CHAPITRE I Une lettre pour Claude Annie essayait de venir à bout d’une montagne de devoirs lorsque Claude fit irruption dans la salle d’études. En dépit de ses cheveux bouclés coupés court, Claude n’était pas un garçon mais bien la cousine d’Annie, officiellement appelée « Claudine » et plus connue cependant sous le nom de Claude, par la force des choses, car elle refusait de répondre à quiconque l’appelait, autrement. Ses yeux bleus brillaient de colère. « Annie ! Je reçois une lettre de la maison, et devine un peu ce qu’elle m’annonce ! Papa veut aller vivre sur mon île pour y travailler… et par-dessus le marché il a l’intention de construire une espèce de tour ou quelque chose comme ça dans la cour du château ! » Annie tendit la main pour prendre la lettre que Claude lui brandissait sous le nez. Les autres élèves les regardaient avec amusement. Toutes connaissaient l’île dont il était question : c’était une petite bande rocheuse qui émergeait au milieu de la baie de Kernach, avec dessus les ruines d’un vieux château, où seuls vivaient des lapins, des mouettes et des corneilles. L’île de Kernach appartenait autrefois à la mère de Claude. Elle l’avait donnée à sa fille qui se montrait très jalouse de son fief. Personne ne pouvait habiter ou même simplement aborder Kernach sans son autorisation. Et voilà maintenant que son père se proposait non seulement d’y aller mais aussi d’y bâtir une sorte de laboratoire ! Claude en trépignait presque d’exaspération. « Les grandes personnes sont toutes comme ça ! Elles vous font soi-disant des cadeaux et ensuite elles agissent exactement comme si les choses leur appartenaient encore. Je ne veux absolument pas que papa s’installe sur mon île et y plante des baraquements affreux à voir. — Oh ! Claude… tu sais bien que ton père a besoin de pouvoir travailler en paix. C’est un grand savant. Tu lui prêteras bien ton île pour quelque temps ? dit Annie en s’emparant de la lettre. — Il y a des milliers d’endroits où il travaillerait aussi tranquillement, répliqua Claude. Moi qui espérais y camper à Pâques, comme l’an dernier ! Si papa va là-bas, nous n’aurons même pas le droit d’y mettre le pied. » Annie se mit à lire. La lettre avait été écrite par la mère de Claude et commençait ainsi : Ma chère petite Claude, Je crois devoir te prévenir que ton père a l’intention de s’installer pendant quelque temps sur l’île de Kernach pour y terminer un travail très important. Il fera construire un bâtiment, une sorte de tour, car il a besoin de poursuivre ses recherches dans un endroit isolé, d’un calme parfait, avec de l’eau tout autour, je ne saurais d’ailleurs pas t’expliquer pourquoi, mais en tout cas le fait d’être entouré d’eau est essentiel pour ses expériences. Ne sois pas trop contrariée, ma chérie. Tu considères Kernach comme ton bien, je ne l’ignore pas, mais tu dois autoriser ta famille à l’utiliser aussi, surtout lorsqu’il s’agit de quelque chose d’aussi important que les travaux scientifiques de ton père. Papa s’imagine d’ailleurs que tu seras ravie de lui prêter Kernach, mais je connais tes drôles d’idées sur la question, aussi ai-je préféré t’avertir avant que tu arrives à la maison au lieu de te laisser le découvrir sur ton île avec sa tour. Annie ne lut pas la fin de la lettre qui concernait d’autres questions sans intérêt. Elle se tourna vers sa cousine : « Ecoute, Claude, je ne comprends pas pourquoi lui prêter Kernach te bouleverse tellement. À ta place, je serais heureuse que mon père me demande mon île… si j’avais la chance d’en avoir une ! — Ton père à toi commencerait par t’en parler pour savoir si tu es d’accord et si cela ne t’ennuie pas, rétorqua Claude d’un ton peu aimable. Tandis que le mien fait tout ce qu’il a envie de faire sans jamais s’inquiéter des autres. Il aurait pu au moins m’écrire lui-même. Ses façons me hérissent. — Il faut reconnaître que tu te hérisses très facilement, ma vieille, s’écria Annie en riant. Ne te regarde donc pas de cet œil torve. Je ne t’emprunte pas ton île sans te demander la permission ! » Mais Claude ne se laissa pas dérider. Elle se mit à relire sa lettre d’un air sombre. « Voilà tous mes beaux projets de vacances par terre, dit-elle. Tu sais comme l’île est belle à Pâques, avec ses tapis de primevères et de genêts, sans compter les lapins, et justement tu devais venir chez nous avec Mick et François. Il y a un temps fou que nous n’avions pas campé là-bas. — Oui, ce n’est pas de chance. Nous nous serions bien amusés. Mais ton père nous autorisera peut-être quand même à y aller ? Nous ne le dérangerions pas. — Avec papa, es-tu sûre que nous passerions d’aussi bons moments que lorsque nous étions seuls sur Kernach ? Moi, je te garantis que non. » Heu… à dire vrai, Annie n’était pas loin de penser comme Claude. L’oncle Henri n’avait pas un caractère particulièrement accommodant, et quand il était plongé en .plein travail, il devenait terrible. Le moindre bruit provoquait une fureur noire. « Il va se rendre aphone à force de crier aux corneilles de se taire et aux mouettes de nicher ailleurs ! murmura Annie qui commençait à s’étouffer de rire. Il ne trouvera pas Kernach aussi paisible qu’il le croit ! » Claude esquissa un sourire assez pâle et replia sa lettre. « Enfin, tant pis, dit-elle, mais j’aurai été moins contrariée si seulement papa m’avait demandé mon avis. — Pourquoi voulais-tu qu’il le fasse ? Il n’y a probablement même pas pensé. Ecoute, Claude, ne consacre pas toute ta journée à méditer sur tes malheurs, pour l’amour du Ciel. Va au chenil chercher Dag. Il t’aura vite remonté le moral. » Claude adorait Dag, alias Dago ou Dagobert, gros chien sans pedigree, au pelage brun, à la queue ridiculement longue et à la gueule qui s’ouvrait largement comme pour sourire. Il était si gentil, si affectueux et si vif que les quatre cousins l’aimaient tous énormément, et l’avaient inscrit, lui, cinquième membre du Club qu’ils avaient fondé lors de leur première grande aventure. Car les Cinq avaient couru pas mal d’aventures et étaient bien résolus à en courir d’autres si l’occasion s’en présentait. À dire vrai, avec Dagobert comme garde du corps, les quatre enfants ne risquaient pratiquement rien. Claude s’en alla donc chercher Dago. Dans sa pension, les élèves pouvaient avoir des animaux favoris. Sans cela, il est certain que Claude n’aurait jamais accepté d’y venir ! Elle ne pouvait pas supporter d’être séparée de Dagobert, ne fût-ce que pour vingt-quatre heures. Dago éclata en aboiements joyeux dès qu’il la sentit approcher. Claude perdit aussitôt son air renfrogné et sourit. Ce bon Dagobert ! Toujours fidèle, bien plus que ne le serait un être humain. Il prenait toujours son parti, il resterait son ami quoi qu’elle fasse. Pour Dagobert, il n’existait personne au monde qui valût Claude. Et les voilà bientôt trottinant tous les deux à travers champs, Claude parlant à Dago, suivant son habitude. Elle lui expliqua en détails l’affaire de l’île que lui empruntait de force son père, et Dag aboya en signe qu’il était de son avis sur la question. Il l’écoutait avec attention, en ayant l’air de comprendre tout ce qu’elle disait. Pas une fois il ne quitta sa maîtresse, même quand un lapin déboula juste sous son nez. Et Dieu sait si Dag aimait pourchasser les lapins ! Mais il se rendait compte que Claude était bouleversée. Il le sentait chaque fois. De temps en temps, il lui donnait un petit coup de langue affectueux. Quand Claude revint à sa pension, elle était presque rassérénée. Elle fit entrer Dagobert en fraude par une porte de service, ce qui était strictement interdit, mais Claude, comme son père, agissait souvent selon son bon plaisir sans se préoccuper des conséquences. Elle entraîna son chien à vive allure jusqu’à son dortoir. Dag se fourra sous son lit. Sa queue battait doucement la charge sur le plancher. Il devinait que Claude avait besoin de l’avoir près d’elle cette nuit-là pour se consoler. Quand les lumières s’éteindraient, il sauterait sur le lit et se blottirait sur ses pieds. Ses yeux bruns en pétillaient de joie par avance. « Reste bien sagement couché là », lui recommanda Claude. Et elle partit rejoindre ses camarades. Annie était plongée dans la rédaction d’une lettre à ses frères, Mick et François, eux aussi en pension à plusieurs kilomètres de là. « Je leur ai raconté ce qui se passe pour Kernach, dit-elle. Aimerais-tu venir chez nous, au lieu d’aller chez toi à Pâques ? Tu ne t’énerverais pas tout le temps à l’idée que ton père occupe l’île. — Oh ! non, merci, répliqua aussitôt Claude. Je veux rentrer à la maison. Je tiens à surveiller papa ! Je n’ai aucune envie qu’il fasse sauter toute l’île pour expérimenter une de ses dernières découvertes. Il étudie les explosifs maintenant, tu sais. — Bigre, des bombes atomiques et des choses du même genre ? — Aucune idée. Mais sans compter que je désire savoir ce qu’il advient de Kernach et de papa, il faut aussi que nous restions à la maison pour égayer un peu maman. Elle se trouvera bien seule si papa s’installe dans l’île. Je suppose qu’il y transportera des vivres et tout ce dont il pourrait avoir besoin. « Souris donc, Claude ! » — Alors, nous avons au moins une occasion de nous réjouir. Si ton père n’est pas là, nous ne serons pas obligés de marcher sur la pointe des pieds et de chuchoter du matin au soir. À nous le bruit ! Souris donc, Claude ! » Mais il fallut à Claude un bon bout de temps pour surmonter la contrariété causée par la lettre de sa mère. Même la présence de Dagobert au pied de son lit, jusqu’au soir où il fut découvert par une surveillante irritée, ne réussit pas à pallier complètement sa déception. Le trimestre s’achevait. Ce fut bientôt avril avec son soleil et ses averses. Les vacances approchaient de plus en plus. Annie songeait avec joie à Kernach, à sa plage de sable fin, ses bateaux de pêche, sa mer bleue et ses falaises où il faisait bon se promener. Michel et François y pensaient aussi. Cette année-là, leurs vacances commençaient le même jour. Ils se retrouveraient tous à la gare principale et voyageraient ensemble jusqu’à Kernach. Hip, hip, hip… hourrah ! À l’heure dite, les bagages s’empilèrent dans le hall de la pension. Des parents vinrent chercher leurs filles en voiture. Les autres enfants devaient partir pour la gare en car. L’école ressemblait à une énorme ruche bourdonnante. Les surveillantes avaient du mal à se faire entendre dans le vacarme général. « C’est à croire que toutes ces enfants sont devenues folles, s’écria l’une d’elles. Dieu merci, voilà le car. Claude, êtes-vous vraiment obligée de courir à cent à l’heure dans les couloirs avec ce chien qui hurle de toute la force de ses poumons ? — Oui, oui ! répondit Claude joyeusement. Annie, où es-tu ? On s’en va ! J’ai Dagobert avec moi. Il sait que nous sommes maintenant en vacances, écoute-le ! En route, Dago. » Les fillettes s’entassèrent tant bien que mal dans le car en chantant. Le moteur ronronna, et les voilà parties à travers la campagne vers la gare enfumée. « Les garçons doivent être déjà là, dit Annie. Si leur train n’a pas eu de retard, ils nous attendent probablement sur le quai. Tiens, regarde, Claude, ils sont là-bas ! » Claude les aperçut à son tour et cria : « Hou-hou ! François ! Hou-hou, Michel ! Nous voilà ! » CHAPITRE II Retour à Kernach Annie, François, Michel, Claude et Dagobert se dirigèrent aussitôt vers le buffet pour fêter leur réunion en buvant de l’orangeade et en mangeant des brioches. Ils étaient heureux d’être de nouveau tous ensembles. Dag avait bondi de joie en apercevant les deux garçons et il s’efforçait maintenant de leur grimper sur les genoux. « Ecoute, Dago, mon vieux, je t’aime beaucoup et je suis ravi de te revoir, s’écria Michel, mais voilà deux fois que tu renverses mon orangeade. Reste un peu tranquille, je t’en prie. Est-ce qu’il a été sage pendant ce trimestre, Claude ? — Oh ! oui, n’est-ce pas, Annie ? » dit Claude qui ajouta aussitôt : « Il n’a rendu visite au garde-manger qu’une fois… et il n’a pas beaucoup abîmé de coussins… et si les gens laissent traîner leurs sandales, ils ne peuvent s’en prendre qu’à eux-mêmes quand Dag s’amuse un peu avec. — Autrement dit, les sandales ne lui ont pas résisté, commenta François en souriant. Tu n’as qu’un bien mauvais bulletin de conduite, mon pauvre Dagobert. Je crains fort que l’oncle Henri ne te supprime la récompense à laquelle ont droit les bons élèves. » En entendant le nom de son père, Claude se renfrogna. « Je vois que Claude n’a pas perdu sa ravissante grimace ! dit Michel d’une voix taquine. Cette chère vieille Claude ! Nous ne la reconnaîtrions plus si elle n’arborait pas cette belle moue dix fois par jour ! — Oh ! Claude a fait des progrès sensationnels », répliqua vivement Annie, accourant à la défense de sa cousine. Claude n’était plus aussi susceptible qu’autrefois et prenait très bien les taquineries, mais Annie devinait que la prise de possession de l’île par son oncle était une question épineuse et elle ne voulait pas que Claude donnât trop vite un échantillon de ses célèbres colères. François examina sa cousine et dit : « Ecoute, ma vieille, j’espère que tu ne vas pas te frapper pour cette histoire de Kernach ? Ton père est un homme très intelligent, tu sais, l’un de nos plus grands savants, et j’estime que ce genre de gens doit pouvoir travailler en toute liberté. Si l’oncle Henri veut s’installer sur l’île pour une raison quelconque, eh bien, tu devrais être ravie de lui dire : « Je t’en prie, vas-y papa. » Tu ne crois pas ? » Claude n’avait pas l’air entièrement d’accord avec ce petit discours; mais elle avait une grande admiration pour François et suivait volontiers ses conseils. François était leur aîné à tous. Il avait une bonne tête de plus qu’eux, des yeux francs et une allure sympathique. Claude caressa la tête de Dagobert et répondit d’une voix un peu étouffée : « D’accord, je ne jetterai pas feu et flamme, mais je suis tout de même très déçue. J’avais pensé que nous y serions allés camper pendant ces vacances. — Oui, nous sommes tous déçus, répliqua François. Avale vite ta dernière bouchée, ma vieille. Si nous ne nous dépêchons pas, nous allons manquer le train. » Et les voilà bientôt tous assis dans un compartiment, grâce à François. Annie contempla son grand frère avec admiration : il savait vraiment bien se débrouiller. « Est-ce que tu trouves que j’ai grandi ? lui demanda-t-elle. J’espérais rattraper Claude à la fin de ce trimestre, mais elle a grandi aussi. — Tu as un centimètre de plus qu’à Noël, répliqua François. Non, tu n’arriveras pas à nous rattraper, Annie, tu seras toujours la plus petite. Mais je t’aime bien comme ça. — Regardez donc Dagobert, dit Michel. Il met la tête à la portière, comme d’habitude. Dago, méfie-toi, tu vas attraper une escarbille dans l’œil et Claude deviendra folle de chagrin à l’idée que tu es aveugle. — Ouah ! » répondit Dagobert en agitant la queue. Dagobert avait ceci de charmant qu’il comprenait toujours lorsqu’on lui parlait — même quand son nom n’était pas mentionné — et qu’il répondait aussitôt. Tante Cécile était venue les chercher à la gare avec le poney. Les enfants se précipitèrent à son cou, car ils l’aimaient beaucoup. Elle était douce et gentille, et s’efforçait de son mieux de maintenir la paix entre les enfants turbulents et son mari irascible. François demanda poliment des nouvelles de l’oncle Henri, comme le poney se mettait en marche vers la maison. « Il est en excellente santé, répondit sa tante, et d’excellente humeur. Je ne l’ai jamais vu aussi plein d’entrain. Son travail progresse de façon très satisfaisante. — De quel genre de recherches s’occupe-t-il ? demanda Mick. — Je n’en sais absolument rien. Il ne m’en parle jamais. Quand il est plongé dans ses expériences, il ne dit pas un mot de ce qu’il fait, sauf à ses collègues, bien entendu. Mais il travaille à une découverte de la plus haute importance… et il doit terminer ses expériences dans un endroit entièrement entouré d’eau. Ne me demandez pas pourquoi, je ne pourrais pas vous répondre. — Oh ! regardez, voilà Kernach ! » s’écria soudain Annie. Ils étaient parvenus à un tournant, en pleine vue de la mer. La curieuse petite île avec son château en ruine semblait monter la garde à l’entrée de la baie. Le soleil brillait sur la mer bleue, et l’île n’en avait l’air que plus enchanteresse. Claude l’examina avec attention. Elle cherchait le bâtiment, hangar ou maison, dont son père avait — paraît-il — besoin. Ses cousins avaient eux aussi la tête tournée vers l’île, pour la même raison. Ils eurent vite trouvé ! Au centre du château, probablement bâtie dans la cour, il y avait une tour haute et mince qui ressemblait assez à un phare. Elle se terminait par une cage toute vitrée qui brillait au soleil. « Oh ! maman, je n’aime pas ça du tout ! Cette tour gâche complètement Kernach, s’écria Claude d’une voix consternée. — Elle sera démolie quand ton père aura fini ses expériences, ma chérie, répondit tante Cécile. Ce n’est qu’une construction temporaire en matériaux légers. Papa m’a promis qu’il la ferait abattre dès qu’il n’en aurait plus besoin. Il m’a dit que tu pouvais aller la voir de près si tu en as envie. Elle est assez curieuse. — Oh ! oui, allons-y ! dit aussitôt Annie. Elle est bizarre. Est-ce qu’oncle Henri est tout seul sur l’île, ma tante ? — Oui, et cela ne me plaît guère. D’abord parce que je suis sûre qu’il ne mange pas comme il faut, et ensuite parce que s’il lui arrivait un accident, personne ne me préviendrait. Et je redoute toujours que ses expériences tournent mal. — Pourquoi ne pas instituer un système de signaux ? proposa fort judicieusement François. Ce serait facile du haut de cette tour. Il pourrait se servir d’un miroir le matin, comme d’un héliographe, pour dire qu’il se porte bien. Et le soir, une lampe remplacerait très bien le soleil. Qu’en penses-tu, tante Cécile ? — Oui, c’est une bonne idée. Je lui avais déjà suggéré de le faire. J’ai prévenu votre oncle que nous lui rendrions visite demain, et peut-être pourrais-tu arranger cela avec lui, mon petit François ? Il est assez enclin à écouter ce que tu lui dis, en général. — Seigneur ! Est-ce que papa accepte vraiment que nous envahissions sa retraite et inspections sa précieuse tour ? demanda Claude avec surprise. En tout cas, moi, je n’irai pas. En somme, c’est mon île, et c’est affreux de la voir maintenant entre les mains de quelqu’un d’autre. — Oh ! non, Claude, ne recommence pas, soupira Annie. Toi et ton île ! Tu ne peux donc même pas la prêter à ton propre père ! Dommage que tu n’aies pas été là quand ta lettre est arrivée, tante Cécile, le spectacle en valait la peine. Claude avait l’air si féroce que j’en ai tremblé de peur. » Tous rirent, sauf Claude et tante Cécile qui parut soucieuse. Claude était difficile à vivre. Elle se montait aisément contre son père… à qui elle ressemblait étonnamment tant par ses sautes d’humeur que pour son caractère ombrageux. Si seulement Claude avait eu la douceur et la gentillesse de ses cousins,… Claude regarda le visage tourmenté de sa mère et eut honte d’elle-même. Elle posa la main sur son genou. « Ne crains rien, maman, je ne ferai pas d’histoires. Je t’assure que j’essaierai de me dominer. Je sais que le travail de papa est très important. J’irai avec vous tous à Kernach, demain. » François lui administra une claque amicale sur l’épaule. « Bonne vieille Claude ! Non seulement elle a appris à céder mais encore à céder avec le sourire. Quand tu te conduis de cette façon, Claude, tu ressembles tout à fait à un garçon. » Claude se rengorgea, ravie du compliment de François. Elle n’aurait voulu pour rien au monde être mesquine, rancunière et méchante comme tant de filles de sa connaissance, sans compter qu’elle avait toujours regretté de ne pas être un garçon. Mais Annie ne réagit pas de la même façon. « Il n’y a pas que les garçons qui savent céder de bonne grâce. Des quantités de filles en font autant. En tout cas, j’ai bien l’impression que c’est ce que je fais, moi, s’écria-t-elle avec indignation. — Miséricorde, voilà une autre soupe au lait dans la famille, commenta tante Cécile avec un gentil sourire. Ne vous disputez plus, mes enfants, nous sommes arrivés. La maison n’est-elle pas ravissante au milieu de ces primevères, avec ces giroflées qui commencent à fleurir et ces coucous qui poussent partout ? » C’était vrai. Les quatre enfants et le chien sautèrent vivement à bas de la charrette, ravis d’être enfin de retour. Ils entrèrent en trombe dans la maison où ils trouvèrent, à leur grande joie, Maria, la cuisinière, venue seconder tante Cécile pendant les vacances. Elle les accueillit d’un air radieux et caressa Dagobert quand il cabriola autour d’elle en aboyant. « Hé, mais, comme vous voilà grandis tous ! Ma parole, monsieur François, vous êtes plus grand que moi. Et la petite demoiselle Annie s’est allongée, elle aussi. » Ce qui remplit d’aise ladite petite demoiselle. François retourna dehors pour aider sa tante à décharger les bagages qu’ils avaient apportés avec eux. Leurs malles arriveraient plus tard. François et Mick montèrent tout au premier étage. Annie les rejoignit en courant, car elle avait hâte de revoir sa chambre. C’était magnifique d’être de nouveau à Kernach. Elle jeta un coup d’œil par ses fenêtres. L’une donnait derrière la maison sur la lande, l’autre permettait d’apercevoir la mer de côté. Une vue splendide ! Annie se mit à fredonner en défaisant sa valise. « Tu sais, Mick, dit-elle à son frère quand il entra avec la valise de Claude, je suis vraiment très contente que l’oncle Henri ait eu l’idée de s’installer dans l’île, même si cela doit nous empêcher d’y aller nous-mêmes. Je me sens beaucoup plus à l’aise dans la maison quand il n’y est pas. Il est très intelligent, et il y a des jours où il est très gentil… mais il me fait toujours un peu peur. » Mick se mit à rire : « Je ne peux pas dire que j’ai peur de lui, mais je dois avouer qu’il est assez refroidissant quand nous passons les vacances ici. C’est drôle de penser qu’il reste tout seul à Kernach. » Une voix s’éleva soudain dans l’escalier : « Venez vite goûter, les enfants. Il y a des tartes tout juste sorties du four pour vous. — Nous arrivons, tante Cécile ! cria Mick. Dépêche-toi, Annie, je meurs de faim. François, tu as entendu ? Tante Cécile nous a appelés. » Claude grimpa l’escalier pour chercher Annie. Elle était heureuse d’être enfin chez elle. Quant à Dagobert, il s’était lancé dans une inspection approfondie des moindres coins et recoins de la maison. « C’est son habitude, expliqua Claude. Comme s’il croyait trouver une table ou une chaise qui n’aurait pas tout à fait la même odeur qu’avant son départ. Allons, Dag, viens goûter. Maman, puisque papa n’est pas là, est-ce que Dag peut s’asseoir à côté de moi ? Il sait très bien se conduire maintenant. — D’accord », répondit sa mère. Et ils se mirent à goûter. Et quel goûter ! On aurait dit que la table était mise pour vingt personnes. Maria avait dû passer toute la journée à cuisiner. Mais il n’y aura probablement pas de quoi nourrir un passereau affamé quand les Cinq auront fini ! CHAPITRE III Visite à l’oncle Henri Le lendemain, le temps était beau et chaud. « Nous irons à Kernach ce matin, dit tante Cécile. Et nous emporterons de quoi déjeuner, car je suis sûre que votre oncle aura oublié notre visite. — Est-ce que papa a un bateau ? demanda Claude. Maman… il n’a pas réquisitionné mon bateau ? — Non, ma chérie, il en a un autre. J’avais craint qu’il ne parvienne pas à le manœuvrer au milieu des écueils de Kernach, mais il a demandé à l’un des pêcheurs de l’emmener et de prendre en remorque son bateau chargé de matériel. — Qui a construit la tour ? dit François. — Il en a tracé les plans, et des hommes du Centre de la Recherche scientifique sont venus l’installer. Tout cela était très secret. Les gens du pays mouraient de curiosité, mais finalement ils n’en savent pas plus que moi. Personne n’a aidé à la construction. Seuls deux ou trois pêcheurs ont assuré le transfert des matériaux sur l’île. Il en a tracé les plans… — Quel mystère ! s’écria François. Oncle Henri mène décidément une vie pleine d’intérêt. J’aimerais bien être un savant plus tard. Je veux faire quelque chose qui en vaille la peine quand je serai grand. Je ne tiens pas à être un employé quelconque enseveli dans un bureau. Je veux travailler à quelque chose d’utile par moi-même. — Moi, j’ai l’intention de devenir médecin, dit à son tour Mick. — Et moi, je vais voir mon bateau », conclut Claude que ce genre de conversation ennuyait. Elle savait très bien à quoi elle passerait son temps, plus tard : elle habiterait l’île de Kernach en compagnie de Dagobert. Tante Cécile prépara un plein panier de sandwiches pour le pique-nique dans l’île. Elle était ravie à l’idée de cette excursion. Elle n’avait pas vu l’oncle Henri depuis plusieurs jours, et elle avait hâte de s’assurer que tout allait pour le mieux en ce qui le concernait. François se chargea du panier, et ils se rendirent à la plage. Ils y retrouvèrent Claude en compagnie de Loïc, le fils de leurs voisins et grand ami de Claude, qui les attendait, prêt à pousser au large le bateau quand ils auraient embarqué. Il adressa un large sourire aux Cinq. Il connaissait bien les cousins de Claude, et Dagobert mieux encore, car il avait hébergé le chien au temps où l’oncle Henri l’avait banni de la maison. Claude n’avait jamais oublié sa gentillesse et allait souvent lui rendre visite dès qu’elle arrivait à Kernach pour les vacances. « Alors, vous partez pour l’île ? dit-il. Il y a une drôle de bâtisse au milieu, n’est-ce pas ? Elle ressemble à un phare. Laissez-moi vous aider à monter là-dedans, mademoiselle, donnez-moi la main. » Annie obéit et sauta dans le bateau. Claude l’y avait précédée avec Dagobert. Et bientôt les voilà tous embarqués, panier compris. Claude et François prirent les avirons. Loïc poussa la barque et ils voguèrent sur l’eau calme et claire si transparente qu’Annie aurait pu compter les cailloux du fond. François et Claude souquaient ferme. La petite embarcation volait littéralement à la surface. Claude entonna une chanson de marin qu’ils reprirent tous en chœur. C’était magnifique de se retrouver encore une fois dans un bateau sur la mer. Oh ! si seulement les vacances pouvaient ne pas passer trop vite… Ils y retrouvèrent Claude en compagnie de Loïc « Claude, tu feras bien attention aux écueils, n’est-ce-pas ? » dit tante Cécile avec une certaine nervosité quand ils approchèrent de l’île. « L’eau est si pure aujourd’hui que je les vois nettement… et il y en a qui affleurent presque. — Oh ! maman, tu sais très bien que j’ai débarqué des centaines de fois sur l’île, s’écria Claude en riant. Je serais incapable de m’échouer sur un de ces rocs. Je les connais tous. Je crois que je pourrais venir à l’île les yeux bandés maintenant. » Il n’y avait qu’un endroit où l’on pouvait aborder à Kernach en toute sécurité. C’était une petite anse sablonneuse qui formait un port naturel, protégé de tous les côtés par de hauts récifs. Claude et François se dirigèrent vers l’est de l’île, évitant habilement une longue ligne basse de rocs très découpés, et aboutirent à la passe d’eau calme. Tandis que les autres maniaient les avirons avec dextérité, Annie inspectait les lieux. Les ruines du vieux château de Kernach se dressaient toujours au centre de l’île et ne paraissaient pas avoir changé. Les tours étaient un repaire de corneilles jacassantes, comme d’habitude. Et le lierre recouvrait presque entièrement les murs. « C’est un endroit magnifique », murmura Annie en soupirant de délices. Puis elle examina l’étrange tourelle plantée maintenant au milieu de la cour d’honneur. Elle n’était pas construite en briques, mais en une sorte de matière brillante découpée en plaques ajustées les unes aux autres. Elle avait dû être conçue de cette façon pour être facilement transportable. « Elle est bizarre, n’est-ce pas ? commenta Mick. Regardez cette petite salle vitrée au sommet. On dirait une tour de guet. Je me demande à quoi elle sert. Est-ce qu’on peut monter dans cette tour, tante Cécile ? — Oui, il y a un escalier en spirale à l’intérieur. C’est à peu près tout ce que vous trouverez dans cette tour. Le point essentiel, c’est la salle vitrée. Elle est pleine de fils entremêlés qui ont une importance capitale pour les travaux de votre oncle. Je ne crois d’ailleurs pas qu’il l’utilise à proprement parler. Elle lui est nécessaire par l’effet qu’elle produit sur ses autres instruments.» Annie trouvait ces explications bien obscures et difficiles à suivre. « J’aimerais bien monter au sommet de cette tourelle, quel que soit son usage, dit-elle. — Qui sait ? Ton oncle le permettra peut-être, répliqua tante Cécile. — S’il est de bonne humeur, ajouta Claude. — Allons, ma fille, ne dis pas des choses comme ça » La barque entra dans la crique. Sa quille racla légèrement le fond. Il y avait déjà un autre bateau couché sur le sable, celui de l’oncle Henri. Claude et François sautèrent dans l’eau et tirèrent la barque au sec pour que les autres passagers ne se mouillent pas les pieds en débarquant. Dagobert bondit sur la plage en aboyant joyeusement. « Dago ! » lui cria Claude d’un ton significatif, et le pauvre chien contempla sa maîtresse d’un œil désespéré. Voulait-elle vraiment l’empêcher de voir s’il y avait des lapins ? Seulement voir ! Cela n’avait rien de méchant… Ah !