leur rite d’extirpation. Les Gowachins aussi étaient capables de prendre des décisions sanglantes, mais la culpabilité… cette terrible culpabilité… Gar devait tabler là-dessus. Peut-être un peu trop, même. « Vous n’espérez tout de même pas me voir soutenir activement et ouvertement votre projet de cité bordurière ? » « Peut-être pas activement ; mais passivement, oui. » « Et vous insistez pour partager le pouvoir à Chu ? » « Pendant la période intérimaire. » « C’est impossible ! » « En substance sinon en titre. » « Vous aviez celui de conseiller. » « Allez-vous prendre la responsabilité de nous précipiter dans un affrontement violent alors que Jedrik est là, prête à ramasser les morceaux ? » « Ah… » fit Broey en hochant plusieurs fois la tête. C’était bien cela ! Gar n’avait rien à voir avec l’offensive déclenchée par Jedrik. Il semblait avoir encore plus peur d’elle que de Broey. Ce qui signifiait qu’il fallait agir avec beaucoup de prudence. Gar n’était pas homme à s’inquiéter facilement. Que savait-il de plus que lui sur cette Jedrik ? Mais il y avait d’ores et déjà suffisamment de raisons d’accepter un compromis. Plus tard, on pourrait chercher à résoudre les questions demeurées sans réponse. « Vous continuerez d’occuper les fonctions de premier conseiller », fit Broey. C’était tout à fait acceptable. Gar indiqua son accord d’un bref mouvement de tête. L’arrangement laissait cependant un creux dans les nodules digestifs du Gowachin. Gar avait dû comprendre qu’il s’était laissé manipuler en révélant sa peur de Jedrik. De même, il pouvait être certain que Broey allait maintenant tenter de neutraliser le projet de cité bordurière. Mais l’ampleur de la conspiration humaine était inattendue et laissait subsister beaucoup trop d’inconnues. Il était impossible de prendre des mesures adéquates à partir de renseignements incomplets. Gar avait livré plusieurs informations importantes sans recevoir l’équivalent en échange. Cela ne lui ressemblait pas. À moins que Broey n’ait commis quelque part une erreur dans son interprétation de ce qui venait de se passer ici ? Il décida qu’il fallait à tout prix élucider cela, même en prenant le risque d’appâter Gar avec une information authentique. « Il y a eu récemment dans les garennes une recrudescence d’expériences mystiques chez les Gowachins. » « Vous savez bien que je n’adhère pas à ces stupides croyances religieuses ! » Gar paraissait véritablement en colère. Broey dissimula son amusement. Gar ignorait encore (ou bien n’acceptait pas) que le Dieu du Voile créait parfois des illusions à l’usage de ses fidèles et qu’il s’adressait véritablement à ceux qu’il avait élus, en daignant même répondre de temps à autre à certaines questions. Beaucoup de choses avaient été révélées ici. Beaucoup plus, en fait, que Gar ne pouvait le soupçonner. Bahrank avait raison. Quant à Jedrik, elle connaissait certainement l’existence de la cité bordurière. Il était même possible qu’elle ait manœuvré pour que Gar révèle tout à Broey. Si Gar s’en apercevait, il y avait là de quoi décupler ses craintes. Pourquoi le Dieu du Voile ne m’a-t-il pas fait cette révélation ? s’étonna Broey. Est-ce qu’il est en train de me mettre à l’épreuve ? Oui, c’était sûrement là la réponse, car une chose, désormais, était certaine : Cette fois-ci, je suivrai les conseils du Dieu. Chapitre 16 Les gens se trouvent toujours des justifications. Des lois rigides et immuables ne fournissent guère qu’une base commode aux justifications de chacun, et aux préjugés qui les supportent. La seule loi universellement acceptable par les mortels serait celle qui permettrait n’importe quelle justification. Quel non-sens évident ! La loi a pour rôle au contraire de dénoncer les préjugés et de mettre en doute les justifications. La loi doit être souple et variable afin de s’adapter aux exigences nouvelles à mesure qu’elles apparaissent. Autrement, elle n’est là que pour servir de justification aux puissants. Le Code gowachin (Traduction du BuSab). Après le départ de Bahrank, il fallut quelques instants à McKie pour recouvrer la notion de sa propre finalité. Les immeubles se dressaient hauts et massifs au-dessus de lui, mais un hasard dans la disposition de cette garenne faisait qu’une trouée donnant à l’ouest laissait pénétrer jusqu’au fond de la rue étroite un rayon de soleil oblique. Cette lumière à demi argentée faisait ressortir les ombres, accentuant les mouvements des Humains. McKie détestait la manière dont tous ces gens le dévisageaient, comme s’ils étaient en train de supputer déjà les avantages personnels qu’ils allaient pouvoir tirer de lui. Lentement, il se fraya un chemin, à travers la foule des passants, jusqu’à l’arcade qui marquait l’entrée de l’immeuble. Il s’efforçait d’enregistrer sans en avoir l’air le plus de détails possible. Ses années d’expérience au BuSab et les innombrables missions délicates accomplies au service de la puissante organisation lui avaient donné une connaissance remarquable des espèces co-sentientes, et c’était cette connaissance qu’il s’efforçait d’exploiter pour percer les puissantes motivations secrètes qu’il devinait derrière chaque individu qu’il croisait. Malheureusement, son expérience lui avait aussi appris le mal qu’une espèce peut causer à une autre espèce, sans compter celui qu’elle peut se faire à elle-même. Et les Humains qui l’entouraient ne lui rappelaient rien d’autre qu’une foule en colère prête à exploser. Sans relâcher son attention un seul instant, prêt à se défendre contre toute attaque imprévue, il descendit un petit escalier qui menait dans une pénombre fraîche où il y avait beaucoup moins de monde mais où la puanteur et l’odeur de renfermé étaient insupportables. Deuxième porte à gauche. Il s’arrêta devant le seuil indiqué par Bahrank et risqua un coup d’œil avant de continuer. De nouvelles marches d’escalier descendaient dans l’obscurité. Sans savoir exactement pourquoi, il se sentait oppressé. L’image de Chu qui se constituait peu à peu dans son esprit ne correspondait nullement à celle que lui avaient donnée les conseillers d’Aritch. L’avaient-ils délibérément induit en erreur ? Et dans l’affirmative, pourquoi ? Se pouvait-il qu’ils ignorent vraiment la nature du monstre qu’ils avaient créé ? Le nombre et la portée des réponses possibles à toutes ses questions lui donnaient des sueurs froides. Et si quelques-uns des observateurs envoyés ici par Aritch avaient choisi, pour une raison quelconque, de passer de l’autre côté de la barrière ? De toute sa carrière, McKie n’avait jamais rencontré de planète aussi complètement coupée du reste de l’univers. Elle était isolée, privée de toutes les commodités dont jouissaient les autres mondes co-sentients. Pas d’accès aux couloirs calibans, pas d’échanges avec les autres civilisations. Les plaisirs raffinés et les pièges élaborés qui occupaient les habitants des autres mondes leur étaient totalement inconnus. Sur Dosadi, d’autres distractions avaient cours. Et les instructeurs de Tandaloor avaient maintes fois répété leur avertissement : ces « primitifs » isolés, s’ils étaient lâchés sans précautions dans l’univers civilisé, étaient capables de se rendre maîtres de la Co-sentience. « Rien ne peut les contenir. Absolument rien. » C’était peut-être un peu exagéré. Il y avait bien des choses qui les contraignaient, physiquement. Mais ils n’étaient pas inhibés par les conventions ni les mœurs en vigueur dans le reste de la Co-sentience. Sur Dosadi, tout pouvait être monnayé. Les vices les plus horribles, les dépravations les plus folles que l’imagination pût concevoir pouvaient se donner libre cours. C’était une idée qui hantait McKie. En outre, il y avait les innombrables substances qui servaient de drogue à presque tous les Dosadis. Les moyens de pression qu’un tel état de choses pouvait donner à un petit nombre d’individus sans scrupules avaient de quoi faire frémir. En butte à ses indécisions, il n’osait tout de même pas trop s’attarder en ces lieux et descendit les marches avec une assurance qu’il était loin d’éprouver réellement. N’ayant pas le choix, il préférait suivre à la lettre les recommandations de Bahrank. L’étage inférieur était plongé dans l’obscurité, à l’exception d’une ampoule très faible au-dessus d’une porte noire. Deux Humains somnolaient, assis sur une chaise de chaque côté de la porte tandis qu’un troisième, dans l’ombre du palier, tenait dans ses mains une arme à feu d’apparence massive et désuète. « Jedrik veut me voir », fit McKie. Le garde qui était armé lui fit signe d’entrer. McKie profita de ce qu’il passait devant eux pour jeter de plus près un coup d’œil à l’arme archaïque. Elle consistait en un canon court rattaché à un boîtier métallique au sommet duquel était un bouton tenu enfoncé par le pouce du garde. McKie faillit en perdre l’équilibre. L’arme était une bombe de l’homme-mort ! Ce ne pouvait être que ça. Si, pour une raison quelconque, le garde relâchait son pouce, une explosion tuerait tout le monde dans l’escalier. Et les deux autres qui dormaient ! Comment faisaient-ils, avec cette menace suspendue sur leur tête ? La porte noire surmontée d’une lumière était maintenant l’objet de toute son attention. En bois massif, elle était percée d’un judas à hauteur de visage. Elle s’ouvrit à son approche. Une forte odeur de cuisine, très relevée, assaillit ses narines, surmontant toutes les autres puanteurs. McKie s’avança dans une vaste salle au plafond bas remplie ou plutôt bondée – d’Humains assis sur des bancs devant de grandes tables à tréteaux. Il y avait tout juste assez de place pour passer entre deux bancs. Partout où le regard de McKie se posait, il y avait des gens attablés devant de petits bols de nourriture qu’ils portaient à leur bouche à l’aide d’une cuiller. Des serveurs et des serveuses circulaient d’une table à l’autre, posant bruyamment leurs bols pleins, remportant prestement les vides. À gauche de l’entrée présidait une énorme femme assise devant un comptoir sur une petite estrade. Elle était placée de manière à commander du regard à la fois la porte d’entrée, la salle et les doubles battants qui livraient continuellement passage au personnel venant des cuisines ou y retournant. Cette femme monstrueuse était perchée là comme si elle n’avait jamais de sa vie bougé de derrière son comptoir. De fait, il était difficile de l’imaginer en train de se déplacer. Son bras n’était qu’une bouffissure de chairs flasques débordant des manches de sa salopette verte et ses chevilles étaient noyées dans un fuseau adipeux qui laissait à peine entrevoir ses chaussures. Asseyez-vous à une table et attendez. Bahrank avait été clair et son avertissement parfaitement explicite. McKie chercha du regard une place libre sur un des bancs. Avant qu’il ait pu en trouver, la femme énorme s’adressa à lui d’une voix perçante : « Votre nom ? » Le regard de McKie se darda aussitôt sur ses yeux minuscules perdus dans les replis de chair. « McKie. » « Je m’en doutais. » Elle leva un doigt boudiné. Surgissant de la masse confuse, un jeune garçon accourut. Il ne pouvait avoir plus de huit ou neuf ans, mais son regard froid était déjà empreint d’une sagesse adulte. Il regarda la femme obèse, attendant ses instructions. « C’est celui-là. Conduis-le. » Le jeune garçon fit volte-face et, sans même regarder si McKie suivait, fonça en direction du passage étroit où une succession de portes à double battant livraient passage à la cohorte de serveurs affairés. À deux reprises, McKie faillit se faire renverser par l’un deux. Celui qui le guidait semblait capable de prévoir l’ouverture des battants, car il s’écartait chaque fois juste à temps. Au bout du passage se trouvait une autre porte noire munie d’un judas. Elle donnait sur un petit couloir comportant deux portes closes, une de chaque côté. Le mur qui leur faisait face coulissa lentement, révélant une rampe étroite qui descendait entre deux parois de roche lisse. De temps à autre, une ampoule nue suspendue à la voûte éclairait le passage. La roche était humide et dégageait une odeur malsaine. Ils traversaient parfois des endroits plus larges où des sentinelles étaient postées ou bien passaient devant des portes closes, gardées elles aussi par des hommes armés. Au bout d’un moment, McKie renonça à tenir le compte des bifurcations, des portes et des postes de garde qu’il avait aperçus. Ils finirent par arriver, après avoir recommencé à grimper durant quelques minutes, dans un nouveau couloir bordé de portes des deux côtés. Le garçon ouvrit la deuxième porte à droite, attendit que McKie fût entré et referma la porte. Il n’avait pas prononcé un seul mot. Ses pas s’éloignèrent dans le couloir. La pièce où se trouvait McKie était petite et très mal éclairée par des lucarnes qui étaient tout en haut du mur opposé à la porte. Une table à tréteaux de deux mètres de long avec deux bancs sur les côtés et une chaise à chaque extrémité remplissait à peu près tout l’espace utilisable. Les murs étaient de pierre grise, sans aucun ornement. McKie alla s’asseoir sur l’une des chaises et attendit patiemment tout en s’imprégnant de l’atmosphère des lieux. Il faisait froid : à peu près la température qui convenait aux Gowachins. Une des lucarnes hautes était entrebâillée et laissait filtrer les bruits de la rue : un véhicule qui passait, des voix en train de discuter, de nombreux bruits de pas. La garenne n’était pas loin. Plus près de lui, de l’autre côté de la porte, il entendit des bruits de vaisselle entrechoquée et de temps à autre un sifflement de vapeur. Au bout d’un moment, la porte s’entrouvrit et une femme grande et mince se glissa par l’ouverture qui demeura juste assez large pour la laisser passer mais pas plus. L’espace d’un instant, pendant qu’elle se tournait, la lumière de la lucarne éclaira son visage, puis elle s’assit à l’extrémité d’un banc et ses traits se fondirent dans l’ombre. McKie n’avait jamais vu de traits semblables dans un visage féminin. Elle possédait l’éclat du roc acéré et ses yeux froids et purs étaient d’un bleu cristallin. Ses cheveux noirs coupés très court formaient une brosse drue. Il réprima un frisson. La rigidité de cette femme amplifiait la dureté de son expression. Ce n’était pas l’endurcissement que donne la souffrance. Pas seulement cela, du moins. C’était quelque chose de résolu, de profondément ancré dans une douleur prête à exploser au moindre contact. Dans un monde co-sentient où les techniques gériatriques pouvaient être mises à profit, on aurait pu lui donner n’importe quel âge entre trente-cinq et cent trente-cinq ans. La pénombre où elle se trouvait rendait difficile un examen détaillé, mais il aurait parié qu’elle avait moins de trente-cinq ans. « C’est donc vous, McKie. » Il inclina la tête. « Vous avez de la chance que les hommes d’Adril aient reçu mon message à temps. Broey vous recherche déjà. Mais on ne m’avait pas dit que vous aviez la peau si foncée. » Il haussa les épaules. « Bahrank nous fait dire que vous pourriez causer notre perte à tous si nous ne vous surveillons pas. D’après lui, vous ne possédez pas les plus élémentaires notions susceptibles d’assurer votre survie. » Ces paroles surprirent McKie, mais il garda le silence. Elle soupira : « Au moins vous ne protestez pas. Enfin… soyez le bienvenu sur Dosadi, McKie. Peut-être réussirai-je à vous garder en vie assez longtemps pour que nous puissions vous utiliser. » Soyez le bienvenu sur Dosadi ! « Je m’appelle Jedrik, comme vous le savez déjà sans doute. » « Je vous ai reconnue. » Ce n’était vrai qu’en partie. Aucun des portraits qu’il avait vus d’elle ne traduisait l’impitoyable violence qui émanait de sa personne. Un sourire fugace plissa le coin de ses lèvres dures. « Vous n’avez pas répondu lorsque je vous ai souhaité la bienvenue sur notre planète. » McKie secoua la tête ; impassible. Les conseillers d’Aritch avaient été formels : « Elle ignore d’où vous venez. Vous ne devez lui révéler sous aucun prétexte que vous avez franchi le Mur de Dieu. Cela pourrait avoir pour vous des conséquences immédiatement fatales. » McKie continuait à la dévisager sans rien dire. Une expression encore plus froide se répandit sur le visage de Jedrik, durcissant les commissures de ses lèvres et de ses yeux. « Nous allons bien voir. D’après ce que m’a dit Bahrank, vous avez sur vous un étui spécial et de l’argent cousu dans la doublure de votre vêtement. Donnez-moi d’abord cet étui. » Ma trousse professionnelle ? Elle tendit la main dans sa direction. « Je vous préviens une bonne fois pour toutes, McKie. Si je me lève et quitte cette pièce, vous ne survivrez pas plus de deux minutes. » Chacun de ses muscles frémissant de protestation, il sortit la trousse de sa poche et la lui tendit. « Je vous avertis également, Jedrik. Il n’y a que moi qui puisse ouvrir ceci sans en détruire le contenu et être tué par la même occasion. » Elle saisit l’objet plat et le retourna plusieurs fois dans ses mains. « Vous en êtes bien sûr ? » McKie commençait à l’intéresser pour des raisons nouvelles. Il se situait à la fois en deçà et au-delà de ce qu’elle attendait. Il était surtout incroyablement naïf. Mais elle savait déjà que ceux qui vivaient de l’autre côté du Mur de Dieu étaient ainsi. C’était du moins la seule explication plausible qu’elle avait trouvée. Il y avait quelque chose de profondément anormal dans la situation de Dosadi. La logique voulait que ceux qui envoyaient ici des gens s’efforcent de choisir leurs meilleurs agents. Ils n’avaient rien trouvé de mieux que McKie ? Elle en était perplexe. Elle se leva, alla jusqu’à la porte et frappa un seul coup. McKie la vit passer la trousse à quelqu’un dehors et engagea avec elle à voix basse une conversation dont il fut incapable de capter un seul mot. Dans un instant de brève indécision, il avait failli jouer le tout pour le tout et ouvrir lui-même la trousse pour en utiliser le contenu contre Jedrik. Mais quelque chose dans le comportement de cette femme, sans compter les énigmes qui ne cessaient de s’accumuler autour de lui, l’avait dissuadé d’employer la manière forte. Jedrik revint s’asseoir les mains vides. Elle le considéra quelques instants, la tête légèrement penchée sur le côté, puis déclara posément : « Je vais vous dire un certain nombre de choses. Considérez cela comme une sorte d’épreuve, si vous voulez. En cas d’échec de votre part, je vous garantis que vous ne ferez pas long feu sur Dosadi. C’est clair ? » Comme McKie ne répondait pas, elle tapa du poing sur la table. « Je vous ai demandé si c’est clair ! » « Dites ce que vous avez à dire. » « Très bien. Il me paraît tout d’abord évident que ceux qui vous ont renseigné sur Dosadi vous ont averti de ne pas révéler votre véritable origine. Pourtant, la plupart de ceux qui vous ont approché même quelques secondes depuis votre arrivée sur Dosadi soupçonnent que vous n’êtes pas l’un des nôtres : ni citoyen de Chu, ni Bordurier, ni originaire d’aucune partie de cette planète. » Sa voix se fit encore plus dure lorsqu’elle poursuivit : « Mais moi, je le sais. Laissez-moi vous dire, McKie, que pas un enfant parmi nous n’est incapable de comprendre seul que les populations prisonnières de Dosadi ne sont pas originaires d’ici ! » McKie ne pouvait s’empêcher de la regarder, sidéré. Les populations prisonnières ! Il savait, en l’écoutant parler, que c’était elle qui disait la vérité. Pourquoi Aritch et les autres ne l’avaient-ils pas prévenu ? Pourquoi, plutôt, n’avait-il pas deviné lui-même ? Cette planète était incompatible avec la vie, aussi bien humaine que gowachin. Se sentant rejetés par le monde où ils étaient nés, les Dosadis pouvaient facilement déduire que leur espèce n’était pas née sur place. Elle lui donna le temps de remettre ses idées en ordre avant de poursuivre : « Il y en a d’autres ici qui viennent du même endroit que vous. Nous ne les avons peut-être pas tous identifiés, surtout s’ils sont mieux entraînés que vous. Mais j’ai été dressée à ne me fier qu’à des certitudes. En ce qui vous concerne, je n’ai aucun doute. Vous n’êtes pas né sur Dosadi. J’ai vérifié toutes mes informations et j’ai à présent la confirmation de mes propres sens. Vous venez de l’autre côté du Mur de Dieu. Votre comportement avec Bahrank, avec Adril, avec moi… » Elle secoua la tête d’un air navré. C’est Aritch qui m’a introduit dans ce piège ! Ce qui remettait sur le tapis une vieille question qui n’avait jamais cessé d’intriguer McKie : la découverte par le BuSab de l’affaire dosadie elle-même. Comment les Gowachins avaient-ils été maladroits au point de permettre de telles fuites ? Ils avaient dû, à l’origine, prendre des précautions extraordinaires pour que leur secret soit gardé. Pourtant, à un moment, les informations avaient convergé comme par miracle vers les agents du BuSab. McKie s’était longtemps évertué à chercher une explication satisfaisante à ce mystère. À présent, les révélations de Jedrik complétaient le tableau. La seule réponse plausible était qu’Aritch et ses conseillers avaient tout fait pour le mettre dans cette situation. Les Gowachins avaient délibérément laissé filtrer des informations sur Dosadi. Et lui, McKie, était leur cible. Mais dans quel but ? « Est-ce qu’on peut nous entendre ? » demanda-t-il. « Pas mes ennemis sur Dosadi. » Il médita cette réponse. Elle signifiait qu’il n’était pas exclu que quelqu’un les écoute de l’autre côté du Mur de Dieu. L’indécision lui fit plisser les lèvres. Elle s’était emparée de sa trousse avec une telle facilité… mais il n’avait pas eu le choix. De toute manière, ils ne réussiraient jamais à l’ouvrir. Il y aurait un mort, un homme de Jedrik. Ce qui lui donnerait peut-être à réfléchir. Il décida de gagner du temps. « J’aurais beaucoup de choses à vous dire. Il y en a tellement que je ne sais pas par où commencer. » « Commencez par m’expliquer comment vous avez franchi le Mur de Dieu. » Après tout, pourquoi pas ? Il pouvait toujours l’occuper en lui décrivant vaguement les couloirs calibans et leur fonctionnement. Rien dans l’expérience de Jedrik ne l’avait préparée à l’existence de telles choses. McKie prit une inspiration profonde. Mais, avant qu’il ait pu parler, il y eut un coup bref à la porte. Après lui avoir fait signe de se taire, Jedrik se pencha pour ouvrir. Un jeune homme maigre aux grands yeux surmontés d’un front haut et d’une fine chevelure blonde se glissa dans pièce et posa la trousse de McKie sur la table devant Jedrik. « Ça n’a pas été très dur », fit-il. McKie contemplait, stupéfait, sa trousse professionnelle ouverte avec tout son contenu intact. Jedrik fit signe au jeune blond de s’asseoir sur le banc en face d’elle et prit dans sa main un générateur X. Incapable de se contenir, McKie s’exclama : « Attention ! C’est dangereux ! » « Calmez-vous, McKie. Vous ne connaissez rien au danger. » Elle retourna plusieurs fois le générateur dans sa main, le remit soigneusement en place et se tourna vers le jeune blond. « Je t’écoute, Stiggy. Explique-toi. » Il se mit à sortir un par un les objets de la trousse en les manipulant comme s’il savait parfaitement s’en servir et en donnant pour chacun quelques explications rapides. McKie fit des efforts désespérés pour suivre la conversation, mais ils utilisaient un code qui lui échappait. Cependant, leurs mimiques étaient éloquentes. Ils paraissaient ravis. Ce que Stiggy avait à dire sur les jouets dangereux que contenait la trousse devait être de nature à combler les espoirs de Jedrik. Les incertitudes nées durant le voyage avec Bahrank atteignirent une intensité nouvelle. Il sentait grandir en lui un malaise qui se concrétisait sous la forme d’une boule au creux de l’estomac, de douleurs vives dans la poitrine et, plus récemment, d’une migraine en forme de barre au milieu du front. À un moment, il s’était demandé s’il n’était pas victime de quelque maladie nouvelle, particulière à la planète. Ce ne pouvait pas être la nourriture, car il n’avait encore rien absorbé depuis son arrivée sur Dosadi. Il comprit subitement, en observant Jedrik et Stiggy, que sa réaction provenait de ses propres facultés de raisonnement qui se rebellaient contre quelque chose, une assertion ou une série d’assertions qu’il avait acceptées sans songer à les mettre en doute. Il décida de faire le vide dans son esprit et de ne plus se poser aucune question sur rien. Il devait être avant tout réceptif à tout ce qui pouvait se présenter de neuf. Ensuite, il évaluerait la situation au fur et à mesure de son évolution. Dosadi exige que vous soyez froid et brutal dans toutes vos décisions. Sans aucune exception. Hum… il avait stupidement perdu sa trousse, convaincu que celui qui voudrait l’ouvrir serait tué. Il avait commis l’erreur de les avertir. C’était probablement cela qui les avait aidés. Il faut que je devienne exactement comme eux si je veux avoir une chance de survivre – sans parler de réussite. Il commençait à comprendre pourquoi Aritch avait si peur de Dosadi et à partager le désespoir du Gowachin. Quel terrain d’expérience atroce pour reconnaître l’usage et les limites du pouvoir ! Jedrik et Stiggy avaient terminé leur discussion. Stiggy referma la trousse et, la tenant d’une main, se leva en prononçant enfin quelques paroles intelligibles pour McKie. « C est vrai, nous n’avons pas un seul instant à perdre. » Puis il sortit avec la trousse. Jedrik se tourna vers McKie. La trousse et son contenu avaient contribué à donner une réponse à la question la plus évidente concernant McKie et ceux de son espèce. Les gens qui vivaient de l’autre côté du Mur de Dieu étaient les descendants dégénérés de ceux qui avaient inventé de telles armes. C’était la seule explication cohérente. Elle éprouvait presque de la pitié pour ce pauvre crétin. Mais ce n’était pas un sentiment qu’elle pouvait se permettre. Il fallait lui faire comprendre qu’il n’avait pas le choix et qu’il devait lui obéir. « À présent, McKie, vous allez répondre à toutes mes questions. » « Très bien. » C’était une soumission totale et elle le savait. « Quand vous m’aurez satisfaite dans tous les domaines », reprit-elle, « nous irons manger et je vous conduirai dans un certain endroit où vous serez relativement en sécurité. » Chapitre 17 Les Factions/Familles/Clans borduriers sont encore sous le coup de l’échec essuyé dans leurs attaques généralisées contre nos positions défensives au dernier décamo. Il semble qu’ils se soient considérablement calmés. On peut prévoir au plus quelques petites opérations de police durant le prochain Plan. Par ailleurs, nos correspondants en activité dans la Bordure n’ont actuellement aucune difficulté à orienter les F/F/C sur la voie d’un rejet culturel tout à fait naturel et plausible d’une évolution économique pouvant les conduire à une amélioration de leur production vivrière. Extrait d’un document du Bureau des Contrôles dosadi. Le spectacle d’un Broey en colère, explosant d’une rage sans frein, était quelque chose d’unique dans les annales et plusieurs de ses collaborateurs gowachins avaient eu l’occasion d’en être témoins au cours de la nuit. Depuis quarante-huit heures, Broey n’avait pas fermé l’œil et c’était la quatrième équipe d’assistants qui se tenait à présent devant lui, prête à recevoir le plein choc de son déplaisir. Comme ils s’étaient déjà donné le mot d’une équipe à l’autre, celle-ci, contrairement aux précédentes, ne cherchait plus à cacher sa peur ni son empressement à regagner la faveur de Broey. Il se tenait à une extrémité de la grande table où, quelques heures plus tôt, il avait conféré avec Gar et sa fille. Le seul signe visible de ces longues heures de veille était un léger creux dans les nodules adipeux qui marquaient la séparation entre ses ventricules. Ses yeux étaient aussi alertes que jamais et sa voix n’avait rien perdu de son caractère incisif. « Ce que j’aimerais bien qu’on m’explique, c’est comment tout cela a pu se produire sans qu’un seul mot d’avertissement nous soit parvenu. Non seulement rien d’anormal ne nous a jamais été signalé, mais nous avons continué à recevoir des rapports complaisants qui décrivaient exactement l’inverse de ce qui était en train de se passer. » Les assistants s’étaient groupés à l’autre bout de la table où ils restaient debout, nerveux, peu rassurés malgré le « nous » utilisé par Broey. Il entendaient clairement à la place un « vous » accusateur. « Je ne serai satisfait que lorsque j’aurai un informateur », reprit-il. « Il me faut un Humain pour me renseigner, qu’il soit de Chu ou bien de la Bordure. Débrouillez-vous pour m’en procurer un. Nous devons absolument découvrir ces réserves de vivres. Nous devons savoir où ils veulent construire leur cité sacrilège. » Un des jeunes Gowachins qui se tenait au premier rang hasarda une remarque prudente qui avait déjà été formulée plusieurs fois au cours de la nuit par d’autres collaborateurs. « Si nous prenons des mesures trop radicales contre les Humains des garennes, est-ce que cela ne risque pas d’aggraver les tensions qui… » « Il y aura de nouveaux troubles, de nouveaux affrontements entre Gowachins et Humains », admit Broey. « C’est une conséquence à laquelle nous sommes prêts à faire face. » Cette fois-ci, ils comprirent que Broey venait d’utiliser le « nous » de majesté. Broey prenait personnellement la responsabilité des conséquences. Certains de ses conseillers, par contre, n’étaient pas prêts à accepter l’éventualité d’une guerre entre les espèces à l’intérieur des murs de Chu. L’un deux, plus près du fond, leva la main pour parler. « Si nous n’utilisions que des troupes humaines dans les garennes, nous pourrions… » « Qui serait dupe ? » rétorqua Broey. « Nous avons pris les mesures nécessaires pour assurer l’ordre à Chu. Nous n’avons qu’une préoccupation, et une seule : trouver l’emplacement de ces stocks de vivres et de ces usines secrètes. Si vous ne réussissez pas, tout est fini pour nous. Et maintenant, disparaissez. Je ne veux plus revoir aucun d’entre vous si ce n’est pas pour m’annoncer un succès ! » Un par un, ils quittèrent silencieusement la salle. Broey demeura face à l’écran muet de son communicateur. Seul enfin, il put se permettre de laisser tomber les épaules et de respirer lourdement, à la fois par la bouche et par les ventricules. Quelle pagaille ! Quelle affreuse pagaille ! Il savait, au plus profond de ses nodules, qu’il était en train de réagir exactement comme Jedrik l’avait prévu. Elle ne lui laissait pas le choix. Il ne pouvait qu’admirer la manière dont elle avait guidé le déroulement des événements pendant qu’il attendait passivement qu’ils évoluent d’eux-mêmes. Quel magnifique cerveau était à l’œuvre sous le crâne de cette Humaine ! Une femelle, en plus ! Les femelles gowachins ne possédaient jamais de qualités semblables. Il n’y avait que dans la Bordure qu’elles étaient utilisées pour autre chose que la reproduction. Les femelles humaines, par contre, ne cessaient jamais de le stupéfier. Cette Jedrik possédait de réelles qualités de chef. Il restait à savoir si elle réussirait à s’emparer du pouvoir. Broey se trouva subitement replongé dans les affres de ses premiers instants de conscience au graluz. Oui, le monde était ainsi fait. Si on ne laissait pas une épreuve terrible décider du choix des survivants, tous mourraient. Ce serait la fin des deux espèces. Ou du moins, leur fin sur Dosadi, mais il n’y avait que Dosadi qui comptait. Il se sentait tout de même frustré, trahi par son Dieu. Pourquoi Dieu ne l’avait-il pas prévenu ? Et lorsqu’on l’interrogeait, comment pouvait-il répondre que seul le mal pouvait habiter l’esprit d’un fanatique ? Le Dieu n’était-il pas tout-puissant ? Existait-il une seule conscience qui lui soit fermée ? Comment pouvait-il prétendre être Dieu, dans ce cas ? Je suis ton Dieu ! Il ne pourrait jamais oublier cette voix muette qui avait vibré dans sa tête. Et si c’était un mensonge ? L’idée qu’ils étaient des marionnettes entre les mains d’un faux dieu n’était pas nouvelle ; mais si c’était le cas, les autres raisons d’être de ceux qui étaient pareils à Pcharky lui échappaient entièrement. À quoi bon être un Gowachin à forme humaine ou vice versa, si ce n’était pour se dérober au regard du Dieu du Voile ? De toute évidence, Jedrik avait fait siennes de telles prémisses. Quel autre motif pouvait-elle avoir que de prolonger sa propre existence ? Ce qu’était la Cité pour un Bordurier, la faculté de se dérober au Dieu (authentique ou factice) l’était pour celui qui vivait à Chu. Aucune autre hypothèse ne convenait à une justification dosadie. Chapitre 18 Nous sommes affligés d’un régime corrompu qui favorise les actions aussi bien immorales que parfaitement illégales. Dans le comportement quotidien des factions au pouvoir, l’intérêt général ne revêt aucune signification pratique. Ceux qui nous gouvernent ne se préoccupent nullement d’affronter les véritables problèmes de notre monde. Sous le couvert du service public, ils se servent de tout ce qui passe entre leurs mains pour en tirer des avantages personnels. Seul le pouvoir les motive, et le pouvoir les rend fous. Extrait d’un document circulant clandestinement sur la planète Dosadi. Il faisait déjà nuit lorsque Jedrik et McKie, la première s’étant préalablement déguisée, sortirent dans la rue pour emprunter aussitôt un dédale d’étroits passages. Jedrik marchait devant, la tête pleine de toutes les révélations que lui avait faites McKie. Elle s’était affublée d’une perruque blonde et d’accessoires qui la rendaient plus grosse et voûtée. Tandis qu’ils passaient devant une cour d’immeuble, McKie entendit une musique qui le laissa rêveur. Elle était produite par un petit orchestre : timbales délicates, cordes raffinées et riche chœur d’instruments à vent. Il ne connaissait pas la mélodie, mais elle le touchait plus profondément qu’aucune autre musique ne l’avait jamais fait. C’était comme si elle n’était jouée que pour lui. Aritch et les autres ne lui avaient jamais dit que les Dosadis étaient de si merveilleux musiciens. Il y avait encore dans les rues un nombre surprenant de passants mais ils semblaient maintenant s’intéresser beaucoup moins à lui. Tout en le surveillant du coin de l’œil, Jedrik remarqua les idiots qui jouaient de la musique et le peu de gens qui marchaient dans les rues. C’étaient presque uniquement, à vrai dire, des hommes à elle patrouillant dans le quartier. Rien d’étonnant à cela. Mais le spectacle de ces ombres circulant d’un carrefour insuffisamment éclairé à l’autre avait quelque chose de fantasmagorique. Elle avait songé d’abord à déguiser aussi McKie, mais elle s’était dit qu’il n’avait pas l’esprit assez vif pour jouer ce rôle au second degré. Non qu’elle le trouvât inintelligent. Elle commençait à déceler chez lui de réelles qualités. Mais cet homme était une énigme. Comment se faisait-il qu’il n’ait jamais eu l’occasion d’aiguiser un peu plus son intelligence ? Ce qu’elle percevait lui donnait malgré elle le sentiment de passer à côté de quelque chose de vital dans la description faite par McKie de l’entité sociale qu’il appelait la Co-sentience. Elle ne voulait pas chercher à savoir, pour le moment, si cet échec provenait de l’inaptitude de McKie ou bien de quelque chose qu’il lui cachait délibérément. Ce mystère l’irritait au plus haut point. Et l’atmosphère qui régnait dans les rues n’était pas faite pour adoucir son humeur. Elle fut soulagée quand ils franchirent enfin la ligne de démarcation du territoire que sa section contrôlait entièrement. L’appât ayant été suffisamment promené dans les rues par quelqu’un qui passait pour un sous-ordre inoffensif, Jedrik s’accorda mentalement un léger répit. Broey devait être maintenant au courant de l’exécution de l’agent double utilisé par Tria. Il ne manquerait pas de réagir, ainsi qu’à ce nouvel appât. Il serait bientôt temps de passer à la deuxième phase du projet qui le concernait. McKie la suivait sans discuter. Il avait horriblement conscience de chaque regard qui se posait sur eux. Vidé de toute velléité de résistance, il savait qu’il n’avait pas la moindre chance de survivre s’il ne restait pas scrupuleusement derrière Jedrik dans le dédale des rues obscures et nauséabondes. La nourriture de la taverne était comme un bloc de plâtre dans son estomac. Non qu’elle eût été insipide : le bol fumant contenait une sorte de ragoût où des morceaux de formes diverses nageaient parmi les feuilles de verdure finement coupées en lamelles. Mais il n’avait pu s’empêcher de penser qu’il était en train de manger les restes de quelqu’un d’autre. Jedrik ne l’avait presque pas quitté. Il lui avait parlé de tout sauf des Taprisiotes et du relais implanté dans son ventre, qui avait pour fonction de donner l’alarme au BuSab au moment de sa mort mais qui ne fonctionnerait probablement pas ici. Elle n’avait pas non plus appris l’existence des mini-prothèses destinées à amplifier ses perceptions. Et bizarrement, Jedrik s’était montrée modérément intéressée par tout ce qui concernait le BuSab. Par contre, l’argent dosadi dont il était porteur ne l’avait pas laissée indifférente et elle avait pris possession du tout. Elle avait soigneusement examiné les coupures. « Elles sont authentiques. » Sans être tout à fait sûr, il avait cru déceler une intonation de surprise dans sa voix. « On vous les a remises avant votre départ pour Dosadi ? » « Oui. » Il lui avait fallu quelques instants pour digérer toutes les implications de la chose, mais elle avait paru satisfaite. Elle lui avait donné une poignée de pièces qu’elle avait sorties de sa poche : « Personne ne vous embêtera pour vous les voler. Si vous avez besoin de quelque chose, demandez. Nous pourrons peut-être satisfaire certains de vos besoins. » Le jour ne s’était pas encore levé quand ils arrivèrent à destination. Une lumière grisâtre, diffusée par quelques rares lampadaires aux carrefours, éclairait faiblement les rues. Un jeune Humain mâle d’une dizaine d’années était accroupi, le dos au mur, au coin de l’immeuble. À l’approche de Jedrik et de McKie, il se dressa d’un bond et inclina une fois la tête à l’intention de Jedrik. Elle n’eut pas de réaction visible, mais dut faire un signe quelconque au jeune garçon pour lui montrer qu’elle avait reçu son message, car il reprit tranquillement son poste contre la façade. Lorsque McKie se retourna quelques secondes plus tard, le gamin avait disparu. Sans faire le moindre bruit, ou signe. Juste disparu. Jedrik s’arrêta devant une entrée plongée dans l’obscurité. Elle était fermée par un portail en métal ajouré flanqué de deux gardes armés qui ouvrirent sans un mot. Derrière le portail, il y avait une grande cour couverte, faiblement éclairée par des tubes de part et d’autre. Sur trois côtés de la cour, des caisses de dimensions variées étaient empilées jusqu’à la toiture. Certaines étaient plus hautes qu’un homme mais très étroites, d’autres étaient basses et massives. Au milieu de ces caisses, comme si elles faisaient partie des murs de la cour, était aménagé un étroit passage qui conduisait à une porte de métal juste en face du portail. McKie posa sa main sur le bras de Jedrik. « Qu’y a-t-il dans ces caisses ? » « Des armes. » On aurait dit qu’elle s’adressait à un crétin. La porte de métal s’ouvrit de l’intérieur. Jedrik précéda McKie dans une vaste salle d’une hauteur équivalant au moins à deux étages. La porte se referma en claquant derrière eux. Dans la pénombre, McKie perçut la présence de plusieurs Humains rangés de chaque côté le long du mur, mais son attention avait été captée par quelque chose d’autre. Dominant la pièce, il y avait une énorme cage suspendue au plafond. Ses barreaux scintillaient comme s’ils étaient parcourus par de mystérieuses énergies. Au centre de la cage se trouvait un hamac occupé par un mâle gowachin. McKie avait rarement vu un Gowachin aussi âgé. Sa crête nasale était bordée d’écailles jaunes à demi décollées. Des plis épais s’étaient formés au-dessous de ses yeux vitreux, signe d’une dégénérescence qui rendait souvent les Gowachins aveugles quand ils vivaient trop longtemps loin de l’eau. Son corps avait un aspect flasque, ses muscles étaient lâches et ses nodules interventriculaires piquetés sur toute leur surface. Le hamac l’isolait du plancher de la cage, zébré d’éclairs intermittents. Jedrik s’immobilisa à quelque distance de la cage, partageant son attention entre McKie et le vieux Gowachin. Elle semblait s’attendre à une réaction particulière de la part de McKie, mais ce dernier n’aurait su dire si elle avait ou non trouvé ce qu’elle cherchait. McKie passa un long moment à examiner le vieux Gowachin en silence. Était-il prisonnier ? Que signifiait cette cage avec ses énergies miroitantes ? Il fit du regard le tour de l’immense salle. Six Humains armés gardaient la porte par laquelle ils étaient entrés. Les murs étaient couverts d’un remarquable assortiment d’objets dont l’utilité lui échappait parfois mais qui, pour la plupart, étaient visiblement des armes : épées et javelots, lance-flammes, armures resplendissantes, bombes, canons… Jedrik fit un pas vers la cage. Son occupant la regarda avec indifférence. Elle se racla la gorge. « Salut, Pcharky. J’ai trouvé ma clé pour le Mur de Dieu. » Le vieux Gowachin demeura silencieux, mais McKie crut voir briller une lueur d’intérêt dans son regard vitreux. Jedrik balança lentement la tête d’un côté puis de l’autre et reprit : « J’ai une information nouvelle, Pcharky. Le Voile Céleste a été créé par des êtres qui s’appellent des Calibans. Ils nous apparaissent sous la forme de soleils. » Le regard de Pcharky se porta sur McKie, puis revint se poser sur elle. Le Gowachin connaissait la source de cette information. Les spéculations de McKie à propos du vieux Caliban reprirent de plus belle. La cage devait être une prison aux barreaux protégés par de redoutables énergies. C’étaient les Humains qui contrôlaient ce secteur. Ils avaient emprisonné un Gowachin, sans doute pour des raisons spéciales… à moins que ce Pcharky ne soit, comme lui, un agent envoyé par Tandaloor ? Avec un pincement au cœur, McKie se demanda s’il était destiné à finir ses jours dans une semblable cage. Pcharky émit un grognement indistinct puis parla : « Le Mur de Dieu est pareil à cette cage, mais en plus puissant. » Sa voix était un rauquement sourd et les mots étaient du galach pur, avec l’accent très net de Tandaloor… McKie, dont les pires craintes se trouvaient ainsi renforcées, se tourna vers Jedrik et s’aperçut qu’elle l’observait. Elle parla avant lui : « Il y a longtemps, très longtemps que Pcharky est ici. Il a aidé un très grand nombre d’entre nous à s’échapper de Dosadi. Bientôt, peut-être, je le persuaderai de me rendre un petit service. » McKie resta muet d’étonnement devant les implications contenues dans ces