CHAPITRE I Agréables conséquences d’une grippe désagréable « Pour un noël gâché, c’est un Noël gâché ! soupira Mick d’un air navré. — Je crois bien ! répliqua François, Quelle malchance ! Juste cette année où Claude vient passer ses vacances d’hiver avec nous, il a fallu que nous prenions froid et que cette vilaine grippe nous oblige à garder la chambre ! — Dire que nous avons dû rester au lit le jour de Noël ! déplora Claude. Et à la diète, encore ! — Dagobert est le seul d’entre nous à n’avoir pas été malade, fit remarquer Annie en caressant le chien de Claude. — Ouah ! » répondit Dagobert. Le « Club des Cinq », constitué par François, Mick, Annie Gauthier, leur cousine Claudine Dorsel — plus couramment appelée Claude — et le chien Dagobert, se sentait en vérité très déprimé. La maladie avait retenu les enfants à la maison dès le début des vacances. Le chien, privé de ses sorties habituelles, s’était trouvé aussi puni qu’eux. Au bout d’une semaine qui leur avait paru interminable, les Cinq se sentaient devenir enragés. « Enfin, reprit François au bout d’un moment, nous voici tout de même sur pied. — Ma tête est encore faible, constata Mick. — Et mes jambes ont du mal à me porter ! renchérît Claude. — Et les miennes donc ! » ajouta Annie. De temps à autre, un accès de toux coupait la parole aux jeunes malades. Annie regarda par la fenêtre. « Il neige, annonça-t-elle, Comme nous nous amuserions bien dehors !… Ah ! Voici la voiture du docteur Duroc ! Je parie qu’il va nous trouver assez bien portants pour retourner en classe dans huit jours. » Quelques instants plus tard la porte s’ouvrait pour livrer passage au médecin, escorté de Mme Gauthier. « Alors, docteur, demanda la jeune femme, comment trouvez-vous mes quatre diables aujourd’hui ? » Le médecin examina les enfants à tour de rôle puis il hocha la tête. « Ils vont tous beaucoup mieux, c’est certain, déclara-t-il, mais ils ne sont pas encore guéris. Votre nièce, en particulier, est loin d’être rétablie. D’ailleurs tous quatre doivent se débarrasser de cette toux persistante avant de songer à rentrer en classe. J’estime que quinze jours de convalescence au grand air ne seront pas de trop… » Il s’interrompit pour regarder, à travers la vitre, la neige qui tombait à gros flocons. « Je me demande, reprit-il d’un air pensif, si un petit dépaysement ne serait pas souhaitable… » Mick, pressentant une bonne aubaine, ne le laissa pas achever. « Oh ! Oui, docteur ! s’écria-t-il. Envoyez-nous en Suisse ! Nous pourrons faire du ski. Ce sera épatant ! » Il s’y voyait déjà. Le docteur Duroc se mit à rire. « Hé là ! Doucement, mon garçon ! Pas si vite. Non, je ne pensais pas à la Suisse. C’est trop loin, et nous pouvons trouver aussi bien, plus près, en France même. Mais il vous faudrait la montagne, c’est sûr. Du bon air qui vous revigorerait, un climat pas trop froid, de la neige aussi, tout comme en Suisse, qui vous permettrait de faire du ski et de la luge. — Oh ! dit François dont les yeux se mirent à briller. Ce serait merveilleux ! — Je pense bien ! s’exclama Claude. Surtout après cette semaine de Noël gâchée. — Nous méritons bien une compensation », déclara à son tour Annie. François se tourna vers sa mère. « Qu’en penses-tu, maman ? demanda-t-il d’un air anxieux. C’est à toi de décider ! » Mme Gauthier eut un faible sourire. Elle était exténuée d’avoir passé toute une grande semaine à soigner son petit monde. Le docteur, qui s’en rendait bien compte, ne lui laissa pas le temps de répondre. « Vous aussi, chère madame, dit-il, vous avez besoin d’un peu de repos. Si les enfants pouvaient séjourner seuls en montagne, sous la garde d’une personne sûre, cela vous permettrait de reprendre des forces dans le calme. — Ma foi, répondit Mme Gauthier, je ne dis pas non. Si les enfants ont besoin de quinze jours au grand air pour guérir de leur grippe, ils les auront. Et tandis qu’ils s’amuseront de leur côté, je ne serai pas fâchée d’avoir un peu de répit. — Ouah ! » coupa Dago en regardant le docteur. Claude se chargea de traduire : « Il vous demande s’il ne lui faudrait pas du grand air à lui aussi, expliqua-t-elle. Il voudrait savoir s’il peut nous accompagner. — Voyons, Dago ! dit gravement le docteur Duroc. Tire ta langue que j’y jette un coup d’œil ! Et donne-moi la patte, que je tâte ton pouls ! » Comme s’il comprenait, le chien tendit la patte. Tout le monde se mit à rire. Cela n’alla pas d’ailleurs sans un nouvel accès de toux de la part des enfants. Ils toussaient sans pouvoir arriver à s’arrêter. Le médecin hocha la tête. « Oui, il est nécessaire que vous partiez au plus tôt, déclara-t-il. Je passerai vous voir à votre retour. D’ici là, bonne chance, et amusez-vous bien ! » Les enfants remercièrent le docteur de ses bons soins et promirent de lui envoyer une carte postale. Dès qu’il fut parti, les questions fusèrent de toutes parts : « Quand partons-nous, maman ? — Et ou irons-nous ? — Ah ! répondit Mme Gauthier, voilà bien ce qui me tracasse ! Où vous envoyer ? Et à qui vous confier ? Je n’en ai aucune idée ! » Mick regarda par la fenêtre d’un air d’envie. « Regardez cette neige qui tombe ! Si seulement tu pouvais dénicher un endroit haut perché, maman, où nous pourrions faire du ski et de la luge, comme nous l’a recommandé le docteur… Sapristi ! Je me sens mieux rien qu’en y pensant. Et je voudrais bien que la neige tienne tout au long de ces quinze jours ! — Je crois que la meilleure chose à faire est de téléphoner à une agence, déclara Mme Gauthier. Elle nous indiquera sûrement une bonne station de montagne. En cette saison, il y a de la place dans les pensions de famille… » Hélas ! contrairement à ses prévisions, Mme Gauthier ne reçut que des réponses décevantes. Ou bien tout était plein en raison des sports d’hiver ou bien, en d’autres endroits moins cotés, pensions de famille et modestes chalets se trouvaient fermés jusqu’à l’été Et soudain, au moment où chacun commençait à désespérer, le problème se trouva résolu de la manière la plus simple du monde… grâce au père Blandin, le jardinier. Deux fois par semaine, ce brave homme venait prodiguer ses soins au jardin des Gauthier. Ce jour-là, il n’avait rien d’autre à faire que de déblayer l’allée de la neige qui l’encombrait, Jusqu’à la grille. En arrivant, il aperçut les enfants le nez collé aux vitres. Il s’approcha de la fenêtre tout en leur souriant. « Alors ? leur cria-t-il. Gomment vous sentez-vous aujourd’hui ? Je vous apporte des pommes. Peut-être trouverez-vous un peu d’appétit pour les manger ! — Oh ! Oui, oui ! répondit François en criant lui aussi pour se faire entendre. (Il n’osait pas ouvrir la fenêtre à cause du froid.) Merci beaucoup ! Entrez vite ! » Le père Blandin eut tôt fait de rejoindre les enfants. Il portait un plein panier de pommes tardives, jaunes et fermes, qui mirent l’eau à la bouche des jeunes gourmands. « Comment allez-vous aujourd’hui ? demanda de nouveau le jardinier. Je vous trouve bien pâles, et amaigris aussi ! C’est le bon air de mes Alpes natales qu’il vous faudrait, mes petits ! » Il leur souriait avec bonté tout en passant le panier de fruits à la ronde. Les enfants se servirent avec enthousiasme. « L’air des Alpes ! L’air de la montagne ! s’écria François en s’apprêtant à mordre à pleines dents dans une pomme énorme. C’est justement ce que le docteur nous a ordonné ! Au fait, vous ne connaîtriez pas un endroit où nous pourrions aller en convalescence, par hasard ? » La question n’eut pas l’air de prendre le père Blandin au dépourvu. Au contraire, son sourire s’élargit et il répondit tout de suite : « Mais si ! Là où habite ma cousine ! Elle loue des chambres pendant l’été… C’est dans le Vercors, au flanc de la montagne, pas très loin d’un lac. Ma cousine s’appelle Mme Gouras. Et elle est bonne cuisinière, je vous en réponds… Tout de même, je me demande si elle prend des pensionnaires l’hiver. C’est qu’elle a à s’occuper de sa petite ferme. Et puis, avec la neige, elle ne voit guère de visiteurs en cette saison. Mais vous pourriez toujours lui demander… L’endroit où elle habite est si agréable ! Vous y seriez bien tranquilles et vous y respireriez du bon air ! — Juste ce qu’il nous faudrait ! s’écria Annie, enchantée. Vous entendez, vous autres ! Appelons vite maman ! » Mme Gauthier se trouvait dans la pièce voisine. En entendant les enfants l’appeler, elle accourut toute tremblante, craignant que l’un d’eux ne se fût blessé. Elle n’avait pas vu arriver le père Blandin et fut très étonnée de le voir là, entouré de François, Mick, Annie et Claude qui semblaient fort agités. Tous se mirent à parler à la fois. Chacun essayait de crier plus haut que les autres pour se faire entendre. Mme Gauthier finit par se boucher les oreilles. Les explications des enfants, ponctuées de quintes de toux, demeuraient inintelligibles. Le vacarme fut porté à son comble lorsque Dagobert, estimant qu’il avait voix au chapitre, se mit à aboyer de toutes ses forces. Le père Blandin, un peu ennuyé et intimidé, se tenait debout au milieu de la pièce, tournant gauchement son chapeau entre ses doigts. Il se sentait en partie responsable de ce qui arrivait. « Voulez-vous bien vous taire ! finit par s’écrier Mme Gauthier d’une voix ferme. A-t-on idée de vociférer de la sorte ! Cela vous fait tousser ! Allez vite prendre une grande cuillerée de votre potion, les enfants. Pendant ce temps je m’expliquerai avec M. Blandin. Non, non… pas un mot de plus, Mick ! Montez dans vos chambres tout de suite… C’est compris ? » Les enfants obéirent sans murmurer, laissant Mme Gauthier avec le jardinier. « Au diable ce rhume ! s’écria Mick en se versant une dose de sirop. Je voudrais bien que maman retienne l’idée du père Blandin ! Si nous n’allons pas à la montagne et que je n’arrive pas à me débarrasser de cette maudite toux, je crois que je deviendrai enragé pour tout de bon ! — Je parie que nous irons en pension chez cette Mme Gouras ! dit François. C’est-à-dire… si elle veut bien de nous. Si son cousin l’a recommandée, ce doit être une personne de confiance. Du coup, notre problème serait résolu ! — C’est presque trop beau pour être vrai ! soupira Claude. J’ai peur que ça ne « colle » pas ! » Mais Claude se trompait. Cela « colla » au contraire très bien, à la grande joie des enfants… Il se trouva que Mme Gauthier avait eu l’occasion de rencontrer la cousine du père Blandin au cours d’un séjour effectué par Mme Gouras, quelques mois plus tôt, dans la famille du jardinier. Cette Mme Gouras avait fait très bonne impression à la mère des enfants. On sentait, d’instinct, qu’on pouvait lui faire confiance. Aussi, lorsque François, Mick, Annie et Claude descendirent de leur chambre, ce fut pour apprendre une excellente nouvelle : Mme Gauthier était en train de téléphoner à Mme Gouras pour s’entendre avec elle… CHAPITRE II La Ferme des Joncs MADAME GOURAS ne fit aucune difficulté pour accepter de recevoir les enfants chez elle. Tout se régla très vite, à la grande satisfaction de chacun. La fermière dont la voix résonnait, sympathique, dans l’appareil, affirma à Mme Gauthier que la toux des jeunes convalescents ne résisterait pas longtemps à l’air de la région, « Maman, souffla François à l’oreille de sa mère, dis-lui que nous emmenons un chien avec nous. Claude ne consentirait jamais à partir sans son cher Dago ! » Mme Gauthier s’exécuta, ajoutant : « J’espère que ce nouveau pensionnaire ne sera pas un trop grand embarras pour vous… Comment ? Vous possédez vous-même déjà sept chiens ! Ah ! je comprends… pour garder les moutons… — Sept chiens ! répéta Claude, ravie, en s’adressant à Dagobert. Tu vas pouvoir t’amuser, mon vieux ! — Chut ! dit François en surprenant un froncement de sourcil agacé de sa mère. Tais-toi ! » La conversation téléphonique se termina bientôt. Tous les détails du séjour avaient été fixés. Il ne restait plus aux enfants qu’à faire mille projets agréables. Ils allaient passer quinze jours de vacances, libres de s’amuser à leur gré. Dagobert, lui aussi, pourrait s’ébattre à sa guise. Le Club des Cinq renaissait, animé d’une ardeur nouvelle. Le départ étant fixé au surlendemain, il fallut s’occuper des préparatifs. Le père Blandin, heureux de la joie des enfants, les aida à descendre skis et luges du grenier. On dénicha même une paire de skis pour Claude. Le moment de se mettre en route arriva enfin. La petite troupe devait voyager avec un ami des Gauthier. Ce monsieur, qui était commerçant, devait précisément se rendre à Grenoble pour affaires et s’était proposé pour convoyer les Cinq jusqu’à Autrans. « Je prendrai ma grosse voiture « familiale », expliqua-t-il aimablement à Mme Gauthier. Elle nous contiendra tous, y compris les bagages… » Ceux-ci furent logés dans le coffre et sur la galerie. Mick prit place à côté du conducteur. François, Claude et Annie s’installèrent à l’arrière, en compagnie de Dagobert. Après les derniers adieux, la voiture démarra. En route pour la montagne ! On était parti en fin de matinée et, vers midi, on fit halte, pour se restaurer, dans un pittoresque café de village où l’on acceptait les voyageurs « avec leurs provisions ». M. Janon, l’ami des Gauthier, fit servir un bouillon chaud aux enfants, après quoi on déballa de savoureux sandwiches. « Il me semble que l’appétit revient déjà ! constata Mick. — C’est vrai ! Je me sens mieux, moi aussi ! » affirma Claude. On se remit en route avec entrain. Les enfants avaient hâte d’arriver. Le voyage était trop long à leur gré. Ils tentèrent de chanter en chœur pour se distraire, mais cela les fit tousser et ils durent s’arrêter. Un peu plus tard, M. Janon fit halte et les invita à se dégourdir les jambes. Mais ils ne s’attardèrent pas, et le voyage reprit. « Nous approchons ! annonça enfin M. Janon. Malheureusement la nuit tombe vite en cette saison. Il fait déjà noir et, avec toute cette neige qui tombe, je suis obligé d’avancer avec prudence. C’est à peine si l’on voit la route. » Après avoir traversé Grenoble, la voiture s’était dirigée droit vers la montagne. Elle suivait maintenant un chemin assez raide, que l’on distinguait mal à travers le rideau mouvant des flocons. Au bout d’un moment, M. Janon commença à donner des signes d’inquiétude. « Je connais bien la région, cependant, et nous devrions être presque arrivés à présent… Je me demande… — Vous ne pensez pas que nous nous sommes perdus ? demanda François, inquiet à son tour. — Oh ! soupira Annie en frissonnant. Ce serait terrible. Il fait si sombre ! — Tais-toi, nigaude ! la rabroua Claude qui, en véritable garçon manqué qu’elle était, se montrait parfois aussi rude que ses cousins. Es-tu peureuse, tout de même ! — Le chemin devient de plus en plus difficile, fit remarquer Mick, et voilà longtemps que nous n’avons pas dépassé de ferme. — Ma foi, avoua M. Janon d’un air ennuyé, je crains fort de m’être égaré, en effet ! J’ai dû me tromper de route au dernier carrefour… ou peut-être à celui d’avant ! » Il ralentit tandis que les enfants échangeaient des regards consternés. S’ils étaient vraiment perdus et incapables de retrouver la bonne route dans l’obscurité, peut-être leur faudrait-il passer la nuit dans la voiture ? Cette perspective était loin d’être agréable ! « Regardez ! se mit soudain à hurler François. Voici un tournant, là, sur la droite. Et j’aperçois aussi un écriteau… une espèce de poteau indicateur ! » M. Janon arrêta sa voiture de manière à avoir l’écriteau dans la lumière de ses phares. Mick tendit le cou. « Je lis mal… murmura-t-il. Mais ce n’est pas « Autrans » que je crois déchiffrer… Attendez… Ah ! je vois mieux… « Le Vieux Château » ! — Le « Vieux Château » ! répéta M. Janon. Ce n’est pas un nom de ville ni de village. Un lieu-dit, peut-être ? Ou plus simplement encore le nom d’une propriété des environs ! — Il faudrait consulter une carte pour nous repérer, suggéra François. — Une carte ! Quelle guigne ! Je n’en ai pas apporté avec moi, répondit M. Janon. Je m’attendais si peu à me perdre dans ce pays que je connais ! » Il réfléchit un moment tandis que les enfants demeuraient silencieux. « Je crois, dit-il enfin, que le mieux est de tourner ici et de suivre le chemin menant au Vieux Château. Là au moins on pourra nous donner toutes indications utiles. Oui, c’est bien la meilleure solution ! » Il tourna donc à droite et la voiture, cahotant de plus en plus, se mit à grimper un sentier tout juste carrossable. « C’est vraiment la montagne, par ici ! fit remarquer Annie en essayant de voir au-delà de la vitre. Quel raidillon ! » Claude, à son tour, poussa une exclamation : « Regardez ! On distingue une maison… là, au bout du sentier. Une maison avec des tours. Ce doit être le Vieux Château ! » M. Janon arrêta sa voiture juste devant une énorme porte de bois, au double battant. Bien visible à la lumière des phares, une pancarte se détachait, en noir sur blanc : DÉFENSE D’APPROCHER « Eh bien ! grommela M. Janon, voilà qui n’est ni amical, ni même poli ! Défense d’approcher ! Et pourquoi, je vous prie ?… Mais attendez un peu, ajouta-t-il d’une voix ferme. Il y a une sorte de pavillon, une petite maisonnette, là, tout près. Je vais aller y frapper et demander où nous sommes… » Mais la tentative de M. Janon ne fut pas couronnée de succès. La maisonnette n’était pas plus hospitalière que la grande maison. Elle était plongée dans une obscurité complète et, lorsqu’il eut frappé à la porte, c’est en vain qu’il attendit une réponse quelconque. « Mon Dieu, qu’allons-nous devenir ? s’inquiéta Annie, reprise par ses craintes. — Eh bien, nous n’avons qu’à faire demi-tour et à repartir par où nous sommes venus, répondit Mick. Nous finirons bien par retrouver notre route, ou quelqu’un qui nous l’indiquera. — Une minute ! jeta François en sautant à terre. Je vais donner un coup d’œil à ce portail. » Il s’approcha des battants à l’air rébarbatif et les regarda de près. « Rien à faire ! cria-t-il. Ils sont fermés à clef. Mais je crois que je peux passer par-dessus ! Je verrai bien s’il y a de la lumière au-delà ! » Mais François n’eut pas le temps de mettre son plan à exécution. On entendit soudain courir derrière le portail, et le grondement furieux d’un chien s’éleva dans la nuit calme. M. Janon remonta dans la voiture et François revint vite sur ses pas. Dagobert se mit alors de la partie. Il commença à aboyer de toutes ses forces et tenta de sauter par la portière pour répondre au défi du molosse invisible. Car le chien inconnu devait être au moins de la taille d’un molosse pour faire tant de bruit : lui aussi aboyait à présent aussi fort qu’il le pouvait. En même temps il s’élançait contre la porte fermée qu’il ébranlait de son poids. « Il vaut mieux nous en aller d’ici, déclara M. Janon. Entendez-vous ce vacarme ? Dagobert m’a tout l’air d’être devenu fou furieux. Tenez-le bien ! — Les gens qui habitent là n’ont pas l’air très hospitaliers, commenta François tandis que la voiture commençait à descendre la pente raide. Il faut qu’ils aient terriblement peur des voleurs pour se faire garder par un chien pareil ! » La voiture avançait lentement, car M. Janon y voyait assez mal, mais on finit tout de même par atteindre le bas du chemin. Puis on roula quelque temps sur la route jusqu’à ce que Claude poussât une exclamation : « Stop ! Arrêtez ! J’aperçois un poteau indicateur ! » Elle ne se trompait pas et, cette fois, les voyageurs constatèrent qu’ils se trouvaient enfin sur la bonne route. « Chic ! Plus que trois kilomètres encore et nous serons arrivés ! » indiqua Mick après avoir déchiffré l’inscription. La voiture amorça un virage et grimpa un nouveau raidillon. Parvenus en haut de la côte, les enfants virent briller des lumières à quelque distance. « C’est Autrans ! annonça M. Janon. La « Ferme des Joncs », où habite Mme Gouras, doit se trouver de ce côté-ci si j’en crois les explications que m’a données votre jardinier avant notre départ ! » La neige avait cessé de tomber et l’on arriva sans encombre au terme du voyage. Comme la voiture s’arrêtait juste devant la ferme, un véritable concert d’aboiements accueillit les voyageurs. Cependant, au bruit qu’ils faisaient en tirant sur leurs chaînes, on devinait que les sept chiens des « Joncs » devaient être attachés quelque part dans une dépendance. Au même instant la porte d’entrée s’ouvrit et la silhouette sèche mais très droite d’une vieille femme se dressa sur le seuil. « Entrez, entrez vite ! invita-t-elle cordialement. Ne restez pas dehors dans le froid et la neige. Mon fils Joanès s’occupera de vos bagages. Venez vite au chaud ! » Les quatre enfants sortirent de la voiture. Tous se sentaient soudain très fatigués. Annie avait peine à se tenir sur ses jambes et François dut la soutenir. Seul Dago semblait en pleine forme. Un homme, jeune et de haute taille, sortit de la ferme et, après une brève salutation, se mit en devoir de décharger les bagages. Mme Gouras s’empressait déjà auprès de ses hôtes. « Pauvres petits ! Vous devez être exténués. Et vous, monsieur, conduire par une nuit pareille ! Mais je vous ai préparé un bon dîner qui va vous rendre des forces, allez ! » François se chargea de faire les présentations : « Voici Claude, Annie et Mick… — Et voici Dagobert ! » ajouta Claude. Dago tendit sa patte à Mme Gouras qui se mit à rire. « Quel chien bien élevé ! s’écria-t-elle. Nous en avons sept, mais aucun des nôtres ne possède d’aussi bonnes manières. » Annie, qui était un peu gourmande, avait aperçu une table toute dressée dans la pièce voisine. Les bonnes choses qui s’étalaient sur la nappe lui mirent l’eau à la bouche. Dagobert, lui aussi, avait flairé d’intéressants fumets. Il poussa un aboiement discret. « Il dit qu’il a faim, traduisit Claude, et que votre dîner le tente beaucoup ! — Nous y ferons honneur nous aussi ! déclara François en riant. Comptez sur nous ! — Avant de vous mettre à table, dit encore Mme Gouras, montez jusqu’à vos chambres. Vous logerez là-haut. Cette partie de la maison vous sera réservée. Vous pourrez y jouer à votre aise et faire du bruit sans gêner personne. Votre maman m’a d’ailleurs prévenue que vous étiez généralement raisonnables… à condition qu’on vous surveille un peu », ajouta-t-elle en souriant avec malice. Suivant ses indications, les enfants longèrent un petit couloir carrelé puis grimpèrent une volée de marches. Sur le palier s’ouvraient deux chambres, vis-à-vis l’une de l’autre. Elles étaient semblables et leur mobilier lui-même était identique. « Tiens, fit remarquer Annie, il n’y a pas d’eau courante ! — Non, constata Claude. Seulement des tables de toilette avec des brocs et des cuvettes. Cela fait ancien, mais c’est pittoresque, tu ne trouves pas ? » Il n’y avait pas non plus de chauffage central ni même de poêle, mais deux grands feux de bois brûlaient dans les cheminées. D’énormes bouilloires, disposées au coin de l’âtre, permettaient d’avoir de l’eau chaude. L’éclairage, plus moderne, était électrique. « Vous, les filles, décréta François, vous prendrez cette pièce. Mick et moi nous occuperons l’autre chambre. — Je crois que j’irai me coucher de bonne heure, murmura Annie d’un air exténué. Je tombe de fatigue. Ces feux de bois me plaisent beaucoup. Ce sera agréable de s’endormir, bien au chaud, en contemplant les flammes dansantes. — Avez-vous remarqué ? dit soudain Mick. Nous avons moins toussé aujourd’hui que d’habitude ! » Bien entendu, à peine avait-il fini de parler que tous se mirent à tousser à qui mieux-mieux. La fermière les entendit du rez-de-chaussée et les appela. « Dépêchez-vous, les enfants ! Venez vite manger la soupe pendant qu’elle est chaude ! » François, Mick, Annie et Claude ne se le firent pas répéter. Ils trouvèrent M. Janon déjà attablé dans la salle à manger. « Je passerai la nuit à la ferme, leur expliqua-t-il, et je repartirai demain matin seulement. » Mme Gouras entra au même instant, porteuse d’une soupière fumante. Elle se retira après avoir servi tout le monde. Quand elle fut sortie, les jeunes convives se regardèrent en souriant. « La cousine du père Blandin est bien telle qu’il vous l’avait dépeinte, n’est-ce pas ? dit M. Janon qui devinait leurs pensées. — Oh ! Oui ! Comme elle est sympathique ! s’écria Annie. — Je sens que nous allons nous plaire ici ! » déclara François. Claude et Mick étaient aussi de cet avis. « L’air me fait déjà du bien, et le bœuf bouilli qui accompagne cette soupe est un vrai régal, dit Mick. — Ouah ! » approuva Dagobert en attrapant au vol un énorme morceau de viande. Claude, cependant, semblait très fatiguée. « Je n’en peux plus, avoua-t-elle soudain. Je n’ai plus faim du tout et je tombe de sommeil. » Mme Gouras qui rentrait l’entendit et lui conseilla de se forcer un peu. « Mangez au moins votre dessert, conseilla-t-elle. Sitôt après vous monterez-vous coucher. Vous aurez tout le temps de défaire vos bagages demain. » Les enfants se dépêchèrent de finir leur repas. Puis ils souhaitèrent une bonne nuit à M. Janon et à la fermière. « Et à présent, tous au lit ! dit François en se dirigeant vers l’escalier. — Dormez aussi tard que vous voudrez ! leur cria encore Mme Gouras. Vous n’aurez qu’à venir me trouver dans la cuisine quand vous serez levés et je vous servirai un bon petit déjeuner ! » Les enfants s’endormirent dès qu’ils furent couchés. Seul Dagobert veilla un moment auprès du feu. Ensuite, silencieux comme une ombre, il grimpa sur le lit de Claude et s’allongea à ses pieds. CHAPITRE III Des nouvelles du Vieux Château CETTE NUIT-LÀ, les enfants dormirent si bien qu’ils ne se réveillèrent pas une seule fois. Et s’il leur arriva de tousser dans leur sommeil, ils n’en eurent même pas conscience. C’est à peine s’ils se retournèrent une fois ou deux dans leur lit. Seul Dagobert ouvrit un œil de temps en temps, comme il le faisait toujours quand il couchait pour la première fois dans une maison étrangère. À un moment donné, une bûche aux trois quarts brûlée s’écroula dans l’âtre et le chien sursauta au bruit. D’un œil morne, il considéra la flamme crépitante, tendît l’oreille au ululement lointain d’une chouette, puis se rendormit, blotti contre Claude. Mme Gouras avait beau aimer les chiens, peut-être n’aurait-elle pas été enchantée si elle l’avait vu ainsi, ronflant sur le couvre-pieds. François fut le premier à se réveiller le lendemain matin. Les divers bruits de la ferme lui parvinrent à travers la fenêtre close : deux valets s’interpellaient, les vaches meuglaient, les chiens se mirent à aboyer les uns après les autres puis tous à la fois. De leur côté, poules et canards menaient grand tapage. François éprouvait une agréable, sensation à rester couché, bien au chaud, tandis que tout s’agitait au-dehors. Il consulta sa montre et, à sa grande surprise, s’aperçut qu’il était déjà presque neuf heures. Qu’est-ce que Mme Gouras devait penser de ses jeunes pensionnaires ? François sauta du lit et réveilla Mick. « Debout, mon vieux ! Il est tard, tu sais ! Dépêchons-nous de nous débarbouiller ! » « Debout, mon vieux ! Il est tard, tu sais ! » L’eau était encore tiède au coin du feu et les garçons eurent vite expédié leur toilette. Il faisait bon dans la chambre et le soleil brillait au dehors. Cependant la neige avait dû tomber en masse pendant la nuit : tout était blanc alentour. « Quelle chance ! commenta François en regardant par la fenêtre. Nous pourrons faire de la luge. Allons réveiller les filles, Mick. » Mais Claude et Annie étaient déjà debout, car Dagobert s’était agité et avait gémi dès qu’il avait entendu les garçons remuer. Claude, ce matin-là, se sentait reposée et en train. « Et toi, Annie, comment te sens-tu ? demanda-t-elle à sa cousine. — Très en forme, répondit Annie. — Sais-tu qu’il est neuf heures ? Nous avons dormi plus de douze heures… presque un record ! — Ouah ! fit Dagobert en regardant avec impatience du côté de la porte derrière laquelle les garçons attendaient. — Oui, oui, mon chien ! dit Claude en riant. Tu réclames ton déjeuner, pas vrai ! Mais j’ai aussi faim que toi. Je ne sais pas si c’est l’air de la montagne, mais je me sens déjà un appétit monstre… Tu es prête, Annie ? Allons retrouver les autres. » Les quatre enfants dévalèrent l’escalier et se précipitèrent dans la salle à manger où un bon feu de bois pétillait dans la cheminée. La table du déjeuner était toute prête. Sur la nappe à damiers rouges et blancs ils aperçurent une miche de pain croustillante, flanquée d’une jatte de crème et d’un pot de confitures de fraises. Mme Gouras entra presque aussitôt et sourît à ses jeunes pensionnaires, qui la saluèrent en chœur. « Bonjour, bonjour, mes enfants, répondit-elle. Je crois que vous allez vous amuser aujourd’hui. La neige est tombée toute cette nuit. Mais avant de sortir il vous faut bien manger. Voyons, qu’aimeriez-vous pour déjeuner ? — De grosses tartines de beurre, répondit François, approuvé par les trois autres. Et aussi de cette bonne confiture que je vois sur la table. — Bien sûr, mon garçon, et aussi du miel de nos ruches si vous l’aimez. Mais j’ai mieux à vous proposer. Que diriez-vous de chaussons aux pommes tout chauds ? Je viens de les retirer du four à l’instant même. Quant à mon café au lait, vous m’en direz des nouvelles. Vous pourrez y ajouter de la crème fraîche. Nos vaches sont les meilleures laitières de la région. Je vais vous servir tout de suite… — Comme nous allons nous régaler ! s’écria Annie en prenant place à la table. — Ouah ! » jeta soudain Dagobert en se précipitant vers la fenêtre pour essayer de voir les chiens qu’il entendait aboyer. Claude se mit à rire. « Attention, Dag ! Il faudra te rappeler que tu es un invité ici, et être bien gentil avec les toutous de la ferme quand tu les rencontreras. Conduis-toi en chien bien élevé. Ne te jette pas sur eux et n’aboie pas trop fort. » Mick jeta à son tour un coup d’œil par la fenêtre. « Ce sont de gros chiens de berger, dit-il. Avec eux, les moutons doivent être bien gardés. Au fait… je me demande à quelle race peut bien appartenir le chien qui a aboyé contre nous hier soir… vous savez, celui qui se trouvait derrière le portail du Vieux Château ? — Je ne suis pas près de l’oublier, murmura Annie avec un frisson. J’avais l’impression de vivre un cauchemar… ce chemin perdu, cette obscurité, l’écriteau avec « Défense d’approcher », personne à qui demander notre route… et pour finir ce chien invisible qui menait un train d’enfer derrière la porte ! Quelle désagréable soirée ! — Heureusement que tout s’est bien terminé répondit Mick. Au même instant, Mme Gouras, qui avait disparu en direction de la cuisine, revint, porteuse d’un plateau chargé de bonnes choses. « Nous sommes quatre et vous apportez de quoi nourrir au moins huit personnes, fit remarquer François en riant. Il est vrai que Dagobert est là aussi et que M. Janon va sans doute se joindre à nous. — Non, expliqua la fermière en disposant la cafetière sur la table. M. Janon a déjà déjeuné. Il est en train de vérifier sa voiture avant de partir. Ah !