… un lapin ! Et un autre… et encore un autre. Assis sur leur arrière-train, ils examinaient le petit groupe qui remontait la plage. Ils agitaient les oreilles et frémissaient du nez, mais ne bougeaient pas. « Oh ! ils sont toujours aussi familiers », s’écria Annie qui, elle, aurait bien sauté en l’air de joie. « Tante Cécile, n’est-ce pas qu’ils sont mignons ? Oh ! regardez donc le petit, là-bas. Il se débarbouille ! » Ils s’arrêtèrent pour admirer les lapins. Ces petites bêtes n’avaient pas peur du tout. Il faut dire que les visites étaient extrêmement rares à Kernach, et les lapins se multipliaient librement dans l’île et vivaient à leur guise, n’ayant rien à craindre des gens ni des renards. « Tenez, celui-ci… » Mais Mick n’eut pas le temps d’achever sa phrase. Incapable de supporter pareil spectacle sans broncher, Dagobert venait de perdre toute retenue et avait bondi sus aux lapins stupéfaits. En un clin d’œil, ce fut une fuite éperdue de petites queues blanches qui disparaissaient les unes après les autres, comme les bestioles plongeaient en hâte dans leur terrier. « Dagobert ! » appela Claude d’une voix fâchée. Et le pauvre Dag, l’oreille basse, adressa un coup d’œil suppliant à sa maîtresse. « Eh quoi ! semblait-il dire. Pas même le droit de courir après les lapins ? Quelle sévérité ! » « Où est donc l’oncle Henri ? » demanda Annie quand leur groupe atteignit la grande arcade en ruine qui seule subsistait de l’ancienne poterne. Il y avait là des marches qui conduisaient au centre du château. Elles étaient brisées. Tante Cécile avançait avec prudence, car elle ne voulait pas risquer une chute, mais les enfants qui portaient des sandales à semelle de caoutchouc gravissaient les degrés avec légèreté. Ils passèrent sous la voûte d’un ancien rempart et débouchèrent dans ce qui avait dû être autrefois une vaste cour. Jadis le sol en avait été pavé, mais maintenant le sable et les plantes sauvages avaient recouvert presque entièrement les dalles. Le château avait eu à l’origine deux tours. L’une d’elles n’était plus que ruine. L’autre avait mieux résisté aux intempéries. Des corneilles volaient en cercle autour et vinrent planer au-dessus de la tête des enfants en criant : « Croa-croa-croa. » « Ton père s’est probablement installé dans la petite salle aux deux meurtrières, dit Mick à Claude. C’est le seul endroit où l’on puisse avoir un peu d’abri. Il n’y a plus que cette salle qui soit en bon état. Nous y avons dormi une nuit, te souviens-tu ? -Oui. Nous nous étions bien amusés. Papa habite certainement là… à moins qu’il n’ait préféré les souterrains ! — Penses-tu ! Personne ne séjournerait dans ces oubliettes à moins d’y être forcé, répliqua François. Il y fait trop noir et trop froid. Où est ton père, Claude ? Je ne l’aperçois nulle part. — Maman, où pourrions-nous trouver papa ? demanda Claude. Où est son laboratoire… dans cette vieille salle, là-bas ? » Elle désignait l’unique pièce toute en pierres, voûte et murs, qui subsistait seule de ce qui avait été jadis le corps principal du château. Une paroi épaisse, vestige de rempart, la dominait. « Je n’en sais rien, dit tante Cécile. Je le suppose. Il est toujours venu à ma rencontre dans la crique. Nous avons bavardé et déjeuné sur la plage. Il n’avait pas l’air de souhaiter que je me promène dans l’île. — Appelons-le », proposa Mick. Alors ils crièrent tous à tue-tête : « Oncle Henri ! Oncle Henri ! Où es-tu ? » Les corneilles affolées s’envolèrent de leur perchoir et quelques mouettes qui se doraient au soleil sur des débris de rempart augmentèrent le vacarme en protestant dans leur propre langage qui ressemble au grincement d’une chaîne de puits rouillée. Quant aux lapins, ils disparurent comme par enchantement. Mais l’oncle Henri resta invisible. Ils l’appelèrent encore : « Oncle Henri ! Oncle Henri ! — Quel bruit ! s’exclama tante Cécile en se bouchant les oreilles. Maria a dû vous entendre de la maison. Je me demande vraiment où se cache votre oncle. C’est agaçant. Je lui avais pourtant bien dit que je vous amènerais ici aujourd’hui. — Il n’est sûrement pas loin, répliqua François d’un ton allègre. Puisque Mahomet ne vient pas à la montagne comme prévu, c’est la montagne qui ira le chercher. Il s’est probablement plongé dans un livre et nous a oubliés. Il n’y a qu’à se lancer sur sa piste. — Allons voir dans la petite salle », proposa Annie. Ils se dirigèrent vers l’entrée voûtée et pénétrèrent dans une petite pièce fort sombre, car elle n’était éclairée que par deux fenêtres en meurtrière. À l’une des extrémités, l’épais mur de pierre était creusé comme pour ménager la place à une cheminée. « Il n’est pas là ! s’écria François d’un ton surpris. Et ce qui est plus extraordinaire encore, c’est qu’il n’y a rien d’autre non plus. Ni provisions, ni vêtements, ni livres, ni instruments de travail ! Ce n’est ni son laboratoire ni même sa réserve de vivres. — Alors il s’est installé dans les souterrains, dit Michel. Son travail l’y a peut-être obligé : il lui faut être sous terre probablement, avec de l’eau tout autour. Puisque nous connaissons où est l’entrée des souterrains, allons-y. Elle se trouve tout près d’ici, à côté du vieux puits, au milieu de la cour. — Oui tu as raison. Oncle Henri doit être là-dedans. Tu ne crois pas, tante Cécile ? Viens-tu avec nous ? demanda Annie. — Oh ! non. Je ne peux pas souffrir ces oubliettes. Je me mettrai au soleil, dans ce coin abrité, et je déballerai les sandwiches pendant que vous descendrez. C’est presque l’heure du déjeuner. — Ah ! chic ! » crièrent en chœur les enfants. Ils se précipitèrent vers l’entrée des souterrains. Ils s’attendaient à voir la grande dalle qui la fermait relevée et laissant le passage libre vers l’escalier souterrain. Mais la dalle était à plat dans l’herbe. François s’apprêtait à tirer sur l’anneau central pour la soulever lorsqu’il remarqua quelque chose de bizarre. « Regardez, dit-il. Il y a de l’herbe tout autour de la pierre. Personne ne l’a remuée depuis longtemps. Oncle Henri n’est pas dans les souterrains. — Alors, où est-il ? s’écria Mick. Ou, plutôt, où peut-il bien être ? » CHAPITRE IV Où est donc l’oncle Henri ? Ils firent cercle, tous les quatre, autour de la dalle bloquant l’entrée des oubliettes. Dagobert flairait les herbes entre, leurs pieds. Oui, François avait parfaitement raison. Le disque de pierre n’avait pas été soulevé depuis des mois, car les plantes sauvages avaient foisonné partout, enfonçant leurs frêles racines dans le moindre interstice, cimentant presque l’entrée du souterrain. « Il n’y a personne là-dessous, conclut François. Nous n’avons même pas besoin d’y descendre pour vérifier. Si la dalle avait été bougée ces derniers temps, les herbes auraient été écrasées ou déracinées. — Et d’ailleurs, personne ne peut sortir du souterrain une fois que l’entrée est bouchée, ajouta Mick. La pierre est trop lourde. L’oncle Henri n’aurait pas été assez bête pour se laisser enfermer là-dessous. La dalle serait déplacée. — Bien sûr, acquiesça Annie. Alors, s’il n’est pas là, il doit bien être ailleurs. — Voilà la question, dit Claude. Où ? L’île est minuscule et nous en connaissons tous les coins et recoins. À moins qu’il ne soit dans la caverne où nous nous étions réfugiés une fois. C’est la seule de Kernach. — Oui, peut-être, répondit François, mais j’en doute. Je ne vois pas très bien l’oncle Henri s’introduire dans cette caverne par le trou de la voûte. Et on ne peut pas y arriver autrement, si l’on ne veut pas escalader les rochers de la plage, ce qui prend un temps fou. Je n’imagine pas notre oncle faisant ça non plus. » Ils traversèrent l’île pour aller vers leur caverne. Comme l’avait souligné François, l’accès par la grève était malaisé, car il fallait franchir des rocs glissants couverts d’algues, et l’accès par le haut de la falaise ne l’était guère moins, puisqu’ils avaient dû installer une corde pour faciliter la descente par le trou de la voûte. Ils retrouvèrent facilement l’emplacement, à demi dissimulé sous les bruyères. La corde y était toujours. « Je vais descendre », dit François. La corde, encore en parfait état, était nouée de place en place, ce qui donnait un point d’appui pour les pieds et permettait de glisser jusqu’en bas lentement, sans s’écorcher les mains. François atteignit bientôt le sol de la caverne. Elle était vaguement éclairée par l’ouverture donnant sur le large. François eut vite terminé son inspection. Il n’y avait absolument rien, à part une vieille boîte qu’ils avaient oubliée lors de leur dernier séjour. François remonta. En apercevant sa tête qui surgissait de la bruyère, Mick s’avança pour lui prêter une main secourable. « Alors, dit-il, tu as trouvé trace de l’oncle Henri ? — Non, il n’y est pas et n’y a jamais mis les pieds, à mon avis. C’est un vrai mystère : où est-il et où est son matériel ? Nous savons qu’il en a pas mal, puisque tante Cécile nous l’a dit. — Il est peut-être dans la tourelle, s’écria soudain Annie. Il aurait toute la place qu’il lui faut dans la petite salle vitrée du sommet. — Il nous aurait aperçus tout de suite ! répondit François avec dédain. Et il nous aurait entendus aussi. Enfin, allons-y voir quand même. » Ils retournèrent donc au château et s’approchèrent de la drôle de tour. Leur tante les appela : « Votre déjeuner est prêt. Venez manger. Votre oncle ne tardera pas, je pense. — Mais où est-il, tante Cécile ? demanda Annie très intriguée. Nous avons cherché absolument partout ! » Sa tante ne connaissait pas l’île aussi bien qu’eux. Elle croyait que Kernach recelait une multitude d’endroits abrités où l’on pouvait travailler tranquille. « Ne vous inquiétez pas, mes enfants, répliqua-t-elle d’un ton serein. Il arrivera tout à l’heure. Venez manger. — Nous courons à la tour d’abord, répondit François. Au cas où il y serait. » Les quatre, flanqués de Dagobert, se rendirent au milieu de la cour, où se dressait la tourelle. Ils tâtèrent de la main les plaques arrondies, brillantes et lisses, qui s’ajustaient avec précision les unes aux autres. « Je me demande ce que c’est, remarqua Michel. — Une espèce de matière plastique, répondit François. C’est léger, résistant et facile à assembler. — Je mourrais de peur que le vent la fasse tomber s’il y avait une bourrasque, dit Claude. — Oui, moi aussi, acquiesça Mick. Tiens, voici la porte. » Cette porte était petite et arrondie en haut. Il y avait une clef dans la serrure. François la tourna et ouvrit la porte. Le battant se tirait vers l’extérieur. François glissa la tête à l’intérieur et regarda. Il aperçut seulement un escalier minuscule en matière luisante comme les parois de la tourelle, qui s’enroulait en spirale jusqu’au sommet. D’un côté, il y avait d’étranges objets qui ressemblaient à des crochets en acier. Ils étaient reliés par des fils. « Mieux vaut ne pas y toucher, dit François qui les avait examinés avec curiosité. On se croirait dans une tour de contes de fées. Qui m’aime me suive… je monte au sommet. » Il se mit à gravir l’escalier en colimaçon qui était très raide. Il avait la tête qui tournait presque à force de marcher constamment en rond. Les autres l’imitèrent. Des fenêtres étroites comme des meurtrières donnaient de temps en temps un peu de jour. François regarda par l’une d’elles : il eut une vue merveilleuse sur la mer et la côte. Il continua son ascension jusqu’en haut. Il se trouvait maintenant dans une petite salle circulaire dont les parois étaient en verre étincelant et très épais. Des fils passaient dans l’épaisseur du verre et pendaient librement à l’extérieur, scintillant au soleil, balancés par le vent assez fort qui soufflait autour de la tourelle. Il n’y avait rien d’autre dans cette salle ! Et pas plus d’oncle Henri que de sucre dans la mer. La tour servait uniquement à amener les fils du sol jusqu’à la paroi de verre pour qu’ils aboutissent à l’air libre. Pourquoi ? Etait-ce une sorte de radar ? Ces fils captaient-ils des ondes comme celles de la T.S.F. ? François plissait le front en cherchant à déchiffrer l’énigme de la tourelle et des fils. Les autres entrèrent sur ses talons. Dag était là, lui aussi, après maints efforts héroïques étant donné les difficultés de l’escalier. « Seigneur ! Comme c’est bizarre, s’écria Claude. La vue est splendide d’ici. On voit à des kilomètres en mer et, tenez, on aperçoit par là des collines dans le lointain. — Oui, c’est superbe, dit Annie. Mais où est l’oncle Henri ? Nous ne l’avons toujours pas trouvé. Il doit quand même bien être dans l’île. — En tout cas, son bateau est à sec dans la crique, remarqua Claude. Nous l’avons constaté en arrivant. — Alors il est sûrement quelque part ici. Mais il n’est pas dans le château, pas dans les souterrains, pas dans la caverne et pas dans cette tour. C’est un mystère de première grandeur. — Comme dans les devinettes : « L’oncle a « disparu — cherchez-le », compléta François. Regardez, notre pauvre tante Cécile se morfond en nous attendant. Nous ferions bien de descendre la rejoindre : elle nous appelle à grands renforts de signaux. — D’accord, s’écria Annie. On étouffe dans cette pièce minuscule. Oh ! là ! Vous avez senti la tour trembler quand le vent l’a secouée ? Bigre, je m’en vais avant que tout s’écroule. » Elle commença à descendre en se tenant à une main-courante fixée dans la paroi. Les marches étaient si raides qu’elle avait peur de tomber. Et non sans raison, car elle faillit bien perdre l’équilibre lorsque Dagobert la dépassa à toutes pattes et dégringola l’escalier avec une aisance remarquable. Ils furent bientôt tous en bas. François referma la porte. « Verrouiller une porte ne sert pas à grand-chose quand on laisse la clef dans la serrure, remarqua-t-il. Mais puisque c’était comme ça… » Ils rejoignirent tante Cécile qui s’écria : « J’ai cru que je ne vous reverrais plus de la journée. Avez-vous trouvé quelque chose d’intéressant ? — Rien qu’une vue magnifique qui valait à elle seule l’ascension, répondit sa nièce, mais nous n’avons pas aperçu notre oncle. C’est très mystérieux, tante Cécile. Nous avons fouillé toute l’île et pourtant il n’y est pas. — Bien que son bateau soit dans la crique, ajouta Mick. Ce qui prouve qu’il n’a pas quitté Kernach. — Oui, c’est bizarre, en effet, dit tante Cécile en distribuant les sandwiches. Mais si vous connaissiez votre oncle aussi bien que moi, vous ne vous étonneriez pas. Il réapparaît toujours au bon moment. Il a oublié que je vous amenais aujourd’hui, sans quoi il serait là. Nous ne le verrons peut-être même pas aujourd’hui, à moins qu’il se rappelle brusquement notre venue, et il nous rejoindra. — Mais sortant d’où ? demanda Mick en dévorant un délicieux sandwich au pâté. Il a disparu comme par magie. — Quand il arrivera, vous vous rendrez bien compte d’où il aura émergé, répliqua gaiement tante Cécile. Un autre sandwich, Claude ? Non, non, pas toi, Dagobert. Tu en as déjà eu trois. Claude, je t’en prie, écarte le museau de Dagobert. Il va dévorer l’assiette. — Il a faim, lui aussi, maman. — Je lui ai apporté des biscuits. — Oh ! maman, comme si Dagobert allait manger des biscuits pour chien quand il peut avoir des sandwiches ! Il ne consent à goûter aux biscuits que lorsqu’il n’a vraiment plus rien à se mettre sous la dent et parce qu’il a si faim qu’il ne peut plus y tenir. » Ils s’étaient assis en cercle sous le chaud soleil d’avril et mangeaient avec appétit. Pour boire, il y avait de l’orangeade fraîche et sucrée à point. Quant à Dagobert, il se dirigea vers un creux de roc plein d’eau de pluie. Ils l’entendirent laper avec entrain. « Il a vraiment une mémoire formidable, s’écria Claude. Il y a des lunes qu’il n’est pas venu ici, mais il s’est souvenu de cette flaque d’eau dès qu’il a eu soif. — N’est-ce pas curieux qu’il n’ait pas dépisté oncle Henri ? dit soudain Mick. Quand nous le cherchions, Dago aurait pu aboyer ou gratter le sol au moment où nous brûlions. Mais il n’a pas bronché. — Le plus curieux, c’est que papa reste introuvable, déclara Claude. Et je m’étonne que tu prennes cela si calmement, maman. — Comme je te l’ai déjà dit, ma chérie, je connais mieux ton père que vous tous. Il nous rejoindra quand cela lui conviendra. Je me rappelle cette fois où il étudiait je ne sais plus quoi dans les grottes de Cheddar. Il a disparu dans les stalagmites et les stalactites pendant près d’une semaine. Mais quand il a eu fini ses recherches, il est ressorti tout tranquillement. — C’est bizarre que… » Annie s’arrêta brusquement. Un bruit étrange résonnait, une sorte de grondement sourd comme celui d’un chien géant furieux, caché loin de là. Puis un sifflement partit du haut de la tour, et tous les fils qui se balançaient au sommet s’illuminèrent comme si la foudre les avait frappés. « Là, j’étais bien sûre que votre oncle n’était pas loin, dit tante Cécile. J’avais déjà remarqué ce bruit quand je suis venue ici, mais je ne m’étais pas rendu compte de l’endroit d’où il provenait. — D’où il provenait ? répéta Mick. Presque de dessous nos pieds. Mais c’est impossible. Miséricorde, tout cela est bien mystérieux. » Le bruit ne se reproduisit pas. Ils attaquèrent les petits pains bourrés de confiture. Et tout à coup Annie poussa un cri strident qui les fit sursauter. « Regardez ! Voilà oncle Henri ! Là, là… près de la tour. Il inspecte les corneilles. D’où sort-il donc ? » CHAPITRE V Un mystère impénétrable ! Toutes les têtes se tournèrent d’un même mouvement. C’était bien l’oncle Henri qui, les mains dans ses poches, contemplait d’un air absorbé les corneilles perchées sur la tour. Il n’avait vu ni sa femme ni les enfants. Dagobert se dressa d’un bond et gambada jusqu’à lui. Puis aboya. Oncle Henri sursauta, vira sur ses talons et aperçut Dag, puis les autres qui le regardaient avec stupeur. Lui-même n’avait pas une expression particulièrement satisfaite. « Ça, c’est une surprise, s’écria-t-il en s’approchant à pas lents. Je n’avais aucune idée que vous débarqueriez ici aujourd’hui. — Oh ! Henri, je l’avais inscrit sur ton carnet, répondit tante Cécile. Devant toi. — Ah ! oui ? C’est bien possible. Mais comme je n’ai pas touché à mon carnet depuis, rien d’étonnant à ce que j’aie oublié », répliqua oncle Henri avec vivacité. Il embrassa sa femme, sa fille et ses neveux. « Oncle Henri, d’où viens-tu, s’il te plaît ? demanda Mick qui brûlait de curiosité. Nous t’avons cherché partout. — Oh ! J’étais dans mon laboratoire, dit l’oncle sans ajouter d’autres précisions. — Où est-il ? insista Mick. Oncle Henri, nous nous sommes creusé la cervelle pour deviner où tu avais bien pu te cacher. Nous sommes même montés dans la tour pour voir si tu n’étais pas dans cette drôle de petite salle.au sommet. — Comment ! Là-haut ? » Son oncle était soudain pris d’une colère surprenante. « Vous risquiez de ne pas en descendre vivants. Je viens de terminer une expérience et tous les fils de la tour sont branchés. — Oui, nous avons remarqué qu’ils grésillaient bizarrement, dit François. — Vous n’avez pas à me déranger dans mon travail, poursuivit son oncle toujours aussi furieux. Comment avez-vous réussi à entrer dans cette tour ? J’avais fermé la porte. — Oui, elle était bien fermée, mais tu avais laissé la clef dans la serrure, répondit François, c’est pourquoi j’ai pensé que nous pouvions… — Ah ! voilà où était la clef, reprit l’oncle Henri. Bien, bien, je croyais l’avoir perdue. Ne retournez plus là-bas, en tout cas. C’est très dangereux. — Oncle Henri, tu ne nous as toujours pas dit où était ton laboratoire », reprit Mick qui était bien décidé à obtenir une réponse précise. « Je n’arrive pas encore à comprendre d’où tu viens. — Je les avais prévenus que tu arriverais à point nommé, Henri, déclara tante Cécile. Mais tu as l’air d’avoir maigri. As-tu mangé régulièrement ? Je t’avais laissé du bon potage qui était juste à chauffer. — Ah ! oui ? Je ne m’en souviens plus. Quand je travaille, je ne me préoccupe pas des repas. Mais si personne ne veut plus de ces sandwiches, je les avalerai avec plaisir. » Il commença à les engloutir l’un après l’autre, comme s’il mourait de faim. Tante Cécile le regardait faire d’un air consterné. « Oh ! Henri, tu n’as sûrement rien pris depuis ma dernière visite. J’ai bien envie de m’installer ici pour veiller sur toi. » L’oncle Henri arbora une expression encore plus consternée que tante Cécile : « Non, non, surtout pas ! Je ne veux pas être dérangé dans mon travail. Je suis en train d’étudier une question extrêmement importante. — Est-ce que c’est une véritable découverte ? Quelque chose que personne ne connaît ? » demanda Annie admirative. L’oncle Henri était vraiment quelqu’un de formidable. « Eh bien… je n’en sais rien, répliqua-t-il en saisissant deux sandwiches à la fois. En dehors du fait que j’avais besoin d’être entouré d’eau, c’est une des raisons pour lesquelles je suis venu ici. J’ai l’impression que des gens en connaissaient plus sur le sujet que je ne le souhaite. Sur cette île, je suis tranquille. On ne peut pas aborder si l’on n’est pas familier avec la passe. Il n’y a que quelques pêcheurs qui puissent trouver leur chemin entre tous ces écueils. Sans te compter, Claude, naturellement. Et ils ont reçu la consigne de n’amener personne dans l’île. — Oncle Henri, dis-nous où est ton laboratoire, supplia Mick qui ne pouvait plus attendre pour avoir la solution du mystère. — N’ennuie donc pas ton oncle », intervint tante Cécile, fort mal à propos de l’avis des enfants. « Laisse-le déjeuner en paix. Il a l’estomac vide depuis un temps infini. — Oui, ma tante, mais… », reprit Mick, interrompu cette fois par son oncle. « Obéis à ta tante, mon garçon. Je ne veux pas que vous me harceliez comme ça, les uns ou les autres. En quoi l’endroit où je travaille a-t-il un tel intérêt ? — Oh ! cela n’a aucune importance, en réalité, dit vivement Mick. Nous avions simplement une envie folle de le savoir. Nous avons passé l’île au peigne fin, mais nous ne t’avons pas trouvé. — C’est que votre peigne n’était pas aussi fin que vous le pensiez, mes enfants, répliqua l’oncle Henri en se saisissant allègrement de l’avant-dernier sandwich à la confiture. Claude, emmène ton chien un peu plus loin. Il me souffle dans le cou avec l’espoir que je lui donnerai une bouchée, mais je ne suis pas d’accord. » Claude entraîna Dagobert. Sa mère regardait l’oncle Henri engloutir .les dernières miettes du pique-nique. Tous les sandwiches qu’elle pensait garder pour le goûter avaient disparu. Pauvre oncle Henri, comme il devait avoir faim ! « Henri, tu es sûr que tu ne cours aucun risque, ici ? demanda-t-elle. Tu ne crois pas qu’on pourrait venir t’espionner comme on l’a déjà fait une fois ? — Non, c’est impossible. Aucun avion ne peut atterrir sur l’île et aucun bateau ne survivrait au banc d’écueils qui l’entourent. Les vagues sont trop fortes pour qu’un nageur se risque entre les rochers. — François, tâche d’obtenir de ton oncle qu’il nous envoie des signaux matin et soir, ajouta tante Cécile en se tournant vers son neveu. Je ne suis pas très rassurée. » François s’acquitta aussitôt de sa mission avec autorité : « Mon oncle, cela ne te dérangerait pas beaucoup de nous adresser des signaux deux fois par jour, n’est-ce pas ? — Si tu ne le fais pas, je viendrai ici tous les jours, menaça tante Cécile. — Et nous avec elle », ajouta malicieusement Annie. Cette idée parut consterner leur oncle. « Bon, d’accord, je vous enverrai ces fameux signaux. Il faut que je monte dans la tourelle toutes les douze heures pour rebrancher les fils. Je me débarrasserai en même temps de cette corvée. À dix heures et demie, le matin, et à dix heures et demie, le soir. — Tu te serviras de quoi, le matin ? demanda François. D’un miroir ? — Oui, c’est une excellente idée. Ce sera très facile. Et je prendrai une lanterne le soir. Entendu pour six éclats lumineux à dix heures et demie. Vous saurez que je me porte comme un charme et vous me laisserez tranquille ! Mais n’attendez pas de signaux ce soir. Je commencerai seulement demain matin. — Henri, tu as l’air fâché, dit sa femme. Mais je ne suis pas très tranquille à la pensée que tu es seul ici. Tu es maigre et tu as les traits tirés. Je suis sûre que… » L’oncle Henri arbora exactement la même grimace que Claude lorsqu’elle était de mauvaise humeur. Il regarda sa montre. « Bon, il est temps de partir. Il faut que je me remette au travail. Je vous accompagne jusqu’à la crique. — Mais nous restons ici jusqu’à l’heure du goûter, papa, protesta Claude. — Non, je préfère que vous vous en alliez maintenant, répliqua son père en se levant. En route. Je vous ramène au bateau. — Mais, papa, il y a des siècles que je n’ai pas vu mon île ! s’écria Claude indignée. Je voudrais y rester tout de même plus de cinq minutes ! Il n’y a aucune raison de partir si vite. — Vous m’avez dérangé assez longtemps comme ça. J’ai beaucoup à faire. — Nous serons très sages, oncle Henri », s’écria Mick à son tour, car il grillait toujours d’envie de savoir où se trouvait le laboratoire de son oncle. Pourquoi ne le leur disait-il pas ? Simplement par mauvaise humeur ou parce qu’il ne tenait pas à ce qu’ils le sachent ? En tout cas, il se dirigeait à grands pas vers la crique. Visiblement, il voulait que ses visiteurs quittent les lieux le plus rapidement possible. « Quand reviendrons-nous te voir, Henri ? demanda sa femme. — Pas avant que je vous avertisse. J’aurai terminé probablement dans très peu de temps les recherches que j’ai entreprises. Ma parole, ce chien a fini par attraper un lapin. — Oh ! Dagobert ! » hurla Claude. Dag laissa tomber le lapereau qu’il avait réussi à saisir. La bestiole s’enfuit en gambadant, quitte pour la peur. Dag s’en retourna vers sa maîtresse d’un air penaud. « Tu es un vilain. Tu profites d’une seconde où je ne te regarde pas, c’est très mal. Non, inutile de me lécher la main. Je suis très fâchée contre toi. » Ils arrivèrent tous au bateau. « Embarquez, dit François. Je reste pour pousser la barque à l’eau. Au revoir, oncle Henri. Bonne chance pour tes travaux. » Tante Cécile et les enfants montèrent dans l’embarcation. Dag tenta de poser sa tête sur les genoux de Claude, mais elle le chassa. « Oh ! je t’en prie, sois gentille et pardonne-lui, supplia Annie. Il a l’air prêt à pleurer. — Vous êtes parés ? demanda François. Claude, tu as les avirons ? Mick, prends les autres. » Il imprima une forte secousse au bateau et sauta dedans comme il commençait à voguer. « N’oublie pas les signaux, cria-t-il à son oncle, ses mains en porte-voix. Nous les guetterons matin et soir. — Et si tu oublies, je viendrai aussitôt », ajouta tante Cécile. Claude et Mick souquaient ferme et la barque glissait rapidement dans la passe. Bientôt les rochers cachèrent l’oncle Henri. La barque contourna le banc d’écueils à fleur d’eau et s’élança en pleine mer. Il imprima une forte secousse au bateau « François, essaie de voir où se trouve l’oncle Henri quand nous aurons dépassé ces rochers, dit Mick. Tâche de deviner vers où il se dirige. » François se changea, en guetteur attentif, mais la crique disparaissait entièrement derrière les rocs et leur oncle n’était visible nulle part ailleurs. « Pourquoi ne voulait-il pas que nous restions ? Parce qu’il ne tenait pas à ce que nous découvrions sa cachette ! déclara Mick. Et pourquoi cela ? Parce que c’est un endroit que nous ne connaissons pas — Mais je croyais que nous avions exploré l’île de fond en comble, dit Claude. Ce n’est pas chic de la part de papa, s’il garde secret un coin que nous n’avions pas encore trouvé. Je me demande bien où c’est. » Dag posa de nouveau sa tête sur son genou. Claude était si bien plongée dans ses réflexions qu’elle lâcha les avirons et lui caressa machinalement les oreilles, en réfléchissant où pouvait être la cachette de son père. Dag en devint fou de joie et lui lécha .les genoux avec adoration. « Oh ! Dag… j’avais décidé de ne plus te câliner. Arrête un peu. Tu me mouilles horriblement les genoux, c’est très désagréable. Mick, c’est vraiment mystérieux : où papa a-t-il réussi à se dissimuler ? — Je n’en ai aucune idée », répliqua Mick. Il se tourna vers l’île. À cet instant, une nuée de corneilles s’éleva dans le ciel en croassant à tue-tête. Le garçon les regarda avec attention. Qu’est-ce qui les avait effrayées ? Etait-ce l’oncle Henri ? Alors sa retraite n’était pas très loin de la vieille tour qui servait de perchoir aux corneilles. Mais d’autre part les corneilles s’envolaient soudain par bandes sans raison apparente les trois quarts du temps. « Ces corneilles font un tapage infernal, remarqua-t-il. Qui sait si le laboratoire d’oncle Henri n’est pas installé tout près de l’endroit où elles nichent, à côté de la tour ? — Impossible, rétorqua François. Nous avons exploré le château de fond en comble aujourd’hui et nous n’avons rien vu. « Oh ! Dag…. Tu me mouilles les genoux…. — Oui, c’est un mystère complet, conclut Claude d’un air sombre. Et je trouve affreux d’être en présence d’un mystère sur mon île et d’avoir l’interdiction d’essayer de le résoudre. Quelle malchance ! » CHAPITRE VI Au sommet de la falaise Le lendemain, le temps se gâta. Les quatre enfants enfilèrent imperméables et bottes de caoutchouc, puis s’en allèrent se promener en compagnie de Dagobert. Ils ne craignaient pas quelques gouttes d’eau. En fait, François déclara même qu’il adorait sentir le vent et la pluie lui fouetter la figure. « Nous avons oublié qu’oncle Henri ne peut pas nous envoyer de signaux s’il n’y a pas de soleil, s’écria Mick. Croyez-vous qu’il essaiera de s’arranger autrement ? — Sûrement pas, dit Claude. Il ne s’en donnera pas la peine. Il nous prend tous pour des coupeurs de fil en quatre, j’en