mots. La planète Dosadi faisait-elle en réalité partie des recherches entreprises par les Gowachins pour tenter de percer le mystère caliban ? Était-ce là le secret jalousement gardé par Aritch et les siens ? Il regarda de nouveau les barreaux miroitants de la cage. Pareil au Mur de Dieu ? Mais le Mur de Dieu est l’émanation d’un Caliban… À nouveau, Jedrik se tourna vers le Gowachin encagé : « Un soleil contient d’énormes quantités d’énergie, Pcharky. Les tiennes sont insuffisantes ? » Mais l’attention du Gowachin était fixée sur McKie. Il coassa : « Humain, dis-moi la vérité. Es-tu venu ici de ton propre gré ? » « Ne lui répondez pas », lança Jedrik. Pcharky referma les yeux. L’entretien était fini. Jedrik accepta cela, pivota et contourna la cage. « Venez, McKie », dit-elle sans se retourner. Elle poursuivit tout de même : « Vous intéresse-t-il de savoir que Pcharky lui-même a conçu sa cage ? » « Comment ça… c’est une prison ? » « Oui. » « S’il l’a conçue lui-même, comment peut-il en être prisonnier ? » « Il savait qu’il n’avait pas d’autre choix que servir mes desseins, s’il voulait demeurer vivant. » Ils étaient arrivés devant une nouvelle porte qui ouvrait sur une étroite cage d’escalier. Après avoir grimpé un étage, ils débouchèrent dans un long couloir bordé d’une série de portes éclairées par de minuscules ampoules. Jedrik ouvrit l’une de ces portes. Ils entrèrent dans une chambre moquettée qui devait mesurer environ quatre mètres sur six. Les murs, lambrissés de boiseries foncées jusqu’à la hauteur de la taille, étaient couverts ensuite jusqu’au plafond de rayonnages chargés de livres. McKie, curieux, voulut les examiner de plus près. C’étaient de vrais livres en papier. Il essaya de se rappeler où il avait déjà vu une collection d’objets aussi primitifs… mais, bien entendu, ce n’étaient nullement des répliques ; il s’agissait encore de l’une des étranges réinventions du passé, si fréquentes sur Dosadi. Jedrik, après avoir ôté sa perruque, se tourna vers McKie : « Voilà ma chambre. Les toilettes sont là. » Elle indiqua une ouverture entre deux rayonnages. « Cette fenêtre… », reprit-elle en montrant une autre ouverture face à la porte des toilettes, « … est en verre unidirectionnel, pour laisser passer la lumière. C’est ce qu’on fabrique de mieux ici. Selon les critères en vigueur sur Dosadi, c’est un endroit relativement sûr. » Il examina les lieux d’un coup d’œil circulaire. Sa chambre ? Il était surtout frappé par l’espace vital dont elle disposait. Sur Dosadi, c’était une marque de pouvoir. Ils n’avaient croisé personne dans le couloir. Cette chambre, cet immeuble tout entier, représentaient une véritable citadelle. Elle parla d’une voix étrangement empreinte de nervosité : « Il n’y a pas longtemps, j’habitais également ailleurs. Un appartement prestigieux sur le versant des Monts du Conseil. J’étais considérée comme quelqu’un qui grimpe, avec un avenir prometteur. J’avais mon propre pliqueur avec chauffeur. L’accès à tous les codes des mémoires centrales, sauf les plus secrets, m’était ouvert, et c’est là un puissant outil pour qui sait s’en servir. Mais maintenant… » Elle fit un geste circulaire. « … J’ai choisi cela. Je partage une nourriture sordide avec les plus humbles d’entre nous. Aucun mâle de haut rang ne me prête plus la moindre attention. Broey me croit tapie quelque part, comme une paillasse dans la garenne. Mais j’ai ça… » Elle fit le même geste circulaire. « … Et ça. » Elle se toucha le front du doigt. « Je n’ai besoin de rien d’autre pour faire s’écrouler les Monts du Conseil. » Elle regarda McKie droit dans les yeux. Il s’aperçut qu’il était déjà convaincu de sa sincérité. Mais elle ajouta : « Vous êtes un Humain mâle, ça ne fait aucun doute, McKie. » Il ne savait pas très bien comment interpréter ses paroles, mais il était fasciné par son air de défi. « Comment avez-vous fait pour perdre tous ces… » « Je n’ai rien perdu. J’ai tout abandonné. Je n’en avais plus besoin. J’ai fait évoluer les choses beaucoup plus rapidement que notre cher Electeur et même vos observateurs ne pouvaient le prévoir. Broey croit attendre une occasion d’agir contre moi ! » Elle secoua la tête. Captivé, McKie la regarda se diriger vers la fenêtre pour faire fonctionner un aérateur situé juste au-dessus. Elle enfonça du pied un pommeau de bois qui dépassait du mur au-dessous d’un rayon de bibliothèque et abaissa un pan de boiserie qui dissimulait un lit. Séparée de McKie par la largeur du lit, elle commença à se déshabiller. Elle laissa tomber la perruque par terre, fit glisser sa combinaison et arracha l’enveloppe de chair artificielle qui la déguisait. Elle avait la peau beige clair. « Je serai votre professeur, McKie. » Il demeura silencieux. Elle avait un corps élancé, à la taille fine et harmonieuse. Sa peau satinée portait deux cicatrices légères au pli de l’aine, du côté gauche. « Enlevez vos vêtements », dit-elle. Il déglutit et elle secoua la tête : « McKie, si vous voulez survivre sur cette planète, il faut que vous deveniez dosadi jusqu’au bout des ongles. Vous n’avez pas beaucoup de temps. Déshabillez-vous. » Incertain, il obéit. Elle le détailla avec attention. « Vous avez la peau moins foncée que je ne le croyais aux endroits où le soleil ne vous touche pas. Demain, nous vous éclaircirons la peau des mains et du visage. » McKie regarda ses mains et la séparation très nette qui indiquait l’endroit où ses vêtements l’avaient protégé du soleil. Il se souvint de ce que Bahrank avait dit à propos de sa peau foncée et d’un endroit nommé la porte Pylash. Pour tenter de dissimuler la gêne inhabituelle qu’il ressentait, il demanda à Jedrik de quoi il s’agissait. « Bahrank vous a parlé de ça ? Oh, ce fut une erreur stupide. La Bordure avait lancé ses troupes de choc et des ordres absurdes furent donnés pour la défense de la porte. Un seul bataillon survécut, entièrement composé de gens à la peau noire comme vous. Naturellement, tout le monde a parlé de trahison. » « Ah ! » Son attention était malgré lui attirée par le lit, recouvert d’un dessus marron. Jedrik contourna le lit pour se rapprocher de lui. Elle s’immobilisa à moins d’une largeur de main de lui, seins tendus, peau ferme et satinée. Il leva les yeux pour voir son visage. Elle le dépassait d’une demi-tête. Dans son regard brillait une lueur d’amusement glacé. Il se dégageait d’elle une odeur musquée qu’il trouvait érotiquement stimulante. Baissant les yeux et constatant cela, elle éclata de rire et le renversa brutalement sur le lit. Il se trouva au-dessous d’elle. Son corps était brûlant, dur, impérieux. Ce fut la plus étrange expérience sexuelle de la vie de McKie. Plus que l’acte de l’amour, une agression pleine de violence. Elle gémit, griffa, mordit. Et quand il tenta de la caresser, elle devint encore plus déchaînée. Pendant tout le temps, elle se montra curieusement soucieuse de son plaisir, lisant et épiant ses réactions. Lorsque ce fut fini, il se retourna sur le dos, fourbu. Jedrik s’assit au bord du lit. Les draps et les couvertures étaient dans un désordre indescriptible. Elle saisit un oreiller et le lança violemment à l’autre bout de la chambre. Puis elle se mit debout et pivota pour le regarder de toute sa hauteur. « Vous êtes rusé et sournois, McKie. » Respirant en tremblant, il ne répondit pas. « Vous avez essayé de m’avoir par la douceur », accusa-t-elle. « De plus malins que vous ont déjà essayé avec moi, mais ça ne prend pas. » McKie réunit l’énergie nécessaire pour se redresser et mettre un peu d’ordre dans le lit défait. Il avait mal à l’épaule à l’endroit où elle l’avait griffé. Il sentait la brûlure d’une morsure dans le cou. Il se glissa au creux du lit, remontant les draps jusqu’au menton. Cette femme était folle, absolument folle à lier. Jedrik cessa de le regarder sans bouger. Elle alla chercher l’autre oreiller à l’autre bout de la pièce, l’aplatit sur le lit et se coucha à côté de lui. Il eut conscience qu’elle le regardait fixement, le front plissé de perplexité. « Parle-moi des relations entre les hommes et les femmes dans les mondes que tu connais. » Il raconta quelques histoires d’amour qu’il connaissait. Il devait lutter pour rester éveillé. Il lui était difficile de réprimer d’énormes bâillements. Elle ne cessait de lui bourrer l’épaule de coups de poing. « Je ne te crois pas. C’est toi qui inventes. » « Non… non. C’est la vérité. » « Tu as des femmes à toi, là-bas ? » « Des femmes à… Euh… ce n’est pas tout à fait cela… pas une relation de propriété… euh, de possession. » « Et les enfants ? » « Quoi, les enfants ? » « Comment sont-ils traités, éduqués ? » En soupirant, il évoqua rapidement quelques faits saillants de son enfance. Au bout d’un moment, elle le laissa s’endormir. Il se réveilla à plusieurs reprises au cours de la nuit, conscient de se trouver dans un lit et une chambre inhabituels, conscient aussi de la respiration de Jedrik à côté de lui. À un moment, il eut l’impression de sentir ses épaules trembler de sanglots étouffés. Un peu avant l’aube, un cri s’éleva, probablement de l’immeuble voisin. C’était un horrible hurlement de douleur, assez sonore pour réveiller toute la rue à l’exception des plus endurcis ou des plus fatigués. McKie, qui ne dormait pas et qui réfléchissait, perçut un changement de rythme dans la respiration de Jedrik. Il demeura tendu, l’oreille aux aguets, attendant une répétition ou bien un autre bruit qui pût expliquer ce cri irréel. Un silence menaçant étreignait la nuit. McKie essayait de se représenter mentalement ce qui devait se passer dans les immeubles avoisinants : les gens tirés abruptement du sommeil sans être au courant (ou peut-être sans se soucier) de ce qui les avait réveillés ; ceux qui avaient le sommeil léger, grognant et replongeant dans leurs rêves agités. Finalement, McKie se redressa, scrutant d’un œil hagard les ombres de la chambre. Son inquiétude se communiqua à Jedrik. Elle se tourna brusquement et le regarda à la lueur pâle de l’aube qui commençait à bleuir les ténèbres. « Il y a dans les garennes beaucoup de bruits qu’on finit par savoir ignorer », dit-elle. Venant d’elle, c’était presque une justification, un geste de conciliation, d’amitié. « Quelqu’un a poussé un cri », fit-il. « Je savais que c’était quelque chose comme ça. » « Comment as-tu pu continuer à dormir ? » « Je me suis réveillée. » « Mais comment peux-tu rester indifférente ? » « Les bruits qu’on ignore sont ceux qui ne représentent pas un danger immédiat, ceux pour lesquels on peut ne rien faire. » « Quelqu’un souffrait. » « Vraisemblablement. Mais il est inutile d’encombrer ton âme de choses sur lesquelles tu ne peux avoir aucune influence. » « Tu n’as pas envie de… changer tout ça ? » « C’est ce que je suis en train de faire. » Son intonation et son attitude étaient celles d’un maître de conférences du haut de sa chaire, et il ne faisait aucun doute qu’elle faisait tout pour lui venir en aide. N’avait-elle pas dit qu’elle voulait être son professeur, et qu’il devait devenir complètement dosadi pour survivre ? « Que fais-tu pour tout changer ? » « Tu n’es pas capable de comprendre pour le moment. Je veux que tu progresses pas à pas, une leçon après l’autre. » Il ne put s’empêcher de se demander alors : Que me veut-elle maintenant ? Il espérait que ce n’était pas une nouvelle séance d’amour. « Aujourd’hui », lui dit-elle, « je veux te faire rencontrer les parents de trois des enfants qui travaillent dans notre cellule. » Chapitre 19 Si vous vous jugez désarmé et inefficace, il ne fait aucun doute que vous allez créer un gouvernement de type despotique pour vous guider. Le despote avisé, par conséquent, a intérêt à entretenir chez ses sujets le sentiment général qu’ils sont désarmés et inefficaces. Les enseignements de la planète Dosadi : Point de vue gowachin. Dans la lumière tamisée de sa chambre de relaxation aux murs verts, Aritch étudia soigneusement Ceylang. Elle était descendue juste après le repas du soir, répondant immédiatement à son appel. Ils connaissaient tous les deux les raisons de sa présence ici : il s’agissait de discuter des rapports récents concernant le comportement de McKie sur Dosadi. Le vieux Gowachin attendit que Ceylang s’assît. Il observa attentivement la manière dont elle rajustait la robe rouge autour de ses extrémités inférieures. Ses traits paraissaient détendus. Ses mandibules de combat étaient rentrées dans leurs replis. Elle donnait dans l’ensemble l’image de la compétence et de la décision : une Wreave de la classe dominante, bien que les Wreaves affectent d’ignorer l’existence des classes. Ce qui gênait Aritch, c’était que les Wreaves cherchaient leur survie uniquement dans la compréhension complexe des comportements conscients, selon des critères rigides basés sur d’antiques rituels dont l’origine pouvait seulement faire l’objet de conjectures, car il n’existait pas de documents écrits. Mais c’est justement pour cela que nous l’avons choisie. Il grogna, puis demanda : « Que dites-vous des derniers rapports ? » « McKie apprend vite. » Son galach avait une sonorité légèrement stridulante. Aritch acquiesça : « Je dirais plutôt qu’il s’adapte vite. C’est pour cette raison que nous l’avons choisi. » « Je vous ai entendu dire un jour qu’il était plus gowachin qu’un vrai Gowachin. » « Bientôt, j’espère qu’il sera plus dosadi qu’un vrai Dosadi. » « S’il vit encore. » « C’est vrai qu’il y a ça. Vous le détestez toujours ? » « Je ne l’ai jamais détesté. Vous ne comprenez rien aux émotions wreaves. » « Éclairez-moi. » « Il a insulté mon amour-propre primordial. Cela demande une réaction tout à fait spécifique. La haine aurait seulement pour effet de me priver d’une partie de mes moyens. » « Mais c’est moi qui vous ai donné l’ordre qu’il a été nécessaire d’annuler ensuite. » « Le serment que j’ai prêté devant les Gowachins en acceptant de travailler pour eux comporte une clause qui précise bien que je ne peux exiger d’aucun de mes professeurs qu’il comprenne ou respecte l’étiquette wreave. C’est la même clause qui nous rend libres de travailler pour le Bureau auquel appartient McKie. » « Malgré tout, vous ne le considérez pas comme un de vos professeurs ? » Elle le dévisagea durant un bon moment puis répondit en choisissant ses mots : « Non seulement je lui refuse absolument ce titre, mais je sais personnellement qu’il est parfaitement au courant de nos usages. » « Et si je vous disais qu’il fait partie de vos professeurs ? » De nouveau, elle le regarda froidement : « Je serais obligée de modifier mon opinion sur lui – et sur vous également. » Aritch prit une longue inspiration. « Vous devez apprendre à connaître McKie comme si vous étiez dans sa peau. Autrement, vous compromettrez tous nos plans. » « N’ayez crainte. Je sais pour quelles raisons vous m’avez choisie. McKie aussi le saura, le moment venu. Il n’osera jamais faire couler mon sang dans la judicarène, ni seulement m’humilier publiquement. La moitié des Wreaves de l’univers le poursuivraient sans trêve pour le transpercer de leurs mandibules. » Aritch secoua lentement la tête à plusieurs reprises. « Ceylang… vous ne l’avez donc pas entendu quand il vous a avertie que vous deviez vous débarrasser de votre peau de Wreave ? » Elle mit longtemps à répondre, ce qui lui permit de remarquer les signes subtils qui, croyait-il, indiquaient chez les Wreaves une impatience proche de la colère : un frémissement dans le bas des joues, un gonflement de la fourche tarsienne… Elle finit par dire : « Expliquez-moi ce que cela signifie, puisque vous êtes mon professeur. » « Vous serez chargée d’exercer devant la loi gowachin, exactement comme si vous étiez un autre McKie. Il sait s’adapter. Vous l’avez bien vu. Il est capable, non seulement de vous battre – et de nous battre par la même occasion –, mais surtout de vous battre de telle manière que votre univers wreave l’adulera pour avoir remporté cette victoire. Nous ne pouvons permettre une chose pareille. L’enjeu est beaucoup trop important. » Ceylang était tremblante, entre autres signes de détresse. « Mais je suis une Wreave ! » « Si les choses vont jusque dans l’arène, vous ne pourrez plus être une Wreave. » Elle respira plusieurs fois par petites saccades, recouvrant son calme. « Si je me mets à trop ressembler à McKie, ne craignez-vous pas que j’hésite à le sacrifier ? » « McKie n’hésiterait pas, lui. » Elle parut méditer ces paroles. « Dans ce cas, je crois comprendre la raison pour laquelle vous m’avez choisie. » Il attendit qu’elle poursuive. « C’est parce que les Wreaves sont les plus doués de l’univers pour étudier le comportement d’autrui – qu’il soit sincère ou déguisé. » « Et aussi parce que vous n’osez pas vous fier aux inhibitions qu’il est censé avoir ou ne pas avoir. » Au bout d’un long moment de silence, elle murmura : « Vous êtes meilleur professeur que je ne l’avais soupçonné. Meilleur, peut-être, que vous ne le soupçonnez vous-même ! » Chapitre 20 Leurs lois constituent le fondement dangereux de traditions purement artificielles. Elles sont autant de prétextes qui n’ont pour objet que de justifier une éthique factice. Commentaire gowachin sur le droit co-sentient. Pendant qu’ils s’habillaient à la lueur de l’aube qui pénétrait par l’unique fenêtre, McKie essaya de sonder Jedrik pour savoir jusqu’à quel point elle entendait être son professeur. « Tu accepteras de répondre à toutes les questions que je te poserai sur Dosadi ? » « Non. » Quels devaient être les domaines réservés ? Il était facile de deviner la réponse : les secteurs où elle puisait et exerçait son pouvoir personnel. « Est-ce que cela risque de déplaire à quelqu’un, que nous ayons… eu des relations sexuelles ? » « Déplaire ? Pourquoi cela déplairait-il à quelqu’un ? » « Je ne… » « Réponds-moi ! » « Pourquoi serais-je obligé de répondre à toutes tes questions ? » « Pour demeurer en vie. » « Tu sais déjà tout ce que… » Elle fit un geste d’impatience. « Ainsi, tes fameux Co-sentients sont parfois mécontents des relations sexuelles des autres. Donc, ils ne savent pas très bien utiliser le sexe pour établir des rapports de force. » Il cilla plusieurs fois. Ses analyses à l’emporte-pièce étaient dévastatrices. Elle le dévisagea curieusement. « Que peux-tu faire sans moi tant que tu es ici ? Tu n’as pas encore compris que ceux qui t’envoient voulaient que tu sois tué ? » « Ou que je survive à ma manière. » Elle médita ces mots. Elle avait sur McKie un certain nombre d’idées qu’elle avait mises provisoirement de côté pour les examiner plus tard. Il avait très bien pu lui cacher des talents que ses questions n’avaient pas encore permis de découvrir. Ce qui l’ennuyait le plus, c’était l’impression qu’elle avait de ne pas savoir assez de choses sur la Co-sentience pour continuer de sonder McKie. Elle n’avait pas suffisamment de temps pour résoudre convenablement ce problème. La réponse qu’il venait de lui faire la mettait mal à l’aise. Tout se passait comme si chacune des actions qu’elle envisageait avait déjà été décidée pour elle par des autorités dont elle ne savait pratiquement rien. Elle était menée par le bout du nez, peut-être, tout comme Broey l’était par elle… tout comme McKie l’était, visiblement, par ces mystérieux Gowachins de la Co-sentience… pauvre McKie. Mais elle coupa court à ces spéculations qu’elle jugeait stériles. La première chose raisonnable à faire était d’identifier les talents cachés de McKie. En les découvrant, elle apprendrait sans doute beaucoup sur la Co-sentience. « Je détiens un pouvoir considérable sur les Humains, et même sur certains Gowachins, des garennes… et d’ailleurs », expliqua-t-elle, « pour pouvoir l’exercer, il me faut une force de combat bien équipée, notamment en armes individuelles. » Il hocha la tête sans rien dire. Elle lui faisait la leçon comme à un enfant mais il était prêt à accepter cela et même à reconnaître la peine qu’elle se donnait pour lui. « Nous irons d’abord voir », reprit Jedrik, « un des centres d’instruction où nous inculquons à nos troupes la combativité nécessaire. » Elle précéda McKie dans le couloir et emprunta un escalier qui évitait la salle où se trouvait la cage. McKie songea à tout l’espace qui était perdu dans cette salle et à son étrange occupant. « Pourquoi enfermes-tu Pcharky dans une cage ? » demanda-t-il en descendant derrière elle. « Pour pouvoir m’échapper. » Elle refusa de commenter cette réponse sibylline. Ils débouchèrent dans une cour enserrée par les murailles vertigineuses de gigantesques immeubles. Un minuscule carré de ciel était visible très haut au-dessus de leur tête. La seule lumière qui les éclairait venait de tubes fixés aux murs. Au milieu de la cour, deux groupes d’exercice se faisaient face. Ils étaient uniquement composés d’Humains des deux sexes, armés d’une sorte de tube prolongé du côté du corps par une tige souple. Plusieurs autres Humains entouraient les deux groupes en tant qu’observateurs. Il y avait un poste de garde avec une table et deux chaises à l’endroit où Jedrik et McKie avaient débouché. « C’est un de nos commandos », fit-elle en indiquant les groupes d’exercice. Puis elle alla échanger quelques mots avec les deux jeunes hommes de garde. McKie compta mentalement les deux groupes. Il y avait environ deux cents hommes et femmes. L’exercice, de toute évidence, avait été interrompu par l’arrivée de Jedrik. Il put constater que le commando était composé d’adolescents sans doute à peine aguerris aux cruelles nécessités de Dosadi. Ce qui le conduisit, fatalement, à se poser des questions sur ses propres capacités. En voyant le comportement de Jedrik face aux deux gardes, McKie comprit qu’elle les connaissait bien. Ils écoutaient avec attention tout ce qu’elle leur disait. Il les trouva, eux aussi, trop jeunes pour de telles responsabilités. Le centre d’entraînement ressemblait de manière déprimante aux camps du même genre qu’il avait vus un peu partout dans les endroits les plus reculés de la Co-sentience. Pour un bon nombre d’espèces, les jeux de la guerre avaient un attrait constant que le BuSab, jusqu’à présent, avait réussi à canaliser tant bien que mal vers des exutoires tels que le fétichisme des armes. Par-dessus l’omniprésente puanteur, McKie perçut une faible odeur de cuisine. Il renifla. Jedrik était en train de revenir vers lui : « Les recrues viennent de manger. Cela fait partie des avantages de l’emploi. » On aurait dit qu’elle avait lu dans ses pensées ; à présent, elle semblait guetter ses réactions. McKie fit du regard le tour de la cour. Ils venaient de manger ? Ici ? Il n’y avait pas une seule trace ni une seule miette par terre. Il repensa à la taverne où il avait déjeuné. Après coup, il se rendait compte que là aussi pas une miette de nourriture n’était perdue. De nouveau, Jedrik fit la preuve de la facilité avec laquelle elle interprétait ses réactions, et même ses pensées. « Pas de gaspillage », fit-elle. Puis elle tourna la tête. McKie regarda dans la même direction qu’elle. Il y avait quatre femmes à l’autre extrémité de la cour. Elles tenaient chacune une arme à la main. Brusquement, l’attention de McKie se figea sur celle qui était le plus à gauche. Elle avait l’air d’être plus âgée et plus compétente que les autres. Mais surtout, elle avait à la main un… non, c’était impossible ! Jedrik traversa la cour pour se rapprocher d’elle. McKie la suivit, curieux d’examiner cette arme de plus près. C’était une version un peu plus grande du pénétrateur qu’il avait dans sa trousse ! Jedrik adressa quelques paroles brèves à la femme. « C’est le nouveau modèle ? » « Oui ; Stiggy nous l’a apporté ce matin. » « Efficace ? » « Nous en avons l’impression. Le tir est beaucoup plus précis et destructeur qu’avec nos armes ordinaires. » « Très bien. Continuez. » Il y avait d’autres instructeurs un peu plus loin. L’un d’eux, qui était manchot et beaucoup plus âgé, essaya d’attirer l’attention de Jedrik tandis qu’elle conduisait McKie vers la porte de sortie. « Pourriez-vous nous dire quand… » « Pas maintenant. » Quand ils furent dans le couloir de l’autre côté de la porte, elle se tourna brusquement pour faire face à McKie. « Tes impressions sur l’instruction des recrues ? Vite ! » « Pas assez diversifiée. » Elle avait visé, de toute évidence, ses réactions instinctives, ses réflexes viscéraux non contrôlés par la raison. La réponse illumina son visage d’une candeur émotionnelle qu’il ne devait apprendre à apprécier que bien plus tard. Elle hocha la tête : « Dans un commando, le plus grand nombre possible de fonctions devraient être interchangeables. Attends-moi ici. » Elle retourna dans la cour. Par la porte d’entrée ouverte, McKie la vit parler avec animation à la femme armée du pénétrateur. Quand elle revint, elle hocha de nouveau la tête en regardant McKie avec un air approbateur. « Rien d’autre ? » « Ils sont beaucoup trop jeunes. Il devrait y avoir plusieurs officiers d’âge mûr parmi eux pour tenir les rênes d’une impétuosité qui pourrait être dangereuse. » « Je sais ; j’ai déjà pris des dispositions pour cela. Écoute : tu m’accompagneras chaque matin pendant une heure environ. Regarde-les s’entraîner, mais n’interviens jamais. Fais-moi seulement part de tes réactions. » Il acquiesça sans rien dire. Elle commençait à le trouver utile et c’était déjà un pas dans la bonne direction. Mais cette mission était ridicule. Ces enfants de la violence possédaient des armes capables de rendre Dosadi totalement inhabitable. Certes, il y avait dans une situation de ce genre un appel atavique auquel il n’échappait guère lui-même, il fallait bien le reconnaître. Quelque chose dans la psyché humaine réagissait devant la violence de masse – en fait, devant n’importe quelle forme de violence. C’était lié à la sexualité humaine, et cela remontait aux époques les plus primitives. Jedrik marchait d’un pas décidé. « Ne t’éloigne pas. » Elle prit un escalier qui conduisait dans les étages et McKie, qui avait du mal à suivre son rythme, se prit à réfléchir une fois de plus au pénétrateur qu’il avait vu entre les mains de cette femme. La rapidité avec laquelle les hommes de Jedrik avaient su reproduire cette arme et augmenter sa puissance le stupéfiait. C’était un nouvel exemple du genre de danger que redoutait Aritch. Arrivée en haut de l’escalier, Jedrik frappa un léger coup à une porte. Une voix masculine répondit : « Entrez ! » Ils se retrouvèrent dans une petite pièce déserte qui donnait, par une grande porte ouverte, sur un endroit qui paraissait plus vaste et très bien éclairé. Un bruit de voix trop faibles pour être intelligibles en provenait. La petite pièce était meublée d’une table basse et de cinq chaises qui occupaient tout l’espace disponible. Il n’y avait pas de fenêtre, mais un plafonnier en verre dépoli diffusait une lumière sans ombres. Sur la table basse était posée une grande feuille de papier couverte de graphiques de plusieurs couleurs. Un froissement de tissu attira l’attention de McKie sur le seuil de la grande pièce. Une femme menue entra. Elle avait une blouse blanche et des cheveux gris. Son regard noir et pénétrant indiquait qu’elle avait l’habitude de commander. Elle était suivie d’un homme un peu plus grand qu’elle, vêtu d’une blouse identique. Il paraissait plus âgé, mais ses cheveux étaient d’un noir lustré. Son regard avait la même expression de commandement. Ce fut la femme qui parla : « Pardonnez-nous ce contretemps, Jedrik. Nous avons dû apporter quelques modifications à la carte de simulation. Il n’y a plus maintenant aucun axe où Broey puisse nous devancer en empêchant la transformation des émeutes en guerre ouverte. » McKie fut surpris par le ton de déférence servile que contenait sa voix. Cette femme se considérait comme bien inférieure à Jedrik. Son compagnon leur désigna deux chaises en déclarant sur le même ton : « Prenez place, je vous prie. Voici la carte de simulation. » Lorsque la femme se tourna vers lui, McKie reçut en plein visage une âcre bouffée d’haleine dont l’odeur ne lui était pas inconnue. Il en avait plusieurs fois senti des traces en passant dans les garennes. Ils s’assirent tandis qu’elle reprenait en indiquant un des graphiques : « Ceci, nous le savions depuis un certain temps. » Son compagnon ajouta : « Nous vous avions avertie que Tria était prête à intervenir. » « Elle risque de nous donner du mal », acquiesça Jedrik. « Mais c’est Gar… » avança la femme, aussitôt interrompue par Jedrik : « Gar fait tout ce qu’elle lui demande. Il est entièrement dominé par sa fille, pour qui il a une admiration sans bornes. Il la croit capable de… » « Nous n’avons jamais mis ses capacités en doute », fit l’homme. La femme en blouse blanche reprit avec animation : « C’est son influence sur Gar qui… » « Ni l’un ni l’autre n’a su prévoir ce que j’allais faire », coupa Jedrik. « Par contre, moi, j’ai anticipé toutes leurs réactions. » L’homme se pencha au-dessus de la table, rapprochant son visage de celui de Jedrik. McKie le compara soudain à un fauve dangereux. Dangereux parce que ses actions étaient imprévisibles. Il agita nerveusement les mains en disant : « Nous vous avons expliqué chaque étape de notre raisonnement. Vous connaissez chacune de nos sources, chacune de nos conclusions ; et maintenant, vous nous dites que vous rejetez notre évaluation de… » « Vous ne comprenez pas », fit Jedrik. La femme demeurait silencieuse. Elle hocha la tête à plusieurs reprises. « Ce n’est pas la première fois », reprit Jedrik, « que mes conclusions diffèrent légèrement des vôtres. Laissez-moi m’expliquer : Tria laissera tomber Broey à l’heure qu’elle choisira. Ce n’est pas lui qui décidera. Et il en va de même pour tous ceux qu’elle sert, même pour Gar. » Ils protestèrent à l’unisson : « Laisser tomber son père ? » « Comme n’importe qui d’autre. Tria sert les intérêts de Tria, un point c’est tout. Ne l’oubliez jamais. Et gardez-vous surtout de l’oublier si elle passe un jour dans notre camp. » L’homme et la femme demeurèrent silencieux. McKie réfléchit à ce que Jedrik venait de dire. Une fois de plus, ses paroles semblaient indiquer qu’il y avait des gens sur Dosadi qui obéissaient à des motivations autres que personnelles. Son intonation ne laissait aucun doute. Elle blâmait Tria et se défiait d’elle parce que Tria obéissait uniquement à des motivations égoïstement signifiait que Jedrik (et par conséquent ces deux-là aussi) croyait œuvrer pour une cause commune. Était-ce une forme de patriotisme à l’échelle de l’espèce ? Les agents du BuSab étaient toujours à la recherche de ces formes dégénérées d’instinct tribal, pas nécessairement pour les réprimer mais pour s’assurer qu’elles ne risquaient pas de finir en une explosion de folie meurtrière qui mettrait la Co-sentience à feu et à sang. La femme en blouse blanche déclara, après avoir longuement ruminé ses pensées : « Si Tria ne peut pas être gagnée à… je veux dire que nous devrions pouvoir utiliser ses motivations égoïstes pour la tenir », rectifia-t-elle. « À moins que vous ne jugiez que nous ne pourrons pas la convaincre que nous sommes plus forts que Broey. » Elle se mordit la lèvre en regardant Jedrik avec appréhension. Cette dernière inclina la tête d’un air perspicace. « Quelle est votre idée ? » La femme désigna l’un des diagrammes : « Gar participe encore à la plupart des décisions importantes. C’est anormal, mais c’est ainsi. Il se peut… » L’homme intervint avec une précipitation servile : « Il tient Broey d’une façon ou d’une autre ! » La femme secoua la tête. « Ou alors, Broey est en train de jouer à un jeu autre que celui que nous avions prévu. » Jedrik regarda tour à tour la femme, l’homme puis McKie. Elle parla comme si elle s’adressait à ce dernier, mais il se rendit compte qu’elle réfléchissait simplement à haute voix. « C’est quelque chose de précis. Gar a révélé un secret à Broey. Je sais lequel. Rien d’autre n’aurait pu conduire Broey à réagir de cette manière. » Elle désigna la carte du menton. « Ils sont entre nos mains ! » La femme posa une question d’une voix hésitante. « Avons-nous bien travaillé ? » « Au-delà de ce que vous pensez. » Avec un grand sourire, l’homme intervint : « Puis-je me permettre de profiter de cette occasion pour vous demander si nous ne pourrions pas avoir un logement plus grand ? Les maudits gamins déplacent continuellement les meubles. On se cogne à… » « Pas maintenant ! » Jedrik se leva. McKie l’imita aussitôt. « Je voudrais voir les enfants », dit Jedrik. L’homme se tourna vers la porte grande ouverte. « Amenez-vous un peu ici, vous autres ! Jedrik veut vous parler ! » Trois enfants arrivèrent en courant de l’autre pièce. La femme ne leur accorda même pas un regard. L’homme les toisa sévèrement puis s’adressa à Jedrik : « Ça fait presque une semaine qu’ils n’ont rien apporté à manger dans cette maison. » McKie étudia les enfants avec attention, comme le faisait Jedrik. Ils se tenaient alignés sur le seuil et il était impossible, en voyant leur visage, de dire quelle était leur réaction devant les visiteurs. Il y avait deux filles et un garçon. Une des filles devait avoir neuf ans et l’autre entre cinq et six ans. Le garçon, qui était au milieu, était le plus âgé : une douzaine d’années au moins. Il lança à McKie le regard d’un prédateur qui reconnaît une proie facile, mais qui est déjà rassasié. Les trois enfants ressemblaient plus à la femme qu’à l’homme, mais la parenté avec les deux était nettement visible. Ayant terminé son examen, Jedrik désigna le garçon : « Vous pouvez l’envoyer au Centre n°2 », dit-elle. « Ce n’est pas trop tôt », répondit la femme. « On va enfin pouvoir respirer un peu. » « Allons-y, McKie. » Dans le couloir, Jedrik lui fit face : « Pour répondre à ta question, oui : ils sont tout à fait représentatifs. » McKie, qui n’avait fait que s’interroger muettement, déglutit avec peine. Quelles piètres ambitions gouvernaient ces gens : obtenir de Jedrik un appartement plus grand où ils puissent circuler sans se cogner aux meubles. Il n’avait senti aucune affection réciproque chez ce couple. Ils étaient compagnons par commodité. Quand ils se parlaient, il n’y avait pas la moindre trace de sentiment dans leur voix. McKie avait du mal à les imaginer en train de faire l’amour, et pourtant il fallait bien qu’ils le fassent puisqu’ils avaient eu trois enfants. Le vérité explosa soudain dans sa tête comme une bombe. Bien sûr qu’ils ne manifestaient aucun sentiment ! Quelle protection pouvaient-ils avoir autrement ? Sur Dosadi, tout ce que demandaient les gens, c’était une massue pour vous repousser sur le territoire de quelqu’un d’autre. Mais il y avait autre chose. Il parla à Jedrik tout en descendant l’escalier derrière elle. « Ces deux-là… ils se droguent. » Abruptement, Jedrik s’immobilisa et se retourna pour le regarder. « Comment crois-tu que je puisse les tenir ? Leur substance s’appelle le dis. Elle est très rare. Il faut aller la chercher très loin derrière les montagnes, au-delà de… très loin. Les Borduriers envoient des groupes d’enfants pour la ramasser. Sur cinquante, parfois, il n’en revient que vingt. Je ne sais pas si tu te rends compte de ce que cela signifie. » Elle continua de descendre l’escalier. McKie commençait à comprendre pourquoi elle l’avait conduit ici. Une nouvelle fois, elle avait pris le temps de lui donner une leçon sur sa planète. Il la suivit, pensif, dans une salle où des spécialistes entreprirent de lui éclaircir la peau. Quand il en ressortit, il n’affichait plus les stigmates de la porte Pylash. Chapitre 21 Quand les moyens de la violence sont répandus partout, rien n’est plus dangereux pour les puissants que de semer la haine et l’injustice, car l’injustice et la haine à leur tour appelleront d’inévitables représailles. Manuel du BuSab. — On ne peut plus parler de simples émeutes, fit le conseiller. C’était un Gowachin de courte stature, aux traits tirés, et il se trouvait à l’autre extrémité de la salle où Broey avait pris place devant un communicateur éteint. Il y avait une grande carte murale derrière le conseiller. Elle brillait par endroits sous la lumière crue du soleil qui commençait à pénétrer par les baies orientées à l’est. Au-dessous de la carte, un terminal d’ordinateur adossé au mur émettait de temps à autre une vague de cliquetis rapides. Gar entra dans la salle, y jeta un coup d’œil comme s’il cherchait quelqu’un puis ressortit. Ayant remarqué son manège, Broey se tourna vers la carte. « Toujours aucune idée de l’endroit où elle se terre ? » « Rien de certain. » « Celle qui exhibait McKie dans les rues… » « Probablement une subalterne sans intérêt. » « Où sont-ils allés ? » Le conseiller lui montra un endroit sur la carte : un groupe d’immeubles dans les garennes au nord-ouest. Broey contempla sans mot dire l’écran gris de son communicateur. Une fois de plus, il s’était fait jouer. Il le savait. Maudite Humaine ! Partout dans la cité, la violence convergeait vers la guerre ouverte. Les Gowachins contre les Humains. Et toujours pas le moindre indice sur l’emplacement des stocks de vivres dans la Bordure, ni sur les usines sacrilèges. C’était une situation qui ne pouvait plus durer. L’écran du communicateur s’alluma soudain pour signaler un violent accrochage à proximité de la Porte 21. Le regard de Broey se porta aussitôt sur la carte. C’était le centième affrontement entre les deux espèces à l’intérieur d’un périmètre à l’attribution encore indécise. Le rapport faisait état de l’utilisation d’armes nouvelles dont aucun exemplaire n’avait pu être saisi. La Porte 21 ? Ce n’était pas loin du quartier où McKie avait été exhibé… Un certain nombre de relations nouvelles venaient juste de s’établir dans l’esprit de Broey. Il regarda le conseiller, qui attendait patiemment ses ordres à côté de la carte. « Où est Gar ? » On l’envoya chercher en hâte. On ne le trouva nulle part. « Et Tria ? » Elle était introuvable elle aussi. Les fanatiques de Gar étaient jusqu’à présent demeurés neutres, mais les plans de Jedrik commençaient à se préciser peu à peu. Tout indiquait qu’elle avait saisi à merveille le parti qu’elle pouvait tirer des faiblesses inhérentes au comportement de Gar et de Tria. Et moi qui croyais être le seul à les avoir remarquées ! Broey était perplexe. Pourquoi le Dieu refusait-il de lui parler, sinon pour dire : « On me surveille » ? Broey se sentait dupé et trahi au plus profond de son être. Ce qui eut pour conséquence de le rendre un peu plus lucide. Il ne pouvait compter que sur lui-même. Et il commençait à soupçonner chez Jedrik une ampleur de vue inusitée. Se pouvait-il qu’elle eût en commun avec lui quelques-uns de ses objectifs ? C’était une possibilité qui l’emplissait d’excitation. Il se tourna vers les messagers qui étaient revenus en courant lui annoncer que Gar et Tria n’avaient été vus nulle part ; puis il lança une série d’ordres brefs. « Évacuez toutes les garennes situées dans ce secteur, à l’exception de ce couloir vers le nord-est. Renforcez cette zone. Lancez un ordre de repli général sur la deuxième enceinte. Je ne veux plus voir un seul Humain à l’intérieur de ce périmètre. Bloquez toutes les portes. Exécution immédiate ! » Il avait hurlé ce dernier commandement en voyant l’hésitation de ses conseillers. Peut-être était-il déjà trop tard. Il venait de se rendre compte qu’il avait laissé Jedrik l’appâter et distraire son attention. Elle avait dû concevoir un modèle de son comportement, d’une précision extraordinaire. Et tout cela à partir de sa position de simple liaitrice ! Incroyable. Il en avait presque de la peine pour Gar et Tria. C’étaient des marionnettes dont Jedrik agitait les ficelles. Je n’ai pas été beaucoup plus brillant. L’idée le frappa soudain que les prévisions de Jedrik prenaient probablement en compte cet instant de lucidité même. Il se sentit gagné par une admiration profonde pour cette Humaine. Superbe ! Calmement, il donna des instructions pour que toutes les femelles gowachins soient mises à l’abri dans les graluz fortifiés qu’il avait eu la bonne idée de prévoir depuis longtemps. Son peuple l’en remercierait. Tout au moins la partie qui survivrait à ce qui allait se passer au cours des prochaines heures. Chapitre 22 Contre l’attaque de ceux qui ont le désir de mourir, il n’existe aucune défense parfaite. Aphorisme humain. Le troisième jour après son arrivée, McKie avait l’impression d’avoir vécu toute sa vie sur Dosadi. C’était un endroit qui exigeait de lui toute l’attention dont il était capable. Seul dans la chambre de Jedrik, il regardait sans le voir le grand lit défait. Elle voulait qu’il remette tout en ordre avant son retour, il le savait. Elle lui avait dit d’attendre ici pendant qu’elle s’occupait d’une affaire urgente. Il ne pouvait qu’obéir. Ses pensées n’étaient pas entièrement accaparées par le lit à faire. Il croyait maintenant comprendre un peu mieux les fondements des craintes exprimées par Aritch. Les Gowachins de Tandaloor n’hésiteraient pas, s’il le fallait, à détruire la planète, même s’ils savaient qu’en agissant ainsi, ils risquaient de faire éclater au grand jour ces régions sanglantes où tous les Co-sentients cachaient leurs peurs les plus secrètes. Il saisissait parfaitement ces choses à présent. Ce qui lui échappait, par contre, c’était la manière dont le Phylum des Marches espérait, grâce à lui, éviter de prendre une décision aussi monstrueuse. Il lui restait encore beaucoup à découvrir. Dosadi évoquait pour lui une entité maligne qu’il foulait aux pieds et qui s’obstinait jalousement à garder ses secrets. Cette planète était l’ennemie de la Co-sentience mais il ne pouvait s’empêcher, émotionnellement parlant, de prendre parti pour elle. En quoi il trahissait à la fois le BuSab et son serment de légiste. Mais il n’y pouvait rien. En l’espace de quelques générations, Dosadi était devenue quelque chose de singulier. De monstrueux ? Peut-être, pour qui s’en tenait à ses mythes de clocher. En fait, Dosadi représentait sans doute la plus grande force de purification que la Co-sentience eût connue depuis sa création. Tout ce que le concept de Co-sentience englobait commençait sérieusement à l’écœurer. De même qu’Aritch et ses Gowachins. Le droit gowachin ? Au diable le droit gowachin ! Le silence régnait dans l’appartement de Jedrik. Un silence douloureux. Il savait qu’en bas, dans les rues de Chu, la violence se déchaînait entre Humains et Gowachins. Pendant qu’il se trouvait au centre de formation des commandos en compagnie de Jedrik, il avait vu passer d’innombrables blessés sur des brancards. Par la suite, elle l’avait emmené avec elle à son poste de commandement, une pièce située à l’étage au-dessus de la salle où était Pcharky. Il l’avait vue à l’œuvre, comme si elle était une star donnant un récital sous les feux des projecteurs et lui