ELIZABETH HAYDON Rhapsody Deuxième partie ** La symphonie des siècles, I roman Traduit de l’américain par Marie de Prémonville Pygmalion À novembre, octobre et septembre, les trois meilleurs mois de l’année. Avec amour et reconnaissance, pour ce qu’ils m’ont donné. 28 AUX PORTES D’HAGUEFORT, le château de messire Stephen Navarne, le chef des gardes avait fait appeler le chambellan pour avoir son avis. Gerald Owen était au service du duc depuis plus de vingt ans, il y était entré alors que messire Stephen n’était encore qu’un jeune homme et, au cours des ans, il avait vu bien des choses. Mais rien n’aurait pu le préparer à ce qui se présentait à lui en cet instant, il en était certain. Deux des trois voyageurs, une femme à la silhouette fine et élégante et aux yeux verts enchanteurs, et un homme noueux plus grand qu’elle d’une tête, portaient une cape à capuche. Dans le cas de la jeune femme, cela lui causa une grande déception, car il ressentait l’envie impérieuse de la voir à visage découvert. Pour ce qui était de l’homme, en revanche, cet accoutrement tombait à point nommé. « Ils étaient accompagnés d’un monstre aux proportions grotesques, mesurant plus de deux mètres, presque deux mètres cinquante. La vision de dents grosses comme des défenses, saillant d’une mâchoire carrée, fit tambouriner le cœur d’Owen dans sa poitrine. « Eh bien, hum, tout me semble en ordre », bégaya-t-il en examinant une nouvelle fois la lettre d’introduction de Llauron l’Invocateur – ce qui faisait un total de cinq. « Euh, entrez, je vous prie. » Il ouvrit la grand-porte et adressa un signe de tête aux gardes. Puis il fit pénétrer les invités de son maître et suivit ce groupe insolite à l’intérieur du donjon. Le château lui-même était très beau, de facture classique mais agrémenté de touches plus artistiques, comme ces motifs sculptés dans la pierre d’un brun rosé. De la vigne vierge, roussie et morte en plein cœur de l’hiver, escaladait les murs, formant à n’en pas douter une tapisserie verdoyante, l’été. Autour du périmètre de la cour s’étalaient des jardins suspendus où s’accumulait l’eau de la fonte des neiges. Lorsqu’ils atteignirent la grande porte d’entrée en acajou noir richement sculpté, Gerald Owen s’immobilisa. « Si vous voulez bien patienter ici, je vais prévenir Messire Stephen de votre arrivée. » Il s’inclina brièvement, puis ouvrit et se précipita à l’intérieur, sans oublier de refermer derrière lui. En attendant son retour, Rhapsody fît le tour de la pièce, examinant le décor. La forteresse de Stephen Navarne, accrochée au flanc d’une colline en pente douce, offrait un large panorama sur la forêt environnante et sur la campagne alentour, sur trois côtés. Alors qu’ils montaient vers la porte, Grunthor avait fait remarquer les nombreux dispositifs de défense camouflés. Malgré sa belle architecture et son apparence pacifique, le château avait été conçu pour se défendre sans mal en cas d’agression. Rhapsody avait constaté que l’intelligence des fortifications avait impressionné ses deux amis. Le chambellan avait laissé la porte légèrement entrouverte, sans doute pour ne pas les insulter de manière flagrante en leur fermant la porte au nez. Achmed s’y appuya d’un air détaché, adressant un signe de tête courtois aux gardes. La porte s’ouvrit un peu plus, comme il le souhaitait. Dans l’écho du vestibule montait une riche voix de ténor. « Et elle est accompagnée d’un géant quoi, vous dites ? » La voix gênée de Gerald Owen répondit de manière parfaitement audible : « Je crois qu’il s’agit d’un Firbolg, monseigneur. — Un Firbolg ? Splendide ! J’imagine que je serai le seul au Conseil du Régent le mois prochain à avoir jamais déjeuné avec un Firbolg. Faites-les entrer, je tiens à leur montrer mon hospitalité. » Il y eut un silence. « Oui, monseigneur. — Oh, poussez-vous donc de là, Owen. Je vais les accueillir moi-même. » Ils entendirent des bruits de pas qui s’approchaient, et une seconde plus tard la lourde porte d’acajou s’ouvrit à la volée. Dans l’embrasure apparut un homme souriant, à peu près de la même taille qu’Achmed. Il était jeune et paraissait plein d’énergie, et ses tempes n’étaient qu’à peine grisonnantes, au milieu de sa chevelure blonde. Comme elle l’avait constaté sur Anborn quelques jours plus tôt, Rhapsody se fît la remarque que les rides apparaissant çà et là sur le visage de l’homme contredisaient la jeunesse qui émanait par ailleurs de lui. Rhapsody se demanda s’il pouvait s’agir d’un trait cymrien, un des signes de la longévité que leur avait value leur voyage à travers le Temps, à eux et à leur progéniture. Messire Stephen étant l’historien des Cymriens, l’idée qu’il en soit un lui-même n’avait rien d’extravagant. Le jeune duc s’inclina poliment. « Bienvenue ! Je suis Stephen Navarne. Entrez, je vous prie. » Il lança un regard à son chambellan, qui semblait encore un peu sous le choc, et lui adressa un signe de tête brusque. Gerald Owen cligna les paupières, puis ouvrit la porte en grand. Rhapsody et Grunthor saluèrent à leur tour. Achmed inclina légèrement la tête. « Merci, monseigneur », dit Rhapsody en pénétrant dans le château, bientôt suivie par les deux Firbolgs. « J’espère que nous ne tombons pas mal. — Certainement pas », répondit Stephen. Son sourire se reflétait dans ses yeux du bleu vert des bleuets. « Et appelez-moi Stephen, je vous en prie. Je suis ravi que vous soyez venus. Il faudra que je remercie Llauron d’avoir eu la riche idée de vous envoyer à moi. Votre voyage s’est-il bien passé ? » Tout en parlant, il avait pris la main de Rhapsody et s’était incliné en une ébauche de baisemain. Les trois compagnons échangèrent un regard. « En majeure partie, oui », dit Achmed, devançant la réponse plus franche de Rhapsody. Surpris par la résonance fricative de sa voix, messire Stephen le considéra avec un air de surprise. Il se retourna et s’éloigna, leur faisant signe de l’accompagner. « Avez-vous faim ? Nous allons déjeuner dans un court moment, mais d’ici là je peux vous faire apporter quelque chose. — Non, merci, ce ne sera pas nécessaire », répondit Rhapsody en accélérant le pas pour suivre la cadence de leur hôte tout excité. Le repas de la mi-journée fut servi dans une salle à manger majestueuse, assez vaste pour accueillir une armée de convives. À l’extrémité sud de la pièce se trouvait une énorme fenêtre de deux panneaux de carreaux rectangulaires encadrés de plomb, donnant sur les terres du duc et sur la cour en contrebas. Dans le mur opposé se découpait un âtre suffisamment grand pour y faire griller un bœuf entier, comme le fît remarquer Grunthor à voix haute – commentaire qui fît rire le maître des lieux de bonne grâce. « Quelle charmante idée ! Il faudra que nous tentions l’expérience pour l’anniversaire de Melly. Il coïncide avec le premier jour du printemps, aussi avons-nous coutume de le fêter par un magnifique festin. — C’est qui, Melly ? » Le duc se frotta les mains puis désigna un immense portrait à l’huile, richement encadré, accroché au-dessus de la cheminée. Il s’agissait d’une femme et de deux enfants, un garçon et une toute petite fille. La femme était mince, au teint mat, avec de grands yeux marron et un sourire timide. À ses côtés se tenait un garçon d’environ sept ans, avec les yeux bleu-vert éclatants de son père, et la chevelure acajou de sa mère. Sa petite sœur, perchée sur les genoux de leur mère, était son opposé, avec une couronne de cheveux blonds comme les blés et des yeux d’un noir profond. « Melly – pour Melisande – est ma fille. C’est elle, enfant, avec ma femme Lydia et Gwydion, notre fils. » Rhapsody regardait par la fenêtre, aux côtés d’Achmed. En entendant messire Stephen, elle se retourna, le sourire aux lèvres. « Et aurons-nous le plaisir de rencontrer votre famille plus tard ? » Le duc lui rendit son sourire. « Mes enfants seront enchantés de vous rencontrer. Quant à ma femme, je suis au regret de vous apprendre que je suis veuf. » Grunthor vit le sourire de Rhapsody s’effacer. « Désolé de l’entendre, chef », s’exclama-t-il en flanquant une tape amicale dans le dos de messire Stephen. Le duc plongea en avant sous ce coup bien intentionné, puis se redressa dans un éclat de rire. « Merci », dit-il en remarquant que la porte de la cuisine s’était ouverte et que les marmitons entraient dans la pièce les bras chargés de plateaux de victuailles. « Cela fait maintenant quatre ans. Gwydion semble avoir dépassé le choc, et bien sûr Melisande ne se rappelle pas du tout sa mère. Venez, je vois Hilde qui nous apporte de quoi nous restaurer. Messieurs, si vous voulez bien vous asseoir, je m’occupe de Madame. » Il fallut encore quatre des plateaux en question pour rassasier Grunthor de jambon et de grouse rôtie. Si les bols de porcelaine dans lesquels on servait les ignames douces et les pommes de terre braisées avaient été vidés trois ou quatre fois moins souvent qu’au cours du repas, Rhapsody s’en serait déjà trouvée mortifiée. Messire Stephen ignora son embarras et fît resservir à chaque fois son géant d’invité, se réjouissant de le voir profiter ainsi de l’hospitalité des cuisines. Après avoir consommé assez de nourriture pour nourrir l’armée de son hôte, Grunthor se déclara repu. « Je pourrais plus avaler une bouchée, chef. Délicieux, dit-il en essuyant son gigantesque jabot sur une serviette de lin délicatement brodée. Chouette repas. » Achmed acquiesça, tandis que Rhapsody se couvrait le visage des mains, dissimulant un sourire. D’un bond, Stephen se leva de table. « Bien ! je suis ravi d’entendre que vous l’avez apprécié. Maintenant, que diriez-vous tous d’un verre d’eau-de-vie candérienne dans mon bureau ? Dans sa lettre, Llauron m’apprend que vous vous intéressez au musée, et il faut un peu de marche dans ce froid glacial pour y arriver, aussi un petit remontant sera-t-il peut-être le bienvenu, n’est-ce pas ? — Absolument », confirma Achmed. Surprise, Rhapsody leva les yeux vers lui. Le Dhracien se montrait en général peu disert en présence d’inconnus. Et venant de lui, c’était là un commentaire presque jovial. Elle sut tout de suite qu’il aimait bien messire Stephen, bien plus que quiconque depuis leur arrivée dans le nouveau monde. Elle ne pouvait qu’abonder en son sens. Le jeune duc faisait preuve d’une ouverture d’esprit qu’elle n’avait jusqu’alors jamais rencontrée et, en dépit des événements malheureux qui avaient assombri sa vie, il se révélait plein d’énergie et de vigueur. Se trouver près de lui avait quelque chose d’excitant, il mettait dans tout ce qu’il disait une intensité particulière, comme s’il jugeait la vie profondément intéressante, sous tous ses aspects. Messire Stephen recula la chaise de Rhapsody et lui offrit le bras. Puis il se tourna vers les Firbolgs. « Par ici », dit-il en se dirigeant vers la porte de l’autre côté de la cheminée, en face de la cuisine. Le claquement des semelles de cuir de ses bottes sur le sol de marbre retentit dans toute la salle à manger. « Llauron affirme que vous avez connaissance des incursions aux frontières, ainsi que des attaques dont nous sommes victimes », commença Stephen en tendant à Achmed une petite timbale de cognac. Comme précédemment, le Dhracien se tenait près de la plus grande fenêtre de la pièce, qui se trouvait cette fois-ci à l’extrémité est de la forteresse et donnait elle aussi sur les collines ondoyantes de Navarne et sur la cour, en contrebas. Sur les pavés, deux enfants jouaient à s’attraper, au milieu des rires. Un large sourire se dessina sur le visage du duc dès qu’il les aperçut. « Gwydion et Melisande », indiqua-t-il à Rhapsody avec un signe de tête. Elle s’approcha à son tour de la baie. « Llauron nous a dit peu de chose, rien de très conséquent », répondit Achmed d’un ton détaché. Du doigt, il désigna un haut et épais mur de pierre, inachevé, au-delà des champs qui s’étiraient à perte de vue vers le nord. Il ne fit aucune allusion aux premières observations auxquelles ils s’étaient livrés, Grunthor et lui. « Est-ce la raison pour laquelle on érige ces remparts ? » Stephen tendit un verre d’alcool richement ambré à Grunthor, qui s’était étendu sur un grand canapé recouvert de cuir, les pieds posés sur la table en face de lui. Puis il rejoignit les deux autres compagnons près de la fenêtre. « Oui, en un mot, dit-il d’une voix neutre. Navarne a l’inconvénient d’être surtout composée de petits villages et de communautés de deux ou trois grosses fermes réunies, et mes terres sont éloignées de plusieurs jours de route de la capitale. Par conséquent, leurs habitants sont des plus vulnérables à ce genre d’assauts. Lorsque l’avant-poste militaire le plus proche se situe à au moins deux jours, un petit village ou une petite communauté de fermiers se trouvent rapidement dévastés, et personne n’en entend parler avant des semaines. Nous avons eu notre compte d’attaques et de massacres. » J’ai commencé par essayer de poster des éclaireurs et des soldats à proximité d’autant de villages que possible, mais en vain. J’ai alors décidé d’entourer toutes les terres que je pouvais d’une enceinte fortifiée, dans l’espoir qu’elle protégerait mieux la population et la terre. J’ai invité tous ceux qui le souhaitent à vivre dans cette nouvelle forteresse, et certains ont accepté. » D’autres préféreront tenter leur chance et conserver leur héritage, et je respecte cela. La terre à l’intérieur de l’enceinte finira par devenir un village très peuplé, ce qui détruira définitivement la tranquillité de mon mode de vie, mais c’est un petit prix à payer, si cela peut en aider un nombre plus important. Pour être honnête, je ne suis même pas certain que cela aura la moindre utilité mais, jusqu’à mon dernier souffle, je suis bien décidé à tout tenter. — C’est la marque d’un grand chef », déclara Rhapsody en observant au loin les ouvriers empiler les pierres. De là où elle se trouvait, on aurait dit que le mur mesurait déjà plus de quatre mètres. Quel que fût l’ennemi que messire Stephen essayait de tenir à distance, il avait dû lui faire une forte impression. Pour la première fois depuis qu’ils étaient arrivés, une expression de gravité traversa le visage du duc. « J’ai des raisons personnelles de prendre cela à cœur, outre le devoir. Voyez-vous, deux des victimes de ces attaques se trouvaient être ma femme et ma belle-sœur. » Il laissa son regard errer dans la cour où les enfants jouaient dans l’air glacé. Les rires et les cris de joie sonnèrent soudain faux. Le cœur de Rhapsody se remplit de douleur lorsqu’elle entendit ces paroles, pourtant prononcées avec simplicité, sans regret, avec une pointe de chagrin soucieux. « Je suis tellement désolée. » Messire Stephen but une grande gorgée de son cognac. « Merci. C’était il y a quatre ans. Melisande commençait à peine à marcher et Lydia s’était rendue en ville pour lui acheter des chaussures qui puissent soutenir ses petits pieds. Ma belle-sœur et elle aimaient ce genre d’escapades, qui leur permettaient de se voir et de parler ensemble. » La petite avait dû rester couchée à cause d’un rhume. J’imagine que nous avons eu de la chance qu’elle soit tombée malade, ou elle aurait très vraisemblablement péri elle aussi ce jour-là. Sur le chemin du retour, leur caravane se fit intercepter par un groupe de soldats lirins, des pillards. Je vous épargne les détails mais sachez que, lorsque je l’ai retrouvée, elle tenait toujours les chaussures entre ses mains. Bien sûr, nous n’avons rien pu en faire. Les taches de sang n’ont pas voulu partir. » Ces paroles nouèrent l’estomac de Rhapsody, mais Achmed et Grunthor se contentèrent de hocher poliment la tête. Ils avaient à l’évidence entendu bien pire. « Le plus étrange dans toute cette histoire, c’est que pas un des Lirins capturés sur les lieux du massacre n’a reconnu les faits. Leur culpabilité ne faisait pourtant aucun doute, on les a pris la main dans le sac. Pourtant chacun d’entre eux est allé à sa mort en jurant qu’il ne savait rien de cette attaque. » C’était extrêmement étrange. Je connais les Lirins depuis toujours, pour avoir vécu si près de leurs terres, et leur race est parmi les plus honorables qui soient, pour ce que j’en ai vu. Ne pas assumer la responsabilité de ses actes, voilà une conduite qui ne leur ressemble pas du tout. Assister aux exécutions a apaisé un peu de la haine qui m’animait. Ils avaient surtout l’air perplexes, jusqu’au dernier d’entre eux. Très étrange. » Les Bolgs échangèrent un regard. « En effet. Les Lirins sont-ils les seuls à avoir attaqué vos villes et vos villages ? demanda Achmed. — Non, et voilà une autre chose inhabituelle, dans ces incursions. On relate des incidents impliquant d’autres hommes de Roland. En fait, même des soldats de Navarne se sont fait prendre dans d’autres provinces et à Tyrian, pour avoir commis des atrocités comparables. Je jure sur la tête de mes enfants que je n’ai jamais ordonné pareilles horreurs. Je n’ai aucune idée de l’origine de ces attaques. » Le pire de tout, c’est que les enfants de Navarne semblent être devenus la nouvelle cible de ces incursions. » Il ouvrit la fenêtre et se pencha à l’extérieur pour appeler sa fille et son fils dans la cour. « Gwydion, Melisande, c’est l’heure de rentrer. » Interrompant leurs jeux, les enfants levèrent la tête, échangèrent un regard, puis s’exécutèrent en soupirant. Messire Stephen attendit qu’ils aient passé la porte, tenue ouverte par le chambellan qui les surveillait, puis se tourna de nouveau vers ses invités. « Je suis désolé, ces temps-ci, je vis de paranoïa et de peu de sommeil. Presque une centaine d’enfants de notre province sont portés disparus, pour certains depuis des attaques éclairs, d’autres enlevés dans leur propre cour. Quand leurs corps ne sont pas retrouvés sur les lieux de l’attaque, on en déduit qu’ils ont été emmenés, peut-être pour être vendus. » Un seul a été rendu, lorsque son père et son oncle ont traqué à cheval les ravisseurs, qui étaient de Navarne, une fois encore. Eh bien, les circonstances étaient tout aussi étranges : ces hommes n’avaient aucune idée de la provenance des enfants, pourtant placés sous leur surveillance. On dirait que tout le continent est frappé d’amnésie collective. » Ayant achevé son récit, Stephen vida son verre, le posa sur son bureau, puis se dirigea vers la porte, au-delà de la cheminée. Là, il tira un cordon en passementerie. Quelques instants plus tard, la porte s’ouvrit et une femme entra. « Oui, monseigneur ? — Rosella, veuillez donner leur bain aux enfants et les changer, leur apporter leur thé, puis nous les amener afin qu’ils rencontrent mes invités. » La femme hocha la tête et quitta la pièce, non sans avoir jeté un regard de travers au monstre gigantesque qui avait posé les pieds sur la table de son maître. Environ une heure plus tard, la porte s’ouvrit à la volée et les enfants entrèrent en courant, se jetant dans les bras de leur père. Messire Stephen mit un genou en terre et les serra contre lui, les secouant dans tous les sens pour leur plus grand plaisir et au milieu de leurs gloussements ridicules. La petite fille hilare aperçut soudain Rhapsody. Elle s’arrêta subitement de rire malgré les cascades de son père, et fixa la jeune femme. Rhapsody sourit, espérant la mettre à l’aise, mais l’enfant se libéra de l’étreinte de son père et la montra du doigt. « Papa, qui est-ce ? » Stephen et son fils interrompirent leur jeu et regardèrent dans la direction qu’elle indiquait. Le duc abaissa le bras de sa fille. « Voilà qui est fort grossier. » Son ton était exactement le même que celui que Rhapsody avait entendu à son père, et de la main elle dissimula un petit sourire. Il y avait vraisemblablement des choses qui transcendaient la position sociale. « Ce sont nos invités. Je vous ai demandé de venir pour que vous les rencontriez. Cette dame s’appelle Rhapsody, et j’imagine que tu as quelque chose à lui dire. » L’enfant continua de la fixer, et son frère en fit autant. Le visage de Stephen s’assombrit d’une touche de contrariété paternelle. « Eh bien, Melly ? Qu’est-ce qu’on dit ? — Que vous êtes belle », affirma la petite fille, la voix remplie d’une admiration presque religieuse. Confus, Stephen rougit jusqu’aux oreilles. « C’est tout à fait exact, mais ce n’est pas vraiment ce que j’avais en tête. — Mais ça ira très bien », intervint Rhapsody avec légèreté. Grunthor et Achmed échangèrent un regard. Si elle l’entendait de la bouche d’un enfant, elle se laisserait peut-être convaincre. Après quelques secondes d’observation, ils durent se rendre à l’évidence : c’était un espoir vain. Rhapsody s’approcha des deux enfants, souriant d’abord à la petite Melisande, puis relevant la tête vers Gwydion, presque aussi grand qu’elle. « Je suis très heureuse de vous rencontrer tous les deux, Melisande et Gwydion. Puis-je vous présenter mes deux amis, Achmed et Grunthor ? » Le regard de Melisande resta fixé sur elle, mais celui de Gwydion se porta sur les deux Firbolgs. Un sourire radieux apparut sur les lèvres du jeune garçon. « Bonjour », dit-il en tendant la main et en se dirigeant droit sur Grunthor. Le géant firbolg fit claquer ses talons et serra la main du jeune garçon dans sa pogne énorme, en prenant soin de ne pas l’égratigner avec ses griffes. Puis Gwydion se dirigea vers la fenêtre, s’inclina brièvement et tendit la main à Achmed. « Est-ce que vous allez être ma nouvelle maman ? » demanda la petite fille à Rhapsody. Cette fois-ci, le visage de la Baptistrelle fit concurrence à celui de messire Stephen, qui avait rougi jusqu’à la racine des cheveux. À l’autre bout de la pièce, Grunthor éclata d’un rire tonitruant. « Nous y voilà, chef. Mon vieux père disait que les enfants, c’est la seule chose qui fait qu’un homme est pas éternel, parce qu’ils le font mourir de honte au moins une fois par jour. — Eh bien, si tel était le cas, c’est au cimetière que vous me rendriez visite, répondit le duc en riant. Je vous prie d’excuser ma fille, madame. » Rhapsody s’accroupit en face de la petite. « Ne vous excusez pas, dit-elle, sans la quitter des yeux. Elle est charmante. Quel âge as-tu, Melisande ? — Cinq ans. Vous n’aimeriez pas avoir une petite fille ? » Messire Stephen tendit le bras vers les épaules de l’enfant, mais de la main Rhapsody lui fit signe de la laisser faire. Elle prit les petites menottes de Melisande dans les siennes. Elle lut dans ses yeux noirs une solitude insondable, et cette profondeur la toucha droit au cœur, l’étouffa presque. Elle savait exactement combien cette enfant se sentait orpheline. « Si, répondit-elle simplement. Mais à condition que cette petite fille soit aussi exceptionnelle que toi. — Vous n’aimez pas les garçons ? » demanda Gwydion, à l’autre bout de la pièce. Achmed ne put s’empêcher de sourire. « Si on me demande, je serai dans le Grand Hall, en train de sauter par-dessus le balcon », glissa messire Stephen. Rhapsody pivota pour faire face au jeune garçon, l’air pensif. « Si, je les aime beaucoup, répondit-elle avec le plus grand sérieux. — Elle en a même fait sa fortune », grommela joyeusement Grunthor dans sa barbe. En dépit de sa position sociale inférieure, Rhapsody ressentit le besoin d’apaiser la peine des enfants royaux. « Pour tout dire, si votre père est d’accord, j’aimerais beaucoup vous adopter, tous les deux », dit-elle en décochant un regard furieux au géant. Alors que Stephen s’apprêtait à répondre, mais Rhapsody le devança, et se tourna vers Melisande. « Vois-tu, je voyage beaucoup, et ne reste jamais très longtemps au même endroit, ainsi ce ne serait pas une bonne idée pour moi d’être la maman de qui que ce soit, aujourd’hui. Mais je pourrais être votre grand-mère honoraire. — Grand-mère ? répliqua Gwydion, dubitatif. Vous n’êtes pas assez vieille. » Rhapsody sourit avec regret. « Oh si. Tu vois, je suis en partie lirin, et nous ne vieillissons pas de la même manière que les autres gens. Crois-moi, je suis assez vieille. — Et qu’est-ce que ça signifierait ? » demanda Gwydion en frottant son menton imberbe du pouce et de l’index, exactement comme Stephen lorsqu’il réfléchissait. Rhapsody se releva et relâcha une des mains de la petite fille, tout en gardant l’autre dans la sienne pour emmener l’enfant auprès de son frère. Elle s’assit dans le fauteuil du bureau du duc et attira la petite sur ses genoux, tout en tendant la main vers Gwydion. Le garçon se rapprocha et la prit. Rhapsody semblait réfléchir très solennellement à sa question « Eh bien, avant toute chose, je n’adopterais jamais un petit-enfant si je ne le croyais pas exceptionnel, semblable à nul autre au monde. » Ensuite, chaque soir en faisant mes prières, je penserai à vous et ce sera comme si vous étiez avec moi. Je le fais chaque soir lorsque apparaissent les étoiles, et chaque matin au lever du soleil, aussi chaque jour saurez-vous que je pense à vous à ces moments-là. Je chante vers le ciel, alors peut-être même que vous m’entendrez, puisque nous sommes sous le même ciel. Qui sait ? » Si jamais vous vous sentez seuls, vous saurez qu’il vous faudra juste attendre le moment où le soleil ou les étoiles se lèvent, que vous aurez quelqu’un qui pense à vous, quelqu’un qui vous aime, et peut-être qu’ainsi vous vous sentirez un peu mieux. — Vous voudriez bien nous aimer ? » demanda Melisande, des larmes dans les yeux. Rhapsody dut lutter pour empêcher les siennes de monter. « Oui, dit-elle d’une voix douce. Je vous aime déjà. — C’est vrai ? » fit Gwydion d’un ton incrédule. La jeune femme le regarda droit dans les yeux, et invoqua toute sa force de Baptistrelle pour énoncer la vérité. « Oui », répéta-t-elle. Puis son regard se porta sur la petite fille. « Bien sûr. Qui ne voudrait pas vous aimer ? Jamais je ne vous mentirais, surtout à ce sujet. » Elle leva les yeux vers Stephen, qui la dévisageait avec stupéfaction, puis s’empressa de reporter son attention sur les enfants, l’estomac noué par l’idée qu’elle prenait des libertés que sa position ne lui permettait pas. « Si je le peux, j’essaierai de vous rendre visite, et je vous enverrai des lettres et des cadeaux de temps à autre, mais ça se passera surtout ici. » Elle se toucha la poitrine à hauteur du cœur, puis leur torse à chacun. « Alors, qu’en dites-vous ? Aimeriez-vous être mes tout premiers petits-enfants ? — Oui ! » s’exclama Gwydion, tandis que Melisande, trop excitée pour parler, se contentait de hocher la tête. Rhapsody se tourna vers messire Stephen, qui avait toujours l’air abasourdi. Elle se sentit soudain très maladroite, sachant qu’elle avait non seulement outrepassé les bornes de la décence sociale, mais aussi de la politesse et des bonnes manières. « Enfin, si votre père donne son accord. — Bien sûr, s’empressa de répondre messire Stephen, anticipant les cris de joie de ses enfants. Merci. » Il prit la liberté de la contempler une nouvelle fois des pieds à la tête, regrettant qu’elle n’ait pas mieux réfléchi à la première requête de Melisande, puis se tourna vers Achmed. « Eh bien, il est l’heure pour ces deux-là de filer au lit. Et si nous allions jeter un œil au musée ? » 29 LE MUSÉE CYMRIEN SE SITUAIT DANS UNE PETITE MAISON de la même pierre rosée que le reste de la forteresse de messire Stephen. Contrairement aux autres communs du château, elle n’était pas flanquée de flambeaux à l’entrée et les torchères saillaient dans le noir, désespérément vides. Lorsqu’ils traversèrent la cour qui les séparait du minuscule bâtiment plongé dans l’ombre, ils se retrouvèrent enveloppés de rafales de neige tourbillonnante. Rhapsody s’arrêta le temps de chanter ses vêpres, ce qui eut pour effet d’interrompre tous les autres occupants du château, qui suspendirent leurs tâches respectives pour l’écouter. Melisande et Gwydion, qui l’observaient depuis le balcon, se mirent à applaudir de toutes leurs mains dès qu’elle eut terminé, ce qui la fit rire et rougir d’embarras jusqu’aux oreilles. « Au lit ! » s’écria messire Stephen d’une voix brusque en direction du balcon, puis il ne put s’empêcher de glousser en voyant les deux petites silhouettes se précipiter à l’intérieur. Il offrit son bras à Rhapsody, tenant dans l’autre main un flambeau pour éclairer le chemin. Lorsqu’ils atteignirent la porte cerclée de cuivre, il relâcha la main de la jeune fille avec un léger soupir et se mit à fouiller dans la poche de son manteau, d’où il extirpa une énorme clef en laiton ornée de motifs étranges. Il la glissa dans le verrou et la fit tourner, non sans difficulté. Il paraissait évident que la dernière visite du musée n’était pas récente. Grunthor l’aida à tirer la porte dans un grincement strident, et ils entrèrent. À la lueur de leur unique flambeau, ce sanctuaire de pierre rappelait plutôt un mausolée, avec ses statues maussades et ses œuvres disposées avec amour pour un public inexistant. Le visage de messire Stephen brillait d’un éclat spectral tandis qu’il déambulait dans la petite pièce, allumant au passage une série d’appliques en verre incurvées à l’aide d’une longue mèche enfilée dans une tige en cuivre. Le musée s’illumina au fur et à mesure, et bientôt il y fit assez clair pour pouvoir lire à l’aise. « C’est impressionnant, fit remarquer Rhapsody. Ces bobèches donnent beaucoup de lumière. — C’est là l’invention d’un des chefs cymriens, messire Gwylliam ap Rendlar ap Evander tuatha Gwylliam, parfois appelé Gwylliam le Visionnaire. C’était un ingénieur et un inventeur de génie, entre autres compétences, et nous lui devons bon nombre d’objets fascinants. Ces appliques sont faites de verre convexe, lequel a été chauffé puis moulé dans une pièce de métal incurvée, afin que la lumière se reflète sur la partie bombée et soit ainsi amplifiée par le verre. — J’ai entendu parler de messire Gwylliam », dit Rhapsody tandis qu’Achmed et Grunthor parcouraient la pièce, inspectant les sculptures, les tableaux et les statues. Grunthor s’immobilisa face à un étroit escalier de pierre et en suivit des yeux les marches, comme pour évaluer ses chances de réussir à passer par l’ouverture, puis il reprit sa visite. « Mais je ne connais pas les autres mots. Font-ils partie de son nom ? — Oui, acquiesça messire Stephen, visiblement excité par le sujet. Lorsque la Première et la Troisième Flotte se sont retrouvées après cinquante ans de vie séparée, et qu’elles ont décidé, en accord avec la Deuxième Flotte, de ne plus faire qu’un seul peuple uni, cela a posé des problèmes considérables en termes de généalogie et de nomenclature, d’autant plus que la plupart des races cymriennes avaient des us et coutumes différents, et une tradition dynastique propre. » Pour résumer, ils ne savaient pas quel nom se donner, ou s’ils devaient se distinguer par le nom de la Flotte par laquelle ils étaient arrivés, par celui de leur famille, ou par leur race. Aussi ont-ils conçu un système simplifié, utilisable par tous. » On commençait par le prénom, puis on ajoutait ceux des deux ancêtres de même sexe les plus proches, puis celui du Premier Né duquel ils descendaient tous. Le père de messire Gwylliam était le roi Rendlar, son grand-père, le roi Evander, et il était lui-même le Premier Né. — Je vois », dit Rhapsody en sentant soudain un frisson glacé lui parcourir les os. Messire Stephen venait juste de répondre à une autre question qu’avait posée Achmed : combien de temps avait passé entre leur exode le long de la Racine et le départ des Flottes. Bien que les historiens n’aient pas compté les années, il paraissait désormais évident que s’étaient succédé au moins sept générations de rois entre Trinian, le prince héritier à l’époque à laquelle ils étaient partis, et Gwylliam. Leur absence avait été plus longue encore qu’ils avaient pu l’imaginer. Rhapsody se tourna vers Achmed pour voir s’il écoutait. Elle était certaine que oui, mais il n’en montrait rien, apparemment absorbé dans l’observation d’un épais volume de dessins et de plans de Gwylliam. « C’est une reproduction, lui précisa messire Stephen en le voyant parcourir les pages avec précaution. Les originaux sont tombés en poussière il y a une éternité. Toutes les générations successives ont eu leur historien dont une partie du travail consistait à recopier ces dessins, pour les conserver. Évidemment, il se perd toujours quelque chose dans l’opération, j’en ai peur. — Combien y a-t-il eu de générations, depuis le débarquement ? » demanda Achmed d’un air détaché, plongé dans l’étude d’un schéma de système de ventilation. Messire Stephen inspectait une série de manuscrits proprement alignés sur une étagère, dans l’une des grandes bibliothèques. « Cinquante-trois. » Il extirpa un mince volume relié de cuir, souffla dessus pour déloger la poussière accumulée sur la couverture, et le tendit à Rhapsody. « Voici le texte dont vous a parlé Llauron. Le dictionnaire et guide linguistique de serenne ancien. — Merci, dit la jeune fille en toussant. C’est tout ? — Oui. Je crains qu’il soit incomplet. On ne sait pas grand-chose de cette langue. — Je vois. Eh bien, merci. — Qui c’est, tous ces gens pas beaux ? » demanda Grunthor en montrant du doigt de petites statues. Messire Stephen ne put s’empêcher de glousser, et s’approcha de lui. « Ces trois-là représentent les Manteids, les Visionnaires, Manwyn, Rhonwyn et Anwyn, que vous voyez aussi dans cette sculpture aux côtés de son mari, Gwylliam. C’était un étrange mélange de sang. Leur père était un Ancien Serenne, lesquels étaient grands, minces, à la peau dorée. Leur mère était un dragon cuivré. Vous devriez voir les tableaux, ils sont encore plus laids. Manwyn a les cheveux d’un rouge flamboyant, et les yeux comme des miroirs. — A les cheveux ? intervint Rhapsody. Elle est toujours en vie ? — Oui, elle est l’Oracle de la cité de Yarim. Son temple se situe là-bas, à moins qu’il ne se soit écroulé autour d’elle. — Quel âge vous avez ? demanda Grunthor sans précaution. Vous êtes l’un des Premiers Nés ? » Stephen eut un petit rire. « Non, et pour cause. J’ai cinquante-six ans, ce qui signifie que j’ai vécu le tiers de mon existence, d’après mes calculs. Un vrai bébé, comparé à ces gens. » Son visage s’assombrit. « Au fait, je serai pour ma part heureux de répondre à toutes les questions que vous pourrez vous poser, mais sachez qu’aucun autre Cymrien ou descendant de Cymrien ne le fera de bonne grâce. C’est un peuple secret, souvent honteux de son héritage. J’imagine que cela n’a rien de surprenant, compte tenu de leur histoire, et en dépit de l’appartenance de chacun des ducs de Roland et de la plupart des bénédictes à cette lignée. Nous formons un drôle de groupe, pour le moins confus. — Qu’y a-t-il, en haut ? » demanda Achmed. Stephen s’avança jusqu’à l’escalier ; son entrain naturel doublé de l’enthousiasme dont il faisait preuve pour la question lui donnaient l’air de courir. « Venez, je vais vous montrer. » Au sommet du petit escalier se trouvait la statue de bonne taille d’un dragon cuivré, tout en pierreries et en dorures, mais que la négligence avait laissée ternir. Rhapsody la contourna avec précaution ; ce dragon avait l’air très vivant, avec ses griffes, ses crocs cruels et ses muscles bandés. L’expression de son regard était farouche, comme s’il s’apprêtait à frapper. « Voici Elynsynos, le puissant wyrm, qui régnait sur toutes ces terres avant l’arrivée des Cymriens, leur apprit messire Stephen en passant auprès de la statue. Apparemment, elle était très féroce, et elle avait réussi à garder les humains à bonne distance de ses terres depuis l’origine des Temps, jusqu’à ce qu’arrive Merithyn l’Explorateur. » Il les mena jusqu’au mur du fond, sur lequel étaient accrochés un grand nombre de portraits par diptyques ou triptyques, par ordre chronologique. Un portrait à l’huile de leur hôte, beaucoup plus jeune, était exposé sous une autre toile représentant un homme au visage en lame de couteau et portant une mitre, ainsi qu’une amulette autour du cou. Rhapsody et les Firbolgs examinèrent les tableaux. Tous les hommes de la rangée supérieure arboraient le même chapeau et la même tenue, semblable à celle sur le premier portrait. Rhapsody se tourna vers messire Stephen. « Qui sont-ils ? — Ceux du haut sont le Patriarche – c’est celui tout seul, au bout – et les cinq bénédictes à son service. Du moins, c’est à cela qu’il ressemblait, jeune. Il est maintenant très âgé, à ce que j’ai entendu. » Sur la rangée du bas, à peu près en regard, vous voyez les différents ducs qui dirigent les terres abritant le Siège de chaque bénédicte. Hormis celui-ci. » Il désigna un homme à chevelure auburn plus vieux que lui, doté des mêmes yeux bleus. « Voici Tristan Steward, qui est non seulement le prince régent de Roland, mais aussi le prince de Bethany, la ville capitale. » Bien que d’un point de vue technique, chaque État soit souverain, c’est lui qui contrôle l’armée centrale et la plus grande zone de terre, lui aussi qui dicte les lois auxquelles le reste d’entre nous obéit. Mais cela ne pose en général aucun problème. Pour la plupart, nous sommes de la même famille. Tristan et moi sommes cousins. » Rhapsody hocha la tête. « Pourquoi les princes de sang sont-ils placés en dessous des hommes d’Église ? » Messire Stephen ne put s’empêcher de rire. « Voilà une question judicieuse. Eh bien, c’est là un conflit bien traditionnel, vous savez, cette querelle entre l’Église et l’État. Il piège finalement le pauvre citoyen au milieu, qui doit choisir entre sa loyauté au Tout-Dieu et son allégeance à son souverain. Bien sûr, seuls les descendants de la royauté cymrienne auraient la témérité d’envisager de choisir. » Rhapsody éclata de rire. Il y avait dans l’œil de messire Stephen une lueur irrévérencieuse que venait appuyer l’amusement dans sa voix. « Ce n’est bien sûr pas le cas pour moi, puisque le bénédicte de cette province est aussi le Bénisseur d’Avonderre. Son Siège est le plus puissant de Roland, et sans doute du continent tout entier. » Son seul rival, et il s’agit d’une rivalité active, est le Bénisseur de Sorbold, qui est aussi à la tête de l’Église pour tout le pays, et non pas une paire de provinces-états comme Avonderre-Navarne. Ils se détestent avec fureur. Seul le Tout-Dieu sait ce qu’il adviendra à la mort du Patriarche en place. » Par conséquent, le Bénisseur d’Avonderre-Navarne ne se mêle pas trop de politique, ce dont je lui serai éternellement reconnaissant. Il chasse une plus grosse proie. Vous verrez ici des reproductions sous verre de leurs basiliques respectives. Jetez-y un œil ; les basiliques sont les meilleurs exemples d’architecture cymrienne encore debout. » La ville de montagne de Canrif était beaucoup plus impressionnante, mais elle a bien sûr été détruite lorsque les Bolgs ont envahi les terres de Gwylliam – sans vouloir vous offenser, Grunthor. — Je vous en prie », répondit le géant firbolg d’un air distrait. Il était en train d’examiner la sculpture du dragon. Rhapsody trouva intéressant que messire Stephen ne paraisse pas se rendre compte qu’Achmed était firbolg lui aussi, mais n’en fut pas surprise. Après tout, elle-même ne l’avait pas remarqué. Elle suivit Stephen jusqu’à la vitrine qu’il indiquait. « Voici un bon exemple de la rencontre entre l’ingéniosité et la culture cymriennes d’une part, et une profonde philosophie religieuse. Les anciens Cymriens croyaient que les cinq éléments de la Nature étaient sacrés, qu’ils représentaient la source de toute puissance dans l’univers ; ainsi chacune des basiliques qu’ils ont construites rend en quelque sorte hommage à un élément spécifique et l’utilise pour sanctifier le sol qui l’accueille. » Rhapsody contempla les gravures avec intérêt. Elles étaient toutes du même artiste et dépeignaient dans les moindres détails l’architecture de chacune des basiliques, pour certaines jusqu’aux pierres avec lesquelles on les avait bâties. La plus fascinante était celle portant la légende Avonderre. C’était une structure d’apparence gigantesque, conçue en forme de proue, celle d’un imposant navire surgissant de rochers énormes, sur une plage. Une deuxième gravure montrait la basilique plus en détail, notamment la partie qui n’était visible qu’à marée basse. Achmed avait fait allusion à une construction de ce genre, et il ne pouvait à coup sûr y en avoir qu’une. Messire Stephen remarqua son intérêt et sourit. « C’est dans cette basilique que nos citoyens assistent à l’office, dans la grande église du Tout-Dieu, Maître des Mers. En langue ancienne, on l’appelle Abbat Mythlinis. » Rhapsody lui rendit son sourire. Messire Stephen n’avait qu’une compréhension minime de la langue. Abbat Mythlinis signifiait Père des natifs de l’Océan, une des races primordiales connue dans l’ancien monde sous le nom de Mythlins. Elle lança un regard à Achmed et Grunthor, espérant qu’ils ne le corrigeraient pas, mais ils étaient en train d’observer d’autres œuvres, sans montrer aucun signe d’amusement. « Cette basilique a été construite pour l’essentiel à partir du bois des grands vaisseaux sur lesquels les Cymriens ont quitté l’Île, avant qu’elle sombre, poursuivit Stephen. Elle était dédiée à l’élément eau, de toute évidence, et le mouvement permanent des vagues la bénit à chaque marée, aussi le sol demeure-t-il sacré. » Trouver une terre sainte était très important pour les Cymriens. Étrangers sur ce sol, il leur fallait établir un sanctuaire pour chacun de leurs avant-postes, un lieu pour se prémunir du mal. C’est pourquoi les basiliques furent les premières structures en dur qu’ils bâtirent, après leurs tours de guet. Avonderre est la province côtière où les premiers Cymriens ont débarqué. À l’exception de l’endroit où Merithyn a posé pied à terre, nous sommes désormais les gardiens du plus vieux sanctuaire cymrien. » Rhapsody acquiesça et reporta son attention sur la série de portraits, balayant du regard les visages des cinq bénédictes. Le Bénisseur d’Avonderre était représenté en tunique de soie bleu-vert, avec autour du cou un talisman en forme de goutte d’eau. On retrouvait le motif de la sacristie dans les autres tableaux, avec les robes et les talismans évoquant les quatre autres éléments. Le Patriarche était vêtu d’une tunique dorée, et l’amulette qu’il portait au bout d’une chaîne était une étoile d’argent. Les bénédictes des basiliques dédiées au feu et à la terre ne furent pas difficiles à identifier. Le premier revêtait une chasuble couleur de flammes et une mitre assortie. Un talisman en or pendait à son cou, en forme de soleil avec une spirale de pierres rouges en son centre. La robe du deuxième avait la couleur de la terre et son amulette ressemblait au globe que lui avait montré Llauron. Néanmoins, les deux derniers bénédictes portaient du blanc, et un seul avait une chaîne, mais sans amulette. « Et les autres ? Celle-ci ? » demanda Rhapsody en désignant deux autres gravures, l’une d’une vue de face, l’autre d’en haut. Cette basilique, appelée Bethany à en croire la légende, était de forme ronde, taillée dans ce qui ressemblait à du marbre, et était constituée de plusieurs murs d’enceinte circulaires et concentriques, qui permettaient aux fidèles de s’asseoir, autour de la nef. Dans la cour qui entourait la basilique se dessinaient de vastes mosaïques en forme de flammes, qui vues d’en haut rappelaient un soleil éblouissant. « Celle-ci est l’église du Seigneur Tout-Dieu, le Feu de l’Univers. Ou, en cymrien ancien, Vrackna. » Rhapsody blêmit. En cymrien ancien, ce mot désignait en fait le démon du feu, au temps du polythéisme. Messire Stephen ne sembla pas s’en rendre compte. « Bien sûr, elle est elle aussi consacrée au Tout-Dieu, mais également à l’élément feu. Une flamme éternelle brûle en son cœur, alimentée par un puits de feu montant directement du centre de la terre et qui, cela va de soi, entretient la sainteté du sol. — Et c’est la basilique du Patriarche, puisque c’est Bethany la, euh, ville capitale ? — Non, Bethany est la capitale politique de Roland, mais la capitale religieuse est la ville-état souveraine de Sepulvarta. C’est là que vit le Patriarche et que se trouve la Citadelle de l’Étoile. Seul le Patriarche peut officier dans cette basilique, même si les fidèles viennent y assister aux offices. — Je ne comprends pas. Quelle est la différence entre officier et assister aux offices ? — La prière directe. Dans notre religion, seul le Patriarche prie directement le Tout-Dieu. — Pourquoi cela ? — Il est le seul digne de communiquer sans intermédiaire avec le Créateur. » Rhapsody fronça les sourcils, mais elle réprima sa première pensée. « Et tous les autres ? Qui priez-vous ? — Le Patriarche. Nous célébrons les rites de la foi et adressons nos suppliques au bas clergé, connu sous le nom collectif d’Ordonnée, qui prie pour nous. Le Patriarche reçoit nos intentions du clergé et les adresse au Tout-Dieu. Le temps que chaque prière soit répercutée au Patriarche, elle est portée par la foi de toutes les âmes. — Je vois », dit Rhapsody d’une voix agréable. Elle se trouvait là aux antipodes de son propre système de croyances. Elle se tourna vers la gravure de la basilique du Patriarche à Sepulvarta. « Voilà qui est intéressant. » La fierté rayonna sur le visage de messire Stephen. « C’est la Citadelle de l’Étoile, à laquelle je viens juste de faire allusion. La basilique en soi est l’église du Seigneur Tout-Dieu, Lumière du Monde, Lianta’ar, en cymrien ancien. » Il se rapproche, songea Rhapsody. Lianta’ar signifiait porteur de lumière. « Elle se situe à la sortie de la ville-état sacrée de Sepulvarta, tout en haut d’une colline. Elle est très belle, comme vous pouvez le voir. La rotonde de la basilique est la plus grande structure connue de ce type, et l’intérieur en est conçu avec beaucoup de goût, puisque c’est là que vit le Patriarche. Pour ma part j’apprécie davantage cet aspect de Sepulvarta. » Il désigna une autre partie du dessin, qui représentait un gigantesque minaret se dressant vers le ciel, depuis le milieu de la ville. « C’est la Flèche, un véritable miracle de l’architecture, je vous l’assure. C’est là une affirmation quelque peu immodeste de ma part, puisque c’est mon arrière-grand-père, architecte, qui l’a conçue et bâtie. » Rhapsody exprima son admiration par les manifestations d’usage. « La Flèche mesure plus de trois cents mètres, on la voit à des kilomètres à la ronde. Elle est couronnée d’une unique étoile scintillante, le symbole du Patriarcat. On dit que la Flèche est le vecteur de communication directe avec le Tout-Dieu. La lumière qui rayonne de la Flèche vient des étoiles mêmes, et ainsi le sol est de nouveau consacré, chaque nuit. — Et les nuits où le ciel n’est pas dégagé ? » demanda Achmed, toujours plongé dans son inspection, à l’autre bout de la pièce. Rhapsody sursauta. Elle ne s’était pas rendu compte qu’il les écoutait. « Ce n’est pas parce qu’on ne voit pas les étoiles qu’elles ne sont pas là, dit Stephen avec simplicité. Et la Flèche elle-même est illuminée par un vrai morceau d’étoile, l’élément connu sous le nom d’éther. — Fascinant, s’extasia Rhapsody. Et les autres ? — La basilique de Bethe Corbair est dédiée au vent, église du Seigneur Tout-Dieu, Esprit de l’Air, ou Ryles Cedelian. » Le souffle de la vie, traduisit Rhapsody en regardant Achmed. Il examinait un morceau de bois flotté, sous verre. « L’attribut spécifique de cette basilique, c’est le clocher central comportant huit cent soixante-seize cloches, une pour chacun des navires qui ont quitté Serendair, transportant les Cymriens en lieu sûr. Elle se situe sur un promontoire, au centre de la ville capitale, où elle attrape le vent d’ouest. Là, la brise traverse la tour creuse et produit une sorte de carillon. C’est une musique exquise, qu’il faut absolument que vous alliez écouter, Rhapsody, puisque vous êtes chanteciel. » Toujours pour la consécration de l’église, on a fait sonner les cloches pendant autant de jours consécutifs qu’il y avait eu de bateaux. C’est ce rituel qui a maintenu le caractère sacré du sol de la basilique, et qui fait de la cité de Bethe Corbair un lieu aussi plaisant. Où qu’on aille, on entend la douce musique des cloches. — Je me ferai un devoir d’y passer, promit-elle, le sourire aux lèvres. Quel bénédicte est le Bénisseur de Bethe Corbair ? » Messire Stephen montra du doigt l’un des deux hommes en blanc, celui à la chaîne d’argent autour du cou. « Lanacan Orlando. L’autre bénédicte s’appelle Colin Abernathy, dont le Siège est constitué des États non alignés du Sud. Comme Sorbold, cette zone ne fait pas partie de Roland, et de ce fait, bien sûr, on n’y trouve pas de basilique. — Et la dernière basilique ? » Stephen désigna cette fois une sombre structure qui paraissait taillée à flanc de montagne.» C’est la seule basilique non orlandaise, l’église du Seigneur Tout-Dieu, Roi de la Terre, ou Terreanfor. » Rhapsody hocha la tête. C’était la seule traduction littérale, de toute la série qu’il venait d’énoncer. « La basilique est taillée dans le Mont Nocturne, ce qui en fait un lieu que nulle lumière ne vient toucher, même en pleine journée. Sorbold est une terre aride et poussiéreuse, royaume du soleil, aussi le Mont Nocturne est-il un lieu de grande révérence. » Il reste quelque chose de l’heure de gloire du paganisme, dans la religion sorboldienne, bien qu’ils vénèrent le Tout-Dieu et qu’ils soient un Siège de notre religion. Ils croient que certaines parties de la Terre, du sol même, sont toujours vivantes, autant qu’à l’époque où le monde a été créé, et le Mont Nocturne est un de ces lieux de Pierre Vivante. Ainsi, c’est la rotation de la Terre qui sanctifie le sol de la basilique, encore et toujours. J’y suis allé, et je crois que les habitants de Sorbold disent vrai, c’est un lieu magique. — Eh bien, mille mercis pour toutes ces merveilleuses explications, dit Rhapsody. Maintenant il va falloir que je visite chacun de ces lieux. — Qu’est-ce que c’est que ça ? » demanda Grunthor, à l’autre bout de la pièce. Il se tenait debout face à une petite alcôve dans un recoin, flanquée d’un présentoir chargé de cierges votifs. Rhapsody se rendit auprès de lui et examina à son tour l’installation. La table qui en constituait la base était recouverte d’un ravissant chemin de table brodé, qui rappelait beaucoup ceux qu’elle avait vus sur les autels des temples. Sur la table était posée une chevalière en or, une dague cabossée et un bracelet de liens de cuir tressés, qui avait visiblement été arraché. Derrière cet autel, une plaque de laiton gravée d’inscriptions et de motifs imbriqués était accrochée au mur. Rhapsody se pencha pour les déchiffrer, mais l’atmosphère de ce musée mortuaire avait terni le métal. À la différence des collections plus pédagogiques de joyaux et d’autres objets anciens, cet autel aurait paru plus à sa place dans une église que dans un musée historique. Elle sortit de son sac un mouchoir et une petite flasque, puis les montra à Stephen. « Du noisetier-de-la-sorcière et de l’essence de citron vert, dit-elle. Cela devrait raviver le métal. Puis-je ? » Stephen acquiesça d’un signe de tête, et son expression s’assombrit brusquement. Rhapsody déboucha la fiole et versa un peu de son contenu à l’odeur âcre au milieu du carré de tissu, puis se mit sur la pointe des pieds et se pencha au-dessus du présentoir pour frotter la plaque. Le voile noir resta sur le mouchoir, et en dessous apparut l’inscription, désormais lisible. Gwydion de Manosse. Rhapsody se retourna vers messire Stephen, dont le visage était redevenu impassible. « Qu’est-ce que c’est ? » demanda-t-elle. Stephen détourna le regard. « Tout ce qui reste de mon meilleur ami, mort il y a maintenant vingt ans. » 30 « JE SUIS TELLEMENT DÉSOLÉE, DIT RHAPSODY. A-t-il été lui aussi victime de ces hostilités inexplicables ? » Messire Stephen passa la main sur la plaque pour en retirer la poussière, avec la douceur d’un homme ayant l’amour profond des objets d’art fragiles, et qui savait en prendre soin. « J’irais même jusqu’à dire que Gwydion en fut la toute première victime, dit-il en replaçant la chevalière et le couteau abîmé sur le tissu brodé. — Mort il y a vingt ans ? répéta Achmed. Les incursions datent de si longtemps ? » Le duc sourit et s’appuya au mur près de l’autel. « Je suis certain que je n’ai pas besoin de vous expliquer que les brigands et les fripouilles tuent des voyageurs innocents et pillent des villages depuis la nuit des temps. Mais le meurtre de Gwydion est différent. C’était un homme d’une force et d’une habileté hors du commun, et bien armé. Ses blessures défiaient l’imagination. Ce qui l’a tué, quoi que cela ait pu être, devait posséder une puissance et une férocité inimaginables. — C’était une bête ? » demanda Grunthor. Messire Stephen haussa les épaules en soupirant. « Je ne sais pas. Sans doute, à en juger par les apparences. C’est moi qui l’ai trouvé. À la seconde où je l’ai aperçu, j’ai su qu’il mourrait. Je voyais son cœur, il saignait dans la Terre même. » Rhapsody lui toucha furtivement le bras et il la remercia d’un sourire, puis très vite le souvenir voila de nouveau son regard. « J’avais peur de le déplacer. On aurait dit que le sol était la seule chose qui empêchait ses organes de tomber de son abdomen. Je l’ai bandé, puis recouvert de ma cape, et j’ai couru chercher son père. Grâce à mes indications, il a su où trouver Gwydion et il est parti sur-le-champ, en m’envoyant à cheval quérir le grand guérisseur filidic, Khaddyr. » Le temps que je revienne avec le prêtre, Gwydion était mort depuis deux jours. Il avait dû périr juste après mon départ. Je suppose que je devrais être reconnaissant d’avoir pu lui dire au revoir avant qu’il quitte cette Terre. Le destin ne fut pas si généreux avec Lydia. » Une fois encore, il détourna le regard, la mâchoire serrée. « Je suis désolé. Vous pourriez espérer qu’avec tout ce temps, j’aurais dépassé ce stade. » Rhapsody lui caressa le bras, en un geste de réconfort. « Il n’y a pas de limite fixée dans le temps, la douleur est capricieuse, messire Stephen. On ne peut pas précipiter la guérison, il faut cicatriser. » Le duc recouvrit la main de la jeune fille de la sienne, et poussa un nouveau soupir. « J’imagine, oui. En un sens, le choc de la mort de Gwydion m’a aidé à accepter celle de Lydia, bien des années plus tard. » Lui et moi, nous étions amis depuis l’enfance, nous nous étions rencontrés à Manosse. C’est là qu’il vivait – c’est de là qu’était originaire sa mère – et je m’y trouvais avec mon père. Nous avons fini par nous y installer l’un et l’autre, lui pour vivre avec son père, moi pour prendre la responsabilité du duché lorsque mon propre père disparut. Nous étions plus proches que des frères. Mon fils aurait été son filleul. Au lieu de quoi il ne porte que son nom. Et sa mort n’était qu’un avertissement de ce qui allait arriver, mais nous n’avons pas su l’empêcher. — La différence, c’est qu’à présent ils s’en prennent aux enfants, n’est-ce pas ? dit Achmed. — Oui, surtout ici à Navarne. Et d’après les informations que j’ai pu glaner, dans les terres lirins également. Mes éclaireurs m’apprennent qu’il se produit des incursions et des pillages d’ici jusqu’aux Terres bolgs, ainsi qu’au sud à travers Sorbold et les États non alignés, et au nord jusqu’à l’Hintervold. Quant à savoir si leurs déplacements suivent réellement nos relevés, je ne saurais le dire. » Il approcha l’embout de cuivre de l’éteignoir. « À moins que vous vouliez voir autre chose, je suggère que nous éteignions les lampes et que nous rentrions. » Tandis que les hommes s’affairaient à souffler les flammèches, Rhapsody resta encore un moment auprès de l’autel, laissant vagabonder ses doigts sur le tissu brodé. Elle prit délicatement la chevalière, la tourna et la retourna dans la paume de sa main puis la porta à sa joue. Le contact frais du métal sur sa peau avait quelque chose de réconfortant, c’était une sensation qu’elle était bien en peine d’expliquer. Elle examina de près le blason gravé. Il représentait un arbre, avec un dragon enroulé à la base du tronc, symbole courant dans ce musée, bien qu’elle ne l’ait vu nulle part ailleurs, depuis son arrivée dans ce pays inconnu. Les souvenirs sont les premières histoires que l’on apprend. Ils sont ta propre tradition. La voix résonnant dans sa mémoire fit ciller Rhapsody. Quelle étrange pensée, songea-t-elle. À l’évidence, il n’y avait là aucun de ses souvenirs à elle ; elle n’avait jamais vu cette chevalière, ni même entendu le nom de Gwydion de Manosse auparavant. Peut-être cette pensée avait-elle été suscitée par le pouvoir d’évocation de Stephen, lorsqu’il parlait de son ami. Elle chantonna une note douce, celle qui aidait parfois à discerner les vibrations qui entouraient les objets, la signature de leur propriétaire. L’espace d’une seconde, son esprit s’emplit de l’image floue d’un homme dans l’obscurité, en train de se noyer dans une douleur insondable. Elle avait déjà eu cette vision, sur la Racine. Elle lâcha la chevalière. Les hommes redescendaient déjà les escaliers. Grunthor s’arrêta en haut des marches et se tourna vers elle. « Vous v’nez, duchesse ? » Rhapsody hocha la tête. Elle s’éloigna de l’autel pour rejoindre le géant. Elle attendit qu’il ait entamé sa descente, la torche à la main, et contempla quelques instants encore les yeux de pierreries de la statue du dragon, qui scintillaient d’un air funeste dans la lumière déclinante. Elle jeta un dernier regard vers le coin de la pièce, où l’autel était désormais drapé d’ombre. « J’aurais voulu être là pour toi », murmura-t-elle. L’une après l’autre, les lumières de la forteresse s’éteignirent. L’éclat rosé de la pierre s’immisça dans l’obscurité nocturne. Achmed se tint à la fenêtre, jusqu’à ce que seul le reflet tremblotant des flambeaux reste visible. Les allumeurs de lampes avaient depuis longtemps terminé leur travail ; à présent, le silence et la brume avaient gagné la cour en contrebas. Il se rendit à la porte et écouta attentivement, puis il l’ouvrit doucement en prenant grand soin de ne pas faire le moindre bruit. S’étant assuré que le couloir était désert, il revint s’asseoir sur la chaise près du lit de Grunthor. « C’était beaucoup plus facile quand j’avais encore un million de pulsations cardiaques dans la tête, dit-il d’un ton désabusé en se versant un gobelet du meilleur cognac de Stephen. Maintenant, impossible de savoir qui rôde dans les parages. » Grunthor dénoua les cordes enroulées autour de sa jambe et retira le tissu qui servait de doublure à sa botte. Lorsqu’il releva les yeux, on y lisait de l’intensité et une franchise certaine. « Il est là, pas vrai ? » Achmed déglutit et se pencha en avant, enserrant son verre de ses deux mains. Il répondit d’une voix douce : « Je ne sais pas. Je soupçonne qu’il y a quelque chose ici, du moins dans cette partie du monde. Je ne sais pas si c’est le même. » Une botte massive tomba sur le parquet ciré. « J’imagine que vous avez vu l’amulette ? » Achmed acquiesça. « Elle était très ressemblante, en effet. Mais Llauron a dit que MacQuieth avait tué Tsoltan. N’importe qui d’autre aurait pu bâcler la tâche, tuer l’humain et délivrer le démon, le lançant en quête d’un autre hôte. Mais pas MacQuieth – du moins j’aime à penser que non. — Alors qu’est-ce qui va se passer, maintenant ? » Le Dhracien se pencha si près que, même debout à ses côtés, on n’aurait pu surprendre ses paroles. « Ça ne change rien. Il nous faut toujours nous rendre à Canrif ; c’est là qu’il a dû aller. C’est là que se trouvait le pouvoir, là que se trouvaient les Cymriens. Et que se trouvent aujourd’hui les Bolgs. S’il existe des réponses, je parie que c’est là que nous les trouverons. Mais il faut que nous y allions en passant par Bethany, où se situe la basilique dédiée au feu. Peut-être y a-t-il aussi quelque chose à glaner là-bas. » Grunthor acquiesça. « Et la duchesse ? » Achmed détourna le regard. Le sergent se redressa et attrapa l’épaule du Dhracien. « Moi je dis qu’on la laisse ici. Pas besoin de l’entraîner là-dedans plus longtemps. — Elle est plus en sécurité avec nous. Tu peux me croire. » Le géant repoussa brusquement l’épaule de son compagnon. « Ah oui ? Ça vous est pas venu à l’esprit qu’elle est p’t-être mieux avec un gars comme ce bon vieux messire Steve ? Il a l’air sous l’charme de la duchesse ; il s’occuperait bien d’elle. Elle aime ses gosses. Moi je dis : on la laisse ici, avec lui. » Les yeux d’Achmed lancèrent des étincelles comme son cwellan ses disques d’argent. « Et si c’était lui ? À quelle sorte de perversions crois-tu qu’il la contraindra, une fois que nous l’aurons laissée entre ses mains ? Tu veux lui faire regretter de ne plus être à la merci de Tête de Porc, et cela par ta faute ? Il vaudrait nettement mieux que tu mettes à exécution tes menaces et que tu la manges au petit déjeuner, et vivante, encore. Elle souffrirait moins. » Grunthor recula, sous le choc. Achmed soupira, puis reprit d’une voix plus douce : « Je n’ai plus beaucoup de certitudes, Grunthor, à part celles-ci : ce n’est pas toi, ce n’est pas moi. Au-delà tout devient plus flou. Je suis presque certain que ce n’est pas Rhapsody, mais je ne pourrais le jurer. Est-ce que ce ne serait pas un comble ? Après tout, elle nous attendait comme un appât, dans les ruelles d’Easton. — C’est cinoque. — Peut-être bien, mais peut-être pas. Dis-toi bien qu’elle ne le sait peut-être même pas. Elle est restée seule chez Llauron pendant un bout de temps. Mais à part nous, et probablement elle, on ne peut être sûr de personne. J’ai raison ? » Grunthor le fixa pendant quelques instants, puis hocha la tête d’un air réticent. Avec un soupir, Achmed reposa le gobelet, vide. « Écoute, que dis-tu de ceci : nous l’emmenons avec nous jusqu’à Bethany. Une fois que j’aurai vu la basilique, j’aurai sans doute assez d’éléments pour déterminer si cette foutue Devineresse a dit vrai. Et alors je lui dirai tout. Si elle veut retourner auprès de Stephen, nous nous assurerons qu’elle y arrive sans encombre. Ça te paraît un marché équitable ? » Grunthor s’allongea et s’étira, puis remonta les couvertures jusqu’à ses épaules. « S’il y a bien une chose que j’ai apprise avec vous, m’sieur, c’est que ça existe pas, les marchés équitables. » Le lendemain matin, Rhapsody prit le petit déjeuner avec ses nouveaux petits-enfants, puis fit une longue promenade en forêt avec eux et leur père, tandis que les deux Bolgs empaquetaient leurs affaires ainsi que des vivres pour leur voyage. Elle chanta aux enfants des ballades des sylveterres, certaines en lirin, d’autres dans la langue vernaculaire connue sous le nom d’orlandais, qu’elle avait apprise lors de son séjour chez Llauron. Tandis qu’ils flânaient, elle composa un air qui les décrivait tous deux en musique, et les contempla à mesure qu’ils se reconnaissaient dans le chant. Melisande restait agrippée à elle, refusant de lui lâcher la main une seule seconde, tandis que Gwydion courait devant eux, impatient de lui montrer ses talents de forestier et son habileté d’archer. Messire Stephen parla peu et se contenta d’écouter en souriant. Dans le court laps de temps qu’ils passèrent ensemble, elle en apprit pourtant beaucoup sur la personnalité de chacun de ses nouveaux petits-enfants. Cette solitude agitée dans les yeux de Melisande avait disparu, pour être remplacée par l’entrain et la gaieté de son père. En chemin elle chantait avec Rhapsody, sans se soucier de connaître la chanson, et elle dansait dans les flaques de boue, s’éclaboussant en poussant des cris de joie. On aurait dit que tout ce dont elle avait besoin, c’était la permission d’être de nouveau heureuse. Gwydion quant à lui, bien que doté d’une allure confiante, était visiblement plus introspectif. De temps à autre, alors qu’il ne se doutait pas qu’elle le regardait, Rhapsody voyait son visage se teinter d’une grande mélancolie et son regard s’assombrir, reflet de son âme tourmentée. Il y avait en lui une profondeur que démentait son aisance, mais que la jeune femme voyait cependant clairement. Lorsqu’ils finirent par retourner dans la cour de la forteresse, elle dit au revoir aux enfants et les rendit à leurs leçons. Elle s’agenouilla pour prendre Melisande dans ses bras ; elle la retint contre elle pendant un long moment, puis la relâcha et la fit reculer de quelques pas, pour la regarder dans les yeux. « Je penserai à toi chaque jour, dit-elle en enroulant le doigt dans une boucle de cheveux dorés, pour en lisser les nœuds. Tu ne m’oublieras pas, n’est-ce pas ? — Bien sûr que non ! » répliqua la petite d’un air indigné. Son visage en forme de cœur s’adoucit. « Est-ce que tu reviendras un jour ? — Oui, répondit Rhapsody en l’embrassant furtivement sur la joue. Si je le peux. » Elle mesurait combien cette enfant avait besoin d’être rassurée, pourtant elle se refusait à lui mentir, surtout après ce qui était arrivé à sa mère. Chaque jour qui passait, elle prenait un peu plus conscience de sa vulnérabilité et du fait qu’elle connaîtrait sans doute le même sort, avant la fin de cette guerre silencieuse. « Je ne sais pas quand ce sera. Mais je t’écrirai dès que j’arriverai dans un lieu d’où je peux le faire. — Vous projetez toujours d’aller vers l’est ? » demanda messire Stephen, les yeux rivés au sol et les deux mains sur les hanches. De la main, Rhapsody protégea ses yeux des rayons aveuglants du soleil hivernal. « Je crois, oui. Ce n’est pas moi le navigateur. — Eh bien, au sud-est, à quelques jours d’ici, se trouve la Maison du Souvenir, une ancienne forteresse cymrienne avec une tour de guet datant des premiers temps de la Première Flotte. C’est de loin le plus ancien site cymrien encore intact, et il recelait autrefois une bibliothèque impressionnante. » En tant que descendante lirin, vous serez peut-être intéressée par l’arbre qui s’y trouve. La Première Flotte a prélevé une pousse de Sagia, le puissant chêne, et l’a apportée sur cette nouvelle terre – une bouture des deux arbres sacrés, de part et d’autre du monde. Ils l’ont plantée dans la cour de la Maison du Souvenir. » C’est un site historique réellement fascinant, et j’ai bien honte d’avouer que je n’ai pas beaucoup œuvré pour son entretien. La construction du mur d’enceinte de Navarne m’a tenu occupé toute cette année. C’est là un constat bien pathétique, que la protection de l’avenir doive parfois primer sur la conservation du passé. — En effet. » Elle embrassa de nouveau Melisande, puis se tourna vers son petit-fils. « Au revoir, Gwydion. Tu vas me manquer, et je penserai à toi. Si je trouve des flèches ou des outils intéressants pour sculpter le bois, je te les enverrai. — Merci. Et tu pourras peut-être aussi me montrer d’autres choses, sur les herbes et les racines, quand tu reviendras. Je serai devenu plus grand que toi, ce jour-là. — Tu l’es déjà presque, sourit-elle. — L’année prochaine, quand j’aurai treize ans », répondit le jeune garçon. Rhapsody se releva et ouvrit les bras dans sa direction. Gwydion vint s’y blottir un moment, puis s’écarta de la jeune femme. Il prit sa sœur par la main. « Allez, viens Melly. » La petite lui adressa un dernier au revoir de la main, puis accompagna son frère dans le château. Messire Stephen regarda ses enfants s’éloigner. Lorsqu’il se fut assuré qu’ils étaient en sûreté à l’intérieur, aux bons soins de Rosella, il se tourna vers Rhapsody. « Vous êtes la bienvenue, si vous désirez rester, vous le savez. Les enfants adoreraient vous avoir plus longtemps auprès d’eux. » Elle sourit, et Stephen sentit ses genoux se dérober. « Merci. J’aimerais tellement. J’imagine que ce serait là une perspective bien plus agréable que ce que nous nous apprêtons à vivre, où que nous allions. — Alors, n’y allez pas », dit-il d’un ton brusque. L’instant d’après la vivacité de sa réaction lui fit monter la couleur aux joues. Il fixa maladroitement le sol. « Désolé, je ne voulais pas me montrer grossier. » Rhapsody lui posa la main sur l’avant-bras, et le cœur du duc fit un bond, tandis que sa rougeur s’accentuait sensiblement. « Comment des mots de bienvenue pourraient-ils être grossiers ? » soupira-t-elle. On aurait dit que le vent soupirait de concert avec elle. « Pour tout vous dire, messire Stephen, où que je me tienne, je me sentirai perdue. Avec un peu de chance, d’ici à ce que je revienne en ces lieux, peut-être me serai-je trouvée. — Eh bien, rappelez-vous que vous serez toujours ici chez vous. Après tout, vous faites maintenant partie de la famille, Grand-Mère. » Ils éclatèrent tous deux de rire. Le duc lui prit la main et la baisa délicatement, puis la posa au creux de son bras, menant lentement la jeune femme jusqu’à ses deux compagnons bolgs. « En outre, chuchota-t-il, il vous faut revenir, ne serait-ce que pour me raconter comment vous vous êtes retrouvée avec ces deux-là. » 31 LES TROIS VOYAGEURS AVAIENT APPRIS de leurs conversations avec Stephen Navarne qu’ils étaient sortis de la Racine presque immédiatement après l’arrivée de l’hiver véritable. Traditionnellement, en Roland occidental, la neige faisait son apparition dès le changement de saison, accompagnée d’une chute brutale de la température, puis suivait une valse éprouvante de fonte et d’orages pendant les deux premiers mois, qui reprenaient avec une force décuplée au cours de la seconde moitié. D’après leurs calculs, ils approchaient de la fin du dégel. Certains signes montraient que l’hiver allait bientôt reprendre ses droits. Cependant ces signes n’étaient pas flagrants, tandis qu’ils quittaient Haguefort, en se conformant aux indications précises de messire Stephen pour rejoindre la Maison du Souvenir. C’était une journée froide et dégagée, le soleil vif leur piquait les yeux et la neige fondante tombait par paquets des branches dénudées des arbres sous lesquelles ils passaient. Les Firbolgs ne montrèrent tout d’abord pas un grand enthousiasme à l’idée de se rendre à cette Maison. Puis ils changèrent d’avis en apprenant qu’elle avait été le premier avant-poste militaire de la Première Vague. Achmed était certain de pouvoir analyser la configuration et la construction du fort, pour déterminer certaines des conditions à l’époque où les Cymriens avaient débarqué. « Pour quoi faire ? » demanda Rhapsody d’un ton maussade. Elle ressentait cruellement combien sa main était vide, après avoir tenu des petits doigts toute la matinée. « Au moins nous donner une idée de ce qui les a suivis », répondit Achmed. La Baptistrelle s’immobilisa brusquement et attrapa le Bolg par l’épaule. « Vous voulez dire que vous pensez que quelque chose les a suivis ? » Achmed pivota pour se planter face à elle. L’expression de son visage était posée, impassible. « C’est une possibilité, surtout au vu de ce qui est arrivé à l’ami de Stephen. » Rhapsody regarda autour d’elle. Les bois silencieux, qui une seconde auparavant dégageaient encore une atmosphère de paix totale, lui parurent soudain contenir une menace, une peur primale. En se retournant, elle sentit le regard perçant de ses deux amis qui l’observait avec intensité. « Quoi ? Duchesse, qu’est-ce qui se passe ? » Elle inspira profondément. « Est-il possible que l’ami de messire Stephen ne soit pas mort ? » Les deux Firbolgs clignèrent les yeux. « Tout est possible, mais ça me paraît fort peu probable, répondit Achmed. Pourquoi ? Avez-vous entendu quelque chose qui m’aurait échappé ? — Non, admit-elle. Ce n’est qu’une impression, et elle est diffuse. Comme si une partie de lui était encore vivante. Je ne peux pas vraiment l’expliquer. — Eh bien, je ne prendrai pas la liberté d’écarter ce sentiment à la légère, sachant que vous avez déjà montré des signes de prescience, mais je dirais que Stephen autant que Khaddyr sont assez familiarisés avec la mort pour savoir la diagnostiquer sans erreur. — J’imagine. » Elle se remit en route. Parfois il lui semblait qu’elle passerait sa vie à voyager sans fin, atteignant chaque destination uniquement pour s’entendre dire qu’il était temps de repartir. En un sens, cette terre nouvelle, cette forêt profonde et silencieuse, n’était autre que la Racine déguisée. Au-dessus d’elle, les étoiles lui semblaient si proches qu’elle aurait cru pouvoir les toucher, les mains tendues vers le ciel, ravie. L’étoile la plus brillante frissonnait dans le vent comme si elle avait froid. Puis, l’une après l’autre, les étoiles tombèrent, non pas comme des météorites déchirant aveuglément le ciel, mais doucement, flottant sur la légère brise nocturne comme des flocons de neige scintillants. Attrape-les ! Tiens-les bien. Le vent qui chuchotait entre ses doigts ouverts. Le frisson électrique des étoiles minuscules touchant sa peau, la paume de ses mains. Ses doigts qui se refermaient. Je les ai ! Je les ai ! L’éclat radieux palpitant entre ses doigts. Sa peau, rendue translucide par les rayons resplendissants. L’extase. Puis la brûlure, et le noir, soudain. Ses mains qu’elle ouvrait. Les plaies à vif sur ses paumes, l’odeur de chair brûlée et flétrie. Non. Non, par les dieux, non. Par pitié. Une lueur sous elle. La surface ondulante de l’eau. Les étoiles qui lançaient vers elle leur lumière pétillante, les étoiles disposées en rond autour d’une longue crevasse obscure. Le grésillement des braises qui mouraient dans le ruisseau, au milieu de la prairie. Puis l’obscurité, encore. Rhapsody se réveilla dans le noir, en sanglots. C’était un rêve ancien, un rêve de ses jours de tristesse. Elle l’avait presque oublié. Pourquoi moi ? se répéta-t-elle en son for intérieur, désemparée, en essayant d’étouffer ses hoquets pour ne pas réveiller ses compagnons. Elle roula sur le ventre, et enfouit son visage dans sa couverture. Un instant plus tard, elle sentit de gros doigts écarter ses cheveux, avec une douceur insoupçonnable compte tenu de leur taille. « Duchesse ? Vous êtes réveillée ? » Elle hocha la tête sans la relever. Quand Grunthor se serait assuré qu’elle allait bien, il la laisserait peut-être tranquille et retournerait se coucher. « J’ai quelque chose pour vous. Asseyez-vous. » Rhapsody poussa un soupir las et tourna son visage baigné de larmes vers le sergent, qui souriait dans le noir. Avec le temps, ce sourire était devenu contagieux et irrésistible pour la jeune femme, même s’il lui avait fallu un certain temps pour s’y habituer. Elle lui répondit d’un sourire triste. « Pardon, Grunthor. » Il renifla. « Y a pas de quoi, mam’zelle. Je pensais que vous aviez compris ça, depuis l’temps. Donnez votre main. » Elle obéit à contrecœur et laissa le géant l’aider à se redresser, tout en regrettant amèrement de ne pouvoir se rendormir. Elle passa les mains dans les cheveux qui lui masquaient le visage et se les noua distraitement en arrière, tandis que Grunthor lui déposait quelque chose sur les genoux. L’objet était dur et de forme étrange, mais doux comme la soie. Elle le leva à hauteur de ses yeux pour mieux le contempler. C’était un coquillage. « On dit qu’ils chantent, ces trucs-là, mais moi j’entends rien. Pour moi c’est juste du vide. Collez-le contre votre oreille. — Mais où l’avez-vous déniché ? » demanda Rhapsody, émerveillée, tournant et retournant la coquille entre ses mains, l’examinant sous toutes les coutures. Le géant bolg se rallongea. « Au bord de la mer. Il était planté dans le sable, au milieu de ces épaves dont on vous a parlé. J’ai pensé à vous, je me suis dit que ça vous plairait peut-être, surtout quand les cauchemars reviennent. » Rhapsody sentit les larmes miroiter de nouveau dans ses yeux. « Vous êtes le Bolg le plus merveilleux au monde, vous savez ça ? » Tu es la fille la plus merveilleuse au monde. « Pour sûr », fit Grunthor d’un air suffisant. Rhapsody éclata de rire, luttant pour refouler ses larmes. « Maintenant, reposez la tête et collez-vous le coquillage sur l’oreille. Peut-être bien qu’il vous bercera pour vous rendormir. — Oui, c’est ce que je vais faire. Bonne nuit. — Bonne nuit, mam’zelle. Je vous dirais bien “faites de beaux rêves”, mais… » Rhapsody ne put s’empêcher de rire de nouveau, puis s’installa pour dormir, absorbée par le grondement du coquillage. Ses rêves furent remplis du bruit des vagues s’écrasant sur le rivage, des cris de mouettes et de l’image au loin d’une longue crevasse obscure, pupille perfide d’un œil solitaire. Au bout de trois jours, ils se mirent à croiser les repères dont leur avait parlé Stephen, ce qui leur confirma qu’ils avançaient bien en direction de la Maison du Souvenir. Les bois eux-mêmes leur paraissaient différents, avec leurs vieux chemins dégagés, à l’évidence désertés depuis longtemps. Peu à peu, la forêt immémoriale céda la place à des arbres plus jeunes. Peupliers, pins et bouleaux se mirent à surgir, étouffant les vieux chênes, les frênes et les érables. Les bancs de neige immaculés s’accordaient aux lambeaux d’écorce alambiqués des bouleaux argentés, ajoutant dans l’air une note lugubre. La neige fondue avait gelé dans la nuit et formé une couche de glace miroitante qui recouvrait tout. À chaque pas, Rhapsody et Grunthor faisaient craquer la fine pellicule, leurs pas résonnaient plus fort encore, par contraste avec les déplacements silencieux d’Achmed. L’air se refroidit à mesure qu’ils avançaient sur le chemin, et Rhapsody vit bientôt la buée de son souffle dans l’air glacé. On aurait dit que le dégel qui enveloppait toute la terre alentour n’avait pas encore gagné le cœur de la forêt entourant la Maison. Rhapsody sifflait doucement pour accompagner la marche, calquant le rythme de son air sur celui de leurs pas. L’aube avait paru sur les ailes d’un vent vif, aussi accorda-t-elle sa mélodie, pour essayer de dissiper les ténèbres du ciel couvert. Le contraste violent entre la blancheur de la neige et les arbres noirs lui faisait ressentir cette beauté pure mais inquiétante, qui cachait un secret profondément enfoui. Elle se maudit d’avoir interrogé ses compagnons au sujet de Gwydion, leur prudence excessive venant comme toujours gâcher cette promenade qui aurait été paisible, sans cela. De temps à autre, Grunthor ralentissait le pas et inspectait les environs, penchait la tête comme s’il écoutait des bruits au loin. Il adressait un signe de tête à Achmed, qui écoutait lui aussi, puis haussait les épaules. Le géant soupirait alors, avant d’accélérer de nouveau. À chacune de leurs haltes, Rhapsody cessait de siffler. Et chaque fois qu’elle reprenait son sifflement, l’air perdait quelque peu de sa vivacité, la mélodie se faisait plus traînante et plus lancinante. Grunthor finit par s’immobiliser net. Il balaya les bois des yeux, puis fixa le regard droit devant lui. « Il y a quelque chose qui cloche ici. — Que voulez-vous dire ? » demanda Rhapsody. Achmed s’était déjà emparé de son cwellan. Le géant cligna les yeux dans la lumière du soleil. « Je sais pas, mam’zelle, mais il y a quelque chose qui cloche. On dirait que c’est souillé, et c’est pire là-haut. » D’un mouvement de tête il désigna le chemin qu’il suivait, en aval. Ils regardèrent tous trois dans cette direction. « Qu’est-ce que c’est ? Des hommes ? Des animaux ? questionna Achmed par-dessus son épaule. — J’en sais rien, répondit Grunthor. On dirait que le sol est malade. — Penchez-vous un peu par ici. » Rhapsody lui passa la main sur le front, qu’il avait moite et brûlant de fièvre. « Ce n’est pas la terre qui est malade, Grunthor, c’est vous. — Les deux, peut-être », avança Achmed en pivotant pour écouter de nouveau. Il n’eut pour seule réponse que le silence de la forêt. « Grunthor est relié à la terre. Nous l’avons vu de nos yeux, vous vous souvenez ? Et s’il y a ici quelque chose qui empoisonne la terre, il n’est pas surprenant que ça l’affecte lui aussi. Dégainez votre espèce de torche d’acier. » Rhapsody acquiesça et dénoua le lien qui retenait son fourreau, mais ne dégaina pas l’épée. Grunthor assura sa prise sur la hache d’armes qu’il tenait entre ses mains. Achmed ferma les yeux pour se concentrer, et focaliser ses pensées sur la route, comme il l’avait fait autrefois sur des cibles humaines. En pensée il les voyait tous trois, comme d’au-dessus, ainsi que le monde qui les entourait, incliné selon un angle incongru. Le chemin se déroulait devant eux, étouffé par les branchages et les ronciers qui pendaient au milieu des ombres projetées par la lumière de la forêt. Puis, comme il l’avait fait sur la Racine, il libéra cet élan étrange qui l’habitait, et qu’il avait acquis dans le ventre de la terre. Sa vision se précipita avec la célérité d’un des projectiles de son cwellan, dans un mouvement affolé qui brouilla la silhouette des arbres dans le flot d’images qui défilait. Il suivit intérieurement la trajectoire en zigzag à une vitesse étourdissante, la trajectoire de son deuxième œil qui bondissait à chaque tournant du chemin, sous un arbre abattu, par-dessus un buisson. Soudain le décor fut celui d’une clairière au centre de laquelle se dressait une grande maison dotée d’une tourelle à un coin. De part et d’autre de la porte d’entrée se tenait un garde en armure, lourdement armé. La vision s’interrompit, mais l’image ne s’évanouit pas. Elle fut balayée d’un voile rouge, et les deux gardes semblèrent se racornir, pour disparaître dans l’ombre. Achmed sentit son pouls s’accélérer et son cœur s’accorder aux battements d’un autre. À ses oreilles résonnait le flux puissant de son sang, animé du rythme impérieux de ce cœur étranger. Il connaissait ce sentiment depuis toujours, et il en avait fait son gagne-pain bien avant qu’on lui dérobe son nom. Il ressentait le lien de sang, ce lien qu’il avait perdu en traversant les flammes de leur renaissance, le long de la Racine. Il n’était pas exactement identique à ce qu’il avait été jadis, pourtant ce lien revenait à la vie. La vision d’Achmed sombra dans cette marée rouge qui lui emplissait l’esprit, sa tête se mit à tambouriner et son estomac se serra de peur. Grunthor avait raison. Ce qui se cachait derrière cette porte, quelle que fût sa forme, était le Mal incarné. Au prix de grands efforts, il brouilla cette image et força ses sens à réintégrer son corps. Subitement désorienté, il trébucha et sentit la bile remonter le long de sa gorge. Pris de haut-le-cœur, il tomba à terre. Rhapsody se précipita à ses côtés et lui posa les mains sur les épaules. Elle étouffa un cri lorsque la première éclaboussure écarlate vint zébrer la blancheur virginale du tapis de neige. Achmed toussa violemment, puis se mit à respirer lourdement, secouant la tête pour en dissiper les derniers vestiges de sa vision. Il leva les yeux vers le visage inquiet de la Barde. « Vous allez bien ? — Je pense que je survivrai, dit-il en déglutissant avec difficulté. — Que s’est-il passé ? Qu’avez-vous vu ? — Eh bien, la Maison se trouve bien dans cette direction, et Grunthor a raison, il y a quelque chose de foncièrement mauvais, là-bas. » Grunthor lui tendit la main pour l’aider à se relever, et le hissa sur ses pieds. Le Dhracien se plia en deux et inspira plusieurs fois profondément avant de se redresser. « Le long du chemin, tout avait l’air normal, mais lorsque j’ai aperçu la Maison, ma vision s’est voilée de sang, et j’ai senti un pouls. Presque la même sensation que celles que j’avais, sur l’Île. — Mais vous disiez avoir perdu votre lien de sang ? objecta Rhapsody. — C’est vrai. C’était le cas. Ça n’avait rien à voir. — C’est peut-être comme ça que vous sentez les choses par le sang, dans le nouveau monde, suggéra Grunthor. — Précisément parce que c’est le nouveau monde, je ne devrais rien voir par le sang. Tu m’as déjà vu vomir, auparavant ? » Le sergent secoua la tête. Un vent froid fit voler un essaim de cristaux de glace dans les yeux de la jeune femme. Voir ces deux Bolgs, qui lui avaient paru pendant si longtemps indestructibles, tremblants et malades, avait quelque chose de profondément effrayant. Elle prit quelques inspirations pour se calmer, dans l’espoir que le martèlement furieux de son cœur ralentirait quelque peu. Pourtant, au fond d’elle-même, elle savait qu’il leur fallait avancer, aller découvrir ce qui se cachait dans cette Maison. « Peut-être qu’en nous rapprochant nous verrons mieux ce qui se passe », suggéra-t-elle. Du revers de la main, Grunthor essuya la sueur qui lui recouvrait le front et planta son regard dans celui de la jeune femme. « Toutes mes excuses, Votre Altesse, mais pourquoi on ferait une chose pareille ? Je veux dire, après tout, j’ai rien contre un peu de grabuge, mais je vois pas de raison d’aller le chercher. — Non, elle a raison », répondit Achmed. Il passa une main tremblante dans ses cheveux ébouriffés. « Je ne me serais jamais attendue à vous entendre dire une chose pareille, admit Rhapsody. — Mais que ça ne vous monte pas à la tête. Il faut que nous sachions pourquoi je me suis subitement retrouvé à nouveau relié à mon don, et ce qui te rend malade, Grunthor. Nous devons nous assurer qu’il ne s’agit pas d’un problème ancien, revenu nous hanter en ces lieux neufs. Le seul moyen d’en avoir le cœur net, c’est d’aller voir de plus près. » Rhapsody se mit à fouiller dans son sac. « J’ai des feuilles de gaulthérie. Elles soulageront peut-être vos maux d’estomac. Et si vous voulez bien patienter une seconde, je vais vous donner à chacun un mouchoir humide avec lequel vous essuyer. » Elle plongea deux carrés de lin dans la neige puis les tint un moment en main, se concentrant sur son feu intérieur. La neige fondit presque instantanément, trempant les mouchoirs, qu’elle tendit alors aux deux Bolgs. Même aux prises avec ses nausées, Achmed réussit à sourire. « Je vois que vous vous habituez progressivement à votre nouveau don. Je savais que ça viendrait. » Rhapsody lui rendit son sourire et lui offrit une feuille de gaulthérie. « Sucez. Vous aviez raison. Mais que ça ne vous monte pas à la tête. — Très bien. Dans ce cas, allons-y, dit Grunthor en s’épongeant le front et les joues. — Il y a deux gardes à la porte dont il faudra s’occuper, ajouta Achmed. — Une seconde. Qu’est-ce que ça signifie ? » demanda Rhapsody d’un ton nerveux. Grunthor et Achmed lui jetèrent un regard incrédule. « Et s’ils ne sont pas responsables de cette souillure, s’ils n’ont rien fait de mal ? » Les deux hommes la fixaient toujours. « On ne peut pas tuer des innocents à tout va, sous prétexte qu’ils se trouvent en travers de notre chemin. — Eh bien, mam’zelle, ça ne nous a jamais arr…, commença Grunthor, avant qu’Achmed ne le fasse taire d’un regard furtif. — Écoutez, dit Achmed d’un ton impatient, vous aviez l’air de bien aimer Stephen. Il n’a pas parlé de gardes, dans son mémorial, si ? — Non. » La main posée sur la poignée de l’épée se mit à trembler. — Qu’est-ce que ça vous inspire ? — Rien de probant, s’empressa-t-elle de répondre. Peut-être explorent-ils les lieux, tout comme nous. Et s’ils étaient au service de quelqu’un d’important ? Après tout ce qu’on vient de traverser, vous voulez vraiment finir de nouveau traqués ? » Achmed soupira, contrarié. « Et que suggérez-vous, alors, ô Grande Sage ? — Nous pourrions essayer de leur parler. » Grunthor ouvrit la bouche pour faire une objection, mais Achmed le prit de vitesse. Pendant un moment, il scruta le visage de la jeune femme, ses yeux verts assortis au feuillage des arbres à feuilles persistantes, étincelants comme les branches alourdies par les cristaux de gel. La lèvre supérieure, semblable à un pétale de rose, dessinait une moue déterminée, mais le front parfait que plissait l’angoisse trahissait l’état de Rhapsody. En temps normal l’expression de son visage avait quelque chose d’enchanteur mais, avec cette pointe d’inquiétude qui le voilait, elle était tout bonnement hypnotique. Ce serait là une bonne occasion d’en éprouver le pouvoir. « Vous voulez vous charger de la discussion ? finit-il par demander. En général, nous ne nous faisons pas très bien recevoir, Grunthor et moi, quand nous frappons aux portes. — Oui. » Le Dhracien jeta une fois encore un regard en direction de Grunthor. Le sergent ne cachait pas sa désapprobation, pourtant il ne pipa mot. « Très bien, nous ferons selon votre méthode, finit par marmonner Achmed. Nous nous tiendrons dans les buissons, prêts à intervenir. » Rhapsody sourit d’un air peu convaincant. « Topez là. » 32 LE JOUR GRIS TENDAIT LENTEMENT vers un crépuscule obscur. La forêt avait sombré dans un silence de mort bien avant que la lumière quitte les cieux. On n’entendait nul chant d’oiseau, nul bruissement de la moindre créature dans les parages. Le vent même ne faisait aucun bruit. Seuls les craquements des branches sous le poids de la neige, la brisure nette du bois cédant sous le fardeau de glace qui le faisait plier brisaient cette immobilité. Ils finirent par atteindre une clairière, dont la bordure était calfeutrée par un épais rideau épineux. Rhapsody remarqua distraitement qu’il s’agissait de mûriers, bien qu’il n’y ait pas trace de baies sur leurs branches piquantes – et elle doutait qu’il y en ait un jour. Au-delà des buissons ils apercevaient une silhouette, celle d’une maison apparemment, mais c’était difficile à dire, à travers les branchages entremêlés. Ils s’avancèrent lentement en rampant le long de la route, jusqu’à voir au-delà du rideau de ronces. Ils distinguèrent une grande demeure dans la clairière, qui vu sa taille ne pouvait être que celle qu’ils cherchaient. À l’un des coins se dressait une tour, faite de pierre ancienne et dominant une cour carrée. Elle était bordée sur ses quatre côtés de remparts gardés par des sentinelles. Au milieu de cette cour poussait un arbre sans feuilles, qui de loin paraissait à Rhapsody plus mort qu’endormi. Son séjour chez Llauron lui avait beaucoup appris, notamment à juger de la santé des arbres, et celui-ci lui semblait terrassé par la maladie. Les parois de la cour étaient blanchies à la chaux, et mousse et lichen s’y étaient accumulés au fil des ans. Le toit était d’ardoise, et la grande porte d’entrée était légèrement entrouverte, presque comme si on attendait de la visite. Achmed et Grunthor se glissèrent parmi les arbres pour encercler la maison par les flancs. Rhapsody était toujours émerveillée de constater combien ils étaient silencieux dans les broussailles épaisses, passant inaperçus en dépit de la stature gigantesque de Grunthor. Du regard, elle inspecta les alentours, priant intérieurement pour qu’ils ne se fassent pas surprendre pendant leurs manœuvres, une fois qu’elle les aurait perdus de vue. Puis elle se tourna vers la maison. De chaque côté de la porte se tenait un homme portant une longue lance protégée par un fourreau de maille et de cuir. On n’apercevait pas de bougies à travers les fenêtres entrouvertes dans la pénombre croissante. Le seul bruit audible était le frottement des longues branches de bouleau blanchies par la neige, qui se tendaient jusqu’à venir heurter doucement les vitres, les murs et le toit de la Maison du Souvenir. Il lui semblait discerner une plainte assourdie, mais à y mieux écouter elle décida qu’il s’agissait du vent. « Prête ? Essayez de rester bien en vue. » Elle aurait juré que la voix d’Achmed lui murmurait à l’oreille, alors qu’il se tenait à quelques mètres derrière elle, visiblement revenu de son inspection de l’avant-poste. Elle opina et il disparut de nouveau dans l’obscurité, de l’autre côté de la route. Grunthor para sa hache d’armes pour l’assaut. Après avoir inspiré profondément, Rhapsody sortit des sous-bois et se dirigea droit vers la porte. Les gardes levèrent immédiatement leurs lances. La jeune femme se sentit presque défaillir de nervosité. Elle leur sourit, et soudain fut de nouveau sereine et détachée. Elle crut percevoir une odeur de viande pourrissante et n’y prêta pas attention. « Bonjour », dit-elle d’une voix aimable. L’effet sur les gardes fut instantané et flagrant : ils relâchèrent leur emprise sur leur arme et Rhapsody crut voir leurs mains trembler, comme si les deux hommes étaient en transe. « Dites-moi, est-ce bien la Maison du Souvenir ? » Un des hommes hocha la tête d’un air stupide. Elle remarqua que son compère était moins prompt à baisser la garde. Elle sentait en lui un désir plus fort, dévastateur, qui la mettait mal à l’aise. « Ce n’était pas bien difficile à deviner », commenta-t-elle avec un sourire éclatant. Les mains du deuxième homme s’étaient elles aussi mises à trembler. Quelle que soit cette transformation que j’ai subie dans le Grand Feu, elle a dû me rendre bien effrayante à contempler, se dit-elle, stupéfaite. En effet, ce ne devait pas être sa petite carrure qui impressionnait à ce point ces gardes. « Je dois retrouver ici des amis. Les avez-vous vus ? Rhapsody choisissait ses mots avec soin, se disant qu’elle saurait deviner si Achmed et Grunthor s’étaient fait repérer lors de leur tour de reconnaissance. — Voulez-vous… voulez-vous m’épouser ? » bégaya le premier garde. Rhapsody cligna les yeux et éclata de rire. Elle pensa à ce qu’aurait été la réaction de Grunthor, s’il avait eu vent de cette proposition. « Vous savez, dit-elle sur le ton de la confidence en se penchant vers lui, je pense que mon ami ne serait pas particulièrement enchanté de vous entendre plaisanter à ce sujet. Il est plutôt protecteur et il peut se montrer féroce, s’il a le sentiment qu’on m’insulte. » La panique se lut subitement sur le visage du garde. « Non, mademoiselle, je… — D’ailleurs, peut-être l’avez-vous vu ? Je suis certaine que vous l’auriez remarqué, dans ce cas. Disons qu’il est assez… effrayant. » Les deux sentinelles échangèrent un regard, et Rhapsody vit la peur dans leurs yeux. Ses paroles avaient pour ces hommes un sens qu’elle n’avait pas soupçonné. Il fallut tout son courage au deuxième pour articuler : « Alors c’est lui que vous êtes venue voir ? Non, il n’est pas là, mademoiselle, mais on l’attend dans la journée. Veuillez entrer, pour patienter au chaud. Mon ami n’avait pas l’intention de vous manquer de respect. » L’autre garde recula en trébuchant, ouvrant ainsi la porte, et la maintint pour permettre à la jeune femme de passer. Rhapsody jeta un œil derrière elle, mais ne vit rien là où se trouvaient Achmed et Grunthor quelques instants plus tôt. Un cri monta des sentinelles, visiblement pour prévenir les autres de la présence de Rhapsody. Elle entendait presque à son oreille les jurons qu’Achmed ne devait pas manquer de lui adresser, en marmonnant entre ses dents. D’un air désinvolte, elle posa la main sur la poignée de son épée, puis franchit le seuil à la suite du premier garde. Ils pénétrèrent dans un vestibule obscur fermé par deux lourdes portes, des deux côtés de la pièce. Face à eux, un portail s’ouvrait sur un vaste jardin. Rhapsody s’immobilisa, tétanisée d’horreur. La première chose qui la frappa fut la puissante puanteur de pourriture. Un nuage épais et presque visible d’air suave et écœurant mêlé aux relents amers de viande avariée assaillit ses narines. Rhapsody s’étouffa presque en inspirant l’air vicié et elle sentit le sang déserter son visage. Elle se força à ravaler la bile qui lui montait de l’estomac. Car l’odeur n’était rien, en comparaison de la vision qu’elle avait sous les yeux. Le jardin situé au centre de la cour était de taille respectable, et l’arbre se dressait en son centre. La neige souillée de rouge ressemblait à une couverture rosâtre. Rhapsody aperçut deux rampes en bois, telles qu’elle en avait vu utiliser pour l’abattage de pourceaux. Entre les deux apparaissait un grand autel en pierre souillée de taches sombres. Un sillon avait été creusé au pied de l’autel, qui sinuait jusqu’à un récipient décoré de motifs complexes, et relié à deux autres récipients semblables. Ils communiquaient ensuite avec de larges vasques, situées sous les potences d’abattage. Ces trois canaux formaient un entrelacs compliqué qui serpentait jusqu’à déboucher dans un énorme brasero patiné par l’étreinte noire des flammes. Chacun des sillons était souillé et dans les vasques croupissaient des flaques de liquide visqueux et noirâtre. L’origine et la nature de ce liquide ne faisaient aucun doute pour Rhapsody. Sur l’autel, suspendu par les pieds au-dessus de chacune des vasques, pendaient des cadavres d’enfants. On leur avait tranché la gorge et les veines, les laissant se vider comme du gibier. Tout se mit soudain à tourner devant elle et une nausée gigantesque la terrassa. Ce n’était visiblement pas le genre de réaction auquel s’attendaient les gardes. Le premier se tourna vers elle avec un regard interrogateur. Elle entendit l’autre soldat bouger dans son dos, comme s’il s’apprêtait à attaquer. Puis le sifflement léger des disques lancés par l’arme d’Achmed, et la chute instantanée d’un corps derrière elle. Elle dégaina Clarion l’Étoile du Jour en une seconde, et le frottement vif de la lame tirée du fourreau rappela le souffle mélodieux d’un cor. Le métal s’enflamma, animé d’une vie qu’elle ne lui avait jamais vue auparavant. Tandis qu’elle s’armait, le second garde tenta un assaut désespéré, en déséquilibre. Entre les mains de Rhapsody, les flammes de Clarion l’Étoile du Jour s’enflèrent et tournoyèrent. « Lâchez cette lance », ordonna-t-elle, la voix rendue rauque par la colère et la peur. Le soldat chargea. Rhapsody esquiva aisément le coup très approximatif et plongea, exactement comme Grunthor le lui avait appris. Clarion l’Étoile du Jour s’enfonça sans peine dans la poitrine de l’homme, ne rencontrant qu’une faible résistance en transperçant la cage thoracique. L’odeur sucrée et écœurante de la chair brûlée emplit l’air rance. L’homme écarquilla les yeux de surprise. Il ouvrit la bouche, comme pour hurler, mais tout ce qui s’échappa de sa gorge fut un gémissement violent lorsque ses poumons éclatèrent, instantanément cautérisés par le métal incandescent de l’épée élémentaire. Rhapsody le rattrapa et l’aida à glisser doucement au sol, tandis que le visage de l’homme se tordait de douleur et de confusion. Ses yeux, qui regardaient déjà au-delà du monde, dévisagèrent la jeune femme d’un air craintif et elle put y lire la question qui envahissait les dernières pensées du garde : Que se passe-t-il ? La même question se frayait un chemin dans son propre esprit. Le temps de toucher le sol, le corps de l’homme était devenu inerte, et sa plaie rougeoyait. Rhapsody prit soudain conscience du léger grésillement que produisait sa lame en grillant la chair de l’homme. Avec un sentiment d’horreur, elle extirpa vivement l’épée du cadavre et la lâcha, alors que la poignée en était toujours fraîche. Elle contempla avec effroi le corps étendu à ses pieds et tout se mit à tourner. « Qu’est-ce qui vous arrive ? » chuchota la voix d’Achmed dans son dos. Elle ne l’avait pas entendu approcher. Elle se retourna et vit qu’il inspectait le jardin, Grunthor à ses côtés. « Il est mort, s’entendit bredouiller Rhapsody, la voix tremblante. — Oui. Vous vous améliorez, à l’épée. — Je n’avais jamais tué un homme. — Eh bien, maintenant c’est fait, répondit Achmed. Allons. » Rhapsody inspira profondément et hocha la tête. Il avait fallu le faire, elle n’avait pas eu le choix. Reprends-toi, s’exhorta-t-elle sans pouvoir détacher le regard de la scène macabre. Achmed lui fit signe de ramasser son arme. « D’autres signes de vie ? — Non, mais il y a au moins une personne de plus ici, et on en attend d’autres », précisa la jeune femme. Elle toucha du doigt le métal froid de la lame, qui ne portait nulle trace de sang et, avec un frisson, glissa l’épée dans son fourreau de pierre. « Bah, on peut p’t-être remédier à ça », suggéra Grunthor. Il referma la grand-porte derrière lui et plaça en travers une large poutre qui se trouvait à côté. « Eh bien, m’sieur, je crois bien qu’on sait pourquoi votre don de sang s’est réveillé. — Voyons qui d’autre traîne dans les parages, dit Achmed en passant en revue les lieux du massacre. Il pivota vers la porte latérale et leur fît signe d’entrer. Rhapsody se tenait d’un côté de la porte, Grunthor de l’autre. Au signal d’Achmed, Grunthor claqua la porte d’une main. Le bruit du bois qui éclatait et des gonds qui s’arrachaient tonna dans l’air. Achmed retint son arme. La pièce était vide. Il s’agissait d’un long vestibule, jalonné de meubles en bois poli, de facture très épurée. Un grand tapis tissé habillait le sol au centre de la pièce ; l’un des coins et le bois au-dessous étaient tachés d’une large auréole sombre. Une série de fenêtres donnaient sur la cour centrale, où la neige fondante se teintait de rose. Achmed traversa la pièce jusqu’à la tache noire et se pencha pour la toucher. Elle était sèche depuis longtemps, des années peut-être, mais il sut instantanément que c’était du sang. On avait tué quelqu’un ici, et ce sang avait coulé du cadavre avant qu’on le déplace. Grunthor resta debout près de la porte, regrettant que la place manque pour se servir de sa hache d’armes, mais jugeant plus sûr de garder à portée de main son encocheur, tant qu’ils se trouvaient à l’intérieur. Il se sentit au creux de l’estomac un nœud qui se transforma bientôt en nausée lorsqu’il jeta un coup d’œil par la fenêtre, bien qu’il ait l’habitude d’ignorer ce genre de sentiments. Rhapsody s’approcha quant à elle de l’autre porte, aux aguets. Au bout d’un moment elle secoua la tête. « Rien ici. Que fait-on ? — Venez », finit par répliquer Achmed, en se positionnant près de la porte suivante. Les autres reprirent leurs positions comme précédemment et répétèrent le même manège. La porte ouvrait sur un mur vide, et ils durent pénétrer dans la pièce pour y voir plus clair. Ils venaient d’entrer dans le Grand Hall de la Maison du Souvenir, qui s’étendait jusqu’à la tour centrale. Sur l’un des murs étaient alignées de hautes fenêtres ouvrant sur la grande cour et, sur l’autre, des tapisseries dont les motifs imbriqués et délavés étaient souillés d’excréments. L’extrémité de la pièce faisait partie du donjon. Un grand escalier menait à ce qui avait dû autrefois faire partie des fortifications, mais qui se réduisait aujourd’hui à une porte ouverte. L’autre mur se composait d’une enfilade de portes-fenêtres à petits carreaux donnant elles aussi sur la cour. Au pied du mur orné de tentures se dressait un trône fait d’ossements. Des fémurs, des cages thoraciques, des cubitus et des vertèbres avaient été entrecroisés et cloués ensemble pour former une macabre assise, surmontée de sept crânes et ornée d’un doux coussin de velours rouge. Au centre de la pièce, assis, accroupis ou allongés, se tenait un groupe d’enfants qui fixaient le trio avec un air de terreur. Leurs yeux scintillaient dans la pénombre comme ceux d’une meute de loups battus et affamés. C’était un mélange d’humains et de Lirins d’âges divers, vêtus de haillons en état de décomposition plus ou moins avancé. Des fers leur entravaient les chevilles, et ils étaient reliés entre eux par de lourdes chaînes. Des bleus et des coupures leur recouvraient le visage et le corps, et leurs yeux vitreux avaient été témoins d’horreurs auxquelles nul mortel ne devrait assister. L’air hivernal qui s’insinuait entre les tentures et par les portes ouvertes les faisait frissonner. Nul ne parla ni ne poussa un cri, mais leurs yeux paniqués dévisageaient à tour de rôle Rhapsody et les deux créatures qui l’encadraient. Les enfants de Navarne. 