mettrais ma main au feu. Il faudra attendre jusqu’à dix heures et demie du soir. — Je pourrais attendre avec vous jusqu’à ce. moment-là ? demanda Annie, réjouie à cette idée. — Non, répliqua Mick. François et moi, nous guetterons, mais vous, les bébés, vous serez au chaud dans votre lit. » Claude lui envoya une bonne bourrade : « Bébés ! Tu exagères, je suis presque aussi grande que toi. — Puisque l’oncle Henri ne nous enverra pas de signaux à cause du temps gris, ce n’est pas la peine de rester ici jusqu’à dix heures et demie. Allons sur la falaise, proposa Annie. On y est bien quand il y a du vent. Dag adore ça. J’aime le voir courir dans le vent avec ses oreilles complètement rebroussées. — Ouah-ouah ! dit Dagobert. — Lui aussi, il aime te voir avec tes oreilles rebroussées », expliqua gravement François. Annie éclata de rire. « François, tu es idiot ! En route pour la falaise ! » Ils s’élancèrent dans le sentier. Au sommet, le vent soufflait en tornade. Il arracha presque le capuchon d’Annie. La pluie cinglait les joues des enfants et leur coupait la respiration. « Nous sommes probablement les seuls à nous promener par un temps pareil, dit Claude d’une voix haletante. — Erreur, erreur ! s’écria François. Voilà deux autres fous qui s’avancent à notre rencontre. » C’était exact. Il y avait maintenant dans le sentier un homme et un jeune garçon bien emmitouflés dans leur imperméable, comme les Quatre, et comme eux ils portaient des bottes de caoutchouc. Les Quatre les examinèrent discrètement quand ils les croisèrent. L’homme était grand, large d’épaules, avec des sourcils en bataille et une bouche dure et sévère. Le garçon, qui avait environ seize ans, était lui aussi grand et bien découplé. Il n’avait pas une figure déplaisante, mais il avait l’air triste, presque boudeur. « Bonjour », dit l’homme en leur adressant un signe de tête. « Bonjour », répondirent les enfants en chœur avec politesse. L’homme leur jeta un coup d’œil scrutateur et poursuivit son chemin avec son compagnon. « Je me demande qui c’est, s’écria Claude. Maman ne nous a pas dit qu’il y avait des nouveaux arrivés à Kernach. — Ils viennent probablement du village voisin, à mon avis », répliqua Mick. Ils continuèrent à marcher pendant quelques minutes, puis François proposa : « Allons jusque chez le garde-côte. Hé, Dag, n’approche pas si près du bord ! » Le garde-côte, habitait une petite maison blanchie à la chaux bâtie au sommet de la falaise, face à la mer. Il y avait deux autres maisons également passées à la chaux tout à côté. Les enfants connaissaient bien le garde-côte. Il avait le visage tanné par le vent de mer, une silhouette de baril et un caractère jovial. Il adorait la taquinerie. Les enfants ne l’aperçurent nulle part quand ils atteignirent sa maison. Puis ils entendirent sa grosse voix de basse qui entonnait un chant de marin. Elle sortait de l’appentis, au fond du jardin. Les enfants y coururent. « Bonjour ! » lui cria Annie. Il leva la tête et sourit aux enfants : « Bonjour, les petits. Alors, vous voilà tous de retour ? Ah ! vous êtes comme le chiendent, pas moyen de se débarrasser de vous ! — Qu’êtes-vous donc en train de faire ? demanda Annie. — Un moulin à vent pour mon petit-fils », expliqua-t-il en le montrant à Annie. Il était très adroit de ses mains et savait admirablement fabriquer des jouets. « Oh ! il est ravissant ! s’exclama Annie qui s’en était saisie aussitôt. Et les ailes tournent avec la meule ? Oh oui… ce moulin est splendide. — Hé, j’ai gagné pas mal d’argent avec mes jouets, déclara fièrement le vieil homme. J’ai des nouveaux voisins qui habitent la maison d’à côté, un homme et un jeune garçon. L’homme m’a acheté tous mes jouets. Il doit avoir une quantité de neveux et de nièces ! Et il m’a bien payé. — C’est peut-être eux que nous venons de rencontrer ? dit Mick. Tous les deux grands… et le plus vieux a des sourcils en broussailles. — Oui, sûrement, répliqua le garde-côte en ajustant une pièce de son moulin. Le garçon est son fils. Corton, ils s’appellent. Ils sont arrivés il y a quelques semaines. Vous devriez bien faire la connaissance du garçon, monsieur François. Je crois qu’il est de votre âge. Il est bien isolé ici. — Il ne va pas en classe ? — Non, il a été malade, m’a dit son père. Il a besoin de respirer le bon air marin et de se reposer. Il est assez gentil. Il vient m’aider quelquefois. Et il aime s’amuser avec mon télescope. — Moi aussi ! s’écria Claude. Est-ce que je peux regarder dedans maintenant ? Je voudrais voir Kernach. — Vous ne distinguerez pas grand-chose par un temps pareil. Attendez un peu. Il y a une éclaircie dans les nuages. Patientez quelques minutes et vous apercevrez facilement votre île. Votre père y a installé une drôle de bâtisse. C’est pour son travail, je pense ? — Oui. Oh ! Dagobert… il a renversé cette boîte de peinture. Dagobert, tu es un vilain chien. Je suis désolée… votre boîte est perdue. — Ce n’est pas la mienne. Elle appartient à mon jeune voisin. Il vient m’aider quelquefois, je vous l’ai dit, et il l’avait apportée pour peindre une maison de poupée que j’avais construite pour son père. — Seigneur ! murmura Claude. Croyez-vous qu’il sera fâché quand il apprendra que Dag l’a gâchée ? — Non, mais non. Quoique ce soit un drôle de gars, muet comme une carpe la plupart du temps. Il n’est sûrement pas méchant, mais il n’a pas l’air facile à apprivoiser. » Claude s’efforça de nettoyer les taches de peinture. Dag en avait plein les pattes et traça sur le plancher tout un réseau d’empreintes vertes en trottinant de-ci de-là. « Dagobert, tu es un vilain chien » « Je m’excuserai auprès de lui si je le rencontre tout à l’heure, dit Claude. Dag, ne t’approche plus des boîtes de peinture ou bien tu ne coucheras pas sur mon lit ce soir. — Le temps se lève, remarqua Mick. Pouvons-nous jeter un coup d’œil dans votre télescope maintenant, s’il vous plaît ? — Laisse-moi inspecter d’abord mon île ! » s’écria Claude aussitôt. Elle orienta l’instrument en direction de Kernach, plissa un œil, puis l’autre, et sourit largement. « Je la vois très bien. Voici la tourelle de papa. Je distingue parfaitement la cabine vitrée au sommet, mais papa n’y est pas. Je ne l’aperçois nulle part » Ses cousins regardèrent ensuite l’un après l’autre. C’était fascinant, cette île qui devenait soudain si proche. Par une journée claire, il aurait presque été possible de compter les brins d’herbe. « Il y a un lapin au pied de la tourelle ! s’exclama Annie quand ce fut son tour. — Alors empêchez votre chien de s’approcher du télescope, dit aussitôt le garde-côte. Sinon, il essaiera de se fourrer dedans pour attraper le lapin. » Dag dressa les oreilles en entendant parler de lapin. Il examina les alentours, flaira. Non, pas l’ombre d’un lapin. Alors pourquoi les gens en parlaient-ils ? « Il faut que nous partions maintenant, dit François. Nous reviendrons bientôt voir les jouets que vous aurez fabriqués. Merci pour le télescope. — De rien, répliqua le vieil homme. Vous ne l’userez pas en regardant dedans ! Il est à votre disposition. » Les enfants s’en allèrent gaiement, après un joyeux « au revoir ». Dagobert gambadait autour d’eux. « L’île était bien visible, commenta Annie. J’aurais aimé apercevoir ton père, Claude. Ce qui serait drôle, c’est que nous le surprenions juste au moment où il sort de sa cachette, tu ne crois pas ? » Les Quatre avaient discuté cette question à perdre haleine depuis qu’ils avaient quitté Kernach. Elle les intriguait beaucoup. Comment le père de Claude pouvait-il connaître une cachette qu’eux ignoraient ? Ils avaient pourtant exploré l’île de fond en comble ! Et cette cachette devait être très grande, puisqu’il y avait déposé tout son matériel. Et d’après tante Cécile, il y en avait une quantité, sans parler des provisions. « Si vraiment papa a découvert un endroit que je ne connais pas et ne me l’a pas dit, je trouve qu’il n’est pas chic, répéta Claude au moins une douzaine de fois. Après tout, c’est mon île. — Il te le dira probablement quand il aura fini ses recherches actuelles, répliqua François. Et nous irons l’explorer tous ensemble. » Après avoir quitté la maison du garde-côte, ils avaient pris le chemin du retour, au sommet de la falaise. Ils aperçurent alors le jeune garçon qu’ils avaient déjà rencontré. Il était au milieu du sentier et examinait la mer. L’homme aux sourcils en broussailles n’était pas avec lui. Il se retourna quand les Cinq approchèrent et leur adressa une ébauche de sourire. « Hello ! Vous venez de chez le garde-côte ? — Oui, répondit François. Il est gentil, n’est-ce pas ? — À propos, coupa Claude, je m’excuse beaucoup, mon chien a renversé une boîte de peinture verte, et le garde-côte nous a dit qu’elle vous appartenait. Je voudrais vous la rembourser. Combien vous dois-je ? — Rien du tout ! D’ailleurs il n’en restait presque plus dedans. Vous avez là un beau chien. — Oh ! oui, s’exclama Claude avec chaleur. Le meilleur qui existe. Je l’ai depuis des années, mais il est plus jeune que jamais. Vous aimez les chiens ? — Beaucoup », répliqua le jeune garçon, mais il ne fit pas un geste pour caresser Dagobert ou jouer avec lui comme en avaient l’habitude les trois quarts des gens. Et Dag n’alla pas le flairer comme il n’y manquait jamais lorsqu’il rencontrait quelqu’un pour la première fois. Il restait planté près de Claude, la queue immobile et strictement horizontale. « Il y a une jolie petite île, là-bas, poursuivit le jeune garçon en désignant Kernach. J’aurais bien voulu l’explorer. — C’est mon île, déclara fièrement Claude. Elle m’appartient. — Ah ! oui ? Pourriez-vous m’y emmener, un jour ? — Avec plaisir, mais pas maintenant. Voyez-vous, mon père y travaille. C’est un savant. — Ah ! oui ? dit de nouveau le jeune garçon. Il… est-ce qu’il est en train de faire des expériences ? — Oui. — Ah ! Et cette drôle de tour joue un rôle dedans, je pense », commenta-t-il avec l’air de s’intéresser à la conversation pour la première fois. « Quand ses recherches seront-elles finies ? — Qu’est-ce que cela peut vous faire ? » lança Mick tout d’un coup. Les autres le regardèrent avec surprise. Le ton de Mick était rien moins qu’amène, ce qui était extraordinaire de sa part. « Oh ! rien du tout, répondit vivement le garçon. Je pensais seulement que si son travail se terminait bientôt, votre frère me conduirait peut-être à son île. » Claude se rengorgea. Il l’avait prise pour un garçon ! Claude se montrait toujours gracieuse envers quiconque commettait cette erreur. « Vous pouvez y compter, dit-elle. Cela ne tardera pas…, les expériences de papa sont presque terminées. » CHAPITRE VII Naissance d’une querelle Un bruit les fit se retourner. C’était l’homme aux sourcils en broussailles qui arrivait. Il adressa un signe de tête aux Cinq. « Vous liez connaissance, dit-il d’un ton aimable. C’est parfait. Mon fils est un peu isolé ici. J’espère que vous viendrez nous rendre visite de temps en temps. Tu m’accompagnes ? Si ta conversation est finie… — Oui, dit son fils. Ce garçon me disait que l’île lui appartient et qu’il m’y emmènerait quand son père aurait terminé ses travaux… Très bientôt. — Vous savez vous diriger à travers tous ces écueils ? reprit l’homme aux sourcils hérissés. Moi, je ne m’y risquerais pas. J’en parlais l’autre jour à des pêcheurs, et aucun d’eux ne connaissait de passe là-bas.» Voilà qui était fort étonnant, car un certain nombre de pêcheurs auraient pu débarquer sur l’île les yeux fermés. Les enfants se souvinrent alors qu’ils avaient reçu la consigne de n’amener personne à Kernach pendant que l’oncle Henri y travaillait. Ils avaient prétendu ignorer le chemin pour se faciliter l’exécution de cette consigne. « Vous voulez aller là-bas ? demanda Mick. — Ma foi non. Mais mon fils en serait ravi. Je ne tiens pas du tout à attraper mal au cœur en dansant sur les vagues qui entourent l’île. Je n’ai pas le pied marin. Je ne me risque en mer que lorsque j’y suis obligé. — Il faut que nous partions maintenant, dit François. Nous avons des courses à faire pour ma tante. Au revoir ! — Venez nous voir dès que vous pourrez. J’ai un poste de télévision que mon fils Martin vous montrera si vous en avez envie. N’importe quel après-midi. — Oh ! merci beaucoup », répondit Claude. Elle n’avait encore jamais assisté à un spectacle de télévision. Ils se séparèrent, et les Cinq dévalèrent le sentier. « Pourquoi as-tu été si agressif, Mick ? demanda Claude. La façon dont tu as dit « Qu’est-ce que cela peut vous faire » était extrêmement désagréable. — Je me méfiais. Ce garçon avait l’air de s’intéresser un peu trop à l’île et aux travaux de ton père, sans compter la date à laquelle ils seraient finis. — Qu’est-ce que ça a d’extraordinaire ? Tous les gens du village s’y intéressent autant. Et ils savent aussi à quoi sert la tourelle. Il a demandé quand papa aurait terminé uniquement pour être fixé sur le moment où il pourrait aller dans l’île. Je l’ai trouvé très sympathique. — Oui, parce qu’il a été assez bête pour croire que tu étais un garçon, répliqua Mick. Un garçon rudement efféminé, si tu veux mon avis. » Claude prit feu aussitôt : « Moi, j’ai l’air d’une fille ? Allons donc, j’ai plus de taches de rousseur que toi, et d’une. Et j’ai une voix plus grave que la tienne. Et de deux. — Tu es idiote, répliqua Mick d’un ton dégoûté. Comme si seuls les garçons avaient des taches de rousseur ! Toutes les filles en ont aussi Je suis persuadé que ce Martin savait parfaitement ne pas avoir affaire à un garçon. Il voulait te flatter. Il avait dû entendre parler de ton goût pour jouer à ce que tu n’es pas ! » Claude marcha sur Mick avec une expression si furieuse que François s’interposa vivement. « Ecoutez, vous deux, pas de bagarre, s’il vous plaît. Vous êtes trop âgés pour vous mettre à vous battre comme des gamins. Vous vous conduisez l’un et l’autre comme des bébés et pas comme des garçons ou des filles ! » Annie regardait cette scène d’un air effrayé. Claude ne montait pas sur ses grands chevaux avec tant de facilité, d’ordinaire. Et Mick n’avait pas non plus l’habitude d’être aussi désagréable qu’il l’avait été avec le garçon sur la falaise. Cela aussi, c’était bizarre. Dag gémit soudain. Il avait la queue basse et l’œil très triste. « Oh ! Claude…. Dag ne peut pas supporter que tu te disputes avec Mick, dit Annie. Regarde-le. Il est malheureux comme les pierres. — Il n’a pas aimé du tout ce fameux Martin, reprit Mick. Cela m’a intrigué beaucoup aussi. Quand Dagobert se tient à distance de quelqu’un, j’en fais autant. — Dag ne saute pas au cou de n’importe qui, répliqua Claude. Il n’a d’ailleurs ni grogné ni grondé. Oui, oui, François, je ne vais pas me battre. Mais je trouve que Mick est stupide. Il fait une montagne d’une taupinière uniquement parce que quelqu’un s’intéresse un peu à Kernach et au travail de papa, et parce que Dagobert ne lèche pas les pieds de ce quelqu’un là. Ce garçon a l’air si distant que je ne m’en étonne guère. Dag a probablement compris que ce Martin n’apprécierait pas ses cabrioles. Il est assez intelligent pour ça. — Oh ! bon, n’en jette plus. Je me rends, s’écria Mick. Je cède… avec le sourire. Il n’y a peut-être pas de quoi fouetter un chat, mais c’est une impression que j’ai eue. Je n’y peux rien. » Annie poussa un soupir de soulagement. La querelle était terminée. Pourvu qu’elle ne se rallume pas ! Claude se montrait très susceptible depuis son retour à Kernach. Si seulement l’oncle Henri se dépêchait de finir ses expériences, ils pourraient retourner tous les Cinq dans l’île et l’entente habituelle renaîtrait. « J’aimerais bien voir ce poste de télévision, dit Claude. Nous pourrions y aller un après-midi. — D’accord, répondit François. Mais je crois que nous ferions bien d’éviter de parler du travail de ton père. Non pas que nous en sachions beaucoup sur ce sujet; cependant il ne faut pas oublier qu’il y a déjà eu des gens pour s’intéresser d’un peu trop près à ses recherches. Les secrets des savants ont une grande importance de nos jours. Et les savants eux-mêmes sont des T. I. P. — Des quoi ? demanda Annie. — Très Importants Personnages, bébé. Autrement dit des Huiles, répondit François en riant. Qu’est-ce que tu croyais que cela signifiait ? Terre de brique, Indigo, Pourpre ? Ce sont les couleurs que prendrait la tête de l’oncle Henri, s’il s’apercevait que quelqu’un tente de pénétrer ses secrets. » Tous rirent, même Claude. Elle regarda François affectueusement. Il avait une réserve infinie de sagesse et de bonne humeur. Elle se sentait prête à le suivre jusqu’au bout du monde. Le reste de la journée passa rapidement. Le temps s’améliora et le soleil se remit à briller avec ardeur. L’air sentait bon la mer, les genêts et les giroflées. C’était merveilleux. Les Cinq firent les courses de tante Cécile et s’arrêtèrent pour bavarder avec Loïc, le pêcheur. « C’est votre père qui règne sur l’île maintenant. Pas de chance, hein ? dit-il en souriant à Claude. Vous ne pourrez pas lui rendre visite aussi souvent. Et personne d’autre non plus d’ailleurs, d’après ce que j’ai entendu dire. — Oui, c’est exact. Vous avez aidé au transport du matériel, Loïc ? — Oui. Je connais bien la passe, puisque j’y suis allé avec vous. Votre bateau a bien marché, hier ? Je vous l’avais remis en état. — Vous avez fait des merveilles, Loïc, s’écria Claude avec chaleur. Il est comme neuf. Il faudra que vous nous accompagniez, la prochaine fois que nous pique-niquerons dans l’île. — Merci », répondit Loïc avec un sourire qui découvrit deux rangées de belles dents blanches. « Vous me laissez Dagobert pour une semaine ou deux ? Regardez, il meurt d’envie de rester avec moi ! » Claude éclata de rire. Elle savait que Loïc voulait la taquiner. Il aimait d’ailleurs beaucoup Dagobert qui le lui rendait bien. Dag se frottait avec ardeur à ses genoux et essayait de fourrer son museau dans la main brune de Loïc. Dagobert n’avait pas oublié les jours heureux qu’il avait passés auprès de lui. La nuit tomba. La mer était bleu pâle et parsemée ça et là de petits moutons blancs. Les enfants contemplèrent l’île de Kernach. Elle était toujours merveilleuse au crépuscule. Le haut vitré de la tour scintillait dans les derniers rayons du couchant. On aurait juré que quelqu’un faisait des signaux. Mais il n’y avait personne dans la petite salle ronde. Il y eut soudain un grondement sourd très atténué et une sorte d’éclair embrasa le sommet de la tourelle. « Regardez ! C’est ce qui s’est produit hier, s’exclama François. Ton père est en plein travail, Claude. Je me demande ce qu’il fait. » Puis il y eut une sorte de vrombissement assez semblable à celui d’un avion, et le sommet de la tourelle s’illumina une seconde fois, comme si une espèce d’étrange courant passait dans les fils. « Bizarre, dit Mick. Et un peu effrayant. Où se trouve ton père en ce moment, Claude ? je donnerais cher pour le savoir. — Il a sûrement encore oublié de manger, répliqua Claude, tu peux en être certain. Il a littéralement dévoré nos sandwiches… il devait mourir de faim. J’aimerais bien qu’il laisse maman s’installer là-bas pour veiller sur lui. » Sa mère survint à cet instant : « Vous avez entendu ce bruit ? Votre oncle a terminé une de ses expériences, je pense. Mon Dieu, j’espère qu’il ne se fera pas sauter avec son laboratoire, un de ces jours. — Tante Cécile, est-ce que je peux rester debout jusqu’à dix heures et demie, ce soir ? demanda Annie. Pour guetter les signaux. — Miséricorde ! Bien sûr que non. Personne n’a besoin de veiller. Je suis assez grande pour les guetter toute seule. — Oh ! tante Cécile, Mick et moi, nous pouvons bien, dit François. Après tout, au collège, nous ne nous couchons pas avant dix heures. — Mais il s’agit de dix heures et demie. Et vous ne seriez même pas dans votre lit à ce moment-là. Rien ne vous empêche d’attendre les signaux une fois couchés.si vous ne vous êtes pas endormis d’ici là. — D’accord. Ma fenêtre donne sur la baie. Six éclats ? Je les compterai. » Les quatre enfants allèrent donc se coucher à l’heure habituelle. Annie s’endormit bien avant dix heures et demie. Quant à Claude, elle se sentait si somnolente qu’elle n’eut pas le courage de se lever et d’aller dans la chambre des garçons. Mais Mick et François avaient l’œil clair et l’esprit frais. Ils attendaient le signal, étendus dans leur lit. Il n’y avait pas de lune, mais le ciel était clair et les étoiles scintillaient. La mer paraissait d’un, noir d’encre. L’île de Kernach était invisible dans la pénombre ambiante. « Presque la demie », dit François en regardant sa montre qui avait des aiguilles lumineuses. « Eh bien, oncle Henri ? » Et aussitôt, presque comme si son oncle lui répondait, une lumière brilla au sommet de la tourelle. C’était une petite lumière intense comme celle d’une lampe de poche. François commença à compter : « Un ». Il y eut une pause. « Deux… Trois., quatre… cinq… six ! » Fini ! François s’enfonça sous ses couvertures. « Et voilà. L’oncle Henri se porte bien. Bigre, quand je pense qu’il escalade cet escalier en pleine nuit, rien que pour arranger ses fils, j’en frissonne presque. — Hum-hum, répondit Mick d’une voix endormie. J’aime mieux que ce soit lui que moi. Fais-toi savant si tu en as envie, François, mais je me refuse à grimper en haut d’une tour en pleine nuit sur une île déserte. Je voudrais au moins avoir Dagobert avec moi. » Il y eut quelques coups frappés à la porte qui s’ouvrit. François se redressa d’un bond. C’était tante Cécile, « Mon petit François, tu as vu les signaux ? J’ai oublié de les compter. Il y en avait bien six ? — Oui, ma tante Je serais descendu te prévenir tout de suite sans cela. Notre oncle est en bonne santé. Ne te tracasse pas. — Je regrette de ne pas lui avoir recommandé de faire un signal supplémentaire pour me dire s’il avait mangé le bon potage que je lui avais laissé, soupira tante Cécile. Allons, bonne nuit, François. Dors bien. » CHAPITRE VIII Au fond de la carrière Le lendemain matin, le soleil brillait de tous ses feux. Les Quatre descendirent en trombe « petit-déjeuner » Ils étaient pleins d’entrain. « Tante Cécile, est-ce que nous pouvons nous baigner ? Il fait très chaud, tu sais. Oh ! dis oui, s’il te plaît ! — Non, impossible. Se baigner en avril ? Vous rêvez, mes enfants. La mer est terriblement froide. Vous voulez donc passer le reste des vacances au lit avec un rhume ? — Alors promenons-nous sur la lande derrière la maison, proposa Claude. Dagobert sera ravi. N’est-ce pas, Dag ? — Ouah ! » fit Dag en frappant vigoureusement le parquet avec sa queue. « Emportez de quoi pique-niquer, si cela vous tente. Je vous préparerai des sandwiches. — Ah ! ah ! tante Cécile, tu seras bien contente de te débarrasser un peu de nous ! s’écria Mick en riant. J’ai une idée. Allons à la vieille carrière chercher des armes préhistoriques. Nous avons un musée presque complet, au collège, et j’aimerais bien rapporter des pointes de flèche si c’était possible. » Ils se passionnaient tous pour ce genre de recherche, une chasse au trésor en somme. La promenade jusqu’à la carrière serait très amusante, et il ferait chaud dedans. « J’espère que nous n’y trouverons pas de cadavre de mouton comme la dernière fois, murmura Annie avec un frisson. Pauvre bête. Elle avait dû tomber là et bêler pendant des jours entiers. — Mais non, il n’y en aura pas, dit François. Nous verrons à la place des tapis de primevères et de violettes. Elles sont toujours en avance dans le fond de cette carrière, parce qu’elles sont à l’abri du vent. — Je serai ravie d’avoir des bouquets de primevères, s’exclama tante Cécile. Des gros ! Rapportez-moi de quoi fleurir toute la maison. — D’accord. Nous en cueillerons pendant que les garçons chercheront leurs flèches, dit Annie. J’aime faire des bouquets. — Dagobert chassera les lapins et t’en rapportera de quoi bourrer le garde-manger du haut en bas », compléta Mick de son air le plus sérieux. Dag acquiesça d’un petit aboiement bref et joyeux. Ils attendirent dix heures et demie pour guetter le signal de l’oncle Henri : six éclairs produits par un miroir réfléchissant le soleil. Ils étaient presque aveuglants. « C’est de l’héliographie parfaite, commenta Mick. Bonjour et au revoir, mon oncle ! Nous te reverrons ce soir. Tout le monde est prêt ? — Oui ! Viens vite, Dag. Qui est-ce qui a pris les sandwiches ? Miséricorde, comme le soleil est chaud ! » Et les voilà partis. Ils avaient leurs manteaux et leurs bottes de caoutchouc, mais pas de chapeau. Et personne n’avait même songé à emporter un imperméable. La journée s’annonçait magnifique. La carrière ne se trouvait pas très loin de chez eux, cinq cents mètres à peine. Ils y allèrent par un grand détour, pour que Dagobert se dégourdisse les pattes tout son content. C’était un endroit très pittoresque. On en avait extrait de la pierre pendant un certain temps autrefois, puis l’emplacement avait été laissé à l’abandon. Les buissons, l’herbe et autres plantes de toutes sortes avaient poussé à qui mieux-mieux. Les coins sablonneux avaient été envahis par la bruyère. Les parois de la carrière étaient abruptes, et comme peu de gens y venaient, il n’y avait pas de sentier tracé. On aurait cru un énorme bol, pas très rond, coloré du fond jusqu’aux bords par les primevères et les violettes qui y fleurissaient à foison. Il y avait même aussi des coucous, les premiers éclos dans la région. « Superbe ! » s’exclama Annie qui s’était arrêtée juste au bord de l’excavation. « Je n’ai jamais vu tant de primevères à la fois. Ni de si grosses ! — Fais attention où tu mets le pied, Annie, recommanda François. Cette pente est raide. Si tu glissais, tu dévalerais jusqu’au fond et tu atterrirais avec une jambe ou un bras en petits morceaux. — Entendu. Je vais jeter mon panier en bas. Comme cela, j’aurai mes deux mains libres pour me raccrocher aux buissons si c’est nécessaire. J’aurai de quoi rapporter une pleine charge de violettes et de primevères. » Elle joignit le geste à la parole, et le panier roula au fond de la carrière. Les enfants descendirent jusqu’à l’endroit qu’ils avaient choisi, un grand tapis de primevères pour les filles, un espace sablonneux pour les garçons qui pensaient y trouver des armes en silex. Elle joignit le geste à la parole « Hello ! » cria soudain une voix, bien en dessous d’eux. Les Quatre se figèrent sur place, stupéfaits, et Dag gronda sourdement. « Tiens, c’est vous ! » dit Claude en reconnaissant le garçon qu’ils avaient rencontré la veille. « Oui. Je ne sais pas si vous connaissez mon nom. Je m’appelle Martin Corton. » François présenta à son tour frère, sœur et cousine. « Nous sommes venus pique-niquer ici, ajouta-t-il. Et chercher des objets en silex. Et vous ? — Oh !