Extrait d’un quotidien de New York Un incident est survenu dimanche matin sur la Cinquième Avenue, entre la Vingt-neuvième Rue et la Trentième, qui n’aurait pas manqué d’intéresser feu Charles Fort : on sait que ce dernier fut en son temps un vrai touche-à-tout de la science, et surtout un collectionneur d’anomalies prises pour la plupart dans les phénomènes inexpliqués de l’astronomie. Alors qu’il faisait sa ronde, le policier Anton Vodrazka a vu brusquement s’abattre à ses pieds huit étourneaux morts en plein vol. Ces oiseaux ne portaient pas trace de blessure, et aucun indice ne permettait d’expliquer leur chute. On a d’abord pensé qu’ils avaient été empoisonnés, comme cela a été récemment le cas pour des pigeons du parc Verdi, à Broadway. Mais, a déclaré un porte-parole de la Société protectrice des Animaux, il est fort improbable que des oiseaux, même empoisonnés, aient succombé en plein vol tous à la fois. Un second incident qui s’est produit dans le même quartier quelques minutes plus tard n’a fait qu’ajouter à la confusion. Un étourneau « affolé et qui semblait fuir un poursuivant invisible » est venu s’abattre contre les vitres d’un restaurant de la Cinquième Avenue. Qui a causé la mort des huit étourneaux ? Qui a effrayé le neuvième ? Y avait-il dans le ciel quelque mystérieuse présence ? Nous laissons la parole aux auteurs de romans d’aventures. 1 « La mort s’abattra sur la première vache qui incitera les autres à ne plus se laisser traire », murmura le professeur Peder Bjornsen. Voilà la cruelle conclusion à laquelle venaient de le conduire les phénomènes stupéfiants qu’il avait observés. Il passa ses longs doigts dans ses cheveux prématurément blanchis. Ses yeux étrangement saillants brillaient d’une lueur singulière. Il s’approcha de sa fenêtre, et laissa son regard errer sur le va-et-vient incessant des voitures dans l’Hoertoget, une des artères les plus animées de Stockholm. Mais ce n’était pas le trafic qu’il regardait. « Et la première abeille qui se rebiffera parce qu’on lui vole son miel sera aplatie », ajouta-t-il. Le professeur demeurait perdu dans une sombre méditation. Il leva tout à coup les yeux, des yeux agrandis par la crainte. Lentement, comme à regret, il s’éloigna de la fenêtre. Il reculait, au prix, semblait-il, d’un extraordinaire effort de volonté, devant une terrifiante apparition qui lui prodiguait des signaux, d’invisibles signaux. Il étendit les bras, battit vainement l’air autour de lui. Ses yeux convulsés, brillant d’une dureté glaciale et surnaturelle, reflétaient quelque chose de pire que la peur. Fascinés, ils suivaient on ne savait quoi d’informe et d’incolore qui venait d’entrer par la fenêtre et se déplaçait dans la pièce. Par un effort surhumain, il réussit à détourner ses regards et se mit à courir la bouche grande ouverte, le souffle court. Il n’avait pas fait trois pas que, saisi d’un brusque hoquet, il trébucha et s’effondra. Sa main agrippa au passage le calendrier posé sur le bureau et l’entraîna dans sa chute. Avec un dernier râle, il porta les mains à son cœur, ne bougea plus. Toute vie s’éteignit en lui. Une brise étrange, qui ne soufflait de nulle part, agita la première feuille du calendrier. Elle portait la date du 17 mai 2015. Bjornsen était mort depuis cinq heures quand la police le découvrit. Le médecin légiste donna flegmatiquement son diagnostic : « crise cardiaque », et s’en alla. En furetant dans la pièce, le lieutenant de police Baeker trouva sur le bureau du professeur un message d’outre-tombe : « Si fragmentaire soit-elle, toute connaissance est un danger. Il m’est humainement impossible de guider mes pensées à chaque minute du jour, de contrôler mes rêves à chaque heure de la nuit. Bientôt on me trouvera mort, c’est inéluctable, et alors il faudra…» « Il faudra quoi ? » demanda Baeker. Personne ne lui répondit. La voix qui aurait pu lui donner la plus bouleversante des réponses s’était tue à jamais. Baeker entendit le rapport du médecin légiste, puis il brûla le papier qu’il avait trouvé. Le professeur, estima-t-il, était devenu sur le tard un peu excentrique, comme bon nombre de ses collègues, à force de s’encombrer l’esprit d’une érudition compliquée. Le médecin avait raison : crise cardiaque. Le 13 mai, à Londres, le docteur Guthrie Sheridan suivait d’un pas saccadé d’automate Charing Cross Road. Ses yeux, brillant d’un éclat glacé, demeuraient levés vers le ciel, tandis que ses jambes se mouvaient sur un rythme mécanique. Cela lui conférait l’allure étrange d’un aveugle qui suit un chemin familier. Jim Leacock l’aperçut et ne remarqua pas ce qu’il y avait d’anormal dans sa démarche. Il fonça vers lui en criant : « Hé, Sherry ! », tout prêt à lui administrer une grande claque dans le dos. Mais il s’arrêta, épouvanté. Tournant vers lui un visage pâle aux traits tirés, où les yeux brillaient comme des glaçons dans un crépuscule bleuté, Guthrie lui saisit le bras et dit précipitamment : « Jim ! Mon Dieu, je suis content de vous voir ! » Il haletait dans sa hâte de s’expliquer. « Jim, il faut que je parle à quelqu’un… ou alors je vais devenir fou. J’ai fait la découverte la plus incroyable qu’on ait vue dans toute l’histoire de l’humanité. Cela passe presque l’imagination. Et pourtant c’est l’explication des mille choses sur lesquelles nous ne pouvions faire que de pures hypothèses, ou même que nous ignorions complètement. — De quoi s’agit-il ? demanda Leacock, sceptique, en fixant le visage convulsé de l’autre. — Jim, laissez-moi vous dire que l’homme n’est pas et n’a jamais été le maître de son sort, qu’il n’a jamais régné sur son âme. Mais, le bétail même…» Il s’interrompit, étreignit le bras de son interlocuteur. Sa voix monta de deux tons, au bord de l’hystérie. « J’en étais sûr ! J’en étais sûr, je vous le disais ! » Ses genoux fléchirent. « Ils m’ont eu ! » Il s’affaissa sur le trottoir. Leacock, atterré, se pencha sur lui, sa main tâta la poitrine. Plus rien. Ce cœur qui battait si fort tout à l’heure avait flanché, et pour de bon. Sheridan était mort. Crise cardiaque, semblait-il. Le même jour, à la même heure, le docteur Hans Luther se comporta de façon sensiblement analogue. Traversant son laboratoire à une vitesse dont on n’aurait pas cru capable ce corps grassouillet, il dévala l’escalier et passa comme un bolide dans le hall. Dans sa course, il jetait parfois des coups d’œil craintifs par-dessus son épaule et ses yeux brillaient comme des billes d’agate. Il attrapa le téléphone, composa d’un doigt tremblant le numéro du Dortmund Zeitung et réclama à grands cris le rédacteur en chef. Sans quitter des yeux l’escalier, il brailla dans l’appareil : « Vogel, je vais vous donner l’information la plus sensationnelle de toute l’histoire humaine. Il faut que vous lui consacriez de la place, beaucoup de place, et vite… avant qu’il soit trop tard. — Donnez-moi toujours les détails, suggéra Vogel d’un ton indulgent. — La terre est entourée d’une banderole où est inscrit : “Pelouse interdite !” » Luther regardait toujours l’escalier et la sueur coulait sur son front. « Ha, ha ! », dit Vogel sans entrain. Sur le petit écran surmontant le téléphone, son lourd visage arborait l’air résigné de quelqu’un que les excentricités des scientifiques ne surprennent plus. « Écoutez-moi ! » hurla Luther et, d’une main tremblante, il s’essuya le front. « Vous me connaissez. Vous savez que je ne raconte pas d’histoires, que ce n’est pas mon genre de faire des farces. Tout ce que je vous dis, je peux le prouver. Je vous affirme donc qu’aujourd’hui et depuis des milliers d’années peut-être, ce monde troublé qui est le nôtre… Ah… aaah ! » Le combiné se balança au bout de son fil. Une voix nasillarde en sortit : « Luther ! Luther ! Qu’est-ce qu’il y a ? » Le docteur Luther ne répondit pas. Il glissa lentement sur ses genoux, ses yeux qui brillaient d’un éclat si bizarre roulèrent dans leurs orbites, il tomba sur le côté. Sa langue vint péniblement lécher ses lèvres, une fois, deux fois. Puis un silence terrible enveloppa sa mort. Le visage de Vogel s’agitait sur l’écran. Le combiné se balançait toujours, transmettant des exclamations affolées à des oreilles qui n’entendaient plus. Bill Graham n’était pas au courant de ces diverses tragédies. Mais, pour Mayo, il se trouvait là juste au moment où l’événement se produisit. Il flânait sur le trottoir ouest de la Quatorzième Rue à New York, quand, jetant un coup d’œil distrait sur la façade du Martin Building, il vit un corps humain tomber du douzième étage. Le corps descendit en tournoyant, bras écartés, aussi horriblement impuissant qu’un tas de chiffons. Il s’écrasa sur le trottoir et rebondit à près de trois mètres, avec un bruit de boue qui gicle et de chair broyée. On aurait dit que l’on avait lancé sur la chaussée une gigantesque éponge pourpre. À vingt mètres de Graham, une grosse femme s’arrêta net. Ses yeux se fixèrent sur le paquet sanglant et son teint prit une curieuse teinte blafarde. Elle lâcha son sac à main, s’écroula sur le sol et ferma les yeux en murmurant des mots sans suite. Une centaine de piétons firent bientôt cercle autour du corps disloqué. Ils se poussaient et se bousculaient pour mieux se repaître du spectacle. Le défunt n’avait plus de visage. Au-dessus des vêtements maculés de sang, on ne voyait qu’un masque affreux qu’on aurait pris pour un plat de groseilles à la crème. Graham se pencha sans sourciller sur le cadavre. Il en avait vu d’autres pendant la guerre. Il plongea les doigts dans le veston poisseux à la recherche de la poche, et ramena un carton éclaboussé de sang. À la vue de la carte, il ne put retenir un petit sifflement de surprise. « Professeur Walter Mayo. Bon sang ! » Il avala sa salive et, après un dernier regard aux pitoyables restes étalés à ses pieds, se fraya un chemin à travers la masse grossissante des badauds. Il passa en trombe la porte tournante du Martin Building et se précipita vers les ascenseurs pneumatiques. Tout en tripotant nerveusement la carte, Graham tâchait de mettre de l’ordre dans ses pensées, tandis que la cabine individuelle où il avait pris place glissait rapidement vers le haut. Mayo, mourir ainsi, c’était incroyable ! Au douzième étage, l’ascenseur s’arrêta avec souplesse dans un sifflement d’air comprimé. Graham se rua dans le couloir et trouva la porte du laboratoire de Mayo ouverte. La pièce était vide. Tout semblait paisible, bien rangé, rien ne révélait qu’une catastrophe venait de se produire. Sur une table longue d’une dizaine de mètres, il reconnut des équipements de distillation. Il tâta les cornues. Elles étaient froides. Il était clair que l’expérience n’avait même pas débuté. En comptant les flacons, il conclut que c’était le seizième sous-produit que l’on cherchait à extraire. Quant au corps soumis à la distillation, il s’agissait de feuilles sèches. Leur aspect comme leur odeur rappelaient ceux de n’importe quelle herbe. Sur un bureau, à côté de la table, la brise qui entrait par la fenêtre ouverte faisait voltiger quelques papiers. Graham alla regarder dehors et aperçut, en bas dans la rue, la foule qui entourait quatre silhouettes en uniforme bleu et une silhouette ratatinée. Un fourgon qui tournait le coin de la rue. Graham fronça les sourcils. Il laissa la fenêtre ouverte et fouilla en hâte parmi les papiers qui jonchaient le bureau de feu le professeur Mayo, mais sans rien trouver qui satisfasse sa curiosité. Il jeta autour de lui un dernier coup d’œil avant de sortir. En descendant, il croisa deux policiers qui montaient. Il entra dans l’une des cabines vidéophoniques installées près du hall, composa un numéro et vit apparaître sur l’écran les traits bien dessinés d’une jeune fille. « Hetty, passez-moi monsieur Sangster. — Oui, monsieur Graham. » Le visage de la jeune fille fit place à celui d’un homme dans la force de l’âge. « Mayo est mort, annonça Graham sans ménagements. Il s’est jeté par la fenêtre du Martin Building il y a vingt minutes. Il a plongé du douzième étage pour venir atterrir presque à mes pieds. À part ses cicatrices aux mains, il était méconnaissable. — Un suicide ! dit l’autre en levant d’un air inquisiteur des sourcils en broussailles. — Ça en a l’air, reconnut Graham, mais je n’y crois pas. — Pourquoi donc ? — Parce que je connaissais très bien Mayo. Comme officier chargé de la liaison entre les scientifiques et le service spécial du ministère des Finances, j’ai eu affaire à lui personnellement pendant plus de dix ans. Rappelez-vous : j’ai négocié quatre emprunts destinés à lui permettre de poursuivre ses recherches. — En effet, acquiesça Sangster. — Généralement, continua Graham, les scientifiques ne sont pas des gens très émotifs, et Mayo était peut-être le plus flegmatique de la bande. » Il regarda le petit écran d’un air convaincu. « Croyez-moi, Mayo n’était pas homme à se suicider… en tout cas, pas de sang-froid. — Je vous crois, dit Sangster convaincu. Quelles mesures désirez-vous que l’on prenne ? — La police a toutes les raisons de considérer cette histoire comme un simple suicide. Dans ces conditions, je n’ai aucun titre pour intervenir. J’aimerais donc que l’on insiste pour que la police ne classe l’affaire qu’après une enquête approfondie. Qu’elle passe tout au crible. — Ce sera fait », assura Sangster. Il se pencha en avant et son visage taillé à coups de serpe grandit sur l’écran. « Je ferai intervenir le service intéressé. — Merci beaucoup, répondit Graham. — Mais c’est tout à fait naturel. C’est parce que nous avons toute confiance en votre jugement que vous avez un poste si important. » Il baissa les yeux vers un bureau qui n’était pas dans le champ du téléviseur. On entendit un bruit de papiers froissés. « Nous avons d’ailleurs un cas analogue à celui de Mayo. — Quoi ? cria Graham. — Le docteur Irwin Webb est mort. Nous étions en rapport avec lui depuis deux ans. Nous lui avions fourni des capitaux afin qu’il mène à bien certaines recherches. C’est ainsi que le ministère de la Guerre a acquis le brevet d’un viseur magnétique d’artillerie à réglage automatique. — Je m’en souviens. — Webb est mort il y a une heure. La police nous a téléphoné parce qu’on a trouvé une lettre de nos services dans son portefeuille. » Sangster prit un air soucieux. « Les circonstances qui ont entouré sa mort sont très étranges. Le médecin légiste prétend qu’il a succombé à une crise cardiaque… et pourtant il est mort en tirant des coups de revolver dans le vide. — En tirant dans le vide ? répéta Graham, incrédule. — Il avait un revolver à la main et on a retrouvé la trace de deux balles dans le mur de son bureau. — Ah ! — Du point de vue de l’intérêt du pays et du progrès scientifique, continua Sangster d’un ton posé, la mort de personnalités comme Mayo et Webb a trop d’importance pour être traitée à la légère, surtout quand il s’y mêle des circonstances mystérieuses. Le cas de Webb semble le plus curieux des deux. Je voudrais que vous vous en occupiez. J’aimerais que vous examiniez personnellement tous les documents qu’il a pu laisser derrière lui. Vous trouverez peut-être un indice important. — Officiellement, la police ne me connaît pas, protesta Graham. — L’inspecteur chargé de l’affaire sera prévenu que vous êtes mandaté par le gouvernement pour examiner les papiers de Webb. — Très bien. » Le visage de Sangster s’effaça sur l’écran et Graham raccrocha. Mayo… et maintenant Webb ! Webb était étendu sur le tapis entre la porte et la fenêtre. Il était allongé sur le dos, ses yeux morts grands ouverts, au point qu’on ne voyait presque plus ses paupières. Les doigts glacés de sa main droite étreignaient encore un revolver bleu sombre. La partie du mur sur laquelle il était braqué portait huit éraflures. C’était là qu’avaient frappé les éclats des deux projectiles. « Il visait quelque chose qui se trouvait le long de cette ligne, dit le lieutenant Wohl en tirant un cordeau qui allait du centre des éraflures à un point situé à environ un mètre cinquante au-dessus du corps. — Ça en a tout l’air, reconnut Graham. — Mais il ne tirait sur rien, poursuivit Wohl. Il y avait cinq ou six personnes dans le couloir. Aux premières détonations, ces gens se sont précipités dans son bureau et l’ont trouvé tel qu’il est là, en train d’expirer. Il a essayé de dire quelque chose, de leur raconter quelque chose, mais les mots ne venaient pas. Personne n’aurait pu entrer ni sortir de son bureau sans qu’on s’en aperçoive. Nous avons procédé à une petite enquête sur les six témoins, et ils sont au-dessus de tout soupçon. D’ailleurs, le médecin légiste a conclu à une crise cardiaque. — C’est possible, murmura Graham, mais pas certain. » Comme il prononçait ces mots, un tourbillon glacé traversa la pièce. Un frisson à peine perceptible courut le long de son épine dorsale, lui picota la nuque et disparut. Il se sentit envahi d’un vague malaise. Il éprouvait une sensation indéfinissable, mais violente, un peu comme le lapin qui sent venir le faucon, mais qui ne le voit pas. « Tout de même, continua le lieutenant Wohl, ça ne me satisfait pas. Je ne suis pas loin de croire que ce Webb avait des hallucinations. Comme je n’ai jamais entendu parler de maladies de cœur qui en provoquent, je suppose qu’il avait pris quelque chose qui lui a détraqué à la fois le cœur et le cerveau. — Vous voulez dire qu’il se droguait ? questionna Graham. — Voilà ! Je parierais que l’autopsie me donnera raison. — Dans ce cas, prévenez-moi », demanda Graham. Il ouvrit le bureau du docteur et se mit à fouiller avec méthode parmi les dossiers bien en ordre où était classée la correspondance. Il ne trouva rien d’intéressant, rien qui puisse lui fournir un indice quelconque. Toutes les lettres sans exception étaient sans intérêt, presque banales. Déçu, il remit les classeurs en place. Son attention fut attirée par un grand coffre-fort scellé dans le mur. Wohl lui tendit les clefs. « Elles étaient dans sa poche. J’avais commencé à regarder dans le coffre, mais on m’a dit de vous attendre. » Graham acquiesça et introduisit la clef dans la serrure. La lourde porte pivota sur ses gonds. Graham et Wohl ne purent retenir une exclamation. Devant eux pendait une grande feuille de papier sur laquelle on avait griffonné à la hâte : « Une éternelle vigilance est l’impossible prix de la liberté. Si je disparais, voyez Bjornsen. » « Qui diable est Bjornsen ? demanda Graham en arrachant la feuille. — Connais pas. Jamais entendu parler de lui. » Wohl contempla la feuille avec un profond étonnement. « Donnez-la-moi. C’est une feuille de bloc, et on devine l’empreinte de ce qui était écrit sur la feuille du dessus. Regardez, c’est assez profond. Avec un faisceau de lumière parallèle et un peu de chance, on déchiffrera peut-être les caractères. » Graham lui tendit la feuille. Wohl ouvrit la porte, puis passa le papier à quelqu’un dans le couloir en donnant un ordre bref. Il leur fallut une demi-heure pour dresser un inventaire détaillé du contenu du coffre. Le seul renseignement qu’ils en tirèrent fut que Webb avait soigneusement tenu ses comptes, et qu’il suivait de très près la partie commerciale de son travail. En furetant dans la pièce, Wohl découvrit un petit tas de cendres dans la cheminée. Il n’en restait plus qu’une poussière impalpable impossible à identifier, poussière de mots à jamais perdus. « Les cheminées sont des vestiges du XXe siècle, déclara Wohl. Il a dû garder celle-là pour pouvoir brûler des documents. Il avait manifestement quelque chose à cacher. Qu’est-ce que c’était ? À qui voulait-il le dissimuler ? » Le vidéophone sonna et il se hâta d’aller répondre en ajoutant : « Si c’est la Sûreté, ils pourront peut-être nous donner la réponse à ces questions. » C’était la Sûreté. Le visage d’un inspecteur apparut sur l’écran tandis que Wohl appuyait sur le bouton de l’amplificateur pour que Graham puisse suivre la conversation. « Nous avons déchiffré ce qu’il y avait d’écrit sur cette feuille que vous nous avez donnée, dit le policier. C’est plutôt incohérent, mais cela vous dira peut-être quelque chose. — Lisez-nous ça », ordonna Wohl. Il écouta attentivement le texte dactylographié que lisait l’inspecteur à l’autre bout de la ligne. « Il est bien connu que les marins ont une marge de sensibilité plus large. Approfondir cette idée et rassembler éléments de comparaisons entre habitants régions côtières et arrière-pays. Les degrés de sensibilité optique doivent être différents. M’en occuper dès que possible. Persuader Fawcett de me donner renseignements sur pourcentage de goitreux chez les malades mentaux, particulièrement les schizophrènes. Il y a de la sagesse chez les fous, mais il faut aller la chercher. » Le lecteur leva les yeux. « Il y a deux paragraphes, et c’est le premier. — Allez-y ! Continuez, mon vieux », dit Graham avec impatience. Le policier reprit sa lecture. Graham dévorait l’écran des yeux et Wohl avait l’air de plus en plus intrigué. « Il existe effectivement un lien entre les choses qu’on croirait les plus hétérogènes. Les rapports qu’il peut y avoir entre des phénomènes bizarres sont trop subtils pour avoir été perçus. La foudre, les chiens qui hurlent à la mort et les clairvoyants, tout cela n’est pas si simple que nous le croyons. L’inspiration, l’émotion, et le fait que les choses aillent toujours mal. Les cloches qui se mettent à carillonner sans que des mains humaines les aient touchées ; les bateaux qui disparaissent en plein jour sur une mer d’huile ; les suicides collectifs d’animaux en migration. Les querelles, la cruauté, le rabâchage des religions et les pyramides dont on ne voit pas la pointe. Tout cela ressemblerait au pire salmigondis surréaliste, si je ne savais pas que Bjornsen avait raison, terriblement raison. C’est un tableau qu’il faut montrer au monde, si on peut le faire sans déclencher un massacre ! — Qu’est-ce que je vous disais ? demanda Wohl, avant de se frapper le front d’un air significatif. Abruti par la drogue ! — C’est ce qu’on verra. » Graham s’approcha du téléphone et dit au policier : « Rangez bien cette feuille. Faites-en taper deux autres exemplaires que vous ferez porter à monsieur Sangster, aux bons soins du service spécial du ministère des Finances, à leur bureau de la Banque de Manhattan. » Il éteignit l’ampli et raccrocha. L’écran redevint blanc. « Si vous permettez, j’aimerais aller avec vous à la Sûreté », dit-il à Wohl. Ils sortirent tous les deux. Wohl, persuadé que c’était du travail en perspective pour la brigade des narcotiques ; Graham, se demandant si ces deux morts étaient naturelles, en dépit du mystère qui les entourait. En traversant le trottoir, tous deux furent pris d’un étrange frisson nerveux. On avait scruté leurs cerveaux, on avait ricané, puis on avait disparu. 2 Aucun renseignement nouveau ne les attendait à la Sûreté. Les photos des empreintes relevées, tant au laboratoire de Mayo qu’au bureau de Webb, étaient prêtes. Il y en avait un grand nombre, certaines très nettes, d’autres brouillées. Pour la plupart, on s’était servi, comme révélateur, de poudre d’aluminium, et, pour les surfaces fibreuses, de vapeur d’iode. Il s’agissait surtout d’empreintes laissées par les scientifiques eux-mêmes. Quant aux autres, elles ne figuraient pas sur les fiches de la police. Des experts avaient perquisitionné de fond en comble aux domiciles des défunts, mais n’avaient pas découvert le moindre indice capable d’éveiller leurs soupçons ou de confirmer ceux de Graham. Ils étaient rentrés avec l’air écœuré de gens qu’on a forcés à gaspiller leur temps et leur talent pour satisfaire aux lubies d’autrui. « Il ne reste plus que l’autopsie, conclut Wohl. Si Webb est morphinomane, le cas est clair. Il est mort en tirant sur un fantôme sorti de son imagination. — Et Mayo, il a sauté dans une baignoire imaginaire ? demanda Graham. — Hein ? » Wohl parut décontenancé. « À mon avis, il faudrait faire l’autopsie des deux corps… en admettant qu’on puisse en pratiquer une sur ce qui reste de Mayo. » Graham prit son chapeau. Ses yeux gris soutinrent le regard de Wohl. « Appelez Sangster et tenez-le au courant des résultats. » Il sortit d’un pas décidé. Un enchevêtrement de ferrailles encombrait le coin de Vine Street et de Nassau Avenue. Graham jeta un coup d’œil par-dessus la foule qui s’amassait et aperçut les restes de deux gyrautos qui avaient dû entrer en collision. La foule devenait toujours plus dense, et les gens, debout sur la pointe des pieds, se bousculaient et discutaient d’un air excité. Graham perçut en passant la tension psychique qui émanait du groupe. Il avait l’impression de se mouvoir à travers une zone de vibrations invisibles. L’aura de la foule. Le désastre est aux foules ce que le sucre est aux mouches, commenta-t-il dans son for intérieur. Il pénétra dans l’immense bâtiment de la Banque de Manhattan et prit un ascenseur pneumatique jusqu’au vingt-quatrième étage. Il poussa une porte revêtue d’une inscription en lettres d’or, dit « Bonjour, Hetty ! » à la jolie blonde assise au standard, et alla jusqu’à une seconde porte sur laquelle on lisait « M. Sangster ». Il frappa et entra. Il fit un rapport complet à Sangster, qui l’écouta avec attention, et conclut : « Voilà tout ce que nous savons. Autrement dit, nous n’avons aucun fil conducteur, exception faite de mes propres doutes en ce qui concerne Mayo, et des circonstances étranges qui ont entouré la mort de Webb. — Il reste aussi le nommé Bjornsen, fit judicieusement remarquer Sangster. — Oui. La police n’a encore rien pu trouver à son sujet. Il est vrai qu’elle n’en a guère eu le temps. — Est-ce que la poste n’a pas de lettres de ce Bjornsen adressées à Webb ? — Non. Nous y avons déjà pensé. Le lieutenant Wohl a téléphoné pour le leur demander. Ni le facteur, ni les trieurs ne se souviennent d’avoir vu de lettres d’un nommé Bjornsen. Naturellement, cet inconnu – quel qu’il soit – peut ne pas avoir écrit ou, même s’il l’a fait, il peut avoir omis d’indiquer l’expéditeur sur l’enveloppe. Le courrier de Webb ne comprend que deux lettres banales d’anciens camarades de faculté. La plupart des scientifiques maintiennent un contact, même irrégulier, avec leurs collègues les plus éloignés, et surtout avec ceux dont les travaux sont parallèles aux leurs. — Ce qui était peut-être le cas de ce Bjornsen, suggéra Sangster. — Attendez, j’ai une idée ! » Graham réfléchit un instant puis décrocha le vidéophone. Il composa son numéro, appuya machinalement sur le bouton de l’ampli et sursauta en entendant une voix beugler dans l’appareil. « L’Institut Smithsonian ? demanda-t-il. Puis-je parler à monsieur Harriman ? » Le visage de Harriman apparut sur l’écran. « Bonjour, Graham. Que puis-je faire pour vous ? — Walter Mayo est mort, lui apprit Graham. Irwin Webb aussi. Ils sont décédés ce matin, à une heure d’intervalle. » Une expression de tristesse se peignit sur le visage de Harriman, tandis que Graham lui racontait brièvement la double tragédie. « Connaissez-vous, par hasard, demanda Graham, un scientifique du nom de Bjornsen ? — Oui. Il est mort le 17. — Mort ? » Graham et Sangster bondirent et le premier dit d’une voix inquiète : « Est-ce que sa mort n’avait rien de suspect ? — Pas que je sache. C’était un vieillard qui avait largement dépassé la durée normale d’une vie humaine. Pourquoi me demandez-vous cela ? — Peu importe. C’est tout ce que vous savez sur lui ? — C’était un scientifique suédois spécialisé en optique, répondit Harriman, visiblement intrigué. Depuis une dizaine d’années, il ne faisait que baisser. Certains disaient même qu’il était retombé en enfance. Quelques journaux suédois ont fait son panégyrique après sa mort, mais ici la presse n’en a pas soufflé mot. — Rien d’autre ? insista Graham. — Pas grand-chose. Il n’était pas très connu. Si mes souvenirs sont exacts, on a commencé à s’apercevoir qu’il déclinait au Congrès scientifique international, à Bergen, en 2003. Il s’était couvert de ridicule avec une communication abracadabrante sur les limites de visibilité de l’œil humain : il n’y était question que de revenants et de djinns. Hans Luther s’est fait mettre dans le même sac que Bjornsen, car il a été la seule personnalité à le prendre au sérieux. — Qui est ce Hans Luther ? — Un scientifique allemand, un homme d’une grande valeur. Il est mort peu de temps après Bjornsen. — Quoi, lui aussi ? s’écrièrent en chœur Graham et Sangster. — Eh bien ? » On sentait la curiosité percer dans la voix de Harriman. « Vous ne croyez tout de même pas que les scientifiques sont immortels. Ils meurent comme tout le monde, non ? — Quand ils meurent comme tout le monde, répondit Graham d’un ton de reproche, nous les regrettons, mais n’avons pas de soupçons. Harriman, voulez-vous avoir l’amabilité de me faire établir une liste complète de tous les scientifiques de réputation mondiale qui sont morts depuis le 1er mai, avec, si possible, tous les renseignements que vous pourrez recueillir ? » Harriman ne put cacher sa surprise. « Je vous téléphonerai aussi vite que possible. » Il raccrocha, mais rappela presque aussitôt pour ajouter : « J’ai oublié de vous dire que Luther est mort dans son laboratoire de Dortmund tout en bredouillant au téléphone je ne sais quelles absurdités destinées au journal local. Il a eu une crise cardiaque. On a attribué sa mort à la sénilité compliquée de troubles cardiaques dus au surmenage. » Il garda l’écoute pour voir l’effet produit par sa déclaration, attendant visiblement un surcroît de nouvelles. Rien ne venant, il répéta, avant de raccrocher : « Je vous téléphonerai aussitôt que possible. — Plus nous avançons dans cette affaire, plus elle devient ahurissante », fit remarquer Sangster en se renfonçant dans son fauteuil. Il se balança, l’air mécontent. « Si la mort de Mayo et celle de Webb n’étaient pas naturelles, elles n’étaient en tout cas certainement pas surnaturelles. Autrement dit, il ne reste que l’homicide pur et simple. — Pourquoi les aurait-on assassinés ? questionna Graham. — C’est bien là le hic. Où est le motif ? Il n’y en a pas. Je conçois encore que, pour certains États, la liquidation ultrarapide des plus grands cerveaux d’Amérique puisse être un excellent prélude à une guerre. Mais quand cette extermination frappe également des scientifiques suédois et allemands – sans parler d’une dizaine d’autres nationalités que nous trouverons peut-être sur la liste de Harriman –, la situation se complique au point de devenir fantastique…» Il agita d’un air sombre la feuille sur laquelle on avait recopié les notes de Webb. « Aussi fantastique que tout ceci. » Il regarda Graham du coin de l’œil. « C’est vous qui nous avez lancés dans cette chasse à Dieu sait quoi. Avez-vous une idée quelconque pour étayer vos intuitions ? — Pas la moindre, avoua Graham. Nous n’avons pas encore assez de faits pour fournir la base d’une théorie valable. À moi de dénicher d’autres détails. — Que vous chercherez où ? — Je vais voir ce Fawcett auquel Webb faisait allusion dans ses notes. Il me racontera sans doute des choses intéressantes. — Vous connaissez Fawcett ? demanda Sangster, surpris. — Je n’en ai jamais entendu parler. Mais le docteur Curtis, qui est la demi-sœur de Webb, pourra peut-être me mettre en rapport avec lui. Je connais bien le docteur Curtis. » Un léger sourire apparut sur le visage de Sangster. « Vraiment bien ? — Pas aussi bien que je le voudrais, grimaça Graham. — Hon, hon ! Je vois ce que c’est. On combine le travail avec le plaisir, hein ? » Il eut un petit geste négligent. « Eh bien, bonne chance. Si vous mettez le doigt sur quelque chose de plus tangible que de simples soupçons, nous mettrons la police d’État sur l’affaire. — Je verrai ce que je peux faire. » Graham allait ouvrir la porte quand le vidéophone sonna. Une main sur la poignée, il hésita, tandis que Sangster décrochait et activait l’ampli. Les traits de Wohl se dessinèrent sur l’écran. Il ne pouvait voir Graham, qui n’était pas dans le champ. Ses yeux fixaient Sangster. « Webb devait avoir la gale. — La gale ? répéta Sangster, interdit. Pourquoi ? — Il s’était badigeonné le bras gauche avec de la teinture d’iode, de l’épaule au coude. » Sangster lança un coup d’œil désemparé à Graham qui écoutait la conversation. « Mais pourquoi, diable ? — Pour rien. Son bras n’avait rien du tout. À mon avis, s’il n’avait pas la gale, il a fait ça pour satisfaire ses instincts artistiques. » Le visage de Wohl se plissa dans un sourire forcé. « Nous n’avons pas encore terminé l’autopsie, mais j’ai pensé que je ferais mieux de vous dire ça tout de suite. Si vous donnez votre langue au chat, je peux vous poser une autre devinette. — Allez, mon vieux ! lança Sangster. — Mayo avait la gale aussi. — Vous voulez dire qu’il s’était badigeonné le bras comme Webb ? — Oui, à la teinture d’iode, déclara Wohl avec une espièglerie perfide. Le bras gauche, de l’épaule au coude. » Fixant l’écran d’un regard de somnambule, Sangster poussa un profond soupir et dit : « Merci ! » Il raccrocha en jetant à Graham un regard désemparé. « J’y vais », dit Graham. Le docteur Curtis arborait toujours un air sévère et compétent que Graham se plaisait à feindre d’ignorer. Elle avait aussi de lourds cheveux noirs et bouclés et d’agréables rotondités qu’il admirait, en revanche, avec une sincérité qu’elle trouvait gênante. « Irwin se comportait d’étrange façon depuis plus d’un mois » lui dit-elle, en s’acharnant plus que de raison à maintenir Graham sur le terrain neutre qu’il avait choisi ce jour-là. « Il refusait de se confier à moi, malgré la sollicitude que je lui manifestais et qu’il prenait, je le crains, pour une curiosité toute féminine. Jeudi dernier, il cachait si mal son appréhension que j’en vins à me demander s’il n’était pas au bord d’une dépression nerveuse. Je lui conseillai donc de se reposer un peu. — Ne s’est-il rien produit jeudi dernier qui aurait pu l’inquiéter outre mesure ? — Rien, affirma-t-elle d’un ton catégorique. En tout cas, rien de nature à lui faire perdre la tête. Bien sûr, il avait été très frappé par la mort du docteur Sheridan, mais je ne vois pas pourquoi cela… — Excusez-moi, l’interrompit Graham. Qui était Sheridan ? — Un vieil ami d’Irwin. Un scientifique anglais. Il est mort jeudi dernier, d’une crise cardiaque, je crois. — Encore ! murmura Graham. — Je vous demande pardon ? » Le docteur Curtis ouvrit tout grands ses yeux noirs. « Non, non, répondit Graham, rien. » Il se pencha, le visage tendu. « Irwin avait-il un ami ou une relation du nom de Fawcett ? » Les yeux noirs s’écarquillèrent encore. « Oh, mais oui ! C’est le docteur Fawcett, le directeur du centre psychiatrique. Mais il n’aurait rien à voir avec la mort d’Irwin ? — Non, rien du tout. » Il remarqua la stupéfaction manifeste qui se lisait sur ses traits si calmes d’ordinaire. Il fut un moment tenté d’en profiter pour lui poser quelques autres questions qui lui tenaient à cœur, mais un étrange pressentiment l’en empêcha. Tout en se trouvant stupide de céder ainsi à d’obscures impulsions, il enchaîna : « Mon service s’intéresse particulièrement à l’œuvre de votre frère, et sa triste fin nous a laissé quelques points à éclaircir. » Satisfaite, semblait-il, de cette explication, elle lui tendit la main. « Si je peux vous aider, dites-le-moi. » Il lui retint la main, de sorte qu’elle dut la retirer. « Vous m’aidez en me remontant le moral », gémit-il. Il sortit, traversa en courant les couloirs du vingtième étage et arriva à la route aérienne qui passait, à cent mètres au-dessus du sol, entre les énormes pâtés de maisons. Un gyrauto déboucha sur la route aérienne avec un long sifflement et s’arrêta devant la clinique, juste au moment où Graham passait. Le lieutenant Wohl sortit la tête par la portière. « Sangster m’a dit que vous seriez ici, dit-il. Je viens vous chercher. » Prenant place dans l’appareil aux formes effilées, Graham demanda : « Qu’y a-t-il de cassé ? Vous avez l’air d’un limier sur une piste. — On a découvert que les derniers coups de téléphone de Webb et de Mayo s’adressaient tous les deux au professeur Dakin, un gros ponte de la science. » Il appuya sur l’accélérateur, le bolide fonça sur ses deux roues et son gyroscope se mit à ronronner doucement. « Ce Dakin habite William Street, tout près de chez vous. Vous le connaissez ? — Comme ma poche. Vous devriez le connaître aussi. — Moi ? Pourquoi ? » Wohl donna un grand coup de volant et prit un virage avec une insouciance de policier. Le gyrauto vira brusquement tandis que ses occupants basculaient sur leur siège. Graham se cramponna à la poignée. Ils foncèrent devant quatre autres véhicules dont les chauffeurs, à peine remis de leurs émotions, les couvrirent d’injures. Graham reprit son souffle. « Quand la police a-t-elle abandonné la méthode du moulage pour relever les empreintes ? — Il y a cinq ans, répondit Wohl tout fier de son savoir. Maintenant, nous photographions les empreintes avec un appareil stéréoscopique. Pour les empreintes sur les surfaces fibreuses, on les relève au moyen d’un faisceau de lumière parallèle. — Je sais. Mais pourquoi a-t-on adopté cette méthode ? — Parce qu’elle est beaucoup plus commode et d’une précision absolue. — Vous brûlez, dit Graham. — On l’utilise depuis qu’on a trouvé un moyen de mesurer la profondeur stéréoscopique grâce au… bon sang ! » Il lança un coup d’œil contrit à son compagnon et acheva : « Grâce au vernier stéréoscopique de Dakin. » Wohl se tut et s’absorba dans la conduite de son engin. William Street glissait vers eux à toute allure, avec ses gratte-ciel qui accouraient comme autant de géants. Le gyrauto prit un brusque virage puis, quittant la route aérienne, amorça une descente en tire-bouchon dans le toboggan. Les hélices se mirent à tourbillonner à une allure vertigineuse. Ils atterrirent sans avoir ralenti. Wohl se carra sur son siège. « Ces dégringolades en vrille, ça m’amuse toujours ! » Graham retint le commentaire qui lui venait aux lèvres. La longue silhouette aérodynamique d’un gyrauto carrossé d’aluminium venait d’attirer son attention. L’appareil fonça dans leur direction en suivant William Street, passa dans un sifflement et s’engagea en trombe dans le toboggan dont eux-mêmes venaient de sortir. Mais les yeux perçants de Graham avaient reconnu le visage pâle et hagard du conducteur et remarqué son regard halluciné. « Le voilà ! s’exclama Graham. Vite, Wohl… c’était Dakin ! » Wohl s’accrocha à son volant et fit faire demi-tour au gyrauto en appuyant à fond sur l’accélérateur. L’appareil bondit en avant, se faufila de justesse entre deux machines qui descendaient la rampe et s’engagea à tombeau ouvert dans la montée du toboggan. « Il ne doit pas avoir beaucoup d’avance », risqua Graham. Avec un grognement d’approbation, Wohl se cramponna à ses commandes tandis que le bolide montait à toute allure. Au cinquième tour, ils doublèrent une vieille automobile à roues qui rampait à un pénible cinquante à l’heure, mais négligeait de tenir sa droite. Avec un juron, Wohl fit une embardée, mit les gaz et doubla à plus de quatre-vingt le vieux débris, laissant sur place son conducteur tremblant à son volant. Comme un monstrueux obus d’argent, leur véhicule jaillit du toboggan et fonça sur la route aérienne, semant la panique parmi les gyrautos privés qu’il laissa loin derrière. Le compteur marquait 140. À huit cents mètres devant eux, l’appareil de Dakin vrombissait à plein régime et gardait son avance. Wohl tira le levier d’accélération de secours en grommelant : « On va bousiller les batteries. » Le gyrauto s’élança et l’aiguille du compteur dépassa 160. Le gyroscope bourdonnait comme une énorme ruche. 185. Les tubes d’acier qui jalonnaient la route aérienne filaient au point de ne plus former qu’un mur. 200. « Le Grand Carrefour ! cria Graham en guise d’avertissement. — S’il passe dessus à cette allure-là, il va faire un bond d’au moins trente mètres », grommela Wohl. Il plissa les yeux pour mieux voir devant lui. « Avec son gyroscope, il retombera toujours sur ses pattes, mais ses pneus ne tiendront pas. Je suis sûr qu’il y en aura un qui éclatera. Il conduit comme un fou ! — C’est ce qui me fait croire qu’il y a quelque chose d’anormal. » Dans une brusque embardée qui coupa le souffle à Graham, ils doublèrent une autre guimbarde à quatre roues dont ils aperçurent, le temps d’un éclair, le conducteur furibond. « On devrait interdire les routes aériennes à tous ces tacots », grogna Wohl. La silhouette étincelante du gyrauto de Dakin dévalait la pente qui menait au Grand Carrefour. « Nous avons à peine gagné cent mètres. Il conduit à toute pompe et il a un modèle grand sport. On croirait qu’il est poursuivi. » Graham jeta un coup d’œil au rétroviseur, se demandant si quelqu’un d’autre poursuivait également Dakin. Que fuyait Dakin, au reste ? À quoi Mayo voulait-il échapper en plongeant dans le vide ? Sur quoi Webb tirait-il au moment de sa mort ? Qu’est-ce qui avait mis fin à la vie de Bjornsen et envoyé Luther dans l’autre monde avec son message interrompu ? Il abandonna ces vaines méditations, constata qu’on ne voyait derrière eux aucun autre poursuivant et leva les yeux, car une ombre venait d’obscurcir le toit transparent du gyrauto. C’était un hélicoptère de la police, suspendu à ses larges pales et le train d’atterrissage à moins d’un mètre de leur propre appareil. Pendant quelques secondes, les deux machines filèrent au même train. Wohl pointa un index autoritaire vers l’étoile de la police peinte sur son capot, puis désigna à l’attention du policier le gyrauto emballé de Dakin. Le pilote de l’hélicoptère indiqua qu’il avait compris, puis reprit de la hauteur et accéléra. La machine bondit au-dessus des toits dans un rugissement de moteur. Le pilote s’efforçait, semblait-il, de passer au-dessus de la montagne russe que dessinait à cet endroit la route, pour coincer Dakin dans la montée suivante. Wohl attaqua la descente à plus de deux cent. Les pneus gémirent en touchant la piste. Graham alla s’aplatir contre la portière et son compagnon vint l’écraser de tout son poids. La force centrifuge les maintint dans cette posture tandis que le gyroscope luttait désespérément pour garder l’appareil en équilibre. Mais les pneus lâchèrent et le gyrauto exécuta un double saut périlleux. L’appareil dérapa de côté sur la chaussée, manqua d’un cheveu une décapotable qui flânait, passa en trombe entre deux autres gyrautos, arracha l’aide d’une vieille guimbarde à quatre roues et rentra dans la balustrade. Par miracle, les tubes d’acier soutinrent le choc. Wohl souffla comme un phoque en désignant la crête de la route aérienne qui, un peu plus loin, enjambait une autre route. « Nom d’un chien ! s’écria-t-il. Regardez ça. » D’où ils se trouvaient, à quatre cents mètres de là environ, la crête se détachait, par un effet de perspective, sur une masse d’immeubles sans doute un peu plus éloignés. L’appareil de Dakin était juste au sommet et l’hélicoptère de la police planait, impuissant, au-dessus de lui. Le gyrauto ne disparut pas derrière comme cela aurait dû normalement se produire : il parut flotter dans les airs et l’on vit bientôt les fenêtres de l’immeuble se détacher entre ses roues et le sommet de la crête. Pendant une interminable seconde, il demeura en équilibre sous l’hélicoptère, dans un défi flagrant aux lois de la pesanteur puis, toujours avec la même inquiétante lenteur, il s’abattit derrière la paroi. « Il est fou ! souffla Graham, en s’épongeant le front. Complètement fou ! » Il baissa sa vitre, mais une grosse bosse du plastiglass l’arrêta bientôt. Les deux hommes tendirent l’oreille avec angoisse. De derrière la crête leur parvint un bruit perçant et bref de métal déchiqueté puis, après un silence de quelques secondes, un fracas étouffé. Sans un mot, ils se dépêtrèrent de leur gyrauto démantibulé et se précipitèrent au pas de course sur la longue pente de la route aérienne. Ils aperçurent une dizaine d’appareils, des gyrautos de construction récente pour la plupart, arrêtés non loin d’une brèche d’une dizaine de mètres ouverte dans le parapet. Des conducteurs pâles d’émotion s’efforçaient de remettre en place les tubes tordus tout en plongeant dans le vide des regards effarés. En jouant des épaules, Graham et Wohl se frayèrent un chemin jusqu’au bord. Tout en bas, sur le trottoir de la route aérienne qui passait en dessous, on apercevait un tragique entassement de ferrailles informes. Dix étages plus haut, la façade de l’immeuble portait encore des marques profondes laissées par l’accident. Les ornières du chemin de la mort. Un badaud lança sans s’adresser à personne en particulier : « C’est terrible, terrible ! Il devait être complètement marteau ! Il est arrivé comme une bombe, a pulvérisé le parapet qu’il a traversé comme du beurre pour aller s’aplatir contre cet immeuble. Je l’ai entendu dégringoler. » Il se passa la langue sur les lèvres. « Écrasé comme un insecte ! Qu’est-ce qu’il a pris… Terrible ! » L’homme exprimait l’émotion générale. Graham sentait l’effroi, l’horreur qui étreignait les gens. Il sentait la surexcitation, l’avidité sadique, l’émoi presque palpable de l’inévitable rassemblement qui s’était formé cent mètres plus bas. C’est contagieux, l’hystérie collective, pensa-t-il. La chaleur en montait jusqu’à lui comme d’un foyer infernal. On pouvait s’en griser. Des hommes généralement sobres pouvaient s’enivrer ainsi : s’enivrer d’émotion collective. Émotions… alcools invisibles ! Fasciné, il ne pouvait détacher ses regards de ce spectacle. Mais un autre sentiment vint chasser ces pensées morbides : un sentiment de crainte coupable, comme celui que peut éprouver un homme qui nourrit des pensées répréhensibles dans un pays où l’on pend les gens qui ne professent pas d’opinions orthodoxes. C’était une impression si vive qu’il dut faire effort pour discipliner le cours de ses pensées. Il s’arracha enfin à sa contemplation et poussa Wohl du coude en disant : « Nous n’avons plus rien à faire ici. Nous avons rattrapé Dakin et nous ne tirerons plus rien de lui. Allons-nous-en. » À regret, Wohl s’éloigna de la brèche. Il aperçut l’hélicoptère de la police qui s’était posé sur la route aérienne et se précipita vers lui. « Wohl, de la Brigade criminelle, dit-il rapidement. Voulez-vous appeler le poste central sur votre émetteur à ondes courtes et leur demander de venir prendre ma machine en remorque. Dites-leur que je leur téléphonerai mon rapport prochainement. » Il rejoignit le groupe de conducteurs encore mal remis de leur émotion et en trouva un qui allait à William Street. Le type avait une vieille quatre-roues tout juste capable de faire un pétaradant cent vingt à l’heure. Wohl se laissa emmener avec une condescendance polie. « Il y en a qui vont avec leur temps, il y en a d’autres qui sont en avance sur lui, et d’autres qui sont toujours à la traîne. » Il épousseta avec dédain le cuir usé de la banquette. « Cette vieille pétoire doit remonter à l’époque où Toutankhamon construisit les pyramides. — Ça n’est pas Toutankhamon qui a construit les pyramides, répliqua Graham. — Alors c’est son frère, ou son oncle. Ou son sous-entrepreneur. Qu’est-ce que ça peut faire ? » Il eut un soubresaut, car le conducteur venait d’embrayer sans douceur et, dans un horrible grincement, la voiture avait bondi en avant. Il poussa un juron et dit à Graham d’un air maussade : « Je veux bien que vous me fassiez courir dans tous les sens parce que je ne suis qu’un pauvre esclave de salarié, et qu’il faut bien que je fasse ce qu’on me dit. Mais du diable si je vois où vous voulez en venir. Est-ce que votre service sait quelque chose qu’il ne veut pas divulguer ? — Nous ne savons rien de plus que vous. Tout a commencé parce qu’il m’est venu quelques vagues soupçons et que mes chefs m’ont soutenu. » Il regarda le vieux pare-brise tout jauni d’un air songeur. « C’est moi qui le premier ai levé ce lièvre. Il ne me reste plus qu’à le dénicher ou à revenir bredouille et contrit. — Je dois reconnaître que, lorsque vous avez des intuitions, vous n’y renoncez pas facilement. » Il tressauta sur son siège et dit d’une voix plaintive : « Regardez-moi ça, la Brigade criminelle en action dans une vieille bagnole ! Voilà où nous en sommes. Les gens meurent comme des mouches et, nous-mêmes, on nous traîne dans un corbillard. » Un nouveau cahot le secoua encore plus rudement que les précédents. « Au train où vont les choses, je sens que je finirai dans une camisole de force. Mais jusqu’à la douche, je suis avec vous. — Merci », répondit Graham en souriant. Il dévisagea son compagnon. « Quel est votre prénom, au fait ? — Art. — Merci, Art » compléta-t-il. 3 Une minutieuse perquisition au domicile de Dakin ne leur révéla rien d’intéressant. Pas d’ultime message, pas de griffonnages incompréhensibles, bref, rien d’anormal. Ce n’était pas ici qu’ils trouveraient la solution du mystère. Pendant que Wohl jouait avec le dernier modèle du vernier construit par le scientifique, Graham fit irruption dans la pièce. Il tenait à la main un petit flacon de teinture d’iode presque vide. « J’ai pensé à cette histoire de badigeonnage à la teinture d’iode. J’ai trouvé ceci dans une petite armoire qui contient d’ailleurs assez de médicaments pour ouvrir une pharmacie. Dakin a toujours été un peu malade imaginaire. » Il posa le flacon sur la table et le contempla d’un air morose. « Si bien que je ne suis pas plus avancé. » Il promena autour de lui un regard mécontent. « Nous perdons notre temps, ici. J’ai envie de voir le docteur Fawcett, à l’hôpital psychiatrique. Vous pouvez m’emmener là-bas ? — Je vais d’abord donner un coup de fil. » Wohl prit le téléphone de Dakin. Il eut une longue conversation avec la police, puis raccrocha et dit à Graham : « Il n’y aura pas d’autopsie pour Dakin. On ne peut pas disséquer de la bouillie. » Il laissa le vernier sur le bureau, empocha le flacon et ouvrit la porte. « Venez. Allons visiter cet asile… On sera peut-être bien contents d’y trouver une cellule un de ces jours ! » La nuit étendait son voile sur l’Hudson. Une lune maussade jetait de temps en temps un coup d’œil entre des lambeaux de nuages. Dans le lointain, les gigantesques lettres lumineuses d’un panneau au néon lançaient périodiquement leur message incongru : « BUVEZ DE LA BIÈRE. » Wohl se passa machinalement la langue sur les lèvres. Graham et lui faisaient les cent pas sur le trottoir en attendant le gyrauto que Wohl avait demandé par téléphone. La machine arriva dans un ronronnement de moteur, balayant la rue du long pinceau de ses phares. Wohl s’avança et dit au policier qui pilotait : « Je vais prendre le volant. Nous allons à Albany. » Il prit place dans l’appareil, attendit que Graham se soit laissé tomber à côté de lui et démarra. « Je sais que nous sommes pressés, dit Graham… mais pas à ce point-là. — Comment ça ? — Si cela ne vous fait rien, j’aimerais bien arriver là-bas tout entier. Quand je suis en pièces détachées, j’ai beaucoup moins de rendement. — On peut en dire autant des gens dont vous vous occupez. Vous n’auriez pas d’actions dans une entreprise de pompes funèbres, par hasard ? » Wohl n’était pas mécontent de son mot. « Enfin, il y a toujours une chose qui me console de courir à droite et à gauche avec vous. — Quoi donc ? — C’est que je ne mourrai pas dans mon lit. » Graham sourit sans répondre. Le gyrauto prit de la vitesse. Vingt minutes plus tard, ils frôlèrent le parapet dans un virage. Graham ne broncha pas. Ils foncèrent vers le nord et, après deux heures de voyage, atteignirent Albany : bonne moyenne, même pour un conducteur comme Wohl. « Me voilà loin de mon théâtre habituel d’opérations, fit remarquer Wohl en descendant. Ici, je ne suis plus de service. Je vous accompagne, c’est tout. » Les bâtiments sévères, mais ultramodernes, de l’hôpital psychiatrique s’étendaient sur un carré de cinq cents mètres environ de côté, qui n’était qu’un parc autrefois. Le docteur Fawcett était manifestement le grand patron. C’était un nabot décharné, au crâne vaste, et qui marchait comme un canard. Ses traits trop lourds dans le haut du visage fuyaient dans la perspective d’une figure en triangle prolongée par un bouc, et ses yeux diaboliques pétillaient derrière son pince-nez. Assis d’un air guindé derrière un bureau grand comme un square, il paraissait encore plus petit. Il parcourut rapidement les griffonnages de Webb que Graham avait fait copier. Puis il parla, du ton catégorique d’un homme dont les désirs sont des ordres, et qui n’exprime jamais que l’essence de la raison pure. « Une bien intéressante révélation de l’état mental de mon pauvre ami Webb. Triste, triste ! » Il ôta son pince-nez et le tapota contre la feuille de papier pour ponctuer ses affirmations. « Je le soupçonnais bien d’être la proie d’une obsession, mais, je dois l’avouer, je ne m’étais pas rendu compte qu’il avait atteint un tel point de déséquilibre. — D’où vous venaient vos soupçons ? demanda Graham. — Je suis un passionné d’échecs. Il en était de même pour Webb. Notre amitié n’était fondée que sur l’attrait que nous trouvions au même jeu, car nous n’avions guère d’autres points communs. Webb était uniquement un physicien, dont les travaux n’avaient pas le moindre rapport avec les maladies mentales. Depuis quelque temps néanmoins, il s’était pris brusquement d’un vif intérêt pour ce genre d’études. Sur sa demande, je l’avais même autorisé à visiter le centre pour observer quelques-uns de nos malades. » Graham se pencha en avant. « Ah ! Vous avait-il donné une raison qui motive cet intérêt soudain ? — Non, pas plus que je lui en avais demandé, répliqua sèchement le docteur Fawcett. Les patients auxquels il s’était particulièrement intéressé souffrent d’hallucinations chroniques associées à un complexe de persécution. Webb s’attachait surtout aux schizophrènes. — De quoi s’agit-il ? » demanda innocemment Wohl. Le docteur Fawcett haussa les sourcils. « Des personnes atteintes de schizophrénie, voyons. — Je ne suis toujours pas plus avancé », insista Wohl. Avec un air d’indicible patience, le docteur Fawcett ajouta : « Ce sont des égocentriques schizoïdes. » Wohl eut un geste accablé et grogna : « Quels que soient les mots dont on l’affuble, un cinglé est toujours un cinglé. » Fawcett le regarda avec un mépris à peine dissimulé. « Je vois que vous êtes un sujet à préconceptions dogmatiques, dit-il. — Je suis un flic, l’informa Wohl, et je n’aime pas beaucoup qu’on me saoule de grands mots. — Il faut excuser notre ignorance, coupa Graham doucement, car il sentait l’atmosphère se tendre. Ne pourriez-vous pas nous expliquer cela en termes moins techniques ? — Les schizophrènes, reprit Fawcett du ton dont on s’adresse aux enfants, sont des personnes qui souffrent d’une affection mentale d’un genre particulier qui, il y a un siècle, était connue sous le nom de dementia praecox. Ces malades ont deux personnalités, dont la dominante vit dans un monde de fantaisie qui leur semble infiniment plus réel que le monde de la réalité. Alors qu’un grand nombre de formes de démence sont caractérisées par des hallucinations qui varient à la fois par la forme et la fréquence, le monde fantastique du schizophrène est très délimité, et invariable. Mettons, pour simplifier à l’extrême, qu’il a toujours le même cauchemar. — Je vois » dit Graham sans conviction. Remettant ses lunettes avec un soin méticuleux, Fawcett se leva. « Je vais vous conduire auprès de l’un des pensionnaires auxquels Webb s’intéressait tout particulièrement. » Ils sortirent derrière le médecin et traversèrent une suite de couloirs de l’aile est. Ils parvinrent à un groupe de cellules. Fawcett s’arrêta devant l’une d’elles et fit signe aux deux hommes d’approcher. Ils regardèrent à travers une étroite ouverture