CHAPITRE I Les Cinq se retrouvent « Ouf ! » s’écria François, robuste garçon de treize ans, en essuyant son front moite. « Quelle chaleur ! Je parie qu’il fait plus frais à l’Équateur ! Les collines du Bocage normand ne sont pas très hautes, mais elles sont tout de même escarpées. » Après la longue course à bicyclette, il avait peine à reprendre haleine. La côte avait été très pénible à gravir. Son frère Michel se mit à rire. « Tu manques d’entraînement, François, dit-il. Reposons-nous un moment. La vue est très belle d’ici. Nous dominons une grande vallée. » Ils appuyèrent leurs bicyclettes contre une haie et s’assirent, adossés à un tronc d’arbre. À leurs pieds s’étendait un paysage normand miroitant sous une brume de chaleur qui bleuissait l’horizon. Soudain, une légère brise s’éleva ; François poussa un soupir de soulagement. « Je n’aurais jamais entrepris ce voyage à bicyclette si j’avais pu prévoir qu’il ferait si chaud, dit-il. C’est heureux qu’Annie ne nous ait pas suivis ; dès le premier jour, elle nous aurait faussé compagnie. — Claude aurait continué, remarqua Mick. Elle a assez de cran pour tout endurer. — Notre Claudine nationale, renchérit François en fermant les yeux. Je serai joliment content de la retrouver ainsi qu’Annie. Deux garçons se débrouillent mieux ensemble ; les filles, c’est quelquefois encombrant, mais il nous arrive toujours des aventures palpitantes quand nous sommes tous les quatre. — Tu veux dire tous les cinq, corrigea Mick. N’oublie pas Dagobert, ce bon vieux chien ! Il va nous faire fête. Oui, ce sera chic d’être réunis ! Attention à l’heure, François. Réveille-toi ! Si nous nous endormons, nous ne serons pas au rendez-vous quand l’autocar des filles arrivera. » François dormait déjà. Mick le regarda en riant puis, consultant sa montre, il fit un petit calcul. Il était deux heures et demie. « Voyons… Annie et Claude seront dans l’autocar qui s’arrête devant l’église du village à trois heures cinq, réfléchit-il. Francville est à environ quinze cents mètres d’ici, au bas de la colline. Je vais accorder à François une sieste d’un quart d’heure… Pourvu que je ne m’endorme pas moi aussi ! » Ses yeux se fermaient. Il se leva pour faire les cent pas. Il fallait absolument aller à la rencontre des deux filles et de Dagobert, ne serait-ce que pour transporter les valises sur les bicyclettes. Tous les cinq se rendaient dans une ferme appelée la ferme des Trois-Pignons, située sur une colline au-dessus du petit village de Francville. Venant pour la première fois dans la région, ils ignoraient ce qu’ils y trouveraient. La fermière, Mme Bonnard, avait fait jadis la connaissance de la mère de Claude dans une colonie de vacances. Elle avait écrit récemment à son ancienne compagne pour lui annoncer qu’elle prenait des pensionnaires pendant l’été, et la prier de la recommander à ses amis. Claude avait aussitôt décidé de passer une partie du mois d’août à la ferme avec ses trois cousins. « J’espère qu’on n’y sera pas trop mal », pensa Mick en regardant les blés qui, dans les champs de la vallée, ondulaient sous la brise. « En tout cas, deux semaines ce n’est pas la mer à boire. Que ce sera amusant d’être ensemble tous les cinq ! » Il regarda de nouveau sa montre. C’était l’heure de partir. Il secoua François. « Réveille-toi, paresseux ! » — Encore dix minutes », grommela François qui, se croyant dans son lit, tenta de se retourner. Il glissa à terre et se redressa, surpris de se trouver sous un arbre. « J’étais persuadé que j’étais dans ma chambre, dit-il. J’aurais dormi pendant des heures. — Il est temps d’aller au-devant de l’autocar, déclara Michel. J’avais peur de t’imiter et j’ai marché pour ne pas m’endormir. Viens François, dépêchons-nous, sans cela nous serons en retard. » Ils descendirent la colline en prenant soin de ralentir aux virages, car ils savaient par expérience que, dans ces campagnes, on risquait toujours de se trouver à l’improviste nez à nez avec un troupeau de vaches, une charrette ou un tracteur. Blotti au pied de la colline, le village paraissait vieux, paisible, somnolent. « Chic ! On vend de la limonade et des glaces », dit Michel qui apercevait l’enseigne d’une petite boutique. J’ai tellement soif que j’ai envie de laisser pendre ma langue comme Dagobert. — Cherchons d’abord l’arrêt des autocars, dit François. J’ai vu le clocher d’une église tout à l’heure, puis il a disparu. — Voilà l’autocar ! s’écria Mick en entendant un bruit de moteur. Il arrive ; nous n’avons plus qu’à le suivre. — Je vois Annie et Claude. Regarde ! cria François. Nous sommes juste à l’heure. Ohé ! Claude ! » L’autocar s’arrêta devant la vieille église. Annie et Claude, chacune chargée d’une valise, sautèrent à terre ; Dagobert, la langue pendante, en fit autant ; tous les trois se réjouissaient de sortir de ce véhicule cahotant où ils avaient eu si chaud. « Voici les garçons ! cria Claude en agitant les bras. François ! Mick ! Que je suis contente que vous soyez là ! » Annie était la sœur cadette de François et de Michel. Claudine, leur cousine, avec ses courts cheveux bouclés et son regard intrépide, ressemblait plus à un garçon qu’à une fille. Elle détestait son prénom. Comme elle faisait la sourde oreille quand on le lui donnait, tout le monde avait pris l’habitude de l’appeler Claude. Les deux garçons descendirent de bicyclette tandis que Dagobert bondissait autour d’eux en aboyant comme un fou. Eux aussi étaient heureux de retrouver leurs compagnes d’aventures ; ils leur donnèrent des tapes amicales sur l’épaule. « Elles n’ont pas changé, remarqua Michel. Tu as du noir sur ton menton, Claude. Qu’est-ce que c’est que cette coiffure, Annie ? Elle ne te va pas bien. — Toujours aussi aimable ! » s’écria Claude en lui donnant un petit coup avec sa valise. « Je ne sais pas pourquoi nous étions si pressées de vous revoir, Annie et moi. Allons, prends nos bagages, sois un peu serviable. — Je n’aime pas du tout la nouvelle coiffure d’Annie. Et toi, François ? reprit Michel. Une queue de cheval ! Pourquoi pas une queue d’âne pendant que tu y étais ? — Je ne voulais pas avoir trop chaud pendant le voyage », répliqua Annie. Elle dénoua un ruban, et ses cheveux se répandirent sur ses épaules. Les critiques de ses frères la piquaient toujours au vif. Pour la consoler, François lui serra affectueusement le bras. « Nous sommes bien contents de vous revoir, affirma-t-il. Que diriez-vous d’un verre de limonade ou d’une glace ? J’ai aperçu une petite pâtisserie là-bas. Moi, j’ai une envie folle de fruits. J’espère qu’à la ferme nous aurons des pêches et des prunes. — Tu n’as pas dit un mot à Dagobert, s’écria Claude offensée. Il te lèche les mains et tu ne le remarques même pas. Le pauvre meurt de soif. — Donne la patte, Dagobert », dit Michel. Dagobert lui tendit poliment sa patte droite. Il en fit de même pour François, puis se remit à gambader et faillit renverser un petit garçon à bicyclette. « Viens, Dago, tu auras une glace, dit Michel en posant la main sur la tête du gros chien. Comme il est essoufflé ! Claude, je parie qu’il voudrait bien enlever son manteau de fourrure. N’est-ce pas, Dago ? — Ouah ! » approuva Dagobert qui donna de grands coups de queue. Tous entrèrent dans la boutique à la fois boulangerie, pâtisserie, crémerie. Une petite fille de dix ans s’avança vers eux. « Maman se repose, dit-elle. Que voulez-vous que je vous serve ? Des glaces sans doute ! C’est ce que tout le monde demande quand il fait si chaud. — Vous avez deviné, répondit François. Une pour chacun, cinq en tout, et quatre bouteilles de limonade. — Cinq glaces ? Vous en donnerez une au chien ? demanda la petite fille surprise en regardant Dagobert. — Ouah, ouah ! dit Dagobert. — Il dit oui », expliqua Michel. Quelques minutes plus tard, les Cinq savouraient leurs glaces. Celle de Dagobert glissa de la soucoupe ; il la promena dans toute la boutique en la léchant vigoureusement. La petite fille le regardait, stupéfaite. « Il nous fait honte avec ses mauvaises manières ; il n’a pas été très bien élevé », dit solennellement François. Claude le foudroya du regard ; il lui adressa un large sourire tout en débouchant sa bouteille de limonade. « Que c’est frais ! dit-il. Je bois à nos vacances ! » Il vida la moitié de son verre d’un trait et poussa un soupir de satisfaction. « Béni soit l’inventeur de la glace et de la limonade, dit-il. Celui-là a vraiment rendu service à l’humanité. Je me sens beaucoup mieux maintenant. Et vous ? Nous allons à la recherche de la ferme ? — Quelle ferme ? » demanda la petite fille qui ramassait l’assiette de Dagobert. Le chien lui donna un grand coup de langue. « Oh ! s’écria-t-elle en le repoussant. Tu m’as mouillé la figure ! — Il a cru que vous étiez une glace, dit Michel en lui tendant son mouchoir pour s’essuyer. Nous allons à la ferme des Trois-Pignons. Vous la connaissez ? — Oui, répondit la fillette. Mon oncle y est employé. Vous descendez la rue du village, vous tournez à droite ; la ferme est au bout du petit chemin. Vous allez passer quelque temps chez les Bonnard ? — Oui. Vous les connaissez ? demanda François qui sortait son porte-monnaie pour payer les consommations. — Je connais les jumeaux, de vue tout au moins. Ils se suffisent à eux-mêmes et n’ont pas d’amis. Vous verrez M. Francville, le grand-père de Mme Bonnard… C’est un original, celui-là ! Un jour, à lui seul il a maîtrisé un taureau furieux. Et sa voix… On l’entend à des kilomètres ! Quand j’étais petite, je n’osais pas m’approcher de la ferme. Mais Mme Bonnard est la bonté même. Elle vous plaira. Les jumeaux sont très gentils avec elle et aussi avec leur père ; ils travaillent pendant toutes les vacances. Ils se ressemblent tant qu’on ne peut pas les distinguer l’un de l’autre, et… » Elle s’interrompit, car sa mère entrait dans la pâtisserie. « Ginette, va t’occuper du bébé ; je resterai au magasin. Dépêche-toi. » La petite fille s’en alla en courant. « C’est un vrai moulin à paroles, dit sa mère. Vous désirez autre chose ? — Non, merci, dit François en se levant. Il faut que nous partions. Comme nous logerons à la ferme des Trois-Pignons, vous nous reverrez sans doute bientôt. Nous aimons beaucoup les glaces. — Ah ! Vous allez là-bas ! dit la boulangère. Je me demande si vous vous entendrez avec les jumeaux. Et prenez garde au grand-père… Malgré ses quatre-vingts ans, il a encore la main leste ! » Les Cinq sortirent sous le soleil ardent. François se mit à rire. « Eh bien, nous avons des renseignements. Mme Bonnard est la bonté même. Il y a des jumeaux impossibles à distinguer et un terrible grand-père à la voix de stentor. Une famille intéressante, à en juger d’après les apparences. Allons vite nous rendre compte. » CHAPITRE II La ferme des Trois-Pignons LES cinq enfants, escortés de Dagobert qui trottait près d’eux, descendirent la rue du village, chaude et poussiéreuse, puis prirent le chemin que la petite fille leur avait désigné. « Attendez une minute ! » s’écria Annie en s’arrêtant devant une boutique. « Regardez ! Quel drôle de magasin… Des antiquités. Voyez ces vieux chandeliers de cuivre… J’aimerais en acheter pour les apporter à maman. Et ces belles estampes ! — Oh ! non… pas maintenant Annie ! protesta François. Tu es assommante avec ta manie des objets anciens. Des chandeliers de cuivre ! Maman en a déjà des quantités. Si tu crois que tu vas nous entraîner dans cette boutique sombre et poussiéreuse… — Je n’y entre pas maintenant, interrompit Annie. Mais je suis sûre d’y trouver des objets amusants. Je reviendrai toute seule. » Elle regarda le nom inscrit sur la boutique. « Martin Francville… Le même nom que le village, comme c’est drôle ! Je me demande si… — Viens, Annie », dit Claude impatientée. Dagobert la tira par sa jupe. Annie jeta un regard de regret à la petite boutique et suivit les autres, bien décidée à revenir plus tard. Ils suivirent le chemin en lacet, bordé de hautes herbes et de coquelicots qui s’inclinaient sous la brise ; au bout d’un moment, ils aperçurent la ferme. C’était une grande bâtisse aux murs blanchis à la chaux, surmontés par les pignons qui lui donnaient son nom ; ses petites fenêtres de forme ancienne indiquaient que la construction ne datait pas d’hier. Des roses blanches et rouges couvraient la façade ; la porte de bois était ouverte. Les Cinq montèrent les marches du perron ; sans entrer, ils jetèrent un regard à l’intérieur. Ils aperçurent un coffre de chêne et un fauteuil sculpté. Un tapis, usé jusqu’à la corde, recouvrait les dalles ; une horloge à gaine faisait entendre un tic-tac bruyant. Un chien aboya ; Dagobert, immédiatement, lui répondit. « Ouah ! ouah ! — Tais-toi, Dagobert ! » s’écria Claude. Elle craignait l’arrivée d’une meute de chiens de garde. Elle chercha un bouton de sonnette ou un marteau et n’en trouva pas. Mick aperçut une belle poignée en fer forgé qui pendait près de la porte. À tout hasard, il la tira ; aussitôt, un carillon qui résonna dans les profondeurs de la ferme les fit tressaillir. Les Cinq attendirent en silence. Enfin des pas claquèrent sur les dalles ; deux enfants parurent. Ils se ressemblaient comme deux gouttes d’eau. « Je n’ai jamais vu des jumeaux aussi semblables », pensa Annie étonnée. François leur adressa son sourire le plus amical. « Bonjour. Nous sommes les trois Gauthier, avec notre cousine Claude Dorsel. Je pense que vous nous attendez. » Les jumeaux les regardèrent sans un sourire et hochèrent la tête en même temps. « Par ici », dirent-ils d’une seule voix. Ensuite, ils firent demi-tour et s’éloignèrent. Les nouveaux venus échangèrent un regard étonné. « Pourquoi sont-ils si raides et si hautains ? » chuchota Michel en prenant un visage de bois à l’imitation des jumeaux. Annie se mit à rire. Tous suivirent les deux enfants, qui étaient vêtus de shorts bleu marine et de chemises de la même couleur. Ils traversèrent le vestibule, passèrent devant un escalier et entrèrent dans une immense cuisine qui, de toute évidence, servait aussi de salle à manger. « Les Gauthier, maman ! » annoncèrent les jumeaux en même temps. Après cette brève présentation, ils disparurent par une autre porte. Les enfants se trouvèrent devant une femme sympathique qui, les mains blanches de farine, pétrissait la pâte d’un gâteau. Elle leur adressa un sourire de bienvenue. « Je ne vous attendais pas si tôt. Excusez-moi de ne pas pouvoir vous serrer la main ; je fais des galettes pour le goûter. Je suis bien contente de vous voir. Avez-vous fait bon voyage ? » Sa voix était accueillante et son sourire réconfortant. Les Cinq furent aussitôt conquis. François posa la valise qu’il portait et jeta un regard autour de lui. « Quelle belle pièce ! dit-il. Continuez votre travail, madame Bonnard, nous nous débrouillerons tout seuls. Indiquez-nous simplement notre chambre. C’est si gentil d’avoir bien voulu nous recevoir ! — Je suis très contente, dit Mme Bonnard. Votre tante vous a sans doute dit que la ferme ne rapporte pas beaucoup ; nous prenons des pensionnaires. J’ai en ce moment un Américain, M. James Henning, et son fils qui se nomme aussi James mais qu’on appelle Junior. Aussi suis-je très occupée. — Ne vous dérangez pas pour nous, déclara Michel. Nous nous contenterons d’un lit de camp dans une grange, si vous manquez de place. Nous pourrions même dormir sous une meule de foin. Nous sommes habitués à coucher à la belle étoile. — Vous êtes très accommodants, dit Mme Bonnard en se remettant à pétrir sa pâte. J’ai une pièce pour les filles, mais vous, les garçons, vous serez obligés de partager la chambre du jeune Américain ; cela ne vous plaira peut-être pas beaucoup. — Je suis sûr que nous nous entendrions bien, dit François, mais nous préférerions être seuls, mon frère et moi. Pourquoi ne pas nous installer dans une grange ? Nous serions très contents. » Le bon visage de Mme Bonnard était soucieux et fatigué. Annie eut un élan de compassion. Ce ne devait pas être agréable d’avoir sa maison pleine d’étrangers plus ou moins sympathiques. Elle s’approcha de la fermière. « Dites-nous comment nous pouvons vous rendre service, Claude et moi, proposa-t-elle. Nous savons faire les lits, épousseter, laver la vaisselle. Chez nous, en vacances, nous participons aux travaux du ménage. — Ce sera un plaisir de vous avoir ici, dit Mme Bonnard en les regardant l’un après l’autre. Mais je ne veux pas que vous vous fatiguiez. Les jumeaux me secondent de leur mieux ; ils ne perdent pas une minute, car ils aident aussi leur père. Montez l’escalier : vous verrez deux chambres, une de chaque côté du palier. Celle de gauche est pour les filles ; l’Américain occupe l’autre. Vous, les garçons, allez voir la grange et vous déciderez si vous voulez qu’on y dresse des lits de camp. Les jumeaux vous accompagneront. » Les jumeaux revinrent aussitôt et restèrent debout, en silence, épaule contre épaule ; même taille, mêmes traits ; ils étaient absolument pareils. Claude les examina un moment. « Quel est votre nom ? demanda-t-elle à l’un d’eux. — Daniel. » Elle se tourna vers l’autre. « Et vous ? — Daniel. — Vous n’avez tout de même pas le même nom ? s’écria Claude. — Je vais vous expliquer, intervint leur mère. Le garçon s’appelle Daniel et la fille Danièle, mais la différence ne se remarque que si les noms sont écrits. Alors, pour tout le monde, ils sont « les Daniels ». — Je croyais que c’étaient deux garçons ! s’écria Michel. Je ne pourrais pas les distinguer l’un de l’autre. — Ils sont fiers de leur ressemblance, dit Mme Bonnard. Puisque Daniel-garçon ne peut pas avoir les cheveux longs, Danièle-fille fait couper les siens. Il m’arrive à moi-même de les confondre. — Ces filles qui veulent qu’on les prenne pour des garçons, quelle drôle d’idée ! » remarqua Michel avec un clin d’œil à l’adresse de Claude qui riposta par un regard furieux. « Faites monter les Gauthier et Claude Dorsel au premier étage, ordonna Mme Bonnard aux jumeaux. Puis accompagnez les garçons dans la grande grange. Si elle leur plaît, on y dressera des lits de camp. — C’est là que nous couchons ! » protestèrent en même temps les Daniels qui se renfrognèrent comme Claude. « Vous ne devriez pas, reprit leur mère. Je vous ai dit de porter vos matelas dans le petit hangar près de l’étable. — Il y fait trop chaud, dirent les jumeaux. — Bien sûr que non, dit Mme Bonnard en jetant aux Daniels un regard de reproche. Il y a place pour vous tous dans la grande grange. Allez, obéissez. Emmenez-les tous les quatre dans la chambre du premier avec les valises, puis redescendez pour montrer la grange à François et à Michel. » Toujours maussades et révoltés, les jumeaux s’avancèrent pour prendre les valises. Michel les devança. « Nous les porterons nous-mêmes, dit-il. Nous n’avons pas l’intention de nous faire servir. » Il saisit une valise ; François l’imita et ils suivirent les Daniels. Claude, plus amusée que fâchée, leur emboîta le pas avec Dagobert. Annie s’attarda pour ramasser une cuiller que Mme Bonnard avait laissée tomber. « Merci, ma petite, dit la fermière. Ne faites pas attention à l’attitude des jumeaux. Ils ont des cœurs d’or. Ils n’aiment pas que des étrangers s’installent chez nous, c’est tout. Promettez-moi de ne pas vous vexer. Je veux que vous soyez tous heureux ici. » La fermière paraissait sincèrement anxieuse ; Annie se hâta de sourire pour la rassurer. « Je vous le promets, à condition que vous promettiez de ne pas vous tourmenter à notre sujet, répondit-elle. Nous pouvons nous débrouiller seuls ; nous y sommes habitués. Je vous en prie, quand vous aurez quelque chose à faire, dites-le-nous. » Elle monta l’escalier ; les autres étaient déjà dans une des deux chambres du premier étage ; c’était une grande pièce blanchie à la chaux avec une petite fenêtre, une immense cheminée et un beau parquet. « Regardez, dit Michel. C’est du chêne blanchi par les années. Cette ferme doit être vraiment très ancienne. Et ces poutres qui vont d’un mur à l’autre ! Quelle belle maison vous habitez, les jumeaux ! » Les Daniels se dégelèrent un peu et hochèrent la tête. « On pourrait vous prendre pour des automates, leur dit Michel. Vous prononcez les mêmes mots en même temps, vous marchez du même pas, vous hochez la tête à l’unisson… Savez-vous sourire ? » Les jumeaux le regardèrent avec une antipathie évidente, Annie donna un coup de coude à Michel. « Tais-toi, Michel, ne les taquine pas, dit-elle. Ils vont vous montrer leur grange. Nous en profiterons pour défaire nos valises, nous vous avons apporté du linge et des vêtements. Quand nous serons prêtes, nous descendrons. — Dépêchez-vous », ordonna Michel avant de sortir avec François. Le jeune Américain avait laissé sa porte ouverte. Un désordre effroyable régnait dans la pièce ; tout était sens dessus dessous. Michel ne put retenir une exclamation. « Quel fouillis ! » Quand il eut descendu quelques marches, il se retourna pour voir si les Daniels les suivaient. Restés sur le palier, les jumeaux brandissaient le poing en direction de la chambre de l’Américain. Ils détestent le nommé Junior, pensa le jeune garçon. Espérons qu’ils ne nous prendront pas en grippe. « Allons voir la grange, ajouta-t-il tout haut. Pas si vite, François ! Attendons les maîtres de la maison, c’est préférable. » CHAPITRE III La grange LES jumeaux sortirent de la ferme, contournèrent l’étable et arrivèrent devant une grande bâtisse dont ils ouvrirent la porte. « Ça alors ! s’écria François. Je n’ai jamais vu une grange aussi vaste et aussi belle. Elle a sans doute des siècles, à en juger d’après ses poutres. Elle fait penser à une cathédrale. Et cette hauteur de plafond ! Regarde-moi ça, Michel ! À quoi sert-elle ? — Nous y mettons le foin et la paille après la moisson », dirent ensemble les Daniels qui ouvraient et fermaient la bouche en même temps. Les deux garçons aperçurent deux lits de camp dans un coin. « Si vous préférez rester ici tout seuls, nous coucherons dans le petit hangar dont votre mère a parlé », déclara François. Les jumeaux n’eurent pas le temps de répondre. Un jappement perçant s’éleva, et un petit caniche noir se dressa sur un lit où il faisait un somme. « Qu’il est petit ! dit François. Il est à vous ? Comment s’appelle-t-il ? — Friquet, répondirent-ils tous les deux à la fois. Viens ici, Friquet. » Le petit chien sauta à terre et courut à eux. Il gambadait, faisait le beau et distribuait à tous de grands coups de langue. Michel se pencha pour le prendre, mais les jumeaux le lui arrachèrent. « Il est à nous ! dirent-ils si violemment que Michel recula d’un pas. — Bon, bon, gardez-le. Faites bien attention que Dagobert ne le dévore pas. » Effrayés, les Daniels échangèrent un regard anxieux. « N’ayez pas peur, se hâta de dire François. Dago est très doux et n’attaque jamais les petits chiens. Pourquoi donc ne parlez-vous pas ? Sourire gentiment vous ferait mal aux lèvres ? Si vous ne voulez pas de nous dans votre grange, nous coucherons ailleurs. Cela nous est égal. » Les jumeaux se regardèrent de nouveau comme s’ils lisaient leurs pensées dans leurs yeux, puis ils se tournèrent gravement vers les garçons ; ils paraissaient un peu moins hostiles. « Il y a de la place pour quatre ici, déclarèrent-ils. Nous allons chercher deux autres lits de camp. » Ils s’éloignèrent, Friquet sur leurs talons. François se gratta la tête. « Ces jumeaux me font un drôle d’effet, dit-il. J’ai l’impression qu’ils ne sont pas en chair et en os. À les voir faire les mêmes gestes, à la même seconde, on pourrait les prendre pour des pantins dont on tire les ficelles. — Ils sont très impolis, renchérit Michel. Mais ils ne nous gêneront pas beaucoup. Demain nous explorerons la ferme et ses alentours. La région a l’air très jolie. Si le fermier a une voiture, il nous fera peut-être faire une petite promenade. ! Un tintement de cloche lui coupa la parole. Qu’est-ce que cela veut dire ? demanda François. Le goûter, j’espère. » Les jumeaux apportaient deux lits pliants qu’ils placèrent aussi loin que possible des premiers. Michel voulut les aider, mais ils le repoussèrent d’un geste ; en quelques minutes, ils eurent achevé leur besogne. Ils étaient adroits et actifs, on ne pouvait dire le contraire. « Le goûter est servi », annoncèrent-ils en se redressant quand ils eurent disposé les draps et les couvertures. » Nous allons vous montrer la fontaine pour vous laver les mains. — Merci, répondirent les deux garçons en même temps. — Leur manie est contagieuse, remarqua François en riant. Si nous n’y faisons pas attention, nous nous transformerons aussi en automates. Ce caniche est tout à fait amusant. Regarde-le courir après cette pie ! » Une pie noire à tête grise venait de faire son apparition et sautillait sur le sol. Friquet bondissait autour d’elle, dans le vain espoir de l’attraper ; sur le point d’être rejoint, l’oiseau se