33 LE SPECTACLE DE CES PETITS VISAGES SUSPENDUS entre la terreur et l’espoir serra le cœur de Rhapsody. Les jeunes prisonniers s’étaient mis à trembler de tous leurs membres en voyant les trois compagnons surgir dans leur cachot, telle une forêt de feuilles humaines dans une grande rafale. Hormis ce frisson involontaire, les enfants demeurèrent totalement immobiles, à l’exception d’une fille un peu plus vieille que les autres, de seize ans environ, enchaînée par les poignets et les chevilles au centre du groupe. Elle se débattit un instant, fixant frénétiquement la porte, puis écarquilla les yeux, figée par le choc. « Ne vous inquiétez pas, nous sommes là pour vous aider, dit Rhapsody en leur adressant son sourire le plus doux, tandis qu’Achmed et Grunthor s’empressaient de rejoindre la porte à l’autre bout de la pièce. Nous allons vous sortir d’ici et vous ramener chez vous. » Les enfants la fixaient d’un regard vide. Rhapsody se tourna vers Achmed. « Les gardes avaient-ils des clefs sur eux ? — Pas le temps de nous préoccuper de ça pour l’instant. Trouvons plutôt qui dirige cette joyeuse maisonnée. — Ils sont au moins neuf. » La réponse provenait du groupe tremblant au milieu de la pièce. De la jeune fille dont les mains étaient entravées. Elle avait l’air mal à l’aise. « Tu sais où ils sont ? demanda Rhapsody. — Non, répondit la jeune fille. Mais ils arrivent par cette porte. » D’un mouvement de la tête elle désigna le bout de la pièce que les trois compagnons n’avaient pas encore inspecté. Grunthor baissa sa hache d’armes et s’empara de son encocheur massif. Les deux Bolgs s’apprêtèrent à ouvrir la porte. « Merci, et ne vous inquiétez pas, dit Rhapsody. Nous vous libérerons à notre retour. » Elle adressa au groupe un sourire encourageant. « Seulement, ne leur révélez pas qui a parlé, si vous vous faites capturer », recommanda la jeune fille d’un ton acide. Rhapsody désigna les deux Bolgs d’un signe de tête. « À ta place je ne m’inquiéterais pas trop pour ça. Quel est ton nom, ma chérie ? — Nous sommes prêts, lança Achmed depuis la porte. — Eh bien, ce n’est pas ma chérie, rétorqua la jeune fille avec une pointe de défi dans le regard. — C’est Jo ! répondit une jolie petite fille qui ne devait pas avoir plus de six ans. Elle leur a dit quand ils se sont mis à lui tordre les doigts de pied. Moi, c’est Lizette. » Jo considéra d’un air réprobateur la petite, qui ne remarqua rien. Elle semblait fascinée par Rhapsody, incapable de détacher le regard de la Baptistrelle lirin. « Vous avez terminé ? demanda Achmed. — Nous allons revenir », affirma Rhapsody aux enfants. Elle utilisait la technique baptiste de la vérité. Au bout de quelques instants, elle vit la confiance gagner quelque peu leurs regards à tous. Elle leur envoya un baiser avant de rejoindre ses compagnons. La plus âgée du groupe marmonna quelque chose sous cape, mais Rhapsody ne l’entendit pas. Elle reporta son attention sur les cris et le martèlement précipité des pas provenant de la pièce voisine. Elle s’empressa de se positionner près de la porte, qui dans la seconde qui suivit s’ouvrit à la volée. Deux hommes armés de piques se précipitèrent dans la pièce, et se retrouvèrent face à Achmed et à son cwellan. Rhapsody entendit le sifflement désormais familier des disques et vit du coin de l’œil la traînée argentée des projectiles minuscules qui filaient par l’embrasure de la porte. Il vise quelqu’un dans la pièce à côté, se dit-elle avec une admiration éperdue. La célérité et la précision des mains d’Achmed qui rechargeaient n’avaient de cesse de la fasciner. Elle discernait désormais mieux ce qui n’avait longtemps été qu’un mouvement flou. Elle plongea au moment où le garde à côté d’elle se jetait sur Achmed et lui transperça le dos de la lame de Clarion l’Étoile du Jour. Il tomba en se contorsionnant, se libérant ainsi de l’arme de Rhapsody. Une seconde après elle, le double moulinet fatal de Grunthor vint trancher net la tête de l’autre homme, de sa lame d’un mètre cinquante. Rhapsody dut lutter pour rester concentrée. Le cauchemar qui se déroulait sous ses yeux avait relégué bien loin la réalité, et elle se sentait comme un spectateur au milieu de la bataille. Achmed ouvrit la porte d’un grand coup. « Allez ! » ordonna-t-il. Grunthor et elle faillirent se télescoper en essayant de pénétrer dans la pièce, mais elle réussit à s’écarter du chemin du géant bolg juste avant de se faire littéralement piétiner. Sous leurs yeux apparut une nouvelle scène de carnage, mais cette fois-ci elle était de leur fait. Six cadavres étaient étendus sur le sol. Au centre de la pièce se tenait une femme vêtue de blanc, hurlant désespérément ses ordres à une poignée d’hommes qui dévalaient en courant un grand escalier de pierre, seule autre issue visible. C’était une vaste pièce, toute de pierre, sur les murs de laquelle couraient des étagères surchargées de livres et de parchemins. Des fauteuils ainsi que quelques larges bureaux étaient disposés çà et là avec soin. Rhapsody et Grunthor déboulèrent dans la pièce, veillant à se tenir hors de la ligne de mire. Il fallut cinq enjambées à peine au Bolg pour rallier le centre de la pièce, le tout en glapissant à tue-tête. À la vue de ce géant hurlant, les soldats dans la bibliothèque se figèrent de terreur. Rhapsody se précipita vers la femme en blanc. Les yeux de cette dernière passèrent très vite de Grunthor à la jeune femme, et la haine était palpable dans son regard. La femme tira la seule arme qu’elle semblait porter, une longue dague d’obsidienne d’apparence atroce, et adopta une posture de combat. Rhapsody reconnut dans cette arme un instrument de sacrifice, utilisé dans les rites du mal. Elle sentit une haine similaire gagner son propre regard en comprenant que c’était la main de cette femme qui avait sans doute mutilé les enfants dans la cour. Rhapsody balança son épée de toute la force de sa rage, en un coup parfaitement maîtrisé qui aurait fait la fierté de Grunthor. La femme esquiva et frappa à son tour de sa dague. Un instant déséquilibrée par l’intensité de son propre coup, Rhapsody ne put se dégager assez vite, et sentit une douleur déchirante lui transpercer l’épaule gauche. Elle grimaça et inspira profondément, puis frappa de nouveau de son épée flamboyante. Son adversaire n’eut pas le temps de hurler avant que la lame lui éperonne le cœur. Une fois encore, l’air s’emplit de l’odeur âcre de la chair brûlée, mais pas une goutte de sang ne tomba au sol. Les plaies furent instantanément cautérisées, avant même que la vie ait quitté le corps de cette femme. Rhapsody suivit Grunthor de près en se penchant vivement de côté pour éviter les disques qui volaient, un peu trop près à son goût. Elle n’accorda pas un regard à la femme et préféra s’assurer que ses amis s’en tiraient bien. Elle fut rassurée. Il ne resta bientôt pas un seul de leurs adversaires en vie. Les débris humains amoncelés au pied de l’escalier lui apprirent que Grunthor avait tué au moins deux gardes de plus. D’autres cadavres exhibaient les blessures plus nettes creusées par le cwellan. D’un regard rapide, elle en dénombra quinze, et se demanda s’il en restait. Grunthor se tenait debout près de l’escalier, dont il scrutait les hauteurs, la tête levée, prêt à en découdre avec une détermination féroce, s’il devait en arriver d’autres. Il avait tiré une petite hache, qui entre les mains d’un homme normal aurait eu la taille d’une hache de combat, dont Rhapsody l’avait déjà vu se servir pour trucider la vermine avec une force meurtrière. « J’imagine qu’il serait inutile d’essayer de l’interroger », commenta Achmed en contemplant le cadavre de la femme en blanc. La honte empourpra soudain le visage de Rhapsody. « Je suis désolée. — De quoi êtes-vous désolée ? demanda Achmed, agacé. Peu importe qui elle était, ou ce qu’elle était ; il fallait l’éliminer. Vous vous en êtes chargée. Il aurait été pratique de pouvoir lui arracher quelques informations, mais parfois il faut parer au plus pressé. C’est grave ? — Quoi ? fît Rhapsody, confuse. — Votre épaule. Est-ce que la blessure est grave ? — Oh. Non. Ce n’est pas profond. » Rhapsody baissa les yeux sur l’entaille. « Ça peut attendre. — Poison ? Achmed s’approcha pour sentir la blessure. — Je ne pense pas. — Très bien, voyons s’il reste du monde dans les parages. » Il souleva la poutre appuyée contre le mur et s’en servit pour barricader la porte, avant de se diriger vers l’escalier. « Juste pour m’assurer que les prochains frapperont avant d’entrer. » Ils fouillèrent le reste du donjon, gravissant les escaliers rapidement et en silence, mais ne remarquèrent aucune trace d’autres occupants. Les pièces du haut abritaient les quartiers des gardes qu’ils avaient tués, et au sommet, une vaste suite qui devait sans nul doute être celle de la femme en blanc, même s’ils relevèrent aussi les signes de la présence d’un homme. Dans cette chambre se trouvait un petit coffre, verrouillé avec soin, qu’ils emportèrent en bas pour l’inspecter, après s’être assurés que la voie était libre dans toute la Maison du Souvenir. Ils découvrirent une série de chambres en petits cloîtres, inoccupées, ainsi qu’une cuisine qui avait servi récemment. Rhapsody se mit en quête de la clef des fers des enfants et en trouva une autour du cou de la femme. Elle s’empressa de retourner dans le hall libérer les enfants, leur parlant tout le long à voix basse et réconfortante. En l’absence des deux Bolgs, les enfants s’ouvrirent rapidement à elle, à l’exception de la jeune fille du nom de Jo, qui continuait à la considérer avec suspicion. Rhapsody alla d’enfant en enfant, leur parlant doucement et leur chantonnant des comptines, les rassurant comme elle pouvait. Ses efforts portèrent leurs fruits, et même Jo finit par se détendre quelque peu. Pendant ce temps, Achmed fît prestement sauter les cadenas du petit coffre qu’ils avaient trouvé en haut. Il en exhuma quelques babioles, qu’il donna à Grunthor, responsable de leur réserve de menus objets et de monnaie. Un carnet, un parchemin cacheté et une grosse clef en cuivre à quatre dents bizarres. Il ouvrit le parchemin avec précaution et constata que les inscriptions étaient dans une langue qu’il ne reconnaissait pas. La forme même du document lui était cependant familière. Il s’agissait d’un contrat. Il appela Rhapsody. Elle pénétra dans la pièce suivie d’une longue traîne de bambins. Ils étaient quinze en tout, pour la plupart de moins de douze ans. Le plus petit s’accrochait désespérément à la jeune femme et, en pénétrant dans la bibliothèque, il se dissimula derrière elle à la vue des deux monstres qui les avaient sauvés. « Tout va bien, Feldin, dit Jo à un garçon lirin d’environ sept ans. Ils sont peut-être moches comme des bouses, mais c’est eux qui nous ont libérés. Ils peuvent pas nous faire pire que ce qui était prévu pour nous. » Grunthor poussa un petit hennissement. « Nous ne vous ferons rien du tout, à part vous ramener chez vous », les rassura Rhapsody avec un sourire. Le regard fasciné par son visage radieux, les enfants tremblants ne purent que la croire. « Jetez un œil là-dessus », dit Achmed en s’approchant d’elle. Les enfants s’écartèrent vivement de son passage. Rhapsody lui prit le rouleau des mains et l’examina pendant un moment. Elle fronça les sourcils, mais l’expression se dissipa aussi vite qu’elle était apparue. « C’est du serenne ancien. Étrange, non ? C’est la langue que Llauron voulait que j’apprenne. Je n’ai pas pris la peine de lui dire que j’en connaissais déjà quelques rudiments. C’est une langue morte. Je veux dire, elle était déjà morte lorsque nous avons quitté l’Île. C’était la langue des Premiers Nés, les Anciens Serennes, qui ont occupé l’Île au tout début. Mais regardez ce parchemin, le vélin n’est pas aussi vieux que ça, loin de là. — Vous arrivez à le lire ? demanda Achmed. — Je pense, oui. C’est une langue musicale, dont mon mentor m’a appris la plupart des bases. Attendez… Ce n’est pas ça. Les lettres sont celles du serenne ancien, mais le message est écrit dans la langue des hommes… je veux dire, la langue vernaculaire des habitants de ce pays. Donnez-moi une minute, que je le lise en entier. » Rhapsody se dirigea vers l’un des bureaux, s’y assit et se servit de deux livres pour maintenir le parchemin déroulé. Elle retira son propre sac de son épaule, en sortit un morceau de peau grossièrement tannée, et se mit à gribouiller des notes éparses. Tandis qu’elle s’appliquait, les enfants s’agglutinèrent autour d’elle, sauf Jo, qui s’approcha de la pile de cadavres que Grunthor entassait à la hâte dans un coin de la pièce. Prenant soudain conscience du décor, Rhapsody songea à déplacer les enfants ailleurs, pour se rendre compte assez vite que, depuis cette pièce du moins, les corps des enfants sacrifiés étaient moins visibles. La veille encore, le plus grand chagrin qu’elle avait eu à consoler chez un enfant était la perte de sa mère, celle des petits de messire Stephen. Elle se retrouvait à présent responsable d’enfants ayant subi des traumatismes inimaginables. Elle ravala la boule qui lui nouait la gorge, avec l’espoir intime qu’elle saurait se montrer à la hauteur et les aider à guérir, une fois sortis de cet endroit. Achmed feuilletait le petit carnet. Contrairement au parchemin, le texte qu’il contenait semblait rédigé en langue courante. Les lettres étaient semblables à celles qu’il connaissait, et il entreprit sa lecture avec quelque difficulté. On aurait dit un journal, le genre dont se servaient scribes et savants pour y coucher des notes. Le texte parlait d’une cité perdue, mais il n’était pas certain de ne pas se tromper. Il s’intéressa plutôt à la carte esquissée sur une page, et à la référence à une clef de cuivre. Un sourire se dessina sur ses lèvres lorsqu’il reconnut le nom Gwylliam, ainsi qu’un jalon indiquant les Terres firbolgs. Canrif. C’était une carte. « Achmed, Grunthor, je l’ai, s’exclama Rhapsody en brandissant sa traduction sur peau de mouton. C’est un contrat. Il a été signé à la première heure de l’Équinoxe, dans la mille trois cent quatre-vingt-seizième année suivant l’arrivée de la flotte. Je ne suis pas certaine de savoir de laquelle il s’agit, probablement de la Première Vague. » Les partis en présence sont Cifiona (j’imagine que c’est la femme à grande dague) et quelqu’un du nom de Rakshas, et son maître à travers lui. C’est étrange ; il n’est pas fait référence au nom de son maître. » Elle devra apparemment recevoir, pour services rendus, “la vie éternelle”. Je me demande si ça signifie réellement l’immortalité. » Elle leva les yeux vers ses amis, et lut dans leurs yeux le même sentiment que celui qu’elle ressentait. La nature du contrat et des signataires s’éclaircissait peu à peu. « Apparemment, elle accepte aussi d’être liée au maître. C’est peut-être une sorte de contrat de mariage. — J’en doute », dit Achmed. Lui aussi avait été le signataire involontaire de ce genre de contrat. Le visage de Rhapsody se tordit de dégoût. Grunthor s’impatientait. « Eh bien, mam’zelle ? Ça dit quoi d’autre ? — Parmi les services en question, on note la participation au sacrifice rituel de trente-trois personnes de cœur innocent et de corps pur, de souche humaine, et un nombre équivalent de sujets lirins ou de sang-mêlé, poursuivit Rhapsody, puis elle se tourna vers Achmed ; j’en vois trois, dans cette cour. Vous pensez qu’il y en avait d’autres ? — Non, je ne crois pas. La quantité de sang séché semble indiquer que l’équipement est relativement neuf. Je dirais que c’était le baptême. » Il la vit pousser un soupir de soulagement avant de reprendre sa lecture, en ignorant le regard dubitatif de Grunthor. « Tout n’est pas clair, concernant un des engagements. On ne dit pas exactement en quoi il consiste, mais ça parle de l’usage pour le sang. Le mot est “nourriture”, je crois. Puis on lit la date d’exécution des services, la période du Rite du Patriarche de l’année suivante, et le lieu du rituel, la Maison du Souvenir, dont ce “Rakshas” est désormais considéré comme le Maître. Charmant. Je me demande ce que les Cymriens de Première Génération en penseraient. — Eh bien, en étant un moi-même, j’peux vous dire que j’en suis pas enchanté. — Puis viennent les signatures, en bas : Cifiona – quelque chose… que je n’arrive pas à lire, puis simplement “Rakshas”, avec ces symboles. » Rhapsody leur montra les deux signes, dont le premier semblait être une lettre dans une langue que ne reconnurent ni Achmed ni Grunthor. « Je crois avoir déjà vu celui-ci, dit Rhapsody en désignant le second symbole, un cercle dessiné par une ligne en spirale. — Où ça ? aboya presque Achmed, et l’élan soudain de rage dans sa voix la fît sursauter. — C’est un signe magique, sur la porte de Llauron, ou quelque chose dans ce genre. » La vue du second symbole avait à l’évidence mis l’assassin sur ses gardes. Il s’empara du document et le rangea dans le petit coffre. Rhapsody y plaça également sa traduction. « Allons-nous-en d’ici, fît Achmed. — Attendez, il me reste une chose à faire, dit Rhapsody en sortant son higen et un sac que Llauron lui avait donné. — Quoi, vous allez nous composer une petite chanson sur toutes les choses merveilleuses que nous avons vues aujourd’hui ? — Non, répliqua Rhapsody avec une pointe d’impatience. Je vais voir si je ne peux pas soigner cet arbre. — Pourquoi ? demanda Achmed d’un ton quelque peu irrité. — Parce que c’est un Chêne de Sagia, peut-être ne l’aviez-vous pas remarqué ? Pour moi, il est sacré. Messire Stephen a dit qu’il avait été planté à partir d’une bouture apportée par les Cymriens de Serendair. Ce qui signifie que c’est une bouture de Sagia. Bien que j’aie des regrets d’avoir quitté l’Île, je suis reconnaissante à l’Arbre de nous avoir permis d’échapper à la mort qui nous aurait attendus là-bas. Le moins que je puisse faire, c’est d’essayer de soigner son enfant. — Sauf votre respect, mam’zelle, c’est pas un enfant, c’est juste un arbre. — Non, intervint Achmed avec un regard en direction du jardin. Allez-y. — Merci, répondit la jeune fille, surprise par sa bonne volonté. Surveillez les enfants, ça ne me prendra qu’une minute. — Je vous demande pardon ? — Eh bien, je ne vais pas les emmener dans le jardin, si ? chuchota Rhapsody. Moi-même je n’ai aucune envie d’y retourner, il y a des enfants morts, je vous rappelle. — C’est bon, mam’zelle, on va s’en occuper. » Achmed adressa un regard noir à Grunthor, mais ne le contredit pas. Alors que Rhapsody quittait la pièce, il s’assit sur le bord d’un des bureaux et reprit sa lecture du petit carnet noir. Grunthor continua l’examen des cadavres en quête d’objets précieux et finit de les empiler dans un coin de la pièce. Tous les enfants hormis la plus âgée des filles restèrent groupés, à regarder d’un air anxieux la porte par laquelle la Baptistrelle était sortie. Rhapsody dut lutter contre la nausée qui montait, alors qu’elle traversait le plus vite possible le jardin au centre duquel se trouvait l’arbre. Même dans un tel état de délabrement, il était impossible de se méprendre sur la nature de l’arbre blanc argenté. Elle ravala ses larmes en se remémorant la seule et unique fois qu’elle avait vu Sagia, la mère de l’arbre qu’elle avait sous les yeux, et dont elle avait appris l’histoire des siens. Arrivée près du grand chêne, elle en inspecta l’écorce et l’extrémité des branches. Avec l’aide des connaissances enseignées par Llauron et du savoir qu’elle avait elle-même accumulé au cours de son existence, elle comprit rapidement que l’arbre n’était pas mort, et elle se mit à chantonner un air discordant, une mélodie qui s’accordait au chant chuchoté par le cœur supplicié de l’arbre. C’était ce même air familier qui lui avait trotté dans la tête, tandis qu’ils cheminaient le long de la Racine. Elle ouvrit le sac qu’on lui avait donné à Gwynwood et en sortit un petit tube d’onguent, avec lequel elle pansa les blessures du chêne mourant. En passant les mains le long du tronc, Rhapsody découvrit trois des moignons principaux, et les suivit jusqu’aux branches plus petites, en en cherchant les extrémités. Elle s’arma de tout son courage pour traverser le jardin, en évitant le moindre regard vers le spectacle macabre qu’il abritait, et finit par trouver les plus petites racines, filamenteuses. Elle enroba les fins entrelacs d’onguent, en imprégnant le sol qui les entourait. Le temps qu’elle achève de soigner la première racine, son chant s’était doté d’un rythme et d’une mélodie. Lorsqu’elle eut terminé la troisième, sa voix était forte et elle chantait dans un mélange de cymrien ancien, la langue de son père, et de la langue des hommes qu’elle avait affrontés ce jour. Devli protar hin elenin, L’espoir est un ancrage sûr Ton périple en mer a été long Vidsuol hin yl gornit marbeth, Le temps est le plus grand des guérisseurs Et tu redeviendras aussi fort que jadis Calenda o skidoaun, Calenda o verdug, Une année de neige, une année d’abondance Tu as connu le froid et la pénombre Ovidae tullhin kaf san ; ni wyn bael faerbon, Parfois il n’y a pas d’été, mais il y a toujours un printemps, Et au printemps tu t’épanouiras A fynno daelik, gernal federant, Que celui qui aimerait être en pleine santé laisse éclater sa joie, Aussi retiens ce chant dans ton âme Yl airen er iachâd dealikint, Un chant de joie et de rémission Et chante-le jusqu’à ta guérison. Rhapsody n’avait jamais écrit de chant de rémission auparavant, et la pauvreté de ses rimes la fit grimacer. Elle s’était servi d’adages de l’ancien monde, de paroles de sagesse prononcées par ceux qui étaient venus ici, de leur folklore, et par cette alchimie la musique semblait parler à l’arbre. La chanson paraissait fuser dans ses racines, remonter le long du tronc et dans les branches, jusqu’aux brindilles sans feuilles. Fredonnant toujours, elle ramassa l’higen et fit courir ses doigts contre le bois sculpté. Cet higen était son trésor le plus précieux. C’était le premier instrument qu’elle avait maîtrisé, et il l’avait aidée lors de son apprentissage de la science baptistrale. Il était fait de bois de l’ancien monde, comme cet arbre lui-même. Rhapsody entonna un accompagnement à son chant. L’air restait simple et clair, les notes bondissaient de ses doigts, et lentement l’arbre se mit à réagir. Elle sentait presque la sève glisser dans les branchages, restaurant la vie là où la mort rampait déjà. Les vibrations du chant gagnaient jusqu’aux plus infimes brindilles, d’où jaillirent de petits bourgeons vert tendre, annonciateurs des feuilles qui s’épanouiraient au printemps. Rhapsody déposa l’higen sur la plus haute fourche qu’elle put trouver, juste au-dessus du premier trou dans le tronc. L’instrument continua à jouer, entraîné par l’arbre même, qui chantait en réponse. Elle sourit de voir l’arbre revenir à la vie et partit rejoindre ses amis et les enfants. En traversant de nouveau le jardin, Rhapsody longea une grande table plate, presque entièrement enfouie sous une épaisse couche de neige. À l’aller, elle était passée d’un pas vif, et elle l’avait prise pour un banc quelconque, mais à présent elle se sentit dans l’obligation de s’arrêter pour y jeter un coup d’œil. Et c’est alors qu’une image impromptue se forma involontairement dans son esprit. Son corps se mit à trembler tandis que dans son imagination la neige fondait, et qu’affleurait sous la lumière lugubre de la pleine lune le plateau noir et luisant. Sur la table apparaissait le corps d’un homme, immobile, comme mort, qui semblait constitué de glace. Elle ne distinguait pas précisément ses traits ; au clair de lune, il avait l’air à peine humain. Dans les ténèbres qui surplombaient la silhouette inerte, elle discernait du mouvement, et elle se concentra autant qu’elle le put dans sa transe pour affiner sa vision. Des mains désincarnées, car l’obscurité lui dissimulait le reste du corps, gesticulaient dans l’air, comme accomplissant quelque rituel religieux. Elles se réunirent comme en un geste de prière, puis s’ouvrirent pour une bénédiction. Du sang en coula, pour remplir la forme immobile et la tacher de rouge. Des paroles résonnèrent dans la pénombre, comme si on les lui chuchotait à l’oreille. Enfant de mon sang. Rhapsody observait, sans émotion aucune du fait du détachement de la transe, et vit un petit objet scintillant apparaître dans les mains, pulsant d’une lueur clignotante, telle une étoile. L’éclat en était si vif qu’elle dut plisser les yeux, pour protéger ses pupilles de la douleur. Avec grand soin, les mains enfoncèrent doucement l’objet brillant à l’intérieur de la forme rouge sur la table. Le corps rayonna pendant un instant, puis se mit à rougeoyer avec force, nimbé de lumière, avalant les mains qui voltigeaient au-dessus de lui. Maintenant la prophétie doit être brisée. De cet enfant naîtront mes enfants. La lumière pâlit, et à mesure qu’elle déclinait, le corps gagna en substance et parut devenir solide, distinct. Le martèlement des sabots fît voler la transe en éclats. Les jambes de Rhapsody se dérobèrent sous elle et elle tomba à genoux dans la neige rosâtre, frissonnant, soudain comme orpheline. Son cœur tambourinait de dégoût, et elle bondit sur ses pieds pour courir jusqu’au mur du jardin, où elle se pencha vers la cour en contrebas. Achmed leva les yeux de son carnet dès qu’il entendit résonner la musique, en provenance du jardin. Il se replongea presque immédiatement dans sa lecture : ce document se révélait très utile. À en croire les inscriptions dessinées avec soin, Canrif, cité de Gwylliam, capitale de la Troisième Flotte cymrienne, avait été abandonnée après la mort du Seigneur Cymrien, du fait de l’augmentation alarmante des attaques firbolgs et du chaos qu’avait semé la guerre dans les ressources et l’organisation cymriennes. Ils n’avaient su tenir la ville devant l’intensification de ces assauts barbares, et c’est avec un immense regret qu’ils avaient bouclé les parties qu’ils pouvaient, dans l’espoir d’y revenir un jour. Ils n’avaient visiblement pas pu, et à présent cette ville, avec ses trésors et sa bibliothèque verrouillés, se trouvait en plein cœur des Terres bolgs. Pire encore, la clef du caveau de Gwylliam avait été laissée dans la Maison du Souvenir par Anborn, le général qui avait ordonné l’évacuation de la montagne. De brèves notes semblaient indiquer que les régents de Roland, les ancêtres de messire Stephen et ses pairs, ducs eux aussi, étaient des généraux cymriens des Première et Troisième Vagues, mais Achmed n’était pas certain de déchiffrer correctement les annotations éparses. Il lui faudrait les faire lire à Rhapsody. Il se détourna soudain de sa lecture, son attention attirée par la plus âgée des filles, en train de faire main basse sur la dague d’un des gardes morts. Elle était agile, assez en tout cas pour que Grunthor, occupé à surveiller les enfants, ne l’ait pas vue agir. Achmed fit claquer doucement sa langue, attirant immédiatement le regard alerte de Grunthor. Il lui adressa un bref mouvement de tête en direction de la fille, et Grunthor se dirigea vers elle. « Hé, qu’est-ce que tu caches là, jeune fille ? demanda le géant. — Rien », répondit-elle en détournant le regard et en trépignant d’un pied sur l’autre. Achmed ne put s’empêcher de sourire. Ses mouvements, censés lui donner un air timide ou apeuré, n’étaient qu’une ruse pour dissimuler l’arme dans ses vêtements. C’était tellement bien fait que le Dhracien se demanda si elle avait réussi à rouler Grunthor. De toute évidence, non. « Ah oui ? Et qu’est-ce que c’est que ça, alors ? » La main gigantesque du géant vint attraper le poignard derrière le dos de la jeune fille. Elle se laissa surprendre par la rapidité du Bolg et la peur se lut instantanément sur son visage. Elle s’était fait prendre, non seulement en train de voler une arme, mais aussi en train de mentir. Son regard fila en direction de la porte, en quête sans doute de la protection de Rhapsody. « Euh, ça ressemble beaucoup à un couteau, répondit la fille. — Mais qu’est-ce qu’une fille comme toi ferait d’un truc pareil ? » demanda Grunthor d’un air dédaigneux. Il tira une lame plus longue et plus menaçante de son propre carquois. « Si tu veux te servir d’une lame, dit-il en souriant, assure-toi que c’est une bonne. Tiens, en v’là une qui vaut la peine. » Il tendit l’arme à la jeune fille, qui la prit d’un air interrogateur. « Là, tu vois, cette lame est bien aiguisée, et tu vois cette arête de bronze, en haut ? Ça permet de répondre aux estafilades de l’autre en face. Tu peux lui trancher le poignet en moins de deux, avec le bout recourbé, sur le devant, tu vois ? — Ouais, fit la gamine, un sourire prudent pointant sur ses lèvres. — Bon, entraîne-toi avec ça – tu bloques et tu tournes, compris ? » dit-il en lui faisant une démonstration des mouvements avec le petit poignard qu’il lui avait retiré. La fille hocha la tête. Grunthor recula de deux pas et la dévisagea d’un air satisfait, avant de retourner dépouiller les cadavres. En passant, il remarqua le regard dubitatif d’Achmed. « Quoi ? » fit le géant en tendant les deux mains d’un air ébahi. Le Dhracien désigna la petite d’un mouvement de la tête, et Grunthor haussa les épaules. « Oh, où est le mal, hein ? » Achmed se contenta de secouer la tête, puis reprit sa lecture. Il eut le temps de déchiffrer deux phrases de plus avant que Rhapsody pénètre de nouveau dans la pièce, essoufflée d’avoir couru, les yeux assombris par l’inquiétude. « Une troupe d’hommes à l’approche », annonça-t-elle. 34 « ILS AVANCENT RAPIDEMENT. Ils sont presque à la porte. — Quoi ? » La surprise se lut sur le visage déplaisant d’Achmed. Il se précipita au seuil de la bibliothèque, jusqu’aux fenêtres du vestibule. De ce point d’observation, il vit une dizaine d’hommes pénétrer dans le jardin, piétinant la neige d’un pas alerte. À leur tête marchait un homme vêtu d’un lourd manteau gris à capuche, flanqué de loups blancs. Il s’arrêta près de l’arbre au centre du jardin et leva les yeux, puis en fit le tour d’un air intéressé. Tandis qu’il observait le meneur, un faible bourdonnement emplit les oreilles d’Achmed ; il n’aurait pas su dire s’il l’entendait ou s’il le sentait. Il recula dans l’embrasure de la porte et, d’un mouvement d’épaule agile, fit sauter le cwellan entre ses mains. Même à l’intérieur de la tour, derrière le mur massif, il sentait la vibration ronfler sous son crâne, depuis l’endroit où se tenait l’homme en manteau gris. Il percevait le flot du sang dans ses oreilles, et le bourdonnement se fit plus impérieux. Achmed s’empressa de fermer la porte. « Vous ont-ils vue ? demanda-t-il à Rhapsody. — Non, du moins je ne crois pas. Je les ai aperçus juste avant de venir vous prévenir. Qu’est-ce qu’ils veulent, d’après vous ? Sont-ils de mèche avec Cifiona, ou bien viennent-ils chercher les enfants ? — S’ils sont ici pour les enfants, ce n’est pas pour les aider, fit remarquer Achmed. J’ai ressenti la même nausée en voyant leur chef que lorsque j’ai vu la Maison en pensée, sur le chemin. — Oh, charmant », fit Grunthor, parant son encocheur. Un air inquiet apparut soudain sur son visage. « Oh, sacrebleu – j’ai laissé ma hache d’armes là-bas. — Je ne pense pas que vous ayez la place de vous en servir ici, de toute manière, fit remarquer Rhapsody. — Ce n’est pas ça, mam’zelle. Quand ces salopards la verront, ils sauront qu’on est encore dans les parages. — Merveilleux, soupira Achmed. Rhapsody, cachez les moutards à l’étage. Grunthor, prends ton arc et barricade-moi cette porte sitôt que je l’aurai passée. — Vous n’allez pas y aller seul, quand même ? demanda Rhapsody en passant le bras autour d’un petit qui sanglotait de terreur. — C’est seul que je me défends le mieux. Maintenant, emmenez-les en haut. » Achmed entrouvrit la porte. Les gardes n’avaient pas encore investi le vestibule où les trois compagnons avaient trouvé les enfants. Il se glissa par l’ouverture et Grunthor referma derrière lui. Le géant fit glisser la poutre en travers du panneau avant de se diriger vers les bureaux de la bibliothèque et de les empiler couchés sur le côté, pour former une barricade au pied de l’escalier. Rhapsody fit doucement monter les enfants. En dépit de ses efforts, elle ne parvint pas à dissimuler l’inquiétude qui perçait dans sa voix. Se glissant parmi les ombres tel un chat, Achmed traversa le grand hall incognito, à l’insu des brigands qui étaient arrivés entretemps dans la pièce. Ils se mouvaient avec l’aisance d’hommes bien entraînés et bien armés. Hormis leur chef, ils portaient tous des cottes de maille, et plusieurs, des arcs. Accroupi dans un coin, invisible, Achmed ferma les yeux et se concentra sur les bruits qui lui parvenaient. Il dénombra quinze soldats, sans compter les neuf encore dehors, ainsi que leur chef. Il se maudit d’avoir laissé Rhapsody et les enfants s’enfermer dans la tour, mais c’était la meilleure solution. Du moins tant qu’ils étaient là Grunthor pouvait-il tenir les attaquants en respect un moment, pendant que lui venait les cueillir par l’extérieur. Achmed décida de se mettre à la tâche. Il franchit en rampant la porte que le géant avait arrachée de ses gonds et pénétra dans le long vestibule souillé de sang, au-delà des fenêtres qui le jalonnaient. Les neuf hommes à l’extérieur de la Maison moururent avant même que leur chef ait quitté le jardin. À l’intérieur, Grunthor attendait patiemment derrière sa barricade de bureaux improvisée. Il gardait une flèche prête à jaillir de son arc, et avait calé le bout de son encocheur dans le parquet, à ses pieds. Il finit par percevoir un léger cliquetis au sol, puis une série de bruits sourds, comme si quelqu’un essayait de se frayer un chemin à coups d’épaule. Grunthor ne put s’empêcher de sourire. C’était une porte épaisse, et même lui aurait eu beaucoup de mal à la faire voler en éclats, sans l’aide d’un bélier. Puis il entendit un petit martèlement, comme si on frappait. « Il y a quelqu’un ? fit une voix d’homme, chaleureuse et engageante, avec une pointe d’humour. Ce n’est pas très gentil à vous de m’avoir enfermé hors de chez moi, vous savez. Soyons raisonnables, d’accord ? Laissez-moi entrer. Je sais que vous êtes là. — VA TE FAIRE VOIR ! » claironna Grunthor. Tout à coup la porte vola en l’air dans une explosion de feu noir. Des esquilles enflammées traversèrent la pièce et une épaisse fumée envahit l’air. Six ou sept soldats surgirent dans la bibliothèque. Grunthor se mit à envoyer ses flèches longues d’un mètre. Il entendait le bruit mat caractéristique des pointes s’enfonçant dans le bois des bureaux de chêne, et rendit coup pour coup. L’un des archers était tombé ; ses autres tirs avaient raté les deux autres, qui s’étaient réfugiés à couvert. Le plus urgent était de s’occuper des trois sabreurs qui chargeaient droit sur sa barricade de fortune, depuis le bout de la pièce. Il réussit à abattre l’un d’eux d’une flèche dans la cuisse, avant que les deux autres enjambent les bureaux d’un bond. Il en arrivait d’autres par la porte. Le premier fut accueilli d’une flèche en pleine poitrine. Le deuxième parvint à se remettre debout avant que l’énorme poing du Bolg vienne s’écraser sur son visage, lui écrabouillant l’avant du crâne. Grunthor attrapa son encocheur au moment où quatre autres perçaient la barricade par le côté. Le géant dut rester à genoux pour éviter les projectiles qui filaient dans l’escalier ou s’enfonçaient dans les bureaux devant lui. En un bond, il expédia le premier, mais il sut qu’il allait momentanément se retrouver débordé et pris en étau. Le sergent para le coup du suivant et pivota pour contrer l’attaque du troisième, qui s’effondra au sol en tournoyant, une plaie fumante en plein front. Une forme agile traversa son champ de vision, au moment où Rhapsody abandonnait sa victime pour s’occuper de l’autre homme qui avait franchi la barricade. C’est le sourire aux lèvres que Grunthor se concentra sur le soldat qui se ruait sur lui. Il fut surpris de voir l’homme esquiver son coup sans perdre son emprise sur son épée. Grunthor se fendit, frappa et trancha, presque en vain, et récolta une profonde entaille au bras avant de réussir à se débarrasser du garde bien entraîné. « Grande forme, soldat », lança-t-il au cadavre d’un air admiratif. Il pivota pour venir en aide à Rhapsody, juste au moment où un coup la faisait tomber à genoux. Il découpa son adversaire en deux et la jeune femme bondit prestement sur ses pieds. « J’suis bien content d’vous voir, mam’zelle. — Croyez bien que c’est réciproque », sourit Rhapsody. Alors qu’ils pivotaient pour prévenir l’attaque d’éventuels adversaires, ils se firent violemment projeter en l’air par une brutale explosion de feu noir, qui enflamma instantanément un mur entier de livres. En se glissant derrière l’autel, Achmed vit l’homme aux loups lever la main. Un souffle de feu noir s’échappa de sa paume, faisant voler en éclats la lourde porte de la tour. Une troupe de soldats se précipita sans tarder. Achmed plia la main, puis leva son cwellan à hauteur de regard, afin de bien viser ses cibles. Les premiers à terre furent les deux gardes qui se tenaient près des portes du jardin. Le tir suivant était destiné à l’homme en cape grise. Le chef fit volte-face alors que les disques argentés approchaient de sa tête, mais les projectiles n’atteignirent jamais leur cible. Au lieu de quoi ils s’enflammèrent subitement et s’évaporèrent en fumée à quelques centimètres des yeux de l’homme. Il leva la main en souriant. Une boule de feu couleur ébène se mit à flotter dans l’air et vint exploser au pied de l’autel de pierre. Le sol trembla légèrement, les chevalets auxquels étaient attachés les enfants basculèrent et la pierre de l’autel se fendit, mais Achmed recula, indemne. En entendant les pas précipités des soldats dans le jardin, Achmed se rua une fois encore dans l’action, lançant une salve de disques mortels dans les yeux et la gorge des brigands, mais leur chef se tenait hors de sa ligne de mire. À l’entrée du hall, un mur de flammes noires s’élevait, lui bloquant la voie. Achmed lâcha un juron et se dirigea vers la porte principale, le seul autre chemin vers la tour, à sa connaissance. Il maudit intérieurement la noirceur des flammes ; de toute évidence, ce type de magie n’avait pas disparu avec l’île. Grunthor et Rhapsody roulèrent de côté et bondirent sur leurs pieds, au milieu du feu qui se répandait et de la fumée qui les étouffait. Dans l’embrasure de la porte, ils aperçurent une silhouette. Grunthor se saisit de l’une des hachettes qu’il portait à la ceinture et la lança vers l’homme. La hachette fila en tourbillonnant, mais n’atteignit jamais sa cible et disparut dans un éclair noir. « Venez donc, fit la voix. Vous êtes prisonniers – déposez vos armes et je ferai cesser le feu. Refusez, et je serai contraint de vous laisser vous débrouiller avec lui. » Dans l’ombre des flammes, la voix se faisait riche et sucrée, comme le miel par une journée ensoleillée. Quelque chose dans ces paroles rappela à Rhapsody le moment où ils avaient quitté la Racine pour la surface. Ça n’explique pas le feu. — Comment ça, le feu ? — Vous n’avez pas remarqué le feu ? Venez ici. Retirez votre fourreau et laissez-le là. — Voilà. Et maintenant ? — Maintenant, jetez un œil au feu. — Je le vois. — Bien. Maintenant, dirigez-vous lentement vers lui. — Par les dieux. Qu’est-ce qui se passe ? — C’est vous, mam’zelle, dit Grunthor. Vous voyez ? Mais si vous arrêtez pas, vous allez me brûler ma p’tite tanière, peut-être même que vous allez nous mettre le feu à toute la forêt. Rhapsody ferma les yeux, dans l’espoir de calmer son excitation. Elle se concentra sur le feu. « Apaise-toi », ordonna-t-elle. Les flammes réagirent immédiatement et le feu de joie de livres et de parchemins se réduisit instantanément à un tas de braises rougeoyantes. Elle entendit un juron en provenance de la porte, et eut l’impression diffuse qu’on la secouait. Aussitôt, les flammes se réveillèrent. Elle sentit un accès de panique la gagner, et en réponse le brasier reprit de plus belle. Elle comprit son erreur et réprima une nouvelle fois les flammes, mais elle dut produire un effort plus sensible, comme si une volonté s’opposait à la sienne. Elle agrippa son épée d’une main ferme et essaya de juguler ses pensées et ses sentiments, de les transférer dans la lame. L’effet fut immédiat. Les feux s’éteignirent en un souffle, et un mugissement de frustration et de douleur monta de la porte. Rhapsody alla se planter devant la barricade pour faire face à l’ennemi qui avait ainsi lancé le feu noir contre eux. Au travers des tourbillons de fumée, elle ne put apercevoir qu’une forme indistincte. La forme s’immobilisa un instant, avant de disparaître. Elle supposait qu’il ne l’avait pas vue plus clairement qu’elle ne l’avait vu lui-même, bien que sa capuche soit retombée sur ses épaules révélant son visage et sa chevelure, scintillant dans la lueur tamisée du feu mourant. Elle soupçonna que ce départ hâtif n’était pas sans lien avec l’apparition de son épée. Grunthor et elle se précipitèrent vers la porte, mais ne virent aucune trace de l’homme. À l’étage, elle entendit les enfants gémir. Ce n’est qu’en arrivant au bout du hall qu’Achmed aperçut la silhouette de l’homme en cape grise qui fonçait sur lui. Il portait un long sabre noir dans la main gauche, avec une unique bande blanche qui le démarquait, le long de la lame. La vue de l’épée fit courir sur sa peau un frisson admiratif, celle de la silhouette fit monter une vague de nausée. L’homme s’immobilisa le temps d’inspecter rapidement le Dhracien. Achmed ne put guère distinguer les traits de son adversaire, sous le heaume et la cape, mais il aperçut très clairement des yeux d’un bleu étincelant et un sourire insolent. D’un seul geste, Achmed fit glisser son cwellan et tira la longue lame fine qu’il portait. Il ne l’utilisait que rarement, il en éprouvait rarement le besoin, mais au vu de l’échec total du cwellan contre cette cible-ci, il décida de ne pas perdre plus de temps avec ses missiles. Un large sourire se dessina sur les lèvres du commandant des troupes décimées ; puis il hocha la tête et sauta par la fenêtre qui surplombait la cour. Achmed lâcha son épée, donna un coup d’épaule pour reprendre son cwellan en main et se précipita vers la fenêtre brisée. L’homme se relevait déjà. Achmed visa, mais l’apparition soudaine des loups blancs dans le hall le contraignit à se concentrer sur sa propre défense. Les grands prédateurs bondirent vers lui avec souplesse, mais n’eurent pas la moindre chance d’atteindre leur cible, qui les terrassa de son arme implacable. Lorsque Achmed se retourna vers la fenêtre, l’homme en cape grise avait disparu. 35 LES TROIS COMPAGNONS S’ÉTAIENT ASSIS autour d’un feu de camp aux flammes basses, à attendre en silence que les enfants s’assoupissent. Ils avaient décidé de se risquer à dormir dans les bois plutôt que de s’exposer au retour de l’homme en gris, avec des renforts. Grunthor avait ramassé un certain nombre de couvertures, dont Rhapsody avait drapé les enfants. Puis cet équipage insolite avait directement pris le chemin d’Haguefort, la forteresse de Stephen Navarne. Ils avaient continué d’avancer bien après la tombée de la nuit, jusqu’à ce qu’ils finissent par comprendre qu’au moins les plus jeunes ne pouvaient plus faire un pas. Ce n’est qu’à ce moment qu’ils avaient consenti à établir le campement, s’agglutinant autour de deux petits feux allumés par Rhapsody. Bientôt, les enfants, affolés et épuisés, avaient sombré dans le sommeil. Cinq d’entre eux s’étaient accrochés à la jeune femme ou recroquevillés sur ses genoux. Lorsqu’elle fut certaine que tous dormaient, elle leva les yeux vers Achmed. « Nous n’y arriverons pas. Avec cette neige et les enfants, nous n’avons aucune chance de traverser les bois. Il va nous rattraper, ce n’est qu’une question de temps. — Je sais. — Il va falloir trouver un lieu abrité où les cacher, et l’un de nous va devoir rentrer seul. — Il y a une tanière d’ours abandonnée, pas très loin d’ici, au nord-nord-ouest, à une lieue et demie, intervint Grunthor. Elle est assez grande, et il y fait sec. » Il y eut une seconde de perplexité, puis le visage de Rhapsody rayonna à la lueur du feu. « C’est vrai ! J’avais oublié votre don de la terre. Pardon, Grunthor. » Elle se remémora la scène à la Maison du Souvenir, et la destruction qu’avait semée l’homme en cape grise. « Ce salopard avait le don du feu, et pas n’importe lequel. — J’ai cru remarquer, oui, fit Achmed. — Et ses troupes étaient plutôt bien entraînées, ajouta Grunthor. C’était pas juste une poignée d’brigands, vous voyez. C’étaient des professionnels. — Ça aussi, j’ai remarqué. — Je pense que c’est lui, dont il s’agit dans ce contrat. C’est lui, le Rakshas », fit observer Rhapsody d’un air songeur. Le feu craqua et siffla, comme pour s’accorder à l’humeur pensive de la jeune femme. « Pourquoi ? — Eh bien, pour commencer, il a parlé de cette maison comme étant la sienne, et dans le contrat il était mentionné que le Rakshas était désormais le maître des lieux. Ce contrat m’a donné l’impression que ces entités, le Rakshas et son maître, étaient de nature démoniaque. Ce feu qu’il a lancé contre nous, il était malfaisant, perverti. — Ce n’était pas la seule chose pervertie, fît remarquer Achmed. J’ai ressenti cette même impression en l’apercevant, grâce à ce don qui m’a permis de voir la Maison. En outre, c’était du feu noir. Combien de fois as-tu vu du feu noir, Grunthor ? » Le Bolg contempla Achmed en silence pendant un moment, puis se détourna en secouant lentement la tête. Le regard de Rhapsody passa de l’un à l’autre, interrogateur. « Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-elle, soudain nerveuse. — Vous avez raison, c’est tout. Le feu noir est associé aux habitants du Monde Souterrain. C’est quand j’ai vu cette chose que nous appelons Rakshas, que j’ai eu un haut-le-cœur – pas avant. Je ne l’ai pas senti, de loin, mais seulement quand je l’ai regardé dans les yeux. Je pense que, s’il avait été un démon, je l’aurais senti avant, mais ce qui est certain, c’est qu’il a été touché d’une manière ou d’une autre par des forces maléfiques. Je ne sais pas encore comment, cependant. Il faudrait que je le revoie. — On va éviter, hein ? » suggéra Grunthor. Achmed acquiesça. « Mais qu’est-ce qui l’empêche de recommencer la même chose ? demanda Rhapsody en caressant la joue d’un des enfants sur ses genoux, qui s’était mis à gémir dans son sommeil. — Pas nous. Nous laisserons cela à l’armée de messire Stephen. Au moins maintenant pouvons-nous leur dire qui – ou quoi – chercher. » Les yeux émeraude qui se plantèrent dans les siens avec une expression de surprise attrapèrent la lueur du feu et la réfractèrent comme des pierres précieuses. « Vous ne pourriez pas le repérer en esprit ? — J’ai essayé. Mais ça n’a rien donné. Je n’ai pas pu suivre sa trace. Et même si nous voulions partir à sa recherche, il a disparu, à présent. De plus, nous avons quinze enfants avec nous. Vous voulez vraiment les entraîner dans cette charmante partie de chasse ? » Rhapsody demeura silencieuse. Ils fixèrent encore les flammes pendant un moment. Un bruissement de l’autre côté du feu indiqua que l’un des enfants se retournait. Elle songea à ces enfants, et à ce qu’ils avaient enduré. Elle espérait avoir réussi à empêcher que cela se reproduise, mais quelque chose en elle lui disait l’inverse. Et quoi qu’il en soit, Achmed avait raison : leur tâche première était de ramener ces enfants dans leurs foyers, ou du moins à Navarne, où messire Stephen s’occuperait d’eux. Achmed lui tendit le journal qu’il avait feuilleté, désireux d’avoir son avis. Elle le parcourut sans cesser de caresser la chevelure de l’enfant endormi, fermement accroché à elle. Elle finit par lever les yeux vers le Dhracien. « C’est le récit de l’après-évacuation, quand les Firbolgs dirigeaient Canrif, à la fin de la Guerre Cymrienne, il y a quatre siècles. — Oui. » Les yeux verts étincelants l’inspectèrent des pieds à la tête. « Et ? » demanda-t-elle, les sourcils froncés. Achmed se tint silencieux, mais se leva pour attiser le feu. « Quoi, Achmed ? » Et, alors qu’il s’obstinait à ne pas répondre, la compréhension se lut soudain dans ses yeux. « Oh, non, dites-moi que non. Vous n’envisagez pas d’y retourner, quand même ? » Un regard perçant défia celui de la jeune femme. « Nous le savions tous depuis le début, n’est-ce pas ? — Sans doute, dut-elle admettre à regret. Mais à présent que nous savons que ces gens ont la même carte et la même intention, je ne suis plus si sûre que ce soit une très bonne idée. — Plus si sûre ? Vous n’avez jamais trouvé que c’était une bonne idée. Mais essayons de réfléchir posément. Ces salopards ne sont pas à Canrif, ils sont ici… — Qui vous dit qu’ils ne sont pas aussi là-bas ? l’interrompit-elle. — … et contrairement à nous, ils ne sont pas bolgs. — Parlez pour vous. Moi non plus je ne suis pas bolg. — Par conséquent, vous pouvez décider de vous installer où bon vous semble, vous serez la bienvenue. Pour nous, il n’existe qu’un seul endroit de ce genre, et c’est Canrif. Grunthor et moi en avons par-dessus la tête de devoir nous cacher et de rôder sur les territoires humains. Les Bolgs vous accepteront bien plus facilement que les vôtres ne nous accepteraient, nous. — Bien sûr que oui, fît Rhapsody, légèrement nerveuse. Comme dîner, oui. — Écoutez, reprit Achmed avec une pointe d’impatience, vous avez une meilleure suggestion d’endroit où aller ? Je vous ai dit que je vous remmènerais jusqu’au pays lirin de Tyrian, mais vous avez décidé de venir avec nous. Vous avez changé d’avis ? Si tel est le cas, je vous indique le chemin, et vous et les mouflets pouvez partir dès maintenant. Ramène-la ici, Grunthor. » Rhapsody le fixa sans comprendre. Le géant bolg sauta prestement sur ses pieds et disparut, pour revenir une seconde plus tard les bras chargés d’un fardeau hurlant et gesticulant. C’était l’adolescente du nom de Jo, prise en flagrant délit de fuite et jurant dans une langue qui choqua et impressionna à la fois la Baptistrelle. C’était de l’argot de rue, du langage de charretier. Elle aussi s’en était servi de temps à autre, à l’âge de Jo. Ce devait être une enfant des rues. Ce qui expliquait son attitude. Grunthor lâcha Jo, comme un ballot, sur un gros tas de neige et la contempla avec amusement. « Alors, jeune demoiselle, où vous alliez comme ça ? Vous êtes en retard pour le bal au château ? » La jeune fille se débattit pour se relever, mais l’énorme pogne qui vint se poser sur sa tête l’en empêcha. Elle frappa la grosse patte de Grunthor et lui lança un regard noir. « Je retourne pas là-bas, grogna-t-elle. — Où ça, Jo ? demanda Rhapsody. — À Navarne. J’vous ai entendus en parler. J’y retourne pas. Laissez-moi me lever. » Rhapsody poussa doucement les petits dormeurs accrochés à elle et s’assura qu’ils étaient bien couverts. Puis elle se redressa et s’approcha de Grunthor, assis à côté de la fille, la main posée sur sa chevelure blond pâle. Du regard elle détailla l’adolescente. Elle avait un visage ordinaire, fin et frondeur, au menton anguleux. Elle dépassait Rhapsody d’une main et possédait une poitrine pleine. Ses yeux étaient clairs, d’un bleu liquide, mais non dépourvus d’une certaine profondeur. Rhapsody eut l’impression de se regarder elle-même de nombreuses années auparavant, en ces jours malheureux où elle était seule dans la rue. Elle sentit son cœur se gonfler d’une tendresse démesurée. « Tu n’as pas de parents, n’est-ce pas ? — Non, dit Jo d’un air de défi. Laisse-moi me relever, espèce de salaud obèse et laid. » Grunthor se frappa la poitrine et éclata d’un rire tonitruant. « Oh, tu m’as brisé le cœur, dit-il d’un air réjoui. — Arrêtez de vous moquer d’elle. Aidez-la à se remettre debout », conseilla Rhapsody. Lorsque la petite fut libérée, elle dirigea son regard assassin vers la Barde, mais son visage se relâcha soudain, et elle resta coite. Rhapsody s’agenouilla à côté d’elle. — Pourquoi ne veux-tu pas retourner à Navarne ? — Parce que je suis recherchée pour vol, et que je ne veux pas perdre une main. » Rhapsody écarquilla les yeux, ébahie. « Perdre une main ? Tu as déjà vu quelqu’un à Navarne perdre une main pour vol ? » La gamine des rues ouvrit la bouche d’un air de défi, puis la referma aussi sec. « Non, mais tout le monde sait que c’est la punition d’usage. — Ah, oui, ce bon vieux Tout-le-monde, dit la Baptistrelle avec un sourire, l’homme le plus sage du monde. Je ne pense pas que messire Stephen autoriserait une loi de ce genre dans son royaume. — Si. C’est un torche-cul. » Cette fois-ci, ils éclatèrent tous trois de rire. « Je suis certaine que ton jugement sur lui est très averti, sachant que vous êtes des amis proches, tous les deux », commenta Rhapsody. Son visage se fit grave lorsqu’elle lut l’expression de panique qui gagnait le visage de Jo. Elle se montrait peut-être provocatrice, mais il était évident qu’elle était vraiment terrifiée. « Je vais te faire une proposition, Jo : et si je disais à messire Stephen que tu es ma sœur ? Ses enfants et moi, nous nous entendons très bien, et je pense que ce serait une raison suffisante pour qu’il épargne ta main. » La jeune fille la contempla un instant. « Vous feriez ça ? — Eh bien, seulement si c’est la vérité. J’ai bien peur de ne pas pouvoir mentir. Ma profession me l’interdit. » Jo pouffa. « Qu’est-ce que c’est censé vouloir dire ? — Ça veut dire que je t’adopterai, pour que tu deviennes ma petite sœur, si tu le veux bien. Et alors ce sera la vérité, et messire Stephen se montrera clément envers ton crime. — Par les dieux, murmura Achmed. — Est-ce que ce serait une habitude, et vous avez oublié d’le préciser ? demanda Grunthor. — Oui, j’imagine que c’est ce qu’on appelle une habitude, répondit Rhapsody avec un large sourire à l’intention du géant. J’ai bien fait de vous adopter, tous les deux. Les deux seules personnes dans le monde entier dont j’accepterais autant de mauvais traitements, ce sont mes frères. — Eh bien, j’me suis toujours dit qu’il y avait comme une ressemblance physique, surtout entre vous et moi, Votre Altesse. — Qu’en dis-tu, Jo ? demanda la jeune femme, de plus en plus excitée. Tu veux être ma sœur ? J’ai toujours voulu en avoir une, et je n’ai pas eu cette joie. On se ressemble, même. — Vous plaisantez, grogna Jo. La Baptistrelle parut décontenancée. « Eh bien, en fait, non. Nous sommes toutes les deux blondes aux yeux clairs. — Ouais, vous pourriez être jumelles, lança Grunthor dans un éclat de rire. — La ferme », répliqua Jo. Grunthor lui adressa un clin d’œil affectueux. « En fait, jeune fille, tu me rappelles vraiment beaucoup notre duchesse ici présente. T’as pas ta langue dans ta poche. Je te suggère d’accepter l’offre de Son Altesse : sinon, c’est retour direct à Navarne. — D’accord, sœurette », s’empressa de conclure Jo. Rhapsody se mit à applaudir, ravie. « Merveilleux. Eh bien, je pense que c’est le moment de te dire que je m’appelle Rhapsody. Et toi ? » L’adolescente la regarda comme si elle était complètement stupide. « Jo, répondit-elle, la voix dégoulinant de dégoût. — Jo quoi ? Et est-ce que c’est un diminutif? As-tu un nom de famille ? » La jeune fille se serra les bras autour du buste et lui adressa un regard provocant. « Va te faire foutre. — Jo Vatfairfoutre. Pas commun, comme nom. — Mais qui te va à merveille », glissa Achmed. La rébellion s’évanouit et céda la place à un sourire involontaire. « Eh ben voilà, approuva Grunthor d’un signe de tête. Elle a le sens de l’humour, cette gamine. Tu vas adorer notre petit groupe, beauté. » Le lendemain matin, ils atteignirent la tanière d’ours dont avait parlé Grunthor, un trou caché dans un fourré de ronciers qui ouvrait sur une grotte aux dimensions surprenantes. Achmed était entré le premier, pour s’assurer qu’elle était inoccupée et saine. Rhapsody et Jo firent ensuite avancer les enfants et se préparèrent à une longue attente. Achmed ne consentit à partir que lorsqu’ils furent tous correctement installés et à l’abri. « Mangez les vivres. Je suis sûr que messire Stephen nous ravitaillera, quand nous reviendrons avec les hommes qu’il enverra pour chercher les moutards. » Rhapsody balaya la forêt silencieuse d’un regard inquiet. La température était tombée pendant la nuit, et la neige avait formé une croûte glacée. L’air vif piquait la peau découverte des petits. Les trois compagnons avaient donné leurs gants aux plus jeunes, mais la plupart souffrait encore des effets du froid. « Faites vite, je vous en prie, dit-elle en sachant qu’il était inutile de le préciser. Je trouverais trop cruel de les avoir sauvés pour qu’ils finissent par mourir de froid ou de faim. — Je ne m’inquiète pas trop pour ça, répondit Achmed avec un petit sourire. Je suis sûr que vous découvrirez un moyen de les garder au chaud – les cailloux sont un bon conducteur de chaleur – et vous êtes à couvert, ici. Je me soucie davantage des prédateurs, et d’un en particulier. Essayez de rester cachés. Je vais laisser des fausses pistes, pour faire diversion et le tenir à distance de vous. Grunthor montera la garde. » Rhapsody scruta l’étrange visage et sourit. « Je sais. Soyez prudent, vous aussi. » Elle le serra brièvement dans ses bras puis reprit la direction de la grotte. « Rhapsody ? — Oui ? — Quand je reviendrai, il faudra que nous parlions de cette fille. » Rhapsody se retourna et se planta en face de lui. « Parlons-en maintenant. » Le Dhracien secoua la tête. « Nous n’avons pas le temps. Je dois rejoindre la forteresse de messire Stephen au plus vite. — Alors il n’y a rien à discuter. Je sais ce que vous allez dire – que je n’aurais pas dû l’adopter, que vous ne lui faites pas confiance. » Achmed opina. « C’est à peu près ça, oui. — Eh bien, dans ce cas, il me semble que j’ai fait mon choix, et qu’il vous faut à présent faire de même. Jo et moi sommes liées. Si à votre retour vous voulez que nous partions, nous nous débrouillerons seules. » Achmed inspira profondément pour contenir sa rage. « Il aurait été courtois de votre part de nous consulter, avant de prendre cette décision. » Rhapsody prit à son tour une grande goulée d’air. « Je sais, admit-elle. Vous avez raison, et je suis désolée. Je n’ai pas pu m’en empêcher. Ça m’a paru la bonne décision. — J’imagine que ça dépend de ce que vous entendez par “bonne”. Vous venez tout simplement de compromettre nos chances de survie, Rhapsody, que vous en ayez conscience ou pas. — Comment pouvez-vous dire une chose pareille, surtout après ce que nous avons vu dans cette maison ? aboya Rhapsody. Vous, qui pouvez terrasser une armée en un battement de cœur ? Ce n’est qu’une enfant, Achmed. Et contrairement à ces pauvres petits qui, s’ils survivent jusqu’à votre retour, sont attendus par des familles aimantes, Jo n’a rien ni personne. Vous auriez aussi bien pu la laisser là-bas, pour ce qui est de ses chances de survie sans nous. — Et je peux savoir depuis quand c’est votre foutue responsabilité ? — Depuis que je l’ai décidé. Que vous le croyiez ou non, je sais prendre une décision, malgré votre fâcheuse tendance à trancher à ma place. Et c’en est une. Soit elle reste, soit nous partons toutes les deux. Je ne l’abandonnerai pas. — Je l’aime bien, pour ce que ça vaut », ajouta Grunthor, le visage grave. Le Dhracien se tourna vers lui, et son expression changea. Il réfléchit pendant un long moment. « Tu veux vraiment la garder avec nous, être responsable d’elle ? — Pourquoi pas ? Ça a marché avec Son Altesse ici présente. — C’est très différent. — En quoi ? demanda Rhapsody. Je ne vois pas de différence. Vous vouliez m’aider. Maintenant c’est moi qui veux l’aider. » Achmed étouffa un rire. « Vous croyez vraiment que nous voulions vous aider ? » Rhapsody cligna les yeux. « Oui. Enfin, quand nous nous sommes rencontrés, du moins. Et vous m’avez bel et bien aidée, même si je n’ai pas vraiment apprécié de me faire arracher de chez moi, sur le coup. » L’amusement tordit les traits d’Achmed. « Et il ne vous a jamais traversé l’esprit que nous vous avions peut-être emmenée comme assurance… — … ou comme réserve de nourriture ? ajouta Grunthor d’un ton joueur. — Bien sûr que si, mais le temps m’a prouvé le contraire. Allez, vous deux, elle a besoin de nous. Elle ne posera pas de problèmes… Enfin, pas plus de problèmes que moi, en mon temps. — Oh, si vous présentez les choses comme ça… — Elle a endommagé du matériel », fit remarquer Achmed d’un ton impatient. L’expression joviale disparut du visage de Rhapsody et son regard s’assombrit. Elle se tourna brièvement en direction de la grotte, s’assurant qu’ils ne pourraient être entendus. « Pardonnez-moi, fit-elle d’un ton acide, mais nous avons tous endommagé du matériel, d’une manière ou d’une autre. — Hé, parlez pour vous, fit Grunthor. — C’est ce que je fais. Cette petite a besoin de nous. Et j’ai besoin d’elle. Je serai responsable d’elle. Si vous ne voulez plus de nous, très bien. Mais je ne la laisse pas. » Achmed souffla avec colère. « Très bien, elle peut venir. Mais il faut qu’elle comprenne qu’elle est aussi responsable vis-à-vis de chacun de nous, pas seulement de vous. Nous ne pouvons pas nous permettre de garder un membre sans lui faire confiance. Vous pouvez lui dire où nous allons, mais rien de notre passé. Nous sommes d’accord ? » Rhapsody se jeta à son cou, le déséquilibrant dans son élan. « Oui, merci. » Elle s’empressa de le relâcher et réajusta sa cape, légèrement de guingois. « Maintenant, dépêchez-vous. Faites attention, et dites à messire Stephen de faire envoyer des médicaments, aussi. » Pendant plus d’une semaine, l’étrange groupe demeura dans la grotte, à attendre le retour d’Achmed. Rhapsody garda les enfants au chaud grâce à son don du feu, réchauffant les cailloux comme l’avait suggéré Achmed, au point que la grotte fut bientôt aussi douillette qu’un salon avec son foyer crépitant. Il y avait de la nourriture en abondance ; Grunthor avait fait le plein pour un voyage de plusieurs semaines ; or une journée de ses rations suffisait à nourrir tous les enfants, sans compter les restes. N’ayant pas besoin de faire un feu pour entretenir la chaleur, ils gardèrent un air pur dans la grotte et évitèrent la fumée qui aurait pu les faire repérer. Au début, les enfants furent effrayés par l’obscurité, aussi Rhapsody planta-t-elle Clarion l’Étoile du Jour, pointe vers le haut, dans la terre meuble d’un des recoins de la grotte. Ses flammes ne dégageaient aucune fumée et léchaient sagement la lame, illuminant la grotte et l’emplissant d’une lueur chaleureuse, encore adoucie par les chansons que la jeune femme inventait pour distraire les petits. Avec les herbes qu’elle transportait dans son sac, elle soigna leurs blessures et les maintint au calme, afin que le bruit n’attire pas l’attention sur leur cachette. Elle n’en abandonna pas pour autant ses dévotions matinales et vespérales. Tandis qu’elle les chantait, elle voyait au plus profond d’elle les visages de ses petits-enfants d’adoption, Gwydion et Melisande, avec sur les lèvres ce même sourire que lorsqu’elle les avait rencontrés. Ce souvenir plein d’amour créait un contraste saisissant avec ces petites figures à l’air lugubre et apeuré, tendues vers elle à cet instant. Elle eut soudain peur pour tous les enfants de Navarne. Un jour, alors qu’elle contemplait ces visages, dont le front plissé par l’angoisse se déridait à peine dans le sommeil, des images du passé lui revinrent soudain. Elle repensa à Analise, l’enfant qu’elle avait sauvée des griffes de Michael, et qu’il avait surnommée Pétunia par dérision. Le lendemain du départ de Michael et de ses troupes pour leur mission, elle avait emmené l’enfant, sous la protection des gardes de Nana, jusqu’aux Vastes Prairies, cette grande plaine à ciel ouvert qui entourait Easton sur trois côtés. Ensemble, elles avaient cherché le chef des Liringlas qui s’étaient établis là. La maison lirin avait volontiers accueilli Analise et Rhapsody était repartie avec l’image rassurante de la petite, sur son cheval aux côtés du chef, qui lui faisait signe en souriant, pour la première et dernière fois. Elle avait souri et salué en retour, persuadée qu’Analise était entre de bonnes mains. Ce n’est qu’après qu’était venue la douleur, ce sentiment de deuil que ne venait pas apaiser la certitude d’avoir agi selon sa conscience pour la petite orpheline. Elle lui manquait, et elle se demandait si l’enfant avait pu trouver le bonheur, après l’horreur qu’elle avait connue, livrée à l’ignoble Michael. Rhapsody s’était juré que dès lors aucun enfant ne serait maltraité si elle pouvait l’empêcher, peu importait le prix à payer. Dans le noir, elle caressa les petites têtes, ensevelissant ce souvenir. Pendant plusieurs jours, une violente tempête fit rage dehors, rugissant autour d’eux comme une meute de loups derrière leur porte camouflée. Rhapsody fut réconfortée par l’idée que le vent hurlant et la neige tourbillonnante avaient sans doute recouvert leurs traces à l’heure qu’il était, mais elle ne parvint pas à vaincre tout à fait son sentiment de malaise. Les enfants poussèrent un cri de terreur lorsque le premier arbre s’écrasa au-dessus de leur tête ; ils se précipitèrent vers Rhapsody et essayèrent de s’enfouir sous ses bras et ses jambes pour se protéger. Certains eurent même peur au point de chercher du réconfort auprès de Grunthor et trouvèrent près de lui un refuge digne de ce nom. Il les revigora à coups de blagues répugnantes qui les firent éclater de rire en dépit du tonnerre qui cognait au-dessus d’eux et de la pluie de poussière et de cailloux qui tombait des murs et du plafond de la grotte. L’orage finit par se calmer, mais les enfants restèrent où ils étaient, pour dormir et jouer à proximité de leur nouvel ami gigantesque. Grunthor montait la garde le jour, jusqu’à l’heure du souper, puis dormait jusqu’à minuit, heure à laquelle il reprenait son tour. Rhapsody et Jo faisaient le guet ensemble pendant qu’il se reposait, mais personne ne vint les déranger, pas même les animaux des bois. Le mal qui souillait la forêt avait depuis longtemps chassé toute vie. C’est au cours de cette attente que Rhapsody et Jo firent connaissance et développèrent une véritable affection l’une pour l’autre, même si l’adolescente refusait toujours d’en dire plus sur son nom. Elles avaient le même sens de l’humour, et devaient souvent veiller à ne pas éclater de rire devant les réflexions des autres, notamment Grunthor. En observant Jo, Rhapsody avait du mal à ne pas se remémorer sa propre enfance, ce qui la laissait toujours morose. Jo avait atterri dans la rue par un concours de circonstances malheureux ; Rhapsody en revanche ne pouvait s’en prendre qu’à elle-même, si son histoire avait été aussi sombre. Jo était sans famille ; Rhapsody avait rejeté la sienne, laissé derrière elle des gens qui l’avaient aimée, protégée et chérie, et qui étaient morts sans savoir ce qu’il était advenu d’elle. Les rêves qui suivaient ces méditations étaient si monstrueux qu’ils devaient, dans une certaine mesure, tenir lieu de pénitence pour ses crimes. Rhapsody se surprit à regretter de ne pouvoir emmener la jeune fille à Navarne, en lieu sûr, plutôt qu’aux confins des Terres bolgs. Elle finit par faire part de ses réflexions à Jo, qui lui rappela en désignant les enfants d’un signe de tête que le danger était partout, ces temps-ci. Autant ne pas se leurrer en se croyant où que ce soit à l’abri. Au bout d’une semaine, Achmed finit par reparaître avec des renforts. Ils entendirent la caravane approcher de très loin, et Grunthor avait décelé sa présence bien longtemps auparavant, grâce à son don de la terre. Rhapsody sortit en titubant dans la clarté douloureuse du jour, se masquant les yeux du revers du bras, afin de localiser leurs sauveurs, entre les arbres aux branches blanchies par le givre. Elle entendait au loin le bruit des sabots et des roues d’un chariot, qui progressaient lentement à travers les bois denses en bordure du chemin qu’ils avaient emprunté lors de leur sinistre visite à la Maison du Souvenir. Près d’une heure après les avoir entendus pour la première fois, Rhapsody vit apparaître des soldats, une bonne vingtaine d’hommes menés par Achmed et messire Stephen en personne, à cheval. Lorsque Achmed arriva dans son champ de mire, elle se leva et lui fit signe. Le visage du duc s’éclaira aussitôt d’un sourire. Stephen mit pied à terre et courut jusqu’à elle pour la serrer contre lui en une étreinte frénétique. « Par Tout-Dieu le Créateur, Rhapsody, vous allez bien ? J’étais mort d’inquiétude pour vous, depuis qu’Achmed nous a rejoints. » Il s’écarta et la dévisagea avec intensité, puis se racla la gorge tandis que le rouge lui montait aux joues, et qu’il laissait transparaître son soulagement. Rhapsody lui tapota l’épaule d’un air rassurant. « Nous allons tous pour le mieux, messire Stephen, merci beaucoup. Les enfants sont dans la grotte, avec Grunthor. — Eh bien, sortez-les donc d’ici, que nous voyions qui nous avons là », dit-il en se penchant pour scruter l’intérieur de la tanière. À la vue du visage de messire Stephen, Grunthor reprit ses troupes en main. « Allez, mauvaise troupe, on se lève et on se met en rang, et qu’ça saute », lança-t-il. Les enfants bondirent aussitôt et formèrent une colonne frétillante, piaillant d’excitation devant cette diversion si bienvenue. Grunthor tendit un par un les enfants à Rhapsody, qui les passa à son tour à messire Stephen. Le duc eut un mot rassurant pour chacun d’entre eux, en reconnut certains, en interrogea d’autres, jusqu’à ce que quatorze d’entre eux aient émergé et été confiés aux soins des soldats qui les attendaient près du chariot. Jo finit par surgir, poussée en avant par la poigne ferme de Grunthor. Rhapsody prit la main fine et pâle de la jeune fille ; elle tremblait. « Messire Stephen, puis-je vous présenter ma sœur, Jo ? » dit-elle avec un sourire encourageant à l’intention de l’adolescente, avant de se tourner vers le duc de Navarne. Stephen dévisagea Jo, puis Rhapsody, dont le sourire se fit plus éclatant. « Enchanté, Jo, dit-il au bout d’un moment. C’est pour moi un honneur de faire la connaissance d’un membre de la famille de Rhapsody. Je suis navré de ne pas vous avoir rencontrée plus tôt. — Pas moi, grommela Jo à mi-voix. — Tous les enfants sont là ? » demanda messire Stephen. Le sourire de Rhapsody s’évanouit. « J’en ai peur, confia-t-elle avec une tristesse évidente. J’aimerais qu’il y en ait plus. Nous avons fouillé la Maison du Souvenir de fond en comble, mais nous n’avons trouvé personne d’autre. » Personne de vivant, du moins, se dit-elle avec amertume. Messire Stephen la prit gentiment par les épaules. « Je vous suis reconnaissant à tous d’avoir ramené ceux-là. Grâce à vous, de nombreux parents vont se réjouir de leur retour. — Je regrette seulement qu’ils ne soient pas plus nombreux, répéta la jeune femme en se remémorant les petits corps sans vie monstrueusement ligotés aux billots. J’espère que vous y avez envoyé des hommes à l’estomac bien accroché, et surtout pas d’enfants non accompagnés. » Elle se retourna un instant pour observer Grunthor, qui prenait les enfants dans ses bras pour les remettre aux soldats chargés de les installer dans le chariot. Puis son regard se posa de nouveau sur le visage souriant du jeune duc. Elle prit un air grave. « Rentrez avec ces enfants, je vous en prie. Vous avez déjà assez souffert. Vous feriez mieux de laisser à d’autres la tâche de nettoyer cette maison, monseigneur. » Messire Stephen baissa les yeux au sol. « Appelez-moi Stephen. Et alors je m’en remettrai à votre conseil. — Nous sommes prêts, monseigneur », lança le capitaine du régiment. Rhapsody et le duc se dévisagèrent encore quelques instants, puis Stephen lâcha à regret les épaules de la jeune femme. Elle courut jusqu’au chariot pour faire ses adieux aux enfants, leur envoyant des baisers. Les petits visages étaient tournés vers elle, certains impassibles, d’autres souriants ; il faudrait du temps pour guérir un tel traumatisme. L’homme menant les chevaux fît claquer sa langue et le chariot s’ébranla. Flanqué de soldats montés, l’équipage reprit lentement le chemin de la forêt. Messire Stephen enjamba plusieurs troncs couchés pour rejoindre les deux Bolgs. Il leur tendit la main. « Merci. Vous avez la gratitude de Navarne et de ma famille, pour toujours. Je vous ai fait amener quatre chevaux, ainsi qu’une lettre d’introduction marquée de mon sceau, pour l’usage que vous jugerez bon d’en faire. Sachez que vous serez les bienvenus chez moi à tout moment. — Merci, chef, fît Grunthor en secouant vivement la main du jeune homme. — Où comptez-vous aller, maintenant ? » demanda le duc à Achmed en se frottant l’épaule d’un air distrait. Les yeux dépareillés scrutèrent le visage royal. « À Canrif, finit par répondre le Dhracien. Mais j’aimerais autant que personne d’autre à part vous ne l’apprenne, pour le moment. — C’est d’accord. Je vous suggère de prendre au nord, par le Plateau Orlandais et de suivre la grand-route de Bethany, jusqu’à Bethe Corbair. C’est la dernière province de Roland avant les Terres bolgs. » Achmed acquiesça. C’était la route dessinée dans son carnet. « Une fois dans la province de Bethe Corbair, à l’endroit où les collines deviennent la Plaine de Krevensfield, prenez au sud-ouest et approchez la ville par le sud, c’est plus sûr. Et si vous avez le moindre ennui à Bethe Corbair, demandez à voir le duc, Quentin Baldasarre ou, le cas échéant, cherchez asile auprès des religieux et trouvez le bénédicte, Lanacan Orlando. C’est un homme très bon. Montrez-lui ma lettre, et je suis certain qu’il vous assistera autant qu’il le pourra. » Rhapsody avait rejoint le groupe, accompagnée de Jo. « Merci. Et si je puis me permettre, ordonnez aux soldats que vous envoyez dans la Maison du Souvenir d’emporter tous les parchemins et les objets qui vous sont chers. Ceux qui ont perpétré ces crimes se considèrent là-bas chez eux, et il se peut qu’ils reviennent. » Messire Stephen hocha la tête. « Je lui ai déjà tout expliqué en détail, Rhapsody, fit remarquer Achmed. Et nous n’aurons plus de lumière, si nous ne partons pas dès maintenant. — Au revoir, monseigneur, dit Rhapsody à Stephen. Transmettez toute mon affection à mes petits-enfants, je vous prie. » Il lui baisa la main, puis entreprit de faire de même avec Jo, qui déroba vivement la sienne et lui adressa un regard hostile. Grunthor et Achmed raccompagnèrent le duc jusqu’à sa monture et le saluèrent tandis qu’il montait en selle et s’éloignait après un dernier coup d’œil en arrière. « Eh ben, ils sont pas si mal, ces chevaux, fit Grunthor à Rhapsody, qui scrutait toujours au loin, alors que la silhouette de messire Stephen avait disparu depuis un bon moment. Qui prend le grand ? » Rhapsody se tourna enfin vers le géant. Trois des quatre bêtes étaient visiblement des coursiers rapides, tandis que le dernier, presque deux fois plus haut que les autres, était à l’évidence un pur-sang taillé pour le champ de bataille. « Je pense que vous devriez prendre la petite jument, Grunthor », dit Rhapsody en montrant du doigt le plus délicat des quatre animaux. Grunthor s’apprêtait à lancer une remarque humoristique lorsque monta une voix étouffée. « Je sais pas monter. » On aurait dit que Jo était en train de s’étrangler. Rhapsody lui prit la main. « Ce n’est pas parce que tu ne l’as jamais fait que tu ne peux pas commencer. Tu monteras avec moi. » Achmed hocha la tête. « On n’aura qu’à placer les paquets les plus lourds sur le quatrième cheval, on ira plus vite. » Lorsque Grunthor et Achmed eurent réorganisé leur équipement, et que Rhapsody eut beaucoup rassuré, cajolé et amadoué Jo, ils finirent par se mettre tous quatre en selle et par suivre la direction du nord-est, pour traverser les provinces de Navarne et de Bethany, puis au sud par la Plaine de Krevensfield jusqu’à la ville capitale de Bethe Corbair, porte du sombre royaume des Firbolgs. 