munie de barreaux, et virent un homme entièrement nu. L’homme se tenait près de son lit, ses jambes maigres très écartées et le ventre, qu’il avait très gonflé, tendu en avant. Le regard halluciné du malade était fixé sur son propre estomac qu’il contemplait avec une intensité presque terrifiante. Fawcett murmura très rapidement : « L’un des symptômes courants de la schizophrénie, c’est que le malade adopte une pose, quelquefois obscène, qu’il peut garder sans bouger pendant une période beaucoup plus longue qu’un être normal. À certaines phases de la maladie, les schizophrènes se transforment en statues vivantes, souvent repoussantes. Vous avez devant vous un cas typique. Cet homme s’est convaincu qu’il avait un chien vivant dans l’abdomen, et il passe des heures à guetter un mouvement de l’animal. — Bon Dieu ! s’exclama Graham horrifié. — C’est très courant, je vous assure, dit Fawcett avec un détachement professionnel. » Il regarda à travers les barreaux. « Ce sont les réflexions bizarres de Webb sur ce cas qui m’ont amené à le distinguer des autres. — Et que disait Webb ? » demanda Graham. Il avait jeté un dernier regard dans la cellule et s’en était détourné avec un soupir de soulagement. Tout comme Wohl, il pensait : Il suffirait d’un coup du sort pour que je sois là, moi aussi. « Ce malade le fascinait. Fawcett, me disait-il, ce pauvre diable a été malmené par des étudiants en médecine. C’est de la chair mutilée jetée aux poubelles par des super-vivisectionnistes. » Fawcett se caressa la barbe avec une ironie empreinte d’indulgence. « C’est du mélodrame, et du pire. » Graham se sentit parcouru d’un frisson. En dépit de ses nerfs d’acier, il était au bord de la nausée. Wohl était pâle, lui aussi, et tous deux ressentirent le même soulagement intérieur quand Fawcett les ramena dans son bureau. « J’ai demandé à Webb de s’expliquer, poursuivit le docteur toujours aussi impassible, mais il s’est contenté de ricaner et de marmonner quelque chose dans le genre de : Heureux les pauvres d’esprit. Une semaine plus tard, il m’a téléphoné. Il avait l’air très excité et il voulait que je lui donne des chiffres sur la proportion de goitreux parmi les infirmes mentaux. — Et vous les avez ? » Fawcett plongea derrière son immense bureau et en resurgit avec un papier. « Oui. Je lui avais préparé cela, mais, comme il est mort, il est trop tard maintenant. » Il passa la feuille à Graham. « Mais, s’exclama celui-ci après avoir jeté un coup d’œil, si j’en crois ceci, il n’y a pas un seul cas de goitre parmi les deux mille pensionnaires de cet hôpital. Quant aux autres centres, le goitre y est inconnu ou extrêmement rare. — Ce qui ne veut rien dire. Cela ne prouve qu’un fait négatif, à savoir que les infirmes mentaux ne sont pas très sujets à une affection par ailleurs peu commune. » Il regarda Wohl et son ton se fit un peu aigre : « Quand une maladie n’est pas commune, c’est que peu de gens y sont sujets. Les mêmes chiffres s’appliqueraient probablement à deux mille chauffeurs d’autobus, ou représentants de peinture… ou flics. — Quand j’aurai un goitre, je vous le ferai savoir, lui promit Wohl sans aménité. — Qu’est-ce qui provoque le goitre ? coupa Graham. — Une déficience en iode » répondit Fawcett. En iode ! Graham et Wohl échangèrent des regards alarmés et le premier demanda : « Est-ce qu’un excès d’iode a un rapport quelconque avec l’aliénation mentale ? » Fawcett éclata d’un rire qui fit trembler sa barbiche. « Si c’était le cas, il y aurait beaucoup de fous parmi les marins qui ont une alimentation riche en iode. » Une idée passa avec l’intensité d’une brûlure dans le cerveau de Graham. Quant à Wohl, son visage trahissait qu’il y pensait, lui aussi. Tous deux revoyaient l’incompréhensible griffonnage du mort : Il est bien connu que les marins ont une marge de sensibilité plus large. Sensibilité à quoi ? Aux mirages et aux superstitions qu’ils inspirent – le serpent de mer, les sirènes, le bateau fantôme et tous ces êtres pâles, boursouflés et envahissants qui apparaissent et gémissent sous la lune pendant les nuits de veille ? Approfondir cette idée et rassembler éléments de comparaison entre habitants régions côtières et habitants arrière-pays. Avec un détachement affecté, Graham reprit les notes de Webb sur le bureau. « Merci, Docteur, vous nous avez beaucoup aidés. — N’hésitez pas à venir me voir quand vous aurez encore besoin de moi, dit Fawcett. Et si un jour vous trouvez une explication à l’état de ce pauvre Webb, je vous serais reconnaissant de me la faire connaître. » Il eut un petit rire froid. « Toute analyse compétente d’une hallucination peut contribuer à l’avancement de notre science. » Ils rentrèrent à New York aussi vite qu’ils étaient partis. Une seule fois, Wohl rompit le silence. « Toute cette affaire, fit-il remarquer, tend à prouver qu’il y a une épidémie de folie temporaire chez les scientifiques surmenés. » En guise de commentaire, Graham poussa un grognement. « Le génie n’est pas loin de la folie, continua Wohl, bien déterminé à soutenir sa théorie. D’ailleurs, il est impossible que la connaissance humaine s’étende indéfiniment sans qu’il arrive aux plus grands cerveaux de dérailler, quand ils tentent de tout assimiler. — Aucun scientifique n’essaie de faire le tour des connaissances humaines. Chaque science est déjà trop développée pour un seul esprit. C’est pourquoi chaque chercheur doit se spécialiser. Et il peut très bien totalement ignorer ce qui sort du cadre de ses travaux. » Ce fut au tour de Wohl de grogner. Il s’absorba dans la conduite du gyrauto, sans mieux piloter pour autant dans les virages un peu raides, et ne desserra pas les dents avant d’arriver au domicile de Graham. Il déposa alors son passager avec un bref « À tout à l’heure, Bill », et repartit dans un vrombissement de moteur. C’était une belle matinée, claire et encourageante. Graham était debout devant sa glace, quand la sonnerie du vidéophone vint couvrir le ronronnement de son rasoir électrique. Le visage d’un jeune homme apparut sur l’écran et le regarda en disant : « Monsieur Graham ? — Oui, c’est moi. — Ici l’Institut Smithsonian, répondit l’autre. Monsieur Harriman avait un message pour vous hier soir, mais il n’a pu vous joindre. — Oui, j’étais à Albany. Quel est ce message ? — Monsieur Harriman m’a chargé de vous dire qu’il a contacté les agences d’informations. Au cours des cinq dernières semaines, on a noté la mort de dix-huit scientifiques. Sept d’entre eux sont des étrangers, et onze sont des Américains. C’est un chiffre environ six fois plus élevé que la normale car, selon les agences, il meurt rarement plus de trois scientifiques par mois. — Dix-huit ! s’écria Graham, fixant le visage sur l’écran. Avez-vous leurs noms ? — Oui. » Sous la dictée du jeune homme, Graham en prit note, ainsi que de leurs nationalités respectives. « C’est tout, Monsieur ? — Transmettez, je vous prie, tous mes remerciements à monsieur Harriman, et demandez-lui de me téléphoner au bureau quand il voudra. — Très bien, monsieur Graham. » Le jeune homme raccrocha, le laissant perdu dans ses méditations. « Dix-huit ! » À l’autre bout de la pièce, la sonnette du journal télévisé tinta doucement. Graham l’alluma, et l’édition matinale du New York Sun défila lentement sur l’écran. Graham la regarda, l’esprit ailleurs. Un titre attira soudain son attention : « UN SCIENTIFIQUE SE TUE DANS UN ACCIDENT DE GYRAUTO Le professeur Samuel C. Dakin, cinquante-deux ans, physicien, domicilié William Street, est sorti de la route aérienne au Grand Carrefour, hier soir, et s’est précipité dans le vide avec son gyrauto à plus de cent soixante kilomètres à l’heure. » L’article continuait sur une demi-colonne, illustré d’une photographie de l’accident. Le texte contenait plusieurs allusions à « ce grand scientifique que nous venons de perdre », et une déclaration de la police qui procédait à une enquête sur les causes de la catastrophe. Le rédacteur terminait en rappelant que c’était le troisième scientifique qui mourait à New York dans les dernières vingt-quatre heures, « les décès du professeur Walter Mayo et du docteur Irwin Webb ayant déjà été annoncés dans notre édition d’hier soir ». Graham prit, dans le coffre de l’enregistreur automatique, la photocopie de l’édition précédente du Sun. On annonçait côte à côte la mort de Mayo et celle de Webb : « Mayo se jette dans le vide du Martin Building », disait le titre, et l’autre : « Mort d’un autre scientifique ». Les deux articles n’apportaient aucune information nouvelle sinon que « la police enquêtait ». Wohl arriva sur ces entrefaites. Il entra chez Graham au pas de charge, les yeux brillants, brandissant le Sun. « Je l’avais bien dit ! cria-t-il. — Qu’est-ce qui vous excite comme ça ? — Mon intuition, répondit-il en s’asseyant pour souffler un peu. Vous n’êtes pas le seul à avoir des intuitions. » Il eut un petit sourire modeste. « Ils ont fini les autopsies. Mayo et Webb étaient bourrés de drogue. — De drogue ? répéta Graham, incrédule. — C’était du peyotl. Une espèce particulière de peyotl, et sous une forme très concentrée. On en a trouvé de fortes traces dans l’estomac des deux scientifiques. » Wohl s’arrêta le temps de reprendre son souffle. « Et leurs reins étaient pleins de bleu de méthylène. — De bleu de méthylène ! » Graham s’efforçait vainement de trouver un sens à tout cela. « Mes hommes se sont tout de suite mis au travail. Ils ont trouvé du peyotl, du bleu de méthylène et de l’iode dans les laboratoires de Mayo, de Webb et de Dakin. Nous aurions fait les mêmes découvertes si nous avions su quoi chercher. » Graham acquiesça d’un signe de tête. « On peut donc supposer que l’autopsie des restes de Dakin aurait donné le même résultat. — C’est bien mon avis, approuva Wohl. Mes hommes ont découvert, par ailleurs, ce que Mayo était en train de distiller : c’était du hachisch. Je ne sais pas comment il s’est débrouillé pour se le procurer, mais enfin c’était bien ça. Donc, il ne faisait pas ses expériences qu’avec du peyotl. — C’est possible, déclara Graham posément, mais en tout cas, je suis sûr que Mayo ne poursuivait que des fins scientifiques. Il ne s’est jamais adonné à la drogue. — Alors, c’est qu’il a les apparences contre lui », dit Wohl sèchement. Graham lui passa la liste fournie par Harriman. « Jetez un coup d’œil là-dessus. D’après l’Institut, ces dix-huit scientifiques sont décédés dans les cinq dernières semaines. Le calcul des probabilités nous incite à conclure que trois, ou peut-être quatre de ces morts ont été normales et inévitables. » Il s’assit sur un coin du bureau et balança sa jambe dans le vide. « Mais il nous laisse entendre, en revanche, que les autres n’ont pas été normales. Autrement dit, nous sommes tombés sur une affaire diablement plus importante qu’on aurait pu le croire au premier abord. » La liste sous les yeux, Wohl commenta : « Pas seulement importante, mais absolument folle. Toutes les affaires de drogue ont un côté anormal. Mais celle-ci remporte le pompon, à tel point que, depuis hier soir, je n’ai pas encore pu cesser d’y penser. Sans arrêt, je revois ce pauvre type de l’asile… avec son chien dans le ventre. — Oublions-le pour l’instant. — Si seulement je le pouvais ! — Au point où nous en sommes, poursuivit Graham d’un ton pensif, plusieurs questions se posent, dont les réponses devraient nous faire avancer dans nos recherches. » Il pointa l’index sur la liste que Wohl n’avait pas lâchée. « Je ne sais pas sur quoi se basent les agences pour déterminer leurs moyennes de trois morts par mois. Est-ce sur les douze derniers mois, les cinq ou les vingt dernières années ? S’il s’agit d’une moyenne établie sur une longue période, et que les morts de ce mois-ci la multiplient par six, quel était le nombre des décès le mois dernier, et l’an dernier ? Ou si vous préférez, quel est le total des morts depuis le début… et depuis le début de quoi ? — La première mort a été un suicide, déclara Wohl. Les autres ont suivi par esprit d’imitation. » Il rendit la liste à Graham. « Il faut qu’un de ces jours vous jetiez un coup d’œil sur les archives de la police. Vous verrez combien de fois le meurtre et le suicide ont été temporairement contagieux. Souvent un crime bien spectaculaire et retentissant en détermine plusieurs autres du même genre. — J’ai dit depuis le début et je maintiens qu’il ne s’agit pas de suicides. Je connaissais très bien Mayo et Dakin, et je connaissais Webb de réputation. Aucun des trois n’était le type d’homme capable de se détruire, même en admettant qu’ils se soient drogués. — Justement, insista Wohl avec entêtement. Vous les croyiez sobres. Vous ne saviez pas qu’ils se droguaient. Ça change tout. Un type qui se drogue peut tout faire, y compris tirer dans le vide et sauter d’un toit. » Graham plia la liste et la remit dans sa poche. Il avait l’air soucieux. « Je vous l’accorde. Je ne m’explique pas cette histoire de peyotl. — Moi, si. Le trafic de drogue se fait par le jeu des recommandations personnelles. Je suppose qu’un scientifique, rendu à demi dingue par le surmenage, est tombé sur un stimulant plus dangereux qu’il croyait. Il s’en est servi, il l’a conseillé à ses amis et certains l’ont essayé. Au début, tout allait très bien, mais, comme l’arsenic, la drogue produit son effet par accumulation. C’est comme ça qu’ils ont fini par perdre la boussole l’un après l’autre. Et voilà votre explication ! conclut-il en étendant ses larges mains. — Je souhaiterais que ce soit aussi simple… mais quelque chose en moi me dit que ce n’est pas le cas. — Quelque chose en vous, railla Wohl. Un chien, probablement ! » L’esprit ailleurs, Graham laissait errer son regard sur l’exemplaire télévisé du Sun. Il ouvrit la bouche pour répondre à Wohl, mais la referma sans avoir proféré un mot. Les caractères qui défilaient sur l’écran devinrent subitement d’une terrifiante netteté. Il se leva et Wohl suivit son regard. « DÉCÈS D’UN CÉLÈBRE SPÉCIALISTE Ce matin, le docteur Stephen Reed a trouvé la mort devant la Bibliothèque centrale de la Cinquième Avenue. Après avoir provoqué un rassemblement en pleine rue, Reed s’était précipité sous un camion ultrarapide. La mort a été instantanée. Reed était l’une des plus grandes autorités internationales en matière de chirurgie optique. » Graham ferma le récepteur, éteignit l’écran et prit son chapeau. « Dix-neuf ! dit-il doucement. — Quel métier de chien ! » Wohl se leva et suivit son compagnon vers la porte. « Voilà que ça recommence. » 4 Il ne restait, bien entendu, plus trace des cinquante témoins du décès de Stephen Reed. Quelqu’un s’était empressé d’appeler un policier, lequel avait téléphoné à son commissariat, et un journaliste qui se trouvait sur place avait passé la nouvelle au Sun. Il fallut deux heures pour trouver trois témoins oculaires. Le premier était un homme au visage en forme de poire, luisant de sueur. « Je passais devant ce type, dit-il à Graham, et je n’y faisais pas grande attention. Vous comprenez, j’ai assez de mes soucis. Et voilà que, tout d’un coup, il pousse un cri terrible, se lance dans une espèce de danse et se précipite au milieu de la chaussée. — Et alors ? — Je me doutais bien de ce qui allait arriver et j’ai regardé ailleurs. » Le deuxième témoin était une blonde bien en chair, qui n’avait pas l’air dans son assiette. Elle tenait un petit mouchoir à la main et en mordillait nerveusement un coin tout en parlant. « Ce qu’il a pu me faire peur ! Il est arrivé comme quelqu’un qui aurait vu un fantôme. Il poussait des cris d’écorché, il agitait les bras dans tous les sens, et puis tout d’un coup il a couru comme un fou au milieu de la rue. — Est-ce que vous avez entendu ce qu’il criait ? » demanda Graham. Elle se remit à mâchonner son mouchoir. Ses yeux bleu pâle étaient pleins de frayeur. « Il m’a fait tellement peur que je n’ai pas bien compris. Il beuglait aussi fort qu’il pouvait quelque chose comme Non ! Non ! Au nom du Ciel, non ! et d’autres trucs du même genre. — Vous n’avez rien vu qui explique son attitude ? — Non… c’est même ce qu’il y avait de pire ! » Elle regardait autour d’elle d’un air affolé, comme pour tenter d’apercevoir l’invisible. « Je parie qu’avant la fin de la semaine elle sera chez une voyante », fit remarquer Wohl quand elle fut partie. Le troisième témoin, un homme soigné, aux manières affables et à la voix distinguée, déclara : « Monsieur Reed venait vers moi, et j’ai remarqué qu’il avait un regard absolument extraordinaire. Ses yeux brillaient comme du verre, comme s’il les avait badigeonnés à la belladone. — Hein ? demanda Wohl, intrigué. — Mais oui, nous autres acteurs pratiquons beaucoup cette méthode. — Ah bon ! » Wohl n’osa pas insister. « Il jetait des coups d’œil rapides de tous les côtés de la place. Il avait l’air inquiet. J’ai eu l’impression qu’il cherchait quelque chose qu’il n’avait aucun désir de trouver. — Continuez, le pressa Graham. — Quand il arriva près de moi, son visage devint livide. Il me parut subitement frappé d’une folle terreur. Il fit des gestes désespérés comme pour essayer de parer un coup fatal, hurla des paroles incohérentes et se précipita au milieu de la rue. Un camion de vingt-deux tonnes arriva sur lui. À mon avis, la mort a dû être instantanée. — Vous n’avez pas entendu ce qu’il disait ? — Malheureusement non. — Vous n’avez rien vu qui vous ait permis d’expliquer sa frayeur ? — Rien, répondit l’autre sans hésiter. L’incident m’avait tellement ému que j’en ai immédiatement cherché l’explication. Je n’en ai pas trouvé. Il m’a semblé qu’il avait dû succomber à une lésion interne. Une tumeur cérébrale, par exemple. — Nous vous remercions de votre concours. » Après le départ du témoin, Graham se plongea dans ses réflexions, tandis que Wohl contactait la morgue. Quelle était donc cette essence subtile et jamais encore identifiée de l’organisme humain qui faisait tomber les Malais en amok et les précipitait, la bouche écumante et le kriss à la main, au massacre collectif et inexplicable ? Et cette autre essence, similaire et pourtant différente, qui poussait la nation japonaise tout entière à envisager le hara-kiri avec un parfait sang-froid ? Pourquoi les fanatiques hindous se jetaient-ils avec extase sous les roues du char de Jaggernaut ? Et cette suite de catastrophes auxquelles eux-mêmes venaient d’assister, n’était-ce pas l’indice du développement d’un nouveau virus qui se répandrait dans des régions plus civilisées du globe, et dont les effets seraient stimulés à l’extrême par le peyotl, l’iode et le bleu de méthylène ? Il interrompit sa méditation, car Wohl venait de raccrocher le téléphone. Le policier tourna vers lui un visage de martyr. « Ils ne vont pas découper Reed tout de suite, mais ils lui ont déjà trouvé un point de ressemblance avec les autres : il s’était badigeonné à la teinture d’iode. — Le bras gauche ? — Non. Il devait aimer la variété. Il s’est peint la jambe gauche, de la hanche au genou. — Alors, nous pouvons l’ajouter sur notre liste, décida Graham. Nous ne pouvons pas dire que c’est un cas particulier avant d’avoir défini le cas général. — Oui, évidemment. — Vous savez, Art, votre théorie sur la drogue peut s’appliquer au peyotl. Mais que faites-vous des deux autres produits ? Le bleu de méthylène et l’iode ne sont pas des drogues dans le sens où vous l’entendez. Ce sont des corps inoffensifs qui ne créent pas d’accoutumance et qui n’ont jamais fait perdre la tête à personne. — L’eau non plus, mais il y a des tas de gens qui la coupent avec du whisky. » Graham eut un mouvement d’impatience. « Cela n’a aucun rapport. Il nous reste deux choses à faire. La première, c’est de visiter l’appartement de Reed de fond en comble. La seconde, c’est de demander à des experts quels sont les effets du peyotl, de l’iode et du bleu de méthylène quand on s’en sert comme l’ont fait tous ces morts. — Reed habitait assez loin, remarqua Wohl. Je vais prendre la voiture. » Feu Stephen Reed logeait en célibataire dans une villa entretenue par une gouvernante entre deux âges, d’aspect très maternel. Sortie des questions domestiques, cette femme ne savait rien et, quand on lui eut appris la tragique nouvelle, elle devint incapable de prononcer un mot. Elle se retira dans sa chambre, et Graham et Wohl entreprirent de fouiller le bureau de Reed. Ils trouvèrent une masse de papiers qu’ils parcoururent avidement. « Le prochain à avoir une attaque, ce sera mon chef, prophétisa Wohl en saisissant un nouveau paquet de lettres. — Pourquoi ? — Parce que ceci est du ressort de la police locale. Je vous assure qu’il aurait une crise d’apoplexie s’il vous voyait me traîner comme ça chez les particuliers. Vous ne le savez peut-être pas, mais je suis en train de risquer mes galons. » Graham poursuivit ses recherches sans s’émouvoir. Au bout d’un moment, il s’arrêta, une lettre à la main. « Écoutez ça. » Il lut tout haut : « Cher Steve, j’ai eu le regret d’apprendre que Mayo vous avait passé sa formule. Je sais que cela vous intéresse beaucoup, bien entendu, mais je dois vous dire franchement que vous perdez un temps précieux. Je vous conseille de jeter tout cela dans la poubelle et de ne plus en parler. Cela vaudra mieux, je peux vous l’assurer. » Il leva les yeux. « Ceci porte l’adresse de Webb et c’est signé : Irwin. — Il y a une date ? — Le 22 mai. — Ce n’est pas très vieux. — Un double chaînon, fit observer Graham. Mayo Webb, Webb-Reed. C’est passé de l’un à l’autre. Je m’y attendais. — Moi aussi. » Wohl continua à examiner les papiers. « La drogue se passe toujours par recommandation personnelle, je vous l’avais dit. Mais il semble bien que Webb ait essayé de décourager Reed. — Parce que jouer avec cela signifiait la mort à brève échéance, et que Webb le savait déjà ! Le 22 mai, il savait que ses jours étaient comptés, aussi vrai que je suis ici. Il n’y pouvait pas grand-chose, mais il a essayé de sauver Reed. » Wohl leva le nez de ses papiers et dit d’une voix plaintive : « C’est agréable ce que vous racontez là. Vous voulez dire que la prochaine charrette, c’est pour nous. — Je ne suis pas loin de croire que oui… le jour où nous tiendrons vraiment quelque chose. » Le même frisson glacé qui l’avait déjà saisi lui passa dans le dos, et il se secoua pour le chasser. Il avait l’impression très nette d’une sorte de tabou psychique, comme si son cerveau avait le droit de fouiller dans toutes les directions sauf une. Chaque fois qu’il prenait cette voie interdite, une sonnerie d’alarme retentissait dans sa tête et, docilement, son cerveau faisait marche arrière. Il remit dans le classeur une brassée de papiers sans intérêt en grommelant : « Rien. Absolument rien que des histoires de globe oculaire et de nerf optique. Il ne pensait qu’à ça jour et nuit. — Les dossiers que j’ai vus ne valent pas mieux, dit Wohl. Qu’est-ce que la conjonctivite ? — Une maladie des yeux. — Je croyais que ça avait quelque chose à voir avec la grammaire. » Il feuilleta les derniers documents. « Il n’avait pas de laboratoire ni de clinique à lui. Il travaillait à l’hôpital oto-ophtalmologique de Brooklyn ? On devrait peut-être essayer là-bas, non ? — Il faut que je joigne le bureau d’abord. Il est temps que je fasse mon rapport. » Graham décrocha le vidéophone de Reed et eut une longue conversation avec Sangster. Quand il eut terminé, il dit à Wohl : « On nous demande d’urgence. Ils nous attendent depuis ce matin. Sangster a l’air d’avoir avalé une bombe atomique. — On nous demande ? insista Wohl surpris. — Oui, tous les deux, confirma Graham. Il doit se mijoter quelque chose de sacrément important. » Il promena autour de lui un regard désappointé. « Nous ne trouverons rien d’intéressant ici. Qu’on nous demande d’urgence ou pas d’urgence, nous ferions mieux de passer à cet hôpital en rentrant : c’est notre seule chance de glaner quelque chose sur Reed. — Allons-y. » Le secrétaire de l’hôpital les fit passer de main en main jusqu’au docteur Pritchard, qui se présenta sous les espèces d’un homme grand et mince, d’allure juvénile. Il les fit asseoir et ôta sa blouse blanche. « Je présume que vous voulez me questionner sur ce pauvre Reed ? — Vous savez qu’il est mort ? » lança Graham. Pritchard acquiesça. « La police nous a téléphoné tout de suite. — On ne sait encore s’il s’agit ou non d’un suicide, lui dit Graham. Peut-être s’est-il jeté délibérément sous le camion, peut-être pas. Personnellement, je ne le crois pas. Il reste néanmoins que, selon les témoins de l’accident, il était loin d’être dans un état normal. Pouvez-vous expliquer cela ? — Non. — Avez-vous remarqué des anomalies dans son comportement ces derniers temps ? — Il ne me semble pas. J’étais son assistant et, s’il s’était comporté de façon bizarre, je m’en serais certainement aperçu. » Il réfléchit un moment. « Il y a trois jours encore, il était particulièrement préoccupé, ce qui n’a rien d’extraordinaire étant donné son caractère et sa profession. — Pourquoi trois jours ? souligna Graham. — Je ne l’ai pas revu depuis lors. Il avait pris un bref congé pour terminer un travail. — Il ne vous a donné aucune indication sur la nature de ce travail ? — Non. Il ne parlait jamais beaucoup de ce qu’il faisait en dehors de l’hôpital. — Connaissiez-vous le professeur Mayo ou le docteur Webb ? — Je les connaissais de nom, c’est tout. — Reed a-t-il fait allusion à l’un ou à l’autre devant vous ? Ou a-t-il dit qu’il était en relation avec eux ? — Non, affirma Pritchard sans hésiter. Graham lança à Wohl un coup d’œil découragé. — Encore une impasse ! » Il revint à Pritchard. « Reed, à ce qu’on m’a dit, était un éminent chirurgien des yeux. Cela justifierait-il l’intérêt tout particulier qu’il aurait pu porter à des stupéfiants ? — Dans une certaine mesure, oui. — Avez-vous ici un spécialiste en matière de stupéfiants ? » Pritchard réfléchit. « Je crois que le plus qualifié ici est Deacon… Voulez-vous le voir ? — S’il vous plaît. » Le docteur sonna. « Demandez au docteur Deacon, dit-il au planton, de venir une minute s’il est libre. » Deacon arriva, l’air furieux. Il portait des gants de caoutchouc, et un réflecteur frontal monté sur casque serrait ses cheveux gris fer. « Vous choisissez bien votre moment…» Il aperçut Graham et Wohl et ajouta : « Excusez-moi. — Je suis désolé de vous déranger, Docteur, dit Graham sur un ton apaisant. Je vais tâcher d’être bref. Pouvez-vous me dire ce qui arrive à quelqu’un qui se badigeonne à la teinture d’iode, tout en s’administrant du peyotl et du bleu de méthylène ? — Il finit à l’asile », affirma aussitôt Deacon. Wohl poussa un aboiement plaintif en lorgnant son ventre. « C’est vraiment ce que vous voulez dire ? insista Graham. Que cela provoquerait la folie ? — Absolument pas ! Je veux dire simplement qu’il faudrait être fou pour se comporter de façon aussi absurde. — Je me suis fait mal comprendre, Docteur. Je vous demande quels effets ce traitement pourrait avoir sur l’organisme, quels que soient les motifs qui aient poussé le malade à l’appliquer. — Ma foi, reprit Deacon, je n’ai pas la prétention de vous donner sur ce point un avis aussi autorisé que d’autres spécialistes pourraient le faire. Mais je peux vous dire que le peyotl pris à dose assez forte donnerait des ailes à votre homme. Le bleu de méthylène agirait comme dépuratif rénal et colorerait l’urine. Quant à la teinture d’iode, elle ferait office de germicide, teinterait la peau et, comme c’est un halogène, passerait vite dans tout l’organisme. — Croyez-vous que les trois produits agissant simultanément puissent avoir un autre effet, plus précis… je ne sais pas… en admettant que l’un joue un rôle de catalyseur, par exemple ? — Vous me posez une colle, avoua Deacon. Voilà longtemps qu’on étudie les interactions à facteurs multiples, et on poursuivra les recherches dans ce domaine pendant bien des années encore. » Graham se leva, remercia Deacon et Pritchard et dit à Wohl : « Reed devait être un tout nouveau venu dans ce petit jeu. Il n’a pas eu le temps de dire ni de faire grand-chose. Je ne sais pas ce qui est derrière tout cela mais, à en voir les effets, ça ne pardonne pas. — C’est plus difficile d’atteindre une cible toujours en mouvement », dit Wohl avec un humour macabre. Il sortit derrière Graham. « On repart chez Sangster, maintenant ? — Oui. Et nous ferions bien de nous presser un peu, sinon il va nous croire morts. » Sangster était accompagné d’un homme entre deux âges, grand, tiré à quatre épingles et d’allure militaire. Quand Graham et Wohl entrèrent, il jeta un regard réprobateur à la pendule et présenta l’inconnu sous le nom de colonel Leamington. « Tout ce qui concerne cette affaire n’est plus désormais du ressort de notre service », annonça Sangster sans tourner autour du pot. Il tendit un papier à Graham. Celui-ci lut : « Votre demande de mutation immédiate au Service de renseignements du gouvernement des États-Unis a été acceptée. Cette mutation est effective à compter de ce jour. Vous dépendrez du colonel John H. Leamington qui, jusqu’à nouvel avis, sera votre chef direct. » Graham avala sa salive en voyant la signature célèbre que portait la lettre, et leva sur Sangster un regard inquisiteur. « Mais je n’ai jamais demandé à être muté. — Vous êtes libre de déchirer cette lettre », déclara Sangster. Le colonel Leamington intervint. « Ce que nous désirons, monsieur Graham, c’est vous voir poursuivre votre enquête, mais avec des moyens plus étendus que ceux que vous offre votre poste actuel. — Je vous remercie, répondit-il, un peu éberlué. — Un de nos correspondants dans une agence de presse nous a fait part de la question que Harriman avait posée sur votre initiative. Notre attention s’est trouvée attirée sur une affaire que nous n’aurions peut-être pas remarquée tout de suite. » Il tira sa moustache impeccablement taillée. Il semblait très soucieux. « Onze des scientifiques qui ont ainsi disparu étaient américains. C’étaient, pour leur pays, des hommes d’une inestimable valeur. Pour grande que soit leur perte, elle n’est rien auprès des autres pertes qui peuvent nous menacer encore. Le gouvernement ne peut méconnaître le caractère brusque et mystérieux de ces disparitions. — Je vois. — Alors, vous acceptez ce nouveau poste ? s’enquit le colonel Leamington d’une voix pressante. — Oui, oui, bien sûr ! » Il examina la lettre avec un secret orgueil, encore accru par l’air envieux de Wohl. Il allait donc entrer dans ce petit cercle privilégié qui comptait les meilleurs et les plus dévoués parmi les agents de l’oncle Sam ! Leamington lui tendit son insigne, un anneau que Graham passa au majeur de la main droite, et qui allait parfaitement : on avait deviné qu’il accepterait. Le revêtement en iridium ultradur – il le savait – était couvert d’inscriptions qu’on ne pouvait déchiffrer qu’au microscope : nom, taille, poids, signalement anthropométrique, ainsi que son matricule et une reproduction, fidèle bien que microscopique, de sa signature. C’était là son seul insigne, le seul mandat qu’il aurait, et intelligible seulement pour les gens munis de l’équipement convenable, mais aussi le sésame qui lui ouvrirait les portes de tous les services du gouvernement. Une sensation étrange et vague de péril suspendu au-dessus de sa tête traversa soudain son esprit. Toujours ce même avertissement indéfinissable, mais profondément troublant. Ses yeux revinrent à l’anneau, et il pensa qu’on pouvait le considérer d’un autre point de vue, assez horrible celui-là. Ce pouvait être un jour le seul indice qui permettrait d’identifier un cadavre affreusement mutilé. Combien d’autres avait-on identifiés ainsi ? Que disait donc Webb ? De la chair mutilée jetée aux poubelles par de super-vivisectionnistes. Il écarta ce souvenir et reprit : « Une chose encore, mon colonel. J’aimerais garder pour collaborateur le lieutenant Wohl. Il est tout comme moi engagé dans cette affaire jusqu’au cou…» Sans vouloir remarquer le regard reconnaissant de Wohl, il attendit la réponse de Leamington. « Bon, bon. Ce n’est pas très régulier, mais je crois que cela peut s’arranger. Je doute que le chef de la police s’oppose à laisser toute liberté de manœuvre au lieutenant Wohl pendant la durée de cette enquête. — Merci, mon colonel », dirent Graham et Wohl en chœur. Le vidéophone de Sangster sonna. Celui-ci décrocha et passa l’appareil à Graham en disant : « Harriman. — Allô ! Harriman, dit Graham… Oui, on m’a communiqué votre liste. Merci beaucoup ! » Il se tut un instant, car le second appareil de Sangster sonnait avec insistance. « Il y a un chahut ici, on ne s’entend plus… oui, l’autre téléphone. Qu’est-ce que vous disiez ? » Il écouta son interlocuteur, puis : « Désolé, Harriman, mais je ne peux encore rien vous dire. Oui, un pourcentage six fois plus fort que la normale, cela mérite d’être tiré au clair, et c’est ce que je compte faire… si cela peut être fait ! » Profitant du silence, Sangster lui tendit le second combiné et murmura : « C’est pour vous. Le docteur Curtis. — Écoutez, Harriman, reprit Graham à la hâte, tous ces scientifiques sont de nationalités, d’âges et de spécialités différents. On peut donc conclure qu’il ne s’agit pas d’une mesure visant un pays en particulier – à moins que le responsable de ces morts soit à la fois assez rusé et assez impitoyable pour sacrifier ses compatriotes, afin de détourner les soupçons. Mais j’en doute. — Ceci n’a pas plus de rapports avec la politique qu’une nouvelle maladie, dit Harriman. — Je suis bien de votre avis. Quelles qu’aient été leurs différences, tous ces chercheurs devaient avoir quelque chose en commun. Quelque chose qui, directement ou indirectement, a causé leur mort. Ce que je veux, c’est trouver ce dénominateur commun. Je vous demande de me communiquer tous les détails que vous pourrez découvrir concernant les personnes inscrites sur votre liste, et même de chercher dans votre mémoire des cas plus anciens qui vous sembleraient avoir un rapport avec ceux qui nous occupent. Téléphonez tout ça à…» Il lança un regard interrogateur en direction de Leamington qui lui donna un numéro, et acheva : « Au colonel Leamington, Boro 8-19638. » Il raccrocha et prit le second appareil. Sa conversation avec le docteur Curtis fut brève, et ses compagnons virent son expression changer plusieurs fois. Quand il eut fini, il leur déclara : « Le docteur Curtis vient de recevoir un coup de téléphone du professeur Edward Beach, lequel lui a dit qu’il venait tout juste d’apprendre les décès de Webb et de Mayo, et qu’il en avait été très peiné. Le professeur a d’ailleurs manifesté une curiosité que le docteur Curtis a trouvée un peu bizarre, vu les circonstances qui ont entouré les deux tragédies. — Et alors ? demanda Leamington, impatient. — D’après le docteur Curtis, ce Beach serait un vieil ami de Webb. Je le connais aussi. C’est l’inventeur de l’appareil de photographie stéréoscopique ultrasensible que la police utilise conjointement avec le vernier de Dakin. Beach est employé à l’usine de la Compagnie nationale d’appareils photographiques, à Silver City, et je ne serais pas étonné qu’il puisse nous communiquer des renseignements précieux sur Mayo, Webb et Dakin. » Il se tut un instant pour ménager son effet, puis ajouta : « D’autant qu’il a demandé au docteur Curtis si, à sa connaissance, Webb travaillait sur la formule de Bjornsen au moment de sa mort, tout comme Mayo et Dakin. — Bjornsen ! s’exclama Sangster. — Vous voyez ce que cela implique, poursuivit Graham. Beach est lié à ces autres scientifiques, tout comme eux-mêmes étaient liés entre eux par une correspondance basée sur des intérêts communs. Il a sa place dans cette chaîne macabre, mais la mort ne l’a pas encore touché ! C’est une victime en puissance, mais qui est encore capable de s’expliquer. Il faut que je le voie et que je le fasse parler, avant qu’il soit devenu notre vingtième cadavre. » Il consulta sa montre. « Avec de la chance, j’attraperai le stratoplane de 10 h 30 pour Boise. — Est-ce que je vous accompagne ? demanda Wohl. — Non, je vais y aller seul. Dès que je serai parti, téléphonez à la station stratosphérique de Battery Park, s’il vous plaît, Art, et réservez-moi une place pour 10 h 30. » Saisissant le téléphone, Wohl demanda : « Et qu’est-ce que je fais ensuite ? Donnez-moi du travail, j’ai horreur de perdre du temps. — Vous pouvez recouper les renseignements de Harriman. Voyez si vous pouvez entrer en relation avec la police locale des villes où ces scientifiques sont morts et, dans ce cas, demandez-leur des détails complets sur ces décès. Dites-leur de vérifier et de vous communiquer jusqu’au moindre détail, aussi infime qu’il leur paraisse. Faites comme vous voudrez, mais persuadez-les d’obtenir des ordres d’exhumation et des autopsies. » Il regarda Leamington. « Vous êtes d’accord, mon colonel ? — Je vous laisse carte blanche, dit Leamington. J’ai toujours pensé que celui qui avait commencé quelque chose était le plus qualifié pour mener son entreprise jusqu’au bout. — Eh bien, nous avons justement dans cette affaire beaucoup de gens qui ont entrepris quelque chose qu’aucun n’a fini, fit remarquer Graham. Cette chose – quelle qu’elle soit – paraît bien être douée du pouvoir de détruire ceux qui l’ont entreprise avant qu’ils aillent bien loin. » Il eut un sourire sans joie. « Je ne suis pas immortel, moi non plus, mais je vais faire de mon mieux. » Un instant plus tard, il était parti pour Battery Park, où le stratoplane de 10 h 30 l’emmènerait vers la pire catastrophe de toute l’histoire du Nouveau Monde. 5 Le stratoplane New York-Boise-Seattle se mit à descendre des couches supérieures de l’atmosphère. Le pilote coupa la pressurisation de la cabine, les réacteurs s’allumèrent dans un fracas de tonnerre, et l’appareil piqua à travers la mer des nuages. Goose Creek apparut sous le nez de l’aéronef. Loin derrière eux brillait la rive septentrionale du Grand lac Salé. Encore deux cent cinquante kilomètres : à peine dix minutes de vol. La cigarette que Graham avait allumée à cent kilomètres de là n’était encore qu’à demi consumée lorsque le stratoplane vira au-dessus de la vallée de la Snake et mit le cap sur Boise. À bâbord, Graham aperçut Silver City que la pureté de l’atmosphère permettait de distinguer avec une parfaite netteté. Les immeubles blancs et crème de la ville étincelaient au soleil. Perchés sur leurs énormes supports, les réservoirs de la Compagnie nationale d’appareils photographiques se détachaient à l’horizon. Graham s’arc-bouta sur les cale-pieds pour résister à la force d’inertie qui l’entraînait en avant, car l’appareil commençait à ralentir. Son regard revint au paysage de Silver City. La ville était là sous ses yeux, il en distinguait jusqu’aux moindres détails. L’instant d’après, tout avait disparu dans un gigantesque nuage qui jaillissait vers le ciel. Graham se souleva sur son siège, ne pouvant en croire ses yeux. Le nuage se boursouflait à vue d’œil, il enflait avec la violence monstrueuse d’une tempête de sable et prenait de la hauteur en lançant des protubérances noirâtres. De petits points sombres s’élevaient au-dessus de sa crête, restaient un instant suspendus dans l’air, puis retombaient dans la masse tourbillonnante. « Dieu du ciel ! » s’exclama Graham. C’était incroyable ! Pour qu’ils soient visibles à une pareille distance, il savait que les étranges points noirs devaient être énormes… de la taille d’un immeuble. Il avait l’impression qu’il venait d’assister au lancement d’une superbombe atomique, et qu’on lui avait réservé une première loge… tandis que dans les coulisses, à deux mille kilomètres de là, d’autres gens surveillaient leurs sismographes. Le stratoplane changea de cap, bouchant la vue à Graham. Le pilote, qui ne s’était aperçu de rien, amorça une impeccable descente, et Silver City disparut derrière les cimes des montagnes Rocheuses. Le grand aéronef se posa sans heurt, roula un instant sur la piste avec un dernier crachement de flammes des réacteurs et, après un savant virage, vint s’arrêter devant un bâtiment surmonté d’une tour qui portait en grandes lettres blanches le mot : « BOISE ». Graham fut le premier à franchir la porte. Il dévala les marches de l’échelle roulante sous l’œil ahuri des mécaniciens, contourna l’appareil au pas de course et s’arrêta, pétrifié. Une centaine d’employés de l’aérodrome se trouvaient sur le terrain, mais personne ne fit un pas pour accueillir le voyageur. Tous étaient plantés là, le visage tourné vers le sud, les yeux braqués sur l’horizon. Graham suivit la direction de leurs regards. À cent kilomètres de là, et s’élevant pourtant bien au-dessus des premiers contreforts des Rocheuses, il vit le nuage. Celui-ci n’était pas en forme de champignon, comme certains autres qu’on avait appris à redouter. Ses sombres volutes continuaient à monter. C’était maintenant un monstrueux pilier qui atteignait le seuil même du paradis et cherchait à en forcer l’entrée, telle une colonne de vapeurs dont le pied aurait été en enfer. Un horrible foisonnement de noirs tourbillons qui portaient jusqu’au ciel les lamentations des hommes. Et le vacarme ! Malgré la distance, le vacarme de la catastrophe était épouvantable. Un bruit d’air torturé, ou d’une horde de géants en folie qui briseraient, déchireraient, broieraient tout sur leur passage. Tous les visages étaient livides et, frappés de stupeur, les spectateurs écoutaient l’horrible gémissement que le vent leur apportait de derrière les montagnes. Puis brusquement, le nuage s’effondra. Sa crête gazeuse montait toujours, tandis que les matériaux à demi désagrégés qui formaient sa base retombaient. Le nuage disparut, comme absorbé par une invisible trappe. Les grondements infernaux persistèrent quelques secondes encore, avant de s’affaiblir et de s’évanouir à leur tour. Les spectateurs médusés se décidèrent enfin à bouger, mais avec des gestes lents et incertains de dormeurs qui s’éveillent. Cinq officiers de la Compagnie de navigation, encore bouleversés par ce qu’ils venaient de voir, s’avancèrent d’un pas machinal vers le stratoplane. Au bord de la piste, un pilote en civil reprit sa marche vers un appareil de tourisme. Graham le rattrapa. « Vite ! Emmenez-moi à Silver City… Mission d’État ! » Le pilote le regarda avec ahurissement. « Hein ? — Silver City », répéta Graham d’un ton pressant. Il attrapa l’autre par l’épaule et le secoua. « Emmenez-moi à Silver City aussi rapidement que possible. — Et pourquoi est-ce que je vous emmènerais ? — Bon sang, rugit Graham, vous trouvez que c’est le moment de discuter ? Vous allez m’emmener… ou vous faire confisquer votre appareil. Qu’est-ce que vous choisissez ? » Le ton autoritaire de sa voix produisit l’effet désiré. Le pilote parut se réveiller et bredouilla : « Oui, oui, bien sûr ! Je vais vous emmener. » Il ne demanda même pas à Graham qui il était ni quel était l’objet de sa mission. Il grimpa rapidement dans l’appareil : une machine aux lignes surprofilées à deux places et à dix réacteurs. Le pilote attendit que son passager soit installé pour mettre le contact. L’engin fonça sur la piste, décolla et piqua vers le ciel. Ce qui restait de Silver City était drapé dans un voile de poussière qui retombait lentement au fur et à mesure qu’ils approchaient. À l’instant précis où ils arrivaient au-dessus de la ville, une bouffée de vent chassa le rideau de fumée, dévoilant à leurs regards le paysage où s’élevait quelques minutes plus tôt Silver City. Le pilote baissa les yeux, cria quelque chose qui se perdit dans le rugissement des tuyères, et reprit vivement en main les commandes que la surprise lui avait fait un instant lâcher. L’appareil descendit en vrombissant, et Graham aperçut un spectacle qui lui souleva le cœur. Il ne restait rien de Silver City. À l’emplacement de la ville s’étalait maintenant une plaie béante d’une dizaine de kilomètres carrés, jonchée de ruines au milieu desquelles rampaient péniblement un bien petit nombre de survivants. Encore tremblant, le pilote atterrit au petit bonheur. Il aperçut, sur une des lèvres de la plaie, une bande de sable propice. L’appareil toucha terre, rebondit, reprit contact avec le sol, tangua, et la pointe de l’aile droite alla se ficher dans le sable. La machine fit un demi-tour sur elle-même, l’aile droite se déchira, tandis que la gauche pointait ridiculement vers le ciel. Les deux hommes roulèrent sur le sable, indemnes. Ils se relevèrent et, sans un mot, contemplèrent la scène qui s’offrait à leurs yeux. Une heure plus tôt, il y avait là une ville claire et florissante de trente-cinq mille âmes. Ce n’était plus maintenant qu’un champ jailli de l’enfer, une terre criblée de cratères où ne s’élevaient plus que de petits monticules de brique pulvérisée, ou des amas de poutrelles tordues. Des filets de fumée blanchâtre montaient encore dans la rumeur des gémissements. De loin en loin, une pierre dévalait bruyamment, un longeron d’acier se tordait dans un dernier sursaut d’agonie. Ce n’était pas tout. Des images plus atroces les attendaient : des paquets sanglants de chair en bouillie inextricablement mêlés à des lambeaux de tissus de toutes sortes. Une tête à moitié cuite qui transpirait encore. Une main collée à une poutre d’acier, les doigts tendus vers un objet qu’ils n’atteindraient jamais. « C’est pire que le cataclysme du Krakatoa, dit Graham d’une voix sourde. Encore pire que la catastrophe de la montagne Pelée. — Quelle explosion ! répétait le pilote en gesticulant nerveusement. C’est atomique. Seule une bombe atomique aurait pu faire ça. Vous savez ce que cela veut dire ? — Non. Et vous ? — Cela veut dire que chaque centimètre carré de ce terrain émet des radiations mortelles. À chaque seconde, nous en sommes un peu plus imprégnés. — C’est bien dommage, rétorqua Graham en tournant la tête vers l’avion endommagé. Vous feriez peut-être mieux de repartir, hein ? » Il s’adoucit un peu. « Nous ne savons pas s’il s’agit d’une bombe atomique… et de toute façon, il est déjà trop tard. » À une centaine de mètres d’eux, une silhouette émergea péniblement d’une pyramide de ferrailles tordues. Elle se traîna autour des cratères, contourna des obstacles informes et se précipita en boitillant vers les deux hommes. C’était un être humain, un homme dont les vêtements en lambeaux flottaient autour des jambes nues. Il s’avança vers eux et, sous la croûte de boue sanglante, ils aperçurent un visage couleur de cendre où les yeux brillaient d’une lueur presque insensée. « Plus rien, annonça le nouveau venu en balayant le paysage d’une main tremblante. Plus rien. » Il eut un rire hystérique. « Il ne reste plus que moi et le petit troupeau de ceux qui sont dignes du regard du Seigneur. » S’agenouillant devant eux, il roula vers le ciel des yeux injectés de sang en marmonnant des paroles incompréhensibles. Le sang coulait doucement sous ses haillons. « Écoutez ! ordonna-t-il brusquement, une main en cornet devant son oreille. Gabriel a sonné de la trompe, et même le chant des oiseaux s’est arrêté. » Il gloussa de plus belle. « Plus d’oiseaux. Ils sont tombés comme une pluie de morts… Ils sont tombés du ciel, tous morts…» Il se balança sur ses talons et se remit à marmonner. Le pilote alla jusqu’à son avion et revint avec un petit flacon d’alcool. Le nouveau venu s’en empara et engloutit le brandy comme si c’était de l’eau claire, ne s’arrêtant que pour reprendre son souffle. Quand il eut vidé le flacon, il le rendit au pilote et recommença à se balancer. Petit à petit son regard redevenait normal. Il se remit à grand-peine sur ses pieds, regarda les deux hommes et dit d’un ton beaucoup plus calme : « J’avais une femme et deux enfants. Une bien brave femme et deux gosses qui me donnaient bien du bonheur. Où sont-ils maintenant ? » Il les regarda successivement l’un et l’autre, cherchant avec angoisse dans leurs yeux une réponse qu’ils ne pouvaient pas lui donner. « Ne perdez pas tout espoir, tenta de l’apaiser Graham. Rien ne vous permet encore d’affirmer qu’ils sont morts. — Racontez-nous ce qui s’est passé, suggéra le pilote. — J’étais en train de fixer un capuchon antifumée sur une cheminée de Borah Avenue, et j’allais prendre un morceau de fil de fer quand l’univers entier a explosé. Je me suis senti attrapé par le cou, projeté en l’air et puis rejeté à terre. Quand je me suis relevé, il n’y avait plus de Silver City. » Il posa sa main sur ses yeux et la laissa un moment. « Plus de rues, plus de maisons. Ni foyers, ni femmes, ni enfants. Et des oiseaux morts qui tombaient tout autour de moi. — Avez-vous une idée sur ce qui a pu provoquer cette explosion ? demanda Graham. — Oui, dit l’homme d’une voix chargée de venin. C’est la Compagnie nationale d’appareils photographiques. Ils étaient encore en train de tripoter quelque chose qu’il ne fallait pas. Ils se fichent pas mal des résultats, pourvu qu’ils augmentent leurs bénéfices de dix pour cent. Que le diable les emporte tous corps et âme, ça me ferait bien plaisir ! — Vous pensez que l’explosion s’est produite à l’usine ? » demanda Graham pour couper court à cette tirade. On lisait une haine farouche dans le regard de l’homme. « J’en suis sûr ! Leurs réservoirs ont sauté. Ils avaient toute une batterie de cuves pleines d’une solution de nitrate d’argent : quatre millions de litres qui ont sauté d’un coup et envoyé tout le monde ad patres ! Pourquoi gardent-ils des trucs pareils au beau milieu d’une ville, je vous le demande ? De quel droit ? Il faudra bien que quelqu’un paie pour tout ça. Quelqu’un qui saute encore plus haut que la ville ! » Il cracha par terre avec rage et s’essuya la bouche du revers de la main. « Détruire d’un seul coup des foyers paisibles, des familles heureuses et… — Mais une solution de nitrate d’argent ne peut pas sauter comme cela ! — Ah ! vous croyez que non ? rétorqua le sinistré d’un ton railleur. » Il embrassa tout le paysage d’un geste large. « Eh bien, voyez plutôt ! » Ses auditeurs regardèrent et ne trouvèrent rien à répondre. Des voitures débouchèrent sur la route de Boise, avant-garde d’une véritable caravane qui devait défiler ainsi une semaine durant. Un stratoplane apparut au-dessus de leurs têtes, un autre, puis un autre encore. Un gyrauto vint se poser à huit cents mètres de là. Deux ambulances héliportées arrivèrent à leur tour sur les lieux. Sans se soucier pour l’instant ni des causes ni des conséquences possibles de la catastrophe, un millier de sauveteurs se mirent à parcourir les ruines et à tirer des décombres des créatures estropiées, mais encore vivantes. Dans la hâte de secourir les survivants, personne ne pensait aux atomes invisibles dont les radiations pouvaient à chaque instant s’infiltrer dans son propre corps. Des ambulances, envoyées par les autorités ou équipées à la hâte par des particuliers, arrivaient sans cesse par la route ou par la voie des airs, et ne repartaient que pour revenir encore et encore. Des brancardiers ouvrirent en piétinant une large voie dont le tracé devait, par la suite, être scrupuleusement respecté par les constructeurs de Charity Street. Des journalistes arrivèrent en hélicoptère et, planant à une centaine de mètres de haut, se mirent à téléviser sur leurs appareils portatifs les scènes d’horreur qu’ils apercevaient au sol. Mais les adjectifs les plus forts qu’ils pouvaient trouver pour dépeindre le spectacle qui s’offrait à eux étaient loin d’atteindre l’atrocité des images que les écrans de télévision transmettaient à des centaines de millions de personnes. Longtemps après que le crépuscule fut tombé et que la nuit eut englouti les cadavres qui restaient, Graham et le pilote demeurèrent sur les lieux à peiner avec les autres. La lune monta dans le ciel, éclairant toute la scène de ses rayons livides. Sur la poutre d’acier, la main crispée n’avait pas bougé. Un gyrauto maculé de sang, et dont le conducteur gardait un silence hébété, ramena Graham à Boise. Il trouva un hôtel, fit une toilette rapide et téléphona au colonel Leamington. Celui-ci lui apprit que la nouvelle de la catastrophe avait secoué le monde entier. Déjà, le Président avait reçu des messages de sympathie de quinze gouvernements étrangers et d’une multitude de particuliers. « Nous faisons tout le nécessaire pour déterminer aussitôt que possible s’il s’agit d’un nouvel Hiroshima, ou d’une catastrophe comme celle de Brest ou de Texas City, précisa le colonel. Autrement dit, nous voulons savoir si c’est une agression, un acte de sabotage ou un accident. — Ce n’est pas un nouvel Hiroshima, lui apprit Graham. Cette explosion n’était pas atomique… du moins pas au sens où nous l’entendons. C’était une déflagration conventionnelle, un éclatement moléculaire normal, mais sur une échelle gigantesque. — Comment le savez-vous ? — On a promené des compteurs Geiger dans tous les coins. Avant de partir, j’ai questionné plusieurs équipes de physiciens. Ils disent qu’ils n’ont trouvé jusqu’à maintenant aucune radiation anormale. Pas de zone radioactive. Si jamais il y a des radiations, elles ne peuvent pas être détectées avec les moyens qu’on emploie. — Humph ! grogna Leamington, à l’autre bout. Je pense que nous ne tarderons pas à recevoir leur rapport. » Il resta un moment silencieux, puis : « Si par hasard vous découvrez qu’il existe un lien entre cette horrible catastrophe et votre enquête, vous devez tout laisser tomber et m’avertir aussitôt. Cette affaire serait alors bien trop vaste pour qu’un seul homme s’en charge. — Nous n’avons aucune preuve qu’un tel lien existe, fit remarquer Graham. — Non… jusqu’à ce que vous en trouviez une, riposta Leamington. Étant donné la tournure qu’ont prise jusqu’à maintenant les événements, je me méfie terriblement. À moins d’être l’un des quelques survivants, Beach est maintenant le vingtième sur notre liste, exactement comme vous le craigniez. Encore un qui s’est tu avant que vous ayez pu l’interroger, absolument comme les autres. Je n’aime pas cela ! — Peut-être, mon colonel, mais… — Encore une fois, Graham, j’insiste pour que, si jamais vous tombiez sur un lien quelconque entre cet holocauste et votre mission, vous abandonniez l’enquête et veniez me voir sans délai. — Très bien, mon colonel. — Il nous faudrait alors mobiliser les plus grands cerveaux de ce pays pour résoudre cette affaire. » Le colonel Leamington resta un moment silencieux, puis reprit : « Et vous, que pensez-vous de la situation ? » Graham hésita avant de répondre. Il savait qu’il était aussi loin de la solution que lorsqu’il avait commencé, mais il ne parvenait pas à se débarrasser de cette impression étrange et vague qui l’obsédait depuis la mort de Mayo. Il lui paraissait ridicule d’attacher de l’importance à des sensations qui, pour être violentes et durables, n’en étaient pas moins indéfinissables. Cela avait-il un rapport avec cette intuition qui l’avait lancé sur une piste, dont il se demandait encore où elle le mènerait ? Était-ce de l’intuition, d’ailleurs, de la pure superstition, ou tout simplement de la fatigue nerveuse ? Il se décida enfin et dit d’une voix lente et posée : « Mon colonel, je n’ai pas encore la moindre notion de ce qui se cache derrière tout cela, mais j’ai l’impression qu’il est parfois dangereux d’en parler. » Une idée se forma dans son esprit et il ajouta : « Je crois qu’il est parfois dangereux même d’y penser. — C’est absurde ! railla Leamington. La véritable télépathie n’existe pas, on a beaucoup surestimé la portée de l’hypnose, et je ne connais aucun appareil permettant de capter les pensées d’autrui. D’ailleurs, comment diable voulez-vous mener votre enquête sans y penser ? — C’est bien là le hic, répliqua Graham. Ce n’est pas possible. Alors il faut bien que je coure le risque. — Vous parlez sérieusement, Graham ? — Je n’ai