cachait derrière un sac ou dans un coin, puis revenait narguer le chien avec tant de malice que les deux garçons éclatèrent de rire. Les jumeaux eux-mêmes ne purent s’empêcher de sourire. — Crâ… crâ… crâ ! », cria la pie. Après s’être élevée dans les airs, elle redescendit pour se percher sur le dos du caniche ; fou de rage, Friquet tournait dans la grange avec la vitesse d’un bolide. « Roule-toi par terre, Friquet ! » crièrent les Daniels. Friquet leur obéit, mais la pie, en poussant un cri de triomphe, s’envola de nouveau et se posa sur la tête d’un des ; jumeaux. « Est-elle apprivoisée ? demanda Michel. Quel est son nom ? — Zoé. Elle est à nous. Elle est tombée d’une cheminée et s’est cassé l’aile, dirent les jumeaux, Nous l’avons soignée jusqu’à sa guérison et maintenant elle ne veut plus nous quitter. — Ma parole ! s’écria Michel éberlué. Est-ce vous qui avez fait ce long discours ou est-ce la pie ? Vous savez donc parler, après tout ! » Zoé pinça avec son bec l’oreille du jumeau le plus proche d’elle. « En voilà assez, Zoé ! » cria l’enfant. La pie remonta dans les airs avec un crâ ! crâ ! qui ressemblait à un rire et disparut au milieu des poutres. Claude et Annie arrivèrent en courant. Mme Bonnard envoyait chercher les garçons qui, croyait-elle, n’avaient pas entendu la cloche du goûter. Dagobert, bien, entendu, les accompagnait ; il flaira chaque coin ; cette ferme lui plaisait beaucoup. « Vous voilà ! cria Annie. Mme Bonnard a dit… » Un aboiement bruyant l’interrompit. Dagobert avait aperçu Friquet qui cherchait encore, derrière les sacs, la pie effrontée. Qu’est-ce que c’est donc que cette petite bête noire ? se demanda le gros chien étonné. Aboyant de toutes ses forces, il se précipita vers le caniche qui poussa un jappement et sauta dans les bras d’un jumeau. « Emmenez votre chien ! crièrent les Daniels, furieux de cette intrusion. — Aucun danger… Il ne le mordra pas, dit Claude qui saisît Dagobert par son collier. Il n’est pas méchant. — Emmenez votre chien ! » répétèrent les jumeaux. Cachée derrière une poutre, la pie leur fit chorus avec des « crâ ! crâ ! » retentissants. « Bon, bon, dit Claude. Viens, Dagobert. S’il le voulait, il n’en ferait qu’une bouchée de votre toutou ! » Ils retournèrent à la ferme en silence. Friquet avait repris sa place sur le lit de l’un des jumeaux. Les quatre enfants étaient un peu découragés par l’hostilité persistante des Daniels, mais le spectacle qui les accueillit dans la cuisine les réconforta. Le goûter était disposé sur une grande table de vieux chêne. Il était si appétissant qu’il mettait l’eau à la bouche. « Des galettes toutes chaudes ! s’écria Claude. Comme elles sentent bon ! Je suis sûre qu’elles sont délicieuses. » Grand-père goûtera tranquillement. Ne faites pas attention à lui. Une grande tarte aux abricots formait le centre du tableau ; des tartines de pain grillé faisaient vis-à-vis aux galettes ; un pot de confitures de fraises, une corbeille de prunes dorées offraient d’alléchantes perspectives. Un lait blanc et mousseux remplissait un pichet vert. « Vous nous gâtez trop, madame Bonnard, dît François qui jugeait qu’on les traitait comme des princes. Que de bonnes choses ! Nous ne voulons pas vous donner tant de travail. » Une voix forte et autoritaire les fit tous sursauter. Ils n’avaient pas remarqué, assis dans un grand fauteuil de bois près de la fenêtre, un robuste vieillard qui, avec ses cheveux et sa barbe d’un blanc de neige, avait l’air d’un patriarche. Ses yeux, sous d’épais sourcils, gardaient le feu de la jeunesse. « Tant de travail ! Que voulez-vous dire, gamin ? Tant de travail ? Aujourd’hui, les gens ne savent plus ce que c’est que le travail. Ils gémissent, ils se plaignent, ils sont exigeants, ils trouvent toujours qu’ils en font trop. De mon temps… — Voyons, grand-père, dit Mme Bonnard d’un ton apaisant, reposez-vous. Depuis ce matin, vous ne vous êtes pas arrêté. Vous devez être très fatigué. — Tant de travail ! répéta le vieillard sans l’entendre. Je pourrais vous en dire long sur le travail. Dans ma jeunesse, je… D’où sort cet animal ? » C’était Dagobert ! Surpris par la voix bruyante du vieillard, il grognait et ses poils se hérissaient. Soudain, il se calma, s’approcha lentement de l’irascible vieillard et posa la tête sur ses genoux. Tous le regardèrent avec étonnement ; Claude n’en croyait pas ses yeux. Dago n’avait pas l’habitude de ces familiarités avec les inconnus. Le grand-père reprit le fil de son discours. « De nos jours, les gens ne savent plus rien. Ils ne savent pas reconnaître un bon mouton, une bonne vache, un bon coq. Ils… » Dago bougea un peu la tête ; le grand-père s’interrompit pour le regarder. « Ça, c’est un bon chien, déclara-t-il en lui caressant les oreilles. Un vrai chien. De ceux qui sont les meilleurs amis de l’homme. Il me rappelle mon vieux Sultan. » Claude ne revenait pas de sa surprise. « C’est la première fois que Dago fait des avances à quelqu’un, murmura-t-elle. — Les animaux connaissent d’instinct les gens qui les aiment, expliqua tout bas Mme Bonnard. Que la brusquerie de mon grand-père ne vous effraie pas. Il critique volontiers les mœurs actuelles, c’est de son âge. Regardez, votre Dagobert s’est couché à ses pieds ; tous les deux sont heureux. Grand-père goûtera tranquillement. Ne faites plus attention à lui. » Les enfants suivirent ce conseil et firent honneur aux tartines et aux gâteaux, tout en posant à Mme Bonnard des questions sur la ferme. « Oui, bien sûr, vous pourrez monter sur le tracteur. Nous avons aussi une vieille Ford. Vous explorerez les alentours si vous voulez. Attendez que mon mari rentre… Vous vous entendrez avec lui. » Personne ne remarqua la petite ombre noire qui s’introduisait dans la cuisine et se glissait près de la fenêtre. Friquet, le caniche ! Il avait quitté la grange pour rejoindre la famille. Lorsque Mme Bonnard se tourna vers le vieillard pour lui demander s’il voulait un autre morceau de tarte, une scène étrange frappa ses yeux. Elle donna un coup de coude aux jumeaux qui pivotèrent sur leur chaise. Ils virent Dagobert couché paisiblement devant le grand-père, le caniche blotti entre ses grosses pattes. C’était à ne pas y croire ! « Le grand-père est au comble du bonheur, dit Mme Bonnard. Deux chiens à ses pieds ! Ah ! voici mon mari ! Dépêche-toi, André, tu es en retard, nous avons presque fini de goûter. » CHAPITRE IV Junior UN HOMME entra dans la cuisine ; rien qu’à le voir, on devinait en lui le père des jumeaux. Il était grand, mais ses épaules se voûtaient ; la fatigue crispait ses traits ; il se contenta de hocher la tête sans sourire. « André, voici nos nouveaux hôtes dont je t’ai parlé, dit Mme Bonnard. François, Michel… — Encore des pensionnaires ! gémit André Bonnard. Cristi ! Quelle troupe d’enfants ! Où est le petit Américain ? J’ai des reproches à lui faire. Ce matin il a essayé de mettre le tracteur en marche… — Voyons, André, oublie tes ennuis un moment. Lave-toi les mains et viens goûter ; interrompit Mme Bonnard. Je t’ai gardé de ces galettes que tu aimes tant. — Je n’ai pas faim, dit son mari. D’ailleurs je n’ai pas le temps de m’asseoir. Verse-moi simplement un verre de vin et je l’emporterai dans l’étable. Il faut que j’aille traire les vaches. Maurice est absent aujourd’hui. — Nous t’aiderons, papa ! s’écrièrent les jumeaux en même temps selon leur coutume. — Non, restez assis, ordonna leur mère. Vous travaillez depuis sept heures du matin. Finissez tranquillement de goûter. — Votre aide ne sera pas de trop, petits, dit leur père en se dirigeant vers la porte. Mais votre mère a sans doute besoin de vous, avec cette maison pleine de monde. — Madame Bonnard, laissez donc les jumeaux accompagner leur père, intervint François. Nous vous aiderons. — Nous aimons beaucoup faire le ménage, renchérit Annie. Oui, permettez-nous de vous aider, madame Bonnard. Nous nous sentirons bien plus à l’aise. Voulez-vous que nous débarrassions la table ? Nous laverons les assiettes et les verres pendant que les jumeaux s’occuperont à traire les vaches. — Laissez-les travailler ! » cria de son coin le vieux grand-père d’une voix si sonore que Dagobert et Friquet, effrayés, se levèrent précipitamment. « Les enfants, de nos jours, sont servis au doigt et à l’œil ; c’est faire d’eux des paresseux et des égoïstes. — Allons, allons, grand-père, dit la pauvre Mme Bonnard. Ne vous tracassez pas. Nous nous arrangeons très bien entre nous ! » Le vieillard poussa une exclamation et assena un coup de poing sur l’accoudoir de son fauteuil. « Je veux dire que… » Mais il n’alla pas plus loin ; un bruit de pas résonnait dans le vestibule, en même temps que des voix au fort accent américain. « Je veux t’accompagner, papa. On meurt d’ennui dans ce village. Emmène-moi à Paris, papa, je t’en prie ! — Ce sont les Américains ? » demanda Mick en se tournant vers les jumeaux. Les Daniels s’étaient rembrunis, cachant mal leur colère ; ils firent un signe de tête affirmatif. Un homme de forte carrure, vêtu d’un costume de ville trop élégant pour la circonstance, entra avec un garçon d’environ onze ans, au visage gras et pâle. Le père s’arrêta sur le seuil de la porte et jeta un regard autour de lui en se frottant les mains. « Bonjour, tout le monde ! Nous avons fait de bonnes affaires aujourd’hui. Nous avons acheté des antiquités. Des objets de valeur. Je les ai eus à très bon compte. Nous sommes en retard pour le goûter ? Qui sont tous ces gens ? » Il adressa un sourire à la ronde. François se leva poliment. « Nous sommes quatre cousins, déclara-t-il Nous venons passer quelque temps ici. — Ici ? Où coucherez-vous alors ? » demanda le garçon en approchant une chaise de la table. « La maison n’a absolument aucun confort. C’est une vieille bicoque. Pas de salle de bains… — Taisez-vous ! » crièrent ensemble les jumeaux. Ils jetèrent au jeune garçon un regard si haineux qu’Annie fut effrayée. « J’ai le droit de dire ce que je veux ! protesta le jeune Américain. Nous sommes dans un pays libre, je pense. Si vous voyiez nos appartements aux Etats-Unis, vous seriez ébahis. Madame Bonnard, je prendrai un morceau de cette tarte… Elle n’a pas l’air mauvaise. — Vous ne pouvez pas dire s’il vous plaît ? » rugit une voix. Celle du grand-père, bien sûr. Mais l’enfant fit semblant de ne pas entendre ; il se contenta de tendre son assiette sur laquelle Mme Bonnard plaça une grosse part de tarte. « Moi aussi, madame Bonnard, j’aime autant la tarte que Junior, dit l’Américain en s’asseyant à table. Quels beaux souvenirs nous avons achetés ! Bonne journée, n’est-ce pas, Junior ? — Ça oui, papa, répondit Junior. Je voudrais bien boire quelque chose de frais. Ce lait a l’air tiède. — Je vais vous chercher de l’orangeade glacée, dit Mme Bonnard en se levant — Qu’il se serve lui-même, ce garnement ! ». C’était, bien entendu, le grand-père qui protestait de nouveau. Mais les jumeaux couraient déjà chercher l’orangeade. Quand ils passèrent près d’elle, Claude lut sur leur visage l’animosité violente que leur inspirait Junior. « Le grand-père n’a pas l’air commode ! chuchota M. Henning à l’oreille de Mme Bonnard. — Parlez plus haut ! cria le grand-père. Je veux entendre tout ce que vous dites. — Allons, grand-père, ne vous tourmentez pas, dit la pauvre Mme Bonnard. Faites une petite sieste. — Non, je vais dans les champs, dit le grand-père en se levant. J’ai besoin d’air. Il y a des gens qui me rendent malade. » Il sortit, appuyé sur sa canne ; encore très droit, la tête haute sous sa couronne de cheveux blancs, il avait fière allure. « Il me rappelle Charlemagne tel que le montrent les vieilles gravures », remarqua Annie à Michel. Dagobert et Friquet escortèrent le vieillard jusqu’à la porte. Junior aperçut aussitôt Dagobert. « Qu’est-ce que c’est que ce gros chien ? s’écria-t-il. À qui est-il ? C’est la première fois que je le vois. Viens prendre un morceau de galette. » Dagobert fit la sourde oreille. « C’est mon chien Dagobert, dit Claude d’une voix glaciale. Je ne permets à personne de lui donner à manger. — Attrape ! » dit Junior en jetant la moitié d’une galette par terre devant Dagobert. « C’est pour toi, vieux chien ! » Dagobert regarda le gâteau sans bouger ; puis il leva la tête vers Claude. « Viens ici », dit Claude. Il obéit. Le gâteau à demi émietté resta sur les dalles. « Mon chien ne le mangera pas, dit Claude. Ramassez-le. Il ne faut pas salir la cuisine de Mme Bonnard. — Ramassez-le vous-même ! répliqua Junior en prenant une autre galette. Pourquoi me regardez-vous de travers ? Si ça continue, je vais mettre mes lunettes noires. » Il envoya un coup de coude à Claude qui poussa une exclamation. Dagobert s’élança pour la défendre ; il montrait les dents et grognait si fort que Junior, effrayé, se leva. « Papa, ce chien est dangereux, dit-il. Il veut me mordre. — Non, dit Claude, mais cela pourrait bien arriver si vous ne m’obéissez pas. Ramassez cette galette, vous entendez ? — Allons, allons, dit Mme Bonnard, inquiète. Laissez ça. Tout à l’heure, je donnerai un coup de balai. Voulez-vous un autre morceau de tarte, monsieur Henning ? » L’atmosphère était chargée d’électricité. Au comble de l’embarras, Annie ne savait quelle contenance prendre. Junior se calma en voyant Dagobert s’allonger entre sa chaise et celle de Claude ; son père continuait à parler de ses emplettes et du flair qu’il avait pour découvrir les antiquités, Tous s’ennuyaient. Les jumeaux rapportèrent une carafe d’orangeade ; ils posèrent un verre devant M. Henning et un autre devant son fils. Puis ils disparurent. « Où vont-ils ? » demanda Junior après avoir avalé d’un trait son orangeade au risque de s’étrangler. « Que c’est bon de boire frais par cette chaleur ! — Ils vont aider à traire les vaches, je suppose », répondit Mme Bonnard qui paraissait à bout de forces. François eut pitié d’elle. La pauvre femme n’avait sûrement pas une minute de repos. Quelle corvée de préparer des repas pour tant de monde ! « Je vais les rejoindre, déclara Junior en glissant de sa chaise. J’aimerais mieux que vous restiez ici, Junior, protesta Mme Bonnard. La dernière fois, vous avez fait peur aux vaches. — Parce que je n’avais pas l’habitude », dit Junior. François regarda M. Henning ; le père allait sans doute enjoindre à son fils de se tenir tranquille ; mais il n’en fit rien. Il alluma une cigarette et jeta l’allumette par terre. Claude fronça les sourcils en voyant Junior se diriger vers la porte. Comment osait-il passer outre à la défense de la maîtresse de maison ? Elle murmura quelques mots à Dagobert qui se leva et barra le chemin au petit Américain. « Va-t’en, sale bête ! » cria Junior. Dagobert fit entendre un grognement menaçant. « Rappelez-le, voulez-vous ? » demanda le jeune garçon en se retournant. Personne ne dit mot. Mme Bonnard se mit en devoir de rassembler les assiettes. Des larmes brillaient dans ses yeux. Cela n’avait rien d’étonnant, pensa Claude. Si les mêmes difficultés se renouvelaient tous les jours, sa vie n’était pas enviable. Dagobert restait immobile comme une statue en grognant de temps en temps ; Junior décida d’abandonner son projet. Il aurait volontiers envoyé un coup de pied au chien, mais il craignait les représailles. Il retourna auprès de son père. « Allons nous promener, papa, proposa-t-il. Ne restons pas ici. » Sans un mot, le père et le fils sortirent par la porte du jardin. Après leur départ, tous poussèrent un soupir de soulagement. « Reposez-vous un peu, madame Bonnard, dit Annie. Nous laverons la vaisselle. Cela nous amusera. — Vous êtes vraiment très gentille, dit Mme Bonnard. Je ne me suis pas arrêtée de tout le jour ; vingt minutes de repos me feront du bien. Je suis si fatiguée que j’ai les nerfs à fleur de peau. J’ai peine à supporter Junior. J’espère pourtant que Dagobert ne le mordra pas. — Il lui donnera probablement un coup de dent avant longtemps », dit gaiement Claude en rassemblant les assiettes, tandis qu’Annie se chargeait des verres. « Qu’allez-vous faire, les garçons ? Aider à traire les vaches ? — Oui. Ce ne sera pas la première fois, répliqua Michel. C’est un travail amusant. Bonnes bêtes, les vaches ! À tout à l’heure, les filles. Si ce fléau d’Américain vous ennuie, appelez-nous. Il a fallu que je fasse un effort pour ne pas l’obliger à ramasser cette galette. — Nous allons balayer, dit Annie. Ne soyez pas en retard pour le dîner. » Les garçons s’en allèrent en sifflant. Mme Bonnard aussi avait disparu. Claude, Annie et Dagobert restaient seuls dans la cuisine, car Friquet avait suivi les Daniels. « Je regrette que nous soyons venus, dit Claude qui portait un plateau dans l’arrière-cuisine. Mme Bonnard a beaucoup trop de travail. Pourtant, si elle a besoin d’argent… — Nous pouvons l’aider et nous serons presque tout le temps dehors, dit Annie. Nous ne verrons pas beaucoup Junior, et ce sera tant mieux ! — Tu te trompes, Annie, tu le trouveras sur ton chemin plus souvent que tu ne le voudrais ! Heureusement, Dagobert est là !… » CHAPITRE V La soirée à la ferme LEUR travail fini, Claude et Annie allèrent retrouver les garçons dans l’étable. Elles admirèrent les belles vaches tachetées de roux qui chassaient les mouches avec leur queue. Des grands seaux pleins de lait leur apprirent que la traite était terminée ; les jumeaux se disposaient à reconduire les bêtes dans un pré. « Ça a bien marché ? demanda Annie. — Très bien ; nous avons ri comme des fous, dit Michel. Mais j’ai eu plus de succès que François ; je chantais tout le temps ; les vaches aiment la musique. — Ne fais donc pas l’idiot ! s’écria Claude. Tu as parlé au fermier ? — Oui. Demain il nous fera faire un tour dans sa vieille Ford, répondit Michel avec satisfaction. Nous pourrons aussi monter sur le tracteur si Roger, l’ouvrier agricole, nous le permet. Roger, paraît-il, ne veut à aucun prix de Junior. Je ne sais pas s’il sera plus accommodant pour nous. — Nous verrons, dit Claude. Junior a besoin d’une bonne leçon. Nous la lui donnerons tôt ou tard, Dago et moi. — Nous vous applaudirons de bon cœur, déclara François. Mais prenons patience le plus possible. Mme Bonnard est si douce et si dévouée ! Il ne faut pas lui faire de peine ; si les deux Américains partaient, ce serait pour elle une grosse perte d’argent. — Tu as raison, François, dit Claude. Mais Dagobert n’entre pas dans ces considérations. Il meurt d’envie de se jeter sur Junior. — Comme je le comprends ! dit Michel en caressant la bonne tête de Dagobert. Quelle heure est-il ? Avons-nous le temps de nous promener ? — Pas loin, répliqua François. Nous avons gravi tant de collines ce matin à bicyclette que j’ai les jambes toutes raides. Je suis incapable d’entreprendre une longue marche. » Les autres furent du même avis ; ils se contentèrent de faire le tour des constructions de la ferme. Ces bâtiments étaient très vieux et quelques-uns menaçaient ruine. Les toits étaient recouverts d’ardoises d’un gris tendre qu’envahissaient le lichen et la mousse. « Que c’est joli ! » dit Claude en s’arrêtant pour contempler la toiture d’un bâtiment. « Regardez cette mousse, comme elle est verte et brillante ! Mais quel dommage… On a remplacé la moitié des vieilles ardoises par d’horribles tuiles bon marché ! — Les Bonnard les ont peut-être vendues, dit François. Les vieilles ardoises valent très cher. Certains Américains les recherchent pour couvrir leurs maisons de campagne. — Si je possédais une ferme comme celle-ci, je ne vendrais pas la moindre ardoise, pas même un brin de mousse ! s’écria Claude indignée. — Toi peut-être, dit Michel. Mais d’autres peuvent s’y résigner pour garder une propriété familiale qu’ils aiment. Ils préfèrent se séparer de quelques ardoises plutôt que de voir leurs murs s’écrouler faute d’argent pour les réparer. — Je suis sûre que le vieux grand-père refuserait d’en vendre une seule si on le consultait, dit Annie. Je me demande si l’Américain a essayé d’en acheter. C’est probable. » Après avoir marché un moment, ils découvrirent un vieux hangar rempli d’objets hétéroclites mis au rebut. Furetant de tous les côtés, François fit des trouvailles intéressantes. « Regardez cette énorme roue, dit-il en tendant la main vers un coin sombre. Elle est presque aussi grande que moi. Les fermiers du bon vieux temps devaient fabriquer eux-mêmes leurs charrettes… Peut-être dans cette grange. Et aussi leurs outils. Voyez celui-ci… Une faucille sans doute. Quelle drôle de forme ! » Ils examinèrent l’instrument qui, vieux de deux ou trois siècles, paraissait encore tout neuf. François le soupesa et le trouva très lourd. « Au bout de dix minutes, j’aurais mal au bras, déclara-t-il. Mais je parie que le vieux grand-père, dans sa jeunesse, aurait pu couper des épis de blé toute une journée avec cette faucille sans être fatigué. Il était sûrement fort comme un Turc. — Rappelle-toi ce que la petite Ginette de la boulangerie nous a dit, ajouta Annie. Elle prétend qu’il a maîtrisé un taureau furieux. Nous lui demanderons de nous en parler. Il sera sûrement content de raconter ses prouesses. — C’est un vieillard comme on en voit peu, dit François. Il me plaît beaucoup, malgré ses cris et ses fureurs. Venez, il se fait tard. Nous ne savons pas à quelle heure le dîner est servi. Je crois qu’il est temps de rentrer. — Moi, je me suis renseignée, dit Claude. On dîne à sept heures et demie. Retournons là-bas, nous ferons un brin de toilette ; puis nous aiderons à mettre la table, Annie et moi. — C’est cela, rentrons, dit François. Viens, Dago. Cesse de renifler dans tous les coins. Il n’y a pas de lapins ici. » Ils reprirent le chemin de la ferme. Dans la cuisine, Mme Bonnard préparait déjà le repas. Les filles se hâtèrent de monter à leur chambre pour se laver les mains et se donner un coup de peigne. « Nous voici, déclara Annie quand elles furent redescendues. Laissez-nous ces pommes de terre, madame Bonnard. Nous allons les peler. Nous avons fait le tour de votre propriété et fureté dans les vieux hangars. — Ils ont besoin d’être débarrassés, dit Mme Bonnard, reposée par sa sieste. Mais le grand-père ne veut pas qu’on y touche. Il a promis à son aïeul de garder tous les vieux outils dont on ne se sert plus. Nous avons vendu quelques belles ardoises grises à un Américain, un ami de M. Henning. Grand-père a failli en devenir fou. Il a tempêté pendant toute une journée et toute une nuit ; le pauvre, si vous l’aviez vu ! Il brandissait une fourche et hurlait des menaces. Si un inconnu s’était présenté, je crois qu’il lui aurait fait passer un mauvais quart d’heure. Nous avons eu toute la peine du monde à le calmer. — Mon Dieu ! » s’écria Annie qui se représentait la scène comme si elle y avait assisté. Le dîner fut très gai, car M. Henning et Junior n’y parurent pas. La conversation, ponctuée d’éclats de rire, était animée. Mais les jumeaux gardèrent le silence. Annie les considérait avec perplexité. Ne se dérideraient-ils jamais ? Elle leur sourit une ou deux fois mais ils détournèrent les yeux. Friquet était à leurs pieds. Dagobert dormait sous la table. Le grand-père et M. Bonnard n’avaient pas terminé leur travail. « Ils profitent des dernières clartés du jour, expliqua Mme Bonnard. Il y a tant à faire dans une ferme. » Mme Bonnard avait préparé un excellent pot-au-feu ; les enfants y firent honneur ainsi qu’à la compote de prunes accompagnée de crème fraîche. Soudain Annie bâilla. « Excusez-moi, dit-elle. Je n’ai pas pu me retenir. Je ne sais pas pourquoi, je ne peux pas garder les yeux ouverts. — Tu m’as donné envie de bâiller aussi, dit Michel en portant la main à sa bouche. Je ne m’étonne pas que nous ayons tous sommeil. Nous nous sommes levés à l’aube ce matin, François et moi ; vous, les filles, vous avez fait un long trajet en autocar. — Allez vous coucher tout de suite, conseilla Mme Bonnard. Vous vous lèverez sans doute de bonne heure demain matin. J’ai bien peur que les Daniels ne vous réveillent ; ils sont toujours debout à six heures ; ils ne peuvent pas rester au lit. — À quelle heure se lève Junior ? demanda Claude en riant. À six heures aussi ? — Oh ! non, pas avant neuf heures ! répliqua Mme Bonnard. M. Henning descend vers onze heures… Il aime déjeuner au lit. Junior aussi. — Quoi ? Vous portez un plateau à ce paresseux ? s’écria Michel indigné. Vous devriez le prendre par les épaules et l’obliger à descendre. — Ils paient leur pension ; ils ont le droit d’être exigeants, dit Mme Bonnard. — C’est moi qui servirai Junior demain matin, déclara Claude, à l’étonnement général. Dagobert et moi. Ce sera un plaisir pour nous. N’est-ce pas, Dago ? » Dagobert fit entendre un grognement étrange. « Il rit, expliqua Michel. Je n’en suis pas surpris. J’aimerais voir la tête de Junior quand vous entrerez dans sa chambre avec son déjeuner, Dagobert et toi. — Tu crois que je ne le ferai pas ? demanda Claude. Qu’est-ce que tu paries ? — Tu n’auras sûrement pas ce toupet, dit Michel. Je te parie mon canif tout neuf. — J’accepte, dit Claude. — Non, non, protesta Mme Bonnard. Je ne veux pas que mes hôtes se servent les uns les autres. L’escalier est très difficile à monter, surtout quand on est chargé. — Je monterai le plateau de Junior, et même celui de M. Henning si vous voulez, dit Claude. — Non, laisse M. Henning tranquille, dit François en jetant à Claude un regard d’avertissement. N’exagère pas, ma vieille. Contente-toi de Junior. — Bon, bon, dit Claude, boudeuse. Les Américains ne viennent pas dîner ? — Pas ce soir, répondit Mme Bonnard d’une voix satisfaite. Ils dînent dans une hôtellerie. Je crois qu’ils sont un peu fatigués de notre cuisine très simple. J’espère pourtant qu’ils ne rentreront pas trop tard. Grand-père aime fermer la maison de bonne heure. » Les enfants furent contents quand la table fut débarrassée et la vaisselle en place ; ils étaient tous accablés de sommeil. Fatigués par l’air de la campagne, le long trajet accompli dans la journée, les petits travaux de la ferme, ils dormaient debout. « Bonsoir, madame Bonnard, dirent-ils quand tout fut fini. Nous allons nous coucher. Les Daniels viennent aussi ? » Les jumeaux daignèrent hocher la tête. Eux aussi n’en pouvaient plus. François se demanda où étaient M. Bonnard et le grand-père. Ils travaillaient encore sans doute… Il bâilla. Il savait d’avance qu’il dormirait comme une marmotte même sur la terre nue. Son.lit de camp lui paraissait le dernier mot du confort. Tous se dispersèrent ; les jumeaux, François et Michel se rendirent dans la grange ; les filles montèrent dans leur chambre. Claude entrouvrit la porte de celle de Junior. Elle fut outrée par ce qu’elle vit. Junior ne se donnait pas la peine de ranger ses vêtements et ses objets de toilette ; de plus, il avait éparpillé sur le parquet les coquilles des noix qu’il avait mangées. Tous furent bientôt couchés ; le matelas des filles était un peu dur mais elles s’en aperçurent à peine ; les garçons se trouvaient très bien dans leurs lits de camp. Dagobert était sur les pieds de Claude ; Friquet distribuait ses faveurs avec impartialité et partageait sa nuit entre Daniel et Danièle. Environ deux heures plus tard, un grand vacarme retentit ; les filles se réveillèrent en sursaut, un peu effrayées. Dagobert se mit à aboyer. Claude, sur la pointe des pieds, sortit sur le palier ; elle entendit la voix bruyante du grand-père et revint auprès d’Annie. « C’est M. Henning et Junior qui rentrent, dit-elle. Le grand-père avait fermé la porte à clef. Ils ont tambouriné à tout casser. Quel tapage !