CHAPITRE I Projets de vacances « VRAIMENT, Henri, je ne te comprends pas ! » dit tante Cécile à son mari. Les quatre enfants étaient assis à table, prenant leur petit déjeuner. Ils levèrent des yeux pleins de curiosité. Qu’avait donc bien pu faire l’oncle Henri ? François adressa un clin d’œil à Mick, et Annie donna à Claude un léger coup de pied sous la table. L’oncle Henri allait-il se mettre en colère comme cela lui arrivait quelquefois ? M. Dorsel — oncle Henri pour François, Mick et Annie — tenait en main une lettre que sa femme lui avait rendue après l’avoir lue. C’était cette lettre qui était cause de tout. L’oncle Henri fronça les sourcils... et décida de garder son calme. Il dit d’une voix résignée : « Mais, ma chère Cécile, comment veux-tu que je me rappelle exactement quand commencent les vacances des enfants et s’ils vont les passer avec nous ou avec ma sœur ? Tu sais bien que je suis plongé dans mes recherches scientifiques, qui sont de la plus haute importance en ce moment. Je ne peux pas toujours me souvenir des dates de rentrée ou de vacances ! — Tu peux toujours te renseigner auprès de moi, répliqua tante Cécile agacée. Vraiment, Henri, tu n’as pas déjà oublié que nous avons discuté pour savoir si nous demanderions à François, Mick et Annie de passer les vacances de Pâques ici ? Ils aiment tant Kernach à cette époque de l’année ! Tu as même déclaré que tu t’arrangerais pour aller faire tes conférences après les vacances... et pas au beau milieu ! — Mais elles ont commencé si tard ! dit l’oncle Henri. Et ça, je ne pouvais pas le deviner. — Enfin, tu dois te douter que si Pâques tombe tard dans l’année, les vacances ne peuvent pas être de bonne heure, répondit tante Cécile avec un soupir. — Papa ne fait pas attention à ces choses-là, dit Claude. Qu’est-ce qu’il y a, maman ? Est-ce que papa veut s’en aller en plein milieu des vacances ? — Oui », dit tante Cécile, avançant la main pour reprendre la lettre. « Voyons : il faudrait qu’il parte d’ici deux jours... et je suis obligée de l’accompagner. D’un autre côté, je ne peux pas vous laisser tout seuls ici, mes enfants, dans une maison vide. Si Maria n’était pas malade, tout irait bien, mais elle ne reviendra que dans une semaine ou deux. » Maria était la cuisinière. Les enfants, qui l’aimaient beaucoup, avaient été désolés de ne pas la trouver à leur arrivée. « Nous sommes capables de nous débrouiller tout seuls, affirma Mick. Annie fait très bien la cuisine. — Et je pourrai l’aider », dit Claude. Son véritable prénom était Claudine, mais tout le monde l’appelait Claude. Sa mère sourit. « Ma pauvre Claude, la dernière fois que tu as fait un œuf à la coque, il était presque calciné ! Je n’ai pas l’impression que tes talents de cuisinière emballeraient tes cousins. J’avais simplement oublié que l’œuf était en train de cuire, protesta Claude. J’étais allée chercher le sablier et puis, en chemin, je me suis rappelé que Dago n’avait pas eu sa soupe et... — Oui, oui, nous sommes au courant, dit sa mère en riant. Dago a eu sa soupe, mais ton père s’est passé d’œuf ! — Ouah ! »fit Dago, sous la table, en entendant son nom. (Il s’appelait, en fait, Dagobert, mais ce prénom un peu longuet avait été écourté.) Il lécha le pied de Claude pour rappeler à celle-ci sa présence. « Revenons à nos moutons, dit impatiemment l’oncle Henri. Il faut absolument que je participe à ces conférences. Je dois y donner lecture de documents très importants. Tu n’as pas besoin de m’accompagner, Cécile, tu peux rester ici, à t’occuper des enfants. — Ce n’est pas la peine, reprit Claude. Nous allons enfin, pouvoir faire quelque chose dont nous avions rudement envie, mais que nous pensions être obligés de reculer jusqu’aux vacances d’été. — Oh oui ! s’écria Annie. Faisons ça ! — Oui, ça me plairait aussi, dit Mick. — Eh bien, de quoi s’agit-il ? demanda tante Cécile. Je ne vois pas du tout. Si c’est dangereux, je ne le permettrai pas, soyez-en sûrs ! — Mais quand faisons-nous quoi que ce soit de dangereux ? s’écria Claude. — Plus souvent qu’à votre tour, rétorqua sa mère. Alors, quel est ce projet ? — Rien d’extraordinaire, dit François. C’est simplement, tante Cécile, que nos bicyclettes sont en très bon état et que tu nous as donné deux petites tentes pour Noël... alors, nous avions pensé que ce serait formidable de partir à bicyclette et d’aller camper dans la région. — Il fait si beau, nous nous amuserions bien, renchérit Mick. Après tout, si tu nous as donné les tentes... petite tante... c’est pour nous en servir. Et voilà l’occasion rêvée ! Je pensais que vous vous en serviriez dans le jardin ou sur la plage, dit Mme Dorsel. La dernière fois que vous êtes allés camper, il y avait une grande personne avec vous. L’idée de vous voir partir tout seuls à l’aventure ne me sourit guère. — Oh ! Cécile, François est assez grand garçon pour veiller sur les autres », interrompit l’oncle Henri, avec une certaine impatience. « Laisse-les aller ! Je suis persuadé que François saura maintenir l’ordre dans le troupeau et le ramener sain et sauf au bercail. — Merci, oncle Henri ! » s’écria François qui n’était pas habitué à recevoir des compliments de M. Dorsel. Il jeta un coup d’œil aux autres enfants, et sa bouche se fendit en un large sourire. « Bien sûr, ce sera facile de commander à toute cette bande... il n’y a qu’Annie qui fasse parfois la mauvaise tête ! » Annie ouvrit la bouche pour protester, car elle était la plus petite et la seule, en fait, qui fût docile. Mais elle vit le sourire de François et comprit qu’il la taquinait. Elle sourit à son tour. « Je promets d’être très obéissante », dit-elle d’un ton innocent à son oncle. Il parut surpris. « Tiens, j’aurais plutôt cru que c’était Claude qui avait la tête près du bonnet... », commença-t-il, mais il se tut en voyant sa femme froncer les sourcils en guise d’avertissement. Claude avait effectivement mauvais caractère, mais ce n’était pas en le faisant remarquer qu’on la rendrait plus docile. « Henri, tu ne te rends jamais compte que François te raconte des blagues... Enfin, si tu crois que nous pouvons lui confier la garde des autres... et qu’il ne leur arrivera rien s’ils vont camper avec leurs bicyclettes... — Chic ! C’est décidé, alors ! » hurla Claude, et elle commença à donner, dans sa joie, de grandes tapes sur le dos de Mick. « Nous partons demain, nous... — Claude ! Inutile de crier ainsi, dit sa mère. Tu sais bien que ton père n’aime pas les cris... et tiens, tu as excité Dago. Le voilà qui court dans la pièce comme un fou ! Couché, Dago !» L’oncle Henri se leva pour sortir. Il avait horreur que les repas tournent au désordre. Il faillit tomber sur Dago, qui gambadait, et disparut de la pièce avec un soupir de soulagement. La maison prenait des allures de cirque lorsque les enfants et le chien y étaient ! « Tante Cécile, nous pouvons vraiment partir demain ? demanda Annie, les yeux brillants. Il fait si beau pour un mois d’avril qu’on se croirait en juillet. Nous n’aurons même pas besoin de prendre des vêtements chauds. Vous ne partirez que si vous en prenez, au contraire, dit fermement Mme Dorsel. « En avril, ne te découvre pas d’un fil », conseille le dicton. C’est un mois très fantasque : le soleil peut luire un jour et la neige tomber le lendemain. Je te donnerai même de l’argent, François, pour que vous puissiez aller à l’hôtel si le temps se gâte. » Les quatre enfants firent aussitôt une petite prière muette pour que le temps ne se gâte pas ! « Oh ! Ce que ça va être épatant ! s’écria Mick. Nous pourrons acheter ce que nous voudrons comme nourriture et manger à l’heure qu’il nous plaira. Nous pourrons choisir tous les soirs un endroit différent pour dresser les tentes. Nous pourrons rouler à bicyclette au clair de lune... — Ah ! Rouler à bicyclette au clair de lune ! répéta Annie. Ce sera merveilleux ! » Les quatre enfants se levèrent d’un bond pour aller accomplir les petites besognes quotidiennes : faire leurs lits et ranger leurs chambres. Ce faisant, ils parlaient tous ensemble à tue-tête. « Triple veine ! Qui aurait cru que demain nous partirions seuls à l’aventure ! » cria Mick en remontant vigoureusement ses draps et couvertures, qui formèrent une espèce de tas sur son lit. « Mick ! Je vais faire ton lit, dit Annie, choquée de ce manque d’ordre. Tu ne peux pas le laisser comme ça ! — Tu crois ? Et je vais faire celui de François exactement de la même façon. Alors occupe-toi plutôt du tien, Annie : rentre bien le drap, secoue l’oreiller, aplatis l’édredon, fais ce que tu veux avec ton lit et laisse-moi faire ce que je veux du mien. Attends un peu que nous soyons en route ; tu n’auras plus à t’inquiéter de l’aspect de ton lit, alors... tu rouleras ton sac de couchage, et voilà tout ! » En parlant, il tirait à la diable le couvre-pied et fourrait son pyjama sous l’oreiller. Annie se mit à rire et alla dans sa chambre. Elle aussi ne se tenait plus de joie. De beaux jours s’annonçaient, pleins de soleil, d’endroits nouveaux, de bois inconnus, de collines à gravir, de ruisseaux murmurants, de pique-niques dans les clairières, de promenades au clair de lune... Quelle chance ! Ils eurent beaucoup à faire ce jour-là. Il fallait empaqueter les affaires dans les sacs à dos, plier les tentes aussi convenablement que possible pour pouvoir les attacher sur les porte-bagages, chercher dans le garde-manger les vivres nécessaires, prendre les cartes routières... Dago savait bien qu’une randonnée était en vue et il savait aussi qu’on l’emmènerait. Il était aussi excité que les enfants, aboyait et remuait la queue et se trouvait tout le temps dans les jambes de tout le monde. Mais personne ne lui en voulait. Dago était leur ami, il faisait partie du « Club des Cinq », il pouvait à peu près tout faire sauf parler, et on n’aurait jamais envisagé d’aller quelque part sans emmener le bon vieux Dago. « Je suppose que le chien pourra vous suivre quand vous roulerez à bicyclette ? demanda tante Cécile à François. — Oh oui ! dit le jeune garçon. Il est infatigable. J’espère que tu ne t’inquiéteras pas pour nous, tante Cécile. Tu sais que Dago est un bon chien de garde. — Oui, je le sais. Si je vous laisse partir à peu près rassurée, c’est justement parce que Dago vous accompagne. Il vaut une grande personne lorsqu’il s’agit de veiller sur vous. — Ouah ! Ouah ! » approuva Dago. Claude se mit à rire. « Il vaut deux grandes personnes, maman », dit-elle, et Dago battit vigoureusement le plancher de sa queue. « Ouah, Ouah, Ouah ! » dit-il. Ce qui signifiait : « Pas deux... mais trois ! » CHAPITRE II À l’aventure « JE SUPPOSE que les freins fonctionnent bien ? » demanda l’oncle Henri, pensant qu’il devait montrer quelque intérêt aux préparatifs de départ, et se souvenant que, lorsqu’il était lui-même un jeune garçon doté d’une bicyclette, les freins ne marchaient jamais. « Bien sûr qu’ils marchent, oncle Henri ! affirma Mick. Jamais nous ne partirions sur des bicyclettes en mauvais état. Le code de la route est très strict sur ces choses-là, tu sais... » L’oncle Henri semblait n’avoir jamais entendu parler du code de la route, et il était possible, en effet, que ce fût le cas. Car il vivait dans un monde à part, un monde de théories, d’équations et de diagrammes, et il avait hâte d’y retourner. Toutefois, il attendit que les enfants aient fini leurs derniers préparatifs. Enfin, ils furent prêts au départ. « Au revoir, tante Cécile ! Nous penserons bien à toi et à notre oncle » dit François » — Au revoir, maman. Ne t’inquiète pas de nous... nous allons bien nous amuser ! s’écria Claude. — Au revoir, tante Cécile, au revoir, oncle Henri ! — Au revoir, mon oncle ! Tante Cécile, nous partons » Et ils s’éloignèrent en effet, pédalant ferme le long du sentier qui partait de la villa des Mouettes. M. et Mme Dorsel demeurèrent près de la porte du jardin, agitant la main jusqu’à ce que la petite troupe eût disparu dans un tournant. Le soleil brillait. Dago bondissait sur ses longues et robustes pattes près de la bicyclette de Claude, fou de joie à l’idée d’une belle randonnée. « Eh bien, nous voilà partis » dit François au moment où ils prenaient le tournant. Quelle chance nous avons de pouvoir nous balader comme ça, tout seuls. Ce cher oncle Henri ! Ce que je suis content qu’il soit forcé d’aller à ses réunions de savants ! — Combien de kilomètres allons-nous faire aujourd’hui ? demanda Annie. Pas trop, j’espère, pour le premier jour... sans ça, j’aurai les jambes toutes raides, demain... — François et moi n’avions pas l’intention d’en faire plus d’une centaine jusqu’à ce soir, répondit Mick. Mais si tu es fatiguée avant, tu n’auras qu’à le dire. Nous pouvons nous arrêter n’importe où. » La matinée était très chaude, et les enfants furent bientôt couverts de sueur. Ils enlevèrent leurs blousons et les attachèrent sur les porte-bagages. Claude avait l’air plus que jamais d’un garçon, avec ses courts cheveux bouclés, soulevés par le vent. Tous portaient des shorts et des chandails légers, sauf Annie, qui était en jupe grise. Elle releva les manches de son chandail et les autres firent de même. Ils parcoururent kilomètre après kilomètre, jouissant du soleil et du vent. Dago galopait à leurs côtés, infatigable, sa langue rose pendant de sa gueule. Quand la route était bordée d’herbe, c’était là qu’il courait. Oui, c’était un chien vraiment malin ! Ils s’arrêtèrent à un petit village appelé Le Faouet. Il ne possédait qu’un seul magasin, mais on y vendait de tout. « J’espère qu’il y aura de la limonade ! dit François. Ma langue est desséchée de soif. Tellement que je pourrais la laisser pendre, comme Dago ! » La petite boutique vendait de l’orangeade, de la citronnade, de la limonade et de la bière. Il était vraiment difficile de faire un choix. Elle vendait également des glaces, et bientôt les enfants s’attablèrent devant des verres de limonade et des glaces d’aspect délicieux. « Dago doit en avoir une, dit Claude. Il les aime tant, n’est-ce pas, Dago ? — Ouah ! » répondit Dago, et il avala sa glace en deux coups de langue. « C’est vraiment dommage de lui en donner, fit observer Annie. Il a à peine le temps de les goûter, il les engouffre d’un seul coup. Non, Dago, bas les pattes ! Je vais finir ma glace jusqu’au bout et tu n’auras même pas la coupe à lécher. » Dago alla boire le bol d’eau que la patronne du magasin mit par terre pour lui. Après avoir bu tout son soûl, il s’écroula sur le sol, hors d’haleine. Les enfants emportèrent en partant une bouteille de limonade destinée à leur déjeuner. Ils commençaient déjà à penser avec plaisir aux sandwiches bien empaquetés dont ils s’étaient munis. Au moment où ils longeaient une prairie, Annie aperçut des vaches en train de paître. « Ça doit être terrible d’être une vache et de ne manger que de l’herbe insipide, dit-elle à Claude. Songe à toutes les bonnes choses que les vaches ne connaîtront jamais : un œuf dur, un éclair au chocolat, un verre de limonade. Pauvres bêtes ! » Claude se mit à rire. « Tu dis des bêtises, Annie ! Et maintenant j’ai encore plus faim qu’avant, avec tes histoires d’œufs durs et de limonade. Je sais que maman nous a fait des sandwiches aux œufs et aussi au jambon. — Inutile d’aller plus loin, intervint Mick qui dirigeait sa bicyclette vers un petit hallier. Inutile d’aller plus loin si vous, les filles, vous commencez à parler sans arrêt de nourriture... François, si on déjeunait ? » Ce fut un beau pique-nique que ce premier repas dans le hallier. Il y avait partout des touffes de primevères, et les violettes modestement cachées embaumaient délicieusement. Une grive chantait sur une branche ; chaque fois qu’elle s’interrompait, deux pinsons sifflaient à leur tour. « Rien ne manque, pas même l’orchestre et les fleurs », dit François en désignant de la main les oiseaux et les primevères. « Maintenant, nous n’avons plus qu’à attendre que le garçon nous présente le menu !» Un lapineau apparut, ses grandes oreilles dressées toutes droites pour mieux entendre. « Ah ! voici le garçon ! dit Mick. Qu’avez-vous à m’offrir, monsieur Janot ? Un bon pâté de lapin ? » Le lapineau s’enfuit à toutes pattes. Il avait senti l’odeur de Dagobert et avait été pris de panique. Les enfants se mirent à rire, car on aurait pu croire que c’était l’allusion au pâté de lapin qui l’avait fait fuir. Dago le regarda s’éloigner, mais ne fit pas mine de le suivre. « Eh bien, Dago, c’est la première fois que tu laisses partir un lapin sans lui donner la chasse, dit Mick. Tu dois être vraiment fatigué... Est-ce qu’il y a quelque chose à manger pour lui, Claude ? — Bien sûr, dit la fillette. C’est moi-même qui lui ai fait ses sandwiches. » En effet, elle était allée acheter de la viande hachée chez le boucher et avait préparé pour Dago douze sandwiches, tous bien coupés et bien emballés. Les autres se mirent à rire. Claude ne ménageait jamais sa peine quand il s’agissait de Dago. Il avala ses sandwiches en quelques bouchées, puis agita vigoureusement la queue contre le sol couvert de mousse. Les enfants s’assirent et déjeunèrent joyeusement, heureux d’être tous ensemble en plein air à faire un si bon repas. Annie poussa un cri. « Rien ne manque, pas même l’orchestre et les fleurs. » « Claude, regarde ! Tu manges un des sandwiches de Dago ! — Flûte ! s’exclama Claude. Il me semblait bien qu’il était un peu fade. J’ai dû me tromper et donner un des miens à Dago. Excuse-moi, Dago ! — Ouah ! » dit poliment le chien, et il accepta le sandwich entamé. « À la vitesse à laquelle il mange, il ne remarquerait même pas si on lui en donnait douze ou cinquante, fit observer François. — Il a mangé tous les siens, n’est-ce pas ? Alors faisons attention qu’il ne prenne pas les nôtres. Tiens ! L’orchestre recommence à jouer ! » Chacun écouta chanter la grive. « J’écout’écout’écout’, disait-elle. J’suis tout’ouïe, j’suis tout’ouïe, tout’ouïe ! » « Eh bien, écoute-nous », dit Mick en posant sa tête sur un coussin de mousse. « Mais nous n’allons plus parler, nous allons faire un petit somme, alors mets une sourdine. — Oui, c’est une bonne idée de dormir un peu, dit François. Inutile de trop nous fatiguer le premier jour. Ôte-toi de mes pieds, Dago. Tu es horriblement lourd avec tous ces sandwiches que tu as dévorés. » Dago se leva et alla s’allonger auprès de Claude, et se mit à lui lécher la figure. Elle le repoussa. « Ce n’est pas le moment, dit-elle d’une voix ensommeillée. Fais la garde comme un bon chien et veille à ce que personne ne vole nos bicyclettes. » Dago savait très bien ce que signifiait « faire la garde ». Il se mit sur son séant en entendant ces mots et jeta un long regard autour de lui, tout en reniflant. Quelqu’un aux environs ? Non. Il ne vit, n’entendit, ne sentit personne. Alors il se recoucha, une oreille à demi dressée et un œil légèrement ouvert. Claude trouvait toujours merveilleux qu’il pût dormir ainsi d’un seul œil... et d’une seule oreille. Elle allait faire part aux garçons de son étonnement, mais elle s’aperçut qu’ils sommeillaient déjà. Elle s’endormit à son tour. Personne ne vint les déranger. Un petit rouge-gorge s’avança en sautillant d’un air curieux et, penchant la tête d’un côté, se demanda si ce ne serait pas une bonne idée que d’enlever quelques poils à la queue de Dago pour en orner son nid tout neuf. L’œil mi-clos du chien s’ouvrit un peu plus. Malheur au rouge-gorge s’il essayait sur Dago ce genre de plaisanterie ! Le rouge-gorge s’envola. La grive reprit sa chanson et le lapin apparut de nouveau. Du coup, l’œil de Dago s’ouvrit tout grand. Le lapin fila. Dago fit entendre un léger ronflement. Était-il endormi, ce chien, ou ne l’était-il pas ? se demanda le lapineau. Mais, dans le doute, mieux valait ne pas approfondir. Il était trois heures et demie lorsque les enfants se réveillèrent, l’un après l’autre. François regarda sa montre. « Sapristi, il est presque l’heure du goûter ! s’écria-t-il. — Oh non » fit Annie, nous venons juste de déjeuner, et je n’aurais pas de place pour la plus minuscule bouchée. » François se mit à rire. « Bon, nous nous réglerons sur nos estomacs et non sur nos montres. Allons, Annie, lève-toi, sinon nous partons sans toi. » Ils sortirent les bicyclettes de la petite clairière et remontèrent dessus. Une brise agréable leur soufflait au visage. Annie poussa un grognement. « Mon Dieu, j’ai déjà les jambes raides ! Est-ce que nous allons faire encore beaucoup de kilomètres, François ? — Non, pas beaucoup, dit le garçon. Je pensais que nous pourrions goûter quelque part dès que nous aurions faim, puis acheter ce qu’il faut pour le dîner et le petit déjeuner de demain et ensuite trouver un endroit vraiment bien pour y dresser les tentes. J’ai vu sur la carte un petit lac où nous pourrions nous baigner, si nous le découvrons... pas en chair, mais en eau ! » (François aimait beaucoup les jeux de mots, surtout quand ils étaient mauvais.) Mais si la plaisanterie était mauvaise, le projet, lui, était bon. Claude aurait pu encore parcourir des kilomètres et des kilomètres pour prendre un bain dans un lac. « C’est une excellente idée, approuva-t-elle. Vraiment épatante. Je trouve que toute notre randonnée devrait se passer autour de lacs, comme ça on pourrait nager le matin, l’après-midi et le soir. — Ouah ! » fit Dago, qui courait près de la bicyclette de Claude. « Ouah, ouah ! — Dago est tout à fait de mon avis, dit Claude en riant... mais je crois bien qu’il a oublié son costume de bain ! » CHAPITRE III Un beau jour… et une belle nuit « ESPÉRONS que nous ne mangerons pas tout ce soir et qu’il nous restera encore quelque chose pour le petit déjeuner », dit Claude, en fourrant les sandwiches dans le panier de sa bicyclette. « Bas les pattes, Dago ! Ces sandwiches ne sont pas pour toi. Je t’ai acheté un énorme os à moelle... de quoi t’occuper pendant des heures ! — Mais ne le lui donne pas quand nous nous installerons pour passer la nuit, pria Annie. Il fait tellement de bruit à ronger et à croquer qu’il m’empêcherait de m’endormir. — Rien ne m’empêcherait de dormir cette nuit, dit Mick. Je crois qu’un tremblement de terre ne me réveillerait pas. Je pense déjà avec plaisir à mon sac de couchage. — À mon avis, ce ne sera pas la peine de dresser les tentes ce soir, dit François, regardant le ciel parfaitement clair. Je crois que nous pourrons nous enrouler simplement dans les sacs de couchage et dormir à la belle étoile. — Ce sera formidable ! dit Annie. J’aime tellement regarder les étoiles ! — Bon, dit François. Partons donc. Nous avons bien tout ce qu’il nous faut. Quelqu’un est-il d’avis d’acheter encore quelque chose à manger ? » Les paniers étaient tous pleins. Personne ne jugea nécessaire d’y mettre des provisions supplémentaires. « Nous aurions pu en emporter davantage si Dago voulait bien porter ses os... je veux dire ceux qu’on lui a achetés, déclara Annie. Mon panier en est presque plein. Tu devrais bien apprendre à ton chien à porter sa nourriture, Claude. Je suis sûre qu’il est assez malin pour ça. — Oh oui ! Il est assez malin, dit Claude. Mais il est beaucoup trop gourmand, Annie, tu le sais. Il s’arrêterait pile et mangerait tout d’un seul coup. Les chiens semblent capables d’engloutir n’importe quoi, n’importe quand. — Ils ont bien de la chance, dit Mick. Je voudrais pouvoir en faire autant. Moi, je suis forcé de m’arrêter de temps en temps. — Et maintenant, cherchons le lac, dit François en déployant la carte routière. Il n’est qu’à sept kilomètres environ. On l’appelle l’Étang Vert, mais il me paraît bien plus grand qu’un étang. Je prendrais un bain avec plaisir, tant j’ai chaud et tant je me sens sale. » Ils arrivèrent au lac vers sept heures et demie. C’était un endroit ravissant, et, sur la rive, se trouvait une petite cabane dont les baigneurs devaient se servir, en été, pour passer leurs costumes de bain. Pour l’instant, elle était fermée et les rideaux étaient tirés. « Je suppose que nous avons le droit de nous baigner, dit Mick d’un ton interrogateur. Nous ne risquons pas de nous mettre mal avec la loi ? — Non, je ne vois aucune pancarte qui indique que c’est une propriété privée, dit François. L’eau sera plutôt fraîche, vous savez, car nous ne sommes qu’à la mi-avril. Mais le soleil a dû réchauffer le lac. Venez, allons mettre nos maillots de bain. » Ils se changèrent derrière des buissons et coururent ensuite vers le lac. L’eau était très fraîche, en effet. Annie fit une trempette, puis ressortit aussitôt en déclarant que cela lui suffisait. Claude et les garçons nagèrent un bon moment et émergèrent de l’eau, ruisselants et joyeux. « Bigre, ce que c’était frisquet ! dit Mick. Faisons une petite course. Regardez Annie... elle est déjà rhabillée. Dago, où es-tu ? Toi aussi, tu as peur de l’eau froide ? » Ils se mirent tous à courir comme des fous autour de l’Étang Vert. Annie s’occupait du dîner. Le soleil s’était couché, et, bien que la soirée fût encore très douce, la radieuse chaleur du jour avait disparu. Annie était heureuse d’avoir son blouson. « Cette bonne vieille Annie ! » dit Mick lorsque lui et les autres vinrent la retrouver, après avoir eux aussi enfilé leurs blousons. « Regardez : elle a déjà préparé le repas. Tu es une vraie petite ménagère, Annie. Je parie que, si nous restions ici plus d’une nuit, tu installerais un garde-manger et un petit lavoir sur le lac... et que tu chercherais un arbre creux pour y mettre les balais ! Tu es stupide, Mick, répliqua Annie. Tu devrais être content que j’aime faire la cuisine et que je la fasse pour vous tous... Oh ! Dago ! Va-t’en ! Regarde-le, il a aspergé tout le dîner avec des milliers de gouttes d’eau ! Tu aurais dû l’essuyer, Claude. Tu sais bien qu’il se secoue comme un prunier après qu’il est allé nager. — Excuse-moi, dit Claude. Dago, fais des excuses. Pourquoi es-tu toujours si brusque ? Si je me secouais comme toi, mes oreilles, mes cheveux et mes doigts iraient voler dans les airs ». Ils firent un agréable dîner, assis là, dans la lumière du crépuscule et regardant les premières étoiles pointer au firmament. Les enfants et le chien étaient fatigués, mais heureux. C’était le début de leur randonnée — et les débuts sont toujours merveilleux — , une longue file de jours s’étendait devant eux et ils espéraient bien que le soleil brillerait chaque jour. Ils émergeaient de l’eau ruisselants et joyeux. Ils ne mirent pas longtemps à se glisser dans leurs duvets. Ils s’étaient installés en cercle, de façon à pouvoir bavarder à leur guise. Dago était ravi. Il marcha d’un pas solennel sur tous les sacs de couchage et fut accueilli par des cris et des menaces. « Dago ! Tu m’écrases ! — Espèce de sale chien ! Tu mets tes quatre pattes sur mon estomac ! — Claude, tu devrais empêcher Dago de nous marcher dessus comme ça. J’espère qu’il ne va pas continuer toute la nuit. » Dago eut l’air tout surpris qu’on l’invectivât. Il s’installa près de Claude, après avoir vainement essayé d’entrer dans le sac de couchage. Claude détourna la tête pour éviter ses coups de langue. « Dago, je t’aime beaucoup, mais je voudrais bien que tu ne me lèches, pas la figure... François, regarde cette étoile splendide ! On dirait une petite lampe. Qu’est-ce que c’est ? — Ce n’est pas vraiment une étoile, c’est Vénus, l’une des planètes, répondit François d’une voix ensommeillée. Mais on l’appelle l’Étoile du Soir. Comment se fait-il que tu ne saches pas cela, Claude ? Qu’est-ce qu’on t’apprend donc à l’école ? » Claude essaya de donner un coup de pied à son cousin à travers le sac de couchage, mais n’y parvint pas. Elle y renonça et poussa un bâillement si sonore que tous les autres se mirent à bâiller à leur tour. Annie s’endormit la première. C’était la plus petite et elle se fatiguait plus vite que les autres, bien qu’elle s’efforçât toujours vaillamment de ne pas le laisser voir. Claude fixa un instant la belle étoile brillante, puis