ELIZABETH HAYDON Rhapsody Première partie * La symphonie des siècles, I roman Traduit de l’américain par Marie de Prémonville Pygmalion À novembre, octobre et septembre, les trois meilleurs mois de l’année. Avec amour et reconnaissance, pour ce qu’ils m’ont donné. Prophétie des Trois Les Trois viendront, partant tôt arrivant tard, Les âges de la vie de tous les hommes : Enfant du Sang, Enfant de la Terre, Enfant du Ciel. Chaque homme, fait de sang et né dans le sang, Parcourt la Terre, nourri par elle, Tendu vers le Ciel et abrité par lui, Il n’y monte qu’en ses derniers instants, ne faisant plus qu’un avec les étoiles. Le sang offre la renaissance, la Terre apporte la nourriture ; Le Ciel donne les rêves dans la vie – l’éternité dans la mort. Ainsi seront les Trois, chacun l’un pour l’autre. Prophétie de l’hôte indésirable Parmi les derniers partis, parmi les premiers arrivés, Indésirables, cherchant un accueil en terre nouvelle. La puissance gagnée en étant les premiers Fut perdue en étant les derniers. Des hôtes l’élèveront, inconscients, Comme l’invité accueilli par les sourires Tout en empoisonnant secrètement le garde-manger Jalousement gardé de son propre pouvoir. Jamais cet hôte n’a ou ne devra engendrer d’enfants, Pourtant toujours il cherche à se reproduire. Ouverture Meridion MERIDION S’ASSIT DEVANT L’ÉDITEUR DE TEMPS et se mit au travail. Il ajusta les objectifs et vérifia les rouleaux de toron diaphane dont la trame allait en se délitant, depuis le film épais et translucide du Passé jusqu’aux fibres ténues et embrumées de l’Avenir. Il épousseta une dernière fois les instruments élancés et déroula le fil épais qu’il avait extrait de la bobine du Passé. Puis il fixa celui-ci au montant en ogive de la machine et le plaça sous la lentille. Par un tri méticuleux, il sépara chaque ligne chronologique, se déplaçant au fil des siècles et des ans. Puis il affina sa recherche aux jours et enfin aux instants précis, jusqu’à trouver celui qu’il voulait. Il sourit malgré lui en observant la démarche du garçon, outrecuidante et insouciante, tandis qu’il déambulait sur le chemin de la forêt. C’était là une démarche très différente de celle qu’il lui connaissait. Un décor éclatant environnait le garçon, d’une fraîcheur à pleurer, celui d’une matinée d’été rayonnante qui ne pouvait manquer de toucher le cœur. Pourtant, il ne semblait pas y prêter la moindre attention. Meridion arrêta le mouvement de la roue. Du disque prismatique suspendu en l’air à côté de l’Éditeur il retira une minuscule flasque, faite de pierre noire et dense, moulée en forme de fiole impossible à renverser. Meridion eut un léger mouvement de recul lorsqu’il en ôta le bouchon. Les relents astringents et l’âpreté de cette odeur le prenaient toujours au dépourvu. Il cligna plusieurs fois les yeux mais refusa d’y porter la main pour essuyer les larmes qui en avaient jailli, mesurant le risque qu’une gouttelette infinitésimale entre en contact avec sa peau – ou, bien pire, qu’elle soit gaspillée. Lorsque sa vision redevint claire, il se saisit du pinceau à fil de soie et attendit patiemment que la minuscule perle de liquide miroitant s’allonge en forme de larme ovale, avant d’être à nouveau absorbée par la brosse miniature. Enfin satisfait, il tamponna méticuleusement de ce liquide les yeux du garçon à présent figé dans cette image immobile, et observa pour vérifier que la solution s’était répandue sur les iris bleu saphir, jusqu’au canthus de chaque œil. La fenêtre d’intervention serait étroite, et sans appel. Il importait de donner à ce garçon toutes les chances d’y voir clair rapidement. Une fois l’opération terminée, il replaça le bouchon sur la fiole et la reposa sur le disque scintillant. Meridion décrocha le rouleau de l’arc de l’Éditeur de Temps et le remplaça par un autre, lui aussi du Passé, mais plus ancien. Il mit celui-ci en branle avec plus de soin encore que le précédent, du fait de son extrême ancienneté et de sa provenance, un lieu à présent englouti par les vagues. Il lui fallut beaucoup plus de temps pour trouver l’endroit précis sur ce fil, mais Meridion ne manquait pas de patience. Il devait faire cela avec application. Beaucoup de choses en dépendaient. Lorsqu’il localisa enfin le point exact qu’il cherchait, il immobilisa de nouveau la roue et prit un instrument différent. D’une main experte, il découpa une tranche fine, lisse et circulaire, isola l’image du premier fil et l’incorpora délicatement au second. Il vérifia la précision de son travail à travers la lentille. Contrairement à ce que Meridion supposait, le garçon n’avait pas perdu conscience. Il gisait face au sol dans la terre, en proie à des convulsions, le visage entre les mains et se frottant les yeux avec frénésie. Meridion en fut à la fois désolé et amusé. J’aurais dû me douter qu’il allait se débattre, pensa-t-il. Il s’adossa dans son siège et fit pivoter l’écran de vision vers le mur pour observer le résultat de son travail. Puis il attendit l’instant de la rencontre, et de la sortie. L’Île Perdue 1139, Troisième Ère LA DOULEUR DISPARUT AUSSI SUBITEMENT qu’elle avait surgi. Gwydion cracha la poussière du chemin qui lui emplissait la bouche et roula sur le dos, se laissant aller à pousser un long grognement sourd. Il jeta un regard vers le ciel qui s’étendait au-dessus de lui et prit instantanément conscience du glissement, non seulement géographique, mais aussi temporel. Une seconde plus tôt c’était le début de matinée ; là il se retrouvait de toute évidence en fin d’après-midi ; la nuit ne tarderait pas à tomber. Il ne faisait aucun doute qu’on l’avait extirpé de l’endroit où il se tenait auparavant. Quant à savoir où il avait atterri, il n’en avait pas la moindre idée. Par chance, Gwydion était doté d’une nature pragmatique. Après l’adaptation nécessaire à son nouvel environnement, il se releva et se mit à réfléchir à ce qu’il allait faire ensuite. Connaître le pourquoi et le comment de son arrivée ici n’était pas son souci majeur pour le moment. Gwydion remarqua l’air plus vif que celui de sa terre natale et se fit la réflexion qu’il lui faudrait un peu de temps pour s’y acclimater. Il jeta un œil autour de lui et aperçut un petit bosquet à quelques foulées à peine, vers lequel il se dirigea d’un pas énergique. En atteignant le couvert des arbres, il s’aplatit au sol et s’autorisa une série de courtes inspirations saccadées, qui allèrent peu à peu en s’allongeant, jusqu’à ce que ses poumons en viennent à assimiler le changement d’air ; de la main il protégea ses yeux emplis de larmes pour leur donner une chance de s’adapter. Puis il chercha à tâtons les objets qu’il avait emportés avec lui pour aller en ville ; sa dague et sa bourse étaient toujours là, de même que son outre et sa pomme. Il s’offrit une petite gorgée d’eau. Alors qu’il refermait l’outre, il ressentit de faibles vibrations dans la terre sous lui. Un chariot, ou un véhicule de ce genre, semblait approcher. Gwydion s’aplatit plus encore au sol, tandis qu’un nuage de poussière de plus en plus épais devançait l’arrivée d’un groupe. Trois hommes marchaient à côté d’un chariot tiré par deux bœufs. Un veau suivait, un peu en arrière, tandis qu’un quatrième homme conduisait l’engin chargé de barils de grain et d’un tas de foin. Les tenues de ces hommes ne lui étaient pas familières, mais il lui parut évident qu’il s’agissait de paysans, sans doute de fermiers. Gwydion écouta aussi attentivement que possible, en dépit du brouhaha des roues. Il sentait comme une pulsation tambourinant dans ses orbites. Son regard se porta sur les lèvres des fermiers, qu’il distinguait avec une étrange précision au milieu du voile brumeux qui lui obstruait la vue. Sa vision devint soudain d’une incroyable netteté, comme s’il pouvait voir les mots se former sur leurs bouches, et il les entendait comme si on les lui murmurait à l’oreille. Lorsqu’il identifia la langue en question, il sentit la tête lui tourner. Ils parlaient le cymrien ancien. C’est impossible, se dit le jeune homme. Le cymrien ancien était une langue presque éteinte, utilisée seulement en de rares occasions, essentiellement pour les cérémonies sacrées d’autres religions que la sienne, ou bien comme langue précieuse et quelque peu affectée parmi les descendants des Cymriens. Mais ici on la parlait bel et bien, et entre paysans encore. C’était la langue vernaculaire, celle d’une journée comme une autre à la ferme. Ce qui était impossible, à moins que… Gwydion frissonna. Serendair, patrie des Cymriens, avait disparu depuis plus de mille ans maintenant, engloutie par la mer dans le cataclysme qui avait rayé de la carte cette île et certains de ses voisins dans un incendie volcanique sans précédent. Ses propres ancêtres étaient originaires de l’Île, comme ceux de quelques-uns de ses amis, mais dans l’ensemble les réfugiés de cette contrée se réduisaient à un peuple dispersé, décimé par les pertes nécessaires des guerres livrées sur leurs terres d’accueil. Se pouvait-il qu’une enclave intacte existe encore, un endroit où les Cymriens vivaient comme plus de treize siècles auparavant ? Alors que le chariot et son nuage de poussière disparaissaient en grondant au bout du chemin, la tête de Gwydion émergea du bouquet d’arbres et de taillis pour observer le groupe s’éloigner. Il vit la charrette escalader avec peine une colline abrupte à l’ouest, puis s’évanouir de l’autre côté. Il attendit d’être certain de pouvoir atteindre la crête en les gardant en vue sans se faire voir lui-même, vérifia qu’il n’y avait personne d’autre sur la route, puis se dirigea à son tour vers la colline. Arrivé en haut, il marqua un temps d’arrêt pour contempler la campagne vallonnée sous le soleil déclinant de cette fin d’après-midi, qui faisait glisser sur certains prés comme un voile d’or. Le pays qui se déroulait sous ses yeux était splendide, et il sut qu’il n’était jamais venu dans ces parages, car il s’en serait souvenu. Dans la chaleur estivale, la terre riche et verdoyante emplissait l’air de ses odeurs fortes et vivifiantes. Le regard embrassait des terres cultivées à perte de vue dans une surenchère de champs et de prairies parsemés d’arbres, qu’aucune véritable forêt ne venait interrompre. Nulle trace de cours d’eau important non plus, rien que de maigres ruisseaux s’entrecroisant dans les champs, et le vent n’apportait pas le parfum de la mer. Gwydion n’avait guère le temps de se demander où il était. La lumière désertait peu à peu le ciel, et le chariot avait presque disparu. Il se dirigeait sans doute vers le village que le garçon apercevait au-delà de la vallée suivante. En chemin s’égrenaient quelques fermes, toutes de dimensions modestes sauf une, plus opulente. Il décida de s’arrêter à la première petite qu’il croiserait, afin d’y quémander le gîte et, avec un peu de chance, des réponses. Gwydion retira de sa main l’anneau d’or armorié qu’il portait et le fourra vivement dans sa besace. Il embrassa une dernière fois du regard la vue ondulante et prit une profonde inspiration. Ses poumons s’étaient habitués à l’air du cru. Il possédait une douceur particulière, celle des parfums mêlés des prés et des granges, une richesse qui évoquait un bonheur comme il n’en avait jamais connu de toute sa courte vie. Une sensation de calme l’envahit. Pas le temps de se demander comment il avait atterri ici, c’était bien inutile. Quelle qu’en soit la raison, il se trouvait là, et il avait bien l’intention de profiter de l’aventure à fond. Il détala ventre à terre en direction de la ferme en contrebas, où les bougies commençaient tout juste à scintiller derrière les fenêtres. Lorsqu’il atteignit la première petite ferme, un groupe d’hommes achevait les corvées du jour, ramenant les socs et le bétail à l’étable et se préparant pour la nuit. Le coucher de soleil éclatant éclaboussait le corps de ferme et les enclos environnants de douces zébrures roses et écarlates. Les journaliers échangeaient des plaisanteries ; la fin de cette longue journée les mettait d’humeur joyeuse. Gwydion identifia l’homme qu’il pensait être le fermier. Il était nettement plus vieux que les autres, avec une touffe de cheveux argentés et un corps encore fort et musclé. Il dirigeait le reste du groupe d’une voix douce qui contrastait avec sa stature. Gwydion s’avança jusqu’au bout du chemin qui menait à la maison, dans l’espoir d’attirer l’attention du fermier sans lui paraître menaçant. Il resta debout là un moment, mais les hommes se dépêchaient de finir et ne le remarquèrent pas. « Partch ! » cria une voix aiguë au-dessus de lui. Il se retourna. Une femme plus âgée, sans doute l’épouse du fermier, se tenait sous l’avant-toit de la maison et interpellait l’homme en désignant Gwydion du doigt. « On dirait que t’as une nouvelle recrue. » Elle sourit à Gwydion, qui lui retourna la politesse. C’était plus facile qu’il l’avait imaginé. Le fermier passa les rênes des derniers chevaux à l’un des hommes et se dirigea vers le garçon en s’essuyant les mains sur sa chemise. « Salut, Sam, dit-il en tendant la main à Gwydion. Tu cherches du travail ? — Oui, monsieur », répondit Gwydion en lui serrant la main. Il espéra sa prononciation correcte. Le fermier comprit tout de suite que le garçon n’utilisait pas sa langue maternelle, et il ralentit sa diction pour bien se faire comprendre. De la main, il appela un de ses hommes, qui s’approcha en se frottant les mains sur un chiffon. « Asa, montre au jeune Sam la resserre. Tu pourras t’y installer. J’ai bien peur que tu aies raté le souper, mon garçon. Mais le Bal de la prémoisson a lieu ce soir en ville, et ces jeunes gars y vont. Pourquoi tu ne les accompagnerais pas ? Il y aura de quoi manger, là-bas, si tu as faim. » La femme gloussa en entendant son mari. « On a quelques petits restes, s’il a faim maintenant, Partch. Allez, jeune homme, suis-moi donc. » Et elle se dirigea vers la maison. Gwydion lui obéit, ses yeux s’arrondissant de surprise au spectacle qui l’entourait. Les murs de pierre étaient doublés de bois à l’intérieur, et les meubles de facture simple mais habile ; ils portaient la marque de fabrique de l’art cymrien. Les pieds de chaises et les escaliers étaient sculptés comme les piliers de l’autel de la basilique de Sepulvarta, la ville sainte de cette terre, et les tables ressemblaient à celles qu’il avait vues dans la Grand-Salle de Tyrian. « Tiens, jeune homme, dit-elle en lui tendant une assiette pleine. Pourquoi tu ne l’emporterais pas avec toi jusqu’à la remise, histoire de faire un brin de toilette ? Le Bal de la prémoisson, c’est pas une mince affaire, dans le coin – il y en a un, là d’où tu viens ? » Gwydion prit l’assiette en remerciant la femme d’un sourire. « Non, m’dame, répondit-il d’un ton respectueux. — Eh bien, je suis sûre que ça te plaira. C’est le dernier bal avant la tombola nuptiale, alors autant t’amuser tant que tu le peux encore. » Elle lui adressa un clin d’œil, puis retourna terminer son travail. « La tombola nuptiale ? — Oui. Ça non plus, tu n’en as pas, chez toi ? — Non », confessa Gwydion en la suivant vers la porte. Elle l’ouvrit à la volée et la maintint pour qu’il passe, puis se dirigea vers les deux hommes, qui se lavaient avec les autres. « Alors tu ne dois pas venir d’une communauté de fermiers. — Non, m’dame », acquiesça Gwydion. Il pensa à l’endroit d’où il venait et dissimula un sourire. « Ma foi, tu ferais bien de te préparer. On dirait que les autres sont presque prêts à partir. — Merci », lui dit Gwydion avec reconnaissance. Il rompit un morceau de pain et l’engloutit avec un appétit vorace, puis suivit Asa jusqu’à la remise où dormaient les ouvriers. Gwydion sauta du chariot dès qu’il s’arrêta. La route avait été rocailleuse, mais le trajet agréable, et les ouvriers s’étaient montrés aimables, sinon bavards. Dès le début il avait senti de leur part une certaine réserve, et il n’aurait su dire s’il devait cette distance à son statut d’étranger ou bien à sa nature de sang-mêlé. Tous ces hommes sans exception étaient humains, de même que le fermier et sa femme, et tous ceux qu’il avait croisés jusqu’ici. Par leur configuration, pure et homogène, ces lieux différaient tout à fait du reste du monde où dominaient les sang-mêlé. Le village resplendissait de mille feux, de lanternes fixées sur des tonneaux et de lampions accrochés dans les arbres qui donnaient au décor un air de fête. Cette communauté ne paraissait pas très riche, mais les fermes semblaient prospères et les gens bien nourris et bien habillés, pour la plupart. L’absence totale de luxe frappait. Le regard de Gwydion enregistra les détails de la décoration, agencés avec simplicité – des rameaux fraîchement coupés et des fleurs odorantes ornaient en guirlandes la grande salle du village, qui faisait de toute évidence office de lieu de culte, de salle du conseil, de grange et d’école. On avait disposé de longues tables recouvertes de plats bien garnis et des fruits de la moisson de part et d’autre de cette vaste pièce ouverte à sol de terre battue, et des lacs d’amour en mousseline avaient été accrochés un peu partout. Bien qu’accoutumé à bien plus de faste et de raffinement, Gwydion se retrouva avec plaisir entraîné dans cette fête rudimentaire et bon enfant. La simplicité des lieux et des coutumes lui donnait un sentiment de légèreté ; elle opposait un contraste saisissant avec les cérémonies lugubres et pompeuses auxquelles il était habitué. L’excitation était presque tangible dans l’air à mesure qu’arrivaient les villageois, les jeunes femmes en robes de drap fin aux couleurs pâles, et les hommes en chemises de mousseline immaculées. Un musicien muni d’un instrument à cordes que Gwydion échoua à identifier arriva, accompagné de deux joueurs de minarellos, qu’on appelait parfois chez lui boîtes-à-cris. Ils étaient en train de traîner des tonneaux vers un recoin, derrière la table à victuailles. Tout le village s’apprêtait à fêter la récolte à venir, autant celle des fruits de la terre que celle des jeunes gens à marier. Tandis que la pièce commençait à se remplir, Gwydion se rendit compte qu’il ne passait pas inaperçu. Plus d’une fois, un groupe de jeunes femmes passa devant lui, le dévisagea des pieds à la tête, puis se chuchota des secrets à l’oreille en gloussant d’excitation. Il se sentit un peu mal à l’aise, mais cette impression ne dura qu’un temps. Les demoiselles se dispersaient rapidement ou se déplaçaient, pour être rejointes par leurs amies ou par quelques garçons un peu plus âgés. Il estima que ces jeunes filles devaient avoir à peu près quatorze ans, comme lui, alors que les garçons paraissaient quatre à cinq ans de plus, bien qu’il en aperçût aussi quelques-uns plus jeunes. Gwydion s’approcha de la table des rafraîchissements, où une femme l’encouragea à se servir, ce qu’il fit bien volontiers. Personne ne lui demanda qui il était, bien qu’il parût évident qu’il n’était pas du coin. Mais certains semblaient ne pas venir du village même. Lorsque les villageois s’adressaient à un homme qu’ils ne connaissaient pas, ils l’appelaient Sam en général, ou Jack. Ce qui expliquait l’apostrophe du fermier, à l’arrivée de Gwydion. Un homme plus âgé pénétra dans la pièce, les bras chargés d’une grosse boîte en bois, et une onde d’excitation parcourut la foule. Il se dirigea vers la table, et la femme qui se trouvait derrière débarrassa un coin afin qu’on puisse y déposer le contenu de la boîte – laquelle recelait un grand nombre de petits parchemins, ainsi que plusieurs encriers accompagnés de plumes et de roseaux pour écrire. Alors la foule se sépara en deux groupes, hommes d’un côté et femmes de l’autre, et les demoiselles continuèrent à fourmiller dans la pièce, tandis que les damoiseaux se précipitaient vers la table. Ils se mirent à fouiller parmi les parchemins, à la recherche de certains en particulier et, lorsqu’ils avaient la main heureuse, se mettaient à écrire à la plume d’une main frénétique. Gwydion connaissait le principe des carnets de bal, et il lui semblait que c’était peut-être ce dont il s’agissait ici. Il décida que c’était le moment rêvé pour aller prendre l’air. La nuit était tombée pendant qu’il se trouvait à l’intérieur, et à présent le ciel était complètement noir. Les lanternes et les bougies illuminaient les alentours et il arrivait encore du monde, au milieu des rires et des discussions, dans l’excitation générale. Tous se bousculaient autour de Gwydion comme s’il n’était pas là. En les observant il prit conscience de l’importance que revêtait ce rituel social. En dépit de l’humeur légère, il sentait la solennité sous-jacente, le sérieux presque palpable de la situation. Dans une communauté telle que celle-là, se marier et étendre sa famille était primordial, essentiel à la survie. Gwydion quitta les environs de la salle de bal, à la recherche d’un endroit sombre d’où il pourrait apercevoir les étoiles. Il pensait pouvoir mettre à profit ses connaissances en astronomie pour déterminer sa position en scrutant le ciel nocturne. La lueur des lanternes nuisait beaucoup à la visibilité, aussi lui fallut-il s’éloigner avant de pouvoir distinguer quoi que ce soit. Lorsqu’il y parvint enfin, cela ne lui fut pas d’une grande utilité. Il ne reconnut aucune des constellations, ni même une seule étoile isolée. L’une d’elles, très vive, scintillait à l’horizon, mais même celle-ci ne lui disait rien. Il se sentit submergé par une vague de peur glacée. Jusqu’ici il avait cru qu’il pourrait rentrer chez lui sans trop de problème, une fois qu’il aurait défini où il se trouvait. Mais si même les étoiles lui paraissaient étrangères, c’est qu’il avait atterri bien plus loin qu’il ne l’avait d’abord estimé. Pourtant la saison était sans doute la même que lorsqu’il était parti… Plus rien n’avait de sens. Gwydion s’assit sur un banc fait de tonneaux et lutta contre la boule de panique qu’il sentait monter dans sa gorge. De l’autre côté de la route, un léger mouvement attira son attention ; il se retourna pour mieux voir. Derrière un banc identique au sien, au bord de la route, quelqu’un se tenait accroupi et observait la grande salle par-dessus la rangée de barils. Gwydion décida d’en avoir le cœur net. Il avait laissé la plupart de son équipement à la ferme, mais il avait gardé sa dague. Il s’en saisit et traversa la route en courant, contournant la rangée de futs par-derrière. Une fois en position favorable, il se releva avec précaution et appuya une main sur un des barils pour essayer de discerner l’intrus à proximité. À son immense surprise, il constata qu’il s’agissait d’une jeune femme, cachée là à observer les allées et venues dans la grande salle. Il ne distinguait pas son visage. Elle avait de longs cheveux lisses parcourus d’une très légère ondulation, qui recouvraient son dos comme un drap de soie jeté sur ses épaules. Dans l’obscurité, ils paraissaient de la couleur du lin clair, et Gwydion fut surpris par un désir ardent de passer la main dans cette chevelure. Il tendit le bras, mais choisit de lui tapoter l’épaule. Elle sursauta, le souffle coupé, et fit volte-face vers lui en renversant presque les tonneaux sur la route. L’air choqué qu’elle arborait ne gâcha en rien l’impression que son visage produisit sur Gwydion : l’impression de n’avoir jamais vu spectacle plus ravissant de toute sa vie. Elle avait des traits délicats, avec de grands yeux ourlés de longs cils noirs, et la lèvre supérieure en forme d’arc. Contrairement aux autres jeunes filles présentes à la fête, celle-ci était visiblement de sang-mêlé, tout comme lui, et élancée. Tandis qu’elle reculait contre les tonneaux, ses cheveux lui glissèrent sur les épaules, dissimulant sous leur flot le haut de son corps et le petit bouquet de fleurs qui ornait sa poitrine. « N’aie pas peur, dit Gwydion avec toute la douceur dont il était capable. Pardon de t’avoir effrayée. » La jeune femme prit une profonde inspiration et dévisagea Gwydion de ses yeux immenses. Elle cligna les paupières, comme pour chasser des larmes qui lui auraient subitement piqué les yeux. Il lui fallut un certain temps pour répondre et, lorsqu’elle y parvint, la surprise qui perça dans sa voix fit faire un bond à l’estomac de Gwydion. « Tu es Lirin », lâcha-elle. Jamais il n’avait entendu une telle fascination dans la voix de quiconque. « Oui, en partie. Toi aussi ? » Elle hocha lentement la tête. Gwydion toussa pour faire diversion et dissimuler la rougeur qui gagnait soudain son visage. « Hum, et vous êtes nombreux, des Lirins, je veux dire, dans le coin ? — Non, répondit-elle, toujours stupéfaite. Hormis ma mère et mes frères, tu es le premier Lirin que je voie de ma vie. Qui es-tu ? » Gwydion réfléchit à la réponse qu’il pourrait lui donner. Plus que tout, il souhaitait lui dire la vérité, mais il n’était pas certain lui-même de la connaître. « On m’appelle Sam, répliqua-t-il simplement. Et toi ? » Pour la première fois, la jeune femme sourit, et Gwydion ressentit un frisson étrange, qu’il n’avait jamais connu auparavant. Une sensation grisante, effrayante et vertigineuse à la fois, et il n’était pas certain de posséder encore toute la maîtrise de ses expressions et de sa voix. « Emily », dit-elle, en jetant un coup d’œil derrière elle. Deux jeunes hommes approchaient. Ils inspectaient les alentours tout en plaisantant entre eux. La jeune femme recula, lui rentra presque dedans, puis se réfugia de nouveau derrière les barils. Gwydion s’assit à ses côtés, se dérobant lui aussi à leur vue. Ils observèrent tous deux les hommes parcourir la route de terre et les champs environnants. C’est alors que la musique démarra, au milieu d’une vague de rires et d’applaudissements, et les hommes se retournèrent vers la grande salle. Emily attendit qu’ils soient hors de vue avant de laisser échapper un long soupir. « Tu les connais ? l’interrogea Gwydion, qui se demandait ce qu’il avait manqué. — Oui », répondit-elle d’un ton sec. Elle se redressa sur les genoux pour mieux voir. N’apercevant personne d’autre, elle se détendit. Puis elle se redressa et épousseta sa jupe. Gwydion se releva lui aussi. En règle générale, il n’avait que faire des femmes, jeunes ou vieilles. Étant orphelin, il avait peu d’expérience en la matière. Mais cette fille dégageait quelque chose de différent. Il y avait dans ses yeux une intelligence innée, ainsi que d’autres choses impossibles à décrire. Elle le fascinait. Peut-être était-ce parce qu’elle était le seul représentant de sa race qu’il ait jamais rencontré. Ou peut-être fallait-il incriminer ce léger bourdonnement dans ses yeux, et l’incapacité dans laquelle il se trouvait de détourner le regard d’elle. Quelle que soit l’explication, il voulait s’assurer qu’elle ne disparaîtrait pas. « Pourquoi te caches-tu ? Tu n’aimes pas danser ? » Elle se tourna de nouveau vers lui, et Gwydion fut une fois de plus envahi par cette sensation étrange. Elle démarra dans l’aine, mais remonta très rapidement jusqu’à sa tête et ses mains, les laissant un peu tremblantes et moites. « J’adore danser, répliqua-t-elle d’un ton mélancolique. — Eh bien, alors… Si on dansait ? Je veux dire, ça te ferait plaisir ? » Sa propre voix lui parut totalement ridicule. Les yeux d’Emily se remplirent de regret, et elle secoua la tête. « Je ne peux pas, dit-elle avec tristesse. Pas encore. Je suis désolée. — Qu’est-ce qui ne va pas ? » Elle regarda de nouveau derrière elle. Constatant que la voie était libre, elle se retourna vers lui et lui adressa un regard direct. « Est-ce que tout ça ne te paraît pas… un peu barbare ? » Gwydion la considéra avec étonnement, puis lâcha un petit rire. « En fait, si, dit-il en essayant de ne pas se montrer grossier alors qu’il souhaitait seulement être franc. Si. — Alors, imagine un peu ce que moi je ressens. » Gwydion sentit son affection pour elle se décupler en un instant. Il lui tendit la main. « Viens, sors de là. » Emily regarda de nouveau en arrière, puis elle prit sa main et le laissa l’aider à enjamber les débris qui entouraient les tonneaux. Ils s’éloignèrent un peu sur la route, puis jetèrent de nouveau un regard en direction de la grande salle. Le bal battait son plein, la musique entraînante ponctuée d’éclats de voix excitées emplissait l’air nocturne. Une brise légère adoucissait l’air. Une nuit parfaite. Gwydion avait tant de questions à poser qu’il ne savait par où commencer, mais ce qu’il savait, c’est qu’il ne voulait pas l’effrayer avec son besoin d’informations. Du doigt, il désigna son bouquet. « Tu es venue accompagnée ? » Emily fronça les sourcils. Puis elle suivit son doigt du regard, et il lui sur son visage qu’elle avait compris. « Non, dit-elle, un léger sourire aux lèvres. C’est un cadeau de mon père. On ne vient pas accompagné, au Bal de la prémoisson. Ça nuirait à la productivité. — Je vois. » À présent qu’elle se trouvait à découvert, à la lueur des lanternes, il saisit l’occasion de mieux l’observer. Elle portait une robe de velours, sans doute bleu nuit, au décolleté profond et arrondi. En dessous, sur la gorge, apparaissait une modestie assortie à la dentelle qui gansait la robe, et jalonnée de minuscules boutons argentés, de facture simple. Un étroit ruban empêchait deux fines mèches de cheveux pâles de lui tomber dans les yeux en les réunissant derrière sa tête. Son sang lirin se trahissait par la finesse de sa silhouette et la délicatesse de ses traits, mais elle était à peine plus petite que lui, d’une