… Voici Junior qui monte ! » En effet, Junior gravissait l’escalier en chantant à tue-tête. « Quel fléau ! dit Claude. Attends un peu, mon petit ami. Tu seras moins fier quand je te monterai ton déjeuner demain matin ! » CHAPITRE VI Un déjeuner mouvementé QUELLE joie de coucher dans une grange ! C’est ce que pensait Michel en humant l’odeur du foin. La porte ouverte laissait entrer un petit vent frais ; des étoiles brillaient dans le ciel. Il se sentait bien et s’efforçait de repousser le sommeil qui pourtant finit par le vaincre. François s’endormit dès que sa tête eut touché l’oreiller ; il n’entendit pas le vacarme qui annonçait l’arrivée tardive des Henning. Vers une heure du matin cependant, il s’éveilla en sursaut et s’assit sur son lit, le cœur battant. Que voulait dire le bruit qu’il avait entendu ? Le son retentit de nouveau et il se mit à rire. « Que je suis bête ! Ce n’est qu’un hibou ! Ou peut-être même plusieurs. Et ces petits cris ? Une souris ou un mulot ? C’est l’heure où les animaux nocturnes vont à la chasse. » Il resta l’oreille tendue. Soudain une bouffée d’air frais effleura son visage. Un oiseau avait dû passer au-dessus de lui. Les ailes de hibou se meuvent en silence, il le savait. La souris la plus méfiante ne se doute pas que son ennemi s’approche d’elle. Un nouveau petit cri. « Le hibou fait bonne chasse, pensa François. Il ne manque pas de gibier ici ; cette grange où des balles de foin et de paille sont entassées doit être pleine de souris. Le fermier a bien besoin qu’on l’en débarrasse. Fais ton travail, mon petit hibou, mais, je t’en prie, ne prends pas mon nez pour une souris ! Ah ! Tu viens de nouveau de passer au-dessus de ma tête. Je t’ai vu… ou plutôt j’ai vu ton ombre. » Le jeune garçon ne tarda pas à se rendormir. À son réveil, le soleil entrait à flots dans la grange. Il regarda sa montre. « Sept heures et demie. Moi qui voulais me lever tôt ! Michel, réveille-toi ! » Michel dormait à poings fermés. Ce fut en vain que François le secoua. Il se contenta de se tourner de l’autre côté. Les lits des jumeaux étaient déjà vides. Après avoir plié leurs draps et leurs couvertures, ils s’étaient esquivés silencieusement. « Sans nous réveiller, pensa François en enfilant ses chaussettes. Je me demande si je peux faire ma toilette à la pompe de la cour. Michel, réveille-toi ! cria-t-il. Si je te laissais là, tu dormirais jusqu’à dix heures. » Michel entendit les derniers mots et se redressa. « Dix heures ? Sapristi ! Dire que j’ai fait le tour du cadran. Je m’étais pourtant bien promis de ne pas être en retard pour le déjeuner. Je… — Calme-toi, reprit François qui brossait ses cheveux. J’ai dit que, si je te laissais là, tu dormirais jusqu’à dix heures. En réalité, il n’est que sept heures et demie. — Tant mieux, dit Michel en se rallongeant. Je peux m’offrir encore dix minutes de sommeil. — Les jumeaux sont déjà partis, dit François. Je me demande si les filles sont levées. Mon Dieu ! Qu’est-ce que c’est que ça ? » Quelque chose le frappait dans le dos. François se retourna ; c’était sans doute Junior ou un des Daniels qui se livrait à une plaisanterie stupide. « Tiens ! C’est toi, Zoé ! dit-il en voyant l’oiseau sur son oreiller. Tu as le bec bien pointu. — Crâ ! crâ ! », répondit la pie. Elle se percha sur son épaule. François en fut d’abord flatté, mais elle lui pinça l’oreille ; il se serait volontiers passé de cette faveur. « Prends-la », dit-il à Michel. Zoé sauta sur la montre que Michel avait posée sur un sac à côté de lui, la saisit dans son bec et s’envola. Michel poussa un cri de colère. « Rapporte-moi ça, espèce d’idiote ! Tu vas la casser. C’est un objet inutile pour toi ! Elle m’a pris ma montre, François. Qui sait où elle l’emportera ! — Elle a disparu au milieu des poutres, dit François. Il faudra avertir les jumeaux. Ils savent peut-être où elle a sa cachette. Pourquoi n’a-t-elle pas pris la montre de Junior ? J’aurais bien rit. — Crâ ! crâ ! », cria l’oiseau comme s’il comprenait. Mais, pour répondre, il avait été obligé d’ouvrir le bec ; la montre tomba et rebondit sur un sac ; Zoé se précipita pour l’attraper. Michel la devança ; il reprit sans peine son bien qui avait glissé entre deux ballots de foin. La pie remonta au plafond en poussant des cris de colère. « Je te défends de jurer, dit Michel en attachant le bracelet de cuir à son poignet. Tu devrais avoir honte de toi. » Les deux garçons quittèrent la grange pour se rendre à la ferme. Tout le monde était levé ; tous les deux rougirent de leur paresse. Le déjeuner était disposé sur la table, mais déjà plusieurs personnes avaient terminé ce premier repas. « Les filles ne sont pas encore descendues », remarqua Michel en montrant les bols aux places qu’Annie et Claude avaient occupées la veille. « Les jumeaux, eux, sont déjà au travail. Il ne reste plus que nos quatre couverts. Voici Mme Bonnard. Excusez-nous de nous lever si tard. Nous n’arrivions pas à nous réveiller. — C’est tout naturel, répliqua Mme Bonnard en souriant. Je ne m’attendais pas à ce que vous vous leviez à l’aube. Les vacances sont faites pour dormir et se reposer. » Elle posa sur la table le plateau qu’elle tenait. « C’est pour M. Henning. Il sonne quand il veut son déjeuner. Le plateau de Junior est là-bas. Je verse le café dans le pot quand j’entends la sonnette », dit-elle. Elle sortit. Sur le plateau était disposé un repas copieux, tel que l’aiment les Américains : du jambon, des œufs à la coque, des fruits. Les deux garçons firent leurs tartines et se servirent de café au lait ; enfin les deux filles, encore mal réveillées, descendirent avec Dagobert. « Dépêchez-vous, paresseuses ! s’écria Michel avec une indignation feinte. Asseyez-vous. Je vais vous servir votre café. — Où est Junior ? Il n’est pas encore levé, j’espère ? dit Claude avec inquiétude. Je n’ai pas oublié mon pari ; je veux lui monter son déjeuner. — Je ne sais pas si c’est bien prudent de te le permettre, remarqua François. J’espère que tu ne lui jetteras pas le plateau à la tête, Claude. Ou que tu ne te livreras pas à des plaisanteries de mauvais goût. — Je ne m’engage à rien, répliqua Claude en mordant dans une tartine. Je suis prête à tout pour gagner le canif neuf de Michel. — Ne taquine pas trop Junior, reprit François d’un ton sérieux. Il ne faut pas que les Henning s’en aillent ; leur départ ferait un gros trou dans le budget de Mme Bonnard. — Bon, bon, dit Claude. Laisse-moi tranquille. Fais-moi encore passer le beurre, Michel. — Je te recommande cette gelée de groseille, dit Michel en se servant. Elle est délicieuse. Je pourrais en manger toute la journée. » Les deux filles ne s’occupèrent plus que de leur déjeuner ; elles venaient de vider leur bol quand un carillon se fit entendre. Elles sursautèrent. Mme Bonnard revint aussitôt. « C’est la sonnette de M. Henning ! dit-elle. — Je monterai le plateau, dit Annie. Claude servira Junior. — Oh ! non, je ne veux pas », dit Mme Bonnard inquiète. À ce moment, un autre carillon, plus insistant encore, retentit. « C’est Junior, dit-elle. Il imagine que je suis sourde. — Qu’il est mal élevé ! » s’écria Michel. À sa grande joie, Mme Bonnard ne protesta pas. Annie attendit que le plateau de M. Henning fût prêt et le saisit. « Je vais le porter », dit-elle d’une voix décidée. Mme Bonnard lui adressa un sourire de reconnaissance. « Sa chambre est au premier étage à gauche, dit-elle. Il aime que je tire ses rideaux quand je lui apporte son déjeuner. — Faut-il tirer aussi ceux de Junior ? » demanda Claude. Elle parlait d’une voix si mielleuse que les garçons lui jetèrent un regard soupçonneux. Que manigançait-elle ? « Moi, je le fais, répondit Mme Bonnard. Mais vous n’y êtes pas obligée. Merci beaucoup, ma petite. » Annie était déjà montée avec le déjeuner de M. Henning ; Claude saisit le plateau de Junior et se mit en marche. Elle cligna de l’œil à Mick. « Prépare ton canif », dit-elle. Puis elle disparut avec un rire qui ne présageait rien de bon. Elle gravit l’escalier sans se presser ; Dagobert la suivait, très intrigué, se demandant où allait Claude ainsi chargée. La porte de Junior était fermée. Claude l’ouvrit d’un violent coup de pied. Elle entra bruyamment et posa le plateau sur la table d’un geste si brusque que le café rejaillit du pot. En toussant, elle alla à la fenêtre pour tirer les rideaux à grand fracas. Junior, sans doute, s’était rendormi, la tête sous les draps. Claude renversa une chaise ; le jeune Américain se redressa, un peu effrayé. « Qu’y a-t-il ? demanda-t-il. Ne pouvez-vous pas m’apporter mon déjeuner sans… » Il s’aperçut alors que Claude, et non pas l’aimable Mme Bonnard, était dans la chambre. « Partez ! dit-il avec colère. En voilà une idée de faire tout ce vacarme ! Refermez les rideaux, le soleil me fait mal aux yeux… Oh ! vous avez renversé le café ! Pourquoi Mme Bonnard ne m’a-t-elle pas apporté mon déjeuner ? Elle connaît mes habitudes… Posez le plateau sur mes genoux comme elle le fait. » Claude remonta la couverture, prit le plateau et le posa violemment sur les genoux de Junior. Quelques gouttes de café brûlant tombèrent sur le bras nu du jeune garçon qui poussa un cri. Son poing levé s’abattit sur l’épaule de Claude. Il s’en repentit aussitôt. Dagobert, qui était à la porte, bondit sur le lit en grognant. Saisissant Junior par le col de son pyjama, il l’entraîna sur le parquet. Il le maintint là avec ses grosses pattes, sans cesser de gronder. Claude, qui avait prestement retiré le plateau, feignait de ne rien remarquer. Elle fit le tour de la pièce en fredonnant, très occupée à ramasser les vêtements jetés à terre et à remettre de l’ordre sur la table de toilette. Elle laissait Dagobert agir à sa guise. La porte était fermée ; personne ne pouvait entendre les protestations de la victime. « Claude… appelez votre chien ! suppliait Junior. Il va me mordre ! Claude ! Je le dirai à papa. Je regrette de vous avoir frappée. Je vous en prie, rappelez votre chien ! » Il fondit en larmes ; Claude lui lança un regard de mépris. « J’ai bien envie de vous laisser là toute la matinée aux bons soins de Dago, dit-elle. Mais, pour cette fois, je serai indulgente. Viens, Dago, lâche ce petit bon à rien ! » Junior pleurait toujours ; il remonta dans son lit et releva le drap sur sa tête. « Je ne veux pas déjeuner, dit-il entre deux sanglots. Je me plaindrai à papa. Vous verrez ce qu’il vous fera. — C’est ça, plaignez-vous à votre père », dit Claude en le bordant de telle sorte qu’il ne pouvait plus faire un mouvement. »Moi, je me plaindrai à Dagobert, et c’est à lui que vous aurez affaire. — Vous êtes le garçon le plus horrible que j’ai jamais vu », dit Junior, à bout d’arguments. Claude se mit à rire. Il la prenait pour un garçon ? Tant mieux ! « Mme Bonnard ne vous montera plus votre déjeuner, décréta-t-elle. Ce sera moi en compagnie de Dagobert. Saisi ? Si vous osez sonner plus d’une fois le matin, vous vous en mordrez les doigts. Je vous en prie, rappelez votre chien ! » — Je ne veux plus qu’on me monte mon déjeuner ! geignit Junior d’une voix faible. J’aime mieux descendre. Je ne veux pas que vous reveniez. — Parfait. Je le dirai à Mme Bonnard, promît Claude. Si vous changez d’idée, avertissez-moi. Je me ferai un plaisir de vous servir. Dagobert aussi ! » Elle sortit en claquant la porte. Dagobert la précédait dans l’escalier, un peu perplexe mais satisfait. Junior, dès le début, lui avait inspiré une vive antipathie. Claude entra dans la cuisine. François et Michel l’interrogèrent du regard. « Tu as perdu ton pari, Michel, annonça-t-elle. Le canif, s’il te plaît. Non seulement je lui ai porté son déjeuner, mais par accident j’ai renversé du café brûlant sur lui. Dagobert l’a tiré du lit et l’a maintenu par terre. C’était à mourir de rire ! Le pauvre Junior ne veut plus qu’on le serve dans sa chambre. Il descendra tous les matins. — Bravo, Claude ! » dit Michel. Il lui tendit son canif par-dessus la table. « Tu mérites bien une récompense. Mais c’est le dernier pari que je fais avec toi ; mets-toi bien cela dans la tête. » CHAPITRE VII Les jumeaux s’apprivoisent LES jumeaux, Daniel et Danièle, avaient déjeuné depuis longtemps. Ils arrivèrent dans la cuisine, Friquet sur leurs talons ; leurs sourcils se froncèrent quand ils virent les quatre encore assis à table. Claude racontait son entrevue avec Junior. Annie riait aux larmes. « Si tu avais vu sa tête quand je lui ai jeté le plateau sur les genoux, disait Claude. Du café a giclé sur son bras. Il a voulu me frapper mais Dagobert a sauté sur le lit et l’a traîné par terre. Quelle peur il a eue ! Les yeux lui sortaient de la tête. — Ce n’est pas étonnant qu’il ait décidé de descendre pour déjeuner, dit François. Il avait peur que tu ne recommences la même cérémonie tous les matins. » Les Daniels écoutaient, cloués au sol par l’étonnement. Ils échangèrent un regard en hochant la tête. Puis ils s’approchèrent de la table ; pour la première fois, un seul des deux prit la parole. Personne ne savait si c’était Daniel ou Danièle, car ils se ressemblaient trop pour qu’on pût les distinguer. « Que s’est-il passé ? demanda l’enfant à Claude. Pourquoi avez-vous monté le plateau de Junior ? — Parce que nous sommes indignés du sans-gêne de Junior à l’égard de votre mère, répondit Claude. Un garçon qui déjeune au lit, quelle honte ! — Claude s’est chargée de le servir elle-même ; elle lui a donné une bonne leçon ; je crois que désormais il n’aura plus envie de déranger Mme Bonnard à tout propos, dit Michel. J’ai eu l’idiotie de parier que Claude n’oserait pas mettre son projet à exécution ; elle a gagné mon beau couteau de poche. » Claude exhiba fièrement le canif. Les jumeaux partirent d’un éclat de rire ; les autres furent ébahis par cet accès de gaieté auquel ils ne s’attendaient pas. « Ça, alors ! s’écria François. Je vous croyais incapables de rire. Vous avez l’air si méprisant et si morose. Puisque vous daignez descendre de vos grands chevaux, je vais vous confier un secret : nous avons la plus grande admiration pour votre mère ; au lieu de lui donner du travail, nous l’aiderons autant que nous le pourrons. Compris ? » Les deux jumeaux arboraient maintenant un large sourire. Ils parlèrent l’un après l’autre d’un ton amical ; les deux automates se transformaient en enfants gais, francs et sympathiques. « Nous détestons Junior, dit l’un d’eux. Il prend maman pour une esclave ; il sonne ou l’appelle à grands cris sans se soucier de la déranger ou de la fatiguer. — Son père en fait autant, renchérit l’autre jumeau. Il a toujours besoin de quelque chose ; maman court de tous les côtés pour le satisfaire. Pourquoi ne va-t-il pas à l’hôtel ? — Parce que les objets anciens que nous possédons lui font envie ; il veut les acheter, expliqua le premier. Je sais que maman lui en a déjà cédé quelques-uns… Elle a tellement besoin d’argent ; la vie est si chère ; nous grandissons si vite que nous avons tout le temps besoin de souliers et de vêtements. — Je suis ravi de vous entendre parler comme tout le monde, dit François en leur donnant une petite tape dans le dos. Maintenant, je pense que vous allez vous présenter, Je sais que l’un de vous est un garçon et l’autre une fille, mais vous êtes absolument pareils ; vous pourriez être deux garçons. » Les jumeaux eurent un sourire malicieux. « Ne le répétez pas à Junior, dit l’un d’eux. Vous pourrez toujours me distinguer à cette cicatrice sur ma main. Moi, je suis Daniel-garçon. » Les quatre regardèrent la cicatrice qui barrait la main du jeune garçon. « Je m’étais blessé sur un fil de fer barbelé, reprit-il. Voilà, vous avez le moyen de nous reconnaître. Maintenant, racontez-nous le déjeuner de Junior du commencement à la fin. Cette brave Claude ! Elle ressemble à un garçon, comme ma sœur. » Les jumeaux, si désagréables au début, étaient tout à fait apprivoisés. Les quatre s’en réjouissaient ; quand Mme Bonnard revint dans la cuisine pour débarrasser la table, elle fut tout étonnée de trouver ses enfants en train de bavarder gaiement avec ses jeunes pensionnaires. Un sourire de bonheur illumina son visage. « Maman, Junior ne déjeunera plus au lit, annonça Daniel au comble de l’allégresse. Tu veux savoir pourquoi ? » Il fallut de nouveau raconter toute l’histoire. Claude devint rouge comme une pivoine. Mme Bonnard la gronderait peut-être. Mais non. La fermière rejeta la tête en arrière et rit de bon cœur. « Que c’est bon de rire, dit-elle. J’espère que Junior ne se plaindra pas à son père ; s’ils partaient tout de suite, je serais bien ennuyée. Aussi encombrants qu’ils soient, leur argent me fait plaisir. Je vais débarrasser la table. — Non, non, c’est notre travail, protesta Annie. N’est-ce pas, les jumeaux ? — Oui, dirent les Daniels, retrouvant leur vieille habitude de parler ensemble. Nous sommes tous amis maintenant, maman ; ils sont presque de la famille. — Alors je vais donner à manger à mes poules si vous n’avez pas besoin de moi, dit Mme Bonnard. — Nous laverons la vaisselle, promit Claude. — Vous aimeriez faire un tour dans notre vieille Ford ? demanda Daniel. Il faut que vous connaissiez la région. Je crois que Roger s’en servira ce matin. Si je le lui demande, il vous prendra. — Nous serions bien contents, dit François. À quelle heure ? — Dans une demi-heure, dit Daniel. Je vais me mettre à la recherche de Roger ; quand vous entendrez klaxonner, venez. Roger ne parle pas beaucoup mais, si vous lui êtes sympathiques, il se déridera. — Très bien, dit François. Que pouvons-nous faire, Michel et moi, pendant que les filles mettent de l’ordre ici ? — Il y a toujours du travail dans une ferme, dit Daniel. Venez au poulailler ; nous y clouons des planches, ma sœur et moi, pour empêcher la pluie de mouiller l’intérieur. » François et Michel, Dagobert sur leurs talons, accompagnèrent les jumeaux aussi gais et aussi souriants qu’ils avaient été sombres et hostiles. Quel agréable changement ! « Je me félicite d’avoir porté le déjeuner de Junior, déclara Claude en pliant la nappe. C’était ce qu’il fallait pour gagner le cœur des jumeaux. Annie, je crois que Junior arrive. » Elle se cacha dans l’angle que formaient le mur et le buffet pendant qu’Annie rangeait les chaises autour de la table. Junior entra avec précaution et jeta un regard autour de lui. Il parut soulagé de voir simplement Annie. Il la jugeait inoffensive. « Où est le chien ? demanda-t-il. — Quel chien ? interrogea Annie de son ton le plus innocent. Friquet ? — Non. L’autre, le gros ! Et le garçon à qui il appartient, dit Junior. — Claude ? répondit Annie, amusée parce que Junior prenait Claude pour un garçon. Regardez là-bas. » Claude sortit de sa cachette. Junior, en l’apercevant, poussa un cri de terreur et s’enfuit. Claude éclata de rire. « Il ne nous donnera plus beaucoup de peine, dit-elle. J’espère qu’il ne se plaindra pas trop à son père. » Au bout d’un moment, un klaxon retentit au-dehors. « La Ford ! dit Claude. Par bonheur, nous avons fini de laver la vaisselle. Suspends les torchons pour qu’ils sèchent, Annie. Je vais ranger les assiettes dans le buffet. » Quelques minutes plus tard, elles quittaient la cuisine pour se précipiter, dans la cour. La Ford était vieille, très sale, un peu de guingois. François et Michel appelèrent les filles à grands cris. « Dépêchez-vous ! Vous n’avez pas entendu le klaxon ? » Les filles coururent vers la voiture. Roger était au volant. Il les accueillit d’un signe de tête. Dagobert se jeta sur Claude comme s’il ne l’avait pas vue depuis un an et faillit la renverser. « Dago, ne fais pas l’idiot dit Claude ! Tu m’as salie avec tes pattes boueuses. Où sont les jumeaux ? Ils ne viennent pas ? — Non, dit Roger. Ils sont occupés. » Ils montèrent. La Ford allait démarrer quand un autre amateur de promenades fit son apparition. « Attendez-moi ! Je viens. Attendez-moi ! » Junior accourait avec son assurance habituelle. « Descends, Dagobert, saute-lui dessus », ordonna Claude à voix basse. Sans se le faire dire deux fois, Dagobert s’élança vers Junior. Le jeune garçon poussa un cri, fit demi-tour et s’enfuit de toute la vitesse de ses jambes. « Nous voilà débarrassés de lui, dit Michel satisfait. Regardez Dagobert : il rit de tout son cœur. Tu aimes bien faire ces petites farces-là, n’est-ce pas, Dago ? » On aurait dit, en effet, que Dagobert riait ; ses babines étaient retroussées sur ses dents, sa langue pendait, ses bons yeux brillaient. Il remonta dans la voiture. « C’est un chien intelligent », dit Roger. Puis il mit la Ford en marche. Que de cahots ! Quel bruit de vieille ferraille ! Les chemins étaient pleins d’ornières ; la vieille Ford branlante geignait, grinçait, oscillait, prête, semblait-il, à chaque instant, à verser ses occupants dans le fossé. Annie n’était pas rassurée, mais ses frères et cousine avaient l’air heureux comme des rois. « Vous allez voir les terres qui appartenaient autrefois aux Bonnard, dit Roger en s’arrêtant au sommet d’une petite colline. C’étaient jadis les propriétaires les plus riches de la région ; mais ils ont eu des revers ; ils ont été obligés de vendre la plupart de leurs champs au temps de l’arrière-grand-père ; maintenant, s’ils n’avaient pas le lait de leurs vaches, je ne sais pas de quoi ils vivraient. Ça coûte cher à entretenir, les bâtiments d’une grande ferme. Il y a toujours une toiture à réparer ; quand on a fini d’un côté, il faut recommencer de l’autre. » Roger poussa un soupir, et les enfants comprirent que c’était un fidèle ami des Bonnard. CHAPITRE VIII Une promenade an milieu des champs L’EXCURSION était pittoresque à souhait. C’était comme le jeu des montagnes russes. La Ford gravissait des collines, les redescendait et prenait des virages audacieux. Roger s’arrêtait de temps en temps pour permettre à ses passagers d’admirer le panorama. Il énumérait les noms des champs et des bois devant lesquels ils passaient. « Le champ des Trois-Chênes, le bois du Pendu, le bois des Rétameurs, le champ du Bout-du-Monde, Tout ça appartenait autrefois aux Bonnard. » Ces paysages, qu’il connaissait depuis sa naissance, étaient chers à son cœur. La sympathie que les enfants lui