… voici mon fils Joanès », ajouta Mme Gouras en se tournant vers la porte. Les enfants dévisagèrent le jeune homme qu’ils avaient à peine entrevu la veille. Son apparence formidable les intimida un peu. De stature gigantesque, Joanès possédait une masse de cheveux bruns en désordre, des yeux bleus très brillants et une bouche aux lignes fermes. « Bonjour, monsieur », dirent en chœur François et Mick. Joanès leur lança un coup d’œil rapide et répondit par un simple signe de tête. Claude et Annie, qui s’étaient ressaisies, lui adressèrent des sourires polis et le jeune homme les salua à leur tour, mais toujours sans prononcer un seul mot. Après quoi il s’en alla. « On ne peut pas dire que mon fils soit très bavard, commenta paisiblement Mme Gouras tout en versant du lait aux enfants. Certes non, il n’est pas causant, mon Joanès. Mais quelle voix quand il est en colère ! Si je vous dis qu’on l’entend alors à un kilomètre à la ronde vous n’allez pas me croire. Et pourtant, c’est la vérité ! Je vous assure que les moutons et les chiens l’écoutent quand il se met à crier ! » En fait, les enfants n’avaient aucune peine à croire la brave femme. Joanès leur semblait assez redoutable. « Un ours », songeait Claude. « Ce sont ses chiens que vous entendez aboyer comme ça, continuait cependant la fermière. Trois d’entre eux, du moins. Ils suivent mon Joanès partout. Lui, il les adore. Il se soucie d’ailleurs bien plus des chiens que des gens. Il en possède quatre autres, qui gardent nos moutons sur les hauteurs voisines en ce moment. Et, savez-vous ? Si Joanès allait dans la cour et les appelait de sa voix de stentor, ces quatre chiens l’entendraient et quitteraient le troupeau pour accourir ici comme des flèches. » Cet exploit du gigantesque Joanès n’était pas pour surprendre les enfants : rien ne leur semblait impossible de la part de cet étrange personnage. Ils en venaient presque à souhaiter entendre la voix puissante dont on leur vantait la portée. François, Mick, Claude et Annie déjeunèrent de bon appétit. Ils trouvèrent le pain et le beurre cent fois meilleurs que ceux qu’on leur servait à la ville. « Maman serait contente de nous voir dévorer ! dit Annie. As-tu pensé à lui téléphoner que nous étions bien arrivés, François ? — M. Janon s’en est chargé pour moi, répondit son frère. Et demain, à son retour, il pourra lui dire que nous nous sentons déjà beaucoup mieux. » » Le jeune garçon finissait à peine de parler quand M. Janon entra dans la pièce. « Alors, les enfants ! s’écria-t-il avec entrain. Bien dormi ? Oui… ? Je constate que vous avez fait honneur au déjeuner. Eh bien, moi, je m’apprête à repartir pour Grenoble où mes affaires me retiendront toute la journée. Au fait, avant de vous quitter, j’ai quelque chose à vous apprendre ! », Il regardait ses jeunes amis d’un air malicieux et ceux-ci sentirent leur curiosité s’éveiller. « Quoi donc ? s’écrièrent-ils en chœur. — C’est au sujet du Vieux Château ! Pas étonnant que nous ayons été niai reçus hier soir. Savez-vous qui habite là ?… Seulement une vieille dame, très originale, paraît-il. Les gens du pays, à ce que j’ai compris, la tiennent pour un peu « timbrée ». Elle aurait le cerveau un peu dérangé, vous comprenez ! Bref, elle ne permet à personne d’entrer dans sa propriété. — Voilà qui explique l’écriteau que nous avons lu ! s’écria Mick. — Et c’est sans doute parce qu’elle vit seule qu’elle se fait garder par un chien féroce, commenta à son tour Annie. — Elle doit être très peureuse, conclut Claude. — Elle n’aurait jamais consenti à nous ouvrir hier soir, dit M. Janon. Si je n’avais pas retrouvé mon chemin, nous aurions été obligés de passer la nuit dans la voiture. C’est une chance que tout se soit bien terminé… Allons, je vous dis au revoir et je vous souhaite bon séjour… » Les enfants, massés à la fenêtre, le virent monter en voiture puis disparaître après un dernier signe de la main. « Que faisons-nous maintenant ? demanda Claude. — Je propose une promenade de reconnaissance ! s’écria François, plein d’enthousiasme. Mais comme il doit faire froid dehors couvrons-nous bien. » Peu après, vêtus de chauds lainages, ils se disposèrent à sortir. Mme Gouras, au passage, approuva leur initiative. « Très bien, mes petits. Vous êtes raisonnables. Vous avez mis de gros chandails ! Le vent souffle aujourd’hui, mais le bon air vous fortifiera… » Elle se tourna vers Claude en souriant. « Quant à vous, mon jeune ami, faites attention à votre chien. Ne le lâchez pas avant d’avoir traversé la cour de la ferme. Il ne faudrait pas qu’il se batte avec un des chiens de mon fils ! » Claude sourit à son tour. Elle était ravie que la fermière l’ait prise pour un garçon. Avec ses cheveux coupés aussi court que ceux de ses cousins, son pantalon de ski et ce nom de Claude qu’on lui donnait, la méprise était facile. Et ses manières décidées la faisaient ressembler bien plus à François et à Mick qu’à la blonde et timide Annie. Et puis, n’avait-elle pas toujours regretté de n’être pas un « vrai » garçon ? Il fallait bien qu’elle se contente d’être un « garçon manqué ». Ce qui ne l’empêchait pas, au fond de son cœur, de conserver de précieuses qualités féminines. Les enfants sortirent de la cour de ferme sans rencontrer aucun des chiens. Mais Claude ne se décidait pas encore à lâcher Dagobert. « Laisse-le aller, va ! conseilla Mick. Les trois « bergers » ont du sortir avec Joanès. — Ouah ! » aboya Dagobert d’un air suppliant. Claude se mit à rire et défit la laisse. Dago, enchanté, se mit à courir joyeusement de côté et d’autre, flairant ça et là de subtiles odeurs. Les enfants le suivirent, le long d’un sentier couvert de neige qui faisait le tour de la ferme. Ils ne se sentaient pas encore très solides sur leurs jambes et ne voulaient pas trop s’éloigner pour cette première sortie. Soudain, comme Dagobert venait de disparaître au coin d’une murette bordant une dépendance de la ferme, d’effroyables aboiements retentirent. On aurait dit qu’une meute entière se déchaînait. Avant qu’aucun des enfants ait pu se rendre un compte exact de ce qui arrivait, ils virent Dagobert accourir vers eux, suivi par trois chiens féroces qui montraient leurs crocs et semblaient vouloir le mettre en pièces. Sur le point d’être rattrapé, Dago se retourna et fit front à ses assaillants. Certes, il était courageux, mais l’issue du combat ne pouvait faire aucun doute. À l’idée de ce qui allait se passer, Claude n’écouta que son courage. Elle fit un pas en avant, prête à défendre son chien à n’importe quel prix. François devina son intention et hurla : « Non, Claude ! N’y va pas ! Ces chiens sont féroces ! Arrête ! » Mais Claude n’entendit même pas son cousin. Elle se précipita vers Dago, se plaça résolument devant lui et cria aux trois bergers surpris : « En arrière, vous autres, et plus vite que ça ! » CHAPITRE IV Les suites de l’« Affaire Dago » LES TROIS GROS CHIENS de berger ne prêtèrent pas longtemps attention à Claude. C’est à Dagobert qu’ils en voulaient. Comment cet intrus osait-il venir fouiner autour de leur ferme ? Ils firent un pas en avant, mais Claude continua à s’interposer entre eux et leur proie. Elle leva la laisse de cuir qu’elle tenait à la main, la fit siffler en l’air, et n’hésita pas à en cingler les chiens qui grondaient, François s’élança pour porter aide à sa cousine et, juste à cet instant, Dagobert poussa un cri aigu : il venait d’être mordu ! Alors on vit arriver en courant la fermière qui semblait avoir retrouvé ses jambes de vingt ans. « Roc ! Dick ! Black ! » appela-t-elle. Mais les trois chiens semblèrent ne l’avoir pas entendue. Ils se mirent à gronder plus fort que jamais, et… soudain une voix retentit, jaillie on ne savait trop d’où. Quelle voix c’était là ! Elle vibrait de toutes parts, comme diffusée par un haut-parleur. « Dick, Black, Roc ! » Cette fois-ci, les trois chiens s’arrêtèrent d’un coup. Ils levèrent la tête, reniflèrent et, tournant le dos au petit groupe épouvanté, s’enfuirent à toute vitesse. « Nous avons de la chance ! murmura Mme Gouras en serrant son châle autour d’elle. C’était Joanès. Il a dû entendre les aboiements. Oh ! Mon pauvre petit, êtes-vous blessé ? » Elle avait pris Claude par le bras et la regardait d’un air anxieux. « Non, madame, je ne crois pas, répondit Claude qui était assez pâle. Mais ces chiens ont mordu Dagobert. — Ouah ! » opina Dago, qui semblait moins effrayé que sa maîtresse. Claude s’agenouilla devant lui dans la neige et lui tâta le cou. « Regardez, dit-elle. C’est là… Il saigne. Oh ! Mon pauvre Dag ! Comme je regrette de t’avoir lâché ! — La blessure n’est pas grave, Claude, je t’assure, déclara François après avoir examiné à son tour le cou de Dagobert. Son collier l’a protégé. Ce n’est guère plus qu’une égratignure. » Annie, cependant, s’appuyait à la murette, défaillant à demi, Mick lui-même sentait ses jambes trembler sous lui. Tous deux ne pouvaient s’empêcher de penser à ce qui aurait pu arriver si les trois féroces bergers avaient mordu Claude au lieu de Dagobert. Chère et vaillante Claude ! Comme ils admiraient son courage ! « Ces chiens auraient pu vous mettre en pièces, dit Mme Gouras tout émue. Quelle peur j’ai eue ! » Mais Claude ne se souciait que de Dagobert. « S’il vous plaît, madame, demanda-t-elle, auriez-vous de la teinture d’iode ou du mercurochrome pour que je puisse désinfecter la plaie ? » Avant que la fermière ait eu le temps de répondre, l’athlétique Joanès parut, ses trois chiens sur ses talons. « Alors ? questionna-t-il, tandis que son regard allait des enfants à sa mère. — Tes chiens ont attaqué celui-ci, expliqua Mme Gouras. Tu les as appelés juste à temps, Joanès. Par bonheur, Dagobert n’a reçu qu’une blessure légère. Mais tu aurais dû voir ce garçon, oui, celui auquel le chien appartient… Il se tenait debout devant lui pour le défendre ! » François ne put s’empêcher de sourire en voyant que la fermière continuait à prendre sa cousine pour un garçon. Il savait bien que rien ne pouvait faire plus de plaisir à Claude. « Il faudrait désinfecter la plaie », répéta la fillette. Joanès se baissa et examina le cou de Dago. « Peuh ! dit-il presque tout de suite en se relevant. Ce n’est rien du tout ! » Et il s’éloigna en sifflotant. Claude le suivit des yeux. La colère montait en elle. Comment ! C’étaient ses chiens qui avaient attaqué Dagobert et il ne s’était même pas excusé ! Elle sentit des pleurs de rage lui piquer les yeux et eut bien du mal à les retenir. « Je ne veux pas rester ici, déclara-t-elle tout haut. Ces chiens recommenceront à attaquer Dago, c’est certain ! Et ils risquent de le tuer. Je veux rentrer à la maison. — Voyons, voyons, dit Mme Gouras d’une voix apaisante, vous parlez ainsi parce que vous êtes bouleversé. — Non, je ne suis pas bouleversée, répondit Claude. Mais je prévois le pire et je ne veux pas que mon chien soit maltraité par les autres. » Elle pivota sur ses talons et, suivie de Dagobert, se dirigea vers la ferme. À aucun prix elle n’aurait voulu pleurer en public et les larmes lui brûlaient de plus en plus les yeux. Elle s’en voulait de sa faiblesse. Cela lui ressemblait si peu ! Mais après tout elle relevait de maladie et n’était pas en pleine possession de ses moyens. François, Mick et Annie échangèrent des regards consternés. « Va avec elle, Annie ! » conseilla François. Annie obéit et courut après Claude. François se tourna vers la vieille fermière qui frissonnait sous son châle. « Rentrons aussi, lui dit-il. Sinon, vous allez prendre froid. Et ne vous tracassez pas pour Claude. Elle finira bien par se calmer. Ne prenez pas sa décision trop au sérieux. Je suis sûr qu’elle reviendra sur ce qu’elle a dit. — Elle ! s’exclama Mme Gouras, toute surprise. Ce n’est donc pas un garçon ! Comme elle est brave ! Je me demande ce que Joanès pensera de ça ! Alors, vous croyez vraiment qu’elle renoncera à rentrer chez elle ? — Mais oui, affirma François en souhaitant tout bas ne pas se tromper. Quoiqu’avec Claude on ne peut jamais savoir. Mais j’espère bien qu’elle changera d’idée. Si vous pouviez lui procurer de la teinture d’iode pour son chien, cela arrangerait certainement les choses. — Vous avez raison, rentrons vite », acquiesça Mme Gouras en se mettant en marche. Ils trouvèrent Claude dans la salle à manger. Elle avait ôté le collier de Dago et s’affairait à laver la blessure avec un coin de son mouchoir trempé dans l’eau. « Attendez, mon petit ami, je vais vous chercher un désinfectant, dit Mme Gouras, oubliant soudain que Claude était une fille. Je reviens tout de suite. » Elle reparut bientôt, une petite bouteille brune à la main. Claude la remercia et acheva de nettoyer la plaie de Dagobert. Celui-ci était ravi de voir que l’on s’occupait de lui. Mais sa maîtresse demeurait sombre et pensive. « Roc, Dick et Black auraient pu le tuer, dit-elle suivant son idée. Je ne veux pas le laisser ici. Je vais rentrer à la maison… Non, pas chez toi, François, chez moi, à Kernach, à la « Villa des Mouettes ». — Ne fais donc pas la sotte, Claude ! bougonna Mick, exaspéré. En fin de compte, Dag n’a qu’une écorchure. Pourquoi gâter toutes nos vacances pour une simple bataille de chiens ? — Roc, Dick et Black ne me disent rien qui vaille, s’entêta Claude. Je ne veux pas passer mon temps à trembler pour Dago. Et puis, en partant, je ne gâcherai pas vos vacances mais les miennes ! — Ecoute, coupa François. Sois raisonnable. Accepte seulement de rester un jour encore. Juste un jour. Ce n’est pas trop te demander, n’est-ce pas ? Mme Gouras serait consternée, je crois, si tu partais comme ça. D’ailleurs il ne semble guère possible que tu puisses t’en aller aujourd’hui même. Les moyens de transport manquent dans le pays, surtout avec cette neige qui couvre tout. — Bon, bon ! reconnut Claude de mauvaise grâce. Je veux bien attendre jusqu’à demain. Cela donnera à Dagobert le temps de se remettre de sa frayeur, — Je suis sûre que Dag n’a pas eu vraiment peur, émit Annie Et si tu n’étais pas intervenue. Claude, il aurait trouvé moyen de tenir tête aux trois chiens de Joanès à lui tout seul. Pas vrai, Dago ? — Ouah ! Ouah ! » répondit Dagobert d’un air convaincu. On aurait dit qu’il comprenait. Il agitait frénétiquement la queue. Mick se mit à rire. « Cher vieux Dag ! s’exclama-t-il. Tu n’as pas du tout envie de rentrer, toi, n’est-ce pas ? — Ouah ! » aboya encore Dago. Mais Claude fronça les sourcils d’un air menaçant et ses cousins sentirent qu’il ne fallait pas la taquiner davantage. François, Mick et Annie espéraient bien que, La nuit portant conseil, leur cousine serait de meilleure humeur le lendemain matin et accepterait de renoncer à rentrer à Kernach. « Si nous sortions faire un tour ? proposa Mick. C’est ridicule de rester à l’intérieur par un temps pareil, alors qu’il y a de la neige et du soleil dehors ! Tu viens, Annie ? — Oui, dit Annie. Si Claude nous accompagne. » Mais Claude secoua la tête. « Non, grogna-t-elle. Ce matin, je resterai ici avec Dag ! Vous autres, sortez si ça vous plaît » Gentiment, Annie insista pour tenir compagnie à sa cousine. Aussi les garçons partirent-ils seuls. L’air vif de la montagne leur semblait délicieux à respirer. Ils se sentaient bien mieux que la veille et toussaient beaucoup moins. Quel ennui que cette histoire de chiens ! Elle contrariait tout le monde, même la vieille fermière qui, entendant les garçons sortir, apparaissait au même instant sur le seuil de la laiterie, l’air soucieux. « Ne vous tourmentez pas, lui dit François avec un bon sourire. Je crois que notre cousine finira par entendre raison. Elle a déjà abandonné l’idée de retourner chez elle aujourd’hui même… Mon frère et moi, nous avons décidé de faire un petit tour aux environs. Quel chemin nous conseillez-vous de prendre ? — Suivez ce sentier, répondit Mme Gouras en le désignant du geste. Il vous conduira tout droit à notre chalet d’été. Il est fermé pour l’instant, car nous ne prenons d’habitude des pensionnaires qu’à la belle saison. Mais je vais vous donner la clef. Comme la promenade est longue, vous pourrez vous y reposer aussi longtemps que vous voudrez. Et même, si vous le désirez, vous pourrez y prendre votre repas de midi. Nous avons là-bas une bonne réserve de provisions. Pour vous chauffer, vous trouverez des poêles à pétrole. Mais n’oubliez pas de les éteindre en partant et soyez prudents. Cela vous convient-il ? — Oh ! C’est parfait ! déclara François, enchanté. Nous aurons grand plaisir à manger là-bas, c’est certain. Et nous rentrerons avant que la nuit tombe. Voulez-vous prévenir les filles, s’il vous plaît ? » Quelques instants plus tard, François et Mick se remettaient en route, munis de la clef du chalet. Ils étaient tout heureux et sifflotaient avec entrain. Quelle bonne promenade en perspective ! Au bout d’un moment, le sentier commença à grimper, mais l’air revigorant empêchait les deux garçons de trop sentir la fatigue. D’ailleurs, le soleil faisait peu à peu fondre la neige, facilitant ainsi la marche. Tout en cheminant, François et Mick remarquèrent de gros blocs de pierre noire qui signalaient la présence du sentier de loin en loin. Bonne précaution qui permettait aux gens de la ferme de ne pas s’égarer lorsque la neige nivelait le terrain alentour. La vue était magnifique. À mesure que les garçons montaient au flanc de la colline, ils apercevaient d’autres collines et, plus loin, la blancheur étincelante des Alpes enneigées. « Regarde ces pentes ! dit Mick à son frère. Quelles pistes épatantes pour faire de la luge ! On doit filer là-dessus comme un éclair ! — Eh bien, rien ne nous empêche de revenir les essayer demain, avec les filles ! répondit François qui trouvait l’idée excellente. — Oui, mais en attendant je commence à être un peu fatigué. Le trajet est plus long que je ne me l’imaginais. » Les deux garçons poussèrent un soupir de soulagement quand ils arrivèrent enfin au chalet d’été dont Mme Gouras leur avait confié la clef. Après deux heures de marche » ils n’étaient pas fâchés de se reposer un peu et de manger quelque chose. « Cet endroit me plaît, décréta François en introduisant la clef dans la serrure. Quelle amusante maison ! Elle est toute construite en bois ! » Il poussa la porte et entra, suivi de Mick. En vérité, le chalet était accueillant et confortable. C’est là que les Gouras logeaient leurs plus jeunes locataires durant l’été. La maisonnette comportait quatre chambres, dont chaque possédait des couchettes superposées, à la façon de celles des navires. On trouvait un poêle à pétrole dans chaque pièce (il fait parfois assez froid en montagne, même au cœur de l’été !), et l’office qui faisait suite à la grande salle commune était abondamment pourvu de provisions de conserve : lard fumé, boîtes de légumes, etc. La vaisselle ne manquait pas non plus. Lorsque François et Mick eurent passé une inspection rapide du chalet, une même pensée leur traversa l’esprit. Ils se regardèrent… « Dis donc, murmura François. Est-ce que nous ne pourrions pas séjourner ici quelque temps tous les quatre ? L’idée plaira peut-être à Claude. Ici, du moins, Dagobert n’aurait rien à redouter des chiens de la ferme… — Reste à savoir si Mme Gouras voudra nous en donner la permission », répondit Mick d’un ton plein d’espoir. CHAPITRE V Une curieuse apparition LE CHALET ouvrait ses fenêtres sur la vallée et, dès que les volets furent poussés, le soleil entra à flots à l’intérieur. Les garçons avaient fait leur première inspection dans la pénombre mais, à la clarté du grand jour, ils firent d’autres découvertes. François ouvrit un placard et s’exclama : « Chic ! Voici de la literie ! Et des serviettes de toilette. — Et as-tu vu dans la cuisine ? cria Mick qui fourrageait de son côté. J’ai découvert une provision de bouteilles de limonade et de soda à l’orange. Ma parole, les touristes qui viennent séjourner ici pendant l’été ne risquent pas de mourir de faim ou de soif ! — Si nous allumions le poêle pour nous réchauffer un peu ? proposa François qui venait d’éternuer. — Oh ! Je ne pense pas que ce soit nécessaire ! Le soleil aura vite fait d’assainir les pièces. En attendant, nous pouvons jeter une couverture sur nos épaules », répondit Mick en joignant le geste à la parole. Un instant plus tard, les deux garçons se trouvaient attablés dans la cuisine et faisaient honneur aux provisions de la prévoyante Mme Gouras. « Crois-tu qu’on nous permettra de venir vivre ici au lieu de rester à la ferme ? s’inquiéta Mick au bout d’un moment. Ce serait si agréable ! Claude adorerait ça, j’en suis sûr. — Nous pouvons toujours le demander, répondit François qui était en train d’engloutir une quantité respectable de biscuits secs et d’orangeade. Ah ! ça commence à aller mieux ! Je me sentais un appétit d’ogre. — Et moi aussi marmonna Mick, la bouche pleine. Quel dommage que Claude ait refusé de venir ! Annie et elle se sont privées d’un fameux plaisir ! — Ma foi, réfléchit tout haut François, peut-être vaut-il mieux, au fond, qu’elles soient restées à la ferme. Je crois qu’Annie aurait été trop fatiguée pour marcher jusqu’ici dès le premier jour. Quant à Claude, elle est encore trop faible après sa grippe. Un peu de repos l’aidera à se remettre plus vite… Sapristi, Mick, tu ne trouves pas qu’elle est terriblement courageuse, notre cousine ? Je n’oublierai jamais la manière dont elle a tenu tête à ces trois chiens féroces ! J’avais moi-même une peur bleue ! — Oh ! Claude est intrépide. Bien des garçons pourraient prendre modèle sur elle… Dis donc, François, j’ai envie de m’enrouler dans une seconde couverture et de m’asseoir un moment sur le seuil, au soleil. Cette vue est si belle que je ne me lasse pas de l’admirer ! » Son frère et lui prirent chacun une autre couverture et s’installèrent sur les marches de bois de la porte d’entrée, tout en achevant de grignoter leur dessert. Mick, qui regardait la pente d’une colline faisant face à celle où le chalet était construit, s’exclama soudain : « Regarde, François ! N’est-ce pas une maison que l’on aperçoit là-haut… juste devant nous ? » François écarquilla les yeux, mais ne vit rien, « Tu dois te tromper, dit-il. Ou alors, c’est une maison couverte de neige, que je n’arrive pas à distinguer au milieu de tout ce blanc. Mais je me demande qui pourrait bien habiter un endroit si haut perché ! — Des tas de gens, répondit Mick, Tout le monde n’aime pas vivre au milieu du bruit des villes. Il est possible qu’un artiste, par exemple, se soit fait bâtir une maison en pleine montagne, rien que pour la vue ! Il pourrait y peindre tout à son aise les plus beaux paysages. — C’est égal, il manquerait un peu de compagnie, tu ne crois pas ? riposta François en hochant la tête. La solitude, c’est bon pour une semaine ou deux… mais tout le temps… hum… ! » il se mit à bâiller. Les deux garçons avaient terminé leur repas et se sentaient pleinement satisfaits de leur matinée. Ils commençaient à s’engourdir au soleil. Mick bâilla à son tour. Puis, se renversant en arrière sur sa couverture, il fit mine de fermer les yeux. François le secoua aussitôt. « Tu n’y penses pas ! Dormir ici ! Je parie que nous ne nous réveillerions pas avant la nuit. N’oublie pas que le soleil se couche tôt et que nous avons promis de rentrer de bonne heure à la ferme. Nous n’avons même pas une lampe électrique pour nous guider en cas de besoin ! — Bah !… Nous n’aurions qu’à nous fier aux repères des pierres, noires, répondit Mick en réprimant un second bâillement. Enfin… tu as raison ! Il ne ferait pas bon descendre d’ici la nuit. » Tout à coup, François empoigna Mick par le bras et lui montra le sentier, qui continuait à grimper au flanc de la montagne, au-delà du chalet. Mick tourna la tête et écarquilla les yeux. Quelqu’un arrivait par là, dévalant la pente dans leur direction, tandis qu’un chevreau gambadait sur ses talons, et qu’un chien minuscule cabriolait autour. « Est-ce un garçon ou une fille ? s’étonna François à mi-voix. Ma parole, ce gamin — à moins que ce soit une gamine — est habillé de façon bien bizarre ! » Comme l’étrange créature se rapprochait d’eux, les garçons purent constater qu’il s’agissait d’une petite fille de sept ou huit ans. On aurait dit une sauvageonne, avec la masse brune de ses cheveux embroussaillés, son teint hâlé par le grand air et ses vêtements en désordre. Elle portait en tout et pour tout une jupe de couleur douteuse et un chandail de laine bleue. Ses jambes étaient nues et ses pieds chaussés de vieux souliers éculés. Tout en marchant, elle chantait d’une voix claire et ténue qui ressemblait à un gazouillis d’oiseau. Soudain, le chien se mit à aboyer. Elle s’arrêta net de chanter pour lui parler. Le chien aboya plus fort, le museau tourné vers le chalet. Le chevreau faisait cabriole sur cabriole. Jusqu’alors la petite fille n’avait pas aperçu François et Mick. Elle les découvrit brusquement et, aussitôt, fit demi-tour et reprit en courant le chemin par lequel elle était venue. François se leva et lui cria de revenir. « N’aie pas peur ! Nous ne te ferons pas de mal ! Tiens ! Voilà un morceau de Jambon pour ton chien ! » La petite fille s’arrêta et regarda les deux garçons, prête à reprendre sa course à la moindre alerte. François agita du gras de jambon qui restait de leur repas. Le vent en porta l’odeur jusqu’au chien qui ne se fit pas prier pour approcher. Il attrapa le morceau au vol et le dévora avec avidité. Mick surprit le regard de convoitise de l’enfant et lui tendit un biscuit. Mais elle ne le prit pas et n’avança pas d’un centimètre. Il fallut que Mick lui lançât la friandise qu’elle reçut adroitement et mangea sur place, d’un air content. « Quelle drôle de petite fille ! murmura François à son frère. D’où peut-elle bien venir ? » Mick fit une nouvelle tentative pour apprivoiser la sauvageonne. « Bonjour ! lui dit-il avec gentillesse. Approche un peu… Viens nous parler ! » L’enfant, loin d’approcher, parut effrayée et recula de quelques pas. Mais elle n’alla pas très loin. Les garçons pouvaient l’apercevoir qui se dissimulait à demi derrière un arbuste et qui les examinait avec curiosité. « Offrons-lui d’autres biscuits, suggéra François. Peut-être finira-t-elle par venir les prendre. On dirait un petit animal sauvage. » Mick puisa toute une poignée de gâteaux secs dans la boîte en carton qui se trouvait à côté de lui et appela : « Tiens ! Pour toi et pour ton chien ! » Seul le chevreau répondit à l’invite. Tout en gambadant, il vint près des garçons. On eût dit un jouet d’enfant avec ses petites oreilles, ses pattes grêles et les bonds saccadés qu’il faisait, à la manière d’un automate bien remonté. Il sauta sur les genoux de Mick et lui fourra son museau dans le cou. Sa jeune maîtresse l’appela alors de sa voix claire et haut perchée « Mignon ! » Le chevreau tenta de se dégager, mais Mick le retint d’une main ferme. « Viens le chercher ! cria-t-il. Nous ne te ferons pas de mal ! » La petite fille oublia en partie sa peur pour tenter de récupérer son gentil compagnon. « Mignon ! Mignon ! » appela-t-elle encore. Mais, tout en appelant, elle risquait quelques pas hésitants en direction des garçons. Le chien fut plus hardi. Il s’avança et vint renifler les mains de François comme pour lui demander une ration supplémentaire de jambon. Mick lui offrit un biscuit qu’il engloutit sur-le-champ. Ce faisant, l’intelligent animal regardait sa maîtresse de côté, comme pour s’excuser de se régaler sans elle. François lui caressa la tête et le chien, tout joyeux, le remercia d’un coup de langue. Un peu rassurée, la sauvageonne se rapprocha. François lui tendit un biscuit. Le chien poussa un aboiement, comme pour demander la permission de le prendre, et les garçons se mirent à rire. Le visage de la petite fille s’éclaira. « Allons, viens ! cria François d’un air engageant. Viens chercher ton chevreau. Tous ces biscuits sont pour toi et pour ton chien. » Elle finit par s’enhardir un peu et se rapprocha à pas lents. François et Mick, immobiles et patients, surveillaient son avance. Dès qu’elle fut assez près, elle rafla le biscuit tendu et battit en retraite. Puis elle alla s’asseoir sur une grosse pierre pour le manger. « Comment t’appelles-tu ? » demanda Mick qui continuait à ne pas bouger pour éviter de l’effrayer. La petite fille parut ne pas comprendre. Mick répéta sa question en détachant bien les mots : « Comment t’appelles-tu ? Quel est ton nom ? » La sauvageonne se désigna elle-même du doigt : « Moi.., je suis Miette ! » dit-elle. Puis elle tendit l’index vers son chien : « Lui, c’est Toto ! » expliqua-t-elle. Et, se tournant enfin vers le chevreau : « Et lui, Mignon ! — Je vois, dit François d’un air grave. Miette, Toto et Mignon ! » À son tour, il désigna son frère, puis lui-même : « Mick… François ! » énonça-t-il. La petite fille sourit et se mit à parler avec rapidité. Les garçons ne purent pas saisir un seul mot de son discours. « Miette, Toto et Mignon ! « Elle parle trop vite ! bougonna Mick. Impossible de la comprendre. C’est bien notre chance ! Elle a l’air de nous dire des choses aimables, pourtant… » La fillette s’aperçut très vite que son parler enfantin demeurait inintelligible aux garçons. Elle parut réfléchir et, avec application, se mit à détacher ses mots : « Mon papa… là-haut… avec les moutons ! — Ah ! Ton père est berger dans la montagne ! traduisit Mick. Mais tu ne vis pas avec lui, je suppose. Miette secoua la tête. « En bas ! » dit-elle en montrant la vallée. Puis, se tournant vers le chien et le chevreau qui tournaient autour d’elle, elle les prit affectueusement par le cou. « Toto est à moi ! expliqua-t-elle avec fierté. Et Mignon aussi est à moi ! — Joli chien ! Gentil chevreau ! » commenta François avec un air tout pénétré de ce qu’il disait. La petite sauvageonne parut ravie du compliment et approuva de la tête. Puis, soudain, pour une raison que les garçons ne purent déterminer, elle se leva d’un bond et dévala le sentier à toutes jambes, les deux animaux sur les talons. Elle eut tôt fait de disparaître. « Elle est vraiment bizarre ! s’exclama Mick. Elle ne ressemble pas aux enfants que l’on rencontre d’habitude. Nous demanderons à Mme Gouras qui elle est. À la ferme, on la connaît certainement. — En tout cas, il est temps de partir, déclara François en se levant. Le soleil commence à décliner. Dépêchons-nous. Il faut tout remettre en place, rouler les couvertures et fermer les volets. Tu sais que la nuit tombe vite en montagne. » François et Mick eurent tôt fait de tout ranger. Après quoi ils se mirent en route. La descente ne présenta pas de difficulté. Ils arrivèrent bientôt en vue de la ferme des Gouras. « Nous avons passé une excellente journée, déclara Mick à son frère, mais je suis un peu fatigué. Un bon repas nous remettra d’aplomb. — J’espère que Claude a retrouvé sa bonne humeur… et qu’elle est toujours à la ferme, dit François en riant. C’est qu’on ne sait jamais, avec elle ! Il me tarde de lui parler du chalet. Si Annie et elle sont d’accord pour que nous allions habiter là-bas, j’aborderai la question dès ce soir avec Mme Gouras. » Les deux garçons parcoururent au