jamais été plus sérieux. Je crois, ou plutôt j’ai l’impression, qu’à certains moments je peux ressasser tout cela dans ma tête en toute tranquillité, et même avec profit. En revanche, à d’autres moments, j’ai l’impression inexplicable que, si je me mettais à y penser, ce serait me livrer à la vengeance de je-ne-sais-quoi. D’où me viennent ces intuitions ? Je n’en sais rien. Peut-être que je suis cinglé… mais plus j’avance dans cette enquête, plus je suis enclin à respecter ma folie. — Pourquoi ? — Parce que, dit Graham, je suis toujours vertical… alors que les autres sont horizontaux. » Il raccrocha. Une lueur bizarre brillait dans ses yeux. Il savait confusément qu’il avait raison de ne pas mésestimer le danger. Il devait prendre un risque, un risque terrible parce qu’il en ignorait absolument la nature. Une éternelle vigilance est l’impossible prix de la liberté. Si, comme Webb, il lui fallait succomber en essayant vainement de payer ce prix, eh bien, à Dieu vat ! Au dernier étage de l’hôpital central, qui était bondé, Corbett, le chef de la police locale, finit par lui en trouver un : des trois mille survivants de la catastrophe, cet homme était, paraît-il, le seul employé de la Compagnie nationale d’appareils photographiques. Le blessé était couvert de bandages de la tête aux pieds, même ses yeux étaient bandés. Seule sa bouche était libre. Il répandait une forte odeur d’acide tannique, seul témoignage sensible de ses multiples brûlures. Graham s’assit d’un côté du lit, Corbett, de l’autre. Une infirmière épuisée dit : « Cinq minutes, pas plus ! Il est très faible, mais si vous lui laissez une chance, il peut s’en tirer. » Graham approcha ses lèvres d’une oreille couverte de bandages et demanda : « Qu’est-ce qui a sauté ? — Les cuves, souffla l’autre. — Le nitrate d’argent ? demanda Graham du ton le plus incrédule qu’il put. — Oui. — Pouvez-vous l’expliquer ? — Non. » La langue sèche et gonflée du blessé passa sur ses lèvres brûlées. « Quel emploi aviez-vous ? questionna Graham. — Je travaillais au laboratoire. — Aux recherches ? — Oui. » Graham lança un coup d’œil entendu à Corbett et demanda au blessé : « Quel genre d’expérience faisiez-vous quand l’explosion s’est produite ? » Il n’eut pas de réponse. La bouche se ferma sous ses pansements, le souffle devint imperceptible. Corbett, inquiet, appela une infirmière. La jeune fille s’affaira un instant au-dessus du malade. « Ce n’est rien. Vous avez encore deux minutes. » Elle releva son visage pâle aux traits tirés de fatigue, et disparut. Graham répéta sa question. Toujours pas de réponse. Il fronça les sourcils et fit signe à Corbett de prendre l’interrogatoire en main. « Je suis Corbett, le chef de la police de Boise, déclara le policier d’un ton sévère. La personne qui vous interroge est un agent du Service de renseignements. Plus de trente mille personnes ont trouvé la mort au cours de l’explosion d’hier, et les quelques malheureux qui ont survécu ne sont pas en meilleur état que vous. Il est plus important de découvrir la cause de cette tragédie que de rester fidèle à ceux qui vous employaient. Je vous conseille de parler. » La bouche demeura obstinément fermée. « Si vous refusez de parler, continua Corbett, nous pourrons trouver le moyen de…» D’un geste, Graham le fit taire et, se penchant vers le lit, il murmura : « Le docteur Beach vous autorise à dire tout ce que vous savez. — Beach ! s’écria le blessé. Mais il m’a recommandé de ne rien dire ! — Il vous a recommandé ? » Graham était abasourdi. « Il vous a recommandé cela quand ? Il est venu vous voir ici ? — Il y a une heure, murmura l’autre. » Graham dut faire un immense effort pour ne pas crier « Alors, il est vivant ! », mais il se contint et dit d’un ton calme et assuré : « Il peut arriver bien des choses en une heure. Vous pouvez parler sans crainte. » L’homme s’agita doucement. « Nous avions découvert la nouvelle émulsion avant-hier, commença-t-il avec effort. Cela faisait trois mois que nous la cherchions sous la direction de Beach. C’était un travail forcené, nous nous relayions par équipe, jour et nuit, à croire que chaque seconde coûtait mille dollars à la boîte. Beach n’arrêtait pas. Il aurait fallu dix ans à un chercheur isolé pour mettre ça au point, mais nous étions soixante à travailler là-dessus, avec toutes les ressources de la Compagnie derrière nous. Wyman finit par découvrir l’émulsion mercredi matin, mais nous n’en avons été sûrs qu’après l’avoir essayée, quelques minutes avant l’explosion. — De quel genre d’émulsion s’agissait-il et comment l’avez-vous essayée ? insista Graham. — C’était une émulsion photographique sensible à des longueurs d’onde très inférieures à l’infrarouge. Elle dépassait tout ce qu’on a trouvé jusqu’à présent dans le commerce. Ça allait presque jusqu’aux ultracourtes. Beach nous avait dit que cette émulsion devait enregistrer des choses en forme de soleils… je ne sais pas pourquoi. Nous avons fait des essais avec la préparation de Wyman. Et, c’était vrai, au développement, on a vu sur les négatifs des formes qui ressemblaient à de petits soleils. — Continuez, continuez ! le pressa Graham. — Tout étonnés, on les a regardés, et on a discuté. Ces espèces de soleils étaient de petites sphères de radiations invisibles qui flottaient très haut au-dessus du hangar de distillation no 4. Je ne sais pas comment ni pourquoi, mais la vue de ces clichés nous a tous terriblement excités… une drôle d’excitation qui nous prenait à la gorge. Beach était chez lui quand l’essai d’émulsion a réussi. Wyman lui a donc téléphoné, et au beau milieu de son histoire… boum ! — Mais Beach connaissait l’existence de ces phénomènes, avant que vous soyez parvenus à les photographier ? — Bien sûr ! Je ne sais pas où il avait pris le renseignement, mais en tout cas, il l’avait. — Il ne vous a jamais donné aucune indication sur la nature de ces objets ? — Non. Il nous a seulement dit quel aspect ils devaient avoir sur le négatif. C’est tout. Il était toujours bouche cousue sur ce sujet. — Merci ! dit Graham. Je crois que vous m’avez été d’un grand secours ! » Il se leva et quitta la salle à pas lents, suivi par un Corbett fort intrigué. Tous deux redescendirent jusqu’au gyrauto du chef de la police. Une étrange impulsion, qu’il n’arrivait ni à définir ni à expliquer, poussa Graham à détourner complètement sa pensée de la conversation qu’il venait d’avoir avec le malade. Il se força à concentrer son esprit sur un autre sujet, mais ce ne fut pas sans peine, car il lui était très pénible de mettre de l’ordre dans ses idées et de les diriger vers une voie qui lui semblait sans danger. Au bout de quelques secondes, il parvint à ressusciter en lui l’image d’une femme dont il contempla avec ravissement la silhouette, les cheveux noirs, la courbe des hanches et le sourire tranquille qui, quelquefois, éclairait un visage au pur ovale. C’était le docteur Curtis, naturellement. Il n’eut aucun mal à la placer sur un plan qui n’avait pas de rapport avec son enquête. Elle était trop belle pour qu’il ne voie en elle qu’une scientifique ! Il était parvenu à s’absorber entièrement dans sa contemplation intérieure, quand Corbett monta dans sa voiture en faisant remarquer avec un profond soupir : « Quel dommage que ce type n’ait pas pu nous dire ce que c’était que ces choses en forme de soleil. — Oui », reconnut Graham, l’esprit ailleurs. Il referma la portière sur le gros homme, dit : « Je passerai à votre bureau après dîner », et s’éloigna en emportant avec lui sa vision d’Eva Curtis. Corbett baissa sa vitre de plastiglass pour le rappeler. « Il faut absolument nous renseigner sur ces petits soleils. Je parie tout ce qu’on voudra qu’ils jouent un rôle essentiel dans notre affaire. » Comme il ne recevait pas de réponse, le chef lança un regard réprobateur au large dos de Graham et tira sur son démarreur d’un geste brusque. Le gyrauto s’élança et prit rapidement de la vitesse. Un instant plus tard, la machine fendait le vent avec une violence qui fit claquer les volets tout le long de la rue. Se frayant un chemin à travers les files serrées de véhicules, elle brûla les feux rouges d’un premier carrefour, envoyant les piétons affolés se réfugier dans toutes les directions. Elle franchit encore un pâté de maisons à cette allure folle, prit un virage au second carrefour, et alla donner la tête la première dans un mur de ciment d’un immeuble qui faisait le coin de la rue. Le gyrauto se recroquevilla sur lui-même, et un bloc de ciment de deux tonnes se détacha du mur et s’abattit sur le véhicule. Le bruit du choc se répercuta longuement dans les rues avoisinantes. Il vint frapper les oreilles de Graham qui marchait dans un demi-rêve. Terrorisé, ce dernier lutta, avec une énergie farouche et presque démente, pour conserver dans son esprit une image de jeune femme et en rejeter, par tous les moyens et de toutes ses forces, l’idée qu’une nouvelle victime venait de payer son excessive curiosité à l’égard des choses en forme de soleils. Tandis que la foule, protégée sans qu’elle s’en doute par son ignorance, s’amassait et béait devant les restes du gyrauto, Graham, rendu vulnérable par ses soupçons et menacé par l’invisible, s’éloignait d’un pas ferme tout en livrant sa pénible bataille intérieure : il luttait pour s’accrocher à une vision, à l’exclusion de tout le reste. Il avançait. Il avançait en s’acharnant à camoufler sa pensée qui pouvait le trahir. Et, à force de lutter, il gagna. 6 Tacheté par la lune, le chemin se tordait comme un serpent en furie, en grimpant sans fin. Les quelques heures écoulées depuis que Corbett s’était écrasé sur le mur semblaient à présent longues d’une année. Graham chassa ce souvenir et s’accroupit dans l’ombre d’un obélisque naturel dressé sur un côté de la route. Une lune bilieuse envoyait ses rayons jaunâtres sur les rochers et les pins, éclairant le paysage d’une lumière sinistre. Fiévreusement, les yeux de Graham fouillaient les flaques d’ombre de la route. Ses oreilles s’efforçaient de discerner des sons qui ne seraient ni le sifflement des branches, ni le bruissement des feuilles, ni le murmure des eaux dans le lointain – des sons qu’il ne pourrait attribuer qu’à des choses d’ordinaire silencieuses. Toutefois, dans l’unique dessein d’apaiser son esprit surexcité, il cherchait à percer l’invisible, à entendre l’inaudible, dans l’attente de ce que nul être humain ne peut écarter une fois son heure venue. Pendant cinq longues minutes, il demeura ainsi, les nerfs tendus, les muscles raidis, l’esprit et le corps prêts à faire face à toute menace, quelle qu’elle soit, qui surgirait du silence et de l’obscurité. Mais il n’y avait rien, rien d’autre que des rochers dressant leurs contours déchiquetés vers des nuages tout aussi déchiquetés qu’eux et des pins qui, telles des sentinelles, montaient la garde autour du camp de la nuit. Plusieurs fois déjà, il s’était arrêté pour sonder du regard le chemin parcouru, et chaque fois il l’avait trouvé vide et silencieux. Ces chasseurs de l’ombre qui suivaient furtivement sa piste n’étaient que des créations de son esprit surmené. Il avait assez d’empire sur lui-même pour savoir que ce n’étaient là que des produits de son imagination obsédée. Et pourtant il ne pouvait s’empêcher de chercher, de temps à autre, où ils se tenaient à l’affût. Il forçait ses yeux ensommeillés à demander au paysage la confirmation des cauchemars qui hantaient son cerveau. Il se convainquit enfin de sa méprise, quitta l’ombre du roc et poursuivit sa montée. Il hâta le pas, trébuchant sur les larges fissures du terrain, glissant dans des ornières profondes, heurtant des pierres qu’il distinguait à peine dans la semi-obscurité. Le chemin montait en lacets jusqu’au sommet de la montagne, pour déboucher sur une petite vallée surélevée qu’entourait, sauf sur un côté, une haute muraille de pierre. À l’extrémité opposée de la vallée, Graham aperçut un bâtiment à ras de terre, comme tassé sur lui-même. Ce n’était pas une masure délabrée, mais un robuste édifice de ciment et de pierre du pays, de couleur grise. Son isolement même accentuait encore son aspect peu engageant. À l’entrée de la ville se dressait un poteau indicateur tout vermoulu, sur lequel on lisait cette étrange inscription griffonnée à la main : « FILON DE MILLIGAN. » Graham déchiffra l’écriteau, puis se retourna pour scruter le chemin. Rien ne bougeait. Il s’engagea dans la vallée, et son ombre fut engloutie par l’ombre plus dense encore des rochers environnants. Il arriva devant le bâtiment silencieux, en examina les fenêtres froides et sans vie. Tout cela n’était guère accueillant : pas une lumière derrière ces carrés de verre, pas un bruit derrière ces murs hostiles. On n’entendait rien, hormis une pierre qui parfois roulait sur le sentier. D’un bond il revint se tapir contre le mur, une main dans sa poche. Il resta là un quart d’heure à guetter l’entrée de la gorge inondée de lune. Il ne vit rien venir et se mit à cogner de toutes ses forces contre la porte blindée. Il secoua la poignée, mais le verrou était mis. Il frappa encore, en s’aidant cette fois d’un gros caillou pour faire plus de bruit. Toujours pas de réponse. Il tourna le dos à la porte et ses yeux injectés de sang fouillèrent l’obscurité, aperçurent le poteau indicateur qui brillait sous la lune. Il donna dans la porte un grand coup de sa chaussure à bout ferré et se mit à taper à coups répétés, comme sur un gong, jusqu’à ce que tout le bâtiment retentisse de mille échos. Une horrible angoisse lui serra soudain le cœur. D’autres, peut-être, étaient entrés avant lui. D’autres qui, sans frapper ni ouvrir, s’étaient glissés sans bruit dans la place. D’autres sur qui il était vain de tirer, à qui on ne pouvait échapper. Maîtrisant sa panique, il mit toutes ses forces dans une dernière tentative. Si rien ne répondait d’ici une minute, il prendrait un gros quartier de roc bien pesant, et ferait sauter un barreau d’une des fenêtres. Il devait entrer à tout prix, même par effraction. Il colla de nouveau son oreille à la porte. Un léger bourdonnement lui parvint, qui se transforma bientôt en un gémissement sourd. Puis le gémissement cessa : un bruit de clefs entrechoquées s’approchait. Des pas se dirigeaient vers la porte. On décrocha une chaîne, une série de verrous tournèrent, la serrure cliqueta et la porte s’entrebâilla d’une vingtaine de centimètres. Dans l’ombre une voix chaude et bien timbrée demanda : « Qu’y a-t-il ? » En quelques mots, Graham se présenta, puis demanda : « Êtes-vous le professeur Beach ? » La porte s’ouvrit toute grande, et la voix du personnage tapi dans l’ombre reprit : « Entrez, Graham. Nous nous sommes déjà rencontrés, mais je ne vous avais pas reconnu dans ces ténèbres. » Graham entra. La porte claqua et la serrure se referma derrière lui. Une main agrippa son bras et l’entraîna dans une obscurité totale. Son guide l’arrêta, il y eut un grincement, une porte de métal claqua sous son nez et le plancher s’enfonça sous ses pieds. C’était vraiment le dernier endroit où il s’attendait à trouver un ascenseur ! Une lumière s’alluma et le plancher s’immobilisa. À la lueur du plafonnier, Graham vit enfin le visage de son compagnon. Le professeur Beach n’avait pas changé. Il était toujours aussi grand, sa figure toujours aussi mince et ses cheveux toujours aussi bruns. Le poids des ans n’avait guère marqué Beach, que Graham n’avait pourtant pas vu depuis plusieurs années. Mais il y avait une différence, une extraordinaire différence : les yeux. Le nez mince et busqué de Beach jaillissait entre deux yeux au regard dur et froid, et qui brillaient d’une lueur qui n’était pas de ce monde. Graham trouva un reflet magnétique à ce regard pénétrant et fixe, un éclat que l’on sentait étrangement dominateur. « Pourquoi avez-vous éteint toutes les lampes en haut ? demanda Graham, fasciné par l’expression singulière de son guide. — La lumière attire les créatures de la nuit, répondit Beach évasivement. Cela peut être gênant. » Il examina son visiteur. « Qui vous a donné l’idée de venir me voir ? — Le rédacteur en chef du journal de Boise savait que vous séjourniez fréquemment ici. Il m’a dit qu’il allait envoyer un journaliste demain matin pour voir si vous étiez encore en vie. Je l’ai devancé. » Beach soupira. « Je crois que je peux m’attendre à une invasion de raseurs, après ce qui vient de se passer. Oh ! après tout…» Il fit entrer Graham dans une petite pièce aux murs tapissés de livres et lui avança une chaise. Il referma soigneusement la porte et prit place en face de lui. Il croisa ses longs doigts minces et dévisagea son interlocuteur. « Je suis vraiment navré que cette nouvelle rencontre ait lieu dans des circonstances aussi tragiques. Je pense que votre visite n’est pas sans rapport avec la catastrophe de Silver City ? — En effet. » Les sourcils bien dessinés de Beach se soulevèrent en accent circonflexe. « Puisque cette affaire ne concerne pas le service spécial des Finances, je ne vois pas ce qui peut motiver votre intérêt ? — Ce n’est pas cela », dit Graham. Il enleva son insigne et le lui tendit. « Vous avez sans doute entendu parler de ces anneaux, même si vous n’en avez jamais vu. Celui-ci porte à l’intérieur une inscription microscopique qui me mandate comme agent du Service des renseignements des États-Unis. Vous pouvez vérifier au microscope si vous voulez. » Beach fronça les sourcils d’un air méditatif, tout en roulant l’anneau entre ses doigts. « Ah, le Deuxième Bureau ! Je vous crois sur parole. » Son visage s’assombrit. « Si vous voulez savoir pourquoi les cuves de nitrate d’argent ont fait explosion, je ne peux pas vous le dire. Dans les semaines qui viennent, tout le monde va me demander des explications, la police, les inspecteurs de l’usine, les chimistes, les journalistes. Ils perdront leur temps. Je suis absolument incapable de leur en fournir. — Vous mentez », dit Graham carrément. Le scientifique se leva avec un soupir résigné, alla jusqu’à la porte par laquelle ils étaient entrés. À l’aide d’une tige terminée par un crochet, il déroula un grand écran fixé au plafond, s’assura qu’il recouvrait entièrement la porte et revint s’asseoir. « Pourquoi mentirais-je ? — Parce que vous, et vous seul, savez que le nitrate s’est désintégré sous l’action d’un phénomène extraordinaire que vous essayiez de photographier. Parce que quelqu’un qui travaillait sous vos ordres a fini par prendre une photo défendue… et qu’en riposte on a fait sauter Silver City. » Et tandis qu’il parlait, Graham sentit ses cheveux se dresser sur sa tête. Il avala péniblement sa salive. Il avait la certitude qu’en parlant de la sorte il venait de signer son arrêt de mort, et il était stupéfait d’être toujours en vie. Il s’efforça de lire sur le visage de Beach l’effet qu’avaient produit ses paroles. Hormis la crispation des mains du professeur, il crut voir battre imperceptiblement ses paupières. « En tout cas, continua Graham, ce qui a causé la destruction de la ville n’est pas différent de ce qui a occasionné la mort d’un grand nombre d’éminents scientifiques. C’est l’enquête que je mène sur le décès de quelques-uns d’entre eux – ceux qui étaient américains – qui m’a conduit jusqu’à vous. » Il prit dans son portefeuille un télégramme qu’il tendit à Beach. Celui-ci le lut à mi-voix : « Graham c/o Police Boise : Unique dénominateur commun ; étaient tous amis de Bjornsen ou amis de ses amis. Harriman. Cela se rapporte au pourcentage anormal de scientifiques morts le mois dernier. » Graham tendit vers le professeur un index accusateur. « Vous aussi, vous étiez un ami de Bjornsen ! — C’est exact, reconnut Beach. Tout à fait exact. J’étais un des très vieux amis de Bjornsen, l’un des rares qui soient encore de ce monde. » Il leva les yeux et fixa son regard sur Graham. « Je vous avouerai également que je possède de nombreux renseignements que je n’ai pas l’intention de divulguer à qui que ce soit. Qu’est-ce que vous pouvez y faire ? » Le ton provocant de Beach aurait découragé tout homme moins entêté que Graham, mais lui ne s’avouait pas si facilement vaincu. Il se pencha en avant, les coudes sur les genoux, et fit de son mieux pour donner à l’autre l’impression qu’il en savait bien plus long qu’il le montrait, bien plus qu’il avait l’intention d’en dire pour l’instant. Il contre-attaqua avec vigueur : « Irwin Webb a laissé un message que nous avons déchiffré et qui résume la plus grande partie de ses découvertes. Il déclarait dans ce texte que c’était un tableau qu’il faudrait montrer au monde… si on pouvait le faire sans déclencher un massacre. — Un massacre ! lâcha Beach d’un ton âpre. Le sort de Silver City, cela ne vous suffit pas ? Un homme réussit à prendre une photographie, il la regarde, il y pense… et d’un seul coup, trente mille personnes paient cette imprudence de leur vie, peut-être de leur âme. Mais, en ce moment même, vos propres pensées sont votre ennemi le plus dangereux. En pensant au peu que vous savez, en y réfléchissant, en ressassant cela dans votre tête, vous appelez sur vous la catastrophe, vous signez vous-même votre arrêt de mort. C’est l’activité involontaire de votre esprit qui vous condamne. » Son regard glissa vers la porte. « Si cet écran fluorescent devient lumineux, ni moi ni toute la puissance du monde civilisé ne pourrons vous sauver d’une mort immédiate. — Je sais, répondit Graham sans se démonter. Mais je ne risque pas plus que vous, et je ne peux pas risquer davantage si vous me dites ce que vous savez. Je ne peux mourir qu’une fois. » Il maîtrisa son envie de regarder l’écran, et fixa de toute son attention les yeux brillants de son interlocuteur. Si jamais l’écran s’illuminait, il le lirait dans les yeux de Beach. « Puisqu’il y a eu massacre bien que les gens ignorent la vérité, cela pourrait difficilement être pire si tout le monde était au courant. — Voilà une affirmation, ricana Beach, basée sur le principe entièrement erroné que ce qui est mauvais ne peut empirer. » Ses yeux ne quittaient pas l’écran. « Rien n’était pire que l’arc et la flèche… jusqu’à l’invention de la poudre. Rien n’était pire que la poudre… jusqu’à l’apparition des gaz asphyxiants. Puis il y a eu les bombardiers. Puis les projectiles supersoniques. Puis les bombes atomiques. Aujourd’hui, nous avons les armes bactériologiques. Demain, ce sera autre chose. » Il eut un rire bref et sardonique. « Nous apprenons dans la douleur et les larmes que le progrès ne s’arrête jamais. — Je suis prêt à discuter cette question avec vous quand je serai en possession de tous les faits, rétorqua Graham. — Les faits sont incroyables. — Est-ce que vous, vous y croyez ? — Je comprends votre question, reconnut Beach. Pour moi, la crédibilité n’entre pas en ligne de compte. Ce qu’on croit n’a aucun rapport avec la connaissance que l’on tire de l’observation des faits. Non, Graham, je n’y crois pas… je sais qu’ils existent. Les preuves irrécusables que j’ai déjà accumulées ne laissent plus de place au doute pour un esprit éclairé. — Mais alors, questionna Graham qui se faisait de plus en plus pressant, quels sont ces faits ? Qu’est-ce qui a fait sauter Silver City ? Qu’est-ce qui a brusquement mis fin aux expériences de tout un groupe de chercheurs, en les faisant mourir d’une mort qui, d’autre part, semble naturelle ? Qu’est-ce qui a assassiné Corbett, le chef de la police, cet après-midi ? — Corbett ? Il est mort aussi ? » La nouvelle plongea Beach dans une profonde méditation. Ses yeux étincelants regardaient l’écran par-dessus l’épaule de Graham. Le silence envahissait la pièce, entrecoupé seulement du tic-tac d’une pendulette qui scandait la marche au tombeau. Des deux hommes en présence, l’un réfléchissait fébrilement, l’autre attendait avec flegme. Beach enfin se leva et alla éteindre la lumière. « Nous verrons mieux l’écran dans le noir, expliqua-t-il. Venez vous asseoir à côté de moi, ne le quittez pas des yeux et, s’il devient lumineux, forcez-vous à penser à autre chose… Sinon, le Ciel lui-même ne vous aidera pas ! » Graham approcha sa chaise de celle du professeur et braqua son regard sur l’écran. Il savait que le moment approchait où l’autre allait parler, et sa conscience le harcelait sans pitié. Tu aurais dû obéir, criait en lui une petite voix obstinée. Tu aurais dû prendre contact avec Leamington comme il te l’avait ordonné ! Si Beach meurt et toi avec lui, le monde ne saura rien, sinon que tu as échoué – échoué comme tous les autres – parce que tu auras refusé de faire ton devoir ! « Graham, commença Beach, et sa voix coupa court aux reproches que celui-ci se faisait mentalement, un chercheur a fait une découverte d’une portée aussi vaste que l’invention du télescope et du microscope. — Quelle découverte ? — Un moyen d’étendre la portion visible du spectre bien au-delà de l’infrarouge. — Ah ! — C’est à Bjornsen que nous le devons, continua Beach. Comme cela s’est produit pour nombre d’autres grandes découvertes, Bjornsen a fait celle-ci par hasard, alors qu’il cherchait autre chose. Mais il a su voir l’importance et les applications de ce qu’il venait de découvrir. Comme l’inventeur du télescope et celui du microscope, il a révélé un monde nouveau et dont, avant lui, on ne soupçonnait même pas l’existence. — Un coin du voile soulevé sur l’inconnu qui nous entoure ? suggéra Graham. — Exactement ! Quand Galilée plongea un regard incrédule dans son télescope, il découvrit des phénomènes présents depuis des siècles sans que personne les ait remarqués. Des phénomènes nouveaux et révolutionnaires qui réduisaient à néant les théories universellement admises de Copernic. — Ç’a été, en effet, une merveilleuse découverte, reconnut Graham. — L’analogie est encore plus frappante avec le microscope, car il a révélé un fait que les hommes avaient sous le nez depuis le commencement des temps, mais qu’ils n’avaient encore jamais soupçonné : le fait que nous partageons notre globe, notre existence même, avec une multitude de créatures vivantes cachées au-delà des limites ordinaires de notre vue. Cachées dans l’infiniment petit. Songez-y, insista Beach en élevant le ton : des êtres animés, vivants, grouillant autour de nous, au-dessus de nous, au-dessous de nous, en nous, qui luttent, se reproduisent et meurent jusque dans notre propre sang et qui cependant nous échappaient complètement, jusqu’au jour où le microscope vint augmenter la puissance de notre vue. — Cela aussi, c’était une grande découverte », approuva Graham. Malgré l’attention qu’il prêtait à l’exposé de Beach, il avait encore les nerfs à fleur de peau, car il sursauta lorsque la main du professeur le toucha brusquement dans l’obscurité. « Tous ces phénomènes nous étaient demeurés inconnus pendant des siècles, les uns parce qu’ils se cachaient dans l’infiniment grand, les autres dans l’infiniment petit. Nous avons de même ignoré d’autres phénomènes parce qu’ils appartenaient au domaine de l’incolore absolu. » La voix de Beach devint plus vibrante, un peu rauque même. « Le jeu des vibrations électromagnétiques s’étend sur plus de soixante octaves dont l’œil humain ne perçoit qu’une seule. Au-delà de cette barrière que nous imposent les limites de notre pauvre champ de visibilité, dictant leur loi à tout homme du berceau à la tombe, et nous rongeant aussi impitoyablement que n’importe quel parasite, vivent nos pervers et tout-puissants suzerains… les vrais maîtres de la terre ! — Mais de quoi diable voulez-vous parler ? Ne tournez pas autour du pot. Expliquez-vous, bon sang ! » Une sueur froide couvrait le front de Graham, et ses yeux restaient fixés sur l’écran. Il constata non sans soulagement qu’aucune fluorescence, aucun halo de mauvais augure ne troublait les ténèbres environnantes. « Pour des yeux possédant un champ de visibilité plus étendu que le nôtre, ils ont l’aspect de sphères luminescentes d’un bleu pâle qui flottent dans l’air, déclara Beach. Comme ils ressemblaient à des globes de lumière vivante, Bjornsen leur a donné le nom de Vitons. Mais ils ne sont pas seulement vivants… ils sont intelligents ! Ce sont eux les seigneurs de la Terre. Nous sommes, nous, le bétail de leurs champs. Ils sont les cruels sultans de l’invisible, et nous, nous sommes leurs esclaves courbés sous le joug, et d’une stupidité telle que nous commençons seulement à prendre conscience de nos chaînes. — Et vous, vous pouvez les voir ? — Oui ! Plaise au Ciel que je n’aie jamais appris à les voir. » La respiration bruyante du scientifique s’entendait distinctement dans la petite pièce. « Tous ceux qui ont répété l’expérience finale de Bjornsen se sont trouvés dotés du pouvoir de dépasser les limites ordinaires de la vision humaine. Ceux qui ont vu les Vitons se sont émus, ils ont pensé à la découverte qu’ils venaient de faire, et l’ombre de la mort s’est étendue sur eux. À courte distance, les Vitons peuvent lire dans les cerveaux des hommes comme nous dans un livre. Bien entendu, ils prennent aussitôt leurs précautions pour empêcher la diffusion de nouvelles qui risqueraient d’ébranler leur domination séculaire. Ils maintiennent leur empire sur nous aussi impitoyablement que nous sur les animaux : en supprimant l’opposition. À ceux des disciples de Bjornsen qui n’ont pas réussi à dissimuler la connaissance qu’ils venaient d’acquérir ou qui, peut-être, ont été trahis par leurs rêves pendant leur sommeil, à tous ceux-là on a fermé la bouche et le cerveau à jamais. » Après une pause, il reprit : « Comme cela nous arrivera peut-être. Car c’est là, Graham, notre vivant purgatoire : tout savoir, c’est se perdre. Un esprit exceptionnellement puissant peut bien essayer de contrôler ses pensées à l’état de veille sans répit, à chaque minute, à chaque seconde, mais qui peut contrôler ses rêves ? C’est dans le sommeil que réside le plus grand des périls. Ne vous étendez pas sur ce lit : la mort vous y attend peut-être. — Je me doutais bien qu’il y avait quelque chose de ce genre. — Ah, oui ? » Beach ne dissimulait pas sa surprise. « Depuis le début de mon enquête, j’ai eu par moments l’impression bizarre qu’il fallait absolument que je détourne mes pensées sur un autre sujet. Plus d’une fois j’ai obéi ainsi à un instinct aveugle, mais très fort. Je sentais, je croyais, je savais presque qu’il était plus prudent de penser à autre chose. — C’est à cela uniquement que vous devez d’être encore en vie, affirma Beach. Sinon, vous auriez été détruit dès le premier jour. — Mais alors, mon contrôle mental serait plus grand que celui d’hommes aussi éminents que Bjornsen, Luther, Mayo et Webb ? — Non, pas du tout. Vous avez été en mesure d’exercer ce contrôle plus facilement parce qu’il ne portait que sur une pure intuition. Vous n’aviez pas comme les autres à contenir une connaissance redoutable. » Il ajouta d’un ton sinistre : « Ce qu’il faudra voir, c’est combien de temps vous survivrez à cette conversation. — En tout cas, je rends grâce au Ciel de mes intuitions ! murmura Graham avec reconnaissance. — Je ne crois pas d’ailleurs que ce soient des intuitions, dit Beach. Si les impressions que vous aviez, pour vagues et irraisonnées qu’elles soient, ont été assez vigoureuses pour que vous leur obéissiez au lieu de vous fier à votre raison, il est évident que vous possédez une perception extrasensorielle développée à un degré inusité. — Je n’y avais jamais pensé, reconnut Graham. Je n’ai jamais eu le temps de m’analyser beaucoup. — Cette faculté n’est pas commune, mais votre cas pourtant est loin d’être unique. » Beach se leva, alluma la lumière et ouvrit un tiroir d’un vaste classeur métallique. Il fouilla dans une masse de coupures de presse, en sortit une liasse et les parcourut. « J’ai là toute une documentation concernant de nombreux cas semblables depuis cent cinquante ans environ. Une Française, Michèle Lefèvre de Saint-Ave, près de Vannes, a été soumise à de multiples expériences par des savants français. On a estimé que sa perception extrasensorielle équivalait à soixante pour cent de sa vision normale. Juan Eguerola, de Séville, atteignait soixante-quinze pour cent. Willi Osipenko, de Poznan, quatre-vingt-dix pour cent. » Il prit une coupure dans la liasse. « Et voici le bouquet. C’est un extrait du journal anglais Tit Bits du 19 mars 1938 sur le cas d’Ilga Kirps, une bergère lettone des environs de Riga. Cette jeune fille, qui était d’une intelligence très moyenne, constituait pourtant une curiosité. Une commission composée des plus grands scientifiques européens a certifié, après un examen approfondi, qu’elle était indéniablement douée d’une puissance de perception extrasensorielle qui dépassait sa vision normale. — Elle était plus forte que moi, déclara Graham, tandis que le professeur rangeait les papiers, éteignait la lumière et revenait s’asseoir. — Cette puissance varie suivant les individus. Ilga Kirps était un hybride de Viton. La perception extrasensorielle est une caractéristique des Vitons. — Comment ? » Les doigts crispés sur le bras de son fauteuil, Graham se redressa. « C’est là une faculté des Vitons, répéta tranquillement Beach. Ilga Kirps était le produit réussi d’une expérience réalisée par les Vitons. Dans votre cas, le résultat a été moins satisfaisant, probablement parce que l’opération a été prénatale. — Prénatale ? Au nom du Ciel, vous pensez que… — J’ai dépassé l’âge où l’on dit ce que l’on ne pense pas, assura Beach. Quand je dis prénatale, c’est que je le pense ! Je vais plus loin, je dis que, si ces globes de lumière n’existaient pas, nous ne serions pas affligés, aujourd’hui, de la plupart des complications de l’enfantement. Quand une femme souffre, ce ne sont pas les complications accidentelles que l’on croit ! Sachez, Graham, que j’en suis arrivé à accepter un phénomène que, toute ma vie durant, j’ai refusé d’admettre et qualifié d’absurdité manifeste. Je parle de la parthénogenèse. J’admets que des occasions ont pu se présenter où des sujets ignorants et sans défense ont été artificiellement fécondés. Les Vitons s’immiscent dans tout, et poursuivent inlassablement leurs expériences de superchirurgie sur leur troupeau cosmique ! — Mais pourquoi, pourquoi ? — Pour voir s’il est possible de doter les humains des talents des Vitons. » Il y eut un moment de silence, puis Beach ajouta d’un ton sec : « Pourquoi les hommes apprennent-ils aux phoques à jongler avec des ballons, aux perroquets à jurer et aux singes à fumer des cigarettes et à monter à bicyclette ? Pourquoi s’acharnent-ils à faire “parler” les chiens et à faire exécuter aux éléphants les numéros les plus absurdes ? — Je vois, reconnut Graham d’un ton sombre. — J’ai ici plus d’un millier de coupures de presse où il est question de gens dotés de pouvoirs surhumains, ou souffrant de défauts physiques anormaux ou supranormaux, et aussi de femmes qui donnent naissance à des monstres affreux qu’on s’empresse d’étrangler ou de soustraire à la vue des humains. Il y a aussi des gens qui ont été ou se sont eux-mêmes soumis à des expériences absolument inexplicables. Vous vous souvenez de Daniel Douglass qui a flotté dans le vide à hauteur d’un premier étage, sous les yeux ébahis de plusieurs témoins parfaitement dignes de foi ? C’était un cas authentique de lévitation… qui est le mode de locomotion des Vitons ! Vous devriez lire Apogée d’un magicien, un livre sur Douglass. Cet homme avait encore d’autres pouvoirs étranges. Mais ce n’était pas un magicien. C’était un humain vitonisé ! — Bonté divine ! — Il y a eu aussi le cas de Kaspar Hauser, l’homme de nulle part, poursuivit Beach, imperturbable. Rien ne sort du vide et, comme toute chose, Hauser avait une origine. En l’occurrence, il était issu d’un laboratoire de Vitons. C’est peut-être dans un laboratoire semblable qu’est allé Benjamin Bathurst, ambassadeur extraordinaire de Grande-Bretagne à Vienne qui, le 25 novembre 1809, inspectant les chevaux de son attelage, disparut à jamais derrière eux. — Je ne vois pas bien le rapport, protesta Graham. Pourquoi diable ces supercréatures feraient-elles disparaître les gens ? » Dans la pénombre, Beach eut un sourire glacial. « Pourquoi les étudiants en médecine font-ils disparaître les chats de gouttière ? Pourquoi va-t-on pêcher des grenouilles dans leurs mares pour les disséquer, laissant leurs congénères affolés par ces disparitions ? Qui va retirer le corps d’un pauvre de la morgue pour lui enlever ses viscères dans quelque lointain amphithéâtre ? » Graham ne put réprimer un haut-le-cœur. « Les disparitions sont chose banale. Qu’est-il advenu, par exemple, de l’équipage du Marie-Céleste ? Ou de celui du Rosalie ? N’étaient-ce pas là des grenouilles extraites au moment voulu de leur marais ? Qu’est-il arrivé au Waratah ? L’homme qui a refusé au dernier moment de s’embarquer sur le Waratah était-il doté d’une perception extrasensorielle ou l’a-t-on prévenu par l’intermédiaire de son instinct, parce qu’il ne convenait pas à l’expérience ? Comment se fait-il que les uns sont de bons cobayes et les autres non ? Est-ce que les premiers vivent dans un constant péril, et les autres dans une sécurité permanente ? Est-il possible qu’il existe entre nous deux une différence particulière et indéfinissable, qui me condamne à mort alors que vous resterez à l’abri ? — Seul le temps nous le montrera. — Le temps ! s’exclama Beach avec dédain. Il y a peut-être des millions d’années que nous avons ce fléau suspendu sur nos têtes, et c’est maintenant seulement que nous en sommes conscients. Homo sapiens – l’homme chargé de malheurs ! Ce matin encore, j’étudiais un cas qu’on cherche à expliquer depuis dix ans. Les détails sont dans l’Evening Standard du 16 mai 1938 et dans le Daily Telegraph des jours suivants. Le vaisseau Anglo-Austrian, un bâtiment de cinq mille tonneaux, a disparu sans laisser de trace. C’était un navire moderne, qui voguait sur une mer très calme au moment où il s’est évanoui avec son équipage de trente-huit hommes, au beau milieu de l’Atlantique. Il y avait d’autres bateaux à cinquante milles de là et, peu avant sa disparition, l’Anglo-Austrian avait envoyé un message radio disant que tout allait bien à bord. Où est-il passé ? Où sont les milliers de gens portés disparus depuis des années et que les polices recherchent dans le monde entier ? — Dites-le-moi donc. » Graham plissa les yeux pour essayer de distinguer l’écran dans l’obscurité, mais en vain. Il était là pourtant, quelque part dans le noir, sentinelle silencieuse qui veillait sur eux. Mais il ne pourrait rien faire de plus que leur signaler l’envahisseur auquel, une fraction de seconde plus tard, ils auraient à faire face seuls. « Je ne sais pas, confessa Beach. Personne ne le sait. Tout ce que nous pouvons dire, c’est que ces personnes ont été enlevées par des agents que nous commençons maintenant seulement à déceler, par des puissances qui, pour ne pas nous être familières, ne sont aucunement surnaturelles. Elles ont été capturées à des fins que nous ne pouvons que deviner. Elles ont disparu comme d’autres ont disparu depuis l’aube de l’histoire, et il continuera à en être ainsi à l’avenir. Quelques-uns sont revenus, d’une façon qui nous est inexplicable. Ceux-là, nous les avons crucifiés, ou brûlés vifs, ou tués avec des balles d’argent, ou enfermés dans des asiles de fous. Et croyez bien que ce n’est pas fini et qu’il y aura encore d’autres victimes. — Peut-être, dit Graham, sceptique. Peut-être. — Il y a un mois encore, le stratoplane New York-Rio est passé derrière un nuage au-dessus de Port-of-Spain, à la Trinité, et n’a plus jamais reparu. Cinq cents personnes le virent à un moment, puis plus rien la seconde d’après. On n’en a plus entendu parler depuis. Il y a neuf mois, le Moscou-Vladivostock s’est volatilisé de la même façon. On n’en a plus entendu parler non plus. Il y a une foule de cas semblables dans les annales de l’aviation. — Je me souviens de quelques-uns, en effet. — Que sont devenus Amelia Earhart et Fred Noonan ? Le lieutenant Oskar Omdal, Brice Goldsborough et madame F.W. Grayson ? Le capitaine Terence Tully et le lieutenant James Madcalf ? Nungesser et Coli ? Certains, peut-être, se sont fracassés quelque part, mais je suis bien certain que ce n’est pas le cas pour tous. Ils ont été raflés, siècle après siècle, individuellement, par groupes ou par pleines cargaisons. — Il faut le dire au monde, s’exclama Graham. Il faut donner l’alerte. — Mais peut-on le dire, peut-on donner l’alerte… et vivre ? rétorqua Beach d’un ton mordant. Combien de prophètes virtuels gisent actuellement, bouche cousue, dans leurs tombes ? Est-ce que des milliers d’autres ne peuvent se faire aussi vite clore le bec pour toujours ? Parler, c’est penser, penser c’est se trahir, et se trahir, c’est mourir. Nous-mêmes, un rôdeur invisible peut nous découvrir dans notre retraite, nous entendre et nous faire payer notre trop grand savoir. Nous faire payer pour n’avoir pas su camoufler nos découvertes. Les Vitons sont impitoyables, absolument impitoyables, et il n’en est pas de preuve plus effrayante que Silver City, qu’ils ont fait sauter à la seconde même où ils ont su que nous avions découvert le moyen de les photographier. — Malgré cela, il faut avertir le monde, s’entêta Graham. L’ignorance est peut-être une bénédiction – mais la connaissance est une arme. L’humanité doit connaître ses oppresseurs pour pouvoir se libérer de ses chaînes. — Des mots, railla Beach. J’admire votre courage, Graham, mais le courage ne suffit pas. Vous n’en savez pas encore assez pour comprendre que ce que vous proposez est impossible. — C’est pour cela que je suis venu vous voir, riposta Graham. Pour en apprendre assez ! Si je pars d’ici insuffisamment informé, ce sera votre faute. Dites-moi tout ce que vous savez – je ne peux pas vous en demander davantage. — Et après ? — Je prendrai le risque et la responsabilité. Que puis-je faire d’autre ? » Le silence retomba dans la pièce, un silence lourd de pensées et ponctué par les battements lents et délibérés de la pendulette. On aurait cru que le sort du monde dépendait de la décision d’un seul homme. Brusquement, Beach dit : « Venez ! » Il ralluma, ouvrit une porte près de l’écran toujours obscur, et éclaira une pièce qui se trouva être un laboratoire. Après avoir éteint la lumière dans la pièce qu’ils venaient de quitter, Beach referma la porte de communication, puis désigna à Graham une sonnette fixée sur un mur du laboratoire : « Si l’écran s’allume de l’autre côté, une cellule photoélectrique entrera en action, qui déclenchera cette sonnette. À ce moment-là, je vous conseille de vous hâter de détourner complètement le cours de vos pensées… ou de vous préparer au pire. — Je comprends. — Asseyez-vous là, ordonna Beach. » Après s’être lavé les doigts à l’éther, il prit une bouteille. « Cette réaction de Bjornsen est synergique. Vous savez ce que cela veut dire ? — Qu’elle n’a des effets que par association. — Exactement ! Vous avez une façon bien à vous de l’expliquer, mais c’est encore la meilleure définition que j’aie entendue. C’est une réaction produite par des corps qui, pris séparément, n’auraient en aucun cas le même effet. Vous comprenez ce que cela implique – pour vérifier les effets d’une pluralité de corps dans toutes les combinaisons possibles, il faut un nombre astronomique d’expériences. La synergie intéressera les scientifiques pendant bien des années encore. La réaction qui nous occupe aurait pu attendre cinquante ans de plus avant d’être découverte. Si Peder Bjornsen n’avait pas eu l’esprit de saisir l’occasion quand il a constaté cela, nous serions tous…» Il se tut, pencha la bouteille au-dessus d’une fiole graduée et compta les gouttes avec le plus grand soin. « Et maintenant ? demanda Graham, qui ne perdait pas un geste du scientifique. — Je vais vous traiter suivant la formule de Bjornsen. Vous allez être aveugle pendant quelques minutes, mais ne vous affolez pas, c’est le temps qu’il faudra pour que votre vue se rajuste. J’en profiterai pour vous donner tous les détails que j’ai pu recueillir. — Est-ce que les effets de ce traitement sont permanents ou seulement temporaires ? — Ils semblent permanents, mais je ne l’affirmerais pas. Personne ne l’a suivi assez longtemps pour qu’on puisse en être sûr. » Reposant la bouteille, il revint vers Graham. Il tenait la fiole dans une main et un petit morceau de coton dans l’autre. « Voilà. Écoutez bien ce que je vais vous dire, car je n’aurai peut-être pas l’occasion de vous le répéter. » Sans s’en douter, le professeur Beach venait d’être prophète. 7 La lune se voilait, et une obscurité si dense qu’elle en était presque palpable tomba sur la vallée. La maison solitaire du professeur Beach était maintenant plongée dans les ténèbres. Celles-ci dissimulaient également la silhouette qui se glissait par la lourde porte et se dirigeait vers les pins. Pendant le bref instant où la silhouette passa près du poteau délabré qu’éclairait encore la lune, elle prit forme humaine mais, aussitôt après, elle se confondit avec les arbres du fond. Un caillou roula sur le chemin, une brindille craqua un peu plus loin, puis il n’y eut que le murmure de milliers de feuilles et le gémissement de la brise nocturne dans les branches. À l’autre bout du chemin, un frêne dissimulait dans l’ombre de ses rameaux un cylindre aux lignes pures. Une forme se détacha du tronc de l’arbre et disparut dans le cylindre. Le déclic d’une serrure bien huilée se fit entendre, suivi d’un vrombissement assourdi, mais puissant. Le cylindre émergea brusquement de la zone d’ombre, s’élança sur la route et bondit par-dessus la crête. À l’aube, on pouvait voir la machine à l’aérodrome de Boise. Étouffant un bâillement, Graham dit au lieutenant de police Kellerher : « Beach et moi avions nos raisons pour partir à des heures différentes, et par des chemins différents. Il est absolument indispensable que l’un de nous deux parvienne à Washington. Je vous charge d’aller personnellement prendre Beach d’ici une heure, et de veiller à ce qu’il prenne place dans l’Olympian. — Ne vous inquiétez pas, il y sera, promit Kellerher. — Bien. Je compte sur vous. » Sans se soucier du regard fasciné que l’autre fixait sur ses prunelles, Graham grimpa dans un appareil à réaction de l’armée qui l’attendait pour l’emporter vers l’est. Le pilote se pencha sur son siège et mit en marche. Des langues de flammes et des torrents de fumée jaillirent de la queue de l’appareil et des tuyères disposées sous les ailes. Dans le hurlement des réacteurs, l’avion bondit et, en un clin d’œil, dépassa la vitesse du son. L’appareil fila en sifflant par-dessus les crêtes déchiquetées des Rocheuses, qui se découpaient sur le ciel rouge de l’aube. Graham étouffait bâillement sur bâillement, et regardait par le hublot de plastiglass avec des yeux dont la fatigue ne masquait pourtant pas l’éclat. Huit cents mètres en amont des ondes sonores qu’elles généraient, les tuyères vibraient avec régularité. Le menton de Graham s’affaissa sur sa poitrine, ses paupières battirent, luttèrent en vain, puis se fermèrent. Bercé par le doux roulis de l’avion, il se mit à ronfler. Une secousse le réveilla. Washington ! Le pilote le poussa du coude et lui montra la pendule de bord avec une grimace de satisfaction. Ils avaient réalisé un excellent temps. Il descendit, et quatre hommes se précipitèrent vers l’appareil. Il reconnut le colonel Leamington et le lieutenant Wohl. Les deux autres étaient de grands gaillards à l’air important. « J’ai reçu votre message, Graham », annonça Leamington dont les yeux brillaient d’impatience. Il sortit le télégramme de sa poche et le lut tout haut : « Affaire brusquement dénouée. Solution intéresse paix du monde et digne attention Président. Arriverai Washington avion militaire 2 h 40. » Il tirailla sa moustache. « Les renseignements que vous rapportez doivent être d’une extrême importance ? » Graham leva les yeux vers le ciel, braquant sur le néant l’éclat glacé de son regard. « Je pense bien ! Mais si je ne prends pas les plus grandes précautions, je serai mort avant d’avoir pu parler. Il faut que je vous fasse mon rapport dans un souterrain. Nous choisirons un endroit bien protégé, les caves d’un bâtiment officiel, par exemple. J’aimerais que vous vous procuriez un magnétophone, pour qu’il demeure un enregistrement de ce que j’aurai dit au cas où, malgré ces précautions et ma chance habituelle, je serais interrompu au beau milieu de mon récit. — Interrompu ? » Leamington le regardait d’un air ahuri. « J’ai bien dit interrompu. On peut et on a déjà fait taire bien des voix n’importe quand, n’importe où, sans le moindre avertissement. La mienne est susceptible d’être étouffée encore plus vite qu’une autre, étant donné ce que je sais. Ce que je veux, c’est un endroit plus sûr, dans la mesure au moins où il sera bien caché. — Je crois que cela peut se faire, assura Leamington. » Sans souci de la curiosité que ses recommandations provoquaient chez ses interlocuteurs, Graham continua : « J’aimerais également que vous envoyiez quelqu’un prendre le docteur Beach à l’arrivée du stratoplane Olympian, qui sera à Pittsburgh ce soir. Il peut nous rejoindre ici en avion et appuyer mes déclarations… ou les compléter. — Comment cela, les compléter ? — Oui, si j’en suis moi-même empêché. — Vos propos sont très étranges, Graham, dit Leamington en l’emmenant vers un gyrauto qui les attendait. — Pas plus étranges que la façon dont sont morts tous ces hommes. » Il ajouta en prenant place dans le véhicule : « Vous saurez bientôt toute l’histoire, avec tous les détails… et peut-être alors regretterez-vous de l’avoir jamais entendue. » Il parla en effet devant une trentaine d’auditeurs assis sur des rangées de chaises inconfortables, dans une cave à soixante mètres sous le niveau de la rue. Un écran fluorescent, fourni de toute urgence par un laboratoire du gouvernement, couvrait l’unique porte, prêt à signaler le passage des envahisseurs invisibles. Au-dessus de leurs têtes, l’énorme masse du ministère de la Guerre dressait un rempart de pierre entre la réunion secrète et les cieux pleins d’ennemis aux aguets. C’était une assistance un peu hétéroclite, qui attendait avec un mélange d’anxiété et de scepticisme l’exposé de Graham. Il y avait le colonel Leamington, avec Wohl et les deux agents du FBI qui avaient accueilli Graham à l’aérodrome. À leur gauche, les sénateurs Carmody et Dean, confidents du Président, s’impatientaient. Plus loin, on voyait la large silhouette et le visage flegmatique de Willets C. Keithley, chef suprême du Service de renseignements et, à côté de lui, son secrétaire particulier. Derrière eux étaient assis une vingtaine de scientifiques, de hauts fonctionnaires et d’experts en psychologie. L’homme à la physionomie intelligente et aux cheveux blancs était le professeur Jurgens, une autorité mondiale en matière de psychologie collective ou plutôt, comme disaient ses disciples, de « réactions des foules ». Quant au personnage dont on apercevait, par-dessus l’épaule de Jurgens, le visage maigre et sombre, c’était Kennedy Veitch, le spécialiste des radiations. Les six hommes assis à sa droite représentaient les milliers de chercheurs qui s’efforçaient de mettre au point la remplaçante longtemps cherchée de la bombe atomique, la bombe à ondes ultracourtes. Les autres étaient aussi, chacun dans sa sphère, des esprits fort distingués, certains peu connus, d’autres de réputation mondiale. L’attention de tous se trouva bientôt fixée sur l’orateur : ses yeux étincelants, sa voix rauque et ses gestes éloquents soulignaient assez la redoutable signification de son message. Dans un coin, le fil s’enroulait sur le magnétophone, enregistrant fidèlement les révélations de Graham. « Messieurs, commença-t-il, voici quelque temps, le scientifique suédois Peder Bjornsen fit par hasard une découverte qui l’engagea dans une nouvelle ligne de recherches. Après six mois de travail, il arriva à la conclusion qu’il pouvait étendre la marge de visibilité de l’œil humain. Il utilisa pour cela la teinture d’iode, le bleu de méthylène et le peyotl. Bien que le processus suivant lequel ces différents produits réagissent entre eux ne soit pas clairement défini, l’efficacité de la méthode ne peut être mise en doute. Quiconque a été soumis au traitement préconisé par Bjornsen est en mesure de percevoir une gamme de vibrations électromagnétiques beaucoup plus étendue que celle sensible à un œil humain normal. — Beaucoup plus étendue ? demanda une voix sceptique. — Oui, mais d’un seul côté du spectre, répondit Graham. La limite descend bien au-delà de l’infrarouge. Selon Bjornsen elle s’arrête aux ondes ultracourtes. — Comment cela… On pourrait voir les rayons calorifiques ? reprit l’autre… — Les rayons calorifiques et plus loin encore ! » affirma Graham. Sa voix domina le murmure d’étonnement de l’assistance. « Le mécanisme exact qui produit ces effets, c’est à vous autres, scientifiques, de vous en inquiéter. Ce qui m’intéresse, ce qui intéresse notre pays et le monde entier, c’est le fait prodigieux que cette découverte a littéralement révélé. » Il s’arrêta un instant, puis leur assena brutalement la nouvelle : « Messieurs, c’est une autre forme de vie, plus évoluée, qui règne sur ce monde. » Contrairement à ce qu’on aurait pu croire, personne n’éleva le moindre murmure de protestation, on n’entendit pas un ricanement, ni même un mot de commentaire. Le sentiment de la véracité, de la sincérité manifeste de l’orateur avait conquis l’assistance. Tous restèrent assis, pétrifiés sur leur chaise. Les regards étaient inquiets et méditatifs, et les expressions des auditeurs disaient clairement que la déclaration de Graham avait dépassé leurs suppositions les plus fantastiques. « Je vous assure que cela est absolument réel et irréfutable, poursuivit Graham. J’ai vu, de mes yeux vu, ces êtres. Je les ai vus sous forme de sphères d’un bleu pâle mais étrangement brillant, qui flottaient dans le ciel. Deux d’entre eux planaient sans bruit au-dessus de ma tête pendant que je suivais le sentier qui descend du laboratoire de Beach, dans les montagnes entre Silver City et Boise. L’un d’eux dansait dans l’air, survolant l’aérodrome de Boise peu avant le départ de l’avion qui m’a amené ici. Quand je suis arrivé, j’en ai vu des dizaines dans le ciel de Washington. En ce moment même, ils doivent grouiller au-dessus de la ville. Certains survolent sans doute cet immeuble. Ils hantent en général les endroits fréquentés par la foule. Pour des raisons terribles, ils s’amassent en plus grand nombre là où la population est le plus dense. — Mais quelles sont ces créatures ? interrompit le sénateur Carmody, son visage poupin tout congestionné. — Nul ne le sait. On n’a pas encore eu le temps de les étudier à loisir. Bjornsen, lui, croyait que c’étaient des envahisseurs d’assez fraîche date, mais il reconnaissait que c’était là une pure hypothèse, puisqu’il n’avait rien sur quoi étayer sa théorie. Feu le professeur Mayo leur accordait une origine extraterrestre, mais pensait qu’ils avaient conquis et occupé notre planète voilà des millénaires. Selon le docteur Beach, au contraire, ces créatures sont d’essence terrestre, exactement comme les microbes. Beach dit même que Hans Luther était allé plus loin encore : il prétendait, en apportant comme preuves à l’appui de sa thèse nos imperfections physiques, que ces corps étaient les vrais habitants de la Terre, et que nous n’étions que les descendants d’animaux importés par eux d’un autre monde, au moyen de fourgons à bestiaux interplanétaires. — Des bestiaux… des bestiaux… ! » Le mot courait parmi les auditeurs. Il semblait leur brûler les lèvres. « Que sait-on vraiment de ces êtres ? demanda quelqu’un. — Très peu