CHAPITRE I LES GRANDES VACANCES « Claude, ma chérie, reste tranquille cinq minutes, je t’en prie. Je voudrais me reposer un peu, et c’est fatigant de te voir entrer et sortir sans arrêt avec ce chien sur tes talons. — Excuse-moi, maman, dit Claudine en attrapant Dagobert par son collier. Il y a trois semaines que je suis toute seule et je m’ennuie sans Annie et les autres, il me tarde d’être à demain. » Claudine était pensionnaire dans le même lycée que sa cousine Annie, et d’habitude elle passait les vacances avec Annie et ses frères, Michel et François. Les quatre enfants s’amusaient toujours beaucoup ensemble, le chien Dagobert sur leurs talons. Les « Cinq » formaient un groupe joyeux et uni. Cet été là, Annie, François et Michel étaient partis chez leurs parents sans Claudine, dont le père et la mère avaient réclamé la présence auprès d’eux. Trois semaines s’étaient donc écoulées, et Claudine attendait maintenant ses cousins qui devaient arriver le lendemain à Kernach pour finir les vacances avec elle. « Nous allons enfin avoir du bon temps, n’est-ce pas, Dagobert ? dit-elle à son chien. — Ouah » répliqua Dagobert en léchant avec ardeur le genou de sa petite maîtresse. Elle était habillée suivant sa coutume en short et chandail, exactement comme un garçon. Elle regrettait de ne pas en être un et avait toujours refusé systématiquement de répondre quand on l’appelait « Claudine », aussi avait-on pris l’habitude de la nommer simplement « Claude ». Ses cousins lui avaient beaucoup manqué pendant ce début de vacances. « Dire qu’autrefois je préférais être seule », poursuivit-elle à l’intention de Dagobert qui paraissait comprendre tout ce qu’elle lui racontait. « J’étais stupide. Il est bien plus agréable d’avoir des amis avec qui jouer et partager ce qu’on a. » Dagobert acquiesça d’un vigoureux coup de queue. Il aimait beaucoup aussi les autres enfants et il avait hâte de revoir François, Mick et Annie. Claude descendit avec Dagobert jusqu’à la plage et mit sa main en visière pour mieux examiner la baie. On distinguait en plein milieu, comme placé en sentinelle, un minuscule îlot rocheux sur lequel se dressaient les ruines d’un vieux château. « Nous te rendrons visite bientôt, mon cher Kernach, murmura Claude. Je n’ai pas pu le faire plus tôt parce que mon bateau était en réparation. Dès qu’il sera prêt, attends-toi à me voir débarquer. Je voudrais explorer de nouveau le château de fond en comble. Dago, tu te rappelles nos aventures de l’an dernier ? » Dagobert s’en souvenait d’autant mieux qu’il y avait pris une part active. Il était descendu dans les souterrains du château de Kernach avec les quatre enfants ; il avait aidé à y découvrir un trésor et il avait mis sa patte dans la main de Claude quand les enfants réunis autour d’un feu de camp avaient prononcé le serment d’adhésion au club qu’ils avaient décidé de fonder pour sceller leur amitié. Les enfants s’étaient juré assistance et fidélité d’une voix claire tandis que Dago criait « ouah » avec enthousiasme : ainsi naquit le Club des Cinq, car Claude, François, Mick et Annie considéraient si bien leur chien comme un des leurs qu’ils l’avaient élu cinquième membre. Dago en était très fier. Il aboya joyeusement. « Oui, tu as une bonne mémoire, mon vieux, reprit Claude en le caressant. Eh bien, nous recommencerons. Nous retournerons dans les souterrains. Dis-moi, Dago, tu te rappelles quand Mick est venu nous délivrer en descendant par le puits ? » Remuer tous ces souvenirs merveilleux augmenta la hâte qu’avait Claude d’être déjà au lendemain avec ses trois amis. « J’aimerais bien que maman nous permette de camper dans l’île pendant une semaine, songea-t-elle. Ce serait une façon magnifique de passer nos vacances. Vivre enfin dans mon île à moi ! » Kernach appartenait en réalité à sa mère, mais, deux ou trois ans plus tôt, elle avait dit en plaisantant à sa petite fille qu’elle lui en faisait cadeau. Depuis lors, Claude considérait l’île de Kernach comme sienne. Lui appartenait également tout habitant de l’île à plume ou à poil tel que, entre autres, mouette, corneille et lapin sauvage. « Je demanderai qu’on nous laisse y aller quand les autres seront là, songea Claude, Nous emporterons des provisions et des couvertures et nous pourrons vivre là-bas pendant huit jours comme de vrais Robinsons. » Le lendemain elle attela le poney à la charrette anglaise et partit seule chercher ses cousins. Sa mère avait renoncé au dernier moment à l’accompagner à la gare car elle ne se sentait pas très bien. Claude en fut un peu inquiète. Ces temps-ci, sa mère se plaignait souvent d’être fatiguée. Peut-être était-ce à cause de la chaleur ? Le début de l’été avait été torride… Le soleil n’avait pas cessé de briller dans un ciel sans nuage. Claude avait bruni, et ses yeux paraissaient étonnamment bleus dans son visage bronzé. Elle avait fait couper ses cheveux encore plus court que d’habitude et il était difficile au premier coup d’œil de deviner si cette silhouette brune en short kaki était celle d’un garçon ou d’une fille. Quand le train entra en gare, trois paires de mains, s’agitèrent frénétiquement à une portière et Claude cria, ravie : « Hou, hou ! Annie, Mick, François, vous voilà enfin ! » Les trois enfants sautèrent sur le quai et François appela un porteur pour qu’il aille chercher leurs bagages, puis se tourna vers sa cousine. « Hello, voilà le Club des Cinq au complet maintenant. Comment vas-tu, Claude ? Bigre, tu as drôlement grandi ! » En fait, ils s’étaient tous développés. C’est qu’ils avaient un an de plus que lorsqu’ils avaient eu leur grande aventure dans l’île de Kernach. Même Annie, la plus jeune des quatre, avait perdu son air de bébé. Elle faillit renverser Claude quand elle lui sauta au cou pour l’embrasser. Elle s’agenouilla ensuite pour caresser Dagobert fou de joie de revoir ses amis. Le tapage était étourdissant, car tous parlaient à la fois, et Dago aboyait sans discontinuer. « Nous avons cru que le train n’arriverait jamais ! — Dago, mon vieux, tu n’as pas changé. — Ouah, ouah ! — Maman était désolée de n’avoir pas pu venir vous chercher. — Claude, comme tu es brune! Nous allons avoir des vacances formidables. — Ouah, ouah, ouah ! — Tais-toi un peu, Dago, mon vieux. Attention, tu vas déchirer ma cravate. Oui, tu es un bon chien et je suis content de te retrouver. — Ouah ! » Le porteur s’approcha dans un grincement de chariot avec leurs valises qui furent hissées dans la charrette, et, sur un signe de Claude, le poney partît au trot. Les Cinq se remirent aussitôt à bavarder à tue-tête, Dago plus fort que tout le monde, car sa voix canine dépassait nettement en volume celle des enfants. « J’espère que ta mère n’a rien de grave ? » demanda François qui aimait beaucoup sa tante Cécile. Elle était douce et bonne, et adorait avoir sa fille et ses neveux auprès d’elle. « C’est la chaleur qui la fatigue, je crois, répondit Claude. — Et oncle Henri ? lança Annie. Est-il de bonne humeur ?» Les trois enfants ne se sentaient guère attirés par le père de Claude. Ils redoutaient ses accès de colère et, bien qu’ils fussent accueillis cordialement chez lui, ils se rendaient compte qu’il ne tenait pas à être encombré par des enfants remuants. Aussi se trouvaient-ils toujours un peu gênés en sa présence et préféraient-ils de beaucoup ne pas naviguer dans ses parages. « Papa se porte bien, dit gaiement Claude, si ce n’est qu’il se tracasse à cause de la santé de maman. Il n’a pas l’air de s’occuper d’elle en temps ordinaire, mais dès qu’elle commence à paraître malade, il est bouleversé. Autrement dit, le mot d’ordre est « prudence ». Vous savez comment il est quand quelque chose le tourmente. » Oui, il était sage de fuir l’oncle Henri quand son humeur était à l’orage. Cependant même l’idée d’un oncle grognon ne réussit pas à diminuer leur entrain. Ils étaient en vacances au bord de la mer ; ils trottaient bon train vers la maison de Claude en compagnie du cher vieux Dagobert, et mille amusements les attendaient. « Est-ce que nous irons à Kernach ? demanda Annie. Le temps était trop mauvais à Noël et à Pâques pour ramer jusque-là, mais en ce moment la mer est assez calme, qu’en penses-tu, Claude ? — Bien sûr, répliqua Claude, les yeux brillants. J’ai même eu une idée qui vous plaira, je crois. Que diriez-vous de camper là-bas pendant une semaine ? Maintenant que nous sommes un peu plus vieux, je suis certaine que maman nous le permettra. — Vivre huit jours tout seuls sur ton île ! s’exclama joyeusement Annie. C’est presque trop beau pour être vrai. — Sur notre île, rectifia Claude joyeusement. Tu ne te rappelles pas que j’avais décidé de la diviser en quatre pour que nous ayons chacun notre part ? Je n’ai pas changé d’avis tu sais. L’île est à nous quatre et pas à moi seulement. — Tu as oublié Dagobert, dit Annie, il y a bien droit aussi. Coupons l’île en cinq, ce sera plus juste. — Il pourra prendre ma part », répondit Claude en arrêtant le poney. Les quatre enfants et le chien contemplèrent la baie scintillante. « Voilà Kernach, reprit Claude. Chère petite île, j’ai hâte d’y aller. Je n’ai pas encore pu le faire parce que mon bateau n’était pas en état. — Nous irons tous ensemble, dit Mick. Je me demande si les lapins sont toujours aussi familiers. — Ouah ! » clama aussitôt Dagobert. Le seul mot de « lapin » suffisait à le mettre dans des transports de joie. « Inutile de te monter la tête, Dagobert, dit Claude. Tu sais parfaitement que je ne te permettrai jamais de pourchasser les lapins de Kernach. » Le panache triomphal de Dagobert s’abattit lamentablement et le chien coula vers Claude un regard désolé. C’était, leur seul point de discorde. Dago était fermement convaincu que les lapins lui appartenaient en tant que gibier et Claude était tout aussi fermement persuadée du contraire. « Allez, hue ! » lança Claude au poney en secouant les rênes. Le petit poney repartit au trot et bientôt la charrette s’arrêta devant la grille de la maison. Une femme à l’air revêche vint les aider à décharger leurs valises. Les enfants ne la connaissaient pas. « Qui est-ce ? demandèrent-ils à voix basse. — La nouvelle cuisinière. Maria est allée soigner sa mère qui s’est cassé la jambe. Alors maman a engagé cette cuisinière-là. Elle s’appelle Mme Friol. — Exactement le contraire de Maria, commenta François avec malice, on dirait un squelette. J’espère que ledit squelette ne fera pas de vieux os ici et que Maria reviendra vite. Je préfère cent fois notre bonne grosse Maria. Sans compter qu’elle aimait bien Dago. — Mme Friol a un chien, elle aussi. Un horrible roquet pelé et galeux, plus petit que Dagobert. Dago ne peut pas le souffrir. — Où est-il ? demanda Annie en regardant autour d’elle. — Il ne quitte jamais la cuisine. Dago n’a pas le droit d’y pénétrer, ce qui est aussi bien, car je suis sûre qu’il ne ferait qu’une bouchée de cet avorton. Dago a une façon de monter la garde devant la porte en reniflant pour essayer de deviner ce qui se passe derrière qui rend Mme Friol folle de rage. » Les autres éclatèrent de rire. Ils avaient mis pied à terre et s’apprêtaient à entrer dans la maison. François avait aidé Mme Friol à emporter les bagages. Claude emmena le poney à l’écurie tandis que ses cousins allaient dire bonjour à leur oncle et à leur tante. Ils trouvèrent leur tante Cécile étendue sur un divan. « Eh bien, mes chéris, dit-elle en souriant, vous avez fait bon voyage ? Je n’ai pas pu venir vous chercher, j’en suis désolée. Votre oncle est parti se promener. Montez vous changer et quand vous serez prêts, nous goûterons. » Les garçons reprirent possession de leur chambre au plafond bizarrement incliné. De la fenêtre on apercevait toute la baie. Annie partageait toujours la même petite chambre avec sa cousine. Ils étaient heureux d’être de retour à Kernach et se promettaient de belles vacances avec Claude et le brave Dagobert. CHAPITRE II LA FAMILLE FRIOL Le lendemain, les enfants s’éveillèrent au clapotis des vagues dans une chambre inondée de soleil. C’était merveilleux de se retrouver à Kernach et de n’avoir qu’à sauter du lit pour apercevoir par la fenêtre la mer bleue et l’îlot fièrement planté au centre de la baie. « On se baigne avant de déjeuner, déclara François en enfilant son maillot de bain. Tu viens, Mick ? — Bien sûr ! Appelle les filles. Nous irons tous ensemble. » Ils descendirent en procession jusqu’à la plage. Dagobert, haletant de joie et frétillant de la queue, fermait la marche. Il bondit dans l’eau et se mit à nager avec ardeur auprès des enfants. Tous étaient bons nageurs, mais François et Claude surclassaient les autres. Ils se précipitèrent ensuite sur leurs serviettes de bain pour se sécher, enfilèrent shorts et jerseys et remontèrent vers la maison, affamés comme une bande de louveteaux. Annie aperçut avec surprise un jeune garçon dans le fond du jardin. « Tiens, qui est-ce ? — C’est Émile, le fils de Mme Friol, répondit Claude. Je ne l’aime pas. Il passe son temps à tirer la langue aux gens ou à leur dire des sottises. » Émile chantonnait au moment où les enfants arrivèrent devant la grille de la maison. Annie s’arrêta pour l’écouter. Claude est pataude, Vrai crapaud en maraude, Ho ! ho ! Vieux crapaud ! fredonnait Émile d’une voix bête. Il devait avoir treize ou quatorze ans et paraissait à la fois stupide et sournois. Claude rougit de fureur. « Il chante toujours ça. Probablement parce que je m’appelle Claude. Et il se croit intelligent ! Je ne peux pas le souffrir. » François cria à Émile : « Eh, vous là-bas ! Taisez-vous donc, vous n’êtes pas drôle. — Claude est pataude… », reprit aussitôt Émile avec un sourire niais sur son visage rougeaud. François avançant d’un pas dans sa direction, Émile rentra instantanément dans la maison. « Avec moi il ne recommencera pas souvent cette petite plaisanterie déclara François. Je m’étonne que tu le supportes, Claude. Comment as-tu fait pour ne pas le mettre en chair à pâté, toi qui étais si violente ? — Oh ! je le suis toujours. Je bouillonne de rage quand je l’entends me seriner des idioties, mais je me retiens. Si je tape sur Émile, Mme Friol s’en ira et maman, fatiguée comme elle l’est, sera obligée de faire tout le travail de la maison. Elle ne se porte vraiment pas bien depuis quelque temps. Alors je serre les dents en me contentant d’espérer que Dagobert m’imitera sans avoir goûté d’abord aux mollets de ce précieux Émile. — Bravo ! ma vieille », s’exclama François avec admiration, car il connaissait le caractère soupe-au-lait de sa cousine et savait quelle peine elle avait à se contenir. « Maman prendra peut-être son petit déjeuner au lit. Je vais aller le lui demander. Retiens Dago, veux-tu ? Si Émile ressortait, il serait capable de lui sauter dessus. » François saisit Dagobert par son collier. Dago avait grogné contre Émile. Maintenant il restait parfaitement immobile, le nez en l’air comme pour essayer d’identifier une odeur. Soudain un chien de piteuse mine apparut à la porte de la cuisine. Son pelage blanc sale semblait avoir été arraché par plaques ou mangé aux mites. Ce chien minable portait sa queue humblement rabattue entre ses pattes. Dago lança un aboiement triomphal et bondit. Il entraîna François à sa suite, car il était vigoureux, et finalement le jeune garçon lâcha prise. Dago se précipita avec entrain sur l’autre chien qui glapit de terreur et tenta de regagner l’abri de la cuisine. « Dago, ici, tout de suite ! » cria François. Mais Dago ne l’écoutait pas : il croquait les oreilles de son adversaire ou du moins s’y efforçait. L’autre hurlait à l’aide, et Mme Friol jaillit de la cuisine, une poêle à frire à la main. « Rappelez votre bête ! » lança-t-elle d’une voix aigre et brandissant son arme. Elle visait Dago qui esquiva le coup et elle atteignit son propre chien, lequel redoubla de cris. « Ne frappez pas avec ça, dit François, vous allez blesser les chiens. Ici, Dag, ici ! » Émile survint à son tour sur le champ de bataille, le visage décomposé. Il ramassa un caillou, visiblement avec l’intention d’en bombarder Dagobert. « Lâchez cette pierre ! hurla Annie. Lâchez-la. Oh ! la brute ! » L’oncle Henri surgit en pleine bagarre, furieux. « Qu’est-ce qui se passe ? De ma vie je n’ai entendu pareil vacarme. » Claude sortit alors en courant de la maison pour se précipiter au secours de son bien-aimé Dagobert, et se pendit à son collier pour essayer de l’entraîner à l’écart. « Ôte-toi de là, Claude ! cria son père. Quelle idiote ! On ne sépare pas deux chiens qui se battent comme ça. Où est le tuyau d’arrosage ? » Il était branché tout à côté. François tourna le robinet et dirigea le jet vers les deux chiens qui, suffoqués, se reculèrent. Trempé, le gamin poussa un hurlement… Apercevant Émile non loin de là, François ne put résister à l’envie de faire dévier légèrement le jet. Trempé, le gamin poussa un hurlement et se réfugia au galop à l’intérieur de la maison. « Ah ! c’est malin, grogna l’oncle Henri. Claude, attache immédiatement Dagobert. Madame Friol, je vous avais recommandé de toujours tenir votre bête en laisse. Que ce genre d’incident ne se reproduise plus. Le déjeuner est prêt ? Non ? En retard, pour ne pas changer. » Mme Friol battit en retraite dans sa cuisine en grommelant, escortée de son chien qui ruisselait. Claude enchaîna Dagobert à regret. Il se coucha dans sa niche en regardant sa maîtresse d’un air suppliant. « Je t’avais bien dit de ne pas te préoccuper de cette espèce de chien galeux, murmura Claude d’un ton sévère. Tu vois ce qui est arrivé : tu as mis papa de mauvaise humeur pour toute la journée, et Mme Friol se vengera probablement en ne faisant pas de gâteau pour le goûter. » Dago gémit et posa sa tête sur ses pattes, puis il lécha quelques poils restés collés au coin de sa gueule. Être attaché n’était pas drôle, mais au moins avait-il réussi à rogner un peu les oreilles de son ennemi ! « Je suis désolé d’avoir lâché Dago, dit François à Claude en se mettant à table, mais il a failli m’arracher le bras. J’étais incapable de le retenir. Il est devenu terriblement fort. — Oui, répliqua Claude avec fierté. Il ne ferait qu’une bouchée du chien Friol. Et il croquerait facilement Émile par-dessus le marché. — Qu’il avale aussi Mme Friol, lança Annie, je n’en aurais aucun regret. Je ne les aime ni les uns ni les autres. » Le petit déjeuner se déroula dans un silence presque complet. L’absence de tante Cécile et la présence de l’oncle Henri justifiaient ce manque d’entrain, car lorsqu’il était de mauvaise humeur, l’oncle Henri ne représentait nullement le convive idéal. Il s’adressait à sa fille d’un ton mordant et lançait à ses neveux des regards rien moins qu’aimables. Annie se prit à regretter d’être revenue à Kernach. Heureusement elle se rappela leurs projets pour la journée ; ils avaient pensé pique-niquer ou aller peut-être jusqu’à l’îlot. L’oncle Henri ne les accompagnerait pas, si bien que rien ne gâcherait leur plaisir. Mme Friol apporta de la confiture dans un compotier qu’elle jeta plutôt qu’elle ne posa sur la table. « Ne faites donc pas tant de bruit », grogna l’oncle Henri avec irritation. Mme Friol ne répliqua rien : elle craignait l’oncle Henri, ce qui n’avait rien d’étonnant. Elle sortit avec les tasses vides aussi silencieusement qu’un Peau Rouge qui se serait fourvoyé dans le camp ennemi. « Quelles sont vos intentions pour aujourd’hui ? » demanda l’oncle Henri quand il eut fini son déjeuner. Son humeur s’était rassérénée et il commençait à trouver attristante cette tablée d’enfants muets. « Nous pensions partir en pique-nique, répondit Claude. J’en ai parlé à maman. Elle est d’accord, si Mme Friol veut bien nous préparer des sandwiches. — Je ne crois pas qu’elle soit très disposée à en faire », répliqua l’oncle Henri en manière de plaisanterie. Fille et neveux esquissèrent un sourire poli. « Mais vous pouvez toujours le lui demander. » Il y eut un silence. Personne n’avait envie d’affronter Mme Friol, même pour obtenir des sandwiches. « Si seulement elle n’avait pas amené Fléau, commenta Claude d’un air sombre, tout serait plus facile. — Fléau ? C’est le nom de son fils demanda l’oncle Henri avec surprise. — Oh ! non. Ça ne lui irait d’ailleurs pas mal, c’est une vraie peste. Je parlais de son chien. Elle l’appelle Théo, mais je trouve que Fléau lui convient cent fois mieux. Il ne cesse de nous attirer des histoires et il sent horriblement mauvais. — Ce n’est pas un surnom bien gentil », reprit l’oncle Henri, tandis que ses neveux éclataient de rire. « Non, bien sûr, mais ce n’est pas non plus un gentil chien. » Finalement l’affaire des sandwiches fut réglée grâce à tante Cécile qui entreprit Mme Friol sur la question quand celle-ci lui monta son petit déjeuner. Mme Friol accepta de fort mauvaise grâce. « Je ne serais pas venue ici si j’avais su que je serais obligée de m’occuper de trois enfants supplémentaires, dit-elle d’un ton aigre. — Je vous avais avertie de leur arrivée, madame Friol, répondit patiemment tante Cécile. Je n’avais pas pensé que je serais si fatiguée. J’aurais préparé moi-même leur pique-nique sans cela. Je vous demande seulement de faire ce que vous pouvez en attendant que j’aille mieux. Je serai peut-être rétablie demain. Dans une semaine ou deux, si je continue à être mal en point, les petits mettront la main à la pâte, mais pour l’instant, je veux qu’ils aient d’abord au moins huit jours de vraies vacances. » Les enfants reçurent donc leurs sandwiches et se mirent en route. En sortant, ils rencontrèrent Émile qui arborait son habituel air sournois et stupide. « Pourquoi ne m’emmenez-vous pas avec vous ? dit-il. Ramons jusqu’à l’île. Je la connais bien. — C’est un mensonge ! rugit aussitôt Claude. Et je ne vous y emmènerai pas. C’est mon île, compris ? Notre île, je veux dire. Elle appartient à nous quatre et à Dago ici présent. Nous ne vous autoriserons jamais à y mettre le pied. — Non, elle n’est pas à vous, na, riposta Émile, vous inventez ça pour me faire enrager. — Il ne sait même pas de quoi il parle, reprit Claude en haussant les épaules avec dédain. Venez, vous autres. Nous n’avons pas de temps à perdre. » Ils plantèrent là un Émile furieux et rageur. Dès qu’ils furent à bonne distance, il entonna son refrain ironique : Claude la pataude Fait des menteries Sans souci, hi, hi, hi ! François esquissa un mouvement pour retourner châtier l’impertinent, mais Claude le retint : « Laisse-le, sinon il racontera des blagues à sa mère qui voudra s’en aller, et maman n’aura plus personne pour l’aider. Il faudra bien que je m’y habitue. Ce qui ne nous empêche pas de chercher à prendre notre revanche sur cette espèce d’épouvantail boutonneux. Je le déteste. — Ouah, ouah ! lança Dagobert à l’unisson. — Dagobert dit qu’il ne peut pas souffrir Fléau avec sa queue maigrichonne et ses petites oreilles pelées », expliqua Claude. Ses cousins éclatèrent de rire. Cet accès de gaieté remit tout le monde de bonne humeur. Le petit groupe fut bientôt hors de portée de voix d’Émile et de ses refrains idiots qui furent vite oubliés. « Allons voir si ton bateau est prêt, suggéra François. Nous pourrions ramer jusqu’à l’île. » CHAPITRE III UNE NOUVELLE BOULEVERSANTE Le bateau de Claude n’était pas tout à fait prêt. Il était en train de recevoir sa dernière couche de peinture. Il promettait d’avoir bon air, car sa propriétaire avait choisi pour lui une belle couleur rouge vif. Les rames étaient également peintes en rouge. « Pourrons--nous le prendre quand même cet après-midi ? » demanda Claude au batelier. Il secoua la tête : « Sûrement pas, maître Claude. À moins que vous n’ayez envie d’avoir de la peinture sur vos habits. Il sera sec demain, mais pas avant. » Ses cousins s’amusaient toujours d’entendre les pêcheurs appeler Claudine « maître Claude ». Personne au village n’ignorait son ardent regret de ne pas être un garçon, et comme sa droiture et son courage étaient bien connus, les gens du pays souriaient et disaient : « Ma foi, puisqu’elle se conduit comme un garçon, si elle aime qu’on l’appelle « maître Claude » au lieu de « mademoiselle Claudine », elle y a bien droit. » Ainsi Claudine était devenue « maître Claude » et passait sa vie en short et en chandail à se promener sur la plage, à ramer avec autant d’adresse que les fils des pêcheurs de l’endroit et à nager cent fois mieux qu’aucun d’eux. « Nous irons à l’île demain, dit François. Déjeunons au bord de l’eau et promenons-nous ensuite. » Ils s’installèrent donc sur le sable sec en compagnie de Dagobert qui mangea à lui seul presque la moitié de leurs provisions. Les sandwiches n’étaient pas fameux. Le pain était rassis, coupé trop épais et insuffisamment beurré. Mais Dago ne fit pas le difficile. Il avala vaillamment sandwich après sandwich en agitant la queue avec tant de frénésie que le sable volait en nuage. « Dag, mon ami, sors ta queue du sable si tu veux la secouer comme ça », s’écria François lorsqu’il eut reçu pour la quatrième fois une douche sablonneuse. S’entendant interpeller, Dagobert redoubla ses frétillements, ce qui provoqua une autre nuée de sable sur le pauvre François, et un éclat de rire général. « On va se promener ? demanda Mick en se levant d’un bond. J’ai des fourmis dans les jambes. De quel côté irons-nous ? — Sur la falaise nous ne perdrions pas un instant l’île de vue, qu’en diriez-vous ? suggéra Annie. L’épave y est-elle toujours, Claude ? » Claude acquiesça. Cette épave, échouée au fond de la mer, avait été soulevée sur les récifs de l’île au cours d’’une violente tempête et y était restée solidement embossée. Les enfants s’étaient amusés à l’explorer et y avaient découvert une carte du château où était indiqué l’emplacement d’un trésor. « Vous vous rappelez quand nous avons trouvé cette vieille carte dans l’épave ? dit François, les yeux brillants. Et comme nous avions cherché les lingots d’or ? Et notre joie quand nous les avons rapportés à la maison ? L’épave ne doit probablement plus exister, n’est-ce pas, Claude ? — Je crois que si. Mais de toute façon elle est de l’autre côté de l’île, et on ne peut pas l’apercevoir d’ici. Nous pourrons vérifier en y allant demain. — Oui, c’est une bonne idée, conclut Annie. Pauvre vieux bateau. Je me demande s’il supportera encore un hiver. » Ils se promenèrent sur la falaise avec Dagobert qui gambadait devant eux en éclaireur. La visibilité était bonne, et les ruines du château se détachaient nettement sur l’île et la mer. « Voilà la tour aux corneilles, dit Annie. L’autre tour est complètement écroulée. Oh ! Claude, regarde les corneilles qui volent en cercle là-bas ! — Oui, elles nichent là chaque année. Tu te souviens des brindilles qui étaient entassées au pied de la tour ? C’étaient celles qu’elles laissent échapper quand elles bâtissent leur nid. Nous avions fait du feu avec, un jour. — J’aimerais recommencer, répliqua Annie. Si nous campons dans l’île, allumons-en tous les soirs. Claude, tu en as parlé à ta mère ? — Oui, bien sûr. Elle a dit qu’elle verrait. — Ce n’est pas bon signe, commenta Annie. En général quand les grandes personnes vous répondent ça, c’est qu’elles ne sont pas d’accord, mais préfèrent ne pas vous le dire tout de suite. — Oh ! je crois qu’elle finira quand même par nous permettre d’y aller. En somme nous avons tous un an de plus. François aura bientôt quatorze ans et Mick et moi, nous le suivons de près. Il n’y a qu’Annie qui soit petite. » Annie réagit avec indignation : « Je suis aussi forte que les autres. Ce n’est pas ma faute si je suis née après vous. — Ne te fâche pas, bébé », dit François en donnant à sa sœur une caresse quasi paternelle sur la joue et riant sous cape de son air furieux. « Tiens, ajouta-t-il. Regardez, qu’est-ce qu’il y a là-bas sur l’île ? » Tout en taquinant Annie, il avait aperçu quelque chose de bizarre. Chacun se tourna vers Kernach et examina l’îlot. Claude poussa une exclamation de surprise : « Ça, alors ! De la fumée, c’est sûrement de la fumée. Il y a quelqu’un sur mon île. — Sur notre île, veux-tu dire, corrigea obligeamment Mick. Cette fumée provient sûrement d’un vapeur qui se trouve derrière Kernach, puisque personne sauf nous ne connaît le chemin qu’il faut suivre pour aborder là-bas. — S’il y a quelqu’un sur mon île, commença Claude d’une voix farouche, si quelqu’un a eu cette audace, je… je… je…. — Tu exploseras, dit Mick d’un ton sarcastique. Et nous aurons beaucoup de mal à te recoller ensuite. Tiens, c’est fini. À mon avis, il s’agit d’un bateau qui lâchait sa vapeur ou dont la chaudière s’était emballée. » Les quatre surveillèrent Kernach pendant un moment, mais la fumée ne reparut plus. « Si seulement mon bateau avait été prêt, dit Claude nerveusement, j’aurais pu me rendre compte sur place de ce que c’était. J’ai bien envie de le mettre à l’eau quand même » avec ou sans peinture fraîche. — Tu es stupide, répliqua François. Imagine un peu la réception qu’on nous ferait chez toi, si nous revenions avec des vêtements pleins de peinture rouge. Sois raisonnable. » Claude se résigna. Elle s’attendait à voir un navire surgir de derrière l’île mais rien ne se montra. « Il est peut-être ancré juste de l’autre côté, suggéra Mick au bout d’un moment. Continuons notre promenade. À moins que vous ne vouliez prendre racine ici. — Nous ferions aussi bien de rentrer, répliqua François en regardant sa montre. Il est presque l’heure du goûter. J’espère que ta mère aura pu se lever. Les repas sont sinistres quand elle n’est pas là. — Elle sera sûrement descendue, dit Claude. Rentrons, c’est une bonne idée. » Ils rebroussèrent chemin tout en regardant constamment vers Kernach. Des corneilles et des mouettes planaient au-dessus de l’île, mais il n’y avait pas le moindre filet de fumée. Le mince panache qu’ils avaient aperçu venait donc peut-être d’un vapeur. « En tout cas, je ferai un tour là-bas dès demain, déclara Claude. S’il y a des campeurs sur l’île, je leur dirai de déguerpir. — Sur notre île lança Mick. Claude, ma vieille tâche donc de te rappeler une fois pour toutes que tu as décidé de partager Kernach avec nous. — Je ne l’oublie pas, mais même si je l’ai partagée, cela ne m’empêche pas de penser à elle