36 « COMMENT ÇA, JE NE PEUX PAS ENTRER EN VILLE ? Je me trimbale sur ce foutu cheval depuis une semaine, et maintenant je peux pas enter en ville ? Vous êtes un porc fornicateur, Achmed. J’espère que vous allez attraper la vérole. Ça pourrait pas vous rendre plus laid que vous l’êtes déjà. » Achmed adressa un regard en coin à Rhapsody, qui s’était détournée dans l’espoir de contenir son fou rire. Puis il mit pied à terre dans un soupir désabusé. « Rappelez-moi pourquoi je vous autorise à partager notre nourriture avec elle ? » demanda-t-il en passant les rênes par-dessus l’encolure de sa monture, sans un regard pour Jo. « Parce que vous l’aimez bien, répondit Rhapsody, ses yeux verts étincelant de tendresse. — Hmmm, dans ce cas, vous feriez peut-être bien de lui répéter quels sont nos plans. Rappelez-lui que nous ne pouvons prendre le risque de la voir déambuler dans les rues de Bethany, de crainte qu’elle se fasse enlever par l’école de maintien locale, pour enseigner les bonnes manières. » Rhapsody fit glisser sa sacoche et l’emporta dans un bosquet tout proche, où Grunthor avait établi leur campement. Jo la suivit de près, sans cesser une seconde d’argumenter. Rhapsody finit par se planter en face de l’adolescente geignarde. « Très bien, écoute un peu. Achmed et moi faisons une brève visite de reconnaissance en ville. Bethany est la capitale de la province de Roland, et il s’y trouve trois fois plus de soldats et de gardes que dans tout Navarne. » Elle ne put s’empêcher de glousser intérieurement en voyant blêmir la jeune fille. « Nous devons entrer et sortir de la ville aussi vite que possible. Mais notre prochaine étape sera la capitale de la province de Bethe Corbair. Il nous faudra acheter des vivres, et aussi faire des repérages. Tu auras l’occasion d’aller en ville à ce moment-là. Si tu te tiens bien. — D’accord, fit Jo d’un air lugubre. — Écoute, je suis désolée que tout ça ne soit pas aussi excitant que ta vie dans la rue, mais c’est plus sûr, crois-moi, dit Rhapsody en démêlant un nœud dans la chevelure blonde et raide de Jo. — Pas forcément », intervint Grunthor. Il s’était allongé de tout son long sous un arbre dénudé, les mains croisées derrière la tête. Si vous voulez être sûre de retrouver la p’tite demoiselle en revenant, laissez à manger derrière vous en partant. — Vous dites ça tout le temps, mais c’était quand, la dernière fois que vous avez mangé quelqu’un pour de vrai ? » lui lança Jo, toujours pas apaisée. « Mort ou vif ? » Rhapsody frissonna. « Allez, on y va, maintenant. Au revoir, Jo. » Elle lui tendit les bras, mais Jo se contenta d’opiner du chef. La Baptistrelle se tourna alors vers le géant bolg, qui sauta prestement sur ses pieds et vint la prendre chaleureusement dans ses bras. « Soyez prudente, conseilla-t-il en la reposant à terre. — Nous devrions être rentrés avant le matin », glissa Achmed à Grunthor. L’air glacial semblait suspendu, comme si les mots solidifiés flottaient entre eux. « Laisse-nous un ou deux jours de battement. Après ça, Jo et toi êtes tout seuls. » Il fit signe à Rhapsody et se hissa son sac sur l’épaule. Un léger sourire passa sur ses lèvres. « Et crois-moi, j’en suis bien désolé. » Bethany était une ville arrondie, deux ou trois fois plus grosse qu’Easton selon l’estimation de Rhapsody, entourée d’une large ceinture d’habitations et de villages à l’extérieur des remparts. De loin on l’aurait presque dite en forme de dôme, la taille des bâtiments allant décroissant du centre vers la périphérie. Les remparts crénelés à l’intérieur des murs d’enceinte circulaires donnaient dans toutes les directions, offrant un champ de vision panoramique et un système de défense efficace pour cette cité sphérique située au beau milieu de la province, et centre névralgique de toute la nation de Roland. Leur premier survol de reconnaissance de Bethany avait consisté à faire tout le tour des remparts à distance raisonnable, avant de quitter Jo et Grunthor. Achmed avait estimé assez rapidement que le nombre de soldats présents, visibles ou camouflés, leur rendait impossible toute autre technique qu’une entrée à pied, déguisés en humbles paysans. Aussi Rhapsody et Achmed se tenaient-ils à présent vêtus des capes à capuche toutes simples qu’on leur avait données chez Llauron, près de la porte sud-est de Bethany, l’un des huit accès qu’ils avaient repérés lors de leur tour d’inspection. Alors que Navarne était une province constituée de fermes éparses et de villages entrecoupés par les terres des nobles locaux et par une charmante petite ville capitale, Bethany semblait avoir été conçue dès le départ comme un centre culturel, dévoilant l’essence d’une époque depuis longtemps révolue. Même à la périphérie de la ville, les rues étaient pavées, jalonnées de petites échoppes, d’auberges et de tavernes alternant avec des rangées de bâtiments qui semblaient abriter chacun plusieurs familles. Au sein de la ville même, chaque rue était éclairée par plus de réverbères que Rhapsody en avait jamais vu, avec leurs globes de verre fixés au bout de poteaux de laiton rutilants. Des abreuvoirs pour les chevaux et des barres d’attache apparaissaient dans chaque rue, à hauteur égale. Il était d’usage que le bétail et les animaux pénètrent dans la ville par certaines portes réservées, qui découpaient de fait Bethany en plusieurs quartiers distincts. Les marchés et les aires d’échange se limitaient aux secteurs est et ouest, tandis que musées et jardins publics fleurissaient au nord et au sud. La basilique de feu et le château de Tristan Steward, seigneur régent et prince de Bethany, les deux structures les plus élevées de la ville, se dressaient l’une à côté de l’autre en son centre. Seules les casernes de soldats apparaissaient partout. Il avait paru cohérent de bâtir la basilique dédiée à l’élément feu au cœur de la cité, comme écho au feu brûlant au centre de la Terre. De très loin, Rhapsody en avait senti la source, cette flamme pulsatile qui appelait le feu en elle. Même s’il ne s’agissait que de l’ombre de ce brasier fantastique qu’ils avaient tous trois traversé, il était pénétré d’une authenticité qui révéla à Rhapsody leur origine commune. C’était là une véritable source élémentaire. « Gardez votre capuche et baissez la tête, lui recommanda Achmed à voix basse tandis qu’une énième escouade passait à leur hauteur, pour faire circuler d’éventuels passants bloquant la voie. Continuez à avancer en direction du feu. Je serai juste derrière vous. Pas la peine de vous retourner. » Rhapsody acquiesça d’un hochement de tête et se concentra sur le chant du feu, au loin, repoussant dans un coin de sa tête le malaise qui la gagnait. En dépit de toute cette beauté, Bethany semblait une ville sans pitié et sans humour. Les jardins impeccablement entretenus paraissaient presque trop parfaits, les maisons trop élégantes, d’une architecture trop autoritaire. Ni pauvres ni mendiants ne se montraient nulle part. Les soldats en revanche étaient partout. Mais, se rappela-t-elle, c’est la capitale, après tout. Il fallait s’attendre à des mesures de sécurité renforcées. Au bout de presque deux heures, ils finirent par localiser la basilique. Bien avant de la voir apparaître dans leur champ de vision, ils en avaient décelé la présence dans la rue en contrebas. Rhapsody avait remarqué que certains pavés sur la chaussée avaient été dorés à la feuille d’or et disposés en un motif de flammes, pointées vers l’est. Plus ils se rapprochaient du temple, plus ces motifs se multipliaient sur le sol. « Vous vous rappelez ces gravures dans le musée de messire Stephen ? » chuchota-t-elle. Une main vint délicatement se poser sur son bras, pour la contraindre à avancer. Un garde de la ville l’avait vue s’arrêter et Achmed ne voulait pas qu’ils se fassent remarquer. Lorsque l’attention du garde se détourna, il relâcha la jeune femme. « Oui, répondit-il. — L’extérieur de la basilique était une cour décorée de mosaïques en forme de flammes. De près elles ressembleraient à ça. Nous sommes probablement dans la cour extérieure. » Quelques pas de plus confirmèrent son intuition. Ils tournèrent au coin de la rue, et la gigantesque basilique surgit devant eux. Il s’agissait d’une structure circulaire, imposante et majestueuse, s’élevant bien au-dessus des autres bâtiments, et taillée dans le marbre blanc poli, dont la surface veinée était pailletée de poussière d’or. La cour intérieure était recouverte d’une vaste mosaïque, bordée de haies de topiaires en forme de flammes. Dans le sol on avait encastré des pavés couleur de feu dont la disposition reproduisait les rayons du soleil. Ces rayons s’émaillaient de lapis-lazuli et d’autres pierres précieuses qui lançaient des irisations flamboyantes lorsque la lumière se posait sur eux. Au nord, au pied du palais, s’étendaient de vastes jardins, roussis et desséchés par la morsure mortifère de l’hiver. La structure de la basilique elle-même se composait de plusieurs cercles concentriques, de couches de marbre taillé toutes tournées vers le centre, où un grand brasier doré crépitait. À chaque niveau, quelques fidèles assis ou agenouillés priaient ou méditaient en silence, tandis que deux ordonnés en aube vaquaient à diverses occupations. Du brasier bondissait une flamme intense et lumineuse, orange et écarlate, zébrée de rubans bleus qui tourbillonnaient en silence. Cette même puissance, cette même lumière pure et cette même chaleur primale firent resurgir les souvenirs enfouis du mur de feu qu’ils avaient traversé si longtemps auparavant, de l’autre côté du Temps. La jeune fille fit de son mieux pour refouler les larmes que suscitait le souvenir de l’étreinte du feu, de cet abandon total au cœur de la terre, lorsqu’elle avait senti cette chaleur en elle. Elle aurait pu rester longtemps ainsi, à contempler le brasier, comme en transe, mais les doigts fins et forts vinrent une nouvelle fois lui serrer le bras, mettant un terme à sa rêverie. « Venez, chuchota Achmed, interrompant le cours de ses souvenirs hypnotiques. Voilà apparemment un bon candidat. » D’un mouvement de la tête, il désigna un ordonné tout proche, un homme d’âge moyen au crâne chauve et luisant. Il portait une tunique de serge marron ornée d’un plastron représentant un soleil stylisé, dont le centre était figuré par une spirale rouge. Le motif était le même que sur l’amulette qu’ils avaient vue sur le portrait du Bénisseur de Canderre-Yarim, le bénédicte de Bethany, dans le Musée cymrien. Rhapsody banda le muscle de son bras pour signifier au Dhracien qu’elle avait compris. Ils s’étaient dit au préalable que la jeune femme essaierait d’en apprendre le plus possible sur la magie de la basilique, et sur les histoires que ceux qui l’entretenaient partageaient avec les fidèles, tandis qu’Achmed s’enquerrait des aspects moins publics. Lorsque la prise se relâcha sur son bras, elle se dirigea vers l’ecclésiastique et s’arrêta à distance respectueuse. L’homme accroupi s’appliquait à lustrer une rambarde de cuivre séparant la première rangée de chaises de la suivante. Sans même lever les yeux, il la renvoya d’un geste impatient de la main. « Les paysans, dans la dernière Virole seulement. » Le voyant se remettre à sa tâche, légèrement essoufflé, Rhapsody se tourna vers Achmed, déjà loin. Il effleura sa capuche de la main, pour lui faire signe de baisser la sienne. Elle s’exécuta, puis se tourna de nouveau vers l’homme accroupi. « Monsieur l’ordonné ? » L’homme chauve se redressa légèrement, en appui sur les talons, et leva les yeux vers elle. Aussitôt son visage se relâcha et sa bouche s’ouvrit toute seule, tandis que ce qui ressemblait à s’y méprendre à de la terreur se dessinait dans son regard. « Par le Créateur. Déjà ? » murmura-t-il en lâchant son chiffon. Simon nettoyait la basilique depuis le début de la matinée, pour préparer le service du bénédicte, en cette journée importante de la semaine. C’était là une corvée épuisante, et en dépit du froid hivernal, il suait à grosses gouttes depuis une bonne heure. L’humilité, se rappelait-il, l’un des sept vœux de l’ordinariat. Et pour la quatrième fois ce matin, il se mit à réciter sa prière. Mais malgré cette répétition rituelle du vœu d’humilité, un sentiment de jalousie qui confinait à la colère émanait de tout son être, se distillait en même temps que la sueur, au point de lui donner la nausée. En fait, il s’était senti faible et malade toute la journée. Une fois de plus, c’est Dartralen que l’Abbé avait assigné à l’hospice, à l’arrivée des soldats blessés. Et une fois de plus, en dépit de son ancienneté, de son âge et de ses talents de guérisseur, Simon s’était retrouvé relégué aux rites de préparation – aussi connus sous le doux nom de ménage – tandis que Dartralen, ce boucher maladroit, se pavanait au milieu des estropiés. Il s’évertuait à chasser cette pensée malveillante de son esprit lorsque cette paysanne s’était approchée. Simon lui avait indiqué de la main sa place, la dernière Virole, mais apparemment elle ne l’avait pas entendu. « Monsieur l’ordonné ? » fit la voix douce et chaleureuse comme le souffle même du feu. Lorsqu’il avait relevé les yeux, son cœur avait fait comme une embardée dans sa poitrine. Debout devant lui, vêtue d’une robe de jute marron de paysanne, se tenait la Beauté incarnée, une femme aux yeux aussi verts et insondables que les profondeurs émeraude de l’océan, et à la chevelure de la couleur du soleil, scintillant dans le vent d’hiver. Elle irradiait une chaleur étrange, et il se trouvait aux abords du Saint Brasier depuis assez longtemps pour en connaître la source. Ce devait être l’Esprit du Feu, présage de mort dans les Coutumes Anciennes, qui venait aujourd’hui pour lui. Il avait peut-être sous-estimé l’épuisement causé par le ménage. Et au moment où cette escorte angélique était arrivée près de lui, il se trouvait en proie à des pensées jalouses et arrogantes. Son cœur sombra jusqu’au cœur de la Terre. Il était damné. « Par le Créateur. Déjà ? » demanda-t-il d’une voix tremblante. La belle apparition cligna les yeux. « Vous ne vous sentez pas bien ? » Simon se releva tant bien que mal. « Ah, pardonnez-moi. Je… je vous ai prise pour quelqu’un d’autre. » Il ferma les yeux, priant pour que le fait de l’avoir confondue avec une paysanne ne rende pas sa pénitence dans l’Au-Delà encore plus douloureuse. La vision s’inclina avec respect. « Je me demandais si je pouvais solliciter vos connaissances au sujet de cette basilique. Je viens de loin. » Les tremblements de Simon redoublèrent. Voilà, ça y est, se dit-il, et son regard se mit à parcourir les alentours avec frénésie en quête d’un quelconque témoin de son décès imminent. On me met à l’épreuve. Seuls quelques fidèles étaient éparpillés dans les Viroles, tous absorbés par la prière ou la méditation. Un autre paysan en cape à capuche arpentait la basilique, observant les fresques et les mosaïques aux murs et au sol. Eh bien, pensa-t-il sombrement, ma place dans l’Au-Delà dépend de cet instant. Je vais être jugé sur mon comportement sacerdotal, ma connaissance des rites et rituels religieux. Autant fournir tous les efforts dont je suis capable. « Ce sera avec grand plaisir, articula-t-il en essayant de feindre le mieux possible un sourire bienveillant et de calmer les palpitations effrénées de son cœur qui essayait de s’échapper par sa gorge. Par ici. » « Merci », répondit Rhapsody en joignant les mains sous les manches tombantes de sa robe, imitant l’ordonné. Tout se révélait plus facile qu’elle l’avait craint, surtout au vu de la réaction première de l’homme. L’air terrorisé qu’elle avait lu sur son visage lorsqu’il avait levé les yeux vers elle lui avait donné la nausée. Elle avait déjà été témoin de ce genre de réaction auparavant, chez les serviteurs de messire Stephen, chez les gardes de la Maison du Souvenir, parmi les disciples de Llauron. C’est Anborn, le grand général cymrien, qui avait résumé les choses de la manière la plus succincte. À présent je sais qui vous êtes. Vous vous appelez Rhapsody, n’est-ce pas ? Comment le savez-vous ? Il ne peut exister qu’une seule aberration de la Nature de cette sorte. Même Khaddyr, qui en tant que guérisseur avait dû voir des hommes et des femmes dans tous les états possibles de maladie et de déchéance, l’avait dévisagée. J’ai pensé qu’elle pourrait vous intéresser, bien que je sois dans l’incapacité de dire qui elle est. Je n’ai jamais vu une Lirin comme elle. Que la cause en fût son ascendance lirin, ou bien une transformation quelconque lors de son passage à travers le feu originel, son apparence suscitait désormais des réactions qui lui étaient étrangères. Elle percevait parfois ce qui ressemblait à de l’admiration mêlée d’effroi, émotion qu’elle avait déjà remarquée autrefois au bordel, dans d’autres circonstances. Quoi qu’il en soit, il faudrait qu’elle apprenne à vivre avec, sans doute comme Achmed le faisait – en se cachant. Rhapsody rabattit la capuche de sa robe sur ses yeux et suivit le chanoine suant. Il commença par la mener tout droit au brasier. « C’est le seul puits de flammes de Vrackna, le Seigneur Tout-Dieu, Feu de l’Univers », expliqua-t-il avec précaution. Rhapsody pâlit malgré elle, puis déglutit, ce qui ne fit qu’accroître la consternation du pauvre homme déjà anxieux. Elle avait oublié combien les Cymriens avaient détourné le nom du démon du feu, cette ancienne divinité maléfique. Le chanoine s’évertua à reprendre contenance. « Cette… Cette basilique est bien sûr dédiée au Créateur. Elle est unique en cela qu’elle est consacrée à l’un de ses cinq enfants, l’élément feu. Cette flamme ici provient directement du cœur de la Terre, du brasier qui brûle en son centre. » Rhapsody sourit mais sans regarder la flamme, de peur de fondre en larmes ou de la fixer bêtement, hypnotisée par les couleurs bondissantes. Elle préféra adresser un signe de tête à Achmed, qui rôdait dans les parages. « Voici mon associé, annonça-t-elle en appelant le Dhracien de la main. Je pense qu’il sera lui aussi intéressé par ce que vous dites. » Son sourire bienveillant désormais vissé aux lèvres, l’ordonné se tourna vers Achmed pour l’accueillir, et ce dernier prit soin de faire glisser son voile devant son visage avant d’arborer son plus beau sourire. Rhapsody n’eut que le temps d’attraper le chanoine par le bras avant que ses yeux roulent en arrière et qu’il se mette à tituber. L’ange de la Mort n’était visiblement pas venu seul. « Voici mon associé, avait annoncé l’apparition d’une voix douce. Je pense qu’il sera lui aussi intéressé par ce que vous dites. » Simon s’était armé de courage, dans l’attente d’une autre vision surnaturelle, peut-être un esprit mineur du feu. Au lieu de quoi, le visage en face du sien, qui se détachait sur fond de flammes tourbillonnantes, semblait tout droit sorti de quelque cauchemar. Deux yeux au regard perçant de Voleur d’âmes se plantèrent dans les siens. La bouche, fine ligne tranchée dans la peau vérolée, se tordit en un rictus. Et tandis que tout s’assombrissait autour de lui, Simon comprit qu’il s’agissait d’un aperçu de son destin s’il échouait, le revers démoniaque de la médaille angélique. Au lieu de monter vers l’Au-Delà dans les bras de l’Esprit du Feu, il étoufferait entre les griffes de ce démon du Monde Souterrain, qui se jouait de lui en cet instant même. Le Bien et le Mal, luttant pied à pied pour son âme. Sa dernière pensée lucide fut de regretter de n’avoir pas prêté plus d’attention à l’enseignement de la Magie Ancienne, qui ne faisait plus aujourd’hui partie du dogme. Simon fut pris de violents tremblements, puis se sentit basculer en avant. Une main ferme et chaude le rattrapa par le bras, et il se remit de nouveau debout. Lorsque Simon redressa la tête, le parfum envoûtant de la chevelure de l’Esprit du Feu vint lui frôler les narines et il se retrouva à fixer béatement ces yeux hypnotiques, si verts et frémissants de vie. « Monsieur l’ordonné ? » Le sourire qu’elle lui adressa brillait d’une lueur d’encouragement, aussi reprit-il ses esprits. Peut-être après tout était-elle satisfaite de ses réponses. Elle se pencha un peu plus, et son parfum fît de nouveau tourner la tête de Simon. « N’ayez pas peur de lui », chuchota-t-elle. C’est une bénédiction, pensa Simon. Ma foi et ce présage du Tout-Dieu me protégeront. Il s’échina à se relever. « Tout va bien. Désolé. Eh bien, où en étais-je ? Ah oui, bien sûr. Les fidèles du Siège de Bethany viennent assister aux offices ici, ils profitent de ce don du Créateur pour recentrer leurs pensées, pour les purifier, pour rendre leurs prières dignes d’être offertes au Patriarche. » L’Esprit du Feu hocha la tête. « Et ça ? » demanda-t-elle en pointant un bras gracieux vers les fresques et les mosaïques qui décoraient les murs de la basilique. Simon trouva la force de supporter seul son poids. Il désigna une fresque représentant un jeune homme en tunique rouge et mitre cornue, peinte sur le mur nord de la première Virole. « Voici un portrait de Sa Grâce, Ian Steward, Bénisseur de Canderre-Yarim. Il est bénédicte du Siège dont ce modeste édifice est la basilique. — Le frère de Tristan ? » demanda le démon d’une voix noire comme le feu, avec un écho hautain. Simon frissonna. Il ne voulait prendre aucune part à la damnation de son souverain, de quelque manière que ce soit, bien qu’il ne fût pas surpris outre mesure d’apprendre que le démon était en cheville avec le prince. Du regard, Simon chercha Brentel, l’autre ordonné chargé de la préparation du culte, mais il avait disparu, probablement dans le reliquaire ou la sacristie. Il se tourna de nouveau vers l’Esprit du Feu qui, vu son expression, attendait aussi sa réponse. « Ou-oui », bégaya-t-il. L’ange hocha la tête, comme satisfait, ce qui donna à Simon un soudain regain de courage. Il désigna la mosaïque suivante. « Ce sont des représentations artistiques de la naissance du Feu », dit le chanoine en essuyant nerveusement la sueur qui luisait sur son crâne. Rhapsody regarda dans la direction de son bras tendu. Une série de motifs picturaux ornait les trois autres murs de la Virole interne de la basilique. Dans la première sur le mur est, un soleil pointait au loin, derrière une étoile filante déchirant les carreaux noirs figurant le vide de l’univers. Le globe scintillait de mille feux et les flammes dansaient sur son arrondi. « La Terre a été formée quand un éclat de cette étoile qui est notre soleil s’est détaché et a traversé le vide sidéral, pour venir se poser en orbite près de sa mère », récita l’homme. Son regard anxieux cherchait celui de Rhapsody, et bien qu’elle n’ait aucune idée de la raison pour laquelle il quêtait son assentiment, elle sourit et opina. Il se détendit sensiblement et s’attaqua au mur sud. « Le Feu brûlait, sans entraves, à la surface de la Terre. Cependant, en l’absence de combustible gazeux, le Feu ne put s’entretenir de lui-même, et s’enfonça dans la Terre, en formant le noyau, où il brûle aujourd’hui encore sous sa forme la plus pure. » Par ses dizaines de milliers d’éclats minuscules, la mosaïque avait capturé l’image de la Terre, à présent assombrie à la surface, avec une spirale rouge s’enroulant jusque dans ses entrailles, où elle diffusait un rougeoiement intense. Achmed et Rhapsody suivirent l’homme jusqu’au dernier mur peint d’une image stylisée du soleil au cœur rouge enroulé, le même que sur l’amulette, le même que celui que l’homme portait brodé sur la poitrine. « C’est le symbole des F’dors, la race première apparue bien avant la naissance de l’homme. Ils étaient les fils du feu, la culture originelle issue de lui. » Ce sont les F’dors qui ont apprivoisé le feu, du moins en partie, avant de le donner à l’homme, pour ses besoins et sa protection, pour réchauffer son foyer en hiver, pour forger des armes aussi. Les F’dors, aujourd’hui disparus depuis longtemps, étaient les ancêtres de l’acier, de l’âtre, de toutes les manifestations imaginables de cet élément si puissant et sacré, l’un des premiers présents du Tout-Dieu… » Dès qu’il aperçut le visage d’Achmed, l’ordonné laissa ses paroles en suspens. Il s’empressa de regarder Rhapsody, qui lui sourit de nouveau. Elle tendit la main à l’homme, qui la prit dans la sienne, toujours tremblante. « Merci. Je crois qu’il est temps pour nous de partir, à présent. » L’homme s’évanouit sur-le-champ. Rhapsody n’eut que le temps de l’empêcher de se cogner la tête sur le sol décoré de la basilique. « Mais qu’est-ce qui lui prend, à ce type ? demanda-t-elle en l’appuyant contre le mur de la basilique, juste sous le symbole des F’dors. — Rien », répondit Achmed en jetant un œil à la mosaïque au-dessus de lui. C’est dans la Terre, pensa-t-il. Sans attendre, Rhapsody déboucha sa flasque d’eau-de-vie. Elle l’approcha des lèvres de l’homme inconscient et fit couler quelques gouttes le long de sa gorge. Le chanoine cracha, renversa un peu du contenu de la flasque sur le plastron de sa tunique, mais ne reprit pas conscience pour autant. Elle lui en fit boire un peu plus, puis referma la flasque. « J’espère que ce sera utile. — Sans doute, pour le moment, fit Achmed avec un petit sourire narquois. Les ecclésiastiques chargés des autels de feu ont en général abjuré l’alcool, pour des raisons évidentes. J’imagine qu’il aura beaucoup de mal à expliquer ce relent d’eau-de-vie sur ses vêtements, lorsqu’il reviendra à lui. » Il vit l’inquiétude gagner le regard de la jeune femme. « Allons-y, ordonna-t-il avec impatience, décourageant toute autre initiative de la part de Rhapsody. Ne vous inquiétez pas pour lui, il trouvera quelque chose. Pour ce qui est de se mentir à soi-même, ces gens-là sont presque aussi doués que vous. » Il l’aida à se relever. « Qu’est-ce que ça veut dire, je vous prie ? s’indigna-t-elle. — Venez avec moi, et je vous le dirai lorsque nous serons sortis de la ville. » Il la tira par la main, et ils se sauvèrent ensemble de la basilique d’un pas pressé, pour aller se fondre dans la foule qui encombrait les rues. Simon lutta pour rouvrir les yeux, et échoua. Dans ses brefs moments de conscience, il se remémorait le parfum de la douce peau de l’Esprit du Feu, et la chaleur de ses mains lorsqu’elle lui avait retenu la tête. Il avait vu l’instant précis de sa propre mort. L’Esprit du Feu lui avait pris la main. Merci, avait-elle dit, je crois qu’il est temps pour nous de partir, à présent. Au moins l’avait-elle choisi ; il avait gagné son salut, et non la damnation du démon au visage de cauchemar. Et tout était devenu noir. Puis il avait senti sa tête reposer entre les mains de l’Esprit, et le liquide brûlant lui déchirer la bouche, lui tapisser la gorge de feu en fusion. Il avait suffoqué, avait tenté de lutter, pour se rendre compte finalement que ce qu’elle lui avait administré l’emplissait d’un sentiment de bien-être, d’une chaleur berçante qui l’avait mené au sommeil, apaisant sa peur et sa détresse. Du moins jusqu’à ce que l’Abbé le trouve. 37 « DÉPÊCHEZ-VOUS », MARMONNA ACHMED. Il se tenait sur le seuil de la boutique d’un luthier en périphérie de la ville, à attendre le retour de Rhapsody. Le cri ravi qu’elle avait poussé en apercevant la devanture aurait pu être celui d’un enfant de deux ans tant il débordait de joie innocente et naïve. La musique de ce cri avait arrêté net le Dhracien, incapable de résister aux supplications de Rhapsody. C’était là un son dangereux, et dont il apprendrait désormais à se méfier. Je veux envoyer des cadeaux à mes petits-enfants, et j’ai droit à une harpe neuve, avait-elle arguë, j’ai pris la fâcheuse habitude de laisser derrière moi mes instruments à cordes. Il lui avait fallu une éternité pour la choisir, néanmoins. Le bruit de la rue, ainsi que les vibrations engendrées par les pas et les roues de chariots donnaient à Achmed des élancements dans le crâne. Il s’apprêtait à entrer lui-même dans la boutique pour la traîner dehors au moment où elle apparut à la porte, échevelée et troublée, une colère évidente dans le regard. « Salopard, marmonna-t-elle en lui tendant l’instrument à trois cordes qu’elle trimbalait. — Je vous demande pardon ? — Pas vous, lui, cracha-t-elle en agitant la main en direction de la porte, avant de lisser ses cheveux d’une main et de rabattre sa capuche par-dessus. — Que s’est-il passé ? — Eh bien, visiblement il n’y a pas que sur les harpes qu’il a envie de faire courir ses doigts », lança-t-elle sur un ton furieux, tandis qu’ils reprenaient leur route et rejoignaient le flot humain. Achmed pouffa de rire en lui rendant l’instrument. « Et comment avez-vous réagi ? — J’ai essayé de penser à ce qu’aurait fait Grunthor, et j’ai fait de mon mieux pour l’imiter, répondit-elle en glissant le paquet sous sa cape. Sauf que j’ai utilisé le bord émoussé de ma dague, ce que Grunthor n’aurait pas fait. C’est pourquoi ce torche-cul chantera désormais d’une voix de soprano avec l’orgue, au lieu de déplorer la perte d’un org…ane. — Il doit descendre des Cymriens », suggéra Achmed d’un ton ironique. La plaisanterie fit revenir la bonne humeur de Rhapsody. « Eh bien, j’en ai connu un tas au pays qui auraient mérité l’appellation de torche-cul. Mais je ne peux toujours pas croire que vous ayez dit ça à Llauron. — Qu’avez-vous acheté ? — Une lyre de médecin ; elle est censée être utile pour les chants de guérison. Khaddyr en possédait une, mais il n’en jouait pas très bien. Elle n’a que trois cordes et je ne m’en suis jamais vraiment servi jusqu’ici, alors il va peut-être me falloir un temps d’adaptation. Les instruments de ce pays sont très différents de ceux de chez moi. » Il la prit par les épaules pour lui faire contourner une troupe de soldats qui encombrait un coin de rue près de la porte sud-ouest, à échanger des plaisanteries. « Rhapsody, je suis désolée de vous l’annoncer aussi brutalement, mais chez vous, c’est ici, désormais. » Il l’observa qui marchait, tête basse, comme perdue dans ses pensées. Lorsqu’ils eurent passé la porte, elle releva les yeux vers lui. « Pour vous, peut-être. » Puis elle baissa de nouveau les yeux vers le sol. Au cœur du village lové à la sortie de la ville, Rhapsody se retourna brusquement pour attraper Achmed par le bras. « Est-ce qu’on est suivi ? » Le Dhracien hocha la tête sans s’arrêter, esquivant une vague d’enfants filant à toute allure et évitant les volutes âcres d’un feu de barils devant une échoppe où l’on fumait des quartiers de viande. Il dut presque crier pour se faire entendre par-dessus le tohu-bohu de la foule qui grouillait autour d’eux, de cette marée humaine qu’on n’aurait jamais autorisée à parcourir les rues immaculées de Bethany même. « C’est Grunthor. Il nous file depuis un moment. — Pourquoi ? Et où est Jo ? interrogea Rhapsody en tendant le cou pour chercher du regard la grande ombre qui semblait avoir disparu. — Parce que je le lui ai demandé. Elle est sans doute avec lui. Nous ne sommes plus loin du campement. » Un cri perçant s’éleva soudain au-dessus de la cacophonie ambiante, déchirant l’air de toute la douleur d’un enfant en détresse. Rhapsody fit volte-face et aperçut un petit garçon à terre, recroquevillé, les mains sur la tête. Il était roulé en boule, à essayer de se protéger des coups de pied brutaux que lui envoyait un homme à barbe grisonnante. Rhapsody se précipita, mais se fit intercepter par le bras plus rapide encore d’Achmed, qui la saisit au vol. « N’intervenez pas, la mit-il en garde en voyant la fureur noire sur le visage de Rhapsody virer au gris sous l’effet du choc. C’est ainsi que vivent ces gens, du moins pour la plupart. Regardez autour de vous. » En effet, les passants ne jetaient pas un regard en direction du garçon et de son agresseur, et tous semblaient éluder la scène. Rhapsody se débattit pour se libérer. Achmed resserra son emprise. « Songez à la raclée à laquelle cet enfant aura droit plus tard, si vous intervenez maintenant, Rhapsody. Et vous ne pouvez pas en adopter un de plus. Si vous essayez, je vous abandonne ici même, Jo et vous, au beau milieu de Bethany. » Un nouveau coup arracha un cri de douleur à l’enfant. « Lâchez-moi », grogna-t-elle entre ses dents. La fureur noire était de retour. Achmed libéra son bras à contrecœur et recula avec colère. Elle traversa la rue d’un bond, tête baissée, ramassée dans la position d’attaque que Grunthor lui avait enseignée, baptisée le Bélier. La scène se déroulait à présent sous les yeux du Dhracien, impuissant à en changer le cours. Elle percuta l’homme déchaîné juste en dessous de la poitrine, tandis qu’il levait la jambe pour assener un nouveau coup. Déstabilisé par la violence de ce choc inattendu, il bascula en arrière, et ils roulèrent tous deux dans une rangée de tonneaux et de petites bûches. Lorsque l’homme se cogna la tête contre le sol, Rhapsody le frappa de la base de la main, lui cassant le nez. Du sang éclaboussa la poussière du chemin, gicla jusque sur les pavés plus disloqués de la périphérie de la ville. Passé le choc initial, la vision de l’homme redevint nette et il se jeta à la gorge de Rhapsody. « Chienne, éructa-t-il en agitant furieusement le bras dans sa direction. Qu’est-ce que… » Achmed ne put s’empêcher de soupirer en voyant la jeune femme, à présent à califourchon sur le paysan, prendre son élan pour exécuter sa fameuse droite croisée, coup que Grunthor avait commenté avec une grande admiration. Elle frappa avec une force étonnante, fracassant le nez en sang de l’homme, dont la tête bascula en arrière dans un « crac » parfaitement audible. Le laissant étalé par terre en pleine rue, Rhapsody se releva et essuya les gouttes de sang qui lui maculaient le front. Les mêmes passants que n’avait pas émus cet enfant en train de se faire tabasser ralentissaient à présent le pas, observant la scène. « Pourquoi frappiez-vous cet enfant ? » haleta-t-elle. L’homme cligna les yeux dans la lumière déclinante, puis grimaça. « C’est… c’est mon fils, marmonna-t-il d’une voix saccadée. — Vraiment ? fît Rhapsody d’un ton sarcastique. C’est pour cette raison ? Je suis bien aise de l’entendre. » Elle lui balança un coup de pied brutal dans les testicules, et l’homme se lova dans la position même qu’avait adoptée son fils quelques instants plus tôt, pour se protéger de ses coups. Muet d’horreur, un témoin de la scène eut un mouvement de recul. « Voilà. J’espère bien que vous n’en aurez plus, maintenant. À l’évidence, vous n’êtes pas à la hauteur. » Elle se tourna vers le jeune garçon, toujours recroquevillé au sol, et se pencha vers lui. L’attention d’Achmed fut attirée par un autre vacarme, plus haut dans la rue. Un escadron de soldats à cheval s’était arrêté au milieu du flot de passants et de chariots. L’un d’eux se penchait vers un homme qui gesticulait furieusement en indiquant leur direction. Achmed se tourna vers Rhapsody. Elle réconfortait l’enfant en haillons, lui caressait le visage pour le rassurer, lui demandait s’il allait bien. Le petit hochait la tête, le regard médusé, la mâchoire pendante. Rhapsody apostropha de nouveau à son père. « Comment vous appelez-vous ? » L’homme prit appui sur un coude, essayant d’étancher le sang de son nez cassé. « Styles Nielsen. » Ses mots se réduisaient à un chuchotement. Rhapsody se pencha tout près de son visage. « Écoutez-moi bien, Styles Nielsen », intima-t-elle d’une voix basse et musicale. Même depuis l’autre côté de la route, Achmed reconnut l’intonation. Elle utilisait son don baptistral. « Désormais, la mission de votre vie sera de protéger cet enfant, de l’élever avec amour, de subvenir à ses besoins. Lorsque vos actes seront en accord avec cette mission, vous ressentirez du plaisir. Mais si vous violez cette loi de quelque manière que ce soit, si vous lui faites le moindre mal, vous ressentirez au décuple la douleur que vous lui ferez subir. Si vous l’insultez, vous aurez l’impression que toute la peau de votre corps brûle, vous m’avez comprise ? » L’homme hocha la tête, la fixant avec le même air hébété que son fils quelques instants plus tôt. Distrait par les soldats plus haut, Achmed ne vit les gardes qu’une seconde trop tard. Le premier attrapa la jeune femme par le bras, et la traîna par terre tandis que l’autre rabattait sa capuche d’un air vicieux. Achmed traversa la route en courant. Et c’est alors que tout bascula dans le chaos. Les soldats se mirent à débouler du bout de la rue, renversant tous ceux qui demeuraient sur le chemin de leurs chevaux. La foule qui rôdait, médusée d’horreur devant la scène, se précipita vers Rhapsody pour l’attraper, la toucher, s’accrocher à elle. Achmed joignit sa force aux leurs. Elle se trouvait presque à portée de sa main. La chevelure étincelante de la jeune femme, que ne retenait plus son ruban noir, s’épandit dans l’air hivernal. La foule eut soudain le souffle coupé, puis se tendit pour attraper ces cheveux libérés. Achmed vit Rhapsody disparaître sous une marée humaine, une multitude de mains et de bras qui s’agitaient en tous sens autour d’elle. Il plongea alors qu’une nouvelle vague se précipitait, dans le but désespéré de s’approcher de l’étrange et envoûtante créature. Tous les habitants du village tourbillonnaient autour d’elle dans un tohu-bohu aveugle, comme une mer déchaînée. Les soldats à cheval foncèrent dans la foule, arrêtés dans leur élan au cœur du grabuge. L’un d’eux repoussa violemment une femme sur le côté et entreprit de mettre pied à terre, un bâton à la main. Achmed dut lutter pour rester debout. Il tendit le bras à l’aveugle au milieu de ce marécage de membres, guidé par les battements précipités du cœur de Rhapsody, les seuls qu’il entendait en dehors des siens. Il attrapa juste à temps son poignet minuscule, au moment même où un soldat allait s’emparer d’elle. Et soudain, l’atmosphère frénétique fut déchirée par un rugissement familier. Un hurlement de fureur fit vibrer la rue tout entière, faisant rouler des vagues de panique dans la foule, à commencer par les chevaux, qui détalèrent, terrorisés. Profitant de la frayeur qui secouait la cohue, Achmed traîna Rhapsody dans le chaos et se mit à courir, tête baissée, vers la sortie de la ville, balayant tout ce qui se trouvait sur son passage. Lorsqu’il atteignit finalement un endroit dégagé, il s’arrêta juste le temps de lui remettre sa capuche et de jeter un regard par-dessus son épaule. Le brouhaha commençait à s’apaiser et les villageois à chercher du regard la femme à chevelure d’or. Les soldats s’évertuaient toujours à calmer leurs montures, et à les empêcher de piétiner qui que ce soit. Achmed dévisagea Rhapsody. Elle regardait droit devant elle d’un œil vide. « Allons-y », ordonna-t-il en la tirant en avant. Et sans un mot, ils quittèrent la route aussi vite et aussi discrètement que possible, laissant derrière eux le marasme que leur passage avait provoqué dans les rues de Bethany. Ils continuèrent de marcher bien après que le crépuscule fut tombé sur les champs du Plateau Orlandais. Achmed avait fait une pause pour permettre à Rhapsody de chanter ses dévotions du soir et il remarqua que la mélodie était la même que le lendemain du jour où il l’avait laissée chez Llauron. Il y avait dans cette musique de la douleur, aussi profonde que l’océan, qui clarifia bon nombre d’hypothèses éparses qu’il avait échafaudées en son for intérieur. Dans l’obscurité, il l’entendit murmurer le nom des enfants de Stephen. Tandis que s’allongeaient les ombres, ils débouchèrent sur un petit monticule abrité, où une vaste cuvette dans la terre avait été recouverte par les arbres et les buissons. Grunthor avait suggéré cette zone car elle était dissimulée des regards et à l’abri du vent. À présent qu’il observait les lieux de ses propres yeux, et qu’il sentait les vibrations de l’air s’apaiser quelque peu autour de lui, il approuvait son compagnon. C’était l’endroit idéal. Il conduisit Rhapsody sous le couvert des arbres et épousseta la neige qui recouvrait une énorme souche renversée. « Asseyez-vous. Il faut qu’on parle. » Rhapsody poussa un profond soupir, l’air totalement abattu. « Je vous en prie, ne me faites pas la morale maintenant, Achmed. Je sais que c’était idiot de ma part, mais je n’avais pas le choix. Je ne pouvais pas rester là sans bouger, pendant que cet homme… — Ce n’est pas le sujet que je souhaite aborder maintenant », dit Achmed d’une voix calme. L’étonnement absolu se lut sur le visage de Rhapsody, qui se tut. « On vous a donné en pâture de la magie corrompue aujourd’hui, une histoire souillée, très ancienne. Je veux vous aider à purifier cette magie. » La jeune femme écarquilla les yeux. « Quoi ? » Achmed s’assit face à elle, à califourchon sur le tronc, et posa les coudes sur ses genoux, ses mains croisées devant la bouche. « Attendez la tombée de la nuit, dit-il en regardant les derniers vestiges du jour s’évanouir à l’horizon. Ce sera plus facile s’il fait noir. » 38 GERALD OWEN SURGIT COMME UNE BOMBE dans la bibliothèque d’Haguefort. « Monseigneur… — Je les ai vus, Owen. » Stephen Navarne se tenait près de la fenêtre est, et balayait d’un regard navré l’étendue de ses terres qu’illuminait peu à peu l’aube naissante. Le rempart fraîchement bâti grouillait de corps entremêlés, vestiges d’une bataille sanglante, sous une bannière de fumée noire qui montait en sinistres volutes de derrière l’épais mur d’enceinte. De chaque tour de guet récemment érigée et presque terminée pendait au moins un cadavre, parfois plus, se balançant sous le souffle de la bataille. Messire Stephen observait la scène, le visage impassible, tandis qu’une victime entraînait dans sa chute le corps d’un des hommes pendus, l’envoyant cogner contre le mur. « Mais au nom du Créateur, que se passe-t-il ? » Owen se plia en deux, les mains sur les cuisses, écarlate et épuisé par sa course. « Ils ont attaqué… juste avant l’aube, haleta-t-il. Ils ont brûlé… trois des villages proches, et l’avant-poste est. Ils ont… eu les écuries, aussi. — Et les soldats ? Qu’est-il arrivé à la caserne est ? — En flammes, monseigneur, fît le chambellan, dont le visage cramoisi pâlit soudain. Personne… n’en est ressorti, pour autant que l’on sache. — Par le Tout-Dieu. » Messire Stephen quitta son bureau à grandes enjambées pour la salle à manger, et alla se poster à la fenêtre sud. De là la scène était presque identique, à cela près que le rempart avait l’air de mieux tenir, sur ce front. Il jeta un regard par-dessus son épaule au portrait de sa famille réunie, puis se tourna de nouveau vers Gerald Owen. « Très bien, Owen, écoutez-moi avec la plus grande attention. Je veux que vous preniez avec vous l’intégralité de ma garde personnelle, toute mon escorte et que vous emmeniez Melisande et Gwydion loin d’ici. Empruntez les tunnels sous le cellier, en ressortant par les écuries ouest. Emmenez Rosella et veillez à ne pas les alarmer outre mesure. Rendez-vous chez Llauron, et faites prévenir Anborn en route. » Owen acquiesça et se dirigea vers la porte. Messire Stephen appuya le front contre son avant-bras, incapable de détacher les yeux de la scène de carnage. « Owen ? — Oui monseigneur ? — Une dernière chose, avant que vous partiez. Appelez l’intendant militaire, et dites-lui de m’amener mon hongre. En l’absence de soldats dans la caserne est, je vais devoir rassembler les villageois et assurer avec eux leur défense. » Une profonde tristesse perça dans la voix d’Owen. « Monseigneur, ce sont les villageois qui attaquent. » « Eh bien, tu t’es enfin décidé à venir au rapport, on dirait ? » Gittleson se recula dans son siège, fasciné par l’échange imminent, mais soucieux de ne pas trop attirer l’attention sur lui. Etre le seul témoin de la scène était déjà une position assez dangereuse comme ça. L’homme dans sa longue cape grise s’inclina avec raideur, puis rabattit sa capuche en arrière. Un sourire effronté vint illuminer le beau visage et fit scintiller de joie le regard bleu. « Nous avons perdu la Maison », lança-t-il d’un ton ravi. L’air de la petite pièce parut soudain se réchauffer, et Gittleson se surprit à respirer moins fort, dans un effort pour passer inaperçu. Les yeux cerclés de rouge du maître demeuraient fixés sur le sourire narquois du Rakshas. Lorsqu’il prit la parole quelques instants plus tard, ce fut d’une voix posée, avec l’empreinte d’une légère menace. « En dépit de tes capacités de raisonnement limitées, j’imagine que tu mesures que c’est là un revers très fâcheux. » Le Rakshas hocha la tête, et ses boucles rouge et or attrapèrent la lumière. « Alors pourquoi arbores-tu ce sourire niais ? » Le Rakshas s’affala dans un fauteuil et allongea les jambes en travers de l’accoudoir. « Parce que la question est : qui l’a reprise ? — Ne joue pas avec moi, pantin. Qui est-ce ? — Je n’en ai aucune idée. » Le Rakshas se pencha soudain en avant, une lueur sauvage dans ses yeux bleus cristallins. « Mais ils étaient trois. » Gittleson eut un mouvement de recul lorsque son maître se leva. « Qu’est-ce que c’est que ce charabia ? » La voix raffinée se fit menace chuchotée. En réponse, celle du Rakshas devint chaude et sucrée comme le miel. « Écoutez, je ne suis peut-être pas grand clerc, mais même moi je sais compter. Ils étaient trois, deux hommes et une femme, bien que je n’en aie vu qu’un seul de près. Un vrai monstre. Ils nous ont mis dehors, en décimant toutes mes troupes, qui tombaient comme des mouches autour de moi. Et l’un d’eux au moins semble maîtriser l’art du feu aussi bien que moi. — Impossible. » Le Rakshas haussa les épaules. « Comme vous voudrez. — Et où sont-ils, maintenant, ces trois-là ? — Je pourrais pas vous dire exactement, dit le Rakshas en s’allongeant, les mains croisées derrière la tête. Aux dernières nouvelles ils se dirigeaient vers l’est, vers la Plaine de Krevensfield. — Canrif. » Le mot siffla dans l’air. Dans son coin, Gittleson fut parcouru d’un frisson. « Ils se dirigent vers Canrif. — Peut-être. » Les yeux cerclés de rouge se posèrent brusquement sur Gittleson, qui en sentit le regard perçant. Le sang lui parut soudain déserter son visage. « Gittleson, il se pourrait bien que j’aie besoin de tes services très bientôt. » 39 ILS RESTÈRENT LONGTEMPS ASSIS, en silence, à écouter le vent au loin et à regarder le ciel s’obscurcir. Le regard d’Achmed finit par se poser sur Rhapsody. Elle avait l’air calme, mais l’inquiétude jetait une ombre dans ses yeux. « Maîtrisez-vous suffisamment ce nouvel instrument pour couvrir les vibrations de notre conversation, afin que le vent ne les emporte pas ? » Elle acquiesça d’un mouvement de la tête et prit sa harpe de médecin, dénouant les liens qui la retenaient attachée sous sa robe. D’un mouvement gracieux du poignet, elle retira la housse de tissu et fit courir ses doigts sur les cordes. « Une chanson en particulier ? » Il secoua la tête. « Juste un air pour distraire le vent, pour l’empêcher de transporter nos paroles au loin. » Rhapsody réfléchit quelques instants, puis se mit à jouer un air abstrait et discordant. La mélodie et les variations tonales étaient très pauvres, et Achmed n’entendit pas de motifs récurrents. Elle joua un petit moment, puis posa la harpe près d’elle, sur le tronc. « Samoht », dit-elle. Un sourire quelque peu cynique apparut sur les lèvres d’Achmed lorsque la petite harpe se mit à jouer seule, répétant son air déplaisant. Elle n’avait aucune idée de l’ironie de la situation. Il attrapa de nouveau son regard et le soutint pendant un long moment. Il lut dans ses yeux l’attente, la confiance aussi, chose qu’il avait rarement vue. Et nulle trace de la répugnance qu’il suscitait en général. « Racontez-moi l’histoire des Coutumes Anciennes, pour ce que vous en savez. — Comment ça ? fît Rhapsody d’un air interdit. — Nous avons entendu aujourd’hui un peu de l’histoire de la naissance du monde. — Oui. — Je veux que vous oubliiez un instant ce que ce crétin d’ordonné vous a expliqué, et que vous repensiez à ce que vous a enseigné votre mentor, au cours de vos études. C’étaient sans doute là les conditions les plus pures pour apprendre ces usages, c’est donc la source la plus fiable dont nous disposions, je pense. — Oui. » L’ombre de la confusion était apparue dans son regard. « Alors, qu’est-ce que vous savez ? Racontez-moi comme une Baptistrelle, Rhapsody. Soyez aussi convaincante que possible. Croyez-moi, rien de ce que vous avez fait jusqu’à présent dans votre profession n’était aussi important, aussi critique, que ce que vous vous apprêtez à faire en me relatant cette histoire. — Celle de la naissance des éléments ? — Oui. » Achmed se recula dans le noir, et se cala le dos contre les troncs élancés qui constituaient les parois de leur abri. « C’est en serenne ancien, langue que je maîtrise mal. J’ai dû le traduire à partir d’un vieux manuscrit, aussi même si la langue est peut-être inexacte, l’histoire ne l’est pas, elle. — Faites de votre mieux. » Elle inspira profondément, fit le vide dans son esprit, et se concentra sur l’instant où elle avait appris ces récits qu’il voulait à présent qu’elle raconte. Lorsqu’elle sentit qu’elle les possédait de nouveau, elle se lança. « Jadis, dans l’Avant-Temps, sont nés les cinq éléments. Ils vinrent au monde, peints par Celui-Qui-A-Créé-L’Univers, et devinrent les outils qui façonnèrent le cosmos. On les appelle parfois les Enfants du Tout-Dieu, ou encore les Cinq Dons, car c’est ce qu’il décida de créer en premier. » Elle observa Achmed, toujours adossé aux arbres, qui écoutait les yeux fermés. D’un signe de tête, il l’invita à poursuivre. « Le premier élément à naître fut l’éther, dont sont faites les étoiles. On dit qu’il incarnait l’essence même du Temps, de la vie, de la puissance, de ce que d’aucuns nomment magie. L’éther existait avant la naissance du monde, et contenait par conséquent les secrets de puissance qui ont précédé le savoir terrestre. » Le deuxième élément fut le feu, et c’est au cours de sa naissance que le monde devint une entité à part entière, distincte du reste de l’univers. » La légende veut que la Terre elle-même soit un éclat d’étoile qui se serait détaché pour traverser le vide sidéral, et finalement venir se reposer dans l’orbite du soleil, sa mère. Le feu qui brûlait en surface s’est refroidi peu à peu en l’absence d’éther pour l’alimenter, et a sombré au cœur de la Terre. Mais non content d’être relégué dans les ténèbres des entrailles du monde, il tenta à de nombreuses reprises de s’échapper, par des éruptions de lave volcanique. » Un large sourire se dessina sur les lèvres d’Achmed, qui n’ouvrit pourtant pas les yeux. « Vous remarquerez que notre ami le prêtre a omis de mentionner ce petit détail de la légende. » En réponse, une lueur vert sombre scintilla dans les yeux de Rhapsody. « Je continue ? — Oui. — Alors la ferme. C’est déjà assez difficile de se concentrer en traduisant une langue ancienne. Quand le feu sombra, la surface se retrouva recouverte d’eau, l’élément apparu juste après. L’eau était équilibre, elle pouvait détruire ou guérir. » Le refroidissement de la surface du globe dans l’eau fit apparaître des vents violents, aussi identifie-t-on l’air comme l’élément suivant. » Le vent souffla avec véhémence sur le globe et repoussa l’eau de sorte que la Terre affleura. » Ce dernier élément, le plus jeune, n’était ni aussi rapide ni aussi évanescent que ses aînés, mais il possédait force et stabilité, et c’est dans cette endurance que résidait sa puissance. De même que les étoiles étaient les gardiens du savoir et de la sagesse de l’Avant-Temps, l’ère antérieure à la naissance du monde, la Terre était le dépositaire de tout le savoir de son histoire présente. » Elle inspira profondément. « Voilà. Vous en savez autant que moi. — J’en sais bien plus que vous, en fait, gloussa Achmed, mais cela viendra en temps utile. » Il ouvrit les yeux et se pencha en avant. « Vous savez quelque chose des Premiers Nés ? » Rhapsody hésita un instant. Achmed avait accès à des connaissances que seuls étaient censés maîtriser les grands Baptistrels. « Des bribes, oui, admit-elle à contrecœur. Les Coutumes Anciennes font partie de ce qu’un Baptistrel apprend en dernier, Achmed. J’avais seulement commencé à les étudier, lorsque Heiles a disparu. » Il se pencha avec une telle célérité qu’elle sursauta et faillit tomber de la souche. « Réfléchissez bien. Rappelez-vous cette période avec autant de précision que vous le pouvez. Qu’avez-vous pu apprendre au sujet des Premiers Nés, avant qu’il disparaisse ? — Je vais vous dire ce dont je me souviens, aussi éparpillé que ce soit. J’en sais plus sur certains que sur d’autres. Bien avant l’arrivée des races humaines à Serendair, Lirins et humains, Nains et autres, il existait des races plus anciennes, primordiales, nées des éléments même et ayant gardé certaines de leurs caractéristiques. Ces races portaient le nom de Premiers Nés. » La race née de l’éther était celle des Anciens Serennes, de grands êtres agiles à la peau et aux yeux dorés. Ils vivaient extrêmement vieux et portaient sur la vie un regard patient et sans âge. Grâce au lien qui les unissait au matériau même des étoiles, ils vibraient au diapason de la Nature et de la puissance. » Littéralement, leur nom signifie étoile, et il fut aussi donné au marqueur céleste qui scintillait au-dessus de l’Île. Serendair, ou terre de l’étoile, fut le berceau de cette race et ainsi considéré comme l’un des cinq lieux de naissance du Temps. » Achmed acquiesça. « Qu’est-il arrivé aux Anciens Serennes ? — Ils se sont éteints avec le temps, ou bien se sont réfugiés aux confins de la Terre, durant les guerres raciales de la Deuxième Ère. — Et les races issues des autres éléments ? Vous en savez quelque chose ? » Rhapsody déglutit, essayant de se remémorer des bribes de ses leçons. « Il y avait les Mythlins, qui descendaient de l’eau. Cette race vivait dans les mers qui recouvraient le globe, et on ne pouvait la discerner à l’œil nu. Tout comme les Anciens Serennes, ils avaient une vision du monde très vaste, mais en général ne se souciaient pas de ce qui se passait au-delà de leur propre domaine. On dit que les humains tirent leur origine des Mythlins, que le corps humain provient d’une solidification de l’eau de mer et des membranes translucides propres à la physiologie mythlin. C’est ainsi qu’on tente d’expliquer l’attirance des hommes pour la mer, et pourquoi les larmes et le sang humains sont salés. » Achmed sourit d’un air suffisant. « Vous avez remarqué que Stephen croyait qu’Abbat Mythlinis signifiait Seigneur Tout-Dieu, Roi de la Mer, ou quelque chose de cet ordre ? » Rhapsody ne put s’empêcher de rire avec lui. « Je me demandais si vous écoutiez, au moment où il a dit ça. Il me semble que c’était Maître des Mers. » Sous la capuche, le visage perdit soudain son sourire. « Vous êtes sur le point de découvrir le danger que représente cette négligence, quand on parle de magie, Rhapsody. Les Cymriens ont sans nul doute mêlé à ça leurs propres croyances, ou bien ont pollué les croyances originelles, dans bon nombre de leurs interprétations de ces anciennes histoires. — Tout le monde fait ça, Achmed. Les contes populaires et les légendes qu’on se transmet de génération en génération changent et évoluent, d’un conteur à l’autre. C’est pourquoi Bardes et Baptistrels existent. Cette science – enfin, c’est peut-être un art plus qu’une science – s’est développée précisément pour équilibrer ce penchant, pour essayer de préserver la pureté de l’histoire. Pour séparer témoignages et folklore. — Voyez à quelle réussite ça nous a conduits. Continuez. Que savez-vous des autres ? » Rhapsody dénoua le ruban qu’elle avait raccroché à la hâte et passa les doigts dans les boucles dorées de sa chevelure. « Je connais quelques détails sur les Kiths. On dit cette race née du vent, des êtres possédant le savoir inné des mouvements de l’air et des vibrations du monde. Le peuple kith se guidait à partir des étoiles, et c’est dans leur enseignement que des sciences telles que l’astronomie et la météorologie puisent leurs fondements. » Les Kiths furent à l’origine de la musique, et les aïeux de la race lirin. Le nom Lirin vient du terme en serenne ancien qui signifie chanteur. » L’air amusé qui passa dans les yeux du Dhracien se teinta bientôt d’une note plus sombre. « Les Dhraciens aussi descendent d’eux. C’est de là que nous tenons notre sensibilité aux vibrations. — Vraiment ? demanda la jeune femme, déconcertée. Je ne le savais pas. — Comment le sauriez-vous ? Aviez-vous seulement entendu parler des Dhraciens, avant notre rencontre ? — Non. » Achmed resserra sa cape autour de lui, comme s’il avait froid. « Il y a dans ce monde beaucoup de choses dont vous ne savez rien, Rhapsody, et dont presque personne ne sait rien, dit-il d’une voix radoucie. Mais ce n’est pas parce que personne ne les connaît qu’elles n’existent pas. Et à propos de la Terre ? — La race primordiale en était les dragons, et nous en savons un peu plus long sur leurs coutumes plus récentes. Des détails de la Première et de la Deuxième Ère, rien de plus ancien. » Achmed opina. « Et pour finir, le feu ? — Je ne sais que ce que j’ai appris aujourd’hui, répondit-elle en secouant la tête. Vous m’avez interrogée sur Heiles. Je suis certaine que c’était la leçon que nous étions sur le point d’étudier, lorsqu’il est parti. Il avait préparé tout le matériel pour le cours. Je le sais pour l’avoir aidé à le disposer la veille au soir, juste avant de le quitter. » Le regard d’Achmed se fit froid et perçant. « Quel matériel ? Vous vous rappelez ? — Pas vraiment. Une sorte de brasero, il me semble. Un assortiment d’herbes et de racines, quelques élixirs. Il m’aurait tout expliqué au cours de la leçon, mais il n’en a jamais eu l’occasion. Et puis il y avait ce parchemin. Il s’en était servi pour l’enseignement de toutes les autres magies. — Alors tous les deux, vous avez fait ces préparatifs, et le lendemain il avait disparu. — Oui. Il m’a envoyée chercher des manuscrits et des partitions rares. Je ne l’ai jamais plus revu. Depuis je n’avais pas repensé à cette dernière leçon, jusqu’à aujourd’hui, quand l’ordonné nous a parlé des F’dors. » Achmed fouilla sous sa tunique et en sortit un morceau de tissu plié, qu’il lança sur les genoux de la jeune femme. Rhapsody en déplia les coins avec précaution. C’était un chiffon d’autel, de ceux qu’on utilisait pour nettoyer les calices et autres petits articles religieux, en lin blanc brodé d’un soleil stylisé comme elle en avait vu à Bethany. Elle laissa échapper un long sifflet. « Eh bien, vous avez un sacré culot, pour voler dans une basilique en plein jour. — D’après vous, qu’est-ce que ce symbole ? » Rhapsody le lui relança, gagnée par une certaine irritation. « Votre petit jeu commence vraiment à me fatiguer, Achmed. Je ne suis pas sourde. J’ai entendu ce qu’il a dit. C’est le symbole des F’dors. » L’instant d’après, le visage d’Achmed était tout contre le sien. « Je me suis mal exprimé. Que pensez-vous que ce symbole représente, littéralement ? » fit-il, de toute l’intensité de sa voix acerbe. Rhapsody essaya de réprimer le frisson soudain qui s’empara d’elle. « Le soleil ? » Achmed secoua lentement la tête. « C’est ce que vous croyez, parce que c’est ce qu’ils croient. Mais je peux vous assurer que ce n’est pas le soleil. Ou en tout cas ça ne l’était pas, du temps du vieux monde. » Elle lutta de toutes ses forces contre les tremblements qui l’agitaient comme l’ultime feuille sur une branche, secouée par le vent d’hiver. « Qu’est-ce que c’était ? » Achmed rouvrit le carré de tissu. Il fit courir un long doigt osseux autour du cercle doré, avec douceur, presque avec amour. « Les Cymriens ont dû croire qu’il s’agissait du soleil, en découvrant cet ancien symbole. Ça y ressemblait beaucoup, en moins raffiné. Mais ça, dit-il en touchant le cercle central, c’est la Terre et ces rayons étaient des flammes – la Terre, en flammes. Ce n’est pas une représentation du feu à l’origine, mais le but ultime de cette race. La Terre en flammes. Vous comprenez ce que je suis en train de vous dire, Rhapsody ? » Incapable d’articuler un mot, elle se contenta de hocher la tête. « Et là est représenté le moyen par lequel ce but doit être atteint. » Son doigt dessina la spirale rouge qui partait du centre de la Terre et se déroulait jusqu’à son écorce. « J’imagine que vous pouvez deviner de quoi il s’agit, puisque vous en avez vu une toute petite partie de vos propres yeux. — Le wyrm. » Sa voix s’était réduite à un murmure, à peine audible par-dessus la mélodie stridente de la harpe. « En effet. Maintenant, pour ce que je peux en dire, votre berceuse a fonctionné. Serendair a été détruit par le feu volcanique, l’explosion de l’Enfant Endormi, pas par le wyrm, comme il était prévu. Mais gardez à l’esprit que c’est l’impact de cette étoile tombée du ciel qui a permis aux F’dors de sortir de la Terre, à l’origine, aussi n’est-il pas impossible que l’un d’entre eux ait survécu à ce cataclysme qui a fait sombrer l’Île. Et il suffit qu’un seul de cette race soit encore en vie pour qu’il tente de faire triompher ce but. Et il en trouvera le moyen. — Je ne sais pas de quoi vous parlez », fit Rhapsody en se rattachant nerveusement les cheveux. Achmed se recula, les mains appuyées l’une contre l’autre, le bout des doigts posés sur les lèvres. « Peut-être qu’il faut reprendre tout l’historique. Dans l’Avant-Temps, lorsqu’ils naquirent du feu, les F’dors étaient des esprits démoniaques, pervers, des êtres noirs à la nature jalouse et cupide, aspirant à consumer le monde autour d’eux, comme le feu d’où ils étaient issus. Leur berceau était la Borde Ardente, un anneau de cinq volcans en activité, submergés sous la mer. » Et comme le feu, les F’dors n’ont pas de forme corporelle, mais se nourrissent d’un hôte plus solide, comme le feu grossit grâce au combustible qu’il détruit du même coup. » Comme le feu, le deuxième élément, les F’dors étaient la deuxième race à naître. Et là où les F’dors étaient moins puissants que la race des Anciens Serennes qui les avait précédés, eux-mêmes étaient plus forts que leurs successeurs. Comme leur élément de naissance, ils se réfugiaient dans l’ombre, dont ils ne sortaient que par moments. Et dans ce cas, ils se montraient aussi destructeurs que leur contrepartie pouvait l’être dans la Nature. » Le feu même finit par brûler avec pureté au cœur de la Terre, comme vous l’avez constaté. Il n’y avait plus que de rares éruptions ravageuses. Les F’dors en revanche n’ont jamais subi cette mutation purificatrice. Ils ne firent que devenir plus pervers, et prospérèrent au moyen de la tromperie. » Ces esprits s’attachaient à un hôte humain – ou lirin, ou nain – et s’en nourrissaient, le possédant jusqu’à faire cohabiter deux entités, l’une humaine, l’autre démoniaque. Ils possédaient une puissance extraordinaire pour maintenir leurs proies sous leur joug, pour les soumettre à leur volonté. Et ils étaient presque impossibles à discerner, parfois même pour leur hôte. Vous comprendrez peut-être un peu mieux pourquoi je n’apprécie guère que vous adoptiez tous ceux que vous croisez. Pour autant que je sache, vous pourriez être l’un d’eux, ou vous trouver sous son emprise, et n’en rien savoir. — D’où tenez-vous tout ça ? explosa Rhapsody. Où avez-vous acquis le savoir que seuls les plus illustres Baptistrels sont supposés maîtriser ? » Achmed leva les yeux vers le ciel obscur. Les étoiles scintillaient entre les nuages lourds suspendus dans l’air. Au sol, la brume commençait à se former, comme pour monter à la rencontre de ses frères célestes. « J’ai appris certains secrets du F’dor, quand j’étais sous ses ordres. — Ce démon qui était votre maître ? Il était f’dor ? — Oui, il possédait mon nom, il le gardait prisonnier, en conséquence de quoi il me tenait à sa merci. Le nom de ce F’dor était Tsoltan, peut-être l’avez-vous déjà entendu. » Il jeta un œil à la harpe, qui jouait toujours sa chanson discordante. Rhapsody alla chercher la réponse dans sa mémoire, et ne tarda pas à la trouver. « Llauron a dit que l’ennemi du roi, dans cette grande guerre qui a fait rage après que nous avons quitté l’île, portait le nom de Tsoltan. C’est le même ? » Achmed hocha la tête. « Et au moment où il s’apprêtait à vous parler de lui, vous l’avez interrompu avec une ineptie, même si vous ne pouviez pas savoir, à l’époque. — J’aurais pu, si vous m’aviez informée plus tôt, au lieu d’attendre aujourd’hui. — Quand ? Vous vouliez peut-être que je prononce son nom sous la Terre ? Vous, une Baptistrelle, vous devez savoir mieux que quiconque ce qui aurait pu se produire. » La colère dans les yeux de la jeune femme se dissipa comme une braise qui s’éteint, et elle acquiesça. La voix d’Achmed se fit plus douce. « L’autre raison pour laquelle je suis au courant, pour le F’dor, c’est que je suis à demi Dhracien. Viscéralement, nous haïssons les F’dors par tous les pores de notre être. Je suppose qu’une partie de cette haine provient de leur quasi-invisibilité. Nous sommes un peuple éminemment sensible aux vibrations, aussi est-il particulièrement déplaisant pour un Dhracien de savoir que les démons sont là, mais qu’on ne peut les détecter. » Notre histoire est une histoire de conflits raciaux, de grandes croisades lancées par les Dhraciens contre les F’dors. C’est une longue aventure, qu’il vaut mieux réserver pour un autre soir, mais je vais vous en raconter une bribe. » Après l’Aube du Temps, au cours de l’ère qu’on appelle parfois Jour des Dieux, les races primordiales dont vous avez parlé eurent des difficultés, avec les F’dors. Elles ont donc fini par conclure une sorte d’alliance, certes provisoire, entre Anciens Serennes, Mythlins et Kiths – les dragons ne s’y sont pas joints. C’est l’union de ces trois partenaires, plus forts ensemble, qui a permis de faire rentrer les F’dors dans la Terre, de les y contenir jusqu’à ce que le hasard les en libère une nouvelle fois. » La chute de l’étoile, l’Enfant Endormi, s’est produite au milieu de la Deuxième Ère, des millénaires plus tard. Cet impact a déchiré la trame même du monde, et certains des F’dors ont pu s’échapper du cœur terrestre. Je crois que l’esprit qui a finalement pris possession de Tsoltan était l’un d’entre eux. Tsoltan était déjà mauvais avant que le F’dor s’empare de lui, c’était un des prêtres de la Déesse du Néant, la Dévoreuse. L’hôte parfait pour le F’dor. — Je suis perdue, là. — Pardon, je digresse. Dans la bataille de la Première Ère, à l’issue de laquelle les F’dors furent contenus, ce sont les Kiths, nos ancêtres, qui les ont trouvés et maintenus captifs grâce aux vibrations. Ils formaient la classe des assassins, ils avaient étudié l’art de tuer à la fois l’hôte et le démon. Ils léguèrent cette capacité à leurs descendants, les Dhraciens. » Les Dhraciens sont une race aînée, bien que pas Première Née. Ils sont apparus avant les races humaines. Et pour des raisons trop compliquées à expliquer ce soir, les Dhraciens ont endossé cette mission, devenue une raison de vivre, qui est de détruire tous les F’dors jusqu’au dernier. Aussi avons-nous la capacité de le faire ; c’est notre don racial, notre magie à nous. C’est ce qui rend le fait d’être devenu l’esclave de Tsoltan, son assassin personnel, d’autant plus pervers et répugnant. » Pour résumer, Rhapsody : notre monde, le monde que nous connaissions, a disparu. Je dois découvrir s’il a emporté Tsoltan avec lui, que ce soit de la main de MacQuieth, ou bien dans le cataclysme. » Il est fort probable que les F’dors aient péri au cours de la Grande Guerre. MacQuieth était le seul guerrier non dhracien susceptible de tuer à la fois le démon et l’humain, mais nous ne pouvons en être certains. Il est évident que le wyrm n’a pas été libéré, ou bien nous ne serions pas là, à nous geler les fesses au milieu de la nuit, en plein hiver, à mille lieues de Serendair. » Mais il est aussi possible que les F’dors n’aient pas péri. Il y a forcément quelque chose derrière ces attaques étranges, et là où apparaît un chaos inexplicable, c’est souvent la marque de fabrique des F’dors. Bien sûr, ils n’ont l’apanage ni de la destruction, ni de l’agression. L’homme s’en tire très bien tout seul depuis des siècles, dans ce domaine. » A l’évidence, le plus à craindre est qu’un esprit f’dor se soit échappé, pour venir ici. Pas besoin qu’il s’agisse de celui que j’ai servi pour pouvoir réveiller le wyrm, à supposer que cette monstruosité soit toujours vivante dans les entrailles de la Terre. N’importe quel F’dor en connaît l’existence, c’est leur magie. N’importe quel F’dor chercherait à la libérer. Je dois découvrir si le F’dor qui avait fait de moi son esclave a survécu ou non, mais il importe encore plus de savoir si l’un d’entre eux se trouve parmi nous. — Eh bien, c’est facile, suggéra Rhapsody en se frottant les bras pour dissiper un frisson. Son temple se situe ici même, à Bethany. Ils le vénèrent à la vue de tous. — Pas nécessairement, dit Achmed en riant. N’oubliez pas, Rhapsody, que si la légende dit vrai les forces des F’dors ont perdu la Grande Guerre de Serendair. Ce n’est pas l’histoire des perdants qu’on ressasse inlassablement jusqu’à en faire une légende. Les descendants des vainqueurs de la guerre, pauvres ignorants, n’ont sans doute eu que des miettes de la vérité, ce qui est un exemple de plus de l’aveuglement des Cymriens. Ils ont voulu honorer les éléments, les cinq enfants de leur Créateur. Mais ils ne connaissaient tout bonnement pas toute l’histoire. — Est-il possible qu’ils soient juste mauvais, et qu’ils servent le mal sincèrement ? — Tout est possible, mais supposons pour l’instant que ces imbéciles de la basilique ne soient que des dupes innocentes. Ils ont l’air trop bêtes pour être mauvais. De plus, les F’dors n’ont pas tendance à se dévoiler publiquement, ni eux, ni leur réseau d’influence. Leur force est de rester cachés. » Alors, où les Cymriens sont-ils allés chercher cette histoire erronée ? Peut-être sont-ils tombés sur un tableau dépeignant ce symbole, quelque part. Tsoltan portait une amulette représentant la Terre en flammes, mais il y avait un œil, au centre. À l’époque où ils ont bâti les cathédrales, dans le but de commémorer leur héritage, peut-être avaient-ils oublié l’origine du symbole du feu, ou ne l’avaient-ils jamais su. C’est l’une des raisons pour lesquelles j’ai demandé combien de temps s’était écoulé entre notre départ et l’exode cymrien. » Peu importe. Ce qu’ils ont fait, volontairement ou pas, a exposé une large partie de la population de cette Terre au F’dor, s’il est ici. En se plaçant en position de vénération en présence d’un puits de feu issu d’un trou dans l’écorce terrestre, et en parlant des F’dors comme d’une puissance bienveillante, ils lui ont livré le continent tout entier, s’il est ici. Ils l’ont invité chez eux. » Le vent d’hiver s’était insinué dans les os de Rhapsody, en même temps que quelque chose de plus glacial encore. « Alors que fait-on ? Comment trouver une chose qui ne peut être trouvée, dans un lieu que nous ne connaissons pas, mille ans après notre époque ? — On commence par Canrif. S’il est venu avec les Cymriens, il a dû les suivre. C’est là qu’était la puissance. Ce sont les Bolgs qui s’y trouvent maintenant et même s’il se révèle qu’aucune force malfaisante n’a suivi les Cymriens, le simple fait de voir Canrif, et les Firbolgs qui y vivent, aura valu le déplacement. — C’est pourquoi vous êtes décidé à y aller depuis le début, depuis le récit de Llauron ? — Oui. Et plus encore depuis que nous avons rencontré le Rakshas, et que vous m’avez raconté cette vision que vous avez eue, près de cet autel dans le jardin. C’était certainement démoniaque, mais ça ne ressemble pas à l’œuvre des F’dors. Pour être franc, Rhapsody, si la religion d’ici lutte contre ses propres démons, je suggère que nous la laissions se débrouiller toute seule. » Je soupçonne que c’est le sang de ces enfants qui a servi à nourrir le Rakshas, à le maintenir en vie. Stephen a pour projet de lui tendre un piège. Si son armée, et celle de ses cousins, ne parviennent pas à détruire le Rakshas, nous n’avons de toute manière aucune chance. Ce problème concerne leur monde ; nous devons trouver les réponses à nos propres préoccupations. Et l’endroit où les trouver, c’est Canrif. » Rhapsody soupira. « Très bien, dans ce cas. J’imagine qu’il n’y a pas d’autre choix que d’essayer de déterminer si quelque chose est venu avec les flottes ou non, et si oui, si c’est cette chose qui est cause de tous ces conflits. Je peux vous poser une dernière question ? » — Certainement », répondit Achmed en se redressant. Il s’étira et resserra sa tunique autour de lui. « Qu’allez-vous faire, s’il s’est bien produit ce que vous craignez ? » Perdu dans ses pensées, il leva les yeux vers les branches qui s’arrondissaient au-dessus d’eux, bras blancs et nus qui irradiaient dans le noir. « Je ne sais pas ce que je peux faire, finit-il par avouer. Depuis notre renaissance par le feu, beaucoup de choses sont différentes. Je possède des pouvoirs et des capacités que je n’avais jamais maîtrisés, et j’ai perdu certains de ceux sur lesquels je comptais autrefois. Je ne suis pas certain des armes dont je dispose désormais pour l’affronter. — Ce n’est qu’une partie de la réponse, fit remarquer Rhapsody d’une voix douce. Peut-être aurais-je dû vous demander ce que vous vouliez faire. Je ne sais pas quelle proximité vous avez avec ce pays et ces gens. Par le passé vous ne sembliez proche ni de l’un ni des autres. » Il la regarda fixement, sans ciller, puis finit par sourire. « Je n’en sais rien, moi non plus. Rentrons. Grunthor a sans doute dû s’asseoir sur Jo pour l’empêcher de venir jouer les espions. » Il l’aida à se relever en la prenant par la main. « Toute cette discussion au sujet des races anciennes m’a fait penser à quelque chose, dit Rhapsody en ajustant sa capuche. Vous vous rappelez la Prophétie des Trois ? Enfant du Sang, Enfant de la Terre, Enfant du Ciel ? — Évidemment. — Est-ce que ça pourrait être une référence aux trois races primordiales, à l’alliance entre les Kiths, les Mythlins et les Anciens Serennes, plutôt qu’à Anwyn et à ses sœurs, comme le disait Llauron ? » Achmed, qui n’en croyait pas ses oreilles, la considéra d’un air incrédule. « Vous croyez vraiment que c’est à eux que fait référence cette prophétie ? — Je ne sais pas à qui elle fait référence. Je suggérais juste une hypothèse. — Ramassez-moi cette chose et faites-la taire, sourit Achmed en désignant la harpe. Elle vous ramollit le cerveau. » Les Enfants du Ciel doivent avoir de l’air dans la tête, pensa-t-il. Les Liringlas. Ta propre race, et tu ne te reconnais même pas. Ni Grunthor et moi. « Vous êtes sans conteste cymrienne, Rhapsody. Vous êtes encore plus douée qu’eux pour l’aveuglement, et c’est un exploit de taille. — Qu’est-ce que ça veut dire, je vous prie ? » Achmed cligna ses yeux dépareillés. « Rien. Laissez-moi juste vous préciser une chose : une prophétie n’est jamais aussi claire que lorsqu’elle s’est réalisée. Je veille à ne pas me laisser emporter ou égarer par celle-ci. L’excès de confiance est une conséquence fréquente, lorsqu’on essaie de lire des signes que l’on n’a pas les moyens de traduire avec certitude. Après tout, à quoi votre don de prescience vous a-t-il servi, jusqu’ici ? Vous avez rêvé la mort de l’Île – avez-vous pu l’empêcher ? » Il écarta les branches du fourré et reprit le chemin du campement. Rhapsody resta un instant à le fixer, interdite, avant de le suivre. Lorsque vint le matin, on aurait dit que le charme de la nuit précédente avait été brisé. Les trois compagnons sellèrent leurs chevaux d’un air maussade, se préparant à leur voyage à Bethe Corbair, dernier bastion humain avant les Terres firbolgs. Ils arrivèrent à la limite ouest de la Plaine de Krevensfield, cette prairie qui à perte de vue enveloppait la province de Bethe Corbair, et Rhapsody tenta alors une nouvelle fois de sonder Achmed pour savoir ce qu’il pensait, en vain. Il avait repris sa distance habituelle et résistait à la moindre tentative d’approche par un silence aussi acéré qu’un mur de ronces. Comme si cette conversation n’avait jamais eu lieu. 40 ASHE SE TROUVAIT AU SOMMET D’UN MONTICULE dans la Plaine de Krevensfield, lorsqu’il la sentit. Dans un recoin de sa conscience, il avait l’intuition d’une chose étrange et inconnue, d’une chose que jamais il n’avait perçue auparavant et il s’arrêta net dans l’ombre matinale qui abritait sa filature. La puissance, chuchota le dragon dans son sang. Une puissance fascinante. Je veux la toucher. Ce dragon était une source constante de lutte. Il faisait partie de lui, il était un fragment de sa nature doué d’un esprit propre, et malgré l’état de vigilance permanente dans lequel Ashe se trouvait pour contenir cet animal, au fil des ans il s’était habitué à lui. Il en était venu à apprécier son immense réceptivité. Du fait de cette disposition, il était conscient de détails infinitésimaux du monde qui l’entourait. Il pouvait sentir chaque brin d’herbe du champ dans lequel il se trouvait, en lâchant la bride au dragon. Mais Ashe essayait d’éviter ce genre d’expérience. Le dragon était imprévisible, et voulait plus de liberté que lui n’était prêt à lui en accorder. Ses sens ne le trompaient jamais ; il y avait bel et bien quelque chose d’étranger dans les parages, quelque chose de mystique, d’ancien, de pervers et de fascinant à la fois. C’était plus qu’une source de puissance, mais il était incapable de définir quoi exactement. Il lui fallut un moment pour en localiser l’origine, et lorsqu’il le comprit, il ne put retenir un soupir de mécontentement. De Bethe Corbair. De l’intérieur de la ville. Ashe détestait les villes. Il les évitait autant que possible, en premier lieu parce que sa vie était une vie d’ombre et de solitude. Il n’était pas sage de s’exposer au regard des hommes, lorsqu’on était traqué. Pourtant, il pouvait aussi se perdre, dans une foule. On aurait pu dire d’Ashe qu’il l’avait déjà fait de temps à autre, si ce n’est que personne n’avait eu connaissance de son existence même. Techniquement, Ashe n’était pas invisible, pourtant il passait souvent inaperçu. Il vivait entouré d’une cape de brume, taillée dans la laine mais imprégnée de la force élémentaire de l’eau, qui échappait à l’entendement de la plupart. De ce fait, la signature de ses pulsations cardiaques, son souffle, son enveloppe corporelle et son âme immortelle n’étaient pas perceptibles par l’œil, pas plus que par les procédés déchiffrant les vibrations de l’esprit. C’était là une bonne chose, car cette douleur qu’il transportait – constante, et aussi atroce pour le corps que pour l’âme – aurait fait de lui une cible facile, sans cette cape de brume. Ashe était un paradoxe incarné : invisible de tous, mais conscient de tout. Je veux toucher, insistait le dragon. Plutôt que de le repousser comme il le faisait le plus souvent, Ashe dut bien s’incliner. Il lui fallait voir quelle était cette nouvelle puissance présente à Bethe Corbair. En silence il suivit l’ombre mouvante dans le soleil matinal, à travers la Plaine de Krevensfield, jusqu’aux portes de Bethe Corbair, où il se glissa, inaperçu, dans la foule pour s’y fondre. « On ne vole pas. » Jo fit rouler ses yeux. « Oh, mon frère. » Rhapsody frissonna et observa Achmed, qui sourit malgré lui sous sa capuche. « Attention, mit-elle Jo en garde, une phrase de ce genre m’a déjà attiré de sérieux ennuis, par le passé. » Jo esquiva un énorme chariot chargé de paniers qui remontait la route sur laquelle ils se trouvaient tous quatre, avant les portes de la ville. De la véritable marée humaine qui s’agitait autour des murs d’enceinte montait un grondement qu’on entendait bourdonner à des lieues à la ronde. On sentait de l’excitation dans l’air, une énergie tendue et fébrile que seule sait engendrer une ville entourée de vastes étendues désertes. « On est sur la route depuis des semaines. Quel intérêt de venir en ville, si c’est pas pour soulager quelques poches ? » demanda Jo. Rhapsody sortit une petite bourse. « Et si tu payais ce dont tu as besoin ? » Elle ne reçut pour réponse qu’un regard revêche. « C’est ton argent. — C’est notre argent, la corrigea Rhapsody en dénouant le lien de cuir qui fermait la petite poche. On est sœurs, tu te rappelles ? » Elle prit la main de Jo, l’ouvrit et déposa la moitié du contenu de sa bourse sur la paume de la jeune fille. « Voilà de l’argent “de promenade”, en tout cas c’est comme ça que l’appelait mon père. Fais-y attention ; il se peut que nous n’ayons plus d’argent avant un moment. — C’est une ville, fit remarquer Achmed en balayant du regard les abords des portes. Pour vous, l’argent est à chaque coin de rue. Vous avez pour le gagner un don qu’aucun de nous autres ne possède. » Rhapsody lui lança un regard noir. « Je vous demande pardon ? — Vous êtes musicienne, répondit Achmed d’un ton contrarié. Que pensez-vous que je voulais dire ? — Je ne sais pas si vous faites un effort, pour être agressif, ou si ça vous vient naturellement, mais quoi qu’il en soit vous êtes vraiment très doué. Viens, Jo, dit-elle en remettant sa capuche. Nous vous retrouverons près de la basilique à midi, Achmed. Je suis sûre qu’il y aura un endroit où manger, au centre-ville. » Elle prit Jo par la main et suivit la foule qui gagnait les faubourgs de Bethe Corbair, dernière étape avant les Terres bolgs. Grunthor et Achmed attendirent que les femmes soient hors de vue puis se mirent à parcourir le périmètre extérieur de la ville, d’assez loin pour ne pas se faire remarquer. Après leur tour de reconnaissance complet, ils optèrent pour le côté nord. Bethe Corbair avait beau être une cité fortifiée, elle était ceinte de bâtisses éparpillées, depuis les cabanes délabrées et isolées jusqu’aux petits villages. C’était une ville frontalière, qui à l’est tendait toute son agitation vers les montagnes connues sous le nom des Dents. On ne notait aucun signe d’incursion bolg récente ; des raids de ce genre laissaient des cicatrices. Néanmoins, pour que les habitants de la région aient jugé bon de s’installer en vue des remparts, les bains de sang avaient dû être suffisamment traumatisants pour qu’ils renoncent ainsi à tout habitat isolé. « Pars en reconnaissance plus loin, en balayant plus large », ordonna Achmed. Grunthor hocha la tête. « On se retrouve à la périphérie est de la ville, à la tombée du jour. » Le Dhracien regarda son gigantesque compagnon s’éloigner et se fondre dans le paysage, puis pénétra à son tour dans la ville. La cité de Bethe Corbair était ancienne, davantage que la capitale de Navarne, bien qu’à en croire Stephen les deux aient été bâties à peu près à la même époque. Rhapsody se remémora les leçons d’histoire qu’elle avait apprises de Llauron et de messire Stephen. Navarne et Bethany avaient été fondées par la Première Flotte, par le premier groupe d’urbanistes, d’architectes et de bâtisseurs que Gwylliam avait envoyés en éclaireurs pour établir le nouveau foyer des Cymriens. Ils avaient commencé par les tours de guet et les fermes, puis avaient pris leur temps pour bâtir les parties communes. Ceci expliquait la beauté de ces villes, un mélange de sensibilité dans la conception et de talent artistique dans la réalisation qui en faisait de véritables merveilles pour les yeux. Bethe Corbair, au contraire, avait été bâtie par la Troisième Flotte, le contingent de Gwylliam. La Troisième Flotte était constituée de soldats et de paysans, de marchands et d’ouvriers agricoles sans formation artistique, aussi montrait-elle les attributs d’une forteresse. Les remparts étaient hauts et épais, les bâtiments conçus dans le but utilitaire de soutenir un assaut. Le temps avait quelque peu émoussé la rigueur militaire, mais toute la ville était encore imprégnée de cette attitude intrinsèque de méfiance. Néanmoins, ce comportement n’était pas manifeste chez ses habitants. Ils ressemblaient à n’importe quelle autre foule, constituée de la même proportion de gentilshommes et de rustres, de paysans et d’aristocrates, de savants et d’analphabètes. C’était une ville sans cicatrices, sans peur et sans prétention. Des rues en sortaient en étoile, emplies de bruit et de passants, de marchands, de chariots, d’animaux et de toute la puanteur des baraques alentour. Ce qui rendait Bethe Corbair unique, c’était la musique. Rhapsody en parcourait les rues comme envoûtée, percevant les bribes égarées des mélodies jouées par les cloches de la basilique. Il se dégageait de leur chant soumis aux caprices du vent une liberté et une violence dont la beauté faisait bondir le cœur de la jeune femme. Les citadins vaquaient à leurs occupations, insoucieux de la musique, même si, porté par une forte brise, le son des cloches avait indéniablement une influence positive sur leur attitude. Les marchands ambulants cessaient de débattre les prix en braillant, les poissonnières vantaient les mérites de leur marchandise sans crier et les chamailleries des enfants s’apaisaient plus facilement. L’évidence du pouvoir de la musique ne put que faire sourire Rhapsody. Jo quant à elle piétinait d’impatience. « C’est ennuyeux à mourir, geignit-elle lorsque Rhapsody s’arrêta devant la devanture d’un marchand de tissus. Par pitié, ma tête va exploser, si je reste là. Je vais me balader. — Très bien, lâcha Rhapsody à contrecœur. Retrouve-moi à la basilique à midi. Et si tu ne me vois pas, cherche Achmed. Ne t’attire pas d’ennuis. Rappelle-toi, tu ne voles pas. Je détesterais te voir perdre la main. » Elle sourit en voyant Jo frissonner, puis hocher la tête avant de se fondre dans la foule. Ashe balaya du regard le marché découvert au cœur de la ville. La Plaine de Krevensfield s’étendait au sud de Bethe Corbair, aussi avait-il pénétré par la porte sud, même si la puissance qu’il avait ressentie se tapissait à l’est. En partie du moins ; il semblait qu’un élément s’en était dissocié et faisait à présent le tour de la ville, à la limite de ses sens de dragon. Cet élément possédait des propriétés différentes de l’autre et ses mouvements étaient si méthodiques qu’il était impossible à Ashe de déterminer s’il s’agissait d’un être, d’un objet ou même d’un chariot. Cette incapacité à discerner la nature de ce pouvoir laissait Ashe abasourdi. Il savait en général identifier avec précision toutes les qualités de n’importe quel objet à sa portée mais, pour une raison qui lui échappait, cette puissance-là lui demeurait inconnue, dans sa forme. Le dragon se contorsionnait d’impatience. Sans la distraction offerte par la multitude d’articles exposés sur le marché, Ashe n’aurait jamais pu le maintenir sous son contrôle. Il prit garde d’éviter un bouffon qui paradait, ivre d’alcool et d’excitation, intarissable sur la douceur de cette journée d’hiver. Il vantait le redoux que provoquait le dégel et fut tout près d’envoyer son coude dans la poitrine d’Ashe, qu’il n’avait pas vu. Ce dernier était assez habile pour éviter ce genre de collisions, mais elles réduisaient sa concentration à néant. Il reporta de nouveau son attention sur la source de puissance, mais une fois encore elle s’était dispersée, comme divisée. Il se sentait particulièrement attiré par l’un des deux aspects, le plus proche de lui, et qui irradiait une chaleur irrésistible. Ashe fut immédiatement sur ses gardes ; les serviteurs du feu n’étaient pas les derniers à se lancer à sa poursuite et il ne devait sa survie qu’à sa vigilance face aux pièges cachés dans des situations irrésistiblement excitantes. La source se trouvait quelque part, non loin de lui, et tôt ou tard elle allait déboucher sur la place du marché. Il décida de se poster en retrait et d’attendre. Et tout ce temps, il luttait contre le dragon. Une autre des raisons pour lesquelles il essayait d’éviter les villes, surtout une ville comme Bethe Corbair, à la croisée des routes commerciales, était la fascination que le dragon éprouvait pour la marchandise. Et cette tendance s’était déchaînée alors qu’ils passaient devant un étal de pierres précieuses sous verre ; Ashe entendait en lui les chuchotements surexcités. Comme c’est joli, je veux les toucher, insistait-il. Ashe le repoussa une fois de plus. Non. Je veux toucher. Non. Il s’éloigna de la marchande, qui une seconde plus tôt avait relevé les yeux en prenant vaguement conscience de la présence d’Ashe, et qui les baissa de nouveau vers ses pierres, croyant s’être trompée. Le dragon remarqua aussi l’étal suivant, recouvert d’épices fines. Des grains de poivre ; je veux les compter, chuchota-t-il encore en englobant du regard chaque graine, chaque fève et chaque miette. Ashe le fit taire une fois encore à la seule force de sa volonté. Non. Il parcourut les alentours du regard, en quête de la source de cette puissance. Du parfum et de l’ambre gris, vomis par un organisme géant qui avait mangé dix-sept maquereaux, cent soixante-dix… Arrête. Regarde ce tissu ; pas de soie aujourd’hui, rien que du lin, du velours et de la laine en treize textures différentes. Pour la laine, un camaïeu de bleu, d’azur, de violet, d’indigo… NON. Ashe se retourna de nouveau ; elle était toute proche. Dans un effort surhumain, il domina le dragon et essaya de se vider l’esprit. Un vacarme de l’autre côté de la rue attira son attention. Le centre paraissait en être une petite femme en cape grise à capuche, assez semblable à la sienne. Il s’approcha, reconnaissant soudain l’appel qu’il cherchait. Rhapsody luttait elle aussi contre son propre dragon, ce désir de passer la main sur les tissus exquis répandus sur la table. Le velours surtout était d’une grande finesse, mais bien au-dessus de ses moyens. Dans un soupir, elle se força à conserver les mains le long du corps et reprit son chemin en contemplant les autres marchandises autour d’elle. Au bout de la rue, une table attira son attention. Les articles y étaient disposés en grappes, qui scintillaient au soleil comme la lumière sur un ruisseau mouvant. Piquée dans sa curiosité, Rhapsody s’empressa de descendre la rue vers l’objet de sa convoitise. Elle s’arrêta devant l’étal du marchand. Les étincelles provenaient de bijoux, surtout des boucles d’oreilles et pour la plupart de pacotille, mais elle remarqua quelques pièces de valeur d’un travail superbe, dont certaines splendides. Elle avait un faible pour les beaux vêtements et les beaux colifichets, même si elle aurait préféré mourir plutôt que de l’avouer à ses compagnons bolgs, aussi en leur absence s’offrit-elle le plaisir secret de contempler les breloques scintillantes, de ses iris qui les surpassaient en éclat. Le marchand se tourna vers elle dès qu’il en eut fini avec son client précédent, passant la table en revue avant de lever les yeux. Rhapsody sut immédiatement qu’il vérifiait automatiquement si elle n’avait rien volé, ou faisait l’inventaire au cas où elle essaierait de le faire. Son sang lirin lui avait déjà attiré le même genre de réaction à Easton, et elle n’avait jamais vraiment compris pourquoi. Les Lirins faisaient peu de cas des biens matériels, surtout d’objets aussi peu utiles que des boucles d’oreilles ou des colliers, aussi la raison pour laquelle on les soupçonnait immédiatement dépassait-elle son entendement. Elle avait mis cela sur le compte du racisme, essayant de ne pas s’en offenser, mais son sang ne faisait qu’un tour chaque fois que cela se produisait. Elle déglutit avec difficulté et fit de son mieux pour conserver un air avenant en se détournant des bijoux, devenus sans intérêt. « Mademoiselle ? » Elle sentit une pointe de désespoir dans la voix du marchand. D’instinct, Rhapsody leva légèrement les mains, les plaçant en pleine lumière, au cas où on s’apprêterait à l’accuser de vol. « Oui. » Sans se retourner. « Je vous en prie, ne partez pas encore. N’avez-vous rien vu à votre goût ? » Rhapsody pivota. L’expression sur le visage de l’homme n’avait plus rien à voir avec celle qu’il arborait quelques instants plus tôt, alors qu’il essayait de convaincre par la flatterie un client chauve de prendre la broche assortie à la bague qu’il venait d’acheter. Il écarquillait maintenant les yeux comme un homme envoûté, accroché au rebord de la table avec une telle force qu’il en avait les jointures blanches. « Quelque chose ne va pas ? » s’enquit Rhapsody, alarmée. L’homme secoua la tête, mais sans lâcher la table. « Il y a un tas de jolies choses, ici. Vous avez de la belle marchandise, mais je ne faisais que regarder. » Une fois de plus, elle s’apprêta à partir. « Mademoiselle ? » Dans son ton, l’urgence était montée d’un cran. Rhapsody poussa un soupir, mais essaya de dissimuler quelque peu sa contrariété lorsqu’elle se tourna de nouveau vers lui. Il avait le visage écarlate et les mains tremblantes. « Vous vous sentez mal ? » demanda Rhapsody, inquiète. Elle allait saisir son outre, lorsque l’homme secoua la tête et tira de sa poche un mouchoir blanc dont il s’épongea le front. « Non, merci mademoiselle. Je vous en prie, prenez une minute. Voyez-vous quelque chose qui vous plairait ? — Je viens de vous le dire, je reg… » L’homme s’empara d’une paire de boucles d’oreilles en or et les lui tendit, à hauteur des yeux. « Celles-ci sont parfaitement assorties à votre médaillon, mademoiselle. Pourquoi ne pas les essayer ? » Rhapsody contempla les boucles d’oreilles. C’était l’une des paires qu’elle avait remarquées, au dessin épuré et élégant, qui s’accordait en effet au pendentif en or dont elle ne se séparait jamais. Elles étaient de toute évidence bien au-dessus de ses moyens, mais elle ne put résister à l’envie de regarder. Les bijoux attrapaient la lumière du soleil et rayonnaient de mille feux, et cette partie secrète en Rhapsody qui aimait les jolies choses en était ravie, même si dans le même temps son esprit lui rappelait avec austérité que les colporteurs des rues auraient pu vendre de l’eau de mer à un marin échoué sur une île. Résister à la tentation n’avait jamais été son fort, aussi avait-elle autant que possible évité le Marché aux Voleurs, comme on appelait affectueusement le bazar d’Easton. « S’il vous plaît, mademoiselle. Elles sont faites pour vous. Essayez-les. Je veux juste voir de quoi elles ont l’air sur vous. Je vous en prie. » Son insistance dépassait le plus fervent des boniments de rue. Rhapsody ne put en supporter plus. « Oh, très bien, du moment que vous entendez bien que je ne les achèterai sans doute pas. » Une lueur intense dans les yeux, elle prit les bijoux de la main du vendeur et baissa sa capuche pour les essayer. L’or n’était pas de même qualité, elle le vit avant même d’accrocher les boucles à ses oreilles, et pendant une seconde elle s’en trouva triste. Elle se rappela la fierté sur le visage de sa mère lorsqu’elle avait ouvert l’écrin contenant le médaillon, et Rhapsody savait à l’époque, comme elle se le remémorait à présent, combien ce présent lui avait coûté cher. À proximité des boucles il paraissait moins brillant et moins somptueux, même si son dessin pouvait soutenir la comparaison. Un hurlement strident et assourdissant, suivi d’un craquement de bois arraché, éclata dans la rue derrière elle, et Rhapsody sursauta. Elle fit volte-face, lâchant les boucles sur le comptoir, puis recula ; deux chars à bœufs venaient d’entrer en collision. Le premier était près de basculer sur l’étal du bijoutier. Les bêtes soufflaient et poussaient des hurlements de panique, tandis que les conducteurs essayaient de se dégager de la trajectoire du chariot qui se renversait. Rhapsody se jeta sous la table et la tira hors d’atteinte, sans trop faire tomber de marchandise. Le bijoutier, paniqué, aurait volontiers abandonné son bien, s’il avait pu trouver par où s’enfuir, mais toute issue était bloquée. Après un moment de confusion, les conducteurs reprirent la main. Avec force jurons et récriminations, on sépara les chariots, et Rhapsody s’empressa d’aider le vendeur à remettre en place son étal, ce qui lui donna l’occasion délicieuse de toucher les bijoux. Il paraissait sous le choc, aussi lui tendit-elle son outre, tout en terminant le rangement. Tout en buvant, l’homme ne détacha pas une seconde son regard sidéré du visage de Rhapsody. Il ne fallut que quelques minutes pour tout arranger et, après s’être assurée que rien ne manquait, Rhapsody aida l’homme à se relever, l’épousseta et reprit doucement son outre dans sa poigne serrée. Le pauvre, se dit-elle avec compassion, comme il est terrifié. « Vous allez bien ? » Elle ne reçut pour toute réponse qu’un hochement de tête mécanique. Elle s’étonna qu’un marchand accoutumé à la vie d’un bazar puisse mettre si longtemps à se ressaisir. Ceux qu’elle connaissait étaient au contraire très vifs, et n’auraient pas laissé un événement mineur comme celui-là ralentir, encore moins interrompre, une vente en cours. Mais ce bijoutier était plus âgé, et ce monde était différent de celui auquel elle était habituée. Alors qu’elle partait pour de bon, l’homme la rappela une fois encore. « Mademoiselle ? » Avec un soupir, Rhapsody se tourna vers lui pour ce qu’elle espérait être la dernière fois. Nana avait tenté de lui enseigner l’art de se retirer avec grâce, mais la leçon n’avait jamais vraiment pris, avec elle. « Oui ? » Le marchand lui tendait les boucles d’oreilles. « S’il vous plaît. Avec tous mes remerciements. — Non, merci, je ne peux pas accepter. — Vous devez accepter, s’exclama-t-il avec un peu plus de véhémence qu’il le souhaitait. S’il vous plaît », ajouta-t-il plus posément. Son regard trahissait une telle urgence que Rhapsody eut peur de le heurter. « Eh bien, merci », finit-elle par céder, et elle prit les boucles des mains tremblantes de l’homme. Elle les mit de nouveau et balança légèrement la tête, afin de leur faire accrocher la lumière. « Ça donne quoi ? » La mâchoire de l’homme s’ouvrit toute seule. « Magnifique », bégaya-t-il. Rhapsody fouilla dans son sac à la recherche de sa bourse, mais l’homme l’en découragea d’un signe de la main. « C’est un cadeau. S’il vous plaît. — Très bien, merci, sourit-elle. J’espère que vous vous remettrez au plus vite. » Elle renfila sa capuche et s’éloigna, sous l’œil effaré du bijoutier, des conducteurs et des témoins de l’accident. 