de chose, hélas ! Ils n’ont pas la moindre ressemblance avec les humains et sont si différents de nous que je ne crois pas qu’il soit jamais possible de trouver avec eux un terrain d’entente. Ils ont l’aspect de sphères luminescentes, d’environ un mètre de diamètre. La surface de ces globes est animée d’une lueur bleutée très brillante, mais dépourvue de tout faciès. Ils n’impressionnent pas une pellicule sensible aux rayons infrarouges, mais Beach a réussi à les photographier à l’aide d’une nouvelle émulsion. Il est impossible de les détecter au radar, sans aucun doute parce qu’ils en absorbent les ondes au lieu de les refléter. Beach affirme qu’ils ont tendance à se grouper dans le voisinage des antennes de radar, comme des enfants qui ont soif autour d’une fontaine. Ce sont eux, croit-il, qui nous ont inspiré la découverte du radar, ce qui leur procure au prix de nos efforts un nouveau et incompréhensible plaisir. » Une stupeur horrifiée se peignait sur les visages des auditeurs. Il poursuivit : « On sait que ces sphères ont, à la place du sens de la vue, une perception extrasensorielle étonnamment développée. Ce qui explique qu’elles aient toujours pu nous comprendre alors que nous avons été incapables de les voir. Ce que l’on appelle le sixième sens n’a, en effet, aucun rapport avec les fréquences électromagnétiques. Par ailleurs, elles remplacent la parole et l’ouïe par la télépathie – à moins qu’il s’agisse d’un autre aspect de la perception extrasensorielle. Toujours est-il qu’elles lisent et comprennent les pensées des humains, mais à courte distance seulement. Beach leur a donné le nom de Vitons puisque, de toute évidence, il ne s’agit pas d’êtres de chair, mais de sphères d’énergie. Elles ne sont ni animales, ni végétales, ni minérales – elles ne sont qu’énergie. — Absurde ! lança un scientifique, car Graham venait enfin de s’engager sur un terrain qui lui était familier. L’énergie ne peut pas prendre une forme aussi compacte, aussi stabilisée ! — Et que faites-vous des globes de feu ? — La foudre en boule ? » Le contradicteur était pris de court. Il lança autour de lui des regards hésitants. « Je dois avouer que vous marquez un point. En effet, la science n’a pas encore trouvé d’explication satisfaisante à ces phénomènes. — Et pourtant, poursuivit Graham d’un ton grave, la science reconnaît que la foudre en boule est une masse d’énergie momentanément stabilisée, ce qu’aucun laboratoire n’a pu reproduire. Ce sont peut-être des Vitons en train de mourir. Ce sont peut-être ces mêmes créatures qui, quelle que soit la durée de leur vie, sont mortelles comme nous, et dont l’énergie, quand elles meurent, se dégrade en passant par une forme soudain visible à l’œil humain. Il prit dans son portefeuille deux coupures de journaux. World Telegram, 17 avril : Une boule de foudre est entrée dans une maison par une fenêtre ouverte et a brûlé le tapis à l’endroit où elle a explosé. Le même jour, une autre boule a suivi une rue sur une distance de deux cents mètres, puis s’est volatilisée en dégageant une forte chaleur. Chicago Daily Express, 22 avril : Un globe de feu, après avoir lentement flotté au-dessus d’un pré, est entré dans une maison et a essayé de ressortir par une cheminée. Il a explosé en démolissant celle-ci. Il rangea les coupures et se lissa les cheveux d’un air las. « C’est Beach qui m’a prêté ces articles. Il en a toute une collection dont les plus anciens remontent à cent cinquante ans. Près de deux mille d’entre eux parlent de globes de foudre et d’autres phénomènes analogues. Quand on les lit à la lumière de ce que Bjornsen a enfin découvert, ils prennent une tout autre résonance. Ce n’est plus une simple collection de bizarreries de la nature, mais un singulier catalogue d’arguments irrésistibles, qui font qu’on se demande comment l’on n’a pas découvert plus tôt ce qu’a révélé Bjornsen. Cet horrible tableau était depuis toujours sous nos yeux… mais nous n’étions pas capables de le voir. — Qu’est-ce qui vous fait dire que ces choses, ces Vitons, sont nos maîtres ? demanda Keithley, qui n’avait pas encore ouvert la bouche. — Bjornsen l’avait déduit de ses observations, et ses disciples sont inévitablement arrivés à la même conclusion. Une vache pensante aurait tôt fait de s’apercevoir qu’elle est dominée par ceux qui mènent ses congénères à l’abattoir ! Les Vitons se conduisent comme s’ils étaient les maîtres de la Terre… et c’est bien ce qu’ils sont ! Vous, moi, le Président, tous les rois et tous les bandits qui ont vécu sous le soleil, tous, nous sommes leur chose ! — Que vous dites ! cria une voix dans le fond. » Personne ne détourna la tête. Carmody prit un air réprobateur, mais tous deux n’avaient d’yeux que pour Graham. « On en sait bien peu encore, dit Graham, mais ce peu est déjà lourd de signification. Beach s’est convaincu que les Vitons, non seulement sont faits d’énergie, mais encore qu’ils en vivent, qu’ils s’en nourrissent… et que cette énergie, c’est la nôtre ! Nous n’existons pour eux que comme producteurs d’énergie, que la nature a généreusement mis à la disposition de ce qui leur sert d’estomac. C’est pourquoi ils nous élèvent et nous incitent à nous reproduire. Ils nous rassemblent en troupeaux pour nous traire, et s’engraissent de l’influx nerveux engendré par nos émotions. Exactement comme nous nous engraissons du lait que nous fournit le bétail, auquel nous avons donné du fourrage contenant des produits activant la lactation. Prenez un homme ultra-émotif dont la vie a été longue et exempte de maladies, et vous avez la vache primée par les Vitons, le gagnant de leur comice ! — Des monstres ! lança quelqu’un. — Si vous allez jusqu’au fond des choses, insista Graham, vous verrez tout ce que cette conclusion implique d’horrible. On sait depuis longtemps que l’énergie nerveuse produite par la pensée, de même que la réaction des émotions glandulaires, est de nature électrique : c’est de cette énergie que se nourrissent nos mystérieux seigneurs. Ils peuvent, et ils ne s’en privent pas, augmenter le rendement quand bon leur semble en attisant les rivalités, les jalousies, les haines, afin d’exciter les émotions. Chrétiens contre musulmans, Blancs contre Noirs, communistes contre catholiques, tout est bon pour les Vitons, tout sert sans que nous le sachions à nourrir des estomacs que nous ne pouvons imaginer. De même que nous cultivons les plantes qui nous nourrissent, les Vitons nous cultivent. De même que nous labourons, semons et récoltons, ainsi font les Vitons. Nous ne sommes qu’un terrain de chair, où les circonstances imposées par les Vitons viennent creuser leurs sillons. Nos maîtres y sèment des sujets de controverse, sur lesquels ils répandent l’engrais des fausses rumeurs, des mensonges délibérés, ils arrosent tout cela de méfiance et de jalousie, et font lever ainsi de splendides moissons d’énergie émotionnelle. Chaque fois que quelqu’un hurle à la guerre, les Vitons se préparent à festoyer ! » Un des voisins de Veitch se leva et dit : « Vous connaissez peut-être les recherches que poursuivent certains d’entre nous. Nous nous efforçons de trouver mieux que la désintégration atomique. Nous essayons de provoquer la dispersion complète des composants mêmes de l’atome en énergie pure. Nous travaillons à mettre au point la bombe à ondes ultracourtes. Si jamais nous y parvenons, Seigneur, quelle arme ce sera ! La plus petite bombe suffira à ébranler la planète. » Il se passa la langue sur les lèvres et regarda ses confrères. « Voulez-vous dire que ce sont les Vitons qui nous inspirent ? — Vous n’avez pas encore mis au point votre bombe ? — Pas encore. — Voilà la réponse, dit brièvement Graham. Vous ne la fabriquerez peut-être jamais. Ou si vous réussissez, vous ne pourrez peut-être jamais vous en servir. Mais si vous en fabriquez une… et si vous la lancez… ! » On frappa brusquement à la porte, ce qui fit sursauter sur leur siège plusieurs des assistants. Un homme en uniforme entra, murmura rapidement quelque chose à l’oreille de Keithley, et repartit. Keithley se leva, très pâle. Ses regards allèrent à Graham, puis parcoururent l’assistance, et il dit d’une voix lente et grave : « Messieurs, j’ai le regret de vous annoncer que l’Olympian vient de s’écraser à une trentaine de kilomètres de Pittsburgh. Il y a eu un nombre considérable de blessés et un seul mort : le professeur Beach ! » Il se rassit au milieu des murmures horrifiés des auditeurs. Pendant toute une minute, les gens, très agités, se regardèrent, puis ils fixèrent tour à tour, l’écran et les yeux fiévreux de Graham. « Encore un homme qui a disparu parce qu’il en savait trop, commenta ce dernier avec amertume. C’est peut-être le centième, ou même le millième ! » Il étendit les bras dans un geste dramatique. « Nous mangeons, mais nous ne fouillons pas la terre au hasard pour en extraire des pommes de terre sauvages. Nous les cultivons, et ce faisant nous les améliorons selon ce que nous considérons être nos besoins. De même, les tubercules émotifs que nous sommes ne suffisent pas aux estomacs de nos maîtres. On nous perfectionne et on nous stimule suivant les conceptions de ceux qui se livrent à cette culture clandestine… Voilà, s’écria-t-il en brandissant vigoureusement le poing en direction de ses auditeurs ébahis, voilà l’unique raison pour laquelle les humains, par ailleurs raisonnables et ingénieux à un point qui les étonne eux-mêmes, sont incapables de mener les affaires du monde d’une façon qui témoigne de leur intelligence. Voilà pourquoi, au stade où nous sommes parvenus, et alors que notre gloire pourrait excéder celle de toutes les périodes passées de l’Histoire, nous continuons à vivre au milieu des engins que nous avons créés pour notre propre destruction, et sommes incapables d’atteindre la paix et la sécurité. Voilà pourquoi notre science, nos arts générateurs d’émotions et toutes les activités excitantes en général progressent à pas de géant, alors que la sociologie reste en arrière et ce, depuis toujours. » Il fit mine de déplier une feuille de papier imaginaire et poursuivit : « Si je vous montrais une microphotographie d’une lame de scie ordinaire, vous auriez devant les yeux une reproduction parfaite des vagues d’émotion qui ont balayé notre monde avec une déplorable régularité. L’émotion, voilà le grain ! l’hystérie, le fruit ! Rumeurs de guerre, préparatifs de guerre, bruits de préparatifs de guerre, guerres féroces et sanguinaires ; vagues de mysticisme, guerres de religion ; crises financières ; troubles sociaux ; rivalités raciales ; démonstrations idéologiques ; propagande spécieuse ; meurtres, massacres, prétendues catastrophes de la nature ; révolutions et guerres encore. » Il avait élevé la voix et parlait à présent d’un ton ferme et décidé. « Alors que l’énorme majorité des hommes ordinaires de toutes races et de toutes croyances aspire instinctivement à la paix et à la sécurité, notre monde, peuplé de gens pourtant raisonnables et sains, ne peut arriver à satisfaire cette aspiration. On ne leur permet pas de la satisfaire ! La paix, la paix véritable implique la disette pour ces êtres qui sont au-dessus de nous dans l’échelle de la vie. Il leur faut des émotions, de l’énergie nerveuse. Il leur en faut d’énormes moissons dans le monde entier, et peu importent les moyens. — C’est atroce ! s’exclama Carmody. — Quand vous voyez le monde criblé de soupçons, pourri de conflits idéologiques, croulant sous le poids des préparatifs de guerre, vous pouvez être certains que le jour de la récolte est proche – pour les autres. Pas pour vous. Vous, vous n’êtes que les pauvres poires qu’on cueille sans se gêner. La récolte, c’est pour les autres ! » Le regard étincelant, il se pencha en avant comme pour mieux faire pénétrer ses paroles dans le cerveau de ses auditeurs. « Messieurs, je suis ici pour vous donner la formule de Bjornsen, afin que vous puissiez l’expérimenter vous-mêmes. Peut-être certains d’entre vous pensent-ils que je n’ai fait là que beaucoup de bruit pour rien. Dieu m’est témoin que je souhaiterais m’être trompé ! Et je sais que, bientôt, il en sera de même pour vous. » Il eut un sourire dépourvu du moindre humour. « Je vous demande, je vous conjure de dire la vérité au monde avant qu’il soit trop tard. Jamais l’humanité ne connaîtra la paix, jamais elle ne bâtira le paradis sur terre, tant que son âme collective supportera cet horrible fardeau, tant que son esprit sera corrompu dès l’origine. Il faut que la vérité soit une arme, sinon ces créatures n’auraient pas pris tant de peine pour éviter qu’elle soit connue. Elles craignent la vérité, c’est pourquoi il faut la dire au monde. Il faut que le monde sache ! » Il se rassit et se couvrit le visage de la main. Il y avait des choses qu’il ne pouvait pas, qu’il ne voulait pas leur dire. Avant le matin, certains d’entre eux seraient en mesure de constater les faits, ils pourraient percevoir le côté terrifiant du ciel – et certains trouveraient la mort. Ils périraient en criant la connaissance coupable qui comblait leur esprit, la peur qui leur gonflait le cœur à le faire éclater. Ils lutteraient et courraient en vain, expireraient en marmonnant de vaines protestations de damnés. Comme dans un rêve, il entendit le colonel Leamington s’adresser à l’auditoire. Il demandait aux scientifiques de quitter la salle séparément et avec prudence, d’emporter des copies de la formule, de l’essayer aussitôt que possible et de l’informer immédiatement des résultats. Avant tout, ils devaient s’efforcer de contrôler leurs pensées et surtout rester éloignés les uns des autres. Si, en effet, ils se trahissaient, il était encore préférable que ce soit individuellement et non en groupe. Leamington avait compris le danger, lui aussi. En tout cas, il ne prenait pas de risques. Les experts du gouvernement sortirent un par un, après avoir pris la feuille de papier que leur tendait Leamington. Tous regardèrent Graham, mais nul ne lui parla. Leurs visages étaient sombres. Quand le dernier fut parti, Leamington dit : « Nous vous avons préparé une chambre plus bas, Graham. Nous devons prendre soin de vous, tant que nous n’aurons pas les faits bien en main. Maintenant que Beach est mort, vous restez le seul à posséder des renseignements de première main. — J’en doute. — Comment ? » Leamington ne pouvait dissimuler sa surprise. « Je ne le crois pas, dit Graham d’un ton las. Dieu seul sait combien de chercheurs ont été mis au courant de la découverte de Bjornsen. Évidemment, certains n’y ont prêté aucune attention, la jugeant absurde. Ils n’ont même pas pris la peine d’expérimenter la formule et cette négligence leur a sauvé la vie. Mais d’autres peut-être ont vérifié la formule et ont eu la chance d’échapper aux poursuites jusqu’à maintenant. À l’heure qu’il est, ils doivent être terrifiés, rendus à demi fous par leur savoir. Ils doivent avoir peur de risquer le ridicule ou leur vie, ou même un massacre général, en allant crier leur découverte sur les toits. À mon avis, ils sont terrés quelque part, comme des rats dans leur égout, et vous aurez bien du mal à les trouver. — Vous croyez qu’en répandant la nouvelle on risque de provoquer des troubles ? — Troubles est un mot bien faible, déclara Graham. L’expression juste pour qualifier ce qui se passera n’est pas dans le dictionnaire. La nouvelle ne sera transmise que si les Vitons échouent dans les tentatives qu’ils vont faire pour en interdire la diffusion. S’ils le jugent nécessaire, ils n’auront aucun scrupule à exterminer la moitié de l’humanité pour préserver la bienheureuse ignorance de l’autre moitié. — En supposant qu’ils en aient les moyens, fit remarquer Leamington. — Ils ont suscité trois guerres mondiales, et voilà soixante ans qu’ils nous laissent nous exciter sur la possibilité d’une quatrième encore plus terrible. Rien ne s’oppose à ce qu’ils répètent leurs exploits. — Vous ne voulez pas insinuer qu’ils sont tellement puissants qu’il est inutile d’essayer de lutter contre eux ? — Certes non. Mais je ne sous-estime pas l’ennemi. C’est une erreur que nous avons trop souvent commise dans le passé. » Leamington eut un haut-le-corps, mais Graham ne se laissa pas démonter et poursuivit : « Nous ne pouvons encore que faire des hypothèses sur leur nombre et leur force. Bientôt, ils vont s’abattre sur nous comme une nuée de sauterelles, chercher les meneurs de révolte et s’en occuper, vite et bien. S’ils me trouvent et me retirent de la circulation, il faudra que vous cherchiez un autre survivant. Bjornsen a communiqué sa découverte à ses amis, certains d’entre eux l’ont transmise à leur tour à leurs amis, de sorte qu’à mon avis nous ne soupçonnons même pas le nombre de scientifiques qui sont au courant. Dakin, par exemple, l’a su par Webb, qui l’a su par Beach, qui lui-même l’a su par Bjornsen. Reed l’a su par Mayo et l’a appris à son tour à Bjornsen par une autre voie. Dakin et Reed l’ont su de troisième, de quatrième ou peut-être de dixième main, mais cela les a tout de même tués. Il se peut que d’autres aient réussi à survivre. — Il faut l’espérer, dit Leamington d’un ton sinistre. — Une fois que la nouvelle sera répandue partout, ceux d’entre nous qui la connaissent aujourd’hui seront en sécurité. Le mobile pour nous supprimer aura cessé d’exister. » À la seule pensée d’être un jour déchargé de son fardeau, les yeux de Graham s’éclairaient d’une lueur de plaisir. « Si les résultats obtenus par ces scientifiques confirment vos déclarations, intervint le sénateur Carmody, je veillerai personnellement à ce que le Président en soit informé sans délai. Vous pouvez être assuré que le gouvernement prendra toutes les mesures en son pouvoir. — Merci ! » Graham se leva et sortit avec Leamington et Wohl. Les deux hommes le conduisirent à son refuge provisoire, une chambre au septième sous-sol. « Dites donc, Bill, dit Wohl, j’ai reçu un tas de rapports d’Europe dont je n’ai pas encore eu l’occasion de vous parler. On a pratiqué des autopsies sur Sheridan, Bjornsen et Luther et les résultats ont été exactement les mêmes que pour Mayo et Webb. — Tout se tient », fit remarquer le colonel Leamington. Il tapota l’épaule de Graham avec une touche d’orgueil paternel. « Votre histoire va mettre à rude épreuve le scepticisme des hommes, mais moi, je vous crois sans réserve. » Ils cherchèrent un sommeil bien gagné, mais Graham savait qu’il ne dormirait pas. La crise était trop proche. Mayo était mort et il l’avait lui-même vu mourir. Il avait vu Dakin fuir devant un destin implacable, et il avait prévu et entendu la fin de Corbett. Ce soir, c’était Beach ! Et demain… qui ? Dans les brumes froides du petit matin, la nouvelle éclata, se répandant sur un monde horrifié avec une rapidité et une brutalité qui firent pâlir toutes les autres informations. Et la planète entière hurla d’angoisse. 8 Il était 3 heures du matin, ce 9 juin 2015, et le Service de propagande du gouvernement américain travaillait encore, obscur mais efficace. Les deux grands étages du ministère de l’Intérieur étaient sombres et déserts mais, à huit cents mètres de là, dans un grand sous-sol qui comprenait une dizaine de grandes salles, tout le personnel du service, assisté de quatre-vingts volontaires bénévoles, travaillait d’arrache-pied. Au-dessus d’eux, soutenues par une énorme épaisseur d’acier et de béton, étaient entreposées de gigantesques presses d’imprimerie, comme on en utilisait au XXe siècle. Elles attendaient, sous leur couche de graisse et d’huile, toutes prêtes à parer à un éventuel dysfonctionnement général de la presse télévisée. Trois cents mètres plus haut se dressait la masse élancée du Washington Post, le journal semi-officiel. Les quatre cents personnes qui s’affairaient là, en bras de chemise, tenaient entre leurs mains tous les fils d’un réseau de télécommunications qui couvrait la terre entière. Télévision, radio, réseaux télégraphiques, courriers stratosphériques, et même un tableau lumineux permettant de suivre chaque unité de la flotte aérienne de guerre, tout était centralisé là. Mais de toute cette intense activité, on ne voyait aucun signe à la surface du sol. L’immeuble du Washington Post étalait ses innombrables fenêtres qui ne reflétaient que la lune. Sans savoir quelle ruche bourdonnante se dissimulait bien loin sous ses pieds, un policier faisait paisiblement sa ronde, les yeux fixés sur une pendule lumineuse, songeant innocemment à la tasse de café qui l’attendait en rentrant chez lui. Un chat se faufila délicatement devant lui, disparut dans l’ombre. Mais loin, loin sous la terre, loin au-dessous des sombres gratte-ciel où dormaient des milliers de gens qui ne se doutaient de rien, les hommes de la Propagande préparaient fiévreusement un lendemain redoutable. Les manipulateurs de morse, les enregistreurs automatiques tapotaient des messages saccadés ou des messages plus longs, plus inquiétants. Les télétypes sonnaient dans tous les coins. Ailleurs, un puissant émetteur à ondes courtes lançait ses appels qu’une immense antenne transmettait à des oreilles lointaines. Les nouvelles affluaient, on les disséquait, on les groupait, on les classait. « Bleeker a essayé la préparation de Bjornsen, il signale la présence de deux Vitons qui planent au-dessus de Delaware Avenue. — Parfait, dites à Bleeker de n’y plus penser… s’il le peut ! — Williams au téléphone : il vient de faire l’expérience et peut apercevoir des sphères luminescentes. — Dites merci à Williams et qu’il descende vite dans sa cave ! — Tollerton envoie un message radio. L’expérience a réussi et il a observé une troupe de globes bleus qui évoluent à grande hauteur au-dessus du Potomac. — Dites-lui de descendre au sous-sol et de dormir. — C’est vous, Tollerton ? Merci du renseignement. Non, désolé, nous n’avons pas le droit de vous dire si les autres expériences ont produit des résultats qui confirment les vôtres… Pourquoi ? Mais dans votre propre intérêt, bien sûr ! Maintenant, ne pensez plus à ça, et au dodo. » C’était un tohu-bohu incessant, mais organisé : les appels de l’extérieur se frayaient un chemin parmi les messages que l’on diffusait, chaque correspondant éloigné demandait la priorité. Ici, un homme cramponné à son téléphone essayait vainement d’obtenir la station de radio WRTC dans le Colorado. En désespoir de cause, il demandait la police fédérale de Denver. Dans son coin, un opérateur radio répétait inlassablement sa litanie devant le micro : « Allô, porte-avions Arizona. Allô, porte-avions Arizona. » À 4 heures précises, deux hommes arrivèrent par le tunnel qui, des années durant, avait livré passage à des piles de journaux encore tout humides d’encre, qu’on charriait vers le métro. Le premier des deux hommes s’effaça respectueusement pour laisser passer son compagnon. Celui-ci était un homme de haute taille, massif, aux cheveux gris fer. Ses yeux, gris également, brillaient d’une lueur tranquille dans son visage aux traits fermes. Il s’arrêta, promenant son regard sur la scène, tandis que l’autre annonçait simplement : « Messieurs, le Président ! » Il y eut un instant de silence, tout le monde se leva, chacun examinant le visage si familier. Le Président leur fit signe de continuer et fut conduit dans une petite cabine isolée. Ayant mis ses lunettes, il disposa devant lui quelques feuilles dactylographiées, s’éclaircit la voix et se tourna vers le microphone. La lampe rouge s’alluma. Le Président commença son discours. Il parlait d’une voix assurée, convaincante. Quelques pâtés de maisons plus loin, dans un autre souterrain, un mécanisme compliqué enregistrait sa voix et reproduisait en même temps à deux mille exemplaires cet enregistrement. Il avait fini depuis longtemps que de fines bobines magnétiques sortaient encore de l’appareil. On s’en emparait aussitôt, on les enfermait dans les capsules fermées sous vide et on les expédiait. Quand le stratoplane New York-San Francisco décolla à 5 heures, il emportait, cachées dans sa cargaison, douze boîtes contenant chacune un enregistrement de l’allocution présidentielle. Il en parachuta trois en cours de route avant que le pilote soit devenu incapable de contrôler ses pensées… ce qui entraîna la disparition définitive de l’appareil. Le stratoplane express de 4 h 30 emporta vers Londres la première série de bobines qui, après avoir sans encombre traversé l’Atlantique, furent remises à destination. On avait dit au pilote et au copilote que les boîtes scellées contenaient des microfilms. Ils crurent qu’il s’agissait en effet de Microfilms et échappèrent ainsi à celui ou à ceux qui auraient pu s’intéresser aux pensées de l’équipage. À l’heure H, les trois quarts environ des bobines étaient arrivées à bon port. Sur le quatrième quart, quelques-unes avaient subi des retards naturels et imprévisibles, le reste représentant les premières victimes de ce conflit fantastique. Il aurait été plus simple, évidemment, pour le Président, de prononcer une allocution retransmise par l’ensemble des postes du réseau américain, mais alors le discours aurait tout aussi bien pu être interrompu dès la première phrase par la mort, qui n’aurait eu qu’à frapper devant un seul microphone. Tandis que maintenant quinze cents Présidents attendaient devant quinze cents microphones répartis dans le monde entier : les uns dans les ambassades et les consulats américains d’Europe, d’Asie et d’Amérique du Sud, certains sur des îles isolées du Pacifique, d’autres à bord de navires de guerre en pleine mer, loin de toute présence humaine… loin de tout Viton. Dix bobines se trouvaient dans les déserts de l’Arctique où, en guise de Vitons, il n’y avait que d’inoffensives aurores boréales. À 7 heures du matin, heure de Washington, à midi en Grande-Bretagne et aux heures correspondantes dans le monde entier, la nouvelle s’étala en première page des journaux imprimés, défila sur les écrans de télévision, jaillit des haut-parleurs publics et privés, se retransmit de bouche en bouche. Un long cri d’angoisse incrédule monta de l’espèce humaine, un gémissement qui ne fit que s’accroître quand la nouvelle se confirma, pour s’achever dans un vaste cri hystérique. L’humanité tout entière manifesta son horreur, chaque race selon son caractère, chaque nation selon la croyance qu’elle pratiquait, chaque homme selon son système glandulaire. À New York, une foule terrorisée vint s’écraser dans Times Square, criant et montrant le poing au ciel silencieux – une foule rendue belliqueuse par le péril. À Central Park, une autre foule s’assembla pour prier, pour chanter des hymnes, pour implorer Jésus, pour pleurer et protester. À Piccadilly, ce matin-là, on enregistra quarante suicides. À Trafalgar Square, le trafic fut interrompu. Les lions du monument de Nelson disparurent sous un véritable flot d’hommes à demi insensés, qui réclamaient en hurlant la présence de George VIII ou lançaient des imprécations au Seigneur. Au milieu des prédicateurs improvisés qui annonçaient que la mort est le salaire du pécheur, la colonne de Nelson se rompit à la base, oscilla une seconde parmi les clameurs d’angoisse, puis s’écroula en écrasant trois cents personnes. L’émotion jaillit vers le ciel, fraîche comme une source pour les monstres assoiffés. Ce matin-là, les musulmans se jetèrent dans les bras des chrétiens et les chrétiens se convertirent à l’islam, au bouddhisme, à l’alcoolisme… à n’importe quoi. Les églises changèrent de clientèle et les hôpitaux psychiatriques recrutèrent indifféremment des adeptes dans les unes et dans les autres. Les pécheurs se hâtaient d’aller se baigner dans l’eau bénite, tandis que les purs se vautraient dans le vice pour se changer les idées. Chacun se laissait aller à ses penchants, mais toujours avec quelque excès. Toutes les vaches du troupeau des Vitons allaient, le pis merveilleusement gonflé ! Mais la nouvelle s’était répandue, malgré les tentatives adverses, malgré les obstacles qui s’étaient opposés à sa diffusion. Tous les journaux n’avaient pas accepté la requête du gouvernement leur demandant de consacrer leur première page à l’allocution du Président. Beaucoup avaient eu à cœur d’affirmer leur indépendance – ou l’esprit obscurantiste de leur directeur – en déformant le texte qu’on leur avait remis. Beaucoup avaient pris la chose avec humour ou, au contraire, avaient insisté sur son aspect horrible, selon les tendances de chacun, sauvegardant ainsi cette liberté tant vantée de dire n’importe quoi, qu’on nomme liberté de la presse. Quelques-uns refusèrent purement et simplement d’imprimer de pareilles balivernes. Certains mentionnèrent la nouvelle, dans leur éditorial, comme un grossier piège électoral dans lequel ils ne tomberaient pas. D’autres firent de leur mieux et échouèrent. Le New York Times annonça, dans son édition de la matinée, que sa première édition n’avait pas paru en raison d’une série de décès accidentels survenus parmi les rédacteurs. Dix personnes étaient mortes ce matin-là dans les bureaux du New York Times. Le Kansas City Star sortit à l’heure, demandant bruyamment quelle mauvaise plaisanterie Washington avait encore inventée pour faire payer le contribuable. Pas un rédacteur ne mourut. À Elmira, le rédacteur en chef de la Gazette fut trouvé mort à son bureau, sa main glacée encore crispée sur une photographie télévisée d’une dépêche de Washington. Son adjoint avait essayé de prendre la feuille et s’était affaissé sur le plancher à côté de lui. Un troisième corps était étendu près de la porte, celui d’un imprudent pigiste qui était tombé mort, à l’instant précis où l’idée lui était venue que c’était à lui de remplir la tâche qui avait coûté la vie à ses chefs. La station émettrice WTTZ sauta, juste au moment où l’on donnait le courant pour donner lecture des informations puis diffuser le discours du Président. À la fin de la semaine, on estime que dix-sept stations de radio aux États-Unis et soixante-quatre dans le monde entier avaient été mystérieusement détruites, par des procédés supranormaux, de façon à empêcher la diffusion des nouvelles que d’aucuns jugeaient indésirables. La presse subit également de lourdes pertes, les bureaux des journaux s’effondrant à l’instant critique ou se trouvant désorganisés par d’inexplicables explosions, ou encore perdant l’un après l’autre leurs rédacteurs trop bien informés. Le monde apprit pourtant la nouvelle, tant les services de propagande avaient bien préparé leur travail. Même les invisibles ne pouvaient être partout à la fois. Un certain petit groupe se sentit soulagé, mais le reste du monde se mit à trembler. Bill Graham était assis avec le lieutenant Wohl et le professeur Jurgens, dans l’appartement de ce dernier, à Lincoln Parkway. Ils parcouraient les éditions du soir de tous les journaux qu’ils avaient pu trouver. « La réaction est à peu près celle que l’on pouvait prévoir, commenta Jurgens. Quelle salade ! Regardez-moi ça ! » Il leur tendit un exemplaire du Boston Transcript. Le journal ne faisait aucune allusion à d’invisibles puissances, mais se contentait de publier, sur trois colonnes, un éditorial qui était une farouche attaque contre le gouvernement. « Peu nous importe, tempêtait l’éditorialiste du Transcript, que ce canular de mauvais goût ait ou non des bases dans la réalité, mais ce qui nous frappe, ce sont les moyens qu’on a utilisés pour le diffuser. Quand le gouvernement se met à exercer des pouvoirs que le mandat du peuple ne lui a jamais accordés, quand il s’octroie pratiquement la première page de tous les journaux du pays, nous voyons là le premier pas vers un régime de dictature. Nous décelons un penchant vers des méthodes que, pas une minute, nous ne tolérerons dans notre libre démocratie, et auxquelles nous nous opposerons aussi longtemps qu’il nous restera une voix pour nous exprimer. — Toute la question, dit Graham d’un ton grave, est de savoir de qui cet article reproduit les opinions. Nous pouvons admettre que son auteur l’a écrit en toute honnêteté et avec une parfaite bonne foi, mais ses opinions sont-elles vraiment les siennes, ou s’agit-il de notions que l’on a habilement glissées dans son esprit et qu’il a acceptées comme siennes ? — Ah, c’est là tout le danger ! reconnut Jurgens. — Puisque tout ce que nous savons des Vitons tend à prouver qu’ils influencent à leur gré les opinions, qu’ils guident insidieusement les pensées dans le sens qui convient le mieux à leurs intérêts, il est presque impossible de déterminer quelles idées sont le fruit d’une évolution naturelle et logique, et quelles autres ont été inculquées par eux. — C’est bien difficile, admit Jurgens. Cela leur donne un énorme avantage, car ils peuvent maintenir leur emprise sur l’humanité en veillant à ce que le monde reste divisé, malgré tous nos efforts pour l’unir. Désormais, chaque fois que surgit un fauteur de troubles, nous devons nous poser une question d’une importance cruciale : Qui prend la parole ? » Il posa sur l’article un long doigt distingué. « Voici la première contre-attaque psychologique, le premier coup porté à notre tentative d’unité : encourager sournoisement la croyance que derrière cette histoire se cache une menace de dictature. La bonne vieille technique de la diffamation. Des millions de gens s’y laissent prendre chaque fois. Des millions s’y laisseront prendre aussi longtemps qu’ils préféreront croire un mensonge plutôt que s’interroger sur une vérité. — Exactement », confirma Graham. Jurgens désigna dans le journal un filet de quinze lignes. « Le Cleveland Plain Dealer, lui, a une autre façon de présenter la chose. Bel exemple de la manière dont les journaux informent le public. Le type se croit du talent pour la satire. Il fait de fines allusions à cette soirée à la vodka au département d’État, il y a quinze jours, et il parle des Vitons comme des “hallucinations de Graham”. Son idée, c’est que vous devez avoir quelque chose à vendre, probablement des lunettes de soleil. — Ça alors ! s’exclama Graham, foudroyant du regard Wohl qui gloussait dans son coin. — Ne vous laissez pas impressionner, continua Jurgens. Quand vous aurez étudié aussi longtemps que moi la psychologie des masses, il en faudra davantage pour vous surprendre. Il fallait s’y attendre. Pour les journalistes, la vérité n’est bonne qu’à être violée. Le seul cas où ils respectent les faits, c’est lorsqu’ils ont intérêt à les imprimer. Autrement, il est de bon ton de ne donner que des âneries en pâture au public. Cela fait plaisir aux journalistes, cela leur donne un sentiment de supériorité sur les pauvres gogos. — Ils ne se sentiront pas tellement supérieurs quand ils auront ouvert les yeux. — Non, évidemment. » Jurgens médita un moment, puis : « Je ne voudrais pas avoir l’air de faire du mélo, mais pourriez-vous me dire s’il y a de ces Vitons près de nous en ce moment ? — Il n’y en a pas », assura Graham. Ses yeux brillants se tournèrent vers la fenêtre. « J’en vois plusieurs au loin, au-dessus des toits, et il y en a deux installés dans le ciel à l’autre bout de la route, mais aucun près de nous. — Tant mieux. » Jurgens eut l’air soulagé. Il passa ses longs doigts dans ses cheveux et constata avec amusement que le visage de Wohl exprimait lui aussi un certain soulagement. « Ce que je me demande, c’est ce qui nous reste à faire maintenant. Le monde a appris le pire, mais que va-t-il faire, que peut-il faire ? — Le monde ne doit pas seulement connaître le pire, mais le voir tel qu’il est dans toute son implacable horreur, dit Graham. Le gouvernement s’est pratiquement acquis la collaboration de toutes les grandes sociétés de produits chimiques pour sa campagne. La première mesure consistera à mettre sur le marché, en quantités importantes et à des prix abordables, les produits mentionnés dans la formule de Bjornsen, de façon que le grand public puisse lui-même voir les Vitons. — Où cela nous mène-t-il ? — À un grand pas en avant vers l’inévitable règlement de comptes. Nous avons besoin, pour nous soutenir dans la lutte qui se prépare, d’une opinion publique unifiée, et ne croyez pas que je fasse de la démagogie. Je parle d’une unité à l’échelle mondiale. Toutes nos cliques politiques, religieuses ou de quelque ordre que ce soit, devront oublier leurs différends et s’unir en face de ce péril plus grand, afin de nous aider dans nos efforts futurs pour nous en débarrasser une fois pour toutes. — Oui, j’imagine, admit Jurgens sans grande conviction, mais… — Et qui plus est, poursuivit Graham, il va nous falloir recueillir sur les Vitons autant de renseignements que nous pourrons. Car pour l’instant, nous en savons terriblement peu sur leur compte. Il nous faut davantage de faits, il nous les faut en quantités qui ne peuvent être fournies que par des milliers, peut-être des millions d’observateurs. Nous devons pouvoir contrebalancer le plus tôt possible l’immense avantage qu’ont sur nous les Vitons en ce sens que, depuis des siècles, ils connaissent les humains. Nous devons apprendre à les comprendre tout aussi bien. Connais ton ennemi ! Tout plan d’attaque sera futile tant que nous n’aurons pas estimé avec précision ce à quoi nous nous attaquons. — C’est en effet très raisonnable, admit Jurgens. Je ne vois pas d’espoir pour l’humanité, tant qu’elle ne sera pas débarrassée de ce fardeau. Mais vous savez ce qu’implique l’opposition à vaincre ? — Quoi donc ? demanda Graham. — La guerre civile ! » Le psychologue souligna ces mots d’un doigt menaçant. « Vous ne sauriez décocher le moindre coup à ces Vitons, si vous n’avez d’abord réussi à conquérir et à soumettre la moitié du monde. L’humanité sera divisée contre elle-même – ils y veilleront. La moitié qui restera sous l’influence des Vitons devra être vaincue par l’autre moitié. En fait, il se peut que vous ayez à les exterminer non seulement jusqu’au dernier homme, mais jusqu’à la dernière femme et au dernier enfant. — Je ne peux pas m’imaginer qu’ils se laisseront bourrer le crâne à ce point-là, repartit Wohl. — Tant que les hommes persisteront à penser avec leurs glandes, leur ventre, leur portefeuille ou n’importe quoi excepté leur cerveau, ils se laisseront bourrer le crâne avec n’importe quoi, déclara Jurgens d’un ton farouche. Présentez-leur une propagande bien organisée qui touche la corde sensible, et ils tomberont dans le panneau chaque fois. Vous vous rappelez les Japonais ? Au début du siècle dernier, nous les appelions des civilisés, des poètes. Nous leur avons vendu de la ferraille et des machines : dix ans après, nous les appelions des sales Jaunes. En 1980 nous les adorions, nous criions à qui voulait l’entendre qu’ils étaient les seuls démocrates de l’Asie. Rien ne dit qu’à la fin du siècle ils ne seront pas redevenus des vipères à nos yeux. De même, pour les Russes, tour à tour chéris et maudits – selon qu’on avait appris au public à chérir ou à maudire. N’importe quel menteur, pourvu qu’il soit expert, peut soulever les masses et les persuader d’aimer ceux-ci ou de haïr ceux-là, à sa convenance. Si des gens ordinaires, mais sans scrupule, peuvent diviser et régner, pourquoi les Vitons ne le pourraient-ils pas ? » Il se tourna vers Graham. « Notez bien ce que je vais vous dire, jeune homme : le premier et le plus redoutable obstacle que vous rencontrerez, ce sera la bêtise émotionnelle de vos congénères. — J’ai bien peur que vous ayez raison », admit Graham d’une voix inquiète. Jurgens n’avait que trop raison. Il y avait sept jours que la formule de Bjornsen était lancée sur le marché en énormes quantités, quand le premier coup fut assené au petit matin. Il tomba avec une force terrible, et les hommes se sentirent foudroyés jusqu’au fond de l’âme. Un ciel d’azur, rosi par le soleil levant, cracha deux mille minces banderoles de flammes descendues des couches supérieures de l’atmosphère. Au fur et à mesure qu’elles se rapprochaient, ces banderoles blanchissaient et s’épaississaient en perdant de l’altitude. Bientôt, l’on put y reconnaître les sillages de fumée d’étranges avions stratosphériques de couleur jaune. En dessous, c’était Seattle avec quelques habitants matinaux dans les rues et quelques cheminées fumant par-dessus les toits. Des yeux étonnés se levèrent vers le ciel, des têtes encore endormies se tournèrent sur des oreillers tandis que l’armada aérienne passait en vrombissant au-dessus du Puget Pound, pour piquer sur les toits de Seattle. Subitement, le bruit des machines se transforma en un hurlement affreux. La horde volante fondit sur les toits, dévoilant sous les ailes de chaque appareil l’emblème d’un soleil levant. Des objets menaçants et noirs jaillirent deux par deux des fuselages, descendirent dans un silence d’angoisse pour aller se perdre dans les immeubles en contrebas. Immédiatement ceux-ci éclatèrent dans un tourbillon où se mêlaient les flammes, les fumées, les pierres et les planches rompues. Pendant six minutes infernales, Seattle fut secouée jusqu’en ses fondations par une série ininterrompue de formidables explosions. Puis, comme des esprits surgis du vide, les deux mille appareils jaunes s’évanouirent dans la stratosphère d’où ils étaient venus. Quatre heures plus tard, alors que les rues de Seattle scintillaient encore d’éclats de verre et que ses survivants gémissaient au milieu des décombres, les envahisseurs réapparurent. Cette fois, ce fut Vancouver qui subit le choc. Une descente en piqué, six minutes d’enfer, puis le départ. Lentement, avec nonchalance, les banderoles de flammes se dissipaient dans l’air, laissant au sol des avenues défoncées, des blocs d’immeubles effondrés autour desquels erraient des hommes silencieux aux lèvres crispées, des femmes en larmes, des enfants hurlants. Çà et là on entendait un cri qui ne cessait pas, comme celui d’un damné encore plus éprouvé que les autres dans le monde des damnés. Par endroits, des âmes secourables venaient porter aux éventrés la meilleure des médecines, celle qui apporte d’un coup et le calme et la paix : une pilule de cyanure. Le même soir, après une attaque semblable et tout aussi destructrice sur San Francisco, le gouvernement des États-Unis identifia officiellement les agresseurs. Les figures peintes sur leurs appareils auraient dû constituer une indication suffisante, mais il avait semblé imprudent de se fier à cette seule preuve. D’ailleurs, on n’avait pas oublié, en haut lieu, l’époque où certains avaient jugé commode de frapper en se couvrant de n’importe quel drapeau sauf du leur. Néanmoins, c’était vrai. L’ennemi était le bloc panasiatique, avec qui les États-Unis étaient censés être en excellents termes. Un message radio désespéré des Philippines vint confirmer ces craintes. Manille était tombée et les Asiatiques se répandaient à travers tout l’archipel à la fois par air, par mer et par terre. L’armée des Philippines n’existait plus. Quant à la flotte américaine d’Extrême-Orient, qui manœuvrait loin de ses bases, elle avait été attaquée au moment même où elle partait au secours des Philippines. L’Amérique mobilisa en toute hâte, et ses chefs se réunirent pour examiner la situation. Les fils à papa firent leurs plans pour esquiver la mobilisation. Les pronostiqueurs de fin du monde grimpèrent sur les collines pour attendre que l’ange Gabriel vienne leur livrer leur auréole. Quant aux masses, qui se préparaient au sacrifice, elles s’interrogèrent avec terreur, et l’on entendit cette question passer de bouche en bouche : « Pourquoi n’ont-ils pas lancé de bombes atomiques ? Est-ce qu’ils n’en ont pas ou est-ce qu’ils ont peur que nous en ayons plus qu’eux ? » Avec ou sans bombes atomiques, une attaque aussi sauvage et inexplicable était, à n’en pas douter, inspirée par les Vitons. Mais comment les luminescences avaient-elles réussi à corrompre et à enflammer ce bloc panasiatique ? Un pilote fanatique, capturé alors qu’il tentait seul un raid téméraire sur Denver, donna la clef de l’énigme. Il était temps pour son peuple, affirma-t-il, d’entrer en possession de l’héritage auquel il avait droit. Les puissances invisibles étaient de leur côté, les aidaient, les guidaient vers la destinée que les dieux leur avaient réservée. Le jour du jugement était arrivé, et les humbles allaient hériter de la Terre. « Nos sages n’ont-ils pas vu ces êtres en forme de petits soleils, n’y ont-ils pas reconnu les esprits de nos glorieux ancêtres ? demandait le pilote avec la certitude d’un homme qui assène un argument sans réplique. Et le Soleil n’est-il pas notre antique emblème ? Ne sommes-nous pas les fils du Soleil, appelés à devenir, dans la mort, des petits soleils nous aussi ? Qu’est-ce que la mort, sinon un simple passage du troupeau des êtres enlisés dans la chair à la céleste armée des esprits resplendissants où nous attendent nos honorables pères, et les non moins honorables pères de nos pères ? « L’Asie a choisi sa voie, criait-il comme un forcené, c’est une voie toute parfumée des divines fleurs du passé et des inestimables promesses du présent. Tuez-moi, tuez-moi pour que je puisse prendre ma place légitime auprès de mes ancêtres qui seuls peuvent réhabiliter mon corps et mon esprit. » Tel était le délire mystique du pilote asiatique. Son continent entier était en proie à ce rêve insensé, conçu et insufflé dans les âmes, avec une diabolique habileté, par des puissances qui avaient dominé la Terre bien avant même qu’apparaisse la dynastie des empereurs Ming. Des puissances qui connaissaient avec précision ce qu’était la vache humaine, et quand et comment il fallait la traire. Tandis que l’hémisphère occidental mobilisait aussi vite qu’il le pouvait, en dépit des obstacles inexplicables qui se dressaient sans cesse, et que l’Asie poursuivait sa guerre sainte, les plus grands cerveaux occidentaux cherchaient désespérément comment battre en brèche la folle conviction de leurs adversaires, comment leur faire entendre la vérité terrible. Peine perdue. N’étaient-ce pas les Occidentaux eux-mêmes qui avaient découvert les « petits soleils », et n’étaient-ils pas mal placés pour en contester l’existence ? En avant donc, vers la victoire ! Enflammées par leur mystique, les hordes sortaient de leur tranquillité séculaire. L’égarement, et non une connaissance nouvelle, faisait briller leurs yeux. Un brutal holocauste anéantit Los Angeles. Le premier pilote ennemi qui parvint au-dessus de Chicago détruisit un gratte-ciel, avec le millier de personnes qui s’y trouvaient, avant d’être lui-même démoli en plein vol par un canon-robot de la DCA. Le 20 août, aucun des deux adversaires n’avait encore utilisé de bombes atomiques, de gaz radioactifs ni de bactéries. Chacun craignait les représailles, ce qui constituait la seule protection efficace. C’était une guerre sanglante, et quand même une « drôle de guerre ». Les troupes asiatiques, cependant, occupaient la totalité de la Californie et la moitié méridionale de l’Oregon. Au 1er septembre, le flot de sous-marins et de troupes aéroportées qui déferlaient à travers le Pacifique, essuyant de lourdes pertes, se ralentit un peu. Se contentant de maintenir et de consolider l’immense tête de pont qu’ils s’étaient assurée sur le continent américain, les Asiatiques se tournèrent dans la direction opposée. Des troupes triomphantes se ruèrent vers l’ouest, ajoutant à leurs forces celles des armées déchaînées du Vietnam, de la Malaisie et du Siam. Des chars de deux cents tonnes, montés sur des chenilles de plus d’un mètre de large, passèrent en grondant les cols de l’Himalaya, tirés, quand ils étaient embourbés, par des foules immenses. Comme de gigantesques taupes, des machines tracèrent dans la jungle silencieuse de larges pistes, puis les bulldozers déblayèrent et tassèrent les débris de végétation restés sur le passage, que les lance-flammes se chargèrent ensuite de détruire. Le ciel était sillonné de stratoplanes. Leur puissance numérique faisait à elle seule la force des Asiatiques. C’était leur arme principale, l’arme que tout homme possède… celle de sa propre fécondité. Une énorme masse d’hommes et de machines balaya l’Inde. La population, dont les Vitons avaient toujours soigneusement entretenu le mysticisme, les accueillit à bras ouverts et, d’un coup, trois cents millions d’Hindous prirent les armes. Ils rejoignirent les essaims de l’Orient, et c’est le quart de la race humaine qui se trouva ainsi être dupe d’une race plus ancienne. Mais tous ne se courbèrent pas sous le joug. Avec une habileté diabolique, les Vitons gonflèrent encore leur moisson d’émotions en soulevant l’opposition des musulmans du Pakistan. Quatre-vingts millions d’islamistes se dressèrent, adossés à l’Iran, pour barrer le chemin. Derrière eux, l’Islam tout entier s’apprêtait à les soutenir. Ils moururent en pleine frénésie, pour Allah, et Allah, qui n’avait pas de préjugés, contribua ainsi à engraisser les Vitons. Ce bref répit, qui déplaçait à l’ouest le point où s’exerçait à son maximum la pression asiatique, permit à l’Amérique de reprendre son souffle et de se remettre du premier choc. Les journaux, qui avaient d’abord consacré leurs colonnes aux divers aspects du conflit, crurent le moment venu de parler quand même un peu d’autre chose, et notamment des expériences autrefois réalisées par Bjornsen, ainsi que des informations sur les activités passées et présentes des Vitons. La publication du recueil de coupures de presse réunies par Beach incita plusieurs journaux à chercher, dans leurs propres archives, des faits autrefois passés presque inaperçus. Tout le monde se mit en chasse, tantôt dans l’espoir d’étayer une thèse plus ou moins fantaisiste, tantôt avec l’intention plus sérieuse de rassembler des informations valables au sujet des Vitons. Le Herald Tribune, soutenant que tout le monde ne pouvait percevoir exactement la même gamme de vibrations électromagnétiques, affirmait que certaines personnes avaient une marge de visibilité plus grande que d’autres. Ces personnes, déclarait le journal, avaient bien souvent aperçu vaguement des Vitons et c’étaient sans nul doute ces visions fugitives qui avaient donné naissance à toutes les histoires de fées, de fantômes, de djinns et autres superstitions, et qui les avaient entretenues. Cela impliquait que les spiritualistes n’étaient que les victimes d’une vaste duperie des Vitons mais, pour une fois, le Herald Tribune faisait fi des susceptibilités religieuses. Il y avait moins d’un an, le Herald Tribune avait annoncé dans ses colonnes que l’on avait aperçu des lumières étrangement colorées flotter dans le ciel de Boston. On avait signalé des faits analogues à plusieurs reprises, et depuis fort longtemps. Le seul caractère commun à toutes ces informations était qu’elles avaient été accueillies avec un manque total de cette curiosité qu’on prête si volontiers aux scientifiques. Tous les experts avaient traité ces faits comme des phénomènes bizarres, cependant dénués de signification et ne méritant pas une enquête plus approfondie. Ainsi – février 1938 : lumières colorées signalées au-dessus de Douglas, dans l’île de Man. – Novembre 1937 : chute d’une boule de feu qui affola les habitants de Donaghadee, en Irlande, en même temps que d’autres boules de feu, plus petites, flottaient dans l’air. – Mai 1937 : fin désastreuse du dirigeable Hindenburg au-dessus de l’Atlantique, attribuée au « feu de la Sainte-Elme ». Les scientifiques classèrent ce mystérieux incident dans leurs dossiers… et retombèrent dans leur somnolence. – Juillet 1937 : le poste émetteur de la marine américaine, à Chatham, dans le Massachusetts, signala un message du cargo britannique Togimo, relayé par le navire américain Scanmail, et selon lequel de mystérieuses lumières colorées avaient été aperçues à cinq cents milles au large du cap Race, à Terre-Neuve. New York Times, 8 juillet 1937 : des chercheurs, las de somnoler, formulèrent une nouvelle théorie permettant d’expliquer les lueurs bleues et « autres phénomènes électriques analogues » fréquemment observés près de Khartoum, au Soudan, et de Kano dans le Nigeria. Reynolds News, 29 mai 1938 : neuf personnes furent blessées par un mystérieux quelque chose tombé du ciel. L’une d’elles, un certain J. Hum, décrivit cet objet comme un « globe de feu ». Daily Telegraph, 8 février 1938 : de nombreux lecteurs signalèrent la présence de sphères brillantes au cours d’une aurore boréale, phénomène d’ailleurs fort rare en Angleterre. Western Mail (Pays de Galles), mai 1933 : on observa des globes phosphorescents au-dessus du lac Bala, dans le centre du Pays de Galles. Los Angeles Examiner, 7 septembre 1935 : quelque chose que l’on décrivit comme « un monstrueux éclair » jaillit par un soleil radieux à Centerville, dans le Maryland, faisant tomber un homme de sa chaise et mettant le feu à une table. Liverpool Echo, 14 juillet 1938 : « Une grande lumière bleue » envahit le puits no 3 des mines de Sainte-Hélène, dans le Lancashire et, après être entrée en contact avec une nappe de gaz au fond d’une galerie, provoqua une « mystérieuse explosion ». Le 17 janvier 1942, en Irlande du Nord, on aperçut des lumières bleues que n’avait pas décelées le barrage du radar. L’alerte fut aussitôt donnée et les chasseurs prirent l’air. Il n’y eut ni bombes ni tirs. La nouvelle fut arrêtée par la censure, et l’on soupçonna quelque machination diabolique des Allemands. Quatre mois plus tôt, les canons de Berlin avaient tonné contre des « feux de navigation », alors que nul avion ne survolait le secteur. Le Sydney Herald et le Melbourne Leader avaient publié un nombre extraordinaire de dépêches à propos de sphères lumineuses ou de boules de feu qui avaient, pour des raisons inconnues, infesté le ciel de l’Australie tout au long de l’année 1905, et plus particulièrement au cours des mois de février et de novembre. D’étranges assemblées s’étaient tenues au-dessus des antipodes. Les experts en massacre mondial avaient conféré, là-haut dans les cieux. L’un de ces phénomènes, observé par la station d’Adélaïde, se déplaçait si lentement qu’on avait pu le suivre quatre minutes avant qu’il disparaisse. Bulletin de la Société Française d’Astronomie, octobre 1905 : on observa d’étranges phénomènes lumineux dans le ciel de Calabre, en Italie. Des observations analogues, dans la même région, avaient été apportées par le Popolo d’Italia en septembre 1934. Quelqu’un découvrit un exemplaire en lambeaux d’une relation de la croisière de La Bacchante où le roi Georges V, alors prince de Galles, décrivait une étrange guirlande de lumières qui flottait dans l’air « tel un vaisseau fantôme tous feux allumés », et que douze membres de l’équipage de La Bacchante avaient vue à 4 heures du matin, le 11 juin 1881. Daily Express, 15 février 1923 : on remarqua des luminosités brillantes au-dessus du Warwickshire en Angleterre. Field, 11 janvier 1908 : bizarres lueurs dans le Norfolk. Dagbladet, 17 janvier 1936 : on signala des centaines de feux follets dans le sud du Danemark. Les scientifiques étaient bien montés chasser les rayons cosmiques jusqu’à vingt mille mètres, mais pas un n’eut l’idée de poursuivre un feu follet. Ce n’était pas leur faute : comme tout un chacun, ils allaient où les Vitons leur soufflaient d’aller. Peterborough Advertiser, 27 mars 1909 : étranges clartés dans le ciel de la ville. Le Daily Mail confirma cette dépêche et signala des phénomènes du même genre dans d’autres villes. Peut-être Peterborough avait-il été le théâtre, en mars 1909, d’une grande dépense d’énergie émotionnelle, mais aucun journal ne publia rien qui permette de lier ici les activités des hommes et celles des Vitons… Il est vrai que certaines fonctions humaines ne font pas l’objet de dépêches. Dans le Daily Mail du 24 décembre 1912 parut un article du comte d’Erne dans lequel l’auteur décrivait des luminosités brillantes qui apparaissaient, depuis sept ou huit ans, dans les environs du lac d’Eure, en Irlande. Les lumières qui avaient provoqué l’alerte aérienne de Belfast, en 1942, venaient de la direction du lac d’Erne. Berliner Tageblatt, 21 mars 1880 : un « véritable cortège » de lumières flottant dans l’air a été aperçu au-dessus de Kattenau, en Allemagne. Au cours du XIXe siècle, on observa des sphères lumineuses dans des dizaines d’endroits aussi différents que le Sénégal, la Floride, la Caroline, la Malaisie, l’Australie, l’Italie et l’Angleterre. Le Herald Tribune, enthousiasmé par ce filon journalistique, s’en donna à cœur joie et publia un numéro spécial contenant vingt mille références à des globes de feu et sphères lumineuses, cueillies dans quatre cents numéros de Doubt. Pour faire bonne mesure, le journal publia également une photocopie prise à la lumière parallèle des notes de Webb, agrémentée d’un commentaire expliquant que le scientifique était certainement sur la bonne voie avant d’en mourir. À la lumière des découvertes récemment faites sur les Vitons, qui pouvait préciser combien de schizophrènes étaient réellement des déséquilibrés, et combien les victimes d’expériences des Vitons, ou combien des personnes tout à fait normales étaient douées par quelque hasard d’une vision anormale ? « Tous ces clairvoyants étaient-ils aussi simples que nous le croyions ? demandait le Herald Tribune, paraphrasant Webb. Ou bien étaient-ils bel et bien sensibles à des longueurs d’onde situées juste au-delà de notre marge ordinaire de sensibilité ? » Suivaient d’autres citations exhumées du passé. L’histoire d’un bouc qui avait poursuivi on ne savait quoi à travers un champ, puis était tombé mort. Une vague d’hystérie avait fondu un jour sur une ferme à dindons et, en dix minutes, onze mille volatiles avaient piqué une crise… fournissant un agréable casse-croûte à des voyageurs invisibles. On citait encore quarante-cinq histoires de chiens qui s’étaient mis à hurler pitoyablement, la queue entre les jambes, et à fuir… on ne savait quoi. Et tant de cas de folie contagieuse chez les chiens et le bétail, « trop nombreux pour être tous cités » mais qui prouvaient tous, assurait le Herald Tribune, que les yeux des animaux avaient un fonctionnement différent de celui de la majorité des humains. Le public n’en perdait pas une bouchée, s’effarait et tremblait de peur nuit et jour. Des foules blêmes et grelottantes de terreur se précipitèrent dans les pharmacies et raflèrent tous les stocks de la préparation de Bjornsen, au fur et à mesure qu’ils étaient mis en vente. Des milliers, des millions de personnes suivirent le traitement : ils virent la réalité dans toute son affreuse nudité, et les derniers lambeaux de doute qu’ils pouvaient encore avoir s’envolèrent. À Preston, une ville d’Angleterre, personne ne vit rien d’anormal… jusqu’au jour où l’on s’aperçut que l’usine de produits chimiques locale avait remplacé le bleu de méthylène par du bleu de toluidine. Un certain professeur Zigerson, de l’université de Belgrade, se traita fort consciencieusement à la teinture d’iode, au bleu de méthylène et au peyotl. Mais quand il tourna vers le ciel son regard de myope, il ne vit rien de plus que ce qu’il avait toujours vu depuis sa naissance. Il ne manqua pas de le dire dans un virulent article qui parut dans le journal italien Domenica del Corriere. Deux jours plus tard, un scientifique américain qui parcourait le monde persuada ce journal de publier une lettre dans laquelle il conseillait au brave professeur, soit d’enlever les verres au plomb de ses lunettes, soit de les remplacer par des verres à la fluorite. On n’entendit plus jamais parler de l’étourdi yougoslave. Cependant, dans la partie occidentale de l’Amérique, des tanks géants s’efforçaient de percer la ligne de combat, et réussissaient parfois des raids hasardeux. Ils se heurtaient, se détruisaient les uns les autres dans un fracas de métal déchiqueté. Des stratoplanes ultrarapides, des hélicoptères bombes-robots s’entrecroisaient dans le ciel de Californie et d’Oregon et au-dessus des régions stratégiques de la côte Atlantique. Aucun des deux adversaires n’avait encore fait usage de projectiles atomiques : chacun hésitait à déclencher un cataclysme dont nul pouvoir humain ne pourrait plus arrêter le cours. La guerre, en fait, différait assez peu du schéma classique des guerres du temps passé : malgré les progrès techniques, malgré les armes automatiques et la transformation de plus en plus poussée de la bataille en une série de pressions sur des boutons, l’infanterie demeurait la reine des batailles. Les Asiatiques se battaient à dix contre un et leur natalité compensait largement leurs pertes. La distance joua de moins en moins quand, un mois plus tard, les projectiles supersoniques se mirent de la partie. À une hauteur qui échappait à la vue, et à une vitesse qui dépassait de loin celle du son, ils sillonnaient dans les deux sens le ciel des Rocheuses. La plupart manquaient d’ailleurs leurs objectifs, mais allaient tout de même frapper des villes surpeuplées. Une erreur d’une quinzaine de kilomètres sur un tir de quatre ou cinq mille kilomètres était négligeable. Des Bermudes à Lhassa, n’importe où, on pouvait s’attendre à sauter en l’air n’importe quand, le bruit venant après. Le ciel s’embrasait et crachait la mort avec une redoutable impartialité, tandis que les hommes de toutes croyances et de toutes couleurs passaient leurs dernières minutes d’existence, protégés de la folie par l’espoir et par l’ignorance du sort qui les attendait. Le ciel et la terre s’étaient réunis en un seul enfer. Le commun des gens supportait cela avec le fatalisme animal des classes inférieures. Leurs yeux voyaient plus clair qu’autrefois, et partout les suivait la conscience d’une menace plus difficile à vaincre et plus révoltante que tout ce qu’avaient jamais engendré leurs pareils. 