comme à mon île. Rentrons vite, je commence à mourir de faim. » Ils atteignirent finalement la maison. En entrant dans le salon, ils eurent la surprise d’y trouver Émile en train de feuilleter un des livres de François. « Qu’est-ce que vous faites là ? dit François. Et qui vous a permis de toucher à mes affaires ? — Si je veux lire, c’est pas défendu ? Je ne vous gêne pas. — Attendez que mon père arrive et vous voie ici, dît Claude. Bonté divine, si jamais vous êtes allé dans son bureau, vous en entendrez de belles. — Mais j’y suis allé, déclara Émile à la stupéfaction des quatre autres. J’ai même examiné tous les instruments bizarres qu’il y a rangés. — Comment avez-vous osé ? lança Claude, pâle de rage. Même nous, nous n’avons pas le droit d’y pénétrer. Quant à tripoter ses affaires, eh bien… » François observait Émile avec curiosité. Il ne comprenait pas pourquoi le garçon se montrait tout d’un coup aussi insolent. « Où est ton père, Claude ? dit-il. Le mieux c’est de le prévenir. — Appelez-le tant que vous voudrez », répliqua Émile toujours vautré sur le canapé et feuilletant le livre de François avec une ostentation exaspérante. « Appelez-le. Il ne viendra pas. — Pourquoi dites-vous ça ? demanda Claude soudain inquiète. Où est ma mère ? — Appelez-la aussi, si vous en avez envie, rétorqua le gamin d’un air entendu. Allez-y » Les enfants se regardèrent, mal à l’aise. Que se passait-il ? Claude monta quatre à quatre jusqu’à la chambre de sa mère en criant : « Maman, maman, tu es là ? » Mais il n’y avait personne en haut. Le lit de sa mère n’avait pas été refait, mais il était vide. Claude inspecta les autres chambres en continuant à appeler ses parents d’une voix angoissée. Elle n’obtint aucune réponse et redescendit, très pâle. Émile ricana : « Je vous avais bien dit que vous pourriez les appeler, mais qu’ils ne viendraient pas ! — Où sont-ils ? Vite ! — Trouvez vous-même. » Une gifle retentit et Émile se leva d’un bond en se tenant la joue gauche. Claude venait de lui assener une claque de toutes ses forces. Émile fit mine de la lui rendre, mais François s’interposa : « On ne se bat pas avec une fille. Si vous tenez à vous bagarrer, me voilà. — Je suis parfaitement capable de vider mes propres querelles, cria Claude en essayant d’écarter François. Ôte-toi de là, que je lui casse la figure. » Mais François ne broncha pas. Émile commença à battre en retraite vers la porte et trouva Mick qui lui barrait le chemin. « Une minute, s’il vous plaît, lança Mick. Avant de partir dites-moi où sont mon oncle et ma tante. » Dagobert gronda soudain d’un ton si menaçant qu’Émile sursauta. Les dents découvertes et le poil hérissé, Dago avait un aspect effrayant. « Retenez votre chien, balbutia Émile. Il a l’air de vouloir me sauter dessus. » François posa la main sur le collier de Dag. « Coucher, Dago. Maintenant, Émile, si vous ne nous dites pas immédiatement ce que vous savez, vous vous en repentirez. — Il n’y a pas grand-chose à raconter », marmotta Émile. Il regarda Dagobert, puis Claude. « Votre mère s’est sentie plus mal tout d’un coup. Elle avait une violente douleur là. On a fait venir le médecin et ensuite on l’a emmenée à l’hôpital et votre père l’a accompagnée. » Claude se laissa aller sur le canapé. Elle était devenue verte. « Oh ! pauvre maman ! Si seulement je n’étais pas sortie aujourd’hui… Mon Dieu, comment savoir ce qui s’est passé ? » Émile profita de l’émotion générale pour mettre la porte du salon entre lui et les crocs de Dagobert. Les enfants entendirent également se refermer la porte de la cuisine. Ils se regardaient avec désolation. Pauvre Claude… pauvre tante Cécile…. « On a sûrement mis un mot quelque part pour nous », dit François en inspectant la pièce. Il aperçut une enveloppe placée contre la glace. Elle était adressée à Claude. Il la lui donna. « Lis vite, supplia Annie. Mon Dieu, quel triste début de vacances ! » CHAPITRE IV ÉMOTIONS, ANICROCHES ET ESCARMOUCHES Claude lut la lettre à haute voix. Elle n’était pas très longue et avait visiblement été écrite à la hâte, Ma chère Claude, L’état de ta mère s’étant aggravé, je l’accompagne à l’hôpital et ne la quitterai que lorsqu’elle ira mieux. Nous serons absents peut-être une semaine entière. Je téléphonerai le matin à neuf heures pour vous donner de ses nouvelles. Mme Friol s’occupera de vous quatre. Essayez de vous en tirer jusqu’à mon retour sans faire trop de bêtises. Tendresses, PAPA. « Oh ! mon Dieu ! » soupira Annie qui se doutait de l’état d’esprit de sa cousine, sachant que Claude adorait sa mère. Elle qui ne pleurait jamais avait pour une fois les larmes aux yeux. C’est qu’il est terrible de rentrer de promenade pour trouver une maison vide, sans père ni mère ; rien qu’une Mme Friol et son Émile. « C’est affreux », gémit soudain Claude en enfouissant sa tête dans les coussins. « Elle… elle ne reviendra peut-être jamais… — Ne dis pas de sottises, répliqua François en s’asseyant près d’elle et en l’entourant de son bras. Pourquoi ne reviendrait-elle pas ? Voyons, ton père a dit qu’il resterait avec elle jusqu’à ce qu’elle se rétablisse et il t’explique que ce sera l’affaire d’une semaine au plus. Du courage, ma vieille. Ça ne te ressemble pas de te laisser aller comme ça. « Ne dis pas de sottises », répliqua François en l’entourant de son bras. — Mais je ne lui ai pas dit au revoir, murmura Claude entre deux sanglots, et je l’ai ennuyée avec cette histoire de sandwiches au lieu de m’en occuper. Je veux la rejoindre pour avoir de ses nouvelles tout de suite. — Tu ne sais même pas où on l’a transportée, et même si tu le savais, tu n’aurais probablement pas l’autorisation d’entrer, dit Mick gentiment. Écoutez, nous devrions goûter, cela nous remettrait d’aplomb. — Je suis incapable d’avaler une bouchée », rétorqua Claude sauvagement. Dagobert avança le museau pour essayer de lécher ses mains qu’elle tenait enfouies sous sa tête. Il gémit. « Pauvre Dago, il ne comprend rien à ce qui arrive. Il est bouleversé parce que tu pleures, Claude », murmura Annie. Claude se redressa aussitôt. Elfe se frotta les yeux, et Dago lui donna un bon coup de langue. Il parut surpris du goût salé des larmes et tenta de se hisser sur ses genoux. « Pauvre vieux Dag, dit Claude d’une voix redevenue plus normale, allons, calme-toi. J’ai eu un choc, voilà tout, mais je vais mieux maintenant. Ne gémis pas comme ça, bêta, je suis saine et sauve. » Mais Dagobert restait persuadé que pour pleurer de cette manière Claude devait être blessée ou malade, et il continua à geindre et à la caresser avec sa patte en s’efforçant de monter sur le canapé. François se dirigea vers la porte. « Je vais dire à Mme Friol que nous voulons goûter », déclara-t-il en sortant. Les autres le suivirent d’un regard admiratif. Affronter Mme Friol témoignait d’un vrai courage. Quand François pénétra dans la cuisine, il y trouva Émile, une joue plus rouge que l’autre grâce à la vivacité de Claude, et Mme Friol dont le front était loin d’être serein. « Si cette gamine touche encore à mon Émile, elle aura de mes nouvelles, déclara-t-elle, menaçante. — Émile avait bien mérité sa gifle, dit François. Nous voudrions notre goûter, je vous prie. — J’ai bonne envie de ne rien vous donner du tout », rétorqua Mme Friol. À ce moment son chien vint en grondant vers le jeune garçon. « Tu as raison, Théo. Tu n’aimes pas les gens qui battent mon petit Émile, n’est-ce pas ? » reprit Mme Friol. François n’avait pas du tout peur de Théo. « Si vous ne voulez pas nous donner notre goûter, je le prendrai moi-même. Où y a-t-il du pain et du chocolat ? » Mme Friol regarda le jeune garçon fixement, et François lui rendit regard pour regard. Il avait la ferme intention de ne pas se laisser dominer par cette femme déplaisante. Il souhaitait pouvoir lui dire de s’en aller, mais il savait qu’elle n’en ferait rien et préféra ne pas perdre inutilement sa salive. Mme Friol se lassa la première : « Je vais préparer votre goûter, mais à la moindre incartade, je ne m’occuperai plus de vos repas. — Et moi, je préviendrai les gendarmes », lança impulsivement François. Il avait répondu sans réfléchir, du tac au tac, mais s’il fut surpris de sa propre présence d’esprit, il le fut encore plus de la réaction de Mme Friol. Elle eut soudain l’air inquiet. « Allons, ne dites pas de sottises, reprit-elle d’un ton beaucoup plus courtois. Nous avons eu un choc et nous sommes un peu énervés les uns et les autres, voilà tout… je vais vous apporter votre goûter dans une minute. » François sortit en se demandant pourquoi le fait d’avoir parlé de la police avait rendu Mme Friol si aimable. Peut-être craignait-elle que les gendarmes préviennent son oncle et que celui-ci revienne dare-dare pour la renvoyer ? L’oncle Henri se moquait bien de Mme Friol et des gens de son acabit. Il revint trouver les autres. « Réjouissez-vous, le goûter arrive. » Ils se mirent à table sans beaucoup d’entrain. Claude se reprochait maintenant son instant de faiblesse ; Annie était encore toute bouleversée ; Mick avait essayé de remonter le moral du groupe, mais devant l’insuccès de ses efforts pour alléger l’atmosphère, il avait abandonné la partie. François se montrait grave et prévenant, soudain très « grande personne ». Dagobert était assis prés de Claude, la tête posée sur son genou. « Je voudrais bien avoir un chien qui m’aime autant », songea Annie. Les grands yeux bruns de Dagobert restaient constamment attachés sur Claude. Le chien ne pensait manifestement qu’à sa petite maîtresse et à son chagrin. Ils n’auraient pas su dire ce qu’on leur avait servi, mais, quel qu’il fût, le goûter les réconforta. Ils renoncèrent à retourner à la plage ensuite, afin d’être là au cas où on leur téléphonerait des nouvelles de tante Cécile. Ils s’installèrent donc dans le jardin, prêts à bondir dès que la sonnerie retentirait. De la cuisine venait un refrain : Claude la pataude À pleuré à larmes chaudes Oh ! Oh ! Oh !… François se leva et s’approcha de la fenêtre de la cuisine. Émile était seul. « Émile, venez voir un peu ici, dit François d’un ton sévère. Je veux vous apprendre une autre chanson. Allons, venez. — Alors, on n’a plus le droit de chanter ce qu’on veut, maintenant ? répliqua Émile sans bouger. — Oh ! que si ! Mais pas ce genre de chanson. Sortez, je vous attends. — Pas si bête. Vous avez envie de vous battre. — Bien sûr. J’ai l’impression que ce sera pour vous une occupation plus saine que de seriner des idioties contre quelqu’un qui a du chagrin. Faut-il que j’entre vous chercher ? — Maman, maman ! » cria Émile pris de panique. François étendit brusquement le bras et donna au long nez d’Émile une si vive secousse que l’autre poussa un hurlement. « Lâchez bon dez ! Lâchez bon dez ! Vous be faites bal ! Lâchez-boi ! » Mme Friol revint à ce moment dans la cuisine et fonça comme une furie sur François qui laissa aller sa proie, mais resta devant la fenêtre. « Vous n’êtes tous que des galopins ! rugit Mme Friol. Déjà cette fille a giflé Émile et vous avez l’audace de lui tirer le nez ! Quelle mouche vous a piqués ? — Pas nous, mais Émile, madame Friol, répondit aimablement François. Il serait temps de le soigner. Ce serait votre affaire, évidemment, mais vous n’avez pas l’air de vous en préoccuper. — Et maintenant vous êtes insolent, rétorqua rageusement Mme Friol outragée. — Oui, c’est l’effet que produit Émile. Fléau aussi d’ailleurs. — Fléau ! » cria Mme Friol dont la colère montait de seconde en seconde. « Ce n’est pas le nom de mon chien, vous le savez parfaitement. — Dommage, il lui conviendrait si bien ! Quand vous l’aurez dressé et bien baigné, nous nous soutiendrons peut-être de son vrai nom », dit courtoisement François en s’éloignant. Abandonnant Mme Friol à sa fureur, il rejoignit les autres qui le regardèrent avec curiosité. Il paraissait tout d’un coup différent, sévère, résolu, presque intimidant. « Mes enfants, je crois que la guerre est déclarée, dit-il en s’asseyant dans l’herbe. J’ai tiré le nez de ce gros nigaud d’Émile et « maman » m’a vu faire. À partir d’aujourd’hui, nous n’aurons pas la vie facile. Je doute même que nous réussissions à manger. — Nous nous débrouillerons toujours, répliqua Claude. Je voudrais bien que Maria revienne. Cette Mme Friol est détestable. Je l’exècre, elle, son fils et son chien. — Quand on parle de chien… on en voit la queue », s’exclama Mick en saisissant le collier de Dagobert qui s’était mis à gronder. Mais Dago se dégagea et fila comme une flèche à travers la pelouse. Fléau poussa un cri de détresse et tenta de s’enfuir. Trop tard… Dagobert le tenait déjà solidement par la peau du cou et le secouait comme un prunier. Mme Friol se précipita, un bâton à la main, et tapa sur les combattants sans distinction. François bondit vers le tuyau d’arrosage et Émile se faufila aussitôt à l’intérieur de la maison, le souvenir de ce qui lui était arrivé le matin même étant encore frais dans sa mémoire. L’eau jaillit, et Dagobert, suffoqué, lâcha le roquet gémissant et tremblant de peur qui chercha refuge dans les jupes de Mme Friol. « Je finirai par l’empoisonner, votre Dagobert ! lança cette dernière d’un ton furieux à Claude. Cette sale bête attaque toujours mon chien. Surveillez-la, sinon vous ne la reverrez pas. » / « Lâchez bon dez ! Lâchez bon dez ! Vous be faites bal ! Lâchez-boi ! » Elle disparut dans sa cuisine, et les quatre enfants se réinstallèrent sur l’herbe. Claude était visiblement impressionnée. « Crois-tu qu’elle essaiera réellement d’empoisonner Dago ? demanda-t-elle d’une voix étranglée à François. — On ne sait jamais. Elle n’a pas l’air commode, dit François à voix basse. Il serait prudent de ne jamais quitter Dagobert des yeux et de le nourrir nous-mêmes avec ce qui restera de notre déjeuner. » Claude attira Dago contre elle, horrifiée à l’idée qu’on pût vouloir empoisonner son chien bien-aimé. Mme Friol se conduisait comme une mégère… elle serait peut-être capable de mettre sa menace à exécution, pensait Claude. Si seulement ses parents revenaient… c’était affreux d’être tout-seuls, sans défense. La sonnerie du téléphone les fit sursauter, et Dago gronda. Claude courut s’emparer du récepteur. Elle entendit la voix de son père et son cœur battit plus vite. « C’est toi, Claude ? Vous êtes là tous les quatre ? Je n’ai pas pu rester pour vous expliquer ce qui s’était passé. — Dis, papa, comment va maman ? — Nous ne serons fixés à son sujet qu’après-demain. Je vous téléphonerai le matin. Je ne reviendrai pas avant qu’elle aille mieux. — Oh ! papa, c’est affreux, ici, sans toi et maman, gémit la pauvre Claude. Mme Friol est invivable. — Écoute, Claude, rétorqua son père avec impatience, vous êtes assez grands pour vous débrouiller seuls et vous entendre avec Mme Friol jusqu’à mon retour. Je n’ai pas le temps de m’occuper de vos récriminations. J’ai assez de soucis comme ça. — Tu penses être absent combien de temps ? Pourrais-je aller voir maman ? — Non, elle a besoin de repos. Je serai là dès que possible, mais pas avant une quinzaine de jours au moins. Pour l’instant je ne veux pas quitter ta mère. Soyez sages. Au revoir. » Claude raccrocha et se tourna vers les autres. « Nous ne serons fixés pour maman qu’après-demain, dit-elle, et il faut que nous supportions Mme Friol jusqu’au retour de papa, délai non précisé… » CHAPITRE V RENCONTRE NOCTURNE Ce soir-là Mme Friol était d’une humeur telle qu’elle ne prépara rien pour le dîner des enfants. François se rendit à la cuisine pour réclamer, mais trouva porte close. Il revint mélancoliquement vers les autres car ils mouraient tous de faim. « Cette femme est décidément impossible. Elle a bouclé la porte de la cuisine, dit-il. Je crois que nous devrons nous passer de dîner ce soir. — Attendons qu’elle se soit couchée, suggéra Claude. Nous découvrirons bien quelque chose dans le garde-manger. » Ils se mirent donc au lit le ventre vide. François fit le guet. Quand il eut entendu monter Émile et Mme Friol, et quand il fut certain qu’ils étaient dans leurs chambres, il descendît silencieusement à la cuisine. Il y faisait noir et François s’apprêtait à allumer la lumière quand il perçut un bruit de respiration. Était-ce Fléau ? Non, on aurait dit la respiration d’un être humain. Surpris et un peu effrayé, François hésita une seconde, la main sur le commutateur. Ce ne pouvait être un cambrioleur, les cambrioleurs n’ayant pas pour coutume de s’endormir dans les maisons qu’ils viennent piller. Ce n’était certainement pas Mme Friol ni Émile. Qui était-ce ? Il tourna le bouton. La cuisine fut inondée de lumière et il aperçut un petit homme étendu sur le divan, profondément endormi, la bouche ouverte. Il n’était pas très plaisant à regarder. À en juger par l’état de ses joues et de son menton, il n’avait pas dû se raser depuis plusieurs jours. Il ne s’était pas lavé non plus pendant un laps de temps encore plus considérable, car ses mains étaient sales et ses ongles noirs. Ses cheveux hirsutes étaient trop longs. Son nez ressemblait à celui d’Émile. « Ce doit être le père de ce cher Émile, songea François. Quelle allure ! Pas étonnant que le pauvre garçon soit si stupide avec des parents pareils. » L’homme ronfla. François se demandait quoi faire. Il voulait atteindre le garde-manger, mais d’autre part il ne tenait pas à s’attirer des histoires en réveillant cet inconnu. Il n’avait aucun moyen de le mettre à la porte. D’ailleurs son oncle et sa tante avaient peut-être autorisé Mme Friol à laisser venir son mari de temps à autre, qui sait ? Bien que ce fût douteux. François avait faim. À l’idée des bonnes choses qui devaient se trouver dans le garde-manger, il éteignit la lumière et s’avança dans le noir. Il ouvrit la porte et promena ses doigts à tâtons sur les rayons. Il rencontra un plat qui paraissait contenir un pâté. Il renifla. Oui, c’était un pâté de viande. Miam ! Il continua ses recherches à l’aveuglette et atteignît une série d’objets plats et ronds, collants au centre. Probablement des tartelettes à la confiture. Pâté et tartelettes, voilà un menu satisfaisant pour quatre enfants affamés. François équilibra les tartelettes sur le pâté et referma la porte du garde-manger avec le pied. Puis il commença la traversée de la pièce en sens inverse. Mais il se trompa de direction et la malchance voulut qu’il vînt buter dans le divan. Le choc déséquilibra les tartes et l’une d’elles glissa droit dans la bouche du dormeur qui s’éveilla en sursaut. « Flûte ! » murmura François en reculant aussi doucement que possible avec l’espoir que l’homme se retournerait de l’autre côté et se rendormirait. Mais celui-ci avait été tiré de sa torpeur par le contact de la tarte gluante et se redressait déjà. « Qui est-ce ? C’est toi, Émile ? Qu’est-ce que tu fais ici ? » François continua à progresser sans rien dire dans ce qu’il espérait être la direction de la porte. L’homme alla en trébuchant vers le commutateur et alluma l’électricité. Il contempla François avec stupéfaction. « Qu’est-ce que vous faites ici ? — Exactement la question que je voulais vous poser, répondit le jeune garçon sans se démonter. Qu’est-ce que vous faîtes dans la cuisine de mon oncle ? — J’y suis parce que j’ai le droit d’y être, répliqua l’homme d’une voix désagréable. Ma femme est employée ici. Mon bateau est au port et je suis en permission. Votre oncle est d’accord avec ma femme pour que je vienne ici, voilà tout. » C’était bien ce qu’avait redouté François. Dire qu’il y aurait désormais non seulement une mère et un fils Friol, mais aussi un père Friol. La vie ne serait plus tenable. « J’en parlerai à mon oncle quand il téléphonera demain matin, reprit François. Maintenant, laissez-moi passer, je vous prie, je veux monter. — Eh là, pas si vite, dit M. Friol en apercevant le pâté et les tartelettes. Vous avez mis le garde-manger au pillage, à ce que je vois. C’est du joli. » François n’avait aucune envie de discuter la question avec M, Friol qui se croyait visiblement maître de la situation. « Laissez-moi passer, répéta-t-il, nous discuterons demain quand j’aurai parlé à mon oncle. » M. Friol n’avait pas du tout l’air de vouloir libérer le chemin. Il dévisageait François avec un sourire sarcastique sur son visage mal rasé. Il n’était guère plus grand que le garçonnet. François siffla. Il y eut un poum à l’étage au-dessus : Dagobert descendait du lit de Claude. Puis un bruit de pattes retentit le long de l’escalier et du couloir. Dago arrivait à la rescousse. Il flaira M. Friol, se hérissa et découvrit les dents en grondant. M. Friol s’écarta vivement du chambranle où il s’adossait et claqua la porte au nez du chien. « Et maintenant, qu’allez-vous faire ? demanda-t-il ironiquement. — Vous tenez à ce que je vous le dise ? Je vais vous lancer à la figure ce beau pâté juteux », répliqua François que la colère gagnait. Il leva en même temps le bras. M. Friol baissa instinctivement la tête. « Arrêtez ! Je plaisantais. Ce serait dommage de gâcher ce bon pâté. Allez où vous voulez. » Il retourna vers le divan. François ouvrit la porte, et Dagobert bondit dans la cuisine en grognant. M. Friol le regardait avec méfiance. « Rappelez votre chien. Je n’aime pas ces bêtes-là. — Alors je me demande pourquoi vous ne vous débarrassez pas de Fléau. Ici, Dagobert ! Laisse-le tranquille. Il ne vaut même pas un coup de dent. » François remonta l’escalier, Dagobert sur ses talons. Les autres l’attendaient avec anxiété, car ils avaient entendu les éclats de voix. Ils se mirent à rire quand François leur raconta qu’il avait été sur le point de se servir du pâté comme d’une arme contre M. Friol. « Il l’aurait mérité, s’écria Annie, mais c’eût été dommage, car nous n’aurions rien eu à manger. Mme Friol est invivable, mais c’est la meilleure cuisinière du monde. Ce pâté vous fond dans la bouche. » Les enfants engloutirent jusqu’à la dernière miette tout ce que François avait apporté tandis qu’il leur racontait l’entrée en scène de M. Friol, fraîchement débarqué. « Trois Friol, c’est beaucoup pour nous, sinon trop, murmura pensivement Mick. Dommage que nous ne puissions pas nous en débarrasser et nous débrouiller par nos propres moyens. Claude, tâche donc demain de persuader ton père de nous donner carte blanche. — Je veux bien essayer, mais tu sais comment il est. Impossible de raisonner avec lui. Enfin, j’essaierai quand même. Je meurs de sommeil. Ici, Dago, viens te coucher au pied de mon lit. Je n’ai pas l’intention de laisser aux Friol la plus petite chance de t’empoisonner. » Les enfants, rassasiés, dormirent bientôt paisiblement. Ils ne redoutaient aucune offensive nocturne des Friol, car Dagobert montait la garde et les aurait réveillés au premier mouvement de leurs ennemis. Dagobert était la plus vigilante des sentinelles. Le lendemain Mme Friol leur servit un petit déjeuner passable, ce qui surprit beaucoup les jeunes convives. « Comme ton père doit téléphoner, elle préfère ne pas se mettre dans son tort, dit François à Claude, Il appellera à neuf heures, n’est-ce pas ? Je propose que nous fassions un saut jusqu’à la plage en attendant. » Ils s’en allèrent donc tous les cinq sans un regard pour Émile qui les guettait dans le fond du jardin, prêt à leur faire des grimaces. Les enfants ne pouvaient s’empêcher de penser qu’il était un peu faible d’esprit. Il ne se conduisait pas comme les autres garçons de son âge. Ils remontèrent à neuf heures moins dix. « Restons dans le salon, dit François, pour être sûrs que Mme Friol ne prendra pas la communication avant nous. » Mais à leur grande consternation, ils entendirent soudain Mme Friol qui parlait au téléphone dans le hall. « Oui, monsieur, tout va très bien ici. Je saurai tenir les enfants même s’ils se montrent un peu ombrageux. N’ayez crainte, oui, monsieur… naturellement… Par chance, mon mari est en permission en ce moment. Il m’aidera au besoin. Ne vous souciez de rien, monsieur, tout marchera parfaitement pendant votre absence, je m’en charge… » Claude traversa le hall d’un bond de tigresse et arracha le récepteur des mains de Mme Friol. « Papa, c’est moi, Claude, comment va maman ? — Son état n’a pas empiré, mon petit, mais nous ne saurons rien de définitif avant demain matin. Je suis content d’apprendre par Mme Friol que tout se passe bien à la maison. Je suis très tourmenté, et l’idée que je pourrai dire à ta mère que vous vous débrouillez bien me soulage un peu. — Mais c’est faux, cria Claude, archifaux ! Les Friol ne pourraient-ils pas s’en aller et nous laisser nous en tirer seuls ? — Bonté divine ! Bien sûr que non, répliqua son père d’une voix légèrement irritée. Où as-tu la tête ? J’espère, Claude, que tu tâcheras d’être raisonnable et… — Parle-lui, toi, François », dit Claude en tendant l’appareil à son cousin. « Allô, bonjour, mon oncle. Ici François, dit-il de sa voix nette. Je suis content de savoir que ma tante ne va pas plus mal. — Si jamais elle apprend que les choses ne tournent pas rond à la maison, elle aura certainement une rechute, lança l’oncle Henri avec exaspération. Essaie de faire entendre raison à cette tête de pioche de Claude. Qu’elle s’arrange pour endurer les Friol une semaine ou deux. Nom d’une pipe, ce n’est pourtant pas terrible. Écoute-moi, François, je ne renverrai pas ces gens-là maintenant. Je veux que la maison soit en état pour quand ta tante rentrera. Si tu ne peux pas t’entendre avec les Friol, écris à tes parents et demande-leur s’ils veulent vous reprendre jusqu’à la fin des vacances, mais j’exige que Claude reste ici. Tu as bien compris ? — Mais, mon oncle… », balbutia François, ne sachant trop par où commencer pour se faire entendre de son irascible parent. « Il faut que je te dise que… » Il y eut un déclic à l’autre bout de la ligne. L’oncle Henri avait raccroché. François fronça les sourcils en se mordant la lèvre. « Communication coupée ! dit-il aux autres. Juste au moment où j’essayais de m’expliquer. — Bien fait pour vous, claironna la voix aigre de Mme Friol restée près de la porte. Vous voilà fixés, je pense ? Je suis ici de par la volonté de votre oncle et j’y resterai. Et vous n’avez qu’à bien vous tenir, sinon vous repentirez. » CHAPITRE VI FRANÇOIS TIENT TÊTE AUX FRIOL Une porte claqua, puis une autre. Les enfants entendirent Mme Friol annoncer triomphalement sa victoire à Émile et à son mari. Les quatre allèrent s’asseoir dans le salon et se regardèrent mutuellement d’un air sombre. « Papa est insupportable, s’écria Claude rageusement, Il ne veut jamais rien écouter. — Il a des soucis en ce moment, tu sais, répliqua Mick avec sagesse. Là où nous n’avons pas de chance, c’est qu’il ait téléphoné avant neuf heures et que Mme Friol lui ait parlé avant nous. — Que t’a dit papa exactement, François ? — Il a dit que si nous ne pouvions pas nous entendre avec les Friol, nous n’avions qu’à repartir chez nos parents, Annie, Mick et moi, mais que toi, toi devrais rester ici. » Claude regarda François pendant une longue minute puis finit par dire : « Vous n’aimez les Friol ni les uns ni les autres, n’est-ce pas ? Alors le mieux, c’est que vous preniez le train le plus tôt possible. Je me débrouillerai ici. — Grosse bête, rétorqua François en lui donnant une bourrade amicale, tu sais parfaitement que nous ne t’abandonnerons pas. Je ne dirai pas que je me réjouis à la pensée d’être sous la coupe de ces chers Friol pendant une semaine ou deux, mais il y a pire. Imagine un peu que tous leurs parents et alliés soient venus s’installer ici, tu te rends compte ? » Mais sa plaisanterie ne fit sourire personne, même pas Annie. Les Friol n’étaient pas des gens avec qui on pût envisager de vivre le cœur léger ne fût-ce que pour huit jours. Dagobert posa la tête sur le genou de Claude qui le caressa et se tourna vers les autres, « Repartez chez vous. Je ne suis pas seule, puisque j’ai Dago pour me protéger. Je viens de trouver une idée. Téléphonez à vos parents et préparez vos valises. » Claude jeta à la ronde un coup d’œil de défi. Elle avait visiblement ses projets. François se sentit mal à l’aise. « Ne fais pas l’idiote. Je te répète que nous sommes solidaires les uns des autres. Si tu as un projet, nous l’exécuterons ensemble. Nous resterons ici avec toi quoi qu’il arrive. Nous sommes le Club des Cinq, n’est-ce pas ? Et les Cinq ont promis de s’entraider coûte que coûte. — Restez si vous y tenez, mais je ne changerai pas mes plans. Vous verrez bien que vous serez obligés de partir à la fin. Ici, Dago, viens à la plage avec moi vérifier si le bateau est sec. — On t’accompagne », lança Mick. Il était peiné pour Claude. Il se doutait que, malgré son air détaché, elle avait beaucoup de chagrin. Elle était inquiète pour sa mère, irritée contre son père et ennuyée à l’idée qu’à cause d’elle ses cousins passeraient une ou deux semaines pénibles alors qu’ils auraient pu s’amuser chez eux. La journée s’écoula tristement. Claude se montra très distante et ne cessa de répéter que ses cousins devraient s’en aller. Ceux-ci répondaient avec une égale fermeté qu’ils n’en feraient rien. Leur insistance finit par la mettre en colère. « Je vous assure que vous me gênez en restant ici Vous jetez tous mes plans par terre. — Quels plans ? demanda François avec agacement. Je parie que tu prétends en avoir uniquement pour nous inciter à partir. — C’est faux ! cria Claude aussitôt verte de rage. Est-ce que tu m’as déjà entendue mentir ? Non, n’est-ce pas ? Si je te dis que j’ai un plan, c’est que j’en ai vraiment un. Mais je ne veux pas en parler, alors ce n’est pas la peine de me le demander. C’est mon plan à moi et vous n’avez rien à voir dedans. — Tu n’es pas chic, répliqua Mick blessé. Après tout, nous sommes tes meilleurs amis, non ? Et nous ne bougerons pas d’ici, que tu le veuilles ou non, même si tes fameux plans en sont bouleversés. — Si tu crois que je vais vous laisser gâcher mon projet, tu te trompes, dit Claude folle de colère. Vous vous arrangez pour me rendre la vie impossible. Vous ne valez pas plus cher que les Friol ! — Oh ! Claude, je t’en prie, supplia Annie qui était prête à pleurer. Pas de dispute, s’il te plaît. C’est déjà assez d’être en guerre avec les Friol. » La colère de Claude s’évapora