… moi aussi. — Vous en avez trouvé ? demanda Claude. — Non. Non, pas encore. — En bas, vous avez peu de chances, dit Mick. Pas dans la bruyère. Il faut que vous alliez par ici, où le sol est nu, avec juste des graviers. » Mick s’efforçait de se montrer amical pour compenser son attitude de la veille. Martin vint rejoindre leur groupe et se mit à gratter la terre avec les garçons. Ils avaient des pelles, mais lui se servait de ses mains nues. « Ce qu’il fait chaud ! leur cria Annie. Je pose mon manteau. » Dagobert s’était enfoncé jusqu’aux épaules dans un terrier de lapin. Il grattait, grattait, grattait avec une telle frénésie que le sable volait en nuage tout autour. « Miséricorde ! Si vous ne voulez pas être enterré vif, n’approchez pas de Dagobert, s’exclama Mick. Hé, Dag, tu crois vraiment qu’un lapin vaut la peine de te donner tant de mal ? » Oui, certainement, car Dagobert, hors d’haleine, continuait à creuser comme si sa vie était en jeu. Une pierre rejaillit jusqu’à François. Il se frotta la joue. Puis examina la pierre tombée à côté de lui. Il poussa un cri : « Regardez ! Un bout de flèche splendide… Merci, mon vieux Dag. Tu es bien gentil d’avoir fait les fouilles pour moi. Trouve-moi une hache maintenant, veux-tu ? » Les autres accoururent pour examiner sa trouvaille. Annie se dit en elle-même qu’elle n’aurait jamais pris cette pierre pour une flèche, mais François et Mick la regardaient avec admiration et ne tarissaient pas d’éloges. François se frotta la joue. « Un spécimen splendide, conclut Mick. As-tu remarqué comme elle est taillée, Claude ? Dire qu’elle a été utilisée il y a des milliers d’années pour tuer les ennemis d’un homme des cavernes ! » Martin ne fit pratiquement aucun commentaire. Il se contenta de jeter un coup d’œil sur la pointe de flèche qui méritait bien d’être admirée, car elle était intacte, puis il s’éloigna. Mick pensa qu’il était vraiment bizarre. Un garçon taciturne et peu agréable. Fallait-il l’inviter à partager leur pique-nique ? Mick n’en avait aucune envie. Mais Claude si ! « Vous avez apporté votre déjeuner ? » demanda-t-elle. Martin secoua la tête. « Non, je n’ai même pas un seul sandwich. — Nous, nous en avons des quantités. Restez, vous partagerez avec nous, offrit généreusement Claude. — Merci, c’est très gentil de votre part. Voulez-vous en échange venir cet après-midi voir mon poste de télévision ? Cela me ferait plaisir. — D’accord. Cela nous distraira, répliqua Claude. Oh ! Annie… regarde ces violettes ! Je n’en ai jamais vu de si blanches jusqu’à présent. Maman sera contente, tu ne crois pas ? » Les garçons descendirent au fond de la carrière en jouant de la pelle dans tous les endroits capables de receler des silex taillés. Ils parvinrent ainsi à une sorte de longue corniche de pierre, endroit rêvé pour déjeuner. La pierre tiédie au soleil leur offrirait un siège très confortable et était assez plate pour que verres et limonade y fussent en sécurité. Ils commencèrent à manger vers midi et demi. Ils étaient affamés. Ils partagèrent équitablement avec Martin qui se dégela complètement. « Ce sont les meilleurs sandwiches que j’aie jamais goûtés, déclara-t-il. J’ai une passion pour ceux à la sardine. C’est votre mère qui les a faits ? Vous avez bien de la chance. La mienne est morte il y a très longtemps. » Les Quatre compatirent en silence. Pour eux, rien ne pouvait arriver de pire à quelqu’un. Ils donnèrent aussitôt à Martin le plus gros morceau de gâteau. « J’ai vu votre père lancer ses signaux, hier soir », dit Martin en le mangeant. Mick leva vivement la tête : « Comment savez-vous qu’il faisait des signaux ? Qui vous l’a raconté ? — Personne. J’ai aperçu les six éclats de lumière et j’ai pensé qu’ils venaient du père de Claude. » Il avait l’air étonné du ton acide de Mick. À qui François décocha un coup de coude pour l’avertir de ne pas recommencer une bagarre. Claude jeta à Mick un regard noir et dit à Martin : « Je pense que vous avez vu mon père recommencer ce matin. Je parie qu’il y a des quantités de gens qui ont aperçu les éclairs. Il nous prévient par héliographie qu’il se porte bien, le matin, à dix heures et demie, au moyen d’un miroir, et le soir, à dix heures et demie aussi, avec une lampe. » Ce fut au tour de Mick d’adresser à Claude un regard furibond. Pourquoi ce luxe de renseignements ? C’était inutile. Mick sentit que Claude voulait lui faire payer sa question peu aimable. Il tenta de changer le sujet de la conversation. « Où allez-vous en classe ? demanda-t-il. — Nulle part. J’ai été malade, répondit Martin. — Alors où alliez-vous avant ça ? insista Mick. — Je… j’avais un précepteur. Je ne suis jamais allé au collège. — Quelle déveine ! » s’écria François. Il le plaignait de manquer les distractions, le travail et les jeux de la vie d’écolier. Il examina Martin avec curiosité. Était-ce un de ces retardataires incapables de suivre les cours, et qu’on devait instruire tant bien que mal à domicile ? Pourtant il n’avait pas l’air bête. Seulement taciturne et renfermé. Dag s’était installé sur la pierre chaude avec eux. Il avait eu sa part de sandwiches, un peu réduite puisqu’il avait fallu en donner à Martin. Il avait une attitude bizarre à l’égard de Martin : il l’ignorait totalement. Martin aurait aussi bien pu être invisible. Et Martin ne s’occupait pas non plus de Dagobert. Il ne lui parlait pas, ni ne le caressait. Annie était certaine qu’il n’aimait pas les chiens, quoiqu’il eût prétendu le contraire. Comment pouvait-on rester à côté de Dagobert sans le câliner, ne fût-ce qu’une seule fois ? Dagobert n’adressait même pas un coup d’œil à Martin. Au contraire, il lui tournait carrément le dos. Il s’était allongé près de Claude. C’était très amusant, sinon même curieux. En somme, Claude parlait amicalement à Martin; ils partageaient tous leur déjeuner avec lui… et Dagobert se conduisait comme si Martin n’existait pas. Annie allait faire remarquer l’étrange parti pris de Dagobert lorsqu’il bâilla, se secoua, s’étira et sauta à bas de la corniche. « Il part chasser le lapin, dit François. Hé, Dag, rapporte-moi une autre flèche, s’il te plaît. » Dagobert agita la queue. Puis il disparut sous la corniche, et bientôt les enfants l’entendirent creuser. Une nuée de gravier et de sable jaillit. Les cinq enfants s’allongèrent sur la pierre. Ils avaient sommeil. Ils bavardèrent pendant quelques minutes, puis Annie sentit ses paupières se fermer toutes seules. Elle fut réveillée par la voix de Claude. « Où est Dagobert ? Dag ! Dag ! Viens ici ! Où es-tu ?» Mais Dag resta invisible. Claude n’obtint même pas un aboiement en réponse à ses appels. « Oh ! flûte, dit Claude. Il a dû s’enfoncer dans un terrier très profond. Il faut que j’aille le chercher. Dagobert, où es-tu donc ? » CHAPITRE IX Claude fait une découverte… et une crise de colère Claude se laissa glisser à bas du rocher en corniche et regarda dessous. Il y avait là une grande cavité encombrée de pierres que Dag avait déterrées en grattant. « Aurais-tu par hasard trouvé un terrier de lapin assez vaste pour t’y faufiler ? dit Claude. Dag, où es-tu ?» Silence absolu : pas même le plus petit gémissement en réponse. Claude rampa sous le roc pour inspecter l’excavation. Dag l’avait considérablement élargie. Claude appela François. « François ! Lance-moi ta pelle, s’il te plaît. » La pelle atterrit à côté de son pied. Claude se mit à creuser. L’ouverture suffisait peut-être à Dagobert, mais pas à elle ! Elle travaillait avec acharnement et ne tarda pas à être couverte de sueur. Elle sortit de dessous le rocher pour voir si quelqu’un voudrait venir l’aider. Ils dormaient tous. « Quels paresseux ! » songea Claude, oubliant qu’elle en aurait fait autant si elle ne s’était pas inquiétée de Dagobert. Elle se faufila de nouveau sous la corniche rocheuse et recommença à creuser. Elle eut bientôt assez de place pour s’introduire dans le trou. Elle s’aperçut alors avec surprise que cette espèce de terrier était relativement grand : elle pouvait y avancer sans peine à quatre pattes. « Tiens ! Je me demande si c’est bien un terrier ou si c’est une galerie qui mène quelque part », songea Claude. « Dagobert, où es-tu ? » De très loin lui parvint un faible aboiement. Claude poussa un soupir de soulagement. Dagobert était donc bien là ! Elle reprit sa progression dans le tunnel qui s’élargit tout à coup. Elle se rendit compte qu’elle se trouvait dans une sorte de couloir. L’obscurité était complète. Claude ne voyait rien, elle devait se contenter de tâter avec les mains. Elle entendit soudain trottiner, et Dagobert se pressa affectueusement contre elle. « Oh ! Dag, tu m’as fait peur. Où étais-tu passé ? Est-ce que nous sommes dans un passage secret ou ce tunnel a-t-il été creusé autrefois par les ouvriers qui extrayaient la pierre de la carrière et n’est plus utilisé maintenant que par des bêtes ? — Ouah », dit Dagobert qui tira Claude par son short vers la lumière. « D’accord, je te suis. Ne t’imagine pas que j’aime me promener toute seule dans le noir. Je suis venue là-dedans uniquement pour te chercher. » Elle retourna sur ses pas vers le rocher en corniche. Pendant ce temps, Mick s’était réveillé et se demandait où Claude avait disparu. La réverbération du ciel bleu intense le faisait cligner des yeux. Il attendit quelques minutes, puis se redressa. « Claude ! » Pas de réponse. À son tour, Mick se laissa glisser à bas du rocher et inspecta les alentours. Il vit alors surgir du trou sous le rocher d’abord Dag, puis Claude. Il restait la bouche ouverte et les yeux ronds de surprise, si bien que Claude se mit à rire. « Ne t’inquiète pas. Je suis seulement allée chasser le lapin avec Dagobert. » Elle se secoua et brossa la terre collée sur son short et son chandail. « Au fond de ce trou, sous le rocher, il y a un couloir. Il est aussi étroit qu’un terrier de renard au début, puis il s’élargit de plus en plus jusqu’à devenir un véritable tunnel. Je ne me suis pas rendu compte s’il était très long, parce qu’il y fait noir comme dans un four. Dag l’a exploré plus que moi. — Bonté divine ! C’est une découverte de première grandeur. — Oui, allons l’examiner. François doit bien avoir une lampe de poche. — Sûrement pas. Nous irons un autre jour. » Les autres, s’étaient réveillés maintenant et les écoutaient de toutes leurs oreilles. « Il y a un passage secret ? dit Annie. Oh ! explorons-le tout de suite. — Non, pas aujourd’hui. » Mick jeta un coup d’œil à François. Ce dernier devina que Mick ne voulait pas faire participer Martin à leurs recherches. Il avait raison. Martin n’était pas un ami et ils venaient juste de le rencontrer par hasard. François adressa un léger signe de tête à Mick et dit : « Non, nous n’avons pas le temps aujourd’hui. D’ailleurs, ce n’est probablement qu’une vieille galerie creusée par les carriers. » Martin avait l’air très intéressé. Il se pencha pour inspecter l’excavation. « J’aimerais bien savoir ce que c’est. Nous pourrions nous retrouver un jour avec des lampes de poche pour vérifier si c’est un vrai tunnel ou non. » François regarda sa montre : « Presque deux heures. Si nous voulons voir le programme de télévision dont vous nous avez parlé, Martin, il faut nous dépêcher. » Les filles avaient rempli leur panier de primevères et de violettes. François se chargea de celui d’Annie, de peur qu’elle ne glissât et tombât, et tous commencèrent l’escalade des pentes abruptes de la carrière. Ils atteignirent vite le sommet. L’air leur parut froid, après l’atmosphère tempérée qui régnait en bas. Ils se dirigèrent vers le sentier de la falaise et passèrent bientôt devant la maison du garde-côte. Il se trouvait dans son jardin et leur adressa un joyeux salut, de la main. Martin poussa la porte de la maison voisine. Son père était assis près de la fenêtre et lisait. Il les accueillit avec un large sourire. « Tiens, tiens, tiens. Voilà une bonne surprise. Entrez donc. Oui, le chien aussi. Cela ne m’ennuie nullement. J’aime beaucoup les chiens. » La petite pièce semblait maintenant pleine à craquer. Ils serrèrent poliment la main de leur hôte. Martin lui expliqua qu’il avait amené ses compagnons pour assister au programme de télévision. « Excellente idée », dit son père sans cesser de sourire. Annie était fascinée par ses sourcils. Ils ressemblaient à une brosse aux poils longs et épais. Elle se demandait pourquoi il ne les coupait pas, mais peut-être les trouvait-il à son goût. Ils lui donnaient l’air féroce, de l’avis d’Annie. Les Quatre jetèrent un coup d’œil autour d’eux. L’appareil de télévision était installé à l’autre bout de la pièce, sur une table. Il y avait aussi un magnifique poste de radio… et quelque chose d’autre qui fit ouvrir de grands yeux aux garçons. « Ah ! vous avez un émetteur et un récepteur, remarqua François. — Oui, dit leur hôte. Je l’ai monté moi-même. C’est ma distraction favorite. — Vous êtes drôlement fort, dit Mick. — Qu’est-ce que c’est qu’un émetteur ? demanda Annie. Je n’en ai jamais entendu parler. — Mais si, c’est un appareil qui permet d’envoyer des messages par radio, comme celui qui se trouve dans les voitures de police. Cela leur permet de communiquer avec leur quartier général, expliqua Mick. Celui-ci est d’ailleurs beaucoup plus puissant. » Martin tournait les boutons du poste de télévision. Le programme commençait. Annie sursauta en apercevant un visage d’homme surgir sur l’écran. « Je peux le voir et l’entendre en même temps », murmura-t-elle à François. M. Corton devina ce qu’elle disait et se mit à rire. « Mais heureusement votre chien ne peut pas le sentir ! Sinon il se lancerait à sa poursuite. » Le programme de télévision amusa beaucoup les enfants. Quand il fut terminé, M. Corton les invita à rester goûter. « Ne dites pas non, conclut-il. Si vous craignez que votre tante ne s’inquiète, je peux lui téléphoner. — Eh bien, oui, répondit François. Si cela ne vous dérange pas trop. Sans cela elle pourrait se demander ce que nous sommes devenus. » M. Corton appela tante Cécile. Oui, elle leur permettait de rester, à condition qu’ils ne rentrent pas trop tard. Les enfants s’attablèrent donc devant un goûter qui pour être improvisé n’en fut pas moins excellent. Martin ne se montrait pas très bavard, mais son père le fut pour deux. Il rit, plaisanta, bref se révéla un hôte très agréable. On en vint à parler de l’île de Kernach. M. Corton déclara la trouver splendide au crépuscule. Claude était aux anges. « Oui, dit-elle C’est aussi mon avis. J’aurais bien aimé que papa n’ait pas choisi précisément ces vacances pour s’y installer. J’avais projeté d’y aller camper. — Vous devez connaître chaque centimètre de terrain ? — Naturellement. Nous connaissons tous l’île sur le bout du doigt. Il y a des souterrains, de vrais souterrains où nous avons découvert des lingots d’or. — Je me rappelle avoir lu cela dans le journal, en effet. Vous avez dû beaucoup vous amuser. Surtout en trouvant les souterrains. Et il y avait aussi un vieux puits dans lequel vous êtes descendus, je crois ? — Oui. Et il y a aussi une grotte où nous avons habité, ajouta Annie. Elle a deux entrées, une par la mer, et l’autre par la voûte. — Je suppose que votre père fait ses expériences dans les souterrains ? poursuivit M.Corton. Quel curieux endroit pour travailler ! — Non… Nous ne… » Et Claude s’interrompit brusquement avec une grimace de douleur. Mick venait de lui décocher un coup de pied dans la cheville. Bien appliqué. « Que vouliez-vous dire ? demanda M. Corton surpris. — Simplement que nous ne savions pas où papa s’était installé », compléta enfin Claude en mettant ses jambes hors de portée de Mick. Dagobert lança un aboiement plaintif. Claude se tourna vers lui. Il regardait Mick d’un air peiné. « Qu’est-ce qui se passe, Dag ? demanda Claude avec anxiété. — Il a trop chaud, je pense. Emmène-le donc un peu à l’air », suggéra Mick. Claude, très inquiète, sortit avec Dagobert. Mick la suivit. Elle lui jeta un coup d’œil furibond. « Pourquoi m’as-tu donné un coup de pied pareil ? Je vais avoir un bleu énorme. — Tu sais très bien pourquoi. Répondre à tout comme ça ! Tu ne voyais donc pas que ce type s’intéressait de très près à ton père et à son travail sur l’île ? Il n’avait peut-être pas de mauvaises intentions, mais tu aurais quand même pu te taire. Mais non, tu bavardes à perdre haleine. Ah ! c’est bien d’une fille ! Il fallait que je trouve un moyen de t’arrêter. Et j’aime mieux te dire aussi que j’ai marché sur la queue de ce pauvre Dagobert pour qu’il aboie et que tu t’occupes de lui, au lieu de continuer à parler. — Espèce de brute ! s’écria Claude avec indignation. Comment as-tu pu avoir le courage de faire du mal à Dagobert ? — Je n’en avais pas envie du tout. Pauvre vieux, dit Mick en lui caressant les oreilles. Je n’y tenais pas le moins du monde. » Claude était rouge de colère : « Je rentre. Je te déteste pour m’avoir dit des choses pareilles… et avoir écrasé la queue de Dag. Retourne là-bas et préviens-les que je ramène Dagobert à la maison. — Parfait. C’est une bonne idée. Moins tu parleras à M. Corton, mieux cela vaudra. J’y vais pour tâcher de découvrir qui il est et ce qu’il fait. Je commence à avoir des soupçons sur son compte. Pars donc avant de lui raconter tout ce qui nous concerne de A à Z. » Claude étouffait littéralement de rage quand elle s’éloigna avec Dagobert. Mick présenta ses excuses à M. Corton. Annie et François se rendaient compte qu’il était arrivé quelque chose et se sentirent mal à l’aise. Ils se levèrent, mais à leur grande surprise, Mick se montra très bavard et parut s’intéresser soudain beaucoup à M. Corton et à ses occupations. Mais ils finirent quand même par prendre congé et à s’en aller. M. Corton leur avait adressé un grand sourire final : « Revenez quand vous voudrez, vous serez les bienvenus. Et dites à l’autre garçon… comment s’appelle-t-il déjà ? Claude… dites-lui que j’espère que son chien se rétablira vite. C’est un chien charmant, et si bien élevé ! Allons, au revoir. Et à bientôt. » CHAPITRE X Pourquoi ces signaux ? « Quelle mouche a donc piqué Claude ? demanda François dès qu’ils furent à bonne distance de chez les Corton. J’ai bien compris que tu lui avais donné un coup de pied parce qu’elle parlait trop de l’île, c’était stupide de sa part, mais pourquoi s’est-elle précipitée à la maison ? » Mick raconta comment il avait fait gémir Dagobert en lui piétinant la queue pour que Claude s’occupe de lui et cesse de bavarder. François éclata de rire, mais Annie s’indigna. « C’était horrible de ta part. Mick. — Oui, je sais. Mais sur le moment je n’avais aucun autre moyen d’arrêter les discours de Claude sur Kernach. En toute franchise, j’avais l’impression qu’elle donnait à ce type des renseignements qu’il aurait payé cher pour avoir. Je me rends compte maintenant qu’il avait une autre idée en tête. — C’est-à-dire ? questionna François étonné. — J’avais cru qu’il cherchait à connaître les secrets de l’oncle Henri, quels qu’ils soient. Et pour cette raison, il voulait des détails précis sur tout. Mais maintenant qu’il m’a dit être reporter — c’est quelqu’un qui écrit pour les journaux, Annie —, je pense qu’il nous demandait simplement ces renseignements pour écrire un article sensationnel et bien documenté quand l’oncle Henri aura fini ses travaux. — Oui, c’est possible, murmura pensivement François. C’est même certainement ça. Rien de bien criminel, en somme, mais je ne vois pas pourquoi nous nous laisserions tirer les vers du nez. Il aurait pu aussi bien nous dire : « Ecoutez, vous me feriez plaisir si vous me racontiez ce que vous connaissez sur Kernach. J’ai l’intention d’écrire un article dessus. » Mais il ne l’a pas dit. — Non. Et cela m’avait rendu méfiant. Mais il avait simplement envie de rassembler des anecdotes sur l’île pour son journal. Flûte ! Il va falloir maintenant que j’explique à Claude ma méprise… et elle est d’une humeur épouvantable. — Passons par le village et demandons au boucher s’il a des os à moelle pour Dagobert, proposa François. Tu les offriras en guise d’excuses à Dag ! » L’idée fut adoptée à l’unanimité. Ils achetèrent deux os encore bien garnis de viande et rentrèrent. Claude était dans sa chambre avec Dagobert. Ses trois cousins montèrent la trouver. Elle était assise sur le parquet et lisait. Elle leur adressa un regard boudeur quand ils apparurent. « Claude, je te fais toutes mes excuses, dit Mick. Mes intentions étaient bonnes. Mais j’ai découvert que M. Corton n’était pas un espion en quête du secret de ton père… C’est seulement un journaliste à la recherche d’un bon article pour son journal. Tiens, regarde, j’ai apporté ça pour Dag… et je lui fais toutes mes excuses aussi. » Claude était de très mauvaise humeur, mais elle s’efforça de se montrer au moins aussi aimable que Mick. Elle esquissa un pauvre sourire. « Accepté. Merci pour les os. Soyez chic, ne me parlez pas ce soir. Je suis en colère, mais ça passera. » Ils la quittèrent. Il valait mieux laisser Claude seule quand elle avait une crise de ce genre. Avec Dag comme compagnon, elle se trouvait très bien. Dag ne la lâchait pas d’une semelle quand elle était fâchée et triste. Claude ne descendit pas dîner. Mick expliqua : « Nous nous sommes disputés, tante Cécile, mais nous nous sommes raccommodés. Seulement Claude est encore bouleversée. Puis-je lui monter son dîner ? — Non, j’irai, moi », dit Annie. Et elle prépara un plateau bien garni. « Je n’ai pas faim », déclara Claude. Annie s’apprêtait donc à enlever le plateau. « Laisse-le quand même, dit précipitamment Claude, Dag sera content d’y goûter. » Annie s’en alla donc en riant sous cape. Tous les plats étaient vides quand elle remonta chercher le plateau pour le débarrasser. « Bonté divine ! Dag mourait de faim », dit-elle à Claude, et sa cousine sourit d’un air penaud. « Descends-tu maintenant ? Nous allons jouer au Monopoly. — Non, merci. Je préfère rester seule ce soir. Demain j’aurai retrouvé ma bonne humeur, je t’assure », répondit Claude. François, Mick, Annie et tante Cécile jouèrent au Monopoly sans Claude. Ils montèrent se coucher à l’heure habituelle. Claude était déjà dans son lit, profondément endormie, avec Dagobert comme édredon sur ses pieds. « Je vais guetter les signaux de l’oncle Henri, dit François en se glissant entre ses draps. Bigre, que la nuit est noire ! » Appuyé sur un coude, il regarda par la fenêtre dans la direction de l’île. À dix heures et demie tapantes, il aperçut les six éclairs qui paraissaient encore plus vifs que d’habitude dans l’obscurité totale. François posa sa tête sur l’oreiller. Prêt à bien dormir ! Il fut réveillé un peu plus tard par une sorte de vrombissement. Il se redressa, s’attendant à voir le sommet de la tourelle s’illuminer, comme cela s’était déjà produit quand son oncle faisait ses expériences. Mais il n’’y eut pas le moindre embrasement. Même pas une étincelle. Le vrombissement s’évanouit, et François se recoucha. « J’ai très bien vu les signaux d’oncle Henri, hier soir, dit-il à sa tante le lendemain matin. Et toi ? — Oui. Ecoute, François, voudrais-tu les guetter à ma place tout à l’heure ? Il faut que j’aille au village et je ne crois pas que je pourrais apercevoir la tourelle de là-bas. — Entendu, tante Cécile. Quelle heure est-il maintenant ? Neuf heures et demie. Bon. J’écrirai mes lettres près de la fenêtre, et à dix heures et demie je ne manquerai pas de regarder les signaux. » Il se mit au travail, interrompu d’abord par Mick, puis par Claude, Annie et Dagobert qui voulaient l’emmener avec eux à la plage. Claude avait retrouvé sa bonne humeur et s’efforçait même de se montrer doublement gentille pour pallier sa colère de la veille. « Patientez un peu, leur dit François. Je vous accompagne dès que j’aurai vu les signaux. Il n’y en a plus que pour dix minutes. » À l’heure H, il regarda la tour. Ah !… voilà le premier éclat, reflet de soleil presque aveuglant lancé par son oncle du haut de son observatoire. « Un, compta François. Deux… trois… quatre-cinq… six. Il se porte bien. » Il allait se remettre à écrire quand un autre éclat lui fit tourner la tête. « Sept ! » Puis un autre et encore un autre. Soit douze en tout. « Comme c’est bizarre, songea François. Pourquoi douze éclats ? Tiens, ça recommence. » Il y eut encore six éclats de lumière. François aurait bien aimé avoir sous la main un télescope pour distinguer ce qui se passait dans la tour. Il entendit soudain les autres qui montaient l’escalier quatre à quatre. Ils se précipitèrent dans la chambre en parlant tous à la fois. « François ! Papa a envoyé dix-huit éclats au lieu de six ! — As-tu compté aussi ? — Pourquoi a-t-il fait ça ? Crois-tu qu’il est en danger ? — Mais non. Il aurait envoyé un S. O. S., répondit François. — Il ne sait pas le morse, dit Claude. — Je pense qu’il a besoin de quelque chose, tout simplement, conclut François. Il faudra que nous y allions aujourd’hui pour voir ce que ton père veut. Peut-être d’autres provisions ? » Aussi proposèrent-ils une expédition dans l’île quand leur tante rentra. Elle fut enchantée. « Oh ! oui. C’est une excellente idée. Votre oncle désire probablement faire transmettre un message à quelqu’un. Nous partirons tout à l’heure. » Claude courut demander à Loïc de préparer son bateau. Tante Cécile bourra de victuailles un grand panier, avec l’aide de Maria la cuisinière. Puis ils s’embarquèrent tous, sauf Maria, pour l’île de Kernach. Après avoir contourné le banc d’écueils affleurant, dès l’entrée de la crique, ils aperçurent l’oncle Henri qui les attendait. Il les salua de la main et aida à tirer le bateau sur le sable sec quand ils abordèrent. « Nous avons vu ton triple signal et nous voilà, dit tante Cécile. Tu avais besoin de quelque chose ? — Oui. Qu’est-ce que tu as dans ton panier, Cécile ? Encore de tes fameux sandwiches ? J’en mangerai avec plaisir. — Oh ! Henri… tu as encore sauté des repas ? Et cette bonne soupe que je t’avais apportée, l’autre fois ? — Quelle soupe ? » L’oncle Henri avait l’air surpris. « Si j’avais su, j’en aurais avalé sans rechigner hier soir, je t’assure. — Mais je t’en ai déjà parlé. Elle est sûrement gâtée maintenant. Il faut que tu la jettes. N’oublie pas, hein ? Jette-la. Où est-elle ? Je ferais peut-être mieux de m’en occuper moi-même. — Non, non. Pas la peine de te déranger. Asseyons-nous et déjeunons. » C’était encore bien trop tôt pour déjeuner, mais tante Cécile déballa sans hésiter toutes ses provisions. Les enfants avaient perpétuellement un creux dans l’estomac, aussi ne protestèrent-ils pas devant cette entorse aux rites établis. « Eh bien, mon chéri, comment marche ton travail ? » demanda tante Cécile en voyant son mari engloutir sandwich sur sandwich. Elle commençait à se dire qu’il n’avait rien dû manger depuis leur dernière visite. Et il y avait deux jours de cela ! « Oh ! très bien. Je suis très content, répondit l’oncle Henri. J’en arrive juste à un point assez compliqué et fort intéressant. Donne-moi un autre sandwich, s’il te plaît. — Pourquoi nous as-tu envoyé tant de signaux ? lui demanda Annie. — Ah ! oui… c’est assez difficile à expliquer. Le fait est que… j’ai l’impression de ne pas être seul sur cette île. — Henri ! Que veux-tu dire ? » Tante Cécile regarda par-dessus son épaule, comme si elle s’attendait presque à voir surgir quelqu’un. Tous les enfants regardaient l’oncle Henri avec de grands yeux. Il s’empara d’un autre sandwich. « Oui, je sais que cela paraît invraisemblable. Personne n’a pu aborder ici. Mais je suis sûr qu’il y a quand même quelqu’un d’autre que moi. — Oh ! ne nous taquine pas, oncle Henri. C’est affreux ! s’écria Annie avec un frisson. Quand je pense que tu restes tout seul même la nuit ! — Justement, la solitude ne me fait pas peur. Ce qui m’ennuie, c’est que maintenant je ne serai plus seul. — Pourquoi crois-tu donc qu’il y a quelqu’un sur l’île ? demanda François. — Eh bien, hier, quand j’ai terminé l’expérience que j’avais en train, je suis sorti prendre l’air. Entre trois et quatre heures du matin, mais la nuit était encore très noire. Et j’ai entendu quelqu’un tousser, oui, et même tousser deux fois. — Bonté divine ! s’exclama tante Cécile. Mais tu as pu te tromper, peut-être. Il t’arrive d’imaginer des choses parfois, quand tu es fatigué. — Oui, je sais bien. Mais imaginer ça me paraît plus difficile. » Il fouilla dans sa poche et en sortit quelque chose qu’il leur montra. C’était un mégot de cigarette. « Je ne fume pas. Et aucun de vous non plus, si je ne m’abuse. Alors qui a fumé cette cigarette ? Et comment cet inconnu est-il venu ici ? Personne ne l’aurait amené par bateau… et c’est la seule façon de parvenir ici. » « Alors; qui a fumé cette cigarette ? » Un long silence suivit. Annie était effrayée. Claude considérait son père tout en réfléchissant : qui donc était dans l’île ? Et pourquoi ? Et venu comment ? « Que faudrait-il faire, Henri ? demanda tante Cécile. Qu’as-tu décidé ? — Cela dépend de Claude. Si elle m’accorde ce que je lui demande, je peux rester ici sans courir aucun risque. Je veux garder Dagobert avec moi, Claude. Acceptes-tu de me le prêter ? » CHAPITRE XI Oui… ou non ? Rien ne venait rompre le silence. Claude regardait son père d’un air consterné. Tous les autres restaient pétrifiés en attendant sa réponse. « Ecoute, papa… Dag et moi, nous ne nous sommes jamais séparés, dit-elle finalement d’une voix suppliante. Je comprends bien que tu le veuilles pour te servir de garde du corps, mais… il faut que je reste aussi. — Oh ! non. Impossible, ma petite Claude. C’est hors de question. Tu accepteras bien de le quitter un peu, ton Dagobert, non ? Puisque c’est pour assurer ma sécurité ? » Claude avait la gorge serrée. Elle n’avait encore jamais eu à prendre une décision aussi pénible. Laisser Dag sur l’île alors qu’il y rôdait un ennemi invisible prêt à lui faire du mal ? Mais il y avait aussi son père… Il risquait peut-être sa vie s’il n’avait personne pour le protéger. « Je dois rester ici, papa, répéta Claude. Je ne peux pas abandonner Dag. Ce ne serait pas bien. » Son père commença à se fâcher. Il était comme Claude : il tenait à obtenir tout de suite ce qu’il voulait, sinon il se mettait en colère. « Si j’avais demandé à Mick, François ou Annie de me prêter leur chien, au cas où ils en auraient eu un, ils m’auraient répondu oui sans hésiter. Mais toi, Claude, il faut toujours que tu rendes les choses difficiles. À t’entendre, on croirait que ce chien vaut des millions. — Il représente encore beaucoup plus pour moi », répliqua Claude d’une voix tremblante. Dag rampa près d’elle et glissa son museau dans sa main. Elle le retint par le collier comme si elle ne pouvait pas supporter d’en être séparée une seule minute. « Oui, tu y tiens plus qu’à tes père et mère, poursuivit son père avec amertume. — Non, Henri, ne dis donc pas des bêtises pareilles, s’écria tante Cécile. On n’aime pas son chien comme on aime ses parents, c’est bien différent. Mais tu as parfaitement raison, Dagobert doit rester avec toi… et je ne permettrai pas à Claude d’y rester aussi. Je ne veux pas que vous soyez en danger tous les deux à la fois. Je suis déjà assez inquiète pour toi. Cela me suffit. » Claude jeta à sa mère un coup d’œil effaré. « Oh ! maman, persuade papa que je dois accompagner Dagobert. — Non, Claude. Ecoute, ma chérie, ne sois pas égoïste. Si Dag pouvait décider lui-même, tu sais très bien qu’il choisirait de rester ici… et sans toi. Il se dirait : « On a besoin de moi ici… de mes yeux pour surveiller l’ennemi… de mes oreilles pour guetter son approche silencieuse… et peut-être, aussi de mes dents pour défendre mon maître. Je serai séparé de Claude pendant quelques jours, mais elle est bien assez grande pour pouvoir le supporter. Voilà ce que Dag dirait, Claude. » Tous avaient écouté attentivement ce discours inattendu. C’était bien le seul qui pût persuader Claude de céder sans grimaces Elle regarda Dagobert, Il la regarda à son tour en agitant la queue. Puis il fit quelque chose d’extraordinaire : il se leva, se dirigea vers le père de Claude et s’allongea près de lui, puis il jeta un coup d’œil à sa petite maîtresse d’un air de dire : « Voilà ! Maintenant tu sais ce que je pense sur la question. » « Tu vois, dit tante Cécile, Dag est d’accord avec moi. Tu as la preuve que tu ne te trompais pas quand tu prétendais que c’était un bon chien. Il connaît son devoir. Tu devrais être fière