un simple spectateur. C’était quelque chose de fascinant. Broey va faire ceci. Broey va ordonner cela. Et, chaque fois, les rapports affluaient pour confirmer la précision avec laquelle elle avait anticipé les mouvements de son adversaire. De temps à autre, il était question de Gar ou de Tria ; McKie pouvait alors déceler un subtil changement dans sa manière de les traiter. Durant leur seconde nuit, Jedrik avait lentement et expertement porté ses appétits sexuels à leur point culminant. Elle l’avait réduit à un état de soumission implorante pour ensuite se pencher sur un coude au-dessus de lui en souriant froidement. « Tu vois, moi aussi je suis capable de jouer à ce jeu. » Il fut frappé de constater que cela avait eu pour effet d’ouvrir en lui une aire de lucidité dont il n’avait même pas soupçonné la possibilité. C’était comme si elle avait tout d’un coup soumis son existence entière à l’examen impitoyable d’un observateur extérieur. Et l’observateur, c’était lui ! D’autres êtres pouvaient former des relations durables et agir en fonction de bases émotionnelles solides et stables. Mais lui, McKie, était un produit du BuSab, des Gowachins et… de tout le reste. Plus il y pensait, plus étaient évidentes les raisons pour lesquelles les Gowachins l’avaient choisi et préparé pour tenir ce rôle. J’étais en pièces détachées. Ils pouvaient me reconstruire comme ils le voulaient ! Eh bien ! Les Gowachins pouvaient encore avoir des surprises en voyant ce qu’ils avaient produit. Dosadi en était la preuve. Ils ne soupçonnaient peut-être même pas l’ampleur du changement qu’ils avaient provoqué en lui. L’amertume qu’il ressentait devait fermenter depuis des années. La solitude de son existence, en grande partie axée sur le BuSab, avait été portée à un point d’exacerbation par la solitude qui émanait de cette planète captive. Un incroyable fouillis d’émotions s’était fait jour en lui et il se sentait débordant d’impulsions toutes neuves. Le pouvoir ! Ah… c’était donc cela que les Dosadis éprouvaient ! Il avait tourné le dos au sourire froid de Jedrik et remonté la couverture jusqu’à ses oreilles. Merci, tendre professeur. Il ne cessait de songer à toutes ces choses tandis qu’il s’appliquait à refaire le lit en attendant Jedrik. Après le moment de révélation qu’elle lui avait procuré, elle avait continué à le presser de questions, ne le laissant dormir que pendant de courts intervalles. Malgré les sombres perspectives qui étaient les siennes, il s’astreignait à étudier le comportement de Jedrik sous tous les éclairages que son imagination était capable de fournir. Rien de ce qui touchait à Dosadi n’était trop absurde. Il fallait à tout prix qu’il se construise une meilleure image de cette société et des forces qui la gouvernaient. Avant de rentrer chez Jedrik, ce matin-là, ils avaient fait ensemble une nouvelle visite au centre de formation où il avait pu constater que d’autres armes issues de sa trousse avaient été reproduites avec de légères modifications. Ce centre, en fait, était surtout un lieu d’expérimentation pour le matériel et les hommes. D’autres camps d’entraînement fonctionnaient un peu partout pour les commandos de Jedrik. Il ne lui avait pas encore révélé qu’Aritch et ses Gowachins envisageaient de mettre un terme brutal à l’existence des Dosadis. Mais toutes les questions de Jedrik, à l’approche de l’aube, avaient convergé vers ce point crucial. Même lorsqu’ils avaient partagé le minuscule cabinet de toilette de son appartement, elle n’avait cessé de l’interroger. Au début, il avait réussi à éluder ses questions en détournant la conversation sur Pcharky. Quelles étaient les énergies qui faisaient fonctionner la cage ? À un moment, il l’avait surprise en disant : « Pcharky est en possession d’un renseignement précieux qu’il espère échanger contre sa liberté. » « Comment as-tu fait pour l’apprendre ? » « C’est l’évidence même. Et je vais te dire autre chose : il est venu ici de son plein gré… pour quel motif, ça je l’ignore. » « Tu apprends vite, McKie. » Elle riait en disant cela. Il la fusilla du regard : « D’accord ! J’ignore pour quel motif, mais il se pourrait bien que tu croies seulement le savoir. » L’espace d’un clin d’œil, un éclair dangereux traversa les yeux de Jedrik et elle répliqua : « Tes couloirs calibans nous ont amené pas mal de crétins, mais Pcharky est le pire de tous. Je sais pourquoi il est venu. Pour les mêmes raisons que les précédents. Mais maintenant… il est tout seul ; et Broey, puissant comme il est, ne peut pas récupérer son cher Pcharky. C’est Keila Jedrik qui le nargue. » Trop tard, elle se rendit compte que c’était McKie qui l’avait poussée à cette exhibition. Comment avait-il fait ? Il en avait presque trop découvert, beaucoup trop vite. Elle avait eu tort de sous-estimer cet espion naïf venu de l’autre côté du Mur de Dieu. Avec un acharnement redoublé, elle s’était remise à le questionner sur toutes les choses qu’il n’avait pas encore voulu révéler. Mais le temps manquait. On était venu la chercher pour qu’elle passe en revue les nouveaux armements. On avait besoin d’elle partout. Après être passés au poste de commandement, ils étaient allés déjeuner dans une cantine des garennes. Il en avait profité pour la questionner sur les combats en cours. Quelle était leur ampleur ? Y avait-il des prisonniers ? Les nouvelles armes inspirées de sa trousse avaient-elles déjà servi ? Qui l’emportait jusqu’à présent ? Parfois, elle ignorait purement et simplement ses questions. La plupart du temps, elle répondait distraitement, par monosyllabes. Oui, non, oui, non. McKie se rendit compte qu’elle avait autre chose en tête. Une information importante avait dû lui être transmise et une fois de plus il ne s’était aperçu de rien. Bien que cela le rendît furieux, il fit de son mieux pour ne rien en laisser paraître et continua de donner l’assaut à la barrière de préoccupations qu’elle lui opposait. De manière assez inattendue. Elle réagit positivement lorsqu’il changea du tout au tout l’orientation de ses questions pour lui parler des parents des trois enfants et de ce qu’elle avait dit à leur propos. « Tu as fait allusion à un endroit situé derrière les montagnes, au-delà de… et tu t’es arrêtée. Au-delà de quoi ? » « C’est une chose que Gar est persuadé d’avoir tenue secrète. Il croit que seuls ses fanatiques de la mort entretiennent ce genre de rapport avec la Bordure. » Il la regarda fixement, frappé par une idée subite. Il savait déjà pas mal de choses sur Gar et Tria. Elle avait répondu à ses questions sans trop de retenue, en se servant de lui, souvent, comme d’un simple prétexte pour ordonner ses propres pensées. Mais ces… fanatiques de la mort… « Ces fanatiques, ce sont des homosexuels ? » Elle fit un bond. « Comment sais-tu ça ? » « Rien, une idée. » « Mais qu’est-ce que ça changerait ? » « Ils le sont, oui ou non ? » « Oui. » McKie réprima un frisson. « Explique ! » fit-elle péremptoirement. « Lorsque, pour une raison ou pour une autre, les Humains se trouvent dans une impasse en ce qui concerne la survie de l’espèce, il est relativement aisé de leur faire franchir un pas de plus en les conditionnant pour qu’ils aient envie de mourir. » « Ton point de vue est étayé par l’histoire ? » « Oui. » « Donne un exemple. » « À quelques rares exceptions près, les primitifs humains appartenant aux époques tribales gardaient en réserve leurs homosexuels, qui constituaient leurs troupes de choc lorsqu’ils jugeaient la situation désespérée. C’était l’ultime recours, les berserkers de la dernière chance, ceux qui s’attendaient, ceux qui cherchaient à mourir. » Il fallut lui expliquer le mot « berserker ». À voir ses réactions, il ne faisait aucun doute qu’elle croyait entièrement ce qu’il lui disait. Elle demeura quelques instants silencieuse puis demanda : « Que fait ta Co-sentience pour tenir compte de cet état de choses ? » « Nous prenons d’infinies précautions pour canaliser toutes les pulsions sexuelles différentes de la normale vers des activités de survie constructives. Nous dressons des barrières contre toutes formes de pressions qui pourraient précipiter les minorités concernées dans des types de comportements préjudiciables à l’espèce. » Beaucoup plus tard, McKie s’aperçut qu’elle n’avait pas répondu à sa question : « Au-delà de quoi ? » Au lieu de cela, elle l’avait précipitamment entraîné dans une salle de conférence où plus d’une vingtaine d’Humains étaient réunis. Il y avait parmi eux les parents des trois enfants, auteurs de la carte de simulation sur Gar et Tria. McKie s’avisa qu’il ne savait même pas comment ils s’appelaient. C’était pour lui un gros désavantage que de ne connaître pratiquement personne dans cette assemblée. Il était, naturellement, le seul dans ce cas. Lorsque les débats commencèrent, chaque fois qu’un nouveau nom était cité, chaque fois qu’une nouvelle transition s’établissait, il lui fallait perdre quelques précieux instants pour retrouver le fil de ce qui se passait. Mais il comprit très vite comment ils procédaient. Les références de chacun étaient explicitement ancrées dans le contexte des capacités relatives, et des dangers relatifs, que représentaient tous ceux qui les entouraient. Ce n’était pas tant qu’ils dissimulaient leurs émotions. Ils contrôlaient leurs émotions. Ils ne connaissaient pas de pensées parasites comme celles que pouvaient dicter l’amour ou l’amitié, qui rendaient les êtres très vulnérables. Tout chez eux se résumait à une politique strictement donnant donnant et on avait intérêt à payer comptant, quelle que soit la monnaie utilisée. Dans cette assemblée, McKie, pressé de questions de tous les côtés, savait qu’il ne pouvait compter que sur un seul atout : il était la clé qu’ils pouvaient espérer utiliser pour franchir le Mur de Dieu. C’était un atout important, mais qui malheureusement se trouvait entre les mains d’un idiot. Pour le moment, ce qu’ils voulaient, c’était entendre ses explications sur les fanatiques de la mort. Ils l’interrogèrent à merci, puis ils le congédièrent comme un enfant qui vient de faire son numéro devant une assemblée de grandes personnes qu’on renvoie dans sa chambre dès qu’il s’agit de passer à des discussions plus sérieuses. Chapitre 23 Plus il y a de contraintes, plus il faut contraindre. C’est la route du chaos. Aphorisme pan spechi. Le matin du quatrième jour de la bataille de Chu, Tria se montra d’une humeur exécrable. Ses forces contrôlaient un Territoire représentant environ le huitième de la superficie totale des garennes. C’était surtout une zone de constructions basses, à l’exception des immeubles longeant le couloir de Broey, qui allait jusqu’à la Bordure. Elle n’aimait pas du tout savoir que Jedrik disposait d’une vue directe sur la majeure partie du terrain où étaient basés la plupart des fanatiques de la mort. En outre, la plupart des chefs qui s’étaient alliés à Tria commençaient à s’interroger, surtout depuis qu’ils se rendaient compte que cette enclave ne disposait pas d’une capacité de production suffisante pour subvenir à ses besoins alimentaires. La densité de population que Tria avait dû accepter était effroyable : presque le triple de la moyenne des garennes. Jusqu’à présent, ni Jedrik ni Broey n’avaient lancé de véritable offensive contre son territoire. Elle en avait conclu, inévitablement, que Gar et elle se trouvaient exactement là où le souhaitait Jedrik. Ils étaient coupés de tout contact avec Broey. Impossible de revenir là-dessus. Dans les circonstances présentes, il était exclu que Broey accepte une aide humaine quelconque. Là encore, cela montrait la minutie extrême avec laquelle Jedrik avait conduit son plan. Pendant la nuit, Tria avait transféré son poste de commandement dans un bâtiment élevé qui faisait face au nord aux parois du canon. Seul le fleuve, sous lequel était l’unique porte d’accès, la séparait de la Bordure. Elle avait mal dormi. Elle était tracassée par d’innombrables préoccupations. La première de toutes était qu’aucun des groupes de contact qu’elle avait envoyés dans la Bordure n’était encore revenu. Cette nuit, pas un feu ne s’était allumé, comme à l’accoutumée, dans les gradins. Pas un seul de ses gens n’avait donné signe de vie. Pour quelle raison ? Une fois de plus, elle examina sa position, à la recherche d’un avantage, quel qu’il fût. Une de ses lignes était ancrée sur le couloir de Broey qui débouchait sur la Bordure ; une autre sur le fleuve, avec son unique tube d’accès ; mais, à part cela, son territoire était constitué d’une succession de saillants dangereux qui s’étageaient en sinuant de la cinquième muraille jusqu’au fleuve. Les bruits des combats en cours à l’autre extrémité du couloir de Broey parvenaient, assourdis, jusqu’à ses oreilles. Les troupes de Jedrik utilisaient de nouvelles armes qui faisaient beaucoup de bruit. De temps à autre, un projectile explosait dans le territoire de Tria. Elle n’avait eu que quelques rares blessés, mais l’effet psychologique était dévastateur. C’était le gros problème, avec les fanatiques : ils étaient trop pressés d’être lancés dans la bataille, même en pure perte. Tria regarda le fleuve, dont les eaux empoisonnées devaient charrier d’innombrables cadavres d’Humains et de Gowachins – surtout de Gowachins. Puis elle se détourna de la fenêtre, marcha jusqu’à la pièce voisine et secoua Gar. « Il faut absolument contacter Jedrik », dit-elle. Il se frotta les yeux, mal réveillé. « Non ! Pas tant que nous n’aurons pas rétabli la liaison avec nos troupes bordurières. À ce moment-là, nous serons en mesure… » « Pfff ! » Elle s’était rarement montrée aussi méprisante devant lui. « Jamais nous ne rétablirons le contact avec la Bordure. Jedrik et Broey ne nous ont pas attendus pour agir. Je ne serais même pas étonnée qu’ils se soient mis d’accord pour nous isoler. » « Mais tout ce que nous avons… » « Tais-toi, papa ! » Elle mit les mains en avant et les contempla fixement tout en poursuivant : « Je n’ai jamais été vraiment à la hauteur des fonctions de conseillère chez Broey. Je m’en suis toujours plus ou moins doutée. J’ai trop voulu précipiter les choses. Cette nuit, j’ai bien réfléchi à tout ce qui s’est passé depuis que nous sommes ici. C’est Jedrik qui nous a poussés en avant. Elle a su s’y prendre… merveilleusement ! » « Mais nos troupes dans la Bordure… » « Qui te dit que ce sont nos troupes ? Et si c’étaient celles de Jedrik ? » « Même les Gowachins ? » « Même les Gowachins. » Gar avait les oreilles qui bourdonnaient. Négocier avec Jedrik ? Renoncer à tout leur pouvoir ? « Je ne suis pas stupide au point de ne pas savoir reconnaître la faiblesse de notre position », reprit Tria. « Nous risquons de nous épuiser pour rien. Broey ne semble pas l’avoir compris, mais Jedrik le sait parfaitement. Regarde les saillants qui jalonnent le front devant ses lignes ! » « Qu’est-ce que les saillants ont à… » « Ils peuvent être étranglés et coupés de nos lignes comme elle le voudra ! Même toi, tu devrais voir cela ! » « Il n’y a qu’à nous retirer plus… » « Lâcher du terrain ? » Elle le regarda, stupéfaite. « Si jamais je faisais la moindre allusion à une telle possibilité, nos alliés nous déserteraient en masse. Déjà comme ça, ils… » « Attaquons, alors. » « Pour gagner quoi ? » Gar hocha silencieusement la tête. Jedrik n’attendait que cela pour se retirer d’un terrain miné où les fanatiques se feraient sauter. Elle tenait suffisamment de territoire pour pouvoir se permettre une telle stratégie. « Il faut étrangler le couloir de Broey », fit-il. « Pour en faire bénéficier Jedrik ? C’est la seule chose, justement, qui nous permet de négocier avec elle. C’est pourquoi nous devons la contacter le plus tôt possible. » Accablé, Gar secoua la tête. Mais Tria n’avait pas encore fini. « Jedrik nous laissera peut-être quelques miettes de pouvoir dans la nouvelle cité, si nous négocions maintenant avec elle. De Broey, il n’y a plus rien à tirer. Tu comprends, maintenant, quelle a été ton erreur avec lui ? » « Mais Broey était prêt à… » « Tu n’as pas voulu suivre mes instructions, papa. Tu dois comprendre, maintenant, pourquoi j’ai toujours voulu éviter de te laisser prendre des décisions tout seul. » Gar baissa la tête. Tria était sa fille, mais il mesurait le péril qui le menaçait. Elle donna rapidement ses instructions : « Je vais ordonner à nos officiers de tenir coûte que coûte leurs positions actuelles. Nous leur expliquerons que toi et moi, nous allons essayer de contacter Jedrik. En leur disant pourquoi. » « Mais comment comptes-tu… » « Nous nous arrangerons pour nous faire capturer. » Chapitre 24 QUESTION : Qui dirige les dirigeants ? RÉPONSE : L’entropie. Énigme gowachin. Plusieurs choses concouraient à frustrer McKie. À part Jedrik, presque personne n’acceptait de répondre à ses questions. Ceux qui le faisaient le traitaient comme un demeuré. Jedrik elle-même agissait avec lui comme s’il était un enfant au potentiel encore inconnu. À certains moments, il voyait bien qu’il l’amusait. À d’autres, elle le punissait d’un regard courroucé, ou bien elle l’ignorait, ou encore elle s’en allait. Le plus terrible, c’était quand elle le chassait. C’était l’après-midi du cinquième jour de la bataille de Chu. Les forces de Broey tenaient encore le centre de la cité et un étroit couloir qui communiquait avec la Bordure. McKie avait appris cela en entendant des bribes de rapports adressés à Jedrik. Il se trouvait pour le moment dans une petite pièce contiguë au poste de commandement. Il y avait là quatre couchettes où, semblait-il, Jedrik ou son état-major venaient de temps à autre prendre un peu de repos. Une fenêtre étroite et haute permettait d’apercevoir la partie sud de la Bordure. McKie avait du mal à réaliser qu’il avait franchi cette même Bordure à peine six jours auparavant. Des nuages s’étaient amassés au-dessus des escarpements en terrasses qui délimitaient la Bordure. C’était signe que le temps allait changer du tout au tout. Il avait appris cela, tout au moins, lors de son entraînement sur Tandaloor. Il n’y avait sur Dosadi aucun office de régulation météorologique. De savoir cela, il se sentait étrangement vulnérable et exposé. La nature pouvait être si dangereuse, quand on n’avait aucun moyen pour contrôler ses caprices. Il cilla, retenant sa respiration l’espace de quelques secondes. Les caprices de la nature. C’était un caprice de la nature co-sentiente qui avait poussé les Gowachins à organiser cette expérience. Espéraient-ils vraiment tirer une leçon de ce vaste et bouillonnant conglomérat de motivations ? Ou bien avaient-ils créé Dosadi pour une autre raison, qu’il n’avait pas encore percée ? C’était peut-être, après tout, pour étudier le mystère caliban. Mais il y avait peu de chances. Tout ce qu’il savait, c’était ce que lui avaient dit Aritch et compagnie. Or ce qu’il avait pu observer sur Dosadi confirmait à peu près leurs explications. Aucune des données qu’il possédait ne recoupait le problème des Calibans. À part, peut-être, cette brève rencontre avec Pcharky, dont Jedrik refusait toujours obstinément de discuter. McKie avait beau examiner la question sous tous ses angles, il ne pouvait s’empêcher de penser qu’il manquait un chaînon essentiel dans le processus par lequel Dosadi était devenue une planète expérimentale. C’était quelque chose que les Gowachins n’avaient pas voulu lui révéler ; quelque chose qu’ils ne comprenaient peut-être même pas eux-mêmes. Comment tout cela avait-il commencé ? Il y avait cette planète, Dosadi ; les sujets d’expérience, et la Procédure Primaire. Ce qui dominait l’esprit des Gowachins, c’était l’inégalité intrinsèque des individus. Et il y avait aussi cette maudite Poldem. Comment avaient-ils fait pour l’imposer ? Mieux, comment avaient-ils fait pour maintenir un tel système ? Aritch et les autres espéraient mettre à nu les mécanismes compliqués des systèmes sociaux co-sentients. Du moins, c’était ce qu’ils disaient. Mais McKie commençait à examiner cette explication d’un point de vue dosadi, avec un scepticisme typiquement dosadi. Qu’avait voulu dire Fanny Mae quand elle l’avait prévenu qu’il ne pourrait plus partir d’ici dans son propre corps nodal ? De quelle manière pouvait-il être pour Jedrik la clé du Mur de Dieu ? Il savait qu’il avait besoin de plus de données qu’il ne pouvait espérer en obtenir de Jedrik. Est-ce que Broey possédait toutes ces informations ? Il se demandait s’il n’allait pas être obligé, en dernier recours, de grimper au sommet des Monts du Conseil pour obtenir toutes ces réponses. Était-ce possible, avec tout ce qui se passait en ce moment ? Quand il avait fait part de ses méditations à Jedrik, elle avait failli le poursuivre dans tout l’immeuble en criant : « Ne te mêle surtout pas de ça ! » Surtout pas de quoi ? Il lui avait posé la question et elle s’était contentée de le dévisager un long moment sans rien dire. Elle l’avait tout de même conduit un peu partout, pour familiariser chacun avec son statut. Il avait quelques doutés sur la nature de ce statut, qui tenait à la fois de l’hôte et du prisonnier. Jedrik exigeait de ses hommes qu’ils fassent le moins possible de conversation. Parfois, de simples gestes de la main remplaçaient les mots de passe indispensables. Toute la traversée des installations était une leçon pour McKie, à commencer par les gardes du portail : « McKie. » (En le montrant du doigt.) Et les gardes de hocher la tête. Mais Jedrik avait d’autres préoccupations. « L’équipe N°9 ? » « De retour vers midi. » « Prévenez-moi. » Tout le monde dévisageait McKie avec une acuité destinée, il n’en doutait pas, à le faire identifier plus tard avec un minimum de perte de temps. Il y avait deux ascenseurs dans l’immeuble : le premier, ultra-rapide, dont l’accès sévèrement gardé était situé au niveau de la rue, sur le côté de l’immeuble, et le deuxième, qui partait du troisième étage, au-dessus de la salle où était Pcharky. Ils empruntèrent le deuxième, en s’arrêtant à chaque étage pour que les gardes identifient McKie. Quand ils retournèrent dans la salle où était la cage, McKie constata qu’on avait installé une table devant la porte. Le père des trois enfants était là, assis avec un carnet et un crayon. Il observait attentivement Pcharky et prenait des notes de temps à autre. McKie connaissait maintenant son nom : Ardir. Jedrik s’arrêta devant la table. « McKie peut circuler librement, avec les précautions habituelles. » « Merci de prendre toute cette peine pour moi », lui dit McKie un peu plus tard. « Inutile d’être sarcastique », avait-elle répondu. Lui qui n’avait jamais eu l’intention d’être sarcastique, il s’était rappelé que même les civilités en usage dans la Co-sentience avaient ici une signification différente. Jedrik jeta un coup d’œil aux notes que prenait Ardir, leva les yeux vers Pcharky puis regarda de nouveau McKie. Tout cela sans changer un seul instant d’expression. « Nous nous retrouveront pour dîner. » Elle le quitta brusquement. McKie s’était rapproché de la cage, non sans remarquer du coin de l’œil l’émoi que cela causait parmi les gardes et les observateurs présents dans la salle. Le vieux Gowachin était assis dans son hamac. Son visage exprimait l’indifférence. Les barreaux de la cage, en même temps qu’ils rayonnaient, émettaient un grésillement presque imperceptible. « Que se passe-t-il si on touche aux barreaux ? » interrogea McKie. Les bajoues du vieux Gowachin se gonflèrent en signe d’indifférence. McKie tendit l’index : « Il y a de l’énergie qui parcourt ces barreaux. De quel type est-elle ? Comment l’entretient-on ? » La réponse de Pcharky fut un rauquement sourd. « Comment entretient-on l’univers ? Quand vous voyez une chose pour la première fois, cela signifie-t-il qu’elle vient d’être créée ? » « C’est l’œuvre des Calibans ? » Nouveau signe d’indifférence. McKie fit le tour de la cage, étudiant soigneusement la manière dont elle était faite. Partout où les barreaux se croisaient, il y avait une sphère brillante. Les tiges auxquelles était suspendu le hamac descendaient du plafond. Elles pénétraient à l’intérieur de la cage sans la toucher. Le hamac proprement dit semblait être en tissu, d’une couleur très pâle tirant sur le bleu. McKie reprit sa position première, face à Pcharky. « Ils vous donnent à manger ? » Pas de réponse. Derrière lui, la voix d’Ardir se fit entendre : « On lui descend sa nourriture du plafond et ses excréments sont évacués directement dans le réseau de recyclage. » Sans se retourner, McKie demanda : « Je ne vois pas de porte. Comment est-il entré dans cette cage ? » « Elle a été bâtie autour de lui, selon ses propres instructions. » « À quoi servent les sphères à la jonction des barreaux ? » « Elles sont apparues quand il a activé la cage. » « Comment a-t-il fait ça ? » « Nous l’ignorons. Et vous ? » McKie secoua négativement la tête. « Quelle explication vous a donnée Pcharky ? » « Aucune. » À ce moment-là, McKie s’était retourné pour faire face à Ardir. Il l’avait pressé de questions, en faisant dévier peu à peu la conversation sur la société dosadie en général. Mais les réponses d’Ardir, surtout en qui concernait les domaines historiques et religieux, étaient d’une banalité décevante. Plus tard, tandis qu’il repensait à toutes ces choses dans la petite pièce contiguë au poste de commandement, les questions de McKie prirent une tournure nouvelle. Jedrik et les siens savaient depuis longtemps que Dosadi était une création gowachin. Ils le savaient déjà longtemps avant l’apparition de McKie. C’était visible dans leur façon de se concentrer sur Pcharky, ou dans leurs réactions devant Broey. McKie ne leur avait fourni qu’une seule information véritablement inédite, en révélant que Dosadi était une expérience mise en œuvre par les Gowachins. Mais Jedrik et les siens ne semblaient pas désireux de se servir de lui comme il aurait pu s’y attendre. Elle ne faisait que répéter qu’il était la clé du Mur de Dieu. Mais quelle sorte de clé ? Ce n’était certes pas Ardir qui pouvait fournir l’explication. Il n’essayait pas d’éluder les questions de McKie, mais ses réponses trahissaient l’étroitesse de ses connaissances et de son imagination. McKie était profondément troublé par cette découverte. Ce n’était pas tant ce que disait cet homme qui importait, mais plutôt ce qu’il était incapable de dire alors que les raisons de parler ouvertement et en détail étaient abondantes. Ardir n’avait rien d’un crétin. C’était un Humain qui avait su s’élever aux plus hauts sommets de la hiérarchie de Jedrik. Toutes sortes de spéculations sur l’origine de Dosadi avaient dû lui traverser l’esprit. Pourtant, il n’en faisait pas mention, même lorsqu’elles se posaient de manière flagrante. Il ne s’étonnait pas que l’histoire de Dosadi prit naissance en un point précis du passé, sans aucune trace d’évolution préalable. Il ne semblait pas être d’un tempérament religieux. Même s’il l’avait été, Dosadi laissait peu de place aux inhibitions religieuses les plus courantes. Et cependant, Ardir refusait de s’intéresser aux incohérences frappantes qui accompagnaient les comportements religieux apparents dont McKie avait été averti avant d’arriver sur Dosadie. Ardir était entièrement dans la norme, et pourtant son comportement ne reposait sur aucun fondement réel. Tout n’était que vernis. McKie, soudain, désespéra d’obtenir un jour de ces gens – et même de Jedrik – une véritable réponse. Son attention fut attirée par une augmentation inhabituelle du bruit qui venait du poste de commandement. Il entrebâilla la porte pour voir ce qui se passait. Un nouvelle carte murale avait été installée à l’extrémité opposée de la salle. Elle était couverte d’un tableau de position transparent où étaient placées des pastilles de couleur jaune, rouge et bleue. Cinq hommes et une femme – tous munis d’écouteurs – s’occupaient de déplacer les pastilles. Jedrik avait le dos tourné. Elle parlait à plusieurs officiers qui venaient d’arriver. Ils portaient encore leurs armes et leur paquetage. C’était le bruit de leur discussion qui avait attiré l’attention de McKie. Il jeta un coup d’œil autour de la salle, notant la présence, contre le mur situé à gauche, de deux écrans de communication éteints. Ils n’étaient pas là la dernière fois qu’il avait regardé. Il se demandait à quoi ils servaient. Un messager entra, essoufflé, en criant : « La Porte 21 vient d’appeler. Les combats ont cessé et ils veulent savoir s’ils doivent maintenir leurs réserves en état d’alerte. » « Qu’ils se reposent », fit Jedrik. « On amène ici les deux prisonniers », reprit le messager. « Je le vois. » Elle montra du doigt le tableau de position. McKie suivit la direction de son index et vit deux pastilles jaunes que Ion venait de déplacer en compagnie de huit autres de couleur bleue. Il comprit qu’il s’agissait des prisonniers et de leur escorte. L’attitude tendue de ceux qui se trouvaient dans le poste de commandement indiquait qu’il s’agissait d’un événement particulièrement important. Qui étaient ces prisonniers ? Un officier parla : « J’ai vu le moniteur de… » Elle ne lui prêtait aucune attention et il se tut, gêné. Deux des manipulateurs du tableau changèrent de place et d’écouteurs. Le messager était reparti. Un autre arriva quelques instants plus tard et se mit à conférer à voix basse avec deux officiers qui se trouvaient près de la porte. Huit jeunes Humains en uniforme entrèrent, chargés d’un double fardeau humain attaché avec une sorte de corde brillante. McKie reconnut Gar et Tria, dont il avait vu le portrait durant son instruction chez Aritch. Les prisonniers étaient portés sans ménagement par les huit hommes, qui leur tenaient chacun un bras ou une jambe. « Par là », fit Jedrik en indiquant deux sièges devant elle. McKie eut soudain connaissance, d’une manière aiguë typiquement dosadie, de plusieurs détails presque imperceptibles. Il se sentit ravi. L’escorte traversa la pièce sans faire toujours l’effort d’éviter de cogner les meubles. Le messager s’attardait devant la porte, curieux de voir ce qui allait se passer. Il avait, lui aussi, reconnu les prisonniers. Gar et Tria furent déposés brutalement sur les deux sièges. « Ôtez-leur ces liens », ordonna Jedrik. Les hommes de l’escorte obéirent. Jedrik attendait tout en regardant le tableau de position. Les huit pastilles bleues et les deux jaunes avaient été retirées, mais elle semblait observer quelque chose de plus important. Elle désigna un groupe de pastilles rouges, dans un coin supérieur de la carte. « Occupez-vous de ça. » Un des officiers sortit. McKie retint un instant sa respiration. Il avait enfin aperçu le signe imperceptible qu’elle avait fait à l’officier en lui donnant cet ordre. C’était donc ça ! Il s’avança légèrement dans l’encadrement de la porte, pour mieux l’observer de profil. Elle ne se retourna pas, mais il savait qu’elle avait conscience de sa présence. Il fit un pas de plus vers ce qu’il croyait être sa limite de tolérance et remarqua le léger sourire de Jedrik tandis qu’elle se tournait vers ses deux prisonniers. Il y eut un moment de silence brutal, de ceux qui s’établissent quand les gens s’aperçoivent qu’ils auraient des choses à faire mais que tout le monde est réticent à commencer. Le messager était toujours figé sur le seuil, désireux de ne pas manquer la suite des événements. L’escorte qui avait amené les prisonniers demeurait groupée, à l’écart, comme si l’union était une protection. Jedrik lança un bref regard au messager : « Vous pouvez partir. » Elle se tourna vers l’escorte : « Et vous aussi. » McKie demeurait prudemment à distance, attendant d’être congédié également, mais Jedrik ne lui prêtait pas la moindre attention. Il comprit que non seulement elle l’autorisait à rester, mais elle s’attendait à le voir exercer sa sagacité, ses connaissances d’outre-monde. Jedrik avait lu plusieurs choses dans sa présence : une défiance compréhensible, de la prudence et de la patience. Sans oublier ses appréhensions, naturellement. Avec les prisonniers, Jedrik prit son temps. Elle se pencha en avant, dévisagea d’abord Tria puis Gar. McKie comprit qu’elle devait encore hésiter entre différentes méthodes d’approche. Quoi qu’il en soit, c’était également un moyen de faire monter les tensions et le résultat ne tarda pas à se faire sentir. Gar céda le premier. « Broey a une manière spéciale de désigner les gens de votre sorte », dit-il. « Il vous appelle des “roquettes”, parce que vous ressemblez à des projectiles qui grimpent dans le ciel… pour retomber bien vite. » Jedrik eut un sourire sardonique. McKie comprit ce qu’elle ressentait. Gar ne maîtrisait pas très bien ses émotions. C’était une faiblesse. « Beaucoup de roquettes dans cet univers doivent retomber sans qu’on les voie », fit Jedrik. Gar fulminait. Il n’aimait pas cette réplique. Il jeta un coup d’œil à Tria et vit, d’après son expression, qu’il avait gaffé. Tria parla à son tour, en souriant légèrement. « Vous vous êtes personnellement intéressée à nous, Jedrik. » Pour McKie, ce fut comme s’il venait subitement de franchir le seuil de compréhension d’un langage inconnu jusqu’alors. Tria venait, à la manière dosadie, de formuler un message à plusieurs facettes. Elle laissait entendre que Jedrik avait vu en eux l’occasion de tirer un avantage personnel et qu’elle, Tria, était prête à en discuter. Son sourire avait servi d’introduction. McKie ressentit un nouvel élan de respect pour le génie perceptif de ces gens. Il se rapprocha encore un peu. Il y avait chez Tria quelque chose d’autre… quelque chose de bizarre. « Que représente celui-là pour vous ? » Tria s’adressait à Jedrik et seul un imperceptible mouvement des yeux avait indiqué McKie. « Il a son utilité », fit Jedrik. « C’est la raison pour laquelle vous le gardez près de vous ? » « Il n’y a pas qu’une raison. » « On raconte certaines choses… » « Il faut savoir utiliser ce qu’on a sous la main », fit Jedrik. « Vous vouliez avoir des enfants de lui ? » Jedrik semblait frémir de jubilation silencieuse. McKie crut comprendre que Tria l’avait sondée à la recherche d’une faiblesse, mais n’en avait trouvé aucune. « La période de gestation représente un gros handicap pour une femme », reprit Tria. Le ton était délibérément provocateur et McKie attendait la réponse avec curiosité. Jedrik hocha lentement la tête : « La reproduction est un problème qui se répercute sur plusieurs générations. Ce n’est jamais une décision facile à prendre, pour ceux d’entre nous qui comprennent les choses. » Jedrik fixa soudain Gar, forçant McKie à détourner son attention de Tria. Le visage de Gar avait acquis une pâleur que McKie interpréta comme l’effet de la colère. Mais le vieil homme recouvra vite son sang-froid. Se tournant vers McKie, il posa sa question à Jedrik : « Est-ce que sa mort nous serait profitable ? » Jedrik épia la réaction de McKie. Celui-ci était frappé par le caractère sans détour de la question que par les implications du « nous » utilisé par Gar. Il semblait vouloir dire que Jedrik et lui avaient une cause commune. Jedrik était en train de peser cette assertion et McKie était de plus en plus ravi de percevoir tout ce qui se passait. Bien plus, il fut en même temps saisi d’une intuition subite et comprit qu’il allait pouvoir récompenser Jedrik de toute la patience qu’elle avait eue avec lui. Tria ! Quelque chose dans son port de tête, dans la manière qu’elle avait de prononcer le galach, avait réveillé un souvenir de McKie. Tria était une Humaine élevée par un Pan Spechi. Sa façon de bouger les yeux avant de remuer la tête, ses maniérismes de langage, ne pouvaient laisser aucun doute. Seulement, il n’y avait pas de Pan Spechi sur Dosadi. Du moins, en principe. Rien de tout cela ne transparaissait sur son visage. Il continuait d’irradier prudence, défiance et patience. Mais il se demandait maintenant si un nouveau brin du mystère dosadi n’était pas sur le point de se défaire. Il s’aperçut que le regard de Jedrik était posé sur lui et, sans même y penser, lui fit signe avec les yeux, d’une manière cent pour cent dosadie, de le rejoindre dans la pièce voisine. Elle comprit parfaitement, car dès qu’il sortit elle le suivit sans manifester de surprise. « Alors ? » Il lui fit part de ses soupçons. « Ces Pan Spechi », fit-elle, « ce sont bien ces créatures capables de susciter un corps qui imite celui d’une autre espèce ? » « À l’exception des yeux, oui. Ils ont des yeux à facettes. Un Pan Spechi libre de revêtir l’apparence d’une autre espèce ne saurait être de toute manière que le représentant d’une entité plus grande qui comprend cinq corps différents. Celui qui se manifeste est le titulaire de l’ego, de l’identité. Elle se transmet périodiquement de l’un à l’autre. Le crime ultime, pour les Pan Spechi, consiste à empêcher ce, transfert en fixant l’ego, par des moyens chirurgicaux, dans l’un des cinq corps. » Jedrik jeta un bref regard en direction de l’autre pièce. « Pour elle, tu es sûr ? » « Les signes sont là. » « Ces yeux à facettes, on peut les camoufler ? » « Il existe divers moyens : des verres de contact, ou encore une opération assez délicate. Mais je suis formé spécialement pour déceler ces choses et je peux t’affirmer que ce n’est pas Gar qui l’a formée. » Elle le regarda dans les yeux. « Broey ? » « Un graluz serait l’endroit idéal pour dissimuler une crèche, mais… » Il secoua la tête. « … Cela m’étonnerait. D’après ce que tu me dis de Broey… » « Gowachin », acquiesça-t-elle. « Mais qui, alors ? » « Quelqu’un avec qui elle a vécu quand elle était très jeune. » « Voudrais-tu interroger les prisonniers ? » « Oui, mais j’ignore leur valeur potentielle. » Elle le dévisagea sans chercher à cacher son étonnement. La phrase qu’il venait de prononcer avait une saveur exquisément dosadie. C’était comme si le McKie qu’elle croyait connaître s’était soudain métamorphosé sous ses yeux en quelqu’un d’autre. Il n’était pas encore suffisamment dosadi pour qu’elle pût lui faire entièrement confiance mais elle ne s’était certainement pas attendue à le voir progresser si vite. Il méritait bien quelques explications un peu plus détaillées sur la situation militaire et les capacités relatives de Gar et de Tria. Ces explications, elle les lui fournit à la manière dosadie : en phrases squelettiques, hachées, dépouillées de tout sauf de l’essentiel et qui mettaient sérieusement à contribution les capacités d’interprétation de l’auditeur. Assimilant les données au fur et à mesure, McKie percevait en outre les endroits où elle ajustait ses propos pour qu’ils n’excèdent pas ses capacités de compréhension. En un sens, le résultat évoquait les réactions de son Programme Journalier, à Central Central. Il découvrait son propre reflet dans les attitudes adoptées par Jedrik et savait du même coup quelle opinion elle avait de lui. En fait, elle lui accordait un respect limité, un peu réticent, tempéré par une certaine tendresse, comme celle qu’on peut porter à un enfant. Mais il savait que dès qu’ils retourneraient dans l’autre pièce, cette tendresse serait dissimulée sous un masque impénétrable. Pourtant, elle était là. Elle était bien là. Et il n’osait pas trahir sa confiance en comptant sur cette tendresse, de peur qu’elle ne lui soit enlevée à jamais. « Je suis prêt », dit-il. Ils retournèrent dans le poste de commandement. Déjà, McKie se faisait une idée plus claire de la manière dont il fallait opérer ici. La confiance réciproque et illimitée était une chose qui n’existait pas. Il fallait toujours s’interroger, toujours manipuler. Une sorte de respect un peu réticent, c’était le maximum qu’ils pouvaient accorder ouvertement à quelqu’un d’autre. Ils s’associaient pour survivre, ou bien quand il était particulièrement évident qu’une action commune apportait des avantages à toutes les parties concernées. Mais, même quand ils s’unissaient, les Dosadis demeuraient d’incorrigibles individualistes. Ils se méfiaient quand on leur offrait quelque chose, parce que personne ne donnait rien pour rien. Les relations les plus sûres et les plus stables étaient celles que l’on trouvait là où les alvéoles de la hiérarchie étaient solidement définis et occupés. Il y avait alors à craindre un minimum de menaces d’en haut ou d’en bas. Tout cela rappelait à McKie ce que disaient les livres d’histoire sur le comportement humain dans les bureaucraties de la période classique qui avait précédé l’âge intersidéral. Lui-même, de nombreuses années auparavant, avait eu affaire à une compagnie représentant plusieurs espèces, qui s’était distinguée par un comportement du même genre jusqu’à ce que l’intervention du BuSab lui fasse comprendre ses erreurs. Les gens de cette compagnie ne reculaient devant aucun moyen pour arriver à leurs fins : ils corrompaient les employés de la concurrence, fomentaient la discorde, espionnaient de toutes les manières possibles, directes ou indirectes, assassinaient, kidnappaient et cultivaient le chantage. Qui, dans la Co-sentience, n’avait pas entendu parler de la fameuse Sider-Import-Export, maintenant disparue ? McKie s’immobilisa à trois pas de distance des prisonniers. Ce fut Tria qui parla la première : « Qu’avez-vous décidé de faire de nous ? » « Vous pouvez tous les deux nous être utiles », fit McKie, « mais nous avons pour le moment d’autres questions à poser. » Le « nous » n’avait échappé ni à Tria ni à Gar. Ensemble, ils regardèrent Jedrik, qui se tenait impassible, légèrement en retrait par rapport à McKie. Celui-ci s’adressa à Gar : « Tria est bien votre fille ? Vous êtes vraiment son père par les liens du sang ? » Tria parut surprise. Fort de son discernement tout neuf, McKie perçut qu’elle lui faisait savoir qu’elle ne tenait pas à lui cacher sa réaction. Au contraire, elle voulait qu’il la voie. Gar, par contre, avait eu un frémissement d’étonnement, ce qui équivalait, selon les critères dosadis, à un bond au plafond. Tria n’était donc pas sa véritable fille. Mais, jusqu’à cet instant, elle n’avait jamais mis en doute leur lien de parenté. « Expliquez », fit McKie. Cette économie de mots toute dosadie fit à Gar l’effet d’un coup de poing. Il se tourna vers Jedrik, qui donnait toutes les raisons de croire qu’elle était prête à attendre jusqu’à la fin des temps qu’il se décide à obéir. En fait, elle n’avait réagi ni à ce qu’avait dit McKie, ni à l’attitude de Gar. Visiblement vaincu, Gar se tourna de nouveau vers McKie. « J’avais traversé les montagnes lointaines en compagnie de deux femmes. Nous n’étions que trois. Nous voulions essayer de produire de la nourriture non toxique par nos propres moyens. Beaucoup de Borduriers faisaient comme nous à l’époque. Ils réussissaient rarement. Il y avait toujours quelque chose qui tournait mal : les cultures crevaient sans raison, la source tarissait, quelque chose venait