41 DE L’AUTRE CÔTÉ DE LA RUE, ASHE avait observé la scène d’abord avec stupéfaction, puis avec amusement. Ce qui se trouvait sous la capuche de cette étonnante créature en cape grise avait visiblement envoûté le vendeur de rue, mais la femme elle-même n’avait pas eu l’air de le remarquer. L’homme se tenait là, à la fixer bouche bée depuis l’instant où il avait levé les yeux vers elle, tandis qu’elle continuait à vaquer à ses petites occupations. Les sens de dragon d’Ashe se demandaient s’il se pouvait qu’elle soit monstrueuse, mais à cette distance il ne distinguait ni blessure ni difformité. Il lui faudrait constater par lui-même ce qui avait causé pareil chaos. Quoi qu’il en soit, le vacarme allait croissant. Ashe ne se laissait pas facilement ébranler, pourtant il se trouva quelque peu décontenancé lorsque les deux chars à bœufs se télescopèrent. Les deux conducteurs avaient soudain aperçu ce que leurs véhicules dissimulaient à leur vue quelques secondes plus tôt – un instant avant l’accident, elle avait rabattu sa capuche en arrière. Sans même parler du reste, elle était pour le moins agile ; une seconde à peine après l’impact elle plongeait sous la table, la sauvant ainsi que son propriétaire du choc inévitable, avant de prêter main-forte à l’homme pour tout remettre en place. Puis elle était repartie d’un pas tranquille. Elle descendait la rue, sans aucune conscience du désordre qu’elle semait parmi les marchands et les soldats, les fermiers et les paysans, hommes et femmes confondus, qui s’immobilisaient pour la dévisager à son passage. Certains lâchaient même ce qu’ils avaient dans les mains. Ashe porta distraitement la main à la poignée de son épée et la suivit des yeux aussi longtemps que possible, mais il ne réussit à apercevoir que l’éclat fugitif d’une chevelure dorée et… Un éclair de douleur lui vrilla le corps et lui tordit l’estomac dans une grande vague de nausée. L’indicible torture partit du scrotum, tiré violemment sur le côté, désormais insensible avant le coup de grâce. Dans l’instant de choc qui précéda le supplice qui allait suivre, Ashe eut le réflexe d’attraper le poignet de la jeune fille qui lui tenait toujours fermement les testicules. Il sentit l’os grincer sous son emprise féroce, juste avant d’être terrassé par la douleur qui remonta dans tout son corps et le laissa mâchoire béante. La main coupable appartenait à une voleuse, une jeune fille d’environ seize ans, qui avait par mégarde confondu ses bourses avec sa bourse, alors qu’elle entreprenait de lui faire les poches. Ashe était en général à l’abri des problèmes de ce genre. Entre ses sens de dragon, sa rapidité et la quasi-invisibilité que lui conférait sa cape de brume, quiconque aurait voulu s’en prendre à lui d’une manière ou d’une autre n’aurait pas pu s’approcher assez près pour l’atteindre. Il avait été troublé à un point tel par les étranges vibrations de la créature en cape grise qu’il s’était pour la première fois retrouvé vulnérable à ce genre d’attaques. La fille poussa un cri de douleur lorsqu’il resserra encore son emprise ; alors qu’elle essayait de s’enfuir, il la tira en arrière et la souleva du sol. Elle était grande et mince, avec une chevelure mal peignée de la couleur du foin d’hiver et Ashe se livra à la vérification involontaire qu’il ne pouvait refréner dès lors qu’il se trouvait en présence d’une femme blonde. Il l’attira dans son champ visuel et la dévisagea. Les yeux terrorisés qui le fixaient étaient d’un bleu pâle et liquide et il accusa le choc de l’espoir éternellement déçu. Un ignoble grognement guttural s’échappa de sa gorge ; c’était le seul son dont il était capable pour l’instant, du fait de l’intervention de cette fille quelques secondes plus tôt. Les yeux pâles s’élargirent de peur et, la mâchoire serrée, Ashe sentit monter en lui un chapelet de menaces haineuses. Tandis qu’il tentait de juguler sa rage, de peur de tuer cette vermine dans un mouvement de colère, il sentit sur son autre poignet une pression, mais d’une nature très différente. « Veuillez lâcher ma sœur, avant que je vous soulage d’une main. » Pour la deuxième fois de la matinée, Ashe s’était fait prendre par surprise, ce qui le laissait à la fois abasourdi et hors de lui. La lame de poignard appuyée contre ses veines était arrivée là sans qu’il s’en rende compte, en grande partie à cause de ces élancements insupportables qui le mettaient au bord du haut-le-cœur. L’arme appuyait suffisamment fort pour que cela lui serve d’avertissement sans faire encore couler son sang. Furieux, il pivota vers ce nouvel assaillant, et sentit sa mâchoire s’affaisser comme celle des passants qu’il observait dans la rue quelques instants plus tôt. À son regard vacillant s’offrait le plus beau visage qu’il ait vu de sa vie, plus beau même que ceux qu’il avait imaginés à travers les contes et les légendes qu’il avait entendus. Le trait le plus incroyable dans cet ensemble parfait était les deux yeux émeraude, que la colère enflammait d’une lueur vert tendre, et qui le considéraient avec une rage largement supérieure à la sienne. De fines boucles de cheveux qu’on aurait dits d’or scintillant à l’éclat du feu encadraient cette figure fascinante ; sans la capuche qui les contenait, ils auraient sans doute fait pâlir le soleil hivernal. En lui le sang du dragon bondissait d’excitation. Je veux toucher. S’il te plaît, laisse-moi sentir. Ashe repoussa cette pulsion, mais il dut faire appel à toute sa concentration pour refermer la bouche, et remercier intérieurement cette cape et cette capuche qui étaient à la fois le fléau de son existence et son salut, surtout dans des situations telles que celle-ci. Le fait qu’elle ne voie pas son visage rendit un peu d’assurance à Ashe, aussi tempéra-t-il la réaction qu’il aurait eue en temps normal et inspira-t-il profondément. Du même coup, il sentit son parfum, et le plaisir qui le submergea lui fit tourner la tête. Il lutta pour ne pas se laisser trahir par sa voix. « Je ne vois pas pourquoi vous m’aboyez dessus à moi. C’est moi qui suis victime, ici. — Vous faites mal à ma sœur et, si vous ne cessez pas immédiatement, je vous rendrai la faveur. » La lame de la dague s’enfonça un peu plus, mais toujours sans mordre la chair. Bonne maîtrise de la pression, constata-t-il intérieurement, avec une pointe d’admiration. Il relâcha la fille, qui resta plantée là à le fixer. Pour remédier à cette situation, il se recula légèrement, se rapprochant ainsi de la femme splendide. Elle écarta sa lame du poignet d’Ashe, mais son regard demeurait noir. « Eh bien, vous êtes vraiment impressionnant, dit-elle d’un ton sarcastique. Vous n’avez rien de mieux à faire que de harceler les jeunes filles dans la rue ? » La mâchoire d’Ashe s’affaissa de nouveau. « Je vous demande pardon ? » Elle se tourna vers la gamine. « Tout va bien, Jo ? » Sans quitter Ashe des yeux, cette dernière hocha la tête d’un air absent. « Vous avez de la chance qu’elle ne soit pas blessée. » Ashe ne pouvait en croire ses oreilles. Jamais de toute son existence il n’avait vu une situation lui échapper à ce point. Il avait même du mal à formuler une phrase cohérente. « Votre sœur, votre… qui qu’elle soit, votre amie a essayé de me faire les poches. » La femme splendide regarda la fille sans un mot. « Et elle a raté son coup, ajouta-t-il en insistant bien sur les derniers mots pour marquer son intention. Elle a fouillé et senti ce qu’elle a pris pour une bourse, et s’est alors mise à tirer dessus de la manière la plus grossière qui soit – elle a carrément essayé de me l’arracher du pantalon, pour être plus précis. » Ses oreilles se mirent à brûler. Il ne pouvait croire qu’il était en train de tenir une conversation pareille, surtout au beau milieu de la rue, avec une parfaite inconnue. L’aura surnaturelle du merveilleux visage de cette femme lui avait comme dégondé la langue, laquelle claquait dans sa bouche comme un drapeau en plein vent. La femme s’éclaircit la gorge et, lorsqu’elle retira la main de devant sa bouche, un petit sourire demeurait sur ses lèvres. « Laissez-moi deviner. Ce n’était pas une bourse pleine de pièces. — Non, en effet », admit-il d’un ton lourd de sous-entendus. Elle fixa la fille, qui parut se ratatiner sous son regard furieux. Puis elle se tourna de nouveau vers lui et poussa un profond soupir. Il y avait de la musique dans ce soupir, une musique qu’Ashe ressentait comme un frisson, jusque dans le duvet qui lui recouvrait les bras, et qui se hérissa instantanément. « Je suis profondément désolée, dit-elle tandis que ses yeux étincelants trahissaient l’effort qu’elle déployait pour rester sérieuse. J’espère qu’il n’y a pas eu de dégâts majeurs. — Il est encore un peu tôt pour le dire », répliqua-t-il d’un air contrit. Les élancements s’étaient cependant quelque peu calmés et la nausée se faisait moins violente. « Foutaises », commenta la femme d’un air malicieux. Sa main bondit comme l’éclair sous sa cape et lui soupesa les testicules. Ashe sentit sa bouche s’ouvrir toute seule une fois de plus. En temps normal, personne n’aurait pu ne serait-ce qu’avoir l’intention de faire ce qu’elle venait de se permettre. Son agilité restait inégalée depuis cent cinquante-quatre ans. Pourtant elle était arrivée là, cette chose enchanteresse, avec ses parties entre les mains et ce sourire éclatant, avant qu’il ait eu le temps de dire ouf. Elle tapota gentiment ses testicules, faisant fuser en lui des ondes de choc, néanmoins plaisantes, et un afflux de sang dans certains endroits de son corps qu’elle ne voyait pas mais pourrait peut-être sentir, l’espace d’une seconde. Puis elle les fit doucement rebondir au creux de sa main, soucieuse d’en vérifier l’élasticité, et sa concentration se lisait sur son visage. Du moins espérait-il que c’était bien là ce qu’elle jaugeait. Il savait qu’il aurait fallu lui ordonner d’arrêter. Avec qui que ce soit d’autre, il n’aurait pas même eu besoin de mots, parce que les morts sont durs d’oreille. Mais une fois encore il resta muet, d’abord parce qu’il ne s’était pas totalement remis de cet abject état de surprise, ensuite parce qu’il ne voulait pas qu’elle arrête. Au moment précis où la réaction à son geste devenait explicite, elle retira la main. « Elles m’ont l’air très bien, commenta-t-elle, l’œil pétillant d’un éclat malicieux. Est-ce que la sensation est revenue ? — La sensation n’a jamais disparu. Ce n’était pas le problème, répliqua-t-il en essayant de faire preuve d’autant d’humour qu’elle. Mais je dirais qu’elle a changé. » L’excitation gagnait à présent tout son corps. Il vivait avec une gêne extrême le fait que tout se déroule en pleine rue, d’autant plus avec la réaction stupide et insensée dont il avait fait preuve. Les mots jaillissaient de sa bouche sans qu’il ait rien demandé – des mots prononcés par quelqu’un d’autre, c’était la seule explication, car jamais il n’aurait dit des choses pareilles. « Il faudrait vraiment une auscultation plus minutieuse. » La belle jeune femme éclata de rire, d’un rire qui sonnait comme le carillon du vent. L’intérêt du dragon s’en trouva de nouveau piqué, et il se débattit pour reprendre le dessus. Laisse-moi toucher. Je veux toucher. Il lutta et finit par le maîtriser, mais pour la première fois depuis qu’il avait pénétré dans ce bazar le dragon voulait la même chose que lui. Des sueurs froides accompagnèrent la double prise de conscience qui le saisit brutalement. En premier lieu, il savait que l’appétit vorace et imprévisible du dragon devant ce qu’il convoitait le rendait présentement dangereux. Il courait le risque de la prendre ainsi en pleine rue avant d’avoir pu s’en empêcher, ce qui entraînerait sans doute possible leur mort à tous les deux. Ensuite, et c’était là bien plus troublant, il savait qu’il s’en moquait. Il voulait que ses sens se déchaînent sur elle, qu’ils apprennent chaque détail intime d’elle en un battement de cils. Chaque seconde rendait cette issue plus inéluctable. Il lutta, mais sa nature double le trahit avant qu’il ait pu mener à bien cet effort. Je veux toucher. Je la veux. Et toi aussi. Un sourire éblouissant éclaira le visage magnifique. « Eh bien, je suis heureuse de constater que vous avez retrouvé votre sens de l’humour, du moins. Avec un peu de chance, le reste suivra bientôt. Je vous présente mes excuses, monsieur, au nom de ma sœur, et vous demande pardon. Nous allons nous remettre en route et vous laisser reprendre la vôtre. Viens, Jo. » Elle passa un bras protecteur autour des épaules de la jeune fille plus grande qu’elle, et l’entraîna avec elle. « Attendez. » Le mot avait surgi de sa gorge sans même qu’il s’en rende compte. Elle lui fit de nouveau face. Lorsqu’elle pivota, sa chevelure attrapa la lumière. Même sous sa capuche, l’éclat d’or était visible. Elle cligna les yeux et lorsque ses longs cils noirs balayèrent l’iris vert profond, le dragon se précipita, entreprenant de mettre sa volonté en pièces. Je veux toucher. Elle pourrait bien être une servante du démon, se dit Ashe, sentant sa résistance s’effondrer. Je veux toucher. Oui, se dit-il en succombant. Tout commença par un bouillonnement frénétique au creux de l’estomac, sa température corporelle qui montait et ses pulsations cardiaques qui s’accéléraient. Puis, comme un globe de cristal fin éclatant en mille morceaux sur les pavés dans un ultime souffle, la clarté de vue, d’ouïe et d’esprit suivit, lui dilatant les pupilles et faisant courir sur sa peau des impulsions électriques d’intensité infinitésimale. Son sang afflua, s’élançant vers la découverte, et ses muscles se nouèrent dans tous les méandres de son corps pour résister à l’assaut violent de sa nouvelle nature dominante. Le dragon bondit en avant, le consumant de l’intérieur, arrachant les rênes qui le maîtrisaient. Avec un esprit et des sens nés des éléments constitutifs de l’univers même, il étendit sa conscience jusqu’aux limites les plus reculées, remarquant le moindre détail dans un rayon de dix kilomètres. Il distingua jusqu’aux innombrables yeux des mouches réfugiées dans les fissures des murs des petites rues de la ville, qui devinrent aussi évidentes pour lui que le temps qu’il faisait. Cette conscience se focalisa ensuite sur la femme debout en face de lui, à l’exclusion de quoi que ce soit d’autre autour. Le dragon tenta d’abord de définir l’origine de cette magie étrange qui émanait d’elle. C’était là une force singulière, différente des deux autres sources, elles aussi impossibles à identifier, et uniques en leur genre. Il y avait en elle une musique qui courait le long de chacune des fibres du vaste réseau sensitif du dragon, comme un chant jailli d’elle et relié à tout le monde qui l’entourait. Elle devait être une Barde de grande renommée ou de grand potentiel, peut-être même avait-elle atteint le statut suprême de Baptistrelle. Bien qu’il ne sache rien lui-même de l’art musical et de son usage sous d’autres formes, il avait pleinement connaissance du pouvoir qu’il recelait, ce qui lui donnait une envie encore plus dévorante de la toucher, d’en apprendre plus de sa magie, peut-être même de la lui voler. Et il y avait aussi ce mélange exquis d’autres éléments. Il sentait qu’elle se trouvait hors de l’espace et du temps, sans savoir à quoi cela rimait. Ce concept l’excitait follement ; peut-être possédait-elle seulement le don de prescience, avec la capacité de voir dans l’Avenir, mais il était plus que probable qu’elle fût en fait d’origine cymrienne. Elle en avait l’air, mais cette évidence pouvait aussi être trompeuse. Il y avait autre chose, qui lui était inconnu ; il supposa qu’elle entretenait un lien avec le feu, le seul élément entre tous qu’il ne pouvait reconnaître, puisqu’il lui faisait défaut. L’enveloppe corporelle de cette femme ravissait l’œil. Les sens les plus périphériques d’Ashe glissèrent sur elle, s’épanchant sans honte de toutes les informations physiques qu’il pouvait percevoir. La lourde cape dans laquelle elle avait drapé son corps à l’abri des regards n’était pas un obstacle pour lui, pas plus que ses vêtements. Sa constitution et sa robustesse dépassaient la moyenne. Sa forme physique témoignait de beaucoup de vie et d’énergie, ainsi que d’une force musculaire surprenante, compte tenu de son gabarit. Elle était petite, même pour une Lirin, mais longue et élancée de corps, ce qui lui conférait une apparence trompeuse de grandeur. Sa silhouette souple était parfaitement proportionnée, avec des épaules étroites, de longs bras, et d’exquises jambes plus longues encore que ne parvenait pas à camoufler le pantalon de laine. Outre ces longues jambes aux lignes pures, elle avait un torse mince et allongé, à l’image de son cou magnifique. Il se surprit à fixer le creux de sa gorge en s’imaginant la caresser de baisers chauds et langoureux, en l’inspirant tout entière. Le cou descendait vers une poitrine au diapason de toute sa personne, aux seins gracieux et petits, bien que formés à la perfection. Il valait mieux qu’il ne puisse qu’en deviner la forme. Il savait que leur vue l’aurait réduit à l’état de masse informe et tremblotante, avec ou sans sa cape de brume. Elle avait le ventre plat, et Ashe jugea qu’il aurait pu sans peine ceindre sa taille de ses deux mains. Elle avait les hanches étroites typiques de la silhouette lirin. Au prix d’un effort immense, il arrêta là son inspection, avant que ses sens ne se jettent sur elle. Il redoutait ce qui se passerait, s’il s’abandonnait une seconde de plus. De plus, l’un des effets secondaires déplaisants de ce genre de fouille était que de violents picotements s’insinuaient dans les parties de son corps correspondant à celles qu’il désirait chez elle. Ses lèvres se mirent à brûler lorsqu’il s’imagina en train d’embrasser le creux de sa gorge, ses doigts à piquer à la simple idée de caresser sa taille. Puisque le dragon exigeait satisfaction pour se calmer complètement, il se préparait à un éternel et lancinant malaise, s’il n’avait jamais l’occasion de la toucher comme il le désirait. Vu avec quelle adresse il s’était débrouillé avec elle jusqu’ici, il ne voulait pas courir plus de risques, même si cette souffrance-là serait de toute manière bien moins atroce que celle qui l’habitait nuit et jour. C’est pourquoi il se força à interrompre son inventaire, avant de se concentrer sur la chevelure étincelante qui pointait sous la capuche. Pour le peu qu’il en avait aperçu, il savait qu’il serait sans défense s’il se laissait aller à en imaginer la totalité. Pour couper court à cet envoûtement qui le gagnait, le dragon chercha des défauts, n’importe quelle imperfection qui lui prouverait qu’elle était bien réelle. Ashe la trouva sur ses doigts. Ils étaient bien dessinés et doux, mais l’extrémité en était durcie par les cals, dus aux années de pratique des instruments à cordes. C’est la seule faille qu’il réussit à trouver. L’homme, asservi par choix à ses sens de dragon, laissa la bête en lui explorer la jeune femme plus avant avec un violent frisson. On aurait dit son visage conçu par un sculpteur passionné qui aurait passé sa vie à peaufiner avec amour ce chef-d’œuvre, pour le transmettre un jour à l’humanité. Tous les traits étaient en harmonie parfaite, avec peut-être pour exception les grands yeux d’un vert profond. Ourlés d’épais cils noirs, ils ressortaient par leur couleur intense, rendue plus frappante encore par contraste avec le blanc immaculé sur lequel se détachaient les iris. Ils scintillaient d’une lumière singulière, et même le dragon eut toutes les peines du monde à s’en arracher. Elle est parfaite, disait-il de sa voix sonore, audible pour Ashe seul. Je la veux. Mais derrière la fascination du dragon émergeait l’intérêt de l’homme. C’était pour sa part tout autre chose qui l’attirait chez cette femme. Il voyait son aisance, sa confiance en elle, mais rien n’indiquait qu’elle ait la moindre conscience de la dimension époustouflante de sa beauté. Il lisait dans ses yeux une douceur qui le bouleversait, mais aussi de la douleur, une peine insondable dont il ne mesurait pas même le début. Il se surprit à regretter de ne pouvoir deviner ce qui l’affectait à ce point, et à penser qu’il irait au bout du monde, sans même qu’elle ait à le demander, pour y trouver un remède. Lorsqu’elle riait, c’étaient d’abord avec les yeux et lorsqu’elle se mettait en colère, ils étaient le baromètre de cette émotion-là aussi. Elle était tout le contraire de ce qu’il était lui, secret, solitaire, caché aux yeux du monde. Elle en revanche possédait une ouverture qu’il lui enviait et désirait toucher. Elle est immaculée, vierge, chuchota le dragon, surexcité. Parfaite. Mais au milieu de son état de subjugation, l’homme savait pourtant autre chose. Il émanait d’elle une sensualité, un savoir évident des charmes de la chair qui le terrassait littéralement. Une vierge aussi enchanteresse qu’une courtisane. Ce paradoxe incarné le fascinait. Il brûlait d’en savoir plus. Son esprit se tendit vers l’Avenir. Aussi clairement qu’il la voyait en cet instant, dans sa tenue de voyage et sa cape à capuche de laine grise, il la contempla en robe de mariée, lui souriant, des fleurs dans les cheveux. Il laissa courir sa rêverie et la vit en déshabillé durant la nuit de noces, et le feu lui monta aux joues. Puis en train de bercer leur enfant, et leur petit-enfant. Il l’imagina penchée par l’âge mais pas courbée, et encore belle. Il eut la gorge serrée en la voyant dans son linceul, le fin tissu blanc brodé recouvrant ses yeux fabuleux, clos pour l’éternité. Nouveau battement de cils. « Oui ? » demanda-t-elle. Les sens de dragon d’Ashe se calmèrent ; il avait tout vu en un clin d’œil, un œil vert vif. « Pourquoi vous ne vous joindriez pas à moi pour déjeuner, toutes les deux ? proposa-t-il avec légèreté. Juste pour vous prouver que je ne suis pas rancunier. » Les yeux de la jeune femme étincelèrent de malice. « Si vous n’êtes pas rancunier, c’est que je n’ai pas fait les choses comme il fallait, ou alors que vous êtes plus grièvement blessé qu’il n’y paraît. — C’est peut-être seulement parce que je n’ai pas payé d’avance », répliqua-t-il dans un éclat de rire. Les beaux yeux verts s’écarquillèrent sous le choc, puis s’étrécirent sous l’effet de la colère. « Pardon ? Qu’est-ce que vous sous-entendez ? » Ashe comprit instantanément qu’il venait de faire une énorme erreur tactique. « Rien… Je suis désolé, c’était juste une plaisanterie. Je me dis simplement que vous seriez assez ravissante pour faire fortune comme courtisane. » Il grimaça. Il venait de creuser sa tombe un peu plus profond. « Vous me prenez pour une courtisane ? — Non, pas du tout, je… — Comment osez-vous ? Viens, Jo. — Attendez, je suis vraiment désolé. Je vous en prie, ne vous enfuyez pas. — Écartez-vous. — Écoutez, je ne voulais vraiment pas… — Poussez-vous de mon chemin. » Elle le fusilla du regard et entraîna la fille en direction de la place de la ville, en s’interposant entre Ashe et elle. Il se sentit submerger par une vague de sombre désespoir en les regardant s’éloigner, et sa crainte qu’elle fût une servante du démon acheva de se dissiper. Il se rappela qu’elle avait su réagir à l’humour, aussi se lança-t-il dans une ultime tentative. « Ça veut dire qu’on ne déjeune pas ensemble ? » Elle virevolta au milieu de la rue. « Vu la taille de votre bourse, je doute que vous ayez de quoi nous gâter toutes les deux. Estimez-vous même heureux si vous avez de quoi payer pour vous tout seul. » Elle se retourna et elles disparurent toutes deux dans la foule. Ashe éclata de rire, ce qui fit sursauter de surprise tous ceux qui se trouvaient à proximité. Avant de l’entendre, ils n’avaient pas remarqué sa présence. 42 « PAS LA PEINE DE LE DIRE, JE SAIS, JE SUIS DÉSOLÉE. — Tu es malade ? Tu aurais eu de la chance de ne perdre que la main, dans cette affaire. Tu aurais surtout pu te faire tuer. — Je sais », soupira Jo. Rhapsody s’arrêta brusquement au milieu de la ruelle. « Pourquoi, Jo ? Je t’avais donné de l’argent. Il t’en fallait plus ? — Non. » Jo fouilla dans sa poche et en sortit les pièces que lui avait procurées Rhapsody. Elle les lui tendit, comme pour les lui rendre, mais Rhapsody se contenta de fixer sa main. Puis elle reprit, d’une voix douce : « Dis-moi pourquoi, Jo. — Je ne sais pas », répondit-elle, le regard fuyant. Rhapsody se pencha vers elle, lui attrapa le visage et le tourna vers elle. Derrière l’expression de défi de Jo, elle lut une peur intense qui la toucha droit au cœur. C’était là un regard qu’elle reconnaissait, cette angoisse de l’enfant des rues d’avoir éloigné la seule personne au monde qui se souciait d’elle. Elle desserra doucement la main et caressa le visage de Jo. « Bon, au moins tu vas bien. Allons retrouver Achmed pour le déjeuner. » L’expression de Jo se teinta de stupéfaction. « C’est tout ? Tu ne vas pas me hurler dessus ? — C’est ce que tu veux ? sourit Rhapsody. Je ne suis pas ta mère, je suis ta sœur, et j’ai fait largement ma part de bêtises, en mon temps. — Ah ouais ? Quel genre de bêtises ? — Achmed ne t’a rien raconté de ce qui s’est passé à Bethany ? Viens. » Elle prit Jo par la main et l’emmena par les rues de la ville, vers la place. Achmed attendait avec impatience devant la basilique de Bethe Corbair. Il était midi ; le soleil était droit au-dessus de sa tête depuis quelques minutes, et aucune trace des filles. Dans l’ancien monde, il aurait pu chercher leur cœur pour s’assurer qu’elles allaient bien, mais ici les choses étaient différentes. Il n’avait pas le pouvoir de les trouver. Puis il se corrigea. Il ne pouvait pas trouver Jo, mais Rhapsody venait elle aussi de l’ancien monde ; il pouvait toujours entendre les battements de son cœur. Il lui suffisait de dénicher un coin à l’abri où s’asseoir et se concentrer. Achmed inspecta les alentours et repéra une petite taverne dotée de quelques tables en pin à l’extérieur ; le bois était humide à cause de la couche de neige qui avait fondu avec le redoux. Il tira l’un des bancs de sous une table et en essuya l’eau du revers de la main, puis il s’assit en grimaçant. Il ferma les yeux et tenta de chasser de son esprit les bruits de la rue, en particulier le tintement des cloches de la basilique. Leur mélodie, portée par le vent, était aussi imprévisible que lui. Elles encombraient sa carte des vibrations de leur clameur capricieuse. Achmed entrouvrit la bouche, laissant entrer et sortir le vent dans un doux sifflement, comme s’il tourbillonnait dans une grotte. Ses mains reposaient sur la table devant lui ; il leva un doigt négligent, comme pour goûter furtivement le vent. On aurait dit son Rituel de Chasse en miniature, cette chorégraphie minutieuse inhérente à ses talents d’assassin, dans le vieux monde. Sa physiologie dhracienne lui valait un crâne aux cavités de sinus complexes et aux longues glandes descendant à l’arrière de la gorge, qui vibraient au rythme d’une pulsation particulière. Il reconnaissait le cœur de Rhapsody de manière instinctive ; il avait marché, s’était reposé, avait dormi, rampé, combattu à ses côtés pendant ce qui avait dû être des siècles, à en croire l’histoire. Il le sentait dans le vent. Elle était tout près. Il avait trouvé sa pulsation et la sentait approcher. Il verrouilla soudain ses sens lorsqu’un goût infect lui remplit la bouche, un goût plus amer que la bile, plus ignoble que la vomissure. C’était un goût putride, aux relents d’outre-tombe. Le goût du mal. Et cette fois-ci, il était plus que certain d’y reconnaître l’empreinte du F’dor. Il ouvrit soudain les yeux. Rhapsody et Jo s’avançaient vers lui par la gauche, en provenance du quartier sud-ouest de la ville. Achmed détourna une seconde le regard, à l’affût de la souillure maléfique. Elle se trouvait au nord. Lorsqu’il posa de nouveau les yeux sur la basilique, le soleil glissait derrière le clocher, marquant le basculement dans l’après-midi. Dans l’instant de pénombre, il distingua une ombre devant la basilique, mais ne parvint à y associer aucune pulsation ; elle se fondait dans la silhouette plus vaste de l’édifice même. L’air siffla de nouveau dans ses narines et dans sa bouche, emportant avec lui l’odeur fétide, lavant ses sens de l’empreinte malfaisante. « Pardon d’être en retard », lança Rhapsody, faisant voler en éclats sa concentration. Elle tira le banc en face du sien. « Tiens, Jo, assieds-toi. Vous avez été servi, Achmed ? » Achmed la fixa, ravalant son irritation. Le soleil ressortit de derrière la basilique, et il le sentit sans le voir, dans son dos. Un rayon de lumière tomba sur une boucle de cheveux de Rhapsody, qui scintilla sous la capuche. Il pivota de nouveau pour chercher l’ombre, mais elle avait bougé. À sa place, il vit un homme qu’il mit quelques secondes à discerner pour de bon, immobile dans la rue devant la basilique, à regarder dans leur direction. Achmed sentit les poils de sa nuque se hérisser dans l’instant. C’était sans doute l’ombre qu’il avait aperçue, mais elle ne révélait aucune signature à laquelle se repérer. La silhouette portait cape et capuche et le visage demeurait totalement dissimulé ; un rayon de soleil passa sur lui et dévoila un fin voile de brume, comme s’il dégageait de la vapeur. Puis, à la grande surprise d’Achmed et pour son profond déplaisir, l’homme se dirigea vers eux. Le tavernier avait ouvert la porte, et approchait un chariot de facture grossière et chargé de nourriture aux clients assis à une autre table extérieure. Achmed reconnut instantanément l’odeur : du mouton. Il détestait le mouton. Son humeur se dégrada sensiblement, et le sourire disparut soudain du visage de Rhapsody, remplacé par un air inquiet. « Qu’est-ce qui ne va pas ? » Jo se pencha vers elle. « C’est lui. Il arrive. — Qui ? demanda Rhapsody en tendant le cou pour distinguer par-dessus l’épaule d’Achmed. — L’homme du marché. » Jo vira au rouge pivoine, d’embarras ou d’excitation, Rhapsody n’aurait su dire. La jeune femme se leva d’un air irrité. Du coin de l’œil elle vit Achmed se remettre dans sa position initiale, face à elle, le dos vers l’inconnu ; puis il tira un poignard. En lui laissant voir ce geste, il lui signifiait qu’il se tenait prêt, et armé. Elle hocha imperceptiblement la tête, comme l’aurait fait Grunthor. Leur langage silencieux lui devenait familier. « Que voulez-vous ? » s’exclama-t-elle. L’homme s’arrêta net. « Désolé », répondit la capuche. C’était une voix plaisante de baryton, avec une sécheresse dans l’intonation qui la rendait singulière. Et une douceur étrange. « Je venais m’excuser pour ma grossièreté de tout à l’heure. — Vous l’avez déjà fait. Maintenant partez, s’il vous plaît. — J’espérais que vous me laisseriez racheter ma remarque injurieuse en vous invitant toutes les deux à déjeuner. » Il marqua une pause, en dévisageant Achmed. « Ainsi que votre ami, bien sûr. » Achmed ne répondit rien. Il observait la réaction de Rhapsody, attendait sa réponse. Elle réfléchissait ; elle se tourna vers Jo, qui ne cachait pas son excitation. Achmed vit Rhapsody froncer les sourcils, perplexe, en contemplant sa nouvelle sœur, puis l’homme qui se tenait à présent derrière lui. Elle s’adressa à Achmed. « Qu’en pensez-vous ? — S’il s’est montré grossier avec vous, renvoyez-le, fit-il d’une voix monocorde. Il est susceptible de le refaire, et alors il faudrait que je le tue. Je ne veux pas avoir à défendre votre honneur avant le repas ; ça me donne des indigestions. » Derrière lui, l’homme gloussa. C’était la seule alternative qu’Achmed avait trouvée à une réaction violente. Rhapsody sourit. « J’imagine qu’on peut prendre le risque. Qu’en penses-tu ? demanda-t-elle à Jo. — Oui, tout à fait, s’empressa-t-elle de répondre, rendue gauche par l’impatience. — Très bien. Asseyez-vous donc, l’invita-t-elle en désignant la place à côté d’Achmed. — Vous vous appelez comment ? demanda la jeune fille en se trémoussant sur sa chaise. — Ashe. » L’inconnu regarda en direction de la taverne ; l’aubergiste approchait. « Et toi ? — Jo, lâcha-t-elle, tout excitée. Et voici Rhapsody, et – Aïe ! » Sa phrase s’interrompit net lorsque sa sœur lui pinça vivement la cuisse. « C’est un plaisir de te rencontrer, Jo », fit l’homme avant de se tourner vers Rhapsody, qui lançait un regard furieux à sa voisine. « Rhapsody. Quel beau nom. Vous êtes musicienne ? — Oui, elle – Mais aïe ! Arrête un peu ! » pesta Jo en dérobant sa jambe. L’homme toussa dans sa main et Achmed fut certain d’avoir aperçu un sourire sous la capuche. « Jo, c’est le diminutif d’autre chose ? Joanna ? Joella ? » Jo rougit jusqu’à la racine de ses cheveux blond pâle. « Joséphine », avoua-t-elle d’une voix fluette. Rhapsody la dévisagea avec stupéfaction. Elle n’avait pas réussi à arracher cette information à sa nouvelle petite sœur, et voilà qu’elle la confiait à un illustre inconnu. « Voilà un joli nom, c’est certain. Et vous, monsieur ? Comment dois-je vous appeler ? » Pour la première fois, Achmed fit face à l’homme. Sous la capuche il apercevait la pointe d’une barbe en bataille, mais rien d’autre. « Je pense que “monsieur” fera l’affaire. — Ne soyez pas malpoli, Achmed », l’exhorta Jo d’une voix agacée. Achmed la regarda de travers. Elle babillait, comme si sa bouche était déconnectée de son cerveau. Jo comprenait qu’on garde le secret sur son nom, pour l’avoir fait elle-même. Avant qu’elle ait pu les compromettre un peu plus, l’aubergiste arrivait à leur table, pour prendre leur commande. Jo choisit le mouton, Rhapsody du pain et du fromage. Achmed et Ashe demandèrent de conserve le ragoût, puis se regardèrent, comme prêts à changer d’avis. Le tavernier avait sursauté en entendant Ashe. S’il n’avait pas parlé, l’homme ne l’aurait même pas remarqué. L’ultime regard noir d’Achmed à Jo semblait avoir porté ses fruits ; elle demeura silencieuse pendant tout le repas. Rhapsody tenta de compenser ce soudain mutisme en discutant sur un ton plaisant avec l’inconnu, qui à la fin du déjeuner avait réussi à faire rire les deux femmes. Achmed l’écouta attentivement ; le badinage léger de l’homme l’agaçait, mais il devait reconnaître qu’il était dénué de rancœur ou de toute insistance déplacée. Son estomac se tordait en tous sens ; l’odeur du mouton de Jo avait ruiné son appétit pour le ragoût. Il avait hâte d’en avoir fini. Le repas s’acheva enfin. Ashe et les femmes discutaient du redoux, des cloches de la basilique, et de la qualité des marchandises en vente sur le marché ; rien de très conséquent. Achmed se leva, repoussa le banc sur lequel Ashe et lui s’étaient assis et remarqua l’extrême rapidité de sa réaction, qui parvint à bondir et à se dégager de la table avant même que le banc ait bougé. « Vous allez où, maintenant ? » demanda Jo tandis que l’inconnu sortait de sous sa cape une bourse totalement disproportionnée ; il la soupesa un moment, ce qui fit éclater de rire Rhapsody et piquer un fard à Jo. Ashe envoya sur la table deux pièces d’argent qui suffisaient largement à régler leur repas. « Vers le sud. Et vous-mêmes ? » Avant que Rhapsody ait pu l’en empêcher, Jo ouvrit les vannes. « On va s’installer à Canrif. » L’inconnu réprima un violent frisson, qui n’échappa pas à Achmed. « Pourquoi ? — Eh bien, je n’avais pas connaissance que nous allions vivre là-bas, corrigea Rhapsody. Nous allons observer les lieux. L’endroit a l’air intéressant. — On peut voir les choses comme ça, fit Ashe sèchement. Vous pensez y demeurer longtemps ? — Elle vient de vous dire que nous n’en savions rien, répliqua Achmed d’un ton cassant. — Pourquoi cette question ? s’empressa de demander Rhapsody. — Eh bien, si vous y restez plus de quelques mois, je serai de retour dans le secteur. Je pourrais peut-être faire un saut pour voir comment vous allez. — Oui ! Avec plaisir ! lâcha Jo avant de se renfrogner sous l’air réprobateur de Rhapsody et le regard noir d’Achmed. — Nous y serons peut-être encore, difficile à dire. N’hésitez pas à vérifier, bien sûr, si par hasard vous vous trouvez dans les parages. — Eh bien, peut-être, oui. Bonne chance à vous. Je vous souhaite bon voyage. Et une agréable journée. » Ashe s’inclina devant les femmes, adressa un signe de tête à Achmed, puis prit la direction de la place. Au bout de quelques pas, il s’arrêta et se tourna une nouvelle fois vers Rhapsody. « J’espère avoir un peu fait amende honorable pour ma grossièreté. Je vous présente à nouveau mes excuses. — Acceptées, sourit Rhapsody. N’y pensez plus, je vous prie. » L’inconnu s’inclina de nouveau, et la seconde d’après il avait disparu dans la foule. Rhapsody se pencha vers Jo. « Tu vois, parfois les situations s’inversent en un clin d’œil, n’est-ce pas ? C’est une très bonne chose, que tu ne te sois pas enfuie avec sa bourse, Jo. Sinon c’est nous qui aurions dû payer le déjeuner. » Achmed se rassit et leur désigna le banc voisin, leur intimant de s’asseoir un moment. « Au moins il te serait peut-être resté de quoi acheter du gros fil bien résistant, du genre qu’on utilise pour se coudre la bouche. » Jo rougit violemment, l’air mortifié. « La ferme, lâcha Rhapsody. Ne lui parlez pas comme ça. — Très bien, alors je vais vous poser la question à vous. Qui était-ce, et pourquoi vous a-t-il suivies ? » Les femmes se rassirent, et Rhapsody fronça les sourcils, absorbée dans sa réflexion. « Je n’en sais pas plus que vous maintenant, Achmed. Nous l’avons croisé dans la rue, et il nous a invitées à déjeuner. — Que vous a-t-il dit ? De quelle grossièreté parlait-il ? » Rhapsody regarda Jo, qui paraissait au bord des larmes. Elle prit la main de la jeune fille sous la table et la caressa pour la réconforter, tout en tournant et en retournant la question d’Achmed dans son esprit. Elle rejoua leur rencontre point par point dans son esprit. Elle repensa à l’enchaînement de circonstances qui l’avait conduite à tenir les attributs de l’homme dans sa main. Elle avait même soupesé la zone en question d’un air facétieux. Elles m’ont l’air très bien. Est-ce que la sensation est revenue ? La sensation n’a jamais disparu. Ce n’était pas le problème. Mais je dirais qu’elle a changé. Il faudrait vraiment une auscultation plus minutieuse. Elle avait ri, s’était excusée et s’était éloignée avec Jo. Attendez. Oui ? Elle avait senti un fourmillement lui parcourir la peau. Lorsque cela lui arrivait enfant, son père avait coutume de dire qu’une oie venait de passer sur sa tombe. L’étrange homme en cape les avait invitées à déjeuner, puis l’avait insultée. Il avait présumé qu’elle était une courtisane, et elle s’en était offensée. Elle était partie froissée, en entraînant Jo. « Rien, vraiment. Il faisait sa cour, Achmed, et mal, avec ça. Je ne pense pas qu’il y ait quoi que ce soit d’autre. Je n’ai pas trouvé sa compagnie déplaisante, même si j’ai bien noté que vous, si. — C’est aussi à lui que l’on doit les boucles d’oreilles ? » Le rouge monta aux joues de Rhapsody. Elle avait oublié les bijoux. « Non, c’est un cadeau du marchand, pour me remercier de l’avoir aidé à sauver sa marchandise lors d’une collision entre deux chars à bœufs. — Hum. Bien, n’en faisons pas toute une histoire. Il nous reste quelques heures à tuer, avant de retrouver Grunthor. Explorons la ville. Je pense que nous en apprendrons beaucoup sur Canrif, sachant que la majeure partie de Bethe Corbair semble avoir été construite en réponse à la peur des Firbolgs. — Je croyais que c’étaient les Cymriens qui avaient bâti Bethe Corbair, releva Rhapsody, en pliant sa serviette. Messire Stephen disait que c’étaient eux qui avaient érigé la basilique. — La cité elle-même, oui. Mais si vous observez avec attention, vous remarquerez que, contrairement aux autres capitales de la province de Roland que nous avons vues, Bethe Corbair possède une ville intérieure, à l’architecture raffinée conçue par des artisans, et une ville extérieure plus récente, presque entièrement faite de pierre et de mortier, conçue par des soldats pour faire office de barricade habitable. Il ne semble pas y avoir beaucoup de fermes et de villages à la périphérie de la ville ; les rares habitations existantes se trouvent tout contre les remparts. C’est dans la ville extérieure que nous devrions aller chercher nos réponses. — Ça me va, acquiesça Rhapsody en se levant. Je reviens. Je veux jeter un œil à ce clocher avant de partir. » Elle tapota l’épaule de Jo en passant et traversa la rue en trottinant, vers la face sud de la basilique. Jo la regarda s’éloigner, puis se tourna vers Achmed. « C’est elle qui a causé cet accident, vous savez. » Il lui lança un regard affûté. « Qu’est-ce que tu veux dire ? — Ces chars à bœufs qui se sont rentrés dedans. J’étais de l’autre côté de la rue, quand c’est arrivé. Les gens l’ont contemplée toute la matinée, même avec sa capuche. Et puis elle l’a baissée pour essayer les boucles d’oreilles, et les conducteurs des chariots ont arrêté de contrôler où ils allaient, et boum ! Après ça, les hommes laissaient tomber des fleurs sur son chemin, pour essayer d’attirer son attention. Elle les ramassait et elle les leur rendait, en pensant que ces idiots les avaient fait tomber par mégarde. C’était vraiment étrange. » Achmed hocha la tête. Il assistait à des spectacles de ce genre sans arrêt, depuis qu’ils avaient quitté la Racine. « Et elle ne voit absolument rien, fit Jo. — Non, et je doute que ça lui vienne un jour. » Les trois compagnons qui avaient pénétré dans la ville retrouvèrent Grunthor alors que le soleil déclinait sur les champs à l’entrée de Bethe Corbair. Ils échangèrent les informations et les impressions qu’ils avaient enregistrées, puis firent l’inventaire de leurs vivres, qu’ils avaient renouvelés en ville. « Je suis de plus en plus convaincu qu’une visite à Canrif se révélera utile, fit remarquer Achmed au cours du repas du soir. Cette ville a l’air d’une puissance non négligeable, avec des ressources considérables, mais un manque évident d’organisation. Ce dont ils ont besoin, c’est d’un chef. Ils sont mûrs pour la récolte, à moins que je me trompe. — Qu’est-ce que ça signifie ? » demanda Rhapsody en s’essuyant la bouche de sa serviette. Achmed leva les yeux vers le ciel. La nuit tombait, riche de promesses et d’excitation. « Les Bolgs ont besoin d’un roi. J’en connais un qui serait plus qu’heureux d’occuper ce poste. — Vous ? » fit Rhapsody d’un ton incrédule. Achmed la dévisagea. « Et alors ? Qu’est-ce qui cloche chez moi ? lança-t-il, feignant d’être offensé. — Je n’avais pas compris que vous étiez de sang royal. » Les deux Firbolgs éclatèrent d’un rire tonitruant. « Seules les races humaines croient en ces foutaises du roi de droit divin préordonné, expliqua Achmed. Les classes sociales n’ont aucun sens, chez les Bolgs. Vous dirigez si vous en avez l’étoffe, que ce soit par la force ou par l’ingéniosité. J’espère offrir l’une et l’autre. » Rhapsody fixa le feu de camp en silence. Même si les paroles d’Achmed avaient pour elle du sens, elles entraient en contradiction avec une conscience profondément admise des limites de sa propre classe. Mais même cette certitude était désormais sens dessus dessous. Llauron l’avait traitée de paysanne, avant de l’envoyer chez le duc dans la même phrase. « Je pense que nous nous sentirons très bien là-bas, même avec deux non-Bolgs, ajouta Achmed. — D’accord, renchérit Grunthor en mâchonnant son jarret de porc. On pourra même trouver un coin où installer votre propre avant-poste. — Au milieu des Firbolgs ? s’exclama Jo, dont le comportement était redevenu normal. Je veux pas qu’on me laisse toute seule parmi eux. Ce sont des monstres. — Allons voir à quoi ça ressemble et tentons le coup, trancha Rhapsody, en observant ses deux compagnons de l’ancien monde. On entend des tas de mythes sur les Bolgs qui sont très exagérés. Je suis prête à parier que ce ne sont pas du tout des monstres. Peut-être même qu’on finira par les aimer. » Achmed et Grunthor se contentèrent de terminer leur repas le sourire aux lèvres. 43 CETTE NUIT-LÀ, LES QUATRE VOYAGEURS CAMPÈRENT à la limite nord de la Plaine de Krevensfield, ces terres découvertes qui s’étendaient à perte de vue entre Bethe Corbair et les Dents, la chaîne de montagnes formant le rempart de la forteresse des Terres bolgs. La plaine s’enroulait autour de la ville sur trois côtés, aussi progressèrent-ils vers l’est, jusqu’à ce que Bethe Corbair et les bâtisses alentour aient disparu. La nuit les entoura d’une sphère d’étoiles et de pénombre. Il se dégageait de ce spectacle une atmosphère de grande solitude, comme s’ils étaient les seules créatures vivantes dans tout l’univers, aussi restèrent-ils éveillés très tard, à parler pour tromper ce sentiment d’isolement. Ainsi drapée dans le noir le plus complet, Rhapsody ne put s’empêcher de repenser à leur interminable périple le long de la Racine, et au vide qu’elle avait ressenti alors. Elle l’avait vécu comme une lutte constante, la peur de céder à sa propre panique, pourtant elle se sentait à présent totalement seule et vulnérable, perdue au milieu des étoiles. Elle resserra sa cape autour d’elle et pensa à ses petits-enfants, comme elle le faisait souvent par ces nuits solitaires. Gwydion et Melisande se trouvaient-ils en sécurité, dans leur forteresse de pierre rose, protégés par l’armée de leur père ? Toute leur richesse et tous leurs privilèges ne leur avaient pas épargné un deuil insupportable ; rien sans doute ne pouvait en préserver quiconque. Rhapsody tendit le bras et caressa une boucle pâle sur le front de Jo. Non, rien. Le feu s’était éteint, les braises chaudes projetaient de courtes ombres tressautantes sur le visage de ses compagnons assoupis, les seuls amis qu’elle possédait désormais dans ce monde. Rhapsody poussa un soupir saccadé et douloureux et se replongea dans sa garde en essayant de ne pas regarder les ténèbres éternelles au-dessus d’elle. La grise brume de l’aube la trouva dans la même humeur grave Ses compagnons s’éveillèrent ronchons, s’accrochant aux dernières bribes de sommeil. Rhapsody se pencha vers le feu, qui rougeoyait toujours joyeusement. « Slypka », dit-elle, et le feu mourut instantanément dans un mince filet de fumée, qui disparut presque aussi vite qu’il était apparu. Elle avait appris très tôt dans son apprentissage de Baptistrelle ce mot qui pouvait se traduire grossièrement par dissiper. Il avait le pouvoir de faire disparaître toute trace de feu ou de brume, ou de tout ce qui se trouvait en suspens dans l’air, sous forme de vapeur. Elle avait souvent regretté que le mot ne s’applique pas à d’autres choses, comme les cauchemars ou les souvenirs qui revenaient la hanter. Ils se remirent en route dès que le jour fut levé. La neige se remit à tomber. Au cours de leur journée de marche, ils assistèrent au retour du temps hivernal, qui rendit la progression difficile et leur humeur susceptible. Le vent gémissant était à la fois une engeance et une bénédiction ; il était cause de certains affrontements acerbes, mais il étouffait également leurs échanges verbaux, épargnant leur amitié. Quatre jours s’écoulèrent ainsi et la vaste plaine de Roland, connue sous le nom de Plateau Orlandais, se fit peu à peu plus vallonnée et présenta des caractéristiques plus proches de celles de la steppe que des champs à ciel ouvert. Ils cheminaient désormais dans les contreforts des Dents. Au bout d’une longue semaine, les montagnes pointèrent au loin au-dessus de la steppe, en une ligne déchiquetée et acérée qui éventrait l’horizon. Gwylliam avait appelé ces monts les Manteids, les Devins, en l’honneur de sa femme et de ses sœurs, mais le temps avaient effacé ce nom et on ne les désignait plus dans ces terres que comme les Dents. Surnom qu’ils trouvèrent tout à fait approprié. Il leur fallut trois jours de plus pour gagner les contreforts mêmes, avec pour seule vision les montagnes qui allaient chaque jour grossissant. À première vue, Rhapsody les avait crues uniformément brunes, dressant leurs crêtes sombres vers le ciel d’un air menaçant. À mesure qu’ils en approchaient, elle distingua une multiplicité de nuances dans les teintes, des noirs et des mauves mêlés, du vert et du bleu, jaillissant en une forêt de pics et d’arêtes qui crevaient les nuages. Elles étaient à la fois belles et effrayantes et montaient silencieusement la garde entre le monde des hommes et le royaume caché des Bolgs, au-delà. Enfin, deux jours plus tard, ils débouchèrent au pied des montagnes. La veille ils avaient progressé dans un paysage semi-vallonné de steppe, traversé le plateau devenu rocailleux, avec ses promontoires et ses creux soudains. Au sommet d’un monticule particulièrement élevé, Achmed s’arrêta. Les autres l’imitèrent. En contrebas, nappé de neige, s’étendait un grand amphithéâtre en cuvette, tranché dans la masse de la terre par le temps et la Nature, et mis en valeur par la main de l’homme. Il était vaste et très large, entouré de gradins de pierre et doublé sur sa face interne d’anneaux concentriques qui descendaient jusqu’au large sol plat encombré de neige et de débris accumulés par des siècles de négligence. Rhapsody fit immédiatement le rapprochement avec le dessin aperçu dans le carnet. « C’est le Grand Tribunal de Gwylliam, expliqua-t-elle aux autres, très excitée, sa voix répercutée par l’écho avant d’être étouffée par le manteau de neige. Si on en croit ce qu’il y a écrit, les Cymriens se réunissaient en conseil, en cas de crise ou pour les festivités. Toute la population pouvait tenir dans le Tribunal, qui servait de point de ralliement. C’est là que Gwylliam et Anwyn tenaient conférence devant l’assemblée de tous leurs sujets. — C’est un cwm », ajouta Grunthor, allant chercher ce mot de l’ancien monde qui désignait le cratère formé par un glacier ou par un volcan. Il ferma les yeux et inspira l’air glacial. Il tombait une neige fine qui brouillait la vision. Il se sentait en communion avec la Terre sous ses pieds, bien plus en harmonie que lorsqu’ils avaient émergé de la Racine. Ce lieu reposait sur des couches d’histoire et la Terre lui en murmurait les secrets dans le silence de son cœur. La base datait des temps anciens, bien longtemps auparavant, quand le Cratère s’était formé. Le Grand Tribunal avait été autrefois un lac gelé, issu de la fonte des glaces sur les versants des Dents, alors qu’elles n’étaient encore qu’un jeune massif. Le glacier avait creusé le Cratère du Tribunal comme réceptacle des larmes qui ruisselaient de cette grande paroi de glace mouvante. À mesure que la terre se réchauffait, le lac avait sombré dans le sol ou envoyé son eau vers le ciel, et asséché par le soleil, il n’était resté que l’amphithéâtre taillé à flanc de montagne. Voilà pour la première couche. Puis s’y était superposée la couche des temps anciens, où l’homme avait poli ce que la Nature avait tranché dans le vif, et créé un lieu de rassemblement pour les peuples venus vivre sur cette terre. La puissance de la terre et celle des hommes qui la parcouraient, qui se réunissaient ici, s’étaient mêlées pour donner naissance à une Ère d’une richesse et d’une splendeur telles que le monde n’en avait jamais connu et n’en connaîtrait plus jamais. Puis venait le présent, le temps du sommeil, et le Tribunal gisait inerte et solitaire sous son linceul de neige. Même assoupi, son immense pouvoir était évident. Grunthor ouvrit les yeux et s’extirpa de sa rêverie, puis chercha les autres du regard. Achmed avait repéré un chemin ondulant dans les contreforts et il se concentrait afin de trouver le meilleur itinéraire vers leur destination. En laissant son esprit vagabonder sur le terrain, il perçut quantité de cols dans les montagnes, plus larges que des sentiers mais pas autant que des routes, qui s’entrecroisaient et créaient autant de passages possibles entre les crêtes, parmi le dédale des collines. De mont en mont et au-delà, par-dessus la lande et jusqu’aux profondeurs du Royaume Caché, des centaines de routes et de ponts jalonnaient le pays. Pour certains visiblement fréquentés, pour d’autres à l’abandon, ces sentiers ouvraient le haut des terres que la Nature n’avait jamais livrées. Le système était une merveille de conception et d’ingéniosité ; on aurait dit l’œuvre de montagnards, des Nains du vieux pays, terrassiers et mineurs aux compétences inégalées. Le chef-d’œuvre de Gwylliam, songea-t-il. De son imagination qui parcourait la terre, il les voyait tous. Au second plan, dans cette vision surnaturelle, il apercevait de minuscules silhouettes, noires dans la lumière matinale, qui parcouraient tous ces chemins en se cachant dans les ombres. Des êtres tels qu’il n’en avait jamais vu, et sur lesquels il projetait de régner un jour. « C’est le lieu que Gwylliam a nommé Canrif, déclara-t-il aux autres. Des Firbolgs habitent les Dents, par hordes nomades. Il semble bien qu’il n’y ait aucune organisation. — Et c’est ce que vous espériez, pas vrai ? fit remarquer Rhapsody. Mûrs pour la récolte, c’est ce que vous avez dit, n’est-ce pas ? — Oui », répondit Achmed en souriant. Pour une race surgie des grottes, les Firbolgs semblaient étrangement réticents à voyager de nuit à découvert. Les quatre compagnons les observaient à une demi-lieue de distance, notant leurs faits et gestes et comptant les intrépides qui osaient s’aventurer hors des Dents, en quête de proies ou de nourriture. Au crépuscule cependant, les Bolgs se firent plus rares, jusqu’au moment où plus un ne se risqua hors du groupe. « Aucune vision nocturne », commenta Achmed. Grunthor acquiesça. « Étrange, murmura Rhapsody, plissant les yeux pour apercevoir les chemins tandis que la pénombre reprenait ses droits. On aurait pu supposer qu’un peuple habitant dans des grottes serait particulièrement doué pour voir la nuit. — Ils le sont, sous terre, là où il n’y a pas de lumière du tout, pas même la lueur qui entourait la Racine. C’est l’obscurité de ce monde, à la surface, qui leur brouille la vue. » Achmed vérifia d’un coup d’œil circulaire que Jo ne l’avait pas entendu. Le souvenir de l’Axis Mundi fit frissonner Rhapsody, mais elle resta concentrée. « Racines jaunes et légumes à feuilles. » Grunthor lui adressa un regard interrogateur. « Hein ? — Deux des remèdes à la mauvaise vision nocturne. Une des légendes célèbres que l’on apprend au cours de la formation de Baptistrel raconte comment une armée lirin est devenue invincible simplement en changeant de régime alimentaire. Ils avaient acquis la vision nocturne en adoptant certains aliments. Tous leurs ennemis étant démunis dans le noir, donc les Lirins n’attaquaient plus qu’à la nuit tombée. » Achmed hocha la tête, prenant bonne note du conseil. « Et à part les légumes, vous avez d’autres remèdes ? — Le foie. » Jo déglutit avec dégoût. « Alors peut-être qu’ils voient très bien la nuit, rectifia Grunthor. Les Bolgs doivent en manger quantité en dévorant leurs ennemis. — Quels ennemis ? s’enquit Rhapsody, en ignorant la charmante allusion au cannibalisme. Leur voisin le plus proche est Bethe Corbair et il semble qu’aucun de ses habitants n’ait connu une attaque de son vivant. — Non, en effet, admit Achmed. Et d’après ce que Grunthor a pu voir au cours de son tour de reconnaissance, Sorbold, le royaume de l’autre côté de la chaîne de montagnes, est protégé par les Dents et par le terrain accidenté au-delà. Il ne semble pas y avoir d’attaques extérieures. J’imagine qu’ils s’attaquent les uns aux autres. » De nouveau, Rhapsody ne put s’empêcher de frissonner. « Fabuleux. Vous êtes sûrs que c’est là que vous voulez vivre ? — Ce sera là, oui », acquiesça le Dhracien avec un sourire. La neige s’était insinuée dans les crevasses des contreforts où elle avait durci, formant des marches congelées sur lesquelles il était difficile de tenir debout. Jo était déjà tombée une demi-douzaine de fois, dont une qui aurait pu lui être fatale. « C’est encore loin ? » hurla Rhapsody dans le vent gémissant. Elle se pencha vers le canyon en contrebas, un à-pic abrupt sur plusieurs dizaines de mètres, jusqu’à la steppe. « On y est presque », répondit Achmed en criant. Il s’appuya contre le mur de pierre à hauteur de la taille, grimpa sur un affleurement rocheux, puis rampa jusqu’au gradin. Il s’allongea à plat ventre et tendit la main à Rhapsody, la tirant sans difficulté à ses côtés. Rhapsody balaya les alentours du regard pour vérifier qu’ils n’étaient pas observés avant de le rejoindre au sol et d’aider Jo à monter. Elle fixa la corde pendant qu’Achmed glissait les mains sous les bras de Jo, la hissant sur la terre ferme. La jeune fille tremblait de froid et d’épuisement. Une fois qu’elle fut en sûreté sur la surface plane, Rhapsody lui enroula sa cape autour des épaules et se concentra sur son feu intérieur, essayant de transmettre un peu de sa chaleur à sa sœur. Quelques instants plus tard apparut la pointe du casque de Grunthor, qui d’un mouvement fluide se percha à son tour sur le gradin. « Eh bien, on s’est amusé. Ça va, duchesse ? Et la p’tite demoiselle ? — Il faut qu’on lui trouve un abri protégé du vent », répondit Rhapsody, dont les dents claquaient. Elle ne sentait plus ni ses doigts, ni le bout de son nez. Achmed se pencha vers les deux femmes et hocha la tête. « Prenez juste un instant pour regarder en l’air, Rhapsody. Voyez ce que nos amis Serennes ont forgé, et détruit. » Elle jeta un regard autour d’elle. Des tourbillons de neige surgissait un gigantesque édifice, taillé dans le flanc même de la montagne qui les entourait. Il se dressait, découpant son imposante silhouette noire sur fond de ciel, lové aux confins des escarpements de la chaîne. Des parois géantes, lissées et camouflées pour se fondre dans la roche, conduisaient à d’obscures trouées qui ressemblaient à des tours et à des remparts, mais d’une taille qui demeurait pour Rhapsody impossible à embrasser. En comparaison de cette masse, ce qu’ils avaient vu depuis leur arrivée, cités et basiliques, donjons et châteaux, tout paraissait miniaturisé. Pas étonnant qu’ils aient tous pris Gwylliam pour une sorte de dieu, pensa-t-elle, incapable d’englober du regard la structure en entier, depuis son point d’observation sur l’à-pic. On aurait dit que la main même du Créateur avait taillé à flanc de montagne cette série ininterrompue de murs et de ponts en train de s’effriter, de barricades et de routes, de tunnels et de fortifications qui traversaient la montagne et s’étiraient par-delà, dans la lande. Une cité conçue pour des géants, non pour des hommes de la taille de Grunthor, mais des êtres aux proportions titanesques, se dérobant à la vue au cœur des Dents. Canrif. « Vous pensez qu’il y a un tunnel praticable ? hurla Rhapsody par-dessus la plainte du vent. Jo est gelée. — Vous pouvez marcher ? — Oui. — Très bien, alors que Grunthor porte Jo, et vous, venez avec moi. Il y a une grotte non loin d’ici, dont l’entrée est bloquée par un rocher éboulé. Je suis sûr que Grunthor et moi pouvons le déplacer. Les Bolgs ne viendront pas jusqu’ici. Accrochez-vous à ma cape, pour ne pas vous perdre dans le noir, si la visibilité se détériore encore. » Rhapsody hocha la tête et attrapa le coin de sa cape, glissa sa main libre sous son propre manteau et se laissa guider d’un air maussade hors de la tempête. Une fois qu’ils se trouvèrent dans le tunnel, le hurlement du vent se réduisit à des sifflements et des élancements dans les oreilles. En remettant le rocher en place, Grunthor fit voler des éclats de pierre et des nuages de poussière qui vinrent se déposer sur leurs capes, leur remplir les yeux et les narines. Le géant ne laissa que la plus petite ouverture possible, dissimulant ainsi leur cachette aux yeux des Bolgs. Rhapsody toussa et s’épousseta la tête et les épaules, puis aida Jo à l’imiter. La jeune fille avait encore les yeux qui larmoyaient, mais se remettait enfin du traumatisme de l’ascension. « Où est-ce qu’on est, d’après vous ? » Achmed inspecta les ténèbres de l’énorme tunnel. Des carreaux lisses en pavaient les murs autour et au-dessus d’eux, des rectangles de pierre ancienne polis jusqu’à rendre un ensemble d’une symétrie parfaite. De longues tranchées, sans doute des rigoles, couraient de chaque côté du tunnel et une série de trous d’évacuation apparaissaient de loin en loin au plafond, obstrués par des siècles de rouille et de débris divers. « Je dirais que ce tunnel fait partie d’un aqueduc, qu’il servait sans doute au drainage. Il y en avait des dizaines de ce genre, dans Canrif, pour canaliser l’eau de pluie et le ruissellement des sources de montagne dans le système d’alimentation, et évacuer le trop-plein dans le canyon, en contrebas. Comme il était impossible de creuser des puits aussi haut dans la montagne, ce système permettait un approvisionnement régulier en eau potable, tout en prévenant les inondations. Les esquisses du Musée cymrien étaient très détaillées. » Rhapsody fouilla dans son sac et en sortit le journal qu’ils avaient trouvé dans la Maison du Souvenir. « Il n’est pas d’une grande utilité, conclut-elle après l’avoir feuilleté à la hâte. Je regrette de ne pas avoir prêté plus attention à ce que vous regardiez, au musée. — Vous sous-estimez le rayonnement de cet endroit, Rhapsody, gloussa Achmed. Canrif n’était pas qu’une simple citadelle, ni même une ville dans les montagnes. C’était une nation en soi. La forteresse au cœur des Dents n’en est qu’une infime partie. C’est au-delà du canyon et de la Lande Désolée que se trouve l’essentiel, forêts et vignes, mines et villages, temples et universités, en tout cas c’est ce qui constituait la Canrif de l’époque cymrienne. Néanmoins je doute que les Bolgs aient entretenu tout cela. » Je n’ai pu voir qu’un fragment des plans. J’y ai noté un système d’approvisionnement et d’évacuation de l’eau, des unités de ventilation pour renouveler l’air sous la montagne, et d’énormes forges au cœur de la roche, dont la chaleur résiduelle servait pour le chauffage. Gwylliam était pour le moins un visionnaire, un homme capable de concevoir et de mettre en œuvre la construction d’un monde vivant et cohérent, à partir de rien, sinon de la roche et de l’ingéniosité. Nous n’aurions jamais pu tout retenir, même en étudiant les plans pendant un mois entier. » Rhapsody s’accroupit près d’un tas de pierres récemment tombés. Elle posa les mains à plat sur la roche et sentit gonfler le feu en elle, dont elle dirigea la chaleur à l’intérieur de la pierre. « Bon, et maintenant ? » demanda-t-elle tandis que les pierres rougissaient à vue d’œil. Achmed déballait les vivres. « Lorsque nous aurons mangé quelque chose, je partirai pour une petite expédition de repérage. Grunthor, tu restes avec elles et, si je ne suis pas rentré dans quelques jours, tu les remmènes à Bethe Corbair. — Est-ce que l’idée que nous ayons voix au chapitre vous a effleuré ? Que nous décidions où aller, surtout en votre absence ? » lança Rhapsody avec colère. Achmed cligna les yeux. « Très bien. Si je ne reviens pas, où voudriez-vous qu’on vous dépose ? » Rhapsody et Jo échangèrent un regard. « Sans doute à Bethe Corbair. — Et on dit que les Bolgs ont tendance à se quereller pour un rien, observa Achmed en riant. Ne vous inquiétez pas, je reviendrai. Je veux juste rendre une petite visite à mes futurs sujets. » 44 CONTRAIREMENT À CE QUE DISAIENT LES LÉGENDES CYMRIENNES, les Bolgs habitaient certaines régions des montagnes bien avant la fin de la guerre de Gwylliam. Le seigneur cymrien était alors trop occupé pour se soucier qu’une poignée d’hommes des cavernes se fraient un chemin à travers les steppes, jusqu’aux entrailles de son vaste labyrinthe. Les Bolgs cependant avaient conscience de son existence et s’appliquèrent à ouvrir un front caché au sein même du royaume de Gwylliam. Des rapports diffus concernant des patrouilles cymriennes égarées ou des provisions disparues se noyèrent parmi les bilans bien plus sanglants des batailles contre Anwyn. Les Bolgs n’étaient ni des héros, ni des soldats. Ils étaient cruels et considéraient comme comestibles tout ce sur quoi ils pouvaient mettre la main. Ils avaient volé le feu et le concept de guerre et, bien que piètres bâtisseurs, ils étaient capables de vivre n’importe où et sous n’importe quel climat. Des siècles auparavant, un obscur seigneur de guerre avait réduit en esclavage plusieurs tribus de Bolgs et les avait trouvés plutôt accommodants, à condition de bien les nourrir. Mais à sa mort, ils détruisirent tout son domaine, restèrent sur place très peu de temps, et se mirent à vagabonder. Les survivants en conclurent que, comme les loups, ils lui avaient obéi parce qu’ils le percevaient comme l’un des leurs. C’était là une situation unique. Ils considéraient l’essentiel de l’humanité comme des proies, non comme des partenaires. Les groupes qui avaient investi les montagnes de Gwylliam étaient un ensemble dépareillé de réfugiés et de sauvages fuyant le mauvais climat et la maigre chasse. Certains avaient été expulsés de leurs foyers par plus forts qu’eux. Ceux-là avaient emporté dans leur retraite leurs armes et leur amertume à l’égard du monde. Une rencontre avec eux était unanimement reconnue comme fort désagréable. Après que Gwylliam avait découvert les Bolgs, il avait tenté à plusieurs reprises de les exterminer, mais sans grand enthousiasme. Il avait ordonné des embuscades, envoyé des contingents dans leurs tanières, ce qui n’avait eu pour effet que d’éliminer les idiots et les faibles. Grunthor avait fait remarquer que Gwylliam avait notoirement fait progresser les Bolgs. Ils étaient arrivés dans ses forges imparfaits et en étaient ressortis durs et vifs. Il n’avait jamais eu l’occasion de faire usage de cette arme contre Anwyn. Le lendemain du jour où les compagnons avaient élu domicile dans un conduit d’écoulement comblé de l’aqueduc de Canrif, une bande de chasseurs bolgs loqueteux acculèrent un loup souterrain dans le Couloir de Mise à Mort situé dans les entrailles des Dents. C’est dans cette salle que l’on entraînait traditionnellement le gibier, qu’il s’agisse de gros animaux ou d’intrus qui avaient eu la malchance d’être choisis par les Bolgs comme plat de résistance. Les Bolgs avaient découvert cet ancien couloir après que les Cymriens mis en déroute avaient fui les lieux. Il était extrêmement long et serpentait jusqu’à une lourde porte de pierre que les quatre amis n’avaient pas réussi à déplacer. Aussi les Bolgs piégeaient-ils leurs victimes là, même si cela ne jouait pas toujours en leur faveur. Cette fois-ci, il semblait qu’ils avaient fait erreur. Le loup prenait l’avantage. Mammifère préhistorique de la taille d’un gros ours, la version souterraine de cette espèce donnait des créatures féroces, solitaires et vicieuses, dotées de la musculature d’un animal ayant survécu et chassé dans des tunnels obscurs, dont la vision s’était affûtée de manière redoutable. Celui-là avait déjà eu raison de l’un de ses prédateurs bolgs et en mâchait un malheureux deuxième lorsque apparut l’homme sombre. Il arriva inaperçu et surgit au moment précis où l’escouade venait de décider qu’il était temps de battre en retraite. Tout d’abord ils ne le virent pas, ses vêtements flottants se fondaient dans les ténèbres d’un noir d’encre. Ils entendirent sa voix, sablonneuse et pleine d’un mépris virulent, qui s’exprimait dans une langue qu’ils identifièrent comme une version antérieure de la leur. « À terre. » Le mot rebondit dans le couloir comme le bois vert des flèches cruelles des chasseurs contre la pierre. Les Bolgs réagirent comme si une violente rafale venait de les terrasser. L’un d’eux se pelotonna au sol, d’autres se retournèrent lentement vers l’inconnu. Ce qu’ils virent les figea sur pied, dans l’incapacité d’obéir à l’ordre qui avait jailli comme un feulement. La capuche de l’homme en noir avait glissé au moment où il tirait sa longue épée droite par-dessus son épaule. Même pour des Bolgs, ce visage était effrayant et inconnu, pourtant ils y lisaient une familiarité étrange et dérangeante. La silhouette effectua un mouvement flou et de la lumière fusa dans le couloir sombre. L’épée fine se mit à tourbillonner et alla transpercer la gorge du monstre déchaîné, qui s’était dressé au-dessus du corps de l’une de ses victimes. Le feu brûlait toujours dans les prunelles du grand loup lorsque le grognement sourd se tut dans sa gorge et qu’il tomba, terrassé. Et soudain l’homme en noir était sur lui, récupérant son épée en un éclair, avec cette même célérité que la lame s’envolant dans les airs. Il se tint un instant au milieu des chasseurs abasourdis. Ils avaient beau être tous armés, pas un ne bougea jusqu’à ce que l’homme tire sa lame de la gorge de l’animal. Alors que de la main l’homme en noir effleurait la fourrure dans laquelle l’épée était plongée, le Bolg qui s’était recroquevillé au sol lui frappa vivement les jambes avec un crochet aiguisé dans l’angle interne. D’un premier coup de talon, l’homme brisa net le poignet de l’homme, puis sa nuque d’un violent coup de pied. Il passa en revue chacun des chasseurs restants, plantant son regard dans chaque regard, avant de se baisser de nouveau. Cette fois-ci, on n’entendit que le chuintement de plume de la lame qui sortait de la fourrure emmêlée. « Bonne chasse. » Et l’homme en cape noire fit volte-face et se fondit dans l’obscurité. Les yeux pâles de Frint reflétaient le scintillement des braises du petit feu. Il avait à peine touché la viande du ventre et le jarret du loup, qui lui avaient été attribués pour avoir rapporté le trophée à son clan. « Un homme comme la nuit », chuchota-t-il à l’intention des autres. On repoussa les enfants, qui espionnaient derrière le dos de leur mère avec un intérêt évident ; une seconde après ils se trémoussaient de nouveau pour mieux entendre le récit du grand chasseur. « Pas entendu arriver. — Voulait quoi ? » demanda Nug-Griffe, le chef de clan. Frint secoua la tête. « Rien. A tué le loup, et Ranik. Ranik a essayé de le crocheter. L’homme l’a écrasé comme une brindille. » Il frissonna, et les enfants reculèrent d’un pas. « Pas pris la viande ? » poursuivit Nug. Frint secoua de nouveau la tête. « Rien dit ? » Frint réfléchit quelques instants. « Béni la chasse. » Les yeux de Nug s’élargirent. « Et ? — Après parti du Couloir de Mise à Mort. Trouvé deux chèvres et un rat. Tout pris. » Un murmure d’excitation mêlée de crainte parcourut le clan. La femme de Nug prit la parole. « Peut-être Homme de Nuit est dieu. » Nug entreprit de la frapper, mais elle esquiva le coup. « Pas dieu. Nug est dieu du clan. Mais attention Homme de Nuit. Prévenir ceux d’Ylorc. » Frint cligna rapidement les yeux. « Peut-être Homme de Nuit est dieu-de-Tous-Bolgs. » Tapi dans l’ombre derrière Nug, Achmed sourit avant de se fondre dans les ténèbres. Les murs des tunnels labyrinthiques de Canrif s’étaient peu à peu écroulés avec le temps, laissant des routes inégales là où les débris avaient fini par se solidifier en amas et en monticules de pierre. Les obstacles n’entravaient en rien la progression d’Achmed, mais le rendaient étrangement nostalgique, devant l’état de délabrement de ce qui avait été jadis une forteresse majestueuse. Durant l’âge d’or de Canrif, les tunnels étaient plus larges que les rues d’une grande cité, et les carreaux de basalte du cœur de la montagne, lisses, polis et agencés avec un soin et une précision mathématiques. Formidables et déroutants vus de l’extérieur pour décourager d’éventuels attaquants, ces tunnels étaient aussi très prévisibles de l’intérieur, dans leur disposition systématique. À un moment le chemin des quatre voyageurs s’était retrouvé jalonné de bobèches illuminant autrefois le vaste complexe souterrain. Il n’en restait plus que les bases brisées, toujours fixées aux murs, ou les trous marquant l’emplacement des flambeaux. Les pulsations enthousiastes de son propre cœur permettaient à Achmed de mesurer le plaisir secret et délicieux qu’il prenait à cette mission. Ce genre de tâches le ramenait au bon vieux temps, celui de son entraînement, à l’époque où la race des F’dors s’engageait dans une vaste campagne d’extermination contre les Dhraciens. Il s’était délecté de cette vie de journalier, avant d’inventer le cwellan, avant son ascension au rang de premier assassin du monde, alors qu’il lui restait encore à forger sa réputation contrat après contrat, alors que le vent le précédait en emportant son nom, qu’il laissait aussi derrière lui comme un sceau. Il se glissait à présent parmi les ombres dans ce tunnel qui débouchait sur une large grotte ; aux contours du sol et de l’ancien escalier constitué de poutres chevillées au mur, il reconnut une vieille caserne, dont les casiers remplis d’armes et les couchettes superposées avaient depuis longtemps disparu. Même les quartiers des soldats avaient dû être conçus avec un certain art : sur le plafond en forme de dôme allongé, on distinguait encore des fresques à la peinture écaillée ou tachée par le temps, et qui rendaient hommage à des batailles historiques. Achmed leva les yeux et médita sur ces silhouettes corrodées de soldats en pleine action. L’art du combat était dicté par une philosophie du contact, par l’art de l’impact mortel sur l’adversaire, l’art de s’accrocher à l’ennemi, de frapper encore et encore jusqu’à ce qu’il ne puisse plus supporter le contact. Cet état d’esprit résumait bien les motifs et les actes des F’dors. Ces esprits démoniaques s’accrochaient fermement à leur hôte par nécessité ; c’était un fait de leur existence. Le contact était pour eux la condition sine qua non de la survie. Pas étonnant, dès lors, que les F’dors haïssent les Dhraciens. Contrairement aux combattants des autres races, les Dhraciens ne se conformaient pas à la philosophie du contact mais à celle de la séparation. Se détacher du combat leur procurait plus de discernement pour repérer les failles et les défauts d’une armure. Cette technique leur permettait de déceler les endroits où l’arme de l’ennemi ne frappait pas, où l’armure ne protégeait pas et c’était sur cette habileté que les Dhraciens s’appuyaient pour accéder entre les coups aux zones exposées, sous l’armure. C’était ce détachement qui faisait des Dhraciens l’anathème des F’dors, ces êtres par nature condamnés à s’accrocher, à se lier, ou à cesser d’exister. En observant les explosions de violence inexplicables, l’idée avait effleuré Achmed que cette violence était une fin en soi, depuis le début. Là où Tsoltan était un maître stratège qui voyait loin, ce qui poussait à présent les hommes à ces actes de barbarie insensés n’impliquait pas forcément un plan d’action, ou même un but précis. Peut-être n’était-ce que la puissance, la friction causée par des hommes entrant en contact à travers la violence, qui était recherchée et donnait vie et force à ce désordre. Des bruits de lutte dans le tunnel, de l’autre côté de la caserne, interrompirent sa méditation. Achmed traversa la vaste grotte d’un pas vif, veillant à bien rester dans l’ombre et s’immobilisa à l’entrée du tunnel. Il inspira profondément et laissa son esprit suivre le chemin jusqu’à l’origine du sinistre vacarme. Sa vision intérieure n’eut pas à chercher longtemps. Un peu plus bas dans le tunnel, une meute de Bolgs se bagarrait à coups de lances brisées et de ce qui avait dû être des épées. Ils portaient les marques de deux clans différents, pour les uns inscrits sur le visage, pour les autres sur l’avant-bras. Une femme au bras tatoué et hurlant à pleins poumons se fit clouer au sol par deux des hommes de l’autre clan, sans doute comme trophée pour le chef du clan. Achmed décrocha son cwellan. Les Maraudeurs de la Nuit étaient sur le point de l’emporter lorsque des éclairs fusèrent dans le tunnel, abattant les deux chefs. Les Bolgs s’immobilisèrent instantanément, regardant les corps basculer, affublés de la même entaille en pleine gorge, devant et derrière, là où les lames étincelantes étaient entrées puis ressorties. Les têtes partiellement détachées dodelinèrent dans la mare de sang qui se répandait à toute vitesse. Un homme surgi de l’ombre se matérialisa dans le couloir devant eux. En un murmure, les ténèbres qui l’entouraient se transformèrent en cape et en capuche, sous laquelle deux yeux perçants les dévisageaient. L’un des Maraudeurs avait entendu les récits du Couloir de Mise à Mort. « L’Homme de Nuit ». La peur primale que contenaient ces mots était palpable. L’Homme de Nuit avança d’un pas, et les Bolgs des deux camps se précipitèrent contre les murs. Il se pencha pour ramasser une épée brisée et la lança à la femme, puis se tourna vers les autres. « Courez. » Même les Bolgs reconnurent sans peine le souffle de la mort dans cette voix sans timbre. Dans un mouvement de panique aveugle, le tunnel se vida de tous les Bolgs mélangés, qui dans leur hâte d’obéir fuyaient en trébuchant. Seule la femme hésita un instant, aussi fut-elle la seule à apercevoir le sourire sous la capuche. Puis elle fit volte-face et suivit ses compagnons, laissant les ténèbres engloutir de nouveau l’Homme de Nuit. Les quatre compagnons retournèrent au Couloir de Mise à Mort plus tard cette même nuit. Achmed les avait guidés et leur avait fait emprunter le passage le plus aisé à travers les Dents ; cet itinéraire était un peu plus long, mais évitait autant que possible les tunnels intérieurs. Jo ne voyait pas bien dans le noir et si Rhapsody avait survécu à la pénombre de leur interminable voyage le long de la Racine et s’était accoutumée au manque de lumière, elle n’était toujours pas à l’aise sous terre, du moins dans les premiers temps. Ils s’étaient fait attaquer deux fois en chemin. « Deux fois de trop, commenta Rhapsody lorsqu’ils pénétrèrent dans les grottes. — Deux fois moins que prévu, corrigea Grunthor en essuyant la lame de son encocheur. Pathétique. Va falloir du boulot pour remettre ces gars en forme. — Pas ces gars-là, en tout cas », fit remarquer Jo en contemplant les cadavres après l’embuscade manquée. Grunthor lui donna une petite calotte affectueuse. Achmed leva la main et les trois autres se turent. Ils le suivirent par les chemins qui sinuaient dans la roche froide et effritée par le temps et la négligence. Rhapsody frissonna. La désolation de la montagne était tangible, elle la sentait partout dans l’air qui l’entourait. Ils franchirent une large ouverture dans le couloir, et Rhapsody s’arrêta un moment pour regarder par le portail. Elle aperçut une corniche saillant au-dessus d’une énorme grotte. Elle se tourna d’un air interrogateur vers Achmed, qui hocha la tête. La jeune femme passa l’ouverture et se pencha au bord de corniche. Dans l’espace colossal qui l’entourait le vent tourbillonnait, chargé d’une épaisse poussière qui souillait la fraîcheur de l’air venu de l’extérieur. Elle se protégea les yeux et scruta les ténèbres à ses pieds. Sous elle s’étendait une immense cité en ruine, plongée dans l’obscurité et le silence. Les rues et les bâtiments, dans un état de délabrement plus ou moins avancé, se multipliaient à perte de vue. Elle voyait des places jadis ornées de fontaines et de jardins aujourd’hui morts, toute vie s’étant depuis longtemps desséchée. Pourtant, en dépit de cet état misérable, la beauté et l’ordre transparaissaient dans la conception, dans cette architecture qui du vivant de cette ville surpassaient sans conteste celle de Bethany et de Navarne. Splendeur qui se dissolvait désormais dans l’histoire, s’écroulant dans la mélancolie de la décrépitude anonyme. Le grand chef-d’œuvre de Gwylliam, songea Rhapsody avec tristesse. Canrif, mot qui signifiait siècle. À l’évidence, rien que le travail de sculpture du grand firmament de la grotte, qui jaillissait dans les pics des Dents au-dessus d’eux, devait avoir représenté le travail de toute une vie pour des milliers d’hommes. Il tenait toujours, testament vide de la vision vide d’un génie vide, qui l’avait rejeté avec arrogance. Ce n’était plus qu’une coquille abritant des bandes de semi-humains qui erraient dans ses tunnels croulants, oublieux de la gloire passée. Achmed lui toucha l’épaule. « Le Couloir de Mise à Mort n’est plus loin. » Lorsqu’ils atteignirent la dernière courbe qui précédait la partie rectiligne du couloir, Achmed adressa un signe de tête à Grunthor, qui s’immobilisa. Jo et lui prirent position de part et d’autre du tournant, pour faire le guet dans le couloir. Achmed et Rhapsody se risquèrent plus avant et s’arrêtèrent devant la lourde porte de pierre. « J’imagine que c’est la chambre forte, la bibliothèque de Gwylliam », dit Achmed d’une voix douce. Rhapsody acquiesça d’un hochement de tête. Elle n’avait trouvé ni carte ni plan de l’intérieur de Canrif dans le carnet découvert dans la Maison du Souvenir, mais impossible de se méprendre sur la description de la porte. Taillée au cœur de la pierre apparaissait une inscription fissurée, l’aphorisme de Gwylliam retranscrit avec art et élégance, dans un état de désagrégation avancé. Cyme we inne fird, de l’empri de morp en lif inne dis smylte terr. Les mots étaient gravés au-dessus d’une plaque de métal rouillé et d’une solide poignée, sous laquelle on avait percé une série de trous identiques, du diamètre approximatif d’un impact de flèche, en rangées symétriques. « C’est une sorte de verrou », expliqua Achmed en faisant courir sa longue main fine sur les trous. Ses doigts firent tomber de la poussière et des fragments de pierre. « Je suis sûr que cette devise stupide a quelque chose à voir avec la clef. Cet homme était une harpe à une seule corde. — Gwylliam était ingénieur et mathématicien, il a donc dû encoder l’axiome en un schéma chiffré correspondant aux trous, songea Rhapsody à voix haute, en époussetant la poudre de pierre qui obstruait certains des orifices. Pourtant il ne semble pas y avoir de corrélation entre ces trous et l’alphabet en cymrien ancien. — Est-ce que ça pourrait être une autre langue ? Celle des Nains ? Ou des Lirins ? » Rhapsody haussa les épaules. « Je ne sais pas. Ça m’aurait paru maladroit, d’un point de vue politique. Surtout si d’autres utilisaient la bibliothèque. On aurait pu y voir du favoritisme. Je ne pense pas que Gwylliam aurait pris le risque. » Elle recompta les trous ; ils étaient disposés par lignes de six, sur cinq rangées en tout. Elle s’absorba dans la réflexion, et son visage s’assombrit. Puis un sourire illumina soudain ses traits. Même du coin de l’œil, Achmed eut l’impression que le soleil venait de se lever dans le tunnel. « Bien sûr ! C’est un verrou musical. On ne comptait que six notes, à l’époque. Lorsque j’étais chez Llauron, j’ai découvert que le reste du monde utilisait aujourd’hui aussi la gamme de huit notes. Mais autrefois on se servait généralement de cinq groupes de notes, ce que nous appelons maintenant des octaves. — Je n’avais pas compris que Gwylliam était musicien. — Gwylliam était ingénieur et architecte. La musique est en grande partie un système mathématique. Ça ne me surprend pas. » Rhapsody sortit une flèche de son carquois et en cassa la pointe. Lentement, avec grand soin, elle l’inséra dans le trou qui devait correspondre au M dans Cyme. Des profondeurs de la pierre, ils entendirent tous deux monter un clic presque imperceptible, puis un roulement d’engrenage suivi d’un bourdonnement qui dura quelques secondes. L’excitation se lisait sur le visage de Rhapsody, ainsi que sur celui d’Achmed. « Tout doux, prenez votre temps, la mit-il en garde. Si vous vous trompez, il se peut que vous détraquiez le mécanisme d’ouverture et qu’on n’arrive jamais plus à le déverrouiller. — Chut », murmura-t-elle, les yeux brillants. Elle compta les lettres avec application en fronçant les sourcils et poussa celles qui correspondaient à l’initiale d’une note et s’alignait en face d’un trou. Elle était arrivée à l’avant-dernier mot lorsque Jo apparut au coin de la pièce. « Il y a du monde qui approche. Ils sont nombreux. » Achmed se tourna vers Rhapsody. « Ne vous interrompez pas. Je vais aider Grunthor. Ne vous précipitez pas. » La jeune femme hocha la tête et appuya dans le trou suivant. Elle poussa un soupir de soulagement en entendant un nouveau clic, tandis qu’Achmed remontait le couloir au pas de course, laissant sa place à Jo. La jeune fille le regarda s’éloigner par-dessus son épaule, puis rejoignit sa sœur adoptive près de la porte. « Qu’est-ce que tu fais ? — Chut. Je te le dirai dans une minute. » Des bruits de lutte leur parvinrent du couloir, répercutés par l’écho. Au grand désespoir de Rhapsody, Jo pivota et fit mine de se précipiter dans le tunnel. « Jo, arrête. Reste ici », ordonna-t-elle en la rattrapant in extremis. Jo se dégagea d’un coup d’épaule. « Tu es malade ou quoi ? Il y a au moins dix Bolgs là-bas. — Dix seulement ? Le temps que tu arrives, Achmed et Grunthor auront déjà dépouillé et empilé les cadavres dans un coin. Reste ici et couvre-moi, s’il te plaît. Je ne peux pas m’occuper de ce verrou et assurer ma propre protection à la fois. » Jo soupira, et s’exécuta de mauvaise grâce. « Avec toi je peux jamais m’amuser. » Rhapsody dissimula un sourire et retourna à son verrou. « Je t’ai laissée te battre, quand nous avons traversé les Dents, pas vrai ? — Oh, tu parles d’un défi, fit-elle d’un ton sarcastique. Découper deux ou trois corniauds aveugles armés de bouts de cailloux. Comme dirait Grunthor, “pathétique”. — Tu auras ta chance, ne t’inquiète pas. J’imagine que tu auras ton content de combats. En fait, c’est même moi qui vais me jeter sur toi si tu dis encore un mot. » Rhapsody se débattit avec le dernier trou, tenta d’en extraire les débris incrustés, au point de s’en faire saigner le doigt. Elle secoua sa main blessée, puis inséra une fois de plus la flèche brisée dans l’orifice. Le trou cliqueta et, aux confins du panneau de métal rouillé, éclata comme un claquement de cymbale. « Va chercher Achmed, si la voie est dégagée. Si le combat n’est pas terminé, reste cachée à l’écart », dit Rhapsody à l’adolescente qui contenait avec peine son excitation. Elle hocha la tête et bondit dans le couloir, pour revenir quelques instants plus tard accompagnée de ses deux amis firbolgs. « Vous avez réussi à l’ouvrir ? demanda Achmed en essuyant la lame de son épée sur sa cape, avant de la rengainer dans son fourreau, le tout d’un air distrait. — Je crois, oui. Il s’est déclenché, du moins m’a-t-il semblé. Mais je n’ai pas essayé de l’ouvrir avant votre retour, bien sûr. — Allez, faites-vous plaisir, mon grand », dit Jo à Grunthor, qui lui répondit par un sourire. Achmed acquiesça. Rhapsody attrapa son arc et encocha une flèche. Elle n’était pas certaine d’avoir envie de voir ce que cachait cette porte massive, dans la chambre forte. Une seconde plus tard, elle sut pourquoi. Grunthor fit pivoter le gigantesque pan de pierre et un souffle d’air sifflant leur fouetta le visage de son infecte puanteur de mort. C’était une odeur ancienne, longtemps contenue dans cette pièce énorme, mais assez putride pour donner immédiatement un haut-le-cœur à Jo. Rhapsody se précipita auprès d’elle pour lui retenir la tête, tandis qu’Achmed s’aventurait dans la chambre forte. Grunthor s’interposa entre les femmes et le couloir pour les protéger d’une éventuelle récidive des Bolgs. La nausée de Jo se dissipa rapidement et au bout de quelques minutes elle insista pour inspecter elle-même l’antre caché derrière la lourde porte. La chambre forte de Gwylliam s’ouvrait au-dessus et autour d’eux, parfaitement conservée, comme si le passage du Temps ne l’avait pas affectée. La grande caverne était remplie de documents, de rouleaux de parchemin et de manuscrits reliés, de cartes, de globes et de schémas qui avaient dû suffire à tenir occupés toute une armée de scribes pendant des siècles. Sur d’immenses étagères en bois poli alignées sur les murs s’empilait le reste des plans de Gwylliam ; elles étaient le réceptacle de tout le savoir de la civilisation cymrienne et le témoignage silencieux de l’apothéose d’une époque. Rhapsody balaya ce décor d’un regard stupéfait. Le plafond avait été taillé en forme de grand dôme lisse puis peint d’un bleu cobalt moucheté d’éclats argentés pour reproduire avec une précision extraordinaire les constellations dans le ciel au-dessus. Sur les murs étaient représentée avec la même minutie la géographie terrestre, avec des légendes dans la langue de l’époque. Ce qui était désormais les pays de Roland et de Sorbold était appelé Terres cymriennes, tandis que Tyrian portait le nom de Realmalir – le Royaume lirin. D’autres régions du monde étaient également représentées, notamment l’Île Perdue qui avait été jadis leur patrie, rendue dans un exquis raffinement de détails. En travers du dôme, s’étirant entre les étoiles, apparaissait l’image d’un gigantesque dragon dont les écailles rouge et or avaient été dorées une par une à la feuille. Des serres cruelles, rehaussées d’argent étincelant, s’étiraient sur les terres occidentales. Les yeux étaient représentés par des gemmes claires, taillées en prismes, qui scintillaient dans l’obscurité. Des flammes peintes jaunes et orange se déversaient de son jabot ouvert. Au milieu de la pièce se trouvait une grande table ronde de marbre noir, dotée en son centre d’un dôme transparent. D’étranges instruments saillaient du sol autour de la table et un singulier montage pendait du plafond au-dessus du plateau. Le métal dont il était constitué ne montrait nulle trace de rouille ou de ternissure, en dépit des siècles écoulés. Rhapsody aurait aimé l’examiner d’un peu plus près, mais ce qu’elle aperçut sur la table et par terre la tint à distance. Un cadavre momifié vêtu d’une robe de cérémonie était allongé sur la table. Il était tombé sur le dos, terrassé par une blessure cruelle lui barrant la poitrine. Une couronne en or de facture très simple reposait en équilibre près de sa tête. Lorsque Achmed s’approcha, elle se mit à rouler doucement d’avant en arrière, scintillant dans le noir. Par terre devant la table, ils virent une autre silhouette desséchée, un squelette à la peau parcheminée et au cou brisé. Il portait une fine cotre de mailles qui n’avait visiblement pas suffi à épargner cette funeste fin à son propriétaire. Après avoir disposé un tas de cailloux au pied de la porte pour la maintenir entrouverte, et avoir déterminé comment fonctionnait la poignée de l’intérieur, Grunthor repoussa le lourd panneau de pierre. Puis il se tourna vers Achmed, qui observait les corps du dessus, les bras croisés. Un petit sourire démentait la gravité de son visage. « Eh bien, voici l’illustre et tout-puissant Gwylliam, je présume. » Rhapsody et Jo s’approchèrent lentement. « Qui est l’autre ? » demanda la Barde. Achmed posa le regard sur l’autre cadavre. « Un garde, sans doute. C’est étrange, on aurait pu s’attendre à en trouver deux. C’était une des constantes de la garde royale serenne. » Rhapsody lui adressa un regard acéré. « Comment le savez-vous ? — Je me risquerai cependant à supposer que c’est sans doute Gwylliam en personne qui a tué celui-là », répondit Achmed en ignorant sa question. Grunthor acquiesça. En étudiant l’angle de chute du corps, il en était arrivé à la même conclusion. « Je croyais que Llauron avait dit que c’était Anwyn qui avait tué Gwylliam, intervint Rhapsody, perplexe. — C’est ce qu’il dit. Eh bien, peut-être n’en sait-il pas autant qu’il le prétend. Voilà qui ne me surprendrait pas. Je me méfie de lui. — Vous vous méfiez de tout le monde, commenta Jo, l’air de rien. Je peux voir la couronne ? — Une seconde, petite mam’zelle. Laisse-nous d’abord une chance de faire le tour du propriétaire, hein ? » Rhapsody passa de l’autre côté de la table en contournant largement les corps et observa le dôme. Il se trouvait hors de sa portée, mais peut-être pas de celle d’Achmed. Même sous l’épaisse couche de poussière, la qualité du travail était patente. Il paraissait composé d’une seule pierre polie à la perfection, dont le diamètre dépassait sa taille à elle. Le dôme reposait au-dessus de ce qui ressemblait à une maquette du labyrinthe, vu de l’intérieur et de l’extérieur, sculptée dans la pierre même de la table. « Très bien, Achmed, qu’est-ce qu’on peut bien faire de ça ? » Le Dhracien s’approcha de la table pour examiner la maquette et le va-et-vient de ses yeux était si rapide que Rhapsody ne parvint pas à le suivre. Il tendit le bras pour toucher le dôme. Sous ses doigts, le verre se mit à rougeoyer et à dégager de la fumée. Certaines parties de la carte se mirent elles aussi à miroiter. « Je ne ferai rien de cet objet, sourit Achmed. C’est lui qui fera quelque chose de moi. — Qui fera quelque chose de vous ? Et quoi ? — Un roi. » 45 « TOUT CE DONT NOUS AVONS BESOIN pour vaincre les Bolgs se trouve ici même – tout. En quelques semaines, ils deviendront un royaume uni pour la première fois de leur histoire, puis la plus grande force qu’on ait vue depuis que les Cymriens ont envahi cette terre, il y a quatorze siècles. » Rhapsody regarda son ami de travers. Elle était certaine de n’avoir jamais vu Achmed aussi excité et elle ne souhaitait en aucun cas minimiser l’événement ; néanmoins, ce qu’il racontait n’avait aucun sens. « Et ce serait trop vous demander que de nous éclairer sur le moyen d’accomplir une chose pareille ? » Achmed désigna la table du doigt. « J’ai déjà vu ce genre d’installation auparavant. Elle appartenait au roi serenne de l’ancien monde. C’est par ce moyen qu’il déterminait les déplacements de troupes et les migrations des centres de peuplement. Je ne suis pas surpris d’apprendre que Gwylliam l’a emporté avec lui, ou bien qu’il en a fait construire un nouveau. C’est un instrument bien utile, pour un roi. Quoi ? » Rhapsody le considérait d’un air étrange. « J’en apprends chaque jour sur vous, Achmed. Nous venons de passer quatorze siècles ensemble, et je n’avais pas la moindre idée que vous étiez aussi bien introduit dans les cercles royaux. Comment avez-vous eu l’occasion de vous mêler au sang bleu ? — C’était un foutu assassin. C’était qui, ses meilleurs clients, d’après vous ? » Jo posa sur Achmed un regard ébahi. « Vous étiez assassin ? » Il ignora sa question et se tourna vers Rhapsody. « Ce système nous permettra de déterminer où se trouvent les plus grosses concentrations de Bolgs, et à quelle fréquence ils se déplacent. Nous commencerons par recruter une petite tribu mobile, que nous formerons comme garde d’élite. Après quelques victoires, la rumeur se répandra que plus vite on s’enrôle, mieux on est entraîné et plus on monte haut sur l’échelle. — Des victoires ? Dans votre bouche, ça paraît un jeu d’enfants. Vous parlez de batailles ? — À peine, renâcla Achmed. Juste de petites escarmouches. Toute race restée sans commandement depuis quatre siècles est incapable de mettre sur pied une vraie bataille. » Lors de mon tour de reconnaissance à Bethe Corbair, j’ai entendu des gardes de ville évoquer un rituel annuel appelé “Nettoyage de Printemps”. Les soldats de Roland, venus de Bethany, organisent des raids contre les villages firbolgs des environs, et mettent tout à feu et à sang sur leur passage. Ils passent par l’épée tous les Bolgs qu’ils trouvent, femmes et enfants compris, et brûlent les chaumières. » Il ne releva pas l’expression d’horreur qui se lut sur le visage de la jeune femme. « D’après vous, quel est le trait de caractère bolg que révèle cet événement ? Et le fait qu’il se répète, année après année ? — L’idiotie ? — Pas du tout. La stratégie est plutôt intelligente, au contraire. Les Bolgs ont compris qu’en sacrifiant un petit nombre des plus faibles d’entre eux, ils empêchent l’armée orlandaise de pénétrer plus avant dans leurs terres – qu’ils appellent Ylorc, au passage. Ils reconstruisent chaque année les mêmes villages délabrés et y installent quelques malheureux. Les puissants guerriers de Roland débarquent, mettent le feu à ce décor fantôme et massacrent quelques enfants sans défense avant de rentrer à Roland, après avoir joui de leurs actes virils et valeureux. — J’imagine que vous comptez mettre fin à ces atrocités sur-le-champ, glissa Rhapsody, blafarde. — Bien sûr. — Les salauds, marmonna Jo. Appelez-moi, quand vous irez leur régler leur compte. Je serai ravie de vous aider à écorcher quelques soldats de Roland. — Certainement pas, répliqua Rhapsody, à nouveau sous le choc. Achmed, vous parlez comme si nous allions à nous quatre soumettre des centaines de milliers de Bolgs. — Vous avez tout bon. — Et vous avez tout faux. Je ne vois pas d’inconvénient à vous aider, bien que je pense qu’à quatre contre cent mille ce soit perdu d’avance. Mais ce sera cent mille contre trois, parce qu’il n’est pas question que Jo soit mêlée à ça. Je ne l’ai pas emmenée avec nous pour qu’elle se fasse tuer. — Qui t’a demandé quoi que ce soit ? » explosa Jo. Rhapsody se tourna vers sa sœur adoptive, dont le visage avait viré à l’écarlate sous l’effet de la colère. « Il va falloir arrêter ce petit manège de la mère poule, Rhaps. Je suis une grande fille et j’ai passé ma vie entière dans la rue. Je sais prendre soin de moi, merci beaucoup. Maintenant arrête de me chouchouter ou je mets le feu à tes cheveux. — Ça marchera pas avec elle, elle a ce truc bizarre avec le feu. Mais je peux te trouver quelque chose d’autre, si elle te fiche pas la paix, proposa Grunthor, non sans lancer un regard complice en direction de Rhapsody. Allez, Votre Altesse. Elle me rappelle beaucoup une autre fillette que j’ai connue. » Il cligna son immense œil couleur d’ambre. Rhapsody ne put s’empêcher de rire. « Oh, très bien, céda-t-elle en serrant Jo contre elle. Je ne pourrai pas te garder dans mes jupons toute ta vie, j’imagine. Par où commence-t-on ? — Eh bien, Jo va commencer par rendre la couronne, et les autres objets de valeur qu’elle a chapardés sur le corps de Gwylliam pendant que nous avions le dos tourné. — Quoi ? » Rhapsody se recula et fixa Jo droit dans les yeux. Elle y lut une expression à la fois provocante et penaude. La Barde inspecta du regard le cadavre affalé sur la table. La couronne manquait en effet, et le corps avait été méthodiquement débarrassé de tous ses bijoux et de ses boutons. Grunthor brandit son énorme main d’un air de reproche, mais l’étincelle dans son œil n’échappa pas à Rhapsody. D’un geste lent, Jo restitua la couronne, les yeux au sol. « Et maintenant, le reste, p’tite mam’zelle », ordonna le géant firbolg. Jo releva les yeux et, en voyant l’air sévère qui s’était substitué au sourire, alla à contrecœur chercher dans ses poches une poignée de bijoux et de babioles diverses. « C’est tout, cette fois-ci ? » La gamine des rues hocha la tête. « Mauvaise réponse », lança la voix limoneuse d’Achmed derrière elle. Vive comme l’éclair, sa main bondit pour arracher la poche de la veste que Rhapsody avait achetée à Jo, à Bethe Corbair. Rhapsody étrangla un cri de protestation en voyant un anneau d’or en tomber et rouler sur le sol de pierre en décrivant des cercles de plus en plus petits. Achmed se pencha pour ramasser l’anneau. « Tu es bien mauvais juge de la valeur des choses, Joséphine, assena-t-il en employant à dessein ce prénom qu’elle abhorrait. Cet anneau aurait pu te rapporter de quoi acheter un bon cheval, ou dix acres de terres à Bethe Corbair, mais il t’a coûté bien plus cher que sa valeur. Ton mensonge se paie au prix de ma confiance. Personne ici ne t’aurait refusé ta part de trésor, mais tu dois comprendre qu’aussi bien les objets de valeur que les corps que nous trouvons ici sont des instruments, des indices de l’énigme dont dépend notre survie en ces lieux. » J’admire ton autonomie, mais elle te rend dangereuse comme membre de notre équipe, et je ne peux pas courir ce risque. Il y a trop en jeu pour miser sur une mioche désobéissante qui ne veut pas comprendre les règles. Demain nous choisirons un cheval pour toi et nous te reconduirons à l’entrée de Bethe Corbair. — Alors vous feriez bien d’en choisir deux, parce que je pars avec elle », répliqua Rhapsody en faisant de son mieux pour se maîtriser. Elle scruta le visage de sa sœur et sa fureur ne fit que redoubler lorsqu’elle vit que Jo luttait pour ravaler ses larmes et ne pas perdre la face. « Et si c’est vraiment votre sentiment, vous pouvez me parler à moi jusqu’à notre départ demain matin, car je ne veux plus que vous lui adressiez la parole. » Achmed lui lança un regard froid. « Vous voulez que nous nous séparions maintenant ? Nous quitter pour elle ? — Si nécessaire, oui. — Pourquoi ? » Le regard de Rhapsody passa de la jeune fille tremblante au visage impassible d’Achmed. « Elle a plus besoin de moi que vous. — Allons, m’sieur, on peut p’t-être arriver à un compromis, proposa Grunthor d’une voix douce. Il va lui falloir un moment pour s’habituer à être en sécurité et pour comprendre qu’elle est plus dans la rue, hein Jo ? Je me porte garant de la p’tite mam’zelle, elle le refera plus. Pas vrai, beauté ? — Et nous pouvons la bannir de la bibliothèque. Elle restera dans le camp de base que nous aurons choisi, surenchérit Rhapsody. — Je suis désolée », murmura Jo. Les trois autres se tournèrent vers elle, ébahis. C’était la phrase la plus improbable qu’ils aient entendue de sa bouche. « Alors, Achmed, une seconde chance ? — Je vois que les votes jouent contre moi. Très bien. Je passerai outre pour la dernière fois, mais je pense que c’est une erreur. Tu es imprudente, Jo, et bornée. Ça doit être de famille. » Il jeta un coup d’œil vers Rhapsody, qui souriait, les yeux baissés vers le sol. « Je n’ai pas besoin de préciser combien je suis sérieux en disant que c’est ta dernière chance. On ne peut se permettre de n’avoir qu’un demi-membre, dans cette équipe. Ou bien tu t’engages complètement avec nous, ou bien tu pars. Je ne veux plus mettre ma vie en balance à cause de ton immaturité, ni les vies de Rhapsody et de Grunthor. Tu n’en vaux pas la peine. — Ça suffît, l’interrompit Rhapsody avec fermeté. Elle a compris le message. » Achmed se plaça face à la Baptistrelle et articula une seule phrase en langue bolg : « Rappelez-vous bien ce que je dis : nous le regretterons. — Drôle de sentence, dans la bouche de quelqu’un qui attend de moi que je l’aide à jeter quatre personnes entre les griffes d’une armée entière de monstres assoiffés de sang, répliqua Rhapsody en entourant Jo d’un bras protecteur et en la menant jusqu’à une chaise. Tu vas bien ? » Jo fit oui de la tête. Elle avait la mâchoire tellement serrée qu’un petit nerf tressautait sur sa joue. « Reste assise ici quelques minutes, ça va passer. Achmed peut avoir l’air dur, mais il essaie juste d’assurer notre survie. — Je comprends et j’accepte ce qu’il dit, marmonna Jo. C’est toi que je ne peux pas supporter, pour l’instant. Laisse-moi tranquille, s’il te plaît. » Piquée, Rhapsody alla rejoindre les deux Firbolgs, qui conversaient près de la table en pierre. « Les coffres sont là-dessous, dit Grunthor en désignant le centre du plateau. — Et comment est-on censé faire bouger ça ? — Nous nous en inquiéterons le moment venu. Regardez ça. » Achmed posa la main sur le dôme et, comme auparavant, le cristal se mit à rayonner. La table elle-même scintilla par endroits, des points s’allumèrent puis se déplacèrent sur la maquette, avant de disparaître pour réapparaître un instant plus tard de l’autre côté de la table. Ces petites étincelles ne signifiaient rien pour