pas de gymnastique les quelques mètres qui les séparaient encore de la maison. « Claude ! Annie ! cria Mick à pleins poumons en ouvrant la porte. Nous sommes de retour. Venez vite ! » CHAPITRE VI Installation au chalet ANNIE arriva en courant à la rencontre de Mick et de François. « Je suis bien contente que vous soyez rentrés ! s’écria-t-elle. Il commence à faire noir et j’avais peur que vous ayez perdu votre chemin ! — Alors, Claude, demanda François en apercevant sa cousine derrière Annie, comment va Dago ? Très bien, merci. Tenez, le voilà ! » Dagobert se mit à aboyer et à bondir pour manifester sa joie. Les Cinq passèrent dans la grande salle à manger où pétillait un feu de bois. Les garçons se laissèrent tomber dans de confortables fauteuils et étendirent leurs jambes. « Ouf ! dit Mick. C’est bon de se reposer un peu après une si longue marche… » Lui et François racontèrent alors aux filles ce qu’ils avaient fait et vu depuis le matin, ils leur décrivirent le chalet et, enfin, leur firent part de leur idée d’aller s’y installer si Mme Gouras y consentait. « Oh ! Oui ! s’écria Annie, pleine d’enthousiasme. Tous les cinq, là-haut, ce serait vraiment merveilleux ! » Les garçons jetèrent un regard inquiet du côté de Claude. Qu’allait-elle dire ? Persisterait-elle à vouloir rentrer chez elle après l’« affaire Dago » ? Mais le visage de Claude s’éclaira soudain d’un sourire. L’idée d’aller vivre au chalet la séduisait. Et puis, là-bas, le cher Dag n’aurait plus rien à craindre des chiens de la ferme. « Oui, déclara-t-elle à son tour, j’aimerais bien passer quelques jours dans ce chalet. Mme Gouras nous a dit que Joanès prévoyait de nouvelles chutes de neige. Nous pourrons faire du ski et de la luge. — Je me demande si on nous permettra de nous installer tout seuls là-haut, murmura Mick d’un air inquiet. — Et pourquoi pas ? dit son frère. Mme Gouras sait que nous sommes raisonnables. Que pourrait-il nous arriver ? — Je voudrais bien qu’elle nous donne la permission, soupira Claude. Dagobert est resté enfermé toute la journée. Il ne comprend pas que je refuse de le laisser sortir. Si ça continue, il deviendra enragé, c’est sûr ! — Eh bien, il se rattrapera au chalet », affirma Mick. Après être montés pour se laver les mains et se rafraîchir le visage, les garçons allèrent rejoindre les filles autour de la table du dîner. Mme Gouras se mit à servir les enfants tout en demandant à Mick et à François des nouvelles de leur promenade. C’était le moment de lui parler du grand projet des Cinq… François se lança hardiment à l’attaque. « Aller habiter au chalet en cette saison ! se récria aussitôt la fermière. Vous n’y pensez pas. Il n’y a personne là-haut pour vous surveiller, personne pour vous faire la cuisine… — Oh ! Quant à cela, ne vous tracassez pas, dit François. Nous avons l’habitude de nous débrouiller seuls. Nous avons souvent campé en montagne, et… c’est le seul moyen qui empêchera Claude de rentrer chez elle, acheva-t-il, sachant que c’était là le meilleur argument pour convaincre Mme Gouras. — Heu… Votre mère m’a bien dit que vous étiez raisonnables, murmura la fermière, qui faiblissait déjà. Et il y a là-haut assez de provisions pour que vous ne mouriez certes pas de faim. Le pays est sûr. Vous ne risqueriez absolument rien. Si vous me promettiez d’être très prudents avec les poêles et le fourneau de la cuisine… — Vous pouvez nous faire confiance ! s’écria Annie avec pétulance. — Et je suis certaine que ma toux ne résistera pas au grand air ! renchérit Claude, qui venait d’avoir une mauvaise quinte. — D’ailleurs, si la moindre chose n’allait pas, nous redescendrions tout de suite, affirma François. Le parcours est rapide dans ce sens. — Tout de même, quelle idée bizarre de vouloir vous installer au chalet en cette saison ! dit Mme Gouras. Enfin, avant de rien décider, je vais en discuter avec Joanès… » Tandis qu’elle débarrassait la-table, François lui parla de Miette et lui demanda qui elle était. « Oh ! répondit Mme Gouras, c’est la fille du berger. Une véritable petite vagabonde qui fait toujours l’école buissonnière et passe son temps à courir dans la montagne avec son chien et son biquet. Elle adopte un nouveau chevreau chaque année. Il la suit partout. — Nous l’avons entendue chanter. Elle a une jolie voix. — Oui, mais c’est une sauvageonne. On ne peut rien faire d’elle. Si on la gronde elle disparaît parfois plusieurs jours de suite et personne ne sait où elle se cache. » La fermière s’en fut et, en attendant son retour, les enfants restèrent silencieux. Quand elle reparut, ils l’interrogèrent du regard. Elle s’empressa de répondre à leur muette question : « Tout va bien, dit-elle. J’ai parlé à mon fils. Il ne voit pas d’inconvénient à ce que vous vous installiez au chalet. Lui non plus n’a pas envie de voir ses chiens se battre avec le vôtre. — Oh ! Quel bonheur ! s’écria Annie toute contente. — Joanès affirme que la neige va bientôt tomber en grande quantité, continua la fermière, et que vous pourrez tout à votre aise faire de la luge et du ski. Il vous aidera lui-même à monter là-haut vos bagages ! » La bonne nouvelle déchaîna une explosion de joie chez les enfants. Claude était rayonnante. Au moment où, pour son chien, elle allait renoncer à d’agréables vacances, voilà que la situation changeait du tout au tout. Non seulement elle resterait avec ses cousins et s’amuserait avec eux durant deux semaines, mais le cher Dago, lui aussi, bénéficierait d’un agréable séjour : il adorait la neige et pourrait s’y rouler tout à son gré. « Merci, madame ! dit François. Si vous le permettez nous nous mettrons en route demain matin, sitôt après le petit déjeuner ! — C’est entendu. Et maintenant, allez vite vous coucher. Vous avez besoin d’une bonne nuit de repos ! » Les enfants ne se le firent pas répéter et montèrent dans leurs chambres. Les garçons, rompus de fatigue, s’endormirent tout de suite, mais Claude et Annie bavardèrent un moment encore. « Je n’aurais jamais pensé que les choses puissent s’arranger si bien, confia Claude à sa cousine. J’étais désolée de rentrer à la maison, mais j’y étais obligée, à cause de Dago. — Eh bien, maintenant, tu n’as plus de souci à te faire, répondit Annie. Demain nous serons tous au chalet, libres comme l’air et à l’abri de Roc, Black et Dick… » Le lendemain matin, au réveil, les enfants constatèrent que les prévisions de Joanès s’étaient réalisées. La terre était couverte d’un épais manteau blanc. La neige était tombée pendant toute la nuit et étincelait au pâle soleil de janvier. « Quelle chance ! s’écria Mick en regardant par la fenêtre. Vite, François, dépêchons-nous de faire nos bagages ! Je voudrais déjà être au chalet… » Les quatre enfants firent honneur au copieux petit déjeuner que leur avait préparé la fermière. Celle-ci leur prodigua les recommandations : « Surtout, mes petits, faites bien attention à ne pas renverser les poêles à pétrole… — Nous vous le promettons, répondit François qui ajouta en souriant : Nous ne sommes plus des bébés, vous savez ! — Heureusement que vous avez l’habitude de camper ! soupira encore Mme Gouras. Ah ! J’oubliais de vous dire… à défaut d’eau courante, vous trouverez une fontaine dehors, près de la porte. Elle est alimentée par une source. » Quand les enfants eurent fini de manger, ils réunirent leurs bagages. Outre de chauds vêtements de jour et de nuit, ils emportaient des lampes électriques, des cordes solides pour tirer leurs luges, et aussi six miches de pain cuites à la ferme, un énorme fromage, trois douzaines d’œufs et un jambon. Au dernier moment, Mme Gouras leur donna encore du beurre et un pot de crème fraîche. « Quand le berger descendra, je vous ferai porter du lait, promit-elle. Il est obligé de passer devant le chalet en remontant. En attendant, vous trouverez du lait en boîte là-haut. » Joanès arriva à cet instant, tirant derrière lui son traîneau sur lequel il se mit à empiler bagages et provisions. À son habitude, il était silencieux et, quand il eut fini, se contenta de s’atteler au traîneau en marmonnant : « En route ! — Attendez, je vais vous aider ! proposa François qui tenta de saisir une des courroies. — Peuh ! fit simplement Joanès d’un air dédaigneux. — Laissez-le faire ! dit Mme Gouras. Il est aussi fort qu’un cheval, mon Joanès ! — Fort comme dix chevaux, oui ! » sourit François, qui admirait beaucoup l’athlétique fermier. Claude, elle, ne soufflait mot. Elle ne pardonnait pas à Joanès d’avoir manifesté une telle indifférence quand Dagobert avait été mordu par ses chiens. Elle suivit les autres, portant ses skis sur l’épaule, et se retournant de temps à autre pour faire de la main un signe d’adieu à Mme Gouras qui, sur le seuil de la ferme, regardait s’éloigner la petite procession. Joanès marchait le premier, tirant son traîneau avec aisance. Les garçons suivaient, remorquant leurs luges également chargées. Les filles ne portaient que leurs skis. Dago, fou de joie, courait de l’un à l’autre. Chemin faisant, François tenta d’engager la conversation avec Joanès. Mais celui-ci, taciturne, ne répondait que par monosyllabes. Le jeune garçon l’observa avec curiosité : le fermier semblait intelligent et n’avait pas l’air méchant. Mais quelles manières rudes ! Un ours mal léché, voilà ce qu’il était ! On arriva enfin en vue du chalet. Les filles poussèrent des exclamations ravies. « Quelle jolie maison de bois ! s’écria Claude. J’ai hâte de la visiter ! » Joanès introduisit la clef dans la serrure et ouvrit les volets. Puis il aida à décharger les luges. Quand ce fut fini, François le remercia. « Vous avez été très aimable de nous accompagner, dit-il poliment, et nous vous en sommes très reconnaissants. » Joanès ne répondit que par un grognement mais parut satisfait. Et soudain, comme il se disposait à partir, il se retourna vers les enfants : « Le berger passera vous voir de temps en temps, dit-il de sa voix profonde et sonore. Vous pourrez lui confier des messages si vous voulez ! » C’était la première fois que les Cinq l’entendaient prononcer tant de mots à la suite. Ils le regardèrent partir : Joanès faisait des enjambées dignes d’un géant de contes de fées. « Quel être bizarre ! s’exclama Annie. Je n’arrive pas à savoir s’il est sympathique ou non ! — Peu importe ! décréta Mick. Venez, les filles ! Aidez-nous à tout ranger ! » Tandis que les garçons déballaient les affaires, Claude et Annie les mettaient en place. « Et à présent, occupons-nous de faire les lits ! » dit François en se dirigeant vers deux chambres contiguës. Claude et Annie en choisirent une. Mick et François prirent l’autre. Les couchettes superposées plurent beaucoup aux filles. Bien entendu, Claude préféra la plus haut perchée. « On se croirait à bord d’un bateau, dit-elle en riant. C’est amusant au possible ! — Maintenant, pensons au repas, décida François quand les chambres furent prêtes. — Déjà ! répliqua Claude en riant Notre petit déjeuner n’est pas si loin ! — Oui, mais il vaut mieux tout préparer à l’avance dans la cuisine. Comme ça, quand nous rentrerons après nous être amusés dehors, nous trouverons le couvert mis et nous gagnerons du temps. — Les poêles à pétrole marchent bien et il y a des bidons de réserve dans la petite remise extérieure, indiqua Mick qui se rappelait les instructions de la fermière. Nous ne manquerons pas de combustible. — Là, tout est prêt, annonça Annie au bout d’un moment. Nous pouvons sortir. » Dagobert, devinant qu’il s’agissait de promenade, courut en aboyant vers la porte, Claude le suivait, rayonnante. Enfin, son cher Dago allait pouvoir prendre de l’exercice sans avoir rien à redouter des féroces chiens de Joanès ! « Profites-en bien, Dago ! conseilla Mick en riant. La neige n’est pas encore trop épaisse. Mais je me demande ce que tu feras quand tu en auras jusqu’au ventre ! — Au fait, croyez-vous que Dag ne pourrait pas monter sur une luge avec nous ? demanda Annie. — Et pourquoi pas ? répondit Claude. Ça te plairait, je parie, Dag ? — Allons, vous autres, vous êtes prêts ? Alors, en route ! » s’écria François. Et le Club des Cinq au grand complet, se précipita dehors. CHAPITRE VII Une étrange histoire POUR CETTE PREMIÈRE JOURNÉE de plein air, les enfants ne tentèrent pas de faire du ski. Ce sport exigeait une trop grande dépense physique et ils se sentaient les jambes encore peu solides. Aussi se contentèrent-ils de sortir leurs luges. En se laissant glisser sur les pentes neigeuses, et sans se fatiguer outre mesure, ils allaient tout à la fois respirer l’air pur de la montagne et goûter aux joies de la vitesse. Quel plaisir en perspective ! Mick prît Claude avec lui et Annie monta derrière François. Il n’y avait pas de place pour Dagobert. « Tu n’auras qu’à courir derrière ! cria François au chien. Un, deux, trois, partons… ! » Les deux luges s’ébranlèrent à la fois, faisant jaillir la neige sur leur passage, à la grande joie des enfants. François arriva le premier au bas de la pente, car la luge de Mick fut victime d’un léger accident : elle accrocha une racine cachée sous la neige et se renversa tout d’un coup. Claude et Mick allèrent piquer une tête droit dans un tas de neige et en émergèrent, clignant des yeux, s’ébrouant et riant. Dagobert, de son côté, se sentait très en train. Il s’était mis à courir derrière les luges, ennuyé de sentir ses pattes s’enfoncer dans la neige molle, et aboyant de toutes ses forces. Il fut stupéfait de voir Claude et Mick projetés dans l’espace et se précipita vers eux pour les aider à sa manière : en les débarbouillant à grands coups de langue. « Voyons, Dago ! Pousse-toi un peu ! s’écria Mick que le chien venait de faire tomber pour la seconde fois. Claude, fais-le tenir tranquille, je t’en prie. Il est déchaîné. » Claude réussit à calmer Dagobert et l’on se mit à remonter les luges jusqu’au haut de la pente. Puis ce fut de nouveau la descente à vive allure. Bientôt les quatre enfants eurent les joues toutes rouges et commencèrent à transpirer sous leurs chauds vêtements. La fatigue, d’ailleurs, se faisait peu à peu sentir. À midi, ils rentrèrent pour déjeuner, après quoi ils reprirent leurs jeux. « Je n’en peux plus, avoua Annie au bout d’un moment. Si tu veux continuer, François, tu serais obligé de remonter la luge tout seul. — Ma foi, j’en ai assez moi aussi, déclara François, haletant. Hé, Mick ! Annie et moi préférons nous arrêter. Nous grimpons une dernière fois en haut de cette côte pour nous y reposer tout en vous regardant de loin. — Oh ! Nous nous arrêtons aussi ! » répondirent en chœur Mick et Claude, qui n’étaient pas fâchés de souffler un peu. Dagobert lui-même apprécia la halte. Il avait chaud et tirait la langue. Les Cinq s’assirent donc sur une hauteur et se mirent à dévorer des sandwiches qu’Annie avait pris la précaution d’emporter. François adressa un sourire aux trois autres. « Quel dommage que maman ne puisse pas nous voir en ce moment ! dit-il. Nous avons des mines splendides et aucun de nous n’a toussé depuis un bon moment. En revanche, je parie que nous aurons tous des courbatures demain matin ! » Mick ne parut pas entendre. Il examinait avec attention la pente opposée, qui leur faisait face. « J’aperçois la maison que je t’ai signalée hier, François, déclara-t-il soudain. On voit nettement sa cheminée. — Tu as de bons yeux, estima Claude. Je distingue bien quelque chose, mais, avec toute cette neige, je ne pourrais pas jurer qu’il s’agit bien d’une maison. — Si j’allais chercher les jumelles de Mick ? proposa Annie. Attendez, je reviens tout de suite… » Elle courut au chalet et reparut bientôt, les jumelles à la main. Mick les prit, les porta à ses yeux et, après les avoir réglées, examina la colline en face. « J’ai raison, dit-il enfin. C’est une maison… et je suis presque certain qu’il s’agit du Vieux Château… vous savez, celui où nous avons échoué l’autre soir. — Si nous le savons ! soupira Annie qui n’était pas près d’oublier sa frayeur. S’il te plaît, Mick, passe-moi tes jumelles. Je voudrais bien voir moi aussi !… Oh ! Mais oui, tu ne t’es pas trompé. Je reconnais le Vieux Château à ses tours… Quel endroit sinistre ! Cet écriteau qui interdit de s’approcher ! Ce chien qui aboie ! Je me demande comment une vieille dame peut habiter là toute seule ! » Au même instant Dagobert se mit à aboyer, le museau pointé vers le sentier. « C’est peut-être Miette qui vient par ici ! » murmura François d’un ton plein d’espoir. Mais ce n’était pas Miette. Les enfants aperçurent une femme de petite taille, toute menue, habillée comme une paysanne. Elle portait un châle sur la tête. Ses vêtements étaient d’une propreté rigoureuse. Elle marchait d’un pas rapide. En apercevant François, Mick, Claude et Annie, la nouvelle venue ne manifesta aucune surprise. Elle s’arrêta et leur dit « Bonjour », de la façon la plus naturelle du monde. Puis elle se tourna vers Mick et François. « C’est vous les deux garçons dont ma petite Miette m’a parlé hier soir, n’est-ce pas ? demanda-t-elle. Est-ce que vous logez au chalet des Gouras ? — Oui, madame, répondit poliment François. Nous devions habiter à la ferme même, mais notre chien s’est battu avec ceux du fils de la fermière. C’est pour cela que nous sommes montés ici. L’endroit nous plaît beaucoup. La vue est magnifique. » La femme serra un peu plus son châle qui descendait jusque sur ses maigres épaules et soupira : « Si vous voyez ma petite Miette, dites lui de ne pas rester dehors cette nuit, voulez-vous ? Elle et son chevreau ! Ah ! Je peux dire qu’elle me cause du souci. Parfois, je me demande si elle n’a pas le cerveau un peu dérangé… comme la vieille dame qui vit là-bas, ajouta-t-elle en désignant du doigt la colline opposée où se dressait le Vieux Château. — Savez-vous quelque chose au sujet de cette maison ? demanda François qui sentait sa curiosité s’éveiller. Nous nous sommes égarés en venant à la Ferme des Joncs, l’autre soir, et nous sommes arrivés juste devant le portail du Vieux Château… — Et je suis bien sûre que vous n’avez pas pu y entrer ! coupa la maman de Miette. L’écriteau sur la porte et tout le reste !… Dire qu’autrefois j’allais là-bas trois fois par semaine pour faire le ménage et apporter des provisions. On ne m’y témoignait que de la bonté, alors ! Mais les temps ont bien changé. À l’heure qu’il est, la vieille Mme Thomas — c’est le nom de la propriétaire — n’accepte de voir personne. Enfin, personne du pays. Elle ne consent à recevoir que les amis de son neveu. Pauvre femme… Les gens d’ici affirment qu’elle est un peu « dérangée ». Moi, je le crois volontiers. Sans ça, elle ne me fermerait pas sa porte, à moi qui l’ai servie durant tant d’années ! » Ce que racontait la maman de la petite Miette excitait au plus haut point l’intérêt des enfants. « Pourquoi cette Mme Thomas ne veut-elle même pas qu’on s’approche de sa propriété ? demanda François. Pourquoi a-t-elle fait mettre cet écriteau ? Et pourquoi se fait-elle garder par un chien si féroce ? — Ah ! voilà ! murmura la montagnarde. Voyez-vous, mon jeune monsieur, tous les anciens amis de la vieille dame aimeraient bien savoir ce qui se passe derrière ses murs. Mais personne ne franchit plus la porte du Vieux Château, désormais. La maison elle-même est devenue aussi étrange que sa propriétaire. On y entend des bruits la nuit. On voit comme des brouillards qui s’en élèvent. On aperçoit aussi des lueurs tremblotantes… » François commença à se dire que c’était là un conte à dormir debout, inventé de toutes pièces par les villageois furieux de se voir refuser l’entrée du château. Il ne put s’empêcher de sourire d’un air incrédule. « Oh ! Vous pouvez rire, jeune homme ! s’écria la montagnarde, vexée. Mais je vous assure que, depuis le mois d’octobre dernier, il se passe de drôles de choses dans le coin. J’ai vu moi-même de grands camions entrer et sortir de là-bas à la nuit noire. Et pourquoi, voilà ce que j’aimerais savoir ! Mais je le devine, allez… Si vous voulez mon avis, c’est pour emporter les meubles, les tableaux, les objets précieux de cette pauvre chère madame… Elle était douce et bonne, et à présent tout le monde se demande ce qui est en train de lui arriver ! » Des larmes perlèrent aux yeux de la maman de Miette. Elle les essuya d’un geste furtif. « Je ne devrais pas vous raconter tout ça, marmonna-t-elle. Vous êtes bien jeunes. Je ne voudrais pas vous effrayer et vous donner de mauvais rêves cette nuit. — Non, non, n’ayez aucune crainte, la rassura François, amusé qu’elle pût croire qu’un conte de bonne femme ait le pouvoir de leur faire peur. Mais parlez-nous plutôt de Miette. — Ah ! Cette enfant ! Je ne peux rien en faire, en vérité ! soupira la mère. Elle court le pays sans qu’on puisse la raisonner. Elle fait l’école buissonnière pour aller voir son père… Mon mari est berger et garde les moutons là-haut, peut-être le savez-vous… Parfois, elle passe des nuits entières sans rentrer à la maison. Dieu sait où elle dort ! C’est une vraie petite sauvage. Même en lui promettant des corrections on ne peut rien obtenir d’elle. Elle vagabonde seule tout le temps. Elle parle à son chevreau et à son chien comme à des êtres humains. Mais moi, c’est à peine si je peux lui arracher deux mots à la suite ! » ajouta-t-elle avec colère. François se leva. « Eh bien, madame, si nous voyons Miette, nous lui conseillerons de rentrer tout droit chez vous. De votre côté si vous passez à proximité de la Ferme des Joncs, voudriez-vous avoir la gentillesse de dire à Mme Gouras que nous allons tous bien et que nous nous amusons beaucoup à faire de la luge ? » La maman de Miette se chargea volontiers de la commission. Puis, sur un bref « au revoir » aux enfants, elle se mit à dévaler le sentier, de son pas rapide et sûr de montagnarde. Mick la suivit un moment des yeux. Puis, il hocha la tête. « Elle nous a dit des choses bizarres, tu ne trouves pas, François ? demanda-t-il à son frère. Crois-tu qu’il s’agisse de simples ragots de village ou penses-tu qu’il y ait une part de vérité dans son récit ? — Oh !… ce ne sont que des racontars, bien sûr ! » répondit François. À la vérité, le jeune homme était surtout soucieux de ne pas effrayer Annie qui avait paru mal à l’aise tout le temps que la maman de Miette avait parlé. La fillette était impressionnable et il fallait éviter que son imagination se mette à travailler. « Quelle étrange famille ! fit remarquer Claude. Un berger qui passe son temps loin de chez lui, dans la montagne… une petite fille qui vagabonde à travers le pays en compagnie d’un chien et d’un chevreau… et une mère qui vient nous débiter des histoires sans queue ni tête ! » Mick regarda autour de lui. « Dites donc, vous autres ! s’écria-t-il en se mettant debout à son tour. La nuit commence déjà à tomber. Je propose que nous rentrions au chalet ! — C’est ça ! s’exclama Annie. Nous allumerons le plus grand des poêles à pétrole et nous nous chaufferons. Je sens le froid. Depuis le temps que nous sommes immobiles ici ! Là-haut, il fera bon. — En attendant, conseilla François, retiens-toi de tousser si tu peux, pour ne pas t’irriter la gorge. Allons, Dagobert ! Arrive ! Nous rentrons ! » Les Cinq se mirent en route et eurent vite fait de rallier le chalet. Le poêle à pétrole répondit à ce qu’on attendait de lui : bientôt une douce chaleur régna dans la salle commune et une grosse lampe — à pétrole également — éclaira la scène paisible des enfants réunis autour de la table. « Et maintenant, à quoi allons-nous jouer ? questionna Mick. Il est encore trop tôt pour songer à dîner. — Nous pourrions jouer aux « mariages » ! suggéra Annie. — D’accord ! acquiesça Claude. Nous avons eu une bonne idée d’apporter des cartes. » Les enfants firent plusieurs parties à la suite, mais ne tardèrent pas à en avoir assez. Ils n’avaient que trop eu l’occasion de s’amuser à des jeux assis pendant la période de réclusion que leur avait value leur grippe. Mick, qui se sentait des fourmis dans les jambes, finit par se lever pour se les dégourdir un peu. Il alla jusqu’à la fenêtre et scruta les ténèbres qui, maintenant, enveloppaient le chalet et dérobaient aux regards la vue des collines couvertes de neige. Soudain, le jeune garçon écarquilla les yeux de surprise. Il demeura un moment silencieux puis, sans tourner la tête, se décida à alerter les autres. « Vite ! leur cria-t-il. Venez voir !… Regardez de ce côté… Je n’ai pas la berlue, n’est-ce pas ? Dites-moi un peu ce que cela signifie ! Avez-vous jamais rien vu d’aussi extraordinaire ? » D’un seul élan, François, Claude et Annie se précipitèrent vers la fenêtre. CHAPITRE VIII Au milieu de la nuit « Qu’y A-T-IL, Mick ? Que devons-nous regarder ? » demanda Claude, très agitée. François, lui, se tenait déjà au côté de son frère et essayait de voir par-dessus son épaule. Annie vint coller son nez contre la vitre, suivie de Dagobert bondissant. « Je ne vois plus rien, constata Mick avec dépit. — Mais qu’y avait-il donc à voir ? insista Claude. — C’est difficile à décrire. Ça se passait par là-bas… sur la colline en face… du côté du Vieux Château, répondit Mick. Je ne sais pas au juste ce que c’était… Ça ressemblait à une sorte d’arc-en-ciel… mais ça n’en était pas un. — Voyons, essaie d’expliquer mieux que cela ! le pressa François. — Eh bien, vous savez ce qui se passe en été, quand il fait très chaud ? L’air tremble. C’est ce que j’ai vu ! Une colonne d’air tremblotant et lumineux qui s’élevait tout à coup de cette colline dans le ciel. Mais elle a disparu maintenant. C’est tout. — Voilà qui ressemble à l’un des mystérieux phénomènes décrits par la maman de Miette, fit remarquer Claude en fronçant les sourcils. Nous pensions qu’il s’agissait de racontars, mais on dirait que son récit a un fond de vérité. Par exemple, je me demande bien ce que peut signifier cette colonne lumineuse que tu as vue monter en l’air, Mick. — Si nous descendions à la ferme prévenir Mme Gouras ? proposa Annie, peu rassurée. — Non, non ! se récria François. D’abord, elle est sans doute au courant des bruits qui circulent sur le Vieux Château, et ensuite… c’est tellement palpitant ! Peut-être réussirons-nous à percer ce mystère. Il est facile de surveiller le Vieux Château de ce chalet. À vol d’oiseau, nous en sommes à environ un kilomètre et demi, pas davantage. » Les quatre enfants continuèrent à regarder en direction de la colline opposée avec l’espoir que le phénomène se reproduirait Mais rien n’arriva. Le ciel, aussi bien que la terre, était d’un noir d’encre. « J’en ai assez de regarder par la fenêtre pour ne rien voir ! déclara Annie au bout d’un instant. Je vais préparer le dîner. Comme hors-d’œuvre, que diriez-vous d’œufs durs en salade ? — D’accord ! s’écrièrent les autres. — Mais pour faire bouillir les œufs il me faut de l’eau. — Je vais aller t’en chercher à la fontaine, proposa Mick. Je sais que tu as peur de l’obscurité. » Annie rougit, mais accepta avec reconnaissance. La fontaine se trouvait dehors, à quelques mètres de la porte, presque au coin de la petite remise. Mick sortit, Dagobert sur les talons. Annie alla à la cuisine choisir une casserole. Elle venait juste d’en décrocher une quand soudain elle entendit Mick crier : « Hou là ! Qu’est-ce que c’est que ça ? » De frayeur, la pauvre Annie lâcha son récipient qui tomba sur le sol avec fracas, faisant sursauter François et Claude. Les trois enfants se précipitèrent vers la porte d’entrée. « Mick ! appela François. Que se passe-t-il ! Mon vieux ? » Mick parut sur le seuil, souriant, Dago à son côté. « Rien de grave, répondit-il… Je suis navré de vous avoir fait peur. Mais j’étais en train de remplir ma bouilloire quand quelque chose s’est précipité sur moi et m’a fait trébucher. — Qu’est-ce que c’était ? s’inquiéta Claude. Et pourquoi Dag n’a-t-il pas aboyé ? — Parce qu’il savait que celui qui m’a attaqué était inoffensif, je suppose, répondit Mick d’un air innocent. Tiens, Annie, voici l’eau pour tes œufs ! — Mick ! s’écria Claude. Cesse de nous taquiner. Dis-nous vite ce que c’était ! — Eh bien, je n’ai pas pu très bien voir, car j’avais posé ma lampe électrique par terre pour mieux tenir la bouilloire. Mais je crois bien que c’était le chevreau de Miette. Il est parti ayant que j’aie eu le temps de reprendre mes esprits. Il m’a donné un de ces chocs !