dizaine de centimètres environ, et mesurait donc un peu plus d’un mètre cinquante. En dépit des cals qu’elle avait aux mains, ainsi qu’une légère cicatrice au poignet, elle était dépourvue de cette épaisseur qu’il avait remarquée chez certaines filles de ferme, et sa dignité naturelle la faisait paraître plus mûre. Il regrettait de ne pas profiter plus de la couleur de sa peau ou de l’éclat de ses beaux yeux sombres, mais la lumière trop faible l’en empêchait. Soudain, pour la première fois, il se sentit un élan de reconnaissance envers son propre père, pour l’avoir poussé toutes ces années à étudier la langue cymrienne avec assiduité. « Et maintenant, que vas tu faire ? Puisque à l’évidence tu ne veux pas entrer. » Emily jeta de nouveau un regard en direction de la salle. « Je crois que je vais rester là jusqu’à ce que mon frère vienne me chercher, à minuit, répondit-elle, quelque peu abattue. — Voilà une façon bien triste de passer une soirée d’été. — Eh bien, disons qu’il y a divers degrés de malheur. Ça pourrait être pire. » Gwydion hocha la tête avec compassion. Il pouvait juger que la famille de la jeune femme devait être plus aisée que la moyenne, pour pouvoir lui offrir la dentelle qui bordait sa robe, même si dans son milieu à lui on la considérerait néanmoins comme une paysanne très pauvre, ou bien comme la fille d’un petit propriétaire terrien sans envergure. La richesse relative de la famille d’Emily, ajoutée à sa beauté, faisait sans doute d’elle une proie de choix pour tous les jeunes chasseurs lâchés ici. Mais contrairement aux autres jeunes filles, elle était une proie involontaire, et il éprouvait de ce fait un grand respect pour elle. « J’ai une idée, dit-il en balayant les alentours du regard. Il y a un endroit plat et dégagé, là, près de la salle, mais pas trop près quand même. Je suis sûr qu’on entend la musique, de là-bas. Pourquoi ne pas partager une danse ou deux ? Si tu le désires, bien sûr. » Toutes ses années d’apprentissage de l’étiquette se bousculèrent dans sa tête et il resta sans voix, empêtré dans sa maladresse. Le visage d’Emily s’illumina, et le cœur de Gwydion bondit de joie. « Quelle merveilleuse idée, dit-elle d’un ton enjoué. J’adorerais ça. Merci. » Il lui offrit sa main une fois encore et la mena à travers champs jusqu’à la petite clairière qu’il avait aperçue. Ils se tapirent vivement sur le côté du bâtiment en entendant arriver du monde, et réussirent à ne pas se faire voir. Quand ils atteignirent le champ, une mazurka se terminait tout juste. Ils restèrent debout face à face, dans un silence maladroit, jusqu’au début de la danse suivante. Gwydion lui passa la main autour de la taille, et se trouva presque déséquilibré par le violent frisson qui jaillit de ses doigts et lui remonta tout le bras, pour ensuite gagner la tête. Il prit la main d’Emily dans la sienne tandis qu’elle relevait le bord de sa jupe, et ils suivirent le rythme de la musique, dans ce champ, tournoyant à l’unisson. Dès le début, une difficulté apparut. Bien qu’il s’agisse d’une danse à deux temps très simple, Gwydion avait appris à la mode militaire classique ; par conséquent, la technique plus rudimentaire d’Emily le fit trébucher dès le quatrième pas. Elle lui marcha doucement sur le pied, et l’embarras lui colora les joues. Il ignora sa gêne et poursuivit, mais l’incident se reproduisit au quatrième temps suivant. Elle s’arrêta net, l’air humilié, et se détourna. « Je suis affreusement désolée, Sam. Tu dois penser que j’ai la grâce d’une vache de ferme. Peut-être devrais-tu rentrer. » Gwydion lui posa les deux mains sur les épaules et la fit pivoter doucement. « De quoi parles-tu ? C’est moi qui ne connais pas cette danse. Ne fais pas ça, s’il te plaît. — Faire quoi ? — Te comporter comme si j’étais l’un d’entre eux, fit-il en désignant de la main la salle de bal. J’aime être auprès de toi, Emily, et il n’y a rien à quoi tu ressembles moins qu’à une vache de ferme. Tu sais quelle sera la prochaine danse ? » Le sourire d’Emily revint. « Sans doute une pirouette galante. — Eh bien, acceptes-tu de me laisser une seconde chance ? Il me semble que je pourrai m’en tirer. » Elle acquiesça. Gwydion remarqua qu’il ne lui avait pas lâché la main, et qu’elle-même ne l’avait pas retirée, aussi la garda-t-il dans la sienne tandis qu’ils demeuraient là, attendant que commence la valse. Lorsque la musique redémarra, il prit garde de s’en tenir aux pas de base, sans ajouter aucune des fioritures qu’on lui avait enseignées pour les bals à la cour. Cette fois-ci ils s’accordèrent à la perfection, et il vit l’euphorie gagner la jeune femme tandis qu’ils valsaient dans ce champ, sur la musique étouffée. Avec l’excitation, ses yeux attrapaient la lumière, ou peut-être la créaient-ils eux-mêmes. Toujours est-il qu’à la fin de la danse, ils scintillaient d’un éclat plus vif que celui des lampions. « Emmy, qu’est-ce que tu fais ici ? Tu viens ? » Elle fit volte-face. Par-dessus l’épaule de la jeune femme, Gwydion aperçut un petit groupe au bout du champ, en train de les observer. Celui qui s’était adressé à elle était un jeune homme à la chevelure sombre, de sang-mêlé ; Gwydion en conclut qu’il devait s’agir de son frère. Deux jeunes filles et l’un des garçons qui cherchaient Emily plus tôt dans la soirée l’accompagnaient. Tous avaient l’air mécontents, à des degrés divers. « Tout le monde t’attend, Emmy. Tu as déjà manqué trois danses et ton carnet de bal est sens dessus dessous. Viens. » Emily redressa les épaules. « Je vais finir par rentrer, répondit-elle d’un ton contrarié. Et je me moque totalement de mon carnet de bal. Je n’en ai mis aucun dans ce panier, alors je ne devrais même pas en avoir un. — Tout le monde a un carnet de bal, lança l’autre jeune homme, aussi contrarié qu’elle. Et c’est moi qui avais eu la première danse. Maintenant, rentre avec nous. » Gwydion vit le dos de la jeune femme se raidir. « Ne t’avise pas de me parler comme ça, Sylvus, dit-elle avec froideur. Je rentrerai quand j’en aurai envie et quand je serai prête, figure-toi. » Il réprima un éclat de rire en observant l’air horrifié des deux jeunes filles, et la surprise de son frère et de Sylvus. Ben se tourna vers le jeune homme avec un petit sourire. « Tu vois ? Qu’est-ce que je t’avais dit ? Tu es certain de vouloir risquer de te retrouver coincé avec ça pour le reste de tes jours ? » Il adressa un clin d’œil à Emily et retourna vers la grande salle, suivi des filles. Sylvus la fixa du regard. « Dépêche-toi, Emily, j’attends », finit-il par dire. Il rentra à son tour, non sans un dernier regard oblique à l’intention de Gwydion. Il entendit Emily murmurer sous cape : « Oui, et toi aussi tu es insupportable. » Gwydion pencha la tête jusqu’à lui murmurer à l’oreille : « Tant mieux pour toi, dit-il sur un ton encourageant. Tu veux marcher un peu ? » Emily ne prit même pas la peine d’y réfléchir. « J’aimerais beaucoup, oui. Je vais te montrer l’endroit que je préfère au monde. » La lune se levait à peine lorsqu’ils descendirent la route en courant et coupèrent à travers champs vers la colline voisine. Derrière eux le bruit et la lumière de la fête s’effaçaient doucement. Gwydion s’était toujours senti plus heureux à l’air libre qu’à l’intérieur, et avait par conséquent passé beaucoup de temps à courir le monde. Malgré cet entraînement, il eut du mal à suivre Emily qui, en dépit de sa robe et de ses chaussures serrées, escaladait la pente sans même que son souffle s’accélère, et en courant presque tout le long. Gwydion ne s’était pas encore totalement accoutumé à l’air doux et raréfié. Il se hissa avec peine sur les pentes abruptes en essayant de suivre son pas, mais il se retrouvait souvent distancé. Elle se rappelait parfois qu’il était là et ralentissait la cadence, ou bien se retournait pour lui tendre la main. Si bien qu’il décida de ne pas la lâcher lorsque l’excitation fit de nouveau accélérer la jeune femme, et elle comprit le message. Ils franchirent donc les derniers mètres ensemble, main dans la main, à un pas soutenu mais raisonnable. Juste avant le sommet, elle s’immobilisa dans un rayon de lune qui déposa des reflets argentés dans ses cheveux. « On y est presque », dit-elle, et de nouveau il vit son regard scintiller dans le noir. « Ferme les yeux. » Gwydion s’exécuta, et la suivit à l’aveugle jusqu’en haut du promontoire. Elle pivota légèrement sur la droite sans lâcher sa main. « Attention à ton pied, il y a un trou, là. » Il le contourna et sentit qu’elle s’arrêtait. Il l’entendit prendre une inspiration au moment où elle lui lâcha la main. « Très bien, tu peux ouvrir les yeux, maintenant. » Sa vision s’adapta immédiatement, mais la vue lui coupa le souffle. La vallée s’étendait à ses pieds, baignée par le clair de lune, à perte de vue. Elle se composait d’une grande variété de champs, pour certains labourés et pour d’autres en jachère, avec en son centre un énorme saule pleureur, arqué au-dessus d’un cours d’eau qui divisait la terre en deux parties égales. Même dans le noir, Gwydion sentait la beauté du lieu, que l’amour manifeste d’Emily rendait plus intense encore. « Où sommes-nous ? » Emily s’accroupit au sol et il l’imita avec reconnaissance. « Sur l’une des collines qui dominent notre ferme. Les terres de ma dot se trouvent au milieu, les champs au bord de la rivière, près du saule. J’appelle cet endroit le Patchwork, parce qu’en plein jour ça ressemble à mon couvre-lit, avec ces textures et ces couleurs différentes. » Gwydion contempla son visage rayonnant dans cette lumière argentée et entendit une porte s’ouvrir dans son cœur. Il y avait là bien plus que cette excitation chimique étrange qui trépignait en lui depuis l’instant où il avait posé les yeux sur elle et qu’il s’en était retrouvé à la fois étourdi et stupide. Au fond de lui croissait un besoin plus impérieux que tous ceux qu’il avait éprouvés jusqu’ici. C’était comme s’il l’avait connue toute sa vie, ou comme si sa vie n’avait réellement commencé qu’au moment où il l’avait rencontrée. Quoi qu’il en soit, et peu importait la raison de sa présence ici, il savait qu’à présent il ne pourrait plus supporter d’être séparé d’elle ne serait-ce qu’un instant. Et quelque chose dans les yeux de la jeune femme lui disait que son cœur accueillait les mêmes sentiments, singuliers et merveilleux. Elle se retourna pour scruter de nouveau la vallée. « Alors ? Ça te plaît ? » demanda-t-elle avec une pointe d’anxiété. Il savait ce qu’elle voulait dire ; il ajouta son propre sous-entendu. « C’est le plus beau spectacle que j’aie vu de ma vie. » Il se pencha vers elle avec maladresse, en espérant que ses lèvres trouveraient celles d’Emily consentantes. Il n’avait jamais embrassé personne, sauf par preuve de respect, aussi s’approcha-t-il avec une lenteur qui confinait au supplice. Le sang semblait déserter ses mains et ses pieds tant il redoutait qu’elle ne s’enfuie dans un cri d’horreur. Au lieu de quoi, quand les intentions de Gwydion devinrent claires, Emily sourit, ferma les yeux et se soumit à son baiser avec intensité. Il n’avait pas prévu la douceur de sa bouche, ni sa chaleur, et des frissons glacés lui traversèrent tout le corps malgré la chaleur de la nuit. Avant que leurs lèvres se séparent, elle lui caressa le visage de la main ; ce geste lui alla droit au cœur. Et alors que cette joie si nouvelle l’enveloppait peu à peu, un frisson plus glacial encore monta soudain en lui. Il balaya la vallée du regard et le tableau qu’il avait sous les yeux se transforma peu à peu. La luminosité argentée du clair de lune se mua en lueur grise et blafarde, nimbée d’une fumée caustique. En imagination, il vit cette même vallée, après un incendie dévastateur, ces pâturages encore fumants, les fermes et dépendances réduites en cendres. Tout avait été rasé ; des ruisseaux de sang abreuvaient la terre des champs. Gwydion se mit à trembler violemment lorsque cette vague écarlate surgit du fond de la vallée et s’avança vers eux, mue par une force inexorable. « Sam ? demanda Emily d’une voix soudain alarmée. Tu vas bien ? Qu’est-ce qui se passe ? » Gwydion s’extirpa de sa rêverie et la vision s’évanouit tout à coup. La vallée revêtit de nouveau son voile paisible et argenté. Sur le visage d’Emily, un air consterné avait succédé à l’excitation. Elle avait toujours les doigts posés sur le visage du jeune homme. Il lui prit la main dans la sienne qui tremblait sans retenue. « Sam ? » Les yeux d’Emily se firent plus sombres, et l’inquiétude envahit son visage. « Emily, où sommes-nous ? Je veux dire : comment s’appelle ce village ? — Montjoie. » Il sentit son estomac se serrer. Montjoie était un nom courant ; le village pouvait se trouver n’importe où. Mais il se rappela qu’il existait sur les cartes anciennes un village de ce nom, quelque part au milieu des Vastes Prairies, cette grande étendue de plaines rases qui constituait la majeure partie de l’ouest de Serendair. Les Prairies avaient été ravagées par la guerre ; aucun des villages humains n’avait survécu. Et même une fois la paix restaurée, les villages commençaient à peine à se rebâtir lorsque l’île avait été détruite. « Quelles sont les villes les plus proches ? Les cités ? » L’inquiétude d’Emily croissait à vue d’œil. « Il n’y a aucune ville dans les environs, Sam, en tout cas pas dans un rayon d’au moins cent lieues. Mon père ne va en ville qu’une fois par an, et il part plus d’un mois, chaque fois. — Et quel est le nom de cette ville, Emily ? Tu le connais ? » Elle serra la main du jeune homme pour tenter de le calmer, même si elle ne comprenait rien à cette montée de panique. « Nous sommes à égale distance de deux villes. Vers l’ouest, sur l’autre rive de la grande rivière, c’est Long Espoir, et au sud-est, c’est Easton. C’est la plus grande ville du pays, je crois. » Gwydion sentit ses yeux picoter. C’est impossible, se dit-il dans un élan désespéré. C’est impossible. Les noms qu’elle venait de citer étaient ceux de deux villes de Serendair. « Sam ? » Sa panique gagnait peu à peu Emily. Gwydion scruta son visage. Et soudain ses yeux s’éclaircirent, sa vision retrouva toute son acuité et son intensité, et du fond de son désespoir, sa nature pragmatique reprit le dessus. Mais c’est bien sûr, se dit-il, sa peur évanouie en un instant. Il était là pour la sauver de la destruction de l’Île. Il savait comment, qui aller trouver et à quel moment il leur faudrait partir. Un Destin bienveillant avait dû le renvoyer dans le Temps, lui donner cette chance, même si la raison lui en restait obscure. Il la regarda de nouveau et sourit. Une autre évidence le frappa. Elle devait être son âme sœur, il en était davantage certain que de son propre nom. Il le voyait de ses yeux. Et cette intuition surgit avec une telle clarté qu’elle lui procura une calme assurance et une joie croissante. Emily était son âme sœur. C’était facile à croire, lorsqu’il mesurait combien il l’aimait, d’ores et déjà. Gwydion lui prit le visage entre ses mains, et l’attira à lui pour l’embrasser de nouveau. « Je suis désolé, je n’ai pas voulu te faire peur, dit-il en la relâchant. Il faut que je te confie quelque chose. » Elle s’écarta quelque peu de lui. « Quoi donc ? » Il essaya d’empêcher sa voix de se briser, comme cela se produisait parfois, lorsqu’il était excité ou nerveux. « Nous allons devoir partir, aussi vite que possible, et partir vers l’est, en direction des Prairies, S’il m’arrive quoi que ce soit, ou si pour une raison ou une autre nous sommes séparés, tu dois me promettre que tu iras trouver quelqu’un du nom de MacQuieth, ou Farrest, ou Garael. Promets-le-moi, je t’en prie. » Emily le dévisagea avec stupéfaction. « De quoi est-ce que tu parles ? » Gwydion se demanda comment le lui expliquer, et comprit qu’il en était incapable. Comment pourrait-elle comprendre, maintenant ? Personne ne savait ce qui allait se produire ; la guerre n’était même pas en vue dans ces contrées, et la mort de l’Île n’aurait lieu que bien des siècles plus tard. Puis une pensée plus triste encore lui vint. Peut-être n’était-il pas destiné à revenir, non plus. Peut-être était-il condamné à vivre, et à mourir ici, dans le Passé. Il prit de nouveau le visage d’Emily entre ses mains et l’observa avec attention. En dépit du comportement irrationnel du jeune homme, elle paraissait comprendre sa détresse et voulait l’apaiser. De ses yeux assombris par l’inquiétude, elle cherchait des réponses sur son visage. Sa compassion semblait sans limites. Il aurait pu contempler ce visage pour l’éternité sans jamais s’en lasser, sans même en percer tous les mystères. Il sentit sourdre en lui une tendresse immense, qui lui coupa le souffle, et il décida sans aucun regret que mourir ici avec elle était une perspective infiniment plus heureuse que celle de retourner à sa vie sans elle. La lumière changea et le clair de lune emplit les yeux d’Emily. Le sourire qu’elle lui adressa fit disparaître en Gwydion toute trace de peur. Il l’embrassa encore, plus longuement cette fois. Cette sensation merveilleuse lui serra de nouveau l’estomac lorsqu’il sentit les lèvres de la jeune fille s’écarter légèrement des siennes, et son souffle lui remplir la bouche. Cette intimité était trop intense pour qu’il n’y perde pas toute maîtrise de soi. Il recula, et lut la surprise et l’émerveillement mêlés sur ce ravissant visage. « Je n’arrive pas à croire que tu sois arrivé ici, murmura-t-elle. D’où viens-tu ? » Gwydion resta interdit. « Que veux-tu dire ? » Emily lui prit les mains, et l’excitation de son regard gagna tout son corps, qui se mit à trembler de joie. « Tu es mon vœu exaucé, n’est-ce pas ? Es-tu venu me sauver de cette tombola, m’emmener au loin ? » Gwydion déglutit. « On pourrait dire ça. Qu’est-ce qui te fait croire que je suis ton vœu exaucé ? » Sur le visage de la jeune fille ne se lisait ni timidité, ni maladresse. « Hier soir, juste après minuit, j’ai demandé à mon étoile de t’envoyer. Et te voilà. Tu ne sais pas où tu te trouves, n’est-ce pas ? T’ai-je ramené de si loin ? » Les yeux de Gwydion s’élargirent, et il lui adressa un sourire benêt. « Oui, c’est tout à fait ça. » Elle soupira. « Je n’arrive pas à le croire. J’ai attendu presque un an la bonne nuit, et ça a marché. Tu as fini par venir. Tu es là, enfin. » Une larme unique apparut au coin de son œil et roula vivement sur sa joue, intensifiant encore son sourire éclatant. Elle portait la magie en elle, cette évidence le frappa. Peut-être même une magie assez forte pour l’avoir amené ici par-delà les vagues du Temps. Debout là près de lui, elle lui tendit la main. « Viens. Je vais te montrer la forteresse des fées. » Ils descendirent à flanc de colline, plus lentement cette fois-ci, en direction du cours d’eau qui serpentait à travers les pâturages. Tandis qu’ils se dirigeaient vers la vallée, Gwydion regardait ces étoiles étrangères s’éloigner, et le ciel ténébreux qui s’étendait en arrière-plan, rempli de promesses infinies. Lorsqu’ils atteignirent le ruisseau, Emily s’immobilisa, contemplant les alentours avec consternation. L’eau coulait plus vite qu’elle ne s’y attendait, et les berges étaient marécageuses. Une de ses chaussures se retrouva prise dans la vase. Gwydion l’aida à dégager son pied recouvert de boue. Elle lança un regard impuissant en direction du saule sous lequel elle comptait l’emmener, puis à ses chaussures lacées inadaptées à une telle aventure. « Je suis désolée, Sam, dit-elle, la voix emplie de déception. Je pense que je n’y arriverai pas, et je ne peux pas retirer mes chaussures. Il me faut des heures pour les remettre. Mais vas-y, toi. De sous ce saule, la vue est magnifique. — Y aller sans toi n’aurait aucun sens. » Du regard, il chercha un endroit où passer plus facilement à gué, mais n’en trouva aucun. Il lui vint une idée, mais il ne savait pas s’il aurait le courage de la suggérer à voix haute. « Tu pourrais peut-être me porter ? dit-elle, comme lisant dans ses pensées. Enfin, si ça ne te dérange pas. — Non, pas du tout », dit-il avec soulagement. Sa voix se fêla sur le premier mot, et il dissimula son embarras en s’affairant à nouer les pans de sa cape, pour les empêcher de tremper dans l’eau. Quand la rougeur se fut dissipée de ses joues, il tendit les bras. Jamais il n’avait porté qui que ce soit ainsi, et il se jura que, s’il la laissait tomber, il se précipiterait sur la première plante vénéneuse qu’il apercevrait pour mettre une fin rapide à son humiliation. Emily s’approcha sans la moindre crainte. Elle lui passa une main autour du cou puis, le guidant, saisit un bras du jeune homme et le plaça derrière ses genoux. Gwydion la souleva sans mal et la porta avec précaution jusqu’au ruisseau, qu’il traversa. Une fois hors de l’eau, il continua à marcher, se frayant un chemin à travers les herbes hautes et trempées jusqu’au pied du saule, où il la déposa prudemment. C’était un arbre magnifique. Plusieurs troncs entourait le fût principal, si large que trois fois l’envergure de ses bras n’auraient pas suffi à en faire le tour. Les racines ainsi plongées dans l’eau, l’arbre avait grandi dans des proportions gigantesques, et les feuilles délicates projetaient des ombres dentelées de lune sur le sol, comme des flocons de neige estivaux. Emily tapota avec amour le tronc du saule. « Les fermiers croient qu’un arbre solitaire au milieu des prés abrite toutes les fées qui vivent dans les champs, dit-elle en levant les yeux vers les branches les plus hautes, le sourire aux lèvres. Ce qui signifie que c’est un arbre débordant de magie. Ça porte malheur de perdre une forteresse des fées par la foudre ou le feu, et jamais un fermier n’oserait en abattre un. » Gwydion repensa à sa vision, celle des prés brûlés et ravagés. Il avait aussi vu le saule, noirci et mort ; un frisson le parcourut à ce souvenir. Il se tourna vers Emily. Elle faisait le tour de l’arbre en caressant de la main les branches au-dessus d’elle et en lui parlant doucement dans une langue qu’il ne comprit pas. Elle sourit en revenant vers lui. « Eh bien, maintenant que tu l’as vu, qu’aimerais-tu faire ? Tu veux rentrer ? — Pas encore, répondit-il en lui rendant son sourire. Est-ce que tu t’y connais, en étoiles ? — Oui. Pourquoi ? — Tu veux bien m’apprendre ? — Si tu veux, oui. » Elle allait s’asseoir sous l’arbre, mais il l’arrêta. Il détacha le cordon de sa cape, la retira et l’étala par terre pour qu’elle s’y asseye. Le sourire reconnaissant qu’elle lui adressa le fit frissonner. « Sam ? — Oui ? — Ça t’ennuierait que je retire ma robe ? » Gwydion sentit tout son sang quitter son visage. Quelques secondes plus tard il constata avec embarras dans quelle partie du corps il avait afflué. Avant qu’il ait pu répondre, elle reprit, d’une voix gênée. « Pardon, j’aurais dû être plus précise. Je voulais dire : cette partie-là. » Elle toucha d’une main maladroite sa robe-chasuble de velours bleu. « Je t’assure que je suis bien sagement habillée, en dessous. C’est juste que… C’est ma seule robe d’apparat, et que si je l’abîme, ça brisera le cœur de ma mère. Ça t’ennuie, alors ? » De nombreuses réponses traversèrent l’esprit du jeune homme, et les expressions correspondantes défilèrent sur son visage en une seconde. « Non. » Emily lui tourna le dos et se dirigea de nouveau vers l’arbre. Il la regarda délacer le corselet de sa robe en velours et le faire glisser sur ses épaules. Avant qu’il ait eu l’occasion de se rendre compte de la grossièreté de son regard éhonté, elle l’avait retiré. Elle s’extirpa du flot de velours et l’accrocha avec précaution à une des branches, puis se retourna, de nouveau face à lui. Elle portait à présent une robe de dentelle blanche, sans manches. La modestie qu’il avait aperçue un peu plus tôt faisait partie du corsage, et la crinoline, longue et épaisse, ressemblait au jupon d’une robe d’été. Elle s’assit sur la cape de Gwydion et il s’installa auprès d’elle. « Que veux-tu savoir, au sujet des étoiles ? » demanda-t-elle en levant la tête vers le ciel nocturne. Ses cheveux étaient répandus sur ses épaules, et le jeune homme dut faire un immense effort pour ne pas passer la main dedans. « N’importe quoi, tout. Je n’en reconnais aucune, alors tout ce que tu pourras me dire sera utile. Les étoiles sont différentes, là d’où je viens. » Dans sa bouche, c’était une remarque très simple, mais le visage d’Emily se mit à rayonner de stupéfaction. Elle s’allongea sur le sol, la tête reposant sur la mousse vert tendre qui poussait au pied du tronc de l’arbre. « Eh bien, pour commencer, voici Seren, l’étoile qui donne son nom à cette île. L’été, on la voit pratiquement toutes les nuits au zénith, à minuit. » Gwydion s’allongea lui aussi près d’elle. Il étendit le bras derrière elle, évitant d’entrer en contact avec elle trop tôt. Comme elle l’avait fait plusieurs fois au cours de cette soirée, elle lut dans ses pensées et lui prit le bras, le plaçant derrière ses épaules. Ce mouvement n’interrompit pas la leçon d’astronomie qu’elle lui prodiguait. Elle continua de pointer du doigt étoiles et constellations, lui racontant les anecdotes et le folklore qu’elle se rappelait pour chacune. Elle paraissait très versée dans cet art, ainsi que dans celui de la navigation. Gwydion remarqua ce fait étrange : au bout de quelque temps, il ne contemplait plus les cieux mais son visage à elle. Il brillait de sa propre lumière céleste, et il eut le sentiment d’apprendre bien plus en admirant les étoiles dans les yeux de la jeune fille, que celles du ciel nocturne. Il bascula sur le côté et plia le bras derrière sa tête, souriant de toutes ses dents comme un imbécile heureux. Au bout d’un long moment, Emily leva les yeux, comme si elle s’éveillait, et vit l’air benêt qu’il arborait. Elle rougit d’embarras et se rassit vivement. « Désolée, je ne voulais pas bavarder à tort et à travers. — Ce n’est pas ce que tu as fait, s’empressa-t-il d’objecter. D’ailleurs j’écoutais avec beaucoup d’attention, ajouta-t-il en tendant le bras. Dis-m’en plus. » Elle se rallongea, le regard droit vers le ciel. Cette fois-ci son visage avait une expression solennelle, et elle resta silencieuse un moment. Lorsqu’elle reprit la parole, ce fut d’une intonation imprégnée d’une certaine tristesse. « Tu sais, aussi loin que je m’en souvienne, j’ai rêvé de cet endroit, dit-elle d’une voix douce. Jusqu’à il y a peu de temps, je refaisais le même rêve presque toutes les nuits – j’étais ici, dans le noir, sous les étoiles, et je tendais les mains vers elles. Et dans mon rêve, les étoiles se mettaient à tomber du ciel, jusque dans ma main, et je les serrais très fort. Je serrais les poings, et je les voyais étinceler entre mes doigts. Et alors je me réveillais, et c’était toujours avec un sentiment de joie extraordinaire, qui durait au moins toute la matinée. » Et puis mon rêve a changé. Je crois que c’est au moment où je me suis retrouvée officiellement inscrite à la tombola nuptiale. Je remplissais déjà les conditions requises l’année dernière, mais mon père avait dit que c’était trop tôt. Cette année, c’était inévitable et contre ma volonté – et la leur –, mes parents ont cédé à la tradition et m’ont mise là, comme un cheval aux enchères. Toute ma vie est en train de changer, et mon rêve a changé avec elle. Il revient beaucoup moins souvent, maintenant, et lorsque c’est le cas, il n’est plus le même. — En quoi est-il différent ? demanda-t-il d’un ton plein de compassion. — Eh bien, le début n’a pas changé. Je suis ici, dans le pré, dans le noir, et les étoiles brillent avec autant d’éclat qu’avant, et alors elles me tombent dans les mains, mais elles passent au travers. Je n’arrive pas à m’y accrocher, et elles plongent dans le ruisseau. Et je me retrouve là à scruter l’eau, d’où les étoiles scintillent vers moi. » Gwydion sentit la tristesse dans sa voix s’insinuer dans son propre cœur. « Est-ce que tu as la moindre idée du sens de ce rêve ? S’il en a un ? — Oui, je crois que oui. J’ai fini par comprendre que toutes les choses que je souhaitais voir, et faire, ne vont pas se produire. Qu’au lieu de découvrir le monde, d’aller étudier, de me lancer dans toutes ces merveilleuses aventures auxquelles je rêvais étant jeune, je vais devoir subir ce destin que toutes mes amies appellent de leurs vœux – épouser quelqu’un qui convienne à mon père, m’installer et fonder une famille, ici, dans la vallée. En un sens, j’espérais moi aussi pouvoir faire ça. J’aime beaucoup ce pays, et je pourrais y être heureuse. Mais… je m’étais dit… » Sa phrase resta en suspens. « Tu t’étais dit quoi ? — Je m’étais dit que d’autres choses m’attendaient. Je sais que c’est égoïste et puéril, mais j’espérais voir un jour ces choses et ces lieux qui m’apparaissent en rêve. » Je pense que ce changement dans mon rêve reflète l’acceptation du fait que tout ça n’arrivera jamais. Que, dans quelques jours, j’abandonnerai tous ces espoirs ridicules. J’épouserai quelqu’un choisi par le biais de cette tombola et qui, si j’ai de la chance, sera bon avec moi, ou au moins ne sera pas cruel comme le sont certains fermiers, et je vivrai et mourrai ici, sans jamais mettre le pied hors de la vallée. J’imagine que j’ai toujours su que ça finirait ainsi. Et puis je rêve de moins en moins, de toute façon. Je m’attends à ce que bientôt les songes disparaissent pour de bon, et alors je les oublierai, et ma vie reprendra son cours. » À ces mots, l’estomac de Gwydion se serra. « Non. — Non ? » Une fois encore son pragmatisme parla, et la réponse lui apparut d’une clarté limpide. Gwydion se redressa, s’assit en tailleur et la hissa jusqu’à lui. « Emily, quelles sont les coutumes galantes, ici ? Quel protocole dois-je suivre pour t’épargner cette tombola et demander ta main à ton père ? » Les yeux d’Emily se mirent à étinceler, pour s’assombrir presque aussitôt. « Oh, Sam, dit-elle avec tristesse. Il ne me laissera jamais partir avec toi. Il économise pour ma dot depuis que je suis bébé, il a gardé ces terres pour moi, rien que pour s’assurer que celui que j’épouserais ne m’éloignerait pas du noyau familial. Il n’accepterait jamais que tu m’emmènes au loin. » Gwydion crut qu’il allait vomir. Il ne pouvait lui expliquer par les mots l’urgence qu’il y avait à quitter ces lieux. « Alors, viendras-tu quand même, Emily ? T’enfuiras-tu avec moi ? » Elle baissa les yeux sur ses mains. Tandis qu’il attendait sa réponse, il sentit sa gorge se serrer. Ses épaules se mirent à trembler. Elle finit par relever les yeux, et l’expression dans son regard était sans détour. « Oui, dit-elle simplement. Ne pas le faire reviendrait à gâcher un vœu, tu ne penses pas ? » Le soulagement le balaya comme une giclée d’eau froide. « Si. Si, je le pense. » Il la serra contre lui, posant sa joue brûlante contre celle de la jeune fille. « Y a-t-il quelqu’un qui pourrait nous marier, dans ce village ? » Dans ses bras, Emily poussa un soupir. « Dans quelques jours, oui, après la tombola. Alors tout le monde se mariera. » Gwydion la serra plus fort contre lui. Il n’avait aucune idée du temps qu’il leur restait, de combien il pouvait retarder leur départ, mais le jeu en valait la chandelle. Il résolut d’attendre, et de ne pas l’effrayer inutilement. « Sam ? » Il la relâcha à regret et se rassit, la considérant d’un regard neuf. Lorsque le soleil s’était levé ce matin-là, Gwydion se sentait libre comme l’air, et complètement seul. Il avait la vie de n’importe quel garçon de son âge, qui ne se préoccupait guère de l’Avenir, qui même n’y croyait pas. Et à présent il regardait sa femme. Il s’était toujours demandé à quoi pouvait ressembler l’autre moitié de son âme. Le sentiment d’incrédulité qui l’étreignait le ravissait. La perspective de vivre à ses côtés pour le reste de sa vie le remplissait d’un sentiment enivrant, bien que terrifiant. Dans les années à venir, quand il pleurerait sa mort chacun des jours interminables de sa vie, il repenserait à ce moment et se rappellerait l’instant où il l’avait pour la première fois regardée avec ses yeux neufs, des yeux qui contenaient toujours l’espoir que la vie allait lui offrir une grande brassée d’amour. « Oui ? — Tu crois qu’on pourra voir l’océan ? Un jour, je veux dire. » En cette seconde, il lui aurait promis n’importe quoi, avec toute la sincérité du monde. « Bien sûr. On pourra même vivre au bord de l’océan, si tu le veux. Tu ne l’as jamais vu ? — Je n’ai jamais quitté ces terres, Sam, jamais. De toute ma vie. » Son regard se fit soudain lointain. « Mais j’ai toujours rêvé de voir l’océan. Mon grand-père est marin et, toute ma vie, il m’a promis qu’il m’emmènerait en mer, un jour. Jusqu’à il y a peu de temps, je l’ai cru. » Elle le dévisagea dans les yeux, et y vit une pointe de tristesse. Elle détourna rapidement le regard. Il comprit d’instinct que le chagrin qu’il ressentait pour elle la rendait triste, mais triste pour lui. Lorsqu’elle le dévisagea de nouveau, elle avait les yeux brillants, comme si elle avait trouvé un moyen de le réconforter, lui. Elle s’appuya contre lui, et lui murmura à l’oreille, comme si elle partageait un grand secret : « Mais j’ai vu son bateau. » Gwydion en fut étonné. « Comment est-ce possible, si tu n’as jamais vu la mer ? » Elle lui sourit dans l’obscurité. « Eh bien, quand il est au port, il est en fait minuscule – à peu près la taille de ma main. Et il le garde sur le manteau de la cheminée, dans une bouteille. Une fois il me l’a montré, quand il est venu nous rendre visite. » Gwydion sentit des larmes lui piquer les yeux. Il avait beau avoir rencontré des gens célèbres, des gens hors du commun, il était certain que la pureté de toutes leurs âmes confondues ne ferait pas pâlir la sienne. Pendant un moment, il fut incapable de proférer une syllabe. Lorsqu’il reprit la parole, il prononça les mots que lui dictait son cœur. « Tu es la fille la plus merveilleuse au monde. » Elle le considéra d’un air grave. « Non, Sam. Seulement la plus chanceuse. Et la plus heureuse. » Lorsqu’il toucha ses bras nus, il avait les mains qui tremblaient. Ils échangèrent un baiser profond, qui contenait toute la promesse d’une bénédiction nuptiale. Pour la première fois, ce fut facile pour lui. La chose la plus difficile fut d’y mettre un terme. « Sam ? » Ses beaux yeux miroitaient dans le clair de lune. « Oui ? — Il y a deux choses qu’il faut que je te dise. » Au sourire de la jeune fille, il vit qu’aucune des deux n’allait être difficile à entendre. « Oui ? » Emily baissa les yeux un moment. « Eh bien, la première, c’est que si tu m’embrasses encore, je pense que nous allons consommer notre mariage ici, ce soir. » Gwydion sentit les tremblements atteindre leur paroxysme. « Et la seconde ? » Elle parcourut le visage du jeune homme de la main, qu’elle posa finalement sur son épaule. « J’ai vraiment envie que tu m’embrasses. » Comme en transe, Gwydion lissa le tissu de sa cape posée sur le sol, et Emily s’allongea dessus. Il s’accroupit sur les talons, la regarda pendant un moment, jusqu’à ce qu’elle tende les bras vers lui. La gorge serrée, il se blottit près d’elle et la prit dans ses bras, la serrant autant qu’il le pouvait sans lui faire mal. Il la tint ainsi contre lui pendant ce qui lui parut une éternité, jusqu’à ce que du bout des doigts il touche ses cheveux, et cède enfin au désir qui l’avait tenaillé toute la soirée. Il passa la main le long de sa chevelure, encore et encore, savourant la sensation de fraîcheur et de douceur, celle du satin brillant. Gwydion sentit deux petites mains se glisser dans le cercle de ses bras et essayer de desserrer le lien qui fermait sa chemise. Il frissonna lorsqu’elle extirpa celle-ci de son pantalon et fit courir ses mains sur son abdomen, jusqu’à son torse, où elle les posa délicatement à plat. Ce geste lui donna du courage et il ferma les yeux pour chercher et trouver ses lèvres avec délices. Elles tremblaient autant que les siennes. Le vent tiède de la nuit les enveloppait, leur caressait les cheveux. Gwydion la lâcha d’un bras pour pouvoir se reculer un peu et la contempler. Il ne lut ni peur ni embarras sur le visage d’Emily, rien qu’une approbation pleine d’amour. Il ne quitta pas son visage des yeux alors qu’il dirigeait sa main vers son corsage pour attraper les premiers des minuscules boutons en forme de cœur. Ses doigts tremblaient comme si une violente rafale hivernale les secouait. Et à mesure que le tissu se dérobait, il frissonnait de plus en plus, au point qu’au cinquième bouton, il fut pris d’un spasme nerveux et arracha par mégarde le bouton de la dentelle du corsage. Gwydion considéra sa main avec horreur. « Emily, je suis tellement désolé », lança-t-il dans un souffle, l’embarras lui colorant violemment les joues. Il releva son regard paniqué vers le visage de la jeune fille, et y rencontra un sourire amusé. Elle lui prit le petit bouton des mains et le retourna dans la sienne un moment. « Ne sont-ils pas ravissants ? dit-elle, comme rêvant à voix haute. C’est mon père qui me les a rapportés de son dernier voyage à la ville, comme cadeau d’anniversaire. Je suis sûre qu’ils ont coûté beaucoup trop cher. — Emily… » Elle le fit taire en lui posant deux doigts sur la bouche. Elle remit le bouton sur la paume du jeune homme, et lui referma les doigts autour. « Garde-le, Sam. Comme gage de la nuit où je t’ai donné mon cœur. » Alors qu’elle sentait de chaudes larmes rouler sur la peau nue de sa gorge, elle entoura Gwydion de ses bras et l’attira contre elle. « Tout va bien, Sam. Tu ne me feras pas mal. Vraiment. Tout va bien se passer. » Une fois encore, elle lisait dans ses pensées. Gwydion se sentit débordé par une vague de confiance, et de la main il écarta vivement le tissu fin qui le gênait, pour embrasser le creux de ses seins. Avec toute la tendresse que put réunir sa jeune âme, il effleura de ses lèvres la peau douce de la jeune fille, tandis que de sa main libre il faisait glisser les bretelles de sa robe sur ses épaules. Les mains de Gwydion revinrent sur la courbe douce de sa poitrine et d’un effleurement léger ses doigts caressèrent le téton rose, puis il y posa les lèvres. Lorsqu’elles entrèrent en contact avec la peau soyeuse, Emily se mit à trembler et le frisson gagna le jeune homme, le laissant à la fois glacé et brûlant. Une joie pure l’envahit lorsque le clair de lune vint se poser sur elle, sous les frondaisons du saule, et illumina son visage déjà rayonnant. Ses yeux scintillaient dans la lumière, et il y aperçut des larmes répondant aux siennes. Dans ces yeux brillait un regard empli d’une telle détermination que remettre en question leur expérience aurait brisé la magie qu’ils ressentaient tous deux comme une force inéluctable. Les lèvres de Gwydion se posèrent sur cette poitrine qu’il avait dénudée, tandis que ses mains glissaient sous le tissu gaufré de la jupe. Lorsqu’elles touchèrent la peau tiède de ses cuisses, il craignit que son excitation ne flanche, ici et maintenant. À son tour elle dénoua l’attache de son pantalon avec maladresse, et se livra à quelques ajustements en faisant jouer le tissu. Lorsque la ceinture se détacha, elle la fît descendre le long de ses cuisses, libérant Gwydion du carcan qui l’enfermait, l’exposant brièvement au vent. Gwydion frissonna violemment et se rapprocha d’elle, en quête de sa chaleur. Il se pencha vers elle et la contempla. L’expression qu’il lut dans le regard de la jeune fille lui brisa le cœur. « Je t’aime, Sam, dit-elle. Je t’attends depuis si longtemps. J’ai toujours su que tu viendrais à moi, si je t’appelais de mes vœux. » Puis il entra doucement en elle avec autant de délicatesse qu’il le pouvait, essayant de ne pas perdre son sang-froid sous les assauts d’un plaisir inimaginable. Emily tremblait sous lui. Ses mains lui parcouraient le dos, l’attiraient à elle, l’appelaient plus profondément en elle. Il entendit son souffle se faire plus court, et elle courba la tête en arrière ; les lèvres de Gwydion cherchèrent sa gorge et l’embrassèrent avec un élan de gratitude. Alors qu’il lui baignait la peau de ses larmes, il sentit une des mains de la jeune fille quitter son dos et se poser sur sa tête, qu’elle se mit à caresser d’un geste réconfortant. Lorsqu’ils furent enfin totalement unis, il resta sur elle, en elle, immobile pendant un moment, pétrifié à l’idée que, s’il respirait ou bougeait un cil, il allait se réveiller et comprendre qu’il ne s’agissait que d’un rêve. Et même si c’en était un, il n’était pas encore prêt à le laisser s’échapper. L’autre main d’Emily vint se poser sur sa joue et elle l’embrassa pour lui transmettre un encouragement silencieux et plein d’amour. Puis elle se mit à remuer, dans un lent mouvement de balancier, tout en enroulant une jambe autour des siennes. Depuis le bout de ses orteils, Gwydion sentit monter une onde exquise et bouillante, qu’il accompagna d’un mouvement insistant calqué sur celui de la jeune fille. Le feu qui lui brûlait le creux du ventre se mua en un brasier déchaîné qui le submergea et consuma son corps tout entier. Il perdit toute emprise sur ses pensées et les laissa vagabonder au gré du vent doux et tiède de la nuit, sa concentration tout entière tournée sur le rythme du cœur de la jeune femme battant contre le sien, et sur les sons délicats qu’elle émettait. Elle murmura son nom, ou ce qu’elle prenait pour tel. L’entendre de sa bouche décupla l’excitation de Gwydion. Cette syllabe chuchotée vint bientôt imprimer une cadence, Emily la lui répéta à mi voix au creux de l’oreille tandis que le plaisir la réchauffait et lui arrachait des soupirs. Sa voix atteignait le jeune homme en plein cœur, faisait voler en éclats toutes ses barrières, et tandis que le tonnerre s’abattait sur lui de l’intérieur, il l’entendit pousser un cri et s’agripper à lui comme à son ancre alors qu’elle se laissait emporter par la même vague que celle qui le secouait. Le temps demeura suspendu. Il n’aurait su dire avec réalisme pendant combien de temps il avaient fait l’amour car il ne disposait d’aucun point de comparaison, mais leur étreinte lui parut durer une éternité. À chaque seconde qui passait il ressentait avec plus d’acuité son amour pour elle s’épanouir dans son cœur, jusqu’à cette certitude que son corps ne devait plus suffire à le contenir, et qu’il allait déborder. Il s’attendait à connaître pareil bouleversement bien plus tard dans sa vie, et à en être beaucoup moins transformé, aussi les sanglots incontrôlables qui s’emparèrent de lui le prirent-ils totalement par surprise. « Sam ? l’appela Emily d’une voix alarmée, et en l’attirant contre lui. — Mon Dieu, Emily, est-ce que je t’ai fait mal ? Tu vas bien ? » Elle l’embrassa tendrement, puis recula la tête pour pouvoir le regarder droit dans les yeux. « Tu plaisantes ? Je t’ai donné l’impression d’avoir mal ? » Elle éclata de rire, et Gwydion sentit comme un éclair jaillir en son for intérieur, lui parcourir l’échine et résonner sous son front. Il pencha la tête au-dessus de l’épaule d’Emily, tout tremblant de soulagement. « Emily, jamais, tu m’entends bien, jamais je ne te ferai de mal volontairement. J’espère que tu le sais. » Elle planta son regard dans le sien. « Bien sûr, que je le sais. Pourquoi ferais-tu du mal à quelqu’un qui t’appartient ? Parce que c’est ainsi, Sam. Je suis à toi. » Il soupira. « J’en remercie les dieux. — Non, dit-elle avec gravité. Remercie les étoiles. Ce sont elles qui t’ont mené à moi. » Gwydion releva la tête avec un effort considérable et scruta le ciel nocturne au-dessus d’eux, constellé de pépites de lumière, comme les grains de sable d’une plage de diamants. « Merci ! » hurla-t-il. Emily gloussa, puis soupira lorsque à regret il s’éloigna d’elle et commença à se rhabiller. Elle fit de même et, tandis qu’ils finissaient de se préparer, un air de déception apparut sur le visage d’Emily. Elle jeta un regard en direction du village puis se tourna de nouveau vers lui. « C’est la Valse de Lorana. On ferait bien d’y retourner, le bal va bientôt se terminer. » Gwydion soupira à son tour. Il aurait aimé rester avec elle dans ce champ pour l’éternité. « Oh, très bien. » Il la prit par la main et l’attira à lui, l’enveloppant de ses bras pour l’embrasser encore une fois. Il ne lut sur son visage aucune trace de regret ou de remords, rien qu’un merveilleux contentement. Il renfila sa cape et souleva Emily du sol, lui faisant à nouveau franchir le ruisseau, sachant qu’il passait là le seuil de ce lieu qu’elle aimait, qu’elle considérait comme son havre. Il éprouva un pincement de tristesse en comprenant que leur fuite hâtive signifiait que c’était la dernière fois qu’il franchirait ce seuil avec Emily dans ses bras. Ils rentrèrent par les champs main dans la main, le pas plus lent qu’à l’aller. En arrivant au sommet de la colline, Emily resserra soudain son emprise. Il se tourna vers elle, alarmé. « Tout va bien ? — Oui, mais il faut que je m’asseye une seconde. » Gwydion lui prit l’autre main et l’aida à s’asseoir par terre. Il la rejoignit, l’air inquiet. « Emily, qu’est-ce qui ne va pas ? » Elle lui adressa un sourire rassurant. « Tout va bien, Sam. J’ai juste besoin de me reposer un peu. — Tu es certaine ? — Oui. Je peux te demander quelque chose ? — Bien sûr, tout ce que tu voudras. — Quel âge as-tu ? — Quatorze ans. Et toi ? » Elle y réfléchit un moment. « Quelle heure crois-tu qu’il est ? — Environ onze heures, je dirais. — Alors j’ai treize ans. » Gwydion la regarda d’un air perplexe. « En quoi l’heure est-elle importante ? — Parce que dans une heure j’aurai quatorze ans, comme toi. » Il comprit enfin. « C’est ton anniversaire ? — Eh bien, demain, oui. » Il la prit dans ses bras. « Joyeux anniversaire, Emily. — Merci. » Elle eut soudain l’air très excitée. « Attends, j’ai une idée ! Tu veux venir souper demain soir ? » Gwydion la serra plus fort. « Ce serait merveilleux. » Elle se dégagea, et la joie sur son visage fit sourire le jeune homme. « Tu pourras rencontrer mes parents et mes frères. Peut-être qu’en voyant combien je suis heureuse avec toi, mon père nous donnera son consentement. — À quelle heure ? — Pourquoi ne viendrais-tu pas à cinq heures ? Nous dînons à six. » Il considéra avec regret son accoutrement couvert de poussière. « C’est… C’est tout ce que j’ai à me mettre, j’en ai peur. » Emily toucha le tissu de sa chemise. C’était la trame la plus fine qu’elle ait vue jusqu’ici, et la façon de tous ses vêtements était très supérieure aux plus beaux travaux de la meilleure couturière du village. « C’est très bien, dit-elle simplement. Je te montrerai quelle est ma maison, sur le chemin du retour. » Gwydion fouillait dans ses poches. Il en sortit une bourse, qu’il ouvrit. Rien de ce qu’elle contenait n’aurait fait un cadeau acceptable, et il doutait de pouvoir trouver un marchand au village à qui en acheter un. Il prit les cinq pièces d’or qu’il avait emportées au marché, et les déposa sur la paume de la jeune fille. « C’est tout ce que j’ai. Ce n’est pas grand-chose, comme cadeau, mais je veux que tu reçoives quelque chose de moi, ce soir. » Demain il parcourrait les prés en quête des plus belles fleurs. Les yeux d’Emily s’arrondirent de surprise, et un air horrifié se peignit sur son visage. « Je ne peux pas accepter, Sam. C’est la moitié de ma dot. » Elle retourna une des pièces entre ses doigts. L’effigie gravée était celle du prince de Roland, un royaume qui n’existerait pas avant sept siècles. Elle saisit la main de Gwydion et l’ouvrit pour y reposer les pièces. « De plus, si je rentre à la maison avec tout ça, mes parents vont croire que j’ai fait quelque chose de très mal. » Le visage du jeune homme vira au cramoisi, lorsqu’il comprit. Puis il lui vint une autre idée. Il fouilla de nouveau dans sa bourse et en extirpa une autre pièce, de cuivre cette fois-ci. Elle était petite et de forme étrange, à treize côtés, et il la lui mit dans la main. Puis il en sortit une autre, identique. « Pour autant que je sache, il n’y a que deux pièces comme celles-ci dans le monde entier. Elles n’ont pas vraiment de valeur, en dehors de celle-là. Mais elles ont un sens particulier pour moi. Je ne vois pas meilleure personne à qui en donner une. » Elle s’octroya le temps d’observer la pièce. Puis elle sourit et serra Gwydion contre elle. « Merci, Sam. J’en prendrai grand soin. On ferait mieux de partir, maintenant. » Il l’aida à se relever et lui passa la main dans le dos, pour retirer les brins d’herbe qui s’étaient accrochés à sa robe de velours. « Je regrette de ne pas avoir un plus beau cadeau pour toi. » Ils se mirent à redescendre à flanc de colline, en direction du village et de la salle de bal. « Tu ne pouvais me faire plus beau cadeau que celui que tu m’as fait ce soir. Tu es venu de si loin, en réponse à mon vœu. Que pourrais-je exiger de plus ? » Il l’entoura de son bras. « Mais, c’est ton anniversaire. — Tu veux vraiment me donner quelque chose d’extraordinaire ? — Plus que tout, oui. » Elle sourit, se glissa hors de ses bras et lui prit la main. « Alors raconte-moi les lieux où tu es allé, les choses fabuleuses que tu as vues, demanda-t-elle, les yeux brillants d’excitation. Dis-moi où nous irons ensuite, ce que nous verrons un jour. — Eh bien, puisque tu n’as jamais vu l’océan, nous pourrions commencer par ces immenses navires qui nous feront voguer sur la grande Mer Centrale. » Il lui décrivit les mâts, les gréements, les hamacs en filet tissé dans lesquels somnolaient les marins, le vaste port de Kesel Tai, où des bateaux des quatre coins du monde venaient chercher le commerce et la sagesse des Mages de la Mer. Il lui parla de Port Fallon, sur les rivages de ses propres terres, où se dressait un grand phare haut de trente mètres, illuminant la route pour les équipages égarés. Et pour finir il lui raconta le port lirin de Tallono, où l’on avait transformé la baie exposée et son mouillage ouvert en port protégé, grâce à l’aide d’une femme qui détenait la sagesse et la puissance des dragons. Captivée, Emily l’écoutait avec ravissement, buvant ses paroles. Elle s’extirpa de sa rêverie seulement le temps de lui désigner la ferme familiale. C’était la grosse bâtisse qu’il avait aperçue depuis le sommet de la première colline. Suspendues au portail central, des lanternes de carrioles éclairaient l’entrée de leur lueur chaleureuse en signe de bienvenue. Gwydion aurait pu lui raconter tant de choses – le fleuve si froid et si large que par endroits on entrevoyait à peine la rive opposée à travers l’épais brouillard matinal, et qui menait jusqu’aux terres du Gorllewinolo lirin, où elle pourrait rencontrer maints parents de la mère de Gwydion, et où elle serait la bienvenue, malgré son métissage. Il aurait voulu lui parler de l’Oracle de Yarim, avec sa prophétesse démente, et de la magnifique cité de Sepulvarta, où les prêtres dirigeaient les temples et où le peuple répondait aux ordres du Patriarche. Et il aurait à coup sûr aimé lui décrire le Grand Arbre Banc, mais avant qu’il en eût l’occasion ils étaient de retour au village et approchaient de l’entrée de la salle de bal. Tandis qu’ils ralentissaient le pas, il se promit qu’un jour il lui montrerait toutes ces choses qu’elle voulait voir. Lorsqu’ils arrivèrent à l’endroit où il l’avait surprise à se cacher, elle se tourna soudain vers lui alors qu’une pensée lui traversait l’esprit. « Est-ce qu’on a un patronyme ? un nom de famille ? » Gwydion sentit un frisson de plaisir le parcourir à l’idée qu’elle le partage, mais se trouva à court de mots pour lui expliquer pareille nomenclature. « Oui, en quelque sorte. C’est compliqué. Et mon nom lui-même est différent. Tu vois, quand je suis… — Emmy, te voilà ! Où diable avais-tu disparu ? Justin est ici, et il te cherche partout, avec quelques autres. » Dans la voix de Ben perçaient soulagement et colère. Emily ignora la question et entraîna Gwydion vers l’endroit où se tenait son frère. « Hé, Ben. Tu as aimé le bal ? Je te présente Sam. Sam, voici mon frère Ben. » Gwydion tendit la main, et Ben observa le nouveau venu pendant quelques secondes, quittant un instant sa sœur des yeux. Il serra la main du jeune homme, puis se concentra de nouveau sur elle. « Tu vas y avoir droit, quand Père va le savoir. — Savoir quoi ? — Que tu n’as pas assisté au bal. — Eh bien, tu peux être certain que j’y suis allée, au bal. J’ai même passé un moment merveilleux. » La contrariété mit le feu aux joues de Ben. « Tu n’as pas dansé une seule fois, Emmy. Il y a tout un tas de gars très fâchés, à l’intérieur. » Emily éclata de rire. « Bien sûr que si, j’ai dansé. Mais pas à l’intérieur. Tu m’as même vue. Allez, Ben… J’ai passé une très bonne soirée. — Emmy ? » Cette voix-ci était plus grave et, en se retournant, Gwydion vit un garçon beaucoup plus âgé, qui se dirigeait vers eux d’un pas rapide. Il avait lui aussi la chevelure sombre, et une tête de plus qu’Emily. Elle courut vers lui et il la souleva du sol dans ses bras. « Joyeux anniversaire, Laideron, dit-il en l’embrassant affectueusement sur la joue. Tu t’es bien amusée ? C’était bien, ce bal ? — Le meilleur que j’aie jamais eu », répondit-elle avec un grand sourire. Elle présenta à Gwydion son frère aîné, Justin, et ensemble ils rejoignirent la carriole dans laquelle il était venu la chercher. Tandis que ses frères attachaient les chevaux, Emily se retourna vers le jeune homme. « Merci, Sam, dit-elle d’une voix douce. À demain. — À cinq heures pile. Joyeux anniversaire, Emily. Je penserai à toi à chaque seconde qui me séparera de l’instant où je te reverrai. » Elle lui déposa un baiser furtif sur la joue et courut jusqu’au chariot. La douleur sourdit en lui ; il ne savait pas quelle vérité recelaient les mots qu’il venait de prononcer. « Je t’aime », lui lança-t-il lorsque les chevaux eurent démarré. Elle porta la main à l’oreille, lui signifiant qu’elle n’avait pas entendu ce qu’il avait dit. Il regarda le chariot s’éloigner en grondant dans le noir, et la main d’Emily lui faire signe jusqu’à ce qu’elle disparaisse. Le lendemain matin, Gwydion se leva avant l’aube avec les ouvriers agricoles et se prépara au travail en même temps que les autres hommes, torse nu dans la chaleur estivale. Il enveloppa son outre, sa dague et sa chemise dans sa cape, qu’il glissa sous la paillasse où il avait dormi. C’est alors qu’il vit trois petites taches noires sur la doublure du vêtement. Il l’attrapa pour y regarder de plus près. Il s’agissait de trois gouttes de sang minuscules. Gwydion se palpa le dos pour vérifier qu’il ne s’était pas blessé à son insu, mais ne trouva rien. Il replaça la cape sous le lit et s’attela aux corvées du jour. Comme il était nouveau, on lui confia des tâches parmi les plus faciles, mais aussi les plus salissantes, et c’est avec consternation qu’il vit son pantalon se couvrir d’une couche de crasse de plus en plus épaisse. Lorsque les ouvriers s’accordèrent une pause au lever du soleil pour prendre leur petit déjeuner, Gwydion fit un tour dans les prés. Il aperçut un massif d’ancolies sauvages au milieu de nuées de cheveux de nymphe, et décida que ce serait là la fleur idéale à offrir à Emily pour son anniversaire. Puis il se rendit au puits et nettoya son pantalon avec un chiffon, espérant ainsi redevenir présentable. Il ne serait pas convenable de rencontrer le père de sa promise pour lui demander sa main en sentant le bouc à dix mètres ; ce n’est que bien des années plus tard qu’il se dit que l’odeur n’aurait pas paru étrangère à l’homme. Dans l’espoir qu’il lui resterait au moins des miettes du petit déjeuner à se mettre sous la dent, il reprit la direction de la ferme. La chaleur montante lui faisait un peu tourner la tête et, en approchant de la galerie, il se sentit plus étourdi que jamais auparavant, dans son souvenir. Meridion avait immobilisé la roue. Il vérifia une nouvelle fois le matériel, puis isola l’image et la décolla avec précaution de la trame délicate. Pendant un instant elle refusa de se détacher, et il eut un sourire stupéfait. On aurait dit que la force de volonté du jeune homme tentait de la maintenir en place. Il déplaça doucement le premier brin jusqu’à l’emplacement exact duquel il l’avait retiré, puis l’ajusta et lissa la trame de la main pour la ressouder. Il reprit ensuite son observation à travers la lentille. Gwydion apparut à mi-chemin le long de la route de la forêt. Tout était exactement semblable à ce matin d’une fraîcheur presque douloureuse. Tout, sauf ses souvenirs. Il fit volte-face sur la route. Le soleil montait dans le ciel, comme auparavant. Les oiseaux s’interpellaient dans le feuillage tout ruisselant de lumière. Lorsque la brise tiède vint caresser son torse nu, il sentit un frisson le parcourir. Hormis son état, tout était comme avant. Une vague de panique traversa soudain Gwydion, et son cœur se mit à tambouriner alors qu’il parcourait le chemin ventre à terre, puis dans l’autre sens, cherchant le moindre indice prouvant qu’il n’était pas là où il le croyait. Il tendait les mains en l’air, essayant de se raccrocher à cette autre réalité, mais ses efforts ne réussirent qu’à brasser de l’air autour de lui et à soulever un peu de poussière de la route. Son ventre se tordit de douleur tandis que toutes sortes de pensées lui traversaient l’esprit : avait-il eu une hallucination ? Était-il en train de devenir fou ? La première hypothèse le désespérait un peu moins que la seconde, mais il savait au fond de son cœur que ces événements s’étaient bel et bien produits. Jamais il n’aurait eu l’imagination assez fertile pour concevoir un être aussi fabuleux qu’Emily. Emily. Il mesura ce qu’impliquait sa situation, et cette perspective lui brisa les jambes et secoua son estomac d’un frisson mauvais, comme une gangrène. Où était-elle ? Que lui était-il arrivé ? Il se rappela l’avoir mise en garde, s’ils devaient être séparés, et se remémora avec un pincement d’angoisse l’air confus qui avait accueilli cette remarque. Avait-elle compris ? Avait-elle saisi l’urgence de cet avertissement ? Avait-elle seulement survécu ? Il chercha les affaires qu’il avait emportées, mais elles n’étaient plus là. Ni outre ni dague, ni chemise ni cape. Il manqua soudain d’air en repensant à sa cape, enroulée autour de ses effets personnels et glissée sous ce lit, et il sentit son sang se glacer en comprenant ce qu’étaient ces taches de sang. Ils avaient fait l’amour sur cette cape, et ce sang devait être celui d’Emily, le signe de la perte de leur virginité, la consommation de ce qui ressemblait tant à un mariage. Le désespoir s’insinua en lui dès qu’il posa les mains sur ses poches, puis très vite le calme revint. Il enfonça la main et ressortit sa bourse, le seul de ses biens qu’il n’avait pas laissé dans la resserre. Les mains tremblantes, il dénoua le lien de cuir et glissa une main craintive dans le petit sac. Un sourire se dessina sur ses lèvres lorsque ses doigts l’effleurèrent, tapi dans un pli