Rhapsody, mais Achmed et Grunthor avaient l’air de savoir les interpréter, ce qu’ils firent entre eux. Rhapsody jeta un regard en direction de Jo, qui fixait résolument le sol, les bras croisés, serrés contre sa poitrine. Lorsque la jeune femme concentra de nouveau son attention sur les deux Bolgs, ils semblaient être arrivés à un consensus. « Il nous faut mener notre petite enquête, résuma Achmed en enfilant ses gants. Je suggère que Jo et vous attendiez ici, dans la bibliothèque et que vous passiez en revue tous les manuscrits que vous trouverez qui pourraient vous paraître utiles. Les Bolgs n’ont jamais ouvert cette porte et si nous la laissons à peine entrouverte, il est fort probable qu’ils ne le remarquent même pas. — Et s’ils s’en rendent compte ? Et si nous sommes enfermées ici quand ils débarqueront ? — Eh bien, vous disposez d’une bonne épée, et la gamine ne demande qu’à faire son baptême du feu. Faites de votre mieux. — Je suis vraiment très touchée de vous sentir à ce point concerné, commenta Rhapsody d’un ton sarcastique, en jetant de nouveau un coup d’œil à Jo, par-dessus son épaule. — Nous ne serons pas si longs. Grunthor s’est déjà assuré que la porte s’ouvrait bien de l’intérieur, donc si nous ne sommes pas rentrés dans un jour environ… — Un jour ? — … attendez d’être sûre que rien ne bouge dans les parages et reprenez le chemin de Bethe Corbair. Vous devriez y être bien ; ils ont un très gros marché pour faire vos emplettes. — Vous êtes odieux, vous en avez conscience ? » dit-elle en observant du coin de l’œil le sourire de Grunthor. Le géant se dirigea vers la chaise où Jo bougonnait. « Renifle un bon coup, p’tite mam’zelle, et regarde un peu autour de toi. Vois si tu peux trouver quelque chose qui nous serait utile, hein ? — Très bien », marmonna-t-elle. Grunthor lui tapota la tête en signe d’encouragement et serra Rhapsody contre lui. « À bientôt, duchesse. » Puis il suivit l’ombre qui s’était déjà glissée sans un bruit par la porte entrouverte. Des mots chuchotés dans les anciens couloirs. « L’Homme de Nuit. A tué Brax-Œil et Grak-Griffe avec feu du ciel. — A donné à la femme de Grak le fer tranchant. Maintenant elle porte son enfant. » Les Bolgs balayèrent les alentours du regard, cherchant à détecter le moindre mouvement. « Peut-être là maintenant. Le sang de l’Homme de Nuit c’est l’obscurité. — L’Homme de Nuit vient tuer Bolgs ? — Non, l’Homme de Nuit est bolg. Peut-être dieu des Bolgs. — Peut-être Homme de Nuit vient défier Œil-de-Feu et le Fantôme. » Les ténèbres se firent silence. Puis l’évidence frappa les Bolgs blottis les uns contre les autres, et tous se mirent à hocher la tête d’un air grave. Une fois les deux hommes partis, Rhapsody entreprit de fouiller la bibliothèque, finalement rejointe par Jo. Elles commencèrent par les cartes et les journaux de bord du voyage de Gwylliam depuis l’Île Perdue, que Rhapsody lut à voix haute en les traduisant du cymrien ancien. À mesure qu’elles déchiffraient le système d’organisation, elles progressèrent dans les archives. Tout semblait fondé sur le principe du groupe de six. Les plans des bâtiments et les structures de base étaient hexagonaux, selon la conviction de Gwylliam pour qui les fondations à six côtés étaient les plus solides du point de vue architectural. En outre, elles découvrirent une autre porte, non verrouillée celle-là, et après en avoir beaucoup débattu décidèrent de courir le risque de l’ouvrir sans attendre le retour de leurs compagnons. D’un effort titanesque, elles firent pivoter la lourde dalle de pierre, qui donnait sur un tunnel menant à des grottes pleines de machines rouillées – des grandes roues, des leviers et des tuyaux verticaux escaladant la montagne. Chacune des pièces de ce vaste système aurait rempli à elle seule la grand-place de Bethe Corbair. « Qu’est-ce que c’est que tout ça, d’après toi ? chuchota Jo. — Je n’en suis pas sûre, dit Rhapsody en parcourant avec attention un manuscrit trouvé dans la bibliothèque. Je dirais que c’est lié au système de ventilation. » Jo était descendue de quelques marches dans la grotte pour mieux contempler les gigantesques engrenages au-dessus d’elle. Chacun des innombrables rouages mesurait deux fois la taille de sa main. « Au quoi ? — Si je ne m’abuse, c’est la machinerie qui brasse l’air sous la montagne. Comme tu peux le sentir avec cet air rance et humide, elle ne fonctionne plus. » Jo pivota sur elle-même, toujours fascinée par les immenses tuyaux accrochés aux entrailles de la montagne. « Comment ça marchait ? — Je ne saurais pas te dire avec précision. L’une des grandes fiertés de Gwylliam, à en croire son journal, est d’avoir trouvé le moyen d’acheminer air pur et chaleur sous la montagne. Cette forteresse à l’intérieur des Dents était son quartier général, il y avait établi son Grand Hall, sa salle du trône et les diverses fortifications visant à tenir l’ennemi à distance. Je dois bien admettre que c’est là une brillante organisation. La ventilation rendait la montagne habitable pour les Cymriens des Dents. — Je n’y comprends plus rien. Je croyais que tous les Cymriens de Gwylliam habitaient les Dents. — La plupart des Cymriens vivant à Canrif étaient en réalité établis au-delà du canyon situé derrière les Dents, après ce que Gwylliam appelle la Lande Désolée. Les terres sont tellement étendues que c’est un paysage impossible à décrire et invisible de l’extérieur, parce qu’elles sont toutes masquées par les montagnes. Je te montrerai ce manuscrit, quand nous retournerons dans la bibliothèque. — Ça servira pas à grand-chose, dit Jo en parcourant du regard la pierre silencieuse et tout l’attirail métallique, encore menaçant dans l’obscurité, bien qu’au repos. Je sais pas lire. — Je m’en doutais. Je serais heureuse de t’apprendre. Je l’ai fait avec Grunthor. — Vraiment ? » Jo entreprit de descendre encore quelques-unes des marches taillées à flanc de montagne et qui s’enfonçaient dans la grotte en contrebas. « Rentrons, s’empressa de suggérer Rhapsody. Je pense qu’on devrait attendre les deux autres pour pousser l’exploration plus bas. » Jo poussa un soupir agacé mais ne contesta pas l’ordre de sa sœur, et reprit derrière elle le chemin de la bibliothèque. Il s’était presque écoulé un jour lorsque Achmed et Grunthor reparurent, et plutôt en bon état. Grunthor était affublé d’une plaie superficielle à la main, que Rhapsody nettoya et banda malgré ses allégations sur le caractère bénin de la blessure. Ils avaient tous deux l’air satisfaits de leur tour de reconnaissance. « Nous en avons trouvé quelques-uns dans la cité en ruine – au fait, leur mot pour dire cymrien est willum, leur apprit Achmed au souper. — Intéressant, commenta Rhapsody. Eh bien, il y a au moins quelqu’un pour se rappeler ce bon vieux Gwylliam. — Je me suis dit que l’idée vous plairait, Rhapsody. Quoi qu’il en soit, les tribus sont dispersées dans les Dents, jusqu’au cœur du vieux royaume cymrien ; nous n’avons surpris que quelques groupes isolés. — Ouais, on a vu tout un tas de Griffes et d’Yeux mais pas de Tripes, ajouta Grunthor en mâchonnant sa ration. — Des Griffes et des Yeux ? Des Tripes ? Mais de quoi parlez-vous ? — C’est l’un des moyens utilisés par ces Bolgs pour se désigner entre eux. Les Griffes sont la catégorie des soldats, des chasseurs et des maraudeurs. C’est ce genre de tribus que les envoyés de Roland viennent “nettoyer” à chaque printemps. » Les Yeux sont les espions, comme leur nom l’indique. Ils vivent au sommet des montagnes, face à la steppe, ainsi qu’à flanc de colline, vers l’intérieur et la lande. Ils sont en général de corpulence plus fine, moins musclés et ce sont plus des charognards que des pillards. » Et les Tripes vivent dans l’intérieur des montagnes et dans les autres régions cachées du royaume. Je n’ai pas pu apprendre beaucoup à leur sujet, si ce n’est qu’ils font partie des tribus les plus redoutées. En général ils restent entre eux, mais lorsqu’ils se répandent hors de leurs terres, il y a de la casse. — Des tripes qui se répandent. Ravissant, commenta Rhapsody. — Leurs chefs incluent dans leur nom le type de clan auquel ils appartiennent. Oh, au fait, nous avons déjà sous notre coupe quelques Griffes à nous. Une petite tribu appelée les Maraudeurs de la Nuit. — Je vous demande pardon ? » Grunthor eut un large sourire, qui dévoila sa dentition de carnassier. « Ouais, le seigneur de guerre ici présent – c’est comme ça qu’ils l’appellent – s’est dégotté son petit contingent personnel. — Seigneur de guerre ? — Disons que c’est une variation sur “l’Homme de Nuit”, qui est le premier surnom qu’ils m’avaient donné, précisa Achmed tout en mâchant sa viande. — Comptez pas sur moi pour vous appeler seigneur de guerre, marmonna Jo dans sa tasse. Cœur de pierre, à la rigueur. » Rhapsody dissimula son sourire. « Et où se trouvent ces… ces Maraudeurs de la Nuit, en ce moment ? — Ligotés dans l’un des tunnels inférieurs. » Alarmée, elle lâcha son morceau de pain. « Ligotés ? Vous les avez laissés ligotés ? Les autres Bolgs errants ne risquent pas de les attaquer ? — Eh bien, peut-être que si, mais les Maraudeurs de la Nuit sont considérés comme une des tribus les plus redoutables qu’on ait pu trouver dans un rayon d’une journée de marche. Je ne pense pas que les autres Bolgs risqueraient de s’attirer les foudres d’une créature capable de soumettre les Maraudeurs de la Nuit et de les laisser troussés comme des dindes dans un couloir. » Achmed avait vu juste. D’autres tribus passèrent à proximité des Maraudeurs captifs, mais nul ne tenta de les attaquer ou de les libérer. Les compagnons purent assister à leurs aventures sur la table de marbre sous le dôme. Achmed montra aux femmes les points lumineux qui représentaient ses prisonniers, et les pointillés mouvants des tribus qui se déplaçaient. Jo avait fait une découverte capitale, qui fut pour beaucoup dans sa reconquête de la confiance d’Achmed. C’est elle qui avait déterminé à quoi servaient les appareils situés au-dessus et devant la table. Le conduit qui pendait du plafond était un tuyau acoustique, un système de communication qui transmettait la voix à travers la montagne vers des régions spécifiques, en fonction des zones sélectionnées sur la carte. L’installation qui surgissait du sol servait au contraire à écouter les sons en provenance de lieux précis et que le conduit acheminait jusqu’à la bibliothèque. Ces deux structures s’arrimaient sur les conduits du système de ventilation qui parcouraient la montagne, un dédale complexe de tubes et de tunnels canalisant les vents furieux qui tourbillonnaient autour des sommets, afin de rafraîchir et de nettoyer l’air de la forteresse souterraine. Au cours des mois froids, lorsqu’il fallait produire de la chaleur, on faisait dévier l’air par les puissantes forges de Gwylliam, qui sommeillaient à présent dans les entrailles des Dents. À une époque, étaient sorties de ces forges d’énormes cuves de fer, d’acier et de métaux précieux dont on avait fait les meilleures armes et les armures les plus splendides du monde connu, ainsi que des éléments de décoration d’un raffinement exceptionnel. Achmed avait ramassé une collection d’armes dans les différents présentoirs qu’il avait inspectés, et l’étala sur l’une des longues tables d’étude. Rhapsody tomba sur Grunthor en train de caresser rêveusement la lame de l’une des épées trouvées dans la chambre forte. Elle lut une telle tristesse sur les traits du géant qu’elle en eut le cœur touché. Elle s’approcha de lui et glissa le bras sous le sien. « A quoi pensez-vous ? » Grunthor baissa les yeux vers elle et un sourire le gagna peu à peu. « Oh, à rien, beauté. — Vos troupes vous manquent ? — Nan. J’en aurai de nouvelles d’ici peu, je crois bien. Je me disais juste que c’était un sacré gâchis, tout ça. » Rhapsody soupira ; elle se disait plus ou moins la même chose. Il était douloureux de repenser à ce qu’avaient été ces Cymriens, leurs compagnons serennes, leurs compatriotes, peut-être même les descendants de leurs êtres chers. Dans ces objets retrouvés, elle voyait toute la vie de labeur d’artisans, d’ingénieurs, d’architectes, de dessinateurs, de bâtisseurs de routes complexes et de grandes machines qui avaient survécu à leur civilisation, des hommes et des femmes d’un profond discernement et sachant donner vie à leur inventivité, des hommes et des femmes disparus depuis longtemps, terrassés par la soif aveugle du pouvoir. « Réjouissez-vous, Grunthor, l’encouragea Rhapsody avec un sourire forcé. Songez à Gwylliam, comme il va se retourner dans sa tombe en voyant que toutes ses machines et ses armes sophistiquées seront bientôt entre les mains des Bolgs, et qu’ils s’en serviront pour rebâtir leur civilisation. — Je ne pense pas que le pauvre vieux ait eu une tombe, gloussa Grunthor, si c’est bien son corps qu’on a trouvé là. Mais peut-être que si on le fait se retourner assez fort, il pourra faire redémarrer les machines. » Achmed avait déjà choisi la prochaine tribu à enrôler. Les Buveurs d’Ombres faisaient partie des Yeux, un groupe de charognards agiles qui tiraient profit des ombres de la montagne pour tendre des embuscades aux voyageurs solitaires ou aux membres les plus faibles des autres clans bolgs. Cette fois-ci, c’est l’équipe au grand complet qui se tapit dans les tunnels et guetta le passage de ces Bolgs dont la stratégie était l’effet de surprise. Leur déroute fut désordonnée mais totale et, en moins d’une heure, Achmed s’était acquis un nouveau groupe d’espions dévoués qui feraient office de loyaux porte-parole. « Parcourez les tunnels avec le mot d’ordre suivant, ordonna le nouveau seigneur de guerre aux survivants. Le roi d’Ylorc est venu dans la montagne. Ceux qui veulent faire partie du royaume se réuniront dans le canyon au-delà des Dents dès la prochaine pleine lune, dans dix jours. » Dans trois jours vous me sentirez inspirer, mon souffle sera aussi froid que le vent d’hiver. Quiconque sera touché par lui sera convoqué. Le jour suivant vous me sentirez expirer. La chaleur de mon souffle vous touchera de nouveau. Vous devrez venir au canyon, la prochaine nuit de pleine lune. Quiconque ignorera mes ordres brûlera dans le brasier de mes entrailles le onzième jour. » Aux paroles d’Achmed, les yeux perçants des hommes des grottes clignèrent rapidement dans l’obscurité. Aux confins du Royaume Caché, le chamane bolg se réveilla dans la pénombre de sa grotte. Alors que le sommeil s’enfuyait, il ouvrit vivement les yeux et sentit qu’ils piquaient dans les coins, et même qu’ils saignaient un peu. Alors il comprit. La vision était presque sur lui. Il n’eut guère que le temps de s’asseoir et de s’attraper la tête entre les mains avant qu’elle le terrasse comme un vent violent. Quelque chose était venu dans la montagne, la rumeur courait au sein du clan des Yeux, un long chuchotement sourd qui parlait d’un homme capable de se fondre dans l’ombre, mais seules des bribes lui étaient parvenues. Le récit en soi ne s’était pas encore immiscé jusque-là, jusqu’aux Terres Profondes, bien au-delà des Dents. Saltar, que les Bolgs appelaient Œil-de-Feu, porta la main à sa poitrine et se concentra sur la vision, mais elle demeurait floue. Les images en étaient étrangement familières, mais dépassaient largement son entendement. Il attendrait, montant la garde, jusqu’à ce que s’éclaircisse le message. « Très malin de votre part, de leur promettre votre souffle divin, avant de vous assurer que le système de ventilation fonctionnait bien », marmonna Rhapsody, assise sur les épaules de Grunthor, à essayer de décoincer l’un des leviers principaux. Ils se tenaient au cœur même du système de ventilation de Gwylliam, grâce à des plans architecturaux et à des notes trouvés dans la bibliothèque qui indiquaient la marche à suivre. Ç’avait été un processus ardu, d’essayer de localiser les éléments de cette structure massive qui correspondaient aux schémas. Une fois cette étape passée, la tâche était devenue plus périlleuse. Plus d’une fois, les hommes avaient dû ressortir sur les rochers escarpés à l’extérieur et dégager les cailloux et les débris accumulés par des siècles de grand vent dans les bouches d’évacuation. Les bourrasques tournoyaient autour d’eux, déchiraient leurs vêtements, manquaient de les précipiter dans le canyon en contrebas. Le système de ventilation avait été coulé dans ce métal étrange qu’Achmed et Grunthor avaient vu dans la cathédrale d’Avonderre et qui semblait prémuni contre la rouille, en dépit de siècles d’inactivité. La machinerie elle-même paraissait toujours en état de fonctionner, mais certains joints et leviers avaient pourri avec le temps ou l’humidité ambiante. « Et même si vous réussissez à l’ouvrir une fois, ça ne signifie pas qu’il fonctionnera à nouveau sur commande, Achmed, fit remarquer Rhapsody, toujours perchée sur le dos du géant firbolg. Cet appareil contient tellement de pièces, et beaucoup sont pourries ou complètement soudées, parce qu’elles n’ont plus servi depuis une éternité. » Ils avaient déjà dû rouvrir certains passages qui avaient fonctionné la première fois et s’étaient ensuite bloqués de manière inexplicable au deuxième essai. « C’est le dernier. Si vous réussissez à ouvrir cette zone, nous aurons dégagé les tuyaux à l’intérieur des Dents. Pas mal, en seulement deux jours de travail », commenta Achmed. Avec Jo, ils huilaient un énorme tuyau près d’un ventilateur géant. Il tira une dernière fois sur la chaîne de sécurité puis se tourna de nouveau vers les deux autres. « Comment ça se présente ? — Essayons, pour voir », dit Rhapsody à Grunthor. Le géant bolg hocha la tête et la fit descendre de ses épaules, puis tira le levier d’un coup sec. La grille qui y était rattachée glissa sur le côté sans résistance. « Parfait. Dépêchez-vous de la refermer. Retenons encore un peu notre souffle. » Rhapsody ferma les yeux. Elle retenait déjà le sien. Le lendemain matin, le soleil se leva sur les Dents au milieu d’un épais brouillard. Au moment où il franchissait la ligne d’horizon, un grincement insupportable s’éleva des montagnes, comme la lame d’une épée raclant sur la meule en pierre d’un rémouleur. Quelques instants plus tard les tunnels de Canrif s’emplirent d’un souffle glacé qui se jeta dans les couloirs avec un hurlement féroce, balayant les Bolgs de ses bourrasques furieuses. Même réfugiée au cœur du système, Rhapsody entendait les cris de panique. Elle se tourna vers les autres d’un air alarmé. « Ça suffit, Achmed. Les enfants et les blessés vont être frigorifiés. » Achmed acquiesça et Grunthor et Jo actionnèrent les leviers qui commandaient les trappes extérieures. Ils entreprirent ensuite de refermer le reste, tandis qu’Achmed et Rhapsody se précipitaient dans les escaliers pour rejoindre le tube acoustique. En chemin, Rhapsody saisit Achmed par le coude. « Ça ne va pas être aussi violent tout le long, pas vrai ? Canrif sera invivable. — Pas une fois que tout fonctionnera normalement. Je pense qu’il faut juste que l’air s’équilibre, entre l’intérieur et l’extérieur. Et, au fait, maintenant cet endroit s’appelle Ylorc. Le règne de Gwylliam s’est achevé il y a environ un millénaire, au cas où vous ne l’auriez pas remarqué. » Une fois près de la table de pierre, Rhapsody sortit sa flûte d’alouette. Ils étaient convenus la veille que la voix d’Achmed, bien qu’effrayante en face-à-face (surtout du fait de son timbre bas et sablonneux), ne l’était précisément pas assez pour une première prise de contact. Rhapsody comptait compenser cette lacune par la musique. Elle entonna une mélodie discordante destinée à reprendre et à accentuer les nuances de la voix du Dhracien, pour qu’elles se mêlent aux hurlements du vent et aux gémissements de terreur. Achmed déboucha le tube acoustique et délivra son message. « Demain j’expirerai, un seul souffle, assez long pour que vous sentiez tous ma chaleur sans prendre feu, pour cette fois-ci. Ceux qui viendront à moi au canyon à la pleine lune seront les membres de la nouvelle puissance d’Ylorc. Je ferai périr tous les autres d’un coup de talon. » Sa voix se répercutait en un écho effroyable. Achmed referma le tube. « Eh bien, c’était tout à fait monstrueux, dit Rhapsody en rangeant sa flûte. Vous pensez que nous les avons convaincus ? — Certains d’entre eux, oui. D’autres le seront demain. Et d’autres ne céderont pas et préféreront s’opposer à un nouveau seigneur de guerre plutôt que se retrouver au second plan. — Et ceux-là, que deviendront-ils ? Que ferez-vous pour les convaincre ? — Disons qu’ils ne vivront pas assez longtemps pour regretter leur scepticisme. » Il a lancé son souffle sur nous, disaient les espions Poing-et-Feu. Aussi froid que le vent d’hiver gémissant. Saltar se frotta les yeux pour essayer d’éclaircir sa vision, mais il n’entendit rien de plus. Cette vision, son don, ne lui envoyait pas un signe en provenance de l’Avenir, ou une prédiction. Il possédait simplement cette capacité de voir une chose qui était là, inévitable ; son œil voyait plus loin. Le vent gémissant. Ces mots firent écho dans sa tête. L’Esprit regardait toujours dans le vent. Peut-être ce qui arrivait désormais était-il ce qu’il y cherchait. 46 « ÇA NE MARCHERA JAMAIS. — Soyez pas aussi négative, duchesse. Laissez-nous une chance. » Rhapsody se tourna vers le géant, qui souriait de toutes ses dents. « Vous ne comprenez pas. Des forges de cette taille doivent s’alimenter régulièrement pendant des siècles. Même en une semaine nous ne pourrions réunir assez de combustible pour les amener à température suffisante pour faire fondre la glace, sans parler évidemment du fer. — Nul besoin de faire fondre quoi que ce soit, fit remarquer Achmed d’un ton patient. Tout ce qu’il faut, c’est que l’air se réchauffe. Il y a un courant chaud à l’approche, je le vois aux nuages. En outre, si vous réussissez à vous remémorer votre baptême du feu et à bien vous concentrer, je suis certain que les forges brûleront assez fort pour convaincre les Bolgs que j’envoie sur eux mon souffle chaud. — Si on pouvait reproduire vraiment votre haleine, ils se rendraient en un clin d’œil, commenta Jo, occupée à manier le soufflet au-dessus du feu que les autres avaient allumé. On devrait peut-être jeter de la diplotaxis là-dedans. » Grunthor se frotta le menton. « C’est peut-être pas une mauvaise idée, m’sieur. — Pas cette fois-ci, mais merci pour la suggestion, Jo, répliqua Achmed avant de s’adresser à la Barde. Bon, allons-y, il fait presque jour. » Rhapsody leva les yeux vers le soufflet géant cerclé de cuivre, détendu et troué de part en part. Les forges étaient lovées aux confins de la montagne, et on ne pouvait les atteindre que par de vastes grottes obscures et inhospitalières qui s’étaient éboulées à leur passage. Elle avait eu le souffle coupé par les dimensions des hauts-fourneaux. Il avait dû falloir un millier d’hommes pour faire fonctionner et entretenir l’équipement, nuit et jour, et alimenter la fournaise en continu. Ils avaient déniché une réserve de charbon, terril noir et souterrain entouré de truelles, de pioches et de seaux pour transporter les galets jusqu’au brasier. Un certain nombre de squelettes reposaient à proximité, ceux des forçats qui n’avaient jamais réussi à ressortir lorsque la montagne de Gwylliam avait été reprise par les Firbolgs. Leurs ossements avaient été le premier combustible livré aux flammes sur un hymne funèbre chanté par Rhapsody, quatre siècles en retard. Les squelettes étaient ceux d’hommes grands à la cage thoracique imposante et aux épaules carrées – des Nains, avait suggéré Achmed, rejoint par Grunthor. Rhapsody inspira profondément, se plaça près du fourneau et se concentra, écartant tous les doutes qui l’avaient envahie depuis qu’ils avaient entrepris de conquérir la montagne. Elle invoqua le feu qui brûlait dans son âme et se mit au diapason, chantonnant la bouche entrouverte, jusqu’à ce que la musique irradie d’elle et remplisse toute la grotte. Elle sentait les flammes revenir à la vie dans un gigantesque grondement ; elles illuminèrent bientôt son visage et chauffèrent le tissu de son corsage au point qu’il parut sur le point de s’enflammer. Elle entendait au loin les cris des autres, qui actionnaient l’énorme soufflet. Elle chassa de son esprit les bruits ambiants et se concentra une fois encore sur le charbon en train de se consumer dans le gouffre, en dessous d’elle. Dans la forge, l’enfer ronflait et craquait, couvrant tous les autres sons à l’intérieur de la montagne. Rhapsody resta concentrée sur le foyer tandis que Grunthor et Jo s’acharnaient sur le soufflet troué qui unissait ses couinements à la cacophonie qui se déchaînait dans les entrailles des Dents. Le gémissement des grilles qui s’ouvraient de nouveau vint troubler sa concentration et elle bascula entre des mains fines et fortes, qui la stabilisèrent sur ses pieds pour éviter qu’elle perde l’équilibre au-dessus du gouffre. Dans les replis de son cerveau, elle entendit de nouveau les hurlements des Bolgs dans la montagne, mais cette fois-ci ils évoquaient plus de l’excitation que de la panique. « Ça suffira ; refermez le conduit, ordonna Achmed à Grunthor et Jo. Il ne faut pas qu’ils s’habituent dès maintenant à la chaleur. On est encore en hiver pour quelques semaines. » Il se retourna vers la Barde hors d’haleine et lui tapota le bras. « Vous avez réussi. » Pantelante, elle hocha la tête. « Oui, en effet. Qu’ils me pardonnent un jour. Je ne suis pas certaine que je me pardonnerai à moi-même. » Gurrn craignait l’Homme de Nuit plus qu’il ne craignait Hraggle, même si ce dernier se tenait en face de lui en ce moment même. En tant que chef du clan du Croc Sanglant, Hraggle prenait ce qu’il voulait en repoussant et en brutalisant les autres, parmi lesquels Gurrn. Le chef avait survécu aux attaques des hommes de Roland et avait même rapporté une épée brisée en guise de trophée. C’était le Bolg le plus puissant du rocher ouest appelé Grivven. Hraggle ne redoutait pas l’Homme de Nuit, et il n’avait pas tremblé lorsque son souffle et sa voix étaient montés des entrailles de la Terre. Gurrn se tenait donc là, dans un état de rage silencieuse, à regarder Hraggle s’approprier la ration de nourriture qu’il avait mise de côté et qui était destinée à nourrir sa famille entière durant cette courte saison de chasse hivernale. Les autres membres du clan du Croc Sanglant dévisageaient eux aussi Hraggle. Il avait menacé la femme de Gurrn et tenait leur enfant sous le bras ; le petit hurlait de colère et sa mère, de peur. Gurrn la retenait ; Hraggle se contenterait de la nourriture et laisserait l’enfant aller lorsqu’il partirait, à moins d’être d’humeur particulièrement cruelle. Puis, soudain, Hraggle s’arrêta net. Il lâcha l’enfant et se tint comme tétanisé, la main à la gorge, cette même main qui quelques instants auparavant pillait les réserves de Gurrn. Une fine ligne écarlate zébrait le cou du chef, tracée par deux mains fines et blanches jaillies de l’ombre. La ligne rouge s’élargit rapidement en une grosse tache sombre et le corps inerte de Hraggle bascula en arrière. Dans l’obscurité, derrière le cadavre qui tombait, Gurrn aperçut deux yeux étranges. De vagues contours dessinaient la silhouette de l’Homme de Nuit, qu’on aurait dite faite d’ombre informe, comme de la nuit liquide. « Demain. » Un murmure rauque de mort. Tout le clan ébahi regarda la silhouette s’évanouir de nouveau dans les ténèbres. Le dixième jour, au lever du soleil, les Firbolgs commencèrent à se réunir sur les corniches qui entouraient le canyon. Dans son message, Achmed n’avait pas précisé à quelle heure il les convoquait, aussi arrivèrent-ils tous au fil du jour, les Yeux, les Griffes et les Tripes, les tribus de ces montagnes qui servaient de frontière naturelle et protectrice aux Terres bolgs. Au-delà du canyon qui séparait leurs terres de celles des montagnards, certains Bolgs de l’intérieur, ces tribus et ces clans qui avaient élu domicile sur la lande ou aux confins du Royaume Caché, scrutaient les alentours. Leur curiosité était piquée : ils savaient que ce nouveau seigneur de guerre viendrait les chercher, eux aussi, que ce n’était qu’une question de temps. Le soleil couchant avait atteint le sommet des plus hautes crêtes lorsqu’un silence soudain tomba sur la foule. Ç’avait été une journée de vacarme et de violence, d’échauffourées liées à l’emplacement choisi par les uns et les autres. Mais comme les Bolgs n’avaient aucune idée de l’endroit où apparaîtrait ce roi, il leur était impossible de savoir où ils seraient le plus près de ses pieds. Toutes ces tergiversations contribuaient à une atmosphère lourde et tendue. L’immobilité qui s’imposa soudain était calculée ; Rhapsody se tenait au bord du tunnel, sur la saillie d’où Achmed projetait de s’adresser à eux. Elle s’était mise à chuchoter le nom du silence. Il s’était répercuté sur les parois de pierre, avait parcouru pics et crêtes et étouffé le babil en contrebas. Achmed sourit ; ils semblaient être presque tous venus. Les absents notoires étaient les Yeux-de-la-Colline, les plus meurtriers des montagnards. Grunthor avait émis l’hypothèse que ce clan se retirerait plus avant dans le Royaume Caché et attendrait de s’en faire déloger, ou bien passerait à l’attaque une fois que les autres auraient conclu la paix. Il semblait avoir deviné juste ; pas un tatouage de ce clan n’était visible. Achmed passa en revue les tribus rassemblées. Il estima qu’ils étaient environ trente mille, regroupés sur les à-pics escarpés ou perchés sur les monticules rocheux, l’observant d’en haut. D’autres s’agglutinaient en meutes au pied des contreforts, reculant jusqu’au bord du canyon, au pied du ravin qui s’élevait vers la lande sur une hauteur de plus de trois cents mètres. Les voir ainsi rassemblés avait quelque chose d’enivrant et de dérangeant, comme de marcher dans un nid de scorpions. De chaque crevasse et de chaque promontoire l’examinaient les Bolgs, race bâtarde de semi-hommes d’ascendance immémoriale, et dont le sang avait été frelaté au cours des alliances par toutes les races avec lesquelles ils s’étaient trouvés en contact. Il se dégageait une beauté torse de cette lignée mutante, une pollution qui aurait horrifié les hommes mais qui servait à préserver leur espèce. Dans tous les mondes qu’il avait parcourus, jamais il n’avait vu race aussi adaptable et aussi diversifiée. Faisant fi des conditions dans lesquelles ils se retrouvaient, ils survivaient et développaient un remède avec le temps. Et il était des leurs. Il se sentait comme au milieu de la meute de loups au repos, avec le chef de chaque clan surplombant les autres sur les à-pics, pour mieux voir la chute de leur pouvoir. Sur chaque visage – ou, pour certains clans, sur les bras –, l’insigne du groupe était marqué au couteau ou au fer rouge. La Griffe Sanglante, les Crocs, les Voleurs d’Ombres, chaque dynastie avait imprimé sa marque en se balafrant la chair. Dans la plupart des cas, les vêtements avaient été remplacés par des lambeaux de cuir tenant lieu d’armure. Même l’équipement des plus jeunes visait davantage la protection que le confort, mais c’était là une tentative illusoire, puisque les armures avaient été découpées en tant de morceaux qu’elles ne les auraient plus même protégés du vent. Rhapsody attendait derrière lui. Il l’entendit retenir son souffle et sut immédiatement pourquoi. On avait placé les enfants en première ligne, le plus près des précipices, comme pour les préparer au sacrifice. Il la vit se mordre la lèvre ; elle avait conscience de ne pas maîtriser les règles de cette culture, ni même de les comprendre, pour l’instant. Puis son visage s’adoucit, et elle sourit. Il suivit la direction de son regard pour identifier ce qui avait pu induire ce changement subit et ne fut pas surpris de voir qu’elle regardait un groupe de petits visages sombres qui lui souriait d’un air repoussant. Les enfants. Rhapsody était un cœur d’artichaut, dès qu’il en était question. C’était là une faiblesse en elle qu’il aimait, mais qui représentait aussi une menace qu’il ne pouvait se permettre. Grunthor était en place. Il était temps de commencer. Achmed inspira à fond. Depuis six jours, il s’entraînait avec Rhapsody, apprivoisant la cadence musicale qu’elle lui avait donnée pour composer le discours d’adresse à ses nouveaux sujets. On aurait dit une symphonie, avec une ouverture et différents mouvements, montant assez vite en un crescendo étourdissant. Il avait mêlé sa compréhension innée des rythmes de la langue bolg aux talents de composition de Rhapsody, pour un résultat supposé empêcher une insurrection sanglante. Il fixa les Firbolgs interdits, soutenant leur regard. « Je suis votre nouveau roi. Vous vivez dans la montagne, et la montagne est à mon service, comme le seront bientôt la lande, le canyon, et le Royaume Caché. Ylorc retrouvera sa splendeur, et bien plus encore. Jamais plus nous ne vivrons sous le joug de Roland. » Un gigantesque grondement monta de l’assemblée bolg. Il se répercuta dans la vallée et se répandit dans le canyon, vibrant à travers la Lande et jusqu’aux confins des royaumes reculés. Çà et là des rochers dévalèrent les versants en soulevant des nuages de poussière. Achmed sourit ; l’ouverture s’était bien déroulée. Il glissa vers le mouvement de transition pour ponctuer le rythme de l’écho qui remontait du canyon. « Quoi que vous soyez à présent, vous n’êtes que des éclats d’os, autrefois unis par le sang, mais aujourd’hui dispersés et affaiblis. Le moindre de vos mouvements est douloureux, mais il est sans but. Rejoignez-moi, et nous serons comme la montagne en marche. Je ne serai pas un roi comme ceux qui m’ont précédé, pas un seigneur de guerre comme certains d’entre vous en ont connu. Nous ferons vivre la montagne tout autour de nous, et soumettrons nos ennemis à nos lois. » Y a-t-il quelqu’un pour me refuser la couronne ? » Achmed sut où regarder ; ils avaient passé l’après-midi tapis dans les postes d’écoute pour surprendre toute stratégie parmi les Bolgs qui arrivaient. Il savait qu’un certain Janthir le Pourfendeur, un chef des Griffes qui se prétendait descendant de Gwylliam, s’était autoproclamé Empereur des Dents. Il mettrait donc un point d’honneur à protester. Nombreux étaient ceux qui le connaissaient de nom et de réputation, et qui savaient que ce monstre de cruauté aspirait à posséder toujours plus de terres et d’esclaves. Le Pourfendeur s’était positionné entre deux rochers massifs qui lui arrivaient à la taille, sans doute pour éviter les tirs de flèches ou pour rester caché jusqu’au moment d’intervenir. Quand Achmed lança son défi, il tira une lourde épée ancienne, dont la lame scintillait encore à la lueur des bûchers disséminés dans le canyon. Dans un rugissement, il sortit de derrière les rochers, brandissant son épée au-dessus de la tête. « Moi, Empereur des Dents ! Et je te ferai rendre ton dernier soupir, qu’il soit de glace ou de feu, usurpateur ! Ce soir, je goberai tes yeux ! » L’attention collective de l’auditoire se porta sur Achmed, bien plus mince et plus petit que Janthir le Pourfendeur. Conformément à la coutume firbolg, c’était son tour de fanfaronner ou d’accepter le défi. Achmed sourit avec condescendance. « Tu as le dos fort ; peut-être me seras-tu utile. Si tu sais t’en montrer digne, je te prendrai peut-être comme chef de clan. J’ai déjà soumis tes terres. Jure-moi fidélité maintenant et tu auras peut-être l’occasion de te dédire de cette menace. » Le mugissement féroce qui accueillit la proposition tint lieu de réponse à Janthir. Et tandis qu’un chapelet de violentes invectives se déversait en grondant à travers le canyon et s’élevait vers le ciel nocturne, Achmed sentit dans son dos frissonner Rhapsody, pourtant cachée dans l’obscurité. « Comme tu voudras », répondit Achmed sans perdre patience. Sa voix ne trahissait aucune nervosité, pas la moindre colère. « Je t’ai laissé ta chance. Je commande la montagne, mais même moi je ne peux protéger un idiot contre lui-même. Je t’ai dit que la montagne était à mon service. Constate par toi-même que je n’ai qu’une parole. » Les spectateurs firbolgs contemplèrent ébahis l’un des deux rochers qui flanquaient Janthir se détacher lentement, s’élever à une hauteur vertigineuse, désarmer l’homme sans voix d’un coup sur la patte qui brandissait l’épée, avant de lui décrocher la tête. Avant même le cri étouffé qui accueillit ce spectacle inouï, la tête du Pourfendeur avait roulé de la corniche. Le rocher qui avait attaqué l’homme jeta l’épée dans le canyon et reprit sa position initiale. L’incident dans son ensemble n’avait pas durée plus de trente secondes. Achmed attendit que Grunthor se soit de nouveau fondu dans le décor pour reprendre la parole face à l’assemblée. « Qui d’autre souhaite me mettre au défi ? » Pas un bruit ne lui répondit, hormis la complainte hurlante du vent s’engouffrant dans le canyon et les craquements des feux de joie vrombissants. « Très bien. Dans ce cas, voici ce que vous allez faire. Chaque clan m’enverra ses cinq meilleurs guerriers ainsi qu’un enfant, accompagné de sa mère. Ces cinq-là seront mes chefs et mes gardes d’élite, ils recevront ma bénédiction, ainsi qu’un entraînement plus poussé que celui de n’importe quel soldat de Roland. » Chaque enfant, s’il réussit l’épreuve qu’il devra passer, recevra un cadeau. Choisissez bien. Ne tardez pas. Vous avez trois jours. Pour quiconque douterait de ma détermination, écoutez bien ceci : Je suis venu. Vous ferez partie de ce corps, ou bien vous serez amputé et la tribu de laquelle vous êtes issu cautérisera comme un moignon – par le feu. » Le sourire aux lèvres, Achmed contempla quelques instants encore l’assemblée silencieuse, passant en revue les Bolgs tétanisés qui l’observaient depuis leurs perchoirs. Puis il tourna les talons et disparut de la corniche, sans oublier au passage de récupérer Rhapsody qui tremblait dans l’ombre, pour la remmener avec lui dans les profondeurs de Canrif. « Eh bien, ce n’est peut-être pas le spectacle le plus répugnant auquel il m’ait été donné d’assister, mais ça n’en était pas loin. — Qu’est-ce que vous voulez dire ? s’indigna Grunthor. C’était fantastique. Pas une goutte de sang versée, et les Bolgs sont toujours dehors, à choisir leurs capitaines. On pourra commencer l’entraînement au matin. Comment ça, répugnant ? — Je ne suis pas certaine que Janthir serait d’accord avec votre vision des choses, au sujet du sang versé, fit remarquer Rhapsody, tandis qu’avec Jo elle enroulait des bandages et rangeait le matériel médical. — P’t-être bien, mais je pense pas qu’on entende trop parler de lui. Sa bouche a atterri au fond du canyon avec le reste. — Je peux pas croire que tu m’aies pas laissé voir ça, protesta Jo. Vous avez dû drôlement vous amuser. » Rhapsody s’apprêta à répliquer, puis se ravisa. Achmed et Grunthor se réjouissaient de leur victoire ; il lui parut injuste de les priver de ce plaisir. « Dans combien de temps prendrons-nous la Lande ? » Achmed leva les yeux de la carte qu’il était en train de dessiner. « Je dirais que dans les deux semaines nous serons prêts à consolider notre emprise sur la Lande et les provinces extérieures du Royaume Caché, à temps pour opposer un front uni au Nettoyage de Printemps. L’expérience acquise par l’armée dans cette bataille servira à rallier d’éventuels traînards qui n’auraient pas encore choisi leur camp. » Rhapsody hocha la tête et se concentra de nouveau sur ses bandages. Saltar referma ses yeux brûlants, sentant la brume froide descendre sur son visage et ses épaules. L’Esprit était venu. Il savait qu’il finirait par se montrer, après avoir eu vent du rassemblement convoqué par le nouveau seigneur de guerre dans le canyon, au bord de la Lande. Que vois-tu ? « Rien, pour l’instant. C’est encore brumeux », dit Saltar. Comme toujours, il entendait la voix dans sa tête, et la sensation était proche de celle d’un viol. Regarde mieux. Fouille le vent, cherche celui qui marche entre les souffles et les rafales. Saltar ferma de nouveau les yeux, et la brûlure s’apaisa quelque peu. Il porta la main à la poitrine, mais sa vision ne s’éclaircit pas. « Rien encore, répéta-t-il. Mais il viendra. » 47 « GARDEZ LES YEUX FERMÉS, ON Y EST PRESQUE. » Rhapsody essaya de contenir son angoisse. L’excitation qui vibrait dans la voix d’Achmed, cette impatience qui ne lui ressemblait guère avait eu sur elle un effet irrésistible. Elle n’avait pu s’empêcher de laisser en plan ce qu’elle était en train de faire pour venir contempler sa dernière découverte. Pas assez irrésistible cependant pour lui vider totalement l’esprit ; elle ne se départait pas de l’idée que les premières recrues bolgs allaient arriver dans la matinée, et qu’ils n’avaient pas bouclé les préparatifs. « C’est la dernière fois que je fais ça, je vous préviens, Achmed », le mit-elle en garde tout en essayant de ne pas trébucher sur les irrégularités du sol. Elle avait la tête qui tournait et savait qu’en rouvrant les yeux, elle trouverait encore l’obscurité. Les salles de la forteresse de Gwylliam ravivaient trop de souvenirs de la Racine. « Il faut que je finisse d’aménager les quartiers. — Très bien, gloussa Achmed. Si vous ne voulez pas voir le Grand Hall, tant pis pour v… — Vous avez découvert le Grand Hall ? s’exclama Rhapsody en ouvrant les yeux. — Et peut-être même quelque chose d’encore plus intéressant, mais s’il faut absolument que vous y retourniez… » Elle lui attrapa la main. « Montrez-moi. Ça peut attendre. — Je me doutais que vous réagiriez comme ça. Suivez-moi. » Rhapsody pressa le pas dans l’obscurité. Les tunnels gagnèrent peu à peu en largeur et en hauteur, jusqu’à atteindre quatre fois leurs dimensions normales. Le couloir déboucha dans un large vestibule, dont les murs de marbre étaient encore décorés de fragments de feuilles d’or. Achmed entra et alla se poster devant une ouverture, où jadis devait se dresser une porte colossale à deux battants. L’un d’eux tenait toujours, panneau d’or martelé ouvert, comme encastré dans le mur par la force d’un violent orage. L’autre avait disparu. « Le Grand Hall », annonça Achmed en décrivant du bras un large cercle à l’entrée de la pièce. Rhapsody enjamba un tas d’éclats de basalte effondrés et passa la porte. Une pièce ronde apparut devant elle, aux proportions aussi démesurées que le reste de Canrif, ornée de piliers de marbre bleu-noir tout le long des murs blancs, réunis par une estrade blanche. Bien que fissuré et effrité, le plafond en dôme était d’une nuance exquise de bleu, le plus proche possible de la couleur du ciel. On avait enchâssé des blocs de verre transparents tout autour du plafond circulaire afin de laisser pénétrer la lumière. Rhapsody apercevait à travers la paroi de verre un peu de vrai ciel, ainsi que les ombres des montagnes, aussi put-elle en déduire que le Grand Hall avait été bâti près du sommet de l’une des crêtes des Dents. Le sol à présent recouvert de débris était constitué de marbre coloré, disposé en larges motifs représentant la terre, le soleil, la lune, ainsi qu’une étoile gigantesque. Un frisson parcourut la jeune femme. C’était le symbole de Seren, son étoile de naissance. « Aria », murmura-t-elle. Sans prévenir, la voix surgit de sa mémoire. Si en regardant le ciel tu réussis à voir ton étoile guide, tu ne seras jamais perdue, jamais. Elle ravala ses sanglots. Une main chaude et forte lui attrapa l’épaule. « Qu’est-ce qui ne va pas ? » Rhapsody cligna rapidement les yeux et poursuivit son tour d’inspection, pénétrant plus avant dans le Grand Hall. À l’autre bout de la pièce, sur l’estrade, se dressaient deux larges sièges taillés dans ce même marbre poli, recouvert de poussière et d’éclats de roche tombés du plafond. Un décor bleu et or courait tout le long des accoudoirs et du dossier, et des coussins défraîchis reposaient sur l’assise, ensevelie sous les débris. Au centre du symbole de Seren demeuraient les gonds d’une petite porte, désormais disparue. Rhapsody s’accroupit pour regarder à l’intérieur. Sous le sol s’ouvrait un long et profond cylindre, pourvu d’une grille au fond, sous laquelle avait naguère brûlé un feu, probablement en continu, vu l’état du métal. Au-dessus de la grille, elle aperçut une série de cercles de fer qui avaient soutenu des miroirs, à en juger par les bris de verre éparpillés sur la grille. Le reste du verre avait depuis longtemps fondu au fond du trou. « J’en ai vu des croquis dans la bibliothèque », se rappela-t-elle à mi-voix. Elle releva la tête vers Achmed. « C’est le système inventé par Gwylliam à la fois pour réchauffer le sol du Grand Hall et pour projeter la lumière sur le plafond. Ce qui, à l’en croire, donnait l’illusion du lever du soleil, des changements de lumière au cours de la journée, et du crépuscule lorsque le feu faiblissait, jusqu’à la nuit. Il avait même fait incruster le plafond d’éclats de cristal pour figurer les étoiles ; ils étaient censés miroiter aux dernières lueurs du feu. Tout cela orchestré par le mouvement terrestre. J’aurais donné cher pour le voir en état de marche. — Vous le verrez, lui promit Achmed en examinant l’un des piliers voisins des deux trônes. J’aimerais jeter un coup d’œil à ce manuscrit, en rentrant. Il parle des piliers ? Il y en a un par heure du jour. » Rhapsody hocha la tête, puis se releva en se frottant les mains pour en essuyer la poussière. « Tout s’articule autour de l’observatoire céleste installé au centre, qui devait se trouver juste au-dessus de cette partie de Canrif. Une gigantesque lunette d’approche était positionnée au sommet de l’une des crêtes les plus élevées des Dents. On accédait à l’observatoire par un escalier situé dans l’une des arrière-salles du Grand Hall. » Elle pointa le doigt en direction des portes derrière deux des piliers. « S’il y avait un escalier, aujourd’hui il fait partie des gravats, constata Achmed. Il va s’ajouter à la longue liste des reconstructions à programmer. » Il se dirigea vers les trônes en slalomant entre les débris les plus encombrants. Rhapsody décida de se joindre à lui. En traversant la pièce, elle s’immobilisa soudain sur le motif de soleil représenté au sol. La température s’éleva subitement, chauffant sa peau, et elle s’en retrouva étourdie. « Achmed », appela-t-elle, mais de sa gorge ne s’échappa qu’un faible murmure. Il lui tournait le dos, et ne l’avait pas entendue. Le Grand Hall se mit à tourner et un fourmillement envahit tout le corps de la jeune femme. Son esprit reconnut la sensation que son corps vivait, mais ça n’avait aucun sens. C’était la sensation de la passion. Une chaleur humide s’enroula autour de sa gorge comme le baiser d’un amant et descendit langoureusement le long de sa gorge. Une pression rappelant celle de doigts contre sa peau s’exerça à hauteur de sa taille, et remonta lentement vers ses seins, où elle se mit à tourner. Rhapsody lutta pour dominer cette vision. « Achmed, s’il vous plaît, l’appela-t-elle de nouveau. Au secours. » Elle entendit le son de sa propre voix, très lointaine. Le monde s’assombrit et se réchauffa et elle se sentit basculer à terre, retenue par deux mains invisibles. L’air se resserra autour de son corps et se mit à le caresser avec insistance ; elle perçut qu’on tirait son corsage de sa ceinture. Son esprit tenta de résister, de la ramener dans le Présent, mais c’était une bataille perdue d’avance. Tandis que le cerveau de Rhapsody protestait contre la violation de sa volonté, une force plus massive, liée à la magie du Temps qui constituait aussi la trame même de son âme, prenait le dessus. Submergé, son esprit se livra aux émotions de quelqu’un d’autre, inconnu, dont elle revivait l’histoire. Malgré ses propres sentiments et sa lutte intérieure, elle se sentait assaillie par le désir sexuel et la passion. Puis par la colère et par une rage violente. Puis, aussi subitement qu’elle était apparue, la vision s’évanouit. Sa vision s’éclaircit. Elle vit au-dessus d’elle les yeux d’Achmed, sous la capuche remplie d’ombre. « Ça va ? » demanda-t-il, la main tendue vers elle. Elle la prit et se laissa remettre debout, encore chancelante. « J’en ai plus qu’assez de ces idioties », grommela-t-elle en lissant sa chevelure et en la débarrassant des débris. Son corsage défait tenait à peine dans sa ceinture. « Je me passerais bien de ce genre de savoir, merci bien. — Qu’avez-vous vu ? » Le visage de Rhapsody, déjà réchauffé par l’expérience, vira au rouge pivoine. « Ce n’est pas tellement que j’aie vu quoi que ce soit. C’était plus tactile qu’autre chose. — Bien, qu’avez-vous ressenti, alors ? Il se peut que ce soit important. » Le Dhracien semblait perdre patience. « Disons que c’est sans doute là qu’Anwyn et Gwylliam ont, euh… consommé leur union. — Petite veinarde, gloussa Achmed. — Je vous demande pardon ? » Son embarras se transforma en rage. « Oui, vous avez de la chance que Grunthor n’ait pas été là. Vous n’auriez pas fini d’en entendre parler, même si je suis sûr qu’il aurait fait des commentaires de premier choix. — Sans aucun doute. Est-ce que ça signifie que je peux compter sur vous pour ne pas mentionner cet épisode ? — Peut-être. Vous voulez passer à la chambre tout de suite ? » Rhapsody sentit ses poings se serrer. Elle tenta cependant de se raisonner, les choix lexicaux d’Achmed n’étant pas toujours des plus heureux. « Vous voulez dire par là que vous avez aussi trouvé les appartements royaux ? — Oui. » Elle expira. « Très bien. Sortons d’ici avant que ce genre de choses ne se reproduise. Anwyn et Gwylliam sont restés mariés une éternité. Je préférerais ne pas trop traîner dans les parages, si c’est ici qu’ils batifolaient dès que les courtisans s’étaient retirés. » « Eh bien, si vous voulez éviter de reproduire l’acte sexuel désincarné, on dirait que vous êtes en lieu sûr dans leur chambre. » Rhapsody ne put qu’opiner. La pièce, surdimensionnée comme c’était la règle à Canrif, avait été sévèrement divisée en deux appartements distincts, tous deux décorés de manière grandiose, mais manquant singulièrement de chaleur. Dans l’une des deux énormes chambres, une cheminée avait été taillée dans la paroi de la montagne. Le conduit et la fenêtre en ogive au-dessus se trouvaient dans le mur côté Grand Hall. La fenêtre, comblée par le même matériau que les blocs transparents dans le plafond du Grand Hall, s’était brouillée et déformée avec le temps mais demeurait intacte, et offrait ce qui devait être une vue magnifique sur les steppes menant à la Plaine de Krevensfield. Au-dessus de l’âtre, une frise sculptée représentait un blason familial, rendu jusque dans ses moindres détails. Au premier plan un lion et un griffon rampants se faisaient face, sous l’éclat d’une étoile centrale. En fond apparaissait une image de la Terre sur laquelle poussait un chêne, dont les racines transperçaient l’écorce terrestre. Rhapsody reconnut immédiatement les armes, pour les avoir vues frappées sur toutes les pièces de monnaie de l’ancien monde. « Les armoiries de la famille royale serenne ? » Achmed acquiesça. Rhapsody émit un sifflement. « Je comprends de mieux en mieux pourquoi ils ne se sont pas entendus. — Vraiment ? Et pourquoi ? » Elle désigna le blason. « Eh bien, le fait de déployer les signes de sa mainmise sur le vieux monde bien en vue du lit conjugal montre bien tout le respect que Gwylliam devait ressentir pour l’héritage d’Anwyn. Ou bien qu’il se moquait de la mettre de mauvaise humeur. — Elle a son propre blason en évidence au-dessus de la cheminée, dans la chambre à côté. Un dragon au bord du nouveau monde. — Quoi qu’il en soit, s’ils avaient dû partager un lit, il y aurait eu un vainqueur, et le vaincu aurait eu sous les yeux la preuve de sa défaite. Sans doute ont-ils toujours fait chambre à part. Si j’étais un demi-dragon, déjà peu à l’aise dans une enveloppe corporelle humaine, je ne m’imagine pas nuit après nuit sous le corps suant et gesticulant de Gwylliam, obligée de fixer les armes de sa famille en sachant pertinemment que je n’en fais pas partie. » Achmed baissa les yeux vers le sol en secouant la tête, un sourire aux lèvres. Puis il se détourna de la cheminée. « Je suis ravi de constater que vos expériences passées n’ont pas entamé votre enthousiasme, en matière sexuelle, Rhapsody. » Contre le mur d’en face, dans l’alignement de la cheminée, apparaissait un cadre de lit très richement sculpté, dans le même marbre bleu-noir que dans le Grand Hall, veiné de blanc et d’argent, comme des ruisselets dans la masse de la pierre. Par terre gisait un paillis délabré et une large auréole qui avait dû être jadis des draps et des couvertures. « Vous pensez que le lit a tout simplement pourri sur pied ? demanda Rhapsody. — Eh bien, à vous en croire, il est fort peu probable qu’ils y aient mis le feu au cours d’ébats passionnés. Alors je suppose que oui, il s’est désagrégé tout seul. Pourquoi ? » Elle se mit à chantonner, essayant d’identifier la sensation bizarre qu’elle éprouvait, à proximité de ce lit. « Vous ressentez quelque chose d’étrange, ici ? » demanda-t-elle à Achmed en lui décochant un regard direct. Il se concentra quelques instants, puis secoua la tête. « Non. Vous pensez à quoi ? — À du sang, il me semble. » Achmed s’assombrit soudain, mais sa voix ne changea pas. « Je ne sens rien. — Vous voulez que j’essaie ? » Achmed hocha la tête. « Alors il faut nous accorder dès maintenant. Si je ne semble pas capable d’interrompre la transe ou bien que je deviens agitée, vous devrez intervenir et tout arrêter. — Je pourrai vous porter hors de la pièce, mais je ne sais pas si ça vous fera revenir à vous. — Il vous faudra me traîner. Vous savez combien j’ai horreur qu’on me porte. — Très bien. » Elle ferma de nouveau les yeux et se concentra sur la note pertinente, celle dont elle s’était servie lorsqu’elle avait examiné la chevalière, dans le Musée cymrien. Une image se forma dans son esprit, un corps d’homme étendu sur un lit, la tête et le cou de guingois. Lorsque la vision s’affina, elle vit un autre homme, à barbe grise et vêtu d’une tunique en lin décorée de motif dorés, assis sur le lit près du cadavre, la tête entre ses mains. Rhapsody sentit sa peau devenir moite à mesure qu’elle assimilait les émotions associées à la scène – malheur, trahison, culpabilité, colère et souffrance. Elles la terrassèrent l’une après l’autre, tissant autour d’elle un linceul de tristesse, au point qu’elle eut bientôt du mal à respirer, oppressée par le chagrin. Son cœur tambourinait dans sa poitrine comme dans un arbre creux. « Il faut partir d’ici. Je ne sais pas ce qui s’y est passé, peut-être ne le saurons-nous jamais, mais il n’est pas surprenant que la montagne même respire le malheur. Une étreinte sexuelle violente et passionnée sur le sol du Grand Hall, la mort dans le lit du roi, son cadavre pourrissant dans la bibliothèque – quel genre de monstres étaient donc ces gens ? Ce ne sont pas les Firbolgs qui ont ravagé les lieux, ce sont les Cymriens, et ce qu’ils y ont fait. — J’aurais pu vous le dire moi-même, commenta Achmed avec un rire sombre. Avant que nous partions, il y a une dernière chose que je voudrais vous montrer, et qui pourrait vous intéresser. » Les appartements d’Anwyn étaient aussi vastes et vides que ceux de Gwylliam, à cela près que son cadre de lit était décoré à l’or fin et fixé au mur. Il manquait le pied du lit, sans doute du fait des pillages qui avaient suivi la fuite des Cymriens de Canrif. Le manteau de la cheminée avait dû être assorti au cadre de lit et doré lui aussi, mais il n’en restait plus que quelques fragments épars. Rhapsody leva les yeux vers le blason sculpté, le dragon assis au bord du monde, avec son regard menaçant. La nostalgie violente de son pays la prit totalement par surprise et la déstabilisa. Qu’est-ce que je fais ici ? se demanda-t-elle avec tristesse, torturée par la perte de sa famille et de son ancienne vie. Si j’avais su qu’en quittant Serendair je me retrouverais dans ce lieu de cauchemar infini, n’aurais-je pas tout bonnement cédé à Michael ? « Arrêtez de vous apitoyer sur votre sort », l’exhorta Achmed, comme s’il lisait dans ses pensées. Il avait posé la main sur la porte qui séparait les deux chambres. Rhapsody le regarda, bouche bée. « Comment savez-vous ce que je pense ? — Parce qu’à chaque fois vous adoptez le même air pathétique, voilà comment je le sais. Peut-être que votre traversée du feu vous a rendue transparente, pourtant dans mon souvenir vous avez toujours été comme ça. Venez voir un peu par là. » Rhapsody le rejoignit près de la porte et passa la tête par l’embrasure. La pièce sur laquelle elle ouvrait ne ressemblait à rien de ce qu’elle avait connu jusqu’ici. Le sol était carrelé de petits rectangles de marbre bleu, grossièrement poncés. Contre la paroi de la montagne reposait un gigantesque réceptacle hexagonal qui rappelait le réservoir d’une fontaine, mais taillé lui aussi dans le marbre. Des tuyaux rouillés et érodés montaient à la verticale le long du mur et venaient plonger dans un étrange dégorgeoir suspendu au-dessus de la vasque. De l’autre côté de la pièce, contre le même mur, se dressait un trône bizarre, taillé dans le marbre et raccordé à ces mêmes tuyaux. Son coussin avait apparemment été déchiré ou égaré longtemps auparavant et il n’en restait qu’un trou à la base de l’assise, qui était creuse. Un fin tunnel, à peine plus large qu’un terrier de renard, s’ouvrait sous le siège et serpentait hors de vue. Le dossier du trône était haut et droit, coulé dans le même métal brillant que le système de ventilation. Une chaîne métallique pendait du rebord supérieur. « Comme c’est étrange, murmura Rhapsody. Que diable pouvaient-ils faire de choses pareilles dans leurs appartements ? Et pourquoi dans une pièce à part ? — Qu’est-ce que c’est, d’après vous ? l’interrogea Achmed en dissimulant un sourire. — Je n’en suis pas sûre. On dirait un genre de fontaine, et ça, c’est un trône. Qui ne m’a pas l’air particulièrement confortable. » Il éclata de rire. « Rendez-moi un dernier service et servez-vous de votre note pertinente, juste pour vous faire une idée de la fonction réelle de cette installation. — Très bien. » Rhapsody ferma les yeux et chercha le ton juste, puis laissa venir l’image qu’il convoquait. Dans les dix secondes, elle avait viré au cramoisi. « Par les dieux, s’exclama-t-elle, embarrassée. Ce sont des latrines. De très fortes signatures de vibrations y sont associées. Je n’aurais jamais cru qu’on puisse en construire à l’intérieur. Je suis mortifiée. J’avais pris ça pour un trône. — Ne vous en faites pas. Pour ce que nous en avons vu jusqu’ici, je dirais qu’il ferait un trône très approprié pour ces gens. Et j’imagine que vous avez compris que cette fontaine est une baignoire. » Rhapsody haussa les épaules. « Je me suis toujours baignée dans un bac en métal face au feu, dans les rivières ou aux bains publics. Je n’avais jamais vu de baignoire aussi grande, et à six côtés. — Eh bien, le moins que l’on puisse dire, c’est que Gwylliam ne lésinait pas. Quand il aimait quelque chose, que ce soit cette maxime stupide sur sa venue pacifique ou les constructions à six côtés, il s’en servait à la moindre occasion, au cas où vous n’auriez pas remarqué. Plus j’en apprends sur ces gens, moins ils m’impressionnent. » Rhapsody tira sur la chaîne et de la poussière roula au fond du trône. « Il y avait de l’eau, là-dedans ? — Oui, et il y en aura de nouveau, une fois que nous aurons compris comment fonctionne l’écoulement. Mais ce n’est pour l’instant qu’un projet secondaire. Les citernes sont pleines, aussi avons-nous de quoi boire. Le reste devra attendre que nous ayons accompli les deux premières étapes et soumis Roland, au printemps. » Rhapsody observa Achmed avec attention. Elle lut dans ses yeux cette même excitation silencieuse qui y brillait chaque fois qu’il parlait de ses projets pour l’avenir. On y voyait une détermination tangible, une aspiration supérieure. Il était sur le point de trouver les réponses à ses questions, et de fonder un foyer. Comme elle l’enviait. 48 TOUT NE FUT BIENTÔT QU’UNE QUESTION d’efforts constants et de temps. Les Bolgs des Dents arrivèrent dès le lendemain, les membres de près de sept cents clans, plus de quatre mille guerriers-chasseurs et enfants, pour certains tremblants de peur, pour d’autres, d’excitation. Ils vinrent accompagnés de nombreux autres, non pas désignés par leur clan mais poussés par la curiosité et qui voulaient jouer leur rôle dans le nouveau régime du seigneur de guerre. En voyant arriver la foule qui envahissait les vastes cours de la ville intérieure, Achmed s’était tourné vers Rhapsody. « Des travailleurs. Regardez-les bien. Voici les hommes et les femmes avec qui nous rebâtirons Ylorc. En un sens, leur contribution sera plus historique encore que celle des Cymriens lorsqu’ils l’ont fait surgir de terre. » Rhapsody contempla ébahie cette marée humaine et empressée, qui murmurait dans la grotte obscure. « Prenez garde, Achmed, vous commencez à parler un peu comme Gwylliam. » Le seigneur de guerre parut réfléchir quelques instants, puis se tourna vers elle. « Non, en fait lui et moi sommes diamétralement opposés. Nous jouons tous deux le rôle de forgeron aiguisant une lame sur la meule. La différence entre nous, c’est que là où lui avait pour but de polir la pierre au moyen de l’instrument, pour ma part je cherche à aiguiser l’instrument au moyen de la pierre. — Vos métaphores m’égarent, je suis désolée. » Les yeux du Dhracien se mirent à briller d’excitation. « Pour Gwylliam, l’objectif était de bâtir Canrif, de soumettre la montagne hostile à sa volonté et à ses envies. Les travailleurs n’étaient là que pour fournir la main-d’œuvre et accomplir sa vision. Ils étaient l’instrument qui polissait sa pierre. » Mon but à moi n’est pas le développement de la montagne, mais le développement des Bolgs. Ils sont comme l’instrument, bruts, ils ont besoin d’être affûtés. En rebâtissant la montagne, qui sera leur pierre, ils apprendront à travailler comme un seul peuple, ils acquerront l’adresse destructrice de la guerre et l’habileté constructive de la rénovation. La montagne m’importe peu, sauf comme moyen par lequel unir et faire progresser les Bolgs. Ce que je cherche, c’est une arme plus aiguisée, pas une pierre plus lisse. » Un regard de franche admiration avait remplacé dans les yeux de Rhapsody le scepticisme qui l’habitait quelques secondes plus tôt. « L’analogie est intéressante. L’aspect intelligent, indépendamment de l’intention, c’est que la pierre prend forme en même temps que l’arme s’aiguise. — Oui. » Rhapsody contempla de nouveau la mer de Bolgs qui roulait en contrebas. Soudain leur sort lui apparut moins misérable qu’auparavant. « Ils ont de la chance de vous avoir. Peut-être l’histoire s’est-elle trompée de Seigneur de la Montagne, en accordant à Gwylliam le titre de Visionnaire. — Voilà qui reste à voir, gloussa Achmed. Venez, allons nous jeter dans la tourmente. » On confia immédiatement les enfants et leurs mères aux soins de Rhapsody. Pendant ce temps, les guerriers furent conduits dans les anciennes casernes. Pendant quelques mois, ils y seraient formés au combat féroce, sous l’égide de Grunthor. Le géant sergent-major s’était langui de ses fonctions de commandement, aussi se jeta-t-il à la tâche avec un enthousiasme évident. Rhapsody se réveillait souvent au son des régiments défilant en cadence devant sa chambre, vociférant des chants qui auraient été effroyables s’ils n’avaient pas été si drôles. Saute en l’air plus vite que ça Viens donc faire la grenouille Tu s’ras plus jamais seul, crois-moi Tu s’ras à moi sale fripouille. C’est ton cauchemar qui commence T’as pas fini d’en baver Fais tes prières en avance Pour pas te faire remarquer. Fourre-toi donc une bogue dans l’cul Histoire d’pas avoir d’ennuis Ou l’sergent y s’ra bien r’çu Quand il t’appell’ra Betty. Ou encore la préférée de Jo : Reste en ligne, p’tit soldat, suis bien la troupe, Si tu traînes la patte, du sergent tu s’ras la soupe, Compte un-deux, compte trois-quatre, jusqu’à cinq tu compteras, Cherche pas, après tu sais pas, t’es rien qu’un cancrelas. La voix de basse de Grunthor, à laquelle répondait le coassement éraillé de la nouvelle armée firbolg, ajoutait une dimension surréaliste à l’existence déjà cauchemardesque que menait Rhapsody à Ylorc. À sa demande, Achmed avait fait murer les couloirs autour du Grand Hall, ainsi que les appartements environnants, dans lesquels Gwylliam avait tenu sa cour. Rhapsody et Jo s’étaient vu assigner des chambres face à face dans l’une des salles protégées, à quelques portes de celle du nouveau roi, qu’on faisait garder jour et nuit par les recrues les plus intelligentes et les plus fiables de Grunthor. Ce dernier avait ses quartiers au même endroit, mais il avait préféré une couchette à la caserne, avec ses troupes. Achmed avait l’air satisfait du rythme auquel s’opérait la transition. Il avait rebaptisé la forteresse le Chaudron, surnom dû à la chaleur produite par les forges, une fois qu’elles furent remises en état de marche. Un millier de Bolgs y furent affectés, à extraire le charbon et à alimenter les puissants fourneaux, pour l’amener à température suffisante pour forger des armes. Les trois compagnons s’étaient accordés à dire que la conception et la fabrication d’armes étaient une étape cruciale, car elle procurerait aux Bolgs la protection dont ils avaient besoin, les instruments avec lesquels entraîner l’armée, ainsi qu’une source de revenus, une fois conclus des accords de commerce. Achmed était très doué pour la mise au point d’armes, ayant inventé lui-même son cwellan. Il avait adapté celles de son arsenal personnel et de celui de Grunthor en ajustant leur taille et en palliant leurs défauts. Il avait fait déployer quatre larges carrés de toile cirée sur des chevalets, dans l’antichambre située derrière le Grand Hall où se tenaient les réunions de planification, et les avait intitulés armes, clans (non alignés), infrastructure et social. « Certains clans de la Lande ou de la borde extérieure du Royaume Caché ont déjà envoyé des émissaires et demandé à nous rejoindre, annonça-t-il en rayant à la plume leur nom de la liste des clans. — Je suis prêt à parier qu’enrôler les autres posera pas de problèmes, dès que mes troupes auront eu l’occasion de discuter un peu avec eux », ajouta Grunthor. Rhapsody frissonna. L’armée gagnait chaque jour en taille et en enthousiasme. Achmed acquiesça. « Ce qui devrait nous amener à soixante-dix pour cent de la population unifiée. Une fois le Nettoyage de Printemps derrière nous, nous nous occuperons du reste, des clans au cœur du Royaume Caché et des Yeux-de-la-Colline. — Quand pourrai-je me rendre aux vignes ? demanda Rhapsody en passant en revue le tableau infrastructure. Plus tôt je les verrai de mes yeux, mieux je pourrai organiser leur mise en culture. — Grunthor devrait avoir nettoyé – euh, sécurisé – cette zone avant votre départ en mission diplomatique à Bethany. » Grunthor fronça les sourcils. « J’aime pas cette idée de vous envoyer là-bas, mam’zelle, surtout toute seule. » Rhapsody sourit au sergent. « Je sais, Grunthor, et j’apprécie votre sollicitude, mais il nous faut essayer de mettre un terme à ces massacres du Nettoyage de Printemps, en commençant par parlementer. — Pourquoi ? — Parce que c’est comme ça que font les hommes. Veut-on que les Firbolgs soient considérés comme des hommes, ou comme des monstres ? — Pour tout dire, intervint le seigneur de guerre, les deux. » Un profond soupir exaspéré et un bruit sourd montèrent du bout de la pièce. Jo s’était tenue à l’écart des discussions concernant la structure culturelle du futur royaume en arguant que le sujet était ennuyeux et qu’elle préférait s’entraîner au lancer de couteaux. Grunthor lui avait installé une petite cible sur un ballot de paille, à l’autre bout de la pièce. Plus d’une discussion animée avait été ponctuée par le bruit mat de sa lame transperçant la cible. Achmed avait le don de minuter ses répliques pour les faire coïncider avec la scansion du couteau. Le Dhracien retourna à son tableau armes, un sourire aux lèvres. « Il faudra équiper les Bolgs d’arcs croisés, afin d’optimiser leur portée, ainsi que des épées qu’ils sont en train d’apprendre à forger en ce moment même. À des fins commerciales, nous produirons aussi des lames courbes et celles-ci. » Il saisit un des nombreux rouleaux de parchemin posés sur la table devant lui et le déplia, de sorte que les autres voient bien le dessin. C’était un couteau à triple lame en acier, avec poignée gansée de cuir. Les lames se recourbaient comme des bras fléchis au coude, tous dans la même direction, comme une roue dentée. « Ces couteaux pourront servir aussi bien à l’extérieur que dans les tunnels, expliqua Achmed. Ils sont assez affûtés pour être mortels en combat rapproché. Lancés, ils pivotent autour de leur centre de gravité, ce qui leur permet de trancher ou de transpercer quel que soit le type d’impact. — Et ils seront forgés selon la méthode que vous m’avez montrée ? » demanda Rhapsody, encore perturbée par la visite des forges, le matin même. Achmed lui avait patiemment expliqué le fonctionnement de tout l’équipement, de ces énormes presses que Gwylliam faisait encore construire lorsque Canrif était tombée, mais elle s’était sentie trop submergée pour suivre la discussion. « Non, ce sera pour plus tard. C’est l’Étape Trois. Lorsque nous disposerons d’une terre unie, depuis les Dents jusqu’à la frontière extérieure du Royaume Caché. Dites-vous bien que c’est l’œuvre d’une vie, Rhapsody. Les Cymriens avaient des maîtres armuriers et forgerons, dont le travail sur les armes était aussi remarquable que celui des grands luthiers dont vous parlez parfois ; chaque arme était faite avec tant de finesse et de soin qu’on pouvait la considérer comme une œuvre d’art. Il faudra plusieurs générations aux Firbolgs pour atteindre ce niveau. L’équipement et le nouveau procédé de forge les y aideront. — On dirait que vous projetez de vivre longtemps, fit-elle remarquer avec un petit sourire. — Éternellement, dit-il simplement – sans sourire, pour sa part. Et comment se passe la formation médicale ? — Elle se passerait mieux si j’avais des locaux. Vous avez programmé cette étape ? » Il alla chercher une nouvelle série de rouleaux et les fit passer à Rhapsody, en lui montrant la maquette élaborée qu’il y avait dessinée. Outre des notes précises détaillant les plans, rédigées de son écriture nette et nerveuse, Achmed avait fait une retranscription crédible des rouages internes de la montagne ; on y voyait les forges, le système de ventilation et la configuration de la nouvelle ville qui renaîtrait des cendres de Canrif. Une petite zone portait la mention matériel médical. Rhapsody se pencha sur le plan avec une grande attention, en fronçant les sourcils. Elle finit par relever le nez vers Achmed. « Où est l’hôpital ? Et l’hospice ? Nous en avons déjà parlé. Vous auriez dû les inclure dans ce plan. — C’est ce que j’ai fait. » Achmed enroula le parchemin et produisit un autre document, plié en quatre, celui-là. Il représentait une carte des environs. « Tous les soins médicaux d’urgence pourront être prodigués par vos recrues directement sur le champ de bataille. Nous formerons une garde arrière chargée de couvrir le poste médical de campagne le temps que les blessures les plus graves soient neutralisées, puis la garde avancera. — En faisant quoi des blessés ? — En les laissant sur place. Nous les reprendrons au retour. — Ne soyez pas ridicule, fit Rhapsody, agacée. On ne peut pas laisser des blessés seuls, sans soins. Ils mourront. — Il faut peut-être que je vous rappelle que vous avez affaire à des Firbolgs. Ils n’ont pas l’habitude d’être choyés ou cajolés comme des Lirins ou des hommes. D’ailleurs, ce n’est pas ce qu’ils veulent. — Je ne parle pas de choyer qui que ce soit. S’ils sont blessés au combat, il faudra les transporter jusqu’à un endroit où ils seront pris en charge. — J’essaie de vous expliquer qu’ils aimeraient mieux mourir sur le champ de bataille. » Rhapsody fit de son mieux pour garder son calme. « Ce sont vos futurs sujets. Vous passez votre temps à répéter qu’ils ne sont pas des monstres, et qu’ils sont capables de rendre à Canrif sa grandeur, et plus encore. Vous ne pouvez pas jouer sur les deux tableaux, Achmed. Ou bien les Bolgs sont bel et bien des monstres et si c’est ainsi que vous voulez régner, faites comme bon vous semblera, mais je ne peux pas vous aider ; je vous ai déjà dit que je ne comprenais pas cette mentalité. Ou bien ce sont des êtres doués de sensibilité et de raison ; des êtres primitifs et brutaux, certes, mais qui restent des enfants du Tout-Dieu, du Donneur de Vie. Auquel cas, ils ont droit au même traitement que n’importe quel homme. » L’un de ces droits fondamentaux, c’est celui d’être soigné dans la maladie et accompagné dans la mort. Si tel est votre choix, alors je peux vous aider, mais il me faudra des locaux dans la montagne, pas juste sur le champ de bataille. Les gens tombent malades et se blessent même en temps de paix, et les vieillards ont besoin de quelqu’un pour s’occuper d’eux. Et pour ça il faut de la place. Alors, qu’est-ce que vous décidez ? Des hommes ou des monstres ? » Achmed gloussa. Il y avait quelque chose d’ironique et de touchant, à l’entendre défendre ces Firbolgs mêmes qu’elle avait jadis pris pour des monstres. « Combien de place exactement ce choix me coûterait-il ? — Beaucoup. J’aurai besoin de deux vastes salles pour l’hôpital et d’une pour l’hospice, jusqu’à ce que la Lande et le Royaume Caché tombent sous votre coupe. » Du doigt elle indiqua deux des plus grands espaces encore inoccupés, sur la carte des casernes. Achmed grimaça. « Mais il y a une bonne nouvelle : une fois le royaume unifié, vous pourrez reprendre l’une des deux salles de l’hôpital pour vos casernes, et l’hospice pourra héberger l’orphelinat. — Vous sous-estimez sans doute le nombre d’orphelins. — Non, j’ai un plan. Si vous donnez votre bénédiction personnelle à chacun des orphelins et que vous le distinguez comme un être à part, puis que vous proposez qu’il soit adopté, les clans se battront pour l’avoir, surtout si vous associez à cette initiative quelque avantage à long terme. » Achmed hocha la tête. « Vous voyez ? sourit Rhapsody. J’essaie de me montrer raisonnable et de faire preuve d’esprit pratique. — Je n’en doute pas. Très bien, avant de choisir entre l’homme et la bête, j’ai une dernière question. — Oui ? — Puis-je compter sur votre épée et sur vos compétences musicales pour la suite, si je consens à cette stratégie médicale hors de prix ? » Rhapsody soupira. C’était là un débat récurrent depuis le début de la planification, et elle mettait un point d’honneur à se faire entendre. Elle voulait ne rien avoir à faire avec la guerre ; elle était disposée à se battre contre ce qu’elle percevait comme la tyrannie ou le mal, mais elle n’aimait pas l’idée de faire couler le sang, fût-il bolg, simplement pour prendre cette montagne. Elle reconnaissait cependant que les intentions d’Achmed étaient bonnes, même si elle n’aimait pas ses moyens. « Très bien, répondit-elle à contrecœur. Je me battrai. Alors, votre choix ? » L’ombre d’un sourire passa sur les lèvres du nouveau Seigneur de guerre firbolg. « Des hommes. Monstrueux, mais des hommes. » 49 « IL FAUT QUE JE VOUS PARLE IMMÉDIATEMENT. » Autour de l’immense table circulaire de la salle de réunion située derrière le Grand Hall, une douzaine de femmes, toutes mates et poilues sauf une, dressèrent la tête, surprises. L’exception cligna les yeux, sous le choc, puis se tourna vers les autres femmes en se levant de sa chaise. « Excusez-moi », dit Rhapsody au groupe, avant de se hâter vers la porte qu’Achmed venait d’ouvrir à la volée. Le Dhracien réprima un rire. Il arrivait encore à la jeune femme d’utiliser la langue bolg de manière quelque peu aléatoire. Elle venait de demander au groupe d’épargner sa vie. « Que se passe-t-il ? demanda-t-elle en arrivant près de lui, l’air inquiet. — J’ai besoin de la clef en cuivre que nous avons trouvée dans la Maison du Souvenir. C’est vous qui l’avez gardée, je crois. — Pourquoi ? Quelle est l’urgence ? — Nous venons de découvrir une châsse à l’intérieur de la bibliothèque. » Les yeux étranges d’Achmed brillaient d’excitation. « Je crois que cette clef peut l’ouvrir. » Rhapsody le contempla bouche bée. « C’est tout ? Vous déboulez en faisant tout ce vacarme au beau milieu de mon cours aux sages-femmes uniquement pour ça ? » Le Dhracien balaya du regard le petit groupe attablé. Pour la plupart, ces femmes étaient grandes et minces, avec de larges épaules masculines. Elles le dévisageaient placidement, sans cette déférence qu’il lisait dans le regard des autres Bolgs, qui le reconnaissaient comme leur nouveau souverain. Rhapsody avait découvert avec stupéfaction qu’il existait un corps de sages-femmes et ce que cela révélait sur la race bolg l’avait enchantée. Les guerriers étaient quantité négligeable, on leur accordait peu de prix, même à l’approche de la mort, même aux plus valeureux. En revanche, les enfants et les mères de cette race recevaient les meilleurs soins que pouvaient prodiguer les talents sommaires des guérisseurs. On vénérait les sages-femmes plus que les chefs de clans et elles jouissaient d’une certaine influence. L’erreur linguistique de Rhapsody n’était peut-être pas aussi déplacée qu’elle en avait l’air. « J’ai besoin de cette clef », répéta-t-il d’un ton impatient. Rhapsody attrapa Achmed par le col de sa chemise et approcha son oreille de sa bouche. « Écoutez-moi, susurra-t-elle d’une voix implacable. Ne me parlez plus jamais comme ça, jamais. Surtout devant les sages-femmes. Vous ne perdez rien à vous montrer respectueux envers moi ; vous êtes au sommet. En revanche votre grossièreté me place dans une position très précaire. Et vous aussi, parce que si je ne perds pas la face devant ces femmes, je pourrais néanmoins ruiner votre image, rien que pour faire bonne mesure. Maintenant faites un nouvel essai, ou bien allez-vous-en. » Elle le repoussa et lui lança un regard noir, et de la fumée s’élevait de ses yeux verts. Achmed sourit ; elle était en train d’apprendre cette culture. Dans les semaines qui avaient suivi l’arrivée des premières recrues, elle avait peu à peu compris les subtilités du protocole firbolg. Il s’inclina profondément devant elle. « Si cela ne vous incommode pas trop, voudriez-vous me faire cette faveur ? » demanda-t-il à haute et intelligible voix. La colère de Rhapsody perdit un peu de son intensité. « Elle se trouve dans mes appartements. — Non, elle n’y est pas. — Comment le savez-vous ? — Parce que j’en viens. » Instantanément, le visage de la jeune femme s’assombrit de nouveau. « Je vous demande pardon ? Vous avez mis ma chambre à sac ? — Je ne voulais pas interrompre votre réunion avec les sages-femmes, s’empressa-t-il d’arguer. — Et l’idée d’attendre ne vous a pas effleuré une seconde, j’imagine ? La chambre forte de Gwylliam est demeurée inviolée pendant quatre siècles. Vous ne pouviez pas patienter une demi-heure de plus ? » Elle soupira, excédée. « Elle est dans le pot de chambre, sous le lit. » Un air de dégoût passa sur le visage d’Achmed, soudain d’une laideur comique. « À l’évidence, vous êtes ici depuis trop longtemps. C’est plutôt le genre de choses que Grunthor ou moi ferions. — Je ne m’en sers pas, idiot. Il y a un cabinet dans la chambre attenante à la mienne. La prochaine fois, demandez avant de mettre sens dessus dessous mon tiroir de lingerie. — Pour refuser à Grunthor un des plaisirs trop rares de son existence ? Espèce d’égoïste. » Achmed s’adressa aux sages-femmes. « Je vous demande à toutes de m’excuser pour avoir interrompu votre réunion avec cette question urgente. Merci de m’avoir laissé consulter votre sage conseillère. » Il tourna les talons, roula des yeux ronds et quitta la pièce. « Des nouvelles de Grunthor ? » demanda Rhapsody au souper ce soir-là, à la table même où s’était tenue sa réunion avec les sages-femmes. Achmed secoua la tête tout en rompant son pain en deux. « Il est parti en manœuvres dans les hautes terres au-delà de la Lande, là où nous pensons que se trouvent les vignes abandonnées. Je n’attends pas de signe de lui avant au moins quatre jours. — Et qui sont les heureux objets de son attention, cette fois-ci ? — Les Eventreurs. C’est une tribu de Griffes qui prétend que Gwylliam est toujours vivant et qu’il vit parmi eux. — C’est peut-être vrai, peut-être qu’il venait juste rendre un livre à la bibliothèque, quand on l’a trouvé, suggéra Jo en se curant les dents à la pointe de son poignard. J’imagine que le service est un peu lent. Grunthor a dit que je pourrai l’accompagner, la prochaine fois, si tu n’y vois pas d’inconvénient, Rhaps. Tu n’as rien contre ? — Non, admit Rhapsody. Avec toi, Grunthor est encore plus mère poule que moi. S’il pense qu’il n’y a aucun risque à t’emmener, je ne m’y opposerai pas. — Qu’est-il ressorti de votre réunion ? demanda Achmed en remplissant le verre de Rhapsody et le sien, avant de tendre la carafe à Jo. — Pas mal de choses. » La Barde se pencha en avant, le visage animé d’une excitation intense, puis se leva. « Attendez, que je reprenne mes notes. » Elle se dirigea vers un vieux buffet près du mur, sous une ancienne tapisserie, et feuilleta une pile de papiers, pour finir par trouver ce qu’elle cherchait. Elle fronçait le nez de dégoût lorsqu’elle s’approcha de nouveau de la table. « Achmed, c’est une calamité, cet endroit. Maintenant que vous êtes Roi de la Colline, que diriez-vous de vous débarrasser de tout ce fourbi et de refaire un peu la décoration ? Ces tapisseries puent. — C’est parce qu’on urinait et qu’on déféquait derrière », expliqua le Dhracien en avalant une gorgée de sa timbale. Le visage de Rhapsody se tordit de révulsion, et il éclata de rire. « Les Cymriens autant que les Bolgs. J’imagine qu’il a fallu un moment pour construire les latrines intérieures. Llauron a beau considérer que c’était une race de demi-dieux, vous seriez effrayée par les choses révoltantes que nous avons découvertes à leur sujet. — À moins que ce soit nécessaire à notre survie, j’aimerais autant que vous m’épargniez les détails. » Elle déroula les feuilles de parchemin. « Très bien, les sages-femmes sont tombées d’accord pour transmettre le savoir médicinal que je leur ai inculqué aux divers clans et pour former les candidates les plus prometteuses, puisqu’il s’agira essentiellement de femmes. Ainsi la génération future de sages-femmes sera-t-elle recrutée. Puis ces guérisseuses reviendront constituer le personnel de l’hôpital et de l’hospice, jusqu’à ce que le pays soit totalement unifié. — Bien, acquiesça Achmed. — En outre, nous avons établi un programme de soins aux enfants, que je voudrais que vous entériniez en légiférant, en qualifiant de crime le fait de maltraiter ou d’abuser d’un enfant. Les Bolgs ont déjà une attitude très éclairée, à ce sujet ; cette loi sera plus facile à leur imposer qu’à certains « hommes » de Roland, qui pensent que les enfants ne sont bons qu’à servir de tabouret ou de portemanteau. » Achmed sourit en silence. Il se rappela avoir eu à la sortir du pétrin à Bethany, lorsqu’elle était venue en aide à un enfant que son père rouait de coups de pied en plein marché. Quand elle s’en était prise à l’homme, la foule des curieux n’avait pas essayé de l’en dissuader, ils avaient seulement envie de la toucher et de l’emmener, comme les paysans de Gwynwood avant eux. Rhapsody n’avait pas saisi cela, pas plus qu’elle n’avait compris le sens de tous les autres incidents provoqués par l’attirance irrésistible qu’elle avait suscitée. Ce qui contrariait Achmed, à l’époque et à présent qu’il se remémorait ces scènes, c’est l’incertitude de pouvoir la sauver seul. Ils ne devaient leur fuite qu’à la diversion de Grunthor. Et bientôt il la renverrait toute seule à Bethany. Il secoua la tête pour chasser cette perspective de son esprit. « Et la production ? demanda-t-il. — Une seconde, j’y viens. Outre la loi de protection des enfants, nous voudrions que vous ordonniez le traitement équitable des prisonniers, les soins aux blessés lorsque cela sera possible, et l’accompagnement de la douleur et de la mort. » Le nouveau roi firbolg fit les yeux ronds. « La rédaction des lois et des codes se fera une fois que les échos du nouvel ordre établi auront atteint Roland et Sorbold. Je veux m’être entretenu avec les émissaires éventuels, même si je serais très surpris que quiconque envoie un ambassadeur avant votre visite à Roland supposée faire cesser ce rituel du Nettoyage de Printemps. Pouvons-nous remettre cette question à ce moment-là ? — Oui. Je vous en parle maintenant parce que vous m’avez demandé de vous tenir au courant des récents développements. Nous nous sommes aussi entretenues de l’école. Les enfants que vous avez convoqués lors du grand rassemblement constitueront la première classe, qui débouchera sur un enrôlement. Au fait, vous devez à leurs parents une armure, des armes et de la nourriture, comme cadeau. Au sujet de l’école, ça devrait être tout – oh, et j’ai douze nouveaux petits-enfants. — Beurk, fit Jo en s’emparant d’un jambonneau et en mordant dedans avec la même délectation que Grunthor. — C’est une réaction à mes petits-enfants, ou à la viande ? » demanda Rhapsody avec une pointe d’humour. Jo mâcha ostensiblement sa bouchée avant de l’avaler. « La viande est très bien. J’adore pas les enfants. Si tu te rappelles bien, j’ai passé un moment enfermée avec un paquet de marmots. — Ce qui rendrait fou n’importe qui, admit Rhapsody. — Tous firbolgs ? » s’enquit Achmed en engouffrant la deuxième moitié de son pain. Rhapsody hocha la tête. « Des orphelins. Je les aime vraiment beaucoup. Ils sont un peu exubérants, mais j’étais pareille, à leur âge. — Mais je doute que tu te sois amusée à attraper des rats et à les manger vivants, comme eux. — Non, je te l’accorde, confirma Rhapsody en souriant, mais sans réprimer tout à fait un frisson. Mais je les aime quand même. — Si vous avez fini le couplet poétique sur vos nouveaux protégés, nous pourrions peut-être discuter de ce que nous allons produire, outre des armes ? — Tout à fait. » Rhapsody sortit une deuxième grande feuille de parchemin. « Outre les armes et armures que les forgerons produiront, à la fin de la saison de croissance, nous devrions récolter un premier pressage, des vignes. Ce ne sera pas spectaculaire, mais j’en ai appris assez par Ilyana chez Llauron pour faire une récolte honorable. » Lorsque Grunthor aura sécurisé les terres au-delà de la Lande, je ferai de même qu’après les batailles du canyon et j’irai rassembler les orphelins. Et pendant que j’y serai, je prononcerai la bénédiction filidic de la terre et chanterai pour les plantes ; ça pourrait aider. Les vignes ont été assez régulièrement dépouillées pour que le raisin reste en bonne santé et si nous le laissons reposer, nous devrions avoir une haute teneur en sucre et un arôme délicat. Nous pourrons prélever un échantillon au printemps. » Sans lever le nez de son griffonnage frénétique, Achmed hocha la tête. « Quoi d’autre ? » Rhapsody et Jo échangèrent un regard. « Nous avons découvert quelque chose qui pourrait vous intéresser au sujet du bois, en observant les branches que vous avez rapportées de la forêt obscure par-delà la Lande. — À savoir ? » Rhapsody adressa un mouvement de tête à Jo, qui se leva et quitta la pièce. « Il se produit un phénomène étrange quand on le traite. Comme pour en faire des meubles, par exemple. » La jeune fille revint avec une branche taillée en biseau, qu’elle tendit à Achmed. Elle était d’une couleur sombre et riche, aux reflets bleus distincts. Cette nuance dans la coloration conférait au bois une allure magnifique, royale, comme celle des tables du Grand Hall qui avaient autrefois appartenu à Gwylliam et Anwyn, ainsi que d’autres pièces qu’ils avaient trouvées. « C’est donc ainsi qu’ils s’y prenaient, murmura-t-il en retournant la branche entre ses mains. — C’est Jo qui a découvert le phénomène, annonça Rhapsody avec une pointe de fierté. — Beau travail, Jo », la félicita gentiment Achmed. L’adolescente rougit jusqu’à la racine de ses cheveux blond pâle et se remit à manger en silence. « Et pour finir, ma modeste contribution. Vous vous rappelez ces ignobles araignées qui avaient envahi de leurs toiles six des grandes salles ? — Comment les oublier ? mes oreilles résonnent encore de vos hurlements. » Rhapsody lui donna un petit coup de serviette, un lourd carré de lin qu’ils avaient trouvé au milieu de nappes et de serviettes richement brodées, dans un coffre en cuivre au cœur de la chambre forte. « Menteur. Je n’ai pas hurlé. Quoi qu’il en soit, ces fils de la Vierge, lorsqu’on les mêle à de la fibre de coton ou à de la laine, permettent de tisser un fil résistant et élastique dont on peut se servir pour toute une série d’articles, notamment des cordes étonnamment fines et extensibles. » Elle fouilla dans sa poche et en sortit un cordonnet, qu’elle lui lança. Achmed tira vigoureusement sur les deux extrémités, puis fit rebondir la petite tresse dans la paume de sa main. « Excellent. — Heureuse que ça vous plaise. En plus la fibre est jolie, car elle brille. Voilà, fin du rapport. Est-ce que la clef a permis d’ouvrir le caveau que vous avez découvert ? » Achmed vida son verre d’un trait. « Non, dit-il platement. — Dommage, sourit Rhapsody. Mais ça n’aura pas été vain. Au moins Grunthor a-t-il pu farfouiller dans mes dessous sans risquer de représailles. — Absolument. Il se fait tard, fit remarquer Achmed en reposant son verre et en jetant un regard de côté à Jo. — J’ai compris l’allusion. Bonne nuit Rhaps. » Jo se leva et quitta la pièce. La Barde la regarda s’éloigner. « Vous pouvez m’expliquer ? — Elle doit être fatiguée », répliqua Achmed. Il se dirigea vers l’abjecte tapisserie, se pencha derrière et en extirpa un petit coffret ouvragé et un lourd manuscrit enveloppé de cuir et de velours. Rhapsody eut un haut-le-cœur. « Je ne peux pas croire que vous ayez mis là-bas quoi que ce soit que vous aviez l’intention de toucher à nouveau un jour, après ce que vous nous avez raconté. » Achmed revint près de la table. « Et c’est la femme qui a caché la clef du reliquaire de Gwylliam dans son pot de chambre qui vient me dire ça. C’est vous qui m’avez donné l’idée. » Elle fit mine de protester, mais se ravisa brusquement. « La clef du reliquaire ? Vous disiez qu’elle n’avait pas marché. — Jo était là, et je ne voulais pas en discuter devant elle. — Elle l’a compris, oui. » La tristesse lui noua l’estomac. « Je n’arrive pas à croire que vous ne lui fassiez pas confiance. Pourquoi ne l’aimez-vous pas ? — Je l’aime bien, dit le roi firbolg. C’est juste que je me méfie d’elle. Ça n’a rien de personnel. Il n’y a que deux personnes dans ce monde à qui je fasse confiance. — L’amour et la confiance ne vont-ils pas main dans la main ? — Non, assena Achmed en déballant le livre. Nous pourrons en discuter dans un moment. Je pensais que vous seriez peut-être intéressée par ceci. » Il ouvrit le manuscrit ancien et le fit doucement glisser vers elle sur la table. « Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle en scrutant l’écriture plumetée qui courait sur les pages craquelées, sèches et usées en dépit du soin qu’on avait mis à conserver l’objet. — C’est l’un des manuscrits les plus précieux de Gwylliam, l’un des documents qu’il considérait comme sacrés, expliqua Achmed avec un léger sourire. Je voudrais que vous voyiez la deuxième bibliothèque, dans la crypte cachée. On y trouve des plans de secteurs de Canrif qu’il voulait construire, et aussi d’autres qu’il a bel et bien bâtis et que nous n’avions pas vus. Des livres rapportés de Serendair – toute l’histoire d’une race. On dirait un registre familial, les annales royales des naissances et des décès, ainsi que les arbres généalogiques. Apparemment rédigé dans la même langue que ce contrat que nous avions trouvé. » Rhapsody examina la frêle page. « En fait, c’est du serenne ancien, et ce n’était pas le cas de ce contrat. — Vous réussissez à déchiffrer quelque chose ? » Elle tourna avec délicatesse les pages dont le papier se désagrégeait sous ses doigts. En remontant l’un des arbres avec attention, elle retrouva la trace de la dynastie royale qu’elle avait connue. Trinian, le prince en titre à l’époque où ils avaient quitté Serendair, avait régné quatre générations avant Gwylliam. Elle rapporta cette information à Achmed puis tourna la page, suivant du doigt le sentier d’encre délavée. Soudain elle blêmit. Achmed remarqua un changement immédiat de la lumière du feu qui brûlait dans l’âtre, qui se mit à bondir, pris de panique. « Que se passe-t-il ? — Regardez par quoi se termine l’arbre, dit-elle en désignant les dernières entrées de la page. Gwylliam et Anwyn ont eu deux fils. L’aîné, héritier présomptif, est noté sous le nom d’Edwyn Griffyth. — Et le plus jeune ? » Elle leva vers lui ses yeux d’émeraude, écarquillés et resplendissants à la lueur du feu bondissant. « Llauron. » « Vous savez, il est possible qu’ils soient deux à porter ce nom, suggéra Achmed tandis que Rhapsody scrutait le feu en terminant son verre de vin. Quelle est la probabilité que même un des fils de Gwylliam ait survécu à la guerre qui a tué son père, censément immortel ? — Qui sait ? dit Rhapsody d’un air morne. J’ai le sentiment que c’est bien le Llauron que nous connaissons, pourtant. — Vous avez une raison particulière de le croire ? — Des détails. Il avait dans sa serre un système incroyable capable de reproduire la pluie d’été en intérieur et au beau milieu de l’hiver. Il disait que c’était son père qui l’avait conçu pour sa mère. — Ce qui irait plutôt à l’encontre de votre théorie. Gwylliam détestait Anwyn. » Rhapsody rouvrit le grimoire. « Pas tout le long. Oh et puis arrêtez de me faire lanterner. Je sais que vous croyez vous aussi qu’il s’agit du même Llauron. — J’avoue, c’est ce que je crois. On peut reconnaître à Gwylliam qu’il était un visionnaire et un inventeur de grand talent. Tout à Ylorc l’atteste. — Et Llauron veut voir les Cymriens réunis. Il disait que c’était l’espoir de la paix qui lui faisait croire en cette réunification, mais je me demande à présent s’il ne s’agissait pas de la soif du pouvoir. » Le seigneur de guerre s’assit sur le bord de la table. « Il est le chef religieux de plus d’un demi-million de personnes, et il vit comme un jardinier bien payé. Pourquoi souhaiterait-il se frotter aux pièges de la royauté sous prétexte qu’il est l’héritier de Gwylliam, alors qu’il pourrait les avoir maintenant et ne s’en donne pas la peine ? — Je n’en ai aucune idée. » Elle feuilleta de nouveau le livre, mais n’y trouva rien de plus. « J’ai du mal à imaginer cet homme charmant fomentant le moindre projet infâme. Je veux dire que quand je lui ai été amenée, j’étais entièrement à sa merci, et il s’est montré particulièrement