… au propre comme au figuré. — Le chevreau de Miette ! répéta François. Cela signifie qu’elle ne doit pas être loin. Je me demande ce qu’elle peut bien faire dans cette obscurité, et à cette heure-ci ? » Le jeune garçon se dirigea vers la porte et appela : « Miette ! Miette ! Si tu es là, viens vite ! Nous te donnerons quelque chose de bon à manger ! » Mais aucune réponse ne lui parvint. Personne ne surgit des ténèbres. Le chevreau lui-même demeura invisible. François recula et referma la porte. « Si cette gamine est dehors par une nuit aussi glaciale elle va attraper le mal de la mort, c’est certain ! bougonna-t-il. Allons, Annie, ne fais pas cette tête-là ! Et surtout, je t’en prie, ne va pas hurler d’épouvante si tu entends du bruit dehors ou si tu vois un visage collé à la fenêtre. Ce sera seulement cette petite folle de Miette ! — Je n’ai pas du tout envie de voir un visage collé à la fenêtre, rétorqua Annie, que ce soit celui de Miette ou un autre. Je crois vraiment que, cette petite est folle de vagabonder ainsi toute la nuit. Comme je comprends que sa mère se tourmente pour elle ! » Quelques instants plus tard, les quatre enfants étaient réunis autour de la table et mangeaient de bon appétit. Leur repas était frugal : avec la salade d’œufs durs, du fromage, des tartines de beurre frais et, pour finir, de la confiture dont ils avaient trouvé plusieurs pots dans un placard. Comme les jeunes convives avaient tout de même besoin de quelque chose de chaud, Annie fit du café au lait qui, en un sens, constitua un dessert supplémentaire. « Quel excellent repas nous avons fait ! murmura Mick lorsque chacun eut vidé son bol jusqu’à la dernière goutte. Annie, passe-moi le lait et la jatte de crème. Je vais les porter dehors dans la neige. Ils s’y garderont au frais. — Si tu veux, mais fais bien attention à ne pas les déposer là où le chevreau pourrait les dénicher… si vraiment c’est un chevreau qui t’a bousculé tout à l’heure. Et surtout, ne pousse pas de cris si tu le rencontres à nouveau ! » Mais la sortie de Mick fut sans histoire. Il ne vit pas trace du biquet, ce qui le déçut presque ! « Je ferai la vaisselle demain, décida Annie en bâillant. Je ne sais pas si vous avez l’intention de veiller, vous autres… mais j’avoue que je tombe de sommeil bien qu’il soit encore très tôt. Ce doit être le grand air qui me fait cet effet-là ! — Tu as raison, approuva François. Une bonne nuit ne nous fera pas de mal. Allons-nous coucher. Allumerons-nous les poêles à pétrole dans les chambres ? — Oh ! Oui ! répondit Mick. Nous gèlerions, sans cela. — Et puis, renchérit Annie, après tous ces arcs-en-ciel nocturnes, ces cris dans la nuit et ces chevreaux invisibles, je ne serai pas mécontente de m’endormir avec une lumière près de moi… même si c’est seulement la lueur d’un poêle à pétrole ! — Oh ! Je sais que vous ne croyez qu’à demi à mes « arcs-en-ciel », comme dit Annie, bougonna Mick, mais je vous assure que je n’ai pas eu la berlue. Et quelque chose me dit que nous ne quitterons pas le chalet sans que vous ayez vu le phénomène vous aussi ! Allons, bonne nuit, les filles ! » En quelques minutes, les enfants furent couchés. Ils avaient laissé la porte de communication ouverte entre les deux chambres afin de se sentir moins isolés les uns des autres. Cela, d’ailleurs, rassurait la craintive Annie. Au dernier moment, Claude avait changé d’idée et s’était installée dans la couchette inférieure tandis qu’Annie grimpait dans l’autre. « Je sais pourquoi, la taquina Annie quand les lampes furent éteintes. C’est pour permettre à Dago de coucher sur tes pieds, comme d’habitude. Mais je préfère être en haut. Comme ça, si Dag dégringole en dormant, je ne le recevrai pas sur la tête ! » Les uns après les autres, François, Mick, Annie et Claude sombrèrent dans un profond sommeil. Le poêle à pétrole brûlait avec une flamme régulière. Les enfants en avaient baissé la mèche au maximum. Des ombres vagues dansaient au plafond et sur les murs. Tout à coup, quelque chose vint troubler le repos de Dagobert qui reposait paisiblement, allongé sur les pieds de sa jeune maîtresse. Il ouvrit les yeux. L’une de ses oreilles se dressa, puis l’autre. L’instant d’après, Dago se redressait sur son arrière-train et un sourd grondement s’échappait de sa gorge. « Grrr… Grrr… ! » Cependant, les enfants ne se réveillèrent pas tout de suite. Dagobert continua à gronder, encore et encore, et de plus en plus fort. Pour finir, il poussa un formidable aboiement : « Ouah ! » Cette fois, François, Mick, Claude et Annie furent arrachés à leur sommeil. Dago aboya de nouveau. Claude lui mit la main sur la tête pour le calmer. « Chut, Dag, mon chien ! Qu’est-ce qui se passe ? Tu as peut-être entendu rôder quelqu’un dehors ? — Qu’y a-t-il ? » cria François de la chambre des garçons. Mais personne ne trouva d’explication à la bizarre attitude de Dagobert. Tout semblait calme alentour. Pourquoi alors avait-il aboyé ? Le poêle à pétrole continuait à brûler normalement, projetant au plafond un petit rond de lumière jaune. Et, tout en brûlant, il produisait un léger crépitement, comme pour signaler qu’il était là et remplissait son office avec fidélité. Ce bruit était d’ailleurs le seul qui rompît le silence, « Tu as raison, Claude, dit Mick au bout d’un moment. C’est sans doute quelqu’un qui passait dehors. Si nous laissions sortir Dag pour nous en rendre compte ? — Oh ! Non ! protesta François. Restons au contraire bien tranquilles et attendons pour voir s’il aboie encore. — Ma foi, dit Annie à son tour, il s’agit peut-être seulement d’une souris qui aura traversé notre chambre en courant. Vous connaissez Dago ! Il aboie aussi fort pour une mouche que pour un éléphant. — Oui, tu as raison, admit Claude. Rendormons-nous. Dag s’est d’ailleurs recouché. Ce n’était qu’une fausse alerte. Mais je t’en supplie, Dago, si tu aperçois encore une souris en train de folâtrer sur le plancher, laisse-la tranquille et n’aboie pas. Ne nous réveille plus. » Dagobert avança la tête et balaya le visage de Claude d’un coup de langue. Peu à peu le silence retomba dans les deux chambres. Le chien, cependant, demeura assez longtemps les oreilles dressées. Les enfants s’étaient rendormis, à l’exception d’Annie. Allongée sur sa couchette, elle avait les yeux ouverts et se demandait ce qui avait tiré Dagobert de sa somnolence. Au fond, elle ne croyait pas vraiment qu’il s’agît d’une souris… La fillette étant éveillée, ce fut elle qui entendit le bruit la première. Tout d’abord, elle crut à un simple bourdonnement de ses oreilles, comme cela lui était arrivé quelquefois quand elle était sur le point de s’endormir et que la pièce était silencieuse. Et puis, soudain, elle comprit que le bruit en question était bel et bien réel. Il était des plus étranges. Apeurée, Annie se dressa sur son séant. « On dirait un grondement très lointain », songea-t-elle en prêtant l’oreille, Dagobert poussa un faible gémissement comme pour faire savoir que lui aussi, de son côté, avait entendu le bruit mystérieux. « Cela ressemble à un roulement de tonnerre songea encore Annie, mais pas au-dessus de ma tête… au-dessous de moi, au contraire… et très profond ! » Au même instant le bruit s’amplifia un peu et Dagobert lui donna la réplique en grondant à son tour. Annie se pencha vers la couchette au-dessous et chuchota : « Chut, Dago. Tais-toi. Tout va bien. Ce doit être un orage dans la vallée ! » Juste à cet instant les secousses commencèrent… Elles se produisirent si brusquement qu’Annie ne comprit pas tout de suite ce qui se passait. Sur le coup, elle pensa que c’était elle qui tremblait de froid pour être restée trop longtemps à moitié sortie de sa couchette. Mais non… la couchette elle-même se mettait à vibrer, comme la fillette put s’en rendre compte en posant ses doigts sur le cadre de fer. Annie eut peur. Elle se décida à appeler les autres. « François ! Mick ! Réveillez-vous ! Il se passe quelque chose d’étrange ! » Lui faisant écho, Dagobert se mit à aboyer à pleine voix : « Ouah, ouah, ouah ! Ouah, ouah ! » En un instant, ce fut un branle-bas général dans les deux petites chambres, et les exclamations fusèrent de part et d’autre : « Quoi ? — Qu’est-ce que c’est ? — Qui a appelé ? » Le tout dominé par les aboiements frénétiques de Dagobert déchaîné. CHAPITRE IX Des faits troublants TOUT LE MONDE était en effervescence. Dans sa précipitation à répondre à l’appel d’Annie, François, oubliant qu’il occupait une couchette supérieure, sauta d’un seul coup à bas de ce qu’il croyait être son lit ordinaire. Bien entendu, sa prise, de contact avec le plancher fut assez rude. Il se releva, secoué et plutôt ahuri. « Eh bien, mon pauvre vieux s’écria son frère, mi-alarmé, mi-amusé. En voilà une idée de sauter ainsi de ton perchoir ! Tu ne t’es pas fait de mal, au moins ? » De leur chambre, les garçons entendirent Claude demander à sa cousine : « Pourquoi as-tu crié, Annie ? Qu’est-ce que tu as vu ? — Rien. Mais j’ai entendu et senti quelque chose ! répondit Annie, un peu rassurée à présent que les trois autres étaient réveillés. — Dago aussi a entendu et senti ! constata Claude en faisant taire son chien. — Oui, dit Annie. Mais à présent, c’est terminé. — Qu’est-ce que c’était ? demanda François qui, assis sur la couchette de Mick, était en train de se frotter le genou sur lequel il avait atterri, — C’était… eh bien… une sorte de grondement très, très sourd, expliqua Annie. Peut-être souterrain. En tout cas très lointain. On aurait dit non pas le tonnerre dans le ciel mais sous terre. Ensuite, il y a eu des… des secousses ! J’ai senti trembler le cadre de ma couchette. C’est difficile à décrire. En tout cas, j’ai eu grand-peur. — Ça ressemble à un petit tremblement de terre, commenta Mick qui se demandait si sa sœur n’avait pas rêvé. Mais maintenant tu n’entends plus rien et tu ne sens plus rien, n’est-ce pas ? Es-tu sûre que tu ne dormais pas tout à l’heure ? — Tout à fait sûre ! protesta Annie. J’étais bien réveillée et… » Au même instant, le phénomène se produisit à nouveau. D’abord le curieux grondement, lointain el comme étouffé, tel qu’Annie l’avait décrit. Puis les non moins étranges secousses. Les enfants avaient l’impression que le sol leur communiquait une légère vibration. « Il me semble avoir une sorte de dynamo à l’intérieur du corps, s’ébahit Mick tout haut. Je tremble des pieds à la tête ! — C’est ce que j’éprouve aussi ! renchérît Claude. Et quand je mets la main sur la tête de Dago, je le sens frémir comme nous. Il me semble toucher une pile électrique ! — Ça y est ! C’est fini ! annonça François juste comme Claude finissait de parler. Je ne tremble plus. Tout s’est arrêté d’un coup. Et je n’entends plus cet espèce de grondement souterrain. Et vous ? » Mick, Claude et Annie s’accordèrent à déclarer que secousses mystérieuses et grondement inexplicable avaient en effet cessé en même temps. Mais quelle pouvait être la cause de ces phénomènes ? « Je pense qu’ils sont en rapport avec cette espèce de faisceau lumineux et tremblotant que j’ai aperçu dans le ciel hier soir, juste au-dessus du Vieux Château, dit Mick. J’ai bien envie d’aller regarder par la fenêtre de la salle commune pour voir s’il ne se passe rien d’anormal sur la colline en face ! » Joignant le geste à la parole, le jeune garçon bondit de sa couchette. Les autres l’entendirent soudain pousser un grand cri et appeler : « Venez vite voir ! Dépêchez-vous ! » Tous se précipitèrent, y compris Dagobert, et rejoignirent Mick près de la fenêtre. Dago, se dressa même sur les pattes de derrière pour mieux voir. Car, en vérité, il y avait quelque chose à voir ! Là-bas, au-dessus de la colline, semblait planer une brume… une sorte de brouillard rougeâtre, qui éclairait la nuit. Par moments il se déplaçait en tournoyant, avec lourdeur et non pas comme une brume légère a coutume de le faire. « Ça, alors ! bégaya Annie, stupéfaite. Quelle couleur étrange ! Ce n’est pas franchement rouge… ni jaune… ni orange… — C’est d’une teinte que je n’ai jamais vue, opina François en hochant la tête. C’est bizarre. Que peut-il se passer là-bas ? Je ne m’étonne plus que la maman de Miette nous ait rapporté toutes ces histoires… Je commence à y croire. Demain, je propose que nous allions à la découverte pour nous rendre compte. — Tu ne trouves pas curieux que le faisceau lumineux que j’ai vu et cette espèce de nuage rouge orangé se situent tous deux du côté du Vieux Château ? demanda Mick. Tu ne crois pas qu’il se passe de drôles de choses dans cette maison ? Tout ça paraît en relation avec les phénomènes que nous avons observés ici même, au chalet. — Oh ! Non ! Je ne pense pas ! répondit François. Comment voudrais-tu que ce qui se passe là-bas soit sensible ici ?… Ce petit tremblement de terre par exemple ? Et comment pourrions-nous entendre un grondement qui se produirait au Vieux Château ? — La brume se dissipe ! annonça Annie. Regardez ! Elle change de couleur… elle devient plus foncée. La voilà partie ! » Les enfants restèrent un moment immobiles à la fenêtre, puis François sentit Annie grelotter à son côté. « Tu es gelée ! dit-il. Va vite te recoucher. Il ne s’agit pas que tu t’enrhumes de nouveau… C’est égal, tout cela est très étrange. Mais il doit bien y avoir à ces phénomènes une explication raisonnable. Nous tâcherons de la découvrir. — Et nous la découvrirons ! » affirma Mick avec assurance tandis que tous regagnaient leurs couchettes. Ils avaient froid et tardèrent à se rendormir bien que François eût haussé la mèche du poêle Seule Claude, blottie contre Dago et vite réchauffée, se sentait tout à fait à l’aise. Le lendemain, tous se réveillèrent fort tard, ce qui était assez normal après les fatigues de la veille et les émotions de la nuit. « Debout ! Debout ! s’écria François en descendant de sa couchette. Il est plus de neuf heures. Je meurs de faim. » Après avoir fait sa toilette, il sortit chercher de l’eau pour le petit déjeuner. Quand celui-ci fut prêt, les quatre enfants s’installèrent à table. Tout en mangeant, ils commentaient les événements de la nuit, qui leur semblaient moins extraordinaires au grand jour. Dehors, la neige scintillait de tous ses cristaux et le soleil faisait de victorieux efforts pour percer les nuages. Soudain, au beau milieu de la discussion, Dagobert courut à la porte et se mit à aboyer. « Allons, bon ! Qu’est-ce qui se passe encore ? » s’inquiéta Mick. C’est alors que les enfants aperçurent un visage figé derrière la fenêtre. C’était un visage remarquable, hâlé par le grand air, tout plissé de rides, et pourtant singulièrement jeune. Les yeux étaient aussi bleus qu’un ciel d’été. Ce visage appartenait à un homme, portant barbiche et moustaches. « Seigneur ! balbutia Annie, interdite. On dirait un personnage de légende, sorti tout droit d’un livre. Qui cela peut-il être ? — Le berger, je suppose, répondit François avec bon sens en se dirigeant vers la porte. Nous allons lui offrir un bol de chocolat. Et nous en profiterons pour l’interroger. » Il ouvrit la porte et demanda : « Est-ce vous le berger ? Entrez donc. Nous sommes en train de déjeuner. Venez partager notre repas. » Le berger entra et sourit à la ronde. Il devait être plus jeune qu’il ne paraissait. Il répondit en français et non en patois, à la satisfaction générale. « Je vous remercie, mon petit monsieur. Je venais voir si vous aviez un message à descendre à la ferme ? — Oh ! Oui, bien volontiers ! répondit François en faisant asseoir leur hôte devant une assiette chargée de tartines beurrées. Dites à Mme Gouras que nous allons tous très bien. — Je ferai la commission, assura le berger… Non, merci, je n’ai pas faim. Mais je prendrai un bol de chocolat, merci. Une boisson chaude n’est pas de refus par une matinée froide comme celle-ci. — Dites-moi, reprit François en abordant le sujet qui lui tenait au cœur. N’avez-vous pas entendu des bruits étranges la nuit dernière ? N’avez-vous pas senti une sorte de tremblement de terre ? Et n’avez-vous pas aperçu une brume flottant sur la colline en face ? — Non, je n’ai rien vu ni rien entendu, répondit le berger. Mais les vieilles gens du pays racontent qu’un gros chien est enchaîné depuis bien des années là-bas, sous la terre, et qu’il gronde pour réclamer sa nourriture. Ils disent aussi que des sorcières se réunissent pour jeter des sorts et qu’il ne fait pas bon s’approcher du Vieux Château. Je ne crois pas à ces sottises. Mais tout de même… il y en a qui ont vu une fumée s’élever de cet endroit. — Une fumée ? Quelle sorte de fumée ? demanda Mick, — Je ne sais pas ! Elle monte droit vers le ciel, s’y tient un moment puis disparaît. — Je crois que nous avons entendu le chien gronder et les sorcières mener leur sabbat », fit remarquer Annie que ce récit achevait de troubler. Le berger hocha la tête. « Je ne suis pas très instruit, dit-il. Je ne connais pas grand-chose à part mes moutons, le vent et le ciel… Mais je peux vous affirmer que cette colline, là-bas est… méchante. Oui, méchante, c’est bien le mot. À votre place, mes enfants, je ne m’en approcherais pas. Voyez, je porte une boussole enfilée à ma chaîne de montre. Eh bien, cette boussole devient folle chaque fois que je passe près du Vieux Château. » Il s’exprimait de façon un peu solennelle et les enfants comprirent qu’il pensait ce qu’il disait. Cet homme-là, pour simple qu’il fût, n’était pas aussi superstitieux que les villageois qui racontaient des sornettes. Pourtant, lui aussi croyait à l’étrangeté de certains faits et il ne cachait pas que ceux-ci l’effrayaient. Cependant, le berger reposait son bol vide sur la table. « Il faut que je m’en aille maintenant, annonça-t-il. Comptez sur moi pour transmettre votre message à Mme Gouras. Et merci de votre gentillesse. À bientôt ! » Il sortit d’un air de grande dignité et les enfants le virent passer devant la fenêtre, de son allure souple et puissante de montagnard, « Seigneur ! soupira Mick. Quel personnage extraordinaire ! Je le trouve sympathique. Et vous ? — Oui, approuva Claude, Mais cette histoire de boussole déréglée me semble difficile à croire, — Il avait l’air de dire la vérité, cependant, fit remarquer François. Les boussoles « perdent le nord », parfois, lorsqu’elles se trouvent dans un champ magnétique. — Je ne vois pas ce qu’un champ magnétique vient faire avec les choses bizarres qui se produisent sur la colline du Vieux Château, déclara Annie en haussant les épaules. Si nous prêtons l’oreille à tout ce que les gens racontent, nous finirons par compliquer si bien le problème qu’il nous semblera plus embrouillé encore, vous ne croyez pas ? — Ecoutez la sage petite Annie, dit François d’un ton taquin. Elle est décidée à ne croire que ce qu’elle voit. Au fond, Annie, tu n’as pas tort. Essayons d’oublier tous les événements de la nuit passée. — C’est ça, approuva Claude. Chaussons plutôt nos skis et allons faire un tour. — Oui, oui ! s’écria Mick avec enthousiasme. Je me sens un peu courbatu après mes exploits d’hier, mais ça ne fait rien. Je meurs d’envie d’essayer ces pentes couvertes de neige. — Et moi aussi ! renchérit Claude. Nous filerons là-dessus comme des bolides. — Eh bien, dépêchons-nous de faire la vaisselle, décida François. Nous sortirons nos skis sitôt après. D’accord ? — D’accord ! répondirent les autres d’une seule voix. — Ouah ! » fit Dagobert. CHAPITRE X Sur la colline du Vieux Château LE PAUVRE DAGO se rendit bien vite compte que cette partie de ski ne serait pas drôle pour lui : il n’arrivait pas à suivre les enfants qui filaient à toute vitesse. Il finit par buter contre un tas de neige et tomba dans un trou la tête la première. Quand il eut réussi à s’en extraire, il s’ébroua, puis, tristement, alla s’asseoir sur une hauteur d’où il se mit à surveiller d’un air morne les ébats des enfants. Ceux-ci s’en donnaient à cœur joie. Tous quatre étaient assez bons skieurs. La colline sur laquelle était bâti le chalet dévalait en pente douce sur une belle longueur. La courbe se relevait ensuite pour se continuer par la colline vis-à-vis : celle, précisément, au sommet de laquelle se dressait le Vieux Château. François arriva le premier au bas de la première colline et, emporté par son élan, parcourut une certaine distance au flanc de l’autre. Alors, il appela les autres. « Dites donc ! Si nous grimpions jusqu’au bout ? Nous redescendrons ensuite de là-haut et la vitesse nous fera gravir une partie de notre propre pente. Ce sera toujours ça de gagné ! » Claude et Mick furent d’avis que c’était là une excellente idée. Mais telle n’était pas l’opinion d’Annie. Elle resta silencieuse et Mick lui jeta un regard en coin. « Je crois qu’Annie a peur de monter jusqu’au Vieux Château, dit-il en ricanant. Qu’est-ce qui t’effraie le plus, ma petite ? Le gros, gros chien qui gronde sous terre, ou les sorcières qui jettent des sorts ? — Ne dis donc pas de sottises », répliqua Annie, très vexée que Mick eût ainsi deviné ses pensées. Bien entendu, la fillette ne croyait pas plus au gros chien qu’aux sorcières, mais, malgré tout, cette colline et le Vieux Château ne lui étaient pas sympathiques. Elle fit un effort sur elle-même pour ajouter d’un ton léger : « Je vais avec vous, naturellement ! » Elle se mit en devoir de suivre les autres, essayant de ne plus penser qu’au plaisir de dévaler la pente et de se retrouver bientôt à mi-chemin de celle que couronnait le chalet, « Regardez ! dit Claude. On voit très bien le Vieux Château maintenant ! » C’était vrai. On distinguait avec netteté l’antique bâtisse, flanquée de ses deux tours. « Je me demande, pensa tout haut François, si cette Mme Thomas, pour qui travaillait autrefois la maman de Miette, habite toujours là ? Ça paraît invraisemblable. — Pauvre vieille dame ! répondit Claude avec un soupir. Son existence, dans ce cas, ne doit pas être bien drôle. Ne voir personne… rester à l’écart de tous ses anciens amis ! Dis donc, François ! Si nous allions frapper à sa porte ? Nous pourrions faire semblant d’avoir perdu notre chemin… et nous en profiterions pour jeter un coup d’œil ici et là. Evidemment, il y a ce chien féroce… — Oui… il faut éviter la bagarre. Ah ! Nous voici presque arrivés ! » Tout en parlant, Claude et François avaient distancé Mick et Annie. Ils les attendirent au haut de la côte. « François ! s’exclama soudain Claude. J’aperçois quelqu’un à l’une des fenêtres de la tour… celle de droite ! Tu vois ? » En un éclair, François distingua une silhouette qui disparut presque aussitôt. « Tu as raison ! Il y avait quelqu’un… quelqu’un qui nous regardait de son côté. Je suppose qu’il ne doit guère venir de promeneurs sur cette colline et que notre venue paraît insolite… Je serais curieux de savoir si notre guetteur était un homme ou une femme. — Une femme, à ce qu’il m’a semblé, répondit Claude. Peut-être la vieille Mme Thomas… Oh ! François ! El si elle était retenue prisonnière dans cette tour pendant que son horrible neveu et ses amis la dévalisent ? Rappelle-toi ce qu’on nous a dit : on a vu de gros camions partir du Vieux Château au beau milieu de la nuit. — Hep ! Vous deux ! cria Mick qui arrivait avec Annie. Quelle montée ! Mais aussi, quelle descente tout à l’heure ! Pour l’instant je n’en peux plus. Il faut que je souffle un moment. — Mick ! Claude et moi avons aperçu quelqu’un à la fenêtre de cette tour. Quand nous reviendrons ici, il ne faudra pas oublier d’emporter nos jumelles. Nous ferons peut-être des découvertes. » Très intéressés, Mick et Annie tournèrent leurs regards vers la fenêtre que leur désignait François et, juste à cet instant, une main invisible ferma les rideaux de l’intérieur de la pièce. « Qu’est-ce que je vous disais ! On nous a repérés… et « on » n’a guère l’air de vouloir encourager notre inspection ! commenta François. Pas étonnant que le Vieux Château ait donné naissance à d’étranges histoires ! Allons, venez maintenant. Essayons cette pente ! » Les quatre enfants partirent ensemble. Tandis qu’ils filaient sur la neige, le vent leur cinglait le visage et ils respiraient avec délice l’air vif de la montagne. François et Annie dévalèrent la pente du Vieux Château et, sans s’arrêter, remontèrent presque à moitié celle du chalet. Mais Mick et Claude eurent moins de chance. Tous deux accrochèrent leurs skis en butant contre un obstacle invisible. Ils furent projetés en l’air, puis retombèrent dans la neige molle. Ils restèrent étendus un moment sur le sol, hors d’haleine et un peu étourdis par le choc. « Eh bien ! s’écria enfin Mick. Quelle chute ! Tu ne t’es pas fait mal, au moins, Claude ? — Je ne crois pas, répondit Claude. Laisse-moi tâter ma cheville gauche… Non, ce n’est rien… Ah ! Voici Dago ! Il nous a vus tomber et vient à notre secours. Tout va bien, Dag ! Personne n’est blessé. Laisse-nous retrouver notre souffle ! » Tandis que les deux enfants étaient encore allongés sur la neige et achevaient de reprendre leurs esprits, une voix furieuse les interpella de loin. « Hep ! là-bas ! Déguerpissez, et en vitesse ! » Claude et Mick se trouvaient alors à mi-pente du Vieux Château. Mick se redressa et regarda dans la direction de la grande bâtisse. Il aperçut un homme de haute taille, qui se dirigeait vers eux à grands pas. À l’expression de son visage, on ne pouvait douter qu’il était très en colère. « Nous ne faisons rien de mal ! cria Mick lorsque le nouveau venu ne fut plus qu’à quelques mètres. Nous skions. Qui êtes-vous ? — Je suis le gardien de cette maison, répondit l’homme en désignant le Vieux Château, et ce champ dépend de la propriété. Allez, ouste ! Filez vite ! » Mick se mit debout. « Nous irons demander au propriétaire la permission de skier sur ses terres, dit-il poliment, tout en songeant que ce serait une excellente occasion de venir fouiner dans le coin. — Inutile d’essayer, rétorqua l’homme d’une voix rageuse. Je suis le gardien, je vous le répète, et il n’y a que moi au château… Je lâcherai mon chien sur vous si je vous prends à rôder par ici ! » Là-dessus l’irascible personnage tourna les talons et s’éloigna à grandes enjambées. « Tu ne trouves pas ça drôle ? demanda Mick à Claude un instant plus tard. Il dit qu’il est seul au château et tu affirmes, toi, avoir aperçu une femme à la fenêtre de la tour. Cet homme a donc menti ! » Tout le temps que le gardien leur avait parlé, Claude avait tenu Dagobert par son collier. Devinant d’instinct un ennemi dans cet homme en colère, Dago s’était mis à gronder et Claude craignait qu’il ne sautât à la gorge du peu sympathique individu. Et puis, si l’autre chien entrait en scène, on pouvait prévoir une belle bataille ! Ce serait terrible ! Dag risquait d’être mordu une secondé fois. Claude et Mick s’assurèrent que les skis tenaient bien à leurs pieds et se lancèrent à nouveau sur la pente lisse. François et Annie les attendaient sur l’autre versant. « Qui est cet homme ? demanda François. Que vous criait-il ? Venait-il du Vieux Château ? — Oui, répondit Mick à la dernière question, il nous a interdit de revenir skier dans les parages, affirmant que la colline faisait partie du domaine dont il avait la garde. Lui seul habite le Vieux Château, à l’en croire. Mais nous savons bien, nous autres, qu’il n’en est rien ! — Oui, nous le savons, murmura François d’un air pensif. Pourquoi cet homme est-il contrarié à la pensée que nous pouvons skier sur la colline ? Aurait-il peur que nous découvrions quelque chose concernant la maison ? S’il savait que nos soupçons sont déjà éveillés… Et pourquoi a-t-il menti en vous racontant qu’il était seul ? Au fait… a-t-il vraiment l’air d’un gardien ? — Tout ce qu’on peut dire, c’est qu’il n’a pas l’accent du pays ! s’écria Claude. Et il me semble que n’importe quel propriétaire de par ici aurait choisi de préférence comme gardien une personne de confiance venue du village. Qu’en pensez-vous ? Tout cela paraît bien mystérieux ! — Si l’on rapproche notre aventure de ce matin de tous les phénomènes bizarres que nous avons vus ou dont nous avons entendu parler, renchérit Mick, c’est même terriblement mystérieux. De plus en plus il devient évident qu’une enquête est nécessaire. — Oh ! Non, Mick ! se récria Annie. Ne fourrons pas notre nez là-dedans. Ne gâchons pas nos vacances, veux-tu ? — Ma foi, déclara Claude en hochant la tête, je ne vois pas comment nous pourrions mener une enquête au Vieux Château. Je n’ai pas envie d’entrer dans une maison défendue par un chien féroce… C’est trop dangereux ! » Ne tenant pas à voir cette conversation se prolonger, Annie fit une habile diversion. « Dites donc ! s’exclama-t-elle. Savez-vous qu’il est presque une heure de l’après-midi ? Vous n’avez pas faim, vous autres ? — Bien sûr que si ! répondit François. Mais comme je croyais qu’il était à peine onze heures et demie, je n’osais pas le dire. Rentrons vite manger. Je propose que nous finissions le jambon entamé hier ! Les quatre enfants regagnèrent le chalet… Arrivés devant la porte, ils aperçurent des provisions disposées sur le seuil. « Chic ! s’écria Claude. Du lait frais ! Du fromage à la crème ! Comme Mme Gouras est gentille ! Elle ne nous oublie pas ! » Dagobert, cependant, reniflait avec tendresse un gros paquet ficelé. Mick se mit à rire. « Regardez Dago ! Il remue la queue d’une manière des plus expressives. Vous pouvez parier que ce paquet contient de la viande. — Et il a hâte que nous l’ouvrions, ajouta Claude en flattant Dago de la main. Allons, mon vieux Dag, pousse-toi. Tu en auras un bout si tu es sage ! » François ôta la ficelle, écarta le papier, et découvrit un énorme rôti de porc, « Eh bien » avec ça, nous ne mourrons pas de faim encore aujourd’hui ! s’écria François. — Je vais ouvrir une boîte de haricots de conserve, décida Annie. Cela accompagnera très bien la viande. » Bientôt les quatre compagnons s’asseyaient autour de la table et attaquaient leur repas avec un joyeux appétit. Dagobert n’était pas un des moins affamés. Et il estima que Claude n’était guère généreuse en ne lui donnant pas le rôti tout entier. Il regarda l’énorme morceau qui restait sur la table, après que les enfants se furent copieusement servis. Puis, pour attirer l’attention de sa jeune maîtresse, il posa sur ses genoux une patte quémandeuse et la regarda de côté, d’un air suppliant. Claude se mil à rire. « Tu es un goinfre, Dago ! Tu as déjà englouti plus de nourriture que nous quatre réunis ! Non ! Tu n’auras rien de plus. Nous finirons ce rôti demain. Je t’en donnerai un bout, mon vieux, et tu pourras te régaler ! » Dagobert dut se contenter de cette promesse… Sitôt après le déjeuner, François alla regarder par la fenêtre. « Je crois qu’il va neiger encore ! annonça-t-il. Dites donc, à votre avis, qui nous a apporté le lait et la viande, ce matin ? » C’était une question que tous s’étaient déjà posée, mais qu’aucun n’avait pris le temps de formuler tout haut tant ils étaient pressés de se restaurer. « Je suppose que c’est le berger, répondit Mick, quand il est repassé par ici. C’est très gentil de sa part. — Je me demande où peut se trouver la petite Miette en ce moment ? murmura Claude en regardant à son tour par la fenêtre. Ce serait terrible si elle était prise dans la tourmente de neige. Elle ne pourrait peut-être pas rentrer chez elle et serait obligée de coucher sur la colline. Voyez ! De gros flocons tombent déjà ! — J’aimerais bien qu’elle prenne autant soin d’elle-même que de son chien et de son chevreau » soupira François. Cette gamine est sympathique. Je voudrais bien la revoir. Mais, à moins qu’elle n’ait vraiment faim, je ne pense pas qu’elle revienne par ici ! » Au même instant, Annie poussa une joyeuse exclamation. « Tu es mauvais prophète, François ! Regarde de ce côté ! Cette drôle de petite créature qui arrive, n’est-ce pas Miette ? » C’était Miette, en effet, escortée de son chien et tenant son biquet dans ses bras. « Faisons-la vite entrer, proposa Claude, et donnons-lui à manger. Puis nous lui demanderons si elle sait qui habite le Vieux Château Peut-être a-t-elle aperçu quelqu’un, elle aussi, à la fenêtre de la tour ! — D’accord, je vais l’appeler, répondit François en se précipitant vers la porte. Je suis certain qu’elle doit savoir quelque chose, de toute manière. Elle vit toujours dehors, à fouiner à droite et à gauche. Elle aura forcément remarqué ce qui se passe autour d’elle. » François ne se trompait pas. Miette savait quelque chose… quelque chose, même, de très, très intéressant ! CHAPITRE XI Les révélations de Miette CETTE FOIS-CI, Miette ne se montra pas farouche. Elle ne fit pas mine de se sauver quand François ouvrit la porte. Elle était vêtue aussi légèrement qu’à l’accoutumée, mais ses joues étaient rouges et elle ne donnait certes pas l’impression d’avoir froid. « Bonjour, Miette ! s’écria François. Entre vite. Nous venons de déjeuner, mais il reste quelque chose pour toi ! » Le chien Toto, alléché par l’odeur du rôti, fut le premier à se précipiter dans la salle à manger. À sa vue, Dagobert parut surpris et grogna, mais pas très fort. « Tais-toi, Dag ! lui ordonna Claude. Toto est notre invité. N’oublie pas tes bonnes manières. » Le petit chien remua la queue en signe d’amitié. « Tu vois, Dag, il te fait comprendre que tu ne risques rien de lui. N’aie pas peur ! » dit Annie. Tout le monde se mit à rire et Dagobert, à son tour, agita son panache : les deux chiens sympathisaient. Miette entra derrière Toto, serrant Mignon contre elle par crainte que Dago ne lui fît du mal. Mais Dag, bien au contraire, renifla le chevreau d’un air intéressé et, lorsque Miette se décida à déposer le biquet à terre, le chien se mit à gambader avec lui, en remuant la queue encore plus vite. La table n’était pas encore débarrassée et Annie offrit de la viande à la petite sauvageonne. Mais Miette secoua la tête et désigna le fromage du doigt. « Miette aime bien ça ! » déclara-t-elle. Ses yeux se mirent à briller quand Annie lui tendit une portion généreuse. Elle s’assit pour manger. Mignon se précipita pour avoir sa part. On eût dit un jouet. Il portait bien son nom. « Mignon, gentil ! » dit Miette en déposant un baiser sur le nez du chevreau. Annie se rapprocha alors, mit sa main sur le bras de la petite fille et murmura d’une voix douce : « Miette est bien gentille aussi ! » Un brusque sourire illumina le visage de Miette. Elle était tout à fait certaine à présent de se trouver au milieu d’amis. « Où as-tu couché, la nuit dernière, Miette ? demanda François. Ta maman te cherchait. » Mais il avait parlé trop rapidement et Miette ne saisit pas le sens des mots. L’accent de François, si différent du sien, la déroutait Et puis, habituée à être seule tout le jour, elle n’était guère entraînée à la conversation. Claude se chargea de répéter la phrase en articulant avec lenteur. Miette fit signe qu’elle avait compris, cette fois. « J’ai couché dans le foin, répondit-elle. Dans la grange d’une ferme. — Miette, écoute… Qui habite le Vieux Château ? s’enquit François en ayant soin de bien prononcer. — Beaucoup de gens ! répondit Miette en cherchant ses mots. Des hommes grands, des hommes petits. Un gros chien aussi. Beaucoup plus gros que lui ! » ajouta-t-elle en désignant Dagobert. Les autres échangèrent des regards surpris. Beaucoup d’hommes ? Que pouvaient-ils bien faire au Vieux Château ? « Dire que ce soi-disant gardien a prétendu qu’il était seul là-bas ! soupira François. — Miette, écoute encore ! enchaîna Claude As-tu vu une vieille dame au Château ? U-ne vieil-le da-me ? » Miette fit oui de la tête. « Oui, dît-elle. Une vieille dame. Je l’ai vue en haut, dans la tour… Les premières fois, elle ne m’a pas vue. Je me cachais. — Et où te cachais-tu ? demanda Mick avec curiosité, — Je ne veux pas le dire ! répondit la petite fille en considérant Mick à travers ses cils mi-clos, comme pour mieux défendre son secret. — As-tu aperçu cette vieille dame tandis que tu étais dans les champs ? » insista François. Miette fit signe que non. « Où, alors ? Regarde ! Je te donnerai cette barre de chocolat si tu me le dis… » Miette regarda le chocolat avec des yeux brillants de convoitise et, d’un mouvement rapide, essaya d’attraper la friandise. Mais François fut plus prompt qu’elle. « Parle d’abord, dit-il. Après, tu auras ton chocolat. » D’un geste brusque, Miette tendit les bras et tenta de pousser François pour le faire tomber. Le jeune garçon se mit à rire et prit les petites mains de l’enfant dans la sienne. « Voyons, Miette. Je suis ton ami. On ne doit pas frapper un ami… » Il fut interrompu par un cri de Mick. « Ça y est ! Je devine où était la petite quand elle a aperçu Mme Thomas. Miette, tu étais dans le jardin ! — Comment… le savez-vous ? » bégaya Miette. Elle avait dégagé ses mains de l’étreinte de François et se dressait maintenant face à Mick, l’air à la fois furieux et effrayé. « Allons, ne fais pas cette tête-là ! dit Mick, surpris de son attitude. — Comment savez-vous que j’étais dans le jardin ? insista la petite fille. Vous ne l’avez dit à personne ? — Bien sûr que non ! s’écria Mick qui venait tout juste d’en avoir l’idée. Ainsi, je ne me suis pas trompé. Mais comment as-tu réussi à entrer ? — Je ne veux pas le dire », déclara la sauvageonne qui, tout aussitôt, fondit en larmes. Annie passa un bras compatissant autour des minces épaules, mais Miette la repoussa. « C’est Toto,… pas moi ! Il est entré le premier. Pauvre Toto ! J’ai entendu le gros chien aboyer. Oouah, ouah !