du cuir. Il sortit le minuscule objet avec beaucoup de précaution. C’était le bouton qu’elle lui avait donné, la nuit précédente. La preuve de sa santé mentale, la preuve que ses souvenirs n’étaient pas de vulgaires hallucinations. Il poussa un profond soupir, et une tristesse insondable le submergea. Il repensa à sa cape, et à ses autres affaires, et à la remise, à la ferme, tout cela réduit en cendres depuis des siècles, des cendres dispersées dans l’océan de l’autre côté du monde, où se trouvait le tombeau de l’Île. L’idée que la douce brise marine portait aussi ses cendres à elle n’était pas même envisageable. Gwydion savait qu’elle suffirait à lui faire perdre l’esprit pour de bon. Son père saurait quoi faire. Elle avait sans doute survécu, elle avait réussi à retrouver les meneurs des réfugiés cymriens dont il lui avait parlé au Patchwork. Elle avait dû faire la traversée sur l’un des grands navires. Le cœur de Gwydion bondit à l’idée que c’était ce qu’elle avait fait car ç’aurait été sa première occasion de voguer sur l’océan qu’elle voulait désespérément voir un jour. Toutes les autres possibilités, terribles – qu’elle ait été tuée pendant la guerre, qu’elle ait réchappé à la guerre mais qu’elle ait péri avant le départ des Cymriens, qu’elle ait réussi à embarquer sur l’un des navires mais n’ait pas survécu au voyage qui avait pris tant de vies, ou bien qu’elle ait débarqué et soit morte ensuite… Toutes ces pensées furent reléguées dans une pièce verrouillée au fond de son esprit. La première chose à faire, c’était de rentrer voir son père. Son père saurait où la trouver. Gwydion fit demi-tour et reprit le chemin de la maison. Le jour avait perdu de son éclat ; à ses yeux du moins, des nuages noirs de mauvais augure déferlaient dans le ciel. Il fit cinq pas avant d’être enfin terrassé par le sentiment de deuil et se retrouva à terre, le visage dans la poussière, comme la veille encore. Un sanglot irrépressible monta du fond de sa gorge, un hurlement de douleur qui terrorisa tous les animaux sauvages à plusieurs kilomètres alentour. Puis il baissa la tête au-dessus de la poussière de la route, et il pleura. Emily profita du prétexte de son anniversaire pour se soustraire à ses corvées du jour et dormit au-delà du lever du soleil. Des rêves doux et intenses la visitèrent. Elle se trouvait au milieu d’une scène particulièrement poignante lorsqu’elle sentit, plus qu’elle l’entendit, un cri strident et déchirant. Nooooooooooooooooooooon. Elle se redressa en sursaut sur son lit, tremblante. La lumière du soleil se déversait à travers les rideaux et les oiseaux chantaient. C’était une journée radieuse. Elle se frotta les bras pour dissiper cette frayeur intense qui l’avait enveloppée comme une brume placée. Le souvenir de Sam et de la nuit précédente lui colora les joues, et son pressentiment s’évanouit comme un mauvais rêve. Elle sauta du lit en chantonnant, et fit quelques pas de valse dans sa chemise de nuit de mousseline blanche en comptant les secondes qui le séparaient encore de lui. La journée s’étira en longueur. Emily s’occupa en aidant sa mère à préparer le dîner. Elle lui raconta certains détails de son histoire. A mesure que le soir approchait, elle sentit l’excitation la gagner, jusqu’à ce que son père lui fasse remarquer que, si elle continuait à s’égayer de la sorte, elle pourrait éclairer toute l’allée d’arrivée. Lorsque ce fut l’heure du rendez-vous, Emily resta assise à côté de la fenêtre, dans son plus beau corsage blanc et sa jupe de drap rose, à observer le chemin d’un œil brillant. L’heure du dîner passa elle aussi, et le succulent repas préparé avec attention avait refroidi depuis longtemps lorsque sa mère l’écarta doucement de la fenêtre pour la faire manger. Le repas fut expédié dans un silence attristé. Le regard d’Emily anéantissait tout espoir d’une conversation guillerette. Après le souper, ses parents et ses frères lui offrirent ses cadeaux, qu’elle accueillit avec le plus beau des sourires et les remerciements les plus sincères possibles, bien qu’elle n’eût pas le cœur aux réjouissances. Tandis que la nuit se faisait plus noire, elle retourna s’asseoir près de la fenêtre, certaine au fond de son cœur qu’il finirait par venir. Enfin, longtemps après minuit, son père vint la prendre gentiment par le bras et suggéra qu’elle avait besoin de sommeil. Emily hocha la tête et se dirigea vers les escaliers comme un automate. Elle s’arrêta après quelques marches et se retourna vers ses parents ; la vision de la tristesse peinte sur leur visage la tira un instant de sa transe. Elle savait combien ils souffraient pour elle, et elle ne supportait pas cette idée. Elle leur adressa le sourire le plus éclatant qu’elle réussit à trouver en elle, et arma sa voix de confiance. « Ne te tracasse pas, Père. Il y aura des tas d’autres garçons à la tombola dont je pourrai tomber amoureuse. » Elle les vit pousser tous deux un soupir de soulagement, et l’inquiétude s’évanouit du regard de sa mère. « Tu as raison, ma chérie. Il y en aura des tas. » Elle leur envoya un baiser et reprit son ascension. Elle garda la fin de sa phrase pour elle-même. « Mais ça n’arrivera pas. » Des années plus tard, après une quête sans succès, Emily croisa un certain MacQuieth, l’une des personnes que le garçon avait mentionnées, ce soir-là, au Patchwork. Cette rencontre fut une coïncidence, dans les rues d’une immense ville, et bien qu’il fût un guerrier de grande renommée, et elle personne, elle prit son courage à deux mains et lui demanda s’il connaissait le garçon. MacQuieth parut d’abord importuné, puis s’adoucit en voyant le regard d’espoir intense dans les yeux de la jeune femme, un regard qui trahissait une âme s’accrochant à ses dernières bribes de foi en la vie. « Je suis sincèrement désolé, dit-il en grimaçant devant l’effet que ses paroles produisaient sur cette jeune personne. Mais je n’ai jamais rencontré personne qui ressemble à cela, ni entendu prononcer ces noms avant aujourd’hui. » Et le guerrier resta debout là, sans doute distrait de sa tâche pour la seule et unique fois de sa vie, à la regarder s’éloigner et regagner l’anonymat, la tête un peu plus basse que quelques minutes plus tôt. MacQuieth n’avait pas le don de prescience, pourtant même lui savait qu’il avait sous les yeux une âme humaine que toute vie était en train de quitter, absorbée par la multitude de la populace, entamant sa descente dans l’existence insignifiante de ceux qui comptent les jours jusqu’à ce que la mort vienne les libérer. Gwydion attendit la réponse de la Prophétesse avec autant de patience que possible, mais nul n’aurait pu se méprendre sur son désespoir et sa douleur. Que la Prophétesse soit aussi sa grand-mère ne pouvait qu’aider, se disait-il. Anwyn observa son visage, une profonde curiosité dans ses yeux d’un bleu fulgurant, plus encore que ceux de Gwydion. Comment son petit-fils avait pu échapper à cette nature stoïque innée dans toute la famille, voilà qui suscitait un très grand intérêt chez elle. Bien que son don lui permît d’arpenter le royaume du Passé, elle ressentit assez d’ondes de l’Avenir pour savoir qu’un jour Gwydion serait un homme puissant, comme l’avaient été tous les hommes de la famille. Lui seul serait susceptible de rendre à cette lignée sa gloire dynastique. Ce qui faisait de lui un atout de taille, qu’il fallait garder sous contrôle. « Mon âme sœur », avait-il insisté, la voix brisée. « J’en suis certain, Grand-Mère. Je t’en prie. » L’eau qu’elle voyait scintiller dans ses yeux venait de toute évidence d’une source très profonde en lui. L’Œil-Clair s’était probablement évaporé depuis longtemps avant qu’il ait eu l’idée de venir la consulter. Anwyn n’en voyait pas même trace, pourtant elle demeurait certaine qu’on s’en était servi sur lui. Quant à savoir qui, c’était une autre affaire. La formule de l’élixir avait disparu au fond des eaux en même temps que Serendair, mille ans plus tôt. Et bien qu’elle puisse donner une partie de la réponse à sa question, certains des événements décrits par Gwydion – les yeux qui piquaient, cette transportation dans le Temps même – se dissimulaient à sa vue, perdus dans le passé. Anwyn secoua la tête pour éloigner cette pensée troublante et se concentra de nouveau sur son petit-fils tout tremblant. Il avait couru d’énormes risques pour venir la voir là-haut, bravant la morsure du vent qui hurlait sa fureur jusque dans les murailles de pierre de son immense château, perché sur un à-pic isolé des pâles montagnes septentrionales. Il avait toujours les mains en sang de s’être agrippé aux rochers au cours de cette glaciale ascension jusqu’à la tanière d’Anwyn. Il semblait très désireux de la voir, et elle recevait si peu de visites, surtout ces temps-ci. Malgré la préoccupation et le désespoir du jeune homme, c’était bon d’avoir à nouveau de la compagnie, surtout la compagnie de quelqu’un qui pourrait un jour lui être utile. Elle songea à sa question, puis adopta soudain une attitude distante tandis qu’elle mesurait les implications de ce qu’elle était sur le point de lui révéler. Il fallait bien trouver la manière appropriée de lui annoncer cette nouvelle. Elle lui prit les mains dans les siennes et enveloppa ses jointures ensanglantées dans un tissu doux. En parlant, elle arborait un sourire presque triste. « Elle n’a pas débarqué – elle n’est pas venue. Je suis désolée, mon enfant. Elle n’a pas posé le pied sur ces terres, et pas à Manosse non plus. Si elle était lirin, les étoiles de cette terre l’aurait reconnue n’importe où sous leur ciel, et elles ne l’ont pas vue. Elle n’est allée sur aucune autre terre. Et elle ne faisait pas partie de ceux qui ont quitté l’Île sur les navires, avant sa destruction. — En es-tu certaine ? Il doit y avoir une erreur. Je t’en prie, Grand-Mère, regarde encore. Tu es sûre qu’elle n’a pas dévié de son cap, avec la Seconde Flotte ? » Anwyn dissimula son sourire et retourna auprès de l’autel sur lequel reposait la lunette ternie. C’était le deuxième objet le plus ancien de tout ce pays, l’instrument médiumnique dont son père avait fait usage pour voir cette terre, bien longtemps auparavant. Elle s’en saisit et le maintint en l’air un instant, gagnée par la chaleur de sa puissance. Puis elle se dirigea vers la grande fenêtre qui donnait sur la mer à plus de mille milles, et porta de nouveau la lunette à son œil. Elle scruta l’horizon pendant un long moment, puis se retourna vers son petit-fils, mort d’inquiétude. « Eh bien, mon enfant, je suis désolée de te décevoir, mais personne de ce nom ou répondant à cette description ne fait partie de ceux qui ont quitté l’Île à bord des navires, avant sa destruction. Elle n’a pas débarqué. Elle n’est pas venue. » Anwyn le vit s’écrouler au sol, accablé par le poids de cette nouvelle et par la sentence qu’elle impliquait, le corps secoué par la force des sanglots. Elle pivota lentement vers l’autel, où elle reposa l’instrument, le sourire aux lèvres. « Eh bien, à présent, que dirais-tu de déjeuner ? » Premier mouvement 1 1146, Troisième Ère IL SE DÉPLAÇAIT COMME L’OMBRE D’UN NUAGE FURTIF, invisible, inaperçu même du vent qui soufflait autour de lui comme s’il n’était pas là. Il grimpa à pas de loup jusqu’au sommet de la colline, ses yeux désassortis scrutant les champs en contrebas. Ils étaient en partie plongés dans l’obscurité de la vallée, où le vent ondulant couchait l’herbe roussie. Hormis la brise, rien ne venait troubler le silence. Tandis que les ténèbres gagnaient du terrain, le Frère se releva. Il regarda par-dessus son épaule, puis hocha la tête et reprit son observation. Quelques instants plus tard, une ombre gigantesque le rejoignit au sommet de la colline. Dans la lumière rare du soleil couchant, les poignées des armes qui saillaient du dos du géant ressemblaient aux pinces cuirassées d’un crabe gargantuesque. Le sergent accorda son angle de vision à celui du Frère, puis prit la parole. « On a combien d’temps ? » La silhouette en noir marqua un temps de réflexion, avant de répondre, sa tête encapuchonnée et penchée comme s’il écoutait une conversation au loin. « Ils sont à un quart d’heure derrière nous. Ce ne sont pas eux qui m’inquiètent. — J’sais, soupira le géant armé jusqu’aux dents. On va pas y arriver, c’est ça ? » Les yeux du Frère ne quittèrent pas la ligne d’horizon. « En définitive, sans doute pas. » Au bout d’un moment il leva les yeux vers son compagnon haut de plus de deux mètres. « En partant maintenant, tu peux prendre une autre direction, si tu le souhaites. — Non, m’sieur, répliqua le géant, et son rictus ironique révéla un sourire carnivore. J’suis venu si loin, ce s’rait dommage de r’partir maint’nant. En plus, ce s’rait qu’une question d’temps, d’ici à c’qui m’rattrapent. Si ça vous fait pas d’embarras, m’sieur, j’aime autant rester avec vous. » Le Frère acquiesça d’un signe de tête, et son regard se porta de nouveau à l’horizon. « Eh bien, dans ce cas, j’aimerais mieux ne pas me faire prendre avec les chasseurs à nos trousses. » D’un haussement d’épaules vif, le Frère fit bondir dans sa main l’arme en forme d’arbalète qu’il portait en travers du dos, et se mit à dévaler le flanc de la colline. « Nan, vaudrait mieux pas », dit le géant au vent, car il ne restait rien d’autre à ses côtés, au sommet. L’obscurité même qui tombait fut moins discrète que les pas du Frère, dont la course passa inaperçue de toutes les petites créatures des champs. Silencieux et invisible. Avec ses armes noires sur fond de cape noire, sa silhouette grande et élancée se fondait dans les ombres évanescentes auxquelles il se raccrochait. Il ne faisait aucun bruit, ne laissait aucune trace. Aucun moyen de deviner sa présence, à moins d’avoir la vue assez perçante pour le distinguer dans ce manteau de ténèbres dont il se drapait. Ce qui aurait été bien fâcheux pour le témoin en question, car il ne faisait aucun doute que son pouls se serait alors accéléré, que son cœur aurait hésité un centième de seconde. Et ce centième de seconde aurait suffi car le Frère l’aurait senti, et l’infortuné serait mort sans avoir eu le temps d’écarquiller les yeux. Le Frère se glissa parmi les rafales de vent, veillant à ne point déranger les myriades de vibrations de ce monde, que peu en dehors de lui ressentaient réellement. Ses cibles étaient redoutables, et la signature de leur puissance personnelle très forte. Son ancien maître n’avait pas reculé devant la dépense, dans cette chasse. Le Frère ne se serait pas attendu à moins. Il mit un genou en terre et plaça son arme en position. Sous son capuchon, un sourire sinistre se dessina. Ses cibles se trouvaient à présent à portée de tir. Il ne les voyait pas, pas encore, mais il n’en avait nul besoin. Au loin il sentait le piétinement de leurs pas, les battements de leur cœur. Tel un requin dans l’eau il sentait l’odeur de leur sang, percevait le moindre de leurs mouvements. C’était là la récompense de son héritage inhumain, bien qu’il fût plus sensible à ces choses-là que les Dhraciens de pure souche eux-mêmes. Il était le Frère. Tel était son don. Il ferma les yeux et sonda les mouvements de l’air, les changements du vent, les courants subtils qui pourraient faire dévier son tir. Puis il laissa échapper l’air de ses poumons et pressa doucement la détente de son arme. L’arbalète ne tira ni flèche, ni projectile. Trois disques métalliques, légers comme un murmure et de la taille d’une feuille d’érable, jaillirent de l’arme d’un mètre de long, projetés par la force de la détente. Ils fendirent l’air, leur trajectoire quelque peu modifiée par la forte brise, mais le tireur avait pris ces paramètres en considération. Bien avant que les projectiles n’atteignent leurs cibles, le Frère avait rechargé et tiré de nouveau, encore et encore, envoyant salve après salve dans le front ou entre les yeux de ses ennemis, à plus de trois cents mètres de distance. Puis le Frère disparut de nouveau, alors que les trois premiers disques tranchaient dans l’orbite gauche de sa première victime, chacun s’enfonçant plus profondément dans son crâne, pour resurgir de l’autre côté et venir s’encastrer dans la gorge du suivant. Quatre autres de ses prédateurs moururent sans avoir remarqué quoi que ce soit. Seul leur commandant eut le temps de tourner la tête et de regarder sa propre mort en face, avant qu’elle vienne à sa rencontre. Au loin, déjà au sommet de la colline depuis laquelle il les avait espionnés, le Frère marqua une pause et prit le temps de jeter un regard en arrière. « Le commandant a été rapide », dit-il au géant, qui hocha la tête. « Pas assez rapide, quand même, hein, m’sieur ? — Pas cette fois-ci. » La patrouille du Frère aux alentours de leur campement de cette nuit-là l’avait assuré que personne ne viendrait espionner leur feu. Grunthor n’en plaça pas moins trois feuilles de métal en barricade pour empêcher la lumière de filtrer. C’était à ces précautions extraordinaires qu’ils devaient leur survie. Le géant bolg jeta un coup d’œil interrogateur en direction du lourd sac qui contenait leurs rations, et le Frère hocha la tête. Grunthor s’assit devant le feu et ouvrit le sac, puis en extirpa le cuissot d’une biche qu’ils avaient tuée deux jours plus tôt. Se servant d’un des os longs comme d’une broche, il l’encastra entre deux encoches dans les parois métalliques et fit tourner le morceau au-dessus des flammes basses. Ils restèrent ainsi tous les deux assis en silence jusqu’à ce que la surface de la viande soit grillée. Le Frère ne cessait d’écouter le vent. Grunthor, lui, n’y prêtait pas attention ; il connaissait le mode opératoire. Si quelque chose clochait, il en serait le premier informé. Au bout d’un moment le géant bolg retira la viande du feu et en arracha un morceau de la taille de sa paume, qu’il tendit, tout dégoulinant de jus, à son compagnon ; il garda le reste pour lui. Le Frère observa Grunthor en train de décoller la viande de l’os avec ses dents. Puis, à l’aide de sa dague, il découpa son propre morceau et entreprit de le manger. « C’est quasiment pourri, dit-il après avoir avalé la première bouchée. » Le géant acquiesça. « Eh bien, chef, on pourrait s’attaquer au sec… — Non, nous en aurons besoin pour notre voyage le long de la Racine. — J’sais bien, mais c’est tout c’qui nous reste. — Et le lapin ? — On l’a mangé hier. » Le Frère reposa son morceau de viande. « Alors demain je chasserai. » Ils retombèrent dans leur silence familier. Au bout d’un moment, Grunthor s’allongea sous le vent, près du feu. Le Frère regarda le géant s’endormir. Il laissa son esprit vagabonder et se perdit dans les souvenirs de ce qui avait précédé cette époque particulière. Il se rappela avoir marché dans les ténèbres dévorantes, celles de la Chambre Profonde du F’dor. Il ne pouvait empêcher les talons de ses bottes de résonner sur le sol d’obsidienne polie. Les murs de la chambre étaient si écartés que, même éclairée, la pièce n’aurait offert qu’une vision très restreinte de ses surfaces de verre volcanique noir, sculptées de motifs obscènes entrelacés. En dépit des braseros qui lançaient leurs flammes sombres, l’énorme chapelle en renfoncement n’était pas éclairée, hormis par le cercle de lumière qu’avait apporté avec lui l’assassin dhracien. À l’intérieur de ce cercle se tenait la silhouette d’un homme revêtu des toges cramoisies des prêtres sataniques, cet homme qui l’avait convoqué ici, autrefois humain et aujourd’hui hôte d’un esprit démoniaque, tous deux mêlés en une entité monstrueuse. Un homme qu’il n’aurait jamais accepté comme client de son plein gré. Le Frère avait dû serrer les dents et lutter contre ce que son instinct lui disait de ce lieu, et de la créature qu’il approchait. Il avait la sensation que des aiguilles lui parcouraient les veines, tandis qu’il réprimait sa réaction immédiate aux perversions de la nature auxquelles on se livrait ici. Sa haine ancestrale, née de générations de croisades raciales menées par les Dhraciens contre les F’dor, se révoltait de se trouver ainsi dans ce lieu où les ennemis de sa race avaient élu domicile. Les deux côtés de sa lignée – tant l’héritage dhracien à fleur de peau de sa mère que l’amour de la terre profonde légué par son père bolg inconnu – se soulevaient contre ce détournement de ce qui avait été autrefois un lieu saint. Par-dessus tout, il ressentait un dégoût incontrôlable pour l’esprit démoniaque accroché à cette silhouette qui lui faisait face et qui n’avait plus rien d’humain. Le Seigneur aux Mille Yeux. Le F’dor. Tsoltan. Son maître. Lorsqu’il avait pénétré dans le cercle de lumière, il avait entendu une voix douce s’adresser à lui, une voix douce comme le miel. « J’ai un travail pour toi. » Les yeux cerclés de rouge du prêtre noir scrutèrent le visage du Frère, en quête d’une réaction. Les nerfs ultrasensibles du Dhracien gémirent devant cette intrusion, comme si un boucher était en train de chercher du bout de son couperet le meilleur endroit où inciser. Le Frère ne répondit rien. Il faisait de son mieux pour ne pas respirer le même air. « Ta main », exigea le prêtre-démon. Le Frère desserra le poing et tendit la paume gauche à contrecœur. Le F’dor gloussa dans l’obscurité. « Ta résistance n’a de cesse de m’amuser. Avec le temps tu as compris qu’il n’y avait aucun moyen pour toi de recouvrer ton vrai nom. Tes services me sont trop précieux. À aucun prix je ne te le rendrai, ou te révélerai comment je l’ai obtenu. » Juste devant le Frère, une plante grimpante se mit à pousser du sol en verre. Elle avait l’air faite de verre elle-même ; des épines d’obsidienne en hérissaient la tige. Une clef s’enroulait dans sa plus haute vrille. « Prends-la. » D’un geste décidé, le Frère décrocha la clef de la plante. La vrille d’obsidienne se désagrégea comme le pied d’un verre délicat. Il maintint la clef devant ses yeux de demi-Bolg, les yeux nocturnes d’un peuple qui s’était levé des grottes souterraines, et sourit intérieurement en sentant s’accélérer les battements du cœur jadis humain du démon, seul signe extérieur de sa consternation devant le mépris du Frère. La clef même n’avait rien de remarquable, sinon qu’elle avait été taillée dans de l’os sombre, et que le corps en était incurvé comme une côte. « Tu emporteras cette clef au pied du pont de la terre déchue qui mène aux îles septentrionales. À la base de ce pont se situe une porte semblable à aucune de celles que même toi tu as pu voir. À cet endroit la trame de la Terre est très fine, le passage sera peut-être inconfortable. Mais si tu la franchis correctement, tu te retrouveras dans un vaste désert. » Tu sauras dans quelle direction aller, et un de mes vieux amis viendra à ta rencontre. Une fois là-bas, tu passeras un accord avec lui pour lui servir de guide, et lui faire franchir la porte dans l’autre sens, en temps et heure qu’il jugera bons. Je veux que cela se produise dès que possible. Tu reviendras à moi, et je te préparerai à devenir son guide. Est-ce clair ? — Oui. — Tu me répéteras votre arrangement, ainsi que tout message dont il t’aura chargé. — Je ne suis pas un page. — Comme tu as raison. Tu n’es qu’une note de bas de page. » Le talisman autour du cou du démon attrapa la lumière d’un brasero au loin et se mit à briller de sa lumière noire, dans l’obscurité. Au sein du cercle de flammes doré luisait un motif en pierres rouges qui s’enroulait en spirale jusqu’au centre de l’amulette, où un œil unique lançait un regard aussi perçant que celui qui se planta en cet instant dans les yeux du Frère. Le F’dor s’était approché de lui, et le Frère n’avait pu empêcher ses narines de se retrousser à l’odeur de chair brûlée et de son haleine fétide. Cette puanteur accompagnait tous ceux de son espèce, mais son maître était particulièrement nauséabond. « Je veux que ce soit fait en vitesse. Dès lors, ce pitoyable catalogue de morts dont tu te sens responsable ne sera plus qu’une broutille, une simple pensée fugitive et inconséquente. Je suis le véritable maître, et tu seras mon esclave jusqu’à ce que tu me suives de ton plein gré, ou que ma victoire te terrasse. » Il avait fait ce qu’exigeait le démon. Le Frère n’avait aucun remords, dès lors qu’il s’agissait de la mort ; il ne se dérobait pas en présence du mal, mais ce qu’il avait vu dans les terres perdues au-delà de l’horizon défiait toutes les descriptions horribles que son imagination aurait été capable de concevoir. Face à la destruction massive qui s’ensuivrait, à la dévastation qui s’abattrait sur le monde, il avait préféré, pour la première fois de sa vie, s’enfuir et abandonner tout ce qu’il possédait et risquer une éternité bien pire que la mort. Même pour lui, toute autre solution aurait été impensable. Du mouvement au loin alerta les sens du Frère et le tira de ses pensées. La clef dans sa main scintillait légèrement dans la pénombre ; il la glissa d’un geste hâtif dans sa poche, où il avait pour habitude de la garder. Il se tourna vers l’origine des vibrations et sentit la présence de loups à l’approche. Ils étaient encore loin, mais en maraude. Une vibration discordante lui indiquait qu’il ne s’agissait pas de loups ordinaires, mais d’animaux dont le F’dor se servait comme d’yeux. Son claquement de langue réveilla en un instant Grunthor, qui porta immédiatement la main au ceinturon. Sans un bruit, il se tourna vers le Frère. Le Frère fit quelques brefs signaux des mains : six loups, trois sur chaque flanc. Grunthor hocha la tête et tira d’une main son grand arc. De l’autre il plaça un large couvercle métallique sur le feu afin de l’étouffer sans laisser la fumée s’échapper. Le Frère tenait prête sa propre arme, un outil étrange appelé cwellan, et Grunthor disposa sa lance à portée de main. Ils attendirent. Le Dhracien pencha la tête sur le côté, attentif au mouvement des animaux. Les loups ne ralentirent même pas. Ils poursuivirent sur leur lancée, jusqu’à avoir franchi la ligne d’horizon, hors de portée des sens aiguisés du Frère. Ils n’avaient pas remarqué le petit campement enterré dans son puits caché. Lorsqu’ils furent à bonne distance, le Frère hocha la tête et inspira, avant de laisser échapper un profond soupir. Grunthor l’imita. « Ils se rapprochent. — Pas très surprenant, m’sieur, hein ? Ils ont notre odeur, et nous on a cette clef. Ils la sentent, sans doute. — Je sais. Il faut que nous nous rendions dans une autre ville, le plus vite possible. Que nous nous perdions dans la foule. — Charmant. Je sais à quel point vous aimez les villes. » Lorsque la plus grosse partie de la nuit se fut écoulée et que la pluie estivale se mit à tomber, les deux compagnons levèrent le camp et se dirigèrent vers Easton, en avance sur l’orage qui approchait. 