le sommeil la prit tout d’un coup. François et Mick bavardèrent tranquillement pendant quelques minutes. Dago ne bronchait pas. Il avait tellement galopé qu’il n’en pouvait plus ! Personne ne remua cette nuit-là, pas même Dago. Il ne fit aucune attention à une bande de lapins qui folâtraient non loin de lui. Il dressa à peine l’oreille lorsqu’un hibou ulula sur un arbre proche. Il ne bougea même pas lorsqu’un scarabée lui courut sur la tête ! Mais si Claude s’était réveillée et si elle avait prononcé son nom, Dago serait aussitôt sorti de son sommeil et serait allé lécher la petite fille, en grognant doucement. Claude était pour lui le centre de l’univers, qu’il fît jour ou nuit. Le lendemain, le temps était beau et doux. Ce fut merveilleux de se réveiller sous la chaude caresse du soleil et d’entendre une grive chanter de tout son cœur. « C’est peut-être la même grive qu’hier », songea Mick, encore à moitié endormi. Elle dit : « J’suis « tout’ouïe. J’suis tout’ouïe... » exactement comme l’autre. » Annie se leva avec précaution. Elle se demanda si elle devait faire le petit déjeuner pour tout le monde. Mais peut-être les autres voudraient-ils d’abord se baigner. François se dressa sur son séant et bâilla tout en se sortant du sac de couchage. Il adressa un sourire à sa sœur. « Bonjour, as-tu bien dormi ? Ah ! Je me sens en pleine forme, ce matin. — Et moi, je me sens plutôt courbatue. Mais ça passera. Claude, es-tu réveillée ? » Claude poussa un grognement et s’enfonça encore plus profondément dans son duvet. Dago lui donna de petits coups de patte en gémissant plaintivement. Il voulait qu’elle se lève pour faire une course avec lui. « Tais-toi, Dago, dit Claude des profondeurs de son sac. Je dors ! — Je vais me baigner, annonça François. Qui m’accompagne ? — Pas moi, dit Annie, l’eau va être trop froide. Claude ne semble pas tenir à se baigner, non plus. Allez-y tous les deux, les garçons, je vais vous préparer votre petit déjeuner pendant ce temps-là. Je regrette de ne rien pouvoir servir de chaud à boire, mais nous avons oublié d’emporter une bouilloire. » François et Mick, pas encore très bien réveillés, se dirigèrent vers le lac. Annie sortit de son sac de couchage et s’habilla rapidement. Elle décida d’aller jusqu’à l’étang, munie de son éponge et de sa serviette de toilette, pour se réveiller tout à fait en se trempant la figure dans l’eau froide. Claude dormait toujours. Les deux garçons avaient presque atteint le lac. Ils l’apercevaient à travers les arbres, brillant comme une émeraude. Il donnait vraiment envie de s’y baigner. Ils remarquèrent soudain une bicyclette posée contre un arbre. Ils la regardèrent, surpris. Ce n’était pas une des leurs. Puis ils entendirent qu’on pataugeait dans l’eau du lac et coururent jusqu’à la rive. Quelqu’un s’y baignait-il ? Il y avait un garçon dans l’eau. Sa tête blonde, toute humide, luisait sous le soleil. Il nageait à vigoureuses brassées, laissant derrière lui un long sillage. Apercevant François et Mick, il se dirigea vers eux. « Salut ! dit-il en émergeant de l’eau. Vous venez nager ? Il est joli, hein, mon lac ? — Que voulez-vous dire ? Ce n’est pas vraiment votre lac ? demanda François. — C’est-à-dire qu’il appartient à mon père, Albert Quentin », dit le jeune garçon. François et Mick avaient entendu parler d’Albert Quentin, l’un des hommes les plus riches du pays. François jeta un regard un peu inquiet. « Si c’est un étang privé, nous n’irons pas dedans, dit-il. — Mais si, venez » s’écria le garçon en les éclaboussant d’eau froide. Faisons la course jusqu’à l’autre bord ! » Et tous les trois se mirent à nager, coupant l’eau de leurs bras tannés et robustes. C’était ce qui s’appelle bien commencer la journée ! CHAPITRE IV Richard ANNIE fut tout étonnée de trouver trois garçons au lieu de deux dans l’Étang Vert. Elle demeura plantée là, son éponge et sa serviette à la main. Qui était le troisième garçon ? Les trois nageurs arrivèrent à l’endroit où se tenait Annie. Elle jeta un regard timide au garçon inconnu. Il n’était guère plus âgé qu’elle, et moins grand que ses frères, mais il était robuste et avait des yeux bleus rieurs qui le rendirent sympathique à la fillette. Il rejeta en arrière ses cheveux ruisselants. « Est-ce votre sœur ? demanda-t-il à ses compagnons. Bonjour, mademoiselle. — Bonjour, dit Annie en souriant. Comment vous appelez-vous ? — Richard. Richard Quentin. Et vous ? — Annie Gauthier. Nous faisons une randonnée à bicyclette. » Les deux garçons n’avaient pas eu le temps de se présenter. Ils étaient encore hors d’haleine après cette longue nage. « Je suis François Gauthier et voici Mick, mon frère, dit François, quand il eut repris son souffle. J’espère que... que nous n’avons rien fait de mal en nous installant dans votre propriété ? » Richard eut un large sourire. « Rassurez-vous, je n’irai pas chercher les gendarmes. Je vous donne le droit d’utiliser mon lac et mon domaine tant qu’il vous plaira. — Oh ! merci, dit Annie. Je suppose que tout appartient à votre père. Mais nous n’avons vu aucune pancarte marquée : « Défense d’entrer », alors nous ne pouvions pas savoir... Voulez-vous prendre le petit déjeuner avec nous ? Si vous allez vous rhabiller avec mes frères, ils vous mèneront à l’endroit où nous avons campé. » Elle s’épongea la figure et se lava les mains, tandis que les garçons se changeaient derrière des buissons, tout en bavardant. Puis elle revint au campement, dans l’intention de nettoyer un peu les sacs de couchage et de préparer un petit déjeuner bien servi. Mais Claude était encore endormie, et, avec sa tête aux cheveux courts et bouclés à demi enfouie dans le sac, on l’eût vraiment prise pour un garçon. « Claude, réveille-toi ! Quelqu’un vient déjeuner avec nous ! » dit Annie en la secouant. Claude haussa vaguement les épaules. Elle était persuadée que sa cousine lui racontait une blague pour l’obliger à se lever et à l’aider aux préparatifs du petit déjeuner. Annie n’insista pas. Tant pis pour Claude. L’invité la trouverait dans le sac de couchage, voilà tout ! Elle commença à dépaqueter les vivres et les disposa proprement. Quelle bonne idée ils avaient eue de prendre deux bouteilles de limonade en supplément ! Ils pourraient en offrir à Richard. Les trois garçons arrivèrent. Leurs cheveux humides leur collaient aux tempes. Dago vint à la rencontre de l’invité en remuant la queue. Le jeune garçon le caressa, et Dago, sentant que d’autres chiens devaient vivre près de Richard, le flaira avec beaucoup d’intérêt. « Qui dort là ? demanda Richard. — C’est Claude, dit Annie. Trop flemme pour se lever. Allons, viens, le petit déjeuner est prêt. Voulez-vous commencer par des petits pains avec des œufs et de la laitue ? Nous avons aussi de la limonade. » Claude entendit la voix de Richard qui bavardait avec les autres et se redressa, surprise. Qui était cet inconnu ? Tandis qu’elle le contemplait, en clignant des yeux, Richard, lui, crut honnêtement qu’il avait affaire à un garçon. Elle n’avait pas l’air d’une fille et elle se nommait Claude ! « Bonjour, Claude, dit-il. J’espère que je ne mange pas votre part du petit déjeuner ? — Qui êtes-vous ? » demanda Claude. Les garçons la renseignèrent. « J’habite à un kilomètre d’ici, dit Richard, et je suis venu ce matin, à bicyclette, pour me baigner. À propos, cela me rappelle que je ferais mieux de l’amener ici, où je pourrai la voir. On m’en a déjà volé deux pendant que je ne faisais pas attention. » Il partit chercher la bicyclette. Claude en profita pour sortir du sac de couchage et pour s’habiller rapidement. Elle fut prête avant le retour de Richard qui arriva bientôt, roulant sa bicyclette. « Elle était toujours là, dit-il. Je n’aurais pas voulu être obligé d’avouer à mon père qu’elle avait disparu comme les deux autres. Il n’est pas commode. — Mon père ne l’est pas non plus, dit Claude. — Est-ce qu’il vous bat ? » demanda Richard en passant à Dago un bon morceau de pain beurré. « Bien sûr que non ! dit Claude. Il est seulement sévère et quelquefois irritable, c’est tout. — Le mien n’est pas seulement sévère, il entre dans des colères folles et, si quelqu’un lui joue un mauvais tour, il est comme un éléphant : il n’oublie jamais, affirma Richard. Il a eu beaucoup d’ennemis au cours de sa vie. Parfois, il a même été menacé de mort et il a dû avoir un garde du corps avec lui. » Tout ceci parut aux enfants très passionnant. Mick aurait presque souhaité avoir un père de ce genre. Quelle tête feraient ses camarades de classe lorsqu’il leur parlerait du garde du corps de son père ! « Comment était son garde du corps ? demanda Annie d’un ton plein de curiosité. — Oh ! Ils changent souvent. Mais ce sont tous des costauds... ils ont l’air de durs à cuire, et c’est probablement ce qu’ils sont, répondit Richard, ravi de l’intérêt qu’il suscitait chez ses compagnons. Celui que mon père avait l’année dernière était épouvantable : il avait la bouche la plus épaisse que vous ayez jamais vue et un nez tellement grand que, quand on le regardait de profil, on avait l’impression qu’il s’en était mis un faux, comme à la mi-carême ! — Mon Dieu » s’exclama Annie. Il devait être horrible. Votre père l’a-t-il encore ? — Non. Il a fait quelque chose qui a déplu à mon père — je ne sais pas quoi — et, après une dispute terrible, mon père l’a mis à la porte. Et j’étais rudement content. Je le détestais. Il donnait des coups de pied aux chiens. — Quelle brute ! » fit Claude, horrifiée. Elle entoura Dago de son bras, comme si elle eût craint que quelqu’un ne lui donnât aussi un coup de pied, à lui. François et Mick se demandaient s’il fallait croire tout ce que racontait Richard. Ils en arrivèrent à la conclusion qu’il exagérait sans doute beaucoup et l’écoutèrent, amusés, mais pas aussi émus que les deux fillettes qui buvaient littéralement les paroles du jeune garçon. « Est-ce qu’il vous bat ? » demanda Richard en passant à Dago un bon morceau de pain beurré. « Où est votre père maintenant ? demanda Annie. A-t-il toujours un garde du corps ? — Je vous crois ! Cette semaine, il est en Amérique, mais il va bientôt revenir par avion... avec son garde du corps, affirma Richard en finissant une bouteille de limonade. Que c’est bon ! Vous en avez de la chance de pouvoir partir, comme ça sur vos bicyclettes, et camper où vous voulez. Ma mère ne me le permettrait jamais, elle a toujours peur qu’il ne m’arrive quelque chose. — Peut-être devriez-vous avoir un garde du corps, vous aussi, dit ironiquement François. — Je lui fausserais vite compagnie, affirma Richard. En fait, j’ai une sorte de garde du corps. — Qui ? Où est-il ? » questionna Annie, regardant autour d’elle comme si elle s’attendait à voir apparaître un homme armé jusqu’aux dents. « Eh bien, il est censé me surveiller pendant les vacances », expliqua Richard, qui caressait les oreilles de Dago. « Il s’appelle Lomais et il est rudement antipathique. Il faudrait que je le prévienne chaque fois que je sors... comme si j’avais l’âge d’Annie. » La fillette répondit d’un ton indigné : « Mais je n’ai pas besoin de prévenir qui que ce soit quand je vais me promener toute seule. — En réalité, je ne crois pas que nous aurions eu la permission de partir ainsi, si nous n’avions pas Dago avec nous, dit loyalement Mick. Il vaut tous les gardes du corps du monde entier ! Vous n’avez pas de chien, vous ? — Oh ! j’en ai au moins cinq, dit Richard, d’un ton nonchalant. — Et comment s’appellent-ils ? demanda Claude, incrédule. — Euh... Bonzo, Black, Médor, Noiraud et... Biscuit, dit Richard avec un sourire narquois. — Drôles de noms, fit Claude d’un ton dédaigneux. Comment peut-on appeler un chien Biscuit ? C’est idiot ! — Taisez-vous ! s’écria Richard en fronçant soudain les sourcils. Je ne laisserai personne me traiter d’idiot ! — Eh bien, moi, je vous répète que vous êtes idiot d’appeler un chien Biscuit ! — Eh bien, nous allons nous battre, dit Richard, qui se leva. Allez, debout ! » Claude sauta sur ses pieds. François allongea le bras .et la fit se rasseoir. « Vous devriez avoir honte de vous, dit-il à Richard. — Pourquoi ? » cria Richard dont le visage était cramoisi. Il avait évidemment le même caractère emporté que son père. « Parce qu’on ne se bat pas avec les filles, dit François d’un ton méprisant. Ou bien, est-ce dans vos habitudes ? » Richard le regarda, stupéfait. « Que voulez-vous dire ? demanda-t-il. Évidemment que je ne me bats pas contre les filles. Un garçon qui se respecte ne frappe jamais une fille... mais c’est avec ce garçon-là que je veux me battre. Comment l’appelez-vous ? Claude ? » À sa grande surprise, François, Mick et Annie éclatèrent de rire. Dago aboya vigoureusement, content de voir que la querelle semblait se terminer. Seule Claude gardait l’air renfrogné. « Qu’y a-t-il donc ? demanda Richard d’un ton agressif. Pourquoi riez-vous comme ça ? — Richard, Claude n’est pas un garçon, c’est une fille, expliqua enfin Mick. Nom d’une pipe, elle allait relever le défi et se battre, elle aussi : deux petits fox-terriers en colère ! » Richard resta bouche bée et rougit encore davantage. Il jeta à Claude un regard penaud. « Vraiment ? Vous êtes une fille ? Mais vous vous conduisez comme un garçon... et vous avez l’air d’en être un. Excusez-moi, Claude. Votre nom est bien Claude ? — Non... Claudine », dit la fillette un peu amadouée par les excuses de Richard et contente de voir qu’il l’avait prise pour un garçon. Elle aurait tellement voulu en être un ! « C’est une chance que je ne me sois pas battu avec vous, dit Richard. Je vous aurais mise knock-out. — Ça, par exemple ! » s’écria Claude, toute prête à se lever. François la repoussa de la main. « Maintenant, taisez-vous tous les deux et cessez de vous conduire comme des idiots. Où est la carte ? Il est temps que nous décidions de que nous allons faire aujourd’hui... jusqu’où nous irons et où nous camperons. » Claude et Richard reprirent leur bonne humeur. Et bientôt, six têtes — y compris celle de Dago — se penchèrent sur la carte. François prit une décision : « Nous allons aller aux bois de Guimillau — tenez, regardez, ils sont marqués là. Ça va être une belle promenade ! » Mais ce n’était pas seulement une belle promenade qui les attendait. C’était bien plus que cela ! CHAPITRE V Six au lieu de cinq « ÉCOUTEZ », dit Richard, quand ils eurent tout rangé, enterré les détritus, et vérifié que les pneus des bicyclettes étaient en bon état. « Écoutez : j’ai une tante qui habite dans la direction de ces bois. Si je peux obtenir de ma mère la permission de vous accompagner, me laisserez-vous venir avec vous ? Comme cela, je pourrais voir ma tante en chemin. » François le regarda d’un air dubitatif. Il n’était pas très sûr que Richard demanderait vraiment la permission maternelle. « Eh bien..., oui, si cela ne prend pas trop de temps, dit-il enfin. — Je vais tout de suite aller trouver maman », dit Richard avec enthousiasme. Il courut vers sa bicyclette. « Je vous retrouverai au carrefour des Trois-Arbres — vous l’avez vu sur la carte. Nous gagnerons du temps puisque je n’aurai pas besoin de revenir ici. — Bon, dit François. Il faut que je resserre mes freins, et cela prendra bien une dizaine de minutes. Vous avez le temps de rentrer chez vous pour demander la permission de votre mère et vous nous rejoindrez au carrefour. Nous vous y attendrons un quart d’heure. Si vous ne venez pas, nous saurons que la permission vous a été refusée. Dites à votre mère que nous vous déposerons sain et sauf chez votre tante. » Richard s’éloigna sur sa bicyclette en pédalant vigoureusement. Annie commença à empaqueter, avec l’aide de Claude. Dago fourrait son nez partout, cherchant les miettes tombées. « On pourrait croire qu’il est affamé, dit Annie, et pourtant il a mangé bien plus que moi au petit déjeuner. Dago ! Si tu continues à me passer dans les jambes, je t’attache ! » François répara ses freins, et, un quart d’heure plus tard, ils étaient tous prêts à partir. Ils savaient déjà où ils s’arrêteraient pour acheter de quoi déjeuner et, bien que le trajet jusqu’au bois de Guimillau fût plus long que celui de la veille, ils se sentaient capables de faire ces quelques kilomètres supplémentaires. Dago aussi avait hâte de se mettre en route. C’était un grand chien solide qui aimait prendre de l’exercice. « Cela te fera maigrir, dit Mick à Dago. Nous n’aimons pas les chiens gras, tu sais. Ils soufflent comme des phoques. — Mick ! Dago n’a jamais été gras ! » s’écria Claude, indignée, mais elle se tut en voyant le sourire moqueur de son cousin. Il la taquinait, comme d’habitude. Elle se traita mentalement de sotte. Pourquoi montait-elle toujours comme une soupe au lait lorsque Mick essayait de la mettre en colère en faisant des plaisanteries sur Dago ? Elle donna au garçon une bourrade amicale. Ils remontèrent à bicyclette. Dago, ravi, courait devant eux. Ils suivirent un petit sentier, évitant les ornières, et débouchèrent sur une route. Ce n’était pas une grand-route, car les enfants ne les aimaient pas : il y avait trop d’autos et trop de poussière. Ils aimaient les petits chemins ombragés et les chemins de campagne où l’on ne rencontrait que des charrettes et parfois une vieille voiture de fermier. « Et maintenant, attention à ne pas manquer le carrefour des Trois-Arbres, dit François. Il ne doit pas être loin, d’après la carte... Claude, si tu roules ainsi dans les ornières, tu vas tomber. — Je le sais bien, dit Claude. C’est la faute de Dago qui vient de passer juste devant ma roue. Il a vu un lapin ou je ne sais quoi. Dago ! Ne t’éloigne pas de nous, espèce d’âne ! » Vexé d’être ainsi qualifié, le chien se mit de mauvais gré à suivre le petit groupe. Galoper était merveilleux, mais c’était dommage de laisser derrière soi un tas d’odeurs répandues dans tous les sentiers de traverse. De l’avis de Dago, c’était là un gaspillage regrettable que de ne pas pouvoir renifler chacune de ces odeurs en particulier. Ils arrivèrent au carrefour des Trois-Arbres plus tôt qu’ils n’avaient prévu. Devant le poteau indicateur se trouvait Richard, assis sur sa bicyclette. Il était radieux. « Vous avez fait vite, déclara François. Qu’est-ce que votre mère a dit ? — Elle a été tout de suite d’accord en sachant que j’étais avec vous, dit Richard. Je pourrai passer la nuit chez ma tante. — Vous avez pensé à emporter votre pyjama ? interrogea Mick. — J’en ai toujours un en réserve chez ma tante, expliqua Richard. Hurrah ! Quelle veine de se promener toute la journée avec vous, sans M. Lomais pour m’ordonner de faire ci ou ça ! Allons-y ! Mais dites... si on se tutoyait ? » Tout le monde fut d’accord et la petite troupe repartit. Richard s’efforçait de rouler de front avec les deux garçons et François dut l’avertir que c’était interdit. « Ça m’est bien égal ! » chantonna Richard qui semblait être d’excellente humeur. « Qui m’en empêcherait de toute façon ? Devant le poteau indicateur se trouvait Richard, assis sur sa bicyclette. — Moi », dit François, et Richard cessa de rire. François pouvait être sévère quand il le voulait. Mick fit un clin d’œil à Claude qui le lui rendit. Ils étaient tous deux arrivés à la conclusion que Richard était très gâté et qu’il aimait n’en faire qu’à sa tête. Eh bien, il serait tout de même forcé d’obéir à ce vieux François. À onze heures, ils s’arrêtèrent dans une petite localité. Richard, qui semblait avoir de l’argent plein les poches, insista pour offrir des glaces à tous ses compagnons, y compris Dago. Ils firent leurs provisions pour le déjeuner : du pain, du beurre de ferme, du fromage blanc, de la laitue bien pommée, de beaux petits radis rouges et une botte d’oignons nouveaux. Richard acheta un superbe gâteau au chocolat qu’il avait vu à la devanture d’une pâtisserie. « Mon Dieu ! Cela a dû te coûter une fortune ! dit Annie. Mais comment allons-nous l’emporter ? Les paniers sont trop petits pour lui. Ouah ! fit Dago, l’air plein d’espoir. — Oh non ! Ce n’est sûrement pas toi qui vas le porter, dit la fillette. Il va falloir le couper en deux, et le mettre dans deux paniers différents. Il est tellement gros, ce gâteau !» Ils se remirent en chemin, pénétrant cette fois dans la pleine campagne, où les villages étaient rares et isolés. On voyait une ferme çà et là, à flanc de colline, avec des vaches et des moutons. C’était un paysage tranquille et doux, baigné de soleil. Le ciel bleu d’avril s’étendait au-dessus, parsemé de grands nuages blancs. « C’est magnifique ! dit Richard. Mais Dago n’est-il pas fatigué ? Il tire la langue. — Oui, je crois qu’il est temps de nous arrêter pour déjeuner, dit François en regardant sa montre. Nous avons fait une bonne course, ce matin. Évidemment, la route était bien plate, ce qui a facilité les choses. Cet après-midi, nous roulerons probablement moins vite, parce que nous serons dans un pays de collines. » Ils trouvèrent un endroit pour pique-niquer, près d’une haie bordant un champ d’où l’on pouvait voir une petite vallée. Tout autour paissaient des moutons et des agneaux. Ceux-ci étaient pleins de curiosité, et l’un d’eux s’approcha d’Annie en bêlant. « As-tu faim ? » demanda Annie en offrant un peu de pain au petit agneau. Dago la regardait faire avec indignation. Donner à manger à ces animaux stupides ! Il se mit à grogner, et Claude le fit taire. Bientôt tous les agneaux s’approchèrent, sans la moindre peur, et l’un d’eux essaya même de mettre ses petites pattes de devant sur les épaules de Claude. C’en était trop pour Dago. Il poussa un grognement si menaçant que tous les agneaux filèrent aussitôt. « Oh ! Ne sois donc pas si jaloux, Dago, dit Claude. Prends ce sandwich et tiens-toi convenablement. Maintenant que tu as fait peur aux agneaux, ils ne reviendront plus. » Ils mangèrent tout ce qu’ils avaient acheté pour le déjeuner et burent deux bouteilles de limonade. Le soleil était brûlant. Bientôt, ils seraient tout bronzés... et l’on n’était qu’en avril. Quelle chance ! Faire de la bicyclette sous une pluie battante n’aurait eu rien d’attrayant. De nouveau, les enfants firent la sieste au soleil... et les agneaux s’approchèrent de plus en plus près. L’un d’eux sauta sur François qui dormait déjà et qui se redressa en sursaut. « Dago, cria-t-il, si tu recommences à... » Mais ce n’était pas le chien, c’était un agneau. François se mit à rire. Il regarda un moment les petits animaux qui semblaient faire une ronde autour d’une vieille brebis, puis il se rendormit. « Sommes-nous près de la maison de votre... de ta tante ? demanda François à Richard lorsqu’ils remontèrent sur leurs bicyclettes. — Si nous approchons de Saint-Guernaz, nous ne sommes pas loin de la maison », dit Richard qui roulait sans tenir le guidon et faillit tomber dans le fossé. « Je n’ai pas regardé la carte. » François essaya de se souvenir. « Nous devrions être à Saint-Guernaz vers cinq heures environ. Nous te laisserons goûter chez ta tante, si tu veux. — Non, merci, répondit vivement Richard. Je préférerais goûter avec vous autres. J’aimerais tant pouvoir vous accompagner jusqu’au bout. Tu ne crois pas que ce serait possible ? Si tu téléphonais à maman, par exemple ? — Non, dit fermement François. Tu peux goûter avec nous si tu veux, mais après nous te laisserons chez ta tante, comme convenu. » Ils arrivèrent à Saint-Guernaz peu après cinq heures. C’était un tout petit village où se trouvait néanmoins une modeste auberge qui annonçait « gâteaux faits par la patronne ». La patronne était une femme replète et bienveillante qui aimait beaucoup les enfants. Elle se doutait bien qu’elle ne ferait pas grand bénéfice sur un goûter servi à cinq enfants pleins de santé, mais cela lui était égal. Elle leur offrit trois grandes assiettes de tartines beurrées et un choix de confitures, également faites à la maison (de fraises, de prunes et de groseilles), plus des sablés et de délicieuses galettes de sarrasin. Elle connaissait très bien Richard qui était parfois venu la voir avec sa tante. « Je suppose que vous allez passer la nuit chez votre tante ? » demanda-t-elle à Richard qui inclina la tête sans parler, car il avait la bouche pleine de galette. Annie avait l’impression qu’elle ne pourrait pas dîner ce soir-là, et même Dago semblait avoir satisfait son énorme appétit. « Je crois que nous devrions payer un supplément pour votre formidable goûter », dit François, mais la patronne refusa. Elle avait été très heureuse de voir qu’ils appréciaient sa pâtisserie et ne voulait pas de supplément. « Il y a des gens qui sont vraiment gentils et généreux, dit Annie au moment où ils remontaient à bicyclette. J’espère que je saurai faire d’aussi bonnes confitures que cette dame, quand je serai grande. — Si tu en es capable, François et moi nous vivrons toujours avec toi et nous ne nous marierons jamais ! » assura Mick, et tout le monde se mit à rire. « Et maintenant, allons chez la tante de Richard, dit François. Tu sais où est la maison, Richard ? — Oui... là-bas, dit Richard en désignant un portail. Eh bien, je vous remercie de votre compagnie et j’espère que je vous reverrai bientôt. Au revoir ! » Il pédala le long de l’allée et disparut. « Quel adieu rapide ! dit Claude, intriguée. Il est un peu bizarre, ce garçon, vous ne trouvez pas ? CHAPITRE VI Il se passe des choses bizarres ILS JUGÈRENT tous en effet que c’était bizarre de la part de leur nouvel ami de disparaître ainsi après un au revoir si bref. François se demandait s’il n’aurait pas dû l’accompagner jusqu’à la porte de la maison. « Ne sois pas ridicule, François, lui dit son frère d’un ton méprisant. Que pourrait-il bien lui arriver depuis la porte du, jardin jusqu’à celle de la maison ? — Rien, évidemment. Mais je n’ai pas grande confiance dans ce garçon-là. Tu sais, je ne suis même pas très sûr qu’il ait demandé à sa mère la permission de nous accompagner. — C’est aussi ce que j’ai pensé, dit Annie. Il a mis si peu de temps pour aller au carrefour des Trois-Arbres ! Il avait un long chemin à faire jusque chez lui et il fallait encore qu’il parle à sa maman... — Oui. J’ai presque envie d’aller voir sa tante et de lui demander si elle l’attend vraiment », dit François. Mais finalement il se ravisa, en réfléchissant qu’il se sentirait tout bête s’il trouvait là-bas Richard avec sa tante. Et celle-ci se croirait peut-être obligée de l’inviter chez elle ainsi que les autres. Donc, après avoir pendant quelques instants discuté de la question, ils reprirent la route. Ils voulaient arriver de bonne heure aux bois de Guimillau, car il n’y avait pas de village entre Saint-Guernaz et Guimillau, de sorte qu’ils seraient obligés de chercher une ferme où acheter de quoi dîner. Ils n’avaient rien pu prendre dans les boutiques de Saint-Guernaz, qui fermaient de très bonne heure, et ils n’avaient rien voulu demander à la patronne de l’auberge. Ils avaient l’impression de lui avoir déjà dévalisé tout son garde-manger ! Ils arrivèrent aux bois de Guimillau et trouvèrent pour la nuit un endroit très agréable. C’était un petit vallon plein de primevères et de violettes, et caché à tous les regards. Les vagabonds eux-mêmes ne devaient pas le connaître. « C’est ravissant ici, dit Annie. Nous devons être à des kilomètres de tout. Mais j’espère quand même que nous pourrons trouver une ferme isolée où l’on nous vendra quelque chose à manger. Pour l’instant, nous n’avons pas faim, mais je sais que cela viendra. — Zut ! Je crois que mon pneu est crevé ! s’exclama Mick jetant un regard sur son pneu arrière. Heureusement, ça n’a pas l’air trop grave. Mais je crois qu’il vaut mieux que je répare avant que nous nous mettions à la recherche d’une ferme. — Eh bien, dit François, reste ici à nous attendre avec Annie, qui a l’air un peu fatiguée. Claude et moi allons chercher une ferme. Nous ne prendrons pas les vélos : aller à pied sera plus facile à travers les bois. Nous serons