gentil. Il me rappelle mon grand-père. Il se trouve qu’il est le fils du plus grand salopard de ce monde, avec du sang de dragon pour couronner le tout. Au moins ça explique comment il en savait autant à mon sujet, sans poser une seule question. On raconte que les dragons sentent ainsi les choses ; je me demande ce qu’il sait d’autre, à notre sujet. » Achmed soupira et referma le livre posé devant elle. « Ce qui nous ramène tout naturellement à notre petite discussion à propos de Jo. Vous savez maintenant que Grunthor et moi nous sommes trouvés en contact avec des entités démoniaques, dans l’ancien monde. — Oui, acquiesça Rhapsody en fronçant les sourcils. — Ne vous montrez pas grossière avec votre souverain. Je ne donne pas dans le sarcasme. Il existe plusieurs types de démon – pas seulement les démons anciens dont nous parlions – capables de posséder les hommes, sans que leurs victimes le sachent. Il est donc du domaine du possible que quiconque que nous rencontrerons ici, s’il a été en contact avec une entité maléfique, soit au service du démon, pour ou contre son gré. Faites-moi confiance, je sais de quoi je parle, en la matière. » Il la fixa avec une telle intensité qu’elle dut détourner le regard. « Et vous pensez que c’est le cas de Jo ? — Non, pas vraiment, soupira Achmed. Mais je n’ai pas non plus de preuve du contraire. Rhapsody, vous êtes trop prompte à faire confiance, surtout vu les circonstances dans lesquelles nous nous trouvons. Vous vous acharnez à adopter la moitié du monde, pour essayer de compenser ce que vous avez perdu. » Elle leva de nouveau la tête vers lui avec un sourire sur les lèvres, mais le menton légèrement tremblant. « Vous avez peut-être raison. Mais adopter une certaine personne pour en faire mon frère m’a sauvé la vie. » Ce fut le tour d’Achmed de détourner la tête, pour qu’elle ne voie pas son sourire. « Je sais. Mais quelle chance y a-t-il pour qu’il en ressorte à nouveau quelque chose de bon ? Écoutez, je n’ai rien contre Jo, et Grunthor aussi a l’air de bien l’aimer. Je pense juste qu’il vaut mieux ne faire confiance à personne, hors de nous trois. — Mieux ou plus sûr ? — C’est la même chose. — Pas pour moi, lança-t-elle d’un ton véhément. Je ne veux pas vivre comme ça. » Le seigneur de guerre haussa les épaules. « Comme vous voudrez. Continuez comme vous le faites, et vous ne vivrez sans doute pas, ni comme ça ni autrement. Mais rappelez-vous, il y a pire que la mort. Si vous vous retrouvez sous l’emprise d’un démon, surtout ceux venus du vieux monde, l’époque de Michael la Tête de Porc vous paraîtra le Paradis Perdu, et ce pour l’éternité. » Rhapsody repoussa le livre d’un geste vif et se leva. « J’en ai assez. Je vais aller chanter une berceuse à mes patients. » Achmed ravala son mécontentement. Si on pouvait parler de temps perdu, c’était celui passé par la Baptistrelle à soigner les Firbolgs qui n’étaient pas mortellement blessés, à tamponner leurs plaies de lotions aux plantes et à leur chanter des airs pour soulager leurs angoisses. « Eh bien, voilà une manière rentable d’occuper votre soirée. Je suis sûre que les Firbolgs apprécient et ne manqueront pas de vous rendre la pareille, si un jour vous avez besoin de quoi que ce soit. » Rhapsody fit volte-face, les sourcils froncés. « Qu’est-ce que vous sous-entendez ? » Ses yeux et ses cheveux accrochèrent la lueur tremblotante du feu et se mirent à irradier dans le noir. « Ce que j’essaie de vous dire, soupira Achmed, c’est que vous ne serez jamais récompensée de vos efforts. Quand vous serez blessée ou dans la souffrance, qui chantera pour vous, Rhapsody ? » Elle sourit d’un air entendu. « Eh bien, vous, Achmed. » Le roi firbolg renifla d’un air hautain. « Vous voulez voir ce qu’il y a dans ce coffret ? — Pas particulièrement, répondit-elle en marquant un temps d’arrêt près de la porte. Et encore moins si je dois découvrir que messire Stephen est responsable du naufrage de l’Île de Serendair et de la grande Peste. Encore quelques jours à ce rythme et je vais devenir aussi paranoïaque que vous. » Achmed ignora son laïus et ouvrit le couvercle du coffret. Puis il retira le morceau de velours desséché qui en recouvrait le contenu. Il brandit l’objet, qui attrapa la lumière du feu. C’était une corne. Rhapsody s’immobilisa malgré elle. « Est-ce la corne du conseil ? L’instrument qui appelle les Cymriens à se réunir ? — Celle-là même. » La jeune femme la contempla, ébahie, pendant un bon moment. En dépit des siècles passés dans la crypte, la corne brillait de mille feux. Il s’en dégageait une bonne humeur communicative, un espoir qui une seconde plus tôt n’était pas perceptible dans la pièce. « Très bien, céda-t-elle, et qu’est-ce qu’on va en faire ? — Rien du tout, du moins pour l’instant. Peut-être la remplirons-nous de vin pour rendre hommage à votre visite fructueuse à Roland, la semaine prochaine. Ou bien nous nous en servirons pour décorer votre gâteau d’anniversaire. Ou peut-être qu’un soir où nous serons très soûls Grunthor et moi, nous soufflerons dedans pour convoquer au Tribunal les membres du conseil encore vivants et que nous leur pisserons dessus. Qui sait ? J’ai pensé que vous aimeriez savoir que nous l’avions. » Rhapsody éclata de rire. « Merci. Peut-être que vous pourriez apprendre à en jouer, et m’accompagner lors de mes tournées du soir, pour chanter des berceuses. » Achmed remit le cor en place. « Rhapsody, je peux vous assurer que toutes les hypothèses que je viens de vous citer sont beaucoup plus probables que celle-là. » 50 TRISTANT STEWARD, GRAND SEIGNEUR RÉGENT de Roland et prince de Bethany, se tenait à la fenêtre de sa bibliothèque, à se demander si ses conseillers et ses homologues, réunis dans sa forteresse pour le conseil annuel, étaient tous devenus complètement fous. Depuis la fin du petit déjeuner et jusqu’à cette heure même, ils étaient arrivés un par un, interrompant son travail pour lui suggérer avec politesse mais insistance de bien vouloir s’occuper de l’invité surprise qui attendait patiemment dans le vestibule. Tristan s’était évertué à refuser, prétextant une masse de traités urgents et un manque patent de respect du protocole. Quand on lui eut dit que l’émissaire provenait des Terres bolgs, il se montra encore moins désireux de le rencontrer. Pourtant voilà que venait toquer timidement à sa porte comme une vierge effarouchée Ivenstrand, duc d’Avonderre, arrivant juste derrière Stephen Navarne en titre et dans l’estime du seigneur régent. L’homme passa la tête par l’embrasure comme une femme de chambre curieuse. Le seigneur de Roland soupira. « Par les dieux, pas vous, Martin. D’abord le chambellan, puis les hauts conseillers, les autres ducs, et maintenant vous ? Qu’y a-t-il de si fichtrement urgent, pour que vous m’empêchiez tous ainsi de travailler ? » Ivenstrand se racla la gorge. « Ah, Votre Altesse, je pense que vous voudrez vraiment rencontrer cette visiteuse. J’ai pris la liberté de l’amener dans votre bureau, dans le cas où vous vous décideriez. » Il adressa un regard anxieux au régent. Le seigneur de Roland referma d’un geste rageur l’atlas qu’il était en train d’examiner. « Parfait, je vois bien que je n’aurais pas de tranquillité avant d’avoir cédé. » Il se dirigea d’un pas décidé vers la porte, non sans décocher au passage un regard noir à Ivenstrand. Il se retourna cependant avant de sortir. « Vous avez bien dit “cette visiteuse” ? — Oui, monseigneur. » Roland frissonna. Il était déjà assez fâcheux que les Bolgs lui aient envoyé un émissaire ; il faudrait sans doute aérer pendant des heures après son départ. Mais une femelle – cette perspective le sidérait et faisait littéralement exploser son irritation. C’est donc furieux et au pas de charge qu’il se dirigea vers son bureau. Le chambellan se tenait à droite de la double porte et détournait le regard. Il avait aperçu l’expression sur le visage de messire Roland et essaya littéralement de s’encastrer dans le mur en voyant approcher le régent. Il lui ouvrit la porte et annonça l’invitée. « Monseigneur, dame Rhapsody, des terres d’Ylorc. — Quoi ? Qu’est-ce que c’est que ces âneries ? demanda Roland au chambellan. Je n’ai jamais entendu parler d’un pays de ce nom. Écartez-vous. » Il entra d’un air décidé dans la bibliothèque, rassemblant son courage pour affronter le monstrueux émissaire. Ce nouveau seigneur de guerre firbolg devait être soit un couard soit un génie, pour envoyer une Bolg dans l’espoir qu’elle ne serait pas immédiatement passée par les armes. Elle était petite, pour une Bolg. Elle tournait le dos à la porte et contemplait le plafond en ogive au-dessus de sa tête, admirant le travail de ciselure. L’émissaire était vêtu d’une simple cape d’hiver à capuche et semblait porter un pantalon. Le seigneur régent ne fut cependant pas surpris par l’absence de vêtements d’apparat. En l’entendant entrer dans la bibliothèque, elle pivota et s’inclina en une élégante révérence. Roland fut frappé de surprise, s’attendant seulement à la voir souiller le sol de bave. « Eh bien ? Que voulez-vous ? » La femme leva les yeux et le choc auquel fut confronté Roland l’obligea à revoir tous ses faux jugements. Qu’elle ne soit pas firbolg était déjà une surprise. La stupeur que suscitèrent chez lui ses autres attributs le laissa sans voix. Rhapsody sourit au seigneur de Roland. « Je viens porteuse d’un message de Sa Majesté le roi Achmed d’Ylorc. » Son sourire s’élargit lorsqu’elle songea aux appellations officielles firbolgs qu’elle avait écartées – l’Œil Incandescent, l’Avaleur de Terre, l’Impitoyable. « Il a exigé que je vous le délivre en son nom, puisque vous n’avez pas encore envoyé d’ambassadeurs à notre cour. » Roland referma la bouche. Il aurait été incapable de dire combien de temps elle était restée ouverte. « Vous n’êtes pas firbolg. — Non. Je devrais ? » Tristan Steward secoua la tête d’un air hébété. « Certainement pas. Je veux dire, non, ce n’est pas nécessaire. » Il grimaça intérieurement, tant il se trouvait l’air stupide. « Merci. » Rhapsody lui adressa un sourire respectueux, mais Roland vit de l’amusement scintiller dans ses prunelles vertes. Il inspira profondément et tenta de reprendre contenance. « Asseyez-vous, je vous en prie. Chambellan, prenez le manteau de madame. Désirez-vous boire quelque chose ? — Merci. Et non, merci. » Rhapsody s’installa dans le fauteuil de marronnier sculpté qu’il lui indiquait après avoir retiré sa cape et l’avoir tendue au chambellan, ce qui engendra un nouveau silence maladroit. Le chambellan finit par secouer la tête comme s’il s’éveillait d’une rêverie ; il prit la cape et sortit après un bref salut devant le régent. Roland s’empressa de rejoindre son bureau et de s’y asseoir à son tour, espérant ainsi dissimuler derrière le meuble l’effet agréable que la jeune femme avait sur sa physiologie. Il était après tout officiellement fiancé. « Avant que vous me transmettiez ce message, permettez-moi une question : qu’est-ce qu’Ylorc, et pourquoi venez-vous au nom du seigneur de guerre firbolg ? » Rhapsody croisa les mains d’un air patient. « Ylorc est le nom firbolg des anciennes terres cymriennes qu’on appelait jadis Canrif. Je suis ici en tant que son messager, au nom de mon souverain. » Le seigneur de Roland déglutit et Rhapsody fit de son mieux pour ne pas éclater de rire. Elle lisait à livre ouvert sur son visage : l’imaginer asservie à un dirigeant firbolg le révulsait clairement. Elle décida de ne pas se laisser importuner par son préjugé. Sans y penser elle croisa les jambes, et vit l’homme virer au magenta. Lorsqu’il revint quelque peu à un état de lucidité, il s’adressa à elle avec sévérité. « Quel est ce message ? — Il concerne la coutume annuelle de Roland que vos soldats nomment “Nettoyage de Printemps”, et qui consiste à mettre à sac des villages et des campements firbolgs proches de la frontière. — Je connais cette pratique. Et alors ? — Il faut qu’elle cesse. Sur-le-champ et pour toujours, à commencer par cette année. » Le régent s’extirpa brusquement de sa rêverie. « Vraiment ? Intéressant. Et pour qui se prend donc ce seigneur de guerre, pour croire qu’il est en position de m’imposer quelque diktat que ce soit ? — Il sait qui il est, répondit Rhapsody d’une voix calme. Si vous aviez écouté, monseigneur, vous le sauriez vous aussi. Il est roi et seul dirigeant des Terres firbolgs et objecte ainsi, comme tous ses conseillers dont je suis, au massacre aveugle et atroce de citoyens firbolgs innocents. » Le régent la dévisagea comme si elle était démente. « Des citoyens ? Êtes-vous idiote ? Les Firbolgs sont des monstres, et agressifs avec ça. Le Nettoyage de Printemps est une manœuvre défensive perpétrée depuis des siècles, depuis que la coulée de boue a recouvert les anciennes terres cymriennes. Elle permet d’éviter les attaques brutales et autres incursions pour lesquelles ils sont connus. » Dans les yeux de Rhapsody, la lueur se fit un peu plus intense et la couleur de ses iris s’enflamma. « Vraiment ? De quand date la dernière attaque brutale ? » Roland la dévisagea en silence. Elle soutint son regard sans ciller. L’homme finit par passer la pièce en revue avant de se tourner de nouveau vers elle. Elle n’avait pas bougé d’un iota. « Eh bien, il serait difficile de vous citer une attaque précise. Comme je vous l’ai dit, la coutume du Nettoyage de Printemps se pratique depuis des siècles, et elle s’est révélée très efficace pour maintenir le taux de violence au plus bas. » Les derniers vestiges du sourire de Rhapsody s’évanouirent. « Oh, je vois. Maintenant je comprends mieux. Pour vous on ne peut parler de violence que si elle est dirigée contre vos propres sujets, messire Roland. Le massacre des gens d’Ylorc n’a aucune importance. » Le régent se retrouva de nouveau bouche bée. « Les gens ? Mais quels gens ? Les Firbolgs sont des monstres. — C’est vrai, vous l’avez déjà dit, n’est-ce pas ? Des monstres agressifs, il me semble. Ainsi, l’armée de Roland, sous votre direction, se rend responsable d’une attaque annuelle qui détruit rituellement des villes et des campements, et qui laisse des enfants morts ou orphelins. Mais vous ne pouvez me citer aucun exemple de pratique similaire de la part des Firbolgs, même en guise de représailles, de toute votre vie, ni même sans doute du vivant de votre grand-père. Je suis donc tentée de vous demander, messire Roland, compte tenu de cet état de fait, qui sont les monstres agressifs ? » Roland bondit sur ses pieds. « Comment osez-vous ? Pour qui vous prenez-vous, jeune fille, pour vous adresser à moi de manière aussi insolente ? » Rhapsody soupira. « Je vous le répète, mon nom est Rhapsody. Je suis émissaire de la cour d’Ylorc. Je crois pouvoir affirmer que mes réponses ont été cohérentes, ce qui tend à prouver que je sais qui je suis. Et je dois ajouter, Votre Altesse, que je ne suis pas certaine que vous puissiez en dire autant. » Les yeux du régent se mirent à rougeoyer sous l’effet de la fureur. « Ce qui signifie quoi, exactement ? — Vous vous considérez comme le souverain d’un peuple noble et civilisé et, pour la plupart, vous avez sans doute raison. Mais lorsqu’un peuple tel que le vôtre dénie le statut d’humain à une race d’individus capable de construire des maisons et des villages, de forger des outils et de constituer des familles, vous vous nuisez beaucoup plus à vous-mêmes qu’à ces innocents que vous assassinez. Vous devenez des monstres bien pires que ceux que vous les accusez d’être. » Roland frappa violemment les deux paumes sur son bureau. « Ça suffit. Sortez d’ici. Je ne peux pas croire que j’aie ainsi perdu mon temps à me faire insulter par quelqu’un comme vous. Vous êtes une jeune femme fort dérangée. Vous avez beau ressembler aux anciens habitants des terres cymriennes, vous avez les manières et les attitudes de la population qui les occupe aujourd’hui. — Merci, répliqua Rhapsody en se levant et en le dévisageant de haut. D’après ce que j’ai appris des Cymriens, vous venez de me faire un grand compliment, bien qu’involontaire. Je m’en vais donc de ce pas, après deux dernières remarques. — Dépêchez-vous, alors, avant que j’appelle le chambellan. — Ce ne sera pas nécessaire. Comme je vous l’ai dit, je m’en vais. Premièrement, la seconde moitié du message. Le roi Achmed me demande de vous assurer que, si vous vous conformez à son souhait et mettez fin aux hostilités dès cette année, il veillera à ce qu’aucune incursion bolg ne survienne à Roland. — Les Bolgs ne sont qu’un ramassis de bêtes décérébrées qui ne connaissent que l’instinct animal et qui seraient de toute manière incapables d’organiser une incursion, pas plus qu’ils ne sauraient voler. En outre, je doute que ce seigneur de guerre, s’il est encore vivant lorsque vous lui rapporterez mon refus railleur, ait la moindre emprise sur les actions de ces créatures. — Eh bien, monseigneur, vous êtes tout à fait libre de le penser, quelle que soit l’ampleur de votre erreur de jugement. Permettez-moi de vous transmettre une information que vous ne possédez sans doute pas : les Bolgs sont à présent réunis, pour la première fois de leur histoire, sous un seul et même roi. Nous les entraînons et les éduquons en maintes choses, y compris la production de marchandises pour la vente desquelles nous espérons compter Roland parmi nos clients. — Vous êtes complètement malade, jeune folle. — Si les choses poursuivent leur cours, les premières vendanges auront lieu à l’automne, où nous aurons également produit des armes de grande qualité, d’une nature telle que vous n’en avez jamais vu auparavant. En outre, si vous êtes assez inconséquent pour douter de la détermination du roi, votre agression vous coûtera très cher, à vous et à vos soldats. Entendez-moi bien. — Sortez d’ici. » Rhapsody tourna les talons et se dirigea vers la porte, tandis que le régent appelait le chambellan. Elle prit sa cape des mains de l’homme et se planta une dernière fois face à Roland. « Merci de m’avoir reçue, Votre Altesse. Je suis désolée que ce que j’avais à dire n’ait pas été mieux accueilli. Si vous désirez me rencontrer de nouveau, j’y serai disposée, en dépit de la conversation d’aujourd’hui. — Ne craignez rien, à ce sujet, répondit le seigneur de Roland, les yeux étincelants de colère. Vous êtes une très belle femme, madame, mais le Tout-Dieu ne vous a pas dotée de plus de jugeote qu’une sauterelle. Veuillez ne plus m’importuner. Je donnerai pour consigne à mes conseillers de vous éconduire, si vous osez à nouveau vous présenter sur mon domaine. » Rhapsody enfila sa cape, le sourire aux lèvres. « Comme vous voudrez, monseigneur. J’espère que vous mesurez bien que, lorsque vous voudrez me revoir, cela vous obligera à faire vous-même le voyage jusqu’aux limites de mon royaume. Bonne année. » Elle accompagna ses vœux d’un aimable signe de tête à l’intention du chambellan. Puis elle quitta le vestibule, escortée jusqu’à la porte par les gardes. Le haut régent la regarda s’éloigner, puis se tourna vers le chambellan. « Faites venir mes conseillers immédiatement. — Bien, monseigneur. » Messire Stephen Navarne écouta avec autant de patience qu’il le put le seigneur régent tancer les autres ducs. Il n’avait pas été présent de la matinée, et n’avait donc pas eu vent de cette histoire d’ambassadeur qui faisait tempêter son cousin, car il veillait au retour des soldats de Tristan qui avaient aidé à mater les émeutes les plus récentes à Navarne. Il avait cependant répondu à la convocation courroucée du régent. À présent, il était particulièrement satisfait d’avoir fait le voyage. Une fois la tirade terminée, et les autres ducs renvoyés dans leurs pénates, Stephen s’attarda quelque peu en vue d’échanger un mot en privé avec son cousin. « Il y a une chose dont je ne suis pas certain que tu aies conscience, Tristan, dit-il d’un ton aimable, essayant de dissimuler l’inquiétude qui lui nouait l’estomac. Cette femme contre laquelle tu pestes avec tant de véhémence, et ses compagnons bolgs, ne sont autres que les libérateurs de la Maison du Souvenir, il y a quelque temps. » Le seigneur de Roland le dévisagea d’un air interdit. « Oh ? — Oui, je le crains. Et pour tout te dire, on les considère comme des héros locaux, à Navarne, et le phénomène a pris des proportions gigantesques. Car ils ont aussi réussi à ramener dans leurs foyers la quasi-totalité des enfants enlevés dont je t’avais parlé, au cours de la dernière réunion. Et ce faisant, ils semblent avoir vaincu des forces démoniaques. » Tristan Steward demeura silencieux un moment puis retourna auprès de la fenêtre où il se tenait quelques heures plus tôt. Il se servit un verre de porto. « Intéressant », conclut-il simplement. Lorsque Rhapsody fut de retour au Chaudron, Grunthor la souleva de terre avec enthousiasme. « J’m’inquiétais », lança-t-il en la dévisageant avec soulagement. Elle savait qu’il était sincère. « Je vais bien », le rassura-t-elle en tapotant son épaule gigantesque. Puis elle se tourna vers Jo. « Comment ça s’est passé ? » demanda Achmed en regardant la petite filer devant lui comme une flèche pour aller se jeter dans les bras de Rhapsody. Leurs regards se croisèrent et ils échangèrent un sourire. C’était une grande première. Rhapsody passa le bras autour des épaules de Jo et suivit ses amis bolgs dans le hall lugubre, où un petit déjeuner l’attendait. « Eh bien, j’ai deux remarques à faire. — Oui ? » Achmed croisa les bras et s’appuya contre le mur, tandis que Grunthor tirait la chaise de Rhapsody. « Vous êtes sûr que ce n’est pas vous qui avez le don de prescience, Achmed ? Tout s’est passé exactement comme vous l’aviez prédit, mot pour mot. — Ce n’est pas de la prescience, fit le Dhracien avec un sourire affecté. C’est le sens de la prévisibilité. — Et deuxièmement, vu l’accueil qu’on m’a réservé, vous auriez aussi bien pu y aller vous-même. Ça n’aurait pas pu être pire. Maintenant, je comprends mieux pourquoi vous êtes tellement peu sociable. » 51 AUX CONFINS DES TERRES CYMRIENNES, passé la vaste lande qui s’étendait au-delà du canyon et abrité par une haute chaîne de monticules rocheux en forme d’anneau, se trouvait Kraldurge, Royaume des Fantômes. C’était le seul endroit sans exception où les Bolgs n’allaient pas, un lieu désolé et effrayant, à en juger par son apparence. Les légendes demeuraient obscures sur l’atroce tragédie qui s’y était déroulée, mais elle avait été assez effroyable pour marquer le psychisme des Firbolgs qui vivaient dans ces montagnes. Ils parlaient avec réticence et en chuchotant de champs d’ossements et de démons errants qui consumaient toute créature ayant le malheur de croiser leur route, de sang suintant du sol et de vents enflammant quiconque traversait la plaine. Rhapsody était tombée sur les collines gardiennes par accident, alors qu’elle parcourait la campagne en quête d’orphelins de guerre, et à présent Achmed et elle se frayaient difficilement un chemin au bord des Dents intérieures, afin de retrouver l’endroit. Ils cherchaient depuis un bon moment lorsque l’impatience d’Achmed finit par l’emporter. Il ferma les yeux et se concentra sur le passage caché qu’il avait localisé dans la paroi rocheuse. Il libéra ce don qu’il avait acquis le long de la Racine et laissa sa vision filer sur le chemin, un couloir étroit envahi de végétation et qui n’avait vu passer personne depuis des siècles. À son extrémité, le passage débouchait sur un champ à découvert, livré aux hautes herbes après des années d’abandon. Un monticule de la taille d’une petite colline saillait au milieu du champ ; aucun autre trait remarquable dans ce vallon caché aux regards. « Eh bien, j’ai horreur de vous décevoir, mais je ne vois pas un seul démon, ni aucun geyser de sang bouillonnant. — Très bien, soupira Rhapsody. J’en ai eu plus qu’assez à la Maison du Souvenir, merci beaucoup. Néanmoins j’aimerais voir cet endroit ; il doit y avoir quelque chose là-bas susceptible d’inspirer une telle peur, même si elle date de plusieurs siècles. En outre, ce serait une honte de devoir remporter au Chaudron toutes ces graines que j’ai apportées. — Très bien. » Achmed sortit son cwellan et se glissa entre les parois rocheuses. Rhapsody ne cessait de s’émerveiller de la célérité et du silence avec lesquels il maniait cette arme imposante. Elle le suivit de près, son arc prêt à tirer. Le bruit de leurs pas scandait leur progression acrobatique, amplifié à l’extrême par l’écho, rendant leur approche évidente à quiconque les aurait guettés. En dépit du bruit qu’ils faisaient, ils trouvèrent les lieux tels qu’Achmed les avait décrits en débouchant dans le pré. Le canyon qui dissimulait le champ était si élevé que le vent s’engouffrait rarement jusqu’à la base. Il tourbillonnait en hurlant autour des crêtes, dans une complainte funèbre. Achmed et Rhapsody échangèrent un sourire. Même les Bolgs les plus valeureux auraient pu prendre ce mugissement pour des cris de démons. Malgré l’explication naturelle à ce phénomène, le lieu était empreint d’une ambiance foncièrement triste, d’une colère et d’une nostalgie accablantes. Elle se pencha pour toucher la terre, mais ne remarqua rien d’inhabituel ; peut-être s’agissait-il d’un cimetière oublié, où gisaient les victimes des premiers conflits de la Guerre Cymrienne. On n’en faisait pas mention dans les manuscrits qu’ils avaient trouvés dans la crypte de Gwylliam, mais on n’aurait sans doute pas pris la peine de le noter. Achmed se mit à explorer le périmètre du canyon intérieur. La taille réduite du champ permettait de l’englober du regard depuis le haut du monticule, et il avait l’air complètement clos avec pour seule trouée le col par lequel ils étaient arrivés. Il adressa un signe de tête à Rhapsody, et elle sut qu’elle pouvait vaquer à ses propres occupations pendant qu’il parcourait le terrain. En atteignant le sommet de la petite colline centrale, Rhapsody sortit de son sac une grosse bourse en toile remplie de graines et ses outils, ainsi que sa flûte. Une harpe aurait mieux fait l’affaire dans ce cas, mais elle avait laissé la sienne à la Maison du Souvenir, sur la fourche d’un chêne, à jouer la mélodie de guérison destinée à le protéger de la corruption qui avait déjà failli le tuer. Elle jeta un regard en direction d’Achmed, s’assurant qu’elle le voyait toujours, puis se mit à creuser la terre, en prélevant un échantillon pour déterminer quel type de sol se trouvait sous l’herbe. À sa grande surprise, le sol récemment dégelé et réchauffé par la lumière de l’hiver finissant avait la consistance du terreau et paraissait fertile, sous une petite couche de cailloux, riche de nutriments. Elle avait craint de découvrir derrière le mur de roche protégeant le champ du vent et des éléments un terrain plus aride. Elle se réjouissait de s’être trompée. Rhapsody enfouit la main dans une touffe d’herbes hautes et convoqua le feu qu’elle sentait dans son âme. Les herbes brunes s’enflammèrent en un instant et se consumèrent rapidement sous sa main. Elle arracha le pied mort et se mit à retourner la terre, enfouissant les graines au plus profond pour leur donner toutes les chances de germer. Il s’agissait de fombella, une fleur qu’elle aimait pour l’avoir vue joncher la terre ancienne que les Cymriens avaient ramenée ici, et qu’on plantait sur les tombes et les champs de bataille en signe de deuil. Le choix lui avait paru évident. D’ici à l’été les fleurs tapisseraient la colline et reviendraient à chaque printemps, jusqu’à recouvrir tout le canyon, dans les quelques années à venir. Lorsqu’elle ouvrit le sac de toile, le vent se remit à gémir au-dessus d’elle. Elle sortit une poignée de graines. Elle entama une mélodie au diapason du vent pour accompagner la plantation, un chant d’expiation et de réconfort, afin de consoler la terre blessée. Une fois la terre remise en place, elle reposa dessus le pied d’herbes hautes pour protéger les graines du vent et pour leur garder leur humidité. Puis elle se déplaça de quelques mètres et répéta l’opération sur toute la surface de la colline. Rhapsody avait presque terminé sa tâche lorsque la bêche lui glissa des mains ; elle la vit disparaître, comme avalée par la terre. Elle s’en étonna d’autant plus qu’elle n’avait pas creusé plus profond que sa main, et que l’outil n’aurait pas tenu tout entier dans le trou. Peut-être avait-elle touché une cavité ou un terrier quelconque. Elle appela Achmed tout en dégageant la terre à l’entrée de la cavité. Le temps qu’il arrive au sommet de la colline, elle avait découvert une petite fente, de la largeur d’une ficelle, avec un trou en son milieu assez grand pour avoir permis le passage de la pelle, mais pas assez pour l’avoir engloutie complètement. « Regardez ça, dit-elle à Achmed tandis qu’il déposait son arme à terre. Elle a mangé ma bêche. — On ne l’a plus dérangée depuis des siècles ; peut-être qu’elle a faim. » Rhapsody scruta l’intérieur de la fissure. « Ça a l’air creux là-dessous, mais je ne vois pas le fond. — Laissez-moi jeter un œil. » Achmed se plaça au-dessus de l’interstice et observa par le minuscule œilleton. Elle disait vrai ; il y avait de la profondeur sous la surface. Il ferma de nouveau les yeux pour se servir de son don du chemin. Son esprit bondit par le trou et descendit le long de la fissure. Elle était incroyablement profonde et régulière, presque cylindrique une fois passé les couches de cailloux, dessinant plus clairement un tube à mesure qu’elle s’enfonçait dans la terre. Une trentaine de mètres plus bas, le diamètre du tube s’élargissait et débouchait sur une vaste grotte souterraine, au-dessus de laquelle ils se tenaient tous deux en cet instant. La grotte était remplie d’eau. « On dirait une sorte de lac souterrain, dit Achmed en se redressant. Vous voulez qu’on parte en exploration ? — Oui, bien sûr, répondit Rhapsody, tout excitée. Laissez-moi juste terminer ce que j’ai à faire ici. J’en ai pour une minute. Pourquoi vous ne sortiriez pas notre déjeuner pendant que je plante ces dernières graines ? » Achmed opina de la tête et ouvrit son sac. Il se fit la remarque que la mélodie de consolation de Rhapsody avait changé de tonalité, et qu’elle était devenue bien plus enjouée. Dès qu’elle eut fini, elle ramassa sa flûte et s’assit au sommet de la colline, dans un rayon de soleil. Elle se remit à jouer l’air qu’elle avait chanté ; il se mêla au vent et adoucit quelque peu la complainte discordante qui tourbillonnait entre les pics. On y retrouvait des accords de danse du mât. La jeune femme avait du mal à contenir son excitation à l’idée de l’aventure qui les attendait. Achmed secoua la tête en souriant tout seul et s’attaqua à son repas Une brève exploration du champ leur permit de découvrir le passage. Il avait été camouflé avec beaucoup d’adresse dans la partie la plus sombre du canyon, dans une alcôve qui paraissait perpétuellement plongée dans l’ombre. Achmed ne l’avait pas remarqué, en parcourant les lieux. Il ouvrit la marche et Rhapsody se concentra pour ne pas glisser sur le sentier visqueux, recouvert de lichen. Elle frissonna sous cet air humide aux relents de moisi qui lui rappelait la Racine et dut fournir un effort surhumain pour poursuivre la descente lorsque le tunnel bifurqua et que disparut la lumière au bout. « Vous pensez que ça descend à quelle profondeur ? — Quatre-vingts, peut-être cent mètres. Sans doute jusqu’à trois cents, au plus profond. » Ils suivirent le sentier pendant un long moment. Alors que Rhapsody était sur le point de céder, ils débouchèrent dans une énorme grotte, une caverne qui semblait s’étendre à perte de vue dans l’obscurité. Une série de trous minuscules l’éclairaient par le haut, comme celui qui avait avalé sa pelle. La lumière avait permis aux plantes de se développer au bord du lac immense qui remplissait le fond de la grotte. L’odeur était moins humide mais plus fétide, celle de l’eau stagnante d’un marécage, même si à l’évidence il y avait du courant dans le lac. Au fond de l’eau apparaissait une structure en cuivre, de forme rectangulaire, scellée à la cire et dont les côtés étaient décorés de motifs gravés. Juste en dessous de la couche de sable sur laquelle elle reposait pointait ce qu’il restait d’une série de rouleaux métalliques, jadis retenus par un montant en fer. Le temps et l’eau avaient mêlé tout cet attirail en un amas rouillé et indéfinissable. La partie avant de la structure en cuivre s’articulait sur un montant plus bas. Après un examen minutieux, ils conclurent qu’il s’agissait d’un abri pour un canot qui mouillait naguère dans les parages. Les amarres saillaient toujours du sable, bien que fragiles et incrustées d’algues. Achmed fit pression sur la structure et parvint à l’écarter. À l’intérieur il trouva le canot et une rame métallique, reposant sur un lit de riz. Rhapsody avait d’abord pris les grains pour des larves de vermine et avait fait un bond lorsqu’ils s’étaient déversés à ses pieds. Achmed s’était délecté de son embarras et son fou rire avait duré plusieurs minutes, tandis qu’il dégageait la barque de sa cale sèche pour mieux l’examiner. Elle était en bois recouvert de fins copeaux de cuivre martelé et verdi, qui avaient réussi à préserver l’intégrité de l’embarcation pendant un moment. Ils ne remarquèrent aucun trou dans la coque, malgré les dépôts de moisissure séchée. Achmed cogna plusieurs fois sur le bois pour jauger la solidité des planches. Il dut estimer que la barque pouvait flotter, car il la retourna et la poussa dans l’eau. « Vous savez nager ? — Oui », répondit Rhapsody. Du regard elle balaya le lac. Elle apercevait une forme au loin, sur la rive opposée. « Et vous ? — Plus ou moins. Suffisamment. J’imagine. Ça n’a pas l’air très profond. » Rhapsody lui jeta un regard dubitatif. Le centre devait atteindre les vingt-cinq mètres. « Vous êtes partante ? — Évidemment, répondit-elle, indignée. Je vous rappelle que je sais nager, moi. Allons-y. » Elle grimpa à bord de la barque et Achmed l’imita après avoir débusqué la seconde rame. Comme la première, elle était faite d’un métal qu’ils ne reconnurent ni l’un ni l’autre, étonnamment léger et protégé contre la rouille et le ternissement. Ils traversèrent ainsi le lac, se relayant aux rames. Rhapsody observait les alentours, médusée. Le dôme au-dessus de leur tête s’élevait trop haut pour qu’elle en découvre le bout, si bien qu’à la faveur de la lumière qui en tombait, elle avait l’impression de scruter un ciel nuageux. À quelques mètres du bord, l’eau devenait claire et pure, de sorte qu’ils distinguaient presque le fond, même au milieu. Ils purent voir les poissons nager et sentirent distinctement un souffle à la surface de l’eau, bien que très atténué par rapport à l’extérieur. Des stalactites et des stalagmites jaillissaient du plafond et du sol de la grotte aux abords du lac et scintillaient d’une irisation cristalline. De temps à autre, une de ces dents de verre attrapait un rayon de soleil fugitif et en projetait la lueur sur les parois environnantes et sur l’eau, pailletant la surface de flocons luminescents et éphémères. Alors qu’ils approchaient de l’autre rive, ils aperçurent une cascade qui dégringolait d’une corniche rocheuse près du plafond de la grotte. Elle grondait, tout engorgée des pluies de printemps ; Rhapsody s’émerveilla de la musique de l’eau plongeant dans le lac dont l’écho se répercutait dans toute la grotte. « C’est un endroit magnifique. » Achmed haussa un sourcil, mais ne dit rien. Ils approchèrent encore de la rive, et la structure apparut enfin devant eux. C’était une maisonnette vieille de plusieurs siècles, située sur le rivage de ce qui semblait une île. L’eau réapparaissait derrière le monticule de terre, aussi en déduisirent-ils qu’ils avaient atteint le centre exact du lac. La maison était construite dans un matériau sombre, et parsemée de taches plus foncées, sans doute du lierre ou quelque autre plante grimpante. La structure en avait l’air solide, mais depuis le bateau il était impossible de le dire avec certitude. Rhapsody se trémoussait d’impatience tandis qu’Achmed manœuvrait la barque jusqu’au débarcadère ; la jeune femme paraissait sur le point de sauter à l’eau et de barboter jusqu’à la rive. Le Dhracien n’avait sans doute pas eu beaucoup d’occasions de piloter un bateau avant ce jour, constata-t-elle avec amusement. C’était la première fois qu’elle le voyait se livrer à une tâche qu’il ne maîtrisait pas parfaitement, et elle en savourait chaque instant. Lui non, à l’évidence. « Rendez-vous utile. Attachez-moi cette corde », ordonna-t-il entre ses dents. Rhapsody s’exécuta en dissimulant un sourire. Elle sortit du canot derrière lui et le suivit tandis qu’il remontait la berge. 52 DU HAUT DE LA PENTE DU RIVAGE, là où le sable rejoignait l’herbe sèche, ils purent contempler l’ensemble de l’île. Outre la maisonnette, ils aperçurent ce qui avait été des parterres de fleurs, morts depuis longtemps, ainsi qu’un petit kiosque en marbre, très en retrait. Comme la maison, la charpente en marbre était souillée par des siècles de crasse, mais portait aussi les anciennes traces d’un incendie, des auréoles noires qui s’étendaient de manière erratique sur l’un des côtés du kiosque. Dès l’instant où ils posèrent le pied sur l’île, ils la ressentirent tous deux, cette atmosphère de colère pulsatile et mélancolique inhérente au lieu. Ce n’était pas un cri maléfique, mais un hurlement de rage, autant qu’un chagrin indicible. Rhapsody frissonna et se rapprocha d’Achmed, mais il ne semblait pas se soucier de l’ambiance. Il avait déjà vu beaucoup de lieux de haine, au cours de sa vie. Ils se livrèrent à une rapide reconnaissance de l’île, à l’évidence superflue. L’absence de tout autre être vivant était patente. Achmed observa avec soin la cheminée, en examina les briques que maintenait toujours en place l’ancien mortier qui tombait en poussière. Il fit un signe de tête en direction de la porte, et Rhapsody le suivit à l’intérieur de la maison. Le parfum du temps passé était prégnant, les relents de salpêtre et de tissu moisi, d’air confiné et de pourriture. Rhapsody tira son épée, la brandit devant elle comme une torche et parcourut le décor d’un regard pétillant de curiosité. Sur la droite s’ouvrait un petit salon dans lequel un escalier étroit menait à l’étage, à gauche de la porte. Achmed laissa la jeune femme le précéder avec l’épée flamboyante, tandis qu’il passait en revue les détails de l’architecture. Beaucoup d’ornements portaient la marque de l’Île Perdue, et il en allait de même pour l’ameublement. Il datait de l’ère cymrienne, même si c’était pour eux une évidence depuis le début – les Bolgs n’avaient sans doute jamais mis les pieds ici. Il ouvrit la porte d’entrée aussi grand que possible et fit entrer l’air vicié dans la bâtisse déjà humide. Le salon était doté d’une cheminée sur le mur extérieur, surmonté d’un manteau superbement gravé et croulant sous la poussière. Ç’avait dû être là une pièce douillette, qui donnait sur une cuisine mesurant toute la largeur de la maison. Achmed inspecta l’énorme âtre ainsi que les placards et garde-manger avec un vif intérêt. La conception en était plus sophistiquée que ce qu’il avait vu jusqu’ici sur ces terres, davantage même qu’à Canrif, avec de multiples profondeurs de foyer pour les différentes préparations alimentaires, ainsi qu’un système de dragage de l’eau du lac pour refroidir les réserves en brique et pomper de l’eau dans la maison. Des tuyaux de cuivre traversaient le plafond vers les pièces à l’étage. Rhapsody avait fait le tour de l’escalier, pour se retrouver dans la salle à manger, meublée d’une petite table en chêne, toujours en belle condition, et de quatre chaises. Un des murs était une gigantesque baie vitrée constituée de blocs de verre, translucides dans la partie centrale et taillés en prismes vers l’extérieur. Ce côté de la maison faisait face à la cascade et la vue était sans conteste la raison d’être de la baie vitrée. Elle bénéficiait en outre d’une exposition à l’ouest et Rhapsody se figura que la lumière devait filtrer entre les arêtes rocheuses et par le plafond en dôme. Les rayons du soleil couchant devaient contribuer à l’atmosphère chaleureuse d’un dîner face à la chute d’eau, à l’instar des minuscules arcs-en-ciel que les prismes devaient projeter tout autour de la pièce. Elle regretta de ne pas l’avoir connue du temps de sa splendeur. Rhapsody regagna le salon et y trouva Achmed, qui s’engageait dans l’escalier. Elle le suivit avec précaution, retirant au fur et à mesure les toiles d’araignée qui entravaient leur montée. Une fois en haut, il prit à gauche et elle se planta derrière lui, dans l’embrasure de la porte. C’était une petite pièce vide, et seule la présence d’une tourelle qu’elle n’avait pas remarquée de l’extérieur, avec une série de fenêtres convexes devant lesquelles une banquette permettait de s’asseoir, présentait un quelconque intérêt. Le tissu du siège avait pourri depuis longtemps, mais les vitres étaient demeurées intactes. Rhapsody eut le sentiment qu’il s’agissait jadis d’un bureau, bien qu’aucun meuble ne lui permît d’étoffer cette hypothèse. De l’autre côté du couloir se trouvait une pièce plus imposante, dont la fonction était rendue évidente par la présence d’un grand lit appuyé contre le mur, côté escalier. Le cadre en était de bois sombre sculpté et même des années de poussière accumulée ne parvenaient pas à masquer la beauté et l’élégance du travail. Une cheminée occupait le mur d’en face, partageant le conduit avec celle du salon. Le manteau était une reproduction en plus petit de celui d’en bas. La pièce possédait une fenêtre qui donnait sur le lac, obstruée par la crasse et le salpêtre. Le parquet commençait à pourrir et Rhapsody dut se déplacer avec précaution, par peur de traverser le plancher et de s’écraser au rez-de-chaussée. Deux autres portes ouvraient, pour l’une, située sur le même mur que la tête de lit, vers un palier au-dessus de l’escalier ; pour l’autre, au-dessus de la cuisine. Le palier se révéla être un placard en cèdre ne contenant qu’un petit coffre en acajou gravé. Rhapsody y trouva une minuscule robe de dentelle blanche richement brodée, de la taille d’un très jeune enfant. Après l’avoir reposée avec précaution dans son écrin, elle referma la porte du placard. Achmed avait déjà ouvert l’autre porte et restait appuyé sur le chambranle. La jeune femme vint se placer derrière lui et tendit le cou vers la pièce adjacente. Il s’agissait d’une salle de bain intérieure comme celles qu’ils avaient découvertes au Chaudron, équipée d’une large baignoire, encore belle malgré la poussière et le ternissement dus au temps. Le sol était recouvert de carreaux en marbre, et les canalisations en cuivre qu’elle avait repérées au rez-de-chaussée couraient jusqu’au cabinet et au lavabo. La baignoire comme le lavabo étaient dotés de pompes et le fond de la vasque et du baquet s’était décoloré sous le goutte-à-goutte qui s’était égrené pendant des années. « Vous en avez vu assez ? » Brisant l’immobilité centenaire, la voix d’Achmed fit sursauter Rhapsody. « Je pense, oui », répondit-elle, regrettant de devoir quitter cette maison fascinante. Elle redescendit les escaliers derrière lui ; une fois dans l’entrée, elle balaya une dernière fois la pièce d’un regard nostalgique avant de refermer la porte. On avait visiblement laissé les petits jardins à l’abandon bien avant que les plantes meurent. Les taches sur la maison et au sol suggéraient la présence de rosiers grimpants à deux endroits au moins, des pieds qu’on avait laissés pousser sans les tailler, supposait Rhapsody. Une telle négligence lui semblait une honte ; en esprit elle s’imaginait déjà à quoi pourrait ressembler cet endroit, couvert de plantations diverses, en prenant en considération l’équilibre et les conditions particulières de luminosité sous la surface du sol. Mais même au beau milieu de ce fantasme éveillé sur des jardins merveilleux, elle savait que plus rien ne pourrait pousser ici. Il se dégageait du lieu quelque chose de fondamentalement mauvais, une perturbation intrinsèque qui contrarierait tout ce qui essaierait de s’épanouir ou de fleurir, une colère qui avait pénétré jusqu’au sol. Achmed s’approchait déjà du kiosque. Il se situait sur un petit monticule de l’autre côté de l’île, à n’en pas douter à un emplacement stratégique, même si la stratégie en question demeurait obscure pour lui. Il s’avança, tout en inspectant le sol. Il conclut que la folie avait probablement été taillée sur place, ce qui le fascinait. Le sculpteur était vraisemblablement un maître, qui connaissait très bien la pierre. Il était clair même pour le béotien que le bloc original de marbre avait été positionné à la perfection pour mettre en valeur le meilleur de la pierre. Il avait été taillé et poli avec harmonie et décoré de motifs délicats le long du toit et des six colonnes qui portaient le dôme. Rhapsody emprunta l’une des deux volées de marches qui menaient dans le kiosque. Deux bancs semi-circulaires se faisaient face, dessinant un S au centre de la rotonde. Ils étaient faits du même marbre que la structure ; elle se fit la réflexion qu’ils avaient peut-être même été taillés dans un seul bloc. À l’une des extrémités, elle vit une cage à oiseaux cabossée et à la porte brisée, posée à même le sol à côté de ce qui avait dû être son perchoir. Les deux étaient le fruit d’un travail remarquable, et vraisemblablement faits d’or ouvragé. Le perchoir était plus haut que Rhapsody elle-même et la cage assez grande pour contenir un petit enfant. Elle était ternie et noire de suie, vestiges du feu qui avait touché le kiosque, mais paraissait plus ou moins intacte. Rhapsody s’émerveilla du travail d’artiste et de la splendeur de cette cage, tellement déplacés dans les Terres bolgs. Elle se pencha et toucha la minuscule porte. Et fut instantanément projetée en arrière par la violence de la vision qui la terrassa. Le temps se ralentit jusqu’à la torture et elle vit le kiosque tel qu’il avait été jadis, avec ses colonnes blanches scintillant dans la pénombre du jardin. En face d’elle se tenait un homme, humain et bien-portant, à l’épaisse barbe grise et aux sourcils sombres et broussailleux. Il portait une tunique en lin décorée de motifs dorés ; ses traits se tordaient en une expression de colère hideuse. Dans une lenteur insupportable qui faisait s’égrener les secondes, elle le vit prendre son élan et lui envoyer un coup de poing puissant et cruel, à hauteur du visage. Elle sentit la déflagration de l’air tout autour et une douleur monstrueuse l’envahir, qui lui mit le visage en feu et fit tourner les colonnes du kiosque sous ses yeux. Puis les ténèbres de la vision se dissipèrent et elle se retrouva en train de fixer le firmament nuageux, la tête entre les mains d’Achmed. Un râle profond s’échappa de sa gorge lorsque le Dhracien l’aida à se relever. Il la mena à l’un des deux bancs et elle s’assit, s’évertuant à arrêter le tournoiement furieux du monde autour d’elle. Il lui fallut un long moment pour y parvenir. Elle finit par pouvoir parler. « Je sais maintenant pourquoi ce lieu a l’air tellement en colère. — Qu’avez-vous vu ? » Elle se frotta les tempes. « J’ai eu l’insigne honneur de voir Gwylliam par ce qui devait être les yeux d’Anwyn au moment où il la frappait violemment. Vous vous rappelez, Llauron nous a raconté qu’il l’avait frappée. — Oui. — Eh bien, c’était un euphémisme. Il a dû faire de gros dégâts ; j’en ai encore les oreilles qui sifflent. — Pas étonnant qu’elle ait essayé de le détruire. — Je continue à penser que sa réaction a été quelque peu extrême. Je veux dire, je serais furieuse moi aussi, mais je ne crois pas que j’enverrais pour autant à la mort une armée de dizaines de milliers d’hommes. Je me serais sans doute contentée d’empoisonner son porridge. — D’après ce que j’ai lu, la Première et la Troisième Flotte cherchaient de toute manière un prétexte pour en découdre. La Troisième Flotte prétendait avoir fait les plus gros sacrifices, être restée en retrait pour tenir la plage, pendant que les autres battaient en retraite en toute hâte. Ils eurent la vie dure en débarquant, ils leur fallut batailler pour se frayer un chemin alors que la Première Flotte avait pénétré sans résistance aucune et menait une vie paisible dans les bois. Bien sûr, ce que j’ai lu était raconté de son point de vue à lui. Je dirais que la petite joute de Gwylliam et Anwyn n’a été que l’étincelle qui a mis le feu aux poudres. » Rhapsody se releva et inspecta les alentours. « Alors c’est ici qu’a commencé la guerre. Ici même, sur cette île, dans ce kiosque. Pas étonnant que ce lieu soit hanté. » Achmed gloussa. Un son étrange, et Rhapsody le dévisagea avec curiosité. « Vous craignez aussi les fantômes, Rhapsody ? — Certainement pas, répliqua-t-elle, offensée. Je dirais que ce sont plutôt eux qui ont peur de moi. — Oui, j’imagine bien pourquoi, glissa le roi firbolg d’un air sarcastique. Vous êtes vraiment effrayante, il faut avouer. » Rhapsody sourit d’un air entendu et se saisit une nouvelle fois de sa flûte. Elle se rassit sur l’un des bancs et ferma les yeux, absorbée par le son du vent indolent sur l’eau. Elle enregistra les sons et les vibrations de la grotte, en quête de notes discordantes, et les trouva presque instantanément. Puis elle porta la flûte à ses lèvres et joua une note douce. Elle emplit immédiatement l’air et monta du kiosque en s’amplifiant, se répercutant sur les parois de la grotte et la submergeant tout entière, suspendue dans l’air épais pour se dissiper au bout de quelques secondes. Toute à son excitation, la jeune femme se tourna vers Achmed. « Tout s’explique, à présent ! s’exclama-t-elle en se levant d’un bond. La raison pour laquelle nous ne pouvions trouver cet endroit, c’est qu’il repose sous des couches de vibrations – la cuvette du canyon dans laquelle sont tapis les champs et le vent qui se déchire, l’eau souterraine et le vrombissement de la cascade produisent une brume qui voile la grotte. » Et le kiosque fonctionne comme une sorte de porte-voix. Les sons produits ici sont amplifiés, du fait de son emplacement et du matériau dans lequel il est taillé. C’est comme un podium naturel pour se faire entendre de partout autour. Aussi la haine enracinée dans cet endroit est-elle transmise par toutes ces couches, et c’est pourquoi les Firbolgs ont si peur, et pourquoi le vallon est si désolé. » Achmed hocha la tête, mais ne répondit rien. C’était aussi la raison pour laquelle il n’aimait pas cet endroit. L’eau était son ennemie jurée, dès lors qu’il s’agissait de trouver un chemin de vibrations. Les seules zones de l’ancien monde qu’on avait réussi à lui cacher se situaient sur, dans ou près de la mer. « Eh bien, maintenant que ce mystère est éclairci, allons-nous-en. — Attendez, je veux essayer autre chose. » Rhapsody ignora le regard noir qu’il lui lançait et se remit à jouer de la flûte. Elle se concentra sur les notes douloureuses, sur l’hymne funèbre que contenait cette grotte et fit correspondre à chaque note triste une note plus vive, tissant ainsi une mélodie d’apaisement et de réparation. L’effet n’en serait pas permanent, mais elle sentit une légère amélioration lorsqu’elle eut fini. « Est-ce que je pourrais avoir cet endroit pour moi ? S’il vous plaît ? » Elle ne se laissa pas décourager par le regard incrédule du Dhracien. « Je pourrais restaurer la maison ; tout ce qu’il faut, c’est un peu de menuiserie et beaucoup de nettoyage. Et je pourrais travailler à la chanson du lieu, l’assainir, chasser les souvenirs de Gwylliam et d’Anwyn qui suppurent ici. Est-ce que ça pourrait être ma, mon… — Votre duché ? — Mon quoi ? — Votre duché. Grunthor n’arrête pas de vous appeler duchesse, ou Votre Altesse. Il me paraîtrait approprié que nous fassions de vous une duchesse, en effet. Félicitations. Vous serez la noblesse firbolg. » Rhapsody ignora ses sarcasmes. « Très bien. Comme ça je pourrais être votre ambassadeur et posséder un titre qui me légitime. » Elle éclata de rire devant le sourire affecté d’Achmed. « Qu’il en soit ainsi. Je n’ai jamais eu un lieu qui soit vraiment à moi. Il appartenait toujours à quelqu’un d’autre. — Je vous le cède à perpétuité, à condition que nous en partions sur-le-champ. — Marché conclu. » Ils se serrèrent la main, et Rhapsody se précipita vers le canot en courant. « Alors, vous allez l’appeler comment ? » demanda Achmed en ramant. L’excitation de Rhapsody persistait : ils avançaient beaucoup plus vite qu’à l’aller. « J’y réfléchissais justement, répondit-elle, les yeux brillants. Je voudrais un nom de l’ancien monde, quelque chose de puissant et de royal, pour qu’il en accapare les caractéristiques. Ça paraîtrait approprié, n’est-ce pas ? — Comme vous voudrez, soupira-t-il. Après tout, c’est votre duché. Vous devrez me verser un impôt, au fait ; sur ce que vous y produirez. » Elle avait beau savoir qu’il plaisantait, elle lui adressa un regard grave. « C’est équitable. Je crains que vous n’ayez à le percevoir en nature. Je n’ai pas l’intention de vendre quoi que ce soit. C’est mieux si on le donne à quelqu’un qu’on aime. » Achmed haussa vivement les sourcils. « Je vous demande pardon ? Je croyais que vous aviez décidé de rester célibataire. » Rhapsody lui décocha un regard noir. « Pas ça. Les épices, les herbes. Peut-être aussi des fleurs. Parfois vous êtes vraiment un monstre, vous savez. — C’était une plaisanterie. — Je le sais. C’est toujours une plaisanterie. » Et son regard se perdit au loin, en direction de la cascade, dont la musique déclinait comme l’humeur de la jeune femme. Achmed la dévisagea d’un regard perçant. « Je suis désolé. » Elle écarta ses excuses d’un geste vif de la main. « Rhapsody, qu’est-ce qui ne va pas ? » Elle ne tourna pas la tête vers lui, mais continua à regarder l’île disparaître dans les brumes de la grotte. « Je ne sais pas. De la jalousie, sans doute. Ce n’est pas exactement ça, mais je n’ai pas de meilleur mot pour le décrire. — Vous êtes jalouse ? demanda Achmed en fronçant les sourcils. Pourquoi ? » Les yeux verts se posèrent enfin sur lui, dénués de l’étincelle qui les animait encore quelques instants auparavant. « Très bien, je ne suis pas jalouse, je suis perdue. Vous, vous n’avez pas de regrets qui vous empêchent de dormir, Achmed, pas de deuils dans l’ancien monde qui vous poursuivent ici. Ici vous avez une raison d’être, un lieu qui a besoin de votre présence, et des gens aussi. L’occasion de faire le bien, à une échelle historique. Vous avez une nouvelle vie. » Il déglutit ; il n’était pas bon, à ce genre d’exercice. « Vous faites partie de cette vie. Vous avez une contribution à apporter à ce dessein, c’est une occasion pour vous aussi. » Elle secoua la tête. « Ne vous méprenez pas, je vous en prie. Je veux vous aider, aider les Bolgs, surtout les enfants. Mais ce n’est pas ma raison d’être. — Alors quelle est-elle ? » Rhapsody secoua la tête avec tristesse. « Si je le savais, je ne me sentirais pas perdue. » Elle lui prit l’aviron des mains et se mit à ramer. « Vous savez, ma mère me grondait toujours parce que je laissais la porte ouverte. Nous vivions dans une plaine au grand air, et les vents qui balayaient les collines pouvaient être violents. Je l’entends encore : « Ferme la porte, je t’en prie. » Je n’ai jamais voulu apprendre. Et quelle ironie. Mon passé est un couloir jalonné de portes que j’ai laissées ouvertes, sans aucune intention de les refermer. Sauf qu’aujourd’hui, la maison a disparu elle aussi, terrassée par le vent. » Je crois que je n’ai jamais accepté d’avoir tout perdu. Je ne sais pas pourquoi. J’essaie, mais ça revient sans arrêt, nuit après nuit, même après tout ce temps. Aussi dois-je aujourd’hui en finir avec ce deuil et décider ce que je vais faire ensuite. » J’ai besoin de trouver ce que vous avez – un foyer, un but, et l’occasion de faire quelque chose de bien par moi-même. Et quelqu’un qui ait besoin de moi – Jo, mes petits-enfants, les Bolgs, dans une certaine mesure, peut-être même vous et Grunthor. Peut-être qu’avoir cet endroit, ce duché bien à moi, est le point de départ de cette découverte. » Achmed expira. La lueur revenait dans les yeux de Rhapsody, chassant doucement cette tristesse profonde qu’il avait ressentie pour elle, malgré lui. Quel est ce pouvoir étrange que lui a donné le feu ? se demanda-t-il. Ce pouvoir commençait même à le toucher lui-même. « Alors, comment s’appelle cette nouvelle ferme ? » insista-t-il. Elle repensa au château du haut roi serenne, perché sur sa falaise au-dessus de la mer. « Je crois que je vais l’appeler Elysian », finit-elle par dire. Le nom d’un lieu qu’elle n’avait jamais vu. Trois semaines plus tard, il fut annoncé à travers les Terres bolgs que le nouveau roi et seigneur de guerre rendrait visite aux démons de Kraldurge pour leur offrir un sacrifice. Un gigantesque chariot fut chargé de cadeaux pour les dieux maléfiques et recouvert d’une bâche pour dissimuler lesdits présents aux regards indiscrets des Bolgs, bien qu’aucun d’eux ne se soit présenté pour souhaiter bon voyage au roi. Les cadeaux avaient été rapportés de Bethe Corbair et de Bethany conformément à une liste précise établie par la Barde, qu’on appelait dans tout le royaume bolg la Première Dame du roi. Rhapsody s’était habituée à cette appellation et en comprenait la nécessité, même si elle la contrariait autant qu’elle l’amusait. Tout est bon à prendre qui nous mettra en sécurité ici, avait-elle dit à Jo, connue quant à elle sous le nom de Deuxième Dame du roi. Les Bolgs ne s’en prendraient qu’aux femmes appartenant aux chefs qu’ils voulaient défier, et jusqu’ici personne ne les avait importunées ni l’une ni l’autre. Elle ne parla pas à Jo d’Elysian, souhaitant lui réserver la surprise lorsque les travaux de rénovation seraient terminés. L’énorme Chariot du Sacrifice prit la route des Dents intérieures à la nuit tombée, et se fit engloutir par les ténèbres. Le roi et le sergent-major furent de retour le lendemain, quelque peu fatigués par leur entrevue avec les démons, mais sains et saufs. Les démons avaient reconnu l’autorité du roi, annonça le sergent. Ils ne mangeraient plus ses sujets, à condition que les Bolgs se tiennent désormais à distance de leurs terres. Si les Bolgs violaient cet accord, les horreurs rapportées par les anciens ne seraient rien en comparaison du sort réservé aux intrus. Achmed sourit au frisson collectif que déclencha le discours de Grunthor. Rhapsody pour sa part resta à Elysian, enchantée par ses travaux d’aménagement. Elle avait sauté de joie en voyant arriver Achmed et Grunthor avec ses nouveaux meubles et les tissus dans lesquels elle taillerait ses rideaux, ses draps et ses couvre-lits et leur avait concocté un bon dîner pour les remercier, à partir des provisions qu’ils avaient rangées dans la cuisine qui brillait comme un sou neuf. Ils se tenaient donc là, dans la salle à manger, à admirer la beauté du coucher de soleil à travers les vitres ondulées, et les prismes projetaient sur eux de minuscules arcs-en-ciel qui illuminaient leurs visages de lumière colorée. Rhapsody souriait. Sa mélodie d’apaisement commençait à prendre, ses plantations à pousser et elle avait un lieu à elle où recevoir ses amis. Elle les raccompagna jusqu’à l’eau et leur fît signe en les regardant s’éloigner à bord d’une de ses deux barques neuves. Elle ne put les lâcher du regard tant qu’ils étaient en vue. Puis elle retourna vers la maison, vers la cheminée d’où s’élevait paresseusement un ruban de fumée, vers les fenêtres derrière lesquelles brûlait une lumière accueillante, comme une chaleur croissante dans les ténèbres de la grotte. Une fois rentrée, elle referma doucement la porte. 53 ROSENTHARN, CHEVALIER MARÉCHAL DE BETHANY, s’éclaircit la gorge avant de frapper à la porte d’un geste nerveux. Au bout de ce qui lui parut une éternité, la voix du seigneur régent lui répondit. « Quoi ? Qui est là ? — Rosentharn, monseigneur. Même à travers la porte, il entendit un chapelet de jurons étouffés. — Qu’est-ce que vous voulez ? S’il s’agit encore d’une de ces fichues incursions à la frontière, je ne veux rien savoir, sauf s’ils sont en train de saccager mes appartements. » Rosentharn desserra son col. « Rien de la sorte, monseigneur. Je reviens juste de la porte nord, où on m’a appris que dame Madeleine Canderre était en route pour Bethany. » La porte s’entrouvrit et la tête du seigneur de Roland émergea, sous une chevelure hirsute. « Quand ? — Elle arrivera à l’aube, monseigneur. » Tristan Steward passa la main dans ses boucles rebelles. « Hum. Très bien, merci Rosentharn. — Je vous en prie, monseigneur. » Rosentharn attendit que la porte se referme avant de s’autoriser un large sourire. Puis il tourna les talons et partit reprendre son poste. « Va te faire foutre ! » Un gloussement de gorge accueillit cette saillie de l’autre bout de la pièce. « Comme vous voudrez, monseigneur. C’est pour ça que je suis là. » Tristan rattacha en souriant la ceinture de son peignoir. « Désolé, Pru. Ma fiancée est en route. » Prudence éclata de rire. « Si vous vous dépêchez de me rejoindre, peut-être Madeleine se fera-t-elle la même réflexion en m’entendant. — Quelle vilaine. C’est une des choses que j’aime le plus chez toi. » Tristan se dirigea vers le petit cabinet en acajou, et s’empara d’une carafe en cristal. Il versa deux verres de porto qu’il rapporta au lit. Il en tendit un à Prudence et porta l’autre à ses lèvres, tout en laissant son regard vagabonder sur le corps nu à ses côtés. Le bord du verre dissimula le regard mélancolique que lui inspira ce qu’il avait sous les yeux. Chaque fois qu’il la regardait, il avait de plus en plus de mal à croire qu’ils étaient nés tous deux le même jour, à quelques minutes d’écart. En dépit de leur différence de classe sociale, ils ne s’étaient jamais séparés depuis l’enfance, traversant main dans la main tous les âges maladroits de la vie, comme s’ils partageaient une seule et même âme. Et alors que le temps n’avait pas ravagé sa chair à lui et qu’il jouissait encore de sa musculature de jeune homme, Prudence commençait à montrer des signes de vieillissement, ces signes inévitables chez ceux qui n’étaient pas de lignée cymrienne. Il l’avait toujours su, mais il ne s’était mis à y réfléchir que récemment. Peut-être son mariage imminent lui avait-il fait prendre conscience des années qui lui avaient filé entre les doigts, qui l’avaient laissé indemne, jusqu’à ce jour. Peut-être était-ce dû au fait que, lorsqu’il se retrouvait livré à lui-même, dans la solitude de ses pensées les plus intimes, il se rendait compte qu’il n’avait pas fait de ces années-là grand-chose dont il puisse être fier. Quoi qu’il en soit, cela le conduisit à la regarder avec des yeux neufs, des yeux qui à présent voyaient le léger relâchement de la peau voilée de sueur, les minuscules pattes d’oie apparues au coin des yeux et de la bouche, les taches brunes qui constellaient ses mains, jadis aussi lisses et claires que de l’albâtre. Il avala et sentit la brûlure lui tapisser la gorge. Prudence retira le peigne qui retenait ses cheveux et secoua la tête, faisant cascader ses longues anglaises flamboyantes à la lueur du feu qui crépitait dans l’âtre. Sous cette lumière dorée, les reflets gris que Tristan croyait avoir vus auparavant avaient disparu. Elle lui adressa un regard entendu et remonta la courtepointe en satin sur sa poitrine. « À quoi penses-tu, Tristan ? » Le seigneur de Roland reposa son verre vide sur la table de nuit et lui reprit des mains celui qu’il lui avait donné un instant plus tôt. Il s’assit face à elle sur le lit et glissa délicatement la main jusqu’en haut du dessus-de-lit, faisant lentement remonter ses doigts le long du tissu jusqu’à la naissance de sa gorge, où il s’attarda. « Je pense que je la hais, Pru. » Prudence se recula contre les oreillers et son sourire se dissipa en une expression de gravité. « Je sais. Je sais que tu la détestes. Je ne comprends toujours pas pourquoi tu as choisi Madeleine. J’ai toujours cru que tu opterais pour cette jolie fille de Yarim – comment s’appelait-elle ? — Lydia. — Oui, c’est ça. Elle était ravissante, avec un charme discret bien à elle. Son père avait des terres. Qu’est-elle devenue, d’ailleurs ? — Elle a épousé Stephen. Elle est morte il y a quelques années, au cours d’une incursion lirin. — Oh oui, bien sûr. Je me rappelle, maintenant. » Prudence se pencha pour caresser tendrement la joue de Tristan, et ses favoris épais, rugueux sous la caresse. Le regard de Tristan croisa le sien et le soutint tandis qu’il tirait la courtepointe à lui. Il y avait dans les yeux de Prudence une compréhension, une profondeur insondable, et elle le réchauffait, l’enveloppait totalement, comme cette source chaude dans laquelle ils avaient fait l’amour, bien des années auparavant. Leur franchise était la seule chose vraiment pure dans la vie du prince. Prudence tourna la tête vers le feu et ferma les yeux. Tristan préleva une goutte de porto dans le verre en cristal et le déposa avec douceur sur son téton. Il sentit l’air qui pénétrait en elle lorsqu’elle inspira à son contact, de la même manière que lors de cette nuit où elle l’avait défloré, et l’excitation qui l’avait abandonné l’envahit de nouveau. La peau de sa poitrine s’était sensiblement détendue, depuis la première fois qu’il l’avait touchée. Il ferma les yeux et se la remémora à l’époque, gonflée par l’excitation, rosissant sous sa main tremblante. Aujourd’hui elle s’était relâchée et ses seins portaient les mêmes taches brunes que celles qui gâtaient ses mains. Tristan inclina la tête et vint boire à son sein la goutte de porto, tâchant de dissimuler à Prudence la douleur qui l’accablait et se lisait sur son visage, il le savait. Il tira complètement la courtepointe et la fit glisser au sol. À présent dénudée, Prudence releva un genou et entreprit de dénouer la ceinture de Tristan. Ses mains glissèrent sur lui et se mirent à le caresser avec douceur. « Pourquoi ne me dis-tu pas ce qui te tracasse vraiment, Tristan ? » Ses lèvres quittèrent sa poitrine et descendirent le long de son ventre. « Qu’est-ce qui te fait croire que quelque chose me tracasse ? » Elle le repoussa vivement et se redressa contre la tête du lit en attirant un oreiller contre elle. Il lut la colère dans ses yeux. « J’étais la courtisane de ton père, Tristan. J’ai toujours cru que j’étais ton amie. » La violence de sa réaction le frappa comme une gifle, pulvérisant le peu d’excitation qu’il avait senti revenir. « Bien sûr que tu l’es. — Alors ne joue pas la comédie avec moi. J’ai passé l’âge de ces âneries. Je sais quand quelque chose te travaille – je connais ton humeur mieux que tu ne la connais toi-même. D’habitude tu me dis tout. Qu’est-ce qui te rend si timide, ce soir ? Ce n’est pas très stimulant. » Tristan soupira. Elle l’avait démasqué. Ce n’était pas contre la mélancolie qu’il se battait, contre les ravages injustes du temps sur le corps de Prudence, contre ce sentiment révoltant que la femme qu’il aimait, avec laquelle il faisait régulièrement l’amour, commençait à ressembler à sa mère. Ce contre quoi il se battait était plus fort encore que cette évidence monstrueuse de ce vers quoi l’entraînait la vieillesse, ce deuil qu’il refusait même d’envisager. Il se battait contre le souvenir de Rhapsody. Il n’avait pas réussi à se la sortir de la tête depuis l’instant où elle avait quitté sa forteresse. Plus encore, c’était le souvenir d’elle, soumise par choix à un seigneur de guerre bolg, qui l’avait fait bouillir de frustration. L’imaginer dans les bras d’un bâtard à demi humain était presque aussi violent pour lui que la rencontre même avec cette créature surnaturelle. Ils avaient passé tellement peu de temps ensemble qu’il n’aurait même pas dû se rappeler son nom. Il regarda Prudence et sourit devant l’intensité de ses yeux. « Très bien, capitula-t-il. Je vais te le dire, pourvu que tu me promettes que ça ne gâtera pas notre soirée. Madeleine sera bientôt là, et je veux te prendre autant de fois qu’il me siéra avant ce moment fatal. » Prudence poussa un soupir ravi et ses mains se frayèrent de nouveau un chemin jusqu’aux cuisses de Tristan. « Comme vous voudrez, Votre Excellence. » Tristan leva les yeux vers le plafond en attendant que le mouvement des mains de Prudence, associé à ses pensées secrètes, fasse revenir l’excitation. Il ne lui fallut pas longtemps. « Tu connais ces terres autrefois gouvernées par les Cymriens, qu’on appelle Canrif? — Vaguement, répondit Prudence sans cesser ses va-et-vient enthousiastes. C’est quelque part dans les montagnes, à l’est ? — C’est ça. Elles sont maintenant sous la coupe des Firbolgs, depuis environ quatre siècles. » Satisfaite par le résultat de ses efforts, Prudence s’interrompit et remonta le long de son torse, jusqu’à son peignoir. Elle glissa ses deux mains sous le tissu et les posa sur les épaules de Tristan. — Qui sont les Firbolgs ? — Pas qui, mais quoi, gloussa Tristan. Ce sont des monstres, des bêtes humanoïdes qui mangent des rats quand elles ne se dévorent pas entre elles. Ou les humains sur lesquels elles mettent la main, d’ailleurs. » Prudence mima un frisson comique et fît glisser le peignoir, exposant le torse du régent à la lumière du feu. Son sourire amusé se fondit en une expression plus profonde et plus sincère, tandis qu’elle contemplait les ombres sautillantes qui jouaient sur les épaules et les bras musclés. Il était le même que toutes ces années auparavant, la nuit où il était venu à elle pour la première fois. « Ils ont l’air horribles. — Ils le sont. Chaque année je dois m’occuper d’eux. L’armée traque tous ceux qu’elle peut trouver, en maraude autour de Bethe Corbair. Et l’heure approche de recommencer, cette année. » Prudence remonta les genoux et posa la plante de ses pieds sur la poitrine de Tristan. Elle le repoussa gentiment du lit et il atterrit au sol, à genoux. « Et donc tu fais ça chaque année, et ce depuis dix ans environ. — Presque vingt, maintenant. Auparavant, c’était la responsabilité de Père. — Très bien, vingt ans. Si ça dure depuis si longtemps, pourquoi est-ce que ça te perturbe particulièrement ce soir ? » Tristan se pencha pour l’attraper par les cuisses et la tira sur le dos jusqu’au bord du lit tandis qu’elle riait aux éclats. Il lui écarta les jambes et s’allongea au milieu, les mains ceignant ses cuisses que le temps avait arrondies. « Ils ont un nouveau seigneur de guerre, visiblement, bien que je n’aie aucune idée de ce que ça peut bien vouloir dire. Il y a quelque temps, il m’a envoyé un émissaire, une femme, qui est venue me dire que c’était là une pratique brutale et qu’il nous fallait abandonner la coutume plusieurs fois centenaire du Nettoyage de Printemps. — C’est ainsi que tu appelles la tournée annuelle des Maraudeurs aux alentours de Bethe Corbair ? — Oui. » Les mains de Tristan remontèrent le long de son ventre, sur sa taille, puis vinrent se poser sur ses seins. Il ferma les yeux pour les imaginer plus menus et plus fermes, au dessin plus parfait, au-dessus d’une taille plus mince, et un petit médaillon en or pendant entre les deux. L’image qu’il obtint fit grandir encore son excitation et il s’appuya contre le bord du lit, sous Prudence, les mains en coupe sous sa poitrine flasque, effleurant son corps. Prudence se cambra sous ses caresses et fit courir ses pieds sur l’arrière des cuisses de Tristan. « Alors en quoi est-ce un problème pour eux ? S’ils veulent éviter les soldats, ils n’ont qu’à ne plus s’approcher de Bethe Corbair, non ? — Si. — Et c’est ce que tu as dit à cet émissaire ? — Oui – enfin, je me suis contenté de la renvoyer auprès de son seigneur de guerre, avec un message cinglant rejetant ses exigences. » Tristan sentit soudain ses paumes devenir moites au souvenir du visage de Rhapsody, les boucles dorées et chatoyantes qui encadraient sa peau rose, ses yeux émeraude qui scintillaient d’une nuance plus intense tandis qu’elle l’écoutait. Prudence saisit l’une de ses mains et la plaça entre ses cuisses. « Alors pourquoi es-tu si contrarié, Tristan ? » Les jambes de Rhapsody étaient d’une beauté insupportable, même pudiquement cachées par ce pantalon de laine. Il se rappela comme elle les avait croisées, et sa respiration se fit plus courte. Tristan sentit sa peau se mettre à brûler et ses mains à trembler tandis qu’il explorait le corps de Prudence, et l’imaginer sous les traits d’une autre suscitait en lui des vagues de culpabilité. « Parce que je me méfie de ce seigneur de guerre. Je… je pense qu’il prévoit d’attaquer cette année, maintenant que… que les Bolgs sont… sont censés être unis. » Prudence se redressa pour lui faire face ; elle appuya sa poitrine voilée de sueur contre le torse de Tristan et enroula ses bras autour de lui. Elle se livrait avec adresse aux mouvements qu’il préférait ; toute une vie de pratique et de familiarité confortable avait rendu ce réflexe presque automatique. Pour une raison qui lui échappait, c’était différent, ce soir, plus contraint, sous-tendu par une passion plus sombre qui bouillonnait sous la surface. Les mains de Tristan cherchèrent ses cheveux, ce qu’elles faisaient rarement pendant l’amour. Ses doigts s’enroulèrent dans ses boucles, en suivirent les longueurs avant de les emprisonner dans ses paumes. Comme du soleil liquide, se rappela-t-il. Retenu par un simple ruban noir de piètre qualité. Seule la rage que lui inspiraient les paroles de la jeune femme l’avait empêché de bondir par-dessus son bureau pour l’arracher de la chevelure de Rhapsody et libérer ainsi ses boucles d’or. « Et alors que vas-tu faire, Tristan ? » Le seigneur de Roland ne put en supporter davantage. Il agrippa les hanches de Prudence et l’attira contre lui, frissonnant violemment lorsqu’elle enroula les jambes autour de sa taille. Dans cette chaleur qui se refermait sur lui il sentit le feu qu’il avait vu dans les yeux de Rhapsody, son ardeur intérieure, cette ardeur qu’il avait imaginée dans ses rêves les plus osés. « Je vais les exterminer, haleta-t-il. Je vais… envoyer… tous les soldats que je pourrai et… et détruire ce salopard, et… tous les siens… jusqu’au dernier… de ces misérables. » Il referma la bouche sur la sienne, avec ardeur et véhémence, lui volant son souffle. Tandis qu’il plongeait désespérément en elle en un va-et-vient fougueux, les lèvres de Prudence se séparèrent des siennes et s’approchèrent de son oreille. Elle passa les mains dans les cheveux glissants de Tristan, trempés par l’épuisement et la fureur, puis murmura en s’accrochant à lui comme à sa propre vie. « Tristan ? — Hmmm… oui ? gronda-t-il au prix d’un gros effort. — Comment s’appelle cette femme ? — Pru…, haleta-t-il. — Son nom, Tristan. — Rhapsody, gémit-il, tandis que le feu explosait dans ses entrailles. Rhapsody », répéta-t-il en un murmure, alors que le tonnerre montait et le consumait tout entier. Il tomba contre Prudence, honteux et épuisé. Il resta ainsi jusqu’au moment où il reprit pleinement conscience, en sentant le corps de son amante refroidir sous le sien. Lorsqu’il ne put plus reculer le moment de la regarder en face, il se releva sur les avant-bras et, ainsi suspendu au-dessus d’elle, planta son regard dans le sien. L’expression qu’il lut sur le visage de Prudence n’était pas du tout celle à laquelle il s’attendait. Là où il craignait de devoir affronter rejet, embarras et douleur, il ne vit qu’une calme compréhension, rien de plus. « Je suis tellement désolé, Pru », dit-il d’une voix douce, en rougissant vivement. Prudence l’embrassa sur la joue puis se dégagea délicatement de sous lui. « Tu n’as pas à l’être, assura-t-elle en ramassant son peignoir par terre et en l’enroulant autour d’elle. — Tu n’es pas fâchée ? — Pourquoi le serais-je ? » Tristan passa la main dans ses cheveux mouillés. « Comment as-tu deviné ? » Prudence se dirigea vers les fenêtres disproportionnées de la partie salon et en tira les tentures pour contempler le vaste ciel étoilé. Au bout d’un long moment, elle se retourna vers lui, le visage empreint de gravité. « Je te connais depuis toujours, Tristan. Rappelle-toi, c’était moi, cette gamine, la fille de ta cuisinière, qui se cachait avec toi dans l’office, pour rendre ton père fou. Tu glisses ta main sous mes jupes depuis presque quarante ans. Je sais quand c’est moi que tu prends, ou quand ton esprit vagabonde ailleurs. » Je sais que tu m’aimes, et tu sais que je t’aime, moi aussi. Je t’aimerai toujours. Tu n’as pas à me désirer, Tristan ; il me suffit largement que tu m’aimes. Pour tout te dire, ces dernières fois où tu m’as fait l’amour par pitié… — Je n’ai jamais fait une chose pareille, jamais, intervint-il avec colère. — Très bien, continue à te mentir s’il le faut, mais je ne suis pas dupe. Les dernières fois, j’ai su que tu avais quelqu’un d’autre en tête, et dans au moins un autre de tes organes. Tu es plus excité dans ton sommeil que tu ne l’as été depuis des années en faisant l’amour. Je suis seulement très reconnaissante d’apprendre que ce n’est pas Madeleine dont tu rêves ; je commençais à croire que tu avais perdu l’esprit. C’est une harpie, au fait. » Prudence sourit, et Tristan se joignit à elle malgré lui. Elle finit par se diriger vers la coiffeuse. Elle ramassa sa robe et l’enfila à la hâte sous le regard du prince. Elle passa d’un geste négligent le peigne de platine de Tristan dans ses boucles emmêlées, puis se tourna vers lui d’un air sérieux. « Si tu ne dois retenir qu’une seule chose de ce que je te dirai ce soir, Tristan, que ce soit celle-ci : Quelle que soit ton obsession pour cette femme, quel que soit le désir qu’elle fait brûler dans ton corps, ne perds pas la tête, ni la main qui tient ton sceptre. Je sens bien que tu n’envisages cette escalade de violence que par lubricité ou par colère, que cette impulsion provient d’entre tes jambes, pas de ton cerveau. Abstiens-toi, Tristan. Les guerres qui naissent des femmes ne mènent qu’au désastre. » Tristan la considéra d’un air hébété. « Je suis sidéré de t’entendre me dire une chose pareille, lança-t-il d’un ton blessé. Je n’engage les soldats de Roland qu’avec pour but suprême la protection des provinces et de nos sujets. Je n’en reviens pas que tu me croies capable de déclencher une guerre simplement pour impressionner une femme. — Ah non ? Peut-être est-ce pour te venger de son maître, alors, pour gagner, pour qu’elle te choisisse. Et même s’il ne s’agit d’aucune de ces raisons, si c’est ton orgueil qui est atteint, ne te laisse pas dominer par lui. » Tristan se détourna, en proie à la colère. L’entendre proférer de telles paroles était blessant, d’autant plus qu’il savait qu’elle avait peut-être raison. « Prudence ? » Lorsqu’il se tourna de nouveau vers elle, elle avait disparu 54 LA FIN DE L’HIVER ÉTAIT CHAQUE ANNÉE CAUSE DE FRAYEUR dans les Terres bolgs, du moins pendant un temps. La fonte annuelle coïncidait avec l’époque de la Tombola, procédé par lequel les citoyens les plus insignifiants pour la société étaient envoyés dans les villages artificiels construits en toute hâte à la périphérie des Dents. Ce sacrifice annuel aux hommes assoiffés de sang de Roland, plus sûrement peut-être que les autres indices, avait convaincu Achmed de l’état avancé de la société bolg lorsqu’il avait initialement évalué leur développement. Le fait d’avoir conçu et perpétué pendant des siècles cette machination astucieuse, quoique macabre, sans se faire prendre par les envahisseurs était en soi impressionnant. Mais l’impact énorme de cette stratégie, son profit évident au vu des pertes consenties prouvaient sans l’ombre d’un doute qu’il s’agissait d’un peuple à la force considérable, ce dont il fallait tenir compte. Même la corruption du système qui venait régulièrement brouiller les cartes le mettait en joie. On avait convoqué tous les sujets dans le canyon situé au-delà des Dents pour le lendemain de la première fonte. Achmed trouva les Bolgs étrangement silencieux, lorsqu’il apparut au bord de la lande, en surplomb. En général, les plus forts et les plus influents étaient exempts de Tombola et qu’on les ait convoqués eux aussi sans le moindre égard pour les considérations sociales les plus élémentaires paraissait insultant pour les plus puissants d’entre eux. Leur attitude changea rapidement lorsqu’il prit la parole. La Tombola avait été abolie, leur apprit-il ; ils n’auraient plus à se sacrifier comme des agneaux sur l’autel de Roland. Cette année le rituel serait très différent, et ouvert à quiconque souhaiterait y prendre part. Lorsqu’il leur expliqua son plan, il n’y en eut pas un pour regretter l’ancienne coutume. Depuis la fenêtre de son bureau, Tristan Steward observa les troupes qui se réunissaient. Les recrues et les forces sans affectation assignées au rituel du Nettoyage de Printemps se retrouvaient en général près des écuries ; son chevalier maréchal n’envoyait jamais plus de trois ou quatre cents hommes. Mais depuis que le régent en personne avait décrété que toutes les troupes disponibles seraient envoyées cette année, le lieu de rassemblement habituel était désormais beaucoup trop petit, aussi étaient-ils casernés dans la cour, où ils faisaient un vacarme formidable. Il en dénombra près de deux mille. Stephen Navarne scruta la foule, mal à l’aise. Il avait tenté de persuader son cousin que ce n’était pas un choix judicieux, mais il s’était fait rire au nez, non seulement par Roland mais par Quentin Baldasarre, le régent de Bethe Corbair. Ihrman Karsric, duc de Yarim, avait préféré ne pas se prononcer. On frappa à la porte du bureau et Rosentharn, le chevalier maréchal, pénétra dans la pièce. « Votre Excellence ? — Oui ? » Le seigneur de Roland pivota et le considéra avec surprise. L’homme demeurait en général avec les soldats jusqu’à leur retour, et ne venait faire son rapport que s’il y avait matière, ce qui était rarement le cas. « Si vous y êtes disposé, verriez-vous un inconvénient à vous adresser aux hommes, monseigneur ? Certains semblent croire qu’il s’agit d’une affectation punitive, et le moral des troupes est au plus bas. Si bas, pour tout dire, que je crains que cela ne mette en péril le succès de l’opération. — Vraiment ? Et pour quelle raison ? » Le chevalier maréchal toussa. « Eh bien, monsieur, la mission de nettoyage des Terres bolgs est en général confiée aux nouvelles recrues ou aux soldats frappés de mesures disciplinaires, aussi les autres hommes qui se sont déjà acquittés de cette tâche par le passé se demandent-ils s’ils sont rétrogradés. — Eh bien, dans le cas contraire, ils devraient peut-être l’être, commenta le duc de Bethe Corbair. Personnellement, mon armée ne ressent jamais le besoin de mettre en question les ordres de son commandant. — Oh, la ferme, Quentin, aboya Roland. Je te serais reconnaissant de garder ton avis pour toi. Tu n’as pas jugé bon d’enrôler un seul de tes hommes dans cette petite opération, ce qui est du goût le plus douteux si l’on considère que ce sont tes frontières qui sont envahies par la vermine. Toute cette histoire est une plaie pour moi. Mes soldats se trouvent à sept jours des Terres bolgs. J’envisage même la solution de te faire payer un impôt annuel pour contribuer à financer ce nettoyage que nous accomplissons pour toi depuis des siècles. — Ce sont nos impôts qui entretiennent aujourd’hui cette armée dont tu es si fier, rétorqua le duc de Yarim. Si tu révises les règles de financement de cette mission, je suggère qu’on reconsidère l’utilité même de la mission en question. Mes troupes peuvent très facilement la prendre en charge, si c’est pour toi un surplus de travail ou de dépenses. — Peut-être faudrait-il en effet revoir l’utilité de la chose, Tristan, renchérit Stephen Navarne. Je t’ai prévenu, ceux à qui tu t’attaques ne sont pas les anciens meneurs bolgs. Il sont très bien entraînés, et extrêmement puissants. Je t’encourage une fois encore à renoncer à cette invasion. Pourquoi ne veux-tu pas conclure un traité de paix ? Peut-être ouvrira-t-il la voie à de nouveaux échanges commerciaux. » Le seigneur de Roland fixa son cousin d’un air incrédule. « Es-tu devenu fou ? demanda-t-il sur un ton qui indiquait clairement qu’il avait pour sa part déjà répondu à la question. Faire commerce avec les Bolgs ? Signer un traité de paix ? Pas étonnant que j’aie eu à te tirer de ta propre révolte paysanne. Poussez-vous de mon chemin. » Il bouscula ses sous-régents et sortit en trombe de la pièce, accompagné du chevalier maréchal. Achmed les contempla tandis qu’ils approchaient – deux mille hommes, estima-t-il, chiffre que confirma bientôt Grunthor. « Il a envoyé une brigade complète, trois, peut-être même quatre cohortes, m’sieur, rapporta le commandant bolg depuis le poste de vigie du Chaudron. J’imagine qu’on doit le prendre comme un compliment. — Alors il faut réfléchir à un remerciement à la hauteur, répliqua le roi. Rhapsody, Jo et vous feriez peut-être mieux de rester en retrait, ce coup-ci. — Sûrement pas moi, s’exclama Jo, indignée. Je me suis entraînée toute la semaine avec la poix bouillante. Je suis vraiment bonne maintenant ; vous n’oseriez pas me faire gâcher toutes ces journées passées les mains dans cette puanteur. — Comme tu voudras, répondit Achmed. — Sacré bout d’fille, chuchota Grunthor d’un air approbateur. — Par les dieux, Roland, espèce d’idiot, soupira Rhapsody. Eh bien, je l’aurais prévenu. J’ai bien eu le sentiment qu’il n’était pas une lumière, lors de notre rencontre. Et ce sont ses soldats qui vont payer pour sa stupidité, quelle honte. — C’est une honte immémoriale, dit Achmed. Mais voyez le bon côté des choses. Si nous nous montrons vraiment convaincants, peut-être ne tentera-t-il rien l’année prochaine, même si c’est sans doute lui accorder trop de crédit. — Et en plus, on va s’amuser comme des fous, ajouta Grunthor. Mes troupes trépignent. — Dans ce cas, allons-y », ordonna Achmed. Il éperonna son cheval et leur bande se dirigea vers les crêtes qui entouraient les villages firbolgs. Il leur fallut moins d’une heure pour mettre les troupes de Roland en déroute. Au lieu des malheureux perdants de la Tombola annuelle, des faibles et des infirmes qu’ils massacraient chaque année, les soldats se heurtèrent aux forces d’élite de la garde montagnarde firbolg, personnellement entraînée par Grunthor, qui les attendait de pied ferme dans les huttes vides. Les impitoyables soldats décapitèrent deux mannequins et perdirent un cheval et son cavalier dans un trou rempli de poix bouillante avant de se rendre compte qu’ils étaient peut-être tombés dans un guet-apens. Mais battre en retraite n’était pas non plus envisageable, du fait de l’éruption soudaine et massive de Bolgs derrière chaque crête et chaque monticule. Telle une avalanche, ils apparurent en haut des corniches et des collines en surplomb, balayant le canyon avec aux lèvres un rictus de défi, puis se déversèrent sur une armée horrifiée. Ce fut d’abord une pluie de pierres de tailles diverses, depuis celle d’un poing fermé jusqu’à celle d’une tête de Bolg, lancée du sommet de la montagne par l’armée d’Ylorc, qui comptait cinq soldats pour un de la brigade orlandaise. Dans le chaos qui suivit cette tempête de grêle fatale, la garde montagnarde bolg, en embuscade dans les cabanes de fortune du village sacrificiel, tira de toutes ses forces sur les filins cachés sous la poussière de la vallée. Les chevaux trébuchèrent et s’écroulèrent, envoyant valser dans l’air leur cavalier. Bientôt la marée bolg atteignit les soldats encore debout au milieu de la tourmente et des chevaux hurlant à terre. Les soldats de Roland semblaient tétanisés. Quelques-uns tentèrent vainement de tirer leur arc, mais la plupart n’étaient venus armés que d’épées, de gourdins et de torches, instruments qui furent balayés en quelques secondes par la déferlante bolg. Les rares situés sur les côtés firent mine de s’enfuir et furent engloutis par la fournaise de la poix bouillante, lancée par les quatre catapultes à canon érigées à l’entrée du canyon pour couvrir toute tentative de retraite. Rhapsody se tenait là, les bras serrés autour d’elle et frissonnant au son du rire dément de Jo se mêlant à celui de Grunthor, tandis qu’elle tranchait les cordes des lanceurs en bois de sa dague de bronze. Elle contempla ces Bolgs, victimes pendant des siècles d’un sacrifice annuel, qui se déplaçaient avec habileté au milieu du tumulte, dispersant ce qu’il restait de la brigade du Nettoyage de Printemps. Il était impossible de les compter, comme de mesurer leur extrême détermination. Grunthor ferait remarquer plus tard qu’il aurait bien du mal à se remémorer scène de massacre plus efficace. Rhapsody balaya du regard le spectacle de désolation en contrebas, et les décombres macabres du champ de bataille lui retournèrent l’estomac. Elle n’avait pas participé au combat, ni par l’épée ni par l’accompagnement musical, et regarda les soldats d’Achmed dépouiller méthodiquement les morts de leurs armes et de leur armure, puis empiler les corps près du trou rempli de poix. « Quel effroyable gâchis. — Faut pas vous inquiéter, duchesse. On nettoie toujours nos saletés », dit Grunthor d’un ton jovial. Il boxait avec Jo, pour l’empé’cher de participer au pillage. « Eh bien, puisque vous en parlez, ce serait peut-être le moment que Jo et vous retourniez au Chaudron, suggéra Achmed. Il faisait le décompte des pertes pour vérifier que personne n’avait été emmené comme trophée personnel. « Quoi ? Pas de butin ? s’indigna Jo. — Plus tard, p’tite mam’zelle, la rassura Grunthor d’un ton affectueux. On ramasse tout, et ensuite on partage. — Oui. Maintenant viens, Jo », dit Rhapsody en l’entraînant par le coude. Quelque chose dans l’expression d’Achmed l’avait convaincue qu’il était plus sage de retourner aux Dents au plus vite. Lorsque les femmes furent hors de sa vue, Achmed se tourna vers Grunthor et vers les généraux, qui attendaient en contrebas. « Que l’armée se nourrisse, maintenant », annonça-t-il. Une semaine plus tard, au milieu de la nuit, le seigneur régent de Roland se trouvait aux prises avec un cauchemar lorsqu’un cliquetis étrange le réveilla en sursaut. « Tss, tss. » Une silhouette noire se tenait près de son lit, à tourner et retourner la couronne du prince entre ses doigts. Le filigrane d’or attrapait parfois la lueur de la bougie solitaire posée sur la table de nuit et la projetait par intermittence dans la pièce, comme le sang d’une plaie béante. Tristan Steward se redressa vivement dans son lit, mais l’image de cauchemar ne voulut pas se fondre dans l’obscurité. Au lieu de quoi elle lui lança sa couronne, qui vint le frapper doucement à la poitrine. « Si vous criez, ce seront vos dernières paroles », dit la silhouette drapée dans sa cape. Mais le seigneur de Roland n’aurait pas pu hurler, l’eût-il voulu. Dans l’ombre apparut une flamme minuscule. Hormis le feu et la pénombre, les seules choses que voyait le prince étaient ces mains pâles et fines qui s’appliquaient à allumer certaines des lampes de la chambre. Il lutta pour reprendre ses esprits. Lorsque la pièce eut recouvré un peu de clarté, Achmed ôta sa capuche et sourit à l’expression d’effroi qui se dessina sur le visage du régent. Il s’approcha, s’assit sur le bord du lit gigantesque du seigneur de Roland et fit courir ses longs doigts sur la courtepointe en satin. « Levez-vous », ordonna-t-il d’une voix absente. Du doigt, il désigna les chaises près de la fenêtre, dans la partie salon. Tristan Steward s’exécuta en tremblant. Ni ses pieds nus ni les belles bottes de l’homme monstrueux ne produisirent le moindre son lorsqu’ils traversèrent la pièce au sol de pierre jusqu’aux sièges plongés dans l’ombre, sur lesquels se déversait la nuit étoilée, par la fenêtre en arrière-plan. Le seigneur de Roland s’agrippa fermement aux accoudoirs du siège sur lequel il prenait place, dans l’espoir d’amoindrir quelque peu le tremblement de ses mains. Dès l’instant où il s’était réveillé, il avait peu à peu compris que ses raisons d’avoir peur se renforçaient de seconde en seconde. La pénombre dans ce recoin près de la fenêtre lui apparut comme une bénédiction, car il avait la certitude qu’il lui serait insupportable de contempler en pleine lumière le visage de cauchemar de l’homme en noir assis en face de lui. Il réunit tout son courage et se concentra pour garder une voix monocorde. « Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ? — Je suis l’Œil, la Griffe, le Talon et le Ventre de la Montagne. Je suis venu vous annoncer que votre armée n’est plus. » En guise de mots, le prince ne put laisser échapper qu’un gargouillis indistinct. « Vous avez envoyé deux mille hommes, pourtant voici le seul rapport que vous entendrez jamais. » L’incrédulité, puis la panique s’emparèrent de l’homme. « Où sont les survivants ? Qu’avez-vous fait d’eux ? — La Montagne les a ensevelis. Maintenant, écoutez-moi avec attention. Si tant est que vous viviez assez longtemps pour garder cette rencontre secrète, vous avez dix jours pour rédiger un traité commercial et demander la paix. Vous assisterez personnellement aux pourparlers, puisque ce traité sera votre idée. » Le dixième jour, mon émissaire se postera à la frontière entre mon royaume et Bethe Corbair. Le onzième jour, la frontière se rapprochera, afin de faciliter notre réunion. Si le mauvais temps vous décourage, vous pourrez attendre une quinzaine et la réunion se tiendra ici même, à la nouvelle frontière. » Le régent écarquilla les yeux, mais ne répondit rien. « C’est la seule offre que vous recevrez, de roi à roi, de peuple à peuple. Si vous l’ignorez, vous verrez de quel bois se chauffent les monstres. Nous avons pris des leçons à chaque printemps. » Achmed se leva pour partir. « Ah, au fait, si cela peut vous réconforter, vos hommes ont eu droit à un magnifique hymne funèbre, chanté par ma Barde lirin. C’était vraiment très touchant. Rhapsody est devenue très douée pour les requiems et les complaintes, à force de vivre dans les Terres bolgs. » Un sourire affecté se dessina sur ses lèvres lorsqu’il vit le visage du régent virer à l’écarlate, à la simple mention du nom de la jeune femme. Il se pencha vers lui d’un air de conspirateur. « Ne vous inquiétez pas. Elle ne se doute pas un instant qu’elle est la cause de ce massacre. Moi je ne suis pas dupe, bien sûr. Pourquoi croyez-vous que je vous l’aie envoyée ? » Tristan Steward sentit la bile lui remonter dans la gorge. « C’était un piège. — Allons, seigneur régent, ne sous-estimez pas votre responsabilité dans cette affaire. Vous êtes un homme doué de libre arbitre. Si vous aviez sincèrement désiré la paix, vous auriez accepté mon offre et accueilli mon émissaire à bras ouverts. » Son sourire s’évanouit et fut remplacé par un regard direct. « Aucun homme, tout particulièrement s’il est fiancé, doté d’intentions peu recommandables à l’égard d’une dame ne sera pas un voisin fiable non plus. Il vaut mieux pour vous avoir dès maintenant sacrifié deux mille vies pour attirer son attention. Vous aurez retenu la leçon tôt. Plus tard, le coût