de lui. — Oh ! je le suis », répliqua Claude d’une voix étranglée. Elle se leva et s’éloigna en ajoutant : « Entendu, je le laisserai à Kernach avec papa. À tout à l’heure. » Annie esquissa un pas pour rejoindre la pauvre Claude, mais François la rattrapa et la fit se rasseoir. « Laisse-la tranquille. Cela vaut mieux. Brave vieux Dag, tu sais choisir entre ce qui est bien et ce qui est mal, hein ! Oui, tu es un bon chien. » Dag agita la queue. Il ne tenta pas de suivre Claude. Non, il voulait demeurer maintenant près de l’oncle Henri, quand bien même il aurait préféré être avec sa maîtresse. Il était désolé du chagrin de Claude, mais parfois il vaut mieux exécuter quelque chose de difficile avec le cœur lourd que tenter de se réjouir en esquivant son devoir. « Henri chéri, je n’aime pas du tout que tu sois ici avec quelqu’un qui t’espionne, dit tante Cécile. Tu es obligé de rester encore combien de temps pour ton travail ? — Quelques jours à peine, répondit-il en regardant Dagobert avec admiration. Ce chien avait l’air de te comprendre parfaitement. Il est venu tout de suite vers moi. C’est remarquable. — Dag est très intelligent, s’écria Annie avec chaleur. N’est-ce pas, mon vieux ? Oncle Henri, tu seras en sécurité avec lui. Il est féroce quand il le veut. — Oui. Je n’aimerais guère le voir me sauter à la gorge, répliqua son oncle. Il est tellement fort. Est-ce qu’il y a encore du gâteau ? — Henri, c’est vraiment ennuyeux que tu ne manges pas régulièrement, dit tante Cécile. Ne proteste pas. Tu n’aurais pas aussi faim si tu déjeunais ou dînais comme tout le monde. » L’oncle Henri ne parut guère impressionné par ces reproches. Il contemplait sa tour. « Vous avez déjà vu les fils du haut s’embraser ? demanda-t-il. C’est magnifique, n’est-ce pas ? — Tu veux inventer une espèce de nouvelle bombe atomique ? » questionna Annie. Son oncle la considéra avec dédain : « Je n’irais pas perdre mon temps à imaginer des moyens de tuer ou de mutiler des gens ! Non, je suis en train de découvrir quelque chose qui rendra les plus grands services à l’humanité. Attends un peu et tu m’en diras des nouvelles. » Claude revint à ce moment. « Papa, je te laisse Dagobert, mais j’aimerais bien que tu me promettes quelque chose. — C’est-à-dire ? Pas de conditions ridicules, s’il te plaît. Je m’occuperai de Dag comme il faut, si c’est ça qui te tracasse. Je peux oublier mes propres repas, mais tu devrais me connaître assez bien pour savoir que je ne négligerais pas un animal à ma charge. — Oui, certainement, papa », répondit Claude qui n’avait pas l’air tellement convaincue. « Voilà ce que je voulais te demander : quand tu monteras nous adresser des signaux le matin, pourrais-tu emmener Dag ? Je serai chez le garde-côte. Avec son télescope, je verrai Dag. Je saurai qu’il se porte bien et je ne me ferai pas autant de souci. — D’accord, mais je doute que Dag arrive à escalader les marches de la tour. — Oh ! si, papa. Il est déjà monté avec nous. — Bonté divine ! Ce chien a grimpé là-haut, lui aussi ? Entendu, ma fille, je te promets de l’amener avec moi tous les matins et de le faire agiter la queue en ton honneur. Là, es-tu satisfaite ? — Oui, merci, papa. Et tu lui diras de temps en temps des choses gentilles ? Et tu le caresseras un peu ? — Et je lui préparerai un biberon trois fois par jour… et je ne manquerai pas de lui laver les dents tous les soirs ! s’écria son père dont la mauvaise humeur revenait. Tu rêves, Claude. Je traiterai Dag comme un chien adulte, un ami à moi… et crois-moi, c’est ce qu’il attend de moi. N’est-ce pas, Dag ? Tu laisses toutes ces façons de bébé à ta maîtresse, hein ? — Ouah ! » dit Dagobert en frétillant de la queue. Les enfants le regardèrent avec admiration. Oui, c’était un chien vraiment très intelligent. Il avait l’air plus mûr, plus sage que Claude. « Mon oncle, si jamais tu avais besoin d’aide ou d’autre chose, envoie-nous le signal triplé. Avec Dagobert, tu devrais être en sécurité, il vaut bien une douzaine de gendarmes à lui tout seul, mais on ne sait jamais. — D’accord. Dix-huit éclats de lumière si je veux quoi que ce soit. Je m’en souviendrai. Maintenant, il faut que vous partiez. Il est temps que je me remette au travail. — Tu jetteras cette vieille soupe, Henri ? » dit tante Cécile qui n’avait pas l’air très rassurée à son sujet, « tu risquerais de te rendre malade si tu mangeais du potage tourné. Cela te ressemblerait bien de l’oublier pendant qu’il est bon… et de n’y penser qu’une fois le potage devenu immangeable. — Si l’on peut dire ! s’écria l’oncle Henri en se levant. À t’entendre, on croirait que je suis un gosse de cinq ans dépourvu de toute intelligence. — Tu as le cerveau bien fait, nous le savons tous, mais parfois tu parais beaucoup moins que ton âge, répliqua tante Cécile d’un ton taquin. Soigne-toi bien et ne quitte pas Dagobert. — Papa n’a pas besoin de s’en préoccuper, remarqua Claude. Dagobert ne le lâchera pas d’une semelle ! Tu es de garde, n’est-ce pas, Dag ? Et tu t’y entends. — Ouah ! » répliqua gravement Dagobert. Il les accompagna jusqu’à la crique, mais il n’essaya pas de monter dans le bateau. Il resta à côté de l’oncle Henri et les regarda s’éloigner sur l’eau dansante. « Au revoir, Dag ! cria Claude d’une voix un peu rauque. Sois sage et porte-toi bien ! » Son père agita la main et Dag la queue. Claude prit la place de Mick aux avirons et souqua avec ardeur, le visage rougi par l’effort. François lui jeta un coup d’œil amusé. Il avait du mal, lui aussi, à conserver la cadence adoptée par sa cousine. Il devinait que toute cette activité était le moyen adopté par Claude pour dissimuler son chagrin d’être séparée de Dagobert. Bonne vieille Claude ! Elle ressentait tout avec une violence extrême, follement heureuse ou triste jusqu’au fond de l’âme, au septième ciel ou plongée dans un abîme de colère ou de chagrin. Ils se mirent tous à bavarder comme des pies, pour que Claude ne se rende pas compte qu’ils lisaient son chagrin sur sa figure. La conversation roula, bien entendu, sur l’inconnu. Sa brusque arrivée semblait très mystérieuse. « Comment a-t-il pu venir à Kernach ? Aucun pêcheur n’aurait accepté de l’amener, j’en suis certain, dit Mick. Il a dû débarquer de nuit. Mais à part Claude, personne ne connaît la passe à travers les écueils et je doute que personne ait envie de la chercher dans l’obscurité. Les rochers sont trop proches les uns des autres et affleurent presque à certains endroits. Qu’un bateau dévie seulement d’un mètre dans sa course, et il a un trou dans la coque. — Et personne ne peut faire la traversée à la nage, ajouta Annie. L’île est trop loin de la côte et les vagues sont trop fortes autour des rochers. Je me demande vraiment s’il y a quelqu’un sur l’île. Ce bout de cigarette y était peut-être depuis très longtemps. — Il n’avait pas l’air d’avoir traîné par terre ni d’avoir été mouillé, dit François. Comment quelqu’un a-t-il pu mettre le pied sur Kernach ? Un vrai mystère. » Il réfléchit, éliminant les unes après les autres les solutions qui lui venaient en tête. Puis il poussa une exclamation. Les autres se tournèrent aussitôt vers lui. « J’ai une idée… est-ce qu’un avion n’aurait pas pu parachuter quelqu’un sur l’île ? J’ai entendu une espèce de vrombissement un soir… la nuit dernière, tenez ! C’était un moteur d’avion, sûrement. Peut-on parachuter des gens sur Kernach ? — Facilement, dit Mick, tu as trouvé la clef de l’énigme, mon vieux. Bravo. Mais il fallait vraiment que ce type ait le diable au corps pour se risquer à atterrir sur une île aussi minuscule en pleine nuit. » Cette idée n’avait rien de rassurant. Annie en eut la chair de poule. « Je suis contente que Dag soit là-bas », dit-elle. Et tous les autres en pensaient autant, même Claude. CHAPITRE XII Coup d’œil sur une vieille carte Il était seulement une heure et demie quand ils rentrèrent à la maison, puisqu’ils avaient déjeuné tellement tôt et étaient restés si peu de temps sur l’île. Maria fut très surprise de les voir arriver. « Tiens, vous revoilà tous ! s’écria-t-elle. J’espère bien que vous n’allez pas me redemander à manger tout de suite, car il n’y a plus une miette à vous mettre sous la dent ici. Il faudra me laisser le temps de courir chez le boucher. — Oh ! non, merci, Maria… nous avons eu notre pique-nique, dit tante Cécile. Et nous avions bien fait de préparer autant de sandwiches, car mon mari en a dévoré près de la moitié à lui seul. Il n’avait pas touché à cette bonne soupe que nous lui avions cuisinée. Et maintenant elle sera tournée. — Ah ! les hommes ! Ce sont de vrais enfants. — En vérité ! protesta Claude. Est-ce que vous vous imaginez que nous oublierions une de vos bonnes soupes, Maria ? Vous savez très bien que nous l’avalerions plutôt avant qu’elle soit cuite ! — C’est vrai, je ne peux pas vous accuser de chipoter votre nourriture, et Dagobert non plus. Vous vous entendez parfaitement à nettoyer les plats, vous cinq ! Mais où est donc Dagobert ? — Je l’ai laissé dans l’île pour veiller sur papa », dit Claude. Maria la regarda avec surprise. Elle connaissait son affection débordante pour Dag. « Vous êtes une bonne petite fille… de temps en temps, déclara-t-elle. Voyons, si vous avez encore faim parce que votre père a mangé la plus grande partie de votre déjeuner, allez donc regarder dans la boîte à biscuits. J’en ai cuit quelques-uns de vos préférés ce matin. Dépêchez-vous d’y goûter. » C’était la méthode de Maria pour consoler les gens. Quand elle s’apercevait qu’ils avaient du chagrin, elle leur offrait aussitôt ce qu’elle avait de meilleur à ce moment-là dans son garde-manger. Claude ne se fit pas prier pour y courir. « Ah ! vous êtes vraiment gentille, Maria, dit tante Cécile. Je me sens plus rassurée maintenant que Dag est là-bas. » « Qu’est-ce que vous proposez comme occupations pour cet après-midi ? demanda Mick quand ils eurent fini les biscuits. Miam, c’était exquis. Je trouve que les cuisiniers devraient recevoir une décoration, comme les bons soldats, les hommes de lettres ou les savants. Je décernerais à Maria l’O. M. C. B. — Qu’est-ce que c’est que ça ? dit François. — L’Ordre du Mérite des Cordons Bleus. Qu’est-ce que tu croyais que c’était ? Oh ! Méfiez-vous des Cuiseurs de Biscuits ? — Tu sais être vraiment bête quand tu veux, rétorqua François en riant. Bon, alors qu’est-ce que nous allons faire maintenant ? — Explorons le tunnel de la carrière », proposa Claude. François jeta un coup d’œil par la fenêtre. « Il va pleuvoir à torrents dans cinq minutes. Escalader les pentes de la carrière ne sera certainement pas facile avec de l’eau qui ruisselle partout. Mieux vaut attendre un jour de beau temps. — Moi, j’ai une idée, s’écria Annie. Vous vous rappelez cette vieille carte de l’île que nous avions trouvée dans une boîte ? Il y a dessus un plan du château très complet, depuis les oubliettes jusqu’au sommet de la tour. Si nous la regardions de près ? Maintenant que nous connaissons l’existence d’une autre cachette, nous arriverions à la repérer sur la carte. Elle doit sûrement y être marquée, mais nous ne l’avions peut-être pas aperçue. » Les autres se montrèrent enthousiastes. « Annie, ton idée est merveilleuse. » Annie rougit de plaisir en entendant cet éloge de François. « Oui, une idée de premier ordre. Exactement ce qu’il faut pour passer le temps un jour de pluie. Où est cette carte ? Tu l’as rangée dans un endroit sûr, je pense, Claude ? — Oui. Elle est toujours dans la boîte d’origine. Je vais la chercher » Elle grimpa l’escalier comme une flèche et redescendit avec la carte. C’était un parchemin épais jauni par l’âge. Claude l’étala sur la table, et tous se penchèrent dessus. « Vous vous souvenez de notre joie quand nous l’avions découverte ? dit Mick. — Oui, nous n’arrivions pas à ouvrir la boîte et nous l’avions lancée dans le jardin, du premier étage, pour qu’elle se brise en tombant, ajouta Claude. — Et le bruit a réveillé notre oncle, compléta Annie en riant. Et l’oncle Henri est sorti, a ramassé la boîte et a refusé de nous la rendre. — Miséricorde, mais oui ! s’exclama Mick. Et ce pauvre François a dû attendre qu’il se soit rendormi pour regarder ce qu’il y avait dedans. Et c’est alors que nous avons vu cette carte. Que d’heures nous avons passées dessus à l’étudier ! » Ils se remirent à l’étudier une fois encore. Il y avait trois plans, un des souterrains, un du premier étage et un du rez-de-chaussée. « Inutile de nous occuper du haut du château, dit Mick. Tout est en ruine. Il ne reste que cette tour-là. — Tenez ! s’écria soudain François en désignant un point sur la carte. Vous vous rappelez que les souterrains avaient deux entrées ? Une qui avait l’air de partir près de la petite salle voûtée, et que nous n’avions pas trouvée, et l’autre que nous avons découverte près du puits ? — C’est vrai, nous n’en avions déniché qu’une. Enlève ton doigt, François. Regardez, il y a des marches ici, juste à l’endroit de la salle voûtée, dit Claude. Et voilà les mêmes marches à côté du puits. — Je me souviens que nous avions fouillé ce coin-là très sérieusement, remarqua Mick. Nous l’avions entièrement désherbé et nous avions fini par abandonner nos recherches. Puis nous avions mis la main sur l’entrée de la cour et nous ne nous étions plus occupés de celle-ci. — Et papa a eu plus de succès que nous ! conclut triomphalement Claude. Je ne peux pas me rendre compte avec certitude si cette entrée communique avec les souterrains. La carte est un peu effacée. Mais il est visible qu’il y a un passage souterrain qui va quelque part. Regardez, on dirait le tracé d’un tunnel juste après les marches. Où il mène, Dieu seul le sait, la carte est trop abîmée pour le voir. — Aux souterrains, à mon avis, dit François. Nous ne les avons jamais explorés à fond, ils sont si vastes et si sinistres. En aurions-nous fait le tour, nous aurions sûrement vu les marches. Quoiqu’elles soient peut-être en ruine maintenant. — Non. Je suis persuadée que c’est cette entrée-là que papa a découverte. Et j’en ai même une preuve formelle. — Quoi donc ? Vous vous souvenez de notre première visite à Kernach ? Papa ne nous a pas laissés rester longtemps et il nous a raccompagnés jusqu’au bateau. Nous avons essayé de voir où il allait sans succès, mais Mick a dit que les corneilles s’envolaient de tous les côtés comme si elles avaient été dérangées par quelqu’un… et Mick s’était demandé si papa n’était pas parti dans cette direction-là. » François émit un petit sifflement approbateur. « Oui… les corneilles nichent dans la tour, près de la petite salle voûtée, et quiconque met le pied dans cette salle les effraie. Je crois que tu as deviné juste, Claude. — Je m’étais vraiment creusé la cervelle pour savoir où l’oncle Henri pouvait bien travailler, dit Mick. Résoudre ce mystère me paraissait insoluble. Mais le Club des Cinq vient à bout de toutes les énigmes, même quand il ne compte plus que quatre membres. — Je me demande comment papa a retrouvé cette cachette, murmura Claude pensivement. Il aurait tout de même bien pu m’en parler. Ce n’est pas chic de sa part. — S’il n’a rien dit, c’est qu’il avait une raison, déclara Mick avec sagesse. Ne recommence pas à ruminer. — Non, je suis intriguée, voilà tout. Grands dieux, comme j’aimerais que nous puissions prendre le bateau maintenant pour aller à la découverte de cette cachette ! — Oui, moi aussi, dit Mick. Nous verrions tout de suite l’entrée. Ton père a certainement laissé des traces de son passage, soit des herbes écrasées, soit des plantes arrachées autour de la dalle qui ferme l’entrée. — Croyez-vous que l’ennemi qui rôde dans l’île connaît la retraite de l’oncle Henri ? demanda soudain Annie. Oh ! j’espère que non. Il pourrait si facilement l’y emprisonner ! — Ne t’inquiète pas. Il n’est pas là pour l’emprisonner, mais pour lui voler ses secrets ou découvrir ce qu’il invente, dit François. Je suis bien content que Dagobert soit avec l’oncle Henri. Dag est capable de tenir tête à une douzaine d’assaillants. — Pas s’ils ont des revolvers », murmura Claude. Il y eut un silence. L’idée de Dag mis en joue par un revolver n’avait rien de réjouissant. Cela lui était arrivé une ou deux fois auparavant, et les enfants préféraient ne pas penser que cela risquait de se reproduire. « Bah ! pas la peine de nous faire du mauvais sang par avance, déclara Mick en se levant. Nous avons passé une demi-heure bien agréable. Je crois que nous tenons la clef de l’énigme. Mais nous en aurons la certitude seulement quand ton père aura fini ses travaux, Claude. Nous examinerons les lieux à la loupe. — Il pleut encore un peu, dit Annie qui regardait par la fenêtre. Mais les nuages s’éclaircissent. Le soleil ne tardera pas à se montrer. Sortons nous promener. — J’irai chez le garde-côte, s’écria Claude aussitôt. Je veux essayer de voir si je découvre Dag avec son télescope. — Pourquoi ne prends-tu pas les jumelles ? Monte au grenier et regarde l’île de là-haut, suggéra François. — Oui, merci de l’idée. » Les jumelles étaient accrochées dans le hall. Claude les extirpa de leur gaine et grimpa l’escalier au pas de course. Mais elle redescendit bientôt, l’air désappointé. « Je n’arrive pas à voir l’île tout entière. Je distingue bien le haut de la tourelle, mais pas très nettement. Ce serait mieux avec le télescope, il est plus puissant. J’ai envie d’y aller maintenant. Ne m’accompagnez pas si cela ne vous tente pas. » Elle remit les jumelles dans leur étui. « Oh ! si, nous venons avec toi, dit Mick. Et je peux même t’annoncer dès maintenant ce que nous apercevrons sur l’île. — Quoi donc ? — Nous verrons notre cher Dag en train de pourchasser les lapins et s’amusant comme un fou, poursuivit Mick avec un large sourire. Ma parole, pas besoin de craindre que Dag jeûne là-bas. Il aura du lapin au petit déjeuner, du lapin à midi et encore du lapin le soir, avec de l’eau de pluie puisée à sa mare habituelle. Un veinard, ce Dag. — Tu sais très bien qu’il ne fera jamais une chose pareille. Il ne quittera pas papa d’une semelle et il ne pensera même pas aux lapins. — Tu ne connais pas bien Dag, si tu crois ça », répliqua Mick en opérant une retraite prudente pour éviter Claude qui devenait rouge de colère. « Je parie que c’est pour ça qu’il voulait rester. Uniquement pour les lapins ! » « Je n’arrive pas à voir l’île toute entière » Claude lui jeta un livre à la tête. Elle manqua son but. Le livre s’aplatit sur le plancher. Annie éclata de rire. « Oh ! arrêtez, vous deux, sinon nous ne sortirons Jamais. Viens, François, n’attendons pas ces deux batailleurs. » CHAPITRE XIII Un après-midi avec Martin Le soleil avait réapparu quand ils arrivèrent près de la maison du garde-côte. C’était une vraie journée d’avril, avec des averses subites et le soleil qui sortait brusquement de dessous les nuages. Tout scintillait, et surtout la mer. Le sol était détrempé, mais les enfants avaient chaussé leurs bottes de caoutchouc. Ils cherchèrent le garde-côte et le trouvèrent, comme d’habitude, en train de manier le marteau en chantant dans son hangar. « Bonjour à tous, leur dit-il en souriant. Je me demandais quand vous reviendriez me voir. Que pensez-vous de cette gare que je suis en train de fabriquer ? — Elle est bien plus belle que celles des magasins », déclara Annie d’un ton admiratif. Et avec raison. Le garde-côte n’avait pas oublié le plus petit détail. Il indiqua de la tête des figurines en bois qui représentaient des employés de chemin de fer, des porteurs et des voyageurs. « Il ne leur manque plus que la peinture. Mon jeune voisin m’avait dit qu’il les peindrait — il est très habile, un véritable artiste — mais il a eu un accident. — Que lui est-il donc arrivé ? demanda François. — Je n’en sais trop rien. Il a dû glisser et tomber J’ai aperçu son père qui le ramenait chez eux. J’étais sorti pour lui demander, mais il était pressé de faire étendre Martin. Pourquoi n’iriez-vous pas prendre de ses nouvelles ? C’est un garçon un peu bizarre, mais il est gentil. — Oui, c’est une bonne idée, répondit François. Mais avant, est-ce que nous pourrions utiliser votre télescope, je vous prie, si cela ne vous dérange pas ? — Regardez tant que vous voulez, mes enfants. Je vous l’ai dit, ça ne l’usera pas. J’ai aperçu les signaux de votre père, ce matin, mademoiselle Claude. J’observais la mer par hasard de ce côté-là. Il en a envoyé pas mal et pendant longtemps. — Oui, répondit Claude. Je vais justement inspecter l’île. » Elle pointa le télescope sur Kernach. Mais elle eut beau examiner l’île centimètre par centimètre, elle n’aperçut ni Dagobert ni son père. Ils devaient être dans son laboratoire, sous terre. Claude orienta le télescope vers la tourelle, mais la salle vitrée était vide, elle aussi. Claude soupira. Elle aurait bien aimé apercevoir Dag. Les autres s’emparèrent à leur tour du télescope, mais ils n’eurent pas plus de chance qu’elle. Dag ne quittait pas son maître, c’était un fidèle garde du corps ! « Si nous allions maintenant demander des nouvelles de Martin ? » proposa François quand ils eurent terminé leurs investigations télescopiques. « Voilà une averse qui s’annonce. Nous pourrions attendre chez lui qu’elle soit passée. — D’accord, dit Mick. N’aie pas peur, Claude, je serai un modèle de politesse. Maintenant que je sais que M. Corton est journaliste, je ne me ferai plus de bile à son sujet. — Mais moi, je ne bavarderai pas comme « toutes les filles », répliqua Claude gaiement J’ai compris, et même si c’est sans importance, je tiendrai ma langue. — Bravo, dit Mick. Tu parles comme un garçon. — Idiot ! » répliqua Claude. Mais elle était contente tout de même. Ils entrèrent dans le jardin voisin. Comme ils approchaient de la maison ils entendirent des éclats de voix. « Non ! Tu ne penses qu’à tes pinceaux et à ta peinture, je croyais pourtant t’avoir fait sortir cette idée-là de la tête. Reste tranquille pour que ta cheville guérisse. Attraper une entorse juste au moment où j’ai le plus besoin de toi ! » Annie, effrayée, s’arrêta. C’était la voix de M. Corton qui passait par la fenêtre ouverte. Il était en train d’attraper Martin, c’était évident. Les autres imitèrent Annie, se demandant s’ils allaient entrer ou non. Puis une porte claqua, et ils aperçurent M. Corton qui s’éloignait rapidement au fond du jardin. Il était sorti par-derrière et se dirigeait vers le sentier qui menait au pied de la falaise. C’est là que prenait la route qui montait au village. « Tant mieux, il est parti. Et il ne nous a pas vus, dit Mick. Qui aurait cru qu’un type aussi aimable et aussi souriant puisse avoir une voix aussi brutale et désagréable quand il est en colère ? Venez, entrons voir ce pauvre Martin pendant qu’il est tout seul » Ils frappèrent à la porte. « C’est nous ! annonça joyeusement François. Pouvons-nous entrer ? — Oh ! oui », cria Martin, visiblement réjoui de leur arrivée. François appuya sur la poignée et ils pénétrèrent dans la pièce à la file indienne. « Nous avons entendu dire qu’il vous était arrivé un accident, dit François. Qu’est-ce qui s’est passé ? C’est grave ? — Non, je me suis tordu la cheville et j’avais tellement mal qu’on a dû me porter pour rentrer. C’était idiot de ma part. — Si ce n’est qu’une foulure, vous serez vite rétabli. J’en ai souvent eu, dit Mick. L’essentiel, c’est de marcher dès que vous pouvez poser le pied par terre. Où êtes-vous tombé ? » Martin devint tout rouge, à la grande surprise des autres. « Je… je me promenais au bord de la carrière, avec mon père, et… j’ai glissé. J’ai dévalé un bon bout de pente. » Il y eut un silence que Claude fut la première à rompre. « J’espère que vous n’avez pas parlé de notre secret à votre père ? Parce que ce n’est jamais très amusant quand il y a des grandes personnes dans la confidence. Elles veulent toujours fourrer leur nez partout… et c’est beaucoup plus drôle d’explorer sans elles. Vous ne lui avez pas raconté notre découverte du trou sous la corniche, n’est-ce pas ? » Martin hésita et finit par dire : « Si. Je ne pensais pas que cela vous ennuierait. Je regrette. — Flûte ! s’écria Mick. Nous voulions inspecter le tunnel cet après-midi, mais nous y avions renoncé parce qu’il pleuvait trop et nous craignions de tomber. » François jeta à Martin un coup d’œil scrutateur : « Je suppose que c’est ce qui vous est arrivé ? Vous avez essayé de descendre, mais vous avez trébuché ? — Oui. Je suis désolé d’avoir bavardé, puisque vous estimez que c’était un secret à vous. Je l’ai fait sans aucune intention… juste pour dire quelque chose, et il a décidé d’aller sur place se rendre compte lui-même de ce que c’était. — Tous les journalistes doivent être comme ça, remarqua Mick. Ils veulent être sur place dès qu’il y a une chance de découvrir de l’inattendu. C’est leur métier. Ecoutez, Martin, n’en parlons plus, mais tâchez d’écarter votre père de la carrière. Nous aimerions beaucoup y aller les premiers, ce serait plus amusant. Bien qu’il n’y ait probablement rien à trouver. » Le silence se rétablit. Personne ne savait trop quoi dire. Il était difficile de bavarder avec Martin. Il ne ressemblait pas aux autres garçons… il ne plaisantait jamais et ne racontait jamais d’idioties. « Vous ne vous ennuyez pas, à rester couché ici ? demanda Annie qui était d’âme compatissante. — Oh ! si. J’aurais aimé que mon père aille chez le garde-côte chercher des figurines que j’avais promis de peindre, mais il a refusé. J’adore ça, la peinture, même lorsqu’il s’agit seulement de dessiner des habits sur des porteurs ou des chefs de gare en bois, pourvu que j’aie un pinceau dans la main et des couleurs à mélanger ! » Jamais Martin n’en avait dit aussi long ! Il avait perdu son air triste. Il était devenu rayonnant. « Oh ! vous avez envie d’être artiste plus tard ? dit Annie. Moi aussi. — Annie ! Tu n’es même pas capable de dessiner un chat qui ressemble à un chat, s’écria Mick avec ironie. L’autre jour, j’ai pris pour un éléphant ce que tu prétendais être une vache !» Martin sourit devant l’indignation d’Annie. « Je peux vous montrer mes dessins, si cela vous amuse. Je suis obligé de les cacher, parce que mon père ne veut pas que je choisisse ce métier-là. — Ne bougez pas, proposa François, j’irai les chercher. — Non merci. Je vais essayer de marcher puisqu’il paraît que cela me fera du bien. » Martin se redressa et posa avec précaution son pied droit sur le parquet. « Ça va », dit-il, et il boitilla jusqu’à une bibliothèque de l’autre côté de la pièce. Il passa la main derrière la seconde rangée de livres et extirpa un assez grand carton à dessin qu’il posa sur la table. Il en tira plusieurs feuilles de papier. « Oh ! c’est merveilleux ! » s’écria Annie. Elle était un peu étonnée, car elle ne se serait pas attendue à ce qu’un garçon dessinât des fleurs, des arbres, des oiseaux et des papillons. Et surtout avec une telle perfection dans le détail et dans les couleurs. Martin posa son pied avec précaution. François examina les dessins avec surprise, lui aussi. Ce garçon était vraiment doué ! Son travail était aussi bon que ce que François avait vu dans des expositions de peinture. « Votre père estime que vous n’avez pas assez de talent pour que ce soit la peine de continuer à vous perfectionner ? demanda-t-il. Il en tira plusieurs feuilles de papier. — Il déteste mes dessins, répondit Martin avec amertume. Je m’étais enfui du collège pour m’inscrire aux Beaux-arts, mais il m’a rattrapé et m’a interdit de peindre. Il trouve que c’est une occupation trop veule pour un homme. Alors maintenant je le fais en cachette. » Les enfants regardaient Martin avec sympathie. Ne plus avoir sa mère et, de surcroit, avoir un père qui déteste ce qu’on aime le plus leur paraissait atroce. Rien d’étonnant que Martin eût toujours l’air triste, malheureux et renfermé ! « Pas de chance, vraiment, murmura François. J’aurais aimé pouvoir vous aider. — Oh !