nous voler ce qui avait poussé. Les dieux sont jaloux, c’est ce que nous disions. » Il jeta un coup d’œil à Tria, qui le dévisageait d’un regard sans expression. « Une des deux femmes est morte la première année. L’autre est tombée malade pendant la récolte suivante, mais elle à survécu jusqu’au printemps. C’est pendant cette récolte… nous sommes allés dans le jardin… si on peut appeler ça un jardin ! Et l’enfant était là. Nous n’avions pas là moindre idée de la manière dont elle était venue. Elle semblait avoir sept ou huit ans, mais son comportement était celui d’un bébé. Ces choses-là arrivent assez souvent dans la Bordure. L’esprit se rétracte devant quelque chose de trop horrible à supporter. Nous l’avons recueillie. Quand la femme est morte et que la récolte a pourri, j’ai pris Tria et nous sommes retournés dans la Bordure. C’étaient des temps difficiles. À notre arrivée… je suis tombé malade. Tria m’a soigné. Depuis, nous sommes toujours restés ensemble. » McKie était profondément touché par ce récit et il eut du mal à dissimuler sa réaction… si toutefois il y parvint. Grâce à sa nouvelle manière dosadie de percevoir les choses, il imagina toute une épopée autour de ce bref résumé d’événements qui, somme toute, devaient être assez ordinaires selon les critères borduriers. Mais il était furieux en pensant à l’autre information contenue dans l’histoire de Gar. Élevée par un Pan Spechi ! Il avait trouvé la clé. Aritch et les siens avaient à tout prix voulu maintenir les conditions originales de l’expérience : uniquement deux espèces en présence. Cependant, l’ajout d’un élément pan spechi pouvait être enrichissant. Rien de plus simple : il suffisait de choisir un bébé humain de sexe féminin et de le mettre exclusivement en contact avec des Pan Spechi pendant les sept ou huit premières années de sa vie. Ensuite, un lavage de mémoire sélectif et on pouvait mettre l’enfant entre les mains de parents de rechange sur Dosadi. Il y avait encore autre chose. Aritch avait menti quand il lui avait dit qu’il ne savait que peu de choses sur la Bordure, qu’elle ne faisait pas partie de l’expérience. Tout en retournant ces pensées dans sa tête, McKie gagna la petite pièce à côté. Jedrik le suivit sans rien dire. Elle attendit qu’il mette ses idées en ordre. Au bout d’un moment, McKie se tourna vers elle et lui fit part de ses déductions. Puis il jeta un coup d’œil en direction de la grande salle. « J’ai besoin d’apprendre le plus de choses possible sur la Bordure. » « Ces deux-là sont la meilleure source. » « Mais tu n’as pas besoin d’eux pour tes autres projets, par exemple ton offensive contre le couloir de Broey ? » « Les deux choses peuvent très bien aller de pair. Tu retourneras avec eux dans leur territoire. Tu seras mon lieutenant. Cela les déroutera. Ils ne sauront pas comment interpréter un tel geste. Ils répondront à tes questions. Ils seront suffisamment troublés pour te révéler des choses qu’ils auraient peut-être cachées autrement. » McKie médita ces paroles. Oui… Jedrik n’hésitait pas à lui faire risquer sa vie. C’était le message ultime qu’elle adressait à tous les intéressés. McKie allait être entièrement à la merci de Gar et de Tria. Jedrik disait : « Voyez ! Vous ne pouvez pas m’influencer en menaçant McKie. » D’une certaine manière, c’était une protection pour lui. Paradoxalement – mais les paradoxes de ce genre abondaient sur Dosadi – cela ôtait un certain nombre de menaces suspendues au-dessus de sa tête, et surtout cela lui en disait long sur la nature des véritables sentiments que Jedrik pouvait entretenir à son égard. Il parla en fonction de cela. « Je n’aime pas un lit froid. » L’espace d’un instant, les yeux de Jedrik étincelèrent, peut-être parce qu’ils étaient mouillés. Puis elle l’encouragea : « Peu importe ce que je deviendrai. Mais toi… libère-nous ! » Chapitre 25 Avec un bon levier et un bon point d’appui, n’importe quelle intelligence co-sentiente est susceptible de se métamorphoser en un éclatant instrument de connaissance de soi. Attribué à un ancien mystique humain. — À moins qu’elle ne commette une erreur grave ou que nous ne découvrions un avantage inattendu, déclara Broey, « ce n’est qu’une question de temps pour qu’elle nous écrase. » Il se trouvait dans son nid d’aigle, au point le plus élevé du plus haut bâtiment des Monts du Conseil. Le poste de commandement était une salle à l’épreuve des projectiles, de forme ovale, percée d’une seule fenêtre. Celle-ci, située exactement dans la ligne de vision de Broey, à une quinzaine de mètres de lui, offrait le spectacle du coucher du soleil derrière les parois du canon. À la gauche de Broey, il y avait une petite table avec un communicateur. Quatre officiers d’état-major attendaient leurs ordres à proximité. Le reste de la salle était occupé par des cartes, tableaux de position et d’autres accessoires du commandement, avec leur personnel. Le service de renseignements venait juste de déposer sur la table de Broey le rapport annonçant que Jedrik avait capturé Tria et son père. Un des officiers, qui avait la maigreur et les autres stigmates caractéristiques des Gowachins nés dans la Bordure, regarda en hésitant ses trois compagnons et s’éclaircit la voix avant de demander : « Est-ce le moment de capituler ? ». Broey secoua la tête en un geste de dénégation typiquement humain. Il serait temps que je les mette au courant, se dit-il. Il se sentait particulièrement accablé. Dieu refusait d’entrer en communication avec lui. Plus rien dans son monde ne respectait les anciens contrats. Nous avons été joués. Les puissances du Mur de Dieu s’étaient moquées de lui. Elles s’étaient moquées de ce monde et de tous ses habitants. Elles avaient… « Ce McKie… » fit le même officier. Broey déglutit puis, sans lui laisser le temps de poursuivre : « Je doute que McKie se fasse une idée, même lointaine, de la manière dont elle l’utilise. » Il jeta un coup d’œil aux dossiers qui s’empilaient sur sa table. La plupart concernaient McKie. Les services de renseignements n’avaient pas chômé, ces derniers temps. « Si nous pouvions le tuer ou le faire prisonnier… » avança l’officier. « C’est trop tard », fit Broey. « Pourrons-nous éviter de capituler ? » « Tout est toujours possible. » Aucun des quatre officiers ne sembla goûter cette réponse. Un deuxième, corpulent, au teint d’un vert lustré, parla à son tour : « Si nous sommes obligés de capituler, comment saurons-nous si… » « Nous ne capitulerons jamais, et nous devons faire en sorte qu’elle le sache ! Son intention est de nous exterminer. » Voilà ! Il le leur avait dit. Malgré leur stupeur, ils commençaient à comprendre son raisonnement. Peu à peu, leurs visages s’éclairèrent. « Le couloir… » avança un troisième officier. Broey se contenta de lui jeter un regard sans expression. L’imbécile aurait dû savoir qu’ils ne pouvaient espérer évacuer qu’une partie de leurs forces par ce canal avant que Jedrik et Tria ne l’étranglent. Et même à supposer qu’ils gagnent la Bordure, que pouvaient-ils faire ? Ils n’avaient pas la moindre idée de l’endroit où ces maudites usines de production alimentaire étaient cachées. « Nous devrions tenter de libérer Tria », fit celui qui avait parlé le premier. Broey eut un geste d’impatience. Il avait prié pour que Tria prenne contact avec lui, en vue d’ouvrir des négociations. Peine perdue. Elle n’avait pas donné signe de vie, même après s’être retranchée dans ses positions impossibles. La conclusion était qu’elle avait perdu le contrôle de ses troupes à l’extérieur de la cité. Beaucoup d’autres indices corroboraient ce jugement. La Bordure était perdue. Jedrik s’en était rendue maîtresse. Sinon, Tria aurait ouvert des pourparlers dès qu’elle se serait rendu compte que sa position était intenable. Toute information, toute carte de valeur en sa possession l’aurait incitée à venir trouver celui qui était en mesure de payer le plus. Mais qui pouvait lui payer son prix ? Tria, après tout, était une Humaine. Broey soupira. Et ce McKie… un savant idiot venu de l’autre côté du Mur de Dieu. Un expert en armements. Jedrik avait dû le savoir. Mais comment ? Les Dieux lui parlaient-ils aussi ? Il en doutait fort. Jedrik paraissait trop maligne pour se laisser berner par des divinités malhonnêtes. Plus maligne, plus intelligente, plus dosadie que moi. Elle méritait la victoire. Il se leva pour marcher jusqu’à la fenêtre. Ses officiers, derrière lui, échangèrent des regards préoccupés. Allait-il pouvoir les tirer du pétrin ? De la fenêtre, Broey apercevait une partie de son étroit couloir. Il n’entendait aucun bruit de bataille mais des gerbes d’explosions orangées lui indiquaient que les combats se poursuivaient. Il savait quel était l’enjeu de la partie engagée par Jedrik. Ces Gowachins de derrière le Mur de Dieu, ceux qui avaient créé cet endroit infernal, étaient d’une lenteur désespérante. Mais ils finiraient par ne plus pouvoir se méprendre sur les intentions de Jedrik. Allaient-ils enfin se manifester, ces demeurés, pour tenter d’arrêter Jedrik ? Visiblement, c’était ce qu’elle attendait. La moindre de ses actions montrait à Broey le soin avec lequel elle s’était préparée pour affronter ces idiots de l’extérieur. Broey lui souhaitait presque de réussir, mais il ne pouvait accepter le prix que son peuple et lui allaient avoir à payer. Jedrik avait sur lui l’avantage du temps. Elle avait McKie, qu’elle avait su utiliser comme un merveilleux instrument. Que ferait-il quand il comprendrait l’usage final auquel elle le destinait ? Oui… McKie était l’outil parfait pour Jedrik. Elle n’avait attendu que son arrivée pour agir. Elle ne s’y était pas trompée. Seigneur ! Elle a été superbe ! Broey se gratta les nodules interventriculaires. Il était pris au piège, mais il y avait encore un certain nombre de choses qu’il pouvait accomplir. Il retourna vers ses officiers. « Évacuez le couloir. Faites-le discrètement, mais sans perdre de temps. Repliez-vous sur les fortifications intérieures. » Au moment où les officiers commençaient à s’éloigner, Broey les rappela : « Il me faut quelques volontaires soigneusement triés. Qu’on leur explique la situation de manière qu’ils ne se fassent aucune illusion. Ils seront appelés à se sacrifier comme aucun Gowachin, jusqu’à présent, ne l’avait jamais envisagé. » « De quelle manière ? » C’était le maigre qui avait parlé. Broey jugea séant de lui répondre en particulier. Un Gowachin originaire de la Bordure était plus à même de comprendre ces choses. « Nous devons augmenter le prix que nous demandons à Jedrik. Plusieurs centaines de ses partisans contre chacun des nôtres. » « Des missions-suicides », fit le même officier. Broey hocha affirmativement la tête en poursuivant : « Autre chose. Je veux qu’on m’amène Havvy et qu’on prenne des dispositions pour augmenter la ration journalière des Humains que nous tenons en réserve. » Deux officiers s’écrièrent ensemble : « Ils n’accepteront jamais de se sa… » « Je les destine à quelque chose d’autre », coupa Broey. Oui, réfléchissait-il. Certains de ces Humains pouvaient encore lui être utiles. Sans doute pas autant que McKie vis-à-vis de Jedrik, mais… il y avait encore une chance. Jedrik ne devait pas savoir exactement quel parti il pouvait tirer de ses Humains. Havvy, par exemple. De toute évidence, elle avait envisagé de l’utiliser elle-même, pour y renoncer par la suite. Finalement, c’était lui, Broey, qui allait sans doute en bénéficier. Il fit signe à ses officiers d’aller exécuter ses ordres. Ils avaient remarqué sa détermination nouvelle. Elle se communiquerait à ceux qui servaient sous leurs ordres. Cela aussi allait favoriser ses plans. Le moment serait retardé où son peuple risquerait de s’apercevoir qu’il était en train de jouer le tout pour le tout. Il retourna s’asseoir devant son communicateur et appela son équipe de recherche en leur enjoignant de multiplier ses efforts. Elle pouvait encore accomplir ce que Jedrik avait su faire avec Pcharky, à condition de trouver un autre Pcharky. Chapitre 26 La connaissance est le domaine du légiste, de la même manière qu’elle est une source de crimes. Code gowachin. — McKie était en train de se dire qu’il aurait dû se douter qu’une mission attribuée par Jedrik ne pouvait pas être quelque chose de simple. Inévitablement, il fallait qu’il y ait des complications dosadies. « Ils ne doivent pas douter un seul instant que tu sois réellement mon lieutenant. » « Alors, il faut que je sois ton lieutenant. » Elle fut satisfaite de sa réponse et lui exposa les grandes lignes de son plan, non sans l’avertir que l’affrontement à venir ne serait pas une comédie. Il devait réagir en interlocuteur parfaitement conscient des exigences de sa planète. La nuit tomba sur Chu tandis qu’elle achevait de le préparer à sa tâche. Lorsqu’ils retournèrent au poste de commandement où Tria et Gar attendaient toujours, l’occasion se présenta exactement comme l’avait prédit Jedrik. Il s’agissait d’une offensive lancée par Broey contre la Porte 18. Elle jeta un ordre bref en se tournant vers lui : « Trouve pourquoi ! » McKie partit en courant et ne s’arrêta que le temps de prendre avec lui quatre hommes qui attendaient devant la porte. Gar et Tria ne dissimulèrent même pas leur surprise, remarqua-t-il. Ils s’étaient fait une opinion précise sur le statut de McKie et se voyaient obligés de la réviser entièrement. C’était Tria qui devait être la plus perplexe, troublée comme elle l’était par les questions qu’elle se posait sur elle-même. McKie se doutait bien que Jedrik ne manquerait pas l’occasion d’amplifier sur-le-champ son incertitude en lui annonçant qu’il partirait avec elle et son père dès qu’il serait revenu de la Porte 18. « Vous devrez considérer ses ordres comme mes propres ordres. » La Porte 18 se révéla être autre chose qu’un incident mineur. Broey s’en était emparé en même temps que de deux des immeubles qui l’encadraient. L’un des assaillants s’était laissé tomber du haut d’une fenêtre au beau milieu de l’une des meilleures unités de Jedrik avec une bombe qui avait causé d’effroyables ravages. « Plus d’une centaine de morts », lui annonça un messager hors d’haleine. McKie était ennuyé par les implications que représentait une attaque-suicide, mais il ne pouvait se permettre de prendre le temps de les évaluer. Il fallait à tout prix éliminer cette menace. Il donna des ordres pour que deux manœuvres de diversion soient exécutées tandis qu’un commando faisait sauter l’un des deux immeubles tombés aux mains de l’ennemi. En même temps, la porte se trouva enfouie sous les moellons. Du même coup, l’autre immeuble était isolé. La rapidité foudroyante de cette victoire conféra à McKie un immense prestige aux yeux des troupes de Jedrik et les officiers exécutèrent ses ordres avec empressement lorsqu’il leur demanda de faire le plus possible de prisonniers et de les lui amener pour qu’il les interroge. Obéissant aux instructions de McKie, l’un des quatre gardes qu’il avait amenés avec lui apporta une carte du secteur qu’il fixa au mur. Moins d’une heure s’était écoulée depuis qu’il avait quitté Jedrik, mais il avait l’impression d’avoir pénétré dans un autre monde, beaucoup plus primitif encore que celui dans lequel évoluait cette terrible femme qui avait tout déclenché. C’était toute la différence entre l’action perçue au second ou au troisième degré, par récit interposé, et l’action vécue physiquement. Les explosions et les sifflements des projectiles enflammés dans la rue en contrebas exacerbaient encore cette sensation. Considérant la carte, McKie décréta : « Ça m’a tout l’air d’un piège. Retirez toutes nos troupes de ce secteur, à l’exception d’une force d’occupation mobile. N’oubliez pas de prévenir Jedrik. » Des assistants se hâtèrent d’obéir. Seuls, un des gardes et deux officiers subalternes demeurèrent dans la salle avec McKie. Le garde demanda : « Et l’endroit où nous sommes ? » McKie examina la salle où ils se trouvaient. C’était une grande pièce carrée aux murs peints en brun. Deux fenêtres donnaient sur une rue située du côté opposé à celui de l’immeuble qui résistait encore, à proximité de la porte neutralisée. C’était à peine s’il avait regardé autour de lui quand on l’avait conduit ici pour qu’il établisse son poste de commandement. Quatre rues dont la défense avait été organisée en hâte l’isolaient du secteur des combats. Ils pouvaient toujours lancer une passerelle vers un immeuble voisin si les choses se mettaient à tourner mal. Et c’était une bonne chose pour le moral des troupes qu’il demeure dans le secteur dangereux. Il s’adressa à un officier subalterne : « Descendez à l’entrée de l’immeuble. Appelez tous les ascenseurs et rendez-les inutilisables à l’exception d’un seul. Faites-le surveiller étroitement, ainsi que l’escalier. Occupez-vous en personne de m’amener les prisonniers. Vos commentaires ? » « Je vais envoyer deux équipes pour poser des câbles et s’assurer que les immeubles voisins sont sûrs. » Évidemment ! se dit McKie tout en hochant la tête en signe d’acquiescement. Seigneur ! Comme ces gens étaient capables de réagir merveilleusement face aux urgences ! Ils étaient aussi efficaces et tranchants qu’un rasoir bien affûté. « Allez-y », dit-il. Il attendit moins d’une dizaine de minutes avant qu’on lui amène son premier captif. C’était un jeune Gowachin dont les paupières étaient marquées par de curieuses cicatrices en volute, légèrement plus pâles que le vert du visage. Les deux hommes qui le maintenaient s’arrêtèrent sur le seuil. Le Gowachin se laissait faire sans résister. L’officier subalterne qui les avait accompagnés ressortit en fermant la porte. L’un des deux hommes, le plus âgé, à la physionomie étroite, désigna le prisonnier du menton en demandant : « Que faisons-nous de lui ? » « Attachez-le sur une chaise. » McKie étudia attentivement le Gowachin tandis que l’ordre était exécuté. « Où a-t-il été capturé ? » demanda-t-il. « Il tentait de s’enfuir de l’immeuble en empruntant une canalisation d’égout. » « Il était seul ? » « Je l’ignore. C’est le premier de tout un groupe de prisonniers. Les autres attendent dehors. » Ils avaient fini d’attacher le Gowachin et prirent position juste derrière lui. Le captif était vêtu d’une combinaison noire dont l’échancrure caractéristique en dégageait ses ventricules. Le vêtement était déchiré ou troué en plusieurs endroits. Apparemment, on l’avait traité sans ménagement. McKie réprima un frémissement de pitié. Les marques sur ses paupières excluaient toute autre considération que les plus urgentes nécessités dosadies. « On aurait pu vous ôter mieux que ça le tatouage qui indiquait votre phylum », dit-il sans autre préambule. Il avait reconnu tout de suite le motif des Nageurs de Fond. C’était un phylum relativement mineur, aux effectifs peu nombreux mais à l’amour-propre assez chatouilleux. Le jeune Gowachin battit des paupières à plusieurs reprises. McKie s’était adressé à lui sur un ton si désinvolte qu’il lui avait fallu plusieurs secondes pour que la surprise s’inscrive sur son visage. « Voulez-vous me dire votre nom ? » reprit McKie du même ton détaché. « Grinik. » Il avait répondu presque malgré lui. McKie demanda à l’un des deux gardes de lui apporter de quoi écrire. Il inscrivit le nom du Gowachin sur une feuille de papier et le fit suivre de l’identification de son phylum. « Grinik, des Nageurs de Fond », articula-t-il posément. « Depuis combien de temps vous trouvez-vous sur Dosadi ? » Le Gowachin aspira une bonne goulée d’air par ses ventricules, puis demeura silencieux. Les gardes semblaient déroutés. L’interrogatoire ne ressemblait pas du tout à ce qu’ils attendaient. McKie lui-même ne savait pas à quoi il devait s’attendre. Il était encore en train de digérer le choc qu’il avait eu en reconnaissant le tatouage mal effacé. « Dosadi est une toute petite planète », reprit-il. « L’univers d’où nous sommes issus tous les deux est un endroit très vaste, qui sait à l’occasion se montrer extrêmement cruel. Je suppose que vous n’êtes pas venu ici dans l’idée d’y trouver la mort. » Si ce Grinik ignorait les sinistres plans de ceux qui l’avaient envoyé, cela apparaîtrait bientôt. La phrase de McKie pouvait être interprétée comme une menace personnelle plus immédiate que celle qui pesait globalement sur Dosadi. Restait à voir comment Grinik allait réagir. Le jeune Gowachin hésitait encore. Dans le doute, garde le silence. « Vous me semblez avoir été correctement formé pour cette mission », fit McKie. « Mais je doute qu’on vous ait tout expliqué. Même en ce qui concerne les quelques détails essentiels à votre survie. » « Qui êtes-vous ? » voulut savoir Grinik. « Comment osez-vous parler ici de choses qui… » S’interrompant, il tourna légèrement la tête vers les deux gardes qui se tenaient toujours derrière lui. « Ils savent tout sur nous », mentit McKie. Il percevait maintenant le subtil parfum de la peur gowachin, une essence rare qu’il n’avait connue qu’en quelques occasions. Les gardes l’avaient senti aussi et ils arboraient un léger sourire pour montrer qu’ils connaissaient son importance. « Vos maîtres vous ont envoyé ici pour mourir », reprit McKie. « Ils le paieront probablement très cher. Vous voulez savoir qui je suis ? Je suis Jorj X. McKie, légiste auprès du barreau gowachin, Saboteur Extraordinaire, lieutenant principal de Keila Jedrik, qui sera d’ici peu à la tête de toute cette planète. Je vous requiers formellement de répondre à mes questions, car la Loi est en jeu. » Dans les mondes gowachins, c’était la plus puissante des sommations. Grinik fut ébranlé. « Que voulez-vous savoir ? » Il articulait avec peine. « Votre mission sur Dosadi. Vos instructions précises et celui qui vous les a données. » « Nous sommes vingt en tout. Nous sommes envoyés par Mrreg. » Ce nom ! Les résonances qu’il avait dans la tradition gowachin avaient de quoi déconcerter McKie. Après un instant de pause, il déclara : « Poursuivez. » « Deux autres parmi les vingt sont derrière cette porte. » Il accompagna ses mots d’un geste de la main, plaidant visiblement pour ses compagnons captifs. « Quelles étaient vos instructions ? » « Faire sortir les nôtres de cet affreux endroit. » « Combien de temps ? » « Il ne reste que… soixante heures. » McKie exhala un long soupir. Ainsi, Aritch et compagnie l’avaient laissé tomber. Ils avaient décidé de détruire Dosadi. « Où sont les autres membres de votre groupe ? » « Je l’ignore. » « Vous formez, de toute évidence, un commando de réserve spécialement entraîné en vue de cette mission. Vous rendez-vous compte des faiblesses de votre formation ? » Grinik demeurait silencieux. McKie réprima une vague de désespoir et jeta un coup d’œil aux deux gardes. Il savait très bien qu’ils lui avaient amené ce prisonnier en premier parce qu’il faisait partie des trois qui n’étaient pas originaires de Dosadi. Jedrik, naturellement, leur avait donné des instructions en ce sens. Beaucoup de choses, maintenant qu’il possédait cette perception nouvelle, étaient devenues claires. Jedrik avait exercé un maximum de pression pour que les Gowachins de l’autre côté du Mur de Dieu se découvrent. Mais elle n’imaginait pas de quoi ils étaient capables pour l’arrêter. Il était temps qu’elle sache à quel genre de poudre elle avait mis le feu. Broey aussi devait être mis au courant – surtout lui – avant qu’il ne fasse partir d’autres missions-suicides. La porte s’ouvrit et l’officier subalterne qui était sorti un moment avant s’approcha de lui pour lui parler à voix basse. « Vous aviez vu juste, pour le piège. Nous avons miné tout le secteur avant de nous retirer. Ils ont été pris comme des rats. La porte ne risque plus rien. Le dernier immeuble a été nettoyé. » McKie plissa les lèvres : « Conduisez les prisonniers chez Jedrik. Prévenez-la de notre arrivée. » Une lueur de surprise effleura le regard de l’officier subalterne. « Elle est au courant. » Il hésitait cependant encore. « Qu’y a-t-il ? » demanda McKie. « Il y a ici un prisonnier humain qu’il faudrait que vous interrogiez avant de partir. » McKie prit le temps de la réflexion. Jedrik était au courant de son arrivée. Jedrik savait ce qui s’était passé ici. Elle avait entendu parler de ce prisonnier humain. Elle voulait qu’il l’interroge. Oui… évidemment. Elle ne laissait rien au hasard… selon ses propres critères. Eh bien ! Elle allait devoir changer ses critères. Mais peut-être le savait-elle aussi. « Son nom ? » « Havvy, C’est Broey qui le tient, mais, il n’y a pas longtemps, il était au service de Jedrik. Elle vous fait dire que c’est un rejeté, qu’il a été contaminé. » « Amenez-le. » En voyant Havvy, McKie fut surpris. À la surface, c’était un personnage falot et insignifiant, avec une bonne dose de rodomontade évidente sous un masque d’initiation secrète. Il portait un uniforme vert et un brassard de chauffeur. L’uniforme était froissé, mais aucune déchirure n’était visible. Il avait été traité avec un peu plus de ménagements que le Gowachin qu’on était en train de faire sortir. Havvy le remplaça sur la chaise. D’un geste, McKie fit savoir qu’il ne voulait pas qu’on l’attache. Un tourbillon de questions incontrôlées dansait dans la tête de McKie. Il se sentait pris par le temps. Plus que soixante heures ! Pourtant, il avait l’impression de presque pouvoir toucher du doigt la solution du mystère dosadi. D’une minute à l’autre, il allait peut-être connaître les noms et les motivations réelles de ceux qui avaient donné naissance au monstre. Havvy ? Il avait été au service de Jedrik. De quelle manière ? En quoi était-il un rejeté ? Un contaminé ? Un tourbillon de questions, oui ! Havvy demeurait tendu sur son siège. De temps à autre, il jetait un coup d’œil autour de lui ou à l’une des fenêtres. Dehors, on n’entendait plus aucune explosion. Tandis que McKie l’étudiait à nouveau avec attention, un certain nombre d’observations s’imposèrent à lui. Havvy était un homme de courte stature mais d’allure robuste. Il devait être capable de donner du fil à retordre à plus d’un adversaire. Il était difficile de lui attribuer un âge, mais on pouvait dire avec certitude qu’il n’était pas dosadi. Un membre de l’équipe de Grinik ? Hautement improbable. Qu’était-il, alors ? Il ne dévisageait pas les gens à la manière dosadie, en cherchant à évaluer automatiquement leur statut social. Il avait des réactions trop lentes. En outre, une grande partie de ce qui chez lui aurait dû rester souterrain affluait directement à la surface. Oui, c’était le critère premier. Sur Dosadi, presque tout se passait au-dessous du premier niveau de réalité. McKie en était le premier ennuyé. C’était une chose à laquelle Aritch et ses conseillers ne l’avaient pas préparé. Il lui aurait fallu une vie entière pour assimiler toutes les nuances qui remplissaient l’existence sur cette planète. Malheureusement, il ne lui restait qu’un peu moins de soixante heures. Toutes ces pensées avaient traversé l’esprit de McKie en quelques secondes. Ayant pris sa décision, il fit signe aux gardes et aux autres de se retirer. L’un des officiers appartenant à la sécurité fit mine de protester, mais McKie, d’un regard, lui intima le silence. Puis il avança une chaise et s’assit face au prisonnier. Lorsque la porte se fut refermée derrière le dernier homme, McKie attaqua : « On vous a envoyé ici exprès pour me contacter. » Ce n’était pas l’entrée en matière attendue par Havvy. Il regarda McKie avec une fixité un peu perplexe. Une porte claqua dans le couloir, puis plusieurs autres. On entendit des bruits d’allées et venues rapides. Une voix amplifiée par un communicateur ordonna : « Dégagez les prisonniers ! » Havvy se mordit la lèvre supérieure. Il n’essaya pas de protester. Un soupir monté du plus profond de lui-même le fit frissonner, puis il demanda : « Vous êtes bien Jorj X. McKie, du BuSab ? » Celui-ci, les lèvres plissées, émit un sifflement perplexe. Havvy doutait de ses propres sens ? Étonnant. McKie, hochant la tête, continua d’étudier son prisonnier. « Vous ne pouvez pas être McKie ! » fit Havvy. « Haaa ! » laissa échapper malgré lui McKie. Quelque chose venait de le frapper chez Havvy. Il voyait son corps bouger, il entendait parler sa voix, mais le regard ne suivait pas. McKie repensa à quelque chose qu’avait dit la Calibane, Fanny Mae. Un très léger contact. Abruptement, une certitude se fit en lui. Quelqu’un d’autre que Havvy regardait par ses yeux, Mmmm… Aritch et compagnie contrôlaient l’entité calibane qui maintenait la barrière autour de Dosadi. Cette entité pouvait contacter à tout moment un certain nombre de gens à la surface de Dosadi. Ainsi, elle était au courant de tout ce qu’ils voyaient ou apprenaient. Dosadi devait être truffée d’espions de cette sorte, spécialement entraînés à dissimuler les effets de la transe de communication. Impossible de dire combien d’agents Aritch devait avoir ici. Les autres habitants de Dosadi pouvaient-ils rester éternellement ignorants d’un tel état de choses ? McKie en doutait sérieusement. « Et pourtant c’est bien ça », fit Havvy. « Jedrik est encore en train de chercher le moyen de… » Il s’interrompit de lui-même. « Vous avez dû bien l’amuser avec toutes vos gaffes », déclara McKie. « Mais je peux vous assurer que vous n’amusez pas du tout le BuSab. » Un air de jubilation modifia l’expression de Havvy. « Non ; elle n’a pas encore pu effectuer le transfert. » « Le transfert ? Quel transfert ? » « Vous n’avez pas encore compris comment Pcharky est censé lui racheter sa liberté ? » McKie fut ébranlé par ce tour nouveau. « Expliquez-le-moi. » « Il doit transférer votre identité dans le corps de Jedrik et vice versa. Je crois qu’elle avait l’intention d’essayer avec moi, à un moment, mais… » Il haussa les épaules. L’effet fut celui d’une bombe dans la connaissance nouvellement sensibilisée de McKie. Rejeté ! Contaminé ! Échange corporel ! McKie se fit accusateur : « C’est Broey qui vous envoie ! » « Naturellement », répliqua l’autre, agressif. McKie refoula sa colère. Les subtilités dosadies ne le déconcertaient plus autant qu’au début. Il avait simplement l’impression d’effeuiller une couche de dissimulation après l’autre. À chaque nouvelle strate, on avait l’impression de découvrir la vérité. Mais c’était en réalité un piège que l’univers tout entier tendait aux imprudents. C’était le mystère ultime, et McKie détestait les mystères. Certains disaient que c’était un trait indispensable pour un agent du BuSab. On élimine mieux ce que l’on déteste. Cependant, sur cette planète, tout ce qu’il découvrait contribuait seulement à lui faire mesurer l’étendue de son ignorance en ce qui concernait les mystères précédents. Et il venait de découvrir quelque chose de nouveau sur Jedrik. Il ne doutait pratiquement pas que le messager humain de Broey eût dit la vérité. Pcharky avait su maîtriser les complexités du transfert d’ego pan spechi. Il avait accompli cela sans utiliser un Pan Spechi comme sujet, à moins que… oui… cela augmentait les implications contenues dans l’histoire de Tria. Leur expérience sur les Pan Spechi avait pris des proportions encore plus grotesques. « Je veux parler directement à votre moniteur caliban », annonça McKie. « Mon… quoi ? » La dissimulation était si maladroite que McKie se contenta de renifler avec mépris. Il se pencha en avant : « Je veux parler directement à Aritch. Faites en sorte qu’il reçoive mon message sans aucune erreur possible. » Le regard de Havvy devint légèrement vitreux. Il frissonna de la tête aux pieds. McKie sentit s’insinuer dans sa conscience les premiers filaments d’une communication calibane. Il la rejeta énergiquement. « Pas de ça ! Je parlerai normalement, par l’intermédiaire de votre agent. Faites bien attention à ce que je vais vous dire, Aritch. Les responsables de ce cauchemar dosadi ne pourront jamais courir assez vite, assez loin ni assez longtemps pour s’en tirer indemnes. Si votre but est d’offrir tous les Gowachins de l’univers comme cibles à la violence, vous avez choisi la bonne méthode. D’autres que vous, en particulier le BuSab, sont capables d’utiliser la violence de masse, si vous les y forcez. Ce n’est pas une perspective agréable. Mais si vous refusez d’adhérer à votre propre loi et de respecter la relation d’honneur qui lie le client à son légiste, votre infamie sera révélée au grand jour. Des milliards de Gowachins innocents, en même temps que vous et vos comparses, dont le statut légal reste encore à déterminer, devront payer le prix du sang. » Les sourcils de Havvy s’abaissèrent en signe de perplexité. « Infamie ? » « Ils ont l’intention de faire sauter Dosadi. » Tassé au creux de sa chaise, Havvy lui jeta un regard fulgurant. « Vous mentez. » « Même vous, Havvy, vous êtes capable de reconnaître la vérité. Je vais vous libérer et vous faire franchir nos lignes. Vous irez retrouver Broey pour lui dire ce que vous venez d’apprendre. » « C’est un mensonge ! Ils ne peuvent pas… » « Demandez-le vous-même à Aritch. » Havvy n’essaya même pas de protester : « Quel Aritch ? » Il se leva brusquement de son siège. « Je le ferai. » « Et n’oubliez pas de dire à Broey qu’il ne nous reste même pas soixante heures. Aucun de nous qui sommes immunisés contre le lavage de mémoire n’aura la moindre chance d’en sortir vivant. » « Nous ? » McKie hocha silencieusement la tête. Oui, je suis devenu dosadi, maintenant, songea-t-il. À haute voix, il déclara : « Déguerpissez. » Il sourit intérieurement lorsque l’officier subalterne ouvrit la porte juste au moment où Havvy allait sortir. « Occupez-vous de cet homme », dit-il. « Je serai prêt à partir dans quelques instants. » Sans se préoccuper de savoir si l’officier subalterne avait compris ou non la nature de la mission qu’il venait de lui assigner, McKie ferma les yeux pour méditer. Il restait le problème de Mrreg, qui avait envoyé vingt Gowachins de Tandaloor pour évacuer les siens de cette planète. Mrreg… c’était le nom du monstre mythique qui avait mis si radicalement à l’épreuve les Gowachins primitifs qu’il les avait presque exterminés et qu’il avait fixé la structure de leurs instincts fondamentaux. Mrreg ? Était-ce un nom de code, ou le nom réellement utilisé par un Gowachin ? Peut-être encore un rôle, tenu par quelque personnage ? Chapitre 27 Peut-on dire que le peuple soit informé et consentant, lorsque la minorité au pouvoir agit en grand secret pour allumer une guerre dans le seul but de justifier l’existence de ses propres forces armées ? L’histoire a déjà amplement répondu à ces questions. Chaque société appartenant à un Co-sentience moderne a fait sien le jugement historique selon lequel la dissimulation ou le défaut d’information publique en ce domaine constitue un crime impardonnable. Extrait du Procès des Procès. Moins d’une heure après avoir évacué la Porte 18, McKie et son escorte arrivèrent dans l’immeuble où Jedrik avait établi son quartier général. Il décida d’emprunter la petite entrée où se trouvait l’ascenseur direct, pour éviter d’avoir à passer par la pièce où était Pcharky. Il ne voulait pas que son attention fût inutilement distraite en un tel moment. Il abandonna l’escorte dans le hall, en donnant des ordres pour que les hommes se restaurent et prennent un peu de repos, puis appela l’ascenseur. Ce fut une jeune Humaine d’une quinzaine d’années qui lui ouvrit la porte et lui fit signe d’entrer dans la pénombre de la cabine. McKie, dissimulant parfaitement la méfiance qu’il ressentait d’instinct envers tous les habitants, mêmes jeunes, de cette planète, l’observa cependant avec attention tandis qu’elle regagnait son coin. C’était une gamine aux joues et aux mains barbouillées de crasse, vêtue d’une salopette grise déchirée aux genoux. Le fait même d’avoir pu survivre sur Dosadi indiquait qu’elle avait dû être obligée de se vendre un bon nombre de fois pour quelques miettes de nourriture. Il comprit à quel point il avait été influencé par Dosadi quand il s’aperçut que cette pensée ne soulevait pas chez lui la moindre réaction de censure. Lorsqu’on vivait dans des conditions écrasantes, on faisait ce que les conditions exigeaient. C’était la seule alternative : ça ou la mort. Et certains choisissaient sans doute la mort. « Jedrik », dit-il. Elle manipula ses commandes et il se retrouva bientôt au seuil d’un corridor qu’il ne connaissait pas. Deux gardes qu’il connaissait étaient cependant de faction devant une porte au fond du corridor. Ils ne firent même pas mine de s’intéresser à lui quand il ouvrit la porte et entra d’un pas vif dans une pièce vide qui servait d’antichambre. Moins sûr de lui qu’il ne le laissait paraître, il ouvrit une seconde porte et se retrouva dans un endroit plus vaste où régnait une pénombre de salle de projection. Plusieurs silhouettes étaient visibles, face à un foyer holographique situé sur sa gauche. Il reconnut Jedrik à son profil et, sans faire de bruit, alla s’asseoir à côté d’elle. Elle ne détourna pas son attention du foyer H, où se tenait un Broey grandeur nature qui fixait un point juste au-dessus de leurs têtes. McKie identifia le léger décalage de la simulation par ordinateur. Le Broey du foyer n’était qu’une image. Quelqu’un, à l’extrémité opposée de la salle, se leva pour changer de place dans l’obscurité. McKie reconnut la silhouette de Gar au moment où l’un des rayons du projecteur l’éclaira. « Pourquoi cette simulation ? » chuchota McKie en se penchant vers Jedrik. « Il commence à faire des choses que je n’ai pas prévues. » Les missions-suicides. McKie reporta son regard sur la simulation, en se demandant pourquoi il n’y avait pas de son synchronisé. Ah ! Oui… Ils lisaient sur les lèvres, et le silence permettait de mieux concentrer leur attention. Jedrik était en train de réviser le modèle de Broey qu’elle avait dans la tête. Elle en avait certainement un autre, encore plus précis que celui de Broey, qui lui permettait de connaître légèrement à l’avance les réactions d’un certain Jorj X. McKie. « Tu l’aurais vraiment fait ? » demanda-t-il. « Pourquoi me distrais-tu avec ces bêtises ? » McKie se mit à réfléchir. La réplique était justifiée. Il n’avait pas à lui poser cette question, puisqu’il connaissait d’avance la réponse. Bien sûr qu’elle l’aurait fait. Elle aurait échangé son corps contre le sien et franchi le Mur de Dieu sous l’identité de Jorj X. McKie, Saboteur Extraordinaire. Rien ne disait d’ailleurs qu’elle n’allait pas le faire, à moins qu’il ne comprenne la mécanique du transfert. Elle était maintenant au courant du délai de soixante heures, et devait se douter de ce que cela signifiait. Moins de soixante heures. Et les Dosadis étaient capables de créer des projections très complexes à partir de données limitées. À preuve cette simulation de Broey. L’image dans le foyer parlait à une Humaine corpulente qui tenait à la main une sorte de tube que McKie identifia, au bout de quelques secondes, comme un communicateur de campagne. Jedrik s’adressa à Gar en élevant la voix : « Elle est toujours avec lui ? » « Elle se drogue. » Rien que ces deux phrases condensaient toute une conversation sur les différentes manières d’utiliser cette femme. McKie ne demanda même pas avec quoi elle se droguait. Il y avait trop de substances astreignantes sur Dosadi. Chacune avait ses caractéristiques et mettait parfois en jeu d’étranges monopoles dont tout le monde ici semblait connaître les secrets. C’était une lacune qui en disait long dans la formation que lui avait fait donner Aritch avant de l’envoyer ici : les monopoles et leurs différents usages. Tandis que McKie s’imprégnait de ce qui se passait dans le foyer, les raisons de cette séance commencèrent à devenir un peu plus évidentes. Broey refusait de croire ce que lui rapportait Havvy. Havvy apparut également dans le foyer. Jedrik jeta un bref coup d’œil en direction de McKie au moment où l’image de Havvy s’anima. Évidemment. Elle tenait compte de McKie dans ses prévisions. Il serra fortement les lèvres. Elle savait que Havvy le contaminerait. Ils étaient incapables de dire « je t’aime » sur cette maudite planète. Oh, oui ! Il fallait pour cela qu’ils créent une projection spéciale. « La plupart des données utilisées ici datent d’avant la rupture », fit McKie à haute voix. « Elles sont dépassées. Au lieu de demander à l’ordinateur de nous projeter de belles images, pourquoi ne pas fouiller notre propre mémoire ? Je suis sûr qu’on doit pouvoir, en combinant toutes les expériences où intervient Broey… » Un rire étouffé, quelque part sur sa gauche, le fit s’interrompre. Trop tard, McKie s’aperçut que chaque siège dans cette salle avait un bras relié à la simulation. Ils étaient tous en train de faire exactement ce qu’il avait suggéré, mais d’une manière beaucoup plus poussée. Les personnages du foyer s’ajustaient continuellement et instantanément aux souvenirs combinés de tous ceux qui étaient présents. Le même bras de siège équipé se-trouvait à la droite de McKie. Il prit soudain conscience de l’image lourde et prétentieuse qu’il devait encore donner de lui. Ces gens n’avaient pas l’habitude de gaspiller leurs mots. Toute autre attitude était le fait de quelqu’un d’anormal, d’incapable ou… d’étranger à Dosadi. « Il enfonce toujours les portes ouvertes ? » demanda Gar. McKie se demanda s’il avait perdu son poste de lieutenant, et compromis ses chances d’élucider les mystères de la Bordure. Mais… en fait, c’était le temps qui manquait, maintenant. Il faudrait qu’il pénètre la Bordure d’une autre manière. « Il est nouveau », déclara Jedrik. « Ce qui ne signifie pas forcément naïf, comme vous devriez le savoir. » « Vous faites comme lui en ce moment », dit Gar. « Cherchez encore. » McKie posa la main sur les commandes de son siège, cherchant à reconnaître les boutons dans l’obscurité. Il ne lui fallut que quelques instants pour y arriver. Le dispositif était à peu près le même que ceux qui étaient répandus dans la Co-sentience. Une adaptation des machines utilisées par la Poldem, sans aucun doute. Insensiblement, il modifia l’image de Broey en le faisant plus lourd et en lui donnant les bajoues épaisses et les caroncules nodales d’un Gowachin de sexe mâle à la saison des amours. Puis il figea l’image. « Il s’amuse ? » demanda Gar. Jedrik répondit à sa place : « Ce sont des données qu’il a apportées avec lui. » Elle manipula ses commandes, arrêta la projection et ralluma la salle. McKie remarqua que Tria n’était pas là. « Les Gowachins ont mis leurs femelles à l’abri quelque part », dit-il. « Nous ne devrions pas avoir trop de mal à localiser cet endroit. Faites dire à Tria de ne pas lancer tout de suite son offensive contre le couloir de Broey. » « Pourquoi attendre ? » interrogea Gar. « À l’heure qu’il est, Broey a dû presque finir de l’évacuer. » Gar, furieux, protesta : « Pas un seul d’entre eux