9 L’hôpital de la Miséricorde tenait encore debout, intact au milieu des ruines. New York avait terriblement souffert depuis le début de l’invasion asiatique, et d’énormes missiles continuaient à arriver des rampes de lancement mobiles de l’ennemi. Par pure chance, ou par la grâce d’une de ces failles dans les lois de la probabilité, le bâtiment n’avait pas été touché. Graham s’extirpa de son gyrauto à trois cents mètres de l’hôpital, et contempla l’entassement de moellons qui bloquait la rue sur toute sa largeur. « Des Vitons ! » cria Wohl en lançant un coup d’œil anxieux vers le ciel. Graham fit signe qu’il avait vu : un grand nombre de sphères flottaient au-dessus de la ville en ruine. De temps en temps une masse de brique s’écroulait, comme si un géant s’agitait sous terre en poussant des rugissements de douleur. Des dizaines de sphères qui n’attendaient que cela plongeaient aussitôt, avides de se repaître de sa vomissure. C’était là pour elles de la chair cuite à point, festin dont l’agonie des hommes faisait les frais. Le fait d’être maintenant visibles à la majorité des gens ne semblait pas gêner le moins du monde les vampires bleuâtres. Qu’il en ait ou non conscience, aucun être humain ne pouvait empêcher une goule affamée de venir s’installer sur sa nuque, de plonger dans son corps courbé par la crainte d’étranges tentacules vibrants d’énergie qui suçaient gloutonnement son influx nerveux. Bien des victimes étaient devenues folles en se voyant tout à coup choisies par une sphère en quête de proie. D’autres, plus nombreuses encore, avaient reçu la mort avec joie ou s’étaient suicidées sur place. D’autres s’accrochaient encore désespérément aux vestiges de leur raison : elles se faufilaient dans l’ombre des ruelles, obsédées par la crainte de sentir ce bizarre frisson au long du dos que provoquaient les tentacules avides. Ils étaient loin, les jours où l’on parlait de l’homme fait à l’image de Dieu. Qui disait homme, disait aujourd’hui vache à lait. Ce frisson qui courait le long de la colonne vertébrale était déjà, bien avant que l’on découvre l’existence des Vitons, une des sensations humaines les plus banales. Si banales même que, quelqu’un frissonnait-il ainsi, on lui disait en plaisantant : Quelqu’un marche sur ta tombe ! Graham escaladait, les traits déformés par sa répugnance, les monceaux de granit et de verre pilé : il glissait sur des tas de débris en équilibre instable, ses lourdes bottes recouvertes d’une fine poussière blanche. Ses narines se fronçaient : il sentait l’odeur pénétrante et aigre du « blitz », cette âcre senteur de chair et de matériaux broyés et abandonnés à eux-mêmes. Il arriva au sommet du monticule, examina le paysage d’un regard méfiant et dévala la pente, suivi par Wohl, dans une avalanche de poussière. Ils traversèrent rapidement le trottoir défoncé par les cratères et les fissures, et passèrent la brèche où se dressaient autrefois les grilles de l’entrée. Au moment où ils s’engageaient dans l’allée de gravier qui menait aux portes de l’hôpital, Graham entendit son compagnon lui dire en haletant : « Dieu du ciel, Bill, en voilà deux qui nous courent après ! » Il se retourna vivement et aperçut deux globes bleuâtres à l’éclat menaçant qui plongeaient sur eux. Ils étaient encore à trois cents mètres de là, mais ils approchaient à une vitesse croissante, et c’était une impression horrible que de les voir foncer ainsi sans un bruit. Wohl dépassa Graham en soufflant : « Venez, Bill ! » Ses jambes se déplaçaient avec une extraordinaire vélocité. Graham bondit à sa suite, son cœur battant la chamade. Si l’un des Vitons s’emparait de Wohl ou de lui, et lisait dans le cerveau de sa victime, il aurait tôt fait de reconnaître l’un des piliers de l’opposition. Ce qui les avait sauvés jusqu’à ce jour était la difficulté que les Vitons éprouvaient à distinguer un être humain d’un autre. On ne pouvait demander, même au plus expert des bergers, de reconnaître chaque bête du troupeau. Et pour la même raison tous deux avaient eu la chance d’échapper à l’attention de leurs super-bergers. Mais maintenant !… Graham courait de toutes ses forces, tout en sachant fort bien cette fuite inutile, l’hôpital n’offrant aucun asile, aucune protection contre les Vitons… et pourtant, il se sentait tenu de courir. Wohl en tête, les sphères menaçantes à dix mètres derrière eux, ils franchirent la porte d’entrée comme si elle n’existait pas. Une infirmière les regarda avec de grands yeux se précipiter tête baissée dans le hall, mit la main à sa bouche et poussa un long cri. Sans se laisser distraire de leur chasse, sans un bruit, les sphères passèrent en trombe devant la jeune fille, virèrent à l’encoignure et s’engouffrèrent dans le couloir que venaient d’emprunter les fugitifs. Prenant un autre tournant, Graham, du coin de l’œil, vit les luminescences juste à six ou sept mètres, lancées à toute allure. Il évita de peu un interne en blouse blanche, se faufila entre deux tables roulantes chargées de plateaux-repas, et laissa sur place un groupe d’infirmières terrorisées par son train d’enfer. Le parquet était traître. Les bottes militaires de Wohl n’eurent pas plutôt touché le sol brillant comme un miroir qu’il dérapa, battit l’air pour retrouver son équilibre et s’effondra en faisant trembler les murs. Graham, incapable de s’arrêter, lui sauta par-dessus, patina le long du parquet et alla s’écraser contre une porte qui grinça, gémit et céda. La tête rentrée dans les épaules, il fit demi-tour pour faire face à l’inévitable. La surprise envahit son regard. Il aida Wohl à se remettre debout et lui montra le bout du couloir. « Bon Dieu ! murmura-t-il. Bon Dieu ! — Qu’est-ce qui se passe ? — Ils ont tourné le coin, puis se sont arrêtés net. Ils sont restés là un moment, leur couleur a foncé un peu, et ils sont partis comme s’ils avaient le diable à leurs trousses. » Wohl reprit son souffle. « Mince, on est de sacrés veinards ! — Mais qu’est-ce qui les a fait détaler ? insista Graham, stupéfait. On ne les a jamais vus lâcher prise comme ça. Je n’ai jamais entendu dire qu’ils aient laissé une victime s’échapper une fois qu’ils l’avaient repérée. Qu’est-ce qui leur a pris ? » Wohl s’épousseta avec énergie, sans chercher à cacher une grimace de soulagement. « Ne me le demandez pas à moi. Ils ne nous ont peut-être pas trouvés assez à leur goût. Ils se sont peut-être dit que nous ferions un déjeuner plutôt médiocre, et qu’ils trouveraient mieux ailleurs. Je ne sais pas, moi… je ne suis pas devin. — Ils détalent souvent comme cela, fit une voix tranquille derrière eux. Cela s’est produit à plusieurs reprises. » Graham pivota sur ses talons, et la vit dans l’encadrement de la porte qu’il venait d’enfoncer. La lumière de la pièce auréolait d’or ses cheveux noirs. Ses yeux calmes dévisageaient Graham. « La pin-up de la chirurgie », expliqua-t-il à Wohl avec un entrain superflu. Wohl la lorgna de la tête aux pieds et dit : « Je vous crois. » L’air un peu pincé, elle posa la main sur la poignée de la porte comme pour la fermer. « Quand vous rendez visite, monsieur Graham, tâchez d’arriver de façon décente et non pas à la manière d’une tonne de briques. » Elle essaya de le foudroyer du regard. « Rappelez-vous que c’est un hôpital ici, pas une jungle. — Vous auriez du mal à trouver une tonne de briques dans la jungle, fit-il observer. Non, non, je vous en prie, ne fermez pas cette porte. Nous entrons. » Il s’avança d’un pas résolu, suivi de Wohl. Ils s’assirent à côté du bureau, et Wohl contempla une photographie dans un cadre. Il lut tout haut : « Pour Eva. Son papa. Votre père était poète ? » demanda-t-il. Cela rompit un peu la glace. Le docteur Eva Curtis prit une chaise et dit en souriant : « Oh, non ! Je crois que le nom lui plaisait, c’est tout. — Il me plaît aussi, déclara Graham ». Il lui lança une œillade assassine. « J’espère que nous nous y ferons. — Nous ? » Ses beaux sourcils s’arquèrent. « Mais oui, dit-il avec audace. Vous et moi. Un jour. » La température de la pièce baissa de cinq degrés. Eva Curtis replia sous sa chaise ses jambes gainées de soie pour les dissimuler aux regards investigateurs de Graham. Le plancher frémit et, au loin, un rugissement tomba du ciel. Tous trois retrouvèrent leur sérieux sur-le-champ. Ils attendirent que le rugissement se soit évanoui, puis Graham reprit : « Dites-moi, Eva… cela ne vous ennuie pas que je vous appelle Eva ? » Sans attendre la réponse il poursuivit : « D’après vous, il arrive souvent aux Vitons de mettre les voiles comme tout à l’heure ? — Oui, c’est assez curieux. Je ne crois pas que l’on ait encore expliqué ce phénomène, et jusqu’à maintenant je n’ai pas eu le temps de chercher moi-même une explication. Tout ce que je peux vous dire, c’est que le personnel de l’hôpital a constaté, quand tout le monde a été traité avec la formule de Bjornsen, que ces Vitons semblaient prendre un certain plaisir à fréquenter l’hôpital. Ils entraient dans les salles et se nourrissaient aux dépens des malades qui souffraient le plus et auxquels, bien entendu, nous avions soigneusement caché leur existence. — Je comprends. — En revanche, ils ne s’attaquaient pas au personnel. » Le docteur Curtis lança aux deux hommes un regard interrogateur. « Je ne vois pas pourquoi. — Parce que des personnes peu émotives ne peuvent leur paraître que de la mauvaise herbe, là où ils trouvent tant de fruits mûrs et juteux à point, lui expliqua Graham. Vos salles sont de véritables vergers. » Cette brutale constatation amena une expression d’horreur sur le doux visage ovale de la jeune femme. Elle poursuivit : « Nous avons remarqué qu’à certaines périodes, deux ou trois fois par jour, toutes les sphères qui se trouvent dans l’hôpital s’éloignent en toute hâte pour ne plus revenir avant quelque temps. C’est ce qui vient de se produire. — Et nous a très probablement sauvé la vie. — C’est possible, admit-elle avec une indifférence affectée qui ne trompa personne. — Voyons, Docteur… euh… Eva (il foudroya de l’œil le sourire ironique de Wohl), pouvez-vous nous dire si l’exode des Vitons coïncide avec quelque chose qui fasse partie de la routine de l’hôpital, comme par exemple l’administration de certains médicaments aux malades, la mise en fonctionnement des appareils de rayons X, ou l’ouverture de telle ou telle bouteille d’un produit chimique ? » Elle réfléchit un moment sans paraître remarquer le regard attentif dont la fixait son interlocuteur. Enfin, elle se leva, chercha dans un dossier, composa un numéro sur son téléphone, et eut une brève conversation avec une personne qui se trouvait dans une autre partie de l’hôpital. Quand elle raccrocha, son visage exprimait une visible satisfaction. « Vraiment, je dois avouer que j’ai été stupide, car je n’y avais pas songé avant que vous m’ayez posé cette question. — À quoi donc ? — Au traitement par ondes courtes. » Graham se frappa le genou et regarda Wohl d’un air de triomphe. « Ah, ah ! L’appareil à fièvre artificielle ! Mais n’est-il pas entouré d’un écran protecteur ? — Nous n’avons jamais réussi à l’isoler complètement. Nous avons essayé, parce qu’il troublait la netteté des récepteurs de télévision de l’hôpital en envoyant des espèces de damiers sur les écrans. Mais cet appareil est très puissant, ses ondes courtes sont très pénétrantes et tous nos efforts ont été vains. Je crois que les gens du voisinage ont dû isoler leurs récepteurs. — Sur quelle longueur d’onde fonctionne cet appareil ? demanda Graham. — Un mètre vingt-cinq. — Euréka ! » Il sauta sur ses pieds. Ses yeux brillaient d’impatience. « Enfin une arme ! — Comment cela, une arme ? » Wohl ne paraissait pas très enthousiaste. « Les Vitons n’aiment pas cet appareil – ne l’avons-nous pas constaté nous-mêmes ? Dieu sait l’effet que produisent ses radiations sur eux. Peut-être provoquent-elles chez eux une sensation de chaleur intolérable, ou encore l’équivalent, chez les Vitons, d’une odeur infecte. Quoi qu’il en soit, nous avons le plaisir d’apprendre qu’ils les fuient comme la peste. Tout ce qui leur donne ainsi envie de fuir est, ipso facto, une arme. — Vous avez peut-être raison, concéda Wohl. — Mais si c’était vraiment une arme, ou même une arme potentielle, fit remarquer le docteur Curtis avec gravité, pourquoi les Vitons n’ont-ils pas encore détruit cet appareil ? Ils n’hésitent jamais à détruire quand ils le jugent nécessaire. Pourquoi n’attaqueraient-ils pas ce qui menace leur existence… si c’est une menace ? — Je ne vois rien qui puisse aussi sûrement attirer l’attention des humains sur les propriétés de certains appareils de leurs hôpitaux, que de voir leurs ennemis s’acharner à les anéantir. — Je comprends. » Elle parut pensive. « Ils sont très forts. Leur pensée a de tout temps été en avance sur la nôtre. — Oui, jusqu’à aujourd’hui, corrigea Graham. Mais qu’importe le passé s’il nous reste l’avenir ? » Il prit le téléphone. « Il faut que j’avertisse Leamington tout de suite. C’est peut-être de la dynamite. Voilà peut-être ce que j’espère… et que le ciel nous vienne en aide si ça ne l’est pas ! En tout cas, cela peut toujours permettre de fabriquer un appareil qui nous protégera lors de la réunion de ce soir. » Le visage fatigué de Leamington apparut sur l’écran. Ses traits se détendirent un peu à l’annonce de la nouvelle que Graham lui communiquait hâtivement. Celui-ci raccrocha et se tourna vers le docteur Curtis. « Il s’agit d’une réunion de scientifiques qui doit avoir lieu ce soir à 21 heures dans le sous-sol du Crédit national, Water Street. J’aimerais vous y emmener. — Je serai prête à 20 h 30 », promit-elle. Le professeur Chadwick avait commencé son allocution depuis un petit moment lorsque Bill Graham, Eva Curtis et Art Wohl firent leur entrée dans la salle, et s’avancèrent sans faire de bruit jusqu’à leur place. Le sous-sol était plein, l’auditoire silencieux et attentif. Assis au premier rang, le colonel Leamington se retourna, fit signe à Graham et lui désigna du doigt un grand meuble qui montait la garde près de l’unique porte. Graham indiqua qu’il avait compris. Un journal dans une main et l’autre laissée libre pour souligner ses paroles, le professeur Chadwick disait : « Depuis deux mois, le Herald Tribune s’emploie à exhumer des masses de faits, et il n’a pas encore réussi à en réunir la moitié. La documentation est si importante qu’il est admirable que les Vitons aient pu opérer avec le cynisme que l’on sait sans même avoir à se soucier des réactions des hommes. Ils devaient nous considérer comme les derniers des imbéciles. — Et ils n’avaient pas tort », commenta une voix dans le fond. Chadwick enregistra le commentaire avec un léger sourire et poursuivit : « Les méthodes qu’ils utilisent pour “expliquer” leurs propres erreurs, leurs omissions, leurs fautes et leurs oublis en suggérant des superstitions appropriées, leur façon d’étayer ces superstitions par de prétendus miracles quand cela se révèle nécessaire, et la production, quand bon leur semble, de phénomènes dans le genre des “esprits frappeurs”, tout cela démontre pleinement l’infernale habileté de ces êtres que nous appelons les Vitons. Ils ont fait des confessionnaux et des salles de spiritisme leurs centres de camouflage psychique. Et afin de veiller à ce que les masses aveugles ne recouvrent pas la vue, ils se sont allié à la fois le prêtre et le médium. » Il balaya la salle d’un geste rapide. « Aussi les illuminés n’ont-ils jamais eu qu’à ouvrir les yeux pour être servis : visions de Sainte Vierge, de saints ou de pécheurs, ou des chers disparus. Allez-y, les gars, ne vous privez pas ! » Un rire froid et crispé s’éleva dans la salle et s’en vint écorcher les nerfs des auditeurs. « Il faut bien nous l’avouer, ce que le Herald Tribune a recueilli, c’est un réquisitoire contre la crédulité humaine, et qui prouve clairement que l’homme, pris en masse, peut regarder des faits bien en face… et les nier ! Qu’il peut voir du poisson et l’appeler lapin ou perdrix, par respect pour les conventions établies par des tuteurs dogmatiques aussi aveugles que lui-même, par crainte de perdre ses invisibles titres à des demeures célestes inexistantes, par persuasion que Dieu lui refusera des ailes s’il soutient qu’une vision qu’on lui certifie venir tout droit du Ciel peut, en fait, venir tout droit de l’Enfer. » Il fit une pause, puis ajouta dans un aparté à l’usage de tout le monde : « Satan a toujours été un menteur… à ce qu’on dit ! — Je suis d’accord, lança Leamington d’une voix de stentor, se souciant comme d’une guigne des convictions personnelles que l’orateur venait de heurter. — J’ai moi-même découvert un grand nombre de faits convaincants, poursuivit Chadwick. Ainsi, nous savons aujourd’hui que ce sont des Vitons qui fréquentaient le district de Fraser River, en Colombie britannique, au début de 1938. Les Vitons ont d’ailleurs eu fréquemment les honneurs de la presse. Un communiqué de United Press, daté du 21 juillet 1938, déclare que les grands incendies de forêt qui ravageaient la côte Pacifique de l’Amérique du Nord étaient provoqués par des orages secs, phénomènes que l’on n’avait jamais vus jusqu’alors. — En 1935, on découvrit l’existence dans la présidence de Madras, en Inde, d’une secte secrète d’adorateurs de globes flottant dans l’air. Ils voyaient les objets de leurs dévotions, disait-on, alors que ceux-ci demeuraient invisibles aux profanes. Toutes les tentatives faites pour photographier ces globes sont restées vaines, mais vous et moi savons ce que les photographes auraient enregistré s’ils avaient utilisé l’émulsion de Beach. « Le Los Angeles Examiner du 15 juin 1938 relate un cas analogue à celui de feu le professeur Mayo. Sous le titre : Suicide tragique d’un astronome célèbre, le journal rapporte que le docteur William Wallace Campbell, recteur honoraire de l’université de Californie, a trouvé la mort en se jetant d’une fenêtre de son appartement situé au troisième étage. Le fils du scientifique attribua le suicide de son père à sa peur de devenir aveugle. Je veux bien que cette mort ait été en rapport avec les yeux de Campbell, mais je doute fort que ce soit dans le sens qu’on supposa alors. » Sans s’arrêter aux murmures d’approbation de son auditoire, le professeur Chadwick poursuivit : « Croyez-le si vous le voulez, il s’est trouvé un homme doté d’une perception extrasensorielle ou, peut-être, d’un champ de vision tellement développé qu’il a pu peindre un tableau montrant plusieurs Vitons flottant au-dessus d’un paysage de cauchemar. Bien mieux, cet homme, comme s’il sentait ce que ces êtres avaient de commun avec les rapaces, a ajouté dans la scène un faucon. Le tableau en question est le Paysage de rêve de Paul Nash, exposé pour la première fois en 1938 et actuellement à la Tate Gallery, en Angleterre. Nash lui-même est mort subitement quelques années plus tard. » Tournant les yeux vers Graham, l’orateur déclara : « Toutes les preuves que nous avons recueillies démontrent, sans doute possible, que les Vitons sont des êtres essentiellement constitués d’énergie maintenue sous une forme à la fois compacte et stabilisée. Ils ne sont ni solides, ni liquides, ni gazeux. Ils ne sont ni animaux, ni végétaux, ni minéraux. Ils représentent une forme nouvelle de vie non encore classée, qu’ils partagent avec la foudre en boule et autres phénomènes similaires, mais ils ne sont pas de la matière dans le sens général du terme. Ils sont autre chose, quelque chose qui nous est inconnu mais qui n’est nullement surnaturel. Peut-être ne sont-ils qu’un complexe d’ondes qu’il nous est impossible d’analyser avec les instruments dont nous disposons à l’heure actuelle. Nous savons que les tests spectroscopiques par lesquels nous les avons fait passer se sont révélés sans résultat. Il me semble que la seule arme que nous puissions leur opposer soit quelque chose qui altère justement leur état matériel, c’est-à-dire une forme d’énergie telle qu’une radiation à influence hétérodyne qui interférerait avec les vibrations naturelles des Vitons. La découverte qu’a faite aujourd’hui même monsieur Graham, du Service de renseignements, confirme amplement ma théorie. » Il fit de la main signe à Graham, et conclut : « C’est pourquoi je vais demander à monsieur Graham de vous communiquer lui-même les renseignements qu’il a obtenus, et je suis sûr qu’il va nous être d’un grand secours par ses suggestions. » D’une voix haute et ferme, Graham relata les événements de l’après-midi. « Il faut absolument, dit-il, que nous commencions sans délai des recherches afin de découvrir, dans le système des ondes radioélectriques, celles – s’il en existe – dont la fréquence est fatale aux Vitons. À mon avis, il serait bon d’installer, dans un endroit peu fréquenté et au large de toutes les zones d’opérations, un laboratoire convenablement équipé car, à présent, nous avons la preuve que les Vitons recherchent surtout les endroits surpeuplés et visitent rarement les zones inhabitées. » Leamington se leva et sa haute silhouette se dressa au-dessus de ses voisins assis. « C’est une excellente idée. Nous avons établi que la force numérique des Vitons était environ un vingtième ou trentième de celle des humains, et nous pouvons affirmer, sans grand risque d’erreur, que la plus grande part en est massée autour des grandes sources d’énergie humaine et animale. Un laboratoire caché dans le désert, c’est-à-dire dans un endroit pauvre en fourrage émotionnel, a des chances de ne pas être repéré, donc de rester intact pendant des années. » Leamington se rassit au milieu des murmures approbateurs de l’assistance. Pour la première fois depuis le début de la crise, ces gens avaient l’impression que l’humanité allait faire quelque chose pour rejeter une fois pour toutes ce fardeau qu’elle traînait depuis des siècles. Comme pour leur rappeler que l’optimisme devait aller de pair avec la prudence, le sol trembla, une rumeur assourdie leur parvint du dehors, bientôt suivie d’un grondement dans le ciel. Leamington pensait déjà à un site, pour l’établissement de ce qu’il espérait devoir être le premier arsenal anti-Viton. Le chef du Service secret gratifia d’un sourire paternel son protégé, qui n’avait pas quitté l’estrade. Il savait d’instinct que son plan serait mené à bien, et que Graham jouerait le rôle le plus propre à rehausser le prestige du service. Leamington n’avait jamais demandé à ses hommes rien de plus que leur corps et leur âme. Il n’en avait jamais reçu moins. « Il serait vain, leur rappela Graham comme les bruits du dehors mouraient peu à peu, de vaincre les Asiatiques si nous n’essayions pas de maîtriser aussi ceux qui les font agir. Anéantir les Vitons, c’est détruire la source des erreurs de nos ennemis, c’est ramener ceux-ci à la raison. Ce sont des hommes comme nous, ces Asiatiques. Débarrassez-les de leurs rêves insensés et vous les aurez débarrassés de leur furie. Frappons un bon coup en offrant au monde l’arme que nous avons trouvée à nous seuls. — Pourquoi ne pas grouper nos scientifiques et les mettre au travail ? demanda une voix. — Rassurez-vous, nous allons le faire. Mais – nous l’avons appris à nos dépens – il vaut mieux avoir un millier de chercheurs distants les uns des autres qu’un groupe de mille. Que le monde occidental tout entier se mette au travail, et rien de visible ou d’invisible ne pourra empêcher notre victoire ! » L’assistance éclata en applaudissements tandis que Graham fixait, machinalement, l’appareil qui montait toujours la garde devant l’unique porte. Il pensait à Beach. Sa mémoire était pleine de souvenirs tragiques : le professeur Mayo et son air de pantin disloqué ; le plongeon désespéré de Dakin, l’horrible expression des yeux du malade qui croyait avoir un chien dans le ventre ; le fracas du gyrauto de Corbett s’écrasant contre le mur ; le grand pavillon noir que les molécules déchiquetées avaient tendu dans le ciel de Silver City. Ce n’était pas la peine de refroidir leur enthousiasme, pour une fois qu’ils avaient l’occasion d’en manifester. Mais il n’en restait pas moins clair comme le jour que les recherches dans le domaine des ondes courtes devaient fatalement prendre l’une des deux directions : la bonne ou la mauvaise. Prendre la mauvaise, cela signifiait l’esclavage à perpétuité et, au premier indice de succès, ce serait le massacre impitoyable de tous les chercheurs susceptibles de toucher au but. Il fallait s’attendre à des meurtres en série, à l’assassinat de tous les esprits de valeur qui seraient aux avant-postes de cette lutte fantastique. C’était une redoutable certitude, mais Graham n’avait pas le courage d’y faire allusion. L’assistance se calma, et il quitta la tribune sans ajouter un mot. Le silence fut rompu par le fracas désormais familier des bombardements. Le sol de la cave eut une oscillation de près de quinze centimètres, puis revint doucement en place. Tandis que les assistants attendaient crispés sur leurs chaises, un grondement de maçonnerie en train de s’écrouler leur parvint à travers l’épaisseur des murs. Puis le ciel retentit d’un rugissement atroce, comme si le Créateur se délectait des sursauts d’agonie de ses créatures. Et après un instant de silence vint de la terre le grondement moins profond des véhicules fonçant vers le lieu du sinistre, vers le sang et les larmes. Sangster était soucieux et n’essayait pas de le dissimuler. Assis à son bureau du service spécial des Finances, dans l’immeuble de la Banque de Manhattan, il ne quittait pas des yeux Graham, Wohl et Leamington, mais parlait sans s’adresser à aucun d’eux en particulier : « Voici douze jours que nous avons diffusé cet appel général à tous ceux, industriels ou amateurs, qui fabriquent des postes de radio, commença-t-il. Avons-nous rencontré la moindre difficulté pour lancer ce message ? Absolument pas ! Aucune station de radio n’a sauté, rien. Non, je vous assure, si ces recherches sur les ondes courtes constituaient une menace pour les Vitons, ils auraient fait feu de tout bois pour l’arrêter. Ils auraient noté les noms de tous les experts en matière de radio et ils auraient pris des mesures. Cela aurait été le carnage. Mais les Vitons n’ont pas bronché. Nous aurions essayé de nous débarrasser d’eux en marmonnant une formule magique, qu’ils ne s’en seraient pas plus émus. Donc, nous faisons fausse route. Ils ont peut-être feint d’éviter les appareils de radiothérapie, juste pour nous lancer sur une mauvaise piste. Ils doivent rire de tout ce qui leur sert de cœur. » Il pianota nerveusement sur son bureau. « Je n’aime pas ça du tout. — Ou bien peut-être veulent-ils nous le faire croire, suggéra tranquillement Graham. — Hein ? » Sangster ouvrit la bouche avec une stupéfaction qui fit sourire les trois hommes. « Ce que vous dites prouve que le désintérêt qu’affectent les Vitons devrait nous décourager. » Graham s’avança jusqu’à la fenêtre et contempla le paysage dévasté de New York. « J’ai dit devrait, attention ! Je me méfie de leur apparente nonchalance. Ces infernales créatures en savent plus sur la nature humaine qu’en sauront jamais des experts comme Jurgens. » Sangster s’épongea le front, farfouilla parmi les papiers qui étaient sur son bureau et en sortit une feuille. « Évidemment, évidemment… Voici un rapport de l’Electra Radio Corporation. Leurs vingt experts pourraient tout aussi bien jouer à la belote. Ils disent que les ondes courtes sentent simplement mauvais : ils ont envoyé sur les Vitons qui passaient toutes les longueurs d’onde que leur matériel peut produire, et les sphères se sont contentées de s’écarter comme si elles trouvaient que ça puait. Bob Treleaven, le meilleur de leurs experts, croit que, pour ces maudits Vitons, certaines longueurs d’onde correspondent à nos sensations olfactives. » Il tapota la feuille d’un doigt rageur. « Je vous le demande, à quoi cela nous avance-t-il ? — Tout vient à point à qui sait attendre », cita Graham. Se renversant dans son fauteuil, Sangster posa les pieds sur son bureau avec un air d’angélique patience. « Fort bien. Nous attendrons donc. J’ai en vous une confiance aveugle, Bill, mais c’est la caisse de mon service qui alimente ces recherches. Cela me soulagerait de savoir ce que nous attendons. — Nous attendons qu’un chercheur fasse à peu près griller un Viton. » Un sourire sardonique plissa le visage tanné de Graham. « Et je regrette de vous le dire, mais nous attendons aussi le premier d’une autre série de cadavres humains. — Voilà ce qui me tourmente, intervint Leamington. Ces satanées sphères viennent souvent scruter les cerveaux. Un jour, Bill, ce sera votre tour. Ils s’apercevront qu’ils ont découvert l’ennemi no 1… et quand nous vous trouverons, ce sera trop tard. — Nous sommes tous forcés de prendre des risques, dit Graham. J’en ai pris un de taille, le jour où l’idée m’est venue de naître. » Il revint à la fenêtre. « Regardez ! » Ses compagnons s’approchèrent et contemplèrent la scène. Un nuage boursouflé et grisâtre s’élevait de la base du Liberty Building. Une effroyable secousse ébranla tout le quartier, puis une sorte d’horrible glapissement se fit enfin entendre. Quelques secondes plus tard, l’énorme masse du Liberty Building se penchait doucement, très doucement, s’effondrant avec la puissante lenteur d’un mammouth blessé. Le gratte-ciel demeura un instant penché, hésita comme s’il défiait les lois de la pesanteur, laissant planer sur la zone qu’il allait dévaster la redoutable menace de ses millions de tonnes. Puis, comme si une main invisible avait jailli du vide pour lui donner la poussée finale, la chute du gigantesque bloc s’accéléra, la splendide colonne qu’il dessinait se scinda en trois tronçons d’où des poutres métalliques dépassaient comme des dents cariées. Enfin, il s’écrasa dans un fracas d’apocalypse. Le sol trembla au passage des longues ondes de choc, tandis qu’un immense tourbillon de matériaux pulvérisés s’élevait lourdement. Une véritable horde de sphères bleuâtres affamées plongea avidement des hauteurs du ciel, fonça droit sur les ruines, s’attablant autour de ce festin d’agonie. Au-dessus de l’Hudson, une autre cohorte de sphères suivait, tels des vampires, une bombe volante en lui faisant une traîne de grosses perles bleues. La fusée filait sur Jersey City. Bientôt, elle piquerait en hurlant vers le sol, les femmes en la voyant descendre hurleraient encore plus fort… et les Vitons y puiseraient leur muette délectation de vautours. « Un missile ! murmura Leamington, les yeux toujours fixés sur les décombres fumants du Liberty Building. J’ai cru d’abord qu’ils commençaient à employer les bombes atomiques. Seigneur, mais il devait être énorme ! — Encore un progrès dû aux Vitons, dit Graham avec amertume. Encore un avantage technique dont ils ont gratifié leurs dupes d’Asie. » Une sonnerie brusque du vidéophone de Sangster les fit sursauter. Sangster décrocha et alluma l’amplificateur. « Sangster, crépita une voix dans l’appareil, je viens de recevoir de Buenos Aires un message radio de Padilla. Il a trouvé quelque chose ! Il dit… il dit… Sangster… oh ! » Graham bondit au côté de Sangster et regarda l’écran du vidéophone. Il arriva juste à temps pour voir une tête disparaître du champ de l’appareil. On distinguait mal le visage, brouillé par une étrange brume bleutée, mais, avant qu’il s’efface complètement, Graham eut le temps d’y lire une vision d’ineffable terreur. « Bob Treleaven, murmura Sangster. C’était Bob. » Il était comme pétrifié. « Ils l’ont eu… et je les ai vus l’avoir ! » Graham avait déjà saisi le combiné, trépignait presque d’impatience en attendant un signe de vie à l’autre bout du fil. Mais il n’y eut pas de réponse. « Passez-moi le Service de contrôle radio, lança-t-il. Communication officielle… vite ! » Il se tourna vers Sangster, blanc comme un linge. « Où est l’usine de l’Electra ? — À Bridgeport, dans le Connecticut. — Allô ! contrôle radio ? » Graham se pencha sur l’appareil. « Un message vient d’être envoyé de Buenos Aires à Bridgeport dans le Connecticut, relayé probablement par Barranquilla. Voulez-vous m’en retrouver trace et me mettre en communication avec la personne qui a émis le message ? » Sans lâcher le vidéophone, il fit signe à Wohl. « Art, appelez la police de Bridgeport sur l’autre ligne. Dites-leur d’aller à l’usine d’Electra recueillir tous les renseignements qu’ils pourront trouver. Après cela, filez prendre le gyrauto. Je vous suis. — Parfait. » Wohl attrapa l’autre vidéophone et lança quelques ordres brefs. Puis il sortit. Le correspondant de Graham revint au bout du fil. Graham eut une rapide conversation, et ses compagnons virent ses mâchoires se crisper à plusieurs reprises. Il raccrocha, demanda un autre numéro et, après avoir échangé encore quelques phrases, abandonna l’appareil et tourna vers Sangster et Leamington un visage maussade qui disait toute sa déception. « Padilla est muet comme la tombe. L’opérateur du relais de Barranquilla est mort, lui aussi. Il a dû écouter le message et entendre quelque chose que nous n’avons pas le droit de connaître. Ça lui a coûté la vie. Cela m’arrangerait bien en ce moment si je pouvais être en quatre endroits à la fois. » Il ajouta en se frottant le menton : « Je parierais un million contre un que Treleaven est mort comme les autres. — Eh bien ! Vous les avez, vos cadavres », fit observer Leamington sans la moindre émotion. Mais Graham avait déjà franchi la porte et se précipitait dans le couloir qui menait aux ascenseurs. Il courait, fouaillé par le besoin de vengeance, et, derrière son regard que la formule de Bjornsen rendait généralement glacé, brûlait maintenant la haine. L’ascenseur pneumatique se rua en sifflant vers le rez-de-chaussée et le gyrauto en attente. Graham sortit en trombe de la cabine, les narines dilatées comme celles d’un loup qui vient de flairer une proie et qui s’élance pour tuer. 10 Le laboratoire de l’Electra Radio Corporation était petit, mais bien équipé : tout y était dans un ordre parfait, rien n’accrochait l’œil dans cette pièce sans fantaisie, sauf le récepteur du téléphone pendant au-dessus du cadavre. « Nous n’avons touché à rien, dit un gros policier. Nous avons seulement pris des clichés stéréoscopiques du corps. » Bill Graham acquiesça d’un signe de tête et se pencha sur le cadavre. Sans se laisser impressionner par l’expression d’horreur qu’une mort affreuse avait imprimée au visage de Treleaven, il fouilla rapidement la victime, vida sur une table le contenu de ses poches et l’examina avec soin. « Sans intérêt, dit-il d’un air écœuré. Cela ne me dit absolument rien. » Il aperçut un petit homme tiré à quatre épingles qui s’agitait derrière le policier, et le héla : « Vous, vous étiez l’assistant de Treleaven ? Que pouvez-vous me dire ? — Bob a reçu un message de Padilla, bredouilla le petit homme, ses regards affolés allant de Graham au corps étendu par terre, tandis qu’il tiraillait nerveusement sa moustache. — Nous le savons. Qui est Padilla ? » L’assistant boutonna son veston, le déboutonna, revint à sa moustache : il semblait ne pas savoir quoi faire de ses mains. « Une relation d’affaires et un ami personnel de Bob. Padilla possède le brevet de l’amplificateur thermostatique, une lampe de radio qui se refroidit automatiquement et que nous fabriquons ici sous licence. — Continuez, dit Graham. — Dès que Bob a eu ce message, il a paru tout excité et il a dit qu’il allait répandre la nouvelle partout. Il n’a pas dit de quoi il s’agissait, mais il avait l’air très emballé. — Et alors ? — Il est allé tout droit à son laboratoire pour téléphoner. Cinq minutes plus tard, une bande de Vitons a fait irruption dans l’usine. Ils rôdaient depuis plusieurs jours, comme s’ils nous surveillaient. Cela a été un sauve-qui-peut général, tout le monde a détalé sauf trois employés qui travaillaient au dernier étage. — Pourquoi n’ont-ils pas fui ? — Ils n’ont pas encore été traités à la formule de Bjornsen. Ils ne pouvaient pas voir les Vitons et ne savaient pas ce qui se passait. — Je comprends. — Nous sommes revenus, une fois les Vitons disparus, et nous avons trouvé Bob mort au téléphone. — Vous dites que les Vitons rôdaient depuis plusieurs jours, intervint Wohl. Est-ce que durant cette période ils ont attrapé des employés de l’usine pour leur fouiller le cerveau ? » Le petit homme était plus nerveux que jamais. « Quatre. Ils en ont piqué quatre au cours des derniers jours. Cela nous rendait la vie intenable. Il était impossible de dire qui serait la prochaine victime. Nous avions du mal à travailler pendant la journée, et la nuit, nous n’arrivions pas à dormir. » Il lança à Wohl un regard pathétique, avant de poursuivre : « Ils ont pris le dernier hier après-midi. Il est devenu fou. Ils l’ont abandonné devant l’usine, bafouillant comme un idiot de village. — Tiens, mais je n’en ai pas vu un seul quand nous sommes arrivés, fit remarquer Wohl. — Cette contre-attaque doit leur suffire. Ils estiment sans doute que l’usine ne représente plus pour eux une source de danger. » Graham ne put s’empêcher de sourire devant le contraste de la nervosité du petit homme avec l’impassibilité éléphantine du policier. « Mais ils reviendront ! » Graham renvoya le témoin et, avec l’aide de Wohl, se mit à fouiller méthodiquement le laboratoire, recherchant les notes, les feuilles de carnets. Le papier le plus insignifiant était susceptible de fournir un indice. Il se rappelait les messages mystérieux laissés par d’autres victimes. Mais leurs efforts furent vains. La seule donnée disponible du problème, c’était que Bob Treleaven était indiscutablement mort. « C’est vraiment la poisse, grogna Wohl. Pas une piste. Pas la plus misérable petite piste. Nous sommes frais. — Faites marcher un peu votre imagination, le taquina Graham. — Ne me dites pas que vous avez un tuyau ? » Le brave Wohl ouvrit des yeux tout ronds. Il regarda autour de lui, cherchant ce qu’il avait bien pu négliger. « Non, dit Graham en prenant son chapeau. Dans cette histoire de fous, personne ne vit assez longtemps pour nous passer un tuyau valable, alors ce sont nos méninges que nous sommes obligés de faire travailler. Allons, rentrons. » Ils traversaient Stamford quand Wohl, qui considérait pensivement la route, se tourna vers son compagnon. « Allons, allons… c’est un secret de famille, ou quoi ? — Comment cela ? — Ce tuyau dont vous parliez. — Il y en a plusieurs. D’abord, nous ne savons pas grand-chose sur Padilla. Il faut remédier à cette ignorance. D’autre part, Treleaven a passé environ cinq minutes au téléphone avant d’être mis hors de combat. Il n’a pas parlé à Sangster plus d’une demi-minute et cela a été son dernier appel. Donc, à moins qu’il lui ait fallu quatre minutes et demie pour avoir Sangster – ce qui est peu probable –, j’en conclus qu’il a peut-être passé un coup de fil à quelqu’un d’autre d’abord. Nous allons voir si c’est exact et, dans ce cas, quel était son correspondant. — Vous êtes un type extraordinaire… et je suis encore plus bête que je croyais », dit Wohl. Graham eut un sourire timide et poursuivit : « Enfin, nous ne savons pas combien de postes d’amateurs étaient à l’écoute entre Buenos Aires, Barranquilla et Bridgeport. Il peut s’en trouver un ou deux qui soient tombés par hasard sur la bonne fréquence radio. Si jamais l’un d’eux a intercepté le message de Padilla, il faut absolument que nous mettions la main sur lui avant que les Vitons l’aient repéré ! — Espoir, déclama Wohl, éternel ressort du cœur humain. » Il jeta un coup d’œil nonchalant sur le rétroviseur, et son regard s’y arrêta comme fasciné. « Mais pas de mon cœur ! » ajouta-t-il d’une voix haletante. Graham pivota sur son siège et suivit le regard de Wohl. « Des Vitons… à notre poursuite ! » D’un coup d’œil, il scruta l’horizon devant, sur les côtés. « Appuyez à fond ! » En même temps que Wohl écrasait l’accélérateur, il pressait d’un geste sec le bouton de secours. Sous l’effet du courant de renfort fourni par les batteries, la dynamo se mit à hurler et le gyrauto bondit en avant. « Ça ne sert à rien… Ils nous auront quand même », souffla Wohl. Il prit un virage très raide et redressa, après trois dérapages. La route défilait comme un large ruban sous leurs roues. « Même si nous allions deux fois plus vite, nous ne pourrions pas leur échapper. — Le pont ! » cria Graham. Surpris lui-même de son sang-froid, il désigna le pont qui se précipitait à leur rencontre. « Sautez la berge et plongez dans le fleuve. C’est une chance à courir. — Une… drôle de… chance ! » murmura Wohl. Graham ne répondit pas. Se retournant, il aperçut les sphères menaçantes à deux cents mètres derrière eux, gagnant rapidement du terrain. Il y en avait dix à la queue leu leu qui se déplaçaient sans effort, semblait-il, à cette allure de boulet de canon qui leur était familière. Le pont approchait. L’horrible cortège avait gagné cinquante mètres. Les regards anxieux de Graham allaient de l’avant à l’arrière. Leur salut ne tenait maintenant qu’à une fraction de seconde. « Nous nous en tirerons tout juste, hurla-t-il pour couvrir le rugissement de la dynamo. Quand nous toucherons l’eau, tirez-vous du gyrauto et nagez sous l’eau aussi longtemps que vous le pourrez. Prenez juste une petite aspiration de temps en temps. Restez sous l’eau tant qu’ils seront là, même si vous devez mettre huit jours à sécher. Ça vaut mieux que…» Il n’acheva pas. « Mais…, commença Wohl. — Allez ! » cria Graham. Il n’attendit pas que Wohl se décide. Agrippant d’une main puissante la direction, il donna un brusque coup de volant. Avec un crissement de protestation du gyroscope, la machine lancée à une vitesse folle escalada le talus, frôla le parapet en ciment et, après avoir décrit dans l’air une superbe parabole, percuta l’eau tel un monstrueux projectile, avec une violence qui fit rejaillir des gerbes liquides bien au-dessus du niveau de la route. Un petit arc-en-ciel miroita un instant puis disparut. Le gyrauto s’enfonça dans un foisonnement de bulles et coula, laissant à la surface de l’eau encore agitée de remous une mince couche multicolore d’huile, qu’effleuraient dix Vitons momentanément décontenancés. Graham avait eu une heureuse inspiration en ouvrant sa portière juste avant le plongeon, car il s’aperçut que, sans cela, la pression de l’eau lui aurait fait perdre de précieuses secondes. D’un vigoureux appel du pied, il dégagea son corps musclé du gyrauto qui s’était renversé sur le lit du fleuve. À grandes brasses, il nagea sous l’eau de toute la vitesse dont il était capable, s’efforçant de percer de l’œil les ténèbres liquides. Wohl, il le savait, était sorti de la machine : il avait senti la secousse au moment où son compagnon s’était dégagé. Mais la boue que charriait le fleuve l’empêchait de voir. Quelques bulles montèrent encore de sa bouche, mais ses poumons n’en pouvaient plus. Il essaya de nager plus vite, mais il sentit son cœur palpiter, ses yeux s’exorbiter. D’une secousse il remonta à la surface ; il aspira goulûment une gorgée d’air et replongea. À quatre reprises, il remonta avec la vivacité d’une truite happant les mouches, se remplit les poumons et replongea sous l’eau. Il finit par heurter le fond, ses semelles raclèrent un sol caillouteux, et avec précaution il jeta un regard hors de l’eau. Les dix globes brillants survolaient maintenant une partie de la berge cachée par le pont. Graham les vit s’élever, les suivit des yeux jusqu’à ce qu’ils ne soient plus que dix petits points sous les nuages. Puis les fantômes bleus virèrent vers l’est. Graham sortit de l’eau en titubant et s’arrêta, ruisselant, sur la rive. Le fleuve coulait sans bruit. Le regard de Graham parcourut la surface des eaux avec une perplexité qui se changea bientôt en angoisse. Il remonta en courant, inquiet et avide en même temps de voir ce qu’il y avait de l’autre côté du pont. En s’approchant, il aperçut le corps de Wohl. Il continua à courir, l’eau giclant de ses chaussures tandis qu’il s’aventurait sur l’étroite bande de terre qui passait sous l’arche du pont : Wohl était là, étendu sans mouvement. Rejetant en arrière ses cheveux dégoulinants, Graham se pencha et attrapa les cuisses glacées de Wohl. Dans un effort qui fit craquer ses jointures, il souleva le corps inerte et l’installa la tête vers le bas. Un flot d’eau sortit de la bouche béante de Wohl et coula sur les pieds de Graham. Après quelques secousses, voyant que plus rien ne venait, Graham étendit Wohl à plat ventre, s’accroupit sur lui et, plaçant ses grandes mains musclées sur les côtes immobiles du noyé, entreprit de pratiquer d’énergiques mouvements de respiration artificielle. Il peinait toujours, avec entêtement, quand il sentit le corps de Wohl se crisper en même temps qu’un gargouillement sortait de sa gorge. « Une sacrée beigne sur le crâne, Bill », siffla Wohl. Il toussa, perdit le souffle et sa tête retomba lourdement sur l’épaule de Graham. « Ça m’a assommé d’abord. C’était peut-être la portière. Le courant pressait contre elle et elle s’est rabattue sur moi. J’ai coulé, je suis remonté à la surface, j’ai coulé encore. J’avalais de l’eau sans arrêt. » Ses poumons gargouillaient affreusement. « J’ai l’impression d’avoir traîné dans l’eau pendant un mois. — Ça va aller mieux, dit Graham, réconfortant. — Fichu… j’ai cru que j’étais fichu. Je me disais que c’était la fin. Une foutue fin… une épave… avec les détritus, dans le fleuve. Sur l’eau, sous l’eau, sur l’eau, sous l’eau, dans les saletés et les bulles d’eau tout le temps, tout le temps. » Il se pencha en avant, bavochant. Graham le rattrapa. « Je me débattais… Je luttais comme un forcené… les poumons pleins de flotte. Et puis je suis remonté à la surface… et un de ces sacrés Vitons m’a mis le grappin dessus. — Comment ? cria Graham. — Un Viton m’a eu, reprit l’autre d’une voix morne. J’ai senti son emprise… Il me palpait… dans le cerveau… il fouillait, il tâtait. » Wohl eut une toux rauque. « C’est tout ce que je me rappelle. — Ils ont dû vous traîner sur la berge, déclara Graham, très excité. S’ils ont lu votre cerveau, ils pareront à toutes nos démarches. — Palpait… dans mon cerveau », murmura Wohl. Il ferma les yeux, le souffle court et l’air lui sifflant dans les bronches. Tout en se mordant les lèvres, Leamington demanda : « Pourquoi n’ont-ils pas tué Wohl comme les autres ? — Je n’en sais rien. Ils ont peut-être décidé qu’il ne savait rien de vraiment dangereux pour eux. Moi pas davantage d’ailleurs… Ne vous imaginez pas que je vais me faire supprimer chaque fois que je mettrai le pied dehors. — Je ne me fais pas d’illusions, ricana Leamington. Vous avez eu jusqu’à maintenant une chance incroyable. — Art va sûrement me manquer pendant quelques jours, reprit Graham. » Il soupira. « Est-ce que vous avez pu me trouver ces renseignements sur Padilla ? — Nous avons essayé. » Leamington poussa un grognement écœuré. « Notre agent là-bas n’a rien trouvé du tout. Les autorités sont débordées et n’ont pas le temps de l’écouter. — Comment cela ? Encore une épidémie de flemmingite ? — Non, ce n’est pas cela. Peu après notre message, Buenos Aires a été violemment bombardée par les Asiatiques. La ville a beaucoup souffert. — Zut ! lança Graham, dépité. Encore une piste éventuelle qui nous échappe. — Il nous reste les postes d’amateurs, fit remarquer Leamington sans entrain. Nous travaillons là-dessus. Mais cela va prendre un moment. Ces satanés amateurs ont le chic pour se cacher au sommet des montagnes ou en pleine jungle. Toujours dans les endroits les plus impossibles. — Vous ne pouvez pas lancer un appel par radio ? — Oh ! bien sûr, je peux lancer un appel… exactement comme je peux appeler ma femme quand elle n’est pas là. Ils ne sont à l’écoute que quand l’envie leur en prend. » Il prit soudain une feuille de papier dans un tiroir, la tendit à Graham. « C’est arrivé juste avant votre retour. À vous, cela dira peut-être quelque chose. » « Dépêche United Press », lut Graham, parcourant rapidement la feuille imprimée. « Le professeur Fergus Mac Andrew, physicien atomiste de réputation internationale, a mystérieusement disparu ce matin de son domicile à Kirkintilloch, en Écosse. » Il lança un bref coup d’œil à Leamington impassible, puis reprit sa lecture. « Le professeur a disparu alors qu’il prenait son petit déjeuner : il a laissé son repas et son café encore tiède. Madame Martha Leslie, sa gouvernante, assure qu’il a été enlevé par des globes lumineux. » « Eh bien ? demanda Leamington. — Enlevé… pas tué. C’est étrange ! » Graham fronça les sourcils. « Il ne devait pas en savoir bien long, sinon ils l’auraient laissé mort sur sa tasse au lieu de le kidnapper. Mais alors, pourquoi l’enlever, s’il n’était pas dangereux ? — C’est ce qui me chiffonne. » Pour la première fois de sa vie, Leamington n’essayait pas de mater ses sentiments. Il dit d’une voix forte en martelant la table : « Depuis le début de cette maudite affaire, nous nous trouvons toujours empêtrés dans une multitude de fils conducteurs qui mènent régulièrement à des gens qui ne sont plus que des cadavres, ou qui ne sont plus rien du tout. Chaque fois que nous nous précipitons sur une piste, c’est pour tomber sur un nouveau cadavre. Voilà maintenant qu’ils se mettent à subtiliser jusqu’aux corps du délit. Même pas un cadavre cette fois-ci. » Il claqua des doigts. « Parti… comme ça ! Où cela va-t-il nous mener ? Quand cela va-t-il finir… si jamais cela finit ? — Par la mort du dernier Viton ou l’enterrement du dernier homme. » Graham roula en boule la dépêche United Press et changea de sujet de conversation. « Le cerveau de ce Mac Andrew doit être un bel échantillon de ce qu’on fait de mieux dans le genre actuellement. — Et alors ? — Ils ne vont pas se contenter de lui scruter l’esprit comme ils l’ont fait jusqu’à maintenant. Ils vont lui démonter tout l’intellect pour en trouver le mécanisme. Je ne vois