peut-être absents pendant une heure ou plus, mais ne vous inquiétez pas, Dago retrouvera le chemin du retour. » François et Claude s’éloignèrent donc, suivis de Dago. Le chien aussi était fatigué, mais rien ne l’aurait fait rester avec Mick et Annie. Partout où allait son amie Claude, il devait aller lui-même » Annie cacha soigneusement sa bicyclette au milieu d’un buisson. On ne savait jamais si un vagabond n’allait pas surgir pour la voler. Quand Dago était là, il n’y avait rien à craindre, parce qu’il sentait les malhonnêtes gens de très loin. Mick déclara qu’il allait réparer son pneu tout de suite. Il avait déjà trouvé la crevaison, faite par un petit clou. Annie s’assit près de lui. Elle était contente de se reposer un peu et se demanda si les autres avaient déjà trouvé une ferme. Son frère s’absorba dans sa réparation. Ils étaient là depuis une demi-heure, lorsqu’ils entendirent du bruit. Mick releva la tête et écouta. « Est-ce que tu n’entends pas quelqu’un crier ? » demanda-t-il à sa sœur. Elle inclina la tête. « Oui, quelqu’un crie. Que se passe-t-il donc ? » De nouveau, ils prêtèrent l’oreille. Et ils entendirent distinctement des appels. « Au secours ! François !... Au secours ! » Les enfants bondirent sur leurs pieds. Qui appelait François à l’aide ? Ce n’était pas la voix de Claude. Les cris se firent plus perçants. « François ! Mick ! — Sapristi, ce doit être Richard, dit Mick, stupéfait. Mais qu’est-ce qui lui arrive ? » Annie avait pâli. « Faut-il aller à sa rencontre ? » demanda-t-elle. Ils entendirent un craquement, comme si quelqu’un se frayait un chemin à travers les branches. Il commençait à faire sombre, sous les arbres, et Anne et Mick ne virent d’abord rien. Mick cria de toutes ses forces : « C’est toi, Richard ? Nous sommes ici ! » Les craquements redoublèrent. « J’arrive ! hurla Richard, j’arrive ! Attendez-moi ! » Ils attendirent. Bientôt Richard apparut, courant comme un fou à travers les arbres. « Par ici appela Mick. Que se passe-t-il ? » Richard accourait vers eux à toutes jambes. Il avait l’air épouvanté. « Ils sont à mes trousses, dit-il, hors d’haleine. Il faut que vous me sauviez. Il faut que Dago leur saute dessus... — Mais qui donc te court après ? — Où est Dago ? Où est François ? s’écria Richard d’un ton désespéré. Ils sont allés à la recherche d’une ferme pour y acheter des provisions, dit Mick. Ils ne vont pas tarder à revenir. Mais qu’est-ce que tu as ? Tu en fais une tête ! » Le garçon ne fit aucune attention à ses questions. « Où sont François et Claude ? Je veux que Dago m’aide. Je ne peux pas rester ici, ils vont m’attraper ! — Ils sont partis par là, dit Mick, en montrant le chemin à Richard. Tu peux voir les traces de leurs pas... Mais... » Richard avait déjà filé ! Il courait à toutes jambes le long du sentier, en criant à tue-tête : « François ! Dago ! » Annie et Mick se regardèrent, ébahis. Qu’était-il arrivé à leur camarade ? Pourquoi n’était-il pas chez sa tante ? « Inutile de courir après lui, dit Mick. Nous nous égarerions et nous ne pourrions plus retrouver cet endroit... et les autres nous chercheraient partout et se perdraient à leur tour. Mais que peut donc bien avoir Richard ? — Il a dit que des gens étaient à ses trousses, fit observer Annie. Moi, je crois qu’il est un peu fou... Eh bien, il va donner un choc à François et à Claude, s’il les rencontre. Mais cela m’étonnerait. — Je vais grimper à cet arbre pour voir si j’aperçois les autres ou Richard, dit Annie. Termine vite ta réparation. J’aimerais bien savoir ce qui arrive à Richard. » Perplexe, Mick retourna à sa bicyclette. Annie grimpa à l’arbre. Elle était agile et se trouva bientôt au sommet d’où elle examina le paysage. D’un côté s’étendaient des champs, de l’autre, des bois. Elle scruta la campagne déjà obscure pour voir si elle y découvrirait une ferme, mais elle ne vit rien. Mick venait tout juste de réparer son pneu lorsqu’il entendit de nouveau du bruit venant des bois. Était-ce cet idiot de Richard qui revenait ? Il tendit l’oreille. Le bruit se rapprocha. Ce n’étaient plus des craquements, mais des froissements assourdis, comme si quelqu’un s’était avancé tout doucement. Mick se sentit mal à l’aise. Qui s’approchait ? Qui... ou bien s’agissait-il d’un animal ? Peut-être un blaireau ? Le garçon resta aux aguets. Le silence retomba. Tout bruit cessa. Mick avait-il rêvé ? Il aurait bien voulu que son frère aîné fût avec lui. C’était impressionnant de guetter dans ce bois où la nuit commençait à tomber. Mick se dit qu’il avait dû être victime de son imagination et que, s’il allumait la lanterne de sa bicyclette, la lumière dissiperait toutes ces folles idées. C’est ce qu’il fit et une lueur rassurante éclaira aussitôt le petit vallon. Il allait appeler Annie pour lui raconter ses craintes absurdes lorsque le bruit se fit de nouveau entendre. Cette fois, il n’y avait pas à s’y tromper. Un jet de lumière filtra à travers les arbres et tomba sur Mick qui cligna des yeux. « Ah ! Te voilà enfin, petit misérable ! » s’écria une voix dure, et un homme apparut à l’entrée du vallon. Un autre le suivait. « Que voulez-vous dire ? » demanda Mick, stupéfait. Il ne pouvait pas distinguer le visage des deux hommes, car il était aveuglé par la lumière de leur lampe électrique. « Il y a une heure que nous te courons après et tu croyais que tu allais nous échapper, hein ? Mais on t’a eu, cette fois ! — Je ne comprends pas, dit Mick, essayant de garder une voix ferme. Qui êtes-vous ? — Tu sais très bien qui nous sommes, dit la voix. Est-ce que tu ne t’es pas mis à filer à toute allure quand tu as aperçu Julot ? Il est parti à ta recherche de son côté, et nous, on est parti du nôtre. Maintenant, tu vas venir avec nous, mon gars ! » Mick ne comprit qu’une chose : que ces hommes, pour une raison quelconque, en voulaient à Richard et qu’ils le prenaient pour lui ! « Je ne suis pas le garçon que vous cherchez, dit-il. Et si vous ne me laissez pas tranquille, je me plaindrai ! — N’essaie pas de nous raconter des histoires, gronda l’homme. Tu es Richard, Richard Quentin. — Je ne suis pas Richard Quentin ! » cria Mick, sentant la main de l’inconnu s’abattre sur son épaule. Attendez un peu que la police soit au courant ! — Elle ne sera jamais au courant, dit l’homme. Allez, viens ! Et ne crie pas, ne te débats pas, sinon tu le regretteras. Quand on sera à la taverne de la Chouette, on s’occupera de toi sérieusement ! » Annie était toujours perchée en haut de son arbre. Elle ne pouvait ni bouger ni parler. Elle essaya d’appeler, mais sa langue semblait collée à son palais. Elle vit son frère emmené par les deux inconnus et faillit tomber d’horreur en l’entendant hurler et protester tandis qu’il était entraîné de force vers la profondeur des bois. Elle se mit à pleurer, sans oser descendre de son arbre, car elle tremblait tellement qu’elle avait peur de perdre l’équilibre. Il fallait attendre le retour de Claude et de François. Mais s’ils ne revenaient pas ? S’ils avaient été faits prisonniers, eux aussi ? Elle serait toute seule sur son arbre, toute la nuit ! Les larmes d’Annie devinrent des sanglots. Elle se cramponna à une grosse branche... Une à une les étoiles se mirent à briller au ciel, et la fillette aperçut la radieuse Vénus. Et, enfin, elle entendit un bruit de pas et de voix. Qui était-ce, cette fois ? « Oh ! faites que ce soient François, Claude et Dago ! Faites que ce soient eux. » CHAPITRE VII L’étrange récit de Richard FRANÇOIS et Claude avaient réussi à découvrir une petite ferme nichée dans un vallon. Trois chiens se mirent à aboyer férocement en entendant approcher les enfants. Dago gronda et son poil se hérissa. Claude lui mit la main au collet. « Je n’irai pas plus près, à cause de Dago, dit-elle. Je ne tiens pas à ce que ces trois chiens lui sautent dessus ensemble ! » Ce fut donc François qui se rendit seul à la ferme. Les chiens faisaient un tel vacarme et semblaient si hargneux qu’il s’arrêta dans la cour de la ferme. Il n’avait pas peur des chiens en général, mais ceux-ci semblaient féroces, surtout un grand bâtard dont les babines se retroussaient d’une façon menaçante. Une voix d’homme cria : « Allez-vous-en ! Nous ne voulons pas d’étrangers ici. Quand il vient des étrangers, nos poules et nos œufs disparaissent ! — Bonsoir, dit poliment François. Nous sommes quatre enfants qui campons dans les bois. Pourriez-vous nous vendre des provisions ? » Il y eut un silence. L’homme retira la tête de la fenêtre d’où il avait lancé ces paroles désobligeantes et sembla parler à quelqu’un à l’intérieur de la pièce. Il reparut au bout d’un instant. « Je vous l’ai dit, nous ne voulons pas d’étrangers ici ! Nous n’avons que du pain et du beurre, des œufs, du lait et un peu de jambon. C’est tout. — Cela nous conviendra très bien, répondit gaiement François. Puis-je entrer ? — Si vous voulez que les chiens vous dévorent... ! Attendez ici. Le temps de vous faire les œufs durs et je vous apporterai le tout. — Flûte ! dit François en retournant vers Claude. Il va falloir que nous attendions ici un bon moment. Quel homme désagréable ! Je n’aime pas beaucoup cet endroit, et toi ? » Claude ne l’aimait pas non plus. La ferme était mal tenue, la grange tombait en ruine, des machines agricoles toutes rouillées étaient éparpillées dans l’herbe folle. Les trois chiens ne cessaient d’aboyer, mais ils ne s’approchèrent pas. Claude tenait Dago par le collier. Son poil était tout hérissé. « Quel endroit solitaire ! dit François. La première maison doit être à des kilomètres d’ici. Pas de fils téléphoniques. Je me demande ce que les gens font quand quelqu’un est malade ou blessé. — J’espère qu’il ne va pas tarder à nous apporter les provisions, dit Claude impatiemment. La nuit tombe et je commence à avoir faim. » Enfin quelqu’un sortit de la vieille ferme. C’était un homme âgé, avec une barbe en broussailles et des cheveux longs, mal peignés. Il était voûté et boitait fortement. Son visage avait une expression méchante. François et Claude le trouvèrent très antipathique. « Voilà », dit-il en faisant signe à ses trois chiens de reculer. L’un d’eux n’obéissant pas assez vite, il lui décocha un coup de pied. L’animal poussa un cri de douleur. « Vous lui avez fait mal, dit Claude. — C’est mon chien, non ? rétorqua l’homme d’un ton rogue. Occupez-vous de ce qui vous regarde. » Il donna un coup de pied à un autre chien et jeta à la fillette un coup d’œil mauvais. « Où sont les provisions ? » demanda François, anxieux de s’en aller avant que Dago et les chiens ne commencent à batailler. « Claude, retiens Dago. Il excite les chiens. — Pas du tout ! s’exclama Claude. Ce sont les chiens qui l’excitent, lui ! » Elle tira néanmoins Dago à quelques mètres en arrière. Il ne cessait de grogner de façon menaçante. François prit les provisions, enveloppées à la diable dans du papier journal. « Merci, monsieur. Combien vous dois-je ? » L’homme dit un tel chiffre que François ouvrit des yeux effarés. Il examina rapidement le contenu du paquet. « Vous voulez rire ! s’écria-t-il. C’est dix fois trop cher pour ce qu’il y-a là-dedans. — C’est à prendre ou à laisser, répliqua l’homme d’un ton rogue. — Dans ce cas, je laisse », dit François. Sans répondre, le fermier tendit la main avec insistance. François hésita un instant, puis mit dans la paume ouverte la somme qu’il jugeait raisonnable. L’homme enfouit aussitôt l’argent dans sa poche. « Ça va », grommela-t-il, au grand étonnement de François qui ne comprenait pas pourquoi l’homme lui avait tout d’abord demandé une somme exorbitante. « Et maintenant, décampez ! Je ne veux pas que des étrangers viennent me voler. Si vous remettez les pieds ici, je lâcherai mes chiens sur vous ». François tourna les talons, craignant que le désagréable fermier ne lâchât effectivement ses chiens contre lui. Tandis que lui et sa cousine sortaient de la cour, l’homme ne cessa de grommeler. « Eh bien, nous ne retournerons jamais chez lui ! dit Claude, furieuse. Il est odieux, cet homme ! — Oui. Et ce qu’il nous a vendu n’a pas l’air très bon, répondit François. Pourtant, il faudra bien que nous nous en contentions ce soir. » Ils reprirent le chemin des bois, Dago en tête. Ils étaient bien contents d’avoir le chien avec eux, sans quoi ils se seraient probablement égarés. Mais Dago retrouvait toujours son chemin. Il courait en avant, reniflant de temps à autre, attendant que les enfants le rattrapent. Soudain, il s’immobilisa et gronda sourdement. Claude posa la main sur son collier. Quelqu’un devait s’approcher. Oui, quelqu’un s’approchait ! C’était Richard ! Il continuait toujours à crier et à appeler, et Dago l’avait entendu le premier. Claude et François l’entendirent à leur tour et s’arrêtèrent de marcher. « François, où es-tu ? Où est Dago ? Je veux Dago » Ils sont après moi, je vous dis ! Ils sont après moi ! — Sapristi, c’est bien Richard, dit François, surpris. Mais qu’est-ce qu’il fait là ? Et pourquoi crie-t-il comme ça ? Viens, Claude, il a dû se passer quelque chose. J’espère qu’il n’est rien arrivé à Mick et à Annie. » Ils coururent à toutes jambes le long du sentier. Bientôt ils rencontrèrent Richard qui avait cessé d’appeler et s’avançait d’un pas chancelant, en sanglotant. « Richard ! Que se passe-t-il ? » s’écria François. Le garçon courut vers lui et se jeta dans ses bras. Dago, surpris, restait immobile. Claude, plus surprise encore, essayait de percer du regard le crépuscule. Qu’avait-il bien pu arriver ? « François, François, j’ai peur ! cria Richard, hors d’haleine. — Calme-toi, dit François d’une voix tranquille qui eut un effet apaisant sur Richard. Je suis sûr que tu fais des histoires pour rien. Que se passe-t-il ? Pourquoi n’es-tu pas chez ta tante ? — Ma tante n’est pas chez elle, dit Richard, parlant d’un ton plus calme. Elle... — Elle n’est pas là ! s’exclama François, étonné. Mais ta mère ne le savait-elle pas quand elle a dit que tu pouvais... ? Je n’ai pas demandé la permission à ma mère, avoua Richard. Je ne suis même-pas retourné chez moi, j’ai pédalé directement jusqu’au carrefour des Trois-Arbres et je vous y ai attendus. Je voulais venir avec vous, tu comprends, et je savais bien que maman ne me laisserait pas. » Il avait prononcé ces paroles d’un air plein de défi. François était dégoûté. « J’ai honte pour toi, dit-il. Comment as-tu pu nous mentir ainsi ? — Je ne savais pas que ma tante était partie », murmura Richard, d’un ton beaucoup plus humble en entendant la voix méprisante de son camarade. « Je pensais qu’elle serait là... et je lui aurais demandé de téléphoner à maman pour lui dire que j’étais parti avec vous. Puis j’ai pensé que je partirais vous rejoindre à bicyclette... — ... et tu aurais raconté que ta tante t’avait donné la permission de venir, conclut François, toujours méprisant. Eh bien, je ne t’aurais pas cru et je t’aurais renvoyé immédiatement chez elle. — Oui, je sais. Mais j’aurais peut-être passé la nuit à camper avec vous, dit Richard à voix basse. Je ne peux jamais faire des choses comme ça. Je... — Ce que je voudrais savoir, c’est pourquoi tu courais en criant à tue-tête ? De quoi avais-tu peur ? — Oh ! François, c’était horrible ! » s’écria Richard, en se cramponnant de nouveau au bras de François. « J’allais reprendre le chemin devant la maison de ma tante pour aller aux bois de Guimillau quand j’ai rencontré une voiture. Et j’ai vu qui était dedans ! — Eh bien ? Qui était dedans ? interrogea François, énervé. — Julot ! dit Richard d’une voix tremblante. Avec deux autres hommes. — Qui est Julot ? » demanda François. Claude fit claquer sa langue d’impatience. Richard était-il incapable de raconter une histoire convenablement ? « Tu ne te rappelles pas ? Je t’ai parlé de lui. C’est l’homme aux lèvres épaisses et à l’énorme nez que mon père avait l’année dernière comme garde du corps et qu’il a mis à la porte. Il a toujours juré de se venger de mon père... et de moi, parce que j’avais raconté des histoires sur son compte à papa, et c’est à cause de cela qu’il a été renvoyé. Alors, quand je l’ai aperçu dans la voiture, j’ai été épouvanté ! — Je vois, dit François, qui commençait à comprendre. Et que s’est-il passé après ? — Julot m’a reconnu et m’a donné la chasse en voiture », reprit Richard, qui se remit à trembler en se rappelant cette terrible poursuite. « J’ai pédalé comme un fou... et quand je suis arrivé aux bois de Guimillau, j’ai pris le sentier, là-bas, espérant que la voiture ne pourrait pas m’y suivre. Elle ne le pouvait pas, mais les hommes en sont sortis ; il y en avait trois — deux que je ne connaissais pas — et ils m’ont pourchassé à pied. J’ai pédalé et pédalé et puis je suis entré dans un arbre et je suis tombé. Alors j’ai caché ma bécane dans un buisson et puis je me suis caché à mon tour dans les fourrés. — Continue, dit François, comme Richard s’arrêtait. Et ensuite ? — Les hommes se sont séparés : Julot est allé de son côté et les deux autres du leur. J’ai attendu qu’ils se soient éloignés et puis je suis sorti de ma cachette et j’ai couru le long du sentier dans l’espoir de vous retrouver. Je voulais surtout Dago, tu comprends. Je pensais qu’il donnerait la chasse à ces hommes-là. » Dago poussa un .grognement sonore. Certainement qu’il leur aurait donné la chasse ! « Deux des hommes ont dû se cacher pour attendre que je sorte des fourrés, dit Richard, car dès que j’en suis sorti, ils ont recommencé à me poursuivre. Je leur ai fait perdre la piste, pourtant ; j’ai couru, je me suis caché, j’ai couru de nouveau... Finalement, je suis tombé sur Mick. Il réparait un pneu. Mais tu n’étais pas là et c’était toi et Dago qu’il me fallait. Je savais que ces hommes me rattraperaient bientôt, alors j’ai continué à courir et enfin je t’ai vu ! Je n’ai jamais été aussi content de ma vie. » C’était une histoire extraordinaire, mais François ne prit pas le temps d’y réfléchir. Une pensée inquiétante lui était venue à l’esprit. Qu’étaient devenus Annie et Mick ? Que leur était-il arrivé si les hommes, les avaient rencontrés ? « Vite, dit-il à Claude, il faut aller retrouver les autres » Dépêchons-nous ». CHAPITRE VIII Que faut-il faire ? COURANT péniblement à travers le bois sombre, François et Claude se hâtaient autant qu’ils le pouvaient. Dago galopait, lui aussi, comprenant que quelque chose inquiétait ses amis. Richard suivait derrière, en pleurnichant. Il avait vraiment eu une peur terrible. Ils arrivèrent enfin à la petite clairière où ils avaient projeté de passer la nuit. Il faisait très sombre. François appela d’une voix sonore : « Mick ! Annie ! Où êtes-vous ? » Claude s’était approchée de l’endroit où elle avait caché sa bicyclette. Elle en alluma la lanterne à pile et la dirigea tout autour de la clairière. Elle vit le vélo de Mick, avec la trousse à outils posée à terre... mais ni Mick ni Annie n’étaient là ! « Annie ! hurla François, angoissé. Mick ! Où êtes-vous ? » Alors, une petite voix tremblante se fit entendre en haut d’un arbre. « François » Je suis là » — C’est Annie ! cria le garçon, le cœur bondissant de soulagement. Annie, où es-tu ? Tout en haut de l’arbre ! répondit la fillette d’une voix mieux assurée. Oh ! François, ce que j’ai eu peur, je n’osais même pas descendre ! Mick... — Où est-il ? » interrompit François. Il entendit un sanglot. « Deux hommes sont venus... et ils l’ont emmené. Ils l’ont pris pour Richard ! » La voix d’Annie se brisa. François songea qu’il fallait d’abord la faire descendre de son arbre et la consoler. Il dit à Claude : « Braque ta lampe vers le haut de l’arbre. Je vais aller chercher Annie. » Claude obéit silencieusement. François grimpait comme un chat. Il arriva jusqu’à Annie qui se cramponnait toujours à sa branche. « Annie, je vais t’aider à descendre. Viens... N’aie pas peur, je suis juste au-dessous de toi, je vais te guider. » La pauvre Annie tremblait de froid et elle était encore bouleversée. Elle descendit lentement, avec l’assistance de François qui la posa à terre. Elle s’accrocha à lui, et il lui passa un bras autour des épaules. « Tout va bien, Annie, je suis là. Et voici Claude... et notre brave Dago. — Et qui est avec vous ? » interrogea Annie en apercevant subitement Richard, caché dans l’ombre. « C’est Richard. Il s’est mal conduit, ajouta François d’un ton sévère. C’est à cause de lui et des bêtises qu’il a faites que tout est arrivé. Et maintenant, Annie, raconte-nous tout, sans rien oublier, au sujet de Mick et de ces deux hommes. » Annie commença son récit, prenant soin de ne rien omettre. Dago ne la quittait pas des yeux et lui léchait la main sans arrêt, ce qui était très réconfortant pour elle. Le bras de François autour de ses épaules et la langue de Dago sur sa main rendaient à Annie son courage » « Tout est clair », dit François lorsque sa sœur eut terminé son dramatique récit. « Cet homme, ce Julot, a reconnu Richard, et lui et ses complices lui ont donné la chasse, pensant pouvoir l’enlever et se venger ainsi de son père. Julot était le seul à connaître Richard et ce n’est pas lui qui a emmené Mick. Ce sont les deux autres. Voyant un garçon seul avec une bicyclette, ils ont cru que c’était celui qu’ils recherchaient. — Mick leur a pourtant dit qu’il n’était pas Richard ! s’écria Annie. — Bien sûr. Mais ils ont pensé qu’il mentait, répondit François. Et c’est pourquoi ils l’ont emmené quand même. Comment s’appelle l’endroit où ils allaient ? Je crois que c’était la taverne de la Chouette, dit Annie. Pouvons-nous y aller, François ? Si tu disais à ces hommes que Mick est Mick et pas Richard, ils le laisseraient partir ? — Oui, je suppose. En tout cas, dès que ce Julot aura vu Mick, il comprendra que les autres ont fait erreur. Je crois que nous allons pouvoir sortir Mick de ce mauvais pas. » Une voix s’éleva de l’ombre : « Et moi ? Vous ne voulez pas me ramener d’abord à la maison ? Je ne veux pas risquer de rencontrer Julot une nouvelle fois. — Je ne vais certainement pas perdre du temps à te ramener chez toi, dit froidement François. C’est à cause de toi et de ta conduite idiote que nous en sommes là. Il va falloir que tu viennes avec nous. Je vais d’abord essayer de retrouver Mick. — Mais je ne veux pas venir avec vous ! J’ai peur de Julot ! gémit Richard. — Alors, reste ici », dit François, décidé à donner une leçon au jeune garçon. Ce fut pis. Richard se mit à hurler : « Ne me quittez pas ! Ne me quittez pas ! — Écoute, dit François, exaspéré, si tu viens avec nous, nous pourrons toujours te déposer à la gendarmerie d’où on te ramènera chez toi. Tu es assez grand pour veiller sur toi-même. Ne continue pas à pleurnicher ! » Annie avait pitié de Richard, bien qu’il fût responsable de ce qui était arrivé. Elle savait combien il était pénible d’avoir peur. Elle posa gentiment la main sur la manche du jeune garçon. « Richard, tu n’es plus un bébé. François fera de son mieux pour qu’il ne t’arrive rien. Pour le moment, il est fâché contre toi, mais ça ne durera pas. — N’en sois pas si sûre ! » dit François à sa sœur d’un ton sévère. (En réalité, il avait déjà à moitié pardonné à Richard.) « Ce qu’il faudrait à Richard, c’est une bonne correction. Il est menteur et lâche ! Je... Donne-moi encore une chance de prouver que je ne le suis pas ! » balbutia Richard, presque en larmes. Il aurait voulu pouvoir détester François, qui lui parlait comme personne ne l’avait jamais fait, mais, chose curieuse, il ne faisait que l’admirer encore davantage. François ne répondit pas. Il se disait que Richard ne les aiderait en rien et ne ferait probablement que leur compliquer les choses. « Qu’allons-nous faire, François ? » demanda Claude qui avait gardé le silence. Elle aimait bien Mick et s’inquiétait beaucoup à son sujet. Où était la taverne de la Chouette ? Comment pourraient-ils la trouver en pleine nuit ? Et ces bandits ? Comment réagiraient-ils à l’égard de François si celui-ci venait réclamer son frère ? François était intrépide... mais les bandits ne l’en aimeraient pas plus pour cela. « Oui, qu’allons-nous faire ? » répéta François. — Je crois que ce n’est pas la peine de retourner à la ferme et d’y demander de l’aide, dit Claude après un silence. Annie avait pitié de Richard. — Sûrement pas, répondit aussitôt François. Cet homme-là n’aiderait jamais personne. Et nous avons vu qu’il n’y avait pas de téléphone. Non... inutile de retourner à la ferme. C’est dommage ! — Où est la carte ? demanda Claude, frappée d’une idée subite. Crois-tu que la taverne de la Chouette y serait indiquée ? — J’en doute, dit François. — En tout cas, examinons la carte et voyons s’il s’y trouve d’autres fermes ou d’autres villages », dit Claude qui éprouvait le besoin de faire quelque chose, ne fût-ce que regarder une carte. François sortit la sienne et la déplia. Les fillettes et lui l’examinèrent à la lueur de la lanterne de bicyclette, et Richard se pencha au-dessus de leurs épaules. Dago essaya lui aussi de regarder en glissant sa tête sous leurs bras. « Tenez, voilà où nous sommes : les bois de Guimillau. Mon Dieu, c’est vraiment un endroit isolé ! Il n’y a pas un seul village à proximité ! » En effet, aucun village n’était visible sur la carte. Celle-ci indiquait .les collines et les bois, avec une rivière çà et là et des chemins de campagne, mais ni village, ni église, ni pont... Annie poussa soudain une exclamation et désigna le contour d’une colline dessinée sur la carte. « Regardez ! Vous voyez comment s’appelle cette colline ? — La colline de la Chouette, dit François. Oui, je vois où tu veux en venir, Annie. S’il y a une maison par-là, elle se nomme peut-être la taverne de la Chouette, à cause de cette colline. Et... mais il y a aussi un bâtiment de marqué ! Il n’a pas de nom, bien entendu. C’est peut-être une ferme en ruine ? Ou une grande maison autrefois célèbre ? — Moi, je crois que ça doit être la taverne, dit Claude. Et même, je le parierais. Prenons nos bicyclettes et allons-y. » Un profond soupir poussé par Richard attira leur attention. « Qu’est-ce qu’il y a encore ? demanda François. — Rien. J’ai faim, c’est tout. » Les autres se rendirent brusquement compte qu’eux aussi avaient faim — terriblement faim ! De longues heures s’étaient écoulées depuis le goûter. François se demanda s’il fallait manger maintenant les vivres achetés à la ferme ou s’il valait mieux attendre et faire un repas en route. « Mieux vaut manger en marchant, dit-il enfin. Chaque minute que nous perdons est une minute d’inquiétude pour Mick. — Je me demande ce qu’ils feront de lui quand Julot les aura détrompés, dit Richard. — Ils le laisseront partir, je suppose, répondit Claude. Ils le relâcheront probablement dans la campagne sans s’inquiéter de savoir s’il va retrouver sa maison ou non. Il faut absolument que nous découvrions ce qui s’est passé — que Mick soit encore là-bas ou qu’il soit libre. — Je ne peux pas venir avec vous, gémit brusquement Richard. — Et pourquoi ? questionna François. — Parce que je n’ai pas mon vélo, dit Richard d’un ton plaintif. Je l’ai caché... mais je ne me rappelle pas où. Je ne le retrouverai jamais. — Tu peux prendre celui de Mick, dit Annie. Il est là-bas... le pneu est même réparé. — Ah ! c’est vrai, dit Richard soulagé. Sapristi, j’ai eu peur ! J’ai cru que j’allais être forcé de rester en arrière. » François souhaita silencieusement pouvoir laisser Richard vraiment en arrière. Il ne valait pas la peine qu’on se donnât tant de mal pour lui. « Oui, tu peux prendre la bicyclette de Mick, dit-il. Mais ne fais pas de stupidités avec, comme de rouler sans tenir le guidon ou autres trucs de garçon-livreur. C’est la bicyclette de Mick, pas la tienne. » Richard ne dit rien. François le traitait durement, songeait-il. Il l’avait mérité, sans doute, mais ce n’était pas agréable, ces rebuffades. Il prit la bicyclette de Mick et s’aperçut que la lanterne manquait. Il la chercha et