instantanément « Pardon, je suis stupide, dit-elle d’un air contrit. Je vous promets de ne plus m’emporter, mais je maintiens ce que j’ai dit. J’exécuterai mon plan coûte que coûte et je ne vous l’expliquerai pas parce que ça gâcherait vos vacances, voilà. — Partons en pique-nique, dit François en se levant. Fuir cette maison pendant quelque temps nous fera du bien à tous. Je vais me mesurer avec le dragon. — Ce François est d’une bravoure ! » s’écria Annie qui serait morte sur place plutôt que d’affronter Mme Friol. Celle-ci se montra de fort mauvaise composition. Elle avait l’impression d’avoir gagné la partie et, d’autre part, elle avait constaté entre-temps la disparition de son pâté et de ses tartelettes. M. Friol était précisément en train de lui raconter comment ces victuailles succulentes s’étaient envolées du garde-manger quand François arriva. « Quelle audace ! s’écria-t-elle avec indignation. Comment, vous volez mon pâté et mes tartes et vous voulez que je vous prépare un pique-nique ? Vous aurez du pain et de la confiture, un point c’est tout. Et encore je ne vous en donnerai que pour avoir la paix quand vous aurez décampé. — Bon débarras », chantonna à mi-voix Émile qui, étendu sur le divan, regardait un illustré bon marché. « Si vous avez quelque chose à me dire, Émile, venez me le dire dehors, répliqua François d’un ton menaçant. — Laissez Émile tranquille, lança aussitôt Mme Friol. — Je ne demande pas mieux, dit François avec mépris. Qui voudrait fréquenter un garçon aussi mou et aussi gras ! — Allons, allons, dites-moi un peu…, commença M. Friol. — Non, merci. Je ne vous dirai rien, je ne tiens pas à vous parler, répondit François. — Ah ! ça, mais dites donc, vous…, reprit M. Friol furieux en se levant. — Je répète que je ne tiens pas à vous parler. Vous n’êtes pas assez aimable pour ça. — Quelle insolence ! » s’exclama Mme Friol qui commençait à contenir difficilement sa colère. « Ce n’est pas une insolence, c’est l’expression de la vérité », rétorqua François courtoisement. Mme Friol lui lança un regard furibond. François la déconcertait par ses ripostes rapides et pourtant toujours émises sur un ton poli. Plus discourtoises étaient les réponses, plus poli était le ton. Mme Friol détestait les gens qu’elle ne comprenait pas, comme ce François. Ils étaient trop intelligents pour elle. Elle posa avec rage une casserole dans l’évier, souhaitant visiblement que la tête de François se soit trouvée sous la casserole à la place de ce pauvre évier. Le fracas fit sursauter Fléau qui se mit à gronder. « Tiens, Fléau, comment vas-tu ? dit François. Tu as pris un bain depuis que je t’ai vu ? Non, hélas… tu sens toujours aussi mauvais. Une vraie peste. — Vous savez très bien que ce chien ne s’appelle pas Fléau, s’écria Mme Friol. Sortez de ma cuisine. — Avec plaisir. Ne vous dérangez pas pour le pain et la confiture. Nous trouverons quelque chose de meilleur. » Il s’éloigna en sifflotant. Fléau gronda et Émile répéta, cette fois à haute et intelligible voix : « Bon débarras. — Qu’est-ce que vous dites ? » lança François en passant la tête à la porte de la cuisine. Mais Émile se tint coi, et François repartit en sifflant joyeusement. Il n’était pas aussi gai qu’il affectait de l’être, bien au contraire. Si Mme Friol continuait à se montrer aussi désagréable chaque fois qu’il serait question des repas, la situation risquait de devenir intenable. « Qui d’entre vous aimerait avoir du pain et de la confiture pour tout déjeuner ? » demanda François à la cantonade quand il eut rejoint les autres. « Personne ? Je m’en doutais, aussi ai-je refusé l’offre que me faisait aimablement Mme Friol. Je vous propose d’acheter des provisions au village. » Claude fut peu loquace ce jour-là. Elle devait réfléchir à l’état de sa mère qui la préoccupait, et aussi probablement à son fameux projet, songèrent ses cousins qui auraient donné cher pour le connaître. « Si nous allions à Kernach ? » proposa François qui pensait distraire ainsi sa cousine de ses soucis. Claude secoua la tête. « Non, je n’y tiens pas. Le bateau est prêt, mais je préfère ne pas m’éloigner de la maison tant que je ne suis pas rassurée sur le compte de maman. Si papa téléphonait, les Friol pourraient envoyer Émile nous chercher même à la plage, mais il ne viendrait pas jusqu’à l’île. » Les enfants flânèrent sans but dans le jardin et rentrèrent seulement pour goûter. Mme Friol leur donna du pain et du beurre sans se faire prier, mais elle n’avait pas préparé de gâteau et il n’y avait plus de chocolat. Ils mangeaient sans entrain quand ils aperçurent Émile sous la fenêtre, une gamelle à la main. Il la posa sur l’herbe et cria : « Voilà la pâtée de votre chien ! » « Il m’a tout l’air d’une pâtée de chien lui-même, dit Mick d’un air dégoûté. Quelle allure mollassonne ! Une vraie méduse. — Émile la Méduse, chantonna Annie. Est-ce qu’il reste encore des biscuits dans la boîte qui est derrière toi sur le buffet, Claude, s’il te plaît ? » Claude se leva. Dagobert se glissa au-dehors et vint flairer la gamelle qu’on lui destinait. En revenant du buffet, Claude regarda machinalement dans le jardin et se souvînt tout à coup des menaces d’empoisonnement faites par Mme Friol. Ses cousins sursautèrent en l’entendant rugir : «DAGO ! Ne mange pas ! Ici, Dago ! » Dagobert remua la queue comme pour signifier qu’il n’en avait jamais eu l’intention. Claude sortit en courant et ramassa le plat de viande crue qu’elle renifla. « Tu n’y as pas touché, j’espère ? demanda-t-elle anxieusement au chien. — Non, répondit Mick qui s’était approché de la fenêtre. Je le regardais. Il a flairé le plat, c’est tout. Je parierais qu’il y a de la mort-aux-rats dedans. » Claude pâlit : »Oh ! Dago… Je savais bien que tu étais intelligent. Ce n’est pas toi qui irais manger de la viande empoisonnée, n’est-ce pas ? — Ouah ! » répliqua Dagobert d’un ton catégorique. Fléau l’entendit et mit le nez à la porte de la cuisine. Claude l’appela d’une voix forte : « Fléau, Fléau ! Viens ici. Dago ne veut pas de son dîner, tu peux le prendre. Allons, viens ! » Émile se précipita sur les traces de Fléau. « Ne lui donnez pas ça, dît-il. — Et pourquoi pas ? demanda Claude. Hein ? — Il ne mange pas de viande crue, reprit Émile au bout d’une seconde. Il ne mange que des biscuits pour chien. — C’est un mensonge, cria Claude. Je l’ai vu manger de la viande hier. Ici, Fléau, viens goûter à cette bonne pâtée. » Émile arracha la gamelle des mains de Claude en montrant les dents presque comme s’il avait envie de la mordre et repartît à fond de train vers la cuisine. Claude s’apprêtait à se lancer à sa poursuite, mais François, qui avait sauté par la fenêtre à l’entrée en scène d’Émile, la retint. « Ne te fatigue pas, ma vieille, ça ne servirait à rien. À l’heure qu’il est, la pâtée brûle déjà dans la chaudière. À partir de maintenant, nous nourrirons Dagobert nous-mêmes avec de la viande que nous aurons achetée au village. De toute façon tu n’as rien à craindre. Il est bien trop intelligent pour toucher à de la viande empoisonnée. — Oh ! François, s’il avait vraiment très, très faim… », murmura Claude horriblement pâle maintenant. « Je n’aurais pas laissé Fléau manger cette pâtée, mais je pensais que si elle était réellement empoisonnée, un des Friol accourrait pour empêcher leur chien d’y goûter. Et Émile est venu. C’est une preuve, n’est-ce pas ? — Oui, dit François, mais n’aie pas peur, Claude. On n’empoisonnera pas Dago si facilement que ça. — On ne sait jamais, répéta Claude en posant la main sur la tête du chien. Je ne peux pas supporter cette idée. — N’y pense plus, mon chou, dit François en la ramenant dans la salle à manger. Tiens, prends un biscuit. — Crois-tu que les Friol essaieront de nous empoisonner nous aussi ? » demanda Annie d’un ton affolé en regardant le biscuit qu’elle tenait à la main comme s’il allait la mordre. « Mais non, idiote. Ils veulent simplement se débarrasser de Dago parce qu’il nous garde trop bien à leur goût, répondit François. Mange ton biscuit sans crainte, va. Dans un jour ou deux les choses se tasseront d’elles-mêmes, tu verras. » François voulait réconforter sa petite sœur, mais au fond de lui-même il était inquiet. Il aurait souhaité pouvoir emmener Annie, Mick et Claude chez ses propres parents. Cependant Claude refuserait de les accompagner et on ne pouvait pas la laisser seule aux prises avec les Friol. Non, quand on est amis, on se serre les coudes. Ils resteraient tous ensemble ici, coûte que coûte, jusqu’au retour de leur tante Cécile et de leur oncle Henri. CHAPITRE VII LES NOUVELLES SONT MEILLEURES « Attendrons-nous que les Friol soient couchés pour faire une razzia dans la cuisine comme hier ? » demanda Mick lorsqu’il fut bien évident qu’aucun dîner n’avait été prévu au programme pour eux. François n’avait aucune envie de se retrouver face à face en pleine nuit avec M. Friol. Il ne le craignait pas, mais estimait la situation désagréable. Ils étaient dans leur propre maison, les provisions leur appartenaient, alors pourquoi seraient-ils contraints de supplier pour en obtenir ou obligés de se servir eux-mêmes en cachette ? C’était ridicule. « Ici, Dagobert ! » lança François. Le chien abandonna sa place près de Claude et s’avança d’un air étonné. « Mon vieux Dago, tu vas venir avec moi persuader cette très chère dame Friol de nous donner ce qu’il y a de mieux dans le garde-manger », déclara François en souriant. Ce qui détendit l’atmosphère. « Bonne idée, dit Mick. Nous t’accompagnons en corps pour jouir du spectacle ? — Mieux vaut pas. Je me débrouillerai tout seul. » Il disparut dans le couloir en direction de la cuisine. La radio marchait, si bien que personne ne se douta de l’arrivée de François avant qu’il fût entré. C’est alors qu’Émile leva la tête et aperçut en même temps Dagobert et François. Émile, qui redoutait déjà Dagobert, prit peur en l’entendant gronder férocement et il courut se réfugier derrière le divan d’où il surveilla son ennemi d’un œil inquiet. « Qu’est-ce que vous voulez ? dit Mme Friol en fermant la radio. — Dîner, répondît François de sa voix la plus aimable. Tout simplement dîner. Avec ce qu’il y a de mieux dans le garde-manger… acheté avec l’argent de mon oncle, cuit sur le fourneau de ma tante avec le gaz payé par elle. Nous allons ouvrir le garde-manger et voir ce qu’on peut y trouver. — Eh bien, pour de l’audace…, commença M. Friol avec stupéfaction. — Vous aurez du pain et du fromage, coupa Mme Friol. C’est mon dernier mot. — Mais pas le mien, dit François en se dirigeant vers le garde-manger. Ici, Dago, reste près de moi. Grogne tant que tu veux, mais ne mords personne. Du moins pas encore. » Les grondements de Dagobert atteignaient un fortissimo inquiétant. Même M. Friol se tint à bonne distance. Quant à Fléau, il avait disparu dans la buanderie dès l’entrée de Dagobert et tremblotait, blotti sous l’essoreuse. La bouche de Mme Friol devint une ligne presque invisible. « Prenez du pain et du fromage et débarrassez-moi le plancher », dit-elle. François ouvrit la porte du garde-manger en sifflotant doucement, ce qui irrita Mme Friol au plus haut point. « Oh ! Oh ! Tous mes compliments, s’exclama François d’un ton admiratif. Du poulet rôti ! Il me semblait bien avoir senti une bonne odeur. M. Friol a tué un de nos poulets aujourd’hui, en effet. J’ai entendu du remue-ménage dans le poulailler. Et quelles belles tomates…, les plus belles du village, sans aucun doute. Eh ça ! Oh ! Madame Friol, cette tarte aux cerises est une pure merveille. Vous êtes vraiment une cuisinière hors ligne. » François prit le poulet, posa par-dessus le plat de tomates et compléta son chargement avec la tarte. Mme Friol bondit. « Voulez-vous ne pas toucher à ça ! C’est notre souper. — Vous vous trompez, je crois, dit François avec douceur. C’est notre dîner à nous. Nous avons très peu mangé aujourd’hui. Un repas copieux ce soir ne nous fera pas de mal. Merci infiniment. — Écoutez un peu », lança rageusement M. Friol furieux de voir son bon dîner disparaître sous son nez. « Vous écouter ? Pour quoi faire ? répondit François d’un ton surpris. Je ne tiens pas à bavarder avec vous. Vous n’êtes pas assez aimable pour ça. » M. Friol resta pantois. Il n’avait ni le cerveau agile ni la langue déliée, et un garçon comme François le stupéfiait au point qu’il était seulement capable d’émettre son « Écoutez donc » favori. « Reposez ce que vous venez de prendre » reprit sèchement Mme Friol. Si vous emportez ça, qu’est-ce que nous mangerons, nous autres ce soir, hein, dites-moi ? — Ce que vous nous réserviez, madame Friol, du fromage et du pain. » Mme Friol s’étrangla de fureur et courut vers François, la main levée. Mais Dagobert bondit. Ses mâchoires se refermèrent avec un bruit sec. « Oh ! hurla Mme Friol. Votre chien a failli m’arracher la main. Quelle bête féroce ! Je m’en débarrasserai un de ces quatre matins. — Vous avez fait ce que vous avez pu pour ça aujourd’hui, n’est-ce pas ? répliqua calmement François en la regardant bien en face. Ce genre de procédé relève de la justice, si je ne me trompe. J’ai bonne envie d’aller trouver les gendarmes demain. » Comme la première fois où il en avait parlé, la seule mention des gendarmes sembla effrayer Mme Friol. Elle jeta un coup d’œil à son mari et recula d’un pas. François se demanda si par hasard M. Friol n’était pas venu se cacher ici après un mauvais coup. Il ne mettait jamais les pieds dehors. François s’éloigna triomphalement, suivi de Dagobert déçu de n’avoir pas trouvé Fléau pour en grignoter un bout. François entra dignement dans la salle à manger et déposa son fardeau avec solennité sur la table. « Salut à tous ! Regardez un peu ce que je vous apporte : le propre souper des Friol. » Il raconta ce qui s’était passé et ils rirent comme des fous. « Pas étonnant qu’ils soient furieux contre toi si tu leur dis des choses comme ça, s’écria Annie avec admiration. Je ne saurais pas en inventer la moitié. Nous avons de la chance d’avoir Dagobert pour les tenir en respect. — Oui, sans lui, je ne serais pas si brave », répondit François. Ils firent un dîner excellent. Ils avaient trouvé des fourchettes et des couteaux dans le buffet. Plutôt que de retourner à la cuisine, ils préférèrent se passer d’assiettes et les remplacer par des soucoupes également rangées là. Il restait du pain du goûter si bien qu’il ne leur manqua rien pour bien jouir de leur repas. « Désolée, Dago, impossible de te donner la carcasse, dit Claude. Les os risqueraient de se casser en mille morceaux et tu serais malade. Tu auras les miettes. N’en laisse pas pour Fléau. » Recommandation inutile : Dagobert nettoya son assiette en trois ou quatre coups de langue et attendit patiemment qu’on voulût bien lui faire goûter un peu de tarte. Les enfants se sentaient de très bonne humeur après ce festin. Du poulet il ne subsistait qu’un tas d’os. Les tomates avaient disparu jusqu’au dernier pépin. Quant à la tarte, il n’y en avait plus trace. Regardez ce que je vous apporte. Il était tard. Annie bâilla, aussitôt imitée par Claude. « Si nous allions nous coucher maintenant ? dit-elle. Je commence à avoir sommeil. » Ils montèrent dans leur chambre et Dagobert s’installa suivant sa coutume aux pieds de Claude. Il resta quelque temps l’oreille dressée, guettant les bruits de la maison. Il entendit les Friol regagner leur chambre à leur tour, puis des portes se fermer. Fléau gémit. Le silence s’établit bientôt dans toute la maison et Dagobert laissa tomber sa tête sur ses pattes. Mais il ne dormit que d’un œil, car il n’avait pas plus confiance que ses maîtres dans la famille Friol. Les enfants s’éveillèrent très tôt. François ouvrit les yeux le premier. Le temps était splendide. Le jeune garçon s’approcha de la fenêtre : dans le ciel bleu pâle flottaient de petites nuées roses. La mer était bleue, elle aussi, sans une ride. François se rappela ce qu’Annie disait souvent : à l’aube, la terre avait toujours l’air de revenir de chez la blanchisseuse tant elle était fraîche et propre. Les enfants se baignèrent avant le petit déjeuner et revinrent cette fois à huit heures et demie de peur que le père de Claude ne téléphonât de nouveau plus tôt que convenu. François aperçut Mme Friol dans l’escalier et lui demanda si son oncle avait déjà appelé. « Non », répliqua aigrement la dame. Elle avait espéré que le téléphone sonnerait pendant l’absence des enfants, ce qui lui aurait permis de répondre elle-même et de raconter les choses à sa façon. « Nous voudrions déjeuner maintenant, s’il vous plaît, reprit François. Un bon déjeuner, madame Friol. Mon oncle nous demandera peut-être ce que nous aurons mangé, on ne sait jamais, n’est-ce pas ? » Par prudence Mme Friol leur servit aussitôt un petit déjeuner copieux. Elle se rattrapa en le faisant avec une mauvaise humeur manifeste. Émile l’aida à mettre le couvert. « Tiens, ce cher Émile ! lança François d’un ton d’aimable surprise. Cette brave méduse ! — Zut », répliqua Émile en posant le beurrier sans douceur. Dagobert gronda et Émile prit la poudre d’escampette. Claude ayant déclaré qu’elle n’avait pas faim, François n’insista pas. Il savait qu’elle était anxieuse d’avoir des nouvelles de sa mère et se tenait prête à bondir sur le téléphone dès qu’il sonnerait. L’appel vint alors qu’ils avaient presque fini de déjeuner. Claude fonça dans le hall et décrocha avant même que la sonnerie eût cessé. « Allô, papa ? Oui, c’est moi, Claude. Comment va maman ? » Ses cousins s’arrêtèrent de manger et attendirent en silence. Ils sauraient par les réponses de Claude si les nouvelles étaient bonnes. « Oh ! comme je suis contente ! Elle a été opérée hier, tu dis ? Tu aurais dû me prévenir. Elle est bien maintenant ? Pauvre maman ! Embrasse-la pour moi. Je voudrais tant la voir. Est-ce que je peux venir, s’il te plaît ? » La réponse était visiblement non. Claude écouta pendant quelques minutes et dit au revoir. Elle rentra en courant dans la salle à manger. « Vous avez entendu ? lança-t-elle joyeusement, maman va mieux. Elle reviendra dans une dizaine de jours environ et papa restera là-bas avec elle. Je suis heureuse d’avoir de bonnes nouvelles de maman… mais je crois que nous ne sommes pas près d’être débarrassés des Friol. » CHAPITRE VIII LES PROJETS DE CLAUDE Mme Friol avait entendu elle aussi la conversation téléphonique, ou du moins les réponses de Claude. Elle en avait inféré que pendant dix jours environ elle-même et les membres de sa famille, Fléau compris, auraient le champ libre à Kernach. Nul doute que l’absence des maîtres de la maison serait mise par eux à profit. Claude s’aperçut soudain que son appétit était revenu et elle dévora son déjeuner jusqu’à la dernière miette. « Je me sens mieux », déclara-t-elle avec un soupir de satisfaction quand elle eut fini. Annie glissa affectueusement sa main dans la sienne. Elle était heureuse de savoir que tante Cécile serait vite guérie. Ils pourraient désormais s’amuser d’un cœur léger. La seule ombre au tableau était les Friol. C’est alors que Claude s’arrangea pour troubler l’atmosphère. « Maintenant que je suis rassurée sur le compte de maman, je tiendrai très bien toute seule tête aux Friol, avec l’aide de Dagobert. Vous n’avez qu’à rentrer terminer les vacances chez vous. Je me débrouillerai. » François était furieux : « Écoute, Claude, nous avons réglé la question une fois pour toutes. Je suis exactement comme toi. Quand j’ai décidé une chose, rien ne me ferait changer d’avis. N’insiste pas ou je me fâche. — Je t’ai déjà dit que mon projet ne concernait que moi. Vous serez bien obligés de partir, que vous le vouliez ou non. — Oh ! pas tant de mystère, Claude, répliqua François énervé. Qu’est-ce que c’est que ce fameux plan ? Mieux vaudrait nous l’expliquer, même si nous n’avons rien à y voir. Tu n’as donc pas confiance en nous ? — Bien sûr que si, mais vous essaieriez peut-être de me mettre des bâtons dans les roues, dit Claude d’un ton boudeur. — Raison de plus pour nous dire ce que tu as comploté. » François était inquiet. Claude était très tête brûlée à ses heures. Dieu sait ce qu’elle avait inventé cette fois. Claude persistant à taire ses projets, François abandonna la partie, secrètement résolu à ne pas quitter sa cousine d’une semelle ce jour-là. Si elle tenait à mener à bien une de ses idées extravagantes, au moins ne pourrait-elle le faire que sous ses yeux. Mais Claude agit comme si de rien n’était, se baigna avec ses cousins et se promena avec eux à pied et en barque. Lorsqu’elle refusa d’aller jusqu’à l’île, ses cousins n’insistèrent pas, pensant qu’elle préférait rester dans les parages de la maison de crainte que son père ne rappelât dans la journée. Le temps passa agréablement. Ils achetèrent de nouveau des provisions au village et pique-niquèrent sur la plage. Dago se régala d’un bel os juteux choisi spécialement pour lui chez le boucher. Vers l’heure du goûter, Claude déclara qu’elle avait des achats à faire. « Rentrez, vous trois, et demandez à Mme Friol de nous préparer quelque chose à manger pendant que je file au village. » François dressa aussitôt l’oreille. Claude voulait-elle les éloigner pour être libre de mettre son mystérieux projet à exécution ? « Je t’accompagne, dit-il en se levant. Mick affrontera le dragon à ma place. Il n’a qu’à emmener Dagobert. — Non, non. Je ne serai pas longue », dit Claude. Mais François était décidé à ne pas quitter sa cousine. Finalement ils se dirigèrent tous ensemble vers le village, car Mick n’avait aucune envie de se mesurer seul avec Mme Friol. À l’épicerie, Claude acheta une pile neuve pour sa lampe électrique, deux boîtes d’allumettes et un litre d’alcool à brûler. « Pour quoi faire ? questionna Annie avec surprise. — C’est toujours utile », fut la réponse évasive. Ils revinrent à là maison et eurent la surprise de trouver le couvert mis. La chère était maigre, pain et beurre pas très frais sans le moindre soupçon de confiture, mais c’était mieux que rien. La pluie tomba dans la soirée. Les enfants s’installèrent pour jouer aux cartes. Ils étaient de bonne humeur, maintenant qu’ils savaient la mère de Claude hors de danger. Au beau milieu d’une partie, François se leva et alla sonner. Les autres le dévisagèrent avec stupeur. « Qu’est-ce qui te prend ? dit Claude, les yeux ronds de stupeur. — J’appelle Mme Friol pour lui demander de nous apporter à dîner », répondit François en souriant. Et comme son coup de sonnette restait sans résultat, il appuya de nouveau à plusieurs reprises sur le bouton. La porte de la cuisine finit par s’ouvrir, et les enfants entendirent Mme Friol se diriger vers la salle à manger comme si elle montait à l’assaut. Elle n’était certainement pas d’humeur badine. Elle entra avec brusquerie. « Cessez d’appuyer sur cette sonnette, dit-elle aigrement. Je ne me dérangerai pas pour des gamins comme vous. Les enfants s’installèrent pour jouer aux cartes — J’ai sonné pour vous prévenir que nous voulions dîner, répondît François, et vous dire que si vous préférez que j’aille chercher moi-même ce qu’il faut à la cuisine… avec Dagobert, comme hier, je le ferai avec plaisir. Sinon, nous serons ravis de vous voir nous apporter quelque chose de bon. — Si jamais vous recommencez à voler les provisions dans mon garde-manger, je… je…, répliqua Mme Friol en s’étranglant. Vous téléphonerez à la police, termina François à sa place. Ne vous gênez pas, je vous en prie. J’imagine déjà le commissaire enregistrant tous les détails sur son calepin. Je pourrais lui en donner de très utiles. » Mme Friol proféra sourdement quelque exclamation peu courtoise en lançant à François un regard destiné à le foudroyer sur place et tourna les talons. À entendre les bruits de casseroles et d’assiettes qui parvenaient de la cuisine, il était évident qu’elle préparait tout de même à dîner, et François rît sous cape en distribuant les cartes. Ils ne se régalèrent pas autant que la veille au soir, mais néanmoins ils mangèrent de façon convenable. On leur servit du jambonneau froid avec de la salade, du fromage et un reste de semoule au lait. Il y avait aussi un plat de viande bouillie pour Dagobert. Claude l’examina d’un air soupçonneux. « Je suis sûre que vous avez encore mis du poison dedans. Vous pouvez remporter ça. — Au contraire, laissez le plat ici, lança François. Je le donnerai demain au pharmacien pour qu’il l’analyse. Il aura certainement des choses intéressantes à nous dire, si, comme Claude le pense, il y a du poison dedans. » Mme Friol remporta le plat sans un mot. « Quelle détestable femme ! dit Claude en attirant Dagobert contre elle. J’ai horriblement peur pour Dago. » Cet incident gâcha la fin de la journée. À la tombée de la nuit, les enfants se sentirent gagnés par le sommeil. « Il est dix heures. Nous ferions bien de monter nous coucher, déclara François. Annie devrait dormir depuis longtemps. Elle est encore trop jeune pour veiller si tard. — Par exemple ! s’exclama Annie indignée. J’ai presque le même âge que Claude. Ce n’est pas ma faute si je suis née quelques mois après elle ! — Ne te fâche pas, répondit son frère en riant. Je ne t’enverrai pas seule dans ta chambre ; n’aie pas peur. Tant que les Friol seront dans les parages, nous resterons toujours groupés. Je propose de lever la séance maintenant. Vous êtes d’accord ? » Ils étaient tous fatigués. Ils avaient nagé, marché et ramé presque sans interruption. François s’efforça de garder les yeux ouverts un moment encore, mais il s’endormit très vite lui aussi. Il se réveilla en sursaut. Il lui semblait avoir perçu un bruit. Pourtant le silence régnait. Était-ce un des Friol qui rôdait dans la maison ? Non, Dagobert aurait déjà aboyé. Qu’est-ce que c’était ? Il ne s’était pas réveillé sans cause, il en était certain. « Et si c’était Claude ? » songea-t-il brusquement. Il se leva et enfila à tâtons sa robe de chambre, puis prenant garde de ne pas éveiller Mick, il se glissa jusqu’à la chambre des filles et alluma sa lampe électrique. Annie était paisiblement endormie dans son lit, mais il n’y avait personne dans le lit voisin et les vêtements de Claude avaient disparu. « Où est-elle partie ? Je parie qu’elle est allée essayer de retrouver sa mère », pensa François. À ce moment sa lampe éclaira une enveloppe blanche épinglée à l’oreiller. Il s’avança doucement pour la prendre et vit dessus son nom inscrit d’une main ferme. Il ouvrit vivement l’enveloppe. Mon cher François, J’espère que tu ne seras pas fâché. Je n’osais plus rester à la maison de crainte que les Friol réussissent à empoisonner Dagobert. Tu sais quel chagrin cela m’aurait fait. Alors je vais m’installer dans notre île jusqu’au retour de papa et de maman. Tu seras gentil de laisser un mot à papa pour lui expliquer où je suis et lui demander de faire hisser un petit drapeau rouge dès qu’il sera là. Je reviendrai à ce moment-là. Quant à vous trois retournez chez vous. Ce serait idiot de vivre à Kernach avec les Friol maintenant que je n’y suis plus. Baisers. CLAUDE. « J’aurais dû m’en douter, murmura François en repliant la lettre. Voilà pourquoi elle refusait de nous raconter son plan. Impossible de la laisser partir. Elle ne peut pas rester seule. Elle risque de tomber malade, de glisser dans les rochers et de se casser une jambe et personne n’en saurait rien. » François était très inquiet pour sa cousine. Il se demandait à quoi se résoudre. Le bruit qui l’avait réveillé avait dû être fait par Claude. S’il en était ainsi, elle n’avait pas beaucoup d’avance, et en courant maintenant à la plage, il y avait des chances de la rattraper. Sans prendre le temps de s’habiller, François traversa le jardin à toute vitesse et descendit vers la mer. La pluie s’était arrêtée, et les étoiles brillaient. Néanmoins la nuit était loin d’être claire. « Comment a-t-elle pu s’imaginer qu’elle arriverait à trouver son chemin alors qu’on n’y voit pas à dix mètres devant soi, songea François. Elle est folle ! Elle va heurter un écueil et couler, c’est inévitable. » Il continua sa route presque en aveugle en marmottant à mi-voix : « Voilà pourquoi il lui fallait une pile de rechange pour sa lampe, des allumettes et de l’alcool à brûler. Elle a dû emporter son petit réchaud de camping. Pourquoi ne nous a-t-elle rien dit ? Nous aurions été si contents de l’accompagner. Quand il atteignit la plage, il aperçut une lumière à l’endroit où Claude amarrait son bateau. Il se remît à courir, enfonçant à chaque pas dans le sable humide. « Claude, espèce d’idiote, reste ici ! Tu ne peux pas aller en mer en pleine nuit ! » Claude, qui mettait son canot à l’eau, sursauta en entendant la voix de François. « Laisse-moi tranquille, j’ai décidé de partir et je m’en vais. » François entra dans l’eau jusqu’à la taille et saisit le bateau par la proue. « Écoute un peu, Claude. Tu risques de t’échouer sur un écueil dans le noir. Reviens, sois raisonnable. — Non, répliqua Claude avec irritation. Retournez tous chez vos parents. Moi, je me débrouillerai très bien. Lâche mon bateau. — Pourquoi ne pas nous avoir dît ce que tu comptais faire ? » reprit François qui faillit être renversé par une vague. « Zut, il faut que j’embarque, je n’ai plus pied. » Et il se hissa dans le bateau. Il ne voyait pas la figure de sa cousine, mais il se doutait qu’elle lui dardait des regards furibonds. Dagobert lui lécha les jambes. « Tu gâches tout, balbutia Claude. —« Mais non, grosse bête, répliqua François gentiment. Écoute-moi. On va rentrer ensemble maintenant et je te promets solennellement que demain nous partirons tous pour l’île avec toi. Tu entends ? Tous les cinq. Qu’est-ce qui nous en empêcherait ? Ta mère avait dit que nous irions y passer une semaine cet été, n’est-ce pas ? Nous serons hors d’atteinte des Friol et de leurs manigances, et nous pourrons nous amuser du matin au soir. D’ailleurs n’oublie pas que tu ne peux pas nous lâcher sans enfreindre les règles du Club des Cinq. Alors. Claude, c’est oui ? » CHAPITRE IX UNE NUIT BIEN EMPLOYÉE Les vagues clapotaient autour de la coque. Au bout d’une minute, Claude dit joyeusement : « Oh ! François, tu ne dis pas ça pour rire ? Vous viendriez vraiment avec