n’a pu franchir la porte de la Bordure. » « Pas par la Bordure », fit Jedrik. Tout s’éclaircissait, maintenant. McKie venait de lui fournir le levier dont elle avait besoin. Le moment arrivait de l’utiliser comme elle en avait toujours eu l’intention. Elle se tourna vers lui. « Nous avons plusieurs choses à finir. Tu es prêt ? » Il demeura silencieux. Comment répondre à une question si chargée de signification dosadie… Tant de choses demeuraient informulées sur cette planète que seul un autochtone pouvait prétendre les comprendre toutes. McKie, une fois de plus, se sentait étranger, diminué, comme un enfant au potentiel douteux parmi des adultes normaux : Jedrik se leva et s’adressa à Gar : « Faites dire à Tria de se tenir prête pour une autre mission. Mettez Broey au courant. Appelez-le sur une ligne normale. Nous allons pouvoir mettre vos fanatiques à contribution. Si seulement quelques-uns d’entre eux réussissent à s’infiltrer jusqu’à ce fameux graluz, ce sera amplement suffisant et Broey ne mettra pas longtemps à comprendre. » McKie remarqua qu’elle s’adressait à Gar sur un ton qu’il connaissait bien, puisque c’était celui qu’elle avait employé naguère avec lui quand elle avait quelque chose d’important à lui apprendre. Aujourd’hui, elle ne jugeait plus nécessaire de lui parler avec une telle emphase, et sembla trouver amusant qu’il s’en aperçoive. « Allons-y », dit-elle. « Nous n’avons plus beaucoup de temps. » Chapitre 28 Peut-on dire que des populations soient informées et consentantes lorsque, ignorantes des mécanismes internes de leur système monétaire, elles sont entraînées à leur insu dans des aventures économiques ? Extrait du Procès des Procès. Pendant près d’une heure, après le repas du matin, Aritch observa Ceylang au travail devant le simulateur de McKie. Elle se dépensait sans compter, jugeant que l’honneur wreave était en jeu, et elle avait presque atteint le rythme désiré par Aritch. C’était Ceylang elle-même qui avait défini les paramètres de simulation. Dans cette scène, McKie était en train d’interroger cinq Gowachins de Dosadi. Ils se présentaient un par un devant lui, mains tendues, doigts palmés écartés pour montrer que leurs griffes étaient rentrées. Le simulacre de McKie essayait d’obtenir uniquement des renseignements stratégiques. « Pourquoi Broey a-t-il attaqué de cette manière ? » De temps à autre, il se tournait vers un endroit situé en dehors du foyer de simulation. « Envoyez des renforts dans ce secteur. » Rien qui concernait la Bordure. Un peu plus tôt, Ceylang avait essayé une scène où les cinq Gowachins s’efforçaient de troubler McKie en lui présentant un scénario dans lequel Broey massait le plus gros de ses forces aux abords du couloir. Il était évident qu’il préparait une percée en direction de la Bordure. Le simulacre de McKie demanda aux prisonniers pour quelle raison ils mentaient. Ceylang arrêta le simulateur et se laissa aller contre le dossier de son siège. Elle vit Aritch qui l’observait par la baie vitrée et établit la communication avec lui. « Il y a quelque chose qui ne va pas dans cette simulation. Je n’arrive pas à lui faire poser des questions sur le rôle que joue la Bordure. » « Je puis vous assurer que cette simulation est d’une précision remarquable. Absolument remarquable. » « Alors, pourquoi… » « Il connaît peut-être déjà la réponse. Pourquoi n’essayez-vous pas avec Jedrik ? Tenez… » Il manipula les commandes de la console d’observation. « Ceci vous aidera peut-être. C’est un enregistrement de McKie pris sur Dosadi il n’y a pas longtemps. » Le simulateur présenta une vue d’un passage couvert, à l’intérieur d’un immeuble. Éclairage artificiel. Extrémité du passage plongée dans l’obscurité. McKie, entraînant dans son sillage deux gardes aux épaules massives, se rapprochait de l’objectif. Ceylang reconnut la scène. Elle avait déjà vu ce qui s’était passé à la Porte 18 sous plusieurs angles différents. Elle avait observé ce passage, vide, avant les combats, lorsqu’elle avait voulu recenser les champs disponibles. Mais, au moment où elle regardait, le passage s’était rempli de défenseurs humains. Il y avait un portail secondaire juste après l’objectif, qui se présentait, elle le savait, comme un minuscule point brillant, un défaut à peine perceptible dans la voûte terne qui surmontait le portail. À présent, le long passage semblait étrange, sans ses cohortes de défenseurs. Il n’y avait que quelques ouvriers, qui levèrent à peine la tête pour regarder passer McKie. Ils réparaient les tuyauteries au plafond. Une équipe de nettoyage, un peu plus loin, lavait des traces de sang sur les parois, seul vestiges de l’attaque des Gowachins. Un officier était adossé au mur, loin de l’objectif, avec une expression d’ennui sur son visage qui ne trompa guère Ceylang. Il était là pour surveiller McKie. Trois soldats, à ses pieds, jouaient aux hexadés, chacun derrière sa petite pile de pièces. De temps à autre, un des joueurs passait une pièce à l’officier. Un réparateur, le dos à l’objectif, carnet en main, notait la liste des fournitures dont il allait avoir besoin. McKie et son escorte durent enjamber les joueurs pour passer. À ce moment-là, l’officier se tourna, regarda droit dans l’objectif et sourit. « Cet officier », demanda Ceylang, « c’est l’un des vôtres ? » « Non. » L’angle de prise de vues changea. On voyait maintenant le portail, et McKie de profil. Le garde du portail était un adolescent à la joue droite balafrée d’un bout à l’autre et au nez brisé. McKie ne semblait pas le connaître, mais l’adolescent lui dit : « Vous passez à volonté. » « Quand a-t-elle appelé ? » « Dix heures. » « Ouvrez. » Le portail fut ouvert, McKie et son escorte s’avancèrent et sortirent du champ de l’objectif. Demeuré seul, le garde du portail leva la tête et lança quelque chose sur l’objectif, qui fut fracassé. Le foyer H cessa de fonctionner. Aritch continua de regarder dans le vague, du haut de sa cabine vitrée, avant de demander : « Qui a appelé ? » « Jedrik ? » fit Ceylang, sans réfléchir. « Que vous apprend cette conversation ? Vite ! » « Que Jedrik prévoit ses mouvements, qu’elle l’observait continuellement. » « Quoi encore ? » « Que McKie… le sait parfaitement. Il sait qu’elle anticipe toutes ses réactions. » « Elle a dans la tête une simulation encore meilleure que… celle que nous avons ici. » Aritch fit un geste en direction du foyer H. « Mais il y a tellement de choses qu’ils laissent informulées ! » fit Ceylang. Aritch demeura silencieux. Ceylang ferma les yeux. C’était pire que d’essayer de lire dans la pensée. Elle était découragée. Aritch interrompit ses méditations : « Que pensez-vous de cet officier et du garde au portail ? » Elle hocha la tête. « Vous avez eu raison d’envoyer des observateurs en chair et en os. On a l’impression qu’ils savent tous à quel moment on les regarde, et aussi par quel moyen. » « Même McKie. » « Il n’a pas regardé l’objectif. » « Parce qu’il savait dès le début qu’il serait constamment surveillé. Les appareils automatiques ne le dérangent pas. Il a fabriqué son propre simulacre, qui agit en surface à la place du vrai McKie. » « C’est votre hypothèse ? » « Nous y sommes arrivés en observant attentivement la façon dont Jedrik procède avec lui. Elle épluche une à une les couches de simulation pour se rapprocher peu à peu de son vrai personnage. » Il y avait quelque chose d’autre qui tracassait Ceylang : « Pourquoi », demanda-t-elle, « le jeune garde a-t-il détruit l’objectif juste à ce moment-là ? » « Probablement parce que Jedrik lui avait ordonné de le faire. » Ceylang eut un frisson. « Parfois, je me dis que ces Dosadis s’amusent avec nous comme si nous étions des marionnettes. » « Mais c’est évident ! C’est bien pour cette raison que nous leur avons envoyé quelqu’un comme McKie ! » Chapitre 29 La musique d’un peuple a des prolongements subtils dans la conscience des individus et peut influencer la nature profonde d’une société. La musique et son rythme s’imposent et se substituent à l’attention, définissant un périmètre à l’intérieur duquel la conscience ainsi subjuguée peut opérer. Maîtrisez la musique, par conséquent, et vous disposerez d’un instrument puissant pour modeler les sociétés. Analyse de Dosadi, Publications du BuSab. Ce n’est qu’une demi-heure plus tard que Jedrik et McKie se retrouvèrent dans le couloir conduisant à leur appartement. McKie, conscient des efforts qu’elle faisait pour dissimuler son extrême lassitude, l’observait attentivement. Elle se concentrait pour donner une impression de vitalité, son attention étant entièrement consacrée à la suite des événements. En fait, on ne pouvait pas savoir ce qu’il y avait dans sa tête. McKie n’essaya pas de rompre son silence. Il avait ses propres préoccupations. Quelle était la vraie Jedrik ? Comment comptait-elle utiliser Pcharky ? Allait-il lui résister ? Il savait qu’il n’était pas loin de la solution du mystère dosadi, mais la perspective du double pari qu’il était sur le point d’engager le remplissait d’incertitudes. En sortant de la salle de projection, ils s’étaient trouvés enlisés dans une étrange situation, comme si tout avait été prévu pour contrecarrer leur retour. Pourtant, tout avait été préparé pour faciliter leurs mouvements : les gardes étaient prévenus, l’ascenseur attendait, les portes étaient ouvertes. Mais chaque fois qu’ils croyaient la voie libre, ils se heurtaient à un empêchement. N’eût été l’importance de chaque obstacle qui s’était dressé devant eux, ils auraient aisément pu croire à une conspiration. Un groupe de Gowachins, à la Porte 70, voulait se rendre, mais exigeait d’abord de parlementer. Une conseillère de Jedrik avait vu quelque chose de louche dans la manière dont l’offre avait été présentée et elle désirait en discuter avec Jedrik. Celle-ci lui parla au milieu du couloir, à la sortie de la salle de projection. C’était une femme assez âgée, qui rappelait vaguement à McKie un technicien wreave du BuSab. Le Wreave s’était toujours méfié des ordinateurs et avait lu tous les livres qu’il avait pu trouver sur l’origine et l’évolution de l’informatique. Il ne perdait jamais une occasion de rappeler à ses interlocuteurs les abus auxquels s’était livrée la Poldem. L’histoire humaine, en particulier, était à même d’apporter de l’eau à son moulin, avec ses révoltes cycliques contre la « domination des machines ». Un jour, il avait tenu la jambe à McKie : « Tenez ! Vous voyez cette inscription, là ? G.i.g.o. Elle était accrochée, bien en évidence, au-dessus d’un de vos plus anciens ordinateurs. C’est un acronyme : Garbage In, Garbage Out. Vous voyez bien qu’ils le savaient déjà, eux ! » Décidément, la conseillère de Jedrik lui rappelait beaucoup ce Wreave. Il la laissa exposer ses inquiétudes. En fait, elle tournait autour d’un motif central sans jamais s’arrêter sur quelque chose de positif. Conscient des minutes qui passaient et de la fatigue de Jedrik, McKie s’impatienta. Les données de la conseillère étaient exactes. D’autres les avaient vérifiées. Finalement, il éclata : « Qui a fourni ces données à votre ordinateur ? » La conseillère fut surprise par cette interruption, mais Jedrik se tourna vers lui, attendant la réponse. « Je pense que c’est Holjance », fit la conseillère. « Pourquoi ? » « Demandez-lui s’il peut venir. » « Elle. » « Allez la chercher, alors ! Assurez-vous que c’est bien elle qui a introduit les données. » Holjance était une femme au visage pincé et aux yeux brillants entourés de rides profondes. Ses cheveux étaient noirs et drus, sa peau avait presque la même couleur que celle de McKie. C’était bien elle qui avait introduit les données dans l’ordinateur, car elles étaient arrivées pendant son service et elle avait jugé la chose trop importante pour la confier à quelqu’un d’autre. « Qu’est-ce que vous voulez savoir ? » demanda-t-elle. Il ne vit là aucune insolence ; c’était seulement l’efficace brusquerie dosadie. Des événements importants étaient en train de se produire. Avant tout, ne pas perdre de temps. « Vous avez vu l’estimation concernant cette offre de reddition ? » demanda-t-il. « Oui. » « Vous en êtes satisfaite ? » « Les données ont été correctement introduites. » « Ce n’est pas cela que je vous ai demandé. » « Bien sûr, que j’en suis satisfaite ! » Elle était prête à se défendre contre toute accusation d’avoir pris son travail à la légère. « Dites-moi, Holjance », reprit McKie. « Si vous vouliez que les ordinateurs gowachins produisent des estimations inexactes, que feriez-vous ? » Elle sembla retourner un instant la question dans sa tête et regarda presque furtivement Jedrik, qui paraissait également absorbée dans ses pensées. « Nous avons des dispositifs de filtrage pour empêcher que… » « C’est évident ! » fit Jedrik. « Si j’étais gowachin, j’agirais autrement, surtout en ce moment. » Elle se retourna pour fêter un ordre aux gardes qui la suivaient. « C’est encore une ruse. Occupez-vous de ça. » Alors qu’ils ressortaient de l’ascenseur, sur le palier de Jedrik, il y eut une nouvelle interruption. Il s’agissait, cette fois-ci, d’un nommé Todu Pellas, qui avait fait partie de l’escorte de McKie à la Porte 18. McKie s’adressa à lui en le nommant, ce qui lui causa un plaisir évident. Pellas avait, lui aussi, des doutes sur un certain ordre qu’il avait à exécuter. « Nous sommes supposés appuyer l’offensive de Tria en attaquant par le boulevard supérieur, mais il y a des troncs d’arbres et des branchages qui occupent le bas-côté depuis deux jours. » « Qui a abattu ces arbres ? » demanda McKie. « Nous. » McKie crut comprendre. Ils avaient voulu feinter. Les Gowachins étaient censés penser qu’ils voulaient camoufler une offensive, mais il n’y en avait pas eu depuis deux jours. « Leurs nerfs doivent être mis à rude épreuve », fit Jedrik. Il hocha la tête. Il comprenait, là aussi, ce qu’elle avait voulu dire. L’autre hypothèse, pour les Gowachins, était que les Humains avaient voulu les bluffer pour qu’ils attaquent à cet endroit. Mais, de toute manière, personne n’avait fait enlever les camouflages depuis deux jours. Jedrik prit une inspiration profonde. « Notre puissance de feu est largement supérieure et lorsque Tria… en fait, je ne vois pas pourquoi vous ne pourriez pas lancer votre offensive d’appoint de ce côté-là… » McKie s’interposa : « Décommandez l’attaque. » « Mais… » « Décommandez-la ! » Elle perçut la direction de son raisonnement. Broey avait beaucoup appris sur les forces dont disposaient Gar et Tria. Jedrik elle-même avait contribué à la leçon. Elle pensa qu’elle n’avait pas à changer les ordres de Pellas. Celui-ci avait pris sur lui d’obéir à McKie sans attendre la permission de Jedrik, bien qu’elle fût son supérieur. Il avait déjà tiré un communicateur de sa ceinture et disait quelques mots rapides. « Oui ! Retranchez-vous et préparez-vous à tenir le terrain. » Il s’adressa à Jedrik : « À partir d’ici je sais ce qu’il faut faire. » Quelques pas plus loin, Jedrik et McKie se retrouvèrent dans l’appartement. Elle s’adossa contre la porte qu’elle venait de refermer, sans chercher plus longtemps à dissimuler sa fatigue. « Tu deviens dosadi jusqu’au bout des ongles », dit-elle. Il traversa la pièce jusqu’aux panneaux escamotables et fit descendre le lit. « Tu as besoin de repos. » « Pas le temps. » Il est vrai qu’elle connaissait l’existence du délai de soixante heures – un peu moins de cinquante-cinq à présent. La destruction complète de Dosadi était une chose dont elle n’avait pas tenu compte dans ses prévisions, et elle s’en rendait responsable. Il l’observa attentivement. Il comprit qu’elle avait dépassé les limites antérieurement Fixées à sa résistance personnelle. Elle ne disposait ni d’amplificateurs musculaires ou sensoriels, ni des différents auxiliaires raffinés auxquels McKie pouvait faire appel en cas de besoin. Elle n’avait rien d’autre que son cerveau et son corps splendides. Mais elle les avait trop mis à contribution. Et ce n’était pas fini. Cela en disait long sur la profondeur de ses motivations. Il était particulièrement touché qu’elle ne lui eût pas une seule fois reproché d’avoir dissimulé la vérité sur la menace que faisait peser Aritch au-dessus de leur tête. Elle acceptait sans discussion l’idée que quelqu’un qui occupait la position d’Aritch pût d’un seul coup effacer une planète comme Dosadi, et que McKie eût été dûment manipulé pour ne pas le révéler. La solution de rechange qu’elle avait à offrir l’emplissait d’appréhension. Changer de corps ? Il comprenait, à présent, que c’était là l’unique fonction de Pcharky, le prix que payait le vieux Gowachin en échange de sa survie. Jedrik expliquait : « Il nous rendra ce service encore une fois, s’il veut que nous le laissions quitter Dosadi. » « Si c’est un des premiers… je veux dire, qu’est-ce qui l’empêche de partir ? » « Il ne dispose pas d’un corps utilisable. » McKie réprima une réaction horrifiée. Mais l’histoire de Dosadi, telle que Jedrik la lui révélait, indiquait clairement qu’on avait délibérément laissé subsister une faille dans le contrat caliban qui permettait d’emprisonner la planète. Fanny Mae l’avait bien dit. Il ne pouvait repartir que dans un autre corps. C’était l’objet premier de toute l’expérience. Un nouveau corps contre l’ancien ! Aritch avait calculé que ce serait la tentation suprême, celle qui permettrait de faire entrer McKie dans le complot gowachin avec son talent et sa position exceptionnelle au sein du BuSab. Un corps jeune en échange du vieux. Tout ce qu’il avait à faire, c’était coopérer à la destruction d’une planète, garder le secret sur le véritable but de l’expérience et se faire le complice de l’organisation d’une nouvelle planète, un peu mieux cachée, de trafiquants de corps. La seule chose qui n’avait pas été prévue par Aritch, c’était le résultat de la combinaison Jedrik plus McKie. Ils avaient maintenant en commun une haine et des motivations particulières. Jedrik attendait toujours, adossée à la porte. « Dis-moi ce qu’il faut faire », murmura-t-il. « Tu es sûr que tu es d’accord pour… » « Jedrik ! » Il crut voir le début des larmes. Ce n’était pas qu’elle les dissimulait, mais elles atteignaient un niveau de refoulement tel qu’elle les défiait ouvertement. Elle retrouva sa voix, pointa l’index. « Ce panneau à côté du lit. Appuie. » Le panneau pivota, découvrant deux tiges miroitantes de deux centimètres de section environ. L’énergie qui les parcourait était du même type que celle de la cage où était enfermé Pcharky. Elles étaient issues du plancher et s’inclinèrent à angle droit, à mi-hauteur d’homme, en même temps que le panneau pivotait. Elles étaient terminées par deux poignées luminescentes écartées d’un mètre l’une de l’autre. McKie sentit sa gorge se nouer. S’il s’était trompé sur Jedrik ? Comment faire confiance à une Dosadie ? Cet appartement lui était devenu aussi familier que sa résidence de Central Central. C’était ici que Jedrik lui avait donné ses leçons les plus mémorables sur Dosadi. Et pourtant… il savait comment les choses s’étaient toujours passées, dans ce qu’elle proposait de faire. Le donneur de l’ego, qui demeurait sur Dosadi avec le corps de l’autre, avait chaque fois trouvé immédiatement la mort. Pour quelle raison ? « La réponse, tu l’auras quand nous aurons fait l’expérience », disait Jedrik. Réplique dosadie à souhait, avec toute l’ambiguïté de ses implications. Il regarda autour de lui, ayant du mal à croire qu’il ne connaissait cet endroit que depuis quelques jours. Son attention se reporta sur les tiges miroitantes. Quelle sorte de piège était-ce là encore ? Il savait qu’il était en train de perdre un temps précieux et qu’il fallait en finir. Mais quelle impression cela ferait-il, de se retrouver dans le corps de Jedrik, d’habiter dans sa chair comme s’il l’avait fait depuis sa naissance ? Les Pan Spechi avaient l’habitude de transférer leur ego d’un corps à l’autre. Mais ce que le donneur éprouvait après l’opération, c’était tellement innommable qu’ils refusaient d’en parler. McKie prit une inspiration tremblante. Il fallait qu’il le fasse. Jedrik et lui avaient un objectif commun. Elle avait eu de nombreuses occasions d’utiliser Pcharky simplement pour fuir ou pour prolonger son existence… à la manière, il s’en rendait compte seulement maintenant, dont Broey s’était servi du secret de Dosadi. Le fait qu’elle eût attendu de disposer d’un McKie l’obligeait à la croire sincère. Les partisans de Jedrik lui faisaient confiance. Et ils étaient dosadis. Mais si Jedrik et lui pouvaient sortir d’ici ensemble, Aritch se trouverait face à un McKie entièrement différent de celui qui avait un jour innocemment traversé la Bordure. À eux deux, ils pourraient encore arrêter la main d’Aritch. La tentation avait été réelle, aucun doute à cela. Se débarrasser d’un vieux corps pour en étrenner un nouveau. Et c’était la Bordure qui fournissait la plus grande partie de la matière première : des corps robustes et endurants. Une race de survivants. « Que faut-il que je fasse ? » demanda-t-il. Il sentit une main qui se posait sur son épaule tandis que Jedrik murmurait derrière lui : « Tu es un vrai Dosadi. C’est stupéfiant. » Il se tourna vers elle, constatant l’effort qu’elle avait dû faire pour se rapprocher de lui. Il passa la main autour de sa taille et l’aida à s’asseoir au bord du lit, à portée des deux tiges. « Dis-moi ce que je dois faire. » Elle regardait fixement les tiges et McKie se rendit compte que c’était la rage qui la poussait. Une rage dirigée contre Aritch, contre les inconnus de l’autre côté du Mur de Dieu, contre l’incarnation d’un destin imposé. Il la comprenait parfaitement. La solution du mystère dosadi lui avait laissé une impression de vide, mais à la lisière de ce vide il y avait une immense fureur, comme il n’en avait jamais ressenti. Ce qui ne l’empêchait pas d’être toujours l’homme du BuSab. Il ne voulait plus qu’il y eut de sang versé pour Dosadi. Il ne voulait plus de faux prétextes gowachins. La voix de Jedrik interrompit ses méditations et il comprit qu’elle partageait certaines de ses appréhensions. « Je suis issue d’une longue lignée d’hérétiques qui n’ont jamais douté que Dosadi était une entreprise criminelle et qu’il y avait, quelque part, une justice pour punir ces forbans. » McKie faillit soupirer. Ce vieux rêve du Messie ! De grâce, pas ça ! Il refusait de tenir ce rôle, même si c’était pour Dosadi. On eût dit que Jedrik avait lu sa pensée. Peut-être, après tout, avec le modèle qu’elle avait dans la tête, était-ce exactement ce qu’elle avait fait. « Nous n’attendions pas qu’un héros vienne nous sauver. Nous savions que celui qui viendrait serait affecté des mêmes insuffisances que les autres non-Dosadis qui ont défilé ici. Tu étais tellement… lent. Dis-moi, McKie. Qu’est-ce qui, d’après toi, motive un Dosadi ? » Il faillit répondre : « Le pouvoir. » Elle perçut son hésitation, attendit. « Le pouvoir de transformer sa condition », fit-il. « Je suis très fière de toi, McKie. » « Mais comment as-tu su que j’étais… » « McKie ! » Il déglutit puis murmura : « Oui, je suppose que c’était le plus facile, pour toi. » « Le plus difficile a été de cerner tes talents et de faire de toi un Dosadi. » « Mais j’aurais pu être… » « Explique-moi comment j’ai fait, McKie. » C’était un test, il le voyait bien. Comment avait-elle fait pour être absolument certaine que c’était de lui qu’elle avait besoin ? « D’abord, on m’a envoyé ici par un canal que ne contrôlait pas Broey. » « Et ce n’est pas facile. » Elle leva les yeux au plafond. « De temps à autre, ils essayaient de nous tromper. Havvy… » « Compromis, contaminé. » « Inutilisable. Quelquefois, c’est un étranger qui regarde par ses yeux. » « Mon regard m’appartient. » « C’est la première chose que Bahrank a rapportée sur toi. » « Mais même avant cela… » « Oui ? » « Ils se sont servis de Havvy pour t’annoncer ma venue… il t’a fait comprendre que tu pouvais disposer de mon corps. Il fallait bien qu’il soit sincère avec toi, jusqu’à un certain point. Tu pouvais le lire si facilement ! Ils se croyaient très forts. Et moi, comme j’étais naïf… et vulnérable ! » « La première chose… » « Que tu as découverte sur moi », acheva-t-il en hochant la tête. « Tes soupçons pouvaient être confirmés. Tout cet argent que je transportais. Un appât. J’étais quelqu’un qu’on voulait éliminer. J’étais le puissant ennemi de tes ennemis. » « Et tu te mettais en colère pour la bonne cause. » « Tu as remarqué ça ? » « Mais c’est que toi et tes semblables, vous êtes si faciles à lire. Si faciles ! » « Les armes que j’avais sur moi. Vous étiez censés les utiliser pour vous détruire. Toutes les implications… » « Je les aurais comprises si j’avais eu une connaissance directe de cet Aritch. Toi, tu savais quelles étaient ses intentions envers nous. L’erreur que j’ai commise, ce fut d’interpréter tes craintes comme quelque chose de purement personnel. Avec le temps… » « Nous perdons du temps. » « Tu as peur qu’il ne soit trop tard ? » Une fois de plus, il regarda les tiges miroitantes. Comment faisait Pcharky ? McKie se sentait pris de vitesse, engouffré par les événements. Quelle sorte de marché Jedrik avait-elle vraiment conclu avec Pcharky ? Elle lut la question sur son visage. « Nous savions depuis le début que Pcharky n’était que l’instrument du Dieu qui nous retenait prisonniers. Nous avons forcé le Dieu – ce Caliban, comme tu dis – à négocier avec nous. Crois-tu que nous soyons stupides au point de ne pas reconnaître la parenté entre l’énergie de la cage et celle de notre Mur de Dieu ? Assez perdu de temps, McKie. Le moment est venu d’exiger notre part du marché. » Chapitre 30 Les moyens de prolongation, gériatriques ou autres, de l’existence des puissants constituent pour les espèces co-sentientes une menace analogue à celle historiquement posée par la domination d’une classe bureaucratique acharnée à se perpétuer. Dans l’un et l’autre cas, les prérogatives de l’immortalité sont assumées et chaque instant qui passe amène un peu plus de pouvoir, pouvoir auréolé d’un limbe quasi mystique : celui de l’intouchable Loi, du droit divin, de la destinée innée du chef. Le pouvoir trop longtemps exercé dans un cadre restreint s’éloigne inévitablement des exigences d’une évolution à laquelle il ne peut s’adapter. Les dirigeants en place deviennent de plus en plus paranoïaques, soupçonneux de toute nouveauté dictée par l’adaptation créatrice au changement. Ils ne cherchent plus qu’à protéger peureusement leur pouvoir personnel et, pour éviter des risques imaginaires qui les terrorisent, mènent aveuglément leurs peuples à la destruction. Manuel du BuSab. — Très bien… je vais vous dire ce qui me tracasse, fit Ceylang. « C’est qu’il y a trop d’éléments, dans cette affaire, que je n’arrive pas à comprendre. » Elle se tenait assise dans une pièce circulaire, à quelques mètres d’Aritch, qui se laissait paresseusement flotter dans un petit bassin aux parois bleues. Sa tête, qui émergeait tout juste au-dessus du rebord, était presque à la même hauteur que celle de Ceylang. Une fois de plus, ils avaient travaillé très tard la veille. Elle comprenait bien les raisons de ce rythme forcené. Le temps pressait, c’était évident. Mais la coloration particulière de sa formation gowachin la maintenait dans un état d’irritation qui se traduisait par de multiples questions. Tout ce qui se passait en ce moment était si contraire à l’esprit des Wreaves ! Elle lissa avec soin la robe qui drapait son corps élancé. Elle était à présent de couleur bleue, dernière étape avant le noir du légiste. Fort à propos, tout ce qui l’entourait était bleu : les murs, le sol, le plafond, le bassin où était Aritch. Le Haut Magister hissa le menton à hauteur du rebord pour déclarer : « Posez-moi des questions précises, si vous voulez que je vous éclaire. » « Est-ce que McKie tiendra le rôle de défenseur ou de procureur ? Le simulateur… » « Au diable le simulateur ! Il y a toutes les chances pour qu’il commette l’erreur de requérir contre nous. Vos propres facultés de raisonnement auraient dû… » « Mais s’il ne le fait pas ? » « Alors, le choix de la tribune de justice devient une question vitale. » Ceylang changea de position au creux du canisiège, qui adopta immédiatement une forme plus confortable. Comme d’habitude, la réponse d’Aritch ne fit qu’accroître son sentiment d’inquiétude. Elle s’en ouvrit à lui. « J’ai toujours l’étrange impression que vous voulez me faire tenir un rôle dont je n’aurai connaissance qu’au tout dernier moment. » Aritch respira bruyamment par la bouche et s’aspergea la tête. « Tout cela sera peut-être dépassé. Après-demain à la même heure, il y a des chance pour que Dosadi et McKie aient cessé définitivement de nous préoccuper. » « Alors, je ne deviendrai jamais légiste ? » « Oh ! vous le deviendrez, ne vous faites pas de souci. » Elle l’observa attentivement, car elle le sentait ironique. « Vous suivez une voie délicate, Haut Magister. » « Certainement pas. Ma voie est large et directe. Vous savez très bien quelles sont les choses que je ne peux pas admettre. Je ne puis trahir la Loi ni mon peuple. » « J’ai le même genre d’inhibitions. Mais cet arrangement dosadi… c’est si tentant. » « Si dangereux ! Un Wreave accepterait-il d’émigrer dans un corps humain uniquement pour étudier la condition humaine ? Accepteriez-vous qu’un Humain s’introduise dans la société wreave de cette… » « J’en connais qui seraient heureux de le faire. Il y a même des Gowachins qui… » « Les occasions de se livrer à des abus sont innombrables. » « Pourtant, vous dites que McKie est déjà plus gowachin qu’un véritable Gowachin. » Les mains palmées d’Aritch agrippèrent le rebord du bassin, griffes sorties. « Nous avons pris un gros risque en le formant pour cette tâche. » « Plus gros que celui que vous prenez avec moi ? » Aritch retira ses mains du rebord et la considéra sans ciller. « C’est donc cela qui vous tracasse. » « Précisément. » « Soyez raisonnable, Ceylang. Vous savez très bien que si j’essayais de pénétrer jusqu’au cœur du domaine wreave, vous m’arrêteriez bien vite. Nous avons les mêmes interdictions. » « Et McKie ? » « Il est sans doute allé déjà trop loin pour que nous puissions autoriser la continuation de son existence. » « Je saisis votre mise en garde, Aritch. Mais je suis quand même curieuse de savoir pourquoi les Calibans n’ont pas pu empêcher… » « Ils prétendent qu’ils ne comprennent pas le transfert de l’ego. Mais qui peut comprendre les Calibans, et à plus forte raison les influencer dans un domaine si délicat ? Même celui qui a créé le Mur de Dieu… » « On dit que McKie comprend les Calibans. » « Il le nie lui-même. » Elle se frotta la poche maxillaire gauche avec l’une de ses mandibules préhensiles. Elle sentit au passage les nombreuses cicatrices qui indiquaient ses appartenances successives à de multiples triades. De famille en famille, la famille wreave était gigantesque. Mais tous étaient des Wreaves, au moins. Tandis que cet arrangement dosadi menaçait de dégénérer en une monstrueuse parodie de leur société. Pourtant… « C’est tellement fascinant », murmura-t-elle. « C’est justement cela qui est inquiétant. » « Nous devrions prier pour la mort de Dosadi. » « Peut-être. » Elle sursauta. « Qu’est-ce que… » « L’arrangement ne s’éteindra pas forcément avec Dosadi. Notre contrat sacré vous assure que vous partirez d’ici avec cette information. Beaucoup de Gowachins sont au courant. » « Ainsi que McKie. » « La contagion se répand vite », fit Aritch. « N’oubliez pas cela, si nous en arrivons à la judicarène. » Chapitre 31 Il existe des formes de déraison qui, poussées à leur paroxysme, peuvent devenir de nouveaux modèles de raison. Manuel du BuSab. — McKie ? C’était, dans sa conscience, la présence calibane qu’il connaissait bien et qui lui donnait l’impression d’entendre et de sentir quelqu’un (ou quelque chose) qui était à la fois très proche et infiniment loin de lui. Les préparatifs avaient été d’une simplicité déroutante. Jedrik et lui s’étaient donné une main, elle la gauche et lui la droite, et chacun avait pris dans l’autre l’extrémité d’une des tiges luminescentes. McKie n’avait pas d’identité toute prête pour cette « voix » calibane, dont le ton d’interrogation avait quelque chose de surprenant. Il admit cependant qu’il était bien McKie, en formulant sa réponse dans un demi-murmure. Tout en parlant, il avait une conscience aiguë de la présence de Jedrik à ses côtés. Elle était beaucoup plus qu’une autre personne, à présent. Il portait d’elle une simulation sommaire, qui lui permettait parfois de prévoir ses réactions. « Vous déclarez accord réciproque ? » demanda la voix calibane. McKie sentit à ce moment-là la présence de Pcharky, lointaine. Il servait de moniteur pour cette opération. Tout se passait comme si c’était lui qui fournissait le treillis suivi par l’entité calibane sous la forme d’une série de règles complexes qui pour la plupart ne pouvaient s’exprimer en mots. Une partie de McKie réagit à cela comme si un monstre avait été réveillé en lui, un monstre courroucé d’avoir été dérangé pendant son profond sommeil et qui se dressait en demandant : « Qui ose m’appeler ? » McKie sentit trembler son corps et celui de Jedrik, à côté de lui. Le tremblement caliban-taprisiote, les premières sueurs de la transe ! Il percevait maintenant ces phénomènes sous un jour nouveau. Quand on marchait au bord de ce genre d’abîme… Tandis que ces pensées défilaient confusément dans sa tête, il ressentit comme un léger déplacement, rien de plus que le reflet troublé de ce qui n’était pas tout à fait un mouvement. À présent, tout en se sentant dans sa propre chair, il se voyait en même temps en possession d’un contact intérieur avec la chair de Jedrik et savait qu’elle partageait son expérience. Un sentiment de panique inimaginable menaçait de le submerger. Il sentit que Jedrik essayait, affolée, de briser le contact, pour mettre fin à cet insupportable partage ; mais ils se trouvaient sans recours, en proie à une force que rien ne pouvait arrêter. Aucune notion de temps ne venait s’attacher à l’expérience ; pourtant, presque simultanément, une impression fataliste de calme les enveloppa entièrement. McKie sentit soudain s’approfondir sa perception de la partie de chair issue de Jedrik. Il était maintenant dominé par la curiosité. C’est donc cela la femme ! L’homme, c’est ça ? Leurs pensées se joignaient sur un point indistinct. La fascination étreignait McKie. Il lança une sonde un peu plus profonde. Il/Elle se sentait respirer. Elle/Il avait une conscience aiguë des différences en moins ou en plus. Pas seulement les attributs génitaux, la présence et l’absence de seins. Elle se trouvait dépossédée de ses seins. Il était perturbé par leur présence, leurs implications profondes. Cela dépassait le stade du gamète McKie/Jedrik. McKie percevait ses réactions, ses pensées. Jedrik : « Tu projettes ton sperme dans le flot du temps. » McKie : « Tu renfermes et nourris… » « Je projette/nourris. » C’était comme s’ils regardaient ensemble le même objet de deux côtés différents et ne s’en apercevaient qu’après coup. « Nous projetons/nourrissons. » L’écran obscurcissant disparut. McKie se retrouva dans l’esprit de Jedrik et elle dans celui de McKie. Leurs pensées ne formaient qu’une seule entité. Leurs expériences séparées de Dosadi et de la Co-sentience furent fondues en une relation unique. « Aritch… ah, oui. Tu vois ? Et ton ami pan spechi, Bildoon. Remarque bien. Tu t’en doutais ; maintenant, tu es sûr… » Chacun profitait de l’expérience de l’autre, étoffant, raffinant la sienne… pour condenser, élaguer, modeler… C’est ça, la formation d’un légiste. L’amour maternel ? Ah… l’amour des parents, oui. « Il suffit que je… que nous manœuvrions ainsi… et ainsi… pour qu’ils soient obligés de choisir Untel comme juge. Ce qui nous donnera la marge nécessaire. Laissons-les enfreindre leur propre code. » Ils sentirent bouger en eux le monstre qu’ils avaient réveillé. Il n’avait ni espace ni dimension, mais il existait et leur faisait sentir sa puissance. « Je fais ce que je fais ! » La puissance les enveloppa. Nulle autre perception ne leur était permise. Ils se sentirent portés par un courant primordial, un inflexible élan, une force capable de renverser n’importe quoi d’autre dans leur univers. Ce n’était pas Dieu, ce n’était pas le Principe Vital, ce n’était pas lié à une espèce en particulier. C’était quelque chose de si éloigné de telles articulations que Jedrik/McKie ne pouvait même pas en supporter la pensée sans se dire que l’instant suivant serait celui de l’annihilation. Ils perçurent alors la question brutalement posée, sur un ton d’étonnement courroucé et d’amusement glacé, à leur conscience unie emplie d’un impossible effroi. « C’est pour cela que vous me réveillez ? » Ils comprenaient maintenant pourquoi le corps du donneur de l’ego avait toujours été immédiatement mis à mort. Cette terrible fusion soulevait une… soulevait une rumeur. Elle réveillait le poseur de questions. Ils comprenaient cette question sans l’aide de mots, tout en sachant qu’ils ne pourraient jamais en saisir tout le sens et toute la portée émotionnelle. Le simple fait d’essayer les brûlerait jusqu’à l’âme. Courroux… étonnement… amusement glacé… menace. La question telle qu’elle était interprétée par leur (s) esprit (s) jumelé (s) représentait seulement une limite. La limite de ce que Jedrik/McKie pouvait accepter. Le poseur de questions s’enfonça dans les abîmes d’où il était surgi. Ils ne surent jamais très bien, par la suite, s’ils avaient été chassés ou si, terrorisés, ils s’étaient enfuis. Mais le dernier message s’était gravé en lettres brûlantes dans leur compréhension commune. « Laissez dormir celui qui dort. » Ils avaient doucement regagné leurs esprits. Ils comprenaient l’avertissement, tout en sachant qu’ils ne pourraient jamais en faire saisir la menaçante intégralité à aucune créature co-sentiente. Simultanément : McKie/Jedrik perçut une projection de terreur, inexpliquée, sans spécificité, venue du Caliban qui gardait le Mur de Dieu. C’était une expérience nouvelle pour la mémoire commune mâle-femelle. Même la Calibane Fanny Mae n’avait jamais projeté une chose semblable dans l’esprit de l’ancien McKie quand elle s’était crue condamnée. Simultanément : Jedrik/McKie perçut le retrait progressif de Pcharky. Quelque chose dans l’effroyable contact avait déclenché la spirale de mort. Au moment même où Jedrik/McKie réalisait cela, le vieux Gowachin s’éteignit. Ce fut une porte brusquement refermée. Mais juste avant, Jedrik/McKie avait appris, dans un éclair, que le vieux Pcharky avait sa part de responsabilité dans les décisions qui avaient naguère donné naissance au projet Dosadi. McKie se retrouvait enrobé dans une chair qui respirait, vivait et lui transmettait ses messages par l’intermédiaire de sa propre conscience. Il ne savait plus très bien lequel des deux corps il possédait maintenant, mais c’était un corps distinct, séparé, qui rayonnait de sensations humaines : le goût du sel, l’odeur de la transpiration, l’omniprésente puanteur des garennes. Une main agrippait une poignée de métal froid et l’autre tenait celle d’un compagnon humain. La transpiration baignait ce nouveau corps et rendait glissantes les deux mains enlacées. Il savait qu’il était vital de pouvoir distinguer les deux mains, mais il n’était pas prêt à affronter ce moment de vérité. Pour le moment, la conscience de son corps, son nouveau corps, et toute une vie de souvenirs nouveaux, accaparaient la totalité de son attention. Convergence : Une cité dans la Bordure, depuis le début sous le contrôle de Jedrik, parce qu’elle avait su manipuler Tria et Gar avec une exquise précision, et aussi parce que ceux qui commandaient dans la Bordure avaient fait partie des générations de reproduction sélective dont Jedrik était l’ultime aboutissement. Elle était une arme biologique dirigée contre un unique objectif : le Mur de Dieu. Convergence : L’amour maternel, l’amour paternel, cela consiste aussi à mettre son enfant dans un péril mortel quand on sait que tout ce qui est humainement possible a été fait pour préparer la survie de cet enfant. Le plus étrange, pour McKie, c’était qu’il ressentait toutes ces choses comme des souvenirs personnels. « Ça aussi, c’est moi qui l’ai fait. » Jedrik était en proie à de semblables expériences. Lequel des deux corps ? Telle était donc la formation d’un agent du BuSab. Subtil… adéquat, presque. Plein de complexité et d’inédit pour elle ; mais pourquoi fallait-il que les choses ne soient jamais poussées jusqu’au bout de leur développement logique ? Elle repassa dans sa mémoire toute neuve les séances avec Aritch et Ceylang. Bien assortis, ces deux-là. Le choix de Ceylang et le rôle qu’on lui destinait paraissaient évidents. Quelle naïveté ! Jedrik se sentait libre d’avoir pitié d’elle. Quand on le laissait suivre son cours, c’était un sentiment intéressant. Elle n’avait jamais éprouvé de pitié à l’état pur. Convergence : McKie l’aimait réellement. Elle savoura ce sentiment dans toute sa complexité co-sentiente. Ce flot direct d’émotions polarisées la ravissait. Il n’avait pas à être endigué ! À l’origine et à l’issue de cet échange créateur se tissait une intimité complice, une pure sexualité libre d’inhibitions. Savourant l’amusement provoqué chez Jedrik lorsque Tria avait suggéré un accouplement Jedrik/McKie, celui-ci, en proie à une montée de désir indiscutablement masculin, comprit par cette sensation qu’il n’avait pas perdu son ancien corps. Jedrik, reconnaissant la longue quête de McKie pour se trouver un complément femelle, vit son amusement transformé en désir de prouver l’aboutissement de cette quête. Comme elle se tournait vers lui, en lâchant la tige maintenant privée des énergies rayonnées par Pcharky, elle se trouva subitement dans la chair de McKie, son regard plongé dans son propre regard. McKie était bouche bée, de l’autre côté de la même expérience. Aussi subitement, sous le choc, ils réintégrèrent leur chair familière : McKie mâle, Jedrik femelle. Aussitôt, cela devint une aventure à explorer, un nouveau va-et-vient Dans ce jeu inédit, tout érotisme était oublié. « Nous pouvons être l’un ou l’autre sexe/corps, à volonté ! » C’était quelque chose qui dépassait de loin les Taprisiotes et les Calibans, quelque chose de bien plus subtil que la progression rampante d’un ego pan spechi d’un corps de sa crèche à l’autre. Ils connaissaient déjà la source de cet étrange présent au moment où ils se laissèrent tomber sur le lit, heureux d’être de nouveau mâle et femelle pour un temps. Le monstre endormi. C’était un présent rempli d’épines, une chose que des parents attentionnés pouvaient offrir à leur enfant en se