témoignaient l’incitait à parler. « Vous voyez ces vaches dans ce pré ? De belles bêtes. Mais les nôtres les valent bien. M. Bonnard en prend soin ; pour un bon fermier, c’est un bon fermier. Nous allons passer devant nos pâturages. Les moutons broutent sur la pente de cette colline là-bas. Je vous y mènerai un jour. Le vieux berger n’était pas plus âgé que vous quand il est entré à la ferme des Trois-Pignons. » Après ce long discours, il retomba dans son silence habituel. Pour le retour, il prit un autre chemin pour montrer aux enfants de nouveaux sites. Les prairies étaient d’un vert d’émeraude, et une légère brise agitait les longues herbes. « C’est un spectacle dont je ne me lasserais jamais, dit Annie. Je pourrais le contempler pendant des heures. — Alors n’épousez pas un fermier, vous n’en auriez pas le temps », riposta Roger. Tous se mirent à rire. « Des vaches, des veaux, des moutons, des agneaux, des bœufs, des chiens, des canards, des poulets,… énumérait Annie. Attention, Roger ! » Effrayée par un cahot plus violent que les autres, elle croyait à un accident. Dagobert poussa un jappement. « Ce n’est rien, Dago, dit Claude pour le rassurer. Une ornière un peu profonde, voilà tout. — Cette vieille voiture est encore solide », dit Roger en riant. Il appuya sur l’accélérateur, et la pauvre Annie poussa de nouveau un gémissement. « On se croirait dans un panier à salade », murmura-t-elle à l’oreille de François. Malgré ces petits inconvénients, les Cinq étaient enchantés de leur promenade. « Maintenant, nous connaissons la région », dit François lorsque la Ford s’arrêta dans une secousse qui les jeta les uns sur les autres. « Elle est magnifique ; je ne suis pas étonné que le vieux grand-père et M. et Mme Bonnard tiennent tant à leur propriété. Dommage qu’ils n’aient pas conservé tous leurs champs. Merci beaucoup, Roger. Nous avons passé une excellente matinée. Je voudrais bien que mes parents aient une ferme comme celle-ci. — Un ferme comme celle-ci ! Il en a fallu, du temps, pour en faire ce qu’elle est. Notre Normandie est pleine de souvenirs des siècles passés. Personne ne sait maintenant qui a été pendu au bois du Pendu ni quels rétameurs venaient dans le bois qui porte leur nom. Pourtant c’est un peu comme s’ils vivaient encore. » Annie regarda Roger avec étonnement. L’ouvrier agricole était poète à ses heures. Il rencontra son regard. « Vous comprenez, n’est-ce pas ? dit-il en hochant la tête. Il y en a d’autres qui ne saisissent pas. Ce M. Henning par exemple : il admire tout de confiance mais il ne comprend rien. Quant à son gamin ! À la grande surprise d’Annie, il se retourna pour cracher par terre. « Voilà ce que je pense de lui. — C’est la façon dont il a été élevé, dit Annie. J’ai connu des petits Américains très gentils… — Eh bien, celui-là a une tête à claques, dit Roger. Si Mme Bonnard ne m’avait pas supplié de ne pas le toucher, il aurait déjà reçu une bonne correction. Il poursuit les veaux et les poules, jette des pierres aux canards, éparpille le blé à pleines mains pour s’amuser. Chaque fois que je le vois, la main me démange ! » Les quatre écoutaient en silence, horrifiés. Junior était donc encore plus désagréable qu’ils ne l’avaient imaginé. Claude se réjouissait de lui avoir donné une bonne leçon. « Ne vous tourmentez plus au sujet de Junior, dit François. Nous le surveillerons ! » Après avoir dit au revoir à Roger et l’avoir remercié, ils retournèrent à la maison, un peu endoloris et ankylosés, mais gardant dans les yeux l’image des prairies vertes, des gras pâturages, des belles bêtes bien soignées. « C’était très beau, dit François qui exprimait le sentiment de tous. Très beau. J’aime encore mieux la campagne depuis que j’ai vu ces champs de Normandie si paisibles sous le soleil. — Roger me plaît beaucoup, ajouta Annie. On le sent attaché à son pays. Tous les deux ne font qu’un. — Annie a découvert ce que c’est que l’amour de la terre, dit Michel. Je meurs de faim ; je n’aurai pas la patience d’attendre jusqu’au déjeuner. Allons manger des gâteaux à la pâtisserie du village. — Excellente idée », approuvèrent Annie et Claude. Dagobert lui-même aboya pour montrer qu’il donnait son assentiment. Ils descendirent le chemin qui menait au village. Quand ils poussèrent la porte de la boutique, Ginette, la petite bavarde, accourut. « Je suis contente de vous voir, dit-elle en souriant. Maman a fait des macarons ce matin ; ils sont délicieux. — Comment a-t-elle deviné que nous adorons les macarons ? dit Michel en s’asseyant à une table. Donne-nous-en tout un plat. — Tout un plat ! s’écria Ginette. Mais il y en a au moins vingt. — Ce ne sera pas trop, répliqua Michel. Et une glace pour chacun. N’oublie pas notre chien. — Ça non, dit Ginette. Il est si beau ! Vous avez remarqué comme il a des yeux expressifs ? — Bien sûr. Nous le connaissons depuis longtemps », dit Michel amusé. Claude se rengorgeait ; les compliments adressés à son chien la comblaient d’aise. Dagobert, pour manifester sa satisfaction, lécha la main de Ginette. Les macarons étaient délicieux. Claude en donna un à Dagobert mais il ne prit pas le temps de le savourer et n’en fit qu’une bouchée. Puis il promena sa glace dans toute la boutique, au grand amusement de Ginette. « Vous êtes bien chez Mme Bonnard ? demanda la fillette. Elle est gentille, n’est-ce pas ? — Très gentille, approuvèrent tous les autres. — Nous sommes enchantés d’être à la ferme, ajouta Annie. Ce matin, nous avons fait une promenade dans la Ford. — C’est mon oncle Roger qui vous conduisait ? demanda Ginette. Il est très silencieux avec les gens qu’il ne connaît pas. — Il nous a beaucoup parlé, protesta François. Il est très intéressant. Est-ce qu’il aime les macarons ? — Bien sûr ! répliqua Ginette un peu surprise. Tout le monde aime les macarons de maman. — Crois-tu qu’il en mangerait six ? demanda François. — Certainement, dit Ginette, les yeux écarquillés par l’étonnement. — Bon, mets-en six dans un sac, dit François. Je les lui donnerai pour le remercier de la belle promenade qu’il nous a fait faire. — Ça, c’est gentil ! s’écria Ginette. Mon oncle a passé toute sa vie à la ferme des Trois-Pignons. Vous lui demanderez de vous montrer l’emplacement du château de Francville qui a brûlé et… — Le château ? interrompit Claude surprise. Nous avons parcouru tous les alentours de la ferme et nous n’avons aperçu aucune ruine. — Il n’en reste plus rien, expliqua Ginette. Le château a été brûlé il y a des siècles. La ferme en faisait partie. Dans le petit magasin d’antiquités, j’ai vu des gravures qui le représentent. — Ginette, combien de fois t’ai-je dit de ne pas bavarder avec les clients ? dit la mère qui entrait. Quelle langue tu as ! Tu fatigues les gens ! — Non, protesta François. Elle nous raconte des choses très intéressantes. Je vous en prie, ne la renvoyez pas. » Mais Ginette, rouge et confuse, s’était enfuie. Sa mère arrangeait les gâteaux sur le comptoir. « Qu’avez-vous pris ? demanda-t-elle. Mon Dieu, où sont passés tous les macarons ? Il y en avait au moins deux douzaines. — Nous en avons mangé dix-huit ; notre chien nous a aidés. Et nous en emportons six que Ginette a mis dans un sac. — Vingt-quatre macarons ! dit la mère de Ginette, étonnée. — Et cinq glaces, dit François. Cela fait combien ? Les macarons étaient délicieux. » La mère de Ginette ne put s’empêcher de sourire. Elle fit le compte et François paya. « Revenez, dit-elle, mais faites taire ma petite bavarde si elle vous ennuie. » Heureux de vivre, ils sortirent de la boutique. Dagobert se léchait les babines dans l’espoir d’y retrouver une miette de macaron. Arrivée au chemin qui conduisait à la ferme, Annie s’arrêta. « Je voudrais voir ce qu’il y a dans le petit magasin d’antiquités, dit-elle. Ne m’attendez pas ; je vous rejoindrai dans un moment. — Je t’accompagne », dit Claude. Toutes les deux se dirigèrent vers la petite boutique. Les garçons continuèrent leur chemin. « Nous allons proposer notre aide aux jumeaux ! cria Michel. À tout à l’heure. » En entrant dans le magasin, Claude et Annie se heurtèrent à deux personnes qui en sortaient : M. Henning et un homme qu’elles n’avaient jamais vu. « Bonjour », dit M. Henning. Il s’éloigna avec son ami. Annie et Claude pénétrèrent dans la petite boutique obscure. Un vieillard tambourinait sur le comptoir. La colère contractait son visage. Les deux fillettes furent effrayées par le regard qu’il leur lança. « Cet homme ! »dit le vieillard avec un tel froncement de sourcils que ses lunettes tombèrent. Annie l’aida à les retrouver au milieu des bibelots qui encombraient le comptoir. Il les plaça de nouveau sur son nez et regarda sévèrement les deux visiteuses accompagnées de Dagobert. « Allez-vous-en, je n’ai pas de temps à perdre, dit-il. Je suis occupé. Je n’aime pas les enfants. Ils touchent à tout sans jamais rien acheter ! Ce petit Américain par exemple… Mais vous ne savez pas de qui je parle, n’est-ce pas ? Je suis hors de moi. Quel déchirement de voir des gens acheter mes beaux objets anciens pour les emporter dans des contrées lointaines où ils seront dépaysés. Maintenant… — Je vous en prie, monsieur Francville, ne nous chassez pas, dit Annie de sa voix douce. Vous êtes M. Francville, n’est-ce pas ? Je voudrais regarder ces beaux vieux chandeliers de cuivre. Je ne vous dérangerai pas longtemps, Nous sommes à la ferme des Trois-Pignons… — À la ferme des Trois-Pignons ? s’écria le vieillard qui se radoucit. Alors vous connaissez mon grand ami Albert, mon très grand ami. — Le père des jumeaux ? demanda Claude. Je croyais qu’il s’appelait André. — Non, non, Albert Francville, le grand-père. C’est un de mes cousins éloignés. Nous étions à l’école ensemble, dit le vieillard tout ému. Ah ! Je pourrais vous en dire sur les Francville et le château qu’ils possédaient autrefois. Oui, je suis un descendant des propriétaires de ce château, voyez-vous, celui qui a été brûlé. Je pourrais vous en raconter, des histoires ! » Ce fut à ce moment que l’aventure commença. L’aventure de la ferme des Trois-Pignons qui devait laisser aux Cinq un souvenir ineffaçable ! CHAPITRE IX Une page d’histoire ANNIE et Claude écoutaient parler l’antiquaire comme si elles étaient hypnotisées. Debout derrière le comptoir de cette boutique obscure, entouré par des objets encore plus vieux que lui, ce petit vieillard voûté avait un tel air d’autorité ; son crâne était presque chauve ; des rides profondes sillonnaient son visage ; ses lourdes paupières cachaient à demi ses yeux. Un descendant des Francville qui habitaient jadis un château ! Que c’était intéressant ! « C’est pour cela que vous vous appelez Francville ? demanda Annie. Comment était le château ? Nous en avons entendu parler aujourd’hui pour la première fois. Nous ne savons même pas à quel endroit il s’élevait. Je n’ai pas vu une seule ruine ; pourtant nous avons fait une longue promenade ce matin. — Non, bien sûr, dit M. Francville. Il a été complètement brûlé voilà des siècles ; les gens ont pris les vieilles pierres pour construire leurs maisons. Cela se passait il y a si longtemps. — En quelle année ? demanda Claude. — Voyons. Il a été brûlé vers 1106… au XIIe siècle, dit M. Francville. À l’époque où le roi d’Angleterre Henri Ier se battait contre son frère Robert Courte-Heuse pour s’assurer la possession de la Normandie. Dans vos écoles, on ne vous apprend sans doute plus ces choses-là. — Bien sûr que si ! protesta Claude avec conviction. Nous savons même qu’Henri Ier, vainqueur de la bataille de Tinchebray, a fait prisonnier Robert Courte-Heuse. — Je vous félicite de connaître si bien votre histoire de France, dit M. Francville. Eh bien, c’était un château normand. Regardez cette gravure. » Il leur montra la copie d’une estampe qui représentait un édifice du XIIe siècle. « Oui, c’est un château de style normand, dit Claude. Le château de Francville était comme celui-là ? — J’ai un vieux dessin, dit le vieillard. Je le chercherai pour vous le montrer. Le château n’était pas très grand mais très beau. Les détails d’architecture ne vous intéressent sans doute pas. J’ignore comment il a été brûlé ; les historiens locaux ne sont pas d’accord à ce sujet. D’après la légende, il a été attaqué une nuit par les Anglais. Des soldats de la petite garnison, vendus à l’ennemi, y ont mis le feu… Pendant que les habitants combattaient l’incendie, les Anglais sont entrés et ont massacré presque tout le monde. — Le château n’a plus été habitable, j’imagine, remarqua Annie. Mais c’est étrange qu’on n’en voit plus une seule pierre. — C’est ce qui vous trompe ! riposta M. Francville d’un ton triomphant. Il y a des pierres du château un peu partout dans la ferme. Mais nous savons seuls où elles se trouvent, le grand-père et moi. Un mur… Un puits… Mais je ne vous révélerai pas où ils sont. C’est un secret. Vous le répéteriez aux Américains qui veulent acheter tous nos trésors. — Jamais de la vie ! Nous vous en donnons notre parole ! » s’écrièrent les deux filles à la fois. Dagobert frappa le sol avec sa queue comme pour approuver. « Le grand-père vous montrera peut-être quelques-unes de ces vieilles pierres, reprit M. Francville. Mais j’en doute… j’en doute fort ! Vous pouvez tout de même admirer une très belle chose à la .ferme… Tout le monde la connaît, ce n’est pas un mystère. Avez-vous remarqué la vieille porte de la cuisine qui s’ouvre sur le corridor ? — Oui. La porte de chêne avec des ferrures ouvragées, dit aussitôt Annie. C’est la grande mode maintenant. Elle n’est pas vraiment ancienne ? » M. Francville mit sa tête dans ses mains et gémit comme s’il souffrait. « La grande mode ! La grande mode ! Qu’est-ce qu’on inventera encore ? Vous n’allez pas confondre cette belle porte ancienne avec les horribles imitations que l’on voit dans les maisons modernes ? Quelle drôle d’époque nous vivons ! Vous n’avez pas deviné que cette porte était vieille de plusieurs siècles, qu’elle était autrefois dans un château ? Vous ne distinguez pas le vrai du faux ? — Je ne l’ai pas très bien regardée, dit Annie un peu déconcertée. Nous sommes arrivés hier seulement et je n’ai pas fait attention. —Les gens ne savent plus se servir de leurs yeux, dit M. Francville. Regardez cette porte, tâtez-la, examinez le grand marteau. Imaginez nos ancêtres à qui elle appartenait il y a des siècles ! » Claude soupira. Cette conversation ne l’intéressait guère. Une idée lui vint brusquement à l’esprit. « Monsieur Francville, puisque le château était en pierre, comment a-t-il été détruit complètement ? demanda-t-elle. Que s’est-il passé ? — Je n’ai pas pu le découvrir, répondit tristement M. Francville. J’ai fait des recherches dans toutes les bibliothèques du pays, j’ai consulté des manuscrits de cette époque… J’ai examiné les vieux registres de l’église de Francville. Autant que j’en puisse juger, le château a été assiégé et, ainsi que je vous l’ai dit, des traîtres y ont mis le feu. Les planchers se sont effondrés, le château a brûlé de fond en comble. Les grands murs se sont écroulés ; la famille de Francville s’est enfuie. Le baron a été tué, mais sa femme a pu cacher les enfants, dans la vieille chapelle, paraît-il, près des granges. Elle leur a fait prendre peut-être un passage souterrain qui conduisait au lieu saint. — Une vieille chapelle… Elle est encore debout ? interrogea Annie. Ou bien a-t-elle brûlé aussi ? — Elle existe encore, dit M. Francville. Le vieux grand-père vous la montrera. On y met des sacs de céréales maintenant. C’est triste, triste. Mais, ne l’oubliez pas, elle est encore pleine de prières ! » Claude et Annie le regardèrent, se demandant ce qu’il voulait dire. N’avait-il pas le cerveau un peu dérangé ? La tête penchée, il garda le silence un moment, puis il leva les yeux. « La légende a brodé sur ces événements vieux de plus de huit cents ans, mais le fond est vrai. Moi, j’ai une théorie… — Laquelle ? demandèrent Claude et Annie. — Le château avait des oubliettes et des caves, expliqua l’antiquaire. Le feu a dévoré le bois, les pierres se sont écroulées. Mais les souterrains n’ont pas été détruits. Ils existent encore, du moins j’en suis persuadé depuis des années. Mais ce qui était dans les caves, l’y trouverait-on encore ? » Il parlait d’une voix grave qui effraya un peu ses jeunes interlocutrices. Claude reprit vite son sang-froid. « Pourquoi ces souterrains n’ont-ils jamais été explorés ? demanda-t-elle. Quelqu’un aurait dû y penser. — Quand les murs se sont abattus, toutes les entrées des caves ont été bloquées par d’énormes pierres, dit M, Francville. Les paysans et les fermiers n’ont pas pu les déplacer. Peut-être avaient-ils peur aussi. Ils les ont laissées pendant des années jusqu’au moment où le vent et les intempéries les ont disjointes. Alors on les a prises pour bâtir des murs et des margelles de puits. À ce moment-là, tout le monde avait oublié l’existence des souterrains. Des siècles sans doute s’étaient écoulés depuis l’incendie. » Il se plongea dans ses réflexions ; Claude et Annie attendirent poliment qu’il se remît à parler. « Oui… tout le monde avait oublié… On n’y pensait plus. Lorsque je me réveille la nuit, je me demande ce qu’il y a sous terre. Des ossements de prisonniers ? Des coffres pleins d’argent ? Des bijoux cachés par la châtelaine ? Pendant des heures Je rumine ces pensées. » Annie était mal à l’aise. Pauvre vieux ! Il vivait dans le passé. Son imagination avait inventé toute une histoire qui, certainement, ne reposait sur aucune réalité. Elle le plaignait sincèrement. En même temps elle avait grande envie d’examiner l’emplacement de l’ancien château. Selon toutes probabilités, il était recouvert d’herbes, d’orties, de coquelicots qui dansaient dans le vent. Rien n’indiquait que là, jadis, s’élevait un édifice orgueilleux avec des tours qui se détachaient sur le ciel, des créneaux où flottaient des étendards. Elle croyait entendre les cris des combattants, le galop des chevaux, le sifflement des flèches. Avec un effort, elle sortit de sa rêverie. « M. Henning connaît-il ces événements anciens ? demanda-t-elle. — Pas tous… Seulement les bribes qu’il a entendues dans le village, répondit l’antiquaire. À chaque instant, il vient me harceler. Il voudrait faire venir des ouvriers et creuser partout. J’en suis sûr, il achèterait tous les champs environnants pour arriver à l’emplacement du château… s’il savait que les souterrains contiennent des objets de valeur. Ne répétez pas ce que je vous ai raconté. J’ai trop parlé. Je parle toujours trop quand je suis sous le coup d’une violente émotion. Dire que mes ancêtres habitaient autrefois le château de Francville !… Moi je ne suis qu’un pauvre vieux dans un magasin d’antiquités où je ne vois presque jamais de clients… — Nous sommes des clientes ! protesta Annie. Je voudrais acheter des chandeliers de cuivre, mais je reviendrai une autre fois. Vous êtes fatigué maintenant Vous devriez vous reposer un peu. » Elles sortirent presque sur la pointe des pieds. « Ma parole, dit Claude, il me tarde de raconter cela aux garçons. Quelle histoire ! Elle avait l’air vraie, n’est-ce pas, Annie ? Il faut que nous cherchions l’emplacement de ce vieux château. Qui sait ce que nous trouverons ? Viens… Retournons vite à la ferme ! » CHAPITRE X Cris et emportements ANNIE et Claude, avec Dagobert sur leurs talons, se mirent à la recherche des garçons ; ne les trouvant nulle part, elles finirent par y renoncer. Dans la cuisine, Mme Bonnard était en train d’écosser des pois ; elles s’assirent près d’elle pour prendre part à sa besogne. « Vos frères donnent un coup de main pour réparer le poulailler, répondit Mme Bonnard à une question d’Annie. Les Daniels sont bien contents d’avoir de l’aide. Il y a tant de travail qu’ils ne savent plus par où commencer. Nous aurions bien besoin aussi de matériel neuf, un tracteur par exemple, mais c’est si cher ! Les granges sont en mauvais état, les poulaillers tombent en ruine. — J’espère que les récoltes seront bonnes, dit Annie. Elles s’annoncent bien, n’est-ce pas ? — Oui. Mais nous avons si peu de terres ! Par bonheur, les vaches sont de bonnes laitières. Je ne sais pas ce que nous ferions sans l’argent que nous rapporte le lait. Je ne devrais pas vous ennuyer avec mes difficultés ; vous venez ici pour vous reposer et vous amuser. — Vous ne nous ennuyez pas et nous sommes bien contents de vous aider, dit Annie. Si vous ne nous le permettiez pas, nous serions très gênés. » Claude et Annie durent attendre l’après-midi pour répéter aux garçons l’histoire que le vieux M. Francville leur avait racontée. Ils étaient au poulailler où, en compagnie des Daniels, ils maniaient gaiement les marteaux et les scies. Ravi de voir tant de monde autour de lui, Friquet, la queue frétillante, portait des morceaux de bois de l’un à l’autre ; il avait l’illusion d’être indispensable ; sa bonne volonté était si évidente que personne n’avait le courage de le détromper. Zoé la pie était là aussi mais elle ne recevait, elle, aucun compliment. Dès qu’elle voyait un clou ou une vis, elle fonçait dessus pour s’en emparer puis prenait son vol sans prendre garde aux cris de fureur. « Quelle peste, cette pie ! s’écria François. Elle vient de chiper le clou dont j’avais besoin. C’est la reine des voleuses ! » Les jumeaux éclatèrent de rire. Depuis qu’ils s’étaient liés d’amitié avec les nouveaux venus, ils n’étaient plus les mêmes ; ils se montraient amusants, serviables et gais. François et Michel les admiraient ; aucun travail ne les rebutait ; ils étaient toujours prêts à rendre service à leurs parents. « Nous étions furieux de vous voir arriver ici parce que nous pensions que vous donneriez trop de travail à maman, dit Danièle. Alors nous avons décidé d’être désagréables pour vous obliger à partir. Mais nous nous rendons compte que nous avions tort. C’est agréable d’être avec vous. — J’espère que les filles sont de retour, dit Michel. Mme Bonnard a des kilos de pois à écosser, avec tant de bouches à nourrir ; en comptant votre grand-père, nous serons onze ou douze à table, Elle ne peut pas eu venir à bout sans aide… Oh ! Voici encore cette maudite pie ! Attention, Michel, elle va attraper cette vis. Friquet, chasse-la ! » Le petit caniche se lança à la poursuite de la pie en aboyant à pleine voix. Zoé s’envola sur le toit du poulailler ; là, à l’abri des représailles, elle battît des ailes d’un air moqueur et insultant. Elle battit des ailes d’un air moqueur et insultant. Les hôtes de la ferme se réunirent pour le déjeuner. Le grand-père fronça les sourcils en voyant M. Henning entrer avec Junior. Le petit Américain salua Claude par une grimace. Elle lui répondit de la même façon. M. Henning, qui se tournait vers elle à ce moment, la réprimanda vertement. « Voyons, dit-il, pourquoi déformez-vous ainsi vos traits ? C’est très grossier. De plus, vous n’êtes pas beau à voir, mon petit ami ! » Personne ne corrigea son erreur. Mme Bonnard réprima un sourire ; elle aimait beaucoup Claude qui, comme sa fille Danièle, était un garçon manqué. « Madame Bonnard, me permettez-vous d’amener un ami à déjeuner demain ? demanda M. Henning. Il s’appelle Durleston. M. Durleston. C’est un grand connaisseur d’antiquités. Il va me donner des conseils. Il serait content de voir les belles cheminées que vous avez dans les chambres. J’ai pensé que je… Vous avez pensé que vous pourriez les acheter, hein ? cria le grand-père en frappant la table avec le manche de son couteau. Vous me demanderez d’abord mon autorisation ! Cette maison est encore à moi. Je suis vieux, j’ai près de quatre-vingts ans mais j’ai toute ma raison. J’interdis de vendre les objets qui appartiennent à notre famille depuis des siècles. Je ne le veux pas. Je…. — Allons, allons, grand-père, ne vous mettez pas dans cet état, dit Mme Bonnard de sa voix douce. Vous savez bien que, si nous vendons des vieilleries dont nous ne nous servons plus, c’est pour acheter des outils neufs ou du bois afin de réparer les granges. — Alors, vendons-les à des Français ! s’écria le grand-père en brandissant sa fourchette. Que nos trésors restent dans notre pays ! C’est notre patrimoine. Nous n’avons pas le droit de les céder à des étrangers. Ce serait une trahison. Vous entendez, monsieur Henning, une trahison ! — Bien sûr que je vous entends ! cria à son tour M. Henning en se soulevant sur sa chaise. Je ne suis pas sourd. Mais je vous fais beaucoup d’honneur en achetant votre bric-à-brac. Vous… — Cela suffit, monsieur Henning », s’interposa Mme Bonnard. Elle parlait avec tant de dignité que l’Américain, confus, se hâta de se rasseoir. « Excusez-moi, madame, dit-il, mais M. Francville a dépassé les bornes. Qu’est-ce qui lui prend ? Je veux acheter des rossignols que vous avez envie de vendre ; vous avez besoin d’un nouveau tracteur… moi j’achète de vieilles