moi ? J’avais très peur de me faire attraper puisque papa m’avait recommandé de ne pas quitter la maison jusqu’à son retour. Et tu sais comme il a horreur d’être désobéi. Mais je pensais que si je restais, vous voudriez rester aussi et cela m’ennuyait de gâcher vos vacances. J’étais persuadée que vous refuseriez de m’accompagner pour ne pas être grondés. Je ne vous en ai pas parlé à cause de ça. — Ma vieille, il y a des jours où tu deviens plus bête qu’il n’est permis. Une punition n’a rien de bien terrible quand on n’est pas seul à la subir et ce n’est pas ça qui nous fera jamais hésiter, du moment que nous restons solidaires les uns des autres. C’est dit, nous partons demain avec toi. Je prends l’entière responsabilité de notre escapade et je m’expliquerai avec ton père quand il reviendra. — Pas du tout ! Je lui dirai que l’idée vient de moi. Je n’ai pas l’habitude de renier mes sottises. — Nous discuterons plus tard. Nous aurons au moins une semaine pour régler la question une fois que nous serons dans l’île. Le plus urgent, maintenant, c’est de rentrer réveiller les autres pour les mettre au courant de ton plan. Il est excellent, tu sais. » Claude était ravie. « J’ai bonne envie de t’embrasser, François, s’écria-t-elle. Où sont les rames ? Ah ! les voilà. Nous avons drôlement dérivé. » Elle rama vigoureusement vers le rivage. François sauta dans l’eau et tira le bateau au sec avec l’aide de sa cousine. Il poussa une exclamation en apercevant le fond de la barque à la lueur de sa lampe électrique. « Hé là, que de vivres ! Du pain, du jambon, du beurre ! Comment as-tu réussi à prendre ce butin sous le nez de Mme Friol ? Tu as visité le garde-manger pendant que nous dormions ? — Oui. M. Friol avait dû monter coucher au premier étage ou il est reparti en mer. En tout cas il n’y avait personne dans la cuisine quand j’y suis allée, même pas Fléau. — Laissons tout ça dans le coffre du bateau. Personne n’aura l’idée d’y regarder. Il nous faudra d’ailleurs bien plus de provisions pour nous cinq si nous restons un bout de temps dans l’île. » Ils retournèrent gaiement vers la maison. François avait retroussé bien haut les pans trempés de sa robe de chambre, qui le gênaient pour marcher. Dagobert gambadait comme si ces allées et venues en pleine nuit n’avaient rien que de naturel. En arrivant ils réveillèrent aussitôt les deux autres qui furent stupéfaits d’apprendre ce qui s’était passé pendant qu’ils dormaient. Transportée de joie à l’idée de vivre dans l’île avec ses frères et sa cousine, Annie oublia toute prudence et claironna : « C’est magnifique ! Quand je pense… — Chu-u-u-ut ! soufflèrent trois voix furieuses. Tu vas réveiller les Friol. — Oh ! pardon ! reprit-elle plus bas, mais c’est tellement merveilleux. » Ils tinrent un conseil de guerre. « Si nous restons là-bas une dizaine de jours, il nous faudra pas mal de provisions, dit François. Où les trouver, voilà la question. En admettant même que nous emportions le contenu du garde-manger, je doute que cela suffise. Nous avons bon appétit, les uns et les autres. — Écoutez, j’ai une idée, s’écria soudain Claude, il y a dans la chambre de maman un placard où elle range des réserves au cas où le mauvais temps nous bloquerait dans la maison. C’est déjà arrivé une ou deux fois quand l’hiver est dur. Et je connais l’endroit où maman met ses clefs. Nous pourrions peut-être puiser dans le stock ? — Bien sûr, répliqua François avec enthousiasme. Tante Cécile n’en sera certainement pas fâchée. Et de toute façon nous établirons la liste de ce que nous aurons pris et nous pourrons tout racheter si elle le désire. Ce sera bientôt mon anniversaire et on me donnera probablement de l’argent. — Où est la clef ? demanda Mick. — Dans la chambre de maman. Venez la chercher avec moi. J’espère qu’elle ne l’aura pas emportée. » Mais quand elle avait quitté la maison, la mère de Claude était bien trop souffrante pour songer à pareil détail. Claude plongea la main au fond d’un tiroir de sa commode et sortit deux ou trois clefs attachées ensemble par un fil. Elle les essaya. La deuxième ouvrit la porte du fameux placard. François en éclaira l’intérieur avec sa lampe électrique. Des boîtes de conserves de toutes sortes alignées en bon ordre garnissaient les rayons du haut en bas. « Nous sommes parés, s’écria Mick, les yeux brillants. Du lait condensé, du corned-beef, des sardines, des petits pois ! Et même des biscuits ! — Oui, dit François, nous avons de la chance. Prenons-en le plus possible. Sais-tu où nous pourrions trouver un sac ou deux, Claude, s’il te plaît ? » Les boites s’entassèrent sans bruit dans deux sacs. La porte du placard fut refermée et les enfants revinrent dans leur chambre. « Voilà le problème le plus important résolu, déclara François. Nous inspecterons le garde-manger et emporterons pain et gâteaux s’il y en a. La question nourriture étant réglée, il reste celle de l’eau. Y en a-t-il dans l’île, à ton avis, Claude ? — Même s’il y en a dans le vieux puits, comme nous n’avons ni chaîne ni seau, nous ne pourrons pas en tirer. J’avais rempli une bonbonne, mais puisque vous venez aussi, elle ne suffira pas. Mieux vaudrait en emporter encore deux ou trois. Il y a plusieurs bonbonnes neuves dans la resserre. » Ils remplirent donc quelques bonbonnes qu’ils placèrent près des sacs de provisions. Faire tous ces préparatifs en pleine nuit était follement amusant. Annie avait du mal à parler bas, et c’était merveille que Dagobert n’eût pas déjà aboyé, car il partageait l’excitation générale. Le garde-manger recelait des richesses : en l’occurrence un plat de cakes cuits le jour même, qui allèrent rejoindre le tas déposé dans le jardin, et un gigot que Claude enveloppa soigneusement dans un torchon propre avant de lui faire prendre le même chemin, en disant sévèrement à Dago que s’il osait seulement le renifler, elle ne l’emmènerait pas dans l’île. « Mon petit réchaud de camping est déjà dans le bateau, chuchota Claude, j’avais acheté l’alcool à cause de lui, naturellement, et les allumettes aussi. Vous n’aviez pas deviné, n’est-ce pas ? Que diriez-vous d’emporter des bougies ? Nos lampes électriques s’useront vite si nous nous en servons tout le temps. » Les enfants découvrirent un paquet de bougies dans le placard de la cuisine et s’emparèrent d’une bouilloire, d’une poêle à frire, de couteaux, fourchettes et cuillers usagés, sans compter de multiples objets qui pourraient leur être utiles. Ils firent également main basse sur une provision de bouteilles de limonade visiblement réservées par les Friol à leur usage personnel. « Achetées avec l’argent de maman, bien entendu, grommela Claude. Prenons-les. Ce sera très rafraîchissant par temps de grosse chaleur. — Où dormirons-nous ? dit François. Au milieu des ruines, dans la petite salle qui a encore toit et murs intacts ? — Oui, c’est là que j’avais pensé m’installer. Il y a de la bruyère en quantité pour faire des matelas Avec une ou deux couvertures nous aurons des lits parfaits. — Il faut prendre le plus de couvertures possible et quelques coussins pour servir d’oreillers, conclut François. Décidément notre expédition s’annonce bien. Je ne me suis jamais senti si heureux. J’ai l’impression d’être un prisonnier en train de s’évader. Imaginez un peu la tête des Friol quand ils s’apercevront que nous sommes partis ! — C’est vrai, répondit Claude d’un ton soucieux. Que leur dirons-nous ? Il ne faudrait pas qu’ils envoient des gens nous chercher. Mieux vaudrait qu’ils ignorent où nous sommes. — Nous réfléchirons tout à l’heure, dît Mick. Pour l’instant transportons plutôt notre chargement dans le bateau tout de suite pour profiter de l’obscurité. Le jour ne tardera pas à se lever. — Transporter ? oui, mais comment ? » lança Annie qui était en contemplation devant la pyramide amoncelée dans le jardin. « Nous n’y arriverons jamais. » Le tas était impressionnant, certes, mais comme d’habitude François n’était jamais à bout de ressources. « Y a-t-il des brouettes quelque part ? demanda-t-il à Claude. Si nous pouvions tout mettre dans deux brouettes, nous n’aurions qu’un seul voyage à faire. En roulant sur le bord de la route, nous avancerons sans bruit à cause du sable. — C’est une idée magnifique, s’écria Claude. Je regrette de ne pas l’avoir eue. J’ai dû aller au moins cinq fois au canot pour y porter mes affaires. Les brouettes sont rangées dans l’appentis. Il y en a deux, dont une qui grince, mais pas assez pour réveiller les gens, j’espère. » En roulant sur le bord de la route, nous avancerons sans bruit à cause du sable. Fléau, couché dans la chambre de Mme Friol, entendît bien le gémissement de la brouette. Il pointa les oreilles et gronda tout bas, mais il n’osa pas aboyer de peur d’attirer l’attention de Dagobert. Mme Friol n’entendit ni grincement ni grondement. Elle continua à dormir d’un sommeil sans rêve et ne se douta pas une seconde de l’activité insolite qu’on déployait au rez-de-chaussée. Une fois le chargement arrimé dans le bateau, les enfants hésitèrent à tout abandonner sans surveillance. Finalement ils décidèrent de laisser Mick en sentinelle, installé sur les couvertures. Ils se concertèrent un instant avant de se séparer. « J’espère que nous n’avons rien oublié, dit Claude en fronçant les sourcils. Ah ! si ! Nous n’avons pas pris d’ouvre-boîtes ni d’ouvre-bouteilles pour la limonade. Les bouteilles sont fermées par des capsules. — Tu fais bien d’y penser. J’en ai vu dans le tiroir du buffet, répondit François. À tout à l’heure, Mick. Nous reviendrons aussitôt que possible. Il faut que nous attendions l’ouverture de la boulangerie, parce que nous n’avons que très peu de pain. Nous achèterons aussi un bel os pour Dago. Claude a déjà des biscuits pour lui. » Ils repartirent vers la maison avec Dagobert tandis que Mick se blottissait confortablement sous ses couvertures. Il s’endormit peu après, le nez tourné vers les étoiles qui ne devaient pas tarder à pâlir. Les trois autres discutèrent de ce qu’ils diraient aux Friol. « Si vous voulez m’en croire, nous ne leur dirons rien du tout, conclut François. Je ne tiens nullement à mentir délibérément et je n’ai pas l’intention de leur dire la vérité. Voici ce que je propose : il y a un train qui passe à huit heures. C’est celui que nous prendrions si nous rentrions chez nos parents. Nous placerons un indicateur ouvert sur la table de la salle à manger comme si nous avions regardé l’heure des trains, et nous nous en irons par le sentier de la lande qui mène à la gare. — Oh ! oui, s’écria Annie. Les Friol croiront que nous sommes repartis chez nous. Ils ne se douteront jamais que nous sommes installés dans l’île. — Je suis d’accord, acquiesça Claude. Mais comment savoir quand papa et maman reviendront ? — Tu connais sûrement quelqu’un en qui tu peux avoir confiance et qui nous préviendrait ? dit François. — Oui, Loïc, le pêcheur qui s’est occupé de Dago quand papa n’en voulait pas à la maison. Il ne nous trahira pas. — Nous passerons le voir en repartant, reprit François. Maintenant occupons-nous de l’indicateur. » Ils cherchèrent l’indicateur, l’ouvrirent à la bonne page et soulignèrent l’heure du train qu’ils étaient censés prendre. Ils mirent dans leurs poches ouvre-boîtes et ouvre-bouteilles, plus deux ou trois boîtes d’allumettes supplémentaires découvertes par François qui craignait d’en manquer : L’aube était venue pendant ce temps, et la maison était inondée de soleil. « Je me demande si la boulangerie est déjà ouverte, dit François. Autant y aller maintenant, il est déjà six heures. » La boulangerie n’était pas ouverte officiellement, mais les pains étaient cuits, et le patron prenait le frais sur le pas de sa porte. Il venait de terminer la fournée de nuit et sourit à ses jeunes clients. « Vous voilà levés de bonne heure, dit-il. Vous voulez du pain ? Combien vous en faut-il ? Six kilos ? Et pour quoi faire ? — Pour les manger », répondît Claude en riant. François paya et tous les trois se dirigèrent vers la boucherie. La boutique était encore fermée, elle aussi, mais le boucher balayait le devant de sa maison. « Pourrions-nous avoir un très gros os pour Dago, s’il vous plaît ? » demanda Claude. Elle en acheta un énorme dont la vue mit Dagobert en appétit. Un os pareil lui durerait plusieurs jours au moins. « Déposons tout cela dans le bateau, dit François, puis retournons à la maison et soyons aussi bruyants que possible pour attirer l’attention des Friol. Ensuite nous nous en irons par la route de la lande et nous n’aurons plus qu’à espérer que les Friol nous croient partis pour la gare. » Ils réveillèrent Mick qui dormait toujours comme un bienheureux et arrimèrent leur cargaison, os et pain compris. « Rame jusqu’à la première petite crique, dit Claude à Mick. Là-bas personne ne pourra nous voir de la plage. Comme les pêcheurs sont tous en mer, on ne s’apercevra pas de notre départ si nous faisons vite. Nous te rejoindrons dans une heure environ. » Ils revinrent à la maison et menèrent grand tapage comme s’ils sortaient seulement de leur lit. Claude siffla Dagobert, et François entonna une chanson, Après maint claquement de porte, ils se dirigèrent vers la lande juste en face de la fenêtre de la cuisine. « Pourvu que les Friol ne remarquent pas l’absence de Mick, dit François en voyant Émile qui les observait de la cuisine. Ils penseront peut-être qu’il est parti devant. » Ils continuèrent sur le sentier jusqu’à une collinette qui formait un bon abri contre tout regard indiscret. Ils empruntèrent alors un autre sentier qui les ramenait sans être vus jusqu’à la crique où les attendait anxieusement Mick. « Ohé, du bateau ! cria François avec allégresse. À nous l’aventure ! » CHAPITRE X EN ROUTE POUR KERNACH Ils grimpèrent dans la barque. Dagobert y sauta à son tour d’un bond léger et courut prendre à l’avant sa place habituelle. Il haletait de joie. L’aventure venait de commencer, et il frémissait d’aise à l’idée d’y participer. François s’empara des rames. « Annie, assieds-toi un peu plus loin. Et toi, Mick, va à côté d’elle pour faire contrepoids aux bagages. Nous sommes rudement chargés. Prêts ? On part ! » Et ils partirent dans le bateau de Claude, doucement balancés au rythme des vaguelettes. La mer était calme, mais une bonne petite brise leur fouettait agréablement la figure. L’eau clapotait le long des flancs de leur embarcation avec un gargouillis rassurant. Les enfants se sentaient parfaitement heureux. Plus d’horribles Friol. Ils étaient enfin libres et allaient vivre dans l’île de Kernach avec les lapins, les mouettes et les corneilles. « Cette odeur de pain frais me met l’eau à la bouche, dit Mick qui était perpétuellement affamé. Si nous y goûtions ? — Oui, excellente idée », répondit Claude. Ils se mirent donc à savourer le pain croustillant, donnant la becquée à François qui ramait. Dagobert eut sa part, qui disparut dès qu’il l’eut reçue. « Dagobert est vraiment comique, s’écria Annie. On dirait toujours qu’il « boit » sa nourriture. Dès qu’il a quelque chose dans la bouche, il l’avale, hop ! comme si c’était de l’eau. » Les autres éclatèrent de rire. « Pas quand il s’agit d’un os, en tout cas, dit Claude. Il le mastique pendant des heures, n’est-ce pas, Dag ? — Ouah ! » acquiesça Dagobert. Il jeta un coup d’œil vers l’endroit où était arrimé l’os géant. Il aurait souhaité s’en régaler maintenant, mais les enfants s’y opposaient. Il risquait de laisser tomber l’os dans l’eau, ce qui aurait été grand dommage. « Je crois que personne n’est au courant de notre expédition, dit François. À part Loïc, évidemment, puisque nous l’avons prévenu. » En venant à la crique, ils s’étaient arrêtés chez Loïc qu’ils avaient trouvé seul. Sa mère était au village et son père à la pêche. Ils lui avaient raconté leur projet, et Loïc avait solennellement promis de garder le secret. Il était visiblement fier de cette preuve de confiance. « Avertissez-nous dès que mon père et ma mère arriveront, avait dit Claude. Vous êtes le seul à connaître assez bien les eaux de l’île pour venir nous appeler. — Entendu », répondit Loïc qui regrettait fort de ne pas les accompagner. « Et voilà, poursuivit François entre deux coups de rame, si par hasard tante Cécile revenait plus tôt que prévu, nous le saurions immédiatement. J’estime que nous nous sommes bien débrouillés. — Oui », dit Mick. Il se retourna vers l’île toute proche. « Nous y serons bientôt » reprit-il. Tu nous guides, maintenant, Claude ? — Oui, nous atteignons la passe difficile. Donne-moi les rames, François. » Elle se mit à diriger adroitement la grande barque entre les écueils immergés. Ses cousins la regardaient manœuvrer avec admiration. Ils se sentaient toujours en sécurité avec elle. Le bateau pénétra dans une petite anse qui formait un port naturel abrité entre de hauts rochers. Les enfants sautèrent dans l’eau, et quatre paires de bras vaillants tirèrent le canot au sec sur le sable. « Il faut le hisser encore plus haut, dit Claude d’une voix essoufflée. Les tempêtes sont très soudaines sur nos côtes. Autant le mettre tout de suite hors d’atteinte même des grosses lames. » Le bateau reposa bientôt sur le sable sec, et les enfants s’assirent pour reprendre leur respiration. « Déjeunons ici, proposa François. Je n’ai pas le courage de désarrimer tous ces bagages maintenant. Déballons juste de quoi faire un bon petit déjeuner. » Ils sortirent un pain, le gigot, des tomates et de la confiture. Annie distribua à chacun fourchette, couteau et assiette, et François ouvrit deux bouteilles de limonade. « Ce n’est pas ce qu’on appelle habituellement un petit déjeuner, déclara-t-il en calant les bouteilles dans le sable. Mais c’est exactement ce qu’il faut à des affamés comme nous. » Ils dévorèrent tout, à l’exception d’un croûton de pain et du manche du gigot. Dago avait reçu son os et quelques biscuits. Il s’était dépêché d’engloutir les biscuits, puis s’était installé confortablement pour déguster son os. « Dago a bien de la chance. Pas besoin de se soucier de fourchette ou d’assiette », remarqua Annie en s’étalant au soleil quand elle se sentit incapable d’avaler une miette de plus. Si nous mangeons tous les jours comme ça, je crois que je ne voudrai plus jamais partir de l’île. Qui aurait cru que du gigot et de la confiture aillent si bien ensemble ? » Dagobert tirait piteusement la langue en souhaitant que Claude lui donnât à boire. Il n’aimait pas la limonade. Claude le regarda paresseusement. « Oh ! Dago, tu as soif ? Pauvre vieux. Je n’ai vraiment pas le courage de me lever. Attends un peu, veux-tu ? Dans une minute, j’irai chercher la bonbonne dans le bateau. » Mais Dagobert avait trop soif. Il se dirigea vers des rochers qui se trouvaient au-dessus du niveau de la marée et découvrit une flaque d’eau de pluie. Les enfants l’entendirent laper l’eau fraîche avec avidité et se mirent à rire. « Dago est intelligent, murmura Annie. Je n’aurais jamais pensé à chercher là. » Les enfants avaient passé une partie de la nuit debout et, maintenant qu’ils étaient rassasiés, ils commençaient à avoir sommeil. L’un après l’autre ils s’endormirent sur le sable tiède. Dago les contemplait avec surprise. Il n’était pourtant pas l’heure de se coucher. Bah ! un chien peut, lui aussi, dormir n’importe quand. Dagobert s’allongea près de Claude, posa la tête sur l’estomac de la petite fille en guise d’oreiller et ferma les yeux à son. tour. La journée était déjà avancée quand le petit groupe reprit conscience. François s’éveilla le premier, puis Mick, l’un et l’autre accablés par la chaleur. Ils se redressèrent en bâillant. « Seigneur ! » s’écria Mick en apercevant ses bras. « Quels coups de soleil ! Je suis rôti. Avons-nous apporté de la vaseline ? — Non, nous n’y avons même pas pensé. Tu as le temps de griller encore d’ici ce soir. Il n’y a pas un nuage dans le ciel. » Ils réveillèrent les filles, et Claude réveilla son chien. « Dago, tu me donnes des cauchemars quand tu t’installes sur mon estomac, gémit-elle. Oh ! mais nous sommes dans l’île ! Je me croyais encore dans mon lit. — N’est-ce pas merveilleux ? Nous voilà seuls pendant un bon bout de temps, avec des masses de provisions délicieuses, libres de faire uniquement ce qui nous plaira, dit Annie avec un soupir de satisfaction. — Je parie que les Friol sont ravis d’être débarrassés de nous, lança Mick. Émile va pouvoir s’étaler dans le salon et tripoter nos livres à cœur joie. — Et Fléau se promener du haut en bas de la maison sans avoir à craindre que Dagobert l’avale tout cru. Eh bien, qu’il dorme même sur mon lit s’il en a envie, je m’en moque maintenant que je suis ici », conclut Claude. Il était agréable de bavarder tranquillement au soleil, mais François restait difficilement longtemps en place quand il avait fini de dormir, et bientôt il se leva et s’étira. « Venez, paresseux, le travail nous réclame, dit-il aux autres. — Quel travail ? demanda Claude surprise. — Il faut débarquer les bagages et les déposer dans un endroit abrité pour qu’ils soient au sec en cas de pluie. Il faut aussi choisir la place où nous dormirons et fabriquer des matelas avec de la bruyère. Vous voyez que ce ne sont pas les occupations qui manquent. — Laisse-nous encore une minute de répit », implora Annie qui n’avait aucune envie d’abandonner ce coin tiède de soleil. Mais les autres la mirent debout de force et, à eux quatre ils eurent vite fait de débarrasser complètement le bateau de sa cargaison. « Allons au château, dit François. Il n’y a qu’une salle intacte, je crois. C’est là que nous devrons camper. » Ils remontèrent à travers les rochers jusqu’aux ruines du vieux château qui dressait ses murs croulants au centre de l’île. Ils s’arrêtèrent pour le contempler. « Nous avons une chance folle, dit Mick. Pensez donc, posséder en propre une île et un château ! » Au-delà d’un vestige de portail on apercevait quelques marches. À l’origine, le château avait eu deux tours. Une seule subsistait encore en partie. C’était le lieu de réunion d’une bande de corneilles jacassantes. « J’aime ces oiseaux-là, dit Mick. Tu as vu les plumes grises qu’ils ont derrière la tête, Annie ? Je me demande s’ils s’arrêtent une minute de croasser. — Sûrement pas, répliqua Claude. Oh ! regardez les lapins ! Ils sont toujours aussi familiers. » Une foule de gros lapins les observaient sans broncher. Ils donnaient l’impression d’être disposés à se laisser caresser, mais dès que les enfants se remirent en route, ils commencèrent à s’esquiver l’un après l’autre. Dagobert vibrait de convoitise, et sa queue s’agitait comme une hélice d’hélicoptère. Des lapins ! Pourquoi n’avait-il pas la permission de leur courir après ? Pourquoi Claude les protégeait-elle avec tant de soin ? Il aurait bien voulu s’élancer après ces paresseux pour leur faire faire un peu d’exercice. Mais Claude le retenait par le collier et lui dit d’un ton sévère : « Défense de toucher à ces lapins, même à un petit. Ils sont tous à moi. — À nous », corrigea Annie qui tenait à avoir sa part de lapins aussi bien que d’île et de château. « D’accord, à nous, reprit Claude. On va examiner notre future chambre ? » Ils se dirigèrent vers une partie du château qui semblait moins dévastée que le reste, et s’arrêtèrent au seuil d’une petite pièce sombre. Nous y voilà, dit François en avançant la tête à l’intérieur. Il faut que je prenne ma lampe électrique, sinon nous n’y verrons rien. Il n’y a pas de fenêtres, juste des meurtrières. » Il alluma sa lampe, et les quatre enfants inspectèrent la salle dont ils comptaient faire leur magasin et leur dortoir. « Catastrophe ! s’exclama Claude. On ne peut pas s’y installer. Le toit s’est écroulé dedans. » C’était vrai. Le sol était jonché de débris de pierres tombées depuis l’été précédent La pièce était inutilisable comme abri, sans compter que certaines pierres branlaient dangereusement. « Nous voilà bien, dit François. Il va falloir trouver un autre endroit » CHAPITRE XI LÀ VIEILLE EPAVE La surprise était désagréable. Il n’y avait pas d’autre pièce qui pût servir même simplement d’abri contre la pluie dans tout le château. Et pourtant il était nécessaire d’avoir un refuge, car on était à la merci d’un orage ou d’un brusque changement de temps. « Et par ici le vent souffle en ouragan quand il s’y met, dit François. Vous vous rappelez la tempête qui a soulevé l'épave sur les récifs ? — Oui, bien sûr ! » s’écrièrent en chœur Mick, Claude et Annie. Et Annie proposa aussitôt : « On va visiter l’épave ? J’aimerais savoir si elle est toujours sur les rochers où nous l’avions découverte l’an dernier. — Il faut d’abord organiser notre campement, déclara François avec fermeté. Devinez un peu l’heure qu’il est ? Trois heures. Nous avons dormi comme des loirs. Avant tout, maintenant, il faut nous installer pour la nuit. — Mais où ? dit Mick. Le château est inhabitable. — Il y a bien les souterrains, lança Annie qui frissonna à cette idée, mais je n’ai aucune envie d’y descendre. Il y fait trop noir. » En fait aucun des quatre n’y tenait. « Et l’épave ? dit Mick après avoir réfléchi un moment. Nous pourrions peut-être nous y loger. Qu’en pensez-vous ? — Allons toujours voir, répondit François. S’installer à demeure sur une vieille épave pourrissante ne me tente pas beaucoup, mais peut-être a-t-elle séché. — En route ! conclut Claude. Ils traversèrent la cour en ruines jusqu’au rempart d’où l’on dominait la mer et les rochers qui retenaient l’épave prisonnière. Ils se hissèrent sur le rempart et s’aperçurent avec surprise que le vieux bateau avait été déplacé par les tempêtes au cours de l’hiver. « Le voilà là-bas, dit François. Il s’est rapproché de l’île. Pauvre bateau, il est beaucoup plus abîmé que l’an dernier. Maintenant il a tout à fait l’air d’une épave. — Il est trop délabré pour y habiter, à mon avis, reprit Mick, mais peut-être pourrons-nous y ranger tout de même les provisions. J’ai l’impression qu’en passant sur ces écueils à fleur d’eau, on l’atteindrait facilement à pied. — Oui, dit Claude. Je parie qu’on peut même y aller sans se mouiller à marée basse. — On essaiera dans une heure, dit François. Les rochers seront à découvert à ce moment-là. — Si nous inspections le vieux puits en attendant ? » proposa Mick. Ils retraversèrent la cour. C’était là que, l’an passé, ils avaient découvert l’entrée d’un puits creusé à même le roc jusqu’à une nappe d’eau douce située au-dessous du niveau de la mer. Les enfants eurent vite fait de retrouver et de soulever le vieux couvercle de bois posé dessus. « Voilà les barreaux de l’échelle par laquelle j’étais descendu dans le puits, dit Mick en se penchant. Cherchons l’entrée des souterrains, les marches ne sont pas loin d’ici. » Ils se hissèrent sur le rempart. Ils n’eurent aucun mal à y arriver, mais l’ouverture était bloquée par d’énormes pavés. « Qui a pu faire ça ? s’exclama Claude avec surprise. Ce n’est pas nous. Quelqu’un est venu dans l’île, mais qui ? — Des promeneurs sans doute, dit François. Tu te souviens de la fumée que nous avons aperçue par ici, l’autre jour ? C’étaient sûrement des campeurs qui avaient allumé un feu. Quand nous avons découvert le trésor, l’an dernier, les journaux ont parlé de Kernach et de ses souterrains. Un des pêcheurs a peut-être imaginé de gagner un peu d’argent en faisant visiter notre île. — Quelle audace ! reprit Claude avec emportement. Je placerai une pancarte : « Propriété privée, entrée interdite sous peine de poursuites. » Je ne veux pas d’étrangers sur notre île. — Ne te tracasse pas. De toute façon, même si l’entrée du souterrain n’avait pas été bouchée, nous n’y serions pas allés. Regarde ce pauvre Dagobert. C’est un supplice pour lui de voir courir cette multitude de lapins. Il a vraiment une drôle de tête. » Assis sur son train de derrière, Dagobert contemplait d’un air lamentable les lapins qui s’ébattaient dans les herbes folles de la cour. Il levait le nez de temps en temps vers. Claude, puis le rabaissait vers les lapins, comme hypnotisé. « Non, Dago, dit Claude avec fermeté. Ici les lapins sont sacrés. Je t’ai déjà prévenu. — Il doit se dire que tu es de mauvaise foi, lança Annie. Tu avais déclaré que tu partagerais avec lui ta part d’île. Par conséquent il estime avoir droit aussi à la moitié de tes lapins. » Ils éclatèrent tous de rire. Dagobert agita la queue et adressa à Claude un coup d’œil plein d’espoir. Ils continuèrent leur chemin, et soudain François s’arrêta, le doigt pointé vers le sol. « Regardez, s’écria-t-il, il y a bien eu des gens ici. On a allumé du feu. » Ils firent cercle autour du tas de cendres. Une vieille cigarette était aplatie dans la terre à côté. Aucun doute, l’île avait reçu des visites. « Si jamais quelqu’un s’avise de débarquer ici, je lâche Dagobert à ses trousses, dit Claude furieuse. L’île nous appartient et personne n’a le droit d’y venir. Ecoute, Dagobert, c’est défendu de s’amuser avec les lapins, mais tu peux donner la chasse à tout individu à deux pattes, à part nous. Compris ? — Ouah ! » lança Dagobert en agitant la queue, il inspecta aussitôt les environs comme s’il espérait voir apparaître le gibier qui lui était réservé, mais personne ne se présenta. « La mer doit s’être retirée maintenant, dit François. Allons-y. Toi, Annie, tu resteras sur la plage. Tu risquerais de glisser et les vagues sont mauvaises près des récifs. — Jamais de la vie ! cria Annie avec indignation. Pourquoi tomberais-je plutôt que toi ? — Bon, tu nous accompagneras si ce n’est pas trop dangereux », concéda François. Ils sautèrent par-dessus le rempart et descendirent vers les rochers qui se dressaient en épis jusqu’en pleine mer. De hautes vagues écumaient encore de temps en temps autour, mais le chemin paraissait relativement facile. « Tu peux venir, Annie, à condition de marcher entre Mick et moi, dit François. Et de nous donner la main dans les passages difficiles. Nous ne tenons pas à ce que tu te noies. » Tandis qu’ils escaladaient les rochers déchiquetés et glissants, la marée continuait à se retirer, et bientôt tout danger d’être emporté par une lame disparut. Il était même possible d’atteindre l’épave à pied sec, contrairement à l’année précédente. « Nous