la trouva finalement au sol. Mick l’avait laissée tomber, et le petit commutateur s’était tourné de lui-même au moment où la lampe avait heurté la terre. Mais lorsque Richard appuya sur le bouton, la lumière se fit. « Maintenant, partons, dit François, en montant sur sa machine. Il faut que nous trouvions aussi vite que possible la taverne de la Chouette ». CHAPITRE IX Aventure au clair de lune LES QUATRE ENFANTS roulaient prudemment le long du sentier raboteux qui traversait le bois. Ils furent heureux de tomber enfin sur un chemin plus aisé. François s’arrêta un moment pour faire le point. « Maintenant... d’après la carte... il nous faut prendre à droite, ici, puis à gauche au prochain carrefour, et contourner une colline. Enfin, il faudra faire trois ou quatre kilomètres dans une petite vallée jusqu’à ce que nous arrivions au pied de la colline de la Chouette. — Si nous rencontrons quelqu’un, nous pourrons lui demander s’il connaît la taverne de la Chouette, dit Annie, optimiste. — Nous ne rencontrerons personne par ici en pleine nuit, affirma François. Nous sommes loin de tout village et nous avons peu de chance de rencontrer un fermier, un gendarme ou un voyageur. » La lune était levée et le ciel s’éclaircit tandis qu’ils pédalaient le long du chemin. On y voyait presque comme en plein jour. « Éteignons nos lampes, cela économisera nos piles, dit François. On distingue tout très bien. Le paysage a un aspect étrange, vous ne trouvez pas ? — Oui, ce que je trouve étrange dans le clair de lune, c’est qu’il éclaire vraiment bien, mais que rien n’a plus de couleur », fit observer Annie. Elle éteignit sa lampe et jeta un regard vers Dago. « Éteins tes phares, Dago ! » dit-elle, réflexion qui fut accueillie par un rire général. François fut heureux de voir que sa jeune sœur retrouvait sa bonne humeur habituelle. « Les yeux de Dago sont vraiment comme des phares, n’est-ce pas ? dit Richard. Oh ! François ?... — Oui ? — On ne pourrait pas manger quelque chose ? — Si, bonne idée », dit François qui commença à fouiller dans la sacoche de son porte-bagages. Mais ce n’était pas facile de faire cela et de continuer à pédaler en même temps » « Mieux vaut nous arrêter quelques minutes, après tout, dit-il. Je crois que j’ai déjà laissé tomber un œuf dur ! Venez, posons nos bicyclettes au bord de la route et mangeons rapidement une partie de nos provisions. » Richard ne se le fit pas dire deux fois. Les filles avaient tellement faim qu’elles obéirent aussitôt au conseil de François. Laissant leurs bicyclettes au bord de la route illuminée par la lune, ils se dirigèrent vers un hallier. Des pins y poussaient et le sol était jonché d’aiguilles sèches et brunes. « Asseyons-nous là un moment, dit François. Mais... qu’est-ce que je vois là-bas ? » Tout le monde regarda. « C’est une cabane en ruine, dit Claude qui s’approcha pour mieux voir. Il ne reste que les murs. Brrr ! Elle est sûrement hantée ! » Ils s’assirent sous les arbres, et François partagea les provisions. Dago eut sa part, mais elle n’était pas aussi grosse qu’il l’aurait désirée ! Les enfants mangeaient aussi vite qu’ils le pouvaient. « Eh... N’entendez-vous pas quelque chose ? interrogea François, en relevant la tête. On dirait une voiture » Tous tendirent l’oreille. François avait raison. Une voiture roulait à travers la campagne. Ça, c’était vraiment un coup de chance ! « Si seulement elle venait par ici ! dit François. Nous pourrions arrêter le chauffeur et lui demander son aide. En tout cas, il pourrait toujours nous conduire à la gendarmerie la plus proche. » Abandonnant le hallier, ils se dirigèrent vers la route. Ils ne voyaient briller aucun phare, mais ils pouvaient entendre le bruit de la voiture. « C’est un moteur bien silencieux, fit observer François. Une voiture puissante, probablement. On n’a pas allumé les phares à cause du clair de lune. — Elle s’approche, dit Claude, elle avance le long de la route. Oui ! Elle arrive ! » Elle arrivait, en effet. Le ronronnement du moteur se faisait de plus en plus perceptible. Les enfants s’apprêtaient à se précipiter sur la route pour arrêter la voiture. Et subitement, le bruit du moteur s’arrêta. La lune éclaira une grosse voiture aux formes élancées qui s’était arrêtée sur la route, à quelque distance de là. François étendit la main pour empêcher les autres de courir en direction de l’automobile. « Attendez, dit-il. Ça me paraît... un peu bizarre. » Ils attendirent, tapis dans l’ombre. La voiture avait stoppé non loin de la cabane abandonnée. Une porte s’ouvrit. Un homme sortit de l’auto et traversa la route en direction de la cabane. Il portait un paquet sous le bras. Un sifflement discret s’éleva. Le cri d’une chouette lui répondit. « Un signal convenu, songea François, très intrigué. Qu’est-ce qui se passe ? » Il se tourna vers ses compagnons. « Restez tranquilles, murmura-t-il. Claude, empêche Dago de gronder. » Mais Dago savait quand il fallait se taire. Il ne gémissait même pas. Il était là, immobile comme une statue, les oreilles dressées, aux aguets. Pendant un moment, rien ne se passa. François avança à pas de loup vers un arbre d’où il pouvait mieux voir la cabane. Il aperçut un homme qui venait des profondeurs du bois et s’approchait de la masure où l’attendait un autre homme — sans doute celui de la voiture. Qui étaient ces gens-là ? Que pouvaient-ils bien faire à pareil endroit, et à pareille heure ? Les deux hommes échangèrent quelques paroles que François ne comprit pas. Il était certain que ses camarades et lui n’avaient pas été vus par les inconnus. Il avança avec précaution vers un autre arbre afin de mieux voir ce qui se passait. « Dépêche-toi, — disait l’un des deux hommes. Ne mets pas tes affaires dans la voiture. Cache-les dans le puits. » François ne distinguait pas très bien ce que faisait l’inconnu, mais il comprit qu’il devait changer de vêtements. Oui... il en mettait d’autres : c’était sans doute cela que contenait le paquet apporté par l’homme de la voiture. François était de plus en plus intrigué. Que faisaient ces hommes ? Étaient-ils des espions ? Celui qui avait changé de vêtements prit ceux qu’il avait quittés et se rendit derrière la cabane. Il revint les mains vides et suivit son compagnon jusqu’à la voiture. Avant même que la porte se fût refermée, le moteur avait été mis en marche et l’automobile s’éloignait dans la nuit. Elle passa devant les pins où les enfants étaient aux aguets. Tous reculèrent dans l’ombre. La voiture, qui roulait à toute vitesse, disparut bientôt. François alla rejoindre les autres. « Eh bien ? Que pensez-vous de tout cela ? demanda-t-il. C’est louche, n’est-ce pas ? Un des deux hommes a changé de vêtements, Dieu sait pourquoi ! Il les a laissés derrière la cabane, dans un puits, d’après ce que j’ai entendu. Si nous allions voir ? — Oui, allons-y, dit Claude. J’ai relevé le numéro de la voiture, ajouta-t-elle fièrement : 3204 FC 29. — C’était une grosse voiture noire, dit Richard. Sûrement, ces gens-là n’ont pas la conscience tranquille. » Ils revinrent vers la vieille cabane et se frayèrent un passage, à travers les herbes folles et les broussailles, jusqu’à un puits à moitié écroulé. Il était recouvert d’une planche de bois. François l’ôta. Elle était rongée par les ans. Il se pencha au-dessus du puits, mais ne put rien voir. Une lanterne de bicyclette ne suffisait pas à en éclairer le fond, qui semblait très éloigné. « On ne verra rien, dit François, en replaçant le couvercle. Je suppose que ce sont ses vêtements que cet homme a jeté là-dedans. Et je me demande bien pourquoi. — Crois-tu que ce soit un prisonnier échappé ? demanda soudain Annie. Changer de vêtements, c’est la première chose que doit faire un évadé. Y a-t-il une prison, par ici ?» Personne n’en savait rien. « Je ne me rappelle pas en avoir vu une sur la carte, dit François. Non, je ne crois pas que cet homme soit un prisonnier échappé. Je crois plutôt que c’est un espion auquel ses complices ont fourni des vêtements... ou encore un déserteur. Cela me paraît plus probable. — En tout cas, je suis bien contente que l’auto soit repartie avec l’évadé, l’espion, le déserteur, enfin cet homme quel qu’il soit, dit Annie. C’est curieux que nous ayons justement été là pour voir tout ce qui se passait. Jamais ces hommes ne se douteront que quatre enfants et un chien les observaient à quelques mètres de là. — C’est une chance pour nous qu’ils ne l’aient pas su, dit François. Il aurait pu nous en cuire ! Et maintenant, reprenons notre repas. Nous avons assez perdu de temps... Oh ! pourvu que Dago n’ait pas tout mangé ! Nous avions laissé les provisions par terre. » Mais l’excellent Dagobert n’avait touché à rien. Il était assis patiemment près des provisions qu’il reniflait de temps à autre. Tout ce pain, ce jambon et ces œufs qui étaient là, à attendre qu’on les mange ! « Tu es un bon chien, dit Claude. Tu es très, très honnête, Dago. Aussi tu vas avoir un gros morceau de pain avec du jambon pour ta récompense. » Dago avala le tout en une seule bouchée, mais il n’eut rien d’autre. Ses amis avaient tout juste assez pour eux-mêmes et ils ne laissèrent pas une miette. Quelques minutes plus tard, ils remontaient à bicyclette. « Et maintenant, en route pour la colline de la Chouette, dit François. Espérons qu’il ne nous arrivera pas d’autres aventures cette nuit. Cela suffit pour le moment ». CHAPITRE X La taverne de la Chouette ILS REPARTIRENT, pédalant ferme sous le beau clair de lune. Même lorsque la lune se cachait derrière un nuage, on y voyait assez pour se passer des lanternes. Ils parcoururent un bon nombre de kilomètres, puis arrivèrent devant une haute colline. « Est-ce la colline de la Chouette ? » demanda Annie tandis qu’ils mettaient tous pied à terre, car la côte était trop escarpée pour la monter à bicyclette. « Oui, dit François, du moins, je le crois. Mais allons-nous trouver la taverne en haut de cette colline ? Et comment saurons-nous si c’est bien la taverne de la Chouette ? — Nous pourrons sonner et demander », dit Annie. François se mit à rire. C’était bien d’Annie ! « Peut-être serons-nous obligés de faire cela, dit-il. Mais d’abord, explorons un peu les lieux. » Ils poussèrent leurs bicyclettes le long de la route en pente. Des haies la bordaient et derrière elles s’étendaient des champs. « Regardez ! dit soudain Annie. Je vois une maison... en tout cas, je vois des cheminées ». Ils suivirent du regard la direction de son doigt. Oui, on pouvait en effet voir des cheminées — de hautes cheminées en brique qui avaient l’air anciennes. « C’est sûrement une vieille maison pour avoir des cheminées comme celles-ci, dit François. Et elle doit être grande. Nous devrions trouver un chemin qui y mène. » Ils continuèrent à avancer. Petit à petit, la maison apparut plus clairement. Elle ressemblait plutôt à un manoir et, dans la lumière de la lune, elle paraissait belle et imposante. « Voici le portail », dit François avec un soupir de soulagement. Il en avait assez de pousser sa bicyclette. « Il est fermé, mais pas à clef, j’espère. » Au moment où ils approchaient des grandes grilles en fer forgé, elles s’ouvrirent lentement. Stupéfaits, les enfants s’immobilisèrent. Pourquoi s’ouvraient-elles ? Ou pour qui ? Certainement pas pour eux ! Puis ils entendirent le bruit d’une voiture à quelque distance de là. C’était pour elle, évidemment, que les portes s’ouvraient. Toutefois la voiture ne venait pas du bas de la colline — elle suivait l’allée allant de la maison au portail, de l’autre côté des grilles. « Mettez-vous vite à l’abri, dit François. Ne nous faisons pas voir pour le moment. » Ils se tapirent dans le fossé avec leurs bicyclettes tandis que la voiture passait lentement devant les grilles. François poussa une exclamation et donna un coup de coude à Claude. « Regarde ! C’est la voiture noire ! Le même numéro ! — Par exemple ! fit Claude, stupéfaite. Que fait-elle donc, la nuit, à rouler dans ce pays et à ramasser des hommes bizarres ? Et surtout pour les amener ici ! Je me demande si c’est là, la taverne de la Chouette ? » La voiture passa devant eux et disparut dans un tournant. Les enfants, avec Dago et les bicyclettes, sortirent du fossé. « Avançons avec précaution jusqu’au portail, dit François. Il est encore ouvert. C’est drôle, la façon dont il s’est ouvert tout seul ! » Courageusement, ils s’approchèrent des portes. « Regardez ! » dit François, désignant les piliers en brique où s’accrochaient les grilles. Les enfants obéirent et poussèrent tous une exclamation en lisant le nom inscrit sur l’un des piliers. « Nous sommes bien à la taverne de la Chouette ! — Voilà le nom en lettres de cuivre : « Taverne de la Chouette ! » Nous l’avons trouvée ! — Venez », dit François en poussant sa bicyclette vers le portail. « Nous allons jeter un coup d’œil aux alentours. Peut-être aurons-nous la chance de retrouver Mick. » Tous franchirent le portail... et, soudain, Annie saisit le bras de son frère, désignant les portes derrière elle. Les portes se refermaient de nouveau ! Et personne n’y avait touché ! Elles se fermaient silencieusement et lentement, d’elles-mêmes. C’était là un spectacle à donner la chair de poule ! « Qui les ferme ? murmura Annie d’un ton terrifié. — Je crois qu’il doit y avoir un système électrique, répondit François à voix basse. Ça vient sans doute de la maison. Retournons sur nos pas et regardons si nous découvrons un mécanisme de fermeture quelconque. » Laissant leurs bicyclettes au bord de l’allée, ils revinrent vers le portail. François regarda s’il n’y avait pas une poignée ou une serrure. Mais il n’y avait rien. Il tira sur les portes. Elles ne bougèrent pas. Impossible de les ouvrir, se dit-il. Elles avaient été hermétiquement fermées par un système quelconque, et rien ne permettait de les rouvrir. « Quel désastre ! » s’exclama François, et il avait l’air si furieux que les autres lui jetèrent un regard surpris. « Qu’y a-t-il ? demanda Claude. Tu ne comprends pas ? Mais nous sommes prisonniers, comme Mick, s’il est vraiment ici. Nous ne pouvons plus ressortir par le portail ! Et si tu jettes un coup d’œil autour de toi, tu verras qu’un mur très haut entoure ce domaine. » Ils revinrent songeusement à leurs bicyclettes. « Il vaut mieux les poser contre les arbres et les y laisser, dit François. Elles nous gêneraient, si nous voulons examiner un peu les lieux. Espérons qu’il n’y a pas de chien ! » Ils dissimulèrent les bicyclettes derrière les arbres bordant l’allée mal entretenue où les herbes poussaient à leur gré. On y voyait la trace de pneus de voitures. « Faut-il marcher dans l’allée ou sur le côté ? demanda Claude. — Sur le côté, dit François. Nous serions trop visibles au milieu, sous ce clair de lune. » Ils demeurèrent donc à l’ombre des arbres. Bientôt la maison leur apparut à un détour du chemin. Elle était très grande en effet et formait comme un E dont la barre centrale aurait manqué. Il y avait, devant, une cour où la mousse poussait entre les pierres. Un mur bas, d’un mètre de haut environ, entourait cette cour. Une des pièces de l’étage supérieur et une pièce du bas étaient éclairées. À part cela, la maison était plongée dans l’obscurité. « Faisons-en le tour, dit François à voix basse. Oh ! oh !... qu’est-ce que c’est que ça ? » Un cri perçant les avait tous fait sursauter. Annie se cramponna au bras de son frère. Ils s’arrêtèrent pour écouter. Quelque chose passa dans l’air et frôla les cheveux de Claude. Elle faillit hurler, mais avant qu’elle en ait eu le temps, le cri se fit de nouveau entendre. Claude posa la main sur la tête de Dago, pour le rassurer, car il s’était mis à trembler. Et la maison leur apparut. « Qu’est-ce que c’était, François ? chuchota-t-elle. Quelque chose ma touchée, mais c’est parti avant que j’aie pu, savoir de quoi il s’agissait. — Écoute... ne t’inquiète pas. C’était une chouette — une effraie. — Eh bien, elle n’a pas volé son nom, dit Claude soulagée. Naturellement... ce que j’ai été bête de ne pas y penser ! C’est une effraie en train de chasser. Tu as eu peur, Annie ? — Oh ! là, si j’ai eu peur ! murmura Annie, en lâchant le bras de François. — Et moi aussi, dit Richard dont les dents claquaient encore. J’ai failli prendre mes jambes à mon cou ! Et je l’aurais fait... si elles n’avaient pas été clouées au sol tellement j’avais la frousse ! » La chouette poussa un nouveau cri et une autre lui répondit. Une troisième fit chorus, et la nuit fut déchirée par ces appels vraiment impressionnants. « Je préfère le chat-huant, qui se contente de faire : ououou ! dit Claude. C’est même plutôt joli. Mais le cri des effraies..., c’est effrayant ! — Ce n’est pas étonnant que l’endroit se nomme la colline de la Chouette », dit François. Les quatre enfants et Dago commencèrent à faire silencieusement le tour de la maison, se dissimulant autant qu’ils le pouvaient à l’ombre des arbres. À l’arrière de la maison, tout était sombre, à l’exception de deux longues fenêtres, dont les rideaux étaient tirés. François essaya de voir à travers la fente, entre les rideaux. « C’est la cuisine, annonça-t-il aux autres. Elle est immense et éclairée par une grosse lampe à pétrole. Il y a une grande cheminée à un bout, avec des bûches qui brûlent. — Vois-tu quelqu’un ? demanda Claude, essayant de regarder à son tour. — Non, je ne vois personne », dit-il. Mais Claude poussa une exclamation et François l’écarta pour regarder de nouveau. Il vit un homme se promener dans la pièce — un tout petit homme bossu dont la tête penchait de côté. Son visage reflétait la méchanceté. Derrière lui se trouvait une femme, maigre, mal vêtue, l’air malheureux. L’homme s’assit sur une chaise et commença à bourrer sa pipe. La femme prit une bouilloire sur le feu et se mit à verser de l’eau dans des bouillottes. « Ce doit être la cuisinière, dit François. Comme elle a l’air triste » Je me demande qui est cet homme — un domestique, je suppose. Il a vraiment une sale tête ! » La femme adressa timidement la parole au bossu, mais François ne pouvait naturellement rien entendre du dehors. L’homme répondit brutalement, frappant du poing son genou tout en parlant. La femme semblait le supplier. L’homme se mit en colère, saisit le tisonnier et l’en menaça. François se sentit horrifié. Pauvre femme ! Rien d’étonnant à ce qu’elle eût l’air malheureux si ce bossu la terrorisait ainsi ! Toutefois, l’homme ne la frappa pas ; il remit bientôt le pique-feu à sa place et se rassit. La femme ne dit plus rien et continua de remplir ses bouillottes. Il raconta à ses camarades ce qu’il avait vu. Les enfants se sentirent inquiets. Si cet homme se conduisait ainsi, comment seraient les autres habitants de la maison ? S’éloignant de la cuisine, ils firent le tour de la maison et arrivèrent devant une pièce éclairée. Mais cette fois, les rideaux étaient trop bien tirés pour que l’on pût voir à l’intérieur. Le petit groupe leva les yeux vers la fenêtre éclairée tout en haut de la maison. Ce devait être un grenier. Mick y était peut-être. Fallait-il essayer de jeter une pierre contre les vitres ? Il ne semblait y avoir aucun moyen de pénétrer dans la maison. La porte du devant était bien fermée à clef. Il y avait une porte de côté, également verrouillée. Pas une seule fenêtre n’était ouverte. « Je crois que je vais jeter une pierre, dit enfin François. Je suis certain que Mick est là-haut, s’il est prisonnier ici. Tu es bien sûre d’avoir entendu ces hommes parler de la taverne de la Chouette, Annie ? — Absolument sûre, dit sa sœur. Jette donc une pierre, François, je me fais tant de souci pour ce pauvre Mick. » François chercha .une petite pierre. Il en trouva une enfouie dans la mousse qui poussait partout. Il la lança, mais elle arriva juste au-dessous de la fenêtre. François en prit une autre. Celle-là frappa la vitre avec un claquement sec. Quelqu’un s’approcha immédiatement de la fenêtre. Etait-ce Mick ? Les enfants écarquillèrent les yeux pour mieux voir, mais la fenêtre était trop haute. François lança une troisième pierre, qui, elle aussi, frappa le carreau. « Je crois que c’est Mick, dit Annie. Oh ! mon Dieu, non, ce n’est pas lui ! As-tu vu, François ? » Mais la personne, quelle qu’elle fût, avait disparu de la fenêtre. Les enfants se sentirent mal à l’aise. Et si ce n’avait pas été Mick ? Si c’avait été un des bandits, parti chercher du renfort avant de passer à l’attaque ? « Éloignons-nous, murmura François. Passons de l’autre côté de la maison. » Ils contournèrent sans bruit le bâtiment... et soudain, Richard saisit le bras de François. « Regarde, dit-il, il y a une fenêtre ouverte au rez-de-chaussée ! Nous pourrions passer par là. » CHAPITRE. XI Pris au piège ! FRANÇOIS examina la fenêtre. Elle était en effet légèrement entrebâillée. « Comment se fait-il que nous ne nous en soyons pas aperçus quand nous sommes passés devant, il y a quelques instants ? » se demanda-t-il. Il hésita un peu. Fallait-il ou non essayer de pénétrer dans la maison ? N’aurait-il pas mieux valu frapper à la porte du fond que la pauvre femme ouvrirait peut-être ? Avec elle, ils pourraient sans doute s’expliquer. Mais il y avait ce bossu à l’air mauvais. Il déplaisait profondément à François. Non : il valait mieux passer par la fenêtre, voir si Mick était là-haut, lui rendre sa liberté, puis s’échapper de nouveau par la fenêtre. Personne n’en saurait rien. François s’approcha de la fenêtre et l’enjamba. Puis il tendit la main à Annie. « Viens, dit-il, je vais t’aider. » La fillette grimpa. Enfin ce fut le tour de Claude et de Richard. Claude se penchait pour encourager Dago à sauter lorsqu’un événement imprévu se produisit. Une puissante torche électrique brilla soudain, éclairant en plein les quatre enfants qui demeurèrent immobiles, clignant des yeux effrayés. Que se passait-il ? Annie entendit la voix de l’un des hommes qui avaient fait Mick prisonnier. « Tiens, tiens ! Un groupe de jeunes cambrioleurs ! » La voix se fit brusquement furieuse : « Comment avez-vous osé pénétrer ici ? Je vais appeler la police ! » Dehors, Dago se mit à gronder férocement. Il fit un bond et réussit presque à sauter par la fenêtre. L’homme comprit aussitôt ce qui se passait et il courut vers la fenêtre qu’il ferma violemment. Cette fois, Dago ne pouvait plus entrer ! « Laissez entrer mon chien ! » s’écria Claude qui essaya bêtement d’ouvrir la fenêtre. Mais l’homme abattit sa lampe sur la main de la fillette qui poussa un cri de douleur. « Voilà ce qui arrive aux gosses qui m’embêtent », dit-il tandis que la pauvre Claude frottait sa main endolorie. « Dites donc, commença François d’une voix dure, qu’est-ce qui vous prend ? Nous ne sommes pas des voleurs, et qui plus est, nous serions très, très contents que vous appeliez la police ! — Ah oui ? » grommela l’homme. Il alla vers la porte de la chambre et appela d’une voix de stentor : « Margot ! Margot ! Apporte la lampe ici tout de suite. » Presque aussitôt la lumière d’une lampe éclaira le couloir puis la pièce, au moment où la femme à l’air minable entrait, portant une grosse lampe à pétrole. Elle considéra avec stupéfaction le petit groupe d’enfants et elle allait dire quelque chose lorsque l’homme l’écarta brutalement. « Décampe » ordonna-t-il. Et tiens ta langue. Compris ? » La femme sortit, courbant les épaules d’un air soumis. L’homme avait pris la lampe et examinait les enfants. La pièce était à peine meublée et semblait être un salon. Une puissante torche électrique brilla soudain. « Ainsi, ça vous est égal d’être livrés à la police ? dit l’homme. Voilà qui est drôle ! Vous croyez que la police vous félicitera d’être entrés chez moi sans permission ? Comme des voleurs ? Je vous répète que nous ne sommes pas des voleurs » dit François décidé à mettre les choses au point. Si nous sommes venus ici, c’est que nous avions des raisons de croire que vous tenez mon frère prisonnier dans cette maison. Mais vous vous êtes trompés : il n’est pas celui que vous cherchiez. » Richard se sentait très mal à l’aise. Il avait terriblement peur d’être enfermé à la place de Mick. Il se dissimula autant qu’il le put derrière ses camarades. L’homme jeta à François un regard perçant. Il semblait réfléchir. « Nous ne détenons aucun garçon ici, dit-il enfin. Je ne sais pas du tout de quoi vous voulez parler. Prétendez-vous que je me promène dans la campagne pour y enlever des jeunes garçons et les enfermer ici ? — Je ne sais pas ce que vous faites, dit François. Tout ce que je sais, c’est que vous avez emmené mon frère Mick, ce soir même, des bois de Guimillau. Vous avez cru qu’il était Richard Quentin... eh bien, vous vous êtes trompé, c’était mon frère Mick. Et si vous ne le libérez pas immédiatement, j’irai avertir les gendarmes. — Vraiment ? Et comment savez-vous tout cela ? interrogea l’homme. Étiez-vous là quand ce garçon a été enlevé, comme vous dites ? — L’un de nous était là, répondit François. Dans un arbre. C’est ainsi que nous avons tout appris. » Il y eut un silence. L’homme sortit une cigarette et l’alluma. « Eh bien, vous vous trompez complètement, dit-il. Nous n’avons pas de prisonnier. Toute cette histoire est ridicule. À présent, comme il est très tard, voulez-vous coucher ici et repartir demain matin ? Je ne veux pas mettre une bande de gosses à la porte en pleine nuit. Il n’y a pas de téléphone, sans quoi j’aviserais vos parents. » François hésita. Il était persuadé que Mick était dans la maison. S’il acceptait d’y passer la nuit avec ses compagnons, peut-être pourrait-il découvrir si son frère était vraiment là ou non. Il avait très bien compris que l’homme ne tenait pas à ce que la police fût avertie. Il y avait quelque chose de secret et de sinistre dans cette taverne de la Chouette. « Nous allons rester ici, dit-il enfin. Nos parents sont en voyage, ils ne s’inquiéteront pas de nous. » Il avait oublié un instant la présence de Richard. Ses parents à lui allaient sûrement se faire du souci. Mais il n’y avait pas moyen de les prévenir. La première chose à faire était de trouver Mick. Ces hommes ne seraient pas assez stupides pour le garder prisonnier une fois certains qu’il n’était pas Richard. Peut-être Julot, le bandit qui connaissait Richard, n’était-il pas encore arrivé ? En ce cas, il n’avait pas vu Mick. C’était sans doute la raison pour laquelle l’homme voulait que les enfants passent la nuit là. Bien sûr : il attendrait que Julot arrive et quand Julot aurait dit : « Non, ce n’est pas le garçon que nous cherchons ! » on laisserait partir Mick. Le contraire était impossible ! L’homme appela de nouveau Margot qui apparut aussitôt. « Ces gosses se sont perdus, lui dit-il. Ils passeront la nuit ici. Prépare une des chambres — mets simplement des matelas par terre, avec des couvertures. Et donne-leur à manger, s’ils ont faim. » Margot semblait stupéfaite. François devina qu’elle n’avait pas l’habitude de voir cet homme faire preuve de bonté envers des enfants perdus. « Eh bien, ne reste pas plantée là comme une borne » cria l’homme. Fais ce que je te dis ! Emmène les gosses avec toi. » Margot fit signe aux enfants de la suivre. Mais Claude hésita. « Et mon chien ? dit-elle. Il est toujours dehors, et je l’entends gémir. Je n’irai pas me coucher sans lui. — Vous serez bien forcée de vous passer de lui, répliqua l’homme d’un ton rogue. Je ne le laisserai pas entrer dans la maison, ça, rien à faire. — Il sautera sur les gens qu’il rencontrera, dit Claude. — Il ne rencontrera personne par ici, dit l’homme. À propos... comment êtes-vous .entrés dans le parc ? — Une voiture sortait au moment où nous sommes arrivés, dit François, et nous sommes entrés avant que le portail se referme. Comment fonctionne-t-il ? Par un système électrique ? — Ça ne vous regarde pas », dit l’homme, et il disparut dans le couloir. « Un vrai gentleman, dit François à Claude. — Oh oui ! une belle