2 « ENCORE UN PEU DE SOUPE, ma belle ? — Non, merci Barney. » La jeune femme leva les yeux vers le tenancier penché vers elle et lui sourit. « Mais elle était très bonne. » Elle se concentra de nouveau sur le tas d’objets dépareillés et de parchemins qui jonchait la table devant elle et se remit à griffonner à la plume d’un air studieux, en chantonnant pour elle-même. Barney soupira et rapporta la soupière au bar, savourant le frisson physique que faisait courir en lui l’idée d’être le destinataire de ce sourire. Puis il jeta un regard furtif autour de lui en espérant que Dee n’avait pas vu son sourire aux anges et son air benêt. Dee aimait beaucoup la jeune femme, elle aussi, mais mieux valait ne pas trop ballotter le navire nuptial. Sous prétexte de nettoyer la surface du bar souillée de bière, il s’autorisa un autre regard. La jeune femme écarta une mèche de cheveux dorés de ses yeux et se toucha la gorge d’un air distrait alors qu’elle démêlait un médaillon tout simple en or, accroché à une chaîne délicate. Elle écrivait à un rythme soutenu et s’arrêtait de temps à autre pour examiner un des petits objets disséminés devant elle, ou pour faire vibrer quelques cordes de la harpe de berger posée sur ses genoux, sous la table. La jeune femme rayonnait d’une excitation silencieuse et bien qu’elle fût assise à sa table préférée, en retrait près du bar, cette excitation irradiait la foule des habitués, créant un certain remue-ménage. En général, le milieu de la journée était un moment lugubre à force d’être calme, au Chapeau à Plumes. Aujourd’hui on aurait dit un samedi soir battant son plein. Pas étonnant que Dee l’aime autant, songea Barney en gloussant dans sa barbe. Elle fait marcher les affaires. Personne ou presque ne remarqua l’étranger qui entrait, au milieu des éclats de voix et du tintement des chopes qu’on entrechoquait. Il se fraya un chemin à travers la foule avec une certaine impatience, scrutant les tables jusqu’au moment où il aperçut celle de la jeune femme. L’homme se planta à côté d’elle, la dominant de toute sa taille. Il attendit qu’elle lève les yeux vers lui, mais elle l’ignora et continua à écrire, fronçant les sourcils lorsqu’elle devait raturer une faute. « Vous êtes Rhapsody », finit-il par dire. Elle ne leva pas les yeux, mais ajusta une pile de papiers et se saisit d’une nouvelle feuille de parchemin. « Alors ? » Elle ne lui fit toujours pas l’honneur d’un regard. « Oh, désolée. Merci de me le rappeler. » Après une pause, elle ajouta : « Si vous voulez bien m’excuser, j’ai beaucoup de travail. » L’homme déglutit, ravalant la colère que faisait monter en travers de sa gorge le ton dédaigneux de la jeune femme. Il sentit les yeux de plusieurs clients glisser sur lui et il tenta de garder une voix calme. « Je représente un gentilhomme de vos amis. » La concentration de Rhapsody ne se relâcha pas, et elle ne cilla point. « Ah oui ? Et qui cela peut-il bien être ? — Michael, le Vent de la Mort. » Le tohu-bohu qui régnait dans le Chapeau à Plumes s’évanouit soudain, mais la jeune femme ne sembla pas le remarquer, ni même s’en soucier. « Soit le sens de gentilhomme et d’ami a subitement changé dans cette langue, soit vous vous comportez avec moi de manière bien cavalière, dit-elle. Que veut-il ? — Vos services, ça va de soi. — Je ne suis plus dans le métier. — Je ne pense pas que votre situation professionnelle ait le moindre intérêt pour lui. » Pour la première fois elle s’arrêta d’écrire et leva les yeux vers l’intrus. Le regard qu’elle planta dans le sien ne trahissait pas une once de peur et sa couleur verte époustouflante fit reculer l’homme d’un pas. « Eh bien, en ce qui me concerne, c’est ce qu’il veut qui n’a pas le moindre intérêt, dit-elle d’une voix égale. Maintenant, si vous voulez bien avoir la gentillesse de m’excuser, comme je vous l’ai dit, je suis très occupée. » Et elle retourna à son travail. L’homme mit un certain temps à retrouver une contenance. Tandis que la fureur se propageait peu à peu sur ses traits rudes, les clients du bar commencèrent à déserter les lieux, ou du moins à se retirer dans les coins les moins exposés de la pièce. Il frappa la table du plat de la main, les doigts écartés pour chiffonner les parchemins éparpillés. Il se reprit juste à temps lorsqu’il sentit la lame de la dague de Rhapsody appuyée entre son pouce et son majeur, sur le point de faire couler le sang. Elle avait dégainé avec une rapidité et une fluidité de mouvement telles qu’il n’avait rien vu. Rhapsody leva lentement les yeux vers lui, pour la deuxième fois seulement. « Maintenant, je crois m’être montrée courtoise, mais vous n’avez pas l’air d’écouter. Si vous avez taché ne serait-ce qu’une seule de mes notes, vous ne serez bientôt plus capable de compter que jusqu’à six, et pour ce faire il vous faudra lâcher votre pantalon. Alors, je vous prie, laissez-moi en paix, maintenant. » Sous le regard de tous les clients, elle trempa sa plume dans l’encre et se remit au travail, la main toujours sur le poignard. L’étranger la dévisagea en retirant sa main de la table d’un mouvement vif. Il quitta la taverne, non sans bousculer au passage quelques-uns des clients qui restaient, et claqua la lourde porte de bois derrière lui. Barney le regarda partir, puis s’approcha de la table de Rhapsody, l’inquiétude creusant une ride profonde sur son visage avenant. « Tu sais pour qui il travaille, chérie ? » demanda-t-il d’une voix anxieuse, en regardant Dee rassembler les assiettes et les restes jonchant les tables quittées à la hâte. Rhapsody empilait méthodiquement les parchemins avant de les rouler. « Bien sûr. Pour Michael, la Tête de Porc. Quel nom ridicule. — Je ne lui manquerais pas de respect, à ta place, ma belle. Il est devenu très dangereux, ces derniers temps. Et il a beaucoup plus d’oreilles à son service qu’autrefois. — Oh, juste ciel. Et dire qu’en plus il n’était même pas attirant, à l’époque. » Rhapsody fourra le rouleau de parchemin dans sa sacoche en toile cirée et se mit à rassembler les petits objets sur la table, ne laissant qu’une primevère flétrie et un mince morceau de vélin. Elle reboucha son encrier et l’accrocha solidement dans la poche qu’elle avait cousue à l’intérieur de son sac, enveloppa sa harpe dans sa toile et la plaça sur le dessus. Puis elle se remit à écrire sur le morceau de vélin, cette fois-ci avec plus d’application. « Maintenant que j’y pense, Barney, je reprendrais bien un peu de cette soupe. » Les autres levaient déjà le camp lorsque Gammon atteignit l’avant-poste à l’extérieur du rempart nord-ouest d’Easton. Au ton de la voix de Michael, qui aboyait ses ordres à son écuyer et admonestait les hommes d’armes, Gammon estima qu’il n’était pas prudent de venir rapporter de telles nouvelles. Son seul espoir résidait dans l’instabilité folle qui s’était emparée de leur chef ces derniers temps. Peut-être lui aurait-elle fait oublier la course dont il l’avait chargé. Un simple coup d’œil à l’expression de Michael anéantit cet espoir. « Où est-elle ? » éructa-t-il, fonçant vers Gammon après avoir écarté brutalement le laquais qu’il était en train de frapper. « Apparemment, elle ne fait plus affaires, monsieur. » Les yeux de Michael s’arrondirent et Gammon y vit une puissante montée de fureur qu’il essayait de maîtriser. « Tu n’as pas réussi à la trouver ? Comment as-tu pu la rater ? » Gammon hésita, puis se jeta à l’eau. « Je l’ai trouvée, monseigneur. Elle a refusé de me suivre. » Michael cligna les yeux. Il sembla à Gammon que ceux-ci s’assombrissaient soudain et retrouvaient tout leur calme. « Refusé. Elle a refusé. — Oui, monsieur. » Michael se retourna et observa les hommes en train d’emballer les armes et de charger les chevaux. « Peut-être as-tu mal compris mes ordres, Gammon », dit-il avec un grand calme, tandis que la fumée noire et âcre des feux de camp éteints tourbillonnait vers eux et s’agglutinait au-dessus du vaste pré en volutes qu’on aurait dites de laine sale. « Je n’attendais pas de toi que tu demandes courtoisement à cette jeune femme si elle était disposée à nous accompagner. Je voulais que tu me la ramènes. — Oui, monseigneur. — Alors, retourne en ville la chercher. Par les dieux, elle t’arrive à peine à l’épaule. Traîne-la par ses beaux cheveux dorés, s’il le faut. Tu as vu sa chevelure, Gammon ? — Oui, monsieur. — Je pense à cette chevelure depuis bien longtemps, Gammon. Peux-tu imaginer cette sensation, de tenir ces cheveux entre tes mains ? — Oui, monseigneur. — Non, tu ne peux pas, Gammon, répliqua Michael d’une voix froide et sans émotion. Tu ne peux pas, parce que la poche entre tes jambes est vide. Tu ne l’as jamais possédée, n’est-ce pas ? Il me semble bien que non. C’est une chose à laquelle quelqu’un comme toi ne survivrait pas. » Alors que moi, Gammon, je l’ai possédée, et jamais je n’ai vécu pareille expérience. Elle est en partie lirin, tu avais remarqué ce détail ? Les femmes lirin ont un goût très sucré, tu savais cela, Gammon ? Et le sien est suprêmement agréable. Et… eh bien, disons que sa chevelure n’est que le premier de ses charmes, des charmes que tu ne peux même pas commencer à imaginer. » Cependant, si tu demeures dans mes faveurs, Gammon, peut-être te laisserai-je l’essayer un peu. Juste assez pour donner un sens à ta vie misérable sans entraîner trop de dégâts, hmmm ? Une fois que je me serai rempli d’elle, ou devrais-je dire, que je l’aurai remplie de moi ? Qu’en dis-tu, Gammon ? Tu aimerais ça ? » Gammon avait bien vu le piège s’ouvrir. « J’irai la chercher, monseigneur. — Bon garçon », approuva Michael, avant de s’en retourner dans le champ. Rhapsody venait de poser le dernier trait à la plume sur son morceau de vélin et le tamponnait pour le sécher lorsque Gammon reparut au Chapeau à Plumes. La taverne s’était à présent vidée de ses clients, et c’est avec effroi que Barney et Dee le virent de nouveau se diriger à grandes enjambées vers la table de la jeune femme et se planter devant elle. Comme la première fois, Rhapsody ne leva pas les yeux vers lui et poursuivit son travail. « Vous allez venir avec moi, dit Gammon. — Pas aujourd’hui, je suis prise. Désolée. — Ça suffit maintenant », grogna Gammon. D’une main, il prétendit attraper la longue chevelure dorée que ne retenait qu’un simple ruban noir, tandis que de l’autre il tirait une épée à lame courte. Les aubergistes le regardèrent se plier en deux de douleur quand Rhapsody lui envoya la table dans l’aine, le plaquant du même coup contre le mur. Il haleta de douleur lorsque le coin s’enfonça dans ses parties génitales, et que sa tête vint percuter le panneau de bois. Elle fît rouler l’épée de Gammon sur le sol, la ramassa et se pencha en travers de la table pour lui chuchoter à l’oreille : « Vous êtes un homme très grossier. Allez dire à votre commandant que je lui conseille de se faire à lui-même ce qu’il projetait de me faire à moi. Vous avez compris ? » Gammon lui lança un regard furieux, et Rhapsody lui posa sa dague sur la gorge avant de déplacer la table pour lui dégager la voie. « Une dernière chose, dit-elle en le poussant vers la porte. Je vais quitter ce lieu juste après vous, et je n’y reviendrai pas. Alors, avec les autres brutes que vous ne manquerez pas d’appeler en renfort, vous pouvez choisir de venir harceler ces gens, ou bien vous pouvez essayer de me rattraper. Si j’étais vous je ne perdrais pas mon temps ici. » Et elle jeta son épée dans la crasse de la rue. Gammon cracha dans sa direction en quittant la taverne pour la deuxième fois. « Un homme très grossier », répéta Rhapsody à l’intention de Dee et Barney. Elle déposa une poignée de pièces sur la table, puis serra brièvement Dee contre elle. « Je vais sortir par la porte de devant. Vous feriez peut-être mieux de fermer jusqu’à l’heure du souper. Je suis désolée des ennuis que je vous ai causés. — Sois prudente, maintenant, ma chérie », fît Dee en refoulant ses larmes. Rhapsody décrocha sa cape de la patère près de l’entrée et l’enfila à la hâte. Elle ajusta la sangle de sa sacoche à son épaule et la fit glisser dans son dos, puis se dirigea vers la porte. En passant devant Barney, elle lui donna le morceau de vélin, accompagné d’un dernier sourire. « Bonne chance Barney, dit-elle en l’embrassant sur la joue. Et si d’aventure vous croisez un troubadour, demandez-lui de vous jouer ça. » Barney baissa les yeux sur le petit parchemin entre ses mains. Il y vit dessinées cinq lignes horizontales et une série de notes de musique. « Qu’est-ce que c’est, chérie ? questionna-t-il. — Votre nom », dit-elle. Puis elle partit. Dee s’approcha de la table, empocha les pièces et ramassa l’assiette à soupe et la cuillère, ainsi que la plume de Rhapsody. « Barney, viens un peu jeter un coup d’œil par ici. » Là, sur la table, était posée une primevère, aussi éclatante et parfumée que si l’on venait de la cueillir. Les ruelles des quartiers pauvres d’Easton étaient sombres et fraîches, véritable havre contre ce soleil de plomb. Les deux hommes cheminaient en silence sur les pavés, se glissaient parmi les ombres au bruit des chamailleries des marchands et des petites querelles domestiques. Que Grunthor passe inaperçu témoignait bien du contraste entre la chaleur aveuglante du jour et l’obscurité des rues. En temps normal, sa taille et sa masse suffisaient à elles seules à arrêter net les conversations et la circulation dès qu’il pénétrait dans une ville. Le Frère sentit les rues plus fréquentées longtemps avant qu’ils y arrivent, la vibration assourdissante des cœurs battants de la populace pulsait à ses oreilles et sous sa peau. Dès qu’un groupe se trouvait dans une rue voisine, ils la contournaient, choisissant une voie alternative, ce qui ralentissait leur progression mais augmentait leurs chances de passer inaperçus. Ils s’engagèrent dans une rue déserte où ils durent éviter les détritus éparpillés et les déchets humains qui cuvaient leurs beuveries de la veille, éructant et marmonnant dans les pavés collés contre leur joue. Ni l’un ni l’autre ne baissèrent les yeux en enjambant les ivrognes affalés et les piles d’immondices d’un pas d’experts. La ruelle devant eux était vide, le Frère le savait ; c’était une rue secondaire menant à la ceinture externe du sud-est de la ville. Encore quelques bifurcations et ils seraient en vue du quai, où le vacarme environnant les engloutirait dans son anonymat. Le Frère et Grunthor avaient remonté presque toute la ruelle lorsqu’une bousculade éclata devant eux. Une poignée de gardes de la ville patauds déboulèrent au coin, pourchassant une fille de rue. Les deux hommes furent contraints de s’immobiliser dans l’ombre d’une bâtisse. Rhapsody se retrouva dans la rue, devant le Chapeau à Plumes, et inspecta les alentours en quête de la racaille qui constituait la garde rapprochée de Michael. L’auberge était sise sur la Voie du Roi, l’une des rues les plus fréquentées d’Easton, près de la porte nord-ouest, qui pour le moment grouillait d’hommes et de bêtes, de chahut et de puanteurs. N’apercevant aucun des voyous qu’elle redoutait, elle traversa la route boueuse, évitant tant bien que mal les flaques de gadoue qu’avait laissées dans la rue l’orage de la veille. Au milieu de la Voie du Roi, elle croisa Pilam le boulanger, qui tentait de manœuvrer une carriole recouverte de toile sur la chaussée embourbée. Comme une pierre contrariant le cours d’une rivière, il scindait en deux le flot des passants, les contraignant à le contourner, le ratant parfois de peu. L’épuisement avait fait virer son crâne chauve au rouge vif, et l’effort l’avait recouvert d’un voile de sueur, mais un large sourire illumina son visage lorsqu’il aperçut la jeune femme. « Rhapsody ! Comment allez-vous, par ce bel après-midi ? — Bonjour, Pilam. Laissez-moi donc vous donner un coup de main. » Rhapsody inspecta de nouveau la rue, évitant quelques marchands qui frôlaient d’un peu près l’obstacle, puis attrapa un côté de la carriole et la souleva hors de l’ornière qui l’immobilisait. Pilam poussa un grand coup de son côté et le chariot bondit en avant, faisant basculer une pile de miches fraîches cachées sous la toile. Il en rattrapa une au passage et la tendit à la jeune femme, tandis qu’ils rejoignaient le flot se déversant dans la rue boueuse. « Eh bien, merci, ma chère. Prenez ça, je vous en prie, avec tous mes remerciements. — Pilam, vous êtes un vrai gentilhomme. Merci », dit Rhapsody en penchant la tête, de telle sorte que la cascade dorée de sa chevelure attrapa la lumière ; le sourire qu’elle lui offrit en sus fit trembler l’homme comme une feuille. Elle fourra le pain dans sa sacoche, puis balaya de nouveau les alentours du regard. Le remue-ménage avait attiré l’attention d’un certain nombre de passants, ce qui était bien son intention. Plus il y aurait de témoins l’ayant aperçue loin du Chapeau à Plumes, plus Dee et Barney seraient en sécurité. Alors qu’elle arrivait au croisement suivant, elle remarqua la silhouette familière d’un homme en grande conversation avec un garde de ville. Relevant sa capuche d’un geste vif, elle se dissimula derrière une rangée de tonneaux alignés devant l’échoppe de tord-boyaux et vit un second garde se joindre à la palabre. Puis ils descendirent tous trois la rue au pas de course en direction du Chapeau à Plumes. Rhapsody regarda avec anxiété les hommes s’approcher de la taverne et arrêter des passants en chemin. Après avoir visiblement joué de malchance avec leurs trois ou quatre premiers indicateurs, ils interrogèrent une femme qui finit par hocher la tête et tendre le bras dans la direction générale de la jeune femme. Elle soupira de soulagement en les voyant se retourner et venir en courant vers elle, creusant la distance entre eux et le Chapeau à Plumes. Elle rabaissa sa capuche et tourna au coin de la rue, empruntant une rue secondaire. En quittant la Voie du Roi, elle s’éloigna du quartier marchand et s’engagea dans les rues plus étroites et plus courtes des bâtiments d’habitation. Rhapsody connaissait bien cette partie de la ville ; il était aisé d’y trouver des niches et des portiques où se cacher. Elle atteignait presque le deuxième pâté de maisons lorsqu’elle entendit crier derrière elle. Elle fit volte-face et vit une douzaine d’hommes, dont plusieurs gardes de ville, accourant vers elle à fond de train et dégainant leur arme. Rhapsody en fut abasourdie. Michael n’avait jamais eu pour habitude de compter les gardes de ville parmi ses larbins, lorsqu’elle avait eu le malheur de faire affaire avec lui. Mais c’était trois ans auparavant. Barney ne se trompait pas en parlant de son influence grandissante. Les choses se révélaient beaucoup plus difficiles que prévu. Rhapsody se précipita au coin de la rue et rabattit la capuche de sa cape. Elle remonta la rue d’un pas vif et se dirigea vers une autre ruelle, qui s’encastrait entre une cabane à un étage à toit de chaume et un bâtiment à deux étages en briques de terre. La cabane possédait une cave à betteraves, où elle réussit à se glisser par un trou sur le côté, sous un morceau de chaume qui s’était décroché du toit. Elle s’installa aussi bien que possible en guettant l’approche des gardes. Elle les entendit un bon moment avant qu’ils entrent dans sa ligne de mire, fouillant les ruelles qui croisaient la rue. Au bruit, elle put déduire qu’ils s’étaient divisés en petits groupes, avec l’intention de passer les environs au peigne fin. Elle eut aussi l’impression qu’ils étaient beaucoup plus nombreux qu’auparavant. Un groupe de trois tourna au coin de la rue et passa devant sa tête. Elle inspira profondément et retint son souffle tandis qu’ils inspectaient les environs et donnaient des coups de pied dans les caisses et les planches brisées en jurant. Elle-même avait envie de jurer – comment avait-elle pu manquer l’ascension fulgurante de Michael ? La haine intense qu’il lui inspirait avait aveuglé son bon sens, et ce mauvais calcul pouvait lui causer des problèmes qu’elle n’était pas en mesure d’affronter. Mais, se rappela-t-elle, je n’ai pas vraiment eu le choix. Suivre Gammon de son plein gré aurait été tout à fait impensable. Rhapsody vit l’un des trois gardes répandre un tas de charbon près d’une autre bâtisse de terre, quelques mètres plus haut. Un homme en tablier de cuir surgit dans la rue en criant et en pestant. Alors que le ton montait, elle profita de la diversion pour se glisser hors de sa cachette et se précipiter au coin de la rue, retournant vers le passage menant à la Voie du Roi. Elle avait presque atteint le premier croisement lorsqu’un cri s’éleva derrière elle. Pas moyen désormais de regagner la Voie. Aucun espoir non plus de trouver refuge dans une maison – quand bien même les habitants la laisseraient entrer, elle leur causerait des ennuis terribles. Rhapsody s’enfuit, courant à perdre haleine le long de la rue, s’engageant même sur plusieurs dizaines de mètres dans les ruelles sombres avant que les gardes tournent au premier coin de rue. Ils hurlaient, et tandis qu’ils la poursuivaient, il en apparut deux de plus, surgissant d’une autre rue juste devant elle. Elle se retrouva prise en étau. Rhapsody essaya de filer par une ruelle transversale, mais on la plaqua au sol. Le garde qui l’avait attrapée la fit rouler sur le dos et lui assena une gifle violente. Elle lui rendit le compliment d’un coup de pied dans les testicules. Elle profita de ce qu’il se pliait en deux de douleur pour se remettre debout tant bien que mal et se dégager de son emprise. Mais un deuxième homme l’immobilisa. Il lui ramena les bras dans le dos sans ménagement, la souleva du sol tandis qu’elle se débattait comme une diablesse, et la transporta ainsi jusqu’à la rue principale. « Bon sang, tu sais y faire, pour mettre la pagaille, lui chuchota-t-il dans l’oreille en la tirant par le cou d’un geste brutal. Mais je suis sûr que tu vas lui en donner pour sa peine, pas vrai ? Quand il sera en train de t’éperonner, chérie, pense à moi. » Il colla la bouche contre le cou de la jeune femme et lui attrapa un sein de sa main libre. Au prix d’un effort titanesque, Rhapsody réussit à libérer un de ses bras, y récoltant une décharge électrique depuis l’épaule jusqu’au bout des doigts. Luttant contre la nausée qui suivit la douleur, elle libéra sa dague d’un mouvement du poignet, se tordant les doigts pour la faire glisser dans sa paume. Elle taillada comme elle put au-dessus de sa tête et derrière elle, visant les yeux du garde. La rapidité avec laquelle elle atterrit au sol tandis qu’il se contorsionnait de douleur lui confirma qu’elle avait bien atteint sa cible. Les hurlements qu’il poussa firent sursauter les trois gardes qui suivaient derrière et qui s’étaient immobilisés en la voyant capturée. Avant qu’ils aient pu bouger elle avait de nouveau pris la fuite, descendant l’allée principale à tombeau ouvert en direction des ruelles obscures. Lorsqu’ils eurent recouvré leurs esprits, trois d’entre eux se précipitèrent, tandis que le dernier venait en aide à leur comparse couvert de sang. Ils la virent passer en flèche devant deux femmes portant des panières de vêtements et se faufiler dans un couloir. Rhapsody déboucha dans la ruelle étroite et s’immobilisa, cherchant du regard un lieu où se cacher. Elle n’en vit aucun. Elle se remit à courir, puis s’arrêta soudain en apercevant deux silhouettes qui s’approchaient d’elle depuis l’extrémité de la rue. La première était celle d’un homme gigantesque, vêtu d’une armure de cuir renforcée de métal et d’un casque à pointe. La seconde silhouette portait une cape à capuche et son visage était dissimulé derrière ce qui ressemblait à un voile, et bien que l’homme parût petit à côté du géant, elle estima qu’il était grand, lui aussi. Il se déplaçait avec une agilité qui la laissa sans voix ; il tomba en arrêt en la voyant, au moins trois pas avant le géant lui-même. De nouveau, Rhapsody regarda par-dessus son épaule. Les trois gardes avaient tourné au coin de la rue et réduit la distance qui les séparait d’elle à environ dix mètres. Elle se retrouvait donc piégée entre ces inconnus et les gardes. Après sa première expérience des gardes, elle décida de demander assistance aux premiers. Elle se tourna vers ces deux étranges voyageurs. « Aidez-moi, s’il vous plaît », lança-t-elle dans un souffle, éreintée. « Laissez-moi passer. » Les deux hommes se regardèrent, mais ne bougèrent pas. Les gardes ralentirent le pas sans cesser d’avancer pour autant, tous les trois de front. Rhapsody pivota pour leur faire de nouveau face. Elle allait devoir les convaincre que ces étrangers étaient ses alliés, des alliés de poids. Elle fit de son mieux pour sourire à ces deux compagnons insolites. « Pardonnez-moi, mais accepteriez-vous de m’adopter un moment ? Je vous en serais très reconnaissante. » L’homme à côté du géant hocha légèrement la tête. « Merci », souffla de nouveau Rhapsody. Elle se retourna vers les gardes. « Quelle coïncidence extraordinaire, haleta-t-elle, un sourire de fausse bravade sur son visage exquis en sueur. Messieurs, vous arrivez juste au bon moment pour rencontrer mon frère. Mon frère, voici les gardes de la ville. Messieurs, voici mon frère – Achmed le Serpent. » L’espace d’une seconde, on eût dit que le temps s’était étiré, tout autour de Rhapsody. Une vague de chaleur lui balaya le visage, et elle entendit un crac distinct, lointain mais audible, puis un pffff, comme le claquement d’une étincelle suivi de la fumée se dissipant. Une étrange sensation la submergea, différente de tout ce qu’elle avait connu jusqu’ici – la tête qui tournait d’avoir trop couru, sans doute. Elle grimaça en son for intérieur en songeant au nom stupide qui lui était venu, pourtant il semblait que son tour de passe-passe avait marché, car les gardes contemplaient désormais les silhouettes derrière elle avec une peur abjecte dans les yeux. Une série de pfoooouuu chuchotèrent derrière elle et passèrent tout près de son oreille. Elle ne put suivre des yeux les projectiles étincelants, fins comme des ailes de papillon, que déjà ils venaient se planter de conserve dans la gorge des trois hommes, les renversant à la file. Les gardes s’effondrèrent lourdement dans la boue de la ruelle, immobiles. Ébahie, Rhapsody baissa les yeux sur les corps. Elle se tourna de nouveau vers les inconnus. Le moins grand des deux tenait une arme étrange, de la forme approximative d’une arbalète, mais dotée d’un arc courbé et asymétrique, qu’il glissa d’un geste vif par-dessus l’épaule, sous sa cape. Elle le considéra avec une admiration stupéfaite. « Beau travail. Merci. » Les deux voyageurs échangèrent un regard, puis scrutèrent la ruelle. L’homme en cape noire lui tendit une main fine dans son gant de cuir, mais qui devait avoir une poigne redoutable. « Venez avec nous, si vous tenez à la vie », se contenta-t-il de dire d’une voix sèche et anormalement râpeuse ; Rhapsody ne put s’empêcher d’écarquiller les yeux, fascinée par ce son percutant. Au bruit des pas des autres gardes qui la poursuivaient, elle jeta un œil en arrière, puis fit derechef face à l’étranger et lui prit la main. Ils filèrent tous trois dans les ombres que projetait dans les rues étroites d’Easton le soleil de plomb de l’été. 3 LES REMPARTS DE LA VASTE CITÉ n’étaient déjà plus visibles et l’obscurité engloutissait les prés autour d’Easton bien longtemps avant que les trois voyageurs se décident à établir leur campement. Ils avaient quitté la ville par la porte est, près des quais. Easton était une ville portuaire, relique prospère héritée de l’époque des campagnes raciales de la Deuxième Ère. Si son statut de départ et les récentes tentatives de restauration en faisaient un grand centre artistique et culturel au carrefour des routes commerciales, on l’avait remise en état pour le combat pendant les guerres, et transformé en ville fortifiée, encadrée sur trois côtés par de hauts remparts de pierre de six mètres d’épaisseur qui se profilaient jusqu’au quai. Le remue-ménage des bateaux entrant et sortant du port couvrit leur fuite de façon très opportune. Rhapsody avait déjà couru à travers les ruelles d’Easton, elle s’y était même fait traîner une fois ou deux, mais jamais mue par la volonté qu’affichaient ses deux compagnons incongrus, qui tantôt menaient la course, tantôt la portaient à demi dans les cours et les ruelles pavées. Seule sa connaissance de la ville lui permettait de suivre leur rythme. Lorsqu’ils coupèrent à travers deux bâtiments abandonnés, alors qu’elle estimait qu’ils étaient depuis longtemps hors de portée, elle finit par perdre ses repères. Il ne faisait aucun doute qu’ils avaient maintenant semé à la fois leur poursuivants et les éventuels témoins. Arrivé devant une taverne grouillant de monde, sur le port, le plus petit des deux hommes s’arrêta. « Ceux-là feront l’affaire », déclara-t-il avant de voler deux chevaux en plein jour. Le géant souleva Rhapsody et la déposa sur l’un des animaux. Les deux hommes marchèrent sur quelques mètres avant de monter en selle eux-mêmes et de filer hors de la ville, à travers les champs au sud puis le long de la mer. Le géant cheminait quelque peu en retrait, et Rhapsody entendait son cheval peiner pour suivre la cadence imposée par l’homme aux mains fines. En fait, et bien qu’assise devant lui, sur la même selle, elle n’entendait pas même son souffle. Elle avait presque l’impression de porter une lourde cape, plutôt que d’avoir dans le dos une personne en cavale, guidant le cheval sur lequel ils s’enfuyaient tous deux. Les vibrations du galop de l’animal masquaient ses propres tremblements. Ils restèrent en selle tout l’après-midi. Rhapsody n’avait jamais franchi le rempart sud d’Easton auparavant, et elle ne cessait de lancer des regards mélancoliques derrière elle, tandis qu’elle s’éloignait de cet horizon gris de bâtisses de boue et de chaume, de temples de marbre en ruine, de maisons de pierre branlantes et de statues imposantes sombrant un peu plus dans l’obscurité à chaque seconde. Une fois qu’ils furent hors de vue de la ville, ils ralentirent le pas, mais il demeurait évident que les deux hommes souhaitaient mettre autant de distance que possible entre Easton et eux. Même lorsque la nuit tomba, et que Rhapsody dut bien s’avouer perdue, peut-être même kidnappée et non pas sauvée comme elle l’avait d’abord cru, ils ne s’arrêtèrent pas. Pendant un moment, Rhapsody avait trouvé dangereux que les chevaux poursuivent leur course alors que nul ne pouvait distinguer le chemin. Puis, sans prévenir, ils s’immobilisèrent. La nuit était maintenant tombée, nimbant les cavaliers de ténèbres. « Pied à terre », dit une voix qui semblait suspendue dans l’air. Avant qu’elle ait pu réagir, le plus petit des deux hommes la souleva de la selle. En une seconde il fut lui-même à terre, et d’un geste vif, il donna ses rênes à l’autre homme. « Grunthor, va perdre les chevaux », dit-il avant de disparaître dans l’obscurité. Il quitta le champ de vision de Rhapsody en un instant. Elle se retourna vers la silhouette que la pénombre rendait plus gigantesque encore, tout en reculant d’un pas et en s’emparant en silence de sa dague, dans sa gaine au poignet. Grunthor ne la regarda pas mais descendit de cheval, attacha chaque paire de rênes à la selle et recula. « Allez, filez. » Mais les animaux étaient si épuisés qu’ils réagirent à peine. Comme s’il avait anticipé la chose, le géant retira son casque et se planta devant les chevaux, de sorte que chacun le vit bien clairement, même sans une once de lumière tombant du ciel. Il tendit les bras et rugit. Le grondement se répercuta à travers la chair même des bêtes et celle de Rhapsody. Pendant un instant les montagnes se figèrent, puis la vie se réveilla et, pris de panique, les animaux s’enfuirent en hennissant, les yeux fous, comme la proie devant le prédateur. Grunthor renfila son casque et se tourna vers Rhapsody. À la vue de l’expression peinte sur son visage, il éclata d’un rire énorme. « Salut, beauté. Ravi de voir que c’est l’coup d’foudre pour vous aussi. Venez par là », fit-il avant de disparaître dans la nuit. Rhapsody n’était pas certaine qu’il soit très prudent de suivre le géant, mais le mettre en colère