y voilà », dit François en posant la main sur la vieille coque. Vue de près, l’épave était assez impressionnante. Ses flancs couverts d’algues et de coquillages dégageaient une forte odeur de moisi. L’eau clapotait encore autour de la quille, mais pont et bastingage étaient à sec même lorsque la mer était pleine. « Elle a passé un mauvais hiver, remarqua Claude. Elle a plein de nouveaux trous dans sa coque ; son mât s’est cassé et le pont a l’air démoli. Comment grimper là-haut ? — J’ai apporté une corde », répondit François en déroulant celle qu’il avait eu la précaution de prendre avant de partir et qu’il avait nouée autour de sa taille. « Attends une seconde, je vais essayer de lancer un nœud coulant autour de ce bout de mât qui dépasse. » / Elle réussit du premier coup à glisser le nœud coulant autours du mât Après deux ou trois essais infructueux, Claude impatientée lui arracha le lasso des mains. Elle réussit du premier coup à glisser le nœud coulant autour du mât. Elle était très habile à ce genre d’exercice, parfois même plus qu’un garçon, songea Annie avec admiration, Claude grimpa à la corde avec la rapidité d’un singe et prit pied sur le pont glissant. Elle faillit tomber mais se rattrapa à temps. François aida Annie à se hisser après elle, puis monta à son tour, suivi de Mick. « Quelle odeur ! s’écria Annie en fronçant le nez. Je me demande si toutes les épaves sentent aussi mauvais. Je n’ai pas envie de descendre dans les cabines comme nous l’avons fait l’an dernier, L’atmosphère doit y être irrespirable. » Ils laissèrent donc Annie seule sur le pont à demi défoncé pour explorer l’intérieur du bateau. Ils inspectèrent les cabines des marins envahies par les algues et le poste du capitaine qui était le plus grand du lot. Mais il était évident qu’ils ne pourraient pas y dormir et encore moins y ranger leurs provisions. Humidité et moisissure régnaient en maîtresses partout. François craignait à chaque instant de sentir le plancher céder sous lui. « Remontons sur le pont, dit-il. On est affreusement mal ici et on n’y voit goutte. » Ils se mettaient en route quand ils entendirent Annie crier : « Hou-hou ! Venez vite, j’ai fait une découverte. » Ils accoururent aussi vite que le permettait l’inclinaison du pont gluant. Annie, plantée à l’endroit même où ils l’avaient laissée, désignait d’un air épanoui quelque chose qui se trouvait de l’autre côté du pont. « Qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Claude. — Regardez ! Je suis sûre que ça n’y était pas quand nous sommes venus l’an dernier », répliqua Annie, le doigt toujours tendu. Les trois autres se tournèrent dans la direction indiquée. Ils virent un coffre entrouvert et dans ce coffre une petite valise noire. C’était une trouvaille inattendue. « Une valise ! s’exclama François. Non, elle n’y était sûrement pas. D’ailleurs elle n’est pas là depuis longtemps, elle est sèche et pratiquement neuve. À qui peut-elle appartenir ? Et pourquoi est-elle là ? » CHAPITRE XII LA GROTTE DANS LA FALAISE Les enfants traversèrent avec prudence le pont glissant. Le couvercle du coffre avait certainement été rabattu, mais le bois avait joué, et la valise était maintenant à découvert. François la sortit de sa cachette. Les enfants étaient intrigués. Pourquoi déposer une valise dans un endroit pareil ? « Et si c’était de la contrebande ? suggéra Mick, les yeux brillants. — Oui, tu as peut-être raison », dit François pensif qui tentait de défaire les courroies. « Pour qui connaît la passe, il n’est pas difficile de mouiller près de l’île sans être repéré, de venir en canot entreposer des marchandises dans l’épave et de repartir tranquillement, sachant que des complices se chargeraient des marchandises ensuite. — Oh ! s’exclama Annie, que cette idée enthousiasmait, à ton avis la valise contient de la contrebande, alors ? Qu’est-ce que c’est ? Des diamants ? De la soie ? — Tout ce qui devrait payer un droit de douane avant de pouvoir être introduit chez nous, répondit François. Au diable ces courroies, elles sont indéfaisables. — Laisse-moi essayer », dit Annie dont les petits doigts étaient très agiles. Elle se battit victorieusement avec les boucles, et, en moins de rien, les courroies cédèrent. Mais les enfants eurent une déception : la valise était cadenassée. Elle avait deux solides serrures et pas la moindre clef. « Nous jouons de malheur, soupira Claude. Comment l’ouvrir ? — Je n’en sais rien, dit François. On ne peut pas faire sauter les serrures sans risquer de donner immédiatement l’éveil aux propriétaires de la valise. Il ne faut surtout pas qu’ils se doutent de notre découverte, si nous voulons essayer de les prendre sur le fait. — Hurrah ! lança Annie. Gare aux contrebandiers ! Oh ! François, tu penses vraiment que nous parviendrons à les attraper ? — Pourquoi pas ? Personne ne nous a vus venir ici. Qu’un bateau mouille devant l’île et envoie un canot à terre, nous serons aux premières loges pour le surveiller à condition de nous cacher dès que nous l’apercevrons. Kernach doit servir de dépôt de transit pour les marchandises de contrebande. Je me demande qui s’en occupe ensuite. Probablement quelqu’un du village. — Nous allons bien nous amuser, dit Mick. Nous avons de la chance. Chaque fois que nous débarquons à Kernach, il nous arrive de nouvelles aventures. — Pour l’instant il me paraîtrait prudent de regagner la terre ferme, coupa François en constatant que la mer remontait. Je ne tiens pas à être bloqué ici pendant des heures. Je descends le premier. Annie, suis-moi et ne lâche pas la corde. » Ils escaladèrent de nouveau les rochers, le cœur joyeux. Ils atteignaient le dernier groupe d’écueils reliés à la côte proprement dite lorsque Mick s’arrêta. « Qu’est-ce qui se passe ? » demanda Claude qui marchait immédiatement derrière et à qui il bouchait le chemin. « Avance ! — Regarde là-bas, derrière ce gros rocher. Est-ce que ce n’est pas une grotte ? Si elle est au-dessus du niveau de l’eau, elle pourrait nous servir de garde-manger et peut-être aussi de chambre à coucher. — Il n’y a pas de grotte à Kernach… », répliqua Claude qui s’interrompit aussitôt. Ce que lui montrait Mick ressemblait bien à une entrée de caverne. Cela valait la peine de vérifier. Claude se rappela qu’elle n’avait jamais exploré ce banc de récifs, et la grotte, si grotte il y avait, n’était visible que de là. « Allons-y voir », dit-elle. Ils abandonnèrent donc l’escalade des rochers par lesquels ils étaient descendus à l’épave et obliquèrent vers le chaos d’écueils qui formait écran devant la falaise. Ils eurent du mal à retrouver l'entrée de la caverne dans le labyrinthe des blocs écroulés. Elle était trop bien dissimulée pour qu’on devinât son existence, à moins de se placer exactement à l’endroit d’où Mick l’avait aperçue. « C’est bien une grotte ! s’exclama ce dernier. Elle est splendide. » Il n’exagérait pas. Le sol était recouvert de sable blanc, fin comme de la poudre et parfaitement sec, car les vagues ne montaient pas jusque-là, sauf peut-être pendant les grandes tempêtes d’hiver. À mi-hauteur, l’une des parois s’avançait en saillie. « On dirait une étagère faite exprès pour nous, commenta Annie. Toutes nos affaires y tiendraient. Installons-nous donc ici. Regarde, François, il y a même une lucarne. » Les autres levèrent le nez vers l’endroit qu’elle désignait. La voûte s’était effondrée en partie, mettant en communication la grotte et le sommet herbu de la falaise par une sorte de tunnel qui ressemblait assez en effet à une lucarne. « Nous pourrions faire glisser nos bagages par là, dit François. Ce serait moins pénible que de les transporter par les rochers. Une fois là-haut, si nous retrouvons ce trou, il sera facile de tout descendre au bout d’une corde sans danger de casse. La falaise n’est pas très haute de ce côté de l’île. En fixant solidement la corde à un buisson de genêts, nous pourrions même utiliser cette lucarne, comme dit Annie, pour aller et venir au lieu d’avoir à escalader chaque fois les rochers par où nous sommes arrivés. » La découverte était d’importance. « Notre île recèle des richesses que nous ne soupçonnions même pas, conclut Annie. Nous avons maintenant une belle grotte à nous partager. Le Club des Cinq a de la chance. » Le plus urgent était de grimper sur la falaise pour rechercher le trou qui permettrait de pénétrer dans la grotte par en haut. Et les voilà partis, suivis de Dagobert. Dagobert était comique à regarder. Il glissait sur le varech gluant et, à deux ou trois reprises, il tomba dans une mare. Il se mettait alors à nager tranquillement jusqu’à l’autre bord et poursuivait sans sourciller ses pérégrinations périlleuses. « Il ressemble à Claude, dit Annie en riant. Il n’abandonne jamais la partie quoi qu’il lui en coûte. » Ils atteignirent bientôt le sommet de la falaise. Une fois qu’on connaissait l’existence du trou, il n’était pas difficile à repérer. « Rudement dangereux, en tout cas, commenta François en se penchant au-dessus de l’ouverture. Nous aurions pu tomber dedans en jouant. Il est complètement caché par les ronces. » Ils s’égratignèrent avec courage pour dégager le trou. Une fois les ronces enlevées, ils aperçurent très nettement l’intérieur de la grotte. « Ce n’est pas tellement haut, remarqua Annie. Un saut et on est en bas. — Ne fais pas ça, surtout, dit François. Tu te casserais la jambe. Attends que nous ayons installé une corde. Ainsi nous pourrons aussi bien remonter que descendre. » Ils retournèrent au bateau et transportèrent tout son contenu de l’autre côté de l’île, près de la grotte. François prit la corde qu’il avait apportée et se mit à la nouer à intervalles réguliers. « Pour nous servir de point d’appui, expliqua-t-il. En nous laissant glisser trop vite, nous aurions la peau des mains arrachée. Ces nœuds nous faciliteront l’atterrissage et la grimpette. — Je passe la première et vous m’envoyez les affaires », proposa Claude. Et la voilà descendant le long de la corde, main sur main, de nœud en nœud. La méthode était bonne et le moyen rapide et sans danger. « Comment nous arranger pour Dago ? » dit François. Mais Dagobert qui avait surveillé en gémissant d’inquiétude la disparition progressive de sa petite maitresse, régla la question de lui-même : il sauta dans le trou. Un cri monta de la grotte. « Grands dieux, qu’est-ce que c’est ? Oh ! Dago. tu n’es pas blessé ? » Le sable sec qui tapissait le fond de la grotte était doux comme un coussin, et Dagobert avait atterri intact. Il se secoua et aboya joyeusement : il avait rejoint Claude. Ce n’était pas lui qui regarderait sa maîtresse s’engouffrer dans des trous mystérieux sans la suivre immédiatement ! Certes non. Les enfants procédèrent ensuite au halage de leurs affaires. Annie et Mick les groupèrent en ballots bien serrés dans les couvertures que François laissait glisser avec précaution par le trou. Claude détachait le paquet et renvoyait aussitôt la corde. « Voilà le dernier ! » cria enfin François, au bout d’un bon moment de travail acharné. « Ensuite, à nous ! Et la première chose à faire avant nos lits, c’est manger. Il y a des heures que nous n’avons rien eu sous la dent et je ne vous cache pas que je meurs de faim. » Bientôt assis en cercle sur le sable tiède de la grotte, ils ouvrirent une boîte de corned-beef et se mirent à confectionner d’énormes sandwiches. Après quoi ils engloutirent une boîte entière d’ananas et burent le jus jusqu’à la dernière goutte. Et comme ils ne se sentaient pas encore rassasiés, ils ouvrirent aussi deux boîtes de sardines et achevèrent de se caler l’estomac avec des biscuits. C’était un véritable festin. « Et pour finir, de la limonade » dit Mick. Pourquoi ne mange-t-on jamais aussi bien que ça ? — Nous ferions bien de nous dépêcher si nous voulons couper de la bruyère pour nos lits, reprit Claude d’une voix ensommeillée. — De la bruyère ? Tu as besoin de bruyère, toi ? répliqua Mick. Ce beau sable me suffit. Avec un coussin et une ou deux couvertures, je suis sûr de dormir encore mieux que dans mon lit. » Coussins et couvertures furent installés, et une bougie allumée car la nuit était venue. Dagobert s’était couché comme d’habitude près de Claude. « Bonne nuit, dit cette dernière. Je ne pourrais pas rester éveillée une seconde de plus. Bonne nuit, tout…, le… monde… » CHAPITRE XIII UNE JOURNEE DANS L’ÎLE Le lendemain en s’éveillant, les enfants mirent un certain temps à se rappeler où ils étaient. Le soleil inondait l’entrée de la grotte et ses rayons tombèrent d’abord sur Claude. Elle ouvrit à demi les yeux en se demandant pourquoi son lit lui paraissait moins moelleux que d’habitude. « Mais je ne suis pas dans mon lit, je suis à Kernach », songea-t-elle subitement. Elle se redressa et secoua Annie. « Debout, espèce de loir, nous sommes dans l'île ! » Et bientôt tous furent réveillés. « Je vais ramasser de la bruyère, déclara Annie. Au début le sable paraît très doux, mais au bout d’un moment il se tasse trop pour être confortable. » Les autres acquiescèrent en chœur. On mettrait des couvertures sur les matelas de bruyère et on aurait des lits parfaits. « Vivre dans une caverne est amusant au possible, s’écria Mick. Dire que nous possédons non seulement une grotte pareille mais aussi un château avec de vraies oubliettes ! Nous avons vraiment de la chance. — Je me sens moite et sale, dit François. Je propose de nous baigner avant de déjeuner. Ensuite, à moi le jambon, le pain et la moutarde ! — Nous aurons sûrement froid après le bain, dit Claude. Si nous allumions le réchaud, maintenant ? L’eau chauffera pendant que nous nous baignerons et nous aurons du chocolat bouillant pour nous empêcher de claquer des dents quand nous reviendrons. — Oh ! oui, s’écria Annie, enthousiasmée à l’idée de se servir du réchaud-joujou de Claude. Je vais remplir la bouilloire. Mais nous n’avons pas de lait. — Si, il y a du lait condensé, répondit François. Où est l’ouvre-boîtes ? » Une minute pénible suivit, car l’ouvre-boîtes restait introuvable. Heureusement François finit par le dénicher dans la poche de son short. L’alcool fut versé dans le réchaud, puis allumé, la bouilloire pleine posée dessus, et les enfants partirent se baigner. « Regardez là-bas, dans ces rochers, lança François. On dirait une piscine taillée sur mesure pour nous. Nous ne l’avions pas encore vue. — Une vraie merveille, renchérit Mick. Et les vagues déferlent dedans. On ne pourrait pas trouver mieux. » C’était exact. Dans le creux des rochers l’eau était claire, profonde et tiède. Les enfants s’amusèrent comme des fous, s’éclaboussant réciproquement, nageant, ou se laissant flotter au soleil. Claude se hissa sur un rocher pour tenter un plongeon qui fut parfaitement réussi. « Claude nage comme un poisson, dit Annie d’un ton admiratif. J’aimerais bien pouvoir en faire autant, mais je n’y arriverai jamais. — On voit très bien l’épave d’ici, remarqua François en sortant de l’eau. Flûte ! Nous n’avons pas apporté de serviettes. — Il n’y a qu’à prendre une des couvertures, dit Mick. Je vais aller chercher la plus mince. À propos, vous vous souvenez de la valise que nous avons trouvée dans l’épave, hier ? Bizarre, n’est-ce pas ? — Oui, très bizarre, répliqua François. Je n’y comprends rien. Nous surveillerons les alentours pour surprendre ceux à qui elle appartient. — Je pense que les contrebandiers, si contrebandiers il y a, se faufileront de ce côté de l’île et enverront un canot à l’épave, dit Claude en se séchant avec vigueur. Désormais ouvrons l’œil pour ne pas manquer les bateaux, voiliers ou vapeurs, qui s’approcheront d’ici. — Oui, il ne faut pas qu’ils nous repèrent, dit Mick. Nous ne trouverions rien s’ils se doutaient de notre présence. Ils cesseraient immédiatement d’utiliser l’île comme port d’attache. Je propose que nous montions la garde à tour de rôle pour que nous puissions nous cacher à la moindre alerte. — Approuvé à l’unanimité ! s’écria François. Je suis sec, mais je n’ai pas plus chaud que ça. Courons jusqu’à la grotte pour boire quelque chose de bouillant. Et mangeons. Ma parole, je crois que je dévorerais un poulet entier et même un canard, pour ne pas parler d’une dinde. » Les autres éclatèrent de rire. Ils avaient aussi faim et aussi froid que François. Ils s’élancèrent en bondissant sur le sable, à travers les rochers, jusqu’à l’entrée de là grotte éclaboussée de soleil. La bouilloire crachotait allègrement sa vapeur par le bec. « Prenez le jambon, le pain et le bocal de cornichons que nous avons apporté, pendant que j’ouvre la boîte de lait, dit François. Claude, voici un pot et le cacao, prépare assez de chocolat pour quatre affamés. — Je suis follement contente, s’exclama Annie qui dévorait son déjeuner installée au soleil à l’entrée de la grotte. C’est magnifique d’être seuls sur notre île, libres de faire tout ce que nous voulons. » Les autres partageaient son enthousiasme. Leur joie était complète, car la journée s’annonçait merveilleuse. Le ciel bleu se confondait presque avec la mer. Tout en mangeant et en buvant, ils regardaient les vagues se heurter aux écueils qui entouraient l’épave et retomber en flots d’écume. La mer était sauvage de ce côté-là. « Commençons par installer nos affaires », dit Annie qui était la plus soigneuse des quatre et qui adorait jouer à la ménagère. « Puisque nous habiterons la grotte, il nous faudra quatre lits et quatre sièges. Et nous rangerons les provisions sur l’espèce d’étagère de la paroi. Elle a l’air d’avoir été faite exprès pour nous. — Laissons Annie arranger la grotte à son goût, dit Claude qui mourait d’envie de se dégourdir les jambes. Pendant ce temps-là nous ramasserons de la bruyère. Est-ce la peine de surveiller l’épave maintenant ? — Bien sûr que oui, c’est très important, répliqua François. Je prendrai le premier tour de garde sur la falaise juste au-dessus de la grotte. À mon avis, c’est le meilleur endroit. On fera la relève toutes les deux heures. Il sera possible de lire à condition de regarder la mer de temps en temps. » Mick et Claude s’en allèrent chercher la bruyère, et François grimpa le long de la corde à nœuds qu’ils avaient fixée la veille à la souche d’un énorme buisson d’ajoncs. Il se hissa sur la falaise en haletant et s’étendit sur le sol. La mer paraissait vide, à part un vapeur à l’horizon. François s’installa confortablement, ravi de se chauffer au soleil. Ce métier de sentinelle s’annonçait agréable. Il entendait Annie qui chantait tout en « faisant le ménage ». Sa voix montait par le trou et parvenait assourdie jusqu’à François qui sourit. Sa petite sœur paraissait s’amuser. Il ne se trompait pas. Elle avait lavé les gobelets et autre matériel utilisé pour le déjeuner avec de l’eau de pluie qui s’était rassemblée de façon fort commode dans une anfractuosité près de la grotte. C’était la buvette de Dagobert, mais celui-ci n’eut pas l’air de se formaliser quand Annie vint y faire sa vaisselle, Elle s’en était d’ailleurs excusée avec politesse. « Désolée de te gâter ta boisson, mon vieux Dago, mais je suis sûre que si elle a mauvais goût, tu iras chercher une autre flaque. Tu es trop sage pour boire de la mauvaise eau, n’est-ce pas ? — Ouah ! » répliqua Dagobert en s’élançant à la rencontre de Claude qui revenait en compagnie de Mick avec des brassées de bruyère odorante. « Laisse la bruyère dehors, s’il te plaît, Claude. Je ferai les lits tout à l’heure, dit Annie. — D’accord. Nous retournons en chercher d’autre. — François est monté sur la colline, reprit Annie, Il appellera s’il voit quelque chose d’anormal. J’espère qu’il en verra, pas vous ? — Oh ! si ! » rétorqua Mick en lâchant sa bruyère au-dessus de Dagobert qui disparut sous cette avalanche. « Tu étais là, mon pauvre Dago ? Toutes mes excuses. » Annie passa une matinée très agréable. Elle disposa soigneusement les biens de la communauté sur la banquette de pierre, couteaux, fourchettes, cuillers et vaisselle ensemble, puis à côté casserole et bouilloire, et enfin les boîtes de conserves, rangées par catégorie comme dans un vaisselier ou un garde-manger. C’était parfait. Elle enveloppa le pain dans une vieille nappe et le déposa au fond de la grotte dans l’endroit le plus frais qu’elle put trouver. Elle plaça là aussi les bonbonnes d’eau et les bouteilles de limonade. Elle se mit ensuite à faire les lits. Elle décida de dresser deux grandes couchettes, une de chaque côté de la grotte. « Claude, Dagobert et moi, nous nous installerons ici, songea-t-elle en tassant la bruyère en forme de matelas. François et Mick coucheront en face. Il me faudra d’autre bruyère. Oh ! c’est toi, Mick ? Tu tombes bien ! Je voudrais encore de la bruyère, s’il te plaît. » Les lits furent bientôt prêts, une couverture de voyage usagée en guise de drap de dessous, deux autres plus neuves bordées par-dessus, avec des coussins pour oreillers. « Dommage que nous n’ayons pas apporté de pyjamas, pensa Annie. J’aurais pu les plier et les mettre sous les coussins. Et voilà ! C’est fini. Nous avons une maison magnifique. » François descendit à ce moment par le trou et regarda autour de lui avec admiration. « Ma parole, Annie, tu as fait des merveilles. La grotte est splendide. Et comme tout est bien rangé ! Tu es une bonne petite fille. » Annie trouva l’éloge à son goût, malgré le « bonne petite fille » qui lui servait de conclusion. « Oui, c’est bien, n’est-ce pas ? Mais pourquoi as-tu quitté la falaise ? — C’est le tour de Mick, maintenant. Les deux heures sont écoulées. Avons-nous apporté des biscuits ? J’ai un peu faim et je crois que les autres sont comme moi. Montons là-haut. Claude et Dagobert tiennent compagnie à Mick. » Annie n’eut pas à chercher longtemps les biscuits. Elle en prit dix et grimpa sur la falaise, tandis que François remontait par la corde. Bientôt ils furent installés tous les cinq à l’ombre du buisson d’ajoncs et grignotèrent leurs biscuits, sauf Dago qui ne perdit pas de temps à savourer : il avala les siens tout ronds. Les enfants flânèrent gaiement jusqu’au soir. Ils prirent chacun leur tour de garde et Annie se fit gronder sévèrement par François, car elle s’endormit au lieu de surveiller la mer. Honteuse, elle éclata en sanglots. « Tu es trop jeune pour être une sentinelle, conclut François. Désormais nous nous passerons de toi. — Oh ! non, supplia Annie. Je vous promets de ne plus jamais m’endormir. Mais le soleil était si chaud et… — Chut, Annie, qui s’excuse s’accuse, dit François. Ça va pour cette fois, ne pleure plus. Mais tâche de ne pas recommencer. » Ils eurent beau se relayer consciencieusement, aucun navire n’apparut à l’horizon. Ils en furent très désappointés, car ils mouraient d’envie de savoir qui avait déposé la valise dans l’épave, pourquoi on l’avait mise là et ce qu’elle contenait. « Allons-nous coucher, dit François quand le soleil eut presque disparu. Il est près de neuf heures. Venez, j’ai hâte d’essayer les beaux lits de bruyère qu’Annie nous a fabriqués avec tant d’art. » CHAPITRE XIV DAGOBERT DONNE L’ALARME Il faisait sombre dans la grotte, pas assez peut-être pour avoir besoin d’éclairage, mais la grotte était si belle à la clarté des bougies que les enfants ne résistèrent pas à la tentation. Dès qu’Annie eut frotté une allumette, des ombres fantastiques coururent sur les parois, transformant complètement la caverne familière. « Je voudrais bien que nous fassions du feu, dit Annie. — Nous aurions trop chaud, répondit François, Et la fumée nous étoufferait. On ne peut allumer de feu ici. Il n’y a pas de cheminée. — Mais si. » Et Annie désigna le trou de la voûte. « En plaçant le foyer juste dessous » la fumée serait aspirée exactement comme dans une cheminée, tu ne crois pas ? — Peut-être, mais ce n’est pas sûr, répliqua Mick après une seconde de réflexion. Nous risquerions de nous enfumer comme des renards dans un terrier et de ne pas pouvoir dormir de la nuit. — Alors installons notre flambée à l’entrée de la grotte », insista Annie aux yeux de qui il n’y avait pas de vraie maison sans feu. « Pour éloigner les bêtes sauvages. C’est ce que faisaient les gens d’autrefois, tu sais. Je l’ai lu dans mon livre d’histoire. Ils allumaient des feux à l’entrée des cavernes pour effrayer les animaux qui rôdaient par là. — À ton avis, quel genre de bêtes viendraient jeter un coup d’œil dans notre grotte ? » demanda François en avalant la dernière goutte de sa tasse de chocolat. « Des lions, des tigres ? Ou redoutes-tu quelque invasion d’éléphants ? » Ils éclatèrent de rire en chœur. « Ne te moque pas de moi, reprit Annie. Je ne pense pas à ça. Mais ce serait agréable de s’endormir en regardant les braises rougeoyer. — Annie craint probablement que les lapins nous grignotent les doigts de pied, lança Mick. — Ouah ! » dît Dagobert en dressant les oreilles comme chaque fois qu’il entendait parler de lapins. « Je ne suis pas d’accord de faire du feu, dit François, parce qu’on pourrait l’apercevoir du large. Ceux qui voudraient aborder ici pour la contrebande seraient immédiatement prévenus. — Impossible, l’entrée de la grotte est trop bien cachée par les écueils, intervint Claude. Tout le banc de rocs forme écran. Ce serait amusant d’avoir du feu. La caverne serait tout illuminée. — Oh ! tu es chic, Claude ! » s’écria Annie, enchantée de trouver enfin quelqu’un d’accord avec elle. « Je ne me sens pas d’attaque pour aller chercher du bois à une heure pareille, dit Mick qui n’avait aucune envie de bouger de son siège confortable. — Pas la peine de te déranger, reprit Annie. J’en avais ramassé cet après-midi, pensant que nous en aurions peut-être besoin. — Quelle bonne petite ménagère ! dit François avec admiration. Elle s’endort peut-être quand on la poste en sentinelle, mais quand il s’agit de transformer une grotte en maison, elle n’oublie rien ! Bravo, Annie. Eh bien, tu vas l’avoir, ton feu. » Ils se dirigèrent en chœur vers le fond de la grotte où Annie avait entassé la provision de bois. Elle avait ramené des brassées de brindilles que les corneilles laissaient tomber en construisant leur nid sur la tour en ruines. François partit récolter des algues sèches pour ajouter au tas. Le bois sec placé à l’entrée de la caverne s’enflamma aussitôt. Les enfants retournèrent se coucher sur leur lit de bruyère et s’accoudèrent pour contempler les flammes dansantes qui pétillaient allègrement. La lueur du foyer éclairait la grotte d’étrange et magnifique façon. « Quel beau feu ! murmura Annie d’une voix ensommeillée. Oh ! Dagobert, recule-toi un peu, s’il te plaît. Tu m’écrases les pieds. Claude, prends Dago, tu en as plus l’habitude que moi. — Bonne nuit, marmotta Mick à demi-endormi lui aussi. Le feu meurt mais je n’ai pas le courage de remettre du bois dessus. Je suis sûr que les lions, les tigres et les éléphants sont tous partis. — Idiot ! lança Annie. Tu me taquines et tu t’es amusé autant que moi avec ce feu. Bonne nuit ! » Et bientôt ils dormirent et rêvèrent paisiblement de mille et une choses. Soudain un bruit bizarre réveilla François en sursaut. Il écouta, immobile. « G-r-r-r-r-r-r. G-r-r-r-r-r-r. » Dagobert grondait sourdement. Claude s’éveilla à son tour et étendit la main vers son chien. « Qu’est-ce qui se passe, Dago ? — Il a entendu quelque chose, Claude », souffla François. Claude se redressa avec précaution. Dagobert grondait toujours. « Chut », fit Claude et il s’arrêta, rigide, les oreilles pointées. « Ce sont peut-être les contrebandiers », murmura Claude qui eut soudain la chair de poule à cette idée. En plein jour, rencontrer les contrebandiers est une aventure amusante et souhaitable, mais la nuit… Claude n’avait plus aucune envie de se trouver nez à nez avec eux. « Je vais aller voir ce qu’il en est », dit François en se glissant hors de la couchette sans bruit pour ne pas réveiller Mick. Je grimpe sur la falaise. J’apercevrai peut-être quelque chose. » Claude lui proposa sa lampe électrique, mais il n’en voulait pas. « Non, merci, Je trouverai facilement les nœuds de la corde même sans lumière. » Il se hissa dans l’ombre, tournant avec la corde. Une fois sur la falaise, il examina la mer. La nuit était très sombre et il était impossible de rien distinguer, même pas l’épave. Il faisait trop noir. « Dommage qu’il n’y ait pas de lune », songea François. Il faisait le guet depuis quelques minutes lorsque la voix de Claude monta jusqu’à lui par le trou. Venant d’en bas, elle avait une sonorité bizarre. « François, tu vois quelque chose ? Faut-il que je monte ? — Je ne distingue rien du tout. Est-ce que Dago gronde toujours ? — Oui, quand je lâche son collier. Je me demande pourquoi il est si énervé. » C’est alors que François aperçut brusquement une lumière par-delà la ligne d’écueils. Il s’efforça de percer l’obscurité. L’épave se trouvait de ce côté. Quelqu’un devait se promener dessus avec une lanterne. Il se baissa vers le trou et appela : « Claude, monte vite ! » Avec la rapidité d’un singe, Claude grimpa jusqu’à lui tandis que Dagobert grondait dans la grotte. Elle s’assit à côté de François sur la bruyère. « Regarde l’épave, ou du moins de ce côté-là, puisqu’il fait noir comme dans un four… Tu verras une lampe qu’on a posée là. — Ah ! oui. Je me demande si ce sont les contrebandiers qui apportent d’autres marchandises. — Ou quelqu’un qui vient chercher la valise. Nous le saurons demain. « Tiens ! ils partent, la lanterne s’abaisse. Ils ont dû aborder l’épave en canot. La lumière a disparu. » Les enfants tendirent l’oreille pour essayer de saisir un clapotis de rames ou des bruits de voix. Ils eurent l’impression d’entendre parler. « Le canot est probablement reparti vers un bateau au large, dit François. Il me semble qu’il y a une lueur en mer, là-bas, tu vois ? Le canot venait peut-être de là. » N’ayant plus rien à voir ou à entendre, ils se laissèrent glisser le long de la corde en prenant garde de ne pas éveiller les deux autres qui dormaient toujours comme des loirs. Dagobert les gratifia de joyeux coups de langue. Il avait cessé de gronder. « Oui, tu es un bon chien, lui dit François. Et tu as l’oreille fine. Rien ne t’échappe. » Dagobert s’installa de nouveau près de Claude. Sa nervosité avait disparu. Il avait