briques et des ardoises que je paie très cher. C’est tout… Vous vendez, moi j’achète. — Des rossignols ! cria le grand-père en martelant la table avec son verre. Notre vieille roue de charrette que vous avez achetée était un rossignol ? Elle est encore solide malgré ses deux cents ans passés. C’est mon arrière-grand-père qui l’a fabriquée lui-même… Mon père me l’a dit quand je n’étais qu’un petit garçon. À cette époque-là, les Etats-Unis n’existaient pas encore ! Vous voulez vous parer des plumes du paon. Vous… — Allons, grand-père, vous serez malade si vous vous agitez ainsi, dit Mme Bonnard eu se levant pour s’approcher du vieillard tremblant de fureur. Vous appartenez à l’ancien temps ; vous n’aimez pas la vie moderne. Je ne vous en blâme pas, mais les choses changent, vous le savez. Calmez-vous. Venez avec moi ; vous vous étendrez sur votre lit. » Le vieillard prit le bras de Mme Bonnard qui l’emmena. Les sept enfants avaient gardé le silence pendant cette scène. M. Bonnard était soucieux ; il sortit de son silence habituel pour adresser quelques mots à M. Henning qui fronçait les sourcils. « Une tempête dans un verre d’eau, dit-il. C’est sans importance ! — Hum ! grommela M. Henning. Il m’a coupé l’appétit, votre grand-père. Son entêtement est stupide ! — Non ! s’écria un des jumeaux d’une voix vibrante de colère. Ce n’est pas vrai… — Tais-toi, Daniel ! » ordonna son père d’un ton si sévère que Daniel se le tint pour dit. Intimidé par le vieillard, Junior était resté coi. Dagobert avait poussé quelques grondements ; quant à Friquet, il s’était enfui dès que le grand-père avait élevé la voix. Mme Bonnard revint s’asseoir, triste et fatiguée. En lui parlant de Ginette, la petite boulangère, François réussit à lui arracher un sourire. Pour l’amuser, Claude raconta qu’ils avaient acheté six macarons à l’intention de Roger, pour le remercier de la promenade dans la Ford. « Je connais ces macarons, annonça Junior. J’en mange au moins trente par semaine. Ils sont formidables. — Trente ! Je ne m’étonne plus que vous soyez si bouffi, ne put s’empêcher de s’écrier Claude. — Bouffi vous-même ! » riposta Junior, encouragé par la présence de son père. Un grognement de mauvais augure retentit sous la table, une haleine chaude effleura sa jambe nue. Le jeune Américain sursauta ; il avait oublié Dagobert. François jugea qu’il était temps de changer le sujet de la conversation ; il se mit à parler des poulaillers ; désormais, grâce au travail accompli avec les jumeaux, la pluie n’y pénétrerait plus. Ses efforts furent couronnés de succès, M. Bonnard eut un sourire d’approbation. « Vous êtes adroits de vos mains, garçons. J’ai jeté un coup d’œil tout à l’heure, c’est du bon travail ! — Danièle est habile aussi, dit aussitôt Daniel. C’est elle qui a bouché le trou par où les rats entraient. N’est-ce pas, Danièle ? — Je voulais aider, papa, mais ils m’ont chassé comme si j’avais la gale, dit Junior d’une voix furieuse. Est-ce que je peux me promener avec toi cet après-midi ? — Non, répliqua M. Henning d’un ton bref. — Oh ! si, papa, dit Junior d’une voix gémissante. Laisse-moi t’accompagner, papa. — Non ! » répéta M. Henning. Dagobert grogna de nouveau. Il n’aimait pas les voix irritées. Il se demandait ce que signifiaient toutes ces querelles ; mieux valait, pensait-il, rester sur le qui-vive ; Claude le poussa du bout du pied. Alors il s’allongea, la tête sur ses pattes. Bien que le repas fût délicieux, tout le monde fut content quand il prit fin, Claude, Annie et Danièle insistèrent pour que Mme Bonnard allât se reposer pendant qu’elles débarrassaient la table et lavaient la vaisselle. « Soyez gentils pour Junior cet après-midi, recommanda-t-elle avant de monter dans sa chambre. Il sera tout seul quand son père sera parti. Permettez-lui de rester avec vous. » Personne ne répondit. Les six enfants n’avaient pas la moindre intention de s’encombrer de Junior. « C’est un petit idiot gâté et mal élevé », pensa Claude en se livrant à sa besogne avec tant de vigueur qu’elle faillit renverser Annie. « François, dit-elle tout bas à son cousin qui se préparait à sortir, nous avons quelque chose d’intéressant à te raconter, Annie et moi. Où seras-tu cet après-midi ? — Dans le poulailler, je suppose, répondit François. Nous vous attendrons. Venez dans une demi-heure. » Junior avait l’ouïe fine. Il entendit les paroles de Claude, et sa curiosité s’éveilla. Que confierait Claude aux garçons ? Etait-ce un secret ? En tout cas, il serait assez près pour l’entendre. Quand les filles eurent fini leur travail, elles sortirent en courant de la cuisine. Junior les suivit de loin en ayant soin de rester hors de vue ; enfin, il vit Claude et Annie disparaître dans le poulailler où les autres travaillaient ; il s’approcha et colla son oreille contre une fente du mur. « Ah ! Ils ne veulent pas de ma compagnie ! pensa-t-il. Eh bien, ils s’en repentiront ! Je trouverai bien un moyen de me venger ! » CHAPITRE XI Un récit palpitant LES garçons s’occupaient à scier et à clouer dans un vacarme assourdissant ; les filles furent obligées de se boucher les oreilles. Friquet bondissait de tous côtés avec des morceaux de bois dans sa gueule ; Zoé la pie était attirée par les copeaux qui couvraient le sol ; de temps en temps, elle en prenait un dans son bec et s’envolait. Dehors, les poules caquetaient ; les canards leur donnaient la réplique. Annie cria pour se faire entendre : « Tu veux que je t’aide Michel ? — Non, merci, dit Michel. Nous aurons bientôt fini ; alors nous aurons le temps de nous reposer ; vous nous raconterez ce que vous avez fait avant déjeuner. Admirez notre adresse ! Je croîs que je gagnerais une fortune si je m’établissais menuisier. — Attention, Zoé vient d’emporter un clou ! » cria Claude. Dagobert fit mine de poursuivre la pie ; elle s’envola en jacassant comme si elle se moquait du chien. « Quel oiseau exaspérant ! » pensa-t-il. Il se coucha, bien décidé à ne plus s’occuper de cette effrontée. Quand les garçons eurent terminé leur besogne, ils épongèrent leur front. « Maintenant nous vous écoutons, déclara Michel en s’asseyant près de Claude. Heureusement nous sommes débarrassés de ce fléau de Junior… Je crois que je lui aurais donné des coups de marteau sur les doigts s’il nous avait suivis cet après-midi. » « Laisse-moi t’accompagner, papa », ajouta-t-il en imitant la voix de Junior. Dehors, l’oreille contre la fente, Junior serra les poings. Des coups de marteau sur les doigts ! Il ne les aurait pas acceptés sans les rendre. Claude et Annie répétèrent aux quatre enfants ce qu’elles avaient appris dans la boutique d’antiquités. « Il s’agit du château de Francville, commença Annie. Le vieux château qui a donné son nom au village. L’antiquaire s’appelle aussi Francville ; vous ne le croirez peut-être pas, mais c’est un descendant des seigneurs qui habitaient le château il y a des siècles. — Il a passé une grande partie de sa vie à rassembler des documents sur la vie de ses ancêtres, reprit Claude. Il a consulté des livres, les registres de l’église, tout ce qui pouvait l’aider à reconstituer l’histoire du château. » Junior retenait sa respiration pour ne pas perdre un mot. Son père lui avait dit qu’il n’avait rien pu tirer du vieux Francville au magasin d’antiquités… pas un mot sur le château et sur son histoire ; à l’en croire, il ne savait même pas où se trouvait l’emplacement. Pourquoi le vieux monsieur avait-il fait des confidences à Annie et à cet horrible garçon ? Junior, irrité, redoubla d’attention. « L’histoire remonte au XIIe siècle ; une nuit, les Anglais ont assiégé le château ; des traîtres vendus à l’ennemi ont allumé un incendie ; occupés à lutter contre le feu, le baron et ses soldats n’ont pas pu repousser les Anglais, dit Claude. Tout a brûlé, sauf les murs et les tours qui se sont effondrés. Il n’est plus resté qu’un tas de pierres ! — Ma parole ! s’écria Michel qui avait une vive imagination. Quelle nuit de terreur ! Tout le monde a été tué ou brûlé, je suppose ? — Non. La châtelaine a survécu ; on dit qu’elle a conduit ses enfants dans la petite chapelle près de la ferme… Vous nous la montrerez, n’est-ce pas, les jumeaux ? Là, ils ont été en sûreté. Il faut bien que quelques membres de la famille aient été sauvés puisque c’est un de leurs descendants qui tient la petite boutique d’antiquités, le vieux M. Francville. — C’est extrêmement intéressant, dit François. Où est l’emplacement de ce château ? Il est facile à repérer puisqu’il est marqué par les pierres des murs qui se sont effondrés. — Ces pierres ont disparu, expliqua Claude. M. Francville dit que le vent et les intempéries les ont disjointes ; alors les fermiers et les paysans des alentours les ont prises pour construire des murs ou des margelles de puits, il a dit qu’il y en avait quelques-unes dans cette ferme. Il ignore lui-même l’endroit exact où s’élevait le château ; les herbes ont tout envahi ; aucun point de repère n’est resté. — Comme je voudrais que nous retrouvions cet emplacement, François ! s’écria Annie. Le vieux M. Francville croit que les caves et les oubliettes sont encore intactes. Personne n’y a pénétré pendant des années et des années à cause des ruines qui les recouvraient ; quand les pierres ont été enlevées, les gens avaient oublié leur existence. — Elles sont donc peut-être telles qu’elles étaient au XIIe siècle, dit Michel. Elles doivent contenir des trésors. Même une vieille épée en morceaux vaudrait son pesant d’or, à cause de son ancienneté, Il ne faut pas en parler devant cet Américain ; il serait capable de démolir toute la ferme dans l’espoir de parvenir jusqu’aux souterrains. — Non, approuva Claude. Nous nous en garderons bien. » Hélas ! Claude ne pouvait pas deviner que chaque mot avait été entendu par Junior dont l’oreille gauche était toujours collée à la fente du bois. Ses yeux brillaient de surprise et de joie. Quel secret ! Qu’en dirait son père ? Des oubliettes ! Des souterrains ! Peut-être pleins d’or, de bijoux et de toutes sortes d’antiquités ! Il avait envie de chanter. Ces enfants odieux ne voulaient pas de lui. Eh bien, il tenait sa revanche… Dès que son père reviendrait, il lui répéterait mot pour mot la conversation qu’il avait surprise. À cette idée, il se frotta les mains ; aussitôt Dagobert grogna, l’oreille dressée. Friquet l’imita, mais son jappement passa inaperçu. Junior, effrayé par le grondement du gros chien qu’il craignait, s’éloigna sur la pointe des pieds. Dagobert aboya de nouveau, courut à la porte fermée du poulailler et pesa dessus de tout son poids. « Quelqu’un est dehors… Vite ! Si c’est Junior, il aura de mes nouvelles », cria Mick. Il ouvrit brusquement la porte. Tous se précipitèrent pour regarder… mais ils ne virent rien de suspect. Junior était déjà à bonne distance, en sûreté derrière une haie. « Qui était là, Dago ? demanda Claude en se tournant vers le chien. Il a peut-être entendu des poules qui grattaient le sol dans la cour. Il n’y a personne. J’avais tellement peur que ce soit Junior ! Il aurait tout répété à son père. — Écoutez, les jumeaux ! dit Annie, frappée d’un brusque souvenir. M. Francville prétend que, parmi les objets sauvés de l’incendie, il y avait une vieille porte de chêne avec de grosses ferrures. Est-ce celle de la cuisine ? — Oui… Elle donne sur un petit couloir, répondit Daniel. Vous ne l’avez pas remarquée parce qu’elle est toujours ouverte et que le couloir est très obscur ; il est bien possible qu’elle vienne du château ; elle est très épaisse et très solide. Je me demande si papa le sait. — Nous l’interrogerons, dit Danièle. Pourquoi ne chercherions-nous pas l’emplacement du château ? Quelle joie si nous le trouvions ! S’il y a dans les souterrains des coffres pleins d’objets précieux, je suppose qu’ils sont à nous, n’est-ce pas ? La ferme appartient à notre famille depuis des siècles, de père en fils. — Oui, répondit François, je suppose que tout cela serait bien à vous et que vous pourriez le vendre. — Nous rachèterions les champs vendus autrefois ! s’écrièrent les jumeaux. Nous aurions de quoi payer un tracteur neuf. — Ne restons pas ici, partons, proposa Claude d’une voix si sonore que Dagobert se redressa et aboya. — Non, il faut que nous finissions notre travail, protesta François. Nous ne pouvons pas le laisser en plan. Nous avons tout notre temps pour nos recherches puisque personne ne sait rien, excepté nous. » Malheureusement François se trompait. Junior savait… Qui plus est, il avait l’intention de révéler le secret à son père le plus tôt possible. L’après-midi lui parut long comme une éternité. « Retournons à la maison, Annie, proposa Claude. Nous avons promis à Mme Bonnard de cueillir des framboises pour le dîner… J’espère que nous trouverons le trésor. J’en rêverai cette nuit, j’en suis sûre. — Si au moins dans ton rêve tu voyais l’endroit où il est ! dit François en riant. Demain matin, tu pourrais nous y conduire. Vous n’avez aucune idée, les jumeaux ? — Non, répondirent-ils. La propriété était très étendue autrefois. Elle comprenait presque tous les champs des alentours, ajouta Danièle. — Oui, il faudra explorer d’abord les collines, remarqua François. Les châteaux-forts étaient toujours sur une hauteur pour que les guetteurs voient de loin les ennemis. M. Francville a dit à Claude et à Annie que la châtelaine s’était enfuie avec ses enfants ; la chapelle où elle s’est réfugiée ne devait pas être très loin. Mettons à cinq cents mètres au plus, ce qui limite nos recherches. Si nous commencions d’abord par visiter cette chapelle ? Elle est sûrement intéressante, bien qu’elle soit pleine de sacs de blé depuis des années. » Claude et Annie occupèrent le reste de l’après-midi à cueillir des framboises pendant que les garçons terminaient leur travail. François, Michel et les Daniels retournèrent à la ferme pour le goûter, fatigués mais contents d’eux. Les filles étaient déjà là, en train de mettre la table. Elles se précipitèrent vers les jumeaux. « Nous avons admiré la vieille porte ! s’écria Claude. Elle est magnifique ! Venez la voir, François et Michel, Je suis sûre qu’elle provient du château. » Elle les entraîna vers la grande porte qui s’ouvrait sur un petit corridor. Non sans peine, elle la ferma et tous la regardèrent. Ce vantail était si lourd que Claude avait dû faire un effort pour le pousser. Il était en chêne terni par les ans. Les grosses ferrures lui donnaient un aspect rébarbatif. À l’extérieur, Claude aperçut un heurtoir de forme étrange. Elle le souleva et le laissa retomber. Le vacarme qui retentit dans la cuisine fit sursauter les autres. « Au XIIe siècle, les gens n’entraient pas sans montrer patte blanche, dit Claude en riant. Ce bruit suffisait à réveiller tout le monde et à alerter les guetteurs. Croyez-vous que c’était la porte d’entrée du château ? Elle doit valoir un prix fou. — Attention, voici Junior, dit Annie à voix basse. Un large sourire fend sa bouche. Il doit préparer un mauvais coup. Lequel ? Je voudrais bien le savoir. » CHAPITRE XII De plus en plus palpitant PENDANT le goûter, François parla de la vieille porte à Mme Bonnard. « Elle est très belle, dit-il. Croyez-vous qu’elle vienne du château fort ? — C’est ce que l’on prétend, répondit Mme Bonnard. Grand-père en sait plus que moi à ce sujet. » Le grand-père n’avait pas pris place à table. Il était assis dans son grand fauteuil près de la fenêtre, Friquet à ses pieds. Il fumait paisiblement sa pipe ; un verre de vin était placé près de lui sur le rebord de la fenêtre. « Qu’est-ce que c’est ? cria-t-il. Parlez plus fort. » François répéta les paroles de Mme Bonnard ; le vieillard hocha la tête. « Oui, la porte vient du château fort. Elle est en chêne comme les poutres des granges et les parquets des chambres. Ce M. Henning veut aussi l’acheter ! cria-t-il d’une voix irritée. Il m’en a offert une grosse somme, cent dollars. Je n’accepterais pas, quand même il me donnerait le triple. À l’idée que cette vieille porte peut être placée dans un gratte-ciel, j’ai le frisson. J’ai dit non ; je le répéterai jusqu’à ma mort. — Calmez-vous, grand-père », dit Mme Bonnard, et elle ajouta tout bas à l’adresse de François : « Vite, parlez d’autre chose ; sinon il va de nouveau se mettre en colère. » François se creusa la tête pour trouver un sujet de conversation. Soudain, il pensa au poulailler. Il se hâta de décrire les travaux de l’après-midi ; le grand-père s’apaisa aussitôt ; il daigna même complimenter les ouvriers improvisés. Friquet qui, effrayé par les cris, s’était réfugié à côté des jumeaux, retourna à sa place accoutumée. Dagobert le rejoignit. Le grand-père était maintenant l’image du bonheur, tirant sur sa vieille pipe, un chien à ses pieds et caressant la grosse tête que l’autre avait posée sur ses genoux. Dagobert s’était pris d’amitié pour le patriarche de la ferme. M. Henning ne revint pas ce soir-là, à la grande joie de tous, mais le lendemain avant le déjeuner il reparut, accompagné d’un petit homme desséché qui portait des lunettes aux verres épais. Il le présenta sous le nom de M. Richard Durleston. « Le grand Richard Durleston, dit-il avec fierté. C’est l’expert en antiquités le plus érudit des Etats-Unis. J’aimerais lui faire voir votre vieille porte après le déjeuner, madame Bonnard, ainsi que la belle cheminée de la chambre du premier étage ». Par bonheur, le grand-père n’était pas là ; le repas terminé, Mme Bonnard montra la vieille porte à M. Durleston. « Oui, dit-il. Elle est tout à fait authentique. Elle est très belle. Je vous en offrirai une grosse somme. » Mme Bonnard avait bien envie d’accepter. Ce serait une telle aubaine pour la ferme ! Mais elle secoua la tête. « Il faudra en parler au grand-père, dit-elle. J’ai bien peur qu’il ne refuse. Je vais vous montrer maintenant la cheminée. » Elle fit monter M. Henning et M. Durleston dans la chambre des filles. Les quatre suivirent avec Dagobert Ils avaient déjà admiré la cheminée assez vaste pour y brûler un tronc de chêne ; elle était en briques sculptées qui portaient la patine des siècles ; ses chenets en fer forgé, ses accessoires, la pelle, les pincettes, le soufflet avaient le charme des objets qui évoquent le passé. Des chandeliers de cuivre s’alignaient sur le manteau. Les deux hommes examinèrent attentivement chaque détail. Les enfants les imitèrent. La fermière, un peu à l’écart, attendait, l’air anxieux. Annie devinait qu’elle ne se séparerait pas sans tristesse de ces souvenirs de famille, mais qu’elle s’y résignerait pour ses enfants et dans l’intérêt de la ferme. « C’est très intéressant. Il est rare de trouver une cheminée ancienne aussi belle, déclara M. Durleston, les yeux presque invisibles derrière ses verres épais. Je vous conseille de l’acheter, monsieur Henning. Cette vieille maison est très pittoresque. Nous jetterons un coup d’œil dans les granges et dans les hangars. Nous y dénicherons peut-être des objets curieux. » Claude se réjouit que les jumeaux ne fussent pas là pour entendre ces paroles. À l’exemple de leur grand-père, ils auraient tempêté contre ces acheteurs qui avaient la prétention de les dépouiller. Mme Bonnard fit redescendre les deux Américains ; les quatre enfants suivirent. « Vous permettez que je conduise M. Durleston à la vieille chapelle ? » demanda M. Henning. Mme Bonnard hocha la tête. Elle retourna dans la cuisine afin de préparer un gâteau pour le goûter. Les quatre échangèrent un regard, et François, d’un signe de tête, indiqua les deux hommes qui s’éloignaient. « Si nous y allions aussi ? proposa-t-il. Nous n’avons pas encore vu cette chapelle. » Quelques minutes plus tard, ils arrivaient devant un petit édifice au haut fronton et aux belles fenêtres en ogive. Ils entrèrent à la suite des Américains, puis s’arrêtèrent pour jeter un coup d’œil autour d’eux. « Oui, on voit bien que c’était autrefois une chapelle, dit François qui, instinctivement, baissait la voix. Ces vieilles fenêtres, ce cintre là-bas… —Et cette atmosphère ! renchérit Annie. M. Francville a dit qu’elle était encore pleine de prières. Je comprends maintenant le sens de ses paroles. Quel dommage que cette chapelle ne soit plus qu’une resserre. — Le vieil antiquaire du village m’a raconté qu’au XIIe siècle dame Philippine, la châtelaine, venait tous les soirs ici avec ses enfants, dit M. Durleston. Simple légende peut-être, mais qui n’a rien d’invraisemblable. Je me demande quel chemin conduisait au château. Il ne reste plus rien. — J’aimerais acheter cette chapelle, la démolir et l’emporter pierre par pierre dans ma propriété des États-Unis ! s’écria M. Henning d’une voix enthousiaste. Elle ferait très bel effet dans mon parc, entre la piscine et le tennis. — Je ne vous le conseille pas, protesta M. Durleston en hochant la tête. Ce ne serait pas de très bon goût. Allons visiter ces hangars là-bas. Vous dites qu’ils sont encombrés de bric-à-brac. Nous y ferons peut-être des trouvailles. » Ils s’éloignèrent ; les enfants restèrent dans la petite chapelle. Des sacs de grains s’entassaient sur les dalles ; une chatte léchait ses trois petits dans un coin, une tourterelle roucoulait sur le toit sans troubler le silence. Au bout d’un moment, les enfants sortirent sans bruit ; ils n’avaient plus aucune envie d’accompagner M. Henning dans sa tournée. « Du moins l’autre l’a empêché de démolir la chapelle pour la reconstruire ailleurs, dit Annie. Vous la voyez dans son parc entre une piscine et un tennis ! Je lui aurais volontiers griffé la figure. — Te voilà aussi irritée que le vieux grand-père, Annie, remarqua François en prenant le bras de sa sœur. Je ne crois pas d’ailleurs que les Bonnard accepteraient de vendre la chapelle, même si M. Henning en offrait des milliers de dollars. — Ce M. Henning m’est tout à fait antipathique, reprit Annie. Il veut acheter des souvenirs historiques comme on achète du chocolat ou des bonbons. » Les autres éclatèrent de rire. « Puisque nous sommes dehors, profitons-en, dit François. Commençons à chercher l’emplacement du château. Je suppose qu’il n’est pas très loin de la chapelle. — Oui, dit Michel. En toute probabilité sur une colline. L’ennui, c’est que les collines ne manquent pas autour de la ferme. — Explorons la plus proche, proposa Claude. Voici les jumeaux. Appelons-les ; ils seront peut-être contents de venir. » Les jumeaux les rejoignirent ; ils acceptèrent avec joie de se joindre aux recherches. « Nous en avons pour des années avant d’avoir inspecté tous les alentours, remarqua Daniel. Pour ma part, je n’ai pas grand espoir. — Nous avons l’intention de monter sur la colline la plus proche, dit François. Dago, Friquet, suivez-nous. Voici Zoé. Pas sur moi, si ça ne te fait rien, Zoé. Je tiens à mes oreilles. — Crâ ! Crâ !. »dit la pie. Elle se percha sur l’épaule de Danièle. Ils commencèrent à gravir la colline sans voir autre chose qu’une herbe verte et luxuriante. Puis, un haut monticule se dressa sur leur chemin. À sa base s’ouvraient de nombreux terriers de lapins. Dagobert ne pouvait pas voir l’ouverture d’un terrier sans avoir envie d’y pénétrer ; Friquet et lui se mirent à gratter le sol avec frénésie. Friquet était assez petit pour disparaître dans le trou ; il en ressortit avec un morceau de poterie entre les dents. François, étonné, le lui enleva. « Une poterie cassée, dit-il. Elle est d’une couleur indéfinissable et ne ressemble pas à ce que l’on fait aujourd’hui. Comment est-elle arrivée ici ? Retourne là-dedans, Friquet. Gratte plus fort, Dagobert. J’ai une idée. » Dagobert obéit sans se faire prier ; quand Friquet eut fait plusieurs allées et venues, les enfants furent en possession d’un petit tas de fragments de poterie et d’os de toutes tailles. « C’est curieux ! dit François. Ou je me trompe fort, ou nous avons découvert un kjœkkenmœdding. — Un quoi ? Qu’est-ce que ça veut dire ? demanda Claude. — C’est un terme archéologique pour désigner les dépôts d’ordures des temps anciens, expliqua François en ramassant quelques débris. Notre professeur d’histoire nous en a parlé juste avant les vacances. C’était un grand trou où l’on enfouissait les détritus des maisons ou des châteaux forts. Les os et les poteries ne pourrissent pas comme le reste ; je crois que nous avons devant nous le kjœkkenmœdding du château de Francville. Ma parole… quelle découverte ! Elle nous donne un renseignement précieux. — Lequel ? demandèrent les autres. — Le château s’élevait quelque part sur cette colline, expliqua François. Le dépôt d’ordures n’était sans doute pas très loin de ses murs. Nous sommes sur la piste, mes amis, sur la bonne piste ! Montons un peu plus haut. Examinons le terrain, centimètre par centimètre. » CHAPITRE XIII La vengeance de Junior L’ÉMOTION intense des six enfants se communiqua à leurs animaux favoris. Dagobert aboya de toutes ses