nature », répondit la fillette. La femme les regarda d’un air surpris. Elle ne paraissait pas se rendre compte qu’ils pensaient tous deux exactement le contraire de ce qu’ils venaient de dire ! Margot les conduisit au premier étage, dans une grande chambre ornée d’un tapis. Il y avait un petit lit dans un coin, et une ou deux chaises. C’était là tout le mobilier. « Je vais chercher des matelas, dit-elle. — Voulez-vous que je vous aide ? » proposa François, songeant que ce serait une bonne idée de jeter un coup d’œil dans la maison. « Oui, venez, dit la femme. Vous autres, restez ici. » Elle sortit avec François. Ils se dirigèrent vers un placard d’où la femme essaya de sortir deux grands matelas. François vint à son aide, ce qui sembla la toucher. « Merci, dit-elle, ils sont très lourds, ces matelas. — Je ne suppose pas que vous ayez souvent des enfants ici, n’est-ce pas ? demanda François. — Eh bien, c’est bizarre que vous arriviez juste après... », commença la femme, puis elle se mordit les lèvres en regardant autour d’elle d’un air inquiet. « Juste après quoi ? insista François. Juste après l’autre garçon, vous voulez dire ? — Chut ! murmura la femme, l’air affolé. Pourquoi avez-vous dit ça ? M. Bertaud me battrait s’il savait que vous avez dit une chose pareille. Il croirait que c’est moi qui vous ai mis au courant. N’y pensez plus. — C’est le garçon qui est enfermé dans le grenier, n’est-ce pas ? » reprit François tout en l’aidant à porter l’un des matelas dans la grande chambre. Dans sa peur, elle lâcha l’extrémité du matelas. « Mon Dieu, taisez-vous donc ! Est-ce que vous tenez à m’attirer des ennuis terribles... et à vous aussi ? Voulez-vous que M. Bertaud dise à La Bosse de vous fouetter tous ? Vous ne connaissez pas cet homme ! Il est mauvais comme le diable ! — Quand Julot doit-il arriver ? » continua François, décidé à tirer tous les renseignements possibles de Margot en lui faisant peur. Elle se figea sur place, tremblant de tous ses membres et regardant François comme si elle n’en croyait pas ses oreilles. « Que savez-vous sur Julot ? chuchota-t-elle. Est-ce qu’il doit venir ici ? Ne me dites pas qu’il doit venir ici ! — Pourquoi ? Vous ne l’aimez pas ? » Le jeune garçon posa la main sur l’épaule de Margot. « Pourquoi avez-vous si peur ? Qu’est-ce qu’il y a ? Dites-le-moi, je pourrai peut-être vous aider. Julot est un méchant homme, dit la femme. Je croyais qu’il était en prison. Ne me dites pas qu’il en est sorti et qu’il va venir !» Elle était si terrifiée qu’elle ne put ajouter un mot. Elle se mit à pleurer et François n’eut pas le cœur d’insister. En silence, il l’aida à porter les matelas dans la chambre. « Je vais vous chercher de quoi manger, dit la pauvre femme en reniflant pitoyablement. Vous trouverez des couvertures dans ce placard là-bas. » Elle disparut, et François se hâta de raconter à ses amis ce qu’il avait appris. « Nous allons voir si nous pouvons trouver Mick dès que ces gens dormiront, dit-il. Cette maison est inquiétante : il s’y passe certainement des choses louches. Plus tard, j’irai jeter un coup d’œil aux alentours. Je crois que cet homme, ce Bertaud, attend l’arrivée de Julot pour savoir si Mick est Richard ou non. Quand il s’apercevra de son erreur, il le laissera sûrement repartir, et nous aussi. — Et moi ? interrogea Richard. Une fois qu’il m’aura vu, je serai perdu. C’est moi qu’il cherche. Il déteste mon père et il me déteste aussi. Il va m’enfermer quelque part et demander une énorme rançon à mon père, simplement pour se venger de nous ! — Eh bien, il faut faire en sorte qu’il ne te voie pas, dit François. Mais je ne crois pas qu’il s’intéressera à toi, parce qu’il croira que tu es aussi mon frère. En tout cas, c’est ce que je lui affirmerai. Mais, pour l’amour du ciel, ne recommence pas à pleurer ! Je n’ai jamais vu un lâche comme toi ! Tu n’as donc pas un peu de courage ? — Tout est arrivé par ta faute, déclara Claude d’un ton irrité. Parce que tu nous as menti ! C’est à cause de toi que Mick est prisonnier et que le pauvre Dago est tout seul dehors. » Richard parut abasourdi d’être ainsi traité. Il se mit dans un coin et n’en bougea plus. Il se sentait très malheureux. Personne ne l’aimait, personne n’avait confiance en lui ! CHAPITRE XII François explore la maison LA FEMME leur apporta de quoi manger. Ce n’était que du pain beurré et de la confiture, avec du café chaud. Les quatre enfants n’avaient pas grand-faim, mais surtout soif, et ils burent le café avec plaisir. Claude ouvrit la fenêtre et appela doucement le chien. « Dago ! Tiens, voilà pour toi. » Le chien était toujours là, aux aguets. Il savait que Claude n’était pas loin de lui, et après avoir hurlé pendant un moment, il s’était tu. Claude était décidée à le faire entrer dans la maison dès qu’elle le pourrait. Elle lui donna tout son pain et sa confiture. Ainsi Dago saurait au moins qu’elle ne l’oubliait pas. « Écoutez », dit François, revenant du couloir où il avait guetté un long moment. « Je crois que ce serait une bonne idée d’éteindre la lumière et de se coucher. Mais je vais arranger la couverture sur mon matelas, de façon que, si quelqu’un vient, l’on croie que je suis couché. Où vas-tu aller ? demanda Annie. Ne nous quitte pas ! — Je vais me cacher dehors, dans ce placard, dit François. J’ai l’impression que notre charmant hôte, M. Bertaud, va venir nous enfermer et je n’ai pas l’intention d’être prisonnier dans cette chambre ! Je crois qu’il va regarder avec sa lampe électrique si nous sommes bien couchés, puis fermer la porte à clef. Moi je pourrai l’ouvrir de nouveau quand je sortirai du placard du couloir et je vous libérerai tous » — Oh ! quelle bonne idée, s’écria Annie en s’enfouissant sous une couverture. Dépêche-toi de te mettre dans le placard, François, avant que cet homme vienne nous enfermer. » François éteignit la lampe à pétrole et marcha à pas de loup vers la porte qu’il ouvrit et laissa entrebâillée. Puis il se dirigea vers le placard, dans l’obscurité. Il tourna la poignée de la porte qui s’ouvrit silencieusement et il se glissa à l’intérieur. Il laissa la porte un tout petit peu ouverte, afin de voir si quelqu’un approchait. Il attendit une vingtaine de minutes. Le placard sentait le moisi et ce n’était pas amusant d’attendre là, sans rien faire. Puis, par l’entrebâillement, il aperçut soudain une lumière. Ah !... quelqu’un venait ! Il regarda par la fente et vit M. Bertaud qui s’avançait le long du couloir, tenant une petite lampe à pétrole. Il s’arrêta devant la pièce où couchaient les enfants et poussa légèrement la porte. François retenait son souffle. L’homme s’apercevrait-il que, sur un des matelas, il n’y avait qu’une couverture roulée sur elle-même et cachée sous une autre couverture ? François priait le ciel que non ! Tous ses plans, en ce cas, tomberaient à l’eau ! Levant la lampe, M. Bertaud examina la chambre. Il distingua quatre formes allongées sur les matelas... et crut voir les quatre enfants ! Ils semblaient tous endormis. Doucement, M. Bertaud ferma la porte et tourna la clef dans la serrure. François l’observait anxieusement, craignant qu’il n’emportât la clef avec lui. Non... il la laissait dans la serrure ! Quelle chance » L’homme s’éloigna de nouveau, mais il ne redescendit pas l’escalier ; il disparut dans une chambre donnant sur le couloir. François entendit qu’il en fermait la porte à clef. Décidément, cet homme n’avait pas confiance, ni en les enfants, ni même en ses propres complices » François attendit un long moment, puis sortit de son placard. Il marcha jusqu’à la chambre où M. Bertaud s’était enfermé et regarda par le trou de la serrure pour voir si la pièce était ou non dans l’obscurité. Oui, la lumière était éteinte ! M. Bertaud était-il en train de ronfler ? François n’entendait rien. Mais il n’avait pas l’intention d’attendre là plus longtemps. Il allait se mettre à la recherche de Mick, et il était certain que le premier endroit où il fallait le chercher était le grenier. « Je parie que M. Bertaud était là-haut avec Mick et qu’il m’a entendu jeter des pierres contre les vitres, songea François. Et il est redescendu ouvrir la fenêtre du bas pour que nous soyons tentés d’entrer dans la maison. Et nous avons donné tête baissée dans le piège ! Il me déplaît, cet homme, il est beaucoup trop malin ! » Il monta à pas de loup l’escalier, craignant de faire craquer les marches. Elles craquaient, en effet, et le pauvre François s’arrêtait à chaque fois, prêtant l’oreille pour savoir si quelqu’un l’avait entendu. Au sommet de l’escalier se trouvait un long corridor qui s’étendait à droite et à gauche. François s’immobilisa et réfléchit : quelle direction fallait-il prendre ? Où se trouvait exactement la fenêtre éclairée ? Elle était certainement dans une pièce de ce long couloir. « Eh bien, se dit François, je vais passer devant toutes les portes et voir si j’aperçois de la lumière filtrer sous la porte ou par le trou de la serrure. » Toutes les portes étaient entrebâillées. François jeta un coup d’œil dans chaque pièce. Il y faisait sombre et l’on n’y distinguait que des meubles épars. Enfin, il arriva à une porte fermée et regarda par le trou de la serrure. Il ne vit pas de lumière. François frappa doucement. Une voix répondit... celle de Mick ! « Qui est là ? — Chut ! C’est moi, François. Tu vas bien, Mick ? » Il entendit craquer un lit, puis le bruit de pieds sur un plancher nu. La voix de Mick arriva, assourdie, à travers la porte. « François ! Comment es-tu arrivé jusqu’ici ? C’est formidable ! Peux-tu ouvrir la porte ? » François avait déjà essayé, mais elle était fermée à clef et la clef n’était pas là. « Non, la clef a disparu, dit-il. Mick, que t’ont fait ces hommes ? — Pas grand-chose. Ils m’ont poussé dans la voiture et amené ici, répondit Mick. L’homme qu’on appelle Julot n’était pas là. Les autres l’ont attendu un moment, puis ils sont repartis. Moi, je ne l’ai pas vu non plus. Il paraît qu’il arrive demain matin. Ça lui fera un choc quand il verra que je ne suis pas Richard ! — Richard est ici avec nous, chuchota François. J’aurais préféré qu’il ne vienne pas, parce que si ce Julot le voit, il le gardera prisonnier, c’est certain. Notre seul espoir est que Julot ne verra que toi, et, comme les autres bandits croient que nous sommes tous frères et sœurs, ils nous laisseront peut-être partir. Es-tu venu ici directement avec la voiture ? — Oui, dit Mick. Le portail s’est ouvert comme par magie quand nous sommes arrivés. On m’a conduit au grenier et un des hommes est venu m’expliquer tout ce qui m’attendait au retour de Julot, puis, brusquement, il est parti et je ne l’ai pas revu. — Oh ! je parie que c’est au moment où nous jetions des pierres contre ta fenêtre, dit François. Tu n’as pas entendu ? — Ah ! c’était donc ça, ce claquement ? L’homme est tout de suite allé à la fenêtre et il a dû vous voir. Et toi, François ? Comment es-tu arrivé ici ? Vous êtes tous là ? Je suppose que c’est Dago que j’ai entendu hurler tout à l’heure ? » François raconta à son frère toute l’histoire depuis le moment où lui et Claude avaient retrouvé Richard en larmes, jusqu’au moment où il avait grimpé l’escalier à la recherche de Mick. Quand il eut fini de parler, le silence tomba. Puis la voix de Mick reprit : « Ça ne servira pas à grand-chose de faire des projets, François. Si tout va bien, nous serons libres demain, quand Julot se sera aperçu que je ne suis pas le garçon qu’il cherchait. Si les choses vont mal... nous serons au moins tous ensembles et c’est alors que nous pourrons établir un plan de bataille. Je me demande ce que la maman de Richard va penser en ne le voyant pas revenir cette nuit. — Elle croira probablement qu’il est chez sa tante, dit François. Ce n’est pas un garçon en qui on peut avoir confiance. Que le diable l’emporte ! C’est à cause de lui que nous sommes dans ce pétrin ! Je suppose que ces hommes raconteront une histoire sans queue ni tête quand ils découvriront que tu n’es pas Richard. Il faudra bien qu’ils essaient d’expliquer pourquoi ils t’ont emmené de force, malgré tes protestations, continua François. Ils affirmeront probablement que tu as jeté des pierres contre leur voiture ou quelque chose dans ce goût-là... ou bien qu’ils t’ont trouvé blessé et qu’ils t’ont emmené ici pour te soigner. En tout cas, quoi qu’ils disent, nous ne ferons pas d’histoires. Nous partirons sans tambour ni trompette... mais après, nous passerons à l’attaque ! Je ne sais pas ce qui se passe ici, mais je suis certain que c’est du louche. La police devrait bien faire un tour dans cette maison. — Écoute : c’est Dagobert qui hurle de nouveau, dit Mick. Il est furieux d’être séparé de Claude, je suppose. Tu ferais mieux d’aller le faire taire, François, au cas où il réveillerait les hommes. Si jamais on te trouvait là !... Bonne nuit, François. Je suis bien heureux que tu sois ici, près de moi. — Bonne nuit », dit François. Il revint sur ses pas le long du couloir, scrutant l’ombre d’un œil inquiet, car il craignait toujours que M. Bertaud ou l’un de ses complices ne fût aux aguets. Mais il n’y avait personne. Les hurlements de Dago se turent. Un profond silence régnait dans toute la maison. François descendit un étage et arriva devant la chambre où dormaient ses amis. Là, il s’arrêta. Fallait-il continuer à explorer ? Il décida de le faire. M. Bertaud devait être endormi, du moins l’espérait-il. Il songea que le bossu — dit La Bosse — et Margot devaient être couchés, eux aussi. Il se demanda où pouvait être l’autre homme, celui qui avait amené Mick à la taverne de la Chouette. Peut-être était-il reparti dans la voiture noire ? François descendit au rez-de-chaussée. Une idée lui était venue à l’esprit. Ne pourrait-il pas ouvrir la porte d’entrée, aider les autres à descendre de la chambre, puis leur faire quitter la maison ? Lui-même devait rester, il ne pouvait pas laisser Mick tout seul. Il abandonna ce projet. « Non, se dit-il. D’abord Claude et Annie refuseraient de partir sans moi... et même si elles allaient jusqu’au portail, comment l’ouvriraient-elles ? C’est un mécanisme fonctionnant de l’intérieur de la maison qui l’ouvre. » Il décida d’aller visiter les pièces du rez-de-chaussée. Il explora d’abord la cuisine. Le feu était presque éteint. Le clair de lune, passant à travers les rideaux, éclairait la pièce silencieuse. Margot et La Bosse étaient évidemment montés dans leurs chambres. La cuisine n’offrait rien d’intéressant. François alla visiter la pièce qui lui faisait face. C’était une salle à manger, avec une longue table vernie, des chandeliers posés sur une cheminée où se voyaient encore les restes d’un feu de bois. Rien d’intéressant là non plus. Le jeune garçon pénétra dans une troisième pièce. Etait-ce un atelier ? On y voyait un grand bureau, un poste de radio et, scellé dans le mur, un support sur lequel était posé un instrument bizarre, muni d’une espèce de volant. François se demanda si c’était là le mécanisme actionnant le portail. Oui, c’était ça ! Il y avait une petite pancarte qui disait : Grille de gauche. Grille de droite. « C’est donc bien le système qui ouvre et referme le portail, se dit François. Si seulement je pouvais faire sortir Mick de son grenier, nous pourrions tous nous enfuir à présent ! » Il se mit à faire tourner le volant. CHAPITRE XIII L’étrange secret UN SON BIZARRE, semblable à un grondement étouffé, se fit entendre. Sans aucun doute, François avait déclenché le mécanisme ! Il tourna hâtivement le volant en sens inverse. Si ce système faisait tant de bruit, mieux valait ne pas y toucher, car il réveillerait sans aucun doute M. Bertaud, si celui-ci avait le sommeil léger. « C’est très ingénieux, comme procédé », songea le jeune garçon en examinant l’appareil autant que le permettait la lumière de la lune filtrant par la fenêtre. De nouveau, il regarda autour de lui. Son oreille perçut un bruit et il demeura immobile. « C’est quelqu’un qui ronfle, se dit-il. Mieux vaut ne pas trop s’attarder ici. Le dormeur n’est pas loin ! » Il s’avança, à pas légers vers la pièce voisine et regarda à l’intérieur. C’était une office, qui était vide. Et de là, François ne pouvait plus entendre le ronflement. Il fut intrigué, car il ne voyait près de la cuisine aucune pièce pouvant servir de chambre à coucher. Il revint vers l’atelier. Oui... le ronflement lui parvint de nouveau. Et le dormeur devait être tout proche. Pourtant, il n’avait pas entendu François. Curieux ! Le garçon fit le tour de la pièce, essayant de trouver l’endroit d’où le ronflement lui parvenait le plus distinctement. Oui... c’était près de cette bibliothèque qui allait jusqu’au plafond. Y avait-il une chambre derrière ce mur ? François alla voir. Mais il n’y avait pas de pièce derrière l’atelier, il n’y avait que le mur du corridor. Voilà qui était de plus en plus mystérieux. » François retourna dans l’atelier et s’approcha de nouveau de la bibliothèque. Oui : quelqu’un ronflait tout près... Mais où ? Il se mit à examiner la bibliothèque. Elle était remplie de livres pressés les uns contre les autres — des romans, des biographies, des livres techniques. Il en enleva quelques-uns et examina le fond du meuble. Il était fait d’un bois robuste. Il remit les livres en place et continua son examen. Un rayon avait l’air différent des autres — moins bien rangé et contenant moins d’ouvrages. Pourquoi ? François commença à enlever les livres de ce rayon. Derrière se trouvait de nouveau un panneau de bois. Le garçon étendit la main... et découvrit une poignée dans le bois. À quoi servait-elle donc, cette poignée ? Prudemment, François la tourna. Rien ne se passa. Il appuya dessus. Toujours rien ! Il la tira... et elle glissa vers lui sur plusieurs centimètres de longueur ! Alors, le panneau de bois sembla s’enfoncer dans le sol, dégageant une ouverture assez grande pour donner le passage à un homme. François retint son souffle. Un panneau secret ! Que pouvait-il bien cacher ? Une faible lueur apparut dans l’ouverture. François tremblait d’excitation. Le ronflement était maintenant si sonore que le dormeur devait être à portée de main, se dit le garçon. Peu à peu, ses yeux distinguèrent une petite chambre avec un lit étroit, une table et une étagère où se trouvaient quelques objets. Une bougie brûlait dans un coin. Sur le lit se trouvait un homme, dont François ne distinguait pas le visage, mais qui devait être grand et fort. Il ronflait paisiblement. « Sapristi, se dit François, quelle trouvaille ! C’est une cachette où l’on peut donner abri à des tas de gens... des gens, peut-être, qui ont payé cher pour s’y réfugier. Mais on aurait dû dire à cet homme-là de ne pas ronfler. Il s’est trahi ! » Le garçon n’osa pas rester là plus longtemps. La chambre secrète devait avoir été construite entre le mur de l’atelier et celui du corridor, François repoussa la poignée, et le panneau remonta aussi silencieusement qu’il était descendu. Il était sûrement huilé avec soin. Le ronflement était de nouveau beaucoup moins distinct. François remit les livres en place, espérant qu’on ne constaterait pas qu’ils avaient été touchés. Il était très ému. Ainsi, il avait découvert l’un des secrets de la taverne de la Chouette ! La police serait sans doute très intéressée d’apprendre l’existence de cette cachette et peut-être le serait-elle plus encore d’apprendre l’existence de l’homme qui y dormait ! Il fallait absolument, songea François, qu’ils sortent tous de cette maison. Mais pouvait-il partir sans Mick ? Non ; si les hommes s’apercevaient qu’il avait découvert la chambre secrète, ils seraient capables de se venger sur Mick. François se dit avec regret qu’il ne pourrait pas s’en aller avant d’avoir libéré son frère. Il se sentit soudain très fatigué et monta doucement au premier étage. Il n’avait qu’une envie, c’était de s’étendre pour réfléchir. Il arriva à la porte de la chambre. La clef était toujours dans la serrure. Il entra. M. Bertaud ne trouverait plus la porte fermée à clef le lendemain matin, mais il penserait sans doute qu’il avait mal tourné la clef. François s’allongea sur le matelas, à côté de Richard. Tous les enfants dormaient profondément. François aurait voulu réfléchir à la situation... mais, dès qu’il eut fermé les yeux, il s’endormit. Il n’entendit pas Dagobert se mettre à hurler. Il n’entendit pas l’effraie pousser son cri abominable. Ce ne fut pas M. Bertaud, mais Margot qui éveilla les enfants le lendemain. Elle entra dans la chambre et déclara : « Si vous voulez votre petit déjeuner, descendez avec moi. » Ils se dressèrent tous sur leur séant, se demandant où ils pouvaient bien être. « Bonjour, dit François, clignant des yeux ensommeillés. Vous avez parlé de petit déjeuner ? Tant mieux ! Mais où pouvons-nous nous laver ? — Dans la cuisine, répondit la femme d’un ton maussade. Je ne vais pas nettoyer la baignoire pour vous faire plaisir ! — Laissez la porte ouverte si vous voulez que nous descendions, dit François, d’un ton innocent. M. Bertaud l’avait fermée à clef, hier soir. — C’est ce qu’il a prétendu, rétorqua Margot. Mais il ne l’avait pas fermée à clef... elle ne l’était pas quand je suis venue l’ouvrir ce matin. Ah ! ah ! Vous ne vous en doutiez pas, n’est-ce pas ? Sinon, vous vous seriez promenés dans toute la maison, je suppose ? — Probablement », dit François en adressant un clin d’œil aux autres. Ils savaient qu’il avait eu l’intention d’aller à la recherche de Mick, pendant la nuit, mais ils ignoraient tout ce qu’il avait découvert. Il n’avait pas eu le cœur de les réveiller pour les mettre au courant. « Ne soyez pas trop longs », dit la femme, et elle sortit de la chambre. « J’espère que le pauvre Mick a droit au petit déjeuner, lui aussi », murmura François. Les autres s’approchèrent aussitôt de lui. « François... tu as retrouvé Mick, hier soir ? » questionna Annie à voix basse. Il inclina la tête. Puis, rapidement, il raconta à ses compagnons tout ce qu’il avait découvert : que Mick était enfermé au grenier, qu’il y avait un panneau secret qui dissimulait une cachette où dormait un homme, qu’il y avait un mécanisme pour ouvrir et fermer le portail... « Laissez la porte ouverte si vous voulez, que nous descendions. » « Mais, François, c’est formidable ! s’exclama Claude. Quelle aventure » — Oui... et maintenant, descendons, sinon cette femme va se fâcher. Pourvu que ce bossu ne soit pas à la cuisine. Il m’est tellement antipathique. » Mais La Bosse était là, qui finissait de déjeuner à une petite table. Il fronça les sourcils en voyant les enfants qui ne prêtèrent aucune attention à lui. « Il vous en a fallu du temps ! grommela Margot. Voilà l’évier, si vous voulez vous laver, et voilà deux serviettes. Vous avez l’air bien sales, tous autant que vous êtes. — Nous le sommes, dit gaiement François. Un bain ne nous aurait pas fait de mal hier soir... mais nous avons été plutôt mal accueillis ici, vous savez. » Après une toilette rapide, ils s’installèrent devant une grande table. Il n’y avait pas de nappe. La femme avait posé sur la table du pain beurré et un pot de chocolat bouillant. Tous les enfants commencèrent à manger. François ne cessait de plaisanter, faisant signe aux autres de lui répondre sur le même ton joyeux. Il ne fallait pas que le bossu crût qu’ils avaient peur ou qu’ils se faisaient du souci. « Assez ! », s’écria brusquement La Bosse. François fit mine de ne rien entendre et continua à parler. Claude lui donnait vaillamment la réplique, mais Annie et Richard se turent, effrayés par le ton rogue du bonhomme. « Avez-vous entendu ce que j’ai dit ? hurla La Bosse en se levant de son siège. Taisez-vous tous » Taisez-vous, je vous dis ! » François se leva à son tour. « Je n’ai pas d’ordre à recevoir de vous, qui que vous soyez », dit-il, et on avait l’impression qu’il avait subitement grandi, qu’il était devenu un homme. « Taisez-vous vous-même... ou soyez poli. — Oh ! ne lui parlez pas comme ça, supplia la femme d’un ton angoissé. Il a si mauvais caractère... il vous battrait. » Que serait-il arrivé si M. Bertaud n’était pas entré dans la cuisine à ce moment précis ? Il jeta un coup d’œil circulaire, comprenant qu’une querelle se déroulait. « Tu t’es encore mis en colère, La Bosse ? demanda-t-il. Attends que ce soit vraiment nécessaire. Je ferai peut-être appel à toi aujourd’hui... si ces gosses ne se tiennent pas bien. » Il lança aux enfants un regard mauvais. Puis il se tourna vers la femme. « Julot va arriver, lui dit-il. Et un ou deux autres. Faites-nous un repas convenable. Toi, La Bosse, veille sur les enfants. Ils vont rester ici. J’aurai peut-être besoin d’eux plus tard. » Il sortit. Margot s’était mise à trembler. « Julot arrive » murmura-t-elle à l’oreille de La Bosse. — Fais ton boulot, toi, dit l’homme. Va chercher les légumes toi-même. Il faut que je surveille ces gosses. » La pauvre femme se dirigea vers la porte. Annie se sentait pleine de pitié pour elle. « Voulez-vous que je débarrasse la table et que je fasse la vaisselle ? lui demanda-t-elle. Vous allez avoir beaucoup de travail et moi je n’ai rien à faire. — Nous allons tous vous aider », dit François. Margot lui jeta un regard à la fois étonné et reconnaissant. Elle n’avait pas l’habitude, évidemment, qu’on la traite avec courtoisie. « Ah ! ah ! fit La Bosse en ricanant. Moi, vous ne m’attendrirez pas avec vos manières ! » Personne ne fit attention à lui. Les enfants commencèrent à débarrasser la table. Annie se mit à laver les assiettes et les bols, que les autres essuyèrent. « Peuh ! fit La Bosse. — Peu... nous importe ce que vous pensez ! » plaisanta François. Les enfants se mirent à rire, mais le bossu fronça les sourcils au point que ses yeux semblèrent disparaître dessous » CHAPITRE XIV Julot n’est pas content ! UNE HEURE plus tard, ils entendirent une espèce de grondement qui se termina par un grincement. Richard, Annie et Claude sursautèrent. Mais François savait de quoi il s’agissait. « On ouvre le portail, dit-il. — Comment sais-tu cela, toi ? demanda aussitôt La Bosse, d’un ton soupçonneux. — Oh ! j’ai beaucoup d’intuition..., répondit nonchalamment François. Est-ce que je me trompe ? Et je parie que c’est Julot qui arrive ? Tu es si malin qu’il t’en cuira un jour, grommela La Bosse en se dirigeant vers la porte. — C’est toujours ce qu’on me répète à l’école », répliqua François. Les autres se mirent à rire : rien ne désarçonnait leur ami François ! Les enfants allèrent à la fenêtre, que Claude ouvrit. Dago était là, juste devant. Claude avait demandé à la femme de le laisser entrer dans la cuisine, mais elle avait refusé. Elle lui avait jeté des morceaux de pain et avait dit à Claude qu’il y avait dans le jardin une mare où il pourrait boire. Mais elle n’avait pas voulu en faire plus. « Dago ! » appela Claude en entendant une voiture s’avancer le long de l’allée. « Dago, reste là. Ne bouge pas. » Elle avait peur de voir le chien courir à la porte d’entrée et sauter sur les gens qui descendraient de la voiture. Dago la regarda d’un air perplexe. Tout ce qui se passait l’étonnait prodigieusement. Pourquoi n’avait-il pas le droit d’entrer dans la maison, puisque Claude s’y trouvait ? Il savait bien qu’il existait des gens n’aimant pas les chiens, mais ces gens-là, Claude ne les fréquentait pas. Et pourquoi ne venait-elle pas elle-même le rejoindre ? « Fermez cette fenêtre ! » ordonna La Bosse. Il était content de voir que Claude avait de la peine d’être séparée de son chien. « Voilà la voiture », dit François. Ils regardèrent tous : bien entendu, elle portait le numéro 3204 FC 29. La voiture passa devant les fenêtres de la cuisine et s’arrêta devant la porte d’entrée. Trois hommes en sortirent. Et Richard recula d’un pas, en blêmissant. François lui jeta un coup d’œil interrogateur, pour lui demander silencieusement si l’un des nouveaux venus était Julot. Richard