senti la présence proche d’étrangers sur l’épave et maintenant qu’ils s’étaient éloignés, il se calmait. « Nous inspecterons l’épave demain, décida François. Nous découvrirons peut-être la raison de cette visite nocturne. » Le lendemain matin Annie et Mick poussèrent des cris d’indignation quand François leur raconta ce qui s’était passé pendant qu’ils dormaient. « Tu aurais bien pu nous réveiller, dit Mick avec humeur. — Nous l’aurions fait s’il y avait eu quelque chose à voir » répliqua Claude, mais à part cette lanterne, nous n’avons rien distingué du tout. Nous avons eu l’impression d’entendre des voix, mais nous avons peut-être rêvé. » Quand la mer fut assez basse, les quatre enfants et le chien se dirigèrent vers l’épave à travers les rochers. Ils grimpèrent le long de la coque et prirent pied sur le pont incliné et visqueux. Leur premier regard fut pour le coffre où ils avaient aperçu la petite valise. Le couvercle en était fermé. François essaya de le soulever, mais quelqu’un l’avait bloqué avec un morceau de bois. Une fois la cale enlevée, le couvercle s’ouvrit facilement. « Rien d’intéressant ? » demanda Claude qui s’approchait à pas prudents pour ne pas glisser sur les planches gluantes. « Si, regarde : des boîtes de conserves et tout un matériel de camping. C’est bizarre, tu ne trouves pas ? La valise est toujours là. Et tiens, voilà des bougies. Et une lampe électrique. Et des couvertures. Pourquoi les avoir mises là ? » C’était une énigme. François fronça les sourcils. « On dirait que quelqu’un va s’installer ici. Probablement pour attendre l’arrivée de marchandises de contrebande. Parfait, nous ferons le guet nuit et jour s’il le faut pour nous en assurer. Le Club des Cinq est prêt à tout. » Ils quittèrent l’épave absolument ravis. Personne ne pouvait se douter de leur présence, car la grotte était une cachette idéale. Et de cette cachette ils verraient quiconque aborderait l’épave ou en débarquerait pour venir dans l’ile. « Vous vous souvenez de la baie où nous avons laissé notre canot ? demanda soudain Claude. Les contrebandiers voudront peut-être l’utiliser s’ils arrivent par mer. Il y a trop d’écueils pour ramer directement de l’épave à la plage qui est en face. — Mais alors ils trouveront le canot dît Mick avec inquiétude. Nous ferions bien de le cacher. — Où ? » lança Annie qui se rendait compte de la difficulté de dissimuler une aussi grosse barque. « Je n’en sais rien, dît François. Allons toujours là-bas. Les quatre enfants et le chien se dirigèrent vers l’anse où ils avaient débarqué. Claude l’explora avec soin et une idée lui vînt. « Croyez-vous que nous pourrions tirer le bateau derrière ce gros rocher ? Personne ne devinerait qu’il est là à moins, évidemment, de faire le tour du rocher. » Cela valait la peine d’essayer, déclarèrent les autres à l’unanimité. Ils s’attelèrent donc au bateau et, soufflant comme des phoques, réussirent à le traîner derrière le roc qui le masquait presque complètement. Ils réussirent à traîner le bateau derrière le roc. « C’est parfait, dit Claude qui s’était reculée pour mieux juger de l’effet. On aperçoit un petit peu l’avant. Camouflons-le avec des algues. » Ils drapèrent la proue avec toutes les algues qu’ils purent ramasser, et quand ce fut fini, le bateau était invisible sauf pour qui contournait le rocher. « Magnifique, s’écria François en regardant sa montre. Dites donc, il est tard… Et nous nous sommes si bien occupés du bateau que nous avons oublié de monter la garde. Nous sommes stupides. — Bah ! qui veux-tu qui vienne maintenant ? » dit Mick en ajoutant une dernière guirlande d’algues pour parfaire le camouflage. « À mon avis les contrebandiers ne se déplacent que de nuit. — Tu as raison, reprit François. Il faudra que nous surveillions aussi l’île la nuit. Le guetteur s’installera avec des couvertures sur la falaise. — Et Dago lui tiendra compagnie. S’il s’endormait, Dag le réveillerait en grondant au cas où quelqu’un surviendrait, compléta Annie. — Tu veux dire si tu t’endors, toi, commenta Mick d’un ton malicieux. Je vous propose de retourner à la grotte manger un peu. » Et à ce moment Dagobert se mit à gronder. CHAPITRE XV QUI EST DANS L’ÎLE ? « Tout le monde derrière ce buisson, vite ! » ordonna aussitôt François. Les enfants étaient déjà en vue du château quand Dagobert avait commencé à gronder. Ils s’aplatirent derrière un amas de ronces, le cœur battant. « Chut, Dago », souffla Claude à l’oreille de Dagobert. Il lui obéit, mais resta rigide et tendu, aux aguets. François écarta les ronces, au grand dam de ses mains, et tendit le cou. Il aperçut une silhouette dans la cour du château, puis une autre. Il lui sembla en distinguer une troisième, mais soudain elles disparurent avant qu’il ait pu se rendre compte de leur nombre exact. « Ils ont dû enlever les pierres qui bloquaient la porte des souterrains et ils sont descendus dedans, chuchota-t-il. Ne bougez pas. Je vais ramper jusque là-bas pour vérifier. N’ayez crainte, je serai prudent. » Il revint bientôt : « Oui, il n’y a plus personne en haut. Croyez-vous que ce soient les contrebandiers ? Ils emmagasinent peut-être leurs marchandises dans les cachots. Ce serait l’endroit rêvé. — Profitons de ce qu’ils sont en bas pour retourner à la grotte, proposa Claude. Je meurs de peur que Dagobert nous trahisse. Il est prêt à éclater à force de se retenir d’aboyer. — D’accord, dit François, mais au lieu de traverser la cour, mieux vaut revenir par la plage. Une fois dans la grotte, l’un de nous se hissera par le trou. En se cachant derrière le gros buisson d’ajoncs, on peut surveiller sans danger ces fameux contrebandiers. » Ils atteignirent enfin la grotte. Mais à peine François avait-il commencé à grimper avec l’aide des autres que Dagobert disparut. Il était sorti de la caverne pendant que les enfants tendaient la corde pour François et quand Claude se retourna, il n’y avait plus de chien nulle part. « Dago ! lança-t-elle à voix basse. Dago, où es-tu ? » Mais elle n’obtint aucune réponse. Pourvu que les contrebandiers ne l’aperçoivent pas ! Elle se sentit furieuse contre lui. C’est que Dagobert avait perçu une odeur qu’il connaissait bien, une odeur de chien, et il avait décidé d’en trouver le propriétaire pour lui croquer la queue et les oreilles : « G-r-r-r-r ! » Dagobert ne voulait pas de chien sur son île. François s’était blotti contre le buisson d’ajoncs pour inspecter les alentours. Rien sur l’épave et rien au large. La barque qui avait amené les inconnus était certainement dissimulée dans les rochers au pied de la falaise. François se retourna ensuite vers le château et resta suffoqué. Un chien quêtait parmi les bruyères, le nez à terre, pas très loin de lui. Et derrière le chien, le poil hérissé, rampait Dagobert. Dagobert traquait le chien comme un chat traque une souris. Le chien-souris devina soudain la présence d’un ennemi et d’une volte-face se retrouva nez à nez avec Dagobert. Dago fonça sur sa victime avec un grondement terrifiant et le chien-souris glapit de terreur. François les regardait, pétrifié. Les deux animaux faisaient un bruit épouvantable, surtout le chien-souris dont les hurlements de victime et les cris de rage résonnaient aux quatre points cardinaux. « Les contrebandiers vont les entendre et, en voyant Dago, ils comprendront que l’île est habitée, songea François. Oh ! Dagobert, Dagobert, pourquoi ne t’es-tu pas tenu tranquille ? » Au milieu des ruines apparurent trois silhouettes qui se précipitaient au secours du chien-souris… et François les regarda bouche bée. Car les trois inconnus n’étaient autres que M. Friol, Mme Friol et leur Émile ! « Miséricorde ! » marmotta François en rampant autour du buisson pour regagner son trou. « Ils nous poursuivent ! Ils ont deviné que nous nous étions réfugiés là et ils nous cherchent pour nous obliger à revenir. Eh bien, ils ne nous trouveront pas. Mais quel dommage que Dago nous ait dénoncés ! » Un coup de sifflet aigu retentit sous ses pieds. C’était Claude qui, inquiétée par les bruits de bagarre, appelait son chien. Dago obéissait toujours à ce sifflet. Il lâcha aussitôt sa proie et s’élança vers le bord de la falaise au moment où les Friol arrivaient sur le champ de bataille. Ils ramassèrent leur roquet gémissant et saignant tandis qu’Émile s’élançait à la poursuite de Dagobert. François se laissa couler au fond de la grotte dès qu’il vit Émile. Dagobert fonça vers le trou, plongea hardiment et peu s’en fallut qu’il n’atterrît sur François. Il bondit aussitôt vers Claude. Il frémissait d’excitation. « Tais-toi, je t’en prie, ordonna Claude tout bas. Tu veux donc nous trahir, espèce d’idiot ? » Émile arriva au sommet de la falaise à bout de souffle et fut stupéfait de constater que Dagobert s’était volatilisé. Il chercha de côté et d’autre pendant quelques minutes sans succès. M. et Mme Friol le rejoignirent. « Où est passé ce chien ? lança Mme Friol. À quoi ressemblait-il ? — On aurait cru l’affreuse bête qu’avaient les enfants », dit Émile. Sa voix parvenait distinctement dans la grotte. Les enfants pétrifiés retenaient leur respiration. « C’est impossible, reprit la voix de Mme Friol. Les gamins sont repartis chez eux. Nous les avons vus se rendre à la gare avec leur chien. Ce doit être un animal oublié par des campeurs. — Eh bien, où est-il ? » C’était la voix rauque de M. Friol. « Je n’aperçois pas plus de chien que sur le dos de ma main. — Il s’est enfoncé dans la terre », répliqua Émile qui paraissait impressionné. M. Friol poussa une exclamation méprisante. « Tu nous en contes de belles. Enfoncé dans là terre ! Il est tombé du haut de la falaise, plutôt. En tout cas, il a mordu notre pauvre Théo. Si jamais j’attrape cette bête, je l’assomme. — Ce chien a peut-être une cachette de ce côté, dit Mme Friol. Cherchons un peu. » À eux quatre, les enfants ne faisaient pas plus de bruit qu’une seule souris. Claude retenait Dagobert par son collier pour prévenir toute excentricité. Ils se rendaient compte que les Friol étaient à peine à quelques mètres d’eux. François s’attendait à chaque seconde à ce que l’un d’eux tombe par le trou. Mais heureusement ils ne découvrirent pas l’entrée supérieure de la grotte bien qu’ils tinssent conseil à deux pas d’elle. « Si nous avons affaire au chien des enfants, c’est qu’ils sont venus s’installer ici au lieu de retourner chez eux, dit Mme Friol. Et dans ce cas ils nous gênent. Il faut absolument vérifier. Je ne serai pas tranquille autrement. — Ne t’énerve pas, ce sera vite fait, répliqua M. Friol. Nous trouverons leur bateau près d’ici et eux dedans probablement. Quatre enfants, un chien et un canot sont impossibles à dissimuler sur une île aussi petite que celle-ci une fois qu’on sait qu’ils y sont. Émile, cherche de ce côté. Toi, Angèle, regarde du côté du château. Les enfants se sont peut-être cachés dans les ruines. Moi, je vais voir par là. » Les enfants se firent tout petits dans leur grotte. Pourvu que le bateau reste introuvable ! Pourvu que personne ne découvre leur retraite ! Dagobert grondait en sourdine, regrettant de ne pas partir en quête du chien Fléau. Il avait été ravi de planter ses dents dans les oreilles de cette vilaine bestiole. Émile ne tenait guère à découvrir les enfants et encore moins à tomber sur Dago au détour d’un rocher. Il ne mît donc aucune ardeur dans ses recherches. Il descendit dans la baie où était caché le bateau, mais bien qu’ayant vu les traces de la quille imprimées dans le sable et à peine nivelées par la marée précédente, il ne remarqua pas la proue couverte d’algues qui dépassait du rocher. « Rien par ici ! » cria-t-il à sa mère qui examinait les ruines pierre par pierre. Ni elle ni M. Friol ne furent plus heureux de leur côté. « Ce n’était pas le chien des enfants » conclut M. Friol. Sinon ils seraient dans l’île avec leur barque et nous les aurions rencontrés. Ce doit être un chien perdu. Il faudra y faire attention, car il est revenu à l’état sauvage, à mon avis. » Les enfants attendirent encore une heure sans broncher, mais les Friol avaient bien l’air d’avoir abandonné la partie. Ils se secouèrent et mirent la bouilloire à chauffer tandis qu’Annie préparait des sandwiches. Ils avaient attaché Dagobert de peur qu’il ne lui reprît fantaisie de courir après Fléau. Ils parlèrent à voix basse en mangeant. « Les Friol ne sont pas venus ici pour nous, résuma François, puisqu’ils disent qu’ils nous croyaient repartis chez nos parents en compagnie de Dagobert. — Alors, qu’est-ce qu’ils font là ? répliqua Claude d’un ton furieux. C’est notre île. Ils n’ont pas le droit de l’envahir comme ça. Chassons-les. Ils ont peur de Dagobert. Emmenons Dago avec nous et menaçons-les de le lâcher à leurs trousses s’ils ne décampent pas. — Mais non, Claude, sois donc raisonnable, dit François. Ils préviendraient peut-être ton père et nous ne tenons pas à ce qu’il entre en fureur et nous ordonne de réintégrer la maison. Et d’ailleurs, je me demande… — Quoi ? » s’écrièrent les autres en chœur en voyant ses yeux briller comme chaque fois qu’il avait une idée. « Voilà : qui sait si les Friol ne sont pas de mèche avec les contrebandiers ? Ils sont peut-être chargés de collecter et d’entreposer les marchandises entrées en fraude jusqu’à ce qu’elles puissent être transportées ailleurs en toute sécurité. M. Friol est marin, n’est-ce pas ? Il doit s’y connaître en matière de contrebande. Oui, je suis prêt à mettre ma main au feu qu’il a partie liée avec les fraudeurs. — Tu as sûrement raison, s’exclama Claude. Attendons que les Friol s’en aillent et descendons dans les souterrains voir s’ils y ont caché quelque chose. Nous saurons bien les démasquer. Cela promet d’être follement amusant. » CHAPITRE XVI LES FRIOL ONT UNE PEUR BLEUE Mais les Friol ne s’en allaient pas. Les enfants apercevaient toujours l’un d’entre eux quand ils se hissaient par le trou pour voir où en était la situation. La soirée s’avançait, le crépuscule tomba, mais les Friol ne firent pas mine de partir. François se faufila jusqu’à la plage et découvrit une barque abandonnée sur le sable. Ainsi les Friol avaient réussi à contourner l’île, à longer l’épave, peut-être même à y aborder, puis à débarquer en évitant adroitement les écueils. « Les Friol ont l’air de vouloir passer la nuit ici, dit François d’un ton lugubre. En fait de réjouissances, il y a mieux. Nous n’avons pas de chance. Nous nous réfugions ici pour échapper aux Friol et à peine sommes-nous installés que les voilà qui nous retombent sur le dos. — Si on leur faisait peur ? dit Claude, les yeux luisant à la clarté de l’unique bougie allumée dans la grotte. — Comment ça ? » demanda Mick avec intérêt. Les idées de Claude, même les plus saugrenues, avaient le don de le réjouir. « Ils campent sûrement dans les oubliettes, puisqu’il n’y a nulle part ailleurs où s’abriter dans le château. Sans quoi nous y serions nous-mêmes. Je n’aimerais pas dormir dans les cachots, mais les Friol ne se montrent probablement pas aussi difficiles. — Oui, eh bien ? dit Mick. — Si nous allions pousser un ou deux cris dans les souterrains pour réveiller les échos ? Vous vous souvenez comme ils nous avaient impressionnés ? Il nous avait suffi de dire un mot ou deux et les échos les avaient répétés à l’infini. — Oui, oui, je me rappelle, lança Annie. Et Dago avait été terrifié quand il avait aboyé. Il était persuadé que des milliers de chiens s’étaient réfugiés là. Il n’osait plus bouger. — Bravo pour ton idée, Claude. Ce serait un bon tour à jouer aux Friol, conclut François. Si nous pouvions leur faire assez peur pour qu’ils déguerpissent, nous aurions bien travaillé. C’est dit, en route. — Et Dagobert ? Ne vaudrait-il pas mieux le laisser ici ? demanda Annie. — Non il montera la garde à l’entrée des souterrains pendant que nous y serons, répondit Claude. Il nous préviendrait si par hasard les véritables contrebandiers débarquaient. Pas question d’aller là-bas sans lui. — Partons tout de suite, dit François. Il fait noir, mais j’ai ma lampe électrique. Il faudra vérifier d’abord que les Friol sont bien dans les cachots, puis nous commencerons. » Pas de Friol nulle part, pas de feu de camp ni de lanterne pas un bruit de conversation : ou les Friol s’étaient rembarqués ou ils étaient descendus dans les souterrains. Comme les pierres de l’entrée ne bloquaient plus la porte, les enfants en déduisirent que les Friol étaient bien en bas. « Écoute, Dago, tu t’installes ici sans bouger jusqu’à notre retour, murmura Claude à Dagobert. Et aboie seulement si tu vois arriver quelqu’un. Sois sage et à tout à l’heure. — Je crois que je ferais bien de rester avec lui », dit soudain Annie. L’obscurité des souterrains lui paraissait moins que rassurante. « Tu sais, Claude, Dagobert risque d’avoir peur ou de s’ennuyer si on le laisse seul. » Les autres étouffèrent un petit rire. Ils se doutaient qu’Annie était effrayée. François lui serra affectueusement le bras. « Tu as une bonne idée, dit-il avec gentillesse. Tiens compagnie à ce brave Dago. » François, Claude et Mick s’engouffrèrent dans l’escalier qui menait aux oubliettes du vieux château de Kernach. Un an déjà s’était écoulé depuis qu’ils les avaient explorées pour la première fois, à la recherche d’un trésor. Ils atteignirent enfin les cachots taillés dans le roc. Il y en avait des quantités de dimensions différentes, de très grands et d’autres minuscules, sombres et humides, où jadis on enfermait les malheureux prisonniers. Les enfants se faufilèrent silencieusement le long des corridors obscurs. François avait emporté un morceau de craie et traçait de temps en temps une marque sur les parois rocheuses pour pouvoir revenir ensuite sans se perdre. Ils entendirent tous à coup des voix et aperçurent une lueur. Ils s’arrêtèrent pour tenir conseil. « Ils campent dans la salle où nous avons découvert le trésor l’an dernier, dit François. Quels animaux allons-nous imiter ? — Une vache, chuchota Mick. Je réussis très bien les meuglements. — Et moi un mouton, reprit François. Toi, Claude, tu seras un cheval. Tu as le chic pour hennir et renâcler. Commence, Mick. » Et Mick commença. Caché derrière un pilier, il ouvrit la bouche pour proférer un meuglement lamentable dont les échos s’emparèrent immédiatement. Ce meuglement de vache en détresse s’amplifia et se répercuta sous les voûtes à faire croire que des milliers de vaches erraient dans le labyrinthe souterrain en meuglant en chœur. « Meu-eu-eu-eu-eu-eu… Meu-eu-eu-eu ! » Les Friol écoutaient avec stupéfaction ce vacarme inattendu. « Qu’est-ce que c’est, maman ? » demanda Émile prêt à pleurer. Fléau, terrifié, s’était tapi contre l’une des parois. « On dirait des vaches, dit M. Friol d’un ton surpris. Ce sont des vaches. Tu ne les entends pas meugler ? Mais comment des vaches se trouvent-elles ici ? — C’est idiot, répliqua Mme Friol qui commençait à se remettre de sa peur. Des vaches dans ces souterrains ! Tu es fou. Tu vas me dire ensuite qu’il y a des moutons. » Coïncidence cocasse, François choisit précisément ce moment pour se mettre à bêler. Les échos se renvoyèrent son bêlement lent, et bientôt on eut l’impression que des centaines de pauvres moutons perdus appelaient au secours. M. Friol se leva d’un bond, blanc comme un linge. « Ça alors ! des moutons, maintenant, dit-il. Qu’est-ce qui se passe ? Maudits souterrains, je ne les ai jamais aimés. » « Bê-ê-ê-ê-ê-ê. Bê-ê-ê-ê… » Un chœur de bêlements sinistres s’élevait de toutes parts. Et Claude se mit à hennir comme un cheval nerveux. La petite fille secoua la tête et lança un hennissement aigu, puis elle tapa du pied. Hennissements et claquements de sabot se répercutèrent à l’envi dans la salle où logeaient les Friol, vingt fois plus fort qu’au départ. Le pauvre Fléau émit un gémissement affolé. Il était presque mort de peur. Il se tassait contre le sol comme s’il souhaitait y disparaître. Émile agrippa sa mère par le bras. « Remontons, dit-il. C’est intenable ici. Il y a des centaines de vaches, de chevaux et de moutons fantômes qui rôdent, tu les entends ? Leurs cris me font peur. » M. Friol s’approcha de la porte et lança d’une voix forte : « Allez, sortez d’ici, qui que vous soyez ! » Claude gloussa et s’écria d’un ton caverneux : « Prenez garde ! » Et les échos rugirent après elle : « Gare… Gare….. » M. Friol rentra dans la salle et alluma une deuxième bougie, puis il referma sur lui la lourde porte d’entrée. Ses mains tremblaient. « Bizarre, tout ça, dit-il. Nous ne resterons pas longtemps ici si ce genre de choses doit se reproduire souvent. » François, Claude et Mick pouffaient tellement qu’ils n’arrivaient plus à imiter vaches, chevaux et moutons. Claude tenta de grogner comme un cochon et y réussit si bien que Mick faillit s’étouffer. Les grognements se répétèrent à l’infini. « Partons, murmura François entre deux soubresauts de rire. Si je me retiens encore une minute, je vais éclater. En route. » « Route, ou-ou-ou-oute ! » soupirèrent les échos. Leur mouchoir collé sur la bouche, ils s’éloignèrent en s’aidant des repères à la craie tracés à l’aller par François. Ces marques étaient faciles à retrouver à la lueur de sa lampe électrique et permettaient de ne pas s’égarer dans d’autres souterrains. Les trois complices s’assirent sur les marches à côté d’Annie et de Dagobert et racontèrent, en riant, ce qu’ils avaient fait. « Nous avons entendu papa Friol nous crier de nous en aller, dit Claude, et il avait l’air mort de peur. Quant à Fléau, il n’a pas poussé le plus petit grognement. Je parie que les Friol vont déguerpir demain après pareille séance. Ils ont dû avoir une peur bleue. — Oui, dit François. Nous nous en sommes très bien tirés. C’était magnifique. Dommage que je me sois mis à rire. J’avais l’intention de barrir comme un éléphant. Les échos s’y seraient bien prêtés. — C’est tout de même bizarre que les Friol soient venus dans l’ile, dit Mick d’un ton pensif, Ils ont quitté la maison, mais pas pour nous chercher… Ils doivent être en rapport avec les contrebandiers. Mme Friol s’est engagée chez ta mère probablement pour être à proximité de l’île le moment venu, quand les contrebandiers auront besoin de son aide, tu ne crois pas, Claude ? — Alors nous pourrions revenir à la maison ? » suggéra Annie qui tenait beaucoup moins à vivre dans sa chère île maintenant qu’elle était envahie par les Friol. « Revenir ? Juste au moment où une aventure commence ! s’écria Claude avec dédain. Tu es stupide, Annie. Rentre si tu veux, mais je suis sûre que personne ne voudra t’accompagner. — Mais non, Annie restera avec nous », dit François, sachant que sa petite sœur serait peinée si on lui disait de s’en aller seule. « Ce sont les Friol qui déguerpiront, n’ayez crainte. — On va se coucher ? » proposa Annie qui avait grande envie de retrouver la grotte paisible et la lueur rassurante de la bougie. Ils se levèrent donc et traversèrent la cour du château jusqu’au petit rempart qui en faisait le tour. Ils l’escaladèrent et se dirigèrent vers le bord de la falaise. François alluma sa lampe électrique quand ils furent à bonne distance des ruines, car il était impossible de bien distinguer le sol dans l’obscurité et il redoutait que l’un d’entre eux ne tombât par le trou au lieu d’y descendre, comme il se devait, par la corde à nœuds. François resta au bord du trou le dernier pour éclairer les autres. Il leva la tête machinalement vers la mer et s’immobilisa sur place. Il y avait une lumière au large et cette lumière s’éteignait et se rallumait sans arrêt. François scruta l’obscurité. Il se demandait si ces signaux venaient d’un bateau, à quelle distance de l’ile pouvait se trouver ce bateau et pourquoi on lançait ces signaux. On avait dû apercevoir de là-bas sa lampe électrique. « On veut peut-être déposer d’autres marchandises sur l’épave pour les Friol, songea-t-il. J’aimerais y aller voir, mais c’est dangereux à faire de jour, nous risquerions d’être aperçus. » Les signaux se répétèrent pendant un bon moment, comme si l’on transmettait un message. François ne réussit pas à le déchiffrer. Mais ce devait être un signal convenu avec les Friol. « En tout cas, ils ne le verront pas ce soir, songea François en riant sous cape quand la lumière s’éteignit définitivement. La famille Friol a bien trop peur des vaches, chevaux et moutons qui hantent les souterrains pour sortir se promener cette nuit. » François avait raison. Les Friol ne bougèrent pas de leurs oubliettes. Rien au monde n’aurait pu les faire quitter leur retraite avant le jour. CHAPITRE XVII LES TERREURS D’ÉMILE Les enfants dormirent tout d’une traite cette nuit-là. Rien de sensationnel ne s’était produit pendant leur sommeil puisque Dagobert n’avait pas grogné une seule fois. Ils engloutirent au réveil un copieux petit déjeuner de langue, de confiture d’orange, de pain beurré et de pêches, qu’ils firent couler avec de la limonade. « Nous avons vidé la dernière bouteille, constata François avec regret. Dommage. Comme boisson, on n’a rien trouvé de mieux. La limonade va avec du salé aussi bien que du sucré. — Oui, je n’ai jamais si bien mangé, s’écria Annie. Depuis que nous sommes à Kernach, nous nous offrons de véritables festins. Je me demande si les Friol se régalent autant que nous. — Sûrement, j’en mettrais ma main au feu, lança Mick. Ils ont dû fouiller toutes les armoires de tante Cécile et prendre ce qu’il y avait de meilleur dedans. — Oh ! tu crois ? » Les yeux de Claude flambèrent d’indignation. « Mais alors ils sont capables d’avoir volé autre chose aussi. Ils ne s’en sont probablement pas privés, reprit François en fronçant les sourcils. Je n’avais pas prévu ça. Oh ! Claude, ce serait affreux si, en rentrant, ta mère ne trouvait plus rien chez elle. — Horrible, répéta en écho Annie, consternée. — Oui, dit Claude maintenant furieuse. Avec ces Friol, on peut s’attendre au pire. S’ils ont eu le toupet de s’installer sur notre île, ils n’ont certainement pas hésité non plus à piller la maison. Je voudrais bien en avoir le cœur net. — On peut emporter pas mal de choses dans une barque, reprit François. S’ils ont fait une razzia chez toi, ils ont dû cacher leur butin quelque part. Dans les souterrains à mon avis. — Nous pourrions peut-être y jeter un coup d’œil, suggéra Mick. — Allons-y tout de suite, dit Claude qui en était toujours pour l’exécution immédiate. Annie, tu rangeras la grotte pendant ce temps, veux-tu ? » Annie était tiraillée entre le désir d’accompagner les autres et celui de jouer à la ménagère. Elle s’amusait follement à faire les lits et à mettre tout en ordre. Finalement elle décida de rester. Et voilà donc les aînés partis par le trou de la voûte. Ils avaient laissé Dagobert avec Annie, car ils craignaient qu’il ne se mît à aboyer. Il gémit un peu quand Annie l’attacha, puis il se calma. Claude, François et Mick se postèrent en observation à plat ventre sur là falaise. Il n’y avait personne dans les ruines, mais au bout d’une ou deux minutes, les Friol émergèrent des souterrains. Ils avaient l’air contents de se retrouver au soleil, ce qui ne surprît pas les enfants, étant donné le froid et l’obscurité qui régnaient dans les oubliettes. Les Friol s’égaillèrent dans la cour. Fléau, la queue basse, se collait aux talons de Mme Friol. « Ils cherchent les vaches, les moutons et les chevaux qu’ils ont entendus cette nuit », souffla Mick à François. Les parents Friol tinrent conseil, puis se dirigèrent vers la plage qui faisait face à l’épave. Émile partit vers la petite salle où les enfants avaient projeté de camper, celle dont le toit s’était en partie écroulé. « Je vais suivre les Friol, murmura François aux autres. Vous deux, surveillez Émile. » François se faufila de buisson en buisson sur les traces des Friol. Claude et Mick s’approchèrent avec précaution du château. Ils entendaient siffler Émile. Fléau trottinait dans la cour. Émile sortit de la salle en ruines avec, sur les bras, une pile de coussins qu’on avait dû y emmagasiner auparavant. Claude rougit de colère et agrippa férocement l’épaule de Mick. « Les plus beaux coussins de maman ! Les bandits ! » souffla-t-elle. Mick était furieux, lui aussi. Les Friol s’étaient emparés de tout ce qui leur avait plu en quittant la maison de sa tante, c’était évident. Il ramassa une motte de terre, visa avec soin et la lança. Elle tomba entre Émile et Fléau et se brisa en mille miettes. Émile lâcha les coussins et regarda en l’air avec stupeur. Il croyait que quelque chose venait de tomber du ciel. Claude lança à son tour une autre motte de terre qui s’écrasa sur Fléau. Le chien glapit et fila se réfugier dans les souterrains. Bouche bée, Émile examinait les environs. Que se passait-il ? Mick attendit qu’il se fût tourné dans la direction opposée pour recommencer son bombardement. La motte de terre s’effrita juste au-dessus du pauvre Émile stupéfait. Puis Mick émit un de ses sinistres meuglements de vache en détresse qui figea Émile sur place, les jambes coupées. Il était presque mort de peur. Encore ces vaches ! Où étaient-elles ? Mick meugla de nouveau. Émile poussa un hurlement, retrouva soudain ses jambes et s’engouffra tête la première dans l’escalier du souterrain où il disparut avec un cri d’épouvanté, abandonnant tous les coussins sur le terrain. « Vite ! cria Mick en bondissant. « Nous avons quelques minutes à nous. Il a trop peur pour revenir tout de suite. Ramassons ces coussins et apportons-les ici. Il n’y a aucune raison de les abandonner aux Friol pour qu’ils s’installent confortablement dans ces souterrains humides. » Les deux enfants s’élancèrent vers la cour, prirent les coussins et revinrent au triple galop s’aplatir dans leur cachette. Mick inspectait l’endroit d’où Émile avait apporté les coussins. « Si nous allions voir ce qu’ils ont caché d’autre là-bas ? dit-il. Pourquoi laisserions-nous les Friol utiliser ce qui ne leur appartient pas ? — J’y vais, et toi, surveille l’entrée des souterrains. Si tu aperçois Émile, tu n’auras qu’à meugler et il disparaîtra. — D’accord », dit Mick en souriant, et il courut se poster près de l’escalier. Émile et Fléau étaient invisibles. Claude inspecta la salle en ruines avec rage. Les Friol