forces ; Friquet lui fit chorus ; la pie se trémoussait sur l’épaule de Daniel avec des cris aigus. Junior, qui avait vu partir le petit groupe et le suivait de loin s’arrêta, surpris, derrière une haie. Que signifiait cette agitation ? Qu’avaient trouvé Dagobert et Friquet ? Il constata que les enfants se séparaient pour gravir la colline, en s’arrêtant à chaque pas. Dagobert marchait derrière Claude, très intrigué. Si ses jeunes amis lui avaient expliqué ce qu’ils cherchaient, il aurait pu les aider. Junior se gardait bien de quitter l’abri de la haie. Il savait que, s’il s’approchait trop, Dagobert signalerait sa présence par des aboiements bruyants. Soudain, les Daniels poussèrent un cri. Les autres se retournèrent ; les jumeaux les appelaient en faisant de grands gestes. « Venez voir ! Vite ! » Tous se hâtèrent de les rejoindre devant une grande cuvette, à environ cinquante mètres du sommet de la colline. « Regardez, dit Daniel, en décrivant un cercle avec son bras. Il me semble que le château pouvait s’élever là ; qu’en dites-vous ? » Les deux garçons et les deux filles regardèrent la dépression que leur indiquaient les jumeaux. En forme d’assiette à soupe, elle était certainement assez spacieuse pour avoir abrité un édifice de grandes dimensions. Des herbes drues, d’un vert un peu plus foncé que les autres, la tapissaient. François posa la main sur l’épaule de Daniel. « Oui, je parie que le château s’élevait là. Pourquoi ce creux, comme si le sol s’était affaissé ? C’est qu’un bâtiment très lourd pesait dessus autrefois. Ce ne peut être que le château. — N’est-ce pas trop loin du… comment appelles-tu ça ? Je ne pourrai jamais retenir un mot si savant… du dépôt d’ordures ? demanda Annie d’un ton anxieux en se retournant pour mesurer la distance. — Non, juste à distance convenable, répondit François. Il ne fallait pas que le dépôt soit trop près. Les jumeaux, je suis presque sûr que vous avez trouvé l’emplacement du château ; je parie que si nous avions des foreuses nous dégagerions les oubliettes, les caves, les passages souterrains avec tout leur contenu. » Rouges d’émotion, les jumeaux contemplèrent solennellement la cuvette envahie par les herbes. « Quelle chance ! Ce terrain nous appartient encore ! s’écrièrent-ils ensemble. Que va dire maman ? — Beaucoup de choses, répliqua Michel. C’est sans doute la fin de ses soucis. Mais prenons bien garde ; ne disons rien encore, de peur d’éveiller les soupçons de M. Henning. Allons demander à Roger de nous prêter des pioches et des pelles. Nous lui dirons que nous voulons nous amuser à faire des fouilles parce que nous avons trouvé des morceaux de vieilles poteries sur la colline. Nous saurons bientôt si nous avons découvert le véritable emplacement du château. — Bonne idée », dit Michel, tout ému à la perspective de pénétrer bientôt dans les vieilles oubliettes. « Essayons de calculer les dimensions de cette cuvette. » Après en avoir fait plusieurs fois le tour, ils se furent convaincus qu’elle était assez spacieuse pour avoir contenu les fondations d’un grand château. La couleur de l’herbe les intriguait. « Il arrive que l’herbe marque l’endroit où se trouvaient des habitations, dit François. C’est l’aventure la plus palpitante qui nous soit jamais arrivée… Je suis si content que ce soient les jumeaux qui aient fait la découverte. Après tout, c’est leur ferme ! — N’est-ce pas Junior qui court là-bas ! » s’écria Claude qui voyait Dagobert dresser les oreilles et flairer le vent. « Oui, c’est lui. Il nous a espionnés ! — Il en est certainement pour ses frais, remarqua François en suivant des yeux la silhouette qui s’éloignait. Je ne crois pas qu’il sache qu’un château s’élevait autrefois ici ; d’ailleurs il n’a pas pu deviner que nous cherchions son emplacement. Il nous surveille, voilà tout. » Mais Junior était très bien renseigné puisqu’il avait entendu la conversation des enfants dans le poulailler. Il n’ignorait donc pas ce qu’ils cherchaient. Il les avait suivis d’aussi près qu’il l’avait osé, guettant leurs gestes, attentif au son de leurs voix ; maintenant, il était pressé de communiquer à son père le résultat de son espionnage. Devant la ferme, M. Henning et M. Durleston parlaient encore de la vieille cheminée. « Elle vaut la peine d’être achetée, disait M. Durleston. Vous pourrez la reconstituer dans votre maison. Elle est très belle, très ancienne et… — Papa, papa, écoute ! » cria Junior en s’élançant vers les deux hommes. M. Durleston ne cacha pas sa contrariété. Il fronça les sourcils ; sans le remarquer, Junior se suspendit au bras de son père. « Papa, je sais où était autrefois le château ! Il y a des oubliettes en dessous et des souterrains pleins de trésors. J’en suis sûr, papa. Ces enfants ont trouvé l’endroit ; je les ai suivis sans qu’ils s’en doutent. — Qu’est-ce que tu racontes, Junior ? demanda son père ennuyé d’être interrompu dans sa conversation. Tu dis des bêtises ; tu ne sais absolument rien sur les oubliettes et tout le reste. — Si, si ! Ils en parlaient tous les six dans le poulailler… je t’assure, cria Junior en saisissant de nouveau la manche de son père. Papa, ils ont trouvé un dépôt d’ordures qui appartenait au château. Ils lui ont donné un nom extraordinaire. Un…un… — Un kjœkkenmœdding ? demanda M. Durleston, brusquement intéressé. — Oui, c’est le mot, dit Junior, triomphant. Avec des os et des fragments de poterie. Ensuite ils ont cherché remplacement du château… Ils ont dit que ce n’était sûrement pas très loin… — Ils ont eu raison, dit M. Durleston. Un kjœkkenmœdding doit indiquer le lieu où s’élevait l’habitation du seigneur. Monsieur Henning, c’est extrêmement intéressant. Si vous obteniez la permission de faire des fouilles, ce serait… — Oh ! mon Dieu ! s’écria M. Henning, les yeux lui sortant de la tête. Je vois d’ici les manchettes des journaux : « Un Américain découvre l’emplacement d’un vieux château oublié depuis des siècles ! Il met au jour des souterrains où se trouvent des coffres remplis de pièces d’or… » — Pas si vite, pas si vite ! dit M. Durleston. Il n’y aura peut-être rien du tout. Ne vendons pas la peau de l’ours avant de l’avoir tué. Attention, pas un mot aux journaux, Henning. Il ne faut pas que des tas de gens envahissent la ferme et fassent monter les prix. — Je n’avais pas pensé à cela, dit M. Henning tout penaud. Ne craignez rien, je serai prudent Que conseillez-vous ? — Je vous conseille de pressentir M. Bonnard… pas le vieux grand-père, mais le fermier lui-même… Offrez-lui une somme pour avoir l’autorisation de creuser là-bas sur la colline, dit M. Durleston. Par exemple cinq cents dollars. Puis, si vous trouvez quelque chose d’intéressant, vous lui proposerez encore cinq cents dollars pour vous assurer la possession du contenu des souterrains. Les moindres objets auront de la valeur à cause de leur ancienneté. Oui, c’est le conseil que je vous donne. — Je le suivrai, dit M. Henning au comble de l’émotion. Il me paraît excellent. Vous resterez ici pour expertiser mes trouvailles, n’est-ce pas, monsieur Durleston ? — Certainement, certainement, si vous êtes prêt à me verser des honoraires, répliqua M. Durleston. Il serait peut-être préférable que je discute moi-même avec le fermier. Vous êtes si agité que vous en diriez trop long. Venez avec moi, mais laissez-moi parler. — Oui, oui, chargez-vous de tout », approuva M. Henning, heureux comme un roi. Il mit la main sur l’épaule de Junior. « Bravo, mon fils ! Tu nous as rendu un grand service. Mais, motus, n’en parle à personne. — Sûr que non, dit Junior. Pour qui me prends-tu ? J’ai la bouche cousue. Je suis bien trop content de me venger de ces garçons et de ces filles ! Montez en haut de la colline ; M. Durleston saura tout de suite s’ils se sont trompés ou non. » Lorsque les six enfants et les chiens furent retournés à la ferme afin d’exécuter les travaux dont ils avaient la charge, M. Henning et M. Durleston montèrent avec Junior pour examiner le kjœkkenmœdding et l’emplacement du vieux château. M. Henning ne pouvait contenir sa joie ; M. Durleston lui-même se dégelait ; il hochait la tête avec animation. « C’est bien cela, j’en suis persuadé, dît-il. Nous entamerons les pourparlers ce soir, quand le grand-père sera couché. Il pourrait mettre des bâtons dans nos roues. Malgré son âge, il voit clair et il comprend tout ce qui se passe. » Le soir, après le dîner, quand le grand-père fut monté dans sa chambre, M. Henning et M. Durleston eurent une conversation secrète avec M. et Mme Bonnard. Le fermier et sa femme eurent la plus grande surprise de leur vie. Quand ils apprirent que M. Henning était prêt à leur signer un chèque de cinq cents dollars pour avoir le droit de faire quelques fouilles, Mme Bonnard fut si heureuse qu’elle en eut les larmes aux yeux. « M. Henning vous versera encore de l’argent s’il découvre quelque chose qu’il veuille emporter aux Etats-Unis, termina M. Durleston. — C’est presque trop beau pour être vrai, murmura Mme Bonnard. La ferme a besoin de tant de réparations, n’est-ce pas, André ? » M. Henning sortit son chéquier et son stylo, sans laisser à M. Bonnard le temps de dire un mot. Il rédigea le chèque et le tendit au fermier. « J’espère vous en signer encore d’autres, dit-il. Merci, monsieur. Demain j’aurai des ouvriers qui commenceront les fouilles. — Je dresserai un contrat en bonne et due forme, ajouta M. Durleston qui voyait l’hésitation de M. Bonnard. Mais vous pouvez encaisser ce chèque tout de suite. Nous vous laissons maintenant. » Le lendemain, Mme Bonnard annonça la nouvelle aux jumeaux qui furent frappés de stupeur ; ils coururent la communiquer à leurs quatre amis. Les deux garçons et les deux filles les écoutèrent, étonnés et furieux. « Comment ont-ils deviné tout cela ? Comment savent-ils que nous avons trouvé l’emplacement du château ? demanda Michel. Je parie que c’est Junior qui les a mis sur la piste. Je parie qu’il nous a espionnés. Il me semblait bien avoir vu trois personnes monter sur la colline hier soir. Sans doute M. Henning avec son ami et Junior. — Je suppose qu’il n’y a plus rien à faire, remarqua Claude d’une voix irritée. Nous allons voir arriver des camions pleins d’hommes avec des bêches, des foreuses, je ne sais quoi encore. » Elle ne se trompait pas. Le matin même, la colline devint le centre d’une vive animation. M. Henning avait déjà embauché quatre ouvriers qui montèrent la colline dans leur camion, passèrent devant le kjœkkenmœdding et s’arrêtèrent au bord de la cuvette, à une cinquantaine de mètres du sommet de la colline. Des pioches, des pelles, des foreuses étaient entassées dans le camion. Junior, fou de joie, dansait et défiait de loin les six enfants. « Vous imaginiez que je ne savais rien, n’est-ce pas ? J’ai tout entendu. C’est bien fait pour vous ! — Dagobert, donne-lui la chasse ! ordonna Claude d’une voix furieuse. Mais attention, ne le blesse pas. Va ! » Dagobert partit au galop ; si Junior n’avait pas bondi dans le camion et saisi une pioche, le gros chien lui aurait attrapé les mollets. Que faire maintenant ? Les enfants abandonnèrent presque tout espoir, pas complètement cependant. Peut-être trouveraient-ils un moyen d’agir. Pourquoi François, soudain, avait-il les yeux si brillants ? CHAPITRE XIV Friquet et Zoé font de leur mieux «ÉCOUTEZ », dit François en baissant la voix et en jetant un regard autour de lui pour s’assurer que personne ne l’entendait. « Tu te rappelles, Claude, tu nous as parlé d’un passage secret qui allait du château à la vieille chapelle ? » Annie hocha la tête ; déjà elle reprenait courage. « Oui, oui, répondit Claude. Tu penses à l’histoire que le vieux M. Francville nous a racontée dans le magasin d’antiquités : la châtelaine a sauvé ses enfants la nuit de l’incendie en les conduisant à la vieille chapelle par un passage souterrain. J’avais oublié. — Oui, Claude a raison, dit Annie. Tu crois que cette espèce de tunnel existe toujours ? — Voilà mon idée, expliqua François. Si la châtelaine, pour mettre ses enfants en sécurité a suivi un passage souterrain, elle a dû d’abord descendre dans les caves ; c’est de là que doit partir le passage en question. Elle n’a pas pu s’échapper d’une autre façon puisque les Anglais cernaient le château. Elle a caché ses enfants dans les caves, puis, quand les murs se sont écroulés, elle les a conduits à la chapelle sans être vue par les ennemis. Cela signifie… — Cela signifie que si nous trouvons ce souterrain, nous pourrons entrer nous-mêmes dans les caves, peut-être avant les ouvriers ! s’écria Claude d’une voix joyeuse. — Exactement, dit François, les yeux de plus en plus brillants. Ne perdons pas la tête, ce n’est pas le moment. Restons calmes, et guettons Junior. — Dagobert, surveille », dit Claude. Dagobert, immédiatement, s’éloigna un peu et regarda dans toutes les directions. Si quelqu’un approchait, il aboierait pour avertir ses amis. Les enfants s’assirent à l’ombre d’une haie. « Quel est ton plan ? demanda Michel. — Allons à la vieille chapelle ; de là, rendons-nous tout droit à l’emplacement du château en marchant très lentement, proposa François. Quelque chose nous indiquera peut-être le passage secret ; je ne sais pas quoi… la couleur de l’herbe d’un vert un peu plus foncé, comme celle de la cuvette, ou un autre détail. En tout cas, cela ne coûte rien d’essayer. Au moindre indice, nous creuserons nous-mêmes dans l’espoir de tomber sur le passage souterrain. — Oui, c’est une idée épatante ! s’écria Annie. Vite, courons à la chapelle ! » Ils partirent ; Dagobert, Friquet et la pie Zoé les suivirent. La pie était la compagne inséparable de Friquet qu’elle harcelait de taquinerie. En quelques minutes, ils arrivèrent à la chapelle. « Quand j’entre, il me semble toujours que j’entends l’orgue, déclara Annie en regardant les sacs de céréales. — Ce n’est pas le moment de penser à l’orgue », répliqua François qui, debout sur le seuil de la porte, indiqua la colline ! « Vous voyez l’endroit où s’élevait le vieux château ? Les ouvriers y creusent déjà ; si nous y allons en suivant une ligne droite, nous serons plus ou moins au-dessus du vieux souterrain. J’imagine que les hommes qui ont construit ce tunnel ne lui ont pas fait décrire des courbes ; c’eût été un travail inutile. — L’herbe n’est pas de couleur différente », remarqua Michel, les yeux à demi fermés pour mieux voir. Tous les autres, un peu déçus, lui donnèrent raison. « Nous n’avons aucune indication, dit Claude d’un ton lugubre. Nous ne pouvons que marcher jusqu’à la colline en espérant que le hasard viendra à notre aide. Nos pas, peut-être, sonneront creux. — J’en doute, dit François, mais nous n’avons pas le choix. Venez. En route, Dagobert ! Regardez Zoé : la voilà de nouveau sur le dos de Friquet Roule-toi par terre, Friquet, pour te débarrasser d’elle. — Crâ ! crâ !… » cria Zoé en s’envolant. Les enfants montèrent la colline en ligne droite. Sans avoir trouvé le moindre indice, ils arrivèrent tout déçus, à l’endroit où les hommes creusaient. Junior les aperçut et les interpella. « Les enfants n’ont pas la permission de venir ici. Filez ! Papa a acheté ce terrain. — Menteur ! crièrent les deux Daniels. Il a le droit de creuser, c’est tout. — Vous verrez ça ! hurla Junior. Ne me faites pas mordre par votre gros chien ; s’il m’attaque, j’appellerai papa. » Dagobert aboya ; Junior se hâta de disparaître. Claude se mit à rire. « Qu’il est bête ! Quelques gifles lui feraient du bien. Je parie qu’un des ouvriers lui en donnera avant ce soir. Regardez-le ! Il essaie de se servir d’une foreuse. » Junior, certainement, ne se faisait pas aimer. Il gênait les travaux ; exaspéré, son père le fit monter dans un camion en lui donnant l’ordre de ne plus bouger. Il protesta mais, comme personne ne faisait attention à ses cris, il finit par se calmer. Les enfants redescendirent lentement la pente de la colline, les yeux toujours fixés sur le sol. Ils refusaient d’abandonner tout espoir. Perchée sur l’épaule de Daniel, la pie poussait des cris aigus. Soudain elle remarqua que Friquet s’arrêtait pour se gratter le cou ; aussitôt elle se précipita sur lui. Le caniche était très absorbé ; c’était le moment ou jamais de lui donner un coup de bec. Malheureusement pour elle, le chien leva la tête trop tôt ; il devina sa tactique, s’élança sur elle et l’attrapa par l’aile. « Crâ ! crâ ! cria la pie pour appeler au secours. Crâ ! crâ !… » Daniel courut à Friquet. « Lâche-la, Friquet, lâche-la ! ordonna-t-il. Tu vas la blesser. » Avant qu’il fût intervenu, la pie réussit à se libérer en assenant à Friquet un coup de bec sur le nez. Le caniche desserra les dents pour gémir ; Zoé sauta par terre et détala, l’aile pendante, incapable de s’envoler. Friquet se lança à sa poursuite. Les jumeaux criaient en vain. Le chien avait décidé d’attraper cet oiseau effronté, dût-il recevoir plus tard une correction méritée. La pie chercha désespérément une cachette. Elle la trouva enfin : un terrier de lapin… Elle s’y enfonça et disparut aux regards. « Elle est entrée dans ce trou, dit Michel avec un éclat de rire. C’est une maligne, cette Zoé ! Te voilà refait, mon pauvre Friquet. » Mais non, Friquet ne s’avouait pas vaincu. Il plongea à son tour dans le terrier, sans trop de peine, car il n’était guère plus gros qu’un lapin. Jusque-là, il ne s’était jamais risqué à des explorations souterraines ; le désir d’attraper Zoé surpassait sa crainte de l’inconnu. Les enfants restèrent ébahis. D’abord la pie… Maintenant Friquet. Les jumeaux se penchèrent pour crier : « Reviens, Friquet ! Tu vas te perdre dans ces terriers. Reviens, Friquet, tu nous entends ? Reviens ! » Aucun aboiement ne leur répondit. « Ils se sont enfoncés très profondément, dit Daniel inquiet. La garenne forme un véritable labyrinthe. Papa nous a dit qu’il y avait autrefois des milliers de lapins. Friquet, reviens ! — Asseyons-nous jusqu’à leur retour, dit Annie qui était très fatiguée. — Si tu veux, acquiesça François. Personne n’a de bonbons ? — Si, moi », répliqua Claude en sortant de sa poche un sac froissé et d’une propreté douteuse. Qui veut des caramels ? Vous, les jumeaux ? — Volontiers, répondirent les Daniels. Dans cinq minutes nous retournerons à la ferme. Nous avons beaucoup de travail. » Les enfants sucèrent leurs caramels en se demandant ce que faisaient la pie et le caniche. Enfin Dagobert dressa l’oreille et gronda, les yeux fixés sur l’entrée du terrier. « Ils reviennent, annonça Claude. Dagobert les sent. » Dagobert ne se trompait pas. Friquet et la pie réapparurent, tout à fait bons amis. Friquet se jeta sur les jumeaux comme s’il ne les avait pas vus depuis des années. Il déposa quelque chose à leurs pieds. « Qu’as-tu trouvé ? dit Daniel en se penchant. Un vieil os ? » François lui arracha presque l’objet des mains. « Un os ? Non, ce n’est pas un os. C’est un petit poignard sculpté au manche cassé. Comme il a l’air vieux ! Friquet, où as-tu trouvé ça ? — La pie ramène aussi quelque chose ! cria Annie en montrant Zoé. Regardez… dans son bec ! » Danièle saisit facilement la pie qui traînait encore l’aile. « Une bague ! dit-elle. Une bague ornée d’une pierre rouge ! » Tous les enfants restaient stupéfaits devant ces deux objets étranges. Un vieux poignard sculpté, noirci par l’âge, une bague sertie d’une pierre rouge ! Ils ne pouvaient venir que d’un seul endroit. Claude exprima la pensée commune. « Friquet et la pie ont pénétré dans les caves du château ! Cela ne fait pas de doute. Ce terrier correspond avec le passage qui mène aux oubliettes. Oui, ils sont allés jusque-là ! Friquet, que tu es intelligent ; tu nous as appris ce que nous voulions savoir. — Claude a raison, dit Michel, épanoui de joie. Nous sommes renseignés grâce à Friquet et à Zoé. Nous savons que les caves du château contiennent encore des bijoux et des armes ; nous savons que le terrier débouche dans le passage secret ; c’est ainsi que le chien et la pie sont arrivés là-bas. Le terrier conduit au tunnel. Tu es de cet avis, François ? — Tout à fait, approuva François rouge d’émotion. Quelle chance ! Bravo pour Friquet et pour Zoé ! Chère vieille pie ! Elle recommence à voleter ; elle n’est que légèrement blessée. Elle ne se doute pas du résultat de sa petite farce ! — Qu’allons-nous faire maintenant ? demanda Claude. Commencer à creuser ? Le passage secret n’est sûrement pas très loin… Une fois que nous y serons, nous atteindrons facilement les caves… avant M. Henning ! » À cette idée, tous se mirent à danser de joie. Dagobert se demanda s’ils devenaient fous. CHAPITRE XV Le passage secret « COMMENT obtenir l’autorisation de creuser ? demanda Annie. Nous donnera-t-on la permission ? — Pourquoi nous interdirait-on ? M. Henning a entrepris ses fouilles à un endroit déterminé, fît observer François. Nous voulons, nous, creuser ici ; c’est assez loin de l’emplacement du château. — Essayons sans rien demander à personne ; nous verrons bien si quelqu’un proteste, dit Claude. Si c’est M. Bonnard, nous le mettrons au courant de nos projets. Il nous laissera probablement continuer. Quoi qu’il arrive, il ne faut pas que M. Henning se doute que nous sommes sur le point de faire une découverte sensationnelle. — Que dirons-nous s’il nous interroge ? dit Annie. — Nous répondrons par des plaisanteries, dit Michel. Les jumeaux, avez-vous beaucoup de travail ce matin ? Pouvez-vous nous procurer des pioches ? — Vous prendrez les nôtres et les vieilles dont papa ne se sert plus, dit Daniel, Nous voudrions bien vous aider mais nous sommes déjà en retard. — Nous non plus, nous ne pouvons pas rester, déclara Annie. Nous avons promis à Mme Bonnard d’écosser des petits pois pour le déjeuner ; nous devons aussi cueillir des framboises. Est-ce que tu peux commencer les fouilles avec Michel, François ? — Oui, dit François. Ce sera un peu plus lent, mais nous arriverons quand même. Cet après-midi, si les jumeaux sont libres, ils nous donneront un coup de main. — Nous nous dépêcherons de terminer notre travail ce matin, crièrent Daniel et Danièle. Dans cinq minutes, nous vous apportons les pioches. » Ils s’en allèrent en courant. Friquet sur leurs talons. Claude et Annie descendirent la colline plus lentement, enchantées par la tournure que prenaient les événements. Quel bonheur si l’on retrouvait le passage secret qui reliait la chapelle et les caves du vieux château ! Dagobert gambadait et agitait la queue. Il partageait toujours les joies et les chagrins de Claude. Danièle apporta deux grandes pioches et deux plus petites. Les outils étaient lourds ; elle avait presque perdu la respiration. « Brave fille… ou brave garçon ? » demanda Michel en prenant les pioches. « Voyons, tu es Danièle-fille, n’est-ce pas ? Tu n’as pas de cicatrice à la main. » Danièle se mit à rire et courut rejoindre son frère pour accomplir leurs tâches habituelles. François la suivit du regard. « Ce sont de chic camarades, remarqua-t-il. Ils valent cent Junior ! Ils sont si courageux et si dévoués ; le petit Américain ne pense qu’à ennuyer les gens. Allons-y, Michel. Que la terre est dure ! Dommage que nous ne puissions pas emprunter une des foreuses louées par M. Henning. » Ils se mirent à creuser. Bientôt en nage, ils se débarrassèrent de leurs pull-overs sans éprouver de soulagement appréciable. L’arrivée d’Annie qui apportait une cruche de citronnade et des brioches fut saluée par des cris de joie. « Vous avez déjà fait un grand trou ! s’écria-t-elle. Vous croyez que le tunnel est très bas dans le sol ? — J’espère que non », répondit Michel après avoir bu quelques gorgées de citronnade. « Que c’est frais et bon, Annie. Nous suivons le terrier. Espérons que nous atteindrons le but avant d’être trop fatigués. — Tiens, voilà Junior », dit brusquement Annie. En effet, le jeune Américain, enhardi par l’absence de Dagobert et de Friquet, les rejoignait. Il s’arrêta à quelques mètres. « Que faites-vous ? Pourquoi creusez-vous sur notre colline ? — Va te promener, riposta Michel. Ce n’est pas ta colline. Nous avons le droit de creuser, tout comme ton père et toi. — Vous nous singez ! cria Junior. Mon papa va se tordre de rire quand je le lui raconterai. — Rira bien qui rira le dernier ! cria Michel. Va-t’en ! » Junior les regarda un moment, très intrigué ; puis il s’éloigna, sans doute pour avertir son père. Annie retourna à la ferme, amusée par cet incident. « M. Henning ignore l’existence du passage secret ; il croira que nous sommes fous, dit François en riant. Cela nous est bien égal ! Il sera furieux quand il découvrira ce que nous faisons mais ne le saura que lorsque nous serons dans les caves. » Mick se mit à rire en s’épongeait le front. « J’espère que nous arriverons bientôt au bout de ce terrier. Pourvu qu’il conduise au tunnel Je ne tiens pas à recommencer plusieurs fois ce travail de terrassier. Le