inclina la tête. Il semblait très effrayé. De nouveau, le grondement se fit entendre : le portail se refermait. Des voix montèrent du hall, puis les hommes passèrent dans l’une des pièces, dont on entendit la porte se fermer. François se demanda s’il pourrait sortir de la cuisine sans être aperçu, afin d’aller voir si Mick allait bien. Il s’avança doucement vers la porte, espérant que La Bosse, qui nettoyait des chaussures, ne s’en apercevrait pas. Mais celui-ci éleva aussitôt la voix. « Où vas-tu ? Si tu ne restes pas tranquille, je le dirai à M. Bertaud... et tu t’en repentiras. — Il y a dans cette maison certaines personnes qui se repentiront un jour ou l’autre, répliqua François d’un ton aimable. Faites attention, monsieur La Bosse. » Celui-ci, furieux, lança à la tête de François la brosse qu’il tenait à la main. Le garçon la rattrapa adroitement et la posa sur la cheminée. « Merci, dit-il. Voulez-vous en jeter une autre ? — Oh non ! s’exclama la femme, d’un ton implorant. Vous ne savez pas comment il est quand il se met en fureur ! Ne le provoquez pas ! » La porte de la pièce où étaient entrés les hommes s’ouvrit et quelqu’un monta l’escalier. « Pour aller chercher Mick », songea aussitôt François. Il tendit l’oreille. Dago était là, juste devant. Le bossu trouva une autre brosse et recommença à cirer les chaussures, tout en grommelant entre ses dents. Margot continua ses préparatifs du déjeuner. Les autres enfants écoutaient, eux aussi, car ils avaient tous deviné que l’homme était allé chercher Mick pour le montrer à Julot. Ils entendirent cette fois que deux personnes descendaient l’escalier. Oui, Mick devait être avec cet homme. Ils reconnurent sa voix. « Lâchez-moi ! disait-il. Vous n’avez pas besoin de me tirer comme ça. ! » Brave Mick ! Il ne se laissait pas faire sans protester ! Il fut conduit dans la pièce où attendaient les trois hommes. Une voix forte s’éleva : « Ce n’est pas lui ! Espèces d’imbéciles, vous vous êtes trompés de garçon ! » La Bosse et Margot avaient entendu eux aussi. Ils se regardèrent d’un air ébahi. Quelque chose n’allait pas ! Ils se dirigèrent vers la porte et écoutèrent silencieusement. François s’approcha de Richard. « Passe de la suie sur tes cheveux, murmura-t-il. Noircis-les tant que tu peux, Richard. Si ces hommes viennent nous voir, ils te reconnaîtront moins aisément si tes cheveux ont changé de couleur. Vite, dépêche-toi pendant que les autres ne font pas attention à toi. » François désignait la grille du fourneau recouverte de suie. Richard y passa ses mains tremblantes et commença à recouvrir de suie ses cheveux blonds. « Mets-en plus, chuchota François. Bien plus que ça » Personne ne te regarde. » Richard obéit. François hocha la tête avec satisfaction. Oui, avec des cheveux noirs, Richard était transformé. Il était évident qu’une âpre discussion se déroulait dans la pièce de l’autre côté du hall. On entendait des éclats de voix, mais les enfants ne pouvaient pas saisir les paroles échangées. On entendait aussi la voix de Mick. Soudain, les mots suivants furent parfaitement audibles : « Je vous avais dit que vous vous trompiez » Maintenant, vous allez me laisser partir ! » La Bosse repoussa brutalement les enfants loin de la porte — sauf le pauvre Richard qui se tenait, tremblant de peur, dans le coin le plus sombre de la cuisine. « Ils viennent ! » murmura Margot. La Bosse reprit son nettoyage, la femme se remit à peler des pommes de terre, les enfants firent mine de regarder des vieux journaux. Des pas s’approchèrent, et la porte de la cuisine s’ouvrit. M. Bertaud apparut, suivi d’un autre homme. Les enfants comprirent immédiatement qui il était ! La bouche épaisse, le nez énorme... oui, c’était le bandit Julot, l’ancien garde du corps du père de Richard, l’homme qui haïssait celui-ci parce que Richard avait raconté des histoires sur son compte et l’avait fait renvoyer. Richard se recroquevilla dans son coin, essayant de se dissimuler derrière les autres. Annie et Claude lui avaient jeté un regard surpris en voyant ses cheveux noircis, mais aucune d’elles n’avait fait de réflexion. De leur côté La Bosse et Margot ne semblaient pas avoir remarqué cette transformation. Mick était avec les deux hommes. Il fit aux enfants un geste amical. François sourit. Ce brave vieux Mick ! Julot regarda les enfants. Ses yeux se posèrent plus longuement sur Richard, mais il ne dit rien. Il ne l’avait pas reconnu ! « Eh bien, monsieur Bertaud, dit François, je suis heureux de voir que vous avez fait descendre mon frère de la chambre où vous le teniez prisonnier. Cela signifie, j’espère, qu’il peut partir avec nous ? Je n’arrive pas à comprendre pourquoi vous l’avez enlevé. — Écoutez, répondit M. Bertaud d’un ton presque poli, écoutez, je vous avoue que nous avons fait une erreur. Vous n’avez pas besoin de savoir pourquoi ni comment... ça ne vous regarde pas. Ce garçon n’est pas celui que nous cherchons. — Nous vous avions dit que c’était notre frère, déclara Annie. — C’est vrai. Je regrette de ne pas vous avoir crus. Mais tout le monde peut se tromper. Et maintenant, nous voulons vous dédommager de... euh... des ennuis que vous avez eus...Voici de quoi vous acheter ce qui vous plaira. Vous pourrez partir quand vous voudrez. — Mais n’allez pas raconter cette histoire à qui que ce soit » coupa soudain Julot d’une voix menaçante. On s’est trompé, d’accord, mais il faudra tenir votre langue. Si vous faites des racontars, nous dirons que nous avons trouvé ce garçon perdu dans les bois, que nous avons eu pitié de lui et que nous l’avons emmené passer la nuit ici. Quant à vous, nous dirons que vous êtes entrés dans le parc sans permission. Compris ? J’ai très bien compris, répondit François d’une voix glacée de mépris. Eh bien... pouvons-nous partir tout de suite ? — Oui », dit M. Bertaud. Il tira son portefeuille et tendit un billet de banque à chacun des enfants. Ils regardèrent François pour savoir s’il fallait ou non accepter cet argent. Aucun d’eux ne voulait de l’argent de M. Bertaud, mais ils le prendraient tout de même si François l’acceptait. François prit l’argent sans un mot de remerciement et ses compagnons firent de même. Richard gardait la tête baissée, espérant que les deux hommes ne remarqueraient pas que ses genoux tremblaient. Il avait vraiment une peur horrible de Julot. « Et maintenant, filez » dit le bandit. Et oubliez cette histoire... sinon, vous le regretterez. » Il ouvrit la porte donnant sur le jardin. Les enfants sortirent en silence, Richard se faisant tout petit au milieu du groupe. Dago les attendait. Il poussa un aboiement joyeux et se précipita sur Claude, lui léchant le visage et les mains. Puis il lança un coup d’œil vers la porte de la cuisine et poussa un grognement qui signifiait sans doute : « Voulez-vous que j’aille donner une leçon à ces gens-là ? » Mais Claude le prit par le collier. « Non, dit-elle, viens avec nous, Dago. Il faut sortir d’ici aussi vite que possible. — Donnez-moi l’argent », demanda François lorsqu’ils eurent passé un tournant de l’allée et ne furent plus visibles de la maison. Les enfants lui tendirent les billets d’un air surpris. Qu’allait-il en faire ? Margot était sortie de la cuisine pour les regarder partir. François lui fit signe d’approcher, ce qu’elle fit d’un pas hésitant. « Pour vous, dit le jeune garçon en lui mettant tous les billets dans la main. Nous ne voulons pas de cet argent. » Stupéfaite, Margot prit les billets. Ses yeux s’emplirent de larmes. « Mais... c’est une fortune, dit-elle. Non, non, reprenez cela.» François secoua la tête. « Comme vous êtes bon » murmura la pauvre femme. Oh ! je vous remercie bien. » François tourna les talons et rejoignit les autres tandis que Margot le regardait s’éloigner, émue et surprise. « Tu as eu là une très, très bonne idée », dit Annie, et tout le monde fut d’accord, car Margot leur avait fait pitié. « Venez, dit François, ne ratons pas l’ouverture du portail. Vous entendez ce grondement ? C’est le système qui actionne les portes. Dieu soit loué, nous sommes libres... et Richard aussi. La chance nous a servis ! — Oui, j’avais tellement peur que Julot me reconnaisse, même avec des cheveux passés à la suie ! dit gaiement Richard. « Oh regardez, le portail est ouvert ! Vive la liberté ! » — Allons prendre les bicyclettes, dit François, je sais où nous les avons laissées. Tu t’assiéras comme tu pourras sur le cadre de la mienne, Richard. Il faut rendre sa bicyclette à Mick et comme la tienne est perdue... Tenez, les voilà. » Ils pédalèrent vers le portail. Soudain Annie poussa un cri. « François, regarde ! Le portail se referme ! Vite, vite, nous allons être prisonniers de nouveau ! » Les enfants s’aperçurent avec horreur que les portes se refermaient en effet. Ils pédalèrent aussi vite qu’ils le purent, mais cela ne servit à rien. Quand ils arrivèrent au portail, celui-ci était clos. Ils tirèrent dessus, le secouèrent, mais en vain. Quelle malchance ! Juste au moment où ils se croyaient enfin libres ! CHAPITRE XV Prisonniers ! LES ENFANTS se jetèrent sur la pelouse, complètement découragés. « Pourquoi ont-ils fait ça, juste au moment où nous sortions ? interrogea Mick. Croyez-vous qu’ils se soient trompés ? Je veux dire : ont-ils cru que nous avions déjà eu le temps de sortir ? — S’il s’agit d’une erreur, elle sera facile à réparer, dit François. Je vais retourner jusqu’à la maison et leur annoncer qu’ils ont fermé le portail trop tôt. — Oui, vas-y, dit Claude. Nous t’attendons ici. » Mais avant même que François ait pu remonter sur sa bicyclette, on entendit le bruit d’une voiture qui avançait le long de l’allée. Les enfants sautèrent sur leurs pieds. Richard, pris de panique, se réfugia derrière un buisson. Il était terrifié à la pensée d’affronter de nouveau Julot. La voiture s’arrêta près des enfants. « Oui, ils sont encore là », dit la voix de M. Bertaud. Il sortit de l’auto, suivi de Julot. Ce dernier jeta aux enfants un regard rapide. « Où est l’autre garçon ? demanda-t-il aussitôt. — Je n’en sais rien, répondit froidement François. Il a dû avoir le temps de franchir le portail... Pourquoi avez-vous refermé les grilles aussi vite, monsieur Bertaud ? » Mais Julot avait aperçu Richard derrière son buisson. Il s’avança vers lui et l’examina avec soin. Puis il le poussa vers M. Bertaud... « Oui, c’est bien ce qu’il me semblait... Voilà le garçon que nous cherchions » Il s’est noirci les cheveux avec de la suie, c’est pour ça que je ne l’ai pas reconnu tout de suite. Mais j’avais bien l’impression que sa tête m’était familière... et je voulais l’examiner de nouveau. » Tout en parlant, il secouait Richard comme un prunier. « Eh bien... qu’est-ce qu’on fait de lui ? demanda M. Bertaud, sombrement. — On le garde ici, évidemment, dit Julot. Je vais enfin pouvoir me venger de son père. Il va falloir qu’il paie une jolie somme s’il tient à revoir son horrible fils ! Et je vais faire payer à ce sale gosse les mensonges qu’il a racontés à son père sur mon compte ! » Il secoua Richard plus violemment encore. François, pâle de colère, fit un pas en avant. « Arrêtez ! dit-il. Laissez ce garçon tranquille ! Ça ne vous suffit pas d’avoir enlevé mon frère et de nous avoir gardés ici toute la nuit ? Tenez-vous à retourner en prison ? » Julot lâcha Richard et se précipita sur François. Mais, avec un grognement féroce, Dagobert se jeta entre eux et mordit l’homme à la main. Julot poussa un cri de rage et hurla : « Rappelez ce chien ! Rappelez ce chien ! — Je le rappellerai si vous vous conduisez comme il faut, dit François. Vous allez nous laisser tous partir immédiatement. Ouvrez ce portail ! » Dago grognait toujours de façon terrifiante et les deux hommes reculèrent. Julot ramassa une grosse pierre. « Si vous osez lancer ça, mon chien vous étranglera », s’écria Claude, affolée. M. Bertaud fit signe à son compagnon de laisser tomber la pierre. « Ne faites pas l’imbécile, lui dit-il. Cette brute d’animal pourrait nous réduire en chair à pâté... regardez ses dents » Pour l’amour du Ciel, laissez partir ces gosses, Julot ! — Pas avant que notre plan soit établi, répondit Julot d’un ton rogue, tout en tenant sa main blessée. On va tous les garder prisonniers ici. Il ne faudra pas longtemps pour que nous ayons fini notre besogne. Et qui plus est, je vais emmener ce petit misérable avec moi en partant. Ah ! je vais lui en faire voir de toutes les couleurs... et à son père aussi. » Dago gronda de nouveau. Mais Claude, qui craignait véritablement de le voir se jeter à la gorge de l’homme, le tenait solidement par le collier. Richard s’était mis à trembler en entendant les menaces de Julot, et des larmes lui coulèrent sur le visage. « Oui, tu peux toujours pleurer, dit Julot en lui jetant un regard féroce. Attends un peu, misérable petit froussard ! Tu n’as jamais eu un gramme de courage. Tu n’as pas cessé de raconter des mensonges sur moi ! — Écoutez, Julot, vous feriez mieux de revenir à la maison et de soigner votre main, dit M. Bertaud. Elle saigne terriblement. Il faut la laver et la passer au mercurochrome. Vous savez bien qu’une morsure de chien peut être dangereuse. Venez. Vous vous occuperez de ces enfants plus tard.» Julot finit par se laisser convaincre. Il brandit son poing valide en direction des enfants. « Sales moutards ! » Mais le restant de ses injures se perdit dans le bruit du moteur. M. Bertaud était déjà remonté en voiture et, Julot l’ayant suivi, l’automobile tourna et s’éloigna en direction de la maison. Les cinq enfants s’assirent sur le bord de la pelouse. Richard commença à sangloter. « Tais-toi, Richard, lui dit Claude. Julot a bien raison de dire que tu n’as aucun courage. C’est vrai. Annie en a bien plus que toi. Je voudrais ne jamais t’avoir rencontré ! » Richard se frotta les yeux de ses mains salies par la suie et de longues traînées noires se mêlèrent aux larmes, sur son visage. Il avait vraiment l’air pitoyable. « Je regrette, dit-il, en reniflant. Oui, c’est vrai que je suis un lâche. Je l’ai toujours été. Je n’y peux rien. — Si, tu y peux quelque chose, dit François d’un ton méprisant. N’importe qui est capable d’avoir du courage. La lâcheté, c’est de penser à sa misérable petite personne avant de penser aux autres. Regarde, même la petite Annie s’inquiète plus de nous que d’elle-même. C’est ce qui la rend brave. » C’était là une idée qui n’était jamais venue à Richard. Il s’essuya les yeux. « Je vais essayer d’être comme vous, dit-il d’une voix sourde. Vous êtes tellement gentils. Je n’ai jamais eu des amis comme vous, jamais. Honnêtement, je vais essayer d’être courageux. — Eh bien, nous verrons, répondit François d’un ton incrédule. Ce serait certainement une surprise pour nous que de te voir agir en héros — une surprise très agréable. Mais en attendant, cesse de pleurer et examinons tous ensemble la situation. » Richard obéit et François se tourna vers les autres. « C’est exaspérant ! dit-il. Juste au moment où nous allions partir ! Je suppose que maintenant ils vont nous enfermer dans une pièce où ils nous garderont jusqu’à ce qu’ils aient fini leur « besogne ». Je crois que la besogne en question consiste à mettre en sûreté l’homme caché derrière la bibliothèque. Tu n’as aucun courage. C’est vrai. Annie en a bien plus que toi. — Les parents de Richard ne vont-ils pas mettre les gendarmes au courant de sa disparition ? » demanda Claude en caressant Dago, qui ne cessait de lui lécher les mains, dans sa joie de l’avoir retrouvée. « Sûrement. Mais à quoi cela servira-t-il ? répondit François. Les gendarmes ne se douteront pas de l’endroit où est Richard. Personne ne sait que nous sommes ici, d’ailleurs, et tante Cécile ne se fera pas de bile : elle se dira que nous ne pouvons pas lui écrire tous les jours. — Crois-tu que ces hommes vont vraiment m’emmener avec eux en partant ? questionna Richard. — Espérons que d’ici là, nous aurons tous réussi à nous échapper », dit François qui ne pouvait guère donner à Richard que ce faible encouragement. « Mais comment pourrions-nous nous échapper ? demanda Annie. Jamais nous ne pourrons franchir ces murs si hauts. Et je ne pense pas qu’il passe beaucoup de monde par ici. Aucun commerçant ne doit monter jusqu’au sommet de cette colline. — Même pas le facteur ? dit Mick. — Il est probable, qu’ils vont chercher leur courrier eux-mêmes à la poste, répondit François. Ils ne tiennent sûrement pas à ce que quelqu’un vienne ici. Ou... il y a peut-être une boîte aux lettres devant le portail. Je n’avais pas songé à cela ! » Ils allèrent voir. Mais bien qu’ils tendissent le cou pour regarder à droite et à gauche du portail, ils ne virent pas de boîte aux lettres... Ainsi il n’y avait aucun espoir de pouvoir passer un message au facteur. « Tiens, voilà cette femme... Margot », dit soudain Claude tandis que Dagobert se mettait à gronder. Les enfants tournèrent la tête. Oui, Margot s’avançait rapidement le long de l’allée. Allait-elle sortir ? Les portes s’ouvriraient-elles pour la laisser passer ? Mais c’étaient les enfants qu’elle venait voir. « J’ai un message pour vous, dit-elle. Vous pouvez rester dans le parc toute la journée ou rentrer dans la maison. Vous serez enfermés dans une des pièces. » Elle jeta un regard prudent autour d’elle et baissa la voix. « Je regrette que vous n’ayez pas pu partir. Vraiment, je le regrette bien. Ce n’est déjà pas drôle pour une vieille femme de rester ici avec La Bosse, mais pour des enfants, c’est un bien vilain endroit. Surtout que vous êtes des enfants bien élevés et gentils. — Merci, dit François. Puisque vous nous trouvez gentils, dites-nous s’il y a un autre moyen de sortir d’ici que par le portail. — Non, il n’y en a aucun, dit la femme. C’est comme une prison, une fois que la grille est fermée. Personne ne rentre et on n’a le droit de sortir que si ça convient à M. Bertaud et aux autres. Alors, n’essayez pas de vous en aller. C’est impossible. » Personne ne répondit. Margot jeta un coup d’œil par-dessus son épaule comme si elle craignait qu’on ne l’entendît — le bossu, peut-être — et elle reprit à voix basse : « M. Bertaud m’a dit de ne pas vous donner grand-chose à manger. Et il a dit à La Bosse de donner au chien de la viande empoisonnée. Alors, ne le laissez manger que ce que je vous apporterai moi-même. — La brute ! s’écria Claude en serrant Dagobert contre elle. Tu as entendu, Dago ? Dommage que tu n’aies pas mordu M. Bertaud aussi ! — Chut ! fit Margot d’un ton inquiet. Je n’aurais pas dû vous dire tout ça, vous le savez, mais vous avez été bons pour moi et vous m’avez donné tout cet argent... Maintenant, écoutez-moi. Dites que vous préférez rester dans le parc. Parce que, si vous êtes enfermés dans la maison, je n’oserai pas vous apporter trop à manger, au cas où Julot me verrait. Tandis que si vous êtes dehors, je pourrai vous donner beaucoup plus. Ça me sera facile. — Je vous remercie, dit François, et les autres inclinèrent la tête. De toute façon, nous préférons rester dehors. Je suppose que M. Bertaud a peur que, si nous restions dans la maison, nous ne découvrions ses secrets. Alors, dites-lui que nous restons dans le parc. Mais pour les repas ? Comment allons-nous faire ? Nous ne voulons pas vous donner du mal, mais nous avons l’habitude de bien manger, et aujourd’hui, nous ferions volontiers un bon déjeuner. — Ne vous inquiétez pas », dit Margot avec un léger sourire. « Seulement, attention ! que le chien ne mange rien de ce que La Bosse lui donnera ! » Une voix cria de la maison. Margot releva la tête et écouta. « C’est La Bosse, dit-elle. Il faut que je parte. » Elle remonta l’allée à toutes jambes. « Eh bien, eh bien, dit François, ils s’imaginaient qu’ils allaient empoisonner ce vieux Dagobert ? Mais c’est raté, hein, mon bon vieux chien ? — Ouah ! » fit gravement Dago. Toutefois, il ne remua pas la queue. CHAPITRE XVI Margot… et la Bosse « J’AI BESOIN D’EXERCICE, dit Claude quand Margot fut partie. Si nous explorions le parc ? Nous trouverons peut-être quelque chose d’intéressant ? » Les enfants se levèrent, heureux d’avoir quelque chose à faire qui les empêchât de penser à leur situation. Vraiment, qui aurait cru, hier, lorsqu’ils pédalaient joyeusement dans la campagne ensoleillée, qu’aujourd’hui ils seraient prisonniers ? Décidément, la vie était pleine d’imprévus. Dans un sens, c’était amusant, dans un autre... cela gâchait un peu la promenade ! Ils ne trouvèrent rien d’intéressant dans le parc, si ce n’est quelques vaches, un bon nombre de poules et une troupe de canards. Ainsi, même le laitier n’avait pas besoin d’aller à la taverne de la Chouette. Tout y était prévu. « Je suppose que la voiture noire va chaque jour à la ville ou au village chercher le courrier et des provisions, dit Claude. Mais, dans le cas contraire, les habitants de cette maison pourraient vivre pendant des mois sans dépendre du monde extérieur. Je suis persuadée qu’ils ont des monceaux de conserves. — C’est étrange, ce domaine isolé en haut d’une colline déserte, oublié de tous... gardant des secrets mystérieux, fit observer Mick. Je voudrais bien savoir qui était cet homme que tu as vu dans la chambre secrète, François. — Quelqu’un que même le bossu et Margot ne doivent pas voir, dit François. Quelqu’un que la police aimerait bien connaître, j’en suis certain ! — Comme je voudrais que nous sortions d’ici ! s’exclama Claude. Je déteste cet endroit, il m’impressionne. Et j’ai peur qu’on ne réussisse à empoisonner Dago. — Ne t’inquiète pas, il ne sera pas empoisonné, dit Mick. Nous ne le permettrons pas. Nous lui donnerons la moitié de tout ce que nous mangerons, n’est-ce pas, Dago ? » Le chien approuva en aboyant et en remuant la queue. Il ne quittait pas Claude contre laquelle il se collait comme une sangsue. « Eh bien, nous avons fait le tour du domaine, mais nous n’avons rien vu d’intéressant, dit François lorsqu’ils furent revenus près de la maison. Je suppose que le bossu s’occupe des vaches, des poules et du jardin potager. Margot doit faire la cuisine et le ménage. Tenez... voici La Bosse. Il met une écuelle par terre pour Dago ! » Le nabot lui cria : « Voilà la pâtée du chien ! — Ne dis rien, Claude, murmura François. Nous allons faire semblant de laisser Dago manger, mais en réalité, nous allons tout jeter dans un coin... La Bosse sera bien étonné de voir que Dago vit encore, demain matin, et qu’il est même en pleine forme. » La Bosse disparut vers l’étable. Annie eut un petit rire. — Je sais ! Nous raconterons que Dago n’a pas voulu manger toute sa pâtée et que nous avons donné le restant aux poules ! dit-elle. — Et La Bosse sera sens dessus dessous parce qu’il croira que ses volailles vont mourir, conclut Claude. Ce sera rudement bien fait. Venez... allons voir cette pâtée. » Elle alla ramasser l’écuelle. Dago la renifla et détourna la tête. Même si les enfants lui avaient donné la pâtée, il n’y aurait pas touché. C’était vraiment un chien très intelligent » « Vite, prends cette bêche, François, et creuse un trou avant que La Bosse revienne », dit Claude. François se mit au travail en souriant. Il lui fallut moins d’une minute pour creuser un trou dans la terre molle d’une plate-bande. Claude y jeta la pâtée, essuya l’écuelle avec des feuilles et François remit de la terre sur le trou. Ainsi, aucune bête ne pourrait manger cette nourriture empoisonnée. « Maintenant, allons dans la basse-cour. Quand nous verrons La Bosse, nous lui ferons signe, dit François. Il va nous demander pourquoi nous avons été là-bas... Venez. Il mérite la leçon que nous allons lui donner. » Ils se dirigèrent vers la basse-cour qu’entourait un grillage. Quand le bossu s’approcha, ils lui adressèrent de grands gestes. Claude faisait semblant de jeter hors de l’écuelle des morceaux de pain aux poules. La Bosse s’arrêta une seconde pour la regarder. Puis il courut vers elle en criant : « Ne faites pas ça ! Ne faites pas ça !» — Que se passe-t-il ? demanda Claude d’un ton innocent. Ça vous ennuie que je nourrisse les poules ? — Est-ce que c’est l’écuelle que j’avais donnée pour le chien ? — Oui. — Et il n’a pas tout mangé ? Alors, vous donnez le reste à mes poules ? » hurla le méchant homme, en arrachant l’écuelle des mains de Claude. Celle-ci fit mine de se mettre en colère. « Mais pourquoi les poules ne pourraient-elles pas manger la même chose que Dago ? La pâtée avait l’air très bonne. » Le bossu regarda le poulailler et poussa un grognement. Les poules picoraient tout près du grillage, et on aurait vraiment pu croire qu’elles mangeaient le pain que les enfants venaient de leur jeter. Le bossu se dit qu’elles seraient toutes mortes le lendemain, et alors... quel désastre ! « Ne faites pas ça ! Ne faites pas ça ! » Il jeta à Claude un regard foudroyant. « Quel idiot de garçon ! Donner cette pâtée à mes poules ! Tu mériterais une bonne raclée ! » Il prenait Claude pour un garçon, naturellement. Les autres enfants contemplaient la scène avec amusement. Ils étaient très contents que le bossu s’inquiète tant pour ses poules » Ça lui apprendrait à vouloir empoisonner le cher vieux Dago ! L’homme ne semblait pas savoir quel parti prendre. Finalement, il prit un balai dans un appentis voisin et entra dans le poulailler. Il avait évidemment décidé de nettoyer celui-ci, au cas où des morceaux de nourriture empoisonnée y resteraient encore. Il balaya laborieusement sous l’œil des enfants, ravis de leur vengeance. « Je n’avais encore jamais vu quelqu’un se donner le mal de balayer un poulailler, dit Mick d’une voix sonore. — Moi non plus, fit aussitôt Claude. Il gâte ses poules, vraiment ! — Mais ce n’est pas un travail amusant, continua François. J’aime mieux que ce soit lui et non moi qui le fasse. Et c’est bien dommage de balayer tous ces bons morceaux de pain trempés dans de la sauce. Quel gâchis ! » Les enfants hochèrent vigoureusement la tête. « C’est bizarre qu’il soit si fâché parce que j’ai donné à ses poules le reste de la pâtée de Dago, reprit Claude. Je veux dire... ça paraît un peu louche. — En effet, renchérit Mick. C’est très louche ! » La Bosse pouvait fort bien entendre cette conversation. Les enfants avaient parlé assez haut pour cela. Il s’arrêta de balayer et fronça les sourcils. « Décampez, sales gosses ! » dit-il en levant son balai d’un air menaçant. « Il a l’air d’une poule en colère, fit observer Annie. — Il va se mettre à glousser », dit Richard, et les autres se mirent à rire. Le bossu, rouge de fureur, courut ouvrir la porte du poulailler. « Il a dû mettre du poison dans la pâtée de Dago ! s’écria François. C’est pour cela qu’il s’inquiète tant pour ses poules ! Mon Dieu, comme le vieux proverbe a raison : tel est pris qui croyait prendre. » Au mot de « poison », le bossu cessa de courir. Il alla jeter le balai dans l’appentis et se dirigea sans un mot vers la maison. « Eh bien, nous lui en avons donné pour son argent, et même plus, dit François. — Et ne vous inquiétez pas, mesdames les poules », dit Annie en posant son visage contre le grillage du poulailler. « Vous n’êtes pas empoisonnées... nous ne faisons pas de mal aux bêtes, nous ! — Margot nous appelle, dit Richard. Peut-être qu’elle nous apporte notre repas. — Je l’espère, dit Mick, car je commence à avoir terriblement faim. C’est curieux que les grandes personnes n’aient jamais l’air d’avoir aussi faim que les enfants ! Dommage pour elles. — Pourquoi ? Tu aimes avoir faim ? demanda Annie tandis qu’ils se dirigeaient vers la maison. — Oui, si je sais qu’il y a un bon repas qui m’attend, dit Mick. Sans quoi, ce ne serait pas drôle du tout... Oh ! mon Dieu, est-ce là tout ce que Margot nous a trouvé ? » Sur le rebord de la fenêtre se trouvait une miche de pain qui avait l’air rassis et un morceau de fromage jaune, très dur. Rien d’autre. Le bossu était là, qui ricanait. « Margot dit que c’est votre déjeuner », dit-il tout en