… voulez-vous aller chercher les figurines chez le garde-côte ? Mon père ne reviendra pas avant six heures. J’aurai le temps de les finir. Et restez goûter avec moi, cela me ferait doublement plaisir. C’est sinistre ici. — D’accord, répondit François. Je ne vois pas pourquoi vous n’auriez pas quelque chose pour vous distraire tant que vous êtes cloué ici. Je vais téléphoner à ma tante pour la prévenir que nous restons… à condition que nous ne mangions pas jusqu’à la dernière miette de vos provisions ! — Vous n’y arriveriez pas, répliqua Martin allègrement. La maison est bourrée de vivres de la cave au grenier. Mon père a un appétit d’ogre. Vous êtes chic, merci beaucoup ! » François téléphona à sa tante. Mick et les filles coururent chez le garde-côte. Ils rapportèrent peinture et figurines, et les installèrent sur une table à côté de Martin. Ses yeux se mirent à briller. Il était transfiguré. « Magnifique ! déclara-t-il. C’est un petit travail sans intérêt, mais cela aide mon vieux voisin, et je suis toujours content quand j’ai un pinceau entre les doigts. » Martin se révélait extrêmement habile à décorer les petits personnages. Il maniait son pinceau avec dextérité et Annie, fascinée, s’assit à côté de lui pour le regarder faire. Claude se chargea de préparer le goûter. Oui, le garde-manger était bien garni. Elle coupa des tartines de pain, les beurra, découvrit un pot de miel nouveau, un gâteau au chocolat et du pain d’épice. « Dites donc, c’est magnifique ! répéta Martin. J’aurais bien voulu que mon père ne rentre pas avant huit heures. Tiens, au fait, où est le chien ? Je croyais qu’il ne vous quittait jamais. Où est Dagobert ? » CHAPITRE XIV Claude s’inquiète Mick jeta un coup d’œil à Claude. Dire à Martin où se trouvait Dagobert lui paraissait sans danger, tant qu’on ne donnait pas la raison pour laquelle il avait été laissé dans l’île. Mais Claude était décidée à tenir sa langue désormais. Elle répondit à Martin d’un ton très détaché. « Dagobert ? Oh ! il va bien. Nous ne l’avons pas amené avec nous aujourd’hui. — Il a préféré accompagner votre mère avec l’espoir d’une visite au boucher, je parie ! » C’était bien la première plaisanterie de Martin, et encore qu’elle ne fût pas des meilleures, les enfants rirent de bon cœur. Martin se montra ravi et s’efforça d’en trouver d’autres tout en peinturlurant de noir, de rouge et de bleu les petites figurines de bois. Ils firent un goûter des plus copieux. Puis quand les aiguilles de l’horloge atteignirent six heures moins le quart, les filles rapportèrent les figurines chez le garde-côte qui fut enchanté du travail de Martin. Mick s’était chargé des pots de peinture et de la bouteille d’essence où Martin avait planté ses pinceaux. « Je vous avais bien dit qu’il était adroit, ce garçon, s’écria le garde-côte en examinant les petits personnages terminés. Il a un air triste, mais ce n’est pas un mauvais petit. — Je vais regarder encore par le télescope avant que la nuit tombe », et Claude orienta l’appareil vers son île. Mais il n’y avait pas trace de Dagobert ni de l’oncle Henri. Elle resta en observation un petit moment, puis rejoignit les autres. Ils l’interrogèrent du regard et elle secoua la tête. Les filles avaient lavé et rangé soigneusement tout le matériel du goûter. Personne n’avait envie de voir M. Corton. Les enfants ne ressentaient plus grande sympathie pour lui maintenant qu’ils le savaient si dur avec Martin. Merci pour cet excellent après-midi », leur dit Martin en les accompagnant d’un pas hésitant jusqu’à la porte. « Je me suis bien distrait avec mes peintures, sans parler naturellement de votre compagnie ! — Vous devriez persévérer dans cette voie-là, répondit François. Si vous avez l’impression que c’est la seule chose qui compte pour vous, il faut vous y consacrer. — Oui. » Le visage de Martin redevint sombre. « Mais il y a bien des choses qui s’y opposent… des choses que je ne peux guère vous raconter. Oh ! bah ! ne vous en faites pas. Qui sait, tout s’arrangera et je deviendrai un artiste célèbre dont les gens s’arracheront les tableaux ! — Viens vite ! murmura Mick à François. Voilà son père. » Ils s’éloignèrent rapidement par le sentier de la falaise, apercevant du coin de l’œil M. Corton qui arrivait dans la direction opposée. « Quel homme horrible ! s’écria Annie. Défendre à Martin de faire ce qu’il aime le plus. Et lui qui paraissait si gentil, si aimable, si « accourez-que-je-vous-serre-tous-sur-mon cœur ! » — Comme tu dis, Annie », acquiesça Mick en riant de l’expression inventée par sa sœur. « Mais il y a des tas de gens comme lui de par le monde, qui sont aimables au-dehors et impossibles chez eux. J’espère que M. Corton n’est pas allé explorer le tunnel de la carrière », murmura Claude qui s’était retournée et le regardait rentrer chez lui par la porte de derrière. « Je serais désolée s’il nous gâchait notre découverte. Non pas qu’il y ait quoi que ce soit à découvrir, mais c’est déjà amusant de trouver qu’il n’y a rien. Très compliqué, dit Mick en souriant. Mais je te comprends tout de même. Ouf, mes enfants, ce goûter était merveilleux. — Oui », répondit Claude distraitement en tournant la tête dans tous les sens. « Qu’est-ce qui se passe ? demanda Mick. Tu as perdu quelque chose ? — Oh ! non… ce que je suis bête ! Je cherchais Dag. J’ai tellement l’habitude qu’il trottine sur mes talons que je ne peux pas me faire à l’idée qu’il n’est plus là. — Oui, je suis comme toi, dit François. J’ai l’impression qu’il y a quelqu’un d’absent. Brave vieux Dag, il nous manque à tous… mais probablement encore plus à toi, Claude. — Oui, surtout ce soir. Je ne pourrai pas m’endormir. — J’envelopperai un coussin dans une couverture et je le placerai sur tes pieds quand tu seras au lit, proposa Mick. Tu croiras que c’est Dag. — Mais non, idiot ! répliqua Claude sans grande aménité. D’ailleurs ton coussin ne sentirait pas comme Dag. Il a une très bonne odeur. — Oui, c’est vrai. Je l’aime beaucoup, moi aussi », acquiesça Annie. La soirée passa rapidement à jouer au Monopoly. Puis les enfants se couchèrent et François guetta de son lit le signal de l’oncle Henri, Inutile de préciser que Claude lui tenait compagnie. Ils attendaient dix heures et demie. « C’est l’heure », dit François. Et au même instant, brilla le premier éclat de la lampe au sommet de la tour. « Un, compta Claude. Deux… trois… quatre… cinq… et six ! » Elle resta encore à la fenêtre pour voir s’il y aurait d’autres éclats, mais la tour resta sombre. « Maintenant tu peux aller dormir en paix, dit François. Ton père est en bon état, ce qui signifie que Dag l’est aussi. Il a dû se souvenir de donner à Dag un bon dîner, et il aura mangé aussi par la même occasion. — S’il oubliait de nourrir Dag, notre brave Dagobert le lui aurait vite rappelé, c’est bien certain. Bonne nuit, Mick, bonne nuit, François. À demain. » Et Claude retourna se glisser dans son lit douillet. C’était bizarre de ne pas avoir Dag comme couvre-pied ! Claude se tourna et se retourna d’un côté sur l’autre, puis s’endormit brusquement. Elle rêva de son île. Elle la parcourait avec Dagobert, et ils découvraient des lingots d’or dans les souterrains. C’était un rêve délicieux. Le jour se leva clair et ensoleillé. Le ciel d’avril était bleu comme les myosotis éclos dans le jardin. Claude se pencha à la fenêtre de la salle à manger, au moment du petit déjeuner, se demandant si Dag était en train de gambader dans la rosée. « Tu penses à Dag ? dit François en riant. Ne t’énerve pas, ma vieille, tu vas le voir bientôt. Encore une heure, à peu près, et tu pourras te repaître de ton Dagobert au bout du télescope du garde-côte. — Tu crois que tu pourras distinguer Dagobert s’il est dans la tourelle avec ton père ? demanda tante Cécile. C’est bien loin pourtant. — Oh ! si, ce télescope est très puissant, tu sais. Je monte faire mon lit, puis je vais chez le garde-côte. Qui est-ce qui m’accompagne ? — Je voudrais qu’Annie m’aide à trier des vieux vêtements, dit tante Cécile. On m’en a demandé. Cela ne t’ennuie pas, Annie ? — Non, pas du tout, répondit Annie avec promptitude. Mais les garçons sont libres comme l’air. — Il faudrait que je liquide une partie de mes devoirs de vacances, dit François avec un soupir. Je n’y tiens pas, mais je dois les finir, et je les remets tous les jours au lendemain. Tu ferais bien de t’y mettre aussi, Mick, ou tu te retrouveras à la rentrée avec un travail fou. — Oui, tu as raison. Cela ne t’ennuie pas d’aller toute seule chez le garde-côte, Claude ? — Nenni. Je reviendrai dès que j’aurai aperçu Dag et papa. » Elle disparut dans sa chambre. François et Mick prirent les livres dont ils avaient besoin. Annie monta faire son lit, elle aussi, puis redescendit aider sa tante. Quelques minutes plus tard, Claude leur cria au revoir et s’élança hors de la maison de toute la vitesse de ses jambes. « Quel ouragan ! s’écria tante Cécile. Rien ne pourra persuader cette pauvre Claude de marcher posément. Nous allons faire trois piles de vêtements, ma petite Annie. Les très usés… les « moyennement fatigués » et les « presque neufs. » François monta guetter de sa fenêtre les signaux de son oncle juste avant dix heures et demie. Peu après, les éclats habituels brillèrent. Au nombre de six. Parfait ! Claude serait maintenant tranquille pour toute la journée. Peut-être iraient-ils à la vieille carrière dans l’après-midi. François retourna à son travail et se plongea dans ses livres, Mick grognant sous l’effort à côté de lui. Il était onze heures moins cinq quand des pas précipités retentirent. Claude, hors d’haleine, fonça dans la pièce où les deux garçons s’étaient installés. Ils levèrent la tête. Claude était rouge comme une pivoine, et complètement décoiffée par le vent. Elle s’efforça de reprendre sa respiration et balbutia : « François ! Mick ! Il est arrivé quelque chose… Dag n’était pas là ! — Bigre ! Qu’est-ce que tu veux dire ? » demanda François étonné. Claude, encore haletante, se laissa glisser sur une chaise. Ses cousins s’aperçurent qu’elle tremblait. « C’est grave, François. Dag n’était pas dans la tour quand il y a eu les signaux. — Cela prouve seulement que ton père, distrait, a oublié de l’emmener avec lui, répondit François avec sagesse. Qu’est-ce que tu as vu exactement ? — J’avais mis le télescope en position. Et j’ai aperçu une silhouette qui entrait dans la salle vitrée. J’ai cherché Dag tout de suite, bien sûr, mais il n’y était pas. Il y a eu les six éclats de lumière, la silhouette a disparu, et voilà. Pas de Dag ! Oh ! je suis très inquiète, François. — Ne te bile donc pas. Ton père a complètement oublié Dag, c’est tout. Du moment que tu as vu ton père, c’est le principal. — Je ne pensais pas à papa. Il va sûrement bien, puisqu’il nous a envoyé son signal. J’ai peur pour Dag. Même si papa l’avait oublié, Dag l’aurait quand même accompagné, tu le sais aussi bien que moi — Ton père a pu fermer la porte de la tour, ce qui aura empêché Dag de grimper là-haut avec lui. — Oui, c’est possible. » Claude plissa le front. Elle n’y avait pas songé. « Oh ! mon Dieu, maintenant je vais me ronger toute la journée. Oh ! pourquoi ne suis-je pas restée là-bas avec Dag ? Qu’est-ce que je vais faire ? — Attendre jusqu’à demain matin, dit Mick. Et tu verras probablement ton Dagobert frais comme la rose et gai comme un pinson. — Demain matin ! Autant dire des siècles ! » La pauvre Claude se prit la tête à deux mains et gémit. « Personne ne se rend compte de l’affection que j’ai pour Dagobert. Tu me comprendrais mieux, François, si tu avais un chien, toi aussi. C’est affreux. Oh ! Dag, est-ce que tu vas bien ? — Naturellement qu’il va bien ! répliqua François d’un ton impatient. Ressaisis-toi, je t’en prie. — Je sens qu’il est arrivé quelque chose ! répéta Claude avec obstination. François… je crois que je ferais bien d’aller tout de suite à Kernach. — Non ! Ne sois pas stupide, Claude. Il ne se passe rien d’extraordinaire sinon que ton père n’a plus pensé à Dago. Il nous a envoyé son signal. C’est suffisant. Ne va pas déclencher une scène avec lui là-bas. Ce serait ridicule. — Bon… j’essaierai de prendre patience », répondit Claude avec un air résigné nouveau chez elle. Elle avait les traits tirés quand elle se leva, et François lui dit gentiment : « Courage, vieille branche ! Ce que tu aimes dramatiser les choses, c’est inouï. » CHAPITRE XV Au cœur de la nuit Claude ne souffla plus mot de ses inquiétudes. Il y avait de l’anxiété dans ses yeux bleus, mais elle fut assez raisonnable pour ne pas parler à sa mère de l’angoisse que lui causait l’absence de Dag dans la tourelle quand son père leur avait adressé son signal. Elle mentionna le fait, bien sûr, mais sa mère avait réagi exactement comme François. « Là ! J’étais sûre qu’il oublierait de faire monter Dagobert. Il est toujours distrait quand il est plongé dans son travail. » Les enfants décidèrent de se rendre à la carrière cet après-midi-là pour explorer le tunnel sous la corniche de roche. Ils se mirent donc en route après le déjeuner. Mais quand ils arrivèrent à la carrière, ils n’osèrent pas se risquer sur les pentes glissantes. Les pluies diluviennes de la veille les avaient rendues trop dangereuses. « Regardez ! » dit François en montrant un endroit où les herbes et les buissons avaient été arrachés ou écrasés. « C’est là que Martin a dû tomber hier, je parie. Bigre, il aurait pu se rompre le cou. — Oui. Je propose d’attendre que la terre soit aussi sèche que le jour de notre pique-nique pour nous lancer dans cette expédition », dit Mick. C’était contrariant. Ils avaient apporté des lampes de poche et une corde, et ils avaient compté bien s’amuser. « Alors, qu’est-ce que nous faisons maintenant ? questionna François. — Je rentre à la maison, déclara Claude, à la surprise générale. Je suis fatiguée. Vous autres, allez donc vous promener. » Annie examina Claude qui paraissait en effet très pâle. « Je reviens avec toi, Claude », dit-elle en glissant son bras sous celui de sa cousine. Mais Claude se dégagea. « Non, merci, Annie. Je préfère être seule. — Bon… nous irons sur la falaise. Il y aura un vent délicieux là-bas. À tout à l’heure, Claude. » Ils partirent. Claude retourna en courant vers la maison Sa mère était sortie. Maria était en haut, dans sa chambre. Claude passa le garde-manger en revue et préleva sur les provisions une dîme qu’elle fourra dans un sac, puis elle quitta la maison avec la rapidité de l’éclair. Elle s’en allait trouver Loïc. « Loïc ! N’en parlez à personne. Je veux voir ce qui est arrivé à Kernach, ce soir. Je suis inquiète pour Dag. Nous l’avons laissé là-bas. Pourriez-vous préparer mon bateau pour dix heures ? » Loïc se serait jeté au feu pour Claude. Il accepta sans poser de questions. « Entendu. Il sera prêt. Vous avez quelque chose à arrimer dedans ? — Oui, ce sac. Et surtout, je vous en prie, Loïc, ne me trahissez pas. Je serai de retour à l’aube si Dagobert est sain et sauf. » Elle fila comme une flèche vers la maison, en souhaitant tout bas que Maria ne s’aperçût pas des larcins commis dans son garde-manger. « Même si ce que je fais est mal, il faut que je le fasse, se répétait-elle tout bas. J’ai le pressentiment qu’il est arrivé du mal à Dag. Et je ne suis pas très rassurée pour papa non plus. Il m’avait promis formellement d’amener Dag dans la tourelle. Il n’aurait pas pu oublier une promesse pareille. Il faut que j’aille là-bas. Tant pis si c’est mal. » Les autres se demandèrent ce qu’avait Claude quand ils revinrent de leur promenade, tant elle était nerveuse et distraite. Ils goûtèrent, puis travaillèrent au jardin. Claude désherba comme ses cousins, mais elle pensait à autre chose, et sa mère dut l’empêcher par deux fois d’arracher des plants de légumes au lieu du chiendent. Puis se fut l’heure du coucher. Les filles se mirent au lit vers dix heures moins le quart. Fatiguée, Annie s’endormit aussitôt. Dès que Claude entendit sa respiration régulière, elle sortit sans bruit de dessous ses couvertures et se rhabilla. Elle enfila son chandail le plus chaud, prit son imperméable, ses bottes de caoutchouc et une couverture de voyage très épaisse, puis descendit l’escalier sur la pointe des pieds. Elle quitta la maison par la porte de la cuisine et s’enfonça dans l’obscurité. La nuit n’était pas aussi noire que d’habitude, car il y avait un mince croissant de lune. Claude en fut contente. Elle y verrait un peu pour manœuvrer son bateau au milieu des rochers. Bien qu’elle fût certaine de pouvoir aborder l’île même s’il y faisait noir comme poix ! Loïc l’attendait. Son bateau était prêt. « Vos affaires sont dedans. Je vais vous pousser. Soyez prudente, dit-il, et si vous heurtez un écueil, appuyez sur les avirons de toutes vos forces et tâchez d’avancer le plus vite possible, au cas où le bateau aurait une voie d’eau et coule. Vous y êtes ? » Et voilà Claude partie. L’eau clapotait doucement autour de la coque. Claude saisit les avirons et s’éloigna très vite du rivage. Elle réfléchissait. Voyons, avait-elle tout ce dont elle pourrait avoir besoin ? Deux lampes de poche. Des provisions en suffisance. Un ouvre-boîte. De quoi boire. Une couverture pour s’envelopper pendant la nuit. Pendant ce temps-là, François, étendu dans son lit, attendait le signal de son oncle. Dix heures et demie. C’est le moment. Ah ! les voilà… un… deux… trois… quatre… cinq… et six. Parfait. Seulement six. François se demanda pourquoi Claude n’était pas venue dans leur chambre guetter les signaux avec lui et Mick. Elle l’avait fait la veille. Il se leva, se glissa sans bruit jusqu’à la chambre des filles et passa la tête dans l’embrasure de la porte. « Tout va bien, Claude, dit-il à voix basse. Ton père nous a adressé ses signaux comme convenu. » Il n’obtint pas de réponse. Il entendit seulement une respiration bien régulière. Les filles dormaient déjà. Eh bien, Claude ne devait pas se tourmenter tellement pour Dag maintenant. François retourna se coucher et sombra dans le sommeil presque aussitôt. Il était loin de se douter que le lit de Claude était vide… et qu’à cette minute sa cousine était en train de batailler avec les vagues qui gardaient les abords de l’île. La tâche de Claude était plus périlleuse qu’elle ne l’avait pensé, car la lune n’éclairait guère et avait le chic pour disparaître derrière un nuage juste au moment où Claude aurait eu le plus besoin d’y voir. Mais avec art et prestesse, Claude réussit quand même à trouver son chemin au milieu des écueils. Dieu merci, la marée était haute, si bien qu’ils étaient presque tous recouverts d’une bonne hauteur d’eau. Elle atteignit enfin la crique. Là, pas une vague. Essoufflée, Claude tira son bateau le plus haut qu’elle put sur le sable sec. Puis elle s’arrêta dans l’obscurité pour réfléchir. Qu’allait-elle faire ? Elle ignorait où se trouvait la cachette de son père, mais se doutait qu’elle débouchait dans la petite salle voûtée, sinon à côté. Irait-elle là ? Oui. C’était le seul endroit qui lui offrirait un abri pour la nuit. Elle allumerait sa lampe une fois qu’elle y serait et chercherait l’entrée donnant accès à la cachette paternelle. Si elle la découvrait, elle y descendrait. Quelle surprise pour son père ! Si ce brave vieux Dag lui tenait compagnie, il serait fou de joie en la voyant arriver. Elle prit la couverture d’une main, le sac de l’autre et se mit en marche. Elle n’osait pas allumer sa lampe de poche tout de suite, au cas où l’ennemi inconnu rôderait par là. Après tout, son père l’avait entendu tousser la nuit ! Claude n’avait pas peur. Elle ne pensait même pas qu’elle pourrait avoir peur. Elle songeait uniquement à s’assurer le plus vite possible que Dagobert était sain et sauf. Elle arriva bientôt à la petite salle voûtée. Il y faisait noir comme dans un four. Le faible éclat de la lune n’y parvenait pas à travers les meurtrières. Claude fut obligée de se servir de sa lampe. Elle posa son sac le long du mur, près de la vieille cheminée. Elle installa sa couverture dessus, puis s’assit par terre pour se reposer, après avoir éteint sa lampe. Au bout d’un moment, elle se leva avec précaution et ralluma sa lumière. Elle commença à chercher l’entrée de la cachette. Où pouvait-elle bien être ? Claude inspecta les dalles qui recouvraient le sol, mais aucune n’avait l’air d’avoir été déplacée ou soulevée. Aucun indice ne permettait de déceler une issue menant aux souterrains. Claude examina ensuite les murs. Non, là non plus, il n’y avait pas la moindre trace d’une entrée dérobée. C’était énervant. Si seulement elle avait su où était cette fameuse cachette ! Elle retourna près de la cheminée, s’enveloppa dans sa couverture et s’assît pour réfléchir. Il faisait glacial. Claude frissonnait dans le noir tout en essayant d’élucider le mystère de l’entrée secrète. Et tout à coup elle entendit un bruit qui la fit sursauter. Elle s’immobilisa, retenant péniblement sa respiration. Qu’est-ce que c’était ? Il y eut un grincement bizarre, puis un son mat. Cela provenait de l’énorme cheminée dans les profondeurs de laquelle on brûlait autrefois des arbres entiers. Claude, pétrifiée, tendait l’oreille et s’efforçait de percer les ténèbres. Elle aperçut un rai de lumière dans la cheminée. Et entendit tousser ! Etait-ce son père ? Il toussait de temps en temps. Elle écouta attentivement. Le rai de lumière grandit. Puis Claude entendit un autre bruit, comme si quelqu’un sautait par terre. Et une voix. « Venez. » Ce n’était pas la voix de son père. Claude devint glacée de peur. Qu’était-il arrivé à son père ?… et à Dag ? Quelqu’un encore sauta dans la cheminée en grommelant : « Je n’ai pas l’habitude de me déplacer comme un lapin dans un terrier. » Ce n’était pas non plus la voix de son père. Ainsi donc il y avait non pas un mais deux ennemis dans l’île. Et qui connaissaient la retraite de son père. Claude faillit s’évanouir d’horreur. Qu’était-il advenu de son père et de Dag ? Les inconnus quittèrent la salle voûtée sans se douter de la présence de Claude. Elle devina qu’ils se rendaient à la tourelle. Pour combien de temps ? Assez pour qu’elle cherche par où ils étaient sortis ? Elle tendit de nouveau l’oreille. Leurs pas résonnaient maintenant dans la cour du château. Claude alla sur la pointe des pieds regarder dehors. Oui, la lumière de leur lampe se rapprochait de la tourelle. S’ils y montaient, elle avait largement le temps de trouver l’entrée secrète. Elle rentra dans la salle voûtée. Ses doigts tremblaient, et elle eut du mal à pousser l’interrupteur de sa lampe de poche. Claude illumina l’intérieur de la vaste cheminée et… étouffa une exclamation : à la hauteur de ses épaules, au fond, dans le mur, il y avait un trou noir ! Elle approcha sa lampe. Une dalle mobile s’était rabattue sur ses gonds, découvrant un passage. Qui menait où ? Y avait-il là des marches, comme l’indiquait la vieille carte ? Le souffle presque coupé par l’émotion, Claude se dressa sur la pointe des pieds et éclaira l’ouverture. Oui, il y avait bien des marches. Elles s’enfonçaient dans la paroi. Claude se rappela que la salle voûtée était contiguë à l’un des énormes remparts encore à peu près intacts. Elle hésita, ne sachant à quoi se résoudre. Valait-il mieux descendre voir si elle trouvait son père et Dag ? Mais elle risquait de devenir prisonnière, elle aussi. D’autre part, si elle restait dehors, elle n’arriverait peut-être pas à rouvrir l’entrée secrète, au cas où les inconnus reviendraient et rabattraient la dalle. Ce serait encore pire. « J’y vais, décida-t-elle soudain. Mais je ferai bien d’emporter mon sac et la couverture. Je ne tiens pas à ce que ces hommes s’aperçoivent de ma présence à cause d’eux. Je pense que je pourrai les cacher quelque part en bas. Je me demande si cette entrée mène aux souterrains. » Elle s’empara du sac et de la couverture, et les lança dans le trou. Elle entendit le sac dégringoler de marche en marche. Les boîtes de conserve s’entrechoquaient à l’intérieur avec un bruit étouffé. Puis elle se hissa dans le trou à son tour. Bonté divine, quel escalier interminable ! Où pouvait-il bien aboutir ? CHAPITRE XVI Exploration souterraine Claude descendit avec prudence. Les marches étaient étroites et raides. « Elles sont taillées dans l’épaisseur du mur, songea Claude. Bigre, voilà que le passage se rétrécit. » À tel point que Claude dut avancer de profil, comme un crabe. « Jamais quelqu’un de gros ne pourrait passer par là, se dit-elle. Tiens, l’escalier est fini. » En cours de route, elle avait ramassé son sac et drapé la couverture sur ses épaules. De sa main libre, elle tenait sa lampe. L’ombre était impénétrable et le silence total. Claude n’avait pas peur, car elle s’attendait à voir surgir Dagobert d’un moment à l’autre. Comment s’effrayer quand il y a Dag prêt à vous accueillir au prochain tournant ? Au bas des marches s’ouvrait une galerie qui obliquait brusquement sur la gauche. « Est-ce qu’elle va vers les oubliettes ? se demanda Claude. Elles ne sont pas très loin, mais je n’aperçois rien qui les annonce par ici. » Elle avança le long du tunnel. À un moment, la voûte s’abaissait tellement que Claude fut presque obligée de ramper. Elle éclaira cette voûte avec sa lampe et vit une espèce de roche noire qui avait visiblement résisté aux efforts des ouvriers chargés de percer le souterrain. Il était interminable, ce tunnel. Claude était intriguée. Voyons, elle aurait dû rencontrer déjà l’entrée des oubliettes. Elle était à mi-chemin du bord de l’île à en juger par la distance parcourue. Comme c’était bizarre ! Alors le tunnel ne rejoignait pas les oubliettes ? Encore une centaine de mètres, et elle serait sous la mer. Le tunnel plongeait de plus en plus profondément. Le sol avait une forte déclivité, puis il y eut encore des marches grossièrement taillées dans le roc. Claude les descendit avec précaution. Où allait-elle ? Au pied des marches, la galerie avait l’air creusée en plein cœur d’un rocher. À moins que ce ne fut un passage naturel ? Claude n’aurait pas su le dire. Sa lampe révélait une voûte noirâtre, et ses pieds trébuchaient sur un sol pierreux et irrégulier. Elle aurait bien aimé avoir Dag auprès d’elle. « Je dois être à une très grande profondeur maintenant », pensa-t-elle en s’arrêtant pour éclairer les parois autour d’elle. « Et à une très grande distance du château. Bonté divine, qu’est-ce que c’est que ce vacarme ? » Elle écouta. Elle perçut une espèce de grondement et de mugissement. Son père était-il en train de faire une de ses expériences ? Mugissements et grondements se répétaient sans arrêt. « Mais on dirait la mer ! » Stupéfaite, Claude s’immobilisa encore pour écouter. « Oui, c’est la mer, juste au-dessus de ma tête. Je suis au-dessous de la baie de Kernach. » Et la pauvre Claude commença à avoir peur. Elle pensa aux grandes vagues qui se balançaient au-dessus d’elle, à la masse d’eau perpétuellement en mouvement qui roulait sur la voûte du tunnel, et elle craignit soudain que la mer ne trouvât une faille par où s’introduire dans son tunnel étroit. « Allons, ne sois pas idiote, se dit-elle sévèrement. Ce tunnel se trouve sous la mer depuis des centaines d’années. Pourquoi se démolirait-il tout d’un coup précisément quand tu es dedans ? » Sans cesser de s’admonester pour ne pas perdre courage, Claude continua sa progression souterraine. C’était vraiment bizarre de penser qu’elle marchait sous la mer. Voilà donc où travaillait son père. Sous la mer. Et tout à coup, Claude se rappela ce qu’il leur avait dit lorsqu’ils étaient tous venus le voir pour la première fois. Qu’est-ce que c’était donc ? Ah ! oui ! Il avait besoin d’avoir de l’eau autour et au-dessus de lui. Je comprends maintenant ce qu’il voulait dire. Son laboratoire doit se trouver par là, si bien que la mer est au-dessus de lui. Et elle est autour de la tourelle, puisque cette tourelle est bâtie sur une île. De l’eau au-dessus et autour… voici ce qui expliquait que son père eût choisi Kernach pour poursuivre ses expériences. Mais comment avait-il découvert ce passage secret ? « Je ne me doutais même pas de son existence, et pourtant je connais mieux l’île que lui, se dit Claude. Holà !