en aurait été bien plus élevé. » Il pivota et se dirigea vers la porte. « Je vous laisse vous préparer, lança-t-il par-dessus son épaule. — Me préparer pour quoi ? » Le roi firbolg jeta un dernier regard au seigneur de Roland et ne put s’empêcher de sourire. « Pour la veillée que vous ne manquerez pas d’organiser pour vos hommes. » Les ombres de la pièce changèrent imperceptiblement. Il avait disparu. À l’aube du dixième jour, les envoyés de Roland arrivèrent en vue des steppes, à cheval. Rhapsody et sa garde d’honneur les attendaient. Elle avait veillé à ce qu’aucun de leurs chevaux ne provienne de l’incursion orlandaise. Il y a des limites au mauvais goût, avait-elle dit à Achmed. Elle sourit en reconnaissant le seigneur de Roland en personne et se remémora leur échange déplaisant, quelques semaines auparavant. Les cinq hommes du groupe du régent portaient des vêtements des plus simples et des capes de laine, sans doute par souci d’anonymat. Rhapsody était vêtue à l’identique. Sa tenue avait fait l’objet d’un débat avec Achmed, qui suggérait qu’elle se pare avec le plus d’élégance et de raffinement possibles, mais la jeune femme avait jugé que ce serait peut-être inconvenant. C’est cependant avec un long soupir qu’elle s’était habillée le matin même. Après tout, je n’ai pas si souvent l’occasion de me faire belle, ces derniers temps. Aux côtés de Tristan Steward, outre deux gardes lourdement armés, chevauchait son cousin Stephen Navarne, qui lui adressa un sourire dès que leurs regards se croisèrent, ainsi qu’un autre homme au visage moins avantageux que celui du duc, bien que beaucoup plus jeune. Il portait un heaume à pointe et une lourde amulette d’or massif en forme de soleil, doté d’une spirale de rubis en son centre. Le symbole du bénédicté de Bethany. Ce devait être le bénédicte des provinces septentrionales de Canderre et de Yarim, dont le portrait ornait les murs de la basilique du feu. Le seigneur de Roland arrêta son alezan et se hâta de mettre pied à terre, désireux d’en finir au plus vite avec ces formalités. Il avait passé en revue toutes les autres options possibles pour en arriver à la conclusion désespérante que ce traité était inévitable, ne serait-ce qu’au vu de la tiédeur des autres ducs lorsqu’il avait suggéré une invasion. Le comté de Sorbold, allié et rival pacifique dans les affaires et les conflits, avait lui aussi décliné poliment l’invitation, en invoquant son intention de commercer avec Ylorc et d’offrir au nouveau seigneur de guerre un pied-à-terre dans le Siège de leur bénédicté. La fureur qui s’était emparée de Roland à ces mots était à peine descriptible. La nouvelle de sa défaite avait subitement convaincu la plupart de ses alliés que le commerce avec les Bolgs était une idée qui les tentait depuis des siècles. Il regarda l’émissaire bolg démonter et s’approcher. Comme il le craignait et l’espérait, il s’agissait de la femme qu’il avait chassée de sa forteresse quelques semaines plus tôt, mais qu’il n’avait pu bannir de ses pensées. Il s’arma de courage pour affronter sarcasmes et quolibets dûment mérités, mais elle ne montrait aucun signe de jubilation. Elle l’accueillit d’un sourire de bienvenue. Il se retrouva à la fixer avec des arrière-pensées inavouables. « Bienvenue, monseigneur, dit Rhapsody en s’inclinant. Nous sommes honorés de votre présence. » Nulle trace d’ironie dans sa voix et le seigneur de Roland se surprit à des sentiments chaleureux et lascifs, en dépit de tout ce qui s’était passé. Il dut se faire violence pour se concentrer de nouveau sur la tâche qui l’amenait. « Dame Rhapsody, permettez-moi de vous présenter mon frère, Son Excellence Ian Steward, Bénisseur de Canderre-Yarim. » Rhapsody s’inclina au-dessus de la bague qu’il lui tendait. « Votre Excellence. — Et je crois que vous connaissez déjà mon cousin, monseigneur Stephen Navarne. — En effet. Comment allez-vous, monseigneur ? — Très bien, merci, madame. Merci de nous recevoir. — Tout le plaisir est pour moi », sourit Rhapsody. Elle adressa un signe de tête à son garde personnel, et deux parmi les douze soldats qui l’escortaient apportèrent une table de bois, autour de laquelle ils installèrent des chaises. Les gardes bolgs sourirent d’un air aimable aux seigneurs orlandais, ce qui fit courir un frisson parmi les hommes. Les Bolgs jubilants reprirent leur poste auprès des autres. Tristan Steward s’éclaircit la gorge. « Bien, nous avons apporté là des documents que nous souhaitons soumettre à votre approbation. Tout d’abord, un accord de commerce interprovincial sanctionné par le siège dynastique de Roland – Bethany – qui autorise et encourage des sous-traités de même nature avec les provinces extérieures. Vous y trouverez des termes généreux, ainsi que les mêmes tarifs douaniers que ceux que nous appliquons à nos partenaires historiques et entre nous, dans les provinces concernées. — Je crains que cela ne soit pas satisfaisant, répondit Rhapsody d’une voix douce. Nous demandons un moratoire de dix ans comme preuve de la bonne volonté de Roland à encourager l’essor de l’économie bolg encore embryonnaire, ainsi que comme compensation pour les siècles de destruction gratuite causée à Ylorc par Roland, sous l’égide de Bethany. » Trois bouches bées accueillirent ce discours. Stephen fut le premier à reprendre contenance, par un sourire discret, tandis que le régent et le bénédicte montraient une tout autre réaction. « Vous plaisantez, j’espère, fit le seigneur de Roland. Un moratoire des tarifs douaniers ? Quel est l’intérêt de faire affaire, sans ces taxes ? — Les affaires sans les taxes, cela s’appelle du commerce, monseigneur, répliqua Rhapsody sans perdre de son amabilité. C’est le juste échange de biens contre d’autres biens, services, ou monnaie. C’est ainsi qu’il se pratique à l’origine, sans qu’intervienne le percepteur. Le roi Achmed refuse de payer l’impôt entretenant l’armée qui a massacré ses sujets depuis si longtemps. Et il verrait cette acceptation du moratoire comme un pas important de votre part vers la paix. — Je suis tout à fait disposé à appliquer ce moratoire sur les tarifs douaniers de Navarne, intervint monseigneur Stephen, sans se soucier des regards mauvais que lui lançaient les deux frères orlandais. D’ailleurs je pense que chaque province devrait être libre de fixer ses tarifs douaniers, ne penses-tu pas, Tristan ? — C’est ce qui se fait couramment, répondit le seigneur de Roland. — Eh bien, Navarne a une dette de reconnaissance envers le roi d’Ylorc pour avoir contribué à sauver les enfants de sa province. En outre, on serait en droit de croire que la lignée cymrienne de Roland partage les mêmes sentiments depuis la libération de la Maison du Souvenir, ainsi que la guérison de l’Arbre qui s’y trouve. » Il adressa un clin d’œil furtif à Rhapsody. « Alors pourquoi ne pas donner ton accord à ce moratoire des taxes douanières, Tristan, et laisser les autres faire comme bon leur semble ? Je suis prêt à parier que les autres provinces seraient disposées à négocier un tarif rien que pour jeter un œil aux armes firbolgs. — En effet. Eh bien, j’imagine qu’il n’y a aucun mal à ça, lança le seigneur de Roland d’un ton irrité. — Voilà qui est excellent. Merci », fit Rhapsody avec un sourire éclatant. Elle se pencha pour rectifier et signer le document, inconsciente des regards d’envie qui apparurent dans les yeux des hommes assis en face d’elle. « Et ensuite ? » Le seigneur régent déroula un nouveau rouleau de parchemin. « En échange de la promesse de non-agression et la restitution des cadavres de la dernière incursion, Roland accepte, en tant que royaume uni, de s’abstenir de toutes hostilités injustifiées contre Ylorc. » Rhapsody secoua la tête, sans se départir de son expression amène. « Non, je ne peux pas donner mon accord, fit-elle à contrecœur. Tout d’abord, il n’y a aucun cadavre à retourner. C’est comme si votre armée avait péri en mer, monseigneur. Livrez leur souvenir à la postérité et oubliez leurs dépouilles mortelles. » Elle se pencha en avant et opta pour le mode de la confidence. « Entre nous, la bataille n’aura pas duré plus d’un quart d’heure, bien que quelques combats isolés aient tenu quelques minutes de plus. Après cela, c’était comme s’il ne s’était jamais rien passé. » En outre, je n’aime pas le terme “injustifiées”. Ce que Roland a considéré comme justifié pendant des siècles est précisément ce qui nous amène aujourd’hui. Non, je pense qu’il vaut mieux un pacte classique de non-agression, signé par les deux parties en présence. « Le roi Achmed garantit que ses sujets n’envahiront ni n’agresseront le peuple de Roland, en échange de quoi le seigneur de Roland garantit la réciproque. Toute violation du traité équivaudra à la trahison du serment du roi et sera considérée comme un acte de guerre, réparable uniquement par la cession de terres à hauteur de dix pour cent du royaume de l’agresseur. Qu’en dites-vous ? » Elle étouffa un rire en contemplant les trois têtes ébahies en face d’elle. «N’est-ce pas un tantinet excessif ? l’interrogea le jeune bénédicte de Canderre-Yarim. Qui voudrait de dix pour cent d’Ylorc ? » Rhapsody partit d’un rire jovial. Son allégresse chantait comme un carillon de cloches. « Votre Excellence, comme c’est amusant. Voilà une question franche, à n’en pas douter, mais sans doute très inappropriée. Voyez-vous, si les intentions de Roland sont strictement honorables, et que le serment du seigneur régent est aussi inébranlable que je le crois, vous pourriez garantir n’importe quel prix, parce que l’enjeu en est votre honneur en tant que peuple. » Quant à la valeur d’Ylorc, je n’ai nul besoin de vous rappeler que c’était autrefois le siège du pouvoir cymrien, le lieu où vos ancêtres avaient choisi de gouverner. Ne jugez pas les choses à leur apparence, Votre Excellence. Il vit autant d’enfants du Tout-Dieu dans ces montagnes que dans tout votre Siège, peut-être même plus. Je suis certaine que cette raison à elle seule justifie pour vous d’en garantir la protection, n’est-ce pas ? — Ou… Oui, bégaya le bénédicte en se ratatinant sous le regard haineux que lui décochait le seigneur régent. Elle a raison, Tristan. Ça me paraît un compromis équitable, à l’évidence. » Le prince s’empara de la plume et griffonna sa signature sur le parchemin, la main tremblante de fureur. Lorsqu’il eut terminé, Rhapsody lui prit la plume des mains pour signer à son tour ; elle laissa sa main reposer un instant sur celle du régent. Quand elle l’en retira, les doigts de l’homme ne trahissaient plus qu’une très légère vibration, et son visage écarlate se calma dans la seconde. « Ce qui nous amène à ma partie », intervint ensuite le bénédicté. Il déroula le dernier parchemin et en retint les coins afin que Rhapsody puisse le lire. « Bethe Corbair est depuis toujours le Siège dont dépendent les Terres bolgs. Ce document a été rédigé par le Bénisseur de Bethe Corbair, Lanacan Orlando, qui offre consolation religieuse et accueil au sein de son Siège, à votre demande, pour les – euh – citoyens d’Ylorc. » Le bénédicté de Bethe Corbair a accepté de vous fournir un clergé, des rites religieux et l’escorte pour les pèlerinages, ainsi que l’asile et les soins, contre une dîme appropriée, bien entendu. » Il adressa un regard nerveux aux ducs ; c’était la proposition la plus risquée. Les Terres bolgs se situaient également à la frontière de Sorbold, autre Siège fidèle quant à lui au Patriarche. Si Ylorc devait choisir de se rallier à Sorbold, la situation se révélerait très en défaveur du pouvoir théocratique de Roland. De nouveau, Rhapsody sourit. « Merci, Votre Excellence. Je dois avouer que c’est là une question que je n’avais pas anticipée. L’obédience religieuse des Bolgs n’est pas un sujet dont je me sente habilitée à débattre à leur place. Ils ont leurs propres chamanes, ainsi que leur propre théologie. Peut-être y a-t-il un intérêt pour votre Église, ou pour la religion de Gwynwood. Quoi qu’il en soit, je ne peux me prononcer aujourd’hui. » Le mieux serait que vous ou le Bénisseur de Bethe Corbair envoyiez un émissaire pour en parler plus en détail avec le roi. Il m’a demandé de vous informer qu’il recevra les ambassadeurs après le premier du mois. » Le bénédicté hocha la tête d’un air hébété. « Eh bien, messieurs, si nous en avons terminé, je vous remercie sincèrement et vous souhaite une bonne journée. » Rhapsody se leva et fit signe aux gardes de venir récupérer la table et les chaises avant même que les nobles orlandais se soient levés. Elle glissa ses exemplaires des traités dans la poche de sa cape. « Attendez, la rappela messire Stephen alors qu’elle s’éloignait déjà. Nous avons quelques présents pour vous. Les miens sont à la fois des témoignages de gratitude du peuple de Navarne et des souvenirs de vos petits-enfants ; tenez, voici un petit portrait d’eux. » Le visage de Rhapsody s’illumina de joie. « Juste ciel ! Merci ! Comment vont Gwydion et Melisande ? — Très bien, merci. Ils vous transmettent tout leur amour et tiennent à vous remercier pour la flûte et la harpe que vous leur avez fait envoyer. Ils espèrent que vous viendrez bientôt les voir. — Je l’espère aussi. Embrassez-les pour moi, vous voulez bien, et dites-leur que je pense à eux tous les jours, comme je le leur avais promis. Peut-être pourraient-ils me rendre visite ici, un jour ? — Peut-être, répondit Stephen, en évitant les regards incrédules de ses cousins. Portez-vous bien. » Il recula pour laisser les gardes transférer les coffres apportés par les deux autres nobles sur les chevaux de Rhapsody, puis lui baisa la main avant de remonter en selle, imité par les autres. Rhapsody leur fit signe tandis qu’ils s’éloignaient en direction de l’ouest. Le seigneur de Roland marqua un temps d’arrêt au bout du champ, un air étrange sur le visage, puis leva la main. Rhapsody sourit et lui adressa une profonde révérence, comme lors de leur toute première rencontre. Un large sourire apparut sur les lèvres du prince. Il éperonna son cheval et disparut au triple galop. « Pas mal, pour une paysanne, hein Llauron ? » se dit-elle en retournant vers sa jument. Elle donna une petite claque sur la main du garde bolg qui commençait à fouiller dans le coffre de cadeaux. « Hé, bas les pattes. C’est mon cadeau. » 55 « ALLEZ, DONNE-MOI ÇA, TU VAS TOUT MANGER. — Quoi, tu voulais les garder pour l’hiver, peut-être ? En plus, j’ai fait le partage. — Oh oui. Un pour moi, six pour toi, un pour moi, quatre pour toi… — Eh ben, t’es qu’un minuscule avorton, t’as besoin de moins de nourriture. — Attention à toi, la mit en garde Rhapsody en essayant d’adopter une expression sévère – sans aucun succès. On va faire dix rounds avec une masse et des chaînes et on verra qui de nous deux est le minuscule avorton. » Jo avala son bonbon et grimaça. « Une masse et des chaînes ? » fît-elle en feignant le dégoût et en essuyant les traces de chocolat sur son visage du revers de la main, avant d’en piocher un autre dans la boîte en métal. « Des joujoux pour Firbolgs. Qu’on me donne une dague et c’est quand tu veux. » Rhapsody ne put s’empêcher de sourire et fit mine de s’emparer du dernier chocolat de la couche supérieure. Jo la prit de vitesse et le fit sauter dans sa bouche avec un rictus enchanté. « La dague est sans conteste l’arme qui a le plus de finesse, je te l’accorde, admit Rhapsody en se rabattant sur une pomme séchée. Mais elle ne te servira pas à grand-chose si tu dois agir à une certaine distance. Que penses-tu de ces friandises ? » « Ch’est trooop bon », répondit-elle, la bouche pleine. Elle déglutit et retira la feuille de séparation, découvrant une nouvelle couche de chocolats. Elle y plongea la main, éparpillant dragées et bonbons fourrés sur le lit et par terre, et poussa un cri de contentement en découvrant ses préférés, avec une telle expression de ravissement que Rhapsody ne put s’empêcher de rire de plaisir pour elle. « Mais j’ai encore le goût de cette merde d’antipoison que tu m’as fait avaler. Sincèrement, qui mettrait du poison dans un cadeau censé amadouer un roi ? » Rhapsody lui adressa un sourire amusé et incrédule. « On parle d’Achmed, je te rappelle. Je suis déjà surprise que ce ne soit pas bourré d’acide. — C’est pour ça que tu refuses de porter les ravissantes boucles d’oreilles en grenat envoyées par le bénédicte d’Avonderre-Navarne ? — Non, j’avais juste peur que mes oreilles tournent au vert, à cause de cette camelote. Je dois avouer que je suis très pointilleuse, avec les bijoux. Je n’en porte que rarement, mais je les veux vraiment beaux. » Jo mordit à pleines dents dans une nouvelle friandise. « Sauf le jour de marché à Bethe Corbair, je crois pas t’avoir vu arborer autre chose que ce médaillon », dit-elle en pointant le doigt vers le pendentif en or accroché à sa chaîne fine, autour du cou de Rhapsody. La jeune femme le prit dans sa main et le contempla un moment, sans rien dire. « En tout cas, qui que soit ce seigneur MacAlwaen, il a bon goût pour les choses qui ont bon goût, conclut Jo en ouvrant la papillote d’une noisette enrobée de caramel. — C’est un des barons de l’Ouest. Ses terres se situent un peu au sud de Sepulvarta, expliqua Rhapsody en s’étirant au sol. Fais attention, elles sont plus dures qu’elles n’en ont l’air. Je dirais que ses cadeaux ne sont que pure civilité. Il n’est pas particulièrement vulnérable, face à Ylorc. — Comme si on pouvait acheter Achmed à coups de bonbons. — Il n’a pas envoyé que ça. Son cadeau est d’ailleurs très intelligent, car il reconnaît tacitement que le nouveau pouvoir firbolg est capable d’apprécier un certain raffinement. — Tacitement ? J’imagine que le raffinement porte pas jusqu’à moi, alors. Qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire, tacitement, bon d’là d’bois ? — Pardon. Ça signifie qui n’est pas dit ouvertement mais sous-entendu, qui va naturellement. Est-ce qu’il reste des nougats ? — Plus maintenant, gloussa Jo en lançant le dernier en l’air avant de l’attraper dans sa bouche. Ils sont tacitement finis. — Vermine », sourit Rhapsody. C’était bon de voir la petite rire. « Je pense que je vais garder ton cadeau pour moi, finalement. » Jo s’essuya la bouche avec sa manche et se redressa, sa curiosité piquée. « Un cadeau ? Quel cadeau ? — Eh bien, j’ai pensé que, parmi tous ces présents qui déferlaient de partout pour Achmed, tu avais bien droit à un petit quelque chose, toi aussi. Mais tu t’es montrée une telle peste avec cette boîte de friandises que… » Jo ouvrit des yeux ronds. Elle s’empara de la première chose qui lui tombait sous la main dans la boîte et la tendit à Rhapsody avec une sincérité comique. Rhapsody baissa les yeux ; c’était un pruneau. Elles furent toutes deux prises d’un fou rire incontrôlable. « Très bien, très bien », capitula Rhapsody en se levant et en secouant les copeaux de chocolat du jupon de sa longue chemise de nuit. Elle se dirigea vers la grande armoire, apportée de Bethany par chariot, et en sortit une large caisse en bois. Elle la traîna jusqu’au lit et avec une révérence très élaborée la présenta à Jo, qui bondit et en arracha le couvercle. Elle dispersa ensuite tous les copeaux de bois de l’emballage aux quatre coins de la chambre de Rhapsody. Jo ôta le papier épais sur le dessus de la boîte et découvrit un tas de petits disques dotés en leur centre d’une pointe métallique. Elle dévisagea Rhapsody d’un air interdit. « Oh, merci, dit-elle d’une voix douce. Tout ce dont je rêvais. Un piège à cafards. — Cherche encore », sourit Rhapsody. Elle regarda Jo fouiller plus profond et extirper de la boîte une série de cierges, de toutes les tailles et de toutes les couleurs. « Comme tu n’as pas de cheminée dans ta chambre, je me suis dit que tu aimerais peut-être un peu de lumière et de chaleur, le soir. » Jo contemplait les bougies, fascinée. « Il doit y en avoir au moins mille, là-dedans, dit-elle en en examinant une de près. De toute ma vie je n’en ai eu qu’une seule, et c’était seulement pour les cas d’urgence. Je l’avais trouvée sur le corps d’un soldat mort. » Elle la rangea avec précaution dans sa boîte et leva vers Rhapsody un regard étrange. « Merci, Rhaps. — Je t’en prie, c’est avec plaisir », dit Rhapsody, touchée par l’expression de la jeune fille. Elle avait l’impression de se revoir, cinq ans plus tôt. « Ne les économise pas, sers-t’en. On pourra s’en procurer d’autres. Je voudrais que ta vie soit plus brillante qu’elle ne l’était auparavant. — C’est pour ça que tu m’emmènes vivre sous la montagne au milieu d’un tas de Bolgs, sourit Jo. Allons les essayer. » Elle se hissa hors du lit et souleva la lourde caisse. Rhapsody ouvrit la porte et elles détalèrent dans le couloir, traînant la boîte jusqu’à la chambre de Jo. Lorsqu’elles pénétrèrent dans la pièce, Rhapsody poussa un cri devant le spectacle qui les y attendait. « Par les dieux, qu’est-ce qui s’est passé, ici ? s’exclama-t-elle en balayant le champ de bataille du regard. On a saccagé ta chambre. Je vais aller prévenir Achmed, qu’il ordonne aux gardes de… — De quoi tu parles ? demanda Jo, l’air surpris. Tout va bien – je l’ai laissée comme ça. — Tu plaisantes, balbutia Rhapsody en contemplant stupéfaite l’ampleur des dégâts. Tu veux dire que tu as fait ça exprès ? — Bien sûr, s’indigna Jo. Tu connais rien à l’art de cacher des trucs, alors ? — Visiblement, non. — Faut tout laisser bien en vue », fit Jo en naviguant parmi les décombres et en tirant la caisse derrière elle. Elle s’assit sur les couvertures en boule de son lit en pagaille. « Comme ça personne pourra rien retrouver. » Elle se remit à fourrager dans la boîte et en sortit une série de bougies, qu’elle entreprit de fixer sur les disques métalliques. « Pas même toi, commenta Rhapsody en fixant le désastre avec un mélange de stupeur et d’amusement. Tu t’y perdrais toi-même qu’on ne te retrouverait jamais, Jo. » Elle enjamba prestement un tas de linge sale puis un plateau contenant les restes d’un en-cas, et se dirigea vers une petite chaise en bois sur laquelle avaient été jetées plusieurs paires de chaussures, qu’elle débarrassa avant de s’asseoir avec précaution. « Sois pas ridicule, protesta Jo en lançant une poignée de bougies et de supports à Rhapsody. Je sais exactement où se trouve chaque chose. Je peux le prouver. Donne-moi un exemple. — Oh, Jo, j’aurais trop peur de demander. — Allez, dis quelque chose, je te montrerai où c’est. » Rhapsody parcourut la pièce du regard, puis s’attela à la fixation des bougies en dissimulant un sourire. « Très bien, où sont tes fourreaux de poignet ? » Jo lui lança un regard exaspéré et leva les mains. « Hum. — Tu dors avec tes armes ? s’enquit Rhapsody, ébahie. — Avec deux seulement, répliqua Jo, sur la défensive, en recouvrant les fourreaux avec les manches de sa chemise de nuit. Le reste, je le mets sous mon oreiller. — Par les dieux. D’accord, où gardes-tu ton argent ? » Jo lui décocha un regard suspicieux. « Oublie, question idiote. Voyons voir… Et ce livre que je t’ai donné pour t’exercer à dessiner des lettres ? — Ah ah ! » s’écria Jo d’un air triomphal. Elle bondit du lit et farfouilla dans un énorme tas de cageots, de capes et de boîtes de viande séchée. Après avoir charrié l’équivalent de son poids en détritus et avoir littéralement retourné plusieurs sacs en toile, elle finit par brandir un manuscrit relié, en lambeaux. Elle souffla sur la couche de poussière qui le recouvrait et le lâcha sur les genoux de Rhapsody avec un air suffisant de vainqueur. « Je vois que tu travailles dur, commenta Rhapsody, consternée. — Encore un. Demande-m’en un dernier. — Non, ce n’est pas nécessaire, Jo, je te crois. — Allez, Rhaps, on commençait juste à s’amuser. Demandes-en un autre. — Eh bien, où ranges-tu tes dessous propres ? » Jo prit un air gêné. « Qu’est-ce que tu entends par “propre” ? — Quoi ? s’exclama Rhapsody d’un air scandalisé. Comment ça, qu’est-ce que j’entends par propre ? Il y a le propre, et le pas propre. Tu vois quoi d’autre ? — Bah, il y a à peu près propre, précisa Jo, l’air penaud. Tu sais, les trucs qui ont été portés qu’un mois ou deux. — Par pitié, plus un mot, intervint Rhapsody d’un air sérieux. Tu as gagné, Jo. À peine rentrée dans ma chambre, j’adopterai ton système. Mais je t’en supplie, ne me fais rien demander de plus — Oh, tu espères leurrer qui ? rétorqua Jo en se levant, des bougies à la main. Quand tu ranges pas tes affaires par couleur de l’arc-en-ciel avec les accessoires assortis dans des petits sacs, tu fais une crise d’apoplexie. Où on devrait les mettre, d’après toi ? » Rhapsody balaya la chambre du regard. « Tu n’avais pas une coiffeuse, ici, quelque part ? — Bonne idée », s’enthousiasma Jo. Elle s’approcha d’un énorme monticule de vêtements à des stades divers de saleté. D’un revers du bras, elle poussa le tout à terre, découvrant du même coup la coiffeuse, sur laquelle elle déposa ses bougies avec précaution. Rhapsody ne put réprimer un frisson. Elle souleva le bas de sa chemise de nuit et se fraya un chemin jusqu’à l’autre extrémité de la pièce, au milieu des trésors de Jo. Sous prétexte d’arranger les bougies sur un gros coffre, elle fit en sorte de ranger un peu la zone concernée. « Je ne suis pas certaine que ce soit une si bonne idée, Jo. Je n’aimerais pas qu’un incendie se déclenche ici. — T’inquiète pas, la rassura Jo en fouillant dans la coiffeuse. Je vais faire un ou deux gros tas avec tout, et les mettre au milieu de la pièce. Ça devrait suffire. — Seulement si après tu y mets le feu », suggéra Rhapsody. Elle toucha tour à tour chacun des cierges en se concentrant sur son feu intérieur. Les mèches crépitèrent, puis s’enflammèrent. « Ouah, fit Jo, à l’autre bout de la chambre. Impressionnant. Tu me prêtes ta pierre ? Je trouve plus ma boîte d’amadou. » Rhapsody se releva et rejoignit Jo. Elle passa le bras autour des épaules plus hautes qu’elle et toucha du doigt les autres bougies, qui s’allumèrent à leur tour. Jo les contempla pendant un moment, puis se rassit sur son lit. La lueur des bougies gagna peu à peu la pièce, diffusant la chaleur dans l’air moisi. Le bazar ambiant disparut dans l’ombre et la chambre prit soudain une apparence plus amicale et plus confortable. Rhapsody replia ses genoux contre elle et sourit à Jo. « Eh bien, qu’est-ce que tu en dis ? » demanda-t-elle en sondant les yeux de la jeune fille à la lueur des bougies. Jo demeura silencieuse pendant un moment pour contempler la pièce avec stupeur. « C’est merveilleux. » La pénombre adoucissait les angles de son visage. « De la lumière dans la nuit. Je n’avais jamais vu une chose pareille, sauf quand ils allumaient les lampes dans le Parc de Quimsley, le quartier riche de Navarne. Une nuit j’ai essayé d’y coucher, mais après la ronde des allumeurs, il y a la ronde des gardes et quand ils te trouvent ils ont les moyens de te faire retourner de bon cœur dans les rues sombres. Mais la chambre est vraiment belle, comme ça. — Ma mère affirmait souvent que la maison la plus modeste devenait un palais, à la lueur des bougies, confia Rhapsody, l’air songeur. Maintenant je comprends ce qu’elle voulait dire. — Je parie qu’elle aurait jamais imaginé que ta maison ressemblerait à ça, observa Jo en s’étirant sur le lit, les bras croisés sous la tête. Elle en aurait probablement une attaque, si elle te voyait là. — Détrompe-toi, sourit Rhapsody. Ma mère était difficile à épater. Elle a traversé beaucoup de laideur, sans jamais se laisser atteindre par elle. On aurait dit qu’elle avait dans les yeux des bougies capables de tout surmonter sans jamais s’éteindre. » Jo demeura de nouveau silencieuse. Elle finit par sortir une dague de sous son oreiller et la tint en équilibre sur la pointe au bout de ses doigts. « Tu devais beaucoup l’aimer. — Oui, dit Rhapsody sans quitter des yeux les chandelles qui brillaient d’un éclat vif, juste à côté d’elle. — Et elle aussi t’aimait sûrement, pas vrai ? Eh ben, si c’est pas une vie de rêve. » Rhapsody ne put que remarquer la pointe d’amertume dans la voix de Jo et ne s’en offensa pas. « Oui, Jo, c’était le rêve. Mais ça ne m’a pas empêchée de tout détruire. — Ah ouais ? Ça m’a l’air plutôt stupide. — Ça l’était, acquiesça Rhapsody. — Alors pourquoi tu l’as fait ? » Rhapsody porta de nouveau la main au médaillon autour de son cou. Elle planta son regard dans les petites flammes des bougies, essayant de se forcer à prononcer les mots que nul autre n’avait entendus jusqu’ici. « Pour un garçon. — Oh. » Jo changea de main. « C’était ton premier ? — Oui. Et mon dernier. Je n’en ai plus jamais aimé d’autre après lui. Et je n’en aimerai jamais aucun autre. — Tu t’es enfuie avec lui ? » La dague dansait entre ses doigts. Rhapsody serra plus fort encore ses genoux contre elle et les ombres du feu s’estompèrent. « Non, je me suis enfuie pour le retrouver. En vain. Il a obtenu de moi ce qu’il voulait, et puis il a disparu. — Pourquoi tu n’es pas rentrée chez toi, tout simplement ? — C’est une question que je me pose tous les jours. — Et maintenant tu ne peux plus ? — Non. Maintenant je ne peux plus. » Jo écouta en silence, mais sa sœur n’en dit pas plus. Rhapsody continua de fixer les flammes, perdue dans ses souvenirs. Jo finit par se redresser, et joua avec la lame de sa dague sur le bord de sa botte. « Et alors, c’est comment ? Tu sais, d’avoir une mère, tout ça. — Hmmm ? Oh. Merveilleux. Du moins la mienne l’était. Certaines de mes amies détestaient leur mère, et réciproquement. Je suis convaincue que c’est la raison pour laquelle bon nombre d’entre elles se sont mariées si jeunes, juste pour s’échapper de chez elles. Mais ma mère à moi était extraordinaire. Et pour cause, elle était la seule en son genre, de tout le village. — En son genre ? — Oui, elle était lirin, seule survivante de la destruction de son hameau. Quand elle a épousé mon père, je suis sûre qu’elle a dû faire face à tout un tas d’absurdités, mais elle l’a sans doute supporté comme tout ce qu’elle faisait, avec grâce et noblesse. Je ne crois pas lui avoir jamais entendu dire quoi que ce soit de méchant sur quiconque, même ceux qui s’étaient montrés mesquins avec elle. Mais quand on était cruel envers mes frères, elle ne les laissait jamais céder à la colère. Quand je suis née – j’étais le sixième enfant, et la seule fille – tout le monde au village l’adorait. — Ça devait être quelqu’un de spécial, dit Jo d’une voix neutre. — Elle l’était pour moi. Les meilleurs souvenirs de toute mon existence sont ceux des heures passées assises au coin du feu, après le dîner, rien qu’elle et moi. Elle me brossait les cheveux en me chantant de vieilles chansons lirins, elle me racontait les anciennes légendes, pour qu’elles ne disparaissent pas quand elle ne serait plus là. On pouvait parler de tout. Maintenant je pense à elle chaque fois que je m’assieds près d’un feu. Ça me réconforte, en un sens. De toutes les choses qui me manquent dans ma vie, je crois que c’est elle que je regrette le plus douloureusement. » Rhapsody se tut, et les chandelles vacillèrent un instant, tout autour de la pièce. Jo contemplait les ombres mouvantes au plafond. « Eh bien, au moins toi tu as eu une mère qui voulait bien de toi. Ç’aurait pu être pire. » Rhapsody s’extirpa de sa rêverie. « Parle-moi de ta mère, Jo, demanda-t-elle d’une voix douce. — Qu’est-ce que tu veux que je te raconte ? Je ne l’ai jamais connue. » Jo fit courir la dague sur le dos d’une main, puis de l’autre. « Alors comment sais-tu qu’elle ne voulait pas de toi ? » Jo lâcha la dague par terre, et se pencha pour la ramasser. « C’est une question piège ? Si elle avait voulu de moi, si elle m’avait aimée ne serait-ce qu’un tout petit peu, tu penses pas que j’aurais au moins des choses gentilles à raconter sur elle d’un air larmoyant, comme toi ? Tu penses pas que je serais au moins capable de me rappeler à quoi elle ressemblait ? » D’un geste violent, elle fourra le poignard sous son oreiller et se rallongea, les bras de nouveau placés sous la nuque. Rhapsody se leva et traversa la pièce. Elle vint s’asseoir aux pieds de Jo, sur le lit. « Pas forcément, objecta-t-elle en essayant de ne pas croiser le regard de l’adolescente. Tu ne connais pas la raison pour laquelle vous avez été séparées. Peut-être n’a-t-elle pas eu le choix. » Jo se redressa d’un bond. « Ou peut-être que j’étais plus un poids qu’une joie pour elle, et qu’elle avait qu’une hâte, c’est de se débarrasser de moi. Toi non plus tu n’en sais rien, Rhapsody. C’est super que tu aies eu une mère merveilleuse qui t’aimait. J’en suis heureuse pour toi. Mais fais-moi une faveur – épargne-moi les belles pensées, d’accord ? Ça aide pas. » En plus, c’est plus facile de m’imaginer qu’elle m’aimait pas. Comme ça je peux me contenter de la détester sans me sentir mal. Qu’est-ce que ça m’apporterait, de croire autre chose ? Quelle que soit la vérité, j’ai toujours été seule, aussi loin que je me rappelle, et ça va pas s’arranger. En fait ça change rien, qu’elle m’ait aimée ou pas. » Des larmes de colère jaillirent de ses yeux. Rhapsody prit dans ses bras la jeune fille secouée de violents et douloureux sanglots, et la berça. Elle caressa la chevelure de sa sœur et lui murmura un chant de consolation qu’elle ne pouvait entendre à travers ses larmes. Son air finit par agir et Jo se calma peu à peu, mais garda le visage enfoui dans l’épaule de Rhapsody, jusqu’au moment où la Barde prit le visage baigné de larmes entre ses mains. « Maintenant, écoute-moi bien, Joséphine l’Anonyme. Les choses ont changé. Tu n’es pas seule, et tu ne le seras plus jamais. Je t’aime. Nous sommes liées l’une à l’autre, à présent, et je suis là pour te rendre ça plus doux. » Jo renifla. « Rendre quoi plus doux ? — Tout. Tout ce qui aura besoin de l’être. Et ça change beaucoup de choses, crois-moi. Ta mère t’aimait. Comment aurait-elle pu faire autrement ? Comment ne pas t’aimer ? Vas-y, fusille-moi du regard si tu en as envie, ça ne change rien à la vérité. Je ne peux pas te l’expliquer, mais j’en suis certaine. Elle t’aimait. Et maintenant elle n’est plus la seule. » Jo la dévisagea un moment, puis sourit. Elle écarta les mains de Rhapsody de son visage, puis se renversa en arrière sur le lit. « Eh bien, tu as une haute opinion de toi-même, dit-elle sur le ton de la plaisanterie. J’ai jamais prétendu que personne m’aimait. » Un sourire malicieux se dessina sur ses lèvres. Une lueur d’intérêt pétilla dans les prunelles de Rhapsody. « Oh ? Et de qui peut-il bien s’agir, hein ? Y a-t-il quelque chose que tu ne m’aies pas dit ? — Non, soupira Jo. Pas encore, du moins. Mais je perds pas espoir. — Et qui est cet heureux élu ? » Jo s’assit en tailleur, prit un coussin et se le cala au creux de l’estomac. « Ashe. — Qui ? — Ashe. Tu sais bien. Ashe. — Qui est Ashe ? — Par les dieux, Rhapsody, tu es bouchée ou quoi ? Ashe. Tu sais, celui avec les beaux cheveux. À Bethe Corbair. » Rhapsody paraissait complètement perplexe. « Jo, je n’ai absolument aucune idée de quoi, ou de qui tu parles. Qui est Ashe ? » Jo roula des yeux ronds. « Mais enfin, ce type avec le – tu sais, quoi… » L’embarras lui mit le rouge aux joues. Rhapsody lui adressa un nouveau regard interrogateur, puis la mémoire lui revint et elle se rappela leur rencontre avec l’inconnu en cape grise, dans les rues du marché. « Oh. Lui. » L’amusement étincela dans son regard, et elle se pencha en avant pour chuchoter sur le ton de la confidence. « Jo, je sais de source sûre que tous les hommes ont un tu sais quoi. — Sale mioche. » Jo lui flanqua un coup de coussin en riant, mais l’air toujours embarrassée. Rhapsody remarqua qu’elle était gênée et décida de changer de registre. La moquerie se mua en encouragement. « Comment sais-tu qu’il avait de beaux cheveux ? Si je me rappelle bien, il portait une capuche. — Toi tu n’as pas aperçu son visage, mais moi j’avais un angle de vision un peu différent… — Oui, j’imagine, gloussa Rhapsody, ce qui lui valut un nouveau coup de coussin. — Je l’ai vu un peu mieux sous sa capuche quand il m’a soulevée du sol. Il a les cheveux couleur de cuivre ; pas ternes comme les pièces de monnaie, mais brillants comme les pots suspendus dans l’échoppe du rétameur, au marché. Et il a les yeux d’un bleu incroyable. C’est à peu près tout ce que j’ai vu, une chevelure cuivrée et des yeux d’un bleu de cristal, mais ça a suffi. » Elle poussa un soupir exagéré. « Par les dieux, Jo, et s’il n’y a rien d’autre que ça ? fit Rhapsody avec une inquiétude feinte. Je veux dire, s’il n’y avait que ça, là-dessous – des cheveux, des yeux et rien d’autre ? Brrrr. Pas très appétissant, comme idée. Tu ne penses pas que tu devrais au moins le voir en entier, avant d’aller choisir la vaisselle pour ton mariage ? » Jo croisa les bras, contrariée, et plongea dans un silence irrité. Rhapsody s’empressa de faire la paix. « Je suis désolée, Jo. C’était ridicule. Je suis heureuse que tu aies rencontré quelqu’un qui te plaise. Mais si je me rappelle bien, est-ce qu’il n’a pas essayé de te couper la main ? — Non, c’est toi qui essayais de lui trancher la main, rectifia Jo, toujours boudeuse. Il se montrait juste gentil avec moi. Oublions ça, d’accord ? — On t’a vraiment maltraitée, ma grande, si c’est ce que tu appelles se montrer gentil avec toi, soupira Rhapsody. Mais qui sait ; avec le recul, les premières impressions se révèlent parfois les plus justes. Et quelle chance as-tu de le revoir un jour, tu penses ? — Sans doute aucune, fit Jo en décroisant les jambes et en posant les pieds par terre. Pourtant il a dit qu’il nous rendrait visite. » Elle tendit la main sous le lit pour attraper le pot de chambre. Rhapsody comprit le message. « Nous verrons bien, dit-elle en se levant, puis elle se dirigea vers la porte. On ne sait jamais. Les choses les plus étranges peuvent se produire. En attendant, essaie de dormir un peu. Peut-être qu’en ayant pris un léger repos tu seras plus apte à lui voler sa bourse. » Elle adressa un clin d’œil complice à Jo et ouvrit la porte. « Bonne nuit, sœurette », répondit l’adolescente, en riant. Rhapsody lui sourit et Jo sentit la chaleur s’enrouler autour d’elle, comme une étreinte. « Bonne nuit, Jo. » Elle referma doucement la porte et s’appuya contre le mur, les bras serrés autour d’elle, le cœur rempli de joie. Au bout d’un moment elle retourna à l’obscurité de sa propre chambre, qui lui parut étrangement plus lumineuse. 56 ILS ARRIVENT. « Je sais. » Saltar se leva de son siège en pierre en glissant les doigts sur l’accoudoir lissé par les centaines de mains qui s’y étaient agrippées au cours des siècles. C’était l’un des trésors du passé, saisi lors de la conquête du grand village-sous-la-terre des Willums, en même temps que d’autres reliques qui restaient enfermées à double tour aux confins du Royaume Caché. Mais ce n’était pas la plus importante. Son armée arrive, mais celui que je cherche n’est pas parmi eux. Œil-de-Feu déglutit mais ne dit rien. L’Esprit lui avait été d’un grand secours, lui avait offert cette invulnérabilité terrifiante, atout inestimable dans sa montée au pouvoir, mais il était obsédé et difficile à distraire. Il retira la chaîne qu’il portait autour du cou, fixa d’un air absent l’œil au milieu du feu d’or, ce symbole qui lui avait valu son nom de chamane. Œil-de-Feu. C’était le nom que lui donnaient les Bolgs, qu’ils murmuraient plus qu’ils ne le prononçaient. L’œil de feu était resté au fond d’un coffre pendant des siècles à l’attendre, les Bolgs du Royaume Caché étant trop terrifiés pour le toucher, sans parler de le garder sur eux. Même les chasseurs les plus redoutables de son clan Poing-et-Feu s’en étaient méfiés. Lui seul avait su trouver le courage de sortir le bijou en or de son coffret et de le porter sur sa poitrine. Il se délectait des réactions d’effroi des autres Bolgs à sa vue. Il ne lui était jamais venu à l’esprit de se demander pourquoi les Willums avaient enterré un objet d’une telle puissance, pourquoi ils l’avaient enfoui sous une pile de chiffons, avec une paire de petits lions en albâtre et une broche de perles fines, des babioles que personne n’avait voulu toucher mais qui avaient disparu à l’instant même où il avait sorti l’œil-de-feu de sa boîte. Vingt cycles de saisons s’étaient écoulés depuis. L’Esprit s’était présenté presque tout de suite. Il était venu à lui dans l’obscurité, lui renvoyant sa propre image, ce qui l’avait plongé dans une profonde crise de terreur. Lorsque l’Esprit avait parlé, c’était d’une voix à peine audible, même si depuis il s’était habitué à ce timbre de silence. C’est l’Esprit qui l’avait baptisé Saltar. Saltar ? Œil-de-Feu releva la tête et sonda les ténèbres en quête du Fantôme-presque-invisible. C’est ainsi que les autres clans surnommaient l’Esprit. Ils étaient presque aussi terrifiés par lui que Saltar lui-même. Il lui parlait en ce moment même, comme à l’époque. Une idée effleura soudain le chamane. « Je sais comment le faire sortir », dit-il à l’air qui l’entourait. Silence. « Cette fois il va falloir te battre, ajouta Saltar en glissant de nouveau la chaîne autour de son cou. Ensuite il viendra. » L’air vibra et un souffle chaud monta dans la cellule lugubre du chamane. Oui. Emmy. Des larmes perlèrent sous les paupières de Rhapsody au son de la voix de sa mère, cette voix qu’elle entendait dans son cœur. Déjà en train de rêver, mais s’accrochant aux derniers fragments de conscience, elle tenta de neutraliser la vision. Les cauchemars choisissaient trop souvent ces moments-là pour la piéger sans défense, vulnérable. « Non, murmura-t-elle dans son sommeil. Par pitié. » Une main douce vint se poser sur son front. Ne pleure pas, Emmy. Le visage souriant de sa mère dansait devant ses yeux, brouillés par les larmes. Elle céda au sommeil dans un dernier soupir. « Maman. » J’aime beaucoup ta maison, Emmy, surtout avec toutes ces bougies. Sa mère embrassa la pièce d’un regard admiratif, et les minuscules loupiotes tremblotantes apparurent dans la pénombre, tandis qu’elle parlait. La maison la plus modeste devient un palais, à la lueur des bougies. « Maman… » Viens par ici que je te brosse les cheveux près du feu, comme nous le faisions autrefois. Rhapsody sentit la chaleur irradier sur son visage. Elle se leva et suivit sa mère près de l’âtre. Les flammes dansaient et ondulaient, vives et insistantes. La caresse de deux mains douces sur sa chevelure, la morsure du peigne. Te rappelles-tu, mon enfant ? « Oui, murmura-t-elle en ravalant ses larmes. Maman… » Chuuuut. Sa mère se pencha dans les flammes. Tiens, mon enfant, mets la main dedans ; moi je ne peux pas l’attraper. Il ne me laissera pas faire. Il faut que tu le fasses toi-même. Elle se pencha dans les flammes qui grondaient, elle en sentit la chaleur mais aucune douleur. Sa main entra en contact avec quelque chose de doux et de froid, et le retira du feu. Les flammes moururent immédiatement, sauf celles qui léchaient la lame de l’épée qu’elle tenait en main. « Clarion l’Étoile du Jour », murmura-t-elle. Telle que par le passé, avant qu’elle soit arrachée à notre terre, à la lumière de Seren. Regarde à quoi elle ressemblait, à l’époque. Rhapsody tourna l’arme dans ses mains et fit courir ses doigts le long du métal argenté. « C’est la même. » Regarde mieux. Elle la retourna. Dans la poignée, juste au-dessus de la garde, une petite lueur d’un blanc bleuté retenue par des dents en argent brillait d’un éclat plus intense que le soleil. « Cette lumière a disparu, aujourd’hui, dit Rhapsody. Les montants sont vides. Qu’est-ce que c’était ? » C’était un morceau de l’étoile, un morceau de Seren. Une source de grande puissance, de magie élémentaire, de l’Avant-Temps. Ton étoile, Emmy. « Aria, murmura-t-elle. Mon étoile guide. » Oui. Sa mère tendit la main dans les ténèbres une nouvelle fois, vers Seren qui scintillait comme jadis. Comme je te l’ai dit il y a très longtemps, mon enfant, si en regardant le ciel tu réussis à voir ton étoile guide, tu ne seras jamais perdue. Tu as oublié. « Non, Maman, non. Je m’en souviens. » Elle avait de plus en plus de mal à respirer. Alors pourquoi es-tu perdue ? « J’ai… j’ai perdu l’étoile, Maman. J’ai perdu Seren. Serendair n’est plus, Serendair est morte depuis mille ans. » La terre a disparu. L’étoile demeure. « Maman… » Regarde, mon enfant. Sa mère tendit le doigt vers le ciel. De Seren, suspendue très haut dans les ténèbres, un petit morceau se détacha et trancha le ciel de sa traîne lumineuse, comme une étoile filante infinitésimale. Entre ses mains, la petite lumière enchâssée dans l’épée clignota et s’éteignit, laissant à nouveau les montants vides. Rhapsody suivit du regard la direction que lui indiquait sa mère. Du doigt elle paraissait guider la chute de l’étoile. Au-dessus d’elle, dans l’obscurité, elle distingua une table, ou un autel peut-être, sur lequel reposait le corps d’un homme. La silhouette était drapée d’ombre, elle n’en voyait que les contours. L’étoile minuscule tomba sur lui, nimbant son corps d’une lumière incandescente. Cet éclat intense rayonna un moment, puis s’évanouit en un faible rougeoiement. Soudain Rhapsody fut prise de frissons en se remémorant sa vision dans la Maison du Souvenir. C’est là qu’est allé ton morceau d’étoile, mon enfant, pour le meilleur ou pour le pire. Si tu réussis à voir ton étoile guide, tu ne seras jamais perdue, jamais. Même dans son sommeil, Rhapsody sentait que quelque chose clochait, dans cette vision. En général, la magie qui apparaissait dans ses rêves liés à ses parents ou à des gens qu’elle avait connus par le passé se rattachait à ses souvenirs, à des événements qui s’étaient produits alors qu’ils étaient encore en vie. Les visions de l’avenir n’étaient jamais associées à aucun de ses êtres chers qui avaient péri dans le cataclysme. Et pourtant voilà que sa mère revenait pour lui révéler des choses qu’elle n’avait pas pu savoir au cours de sa vie. « Comment se fait-il que tu puisses me dire tout ça, Maman ? » Elle sentit la chaleur des bras de sa mère autour d’elle. Je peux te le dire parce que tout comme moi, ce sont des souvenirs qui t’appartiennent. Tu ne les connais pas encore, c’est tout. Si tu réussis à voir ton étoile guide, tu ne seras jamais perdue, jamais. Sur l’autel le corps scintillant se fondit peu à peu dans l’obscurité, puis disparut. « Je ne le vois plus, Maman. Pourquoi est-ce que je ne le vois plus ? » Ce n’est pas à cause de ce qu’il est, mais de ce qu’il porte. Rhapsody se retourna, s’emmêlant dans ses couvertures. « Je ne comprends pas. » Regarde par-dessus ton épaule. La jeune femme se tourna une fois de plus. Suspendus dans l’air, elle vit trois yeux. Deux d’entre eux saillaient d’un visage plongé dans l’ombre et le bord en était rouge sang. Le troisième oscillait un peu plus bas, au milieu, au cœur d’une boule de flammes. Elle se mit à trembler. « Maman ? » Rappelle-toi ce que je t’ai dit, Emmy. Ce n’est pas ce qu’il est, mais ce qu’il porte. Les flammes enroulées grossirent jusqu’à remplir tout son champ visuel. Elle se tourna vers sa mère, aspirée par le brasier. Rhapsody tendit les bras, frappée d’horreur. « Maman ! » Sa mère la regarda sans cesser de sourire, tandis qu’elle se flétrissait jusqu’à n’être plus qu’une braise noire, que les flammes engloutirent. Ta famille a péri par le feu, Emmy. « Maman ! » Le feu est fort, mais le feu de l’étoile est né le premier ; c’est l’élément le plus puissant. Sers-toi du feu des étoiles pour te purifier, et purifier le monde, de cette haine qui nous a détruits. Alors je reposerai en paix jusqu’à ce que tu me revoies. « Maman, non ! je t’en prie, reviens ! » Ce n’est pas ce qu’il est, mais ce qu’il porte. L’écho de sa voix mourut doucement. « Rhaps ? — Non, gémit Rhapsody en tendant les bras dans le noir, se raccrochant désespérément au rêve qui s’évaporait. Maman. — Rhaps, ça va ? » Elle se redressa sur son lit et essuya les larmes qui lui trempaient le visage d’un revers de manche. La silhouette de Jo s’attarda dans l’embrasure de la porte, projetant son ombre longue sur le sol. « Oui, s’empressa-t-elle de répondre. Je suis désolée, chérie. Je t’ai réveillée ? » Jo entra dans la pièce et vint s’asseoir près d’elle pour la serrer furtivement dans ses bras. « Non, c’est Grunthor. Ils ont besoin de toi en bas, à l’hôpital. » 57 L’ÉQUIPE SOIGNANTE DE BOLGS ramenait encore des blessés lorsque Rhapsody arriva avec sa trousse, toujours en chemise de nuit, les cheveux en pagaille sur ses épaules. Elle se précipita vers Grunthor, qui transportait un des soldats jusqu’à un lit de camp. « Grunthor, vous allez bien ? Que s’est-il passé ? » Le sergent retira le plastron en cuir de l’homme, révélant une effroyable plaie à la poitrine qui ouvrait les chairs de la gorge jusqu’à la taille. « Je vais bien, trésor, mais ce vieux Warty est en mauvaise posture », dit Grunthor d’une voix angoissée. Ils échangèrent leur place tandis que Rhapsody ouvrait sa trousse. Cette manœuvre était devenue pour eux une routine. Cependant, il n’y avait jamais eu autant de pertes humaines à la fois dans aucune bataille. Quelque chose avait dû très mal tourner. « Compresses propres et pipsissewa, s’il vous plaît », lança-t-elle à Krinsel, une des sages-femmes qui rôdaient dans les parages. La femme hocha la tête et disparut. Toute lueur d’espoir s’évanouit du visage de Grunthor. Il avait reconnu le nom de l’herbe dont elle se servait pour soulager les douleurs des mourants. « Alors il s’en va, hein, duchesse ? — J’en ai bien peur, Grunthor, répondit Rhapsody avec un sourire triste à son ami. Le cœur a été touché. » Elle prit les compresses que lui tendait la sage-femme et tenta d’éponger l’hémorragie. « Nous essaierons de l’installer confortablement, pendant que nous nous occuperons des autres. — Première Dame ? » murmura le lieutenant bolg. Rhapsody lui caressa doucement la joue. « Oui ? — Œil-de-Feu et son clan, c’était eux. » Les yeux de la jeune femme se remplirent de compassion, comme si elle ne comprenait pas ce qu’il disait. « Reposez-vous, maintenant », lui dit-elle d’une voix tendre. Le Bolg mourant cligna les yeux plusieurs fois, comme pour mieux la voir. « Œil-de-Feu… Bolgs… l’appellent, mais… Saltar… son nom. » Elle prit la pipsissewa des mains de la sage-femme. « Je le dirai au roi. — Première… Dame ? » Elle appliqua l’herbe. « Oui ? demanda-t-elle avec douceur en regardant la vie quitter peu à peu son visage. — Comme… le soleil levant… vous êtes. » Les yeux du lieutenant devinrent vitreux. Rhapsody sentit sa gorge se serrer. Elle se pencha pour embrasser le front baigné de sueur et les rides de douleur se détendirent quelque peu. Elle lui chanta doucement à l’oreille le début du Chant de Passage lirin, l’hymne funèbre traditionnel que l’on entonnait devant le bûcher pour dénouer les liens de la Terre et adoucir la montée d’une âme dans la lumière. Un violent vacarme et des hurlements explosèrent, interrompant net sa chanson. Le couloir de l’hôpital bascula en plein chaos avec l’afflux soudain de soldats et d’infirmières traînant un convoi interminable de blessés, macabre défilé des morts et des mourants. « Par les dieux », haleta Rhapsody. Ils étaient des centaines, à perdre leur sang sur le sol dans une ignoble odeur de chair brûlée. Elle se précipita au cœur de la tourmente. Achmed se tenait dans l’entrée, à diriger les soldats qui pouvaient encore marcher vers les zones où on s’occupait des blessures les plus graves, vérifiant à chaque Bolg qu’on leur amenait s’il était encore vivant ou non, et ordonnant l’évacuation des cadavres de ceux qui ne l’étaient plus. Il arborait un air lugubre ; il n’était pas sur les lieux de la bataille. Rhapsody dégagea un soldat Griffe sévèrement blessé de l’étreinte tremblante d’un autre, blessé lui aussi, et passa le bras de l’homme autour de son cou. Elle le traîna jusqu’à un coin dégagé, à l’écart du trouble et de la cacophonie et fît signe à Grunthor de venir en aide à son camarade. « Que s’est-il passé ? » demanda-t-elle une nouvelle fois au sergent, en retirant l’armure du Bolg. Elle grimaça en voyant ce qu’il restait dessous. « On était en pleine manœuvre pacifique, répondit le géant firbolg en nouant un garrot autour de la jambe de son patient. — C’est ce que je vois. — J’suis sérieux, duchesse, aboya le sergent. Procédure standard : on recrute, ensuite on rase. On était en plein milieu du Royaume Caché. Warty et Ringram ont pris quelques hommes et sont partis en éclaireurs. Vous auriez dû voir ceux qu’on n’a pas pu ramener. Ceux-là c’est rien, en comparaison. » Rhapsody frissonna en desserrant les bandages. « Rhapzedy ? » Elle leva la tête et vit Krinsel qui se tenait là, chancelante. Cette vision la fit presque défaillir. Krinsel était l’une des sages-femmes les plus sévères et les plus inébranlables. Rhapsody n’avait jamais lu sur son visage la moindre émotion. Et voilà qu’elle se battait sous ses yeux pour ne pas céder à la panique la plus totale. « Krinsel ? » Elle se leva précipitamment et lui prit le bras. « Venez. » Rhapsody et Grunthor la suivirent parmi le chaos des blessés, enjambant à la hâte les soldats mourants ou déjà morts. Krinsel les mena auprès d’un autre arrivage de corps, empilés dans un coin de l’hôpital. Les relents de chair brûlée étaient insoutenables, et Rhapsody dut se couvrir le nez pour épargner à ses poumons une telle puanteur. Chacune des victimes avait le torse, l’abdomen, parfois même le visage zébrés d’entailles profondes comme des coups d’épée. Les yeux de Rhapsody s’arrondirent à ce spectacle. « Achmed ! » s’écria-t-elle en se penchant pour écouter le cœur des uns et des autres. Un seul d’entre eux était encore vivant et il ne tenait à la vie que par un fil. Le roi arriva près d’elle et se mit à examiner les blessures, au fur et à mesure que Grunthor retournait les corps. « Regardez ça, dit Rhapsody en désignant une balafre effroyable dans le dos de la dernière victime encore en vie. Elle passa doucement un linge imprégné d’une solution de thym et d’eau clarifiée. La blessure était large et profonde, mais circonscrite par des bords moins à vif, comme si on avait cautérisé la plaie au fer rouge. La chair brûlait toujours. Achmed se pencha à ses côtés. « Qu’est-ce qui a pu faire ça, d’après vous ? — Je n’en sais rien, mais ça ressemble au genre de blessures que pourrait infliger Clarion l’Étoile du Jour. » En voyant l’homme grimacer, elle appliqua le linge ailleurs. « En plus profond et en moins étroit, acquiesça Achmed. — Pour moi ça ressemble à des griffes », suggéra Grunthor. Rhapsody leva la tête vers Krinsel, qui paraissait sur le point de s’évanouir. « Krinsel, qu’est-ce qui a fait ça ? Vous reconnaissez ce qui a fait ces blessures ? » La femme bolg hocha la tête et s’entoura le buste de ses bras. « Le Fantôme, c’est. Le Fantôme d’Œil-de-Feu. » Rhapsody quitta enfin l’hôpital le lendemain, au coucher du soleil. Entre-temps on avait déplacé les cadavres dans la crypte située près de la grande forge, on avait trouvé des lits aux blessés et pansé leurs plaies. Les soigneurs et les sages-femmes bolgs allaient et venaient en silence parmi les victimes, les soignant avec autant de savoir-faire et de dévouement que les Filids dans l’hospice de Khaddyr, au Cercle. Elle avait laissé Jo avec Grunthor, qui avait sombré dans le silence et refusait d’abandonner ses hommes blessés. Il y avait dans l’œil du sergent un air qu’elle avait déjà vu auparavant, bien que jamais d’une telle intensité, une expression qu’elle lui avait vu prendre lorsqu’il parlait de ses troupes, jadis, dans le vieux monde. Elle avait essayé en vain de le réconforter ; le géant bolg n’en était devenu que plus sombre et distant. Elle avait fini par en conclure que tout ce dont il avait besoin pour l’instant, c’était de veiller ses hommes, aussi le laissa-t-elle à sa solitude après avoir chargé Jo de garder un œil sur lui. Même si son souhait le plus ardent aurait été un long bain dans la baignoire d’Anwyn, elle resserra un peu plus la ceinture de sa chemise de nuit souillée de sang et se dirigea vers le tunnel qui menait à la Lande Désolée. La nuit tombait. L’obscurité gagnait sur le ciel pâle, strié de traînées rouges et vermillon. Les nuages tourbillonnaient vers l’horizon en une spirale de plus en plus étroite et lui parurent comme un reflet de cette inclinaison du monde, devenu bancal depuis qu’elle avait dormi pour la dernière fois. Elle chanta ses vêpres d’un cœur impassible, simplement pour tenir son angoisse à distance, et ne tira aucun réconfort de ce rituel. Les Bolgs avaient tellement souffert. Elle trouva Achmed assis exactement là où elle s’y attendait, à l’entrée du tunnel qui surplombait le canyon et la lande, plus loin, en ce lieu où pour la première fois il s’était adressé à ses sujets, où il avait pris le pouvoir sur eux. Il laissait pendre ses jambes au-dessus du gouffre de trois cents mètres, les yeux fixés au loin, sur la Lande Désolée. Rhapsody s’assit près de lui et contempla elle aussi en silence la pénombre croissante. Ils regardèrent le soleil basculer furtivement de l’autre côté du monde, comme s’il avait honte de rester une seconde de plus dans cette partie du ciel. Avec la nuit se leva un vent froid, qui leur balayait le visage et les cheveux et qui gémissait en s’engouffrant dans le canyon à leurs pieds. Et enfin, lorsque les ombres baignèrent tout le vaste royaume bolg, Achmed prit la parole. « Merci de ne pas avoir tenté de combler le silence avec des paroles bien intentionnées », dit-il. Rhapsody esquissa un pauvre sourire, mais ne répondit rien. Le seigneur de guerre laissa échapper un profond soupir chargé de douleur. « Grunthor a-t-il dit quelque chose ? — Non, pas encore. » Achmed hocha distraitement la tête, et son esprit vagabondait de l’autre côté du Temps. « Il a déjà vécu ça, et bien pire. Il s’en remettra. — C’est sûr », acquiesça Rhapsody. Elle scruta le visage du Dhracien, et y lut une vive inquiétude et un profond chagrin. Peut-être même de la peur, même si elle ne pouvait en connaître les signes sur lui. « Un de ses lieutenants m’a transmis une information, avant de mourir. — Quoi ? » demanda Achmed en se tournant vers elle. Elle écarta de ses yeux une mèche de cheveux qu’avait dérangée le vent hurlant. « Il m’a donné le nom d’Œil-de-Feu, son vrai nom, je pense. » Le regard d’Achmed se fit plus perçant, mais il ne dit mot. Elle toussa et jeta un regard nerveux aux alentours. « Saltar. — Oui, je le sais. — Et ce nom vous est-il familier ? Vous évoque-t-il d’autres noms que vous ayez déjà entendus ? — Oui. Tsoltan. » Rhapsody expira, laissant échapper toute sa nervosité. « Très bien. Je ne devrais pas être surprise que vous sachiez. — Je ne savais pas, pas précisément. Je m’y attendais, c’est tout. Je m’y prépare depuis l’instant où nous avons quitté la Racine. » Son regard se perdit de nouveau dans la lande, à contempler les herbes hautes et desséchées qui pliaient sous le vent. « L’ironie de l’univers n’a de cesse de me stupéfier », dit-il, comme pour lui-même. Tout sarcasme avait déserté sa voix. Il ramassa un galet sur le sol du tunnel et le fit tourner entre ses doigts d’un air absent. « Dites-moi ce que vous entendez par là », l’encouragea Rhapsody d’une voix douce. Achmed scruta l’horizon, comme pour tenter d’y voir le Passé. « Toute ma vie d’adulte, j’ai été un prédateur, et un prédateur efficace, avec ça. On m’a élevé pour riposter aux incessantes campagnes de génocide des F’dors contre mon peuple, aussi par nature étais-je à mon tour sans merci. » J’ai reçu un don à la naissance, un lien de sang qui me permettait d’être le Frère de tous les hommes. J’ai mis ce don au service de la Mort, pour marcher seul. Et au lieu de me lier à d’autres, j’ai laissé ce sang fouiller le monde sans relâche, en quête du battement de cœur que je cherchais, pour débusquer ma proie. J’étais aussi inexorable que le temps qui passe, Rhapsody. À part lorsque mes victimes se cachaient dans la mer, il n’y avait pour elles nul refuge. Personne ne pouvait m’échapper à jamais. » Et me voilà aujourd’hui, de l’autre côté du Temps, j’ai abandonné tout ça, tout, toutes les armes dont la Nature m’avait doté, je me suis enfui en essayant bien futilement d’échapper au seul poursuivant contre lequel je n’avais aucune chance – moi-même. Parce que c’est ce que j’essayais de fuir. Il possédait mon nom. J’étais son complice, à chaque seconde où il me pourchassait. » Et de même que je n’ai jamais perdu un gibier, le F’dor ne perd jamais, lui non plus. Il gagnera la bataille ; ou bien, en perdant, il prendra le dessus sur le vainqueur, il en fera son hôte. Donc il gagnera, de toute façon. Le meilleur choix est de loin de mourir de sa main, plutôt que de le voir vivre à travers soi ; et je ne suis pas certain de ne pas être déjà lié à lui. J’aurais dû me douter que ce monde n’était pas assez vaste pour me cacher de lui, de moi-même. L’avalanche approche, et je ne peux rien faire pour l’arrêter. » Rhapsody resta muette, mais fit glisser doucement ses doigts sur l’avant-bras d’Achmed, puis lui prit la main. Achmed baissa les yeux sur leurs mains jointes. « Et puis vous êtes arrivée et vous avez tout changé, Rhapsody. Vous m’avez assommé le cerveau de votre babil incessant, vous m’avez distrait au point que j’ai cru que la chaîne par laquelle le F’dor me retenait prisonnier s’était brisée, que je pouvais trouver un moyen de fuir, alors que j’aurais dû savoir à quoi m’en tenir, ayant moi-même été tant de fois le bras armé de l’inéluctable. Il devait me retrouver, ce n’était qu’une question de temps. » Il lança le galet dans le canyon. « Vous n’en avez aucune preuve, intervint Rhapsody avec calme. Et peut-être prenez-vous les choses à l’envers. Peut-être êtes-vous toujours le prédateur, Achmed. Peut-être êtes-vous destiné à l’affronter, et à le tuer. Peut-être sera-t-il votre ultime victime. Mais il y a une chose à propos de laquelle vous avez raison : vous ne pouvez plus fuir, désormais. Si vous le faites, il vous retrouvera, tôt ou tard. Et si j’étais vous je ne lui tournerais pas le dos. — Voilà bien là le discours moralisateur de quelqu’un qui n’a pas la moindre idée des conséquences pour moi, railla-t-il en retirant vivement sa main de celle de Rhapsody. — Peut-être. Mais je sais quelles sont les conséquences pour moi. Je pourrais bien perdre la seule famille qu’il me reste au monde, notamment mon insupportable frère, qui est tout mon contraire. » Elle vit le regard noir d’Achmed se transformer en une expression plus profonde. « Vous ne pouvez pas mesurer à quel point je redoute que cela se reproduise. Mais quelles que doivent être ces conséquences, je les affronterai avec vous, comme Grunthor le fait déjà. C’est ça, la famille. » Elle sourit, et malgré de gros efforts pour garder sa morosité, Achmed sentit son cœur se gonfler. « Avez-vous entendu les Bolgs parler du Fantôme d’Œil-de-Feu ? demanda-t-elle. — Oui. — De quoi s’agit-il, d’après vous ? Si c’est l’esprit-démon de Tsoltan, s’il a pu échapper à la destruction de Serendair pour venir ici, en s’accrochant à l’un des derniers Cymriens à embarquer, pourraient-ils le voir ? — J’en doute, répondit Achmed en secouant la tête. Même si la première étape de notre plan consiste probablement à admettre que les règles ont changé et que les certitudes que nous avions dans notre ancienne vie n’ont peut-être plus cours. Les F’dors sont en général impossibles à déceler, lorsqu’ils s’attachent à un hôte humain, bien qu’on puisse de temps à autre sentir un bref relent de leur odeur putride. Mais c’est rare. C’est ce qui les rend tellement dangereux. — Alors qu’est-ce que c’est ? » Achmed se leva et épousseta le sable sur sa tunique. « Je n’en ai aucune idée. Quoi que ce soit, il maîtrise le feu noir et le manipule comme une arme. C’est de là que proviennent ces blessures cautérisées. Les Bolgs croient que le Fantôme fait partie de la magie de Saltar, qu’il est un moyen de défense qui le rend indestructible, qui lui permet d’avoir toujours le dessus. — Peut-on le tuer, alors ? Est-ce qu’on se bat contre un homme possédé par un démon ? — Je ne sais pas. » Achmed la prit par la main pour l’aider à se relever. « Je n’ai pas l’intention de courir le moindre risque. Je dois affronter Œil-de-Feu moi-même, Rhapsody. Il existe un rituel dhracien très ancien appelé la Servitude et qui immobilise l’esprit-démon, qui l’empêche de quitter son hôte humain. De cette manière, si Œil-de-Feu est l’hôte du F’dor, ce sont l’homme et le démon qui périront. Le point délicat consiste à ne pas le tuer avant qu’il soit en Servitude. Mais s’il n’est pas l’hôte du F’dor, alors de toute évidence le rituel ne fonctionnera pas. — Et vous avez un moyen de le savoir ? » Achmed s’appuya contre la paroi du tunnel et ferma les yeux. Sa vision se concentra sur le canyon profond, en contrebas, et sur le vide entre la crête sur laquelle ils se tenaient et la lande, de l’autre côté. Puis sa seconde vision se libéra, bondit par-delà la crevasse, accéléra sur la vaste lande, franchit les murailles rocheuses de Kraldurge et les champs ouverts, offerts pour les semailles de printemps. C’était là un voyage qu’il connaissait bien, pour avoir parcouru la campagne en tous sens avec Grunthor, dans le but de recruter et assujettir les Bolgs. À présent ces terres étaient siennes, elles faisaient partie de son domaine et, en tant que telles, étaient soumises à sa volonté. La vision survola les anciens vignobles, ces immenses collines entre lesquelles serpentait une rivière dont les rives étaient ourlées de ceps attendant la douceur du printemps, et dont s’occupaient avec amour les Bolgs que Rhapsody avait formés à la tâche. Traversant les terres boisées, se faufilant dans les trouées des collines qui avaient abrité naguère le royaume des Nains et des Gwadds, ces races cymriennes qui avaient choisi de vivre au cœur de la Terre, il suivit le sentier à une allure fulgurante, au-delà des bois profonds où les Lirins fidèles à Gwylliam avaient autrefois élu domicile. Puis il pénétra dans le Royaume Caché, survola les décombres pourrissants de cités et de villages cymriens, d’avant-postes qui n’étaient plus qu’un amas de pierres sur le sol. La terre était riche, brune et sereine, et ses habitants, cachés dans les entrelacs labyrinthiques de tunnels qui s’étiraient dans les entrailles des montagnes lointaines. Sa vision surnaturelle s’engouffra dans les cols et les tunnels, en épousa les méandres et les bifurcations, jusqu’à déboucher dans une grotte colossale. Elle s’interrompit net face à une silhouette bolg, endormie sur une vaste couche en pierre, dont le matelas avait disparu depuis des siècles. Dans le noir, les yeux bordés de rouge du chamane bolg s’ouvrirent et le dévisagèrent. Puis la vision se brouilla et disparut. Achmed souffla lorsque la vision se dissipa et se tourna vers Rhapsody. L’avidité qu’il lut sur le visage de la jeune femme et dans ses profonds yeux verts et brillants le fit sourire malgré lui. « Je sais exactement où il se trouve, annonça-t-il. Et maintenant il peut dire la même chose de moi. » 58 « ELLE VOUS A DONNÉ DU FIL À RETORDRE, VOTRE ALTESSE ? » Rhapsody se débattait avec l’armure que lui avait fournie Achmed. « Pas du tout », affirma-t-elle en se tordant le bras pour essayer de resserrer les attaches, pour finalement abandonner toute tentative et se rabattre sur Grunthor en le suppliant du regard. « J’ai fait en sorte qu’elle regarde bien les cadavres des victimes les plus abîmées du Fantôme d’Œil-de-Feu. Jo était plus que ravie de rester en arrière pour donner un coup de main à l’hôpital. En fait, elle s’est même proposé de garder mes petits-enfants. » Grunthor sourit, mais la lueur d’humour qu’elle décelait d’ordinaire dans ses yeux avait disparu. « Bien. Au moins elle sera en sécurité. J’imagine que vous voudrez pas changer d’avis, duchesse ? » Elle lui tapota le bras, satisfaite de l’ajustement de l’armure. « Non. — Bon, eh bien je serai très heureux de vous avoir avec nous. Essayez juste de vous rappeler ce que j’vous ai appris. — Ben voyons, c’est comme ce sage conseil d’Achmed : Levez le menton. Vous allez être blessée, alors préparez-vous. Autant le voir venir. » Le roi firbolg sourit sous le voile. « Vous êtes prête, alors ? » Rhapsody s’approcha de l’entrée du tunnel et se planta à côté de lui. Elle baissa les yeux vers la marée de Bolgs qui ondulait dans le canyon. Ils étaient des dizaines de milliers à vibrer de rage, impatients de frapper en représailles. Le vacarme était assourdissant. La masse noire des soldats s’agitait dans ses préparatifs martiaux, leurs jurons et les explosions de violence étaient audibles plusieurs centaines de mètres en surplomb. La marée grossissait à chaque instant avec l’arrivée de nouveaux combattants, hommes et femmes confondus. « Vous êtes sûr qu’ils resteront sous contrôle ? demanda-t-elle, nerveuse. — Nan, répondit Grunthor, presque joyeux. Mais au moins je sais à qui ils s’en prendront, si ça dégénère. » Les chevaux piaffaient sur place et leurs muscles ondulaient par vagues électriques. Rhapsody s’imaginait qu’elle avait dans les yeux le même air sauvage que les animaux. Elle avait déjà frissonné en observant les Bolgs depuis la corniche, quelque trois cents mètres plus haut. À présent qu’elle était dans le ventre du canyon, c’était comme se trouver dans l’œil instable d’un ouragan. Tout autour d’elle frémissait une humanité, ou plutôt une semi-humanité, les sursauts des muscles, la puanteur de la sueur et l’excitation de la guerre. Elle voyait la frénésie du combat monter peu à peu, étinceler dans des milliers d’yeux, et cette fièvre la terrifiait. « Des nouvelles des Yeux-de-la-Colline ? demanda Achmed à Grunthor qui distribuait ses ordres du haut d’Eboulis, le gigantesque cheval de guerre que lui avait donné messire Stephen. — Nan. Même eux seraient pas assez stupides pour attaquer maintenant, j’imagine. » Grunthor balaya le canyon d’un air satisfait, vibrant à l’unisson avec son armée. Rhapsody poussa sa jambe pour laisser le sergent-major bolg vérifier que sa sangle était bien attachée. « Les Poing-et-Feu, c’est un clan d’Yeux ou de Tripes ? demanda-t-elle. — De Tripes, répondirent en chœur Achmed et Grunthor. — Dans ce cas, pourquoi appelle-t-on leur chef Œil-de-Feu ? Est-ce que les chefs bolgs n’incluent pas leur type de clan dans leur nom ? » Achmed mit pied à terre et s’approcha de la jument, pour ne pas avoir à hurler au-dessus de la cacophonie qui se déchaînait autour d’eux. Elle se pencha pour l’écouter. « Tout clan du Royaume Caché est un clan Tripes en puissance. Le nom de ce chamane fait sans doute référence à ses yeux cerclés de rouge. On a parfois un aperçu du F’dor sous cette forme, mais c’est très fugitif. Vous les avez vus vous-même dans vos visions, n’est-ce pas ? » Rhapsody fit oui de la tête. « Du reste, il est en outre possible qu’il utilise ce même symbole saint… euh, malsain, dont nous avons aperçu la représentation dans la basilique de Bethany. C’était le signe de Tsoltan. » Rhapsody se remémora la vision de sa mère, le dernier cauchemar qu’elle avait fait avant que la réalité en devienne un à son tour. « Je crois en effet. Il me semble l’avoir vu dans une vision. — Moi non, quand je l’ai approché. Mais après tout il n’a pas dû le faire broder sur ses couvertures. Quant à savoir s’il est représenté sur ses robes de cérémonie, si tant est qu’il en ait, je n’en ai aucune idée. » Achmed se saisit de la bride de sa jument et l’écarta du chemin de trois archers bolgs qui se bagarraient. Grunthor en gifla un et aboya ses ordres aux deux autres, et ils s’empressèrent de reprendre leur place parmi les rangs en pagaille. « Rappelez-vous ce que je vous ai dit, au sujet du rituel de Servitude. Ne le frappez pas avant d’être certain qu’il est envoûté. » Il y avait trop de bruit pour se faire entendre, même en hurlant, aussi Rhapsody hocha-t-elle la tête. Achmed lui tapota la jambe et retourna à sa monture. Le trajet jusqu’au Royaume Caché fut long et harassant. Rhapsody dut lutter pour rester en selle, les jambes serrées contre les flancs de son cheval, s’accrochant désespérément. Ils chevauchaient à la tête d’une colonne interminable de Firbolgs, dont les rangs s’étiraient sur les côtés autant que derrière eux. De chaque flanc de colline, de chaque crête des Dents intérieures se déversaient de nouveaux clans et de nouvelles familles, les chasseurs solitaires et les guerriers en groupe, les pères accompagnés d’un ou plusieurs de leurs fils, venant gonfler la horde, tant et si bien que bientôt on aurait dit que c’étaient les montagnes elles-mêmes qui suivaient Achmed. Rhapsody gardait en mémoire sa voix débordant d’une énergie farouche, lors de sa première allocution à ses nouveaux sujets, depuis cette sombre corniche surplombant la fumée des feux de joie qui brûlaient dans le canyon. Quoi que vous soyez à présent, vous n’êtes que des éclats d’os, autrefois unis par le sang, mais aujourd’hui dispersés et affaiblis. Le moindre de vos mouvements est douloureux, mais il est sans but. Rejoignez-moi, et nous serons comme la montagne en marche. Et c’était ce qui se produisait, comme il l’avait prédit. Elle entendit à sa gauche la voix de basse du sergent entonner une marche. On me dit que la vengeance Est un plat qui se mange froid Mais moi j’préfère ma pitance Chaude et pas dans les p’tits plats Alors il faut qu’tu saches, mon gars Qu’en amuse-gueule j’t’arrach’rai l’bras. Des milliers de voix répondirent le couplet suivant, en coassant de leur timbre éraillé. De la tête jusqu’aux jambes Je te boufferai la viande Tes os, j’les balanc’rai par terre Avec un peu d’chance mon p’tit père Tes amis sauront qu’à l’av’nir J’suis pas l’gars qu’i’ faut trahir. Rhapsody s’agrippait à sa selle dans une tentative désespérée pour rester droite malgré les vibrations monstrueuses de l’écho renvoyé par les Dents. C’était là un son féroce, grave et puissant, en dépit de ces paroles ridicules. Il y avait dans ces voix une profondeur, une douleur qui affleurait et vibrait à la surface et elle en sentait l’énergie, jaillissant en même temps que le son des gorges des Bolgs. Elle ajouta sa voix aux leurs, se concentrant pour en amplifier le son. Et soudain le chant fut comme un fracas et de nouvelles voix se joignirent à l’ensemble pour hurler leur soif de vengeance. Un frisson de peur mêlée d’excitation la parcourut, lui picotant le bas de la colonne vertébrale pour remonter jusqu’au cuir chevelu. Elle lança un regard à Achmed, qui lui sourit en retour, puis à Grunthor. Le sergent entonnait un autre chant, une ode guerrière et macabre. Il avait le visage grave et concentré, sans l’ombre de cette joie que lui apportaient en général ces chansons. Il avait pris très au sérieux le massacre de ses hommes, elle le savait, et il projetait de s’en venger par des moyens qui l’auraient sans doute horrifiée. Elle s’arma de courage à la perspective de ce qui suivrait. Pendant les trois premiers jours de voyage, l’armée continua de grossir, et des membres à rejoindre la colonne gigantesque qui défilait. Il en était venu beaucoup des champs et des forêts, des Griffes, des Yeux et même quelques clans de Tripes qui avaient tenu à les rejoindre lorsqu’ils avaient compris que c’était l’armée en marche qui faisait ainsi vibrer le sol, et pas un tremblement de terre. Ils établissaient leur campement pour la nuit ; ceux chargés de monter la garde bâtissaient des feux de joie immenses, sans interrompre les hymnes martiaux. Rhapsody regardait les ombres énormes des feux éclairer les collines à la périphérie de son champ de vision, les nuages de fumée tourbillonner dans le ciel noir, entre les étoiles. Vers la fin du quatrième jour, quelques escarmouches avaient éclaté. Les Bolgs qui déboulaient désormais des collines ou des ruines des villages cymriens abandonnés n’avaient pas pour intention de s’enrôler, mais de s’en prendre aux troupes royales. Ce genre de tentative ne troublait pas une seconde la colonne, qui écrasait l’incident sans manquer une note de son chant. C’est le cinquième jour que tout changea. Achmed l’avait prévenue la veille au soir, à la lumière des feux de joie grondants, qu’ils pénétraient désormais dans le territoire des Poing-et-Feu. Il avait beau être assuré qu’ils ne feraient pas le poids face à une armée comme la sienne, il s’agissait d’une tribu nombreuse et vicieuse, avec un talent hors du commun pour l’embuscade. Ils en firent la preuve au lever du soleil. Les troupes d’Achmed, qui suivaient un régime assidu de racines et de foie pour améliorer leur vision nocturne, les virent arriver, chargeant dans la brume de l’aube, gris et sombres. Aligné en deux vagues, l’extérieur de la troupe se rassembla et prit l’armée d’Achmed en ceinture, s’étendant sur toute la longueur de ce qui avait été autrefois une ville, aujourd’hui en ruine. La vague intérieure fourmillait en tous sens, émergeant de tunnels, brandissant des torches aux relents de soufre. « Tir d’enfilade ! » tonna Grunthor. Rhapsody immobilisa net sa jument et contempla horrifiée les forces d’Achmed qui se scindaient en leur centre et faisaient volte-face, tirant leurs flèches contre les Poings qui chargeaient. Ils arrosaient méthodiquement la première ligne, épuisant leurs munitions sur les assaillants. Tout autour d’eux, des flammes montaient vers le ciel en rugissant. Le cercle externe des troupes ennemies avait mis le feu à de grandes flaques d’huile et de poix, qui encrassaient l’air de leur fumée acre et bloquaient toute tentative de fuite. Grunthor se tourna vers Rhapsody. « Chantez ! » lui cria-t-il. Dissipant la fumée d’un grand geste du bras, elle entonna le chant de guerre auquel ils s’étaient entraînés, qu’elle avait composé pour s’accorder au rythme cardiaque des Bolgs et leur échauffer les sangs. Un grondement sauvage résonna à travers la plaine, ondula parmi la fumée noire et collante et la chaleur aveuglante. Les forces royales, enragées et revigorées par le chant, tirèrent de nouveau avant de s’enfoncer dans la bagarre. Une bouffée d’épaisse vapeur apparut près du genou de la jeune femme et soudain Achmed se tenait là, les mains tendues. « Venez, abandonnez le cheval. Il nous faut rentrer dans la grotte avant que le feu nous encercle et que la fumée nous coupe toute retraite. » Il tira Rhapsody à terre et la prit par la main. Ils se lancèrent tous deux dans la mêlée à corps perdu, esquivant les coups et les cadavres qui pleuvaient de toutes parts. Grunthor les rejoignit quelques instants plus tard, les narines vibrantes de colère, envoyant dans les airs les soldats Poing-et-Feu qui lui bloquaient la voie et se taillant un chemin avec l’aide de Sal, sa hache d’armes bien-aimée. Il s’approcha de ses compagnons et s’arrêta aux côtés de Rhapsody pour faire bouclier avec son arme contre les coups qui fusaient autour d’elle. « On va où, maintenant ? » haleta-t-il. Achmed désigna du doigt une trouée, au-delà du brasier déchaîné. « Là-bas. C’est l’entrée. » Saltar avait les yeux fermés, mais ses mains tremblaient nerveusement. « Ils arrivent. » Les murs de la grotte obscure lui renvoyèrent l’écho de ses paroles, puis ce fut de nouveau le silence. Ses yeux cerclés de rouge s’ouvrirent brusquement. « Tu as entendu ? J’ai dit qu’ils arrivaient. » Une brume froide et humide lui balaya le visage. Il n’aurait su dire si c’était l’Esprit ou sa propre sueur qui coulait le long de ses traits. Il n’est pas parmi eux. Œil-de-Feu s’empara de l’épée willum, son second trésor. Il n’aurait jamais cru en avoir besoin un jour. « Comment ça ? Bien sûr que si ! Ils sont ici, ils arrivent. » Je ne le vois pas. Celui que je cherche n’est pas parmi eux. Un chapelet d’injures, ordurières même dans la bouche d’un Bolg, s’échappa de la bouche de Saltar. « Tu dois m’aider, dit-il, le souffle soudain court. Tu vas devoir te battre. » Il ne reçut pour toute réponse que l’écho de ses propres paroles. Achmed s’arrêta juste après la ligne de feu. Au-delà de la zone d’incendie, un front désorganisé de Bolgs Poings, l’avant-garde postée là pour protéger l’entrée, leur jeta un regard mauvais. Il attira Rhapsody en lieu sûr. La jeune femme inspira profondément et dégaina son épée. Clarion l’Étoile du Jour glissa hors de son fourreau dans un cri retentissant qui balaya le tumulte ambiant. Elle brandit l’épée devant son visage. La dernière image qu’elle vit avant de fermer les yeux fut la panique qui avait remplacé l’air insolent des Poings. « Slypka », énonça-t-elle. Éteins-toi. Dans un pétillement, le mur de flammes en face d’eux disparut. Grunthor chargea dans un grand rugissement, en décrivant avec Sal de larges moulinets meurtriers. Hurlant comme un damné, il percuta quelques-uns des malheureux qui n’avaient pas eu le temps de bondir hors de son chemin. L’entrée de la grotte se dégagea instantanément. Grunthor s’immobilisa le temps d’extraire Sal du corps du Bolg qu’il venait d’embrocher puis se précipita vers la grotte, suivi de près par Achmed et Rhapsody. Rhapsody ralentit un moment pour rengainer son épée. Elle entendit résonner derrière elle des bruits de pas, ceux des soldats qui les suivaient dans la grotte. Elle n’eut pas le temps de se demander s’il s’agissait ou non de partisans d’Achmed. Devant eux apparut un cadre de gardes, des Bolgs Poings armés d’épées anciennes et de lances aux pointes étêtées. Achmed tira la longue épée fine que Rhapsody l’avait vu utiliser dans la Maison du Souvenir. Elle jeta un œil par-dessus son épaule. Dans le tunnel se déchaînaient les combats au corps à corps, Bolgs contre Bolgs, dont le sang identique jaillissait sur les parois. Lorsqu’elle se retourna, les gardes gisaient au sol, hors d’état de nuire. « Allons-y », ordonna Achmed en lui agrippant de nouveau la main. Grunthor en tête, ils s’enfoncèrent au pas de course dans cette grotte qui avait été jadis une cité pour les Cymriens vivant sous terre. Le martèlement de leurs pas s’accordait au rythme de leurs cœurs tambourinant. La fumée qu’elle avait inhalée encombrait encore les poumons de Rhapsody, et elle respirait par saccades. Achmed s’immobilisa brusquement, lui tordant le bras. Face à eux se tenait un Bolg de taille moyenne, pas plus grand qu’Achmed, une longue épée cymrienne à la main. Il était enveloppé d’une tunique en lambeaux, et les cheveux totalement ébouriffés, comme s’il venait de cheminer par grand vent. Sous son front plissé, des yeux cerclés de rouge les dévisageaient. Rhapsody fut certaine d’y lire de la peur à l’état pur. Achmed lui faisait face. Il ferma les yeux et entrouvrit la bouche. Rhapsody porta la main à la poignée de son épée, tandis que Grunthor lâchait Sal pour l’Émondeur. Achmed commença le rituel de Servitude. Du plus profond de la gorge d’Achmed montèrent quatre notes distinctes, maintenues en un ton unique. Une cinquième passa par ses sinus et son nez. On aurait dit que cinq chanteurs différents avaient entonné simultanément une même mélodie. Puis Achmed se mit à faire claquer sa langue en rythme. Œil-de-Feu cligna les yeux, stupéfait. Achmed leva la main droite, la paume ouverte et rigide, comme pour interrompre le charme. Sa main gauche glissa lentement sur le côté et remonta ; ses doigts frémissaient légèrement, à la recherche des vibrations du F’dor, selon le vieil usage dhracien. Puis il rouvrit brusquement les yeux. Il ne sentait rien. Rien dans l’air. Nulle trace du F’dor. Le regard de Saltar s’éclaircit de nouveau et ses traits se tordirent de rage. Dans un grondement meurtrier, il bondit en abattant son épée, visant le cou découvert d’Achmed. Lorsque le coup tomba, Grunthor émit un mugissement qui fît vibrer la peau de Rhapsody en ondes de choc. Il poussa son roi et ami le plus cher à terre et reçut le coup de Saltar en pleine poitrine. Rhapsody lança un cri et tira son arme. Saltar frappa de nouveau, puis bondit pour échapper à la riposte de Grunthor. Le sergent se retrouva bouche bée ; Œil-de-Feu avait anticipé son geste, pourtant totalement imprévisible. « Bouge pas, espèce de p’tite merde », marmonna-t-il entre ses dents, en le frappant une nouvelle fois. Saltar esquiva, devançant ce coup comme le précédent. La sueur mêlée aux larmes de sang dues à l’épuisement lui baignait le visage. Il bondit en arrière, échappant à la volée d’uppercuts de Grunthor. Le géant bolg poussa un rugissement de rage. « Ce salopard sait c’que je vais faire avant moi », gronda-t-il. Il brandit son épée, sachant déjà que Saltar allait parer, puis rassembla toute sa force pour frapper ; sous le coup de l’Émondeur, la lame de Saltar se brisa net. Les yeux rouges s’écarquillèrent lorsque l’épée du géant trancha la gorge, envoyant la tête voler sur le sol de la grotte, où elle se mit à tourner comme une toupie. Rhapsody recula, frappée d’horreur. Le corps de Saltar piqua en avant et heurta le sol dans un bruit métallique étrange. La tête s’arrêta de tourner. Les yeux inertes, débarrassés désormais de leur ourlet sanguinolent, fixaient aveuglément le plafond de la grotte, et les flammes de Clarion l’Étoile du Jour se reflétaient dans leurs iris éteints. Achmed se pencha au-dessus de la tête. « C’est étrange, le rouge a disparu de ses yeux. — L’esprit-démon, fit Rhapsody qui tremblait de tous ses membres. Où est-il ? L’avez-vous tenu en Servitude ? — Il n’y avait rien, je n’ai rien pu attraper », répondit Achmed en scrutant les yeux du cadavre. Rhapsody regarda à ses pieds. De sous les robes du cadavre sans tête avait glissé un talisman en or, accroché à une lourde chaîne. Elle se baissa pour le ramasser. « N’y touchez pas ! » s’interposa Achmed avec véhémence. Grunthor glissa prestement la lame de l’Émondeur sous le talisman et le retourna d’un léger coup de poignet. Des langues de feu métalliques venaient lécher le cercle doré, lui donnant l’apparence de la Terre en flammes, comme l’avait voulu l’artiste qui l’avait confectionné des siècles auparavant. Au centre s’enroulait une spirale de pierres rouges terminée par un œil solitaire, que faisaient scintiller les flammes de l’épée. Grunthor eut un mouvement de recul. « C’est lui, m’sieur ! C’est bien lui ! » Achmed s’éloigna d’un pas. Rhapsody scruta la grotte du regard, mais ne distingua rien dans l’obscurité. A l’entrée, les Bolgs se battaient toujours, sans tenir compte de la mort du chamane. Une brume froide descendit dans la caverne et leur glaça la peau. Soudain Grunthor poussa un hurlement qui fit sursauter Rhapsody de terreur. Ce n’était pas là son cri de guerre, celui dont il se servait pour pétrifier hommes et bêtes, ou ce rire tonitruant avec lequel il se réjouissait du chaos qu’il était en train de semer. C’était un cri de douleur insupportable. Il bascula, une entaille fumante en travers des yeux, comme infligée par l’air même. Rhapsody bondit pour l’aider tandis qu’il tombait en arrière, comme terrassé par le vent. « Grunthor ! » Le sergent tendit une main aveugle dans son dos. De ses yeux jaillissait un flot de sang, et deux autres plaies profondes lui barraient la poitrine et l’épaule. Sa cape se fendit en deux et s’enflamma. Achmed saisit son ami par les épaules et le poussa vers le sol, le faisant rouler dans la poussière pour étouffer le feu, comme Grunthor l’avait fait pour lui, dans les entrailles de la Terre. La tête du Dhracien fut violement projetée en arrière, sous la force de l’uppercut invisible qui le frappa sous le menton alors que le feu consumait Grunthor. Rhapsody se remit à genoux tant bien que mal et brandit son épée devant elle, haletante. Elle inspira profondément et s’éclaircit les esprits, puis se concentra pour éteindre le feu. « Slypka », murmura-t-elle. Les flammes disparurent. Le corps brûlé de Grunthor, face contre terre, était toujours secoué de violents tremblements. Une plaie béante lui barrait le dos, de la taille jusqu’au cou. « Achmed ! Regardez ! » s’écria Rhapsody, éperdue d’horreur. À la lueur de l’épée, ils distinguèrent une ombre penchée sur le corps de Grunthor. Presque invisible, elle planait sur lui, ses robes vaporeuses pendant de bras squelettiques armés à leur extrémité de griffes acérées. La silhouette miroitait dans le noir, suspendue entre deux mondes, chuchotant dans celui des hommes pour se réfugier la seconde d’après dans celui des esprits. Sous sa capuche n’apparaissaient que les ténèbres, que traversa un éclat fugitif. Puis la silhouette disparut. Le corps de Grunthor tressauta une dernière fois, puis plus rien. Ils distinguèrent une forme qui s’enfuyait, non sans se tourner une dernière fois vers eux. « Le Shing, chuchota Achmed, la voix étranglée. Par les dieux. — Le Shing ? Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Rhapsody d’une voix à peine audible. — Un œil du F’dor. Et il vient vers nous. Ripostez si vous pouvez. Reculez lentement, puis courez. Je le retiendrai aussi longtemps que je le pourrai. » Toujours accroupie, Rhapsody recula. « Le F’dor ? Mais vous disiez qu’il n’y avait rien. — Je n’ai pas réussi à trouver sa vibration, murmura Achmed, hors de lui, scrutant les alentours avec panique. Mais il est ici. C’est le serviteur de Tsoltan. Saltar devait en être l’hôte, ça devait être lui. » Ce n’est pas ce qu’il est, mais ce qu’il porte. Rhapsody se redressa. Elle entendait ces paroles aussi clairement que si sa mère se tenait là devant elle. Elle les répéta à voix haute. « Ce n’est pas ce qu’il est, mais ce qu’il porte. » La tête d’Achmed bascula violemment en arrière et son épaule s’ouvrit, en flammes. Grunthor poussa un gémissement lorsque son ami tomba en arrière ; il agita son immense main, puis plus rien. Ce n’est pas ce qu’il est, mais ce qu’il porte. Ses yeux se fixèrent instantanément sur l’amulette. Elle tendit une main tremblante et se saisit du talisman. « Non, suffoqua Achmed en s’attrapant l’épaule. Ne le touchez pas ! » Le corps de Grunthor fut retourné sur le dos. « Arrêtez ! » hurla Rhapsody en brandissant l’amulette. Depuis l’autre bout de la pièce, elle entendit une voix murmurer dans son esprit, étouffée, assourdie. Tsoltan ? Rhapsody secoua la tête, pour chasser cette odieuse sensation qu’on violait ses pensées, qu’on les mettait à sac. Achmed se redressa avec difficulté. « Rhapsody, courez, haleta-t-il. Il tuera Grunthor, puis il s’en prendra à moi. Il ne s’arrêtera qu’une fois bien sûr que sa victime est morte. Allez-vous-en. » Son visage s’allongea subitement, horrifié. « Par les dieux, Rhapsody, vos yeux ! » Dans l’œil de l’amulette elle vit son reflet, celui de ses yeux à elle, verts et bordés de sang. Ce n’est pas ce qu’il est, mais ce qu’il porte. « C’est l’amulette », dit-elle d’une voix douce. Elle pivota et la brandit de nouveau, en regardant en direction de Grunthor. « Le Shing n’est pas lié au chamane. Il est lié à l’amulette. » Elle se tourna vers l’ombre qui rôdait, voletait dans l’obscurité, tour à tour visible et invisible. « Lâche-le », ordonna-t-elle. Un faible miroitement apparut au-dessus du corps de Grunthor. « Que veux-tu ? » Je cherche le Frère. « Vous avez entendu ça ? demanda Rhapsody en se tournant vers Achmed, toujours allongé sur le sol, en appui sur son coude. Il secoua la tête. « Il cherche le Frère. » Achmed se releva en tremblant et s’empara de son épée. « Dites-lui, fit-il d’une voix douce, en bolg. — Non. Il ne peut pas vous voir. Vous êtes Achmed le Serpent, désormais. — Dites-le-lui, répéta-t-il. Sinon il s’en prendra encore à Grunthor. Il vous tuera. Dites-le-lui. — Non. » Achmed s’attrapa l’épaule et trébucha en avant. « Je suis le Frère, c’est moi ! hurla-t-il. Moi ! C’est moi que tu cherches ! Prends-moi ! — Achmed, non ! » Le Dhracien se redressa, les bras serrés contre le corps. Avec horreur, Rhapsody le regarda tressauter, se convulser sous l’emprise de l’ombre miroitante aux griffes de feu. Le spectre s’empara de lui et le souleva de terre. Son corps secoué de spasmes fut traîné jusqu’à elle, et tomba à ses pieds. Achmed gisait là, immobile. Le Shing voltigeait dans l’air, face à elle. Elle l’entendit lui parler, au plus profond de son cerveau. J’ai retrouvé le Frère. Je l’ai livré, comme on me l’a ordonné. Maintenant relâchez-moi. Rhapsody se cramponna à la chaîne de l’amulette, rendue glissante par la sueur sur ses paumes. « Où sont les autres yeux ? Le reste des Mille Yeux ? » Disparus, évaporés depuis longtemps dans le souffle bouillant de l’Enfant Endormi. Je suis le seul qui reste, car j’ai traversé l’océan, alors que j’étais à sa recherche. Moi seul ai réussi. Relâchez-moi, maintenant. Achmed remua, mais ne parvint pas à se redresser. « Interrogez-le sur son Maître. — Et celui qui t’a invoqué ? Où est-il à présent ? » Mort, homme et esprit, seul son nom demeure. J’étais tout ce qu’il restait de son essence, de son feu. Il est mort. Relâchez-moi, maintenant. La voix se faisait de plus en plus faible. Rhapsody baissa les yeux vers Achmed. « Il exige qu’on le relâche. » Achmed hocha la tête. Elle porta de nouveau le regard là où elle l’avait vu pour la dernière fois. « Montre-toi pleinement, et je te relâcherai. » Une faible lueur apparut. Rhapsody distingua le contour de la tunique et de la capuche, et ces frêles mains griffues non plus enflammées, mais irradiant à peine. La forme sur laquelle reposait la cape était squelettique, fragile. Aucune lueur sous la capuche. « Y a-t-il d’autres esprits-démons ? D’autres F’dors ? » Le Shing pâlit encore un peu et ne dit pas un mot de plus. « Slypka », ordonna-t-elle. Éteins-toi. L’apparition chatoyante disparut. Elle se baissa et examina sommairement Achmed, qui la congédia d’un geste de la main, puis courut vers Grunthor. Des larmes secrètes coulèrent sur ses joues tandis qu’elle passait en revue les blessures atroces qui lui mutilaient le visage et le corps. Il respirait par saccades et ses yeux vitreux et en lambeaux fixaient le plafond. Ses joues avaient revêtu la pâleur de la mort. D’une voix tremblante, elle se mit à fredonner le nom bolg compliqué, avec ses grondements de gorge et ses syncopes glottales. Enfant du sable et du ciel, fils des cavernes et des terres de ténèbres, chanta-t-elle. Grunthor demeura immobile. Bengard, Firbolg. Le sergent-major. Mon instructeur, mon protecteur. Seigneur des Armes Fatales. Elle se mit à sangloter de manière incontrôlable. L’Autorité Suprême, Qui ne Souffre Aucune Désobéissance. Grunthor, aussi fort et fiable que la Terre même. Mon ami ; mon ami très cher. Dehors, autour de la grotte, le soleil se couchait. 