disant que le moment était venu de lui donner cette leçon. Pourtant, ils se sentirent revitalisés, conscients d’avoir, l’espace d’un instant, puisé à une source d’énergie sans limites. Plusieurs coups frappés à la porte interrompirent leurs rêveries partagées. « Jedrik ! Jedrik ! » « Qu’y a-t-il ? » « C’est Broey. Il demande à parler à McKie. » Ils se levèrent du lit en un instant. Jedrik jeta un coup d’œil à McKie, sachant qu’elle n’avait pas le moindre secret pour lui et qu’ils partageaient la même base de raisonnement. Forte de cette base mutuelle, elle parla en leurs deux noms. « A-t-il dit pourquoi ? » « Jedrik… » Ils reconnurent tous les deux la voix terrorisée d’un conseiller à qui ils pouvaient faire confiance. « … la matinée est avancée et le soleil ne s’est pas levé. Dieu nous a enlevé le soleil ! » « Refermé hermétiquement la barrière… » « … pour dissimuler l’explosion finale. » Jedrik ouvrit la porte pour faire face au conseiller tremblant. « Où est Broey ? » « Ici… au poste de commandement. Il est venu seul, sans escorte. » Elle jeta un bref regard à McKie. « Tu parleras pour nous. » Broey attendait près du tableau de position dans le poste de commandement. Des gardes humains se tenaient, attentifs, à portée de bras. Le Gowachin se tourna nerveusement vers McKie et Jedrik lorsqu’ils entrèrent. Il était, exactement comme l’avait deviné McKie, gonflé de fluides reproductifs. Perturbant, pour un Gowachin. « Quelles sont vos conditions, McKie ? » Sa voix était gutturale, pleine d’essoufflements. L’expression de McKie demeura aussi neutre que celle d’un Dosadi, mais il songea : Broey me rend responsable de cette absence de soleil. Il est terrorisé. Avant de répondre à Broey, il se tourna vers la fenêtre à l’opacité alarmante. Il connaissait par cœur ce Gowachin longuement étudié par Jedrik. C’était un raffiné, un amateur de sophistication qui ne s’entourait que de gens du même tonneau. C’était un professionnel du raffinement, qui interprétait tout à travers le filtre spécial dosadi. Personne ne pouvait pénétrer dans son cercle s’il ne partageait cette affectation. Les autres demeuraient à l’extérieur, rabaissés. Il représentait la quintessence de Dosadi, un produit de distillation presque aussi humain que gowachin car il avait, la chose était certaine, revêtu jadis l’enveloppe d’un être humain. Mais, de naissance, il était gowachin, cela ne faisait aucun doute. « Vous avez suivi ma piste », déclara McKie. « Extraordinaire ! » Le visage de Broey s’éclaira. Il ne s’était pas attendu à un échange de type dosadi, émotionnellement réduit au strict nécessaire. « Malheureusement », reprit McKie, « vous n’êtes pas en position de négocier. Certaines choses devront être accomplies. Vous vous soumettrez de votre plein gré, vous vous soumettrez de force ou bien nous agirons sans vous. » C’était de la part de McKie une provocation délibérée, un choix de formes non dosadies destinées à abréger la confrontation. Plus que n’importe quoi d’autre, cela voulait signifier que McKie venait de l’autre côté du Mur de Dieu et que la force qui retenait la lumière du jour n’était qu’un simple échantillon de ses ressources. Après avoir hésité, Broey murmura : « Donc ? » Ce simple mot emplit l’atmosphère d’implications multiples : refus de tout entretien, destruction d’un espoir, perte nostalgique d’un pouvoir défunt, le tout accompagné d’une réserve délicate qui était la signature de Broey. C’était à la fois plus subtil qu’un haussement d’épaules et plus puissant, dans un contexte dosadi, que toute une séance de négociations. « Des questions ? » s’enquit McKie. Broey, visiblement surpris de cette demande, se tourna vers Jedrik, comme pour la prendre à témoin. Ils étaient dosadis tous les deux, oui ou non ? Comment discuter avec cet intrus qui étalait ici ses manières grossières et son manifeste manque de compréhension de finesses dosadies ? Il s’adressa à elle : « N’ai-je pas déjà exprimé ma soumission ? Je suis venu seul ; j’ai… » Elle prit la relève de McKie. « Il y a dans notre situation présente certaines… particularités. » « Particularités ? » La membrane nictitante de Broey avait cligné une seule fois. Jedrik fit en sorte de laisser percer un léger embarras. « Certaines subtilités de la sensibilité dosadie doivent être laissées de côté dans les circonstances actuelles. Nous sommes tous ici de très humbles suppliants… et nous avons affaire à des êtres qui ne parlent pas, qui n’agissent pas comme nous… » « Oui. » Il pointa ses doigts palmés en direction du ciel. « Les retardés mentaux. Dans ce cas, nous sommes en danger. » Ce n’était pas une question. Il scrutait le plafond, comme s’il essayait de voir quelque chose au travers. Il prit une lente inspiration. « Oui. » De nouveau, c’était un message compact. Ceux qui avaient été capables d’ériger le Mur de Dieu avaient le pouvoir d’écraser toute une planète. Par conséquent, Dosadi et ses habitants étaient à leur merci. Seul un Dosadi pouvait accepter cela avec une telle promptitude, sans poser davantage de questions, et Broey était dosadi jusqu’à la quintessence. McKie se tourna vers Jedrik pour lui dire quelques mots qu’elle connaissait d’avance, mais qu’elle écouta jusqu’au bout. « Ordonne à tes troupes de cesser tout combat. » Il fit face à Broey. « La même chose pour vous. » Broey regarda tout à tour Jedrik, puis McKie, puis de nouveau Jedrik, avec une expression de perplexité qu’il ne cherchait pas à dissimuler, mais il obéit : « Où est le communicateur ? » Chapitre 32 Où la souffrance domine, la douleur atroce est parfois un précieux pédagogue. Aphorisme dosadi. McKie et Jedrik n’avaient aucun besoin de discuter de cette décision. C’était un choix qu’ils partageaient sciemment grâce à un processus de sélection devenu maintenant familier. Il y avait une faille dans le Mur de Dieu et, même si ce mur enveloppait présentement Dosadi dans les ténèbres, un contrat caliban demeurait un contrat caliban. La question, vitale, était de savoir si le gardien du Mur de Dieu allait consentir à répondre. Jedrik, dans le corps de McKie, resta pour monter la garde devant la porte de son appartement tandis que McKie, revêtu de la chair de Jedrik, entrait tout seul pour tenter l’expérience. Qui devait-il essayer de contacter ? Fanny Mae ? L’obscurité absolue qui isolait Dosadi pouvait laisser penser que le gardien caliban s’était totalement retiré. Et il restait encore si peu de temps. Assis en tailleur sur le sol de la chambre, McKie essaya d’abord de clarifier ses idées. L’étrange découverte qu’il faisait continuellement du corps féminin qui était maintenant le sien l’empêchait de se concentrer. L’instant de l’échange lui donnait un arrière-choc dont l’intensité, il avait tout lieu de le craindre, n’était pas près de diminuer. Il leur suffisait maintenant de le souhaiter en même temps pour que le changement se produise. Mais ce corps si différent… oui, c’était la multiplicité des différences qui créait sa propre confusion. Elle allait bien au-delà de l’adaptation à une taille et à un poids nouveaux. Les muscles de ses bras, de ses hanches, lui semblaient attachés aux mauvais endroits. Les sensations physiques étaient véhiculées par des processus inconscients différents. L’anatomie créait ses propres trames, ses propres comportements automatiques. Par exemple, il s’était aperçu qu’il était obligé de faire certains mouvements d’une certaine façon afin de protéger ses seins. Cela évoquait les automatismes mâles destinés à protéger les testicules. Ces mouvements, appris très jeunes, étaient relégués au rang de simples réflexes ; mais le problème avec ce corps de femme, c’était qu’il lui fallait retrouver consciemment tous ces comportements. Et cela dépassait de loin le cadre des seins et des testicules. Ces bribes enchevêtrées de pensées parasites l’empêchaient de se concentrer sur le contact avec les Calibans. Cela ne faisait qu’accroître sa fureur. Toute sensation physique susceptible de le distraire était à proscrire formellement, et pourtant ce corps féminin sollicitait continuellement son attention consciente. En désespoir de cause, il se livra à quelques exercices d’hyperventilation et concentra son attention en un foyer pinéal dont il ne connaissait que trop bien les dangers. Cela pouvait dégénérer en perte d’identité permanente si l’expérience se prolongeait trop longtemps. Mais il y gagnait une netteté d’esprit suffisante pour ne penser qu’à Fanny Mae. Le silence. Le passage du temps faisait de chaque battement de cœur un coup de gong. La peur rôdait à la lisière du silence. Il comprit que quelque chose avait instillé un effroi sans nom dans le gardien du Mur de Dieu. La colère le gagna. « Caliban ! Vous avez une dette ! » « McKie ? » La réponse avait été si faible qu’il se demandait si ce n’était pas un tour que ses espoirs lui jouaient. « Fanny Mae ? » « Vous êtes McKie ? » C’était beaucoup plus net. Il reconnut, dans sa conscience, la présence familière de la Calibane. « Je suis McKie et vous avez une dette envers moi. » « Si vous êtes vraiment McKie… pourquoi êtes-vous si… bizarre… modifié ? » « J’ai un autre corps. » Il ne pouvait pas en être certain, mais il crut déceler une réaction de consternation. Puis Fanny Mae reprit, encore plus nettement : « Je retire McKie de Dosadi maintenant ? Autorisé par contrat. » « Je partagerai le sort de Dosadi. » « McKie ! » « Ne discutez pas avec moi, Fanny Mae. Je partagerai le sort de Dosadi à moins que vous ne retiriez une autre personne-nodale en même temps que moi. » Il projeta en même temps l’image psychique de Jedrik, chose particulièrement aisée pour lui qui partageait toutes ses réactions. « Mais elle a le corps de McKie ! » Elle était presque accusatrice. « Elle a un autre corps », fit McKie. Il savait que la Calibane voyait parfaitement ce qui le liait à Jedrik. Tout allait maintenant dépendre de l’interprétation du contrat caliban. « Jedrik est une Dosadie ! » protesta la Calibane. « Moi aussi, je suis dosadi… maintenant. » « Vous êtes McKie ! » « Et Jedrik aussi est McKie. Contactez-la si vous ne me croyez pas. » Il rompit le contact avec une fureur brutale et se retrouva allongé sur le sol, tremblant. Le corps féminin dans lequel il était toujours ruisselait de transpiration. Il avait mal à la tête. Est-ce que Fanny Mae lui obéirait ? Il savait que Jedrik était aussi capable de projeter son psychisme à lui que lui le sien à elle. Comment Fanny Mae allait-elle interpréter les termes du contrat dosadi ? Seigneur ! Son mal à la tête était comme un bandeau brûlant. Il se sentait déplacé dans le corps de Jedrik, mal utilisé. La douleur persistante lui faisait craindre d’avoir causé quelque dommage irréparable au cerveau de Jedrik avec cette concentration pinéale intense. Lentement, il se redressa, essaya de se mettre debout. Les jambes de Jedrik le soutenaient à peine. Il pensa à elle, de l’autre côté de la porte, aux prises avec la transe paralysante sans laquelle le contact caliban était impossible. Pourquoi cela durait-il si longtemps ? Les Calibans s’étaient-ils retirés ? Nous avons peut-être perdu la partie. Il voulut marcher jusqu’à la porte, mais il n’avait pas fait le second pas qu’une lumière éblouissante l’enveloppa d’un seul coup. L’espace d’un demi-battement de cœur, il crut que c’était là l’ultime feu qui allait consumer Dosadi. Mais la lumière tint bon. Il regarda autour de lui et s’aperçut qu’il se trouvait en plein air, dans un endroit qu’il reconnut immédiatement : la cour d’entrée de la résidence des Têtes Sèches, sur Tandaloor. Il remarqua l’identification du phylum, un peu partout sur les murs : caractères gowachins en vert sur fond de briques jaunes. On entendait le bruit d’un jet d’eau, dans le bassin voisin. Sous une arcade, juste face à lui, se tenait un groupe de Gowachins, parmi lesquels il reconnut un de ses anciens maîtres. Oui, c’était bien là un sanctuaire Tête Sèche. Les gens qui se trouvaient ici l’avaient éduqué, protégé, initié à leurs secrets les plus sacrés. Les Gowachins qui s’agitaient dans l’ombre de l’entrée avaient leur attention centrée sur une silhouette allongée près d’eux. Elle remua, se redressa. C’était son propre corps. Jedrik ! Ce fut un élan mutuel intense, un besoin. L’échange de corps eut lieu en un éclair. McKie se retrouva dans son enveloppe de chair familière, assis sur le carrelage frais. Les Gowachins qui l’entouraient étaient en train de le bombarder de questions. « McKie, que se passe-t-il ? » « Vous êtes tombé d’un couloir ! » « Êtes-vous blessé ? » Il écarta les questions d’un geste, se mit en tailleur et plongea aussitôt dans une longue transe concentrée sur le moniteur implanté dans son estomac. Ce moniteur que Bildoon n’aurait jamais cru le voir utiliser ! Comme il était payé pour le faire, le Taprisiote de service à C.C. se brancha sur son psychisme. McKie refusa vigoureusement le contact avec Bildoon et passa coup sur coup six communications par l’intermédiaire du Taprisiote docile. Les gens qu’il appelait occupaient des positions clés au BuSab. Ils étaient tous entreprenants et ambitieux, tous parfaitement loyaux dans l’exercice de leur fonction. McKie leur transmit toutes les données sur l’affaire Dosadi par séquences compactes, en utilisant la technique issue de ses échanges avec Jedrik, de psychisme à psychisme. Il y eut relativement peu de questions, et les réponses furent promptes : « Le Caliban qui assure le blocus de Dosadi joue le rôle de Dieu. C’est dans le contrat. » « Et les Calibans sont d’accord ? » La question venait d’un Wreave astucieux qui songeait surtout aux complications entraînées par le fait que les Gowachins étaient en train de former une Wreave, Ceylang, destinée à devenir légiste. « Le concept d’accord ou de désaccord ne peut s’appliquer ici. Ce rôle était nécessaire pour que le Caliban puisse exécuter son contrat. » « Il s’agit d’un jeu, alors ? » Le Wreave était outré. « Peut-être. Ce qui est sûr, en tout cas, c’est que les Calibans n’ont pas les mêmes conceptions que nous en matière d’éthique et de respect des individus. » « Nous le savions depuis longtemps. » « Oui, mais maintenant nous le comprenons. » Après avoir effectué ses six appels, McKie ordonna à son Taprisiote de rechercher Aritch. Il trouva le Haut Magister dans le bassin de conférences du Phylum des Marches. « Salutations, Client. » Il avait projeté dans ces mots un amusement narquois. Il perçut la surprise choquée du Gowachin. « Il y a certaines choses que votre légiste va vous demander de faire sous le sceau sacré qui nous lie », reprit McKie. « Vous irez donc dans la judicarène ? » Le Haut Magister était très perceptif et il bénéficiait des talents dosadis, mais il n’était pas né sur Dosadi. McKie n’avait relativement aucun mal, à présent, à le manipuler en faisant appel à ses motivations les plus profondes. Quand Aritch refusa d’annuler le contrat caliban, McKie ne révéla que la surface de sa détermination. « Vous n’aggraverez pas la tâche de votre légiste. » « Mais qu’est-ce qui les empêchera de quitter Dosadi ? » « Rien du tout. » « Vous serez défenseur au lieu de procureur ? » « Demandez la réponse à votre Wreave, Ceylang. » McKie coupa le contact à ce moment-là. Il savait que le Haut Magister lui obéirait. Il avait peu de possibilités d’action, et la plupart débouchaient sur des impasses. De plus, la loi gowachin l’obligeait à respecter les décisions de son légiste une fois que la procédure était mise en branle. Lorsque McKie sortit de transe, il trouva ses amis Têtes Sèches groupés autour de Jedrik, qui leur expliquait la situation. Oui, c’était vraiment un avantage, d’avoir deux corps et une détermination. Il se leva pour se rapprocher du groupe. Quand elle le vit, elle lui dit : « J’ai moins mal à la tête. » « C’était de justesse », dit-il. Et il ajouta : Ça l’est toujours. Mais Dosadi est libre. Chapitre 33 Dans l’histoire de plusieurs espèces, la période classique abonde en exemples de dirigeants qui n’ont pas hésité à précipiter les jetons du pouvoir (monnaie ou autres tabulateurs économiques, points de statut, etc.) dans de violentes perturbations dont seuls profitaient quelques rares élus préalablement informés. Les versions humaines de ce comportement sont particulièrement édifiantes (se reporter à l’Appendice G). Seuls les Pan Spechi semblent avoir évité ce phénomène, peut-être en raison de la servitude des crèches. Histoire comparative, Publications du BuSab. McKie effectua sa série d’appels suivante dans la pièce que les Têtes Sèches lui avaient réservée. C’était une chambre assez grande, spécialement aménagée pour recevoir des hôtes humains. Elle contenait plusieurs canisièges parfaitement dressés et une vaste canicouche que Jedrik regarda avec suspicion malgré les souvenirs que lui communiquait McKie. Elle savait que ces créatures-objets ne possédaient qu’un cerveau rudimentaire, mais tout de même, elles étaient… vivantes. Elle se tenait devant la fenêtre qui donnait sur la cour d’entrée. Elle se retourna quand McKie eut fini ses appels. « Soupçons vérifiés », dit-il. « Tes amis du BuSab laisseront tomber Bildoon pour nous ? » « Oui. » Elle regarda de nouveau la fenêtre. « Je ne cesse de penser à l’aspect que le ciel dosadi doit avoir maintenant… sans le Mur de Dieu… aussi lumineux que celui-ci. » Elle hocha la tête en direction de la cour d’entrée, sous la fenêtre. « Et quand nous aurons nous aussi des couloirs… » Elle s’interrompit. McKie, évidemment, partageait les mêmes pensées. Leur communion demandait une adaptation considérable. « J’étais en train de penser à ta formation de légiste », commença-t-elle. McKie savait vers quoi tendaient ses réflexions. Les Gowachins choisis pour l’éduquer avaient entretenu avec lui des relations apparemment très libres. On lui avait dit que ses maîtres formaient un groupe soigneusement constitué, uniquement en fonction de leurs compétences respectives. En somme, tout ce qu’il y avait de mieux pour la tâche à accomplir : faire d’un non-Gowachin un vrai légiste gowachin. Ou faire d’une buse un épervier ! Ses maîtres avaient mené apparemment la vie normale d’un Gowachin, entretenant le nombre habituel de femelles fertiles dans les bassins familiaux, extirpant les têtards du graluz avec le nécessaire détachement gowachin. À la surface, tout cela avait semblé très normal. Ils lui avaient montré tous les aspects privés de leur existence, ils avaient répondu à toutes ses questions avec une franchise désarmante. Les perceptions de McKie, amplifiées par celles de Jedrik, captaient maintenant toutes ces choses sous un jour très différent. Les rivalités entre les différents phylums gowachins prenaient beaucoup plus d’ampleur. McKie s’apercevait qu’il n’avait pas posé les questions qu’il fallait, que ses maîtres avaient été choisis d’après des critères différents de ceux qu’on lui avait indiqués à l’époque, et aussi que les autorités gowachins qui les avaient recrutés leur avaient donné des instructions spéciales comportant certaines restrictions secrètes d’une importance absolument vitale. Pauvre Ceylang. Toutes ces réflexions le perturbaient profondément. Elles changeaient ses conceptions de l’honneur gowachin, remettaient en question les comparaisons qu’il avait eu l’occasion d’établir entre les principes gowachins et le mandat que possédait le BuSab. Toute la formation que lui avait donnée ce même BuSab demandait à être réexaminée de la même manière. Pourquoi… pourquoi… pourquoi… La justice ? Le code gowachin ? L’intérêt de pouvoir disposer, comme légiste gowachin, d’un agent important du BuSab revêtait une nouvelle importance. McKie voyait maintenant ces choses comme Jedrik avait vu, naguère, à travers le Mur de Dieu. Il existait toujours des forces plus ou moins invisibles derrière chaque écran visible. Une structure cachée du pouvoir gisait là : des gens qui n’apparaissaient presque jamais en public, des preneurs de décisions dont le moindre caprice pouvait entraîner d’incroyables conséquences pour toute une série de mondes. Des planètes entières, des univers complets pouvaient être contraints à différents degrés de servitude. La planète Dosadi n’était qu’un cas extrême, servant un objectif précis. Un jeune corps en échange d’un vieux. En somme, l’immortalité. Et un terrain d’entraînement pour ceux qui devaient prendre les décisions cruciales. Cependant, aucun d’eux ne pouvait être aussi entièrement dosadi que la combinaison McKie plus Jedrik. Il était curieux de savoir où et comment la décision concernant le projet Dosadi avait été prise. Aritch n’y était pas mêlé, la chose était certaine. Il y en avait d’autres derrière lui, gowachins et non gowachins. Un groupe occulte détenait le pouvoir. Il siégeait dans l’ombre, en un endroit quelconque de la Co-sentience. Les membres de ce groupe n’étaient d’ailleurs pas obligés de se rencontrer en chair et en os. Et jamais en public. De toute manière, le secret était leur première règle. Ils devaient se servir, pour leurs actions publiques, de personnages-tampons qui évoluaient à la lisière du vrai pouvoir. Des gens comme Aritch. Et comme Bildoon. Qu’est-ce que le Pan Spechi espérait y gagner ? L’accaparement permanent de l’ego de sa crèche ? Naturellement. Cela plus… un nombre indéterminé de corps, humains, sans aucun doute, libres des stigmates de ses origines pan spechi. Le comportement de Bildoon – et celui d’Aritch – paraissaient tellement transparents, à présent. Quelque part, il devait y avoir un Mrreg pour créer les courants dans lesquels nageait Aritch. Derrière la marionnette, il y a le montreur. Mrreg. Ce pauvre crétin de Grinik en avait révélé bien plus qu’il ne croyait. Et Bildoon. « Nous disposons de deux points d’attaque », fit McKie. Elle acquiesça. « Bildoon et Mrreg. Celui-ci est le plus dangereux. » Un pli au bord du nez de McKie se mit à le démanger. Il se gratta distraitement, tout en prenant conscience d’un changement. Il regarda étonné autour de lui et s’aperçut qu’il se tenait devant la fenêtre, enrobé d’un corps féminin. Mince ! Cela arrivait si vite, maintenant ! Jedrik le regardait avec ses propres yeux. Elle parla avec sa voix, mais le ton était cent pour cent Jedrik. Ils trouvèrent tous deux cela amusant. « Les pouvoirs de ton BuSab. » Il comprit ce qu’elle voulait dire. « Oui, les chiens de garde de la justice. » « Où étaient-ils, ces chiens de garde, quand mes ancêtres se sont fait piéger sur Dosadi ? » « Les chiens de la justice. Rôle ingrat et dangereux », acquiesça-t-il. « Tu sais à quel point nous sommes indignés. » « Je sais aussi ce qu’est l’amour d’un père et d’une mère. » « N’oublie pas ça quand tu parleras à Bildoon. » Une fois de plus, McKie se retrouva sur le lit dans son ancien corps. Il sentit à ce moment-là les vibrisses mentales d’un appel taprisiote et perçut le contact de Bildoon. McKie ne perdit pas de temps. Les forces de l’ombre avaient mordu à l’hameçon. « J’ai pu localiser Dosadi », fit-il sans autre préambule. « L’affaire sera portée devant la judicarène, cela ne fait aucun doute. J’aimerais que vous procédiez aux démarches préliminaires. Informez le Haut Magister Aritch que j’impose la prescription formelle du légiste. Un membre de la tribune devra être un Gowachin de Dosadi. J’ai quelqu’un de particulier en tête. Il se nomme Broey. » « Où êtes-vous ? » « Sur Tandaloor. » « Comment est-ce possible ? » McKie dissimula un élan de tristesse. Ah, Bildoon ! Comme on te lit facilement ! « Dosadi est pour le moment hors de danger. J’ai pris certaines précautions pour cela », ajouta-t-il. Puis il rompit le contact. Jedrik murmura songeusement : « Quand je pense aux perturbations que nous sommes en train de créer… » McKie n’avait pas le temps de s’attarder sur ces considérations. « Broey va avoir besoin d’aide ; une équipe de conseillers et des forces armées parfaitement sûres, que je te demande d’organiser pour lui. » « Entendu, et Gar et Tria ? » « Laissons-les courir pour l’instant. Broey les récupérera plus tard. » Chapitre 34 Les systèmes économiques de type communautaire ont toujours été beaucoup plus destructeurs pour les sociétés qui les ont engendrés que ceux qui reposent sur la cupidité. C’est l’une des leçons données par Dosadi : la cupidité fixe ses limites elles-mêmes ; c’est un facteur d’autorégulation. Analyse de Dosadi, Publications du BuSab. McKie examina le bureau de légiste qu’on lui avait attribué. Les exhalaisons vespérales de la jungle de Tandaloor pénétraient par la fenêtre ouverte. Une simple barrière le séparait de la judicarène, avec ses rangées de sièges en gradins. Le bureau et les pièces contiguës étaient petits mais équipés de toutes les liaisons nécessaires avec les banques de données, ainsi que de l’infrastructure permettant de citer à comparaître témoins et experts. C’était un espace au décor vert si trompeusement ordinaire qu’il pouvait aisément inciter un non-Gowachin à se persuader qu’il y était avantagé. Mais ce n’était qu’un faux-semblant, une manière de chevaucher la vague créée par les Gowachins. Le pacte co-sentient avait beau atténuer la rigueur des mœurs gowachins, c’étaient les formes imposées par le peuple batracien qui dominaient sur Tandaloor. Assis devant l’unique table du petit bureau, McKie sentit avec satisfaction le canisiège s’adapter docilement à ses mouvements. Un peu de confort était le bienvenu, après l’expérience Spartiate du mobilier dosadi. Il abaissa un contact et s’adressa au visage gowachin qui apparut aussitôt sur l’écran incorporé à la table. « Je requiers le témoignage de ceux qui ont réellement pris la décision de lancer le projet Dosadi. Êtes-vous disposé à satisfaire ma demande ? » « Pouvez-vous me donner les noms de ces témoins ? » Que croyait-il, cet imbécile ? Qu’il allait répondre « Mrreg » ? « Si vous m’y obligez », répliqua-t-il froidement, « je soumettrai Aritch à la Loi et il me livrera les noms. » Ces mots n’eurent aucun effet apparent sur le Gowachin, qui déclina le nom et le titre de McKie avant d’ajouter : « Vous êtes libre d’opérer comme bon vous semble, mais, avant de citer un témoin, je dois savoir son nom. » McKie réprima son envie de sourire. Ses soupçons étaient confirmés. Le Gowachin de l’écran, qui était pourtant attentif, fut long à s’en apercevoir. Mais il fallait penser que quelqu’un d’autre avait saisi les nuances, car un second visage Gowachin, beaucoup plus vieux, remplaça le premier sur l’écran. « Que croyez-vous être en train de faire, McKie ? » « Déterminer la manière dont je vais procéder dans cette affaire. » « Vous procéderez en tant que légiste du barreau gowachin. » « Précisément. » McKie attendit patiemment. Le Gowachin le dévisagea curieusement. « Jedrik ? » « Vous êtes en train de parler à Jorj X. McKie, légiste du barreau gowachin. » Un peu tard, le Gowachin perçut une partie des changements opérés sur McKie par l’expérience dosadie. « Désirez-vous que je vous mette en contact avec Aritch ? » McKie secoua négativement la tête. Ces sous-ordres étaient si faciles à lire. « Aritch n’a pris aucune part dans la décision de créer Dosadi. Aritch est là uniquement pour porter le chapeau, le cas échéant. Je n’accepterai rien de moins que celui qui a pris la décision finale de mettre en route le projet Dosadi. » Le Gowachin le regarda d’un air imperturbable avant de déclarer : « Attendez un moment. Je vais voir ce que je peux faire. » L’écran devint gris, mais le son demeura. McKie entendit la conversation. « Allô !… Oui… Navré de vous interrompre en ce moment. » « Qu’y a-t-il ? » C’était une voix gowachin arrogante et grave, irritée d’être dérangée. Elle avait aussi un accent qu’un Dosadi était capable de reconnaître, malgré le ton trompeur soigneusement superposé. C’était là quelqu’un qui s’était servi de Dosadi. La voix du vieux Gowachin qui avait répondu à McKie poursuivit : « Le légiste attaché à Aritch a des questions délicates à poser. Il désire s’entretenir avec vous. » « Avec moi ? Mais je suis en train de me préparer au laupuk. » McKie n’avait aucune idée de ce qu’était ce laupuk, mais il lui ouvrait une nouvelle fenêtre sur les Gowachins. C’était un aperçu de plus sur les zones particulières qu’on lui avait dissimulées durant tant d’années. Il était ainsi confirmé dans l’idée qu’il avait choisi la bonne approche. « Il nous écoute en ce moment. » « Il nous écoute… comment ça ? » Le ton était porteur de menaces, mais le vieux Gowachin continua sans se troubler : « Pour épargner des explications. Il est clair qu’il n’acceptera rien de moins que de vous parler en personne. Il s’agit de McKie… mais… » « Poursuivez ! » « Inutile ; vous comprendrez. » « J’espère que votre interprétation est correcte. C’est bien : passez-le-moi. » L’écran de McKie tremblota, puis révéla un intérieur gowachin tel qu’il n’en avait encore jamais vu. Au fond d’une vaste salle, le mur était couvert de lances et d’armes tranchantes, de bannières multicolores, de pierres brillantes et d’ornements sculptés dans une substance d’un noir étincelant. Tout cela servait de toile de fond à un gigantesque canisiège occupé par un Gowachin âgé assis les jambes écartées. Deux jeunes Gowachins de sexe mâle s’occupaient de lui. Ils versaient sur son corps un épais liquide doré à l’aide de flacons de cristal vert, de forme spiralée. Le liquide servait à masser la peau du Gowachin et la rendait luisante. Lorsque ses yeux clignèrent, McKie s’aperçut qu’il ne portait aucun tatouage indiquant son phylum. « Comme vous voyez », dit le vieux Gowachin, « je me prépare pour… » Il s’interrompit en s’apercevant qu’il parlait à un non-Gowachin. Il devait certainement le savoir, pourtant. C’était une réaction d’une lenteur étonnante pour un Dosadi. « Il y a erreur », fit-il. « Effectivement », dit McKie en hochant la tête avec amusement. « Comment vous appelez-vous ? » Le vieux Gowachin eut un mouvement de recul devant cette maladresse, puis il eut un sourire ironique : « On m’appelle Mrreg. » McKie s’en était douté. Mais pourquoi un Gowachin de Tandaloor empruntait-il le nom, ou plutôt le titre du monstre mythique qui avait doté le peuple batracien d’une pulsion irrésistible à pratiquer des sélections sauvages ? Les implications dépassaient largement le cadre de cette planète et atteignaient Dosadi. « C’est vous qui avez pris la décision de lancer le projet Dosadi ? » « Il fallait bien que quelqu’un la prenne. » Ce n’était pas une réponse très nette et McKie décida d’en faire un point d’honneur : « Vous ne me faites aucune faveur ! Je sais maintenant ce que signifie la fonction de légiste au barreau gowachin, et j’entends utiliser jusqu’au bout les pouvoirs qu’elle me donne. » On eût dit que McKie avait prononcé des paroles magiques qui avaient eu pour effet de figer la scène qui se passait sur l’écran. Les deux assistants cessèrent de verser de l’onguent, mais ne regardèrent pas l’objectif qui enregistrait leurs actions pour McKie. Quant à Mrreg, il demeurait entièrement immobile et fixait McKie de ses yeux qui ne cillaient pas. McKie attendit patiemment. Au bout d’un moment, Mrreg se tourna vers l’assistant qui était à sa gauche. « Vous pouvez continuez. Il ne reste que peu de temps. » McKie fit comme si la remarque s’adressait à lui. « C’est vous qui êtes mon client. Pourquoi m’avez-vous envoyé un intermédiaire ? » Mrreg continuait à fixer McKie. « Je vois ce que voulait dire Ekris », dit-il. Puis, avec un peu plus de vivacité : « Savez-vous, McKie, que j’ai suivi votre carrière avec intérêt ? Pourtant, il s’avère maintenant que je ne vous ai pas suivi d’assez près. Peut-être que si nous n’avions pas… » Il ne compléta pas sa pensée. McKie acheva à sa place : « Il était inévitable que je m’échappe de Dosadi. » « C’est possible. » Les assistants, ayant terminé ce qu’ils avaient à faire, quittèrent la pièce en emportant avec eux les flacons aux formes bizarres. « Répondez à ma question », dit McKie. « Rien ne m’oblige à répondre à vos questions. » « Dans ce cas, je me retire de cette affaire. » Mrreg se pencha en avant, soudain alarmé. « Vous ne pouvez pas faire ça ! Aritch n’est… » « Aritch ne m’intéresse pas. Mon client est le Gowachin qui est responsable de la décision. » « Votre comportement est étrange, pour un légiste. Oui, amenez ça. » Cette dernière phrase s’adressait à quelqu’un qui se trouvait hors du champ mais qui apparut bientôt, les bras chargés d’un vêtement blanc qui ressemblait à un long tablier avec des manches. L’assistant se mit à habiller Mrreg qui se laissa faire distraitement, son attention concentrée sur McKie. « Vous rendez-vous compte de ce que vous êtes en train de faire, McKie ? » « Je me prépare à défendre mon client. » « Je vois. Qui vous a parlé de moi ? » McKie secoua la tête : « Vous me croyez vraiment incapable de déduire votre existence ou d’interpréter les indications données par mes propres sens ? » McKie s’aperçut que le Gowachin ne voyait pas la réalité derrière ses propos mordants. Mrreg se tourna vers l’assistant qui était en train de nouer un ruban vert dans le dos du tablier. L’opération forçait le vieux Gowachin à se pencher en avant. « Un peu plus serré », fit-il. L’assistant défit, puis refit le nœud. Mrreg s’adressa de nouveau à McKie. « Pardonnez-nous. Il faut que cela suive son cours. » McKie perçut la chose à la manière dosadie. Il était en train d’assister à un rite important, dont aucun Gowachin n’avait jamais jusqu’à présent mentionné devant lui l’existence. Peu importait. Cela attendrait. Il continua de parler, pour voir ce que Mrreg avait à lui apprendre. « Lorsque vous vous êtes aperçu que vous pouviez utiliser Dosadi à des fins très particulières… » « Particulières ? Quelles motivations plus universelles pourriez-vous trouver, que celles qui consistent à réduire la concurrence ? » « Avez-vous correctement estimé le prix que vous pouviez avoir à payer ? » « Naturellement. Je connaissais le prix. » Il y avait dans la voix du Gowachin un ton de résignation que l’on trouvait rarement chez ceux de son espèce. McKie hésita. L’assistant qui avait apporté le tablier quitta la salle sans tourner une seule fois la tête dans sa direction, bien qu’il y eût nécessairement un écran où Mrreg le voyait. « Vous vous demandez pourquoi j’ai chargé un intermédiaire d’engager le légiste ? » fit Mrreg. « Pourquoi Aritch ? » « Parce qu’il est candidat à… de plus hautes responsabilités. Savez-vous, McKie, que vous me surprenez ? Vous imaginez très bien, j’en suis sûr, de quelle manière j’aurais pu vous châtier pour vos impertinences. Et pourtant, cela ne semble pas vous arrêter. » Ces mots en révélaient sans doute un peu plus long que Mrreg n’aurait pu le souhaiter, mais il demeurait aveugle (ou indifférent) à ce que percevait McKie. Pour sa part, celui-ci affichait des dehors aussi impénétrables que ceux de n’importe quel Dosadi. « Je n’ai qu’un objectif en tête », dit-il. « Nul ne pourra m’en détourner, pas même mon client. » « Le credo du légiste », commenta Mrreg. L’assistant qui avait apporté le tablier blanc revint avec une sorte de sabre sans fourreau. McKie entrevit une poignée sertie de pierres précieuses et le brillant d’une lame acérée qui devait faire une vingtaine de centimètres de long et s’incurvait fortement à son extrémité. L’assistant, le dos tourné à McKie, se plaça face à Mrreg. La lame n’était plus visible. Le Gowachin, que l’assistant masquait à moitié sur l’écran, se pencha sur la droite pour s’adresser à McKie : « On ne vous a jamais parlé de la cérémonie que nous appelons laupuk. C’est quelque chose de très important. Nous avons été négligents en laissant cela en dehors de votre éducation. Sans laupuk, une… expérience comme Dosadi n’aurait jamais pu être lancée. Essayez de comprendre la signification de ce rite. Cela vous aidera à compléter vos dossiers. » « Quel était votre phylum ? » demanda McKie. « Ça n’a plus aucune importance, mais… très bien. C’était le Grand Éveil. J’y suis resté Haut Magister pendant vingt ans avant que le projet Dosadi prenne forme. » « Combien de corps borduriers avez-vous utilisés ? » « C’est mon dernier. Cela non plus n’a guère d’importance, à présent. Mais dites-moi, McKie, à quel moment avez-vous commencé à soupçonner Aritch de n’être qu’un intermédiaire ? » « Lorsque j’ai compris que tous les Gowachins n’étaient pas nés gowachins. » « Mais Aritch… » « Oui, je sais… Aritch aspire à de plus hautes responsabilités. » « Hum… je crois comprendre… la décision comprenant Dosadi devait nécessairement dépasser le cadre de quelques phylums, ou même d’une seule espèce. Il fallait qu’il y ait… ce que vous autres les Humains appelez, je crois, un « Haut Commandement ». Oui, tout cela a dû vous sauter aux yeux, alerte comme vous le semblez maintenant. Ce sont vos nombreux mariages qui nous ont trompés, j’imagine. C’était délibéré de votre part ? » À l’abri derrière son masque dosadi, McKie décida de mentir : « Évidemment. » « Ah… » Mrreg sembla se recroqueviller sur lui-même, mais il reprit le dessus. « Je vois. On nous a fait croire que vous étiez une sorte de dilettante aux sentiments corrompus. Cela devait passer à nos yeux pour une imperfection que nous pouvions exploiter. Dans ce cas, c’est qu’il existe un autre Haut Commandement, et nous ne nous en sommes jamais doutés. » Tout cela, débité d’une voix rapide, laissait entrevoir les rouages qui commandaient l’idée que se faisait Mrreg de l’univers co-sentient. McKie s’extasiait de voir à quel point les mots pouvaient en dire plus long que les apparences. Ce Gowachin avait quitté depuis longtemps Dosadi où il n’était pas né, mais ce qu’il y avait appris était indélébile, et se révélait maintenant qu’il était poussé dans ses derniers retranchements. McKie se garda de l’interrompre. « Nous n’avions pas prévu que vous perceriez le rôle tenu par Aritch. Ce n’était pas dans nos intentions, comme vous devez le savoir. Je présume que… » Ce que Mrreg présumait, il dut décider de le garder pour lui, car il continua de méditer à haute voix : « On pourrait presque croire que vous êtes né sur Dosadi. » McKie demeurait silencieux. Il préférait laisser l’esprit du Gowachin s’imprégner de la peur impliquée par cette conjecture. Au bout d’un moment de réflexion, Mrreg demanda : « Rejetez-vous la faute sur tous les Gowachins ? » Toujours pas de réponse. Mrreg devenait nerveux. « Ce Haut Commandement dont je fais partie constitue une sorte de gouvernement. Parfois, les peuples sont incités à accepter sans poser de questions ce que font les gouvernements. » McKie décida de sauter sur cette occasion. « Les gouvernements engagent toujours leurs populations entières lorsque la situation devient suffisamment grave. Par leur acceptation passive, ces populations deviennent complices de tous les crimes qui sont commis en leur nom. » « Vous avez accordé aux Dosadis le libre usage des couloirs calibans ? » McKie acquiesça. « Les Calibans respecteront leurs obligations. Jedrik s’est chargée de mettre ses compatriotes au courant. » « Vous avez l’intention de laisser les Dosadis envahir la Co-sentience et se venger sur mon Haut Commandement ? Faites attention, McKie. Je vous avertis solennellement de ne pas oublier vos devoirs de légiste, ni ceux que vous avez envers Aritch. » McKie continuait à se taire. « Ne faites pas cette erreur, McKie. Aritch est votre client. À travers sa personne, vous représentez tous les Gowachins. » « Un légiste ne peut défendre qu’un client responsable », fit McKie. « Non pas un subalterne, mais quelqu’un dont les actes sont véritablement mis en cause dans l’affaire qui est jugée. » L’expression du Gowachin devint soucieuse. « Vous devriez m’écouter, McKie. Il ne me reste plus beaucoup de temps. » En un éclair d’appréhension, McKie porta son attention sur l’assistant qui tenait le sabre et dissimulait partiellement le Gowachin assis. Mrreg parla rapidement. « Votre éducation gowachin comporte un assez grand nombre de lacunes, McKie. J’avoue que ce fut une erreur de notre part. Quant à votre situation présente, qui est en passe de devenir intenable, c’est votre… impétuosité qu’il faut incriminer. » L’assistant changea de position. Ses bras se levèrent lentement. McKie entrevit le bout de la lame qui dépassait au-dessus de son épaule droite. « Les Gowachins ne sont pas organisés en familles comme les Humains ou même les Wreaves », poursuivit Mrreg. « Nous avons échelonné la progression de chaque individu dans des groupes qui détiennent de plus en plus de responsabilités sur ceux qui se trouvent au-dessous. C’est ainsi qu’est structuré notre Haut Commandement. Ce que vous avez l’habitude de considérer comme une famille gowachin n’est en réalité qu’un groupe de reproduction qui obéit à des règles limitées. Chaque fois que nous faisons un pas dans la hiérarchie des responsabilités, nous savons que le prix à payer en cas d’échec sera un peu plus élevé. Vous me demandez si je connais ce prix ? Ah, McKie ! Le mâle gowachin, à l’époque de la reproduction, fait en sorte que seuls survivent ses têtards les plus vifs et les plus alertes. Le Magister fait observer les formes de la Loi. Le Haut Commandement répond devant un… Mrreg. Vous saisissez ? Le Mrreg, quant à lui, se doit de prendre les meilleures décisions. Aucun échec. Aussi… laupuk… » Tandis qu’il prononçait ce dernier mot, la lame qui était aux mains de l’assistant décrivit un arc de cercle fulgurant qui rencontra la nuque du vieux Gowachin. La tête de Mrreg, d’un seul coup tranchée, fut soulevée par l’extrémité recourbée de l’arme et retomba sur le tablier blanc éclaboussé d’une écœurante sanie verte. La scène s’effaça pour être remplacée par le Gowachin qui avait mis McKie en communication avec Mrreg. « Aritch voudrait consulter son légiste », dit-il. Chapitre 35 Au sein d’un univers changeant, seule une espèce changeante peut espérer être immortelle, et cela uniquement si les œufs sont élevés dans des environnements largement diversifiés et dispersés. Ce qui promet une abondance d’individus uniques. Intuitions (aperçu de philosophie antique chez les Humains), Publications du BuSab. Jedrik établit le contact avec McKie pendant que celui-ci attendait l’arrivée d’Aritch et de Ceylang. Il était en train de contempler distraitement le plafond en spéculant, d’une manière tout à fait dosadie, sur le meilleur moyen de tirer de cette rencontre le plus possible d’avantages personnels. Dès qu’il sentit le contact, il se referma sur lui-même. « Pas de transfert. » « Bien sûr que non. » C’était quelque chose d’infime, une nuance qui aurait pu échapper à quiconque n’aurait pas eu dans sa tête un modèle aussi précis de Jedrik. « Tu es fâchée contre moi », fit-il. L’ironie qu’il projetait fut perçue immédiatement. Quand elle répondit, sa colère avait fait place à une simple irritation. Ce qui comptait pour elle, ce n’était pas tant d’atténuer