n’était pas une meilleure idée, aussi le suivit-elle. Elle dut batailler pour ne pas se laisser distancer, tout en essayant de mettre les choses au clair dans sa tête. « Où va-t-on ? Faudra-t-il marcher tout le long ? — Sûrement pas. On a eu notre compte de marche forcée, aujourd’hui. » À l’horizon la pleine lune apparut, dorée, enveloppée de brume marine. La lueur qu’elle diffusait échouait à illuminer les ténèbres. Une noirceur impénétrable persistait, épaisse comme la mélasse, dans l’air estival. Rhapsody pensait avoir une bonne vision nocturne, pourtant elle se déplaçait toujours plus au toucher et à l’ouïe qu’à la vue. Elle traîna derrière le géant, sur un chemin apparemment visible de lui seul, jusqu’à manquer de buter dans un petit feu. Grunthor avait fait un pas de côté à la dernière seconde, et dut tendre le bras devant elle pour l’empêcher de mettre la botte directement dans les flammes. Le campement était déjà prêt. Elle n’aurait su dire si elle l’avait manqué parce que le géant se trouvait sur son chemin, lui bloquant la vue, ou à cause de la profondeur de la nuit, ou encore du fait de l’emplacement même de l’installation. Grunthor alla se placer entre le vent et le feu, retira son casque et prit une longue inspiration avant de s’asseoir. Jusqu’ici, il avait prêté peu d’attention à la jeune femme. Bien que cela l’oblige à se placer directement dans la ligne de mire du géant, Rhapsody gagna l’autre côté du feu, et déposa son paquetage par terre. La fumée ne la dérangeait pas, mais elle espérait que les flammes feraient au moins une petite barrière entre eux, si nécessaire. À la lueur du feu, elle inspecta le géant en face d’elle avec attention. Assis sur le sol, il était encore presque aussi grand qu’elle, ce qui signifiait qu’il mesurait plus de deux mètres, et était au moins aussi large qu’un cheval de trait. Sous son lourd pardessus militaire, elle aperçut un éclat métallique. Son armure n’était pas familière à Rhapsody, et bien mieux façonnée qu’elle l’aurait imaginé. On aurait dit une sorte de carapace de reptile aux écailles de cuir, renforcées par des attaches métalliques, pourtant elle ne l’avait entendue ni craquer, ni grincer, depuis qu’elle s’était jointe aux deux hommes. Des armes aussi silencieuses n’étaient pas pour la rassurer. Il transportait une hache d’une largeur démesurée, plusieurs lames au tranchant pernicieux, et un certain nombre de crosses et de poignées dépassaient en éventail de son armure. Le visage du géant effrayait la jeune femme plus encore. Une dent au moins saillait entre ses lèvres ; dans cette pénombre mouvante, il était très difficile de déterminer la couleur de sa peau épaisse comme le cuir. Ses yeux, ses oreilles et son nez disproportionnés lui mangeaient le visage et Rhapsody avait dans l’idée qu’il la voyait, la sentait et l’entendait bien mieux qu’elle. Au bout de ses doigts massifs, des ongles semblables à des serres donnaient à ses mains des allures de pattes griffues. C’était une créature de cauchemar d’adulte. Pour le moment il sortait de son sac de la nourriture et un récipient dans lequel la cuire, sans plus se préoccuper d’elle. « Laissez-moi deviner : vous aviez entendu parler des Firbolgs, mais c’est la première fois que vous en rencontrez un, n’est-ce pas ? » La voix râpeuse de l’autre homme résonnant derrière elle la fit sursauter. Elle n’avait à aucun moment senti sa présence. Elle continua cependant à dévisager le géant, de l’autre côté du feu. « Vous êtes un Firbolg ? Vous n’en avez pas l’air. — Que voulez-vous dire par là, je vous prie ? — Je suis désolée, je ne voulais pas me montrer grossière, s’excusa-t-elle en rougissant à la lueur du feu de camp. C’est juste que, eh bien, dans ma courte expérience, je n’ai entendu décrire les Firbolgs que comme des monstres. — Et dans mon expérience pas si courte, on ne conçoit les Lirins que comme amuse-gueules, répliqua Grunthor d’un ton jovial, sans la moindre trace de rancœur. — J’en déduis qu’il serait préférable de ne se fier à aucune de ces hypothèses, suggéra la silhouette en cape noire. — Absolument », approuva Rhapsody, souriant et frissonnant à la fois. Elle avait comme l’impression que le géant ne plaisantait pas. L’homme mince lâcha une pile de carcasses de lapins près de son compagnon. « Qui êtes-vous ? — Je m’appelle Rhapsody. J’étudie la musique. Je suis Barde. — Pourquoi ce garde vous pourchassait-il ? — À ma grande surprise, et à mon grand désespoir, ils sont au service d’un imbécile qui voulait qu’on m’amène à lui. — Dans quel but ? — Dans un but récréatif, je dirais. — Et cet imbécile, il a un nom ? — Il se fait appeler Michael, le Vent de la Mort. Nous sommes nombreux à lui donner des surnoms moins flatteurs, derrière son dos. » Les deux hommes échangèrent un regard, puis l’homme en cape se tourna de nouveau vers elle. « D’où le connaissez-vous ? — Je suis désolée de l’avoir compté parmi mes clients, il y a trois ans, lorsque j’exerçais la profession de prostituée, répondit Rhapsody avec honnêteté. Ce n’était pas vraiment par choix, mais on ne choisit pas grand-chose, dans ce métier. Malheureusement, il est devenu un peu obsédé par ma personne, et à l’époque il m’a dit qu’il reviendrait me chercher, mais c’était un tel moulin à paroles que je ne m’en suis jamais beaucoup inquiétée. Première erreur de calcul de ma part. La deuxième s’est produite aujourd’hui, lorsqu’il m’a envoyé un de ses sous-fifres pour m’emmener, et que j’ai refusé de venir. S’il s’était agi d’un de ses larbins habituels, j’aurais pu leur échapper, mais il a réussi à s’allier la garde de la ville, depuis la dernière fois que je l’ai vu. — Pourquoi n’avez-vous pas simplement accepté de le voir, pour ensuite aller vous cacher ? — J’aurais menti. — Et alors ? demanda l’homme en cape noire. Vous vous en seriez sortie. — Je ne mens jamais. Je ne peux pas. » Grunthor gloussa. « Vous avez plutôt la mémoire courte, j’dirais, ma grande. I’m’semble bien que vous avez raconté aux gardes que vous et nous, on était d’la famille. Et je peux vous assurer que vous seriez un peu déplacée, à une de nos réunions familiales. — Non, s’interposa l’homme à voix râpeuse, le regard soudain rempli de compréhension, alors qu’il la dévisageait. C’est pour cela que vous nous avez d’abord demandé de vous adopter. » Rhapsody acquiesça. « C’est exact. Ma tentative de les décourager n’aurait pas fonctionné, si cela n’avait pas été vrai, du moins en quelque sorte. — Pourquoi ça ? — Le mensonge est interdit dans la voie que j’ai choisie. Les menteurs ne peuvent devenir Baptistrel, le degré le plus haut des Bardes. Il faut que la musique de notre langage reste au diapason du monde qui nous entoure. Le mensonge corrompt ces vibrations et souille ce que l’on a à dire. Il ne s’agit pas d’une science exacte, puisque la vérité est en partie influencée par la perspective. » Voilà pour la raison professionnelle. Pour ce qui est de ma philosophie personnelle, mes parents m’ont toujours dit que tromper était mal. Et plus récemment, c’est parce que, depuis que je me suis libérée de mon ancienne… euh… occupation, la vérité est ce que je chéris le plus. Il n’y a vraiment aucune vérité, dans le métier de prostituée – on est toujours le mensonge de quelqu’un d’autre. Et il faut se mordre la langue pour participer aux fantasmes des autres, des fantasmes qui pour la plupart nous révulsent. » Aussi, maintenant que je suis libérée de cette vie, je n’ai pas pu contenir une seule seconde de plus ma haine pour Michael. C’était sans doute une erreur, mais je ne suis pas certaine que j’aurais pu faire autrement, et me supporter après. — Ben, y a pas de mal. — Si, justement. Je viens de m’exiler hors d’Easton. J’ai sans doute crevé les yeux d’un garde de ville en essayant de m’échapper. Je ne peux plus y retourner. » Le plus petit des deux hommes éclata d’un rire rauque. « Je doute qu’il y ait eu des témoins oculaires. — Peut-être que personne ne vous a vus, vous, rectifia Rhapsody. Mais pour moi, c’est une autre histoire – ils m’ont pourchassée sur huit rues. — Alors vous avez un problème. » L’homme en cape se recula, inspectant le champ du regard, tandis que la fumée du feu dessinait une vrille torsadée à l’assaut des étoiles. « Vous pouvez simplement choisir de ne pas y retourner. Y a-t-il une famille que vous laissiez derrière vous, ou quelqu’un ailleurs sur qui vous puissiez compter ? » L’indifférence flagrante dans sa voix donna à Rhapsody l’impression qu’il s’agissait d’un interrogatoire, et non d’une tentative de donner un avis amical. Elle était presque certaine d’avoir réussi à les convaincre qu’elle était inoffensive et pour le moins insignifiante, mais l’épuisement de la fuite et l’incertitude de l’avenir proche commençaient à la miner. Entre-temps le géant firbolg avait dépouillé les lapins et arrangé les braises pour les rôtir. Rhapsody ne savait pas si elle devait s’attendre à ce qu’ils lui offrent de partager leur repas, mais elle n’aurait pas été surprise de les voir manger les animaux crus. Lorsqu’elle avait décidé de devenir Barde, l’une de ses premières leçons avait été une chanson épique de l’histoire firbolg qui lui avait laissé une impression macabre que ses deux sauveurs n’avaient pas démentie depuis. Ces hommes se mouvaient comme s’ils voyageaient ensemble depuis longtemps. Le rituel de la préparation du repas trahissait l’habitude et le respect mutuel. L’homme mince avait tué les lapins ; le géant les avait dépouillés. Ce dernier faisait le feu ; l’autre homme allait chercher le combustible. Le repas tout entier, depuis la viande jusqu’aux racines qu’il avait aussi fallu faire cuire, y compris l’installation du campement, tout se passa sans un seul mot échangé. Ils se comportaient presque comme si elle n’était pas là. Grunthor se pencha une fois vers elle, par-dessus le feu, pour lui tendre un gros morceau de viande grésillante au bout d’une broche, mais elle secoua la tête. « Non, merci. » Pour sa part, elle se contenta d’un petit morceau du pain que lui avait donné Pilam et mit le reste dans la poche de sa cape, plutôt que de le ranger dans son sac. Elle se sentait de plus en plus mal à l’aise avec ses compagnons et voulait être prête à fuir en cas de nécessité. Son sac ne se trouvait pas à portée de main. En temps normal elle n’aurait pas songé une seconde à abandonner ses instruments, mais lorsqu’il s’était mis à manger, Rhapsody avait aperçu le visage de l’homme. Au début, elle tenta de le regarder sans se faire surprendre, mais rien ne l’avait préparée au choc de ce visage à peine plus humain que le faciès terrifiant du géant. Sur toute la surface de la peau, elle ne trouva pas un seul endroit lisse. Elle n’était pas criblée de bourrelets, mais zébrée de cicatrices, de trous de vérole et de veines apparentes. Elle avait déjà vu des visages malades, des visages marqués par le temps, les armes et d’autres fléaux, l’alcool ou bien pire, mais dans ce cas précis on aurait dit que tous les Cavaliers du Destin lui avaient piétiné la figure, lacéré le nez et enfoncé toute la chair alentour dans la violence de la chevauchée. Mais ce furent surtout ses yeux qui la prirent au dépourvu, des yeux qu’on aurait dit prélevés sur deux têtes différentes. Ils n’avaient ni la même forme, ni la même taille, ni la même couleur, et ils n’étaient pas même disposés symétriquement dans ce visage singulier et effrayant. Il avait l’air d’être en train de régler une arme. Et elle se rendit soudain compte qu’il l’observait. Rhapsody habitait la ville depuis suffisamment longtemps et lisait assez vite les physionomies pour ne plus se faire surprendre en train d’épier les gens. Elle se ressaisit rapidement, non sans maladresse. « Et où allez-vous, maintenant ? — Au large de l’Île. » Elle sourit d’un air incertain. « Vous aussi, vous devez avoir irrité quelqu’un de vraiment important. » Un nuage masqua un instant la lune. Rhapsody eut le sentiment diffus qu’elle devait rester sur ses gardes. Elle continua à le scruter à travers le feu, qui semblait avoir subi un changement très subtil. Tandis qu’elle regardait l’homme mastiquer, le feu gronda et se refléta dans ses yeux. Elle l’imaginait en train de ruminer ses réponses, tandis qu’il la fixait en mâchonnant son lapin rôti – celui qu’elle se sentait à présent complètement idiote d’avoir refusé. On a tous droit à un dernier repas, se dit-elle à regret. Quelque part, au plus profond de son intimité, dans cette partie d’elle qui était Baptistrelle, une chanteuse d’histoires, elle entendit sa note personnelle résonner à travers les grondements du feu et le silence des hommes. La clarté de sa note baptistrale, sa pierre de touche de vérité, lui susurra que c’était un piège, une ruse du feu. Puis elle vit les mains fines et le visage ravagé traverser les flammes même, et elle comprit qu’il était trop tard pour fuir. Elle cligna les yeux, les paupières lourdes, mais pas seulement du fait de l’épuisement ; la fumée devait contenir une quelconque herbe hypnotique qui ne lui était pas familière. Malgré sa colère, il ne la toucha point. Il s’empara de son sac posé près d’elle sur le sol et se mit à fouiller dedans. « Qui êtes-vous ? » demanda l’homme en cape noire. Sa voix n’était qu’un sifflement fricatif, et sa cape fumait encore de son saut par-dessus les flammes. Il attendait une réponse. « Hé, reposez ça. » Elle tenta de se lever, mais se contenta finalement de se secouer, pour dissiper cet état de transe. Le géant se redressa. « Je f’rais pas ça, si j’étais vous, mam’zelle. Répondez juste à la question. — Je vous l’ai déjà dit. Je m’appelle Rhapsody. Maintenant, reposez ça avant de casser quelque chose. — Je ne casse jamais rien, à moins d’en avoir l’intention. Alors je vous le redemande. Qui êtes-vous ? — Je pensais avoir été assez claire la première fois. Voyons, je vais réessayer. Rhapsody. Ce n’est pas ce que je vous ai dit ? » Elle avait la tête qui tournait, et ses réponses paraissaient confuses. « Qu’avez-vous mis dans le feu ? — Je m’apprête à y mettre vos cheveux. Comment saviez-vous qui j’étais ? » De ses doigts qui tenaient davantage de cisailles, il attrapa le bras blessé de la jeune femme, rendant insensibles le poignet et la main. Ses muscles se mirent à se contracter sans qu’elle les sollicite. À chaque battement de son cœur, l’afflux de sang s’interrompait sous l’emprise de l’homme et provoquait un petit choc douloureux. Rhapsody ne réagit pas. Parmi ses qualités figurait une grande tolérance à ce genre de traitements. Elle avait aussi appris que dissimuler sa douleur et sa peur pouvait lui sauver la vie. « Je ne sais absolument pas de quoi vous parlez, et encore moins qui vous êtes. Maintenant, lâchez-moi. — Dans cette ruelle, vous avez dit mon nom à ces gardes. » Elle avait beau ne plus sentir ses doigts, elle ne bougea pas. Messieurs, vous arrivez juste au bon moment pour rencontrer mon frère. Mon frère, voici les gardes de la ville. Messieurs, voici mon frère – Achmed, le Serpent. En dépit de son état, elle n’en sentit pas moins de l’embarras. « J’avais besoin d’un allié à ce moment-là, et il se trouve que vous étiez là. C’est le premier nom un peu effrayant qui me soit venu, même si maintenant il me paraît un peu… Je suis désolée. Je n’aurais pas dû me permettre. — C’est pas de ça qu’il parle, dit Grunthor. Comment vous saviez qu’il est le Frère ? — Le frère de qui ? » Pendant un instant, Rhapsody pensa que c’était allé trop loin, qu’elle allait s’évanouir. À chaque question, elle avait la sensation qu’il lui brisait un peu plus le bras. Il relâcha soudain son emprise et fixa son partenaire, de l’autre côté du feu. Puis son regard se posa de nouveau sur elle. « J’espère vraiment que vous faites semblant d’être aussi stupide. — Non, j’ai bien peur que non. Je n’ai aucune idée de ce dont vous parlez. Votre nom est censé me dire quelque chose ? — Non. — Alors voulez-vous bien me lâcher ? » Grunthor vint l’aider à tenir debout lorsque l’homme au visage de cauchemar la relâcha et se remit à fouiller dans son sac. « Ce qu’il veut dire, c’est que ces soldats qui vous poursuivaient, c’est rien à côté de c’qui nous poursuit, nous. C’est du sérieux, mam’zelle. Mon ami veut que vous lui expliquiez comment vous savez qu’il s’appelle le Frère. — Je suis désolée, mais je n’ai jamais entendu parler du Frère, si tel est votre nom. J’essayais seulement de les convaincre que vous étiez mon frère. C’est pourquoi je vous ai demandé si vous vouliez bien m’adopter, afin que ce soit vrai. J’imagine que c’est une coïncidence malheureuse. Mais je vous ai déjà dit que je ne mentais jamais. Alors croyez-moi, ou bien tuez-moi, mais ne brisez pas mes instruments. — Je les réduirai en miettes un par un à la seconde si vous ne me révélez pas toute la vérité. Vous aviez sans doute des parents bien intentionnés. Vous étiez peut-être autrefois une prostituée professionnelle, peut-être avez-vous prêté serment. Peut-être êtes-vous aujourd’hui l’épouse d’un saint homme qui se délecte de votre franchise. Maintenant dites-moi qui vous êtes vraiment, et comment vous avez su me nommer. — Pour commencer, apprenez-moi qui vous êtes tous deux, et ce que vous comptez faire de moi. » Les yeux perçants la scrutèrent avec dureté. « Voici Grunthor. Personne n’en a jamais fait un secret. » Le géant lui lança un regard furtif. « Mais vous pouvez aussi m’appeler “l’Autorité Suprême Qui Ne Souffre Aucune Désobéissance”, fit-il d’un ton léger. C’est comme ça que m’appellent mes hommes. » Cette plaisanterie eut l’effet escompté. L’homme en cape échangea un regard avec le géant, puis eut l’air de se détendre un peu. « Pour l’instant, Achmed me va aussi bien qu’autre chose, puisque c’est ainsi que vous avez choisi de m’appeler, concéda-t-il de mauvaise grâce. Quant à savoir qui je suis, et quel sort je vous réserve, ces deux aspects restent encore à déterminer. Vous avez prononcé mon nom, puis vous l’avez changé. En temps normal ce ne serait là qu’une petite contrariété, mais ceux qui nous poursuivent savent faire parler les morts, et c’est ce qu’ils feront sans l’ombre d’un doute s’ils pensent pouvoir en apprendre quelque chose. Ces trois idiots vous ont entendue. Qu’est-ce qu’une traînée fait avec des instruments de ce prix ? » Rhapsody se frotta l’épaule, sentant la douleur s’atténuer enfin. « Je ne suis pas une traînée. Comme je vous l’ai dit, j’étudie la musique et je suis arrivée au grade de Barde des Traditions lirin, ce que nous appelons un Enwr. J’avais pour but de devenir Baptistrelle, ou Canwr. C’est une voie difficile, mais les talents qu’elle suppose sont très utiles. » Il y a quatre ans, j’ai été acceptée comme apprentie. J’ai étudié pendant trois ans auprès de Heiles, un Baptistrel de grand renom habitant à Easton, mais il y a un an environ, il a disparu sans laisser de trace, et j’ai dû me résigner à finir mon apprentissage par moi-même. Et je terminais mes dernières recherches ce matin même. — Que savez-vous faire ? » Rhapsody haussa les épaules, puis tendit ses mains douloureuses vers le feu. « Toutes sortes de choses. Le principal sujet d’étude des Bardes, ce sont les traditions. Parfois il s’agit de vieux contes, ou de l’histoire d’une race ou d’une culture en particulier. Parfois c’est la connaissance et la maîtrise d’une discipline, comme l’herboristerie magique ou l’astronomie. Parfois c’est une série de chants et de chansons relatant une histoire importante qui sans cela serait perdue. » L’homme désormais connu sous le nom d’Achmed la dévisageait. « Et parfois c’est la connaissance des pouvoirs anciens. » Rhapsody déglutit pour tenter d’apaiser sa nervosité. La question de la tradition tenait plus de la croyance religieuse que de la science. C’était la manière dont les gens de sa race et de sa profession tiraient sagesse et puissance des vibrations de la vie qui les entourait. Puisque dans la croyance lirin Dieu et la Vie n’étaient qu’une seule et même entité, l’usage de la tradition était une forme de prière, une sorte de communion avec l’Infini. Et elle n’avait aucune envie de débattre de ce sujet avec un inconnu, surtout pas celui-là. Elle leva les yeux vers lui et lut dans son regard une intensité qui la piqua au vif. Ce regard la forçait à parler, exigeait une réponse. « Parfois, oui, mais ils ne sont en général accessibles qu’aux Baptistrels et aux Bardes de grande expérience. Et même dans ce cas, la raison pour laquelle un Baptistrel peut convoquer la puissance d’un élément primordial tel que le feu ou le vent, ou d’un élément secondaire, comme le temps, c’est qu’il en a une connaissance intime. Il en sait l’histoire, en un sens. C’est là une autre justification du Serment de Vérité parmi les Baptistrels : si on injecte du mensonge dans la tradition, on en dilue l’histoire et elle finit par s’affaiblir pour tout le monde. » L’homme en cape rangea la harpe enroulée dans sa toile dans le sac de la jeune femme et tira d’un coup sec sur le lien qui le fermait. « Alors je vous repose la question, Barde : qu’est-ce que vous, vous savez faire ? » Rhapsody hésita. Cet homme autrefois connu sous le nom du Frère souleva son sac du sol, le balançant en équilibre précaire sur un doigt, au-dessus du feu. C’était là la menace la plus subtile qu’elle ait vue. « Pas grand-chose, en dehors de chanter un répertoire assez conséquent de ballades historiques et d’épopées. Je sais trouver des herbes à jeter dans le feu pour envoûter. Voilà qui ne va pas vous impressionner beaucoup, de toute évidence, puisque vous savez en faire autant. Je sais apporter le sommeil aux agités, ou prolonger celui de quelqu’un qui dort déjà, talent avant tout utile aux jeunes parents et aux bébés difficiles. » Je sais soulager les douleurs du corps et du cœur, soigner les plaies mineures et réconforter les mourants, leur faciliter ce passage. Parfois je vois leur âme s’envoler vers la lumière. Avec quelques bribes et un public enthousiaste, je peux vous concocter une histoire improvisée. Je sais dire la vérité absolue, telle que je la connais. Et lorsque je fais cela, je peux changer les choses. » Rhapsody montra son sac du doigt, et il le lui rendit. Elle fouilla à l’intérieur sans même regarder, et en sortit une fleur toute fripée, issue de sa séance de travail du matin. Avec délicatesse, pour éviter de désagréger ce qu’il restait de pétales séchés, elle posa la fleur sur sa paume ouverte et prononça son nom comme au plus beau de sa splendeur estivale. Doucement, mais sans faillir, les pétales allèrent chercher leur vitalité intérieure et tandis qu’elle murmurait les mots, ils se gonflèrent sous leurs yeux. Grunthor toucha la fleur du bout de sa griffe et elle ploya légèrement, comme l’aurait fait une fleur tout juste coupée. Puis Rhapsody se tut, et la vie s’évapora dans la pénombre. « En théorie, je pourrais aussi en tuer un champ entier en prononçant le nom de leur mort, si je le connaissais. Alors voici comment j’expliquerais plus ou moins les événements de cet après-midi : nous nous sommes rencontrés dans les circonstances que vous savez. Par inadvertance j’ai prononcé votre vrai nom, ce dont je vous prie humblement de m’excuser, mais ce n’était après tout qu’un accident. Et alors je vous ai renommé : à présent vous êtes vraiment Achmed le Serpent, c’est votre identité la plus intime possible. Pardon de m’être montrée aussi présomptueuse. Je ne savais pas du tout que je pouvais déjà le faire. Je suppose que vous êtes mon premier. — Quelle ironie, dit l’homme qu’elle avait baptisé Achmed, un sourire sarcastique aux lèvres. Je me demande combien d’autres hommes vous ont entendue prononcer ces mots. — Un seul, répliqua-t-elle sans même une pointe d’indignation dans la voix. Comme je vous l’ai déjà dit, et que je suis un peu lasse de vous répéter, je ne mens pas. Pas volontairement, en tout cas. — Tout le monde ment, ne soyez pas naïve. Je ne sais pas dans quelle mesure votre petite ruse a réduit le temps que nous avons devant nous, ou bien si elle a brouillé les pistes. — Vous voulez bien au moins m’apprendre qui vous fuyez ? Moi je vous ai tout dit de mes projets, et qui me pourchassait, et voilà que vous me laissez en plan au milieu de nulle part, sans me donner le moindre indice sur votre identité, votre destination… ou même si vous n’êtes pas pire que ce que j’ai fui. Je veux savoir si je devrais rester, ou retourner tenter ma chance avec les gardes. — À supposer qu’on vous donne le choix. » Achmed lui tourna le dos et conversa à voix basse avec Grunthor. Pendant un très long moment elle fut tenue à l’écart dans cet état de frustration et de confusion. À mesure que son esprit se libérait des vapeurs toxiques, elle commençait à envisager de fuir et, si elle y parvenait, de trouver un endroit où survivre. Tandis qu’elle rangeait ses affaires dans son sac, Grunthor s’approcha d’elle. Elle se retourna vivement, mais l’autre homme avait disparu. « Mam’zelle, vous devriez venir avec nous. — Pourquoi ? Où ? — Retourner à Easton, c’est la mort. Si le Vent de la Mort vous rattrape pas, alors ce s’ra notre problème à nous qui vous rattrapera. Vous pourrez pas raconter que vous étiez pas avec nous, et ils vous tortureront jusqu’à ce que vous disiez ce que vous savez ou bien que vous leur mouriez entre les pattes, ou les deux. — Je peux me rendre dans une autre ville. Il y a plein d’endroits où se cacher. Je m’en sortirai très bien toute-seule, merci. — C’est vous qui choisissez, ma chère, mais vaut mieux partir que rester. — Où est l’autre ? — Oh, vous voulez dire “Uchmed” ? Je crois bien qu’il est allé chercher Michael, pour s’assurer qu’il a pas encore repéré notre trace. » Les yeux de Rhapsody s’arrondirent en une expression horrifiée. « Michael ? Michael nous suit ? — Possible. Difficile à dire. Il avait établi son campement à l’extérieur du rempart nord-ouest quand on est sorti, alors il a pas dû trop s’approcher, sauf s’il tient vraiment à vous retrouver. Nous on a aucun problème avec Michael. » Rhapsody inspecta les environs d’un air anxieux. « Où allez-vous ? — Vous pouvez nous suivre jusqu’à la forêt, si vous voulez. — Les bois lirin ? La Forêt Enchantée ? — Oui, c’est bien celle-là. — Je croyais que vous disiez vouloir quitter l’Île. » Le géant frotta son menton en galoche. « Oh oui, croyez-moi. Mais on va à la forêt d’abord. — Qu’avez-vous à faire dans les bois lirin ? — En fait, c’est une sorte de pèlerinage, mam’zelle. On va voir le Grand Arbre. » Une expression de fascination et d’effroi mêlés se peignit sur le visage de Rhapsody. « Sagia ? Vous allez voir Sagia ? — Ouais, c’est exact. On va présenter nos respects au Grand Arbre lirin. » Les yeux de Rhapsody se rétrécirent. « Vous n’allez pas lui faire de mal, au moins ? Ce serait une erreur monumentale de votre part. » Grunthor prit un air offensé. « Bien sûr que non, répliqua-t-il, indigné. On avait l’intention de prier un p’tit peu. » Rhapsody s’apaisa. « Très bien, fit-elle en soulevant son sac. Je vous accompagne, au moins jusqu’aux bois. — Combien il vous reste de kilomètres dans les jambes pour aujourd’hui, mam’zelle ? — Le nombre dont j’ai besoin, je dirais. — Alors j’ai bien peur que vous soyez la seule. On a passé la journée sur la route, et on campe ici. Pourquoi vous feriez pas un petit somme, ma belle ? On vous réveillera à l’heure de partir, avant le lever du jour. — Mais on sera à l’abri ? De Michael, je veux dire ? » Une expression de sincère surprise traversa le visage du géant. « Oh, complètement à l’abri, ma chère. Aucune inquiétude. — Je peux monter la garde, proposa Rhapsody. J’ai une dague. » La voix d’Achmed s’éleva derrière elle dans l’obscurité. « Eh bien, pour tout dire je vais bien mieux dormir en sachant que vous nous protégez, Rhapsody. Essayez de ne pas blesser de petits animaux susceptibles de nous attaquer cette nuit. Sauf s’ils sont comestibles. » Au cœur des collines des Hautes Terres, à l’intérieur de l’Aiguille, le caveau d’obsidienne silencieux qui en était le centre névralgique caché, les yeux cerclés de rouge de l’hôte humain du F’dor s’ouvrirent soudain dans la pénombre. Un bruit de chaîne. Lentement, Tsoltan se redressa contre le catafalque poli sur lequel il se reposait la plupart du temps. Il tendit les mains dans le noir, essayant en vain d’attraper les extrémités invisibles de cette corde métaphysique avec laquelle il maintenait son plus grand trophée à l’état d’esclave. Rien. Plus même l’ombre de cette emprise absolue dont il jouissait auparavant. Le Frère avait rompu sa laisse. À mesure que montait sa fureur, le prêtre-démon sentit l’air qui l’entourait s’assécher et se raréfier subitement, sur le point d’exploser. Tsoltan se leva d’un bond et parcourut les longs couloirs qui menaient à la Chambre Profonde. Des étincelles s’allumaient sur son passage, enflammant les tapisseries, les nappes d’autel, ainsi que les chasubles de quelques malheureux prêtres, en chemin. Ses larbins suffoquaient dans l’air bouillant et frissonnaient dans la lumière noire des flammes, reconnaissant ce feu pour ce qu’il était – le prélude à l’explosion de la fureur du démon. Dévoré par la rage, il gravit les marches de marbre rouge qui menaient à l’autel le plus haut, lieu des sacrifices par le sang. Imposant bloc d’obsidienne, taillé à la Deuxième Ère par le Nain de la Montagne Septentrionale, il avait été autrefois la pierre d’angle d’un temple dédié au Tout-Dieu, la Divinité de la Vie, construit par les races unies. Il reposait à