… comme ça, et alors… — Et alors tu t’es précipitée au secours de Toto, n’est-ce pas ? C’est très courageux de ta part, ma petite Miette ! » s’écria Mick. Miette sécha ses larmes d’un revers de main. Les pleurs laissaient une trace livide sur son visage mal débarbouillé. Les compliments de Mick avaient dû lui aller droit au cœur, car cette fois elle lui sourit. « Ainsi, chuchota François à l’oreille de son frère, elle a réussi à se faufiler dans le jardin du Vieux Château. Je me demande par où elle est passée. À travers la haie, peut-être ?… » Et tout haut, s’adressant à Miette : « Miette ! Nous voudrions bien voir la vieille dame. Pourrons-nous entrer dans le jardin en traversant la haie ? — Non, répondît la petite en secouant la tête d’un geste énergique. Il y a une barrière là… Une grosse barrière très haute… et qui mord ! » La pensée d’une barrière qui mordait fit rire tout le monde, mais Claude devina ce que voulait dire Miette. « Ce doit être une clôture électrique ! s’écria-t-elle. Sapristi ! Ces gens-là ont transformé le Vieux Château en forteresse. Des portes barricadées, un chien féroce, et maintenant une clôture électrifiée ! — Je suis de plus en plus curieux de savoir comment Miette a réussi à pénétrer dans la place, bougonna Mick. Miette ! Il semble que tu aies vu cette vieille dame plusieurs fois. Et elle, a-t-elle fini par te voir ? » Miette ne comprit pas très bien la question et il fallut la lui répéter, posée sous une forme plus simple. « Oui, oui, dit-elle alors. Je l’ai vue plusieurs fois, là-haut,… et une fois elle m’a vue. Elle a jeté un papier… Un petit morceau de papier, par la fenêtre. — Et ce papier, tu l’as ramassé ? interrogea François en sursautant. Y avait-il quelque chose dessus ? » Chacun attendit avec anxiété la réponse de Miette. Elle hocha la tête. « Oui, dit-elle. Des mots comme on en écrit à l’école, des, mots écrits avec une plume. — Et tu les as lus ? » questionna Mick. Le visage de Miette revêtit soudain une expression bizarre. Elle fit d’abord « non » de la tête, puis sitôt après « oui ». « Oui, je les ai lus, affirma-t-elle. Il y avait écrit : « Bonjour, Miette. Comment vas-tu ? » — La vieille dame te connaît donc ? s’étonna Annie. — Non, elle ne me connaît pas… seulement ma maman, répondit l’enfant. Le papier disait encore : « Miette est bien gentille et très sage. — Elle nous raconte des histoires, bougonna Mick, constatant que la petite fille ne les regardait pas en face en parlant. Je me demande bien pourquoi, par exemple ! — Je crois que je devine », dit Claude. Elle prît un morceau de papier et écrivit dessus : Bonjour, Miette. » Puis elle le montra à l’enfant. « Tiens, lis cela, Miette ! » Mais Miette en fut bien incapable. Elle n’avait aucune idée de ce qui était écrit sur le papier. « Elle ne sait pas lire, conclut Claude. Mais elle a honte de l’avouer. C’est pour cela qu’elle nous a menti. Ça ne fait rien, Miette. Ecoute-moi… As-tu gardé ce morceau de papier que la vieille dame t’a jeté ? » Miette se mit à fouiller dans la poche de sa jupe et en tira une feuille qui semblait avoir été arrachée à un calepin. François, Mick, Claude et Annie se penchèrent pour déchiffrer ce qui était marqué dessus, d’une écriture menue et à peine lisible : Venez à mon secours. Je suis retenue prisonnière ici, dans ma propre demeure, tandis qu’il se passe des choses terribles. On a enlevé mon neveu. J’ai besoin d’aide. ÉLISE THOMAS. « Sapristi ! s’exclama François, stupéfait. Quelle histoire extraordinaire ! Il me semble que nous devrions alerter la police, qu’en pensez-vous ? — Ma foi… dans un pays aussi perdu que celui-ci, je suppose que la police doit se réduire à un unique garde-champêtre qui se partage entre trois ou quatre villages. D’ailleurs, rappelez-vous que Mme Thomas a la réputation d’avoir le cerveau un peu dérangé. Après tout, c’est possible. Et dans ce cas, ce qu’elle raconte n’est pas vrai. — Mais comment savoir si c’est vrai ou pas ? s’inquiéta Claude. Miette, dit Mick en se tournant vers la petite fille. Nous voulons voir la vieille dame. Nous voulons lui apporter quelque chose de bon à manger. Elle est toute seule, la pauvre, elle est triste. Veux-tu nous indiquer comment entrer dans le jardin ? — Non, répondit Miette d’une voix ferme. Il y a le gros chien… qui montre les dents comme ça ! » Elle montra ses dents minuscules et s’efforça de gronder comme un chien, à la grande surprise de Dagobert. Les autres se mirent à rire. « Nous ne pouvons l’obliger à parler, dit finalement François. Et d’ailleurs elle a raison : dans le jardin, il y a ce chien féroce que je ne me soucie pas d’affronter. — Miette peut vous faire entrer dans la maison, dit soudain la petite fille, d’une manière tout à fait inattendue. — Dans la maison ? répéta Mick, ébahi. Mais il faudra bien passer par le jardin pour atteindre la maison, Miette ? — Non, dit Miette en secouant la tête. Miette connaît un chemin… Elle vous montrera… » Juste à cet instant, Dago se mit à aboyer. Une ombre passa devant la fenêtre, puis quelqu’un frappa à la porte. C’était la maman de Miette qui montait faire une commission à son mari, le berger. À travers la vitre, elle avait aperçu sa fille, et sa colère de la veille l’avait reprise. Debout sur le seuil, elle se mit à l’interpeller et à la gronder très fort. Miette, l’air effrayé, courut vers un placard pour s’y cacher. Son chien et son biquet sautaient sur ses talons. Mais la ruse de Miette ne lui servit pas à grand-chose. Sa mère s’élança à ses trousses et la rattrapa en deux secondes. Elle se mit à la secouer rudement. Dagobert, qui n’aimait pas la violence, commença à gronder. Toto, au contraire, semblait aussi effrayé que sa petite maîtresse. Quant au chevreau, il bêlait de lamentable manière dans les bras de l’enfant. « Je ramène Miette à la maison ! s’écria la mère en colère tout en foudroyant François, Mick, Claude et Annie du regard comme s’ils étaient responsables de l’escapade de sa fille. Elle mérite une fameuse correction ! » Elle sortit dans un tourbillon, traînant derrière elle Miette qui tentait en vain de résister. Les enfants ne pouvaient s’interposer. Après tout, cette femme était la maman de la petite fille et Miette méritait peut-être d’être punie pour ses éternels vagabondages. Au bout d’un moment, François se secoua. « Dites donc, je crois que nous ferions bien de descendre jusqu’à la ferme des Gouras pour mettre Joanès au courant de ce qui se passe ! proposa-t-il. — Joanès ! s’écrièrent les autres tous en chœur. — Hé ! Oui, Joanès. C’est le seul homme énergique que nous connaissons ici. Si cette histoire du Vieux Château doit être prise au sérieux… c’est-à-dire si cette vieille dame est réellement prisonnière là-bas… nous ne pouvons rien faire par nous-mêmes. Tandis que Joanès, lui, sera en mesure d’agir. Pour commencer, il doit savoir qui représente la police dans le pays. Et puis, enfin… c’est une grande personne ! Allons, venez ! Descendons ! Nous pourrons coucher à la ferme cette nuit, au besoin. Bouclons tout ici et partons ! » CHAPITRE XII Bizarre comportement de Joanès CLAUDE ne se souciait guère de descendre à la ferme. Elle craignait que Dagobert ne soit attaqué une seconde fois par les chiens de Joanès. François surprit l’expression de son visage et devina son hésitation. « Peut-être aimes-tu mieux rester ici avec Dago jusqu’à notre retour, Claude ? demanda-t-il. Dag veillera sur toi et tu n’as rien à craindre. Le tout est de savoir si tu n’auras pas peur au cas où les bruits de cette nuit et le tremblement de terre viendraient à se reproduire… — Je resterai avec Claude, déclara Annie. Il est préférable que vous descendiez seuls, les garçons ! Je me sens un peu fatiguée et j’aurais peur de vous retarder en marchant plus lentement que vous. — Entendu alors ! Mick et moi partirons seuls tandis que vous resterez toutes deux ici avec Dago ! acquiesça François. Arrive, Mick ! En nous dépêchant, nous pourrons peut-être rentrer avant que la nuit nous surprenne ! » Les deux frères se mirent en route côte à côte et dévalèrent le sentier de la montagne, blanc de neige et tout juste assez large pour qu’ils puissent marcher de front. Quand enfin ils aperçurent la ferme, un soupir de soulagement leur échappa. Le crépuscule n’était pas encore tombé mais, déjà, on avait allumé une lampe dans la cuisine. Comme cette lumière semblait accueillante ! François et Mick entrèrent par la porte principale et allèrent tout droit trouver Mme Gouras dans sa cuisine où elle était en train de nettoyer l’évier. Elle parut stupéfaite de les voir. « Comment ! Vous, mes petits ? Quelle surprise ! s’exclama-t-elle tout en s’essuyant les mains à son tablier. Rien de cassé, j’espère ? Où sont les filles ? — Nous les avons laissées là-haut, expliqua François. Et tout va bien, ne vous faites pas de souci ! — Je parie que vous êtes descendus pour avoir un supplément de provisions ? dît Mme Gouras qui, cette fois-ci, croyait bien ne pas se tromper. — Non, non ! protesta Mick en riant. Nous avons tout ce qu’il nous faut. Non… nous voudrions seulement parler à votre fils… Joanès. Nous… nous avons quelque chose à lui dire. Quelque chose d’assez urgent… — Vraiment ? dit la fermière dont les yeux se mirent à briller de curiosité. Eh bien, je crois qu’il est dans la grange. Comptez-vous passer la nuit ici ?… Non… En tout cas vous dînerez avant de repartir, pas vrai ? — Ma foi… bien volontiers, accepta François. ! Mille mercis d’avance… Viens Mick, allons trouver Joanès. » Les trois chiens qui entouraient le jeune colosse dans la grange s’élancèrent au-devant des garçons mais, les ayant reconnus, se mirent à bondir autour d’eux en aboyant d’une manière, tout amicale. Joanès parut sur le seuil pour connaître la cause de tant de bruit; Il parut aussi surpris que sa mère à la vue de Mick et de François. « Alors ? questionna-t-il. Quelque chose qui ne va pas ? — C’est un peu ça ! admit François, Pouvons-nous vous parler une minute ? » Le jeune fermier les fit entrer dans la grange presque sombre. Il était occupé à ratisser la paille et reprit sa besogne tandis que les garçons s’expliquaient. « C’est au sujet du Vieux Château… », commença François. (Joanès s’interrompit aussitôt, puis se remit à la tâche.) François lui exposa toute l’affaire. Il lui parla des bruits étranges qu’ils avaient entendus, de la brume que Mick avait vue dans le ciel, du « tremblement de terre » enfin, que tous avaient ressenti. Puis il en vint à l’histoire de la vieille dame prisonnière dans la tour et à la manière dont ils avaient été prévenus, grâce à la petite Miette qui avait gardé un S.O.S. manuscrit lancé par la captive… Pour prouver la véracité de leurs dires, les garçons montrèrent à Joanès le papier écrit par Mme Thomas. Pour la première fois depuis le début du récit, Joanès parla. « Voyons… que je le lise ! » dit-il d’une voix rauque. François lui passa le message. Joanès alluma une lanterne à la clarté de laquelle il déchiffra les lignes écrites d’une main que l’on devinait tremblante. Puis il fourra le papier dans sa poche. Le geste surprit François. « Vous… vous ne nous le rendez pas ? demanda-t-il. Peut-être voulez-vous le conserver pour le faire voir à la police ? Que pensez-vous que tout cela signifie ? Que devons-nous faire ? Je crois que… — Je vais vous dire, moi, ce que vous devez faire ! dit Joanès d’une voix sourde. Vous allez me laisser m’occuper de cette histoire tout seul. Vous n’êtes que des gamins. Vous n’y comprenez rien. Cette affaire ne concerne pas des enfants. Tenez-vous-en à l’écart. Vous allez retourner au chalet et vous oublierez tout ce que vous avez vu et tout ce que vous avez entendu. Et si Miette revient vous parler, envoyez-la-moi ici. J’ai quelque chose à lui dire. » Sa voix était si dure, son attitude si résolue, que les deux garçons sursautèrent. « Mais, monsieur Joanès ! protesta François. Il faut intervenir au plus vite… prévenir les autorités… — Je vous le répète, cette histoire ne regarde pas les enfants. Taisez-vous ! Vous allez filer en vitesse au chalet et vous ne soufflerez mot de cette affaire, à personne. Si vous ne m’obéissez pas, je vous renverrai dès demain chez vos parents, » Et, sans même attendre une réponse dont il ne doutait pas, le jeune géant mit son râteau sur l’épaule et sortit à grandes enjambées, laissant les deux frères seuls, « Si je m’attendais à ça ! fulmina François, très en colère. Viens, Mick, remontons au chalet. Tant pis pour le dîner à la ferme. « Je n’ai pas envie de me frotter de nouveau à ce rustre de Joanès ! » Mécontents et désappointés, François et Mick quittèrent la grange, négligeant même, tant leur indignation était grande, de prévenir Mme Gouras qu’ils ne seraient pas ses hôtes ce soir-là. Le sentier de montagne était déjà noyé d’ombre et François fouilla dans sa poche avec l’espoir d’y trouver sa lampe électrique. « Flûte ! s’écria-t-il alors, dépité. J’ai oublié de l’emporter ! As-tu la tienne, Mick ? » Maïs Mick n’avait pas songé davantage à prendre la sienne. Comme il ne pouvait être question d’entreprendre l’ascension dans l’obscurité, François résolut de revenir sur ses pas. « Je vais monter jusqu’à notre chambre où il y a une lampe de réserve dans un tiroir de la commode, expliqua-t-il à son frère. J’espère bien ne pas rencontrer Joanès en chemin. » François grimpa donc sur la pointe des pieds jusqu’à la pièce où Mick et lui avaient couché le soir de leur arrivée à la ferme. Il trouva la lampe électrique à sa place, mais, au moment où il redescendait, il se heurta à Mme Gouras qui poussa un petit cri. « Ah ! Vous voilà, mon petit François ! Qu’avez-vous pu dire à Joanès pour le mettre dans un pareil état ? Je ne l’avais jamais vu si fort en colère. Il a une tête à l’envers et paraît tout à fait fâché… Allons, attendez un peu. Je vais préparer le dîner. Est-ce qu’une belle tranche de porc vous ferait plaisir ? — Heu… c’est-à-dire… nous pensons qu’il vaut mieux remonter tout de suite au chalet, bafouilla François, espérant que leur décision ne contrarierait pas trop la brave femme. Vous comprenez, les filles sont toutes seules… Et il fait déjà presque nuit… — Oh ! Oui, oui, vous avez raison, approuva aussitôt la fermière. Mais attendez une minute. Je vais vous donner du pain tout frais et aussi du pâté. » Mick avait rejoint son frère au bas des escaliers. « Ecoute… ! lui dit-il. Entends-tu Joanès appeler ses chiens ? — Il faudrait être sourd pour ne pas l’entendre, grommela François. Quelle voix de stentor ! Et comme il a l’air en colère ! Je n’aimerais pas me frotter à lui. Ce garçon est assez fort pour tenir tête à une douzaine d’hommes et à une meute de chiens ! Mais déjà Mme Gouras revenait, porteuse d’un plein panier de provisions. « Prenez ceci, mes petits, et allez vite rejoindre les filles. Au fond, il vaut peut-être mieux que vous ne rencontriez pas mon Joanès ce soir… » François et Mick se retrouvèrent avec soulagement sur le sentier de la montagne. « Ce Joanès, tout de même ! continua à bougonner François. Il nous a traités comme si nous étions des gosses de dix ans ! — Et pourquoi cette insistance à nous tenir à l’écart ? renchérit Mick. Pourquoi cette histoire a-t-elle eu l’air de le tracasser tant que ça ? Peut-être ne nous a-t-il pas crus ? — Oh ! si ! Il nous a crus, répondit François. Veux-tu savoir ce que je pense, Mick ? Eh bien, je crois qu’il en sait beaucoup plus long que nous sur toute cette affaire. Il se passe à coup sûr quelque chose de louche au Vieux Château… et Joanès est « dans le coup » ! Voilà pourquoi il veut nous imposer silence ! Voilà pourquoi il tient à ce que nous ne nous mêlions de rien ! Il nous menaçait presque en nous ordonnant d’oublier tout ce que nous avions vu et entendu ! Oui, mon vieux, voilà ce que je crois : Joanès participe au mauvais coup qui se prépare… quel que soit le mauvais coup en question ! — Tu crois ? Et nous qui sommes allés lui confier nos soupçons comme deux nigauds que nous sommes ! — Sans compter qu’il a gardé le message de Mme Thomas. Voilà une preuve qui disparaît ! soupira François. — Je m’explique à présent son attitude ! réfléchit tout haut Mick, non sans amertume. Pas étonnant qu’il se soit fâché. Nous venions lui mettre des bâtons dans les roues. Et, bien entendu, la dernière chose qu’il désirait était nous voir avertir la police. Saperlotte ! François, qu’allons-nous faire à présent ? — Je ne sais pas. Nous en discuterons avec les filles, répondit François avec lassitude. Quel ennui qu’une pareille tuile nous tombe sur la tête alors que nous commencions à profiter de nos vacances ! » Mick hocha la tête d’un air intrigué. On sentait qu’il n’avait cessé de réfléchir à une question essentielle. « Ecoute, François. À ton avis, que se passe-t-il au Vieux Château ? demanda-t-il enfin. Je veux dire : il y a non seulement le fait qu’une vieille dame est séquestrée dans une tour tandis qu’on déménage son mobilier pour le vendre, mais aussi tous ces phénomènes inexplicables ; les grondements souterrains, le tremblement de terre et cette brume étrange ! — Oh ! Ces phénomènes… je me demande s’ils ont quelque chose à voir avec ce qui se trame au Château. Je n’en suis pas certain du tout. En revanche, je suis bien sûr d’une chose : c’est que Joanès trempe dans une combinaison louche. — Et cette combinaison serait ? — De dépouiller la vieille dame, d’une manière ou d’une autre. S’il s’agissait simplement de quelques meubles déménagés et vendus, cette affaire ne traînerait pas ainsi en longueur. Il doit y avoir autre chose. En tout cas les bruits qui courent à propos du Vieux Château aident ceux qui y vivent à tenir à distance les villageois superstitieux. — Moi, ce sont ces phénomènes et ces racontars qui me tracassent le plus, avoua Mick. Je ne serai satisfait que lorsque j’en aurai l’explication. » Le silence tomba entre les deux frères. Ils cheminèrent un long moment, peinant sur le sentier qu’éclairait le rond jaune de leur lampe. Le trajet leur semblait interminable. Enfin, ils aperçurent les lumières du chalet. Ouf ! Ils étaient arrivés. Maintenant, Mick et François avaient faim et se réjouissaient que Mme Gouras ait pensé à leur faire emporter un supplément de provisions. Ils se sentaient capables de dévorer comme des ogres. Dagobert fut le premier à deviner leur approche, il se mit à aboyer de façon frénétique. Claude courut ouvrir la porte. Elle ne se trompait jamais quand Dag aboyait ainsi : c’était pour annoncer des amis ! « Vite ! Entrez ! s’écria-t-elle, toute joyeuse. — Comme je suis contente ! s’exclama Annie derrière elle. Vous voilà de retour malgré la nuit. J’avais déjà peur que vous ne rentriez pas ce soir. Malgré tout, nous vous avons attendus pour nous mettre à table. — Vous allez avoir des choses à nous raconter, dit Claude en débarrassant François et Mick de leur énorme panier de provisions. Que s’est-il passé ? Joanès a-t-il prévenu la police ? — Non, répondit François d’un air sombre. Il s’est mis en colère. Il nous a ordonné de ne nous mêler de rien. Il a pris le morceau de papier sur lequel Mme Thomas avait griffonné son appel au secours, et il ne nous l’a pas rendu. Aussi pensons-nous que, d’une manière ou d’une autre, il est d’accord avec les bandits qui occupent le Vieux Château. » Claude ne se répandit pas en lamentations inutiles. Tout de suite, elle fit preuve de sa décision habituelle. « Très bien, dit-elle calmement. Puisqu’il en est ainsi, nous prendrons nous-mêmes l’affaire en main. Nous découvrirons ce qui se trame et je suis persuadée que nous arriverons à délivrer la pauvre vieille Mme Thomas. Je ne sais pas encore comment, mais nous y arriverons. N’est-ce pas, Dago ? » CHAPITRE XIII Qu’y a-t-il, Dago ? FRANÇOIS, Mick, Claude et Annie entamèrent leur dîner de bon appétit. Mais, tout en mangeant, ils discutèrent de la situation. Que convenait-il de faire maintenant ? Claude avait beau affirmer que les Cinq résoudraient le problème et délivreraient la vieille Mme Thomas, il n’en restait pas moins qu’aucun des quatre enfants ne savait par où commencer… Et tout d’abord, comment pénétrer dans le Château ? Il fallait compter avec le chien féroce. « Si seulement Miette nous aidait ! soupira François à la fin. Elle est notre seul espoir. Nous pourrions bien aller chercher les gendarmes, mais il faudrait nous rendre tout à l’autre bout de la vallée où se trouve un village assez gros pour posséder une gendarmerie. D’ailleurs, qui prouve qu’on nous croirait ? — Ce qui m’étonne, réfléchit Mick tout haut, c’est que les gens de par ici n’aient jamais rien fait de leur côté ! Je veux dire… à propos de ces vibrations, du sol que nous avons senties la nuit dernière, de ces bruits, et de cette brume lumineuse qui s’élève du Vieux Château dans le ciel… — Oh ! répondit Annie avec bon sens, c’est sans doute que tous ces phénomènes sont plus nettement perceptibles ici, sur la montagne, que dans la vallée en contrebas. — Tu as raison, approuva François, J’aurais dû y penser moi-même. Ici, sur la hauteur, nous sommes bien placés pour observer et entendre. Sans doute aussi le berger, qui est encore plus haut perché que nous, s’est-il aperçu de quelque chose. Et je pense que les Gouras, quoique habitant plus bas, sont au courant de leur côté… Je n’en veux d’ailleurs pour preuve que l’attitude de Joanès ce soir. Il n’a pas du tout paru étonné de ce que nous lui racontions. — Ainsi, tu crois qu’il marche main dans la main avec les hommes qui se cachent au Vieux Château ? demanda Annie. — Des hommes grands et des hommes petits, comme nous a expliqué Miette, rappela Mick. Sapristi ! Quel dommage que notre sauvageonne ne soit pas là pour nous faire entrer dans la maison ! Je me demande comment elle s’y prendrait. Avec cette barrière électrique tout autour, cela semble impossible ! — La barrière qui mord ! cita Claude en riant J’imagine la tête de cette pauvre Miette le jour où, pour la première fois, elle a mis la main sur la clôture. Pauvre chou ! Elle a dû recevoir une fameuse décharge ! — J’espère que sa mère ne l’aura pas battue trop fort ! » soupira Annie. Elle se leva pour aller prendre les fruits du dessert sur le buffet. « C’est curieux, ajouta-t-elle en se rasseyant, mais, où que nous soyons, il semble que nous allions au-devant d’ennuis ! — Non, non, protesta Mick. Ne parle pas d’ennuis ! Dis plutôt « d’aventures » ! C’est à croire que nous les cherchons, ou plutôt qu’elles nous cherchent. Oh ! Ce n’est pas pour me déplaire. Je trouve que ça met du piment dans la vie… » Dago se mit soudain à aboyer et les enfants sursautèrent malgré eux. Qu’arrivait-il encore ? « Ouvrons la porte à Dago, proposa Mick. Avec toutes les choses mystérieuses qui se passent ici, il vaut mieux qu’il explore le terrain autour du chalet et empêche les gens suspects d’approcher — D’accord ! » approuva Claude en se levant. Elle avait déjà la main sur le loquet quand elle entendit aboyer dehors, juste devant la porte. Elle repoussa le verrou d’un geste vif. « Je ne veux pas que Dago sorte ! Ce doit être Joanès et ses chiens. Il me semble reconnaître leur voix. — Tu as raison, dit Annie en écoutant des pas qui approchaient. Quelqu’un vient… et c’est Joanès ! » C’était lui, en effet. Il passa devant la fenêtre et les enfants le virent courber la tête ainsi que son large dos pour mieux affronter le vent tandis qu’il continuait à gravir la colline. Le fermier ignora les hôtes du chalet. Il ne jeta même pas un coup d’œil par la fenêtre. En revanche, Black, Dick et Roc, les trois chiens qui l’accompagnaient, aboyèrent furieusement en flairant Dagobert à l’intérieur. Dag leur répondit sur le même ton. Puis le vacarme s’apaisa. Joanès avait disparu, et ses chiens avec lui. « Ouf ! Je suis bien content que tu n’aies pas lâché Dag comme je te le conseillais, Claude ! s’écria Mick. Ces brutes l’auraient mis en pièces. — Où Joanès peut-il bien aller ? demanda Annie, intriguée. C’est bizarre qu’il suive ce sentier-ci plutôt que celui qui mène au Vieux Château ! — Je suppose qu’il va parler au berger », dit François. Et le jeune garçon ajouta, comme frappé d’une pensée soudaine : « Dites donc, et si le berger, lui aussi, faisait partie du complot ? — Oh ! Non ! se récria Annie, Cet homme est bon et honnête. Ça se voit rien qu’à le regarder. Je suis sûre qu’il n’est mêlé en rien à cette histoire. » Les trois autres s’en persuadèrent volontiers. Au fond, le berger leur était sympathique. Mais si le père de Miette n’était pour rien dans l’affaire du Vieux Château, pourquoi donc Joanès montait-il le retrouver à une pareille heure de la soirée ? « Peut-être tient-il à le prévenir que nous sommes du genre fouineur, suggéra François sans grande conviction. Peut-être veut-il lui demander de nous tenir à l’œil afin d’être renseigné sur nos faits et gestes… — À moins qu’il veuille se plaindre de Miette et l’empêcher de remettre les pieds dans le jardin du Vieux Château ! s’écria Mick. Sapristi ! J’espère que nous n’avons pas attiré des ennuis à cette pauvre petite en nous confiant à Joanès et en lui donnant le morceau de papier qu’elle a trouvé ! » À cette pensée, les quatre enfants échangèrent des regards consternés. Enfin, Annie soupira. « Mais oui, Mick. Tu as sans doute deviné juste ! Joanès va veiller à ce que Miette soit sévèrement punie afin qu’elle se tienne tranquille désormais. Et tout ça par notre faute ! Oh ! Pourquoi avons-nous fait des confidences à cet affreux Joanès ? Pauvre Miette ! » Tous se sentaient coupables de ce qui pourrait arriver à la fille du berger. Ils s’étaient pris d’une véritable affection pour elle. C’était une créature si attachante, avec son petit chien et son chevreau. Dire qu’elle avait peut-être à souffrir à cause d’eux ! Ce soir-là, aucun des enfants n’avait envie de jouer aux cartes. Ils préférèrent s’asseoir et bavarder, en se demandant s’ils entendraient Joanès repasser. Ils comptaient sur Dag pour leur signaler son approche. Il était environ huit heures et demie quand Dagobert se mit à aboyer. Tous sautèrent sur leurs pieds. « Voilà Joanès qui revient ! » murmura François. Les quatre se précipitèrent le nez au carreau pour tenter d’apercevoir la silhouette du fermier, mais ils ne virent rien. Ils n’entendirent pas davantage aboyer Dick, Black et Roc. Claude constata alors que Dagobert était assis sur son derrière. Ses oreilles étaient dressées et il penchait la tête de côté. Que signifiait son attitude ? Et s’il avait vraiment entendu quelque chose, pourquoi ne donnait-il plus de la voix ? Claude était intriguée. « Regardez Dago, dît-elle. Il a flairé quelque chose, c’est certain, et cependant il n’aboie pas. Il n’a pas l’air effrayé non plus. Voyons, qu’y a-t-il, Dago ? » Il était environ huit heures et demie quand Dagobert se mit à aboyer. Mais Dago ne semblait pas l’entendre. Il restait assis, à écouter on ne savait quoi, la tête toujours penchée de côté. Les enfants, eux, avaient beau tendre l’oreille, ils ne percevaient que… le silence ! Et puis, tout à coup, Dagobert fit un bond et se mit à aboyer d’un air joyeux, il courut à la porte, gémit, et en gratta le bas avec sa patte. Puis il se retourna pour regarder Claude et aboya de nouveau, comme pour dire « Vite ! Ouvre cette porte ! » « Eh bien ! s’exclama Mick, surpris. Que se passe-t-il, mon vieux Dag ? Est-ce un copain à toi qui vient te voir ?