… qu’est-ce que c’est que ça ? » Elle s’arrêta. Le tunnel s’agrandissait brusquement et formait une espèce de grotte dont la haute voûte se perdait dans l’ombre épaisse. Claude examina avec surprise ce qui apparaissait à la lueur de sa lampe : des objets étranges dont elle ne comprenait pas l’utilisation, fils, boîtes en verre, machineries minuscules en mouvement sans produire un son, dont le centre s’illuminait d’une faible clarté frémissante. Des étincelles jaillissaient de temps en temps, et quand cela se produisait, une odeur bizarre se répandait dans la caverne. « Comme c’est étrange, songea Claude. Je me demande comment papa arrive à se débrouiller avec tous ces appareils. Où peut-il être ? J’espère que ces hommes ne l’ont pas enfermé quelque part. » À l’autre bout de cette caverne aussi curieuse que celle d’Aladin, il y avait un autre tunnel. Claude s’y engagea. Il ressemblait au premier, sauf qu’il était plus haut de voûte. Claude déboucha dans une autre grotte, plus petite que la précédente et encombrée d’une multitude de fils. Il y avait là une sorte de bruissement assez semblable à celui qui résonne dans une ruche. Claude n’aurait pas été étonnée d’apercevoir les abeilles. « Ce sont les fils qui font ce bruit », se dit-elle. À part cela, personne. Une autre caverne s’annonçait ensuite et Claude pensa qu’elle ne tarderait pas à trouver enfin Dag et son père. Il n’y avait absolument rien dans la caverne suivante. Le froid y était glacial. Claude frissonna. Encore un tunnel, encore une petite grotte. Et la première chose qu’elle aperçut au-delà de cette grotte, c’est une lumière ! Alors elle approchait de l’endroit où était son père. Claude examina d’abord la grotte où elle se tenait et découvrit des boîtes de conserves, des bouteilles de bière, du chocolat et des vêtements. Ah ! c’était là que son père rangeait ses provisions. Claude se dirigea vers la caverne suivante en se demandant pourquoi Dag n’accourait pas pour lui dire bonjour. Elle s’arrêta à l’entrée de la caverne éclairée et l’inspecta d’un œil prudent. Assis à une table, la tête dans ses mains, immobile comme une statue de pierre, il y avait quelqu’un… son père ! Mais pas de Dag. « Papa ! » Son père sursauta et se retourna. Il regarda Claude comme s’il n’en croyait pas ses yeux. Puis il enfouit de nouveau sa tête dans ses mains. « Papa ! » répéta Claude, le cœur serré parce qu’il ne lui avait rien dit. Il se retourna encore, et cette fois il se leva. Il examina Claude, puis se laissa retomber lourdement sur sa chaise. Claude se précipita vers lui. « Oh ! papa, qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce qui se passe ? Où est Dagobert ? — C’est toi, Claude ? J’avais l’impression de rêver en t’apercevant. Comment se fait-il que tu sois ici ? Bonté divine, c’est invraisemblable. — Papa, tu n’as rien ? Qu’est-ce qui est arrivé ? Où est Dag ? » reprit Claude d’une voix inquiète. Elle jeta un coup d’œil autour d’elle, mais ne vit pas trace de Dag. Son sang se glaça. Il n’était pas arrivé de catastrophe à Dagobert ? « As-tu rencontré deux hommes tout à l’heure ? demanda son père. Où étaient-ils ? — Oh ! papa, nous perdons notre temps à nous poser mutuellement des questions sans donner de réponses. Dis-moi où est Dag. — Je n’en sais rien. Ces hommes sont-ils allés à la tourelle ? — Oui. Oh ! papa, qu’est-ce qui se passe ? — S’ils sont là-bas, nous avons une heure de répit. Maintenant, Claude, écoute-moi bien. C’est très grave. — Je t’écoute, papa, mais explique-moi vite où est Dag. — Ces deux hommes ont été parachutés sur l’île pour tenter de découvrir mon secret. Mes expériences ont pour but de trouver un moyen de remplacer le charbon, le coke et l’essence, pour donner au monde la chaleur et la force thermique dont il a besoin et pour remplacer les mines si dangereuses pour les mineurs. — Oh ! c’est magnifique ! On n’aura jamais eu quelque chose d’aussi splendide. — Oui, et j’en ferai don au monde entier, non pas à un seul pays ou à une poignée d’industriels. Ce sera à la disposition de l’humanité tout entière. Mais il y a des gens qui convoitent mon secret pour en tirer une fortune colossale. — Oh ! quels misérables. Papa, est-ce qu’ils le connaissent donc ? — J’étudiais mon idée avec quelques collègues. Et l’un d’eux nous a trahis. Il est allé parler de mon projet à des hommes d’affaires très puissants. Lorsque je l’ai appris, j’ai décidé de m’installer ici et de terminer mes expériences tout seul. Comme cela, j’étais sûr que personne ne pourrait plus me trahir. — Et tu as choisi mon île ! — Oui, parce que j’avais besoin d’avoir de l’eau au-dessus de moi et autour de moi. J’avais regardé par hasard une reproduction de la vieille carte de Kernach et je me suis dit que si le tunnel indiqué dessus, celui qui part de la petite salle voûtée, conduisait réellement sous la mer, ce serait l’endroit idéal pour finir mes travaux. — Oh ! papa… et j’ai fait tant d’histoires… », murmura Claude honteuse au souvenir de ses colères quand elle l’avait appris. « Tiens ? dit son père, comme s’il ne s’en souvenait plus. Bref, j’ai amené tout mon matériel à Kernach. Et voilà maintenant que ces hommes m’ont découvert et emprisonné ici. — Pauvre papa, est-ce que je peux t’aider ? Je n’ai qu’à retourner chercher de l’aide. — Oui, mais il ne faut pas que tu laisses ces hommes te voir, ma chérie. — Oui, papa, mais dis-moi d’abord ce qui est arrivé à Dagobert. — Il ne m’a pas quitté une seule minute. C’est vraiment un chien merveilleux. Et ce matin, juste au moment où je sortais de ma cachette dans la petite salle voûtée pour aller avec Dag vous envoyer mes signaux, les deux hommes m’ont bondi dessus et contraint à revenir ici. — Mais Dagobert ? » répéta Claude avec impatience. Son père lui dirait-il enfin ce qu’elle tenait tant à savoir ? « Il leur a sauté à la gorge, mais l’un d’entre eux lui a lancé un nœud coulant et a réussi à le capturer. Ils avaient tellement tiré sur leur lasso qu’ils l’avaient à moitié étranglé. — Oh ! pauvre petit Dag, murmura Claude, les joues humides de larmes. Est-ce que… tu crois qu’il vit, papa ? « Les deux hommes m’ont contraint à revenir ici. » — Oui. D’après ce que j’ai entendu ces hommes dire plus tard, je pense qu’ils l’ont enfermé dans une petite grotte. En tout cas, j’en ai vu un sortir d’un sac une poignée de biscuits pour chien. Il semble donc que ce brave Dag est sain et sauf… et affamé ! » Claude poussa un énorme soupir de soulagement. Dag était intact et bien vivant. Elle fit quelques pas en direction de ce qui lui paraissait être une autre grotte. « Je vais chercher Dag, papa, dit-elle. Il faut que je le voie. » CHAPITRE XVII Dag ! Son père la rappela vivement : « Non, Claude, reviens ! J’ai quelque chose d’important à te dire. Viens vite ! » Claude retourna sur ses pas, bouillant d’impatience. Il fallait qu’elle retrouve tout de suite Dag, où qu’il fût ! « Ecoute, dit son père. J’ai ici un carnet où j’ai noté toutes les formules de ma découverte. Ces hommes ne l’ont pas vu. Je veux que tu le rapportes à la maison. Ne le perds pas. Si ces hommes s’en emparaient, ils auraient tous les renseignements qu’ils désirent. — Mais n’en ont-ils pas appris suffisamment eu regardant les fils et tes machines ? — Ils en savent pas mal, surtout depuis qu’ils sont venus ici, mais cela ne leur suffît pas. Je n’ose pas détruire ce carnet, car mon projet serait réduit à néant s’il m’arrivait quoi que ce soit. C’est pourquoi je te le confie, ma petite Claude. Il faudra que tu le remettes en mains propres à la personne dont je vais te donner l’adresse. — C’est une grande responsabilité », murmura Claude émue à l’idée de se charger d’un carnet si précieux non seulement pour son père mais aussi pour le monde entier. « Mais je ferai de mon mieux, papa. Je me cacherai dans une des grottes en attendant que les hommes reviennent, puis je me faufilerai dans le tunnel jusqu’à la salle voûtée, je sauterai dans mon bateau et je ramerai le plus vite possible jusqu’à la plage. Je donnerai ton carnet et je demanderai qu’on t’envoie de l’aide. — Tu es une bonne petite fille, dit son père en l’embrassant. Ma parole, tu es aussi brave qu’un garçon. Je suis fier de toi. » Claude pensa que son père ne lui avait jamais adressé de si grands compliments. Elle sourit. « Il faut que j’aille essayer de trouver Dag maintenant. Je veux m’assurer qu’il n’a besoin de rien avant de me cacher. — D’accord. L’homme qui avait pris les biscuits est parti dans cette direction… encore plus loin sous la mer. Oh ! à propos, comment se fait-il que tu sois ici, au beau milieu de la nuit ? » Son père s’apercevait pour la première fois que Claude avait, elle aussi, pas mal de choses à dire. Mais Claude ne voulait pas perdre plus de temps. Elle était décidée à retrouver Dag. « Je te raconterai ça tout à l’heure, papa. Oh… où est ton carnet ? » Son père se leva, prit une caisse qu’il posa au pied de la paroi, dans le fond de la grotte, et monta dessus. Il tâta avec la main le long d’une corniche sombre jusqu’à ce qu’il eût trouvé ce qu’il cherchait. C’était un carnet aux feuillets minces comme de la pelure. Son père l’ouvrit et Claude vit des diagrammes dessinés à la perfection et des notes qui couvraient des pages entières, de la petite écriture nette de son père. « Voilà, dit-il en lui tendant le carnet. Fais de ton mieux. S’il m’arrivait quelque chose, ce carnet permettrait à mes collègues de transmettre mon idée à l’humanité. Si je me tire de cette aventure sain et sauf, je serai content d’avoir ce carnet, parce que cela m’évitera de recommencer mes expériences pour avoir les formules nécessaires. » Claude fourra le précieux carnet dans la poche de son imperméable, heureusement fort grande. « Il est en sécurité avec moi, papa. Maintenant je vais à la recherche de Dag, sinon ces deux hommes seront de retour avant que j’aie le temps de me cacher dans une des cavernes. » Elle quitta la grotte de son père et déboucha dans une autre qui était complètement vide. Elle poursuivit sa route le long d’un tunnel qui serpentait dans le roc. Et soudain elle entendit le bruit qu’elle guettait depuis si longtemps : un gémissement de chien. « Dag ! cria Claude. Je viens, Dag, j’arrive ! » Dag cessa de gémir. Silence. Puis : « Ouah ! Ouah ! Ouah ! » Dag aboyait joyeusement. Claude manqua tomber en essayant de courir dans le tunnel étroit. À la lueur de sa lampe, elle aperçut un gros rocher qui bouchait l’entrée d’une espèce de petite caverne creusée dans la paroi du tunnel. Et derrière le rocher, Dag aboyait et grattait le sol avec frénésie. Claude tira sur la pierre de toutes ses forces. « Oui, mon vieux Dag, je vais te sortir de là, dit-elle d’une voix haletante. Oui, Dago, oui, mon vieux. » La pierre bougea un peu. Claude tira encore dessus. La masse de roc était trop pesante pour elle, mais l’énergie du désespoir décupla les forces de Claude. La pierre roula subitement de Côté, et Claude eut juste le temps d’écarter son pied, sans quoi il aurait été écrasé. Dag s’inséra dans l’espace ainsi dégagé et se jeta sur Claude qui tomba par terre, ses bras serrés autour de lui Il lui lécha la figure en poussant des petits gémissements de joie. Claude enfouit son nez dans son poil épais. « Dag, mon vieux, qu’est-ce qu’on t’a fait, hein ? Dago, je suis venue dès que j’ai pu. » Dagobert ne s’arrêtait pas de gémir, de la lécher et de lui poser les pattes dessus comme pour compenser tout le temps où il avait été séparé d’elle. On aurait difficilement pu dire qui des deux était le plus content. À la fin, Claude écarta Dag. « Ecoute, Dag, nous avons beaucoup à faire. Il faut que nous nous échappions d’ici et que nous demandions de l’aide. — Ouah », dit Dagobert. Claude se releva et éclaira l’intérieur de la prison où Dag avait été enfermé. Elle vit un bol plein d’eau et des biscuits. Les hommes ne l’avaient donc pas maltraité, à part qu’ils l’avaient à moitié étranglé avec leur lasso en le capturant. Claude tâta avec délicatesse l’encolure de Dag; il n’avait qu’une légère enflure au cou et n’avait pas l’air de s’en ressentir du tout. « Dépêchons-nous maintenant… nous allons retourner vers papa et nous cacher dans une grotte à côté de la sienne en attendant que les hommes reviennent de la tourelle. Puis nous sortirons par la petite salle voûtée et nous ramerons jusqu’à la plage, murmura Claude. J’ai là un carnet très, très important, mon vieux Dag. » Dagobert gronda soudain, et son poil se hérissa: Claude se figea sur place et tendit l’oreille. Une voix sévère retentit dans le tunnel. « Je ne sais pas qui vous êtes ni d’où vous venez, mais si jamais vous délivrez ce chien, je vous garantis qu’il sera abattu. Et pour vous prouver que ce n’est pas une menace pour rire, voilà qui vous démontrera que j’ai un revolver. » Une déflagration assourdissante se répercuta sous la voûte, comme l’homme tirait. Une balle ricocha contre la paroi. Claude et Dagobert sursautèrent. Dag s’apprêtait à s’élancer aussitôt dans le tunnel, mais Claude le retint par le collier. Elle avait très peur et essayait de deviner ce qu’il valait mieux faire. Les échos du coup de feu n’en finissaient pas de s’éteindre. C’était atroce. Dag avait cessé de gronder et Claude ne bougeait pas plus qu’une pierre. « Alors ? reprit la voix. Vous avez entendu ce que j’ai dit ? Si ce chien est libéré, il sera tué. Je n’hésiterai pas. Et vous, qui que vous soyez, approchez, que je voie qui vous êtes. Mais je vous avertis… si le chien est avec vous, il y passera ! » Claude murmura à l’oreille de Dagobert : « Dag, cours te cacher quelque part ! » Et elle se souvint… Son cœur se serra. Elle avait sur elle le précieux carnet de son père. Dans sa poche ! Si l’homme le trouvait ? Son père serait fou de chagrin à la pensée que son merveilleux secret lui était arraché. Claude sortit vivement le carnet de sa poche et le tendit à Dagobert. « Mets ça dans ta gueule, Dag, emporte-le. Cache-toi jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de danger. Vite ! Va, Dag, va ! Je ne risque rien. » À son grand soulagement, Dag prit le carnet et s’enfonça dans le tunnel qui s’éloignait sous la mer. Pourvu qu’il trouve une bonne cachette… Le tunnel devait se terminer un peu plus loin, mais Dag trouverait peut-être avant un coin noir où il attendrait qu’elle l’appelle. « Approchez-vous, oui ou non ? cria la voix avec colère. Si vous m’obligez à aller vous chercher, vous le regretterez, parce que je tirerai devant moi tout le long du chemin. — Je viens ! » lança Claude en réponse d’une voix mal assurée. Et elle s’avança dans la galerie. Elle aperçut bientôt de la lumière et, quelques secondes plus tard, elle se trouva dans le rayon d’une puissante torche électrique. Une exclamation de surprise retentit. « Nom d’une pipe ! Un gamin ! Qu’est-ce que vous faites ici et d’où sortez-vous ? » L’homme prenait Claude pour un garçon à cause de ses cheveux courts, et elle ne le détrompa pas. Il brandissait un revolver, mais il le laissa retomber quand il vit à qui il avait affaire. « Je suis venue retrouver mon père et sauver mon chien, dit Claude. — Vous ne pouvez pas bouger cette grosse pierre. Un enfant comme vous n’en a pas la force. Et vous ne pouvez pas délivrer votre père non plus. Nous le retenons prisonnier, comme vous avez pu vous en rendre compte. — Oui », répondit Claude ravie que l’homme l’ait crue trop faible pour déplacer le rocher. Elle ne parlerait pas de Dag. Si l’homme le pensait encore enfermé dans cette petite grotte, tant mieux. Puis elle entendit la voix anxieuse de son père qui l’appelait un peu plus loin, derrière l’homme. « Claude ! C’est toi ? Tu vas bien ? — Oui, papa ! » cria Claude en souhaitant qu’il ne lui demande pas où était Dag. L’homme lui fit signe d’approcher, puis la poussa devant lui jusqu’à la caverne de son père. « Je vous ramène votre gamin, déclara l’homme. Quel petit idiot ! Il s’imaginait qu’il réussirait à remettre cette bête féroce en liberté. Nous l’avons enfermée dans une grotte avec un gros roc en guise de porte. » Un second homme surgit à l’autre bout de la caverne. Il fut stupéfait en apercevant Claude. Son acolyte expliqua : « Quand je suis descendu ici, j’ai entendu du bruit, le chien qui aboyait et quelqu’un qui lui parlait… et j’ai trouvé ce gosse qui essayait de délivrer le chien. J’aurais tué le chien, s’il avait été libre, évidemment. — Mais comment ce garçon est-il arrivé ici ? demanda l’autre pas encore revenu de sa surprise. — Il nous le dira peut-être ! » Et c’est ainsi que le père de Claude apprit comment et pourquoi sa fille était venue là. Elle raconta donc qu’elle avait guetté l’apparition de Dag dans la tourelle et que son absence l’avait inquiétée. Alors elle avait pris son bateau et avait débarqué dans l’île en pleine nuit. Elle avait vu d’où les hommes étaient sortis Elle était entrée dans le tunnel et ne s’était arrêtée que lorsqu’elle avait atteint la caverne où était son père. Les trois hommes l’avaient écoutée en silence. « Vous nous gênez considérablement, dit l’un des hommes, mais, ma parole vous êtes un garçon dont on a de quoi être fier. Il n’y a pas beaucoup de fils qui soient assez braves pour courir autant de risques. — Oui, je suis vraiment très fier de toi, Claude », déclara son père. Il la regardait avec anxiété. Claude devina ce qu’il pensait : qu’était devenu son précieux carnet ? Avait-elle eu l’intelligence de le cacher ? Elle n’osait pas lui en souffler mot tant que ces hommes étaient là. Le second compère s’écria : « Voilà qui complique les choses. Si vous ne rentrez pas, on s’apercevra vite de votre absence et l’on vous cherchera. Quelqu’un viendra peut-être même ici prévenir votre père de votre disparition. Nous ne voulons personne ici… tant que nous n’avons pas appris ce que nous voulons savoir. Il se tourna vers le père de Claude : « Si vous nous dites ce que nous voulons savoir et si vous nous donnez vos formules, nous vous remettrons en liberté avec la somme que vous fixerez vous-même, et nous disparaîtrons. — Et si je réponds encore une fois non ? — Alors nous aurons le regret de faire sauter toute votre machinerie, y compris la tourelle. Quant à vous, on ne vous retrouvera peut-être jamais, parce que vous serez enterré ici », répliqua l’homme d’une voix subitement durcie. Il y eut un profond silence. Claude regardait son père. Il finit par dire : « Vous ne feriez pas une chose pareille. Cela ne vous servirait de rien. — Avec nous, c’est tout ou rien. Réfléchissez. Nous vous accordons jusqu’à dix heures et demie demain matin… soit environ sept heures. Alors ou bien vous nous dites ce que nous voulons savoir ou bien l’île saute. » Ils quittèrent la caverne, laissant Claude et son père ensemble. Sept heures seulement ! Et peut-être la fin de l’île de Kernach. CHAPITRE XVIII Quatre heures et demie du matin Dès que les hommes furent hors de portée de voix, le père de Claude murmura : « Tant pis, il va falloir que je leur donne mon carnet. Je ne peux pas courir le risque de te voir ensevelie ici, ma petite Claude. Pour moi-même, cela me serait égal. Dans mon métier, on est habitué à n’importe quel danger. Mais ta présence ici change tout. — Papa, je n’ai plus ton carnet. Je l’ai donné à Dag. J’avais réussi à remuer la pierre qui bloquait l’entrée de sa prison, bien que ces gens-là aient cru le contraire. J’ai donné le carnet à Dag et je lui ai ordonné d’aller se cacher jusqu’a ce que je l’appelle. — Beau travail, mes compliments, ma petite Claude. Alors… peut-être que si tu amenais Dag ici, il maîtriserait nos deux ennemis avant qu’ils aient le temps de réagir. Il est très capable de les jeter à terre tous les deux à la fois. — Oh ! oui. C’est notre unique chance. Je vais aller le chercher. J’avancerai un peu dans le tunnel et je sifflerai. Papa… pourquoi n’as-tu pas essayé de libérer Dag ? — Je ne voulais pas quitter l’endroit où était mon carnet. Je n’avais pas osé le prendre sur moi de peur que ces hommes l’aperçoivent. Ils ont fouillé toutes les grottes pour le trouver. Je préférais ne pas le laisser à leur merci pour chercher ton chien. Je le savais en bonne condition, puisque j’avais vu que ces hommes sortaient d’un sac des biscuits à son intention. Maintenant, va vite, Claude. Siffle Dag. Ces hommes vont revenir d’un instant à l’autre. » Claude se munit de sa lampe électrique et partit dans le tunnel qui menait à l’ancienne prison de Dag. Elle siffla très fort et attendit. Pas de Dag. Elle resiffla et avança encore un peu. Toujours pas de Dagobert. Elle l’appela : « Dag ! Ici, Dag ! » Mais Dagobert ne parut pas. Pas d’aboiement joyeux, pas de bruit de pattes pressées. « Oh ! flûte ! songea Claude. J’espère qu’il n’est pas allé trop loin pour m’entendre. Je vais continuer à avancer. » Elle poursuivit son chemin dans le tunnel au-delà de la grotte-prison. Toujours pas de Dagobert. Après un tournant, Claude vit que le tunnel se divisait en trois. Trois galeries différentes, toutes aussi noires, aussi froides et aussi silencieuses les unes que les autres. Mon Dieu, laquelle fallait-il prendre ? Claude s’engagea dans celle de gauche. Mais celle-là aussi se redivisait encore en trois un peu plus loin. Claude s’arrêta. « Si je continue, je vais me perdre dans ce labyrinthe, pensa-t-elle. Je n’ose pas. C’est trop effrayant. Dag ! Dag ! » Sa voix se répercuta le long du souterrain d’une façon bizarre. Claude revint sur ses pas et arriva dans la caverne de son père, le cœur serré. « Papa, Dagobert a disparu. Il a dû s’enfoncer dans un des tunnels et se perdre. C’est affreux. Au-delà de cette grotte, il y a tout un réseau de souterrains. À croire que le fond de la mer a été creusé dans tous les sens. » Claude s’assit, l’air abattue. « Oui, probablement. Voilà notre projet tombé à l’eau. Tant pis, tâchons d’en trouver un autre. — Je me demande ce que diront François et les autres quand ils se réveilleront et ne me trouveront pas, reprit soudain Claude. Ils viendront peut-être me chercher. — Cela ne nous avancerait pas beaucoup. Ces hommes descendraient attendre ici qu’ils soient partis, et personne ne nous découvrirait. Les autres ne connaissent pas le passage secret de la salle voûtée, n’est-ce pas ? — Non. S’ils débarquaient ici, ils ne l’apercevraient certainement pas. Nous avions déjà bien regardé partout. Et ils risqueraient de sauter avec l’île. Papa, c’est affreux. — Si seulement nous savions où est Dag, répliqua son père. Ou si nous pouvions envoyer un message à François pour le prévenir de ne pas mettre le pied sur l’île… Quelle heure est-il ? Trois heures et demie ? François et les autres doivent dormir comme des loirs. » L’oncle Henri ne se trompait pas. François et Mick étaient plongés dans un profond sommeil. Et Annie de même, si bien que personne ne savait que le lit de Claude était vide. Mais vers quatre heures et demie Annie se réveilla car elle avait trop chaud. « Il faut que j’ouvre la fenêtre, songea-t-elle. Je cuis dans mon jus littéralement ! » Elle se leva, ouvrit la fenêtre et regarda dehors. Les étoiles avaient disparu et l’eau de la baie scintillait faiblement. « Claude, tu dors ? » murmura Annie. Pas de réponse. Annie tendit l’oreille plus attentivement. Elle n’arrivait même pas à entendre Claude respirer. Elle était pourtant bien là ? Elle tâta le lit de Claude. Il était plat. Elle fit de la lumière. Il y avait le pyjama de Claude sur le lit, mais ses habits avaient disparu. « Elle est allée dans l’île. En pleine nuit, toute seule ! » murmura Annie effrayée. Elle courut dans la chambre de ses frères, chercha à l’aveuglette l’épaule de François et le secoua sans ménagement. Il se réveilla en sursaut. « Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce, qui se passe ? — François, Claude est partie », expliqua Annie. Le bruit de leurs voix alerta Mick à son tour, et voilà les deux garçons assis dans leur lit. « Flûte ! J’aurais dû deviner qu’elle mijotait une bêtise de ce genre, dit François. Dans le milieu de la nuit, avec tous ces écueils qui encombrent la passe autour de l’île. Qu’est-ce que nous pouvons bien faire maintenant ? Je lui avais pourtant dit qu’il ne fallait pas qu’elle aille là-bas. Dag doit se porter comme un charme. L’oncle Henri a simplement oublié de l’emmener avec lui dans la tourelle, hier, voilà tout. Elle aurait pu attendre dix heures et demie… et elle l’aurait vu. — Alors, nous ne bougeons pas ? demanda Annie avec anxiété. — Non. Elle doit être à Kernach maintenant, en train de caresser Dag et de se disputer avec l’oncle Henri. Vraiment elle exagère. » Ils bavardèrent un petit moment, puis François regarda sa montre. « Cinq heures. Tâchons de dormir encore un peu. Tante Cécile sera bien contrariée quand elle apprendra la dernière escapade de Claude. » Annie retourna dans sa chambre, grimpa dans son lit et se rendormit. François resta éveillé. Il pensait à Claude et se demandait où elle pouvait bien être. Il lui dirait sa façon de penser quand elle reviendrait, elle n’y couperait pas. Il entendit tout à coup un bruit bizarre au rez-de-chaussée. Qu’est-ce que c’était ? On aurait cru que quelqu’un escaladait une fenêtre. Y en avait-il une d’ouverte ? Oui, celle de la cuisine l’était sûrement. Badaboum ! Qu’est-ce qui se passait ? Ce n’était pas un voleur… aucun voleur ne serait assez stupide pour faire autant de vacarme. Les marches grincèrent et la porte de la chambre s’ouvrit. Alarmé François étendit la main pour donner la lumière, mais avant qu’il eût atteint le commutateur, quelque chose de lourd lui bondit sur le ventre. Il hurla et Mick se réveilla en sursaut. Il alluma l’électricité… et François vit ce qui venait d’atterrir sur son lit… Dagobert ! « Dag ! Comment es-tu arrivé là ? Où est Claude ? — Nom d’une pipe ! s’exclama Mick ahuri. Claude l’a donc ramené ? Elle est là aussi ? » Tirée de son sommeil par le bruit, Annie entra. « Par exemple !… Dag ! Oh ! François, est-ce que Claude est revenue ? — Non, ça n’en a pas l’air, répondit François Dis donc, Dag, qu’est-ce que tu portes dans ta gueule ? Donne, mon vieux, donne ! » Dag obéit. François ramassa le carnet. « Il est plein de notes, toutes de l’écriture de l’oncle Henri ! Bizarre. Comment Dagobert se trouve-t-il en possession de ce carnet et pourquoi l’apporte-t-il ici ? C’est extraordinaire. » Personne n’arrivait à comprendre pourquoi Dagobert apparaissait tout d’un coup avec ce carnet… sans Claude. « Très bizarre, répéta François. Allons réveiller tante Cécile. » Ils s’en allèrent en chœur raconter à leur tante tout ce qu’ils savaient. Elle fut très inquiète quand elle apprit que Claude était partie. Elle feuilleta le carnet et se rendit compte aussitôt qu’il était très important. « Il faut que je le mette en sûreté dans le coffre, dit-elle. Comment Dag pouvait-il avoir entre ses dents un objet de cette valeur ? » Dagobert avait une attitude curieuse. Il ne cessait de donner des coups de patte à François en gémissant. Il s’était montré ravi de les revoir tous, mais il avait l’air préoccupé. « Qu’est-ce que tu as, mon vieux ? demanda Mick. Comment es-tu venu ici ? Pas à la nage, puisque tu as le poil sec. Si tu as traversé en bateau, ce doit être avec Claude… et pourtant tu l’as laissée derrière. — Claude a dû avoir un accident, s’écria Annie. Dag veut te dire de retourner avec lui la chercher. Elle l’a peut-être ramené en bateau et elle était si fatiguée qu’elle s’est endormie sur la plage ou est tombée. Nous devrions y aller voir. — Oui, tu as raison, dit François. Tante Cécile, cela ne t’ennuierait pas de réveiller Maria pour qu’elle prépare quelque chose de chaud au cas où Claude serait fatiguée ou gelée ? Nous descendons tout de suite à la plage. Il va faire jour bientôt. Le ciel est tout clair à l’est. — Bon, habillez-vous, répliqua tante Cécile qui avait l’air inquiet. Ah ! quelle famille ! On n’a pas une minute de tranquillité avec elle. » Les trois enfants commencèrent à s’habiller. Dag les regarda faire sans s’impatienter. Puis ils descendirent de leur chambre et sortirent de la maison. François prit la direction de la plage, mais Dag se planta dans le sentier et refusa de bouger Il posa la patte sur Mick, puis fit quelques pas dans l’autre sens. « Tiens… il ne veut pas que nous allions à la plage ! s’écria François surpris. Où veut-il nous conduire ? Oui, Dag, montre-nous le chemin, nous te suivons. » CHAPITRE XIX Une rencontre inattendue Dagobert contourna la maison en courant et s’élança dans la lande. C’était bizarre. Où voulait-il aller ? « De plus en plus curieux, s’exclama François. Je suis sûr que Claude ne peut pas être par là. » Dag poursuivait son chemin d’un pas alerte, se retournant juste de temps en temps pour s’assurer que tout le monde le suivait bien. Il se dirigeait droit vers la carrière. « La carrière ? Claude serait venue là ? Mais pourquoi ? » dit Mick. Dagobert disparut dans le fond de la carrière glissant et roulant sur la pente abrupte. Les enfants descendirent à leur tour avec prudence. Heureusement la terre ne s’éboulait pas trop sous les pieds, et ils atteignirent le bas de la carrière sans accident. Dagobert s’avança vers le roc en corniche et se faufila dessous. Ils l’entendirent lancer un aboi bref comme pour leur dire : « Venez ! C’est par ici. Dépêchez-vous. » « Il est parti par le tunnel qui se trouve là-dessous, dit Mick. Celui que nous avions envie d’explorer. Il doit y avoir un souterrain. Mais Claude y est-elle ? — Je passe le premier. » Et François rampa dans le trou. Il atteignit bientôt l’endroit où la cavité s’élargissait et enfin put même se redresser complètement. Il avança un peu dans l’obscurité, guidé par les aboiements impatients de Dagobert. Mais il finit par s’arrêter. « Nous ne pouvons pas te suivre dans le noir, Dag, cria-t-il. Il faut que nous retournions chercher des lampes de poche. Je n’y vois pas à trois pas devant moi.» Mick commençait à s’introduire dans le trou. François lui dit de ressortir. « Il fait trop sombre, expliqua-t-il. Nous avons besoin de lumière. Si Claude se trouve réellement dans ce souterrain, elle a dû avoir un accident, nous ferons bien de prendre une corde et du cognac en même temps que nos lampes électriques. » Annie se mit à pleurer, le cœur serré à l’idée de Claude blessée, étendue toute seule dans le noir. François passa son bras autour d’elle et l’aida à remonter au sommet de la carrière, suivi par Mick. « Ne t’inquiète pas. Nous la ramènerons. Mais ce que je n’arrive pas à comprendre c’est pourquoi elle est venue là… et je me demande bien comment elle et Dag ont abouti là au lieu de la plage en partant de l’île. — Regardez ! Voici Martin », s’écria Mick à ce moment-là. C’était bien lui. Il restait planté au bord de. la carrière avec l’air aussi surpris de les voir là qu’eux l’étaient de son apparition en pareil endroit. « Ohé ! Vous êtes bien matinal, lui cria Mick. Bigre, vous adoptez le métier de jardinier ? Pourquoi ces bêches ? » Martin, interdit, ne savait que répondre. François s’approcha vivement de lui et le saisit par l’épaule. « Ecoutez, Martin. Il se passe quelque chose de bizarre. Qu’allez-vous faire avec ces bêches ? Vous avez vu Claude ? Où est-elle ? Qu’est-elle devenue ? Vite, dites-le-moi » Martin se dégagea et murmura d’une voix étonnée : « Claude ? Non, qu’est-ce qui lui est arrivé ? — Elle a disparu, s’écria Annie en pleurant. Nous pensions qu’elle était partie dans l’île chercher son chien, et Dag est arrivé à la maison tout à l’heure et nous a amenés ici. — Ce qui prouverait que Claude est aussi dans les parages, poursuivit François. Et je veux savoir si vous l’avez aperçue ou si vous avez une idée de ce qui lui est arrivé. — Je l’ignore, je vous le jure, François. — Alors, qu’est-ce que vous faites ici, à pareille heure, avec ces bêches ? reprit sèchement François. Qui attendez-vous ? Votre père ? — Oui. — Et vous vouliez explorer le trou qui est là-dessous ? dit à son tour Mick. — Oui, répéta Martin d’un ton soucieux. Il n’y a pas de mal à ça, non ? — Non, mais c’est plutôt curieux, répliqua François en regardant Martin bien en face. Et laissez-moi vous dire ceci : c’est nous qui irons en exploration… pas vous. S’il y a quelque chose à découvrir dans ce trou, c’est nous qui nous en chargerons. Nous ne permettrons ni à vous ni à votre père d’y pénétrer. Allez le prévenir. » Martin ne bougea pas. Il pâlit et jeta à François un coup d’œil malheureux. Annie, qui avait encore des larmes plein les joues, s’approcha de lui et posa la main sur son bras. « Oh ! Martin, qu’est-ce qu’il y a ? Pourquoi avez-vous cet air-là ? Expliquez-nous ce qui se passe. » Alors, à la consternation générale, Martin se détourna subitement avec un bruit qui ressemblait fort à un sanglot. Il restait là, le