présent au sommet du gigantesque escalier de cercles concentriques en marbre montant vers le plafond invisible de l’Aiguille. Les entraves en cuir rivées au noyau central et les petits réceptacles métalliques constituaient un témoignage amusant du passage du temps et des changements survenus. Cet endroit lui avait paru l’emplacement idéal où emprisonner le vrai nom du Frère, ce Dhracien que son don de naissance avait lié à la populace de Serendair par le sang de la vie. L’Enfant du Sang, comme on l’appelait dans certains cercles. De grands brasiers de cérémonie, aux flammes froides et silencieuses, s’animèrent soudain dans un grondement et un hideux cercle de feu noir hurlant s’alluma sur son passage. Les flammes fumantes lançaient des ombres funestes sur les murs au loin, ondulant et se tordant dans une impatience macabre. Sur le point d’atteindre l’autel sacrificiel, Tsoltan hésita un instant. Il tendit une main tremblante et caressa avec douceur les symboles de haine gravés avec une délicatesse exquise dans la surface polie, retraçant du bout du doigt les entrelacs noirs et encrassés qui sillonnaient la table lisse, dessinant une courbe descendante jusque dans la vasque de cuivre au centre. Par cette bouche de métal, il avait nourri l’âme captive de l’assassin du sang de la race du Frère et, lorsque les Dhraciens avaient été pour la plupart exterminés, de celui d’autres innocents, afin de garder en vie le sang unique de sa prise, même réduite en esclavage. Ce qui avait été un moyen particulièrement efficace de s’assurer la coopération du Frère dans son projet ; même si Tsoltan ne se faisait aucune illusion quant à l’allégeance de l’assassin. Il s’agissait seulement d’un tour de passe-passe pour s’adjoindre ses services ; le Frère avait la réputation, bien avant la capture de son nom véritable, de n’accepter que les missions qu’il choisissait lui-même. Sa mise aux fers avait changé ce mode opératoire. Elle en avait fait l’arme la plus redoutable de Tsoltan et son premier agent dans l’accomplissement des dernières étapes de son plan. Les mains du F’dor assurèrent leur prise sur la table de l’autel. Il murmura les paroles d’Ouverture dans l’ancienne langue de l’Avant-Temps, des instructions perverses et surpuissantes arrachées à la naissance même du feu, cet élément duquel avaient jailli tous ceux de sa race. L’autel de pierre noire miroita pendant un instant, puis se mit à rougeoyer tandis que brûlait le feu au cœur de l’obsidienne, liquéfiant la pierre en une coulée de verre fondu. Dans un sifflement brutal, l’autel se brisa en deux. Tsoltan déchira les couches de pierre aqueuse pour atteindre le reliquaire creux lové au cœur de l’autel, ce reliquaire dans lequel avait été enseveli le nom du Frère. Le moment où l’on avait apporté ce nom jusqu’à l’autel pour le faire sceller dans la pierre avait été un instant de satisfaction à l’état pur pour le F’dor, l’instant le plus singulier qu’il lui avait été donné de vivre, du moins dans cette vie-ci. C’était la récompense d’une lourde recherche et de beaucoup de dépenses, tout d’abord l’obtention du nom, puis sa capture. Pour finir, après des mois de torture d’une telle ignominie qu’elle confinait à l’art, on avait réussi à persuader le plus grand Baptistrel de tout Serendair d’écrire ce nom en écriture musicale sur un rouleau de soie ancienne. C’est Tsoltan en personne qui avait pris le rouleau de la main sans vie de cet homme pour l’entourer amoureusement d’une puissante sphère protectrice et tourbillonnante, tirée de la lueur du feu et maintenue en place par le mouvement de la Terre même. C’était là une chose de toute beauté, et la sceller à l’intérieur de l’autel l’avait plongé dans un état de tristesse étrange, presque orphelin de la joie que cette capture lui avait procurée. Pas aussi démuni, cependant, qu’en cet instant précis. Le reliquaire ne contenait pas de globe éclatant, pas de rouleau de Baptistrel, rien que des lambeaux de soie, comme laissés là par une explosion mineure. Tsoltan en rassembla les morceaux d’une main fébrile, en quête du texte musical, mais le tissu lacéré était vierge. Un hurlement de fureur résonna dans la chambre colossale, fissurant les murs d’obsidienne. Les serviteurs de Tsoltan demeurèrent dans l’effroi d’être appelés, mais n’entendirent plus rien. Un instant plus tard, leur appréhension atteignit son apogée, et ils plongèrent dans l’horreur. Ils sentirent les ténèbres s’abattre sur eux, palpables et glacées telle une brume tombant sur leurs épaules. Tsoltan invoquait le Shing. 4 RHAPSODY SE DÉMENAIT DÉJÀ avec un cauchemar lorsque l’énorme main de cuir se plaqua sur sa bouche. Ses yeux s’ouvrirent instantanément. Lancé dans une course effrénée, son cœur tambourinait si fort qu’elle craignit qu’il fasse exploser sa cage thoracique, mais de même que ce cri que Grunthor avait étouffé dans sa gorge, il demeura lui aussi en place, incapable de s’échapper, se cognant en tous sens à ses côtes, paniqué. « Chuuuut, mam’zelle ! Ne bougez pas. Restez là, ma belle, et faites pas d’bruit, hein ? » La voix du géant était douce. Rhapsody hocha doucement la tête. Grunthor retira sa main et se détourna d’elle. Sous son dos, elle sentait le sol trembler. Elle s’efforça d’écouter par-delà le gémissement du vent nocturne et, au bout d’un temps, crut percevoir le galop lointain de chevaux en grand nombre. Dans un énorme effort, elle bascula sur le côté, en veillant à ne pas se soulever au-dessus du tapis d’herbe desséchée qui avait accueilli son sommeil troublé. Le feu avait disparu, il n’en subsistait aucune trace. Grunthor s’agenouilla près d’elle dans un rayon de lune, sa silhouette gigantesque envahissant tout son champ de vision. Avec une jubilation évidente, il tirait des armes de son dos et des fourreaux dans ses bottes, inspectant chaque lame dans la lumière sourde, en chantonnant doucement pour lui-même. Puis, avec une rapidité et une discrétion surprenantes, il disparut. « Vous ne suivez pas les instructions avec beaucoup de rigueur, Rhapsody. » La voix de sable avait résonné juste au-dessus de son oreille. Rhapsody ravala un cri et s’aplatit immédiatement au sol. Au-dessus d’elle, rien d’autre que les ténèbres. « Si Grunthor vous a dit de ne pas bouger, c’était pour votre propre bien. » Près de sa tête, elle sentit un léger mouvement de l’air, et l’obscurité se déforma un instant devant ses yeux. Achmed s’accroupit à ses côtés. « Mais bien sûr, vous êtes tout à fait libre de jouer les cibles. Après tout, ces idiots qui arrivent sont vos amis. — Michael ? » Même en chuchotant, la fêlure dans sa voix était parfaitement audible. De sous le voile de la capuche, les yeux désassortis la contemplèrent pensivement pendant un moment, puis se tournèrent dans la direction où avait disparu Grunthor. Elle entendait un léger bourdonnement, qui rappelait presque celui d’un insecte en vol. Puis Achmed baissa de nouveau les yeux sur elle. Lorsqu’il reprit la parole, ce fut d’une voix douce et quelque peu rauque. « Ses hommes. Il n’est pas avec eux. — Comment le savez-vous ? » Un grondement sourd et distinct d’irritation résonna au-dessus d’elle. « Vous avez raison. Pourquoi ne pas vous lever, agiter les bras et l’appeler ? Je suis sûr qu’il sera ravi de vous voir, s’il est là. — Je… Je suis désolée », chuchota-t-elle, ravalant la boule de peur étouffante qui montait dans sa gorge. Pas de réponse. Elle attendit quelques secondes, puis jeta un coup d’œil. Elle ne le voyait plus. « Achmed ? » Le vent chaud de la nuit passa sur elle, lui fouettant le visage de quelques mèches folles et dorées, et de brins d’herbe sèche. Rhapsody ferma les yeux tandis que le grondement gagnait en intensité. Les cavaliers approchaient. Elle essaya de les garder fermés, mais se retrouva malgré elle à scruter le ciel au-dessus de sa tête, en quête d’étoiles dans l’éclat brûlant de la pleine lune. Elle ne pouvait rien faire d’autre qu’attendre et écouter. Karvolt, le lieutenant de Michael, dirigea son cheval vers un chemin lourd, et fît signe aux autres de prendre garde. L’herbe roussie des prés, haute au milieu de l’été, ondulait langoureusement dans la brise nocturne. Rien en vue à des kilomètres à la ronde, et il en était ainsi depuis qu’ils avaient quitté Easton. Il avait néanmoins senti une hésitation chez sa monture, une réticence qui était en général signe de danger, ou plus rarement d’épuisement. Ils avaient chevauché à une allure démente, mus par la férocité de la réaction de leur chef, en découvrant que sa proie lui avait échappé. Chacun des dix-neuf hommes de l’escouade obéit au signe de Karvolt, arrêtant net sa monture. Les yeux noirs de l’homme scrutèrent de nouveau les pleins et les déliés des Vastes Prairies, écoutant le vacarme des chevaux qui s’immobilisaient couvrir les chuchotements essoufflés de ses hommes. Le vent nocturne balayait ses cheveux emmêlés, lui caressant la nuque, mais loin de sécher la sueur qui coulait à flots, il fit courir sur la peau de l’homme un frisson glacé. Il se secoua pour le dissiper ; il n’y avait rien en vue, rien que les hautes herbes se balançant et les volutes d’ombre au clair de lune. D’un geste distrait, il passa le doigt dans le col de sa cotte de mailles pour soulager le frottement contre sa peau. Son regard passa sur ses hommes ; certains s’appuyaient avec lassitude contre l’encolure de leur monture, d’autres s’abreuvaient avec gratitude à leurs outres. Il flatta son cheval et le sentit trembler sous lui. Karvolt balaya une nouvelle fois du regard les environs plongés dans l’obscurité. Rien. « Attention », lança-t-il à voix basse et cassante. Karvolt était le genre d’hommes à qui les mots coûtaient très cher. « Mon cheval est effrayé. Quelqu’un sent la même chose ? » Comme en réponse à sa question, du sol sous eux monta un hurlement strident, à faire exploser le cœur, un cri de guerre où se mêlaient colère et hilarité, triomphe et sauvagerie. Et, surgissant avec la même puissance, il en vit la source. Les ombres oscillantes sous la lune estivale n’illuminaient qu’à demi l’homme-monstre, montagne hideuse de griffes et de défenses hérissées, de muscles enveloppés dans une armure semblable à du cuir, à la fois soudée à son corps mais aussi, pire encore, en faisant partie intégrante. La bête aiguisait deux lames étincelantes l’une sur l’autre. Lorsqu’il se fut dressé de toute sa taille, le géant balança la tête en arrière et partit d’un rire tonitruant, un son plus épouvantable encore que le premier fracas. Affolés, les chevaux se cabrèrent en hennissant, projetant leurs sabots en l’air et piétinant dans leur frayeur leurs cavaliers en état de choc. Un amas informe de chair paniquée virevolta au milieu du champ battu par les vents, et certains des animaux roulèrent au sol ou expédièrent les soldats en l’air comme des mouches qui les auraient piqués, au milieu des cris de terreur. Après quelques secondes de désorientation, les chevaux libérés détalèrent vers l’ouest en un troupeau effrayé. Un soldat malchanceux, dans l’incapacité de se dégager de ses étriers, se fît traîner derrière la horde et son cri ne résonna qu’un court moment, puis fut étouffé bien avant que les chevaux n’aient disparu. « Je dirais que c’est un oui unanime. » Karvolt, qui avait réussi à se relever sur un genou après s’être dégagé de sa monture en fuite, se retourna lentement pour regarder derrière lui, pantelant. Vers lui s’avançait ce qui ressemblait à une tranche de nuit mouvante. Lorsqu’elle fut plus proche, il put distinguer qu’il s’agissait d’un homme, enveloppé d’une cape affublée d’une lourde capuche à voile, qui chuchotait à travers champs comme un vent malin et fonçait sur lui avec une rapidité surnaturelle. Karvolt trébucha en arrière sur le corps inerte de l’un de ses hommes, tout en attrapant à tâtons la poignée de son épée d’une main moite et tremblante. Il jeta un regard furtif par-dessus son épaule puis de nouveau devant lui, afin d’évaluer la distance le séparant de sa selle et de ses sacoches tombées à terre derrière lui. Elle lui parut trop importante de quelques pas seulement pour qu’elles puissent lui servir de couverture. À sa gauche, il entendait le tintement fatal des lames, et le choc mat qui s’ensuivait, celui des têtes et des cadavres que le géant découpait en riant toujours à gorge déployée. Karvolt recula en tremblant, luttant pour conserver sa contenance et son équilibre. Autour de lui, des hommes ayant perdu leur combat contre la panique bondissaient en tous sens, pour se retrouver décapités ou empalés sur l’un des instruments de torture du géant hilare. Dans ses cauchemars les plus funestes, et dans ses nombreuses campagnes sanglantes aux côtés du Vent de la Mort, il n’avait jamais imaginé pareille horreur. Il se campa en position et brandit son arme. Les autres soldats, certains immobilisés par leurs blessures, d’autres affolés, levaient eux aussi leurs lames. Karvolt recula lentement en boitant sans quitter une seconde des yeux l’ombre furtive dont la cape dansait doucement dans le vent tiède. L’homme approchait vite, avec fluidité, s’arrêtant devant chacun des soldats à terre, leur ôtant prestement leurs armes des mains, esquivant leurs ultimes assauts d’un air patient, presque professionnel. Bien qu’il sût qu’ils attaquaient avec toute la force qu’il leur restait, Karvolt avait presque l’impression que ses hommes lui remettaient leurs épées de bonne grâce. L’homme-ombre se déplaçait plus rapidement que ne pouvaient le suivre ses yeux épuisés, tranchant une gorge ou enfonçant un poignard dans une oreille, avec respect, presque avec tendresse. Il passait entre tous les soldats effondrés, volant de silhouette en silhouette comme un esprit angélique, offrant à l’un une main comme un parent depuis longtemps disparu, puis faisant glisser l’arme de la main de l’homme dans la sienne avant de la retourner, dans un mouvement à peine perceptible, dans le creux sous le bras de l’homme. Avec une expression proche de la compassion il écartait une paume pour exposer une gorge, dispensant la mort plus promptement et plus efficacement que Karvolt l’avait jamais vu faire, changeant de main sans entrave, sans jamais s’arrêter mais sans jamais pousser. Michael pouvait se faire appeler le Vent de la Mort, c’était bien là le vent à l’œuvre, dont son lieutenant était témoin. Le temps se ralentit pour Karvolt lorsque l’évidence de l’imminence de sa propre mort s’abattit sur lui telle une cape réconfortante. Comme détaché, il prit conscience de la peau de son visage qui tirait, autour de ses yeux et sur son front. Il sentait ses traits figés en une expression de terreur absolue, comme sur une tête de mort, cette expression qu’il avait si souvent vu arborer ses propres victimes, bien qu’il ressentît très peu la peur qu’elle devait illustrer. Tandis que l’homme en cape achevait le dernier de ses camarades et entamait son approche finale, Karvolt se demanda avec ce qu’il lui restait de faculté de raisonnement, comment toutes les mères qu’il avait passées par les armes au cours des années avaient pu lutter jusqu’à la mort, comme elles l’avaient toutes fait. Toutes ses années d’expérience dans l’art du meurtre et les réactions qui l’accompagnaient l’avaient déserté à l’approche de la mort elle-même. Convoquant un reliquat de volonté, Karvolt brandit la triatine qui avait appartenu à son père avant lui, sachant la vanité de son geste, et retomba en arrière. À présent l’homme était sur lui. Karvolt avait la certitude que, sous sa capuche noire, le regard était plein de compassion. Il sentit son arme agrippée par une main fine à la poigne de fer, qui se referma sur la sienne, tremblante. La voix qui chuchota à son oreille était courtoise, presque raffinée. « Si vous permettez. » Alors que des ténèbres plus profondes encore l’enveloppaient, Karvolt eut vaguement conscience du petit coup de poignet qui changea l’axe de la triatine, puis qui lui transperça la poitrine de la triple lame. Dans ses derniers instants, il nota l’incroyable absence de douleur, et la facilité avec laquelle l’ombre penchée sur lui extrayait l’épée de son torse ; le poids de son propre corps basculant en arrière l’en extirpa aisément. Sa vision se resserra sur lui, en commençant par les côtés. Il ne put entendre que des bribes des paroles que le géant adressa à son bourreau. « Eh bien, vous aurez pris votre temps, avec celui-là, m’sieur. — Il avait une arme intéressante. Ajoute-la à ta collection. » À son retour, Grunthor trouva Rhapsody à l’endroit même où il l’avait laissée, immobile, fixant le ciel au-dessus d’elle. Il poussa le cadavre de l’un des compagnons de Michael tombé à quelques centimètres à peine d’elle, tendit une main gigantesque et hissa doucement la jeune femme sur pied. « Ça va, mam’zelle ? » Le Bolg le suivait de près, observant le visage impassible de Rhapsody alors qu’elle balayait du regard le carnage du champ de bataille. Elle hocha légèrement la tête, sans interrompre son inspection. Elle frissonna dans le vent et se frotta les bras des mains comme si elle avait froid, mais ne se laissa aller à aucun autre signe d’émotion. « Bel hommage à vos charmes, commenta Achmed, un demi-sourire sans joie à peine visible sous son voile. J’imagine qu’ils mouraient d’envie de vous revoir. » Rhapsody s’arrêta devant le corps de Karvolt. Les hommes virent son dos mince se raidir. Elle s’agenouilla et prit le cadavre par l’épaule, le faisant légèrement pivoter pour mieux voir son visage. Puis, telle une vague déferlante, la haine balaya chacun de ses muscles. Elle bondit sur ses pieds et décocha un coup de pied particulièrement sauvage dans la tête du soldat, puis un autre, et encore un autre, avec une intensité croissante. Le souffle court, elle se mit à égrener des chapelets d’injures inspirées, plus crues que tout ce que les hommes se rappelaient avoir entendu jusqu’ici, au plus grand ravissement de Grunthor. « Bon d’là ! Pas mal pour une donzelle ! Elle pourrait m’apprendre un ou deux jurons, pas vrai m’sieur ? J’imagine qu’elle connaît l’monsieur ? » Achmed sourit. « Qu’est-ce qui a bien pu te faire croire une chose pareille ? Laisse-la taper encore un coup ou deux, puis vois si tu peux la calmer. Il faut que l’on songe à reprendre la route. » La fumée du feu de leur petit déjeuner flottait bas dans l’air lourd du matin, se mêlant au brouillard de l’aube naissante, comme Achmed l’avait souhaité. La jeune femme n’était pas encore revenue. Elle avait demandé quelques minutes d’intimité. Elle s’était isolée à quelques mètres de là, de l’autre côté d’un trou profond, hors de leur vue. Mais Achmed la sentait quand même, son cœur battant avec lenteur et régularité, pas comme si elle s’apprêtait à s’enfuir. Il tisonna le feu et tourna le ragoût qui mijotait dans la marmite suspendue au-dessus des flammes. Ces mots courtois pour prendre congé étaient les premiers qu’elle avait prononcés de toute la nuit. Encore qu’elle n’avait pas été très bavarde non plus, auparavant. Grunthor lui avait demandé plusieurs fois au cours de leur marche si elle allait bien, et à chaque fois elle s’était contentée de hocher la tête d’un air poli, les yeux braqués droit devant elle. Achmed savait que le géant la croyait traumatisée, mais pour sa part il avait tendance à penser qu’elle parcourait les vieux chemins de ses souvenirs, des chemins bien plus ardus que les champs rocailleux qu’ils traversaient tous trois. Quoi qu’il en soit, peu lui importait. Ils devaient l’emmener avec eux. C’était sa certitude et sa position depuis la première discussion qu’il avait tenue à ce sujet avec Grunthor, après avoir quitté Easton, et il en était plus que jamais convaincu. Ce n’était pas la sécurité de la jeune femme qui l’inquiétait. Ses problèmes avec le Vent de la Mort ne concernaient qu’elle. En revanche, la garder en vie était nécessaire s’il comptait découvrir un jour ce qui était arrivé à son nom. Ce joug de servitude, ce collier étrangleur invisible qu’il portait depuis que le F’dor était entré en possession de son identité, avait disparu, brisé sur son cou en un instant. À la seconde où elle avait prononcé ces inepties dans la pénombre de cette ruelle d’Easton, elle l’avait libéré, et plus encore : il était même devenu un homme différent. Elle avait changé non seulement le nom auquel il répondait, mais qui il était, pouvoir immensément dangereux entre les mains d’une personne dont les actes portaient à croire qu’elle était une idiote. Ce devait être là un talent considérable, colossal même, pour faire ainsi plier la volonté du F’dor. Une idiote très puissante : merveilleux. Achmed en grogna d’irritation. Son changement de nom n’avait visiblement pas affecté son don inné. Il était toujours assailli par les battements de cœur de millions de créatures, qui tambourinaient dans ses rêves et à chaque seconde éveillée de sa vie, depuis sa naissance. Mais il lui restait à déterminer les modalités de ce nouvel arrangement, de ce glissement d’identité. Il devait donc la retenir, du moins jusqu’à leur destination, pour s’assurer que rien ne demeurerait en suspens, qu’aucun détail malheureux ne viendrait le rattraper. Avant son esclavage, le Frère était maître non seulement de sa propre destinée, mais aussi de celle de n’importe quel être de son choix. Les actes de cette Baptistrelle l’avaient peut-être rendu à cet état, ou peut-être pas ; il ne savait plus rien de lui-même, désormais. Un autre homme que lui aurait sans doute éprouvé de la reconnaissance à se voir ainsi sauvé. Achmed n’en était qu’importuné. Il entendait au loin un air clair et doux monter dans le vent matinal, un air qui soulageait ce martèlement immémorial dans ses veines et qui lui clarifiait l’esprit ; la jeune femme chantait. Un rayon orange de soleil rouillé avait percé les ténèbres bleues, illuminant la brume mêlée de fumée qui les enveloppait. Il se retourna vivement vers Grunthor, qui venait de s’éveiller et regardait vers la jeune femme dans une sorte de transe. Le géant secoua alors la tête comme pour se réveiller, et son regard se posa sur celui de son compagnon. « Qu’est-ce que c’est que ça ? » L’homme désormais connu sous le nom d’Achmed le Serpent donna un nouveau tour de cuillère à l’âcre ragoût. « Des dévotions. — Hein ? » Il cogna furieusement la cuillère en fer sur le chaudron. « C’est une Liringlas, une Chanteciel. Le genre de Lirins qui accueillent le lever et le coucher du soleil et de la lune en chantant. » Un immense sourire terreux se dessina sur le visage du géant. « Charmant. Et comment vous êtes au courant d’ce petit détail ? » Achmed haussa les épaules, mais ne répondit rien. Les Dhraciens et les Lirins étaient unis par des liens ancestraux, mais il jugea que cette information ne méritait pas d’explication. Un moment plus tard la douce musique se tut, emportant avec elle ce bien-être fragile qu’elle avait fait naître. Le temps que Rhapsody revienne au camp, le visage voilé d’Achmed s’était de nouveau drapé dans son air renfrogné. Par contraste, l’expression sombre qui habitait celui de la jeune femme la nuit précédente s’était dissipée, remplacée par une mine bien plus placide, voire joviale. « Bonjour », dit-elle en souriant. Le géant lui rendit son sourire. « B’jour, mam’zelle. On se sent mieux ? — Oui, merci. Bonjour Achmed. » Elle n’attendit pas de réponse, mais s’assit à côté de ses affaires et se mit à resserrer les liens de cuir de son sac. « Merci de votre… aide, hier soir. » Derrière elle le soleil déchira l’horizon, la nimbant d’un éclair de lumière mordorée qui fit étinceler sa chevelure. Elle sortit un morceau de pain de la poche de son gilet, puis épousseta les miettes des longues manches de son corsage de mousseline blanche, taché par l’herbe et la poussière. Elle tendit le pain, proposant de le partager. Comme les deux hommes l’ignoraient, elle en prit une bouchée, essuyant sa culotte de laine marron du revers de la main. « Dépêchez-vous de manger, ordonna Achmed en versant le ragoût dans deux gobelets de métal cabossés. Nous avons beaucoup de route à faire, aujourd’hui. » Rhapsody s’arrêta entre deux bouchées, puis avala son pain avec difficulté. « Nous ? Aujourd’hui ? Que voulez-vous dire ? » Le Dhracien tendit un des gobelets à Grunthor, puis porta le second à ses lèvres, sans répondre. « Je pensais… Les hommes de Michael sont morts. » Achmed abaissa son gobelet. « Est-ce que tous les Baptistrels ont de tels éclairs de lucidité ? Des hommes, il en a beaucoup. Ce n’était là qu’un seul de ses contingents. Vous pensez vraiment que c’est le seul qu’il ait envoyé ? » Ignorant le regard de Grunthor, il porta de nouveau le gobelet à ses lèvres. Rhapsody blêmit quelques instants, puis son visage reprit une expression calme et maîtrisée. « À combien de temps sommes-nous de l’Arbre ? — À moins d’une quinzaine, si le temps se maintient et que le terrain n’empire pas. » La Barde hocha de nouveau la tête. « Vous êtes toujours disposés à me laisser vous accompagner ? » Achmed termina son ragoût, nettoya de l’index les dernières gouttes restées au fond du gobelet et le secoua, retourné, au-dessus du feu. Il enfourna de l’herbe dans les autres ustensiles et les en frictionna, puis les entassa et les fit disparaître, laissant la question de la jeune femme en suspens dans l’air. Lorsque l’équipement fut enfin emballé, il se jeta son sac et son arme sur l’épaule, les glissant tous deux sous la cape noire. « Si vous arrivez à suivre, et que vous savez vous taire, je vais y réfléchir. » Ils cheminèrent par voie de terre à une vitesse brutale pendant une douzaine de jours cauchemardesques, avançant par longues traites, ne s’arrêtant jamais sinon pour de brèves haltes avant de repartir de plus belle. Ils voyageaient de jour comme de nuit, avec pour seuls guides les excursions de reconnaissance d’Achmed. Rhapsody avait l’impression qu’il possédait une sorte de sens inné du danger, une perception intuitive de la présence d’autres créatures, homme ou animal, entre eux et les bois. Il leur arrivait de se cacher pendant des heures, à attendre qu’un groupe de voyageurs inconnus quitte leur chemin. Lorsque cela se produisait, elle en profitait pour somnoler, ne sachant pas quand l’occasion s’en représenterait. Si la voie était dégagée, ils marchaient une journée entière au pas de course. Les hommes étaient habitués à ce rythme, et Rhapsody, qui suivait plutôt bien, n’éprouvait le besoin de s’arrêter que lorsqu’elle constatait le retour du soleil à la même place que lors de leur dernière pause. Au bout d’une semaine, elle fut capable de marcher à leur vitesse, et ils avançaient vite, en silence. Finalement, à midi le douzième jour, Achmed montra le sud du doigt et s’arrêta. Les deux hommes échangèrent quelques mots dans une langue que Rhapsody n’avait jamais entendu parler que par eux, puis Grunthor se tourna vers elle. « Alors, mam’zelle, prête pour une petite course d’une quinzaine de kilomètres ? — Une course ? On ne s’est pas encore arrêté pour la nuit. Je ne crois pas que je pourrai. — J’avais peur que vous disiez ça. Bon, allez. » Il s’accroupit et se tapota l’épaule. Rhapsody le fixa, anesthésiée par l’épuisement, et finit par comprendre confusément qu’il comptait la porter sur son dos, perspective qu’elle détestait entre toutes. Elle frissonna à la vue des nombreux manches et lames saillant des bandoulières qui se croisaient sur ses épaules. Ç’aurait été comme s’allonger dans un champ d’épées. « Non, je suis désolée. Je ne peux pas. » La silhouette en cape noire se tourna vers elle. Sous la capuche, elle lut l’irritation dans ses yeux. « Nous sommes presque arrivés. Alors faites un choix : doit-on vous abandonner ici, ou bien allez-vous accepter de bonne grâce la proposition de Grunthor ? Les bois sont en vue ; pas ceux qui les défendent. Les temps sont durs ; ils ne prennent pas de risques avec les vagabonds qui se promènent à proximité de leurs avant-postes. » Rhapsody inspecta les alentours. Elle n’avait aucune idée de l’endroit où elle se trouvait, et ne voyait pas la forêt. Comme à plusieurs reprises depuis le début de leur voyage, elle envisagea la possibilité de rester en retrait, dans l’espoir de rencontrer quelqu’un de meilleure – et plus sûre – compagnie que ces deux-là. Mais, de même qu’elle se l’était dit les fois précédentes, ses compagnons de route l’avaient sauvée, n’avaient pas essayé de lui faire de mal, et s’occupaient d’elle, à leur manière. Aussi ravala-t-elle son mécontentement et hocha-t-elle la tête. « Très bien, je vais commencer par marcher aussi longtemps que je le pourrai, d’accord ? — Très bien, mam’zelle, prévenez-moi simplement quand vous serez fatiguée. » Elle fit les yeux ronds. « Je suis fatiguée depuis des jours. Je vous préviendrai quand je ne pourrai plus continuer. — Topez là. » Déjà bas dans le ciel et ourlée d’une brume rouge sang, la lune, observatrice muette de la réponse aux invocations du F’dor, déclinait. Des confins du temple obscur était monté l’appel, canalisé par le clocher massif de pierre qui se dressait sur fond de ciel nocturne. L’imposant obélisque était une vraie merveille architecturale, un chef-d’œuvre conjoint de l’homme et de la nature. Des milliers de tonnes de basalte sur lesquelles reposait le fût d’obsidienne s’élevaient dans l’obscurité qui entourait la grotte bien dissimulée aux confins des Hautes Crêtes, la chaîne de montagnes menaçante au nord de Serendair. Véritable flèche de cette gigantesque forteresse