la force de ses réactions que de les avoir laissé transparaître. « Tu me rappelles un de mes premiers amants », fit-elle. McKie songea à l’endroit où elle se trouvait en ce moment : bien à l’abri dans l’île flottante embaumée de parfums de fleurs qu’il possédait sur l’océan planétaire de Tutalsee. Comme un environnement pareil devait sembler étrange à une Dosadie ! Pas la moindre menace, des fruits qu’elle pouvait cueillir à volonté sans avoir peur de s’empoisonner. Les souvenirs qu’il lui avait transmis devaient donner à tout cela un air de familiarité, mais dans sa chair l’expérience n’en était pas moins nouvelle. Les souvenirs… eh bien… L’île devait évoquer toutes les femmes qu’il avait menées en voyage de noces dans ces berceaux de verdure parfumés. En songeant à cela, il projeta : « J’imagine que cet ancien amant n’a pas su admirer comme il se devait toutes tes capacités, en dehors du lit, bien entendu. Lequel était-ce… » Il évoqua plusieurs possibilités précises, puisées dans les souvenirs qu’il tenait d’elle. Elle sourit. Il perçut la spontanéité de sa réaction, exempte de toute restriction mentale. À son tour, il songea à l’une de ses anciennes femmes et, de fil en aiguille, se prit à méditer sur la filiation qui avait abouti à Jedrik. Là, pas de confusion entre le choix du partenaire de reproduction et celui qui servait uniquement au plaisir sexuel. Il pouvait même arriver que le premier fût cordialement détesté. Amant… épouse… quelle différence, si ce n’est au niveau des conventions sociales qui distribuaient les rôles. Mais cette femme que lui rappelait Jedrik… il fouilla sa mémoire, soucieux de savoir si ses souvenirs pouvaient l’aider à améliorer ses relations présentes avec Jedrik. Il avait alors environ trente-cinq ans et le BuSab venait de lui attribuer l’une de ses premières missions personnelles, sans la présence d’un ancien pour le guider et le conseiller. On murmurait qu’il était le plus jeune agent humain du Bureau à avoir été ainsi lâché en solitaire pour une mission d’importance. La planète appartenait au système d’Ylir et l’affaire ne ressemblait à rien de ce qu’avait précédemment connu McKie. La ville était repliée sur elle-même, les maisons étaient dans l’ombre de porches immenses et partout régnait un silence oppressant. Ni animaux, ni insectes, ni oiseaux, juste cet effrayant silence à l’abri duquel, disait-on, était en train de se former une religion fanatique. Toutes les conversations se faisaient à voix basse, riches d’intonations subtiles qui suggéraient l’existence d’un code propre à Ylir, excluant les intrus venus du reste de la Co-sentience. Toutes choses très dosadies, en somme. Son épouse d’alors, qui l’attendait sagement sur Tutalsee, possédait un tempérament tout à fait opposé ; elle était sociable, sportive, bruyante. L’expérience d’Ylir, assez curieusement, avait conduit McKie à prendre une conscience aiguë des besoins de son épouse. Le mariage avait tenu plus longtemps que les autres. Il comprenait, maintenant, pourquoi Jedrik lui rappelait cette femme : elles s’entouraient toutes les deux d’une armure de féminité coriace, mais derrière cette façade elles étaient extrêmement vulnérables. Lorsque l’armure se dissolvait, elle se dissolvait totalement. Cette découverte le remplit de perplexité, car il percevait clairement la nature de sa réaction : il avait peur. Durant l’éclair de cette méditation, Jedrik saisit la direction de ses pensées. « Nous n’avons pas quitté Dosadi. Nous l’avons emportée avec nous. » C’était donc pour cette raison qu’elle l’avait contacté maintenant. Elle voulait être certaine qu’il incorporait cette donnée à ses évaluations. McKie regarda par la fenêtre ouverte. Bientôt, le crépuscule allait tomber sur Tandaloor. La planète-mère des Gowachins avait défié l’évolution durant des milliers d’années standard. Sous certains aspects, c’était un coin tranquille, hors du temps. La Co-sentience ne sera plus jamais la même. Le mince ruisseau dosadi qu’Aritch et les siens avaient espéré tarir était devenu une cataracte rugissante. Le peuple dosadi allait s’insinuer dans tous les recoins de la civilisation co-sentiente. Rien ne pouvait résister à un Dosadi, même humble. Les lois devraient changer. Les relations entre les individus seraient subtilement, mais profondément modifiées. Tout serait coloré par les conceptions dosadies, de l’amitié la plus simple aux relations d’affaires les plus complexes. McKie se souvint subitement des derniers mots qu’avait prononcés Aritch lorsqu’il l’avait accompagné au couloir qui allait le transporter sur Dosadi : « Demandez-vous donc s’il pourrait exister un prix trop élevé à la leçon dosadie. » C’était, en fait, le premier indice qu’avait eu McKie sur les motivations réelles qui poussaient Aritch. Le mot « leçon » l’avait tracassé, mais il n’avait pas su en dégager les implications. Un peu honteux, il se souvint de la réponse trop facile qu’il avait faite au Magister : « Cela dépend de la leçon. » C’était vrai, naturellement, mais comme il avait été aveugle à des choses que n’importe quel Dosadi aurait perçues tout de suite ! Comme il avait été naïf ! Il voulut faire comprendre à Jedrik qu’il saisissait la raison pour laquelle elle avait attiré son attention sur ces choses. « Aritch n’a pas vu grand-chose au-delà de l’utilisation de la violence et de l’injustice… » « Et de leur exploitation aux fins d’acquérir des avantages personnels. » Elle avait évidemment raison, songea McKie en contemplant la tombée du crépuscule. Chaque espèce essayait de tout s’arroger. Si l’espèce échouait, d’autres forces derrière elle intervenaient, et ainsi de suite, à l’infini. Je sais ce que je fais. Il se remémora avec un frisson les paroles du monstre endormi et sentit que Jedrik avait la même réaction d’horreur. Mais même contre ça, elle était blindée. « Ta Co-sentience, elle avait des pouvoirs énormes. » Le passé était adéquat. Elle n’avait pas dit non plus notre Co-sentience, parce que c’était déjà quelque chose de révolu. En outre… elle demeurait Dosadie. « Et surtout, l’illusion du pouvoir », acheva-t-elle. Il vit enfin ce qu’elle voulait mettre en relief et la partie de son psychisme qu’il possédait en lui rendait la leçon deux fois plus percutante. Elle savait à l’avance quelles étaient les clés que la personnalité de McKie était susceptible de laisser passer sans les voir. C’était la vérité. Elle avait mis le doigt sur l’un des éléments fondamentaux qui cimentaient l’unité de la Co-sentience. « Qui peut se permettre de se croire immunisé contre toutes représailles ? » cita McKie. C’était écrit dans le manuel du BuSab. Jedrik ne lui répondit pas. Elle n’avait pas besoin d’insister. Les leçons de l’histoire étaient claires. La violence engendre la violence. Lorsque cette violence échappe à tout contrôle, elle prend un cours consternant qui obéit à un schème répétitif. Le plus souvent, ce cours se déploie au détriment d’innocents. C’est la « phase de recrutement ». Les ex-innocents déclenchent à leur tour violence sur violence, jusqu’à ce que la raison finisse par reprendre le dessus ou que tout le monde soit massacré. Il y avait dans l’univers suffisamment de blocs carbonisés à la dérive qui avaient jadis été des planètes pour que la leçon soit présente dans tous les esprits. Dosadi avait été à deux doigts de rejoindre ce lot. Avant de rompre le contact, Jedrik voulut attirer l’attention de McKie sur un autre point. « Tu te souviens que, dans les derniers moments, Broey a fait augmenter les rations des Humains qui travaillaient pour lui. C’était une manière spéciale de leur dire qu’ils allaient bientôt être lâchés dans la Bordure, livrés à eux-mêmes. » « Une manière dosadie de leur faire savoir. » « Exact. Nous avons toujours eu cette pensée en réserve, que si nous nous reproduisions en très grand nombre, certains d’entre nous seraient sûrs de survivre quoi qu’il arrive. Nous aurions pu produire une espèce capable de vivre à l’extérieur de Chu… ou de n’importe quelle autre cité bâtie uniquement pour fournir à ses habitants des aliments non toxiques. » « Mais il y a toujours une force plus grande tapie dans les coulisses. » « Arrange-toi pour qu’Aritch le comprenne bien. » Chapitre 36 Quand la violence est inévitable, mieux vaut choisir une explosion contrôlable que laisser se répandre un déchaînement contagieux. Leçons de choix, Manuel du BuSab. L’Huissier principal de la judicarène, un digne et corpulent Gowachin du phylum des Présomptions, accueillit McKie à la porte de l’arène avec un aveu : « J’aurais dû vous informer auparavant que certains de vos témoins ont été récusés sur la demande de la partie plaignante. » L’huissier, qui s’appelait Darak, fit un geste gowachin équivalant à un haussement d’épaules et attendit. McKie, sans lui répondre, contempla l’entrée en ogive qui laissait entrevoir une partie des gradins. L’arène était comble. Il s’était attendu, pour cette première séance, à un défi de ce genre. Ce que venait de lui annoncer Darak constituait pour lui une révélation importante. Cela signifiait qu’ils acceptaient son gambit. Ceux qui guidaient les actions de Ceylang avaient choisi une ligne d’attaque risquée. Ils s’attendaient à une protestation de sa part. Il se tourna pour regarder Aritch, qui se tenait docilement à trois pas derrière son légiste en arborant l’expression résignée de celui qui a décidé de confier son sort à la judicarène. Il faut obéir aux formes de la loi. Derrière ces apparences, il y avait la véritable tradition gowachin. Les coupables sont innocents. Du gouvernement ne peut naître que le mal Les légalistes font passer avant tout leurs propres intérêts. La défense et l’accusation sont sœurs jumelles. Il faut se méfier de tout et de n’importe quoi. C’était au légiste d’Aritch de déterminer la position de départ et McKie avait choisi la défense. Il n’avait pas été surpris d’apprendre que Ceylang allait requérir. En contrepartie, il avait insisté pour que Broey siège à une tribune judiciaire qui serait seulement composée de trois membres. Cela avait entraîné un certain retard, durant lequel Bildoon avait contacté McKie pour le sonder dans l’espoir de déceler une éventuelle traîtrise. La démarche de Bildoon était si naïve que McKie avait même soupçonné un piège au second degré. « McKie, les Gowachins ont peur que vous n’ayez un Caliban dans votre manche. C’est là une force qu’ils… » « Plus ils ont peur, mieux ça vaut. » McKie avait observé le visage de Bildoon en gros plan sur l’écran du communicateur. Il paraissait tendu et fatigué. Jedrik avait raison : comme il était facile de déchiffrer les non-Dosadis ! « Mais, d’après ce que j’ai cru comprendre, vous auriez quitté Dosadi malgré l’existence d’un contrat caliban qui n’autorise… » « Qu’ils s’inquiètent. Ça ne leur fera pas de mal. » Il regarda fixement Bildoon sans trahir le moindre sentiment. Nul doute que cette conversation était épiée. Tant mieux. Ils allaient commencer à comprendre à quoi ils se heurtaient. Ce n’était pas le fantoche Bildoon qui allait dévoiler ce que recherchaient les forces de l’ombre. Qu’ils l’aient envoyé sur Tandaloor, cependant, avait pour McKie une signification importante. Le directeur pan spechi du BuSab était offert en appât. C’était précisément la réaction que recherchait McKie. Bildoon avait raccroché sans avoir obtenu ce qu’il voulait. McKie avait mordu à l’hameçon juste assez pour être sûr que Bildoon serait de nouveau présenté comme appât. Et les montreurs de marionnettes craignaient toujours qu’il n’ait un Caliban à ses ordres. Sans doute avaient-ils essayé d’interroger leur Caliban gardien du Mur de Dieu. McKie sourit intérieurement en imaginant la conversation. Le Caliban n’avait qu’à citer la lettre du contrat. Si ses interlocuteurs l’accusaient ; cela le rendrait furieux et il mettrait fin au contact. En outre, une conversation avec un Caliban était toujours truffée de termes ambigus et ils ne pourraient jamais savoir avec certitude ce que le gardien du Mur de Dieu avait voulu dire. Tout en observant Darak, qui attendait patiemment sa réaction, McKie comprit qu’elles se heurtaient à un problème, ces forces de l’ombre qui manipulaient Aritch. Le laupuk avait fait disparaître Mrreg de leur état-major et ses précieux conseils devaient leur faire cruellement défaut. McKie avait compris qu’il fallait dire : Le Mrreg et qu’Aritch se trouvait en tête de la liste des successeurs possibles. Aritch possédait la formation dosadie, mais il n’était pas né sur Dosadi. Il y avait là une leçon dont toute la Co-sentience allait bientôt tirer la signification. Le choix de Broey comme juge était un point acquis. Broey était dosadi d’origine. Le contrat caliban l’avait maintenu prisonnier sur la planète vénéneuse, mais il n’était pas resté confiné dans son corps gowachin. Broey savait ce que c’était d’être à la fois humain et gowachin. Il connaissait l’existence des Pcharky et la manière dont les utilisaient ceux qui avaient maintenu Dosadi en esclavage. Et Broey était maintenant gowachin. Les adversaires de McKie n’oseraient pas nommer un autre Gowachin comme juge. Il leur faudrait choisir au sein d’une autre espèce. Le dilemme était intéressant. De plus, maintenant qu’ils étaient privés de l’aide calibane, ils ne disposaient plus d’autres Pcharky sur Dosadi. Leur principale monnaie d’échange était perdue. Ils devaient être au bord du désespoir. Certains d’entre eux, les plus vieux, devaient être complètement désespérés. Un bruit de pas se fit entendre au détour du couloir, derrière Aritch. McKie se retourna pour voir apparaître Ceylang, au milieu de ses conseillers. McKie ne compta pas moins d’une vingtaine de légistes en renom venus lui prêter main-forte. Ils avaient décidé de ne rien négliger. Ce n’étaient pas seulement l’amour-propre et l’intégrité gowachins qui se trouvaient en jeu, mais aussi leur conception sacrée de la Loi. Et ceux qui désespéraient se tenaient derrière eux, les pressant sans relâche. McKie avait l’impression de les voir s’agiter comme des fantômes à l’ombre du cortège. Il remarqua que Ceylang portait la robe noire et la capuche noire rayée de blanc du Procureur légiste. Elle avait rejeté la capuche en arrière pour dégager ses mandibules. McKie décela de la tension dans ses mouvements. Elle ne donna pas signe de l’avoir reconnu, mais il l’observait avec des yeux dosadis. Je lui fais peur. À juste titre. Il se tourna pour s’adresser à l’huissier en parlant suffisamment fort pour que tout le monde l’entende. « Toute loi doit être mise à l’épreuve. Je prends note que vous venez de m’informer officiellement de la restriction imposée à ma défense. » Darak, qui s’attendait à des protestations indignées et à la demande d’une liste complète des témoins récusés, était dans un état de perplexité manifeste. « Officiellement ? » Ceylang et toute sa troupe s’arrêtèrent à quelques pas derrière Aritch. McKie poursuivit, toujours d’une voix forte : « Nous sommes ici dans l’enceinte de la judicarène. Toute déclaration concernant un litige relevant de la compétence de cette arène prend un caractère officiel. » L’huissier jeta un coup d’œil à Ceylang, comme pour lui demander de l’aide… Les paroles de McKie le menaçaient directement. Darak espérait devenir un jour Haut Magister. Il devait maintenant se rendre compte de ses incompétences. Il n’irait pas loin sur la scène politique des phylums gowachins, surtout dans l’ère dosadie qui commençait. McKie lui expliqua, comme s’il s’adressait à un néophyte : « Les informations apportées par mes témoins me sont intégralement connues. Je présenterai moi-même ces preuves. » Ceylang, qui s’était penchée pour écouter ce que lui murmurait un de ses conseillers gowachins, manifesta son étonnement en dressant une de ses antennes tactiles caoutchouteuses. « Je proteste. Le légiste de la défense n’a pas le droit… » « Comment pourriez-vous protester ? » interrompit McKie. « Vous n’êtes pas ici devant des juges habilités à accepter ou refuser votre protestation. » « Je proteste officiellement ! » insista Ceylang en ignorant un conseiller qui la tirait par la manche. À ce moment-là seulement, McKie s’autorisa un léger sourire glacé. « Comme vous voudrez. Mais dans ce cas, nous ferons comparaître Darak dans l’arène en qualité de témoin. C’est la seule partie présente qui soit en dehors de notre litige. » Les plis de la mâchoire d’Aritch s’abaissèrent en une grimace à la gowachin. « Je les avais avertis, vers la fin, de ne pas continuer avec la Wreave », dit-il. « Qu’ils ne prétendent pas être venus ici sans savoir. » Trop tard, Ceylang comprit ce qui s’était passé. McKie allait pouvoir interroger Darak sur les récusations de ses témoins. Certaines seraient à coup sûr rapportées. Au minimum, McKie apprendrait qui était redouté de la partie adverse. Surtout, il le saurait à temps pour pouvoir en tirer parti sans leur fournir aucun répit. L’énervement, la peur et l’amour-propre avaient poussé Ceylang à agir avec trop de précipitation. Aritch avait eu raison de la prévenir, mais ils avaient compté que McKie aurait peur des triades wreaves enchevêtrées. Qu’ils y comptaient toujours. Cela et l’affaire des témoins récusés leur occuperait l’esprit et les empêcherait d’exercer leur discernement sur des questions plus importantes. McKie fit passer Darak devant lui par l’entrée voûtée qui donnait dans l’arène et l’entendit murmurer un juron. La raison de cette attitude devint apparente à McKie lorsqu’il s’avança à son tour, suivi du groupe de Ceylang. Les instruments de Vérité-par-la-Souffrance avaient été disposés sur leur antique râtelier, sous la tribune des juges. Rarement exhibés en dehors de quelques cérémonies d’apparat, ces instruments n’avaient pas été utilisés dans l’arène de mémoire de témoin vivant. McKie s’était attendu à cet étalage. Il était évident que tel n’était pas le cas de Darak et Ceylang. Fait intéressant, l’entourage de cette dernière ne cessait d’observer McKie en attendant ses réactions. Il leur dédia un sourire de satisfaction sardonique. Il reporta toute son attention sur la tribune de justice. On lui avait accordé Broey. La Co-sentience, représentée par le BuSab, avait droit à une nomination. Le choix effectué avait de quoi réjouir McKie. Comme appât, on ne pouvait guère trouver mieux ! C’était Bildoon qui occupait le fauteuil à droite de Broey. Le directeur pan spechi du BuSab avait un air digne et doucereux avec sa robe gowachin de couleur vert tendre. Ses yeux à facettes scintillaient dans la lumière rue de l’arène. Le troisième juge était nécessairement un choix des Gowachins, à coup sûr ratifié (comme celui de Bildoon) par les forces de l’ombre. Il s’agissait d’un Humain. Lorsque McKie le reconnut, il faillit trébucher et ne retrouva son équilibre qu’au prix d’un effort visible. Que cherchaient-ils à faire ? Ce troisième juge s’appelait Mordes Parando. C’était un adversaire notoire du BuSab, qu’il voulait faire disparaître soit entièrement, soit en lui rognant quelques-unes de ses attributions clés. Il venait de la planète Lirat, ce qui n’avait rien d’étonnant pour McKie. Lirat était un repaire tout trouvé pour les forces de l’ombre, une planète richissime, divisée en énormes domaines privés défendus par des forces de sécurité autonomes. Parando était un personnage dont les manières, assez superficielles en apparence, pouvaient dissimuler aussi bien quelqu’un d’authentiquement raffiné, informé et cultivé, qu’un autocrate impitoyable de la trempe de Broey. Il avait certainement séjourné, lui aussi, sur Dosadi. Son expression portait la marque de la Bordure. Il y avait autre chose concernant Parando, que personne hors de Lirat n’était censé connaître. McKie avait mis le nez dessus tout à fait par hasard en interrogeant, au cours d’une mission, un Palenki employé sur Lirat comme garde. Les Palenkis, dont la morphologie évoquait celle de la tortue, étaient connus pour leur lenteur d’esprit et employés surtout pour leur force musculaire. Celui-là s’était révélé plus observateur que les autres. « Parando donne des conseils sur la loi gowachin », avait-il déclaré à McKie en réponse à une question sur la présence de cet homme dans l’entourage du propriétaire du domaine faisant l’objet de l’enquête. McKie, incapable de voir un rapport entre sa question et la réponse donnée, s’était abstenu d’insister, mais il s’était promis d’approfondir plus tard le renseignement. Il avait vaguement dressé l’oreille à l’époque en raison du bruit qui courait sur l’existence d’une enclave légaliste, quelque part sur la planète. De telles enclaves se situaient généralement aux limites de la légalité. Ceux qui étaient dans l’ombre derrière Aritch devaient savoir que McKie allait reconnaître Parando. Se doutaient-ils qu’il était au courant de son passé de juriste ? Ils n’ignoraient certainement pas le danger qu’il y avait à désigner un homme comme Parando pour siéger dans une tribune de justice gowachin. Les juristes professionnels étaient absolument exclus de l’appareil judiciaire gowachin. « Le peuple jugera. » De quelle utilité pouvait leur être ici un juriste ? Attendaient-ils plutôt de McKie qu’il identifie l’origine bordurière du corps de Parando ? Était-ce une sorte d’avertissement qu’ils voulaient lui donner de ne pas soulever ici ce genre de problème ? Les échanges de corps, avec leur débouché sur l’immortalité, représentaient un nid de serpents dans lequel personne ne tenait à mettre la main. Quant à la possibilité pour une espèce d’en espionner une autre… cela pouvait aller jusqu’au morcellement pur et simple de la Co-sentience, à plus d’un titre. Si je récuse Parando, son remplacement risque d’être plus que dangereux. Si je le dénonce en tant que juriste au cours du procès… serait-ce exactement ce qu’ils cherchent ? Il faudra voir ça de plus près. Sachant que d’innombrables regards suivaient chacun de ses mouvements, il balaya l’arène d’un coup d’œil scrutateur. Dominant l’ovale vert tendre où il se trouvait, des rangées de gradins bondés s’étageaient en amphithéâtre. La lumière du matin, filtrant à travers le dôme translucide, éclairait la foule d’Humains, Gowachins, Palenkis, Sobarips. Il aperçut un groupe de Wreaves Furets juste au bord de l’arène, mobiles et souples dans leurs moindres mouvements. Il allait falloir les surveiller de près. Chaque espèce et chaque clan de la Co-sentience devait être représenté ici. Ceux qui n’avaient pu venir en personne avaient la possibilité de suivre des débats grâce aux transmetteurs installés sous les corniches du dôme. McKie se tourna vers la loge des témoins, nichée dans la paroi sous les rangées de gradins. Il reconnut tous les témoins qu’il avait cités, y compris ceux qui étaient récusés. Les formes de la loi étaient respectées. Même si le Pacte co-sentient exigeait ici certaines modifications, l’arène demeurait dominée par le code gowachin. Pour bien marquer cela, la boîte de métal bleu du Phylum des Marches occupait la place d’honneur sur le banc situé devant la tribune de justice. Qui sera le premier à tâter de la dague dans cette arène ? Le protocole voulait que l’Accusation et la Défense s’avancent jusqu’à un endroit précis sous la tribune, se prosternent devant les juges et déclarent accepter les conditions de l’arène. Le désordre, cependant, régnait dans le groupe de l’Accusation. Deux des conseillers de Ceylang lui parlaient à l’oreille avec animation. Les trois membres de la tribune de justice conférèrent un instant en regardant la scène qui se déroulait au-dessous d’eux. Ils ne pouvaient agir officiellement avant l’acte de soumission. McKie regarda les juges, et Broey en particulier. La cupidité éclairée du Dosadi gowachin était un point d’ancrage. Elle ressemblait à la loi gowachin, modifiable uniquement en surface. Et Broey n’était que le fer de lance du groupe de conseillers dosadis approuvés par Jedrik. Les bras raides le long du corps, McKie marcha jusqu’à la tribune, se prosterna, se releva puis déclara d’une voix sonore : « J’accepte cette arène pour amie. Ses conditions sont les miennes, mais l’Accusation a profané les traditions sacrées de ces lieux. La Cour me donne-t-elle l’autorisation d’ôter immédiatement la vie à la coupable ? » Il y eut une exclamation derrière lui, un bruit de pas précipités et le choc mou d’un corps qui se jetait sur le tapis qui recouvrait l’arène à cet endroit. Ceylang n’avait pas le droit de s’adresser à la Cour avant cette soumission et elle le savait. Elle avait également appris en cette occasion, en même temps que tout le monde, quelque chose de tout aussi important : McKie était prêt à la tuer malgré la menace de vendetta wreave. Haletante, Ceylang fit sa déclaration de soumission aux conditions de l’arène puis enchaîna : « J’élève une protestation contre le subterfuge utilisé par le légiste de la Défense ! » McKie perçut différents mouvements dans les rangs des Gowachins. Ceylang ignorait-elle à quel point les Gowachins chérissaient les artifices égaux ? Les membres de la tribune de justice avaient dûment été mis au courant des exigences formelles de la loi gowachin, bien qu’il fût douteux que Bildoon comprît entièrement ce qui se passait derrière ces formes. Le Pan Spechi confirma ces doutes en se penchant en avant pour demander : « Pourquoi l’huissier principal de cette Cour entre-t-il avant les légistes ? » McKie décela un léger sourire dans le visage de Broey puis se tourna vers Darak, qui se tenait à l’écart au groupe de l’Accusation, solitaire et tremblant. McKie fit un pas en avant. « La Cour veut-elle demander à Darak de gagner la loge des témoins ? Il se trouve ici à la suite d’une requête formelle de l’Accusation. » « C’est l’huissier principal de cette Cour », protesta Ceylang. « Il doit garder la porte pour… » « L’Accusation a élevé une protestation formelle au sujet d’une affaire évoquée devant cet huissier », fit McKie. « En tant qu’huissier principal de cette Cour, il n’est mêlé aux intérêts d’aucune des deux parties en présence. C’est le seul témoin objectif. » Broey eut un mouvement d’impatience et regarda Ceylang. McKie perçut à quel point la Wreave devait sembler étrange aux yeux d’un Dosadi. Mais Broey ne laissait rien paraître sur son visage. « Avez-vous élevé une protestation ? » demanda-t-il. À une question directe de la tribune, Ceylang était obligée de répondre. Elle regarda Bildoon comme pour quémander son aide, mais il demeura silencieux. Parando également refusait de l’aider. Quant à Darak, il était si terrorisé qu’il ne pouvait détacher son attention des instruments de souffrance. Peut-être savait-il quelque chose de précis sur leur présence dans la judicarène. Ceylang essaya de s’expliquer. « Lorsque le légiste de la Défense a suggéré une illégale… » « Avez-vous élevé une protestation ? » « Mais je vous… » « C’est à la Cour de décider si la légalité est respectée ou non. Avez-vous élevé une protestation ? » « Oui. » Elle avait répondu malgré elle, son corps de Wreave gracile secoué par un tremblement. Broey indiqua d’un geste à Darak la direction de la loge des témoins, mais dut exprimer son ordre à haute voix quand il vit que l’huissier apeuré ne comprenait pas. Darak obéit presque au pas de course. La judicarène était maintenant plongée dans le silence, un silence explosif où les Co-sentients de tous les clans et de toutes les espèces attendaient dans les loges d’observation, chacun aux prises avec ses angoisses particulières. D’innombrables rumeurs avaient maintenant eu le temps de se propager. Les couloirs calibans avaient dispersé les émigrés dosadis à travers toute la Co-sentience. Les représentants des média avaient été écartés de Dosadi et de ce tribunal en fonction de l’argumentation gowachin selon laquelle ils étaient « soumis à des réactions subjectives non informées ». Ils pouvaient cependant assister aux débats, comme tout le monde, par l’intermédiaire des transmetteurs. Le regard de McKie ne s’arrêtait sur rien de particulier, mais enregistrait les plus infimes détails. Il y avait non pas trois juges mais beaucoup plus dans cette arène et Ceylang devait certainement s’en douter. La loi gowachin se retournait contre elle-même et n’existait « que pour être changée ». Mais cette foule qui attendait, c’était autre chose. Il fallait faire comprendre à Ceylang qu’elle était offerte en sacrifice au peuple. L’opinion co-sentiente était au-dessus d’elle comme un marteau de forge prêt à l’écraser de sa masse. Parando parla à son tour. « Les parties adverses désirent-elles procéder maintenant à l’examen des faits ? » « Nous ne pouvons commencer tant qu’une protestation formelle demeure en suspens », fit McKie. Parando comprit tout de suite. Il regarda l’assistance puis leva les yeux au plafond. C’était un signal à peine dissimulé. Il savait quels étaient les vrais juges ici. Pour bien le marquer, il se barra le torse, avec le pouce, de la pomme d’Adam jusqu’au sternum. C’était le salut dosadi des desperados borduriers, qui signifiait : « Plutôt mourir que se rendre. » Sa manière spéciale d’exécuter le geste apprit quelque chose d’autre à McKie : Parando était un Gowachin à l’intérieur d’un corps humain. Ils avaient osé mettre deux Gowachins dans cette tribune ! Grâce à sa manière dosadie de percevoir les choses, McKie comprit pourquoi ils avaient fait cela. Ils étaient prêts à produire leur contrat caliban devant cette assemblée et voulaient faire savoir à McKie qu’ils seraient les premiers à dévoiler le secret des échanges de corps, s’il les acculait à cette extrémité. Tout le monde connaîtrait alors l’échappatoire dans ce fameux contrat caliban qui retenait prisonniers les Dosadis mais permettait d’exporter leurs corps dans toute la Co-sentience. Ils croient que je suis Jedrik dans le corps de McKie ! Par son attitude, Parando lui en révélait encore davantage. Ceux qui étaient derrière lui avaient l’intention de rechercher le corps de Jedrik et de le détruire, laissant éternellement en suspens la chair de McKie. Il pourrait protester tant qu’il le voudrait de sa véritable identité. Ils n’auraient qu’à lui demander de leur apporter une preuve. En l’absence de l’autre personne… Qu’est-ce que leur Caliban gardien du Mur de Dieu avait bien pu leur dire ? « Il est McKie, elle est McKie. Il est Jedrik, elle est Jedrik. » L’esprit en effervescence, McKie hésitait à risquer un contact mental immédiat avec Jedrik. Ensemble, ils avaient déjà examiné ce danger. Jedrik s’était réfugiée dans un endroit sûr que connaissait McKie, une île flottante de Tutalsee. Elle avait souscrit un contrat spécial avec les Taprisiotes qui faisaient barrage à toutes les tentatives inopportunes de communication susceptibles de révéler l’endroit où elle se trouvait. Les juges, cependant, sous l’impulsion de Parando, s’étaient déclarés prêts à procéder immédiatement à l’interrogatoire de Darak. McKie se força à se concentrer sur son rôle de légiste. Sa carrière en miettes, l’huissier répondit comme un automate. À la fin, McKie réussit à récupérer la plupart de ses témoins. Il y avait deux exceptions notables : Grinik, ce fil défectueux qui aurait pu conduire au Mrreg, et Stiggy. McKie se demandait pourquoi ils tenaient tant à écarter ce génie dosadi qui avait miraculeusement transformé le contenu de sa trousse professionnelle en une série d’instruments de victoire. Stiggy avait-il percé quelque code réputé inviolable ? Cela n’avait de sens que si l’Accusation entendait minimiser la supériorité propre aux Dosadis. Encore hésitant, McKie était en train de chercher un moyen de parer le gambit annoncé par Parando, mais Ceylang s’adressa aux juges : « La question des témoins ayant été soulevée par la Défense, l’Accusation voudrait s’y intéresser à son tour. Nous notons la présence de plusieurs témoins dosadis cités par la partie adverse. Il est cependant une omission notable. Son nom n’a pas encore été prononcé ici. Je fais référence à une Humaine du nom de Jedrik. L’Accusation désire citer comme témoin Keila Jedrik, dont… » « Un instant ! » McKie cherchait désespérément une parade acceptable et n’en trouvait aucune. Il savait que son objection hâtivement bredouillée en révélait davantage qu’il ne l’aurait souhaité. Ils allaient beaucoup plus vite qu’il ne s’y attendait. L’Accusation ne tenait pas vraiment à citer Jedrik comme témoin, surtout dans une arène gowachin, où les rôles ne correspondaient jamais tout à fait à ce qu’ils paraissaient aux non-Gowachins. Le message adressé à McKie était parfaitement clair : « Nous finirons pas la trouver et la tuer. » Bildoon et Parando ayant donné leur accord, on invoqua un couloir caliban devant la tribune et Ceylang abattit son atout. « La Défense connaît les coordonnées du témoin Keila Jedrik. » Ils voulaient exercer des pressions sur lui en raison des liens affectifs qui l’unissaient à Jedrik. Il avait la possibilité de faire récuser le témoin en invoquant ces liens, mais il fallait que l’Accusation et les juges soient tous d’accord, ce qui évidemment ne serait pas le cas, du moins pour le moment. La gorge serrée, il fournit les coordonnées à la porte calibane. Jedrik apparut au milieu de l’arène et fit face aux juges. Elle avait puisé dans la garde-robe, sur l’île flottante de Tutalsee, et portait un sarong orange et jaune qui soulignait sa grâce et sa beauté. Des sandales brunes lui protégeaient les pieds, et elle avait à l’oreille une fleur incarnat. Elle s’était arrangée pour sembler à la fois exotique et fragile. Broey parla au nom des juges. « Savez-vous quelle est la matière de ce procès ? » « Quelle est-elle ? » Elle avait demandé cela avec une innocence enfantine qui ne donna pas le change même à Bildoon. Ils furent cependant forcés de tout lui expliquer, à cause des autres juges pour qui chaque nuance de ce qui se passait ici était d’un intérêt vital. Elle les écouta jusqu’au bout en silence. « … accusés d’avoir effectué des expériences sur des populations prisonnières d’une planète appelée Dosadi… non informées et consentantes… conspiration contre certains Gowachins et autres Co-sentients non encore cités… » Deux doigts posés sur ses arcades sourcilières dans la posture de quelqu’un qui écoute avec attention, McKie établit le contact avec Jedrik. Il fallait qu’ils trouvent un moyen de sortir de cette souricière ! Quand il releva les yeux, il s’aperçut que Parando le regardait avec suspicion. À qui était ce corps ? À qui était Vego ? McKie ou Jedrik ? Finalement, Ceylang fit passer son message privé en demandant si Jedrik « entretenait des relations intimes avec le légiste de la Défense ». Jedrik répondit, d’une manière nettement non dosadie : « Pourquoi ?… Oui ; nous nous aimons. » En soi, la chose n’était pas suffisante pour l’exclure de l’arène, à moins que l’Accusation et la tribune de justice unanimes n’en décident ainsi. Ceylang proposa l’exclusion. Bildoon et Parando, comme c’était prévisible, exprimèrent leur accord. McKie attendait avec curiosité ce qu’allait dire Broey. « Approuvé. » Ainsi, Broey avait conclu un pacte avec les forces de l’ombre. Jedrik et McKie s’y étaient attendus, mais ils n’avaient pas prévu que la confirmation de la chose prendrait cette forme. McKie demanda une suspension jusqu’au lendemain matin. Avec bienveillance, on la lui accorda. Ce fut Broey qui annonça la décision en se penchant pour regarder Jedrik avec un sourire ironique. Le conditionnement dosadi de McKie était tel qu’il ne put se résoudre à en vouloir à Broey parce qu’il cherchait à prendre une revanche personnelle sur celle qui l’avait battu à Chu. Lorsqu’ils se retrouvèrent chez eux, Jedrik posa une main sur le torse de McKie et murmura, les yeux baissés : « Tu n’es pas responsable. C’était inévitable Aucun de ces trois juges ne t’aurait accordé la moindre objection avant de m’avoir vue en personne dans cette arène. » « Je sais. » Elle leva les yeux vers lui en souriant. « Bien sûr… C’est drôle, comme nous ne formons qu’une personne. » Ils consacrèrent ensuite un long moment à passer en revue les dossiers des collaborateurs choisis pour seconder Broey. Leurs souvenirs communs leur permettaient de passer rapidement sur les détails. Comment améliorer les choix déjà faits ? Ils ne changèrent pas une seule personne, humaine ou gowachin. Tous ces conseillers et leurs équipes étaient nés sur Dosadi. On pouvait leur faire confiance, ils seraient fidèles à leurs origines, à leur conditionnement, en somme à eux-mêmes. Pour la tâche qui leur était assignée, on ne pouvait guère trouver mieux. McKie referma le dernier dossier. « Je ne peux pas m’éloigner des abords de l’arène tant que le procès n’est pas terminé. » Elle le savait, mais il valait mieux qu’il l’ait dit. Il y avait une petite pièce contiguë à son bureau, équipée d’une canicouche, d’un communicateur et de sanitaires adaptés aux Humains. Avant de s’y retirer, ils discutèrent sans conviction de l’opportunité d’un échange de corps dans les circonstances présentes. Ce n’était qu’un atermoiement dont ils connaissaient l’issue d’avance. Le corps de l’autre était moins familier. La chair de l’autre était un facteur de distraction qui leur ôtait une partie de leurs moyens dont ils hésitaient à faire le sacrifice. Jedrik aurait pu jouer dans l’arène le rôle de McKie, mais c’eût été risqué pour le moment. Quand ils passèrent dans la pièce voisine, ce fut pour y faire l’amour, avec une tendresse qui ni l’un ni l’autre n’avait jamais connue. Il y eut partage et non soumission, plaisir de donner et d’échanger dans un élan sincère qui noua de joie et de crainte la gorge de McKie et provoqua chez Jedrik, d’une manière peu dosadie, un accès de sanglots. Quand elle fut calmée, elle se blottit contre McKie et posa un doigt sur sa joue. « Tu sais… » « Oui ? » « Je n’ai jamais eu l’occasion de le dire à une autre personne, mais… » Alors qu’il ouvrait la bouche pour l’interrompre, elle s’écarta de lui pour lui tambouriner l’épaule de ses deux poings et se redressa sur un coude en le transperçant du regard. Il pensa à leur première nuit. Elle avait réintégré momentanément sa coquille dosadie, mais il y avait un changement… une différence dans son regard. « Qu’y a-t-il ? » « Simplement que je t’aime. C’est un sentiment très intéressant, particulièrement lorsqu’on est libre de l’admettre ouvertement. C’est curieux. » « Reste ici avec moi. » « Tu sais aussi bien que moi que ce n’est pas possible. Ni toi ni moi ne sommes en sécurité ici, mais celui qui… » « Pourquoi ne pas… » « Un échange n’arrangerait rien. Nous en avons déjà discuté. » « Où iras-tu ? » « C’est mieux que tu ne le saches pas. » « Mais si tu… » « Non ! Même en tant que témoin, je ne suis pas en sécurité. Rester ensemble, c’est ce qu’il y a de… » « Ne retourne pas sur Dosadi. » « Dosadi ? Quel Dosadi ? C’est le seul endroit où je me sentirais chez moi, mais il n’y a plus de Dosadi. » « Je voulais dire… » « Je sais. » Elle s’assit, les mains croisées autour de ses genoux, faisant saillir les muscles de ses épaules et de son dos. Il la contempla en silence, essayant de percer sa coquille dosadie. Malgré la connaissance qu’il avait de ses souvenirs, il sentait que quelque chose d’elle lui échappait. Peut-être, inconsciemment, refusait-il de voir cette chose en face. Elle allait se mettre à l’abri quelque part, bien sûr, mais… Il l’écouta attentivement tandis qu’elle se mettait à murmurer d’une voix lointaine : « Ce serait intéressant, de retourner un jour sur Dosadi. Tous ces changements… » Elle le regarda en inclinant la joue sur son épaule. « Beaucoup de gens redoutent que nous modelions la Co-sentience à l’image de Dosadi. C’est bien ce que nous tenterons, mais le résultat ne sera jamais dosadi. Nous garderons ce que nous jugerons précieux ; mais Dosadi sera transformée encore plus que vous. Vos populations sont moins alertes, plus lentes, plus réfractaires au changement, mais vous êtes tellement nombreux. Finalement, c’est la Co-sentience qui l’emportera, mais elle ne sera plus la Co-sentience. Elle sera autre chose. Je me demande à quoi elle ressemblera quand… » Souriant en écho à ses propres pensées, elle hocha la tête : « Il y a aussi Broey. Il faudra qu’ils lui tiennent tête, à lui et à l’équipe que nous avons choisie. Broey à la puissance de dix ! Ta co-sentience ne se doute pas encore de ce que nous avons lâché parmi elle. » « Le loup dans la bergerie. » « Pour Broey, la Co-sentience est comme la Bordure. Un réservoir naturel. » « Mais il lui manque des Pcharky. » « Pour l’instant. » « Je doute que les Calibans se prêtent de nouveau à… » « Il y a peut-être d’autres moyens. Vois comme c’est facile pour nous. » « Mais nous avons été imprégnés l’un par l’autre grâce à… » « Justement ! Et ils continuent de croire que tu es dans mon corps et moi dans le tien. Rien clans leur expérience préalable ne les a préparés à ces échanges à volonté, d’un corps à l’autre… » « Ni au reste… » Il lui adressa une caresse mentale. « C’est vrai ! Lorsque Broey se doutera de ce qui l’attend, il sera trop tard pour lui. Il leur faudra longtemps pour apprendre qu’il n’existe aucun moyen de… nous séparer ! » Elle avait lancé ces derniers mots comme un cri d’exultation tout en se jetant littéralement sur lui. Ce fut une répétition frénétique de leur première nuit. McKie s’y abandonna sans résistance. Il n’avait pas le choix. Pas le temps de se laisser aller à des pensées déprimantes. Au matin, il dut faire appel à ses amplificateurs sensoriels implantés pour hausser le niveau de ses perceptions à un degré acceptable pour l’arène. Le processus demanda quelques minutes, pendant qu’il s’habillait. Jedrik se prépara plus lentement. Elle passa la main sur la surface vivante de la canicouche et fit apparaître un couloir. Elle embrassa longuement McKie puis le repoussa d’une main ferme. Le couloir s’ouvrit derrière elle pour l’engloutir. Une bouffée de parfums floraux familiers pénétra dans la pièce. McKie eut le temps d’entrevoir les tonnelles de son île flottante sur Tutalsee avant la fermeture abrupte du tube vortal… Tutalsee ? Il était paralysé par la surprise. Elle avait compté là-dessus ! Il reprit ses esprits, envoya promptement un prolongement psychique à sa poursuite. Je l’obligerai à l’échange ! Par tous les Dieux… Son esprit se heurta à une douleur atroce, aveuglante, consumante. Une douleur telle qu’il n’avait jamais soupçonné qu’il en pût exister. Jedrik ! Son esprit essayait désespérément de se raccrocher à une Jedrik inconsciente dont le psychisme s’était rétracté de douleur. Le contact était d’une fragilité extrême, comme le premier souffle d’un nouveau-né. S’il lâchait prise un seul instant, elle glisserait dans… Il sentait la présence, planant à l’arrière-plan, du monstre terrifiant de leur premier échange. Mais l’amour et l’anxiété l’armaient contre toute terreur. Fébrile, il