59 « VOTRE ALTESSE ? » Une douleur lancinante dans les yeux, une voix familière à son oreille. Des cercles blancs dansant dans la pénombre. Rhapsody lutta pour se réveiller, mais ne parvint qu’à plonger plus profond dans le rêve, ce lieu où elle pouvait croire que Grunthor n’était pas mort. Il lui souriait, la secouant comme un prunier pour la sortir d’un cauchemar, sur la Racine, il la réconfortait comme il l’avait fait tant de fois. « Prenez votre temps, ma belle. » Le souvenir de ce visage vert-de-gris qui lui souriait. Combien de fois avait-il prononcé cette phrase, pour qu’elle assure sa prise sur la Racine, pour qu’elle ne tombe pas ? Il s’était montré si patient. Les voix lui paraissaient lointaines, elles allaient et venaient dans sa tête. « Ça fait combien de temps qu’elle est comme ça ? — Depuis l’aube. Elle a chanté toute la nuit, jusqu’au lever du soleil ; et puis elle s’est évanouie. » La voix d’Achmed était beaucoup plus éraillée que la dernière fois qu’elle l’avait entendue. Elle sentait la douleur dans sa gorge. Grunthor, murmura-t-elle. Elle ne reconnut pas sa propre voix, c’était la voix d’un vieil homme flétri, d’un Firbolg. « J’suis là, mam’zelle, comme neuf. » Rhapsody se débattit pour ouvrir les yeux, et réussit avec un des deux. Flottant au-dessus d’elle apparut le visage vert-de-gris, orné d’un large sourire. Elle voulut parler, mais ses lèvres remuèrent sans produire le moindre son. « Parlez pas, duchesse. Vous m’avez bien réparé comme il faut. J’ai bien meilleure mine que vous, vous pouvez m’croire. » Elle tourna la tête pour déterminer d’où venait la pression qu’elle sentait dans son dos. Achmed était assis contre elle, couvert de bandages et de pansements, mais entier. Pour ce qu’elle pouvait en voir, Grunthor n’avait plus une égratignure. De l’autre bout de la pièce, elle entendit le soupir de soulagement de Jo. « Elle est réveillée ? Elle va bien ? Laissez-moi la voir. » Elle vit apparaître le visage baigné de larmes de l’adolescente, suspendu au-dessus d’elle, sur lequel l’allégresse le disputait à la fureur. « Écoute-moi bien, espèce de p’tit avorton. La prochaine fois que tu pars en croisière en me laissant derrière avec tous tes marmots sur le dos, je te promets une sacrée dérouillée à ton retour. Ces petits salopards m’ont attachée, et ils m’ont volé toutes mes affaires. Si t’étais pas revenue à temps, j’aurais été le premier humain de l’Histoire accusé de cannibalisme sur un Bolg. » Rhapsody poussa un profond soupir et sentit la pression sur sa poitrine se relâcher quelque peu. « Vous… allez… bien… Grun… — Chut, ordonna le Bolg avec son autorité naturelle. Parlez pas, mam’zelle. Je vous ai dit, je suis en pleine forme. Et j’vous serai éternellement reconnaissant, j’espère que vous l’savez. Vous devez m’connaître plutôt bien, pour m’avoir ramené de si loin rien qu’avec une chanson, alors que j’étais tellement amoché. » Un sourire vint éclairer son visage grave. « J’espère bien, je vous rappelle qu’on a couché ensemble, quand même », répliqua-t-elle d’une voix râpeuse, avant de replonger dans un sommeil de plomb au son de leurs éclats de rire. Le vent balayait la Lande Désolée de sa sourde complainte, faisant claquer leurs capes comme des voiles en pleine mer. Achmed et Grunthor montaient la garde dans le champ, à attendre que Rhapsody ait fini d’examiner l’amulette. Elle avait brûlé un carré d’herbes hautes dans un coin reculé et abrité, dans lequel le vent ne s’engouffrait pas. Le bijou en or reposait sur une dalle de schiste, son œil tourné vers le ciel noir. L’air qu’elle chantait suivait une mélodie fluctuante et haut perchée qui faisait grincer les dents d’Achmed. « Grunthor, je viens de trouver une nouvelle méthode de torture, lança-t-il entre ses dents serrées. Personne ne pourrait supporter un son pareil sans céder à la pression. Les gens seraient prêts à raconter n’importe quoi, rien que pour la faire taire. » Le géant bolg éclata de rire. « Je pense que c’est le but, m’sieur. Elle veut faire cracher son histoire à l’amulette. » La chevelure d’or attrapait la lumière du clair de lune, et semblait tissée d’argent pâle. Elle était à la tâche depuis plus d’une heure, près de deux même, à chanter dans son coin. Elle finit par se relever, épousseta ses jupes et rejoignit ses amis. En chemin, elle passa le bras sous celui d’Achmed. « Bon, j’ai fait le maximum. J’ai glané autant d’images que j’ai pu en me servant des vibrations musicales de la magie de l’amulette, de son histoire. Elle a vu de bien sinistres choses, vous pouvez me croire, et j’ai choisi de ne pas plonger trop profond dans le Passé. Tout d’abord parce que je ne tiens pas à ressasser des souvenirs monstrueux pendant des heures, mais aussi parce que je ne suis pas certaine que ça n’aurait pas un effet destructeur sur moi. » L’amulette elle-même n’a pas de vie propre. Ce n’est qu’un objet ayant autrefois appartenu à quelqu’un de très puissant, relié au monde des esprits, aussi en reste-t-il des vestiges de pouvoir, provenant de ses souvenirs, rien de plus. » Apparemment, le Shing a dit vrai. Tsoltan a invoqué les Mille Yeux, et c’est là une entreprise terrifiante. Du même coup, il a réparti entre eux sa vie démoniaque. Ils ont hérité chacun d’une parcelle de son pouvoir, de son âme, de sa volonté. C’est cette énergie qui les a alimentés, tout au long de cette implacable mission : retrouver le Frère, et le ramener. » Comme vous aviez réussi à vous échapper, les Shings ont continué à parcourir le monde, à votre recherche. Celui que nous avons rencontré était le seul survivant parce qu’à la différence des autres, il a quitté l’Île et traversé les mers pour vous trouver. Les autres, toujours obnubilés par leur mission, ne sont jamais retournés auprès de Tsoltan. Ils ont passé le monde au peigne fin, à la recherche de quelqu’un qui n’y était plus, du moins pas à la surface. Même s’ils vous avaient découvert, ils ne vous auraient pas plus reconnu que celui que nous avons rencontré, parce que vous aviez été renommé. » Ainsi Tsoltan n’avait pas pu vous capturer, et il ne pouvait récupérer les Shings. Il a perdu son pari. Il en est sorti affaibli, puisque son entité démoniaque s’était dissipée, impliquée ailleurs. » Lorsque MacQuieth a fini par lui tomber dessus, il n’en subsistait plus que l’aspect humain. Le pouvoir du F’dor s’était éparpillé en mille morceaux, tous disparus. Aussi, lorsque MacQuieth a tué l’hôte humain, il ne restait pas grand-chose du démon. Il a péri avec son hôte. » Elle se mit à frissonner dans le vent frais et Grunthor ouvrit son pardessus, dans lequel il la drapa. Les gloussements de Rhapsody s’échappèrent de l’immense pelisse. « C’est très étrange de se retrouver à interroger un bijou. Le moins que l’on puisse dire, c’est que sa vision de la vie est quelque peu biaisée. Quoi qu’il en soit, il semble que MacQuieth ait arraché l’amulette du cou du prêtre mourant et l’ait rapportée à Elysian – le vrai, le palais – pour la présenter au roi comme trophée. Je ne sais pas de quel roi il s’agissait, l’amulette ne peut comprendre ce genre de choses. » Pendant des générations, on l’a exposée dans le musée royal. Et comme pour bon nombre de reliques et d’objets, les gens ont peu à peu oublié son origine et sa signification, et elle est devenue un vestige comme un autre. » Puis a sonné l’heure de l’évacuation et, en partant, les Cymriens ont emballé l’amulette dans une boîte contenant d’autres trésors décoratifs, et l’ont emportée, comme témoignage de leur héritage culturel. La boîte est parvenue sans encombre jusqu’à Canrif, mais personne ne l’a jamais vraiment déballée. J’imagine que la vie de Gwylliam et de ses sujets était déjà assez remplie de grandeur et de faste pour pouvoir se passer du symbole obsolète d’une magie oubliée. Et plutôt laid, avec ça, sans aucune valeur décorative. » Aussi est-il resté dans sa boîte, à prendre la poussière. Puis la guerre a éclaté et, à la mort de Gwylliam, les Bolgs ont pris le pouvoir sur les montagnes. Ils ont découvert l’amulette dans les ruines d’un village, sans doute lirin ou gwadd, aux confins du Royaume Caché. Mais ils en ont eu peur et l’ont laissée pourrir dans sa boîte jusqu’à l’arrivée de Saltar, ou quel qu’ait été son nom à cette époque. » Une fois que le chamane a trouvé le courage de se la passer au cou, le Shing s’est montré. Il cherchait le Frère, mais une fois prononcé l’appel de l’amulette par laquelle il avait été conçu, il s’est mis en quête de Tsoltan, ou de son successeur. C’est le Shing qui a dit à Saltar comment utiliser l’œil pour voir très loin et comment prédire les actions, comme il l’a fait avec vous, Grunthor. — Espèce de sale petite merde, marmonna le sergent. Sans ça, je te l’aurais découpé en moins de deux. — Sans aucun doute. L’amulette l’a doté de ce don de vision, ce qui expliquait les yeux cerclés de sang lorsque Saltar la portait, et ce qui m’est arrivé quand je la tenais en main. En tout cas, c’est là toute l’histoire, du moins tout ce que j’ai pu en comprendre. Il reste un aspect intéressant, néanmoins, et il est lié à votre nom, Achmed – votre ancien nom, je veux dire. — Ah ?» Rhapsody fouilla dans son sac et en sortit un morceau de toile sur laquelle on avait frotté du charbon. « Vous vous rappelez ça ? — Évidemment. » Ses yeux étranges brillaient intensément dans l’obscurité. « Vous avez dit que la plaque sur laquelle vous avez relevé cette inscription était soudée à un bloc d’obsidienne. — Ouais, c’est vrai, confirma Grunthor. — Et nous avons supposé que ce devait être à l’autel de pierre du temple du Tout-Dieu qu’elle faisait référence. — Oui. — Cet autel de pierre a été récupéré lorsque Tsoltan a détruit le temple au nom de sa déesse, la Dévoreuse, Déesse du Néant, longtemps avant de capturer votre nom. Il s’est servi de cette pierre comme autel pour des sacrifices de sang. » Rhapsody scruta le visage du Dhracien en quête d’émotions, mais n’en vit nulle trace. « Je crois que c’est dans cette pierre que votre nom a été emprisonné. — Ça se tient. — J’imagine que ça signifie que les forces victorieuses de la Guerre Serenne ont réclamé cette pierre et qu’ils l’ont ensuite dédiée au Dieu de la Vie, ce qui je crois était le nom antérieur du Tout-Dieu, même si bien entendu l’amulette n’en avait aucun souvenir. J’ai eu une image très claire de la panique de Tsoltan quand il a découvert que vous aviez rompu votre chaîne. J’ai regretté de ne pas pouvoir vous la montrer, ça vous aurait sans doute beaucoup amusé. Peut-être un jour écrirai-je une ode comique à ce sujet. Bon, prêts à partir ? » Le roi et le sergent échangèrent un regard, puis hochèrent la tête. Les trois compagnons retournèrent dans le champ battu par les vents où reposait l’amulette, tournée vers le ciel. « Vous savez quoi faire, duchesse ? demanda Grunthor. — Nan. » Le géant bolg cligna les yeux. « Très bien. Il doit y avoir une formule consacrée, pour s’en débarrasser. — Je me disais bien que vous verriez les choses de cette manière », sourit la Barde. Sous le souffle du vent qui se levait, elle ferma les yeux puis tira son épée du fourreau qu’elle portait à la ceinture, un fourreau d’acier fabriqué dans les forges d’Achmed et doublé de la stalactite de pierre noire dans laquelle elle avait trouvé Clarion l’Étoile du Jour. L’épée apparut, libérant son chant de vie, dont le son envoûtant leur envoya des frissons argentés tout le long de la colonne vertébrale. Rhapsody se tenait dans le reflet des flammes qui léchaient la lame, laquelle irradiait sous le feu une lumière éthérée. Elle en laissa la chaleur lui balayer le visage, illuminer sa chevelure jusqu’à la faire scintiller comme un phare au milieu de ce champ plongé dans l’ombre, un phare brillant au sommet des montagnes. Elle accorda sa Note baptistrale au chant de l’épée et en sentit le pouvoir l’envahir, gonflant dans son âme comme une symphonie éclatante. Au beau milieu du crescendo de la puissance du feu, elle rouvrit les yeux et leva la tête vers le ciel, à la recherche de l’étoile qu’elle avait trouvée. C’était l’étoile du marin, Maurinia, toute petite et d’un bleu intense, qui flottait au-dessus du Méridien Premier. Une fois encore, comme dans ses rêves, elle entendit la voix de sa mère dans son esprit. Le feu est fort, mais le feu de l’étoile est né le premier ; c’est l’élément le plus puissant. Sers-toi du feu des étoiles pour te purifier, et purifier le monde, de cette haine qui nous a détruits. Rhapsody inspira profondément et brandit son épée vers le ciel. Elle sentit la musique s’amplifier, résonner dans toute son âme. Elle pointa l’épée vers Maurinia et entendit la voix de l’étoile lui répondre, en une mélodie exquise. Elle ferma à nouveau les yeux et l’appela par son nom. Au-dessus et autour d’eux, les crêtes s’illuminèrent soudain d’une lueur immatérielle. Elle baignait les champs et le canyon d’un éclat argenté, et subitement la pénombre s’éclaira comme en plein jour. Leurs trois ombres minuscules clignotèrent dans le resplendissement avant d’être englouties, et leurs corps se nimbèrent d’un halo translucide. Dans un grondement déchirant, une traînée de flammes zébra le ciel, plus brûlante que le feu issu du cœur de la Terre. Elle vint frapper l’amulette d’or et la dalle sur laquelle elle reposait, éclatant la pierre en fragments de poussière en fusion. Ils se protégèrent tous trois les yeux de la lumière aveuglante tandis que le feu ravageait tout. Un instant plus tard il disparut, ne laissant qu’une fine couche de cendres sur le sol, là où l’amulette était cachée. Grunthor attrapa Rhapsody par les épaules. « Ça va, beauté ? » Hochement de tête imperceptible. La jeune femme regardait droit devant elle avec une grande intensité, dans l’espoir de capturer la voix qui chuchotait dans son esprit. Elle ondoya dans le vent, s’éloignant d’elle dans un ultime murmure. Alors je reposerai en paix jusqu’à ce que tu me revoies. « Rhapsody ? » Elle continua à fixer le vide, à écouter de toutes ses forces, avec chaque fibre de son âme, jusqu’à ce que la voix s’éteigne. Les bras massifs de Grunthor l’attirèrent contre lui en lui enveloppant les épaules d’un geste de réconfort. Rhapsody cligna les yeux. C’était comme si elle disait adieu au dernier vestige de sa famille disparue, en présence de la seule famille vivante dont elle fasse encore partie. Dans le chaos laissé par le feu de l’étoile, elle se sentit d’humeur morose, perdue, comme si le chagrin qui lui restait à présent menaçait de la consumer. Et seuls les bras forts le tenaient à distance, ainsi que les paroles apaisantes de ses amis, de ces deux êtres qu’elle avait adoptés et faits ses frères dans une ruelle obscure, dans une autre vie. Rhapsody se nettoya les poumons dans une profonde inspiration. Puis elle se tourna vers les deux Bolgs, qui la dévisageaient avec une anxiété plus ou moins visible mais bien présente. « Eh bien voilà, c’est fait. Et maintenant ? » Achmed sourit sous sa capuche. « On se remet au travail. Grunthor et moi avons un grand ménage à faire, après notre petite excursion dans le Royaume Caché. À l’exception des Yeux-de-la-Colline, tous les clans des montagnes, les clans de la Lande et tous les habitants des Dents extérieures sont unis. Maintenant il n’y a plus qu’à mettre notre plan à exécution. Oh, et à organiser des funérailles monstres. » Elle acquiesça. « Vous avez creusé les tombes ? » Le roi cligna les yeux. « Je pensais livrer les corps à la forge. » L’air de révulsion qui passa sur le visage de la jeune femme le fit grimacer. « Non, certainement pas, dit-elle en frissonnant. À l’exception des Nains qui sont morts ici, les squelettes que nous avons découverts en même temps que les forges, il n’est pas convenable d’y prévoir d’autres crémations. — Pourquoi ça ? — Tout d’abord, parce que c’est désormais un lieu de construction et de création et que ce serait là un acte de destruction, quelle qu’en soit la nécessité. Ensuite, et c’est là bien plus important, alors que les Lirins offrent le corps de leurs morts au vent et aux étoiles par le feu sur des bûchers funéraires, les Bolgs sont des enfants de la Terre, pas du ciel. Il convient de les enterrer dans la terre qui les a accueillis durant toute leur vie. » Achmed haussa les épaules. « Très bien, je m’incline devant votre connaissance supérieure des rites funéraires. Les Bolgs ont de la chance d’avoir une Baptistrelle personnelle pour chanter leur hymne funèbre. » Il vit le regard de la jeune femme se voiler de nouveau. « Que se passe-t-il ? » Comme elle ne répondait pas, il lui prit le bras. « Nous sommes en sécurité, Rhapsody. L’amulette a disparu, et avec elle les derniers vestiges du Shing. Nous savons que Tsoltan est mort et il paraît certain que l’esprit du F’dor a finalement péri avec lui. Nous pouvons maintenant nous consacrer sans tarder à la reconstruction d’Ylorc. C’est un grand défi qui s’offre à nous, mais il se trouve désormais à notre portée. Nous n’avons plus à nous cacher, ni à porter le deuil. Il est temps d’avancer. » Elle leva les yeux vers lui et sourit. Mais la lueur de tristesse dans son regard n’échappa pas à Achmed. « Pour vous, peut-être. » 60 LE SOLEIL DE L’APRÈS-MIDI LUISAIT PAR INTERMITTENCE sur le versant de la montagne alors que Rhapsody grimpait entre les corniches rocheuses qui faisaient face aux Dents, vers la lande qui s’étendait sur le toit du monde. Chaque matin, elle courait dans les steppes et les contreforts, son épée accrochée dans le dos, pour entraîner son corps à la vitesse et à l’endurance. Chaque jour, alors qu’elle filait dans l’air pur des Terres bolgs, elle le sentait se renforcer. Mesurer ses progrès avait quelque chose d’enivrant, même si l’entraînement était épuisant. Elle cherchait ce soir-là où courir, mais cette fois-ci, plutôt que le désir de repousser les limites de sa résistance et de sa rapidité, c’est l’urgence de fuir qui la poussait. Le nouveau royaume d’Achmed était un lieu de cauchemar et les rêves qui hantaient son sommeil devenaient de plus en plus obsédants. Rhapsody ne supportait plus l’idée de se mettre au lit le soir. Elle avait envisagé de partager la chambre de Jo, mais s’était ravisée par peur que ses terreurs nocturnes n’affolent la jeune fille. Achmed et Grunthor étaient absents du Chaudron l’essentiel du temps, ne lui laissant guère d’autre recours que de dormir seule, ou bien dans les couloirs glacés de cette forteresse de pierre, ou à Elysian. Aussi, après le dîner, l’idée lui était-elle venue qu’elle pourrait peut-être vaincre les cauchemars à l’usure, se conduire à un état d’épuisement tel qu’elle serait même trop éreintée pour rêver. Mais debout dans la lande en cet instant, elle avait du mal à se rappeler que c’était une perspective déplaisante qui l’avait menée là. La prairie herbeuse se réveillait du long sommeil de l’hiver, et le soleil couchant enveloppait les herbes hautes d’un voile d’or qu’on aurait dit jeté par la main divine. Les premières fleurs du printemps commençaient à pointer, et constellaient de taches de couleur la colline comme un pâle arc-en-ciel qui n’attendait qu’une invitation à éclater de toute sa splendeur. Rhapsody se pencha et chanta pour elles, leur donna l’élan qui leur manquait. Les boutons s’ouvrirent en réponse à ce chant que lui avait appris Llauron, et elle s’émerveilla de la beauté de ces terres tout en se demandant comment les Bolgs pouvaient ne plus y prêter attention. Elle se releva et fit volte-face, les bras tendus dans l’air, et s’abreuva de la vision de la nuit tombant sur les Dents et les champs alentour. Le monde s’étendait à ses pieds dans toute sa richesse, à perte de vue, jusqu’à buter contre les crêtes déchiquetées des montagnes qui montaient la garde sur l’ancien domaine cymrien. Rhapsody essaya d’imaginer ce que ce lieu devait être à l’époque, quand les Firbolgs vivaient encore très loin, dans les cavernes, et que c’étaient les habitants de sa terre natale qui l’habitaient. Comme tout était différent de Serendair, avec ces steppes caillouteuses, ces paysages de montagne recouverts de bruyère et de buissons épineux. Les Cymriens s’étaient-ils sentis chez eux, ici ? se demanda-t-elle en regrettant de ne pas connaître leur secret, si tel était le cas. Avaient-ils pu oublier le foyer qu’ils avaient quitté et se consoler sous ces nouveaux cieux, ayant emmené leur famille avec eux ? Une douleur violente la poignarda au cœur et la raison de cette course vespérale se rappela à elle. Il lui fallait trouver le moyen de faire taire ses cauchemars. Elle avait pris l’habitude de tirer Clarion l’Étoile du Jour de son fourreau et de la laisser brûler doucement dans un coin de ses appartements du Chaudron, ou de sa chambre à Elysian. C’était une source de chaleur et de réconfort, lorsqu’elle se réveillait en sursaut au beau milieu de la nuit. Elle ne s’en sentait pas moins coupable de se servir d’une arme ancienne comme d’une vulgaire veilleuse, comme la bougie que sa mère laissait allumée lorsque, enfant, il lui arrivait de faire un mauvais rêve. À l’époque c’était rare ; aujourd’hui les cauchemars revenaient toutes les nuits, sans exception. Elle ne rêvait plus que rarement de Michael ou de sa clique. Ce qui la tourmentait désormais, c’étaient des images de chez elle, de ceux qu’elle avait aimés et perdus plus de mille ans auparavant. Parfois, elle les entendait l’appeler, ses parents ou ses frères qui attendaient son retour dans un chagrin inconsolable. Certaines nuits elle rêvait de la Guerre Serenne, du chaos qui s’était abattu sur sa terre natale peu de temps après son départ et elle se demandait ce qu’il était advenu de sa famille. Avaient-ils survécu au désastre, ou bien avaient-ils fait partie de ses victimes ? Que voulait dire sa mère en parlant de sa famille détruite par le feu ? Elle se réveillait de ces cauchemars-là en hurlant, surtout quand son imagination avait pris un malin plaisir à combler les vides. Mais le pire de tout étaient les rêves nostalgiques, d’une réalité telle qu’elle était certaine d’être de retour chez elle, que c’était cet endroit qu’elle avait inventé de toutes pièces, qu’elle se trouvait à l’abri au sein de sa famille et de la vie qu’elle avait connue. Souvent, dans ces rêves, elle passait un long moment à se convaincre elle-même et ceux qui l’entouraient que sa fuite avait bien eu lieu, que sa nouvelle vie effroyable était bien réelle, les suppliant de la serrer très fort pour qu’elle n’ait pas à y retourner, pour se retrouver finalement seule dans les ténèbres du Chaudron. Et alors, malgré l’exhortation d’Achmed des années plus tôt, elle se laissait aller à des larmes secrètes et interdites, des larmes de souffrance et de désespoir absolus. Pas ce soir, se dit-elle d’un ton maussade. Je ne revivrai pas ça ce soir. Elle balaya du regard la lande caressée par le doux vent printanier qui soulevait les pétales des fleurs fraîchement écloses, et elle établit son itinéraire. Elle regretta de ne pas avoir enfilé sa tenue d’entraînement avant de quitter le Grand Hall. Elle portait sa robe grise en laine, cintrée sur la poitrine mais bouffante aux manches et sous la taille. Ce n’était pas l’accoutrement le plus approprié, mais ça ferait l’affaire. Rhapsody se mit à courir. Dans un abandon aveugle et désespéré, elle fila dans le vent, sans but précis. Elle étendit les bras et sentit le vent s’engouffrer dans ses manches, les faire claquer comme les ailes d’un oiseau, lui parcourir la peau et les cheveux. C’était là une sensation de libération extraordinaire. Elle se détourna du vent et détacha le ruban noir qui entravait sa chevelure et retenait ses boucles en queue-de-cheval. Le vent s’insinua doucement dans les mèches d’or liquide et les caressa comme un amant, puis les fit voleter tout autour d’elle, projetant les reflets du soleil vers le ciel. Elle courut le vent dans le dos, la robe et les cheveux tourbillonnants, jusqu’à l’extrémité sud de la lande. Puis elle revint sur ses pas à vive allure, les cheveux claquant derrière elle comme un drapeau en haut d’un mât. Elle suivit le soleil couchant à travers les champs, filant vers l’ouest, virevoltant au-dessus des mottes de terre et des rochers épars. Le vent dansait avec elle et faisait tournoyer sa robe comme une vague grise dans une mer démontée. Rhapsody sautait, comme habitée d’une grâce intérieure qui guidait ses pas, et savourait la musique intime du vent. Elle touchait un recoin de son âme qui s’était resserré à l’extrême, dans un effort surhumain pour empêcher son cœur d’imploser. Elle fit voler en éclats ses barrières et cette partie de son âme bondit, libre, pour se joindre à cette fuite vertigineuse vers la nuit. Elle fit ainsi tout le tour de la lande, non plus en dansant, mais dans le but de gagner de la vitesse, toujours plus vite. Elle ne se souciait pas une seconde de frôler le bord du gouffre ; par moments, même, elle espérait presque que le vent la ferait basculer du plateau, tête la première dans l’abîme. Elle s’immobilisa et laissa les derniers rayons du soleil baigner son visage. Elle s’imagina en train de tomber des Dents, avec le ciel qui s’éloignait à mesure qu’elle piquait vers le sol. Elle prit le soleil de vitesse, incapable d’abandonner, et la sueur coulait sur son corps refroidi par la brise plus fraîche à l’approche de la nuit. Au bout de douze tours autour de la prairie, Rhapsody se rendit compte qu’elle pouvait courir les yeux fermés, ce qu’elle fit pendant un moment. Elle voyait les ombres danser sur la lande, s’allonger en atteignant les pointes acérées des sommets des Dents. À l’instant précis où elle se sentait enfin gagner par l’épuisement auquel elle aspirait, elle se heurta à une ombre et à une sorte de colonne surgie de nulle part, au beau milieu du champ. La jeune femme s’était instinctivement arrêtée pour éviter la collision. Dans l’espoir de retrouver son équilibre, ses bras dessinèrent des moulinets frénétiques dans l’air. La forme se pencha et l’attrapa par les épaules. Rhapsody se dégagea vivement et, avec un geste d’une fluidité inconsciente qu’elle devait à ses années de rue, elle s’arma de sa dague. Elle fit face à la forme grise, pantelante et les yeux écarquillés, tentant de reprendre contenance. « Je suis confus, dit une voix vaguement familière. Je ne voulais pas vous effrayer. — Par les… qui… qui êtes-vous ? haleta-t-elle. — C’est moi, mademoiselle. Ashe, reprit la voix, penaude. Vous savez, Bethe Corbair. Nous avons déjeuné ensemble, vous vous rappelez peut-être. — Par les dieux, lâcha-t-elle, toute tremblante d’épuisement et sous le contrecoup de la panique. Ne me faites plus jamais une chose pareille. J’aurais pu vous trancher la gorge. » Elle entendit glousser sous la capuche. « Je serai plus prudent la prochaine fois, c’est promis. » Le sourire qu’elle sentit poindre dans sa voix irrita la jeune femme au plus haut point. « Que faites-vous ici ? Je suis étonnée que vous ayez passé la garde bolg. Grunthor va être furieux. — Qui que soit Grunthor, j’espère qu’il ne se montrera pas trop dur avec eux, dit la voix dans l’ombre, avec une compassion qui ne lui parut pas feinte. Ce n’est pas vraiment leur faute. En outre, j’ai été invité. » Le violent frisson de peur qui l’avait terrassée, puis la brûlure vive de la panique, la laissait chancelante et épuisée. « Ah oui ? Et par qui ? — Eh bien, par vous, enfin c’est ce que j’ai cru lorsque Jo a dit que je serais le bienvenu. Désolé si j’ai mal compris, ou outrepassé vos intentions. » Rhapsody sentit la fièvre qui l’agitait encore quelques secondes plus tôt s’apaiser quelque peu. « Non, bien sûr que non, déclara-t-elle en respirant un peu mieux. C’est à moi de m’excuser. Vous êtes le bienvenu. Vous m’avez surprise un peu ivre de vent, j’en ai bien peur. J’avais le cerveau embrumé. — Vous couriez pour fuir quoi ? » Rhapsody chercha le moyen de répondre, puis considéra qu’il était impossible, et sans doute dangereux, d’expliquer une chose pareille à un étranger. « Rien de tangible, dit-elle en dissimulant un léger sourire. — Vraiment ? — Oui. De quoi vous cachez-vous ? » La silhouette gloussa, puis se pencha en avant en une petite révérence. « De rien de tangible, moi non plus. » Tandis que se dissipait la panique qui l’avait secouée, Rhapsody se sentit envahir par d’autres émotions, plus sombres. L’apparition soudaine et imprévue de cet inconnu avait enflammé son pouls. Elle était venue dans ce champ au sommet du monde pour échapper à ses cauchemars, pour se cogner à une créature qui en venait elle-même. Elle lutta pour se rappeler son rêve, l’image qu’elle avait vue par deux fois. La vision d’un corps allongé sur une table dans le noir, irradiant avant de disparaître. Je ne le vois plus, Maman. Pourquoi est-ce que je ne le vois plus ? Ce n’est pas à cause de ce qu’il est, mais de ce qu’il porte. Rhapsody leva les yeux vers la capuche, qui aurait pu être vide. La peur qu’elle ressentait était quelque peu tempérée par le chagrin ; elle aussi devait souvent parcourir le monde sans se montrer. Qu’est-ce qui pouvait donc pousser Ashe à agir de même ? Son apparence aussi paraissait-elle monstrueuse aux yeux des habitants de ce monde ? Était-il défiguré, estropié ? Avec la violence qui balayait les campagnes, peut-être avait-il été victime d’une attaque qui l’avait laissé mutilé, éperdu de douleur. Une autre image s’imposa à son imagination, et elle fut secouée de tremblements. L’image d’un homme sombrant dans les ténèbres, dans une souffrance indescriptible. « Rhapsody ? Vous allez bien ? » Elle se toucha le visage, et sentit sous ses mains les muscles crispés de ses joues et de son front. L’expression d’une peur intense. « Oui, lança-t-elle. Je vais bien. Venez avec moi, voulez-vous ? proposa-t-elle avec un faible sourire, en écartant une mèche de ses yeux. Je vous emmène au Chaudron. Achmed sera heureux de vous voir. Il est roi, maintenant, vous savez. — Au Chaudron ? — Oui, c’est ainsi qu’il appelle le siège de la royauté, le Grand Hall et la zone environnante. — Par les dieux. » Elle crut percevoir un frisson, sous la cape. « Oui. Mais ce sont des Terres firbolgs, après tout. Venez. Laissez-moi vous montrer la preuve de notre hospitalité. » Elle se rattacha les cheveux d’un air timide, pivota et reprit le chemin de la corniche. La silhouette grise l’accompagna à travers la lande, sous le vent qui faisait claquer les franges de sa cape. « Madame, croyez bien que je vous suivrais n’importe où. Seulement je ne suis pas certain d’y réussir, si vous vous remettez à courir. » 61 ASHE N’ÉTAIT JAMAIS VENU À CANRIF. C’était là un spectacle lugubre et époustouflant. Les cols traversant les Dents étaient surveillés par une garde bolg abondante, armée avec modération mais efficacité. Ils s’acquittaient aussi bien de leur tâche que les soldats de Sorbold, et mieux que ceux de Roland, dont certains portaient l’armure. Seuls les Lirins étaient mieux entraînés qu’eux ; ce constat était proprement sidérant. La dernière fois qu’il s’était approché des Terres bolgs, c’était lors d’un Nettoyage de Printemps en tant que recrue de l’armée de Bethany, dans son autre vie, lorsqu’il avait encore l’opportunité, et des raisons, de se montrer à visage découvert dans le monde des hommes. Il avait participé à cet exercice, au nettoyage des villes frontalières, avec dégoût et sans cruauté, et avait éliminé avec un empressement pragmatique les monstres à demi humains qui y vivaient. À l’époque, la chose avait quelque chose de dérangeant. Elle le tourmentait plus encore aujourd’hui, alors qu’il les voyait tels qu’ils étaient : primitifs et belliqueux, mais assurément des hommes et non des animaux. Et à eux deux, Rhapsody et celui qu’elle appelait Achmed, ils avaient réussi à endiguer la puissance des Bolgs, en avaient fait une formidable force de frappe, en un rien de temps. C’était là une information importante, un indice de leur pouvoir. Il s’était tenu longtemps dans l’ombre de la lande, à observer Rhapsody, avant de se signaler à elle. Au départ il s’était demandé ce qu’elle pouvait bien fabriquer, à courir ainsi dans le vent, avec sa robe et ses cheveux qui tourbillonnaient autour d’elle comme une voile dans le grand large. Puis il avait contemplé l’intensité de sa fuite, la sauvagerie de sa danse, et il en avait eu la gorge serrée. Elle essayait de fuir, mais n’avait nulle part où aller. Il ne l’en avait que plus désirée. Ashe essayait de chasser cette pensée de son esprit en la suivant dans les cols et le long des tunnels éclairés à la torche qui menaient au cœur de l’ancien royaume cymrien. Canrif. C’était là un lieu de légende, le berceau de la civilisation et de l’Ère cymriennes, l’époque la plus brillante et la plus inventive de toute l’histoire de cette terre, à laquelle s’était bâti et codifié le système judiciaire, où avaient tant progressé la science, l’architecture, la médecine et les arts, à laquelle s’étaient érigées de splendides basiliques auxquelles menaient des routes praticables, où d’extraordinaires découvertes avaient vu le jour. Tout cela pulvérisé par une seconde de violence conjugale. Une véritable honte. Ashe regarda autour de lui. En parcourant ces couloirs, il avait l’impression de revivre l’histoire. Les ruines de la forteresse étaient plus ou moins dans le même état que lorsque les Cymriens les avaient abandonnées, pensa-t-il : en train de s’effondrer dans les relents rances de fumée et de vieille poix. L’odeur d’une sombre défaite, encore décelable quatre siècles plus tard. Gwylliam avait été un ingénieur talentueux, à qui l’on devait certaines des structures les plus stupéfiantes du monde connu et Canrif illustrait bien cette évidence. Il avait taillé là un bastion pratiquement imprenable dans la chair d’une montagne inhospitalière, avait conçu le moyen de chauffer et ventiler les installations, avait bâti un royaume dans lequel toutes les races réunies qui l’avaient suivi dans la dernière flotte pouvaient vivre en se sentant chez elles. Cet équilibre fabuleux avait tenu trois cents ans. C’était une véritable merveille. Rhapsody finit par le mener dans un long couloir conduisant à ce qui avait été jadis la salle du trône, le Grand Hall de Canrif, ou d’Ylorc, comme l’appelaient les Bolgs. Là, il retrouva les deux autres personnes rencontrées sur le marché, l’adolescente, Jo, et cet homme détestable du nom d’Achmed. Avec eux se trouvait un immense Bolg, à l’évidence de sang-mêlé, que Rhapsody lui présenta comme Grunthor. Ce devait être le capitaine de la garde dont elle avait parlé. Le géant avait claqué des talons et incliné brièvement la tête, mais sans dire mot. Jo trépignait d’excitation, mais on l’avait de toute évidence rappelée sévèrement à l’ordre, aussi se contentait-elle de lui sourire de toutes ses dents, sans rien dire elle non plus. « Qu’est-ce qui vous amène ici ? » demanda Achmed d’un ton brusque. Ashe soupira en son for intérieur. Il aurait peut-être mieux fait de ne pas venir. Avant qu’il ait pu répondre, Rhapsody prit les devants. « C’est nous qui l’avons invité, Achmed. Vous étiez là. » Elle se tourna vers Ashe et scruta son visage caché sous la capuche ; elle réussit presque à aligner le regard sur le sien. « Nous sommes heureux de votre visite, n’est-ce pas, Jo ? » Elle sourit, et Ashe sentit ses genoux trembler légèrement. « Oui, dit Jo. — Vous repartez quand ? demanda Achmed. — Achmed ! Excusez-le, je vous en prie, Ashe. Ce qu’il voulait dire, c’est : combien de temps souhaitez-vous séjourner ? Il nous faut vous installer correctement. » Rhapsody lança un regard noir à Achmed, puis se tourna de nouveau vers Ashe, le sourire aux lèvres. Il avait du mal à détacher le regard de la jeune femme, pourtant il le fallait bien s’il voulait demeurer vigilant et conscient de ce qui l’entourait. « Je resterai aussi longtemps que je serai le bienvenu. — Merci d’être venu. Ravi de vous avoir vu, lança immédiatement Achmed. — Ne l’écoutez pas. Il essaie de se montrer drôle, mais il n’est pas doué pour ça, riposta Rhapsody, rougissant d’embarras et de colère. — J’allais dire qu’il me faudra reprendre ma route bientôt, de toute manière », précisa Ashe, amusé par le kaléidoscope du visage de Rhapsody, qui passait en un éclair d’une expression accueillante et chaleureuse à la colère la plus froide. Il aurait pu rester une éternité à contempler ce visage sans jamais s’en fatiguer. « Nous avons fait préparer les quartiers des ambassadeurs dans l’éventualité d’une visite d’émissaires des diverses terres et factions, à présent que nous avons signé ce pacte avec Roland et Sorbold. Vous devriez y être très bien. — Je vous demande pardon ? » Ashe avait eu des échos de la déroute de l’armée de Roland ; la nouvelle avait fait le tour du pays et nourrissait toutes les conversations. Il n’avait cependant pas eu connaissance dudit traité. Ils n’étaient tous les trois à Ylorc que depuis quelques mois. Il paraissait impossible qu’ils aient pu entamer des pourparlers, encore moins signer un pacte, quand établir un traité de paix entre Roland et Sorbold seuls avait pris quelque deux cents ans. C’était là un autre rouage, un autre indice du pouvoir de ces trois créatures. Ils étaient trois ; chiffre significatif, même si Ashe ne croyait ni ne craignait les anciennes prophéties. Le fait qu’ils n’étaient pas d’ici était aussi évident que le fait que Jo y était née. Néanmoins, en présence d’une telle puissance, on pouvait pardonner à ceux qui recouvraient un espoir abandonné depuis longtemps. Rhapsody éclata de rire. « Ne prenez pas cet air surpris. Il y a quelques semaines, nous avons signé un pacte de non-agression et des accords commerciaux avec Roland, puis avec Sorbold une semaine plus tard. Les Bolgs sont désormais une force avec laquelle il faudra compter, mais une force économique organisée, et plus une bande de maraudeurs. » Comme par ironie, une grande clameur résonna au loin, se répercutant sur les parois de pierre. Grunthor se précipita dans le couloir, suivi une seconde plus tard des autres. Ils n’eurent pas à aller bien loin, car ils interceptèrent le messager dès la sortie du Grand Hall. Le garde bolg était couvert de sang. Rhapsody déboula juste derrière, et assista à l’échange entre Achmed, Grunthor et le héraut. Elle sentit Ashe s’arrêter derrière elle. « Que se passe-t-il ? — Les Yeux-de-la-Colline, les dernières tribus de renégats, passent à l’attaque. Les idiots. Achmed a tout tenté pour les faire entrer dans l’alliance mais ils se sont entêtés, et à présent ils brûlent les villages des autres tribus qui ont juré allégeance à Achmed. — Hourra ! s’exclama Jo derrière eux. Je suis d’humeur pour un bain de sang depuis le Nettoyage de Printemps ; on s’ennuie tellement, ici. Je vais te chercher ton arc, Rhaps. » Elle partit au pas de course en direction de leurs quartiers. Ashe toucha l’épaule de Rhapsody. Elle avait l’air triste, mais pas effrayée. « Puis-je faire quelque chose ? — Eh bien, si vous désirez vous joindre à nous, n’hésitez pas. En ces temps troublés, toutes les bonnes volontés sont les bienvenues. Les Bolgs ne sont organisés que depuis peu et ont tendance à se disperser et à paniquer, au cœur de la bataille, tout particulièrement avec les Yeux-de-la-Colline. Ce sont les clans les plus féroces, et assoiffés de sang. Notre éthique consiste à épargner les non-combattants, mais Grunthor a parfois du mal à s’y tenir, surtout s’il est dans un état de colère avancé. Ashe opina. « Je serai heureux de prêter main-forte. Il vous suffira de m’indiquer par où. — Merci, sourit Rhapsody. Suivez-moi. » Les feux destinés à l’éclairage des chaussées extérieures des Dents étaient alimentés avec de la graisse rance, ce qui participa de la nausée que Rhapsody sentit s’immiscer dans ses poumons. Elle toussa et cligna les yeux pour essayer d’en chasser la fumée noire qui les piquait. Elle venait d’assener un coup violent à la cuisse au dernier garde des Yeux-de-la-Colline et de le faire tomber à terre, lorsqu’une main osseuse la saisit par le bras. « Regardez », commanda la voix sablonneuse. Il lui suffit d’un mot pour y sentir de l’irritation. Dans le grabuge qui déclinait, elle se tourna pour contempler leur invité en action. Même sous la cape virevoltante, la vitesse et l’habileté étaient manifestes. Il se tenait seul, comme tout le long de la bataille ou presque, entouré de ses victimes jusqu’à hauteur du genou ; il esquivait les passes maladroites des Yeux-de-la-Colline avec une déconcertante facilité. On aurait presque dit qu’il se retenait de les tuer trop vite, comme si cette réserve était la conduite d’usage, pour un invité. Dans une rafale de mouvements chorégraphiés bien trop rapides pour l’œil nu, Ashe fit volte-face, ses yeux bleus étincelants dans le noir. Les derniers Bolgs qui l’attaquaient tombèrent un à un, comme des cartes. « Il est bon, commenta Rhapsody à voix basse, en le voyant bondir prestement devant Jo et parer le coup dirigé contre elle. Je dirais qu’il est presque aussi rapide que vous, Achmed. Hmmm. Je ne croyais pas devoir vivre assez longtemps pour voir quiconque rivaliser avec vous. Qu’est-ce que vous en pensez, Grunthor ? — Grande forme, acquiesça le sergent. Et vous, m’sieur ? Vous en dites quoi ? » Achmed fronça les sourcils en une expression de profonde colère. « J’en dis qu’il est beaucoup plus dangereux que j’ai bien voulu le croire. » Le plus gros de la nuit s’était écoulé. Achmed était assis seul dans le noir et réfléchissait. Les événements de la journée l’avaient troublé et agacé. Ce n’était pas l’assaut avorté de Canrif qui le minait ; il avait anticipé cet ultime sursaut visant à le renverser. Il était plus troublé par les preuves qui s’accumulaient du pouvoir de cet étranger qui hantait leurs couloirs, suivant Rhapsody comme une ombre. Il se demanda si la simultanéité de l’arrivée d’Ashe et de la parodie d’attaque par les Yeux-de-la-Colline n’était qu’une coïncidence, surtout après tout ce qu’il avait vu dans les terres autour de l’Arbre Blanc, et entre Navarne et Ylorc. Dans des lieux en apparence pacifiques se produisaient subitement des bains de sang inexplicables, et la violence retombait tout aussi soudainement, laissant les acteurs du massacre dans une hébétude incompréhensible. L’idée qu’un tel danger ait pénétré dans Ylorc le mettait hors de lui. Plus grave encore, il était inquiet. Grunthor et lui s’étaient retrouvés, une fois l’assaut maîtrisé. Le sergent-major n’avait eu que peu de temps avant de partir avec ses troupes faire le tour des derniers bastions des Yeux-de-la-Colline, pour mater les ultimes rebelles et soumettre le territoire une bonne fois pour toutes. Mais ils étaient tombés d’accord, concernant Ashe. Avant de le voir à l’œuvre, Achmed l’avait pris à tort pour un moins que rien, un vadrouilleur se donnant des airs de gentilhomme. Il lui arrivait très rarement de se tromper à ce point. Qui qu’il soit, il paraissait évident aux deux hommes que cet inconnu était hors du commun. Ce qu’Achmed ne parvenait pas à comprendre, c’est comment cette évidence avait pu lui échapper. Car il avait le don certain de savoir jauger un adversaire, de déduire de sa manière de se tenir et de bouger ses talents au combat, du moins. Mais Ashe déjouait mystérieusement cette capacité. Il avait quelque chose de confus, un manque de définition ou même de visibilité qui mettait Achmed très mal à l’aise. Ce malaise était encore accru par l’attitude de Rhapsody, qui semblait oublier totalement les étranges vibrations de cet homme drapé dans sa cape non moins étrange. Ashe avait volontiers pris les armes pour Canrif, il s’était jeté dans l’assaut frontal sans l’aide de personne. En quelques instants il avait dégagé le couloir principal d’une demi-douzaine d’Yeux-de-la-Colline, puis il avait suivi Grunthor jusqu’aux cols des Dents. Il avait d’abord fait le ménage derrière Grunthor, éliminant le surplus d’attaquants que le sergent laissait passer, jouant de la lame avec une habileté et une célérité admirables. Il était difficile dans cette danse frénétique de distinguer son épée, dont la lame déchirait parfois les ténèbres d’un éclat bleu. Il la rengainait avec la même rapidité dès lors qu’il n’en avait plus l’usage, si bien que nul ne l’avait vue de près. Il était visiblement très bien entraîné, et expérimenté. Achmed se trouvait dans un état d’extrême exaspération, et dans l’incapacité de se l’expliquer. Ashe était aussi modeste. Il acceptait les ordres et se révélait désireux de se battre sur tous les fronts, y compris pour fournir de bon cœur une couverture à Jo, sans se montrer condescendant envers elle. Et même s’il paraissait évident qu’il aimait se battre aux côtés de Rhapsody, il ne faisait rien pour le provoquer, et se soumettait aux ordres de Grunthor sans poser de questions. Il était au même titre que les autres responsable de leur victoire contre les rebelles. Même Grunthor était impressionné. Et Achmed était assis là, seul, dans la semi-pénombre du Grand Hall du Chaudron, à se demander quoi faire. Il n’aimait pas ce qu’il ressentait en ce moment. Il était incapable de reconnaître la jalousie, ne l’ayant jamais éprouvée auparavant. L’odeur âcre qui régnait dans les lieux lui apparut soudain pour la première fois depuis qu’il était devenu seigneur de guerre ; il en sentit l’arrière-goût amer au fond de sa gorge et manqua de s’étouffer. Mieux valait subir la présence de cet inconnu, pour le moment, décida-t-il. Mieux valait apprendre à le connaître avant de le renvoyer, sachant qu’il reviendrait. Il lui fallait absolument découvrir ce qu’Ashe était venu chercher ici. Quelle que soit la réponse, Achmed savait d’ores et déjà qu’elle ne lui plairait pas. Rhapsody déverrouilla la lourde porte et la poussa, puis recula pour laisser Ashe pénétrer dans le quartier des invités. Pendant que Jo et lui soupaient, elle en avait profité pour prendre un bain, se changer, et panser une petite plaie récoltée contre un chef d’Yeux-de-la-Colline. Ashe avait ressenti un plaisir lugubre à le décapiter pour elle, au moment où elle était tombée en arrière. Il avait été impressionné de la voir se ressaisir assez vite pour contrer le coup avant que le Bolg s’écroule. Ses sens affûtés lui apprirent que la plaie était douloureuse mais sans gravité, à condition d’éviter l’infection ; elle l’avait donc nettoyée avec du noisetier-de-la-sorcière et en appliquant un onguent à base de thym et de plantain. En passant à côté d’elle il sentit son odeur, fraîche et naturelle, avec une touche de vanille et de savon, et il frissonna. Il examina la chambre d’un air surpris. Les murs avaient été blanchis à la chaux et la pièce était d’une propreté irréprochable, avec une cheminée douillette et un tapis plissé pour isoler les pieds du sol glacé. Le lit comprenait un matelas de laine tassée et une épaisse courtepointe bleue. Il vit aussi une bassine et un broc sur un guéridon, un pot de chambre sous le lit et un portemanteau dans le coin de la pièce. Un tel décor ne correspondait pas à l’idée qu’il se faisait du royaume des Firbolgs. Mais Rhapsody non plus. Le feu brûlait dans l’âtre avec un crépitement joyeux, presque comme si on y avait jeté des pommes de pin encore vertes. Ashe s’allongea sur le lit et attendit de voir ce qu’elle allait faire. Il ferma les yeux et se délecta de l’obscurité et de la chaleur du feu sur ses paupières closes. Il les entrouvrit et vit que Rhapsody se tenait toujours près de la porte. Elle se retourna avec sur les lèvres ce sourire éclatant qui lui avait coupé les jambes plus d’une fois, mais il y avait dans ses yeux une lueur nouvelle, une lueur étrange, chaleureuse et merveilleuse. Ils étincelaient dans la lumière des flammes, tandis qu’elle le fixait, à l’autre bout de la pièce. Sans un mot, elle plaça lentement les mains sur ses hanches, puis les fit remonter le long de son buste, par-dessus son corsage impeccable, caressant ses seins au passage. Ses mains remontèrent jusqu’à son cou, où étaient noués avec soin les lacets qui fermaient le chemisier. Elle se mit à les défaire avec une grâce irrésistible. Ashe sentit sa respiration s’accélérer lorsqu’elle retira le lacet de son passant et écarta le tissu du corsage ; la peau lumineuse de sa gorge irradiait dans la pénombre. Il constata que ses lèvres brûlaient, comme chaque fois qu’il repensait à la courbe exquise de son cou. Un par un, les lacets filèrent. Lorsque le corsage tomba, le sourire de Rhapsody se fit plus éclatant encore et elle se tint là, les seins à peine voilés par le fin tissu qu’elle portait à même la peau. Puis elle passa la main sur sa nuque, écartant par ce geste légèrement le tissu ; le pouls d’Ashe s’emballa, et cette excitation permanente qu’il ressentait en sa présence s’intensifia de plus belle. Le feu qui brûlait non loin ne pouvait pas même rivaliser avec le bouillonnement du sang dans ses veines. D’un léger mouvement du poignet, elle libéra sa chevelure du ruban noir qui la ceignait, puis secoua la tête. La cascade de boucles dorées se déversa sur ses épaules, emprisonnant la lumière ; Ashe sentit sa volonté de demeurer solitaire et caché de tous s’évanouir en un éclair, remplacée par un besoin impérieux et douloureux, qui se répandait en lui comme une traînée de poudre. Il se mit à respirer par la bouche lorsque le dernier rempart de tissu glissa le long de ses bras et tomba à terre. La lueur vacillante du feu tremblotait sur sa peau rosée lui donnant l’air de la déesse universelle du matin. Pourtant il faisait nuit, et elle se trouvait là, à demi nue devant lui dans le reflet des flammes. Le sourire de Rhapsody s’élargit encore lorsqu’elle délaça sa robe et la fit glisser le long de ses hanches et de ces jambes gracieuses qui avaient fait trembler Ashe la première fois qu’il l’avait sentie, sans même les voir. Puis elle s’approcha et s’assit à côté de lui sur le lit. Il eut peur de se redresser, de perdre le contrôle. C’était visiblement ce qu’elle souhaitait. Elle se pencha et lui prit la main avec la grâce d’une femme qui avait su choisir et capturer le cœur de tous les amants qu’elle avait jamais désirés. Il sentit la paume de sa main devenir moite lorsqu’il comprit que son choix se portait aujourd’hui sur lui. Avec une patience infinie, elle posa la main tremblante d’Ashe sur sa longue cuisse lisse et la fit doucement glisser sur sa peau, en remontant vers la taille. Elle ferma les yeux lorsque la main d’Ashe vint se poser sur l’un de ses seins gracieux ; on aurait dit que sa paume avait été faite pour l’accueillir. Il suivit doucement le téton délicat, le sentant durcir sous son doigt calleux. Tandis qu’il la caressait, elle se mit à respirer plus vite et saisit son autre main, qu’elle posa à son tour sur sa cuisse. Cette fois-ci cependant, plutôt que de la faire remonter le long de sa taille fine vers son cœur, elle écarta légèrement les jambes et accompagna sa main jusqu’à la peau soyeuse de l’intérieur de la cuisse. Sa respiration était comme un souffle chantant et Ashe réunit tout son courage pour la toucher plus intimement. L’humidité sur sa paume se mêla à celle du désir de la jeune femme. Il entreprit de l’explorer avec plus d’ardeur et c’est alors qu’elle le regarda droit dans les yeux, avec dans son incroyable regard vert une envie farouche. « Je voulais vous remercier pour ce que vous avez fait pour nous, aujourd’hui. » Ashe cligna les yeux. Rhapsody se tenait toujours près de la porte, comme un instant auparavant, complètement habillée et les cheveux attachés avec soin. La rêverie d’Ashe vola en éclats et il se redressa, le corps tout entier encore tremblant de désir. Il remercia intérieurement sa cape de brume. Ce n’est que grâce à elle qu’il pouvait lui cacher l’intensité de son excitation. « Tout le plaisir était pour moi », sourit-il en pensant au jeu de mots. L’expression aurait fait un surnom parfait pour elle – son plaisir à lui. « Vous êtes une sacrée guerrière, si je puis me permettre. » Rhapsody fit la grimace. « Je ne crois pas, non. — Si, je vous assure », insista-t-il en faisant pivoter ses jambes et en posant le pied à terre. Il se redressa. « Vous faites des ravages, avec cette épée. — Eh bien, il y a en effet eu des ravages, aujourd’hui », admit-elle en se dirigeant vers le guéridon. Elle se pencha pour attraper un torchon sur l’étagère du bas et l’enroula autour de la bassine. « Quel effroyable gâchis. J’ai une réelle aversion pour le désordre. » Ashe gloussa. « Quelle femme fascinante vous faites, Rhapsody. — Merci. C’est un peu ironique de la part d’un homme dont je n’ai jamais vu le visage parce qu’il ne baisse jamais sa capuche. À moins que vous ayez besoin d’autre chose, je crois que je vais vous laisser prendre un peu de repos. Vous l’avez largement mérité. » Ashe repensa à sa rêverie. Il avait effectivement besoin d’autre chose, mais il se serait fait trucider sur place plutôt que de le demander, du moins pour l’instant. « Une chanson, ce serait délicieux. Jo a dit que vous étiez musicienne. — Est-ce que ça peut attendre jusqu’à demain ? s’enquit Rhapsody avec un sourire. J’ai bien peur d’être un peu à court de souffle, ce soir. » Sous sa capuche, Ashe grimaça. Il avait oublié sa blessure. « Bien sûr. Est-ce que ça signifie que je suis le bienvenu ici une nuit de plus ? — Vous êtes le bienvenu aussi longtemps que vous le souhaiterez. Nous vous sommes reconnaissants pour toute votre aide, face à cette incursion. Et même s’il ne s’était rien passé, vous auriez été tout autant le bienvenu. — Vous êtes bien aimable. Alors je pense que je n’ai besoin de rien de plus, ce soir. » Rhapsody opina. « Dans ce cas, bonne nuit, dit-elle en se dirigeant vers la porte, qu’elle ouvrit. Dormez bien. — Je n’ai aucun doute là-dessus. » Il la regarda refermer la porte derrière elle. La douleur intérieure se réveilla, au point qu’il suffoqua et dut s’accrocher de toutes ses forces au bord du lit. Il respira par saccades jusqu’à en reprendre quelque peu le contrôle, puis se rallongea et sombra dans un sommeil agité. 62 « SI VOUS VOUS SENTEZ VRAIMENT SI SEULE parmi les Bolgs, Rhapsody, je vous trouverai un chat. » La jeune femme lui lança un regard noir et la lueur du feu devant elle s’intensifia brusquement. « Qu’est-ce que ça veut dire, je vous prie ? » Achmed se pencha vivement en avant et la regarda droit dans les yeux. « Ça veut dire qu’il est ici depuis déjà une semaine, et qu’il ne fait pas mine de devoir partir bientôt. Il erre dans les couloirs d’Ylorc avec Jo, sans aucune restriction, alors que je croyais avoir été clair sur le fait qu’il devait se tenir à l’écart de toute zone éventuellement confidentielle. » À l’autre bout de la pièce, la cible sur son ballot de paille explosa dans un bruit sourd et violent. « Excusez-moi, dit Jo sur un ton glacial. Qu’est-ce qui est mort, pour que tout à coup vous soyez devenu le Grand Chef Suprême ? » Grunthor leva le nez de la carte qu’il étudiait. «Je dirais que c’est Janthir le Pourfendeur, p’tite mam’zelle, lança-t-il avant de se remettre à sa lecture. — Pour les Bolgs, peut-être. Mais je me rappelle pas avoir prêté serment de fidélité, moi. » Jo désencastra son poignard de ce qu’il restait de la cible. « Écoutez, je sais pas ce qui vous inquiète comme ça. Ashe est un type bien. Ce n’est pas sa faute si vous ne faites confiance à personne, et ça n’est pas non plus la mienne. — Tu n’es pas franchement en position de discuter de cette question », répliqua Achmed d’un ton acide. Il se tourna vers Rhapsody, qui avait reposé la lyre de médecin sur laquelle elle s’entraînait. « Je veux qu’il soit parti dans la matinée. » Son visage exquis prit une expression choquée. « Pourquoi ? — Je ne veux pas de lui ici. » Une colère froide remplaça le choc. « Vraiment ? Je suis d’accord avec Jo. Je n’avais pas compris que votre avis était le seul qui comptait. Je croyais que nous vivions tous ici. — Très bien, il peut rester. Grunthor, tue-le, s’il te plaît. Avant le souper. — Une seconde, s’interposa Rhapsody en voyant le géant bolg reposer sa carte. Ce n’est pas drôle. — Je n’avais pas l’intention de l’être. Rhapsody, il est dangereux et secret. Je vous l’ai déjà dit. Je ne veux pas de lui ici, mais si vous répugnez à lui demander de partir, par souci des bonnes manières, Grunthor et moi pouvons nous charger des civilités. » Rhapsody observa à tour de rôle ces deux visages ivres de colère, avec leur regard noir. Achmed était visiblement de plus en plus contrarié, mais il était très loin de faire le poids face à Jo. La fureur de sa sœur se contenait difficilement. Elle se tenait là, tremblante de rage, à jouer avec son poignard. « D’accord, tout le monde se calme, dit Rhapsody en glissant une note baptistrale dans sa voix. D’abord vous, Achmed. Je ne pense pas que se montrer secret soit forcément une mauvaise chose. Vous êtes l’homme le plus secret que j’aie rencontré, en comptant Ashe. Ce n’est pas parce qu’il ne dévoile pas son visage qu’il est mauvais. Peut-être est-il défiguré. — Rhapsody, je ne trouve aucune vibration en lui. Dès qu’il est dans les parages, c’est comme si je me tenais face à l’océan. Et vous savez à quel point j’adore l’océan. Ce n’est pas ce qu’il est, mais ce qu’il porte. Rhapsody se redressa sur son siège en entendant la voix dans sa mémoire. Elle écouta avec intensité, mais plus rien ne vint. « C’est peut-être lié à cette cape, suggéra-t-elle d’un ton pragmatique. Qu’en pensez-vous, Grunthor ? Vous êtes bien silencieux. » Le géant bolg croisa les doigts sur son ventre. « J’suis d’accord avec Sa Majesté. Je crois qu’il faudrait pas le quitter des yeux. — Très bien, s’empressa de répliquer Jo. Je ne le laisserai seul dans aucune des pièces principales. Je serai avec lui tout le temps, sauf quand il dort. Ça vous va ? — Ça me va, répondit Rhapsody. De toute manière, il part bientôt. Je vous demande juste de m’accorder une seule chose, vous deux, dit-elle aux hommes. Dois-je vous rappeler qu’il nous a aidés à mater la rébellion des Yeux-de-la-Colline, et qu’il s’est montré plutôt crédible à la tâche ? Il nous a secondés alors qu’il n’était pas impliqué, sans rien réclamer ni attendre en retour. » Achmed se leva pour quitter la pièce. « Peut-être n’avait-il besoin de rien, en retour, lança-t-il en se dirigeant vers la porte. Peut-être que la seule récompense qu’il souhaitait, c’était causer cette rébellion lui-même, au départ. » La lourde porte en bois se referma derrière lui dans un claquement de tonnerre. La brume froide de la cape d’Ashe glissa sur son visage, apaisant quelque peu la brûlure de ses rêves. Il se retourna dans son lit, se dégageant d’un coup d’épaule de ce vêtement qu’il portait nuit et jour, sans aucune exception. Tandis qu’il remuait sous les couvertures, une poche de brume s’éleva de la cape. La brume était d’un certain réconfort ; elle soulageait quelque peu la douleur. Et elle le protégeait, il y était à l’abri, dissimulé aux regards de tous ceux qui le pourchassaient. Il n’avait plus rêvé depuis vingt ans, depuis cette nuit où sa vie avait volé en éclats. Plus jeune, il considérait le temps passé à rêver comme une bénédiction, la seule chance qu’il lui restait d’être à nouveau auprès de la femme qu’il aimait, qu’il aimerait toujours, à l’exclusion de toute autre. Sa mort avait signé pour lui la fin de l’espoir, la fin de la foi en l’Avenir, pourtant il conservait ce souvenir unique d’elle, hérité du Passé. Il en était venu à se languir de ces nuits où elle venait bénir ses rêves, lui souriant dans la pénombre, comme elle l’avait fait jadis. Quand il est au port, il est en fait minuscule – à peu près la taille de ma main. Et il le garde sur le manteau de la cheminée, dans une bouteille. Son seul et unique souvenir. Il lui suffisait. Et soudain, une nuit, même ce réconfort solitaire avait disparu. À présent sa vie ne lui appartenait plus ; il n’était plus qu’une coquille, le pion d’un jeu maléfique. Cette souffrance qu’il portait en lui, jour après jour, seconde après seconde, ne laissait de répit ni à son corps ni à son esprit. C’était une torture de l’âme autant que de l’être physique, une torture si absolue qu’elle exigeait une force de volonté constante, pour être maîtrisée, pour qu’il ne lui cède pas tout ce qu’il était. Le rêve avait disparu, ce rêve béni et trop pur pour cohabiter dans le même esprit que celui qui voyait ce qu’il était obligé de regarder, nuit après nuit, seconde après seconde. Mais quelque chose avait changé. Depuis qu’il l’avait rencontrée au marché de Bethe Corbair, il rêvait de Rhapsody. Le sentiment de culpabilité pour avoir trahi la mémoire d’Emily s’était rapidement dissipé, balayé par le baume que la voix de Rhapsody appliquait sur ses blessures, sur cette douleur lancinante sous son crâne et dans sa poitrine, à laquelle il n’avait pu échapper avant de la connaître. Ashe se redressa sur son lit et démêla les couvertures et la cape de brume. Il ferma les yeux et respira par à-coups, la suppliant de le laisser en paix, d’épargner la seule chose sacrée qu’il lui restait. Dans son corps et dans son âme, il avait toujours été fidèle à cette femme pour laquelle il avait traversé le Temps, pour la rencontrer ne serait-ce qu’un instant. Il ne pouvait y en avoir d’autre, il le savait. La place qu’Emily tenait dans son cœur était un sanctuaire. Alors comment cette femme pouvait-elle s’y trouver ? Pourquoi ne pouvait-il l’en chasser ? Je penserai à toi à chaque seconde qui me séparera de l’instant où je te reverrai. 63 À MESURE QUE PASSAIENT LES JOURS, Ashe devint en quelque sorte un élément du décor à Ylorc. Achmed l’avait banni, de même que Jo, de la crypte de Gwylliam et de l’ancienne bibliothèque. Seuls Rhapsody, Grunthor et le roi lui-même avaient entrée libre dans ces salles. Ashe savait bien entendu où ils se trouvaient, grâce à ses sens de dragon. Mais pour une raison qui lui échappait, le contenu de ces pièces lui demeurait flou. Il était incapable de distinguer les détails de cette zone interdite, ce qui était très rare pour lui. Peu lui importait. Rhapsody discutait en général bien volontiers avec lui des divers objets qu’ils avaient découverts et Achmed avait pour habitude, le soir après le souper, de lire à haute voix les manuscrits trouvés dans la bibliothèque, ce qui donnait à Ashe l’occasion de comprendre de quoi il s’agissait. Une fois, alors qu’il laissait ses sens de dragon parcourir les documents que le roi firbolg tenait entre ses mains, le rouleau s’était subitement replié. Il avait ouvert les yeux, et croisé le regard d’Achmed, qui le fixait depuis l’autre bout de la pièce. On aurait dit que le seigneur de guerre voyait ce qu’il faisait, même sous la cape de brume. Peut-être était-ce là un signe de son empire sur cette terre. Achmed était dépositaire de la loi et de la royauté, il paraissait naturel qu’il connaisse son royaume par le menu, comme s’il en était lui-même le dragon. C’étaient là ses terres ; Ashe n’y avait aucun pouvoir. Toutes ces insultes et ces interdictions valaient cependant la peine, puisqu’il avait accès à Rhapsody. Elle était une véritable joie. Sa personnalité présentait une myriade de facettes et de contradictions. Elle était à la fois douce et féroce, selon les circonstances, même si elle possédait cette grâce particulière de savoir rire d’elle-même et d’endurer les railleries parfois brutales de ses amis. Elle était dévouée à Jo et veillait sur elle comme une mère poule défendant son poussin dans toutes les situations de conflit, avec des serres qui siéraient mieux à un prédateur. Et son intelligence comme son sens de l’humour étaient sans pareils. Ashe savait qu’il aurait dû partir. Celui qui l’attendait devait déjà s’irriter de son absence, mais il paraissait impuissant à la quitter. Il avait adopté un comportement désinvolte et désintéressé qui avait mis Rhapsody à l’aise en sa présence. Elle avait baissé la garde et elle en venait à l’apprécier, du moins lui semblait-il. Encore quelques jours, c’est tout, se disait-il chaque nuit, seul dans son lit, à se demander de quoi elle rêvait. La volonté de fer d’Achmed s’étendait même aux murs de pierre, qui formaient un écran impénétrable et l’empêchaient de sonder les pensées de Rhapsody dès lors qu’il n’était plus dans la même pièce qu’elle. C’était là un sentiment troublant. Tout bascula quelques jours plus tard. Achmed et Grunthor s’étaient absentés presque tout le jour, pour explorer les cavernes. Ashe avait passé la matinée à apprendre à Jo à jouer à lance-flèche, un jeu de lancer de couteaux qui réclamait beaucoup de dextérité et auquel il soupçonnait que la jeune fille excellerait, avec ses doigts agiles. Elle avait rapidement maîtrisé la technique et en faisait la démonstration à Rhapsody lorsque les deux Bolgs étaient rentrés tout excités de leur expédition. « Vous voulez voir c’qu’on a trouvé, duchesse ? » lança Grunthor en lui tendant un petit coffret à bijoux. Il était dans un état remarquable. La boîte elle-même était faite d’un bois sombre aux reflets bleus provenant des hesperas qui poussaient aux confins du Royaume Caché et dans lesquels on avait taillé la plupart des meubles anciens qu’ils avaient découverts sur les lieux. Le couvercle était articulé sur de petites attaches en or, mais ne comportait pas de serrure. « Nous l’avons déniché dans une pile de boîtes et de coffrets, dans les profondeurs de la crypte », dit Achmed en se servant un verre de la carafe. Rhapsody l’ouvrit avec soin. À l’intérieur reposait une dague incurvée à la lame paillée ; elle était de la longueur d’une épée courte et faite d’un matériau qui ressemblait à de l’os, d’un rose doré. C’était la couleur d’un alliage où l’on mélangeait du cuivre à une base d’or. « Comme c’est étrange. » Rhapsody retira avec précaution la dague du coffret et la tourna entre ses mains. « Qui dorerait une arme à l’or rouge ? Il est trop mou pour un usage guerrier. Et la gravure n’est pas bonne ; regardez tous les défauts qui apparaissent à la surface. — C’est peut-être un objet de cérémonie. » Rhapsody ferma les yeux et écouta le bourdonnement intense qui entourait le poignard. Puis elle écarquilla les yeux, soudain alarmée. « Par les dieux. Je crois savoir ce que c’est. » Elle blêmit et sa voix se fit murmure. « Quoi ? — C’est une griffe de dragon. Regardez. » Elle la tint en l’air, un peu penchée. Elle avait raison. Impossible de se tromper, et le dragon auquel elle avait été arrachée devait être immense. « Ça fera une superbe épée pour la p’tite mam’zelle, suggéra Grunthor. — Vous êtes malade », aboya Rhapsody. Puis le regret apparut dans ses yeux lorsqu’elle vit qu’elle avait blessé Grunthor. « Je suis désolée, Grunthor. C’est juste que je me rappelle un peu de la magie des dragons que j’ai apprise dans le vieux monde. Les dragons sont des créatures particulièrement égoïstes, très jalouses de leurs biens. Si le propriétaire de cette griffe est toujours en vie, il saura qui la détient et il se peut qu’il ravage toute la campagne pour le retrouver. Je ne veux pas que Jo s’approche de cette chose. En fait, je ne suis pas sûre qu’il faille même la garder dans la montagne. Nous devrons peut-être la lui ramener. — À qui ? — À Elynsynos, la mère d’Anwyn, vous vous souvenez ? La grand-mère de Llauron. C’est le seul dragon dont j’aie entendu parler, sur cette terre. — Cette griffe git là depuis des siècles, fit remarquer Achmed, contrarié. Pourquoi voudriez-vous qu’elle tienne subitement à la récupérer ? — Peut-être que, tant qu’elle était dans le caveau scellé, elle ignorait où cette griffe se situait. Mais à présent que l’air l’a touchée, son odeur est dans le vent. Je ne plaisante pas, Achmed. L’une des premières choses que l’on apprend dans la formation de Barde, ce sont les histoires de dragons et des autres races des Premiers Nés. La plupart de ces histoires racontent les ravages infligés par les wyrms dès lors qu’on leur vole ou qu’on prend par inadvertance une partie de leur trésor. Il faut bien réfléchir à ce que nous ferons de cette griffe. Il serait horrible de se réveiller une nuit avec du feu tombant du ciel. » Grunthor soupira. « À partir de maintenant je vous montre plus rien, alors. — Elle a peut-être raison », intervint Achmed. Les autres le considérèrent avec surprise. Lui aussi connaissait ces légendes, et d’autres pires encore. « Mais je ne suis pas certain qu’aller la lui rendre soit une solution. Peut-être devrions-nous tout simplement l’emporter au sommet de la plus haute des Dents et la lancer le plus loin possible sur le plateau. Si cette dragonne est toujours vivante, elle la trouvera. — Ou quelqu’un d’autre la trouvera, s’indigna Rhapsody. N’importe qui pourrait tomber sur ce coffret et l’ouvrir. Vous condamneriez alors un innocent à une mort atroce. En outre, je ne suis pas sûre qu’une dragonne qui aurait fait tout le voyage jusqu’à Ylorc pour récupérer un de ses biens les plus chers apprécierait beaucoup qu’on l’ait balancé dans les champs du haut d’une montagne, comme un vulgaire déchet. » Jo avait organisé les enfants en équipes, et ils avaient ratissé toute la lande pour la débarrasser de siècles de détritus et de saleté. « Personne a intérêt à jeter quoi que ce soit de la montagne, lança-t-elle d’un air menaçant avant de retourner à son jeu. — Et comment suggérez-vous de la lui rendre ? demanda Achmed. — J’irai, dit Rhapsody. Ce sera intéressant ; peut-être que je pourrai apprendre les traditions des dragons directement à la source. — Non. — Je vous demande pardon ? » Les yeux de Rhapsody s’étrécirent. C’était là le premier signe de la colère qui montait. « J’ai dit non, répéta Achmed. Si mes souvenirs sont bons, n’est-ce pas Elynsynos qui a semé la terreur en se rendant compte que Merithyn ne revenait pas, et qui a abandonné ses enfants quasiment à la naissance ? — Si, dut-elle admettre — Et vous comptez aller la voir pour lui dire : “Tenez, on a trouvé ça. Maintenant je vais vous laisser” ? Je ne crois pas. De plus, vous n’avez aucune idée de l’endroit où elle vit, je me trompe ? — Moi, je sais », intervint Ashe d’une voix calme. Il était resté assis là tranquillement, à observer les pourparlers avec intérêt et une pointe d’amusement. Les femmes sursautèrent en l’entendant, ayant oublié qu’il était dans la pièce. « Je pourrais vous y conduire. — Non, répéta Achmed, un grondement dans la gorge. — Vous avez une meilleure idée ? » s’enquit Rhapsody, de plus en plus contrariée. Achmed poussa un soupir irrité et jeta un œil en direction d’Ashe. « Peut-être qu’au lieu de non, je devrais dire pas encore. Il pourrait être intéressant de voir ce qu’elle serait prête à donner en échange. — Vous allez demander une rançon à un dragon ? » Dans la voix d’Ashe le dédain le disputait à l’amusement. Achmed n’aurait su dire lequel des deux l’emportait, mais les deux cas de figure l’exaspéraient au plus haut point. « Ne faites pas le guignol avec moi. Je veux seulement lui rappeler à qui elle est redevable de la récupérer. » Rhapsody se sentit gagner par l’impatience. « Je ne veux pas prendre de risques. Ashe sait où trouver sa tanière. — Bien. Alors il peut nous dessiner une carte, si tant est qu’il sache écrire. » Ashe éclata de rire. « Je ne pense pas, non. Si la proposition vous intéresse toujours au matin, nous pourrons organiser le voyage. Je crois que je vais vous souhaiter une bonne nuit à tous, maintenant. » Jo se leva en même temps que lui. « Moi aussi. Je vous accompagne. » Elle embrassa Rhapsody sur la joue, puis sortit de la pièce à la suite de la silhouette en cape grise. Rhapsody attendit d’être certaine que les deux autres ne pouvaient pas les entendre pour s’adresser à Achmed. « Pourquoi faites-vous ça ? Qu’est-ce qui se passe ? — Rien. La question n’est pas ce qui se passe. — Alors quoi ? — Je veux juste être prudent, en territoire inconnu. » Rhapsody fronça les sourcils. « Le territoire n’est pas inconnu d’Ashe, visiblement. — C’est Ashe, le territoire inconnu. Qu’est-ce qui vous prend, Rhapsody ? Vous vous cognez à cet imbécile au marché. Il vous traite de catin et vous invite à déjeuner pour rattraper le coup, et vous lui pardonnez, lui donnant ainsi raison, en un sens. Et puis il se montre ici, sur mes terres, sans prévenir, et certainement pas le bienvenu, et de nouveau il s’immisce et s’attire vos bonnes grâces. Êtes-vous donc si intolérante, ou la compagnie des Bolgs vous répugne-t-elle à ce point, pour que vous convoitiez les attentions de cet idiot simplement pour vous retrouver au milieu d’humains ? » Les yeux de Rhapsody se mirent à piquer. Achmed n’avait jamais beaucoup épargné sa sensibilité, mais même venant de lui, c’était un coup bas. « C’est ignoble de dire une chose pareille. — Bien moins ignoble que ce qui pourrait vous arriver, seule et sans protection, avec cet homme que vous connaissez à peine, et hors de portée pour recevoir une aide quelconque. Vous savez que je ne peux quitter Ylorc, pour l’instant. Le moment est mal choisi pour aller me promener, alors que les Bolgs sont enfin unis et que les plans que nous avons mis en place commencent à peine à porter leurs fruits. » À nouveau, les yeux de Rhapsody dessinèrent deux fentes. Grunthor les aperçut du bout de la pièce, brûlant comme un feu vert dans ce visage splendide. Il connaissait ce regard. Il était annonciateur d’une intense fureur. « Alors on exige de moi que je reste aussi à Ylorc, bien que ma contribution à votre grand plan d’unification soit à présent achevée, lança-t-elle en veillant à garder la maîtrise de sa colère. J’ai fourni ma part d’efforts, Achmed, j’ai parfois même franchi la limite de ce que je consentais à faire, tout ça pour vous, parce que vous disiez que c’était le bon choix. Et que suis-je censée faire ici, à présent ? » Achmed s’agrippa au bras de son fauteuil. « Et si vous donniez un coup de main pour le programme agricole ? L’hôpital ? L’hospice ? Le système éducatif ? — Tous ces projets sont déjà en place. — Alors pourquoi ne pas superviser la production des marchandises ? Des vignes ? Le printemps approche, il sera bientôt temps de planter. Ce serait une grande contribution au développement de ces terres et de ce peuple que vous prétendez aimer. — Et que diriez-vous de les protéger du souffle destructeur du dragon ? riposta Rhapsody. Vous avez donc oublié le sens de tout ça ? Je pense que ce qui vous dérange le plus, c’est l’identité de mon guide, plutôt que ce qui se passerait si je n’y vais pas. Voilà qui ne me paraît pas très sage, pour un roi, si je puis me permettre. — Je pourrais vous accompagner, proposa Grunthor. — Non, vous ne pouvez pas, dit Rhapsody en souriant au géant bolg. En un sens, votre présence ici est encore plus importante que la sienne. » Achmed acquiesça. Elle vit changer la lueur dans ses yeux, mais il n’ajouta pas un mot. Elle vint s’asseoir sur la table en face de lui et lui prit la main. « Ne sommes-nous pas assez vieux amis maintenant pour nous dire franchement ce que nous avons sur le cœur ? Pourquoi ne pas admettre tout simplement que vous vous inquiétez pour moi ? Que vous avez peur que le dragon me tue, ou me fasse prisonnière ? Que vous ne faites pas confiance à Ashe et craignez de me voir seule avec lui, que si je pars d’ici sans l’un de vous, je sois incapable de me défendre toute seule ? » Achmed la regarda dans les yeux. « Ce n’est pas ce que j’ai dit ? » Elle secoua la tête, le sourire aux lèvres. « Puisque vous savez tout ça, pourquoi vous entêter à vouloir y aller ? — Parce qu’il faut bien que quelqu’un le fasse, soupira Rhapsody. Mon travail ici est arrivé à un stade où je peux m’absenter quelque temps sans rien ralentir. Et je peux très bien me défendre toute seule. Vous oubliez que j’ai survécu dans la rue un certain temps, avant de vous rencontrer tous les deux. Je peux m’en tirer. Vraiment. Et je saurai comment prendre Ashe, s’il essayait de profiter de la situation. J’ai Clarion l’Étoile du Jour, et j’ai eu le meilleur professeur possible. » Elle sentit que Grunthor souriait, et se tourna vers lui. « Dites-le-lui, Grunthor. Dites-lui que je vais très bien m’en tirer. — Je peux pas, mam’zelle. Vous savez bien que je mens jamais à Sa Majesté. — Votre confiance en moi est vraiment extraordinaire, soupira-t-elle. Écoutez, vous vous rappelez ce que je vous ai dit, ce jour-là, sur le lac d’Elysian ? Qu’il me fallait un but, la chance de faire quelque chose pour ceux que j’aime ? Eh bien, c’est l’occasion ou jamais, Achmed. C’est la première fois depuis que je suis arrivée ici qu’on a besoin de moi à ce point. C’est aussi mon foyer. Vous savez que je ferai mon possible pour en préserver la sécurité. Je peux aider les Bolgs comme vous ne le pouvez pas. C’est important pour moi, et plus encore pour eux. — Allez-y, dans ce cas, dit Achmed. Emmenez Jo. Combien de temps serez-vous partie ? » Rhapsody cligna les yeux. « Maintenant vous voulez que je parte ? » Il renifla d’un air dégoûté. « Ne dites pas d’idioties. Bien sûr que non, je ne veux pas que vous partiez. Mais visiblement, vous en avez l’intention. Je vous connais depuis assez longtemps pour deviner qui va gagner. Donc, puisque votre décision est prise, il ne me reste qu’à m’assurer que vous êtes le mieux équipée possible, et que vos plans tiennent debout. Puis nous définirons une date à laquelle, si vous n’êtes pas de retour, nous nous partagerons vos affaires, viderons vos appartements, et vous oublierons. » Rhapsody se passa la main dans les cheveux, essayant de se remettre de ce changement d’attitude subit. « Très bien, acquiesça-t-elle maladroitement. Mais je ne peux pas emmener Jo. Ce ne serait pas une bonne idée. — Elle pourra assurer votre couverture. Et elle ne sera plus dans nos pattes. — Elle sera en danger, Achmed, expliqua Rhapsody, contrariée. J’ai enfin réussi à mettre cette petite en sûreté, et vous voulez que je la traîne à travers le continent jusqu’à la tanière d’un dragon ? Je ne crois pas, non. En plus, vous vous inquiétez sans cesse de ses gaffes. Elle pourrait en raconter plus à Ashe ou à quelqu’un d’autre sur ce qui se passe dans cette montagne que vous n’êtes prêt à en dire. — En parlant d’Ashe, intervint Grunthor d’un ton sérieux, vous n’avez qu’à le prévenir que s’il vous arrive quoi que ce soit, ou que vous ne revenez pas, je le traquerai jusqu’à ce que je le retrouve, et ensuite je le tuerai par des méthodes qui m’ont valu de devenir une idole suprême de la Torture. » Rhapsody éclata de rire. « Je le lui dirai. » Elle se pencha et embrassa Achmed sur la joue. Cinq jours plus tard, Ashe et elle prirent la route de l’ouest, par laquelle ils étaient arrivés tous les quatre. Elle avait passé la plupart du temps qui lui restait avec Jo, qui avait supplié qu’on la laisse venir, mais que Grunthor avait finalement convaincue de demeurer à Ylorc. « Alors je vais perdre la duchesse et la p’tite mam’zelle d’un seul coup ? Nan. Sois pas cruelle, Jo. J’vais me sentir tellement seul que je vais me coucher dans un coin et me laisser mourir. » Les femmes avaient éclaté de rire en l’imaginant dans cette posture. « Comment peux-tu résister à une supplique pareille ? » fit Rhapsody en étreignant sa sœur dans ses bras. Elle la serra plus fort contre elle, et Jo n’entendit plus qu’un murmure. « Et prends soin de l’autre, aussi. Il en a encore plus besoin. » Jo s’était contentée de hocher la tête. La réticence de Jo avait mis en lumière pour Rhapsody un constat étrange. Elle avait dû user avec elle des mêmes arguments que les deux autres avec elle. Si bien que, lorsque Jo avait fini par capituler, Rhapsody s’était sentie beaucoup moins sûre du bien-fondé de son entreprise, et quelque peu hypocrite. La veille de son départ, elle était restée toute la journée avec Achmed, à passer en revue leurs plans dans un silence complice. « Y a-t-il quelque chose de particulier que vous ne souhaitiez pas que je lui dise ? lui demanda-t-elle lors du dîner tranquille qu’ils partageaient dans les appartements du roi. Achmed avait levé les yeux vers elle. « Tout, répliqua-t-il, un sourire aux lèvres. Dites-lui ce que vous voudrez. — Vous êtes certain ? vérifia la jeune femme, surprise. — Oui. J’imagine que vous serez assez maligne pour conserver pour vous les informations qui nous concernent, sauf si vous n’avez pas le choix. — Oui, n’ayez crainte. Je garderai aussi un œil sur ces attaques étranges et vous ferai un rapport. » Achmed opina. « Veillez néanmoins à rester hors de portée. Et voyez s’il existe un lien entre Ashe et ces incursions. Je soupçonne depuis longtemps qu’ils vont de pair. — Comment ça ? demanda-t-elle, surprise. — Les Yeux-de-la-Colline ont attaqué juste après son arrivée. Les deux dernières incursions dont nous ayons entendu parler se sont produites à la périphérie de Bethe Corbair, juste avant que nous l’y rencontrions, et juste après. Peut-être est-ce relié. — J’espère que vous vous trompez, frissonna-t-elle. — Je l’espère aussi. Il n’est pas trop tard pour changer d’avis. » Rhapsody réfléchit pendant un moment. « Mieux vaut prendre le risque maintenant et influer sur l’issue de tout ça plutôt que nous terrer à attendre qu’elle nous tombe dessus. » Achmed hocha la tête ; il comprenait. Les trois qui restaient au Chaudron vinrent leur faire leurs adieux au moment du départ, à l’aube, le cinquième jour. Elle les embrassa et les serra contre elle tour à tour, les yeux secs, les rassurant de son mieux en leur promettant de revenir saine et sauve. Et ils partirent. « Elle ne reviendra pas, hein ? » demanda Jo, en pleurs, tandis que les deux ombres disparaissaient au-delà de la corniche. Elle était incapable de jouer plus longtemps la comédie. « Voyons, p’tite mam’zelle, il faut pas dire des choses pareilles, l’encouragea Grunthor en passant son bras énorme autour des frêles épaules de la jeune fille. La duchesse est bien plus forte qu’elle en a l’air. Tu devrais le savoir, depuis le temps. » Jo s’essuya les yeux d’un geste farouche. « Elle va mourir, et moi je vais me retrouver coincée là avec vous deux. Fabuleux. — Eh bien, ça améliorerait ton statut parmi les Bolgs, fit remarquer Achmed avec un petit sourire. Tu serais promue Première Dame, tu deviendrais la nouvelle duchesse d’Elysian, tu pourrais reprendre le rôle de Blonde de la Cour, à moins qu’on te propose mieux ailleurs. À ce moment-là il nous faudrait organiser une audition. — Allez vous faire foutre », lança Jo d’un air maussade, en quittant la pièce à grandes enjambées. Grunthor se protégea les yeux du soleil levant. Il paraissait pensif, inquiet peut-être. « Et si elle meurt, m’sieur ? Comment on le saura ? » Achmed haussa les épaules tout en scrutant l’horizon de ses yeux de chasseur, à la recherche d’un vestige de son ombre. Il n’en trouva point. « Nous n’en saurons rien. Mais je gage qu’on entendra son dernier chant dans le vent. Les Baptistrels lirins entretiennent des liens étranges avec la musique et la mort. » Il soupira en silence. Ou bien il percevrait son cœur, ce son rythmé et rassurant qui caressait sa peau sensible, s’éteindre comme une chandelle qu’on souffle, au loin. Il écarta vivement cette pensée. « Son travail ici est bien lancé. Nous ferons de notre mieux pour vivre sans elle. Tu as remarqué qu’en disant qu’elle allait très bien s’en tirer, elle n’avait pas sa note baptistrale dans la voix ? » Grunthor acquiesça. « C’est parce qu’elle ne peut la mettre que quand elle est certaine de dire la vérité. » Quand Ashe et elle atteignirent le sommet de la dernière crête avant les contreforts, Rhapsody se retourna et regarda vers l’est dans le soleil levant, qui pointait juste à l’horizon. Elle se protégea les yeux de la main ; elle se demandait si ces longues ombres étaient bien celles des trois personnes qu’elle aimait le plus au monde, ou simplement celles des pics tendus vers le ciel d’un air menaçant. Au bout d’un moment, elle crut en voir une faire signe de la main. Mais c’était sans importance. La vision de ces montagnes qui s’éloignaient, de ces sommets déchirant comme des crocs le ciel brillant avait quelque chose de très poignant. Rhapsody dut lutter pour endiguer le flot de nostalgie qui l’envahissait. Elle sentit sa gorge et sa poitrine se serrer, comme une nuit, très longtemps auparavant. Ma famille, pensa-t-elle, effondrée. J’abandonne à nouveau ma famille. Quelque part au cœur des montagnes multicolores naissait la grandeur, commençait une histoire. Ces gens qu’elle avait jadis considérés comme des monstres se dressaient hors des ténèbres comme ils avaient surgi des cavernes dans des temps anciens, et s’unissaient pour forger une nouvelle ère. Mais cette fois-ci, la montagne serait leur alliée. Ils allaient s’affûter au contact de cette meule géante, sous la main d’un maître forgeron qui était des leurs. Elle n’avait plus peur des Bolgs. Désormais, elle avait peur pour eux. Pour ce peuple primitif placé sous l’égide d’Achmed, la menace ne provenait pas seulement du dragon assoiffé de sang qui rampait quelque part dans les brumes au bord du monde. Les humains de cette terre nouvelle avaient beau être aussi différents que possible de ceux qui avaient habité Serendair, ils partageaient une croyance effroyable. Ils voyaient les Bolgs comme des monstres, tout comme elle auparavant. Et ils voulaient détruire les monstres. Le vent cinglant s’enroula en hurlant autour du dernier pic, froid et doux, et dissipa les ultimes voiles de brume matinale des yeux de Rhapsody et les derniers doutes de son esprit. Un élan de tendresse inexplicable la submergea soudain alors qu’elle contemplait ce lieu où demeuraient ses amis, où les Bolgs se réveillaient à peine. Autrefois elle s’était retrouvée tapie dans l’herbe, ne sachant quel camp choisir – celui des hommes qui l’avaient sauvée, ou celui des frères de sang de sa mère. Il n’y avait pour elle plus de dilemme. Elle entendit la voix de son père chuchoter à son oreille, portée par le vent du matin. Quand, tu trouves ce qui dans ta vie a plus de valeur que tout le reste, tu te dois à toi-même de le soutenir – parce que ça ne se représentera pas, mon enfant. Et si tu y crois sans faillir, le monde n’aura pas d’autre choix que de le voir par tes yeux. Car qui le connaît mieux que toi ? N’aie jamais peur de prendre une position difficile, ma chérie. Trouve la seule chose qui compte – tout le reste se résoudra de soi-même. Où qu’elle soit appelée à vivre ensuite, les Bolgs et ceux qui les gouvernaient auraient toujours son allégeance. Et les mettre à l’abri valait tous les risques et toutes les pertes qu’elle était prête à endurer. « Regardez », dit Ashe, dont la belle voix de baryton chassa sa rêverie. Rhapsody se retourna et suivit du regard son doigt tendu en direction d’une autre ligne d’ombres, à des kilomètres, à la limite des steppes, là où se rencontraient les plaines et les champs plus rocailleux. « Qu’est-ce que c’est ? — On dirait une sorte de rassemblement. Des humains, visiblement, ajouta-t-il au bout d’un moment. — Des ambassadeurs, acquiesça Rhapsody d’une voix douce. Ils viennent rendre hommage à Achmed. » Ashe frissonna. Le tremblement était visible, même sous la cape de brume. « Je ne les envie pas, dit-il avec une pointe d’humour. Ça devrait pas mal secouer leur conception du protocole. » Rhapsody leva les yeux vers l’ombre sous la capuche et n’y vit qu’un léger voile de vapeur. Elle sentit un bourdonnement à la naissance du cuir chevelu tandis qu’elle cherchait en vain un regard dont elle aurait voulu percer l’expression. Ashe avait eu l’air à l’aise parmi les Bolgs, il s’était comporté en visiteur courtois et tolérant, mais ce n’était là qu’un indice éphémère. La capuche dissimulait peut-être quelque chose de bien plus sinistre. Et même si elle pouvait voir son visage, elle n’en aurait pas plus accès à son cœur. Il était son guide, celui qui la mènerait peut-être au repaire du dragon, étape nécessaire pour assurer la sécurité des Terres bolgs. Restait à voir si elle pourrait arriver jusque-là. Quoi qu’il en soit, il lui faudrait demeurer vigilante à l’égard d’Ashe, au nom de ceux qu’elle laissait derrière. Ashe reprit sa canne. « Nous y allons ? » Il regarda vers l’ouest, au-delà de la vallée où le dégel s’était amorcé, de la vaste plaine, et des contreforts, plus bas. Rhapsody contempla encore quelque temps le panorama des Dents, puis se tourna à son tour vers l’ouest. Un quartier de soleil s’était levé derrière et un rayon de lumière dorée tranchait la brume grise du monde qui s’étendait sous eux. Par contraste, la ligne de silhouettes sombres au loin se mouvait dans une pénombre déchiquetée. « Oui, dit-elle en replaçant son sac sur son épaule. Je suis prête. » Sans un regard en arrière, elle descendit à sa suite sur le versant ouest de la dernière montagne, entamant le long voyage vers le repaire du dragon. Au loin, la silhouette d’un homme nimbée d’une ombre plus large et indéfinissable s’immobilisa un moment, leva la tête en direction des collines, puis reprit sa route vers le royaume des Firbolgs. Dans un crissement strident et brûlant, l’Éditeur de Temps se brisa et prit feu, puis sauta de la bobine. L’image projetée sur l’écran devint blanche, tandis que de la fumée commençait à monter de la lampe. Un fragment de film fragile tomba au sol dans une traînée de flammes. Meridion bondit en avant pour s’emparer de la roue et tenta d’étouffer les étincelles qui en dévoraient les montants brisés. Il passa vivement la main sur la console de l’Éditeur de Temps et soupira en la voyant s’éteindre. Puis il ramassa le segment tombé à terre et le retourna entre ses mains avec désarroi. Sans même avoir à regarder, il sut que le film était irrécupérable. Il se rassit sur sa chaise, inconsolable, à contempler le fragment brûlé. Puis il le leva dans la lumière. Il pouvait presque les distinguer, ces images minuscules de la femme menue à la chevelure scintillante attachée par un ruban noir, et de l’homme en cape grise avec sa capuche. Debout face à face au sommet de l’une des dernières pointes avant les contreforts, illuminés par les rayons du soleil levant. Meridion soupira. Les quitter était d’une ironie douloureuse, les laisser ainsi figés en surplomb d’une vallée époustouflante, comme il les avait vus cette nuit-là, au Patchwork. Au moins les avait-il de nouveau réunis, du même côté du Temps. Il avait tellement défiguré leur âme de ses ravages qu’ils ne se reconnaissaient plus l’un l’autre. Mais ils finiraient par se reconnaître. Il le fallait. Meridion agita une nouvelle fois la main au-dessus de la console et l’Éditeur se ralluma dans un grondement. Avec précaution, il glissa sous l’objectif le bord du film brûlé. Il ajusta patiemment l’oculaire en le faisant coulisser de haut en bas pour faire le point sur le fragment carbonisé qui avait éclaté. Épuisé et découragé, il finit par abandonner. L’image était désormais drapée dans des ténèbres éternelles, rendue méconnaissable par le feu. Il espérait avec ferveur ne pas avoir manqué un détail capital, un indice sur l’identité du F’dor. Sans cet indice, il ne pourrait plus intervenir. Ils se retrouveraient plongés dans le noir comme le film de leur fil-de-vie. Leur histoire était déjà assez tragique. Sans cet indice qu’il cherchait, elle était appelée à devenir plus atroce encore. Il éteignit une nouvelle fois l’Éditeur et se recula dans son siège pour réfléchir, dans la pénombre. Cette même pénombre dans laquelle venait de plonger l’image captive dans ce morceau de film brûlé, tout poudré de charbon. La nuit tombait, mais cela lui importait peu. L’obscurité était son amie et ses yeux accoutumés à l’absence de lumière étaient revenus depuis longtemps du royaume du feu noir. Le blanc de ces yeux, impossibles à distinguer de ceux d’un autre à la lumière du jour, s’ourla peu à peu de rouge sang. Quiconque aurait pu l’espionner aurait vu ses yeux se teinter d’écarlate dans les coins. Mais bien sûr, il n’y avait personne. Il prenait garde à cacher son autre côté ; il aurait été dommage de se faire démasquer si près du but. Il vit au loin approcher l’ambassadeur. Il se cala dans son fauteuil et soupira. Après tout ce temps, les Trois avaient fini par venir, il en était certain. Ces étranges grondements en provenance de Canrif, ces récits chuchotés au sujet du nouveau roi firbolg et les progrès de la population de monstres qui vivaient là-bas étaient autant de preuves qu’il avait vu juste. Même le tout-puissant Gwylliam n’avait su apprivoiser les Bolgs. La seule question à présent était quoi faire. Les choses se déroulaient bien, trop bien pour que tout tourne de travers maintenant. Il avait semé assez de graines de discorde pour préparer la rébellion qui couvait. La perte de la Maison du Souvenir lui avait porté un rude coup, mais rien à quoi il ne puisse faire face. Plus critique pour ses plans était l’interruption imminente du Rite du Patriarche. Il était difficile de dire si le nouveau pouvoir à Canrif représentait ou non une menace, sur ce plan. Si ce pouvoir se cantonnait à Canrif, avide de conquêtes et occupé à militariser ces monstres, il serait trop loin pour pouvoir intervenir. C’était là un point important. Trop de choses dépendaient de l’assassinat de Sepulvarta pour courir le moindre risque de le voir échouer. Il ferma les yeux et savoura le goût de mort qui planait sur le vent, gonflé de son impatience. L’heure approchait, et avec elle cette excitation lancinante qui tambourinait sourdement, comme une cadence militaire en pleine frénésie guerrière. C’était le rythme de la haine en marche, déterminée et implacable, qui résonnait au loin. Bientôt elle serait là, juste au bon moment. Les coups frappés à la porte dispersèrent ses plaisantes rêveries. Il se leva lentement et alla accueillir l’ambassadeur, l’un des deux seuls dans ce monde à qui il pouvait confier des missions aussi critiques. La première consistait à jauger Canrif et son nouveau souverain. La seconde était de s’assurer que les Trois demeureraient dans le Royaume Caché des Bolgs, hors de son chemin, pendant qu’il veillait à des tâches bien plus importantes. Une fois l’émissaire parti pour la cour du roi firbolg, il s’installa de nouveau dans son fauteuil. « Nous verrons bientôt qui mérite vraiment le nom d’Enfant du Sang », dit-il en souriant pour lui-même. Seules les ténèbres l’entendirent. Remerciements La force musicale d’une rhapsodie tient à la variété de l’inspiration qui l’a mise au monde, et au talent des musiciens qui lui prêtent vie. Prenez un moment, je vous prie, pour saluer l’orchestre : Richard Curtis, agent, artiste et mélomane passionné, qui a cru à mon chant avant quiconque, même moi. Sans lui il n’y aurait pas de livre. Mon remarquable éditeur, James Minz, le chef d’orchestre qui connaît la mélodie mieux que moi, et toute la merveilleuse équipe de chez Tor. Les premiers violons, T.L. Evans et W.J. Ralbovsky, pour leur aide et leur amitié dès le tout début, la période la plus difficile pour les répétitions. Les critiques, Rebecca Mayr, Sharon Harris, Jennifer Roberson et Anne McCaffrey, pour avoir assisté aux répétitions en costumes et m’avoir indiqué les passages périlleux, avant la première. Robert J. Becker, pour ses calculs cartographiques et son expertise géologique. Norma J. Coney, pour sa remarquable connaissance de la flore et des herbes. Luis Royo, pour ses talents d’illustrateur, et Ed Gazsi, pour ses cartes splendides. Helen M. Kahny, pour sa compréhension éclairée de la musique médiévale, et notamment sa maîtrise du Guido, ainsi que pour tout ce qu’elle m’a donné. Monsieur le Professeur Wilhelm Nicolaisen, pour avoir développé mon amour du folklore et de la tradition, et pour m’avoir montré comment en percer les secrets. Et surtout, mon mari et mes enfants, mes soutiens infaillibles et mon public précieux. Mes remerciements sincères à vous tous et à chacun d’entre vous, aussi. Acceptez cette révérence. Table des matières 28 29 30 31 32 33 34 35 36 37 38 39 40 41 42 43 44 45 46 47 48 49 50 51 52 53 54 55 56 57 58 59 60 61 62 63 Remerciements