pas pour quelle autre raison ils l’auraient enlevé, au lieu de le tuer. À mon avis, les Vitons commencent à être mal à l’aise, ils ont peut-être même peur, et ils ont pensé que Mac Andrew serait un excellent sujet pour pratiquer leurs expériences de superchirurgie. » Ses yeux prirent un éclat qui stupéfia son interlocuteur. « Ils vont essayer d’établir un repère pour les pronostics. Ils sont en train de perdre confiance et ils veulent savoir ce qui les attend. Ils vont mesurer la puissance cérébrale de ce Mac Andrew et, de cette mesure, ils déduiront si nous sommes ou non sur le point de découvrir ce qu’ils craignent de nous voir trouver. — Et puis ? siffla Leamington. — Nous soupçonnons Padilla d’avoir, intentionnellement ou pas, découvert quelque chose au sujet des Vitons. Mais nous ne devons pas écarter l’hypothèse d’un meurtre commis dans l’unique dessein de nous égarer – pour détourner la meute vers l’Amérique du Sud. » Graham se leva et vint s’appuyer sur le bureau de son chef, l’index pointé vers lui pour souligner ses paroles. « Si je ne me trompe, cet enlèvement a une double signification. — À savoir ? — Primo, qu’il existe effectivement une arme capable de détruire les Vitons et qu’il ne nous reste qu’à la découvrir… si nous le pouvons. Les Vitons sont vulnérables. » Il fit une pause et reprit en martelant ses mots : « Secundo, que, si l’étude du cerveau de Mac Andrew leur confirme qu’il est dans nos possibilités de découvrir et de mettre au point cette arme, ils feront tout ce qu’ils pourront pour parer à cette menace… et ça ne traînera pas. Ça va valser ! — Comme si ça ne valsait pas déjà, fit remarquer Leamington. Pouvez-vous imaginer rien de plus désespéré que notre situation à l’heure actuelle ? — Mieux vaut un mal connu qu’un mal qu’on ne connaît pas, riposta Graham. Nous savons de quoi nous écopons pour l’instant. Nous ignorons ce qu’ils nous réservent. — S’ils machinent de nouvelles abominations, dit Leamington, là, je crois qu’ils nous liquideront ! » Graham ne répondit rien. Il était plongé dans de profondes et sombres méditations. Quelqu’un, qui était mort maintenant, lui avait dit qu’il était doué de perception extrasensorielle. C’était peut-être cela, peut-être la seconde vue… mais il savait que quelque chose de mieux se préparait, comme catastrophe. Il faisait noir : des ténèbres épaisses, sinistres, comme seules peuvent s’en voiler les villes jadis étincelantes de lumière. À part les lueurs intermittentes des gyrautos qui filaient, tous feux camouflés, telles des lucioles dans les canyons dévastés des rues de New York, tout n’était qu’obscurité pesante. De loin en loin, des barrières enduites de peinture phosphorescente luisaient dans la nuit, signalant aux conducteurs les immenses cratères laissés par les bombes. L’aigre puanteur de guerre était plus forte que jamais : ce n’étaient partout que terrains bouleversés, canalisations rompues, briques pulvérisées et corps déchiquetés. En pleine Sixième Rue, Graham aperçut un feu rouge qu’on agitait dans l’ombre. Il ralentit, stoppa et descendit. « Qu’est-ce que cela veut dire ? » Un jeune officier apparut. « Désolé, Monsieur, je réquisitionne votre machine. » Il examina en silence les papiers de Graham, puis dit : « Je n’y peux rien, monsieur Graham. J’ai la consigne de réquisitionner tout véhicule qui passe par ici. » Graham prit dans le gyrauto son gros pardessus et l’enfila. « Très bien, je ne discute pas vos consignes. Je vais continuer à pied. — Je suis vraiment navré, assura l’officier. Mais cela ne va pas du tout sur le front ouest, et nous avons besoin de tous les véhicules sur lesquels nous pouvons mettre la main. » Il se tourna vers deux de ses hommes dont l’uniforme vert olive se confondait presque avec l’obscurité. « Conduisez-moi cette machine au dépôt. » Les deux soldats montèrent dans le gyrauto, tandis que l’officier allumait de nouveau sa lampe pour arraisonner un autre véhicule qui s’approchait. Graham poursuivit sa route d’un pas précipité, longeant de son côté des murs chancelants, quelquefois soutenus par des étais. Sur l’autre trottoir se dressaient les squelettes de ce qui avait été autrefois de grands immeubles commerciaux. Une batterie de DCA était installée dans le square au bout de la rue. Il nota au passage l’aura de tension nerveuse autour des silhouettes casquées qui veillaient sur les longs canons dressés vers le ciel. La mission de ces gens était d’une consternante inutilité : ni les canons, ni les fusées, ni les signaux d’alarme les plus perfectionnés ne pouvaient rien contre des projectiles arrivant bien avant leur propre son. Tout ce qu’ils pouvaient espérer, c’était descendre de temps en temps une bombe-robot, ou bien quelque Asiatique avide d’un honorable suicide. Rien de plus. Au-delà du parc, un poste de repérage par le son combiné avec un radar était installé dans un équilibre précaire sur un toit en ruine. Les quatre énormes cornets du détecteur se dressaient vainement vers l’occident. L’antenne hémisphérique du radar pivotait consciencieusement, mais sans grande efficacité. Graham ne pouvait pas les voir mais il savait que, quelque part entre le poste de repérage et les canons du parc, d’autres silhouettes veillaient sur leur avertisseur Sperry… attendant le gémissement qui annoncerait l’approche d’un ennemi assez lent pour être détecté et, peut-être, abattu. Une aurore d’un rose éclatant flamba une seconde au-dessus des palissades puis, au bout d’une éternité, le fracas de l’explosion retentit. Une gigantesque vague de fond parcourut l’Hudson. Ensuite le silence remplit les cieux. Mais pas de silence, sur la route… une étrange rumeur montait sans cesse du sous-sol : un bruit de rongement colossal. Tout au long du chemin, Graham entendit ce broiement souterrain l’accompagner dans sa marche furtive. Sous lui, bien au-delà des fondations mêmes de la ville, de formidables mâchoires d’acier au béryllium engloutissaient le roc. Comme autant d’énormes taupes, des machines mâchaient le sous-sol, traçant les artères d’une nouvelle cité à l’abri des bombes et des fusées. Graham prit à gauche et aperçut dans l’ombre une tache plus sombre. Sur l’autre trottoir, une vague silhouette s’approchait à grands pas martelés par des talons ferrés. L’homme arrivait presque au niveau de Graham et ils allaient se croiser quand, d’un gros nuage qu’on distinguait à peine dans les ténèbres, plongea une boule de froide lumière bleue. Elle fonça avec une irrésistible violence. L’homme perçut un péril imminent, pivota et poussa un hurlement déchirant qui s’acheva en râle. Graham se tapit au plus profond de l’ombre, assista à l’horrible scène : avec une incroyable rapidité, la sphère fonça et tournoya autour de sa victime éclairée de sa lueur pâle. Il vit les longs filaments brillants du Viton s’introduire dans le corps de l’homme. La sphère exhala deux anneaux qui montèrent, se dissipèrent comme deux halos immatériels. L’instant d’après, le monstre lumineux prenait son essor, emportant le corps de sa victime. Deux cents mètres plus loin, un autre homme fut enlevé de la même façon en traversant un terrain vague. Passant devant un hôtel délabré, Graham aperçut chasseur et gibier. À la lueur fantomatique du Viton, l’ombre du malheureux fuyait devant lui, étirée dans une perspective fantastique. Comme poursuivi par une apparition tout droit issue de l’enfer, il courait à grandes enjambées lourdaudes, tandis que des mots bizarres et sans suite jaillissaient de sa gorge serrée par la peur. La lueur bleutée l’atteignit, formant derrière sa tête un halo démoniaque. Puis la sphère se gonfla, engloutit le fuyard avec son dernier cri de désespoir. Après avoir craché deux anneaux, le Viton enleva le corps vers le ciel. Une troisième et une quatrième victime furent capturées plus loin. Les malheureux virent la lueur bleue fondre sur eux. L’un d’eux se mit à courir. L’autre tomba à genoux, ployé dans une attitude soumise et terrifiée, les mains croisées derrière la nuque. Le fuyard s’enrouait à hurler, son ventre se soulevait, il poussait des cris de damné. L’agenouillé demeurait courbé comme devant une idole. Les deux furent saisis ensemble, ensemble sanglotèrent et s’envolèrent ensemble, pécheur et damné, l’hérétique tout comme le croyant. Les Vitons n’avaient aucune préférence, aucun favori. Ils distribuaient la mort avec autant d’impartialité que les marchands de canons et les méningocoques. Le front de Graham ruisselait de sueur tandis qu’il se coulait dans l’allée et franchissait les portes de l’hôpital de la Miséricorde. Il s’épongea avant de monter voir Eva. Il ne lui dirait rien, décida-t-il, de ces tragédies. Elle était comme d’habitude calme et tranquille, et ses splendides yeux noirs se posèrent sur Graham avec une sorte d’apaisante sérénité. Mais ils n’en fouillèrent pas moins profondément en lui. « Que s’est-il passé ? interrogea-t-elle. — Passé ? Comment cela ? — Vous avez l’air inquiet. Et vous venez de vous essuyer le front. » Graham sortit son mouchoir et s’épongea de nouveau. « Comment le saviez-vous ? — Vous étiez tout luisant. » Une lueur d’angoisse passa dans ses yeux. « Est-ce qu’ils étaient encore après vous ? — Non, pas après moi. — Après quelqu’un d’autre, alors ? — Qu’est-ce que c’est ? s’enquit-il. Un interrogatoire ? — Vous aviez l’air désemparé, insista-t-elle. Je ne vous avais jamais vu comme cela. » Il chassa de sa pensée toutes les redoutables questions qui s’y pressaient, et lança un regard à la Charles Boyer. « Je suis toujours désemparé quand je vous parle. Je serai normal quand je serai habitué à vous, quand je vous aurai vue plus souvent. — Ce qui veut dire ? — Vous le savez très bien. — Je vous assure que je n’ai pas la moindre idée de ce dont vous voulez parler, dit-elle d’un ton froid. — Un rendez-vous, précisa-t-il. — Un rendez-vous…, répéta-t-elle, les yeux au ciel. Vous choisissez bien votre moment. » Elle s’assit à son bureau et prit son stylo. « Il faut être fou à lier pour penser à cela maintenant. Monsieur Graham, je vous souhaite bien le bonjour. — C’est la nuit, et non le jour, rappela-t-il. » Il poussa un soupir à fendre l’âme. « Une nuit pour amoureux. » Soufflant avec un mépris nullement déguisé, elle se mit à écrire. « Parfait, dit Graham. Vous m’envoyez encore sur les roses. Je commence à en avoir l’habitude. Changeons de sujet de conversation. Que savez-vous de neuf ? » Elle reposa sa plume. « Enfin, vous recouvrez la raison. Cela fait plusieurs heures que j’ai envie de vous voir. — Seigneur, ce n’est pas possible ! » Il se dressa, l’air ravi. « Ne soyez pas si vaniteux. » Elle lui fit signe de se rasseoir. « Il s’agit de choses sérieuses. — Ô Ciel, ne suis-je donc pas une chose sérieuse ? déclama-t-il. — Le professeur Farmiloe est venu prendre le thé. — Qu’a-t-il que je n’aie pas ? — De l’éducation. » Il encaissa sans broncher. « C’est un charmant vieux monsieur. Vous le connaissez ? — Vaguement… mais je veux l’ignorer désormais, déclara Graham, l’air prodigieusement jaloux et dédaigneux. Un vieux machin orné d’un bouc blanchâtre, n’est-ce pas ? Je crois qu’il est expert en je-ne-sais-quoi à l’école de Fordham. Il doit s’occuper de papillons tropicaux ou quelque chose dans le genre. — C’est mon parrain, lança-t-elle comme si le fait expliquait tout. C’est un physicien, monsieur Graham et… — Bill », lui souffla-t-il. Elle l’ignora. « Je crois qu’il… — Bill, insista-t-il. — Oh ! bon, dit-elle avec impatience. Bill, si cela vous fait plaisir. » Elle essaya de garder un visage impassible, mais il aperçut l’ébauche d’un sourire et en tira une profonde satisfaction. « Bill, je crois qu’il a une idée. Cela m’inquiète. Chaque fois que quelqu’un a une idée, il meurt. — Pas nécessairement. Nous ne savons pas combien de gens vivent encore qui ont des idées depuis des mois. Tenez, je suis vivant, moi. — Vous êtes toujours en vie parce que vous n’avez, apparemment, qu’une idée en tête, fit-elle observer avec aigreur, faisant disparaître ses jambes sous son siège. — Comment pouvez-vous dire ça ? » Il prit une figure atterrée. « Pour l’amour du Ciel, voulez-vous me laisser parler ? — Bon, dit-il avec une grimace de dérision. Qu’est-ce qui vous fait croire que le vieux Farmiloe souffre d’une idée ? — J’étais en train de lui parler des Vitons. Je voulais qu’il m’explique pourquoi il est si difficile de trouver une arme contre eux. — Et qu’a-t-il dit ? — Il a dit que nous n’avions pas encore appris à manipuler les forces aussi facilement que les substances ; que nous avions bien été capables de découvrir les Vitons, mais pas encore de nous débarrasser d’eux. Il a dit que nous pourrions leur lancer dessus toutes sortes de formes d’énergie, mais que, si rien ne se passait, nous n’avions absolument aucun moyen de découvrir la raison de nos échecs. Nous ne pouvons même pas faire prisonnier un Viton pour voir s’il repousse l’énergie ou s’il l’absorbe pour la rediffuser ensuite. Nous ne pouvons pas en attraper un pour voir de quoi il est fait. — Nous savons qu’ils absorbent certaines formes d’énergie, fit remarquer Graham. Ils absorbent l’énergie du courant nerveux et la lampent comme chevaux à l’abreuvoir. Ils absorbent les ondes radar, car les radars sont incapables de détecter un Viton. Quant au mystère de leur composition, ma foi, le vieux Farmiloe a raison. Nous n’en avons aucune idée et aucun moyen d’en avoir. C’est bien là le hic. — Le professeur Farmiloe dit qu’à son avis les Vitons ont une sorte de champ électrodynamique qu’ils peuvent modifier à leur gré, et auquel ils peuvent faire prendre la même forme que celle de l’énergie qui les entoure, ce qui leur permet d’absorber celles dont ils se nourrissent. Comme les courants nerveux dont vous parliez, ajouta-t-elle, la figure crispée de dégoût. — Et nous sommes incapables de reproduire ces courants avec un appareil à nous, continua Graham. Si nous y arrivions, nous pourrions les gaver à les faire éclater. » Cette remarque ramena le sourire sur les lèvres d’Eva. « Je lui ai dit justement que j’aurais aimé avoir une cuiller magique pour les battre en neige. » Ses doigts minces firent valser dans l’air une cuiller imaginaire. « Je ne sais trop pourquoi, mais ma suggestion a paru lui faire beaucoup d’effet. Il s’est mis à m’imiter et à faire tourner son doigt comme pour un jeu nouveau. Je me sentais déjà assez bête, mais je ne voyais pas pourquoi il se faisait aussi bête que moi. Il en sait davantage sur toutes les questions d’énergie que je pourrai jamais espérer en apprendre. — Je n’y comprends rien. Vous ne croyez pas qu’il est retombé en enfance ? — Certainement pas. — Alors, je ne vois pas. » Graham eut un geste d’impuissance. « Il a eu l’air soudain très absorbé et, sans autre explication, m’a dit qu’il lui fallait s’en aller, poursuivit-elle. Puis, l’air préoccupé, il est sorti non sans m’avoir dit qu’il allait essayer de me fabriquer ma cuiller. Je suis sûre que ce n’était pas une parole en l’air pour me divertir, et qu’il voulait dire quelque chose. Mais quoi ? — Il est piqué ! » trancha Graham. Il agita une cuiller invisible. « Cette histoire a détraqué sa cervelle fêlée par la science. Vous allez voir qu’il va rentrer chez lui, fabriquer un fouet à œufs en fil de fer, et finir un jour par en jouer sous la surveillance de Fawcett. Fawcett en a des dizaines comme ça. — Vous ne diriez pas de choses pareilles si vous connaissiez le professeur aussi bien que moi, rétorqua-t-elle sèchement. Il n’a absolument rien d’un déséquilibré. J’aimerais bien que vous alliez le voir. Il aura peut-être des choses très intéressantes à vous dire. » Elle se pencha en avant. « À moins que vous préfériez arriver trop tard, comme d’habitude ? » Il eut un haut-le-corps. « C’est bon, c’est bon, ne m’achevez pas pendant que je suis à terre. J’y vais tout de suite. — Voilà qui est sensé, approuva-t-elle. » Elle le regarda se lever et prendre son chapeau, et ses yeux changèrent d’expression. « Avant de partir, allez-vous me dire ce qui vous préoccupe ? — Moi, préoccupé ? » Il se retourna lentement. « Ha ha, vous voulez rire ! — Inutile de me jouer la comédie. J’ai vu que vous étiez préoccupé à la minute même où vous êtes entré. » Elle joignit les mains. « Bill, qu’y a-t-il ? Quelque chose de nouveau ? De pire ? — Oh, bon Dieu ! » Il réfléchit un instant, puis : « Après tout, il vaut peut-être mieux que je vous le dise. Vous l’apprendrez de toute façon, tôt ou tard. — De quoi s’agit-il ? — Ils ne tuent plus. Ils attrapent leurs victimes et les emmènent Dieu sait où. » Il tourna son chapeau entre ses doigts. « Nous ne savons absolument pas dans quel but. Mais nous pouvons y rêver… si nous désirons des cauchemars ! » Elle pâlit. « C’est la dernière version du vieux cliché : un sort plus terrible que la mort ! » ajouta-t-il brutalement. Il enfonça son chapeau sur sa tête. « Alors je vous en conjure, soyez prudente, et faites l’impossible pour vous tenir hors de leur atteinte. Et n’esquivez donc pas vos rendez-vous, même en vous défilant par le ciel, hein ? — Je n’ai pas pris de rendez-vous. — Pas encore. Mais vous en prendrez. Quand tout ça sera réglé, vous n’aurez pas une seconde de répit. » Il sourit. « Dites-vous bien qu’à ce moment-là je n’aurai rien d’autre à faire qu’à m’occuper de vous ! » Et il referma la porte sur l’ombre de sourire de la jeune femme. Il emportait l’image de ce sourire avec lui, mais il n’eut pas le loisir d’y réfléchir longtemps. Dans le lointain, d’énormes gouttes bleuâtres ruisselaient des nuages : la pluie de l’enfer. Et, bien que les globules fantômes soient trop loin pour que Graham puisse les distinguer nettement, il perçut qu’ils ne remontaient là-haut, un peu plus tard, que lourdement chargés. Il imaginait ces corps humains raidis qui montaient vers le ciel, emprisonnés dans les tentacules de leurs répugnants ravisseurs, et pendant ce temps-là, en bas, dix mille canons braqués sur le ciel bas et un millier de détecteurs guettant l’arrivée d’un autre ennemi qui lui, du moins, était de chair. La pêche aux grenouilles continuait, alors même que celles-ci se livraient entre elles à une lutte sans merci. Graham se demanda ce que pourrait penser de cette épidémie d’enlèvements un observateur non encore traité à la formule de Bjornsen. Sans nul doute, cette épouvantable manifestation des puissances supérieures justifiait largement les superstitions du passé. De tels événements s’étaient déjà produits. L’histoire et les légendes regorgeaient de crises de folies subites, de lévitations, de disparitions et d’ascensions dans l’azur mystérieux des cieux éternels. Il abandonna ces méditations. Sa pensée revint au vieux scientifique qui avait quitté Eva à la hâte, en proie à quelque étrange idée, et il se dit : Bill Graham, je te parie tout ce que tu voudras que Farmiloe est ou bien fou, ou bien disparu, ou bien mort. Il tourna dans Drexler Avenue, se faufilant prudemment par toutes les zones d’ombre. Ses semelles de caoutchouc faisaient peu de bruit sur le sol et, de ses yeux brillants comme l’agate, il fouillait les nuages nocturnes pour parer à toute embuscade éventuelle. Tout en bas, sous ses pieds, les mâchoires d’acier s’en allaient rongeant, rongeant inlassablement les tufs les plus profonds, les rocs les plus secrets. 11 Il n’y avait pas de doute possible, le professeur Farmiloe était mort. Graham l’avait vu en ouvrant la porte. Il traversa vivement la pièce obscure, balayant les fenêtres du faisceau de sa lampe de poche pour s’assurer que les rideaux ne laissaient passer aucun rai de lumière au-dehors. Rassuré sur ce point, il chercha un commutateur, alluma. Une ampoule de deux cents watts éclaira le corps immobile du scientifique, et la lumière vint se jouer dans les cheveux blancs qu’encadraient deux bras repliés sur la table. On aurait dit que Farmiloe avait laissé retomber sa tête lasse sur le bureau et s’était endormi. Mais son sommeil n’était pas celui que l’aube vient interrompre. C’était un sommeil d’une autre sorte, sans rêves et sans fin. Graham souleva avec précaution les épaules du scientifique, passa la main à travers l’ouverture de sa chemise et tâta la poitrine froide. Il examina le visage empreint de bonté, et vit qu’il n’avait pas cette expression terrorisée qu’il avait remarquée sur les autres cadavres. Farmiloe avait atteint un bel âge. Peut-être sa mort était-elle naturelle. Peut-être son heure était-elle vraiment venue, et peut-être les Vitons n’avaient-ils joué aucun rôle dans la tragédie. À première vue, il semblait bien que ce soit le cas. Le visage avait une expression paisible, et puis le scientifique était mort, au lieu d’être enlevé. Et cependant, même si l’autopsie faisait conclure à une crise cardiaque, cela ne voudrait rien dire, absolument rien. D’étranges filaments vibratiles pouvaient absorber des courants nerveux électriques avec une rapidité et une intensité suffisantes pour paralyser les muscles du cœur. Quelqu’un – surtout un vieillard – pouvait mourir de cette façon sans que la chose soit liée à des manifestations supranormales. Farmiloe n’avait-il fait qu’atteindre le terme du temps qui lui était alloué ? Ou bien son cerveau ingénieux avait-il abrité une idée capable de se transformer en menace ? Graham regarda le corps d’un œil morne et se maudit intérieurement. « À moins que vous préfériez arriver trop tard, comme d’habitude ? » Ah, elle ne s’était pas trompée ! Un vrai carabinier, voilà ce que je suis. Pourquoi diable n’ai-je pas couru après le bonhomme dès qu’elle m’en a parlé ? Il se gratta la tête. Il y a des jours où je me demande si j’apprendrai à me remuer. Il regarda autour de lui dans la pièce. Allons, face de buse, au travail ! Avec une hâte fiévreuse, il se mit à fouiller la pièce. Ce n’était pas un laboratoire, mais plutôt une sorte de bureau-bibliothèque. Sans grand respect pour l’ordre qui y régnait, il mit la pièce sens dessus dessous dans sa recherche d’un indice. Il ne trouva rien qui puisse lui indiquer la moindre piste. La masse de livres, de documents et de papiers de toutes sortes entassée là lui parut aussi dénuée de sens qu’un discours de politicien. Quand enfin il abandonna ses recherches et se résolut à partir, son visage exprimait un morne découragement. Pendant ce temps le corps, dont les manœuvres de Graham avaient dérangé l’équilibre, avait glissé sur le siège pour tomber en avant, les bras étendus tout de leur long sur le bureau. Graham prit le cadavre sous les aisselles et le transporta vers le divan. Quelque chose tomba à terre, roula avec un bruit métallique. Graham étendit le corps sur le divan, couvrit le visage et croisa les mains décrépites et cordées de veines du vieillard. Puis il chercha ce qui avait roulé à terre. C’était un porte-mine. Il en repéra l’éclat argenté au pied du bureau et le ramassa. Il devait être tombé des mains froides de Farmiloe, ou de ses genoux. Cette trouvaille le stimula. Il se souvint des écrits décousus trouvés auprès d’autres cadavres, et ce crayon lui parut très suggestif. Évidemment, il se pouvait fort bien qu’on ait fait passer Farmiloe de vie à trépas – en admettant qu’on l’ait fait – au moment même où son cerveau émettait la pensée que son crayon s’apprêtait à transcrire. Ce n’était pas du tout dans la manière des Vitons de laisser des chances à quiconque : ils tuaient sans avertissement ni hésitation, et l’on ne s’en remettait pas. Soudain vint à Graham une idée dont il ne s’était jamais avisé jusqu’alors : les Vitons ne savaient pas lire. C’était l’évidence, et pourtant il n’y avait encore jamais songé ! Les Vitons n’avaient pas d’organes optiques, la perception extrasensorielle leur en tenait lieu. C’est pourquoi ils condamnaient à mort quiconque nourrissait des idées dangereuses, ou songeait à enregistrer de telles idées sous une forme qu’eux, Vitons, ne pouvaient percevoir. Des caractères imprimés ou écrits sur le papier n’avaient pour eux aucune signification. Leur domaine, c’était la pensée, et non la plume, le crayon ou le caractère d’imprimerie. Ils étaient les maîtres de l’intangible, mais non du concret et du matériel. Autrement dit, si Farmiloe s’était servi de ce crayon, il était fort probable que ce qu’il avait écrit était demeuré, n’avait pas été davantage détruit que les autres messages. Graham revint une seconde fois aux tiroirs du bureau et les passa au crible, cherchant des carnets de notes, de brouillons, n’importe quel griffonnage qui, pour un esprit averti, aurait pu avoir une signification. Il s’assura que sur le bureau même le bloc et le buvard ne portaient aucune trace d’écriture, et examina page par page les deux livres scientifiques qui se trouvaient là. Pas de résultat. Restait seulement le Sun. La dernière édition du soir était là, au milieu du bureau. Elle n’était pas encore dépliée et on aurait dit que Farmiloe s’apprêtait à en prendre connaissance, lorsqu’il avait été brusquement arraché à ce monde. Graham promena sur la feuille son œil exercé et subitement sursauta : il venait de voir une marque au crayon. C’était un rond griffonné à la hâte, d’un trait brusque et épais, comme par un homme en état d’extrême excitation – ou à deux pas de la mort. S’ils l’ont eu, se dit Graham, il a sûrement fait ceci après. La mort ne coïncide pas avec l’arrêt du cœur, le cerveau ne perd conscience que quelques secondes plus tard. J’ai vu un mort courir dix pas avant d’admettre qu’il était mort. Il se passa la langue sur ses lèvres sèches et s’efforça de déchiffrer ce message d’outre-tombe. Ce cercle fébrilement dessiné représentait l’acte de résistance ultime de Farmiloe, son effort têtu pour laisser un indice, si fruste et fragile qu’il puisse être. En un sens, c’était poignant : le tribut offert par le professeur mourant à l’intelligence et aux facultés déductives de ses semblables. C’était grotesque aussi, ça ne pouvait l’être plus, car le cercle entourait l’image imprimée d’un ours ! Dans la colonne réservée à la publicité, l’animal se détachait tout droit sur un fond d’icebergs, la patte avant droite étendue en un geste persuasif et le mufle revêtu d’un irritant sourire de fierté commerciale. Le sujet en était un imposant réfrigérateur ornementé sous lequel on pouvait lire ces mots enjôleurs : « Je représente le meilleur réfrigérateur du monde Vous me trouverez sur sa porte. » « Ce n’est pas l’excès de modestie qui les étouffe », grommela Graham. Il regardait la feuille d’un air découragé. « Je vais dormir, décida-t-il. Il faut que je dorme, sinon je vais rejoindre les rangs des travailleurs du chapeau…» Il découpa soigneusement l’annonce et la mit dans son portefeuille. Puis il éteignit la lumière et partit. Entrant dans une cabine téléphonique du métro, il appela la police. Il leur signala le décès de Farmiloe et, entre deux bâillements, leur donna quelques rapides instructions. Puis il composa Boro 8-19638. Il n’obtint pas de réponse et, malgré sa fatigue, s’étonna qu’il n’y ait personne au bureau du Service de renseignements. Il était trop las pour approfondir la question et s’en inquiéter. Ils ne répondaient pas ? Eh bien ! tant pis pour eux. Un peu plus tard, il tomba dans son lit et ferma avec reconnaissance ses yeux rougis de fatigue. À quinze cents mètres de là, un poste combiné de DCA et de guet par détecteur Sperry, écoute et radar, se trouvait dans le noir, sans servants, ceux-ci ayant bien involontairement abandonné leur poste. Ignorant tout cela, Graham se débattait dans des rêves fantastiques où un bureau désert apparaissait cerné par un océan de vie bleuâtre et scintillante qu’arpentait une gigantesque silhouette d’ours. L’inquiétude qu’il aurait dû éprouver la veille vint l’assaillir au matin. Il tenta d’obtenir le bureau de Leamington, mais n’obtint toujours pas de réponse. Cette fois, il réagit avec vigueur. Il se passe quelque chose de louche là-bas, lui criait son cerveau reposé… Fais attention. Il fit très attention lorsque, un peu plus tard, il arriva près de l’immeuble. Tout avait l’air innocent… calme comme un piège à souris fraîchement posé. Les Vitons les plus proches se trouvaient assez loin à l’ouest. Ils flânaient sous de gros nuages, avec l’air de se contempler le nombril. Graham resta là un quart d’heure, partageant son attention entre le ciel et l’immeuble également menaçants. Il semblait n’y avoir aucun autre moyen de découvrir pourquoi Leamington ne répondait pas, que d’y aller voir. Il entra courageusement dans l’immeuble et il gagnait une cabine d’ascenseur lorsqu’un homme jaillit de la loge du concierge et fonça sur lui. Il avait des yeux noirs et des cheveux encore plus noirs plaqués sur un visage blanc comme la craie. Ses vêtements, ses chaussures et son chapeau étaient noirs. Il avait tout l’air d’un croque-mort. D’un pas souple et félin, il traversa le hall, cria quelque chose à Graham d’une voix rauque et fit feu droit sur lui. Si Graham avait été un peu moins sur ses gardes ou avait eu des réflexes un peu moins vifs, l’autre lui aurait fait sauter la moitié de la figure. Mais Graham plongea au sol et sentit la balle siffler au-dessus de sa tête. À plat ventre, il roula comme un fou dans l’espoir de caramboler les jambes de l’autre avant qu’il ait fait feu de nouveau, mais non sans savoir qu’il arriverait trop tard. Les muscles de son dos se crispèrent dans l’attente du choc de la balle. Le coup prévu partit avec un claquement sec. Graham ouvrit la bouche en un réflexe nerveux sans qu’il en sorte aucun son. Au moment même où il constatait avec ahurissement que cette fois encore il n’était pas touché, il entendit un étrange gloussement aussitôt suivi d’un bruit sourd. Un visage strié de pourpre vint s’abattre au niveau du sol, un visage où les yeux qui perdaient leur lustre conservaient une lueur insensée. Graham sauta sur ses pieds avec une souplesse d’acrobate. Avec stupéfaction, il considéra son assaillant écroulé. Un gémissement sourd attira son attention de côté. Bondissant par-dessus le corps de l’homme en noir, il courut à l’escalier serpentant autour de la cage d’ascenseur, se pencha sur la silhouette affaissée sur les dernières marches. Celle-ci remuait faiblement, par petits mouvements pitoyables. Graham vit que l’homme avait la main crispée sur un pistolet et la veste percée de quatre trous cerclés de sang. En voyant Graham, il leva sa main libre pour tendre un simple anneau d’or. « Ne vous occupez pas de moi, mon vieux, murmura l’homme, faisant un violent effort pour parler. J’ai réussi à descendre jusqu’ici… mais je ne pourrais pas faire un pas de plus. » Ses jambes se contractèrent spasmodiquement. Le mourant lâcha son arme qui tomba à terre à grand bruit. « Mais je l’ai eu, le cochon. Je l’ai eu… et je vous ai sauvé ! » L’anneau d’or à la main, Graham contempla tour à tour et la forme sombre de son assaillant et l’homme étendu à ses pieds. Dehors retentissait un vacarme d’enfer. L’immeuble tout entier oscillait et on entendait des maisons s’écrouler dans le voisinage, mais Graham n’y prêtait aucune attention. Que faisait cet agent mortellement blessé à l’entrée même du Service de renseignements ? Pourquoi le bureau n’avait-il répondu ni à son appel de la veille ni à celui de ce matin ? « Laissez-moi, j’ai mon compte ! » L’agent essayait faiblement de repousser les mains de Graham déchirant la veste ensanglantée. « Jetez un coup d’œil là-haut et puis mettez-les…» Il eut un hoquet et sa bouche se couvrit d’écume rouge. « La ville est… pleine de fous ! Ils ont ouvert les asiles et les fous sont… en liberté ! Filez, mon vieux ! — Mon Dieu ! » Graham se redressa. L’homme à ses pieds avait rendu son dernier soupir. Il ramassa le pistolet et s’engouffra dans l’ascenseur le plus proche. Dehors, les pierres continuaient à crouler, mais il n’entendait pas. Qu’allait-il trouver là-haut ? Jetez un coup d’œil là-haut et puis mettez-les ! L’automatique à la main, ses yeux étincelants fixés sur la cage de l’escalier, il trépignait d’impatience tant la cabine lui semblait s’élever avec une intolérable lenteur. Lorsqu’il jeta les yeux dans le bureau de Leamington, son estomac eut une horrible contraction. La pièce ressemblait à un abattoir. Il les compta en hâte : sept ! Trois corps étendus près de la fenêtre, la face à jamais marquée d’un destin diabolique. Leurs revolvers étaient dans leurs baudriers. Ils n’avaient pas eu le temps de s’en servir. Les quatre autres étaient dispersés dans la pièce. Ceux-là avaient tiré leurs armes et s’en étaient servis. L’un d’eux était le colonel Leamington, dont le visage avait conservé jusque dans la mort toute sa dignité. Les trois près de la fenêtre ont eu leur compte réglé par les Vitons, décida Graham qui s’efforçait d’oublier l’horreur de la situation pour la juger avec calme. Les autres se sont tués entre eux. Oubliant pour l’instant qu’on l’avait averti de filer aussi vite que possible, Graham s’approcha du bureau de son chef et se mit à examiner les lieux. Il n’était pas difficile de reconstituer les événements. De toute évidence, les deux qui se trouvaient auprès de la porte – les derniers arrivés – avaient ouvert le feu sur Leamington et sur l’autre, mais n’avaient pas été assez rapides. Leamington et son assistant avaient riposté sur-le-champ et les tirs s’étaient croisés. Le résultat n’avait rien d’inattendu. Les projectiles à sections étaient infiniment plus meurtriers que les vieilles balles tout d’une pièce. Tous les cadavres étaient ceux d’agents du Service de renseignements, fait qui surprenait Graham. Il erra dans la pièce, la main toujours crispée sur son arme, essayant de trouver quelque solution. Les Vitons auraient donc d’abord attaqué les trois hommes près de la fenêtre et laissé Leamington et son compagnon indemnes – ou en tout cas vivants. Mais pourquoi diable auraient-ils fait ça ? C’est très bizarre… Il s’assit sur le bureau tout en ne perdant pas les corps de vue. Ensuite, les trois autres sont arrivés, peut-être parce que Leamington les avait fait appeler. Ils ont dû se rendre compte en entrant que quelque chose n’allait pas, puisqu’ils ont tout de suite ouvert le feu. Ils ont eu leur compte tous les cinq. Quatre se sont écroulés. Le cinquième est sorti tant bien que mal et a descendu l’escalier. Il soupesa le pistolet dans sa main. Mais pourquoi ont-ils tiré ? Il se remit debout et alla retirer les anneaux d’or des doigts des cadavres. Il les mit dans sa poche. Peu importait ce qui s’était produit, ces hommes avaient été tout comme lui des agents du Service de renseignements américain. Une sonnerie retentit doucement dans un coin de la pièce. Graham s’approcha du récepteur de télévision, l’alluma. C’était la première édition du Times. Il la parcourut avec attention. La pression asiatique s’accentuait dans le Moyen-Orient. Des ouvriers avaient manifesté pour demander l’utilisation immédiate des stocks de bombes atomiques. La situation européenne était très grave. Trente stratoplanes ennemis descendus dans le Kansas méridional : la plus importante bataille stratosphérique de la guerre. Un bombardement opéré de six mille mètres était tombé par chance sur un dépôt asiatique et avait dévasté vingt-cinq mille hectares. « Bientôt la guerre bactériologique », disait Cornock. Le Congrès mettait hors la loi le culte des adorateurs de Vitons. La page disparut de l’écran pour faire place à celle des nouvelles locales. Graham la lut et comprit la situation : une vague de folie déferlait sur le monde. À New York et dans la plupart des grandes villes occidentales, des gens étaient kidnappés, enlevés au ciel puis renvoyés sur terre, mais dans un état mental nettement différent de celui où ils se trouvaient à l’aller. Superchirurgie dans les nuages… Graham crispa ses doigts sur le pistolet, car il venait de saisir la terrible signification de la scène de massacre qu’il avait sous les yeux. C’était un coup de maître. La victoire finale en serait infiniment plus certaine et – dans l’intervalle que de miel à pomper avec l’aide des malheureuses recrues prises dans les rangs mêmes des anti-Vitons. Qu’avait donc dit le pauvre diable effondré au pied de l’escalier ? « La ville est pleine de fous ! » C’était ça ! Les trois hommes près de la fenêtre avaient été tués en résistant, ou parce qu’ils ne se trouvaient pas répondre aux exigences de l’expérience. Leamington et les autres, en revanche, avaient été pris. On les avait opérés, puis renvoyés. Ils étaient revenus esclaves de leurs terribles maîtres. Le bureau n’était plus qu’un piège habilement tendu pour prendre les agents du Service secret – l’âme même de la résistance –, un par un ou par groupes. Mais les trois derniers qui étaient arrivés ensemble avaient flairé le danger. Avec l’inflexible sentiment du devoir qui les caractérisait, ils avaient abattu Leamington et son compagnon. L’heure n’était pas au sentiment. Sans hésiter, les trois hommes avaient tué leur propre chef, parce qu’ils n’avaient pas tardé à comprendre qu’il ne l’était plus, mais un simple instrument aux mains de l’ennemi. Le bureau était un piège… Peut-être était-il toujours un piège ! Cette pensée traversa comme un coup de poignard le cerveau de Graham. Il bondit vers la fenêtre. Les nuages s’étaient dissipés et dans le ciel net brillait le soleil du matin. Il y avait peut-être sous cette coupole d’azur une centaine, un millier de Vitons qui planaient aux alentours, surveillant le piège, certains même prêts à piquer dessus. Car la formule de Bjornsen, pour merveilleuse qu’elle soit, ne permettait pas de distinguer les sphères ultrableues sur un fond de bleu normal. Le bleu et l’ultrableu avaient le même éclat sous le soleil matinal, indiscernables l’un de l’autre. Graham savait que son regard angoissé s’accompagnait de pensées non moins angoissées, que ses ondes psychiques pouvaient attirer les chasseurs à l’affût. Sans tarder davantage, il se précipita vers la porte. Mieux valait filer pendant qu’il était encore temps. Il fonça vers les ascenseurs et descendit en hâte. Deux hommes flânaient devant la porte du hall. Il les vit à travers la paroi transparente de la cabine au moment même où l’ascenseur pneumatique s’arrêtait avec un doux rebond au rez-de-chaussée. Graham réfléchit en vitesse. Si ces types étaient normaux, ils montreraient de la curiosité à la vue des deux cadavres qui sont sous leur nez. Ça n’a pas l’air de les intéresser, donc ils ne sont pas normaux. Les Vitons les mènent ! Avant que la cabine ait eu le temps de s’immobiliser, Graham appuyait sur le bouton de descente et disparaissait aux yeux des deux hommes. Avec un sursaut de surprise, ils se précipitèrent, tous deux revolver au poing. S’arrêtant au cinquième sous-sol, Graham sortit de la cabine et traversa le souterrain avant que le souffle des compresseurs se soit tu. Il s’accroupit sous le grand escalier : des pas résonnaient en haut. Dégainant son pistolet, il se rua à travers une enfilade de couloirs déserts, parvint à une sortie située à l’autre bout de l’immeuble. Il franchit une porte blindée, aspira avec délices l’air frais. Cela le changeait agréablement de l’odeur de mousse et de rats qui régnait dans le souterrain. Il existait cinq autres issues de ce genre connues des seuls porteurs de l’anneau. Le sergent de garde au poste de police fit glisser le téléphone sur l’acajou bien ciré du bureau, mordit dans son escalope et dit, la bouche pleine : « Faut pas vous frapper, mon vieux ! Le préfet de police s’est fait descendre vers 6 heures. C’est son garde du corps qui a fait le coup. » Il avala une autre bouchée. « Qu’est-ce que ça veut dire quand les gros bonnets se font bousiller par leurs gardes du corps ? — Oui, qu’est-ce que ça veut dire ? » répéta Graham. Il secoua l’appareil. « On dirait qu’ils ont détraqué les installations téléphoniques également. — Toute la nuit, marmonna le sergent à travers son escalope. » Il avala ce qu’il avait dans la bouche, avec un violent mouvement de la pomme d’Adam. « Par dizaines, par centaines qu’ils arrivaient ! On avait beau leur cogner dessus, leur tirer dans les fesses, les abattre… il en venait toujours ! Quelques-uns de ces cinglés étaient des types de chez nous, encore en uniforme. » Il posa sa matraque sur son bureau. « Quand Heggarty viendra me relever, je serai prêt à l’accueillir… au cas où il ne serait plus Heggarty ! On ne sait pas ce qui peut arriver ! — Vous ne pouvez pas vous fier même à votre propre mère. » Graham avait enfin sa communication. « Eh, Hetty ! » cria-t-il. Il eut un sourire amer en entendant le « Hé ! » qui lui répondit, et lança : « Je voudrais parler à monsieur Sangster, tout de suite ! » Une belle voix bien timbrée lui parvint. Graham reprit son souffle et conta en détail son aventure d’une demi-heure plus tôt. « Je ne peux pas arriver à avoir Washington, conclut-il. Il paraît que toutes les lignes sont en dérangement et que les communications radio sont interrompues. Pour l’instant, c’est à vous que je fais mon rapport. Il n’y a personne d’autre à qui je puisse le faire. — C’est une terrible nouvelle, dit Sangster avec gravité. D’où me parlez-vous ? — Comment voulez-vous que je le sache ? » La surprise fit monter de deux tons la voix de Sangster. « Voyons, vous savez bien où vous êtes en ce moment ? — Peut-être ! Mais vous, vous ne le savez pas… et vous ne le saurez pas ! — Vous voulez dire que vous refusez de me le dire ? Vous me suspectez, moi ? Vous croyez que moi aussi je pourrais être victime des Vitons ? » Il demeura un instant silencieux. Graham essayait de voir l’expression de Sangster sur l’écran, mais l’appareil ne fonctionnait pas et n’envoyait que des images fugitives entre des tourbillons d’ombre et de lumière. « Je ne peux pas vous en vouloir, continua Sangster. Certaines de leurs recrues se comportent comme des gangsters idiots, mais d’autres déploient une extraordinaire astuce. — Ce que j’aimerais, si cela vous est possible, c’est que vous vous chargiez de transmettre mon rapport à Washington, dit Graham. Je suis trop bousculé pour essayer moi-même. Vous me rendriez service en le faisant. — Je vais essayer, promit Sangster. Rien d’autre ? — Si. J’aimerais me procurer les noms et adresses de tous les autres agents du Service de renseignements qui pourraient se trouver dans la ville ou aux alentours. Ils ne seront pas tous tombés dans le piège. Il arrive à certains de ne pas revenir au bureau durant des semaines. Je suis sûr qu’il y en a encore en liberté. Leamington était le seul ici à pouvoir me donner le renseignement, mais Washington peut le fournir. — Je vais voir ce qu’on peut faire. » Sangster fit une pause, puis reprit un peu plus haut : « Nous nous sommes occupés de deux questions dont Leamington nous avait chargés. — Vous avez découvert quelque chose ? demanda Graham avec avidité. — Une réponse d’Angleterre. Il paraît que les notes trouvées dans le laboratoire de Mac Andrew ont révélé qu’il menait des recherches très intéressantes sur les variations de la vitesse des particules atomiques en fonction de la chaleur. Apparemment, il était sur la piste du secret de la force de cohésion intra-atomique. Il n’avait pas encore abouti quand il a disparu, et les Anglais le tiennent pour mort. — C’est à peu près sûr ! affirma Graham. Les Vitons l’ont analysé, puis ont jeté ses restes. Il doit traîner dans quelque poubelle céleste… tout comme un cobaye disséqué. — J’ai assez d’imagination pour me représenter la chose sans que vous insistiez, lança Sangster d’un ton de reproche. C’est assez horrible comme cela. — Mes excuses ! — Nous n’avons pas découvert un seul amateur qui se soit trouvé à l’écoute de Padilla, poursuivit Sangster. Quel qu’il ait été, son message à Treleaven demeurera un mystère. Ce qu’on sait de la vie de Padilla n’a rien révélé, sinon qu’il avait réalisé quelques innovations techniques en matière de radio qui lui avaient rapporté beaucoup d’argent, en simplifiant la modulation de fréquence, notamment. Ce n’est pas à cela qu’il a dû d’être supprimé, c’est à une autre découverte… mais il n’a rien laissé qui indique de quoi il s’agissait. — J’ai abandonné cette piste voici deux jours. — Vous dites cela comme si vous en aviez trouvé une meilleure. » Sangster avait l’air intéressé. « Non ? — J’en trouve une nouvelle presque tous les matins, dit Graham d’un air morne, et elle me claque régulièrement entre les doigts vers le soir. » Il se mordit les lèvres et poussa un soupir. « Et les experts du gouvernement, qu’est-ce qu’ils font ? — Rien, pour autant que je sache. Ils sont divisés en deux groupes, qui se sont installés dans des endroits à l’écart sur le conseil de Leamington. Mais ils se sont aperçus que leur isolement même les handicapait aussi. Ils font des plans, ils construisent un appareil… puis découvrent qu’il n’y a pas de Vitons dans le voisinage sur qui l’essayer. — Seigneur ! Je n’avais pas pensé à cela, reconnut Graham. — Ce n’est pas votre faute. Aucun de nous n’y a pensé. » Sangster parlait d’une voix lugubre. « Et si nous les mettons dans un endroit infesté de Vitons, ils se feront tuer. C’est une impasse. » Il claqua des doigts, d’énervement. « Vous avez sans doute raison, dit Graham. Je vous rappelle dès que j’ai quelque chose qui en vaille la peine. — Où allez-vous maintenant ? questionna brusquement Sangster. — Je suis sourd de cette oreille, lui dit Graham. C’est drôle… je ne vous comprends pas du tout. — Oh ! parfait. » Sangster avait l’air désappointé. « Je crois que vous avez raison. Portez-vous bien. » Un déclic : il avait raccroché. « Ce qu’il faut, intervint le sergent d’un air sombre, c’est chercher à qui tout ça profite. — Et à qui ? demanda Graham. — Aux croque-morts. » Le sergent fronça les sourcils en voyant le rictus de son interlocuteur. « C’est pas vrai ? » 12 Sur la plaque de bronze, on lisait : « FABRIQUE AMÉRICAINE DE RÉFRIGÉRATEURS » Graham entra et passa cinq minutes à s’escrimer contre un obstiné, avant de pouvoir se faire introduire auprès du personnage dont le nom s’inscrivait en lettres d’or sur une porte en chêne massif. Le nom était Thurlow, et il était porté par une momie vivante. Thurlow semblait desséché à force d’avoir passé toute sa vie à transpirer à la poursuite des bénéfices. « Cela nous est impossible », gémit Thurlow quand Graham lui eut expliqué le but de sa visite. Sa voix était feutrée comme un vieux papyrus. « Nous ne pourrions pas fournir un réfrigérateur au sultan de Zanzibar, même s’il nous offrait de le payer son poids d’or. Depuis le début de la guerre, nous travaillons uniquement pour le gouvernement et n’avons pas produit un seul appareil. — Cela n’a pas d’importance, dit Graham sans même discuter. Il m’en faut un pour qu’on le démonte à l’université. Donnez-moi la liste de vos clients d’ici. » Thurlow passa une main décharnée sur son crâne chauve et jauni. « Rien à faire ! Cette situation ne va pas durer éternellement. Un jour, mon prince viendra. Et j’aurai bonne mine avec une liste de mes clients circulant chez mes concurrents. — Voulez-vous insinuer…», commença Graham, furieux. Thurlow le calma d’un geste. « Je n’insinue rien. Comment voulez-vous que je sache qui vous êtes ? Cette espèce d’anneau que vous portez ne m’avance à rien. Je ne pourrais lire ce qu’il y a d’écrit dessus qu’au microscope. » Il eut un funèbre ricanement : « Hi hi hi ! » Graham se maîtrisa pour lui dire : « Me donnerez-vous cette liste si je vous apporte un mandat écrit ? » Thurlow prit un air matois. « Ma foi, si ce que vous m’apportez me satisfait, je vous donnerai une liste. Mais vous feriez mieux de m’apporter quelque chose de convaincant. Je n’ai pas l’intention de me laisser souffler ma clientèle par un concurrent sans scrupule. — Vous n’avez rien à craindre, répondit Graham en se levant. Je vous apporterai un papier tout ce qu’il y a d’explicite, ou la police fera la demande à ma place. » Arrivé à la porte, il s’arrêta et demanda : « Depuis combien de temps vous servez-vous de cet ours comme marque de fabrique ? — Depuis que nous avons ouvert cette usine. Plus de trente ans. » Thurlow prit un ton doctoral. « Dans l’esprit du public, cet ours qui se tient debout est associé à une fabrication qui ne connaît pas de rivale dans son domaine, une fabrication qui – et je ne suis pas le seul à le dire – est universellement reconnue comme… — Merci », coupa Graham. Il sortit. Le crampon à qui il avait d’abord eu affaire le raccompagna jusqu’à la porte en disant : « Il a marché ? — Non. — J’en étais sûr. — Pourquoi ? » L’autre avait l’air inquiet. « Je ne devrais pas dire ça, mais franchement, Thurlow refuserait une goutte de lait à un petit chat aveugle. Graham lui donna une bourrade sur le bras. « Pourquoi vous en faire ? Vous avez le temps pour vous. Quand il passera l’arme à gauche, vous prendrez sa place. — Si jamais nous vivons tous les deux assez longtemps pour le voir, fit remarquer l’autre, l’air lugubre. — C’est justement à ça que je veille, dit Graham. Salut ! » Il y avait une cabine vidéophonique au drugstore du coin. Graham examina soigneusement les quatre clients et les trois vendeurs avant de leur tourner le dos pour s’engouffrer dans la cabine. Il se méfiait de tout le monde. Une voix intérieure l’avertissait qu’il était implacablement recherché, qu’enfin l’ennemi avait compris que la source de l’opposition n’était pas tant le monde scientifique qu’un petit groupe d’as des Renseignements dont il était l’as d’atout. Les Vitons avaient pallié leur incapacité de distinguer un être humain parmi le troupeau. Ils avaient enrôlé de force d’autres hommes, leur assignant la tâche de séparer les brebis galeuses de la masse. Ils s’étaient acquis l’aide d’une horde de quislings[1] qu’ils avaient façonnés eux-mêmes chirurgicalement – sorte de cinquième colonne inconsciente mais ô combien dangereuse. Jusqu’alors, Graham n’avait risqué que d’être attaqué par hasard par un Viton qui se serait avisé de lire dans son cerveau. Mais à cette heure, il se voyait menacé par des ennemis par procuration qui étaient ses propres congénères. Cette nouvelle technique du frère-tue-le-frère constituait la dernière en date et la plus dangereuse des menaces auxquelles il ait été exposé. En faisant son numéro, il remercia le ciel que, dans son égarement, Wohl ne l’ait pas signalé, lui et son lieu de résidence. La cervelle démolie du policier avait contre son gré livré l’emplacement du bureau central. C’est pourquoi ses ravisseurs l’avaient dédaigneusement laissé sur place, dans leur hâte d’arriver sur la scène du massacre. Graham se jura de ne jamais dévoiler au lieutenant que c’était lui, lui seul qui avait « donné » Leamington et les autres. « Ici Graham, dit-il en entendant le déclic du récepteur décroché à l’autre bout du fil. — Écoutez, Graham, répliqua Sangster d’une voix pressante. Tout de suite après votre dernier coup de téléphone, je me suis mis en rapport avec Washington. Nous sommes reliés par des émetteurs de radio d’amateurs – il semble bien que ce soit l’unique système de communication auquel on puisse encore se fier. Ils vous demandent d’urgence à Washington. Vous feriez bien de filer là-bas ! — Vous savez ce qu’ils me veulent ? — Non. Tout ce que je sais, c’est que vous devez voir Keithley immédiatement. Un stratoplane asiatique tombé dans nos mains vous attend à Battery Park. — En voilà une idée, de me faire voler dans un appareil asiatique. Nos chasseurs ne le laisseront pas cinq minutes dans le ciel. — J’ai bien peur que vous ne vous rendiez pas compte de notre situation, Graham. À l’exception de quelques rares sorties très dangereuses, nos chasseurs restent au sol. S’ils n’avaient que les Asiatiques à combattre, ils auraient vite fait d’en nettoyer le ciel. Mais il y a aussi les Vitons. Et ça, ce n’est pas du tout la même chose. Les Vitons peuvent très facilement prendre un pilote, et le forcer à atterrir en territoire ennemi pour faire cadeau de son appareil aux Asiatiques… or nous ne pouvons pas nous permettre de gaspiller nos hommes et nos machines comme cela. Les Asiatiques ont acquis la suprématie aérienne. Cela peut nous faire perdre la guerre. Prenez l’appareil en question, vous serez plus tranquille. — Bon, je file. » Après un coup d’œil dans le magasin, Graham rapprocha ses lèvres de l’écouteur et poursuivit hâtivement : « Je vous ai appelé pour vous demander de me procurer une liste des clients locaux de la fabrique de réfrigérateurs. Il se peut que vous ayez du fil à retordre avec un nommé Thurlow qui essaiera de jouer au malin. Ne le ménagez pas, vous me ferez plaisir. Il y a longtemps qu’on aurait dû lui tirer les oreilles. J’aimerais aussi que vous contactiez Harriman, à l’Institut Smithsonian. Qu’il joigne tous les astronomes encore en activité et leur demande s’ils voient un rapport quelconque entre les luminescences et la Grande Ourse. — La Grande Ourse ? répéta Sangster, étonné. — Oui, j’ai un ours dans mon jeu et il doit sûrement signifier quelque chose. Dieu sait quoi, mais il faut que je le trouve. J’ai l’impression que c’est extrêmement important. — Important, un ours ! Ça ne peut pas être un autre animal, non ? Il faut que ce soit un ours ? — Rien d’autre qu’un lourdaud de Martin, dit Graham. Je suis à peu près certain qu’on ne trouvera rien du côté des astronomes, mais nous ne pouvons pas nous permettre de négliger la moindre chance. — Des réfrigérateurs, des astres et des ours ! débita Sangster. Seigneur ! » Il resta un moment silencieux, puis reprit d’un ton morne : « J’ai bien l’impression qu’ils vous ont travaillé, vous aussi… mais je ferai ce que vous demandez. » Après un dernier « Seigneur ! », il raccrocha. Le voyage vers Washington se déroula très vite et sans encombre, ce qui n’empêcha pas le pilote de pousser un soupir de soulagement en touchant le sol. Il descendit de son engin et dit à Graham : « C’est bien agréable d’arriver où l’on voulait au lieu d’être emmené on ne sait où par les globes bleus. » Graham acquiesça et monta dans la voiture qui l’attendait, et qui démarra à toute allure. Dix minutes après, il maudissait intérieurement la déplorable habitude administrative qui consiste à gagner deux minutes pour en perdre dix. Il arpentait l’antichambre à longs pas impatients. Qui croirait que l’on était en guerre, à voir la façon dont on vous faisait poireauter à Washington ? Ces deux scientifiques, par exemple. Dieu seul savait qui ils attendaient, mais ils étaient là, quand lui, Graham, était arrivé, et à les voir, on avait l’impression qu’ils espéraient bien y être encore quand le rocher des âges tomberait en poussière. Graham les considéra d’un air irrité. Ils parlaient et parlaient comme si la destruction du monde et le massacre de tous les humains n’étaient que bagatelles à côté d’autres questions bien plus importantes. Ils discutaient de la formule de Bjornsen. Le plus petit affirmait que la modification de la vue était provoquée par les molécules de bleu de méthylène que l’iode, grâce à ses propriétés halogènes, avait apportées au tissu rétinien. Le gros n’était pas de cet avis. C’était l’iode qui était à la base de tout. Le bleu de méthylène était le catalyseur provoquant la fixation d’un rectificateur qui, autrement, pourrait dégénérer. Quant au peyotl, il n’était là que pour stimuler les nerfs optiques, pour les adapter à la nouvelle vision. C’était l’iode qui faisait tout le travail. Voyez par exemple les schizophrènes de Webb. Ils avaient de l’iode, mais pas de bleu de méthylène. Dans leur mutation, la fixation s’effectuait naturellement sans qu’ils aient besoin de catalyseur. Avec un souverain mépris d’autres problèmes plus pressants, le petit repartit de plus belle, exaspérant Graham. Celui-ci se demandait en quoi il importait de savoir comment agissait la formule de Bjornsen, du moment qu’elle produisait l’effet désiré, lorsqu’il entendit appeler son nom. Trois