s’asseyant devant une énorme platée de viande et de légumes. « Une petite revanche pour la peur que nous lui avons faite, murmura François. Eh bien... je m’attendais à mieux que cela de la part de Margot. Où est-elle donc ? » Elle sortit à ce moment-là de la cuisine, portant une corbeille qui semblait pleine de linge. « Je vais aller pendre le linge, La Bosse, dit-elle. Je reviens tout de suite. » Elle se tourna vers les enfants et leur fit un clin d’œil. « Votre déjeuner est sur le rebord de la fenêtre, dit-elle. Prenez-le et allez manger dans le jardin. La Bosse et moi, nous ne voulons pas de vous dans la cuisine. » Mais elle eut un petit sourire et désigna de la tête le panier qu’elle tenait. Les enfants comprirent tout de suite. Leur véritable déjeuner était là-dedans ! Ils prirent le pain et le fromage et suivirent Margot. Elle posa le panier derrière un arbre, près d’une corde à linge. « Je m’occuperai, de mon linge plus tard », dit-elle et, avec un nouveau sourire qui transforma son visage, elle revint vers la maison. « Cette bonne Margot », dit François en soulevant le torchon qui recouvrait le panier. « Regardez-moi ça ! » CHAPITRE XVII François a une idée de génie MARGOT avait mis des couverts et des assiettes au fond du panier. Il contenait aussi deux grandes bouteilles de lait, un gros pâté de viande, un assortiment de biscuits et des oranges. Margot avait été vraiment généreuse ! Les provisions furent rapidement enlevées du panier par les enfants qui les portèrent derrière les buissons. Ils s’assirent et commencèrent à déjeuner. Tout était très bon. Dago eut une grosse part de pâté et des biscuits. Il engloutit aussi le fromage et le pain rassis. « Et maintenant, nous allons tout rincer sous ce robinet, là-bas, et remettre la vaisselle au fond du panier, dit François. Il ne faut pas que Margot ait des ennuis pour avoir été bonne avec nous. » Les couverts et les assiettes furent bientôt lavés et remis dans le panier, sous le torchon. Margot revint une demi-heure plus tard. Les enfants s’approchèrent d’elle et lui parlèrent à voix basse. « Merci, Margot, c’était rudement bon ! — Je parie que La Bosse n’a pas eu un aussi bon déjeuner que nous ! — Chut ! dit Margot, contente et effrayée à la fois. On ne sait jamais si La Bosse n’est pas aux aguets. Il entend tout ! Écoutez : à l’heure du goûter, j’irai chercher des œufs au poulailler. J’aurai un panier avec moi... votre goûter sera dedans. Je le laisserai dans le poulailler où vous pourrez aller le prendre. — Vraiment, Margot, vous êtes formidable » dit François d’un ton admiratif. Margot rayonnait. Il était évident que, depuis des années, personne n’avait jamais dû adresser un compliment ou un mot aimable à la pauvre femme. Elle était ravie aussi de prendre cette petite revanche sur le bossu qui devait la traiter comme une esclave. Elle reprit le panier et retourna vers la maison. « Pauvre femme ! s’exclama Mick. Quelle existence ! — Oui... je n’aimerais pas être enfermé ici toute ma vie avec des bandits comme Bertaud et Julot, dit François. — C’est pourtant ce qui va nous arriver si nous ne nous dépêchons pas de trouver un moyen de nous évader, fit observer Mick. — Oui. Il faut réfléchir, dit François. Venez sous ces arbres. Nous pouvons nous asseoir sur l’herbe et discuter sans qu’on nous entende. — Regardez : La Bosse nettoie la voiture, dit Claude. Je vais passer à côté de lui avec Dago qui va sûrement se mettre à gronder. La Bosse verra alors qu’il est toujours bien en vie. » Elle s’approcha de la voiture avec Dagobert qui se mit bien entendu à grogner férocement en apercevant le bossu. Celui-ci entra vivement dans la voiture et en ferma la portière. Claude se mit à rire. « Bonjour, dit-elle. Vous allez vous promener ? Est-ce que Dago et moi nous pouvons vous accompagner ? » Elle fit mine d’ouvrir la portière. La Bosse se mit à crier : « Va-t’en, sale chien ! J’ai vu la main de Julot... il a un doigt en compote. Je ne veux pas que ce chien me morde aussi ! — Emmenez-nous promener, insista Claude. Dago adore ça. — Allez-vous-en » s’écria le bossu, se cramponnant à la poignée de la porte. Il faut que cette voiture soit nettoyée avant ce soir. Laissez-moi en sortir et terminer mon travail. » Claude lui adressa un sourire narquois et alla rejoindre les autres. « Eh bien, il a pu voir que Dago se portait fort bien, dit Mick, en riant. Heureusement pour nous ! Nous serions encore plus en danger si le vieux Dago n’était pas avec nous. » Ils allèrent s’asseoir sous les arbres. « Qu’a dit La Bosse au sujet de la voiture ? » demanda François. Claude le lui dit, et François prit un air songeur. Annie comprit qu’il était en train de préparer un plan. « François, tu as une idée en tête, n’est-ce pas ? demanda-t-elle. Qu’est-ce que c’est ? — Eh bien, je me disais ceci : cette voiture va peut-être sortir, ce soir, et, en ce cas, on ouvrira le portail... — Et alors ? Tu pensais partir avec elle ? interrogea Mick. — Eh bien, oui, dit François. Vous comprenez, s’ils ne partent pas avant la nuit, je crois que j’aurai le temps de me cacher dans le coffre à bagages. J’y resterai jusqu’à ce que la voiture s’arrête quelque part. Alors, je sortirai du coffre et j’irai chercher de l’aide. » Tout le monde le regarda en silence. Les yeux d’Annie brillaient d’admiration. « Oh ! François, quelle idée formidable » — Elle me paraît excellente, dit Mick. — La seule chose... c’est que j’aurai peur de rester ici sans François, dit Annie, subitement inquiète. — Moi, je pourrais y aller, dit Mick. — Ou moi, dit Claude. Seulement, il n’y aurait plus assez de place pour Dago. — Le coffre à bagages semble très vaste, vu du dehors, déclara François. J’aurais bien aimé emmener Annie avec moi, comme cela, je saurais que rien ne peut plus lui arriver. Et vous autres, vous auriez Dago comme protecteur. » Ils discutèrent longuement de ce projet. Vers l’heure du goûter, ils s’interrompirent en voyant Margot arriver avec son panier. Elle leur fit signe de ne pas s’approcher d’elle, craignant que La Bosse ne fût aux aguets. Ils restèrent donc où ils étaient et la virent entrer dans le poulailler. Au bout d’un petit moment, elle en ressortit avec un panier plein d’œufs frais et se dirigea vers la maison sans jeter un regard aux enfants. « Je vais voir si elle a laissé quelque chose dans le poulailler », dit Mick, et il y alla. Quand il revint, ses poches étaient gonflées de bonnes choses ! Margot avait laissé une douzaine de sandwiches variés, un gros morceau de clafoutis et une bouteille de lait. Les enfants se cachèrent derrière des buissons et Mick vida ses poches. « Elle a même pensé à un os pour Dago, dit-il. — Je suppose qu’il est bon », dit Claude, un peu inquiète. François examina l’os. « Il est parfaitement frais, et il n’est sûrement pas empoisonné. D’ailleurs Margot ne ferait jamais une chose pareille. Venez, allons goûter. » Ils se sentirent désœuvrés après le goûter, et François organisa des concours de saut et de course à pied. Dago aurait été vainqueur à tous les coups, évidemment, s’il avait été considéré comme un véritable concurrent. Mais il était hors de jeu, ce qui ne l’empêcha pas de courir et de sauter avec ses amis. Il aboya même si fort que M. Bertaud se mit à la fenêtre et lui cria de se taire. « Excusez-le, cria Claude à son tour, mais Dago se sent particulièrement en forme aujourd’hui. — M. Bertaud va passer un bon savon à La Bosse pour n’avoir pas réussi à empoisonner le chien ! » déclara François en souriant. Lorsque la nuit commença à tomber, les enfants se dirigèrent prudemment vers la voiture. La Bosse avait fini de la nettoyer. François ouvrit le coffre et y jeta un coup d’œil. Il poussa une exclamation déçue. « C’est trop petit ! Je n’arriverai jamais à me cacher là-dedans et toi non plus, Mick. — C’est moi qui irai, alors, dit Annie à mi-voix. — Certainement pas, dit François. — Eh bien, moi, je vais y aller, dit Richard, à la grande surprise des autres. J’aurai juste la place. Toi ! dit Mick. Mais tu auras une peur bleue. » Richard garda un moment le silence. « Oui, j’aurai peur, admit-il. Mais je suis tout de même prêt à le faire. Et j’agirai de mon mieux, si vous me laissez partir. Il n’y a pas le choix. François ne veut pas qu’Annie y aille, Claude ne peut pas se cacher là-dedans avec Dago, et c’est trop petit pour vous autres, les garçons. » Tout le monde le regardait d’un air étonné. Cela ne ressemblait guère à Richard de faire un acte de générosité ou de courage. Français demeurait incrédule. « Tu sais, Richard, dit-il, c’est très sérieux ce que tu vas faire là. Je veux dire... si tu commences, il faudra aller jusqu’au bout et ne pas te mettre à hurler en route, sinon les hommes t’entendront et... — Je sais, dit Richard. Mais je suis sûr que tout ira bien. Si seulement vous me faisiez un peu confiance... — Jusqu’à maintenant, tu n’as guère montré de courage », fit observer François. Annie tira son frère par la manche. « François, je crois que je comprends, dit-elle. Cette fois, Richard pense à nous au lieu de penser à lui. En tout cas, il essaie. Donnons-lui l’occasion de montrer qu’il a du courage, lui aussi. — Bon, dit François. C’est toi qui partiras, Richard. Nous serons très heureux que tu réussisses. — Dis-moi exactement ce que j’aurai à faire, murmura Richard, s’efforçant d’empêcher sa voix de trembler. — Eh bien, une fois que tu seras dans le coffre à bagages, nous t’y enfermerons. Dieu sait combien de temps tu auras à attendre. Et ce ne sera ni drôle, ni confortable d’être enfermé dans le noir, dit François. Ça le sera encore moins quand la voiture roulera ! — Pauvre Richard, dit Annie. — Dès que la voiture s’arrêtera et que tu entendras les hommes en sortir, attends un bon moment et puis va directement à la gendarmerie, continua François. Raconte toute l’histoire, mais rapidement, et donne l’adresse suivante : taverne de la Chouette, colline de la Chouette, à quelques kilomètres des bois de Guimillau... les gendarmes feront le reste. Tu as bien compris ? — Oui, dit Richard. Veux-tu toujours partir, maintenant que tu sais ce que tu risques ? interrogea Mick. — Oui », répéta Richard. Annie lui serra vigoureusement la main. « Richard, tu es un chic garçon, dit-elle, et j’avais cru que... que tu n’en étais pas un ! » François lui donna une bourrade amicale. « Eh bien, Richard, si tu réussis, ça fera oublier toutes les bêtises que tu as faites. Et maintenant... fourre-toi là-dedans sans tarder. Nous ne savons pas à quel moment M. Bertaud va prendre la voiture. — Oui, je vais m’y mettre tout de suite », dit Richard qui se sentait plein de courage après les preuves d’amitié que François et Annie venaient de lui donner. François ouvrit le coffre et en examina l’intérieur. « Je ne crois pas que Richard puisse l’ouvrir de l’intérieur, dit-il. Non, ce ne serait pas possible. Alors, il ne faut pas le fermer complètement. Je vais le laisser entrouvert en y mettant un petit morceau de bois. Cela donnera un peu d’air à Richard et, ainsi, il pourra ouvrir le coffre sans mal. » Mick lui apporta un bout de bois. Richard entra dans le coffre et s’y recroquevilla. Même pour lui, la place manquait. François plaça le morceau de bois de façon à laisser un espace d’un centimètre entre le couvercle du coffre et sa base. Mick le poussa du coude. « Vite... on vient ! » CHAPITRE XVIII À la poursuite de Richard ! M. BERTAUD se tenait dans l’encadrement de la porte d’entrée où sa silhouette se découpait, sur le fond éclairé du hall. Il parlait à Julot qui, apparemment, ne devait pas partir avec lui. M. Bertaud devait, semblait-il, s’en aller seul en voiture. « Bonne chance, Richard ! » murmura François. Puis il se cacha avec les autres derrière les arbres. Ils demeurèrent un moment dans l’obscurité, à observer M. Bertaud qui se dirigeait vers la voiture. Il y monta et claqua la portière. Dieu soit loué ! Il n’avait rien eu à mettre dans le coffre. Le moteur ronronna et la voiture s’éloigna le long de l’allée. On entendit le grondement qui annonçait l’ouverture du portail. Un instant plus tard, l’auto klaxonnait, ce qui devait être un signal convenu pour dire que le portail pouvait être refermé. En effet, les enfants entendirent les grilles grincer et se rabattre. Ils demeurèrent un moment immobiles et silencieux, songeant à Richard blotti dans le coffre. « Je ne l’aurais jamais cru capable de cela, murmura Claude. — Moi non plus, mais on ne sait jamais de quoi les gens sont capables, dit François songeusement. Je suppose que le plus lâche des hommes, le plus mauvais, le plus malhonnête peut parfois faire quelque chose de bien, s’il le désire vraiment. — Oui, mais il le désire rarement ! répondit Mick. Tiens, voilà Margot qui nous appelle de la cuisine. » Ils s’approchèrent d’elle. « Vous pouvez rentrer maintenant, leur dit-elle-Je ne peux pas vous donner grand-chose à manger, parce que La Bosse est là, mais je mettrai des biscuits dans votre chambre, sous les couvertures. » Ils pénétrèrent dans la cuisine. Elle était accueillante, avec son bon feu de bois dans la cheminée et la lumière douce de sa lampe à pétrole. La Bosse nettoyait quelque chose dans un coin. En voyant les enfants, il leur jeta un de ces regards menaçants dont il avait le secret. « Faites sortir ce chien d’ici ! grommela-t-il. — Non, dit Claude. — Eh bien, je vais le dire à Julot », rétorqua La Bosse. Ni lui ni Margot ne s’étaient aperçus qu’il n’y avait plus que quatre enfants au lieu de cinq. « Eh bien, si Julot vient ici, Dago lui mordra l’autre main, j’en suis certaine, dit Claude. Et d’ailleurs... ne sera-t-il pas surpris de voir que mon chien se porte comme le Pont Neuf ? » Cela termina la discussion sur Dagobert. Margot plaça silencieusement sur la table les restes d’un gâteau de riz. « Voilà votre dîner », dit-elle. Une fois partagé en quatre, il n’y en avait pas lourd. Au moment où les enfants terminaient ce maigre repas, La Bosse sortit de la cuisine. Margot murmura aussitôt : « J’ai entendu la radio à six heures. Il y a eu un message de la police au sujet de l’un de vous... appelé Richard. Sa mère a signalé sa disparition. — Alors, les gendarmes seront bientôt ici, dit Mick. — Savent-ils où vous êtes ? » demanda Margot, d’un ton surpris. Mick secoua la tête. « Pas encore, mais je suppose qu’ils ne vont pas tarder à trouver notre piste. » Margot semblait incrédule. « On n’a jamais découvert les gens cachés ici, à ma connaissance. Les gendarmes sont venus une fois chercher quelqu’un, et M. Bertaud les a laissés entrer. Il était tout miel. Les gendarmes ont fouillé partout pour découvrir la personne qu’ils cherchaient, mais ils ne l’ont pas trouvée. » François donna un coup de coude à son frère. Il croyait savoir où les gendarmes auraient pu trouver l’individu en question : dans la petite chambre secrète, derrière le panneau mobile. « C’est bizarre, dit François, je n’ai pas vu de téléphone ici. Il n’y en a pas ? — Non, dit Margot. Ni téléphone, ni gaz, ni électricité, ni eau courante, rien. Seulement des secrets et des signaux et des allées et venues et des menaces et... » Elle se tut en voyant approcher La Bosse et se dirigea vers la grande cheminée où une bouilloire chantonnait sur le feu de bois. La Bosse se tourna vers les enfants. « Julot veut voir celui d’entre vous qui s’appelle Richard, dit-il avec un horrible sourire. Il veut le dresser un peu, qu’il a dit. » Les quatre enfants remercièrent le Ciel que Richard ne fût plus là. Ils devinaient que le « dressage » de Julot serait loin d’être fait par la douceur. Ils se regardèrent les uns les autres, puis jetèrent un coup d’œil autour de la pièce. « Richard ? Où est Richard ? — Que voulez-vous dire : où est Richard ? s’écria le bossu d’une voix menaçante qui fit grogner Dago. L’un de vous est Richard... c’est tout ce que je sais. — Mais... mais il y avait cinq enfants et il n’y en a plus que quatre ! s’exclama Margot, ébahie. Je viens juste de m’en apercevoir. C’est Richard qui manque ? — Ah ça ! où donc est passé Richard ? fit François, feignant la stupéfaction. Richard ! Où es-tu ? » La Bosse fulminait. « N’essayez pas de me rouler, grommela-t-il. L’un de vous est Richard. Lequel ? — Aucun de nous n’est Richard, rétorqua Mick. Mais, où peut-il bien être ? Crois-tu qu’il soit resté dans le parc, François ? — Probablement », dit François. Il alla à la fenêtre et l’ouvrit en grand. « Richard ! appela-t-il. On te demande, Richard ! » Mais, bien entendu, personne ne répondit. Richard était loin, dans le coffre de la voiture noire ! On entendit un bruit de pas précipités dans le hall, et la porte de la cuisine s’ouvrit brusquement. Julot était là, les sourcils froncés, la main enveloppée d’un énorme pansement. Avec un aboiement furieux, Dagobert voulut se précipiter sur lui. Claude l’en empêcha juste à temps. « Ce sale chien ! J’avais pourtant dit qu’il fallait l’empoisonner ! hurla Julot. Pourquoi ne m’as-tu pas amené ce garçon, La Bosse ? » Le nabot semblait terrorisé. « Il n’a pas l’air d’être ici, répondit-il. À moins que ce soit un de ces gosses-là. » Julot jeta un regard aux enfants. « Non... ce n’est pas l’un de ceux-ci, dit-il. Où est Richard ? demanda-t-il à François. — Je viens de l’appeler à tue-tête, dit François en feignant l’étonnement. C’est drôle. Il a été avec nous toute la journée dans le parc et maintenant il n’est plus là. Voulez-vous que j’aille à sa recherche ? — Je vais l’appeler encore une fois, dit Mick en se dirigeant vers la fenêtre. Richard ! — Taisez-vous ! commanda Julot. C’est moi qui vais aller le chercher ! Où est ma lampe électrique ? Donnez-la moi, Margot. Quand je retrouverai ce garçon, il lui en cuira. Oh oui ! il lui en cuira ! » — Je viens avec vous, dit La Bosse. Allez d’un côté et moi de l’autre. — Va chercher Marcel et Fred », ordonna Julot. La Bosse alla trouver Marcel et Fred qui devaient être, se dirent les enfants, les autres hommes arrivés avec Julot la veille au soir. Julot, muni de sa grosse lampe électrique, sortit de la cuisine. Annie frissonna. Elle était vraiment heureuse que Richard ne pût être retrouvé. Bientôt les enfants entendirent des voix dans le parc : les quatre hommes se séparaient en deux groupes et commençaient à fouiller partout. « Où est-il donc, ce pauvre garçon ? murmura Margot. — Je n’en sais rien », répondit François, ce qui était en partie vrai. François n’avait pas l’intention de mettre Margot au courant, bien qu’elle se montrât si gentille pour eux. Elle sortit de la pièce, et les enfants s’assemblèrent pour discuter à voix basse. « Ah ! c’est vraiment une chance que Richard soit parti dans l’auto, murmura Claude. — Oui, ma parole ! L’expression de Julot quand il est entré vous donnait le frisson, dit François. — Eh bien, Richard a été déjà récompensé de son courage, fit observer Annie. Il a évité d’être « dressé » par Julot ! » François regarda la pendule de la cuisine. « Regardez... il est presque neuf heures. Il y a un poste de radio à piles sur cette étagère. Voyons s’il y a un message qui nous concerne ou qui concerne Richard. » Il tourna le bouton et une ou deux minutes après, les enfants entendirent le message suivant : « On recherche Richard Quentin, disparu de son domicile depuis mercredi. Signalement : âgé de douze ans, mince, les cheveux blonds, les yeux bleus, portant un short gris, un chandail gris et un blouson de cuir. Probablement à bicyclette. » Le message se termina par le numéro de téléphone de la gendarmerie. Il ne fut pas question de François et des autres. Les enfants se sentirent soulagés. « Cela signifie que maman ne s’inquiète pas, dit Claude. Mais cela signifie aussi que, si Richard ne trouve pas de l’aide, personne ne découvrira où nous sommes. Si personne ne s’aperçoit que nous avons disparu, personne ne s’inquiétera de nous rechercher... et moi, je ne tiens vraiment pas à rester ici plus longtemps. » Aucun n’y tenait, évidemment. Il n’y avait plus d’espoir qu’en Richard. Il ne semblait guère digne de confiance, mais on ne savait jamais ! Peut-être réussirait-il à s’échapper du coffre et à alerter les gendarmes. Une heure plus tard, Julot et les autres revinrent. Ils semblaient exaspérés. Julot se tourna vers François : « Qu’est-il arrivé à ce garçon ? Vous devez le savoir, vous ! — Grrr ! » fit aussitôt Dagobert. Julot ordonna à François de le suivre dans le hall. Il ferma la porte de la cuisine et se mit à crier : « Eh bien... vous avez entendu ce que j’ai dit ? Où est ce garçon ? — Il n’est pas dans le parc ? demanda François, prenant un air inquiet. Mon Dieu, qu’a-t-il bien pu lui arriver ? Je vous affirme qu’il a été avec nous toute la journée. Margot et La Bosse vous diront comme moi. — Je sais, dit Julot, mais ce gosse n’est plus dans le parc. Nous l’avons passé au crible. Où est-il ? — N’est-il pas dans la maison ? interrogea François d’un ton innocent. Comment pourrait-il y être ? gronda Julot. Les portes ont été fermées à clef toute la journée, sauf au moment où Bertaud est sorti. Et Margot et La Bosse jurent que le gosse n’est pas entré dans la cuisine. — Alors, c’est un mystère, dit François. Voulez-vous que je fouille la maison ? Les autres pourraient m’aider. Peut-être que le chien retrouvera sa trace. — Je ne veux pas que ce chien sorte de la cuisine, dit Julot. Ni lui ni aucun de vous ! Je suis sûr que ce garçon est caché quelque part, et qu’il se moque de nous... et je suis sûr aussi que vous savez où il est. — Je n’en sais rien, dit François, et c’est la vérité. — Si je le retrouve, je... je lui... » Julot s’interrompit. Les mots lui manquaient pour décrire le châtiment qu’il infligerait au pauvre Richard... s’il le trouvait ! Il alla rejoindre les autres, en grommelant entre ses dents. François était bien content de savoir Richard hors d’atteinte. C’était le hasard qui en avait décidé ainsi... et quel heureux hasard ! Où était Richard, à présent ? Que faisait-il ? Était-il toujours dans le coffre ? François aurait donné beaucoup pour le savoir. CHAPITRE XIX Les aventures de Richard RICHARD passait par des moments dont il se souviendrait. Il s’était donc blotti dans le coffre à bagages, contre une boîte à outils qui lui entrait dans les côtes. Une horrible odeur d’essence lui tournait le cœur. La voiture franchit le portail et descendit la colline. Elle roulait à bonne allure et s’arrêta une fois, très brutalement, car, à un tournant, elle avait failli renverser une charrette. Le pauvre Richard était terrifié. Sa tête heurta violemment le fond du coffre et il poussa un gémissement. Il était là, recroquevillé, manquant d’air et tremblant de peur. Il commençait à regretter d’avoir voulu jouer les héros. Être un héros n’est jamais chose facile, mais Richard avait l’impression que sa propre situation était particulièrement pénible. La voiture parcourut plusieurs kilomètres. Richard n’avait aucune idée de son itinéraire. Au début, il n’entendit pas d’autres automobiles, puis il finit par percevoir des bruits qui lui donnèrent à penser que l’auto approchait d’une ville. À un moment donné, ils avaient dû passer près d’une gare, car Richard entendit un train siffler et lâcher de la vapeur. La voiture s’arrêta enfin. Richard tendit l’oreille. Stoppait-elle à cause d’un feu rouge ou M. Bertaud en descendait-il ? En ce cas, c’était le moment de s’échapper ! Il entendit la portière claquer. « Ah ! M. Bertaud descendait donc ? » Richard poussa vigoureusement sur le dessus du coffre. Celui-ci s’ouvrit. Richard jeta un regard prudent à l’extérieur. Il se trouvait dans une rue sombre. Quelques personnes marchaient le long du trottoir. Un réverbère éclairait faiblement, à quelque distance de là. Devait-il s’évader tout de suite ou fallait-il attendre ? M. Bertaud pouvait être encore tout près de la voiture. Finalement Richard étendit une jambe pour se laisser glisser à terre, mais il avait été si longtemps recroquevillé qu’il avait des crampes. Au lieu de sauter et de prendre ses jambes à son cou, le pauvre Richard dut attendre un peu, car ses membres lui refusaient tout service. Il demeura une demi-minute assis sur le bord du coffre, s’efforçant de dégourdir ses membres raides. Et c’est alors qu’il entendit la voix de M. Bertaud ! Celui-ci descendait en courant le perron de la maison devant laquelle il avait arrêté la voiture. Richard fut pris de peur : il n’avait pas songé que M. Bertaud reviendrait si vite. Il sauta, mais, ayant mal pris son élan, il s’étala tout de son long. M. Bertaud l’entendit et, croyant que quelqu’un essayait de voler quelque chose dans la voiture, il se précipita. Richard se releva juste à temps pour éviter la main que M. Bertaud étendait vers lui. Il courut aussi vite qu’il le put vers l’autre côté de la rue, espérant que ses jambes engourdies ne s’arrêteraient pas. M. Bertaud courut après lui en criant ; « Arrêtez ! Qu’est-ce que vous faisiez dans ma voiture ? » Richard bouscula un passant, sans cesser de galoper. Il ne devait pas se laisser prendre ! Il ne devait pas se laisser prendre ! M. Bertaud l’attrapa sous le lampadaire, le saisit au collet et le fit tournoyer sur lui-même. « Laissez-moi ! Laissez-moi ! » hurlait Richard tout en le bourrant de coups de pied dans les tibias. M. Bertaud le reconnut ! « C’est lui ! s’exclama-t-il. Le garçon que Julot cherchait ! Qu’est-ce que tu fais là ? Comment as-tu pu... ? » Mais dans un dernier effort désespéré, Richard prit la fuite, laissant sa veste dans les mains de M. Bertaud ! Ses jambes avaient repris leur souplesse et il pouvait courir plus vite. Il tourna le coin de la rue et se heurta à un jeune homme, mais il avait repris sa course avant que l’autre ait pu dire : ouf ! M. Bertaud tourna à son tour le coin de la rue et bouscula le même passant qui, cette fois, eut le temps de saisir M. Bertaud par le bras. Lorsque son poursuivant fut enfin débarrassé du jeune homme, Richard était hors de vue. Il courut jusqu’au coin de la rue et regarda aux alentours. Mais il ne vit rien et poussa une exclamation de colère. « Il m’a échappé, ce sale gosse ! Comment est-il arrivé ici ? Est-ce qu’il se serait caché à l’intérieur du coffre ? Mais oui... c’est cela ! Tiens... le revoilà ! ». Il ne se trompait pas. Richard s’était caché dans un jardin, mais les aboiements d’un chien l’en avaient fait sortir. De désespoir, il était retourné dans la rue et s’était remis à courir. M. Bertaud fut bientôt à ses trousses. Richard tourna de nouveau un coin de rue, puis un autre... Pauvre Richard ! Il ne se sentait pas l’âme d’un héros, et cette aventure ne l’amusait pas du tout ! Il arriva enfin dans une rue assez vaste... et là, juste en face de lui, il aperçut un bâtiment sur lequel une plaque portait ce mot réconfortant : Gendarmerie. À bout de souffle, Richard grimpa les marches et poussa la porte. Il se trouva dans une salle d’attente où un gendarme était assis à une table. Il leva des yeux surpris en voyant l’arrivée précipitée de Richard. « Eh bien... que se passe-t-il ? » Richard jeta un regard anxieux vers la porte, craignant toujours de voir M. Bertaud apparaître. Mais la porte demeura close. M. Bertaud ne tenait pas du tout à avoir affaire à la police ! Le cœur de Richard battait si fort que tout d’abord le pauvre garçon ne put dire un mot. Puis il raconta son histoire. Le gendarme l’écouta d’un air stupéfait, puis l’interrompit bientôt pour appeler un gros homme robuste qui était le brigadier. Il écouta le récit de Richard, en posant de temps à autre des questions. Le garçon se sentait beaucoup mieux. Et il était très fier de lui-même. Il avait réussi ! N’était-ce pas un exploit formidable ? « Où se trouve la taverne de la Chouette ? demanda le brigadier. — Ce doit être cette vieille maison en haut de la colline de la Chouette, répondit le gendarme. Vous vous rappelez que nous y sommes allés une fois pour y chercher quelqu’un et que nous n’avons rien trouvé ? Il y a deux domestiques — un bossu et sa sœur — qui s’occupent de la maison… leur patron est souvent à l’étranger. Il s’appelle Bertaud, je crois. — C’est cela ! s’écria Richard. C’est dans la voiture de M. Bertaud que je suis venu... une auto noire. — Vous en connaissez le numéro ? demanda vivement le brigadier. — Oui : 3204 FC 29. — Bravo ! » Le brigadier prit le téléphone et donna rapidement des instructions pour qu’une voiture de patrouille se mît à la recherche de M. Bertaud. Richard jeta un regard anxieux vers la porte. « Ainsi, vous êtes Richard Quentin, dit-il. Votre mère s’inquiète beaucoup à votre sujet. Nous allons lui téléphoner tout de suite. Vous allez rentrer chez vous dans une voiture de police. — Oh ! monsieur, fit Richard, déçu, est-ce que je ne pourrais pas vous accompagner à la taverne de la Chouette ? Vous allez y aller, n’est-ce pas... ? Il y a tous les autres là-bas : Annie, Mick, Claude et François. — Bien sûr, nous allons y aller, dit le brigadier. Mais vous, vous n’irez pas. Vous avez eu assez d’émotions comme ça. Vous avez montré beaucoup de courage et maintenant... vous allez rentrer chez vous ! » Le compliment toucha Richard. Néanmoins, il aurait bien voulu retourner à la taverne de la Chouette avec les gendarmes. Ce serait merveilleux d’arriver en leur compagnie pour montrer à François avec quelle intelligence il avait accompli sa mission. Peut-être François aurait-il meilleure opinion de lui, désormais. Mais le brigadier refusa impitoyablement de l’emmener à la taverne de la Chouette et Richard reçut l’ordre d’attendre qu’une voiture le ramenât chez lui. Le téléphone sonna. Le brigadier décrocha aussitôt. « Aucune trace de l’auto noire ? Bon. Merci. » Il se tourna vers le gendarme. « On ne l’a pas retrouvé. Il a dû retourner là-bas pour prévenir ses complices. — Nous y arriverons nous-mêmes bientôt, dit le gendarme avec un sourire. Notre voiture est sûrement aussi rapide que la sienne. » M. Bertaud avait, en effet, pris la fuite dès qu’il avait vu Richard monter les marches de la gendarmerie. Il se doutait bien que la police se mettrait à la recherche de sa voiture. Il conduisait comme un fou, klaxonnant vigoureusement. Bientôt, il se retrouva dans la campagne et accéléra encore, ses phares puissants éclairant la route à cinq cents mètres devant lui. Arrivé devant le portail de la taverne de la Chouette, il klaxonna longuement. Les grilles s’ouvrirent presque aussitôt. La voiture longea l’allée, s’arrêta devant la porte de la maison et Bertaud mit pied à terre. La porte s’ouvrit, laissant voir Julot et les deux autres hommes. Tous semblaient très inquiets. « Que se passe-t-il, Bertaud ? Pourquoi revenez-vous si tôt ? interrogea Julot. Y a-t-il quelque chose qui ne va pas ? » M. Bertaud referma la porte derrière lui. « Savez-vous ce qui s’est passé ? dit-il. Ce garçon, Richard Quentin, était caché dans la voiture... dans le coffre, probablement. Vous ne vous êtes pas aperçu qu’il avait disparu ? — Bien sûr que si, dit Julot. Vous l’avez laissé filer, Bertaud ? — Comme j’ignorais qu’il était dans la voiture et que j’ai dû en sortir pour voir Antoine, il n’a eu aucun mal à filer, répliqua Bertaud. Il courait comme un lièvre. J’ai failli le rattraper, mais il m’a échappé en me laissant sa veste dans les mains. Et comme il s’est réfugié dans une gendarmerie, j’ai jugé préférable de revenir vous avertir. — Les gendarmes vont être ici en un clin d’œil ! s’écria Julot. Vous êtes un imbécile, Bertaud... vous auriez dû empêcher ce gosse de prendre la fuite. Voilà notre espoir de rançon qui tombe à l’eau... et j’aurais été bien content, en plus, de donner une correction à cette petite brute. — Ce qui est fait est fait, dit Bertaud. Mais qu’allons-nous faire de Vannier ? Supposez que la police le trouve, lui. Il y a longtemps qu’elle le recherche. On a beaucoup parlé de deux disparitions, ces temps-ci : celle de Richard Quentin... et celle de Joseph Vannier, évadé de prison ! Et nous sommes mêlés à ces deux disparitions ! Est-ce que vous tenez à retourner en prison, Julot ? Alors, qu’est-ce qu’on décide ? — Il faut réfléchir, dit Julot, d’une voix tremblante. Venez dans cette pièce et examinons la situation. » CHAPITRE XX La chambre secrète LES QUATRE ENFANTS avaient entendu la voiture arriver et M. Bertaud entrer dans la maison. François s’approcha de la porte de la cuisine, dans l’espoir d’en apprendre davantage. Si M. Bertaud était revenu, cela signifiait que Richard avait rempli sa mission et s’était échappé... ou bien qu’il avait été découvert et ramené à la taverne de la Chouette. François entendit la conversation agitée qui se déroulait dans le hall. Chic ! Richard avait réussi ! Il ne faudrait certainement pas longtemps pour que les gendarmes arrivent, et que de choses surprenantes ils découvriraient ! Lorsque les hommes furent entrés dans le salon, François s’avança dans le hall. Quels étaient leurs plans ? Le jeune garçon espérait qu’ils ne se vengeraient pas sur ses compagnons et sur lui-même. Évidemment, il y avait Dagobert, mais en cas de danger, Julot n’hésiterait pas à tuer le chien d’une balle de revolver. François tendit l’oreille pour entendre ce que les trois hommes disaient et ce qu’il apprit l’inquiéta. « Je vais commencer par flanquer une correction à tous ces gosses, grommelait Julot. Le grand... comment s’appelle-t-il ? François... c’est lui qui a dû préparer l’évasion de Richard. Je vais lui faire regretter ça ! — Et les diams, Julot ? dit la voix d’un autre homme. Il faudrait les mettre en sûreté avant l’arrivée des gendarmes. — Oh ! Il faudra un certain temps aux gendarmes pour s’apercevoir qu’ils ne peuvent pas ouvrir le portail, dit Julot. Et il leur faudra également du temps pour sauter le mur. Nous allons mettre les diams dans la chambre où est Vannier. S’il est en sûreté, la marchandise le sera aussi. » « Les diams..., songea François, tout excité. C’est-à-dire les diamants. Ainsi, il y en a de cachés ici ? Par exemple. » « Allez les chercher, ordonna M. Bertaud, et mettez-les dans la chambre secrète. Dépêchez-vous, Julot. Les gendarmes vont arriver d’une minute à l’autre. — Nous allons leur raconter une blague quelconque au sujet de ce gosse, Richard, et de ses amis, dit une quatrième voix. Nous dirons qu’ils sont entrés dans le parc sans permission et que nous les avons gardés ici pour leur donner une, leçon. Je crois cependant qu’on ferait mieux de les relâcher. Après tout, ils ne savent rien. Ils ne pourront pas révéler nos secrets. » Mais Julot ne voulait pas laisser partir les enfants. Il tenait à se venger sur eux. Cependant, les autres finirent par le convaincre. « Bon, bon, dit-il, d’un ton maussade, laissez-les partir, alors... s’il est encore temps. Ils seront sans doute trop heureux de retrouver leur liberté et ils se perdront dans la campagne, du moins, je l’espère. — Allez chercher les diamants et mettez-les en sûreté », dit M. Bertaud. François, l’entendant se lever de sa chaise, battit vivement en retraite dans la cuisine. François se dit que, si M. Bertaud les obligeait à s’en aller, lui et ses compagnons attendraient près du portail l’arrivée de la police. Ils ne se mettraient pas à vagabonder dans la campagne, pour s’y égarer, comme l’espérait Julot ! M. Bertaud entra dans la cuisine et considéra en silence les quatre enfants. Dago se mit à grogner. « Ainsi, vous avez ourdi un petit complot pour faire évader Richard ? dit-il. Eh bien, nous allons vous mettre tous dehors... et vous vous perdrez probablement dans cette campagne déserte. Ça vous apprendra ! » Personne ne répondit. M. Bertaud voulut donner une gifle à François, mais celui-ci s’écarta à temps. Dagobert chercha à se précipiter sur son ennemi. Heureusement pour M. Bertaud que Claude tenait son chien par le collier ! « Si ce chien était resté un jour de plus ici, je l’aurais tué, dit-il. Allez, venez tous. — Au revoir, Margot », dit Annie. Margot et La Bosse regardèrent s’éloigner les enfants dans le parc sombre. Margot poussa un soupir, mais La Bosse cracha par terre en proférant une insulte. Les enfants étaient à mi-chemin de l’allée lorsqu’ils entendirent le bruit de plusieurs voitures qui se dirigeaient à toute allure vers la maison. Deux voitures rapides et puissantes, aux phares éblouissants. Les gendarmes, sans aucun doute ! M. Bertaud s’arrêta, puis il repoussa les enfants vers la maison. « Faites attention à Julot, dit-il. Quand il a peur, il est comme fou... et il doit avoir peur, en ce moment, avec les gendarmes qui vont essayer d’enfoncer le portail ! » François et les autres revinrent dans la cuisine, espérant ne pas y trouver Julot. La pièce était vide : Margot et La Bosse étaient partis. M. Bertaud resta dans le hall. « Avez-vous mis les diams à l’abri ? » demanda-t-il, et une voix lui répondit : « Oui. Vannier les a avec lui. Est-ce que les gosses sont partis ? — Non... mais les gendarmes sont arrivés », grommela M. Bertaud. Dagobert chercha à se précipiter sur son ennemi. Quelqu’un — Julot sans doute — poussa un hurlement. « Déjà ! Si j’avais ce Richard sous la main, je l’écorcherais vif. Attendez que j’aie brûlé quelques papiers que la police ne doit pas trouver, et puis je vais aller voir ces gosses. Je veux me venger sur eux. — Ne faites pas l’imbécile, Julot, dit la voix de M. Bertaud. Voulez-vous avoir de nouveaux ennuis à cause de votre mauvais caractère ? Laissez ces enfants tranquilles. » François, qui entendait cette conversation, se sentait mal à l’aise. Il fallait que les autres se cachent. Même Dagobert ne servirait pas à grand-chose si Julot était armé. Mais où pourraient-ils se cacher ? « Julot va fouiller la maison de fond en comble s’il a vraiment décidé de se venger sur nous, pensa François. Quel dommage qu’il n’y ait pas une autre chambre secrète où nous puissions nous réfugier ! » Mais même s’il y en avait une autre, il ignorait où elle était. Il entendit Julot monter l’escalier. C’était le moment de chercher une cachette. Mais, où ? Une idée vint à l’esprit de François. Était-elle bonne ? Était-elle mauvaise ? Il n’en savait rien. Il décida néanmoins de la mettre à exécution. Il se tourna vers ses compagnons. « Il faut que nous nous cachions, dit-il. Julot me paraît dangereux. — Mais où nous cacher ? demanda Annie d’une voix tremblante. — Dans la chambre secrète ! » répondit François. Tous le regardèrent avec stupéfaction. « Mais... mais il y a déjà quelqu’un dedans, tu nous l’as dit hier soir, fit observer Claude. — Je sais. On n’y peut rien. Cet homme sera le dernier à nous dénoncer, si nous partageons sa cachette : il ne tiendra pas à ce qu’on le découvre lui-même, dit François. Nous serons plutôt serrés dans cette chambre, car elle est toute petite. Mais c’est l’endroit le plus sûr que nous puissions trouver. — Dago doit venir avec nous », dit fermement Claude. François inclina la tête. « Bien sûr ! Nous aurons besoin de lui pour nous protéger contre l’homme caché dans cette chambre, car il sera probablement furieux que nous venions le déranger. Une fois dans la cachette, nous serons en sûreté : Dagobert tiendra l’homme en respect. Il n’appellera pas à l’aide, car nous l’aviserons que la police est là. — Très bien, dit Mick. Allons-y. La voie est libre ? — Oui. Ils sont tous en haut, en train de détruire ou de cacher des choses qu’ils ne veulent pas que les gendarmes trouvent. Venez. » La Bosse et Margot demeuraient invisibles. Ils avaient probablement pris peur et s’étaient réfugiés quelque-part. François et les enfants se dirigèrent silencieusement vers la pièce qui servait d’atelier et de bibliothèque. Là, François enleva rapidement les livres d’un des rayons, tandis que les autres le regardaient faire, sans mot dire. Il avança la main pour trouver la poignée. Elle était bien là ! Il tira dessus et le panneau du fond glissa silencieusement vers le bas, laissant une large ouverture qui donnait sur la chambre secrète. Les enfants restèrent bouche bée. Comme tout cela était bizarre, extraordinaire ! Ils regardèrent par l’ouverture et aperçurent la petite pièce éclairée par une seule bougie. Ils virent aussi l’homme caché là, qui les vit à son tour et les considéra d’un air stupéfait. « Qui êtes-vous ? demanda-t-il d’une voix menaçante. Qui vous a dit d’ouvrir ce panneau ? Où sont Julot et Bertaud ? — Nous venons partager votre cachette, dit tranquillement François. Ne bougez pas. » Il aida Claude à entrer la première dans la chambre et Dago la suivit immédiatement. L’homme s’était levé. C’était un individu gros et grand, aux petits yeux rapprochés et à la bouche cruelle. « Mais, dites donc..., commença-t-il d’une voix sonore, qu’est-ce que cela signifie ? Où est Bertaud ? Eh, Ber... — Si vous appelez, je lance le chien contre vous ! » dit Claude sur un signe de François. Dagobert se mit à gronder si férocement que l’homme recula d’un pas. « Je... je... », balbutia-t-il. Dago gronda de nouveau, découvrant ses crocs magnifiques. L’homme grimpa sur son lit, furieux et ébahi. Mick sauta à son tour dans la chambre, puis enfin Annie. La petite chambre n’était guère confortable pour tant de monde. « Ecoutez, dit François, se rappelant brusquement quelque chose, il faut que je reste à l’extérieur parce que je dois remettre les livres en place. Sinon Julot va s’apercevoir que le rayon est vide et deviner que nous sommes cachés dans la chambre, secrète. Et alors, nous serons à sa merci. — Oh ! François, viens avec nous ! dit Annie, inquiète. — Je ne peux pas, Annie. Il faut que je remette les livres en place, dit François. Je ne veux pas risquer de laisser cette brute de Julot vous découvrir avant que la police ait mis la main sur lui. Ne vous inquiétez pas pour moi. — La police ? murmura l’homme, les yeux hors de la tête. La police est là ? — Devant le portail, dit François. Alors, vous avez tout intérêt à ne pas vous faire repérer. » Il tourna la poignée et le panneau se releva silencieusement. François remit aussi vite qu’il le put les livres sur le rayon de la bibliothèque. Puis il sortit de la pièce, avant que personne ne se doute de ce qu’il était allé y faire. C’était une vraie chance que Julot lui ait donné le temps de cacher ses compagnons. Mais où allait-il se cacher lui-même ? Combien de temps faudrait-il aux gendarmes pour enfoncer le portail, ou franchir le mur d’enceinte ? Il entendit des bruits de pas qui descendaient l’escalier. C’était Julot qui, tout de suite, aperçut François. « Ah ! vous voilà, vous ! Où sont les autres ? Je vais vous montrer ce qui arrive aux gens qui se mettent en travers de mes plans ! Je vais vous montrer... » Julot tenait un fouet à la main et semblait hors de lui. François prit peur et courut vers la bibliothèque, où il s’enferma à clef. Julot commença à marteler la porte, avec tant de violence que François pensa qu’il se servait d’une chaise pour frapper. La porte ne résisterait certainement pas longtemps ! CHAPITRE XXI Tout est bien qui finit bien FRANÇOIS était un garçon courageux, mais en cet instant-là, il se sentit vraiment très effrayé. Et que devaient penser les autres, cachés dans la petite chambre secrète ? Les cris de Julot et les coups frappés contre la porte devaient terrifier Annie. C’est alors que François eut une idée merveilleuse. Pourquoi, pourquoi n’y avait-il pas songé plus tôt ? Il pouvait ouvrir lui-même le portail aux gendarmes ! Il savait comment le faire, et le volant qui faisait fonctionner les grilles était dans la pièce » Une fois le portail ouvert, il ne faudrait pas plus de quelques minutes aux gendarmes pour arriver devant la maison. François courut vers le volant et le tourna de toutes ses forces. Un bourdonnement se fit entendre, puis un grincement : les grilles s’ouvraient ! Julot donnait toujours des coups terribles contre la porte avec une chaise. Il avait déjà brisé un des panneaux. Mais quand il entendit le bruit du mécanisme qui ouvrait et refermait le portail, il s’arrêta, pris de panique. Les grilles s’ouvraient ! Les gendarmes allaient arriver et le faire prisonnier ! Il oublia les belles histoires qu’il avait eu l’intention de raconter à la police, il oublia les projets qu’il avait faits avec ses complices. Bref, il oublia tout, sauf qu’il devait se cacher ! Il jeta la chaise sur le sol et prit la fuite. François s’assit dans un fauteuil, le cœur battant comme s’il avait longtemps couru. Les grilles étaient ouvertes. Julot avait fui, la police allait arriver ! Déjà, il pouvait entendre, dans l’allée, le grondement de moteurs puissants. Puis, les voitures s’arrêtèrent et leurs portières s’ouvrirent. Quelqu’un se mit à tambouriner contre la porte d’entrée de la maison. « Ouvrez, au nom de la loi ! » cria une voix forte. Personne ne vint ouvrir. François entrebâilla la porte de la bibliothèque et regarda dans le hall. Il était vide. Il courut vers la porte d’entrée, tira le verrou, défit la lourde chaîne, craignant à chaque instant que les gendarmes n’enfoncent le battant pendant ce temps-là. Mais ils n’en firent rien. Enfin, les gendarmes, au nombre de huit, pénétrèrent dans le hall. Ils parurent surpris d’y trouver un jeune garçon. « Qui êtes-vous ? demanda le brigadier. — François Gauthier, monsieur. Je suis bien content de vous voir. Les choses commençaient à mal tourner pour nous. — Où sont les suspects ? — Je n’en sais rien, dit François. — Trouvez-les », ordonna le brigadier à ses hommes qui se dispersèrent. Mais avant qu’ils aient pu ouvrir une porte, une voix calme se fit entendre au fond du hall. « Puis-je vous demander ce que tout cela signifie ? » C’était M. Bertaud, fumant une cigarette d’un air parfaitement tranquille, devant la porte du salon. « Depuis quand la police entre-t-elle ainsi chez les gens, sans raison aucune ? interrogea-t-il. — Où sont les autres ? répliqua le brigadier. — Ici, dit Bertaud. Nous étions en train de discuter et nous vous avons entendus frapper contre 1a porte. Vous avez donc pénétré dans le parc ? Cela vous coûtera cher. » Le brigadier s’avança dans le salon et y jeta un coup d’œil. « Ah ! ah !... Voici notre ami Julot, dit-il aimablement. Il n’y a pas deux jours que tu es sorti de prison, et tu refais déjà des bêtises. Où est Vannier ? — Je ne sais pas ce que vous voulez dire, répondit Julot d’un ton rogue. Comment est-ce que je saurais où il est ? Il était en prison, la dernière fois que j’ai entendu parler de lui. — Oui, mais il s’est échappé, dit le brigadier. Et quelqu’un l’y a aidé. Quelqu’un a organisé son évasion — des amis à toi — et quelqu’un sait où se trouvent les diamants qu’il a volés. Mon opinion, c’est que Vannier t’a donné ta part du butin pour te remercier de l’avoir fait évader. Où est Vannier, Julot ? — Je vous répète que je n’en sais rien, dit Julot. Il n’est pas ici, si c’est là votre idée. Vous pouvez fouiller la maison de fond en comble. Bertaud vous le permet, n’est-ce pas, Bertaud ? Cherchez les diamants aussi, pendant que vous y êtes. Je ne sais rien là-dessus. — Bertaud, il y a longtemps que nous avons l’œil sur vous », dit le brigadier, se tournant vers M. Bertaud qui fumait toujours tranquillement. « Nous pensons que vous êtes responsable de toutes ces évasions. C’est à cause de cela que vous avez acheté cette maison solitaire, n’est-ce pas ? Pour pouvoir travailler sans être dérangé ? Vous organisez les évasions, vous procurez des vêtements civils et une cachette au prisonnier échappé jusqu’à ce qu’il puisse quitter le pays. — Des histoires, tout ça ! fit Bertaud. — Et vous n’aidez que les malfaiteurs qui ont fait un cambriolage important et qui ont caché le produit du vol avant d’être arrêtés, poursuivit le brigadier d’une voix coupante. De sorte que vous gagnez gros à ce jeu-là. Bertaud, je suis certain que Vannier est ici... avec les diamants. Où est-il ? — Ni Vannier, ni les diamants ne sont ici, répondit Bertaud. Vous pouvez les chercher. Je ne crains rien, je suis innocent. » François avait écouté cet entretien avec stupéfaction. Ils étaient vraiment tombés dans un repaire de voleurs et de bandits ! Eh bien, lui, François, savait où se trouvaient Vannier et les diamants ! Il fit un pas en avant. « Nous vous écouterons plus tard, mon garçon, dit le brigadier. Nous avons du travail pour le moment. — Monsieur, je peux vous faire gagner du temps ! s’écria François. Je sais où se trouve le prisonnier évadé... et aussi les diamants ! » Julot poussa une exclamation et Bertaud jeta à François un regard menaçant. « Vous ne savez rien du tout » cria Julot. Vous n’êtes arrivé ici qu’hier ! » Le brigadier considérait François d’un air grave. Ce garçon bien élevé, aux yeux francs, lui plaisait. « Me dites-vous la vérité ? demanda-t-il. — Oh oui ! répondit François. Venez avec moi, monsieur. » Il sortit de la pièce, suivi du brigadier et des bandits. Mais trois gendarmes avaient pris soin de fermer la marche, derrière Julot et son complice. François les conduisit à la bibliothèque. Le visage de Julot prit une teinte écarlate, mais Bertaud lui fit signe de se taire. François commença à retirer les livres du rayon qui dissimulait le panneau mobile. Julot poussa un cri et se précipita vers François. « Arrêtez ! Qu’est-ce que vous faites ? » Les gendarmes tirèrent immédiatement Julot en arrière. François pesa sur la poignée et le panneau s’ouvrit sans bruit... De la chambre secrète, quatre paires d’yeux regardèrent les gendarmes et, pendant un moment, personne ne dit rien. Les enfants et l’homme étaient surpris de voir un groupe si important de gendarmes, et ceux-ci étaient stupéfaits de trouver tous ces enfants dans cette pièce minuscule. « Eh bien, dit l’inspecteur, Dieu me pardonne ! Mais c’est Vannier lui-même, en chair et en os... surtout en chair ! » Julot était fou de rage contre François. « Ce garçon ! grondait-il. Ce garçon ! — Les diamants sont-ils là, Vannier ? interrogea gaiement le brigadier. Allons, donne-les-moi » Vannier était livide. Il ne broncha pas. Ce fut Mick qui se baissa et tira un sac de dessous le lit étroit. « Les voici, les diamants, dit-il avec un sourire joyeux. Il doit y en avoir pas mal, le sac est d’un lourd » Pouvons-nous sortir d’ici maintenant, François ? » « Les voici, les diamants », dit-il avec un sourire joyeux. Les gendarmes aidèrent les trois enfants à sortir de la chambre. Et avant qu’ils aient su ce qui leur arrivait, Vannier, Julot et Bertaud se retrouvèrent les menottes aux mains. « Un très, très joli butin, dit le brigadier, toujours aimable, en examinant le contenu du sac. Qu’est-il arrivé à tes vêtements de prisonnier ? Tu as un beau complet sur toi... mais ce n’est pas celui que tu portais en prison. — Je peux vous dire où sont ces vêtements », dit François. Tout le monde le regarda avec ébahissement, sauf Claude et Annie, qui avaient compris. « Ils sont dans un puits près d’une cabane abandonnée, sur une route qui longe les bois de Guimillau, dit François. Je pourrai retrouver l’endroit. » M. Bertaud considéra le garçon comme s’il ne pouvait en croire ses oreilles. « Comment pouvez-vous savoir cela ? questionna-t-il d’un ton furieux. — Je le sais, répliqua François. Et je sais aussi que vous lui avez donné d’autres vêtements et que vous êtes arrivé à la cabane dans votre voiture noire. J’ai tout vu ! — Vous voilà pris au piège, Bertaud », dit le brigadier d’un air satisfait. Puis, se tournant vers François : « C’est bien, mon garçon, vous feriez un bon détective. Je vous fais tous mes compliments. » Bertaud écrasa sa cigarette sur le sol d’un coup de pied rageur. Certainement, c’est François qu’il aurait voulu écraser ainsi ! Ces enfants ! Si cet imbécile de Julot n’avait pas cherché à se venger de Richard, rien de tout cela ne serait arrivé. Vannier serait resté dans sa cachette, puis parti pour l’étranger, les diamants auraient été vendus, et lui, Bertaud, aurait fait une petite fortune. Et cette bande de gamins avait tout gâché ! « Y a-t-il d’autres personnes dans la maison ? demanda le brigadier, s’adressant à François. Vous qui avez l’air de tout savoir, vous devez savoir cela aussi. — Oui, Margot et La Bosse, répondit François. Mais Margot a été très bonne pour nous, monsieur. Et c’est La Bosse qui la tient ici par la terreur. — Je prends bonne note de ce que vous déclarez », dit le brigadier. Il s’adressa ensuite à ses hommes : « Fouillez la maison, et ramenez-moi La Bosse et Margot. Ils serviront en tout cas de témoins. Que deux d’entre vous restent ici. Nous, nous allons partir. » Il fallut prendre la Renault et les deux voitures de patrouille pour emmener tout le monde à la gendarmerie. Les bicyclettes des enfants durent rester là, car il n’y avait pas assez de place dans les voitures. « Rentrez-vous chez vous ce soir ? demanda le brigadier à François. Nous allons vous accompagner. Vos parents ne se sont-ils pas inquiétés ? — Ils sont en voyage, expliqua François. Nous faisions une randonnée à bicyclette. Ils ne savent donc pas ce qui nous est arrivé. Et je me demande où nous allons passer la nuit. » Mais un message attendait le brigadier. Ce message disait que Mme Quentin serait très heureuse que François et ses compagnons passent la nuit sous son toit. Elle avait hâte d’apprendre tous les détails de leurs extraordinaires aventures. « Bon, dit François, la question est réglée. Nous allons chez Mme Quentin. D’ailleurs, je veux féliciter ce vieux Richard. Il a agi en héros, finalement ! — Il faudra que vous restiez dans le voisinage pendant quelques jours, dit le brigadier. Nous aurons besoin de vous pour nous donner tous les renseignements sur ces bandits. Vous nous avez rendu un fier service. — Nous reviendrons ici, promit François. Et si vous pouviez faire prendre nos bicyclettes, nous vous en serions très reconnaissants, monsieur le brigadier. » Richard attendait ses amis devant la porte, bien qu’il fût très tard dans la nuit. Propre et habillé de frais, il faisait contraste avec la petite troupe d’enfants sales, aux vêtements fripés, qu’il venait accueillir. « Ce que j’aurais voulu être là au dernier moment ! s’écria-t-il. Le brigadier m’a renvoyé chez moi, j’étais furieux. Maman... papa... voici mes camarades. » M. Quentin était juste de retour d’Amérique. Il serra la main de tous les enfants. « Venez dîner, dit-il. Nous avons préparé un bon repas, pensant que vous seriez affamés. — Dites-moi ce qui est arrivé, dites-le-moi tout de suite ! supplia Richard. — Il faut d’abord que nous prenions un bain, dit François. Nous sommes dégoûtants. » Ce fut un délice que de prendre un bain bien chaud et d’enfiler des vêtements propres. Claude eut droit à un short, et les autres enfants sourirent malicieusement en voyant que M. et Mme Quentin la prenaient pour un garçon. Claude sourit aussi, mais elle ne dit rien. « J’étais furieux contre Richard quand j’ai appris ce qu’il avait fait, dit M. Quentin lorsqu’ils furent tous assis à table. J’ai eu honte de lui. » Richard prit un air malheureux et jeta un coup d’œil suppliant à François. « Oui, Richard a agi bêtement », dit François. Richard parut encore plus malheureux. Rougissant, il baissa le nez vers la nappe. « Mais, poursuivit François, il a bien réparé ses bêtises, monsieur. Il a offert de partir dans le coffre à bagages pour essayer d’aller avertir la police. Il fallait du courage, croyez-moi. Maintenant, j’ai une haute opinion de Richard. » Il se pencha et donna à celui-ci une tape amicale. Les autres enfants l’imitèrent et Dagobert poussa un aboiement approbateur. Richard avait rougi encore plus, mais cette fois, c’était de plaisir. « Merci, dit-il gauchement. — Tâche de continuer à te bien conduire, dit son père. Toute cette histoire aurait pu finir tragiquement. — Mais elle s’est très bien terminée, dit Annie. Nous pouvons souffler de nouveau. — Jusqu’à la prochaine fois, dit Mick en riant. Qu’est-ce que tu en penses, toi, mon vieux Dago ? — Ouah ! fit Dagobert en frappant vigoureusement le sol de sa queue. Ouah ! » FIN