… Dis-moi, François, si nous ouvrions la porte ? — Je vais jeter un coup d’œil dehors », décida François en tirant le verrou sans faire de bruit. Dagobert franchit le seuil d’un bond, aboyant et gémissant tour à tour. François scruta les ténèbres alentour. « Je ne vois personne, dit-il enfin. Je me demande pourquoi Dago a fait toute cette comédie. Passe-moi la lampe électrique, s’il te plaît, Mick. Je vais essayer de voir de quoi il retourne… » Le jeune garçon, guidé par les aboiements du chien, alla le retrouver sous la remise. Dago était bien là, grattant de la patte le grand coffre de bois où l’on mettait en réserve les bidons de pétrole. François ne comprenait plus. « Mais enfin, qu’est-ce qui te prend, mon vieux ? Il n’y a rien d’intéressant dans ce coffre. Tiens, je vais soulever le couvercle et tu constateras toi-même… » François joignit le geste à la parole et éclaira l’intérieur du coffre. Ce qu’il vit alors faillit lui faire lâcher sa lampe électrique. Quelqu’un était caché dans le grand coffre : quelqu’un de tout petit et d’à moitié gelé : Miette en personne ! « Miette ! murmura François qui avait peine à en croire ses yeux. Que fais-tu là ? » Miette avait l’air très effrayé. Elle tenait son chien et son biquet serrés contre elle et ne pipa mot. François constata qu’elle tremblait et que de grosses larmes coulaient sur ses joues. « Pauvre petite Miette ! murmura-t-il, apitoyé Viens vite au chalet te réchauffer. » Mais la petite fille secoua la tête et serra un peu plus fort ses animaux contre elle. Toutefois, François n’avait pas l’intention de la laisser là, parmi les bidons de pétrole, alors que la nuit s’annonçait glaciale. Il la souleva dans ses bras, chien et biquet compris. Miette tenta bien de se débattre, mais elle n’avait pas plus de force qu’un poulet et François ne la lâcha pas. La voix impatiente de Claude lui parvint du chalet : « François’ Dago ! Où êtes-vous ? Avez-vous trouvé quelque chose ? — Pour ça, oui ! lui cria François. Nous avons même trouvé quelqu’un… et nous vous le ramenons ! Une vraie surprise ! » Il transporta l’enfant frissonnante dans le chalet. Les autres poussèrent des cris de stupéfaction. « C’est Miette ! La pauvre, comme elle est pâle et tremblante ! s’écria Annie. Et Toto et Mignon n’ont pas l’air d’avoir très chaud non plus ! » François fit mine de déposer son fardeau à terre, mais, cette fois-ci, loin de vouloir lui échapper, Miette s’accrocha à son cou. La petite fille sentait d’instinct que le garçon était bon, doux et fort. Elle appréciait le refuge de ses bras. François s’assit donc sur une chaise, en tenant toujours la petite sauvageonne. Le chien et le chevreau sautèrent sur le sol et se mirent à gambader d’un air heureux. « Je les ai trouvés tous trois dans le coffre à pétrole, expliqua François. Je suppose que Miette avait choisi cet endroit autant pour se cacher que pour se mettre à l’abri du froid. Peut-être a-t-elle couché là d’autres fois. Pauvre moucheron ! Je la plains. Donnons-lui quelque chose à manger. — Je vais lui préparer un bon chocolat, bien chaud et bien crémeux, déclara Annie. Claude, veux-tu sortir le pain et le fromage, s’il te plaît ? Il faudra penser aussi à donner le reste de la pâtée de Dag au chien. Quant au chevreau… Qu’est-ce que je peux lui donner ? — Fais-lui boire du lait, suggéra Mick. J’espère qu’il pourra le laper tout seul. Nous n’avons pas de biberon ! » Cependant, dans les bras de François qui la berçait comme un bébé, Miette commençait à se réchauffer. Elle était trop lasse pour beaucoup penser. Sa peur même était engourdie; François avait le cœur serré en la regardant. Pauvre petite gamine ! Qu’est-ce qui avait bien pu la pousser à entreprendre cette longue marche dans l’obscurité ? « Savez-vous ce que je crois ? dit finalement François en suivant des yeux Dag et Toto qui jouaient ensemble à travers la pièce. Miette a été obligée de suivre sa mère jusque chez elle. Là, sa mère a dû lui donner une correction, puis l’enfermer quelque part. Ensuite, je suppose que Joanès est arrivé pour voir si elle était rentrée, pour la gronder, et pour ordonner à sa mère de ne plus la laisser vagabonder. Enfin, Joanès… » Au même instant, Miette sursauta d’un air à nouveau effrayé. « Joanès ! répéta-t-elle en regardant autour d’elle comme si elle avait peur d’y découvrir le fermier. Joanès ! Non, non !… — Calme-toi, ma petite Miette ! dit François. Nous te protégerons. Joanès ne t’attrapera pas, sois tranquille. » Puis, se tournant vers les autres : « Vous voyez ! J’avais deviné juste. C’est bien lui qui lui a fait peur. Dès qu’il a été parti, je suppose que la petite s’est échappée de la maison et a grimpé jusqu’ici pour s’y cacher. Quel vilain bonhomme, ce Joanès ! S’il a crié après elle comme il a crié après nous, je comprends qu’il l’ait effrayée à ce point. Je crois qu’il redoute de voir Miette nous donner de nouvelles indications au sujet du Vieux Château. C’est pour ça qu’il s’est dépêché de la faire enfermer par sa mère. Heureusement que la petite est futée : elle s’est sauvée. — Oui, il doit craindre qu’elle ne nous fasse entrer dans la grande maison ! » approuva Claude. Au même instant, Dago se mit à aboyer, d’une manière qui n’avait rien de joyeux cette fois. Annie chuchota, prise de panique : « C’est Joanès qui revient. Vite, cachons Miette ! » CHAPITRE XIV Une alerte DÈS QUE MIETTE comprit que Joanès approchait, elle échappa aux bras de François et se tint toute tremblante au milieu de la pièce, cherchant des yeux une cachette. On eût dit une biche traquée. Soudain, par la porte entrouverte, elle avisa les couchettes de la chambre voisine. Elle se précipita et, en un clin d’œil, gagna la couchette supérieure où elle se blottit sous une couverture. Après quoi elle se figea dans une immobilité absolue. Surpris par sa disparition, le chevreau se mit à bêler de façon lamentable. Et puis, tout d’un coup, il se précipita lui aussi dans la chambre et, d’un bond, sauta auprès de sa petite maîtresse contre laquelle il se fit tout petit. Toto, le pauvret, était bien incapable d’accomplir un pareil exploit. Il se contenta de gémir au bas de la couchette. « Sapristi ! grommela Mick. Il ne faut pas que ce chien trahisse Miette. Il ne doit être ni vu ni entendu par Joanès ! Où allons-nous le cacher ? » François se baissa, attrapa Toto et alla le fourrer à côté de Miette, sous la couverture. « Voilà le seul endroit où il se tiendra tranquille, dit-il. Miette ! Garde tes animaux près de toi jusqu’à ce que l’alerte soit passée. » Aucune réponse, d’aucune sorte, ne vint de sous la couverture : pas un mot, pas un bêlement, pas un jappement. Au même instant Dagobert se mit à aboyer et courut à la porte d’entrée. « Je vais pousser le verrou ! annonça François en se précipitant lui aussi. Je n’ai pas envie que Joanès entre ici avec sa meute. Il aurait tôt fait de découvrir Miette ! Car je suis certain qu’il la cherche. Il a dû apprendre qu’elle s’était sauvée et il vient d’aller voir le berger pour s’assurer qu’elle n’était pas auprès de lui. Oui, c’est certainement ça ! Il veut mettre la main dessus pour qu’elle ne raconte pas ce qu’elle sait ! — Oui, oui, empêche les chiens d’entrer ! supplia Claude. Ecoute un peu comme ils aboient. » François poussa donc le verrou, puis il ordonna : « Maintenant, vite… asseyons-nous autour de la table et faisons semblant de jouer aux cartes. Comme ça, en nous voyant, Joanès pensera que tout est normal. Il ne se doutera pas que Miette est ici. Je parie qu’il va essayer de regarder à l’intérieur du chalet en s’efforçant de n’être pas aperçu lui-même. Il va tenter de nous surprendre. Allons, Mick, distribue les cartes… » Les enfants s’installèrent autour de la table et Mick répartit les cartes. Les mains d’Annie tremblaient un peu et Claude se sentait mal à l’aise. À un moment donné, Annie lâcha même une carte. Mick se moqua d’elle. « Maladroite ! Courage donc ! Joanès ne te mangera pas ! Et à présent écoutez-moi… Si je dis brusquement « Allons; bon ! » vous saurez que j’ai aperçu Joanès par la fenêtre en face de moi. Vous vous mettrez à rire et vous continuerez à jouer comme si de rien n’était. Compris ? » Les enfants entamèrent leur partie, mais Mick gardait un œil sur la fenêtre. Au-dehors, les chiens avaient cessé d’aboyer, mais Dagobert restait assis devant la porte, les oreilles dressées, comme si, lui, il entendait quelque chose. « Atout ! » dit François en jetant une carte. Le jeu se poursuivit quelques instants, coupé d’exclamations de toute sorte, quand soudain Mick s’écria : « Allons, bon ! » Aussitôt, chacun fut sur le qui-vive. On continua à jouer, mais sans prêter grande attention aux cartes. Qu’est-ce que Mick voyait au juste ? se demandaient les trois autres. Mick, en fait, avait bien du mal à ne pas regarder droit devant lui. Mais, grâce à de petits coups d’œil furtifs, il voyait tout ce qu’il y avait à voir, c’est-à-dire la forme confuse d’un visage qui se pressait contre la vitre… Il voyait Joanès ! « Allons, bon ! » répéta le jeune garçon pour indiquer à ses compagnons que l’ennemi était toujours là. « Allons, bon ! » Maintenant, la figure du fermier lui apparaissait plus distinctement. Joanès s’imaginait sans doute qu’on ne l’avait pas vu. Il croyait les enfants trop intéressés par leur jeu pour s’inquiéter de ce qui se passait autour d’eux. Ses yeux sombres scrutaient les moindres recoins de la pièce. Mais François avait pensé à fermer la porte de la chambre où se cachait Miette et d’ailleurs, même si elle était restée ouverte, il eût été impossible d’apercevoir la sauvageonne. Soudain, le visage de Joanès disparut de la fenêtre. « Il est parti, chuchota Mick à voix très basse. Mais continuons à jouer. Il est capable de frapper à la porte. » Toc ! Toc ! « Ça y est, le voilà ! murmura Claude. Réponds-lui, François ! — Qui est là ? cria François. — Joanès Gouras. Ouvrez-moi ! répondit la voix sonore du fermier. — Impossible ! répondit François, bien résolu à ne pas le laisser entrer. Nous avons notre chien avec nous et il est de mauvaise humeur. » Joanès fit jouer le bouton de la porte, mais celle-ci resta close. Il grommela à mi-voix. « Désolé ! lui cria François, mais nous ne pouvons pas vous ouvrir. Notre chien serait capable de vous mordre. Il gronde et montre déjà les crocs. Et puis, il pourrait se battre avec les vôtres ! — Aboie, Dag ! ordonna Claude tout bas. Aboie fort ! » Dago ne se fit pas répéter l’invite et se déchaîna aussitôt. Joanès comprit qu’il valait mieux ne pas insister. « Si vous voyez Miette, dit-il aux enfants à travers la porte fermée, faites en sorte qu’elle rentre chez elle. Elle s’est échappée une fois de plus et sa mère se fait beaucoup de souci. C’est pour la chercher que je me suis mis en route par une nuit aussi froide. — C’est bon, répondit François. Si elle vient par ici nous lui offrirons un lit jusqu’à demain. — Non ! cria Joanès. Renvoyez-la chez elle. Et rappelez-vous aussi ce que je vous ai dit dans la grange. Sinon, il vous en cuira à tous ! — Il nous en cuira… à nous ! s’indigna Mick à voix basse. Non, mais, quel toupet ! C’est à lui et à ses amis qu’il en cuira, oui, si nous révélons ce que nous savons déjà d’eux. Est-ce qu’il est parti, Dago ? » Dagobert venait de s’éloigner de la porte et de se coucher tranquillement près de la table. Il poussa un bref aboiement comme pour signaler : « Tout va bien à présent. » Et il ne manifesta aucune agitation quand les chiens de Joanès commencèrent à aboyer au loin. « Cela prouve que Joanès redescend tout droit à sa ferme, commenta Claude, soulagée. Nous pouvons faire sortir Miette de sa cachette et lui donner quelque chose à manger. » Elle ouvrit la porte de la chambre et appela : « Miette ! Joanès est parti. Tout va bien. Descends vite et vient prendre quelque chose de chaud. Nous donnerons du lait à ton chevreau et de la viande et des biscuits à ton chien. » La couverture se souleva un peu et l’on aperçut dessous les yeux brillants de la sauvageonne. D’un bond, elle sauta sur le plancher où Mignon, le chevreau, la rejoignit immédiatement. En revanche, il fallut descendre Toto qui avait bien trop peur pour sauter. Au grand amusement de tous, Miette courut droit à François. Elle sentait d’instinct que ce grand et fort garçon pouvait la protéger de ses ennemis. François la fit asseoir à table et Claude posa devant elle du pain, du beurre, du fromage en attendant un grand bol de chocolat. Annie s’occupa de Mignon et de Toto. Miette dévora avec avidité tout ce qu’on lui servit. Enfin, quand elle fut rassasiée, elle sourit à la ronde et déclara d’une façon tout à fait inattendue : « Je vais vous dire comment on peut entrer dans la grande maison. » Tous la dévisagèrent, stupéfaits. François se pencha vers elle : « Tu vas vraiment nous le dire, Miette ? Gentille petite Miette ! » Miette se tourna vers lui pour expliquer : « Il y a un gros trou…, commença-t-elle. — Et où est-il, ce gros trou ? demanda François. — Là-haut… Et il descend profond… » Elle se mit à discourir en son langage heurté, et si vite que les enfants ne comprirent pas un seul mot de ce qu’elle disait. « Voyons, reprit François quand elle se tut pour reprendre haleine. Où est-il, ce gros trou ? » Miette le regarda d’un air de reproche. « Je viens de vous l’expliquer ! dit-elle. — Oui, je sais. Mais nous n’avons pas bien compris. Alors, indique-nous où se trouve ce gros trou… c’est tout ce que nous voulons savoir. » Miette parut réfléchir, puis elle sourit. « Je vais vous le montrer, décida-t-elle en se laissant glisser de son siège. Venez ! — Pas maintenant ! s’exclama François. Pas en pleine nuit, avec toute cette neige ! Non, Miette… demain… demain matin ! Pas maintenant. » La petite fille jeta un coup d’œil par la fenêtre et acquiesça : « Oui, demain matin. Je vous montrerai le gros, gros trou demain matin. — Eh bien, en fin de compte, voilà que tout s’arrange ! se réjouit François à haute voix. J’aimerais bien aller voir à quoi ressemble ce « gros, gros trou » à l’instant même, mais nous risquerions trop de nous perdre dans l’obscurité. Patientons donc jusqu’à demain ! — Je suis de ton avis, approuva Mick en réprimant un bâillement. C’est ce que nous avons de mieux à faire. Quelle chance que Miette se soit décidée à nous aider, François ! Je crois qu’elle t’a pris en amitié et ferait n’importe quoi au monde pour te faire plaisir. — Ce n’est certainement pas une nature ingrate, répondit François en hochant la tête. Tout de même, quelle drôle de petite bonne femme ! » Il regarda Miette qui était assise sur une couverture, devant le poêle, entre son chien et son biquet. « Quelle brute que ce Joanès ! ajouta-t-il en serrant les poings. Comment a-t-il pu terroriser cette enfant ? — C’est une chance que Miette se soit cachée en l’entendant venir, dit Claude. S’il l’avait vue avec nous, je parie qu’il aurait démoli la porte pour l’atteindre. Je le crois assez fort pour faire craquer le battant de haut en bas, d’un seul coup de poing ! » Tout le monde se mit à rire. « Ma foi ! s’écria François. Il est bien heureux que nous ne l’ayons pas poussé à nous prouver la vigueur de ses biceps ! Allons, maintenant, tous au lit ! Je suis sûr que demain nous allons vivre une journée palpitante ! — J’espère que, d’une manière ou d’une autre, nous réussirons à prendre contact avec cette pauvre vieille dame prisonnière dans sa tour, soupira Annie. C’est la chose la plus importante que nous ayons à faire… Miette, tu peux dormir dans la couchette, si tu veux. Je vais te donner des couvertures, une paire de draps et un traversin. » Quelques instants plus tard, le silence régnait à l’intérieur du chalet. Les cinq enfants étaient allongés dans leurs couchettes. Dagobert s’était couché aux pieds de Claude. Toto et Mignon, de leur côté, se blottissaient contre Miette, La porte séparant la chambre des garçons de celle des filles étant restée ouverte, François jeta un coup d’œil dans la pièce voisine. Il sourit malgré lui. On ne pouvait pas dire que le chalet était vide cette nuit-là. Quelle collection d’enfants et d’animaux ! Au fond, il était bien content qu’il y ait deux chiens. Au cours de cette nuit-là, personne ne s’éveilla, à l’exception de Claude. Tout d’un coup, elle sentit Dagobert s’agiter à ses côtés et se redressa sur un coude. Mais Dago n’aboya pas. Il lui lécha la main. On eût dit qu’il écoutait quelque chose. Claude se rendit compte que le bruit sourd, précédemment entendu, recommençait. Le « tremblement de terre » en miniature lui succéda, quoique plus faible que la nuit d’avant. Claude sentît frémir le cadre de sa couchette : il vibrait comme si un moteur se fût trouvé dans une pièce au-dessous. La fillette se leva avec mille précautions et courut à la fenêtre de la salle commune. Elle regarda à travers la vitre. Ses yeux s’écarquillèrent alors car elle voyait ce que Mick avait déjà vu lui-même : une sorte de faisceau lumineux qui balayait le ciel. Cette espèce de lueur tremblotante qui ressemblait à un brouillard s’élevait de l’emplacement du Vieux Château. Elle éclaira la nuit pendant un moment, puis disparut. Seules maintenant les étoiles continuaient à briller. Claude jugea inutile de réveiller les autres. Dès que le bizarre phénomène eut cessé, elle alla se recoucher. Peut-être, le lendemain, elle et ses compagnons auraient-ils la clef de ce mystère… Car demain, oui, demain, lui semblait plein d’exaltantes promesses. CHAPITRE XV Le « gros, gros trou » LE LENDEMAIN MATIN, tout le monde se réveilla de bonne heure. Les enfants avaient bien dormi et se sentaient pleins d’entrain à la pensée de l’aventure possible qui les attendait. Ils débordaient d’enthousiasme en songeant qu’ils allaient pénétrer dans la vieille maison et,sans doute, découvrir ses secrets. Miette se mit à suivre François à la manière d’un petit chien. Elle trottait sur ses talons à travers la salle commune où Annie se dépêchait de mettre le couvert du déjeuner matinal. Elle insista pour s’asseoir auprès de lui quand il prit place à table. François la laissait faire, prêt à céder à tous ses caprices, du moment qu’elle consentait à leur montrer le chemin conduisant au Vieux Château. « Nous ferions bien de nous mettre en route le plus tôt possible, fit remarquer Mick en regardant par la fenêtre. La neige tombe en abondance. Il ne faudrait pas que nous nous perdions. — C’est vrai, ça ! approuva François en fronçant le sourcil. Si Miette nous entraîne dans des endroits que nous ne connaissons pas et si la neige brouille le paysage autour de nous, nous aurons du mal à nous repérer. — Vous avez fini de manger, oui ? demanda Annie. Alors, je vais débarrasser en vitesse et nous partirons tout de suite… Au fait, emporterons-nous des provisions avec nous ? — Oui, répondit François. Nous prendrons des sandwiches. Ce sera plus prudent. Car Dieu sait quand nous pourrons revenir ici. Claude, veux-tu aider Annie à les préparer, s’il te plaît ? Et ajoutez-y du chocolat et des pommes. — N’oublions pas nos lampes électriques ! » conseilla Mick. Miette présida gravement à la confection des sandwiches, mendiant au passage de menus morceaux de jambon qu’elle donnait à son petit chien. Le chevreau gambadait à travers la cuisine où il semblait être comme chez lui. Une fois les sandwiches préparés, Annie et Claude fourrèrent les provisions dans deux sacs. Puis on mit le chalet en ordre et les enfants enfilèrent de chauds anoraks par-dessus leurs chandails. Miette refusa tout vêtement supplémentaire, en dépit de l’insistance des autres, « Je crois que le mieux sera de descendre notre colline en luge, proposa François en regardant l’épaisse couche de neige au-dehors. La vitesse nous fera remonter presque jusqu’à mi-pente du côté du Vieux Château. Cela nous prendrait trop de temps d’y aller à pied. Quant à nous servir de skis… impossible puisque Miette n’en a pas ! — C’est ça ! approuva Claude. Je vote pour les luges ! Mais qu’allons-nous faire du chevreau ? Le laisser ici ? Et devons-nous prendre Toto avec nous ? » Miette ne laissa à personne le soin de répondre. Elle refusa net de se séparer d’aucun de ses animaux. Elle les réunit tous deux dans ses bras, d’un air de bravade, et les enfants furent bien obligés de les lui laisser. Enfin, on se mit en route. La neige tombait toujours et l’on distinguait à peine le paysage alentour, tout brouillé par les flocons tourbillonnants. François se demanda avec anxiété s’ils pourraient dévaler la colline et remonter l’autre sans s’écarter de la bonne direction. Enfin, du moment qu’ils étaient tous décidés à tenter l’aventure… Les luges étaient passablement chargées. François et Mick avaient pris place sur la première. Miette et son biquet se trouvaient serrés entre eux. La seconde luge était occupée par Claude et Annie, avec Dagobert et Toto entre elles. Claude s’était installée à l’avant et Annie, de ce fait, était obligée de maintenir les deux chiens tout en veillant à conserver elle-même son équilibre. « Nous n’allons pas tarder à culbuter, tu vas voir ça, dit-elle à Claude. Nous aurions bien dû attendre un peu que cette tempête de neige se calme. On n’y voit rien ! — Elle nous protège, au contraire ! lui cria Mick. Comme ça, l’ennemi ne nous verra pas manœuvrer. Attention, la pente s’accentue ! » Jusque-là les deux luges n’avaient avancé que grâce aux coups de talons donnés par les enfants sur le sol. Mais maintenant, elles commençaient à filer toutes seules. Celle des garçons fut la première à prendre de la vitesse. François et Mick aspirèrent avec délice le vent de la course. Miette se cramponna à François, mi-effrayée, mi-ravie. Quant au chevreau, comprimé entre François et sa petite maîtresse, il ouvrait des yeux stupéfaits et ne songeait même pas à se débattre. Fffttt !… La luge fila d’un trait jusqu’au bas de la pente et, emportée par son élan, commença à remonter celle qui lui faisait vis-à-vis. Puis elle ralentit progressivement et finit par s’arrêter, rejointe deux secondes plus tard par la luge de Claude. Claude sauta à terre et tira le léger traîneau derrière elle, pressée qu’elle était de retrouver ses cousins. « Alors, demanda-t-elle à François. Que faisons-nous maintenant ? Quelle descente épatante ! Vous ne trouvez pas ? — Je pense bien ! répondit François. Dommage que ce soit déjà terminé. Tu as aimé ça, Miette ? — Non, avoua Miette, non. Ça m’a gelé le nez. Il est tout froid. » La petite tille essayait de se réchauffer le bout du nez en se le frottant et François la força à accepter sa propre écharpe. Claude ne put se retenir de faire remarquer : « C’est drôle de l’entendre se plaindre d’avoir froid au nez alors qu’elle court toujours à peine vêtue, vous ne trouvez pas ? — Miette, dit François qui ne perdait pas de vue leurs projets. Nous ne sommes pas très loin du Vieux Château. Sais-tu où se trouve le gros trou dont tu nous as parlé ? » Les flocons tombaient plus drus que jamais, et il était difficile de voir au-delà de quelques mètres. Miette resta un moment debout, ses pieds s’enfonçant dans la neige. Elle regardait autour d’elle et François songea qu’elle ne savait sans doute pas quel chemin prendre, au milieu de cette espèce de désert blanc. Lui-même se demandait comment il ferait pour revenir au chalet. Mais Miette était une vraie fille de la montagne. Elle possédait à un degré rare le sens de l’orientation et avait appris à se déplacer dans l’obscurité aussi bien que dans une tempête de neige. À la grande stupéfaction des enfants, elle répondit affirmativement à la question posée. « Oui, dit-elle. Je sais. Toto sait, lui aussi. » Elle se mit en marche mais, au bout de quelques pas, n’avança plus qu’avec difficulté. Elle enfonçait dans la neige molle et ses vieux souliers ne la protégeaient pas. « Elle va se geler les pieds, murmura Mick. Installons-la sur une des luges, François, et tirons-la… Dis donc, tu ne trouves pas cette expédition insensée ? Espérons que Miette sait où elle nous mène. Je n’ai plus la moindre idée de l’endroit où peuvent se trouver l’est et l’ouest, le nord et le sud ! — Attends ! J’ai une boussole dans une de mes poches, dit François en cherchant sous son anorak. Tiens, la voici !… Le sud est de ce côté. C’est la direction du Vieux Château. Le chalet, lui, se trouve au nord par rapport à nous. — Voyons si Miette ne va pas se tromper », chuchota Mick. Il prit la petite fille dans ses bras et l’assit sur la luge. Puis il l’entortilla dans l’écharpe de François et lui demanda : « Et maintenant, Miette, quel chemin faut-il suivre ? » Sans hésiter, Miette pointa son doigt vers le sud. Les quatre autres se regardèrent, impressionnés. « C’est en effet la bonne direction, déclara François, Vas-y, Mick ! Tire la luge des filles. Je me charge de celle de Miette ! » Claude et Annie abandonnèrent volontiers la charge de leur luge à Mick et emboîtèrent le pas à François qui marchait devant en remorquant Miette. Celle-ci tenait toujours le chevreau, et Toto l’avait rejointe. Quant à Dagobert, il trônait sur la luge de Claude et trouvait la promenade très agréable. Il aurait eu horreur de patauger dans la neige. C’était tellement plus commode de se faire traîner ! « Gros paresseux ! » lui dit Claude. Mais Dago se contenta de remuer la queue d’un air satisfait. Il n’avait pas la moindre honte. Au bout d’un moment, Miette s’écria « Par là ! Par là ! » en tendant le doigt vers la droite. « Elle veut que nous allions vers l’ouest maintenant, dit François en s’arrêtant. Je me demande si elle ne se trompe pas. Si nous l’écoutons, nous aborderons le Vieux Château de flanc, et… — Par là ! Par là ! » répéta Miette avec assurance tandis que Toto jappait comme pour affirmer qu’elle avait raison. « Faisons ce qu’elle veut, conseilla Mick. Nous verrons bien ! Elle a l’air sûre d’elle ! » La petite troupe tourna donc à droite, pas tout à fait cependant, suivant les conseils de Miette. On continua à monter au flanc de la colline, mais obliquement. Au bout d’un moment, François commença à souffler. « Est-ce encore loin ? » demanda-t-il à Miette qui caressait son chevreau sans cesser de regarder autour d’elle. La petite fille fit « non » de la tête, et François se remit en marche. Au bout d’une minute environ, Miette lui cria de s’arrêter et sauta à bas de la luge. Elle parut étudier le terrain, ce qui semblait chose impossible vu l’épaisseur de la neige, et poussa soudain un cri de triomphe. « Ici, dit-elle en désignant le sol. Le gros, gros trou est ici ! — Je veux bien te croire, Miette, répondit François, mais j’aimerais en être sûr. » Miette se mit à déblayer la neige avec ses mains. Dag et Toto, fort obligeamment, sautèrent à côté d’elle pour l’aider. Sans doute pensaient-ils qu’elle voulait dégager un terrier de lapin. « J’ai bien peur que la pauvre petite ne se fasse des illusions, chuchota Mick aux trois autres. Comment peut-elle deviner qu’il y a un « gros, gros trou » juste à cet endroit ? » Cependant, Dagobert et Miette avaient fait du bon travail. Ils avaient percé la couche de neige et étaient arrivés aux touffes de bruyère qui couvraient la colline en temps normal. On distinguait très bien les tiges raides qui pointaient au fond du trou creusé par Miette et les chiens. « Attention ! cria soudain la petite fille. Il faut tenir Dago ! Sinon Dago va tomber profond, profond, comme Toto ! — Sapristi ! murmura Claude. Après tout, on dirait bien qu’elle a trouvé quelque chose. — Oui, dit François, et si elle a peur que Dago, qui est gros, tombe dans le trou, c’est sans doute qu’il s’agit d’un de ces vieux puits de mine abandonnés comme on en trouve parfois en montagne. Je ne vois pas d’autre explication. Nous en avons trouvé nous-mêmes un jour dans l’île de Kernach, vous le rappelez-vous ? — Oh ! oui ! s’écria Claude. Et c’était également dans la bruyère. Ce trou-là conduisait dans une caverne. C’est sans doute cela que Miette appelle un « gros, gros trou ». Un ancien puits de mine ! Dago, je t’en prie, ôte-toi de là ! — Voilà le trou ! annonça soudain Miette tandis que les autres l’entouraient et se penchaient pour voir. — Ma foi, tu as raison ! s’écria Mick. Tu as bel et bien trouvé le trou. Seulement… es-tu bien certaine qu’il communique avec l’intérieur du Vieux Château ? » Miette ne répondit pas. Elle resta sur place, à considérer le trou qu’elle avait dégagé. Elle avait ôté les deux planches de bois disposées en croix qui le condamnaient de façon sommaire, et que camouflaient la bruyère et la neige. « Miette, déclara François, tu es une vraie magicienne. Dire que tu es venue tout droit ici, que tu as creusé, et que tu as découvert ce trou que personne ne pouvait soupçonner sous une pareille épaisseur de neige ! J’appelle cela un vrai miracle. Tu as autant de flair que Dag et Toto réunis. Brave petite Miette, va ! » Un lumineux sourire éclaira le visage de Miette. Elle glissa sa main dans celle du garçon. « On descend ? demanda-t-elle. Je vais vous montrer le chemin ! — Eh bien… Ma foi, oui, nous allons descendre si cela est possible », décida François après une légère hésitation. Il jugeait la tentative assez téméraire, car on ne distinguait rien. Mignon, le chevreau, s’impatienta soudain. Il était las d’attendre et avait envie de se dégourdir les pattes. D’un bond léger, il s’avança au bord du trou. Puis il réunit ses quatre minuscules sabots et, hop ! Il disparut dedans comme un diable dans sa boîte. « Il a sauté dans le puits ! s’écria Claude, stupéfaite. Ça, par exemple !… Oh ! non… attends un peu, Miette… Tu ne vas pas sauter aussi… Tu vas te faire mal ! » Mais Miette ne l’écoutait pas. Avant qu’aucun des enfants ait eu le temps de la retenir, elle s’était laissée glisser dans le trou et disparut à son tour à leurs yeux. Peu après, sa voix claire leur parvint du fond du puits : « Je suis là ! Venez me rejoindre ! » CHAPITRE XVI En suivant le souterrain… EH BIEN ! s’exclama, Claude, stupéfaite. Vous avez vu ? Elle s’est laissée glisser d’un seul coup. C’est un miracle qu’elle ne se soit pas cassé une jambe. François, essaie d’éclairer le fond avec ta lampe, veux-tu ? » François obéit. « Ça a l’air profond, dit-il en plongeant ses regards dans le puits. Détachons les cordes de nos luges et servons-nous-en pour descendre. Je n’ai pas envie de me fouler une cheville. — J’ai une meilleure idée ! s’écria Mick. Poussons nos luges en travers du trou et laissons pendre les cordes. Ainsi, nous aurons un point d’appui solide. » Tout en parlant, le jeune garçon avait placé sa luge dans la position indiquée. François se hâta d’en faire autant avec l’autre. « Et Dago ? s’inquiéta Claude. Comment va-t-il descendre, lui ? S’il saute comme Toto (car Toto venait de rejoindre Miette d’un bond) il risque de se casser une patte. Il est lourd, — Je vais l’envelopper dans mon anorak, répondit François, puis je l’attacherai au bout d’une corde. Nous le descendrons en douceur. Allez, arrive, Dago ! » Mick passa d’abord et, debout à côté de Miette au fond du trou, attendit Dag et le reçut dans ses bras. Puis Claude et Annie descendirent à leur tour. Enfin, François les rejoignit. Miette considéra ses amis d’un air un peu dédaigneux. Elle ne comprenait pas qu’ils aient utilisé des cordes. François se mît à rire et lui tapota l’épaule. « Nous n’avons pas le pied aussi sûr que toi, tu comprends, Miette ! Nous ne sommes pas habitués à courir la montagne du soir au matin et du matin au soir !