dos tourné, secoué de soubresauts convulsifs. « Bonté divine ! Qu’est-ce qu’il y a donc ? répéta François avec exaspération. Ressaisissez-vous, Martin… racontez-nous ce qui vous tourmente. — Tout, oh ! tout ! » répondit-il d’une voix étouffée. Il vira sur ses talons et leur fit face : « Vous ne savez pas ce que c’est que de n’avoir ni père ni mère, personne qui se soucie de vous… et… — Mais vous avez un père ! rétorqua Mick. — Non. Ce n’est pas mon père. Il n’est que mon tuteur, mais il veut que je l’appelle comme ça quand nous travaillons ensemble. — À quoi ? dit François. — Oh ! à toutes sortes de choses… plus laides les unes que les autres. À espionner les gens et à découvrir les bêtises qu’ils commettent, puis à leur extorquer de l’argent en leur promettant de ne pas en parler… à entreposer des marchandises volées et à les revendre… et à aider des hommes dans le genre de ceux qui convoitent le secret de votre oncle… — Oh ! s’écria Mick. Je m’en doutais ! J’avais bien pensé que vous et ce M. Corton, vous vous intéressiez un peu trop à l’île de Kernach. Qu’est-ce que vous devez faire exactement ? — Mon tuteur me réduira en bouillie pour vous avoir raconté ça. Tant pis. Ils ont l’intention de faire sauter l’île… et c’est bien la pire histoire à laquelle j’aie été mêlé… et voilà que votre oncle est là-bas, avec Claude aussi, peut-être. Oh ! non, je ne peux pas continuer ! » Quelques larmes recommencèrent à couler sur ses joues. C’était affreux de voir pleurer quelqu’un comme ça. Les trois éprouvaient une grande sympathie pour Martin maintenant. Et une horreur profonde à l’idée que l’île allait sauter. « Comment savez-vous cela ? demanda François. — Mon tuteur a un émetteur et un récepteur, vous les avez vus à la maison, et les hommes qui sont sur l’île, ceux qui veulent le secret de votre oncle, en ont aussi, ce qui leur permet de garder constamment le contact entre eux. Ils ont l’intention de s’emparer des formules de votre oncle s’ils le peuvent ou, sinon, de détruire entièrement l’île pour que personne ne profite de la découverte. Mais ils ne peuvent pas quitter l’île par bateau, car ils ne connaissent pas la passe au milieu des écueils. « Mon tuteur a un émetteur et un récepteur. » — Alors comment s’en iront-ils ? questionna François. — Mon tuteur est certain que le trou découvert par Dagobert, l’autre jour, donne dans un souterrain qui passe sous la mer pour aboutir à Kernach. Oui, vous trouvez cela extravagant, mais M. Corton a une vieille carte où l’on distingue très bien le tracé d’un tunnel sous la mer. Si c’est exact, les gens de l’île partiront par là, une fois qu’ils auront mis en place les explosifs pour détruire l’île. Vous voyez ? — Oui, dit François, je vois très bien. Et je vois même quelque chose de plus : Dag est venu de l’île par ce tunnel dont vous nous parlez, et voilà pourquoi il nous a conduits ici… pour que nous allions secourir Claude et l’oncle Henri. » Un profond silence suivit. Martin regardait fixement le sol. Mick et François réfléchissaient. Annie sanglotait un peu. Elle avait du mal à croire ce qu’elle avait entendu. Puis François posa la main sur le bras de Martin. « Ecoutez, Martin, vous avez bien fait de nous prévenir. Nous réussirons peut-être à empêcher une catastrophe. Mais il faut que vous nous aidiez. Nous avons besoin de vos bêches. Et aussi des lampes que vous devez avoir. Nous, nous n’en avons pas. Nous ne voulons pas perdre de temps pour retourner en chercher à la maison, alors je vous propose de nous accompagner. Acceptez-vous de nous aider et de nous prêter vos bêches et vos lampes ? — Vous auriez confiance en moi ? murmura Martin. Oui, je suis prêt à venir avec vous. Et si nous partons tout de suite, mon tuteur ne pourra pas nous suivre, parce qu’il n’aura rien pour s’éclairer. Nous ramènerons Claude et votre oncle sains et saufs de l’île. — Vous êtes un chic type, dit Mick. Alors, en route. Nous avons déjà bavardé trop longtemps. Passe le premier, François. Donnez-lui une bêche, Martin. — Toi, Annie, tu vas retourner à la maison prévenir tante Cécile, dit François à sa petite sœur. Veux-tu ? — Oui, je ne tiens pas à entrer dans ce souterrain. Je pars tout de suite. Soyez bien prudents, tous. » Elle commença par descendre avec les garçons et les regarda disparaître dans le trou sous le rocher. Dagobert, qui avait piétiné d’impatience en aboyant de temps en temps pendant la discussion, manifesta sa joie en les voyant se décider enfin à bouger. Il précéda les garçons dans le tunnel, et ses yeux avaient l’air phosphorescents quand il se retournait pour s’assurer qu’ils le suivaient. Annie escalada de nouveau la pente abrupte. Elle était à mi-chemin du sommet lorsqu’il lui sembla entendre quelqu’un tousser. Elle s’arrêta et s’accroupit derrière un buisson. À travers les feuilles, elle aperçut soudain M. Corton. Puis elle l’entendit qui criait : « Martin ! Où es-tu ? » Il cherchait donc Martin pour explorer avec lui le souterrain ! Annie osait à peine respirer. M. Corton appela à plusieurs reprises, poussa une exclamation d’impatience et se mit à descendre la pente. Tout à coup, il glissa… Il se raccrocha à des broussailles, mais elles cédèrent. Il déboula tout près d’Annie et la vit. Il parut étonné, mais son expression de surprise se changea en frayeur comme il roulait de plus en plus vite jusqu’au bas de la pente. Il poussa un cri sourd en atteignant le fond de la carrière. Annie se pencha pour regarder ce qu’il faisait. Il était assis et se tenait la jambe en gémissant. Il leva la tête pour voir s’il apercevait Annie. « Annie ! Je me suis cassé la jambe, je crois. Voulez-vous aller chercher du secours ? Pourquoi êtes-vous là de si bonne heure ? Avez-vous rencontré Martin ? » Annie ne répondit pas. S’il s’était cassé la jambe, alors il ne pourrait pas poursuivre les garçons ! Et elle pouvait s’enfuir sans qu’il la rattrape. Elle recommença son ascension avec lenteur, car elle avait peur de tomber et de se retrouver immobilisée au fond à côté de l’horrible M. Corton. « Annie ! Avez-vous vu Martin ? Cherchez-le, voulez-vous ? » cria de nouveau M. Corton. Et il se remit à gémir. Il se raccrocha à des broussailles mais elles cédèrent Annie atteignit le faîte de la carrière et se pencha. Elle plaça ses mains en porte-voix autour de sa bouche et répondit : « Vous êtes quelqu’un de très méchant. Je n’irai pas chercher de l’aide pour vous. Je vous déteste ! » Ayant ainsi soulagé son cœur, la petite fille s’élança au pas de course à travers la lande. « Il faut que je prévienne tante Cécile. Elle saura ce qu’il faut faire. Oh ! j’espère qu’il n’arrivera rien aux autres. Pourvu que l’île ne saute pas ! Je suis contente d’avoir dit à M. Corton qu’il était méchant. Oui, je suis vraiment très contente ! » Et elle continua à courir, hors d’haleine. Sa tante arrangerait tout ! CHAPITRE XX Arriveront-ils trop tard ? Pendant ce temps-là, Dagobert et les trois garçons accomplissaient un étrange voyage souterrain. Dag courait en éclaireur sans hésiter, ne s’arrêtant que pour permettre à ses compagnons de le rattraper. Au début, la voûte du tunnel était très basse et elle obligea les garçons à avancer courbés en deux, ce qui était extrêmement fatigant. Mais au bout d’un moment, ils purent se redresser. François examina les parois et le sol avec sa lampe. Il se rendit compte que le tunnel était creusé dans le roc. Il chercha à deviner où ils se trouvaient. « Nous sommes allés droit vers la falaise, à part un ou deux détours à droite et à gauche, dit-il à Mick. Ces cent derniers mètres étaient tellement en pente que nous devons être maintenant à une grande profondeur. » Ce n’est que lorsque les garçons entendirent l’étrange mugissement perçu par Claude dans le passage secret qu’ils surent où ils étaient. Ils marchaient sous la mer ! C’était à la fois étrange et surprenant. « Comme dans un rêve, commenta François. Mais un rêve que je n’aime pas beaucoup. Oui, Dag, nous voici. Oh ! oh ! qu’est-ce que c’est que ça ? » Ils s’immobilisèrent. Des rocs de la voûte s’étaient écroulés et bouchaient le passage. Dagobert avait réussi à se faufiler entre deux pierres, mais les garçons ne pouvaient pas emprunter le même chemin. « Voilà où les bêches sont utiles, Martin, dit Mick. Allons-y. » Poussant, tirant, creusant, les garçons réussirent à dégager suffisamment de place pour franchir ce barrage. « Heureusement que nous avions ces bêches », s’écria François. Voilà où les bêches sont utiles Martin, dit Mick Ils continuèrent leur route et durent avoir recours de nouveau aux bêches pour déplacer d’autres cailloux. Dagobert aboyait avec impatience chaque fois qu’ils le faisaient attendre. Il avait hâte de rejoindre Claude. Ils atteignirent bientôt l’endroit où le tunnel se divisait en deux. Dag s’engagea sans hésiter dans l’embranchement de droite, et quand ce tunnel-là se divisa à son tour en trois, il s’enfila dans un des passages sans même ralentir pour réfléchir. « Magnifique, hein ? Rien que grâce au flair ! Il a suffi que Dag y passe une seule fois pour connaître le chemin par cœur, dit François. Sans lui, nous serions complètement perdus. » L’aventure ne réjouissait guère Martin. Il avançait péniblement derrière les autres, prononçant à peine un mot de temps en temps. Mick devina qu’il s’inquiétait de ce qui se passerait une fois cette aventure finie. Pauvre Martin. Tout ce qu’il désirait, c’était dessiner… et au lieu de cela, il était entraîné dans des entreprises plus horribles les unes que les autres par son tuteur. « Est-ce que tu crois que nous approchons de l’île ? demanda Mick au bout d’un moment. Je commence à être fatigué. — Oui, nous ne sommes pas loin, maintenant, répliqua François. Il vaudrait mieux tâcher de faire le moins de bruit possible au cas où nous tomberions sur l’ennemi. » Ils poursuivirent donc leur chemin sans échanger une parole… et soudain ils aperçurent une faible lueur à quelque distance. François arrêta les autres de la main. Ils avaient presque atteint la caverne où le père de Claude avait installé ses livres et ses papiers, où d’ailleurs elle l’avait trouvé la nuit précédente. Dagobert s’était figé sur place lui aussi, l’oreille au guet. Il ne voulait pas courir tête baissée dans un traquenard ! Ils perçurent un bruit de voix et s’efforcèrent de les identifier. « C’est Claude… et l’oncle Henri », chuchota François. Et comme si Dag s’était persuadé à son tour que c’étaient bien leurs deux voix, il bondit en avant et entra en trombe dans la grotte éclairée avec un aboiement joyeux. « Dag ! » cria la voix de Claude. Et les garçons entendirent tomber une chaise qu’elle avait renversée en se levant. « D’où viens-tu ? — Ouah ! tenta d’expliquer Dagobert. Ouah ! » François et Mick s’élancèrent à leur tour dans la caverne, suivis de Martin. L’oncle Henri et Claude ouvrirent de grands yeux. « François ! Mick ! Et Martin ! Comment êtes-vous arrivés ici ? » s’exclama Claude tandis que Dagobert cabriolait autour d’elle. « C’est Dagobert qui nous a conduits », expliqua François, et il raconta comment Dag était entré à l’aube dans sa chambre et avait sauté sur son lit, puis tout le reste. Et Claude et l’oncle Henri relatèrent à leur tour ce qui leur était advenu. « Où sont les deux hommes ? demanda François. — Quelque part dans l’île, répondit Claude. Je suis allée voir ce qu’ils faisaient tout à l’heure. Je crois qu’ils resteront dans la petite salle voûtée jusqu’à dix heures et demie quand il sera temps d’envoyer les signaux pour qu’on pense que tout se passe bien dans l’île. — Qu’est-ce que nous décidons ? Vous rentrez avec nous par le tunnel sous-marin ? proposa François. — Mieux ne vaut pas, s’écria Martin. Mon tuteur y est peut-être… et il est en contact avec toute une bande. S’il se demande où je suis, et s’il se doute qu’il est arrivé quelque chose, il est capable de prendre avec lui deux ou trois hommes en renfort, et nous risquerions de nous trouver nez à nez avec eux. » Ils ignoraient, bien entendu, que M. Corton gisait au fond de la carrière avec une jambe cassée. L’oncle Henri réfléchit. « On m’a donné sept heures pour décider si je voulais livrer mon secret ou non, dit-il. Le délai s’achève juste à dix heures et demie. Les hommes reviendront à ce moment-là. À nous tous, nous devrions pouvoir les capturer, surtout avec l’aide de Dagobert. — Oui, c’est une bonne idée, répliqua François. Nous n’avons qu’à nous cacher quelque part et lancer Dag sur eux avant qu’ils aient le temps de réagir. » À peine finissait-il de parler que la lumière s’éteignit. Puis une voix résonna dans l’obscurité. « Ne bougez pas. Ou je tire.» Claude sentit sa gorge se serrer. Que se passait-il ? Leurs ennemis étaient donc de retour plus tôt que prévu ? Oh ! pourquoi Dag ne les avait-il pas avertis ? Elle lui caressait les oreilles, justement. C’est pourquoi il n’avait pas entendu l’approche de leurs ennemis. Elle agrippa le collier de Dag, de peur qu’il ne tentât de sauter à la gorge de l’inconnu et ne reçût une balle. La voix résonna de nouveau. « Voulez-vous nous livrer votre secret ? — Non, répliqua l’oncle Henri d’une voix sourde. — Vous préférez que votre travail soit réduit à néant, aussi bien que l’île et vous-même ? — Oui ! Si ça vous amuse, allez-y, hurla soudain Claude. Vous sauterez, vous aussi. Vous ne pourrez pas vous sauver en bateau… vous vous briserez sur les rochers ! » L’homme éclata de rire : « Ne craignez rien pour nous. Reculez jusqu’au fond de la caverne. Attention, je vous tiens en joue. » Ils se tassèrent au bout de la grotte. Dag gronda, mais Claude le fit taire tout de suite. Elle ignorait si les hommes le savaient libre ou non. Le sol crissa. Claude tendit l’oreille : des pas légers, deux sortes de pas ! Leurs ennemis traversaient la grotte. Elle devina où ils allaient : ils disparaîtraient par le tunnel sous-marin… abandonnant l’île à la destruction. Dès que les pas se furent évanouis, Claude alluma sa lampe électrique. « Papa, ces hommes partent par le tunnel sous-marin. Il faut que nous nous sauvions aussi, mais pas par là. Mon bateau est dans la crique. Courons-y et tâchons de nous éloigner avant l’explosion. — En route, dit son père. Mais si seulement je pouvais monter dans la tourelle, je ruinerais tous leurs plans. Ils veulent se servir du courant qui est là-haut, mais que je parvienne à la salle vitrée et leurs mauvaises intentions seront nulles et non avenues. — Oh ! dépêche-toi, papa, cria Claude que la panique commençait à prendre. Sauve mon île si tu peux ! » Ils quittèrent la caverne, traversèrent le souterrain et atteignirent les marches qui descendaient de la salle voûtée. Et une fois en haut, ils eurent une surprise désagréable. La dalle refusait de s’ouvrir de l’intérieur. Les hommes avaient altéré le mécanisme qui fonctionnait maintenant uniquement de l’extérieur… L’oncle Henri eut beau manœuvrer le levier dans tous les sens, la pierre ne bougea pas. « On ne peut plus l’ouvrir que de l’extérieur, dit-il avec un soupir. Nous sommes prisonniers. » Ils se laissèrent tomber sur les marches, les uns au-dessous des autres. Ils avaient faim, froid et peur. Qu’allaient-ils faire maintenant ? Retourner vers la caverne et s’engager dans le tunnel sous-marin ? « Non, dit l’oncle Henri. Je crains trop que l’explosion ne provoque une fissure dans le fond de la mer et que l’eau s’engouffre dans le tunnel. Ce ne serait pas drôle si. nous y étions à ce moment-là. — Oh ! non, murmura Claude en frissonnant. Ne nous laissons pas prendre au piège comme ça. C’est affreux. — À moins que je ne prépare quelque chose pour faire sauter cette dalle, reprit son père au bout d’une seconde. J’ai tous les éléments nécessaires… à condition qu’il me reste assez de temps pour les rassembler. — Ecoutez ! s’écria alors François. Il me semble que j’entends quelque chose de l’autre côté du mur. Chut ! » Ils prêtèrent l’oreille. Dagobert gémissait et grattait la dalle qui refusait de s’ouvrir. « Oui, on parle ! On dirait qu’il y a des tas de gens de l’autre côté. Qui est-ce donc ? dit Mick. — Tais-toi ! coupa François. Laisse-nous écouter. — J’ai deviné ! s’exclama Claude. Ce sont les pêcheurs qui sont arrivés avec leurs bateaux. Voilà pourquoi les hommes n’ont pas attendu dix heures et demie. Voilà pourquoi ils étaient tellement pressés. Ils avaient vu les pêcheurs approcher. — C’est Annie qui a dû les prévenir, dit Mick. Elle a couru raconter tout à tante Cécile… les pêcheurs sont venus nous sauver. Annie ! Annie ! Nous sommes là ! » Dagobert se mit à aboyer de toutes ses forces. Il devenait assourdissant. Les autres l’encourageaient, car ils étaient sûrs que ses aboiements s’entendraient mieux que leurs appels. « Ouah ! Ouah !Ouah ! » Annie entendit cris et aboiements dès qu’elle entra dans la petite salle voûtée. « Où êtes-vous ? Où êtes-vous ? hurla-t-elle. — Ici, ici ! Déplace la pierre ! » cria François avec une telle violence que les autres faillirent choir de surprise en bas de l’escalier. « Laissez-moi passer, ma petite demoiselle, je vois de quelle pierre il s’agit », dit une voix de basse, celle d’un pêcheur. Il tâtonna tout autour de la dalle, bien reconnaissable parce que plus propre que les autres à force d’avoir servi comme entrée. Tout à coup il découvrit le bon endroit et mit la main sur un petit levier de fer. Il tira dessus, le contrepoids s’ébranla et la dalle se rabattit. Les prisonniers bondirent dehors à la queue-leu-leu. Les six pêcheurs les regardaient avec stupéfaction faire irruption l’un après l’autre dans la salle voûtée. Tante Cécile était là, elle aussi, avec Annie. Elle se précipita vers son mari dès qu’il sortit, mais, à sa grande surprise, il l’écarta sans douceur. Il s’élança dehors en courant de toutes ses forces vers la tourelle. Arriverait-il à temps pour sauver l’île et tous ceux qui se trouvaient dessus ? Oh ! vite, vite, vite ! CHAPITRE XXI L’aventure s’achève « Où est-il parti ? » s’écria tante Cécile stupéfaite. Personne ne lui répondit. François, Claude et Martin avaient la tête levée vers la tourelle et la regardaient avec anxiété. Si seulement l’oncle Henri apparaissait là-haut… Ah ! le voici. Il avait ramassé une grosse pierre en chemin. Il s’en servit pour fracasser les parois de verre au sommet de la tourelle. Crac ! Crac ! Crac ! Les fils qui couraient dans l’épaisseur du verre se brisèrent en même temps que lui. Aucun courant ne pouvait plus passer. L’oncle Henri se pencha par la brèche et cria joyeusement : « Tout va bien ! Je suis arrivé à temps. J’ai annihilé le courant qui aurait fait sauter toute l’île…. Vous ne risquez plus rien ! » Claude sentit soudain ses genoux trembler et elle fut obligée de s’asseoir. Dagobert s’approcha pour lui lécher la figure avec inquiétude, puis il s’assit à son tour. « Tiens, pourquoi démolit-il cette tour ? demanda le pêcheur qui était le plus grand de tous. Je n’y comprends rien. » L’oncle Henri descendit les rejoindre. « Encore dix minutes, et je n’aurais rien pu empêcher. Heureusement que vous avez tous débarqué maintenant, Annie. — J’ai couru tout le long du chemin, j’ai prévenu tante Cécile et nous avons demandé aux pêcheurs de venir ici dès qu’ils auraient mis leurs barques à flot, expliqua Annie. Nous ne savions pas comment vous secourir autrement. Où sont les bandits ? — Ils sont partis par le tunnel sous-marin. Ah ! oui, tu n’étais pas au courant de ça, Annie. » Et François raconta ce qui s’était passé sous terre. Les pêcheurs l’écoutèrent en ouvrant de grands yeux. « Dites-moi, puisque vous avez vos bateaux ici, vous pourriez en profiter pour remporter mon matériel ? leur proposa l’oncle Henri quand François eut terminé son récit. J’ai fini mes travaux ici. Je n’aurai plus besoin de l’île. — Chic alors ! Nous pourrons l’avoir à nous ! s’écria Claude, ravie. Et il nous reste encore presque toutes les vacances. Nous allons t’aider à préparer tes affaires, papa. — Mieux vaudrait retourner le plus vite possible, si nous voulons attraper ces gars quand ils sortiront du tunnel, monsieur, dit le grand pêcheur. — Ah ! oui, c’est juste, acquiesça tante Cécile. — Ils vont trouver M. Corton avec une jambe cassée, là-bas », déclara Annie qui venait seulement de se rappeler son existence. Tous se regardèrent avec surprise. Ils ignoraient encore la chute de M. Corton dans la carrière. Annie leur raconta l’accident et conclut : « Je lui ai dit qu’il était très méchant. — Tu as bien fait, s’écria l’oncle Henri en riant. Bon, nous transporterons mon matériel une autre fois. — Deux d’entre nous pourront s’en occuper pour vous tout de suite, dit le grand pêcheur. Mlle Claude a son bateau dans la crique et vous avez encore le vôtre, monsieur. Les autres repartiront avec vous, si vous voulez. Et pendant ce temps-là. Thomas et moi, nous arrimerons vos affaires et nous les transborderons ensuite. Cela nous évitera de revenir ici. — Excellente idée, merci. Le matériel se trouve dans les grottes. Vous n’avez qu’à descendre l’escalier et suivre le souterrain. » Ils se rendirent à la crique. La journée était splendide et la mer plate comme un miroir, sauf juste autour de l’île où les vagues déferlaient sur les écueils. Bientôt tous les bateaux se dirigeaient vers la côte, à l’aviron ou à la voile. « Et voilà l’aventure finie ! Comme c’est bizarre : jamais je ne me serais doutée que c’en était une au début, déclara Annie. — Et pourtant c’en est une de plus à rajouter sur la liste du Club des Cinq, dit François. Courage Martin, ne prenez pas un air si triste. Quoi qu’il arrive, nous nous arrangerons pour que tout se termine bien pour vous. Vous nous avez aidés et vous avez couru des risques avec nous. Nous veillerons à ce que vous n’en souffriez pas, n’est-ce pas, oncle Henri ? Nous n’aurions jamais réussi à franchir ces éboulis si nous n’avions pas eu avec nous Martin et ses bêches. — Merci beaucoup, répondit Martin. Si vous pouviez faire en sorte que je ne revoie plus jamais mon tuteur, j’en serais ravi. — Il y a des chances pour que M. Corton soit mis dans un endroit où il n’aura pas de contact avec ses amis pendant longtemps, dit l’oncle Henri. Ne vous tourmentez donc pas. » Dès que les bateaux eurent abordé, François, Mick, Dagobert et l’oncle Henri se dirigèrent vers la carrière pour vérifier si M. Corton y était encore… et pour attendre que ses deux complices émergents du souterrain. M. Corton n’avait pas bougé de place. Il gémissait toujours et appelait à l’aide. L’oncle Henri lui dit sèchement : « Nous connaissons votre rôle dans cette affaire, Corton. La police se chargera de vous. L’ambulance arrivera dans quelques minutes. » Dag flaira M. Corton et s’éloigna, le nez en l’air, comme pour dire : « Vilain bonhomme ! » Les autres se postèrent près de l’entrée du souterrain. Mais personne n’en sortît. Une heure passa… Puis deux. Encore personne. « Je suis content que Martin et Annie ne soient pas venus, dit l’oncle Henri. Nous aurions bien dû apporter des sandwiches. » À ce moment-là, les gendarmes apparurent et descendirent vivement les pentes raides de la carrière. Ils avaient amené un médecin qui s’occupa aussitôt de la jambe de M. Corton. Ils se mirent à plusieurs pour remonter ce dernier en haut, avec beaucoup de difficultés. « François, retourne à la maison nous chercher à manger, dit l’oncle Henri. Je crois que nous allons devoir attendre longtemps. » François partit comme une flèche et revint bientôt avec un thermos plein de café bouillant et un paquet de sandwiches. Les deux gendarmes qui avaient été laissés en faction avaient bien suggéré à l’oncle Henri de rentrer, mais il avait refusé. « Non, j’ai trop envie de voir la tête de ces deux brigands quand ils jailliront de leur trou. Ce sera la minute la plus agréable de mon existence ! L’île n’a pas sauté. Mon secret m’appartient toujours. Mon carnet de formules est en lieu sûr. Mon travail est terminé. Et je tiens à le dire moi-même à ces deux chers amis. — Tu sais, papa, dit Claude, je crois qu’ils se sont perdus dans le tunnel. François nous a raconté qu’il y avait plusieurs embranchements. Dag a guidé les garçons, mais sans lui, ils se seraient égarés dans cette espèce de labyrinthe. » La figure de son père s’allongea à l’idée que ses ennemis allaient tâtonner pendant des heures dans le souterrain sans arriver à sortir. Il tenait beaucoup à voir leur air quand ils aboutiraient dans la carrière. « Nous pourrions leur envoyer Dagobert, proposa François. Il aurait vite fait de les retrouver et de les ramener. N’est-ce pas, Dag ? — Ouah ! fit Dagobert qui était bien de cet avis. — Oh ! oui… c’est une excellente idée, dit Claude. Ils ne lui tireront pas dessus s’ils pensent qu’il pourra leur montrer le chemin. Va, Dag. Cherche-les, mon vieux, cherche-les ! Ramène-les ici ! — Ouah ! » dit Dagobert avec obligeance. Et il disparut sous le rocher en corniche. Tout le monde attendit en dévorant les sandwiches et en buvant le café. Et tout à coup l’aboiement de Dagobert résonna de nouveau, venant du souterrain Il y eut le bruit d’une respiration haletante, de terre éboulée. Quelqu’un rampait hors du trou. Puis se mit debout… et aperçut le groupe qui l’observait en silence. Il étouffa une exclamation. « Bonjour, dit l’oncle Henri aimablement. Comment allez-vous ? » L’arrivant devint blanc comme un linge et se laissa tomber sur une touffe de bruyère. « Vous avez gagné ! — Oui, répondit l’oncle Henri. Et bien gagné. Votre traquenard a fait long feu. Mon secret est intact… et il appartiendra au monde entier dès l’an prochain. » Il y eut encore un bruit de terre et d’herbes froissées, et le second homme surgit à son tour. Il se redressa, lui aussi, et vit tous ces gens rassemblés qui le regardaient. « Bonjour, dit de nouveau l’oncle Henri. Charmé de vous revoir. Comment avez-vous trouvé votre promenade souterraine ? Nous avons préféré venir par mer. » Son interlocuteur jeta un coup d’œil au premier arrivant et se laissa choir, lui aussi, sur la bruyère. « Qu’est-ce qui est arrivé ? dit-il à son complice. — Nous avons perdu la partie. » À ce moment, Dagobert émergea du souterrain en frétillant de la queue et se dirigea vers Claude. « Je parie qu’ils ont été contents quand ils l’ont aperçu », s’écria François. Le premier homme lui jeta un coup d’œil : « Oui. Nous étions perdus dans ce réseau de galeries. Corton avait dit qu’il viendrait à notre rencontre, mais il n’est pas venu. — Non. À l’heure actuelle, il est à l’infirmerie de la prison, avec une jambe cassée », répliqua l’oncle Henri. Les deux hommes furent pris en charge par les gendarmes. Le groupe remonta sur la lande. Gendarmes et prisonniers s’engouffrèrent dans leur voiture et partirent. Les autres s’en retournèrent à la maison pour déjeuner. « Je meurs de faim, déclara Claude. Maria, est-ce que vous avez quelque chose de bon à nous mettre sous la dent ? Pas grand-chose, lui cria Maria de la cuisine. Seulement une omelette au lard et aux champignons. — Miam ! s’exclama Annie. Maria, vous aurez droit à l’O.M.C.B ! — Bigre, qu’est-ce que c’est que ça ? » Mais Annie fut incapable de s’en souvenir. « C’est une décoration, dit-elle. — Vous me prenez pour un arbre de Noël ! Venez plutôt m’aider à préparer l’omelette. » En dépit des propos pessimistes de Maria, c’est devant une table bien garnie qu’ils s’attablèrent tous les sept, non, tous les huit, car Dagobert avait bien mérité sa part du déjeuner. Maintenant qu’il était délivré de son tuteur, Martin se transformait. Et le déjeuner fut très joyeux. Les enfants échafaudèrent des plans d’avenir pour Martin : « Vous habiterez avec le garde-côte. Il vous aime beaucoup…, il ne cessait de répéter que vous n’étiez pas méchant ! Et vous viendrez jouer avec nous et camper dans l’île. Et l’oncle Henri verra s’il peut vous inscrire aux Beaux-arts. Il dit que vous méritez une récompense pour avoir aidé à sauvegarder sa précieuse invention ! » Martin débordait de joie. On aurait dit qu’un poids lui avait été enlevé des épaules. « Je n’avais pas pu travailler comme il le fallait jusqu’à présent, mais attendez et vous verrez ! J’arriverai à quelque chose, j’en suis sûr. — Maman, est-ce que nous pouvons aller demain à Kernach regarder les ouvriers démonter la tourelle ? Oh ! dis oui ! supplia Claude. Et est-ce que nous pourrions rester là-bas toute une semaine ? Nous coucherions dans la petite salle voûtée, comme nous l’avions fait une fois. » Tante Cécile sourit de l’ardeur de cette supplique. « Ma foi,… pourquoi pas ? dit-elle. Je ne serai pas fâchée d’avoir ton père à moi toute seule pendant quelques jours. J’en profiterai pour l’engraisser un peu. — Tiens ! Tu m’y fais penser, Cécile, s’écria l’oncle Henri. Avant-hier soir, j’ai voulu manger de la soupe que tu m’avais apportée. Et elle était atroce… positivement. — Oh ! Henri… Je t’avais recommandé de la jeter, rappelle-toi, répondit tante Cécile d’un ton désolé. Elle devait être complètement tournée. Tu me désespères ! » Ils finirent leur déjeuner, puis sortirent tous dans le jardin. Ils regardèrent longuement l’île de Kernach, plantée en sentinelle au milieu de la baie. Elle était merveilleuse dans le soleil matinal. « Le Club des Cinq compte une aventure de plus à son actif, déclara François. Nous pouvons nous vanter de les collectionner. Et elles sont toutes plus passionnantes les unes que les autres. Je me demande si nous en aurons d’autres ? » Qui sait ? Souhaitons bonne chance aux joyeux membres du Club des Cinq — à François, Mick, Claude, Annie et Dagobert. Mais seul ce dernier nous entendra peut-être, car des Cinq c’est sans conteste Dagobert qui a l’ouïe la plus fine. « Ouah ! » FIN