hommes occupaient la pièce dans laquelle on l’introduisit. Il les reconnut : Tollerton, un expert de Washington ; Willets C. Keithley, chef suprême du Service de renseignements, et enfin un homme à la mâchoire carrée et aux yeux gris dont la présence figea Graham au garde-à-vous : le Président ! « Monsieur Graham, dit le Président sans autre préambule, un messager est arrivé ce matin d’Europe. C’était le cinquième qu’on nous envoyait en l’espace de quarante-huit heures. Ses quatre prédécesseurs sont morts en route. Celui-ci nous apporte de mauvaises nouvelles. — Oui, monsieur le Président, dit Graham d’un ton respectueux. — Un missile est tombé sur Louvain, en Belgique. L’impact était atomique. L’Europe a répliqué par dix fusées semblables. L’Asie en a renvoyé douze. Ce matin, la première fusée atomique est arrivée sur notre territoire. La nouvelle n’a pas été répandue, bien entendu, mais nous sommes sur le point de contre-attaquer avec vigueur. Bref, ce que l’on avait tant craint, la guerre atomique, a commencé. » Les mains derrière le dos, il se mit à arpenter le tapis. « Notre moral est bon malgré tout. Le peuple a confiance. Il est sûr que nous aurons la victoire finale. — J’en suis certain, monsieur le Président », dit Graham. Le Président s’arrêta et regarda Graham bien en face. « J’aimerais en être aussi sûr que vous ! La situation actuelle n’est plus une guerre dans le sens historique du terme. S’il en était ainsi, nous gagnerions. Mais c’est autre chose cette fois – le suicide de l’espèce. Qui saute à l’eau ne gagne que la paix éternelle. Cette fois-ci, aucun des adversaires ne peut gagner… si ce n’est peut-être les Vitons. L’humanité dans son ensemble perdra. Nous, en tant que nation, nous devons perdre aussi, car nous faisons partie de l’humanité. Les cerveaux les plus lucides ont compris cela depuis le début, et des deux côtés de la barrière. C’est pourquoi les armes atomiques ont été laissées de côté aussi longtemps que possible. Aujourd’hui – Dieu nous pardonne ! – l’épée atomique est tirée. Aucun des adversaires n’osera courir le risque de rengainer le premier. — Je comprends. — Si c’était tout, ce serait déjà terrible, poursuivit le Président. Mais c’est loin de l’être. » Il se tourna vers une carte murale, désignant de la main une épaisse ligne noire coupée par des hachures qui couvraient la plus grande partie du Nebraska. « Le grand public ignore ceci. Ces hachures représentent la zone de pénétration des blindés ennemis dans les deux derniers jours. Nous ne sommes pas certains de pouvoir contenir les Asiatiques. — Oui Monsieur. » Graham regardait la carte, le visage impassible. « Nous ne pouvons pas faire de sacrifices plus grands. Nous ne pouvons pas contenir de plus grandes forces ennemies. » Le Président se rapprocha et ses yeux plongèrent dans ceux de Graham. « Le messager nous a appris que la situation de l’Europe était déjà extrêmement critique, au point même qu’elle ne peut tenir que jusqu’à lundi soir, 18 heures. Jusque-là, nous restons le dernier espoir de l’humanité. Après quoi, l’Europe capitulera ou sera annihilée. Dix-huit heures et pas plus tard – pas une minute plus tard. — Je vois, Monsieur. » Graham remarqua que Tollerton et Keithley ne le quittaient pas des yeux. « À parler franchement, cela signifie qu’il n’existe d’échappatoire pour aucun d’entre nous, à moins d’assener un coup effectif à la cause fondamentale de tout cela, aux Vitons. Sans quoi nous cessons de survivre en tant qu’êtres sensibles. Sans quoi, ceux d’entre nous qui resteront seront réduits à l’état d’animaux domestiques. Nous avons quatre-vingts heures pour trouver une voie de salut. » La gravité du Président allait croissant. « Je ne compte pas que vous la trouverez pour nous, monsieur Graham. D’aucun homme je n’attends de miracles. Mais, connaissant votre passé, sachant que vous vous êtes personnellement occupé de toute cette affaire depuis le début, je voulais vous apprendre moi-même tout cela. Je voulais vous dire que toute suggestion que vous pourriez faire serait suivie sur l’heure et avec tous les pouvoirs dont nous disposons. Vous dire que vous n’avez qu’à demander pour obtenir tous les pouvoirs que vous jugerez nécessaires. — Le Président, intervint Keithley, considère que, s’il y a un homme qui peut faire quelque chose, c’est vous. C’est vous qui avez mis tout en branle, qui avez tout mené jusqu’à ce point, qui êtes le plus à même de mettre fin à tout – s’il est une fin possible. — Où avez-vous caché les experts ? demanda brusquement Graham. — Il y en a un groupe de vingt en Floride et vingt-huit dans l’intérieur de Porto Rico, répliqua Keithley. — Donnez-les-moi. » Les yeux de Graham brûlaient du feu de la bataille. « Ramenez-les, et donnez-les-moi. — Vous les aurez, déclara le Président. Autre chose, monsieur Graham ? — Donnez-moi le droit absolu de commander tous les laboratoires, usines et voies de communication que je jugerai bon d’utiliser. Que mes demandes de matériel de quelque ordre que ce soit aient la priorité sur toutes les autres. — Accordé, lança le Président sans une seconde d’hésitation. — Encore une chose. » Graham désigna Keithley. « Sa mission sera de me surveiller. Lui me surveillera, et moi je le surveillerai. Si l’un de nous deux devenait la dupe des Vitons, l’autre le mettrait hors d’état de nuire. — Accordé également. » Keithley lui tendit une feuille de papier. « Sangster m’a dit que vous vouliez les adresses des autres agents du service actuellement à New York. En voici une liste de dix : six opèrent à New York et quatre hors de la ville. Sur les six, deux n’ont pas donné de leurs nouvelles depuis quelque temps et l’on ignore ce qu’ils sont devenus. — Je vais essayer de les retrouver. » Graham fourra la feuille dans sa poche. « Quatre-vingts heures, rappela le Président. N’oubliez pas. Quatre-vingts heures encore, et ce sera ou la liberté pour les survivants, ou bien l’esclavage pour ceux qui ne seront pas encore morts. » Il posa une main paternelle sur l’épaule de Graham. « Usez au mieux des pouvoirs qui vous sont confiés, et puisse la Providence vous guider ! — Quatre-vingts heures », murmura Graham en courant vers l’avion qui l’attendait pour le ramener à New York. Le long de l’épine dorsale du Nouveau Monde, cent millions d’hommes en affrontaient trois cents millions. À chaque heure, à chaque minute, des milliers mouraient, des milliers d’autres se faisaient estropier… tandis qu’au-dessus de leurs têtes planaient les hordes bleuâtres. Mais l’infernale beuverie touchait presque à sa fin. On allait servir le dernier plat, l’atomique, porté par des mains trempées de sang. Puis gavés d’énergie humaine, les monstrueux appétits pourraient attendre paisiblement les fêtes à venir, les orgies périodiques lors des saisons de rut et d’enterrements des hommes… Quatre-vingts heures ! Graham entra en trombe dans son appartement de New York, et il était déjà au milieu de la pièce quand il aperçut la silhouette assoupie dans le fauteuil. Le plafonnier ne dispensait pas la moindre clarté, mais le radiateur électrique illuminait toute la pièce. Pour ceux qui avaient suivi le traitement de Bjornsen, ce n’était plus une nouveauté que de voir à la lueur des rayons calorifiques. « Art ! cria-t-il, ravi. J’allais téléphoner à Stamford pour leur demander de vous flanquer à la porte. J’ai sacrément besoin de vous. — Eh bien, me voilà, répondit Wohl. Je ne pouvais plus supporter cet hôpital. Il y avait une infirmière tout en angles qui était un vrai tyran. Elle me faisait peur, elle me cachait ma culotte. Brrr ! » Il frémit rétrospectivement. « J’ai réclamé mes vêtements à cor et à cri. On aurait dit à les entendre qu’ils les avaient vendus à un chiffonnier. Alors, je suis parti sans. — Comment… tout nu ? — Oh ! » Wohl prit un air choqué. Il désigna du pied un paquet par terre. « Non, j’avais ça. On peut vraiment parler de vague de crimes, quand on voit un lieutenant de police barboter des couvertures d’hôpital. » Il se leva, étendit les bras et pivota lentement comme un mannequin. « Vous aimez ce costume ? — Bonté divine, mais c’est un des miens ! — Bien sûr ! Je l’ai trouvé dans votre penderie. Un peu flottant sous les bras et plutôt serré aux fesses, mais ça ira. — Vous êtes drôlement bâti, fit observer Graham. Pas assez sur le devant et trop par-derrière. » Son sourire s’effaça et son visage reprit son sérieux. « Écoutez, Art. Le temps presse. Je reviens à l’instant de Washington et, depuis les nouvelles de là-bas, je suis comme une puce sur de la braise. La situation est bien plus terrible que je me l’étais imaginé. » Il raconta à Wohl ce qui s’était passé depuis qu’il l’avait laissé à l’hôpital de Stamford. « J’ai donc demandé différentes choses à Keithley, et voilà pour vous. » Il lui tendit un anneau d’iridium. « Vous avez été sacqué de la police et embauché par les Renseignements, que ça vous plaise ou pas. On travaille ensemble maintenant. » La feinte nonchalance de Wohl cachait mal son ravissement. « Ainsi soit-il. Comment diable font-ils pour toujours vous fournir un anneau qui aille exactement ? — Ne vous inquiétez pas… nous avons des problèmes plus graves à résoudre. » Il remit à Wohl la coupure déchirée dans le numéro du Sun de Farmiloe. « Il faut aller vite ! Nous avons jusqu’à lundi soir, date à laquelle on tire le rideau ou on sort le char de triomphe ! Peu importe si on crève de faim ou d’autre chose d’ici là, pourvu qu’on fonctionne jusqu’à l’heure limite. » Il brandit la coupure. « Voilà le gribouillage laissé par Farmiloe en mourant. C’est notre seul indice. — Vous êtes sûr que c’en est un ? — Je ne suis sûr de rien dans cette existence. Mais quelque chose me dit que ça nous montre un chemin qui vaut peut-être la peine d’être suivi – un chemin qui a déjà mené Farmiloe à… la mort ! Wohl scruta d’un œil fixe l’ours stupidement planté devant les icebergs. « Vous avez fait démonter à fond un réfrigérateur ? — Sangster en a fait livrer un à l’université et ils l’ont démonté. Ils sont allés jusqu’au dernier écrou, jusqu’à la dernière vis et au dernier fil. Il ne leur restait plus qu’à lécher l’émail pour l’enlever. — Et ça ne leur a rien dit ? — Ce qui s’appelle rien. Le froid tue peut-être les Vitons en ralentissant les vibrations de leur énergie, mais comment appliquer cela en pratique ? Il n’existe pas de rayons frigorifiques, ni aucun moyen d’en produire… c’est théoriquement tout à fait absurde. » Graham lorgna sa montre avec anxiété. « Et à vous, ça ne vous dit rien ? — Brr… Brrr ! répliqua Wohl, remontant les épaules frileusement. — Ne faites pas l’idiot, Art ! Ce n’est pas le moment. — Mais je suis très sensible au froid, dit Wohl pour s’excuser. » Il examina l’annonce d’un air sombre. « Le sourire satisfait de cette bestiole m’agace. Elle sait que nous sommes dans le pétrin, et s’en fiche. » Il rendit la coupure à Graham. « Tout ce que ça me dit, et ça je le savais depuis belle lurette, c’est que vous avez la spécialité de découvrir les pistes les plus farfelues. — Ne retournez pas le couteau dans la plaie, grogna Graham, transperçant de l’index la coupure. Un ours ! Nous avons là quelque chose que nous supposons être un indice. Peut-être est-ce la clef de tout le problème et la voie du salut, si nous le regardons dans le bon sens. Et ça n’est rien de plus qu’un grand ours à l’air content de lui, et sans doute bourré de puces ! — Oui, renchérit Wohl. Une saleté d’ours mal léché. Un pouilleux d’ours polaire ! — Si seulement j’avais joint Farmiloe un peu plus tôt, ou si je l’avais rencontré en chemin…» Graham s’arrêta au beau milieu de sa phrase, pétrifié. Il reprit d’une voix frémissante d’étonnement : « Mais, vous avez bien dit un ours polaire ! — Bien sûr ! Ce n’est pas une girafe, ou alors je suis aveugle. — Un ours polaire ! hurla Graham avec une énergie qui fit sursauter Wohl. Polarisation ! C’est ça… polarisation ! » Il claqua des doigts. « Polarisation circulaire ou elliptique. Bon sang ! Pourquoi n’y ai-je pas pensé plus tôt ? Un enfant aurait pu le voir. Je suis bête à pleurer ! — Hein ? lâcha Wohl, complètement ahuri. — Polarisation. Je parie un million de dollars contre une peau de banane que c’est ça ! cria Graham. L’excitation donnait à son visage une teinte indigo. Des yeux qu’on n’aurait pas traités à la formule de Bjornsen l’auraient tout simplement trouvé rouge. Il attrapa les deux chapeaux, en lança un sur la tête de Wohl ébahi : « Filons ! Pas de temps à perdre. Nous allons annoncer la nouvelle au monde avant qu’il soit trop tard. Allez ! » Ils franchirent la porte en trombe sans prendre la peine de la refermer, et lancèrent un coup d’œil anxieux vers le ciel : des points bleus brillaient, mais à bonne hauteur. « Par ici », indiqua Graham. Il plongea dans une gueule de béton dont le gosier menait à la nouvelle ville souterraine. Ils se précipitèrent dans un ascenseur, descendirent encore de cent vingt mètres. À bout de souffle, ils sautèrent de leur cabine et se trouvèrent au carrefour de six tunnels fraîchement creusés. Des deux dernières galeries parvenaient encore les grondements sourds, les grincements rauques des gigantesques broyeurs. Des prises d’eau, des cabines à vidéophone, des récepteurs publics de télévision et même un petit bureau de tabac étaient déjà installés dans ce quartier souterrain creusé en quelques semaines. Des ingénieurs, des contremaîtres, des inspecteurs et des manœuvres passaient, portant des outils, du matériel, des instruments, des lampes électriques. De temps en temps, un chariot électrique lourdement chargé sortait en bourdonnant d’un tunnel pour entrer dans un autre. Des ouvriers fixaient aux tubes des ascenseurs pneumatiques et aux manches d’aération des détecteurs de gaz radioactifs. « Les Vitons trouvent rarement leur chemin jusqu’ici, dit Graham. Nous devrions être relativement en sûreté pour appeler. Prenez la cabine à côté de la mienne, Art. Joignez toutes les usines, tous les ateliers de matériel scientifique que vous trouverez dans l’annuaire. Dites-leur que le secret pourrait être une polarisation quelconque, sans doute une histoire de polarisation elliptique. Ne les laissez pas discuter avec vous. Dites-leur de répandre la nouvelle partout où ils croiront que cela peut être utile, et raccrochez. — Entendu ! » Wohl entra dans la cabine. « Depuis combien de temps attendiez-vous, quand je suis arrivé ? — Environ un quart d’heure. » Wohl saisit un annuaire, l’ouvrit à la page 1. « Il y avait deux minutes que j’avais fini de m’habiller quand vous êtes arrivé comme un boulet de canon. » Graham s’engouffra dans la cabine voisine, composa un numéro. L’écran était toujours en dérangement, mais il reconnut la voix qui lui répondit. « Essayez la polarisation, Harriman, dit-il précipitamment. Peut-être la polarisation elliptique. Et faites vite… si vous tenez à la vie ! » Il coupa, sans laisser à Harriman le temps de commenter ses paroles. Il effectua sept autres appels, répétant de la façon la plus brève possible son message. Puis il téléphona à l’hôpital de Stamford et demanda à quelle heure Wohl était parti. Il poussa un soupir de soulagement en entendant la réponse. Wohl n’avait pu être enlevé par les Vitons et soumis à leur influence : les heures concordaient. Il n’avait jamais pensé vraiment que Wohl puisse avoir été victime des Vitons, surtout depuis qu’il se montrait désireux de l’aider à répandre la nouvelle que l’ennemi tenait précisément à étouffer. Mais il ne pouvait oublier la sinistre déclaration de Sangster signalant que « d’autres déploient une extraordinaire astuce ». Il était en outre obsédé par la perpétuelle impression, parfois épouvantable, qu’il faisait l’objet tout particulier d’une battue générale. L’ennemi, il le sentait, connaissait sors existence… son problème était de le trouver. Il haussa les épaules, composa un autre numéro, débita rapidement son message et entendit son correspondant répondre : « Votre copain Wohl nous parle sur la seconde ligne en ce moment. Il nous a passé le même tuyau. — Ça ne fait rien, lança Graham. Le tout c’est que vous l’ayez. Répandez la nouvelle le plus possible. » Une heure plus tard, il sortit de la cabine et ouvrit la porte de celle où se trouvait Wohl. « Laissez tomber, Art. Je crois qu’on ne peut plus l’arrêter maintenant. — J’étais arrivé à la lettre P », soupira Wohl. Graham leva les yeux sur la pendule fixée au-dessus des cabines et son visage s’assombrit. « Le temps passe comme l’éclair et il faut que je…» Un grondement lointain l’interrompit. Le sol trembla, parcouru de violents frissons, et une rafale d’air chaud et odorant vint balayer le souterrain. Des choses dégringolèrent dans les tubes d’ascenseurs, s’écrasèrent en bas avec fracas. Une fine poussière se mit à pleuvoir du plafond du tunnel. Au loin, on entendait un bruit de fusillade. Le tumulte s’approchait. Des hommes débouchèrent d’un tunnel, criant et vociférant, et une foule houleuse s’entassa au carrefour. Un gigantesque roulement de tambours retentit au-dessus de leurs têtes, et de la poussière se détacha encore de la voûte. Puis le roulement cessa. La foule s’agita en poussant des imprécations. Un homme fendit la foule, entra dans une cabine téléphonique et en ressortit une minute plus tard. À la force des poumons, il arriva à obtenir le silence et à attirer l’attention de l’auditoire. Sa voix de stentor alla résonner contre les murs du carrefour et se perdre tout au long des tunnels. « La sortie est bloquée ! Le câble du téléphone est intact. J’ai appelé l’extérieur, ils disent que le puits est bouché par dix mille tonnes de pierres. Ce sont les espions des Vitons qui ont fait le coup ! » La foule hurla, des poings se tendirent, tous cherchant à la ronde des cordes et des victimes. « Allons, les gars, ne vous excitez pas ! rugit l’orateur. Les flics les ont eus ! On leur a réglé leur compte. » Il embrassa la foule d’un regard autoritaire. « Allez au numéro 4. Si nous avons des chances de nous en tirer, c’est par là ! » Les ouvriers se dirigèrent vers l’un des tunnels tout en jurant. Avant que le dernier d’entre eux ait franchi la voûte sombre, les bruits de creusement avaient repris avec une vigueur redoublée. Les mâchoires d’acier s’étaient remises à mordre. Graham rattrapa l’orateur qui était sur le point de suivre la masse des ouvriers, se présenta et demanda : « Combien de temps cela va-t-il demander ? — C’est par le numéro 4 que nous y arriverons le plus vite, répliqua l’autre. Il y a une trentaine de mètres de roche solide entre nous et l’équipe qui travaille à nous dégager. À mon avis, il faudra trois heures au moins avant d’opérer la jonction. — Trois heures ! » Graham jeta un coup d’œil sur l’horloge de la tourelle et poussa un grognement d’impatience. Dix de ses quatre-vingts précieuses heures s’étaient déjà écoulées, et tout ce qu’il avait, c’était une pure hypothèse que devrait encore confirmer l’expérience. Trois nouvelles heures allaient être gaspillées en attente – attente d’être libéré de ces profondeurs de la terre qui, du moins, étaient plus sûres que sa surface. Une fois encore, les Vitons avaient bien calculé leur coup… ou alors le diable avait encore une fois veillé sur les siens ! Graham se consola un peu en notant que la sortie donnait sur la Quatorzième Rue ouest, car c’était là, dans les sous-sols du Martin Building, qu’il devait rencontrer les experts gouvernementaux et quelques autres. Ils étaient soixante-quatre à attendre, angoissés, dans l’abri souterrain installé sous l’emplacement même où le professeur Mayo, s’écrasant au sol, avait déclenché toute cette terrible série d’événements. Il était bon, pensa Graham, que le souvenir de cette tragédie plane sur la scène de l’ultime réunion qui devait décider du sort des humains. « On vous a parlé de polarisation ? » demanda-t-il. Ils firent signe que oui. L’un d’eux se leva avec l’intention d’exprimer son opinion, mais Graham lui intima l’ordre de se rasseoir. « Pas de discussion pour l’instant, Messieurs. » Il les examina tous un à un de son œil perçant et poursuivit : « En dépit de leur immense supériorité, nous avons déjà, par deux fois, déjoué nos adversaires. Nous venons de le faire en répandant le dernier message de Farmiloe à propos de la polarisation et nous l’avons fait, tout au début, quand nous avons réussi à révéler au monde l’existence de l’ennemi. Nous les avons battus en dépit de tout ce qu’ils avaient mis en œuvre contre nous. Dans ces deux cas, nous avons su profiter de la principale faiblesse des Vitons, à savoir qu’ils ne peuvent se trouver partout à la fois. Cette fois encore, nous allons employer la même tactique. — Comment cela ? demanda une voix. — Je ne vais pas vous donner tous les détails maintenant. Il peut se trouver parmi nous des hommes en qui nous ne pouvons avoir confiance. » De nouveau il scruta froidement les visages. Ses auditeurs s’agitaient sur leurs sièges d’un air gêné, et chacun lança des regards méfiants en direction de ses voisins. On lisait leurs pensées dans leurs yeux : Qui puis-je appeler mon frère ? Qui puis-je appeler un homme ? Graham poursuivit : « Vous allez vous diviser en huit groupes de huit. Vous serez dispersés et aucun des huit groupes ne connaîtra l’emplacement des sept autres. Qui ne sait rien ne dit rien ! » De nouveau ses auditeurs se regardèrent avec suspicion les uns les autres. Wohl, debout à côté de Graham, sourit intérieurement. Il s’amusait beaucoup. En admettant que dans ce groupe de cerveaux réputés se trouvent une dizaine d’alliés, involontaires mais combien puissants, des Vitons, il n’existait aucun moyen de les reconnaître. Rien ne permettait d’affirmer que la plupart de ces gens n’étaient pas assis entre deux espions. « Je vais prendre un groupe de huit, lui donner ses instructions en privé et le mettre en route, avant de passer au suivant, les informa-t-il. » Il désigna Kennedy Veitch, expert ès radiations. « Vous allez prendre la tête du premier groupe, monsieur Veitch. Choisissez vos sept compagnons, je vous prie. » Quand Veitch eut choisi ses collaborateurs, Graham conduisit le groupe dans une autre pièce et leur dit rapidement : « Vous allez à l’usine Acme, à Philadelphie. En arrivant, vous ne vous contenterez pas de faire des expériences destinées à supprimer quelques Vitons. Si vous réussissiez, en effet, vous seriez immédiatement éliminés par d’autres globes, et nous resterions là à nous demander pourquoi diable vous êtes morts. Nous sommes fatigués de chercher pourquoi des types sont morts. — Je ne vois pas comment nous pourrions éviter les représailles immédiates, fit remarquer Veitch, très pâle, mais parlant d’un ton ferme. — Moi non plus pour l’instant, répondit Graham sans mâcher ses mots. Vous et vos hommes serez peut-être réduits en poussière – mais nous, nous saurons ce que vous faisiez jusqu’à la minute même où vous serez passés de l’autre côté. Nous ne pourrons peut-être pas empêcher que vous soyez envoyés ad patres, mais nous saurons pourquoi. — Ah ! » murmura Veitch. Ses hommes se groupèrent autour de lui en silence, ce curieux silence de ceux qui affrontent l’heure H. « Des microphones vont être disposés un peu partout dans vos laboratoires. Ces microphones seront rattachés au système téléphonique de la ville. Vous serez également reliés au télétype de la police et vous aurez un opérateur de la police avec vous. Le groupe des transmissions de l’armée va vous fournir deux hommes avec des téléphones de campagne. Il y aura également des caméras extrasensibles rattachées à de lointains récepteurs de télévision. Des observateurs postés dans les immeubles voisins ne quitteront pas le laboratoire des yeux. — Je vois, dit lentement Veitch. — Chaque fois que vous ferez la moindre chose, vous décrirez vos gestes en détail. Vous transmettrez votre description par toutes les voies possibles, micro, télétype, radio. Les caméras vous observeront. Les observateurs enregistreront les résultats. Si vous êtes touchés, nous saurons exactement pourquoi. » Veitch ne dit rien et Graham poursuivit : « Si vous réussissez à bousiller un Viton, tous les détails techniques concernant la façon dont vous avez procédé seront révélés avec précision à un grand nombre de personnes dispersées sur une zone étendue. Nous saurons quel est le matériel requis pour recommencer votre expérience, nous en fabriquerons de grandes quantités en accélérant la cadence, et aucune puissance humaine ou extra-humaine ne nous arrêtera. Et maintenant allez, et bonne chance ! » Il se tourna vers Wohl. « Demandez à Laurie de choisir ses sept types et amenez-les ici. — Je n’ai pas beaucoup aimé le petit nabot qui regardait par-dessus l’épaule de Veitch, fit remarquer Wohl en s’arrêtant près de la porte. Il a un regard pas catholique. — Comment ça ? — Oui, une espèce de regard fixe comme celui d’une bête. Vous ne l’avez pas remarqué ? Allez faire un tour à la galerie de portraits de la police, vous en trouverez des dizaines qui regardent comme ça. Ce sont en général des intoxiqués ou des assassins au cerveau détraqué. » Wohl regarda son compagnon d’un air interrogateur. « Ils ne l’ont pas tous, cet air-là, mais la plupart l’ont. Ça dépend de leur état mental au moment où on les photographie. — Je vois, dit Graham d’un ton pensif. En effet, j’avais noté ce détail en étudiant des cas de gangsters célèbres : Dilinger, Nelson, les frères Barrow, etc. Qui sait s’ils n’étaient pas les tristes instruments de soiffards invisibles, les fouets à champagne humains servant à faire mousser les émotions… quand il n’y avait pas assez de lunes de miel dans les parages. — Ça alors ! dit Wohl. Vous voulez dire que toutes les chambres nuptiales servent de buvettes à certains ? — Pas toutes. Bien sûr que non. Mais il y en a, il y en a ! — Je vivrais un enfer sur terre si j’avais un cerveau comme le vôtre. Pourquoi est-ce que vous n’allez pas vous pendre ? » Il eut un geste d’impatience. « Nous sommes tous en enfer et vous savez combien ont déjà succombé parce qu’ils l’ont appris. Veitch ne doit pas encore avoir quitté l’immeuble. Allez le rattraper, Art, mettez-le au courant. » Il se dirigea vers la porte. « Je vais appeler Laurie moi-même. » Ce fut avec un visage encore soucieux qu’il alla chercher le second groupe d’experts et le conduisit dans la pièce. 13 La compagnie d’équipement électrique Faraday se vantait d’avoir le plus grand laboratoire des deux Amériques. À le voir, on aurait cru en effet qu’il s’agissait plutôt de construction aéronautique que d’iconoscopes, de lampes radio et d’écrans stéréoscopiques. Une batterie d’énormes Diesel mixtes occupait une extrémité du hangar. À côté se dressaient de puissants transformateurs. Le tableau de contrôle aurait très bien pu figurer dans la centrale de distribution d’une grande ville. Contre un des murs étaient rangées de grandes lampes radio de trente-six modèles tous plus compliqués les uns que les autres, certaines en cours de montage, d’autres terminées, mais pas encore essayées. Appuyées à l’autre paroi, l’on voyait d’étranges armatures composées de barres, de tiges et de raccords tubulaires : des prototypes expérimentaux d’antennes pour ondes ultracourtes. Il n’y avait pas de chaîne de montage dans ce vaste atelier. C’était là que bricolaient les plus habiles ingénieurs de la compagnie. Les tables étaient jonchées de détecteurs, de cellules photoélectriques, d’écrans stéréoscopiques à moitié montés, d’assemblages de circuits et de diagrammes couverts de chiffres et de courbes. On se souciait peu, chez Faraday, de jeter un million de dollars par an dans les recherches. Qui avait été sur le point, lorsque la guerre avait éclaté, de lancer sur le marché des appareils de luxe de télévision stéréoscopique en six couleurs ? Faraday ! Duncan Laurie mesura d’un œil sombre la masse d’appareils mis à la disposition de son petit groupe et dit à Graham : « Il ne faudrait pas négliger la polarisation rectiligne. Rien ne dit que Farmiloe ne passait pas un petit peu à côté de la bonne voie. — On y a déjà pensé, lui assura Graham. Nous n’avons négligé aucune possibilité, si infime soit-elle. Songez que nous avons envoyé un de nos groupes vers l’ouest pour étudier un rapport selon lequel les Vitons font de grands détours quand ils rencontrent un arc-en-ciel, tout comme les pagayeurs évitent les rapides. — Ça alors ! s’exclama Laurie. — Tout le travail est coordonné. Votre groupe à vous devra se préoccuper uniquement de polarisation hyperbolique. » Laurie tiraillait son oreille d’un air méditatif. « Très bien. Il semble bien que ces globes se réfléchissent sur une bande d’ondes allant de trois millions d’angströms environ à quatre ou cinq. Ils sont diablement difficiles à analyser au spectroscope. Nous n’arrivons jamais à en garder un suffisamment longtemps sous les yeux pour obtenir des résultats valables. Mais il est évident qu’ils sont constitués d’énergie stabilisée, et qu’ils n’obéissent pas aux lois de l’inertie. — Est-ce que les poissons y obéissent ? demanda Graham. — Les poissons ? » Laurie était franchement interloqué. Graham pointa le doigt vers une lucarne, au-dessus de leurs têtes. « Nous devons oublier nos propres conditions d’existence et essayer de voir les choses sous un angle nouveau. Nous avons au-dessus de nous un océan atmosphérique qui, pour les Vitons, est peut-être infiniment plus tangible que pour nous. Cet océan est plein de poissons bleus et luisants qui nagent au milieu de leur habitat naturel, et qui se propulsent par des moyens qui ne nous sont pas donnés, à nous autres qui rampons au fond. — Mais l’énergie… — La lumière ordinaire est une forme d’énergie, et elle a une masse, poursuivit Graham. » Tout en parlant, il entendit crépiter le télétype de la police. « Ces Vitons étant essentiellement composés de forces – petites ondes ou autres –, je pense qu’ils doivent être constitués d’une substance quelconque, tout en n’étant pas une matière dans le sens où nous entendons généralement ce mot. Nous avons devant nous une quatrième et nouvelle forme de la matière, une forme-force. Les Vitons ont une masse, si minime soit-elle de notre point de vue. Ils ont une force d’inertie et ils sont obligés de dépenser de l’énergie pour combattre cette force d’inertie. C’est pour cela qu’ils nous sucent comme des sucres d’orge – pour régénérer leurs tissus. » Il sourit à Laurie. « En tout cas, c’est ce que je crois. — Vous avez peut-être raison », reconnut Laurie. Il lança en direction de la lucarne un regard chargé de répulsion. « Cela dit, continua Graham, les rapports que nous avons réunis, depuis que nous avons découvert les effets des appareils de radiothérapie à ondes courtes sur les Vitons, indiquent que ceux-ci sont sensibles à une bande d’ondes s’étendant de deux centimètres à un mètre cinquante environ. Ils ne meurent pas. Mais ils détalent comme si quelque chose les avait piqués. — À mon avis, ces ondes troublent le tourbillon de leurs électrons en surface mais ne pénètrent pas, dit Laurie. — En effet. Or c’est à la pénétration que nous devons arriver, et pas l’année prochaine, pas le mois prochain ou la semaine prochaine, mais d’ici quelques heures ! Nous avons entamé l’écorce des Vitons, nous en avons reçu des éclats dans les yeux. Avec de la chance, nous arriverons à la leur percer par la polarisation. Si nous ne réussissons pas, nous pouvons tout de suite nous mettre à meugler, car nous redeviendrons ce que nous avons toujours été : un troupeau de vaches. » Il regarda Laurie droit dans les yeux. « Vous avez cinquante heures. Commencez à deux centimètres et allez en remontant. — Nous y arriverons », assura Laurie. Il donna quelques ordres brefs à ses hommes. Le petit groupe – que les dimensions de l’atelier rapetissaient encore – se mit à l’œuvre sans tarder. D’un côté, le télétype transmettait au fur et à mesure les indications que Laurie donnait à haute voix. De leur côté, les micros ultrasensibles enregistraient la voix de l’expert et la diffusaient dans une dizaine de directions à des distances variées. Des caméras vidéo fixées aux poutrelles d’acier du plafond filmaient la scène d’en haut. Escorté de Wohl, Graham se précipita vers la porte. Au moment même où il l’atteignait, les caméras transmirent aux écrans des lointains récepteurs une scène horrible. Toutes les lumières s’éteignirent en même temps, une gerbe de brûlantes étincelles à l’odeur de cuivre s’échappa du standard téléphonique, et un flamboiement bleuâtre gicla dans la pièce par une bouche d’aération du mur nord. Le Viton boula puis glissa jusqu’au ras du sol, tandis qu’à son passage brillaient sur les plans lisses de l’amas d’appareils d’insaisissables reflets bleutés. Une face humaine tordue par la peur, luisant à la lueur fantomatique de la sphère, surgit toute suante sur le chemin de celle-ci – homme-sandwich prêt à être consommé. Un grommellement incompréhensible s’échappa des lèvres tremblantes et s’acheva sur un long soupir rauque. Des pieds traînants raclèrent le sol juste au-dessous du démon luisant, butèrent çà et là, vinrent heurter les pieds de la table. Le globe dansait dans les airs, une forme inerte pendillant dessous. Il eut quelques sursauts violents, comme s’il avait de la peine à tirer le lait énergétique de quelque pis rétif. Une éprouvette de verre dégringola d’une table voisine, toucha terre puis rebondit à plusieurs reprises, comme en une hideuse parodie des tressauts du globe. Quelqu’un se mit à vomir à grand bruit et une flamme rouge jaillit à l’autre bout du laboratoire. Des taches pourpres marbrèrent un instant la surface brillante de l’envahisseur. Encore une flamme. Le dur claquement sec de l’arme prenait ici des proportions assourdissantes. Le globe laissa tomber son fardeau comme un vieux sac vide. Avec une rage vengeresse, il fonça vers l’endroit d’où avait jailli la flamme. Une voix poussa un juron de terreur, s’étrangla et retomba dans le silence. On entendit le Viton tressauter contre le mur en cinq sauvages succions de sangsue. Il repartit avec une foudroyante vélocité. Une traînée bleue en flèche vers la bouche d’aération, une lueur dans l’encadrement de celle-ci, et il ne fut qu’un point dans le ciel lourd de nuages : retour de bordée. Des voix rageuses montèrent dans la pièce éclairée par l’unique lueur de la bouche d’aération, immédiatement fermée par une main invisible. L’obscurité régna. Graham ouvrit la porte toute grande à la lumière du jour. À l’autre bout de la pièce, quelqu’un éclaira d’une lampe électrique le standard et les boîtes à fusibles, et se mit à manipuler ces dernières avec des doigts tremblants. Subitement, la lumière jaillit d’une multitude d’ampoules au plafond. Laurie se précipita dans l’aile centrale, s’agenouilla devant un homme qui roulait des yeux effarés, agitant les bras dans tous les sens. Puis, sentant Graham près de lui, le scientifique leva les yeux vers celui-ci : « Il est fou », signala Graham d’un ton froid. L’homme étendu agrippa la main de Laurie et murmura des mots sans suite. « Il n’a rien dit. Il a perdu la boule tout de suite. — Mon Dieu, c’est affreux ! souffla Laurie. — Nous allons l’emmener. » Il regarda les autres, en cercle autour du fou. Les yeux leur sortaient de la tête. L’un d’eux étreignait un crucifix. « Retournez à votre travail, Messieurs. Ne pensez plus à cela. Ils se dispersèrent lentement. Graham traversa la pièce et rejoignit Wohl, lui aussi penché sur une forme inerte. — Tout ce qu’il y a de plus mort », annonça Wohl avec flegme. Graham se pencha et tira un gros pistolet de policier des doigts raidis du télétypiste. Il posa l’arme sur la table, prit une petite glace et la tourna vers les yeux fixes de la victime. Peut-être son imagination faisait-elle des siennes, mais il lui sembla voir ce subtil quelque chose qu’on appelle la vie s’effacer graduellement de ces yeux levés au ciel. Après avoir examiné le corps, il se redressa et dit : « Pas une marque. Mort d’un arrêt du cœur ! » Dehors sur la route s’approchait un hurlement de sirène qui vint mourir devant la porte ouverte. Quatre policiers entrèrent, flanqués d’un civil. Sans un mot, ils enlevèrent le corps de l’homme en uniforme, puis revinrent chercher le scientifique. Celui-ci ne cessait de marmonner des paroles inintelligibles tandis qu’on l’emportait. Trois des policiers montèrent dans la voiture et partirent. Le quatrième prit place au télétype. L’homme en civil s’approcha de Laurie. « Je suis Ferguson, le remplaçant. » Laurie accueillit cette nouvelle avec stupéfaction. Son regard alla vers ses compagnons. Il se tirailla nerveusement l’oreille, n’osant formuler la question qui lui venait aux lèvres. « C’est ça l’organisation », expliqua Graham. Il indiqua d’un geste significatif les micros et les caméras. « Déjà vos pertes ont été compensées. Continuez votre tâche et dépêchons-nous un peu – nous devons faire plus vite que la mort ! » Graham partit en hâte et monta dans un gyrauto dont Wohl tenait déjà le volant. « Je parie que ma voiture à moi n’est plus qu’un tas de ferraille quelque part dans l’Ouest », dit-il. Wohl s’engagea sur la route. « C’est possible. Où allons-nous ? — À Yonkers. Là-bas se trouve un laboratoire souterrain, et c’est Steve Kœnig qui dirige les travaux. » Remarquant la curiosité de Wohl, il ajouta : « Il n’y a que deux groupes dans les parages. Je ne dis pas où sont les autres, pas même à vous. — Vous voulez dire par là qu’on peut me prendre et me sucer tout ce que j’ai dans le cerveau ? » Wohl fit une grimace en direction du ciel. « Et que ferons-nous si c’est vous la victime ? Rien ? — Personne ne nourrit l’illusion que je suis invincible. Il existe un tas d’autres groupes en dehors de mes soixante-quatre types à moi. Je n’ai jamais eu à m’occuper des autres et je ne sais rien d’eux. Les gens de Washington et d’ailleurs les ont placés aux bons endroits. Qui plus est, personne ici ne sait où se trouvent les experts d’Amérique du Sud et d’Europe. Quant à eux, ils ne savent rien des nôtres. — C’est le moment ou jamais de dire que c’est folie que d’en savoir trop, commenta Wohl. — Plutôt ! » Graham était pensif. « Les choses ont été arrangées de telle façon qu’il en va de moi comme de tous les autres – ce que je ne sais pas, je ne peux pas le dire. » Ils tournèrent à droite. Wohl effectua une brusque embardée pour éviter un grand cratère au milieu de la route. Au-dessus du fossé, la voie aérienne était défoncée sur quatre cents mètres, et les supports tordus de la rampe pendaient dans le vide. « Ça a dû faire du boucan ! » releva Wohl en lançant son véhicule à toute vitesse. Il franchit trois kilomètres en une fraction de minute, ralentit à un carrefour et prit à gauche. À ce moment, le ciel s’éclaira d’une lueur violente et, l’espace d’une demi-seconde, des ombres découpées traversèrent la route. Puis plus rien. Wohl freina brusquement et attendit. Quelques secondes plus tard, le sol trembla. N’étant plus soutenu par ses fondations, un immeuble voisin s’effondra sur la route avec un craquement effroyable, et ses décombres bloquèrent le passage. Quelques Vitons qui planaient dans le ciel filèrent vers l’occident. « Ça, c’était atomique, déclara Graham. C’est tombé à quelques kilomètres d’ici. Probablement un missile. — Si nous étions partis une demi-heure plus tôt…» Wohl n’acheva pas sa phrase. « Oui, mais ce n’est pas le cas, alors tout va bien. Ce n’est pas la peine de continuer, maintenant. Demi-tour, Art. Je vais essayer au Battery Park. » Ils filèrent vers le centre, loin du champignon géant messager de mort. Ils passèrent devant la Banque de Manhattan. « Il semble qu’il y ait des années que j’y ai travaillé. » Il resta un moment silencieux, puis soudain ajouta : « Arrêtez-vous au coin, Art. » Le gyrauto gagna le bord du trottoir et s’arrêta. Graham se tenait courbé sur son siège, les yeux fixés sur la vitre arrière. Enfin, il sortit de la machine en se contorsionnant. « Qu’est-ce qui se passe ? Vous voyez le champignon d’ici ? demanda Wohl, dévoré de curiosité. — Le vingt-quatrième étage. Oui, c’était le vingt-quatrième. » Les yeux de Graham étincelaient. « Quelque chose de bleu et de brillant s’est échappé d’une fenêtre ouverte à ce niveau-là juste après notre passage. Je l’ai vu du coin de l’œil. Les six fenêtres du milieu de cet étage font partie des bureaux de Sangster. — Et alors ? — Et alors je suis presque sûr que c’était un globe bleu. » Une expression de colère se peignit sur le visage de Graham. « Restez là, Art… Je vais téléphoner. » Sans attendre la réponse de Wohl, il entra dans l’immeuble le plus proche et trouva un vidéophone dans un bureau abandonné et à demi démoli du rez-de-chaussée. Contraste curieux avec le reste de la pièce, l’appareil était intact et fonctionnait parfaitement car, dès que Graham eut composé un numéro, un frais visage de jeune fille apparut sur l’écran. « Bonjour, Hetty ! la salua-t-il. — Bonjour ! » Elle arborait un sourire quasi mécanique. « Est-ce que monsieur Sangster est là ? — Non. Il est absent depuis le début de l’après-midi. Je pense qu’il va revenir avant 17 h 30. Est-ce que vous ne voulez pas venir l’attendre ici, monsieur Graham ? » Sa voix était bizarrement inexpressive, mais son sourire s’était fait plus engageant. « Désolé, je ne peux pas. Je… — Cela fait si longtemps qu’on ne vous a pas vu, insista-t-elle. Avec la plupart des immeubles du quartier par terre et celui-ci presque abandonné, j’ai l’impression de vivre dans une île déserte. Je me sens si seule, j’ai peur. Vous ne pouvez pas venir bavarder un peu avec moi en l’attendant ? — Vous savez, Hetty, je n’ai guère le temps. » Le manège enjôleur de Hetty ne le laissait pas indifférent. Il fixait l’écran d’un regard fasciné, remarquait la plus légère crispation des lèvres, le plus infime battement de paupières. « D’où est-ce que vous me parlez ? » Toujours cette voix terne et sans vie, cette voix de phonographe. Graham sentit son cœur battre un peu plus vite et la sueur perler au creux de ses mains. Sans répondre à la question de Hetty, il dit lentement : « Je vais venir, Hetty. Je serai là vers 17 heures. » Son sourire s’épanouit, mais ses yeux ne changèrent pas d’expression. « Chic alors ! Ne me faites pas faux bond. Je compte sur vous, n’est-ce pas ? — Vous pouvez être tranquille, Hetty. » Il raccrocha et contempla un long moment l’écran d’où le visage familier de la jeune fille avait disparu. Il était dans une rage folle. Ses doigts se crispaient comme pour étrangler un ennemi imaginaire. Lâchant une bordée de jurons, il se précipita vers le gyrauto qui les attendait en bas. « Ils ont eu Hetty, dit-il à Wohl. Elle avait une voix et des gestes d’automate. Son bureau est une souricière. — Comme l’était celui de Leamington », fit remarquer Wohl. Il avala péniblement sa salive et se mit à tapoter le volant tout en scrutant le ciel du regard. « Dix contre un que mon appartement est une souricière aussi : Hetty et Sangster connaissent tous les deux mon adresse. » Sa voix tremblait de rage, et il serrait les poings. « Ils se glissent plus près de moi à chaque minute, Art, j’en ai plein le dos. Je ne peux pas supporter cette battue plus longtemps. Je vais aller là-bas et cogner dans le tas… et au diable les Vitons ! » Wohl s’accota du coude contre le volant et, s’appuyant la tête sur une main, se mit à examiner Graham avec un intérêt de clinicien. « Vraiment ? Vous en attrapez un dans le ciel et vous réduisez en bouillie ce qui lui sert de derrière, c’est ça ? » Relevant la tête, il cria soudain : « Arrêtez de débloquer ! — Qu’est-ce qui vous prend ? » Wohl brandit son anneau d’iridium. « Rien. Et rien ne va vous prendre, vous non plus, si je peux m’y opposer. — Je n’ai pas l’intention de me faire prendre. C’est pourquoi je veux frapper un bon coup tout de suite. — Comment allez-vous faire ? » Graham monta dans le gyrauto et réfléchit, l’œil fixé sur le toit transparent pour voir s’il ne se trouvait aucun Viton assez proche d’eux pour lire leurs pensées. « Ça dépend. Si cette souricière est bourrée de Vitons, tout ce que je dis là n’est que pure fanfaronnade, parce que je ne pourrai rien faire. — Ah ! dit Wohl en s’adressant au pare-brise, il le reconnaît tout de même…» Graham lui lança un regard torve et reprit : « Mais si, comme il est probable, ils ont laissé le sale boulot à quelques-unes de leurs créatures, j’y vais. Je vais aller leur démolir le portrait et tirer Hetty de là. Vous n’y voyez pas d’inconvénients, non ? » Wohl médita un instant. « Hum ! Ce serait peut-être possible s’ils n’ont laissé là-bas que des types à eux. Oui, vous pourriez le faire et vous en tirer, bien qu’il y ait de sacrés risques. Mais j’ai une objection. — Qui est ? — Tous ces je. Pour qui est-ce que vous vous prenez ? » Il brandit encore son anneau. « Nous allons chercher Hetty ! — Je n’ai jamais pensé risquer cela tout seul, ni même avec vous. Je ne débloque pas à ce point-là ! » Graham jeta un dernier regard à la Banque de Manhattan. « En revenant de Washington, j’ai rencontré un collègue du Service de renseignements, et je l’ai chargé de trouver les neuf autres agents qui sont censés opérer dans le secteur. S’il a pu mettre la main sur eux, ils m’attendront à Central Station. Nous allons les prendre et voir ce qu’on peut faire. Avec de la chance, nous arriverons peut-être à attraper l’appât en évitant l’hameçon. » Il se carra sur son siège. « Filons, Art… il nous reste moins d’une heure. » Graham examina les huit agents, et remarqua leurs traits énergiques. Ils auraient dû être dix en tout, mais il savait qu’on ne retrouverait jamais les deux manquants. Chacun de ces jeunes costauds savait très bien que leurs effectifs allaient encore s’amenuiser. Mais ils n’en montraient rien. C’étaient des agents du Service de renseignements, des hommes habitués à compenser leurs pertes en effectuant le travail des disparus… et même plus. « Vous savez ce que vous avez à faire ? » demanda Graham. Ils acquiescèrent. Graham leur rappela du doigt la présence des guetteurs qui, vingt étages plus haut, observaient les deux rues et le bureau de Sangster. « Ils disent qu’il n’y a pas de Vitons dans le bureau. Nous n’aurons donc affaire qu’à leurs marionnettes. Je vais entrer. Tout ce que je vous demande, c’est de m’aider à sortir. » Ils acquiescèrent encore. Personne ne voyait pourquoi Graham avait tellement envie de risquer sa vie, mais si c’était vraiment son dessein, cela leur suffisait. Ils étaient prêts à jouer leur rôle. « Allons, les gars… j’y vais. — Moi aussi, annonça Wohl en s’avançant. — Bonté divine, Art, restez tranquille. Nous ne savons pas quelles réactions auront ces pantins. Hetty était une camarade, mais elle ne vous connaît ni d’Ève ni d’Adam. Si vous arrivez là-dedans avec moi, vous allez peut-être tout embrouiller. — Oh, la barbe ! » maugréa Wohl. Avec un sourire d’excuses à Wohl dépité, Graham traversa rapidement la rue sous l’œil attentif des guetteurs en faction là-haut, et entra dans la Banque de Manhattan. Cinq hommes flânaient dans le hall mal tenu et plein de poussière. Sans un regard pour eux, il s’avança d’un pas décidé jusqu’aux ascenseurs pneumatiques et monta au vingt-quatrième étage. Là, il n’y avait plus de flâneurs dans les couloirs, mais Graham sentait, de façon presque tangible, que des yeux invisibles le surveillaient quand il ouvrit la porte du service spécial des Finances. Avec un « B’jour Hetty » lancé d’un air dégagé, il referma la porte derrière lui. Il examina rapidement la pièce, remarqua que la porte du bureau de Sangster était fermée, ainsi que celle d’une grande armoire dans un coin. Pas trace de Sangster. Peut-être la jeune fille lui avait-elle dit la vérité. Dehors une horloge bien éprouvée par les bombardements sonna 20 heures d’une voix fêlée. Il était exactement 17 heures. Graham s’assit sur un coin du bureau, balançant la jambe. « J’ai eu du travail, Hetty, du travail par-dessus la tête. Sans ça, je serais venu vous voir plus tôt. Mais la pièce tire à sa fin… j’espère ! — Comment cela ? » Elle n’ajouta pas « Bill », comme elle le faisait d’habitude. « Nous sommes enfin sur le point de construire une arme contre les Vitons. — En utilisant les ondes courtes ? » demanda-t-elle. Les yeux de Hetty étaient fixés sur les siens et il sentit ses cheveux se dresser sur sa nuque, en voyant le vide de ces prunelles qu’il avait connues si vivantes. Un vide terrible, un regard sans âme. Elle ne s’intéressait plus maintenant aux compliments masculins, aux chiffons, à aucun des sujets de conversation qui lui étaient naguère familiers. Elle parlait d’autre chose, de choses terriblement différentes : d’armes contre les Vitons et d’ondes courtes, et Graham n’était plus pour elle que la victime désignée par ses maîtres. « Bien sûr ! » Fasciné, Graham contemplait ce visage figé. C’était affreux de penser que la jeune fille enjouée qu’il avait connue n’était plus aujourd’hui qu’un robot de chair. « Nous cherchons, centimètre par centimètre. Nous avons réparti une tranche de longueurs d’onde à chaque groupe de chercheurs. C’est une véritable armée et il est impossible que quelqu’un ne finisse pas par tomber juste. — C’est une perspective bien encourageante, commenta-t-elle d’une voix dénuée de toute expression. » Ses mains pâles où les veines traçaient des filets bleuâtres fouillèrent sur ses genoux, cachées sous le bureau. « Savez-vous où sont installés ces divers groupes et quelles bandes ils essaient respectivement ? » Devant cette question posée avec tant de puérilité, il sentit le triomphe l’inonder. Tout se passait comme il l’avait escompté : ce pauvre cerveau dont on avait faussé le mécanisme fonctionnait docilement dans une seule direction, il suivait le chemin qu’on lui avait tracé comme une mécanique bien montée. C’était une ruse, mais une ruse grossière. Le premier imbécile venu aurait vu où elle voulait en venir. On lui avait assigné une double tâche : d’abord servir d’amorce, secundo, obtenir les renseignements essentiels avant de donner le signal de la mise à mort. Il était évident que l’horrible opération qu’on avait fait subir à son cerveau ne l’avait pas douée de facultés télépathiques. D’ailleurs, les Vitons pouvaient-ils en faire bénéficier leurs victimes ? Quoi qu’il en soit, elle ne se rendait pas du tout compte que Graham avait percé à jour son manège. S’efforçant de dissimuler son excitation, il lui dit : « Les groupes de chercheurs sont très nombreux, Hetty, mais je sais où se trouve chacun d’entre eux. » C’était un énorme mensonge, mais il le débita sans scrupule et d’un air pompeux. « Vous n’avez qu’à me désigner une longueur d’onde et je peux vous dire qui va l’essayer et où il va le faire. » La réponse de la marionnette trahit ses maîtres. Son pauvre cerveau torturé fonctionnait de façon trop mécanique pour laisser place à la ruse. « Cinq centimètres », dit-elle comme si les mots avaient été gravés sous son crâne. Ses mains se glissèrent sous le bureau. Toutes prêtes à noter le renseignement… et à palper la récompense. « C’est tout ce que je voulais savoir », grogna Graham. Avant qu’elle ait pu faire un mouvement, il avait sauté sur ses pieds et se trouvait derrière le bureau. Il tendait les mains pour agripper la jeune fille, quand il vit la porte du bureau de Sangster s’ouvrir brusquement et une silhouette menaçante foncer sur lui. Graham se jeta à plat ventre sur le sol, tout en étreignant son revolver. Le fou s’arrêta, visa vaguement, et le bruit de la détonation retentit avec un fracas de tonnerre dans la petite pièce. Les choses se mirent à valser au-dessus de Graham aplati. Les portes de l’armoire s’ouvrirent toutes grandes. Se détournant pour l’heure de son premier agresseur, Graham fit feu sur le meuble. Des éclats de bois volèrent : les quatre balles à sections avaient pénétré. Un corps pantelant apparut entre les deux portes, se pencha encore davantage, cracha une écume sanglante. L’homme s’écroula tout de son long, et son corps ruisselant de sang s’interposa entre Graham et l’autre maniaque. Profitant de la confusion générale, Hetty tira quelque chose d’un tiroir, fit jouer un déclic. Elle se pencha sur son bureau, ses yeux impassibles et vides, ajustant sur Graham un vieux pistolet convulsivement serré dans ses doigts. Dans un effort désespéré, Graham souleva le bureau qui se cabra soudain sous Hetty. Repoussée sur sa chaise, elle s’y aplatit tandis que le coup partait en l’air et que la balle allait se loger dans le plafond. On entendit un piétinement dans le couloir, quelqu’un jura non loin des ascenseurs. Graham se releva avec la souplesse d’un cobra à l’attaque et déchargea de nouveau son arme sur son premier agresseur. Son bras gauche eut un sursaut involontaire, transpercé comme par un fer rouge, mais son adversaire s’effondra comme un bœuf sous le maillet. La porte derrière lui s’ouvrit brusquement pour livrer passage à deux agents du Service, pistolet à la main. Des détonations retentirent à l’autre bout du couloir. Un projectile vint s’écraser sur du métal où il s’aplatit avec un piaillement suraigu. Deux autres s’enfoncèrent dans le bois de la porte. Un troisième pénétra sans bruit dans un corps, et le plus petit des deux agents suffoqua, cracha, suffoqua de nouveau, s’appuya sans force contre le mur et glissa par terre. Il tomba assis, le pistolet coula de ses mains, sa tête se mit à dodeliner sur sa poitrine. « C’en est plein ! jura son compagnon. Il y en a plein la boîte ! » Il se tourna vers la gauche et tira à deux reprises dans le couloir. Une volée de projectiles lui répondit, quelques secondes de silence suivirent, et quatre autres agents du Service se glissèrent dans la pièce. « Vite, intima Graham, je veux tirer cette fille de là ! » Il faisait demi-tour avec l’intention d’attraper Hetty et de l’empoigner à bras-le-corps, quand il aperçut par la fenêtre ouverte des lueurs bleuâtres dans le lointain. « Les Vitons ! » Ils étaient une vingtaine à la queue leu leu, tel un collier d’énormes perles, qui venaient droit sur le bureau et s’approchaient, rapides : les bergers accouraient à l’aide de leurs chiens. Des pas retentirent de nouveau dans le couloir. Les compagnons de Graham ouvrirent le feu et il bondit vers la porte. Le blessé assis sur le sol chercha machinalement son pistolet, s’écroula sur le côté, ferma les yeux, un filet de sang perlant au coin de ses lèvres. Le couloir résonnait de coups sourds, de grognements, de hurlements inarticulés des déments. L’instant d’après, une nouvelle horde de fous faisait irruption dans le bureau. Ils chargeaient sans se soucier le moins du monde de leur vie avec une violence désordonnée d’automates qu’on ne contrôle plus. C’étaient des robots dont l’unique tâche était de tuer, n’importe comment, mais de tuer. Un visage blême dans lequel roulaient des yeux vides s’approcha de Graham. La bave suintait au coin de la bouche tordue. Graham cogna de toutes ses forces. Le visage disparut comme si le vide l’avait happé. Un autre lui succéda, auquel Graham accorda sans tarder le même traitement. Quelqu’un souleva un dément au visage crispé et le projeta à l’autre bout de la pièce. Il retomba sur un autre qui rampait comme un ver, attrapait la jambe gauche de Graham. Celui-ci décocha un coup de son pied droit dans la figure de l’autre, transformée par là même en compote de fraises. Tout contre son oreille, le pistolet d’un de ses collègues eut un claquement assourdissant et l’odeur de cordite remplit ses narines. La mêlée l’entraîna dans le couloir menant aux ascenseurs. Un poids s’abattit sur son épaule, il lui sembla que mille mains cherchaient à le retenir. Il vit Sheehan, un des agents du Service, fourrer le canon de son pistolet en plein dans une bouche écumante et tirer. Des morceaux de crâne, de cervelle en bouillie et des grumeaux sanglants jaillirent de tous côtés, et le dément à demi décapité s’écroula sous les pieds de Graham. Derrière lui, ou bien devant à moins que ce soit sur le côté, il ne savait plus, une voix hurla quelque chose au sujet des Vitons. Il fonça tête baissée, se débattant comme un forcené. Puis tout devint un pandémonium de feu et de flammes dans lequel il s’enfonça, s’enfonça, s’enfonça jusqu’à ce que tout bruit ait cessé. 