… Ainsi, nous voici tous au fond du « gros, gros trou ». Regardons-le de près ! » il l’examina à la lueur de sa lampe. « Oui, c’est bien un ancien puits de mine. J’aperçois une sorte de petite grotte dans ce coin. Oh ! Mais elle se prolonge par un tunnel ! Je me demande où il conduit ? — Miette, où vas-tu ? s’écria Claude au même instant… Regardez-la ! Elle se faufile dans ce boyau avec son biquet. Et elle n’a pas de lampe pour l’éclairer. Ma parole, cette gamine n’a peur de rien ! — Elle y voit dans l’obscurité, comme les chats, assura Annie. Alors, que faisons-nous ? Nous la suivons ? — Allons-y ! » décida Claude en invitant du geste Dag à avancer. Et les Cinq se mirent à suivre le même chemin que Miette. Annie ne pouvait s’empêcher de jeter de temps à autre un coup d’œil perplexe aux parois de roc et au plafond au-dessus duquel elle se représentait la double couche de bruyère et de neige. Quelle chose étrange de cheminer ainsi, sous la terre ! Cependant, Miette semblait avoir disparu. François avait beau projeter la lueur de sa lampe en avant, il n’apercevait nulle part la petite fille. Il appela : « Miette ! Reviens ! » Mais aucune réponse ne lui parvint. « Ne te tracasse pas, dit Mick. Ce couloir est sans doute la seule voie d’accès à la grande maison et Miette sait bien que nous sommes forcés de le suivre. Si par hasard nous arrivons à une bifurcation, nous l’appellerons encore. » Mais il n’y eut pas de bifurcation. Le couloir continua à s’enfoncer dans le sol. Si les parois et le plafond étaient de roc, le sol, en revanche, était couvert de cailloux qui rendaient la marche malaisée. François consulta sa boussole. « Nous continuons à avancer en direction du Vieux Château, déclara-t-il. Je comprends à présent comment Miette a réussi à pénétrer dans cette maison si bien clôturée. — Oui, dit Claude. Ce souterrain doit passer sous la barrière électrifiée, puis sous le jardin, et déboucher quelque part dans les caves de la maison… Mais je voudrais bien savoir où est passée la petite ! » Miette elle-même leur donna la réponse en apparaissant soudain dans le rayon lumineux de la torche électrique que François tenait à la main. Elle attendait ses amis à un tournant du couloir, encadrée de Mignon et de Toto. Elle pointa son index menu vers le haut : « Un passage pour aller dans le jardin, indiqua-t-elle. Un petit trou… juste assez gros pour Miette ! Pas pour vous ! » François leva sa lampe. Il aperçut alors un orifice, en partie obstrué par des herbes folles et des arbustes secs. Oui, ce devait être là un moyen d’accès au jardin. Miette avait dû l’utiliser à plusieurs reprises et c’est ainsi qu’elle avait pu apercevoir Mme Thomas à la fenêtre de la tour et recueillir son message. « Par ici ! » dit Miette en tirant le garçon par la manche. Elle s’était remise en marche et conduisait à présent la petite troupe le long du couloir qui s’enfonçait encore dans le sol. « Je parie que nous sommes maintenant sous la maison, chuchota François. Je me demande si… » Il s’interrompit. Le passage débouchait dans de vieilles caves, presque en ruine. Miette fit passer ses compagnons par la brèche d’un mur à moitié écroulé et les introduisit fièrement dans une autre cave, en meilleur état, qui avait servi sans doute jadis de cellier, car on y voyait traîner quelques bouteilles vides. D’autres caves encore suivaient. « Ma parole ! s’exclama Mick. Mais il y en a des douzaines !… Hé ! dis donc, Miette ! Qu’est-ce que c’est que ça ? » Mick s’était arrêté devant un mur presque entièrement démoli. Mais, cette fois-ci, ce n’était pas le temps qui avait accompli son œuvre destructrice. Non ! Le mur avait été abattu de main d’homme, comme en témoignait la cassure nette des briques et des pierres. Au-delà du mur effondré on apercevait une nouvelle cave au plafond bas. « Ce n’est pas une cave ! murmura Claude en écarquillant les yeux. Regardez ! C’est une grotte naturelle, plus ou moins aménagée… » C’est alors qu’un bruit curieux frappa les oreilles des enfants… un bruit d’eau… comme si une grosse source jaillissait et chantait non loin de là ! Déjà François commençait à enjamber les débris du mur pour pénétrer dans la grotte quand Miette poussa un cri d’effroi : « Non, non ! Pas par là ! Il y a des méchants par là ! » Mais François ne parut même pas l’entendre. Stupéfait, il contemplait le spectacle que quelques pas au-delà du mur lui avaient permis de découvrir. « Si je m’attendais à ça ! balbutia-t-il enfin. Une rivière souterraine ! Une vraie rivière ! Elle coule sous la montagne, alimentée sans doute en cours de route par un tas de petites sources. Et je parie qu’elle va tout droit se jeter dans le lac qui est près d’ici ! — Méchants ! répéta Miette, visiblement très effrayée, en tirant en arrière Mick et Claude qui avaient rejoint François. Bang-bang… des grands feux… beaucoup de bruit. Venez vite dans la maison ! — Tout ceci est extraordinaire ! s’écria Mick. Qu’est-ce que des « méchants » peuvent bien faire ici ? Il faut à tout prix que nous le découvrions ! — Peut-être vaut-il mieux que nous poursuivions notre route pour l’instant, proposa Claude. Après tout, nous sommes venus pour essayer de délivrer la vieille dame. C’est la chose la plus importante, au fond. Mais je comprends maintenant pourquoi les « méchants hommes » la retiennent prisonnière : ils ont peur qu’elle ne mette le nez dans leurs affaires… des affaires louches, bien sûr ! — Je veux être changé en âne si je comprends ce qui se trafique ici ! bougonna Mick, J’ai l’impression de vivre un cauchemar ! » Les enfants se décidèrent enfin à suivre Miette. Dago trottait sur les talons de Claude. Il ne s’amusait pas beaucoup et se demandait ce qu’on était venu faire là… Miette, d’un pas sûr, continuait à guider ses amis à travers un dédale de caves. On arriva enfin à un sous-sol cimenté qui servait de débarras et Miette recommanda le silence. Retenant leur souffle, François, Mick, Claude et Annie montèrent derrière elle une volée de marches de pierre qui conduisaient à une grande porte. Celle-ci était entrebâillée. Miette s’arrêta en haut de l’escalier et prêta l’oreille. François se rappela le « gardien » du Vieux Château et se demanda s’il, n’était pas dans les parages avec son chien féroce. Il chuchota à l’oreille de Miette : « Il y a un chien dans la maison, dis-moi ? — Non. Le gros chien est dans le jardin… Tout le temps, le jour, la nuit… » répondit Miette. François respira, soulagé. « Je vais trouver l’homme », reprit la petite fille. Et faisant signe aux autres de l’attendre, elle se glissa dans la maison. « Elle va essayer de découvrir où se tient le gardien, expliqua François. Sapristi, cette gamine n’a pas froid aux yeux !… Oh ! La voici qui revient déjà… » Miette s’approcha de ses amis. Un sourire malicieux éclairait son visage de chat. « Il dort, annonça-t-elle. Aucun danger… » Et là-dessus elle entraîna la petite troupe dans une immense cuisine, au-delà de la porte. Un fourneau énorme occupait un coin de la pièce. À quelques pas de là s’ouvrait un vaste office. Miette y pénétra, très à l’aise. Elle en ressortit, tenant à la main un pâté en croûte qu’elle offrit à François. Le jeune garçon secoua la tête. « Non, Miette. Ce pâté ne t’appartient pas. » Mais Miette fit mine de ne pas entendre. Sans la moindre honte, elle mordit à même le pâté et le dévora sur place, non sans avoir partagé avec Toto et Dagobert. Mick, cependant, n’entendait pas s’attarder. « Miette ! dit-il. Conduis-nous vite à la vieille dame. Tu es bien sûre qu’il n’y a personne d’autre dans la maison ? — Oui ! répondit-elle. Un homme pour garder… Il est là ! expliqua-t-elle en désignant du doigt la porte d’une pièce voisine. Il surveille la vieille dame, et le chien surveille le jardin. Les autres hommes ne viennent pas ici. » Les enfants frissonnèrent un peu, à la pensée du gardien si proche. Ils baissèrent la voix. « Dis-moi, Miette, reprit François. Ces autres hommes dont tu parles, où vivent-ils ? » Il avait parlé vite et peut-être, Miette ne comprit-elle pas la question. Sans répondre, elle se remit en marche et tous la suivirent. Elle les conduisit dans un grand hall où un escalier à double révolution aboutissait à un palier si large qu’il aurait pu servir de salle de bal. Le chevreau se mit à gambader et Toto, le petit chien, commença à aboyer joyeusement. Tous deux avaient sans doute envie de jouer. « Chut ! » dirent en chœur les quatre enfants. Mais Miette, elle, se contenta de rire. Elle paraissait tout à fait à son aise dans la maison et ne semblait pas avoir conscience d’un danger quelconque. Mick se demanda combien de fois la petite fille était déjà venue au Vieux Château. Pas étonnant qu’elle eût passé tant de nuits hors de chez elle. C’est ici qu’elle devait se réfugier. Sans doute dormait-elle dans un recoin quelconque de la vieille demeure. À la suite de Miette, les autres montèrent l’escalier. Leur guide aux allures de lutin ne s’arrêta pas au premier étage, mais continua jusqu’au second. Là, les enfants se trouvèrent en présence d’une galerie de tableaux : des portraits de famille, sans doute. Un escalier plus étroit s’amorçait tout au fond. Miette le désigna du doigt, mais refusa d’avancer davantage. C’est en vain que François tenta de l’entraîner. « Qu’y a-t-il ? demanda le jeune garçon. Pourquoi ne veux-tu pas venir avec nous ? — J’ai peur, avoua la petite fille en frissonnant. Je sais que la vieille dame est par là. Mais je n’y suis jamais allée. Jamais, jamais ! Je n’aime pas tous ces gens qui la regardent ! » Et elle montrait les portraits des fiers chevaliers et des belles dames qui composaient la galerie. Annie se mit à rire. « Ce sont ces tableaux qui l’effraient ! dit-elle. Ces nobles seigneurs, en effet, ont un regard presque vivant. On dirait qu’ils vous suivent des yeux. Quelle bizarre créature que cette Miette ! Elle semble ignorer les dangers réels et tremble devant des ombres. Enfin !… Reste là puisque tu préfères, Miette. Attends-nous. Nous allons nous dépêcher. » Les enfants laissèrent Miette blottie derrière une tenture, en compagnie de Mignon et de Toto. Ils longèrent la galerie et commencèrent à monter l’escalier. Bientôt ils débouchèrent dans un couloir qui semblait interminable. Il s’étendait sur toute la longueur du château et, selon toute probabilité, reliait entre elles les deux tours qui flanquaient la bâtisse. Restait à déterminer dans laquelle de ces deux tours Mme Thomas était retenue prisonnière. Mais ce n’était pas bien difficile à deviner. Alors que la porte d’entrée d’une des tours était grande ouverte, l’autre était fermée. « Ce doit donc être celle-ci ! » dit François. Il s’approcha du battant et le heurta du poing, mais pas trop fort. « Qui frappe ? chevrota une voix faible. C’est vous, Marcel ! Vous n’avez pas d’aussi bonnes manières d’habitude !… Allons, déverrouillez la porte et ne vous moquez pas plus longtemps de moi ! » Mais déjà Mick avait tiré le verrou et se penchait sur la serrure. « Quelle chance ! s’exclama-t-il. La clef est restée sur la porte. Il n’y a plus qu’à la faire tourner ! » CHAPITRE XVII En pleine aventure LA CLEF joua dans la serrure… et la porte s’ouvrit. Les enfants aperçurent alors une vieille dame à l’air distingué, assise dans un fauteuil, près de la fenêtre. Elle tenait un livre à la main. Au bruit, elle ne tourna même pas la tête. « Pour quelle raison venez-vous me voir de si bon matin, Marcel ? demanda-t-elle. Ce n’est pas votre heure habituelle. Et qu’est-ce qui vous a pris de frapper à la porte ? Vous rappelleriez-vous soudain les bonnes manières que l’on vous a apprises lorsque vous étiez petit ? — Ce… ce n’est pas Marcel ! bégaya François, un peu intimidé. C’est nous… heu !… Nous sommes venus pour vous délivrer ! » Cette fois-ci la vieille dame se retourna vivement et demeura bouche bée de stupéfaction. Puis elle se leva et se dirigea vers les enfants, d’une démarche chancelante. Elle s’appuyait sur une canne. « Qui êtes-vous ? s’écria-t-elle. Laissez-moi partir avant que mon geôlier arrive ! Vite, vite ! » Elle écarta les enfants et le chien d’un geste de la main et passa dans le couloir Là, elle parut vaciller sur place. « Que vais-je faire ? Où vais-je aller ? Ces hommes sont-ils encore ici ? » Elle fit demi-tour, comme si elle s’était ravisée soudain et, presque en titubant, regagna son fauteuil où elle se laissa tomber. Puis elle enfouit son visage dans ses mains. « Je me sens faible, haleta-t-elle. Donnez-moi à boire. » Annie courut à la table où se trouvait une carafe et emplit un verre d’eau. La vieille dame prit le verre d’une main tremblante et but d’un trait. Ses yeux égarés se portèrent sur Annie. « Qui êtes-vous ? répéta-t-elle. Que signifie tout cela ? Où est Marcel ? Oh ! Il me semble que je perds la tête ! — Calmez-vous, conseilla François d’une voix douce. Vous êtes Mme Thomas, n’est-ce pas ? La petite Miette, la fille du berger, nous a conduits ici. Elle savait que vous étiez prisonnière. Sa maman a travaillé pour vous autrefois, vous vous en souvenez… ? — La maman de Miette… Marguerite… oui, oui… je me la rappelle fort bien. Mais qu’est-ce que Miette vient faire dans tout cela ? Je ne vous crois pas. Il s’agit d’un piège. Où sont les hommes qui ont enlevé mon neveu ? » Les enfants se regardèrent. Il leur semblait que la pauvre femme avait le cerveau dérangé… à moins que l’apparition soudaine de la petite troupe ne l’ait bouleversée outre mesure. Soudain, la malheureuse parut recouvrer en partie son sang-froid et son débit se précipita… « Oui, oui, dit-elle, au début, ces hommes se disaient les amis de Nicolas, mon neveu. C’est lui qui les a amenés ici. Ils voulaient m’acheter le Vieux Château, disaient-ils. Mais j’ai refusé de le leur vendre. C’est ma maison de famille, vous savez… Alors, ils ont insisté, insisté… Je ne comprenais pas bien pourquoi… Et puis, un jour, j’ai surpris une conversation. Ils disaient que dans la montagne, juste sous cette maison, il existait des gisements précieux. Il s’agissait d’un métal rare… radioactif… Un métal qui représentait une fortune ! » À nouveau les enfants se regardèrent. Mais, cette fois-ci, ils ne croyaient plus que Mme Thomas avait perdu l’esprit. Ce qu’elle racontait éclairait au contraire bien des choses. La pauvre femme hocha la tête, jeta un coup d’œil désolé sur François, Mick, Claude et Annie et, ayant l’air de penser qu’ils étaient trop jeunes pour lui venir en aide, soupira : « Je me demande pourquoi je vous explique tout cela… Vous n’êtes que des enfants… Pourtant, il faut bien que je me confie à quelqu’un… — Donc, vous avez refusé de vendre le château…, dit François pour l’encourager à poursuivre. — Oui. Je ne voulais pas permettre à ces hommes de s’approprier le métal en question. Car savez-vous ce qu’ils voulaient en faire ? Des bombes qu’ils auraient vendues à je ne sais plus quel pays ! Des bombes destinées à tuer des gens ! Quelle horrible chose ! Je ne pouvais pas tolérer cela… Je leur ai dit ma façon de penser et ils ont su ainsi que j’avais entendu leur conversation. À ce moment-là, ils m’ont jugée dangereuse et m’ont enfermée dans cette chambre. Et puis, comme je ne cédais toujours pas, ils ont enlevé mon neveu… » Frappés de stupeur, les enfants écoutaient Mme Thomas sans mot dire. Ils se rendaient bien compte qu’elle disait la vérité. La pauvre femme passa une main lasse sur son front et acheva ses confidences. « Mon neveu leur sert d’otage, vous comprenez. Ils m’ont dit qu’ils ne le relâcheraient que lorsque je leur aurais vendu ma maison. Mais je ne veux pas. Pauvre Nicolas ! Je préfère encore le savoir prisonnier comme moi que de consentir à livrer ce métal à ces hommes… Un métal qui peut faire tant de mal !… Hélas ! En attendant que je me décide, ces bandits se sont déjà mis au travail. Ils sont en train de creuser le sous-sol. Oui, oui, je les entends… j’entends toutes sortes de bruits. Je sens parfois aussi ma maison trembler. Et j’ai aperçu d’étranges choses… Mais qui êtes-vous ? Et où est passé Marcel, mon gardien ? » François se chargea d’expliquer à la prisonnière comment ils avaient été amenés à venir à son secours. Un peu calmée, elle parut les croire cette fois et une lueur d’espoir passa dans son regard. Puis elle eut un geste découragé. « Hélas ! dit-elle, il m’est impossible de repartir avec vous. Comment ferais-je ? Je ne suis pas jeune et mince, moi ! Je ne pourrais jamais passer par le souterrain. J’ai déjà de la difficulté à me déplacer, à cause de mes rhumatismes… Et mon gardien peut arriver d’une minute à l’autre maintenant ! » Les enfants se sentirent saisis de panique. Ils ne pouvaient pas faire grand-chose et n’avaient pas le temps de réfléchir longtemps sur place. François prit une décision. « Ecoutez, dit-il à Mme Thomas. Ne parlez pas de notre visite, bien entendu. Nous allons prévenir la police. Il n’y a rien d’autre à faire, je crois. Nous sommes obligés de vous enfermer à nouveau, pour ne pas trahir notre passage, mais faites-nous confiance, et espérez ! » Il poussa les trois autres dans le couloir, referma la porte à clef, et entraîna ses compagnons dans l’escalier. « Avez-vous entendu ? leur dit-il tout en dévalant les marches. Tout s’explique maintenant. — Oui, dit Claude. Et je comprends que la boussole du berger se dérègle chaque fois qu’il vient par ici. S’il s’agit d’un métal à la fois radioactif et magnétique… — Un métal rare et précieux, en tout cas, ajouta Annie, et que ces misérables n’hésitent pas à s’approprier en dépit de la résistance de la propriétaire et de son neveu. — C’est pour cela qu’il faut avertir la police au plus tôt, déclara Mick. Et tant pis pour Joanès ! — Nous discuterons de cela plus tard, dit François. Pour l’instant, dépêchons-nous de sortir d’ici. » Ils retrouvèrent Miette qui les attendait et leur sourit. Cependant, la petite fille ne parut pas étonnée de voir qu’ils revenaient sans la vieille dame. Elle ne leur posa aucune question et se contenta de signaler en riant : « L’homme en bas est très fâché ! Il est réveillé maintenant. Il crie et il fait bang ! — Mon Dieu ! Pourvu qu’il ne nous voie pas ! murmura Annie effrayée. Pourvu surtout qu’il ne lâche pas son chien sur nous ! » Ils descendirent au rez-de-chaussée aussi vite qu’ils le purent sans faire de bruit. Ils ne virent personne, mais entendirent un vacarme terrible de cris et de coups sourds. Qu’est-ce que cela voulait dire ? « J’ai enfermé l’homme à clef, expliqua Miette d’un air paisible en indiquant la pièce voisine de la cuisine. L’homme enfermait la vieille dame. Moi, j’ai enfermé l’homme. » Voilà pourquoi Marcel n’était pas apparu ! Et voilà ce qu’avait voulu dire Miette un instant plus tôt en disant que l’homme criait et « faisait bang ! » Les enfants se sentirent soulagés d’un grand poids. « Tu l’as vraiment enfermé ! s’écria François ravi. Quelle bonne idée tu as eue ! » Le jeune garçon s’approcha de la porte. Là, tandis qu’il écoutait le bandit tempêter derrière, une pensée lui vint à l’esprit. Il se tourna vers les autres d’un air consterné. « Je ne m’en rendais pas compte, dit-il, mais le fait que Miette a enfermé cet homme dénonce notre venue. Ce geste nous trahit en quelque sorte… » Hélas ! Il était trop tard pour revenir en arrière. L’homme, cependant, avait entendu les enfants chuchoter. Il interrompit son vacarme pour demander : « Qui est là ? Qui m’a « bouclé » ? Ouvrez-moi tout de suite ! » Il n’y avait plus à ruser. François décida d’impressionner le bandit en lui disant la vérité. « Marcel ! cria-t-il en l’appelant par son nom. Nous sommes venus au secours de Mme Thomas. Veillez à ne pas lui faire du mal, car la police sera bientôt ici. Et veillez aussi à ce qu’aucun des hommes qui travaillent sous terre ne maltraite le pauvre Nicolas que vous retenez prisonnier lui aussi ! Sinon, vous serez condamnés plus gravement que pour un simple vol et deux séquestrations ! » De l’autre côté de la porte, il y eut un silence, puis la voix de Marcel s’éleva : « Vous êtes fou ! La police ne peut rien contre nous. Si elle vient par ici, c’est M. Nicolas lui-même qui lui répondra. Le neveu de madame, prisonnier ? Vous rêvez, ma parole ! » Les enfants se regardèrent, interloqués. Qu’est-ce que cela signifiait ? « Vous voulez dire que Nicolas est libre de faire ce qu’il veut… d’aller où il veut ? demanda François. Mais dans ce cas, pourquoi avez-vous dit à Mme Thomas qu’il était prisonnier lui aussi ? » Dans son désir de se disculper, l’homme oublia d’être prudent. « C’est M. Nicolas lui-même, expliqua-t-il, qui nous a chargés de le lui faire croire. C’est lui, surtout, qui tient à ce que sa tante vende la maison, vous comprenez ! Pour avoir je ne sais quel métal dont il nous a parlé. Mais nous, nous n’avons fait de mal à personne. Moi, en tout cas, j’ai toujours été bon pour la vieille dame, là-haut… » On devinait que la crainte de la police et du châtiment le poussait à révéler bien des choses que, en temps ordinaire, il aurait tues soigneusement. Et puis, soudain, il se rendit compte qu’il avait parlé et la colère le reprit. Il se mit à donner des coups de pied furieux dans la porte. « Qui êtes-vous ? Allez-vous me laisser sortir, à la fin ? Si M. Nicolas me trouve enfermé ici, il est capable de me tuer. Il dira que j’ai livré son secret. Laissez-moi sortir ! Laissez-moi sortir ! — Ce Marcel me fait l’effet d’un bel imbécile ! commenta François en haussant les épaules. Il est en tout cas simple d’esprit pour avoir cru tout ce que lui a raconté cette crapule de Nicolas, et pour nous le confesser ensuite ! Allons, dépêchons-nous de partir… » Les enfants reprirent le chemin des caves. « Dis donc, François, proposa Mick, si nous allions jeter un coup d’œil à cette rivière ?… Cela ne nous retarderait pas beaucoup. — Non, non ! intervint Annie. Dépêchons-nous de quitter cet endroit. Je ne serai pas rassurée tant que nous ne serons pas ressortis au grand air. — Oui ! Ne nous attardons pas », renchérit François en pressant le pas. Comme ils atteignaient le mur abattu par les hommes, Mick déclara : « Si ces bandits ont fait cela, c’est pour se frayer un passage commode qui les conduit directement à la rivière. Le gisement précieux doit se trouver tout près d’ici. Je me demande quelles peuvent être les propriétés de ce métal ! » Comme il faisait mine de jeter un coup d’œil au-delà du mur, Miette le tira par la main. « Vite, venez ! dit-elle. Méchants hommes là-bas ! » Et c’est alors qu’un incident imprévisible se produisit. Le chevreau, qui gambadait en tête de la petite troupe, sauta d’un bond soudain par-dessus les éboulis du mur et disparut du côté de la rivière. « Mignon ! Mignon ! » cria Miette, éperdue. Mais le biquet, assourdi par le bruit de la rivière toute proche, ne l’entendit même pas. Sans hésiter, sa petite maîtresse, oubliant sa peur, s’élança à sa poursuite. « Reviens, Miette ! » hurla François à son tour. Miette ne parut pas se soucier de l’appel et disparut dans l’ombre de la grotte. « Et elle n’a même pas de lampe ! gémit Claude, prise de panique. Dago, va la chercher ! Ramène-la ! » Dag comprit et obéit. Il traversa la grotte qui se prolongeait par une sorte de tunnel et se mit à courir le long de la banquette rocheuse qui suivait la rivière souterraine. Celle-ci coulait en pente douce, en direction du lac. Les quatre enfants attendirent un moment en silence. Miette ne revenait pas. Claude commença à s’inquiéter aussi pour Dagobert. « Oh ! François ! Ils ont disparu… Miette, Mignon et Dago ! Et Toto aussi, qui les a suivis ! — Ne te tracasse pas, répondit François avec plus d’assurance qu’il n’en ressentait en réalité. Miette est tout à fait capable de se diriger dans l’obscurité… et les animaux aussi. Ils vont tous revenir d’ici quelques minutes. » Mais le temps passait et Miette ne revenait toujours pas. Pour le coup, Claude n’y put tenir. Allumant sa propre torche, elle se mit en route le long du passage rocheux qui longeait la rivière. « Je vais chercher Miette et Dago ! » annonça-t-elle aux autres. Et elle disparut à son tour avant qu’aucun des garçons ait eu le temps de la retenir. « Claude ! cria François. Ne sois pas stupide ! Dago se débrouillera tout seul. Ne descends pas là ! Tu ne sais pas ce qu’il y a au bout ! — Viens ! Suivons-la ! décida brusquement Mick en entraînant son frère. Claude ne reviendra pas, tu t’en doutes… pas tant qu’elle n’aura pas retrouvé Dagobert et les autres. Dépêchons-nous d’aller l’aider avant que quelque chose de terrible n’arrive… » Annie fut bien obligée de suivre ses frères. Elle sentait son cœur battre à grands coups dans sa poitrine. Il lui semblait marcher en plein cauchemar. Comment une chose pareille avait-elle pu arriver ? CHAPITRE XVIII Au cœur du mystère FRANÇOIS, Mick et Annie avaient rejoint Claude et tous quatre progressaient à présent le long du « sentier » rocheux, en bordure de la rivière. Par bonheur, les lampes électriques des enfants étaient munies de batteries neuves et ils y voyaient bien. Mais la marche devenait malaisée aux endroits où le chemin se rétrécissait. « Pourvu que je ne glisse pas ! songeait Annie. Mes souliers de ski sont tellement lourds ! Quel vacarme fait cette rivière ! C’est une chance, au fond : elle assourdit le bruit de nos pas. C’est à peine si on s’entend, même en parlant très fort. » Le bruit de l’eau était en effet amplifié par l’écho de la voûte… En tête de ses cousins, Claude avançait, très ennuyée de constater que Dago ne répondait pas à ses appels. Elle n’osait crier à tue-tête et se rendait compte que sa voix ne portait pas assez loin pour être entendue par le chien. Soudain, la rivière s’élargit à un point tel qu’elle formait comme un vaste lac souterrain. Seulement, les eaux de ce lac n’étaient pas immobiles et, un peu plus loin, la rivière reprenait son cours avec une violence accrue pour s’engouffrer dans un nouveau tunnel. Entre les deux tunnels, l’endroit où s’étalait le lac souterrain était une vaste grotte, sans doute creusée par les eaux au cours des siècles. À peine Claude y fut-elle entrée qu’elle poussa une exclamation : deux radeaux, très grands et d’aspect solide, étaient amarrés côte à côte sur le bord du lac. Et, sur la banquette rocheuse qui constituait la rive, se trouvaient entassés ce qui semblait être des fûts métalliques, tout prêts, aurait-on dit, à être embarqués sur les radeaux. Dans un coin de la grotte étaient empilées des boîtes de conserve, les unes pleines, les autres vides, et des caisses de bouteilles de bière. Claude songea que toutes ces provisions avaient dû être apportées par ces fameux camions mystérieux que l’on avait vus entrer au Vieux Château la nuit. Ils ne servaient pas à déménager les biens de Mme Thomas, mais à ravitailler les hommes qui recherchaient sous terre le métal précieux dont elle avait parlé. Mais, pour l’instant, Claude avait bien autre chose en tête. Elle voulait à tout prix retrouver Dagobert. La grotte était éclairée par des ampoules électriques, alimentées sans doute par une batterie. Claude et ses compagnons respirèrent en constatant que l’endroit était désert. La fillette risqua un nouvel appel : « Dag ! Où es-tu ? » Presque tout de suite, à sa grande joie, Dagobert sortit de derrière une caisse et vint à elle en remuant la queue. Claude était si contente qu’elle tomba à genoux et pressa le chien contre elle. « Vilain toutou ! dit-elle en le cajolant. Pourquoi n’es-tu pas revenu quand je t’ai appelé ? As-tu retrouvé les autres ? Où est Miette ? » Un petit visage se montra au-dessus de la caisse : c’était Miette. Elle avait l’air effrayé et de grosses larmes coulaient sur ses joues. Elle sortît de sa cachette, tenant Mignon dans ses bras. Toto la suivait de près. Elle cria quelque chose en désignant le tunnel par où Claude, François, Mick et Annie venaient de déboucher. « Oui, oui, dit Claude, devinant l’inquiétude de la petite fille. Ne te fais plus de souci. Nous repartons tout de suite. Aucun de nous n’a envie de traîner par ici ! » François sourit à Miette et la petite fille courut se jeter dans ses bras, sans pour autant lâcher son chevreau. Elle était heureuse d’avoir retrouvé son refuge habituel. Tout en la réconfortant, François regardait autour de lui. « Je comprends bien des choses, à présent ! dit-il tout haut. Ces gens-là ne sont pas des imbéciles. Ils extraient le minerai précieux quelque part, tout près d’ici. Puis ils en emplissent ces fûts métalliques, empilent ceux-ci sur les radeaux… et la rivière charrie le tout jusqu’au lac de la vallée. Là, je parie que les bandits possèdent des bateaux soigneusement camouflés qui leur servent à transporter de nuit la marchandise. — Comme c’est ingénieux ! s’écria Mick. Et ils comptent sur le bruit qu’ils font pour effrayer les villageois et les tenir à l’écart. — Voilà donc l’explication de tous ces phénomènes mystérieux qui nous ont tant intrigués ! soupira Annie. — La maison la plus proche est la ferme des Joncs, fit remarquer Claude… Celle des Gouras. ! Si quelqu’un a dû s’apercevoir d’un fait anormal, c’est bien Joanès ! — Et s’il était innocent, il aurait déjà prévenu la police qu’il se passait quelque chose de louche ici ! renchérit Mick. — C’est ce qui prouve qu’il est de mèche avec le neveu de Mme Thomas et les autres hommes ! » conclut François d’un air sombre. Claude, cependant, tendait l’oreille. « En ce moment, dit-elle, on n’entend rien du tout… Rien que le bruit de l’eau. Peut-être les hommes ne sont-ils pas au travail ? — Je crois… » commença Mick. Et puis il s’interrompit, car Dag et Toto commençaient tous deux à gronder. François entraîna aussitôt Miette et Claude derrière une énorme caisse. Mick et Annie les y suivirent. Tous écoutaient intensément. Qu’est-ce que les deux chiens avaient pu entendre ? Et si les cinq enfants tentaient de s’enfuir par le tunnel qu’ils avaient suivi pour venir, en auraient-ils le temps ? Dagobert continuait à gronder. Le cœur des enfants se mit à battre plus vite : cette fois, ils percevaient un bruit de voix. Qui venait de leur côté ? Mick risqua un coup d’œil de derrière la caisse. Par chance, la cachette des enfants se trouvait dans un coin sombre et ils avaient des chances de n’être pas aperçus. Claude fit taire Dago, Les voix semblaient venir du second tunnel : celui qui se continuait en direction du lac de la vallée. Soudain, Mick poussa une exclamation étouffée : « François ! Regarde ! Je n’ai pas la berlue, non ? » François regarda donc à son tour et faillit s’exclamer lui aussi… Deux hommes venaient de déboucher du tunnel… et l’un d’eux était Joanès ! « C’est bien Joanès ! murmura François. Mais qui est l’autre homme ?