n’avaient eu aucun scrupule à prendre les affaires de sa mère, c’était évident. Il y avait des couvertures, de l’argenterie et des masses de provisions, Mme Friol avait razzié le grand placard placé sous l’escalier, où étaient rangées diverses choses d’usage courant. Claude rejoignit Mick : « Il y a une quantité d’affaires à nous ! chuchota-t-elle furieuse. Viens m’aider. Nous arriverons peut-être à les emporter avant que les Friol ou Émile reviennent. » À ce moment leur parvint un coup de sifflet discret. Ils se retournèrent et aperçurent François qui s’approchait. Les Friol sont partis vers l’épave, dît-il. Ils ont un bateau en bas. Papa Friol doit être rudement bon marin pour naviguer dans ces écueils. — Parfait. Cela nous laisse tout le temps nécessaire », dit Mick qui raconta à François la visite de Claude au cellier en ruines. Quels voleurs ! » François était indigné. « Alors ils n’ont pas l’intention de retourner à la maison. Ils doivent travailler avec les contrebandiers et ils comptent repartir directement d’ici quand ils en auront terminé avec eux. Ils s’embarqueront avec leur butin sur un navire quelconque et personne n’y verra que du feu. — Non, répliqua Claude, parce que nous aurons tout déménagé avant, Mick montera la garde pour nous prévenir au cas où Émile reparaîtrait, pendant que toi et moi nous nous occuperons d’apporter les affaires à la grotte. Nous les descendrons par le trou de la voûte. — Alors il faut nous dépêcher, dit François. Les Friol ne seront pas absents longtemps. Ils ont dû aller chercher la valise et ce qui a été déposé dans l’épave. J’ai vu une lumière en mer la nuit dernière, tu te souviens ? C’était certainement un signal pour prévenir les Friol qu’il y avait du nouveau pour eux. » Claude et François cachèrent leur butin le plus près possible du trou pour n’avoir plus qu’à tout lancer par là dans la grotte dès que le cellier aurait été vidé. Les Friol avaient fait main basse sur les premiers objets qu’ils avaient trouvés. Ils avaient même emporté le réveil de la cuisine. Émile n’ayant pas montré le bout du nez, Mick n’eut qu’à rester assis sur les marches et à regarder travailler les autres. Au bout de quelque temps, Claude et François poussèrent un soupir de soulagement et appelèrent Mick. « Ça y est, dit François. Je vais aller voir si les Friol reviennent. S’ils sont toujours sur l’épave, nous aurons le temps de tout mettre à l’abri. » Il fut bientôt de retour. « Leur bateau est encore là-bas. Nous avons un moment devant nous. Finissons-en vite. » Ils apportèrent leur chargement au bord du trou et appelèrent Annie : « Annie ! Nous avons des tas de choses à t’envoyer. Attention, attrape ! » Des objets hétéroclites commencèrent à pleuvoir dans la grotte. Annie était ahurie. L’argenterie et autre matériel fragile furent enveloppés dans une couverture et descendus au bout de la corde. « Quand j’aurai installé ce que vous m’avez rapporté, nous aurons l’impression d’être dans une véritable maison », s’écria Annie. À peine finissaient-ils qu’ils entendirent un bruit de voix. « Voilà les Friol », dit François. Il se pencha avec précaution au bord de la falaise. Il avait raison. Les Friol avaient quitté l’épave et remontaient au château avec la valise noire. « Suivons-les pour voir leur tête quand ils trouveront leur cellier vide, dit François en riant sous cape. Venez ! » Ils rampèrent sur la falaise comme des indiens sur la piste de guerre et s’arrêtèrent derrière un énorme buisson qui formait un écran protecteur en même temps qu’un excellent poste d’observation. Les Friol posèrent la valise à terre et cherchèrent Émile. Mais Émile était invisible. « Où est passé ce gamin ? dit Mme Friol avec impatience. Il a eu le temps de ranger nos affaires. Émile ! Hou-hou ! Émile ! » M. Friol alla inspecter le cellier. « Il a tout descendu, dit-il. Il doit être dans les souterrains, cette salle est vide. — Je lui avais recommandé de s’installer au soleil quand il aurait terminé, dit Mme Friol. Ces caves sont malsaines. Émile ! » Cette fois Émile l’entendit et sa tête surgit en haut des marches. Il avait l’air terrifié. « Viens donc, dit Mme Friol. Maintenant tu seras mieux en haut en plein soleil. — J’ai peur, répliqua Émile. Je ne veux pas rester dehors tout seul. — Pourquoi ? demanda M. Friol surpris. — À cause de ces vaches, répondît le pauvre Émile. Il y en avait des centaines qui meuglaient et me lançaient des choses. Elles sont dangereuses, ces bêtes-là. » CHAPITRE XVIII UN PRISONNIER INATTENDU Les Friol contemplaient leur fils comme s’il était devenu fou. « Des vaches ? Qui lancent quoi ? dit finalement Mme Friol. Qu’est-ce que tu entends par là ? Les vaches ne peuvent rien lancer. — Celles-là si », répliqua Émile qui exagéra aussitôt pour se faire plaindre. « Elles étaient horribles. Il y en avait des centaines, avec des cornes grandes comme des défenses d’éléphant, et elles meuglaient. Et elles nous ont lancé des pierres à Théo et à moi. Il était terrifié et moi aussi. J’ai lâché les coussins que je tenais et j’ai couru me cacher. — Où sont-ils, ces coussins ? dit M. Friol en regardant autour de lui. Je n’en vois pas. Tu vas nous raconter aussi que les vaches les ont mangés. — Tu n’as rien descendu dans le souterrain ? demanda Mme Friol. Le cellier est vide. » Émile émergea avec prudence de sa retraite. « Je n’ai touché à rien. J’ai laissé tomber les coussins à peu près à l’endroit où vous êtes. Qu’est-ce-qui leur est arrivé ? — Voyez-moi ça, il s’en est passé des choses pendant que nous étions partis. Quelqu’un a dû prendre les coussins et le reste, dit M. Friol d’une voix étonnée. Où les a-t-on mis ? — Ce sont les vaches, papa », dit Émile en inspectant les environs comme s’il s’attendait à voir des vaches emportant plein leurs pattes d’argenterie, de couvertures et de coussins. « Cesse de nous rebattre les oreilles de cette histoire de vaches, s’écria Mme Friol qui perdait patience, Il n’y en a pas sur cette île, tu le sais, puisque nous avons cherché ce matin. Ce que nous avons entendu cette nuit devait être une espèce d’écho. Non, mon garçon… tout ça me paraît bizarre. J’ai l’impression qu’il y a d’autres gens que nous ici. » Un gémissement lugubre s’éleva en réponse. C’était Fléau, affolé à l’idée de rester seul dans les oubliettes et terrifié à la pensée de remonter. « Pauvre agneau », dit Mme Friol qui avait l’air d’aimer Fléau plus que tout au monde. « Qu’est-ce qu’il a ? » Fléau émit un gémissement encore plus lugubre et Mme Friol dégringola les marches à sa rescousse. M. Friol la suivit et Émile n’hésita pas une seconde à en faire autant. « Vite ! » lança François en se redressant, « Viens m’aider, Mick, nous avons juste le temps de prendre la valise. » Les deux garçons s’élancèrent dans la cour, saisirent chacun une des poignées de la valise et revinrent en trébuchant vers Claude. « Nous l’emportons à la grotte, murmura François. Reste là pour nous dire comment ils réagiront. » Les garçons disparurent le long de la falaise, et Claude se réinstalla derrière son buisson. M. Friol remonta quelques minutes plus tard pour chercher la valise. Il fut stupéfait quand il s’aperçut qu’elle n’était plus là. Il hurla : « Angèle ! La valise a disparu ! » Mme Friol était déjà dans l’escalier, Fléau sur ses talons et Émile sur les talons de Fléau. Elle examina le terrain. « Disparu ? s’exclama-t-elle. Partie ? Où ça ? — C’est ce que j’aimerais savoir, dit M. Friol Nous la laissons seule une minute et hop ! elle s’en va. Toute seule, comme le reste. — Tu m’en diras tant ! Il y a quelqu’un sur cette île, j’en suis persuadée, répliqua Mme Friol. Et j’ai l’intention de savoir qui c’est. Tu as ton revolver ? — Oui, dit M. Friol en tâtant sa ceinture. Prends un bon gourdin, et, avec Théo, c’est bien le diable si nous n’arrivons pas à découvrir qui essaie de nous jouer des tours. Ou je ne m’appelle pas Friol. » Claude s’éloigna furtivement pour prévenir les autres. Avant de se laisser glisser dans le trou, elle ramena une touffe de ronces pour masquer l’entrée de la grotte, puis elle descendit raconter aux autres ce qu’elle avait entendu. François avait essayé d’ouvrir la valise sans succès, car elle était toujours cadenassée. Il leva la tête quand Claude, hors d’haleine, eut fini son récit. « Nous n’avons rien à craindre, à moins qu’un des Friol ne tombe par le trou, dit-il. Maintenant, silence tout le monde, même toi, Dagobert. » Au bout d’un moment l’aboiement de Fléau retentit dans le lointain. « Chut, fit François. Ils se rapprochent. » Les Friol examinaient de nouveau le sommet de la falaise, buisson par buisson. Ils atteignirent bientôt le gros bouquet d’ajoncs qui avait si souvent servi de cachette aux enfants et remarquèrent l’herbe piétinée. « Il y a eu des gens ici, dit M. Friol. Je me demande s’ils ne seraient pas au milieu de ce fourré. Une armée pourrait s’y dissimuler. Angèle, prends mon revolver pendant que j’essaie d’y aller voir. » Émile continua à vagabonder de son côté, persuadé que personne ne serait assez fou pour vivre au milieu d’un pareil fouillis d’épines. Il se dirigea vers la falaise et soudain, à son grand effroi, il s’aperçut qu’il tombait. Ses jambes disparurent dans un trou, il agrippa des ronces au passage, mais ne réussit pas à se retenir. Il glissa toujours plus vite, toujours plus bas et… boum ! Émile venait de choir par le trou de la grotte. Il apparut tout d’un coup devant les enfants sidérés et atterrit en boule dans le sable sec. Dago lui sauta dessus avec un grondement terrifiant, mais Claude le rattrapa juste à temps par le collier. Émile était paralysé à moitié par sa chute et sa frayeur. Il resta étendu sur le sol en gémissant, les yeux fermés. Les enfants le contemplèrent puis s’entre-regardèrent. Désorientés, ils ne savaient plus que faire ni que dire. Dago grondait férocement, si férocement qu’Émile ouvrit les yeux et découvrit avec surprise et horreur les quatre enfants et leur chien. Il ouvrit alors la bouche pour appeler au secours, mais la main de François s’appliqua aussitôt dessus. « Un cri et je laisse Dagobert goûter à votre anatomie », dit François d’une voix pour le moins aussi féroce que le grondement de Dagobert. « Compris ? Vous voulez essayer ? Dag n’attend que ça. — Non, je ne crierai pas », dit Émile si bas que les autres l’entendirent à peine. « Retenez votre chien. Je vous promets de ne pas crier. » Claude se tourna vers Dagobert : « Écoute-moi bien, Dago. Si ce garçon crie, tu lui sautes dessus. Couche-toi à côté de lui et montre-lui tes grandes dents. Tu peux le mordre où tu veux s’il émet le plus petit hurlement. — Ouah », fit Dagobert d’un air satisfait. Il s’installa près d’Émile qui essaya de reculer. Mais Dago avançait d’autant. Émile leva la tête vers les enfants. « Qu’est-ce que vous fabriquez dans cette île ? On croyait que vous étiez repartis chez vous. Émile apparut tout à coup devant les enfants sidérés. — Cette île nous appartient, répliqua Claude d’un ton coupant. Nous avons parfaitement le droit d’y être si ça nous plaît, mais pas vous. Pourquoi êtes-vous venus ici, vous et vos parents ? — Sais pas, répondit Émile avec humeur. — Vous feriez aussi bien de nous le dire, reprit François. Impossible de rien nous cacher : vous êtes de mèche avec les contrebandiers. » Émile était ahuri. « Des contrebandiers ? Ça alors ! Papa et maman ne m’ont rien dit. Je ne veux pas avoir affaire à des contrebandiers. — Ils ne vous ont rien dit du tout ? insista Mick. Ils ne vous ont pas expliqué pourquoi vous veniez dans l’île ? — Non, répondit Émile d’un ton outragé. Papa et maman ne sont pas chics avec moi. Ils ne me racontent jamais rien. Je n’ai qu’à obéir, un point, c’est tout. Je ne connaissais pas cette histoire de contrebande, je vous le garantis. » Émile était certainement sincère. « Je ne suis pas surpris qu’ils n’aient pas mis cette chère Méduse dans le secret, conclut François. Il n’aurait rien eu de plus pressé que de le redire à tout le monde. Eh bien, nous, nous savons au moins qu’il s’agit de contrebande. —Laissez-moi partir, reprit Émile boudeur. Vous n’avez pas le droit de me retenir de force. — Pas question, lança Claude. Vous êtes notre prisonnier. Si nous vous relâchions, vous iriez immédiatement prévenir vos parents que nous sommes ici et nous ne voulons pas de ça. Nous avons la ferme intention de déjouer leurs petites combinaisons, voyez-vous. » Émile voyait très bien. Trop bien même. Il commençait à se sentir mal à l’aise. « C’est vous qui avez ramassé les coussins et le reste ? demanda-t-il. — Oh ! non, cher Émile, c’étaient les vaches, répliqua Mick. Vous ne vous rappelez pas avoir parlé à votre mère des centaines de vaches qui vous avaient mugi au nez, qui vous avaient bombardé à coups de mottes de terre et qui ont volé les coussins que vous aviez lâchés ? Vous n’avez tout de même pas déjà oublié vos vaches ? — Comme c’est spirituel ! dit Émile maussade. Alors, qu’est-ce que vous allez faire ? Je ne resterai pas ici, c’est net. — Mais si, chère Méduse, répliqua François. Vous y resterez jusqu’à ce que nous vous laissions partir, c’est-à-dire pas avant que nous ayons liquidé cette petite histoire de contrebande. Et souvenez-vous que Dagobert est là pour punir la moindre incartade de votre part. — Vous êtes tous abominables, dit Émile en voyant qu’il en était réduit à obéir aux quatre enfants. Papa et maman vont être furieux contre vous. » À l’heure présente, son papa et sa maman en étaient au stade de l’extrême stupéfaction. Il n’y avait évidemment personne dans le fourré et quand M. Friol resurgit d’entre les épines, écorché et saignant, il avait cherché Émile. Mais Émile n’était pas là. « Où a bien pu filer ce gamin ? » dit-il. Et il l’appela. Mais Émile ne répondit pas. Les Friol passèrent un bon bout de temps à explorer falaise et souterrains. Mme Friol était convaincue que le pauvre Émile s’était perdu dans les oubliettes et elle avait essayé d’envoyer Fléau sur sa piste. Mais Fléau n’était pas allé plus loin que la première salle. Il se souvenait des bruits bizarres de la nuit précédente et ne tenait nullement à s’enfoncer dans ces ténèbres mystérieuses. Une fois la question Émile réglée, François s’occupa de la petite valise. « Il faut trouver un moyen de l’ouvrir, dit-il. Je suis persuadé qu’il y a de la contrebande dedans, mais je me demande bien de quelle nature. — Démolis les serrures », suggéra Mick. François tapa alternativement sur chaque serrure avec un galet et réussit finalement à en faire céder une. L’autre ne tarda pas à en faire autant, et les enfants soulevèrent le couvercle. Sur le dessus était pliée une couverture d’enfant ornée de petits lapins blancs brodés. François la retira, sûr de voir apparaître les fameuses marchandises. Mais à sa grande surprise, il n’y avait que des vêtements d’enfant. Il les déplia. Il y avait deux chandails bleus, une jupe également bleue, des sous-vêtements et un manteau chaud. Et au fond de la valise, on avait placé des poupées et un ours en peluche. « C’est fantastique ! s’exclama François. À qui ces vêtements sont-ils destinés ? Pourquoi les Friol les ont-ils apportés ici ?… Et pourquoi les contrebandiers les avaient-ils déposés sur l’épave ? Je n’y comprends rien, et vous ? » Émile était aussi étonné que les autres. Il s’était attendu comme eux à trouver des marchandises de valeur. Claude et Annie sortirent les poupées de la valise. Annie les serra contre elle. Claude n’aimait pas les poupées, mais Annie en raffolait. « À qui peuvent-elles appartenir ? dit-elle. Leur propriétaire doit être toute triste de les avoir perdues. C’est bizarre, n’est-ce pas, François ? Pourquoi introduire en cachette une valise pleine de vêtements et de jouets dans l’île de Kernach ? » CHAPITRE XIX UN CRI DANS LA NUIT Les questions d’Annie restèrent sans réponse. Cette valise et son contenu déconcertaient les enfants. C’était de la contrebande pour le moins inattendue. Sans compter les boîtes de conserves déposées dans l’épave. Pour quoi faire ? « C’est bizarre, conclut Mick. Je n’y comprends rien. En tout cas, il y a un mauvais coup qui se prépare ; sinon les Friol n’auraient pas débarqué dans notre île. N’oublions pas non plus les signaux que François a aperçus en mer. Il va se passer quelque chose, mais quoi ? Dire que nous avions pensé trouver la solution du mystère en ouvrant cette valise… Nous sommes encore moins avancés qu’avant. » Juste à ce moment les enfants entendirent les parents Friol appeler Émile. Mais Émile n’osa pas répondre car le nez de Dagobert lui frôlait la jambe. Il ne tenait pas à être mordu. Dago grondait de temps en temps pour lui rappeler sa présence. « Vous connaissez le bateau qui transmet des messages la nuit pour l’île ? demanda François à Émile. — Non, répliqua celui-ci en secouant la tête. Une fois, maman a dit qu’elle attendait le vagabond ce soir, mais je ne sais pas s’il s’agissait de ça. Annie s’affaira à réinstaller la grotte. — Le vagabond ? dit Claude. Qu’est-ce que c’est ? Un homme ou un bateau ? — Aucune idée, répliqua Émile. Je ne le lui ai pas demandé. J’aurais reçu une gifle pour toute réponse. Trouvez vous-mêmes. — C’est bien notre intention, dit François d’un ton résolu. Nous guetterons le vagabond ce soir. Merci du renseignement. » La journée parut longue aux enfants, sauf à Annie qui s’affaira à réinstaller la grotte. Elle refit les lits avec les couvertures reprises aux Friol et étala les couvertures de voyage par terre en guise de tapis. Quand elle eut fini, la grotte avait un aspect confortable et fort imposant, bien digne des Cinq. Émile, étroitement surveillé par Dagobert, ne quitta pas la grotte. Il dormit la plupart du temps, s’étant plaint qu’ « avec ces vaches et le reste », il n’avait pas pu fermer l’œil de la nuit. Les autres tinrent conseil à voix basse. Ils décidèrent de monter la garde sur la falaise deux par deux pendant la nuit afin de ne pas manquer le « vagabond », s’il venait. À ce moment-là, ils aviseraient suivant la tournure que prendrait la situation. Le soleil se coucha ; l’obscurité se fit plus dense. Émile se mit à ronfler doucement après un copieux dîner de sardines, de corned-beef, d’abricots et de lait condensé. Annie et Mick prirent leur poste sur la falaise vers dix heures et demie. À minuit et demi, François et Claude les rejoignirent, Il n’y avait rien eu à signaler. Les deux vigies redescendirent dans la grotte, se glissèrent dans leur lit douillet et s’endormirent. Émile ronflotait toujours dans son coin sous l’œil vigilant de Dagobert. François et Claude scrutèrent la mer à la recherche d’une silhouette de bateau. La nuit n’était pas très sombre, car la lune s’était levée. Tout à coup ils entendirent des murmures et distinguèrent des ombres qui se mouvaient sur les récifs. « Les Friol, chuchota François. Ils vont probablement à l’épave. » Il y eut un bruit de rames, et les enfants aperçurent une barque. Claude donna un brusque coup de coude à son cousin : une lumière brillait assez loin de là sur un navire qui se découpait en noir sur la mer. Puis la lune se cacha et tout devint invisible pendant un moment. Ils attendirent, le cœur battant. Ce navire fantomatique était-il le « vagabond » ? Ou le nom de vagabond se référait-il à son propriétaire ? Les contrebandiers étaient-ils à l’œuvre ce soir ? « Regarde ! Voilà un autre canot, dit Claude. Il vient du bateau qui est ancré là-bas. Il se dirige vers l’épave. Elle doit servir de lieu de rendez-vous, tu ne crois pas ? » La lune capricieuse choisit cet instant pour se cacher de nouveau derrière un nuage et elle y resta si longtemps que les enfants en furent exaspérés. Elle finit tout de même par se décider à reparaître et à éclairer le paysage. « Les deux canots quittent l’épave ! s’écria François. La réunion est terminée. Tiens, un des canots repart vers le large et l’autre vient par ici, tu vois ? C’est celui des Friol. Filons-les quand ils débarqueront pour savoir où ils déposent leur contrebande. » Le bateau des Friol aborda au bout d’un certain temps. Les enfants aperçurent peu après les Friol qui retournaient au château, M. Friol transportait sur son épaule une espèce d’énorme ballot. Ils n’arrivèrent pas à déterminer si Mme Friol était chargée ou non. Les Friol entrèrent dans la cour en ruines et se dirigèrent vers l’entrée des souterrains. « Ils vont cacher les marchandises dans les souterrains », chuchota François à Claude. Les enfants s’étaient maintenant postés en observation derrière le mur de la cour. « Retournons réveiller les autres, Il faut que nous décidions comment faire pour nous emparer de ces marchandises et prévenir la police. » Un cri aigu vrilla l’air. C’était un hurlement de terreur qui affola les enfants. De quelle direction venait-il ? « Vite, ce doit être Annie ! » s’écria François. Ils s’élancèrent à toutes jambes vers le trou et se laissèrent glisser dans la grotte. Un profond silence y régnait. François examina les lieux avec anxiété. Pourquoi Annie avait-elle poussé un cri pareil ? Mais Annie était paisiblement endormie et Mick aussi. Émile ronflait toujours et Dagobert veillait sans broncher. Ses yeux paraissaient verts dans la pénombre. « Bizarre, dit François. Qui a pu hurler ainsi ? Ce n’est pas Annie. Si elle avait eu un cauchemar, les autres se seraient réveillés en l’entendant. — Alors qui a crié ? murmura Claude très impressionnée. C’était affreux. J’en ai eu froid dans le dos. On aurait dit quelqu’un qui avait horriblement peur. Mais qui ? » Ils réveillèrent Mick et Annie et les mirent au courant. Annie fut intriguée et Mick très intéressé d’apprendre que deux canots étaient allés à l’épave et que les Friol avaient rapporté des marchandises qu’ils avaient descendues dans les souterrains. « Nous trouverons bien moyen de les en sortir, dit-il avec entrain. Ce sera très amusant. — Pourquoi avez-vous cru que c’était moi qui criais ? demanda Annie, Vous pensiez que c’était une voix de fille ? — Oui. Cela ressemblait aux cris que tu pousses quand on te glisse quelque chose de froid dans le cou, répondit François. Un vrai cri de fille, pas du tout le beuglement que lancerait un garçon. — Drôle d’histoire », reprit Annie. Elle se renfonça douillettement dans le lit et Claude se glissa à côté d’elle. « Oh ! Annie ! s’exclama Claude d’un ton dégoûté. Je n’ai même plus la place de me coucher avec toutes ces poupées que tu as fourrées dans le lit… Et l’ours y est aussi. Tu es un vrai bébé. — Non, mais les poupées et l’ours sont tout petits. Ils ont peur et ont du chagrin parce qu’ils ne sont pas avec la petite fille à qui ils appartiennent. C’est pourquoi je les ai pris avec moi. Je suis sûre qu’elle serait contente de savoir que je m’occupe d’eux. — La petite fille…, reprit François lentement. Il nous a semblé entendre crier une petite fille ce soir… Nous avons trouvé une valise pleine de vêtements et de jouets de fille. Je me demande ce que tout cela signifie. » Il y eut un silence qu’Annie rompit brusquement : « Je sais. Les marchandises de contrebande, c’est la petite fille ! On a dû voler une fille quelque part et on a pris en même temps ses habits et ses jouets pour qu’elle puisse jouer et se changer. La petite fille est dans l’île maintenant puisque vous l’avez entendue crier quand ces horribles Friol l’ont emportée dans les souterrains. — Je crois qu’Annie a deviné, dit François. Bravo, Annie. Il n’y a pas de contrebandiers sur cette île, mais des kidnappeurs. — Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Annie. — Des gens qui volent des enfants ou même des grandes personnes et les enferment quelque part jusqu’à ce qu’on ait payé une somme énorme pour eux, qu’on appelle une rançon, expliqua François. Le prisonnier reste séquestré tant que la rançon n’est pas payée. — C’est sûrement ce qui a dû se passer, dit Claude. J’en mettrais ma main au feu. On a volé une petite fille à des gens riches et on l’a amenée en bateau, puis en canot, jusqu’à l’épave où ces brigands de Friol l’ont prise en charge. Quelles brutes ! — Et c’est bien elle que nous avons entendue crier quand les Friol sont entrés dans les souterrains, reprit Mick. Il faut absolument que nous la sauvions. — Bien sûr, répliqua François. Nous nous en occuperons dès demain. » Émile s’était réveillé entre-temps et se joignit à la conversation. « De qui parlez-vous ? demanda-t-il. Qui voulez-vous sauver ? — Cela ne vous regarde pas », rétorqua François. Claude lui donna un coup de coude et lui glissa en sourdine : « Tout ce que je souhaite, c’est que Mme Friol soit aussi inquiète pour son cher Émile que doit l’être la mère de la petite fille. — Demain nous nous arrangerons pour la délivrer et l’emmener, dit François. Je pense que les Friol monteront la garde, mais nous saurons bien les éviter. — Dieu ! Que je suis fatiguée, s’écria Claude en s’étendant. Dormons un peu. Nous n’en serons que plus dispos demain matin. Oh ! Annie ! mets donc ces poupées de l’autre côté. Je suis en train d’en aplatir au moins trois. » Annie prit les poupées et l’ours, et les installa soigneusement près d’elle. « Ne pleurez pas, l’entendit dire Claude. Je m’occuperai de vous jusqu’à ce que vous retourniez chez votre petite mère. Dormez bien. » Ils furent bientôt tous endormis, sauf Dagobert qui ne sommeilla que d’un œil. Pas besoin de veiller quand Dagobert était avec eux. Il était la meilleure protection qu’on pût rêver. CHAPITRE XX CHACUN SON TOUR, ÉMILE Le lendemain matin, François s’éveilla de bonne heure et grimpa aussitôt par la corde jusqu’au faîte de la falaise pour surveiller les Friol. Il les vit sortir des souterrains. Mme Friol avait l’air pâle et inquiète. « Il faut absolument retrouver Émile, disait-elle à son mari. Je te répète qu’il faut le chercher encore. Il n’est pas dans les souterrains, j’en suis certaine. Nous avons tellement appelé qu’il aurait fini par nous entendre s’il y avait été. — Et il n’est pas dans l’île non plus, répliqua M. Friol. Nous l’avons explorée à fond hier. J’ai l’impression que ceux qui ont pris nos affaires se sont emparés aussi d’Émile et sont partis en bateau. — Alors ils l’auront emmené à terre, dit Mme Friol. Nous ferions bien d’y aller à notre tour. Ce que j’aimerais savoir, c’est qui essaie de nous mettre des bâtons dans les roues. Je ne suis pas très rassurée. Pas de chance vraiment, juste au moment où tout marchait si bien. — Quitter l’île maintenant n’est peut-être pas très prudent, rétorqua M. Friol. Si les gens qui étaient là hier y sont encore aujourd’hui, ils peuvent profiter de notre absence pour explorer les souterrains. — Mais non, il n’y a personne sur l’île, riposta Mme Friol avec énergie. Est-ce que tu t’imagines qu’Émile n’aurait pas crié si on l’avait retenu prisonnier ici ? Nous l’aurions entendu… Je te dis qu’on l’a emmené en bateau avec le reste. Et ça m’inquiète. — Bon, bon, grommela M. Friol. Ce gamin est insupportable. Il s’arrange toujours pour s’attirer des histoires. — Tu n’as pas honte de dire ça de ce pauvre petit ? glapit Mme Friol. Crois-tu qu’Émile est si content que ça d’être prisonnier ? Dieu sait dans quel état il est maintenant… Il doit être mort de peur tout seul sans moi. » François se sentit écœuré. Ces lamentations sur Émile, alors qu’elle tenait enfermée dans les souterrains une petite fille beaucoup plus jeune que son précieux rejeton ! Quelle mégère ! « Qu’est-ce qu’on fait de Théo ? questionna M. Friol d’un ton maussade. Mieux vaut qu’il reste ici pour garder l’entrée des souterrains. Quoiqu’il ne doive y avoir personne ici, si tes suppositions sont justes. — Oh ! il n’y a qu’à le laisser », dit Mme Friol en se dirigeant vers leur canot. François les vit embarquer. Théo, la queue entre les pattes, les regardait s’éloigner avec désolation. Il retourna jusqu’à la cour en ruine et s’étendit tristement au soleil. Il devait avoir l’esprit inquiet, car il dressait les oreilles et examinait constamment les alentours. Cette île et ses bruits inattendus ne lui plaisaient guère. François regagna rapidement la caverne et dégringola le long de la corde si vite qu’Émile en sursauta. « Venez dehors, j’ai quelque chose à vous dire », lança François aux autres. Il ne voulait pas être entendu par Émile. Les quatre enfants sortirent donc. Annie avait préparé le petit déjeuner pendant l’absence de François et la bouilloire chantait joyeusement sur le réchaud. « Écoutez : les Friol sont partis en bateau pour voir s’ils peuvent retrouver quelque part leur bien-aimé Émile. Mme Friol est dans tous ses états parce qu’elle pense qu’il a été enlevé et elle craint que le pauvre petit ne se sente perdu et ait peur. — Ça alors ! s’exclama Claude. Et la petite fille qu’elle a kidnappée ? Elle ne s’en inquiète pas, de celle-là. Quelle mauvaise femme ! — Tu as raison, dit François. Voici ce que je vous propose : nous allons descendre tout de suite dans les souterrains délivrer cette petite fille et nous la ramenons à la grotte. Nous déjeunons, nous partons en bateau prévenir la police et découvrir qui sont ses parents, puis nous leur téléphonons que leur fille est saine et sauve. — Que ferons-nous d’Émile ? demanda Annie. — J’ai une idée, répliqua aussitôt Claude. Nous mettrons Émile à la place de la petite fille. Imaginez la tête des Friol quand ils s’apercevront que leur prisonnière s’est envolée et trouveront à sa place leur Émile chéri. — Un ban pour Claude », s’écria Annie, tandis que les autres applaudissaient. « Toi, Annie, tu resteras ici pour couper d’autres tartines. Notre invitée aura sûrement faim », reprit François. Il savait que sa sœur détestait les souterrains. Annie acquiesça, ravie. « D’accord. Je vais mettre la bouilloire de côté en attendant, sinon il n’y aurait plus une goutte d’eau dedans. » Ils rentrèrent dans la grotte. « Venez avec nous, Émile, lui dit François. Et toi aussi, Dago. — Où voulez-vous m’emmener ? demanda Émile d’un ton soupçonneux. — Dans un endroit très confortable, où les vaches ne pourront pas vous ennuyer, répondit François. Allons, vite ! » « G-r-r-r-r-r-r », fit Dagobert ! en poussant du nez les mollets d’Émile qui se leva sans plus barguigner. Ils grimpèrent tous à la corde, même Émile qui avait pourtant bien