maintint le contact ténu tout en appelant un couloir. Il y eut un instant d’attente et lorsque le tube s’ouvrit il aperçut les restes calcinés de son île flottante. Un soleil éclatant illuminait les ruines encore fumantes. Dans le ciel, un objet volant de métal tordu, sans doute un des pliqueurs quadri-places courants sur Tutalsee, piquait du nez avant de sombrer dans une gerbe d’écume. Les dégâts visibles évoquaient la force destructrice, immédiate et dévastatrice d’un pénétrateur de forte puissance. L’océan bouillonnait encore. Sous les yeux de McKie, l’île carbonisée commença à se craqueler et de longues traînées noirâtres se formèrent à la surface de l’eau, souillant le rythme si harmonieux des vagues. Une forte brise rabattait la fumée en arrière. Bientôt, il n’y aurait plus un seul vestige de l’île merveilleuse qui avait flotté ici. Le pénétrateur ne laissait rien subsister… pas le moindre corps à… Il maintenait, hésitant, sa prise fragile sur l’esprit inerte de Jedrik. La douleur n’était plus qu’un souvenir. Mais était-ce réellement Jedrik qui était là, ou le souvenir de l’empreinte qu’elle avait laissée en lui ? Il essaya, mais en vain, de réveiller la présence endormie. Des filaments de souvenirs émergèrent et il comprit que cette destruction avait été le fait de Jedrik elle-même, sa réponse à l’attaque. Les agresseurs voulaient un otage vivant. Ils n’avaient pas prévu ce message d’une violence inouïe, indubitable : « Ne comptez pas sur moi pour faire chanter McKie. » Mais s’il n’y avait plus de corps… De nouveau, il tenta d’éveiller la présence inconsciente. Ses souvenirs étaient là, mais elle demeurait inerte. L’effort de concentration accompli lui donnait cependant l’impression d’avoir quelque peu raffermi sa prise. Il fallait que ce soit Jedrik. Sinon, comment aurait-il su ce qui s’était passé dans l’île de Tutalsee ? De nouveau, il scruta les eaux redevenues calmes. Rien. Un pénétrateur déchirait tout, écrasait tout pour ne laisser subsister que des éclats de métal, de la chair réduite à des cendres éparses. Elle est morte. Comment en serait-il autrement ? Pourtant, sa présence familière demeurait, dormante, dans l’esprit de McKie. Le claquoir de la porte interrompit sa rêverie. McKie fit disparaître le couloir et se tourna vers l’écran qui desservait l’entrée du bureau. La délégation attendue était arrivée. Confiants, les montreurs de marionnettes sortaient de l’ombre avant même d’avoir eu confirmation de leur gambit de Tutalsee. Il était impossible qu’ils sachent déjà ce que savait McKie. Ils n’avaient pu communiquer avec Tutalsee ni par l’intermédiaire d’un couloir ni par aucun autre moyen instantané. McKie les observa avec attention, refoulant froidement sa fureur. Ils étaient huit, parfaitement calmes, parfaitement maîtres de leurs émotions à la manière dosadie. Parfaitement transparents aussi pour un McKie additionné d’une Jedrik. Il y avait quatre Humains et quatre Gowachins. Trop confiants. Jedrik y avait veillé en ne laissant aucun survivant. De nouveau, McKie essaya d’éveiller sa présence inconsciente. Elle ne réagit pas. Est-elle faite uniquement de mes souvenirs ? Il n’avait plus de temps à perdre en de vaines spéculations. Jedrik avait fait son choix sur Tutalsee. Il avait lui-même d’autres choix à faire, ici, pour tous les deux. La présence fantôme familière dans son esprit devrait attendre un autre moment. Il activa le communicateur qui le reliait directement à Broey et donna le signal convenu. « C’est l’heure. » Il se composa un visage de circonstance et alla leur ouvrir la porte. Ce n’étaient pas des sous-ordres qu’on lui avait envoyés, il devait au moins leur accorder cela. Mais ils s’adressèrent à lui comme s’il était Jedrik, exposèrent leurs conditions selon les prévisions et se réjouirent impudemment de la manière dont ils pensaient le tenir. Ce fut à cet instant-là seulement que McKie comprit pleinement à quel point Jedrik avait su jauger ces êtres, à quel point elle avait joué de lui, durant les dernières heures qu’ils avaient passées ensemble, comme d’un instrument délicatement accordé. Il saisissait maintenant les raisons de son choix brutal. Comme prévu, les membres de la délégation furent extrêmement surpris quand les soldats de Broey leur tombèrent dessus sans avertissement. Chapitre 37 Pour le Gowachin, le moment où il se dresse, seul, contre toutes les forces de l’adversité, est le plus sacré de son existence. Le Peuple gowachin, une Analyse du BuSab. Les huit prisonniers, fers aux mains et aux pieds, furent poussés jusqu’au centre de l’arène. McKie s’avança jusqu’à eux. Il attendait l’arrivée de Ceylang. L’aube n’était pas encore levée. Le dôme demeurait obscur. Seuls quelques transmetteurs étaient en activité, comme le révélaient les objectifs qui brillaient au-dessus des corniches, mais les autres n’allaient pas tarder à fonctionner aussi. La loge des témoins était presque vide, mais la foule commençait à remplir les gradins car la nouvelle se répandait rapidement. La tribune de justice demeurait pour l’instant inoccupée. Le périmètre extérieur de l’arène était en effervescence. Partout, les forces de sécurité allaient et venaient bruyamment. Des ordres étaient clamés, des armes cliquetaient. Il régnait une confusion générale qui ne s’apaisa graduellement que lorsque Broey apparut, suivi des deux autres juges, et grimpa à la tribune. La loge des témoins se remplissait aussi. Les gens frottaient leurs yeux encore ensommeillés et les Gowachins bâillaient à se décrocher la mâchoire. McKie s’occupa des soldats de Broey qui avaient amené les captifs. Il leur fit un signe de main dosadi qui voulait dire qu’ils pouvaient se retirer, mais qu’ils devaient rester à proximité de l’arène. Ils sortirent. Ceylang les croisa en entrant. Elle finissait de boutonner sa robe. Elle se hâta de rejoindre McKie et attendit que le dernier des trois juges se soit assis pour s’exclamer : « Que signifie tout ceci ? Mes collaborateurs… » Broey fit un signe à McKie. Ce dernier fit un pas en avant pour s’adresser à la tribune, et désigna du doigt les huit captifs qui commençaient à s’agiter dans leurs chaînes pour essayer de se redresser. « Voici mes clients. » Parando fit mine de dire quelque chose, mais Broey le fit taire d’un mot bref que McKie ne put intercepter. Cela sonnait comme « délire ». Bildoon paraissait fasciné, paralysé d’effroi devant les huit captifs dont il ne pouvait détacher son regard. Ils étaient totalement silencieux. Sans doute Bildoon les reconnaissait-il. À sa manière co-sentiente, forcément limitée, le directeur pan spechi du BuSab devait être assez lucide pour se rendre compte qu’il était personnellement en danger. Quant à Parando, il l’avait évidemment compris tout de suite et observait Broey avec une grande attention. De nouveau, Broey fit un signe de tête à McKie. « La Cour a été victime d’une supercherie », déclara celui-ci. « Il s’agit d’un crime perpétré contre le noble et vaillant peuple gowachin dans son ensemble. L’Accusation comme la Défense en sont atteintes. La Loi est l’ultime victime. » Le silence s’était fait peu à peu dans l’arène. Il ne restait plus une seule place libre dans les gradins. Tous les transmetteurs fonctionnaient. L’aube commençait à pâlir le dôme translucide. McKie aurait voulu savoir l’heure. Il avait oublié de prendre une montre. Il y eut des murmures derrière McKie. Il se tourna pour voir entrer Aritch, tardivement accompagné par des huissiers. Oui… ils avaient dû vouloir à tout prix s’entretenir d’abord avec Aritch, qui était censé être leur second expert concernant McKie. Dommage que l’Humain qu’ils avaient en face d’eux n’ait plus grand-chose à voir avec l’ancien McKie, celui qu’ils croyaient connaître. Incapable de garder plus longtemps le silence, Ceylang leva un tentacule pour demander la parole. « Cette Tribune… » « N’est composée que de trois personnes », interrompit McKie. « Pas une de plus. » Il leur laissa un moment pour se souvenir que c’étaient toujours les formes de la loi gowachin qui étaient en vigueur dans cette arène, et qu’elles ne ressemblaient à rien de ce qui pouvait se pratiquer dans le reste de la Co-sentience. Il aurait pu y avoir cinquante juges dans cette tribune. McKie avait assisté à des procès gowachins où les gens étaient choisis au hasard dans la rue pour siéger au tribunal. Ils prenaient leur tâche au sérieux, mais leur comportement extérieur avait de quoi rendre sceptiques les autres espèces co-sentientes. Les juges gowachins bavardaient gaiement, constituaient des groupes, échangeaient des plaisanteries ou s’interpellaient bruyamment. C’était l’ancienne coutume. On demandait à la tribune de ne former « qu’un seul organisme ». Les Gowachins avaient leur manière à eux d’activer le processus. Ici, le tribunal ne comprenait que trois juges dont un seulement, en apparence, était gowachin. Ils formaient des entités séparées au comportement étranger à l’esprit gowachin. Même Broey, marqué par Dosadi, devait sembler peu familier aux observateurs gowachins. La tribune était loin d’agir comme « un seul organisme » chargé de faire respecter l’esprit de la loi gowachin. Cet état de fait devait être profondément déroutant pour les légistes qui assistaient Ceylang. Broey se pencha en avant pour s’adresser à l’arène. « Nous nous dispenserons des formalités habituelles en attendant que ce nouveau point soit éclairci. » De nouveau, Parando voulut dire quelque chose, mais Broey le fit taire d’un regard. « Je cite Aritch, du Phylum des Marches », déclara McKie. Il se tourna vers l’interpellé. Ceylang hésitait à intervenir. Ses conseillers demeuraient au fond de l’arène, en grand conciliabule. Il semblait y avoir dans le groupe des divergences d’opinions. Aritch s’avança lentement jusqu’au centre-cible de l’arène, où tous les témoins devaient se tenir pour déposer. Son regard se posa sur les instruments de souffrance exposés sous la tribune, puis revint se fixer avec circonspection sur McKie. Le Haut Magister semblait avoir perdu tout ressort et toute dignité. La réunion précipitée à laquelle il venait sans doute de participer à la suite des rebondissements provoqués par McKie avait dû représenter pour lui une épreuve démoralisante. McKie alla occuper la place qui lui était assignée à côté d’Aritch et s’adressa aux juges. « Voici Aritch, Haut Magister du Phylum des Marches. On nous a dit que si la culpabilité de quelqu’un devait être établie dans cette arène, c’était sur Aritch qu’elle retomberait. On nous a fait croire que c’était lui qui avait pris la décision de transformer Dosadi en prison. Comment serait-ce possible ? Aritch est âgé, mais moins que Dosadi. Son crime prétendu est-il d’avoir dissimulé la vérité sur Dosadi ? Comment soutenir une chose pareille, alors que c’est lui-même qui a fait appel à un agent du BuSab pour l’envoyer officiellement enquêter sur cette planète ? » Un bruit de chaînes venant des huit captifs allongés au milieu de l’arène interrompit McKie. Certains des prisonniers essayaient de se relever, mais les chaînes étaient trop courtes. À la tribune, Parando se pencha en avant mais Broey le tira brutalement en arrière. Parando et les autres étaient en train de se remémorer les vérités fondamentales de la judicarène gowachin, inversions constantes des concepts répandus dans le reste de la Co-sentience. Les coupables sont innocents. Par conséquent, les innocents sont coupables. Au commandement aboyé par Broey, les prisonniers se calmèrent d’un seul coup. McKie poursuivit : « Conscient des responsabilités sacrées qu’il portait sur son dos comme une mère ses têtards, Aritch fut délibérément choisi pour absorber l’impact du châtiment encouru afin d’éviter au peuple gowachin entier de devenir la cible du ressentiment général. Qui donc a désigné ce Haut Magister innocent pour souffrir à la place de tous les autres Gowachins ? » McKie pointa l’index en direction des huit captifs enchaînés. « Qui sont ces gens ? » demanda Parando. McKie laissa intentionnellement la question résonner longuement dans l’arène silencieuse. Parando savait très bien qui ils étaient. Croyait-il pouvoir dévier le cours des événements présents en se servant de faux-fuyants pareils ? « La Cour sera éclairée en temps voulu », répondit finalement McKie. « Ma préoccupation première est de prouver l’innocence de mon client. » « Un instant. » Broey leva une main palmée. Un des conseillers de Ceylang dépassa précipitamment McKie et s’adressa à la tribune pour demander la permission de s’entretenir avec la Wreave. La permission lui fut accordée. Parando était raide comme un condamné. Il suivit le conseiller des yeux comme s’il était convaincu que son salut dépendait de ce qu’il était en train de dire à Ceylang. Bildoon s’était penché en avant, la tête dans ses mains. Visiblement, c’était Broey seul qui contrôlait la tribune. Le légiste qui conférait avec Ceylang n’était pas inconnu de McKie. Il s’appelait Lagag et jouissait d’une réputation médiocre de fonctionnaire sans envergure. Il parlait à voix basse à la Wreave, d’un ton urgent et impérieux. Les chuchotements terminés, Lagag se dépêcha de retourner auprès de ses confrères. Ils devaient saisir, à présent, la teneur de la « défense » adoptée par McKie. Aritch savait depuis le début qu’il risquait d’être sacrifié dans ce procès. Le Pacte co-sentient n’autorisait plus l’ancienne pratique qui voulait que l’assistance gowachin envahisse l’arène pour mettre à mort de ses griffes et des ses mains nues l’accusé reconnu innocent. Mais si Aritch quittait ces lieux avec le sceau de l’innocence gravé sur son front gowachin, il ne ferait pas dix pas dans la rue avant d’être mis en pièces. McKie avait décelé une admiration tourmentée dans le regard que lui avait lancé Lagag au passage. Oui… ils devaient comprendre, également, pourquoi il avait manœuvré pour avoir en face de lui une tribune de justice restreinte et vulnérable. Les huit prisonniers s’agitaient de nouveau. Broey les fit taire d’un cri et fit signe à McKie de continuer. « L’intention d’Aritch était de me faire dévoiler publiquement le secret de la planète Dosadi pour que, revenu ici, je le défende contre l’accusation d’avoir laissé pratiquer des expériences psychologiques illégales sur des populations non informées. Il était prêt à se sacrifier pour d’autres. » McKie jeta un regard glacé à Aritch. Que le Haut Magister, face à cette défense, se tire d’affaire en invoquant des demi-vérités, s’il pouvait ! « Malheureusement », reprit-il, « les populations en question étaient loin d’être non informées. En fait, à la tête de ses armées, Keila Jedrik avait fait en sorte de s’emparer du pouvoir sur toute la planète. Le juge Broey peut témoigner qu’elle y avait parfaitement réussi. » De nouveau, McKie désigna les huit captifs enchaînés. « Mais ces forbans, ces vils conspirateurs qui ont organisé le projet Dosadi pour satisfaire leurs intérêts personnels, ont ordonné la mort de Keila Jedrik ! Elle a été assassinée ce matin sur Tutalsee dans le but de m’empêcher de la faire venir ici au moment opportun pour prouver l’innocence d’Aritch. Le juge Broey pourra confirmer la véracité de mes dires. Keila Jedrik a été citée hier comme témoin dans cette arène uniquement pour qu’ils puissent la découvrir et la tuer ! » Il leva les deux bras en un geste théâtral, puis les laissa retomber, inertes, à ses côtés. Aritch avait l’air encore plus accablé qu’avant. Il comprenait. Si les huit captifs rejetaient ces accusations, ils partageraient le sort d’Aritch. En outre, ils savaient maintenant que Broey voulait les déclarer coupables à la gowachin. Ils avaient la possibilité d’invoquer le contrat caliban et de dévoiler le trafic de corps, mais ils risquaient ainsi de se faire défendre ou accuser par McKie, puisqu’il avait déjà rattaché leur cas à celui de son client présent, Aritch. Broey serait d’accord pour cette procédure. En fait, ils se trouvaient à la merci de Broey. S’ils étaient reconnus coupables à la gowachin, ils sortaient libres de cette arène mais ne pouvaient quitter Tandaloor sous peine d’être arrêtés aussitôt. S’ils étaient reconnus innocents, ils mouraient sur place. Comme s’ils ne formaient qu’un seul organisme, ils tournèrent tous les huit la tête en même temps vers Aritch. Qu’allait décider le Haut Magister ? S’il était d’accord pour se sacrifier, ils avaient une chance de survivre. Le regard de Ceylang, également, était braqué sur lui. Dans toute la judicarène, on eût dit que l’assistance retenait son souffle. McKie observait Ceylang avec curiosité. Dans quelle mesure les conseillers d’Aritch avaient-ils été sincères avec elle ? Connaissait-elle tous les secrets de l’affaire dosadie ? Elle fut la première à rompre le silence, révélant par là même l’étendue de ce qu’elle savait. Elle avait décidé de prendre McKie pour cible, conformément à la coutume selon laquelle, quand tout le reste avait échoué, le mieux à faire était de discréditer le légiste de la partie adverse. « C’est ainsi que vous défendez ce que vous, et vous seul, avez appelés vos clients ? » demanda-t-elle. La partie devenait délicate. Broey allait-il suivre ? McKie répliqua par une question. « Êtes-vous en train de laisser entendre que vous vous chargeriez de les poursuivre ? » « Ce n’est pas moi qui les accuse ! C’est vous ! » « Pour prouver l’innocence d’Aritch. » « Mais vous les avez appelés vos clients. Allez-vous les défendre ? » Une exclamation collective s’éleva du groupe de conseillers qui était derrière elle à l’entrée de l’arène. Ils avaient vu le piège. Si McKie relevait le défi, les juges étaient obligés de soumettre les huit captifs aux formes de la loi gowachin. Ceylang s’était enferrée dans le rôle d’accusatrice des huit. Cela revenait en pratique à affirmer qu’ils étaient coupables. Par là même, elle innocentait Aritch et se condamnait elle-même. Elle était finie. La question informulée luisait dans son regard. Qu’allait décider McKie ? Pas encore, se dit celui-ci. Un peu de patience, ma très chère dupe Wreave. Il se tourna vers Parando. Il était curieux de savoir s’ils allaient oser mentionner publiquement le contrat caliban. Les huit captifs n’étaient que la partie visible des forces de l’ombre, un fer de lance vulnérable et qui pouvait être sacrifié le cas échéant. Il était évident qu’ils le comprenaient et que cette idée ne leur plaisait pas. On était loin du Mrreg, avec son sens implacable des responsabilités. Ceux-là aimaient la vie et le pouvoir qu’elle leur donnait. Particulièrement ceux qui avaient en ce moment un corps humain. Comme l’existence devait leur paraître précieuse, à eux qui en avaient déjà vécu plusieurs ! Ils étaient vraiment acculés. Avec sa perception dosadie, McKie avait l’impression de lire directement dans leurs pensées. Le mieux pour eux était de garder le silence. Ils pouvaient faire confiance à Parando. La cupidité éclairée de Broey les sauverait peut-être. Au pire, ils s’arrangeraient pour finir confortablement ce qui leur restait de vie ici sur Tandaloor, espérant pouvoir un jour échanger une fois encore leur vieux corps contre un jeune, plein de vitalité. Tant qu’ils vivraient, il y aurait toujours de l’espoir et la possibilité de machinations pour eux. Peut-être, en louant les services d’un autre Caliban… peut-être, en découvrant un autre Pcharky… Aritch éclata soudain, répugnant à abandonner ce qui avait été presque à lui. La protestation rendit rauque la voix du Haut Magister de Tandaloor. « Mais c’est moi qui ai supervisé les tests sur la population de Dosadi ! » « À quels tests faites-vous allusion ? » « Les Dosadis… » Aritch s’interrompit, conscient du piège qui lui était tendu. Plus d’un million de Gowachins originaires de Dosadi avaient déjà quitté leur planète. Aritch allait-il en faire des cibles vivantes ? Tout ce qu’il allait dire pouvait contribuer à prouver que les Dosadis étaient supérieurs aux Co-sentients. Tout Gowachin (et aussi tout Humain) pouvait devenir une telle cible en quelques minutes. Il suffisait de le dénoncer comme Dosadi. La peur et la panique co-sentientes feraient le reste. De plus, chacun des arguments sur lesquels s’appuierait le Haut Magister pouvait servir à mettre à nu la véritable raison d’être de Dosadi. Apparemment, Aritch avait compris le danger depuis le début. Le Haut Magister donna confirmation de cette analyse en dirigeant son regard vers les Wreaves Furets qui se trouvaient dans l’assistance. Comme ils seraient consternés, ces Wreaves si secrets, d’apprendre qu’un individu d’une autre espèce pouvait avec succès se déguiser en l’un des leurs ! McKie ne pouvait néanmoins pas laisser les choses dans l’état où elles se trouvaient. Il lança une autre question à l’adresse d’Aritch. « Est-ce que les premiers volontaires pour Dosadi connaissaient la nature exacte de votre programme ? » « Il n’y a qu’eux qui pourraient en témoigner. » « Et leurs mémoires ont été effacées. Nous ne disposons même pas d’un témoignage historique dans ce domaine. » Aritch demeurait silencieux. Huit des concepteurs originaux du projet Dosadi étaient dans cette arène à côté de lui. Pouvait-il les dénoncer pour sauver sa vie ? McKie en doutait. Quelqu’un qui avait été jugé apte à exercer les fonctions de Mrreg ne pouvait pas faire montre d’une telle faiblesse. Qu’allait-il décider ? Le véritable point de non-retour était maintenant atteint. Le Haut Magister confirma les attentes de McKie en tournant le dos au Tribunal. C’était le vieux geste de soumission gowachin. Dans cette affaire, Aritch n’avait plus rien à dire. Il avait dû décevoir profondément tous ceux qui avaient vu en lui un futur Mrreg. Piètre choix, sinon à la fin, où son attitude, plus qu’autre chose, signifiait qu’il reconnaissait totalement son échec. McKie attendait la suite. Il savait que c’était à présent le tour de Ceylang. Effectivement, au bout de quelques secondes, le juge Broey se tourna vers elle. « Vous avez laissé entendre que vous assureriez l’accusation de ces huit prévenus. C’est maintenant au légiste de la Défense de décider. » Il se tourna vers McKie. « Qu’en dites-vous ? » Le moment de mettre Broey à l’épreuve était arrivé. McKie contra à l’aide d’une question. « La Cour peut-elle suggérer une autre procédure à appliquer à ces huit prisonniers ? » Ceylang retenait sa respiration. Broey était satisfait. Il avait triomphé, à la fin, de Jedrik. Il avait maintenant la certitude qu’elle n’occupait pas le corps du légiste qu’il avait en face de lui. Il pouvait à présent montrer aux forces de l’ombre de quoi était capable un vrai Dosadi. McKie comprit qu’il allait agir vite, beaucoup plus vite que certains ne l’avaient prévu. Certains, mais pas Jedrik, qui demeurait un… (souvenir ?) silencieux dans la conscience de McKie. Après quelques instants de méditation apparente, Broey prononça : « Je peux les faire traduire devant une juridiction co-sentiente, si McKie est d’accord. » Les huit captifs s’agitèrent, puis retombèrent prostrés. « J’accepte », dit McKie. Il jeta un coup d’œil à Ceylang, qui ne protesta pas, comprenant la futilité de la chose. Son seul espoir résidait maintenant dans la présence dissuasive des Wreaves Furets. « Qu’il en soit ordonné ainsi », décréta Broey en lançant un regard de triomphe à Parando. « La juridiction co-sentiente décidera si les huit prévenus sont coupables de meurtre et de conspiration. » Il se tenait largement dans les limites du Pacte entre la Co-sentience et les Gowachins, mais les Gowachins qui se trouvaient dans l’assistance n’appréciaient pas beaucoup une décision de ce genre. La loi gowachin était la meilleure ! Des coups de sifflets furieux retentirent dans toute l’arène. Broey se souleva à demi de son siège et désigna d’une main les instruments de souffrance exposés sous la tribune. Les Gowachins de l’assistance se calmèrent aussitôt. Mieux que n’importe qui, ils savaient que personne dans cette arène, pas même un simple spectateur, n’échappait à l’autorité de la Cour. Beaucoup commençaient à comprendre clairement pourquoi ces instruments sinistres avaient été étalés. On avait prévu que le problème du maintien de l’ordre pourrait se poser. En réponse au silence indiquant l’acceptation de son autorité, Broey se carra dans son fauteuil. Parando le regardait comme s’il venait de découvrir qu’un monstre habitait sous cette écorce gowachin. Beaucoup d’autres devaient en ce moment réviser leur estimation de Broey. Aritch conservait son attitude de soumission totale. Les pensées de Ceylang faisaient presque vibrer l’air autour d’elle. Partout où elle se tournait, elle ne voyait qu’un enchevêtrement de tentacules indémêlables et des passages obstrués. McKie comprit que c’était le moment d’agir. Il s’avança jusqu’au pied de la tribune et prit au râtelier une lance à hampe courte. Brandissant l’arme, dont la lame était aussi tranchante que celle d’un rasoir, il demanda : « Qui siège dans ce tribunal ? » En son temps, Aritch avait posé la même question. McKie, l’imitant, désigna les juges un par un de la pointe de l’arme et répondit à sa propre question. « Un Gowachin que j’ai choisi moi-même », fit-il en commençant par Broey. « On dit que le projet Dosadi lui a fait du tort. Est-ce exact, Broey ? » « C’est inexact. » McKie désigna Parando. « Et voici un Humain de la planète Lirat. Est-ce exact, Parando ? » « Je suis originaire de Lirat, c’est exact. » McKie hocha la tête. « Je suis prêt à faire défiler ici des témoins qui nous éclaireront sur les activités auxquelles vous vous livrez sur votre planète natale. Voulez-vous nous dire quelle est votre profession ? » « Comment osez-vous douter de la compétence de ce Tribunal ? » Parando, rouge de colère, fustigeait McKie du regard. « Répondez à sa question », ordonna Broey. Parando se tourna vers Bildoon, qui était toujours dans la même position, la tête enfouie dans ses bras repliés. Quelque chose dans l’attitude du Pan Spechi repoussait Parando, mais il savait qu’il avait besoin de la voix de Bildoon pour contrer Broey. Il secoua le Pan Spechi. Celui-ci s’affaissa complètement sur le côté. McKie comprit immédiatement. Voyant son destin scellé, Bildoon s’était retiré dans la crèche. Quelque part, un corps pan spechi de rechange était préparé à la hâte à prendre la relève de cette identité brisée. La naissance d’un nouveau Bildoon allait demander un temps considérable. Le délai était trop grand. Quand la crèche produirait finalement une persona en état de fonctionner, elle ne retrouverait plus l’ancienne place de Bildoon au BuSab. Parando demeurait seul, sans protection. Il fixait du regard la pointe de la lance que tenait McKie. Celui-ci regarda lentement l’ensemble de l’arène avant de se tourner pour s’adresser à Parando. « Je me permettrai de citer un expert bien connu en matière de droit gowachin, le Haut Magister Aritch : La justice co-sentiente fait de ses praticiens une aristocratie. La justice gowachin n’a pas cette prétention. La justice gowachin se contente de demander : Qui connaît le peuple ? Seul celui qui connaît le peuple est digne de siéger dans la judicarène. Telle est la loi gowachin, d’après le Haut Magister Aritch. Telle est la loi qui nous gouverne ici. » De nouveau McKie se tourna vers Parando comme s’il lui donnait une chance de s’expliquer. Parando demeura silencieux. « Peut-être êtes-vous qualifié pour siéger dans cette tribune », poursuivit McKie. « Êtes-vous artisan ? Philosophe ? Humoriste, peut-être. Ou bien artiste ? Ah ! Ne seriez-vous pas le plus humble des ouvriers, celui qui veille au fonctionnement d’une machine automatique ? » Parando gardait le silence, les yeux rivés sur la pointe de la lance. « Rien de tout cela ? » pérora McKie. « Dans ce cas, c’est moi qui vais être obligé de fournir la réponse. Vous êtes un juriste professionnel. Un conseiller juridique spécialiste du droit gowachin. Vous, un Humain, pas même un légiste, vous osez vous mêler du droit gowachin ! » Sans le moindre signal musculaire, McKie bondit en avant, lança son arme en direction de Parando et la vit pénétrer profondément dans sa poitrine. Et d’une, pour Jedrik. Avec un cri étouffé, Parando s’affaissa au pied de son fauteuil. Broey, voyant la fureur qui animait McKie, posa la main sur la boîte bleue qui était devant lui. Ne crains rien, Broey. Ce n’est pas encore ton tour. Pour l’instant, j’ai besoin de toi. À présent, il n’y avait pas que Broey qui savait que c’était bien McKie et non Jedrik qui occupait son corps. Les forces de l’ombre qui suivaient ce qui se passait dans l’arène avaient dû parvenir à cette déduction parce qu’elles ignoraient à quel point les psychismes de Jedrik et McKie s’étaient mêlés lors de l’échange de corps. Pour les forces de l’ombre, il était évident que seul McKie pouvait connaître le passé de Parando. Ils avaient déjà dû ordonner une enquête pour savoir comment. C’était donc bien McKie qui se trouvait dans l’arène. Mais s’il avait quitté Dosadi, il n’y avait qu’une seule conclusion possible dans leur esprit. McKie bénéficiait d’une aide calibane ! Il leur fallait redouter un danger caliban. Mais McKie pensa : Ce n’est que McKie que vous avez à redouter. Il prit conscience des grognements d’approbation que poussaient les Gowachins un peu partout dans l’arène. Ils l’avaient accepté en tant que légiste et ils acceptaient son argumentation. Un tel juge méritait la mort. Aritch a établi le précédent. McKie l’a amélioré. Tous les deux, ils avaient trouvé une manière approuvée d’exécuter un juge corrompu ; mais McKie avait greffé le précédent gowachin sur la procédure légale acceptée par la Co-sentience. Le compromis consistant à mêler les deux conceptions de la loi dans l’affaire présente serait probablement considéré par l’opinion publique gowachin comme un premier pas laborieux vers l’établissement de la primauté de leur code sur tous les autres. Aritch s’était à demi tourné vers la tribune, une lueur d’approbation dans les yeux, comme s’il voulait dire que les Gowachins, après tout, n’avaient pas tout perdu dans cette arène. McKie se retourna vers Ceylang. Il lui fit face, selon les formes de la loi, en requérant le jugement de la tribune. « Bildoon ? » Pas de réponse. « Parando ? » Pas de réponse. « Broey ? » « Jugement accordé en faveur de la Défense. » Une clameur dosadie parcourut les gradins. La Fédération gowachin, l’unique membre de la Co-sentience qui avait le courage de permettre à une victime de juger ceux qu’elle accusait de lui avoir fait du tort, venait de recevoir une blessure d’amour-propre. Mais elle recevait en même temps quelque chose qui devait posséder à ses yeux une inestimable valeur : un point d’ancrage pour son code juridique au sein de la Co-sentience, plus une représentation mémorable qui allait finir théâtralement, en beauté, pour le grand plaisir des Gowachins de l’assistance. McKie s’avança vers Ceylang et ne s’arrêta que lorsque la longueur d’un bras les séparait encore. Il tendit la main droite latéralement, la paume vers le haut. « La dague », dit-il. Des assistants accoururent. On entendit le bruit de la boîte bleue qui s’ouvrait. Quelques instants plus tard, la poignée de la dague fut placée fermement dans la main de McKie. Il referma les doigts en songeant à tous ceux, innombrables, qui avaient avant lui affronté ce moment dans une arène gowachin. « Ceylang ? » « Je me soumets aux règles de la Cour. » McKie vit les Wreaves Furets se lever de leur siège comme une seule personne. Ils étaient prêts à sauter dans l’arène pour venger Ceylang quelles que fussent les conséquences. Ils ne pouvaient que jouer le rôle auquel les Gowachins les avaient acculés. Personne dans l’arène ne pouvait ignorer les raisons de leur présence ici. Quelle que fût l’ampleur de la blessure, les Gowachins n’acceptaient pas ces choses de gaieté de cœur. Un étrange courant de camaraderie s’établit à ce moment-là entre Ceylang et McKie. Ils étaient face à face, les deux seuls étrangers, dans tout l’univers co-sentient, à avoir subi les honneurs de cette alchimie particulière qui transformait un être en légiste gowachin. L’un des deux était censé périr immédiatement et l’autre ne lui survivrait pas longtemps. Pourtant, ils se comprenaient comme frère et sœur. Chacun avait « jeté sa peau » pour se transformer en quelque chose d’autre. Avec une lenteur savamment calculée, il dirigea la dague vers la poche maxillaire gauche de Ceylang, criblée de petits points correspondant aux triades nuptiales dont elle avait fait partie. Elle tremblait, mais demeura stoïque. D’un geste vif et précis, McKie ajouta une entaille à côté des autres. Les Wreaves Furets furent les premiers à comprendre. Ils se rassirent comme un seul être. Ceylang étouffa une exclamation et porta la main à sa poche maxillaire gauche. Plus d’une fois, une telle marque l’avait libérée tout en l’enfermant dans de nouvelles alliances qui ne rendaient pas tout à fait les autres caduques. Pendant quelques instants, McKie eut peur qu’elle ne refuse, mais l’arène commençait à se remplir de murmures d’approbation qui firent vaciller ses doutes. Bientôt les murmures se transformèrent en une véritable clameur qui atteignit un pic assourdissant avant de décroître peu à peu. Même les Gowachins étaient ravis. Comme ils appréciaient ces finesses légales ! Chuchotant de manière à être entendu de Ceylang seule, McKie déclara : « Vous devriez postuler un emploi au BuSab. Le nouveau directeur examinera votre candidature avec bienveillance. » « Vous ? » « Je suis prêt à faire un pari wreave là-dessus. » Elle lui adressa la grimace qui, chez les Wreaves, passait pour un sourire, et prononça les mots d’adieu traditionnels de la triade : « Unis nous fûmes, bel et bien. » Elle avait perçu, elle aussi, cet instant unique qui les avait rapprochés. Il montra l’étendue de ses connaissances ésotériques en fournissant la réponse rituelle : « Par ma marque je te connais. » L’expression de Ceylang ne trahit pas la moindre surprise. Elle avait de la classe. Pas autant qu’une Dosadie, mais c’était de la classe quand même. Unis bel et bien. Son émotion soigneusement masquée (il dut faire appel à toute sa maîtrise dosadie), McKie s’avança lentement vers Aritch. « Client Aritch, vous êtes innocent. » McKie exhiba la lame où luisait une goutte du sang de la Wreave. « Les formes de la Loi on été respectées et vous êtes totalement disculpé. Avec tous ceux qui aiment la justice, je m’en réjouis. » Dans l’ancien temps, ces mots auraient été le signal, pour une foule en liesse, de se jeter sur le malheureux client qu’elle aurait mis en pièces avant de s’en disputer les vestiges sanglants qu’elle aurait promenés à travers les rues de la ville. Nul doute qu’Aritch eût préféré cela. C’était un traditionaliste. Il le confirma en disant : « Je suis heureux de quitter cette époque, McKie. » Celui-ci médita tout haut : « Qui sera le nouveau Mrreg, maintenant que vous êtes… disqualifié ? Quel que soit le nouvel élu, je doute qu’il joue son rôle aussi bien que celui qu’il va remplacer. Il pourra en tout cas réfléchir avantageusement sur le caractère éphémère et fragile des bénéfices que l’on peut tirer de la manipulation d’autrui. » La mort dans l’âme, Aritch se détourna sans répondre et marcha d’un pas lourd vers la sortie de l’arène. Déjà, plusieurs Gowachins de l’assistance s’étaient levés, espérant sans doute intercepter Aritch à l’extérieur. McKie n’avait aucune envie d’assister à cette survivance d’un rite ancien. Il avait d’autres soucis. Unis bel et bien. Il avait les yeux qui piquaient. Et il sentait toujours la tendre présence endormie au fond de son psychisme. Jedrik ? Pas de réponse. Il regarda Broey qui, fidèle à ses devoirs de juge, serait le dernier à quitter l’arène. Le Gowachin contemplait placidement les lieux où il venait de faire le premier pas de la campagne qui devait lui assurer la suprématie dans toute la Co-sentience. Il n’accepterait rien de moins excepté la mort. Les montreurs de marionnettes qui agissaient dans l’ombre seraient les premiers à subir son joug. Tout cela s’insérait parfaitement dans les plans forgés par Jedrik et McKie. En un sens, c’était la continuation de l’œuvre entreprise par ceux qui avaient produit et conditionné Jedrik pour les tâches qu’elle avait si merveilleusement accomplies. McKie songeait que tous ces Dosadis sans nom et sans visage qui se tenaient en rangs spectraux derrière Jedrik avaient fait dès le début un choix courageux. Face aux échanges de corps dont ils avaient la preuve un peu partout, ils avaient compris que c’était la plus dangereuse et la plus conservatrice des solutions, celle qui ne pouvait mener qu’à l’extinction. Ils avaient préféré faire confiance au sperme et à l’ovule, rechercher le changement, l’amélioration, l’adaptation. Ils avaient lancé simultanément leur campagne pour l’élimination de tous les Pcharky de leur mondé, à l’exception de celui qu’ils se réservaient pour leur assaut final. Le secret, explosif, avait été gardé dans le procès, et McKie en était reconnaissant à Ceylang, qui était elle aussi au courant. Elle avait gardé le silence, même quand elle aurait pu se tirer d’affaire en parlant. À présent, le BuSab disposait du temps nécessaire pour forger les moyens de dominer le problème. Ceylang aurait aussi son rôle à jouer. Peut-être les mystères pan spechi, taprisiote et caliban seraient-ils éclaircis par la même occasion. Si seulement Jedrik… Il sentit quelque chose remuer dans son psychisme/souvenir. « Si seulement Jedrik ? » La voix résonnait de nouveau gaiement dans sa tête, comme elle l’avait toujours fait. McKie réprima un accès de tremblement et faillit trébucher. « Doucement avec ce corps », dit-elle. « C’est le seul qui nous reste. » « Ce corps ? Quel corps ? » Elle lui fit une caresse mentale. « Le nôtre, mon chéri : » Était-ce une hallucination ? Il brûlait de l’envie de la prendre dans ses bras, de la serrer fort contre lui, de sentir son corps frémissant contre lui. « Cela est à jamais perdu, mon chéri ; mais vois ce que nous avons gagné en échange. » Comme il ne répondait pas, elle reprit : « L’un de nous veillera toujours quand l’autre agira… ou se reposera. » « Mais où es-tu ? » « Là où j’ai toujours été depuis que nous avons fait l’échange. Vois donc. » Il la sentit parallèle à lui dans leur chair partagée et, se retirant volontairement, se fondit dans le psychisme/souvenir de Jedrik sans cesser de regarder par ses propres yeux mais conscient de n’être plus aux commandes, conscient que quelqu’un d’autre faisait mouvoir son corps pour le tourner face au juge Broey toujours immobile. Soudain angoissé à l’idée d’être pris au piège, McKie faillit céder à la panique, mais Jedrik lui rendit le contrôle de sa chair. « Douterais-tu de moi, mon amour ? » Il se sentit honteux. Il n’y avait rien qu’elle pût lui cacher. Il savait ce qu’elle éprouvait, ce qu’elle avait volontairement sacrifié pour lui. « Tu aurais fait un Mrreg parfait. » « Ne plaisante pas avec ça. » Elle se glissa dans son souvenir de la judicarène et il fut délecté par la joie. « C’est merveilleux, McKie ! Magnifique ! Je n’aurais pas pu faire mieux. Et Broey qui ne se doute de rien ! » Des gardes faisaient sortir les huit captifs, toujours enchaînés. La foule avait presque entièrement évacué les gradins. Une joie indicible envahissait McKie. « J’ai perdu quelque chose, mais j’ai gagné autre chose. » « Tu as perdu beaucoup moins qu’Aritch. » « Et j’ai gagné infiniment plus. » McKie se permit à ce moment-là de lever les yeux vers Broey pour étudier le juge gowachin avec son double psychisme augmenté de la perception dosadie. Aritch et les huit assassins présumés appartenaient au passé. Ils seraient, en compagnie de beaucoup d’autres, ou neutralisés ou morts avant une décade. Broey avait montré à quelle vitesse il comptait agir. Soutenu par une équipe entièrement sélectionnée par Jedrik, il allait bientôt occuper les sièges vacants du pouvoir, consolider les lignes de forces qui lui permettraient de manipuler le gouvernement fantôme et, enfin, éliminer toutes les sources potentielles d’opposition qu’il pouvait atteindre. Il croyait que Jedrik était morte et, si McKie demeurait un adversaire redoutable, il se faisait tort de lui tenir tête ainsi qu’au BuSab. Ses préoccupations premières visaient les véritables tenants du pouvoir. Étant dosadi, il ne pouvait penser ni agir autrement. Et il représentait ce que sa planète avait produit de mieux. Ou presque. Le rire intérieur de Jedrik éclata. Tout se mettait en place avec l’implacabilité d’une comète. Broey ferait pour le BuSab une cible unique, dans tous les sens du terme. Et Jedrik avait affiné la trame de simulation qui leur permettait d’anticiper tous ses mouvements. Le moment venu, Broey trouverait McKie en travers du chemin. Derrière McKie, il y aurait un BuSab entièrement nouveau, dirigé par un homme dont les capacités et les souvenirs seraient multipliés par ceux de l’unique personne supérieure à Broey que Dosadi eût jamais produite. Immobile au milieu de l’arène à présent silencieuse, McKie se demandait : À quel moment comprendra-t-il qu’il fait tout le travail à notre place ? « Quand nous lui laisserons voir qu’il n’a pas réussi à se débarrasser de moi ! » Respectueux des formes de la loi gowachin, sans rien laisser paraître des pensées géminées qui redoublaient l’intensité de ses perceptions. McKie s’inclina en direction du seul juge survivant, se détourna et quitta rapidement la judicarène. Pendant ce temps, Jedrik, de l’intérieur, machinait, tramait, projetait… FIN * * * [1] Dans le texte américain de Dosadi, Frank Herbert introduit le néologisme de « démopol » transcrit en français par le traducteur sous la forme de « poldem ». La traduction française conserve ainsi la connotation « pol » qui peut renvoyer à la politique ou à policier. Il reste que la racine anglaise fait allusion au terme « poll » qui se traduit par sondage, au sens d’enquête d’opinion. Rigoureusement, « démopol » aurait pu être rendu par sonddém, abréviation de sondage démocratique. Afin de préserver la consonance policière ou politique, nous avons préféré « poldem ». Le lecteur doit cependant garder à l’esprit que ce qui est banni de la légalité co-sentiente de Herbert, c’est l’institution des sondages en tant que possible pratique de manipulation des collectivités. (Note de l’éditeur) Table des matières Chapitre 1 Chapitre 2 Chapitre 3 Chapitre 4 Chapitre 5 Chapitre 6 Chapitre 7 Chapitre 8 Chapitre 9 Chapitre 10 Chapitre 11 Chapitre 12 Chapitre 13 Chapitre 14 Chapitre 15 Chapitre 16 Chapitre 17 Chapitre 18 Chapitre 19 Chapitre 20 Chapitre 21 Chapitre 22 Chapitre 23 Chapitre 24 Chapitre 25 Chapitre 26 Chapitre 27 Chapitre 28 Chapitre 29 Chapitre 30 Chapitre 31 Chapitre 32 Chapitre 33 Chapitre 34 Chapitre 35 Chapitre 36 Chapitre 37