… Sapristi, c’est le berger ! Le père de Miette ! Il est donc, complice, lui aussi ? » Miette avait reconnu elle aussi Joanès et le berger. Cependant, elle ne fit pas mine de courir vers son père : elle avait bien trop peur de Joanès ! Les deux hommes se rapprochèrent de l’endroit où se cachaient les enfants et regardèrent autour d’eux, comme s’ils cherchaient quelqu’un. Puis ils se dirigèrent vers un couloir qui s’ouvrait dans un coin de la grotte et que les jeunes fugitifs n’avaient pas encore aperçu. Ce nouveau passage semblait s’enfoncer droit dans les entrailles de la terre. Juste comme Joanès et le berger s’y engageaient, un grondement sourd parut en sortir. « Ecoutez ! chuchota Claude. Voilà le bruit que nous avons déjà entendu. » Ses compagnons comprirent à peine ce qu’elle disait tant le grondement s’intensifiait. Puis le « tremblement de terre » commença. Tout se mit à vibrer alentour. « J’ai l’impression d’être parcouru par un courant électrique, déclara Mick. Je me demande si cela n’a pas un rapport quelconque avec les propriétés de ce fameux métal radioactif dont Mme Thomas nous a parlé. — Suivons Joanès et le fermier, proposa François exalté par l’aventure qu’ils étaient en train de vivre. Nous n’avons qu’à avancer en restant dans l’ombre. On ne nous verra pas ! — Toi, Miette, reste ici ! enjoignit Claude à la petite fille. Le bruit risquerait d’effrayer Toto et Mignon. » Miette approuva de la tête. Elle se blottit derrière la caisse avec son biquet et le chien. « Miette attendra », assura-t-elle. Ainsi tranquillisés, François, Mick, Claude et Annie se précipitèrent sur les pas de Joanès et du berger qui avaient disparu dans le passage. Les enfants s’y engouffrèrent à leur tour. Une vague clarté l’éclairait, sans qu’on puisse en deviner la source. « Ce doit être le reflet d’un feu de forge », dit François en criant presque pour arriver à se faire entendre. Encore sa voix ne parut-elle pas plus forte qu’un murmure. Toi, Miette, reste ici ! » enjoignit Claude à la petite fille. Au bout d’un moment, le passage s’élargit, le bruit augmenta encore, et le rougeoiement qui éclairait les parois rocheuses et la voûte du couloir se fit plus vif. Et soudain, les enfants aperçurent l’extrémité du passage… où brillait une curieuse lumière, qui tremblotait d’étrange façon. « Nous voici arrivés à la mine, là où les hommes travaillent pour extraire le minerai contenant le métal précieux, dit Mick tout tremblant d’excitation. Faisons bien attention, François. Il ne faut pas qu’on nous voie. » Les enfants avancèrent encore de quelques pas en s’efforçant, de se dissimuler contre les parois du couloir, puis ils s’immobilisèrent et tendirent le cou. Ils aperçurent alors une sorte de puits brillamment éclairé autour duquel un certain nombre d’hommes étaient massés. Ces hommes avaient l’air de creuser le sol à l’aide de machines, mais les enfants ne purent distinguer celles-ci avec netteté, car l’éblouissante clarté les aveuglait à moitié. Les mineurs étaient munis de masques de protection. Tout à coup, le sourd grondement cessa et la lumière s’éteignit, comme si, à l’instant même, quelqu’un eût tourné un commutateur électrique. Puis, dans l’obscurité, un faisceau lumineux jaillit, puis un autre. — Des projecteurs ! chuchota Claude. Et regardez ! Celui qui éclaire la voûte paraît la traverser ! — C’est que le faisceau de lumière passe à travers une fissure dans le roc, répondit Mick sur le même ton. Voilà l’explication d’un autre phénomène qui nous a intrigués : c’est ce faisceau que j’ai aperçu du chalet le premier soir. Dans la nuit, s’élevant des profondeurs de la terre jusqu’au ciel, il produit un curieux effet. — Oui, approuva François. Et le brouillard coloré que nous avons vu flotter au-dessus du Vieux Château n’était sans doute que de la poussière s’envolant dans l’air sous l’effet des machines et passant, elle aussi, à travers des fissures de terrain. — On croirait rêver, vous ne trouvez pas ? chuchota Annie, assez peu rassurée dans le fond. — Oui, répondit Mick. Mais nous en avons assez vu comme ça ! Partons vite avant que ces hommes nous découvrent ! — Où sont passés Joanès et le berger ? demanda Claude. Ah ! Je les vois là-bas… dans ce coin. Grand Dieu ! Les voici qui font demi-tour et viennent de notre côté ! » D’un même mouvement, les quatre enfants rebroussèrent chemin et se mirent en devoir de gravir la pente du couloir aussi vite qu’ils le purent. Ils se demandaient s’ils n’avaient pas été aperçus. « J’entends quelqu’un qui nous suit ! haleta Mick. Dépêchons-nous ! Oh ! Comme je voudrais que ce bruit recommence ! On doit certainement nous entendre marcher ! » En effet, quelqu’un se rapprochait d’eux. Et puis, de la mine, en bas, montèrent soudain des cris et des appels. Comme les enfants regrettaient à présent d’avoir suivi Joanès et le père de Miette ! Ils auraient bien mieux fait de reprendre le chemin des caves et de se mettre à l’abri ! Enfin, les jeunes fugitifs se retrouvèrent dans la grotte et, d’un seul élan, se jetèrent derrière une pile de caisses. Ils espéraient encore pouvoir fuir par où ils étaient venus. Auparavant, toutefois, il fallait récupérer Miette au passage. Où était-elle ? Il était difficile de la situer parmi toutes ces caisses. « Miette ! appela doucement François. Miette ! » De la caisse voisine, Mignon, le chevreau, bondit soudain. Sa petite maîtresse ne devait pas être loin. « Trop tard ! murmura Annie d’une voix consternée. Regardez ! Voici Joanès ! » Elle n’avait pas fini de parler que le jeune fermier débouchait à son tour du passage. Il s’apprêtait à traverser la grotte en courant quand il aperçut les enfants en tournant la tête. Il s’arrêta net, les yeux ronds de stupeur. « Que faites-vous là ? s’écria-t-il presque aussitôt. Venez avec nous ! Vite ! Nous sommes tous en danger ! » Le berger parut à son tour et Miette sortit de sa cachette pour courir à lui. Il la regarda comme s’il n’en croyait pas ses yeux puis, se ressaisissant, il la prit dans ses bras et dit quelque chose tout bas à Joanès. Joanès se tourna vers François. « Je vous avais pourtant défendu de vous mêler de cette histoire ! gronda-t-il. Je vous avais dit que je m’en chargeais à moi tout seul. Maintenant, nous allons être pris tous ensemble. Petit imbécile !… Vite… trouvons une cachette et faisons des vœux pour que ces bandits s’imaginent que nous avons fui par le tunnel. Si nous essayons de nous échapper en ce moment, ils auraient tôt fait de nous rattraper. Le temps presse, je vous dis. » Avec une promptitude qui stupéfia les enfants il les poussa dans un coin d’ombre et empila devant eux cinq ou six caisses vides. « Ne bougez pas de là ! ordonna-t-il. Nous allons faire ce que nous pourrons ! » CHAPITRE XIX Des renforts inattendus LES CAISSES qui dissimulaient les enfants étaient grandes, par bonheur. Tous les cinq — Miette comprise — se tinrent cois derrière, souhaitant de tout leur cœur n’être pas vus des bandits. Dans la pénombre, Mick attrapa son frère par le bras. « François, chuchota-t-il. Que nous avons été bêtes ! Joanès n’a jamais fait partie de la bande ! Il cherchait tout simplement à percer le secret du Vieux Château, avec l’aide du berger. Comme tous deux habitent le voisinage, ils ont été les premiers à s’apercevoir qu’il se passait ici des choses louches. Le père de Miette, surtout, a pu observer les mêmes phénomènes que nous, tandis qu’il gardait les moutons sur la montagne. Il en a parlé à Joanès… » François poussa un grognement. « Oui, dit-il. Pas étonnant que le fermier se soit mis en colère quand il s’est aperçu que nous risquions d’embrouiller la situation. Il savait que nous courions un grand danger et il voulait nous en tenir éloignés. Voilà pourquoi il nous a interdit de nous mêler de quoi que ce soit ! Comme tu dis, nous avons été bien bêtes de ne pas le deviner tout de suite. — Savez-vous où est passé Joanès ? demanda Claude à voix basse. Pouvez-vous le voir ? — Non. Il a disparu, répondit Mick. Il doit se cacher lui aussi. Attention, vous autres ! J’entends les bandits arriver… En voici un que j’aperçois entre deux caisses. Il tient une barre de fer à la main. Brrr ! Quel air sinistre ! » D’autres hommes suivirent le premier. Ils n’avançaient qu’avec précaution, ignorant le nombre d’ennemis qu’ils pourraient rencontrer. Les enfants, qui regardaient en silence par les fentes entre les caisses en comptèrent sept en tout. Tous étaient armés d’une manière ou d’une autre. Sept contre Joanès et le berger ! Deux des bandits prirent le tunnel menant aux caves du Vieux Château. Deux autres s’engagèrent dans celui conduisant au lac de la vallée. Les trois autres commencèrent à chercher parmi les caisses. Le cœur des enfants se mit à .battre plus vite. La minute suivante… ils étaient pris ! En vérité, ce fut la faute de Miette. En voyant les hommes se rapprocher d’elle, elle ne put retenir un cri de frayeur. Les bandits n’eurent besoin que de quelques secondes pour démolir la barricade de caisses qui protégeait les jeunes fugitifs. En constatant qu’ils n’avaient devant eux que cinq enfants, ils ouvrirent des yeux ronds de stupéfaction. Mais Dagobert ne leur laissa pas le temps de s’étonner. Aboyant furieusement, il s’était élancé sur l’homme le plus proche de lui et l’avait happé par le bras. Le gredin se mit à hurler tout en essayant de se débarrasser du chien. Mais Dag tenait bon. Cet instant de panique fut mis à profit par Joanès qui, émergeant tout à coup de l’ombre, sauta sur un autre des bandits et l’étendît par terre d’un coup de poing. Puis, se retournant, il mit aussi hors de combat le troisième comparse. Le fermier était un véritable hercule ! « Vite ! Echappez-vous ! » cria-t-il aux enfants. Mais il était déjà trop tard. Les autres bandits, alertés par le bruit, revenaient déjà en courant. Ceux que Joanès avait mis à mal se relevèrent. François, Mick, Claude, Annie et Miette furent bloqués dans un coin, tandis que le berger était fait prisonnier de son côté. Seuls, Joanès et Dagobert étaient en mesure de continuer la lutte… et ne s’en privaient pas. « Mon Dieu ! gémit Claude. Dago va se faire tuer ! Regardez cette brute qui essaie de l’assommer avec sa barre de fer ! » Le chien esquiva le coup et bondit à la gorge de son ennemi qui, lâchant son arme improvisée, se dégagea et prit la fuite. Dag se lança à ses trousses. Hélas ! Ce combat inégal ne pouvait durer. Les hommes étaient trop nombreux. D’ailleurs, il en était arrivé d’autres, venant du couloir de la mine. Tous se montraient stupéfaits à la vue des cinq enfants. Ces hommes, pour la plupart, paraissaient être des étrangers. Ils s’exprimaient en une langue que les enfants ne comprenaient pas. Mais l’un d’eux, qui parlait plus haut que les autres et semblait être leur chef, était certainement français. Il n’avait pris aucune part active à la bataille. Déjà le berger avait les mains liées derrière le dos. Joanès se débattit comme un beau diable quand, écrasé par le nombre, il sentit qu’on l’attachait à son tour. Mais seul contre tous, que pouvait-il faire ? C’est en vain qu’il rugissait et ruait, tel un taureau furieux. Le chef des bandits vint se camper devant lui. « Cela vous apprendra à vous mêler de mes affaires, Joanès ! dit-il en ricanant. De tout temps, vous et moi, nous avons été ennemis : vous à la ferme et moi ici, au Vieux Château — Vous n’êtes qu’un coquin, Nicolas ! riposta Joanès avec mépris. Qu’avez-vous fait de votre tante ? Vous la retenez prisonnière dans sa propre maison. N’avez-vous pas honte ? » C’était donc là le neveu de la châtelaine ! François ne pouvait s’empêcher d’admirer le jeune fermier qui, vaincu et les mains liées, ne craignait pas de le défier encore. « Si nous ne nous étions pas mêlés de cette affaire, songeait le jeune garçon, Joanès ne se serait pas retardé pour essayer de nous cacher. Il serait loin à cette heure-ci et aurait pu triompher de ces bandits. Par notre faute, nous voici tous dans un fameux pétrin ! Que va-t-on faire de nous ? Nous garder prisonniers, sans doute, jusqu’à ce que tout le minerai précieux ait été extrait de la mine ! Et cela peut durer longtemps ! » Nicolas se tourna vers ses hommes pour leur donner des ordres. Dagobert ne cessait de gronder, à moitié étranglé par l’un des bandits qui le maintenait solidement par son collier. Claude craignait qu’il ne reçût un mauvais coup. Miette demeurait blottie dans un coin, pressant contre elle son chien et son chevreau. Et soudain, un fait extraordinaire se produisit : Joanès, qu’encadraient deux robustes mineurs, se dégagea de leur étreinte d’un rude coup d’épaule, les bouscula violemment et se jeta en avant le long du tunnel, descendant vers le lac… celui-là même par lequel il était venu. Tout en courant, il poussa un long cri de triomphe. Comme quelques hommes faisaient mine de s’élancer sur ses traces, leur chef les en empêcha. « Laissez-le donc faire ! dit-il avec un rire dédaigneux. Vous savez bien qu’avant d’arriver au lac il faut nager à un certain endroit, là où la rivière souterraine n’a plus de berge. Or Joanès n’a pas de bateau et il ne pourra pas nager avec les mains attachées. Il sera bien obligé de revenir sur ses pas. Inutile de nous fatiguer à lui courir après. ! » Mais Joanès était plus malin que cela. En échappant à ses gardiens, il ne cherchait pas à s’enfuir. Il n’avait pas la moindre envie de lutter contre le courant furieux avec l’aide de ses seules jambes. Et il ne pouvait pas davantage espérer franchir le pas difficile en s’agrippant à la paroi rocheuse comme lui et le berger l’avaient fait pour venir : ce sont là des acrobaties impossibles quand on a les mains liées. Non, Joanès ne cherchait pas à fuir. Il avait un autre plan… En le voyant disparaître dans l’ombre du tunnel, les enfants sentirent leur cœur se serrer. Il leur semblait que le seul être capable de les défendre s’éloignait d’eux. Nicolas, le sinistre chef de la bande des mineurs, se tourna vers ses hommes pour continuer à leur dicter ses ordres, quand soudain un rugissement énorme vint frapper les oreilles de tous ceux qui se trouvaient réunis dans la grotte. Non pas le rugissement de l’impétueux torrent souterrain ! Non pas le grondement formidable de la mine. Non… mais la seule voix du géant s’amplifiant aux voûtes de roc et venant éveiller des échos dans la grotte même. Oui, c’était bien là la voix de stentor de Joanès. Et Joanès appelait successivement par leur nom ses sept chiens. Stupéfaits, les enfants reconnaissaient cette voix d’une puissance si extraordinaire : « Black ! Roc ! Dick ! Ralf ! Stop ! Jim ! Youki ! » Les noms sonores se répercutaient d’une paroi à l’autre. Miette, qui avait sans doute entendu déjà le fermier appeler ses chiens, ne tourna même pas la tête. Mais tous les autres demeurèrent bouche bée de surprise en entendant une voix si retentissante. « Ralf ! Ralf ! Youki ! Youki ! » La voix explosa, encore plus formidable, semblait-il. Pour le coup, Nicolas Thomas se secoua et éclata de rire. « Qu’espère-t-il donc, le pauvre imbécile ? s’écria-t-il. S’imagine-t-il que ses chiens peuvent l’entendre de l’autre bout du tunnel ? Car il ne les avait sûrement pas amenés avec lui ! Il est fou, je vous dis ! » De nouveau, la voix énorme s’enfla dans les profondeurs du couloir, nommant les sept chiens tour à tour : « Dick ! Black ! Roc ! Youki ! Jim ! Stop ! Ralf ! » Comme Joanès appelait le dernier chien, on eut l’impression que sa voix se brisait. Le berger hocha la tête d’un air accablé. Il avait peur que, tel Roland sonnant le cor à Roncevaux, le fermier ne se soit rompu une veine. Après cela, le silence tomba. Joanès avait cessé d’appeler. Et il ne reparaissait pas non plus. Les enfants se sentirent soudain effrayés et découragés. Miette se mit à pleurer sans bruit. Malgré tout cependant, chacun tendait involontairement l’oreille aux bruits les plus lointains. Celui du torrent étant devenu familier, personne n’y prêtait plus attention. Tout à coup un son vague s’éleva dés profondeurs du souterrain conduisant au lac de la vallée. Dago tira sur son collier au risque de s’étrangler. Il dressa les oreilles, aboya, et reçut une rude tape de l’homme qui le tenait. « Quel est ce bruit ? » demanda Nicolas en regardant autour de lui comme s’il attendait une réponse d’un de ses complices. Mais ceux-ci n’étaient pas plus renseignés que lui et aucun n’ouvrit la bouche. Le bruit se fit plus fort. Et soudain, Claude comprit ce que c’était… c’étaient les aboiements furieux et conjugués de sept chiens déchaînés ! Le berger s’en avisa lui aussi et un sourire de joie vint éclairer son visage. Il jeta un coup d’œil à Nicolas pour voir s’il devinait à son tour… Oui… le chef des bandits venait d’identifier le bruit ! C’est à peine s’il pouvait y croire ! Comment se pouvait-il que la voix de Joanès, si formidable fût-elle, ait été capable de porter aussi loin que l’autre extrémité du tunnel ? Comment avait-il réussi ce tour de force de se faire entendre des sept chiens qui l’aimaient et étaient tous prêts à le défendre ? Pourtant, il n’y avait pas à s’y tromper ! Les chiens avaient entendu leur maître. Roc, le plus vieux des chiens, le plus fidèle aussi, était resté l’oreille dressée depuis que Joanès et le berger étaient entrés dans le tunnel. Dès cet instant, tous ses sens en éveil, il avait écouté s’il ne les entendait pas revenir. Soudain, un long moment après le départ de son maître, voilà que Roc avait perçu l’écho de sa voix sous les voûtes. Cette voix l’appelait, lui et ses compagnons. Aussitôt, Roc avait aboyé, alertant ainsi les autres. Enfin, derrière lui, toute la meute s’était engouffrée dans le souterrain, faisant fi des obstacles, et ne songeant qu’à rejoindre Joanès. Quand les sept chiens le rencontrèrent, le jeune fermier connut un moment de vraie joie. Des langues râpeuses balayaient ses joues. Des queues touffues frétillaient de plaisir autour de lui. Mais Joanès avait encore les mains attachées. Si Roc pouvait comprendre… « Roc, dit le fermier en mettant ses poignets sous le nez du chien, mords ! Attaque ! » Roc parut étonné. Il flaira les liens, sentit une odeur étrangère… et comprit. Ce qu’il fallait mordre, ce qu’il fallait attaquer, c’était cette corde… Au prix de quelques écorchures sans gravité, Joanès se trouva bientôt libre : Roc avait rongé ses liens. Alors, le jeune homme prit la tête de la meute, retourna sur ses pas et, dès qu’il fut dans la grotte, désigna les bandits à ses chiens et leur ordonna d’attaquer ! Les hommes hurlèrent d’effroi. Ils ne possédaient pas d’armes à feu pour se défendre. Ils ne virent de salut que dans la fuite. Leur chef les avait déjà précédés dans cette retraite sans gloire. Mais les chiens ne l’entendaient pas ainsi. Suivis de Joanès triomphant, ils se jetèrent sur les traces des fugitifs et ne tardèrent pas à les cerner dans un coin de la cave. Dagobert, libéré de l’étreinte de son gardien, s’était joint à eux. Même le minuscule Toto aboyait de toutes ses forces en prenant des airs féroces. Les enfants, transportés de joie, considérèrent leurs ennemis vaincus. « Qui aurait jamais cru ça ! soupira Mick ravi. Quelle chose stupéfiante ! Vive Joanès et ses sept chiens ! » CHAPITRE XX Tout est bien qui finit bien JOANÈS ne permit pas aux enfants de s’attarder dans la grotte. « Le berger et moi, nous avons pas mal de choses à faire ici, dit-il de sa voix sonore, qui paraissait un peu rauque cependant. Vous, vous allez vous rendre tout de suite à la ferme et vous téléphonerez à la gendarmerie de Villard-de-Lans. Vous direz simplement : « Joanès a gagné la partie » et vous demanderez qu’on m’envoie une voiture de police assez grande pour embarquer tout ce joli monde. Cette voiture devra m’attendre sur les bords du lac. Les gendarmes savent d’ailleurs à quel endroit : je leur ai déjà indiqué l’espèce de petite crique où ces bandits amarrent leur bateau. Quant à Nicolas et Compagnie, je vais les faire monter sur un des radeaux et les conduire moi-même jusqu’au lac. Allez, vite, mes petits ! Cette fois-ci, obéissez sans discuter. — Oui, monsieur ! » répondit François au nom de tous. Désormais, il considérait Joanès sous un jour nouveau. Le fermier lui apparaissait comme un héros. Dire qu’il l’avait pris pour un traître ! Maintenant, il était tout disposé à lui obéir au doigt et à l’œil. Déjà il se mettait en route, suivi des autres, quand une pensée le frappa. Il revint sur ses pas. « Cette vieille dame, dit-il. Mme Thomas… la tante de Nicolas. Il faudrait la délivrer. Et puis.., nous avons enfermé à clef son gardien, Marcel, dans la pièce à côté de la cuisine. — Ne vous inquiétez plus de rien, répondit Joanès d’un air sévère. Je me charge de tout. Emmenez Miette avec vous à la ferme. Elle ne doit pas rester ici. Allez ! » François ne se le fit plus répéter. Après un dernier regard aux bandits gardés par les chiens menaçants, lui et ses compagnons, suivis de Dag, de Toto et du chevreau, remontèrent le tunnel débouchant dans les caves et traversèrent celles-ci. L’accès du jardin leur était encore interdit du fait que le féroce chien de garde y était toujours. Au moment de quitter les sous-sols du Vieux Château, Mick ne put s’empêcher de constater : « L’idée de laisser la vieille dame toute seule là-haut ne me plaît pas beaucoup, vous savez ! — À moi non plus, répondit son frère, mais Joanès sait ce qu’il fait et nous devons lui obéir. D’après ce qu’il a dit, les gendarmes et lui sont convenus d’avance d’un plan à suivre. Nous n’allons pas risquer de nous faire encore gronder en nous mêlant de ce qui ne nous regarde pas. Nous avons fait assez de gâchis comme ça, ne l’oublie pas. » François, Mick, Claude, Annie et Miette se contentèrent donc de suivre le boyau souterrain qui conduisait à l’ancien puits de mine et de se hisser hors du trou, ce qui fut facile grâce aux cordes qui pendaient des luges. Après leurs exploits de la matinée, tous se sentaient affamés, mais François ne permit pas aux autres de s’arrêter, fût-ce pour manger un sandwich. « Non, non, dit-il. Il faut téléphoner aux gendarmes sans perdre une minute. La réussite des plans de Joanès peut en dépendre. Nous ne pouvons pas nous arrêter en route. Nous mangerons en bas… à la ferme. » Maintenant, tous étaient rassemblés hors du puits de mine. Mignon, d’un bond ahurissant, en était sorti tout seul. Dagobert, lui, fut hissé de la même manière qu’on l’avait descendu à l’aller. Il avait été très ennuyé de devoir quitter les autres chiens, mais rien n’aurait pu le retenir du moment que Claude ne, restait pas avec lui. « Comment allons-nous rejoindre la ferme ? demanda Annie. — Nous pouvons toujours dévaler la première pente avec nos luges, répondit François. Cela nous fera gagner du temps. — Oui, mais ensuite, je le crains, la neige ne nous portera plus, fit remarquer Claude. — C’est vrai, constata Mick. Tandis que nous étions sous terre, la neige a cessé de tomber. Le soleil a fait fondre une partie de celle qui couvrait le sol. Il fait un temps magnifique à présent. — De toute manière, reprit François en hochant la tête, les pentes au-delà de celle-ci sont trop raides et nous ne les connaissons pas. Il vaut mieux que nous descendions à pied, par le sentier. — C’est plus sûr, en effet, approuva Claude. En nous pressant un peu, cela ne nous retardera pas beaucoup. — Eh bien, partons vite, conclut Mick en s’installant sur une des luges. Tu viens, Miette ? » Mais Miette recula, « Non, dit-elle. Je ne vais pas à la ferme. — Mais si, Miette, intervint François. Tu vas venir avec nous. Cela me fera plaisir, tu sais. » Tout en parlant, il avait pris dans la sienne la main de la petite fille et, soudain, un sourire joyeux illumina le visage de l’enfant. Elle était heureuse de faire plaisir au jeune garçon et oublia ses craintes pour le suivre. Et pourtant, Miette redoutait fort de descendre à la ferme des Joncs. Elle pensait que sa mère devait s’y trouver et craignait — non sans raison — d’être sévèrement punie pour s’être échappée une fois de plus. « Tu es très gentille, Miette », déclara François en installant la fille du berger sur la luge, entre Mick et lui, « Je te donnerai une grosse barre de chocolat quand nous serons arrivés à la ferme ! » Miette serra Mignon et Toto contre elle et passa ses petits bras autour de la taille de François. De leur côté, Claude, Annie et Dagobert s’étaient installés sur la seconde luge. « On y va ? — On y va ! » Les deux traîneaux démarrèrent au même instant et furent au bas de la pente en un temps record. Les cinq enfants respiraient avec délice l’air pur de la montagne. Comme cela leur semblait étrange de se retrouver au grand jour après tant d’heures passées sous terre ! Leur récente aventure leur faisait l’effet d’un rêve, déjà presque lointain. « Nous allons laisser les luges ici, décida François en descendant de la sienne. — Cachons-les sous ces buissons », conseilla Mick. Les luges une fois à l’abri, la petite troupe prit le sentier qui menait à la ferme. François permit aux autres de grignoter leurs sandwiches tout en marchant. « Ce sera toujours un acompte de pris ! » déclara-t-il. Miette elle-même, qui d’habitude ne mangeait pas plus qu’un moineau, accepta ce qu’on lui offrait… et en redemanda. Mme Gouras fut très étonnée de voir arriver les enfants. En quelques mots, ils la mirent au courant et demandèrent à téléphoner aux gendarmes. Ceux-ci ne semblèrent pas surpris le moins du monde de recevoir le message de Joanès. Ils paraissaient l’attendre. « Entendu, répondit le brigadier qui avait reçu l’appel de François. Nous allons faire le nécessaire. Merci de nous avoir avertis. » Et là-dessus il raccrocha. François se demanda ce qui allait se passer à présent. Quel pouvait être le plan de Joanès ? Du moment que les bandits étaient pris, toutes les difficultés semblaient résolues aux yeux des enfants. Ils ne voyaient pas bien ce qu’on pouvait faire d’autre, sinon délivrer Mme Thomas. Mme Gouras invita ensuite ses jeunes hôtes à goûter et les enfants ne se firent pas prier. Les garçons en profitèrent, tout en mangeant, pour s’accuser (et s’excuser) d’avoir pu un seul instant soupçonner Joanès de complicité. La fermière rit de bon cœur à cet aveu. « Peut-être ferions-nous bien de rester ici jusqu’au retour de Joanès, proposa Claude au bout d’un moment. D’abord, je veux lui demander pardon de l’avoir mal jugé. Ensuite… eh bien, je suis curieuse de savoir comment cela s’est passé dans la grotte après notre départ. — C’est cela ! Restons ! s’écria Annie. D’ailleurs, il faut que Miette attende son père… » Mme Gouras accepta avec plaisir de voir rester les enfants. Elle les invita même à dîner pour le soir. « Vous partagerez notre repas, dit-elle. De la dinde rôtie ! Cela vous changera un peu de vos repas cuits sur le poêle à pétrole. » François, Mick, Claude, Annie et Miette, après avoir remercié leur aimable hôtesse, se réunirent auprès d’un bon feu pour bavarder entre eux. Dago avait posé sa tête sur les genoux de Claude. « Avez-vous vu Dag ? dit Claude toute fière. Il n’a pas hésité à se joindre aux autres chiens bien que trois de ceux-ci aient essayé de le mordre l’autre jour. Je le trouve joliment courageux ! — Oui, répondit Annie… Je me demande ce que les gendarmes vont dire à la pauvre Mme Thomas. Tout d’abord, elle va être contente en apprenant que son neveu est sain et sauf. Mais quand on lui révélera qu’il lui a menti et qu’il était le chef des bandits, quel choc pour elle ! » Mick, moins sentimental que sa sœur, ne pensait qu’à ce métal mystérieux que Nicolas et ses hommes avaient tenté de s’approprier. « Ils n’ont sans doute pas encore eu le temps de traiter avec une puissance étrangère, réfléchit François tout haut. Et le minerai, faisant partie du sous-sol, appartient à l’Etat. Mais il faut reconnaître que leur plan était magistral. — J’espère qu’on nous permettra de visiter en détail la mine, les tunnels et le lac ! soupira Claude. Demain, peut-être. Nous pourrions coucher ici, à la ferme, pour cette nuit. Qu’en pensez-vous ? Je tombe de fatigue. — Oui, tu as raison, acquiesça François. Et nous ne risquerons pas d’être réveillés par des grondements souterrains et des tremblements de terre. — Oh ! On n’en entendra plus guère désormais, fit remarquer Mick. Mais ne trouvez-vous pas curieux que ces phénomènes aient déjà existé dans le temps ? — Pas si curieux que ça, répondit Claude. Puisque nous avons découvert un puits de mine, c’est qu’il y en avait une là jadis. Peut-être une mine de fer. Puis, ceux qui l’exploitaient auront découvert qu’elle n’était pas rentable et elle aura été abandonnée. Il aura fallu la venue de Nicolas pour soupçonner la présence d’un minerai radioactif… — Oui, murmura François. Ce doit être cela ! » Joanès et le berger ne rentrèrent qu’à la nuit. François alla droit au jeune fermier. « Nous vous devons des excuses, dit-il en rougissant. Nous avons été si sots ! Dire que nous aurions pu vous empêcher de triompher de ces bandits ! » Joanès eut un large sourire. Il semblait tout heureux. « N’en parlons plus, jeunes gens ! dit-il avec bonne humeur. Tout est bien qui finit bien. Les gendarmes ont été exacts au rendez-vous et tous ces gredins sont en prison à l’heure actuelle. Nicolas Thomas faisait piteuse figure, je vous en réponds. Nous avons rendu la liberté à sa tante. La pauvre femme a été conduite chez des amis à elle, qui l’entourent de soins et la consolent. Quant au métal rare, il appartient au gouvernement qui se chargera de son exploitation. — À table ! Le repas est prêt ! annonça Mme Gouras en invitant du geste les enfants, son fils et le berger à prendre place. J’ai fait rôtir une dinde en ton honneur, Joanès. N’oublie pas que c’est aujourd’hui ton anniversaire ! — Ma foi, je l’avais presque oublié », répondit Joanès en riant. Tous se mirent à manger avec appétit. La dinde était doublée d’un gros morceau de bœuf bouilli dont Joanès préleva sept tranches après que tout le monde eut été servi. Puis il alla dans la cour de la ferme. « Black ! Dick ! Roc ! Jim ! Youki !. Stop ! Ralf ! » appela-t-il de sa voix formidable. Les enfants sursautèrent. Allons, Joanès n’avait pas perdu sa voix ! « Il régale ses chiens, commenta Annie en souriant. Ma foi, ils ont bien mérité une récompense ! — Ouah ! » réclama poliment Dagobert, qui s’était avancé sur le seuil. Joanès revint sur ses pas en riant. Il alla couper deux autres tranches de viande. « Tenez ! dit le jeune fermier en les offrant à Dagobert et à Toto. Vous y avez bien droit vous aussi ! » Tout le monde applaudit. « Eh bien, constata Mme Gouras, amusée, on peut dire que tout le monde aura eu sa part du festin ! Allons, mes enfants, buvez un doigt de ce mousseux à la santé de mon Joanès… le meilleur fils qui ait jamais existé ! » Annie distribua les verres à la ronde tandis que le fermier, souriant et détendu, écoutait les aboiements joyeux de ses sept chiens dans la cour. « Joyeux anniversaire ! » s’écrièrent les convives en levant leur verre. Et François ajouta en clignant de l’œil avec malice : « À votre bonne santé, monsieur… Et à votre voix ! » Car après tout, c’était bien un peu grâce à elle que cette aventure, si mal commencée, avait finalement bien tourné ! FIN