peur et se croyait incapable d’y monter. Mais sous l’œil de Dago qui claquait des mâchoires, il se hissa remarquablement vite vers le sommet et fut tiré par François sur l’herbe de la falaise. « Et maintenant, filons au pas accéléré », dit François qui voulait en avoir fini avant le retour des Friol. Et personne ne lambina pour franchir la falaise, le rempart bas du château et pénétrer dans la cour. « Je ne veux pas descendre dans ces souterrains, dit Émile d’une voix effrayée. — Vous irez quand même, cher Émile, déclara François avec courtoisie. — Où sont papa et maman ? » reprit Émile en jetant des coups d’œil anxieux à la ronde. « Les vaches ont dû les emporter, dit Claude. Celles qui étaient venues meugler autour de vous et vous avaient bombardé, vous savez bien. » Tous pouffèrent de rire, sauf Émile qui était pâle d’inquiétude. Il ne goûtait pas du tout ce genre d’aventure. En arrivant devant l’entrée des souterrains, les enfants s’aperçurent que les Friol avaient non seulement remis en place la dalle qui en bloquait normalement l’accès, mais avaient aussi entassé des pierres devant. « Au diable vos parents, dit François à Émile. Ils ont le chic pour compliquer la situation. Secouez-vous un peu et aidez-nous. Tirons tous ensemble. Allons, Émile, du courage, il vous arrivera des ennuis si vous ne vous dépêchez pas. » Émile se joignit aux autres et les pierres furent enlevées. Puis la lourde dalle d’entrée fut soulevée et l’on aperçut les marches qui s’enfonçaient dans l’ombre. « Voilà Théo ! » s’écria soudain Émile en désignant un buisson non loin de là. Théo s’y cachait, terrifié par l’apparition de Dagobert. « Un bon chien de garde, votre Fléau, vraiment ! dit ironiquement François. Non, Dag, n’y touche pas. Reste ici. Je t’assure que Fléau n’est pas bon à manger. » Dagobert n’avait pourtant qu’un désir, c’était de pourchasser Fléau. Puisque la chasse aux lapins lui était interdite, il aurait aimé se rattraper sur son ennemi. Ils descendirent dans les souterrains. On distinguait encore sur les parois les marques à la craie tracées par François la dernière fois qu’ils y étaient venus, si bien qu’il leur fut facile de retrouver le chemin de la salle où ils avaient découvert les lingots d’or l’été précédent. Ils supposaient que la petite fille était enfermée dans cette salle, car celle-ci était munie d’une solide porte de bois garnie de verrous extérieurs. La porte était fermée et l’on n’entendait aucun bruit. Tous s’arrêtèrent tandis que Dagobert grattait le bois en gémissant. Il sentait qu’il y avait quelqu’un dans la pièce. « Hou-hou ! cria François avec entrain. Comment ça va ? Nous sommes venus vous délivrer. » Il y eut un grincement sur le sol, comme si quelqu’un repoussait un tabouret en se levant. Puis une petite voix dit : « Hou-hou, qui êtes-vous ? Oh ! je vous en prie, ouvrez-moi. J’ai peur et je suis si seule ! — On vous ouvre tout de suite, cria François gentiment. Nous sommes tous des enfants ici, alors vous n’avez rien à craindre. Vous serez bientôt en sécurité. » Il repoussa vivement les verrous et tira le battant de la porte. Dans la salle éclairée par une lanterne se tenait une petite fille pâle de frayeur, aux grands yeux noirs. Ses cheveux brun roux pendaient en désordre autour de sa figure. Ses joues étaient sales et couvertes de traces de larmes témoignant que la petite fille avait beaucoup pleuré. Mick l’entoura fraternellement de son bras : « Tout va bien maintenant. Tu es sauvée. Nous allons te ramener à ta mère. — Oh ! oui, je vous en prie, dit la fillette en recommençant à pleurer. Pourquoi m’a-t-on amenée ici ? C’est affreux. — C’est simplement une aventure qui t’est arrivée, répondit François, mais elle est finie ou presque. Il n’en reste que le plus amusant. Tu vas venir déjeuner avec nous dans notre grotte. Nous avons une grotte splendide. — Oh ! c’est vrai ? dit la petite fille en s’essuyant les yeux. Je veux bien aller avec vous. Vous êtes gentils. Mais je n’aimais pas les autres gens. Ses cheveux bruns roux pendaient en désordre autours de sa figure. — C’est bien naturel, intervint Claude. Tiens, regarde. Voilà Dagobert, notre chien. Il veut être ton ami. — Comme il est beau », dit la petite fille en saisissant affectueusement Dagobert par le cou. Il la lécha en retour avec ardeur. Claude en fut contente. Elle passa son bras autour de la fillette. « Comment t’appelles-tu ? — Jennifer Mary Armstrong. Et toi ? — Claude. » Jennifer pensa que Claude était aussi un garçon, car elle était habillée en short comme François et Mick, et ses cheveux étaient aussi courts que les leurs, bien que plus bouclés. Les autres enfants se nommèrent à leur tour, puis Jennifer regarda Émile qui n’avait rien dit. « Voici Émile-la-Méduse, dit François. Il n’est pas notre ami. C’est son père et sa mère qui t’ont mise ici. Nous allons le laisser à ta place. Ce sera une surprise agréable pour eux, n’est-ce pas ? » Émile poussa un cri d’orfraie et tenta de s’enfuir, mais François l’envoya d’une bourrade au centre de la salle. « Il n’y a qu’une manière d’apprendre aux gens que la méchanceté est toujours punie, dit-il d’un ton grave, et c’est de les punir sévèrement. Les gens de votre espèce ne comprennent pas autrement. Quand on les traite convenablement, ils estiment qu’on est stupide. On va vous mettre au régime que vous avez infligé à Jennifer. Cela vous fera beaucoup de bien à vous, et aussi à vos parents. Au revoir ! » Émile poussait des hurlements de détresse tandis que François refermait les verrous. « Je vais mourir de faim, gémit-il, — Impossible, répliqua François. Il y a une quantité de provisions et autant d’eau qu’il vous en faut : Quoique jeûner un peu vous aurait fait certainement grand bien. — Prenez garde aux vaches ! » cria Mick qui lança un meuglement très réussi. Jennifer sursauta, car les échos le répercutèrent immédiatement. « N’aie pas peur, ce ne sont que des échos », dit Claude en souriant. Émile redoubla de sanglots comme un bébé. « Quel froussard, dit François. Allons-nous-en. J’ai l’estomac creux. — Moi aussi », dit Jennifer en glissant sa petite main dans celle de François. « Je n’avais rien pu avaler dans ce souterrain, mais maintenant j’ai faim. Merci de m’avoir délivrée. » François sourit : « Tout le plaisir est pour nous puisque nous avons pu mettre Émile-la-Méduse à ta place. C’est agréable de pouvoir rendre aux Friol la monnaie de leur pièce. » Jennifer ne comprit pas ce qu’il voulait dire, mais les autres éclatèrent de rire. Ils retraversèrent les souterrains humides et les innombrables salles creusées dans le roc. Au-dehors, le soleil brillait. « Oh ! dit Jennifer en aspirant avec ardeur le bon air marin, comme c’est beau ici. Où sommes-nous ? — Sur notre île, répondit Claude. Et voilà notre vieux château. On t’a amenée ici en bateau la nuit dernière. Nous t’avons entendue crier et c’est ainsi que nous avons deviné qu’on t’avait faite prisonnière. » Ils gagnèrent rapidement la falaise et leur manière de descendre dans la grotte le long d’une corde à nœuds ravit Jennifer. Elle brûlait d’envie d’essayer et fut vite en bas. « C’est une fille sympa, tu ne trouves pas ? dit François à Claude. Et elle a eu une aventure encore plus sensationnelle que la nôtre. » CHAPITRE XXI VISITE À LA GENDARMERIE Annie trouva elle aussi Jennifer très sympathique et elle l’embrassa avec affection. La petite fille examina la grotte bien meublée avec intérêt, et poussa tout à coup une exclamation en apercevant le lit d’Annie. Sur la couverture bien lissée siégeaient de jolies poupées et un gros ours. « Mes poupées ! dit-elle. Et Ourson ! Où les avez-vous découverts ? Ils m’ont terriblement manqué. Oh ! Joséphine, Dorothée, Rosette, Marie-Claude, est-ce que vous vous êtes ennuyées sans moi ? » Elle se précipita vers ses poupées. Annie fut contente de savoir leur nom. « Je m’en suis occupée, dit-elle à Jennifer. Elles se portent bien. — Merci beaucoup, répliqua joyeusement la petite fille. Vous êtes vraiment gentils, tous. Oh ! quel festin ! » Pour leur petit déjeuner, Annie avait en effet ouvert une énorme boîte de saumon, deux boîtes de pêches au sucre et une boîte de lait condensé, il y avait aussi une montagne de tartines beurrées, et à côté fumait allègrement une jatte de chocolat. Jennifer s’assit et se mit à manger. Elle mourait de faim. Au bout de quelques minutes, elle commença à perdre sa pâleur. Les enfants bavardèrent en dévorant leur déjeuner. Jennifer raconta ce qui lui était arrivé. « Je jouais dans le jardin avec ma bonne, dit-elle, et à un moment, elle est rentrée dans la maison pour chercher quelque chose. Alors un homme a sauté par-dessus le mur, m’a enroulée dans une couverture et m’a emportée. Nous habitons au bord de la mer. J’ai compris au bruit des vagues qu’on m’emmenait en barque. On m’a enfermée ensuite pendant deux jours dans la cabine d’un grand bateau. Puis un soir on m’a transportée ici. J’avais tellement peur que je n’ai pas pu m’empêcher de crier. — Heureusement d’ailleurs, dit Claude. Nous avions pensé qu’on faisait de la contrebande dans notre île. Nous avions déjà trouvé ta valise et tes jouets, mais c’est en t’entendant crier que nous avons deviné qu’il s’agissait d’un enlèvement. — Je me demande comment cet homme a pu prendre mes affaires, dit Jennifer. Peut-être a-t-il été aidé par quelqu’un de la maison. Il y avait une bonne que je n’aimais pas du tout. Elle s’appelait Maryse Friol. — Ah ! voilà ! s’exclama François. Ce sont des Friol qui t’ont enfermée ici. Ta Maryse doit être une parente à eux. Quelqu’un les a certainement payés pour t’enlever. Quelqu’un qui avait un bateau et pouvait venir te cacher ici. — La cachette était bien choisie, commenta Claude. Personne, à part nous, n’aurait pu t’y trouver. » Ils mangèrent tout ce qu’Annie avait préparé et burent une deuxième ration de chocolat en devisant. « Embarquons-nous dès que nous aurons fini de déjeuner, conclut François. Et emmenons Jennifer à la gendarmerie. Les journaux ont dû signaler son enlèvement et on la reconnaîtra sûrement. — J’espère que les Friol seront pris, dit Claude, mais il y a des chances pour qu’ils disparaissent de la circulation dès qu’ils apprendront la délivrance de Jennifer. — Oui, il faudra penser à le dire aux gendarmes. Mieux vaudra ne pas claironner la nouvelle avant qu’on ait mis la main sur les Friol, répliqua pensivement François. Je me demande où ils sont. — Partons tout de suite, dit Mick. À quoi bon attendre ? Les parents de Jennifer seront contents de savoir leur fille hors de danger. — Je n’ai pas envie de quitter cette belle grotte », déclara Jennifer qui avait oublié ses mésaventures et s’amusait de bon cœur maintenant. « Je voudrais pouvoir y vivre avec vous. Est-ce que vous reviendrez ici ensuite, François ? — Oui, pour quelques jours. La maison est vide, chez nous, parce que notre tante est à l’hôpital et notre oncle l’a accompagnée. Si bien que nous pouvons rester dans l’île jusqu’à leur retour. — Est-ce que vous voudriez bien me laisser venir avec vous ? » supplia Jennifer, son petit visage tout illuminé à l’idée d’habiter une grotte avec ces gentils compagnons et leur chien. « Oh ! je vous en prie ! Cela me ferait si plaisir. Et j’aime tant Dagobert ! — Tes parents ne te le permettront peut-être pas, dit François, surtout maintenant que tu as été kidnappée, mais tu peux toujours le leur demander. » Ils descendirent à la crique et s’embarquèrent. Claude guida le bateau au départ. Ils ne passèrent pas très loin de l’épave qui enchanta Jennifer. Elle aurait souhaité qu’on s’y arrêtât, mais les autres jugèrent préférable de ne pas s’attarder. Ils atteignirent bientôt la plage. Loïc, le fils de leurs voisins, y était. Il les aperçut et accourut pour les aider à tirer leur canot sur le sable. « J’étais sur le point d’aller vous voir, dit-il. Votre père est de retour, maître Claude, mais pas votre mère. Elle va mieux et elle quittera l’hôpital dans une semaine. — Alors pourquoi papa est-il là ? demanda Claude surprise. — Il s’est inquiété parce que personne ne répondait quand il vous appelait au téléphone, expliqua Loïc. Il m’a demandé si je savais où vous étiez tous. Je ne lui ai rien dit, naturellement, mais je voulais vous avertir ce matin. Il est arrivé hier soir et il a piqué une de ces crises ! Pensez, il n’y avait personne pour lui donner à manger, la maison était sens dessus dessous et la moitié de ce qu’il y avait dedans avait disparu. Il est à la gendarmerie en ce moment. — Bonté divine ! s’exclama Claude. C’est là que nous allons. J’espère qu’il n’y aura pas trop d’étincelles. Quand mon père est de mauvaise humeur, il n’est pas à prendre avec des pincettes. — Ne te bile pas, dit François. En un sens, c’est une chance pour nous qu’il soit là, tu sais. Nous pourrons tout lui expliquer en même temps qu’aux gendarmes. » Ils quittèrent un Loïc très surpris de l’apparition subite de Jennifer. Il ne voyait pas d’où elle pouvait bien sortir. Elle n’était pas partie pour l’île avec les autres, mais elle était revenue dans le même bateau. C’était bien mystérieux. Les enfants entrèrent dignement dans la gendarmerie. « Tiens, tiens, dit le gendarme de planton. Voilà de jeunes voleurs qui viennent soulager leur conscience. Qui avez-vous donc détroussé ? — Écoutez, c’est la voix de papa ! » s’écria Claude en entendant une voix forte qui résonnait dans la pièce voisine. Elle bondit vers la porte. Le gendarme la rappela, scandalisé : « Eh là ! petite, on n’entre pas ! Le commissaire est là. Il ne faut pas le déranger. » Mais Claude avait déjà ouvert la porte. Son père se retourna et l’aperçut : « Claude, où étais-tu ? Comment as-tu pu abandonner la maison comme ça ? Elle a été pillée de la cave au grenier. J’étais justement en train de donner au commissaire une liste de ce qui nous a été volé. — Ne t’inquiète pas, papa, nous avons tout retrouvé. Comment va maman ? — Mieux, beaucoup mieux, répliqua son père d’un ton encore irrité. Dieu merci, je saurai enfin quoi lui répondre quand elle me demandera de vos nouvelles à tous. Elle me bombarde sans cesse de questions et je suis obligé de lui raconter que vous êtes en parfait état alors que j’ignore jusqu’à l’endroit où vous êtes. Je suis très mécontent. Où étiez-vous allés ? — Dans l’île, déclara Claude, maussade comme toujours quand son père était fâché contre elle. François t’expliquera. » François entra alors, suivi de Jennifer, Mick, Annie et Dagobert. Le commissaire, qui était un homme grand et fort, aux yeux vifs sous d’épais sourcils en broussaille, les dévisagea avec attention. Quand il aperçut Jennifer, il sursauta et se leva brusquement. « Comment vous appelez-vous, mon petit ? dit-il. — Jennifer Mary Armstrong, répondit Jenny surprise. — Bonté divine ! Dire que toute la police est sur pied pour rechercher cette petite et que la voilà ici tranquille comme Baptiste ! D’où sort-elle ? — Comment cela ? demanda le père d’un ton surpris. Qui recherche-t-on ? Je n’ai pas lu les journaux depuis plusieurs jours. — Alors vous ne saviez pas que la petite Armstrong avait été enlevée ? dit le commissaire qui vint se rasseoir tout en tenant Jennifer par la main. C’est la fille de Harry Armstrong, le millionnaire canadien. Vous en avez entendu parler, n’est-ce pas ? Eh bien, quelqu’un l’a kidnappée et réclame cent millions de rançon. Nous avons fouillé le pays entier pour la retrouver et la voilà qui surgit de terre, fraîche comme une rose. Dieu me pardonne… je n’avais encore jamais vu chose pareille… Où étiez-vous cachée, ma mignonne ? — Dans l’île. François, raconte s’il te plaît. » François expliqua donc leurs aventures. Le gendarme qui était dans l’autre pièce vint prendre des notes pendant qu’il parlait. Tous écoutaient avec surprise. Quant au père de Claude, les yeux lui en sortaient presque de la tête tant il était stupéfait. Décidément, il arrivait toujours quelque chose d’extraordinaire à ces enfants et ils s’en tiraient toujours de façon parfaite. « Connaîtriez-vous par hasard le nom du propriétaire du bateau qui a amené ici cette jeune demoiselle ? questionna le commissaire. — Non, répondit François. Nous avons seulement entendu dire que le « vagabond » devait venir cette nuit-là. — Ah ! Ah ! s’exclama le commissaire d’un ton satisfait. Parfait. Nous connaissons très bien le « Vagabond ». C’est un bateau que nous surveillons depuis quelque temps, car son propriétaire paraissait se livrer à un drôle de trafic. Voilà de bonnes nouvelles pour nous. Reste à savoir où se trouvent les Friol et comment nous pourrions les surprendre en flagrant délit maintenant que Mlle Jenny est sortie de leurs griffes. Sinon ils nieront tout. — C’est facile, répliqua François. Nous avons enfermé leur fils Émile dans la salle où ils avaient mis Jenny. Si l’on pouvait s’arranger pour en avertir les Friol, ils retourneraient aussitôt là-bas. Et si vous les découvriez dans les souterrains, ils ne pourraient pas prétendre qu’ils ne connaissent pas l’île et n’y sont jamais venus. — Oui, cela simplifierait la question », dit le commissaire en appuyant sur une sonnette. Au gendarme qui entra, il donna un signalement détaillé des Friol et lui dit de surveiller la côte afin d’être au courant des déplacements du couple. « Vous pourrez alors les rejoindre pour bavarder avec eux, dit le commissaire en souriant à François. Nous n’aurons plus qu’à les suivre et s’ils vont dans l’île, nous obtiendrons toutes les preuves nécessaires. Vous nous avez été vraiment très utile. Merci. Et maintenant, nous allons téléphoner aux parents de la petite demoiselle pour les rassurer. — En attendant leur arrivée, nous l’emmènerons avec nous », dit le père de Claude qui n’avait pas l’air encore tout à fait remis de ces émotions inattendues. « J’ai demandé à Maria, notre précédente cuisinière, de venir remettre la maison en ordre. Il y aura donc quelqu’un pour s’occuper des enfants. Il faut d’ailleurs qu’ils ne quittent plus la maison. — Écoute, papa, dit Claude d’un ton ferme, nous voulons bien rester aujourd’hui si tu y tiens, mais nous avions projeté de passer encore une semaine dans l’île jusqu’au retour de maman. Elle nous l’avait permis et nous nous y amusons bien. Maria pourra faire ses rangements sans avoir à se soucier de nous. Nous nous débrouillons très bien là-bas. — Ces enfants méritent une récompense, à mon avis », commenta le commissaire. Ce qui régla la question. « Bon, conclut le père de Claude, allez dans votre île, si vous en avez envie, mais à la condition expresse que vous reviendrez dès que ta mère sera là, Claude. — Bien sûr, papa. J’ai hâte de revoir maman. Mais sans elle, ce n’est pas drôle à la maison. Je préfère camper dans l’île. — Et moi aussi, je voudrais y être, dit soudain Jennifer. Dites à mes parents de venir à Kernach, s’il vous plaît, pour que je puisse leur demander la permission d’accompagner les autres. — Entendu », dit le commissaire en souriant aux cinq enfants. Ils le trouvaient tous très sympathique. Le père de Claude se leva. « Vous êtes prêts, petits ? Partons, dit-il. Ça creuse, ces émotions. Allons voir si Maria nous a préparé quelque chose à manger. » Ils s’éloignèrent en jacassant comme des pies. Le père de Claude en avait la tête qui bourdonnait. Ces enfants avaient l’air de vivre perpétuellement les aventures les plus inattendues. CHAPITRE XXII CAPTURES ! Ils arrivèrent bientôt à la maison. Maria, la cuisinière, les accueillit chaleureusement et écouta avec surprise le récit de leurs aventures tout en préparant le déjeuner. Ils étaient à table quand François aperçut par la fenêtre une silhouette bien connue qui se glissait furtivement derrière la haie. « Voilà papa Friol, s’écria-t-il en. se levant d’un bond. J’y vais. Ne bougez pas, vous autres. » Il fit en courant le tour de la maison et se retrouva nez à nez avec M. Friol. « Vous cherchez peut-être Émile ? » dit-il en prenant un air mystérieux. M. Friol, ahuri, dévisageait François sans répondre. « Vous avez regardé dans les oubliettes ? reprit François encore plus mystérieusement. — Quoi ? D’où sortez-vous ? Je vous croyais partis chez vous ? — Occupez-vous plutôt d’Émile. Si vous tenez à le retrouver, allez donc faire un tour dans la grande salle. » M. Friol lui jeta un regard irrité et tourna les talons. François rentra téléphoner à la police. Il était certain que M. Friol rapporterait cette petite conversation à sa femme et que celle-ci se précipiterait aussitôt pour vérifier si le renseignement était vrai ou faux. La police n’aurait plus qu’à les surveiller et les suivre pour les surprendre. Le repas terminé, l’oncle Henri annonça qu’il devait rejoindre sa femme. Elle était certainement impatiente d’avoir des nouvelles des enfants. « Je lui dirai que vous campez dans l’île, ajouta-t-il. Nous lui raconterons les détails de votre aventure quand elle reviendra à la maison, guérie. » Il partit en voiture. Les enfants hésitaient à reprendre tout de suite le chemin de Kernach à cause de Jennifer. Finalement ils décidèrent de patienter un peu. À ce moment, une grosse voiture s’arrêta devant la grille du jardin. Un homme grand, aux cheveux roux foncé, en descendit avec une très jolie dame. « Ce sont sûrement tes parents, Jenny », dit François. Il avait raison. Et Jennifer reçut tant de caresses et de baisers qu’elle faillit en perdre la respiration. Il lui fallut redire par le menu ce qui lui était arrivé, et son père ne trouvait pas assez de mots pour remercier François et les autres de ce qu’ils avaient fait pour sa fille. « Demandez-moi tout ce que vous voulez, conclut-il. Je serais trop heureux de vous le donner. — Oh ! non, merci, répliqua François poliment. Nous n’avons envie de rien. Nous sommes très contents comme ça, nous adorons les aventures. — J’insiste, dit le père de Jenny. Il y a sûrement quelque chose qui vous ferait plaisir. » François jeta un coup d’œil aux autres. Il savait qu’aucun d’eux ne désirait de récompense. Jenny le poussa du coude et agita violemment la tête. François éclata de rire. « Eh bien, oui, dit-il. Il y a quelque chose qui nous plairait beaucoup. — C’est accordé d’avance, dit le père de Jenny. — Nous aimerions que vous laissiez Jenny passer une semaine avec nous dans notre île. » Jenny lança un cri de joie et serra bien fort le bras de François. Ses parents restèrent interdits. « C’est que… on vient de la kidnapper… et nous ne tenons guère à la perdre de vue maintenant… — Tu as promis à François que tu lui accorderais ce qu’il te demanderait, papa, dit Jenny d’un ton pressant. Oh ! je t’en prie, laisse-moi y aller. J’avais toujours rêvé de vivre dans une île. Et celle-ci a une grotte magnifique et un splendide château en ruines avec des oubliettes où j’ai été enfermée… — Et nous emmènerons Dagobert, notre chien, avec nous, ajouta François. Voyez comme il est fort. On n’a rien à craindre quand Dagobert est là, n’est-ce pas, Dag ? — Ouah ! répliqua Dagobert avec conviction. — En ce cas, d’accord. À une condition toutefois, finit par dire le père de Jenny, c’est que ta mère et moi, nous visiterons l’île demain pour nous assurer que tu n’y cours aucun danger. — Oh ! merci papa » s’écria Jenny qui se mit à danser de joie. Toute une semaine à Kernach avec ses nouveaux amis et le chien Dagobert ! « Jenny peut-elle rester avec nous maintenant ? demanda Claude. Vous êtes descendus à l’hôtel, je pense ? » Les parents de Jenny s’en allèrent à la gendarmerie pour régler différentes questions concernant l’enlèvement de leur fille, tandis que les enfants se rendaient en chœur auprès de Maria afin de lui demander si elle leur ferait des crêpes pour goûter. Il était presque l’heure de les manger quand on frappa à la porte. C’était un grand gendarme qui voulait parler à François. « Nous aurions besoin de vous, dit-il. Les Friol viennent de partir pour l’île. Comme nous ne connaissons pas bien les eaux de Kernach, nous serions heureux si vous pouviez nous guider, vous ou Mlle Claudine. — Claude tout court et pas Claudine, rectifia vivement l’intéressée. — Mes excuses, dit le gendarme en souriant. Vous nous accompagnez aussi ? — Nous venons tous, s’écria Mick avec entrain. Je m’ennuie déjà de l’île. À quoi bon perdre une nuit de camping ? Nous reviendrons chercher les parents de Jenny demain. » Le gendarme hésitait un peu à embarquer tant de gens dans son bateau, mais les enfants insistèrent, et, comme il n’y avait pas de temps à perdre, ils finirent par s’entasser à cinq enfants et trois gendarmes dans la barque, sans compter Dagobert qui s’installa suivant sa coutume aux pieds de Claude. Claude dirigea la manœuvre avec son habileté ordinaire, et ils abordèrent bientôt dans la petite crique sablonneuse. Les Friol avaient dû passer devant l’épave, comme d’habitude, et débarquer du côté du large, qui était aussi le plus dangereux. « Maintenant, pas de bruit », dit François. Ils progressèrent en silence au milieu des ruines et aboutirent dans la cour sans avoir vu l’ombre d’un Friol. « Descendons, dit François. J’ai pris ma lampe électrique. Je pense que les Friol sont déjà dans les oubliettes en train de délivrer leur précieux Émile. » Ils s’engagèrent silencieusement dans les souterrains obscurs. Cette fois Annie vint aussi, serrant bien fort la main d’un des gendarmes. Ils atteignirent enfin la porte de la salle où les enfants avaient emprisonné Émile. Elle était toujours verrouillée. « Tiens, dit François, les Friol ne sont pas encore arrivés. » Dagobert gronda tout bas, et Claude chuchota : « Écoutez ! Voilà quelqu’un. Cachons-nous, je parie que ce sont les Friol. » Ils se dissimulèrent dans le cachot voisin. Des pas résonnaient de plus en plus proches, puis les enfants entendirent la voix de Mme Friol qui disait avec colère : « Si jamais Émile est enfermé là-dedans, il y aura du grabuge. Oser enfermer comme ça un pauvre petit innocent, c’est inouï ! S’il est là, où est la fillette ? Hein, je te le demande, où est-elle ? À mon avis, c’est le patron qui nous a joué ce tour pour ne pas avoir à nous payer. Il nous avait promis l’argent à condition que nous gardions la petite une semaine. Il a dû envoyer quelqu’un pour la reprendre et mettre Émile à sa place. — C’est possible, dit M. Friol. Mais alors comment ce François était-il au courant ? Il y a des choses qui m’échappent. » Les Friol étaient parvenus devant la porte, Fléau sur leurs talons. Fléau sentit la présence des enfants et de leurs compagnons et il gémit de peur. M. Friol lui décocha un coup de pied. « Allons, tais-toi. C’est déjà assez d’entendre nos voix résonner sans arrêt sans y ajouter tes jérémiades. » Mme Friol appela : « Émile ! Tu es là ? — Maman ! Oui, je suis là, cria Émile. Ouvre-moi vite, j’ai peur ! » Mme Friol tira vivement les verrous et ouvrit la porte. Émile bondit vers elle. Il était sur le point de fondre en larmes. « Qui est-ce qui t’a mis là ? demanda Mme Friol. Dis-le-nous et ton père ira leur casser la figure, n’est-ce pas, papa ? Enfermer un pauvre enfant sans défense dans un caveau pareil, quelle cruauté ! — Oui, vous avez raison, Angèle Friol », répliqua en écho une voix grave. Les Friol virent alors surgir de l’ombre la silhouette massive d’un gendarme. Ils n’avaient jamais eu si peur de leur vie. « C’est vraiment cruel, en effet, d’enfermer un enfant sans défense dans un endroit pareil, et c’est ce que vous avez fait, n’est-ce pas ? Vous y avez mis Jenny Armstrong qui est encore si jeune. Votre garçon savait qu’il ne risquait rien, tandis que la petite fille mourait de peur. » Mme Friol restait figée sur place, ouvrant et refermant spasmodiquement la bouche comme un poisson rouge tombé de son bocal. Elle était incapable de dire un mot. M. Friol poussa un glapissement de rat qu’on écorche. « Nous sommes pincés ! C’était un piège ! » Émile se mit à sangloter comme un bébé. Les autres enfants en furent dégoûtés. Les Friol les aperçurent subitement quand François alluma sa lampe électrique. « Grands dieux ! Voilà les enfants… et Jenny Armstrong aussi, s’exclama M. Friol avec stupeur. Qu’est-ce qui se passe ? Qui a enfermé Émile ? — On vous répondra au poste de police, répliqua le gendarme. Allons, suivez-nous sans faire de résistance. » Les Friol obtempérèrent sans regimber. Émile pleurait tout bas. Il voyait déjà ses parents en prison et lui-même dans une école sévère d’où il lui serait impossible de sortir pour voir sa mère pendant des années. Ce qui n’était d’ailleurs pas dommage, car les Friol père et mère n’étaient pas d’un bon exemple pour Émile. Il aurait une chance de devenir quelqu’un de bien s’il était éloigné de ses parents et tenu en main par des gens honnêtes et fermes. « Nous préférons ne pas rentrer avec vous, dit François fort poliment aux gendarmes. Nous voulons passer la nuit ici. Vous pourriez repartir dans le canot des Friol. Ils connaissent très bien le chemin. N’oubliez pas leur chien. Tenez, le voici. Nous l’appelons Fléau. » On trouva vite le bateau des Friol, et les gendarmes s’y embarquèrent avec lesdits Friol, petit et grands. Fléau ne se fit pas prier pour partir avec eux. Il était heureux d’échapper aux regards féroces et aux crocs menaçants de Dagobert. François poussa le bateau à l’eau. « Au revoir ! » cria-t-il, et les autres enfants agitèrent la main. « Au revoir, monsieur Friol, n’enlevez plus d’enfant. Au revoir, madame Friol, surveillez bien votre cher Émile au cas où l’on voudrait encore l’enlever ! Adieu, vieille Méduse, tâchez de devenir enfin un brave garçon ! Au revoir, Fléau, prends vite un bain ! Au revoir, tous ! » Les gendarmes répondirent à leurs adieux en riant, mais les Friol restèrent immobiles et muets. Ils étaient furieux et essayaient de deviner ce qui avait bien pu faire échouer leurs entreprises. Le bateau dépassa un gros rocher et fut bientôt hors de vue. « Hurrah ! Ils sont partis, cria Mick. Partis pour toujours et nous avons enfin l’île pour nous tout seuls. Viens vite la visiter, Jenny. Nous allons bien nous amuser ! » Les cinq enfants s’éloignèrent en courant, joyeux et libres comme l’air, seuls avec leur chien sur l’île qu’ils aimaient. Et nous les y laisserons jouir de leur semaine de vacances. Le Club des Cinq et son invitée l’avaient bien méritée. FIN