14 Desserrant le bandage qui lui entourait la tête, Graham contempla la masse de la Banque de Manhattan qui se dressait là-bas, puis se tourna vers les autres. « Comment diable avons-nous réussi à nous tirer de là ? Que s’est-il passé ? — Moi et les deux types qui étaient avec moi dans le hall, on en avait cinq sur le dos, expliqua Wohl. » Il caressa son genou meurtri avec une grimace de douleur. « On a entendu tout le barouf là-haut, quand les six autres sont venus à votre aide : le bruit descendait par les tubes des ascenseurs. Un instant après, deux d’entre eux sont redescendus à fond de train en vous emportant. On vous avait tabassé – vous n’aviez pas l’air frais ! » Il se massa le genou et poussa un juron étouffé. « Vos brancardiers ont dit qu’ils vous avaient emporté une fraction de seconde avant l’arrivée des Vitons. — Et Hetty ? — Par là ! » Wohl lui tendit une paire de jumelles. « Elle a pris le même chemin que Mayo. — Comment ! Elle s’est jetée par la fenêtre ? » Wohl acquiesça et Graham garda le silence. Ainsi la tâche qu’on avait assignée à cet esprit torturé était triple : une fois inutile, elle devait mettre fin à ses jours. Il regarda tristement le pauvre pantin disloqué, encore sur le trottoir. Dans quelque temps, on viendrait la chercher pour lui donner une sépulture décente. Pour eux, c’était une chance qu’ils aient pu filer juste à temps car, une fois de plus, ils s’étaient perdus parmi les millions de New-Yorkais qui passaient par les rues en rasant les murs. À moins d’une pure malchance ou de l’aide d’un de ces pantins des Vitons, ils étaient aussi difficiles à repérer que des abeilles au milieu d’un énorme essaim. La comparaison avec les abeilles était assez exacte, du reste. La même faculté de se tirer des pieds devait protéger de leurs maîtres humains cette élite intellectuelle d’insectes qui rêvaient à coup sûr de remplacer leur acide formique par du venin de naja. Si les hommes en faisaient autant, le miel de leurs nerfs ne ferait plus le délice d’autrui. « Ce sont deux d’entre eux qui m’ont descendu ? dit-il à Wohl. Rien que deux ? » Il tourna des yeux inquisiteurs vers ses quatre compagnons aux vêtements en désordre, et deux des agents du Service s’agitèrent, l’air mal à leur aise. « Que sont devenus les quatre autres… Ils ont été tués ? — Deux, oui. » Un des agents, plus gêné que jamais, désigna du doigt la Banque de Manhattan. « Bathurst et Craig sont restés en arrière. — Pourquoi ? — La plupart des fous étaient dispersés, blessés ou tués, mais les Vitons arrivaient. Ils étaient en haut pendant que nous essayions de vous emmener en bas. Alors Bathurst et Craig sont restés et…» Sa voix s’étouffa. « Et ils ont servi d’appât en sachant qu’ils ne pouvaient plus s’échapper ? » demanda Graham. L’autre hocha la tête. Deux hommes étaient restés pour attirer l’ennemi déchaîné et toujours invincible. Ils avaient attendu une mort horrible… ou bien de devenir les jouets des Vitons. Ils avaient parcouru les étages, sachant très bien que jamais ils n’arriveraient en haut, mais que, pendant qu’on analyserait leur cerveau, leurs compagnons seraient de nouveau en sûreté dans la foule anonyme. C’était un sacrifice qu’ils avaient fait pour lui. Tout commentaire de la part de Graham serait stupide, et il savait que personne n’en attendait ni n’en exigeait. Selon la tradition du Service, deux agents des renseignements avaient fait ce qu’ils estimaient être leur devoir… c’était tout. Il frotta son bras gauche pour calmer les élancements et souleva le bandage : ce n’était qu’une simple égratignure. « Que cela vous serve de leçon, dit Wohl. Ne vous précipitez plus dans les endroits que même les anges fuient. Cela ne vous rapporte que des ennuis. — J’espère que ça nous a rapporté le salut, répliqua Graham. » Sans prendre garde à l’air ahuri de Wohl, il se tourna vers les quatre agents. « Vous deux, filez à l’usine Yonkers. Vous ne pourrez pas prendre le chemin direct, la route doit être pourrie de radiations. Il faudra sans doute que vous fassiez un crochet. Mais vous devez y arriver à tout prix. — Nous y arriverons, ne vous en faites pas, assura l’un d’eux. — Bon. Dites à Steve Kœnig d’essayer aussitôt sur cinq centimètres de longueur d’onde, que c’est un tuyau sûr. Vous feriez mieux de vous séparer et de prendre chacun un chemin différent : cela doublera vos chances de passer. Rappelez-vous, longueur d’onde cinq centimètres. Kœnig n’en demandera pas plus. » Il se tourna vers les deux autres. « L’usine Marconi doit être installée du côté de Queens, dans la ville souterraine. Ils bricolent comme ils peuvent, mais mon renseignement pourrait leur être utile. Courez donc dire à Deacon que nous avons toute raison de croire que la longueur d’onde critique est cinq centimètres. — Oui, monsieur Graham », répondit l’homme. S’adressant aux quatre agents, il reprit : « Vous feriez bien de leur dire aussi que, s’ils réussissent, il faudra qu’ils fassent vite s’ils veulent continuer à fonctionner. Il faudra qu’ils protègent leur usine avec le premier appareil qu’ils mettront au point, ainsi que les centrales qui leur fournissent le courant. Alors – et alors seulement – ils pourront sortir des appareils. Dites-leur qu’il est absolument essentiel qu’ils ne se laissent émouvoir par aucune panique administrative, avant d’avoir protégé leur propre usine et ses centrales d’alimentation. Vous comprenez ? — Bien sûr, monsieur Graham. » Et ils s’en allèrent. « Si nous découvrons une arme contre les Vitons, fit-il observer à Wohl avec un sourire sardonique, il ne faut pas qu’elle soit détruite d’emblée. — Très logique », reconnut Wohl. Il lança un clin d’œil scrutateur. « Bill, vous avez trouvé quelque chose ? — Oui. J’ai découvert le détail spécifique que le cerveau de Hetty avait été chargé de repérer. À n’en pas douter, les Vitons comptaient profiter des renseignements qu’elle recueillerait et prendre des mesures en conséquence. » Il déchira le rabat d’une de ses poches qui pendait sur les lambeaux de son costume, le regarda d’un air méprisant et le jeta. « Elle était chargée de repérer l’emplacement du groupe travaillant sur les longueurs d’onde voisines de cinq centimètres. Si elle avait réussi, ce groupe aurait été anéanti, ainsi que d’autres groupes probablement, pour brouiller les pistes. Ainsi, nous n’aurions pas été plus avancés tandis qu’ils auraient détruit le groupe qui les menaçait. — Bon Dieu ! s’exclama Wohl d’un ton admiratif. Et c’est ça que vous êtes allé chercher ? Mais c’est comme si les Vitons vous avaient eux-mêmes tout dit ! — Exactement, dit Graham sans s’émouvoir. Ils nous ont renseignés par l’intermédiaire de leur propre espion. Ils sont aimables, n’est-ce pas ? Que le diable les emporte ! » Il jeta un coup d’œil sur sa montre. « Il nous reste maintenant quelques heures précieuses pour profiter de ce que nous avons appris. L’ennui, c’est la polarisation – nous avons affaire à des ondes courtes radio et non à la lumière ordinaire. — Ne vous en faites pas, dit Wohl d’un ton rassurant. Vous ne vous en êtes pas mal sorti jusqu’à maintenant. — Moi ? Vous voulez dire nous ? — Je veux dire vous, répéta Wohl. Vous vous en êtes bien sorti. Après la pluie, le beau temps. — Eh bien, il va falloir que le beau temps arrive vite, parce que sans cela…» Il se tut, se frotta la main et regarda son compagnon. « Mais je crois me rappeler que la trajectoire des photons prend une forme spirale, quand ceux-ci se réfléchissent sur une surface d’argent polie. — Et alors ? Moi aussi je fais des spirales dans mon verre… quand il y a de la bière dedans. — Une surface argentée devrait faire l’affaire, continua Graham sans se soucier de cette interruption. C’est essentiellement un problème de réfraction et de réflexion, mais une surface argentée devrait faire l’affaire. Il y a de fortes chances qu’une onde aussi courte se réfléchisse suivant une trajectoire hélicoïdale si l’on réussit à projeter le rayon sur une surface argentée… à plus forte raison si nous nous servons d’un impulseur Bergstrom à champ magnétique pour augmenter la puissance du rayonnement en supprimant l’absorption. — Naturellement, dit Wohl avec un sourire mi-figue mi-raisin, voilà qui est clair comme de l’eau de roche. — Il y a une chance sur mille, murmura Graham. Mais cela vaudra la peine de la tenter si Laurie n’a rien trouvé de mieux. » Oubliant ses blessures, il redevint soudain guilleret. « En route, Art… nous retournons voir Laurie. » Une centaine d’ouvriers spécialisés s’affairaient à présent dans l’atelier Faraday. Mobilisés dans diverses fabriques d’instruments scientifiques de la région, chacun d’eux connaissait si bien son affaire que Laurie et son petit groupe pouvaient se concentrer sur leurs recherches sans se préoccuper d’eux. D’inappréciables heures de travail incessant s’étaient concrétisées en un appareil compact mais compliqué, qui brillait au centre du parquet jonché de débris de toutes sortes. De longs tubes minces étincelaient au cœur de l’engin sortant du cadre tournant. Celui-ci était capable de pivoter sur une dizaine de roues montées sur pneus. D’un siège placé devant un petit tableau de contrôle, tout l’appareil pouvait se déplacer et tourner sur lui-même comme une grue. Le courant électrique arrivait par des câbles qui traversaient la pièce et se branchaient aux générateurs. Ici, un ouvrier penché sur un disque de peralumin aplani était en train de l’argenter à l’arc. Là, un autre polissait au buffle un disque grossièrement argenté, vérifiant sans cesse son travail à l’aide d’un calibre micrométrique. Derrière lui, l’un des experts du groupe de Laurie achevait le montage d’une antenne hémisphérique. Deux autres scientifiques s’affairaient autour d’un grand tuyau cylindrique et se livraient à de minutieux réglages. Deux heures encore ! Graham entra, un journal à la main, puis, posant un pied sur le plateau tournant, parcourut la feuille des yeux. L’Iowa était menacé par la bataille d’Omaha. Les blindés asiatiques avaient pénétré dans le Luxembourg. Madrid avait été détruit par un bombardement atomique. La Scandinavie ne pourrait résister un jour de plus. Tout cela était bien triste. Les yeux de Graham se posaient sur la dernière colonne quand Laurie s’approcha de lui. La capitulation des Français était imminente. Graham fourra le journal dans sa poche. « Mauvaises nouvelles ? s’enquit Laurie. — Pas fameuses. Mais il y a encore autre chose. Nous avons reçu un message d’un poste amateur de Philadelphie. Ce matin, l’appareil de Veitch a été détruit alors qu’il était presque achevé. — Ah ! » Laurie fronça les sourcils. « Ce qui veut dire qu’il était sur la bonne piste. En conséquence, nous, nous faisons fausse route. — Pas nécessairement. Veitch avait un espion dans son groupe. Nous l’avions averti, mais il nous a dit qu’il comptait le surveiller. Il ne voulait pas s’en débarrasser, de crainte qu’on le lui remplace par un autre. Mieux vaut un mal qu’on connaît que celui qu’on ignore. — Et alors, c’est l’espion qui a fait le coup ? — Oui… il s’est fait sauter lui-même dans l’explosion. Une sorte de hara-kiri. Il y a quelques blessés en plus. » Graham parut pensif. « J’aurais déjà téléphoné à Veitch si toutes ses lignes n’étaient pas réservées aux communications vers l’extérieur. Il aurait dû être prêt bien avant tout le monde, puisqu’il avait apporté de Floride des tonnes de matériel qui n’avait besoin que d’être rassemblé. — Hmm… D’autres nouvelles ? — Non, mais on a retrouvé Sangster. Je me faisais du souci à son sujet. Il est dans un hôpital souterrain. Il était dans William Street quand s’est produit l’effondrement de la voie aérienne. Sa vie n’est pas en danger. » Laissant Laurie, il alla voir l’espace découvert en face des ateliers. Au milieu du terrain s’alignait une batterie de prises de terre géantes, toutes prêtes à être branchées sur les nombreux condensateurs qui formaient la masse de l’appareil. Une parade de points bleus, rapetissés par la distance, se déplaçaient vers l’est, quelque part au-dessus de Long Island. Graham les contempla, une lueur inquiétante dans le regard. Ils sont dans de beaux draps, pensa-t-il, oubliant la situation où lui-même se trouvait. Des centaines d’aviculteurs courant frénétiquement derrière leurs essaims révoltés ! Ils pouvaient aller en nombre d’endroits, mais il leur était impossible d’être partout à la fois. Tel était leur point faible. Son regard revint aux prises de terre, et il se demanda si ce système, pour efficace qu’il soit, absorberait le choc terrible que lui ferait subir un ennemi fou de rage. Il en doutait. Un système dix fois supérieur ne suffirait pas à faire face à un accès de furie comme celui qu’avait subi Silver City. Le plus qu’ils pouvaient espérer, c’était de détruire un Viton et de faire connaître au reste du monde pourquoi les usines Faraday avaient sauté, lui apprenant ainsi qu’il restait quelque espoir pourvu qu’on puisse continuer la lutte encore un peu plus longtemps. Oui, la fin d’un seul Viton suffirait. Derrière l’emplacement réservé au transmetteur, il y avait un grand puits. Un mur de ciment de quinze centimètres d’épaisseur plongeait dans les entrailles de la Terre comme un gigantesque tuyau. Une longue perche descendait au centre du puits. Le transmetteur devait être manœuvré par un seul homme. Celui-ci devait, dans la mesure du possible, sauver sa vie de l’inévitable holocauste en plongeant dans le puits et en s’enfonçant sous terre. Un abri primitif, mais c’était la seule sauvegarde qu’on avait pu imaginer étant donné les circonstances. Graham demanda à Laurie : « Dans combien de temps ? » Laurie s’épongea le front. « Nous serons prêts dans un quart d’heure. Si tout va bien, nous serons en mesure de construire dix autres appareils. » Il désigna de la main la foule des ouvriers affairés. « Et si nous ne nous faisons pas massacrer, nous les fabriquerons en quelques heures. — Il n’en est pas question, intervint Graham d’un ton autoritaire. Vous allez immédiatement expédier ces pièces détachées dans un lieu sûr. Rien ne nous dit que, quand ils auront compris, les Vitons ne feront pas sauter toute la région, et il vaut mieux que les pièces détachées ne soient pas ici à ce moment-là. » Il s’approcha d’un micro et prononça rapidement quelques mots. Trois minutes plus tard, une rangée de camions vinrent s’arrêter devant les portes. Chacun prit sa charge et repartit. Les ouvriers s’en allèrent en silence, laissant derrière eux un atelier complètement nettoyé à l’exception du projecteur d’ondes polarisées qui se dressait au milieu de la pièce. Quatre scientifiques se hâtèrent d’établir divers contacts et de régler les derniers détails. Appuyé contre la plaque tournante, Graham les observait avec un flegme qui l’étonnait lui-même. Après des journées de suprême tension nerveuse, il se retrouvait subitement aussi impassible qu’un bouddha de pierre – comme un homme qui se serait enfin assis dans le fauteuil du dentiste après une heure d’attente angoissée dans l’antichambre. Son regard s’arrêta sur l’un des quatre scientifiques, homme de courte taille avec une tonsure. Quand l’expert eut terminé ce qu’il faisait, Graham lui dit d’un ton sec : « Je n’ai pas envie de faire marcher un circuit électrique dans lequel le câble d’alimentation est branché sur le contact de l’impulseur. » Les trois autres le regardèrent d’un air ahuri. Le nabot auquel il s’était adressé tourna vers lui un visage de singe vieillot dans lequel les yeux pâles fixaient sur Graham un regard vide. Il laissa tomber un morceau de câble qu’il tenait à la main et tâta sa poche d’un geste négligent, comme s’il cherchait des pinces. Graham tira à bout portant et le nabot faillit tomber en arrière sous le choc de la balle. Tandis que Laurie et les autres contemplaient la scène avec stupéfaction, Art Wohl s’avança vers le corps, tâta la poche et en sortit un petit objet ovale. « Bon Dieu, une bombe ! Il nous aurait emmenés avec lui en enfer ! — N’y pensez plus. Emportez cette bombe au réservoir derrière la maison. » Il se tourna vers Laurie. « Débranchez cette partie de circuit, Duncan, et vérifiez l’ensemble. Regardez si le courant passe bien. Si oui, nous allons faire sortir la machine et brancher les prises de terre. » Une minute plus tard, Laurie annonça : « Elle est prête à fonctionner. Elle ne marchera jamais mieux, même si nous n’obtenons aucun résultat. — Bien. » Ils poussèrent la machine dehors et branchèrent les prises de terre. Laurie partit avec ses trois hommes, laissant Wohl seul avec Graham. Graham était installé sur la machine – le courant, l’impulseur, l’élévateur et les leviers de contrôle à portée de la main. Au-dessus de lui, le ciel était lourd et chargé de nuages. Il se tourna vers Wohl. « Filez, Art, ordonna-t-il. Il y a des Vitons dans le coin. » Il indiqua d’un geste une troupe de globes scintillants qui arrivaient du nord-est. « Ce n’est pas le moment de rester planté ici et de discuter. Courez après Duncan et les autres… Je vous donne une demi-minute pour partir. — Mais…, protesta Wohl. — Décampez ! » rugit Graham d’un ton exaspéré. Wohl s’éloigna d’un air penaud en traînant les pieds. Graham attendit qu’il soit hors de vue derrière le hangar. De son siège, le tuyau cylindrique se découpait dans le ciel comme un long canon. Les globes bleuâtres n’étaient plus qu’à quinze cents mètres. Il scruta le ciel. Jamais on ne connaîtra l’origine des Vitons, se dit-il. Leur existence restera aussi mystérieuse que celle des pneumocoques, des caniches ou de n’importe quelle autre forme de vie. Personnellement, il caressait la théorie qu’ils étaient originaires de la Terre et que, maintenant, ils allaient en être balayés à jamais – par un groupe d’humains sinon par un autre. L’heure H avait sonné. Il fit pivoter le grand tube et le braqua sur les globes qui approchaient. L’appareil tout entier tourna sur sa base. Graham entendait dans le hangar le ronronnement des générateurs qui fournissaient le courant, et nota qu’il ne restait plus que quatre-vingt-dix minutes avant l’heure limite fixée par l’Europe. Il appuya sur un bouton et donna le courant. Il y eut une pause de quelques secondes pendant laquelle les tubes se chauffèrent. Là-bas, à leurs postes stratégiques installés à des dixièmes et des douzièmes étages, des observateurs braquaient sur lui des lunettes qui tremblaient dans leurs mains. Le minuscule rayon polarisé jaillit, orientable. Il jaillit de la gueule du tube, ses ondes axées parallèlement au viseur braqué sur les Vitons. Cette longueur d’onde était au-delà du champ de visibilité de Bjornsen et le rayon demeurait invisible. Le premier d’une ligne de dix Vitons d’avant-garde s’arrêta dans l’espace, comme bloqué par un obstacle invisible. Sa couleur changea : de bleu, il devint pourpre puis, presque aussitôt, d’un orange éclatant. Puis il s’éclipsa dans le néant. Cette disparition fut si totale que l’armée des observateurs n’en crut pas ses yeux. Les neuf Vitons restants s’agitèrent dans l’espace avec des mouvements indécis. L’un d’eux s’arrêta et passa, lui aussi, par le cycle bleu-pourpre-orange. Immédiatement, les autres se dispersèrent et foncèrent droit dans les nuages. Quelqu’un rugissait comme un taureau furieux tandis que Graham braquait le tube plus haut et attrapait un troisième Viton en plein vol. Ce quelqu’un hurla que « ça, c’était du sport ». Du coin de l’œil, Graham vit une énorme goutte de flamme jaunâtre jaillir dans la région de Broadway. Le bruit suivit, puis un déplacement d’air le fit vaciller sur son siège. Il serra les lèvres, et l’étrange hurlement cessa : il se rendit compte que c’était lui-même qui avait crié de la sorte ! Un sixième sens – sa perception extrasensorielle probablement – lui indiqua de faire effectuer un demi-tour à l’appareil. Une rangée de globes arrivait à toute allure du sud. Il se remit à hurler en voyant le premier de la rangée tourner au pourpre. Les autres globes stoppèrent net mais, emportés par leur élan, ils patinèrent dans l’air et vinrent se heurter contre leur congénère en train de virer à l’orange aveuglant. « Et un pour Mayo ! hurla Graham en gigotant sur son siège. Un pour Webb ! Un pour Beach ! Un autre pour Farmiloe, et tous pour Bjornsen ! » Cessant de hurler, il observa les résultats de la collision aérienne. L’espace d’un battement de cœur, le tourbillon d’énergie agglomérée resta suspendu sous sa forme sphérique dans l’espace. Puis il explosa avec un fracas terrifiant. Graham sentit ses tympans exploser dans sa tête. Le déplacement d’air le jeta presque hors de son siège précaire. Tout l’appareil craqua dans un bruit de métal entrechoqué. La masse d’énergie se désintégrait là-haut, tel un soleil aux éblouissants rayons qui le contraignait à fermer les yeux. Mais il ne pouvait, il ne voulait pas rester inactif. Il était au bout de sa route, c’était peut-être sa dernière demi-heure, mais il entendait en profiter car, avant tout, c’était là sa récompense. Avec un braillement de Sioux sur le sentier de la guerre, il fit vivement décrire à l’appareil un arc de quatre-vingt-dix degrés et braqua ses rayons sur deux Vitons qui amorçaient un plongeon menaçant dans sa direction. Il comprenait à présent comment ils avaient fait sauter les cuves de Silver City. Une dizaine de Vitons, ou vingt, ou cinquante peut-être s’étaient suicidés en plongeant dans les cuves, tous ensemble. En se rencontrant, ils avaient détruit leur équilibre énergétique en donnant naissance à un super-détonateur par leur fusion. L’antique tradition des Vitons gardait un secret que leurs esclaves humains n’avaient découvert que récemment : celui de provoquer une violente explosion quand une masse d’énergie – radioactive ou vitone – passait en son point critique. Les cuves de nitrate d’argent avaient reçu un coup auprès duquel la bombe atomique n’était que pichenette. Et ce gigantesque doigt noir, qui désignait l’endroit que venaient de quitter les âmes de Silver City, était simplement une colonne d’atomes affolés qui tourbillonnaient en quête d’unions nouvelles. Graham fit pivoter l’appareil pour darder la mort sur un groupe de six Vitons qui fonçaient. Il vit leur énergie passer subitement par des longueurs d’onde visibles à l’œil ordinaire, avant de s’annihiler. Ces créatures pouvaient certes traiter avec désinvolture les radiations qui leur arrivaient suivant les formules compliquées du duc de Broglie, la nature les ayant conçues de telle sorte qu’elles supportaient les diverses formes d’énergie solaire, ou peut-être même les aimaient. Mais les ondes hyperboliques, elles, leur entraient comme des vrilles dans les tripes. Une immense troupe de sphères se réunissait à l’extrême limite de l’horizon nord. Graham tenta de les atteindre avec ses rayons, constata qu’il n’obtenait aucun résultat et en conclut qu’elles étaient hors de portée. À l’est, les hommes en guerre faisaient jaillir des volcans vomissant le feu. Il flottait dans l’air des odeurs d’ozone, de caoutchouc brûlé et de ciment mouillé. Dans le lointain, des voix poussaient confusément des cris. Graham se mit à penser à la flotte aérienne américaine jusqu’alors clouée au sol : dix mille appareils rapides et puissants qui n’osaient prendre l’air, tant que les Vitons pouvaient s’assurer le contrôle mental des pilotes pour les jeter les uns contre les autres. Voilà qui n’allait pas tarder à changer. Les guerriers ailés allaient obscurcir les cieux, tandis qu’à l’abri de leurs ailes la foule dirait le mot le plus doux au cœur de l’homme en guerre : « Les nôtres ! » Jusqu’à maintenant, il n’avait détruit que des Vitons téméraires, paresseux, imprudents. À présent, ils savaient le danger qu’ils couraient. Il fallait s’attendre à une attaque en masse, à un massacre : ils allaient démontrer une fois pour toutes l’étendue de leur puissance. Ils allaient foncer sur Graham par compagnies, par bataillons, par brigades, en trop grand nombre pour qu’il puisse les exterminer. Ils allaient le faire disparaître de la face de cette Terre qu’on leur disputait, et le projecteur avec lui. La fin était proche, mais la partie avait été belle. En observant le ciel, il aperçut une escadrille de stratoplanes asiatiques qui filaient en vrombissant vers l’est avec la calme assurance des gens qui sont de mèche avec Dieu. Derrière eux, au-dessous d’eux naissaient des petits nuages de fumée et d’étincelles. Graham se demanda si ces fanatiques pilotes avaient assisté à la fin des prétendus esprits de leurs ancêtres, et conclut par la négative. La nouvelle avait dû se répandre à cette heure. Le Nouveau Monde la connaissait sans doute, et l’Europe avait probablement tous les détails à l’heure actuelle. L’Europe tiendrait, maintenant qu’elle savait que la victoire n’était plus qu’une question de temps. Peut-être un des autres groupes de chercheurs avait-il réussi également. Peu importait d’ailleurs… le succès qu’ils venaient de remporter à l’usine de Faraday était le triomphe de l’humanité. Il interrompit ses méditations en voyant s’élever au loin une cohorte immense de Vitons. Ils composaient une sorte d’aurore fantastique, et si colossale qu’il devenait difficile de croire qu’ils étaient complètement invisibles à l’œil humain normal. Ils étaient une myriade d’un bleu étincelant, une véritable horde qui bloquait l’horizon au nord, une armée céleste qui ne venait pas du paradis, mais que depuis longtemps l’enfer avait vomie. Ils avançaient à une vitesse incroyable. Tandis que Graham se préparait à subir l’assaut, un point sombre apparut au centre de la masse ennemie, vira à l’orange puis disparut. Graham resta un instant ahuri, puis il se rappela : le groupe de Yonkers. « Ce brave Steve ! rugit-il. Il y est arrivé ! Allez, Steve, tue-les ! » Graham mit son appareil en batterie et commença à arroser la horde qui grossissait à vue d’œil. Du bleu vira au pourpre puis à l’orange puis se volatilisa. Une partie de la troupe qui n’avait pas encore été touchée se détacha de la masse et piqua vers l’usine Yonkers. Les autres foncèrent furieusement vers Graham. Il savait ce qui allait se passer, il le sentait en les voyant se grouper sans cesse davantage, au fur et à mesure qu’ils avançaient. Jusqu’au dernier moment, il allait les arroser de ses rayons de plein fouet. Il les détruisait par paquets en hurlant des imprécations. Puis ils se groupèrent pour le suicide. En quatre bonds, Graham fut au bord du puits, saisit le mât et se laissa glisser. Tandis qu’à toute allure il tombait, une masse effrayante d’un bleu flamboyant déferla et roula au-dessus de l’orifice du puits. Le ciel n’était plus qu’une boule d’azur étincelante. Puis brusquement il y eut un insoutenable éclat. Une clameur déchirante fit vibrer ses tympans déjà mis à rude épreuve : on aurait dit que l’univers tout entier se fracassait. Et le mât dansa comme une baguette de prestidigitateur. Il se sentit arraché du poteau, tomba dans des abîmes secoués par l’explosion. Le puits trembla d’un bout à l’autre, ses parois s’écroulèrent. De la terre, des pierres et des blocs de ciment dégringolèrent derrière Graham en une pluie de mort. Quelque chose de plus gros et de plus noir que le reste s’effondra, tomba lourdement dans les ténèbres et s’écrasa avec un bruit mou sur un corps hurlant. Graham poussa un étrange soupir. Sa pensée partit à l’aventure, telle une barque de noir ébène flottant sur des flots de suie. Il faisait bon dans le lit, si bon que l’illusion valait la peine d’être préservée. Graham remua la tête d’un air satisfait. Une douleur aiguë comme un coup de lance le traversa. Il ouvrit les yeux. Mais oui, il était bien dans un lit. Il remua les doigts, tâta autour de lui. Pas d’erreur, c’était un lit. Ses yeux émerveillés virent un drap blanc, examinèrent un tableau pendu au mur en face de lui. C’était un Cerf aux abois. Une chaise craqua à son chevet. Avec une grimace de douleur, il tourna la tête et découvrit la vaste carrure de Wohl. « Bonsoir, Rip van Winkle, le salua Wohl avec une politesse onctueuse. » Il désigna une pendule et un calendrier. « Il est 22 heures et nous sommes jeudi. Pendant trois jours, vous avez été sourd-muet, abruti et ratatiné. Bref, vous étiez vraiment vous-même. — Vraiment ? » Le ricanement de Graham n’avait plus tout à fait la même assurance qu’autrefois. Il tourna un regard furieux vers le cerf. « C’est vous qui avez accroché cette croûte ? Vous vous croyez drôle ? » Wohl regarda le tableau et dit : « Ha ha ! » Graham réussit à se soulever sur un coude, sans souci de sa tête qui battait la chamade. « Passez-moi mes frusques, grossier personnage… j’ai à sortir. — Rien à faire. » La large main de Wohl le repoussa doucement. « Cette fois, c’est moi qui donne des ordres et c’est vous qui les suivez. » Il fit cette déclaration avec une satisfaction non dissimulée. « Ces Vitons ont dévasté une surface de trois kilomètres et demi de diamètre et tué tout un tas d’observateurs. Il nous a fallu douze heures pour trouver votre trou à rat et en extirper le morceau de mou que vous étiez. Alors, allongez-vous et restez bien sage pendant qu’oncle Art vous raconte de belles histoires. » Il prit un journal, l’ouvrit et donna un bref résumé des nouvelles du jour. Il buvait manifestement du petit-lait. « Le maire Sullivan a déclaré que la ville était désormais protégée de façon satisfaisante. L’Electra pense sortir quotidiennement douze cents projecteurs. Deux autres escadrilles de stratoplanes asiatiques ont atterri sur Battery Park et se sont rendus. » Il lança un coup d’œil à Graham et fit observer : « Ce ne sont que des nouvelles locales. Il s’est passé des tas de choses pendant que vous ronfliez comme un porc. » Graham eut l’air ennuyé. « Humph ! Et Kœnig ? — Il a perdu deux de ses types quand les Vitons ont tapé en plein sur Yonkers. Un tas d’observateurs ont passé l’arme à gauche également. Mais les autres vont très bien. » Wohl tourna la page de son journal. « Écoutez ça : La poche ennemie sur le front du Nebraska a été réduite. Nos blindés contre-attaquent et rencontrent une résistance qui ne cesse de faiblir. La révolte s’étend dans les rangs asiatiques au fur et à mesure que les premiers projecteurs parviennent sur le front et détruisent les Vitons au-dessus des lignes. Des pacifistes asiatiques prennent Choung-King et commencent à fabriquer des projecteurs anti-Vitons. L’Europe contre-attaque vigoureusement à l’est. Washington s’attend que l’Asie fasse une offre d’armistice et vienne collaborer à la destruction des Vitons. » Il replia le journal et le glissa sous l’oreiller de Graham. « C’est comme si la guerre était finie. Grâce à vous. — Des clous ! » répondit Graham d’un ton aigre. Il se dressa de nouveau sur son séant. « Allez me chercher mes frusques. Je ne suis pas un filou de votre genre… je ne file pas avec les couvertures de la maison. » Wohl se mit sur ses pieds et fixa l’autre avec une feinte horreur : « Bon sang, Bill, vous avez une mine affreuse. Vraiment, je crois que je vais être obligé d’appeler un docteur. » Il se dirigea vers la porte. « Ne faites pas l’imbécile », cria Graham. Il se redressa et se prit la tête entre les mains. « Passez-moi mon pantalon avant que je sorte d’ici et que je vous fasse voir de quel bois je me chauffe. J’ai besoin de changer d’air. — Vous ne savez pas ce qui est bon pour vous, lui lança Wohl d’un ton réprobateur. Vous êtes dans un nouvel hôpital souterrain… l’hôpital de la Miséricorde. — Hein ? — De la Miséricorde », répéta Wohl. Graham retomba sur son oreiller et gémit à fendre l’âme. « Ah ! Art, je ne me sens vraiment pas bien. Je vais peut-être mourir. Allez me chercher un docteur. — Bon ! » Il se cambra pour bander un arc imaginaire. « Regardez, Cupidon, c’est moi ! » Puis il fila. Elle arriva tout de suite, s’assit, et prit son ton le plus « garde-malade » qui soit pour s’enquérir : « Comment vous sentez-vous ? — Ma foi… attendez, je vais vous dire. » Il sortit un bras et prit les mains d’Eva dans les siennes. Elle le repoussa avec fermeté. « Ce n’est pas l’endroit pour de pareilles choses. — Vous ne m’avez jamais laissé vous emmener ailleurs », fit-il remarquer. Elle ne répondit pas. Elle fixait le cerf sans le voir. « Quelle idée, dit-il. — Pardon ? » Il désigna le tableau. « Quelqu’un a dû croire que c’était spirituel. Vous, peut-être ? — Moi ? » Elle était sincèrement stupéfaite. « Jamais de la vie. Si ce tableau ne vous plaît pas, je vais le faire enlever. — Je vous en prie, faites-le. Il me fait trop penser à moi. Et à tout le monde d’ailleurs. — Ah ! oui ? Pourquoi ? — Le Cerf aux abois. Nous avons été aux abois depuis l’aube de l’histoire. D’abord sans le savoir, et puis en pleine conscience. C’est agréable de savoir que c’est fini. Peut-être allons-nous enfin avoir le temps de nous amuser. Vous m’avez déjà aidé, vous pouvez m’aider encore. — Je n’ai pas l’impression de vous avoir été d’un très grand secours, dit-elle d’un ton compassé. — C’est vous qui nous avez renseignés sur Beach, les appareils de radiothérapie à ondes courtes, et Farmiloe. Sans vous, nous en serions encore à poursuivre des ombres. » Il s’assit et la regarda. « Maintenant, je ne fais plus la chasse aux ombres, j’en ai assez. » Elle ne répondit rien, mais tourna la tête et lorgna le plafond d’un air méditatif. Graham contempla avec délectation la courbe de ses pommettes et la ligne des sourcils. La jeune femme était fort consciente de ces regards admiratifs. « Là-haut, Eva, il y a les étoiles, poursuivit-il. Et peut-être y a-t-il aussi des hommes, des hommes de chair et de sang comme nous, des hommes de bonne volonté qui nous auraient déjà rendu visite, sans l’interdiction des Vitons. Hans Luther croyait que notre terre était pour eux “pelouse interdite”. Interdite, interdite, interdite… Voilà ce qu’était la Terre. Tout était interdit à ces êtres qui voulaient venir ici et à nous qui étions emprisonnés sur Terre. Rien n’était permis, sinon ce que nos maîtres estimaient profitable pour eux-mêmes. — Mais plus maintenant, murmura-t-elle. — Non, plus maintenant. Maintenant, nous pouvons nous émouvoir pour nous-mêmes, et non pour les autres. Enfin, nos sentiments sont à nous. Deux font la paire et trois ne forment rien – surtout quand le troisième est un Viton. Est-ce que vous avez déjà pensé que, maintenant, nous étions seuls dans le vrai sens du mot ? — Nous ?…» Elle tourna vers lui un visage interrogateur. « Ce n’est peut-être pas l’endroit, fit-il observer, mais en tout cas c’est le moment ! » Il l’attira vers lui et pressa ses lèvres sur les siennes. Elle le repoussa, mais sans grande force. Au bout d’un moment, elle changea d’avis. Elle passa son bras autour du cou de Graham. ANNEXE Mythologie fortéenne et synchronicité dans Guerre aux invisibles par Francis Valéry La science-fiction classique, parce qu’elle pratique en permanence le questionnement du réel et qu’elle se révèle par ailleurs être une formidable machine à fabriquer des mythes, est une des rares contributions pertinentes de l’Occident, au cours du vingtième siècle, à l’outillage conceptuel nécessaire à une juste appréhension du réel. Par sa fascinante capacité à pratiquer le pas de côté – posture première à une observation de l’envers des apparences –, elle est une manière des plus efficaces pour atteindre une juste compréhension de la nature du monde extérieur des phénomènes (vacuité : absence d’existence propre ou constat que le moi et les phénomènes extérieurs n’existent pas de façon autonome), de la non-séparation de ce monde des phénomènes avec le moi (non-dualité) et de l’interdépendance fondamentale de toute chose ; on notera au passage que ce dernier point est la vérité à la fois première et ultime de toute pensée écologiste. À ces divers titres, la science-fiction classique et ses épiphénomènes – approche fortéenne et mythes modernes tels l’ufologie ou la cryptozoologie – ont la même importance, à nos yeux, que la théorie de la mécanique quantique et les écrits à la profondeur vertigineuse de C.J. Jung. Ainsi, sur un chemin souvent parallèle avec la pensée jungienne, la science-fiction rétablit la prééminence du mode synchronistique de circulation de l’information, marginalisé et décrédibilisé dans l’Occident post-médiéval par un cartésianisme réducteur, au profit du seul principe de causalité – il est d’autant plus remarquable que de nombreuses expressions occidentales de la synchronicité (théorie des signatures, alchimie, astrologie…) et plusieurs puissants outils synchronistiques d’usage courant en Asie (tels le Yi King et le Feng Shui) soient présents dans la SF classique : on pense immédiatement à l’œuvre de Philip K. Dick. Dans la SF classique, le hasard n’existe pas – ou plutôt ce n’est qu’une expression de la synchronicité, riche de sens pour celui (le héros) seul capable de saisir le message et de faire bon usage de l’information offerte sur un mode symbolique. La SF classique se retrouve par ailleurs en plein accord avec la mécanique quantique qui nous apprend que notre conscience ne peut-être isolée de la réalité globale du monde des phénomènes, que ces phénomènes sont interdépendants, que la façon dont nous percevons les phénomènes est différente de leur nature véritable – d’où l’accent mis dans la SF sur les effets néfastes de cette perception erronée. Un des précurseurs en Occident de ce nécessaire réexamen du réel fut Charles Fort. Né en 1874 à Albany, aux États-Unis, pionnier involontaire d’une science en mouvement pratiquant la remise en question permanente, cet écrivain et collectionneur de mystères consacra une bonne part de sa vie à relever, dans les journaux et magazines qu’il compulsait en bibliothèques, toute relation de fait curieux, bizarre, inexpliqué. Il réunit ainsi une documentation considérable et unique sur tout et rien : pluies d’animaux (grenouilles, poissons), pluies de sang, phénomènes lumineux dans le ciel, observations de créatures incongrues, découvertes archéologiques en contradiction avec les théories officielles, empreintes ne correspondant à rien de connu, etc. Fort ne rejetait aucune relation factuelle au prétexte d’une trop forte étrangeté, bien au contraire. Réfléchissant au pourquoi et au comment de cette omniprésence de l’inexplicable s’exprimant par le biais de ce qu’il nomme des « données damnées », puisque rejetées avec vigueur et mépris par la science officielle, Charles Fort met au point un système de classement thématique et commence à élaborer des théories basées sur des hypothèses très personnelles et souvent hautes en couleur. Il les exposera dans une série de quatre ouvrages appelés à devenir de véritables best-sellers dans le monde anglo-saxon : The Book of Damned (1919, trad. Le Livre des damnés), New Lands (1923), Lo ! (1931, trad. Lo !) et Wild Talents (1932). Cette œuvre au style furieux et pimentée d’un humour caustique suscite d’emblée des polémiques entre ceux qui y voient un simple ramassis de n’importe quoi relevant de la psychiatrie ordinaire, et ceux qui, à l’inverse, considèrent qu’il s’agit là d’un substrat inestimable duquel va émerger rien de moins qu’un nouveau paradigme. Diantre ! En tout état de cause, les écrits de Charles Fort vont exercer une influence considérable dans le monde anglo-saxon, en particulier dans les milieux où s’esquissent certains modes de pensée alternative, dégagés – autant que faire se peut – des modèles dominants et réducteurs, et qui se cristalliseront, au tournant du millénaire, tant au sein du mouvement New Age que dans la rencontre salutaire du bouddhisme et de l’avant-garde de la physique contemporaine. Rien d’étonnant, forcément, à ce que la science-fiction se soit intéressée aussitôt à l’œuvre de ce grand sceptique – car Charles Fort était tout sauf crédule : son œuvre est l’exact contraire d’un bréviaire de l’Étrange. Charles Fort ne croit pas, il constate… et partant il propose des théories de prime abord farfelues, ce dont il n’est pas dupe, affirmant sans s’en faire prier qu’il est de toute façon impossible de prouver ce qu’il avance ! Nous ajouterons qu’il n’est guère plus aisé de prouver le contraire… Cette posture singulièrement moderne trouve un prolongement dans l’idée que l’absence de preuves n’est en rien une preuve de l’absence – ce qui constitue d’une part le fondement même des mythes modernes et des disciplines scientifiques transversales (en ceci qu’elles ressortissent à parts égales aux sciences humaines et aux sciences dites dures) qui leur sont associées (cryptozoologie, ufologie), et d’autre part une des caractéristiques des phénomènes étudiés (comme l’elusiveness ou capacité de se dérober à l’observateur – là encore la mécanique quantique n’est pas loin). Dès le début des années 1920, des auteurs comme Edmond Hamilton et Jack Williamson entrent donc en contact épistolaire avec Charles Fort et commencent à nourrir leur œuvre littéraire de la relation de ces étrangetés, que l’on désignera bientôt sous le néologisme de phénomènes fortéens. En 1931 est créée la Fortean Society. Le 3 mai 1932, Charles Fort décède à New York. En 1934, Lo ! est repris en feuilleton dans Astounding Stories, alors la revue de science-fiction dominante – c’est d’ailleurs dans cet ouvrage que Charles Fort invente le terme de « téléportation », concept science-fictif appelé à un bel avenir. Une des hypothèses parmi les plus étonnantes de Charles Fort est que l’homme, à son insu, est une sorte de bétail exploité par des entités extraterrestres ou appartenant à une race supérieure et invisible. « On nous pêche ! », disait-il pour rendre compte des dizaines de milliers de disparitions d’êtres humains qui surviennent chaque année de par le monde. Comme c’est souvent le cas, il est aisé de retrouver cette hypothèse antérieurement traitée dans la science-fiction classique européenne et particulièrement francophone. Déjà en 1910, Maurice Renard faisait le constat dans Le Péril bleu que l’humanité occupe, de fait, le fond d’un océan atmosphérique ; de ce constat, il tirait une proposition romanesque : à la surface de cet océan vivent des êtres que nous ne pouvons pas voir, les Sarvants, et qui, littéralement, pêchent au chalut des échantillons d’humains, dans l’intention de les étudier… et accessoirement de les exhiber dans un zoo. « L’humanité, ne possédant sur l’univers qu’un petit nombre de lucarnes qui sont nos sens, n’aperçoit de lui qu’un recoin dérisoire. Elle doit toujours s’attendre à des surprises issues de tout cet inconnu qu’elle ne peut contempler, sorties de l’incommensurable secteur d’immensité qui lui est encore défendu », écrit Maurice Renard en conclusion du Péril bleu. Sir Arthur Conan Doyle qui, à l’inverse de la plupart des Anglo-Saxons de son temps, lisait parfaitement le français, se souviendra du roman de Maurice Renard lorsqu’il écrira, quelques années plus tard, « The Horror of the Heights » (trad. : « L’Horreur des altitudes » / « L’Horreur du plein ciel »), une nouvelle parue dans Strand Magazine en 1913. Un aviateur bat le record d’altitude et découvre l’existence de tout un écosystème, une véritable jungle aérienne avec ses redoutables prédateurs. Le plus souvent résolument incultes en ce qui concerne les cultures autres que la leur propre, les commentateurs et historiens de la SF étasuniens semblent n’avoir toujours pas remarqué que l’œuvre conjecturale de Conan Doyle n’est qu’un immense plagiat : Le Ciel empoisonné copie La Force mystérieuse (1913) de J.-H. Rosny Aîné, « La Ville du gouffre » est inspirée du roman Atlantis (1895) d’André Laurie, « L’homme qui fit hurler le monde » est totalement démarqué du Meurtrier du globe (1925) du commandant de Wailly. Même Le Monde perdu, considéré par la critique étasunienne comme un des éléments fondateurs du mythe de la survivance, élément fondamental et fortéen s’il en est, de la cryptozoologie, doit à peu près tout – à la variation près de la localisation géographique – au Voyage au centre de la Terre (1864) de Jules Verne, ou encore à « La Contrée prodigieuse des cavernes » (1896) de Rosny. Les créatures de « L’Horreur des altitudes » sont plus inquiétantes que les Sarvants de Maurice Renard, ces derniers relâchant les humains capturés dès lors qu’ils comprennent qu’il s’agit d’êtres intelligents. Mais après tout, il suffit de ne pas s’aventurer sur le territoire des prédateurs de Conan Doyle pour éviter la confrontation. Un degré est encore franchi avec les Vitons, les créatures mises en scène dans Sinister Barrier (trad. Guerre aux invisibles), roman signé par un quasi-débutant, un certain Eric Frank Russell, qui paraît en 1939 dans la toute nouvelle revue Unknown, compagnon à orientation fantastique de la revue Astounding SF, également sous la direction de John W. Campbell, Jr. On se souvient que, cinq ans plus tôt, Campbell y avait réédité Lo ! de Charles Fort. Guerre aux invisibles est la première œuvre romanesque d’envergure totalement nourrie de la pensée de Charles Fort, et le revendiquant. La première version de Sinister Barrier est parue dans le no 1, daté de mars 1939, de Unknown (édition étasunienne) ; le texte intégral a fait l’objet d’une première édition en librairie en 1943, chez l’éditeur britannique The World’s Work. Une seconde version révisée est parue en 1948, chez l’éditeur étasunien The Fantasy Press, sous forme d’un volume relié à tirage limité (3 000 ex.) illustré par Edd Cartier. Les ajouts sont significatifs et portent par exemple sur du matériel d’armement tels le radar et la bombe atomique, projets militaires secrets à l’époque de la première publication. Russell affirme que le radar a été inspiré par les Vitons pour lesquels les ondes radar sont de véritables friandises. (On retrouve une variante dans la pensée hétéroclite avec l’apparition du transistor, avancée technologique supposée offerte par les Gris en échange de bases souterraines sur le sol étasunien…) Le roman a par la suite connu de nombreuses éditions au format poche, en général basées sur la version de 1948. On notera que la première édition poche, parue en 1950 dans la collection Galaxy Science Fiction Novel de l’éditeur franco-italo¬étasunien World Editions, bien que parfois décrite comme abrégée, nous a semblé parfaitement intégrale. Le texte des deux premières éditions françaises (dans les collections Le Rayon Fantastique et Présence du Futur) est la traduction de l’édition révisée de 1948. L’idée de départ est la même que celle du roman de Maurice Renard : « Nous avons au-dessus de nous un océan atmosphérique (…) plein de poissons (…) qui nagent au milieu de leur habitat naturel, et qui se propulsent par des moyens qui ne nous sont pas donnés, à nous autres qui rampons au fond », écrit Russell. Mais les êtres que l’écrivain met en scène sont autrement plus dangereux que les Sarvants du Péril Bleu : depuis des temps sans doute immémoriaux, les humains constituent le garde-manger de ces créatures ordinairement invisibles que Russell nomme les Vitons, de véritables vampires psychiques qu’il décrit en ces termes : « Ils n’ont pas la moindre ressemblance avec les humains et sont si différents de nous que je ne crois pas qu’il soit jamais possible de trouver avec eux un terrain d’entente. Ils ont l’aspect de sphères luminescentes, d’environ un mètre de diamètre ; la surface de ces globes est animée d’une lueur bleutée très brillante, mais dépourvue de tout faciès. Ils n’impressionnent pas une pellicule sensible aux rayons infrarouges. (…) Il est impossible de les détecter au radar, sans aucun doute parce qu’ils en absorbent les ondes au lieu de les refléter. (…) On sait que ces sphères ont, à la place du sens de la vue, une perception extrasensorielle étonnamment développée. Ce qui explique qu’elles aient toujours pu nous comprendre alors que nous avons été incapables de les voir ; ce que l’on appelle le sixième sens n’a, en effet, aucun rapport avec les fréquences électromagnétiques. Par ailleurs, elles remplacent la parole et l’ouïe par la télépathie – à moins qu’il s’agisse d’un autre aspect de la perception extrasensorielle. Toujours est-il qu’elles lisent et comprennent les pensées des humains, mais à courte distance seulement. Beach leur a donné le nom de Vitons puisque, de toute évidence, il ne s’agit pas d’êtres de chair, mais de sphères d’énergie. Elles ne sont ni animales, ni végétales, ni minérales – elles ne sont qu’énergie. (…) Les Vitons, non seulement sont faits d’énergie, mais encore (…) ils en vivent, ils s’en nourrissent… et cette énergie, c’est la nôtre ! Nous n’existons pour eux que comme producteurs d’énergie, que la nature a généreusement mis à la disposition de ce qui leur sert d’estomac. C’est pourquoi ils nous élèvent et nous incitent à nous reproduire. Ils nous rassemblent en troupeaux pour nous traire, et s’engraissent de l’influx nerveux engendré par nos émotions. (…) On sait depuis longtemps que l’énergie nerveuse produite par la pensée, de même que la réaction des émotions glandulaires, est de nature électrique ou para-électrique : c’est de cette énergie que se nourrissent nos mystérieux seigneurs. Ils peuvent, et ils ne s’en privent pas, augmenter le rendement quand bon leur semble en attisant les rivalités, les jalousies, les haines, afin d’exciter mes émotions. (…) Chaque fois que quelqu’un hurle à la guerre, les Vitons se préparent à festoyer. » (p. 111 à 114 de l’édition Rayon Fantastique.) Comment l’homme s’est-il aperçu de la présence des Vitons ? Par hasard : en cherchant un moyen d’étendre la portion visible du spectre au-delà de l’infrarouge, un scientifique, le professeur Bjornsen, les a découverts, invisibles et pourtant bien présents. Russell fait le parallèle avec l’invention du microscope dont l’usage a permis de s’apercevoir que « nous partageons notre globe, notre existence même, avec une multitude de créatures vivantes cachées au-delà des limites ordinaires de notre vue, cachées dans l’infiniment petit. (…) Il a révélé un monde nouveau et dont, avant lui, on ne soupçonnait même pas l’existence. » Toujours selon l’auteur : « Le jeu des vibrations électromagnétiques s’étend sur plus de soixante octaves dont l’œil humain ne perçoit qu’une seule. Au-delà de cette barrière que nous imposent les limites de notre propre champ de visibilité, dictant leur loi à tout homme du berceau à la tombe, et nous rongeant aussi impitoyablement que n’importe quel parasite, vivent nos pervers et tout-puissants suzerains… les vrais maîtres de la Terre ! » (p. 93-94) Comme son titre l’indique, Guerre aux invisibles est le récit de la découverte de l’existence des Vitons, puis de la lutte désespérée des humains pour tenter de s’en libérer – sur fond de guerre mondiale entre les Asiatiques, manipulés par les Vitons, et le monde occidental. Le roman est par ailleurs truffé de références aux milliers de coupures de presse amassées par Charles Fort – on ne s’en étonnera pas puisque Eric Frank Russell fut un collaborateur régulier du Fortean Society Magazine, qui se transformera en Doubt, magazine qui existe toujours dans le futur (2015) qui sert de toile de fond au roman. Ils sont d’ailleurs bien pratiques, ces Vitons, en particulier pour expliquer à peu près la totalité des « faits maudits » collationnés par Fort. Ils constituent ce que les Étasuniens nomment une « theory of Everything ». De la disparition de l’équipage de la Mary Celeste, enlevé par les Vitons, à Kaspar Hauser, échappé d’un laboratoire viton. Quant à la victoire finale des humains sur les Vitons, elle est obtenue grâce à une information transmise au personnage principal de manière synchronistique, c’est-à-dire qu’elle émane de la conscience de l’univers et n’a de sens que pour celui (dans le sens d’incarnation temporaire d’un flux de conscience) auquel elle se manifeste. Avant de mourir, un savant a la force d’entourer d’un cercle l’image d’un ours polaire, utilisée pour une publicité pour des réfrigérateurs dans la presse. Parce que stockée de manière explicite dans l’inconscient collectif, l’information symbolique sera décodée par l’inconscient du personnage principal : ours polaire (polar bear) fait référence à la polarisation de la lumière. Curieusement la même information est utilisée presque soixante-dix années plus tard dans la série télévisée Lost : un ours polaire apparaît soudain dans la jungle, après qu’on l’a aperçu furtivement dans un comic-book. Guerre aux invisibles est un roman important pour une autre raison que cette illustration – certes remarquable – des théories fortéennes : il prend le contre-pied d’une symbolique pourtant bien ancrée dans l’inconscient collectif et lui substitue son parfait renversement. Avant Russell, la sphère est symbole de perfection. Platon écrit dans Le Banquet que l’être humain original était sphérique : parfait dans sa totalité ; puis les sexes se séparèrent… et depuis lors chacun cherche sa moitié, comme dit l’adage populaire. La symbolique est particulièrement présente au Moyen ge, dans les représentations religieuses aussi bien que sous la plume des poètes, par exemple chez un Ronsard qui écrit « rien n’est excellent au monde s’il n’est rond ». Eric Frank Russell renverse cette symbolique : les Vitons sont sphériques… et pourtant ils sont le mal absolu. La parution en 1952 de la première édition française de Guerre aux invisibles, dans la collection Le Rayon Fantastique, aura probablement suscité des vocations – ou à défaut influencé plusieurs écrivains francophones et non des moindres puisque le motif est repris dans « Les Bulles », remarquable premier texte publié de Julia Verlanger[2]. De manière plus anecdotique, on pourra également citer le scénario de Hector Oesterheld pour L’Éternaute, une bande dessinée d’Alberto Breccia qui connaîtra plusieurs versions, la première publiée en Argentine en 1969 : le mal vient du ciel, sous forme de gros flocons de neige qui détruisent toute créature vivante d’un simple contact. L’ambiance générale évoque fortement le roman de Russell – tandis que le « comportement » des flocons rappelle celui des Bulles de Verlanger (la nouvelle a été traduite et a circulé sur le continent américain). La plus formidable bulle chasseuse d’hommes reste malgré tout celle qu’affronte régulièrement Le Prisonnier, dans la série télévisée réalisée en 1967-1968 – elle servira à l’évidence de modèle à Henri Vernes pour son roman Les Bulles de l’Ombre Jaune (1969), adapté en bande dessinée en 1977 dans l’hebdomadaire Tintin, l’album paraissant début 1978. Ce bref exposé étant centré sur Guerre aux invisibles, il importe de rappeler en conclusion (provisoire) que l’œuvre d’Eric Frank Russell est pleine de ces fulgurances renvoyant aussi bien à la psychologie des profondeurs qu’aux avancées les plus fascinantes de la physique contemporaine. Les romans et nouvelles proposés dans ce recueil recèlent bien des éléments dignes d’intérêt, prenant tout leur sens avec le recul du temps. Voilà donc une œuvre prémonitoire qu’il conviendrait de réapprécier à sa juste importance. * * * [1] Vidkun Quisling, major de l’armée norvégienne, fut le principal artisan de la collaboration avec l’occupant nazi pendant la Seconde Guerre mondiale. Le terme est entré dans le langage courant anglo-saxon pour désigner les traîtres. (NdÉ) [2] In Fiction no 35, octobre 1956. Nouvelle présente dans le premier volume de l’intégrale Verlanger, TSF001, 2008, même éditeur.