sol est trop dur. — Il devient sablonneux ici », dit François d’un ton de satisfaction. Soudain il poussa un cri. « Le passage secret ! Je crois que j’y suis ! La pioche a failli m’échapper des mains. » C’était vrai ! Le terrier communiquait avec le tunnel. Les garçons se remirent à creuser fiévreusement, haletants, les cheveux sur les yeux, de grosses gouttes de sueur coulant sur leur front. Bientôt ils eurent un trou profond et large qui rejoignait une sorte de couloir souterrain. Ils s’allongèrent par terre pour mieux voir. « Il n’est pas à un mètre cinquante de la surface, remarqua Michel. Je croyais que nous serions obligés de creuser beaucoup plus. Qu’il fait chaud ! — L’heure du déjeuner doit approcher, dit François. C’est ennuyeux d’interrompre nos travaux maintenant que nous approchons du but. Pourtant il faut bien que nous mangions. J’ai une faim de loup. — Moi aussi. Mais si nous laissons le trou sans surveillance, ce fléau de Junior viendra peut-être et trouvera le passage, dit Michel. Tiens, voilà Claude avec son inséparable compagnon. Si elle le permet, le vieux Dago pourrait monter la garde jusqu’à notre retour. » En apprenant la grande nouvelle, Claude poussa des cris de joie. « Vous avez bien travaillé, dit-elle. Je ne m’étonne pas que vous soyez fatigués. Si M. Henning savait que vous avez découvert l’endroit avant lui, il arriverait au galop avec M. Durleston. —Je n’en doute pas, approuva François d’un ton grave. C’est bien ce qui nous inquiète. Si Junior passait par là, il descendrait dans le trou. Il est déjà venu voir ce que nous faisions. — Nous n’osons pas aller déjeuner, dit Michel. Pendant ce temps-là, quelqu’un pourrait… » Claude l’interrompit comme si elle devinait sa pensée. « Je laisserai Dagobert en faction, dit-elle. Il écartera les curieux, s’il y en a. — Merci ! » s’écrièrent les garçons. Ils remirent leurs pull-overs pour retourner à la ferme avec Claude. Ils pourraient déjeuner sans inquiétude ; le trou serait bien gardé. « Reste là, Dagobert, ordonna Claude. Montre les dents si quelqu’un vient. — Ouah ! ouah ! » répondit Dagobert, fier de cette mission de confiance. Il s’installa à côté de l’excavation, prêt à la défendre au prix de sa vie. Malheur aux audacieux qui oseraient approcher ! Ils osèrent… Mais quand ils virent Dagobert bondir, les poils hérissés, et qu’ils l’entendirent gronder, Junior et son père battirent en retraite ; ils prirent le chemin de la ferme. Le pauvre M. Durleston les suivait de loin, accablé par la chaleur. « Ces enfants sont idiots ! Ils nous imitent comme des singes. Nous creusons, il faut qu’ils fassent comme nous, dit M. Henning à son fils. Qu’espèrent-ils trouver dans la terre ? Les ruines d’un château fort ? » Junior lança une pierre à Dagobert, puis il s’enfuit à toutes jambes en voyant le chien dévaler la pente. M. Henning lui-même pressa le pas. Dagobert ne lui inspirait pas confiance. Dès la dernière bouchée avalée, les jumeaux, François, Michel, Claude, Annie et Friquet remontèrent sur la colline. Dago les attendait : Claude lui apportait deux beaux os et une cruche d’eau. Sans se faire prier, Dagobert entama son déjeuner. Friquet dansait autour de lui, dans l’espoir que son ami lui laisserait une petite part de ce festin. La pie, dont l’aile était guérie, arracha un lambeau de viande à un os ; d’un grondement, Dagobert la mit en fuite. Les jumeaux s’exclamèrent à la vue du grand trou creusé par François et Michel. « Si nous descendions maintenant ? suggérèrent-ils. — Oui, le moment serait bien choisi, approuva François. Les ouvriers sont allés déjeuner à l’auberge du village ; ils ne sont pas encore revenus ; les Henning et M. Durleston se reposent à la ferme. — Je passe le premier », déclara Michel. Il pénétra dans le trou. Cramponné des deux mains au bord couvert d’herbes, il agrandit avec ses pieds l’ouverture pratiquée dans le tunnel. Puis il y engagea ses jambes et sauta. Il tomba sans se faire mal sur la terre molle ; une odeur de moisi le saisit à la gorge. « J’y suis ! cria-t-il. Vite un peu de lumière ! Il fait noir comme dans un four. Tu as pensé aux lampes électriques, Claude ? » Claude en avait apporté quatre. « Attention, en voici une », dit-elle. Elle la lança tout allumée ; Michel l’attrapa adroitement et promena son rayon autour de lui. « Oui, je suis dans un tunnel, cria-t-il. Le passage secret sans aucun doute. C’est formidable, n’est-ce pas ? Descendez tous ; il faut que nous soyons ensemble pour explorer. Nous irons jusqu’aux caves du château. Venez, venez vite ! » CHAPITRE XVI Les souterrains du château MICK leva sa lampe électrique pour éclairer ses compagnons. Un à un, ils glissèrent dans le tunnel obscur, sans prononcer un mot tant l’émotion leur serrait la gorge. Dagobert et Friquet descendirent à leur tour ; moins courageuse, la pie se percha au bord de l’excavation en poussant des cris aigus. Les enfants restèrent un moment immobiles pour reprendre haleine et s’orienter. « C’est sûrement le passage souterrain qui conduit à la vieille chapelle », déclara François. Ils étaient tous obligés de se courber, à l’exception de Dagobert, car le plafond était très bas. Sans trop s’éloigner de Claude, le chien flairait de tous côtés. « Venez, dit François d’une voix un peu tremblante. Suivons ce tunnel ; nous verrons bien où il nous conduira. Ma parole, c’est tout à fait palpitant ! » Ils se mirent en marche ; ils n’avançaient pas vite à cause des obstacles qui les retardaient sans les arrêter. Ça et là, le toit s’était écroulé ; il fallait contourner les éboulements ; ou bien ils butaient sur de grosses racines saillantes. « Il n’y a pas d’arbres sur la colline, remarqua Daniel étonné. Pourquoi ces racines ? — Elle était sans doute boisée autrefois, il y a des siècles », répliqua François qui espérait, contre tout espoir, que rien ne les empêcherait d’arriver au but. « Qu’est-ce que c’est que ça, à mes pieds ? Deux plumes ? Comment se trouvent-elles ici ? » Impossible de répondre à cette question. Oui, deux plumes noires dont le temps n’avait pas terni l’éclat. Quel mystère ! Des oiseaux avaient-ils trouvé le moyen de pénétrer dans ce souterrain ? Soudain Michel partit d’un éclat de rire et tous sursautèrent. « Que nous sommes bêtes ! Ces plumes appartiennent à Zoé ; elles ont dû tomber de son aile blessée quand Friquet la poursuivait. — Bien sûr. Pourquoi n’y ai-je pas pensé plus tôt ? » s’écria François. Ils continuèrent leur route. Soudain François, qui marchait en tête, fit une nouvelle halte. Un bourdonnement étrange résonnait, accompagné d’une vibration qui donnait mal à la tête. « Qu’est-ce que c’est ? demanda Annie effrayée. Ce bruit ne me plaît pas du tout. » Les autres n’étaient guère plus rassurés qu’Annie. Ce vrombissement les assourdissait. Ils se bouchèrent les oreilles, mais ils avaient toujours la sensation que la terre tremblait autour d’eux. « Je n’aime pas ce que je ne comprends pas, déclara Annie. Je crois que je vais m’en retourner. » Le vacarme cessa et tous poussèrent un soupir d’aise, mais leur soulagement fut de courte durée. Ces sons inexplicables reprenaient de plus belle. À la surprise générale, Claude s’esclaffa. « Ce n’est rien. Ce sont les foreuses que nous entendons. Elles sont juste au-dessus de notre tête. Les ouvriers ont fini de déjeuner. Courage, tout le monde ! » Les autres rirent de leur frayeur, mais Annie ne parvenait pas à apaiser les battements de son cœur ; sa main qui tenait la lampe électrique tremblait encore. « Il n’y a pas beaucoup d’air ici, dit-elle. J’espère que nous arriverons bientôt aux caves. — Elles ne sont sûrement pas très loin, répondit François. Ce tunnel est presque droit, comme nous le pensions. Quand il fait un coude, c’est que les hommes qui l’ont construit étaient obligés de contourner des racines d’arbres qui leur barraient le chemin. En tout cas, puisque nous entendons si nettement les foreuses, nous ne sommes pas loin de l’emplacement du château. » Ils en étaient encore plus près qu’ils ne le croyaient. Soudain la lampe électrique de François éclaira une grande porte qui gisait sur le sol… la porte qui, jadis, fermait les caves ! Le couloir s’arrêtait là ; les enfants étaient à l’entrée d’un vaste souterrain où régnait un silence solennel ; les rayons des lampes électriques en dissipaient à peine les ombres. « Nous y sommes », chuchota François. Dans l’obscurité, un écho répéta nous y sommes… sommes… sommes ». « Cette porte doit être très ancienne », murmura Annie. Elle l’effleura du bout du pied ; aussitôt le coin qu’elle avait touché se désagrégea, avec un étrange petit soupir. Filant entre les jambes de Daniel, Friquet se précipita dans les caves. Il aboya comme pour dire : « Entrez, n’ayez pas peur, je suis déjà venu ici. — Attention, Friquet ! »s’écria Annie. Au bruit des aboiements du caniche, la charpente des caves n’allait-elle pas s’effriter ? « Avançons, mais avec prudence, ordonna François. Tout doit être prêt à tomber en poudre. Le métal seul peut résister à tant de siècles. C’est étonnant que cette porte soit aussi bien conservée ; elle a l’air solide, mais je suis sûr que si quelqu’un de nous éternuait, elle disparaîtrait. — Ne plaisante pas, François, dit Michel en faisant le tour de la porte. Un éclat de rire et tout peut-être s’effondrerait. » Non sans appréhension, ils s’engagèrent dans les souterrains obscurs ; la clarté de leurs lampes électriques perçait à peine les ténèbres épaisses. « Que c’est grand ! s’écria François. Je ne vois rien qui ressemble à des oubliettes. — Tant mieux ! dirent les Daniels qui avaient peur de trouver des ossements. — Tiens, une arcade, dit Claude en promenant à droite le rayon de sa lampe. Une belle arcade de pierre. En voici une autre. Je suppose que nous approchons d’une salle principale. Il n’y a rien à voir ici, excepté des tas de poussière. Quelle odeur de moisi ! — Suivez-moi, mais faites attention où vous mettez le pied », recommanda Michel en se dirigeant vers les arcades. Ils les franchirent et s’arrêtèrent sur le seuil d’une galerie spacieuse. « Ce devait être une sorte d’entrepôt, remarqua François. Le plafond est soutenu par de grosses poutres ; quelques-unes sont tombées. Heureusement, les arcades de pierre ont tenu bon. Quand on pense qu’elles sont là depuis des siècles ! Les architectes de ce temps-là faisaient du bon travail. » Michel et les jumeaux l’écoutaient à peine. Ce qui les intéressait surtout, c’était un fouillis d’objets recouverts de toiles d’araignées. Dagobert, en passant à côté, souleva un nuage de poussière. Friquet, qui trottait derrière lui en flairant partout, éternua bruyamment. « Tu crois qu’il y a là des choses de valeur ? » chuchota Annie. Un écho répéta les dernières syllabes, pareil à une voix mystérieuse et inquiétante. « Quand nous parlons bas, l’écho se prolonge plus longtemps, remarqua François. Tiens, qu’est-ce que c’est que cela ? » Ils projetèrent le rayon de leurs lampes sur le sol où gisait un tas de métal noirci. Michel, sentit son cœur battre plus fort et poussa une exclamation. « Une cuirasse ! Elle est toute rouillée mais il n’y manque rien ! Dire qu’elle a au moins huit siècles !… En voici une seconde… et encore une autre ! Des vieilles dont on se débarrassait en les jetant ici ou bien des neuves qu’on gardait en réserve. Voyez ce casque ! » Il le poussa doucement du pied ; le casque roula un peu plus loin avec un cliquetis métallique. « Est-ce qu’il a de la valeur maintenant ? demanda anxieusement Daniel. — De la valeur ? Il vaut son pesant d’or, je suppose », répondit François d’une voix vibrante Danièle, qui avait continué à marcher, appela à grands cris. « François… viens voir ce coffre. Vite ! » Ils la rejoignirent, sans se presser pour éviter les nuages de poussière fine et suffocante qui s’élevaient autour d’eux, chaque fois qu’ils faisaient un mouvement rapide. La fillette montrait an grand coffre en bois noirci par la vieillesse et cerclé de fer. « Que peut-il contenir ? » chuchota Danièle. Sa question lui fut renvoyée par tous les échos. Dagobert vint renifler le coffre qui, à son grand étonnement, se désagrégea. Les côtés et le grand couvercle s’effritèrent. Les ferrures tombèrent sur le sol avec un bruit sourd. C’était étrange de voir un meuble massif disparaître ainsi aux regards. « Comme par enchantement », pensa Annie. Le contenu du coffre était maintenant visible ; il brillait à la clarté des lampes, masse mouvante qui, n’ayant plus rien pour la retenir, se déplaçait et glissait en faisant entendre un tintement harmonieux. Stupéfaits, bouche bée, les enfants osaient à peine en croire leurs yeux. Annie saisit brusquement le bras de François. « François, qu’est-ce que c’est ? De l’or ? » Michel se pencha pour ramasser une pièce qui avait roulé à ses pieds. « Oui, de l’or. Cela ne fait aucun doute. C’est un métal qui ne se ternit pas. Le baron de Francville cachait ici sa fortune. La châtelaine n’a pas eu le temps de la prendre avant de s’enfuir avec sa famille ; personne n’a pu s’en emparer puisque les murs du château se sont écroulés par-dessus. Le trésor est resté intact pendant des siècles. — Il nous attendait, dit Claude. Les jumeaux, votre père et votre mère n’auront plus à s’inquiéter. Il y a là de quoi racheter les champs vendus par votre aïeul et payer tous les tracteurs dont vous aurez besoin. Ce n’est peut-être d’ailleurs qu’un commencement, François, je vois un autre coffre tout pareil au premier, mais plus petit ; il est en très mauvais état. Regardons ce qu’il renferme. Encore de l’or, j’espère. » Le contenu du second coffre était tout différent, sans être pour cela moins précieux. Un de ses côtés était tombé et des objets roulaient par terre. « Des bagues ! s’écria Annie en ramassant deux anneaux dans la poussière. — Une ceinture d’or ! dit Claude. Ces chaînes ternies doivent être des colliers car elles sont serties de pierres bleues. C’est là sans doute que Zoé a ramassé la bague. — J’ai fait aussi une trouvaille ! cria Daniel à l’autre bout du souterrain. Des poignards et des épées à la garde ciselée. » Plusieurs râteliers d’armes étaient fixés aux murs, quelques-uns de travers, car les clous qui les retenaient s’étaient détachés ; des épées gisaient par terre. Friquet saisit un petit poignard dans sa gueule comme il l’avait fait lorsqu’il avait pénétré avec Zoé dans le souterrain. « Quelles belles épées ! s’écria François qui se pencha pour en prendre une. Que celle-ci est donc lourde ! Je peux à peine la tenir… Mon Dieu ! Que se passe-t-il ?… » Un gros morceau de vieux bois tombait du plafond en manquant sa tête de quelques centimètres. En même temps, le vacarme des foreuses s’amplifiait jusqu’à devenir intolérable. François poussa un cri. « Sortons vite d’ici» dit-il. Ces hommes perceront bientôt le toit qui pourrait tomber sur nous. Nous serions ensevelis sous les ruines. Partons tout de suite, sans perdre une minute. » Il décrocha un poignard à un râtelier d’armes et, l’épée toujours dans la main, il courut vers le tunnel. Claude entraînait Annie. Les jumeaux venaient les derniers, car ils avaient pris le temps de ramasser une poignée de pièces d’or, une autre épée, deux colliers et deux bagues. Il voulait porter à leur mère un échantillon des trésors cachés dans le souterrain. Ils venaient de franchir les arcades lorsque d’autres morceaux de bois dégringolèrent du plafond, « Il faut faire arrêter les travaux, dit François essoufflé. Si le toit s’écroule complètement, beaucoup d’objets précieux seront détruits. » Ils couraient dans le passage secret, le cœur battant, en proie à l’émotion la plus vive de leur vie. Dagobert les précédait, heureux à l’idée de se retrouver en plein air et de revoir la lumière du soleil. « Que dira maman ? répétaient les jumeaux. Que va-t-elle dire ? » CHAPITRE XVII Emprisonnés dans le souterrain LES six enfants marchaient aussi rapidement que le leur permettaient les obstacles ; le bruit des foreuses leur arrivait toujours. D’une minute à l’autre les ouvriers perceraient le toit ; M. Henning qui, sans doute, surveillait anxieusement les travaux, découvrirait le souterrain. Quand ils arrivèrent à l’endroit où ils avaient .pénétré dans le tunnel, le trou creusé par les deux garçons était obstrué par une grande masse de sable et de cailloux. François fut consterné. « Le terrier s’est effondré, dit-il d’une voix tremblante. Que faire ? Nous n’avons aucun outil. — Nous nous servirons de nos mains », déclara Michel. Il se mit à l’ouvrage. Mais la terre qu’il rejetait était immédiatement remplacée par d’autre. François arrêta son frère. « Ne continue pas, Michel, tu pourrais provoquer un éboulement. Nous serions tous enterrés vivants. C’est terrible ! Il faut que nous retournions dans les caves et que nous demandions aux ouvriers de nous aider à remonter. Flûte ! M. Henning connaîtra notre secret. — Je ne crois pas que les hommes y seront encore, répondit Michel en regardant sa montre. Ils s’en vont à cinq heures, c’est-à-dire dans quelques minutes. Nous nous sommes attardés très longtemps dans le souterrain. Mme Bonnard doit se demander ce que nous sommes devenus. — Les foreuses se sont arrêtées, annonça Annie. Je n’entends plus de bruit. — Dans ce cas, il est inutile de retourner dans le souterrain, décida François. Les ouvriers seront partis avant que nous arrivions. La situation est grave. J’aurais dû le prévoir… N’importe quel idiot sait que l’entrée d’une galerie doit être consolidée. — Nous pouvons toujours retourner dans les caves et attendre l’arrivée des hommes demain matin, dit Claude avec un optimisme de commande. — Comment savons-nous qu’ils reviendront demain ? dit Michel. M. Henning a pu les payer et les renvoyer aujourd’hui s’il juge qu’il n’a plus besoin d’eux. — Ne fais pas le prophète de malheur ! » s’écria Claude qui craignait que les jumeaux ne fussent pris de panique. Les Daniels avaient pâli, mais ils pensaient surtout à l’affolement de leur mère s’ils ne rentraient pas ; son chagrin les inquiétait plus que les dangers qu’ils couraient eux-mêmes. Dagobert attendait patiemment près de Claude. Enfin, fatigué de ces longues tergiversations qu’il ne comprenait pas, il s’éloigna… mais dans la direction opposée au souterrain. « Dagobert, où vas-tu ? » cria Claude. Il tourna la tête et la regarda comme pour lui dire qu’il en avait assez d’être sous terre ; d’ailleurs il voulait savoir où, de ce côté, conduisait le tunnel. « François, regarde Dagobert ! Il veut que nous le suivions, s’écria Claude. Nous n’avons exploré qu’une branche du passage. Et l’autre ? Pourquoi l’avons-nous oubliée ? Les foreuses se sont arrêtées, annonça Annie — Je ne sais pas. J’avais peur que ce soit une sorte d’impasse, dit François. J’en ai encore peur. Personne ne sait par où on peut entrer dans la chapelle, n’est-ce pas, les jumeaux ? — Non, répondirent-ils ensemble. Nous n’avons jamais entendu dire qu’on l’ait découvert. — Nous pouvons toujours essayer », dit Claude d’une voix déjà lointaine, car elle avait rejoint Dagobert. « Dépêchons-nous, je suffoque ici. » Les autres lui emboîtèrent le pas. Friquet gambadait derrière eux, ravi de cette expédition pittoresque. Le tunnel maintenant descendait presque en ligne droite. Ça et là le plafond un peu affaissé obligeait les enfants à se plier en deux. Il était si bas à un certain endroit que tous les six durent marcher à quatre pattes. Annie n’aimait pas du tout ce genre de locomotion. Le tunnel prit brusquement fin. Les trois garçons et les trois filles se trouvèrent dans une petite cave maçonnée qui avait environ deux mètres carrés. Michel regarda anxieusement le plafond haut d’un mètre cinquante. Était-il en moellons ? Dans ce cas, ils étaient pris au piège ; ils ne pourraient pas y percer une ouverture. Par bonheur, ses craintes étaient vaines ; il aperçut avec soulagement au-dessus de sa tête un grand carré de bois enchâssé dans la maçonnerie. « On dirait une trappe, remarqua François en l’examinant à la clarté de la lampe. Nous sommes probablement juste sous la vieille chapelle. Michel, si nous poussions en même temps, toi, Daniel et moi, nous pourrions peut-être la relever. » Ils unirent leurs efforts ; Claude se joignit à eux ; ils réussirent à déplacer la trappe de quelques centimètres ; ce n’était pas suffisant pour leur livrer passage. « Je comprends pourquoi nous n’y arrivons pas, dit Daniel, le visage empourpré. Le sol de la vieille chapelle est encombré de sacs de céréales et d’engrais chimiques. Ils sont très lourds ; nous ne pourrons jamais remuer cette trappe si deux ou trois sacs sont dessus. — Flûte ! Je n’y avais pas pensé, dit François qui sentait le cœur lui manquer. Vous connaissiez l’existence de cette trappe, vous autres ? — Non, répondit Daniel. Ni nous ni personne. C’est peut-être bizarre, mais elle a toujours été cachée par les sacs et la poussière. Qui sait depuis quand on n’y a pas donné un coup de balai ! — Qu’allons-nous faire ? demanda Michel. Nous ne pouvons pas rester là. — Ecoutez, j’entends du bruit ! s’écria Claude. On parle et on marche là-haut. » Ils tendirent l’oreille. Une voix cria : « Viens m’aider, Roger, veux-tu ! » « C’est Maurice, dit Daniel. Il est venu chercher quelque chose dans la chapelle. Crions tous ensemble et frappons ; on finira par nous entendre. » Un vacarme retentissant éclata aussitôt ; aux cris et aux aboiements s’ajoutait le choc des gardes d’épées et des poings sur la trappe. Puis les enfants firent silence pour écouter. La voix étonnée de Maurice leur parvint. « Roger ! Qu’est-ce que c’est que cela ? Un combat de rats ? » « Ils nous ont entendus, dit François d’un ton satisfait. Recommençons. Aboie de toutes tes forces, Dago. » Dagobert ne demandait pas mieux ; il en avait assez des tunnels et des souterrains. Il fit un tel tapage que Friquet, effrayé, s’enfuit dans le couloir. Les enfants cognaient toujours sur la trappe et criaient tous ensemble. Maurice et Roger écoutaient, stupéfaits. « On dirait que ça monte d’en bas, dit Roger. Je me demande ce que c’est. Des rats ne feraient pas tant de bruit. Cherchons. » Les deux hommes se mirent à escalader les sacs qui remplissaient la chapelle. La chatte, effrayée, fut délogée ainsi que ses petits. « C’est par là, Roger », dit Maurice. Se faisant un porte-voix avec ses mains, il hurla : « Qui est là ? » Les six répondirent en même temps ; Dagobert aboya de plus belle. « Il y a un chien », dit Roger. Intrigué, il se grattait la tête en regardant les sacs comme si un animal vivant pouvait être enfermé dans l’un d’eux. « Un chien ! Et des gens aussi, renchérit Maurice. Où sont-ils ? Impossible que ce soit sous ces sacs ? — Peut-être dans cette petite cave que nous avons découverte un jour, suggéra Roger. On y descend par une vieille trappe cachée sous une dalle de pierre. Tu te le rappelles ? — Oui », dit Maurice. La clameur reprit, car les enfants étaient maintenant au désespoir. « Viens vite, Roger, dit Maurice. Repoussons ces sacs. Il faut savoir ce qui se passe. » Ils déplacèrent une dizaine de sacs et découvrirent la trappe. La dalle de pierre qui, jadis, la dissimulait, avait été enlevée quelques années plus tôt par les deux hommes ; ils l’avaient appuyée contre le mur sans prendre la peine de la remettre en place ; ils ne se doutaient pas que cette petite cave donnait accès à un souterrain oublié depuis des siècles. Par bonheur pour les enfants, seule la trappe de bois les séparait des deux ouvriers ; si la dalle avait été en place, personne n’aurait entendu leurs cris. « Voilà la trappe, dit Roger en tapant dessus avec ses grosses bottes. Qui est en bas ? interrogea-t-il. — Les Daniels ! » répondirent les jumeaux. Les autres crièrent aussi pendant que Dagobert aboyait frénétiquement. « On dirait la voix des jumeaux, dit Maurice. Comment diable sont-ils descendus sans déplacer ces sacs ? » Avec un grand effort, les deux hommes soulevèrent la trappe ; grand fut leur étonnement en apercevant en bas les six enfants et les deux chiens. Ils ne pouvaient en croire leurs yeux. Dagobert fut le premier à sortir. D’un bond il rejoignit Maurice et Robert ; la queue frétillante, il leur donna de grands coups de langue. « Merci, Roger, merci, Maurice ! crièrent les jumeaux lorsqu’ils eurent été hissés dans la chapelle. Heureusement que vous étiez là ! — Votre maman est folle d’inquiétude, dit Roger d’un ton désapprobateur. Vous aviez dit que vous m’aideriez à ramer les pois. — Comment êtes-vous descendus là-dedans ? » demanda Maurice en hissant les filles les unes après les autres. François remonta le dernier ; auparavant il tendit à Roger le pauvre petit Friquet qui avait eu assez d’aventures pour une journée. « Ce serait trop long à raconter maintenant, dit Daniel. Merci beaucoup, Maurice et Roger. Pouvez-vous remettre cette trappe en place ? Ne dites à personne que nous étions en bas ; nous vous expliquerons plus tard de quoi il s’agit Nous allons vite rassurer maman. » Tous partirent en courant ; ils avaient faim, ils étaient fatigués, mais quel bonheur d’être sortis de ce souterrain ! Que diraient M. et Mme Bonnard quand ils verraient les trésors qu’ils rapportaient ? CHAPITRE XVIII Incroyable mais vrai LES jumeaux coururent à la ferme ; leur mère ne savait plus que penser ; son inquiétude augmentait de minute en minute. Ils se jetèrent dans ses bras ; elle les embrassa tendrement. « Où étiez-vous ? Vous êtes tous en retard d’une heure pour le goûter. J’avais si peur d’un accident ! M. Henning m’a dit que vous faisiez des fouilles sur la colline. — Maman, nous avons une faim de loup ! Donne-nous à manger puis nous te raconterons une histoire extraordinaire, dirent les jumeaux qui parlaient en même temps. Maman, tu peux t’attendre à une surprise. Où est papa ? Et grand-père ? — Ils sont à la cuisine ; tous les deux sont rentrés très tard, dit Mme Bonnard. Ils vous cherchaient aussi. Grand-père n’est pas content. Qu’avez-vous dans les mains ? Ce ne sont tout de même pas des épées ? — Maman, en goûtant nous te dirons tout, nous te le promettons, affirmèrent les jumeaux. Faut-il vraiment que nous nous lavions les mains ? Oui ? Bon, alors, dépêchons-nous ! Posons nos trésors dans un coin sombre pour que papa et grand-père ne les voient pas jusqu’à ce que nous soyons prêts à les montrer. » Bientôt tous étaient assis autour de la table ; ils mouraient de faim. Heureusement, un bon goûter était préparé. Des tartines de beurre, de la confiture, du pain d’épice, des prunes. Encore à table, M. Bonnard et le vieux grand-père buvaient un verre de vin blanc. Mme Bonnard leur avait annoncé que les enfants se lavaient les mains et raconteraient ce qu’ils avaient fait en goûtant. « Quand j’avais leur âge, déclara le grand-père en fronçant ses sourcils broussailleux, je n’aurais pas osé être en retard d’une minute aux repas. Votre mère était inquiète, les jumeaux. C’est très mal de la tourmenter ; elle a bien assez de soucis comme cela. — Nous regrettons beaucoup, grand-père, dirent les jumeaux. Mais ce n’est pas notre faute ; il nous est arrivé toute une aventure. François, raconte ! » François commença son récit. Tout en mangeant de savoureuses tartines et de gros morceaux de pain d’épice, les autres ajoutaient de temps en temps un détail. Le grand-père savait déjà que M. Henning avait obtenu l’autorisation de faire des fouilles et que M. Bonnard avait reçu un chèque de cinq cents dollars. Il avait crié et tempêté ; à force de prières, Mme Bonnard avait réussi à l’attendrir et à le faire céder. Maintenant, tout prêt à se remettre en colère, il écoutait François. Il oubliait de boire son vin blanc. Il oubliait de bourrer sa pipe. Il oubliait même de poser des questions. Les yeux écarquillés, il ressemblait à un enfant émerveillé par un conte de fées. François parlait avec animation ; il croyait revivre les péripéties de ce singulier après-midi, et ses auditeurs les vivaient avec lui. Mme Bonnard poussa une exclamation en apprenant que Friquet et Zoé avaient pénétré dans un terrier de lapin pour en ressortir avec un poignard et une bague. « Mais… mais où donc… », commença-t-elle. D’un regard, son mari lui imposa silence ; elle se tut. François et Michel racontaient qu’après avoir élargi le terrier, ils avaient découvert le passage secret oublié depuis le XIIe siècle. « Que j’aurais voulu être avec vous ! » s’écria le grand-père en sortant son grand mouchoir rouge pour s’essuyer le front, François s’interrompit pour boire le chocolat que lui avait servi Mme Bonnard. Quand sa tasse fut vide, il décrivit la lente progression dans le tunnel des six accompagnés par les deux chiens. « Il faisait nuit, ça sentait le moisi. Soudain nous avons entendu un vacarme assourdissant ! — À nous casser la tête, renchérit Annie. — Qu’est-ce que c’était ? demanda le grand-père sans pouvoir réprimer son impatience. — Le bruit des foreuses ; les ouvriers de M. Henning creusaient sur l’ancien emplacement du château », dit François. Le grand-père s’emporta ; de sa pipe, il menaça le fermier. « J’avais bien dit que je ne voulais pas ces hommes dans ma ferme ! » cria-t-il. Mme Bonnard lui mit la main sur le bras. « Continuez, François », dit-elle. Le jeune garçon arrivait au point le plus dramatique de son récit : la découverte des souterrains du château. « Quelle poussière et quels échos ! dit Annie. Nous ne pouvions même pas chuchoter sans entendre des voix autour de nous. » François décrivit leurs trouvailles, les vieilles cuirasses encore intactes mais noircies par les ans, les râteliers d’armes chargés d’épées et de poignards, le coffre plein de pièces d’or… « De l’or ! Je ne vous crois pas ! cria le grand-père. Vous inventez, mon garçon. Pas d’exagérations ; tenez-vous-en à la vérité. » Les jumeaux se hâtèrent de sortir de leurs poches les pièces d’or étincelantes. Ils les posèrent sur la table, devant leurs parents ébahis. « Voilà ! Ces pièces vous prouveront que nous ne mentons pas ; elles en disent plus long que les paroles ! » D’une main un peu tremblante, M. Bonnard les prit l’une après l’autre et, quand il les eut examinées, il les tendit à sa femme et au vieillard. Muet d’étonnement, le grand-père ne pouvait articuler un mot. La respiration lui manquait. Il tournait et retournait les pièces dans ses grosses mains calleuses. « Est-ce vraiment de l’or ? demanda Mme Bonnard confondue. André, nous appartiennent-elles ? Crois-tu qu’il y en a assez pour acheter un tracteur ou… — Tout dépend de la somme que nous trouverons dans le souterrain, répondit M. Bonnard qui s’efforçait de garder son calme. Tout dépend aussi de ce que l’on nous laissera. L’État prélèvera peut-être une part… — L’État ! hurla le grand-père en se levant. L’État ! Non, le trésor est à moi. À nous. Il a été trouvé sur nos terres, dans un souterrain où nos ancêtres l’avaient caché. Bien sûr, le vieil antiquaire aura sa part. C’est mon cousin, et il descend aussi du baron de Francville. » Les enfants jugèrent l’idée excellente. Ils montrèrent ensuite les bijoux qu’ils avaient apportés. Mme Bonnard les admira, bien qu’ils fussent ternis ; un bon nettoyage leur rendrait leur éclat. Les deux hommes s’intéressaient surtout aux armes que François avaient décrites. Quand ils apprirent que les enfants en avaient rapporté quelques-unes, ils se hâtèrent d’aller les chercher. Le grand-père s’empara de l’épée la plus lourde et la brandit comme s’il avait des ennemis à pourfendre ; ses yeux flamboyaient ; sûrement aucun guerrier d’autrefois n’avait eu l’air plus belliqueux et plus farouche. « Non, non, grand-père, protesta Mme Bonnard effrayée. Attention à la vaisselle sur le buffet. Là, j’en étais sûre ! Ma pauvre cafetière ! » Pan ! La cafetière tombait et se brisait en mille morceaux. Pour ne pas être en reste, Dagobert et Friquet aboyèrent frénétiquement. « Couchez, les chiens ! cria Mme Bonnard. Grand-père, asseyez-vous ! Laissez à François le temps de finir son histoire ! — Ah ! ah ! dit le grand-père en s’asseyant, un large sourire aux lèvres. Cela m’a fait du bien de manier cette épée. Où est M. Henning ? Je pourrais l’essayer sur lui. » Les enfants rirent de bon cœur. La joie du vieillard les récompensait de leurs efforts. « Je vous écoute, dit-il à François, Votre récit est tout à fait captivant. Toi, ma fille, ne m’enlève pas cette épée. Je la garde à portée de ma main ; il se pourrait bien que je m’en serve. » François reprit son récit. Quand ses compagnons et lui avaient voulu sortir du souterrain, ils avaient trouvé l’ouverture obstruée par un éboulement. En suivant le tunnel dans la direction opposée, ils étaient arrivés dans la petite cave, au-dessous de l’ancienne chapelle. « Impossible de sortir, dit François. Il y avait bien une grande trappe dans le plafond, mais des tas de sacs la recouvraient ; nous ne pouvions pas la soulever. Nous avons crié. — C’est donc là qu’aboutit le passage secret, dit M. Bonnard. Qu’avez-vous fait ? — Un beau vacarme ! Maurice et Roger nous ont entendus ; ils ont retiré les sacs et ouvert la trappe, dit François. Je ne peux pas vous décrire notre joie. Nous commencions à craindre de ne pouvoir sortir. Il y a quelque temps, Maurice avait découvert la petite cave sous la chapelle, mais depuis il avait oublié son existence. — Je n’en ai jamais entendu parler !, remarqua Mme Bonnard. Le grand-père hocha la tête. « Moi non plus, dit-il. Aussi loin que remontent mes souvenirs, la chapelle a été pleine de sacs ; son plancher était recouvert d’une épaisse couche de poussière. Quand j’étais enfant, j’y faisais des parties de cache-cache avec mes camarades ; cela fait plus de soixante-dix ans. Il me semble pourtant que c’était hier que j’allais là-bas jouer avec une chatte et ses petits. — Il y a encore une chatte et ses petits, dit Annie. — Oui, ma petite fille. Et si tu reviens quand tu seras une vieille dame, tu trouveras encore une famille de chats, répliqua le grand-père. C’est la coutume ; nous sommes fidèles aux traditions dans nos campagnes. Désormais je dormirai sur mes deux oreilles : la ferme est sauvée ! Avec tout cet argent, nous pourrons racheter nos champs ; les jumeaux auront la plus belle propriété de la région. Maintenant, laissez-moi encore m’amuser avec cette épée. » Les six enfants prirent la fuite. Le grand-père avait rajeuni de plusieurs années ; la lourde épée était comme une plume dans ses mains. Ce ne serait guère prudent de rester à proximité. Quel après-midi mouvementé !… .Ils ne l’oublieraient jamais ! CHAPITRE XIX Bravo, les Cinq ! FATIGUÉS par une journée si bien remplie, les enfants avaient besoin de repos. Mais les jumeaux se rappelèrent que les poules n’avaient rien à manger ; quelques poignées de grains leur feraient plaisir. « Mieux vaut tard que jamais, dirent-ils en même temps. — Où sont M. Henning, M. Durleston et cet horrible Junior, madame Bonnard ? demanda Claude qui se levait pour aider à laver la vaisselle. — M. Henning a annoncé qu’il dînerait à l’hôtel avec M. Durleston et Junior, répondit Mme Bonnard. Son visage était rayonnant. À l’en croire, les ouvriers ont atteint les souterrains du vieux château ; il espère y faire des découvertes et m’a promis un second chèque. — Vous ne l’accepterez pas, n’est-ce pas, madame Bonnard ? s’écria François. Les objets qui remplissent les caves sont très précieux ; M. Henning ne vous les paiera pas à leur valeur. Il veut les vendre en Amérique pour réaliser de gros bénéfices. Vous n’allez tout de même pas le laisser faire ? — M. Francville, l’antiquaire, pourra expertiser les armes et les bijoux, ajouta Claude. C’est un descendant des châtelains ; quand il apprendra ce qui s’est passé, il sera bien étonné. — Nous le prierons de venir demain, déclara Mme Bonnard. Après tout, M. Henning a son conseiller, M. Durleston. M. Francville sera le nôtre. Grand-père s’en réjouira ; son cousin a toujours été son meilleur ami. » Cependant, ce ne fut pas la peine d’envoyer chercher M. Francville. Le grand-père était allé tout de suite porter la nouvelle à son vieux camarade. « Des pièces d’or, des bijoux, des cuirasses, des épées, Dieu sait quoi encore ! » disait le grand-père pour la vingtième fois. M. Francville l’écoutait gravement en hochant la tête. « Cette magnifique épée, continua le grand-père, c’est juste ce qu’il me faut. Si j’avais vécu dans l’ancien temps, elle m’aurait appartenu, je le sens. Je ne la vendrai jamais. Je la garderai pour le plaisir de la brandir de temps en temps quand je serai en colère. — Oui, oui… mais j’espère que tu ne le feras que lorsque tu seras seul, protesta M. Francville, un peu alarmé. Tu n’auras pas la permission de garder tout l’argent, j’en ai peur. Une partie reviendra à l’État. Mais les bijoux, les cuirasses, les épées représentent un véritable trésor. — Assez pour acheter des champs et plusieurs tracteurs, dit le grand-père. Et aussi une voiture neuve. La nôtre ne tient plus debout. Il me faut des hommes pour déblayer ces souterrains. Si nous gardions les ouvriers qu’Henning a embauchés ? Il n’aura plus la permission de continuer ses fouilles. Il m’a toujours été antipathique ; je vais pouvoir me payer le luxe de lui dire ce que je pense. Toi, ferme ta boutique ; j’ai besoin que tu me conseilles ; tu ne me quitteras pas. Je ne veux pas que cet Américain prenne ses grands airs avec moi ni que ce Durleston me tarabuste. — Calme-toi, tu es rouge comme une écrevisse, dit M. Francville. Tu auras une attaque si tu ne fais pas attention. Retourne chez toi, j’irai te voir demain matin. Je prendrai des dispositions pour les ouvriers. Ne joue pas trop avec cette vieille épée, tu pourrais couper la tête de quelqu’un sans le vouloir. — C’est bien possible, dit le grand-père, une lueur dans les yeux. Si Junior passe près de moi quand j’aurai l’épée dans la main… Ne t’inquiète pas. C’est une plaisanterie, une simple plaisanterie ! » Riant dans sa barbe, le grand-père retourna à la ferme, très satisfait de lui et de la vie. M. Henning, M. Durleston et Junior ne revinrent pas cette nuit-là. Heureux d’avoir trouvé le souterrain, ils se firent servir un excellent dîner pour fêter le succès des fouilles ; quand ils se levèrent de table, l’heure était si avancée qu’ils décidèrent de prendre des chambres à l’hôtel. Mme Bonnard ne s’en plaignit pas. « Les campagnards se couchent comme les poules, remarqua M. Henning. Nous trouverions porte close. Nous retournerons là-bas demain matin pour faire signer aux Bonnard le contrat que vous avez rédigé, Durleston. Ils sont tellement à court d’argent qu’ils accepteront notre offre. Vous aurez soin de déclarer que les souterrains ne contiennent aucun objet de valeur ; ils seront tout heureux de toucher cinq cents dollars, et nous, nous ferons fortune. » Le lendemain matin, les deux hommes et Junior — que M. Durleston jugeait odieux — se présentèrent à la ferme vers dix heures. M. Henning avait d’abord envoyé le petit garçon de l’hôtel pour annoncer leur venue. Toute la famille s’était réunie pour les recevoir, le grand-père, M. et Mme Bonnard, les jumeaux. Le vieux M. Francville, dont les yeux brillaient pour la première fois depuis des années, assis au fond de la pièce, attendait avec curiosité les événements. Les Cinq étaient là aussi ; Dagobert se demandait ce que signifiait la surexcitation générale. Couché sous la chaise de Claude, il grondait chaque fois que Friquet s’approchait de lui. Le caniche, par jeu, répondait sur le même ton. Une voiture s’arrêta devant la ferme. M. Henning, M. Durleston et Junior firent leur apparition. « Bonjour tout le monde ! cria Junior avec son effronterie habituelle. Comment va ? » Personne ne lui répondit, à l’exception de Dagobert ; en l’entendant grogner, Junior fit un petit saut de côté. « Tais-toi, sale chien ! s’écria-t-il. — Vous a-t-on servi votre déjeuner au lit à l’hôtel ? interrogea Claude. Vous vous rappelez le matin où je vous ai monté votre plateau, accompagnée de Dagobert ? — Ça suffit ! » interrompit Junior d’un ton hargneux. Il s’assit près de son père et n’ouvrit plus la bouche. La discussion s’engagea rapidement. « Monsieur Bonnard, j’ai le plaisir de vous annoncer que, sur le conseil de M. Durleston, je peux vous offrir un nouveau chèque de cinq cents dollars, commença M. Henning. D’après ce que nous en avons aperçu, le contenu des souterrains nous déçoit beaucoup, mais nous ne voulons pas diminuer la somme proposée. Vous êtes d’accord, monsieur Durleston ? — Tout à fait, répondit M. Durleston, le regard dur derrière ses verres épais. Voici le contrat. M. Henning est très généreux. Très. Il n’y a rien de valeur dans vos caves. — Je regrette de vous contredire, déclara M. Bonnard, mais mon opinion est toute différente. M. Francville ici présent est de mon avis. Nous nous chargeons des fouilles, monsieur Henning ; si nous avons une déception, ce sera tant pis pour nous. — Qu’est-ce que cela signifie ? s’écria M. Henning. Durleston, qu’en dites-vous ? Le procédé est tout à fait déloyal, n’est-ce pas ? — Offrez-lui mille dollars, proposa M. Durleston, déconcerté par l’attitude du fermier. — Offrez ce que vous voudrez, je préfère rester le maître chez moi, riposta M. Bonnard. Je vais vous rendre le chèque que vous m’avez donné hier. J’ai l’intention de garder les ouvriers que vous avez embauchés ; je les paierai moi-même. Ne prenez pas la peine de les congédier ; ils travailleront désormais sous mes ordres, — C’est monstrueux ! » cria M. Henning en se levant. Il assena un coup de poing sur la table et foudroya du regard M. et Mme Bonnard. « Que croyez-vous trouver dans ce vieux souterrain ? Il ne contient pour ainsi dire rien. Nous avons percé la voûte et nous avons jeté un coup d’œil à l’intérieur. Je vous ai fait une offre très généreuse, mais je veux bien la porter à quinze cents dollars. — Non », dit M. Bonnard sans perdre son calme. Le grand-père jugea que l’Américain méritait une réponse plus énergique. Il se leva aussi et frappa à son tour sur la table. Tous sursautèrent ; Dagobert aboya, Friquet se sauva à toute vitesse. « Taisez-vous et écoutez ! cria le vieillard. Cette ferme appartient à M. et Mme Bonnard et à moi. Mes arrière-petits-enfants en hériteront plus tard. Ma famille l’habite depuis des siècles ; je m’affligeais de la voir péricliter à cause de notre pauvreté. Maintenant je sais qu’il y a de l’argent, beaucoup d’argent dans nos souterrains, tout l’argent que nous voulons pour acheter des champs, des tracteurs, tout ce que nous pouvons désirer. Nous refusons vos chèques. Oui, monsieur, gardez vos dollars. Offrez-m’en le double ou le triple si vous voulez, vous verrez ce que je répondrai ! » M. Henning se hâta de jeter un regard interrogateur à M. Durleston qui hocha la tête. « C’est bien, dit l’Américain au grand-père. Cinq mille dollars. Marché conclu ? — Non », répliqua le grand-père, plus heureux qu’il ne l’avait été depuis des années. « Il y a de l’or dans ces souterrains, des bijoux, des cuirasses, des épées, des poignards, des couteaux vieux de plusieurs siècles… — En voilà un conte à dormir debout ! s’écria M. Henning avec un rire moqueur. Vous prenez vos désirs pour des réalités ! » Le grand-père abattit de nouveau son poing sur-la table. « Les jumeaux, cria-t-il de sa voix sonore, allez chercher les objets que vous avez remontés d’en bas !… Apportez-les ici. Montrez à ce monsieur que je ne suis ni un fou ni un menteur ! » Sous les yeux étonnés de M. Henning, de M. Durleston et de Junior, les jumeaux étalèrent sur la table les pièces d’or, les bijoux, les épées et les poignards. M. Durleston resta confondu. « Qu’en dites-vous ? demanda le vieux grand-père en tapant de nouveau sur la table. — De la camelote ! » déclara M. Durleston. M. Francville se leva à son tour et prit la parole. M. Durleston n’avait pas remarqué le vieillard immobile dans un coin de la salle ; il fut horrifié de reconnaître l’antiquaire qui, toute sa vie, avait étudié l’histoire du vieux château. « Mesdames et messieurs », commença M. Francville d’un ton solennel comme s’il faisait un discours devant une nombreuse assemblée, « j’ai acquis un certain renom dans le commerce des antiquités. À mon grand regret, je dois déclarer que si M. Durleston considère comme de la camelote les objets étalés sur cette table, il n’a pas droit à son titre d’expert. Ces armes et ces bijoux feraient le bonheur des collectionneurs. Demain, si je veux, je les vendrai à Paris pour une somme bien supérieure à celle qu’offre M. Henning. Mesdames et messieurs, je vous remercie de votre bienveillante attention. » Avant de se rasseoir, il salua courtoisement. Annie avait envie d’applaudir. « Je crois que nous n’avons plus rien à nous dire, déclara M. Bonnard en se levant. Si vous voulez nous indiquer l’hôtel où vous descendrez, monsieur Henning, je vous enverrai vos valises. Je suppose que vous ne tenez pas à prolonger votre séjour chez nous ? — Papa, je ne veux pas aller à l’hôtel, je veux rester ici ! cria Junior à l’étonnement de tous. Je veux voir ces souterrains. Je veux participer aux fouilles. Je veux rester ! — Nous n’avons pas besoin de vous ! riposta Daniel, furieux. Vous êtes toujours à nous espionner, à vous vanter, à nous faire gronder. Monsieur déjeune au lit ! Monsieur n’est pas capable de cirer ses souliers ! Monsieur crie quand on ne lui obéit pas au doigt et à l’œil ! Monsieur… — En voilà assez, Daniel, dit sévèrement Mme Bonnard. Je veux bien que Junior reste s’il promet d’être sage. Nous n’acceptons pas la proposition de son père, mais lui est en dehors de nos discussions. — Je veux rester ! » répéta Junior en trépignant. Par malheur pour lui, son pied frappa le nez de Dagobert ; le gros chien gronda et montra les dents. Junior courut vers la porte. « Vous voulez toujours rester ? cria Claude. — Non, répondit le jeune Américain en sortant. — Dagobert, merci de l’avoir aidé à prendre une décision », dit Claude en caressant son chien. M. Henning était violet de rage. « Si ce chien mord mon fils, je le ferai tuer, dit-il. Je vous poursuivrai… — Je vous en prie, partez, dit Mme Bonnard pâle de fatigue. Il faut que je me remette au travail. — Je prendrai mon temps, déclara pompeusement M. Henning. Je n’accepte pas d’être mis à la porte comme si je n’avais pas payé ma pension. — Vous voyez cette épée, Henning ? » demanda brusquement le grand-père en prenant sur la table l’épée qu’il aimait tant. « Elle est belle, hein ? Les hommes d’autrefois savaient se débarrasser de leurs ennemis. Ils la brandissaient de ce côté, puis de celui-ci et… — Arrêtez ! Vous êtes fou ! Vous avez failli me blesser ! cria M. Henning pris de panique. Posez cette arme ! — Non, elle est à moi, je ne la vends pas », dit le grand-père. Il brandit de nouveau l’épée qui cassa l’ampoule de la lampe suspendue au plafond ; les débris de verre tombèrent de tous côtés. Abandonnant M. Henning à son sort, M. Durleston s’enfuit de la cuisine ; il se heurta violemment à Roger qui entrait. « Attention, il est fou… Ce vieillard est fou ! cria M. Durleston. Henning, sauvez-vous ! Il est capable de vous couper la tête ! » M. Henning s’enfuit aussi. Le grand-père le poursuivit jusqu’à la porte, les yeux flamboyants et la barbe en bataille. Croyant à un jeu, les deux chiens jappaient à qui mieux mieux ; les enfants n’en pouvaient plus de rire. « Grand-père, qu’est-ce qui vous a pris ? » demanda M. Bonnard. Un sourire rayonnant éclaira le vieux visage ridé. « Nous voilà débarrassés de ces clients de malheur ! De la camelote, quel toupet ! En voilà un expert ! De la camelote ! Tu as entendu, Francville ? — Pose cette épée. Les vieilles choses, il faut les manier avec respect, dit M. Francville qui connaissait bien son vieil ami. Allons boire un verre à l’auberge tout en parlant de nos projets. Mais d’abord, lâche cette arme. Je ne veux pas me montrer dans les rues du village avec un homme qui brandit une épée. » Le grand-père se laissa convaincre ; les deux vieux amis sortirent de la ferme, bras dessus, bras dessous. Mme Bonnard tomba dans un fauteuil en poussant un soupir de soulagement. Puis, à la consternation des enfants, elle fondit en larmes. Les jumeaux coururent l’embrasser. « Ne faites pas attention, dit-elle. C’est de joie que je pleure. Pensez un peu, plus de soucis… Nous n’aurons plus besoin de prendre des pensionnaires. Votre père pourra racheter ces champs dont il avait tant envie… Que je suis sotte de pleurer ainsi ! — Madame Bonnard, voulez-vous que nous partions aussi ? » demanda Annie. Ses frères, sa cousine et elle étaient également des pensionnaires, c’est-à-dire une charge pour la pauvre Mme Bonnard. « Oh ! non, vous, vous êtes des amis ! protesta Mme Bonnard en souriant à travers ses larmes. Je ne vous demanderai pas un sou de pension ; vous nous avez apporté la fortune et le bonheur. — Nous serons bien contents de rester, dit Annie, Ce sera si amusant d’aider à déblayer les souterrains. N’est-ce pas, Claude ? — Bien sûr, dit Claude. Pour rien au monde je ne voudrais partir maintenant. De toutes nos aventures, c’est la plus palpitante. — C’est ce que nous disons chaque fois, répliqua Annie. Celle-ci a l’avantage de ne pas être terminée. Nous regarderons travailler les ouvriers ; nous ferons la chasse aux trésors cachés dans les caves… Nous nous promènerons dans les champs que M. et Mme Bonnard vont racheter ; nous verrons le tracteur neuf. Je crois que le second chapitre de cette aventure sera plus agréable que le premier. Tu ne le crois pas, Dago ? — Ouah ! ouah ! » approuva Dagobert en agitant si fort la queue qu’il renversa Friquet. Au revoir, les Cinq ! Profitez de vos vacances, amusez-vous bien… et veillez à ce que le grand-père ne décapite personne avec cette vieille épée ! FIN