enterrée à plus d’un kilomètre sous terre, ce monolithe indistinct transperçait les nuages qui défilaient avec fureur, dressant fièrement contre le ciel, presque avec insolence, son extrémité fuselée gravée d’un œil unique. Lorsque commencèrent les incantations, les lambeaux de brume vaporeuse écharpée et éventrée par l’Aiguille se dissipèrent instantanément. L’œil se purifiait, se préparait. Les mots anciens de l’Incantation, prononcés par le prêtre noir devant l’autel du sacrifice par le sang, ne se disaient pas dans la langue de cette Ère, ni même de celles des deux précédentes. Ces paroles provenaient de l’Avant-Temps, cette Ère primordiale au cours de laquelle les éléments de cet univers avaient paru, et qui symbolisait le plus ancien et le plus essentiel de tous les liens : celui qui unissait l’élément feu à la race qui en était née, les F’dors. Êtres tors, cupides, à la nature jalouse et manipulatrice, les rares F’dors à avoir survécu présentaient ce désir commun de consumer le monde qui les entourait, comme le feu dont ils étaient issus. Comme le feu également, le F’dor n’avait pas de forme corporelle, mais se nourrissait d’un hôte plus tangible, telles les flammes dévorant leur combustible, et ce faisant le réduisant à néant. L’esprit-démon qui s’accrochait à Tsoltan, grand prêtre de la Déesse du Néant dans le monde des hommes, avait gravi les échelons du pouvoir avec une patience extrême. Depuis l’instant de sa naissance dans le giron furieux de la Terre, il avait longuement observé le monde, préparant chacun de ses pas avec précaution, s’attachant volontairement à des hôtes faibles ou sans importance, afin de se donner le temps de grandir et d’atteindre la pleine mesure de son potentiel. Même en passant, par la mort ou la conquête, à des hôtes au pouvoir croissant, il restait dans l’ombre, retardant l’instant de la révélation afin de s’assurer que rien ne viendrait compromettre son but ultime. Il avait été bien inspiré de choisir Tsoltan ; ç’avait été un acte volontaire, tôt dans sa prêtrise. La dualité de sa nature le rendait deux fois plus puissant et conférait une dimension stratégique à son désir inné de dévorer. Vivant un instant dans le monde des hommes, et le suivant dans le royaume ténébreux du feu noir, Tsoltan existait à deux niveaux, à la fois en tant qu’homme et en tant que démon. Mais aucun d’eux n’avait le pouvoir de dominer le Frère. Du sol autour de l’Aiguille, la rosée se mit à monter, brume de vapeur s’élevant dans l’air brûlant de la nuit estivale. Les volutes humides se tordaient et dansaient, s’amoncelant en nuages qui s’étiraient dans la lumière de l’après pleine lune, gagnant en longueur et en largeur, pour prendre peu à peu une forme humaine. D’abord une, puis plusieurs, et enfin une multitude de silhouettes scintillantes se dessinèrent sous l’œil impassible de l’obélisque, vêtus d’une robe comme le Frère lui-même, mais avec les ténèbres du néant sous leur capuche, en lieu de visage. Les formes sur lesquelles s’enroulait la brume furent d’abord squelettiques, mais à mesure que s’amplifiait le chant elles s’étoffèrent, prirent chair, se revêtant d’entrelacs de muscles, se dotant de griffes à pointe de feu, indices de la puissance du démon à l’œuvre dans la venue au monde de ces créatures. Le millier d’yeux du F’dor. Le Shing. Dans le grand caveau souterrain, Tsoltan les regarda s’assembler par l’œil de l’obélisque, tout tremblant de joie et de nervosité. Elles restèrent suspendues dans l’air, absorbant de plus en plus de cette chaleur que leur transmettait leur maître, l’arrachant à son propre corps et la nourrissant de sa puissance déclinante. Au creux de leur capuche vide, une lueur apparaissait de temps à autre, peut-être un rayon de lune qui se réverbérait sur la brume, mais plus probablement le reflet de la lentille de l’immense œil qu’elles formaient maintenant. Dans le monde des vivants un instant, dans celui des esprits le suivant, voltigeant de l’un à l’autre, leur maître à eux tous, le Shing, patientait. Ils avaient l’inconstance du vent, mais pas sa fugacité : lancés contre leur proie, ils étaient aussi impitoyables que le Temps, aussi rancuniers que la mort. Tsoltan se cramponna à l’autel, sa force déclinant comme la lune sur les champs, à la surface. D’une seconde à l’autre ces mille yeux s’ouvriraient et partiraient en chasse, fouillant résolument chaque poche d’air, chaque recoin du vaste monde, dans une quête insatiable de leur proie. Et lorsqu’ils finiraient par la trouver, les conséquences seraient effroyables. Le prêtre-démon trembla sous la vague de faiblesse qui le terrassa. Le Shing allait prendre toute sa force de vie jusqu’au dernier souffle, la leur transmettre, et c’était là un risque énorme. Tandis que ses jambes cédaient sous lui, Tsoltan se demanda si le Frère apprécierait cette offrande. Sa tête percuta le sol d’obsidienne polie dans sa chute et il s’ouvrit le front, souillant la pierre de son sang, comme un augure opportun. « Le Frère. Trouvez-le », murmura-t-il d’une voix caverneuse. Tsoltan, grand prêtre, homme et esprit-démon symbiotique, roula sur le dos et scruta les ténèbres au-dessus de lui. Un kilomètre plus haut, un millier de Shing firent volte-face dans le vent, sous le regard impassible d’un œil solitaire. 5 DANS LES RARES OCCASIONS où Achmed jugeait qu’il n’était pas dangereux de risquer un feu de camp, Rhapsody se débrouillait pour s’en approcher autant que possible, et dormir. En dépit de la chaleur caniculaire de l’été, elle trouvait du réconfort dans les craquements et la fumée qui lui rappelaient le foyer qu’elle avait quitté depuis si longtemps. Près du feu, les voix dans ses rêves changeaient. Cessant de ressasser les railleries de Michael et de sa clique, elles remontaient d’un passé plus profond et ramenaient à la vie des journées anciennes passées près d’un tout autre feu, ne fût-ce que pour un instant. Ainsi enveloppée dans ce sommeil agité à ciel ouvert, elle puisait dans ces souvenirs une chaleur qui soulageait la peur qui lui rongeait l’âme. « Maman, parle-moi de la grande forêt. — Commence par entrer dans la baignoire. Voilà, tiens-moi la main. » Des bulles de savon miroitant à la lueur du feu, s’enroulant en prismes tourbillonnants, voltigeant pendant une seconde, éclatant devant le sourire de sa mère. La chaleur l’entourait, l’eau du bain et l’air chaud du foyer. « Qu’est-ce que tu as mis dans l’eau, cette fois-ci ? — Assieds-toi bien au fond. De la lavande, de la verveine, des boutons de roses, de la fougère des neiges… — De la fougère des neiges ? Mais on la mange ! — Exactement. Pourquoi crois-tu que l’eau soit si chaude ? Je ne te donne pas ton bain, je fais de la soupe ! — Maman ! S’il te plaît, parle-moi de la forêt. Les Lirins qui vivent là-bas sont-ils comme nous ? » Sa mère… Accroupie sur ses talons, les bras croisés et les manches relevées, appuyée sur le rebord de la baignoire en métal. Elle avait le visage serein, mais ses yeux se voilèrent, comme chaque fois qu’elle évoquait le passé. « Par certains aspects, oui. Ils nous ressemblent, en tout cas plus que les humains, mais ils ont un teint différent. — Différent ? En quoi ? — Leur teint s’accorde davantage à la forêt. Le nôtre reflète le ciel sous lequel nous vivons, et les champs où travaille notre peuple, les Liringlas. » Le ruban dans ses cheveux, retiré d’un geste tendre. « Par exemple, si tu étais de la forêt, cette magnifique chevelure dorée dont ton père est si fier serait sans doute châtain ou brun-roux. De même que ces yeux verts. Tu aurais la peau plus mate, moins rose. Ainsi tu pourrais te fondre dans le décor, passer inaperçue dans les sous-bois, comme ils le font. » Une cascade d’eau chaude. Tousser, cligner les yeux. « Maman ! — Désolée, je ne pensais pas que tu gigoterais comme ça. Ne bouge pas, juste une seconde. — Les Lirins de la forêt, ils ont des petites filles, aussi ? — Bien sûr. Et des petits garçons. Et des femmes et des hommes, des maisons et des villes. Différentes des nôtres, voilà tout. — Est-ce que j’en verrai un jour, moi aussi ? Est-ce que j’aurai droit à mon Année de Floraison, pour aller dans la forêt, comme toi ? » Une douce caresse sur sa joue, la tristesse soudain plus profonde dans les yeux de sa mère. « Nous verrons. Nous vivons parmi les humains, mon enfant. C’est ici chez nous. Ton père ne voudra peut-être pas suivre les coutumes de ma famille, surtout si cela signifie te voir partir pendant si longtemps. Et qui l’en blâmerait ? Que ferions-nous sans notre petite fille ? — Mais je serais en sécurité, parmi les Lirins, Maman… N’est-ce pas ? Ils ne me détesteraient pas parce que je suis en partie humaine ? » Sa mère avait détourné le regard. « Personne ne te détestera. Personne. » Un grand tissu propre qui s’ouvrait. « Allons, lève-toi, ma petite chérie, et fais attention en sortant. » La morsure de l’air frais, le tissu rêche frottant vivement sa peau humide. La douce chaleur de sa chemise de nuit se refermant sur elle en même temps que les bras de sa mère. « Assieds-toi sur mes genoux, je vais te coiffer. — Parle-moi de la forêt, s’il te plaît. » Un long soupir, musical. « Elle est aussi grande que tes yeux peuvent voir – plus vaste que tu ne peux l’imaginer – et elle palpite des sons et des odeurs de la vie. Les arbres y poussent dans des couleurs plus nombreuses que tu ne peux en concevoir, même en rêve. On sent le chant du bois lui-même, fredonné par chaque créature vivante. Les humains l’appellent la Forêt Enchantée, parce qu’une grande partie de ce qui y pousse et de ce qui y vit ne leur est pas familier, mais les Lirins en connaissent le nom véritable : Yliessan, le lieu saint. Si jamais tu te perds, la forêt t’accueillera, parce que tu as du sang lirin. » Les craquements du feu, sa lueur pétillante sur sa chevelure, tellement semblable à celle de sa mère. « Parle-moi du Fleuve de Windershins, et de la Mare des Désirs du Cœur, et de Rochegrise. Et de l’Arbre – Maman, parle-moi de Sagia. — Tu connais toutes ces histoires mieux que moi. — S’il te plaît. » Une main aimante lui caressant les cheveux, la morsure du peigne. « Très bien, je vais te parler de Sagia, et ensuite ce sera l’heure des dévotions. » Le Grand Arbre pousse au cœur de la forêt d’Yliessan, sur le croissant nord. Il est si haut qu’on en voit à peine les branches les plus basses. On n’en voit jamais le sommet que si l’on est un oiseau, car il touche le ciel. » La légende raconte qu’il pousse sur l’un des emplacements où est né le Temps, où la lumière des étoiles a touché la Terre pour la première fois. Sagia est éternel, et sa puissance est liée au Temps lui-même. On l’appelle parfois le Chêne aux Racines Profondes, car celles-ci vont toucher les autres lieux du monde où est né le Temps. » On dit que le tronc descend le long de l’Axis Mundi, le pivot de la Terre, et que les racines plus petites parcourent toute l’Île, se rattachent à tout ce qui pousse. Je sais que c’est vrai au moins dans la forêt elle-même – c’est la puissance de Sagia qui donne naissance au chant d’Yliessan, qui protège les bois. Maintenant, viens. Le soleil se couche. » Le frisson du vent du soir, les traînées d’encre des nuages sur la ligne d’horizon, couronnant les dernières bribes de ciel bleu pâle. L’éclat de l’étoile vive, apparaissant au-dessus des champs et des vallées de cette vaste terre ondulée. La douceur et la clarté de la voix maternelle, ses tentatives à elle, maladroites, pour trouver le ton juste. La larme solitaire, sur la joue translucide de sa mère. « C’est très bien, petite chérie. Tu apprends. Connais-tu le nom de l’étoile vive ? — Bien sûr, Maman. C’est Seren, qui a donné son nom à notre terre. » Les bras de sa mère autour d’elle, son étreinte douce et forte. « C’est aussi ton étoile à toi, mon enfant. Tu es née dessous. Te rappelles-tu comment dire “mon étoile guide”, dans notre langue ? — Aria ? — Bien, très bien. Souviens-toi, bien que nous vivions parmi les humains, bien que tu aies un nom humain, tu descends aussi d’un autre peuple noble et fier, tu as aussi un nom lirin. La musique du ciel est en toi. Tu es l’une de ses enfants, comme tous les Lirins. Seren se trouve dans le ciel du sud, au-dessus de la forêt Yliessan. Quand tout le reste s’écroulera, tu y seras la bienvenue. Si en regardant le ciel tu réussis à voir ton étoile guide, tu ne seras jamais perdue, jamais. » L’emprise de l’énorme main griffue, la fumée caustique du feu de camp. La piqûre du froid matinal. La voix grave résonnant à son oreille, noyant les douces intonations de celle de son rêve. « Mam’zelle ? Z’êtes réveillée ? » Si en regardant le ciel tu réussis à voir ton étoile guide, tu ne seras jamais perdue, jamais. Rhapsody se redressa, tendant les mains dans l’air, dans une ultime tentative de retenir ce souvenir. En vain. Le songe s’était évanoui. Elle ravala le sanglot étouffant qui lui montait dans la gorge, puis se leva, époussetant de la main sa cape pour chasser les brindilles et les brins d’herbe. « Oui. Je suis prête à partir. » Ils étaient en vue de la forêt lirin depuis plusieurs jours lorsque Rhapsody comprit enfin de quoi il s’agissait. Au départ, lorsqu’elle l’aperçut, zébrant les Vastes Prairies à la limite de son champ de vision, elle pensa qu’ils avaient dévié de leur trajectoire, obliquant vers l’est par inadvertance, et que cette ligne sombre à l’horizon était la mer. Comme celle-ci, elle était auréolée d’un voile de chaleur chatoyant qui lui donnait un air mystique, même depuis une si grande distance. En dépit des enseignements de sa mère, Rhapsody ne s’attendait pas à une telle immensité, à de telles vibrations de puissance dans l’air tout autour. À midi, alors qu’ils se cachaient dans un fourré herbeux de la prairie qui s’étendait à perte de vue, elle comprit tout à coup la nature de ce panorama sombre. Sans même y penser, elle se leva, comme envoûtée, pour regarder en direction de la vaste forêt. La main de Grunthor jaillit soudain pour attraper l’arrière de son gilet et aplatir la jeune femme dans les herbes hautes. « Qu’est-ce qui vous prend ? Restez baissée. » Elle se dégagea avec irritation et repoussa sa main. « Lâchez-moi. Qu’est-ce qui vous prend, à vous ? Il n’y a personne à des kilomètres à la ronde, et je veux voir la forêt. — Du calme », chuchota la voix rocailleuse. Les protestations de Rhapsody moururent dans sa bouche, anéanties par le ton autoritaire d’Achmed. Il scrutait le paysage en direction de l’ouest, à demi couché sous la ligne des herbes, la paume ouverte vers le ciel, l’index dressé à angle droit. « Ils vous ont vue. » Elle entendit le léger frou-frou du vent loin devant, puis plus rien. Au bout d’un long moment, Rhapsody tourna la tête et aperçut Achmed à ses côtés, toujours figé en position accroupie, les yeux fermés, plus que jamais attentif au moindre son. Elle porta de nouveau le regard vers l’ouest où l’herbe des champs ondulait sous la brise chaude. Toujours rien. Puis, plus près qu’elle aurait pu l’imaginer, vers le sud-ouest, un visage s’éleva imperceptiblement au-dessus du foin, d’une couleur si proche qu’il en devenait presque invisible. La chevelure châtain chatoyante tout autour de la tête formait des vagues crêpées qui se fondaient dans les herbes. Les méplats et les angles du visage lui-même firent monter en elle un souvenir qui lui serra la gorge. Ces grands yeux en amandes, ces pommettes saillantes, cette peau translucide, la minceur et la vigueur de la silhouette cachée dans l’herbe desséchée, cette ossature et cette musculature élancées – Lirin. Plus mat que sa mère et que tous les Liringlas qu’elle avait rencontrés, la seule fois qu’elle s’était aventurée dans la prairie, à l’ouest d’Easton. Peut-être s’agissait-il de ce peuple appelé Lirinved, les Entre-Deux, des nomades qui ne se sentaient chez eux ni dans la forêt, ni dans les champs, et ne s’installaient vraiment nulle part. Elle prit soudain conscience qu’ils étaient très nombreux, non loin derrière leur éclaireur, éparpillés dans les herbes gonflées par le vent, vers l’ouest. Un nuage voila un moment le soleil, projetant une ombre large sur la prairie, et dans ce bref instant de pénombre elle distingua un reflet vif, celui de deux yeux en forme d’amandes. La seconde d’après, il avait disparu. Incapable de détourner le regard, Rhapsody aperçut du coin de l’œil l’éclat du métal, dans l’herbe près d’elle. Achmed n’avait pas fait plus de bruit en tirant son cwellan que le nuage en coupant les rayons du soleil. L’instrument reposait entre ses mains fines, paré mais pas encore armé. L’emprise de Grunthor s’était relâchée. Le cœur de Rhapsody bondit de tristesse en devinant que le géant avait lui aussi sorti ses armes. La panique la traversa, bien qu’elle n’en prît conscience qu’en sentant ses joues se teinter d’écarlate. Elle était trop occupée à chercher un moyen de s’extraire de l’abîme dans lequel ils se trouvaient à présent plongés. L’homme en noir avait retenu son arme, ce qui lui laissait espérer qu’Achmed ne tenait pas à provoquer le bain de sang qu’elle voyait se dessiner devant eux. En dépit de ce signe, elle avait vu ses deux compagnons à l’œuvre avec les hommes de Michael, aussi n’avait-elle aucun doute sur leur capacité à survivre à un nombre supérieur d’attaquants. Cependant, ils se situaient en terre lirin. Elle ne savait pas quel avantage cela leur conférait. En outre, Rhapsody ignorait dans quel camp elle serait le plus en sécurité, dans ce combat. Bien que ses deux compagnons de route l’aient sauvée et ne l’aient jamais malmenée, elle ne leur faisait pas confiance. Le massacre des soldats de Michael avait fait naître en elle une grande appréhension, proche de l’effroi. En un sens, elle appartenait au peuple des Lirins, avec qui elle se sentait un lien d’âme, mais pour eux elle était une étrangère, peut-être même une ennemie. Les bois sont en vue, avait dit Achmed. Pas ceux qui les défendent. Les temps sont durs ; ils ne prennent pas de risques avec les vagabonds qui se promènent à proximité de leurs avant-postes. Quoi qu’il en soit, elle savait qu’elle était de peu de prix. Elle sentit un cliquetis silencieux près de sa nuque tandis qu’Achmed chargeait les disques du cwellan. Un brin d’herbe sèche lui souffleta le visage. Rhapsody ferma les yeux pour se protéger de la volée de minuscules grains qu’allait libérer la cosse décolorée de la plante. Elle avait étudié les herbes, au cours de son apprentissage de Baptistrelle. Hymialacia, l’appelait son mentor. L’herbe de prairie, fourrage des grands espaces découverts du monde. Son nom véritable. Son nom véritable. L’impression de danger imminent disparut dans la clarté de cette réponse. Rhapsody se racla la gorge, asséchée par la chaleur et par la peur qu’elle ravalait, et se mit à chuchoter. Hymialacia, dit-elle, dans la langue musicale de sa classe. Hymialacia. Hymialacia. Hymialacia. Sa peau se mit à fredonner tandis que la vibration qu’elle émettait entonnait naturellement un nouveau motif, palpitant et se réverbérant dans l’air qui l’entourait. À côté d’elle, Achmed dirigea la main vers elle pour lui toucher le dos ; c’était un contact si ténu qu’elle en déduisit qu’il ne la voyait pas. Elle s’était fondue dans l’herbe avec autant de fluidité qu’une Lirin. Plus encore – elle était devenue l’herbe de la prairie. Rhapsody tendit le bras derrière elle et saisit de sa main tremblante celle d’Achmed. Elle glissa doucement les doigts dans les siens, murmurant sans cesse la chanson de l’herbe. Elle était devenue un rondeau, une mélodie répétitive. Je suis l’hymialacia. Achmed le Serpent est l’hymialacia. Elle chuchotait leurs noms encore et encore, mêlant au rondeau la chanson de l’herbe, les nuages défilant au-dessus d’eux, le nom du silence. Sur sa main, l’emprise se resserra et elle en sentit la pulsation. Achmed montrait qu’il avait compris. Puis il chuchota quelque chose dans une langue qu’elle ne saisissait pas, et Grunthor tourna la tête vers elle. Voilà qui serait plus ardu : elle ne connaissait pas le véritable nom du géant. Un bruissement dans l’herbe à quelques mètres de là faillit briser sa concentration. Les Lirins s’étaient rapprochés, ils étaient presque sur eux, dispersés par petits nombres déterminés dans les champs, s’approchant en silence, sans relâche. Rhapsody ferma les yeux et posa la main sur l’épaule de Grunthor. Tertre, chanta-t-elle doucement. Elle avait appris ce mot très tôt dans son apprentissage, alors qu’elle étudiait les plantes, elle le connaissait depuis ses promenades d’enfant avec son père, dans l’immensité des champs à ciel ouvert, par monts et par vaux sur sa terre natale. Un monticule boisé s’élevant au-dessus du sol comme une levée de terre. Tertre. Rhapsody ouvrit les yeux, sans interrompre sa chanson baptistrale. Devant elle, là où se tenait Grunthor quelques secondes plus tôt, était apparu un petit monticule herbeux orné d’arbrisseaux épineux en pagaille. Elle passa la main sur les buissons. Tertre. Hymialacia. Le vent. Les nuages au-dessus. Rien ici que l’herbe de la prairie. Dans les hautes herbes elle apercevait des jambes en bottes et culottes de peau fauve, et elle sentait le souffle des espions. Tertre, murmura-t-elle en essayant de garder une voix égale. Obstacle. Terrain dangereux. Trous. Tertre. La cadence de leurs pas se ralentit, sans s’arrêter, et elle les vit bifurquer vers le sud, contournant l’endroit où se tenait Achmed. Elle-même ne distinguait rien d’autre que l’herbe se balançant, n’entendait que le bourdonnement rythmique des insectes couvrant son chant, et le craquement discret des brindilles sous le pas des Lirins. Elle ne sentait autour d’elle que la chaleur torride du soleil de plomb et la gifle de ses cheveux ébouriffés par le vent sec. Hymialacia. Elle continua à chanter le rondeau jusqu’à ce que l’angle du soleil change et qu’un rayon l’aveugle. Rhapsody cligna les yeux. L’après-midi avait succédé au matin, et de grandes trouées de lumière baignaient les champs mouvants d’or et d’ambre. Le chant des noms s’interrompit, lui laissant la voix rauque d’épuisement. À sa gauche les herbes s’écartèrent. Achmed lui lâcha la main et se releva. « Ils sont partis. Hors de vue », dit-il. Rhapsody regarda à sa droite. Le petit monticule en face d’elle se déroula, reprenant sous ses yeux sa taille initiale. Ce qui avait emprunté l’apparence de buissons retrouva forme plus consistante lorsque les multiples armes de Grunthor se dessinèrent aux contours de sa silhouette, toujours saillant des cartouchières et des fourreaux fixés en travers de son dos. La colline ressuscitée se tourna vers elle, le sourire aux lèvres. « Eh bien, mam’zelle, voilà qui était impressionnant. — En effet, dit Achmed d’un ton pince-sans-rire. Vous allez encore essayer de nous faire croire que c’était une “première” pour vous ? » Rhapsody s’apprêtait à répondre lorsque les nuages au-dessus d’eux vacillèrent et le ciel s’inclina suivant un angle étrange. D’un geste vif et imparable, Achmed saisit la jeune femme tremblante par le coude, l’aidant à s’allonger. Là elle fixa le ciel, et les cercles bleus qui voltigeaient devant ses yeux. « De l’eau, s’il vous plaît », demanda-t-elle d’une voix enrouée, avant de perdre conscience. Le crépuscule tomba sur la prairie tel un voile de brume grise, et Rhapsody ne revenait toujours pas à elle. Elle restait allongée là, en silence, immobile, dans un sommeil d’une profondeur que les deux hommes avaient rarement vue. La jeune femme avait une tendance aux cauchemars et, au fil de leur périple, ils s’étaient habitués de mauvaise grâce à ses murmures plaintifs et à ses gémissements, lorsqu’elle se débattait sous l’emprise de terreurs nocturnes qui la réveillaient en sursaut, haletante. « Pas étonnant qu’elle ait abandonné le métier, avait commenté Grunthor après une nuit particulièrement mouvementée. J’imagine que ses clients ne devaient pas dormir beaucoup, quel que soit le programme. » Achmed s’était contenté de sourire. Elle bascula doucement sur le côté, puis s’apaisa de nouveau. Le soleil disparut au bord du monde, et Achmed céda le tour de garde à Grunthor, qui s’était occupé à dresser un inventaire des vivres restants qu’ils avaient chapardés dans les sacoches des hommes de Michael. Le Dhracien tendit au sergent bolg l’outre d’où il avait plusieurs fois tiré quelques gouttes pour la jeune femme inconsciente, puis se coucha du côté nord de leur campement. Dans la pénombre qui s’intensifiait, Grunthor balaya les alentours d’un regard distrait, puis plissa les yeux pour percer l’obscurité, au loin. Au bout d’un moment il secoua la tête et reprit sa garde, penché en avant. Il tendit le pied et toucha doucement le Dhracien endormi, qui ouvrit les yeux sans bouger pour autant. « J’ai vu quelque chose. » Achmed roula sur le côté et se redressa, inspectant dans la même direction que Grunthor. Sa vision était en général plus perçante que celle du géant, surtout à ciel ouvert, pourtant il ne vit rien. En se concentrant quelques secondes, il n’entendit aucun battement de cœur dans les parages, ce qui laissait penser qu’ils étaient seuls. Achmed secoua la tête. Grunthor frissonna, et Achmed se rallongea, puis se figea en voyant le Bolg bondir sur ses pieds. « Ça recommence, m’sieur. J’en suis sûr. C’est loin, mais y a quelque chose. » Achmed se leva prestement et gagna le sommet d’un promontoire herbeux, sur la crête d’une vague de terre. Il scruta la pénombre vers le nord, ne voyant toujours rien. Il attendit. Puis il finit par la voir lui aussi, la myriade de lueurs clignotantes, à peine visibles dans la semi-obscurité. Elles scintillèrent le temps d’un battement de cœur, puis disparurent de nouveau. Il y en avait des centaines, peut-être même un millier, traversant les champs au loin, se succédant en une ligne à peine dessinée et se déplaçant lentement vers le sud. Une escouade de recherche ? se demanda-t-il. Mais à la recherche de quoi ? Qu’est-ce qui pouvait être aussi important, pour qu’on lance un si grand nombre d’hommes en pleine nuit à ses trousses, à la seule lueur de lanternes, au milieu de nulle part ? Achmed ferma les yeux et rabattit sa capuche en arrière pour mieux permettre aux vibrations cardiaques de percuter sa peau. Il leva la main vers le ciel, un doigt en l’air, goûtant le vent dans sa bouche ouverte pour tenter de déterminer avec précision la provenance du millier de rythmes différents qui lui parvenaient. Mais le vent ne lui révéla rien, ni parfum, ni pulsation. Rien que le silence et la brise du soir. Il ouvrit de nouveau les yeux et observa, et vit encore la ligne, ce clignotement infinitésimal avançant vers eux avec constance, encore loin mais se rapprochant d’instant en instant. Du mouvement, une lueur pétillante répétée mille fois, puis le noir. Plus rien sur le vent. Les battements qui lui remplissaient désormais les oreilles, qui lui électrisaient la peau, étaient ceux de son propre cœur. « Par les dieux, murmura-t-il. Le Shing. » Comme des corbeaux avant la venue de l’orage, ils rassemblèrent leurs affaires et la Barde endormie, et se lancèrent dans une fuite aveugle en direction de la grande forêt lirin. 6 RHAPSODY SE RÉVEILLA DANS LE NOIR. La lune avait disparu, éteinte depuis la veille, et dans le ciel couvert défilaient les nuages. Les esprits encore ouatés elle tenta de se rasseoir, puis se ravisa lorsque la douleur qui lui battait aux tempes lui envoya un coup violent derrière les yeux. Elle préféra rouler en douceur sur le côté et appuyer la tête sur sa main, le coude posé contre le sol rocailleux. Elle ne reconnut pas la voix qui laissa échapper un grognement de sa poitrine. Grunthor apparut au même moment avec son outre, et lui plaça la main derrière la nuque. Rhapsody s’abreuva avec gratitude, s’accrochant à l’outre d’une main tremblante. Lorsque sa soif fut enfin étanchée, elle se rassit avec précaution et regarda autour d’elle. Là où auparavant elle n’avait vu que le ciel et les hautes herbes se trouvait désormais un bosquet clairsemé, dans lequel ils se cachaient tous trois. Une tache obscure plus sombre encore que la nuit bouchait l’horizon. « Qu’est-ce que c’est ? » demanda-t-elle, la voix réduite à un murmure. De sous sa capuche, Achmed leva les yeux vers elle. « La forêt. » Il sourit et détourna le regard, mais la réaction de la Barde ne put lui échapper. Ses pulsations cardiaques s’intensifièrent sous l’effet de la colère. Il sentit le sang affluer à son visage dans un élan de fureur. « Vous m’avez portée ? Sur toute cette distance ? Comment avez-vous osé ? — Ouais, elle dit ça maintenant. Comment ça se fait que vous ayez pas protesté à ce moment-là, hein ? » Le sourire de Grunthor disparut lorsqu’il perçut la rage croissante de la jeune femme. « Allez, mam’zelle, vous pensez quand même pas qu’on pouvait rester à découvert dans les champs ? Et je voulais pas vous laisser là. » Une fine main à poigne de fer se plaqua sur la bouche de la jeune femme, et elle entendit résonner à son oreille la voix rauque et implacable. « Mauvaise réponse, Grunthor. Maintenant écoutez-moi attentivement, Barde, et reposez un peu votre voix, ça vaudra mieux pour vous. Nous sommes seuls pour le moment, mais plus pour longtemps. Nous nous trouvons dans la ligne de broussailles, presque à l’orée de la forêt lirin. Cette barrière est beaucoup mieux gardée que les champs. » Une fois dans la forêt elle-même, il est impératif que nous arrivions à l’Arbre le plus vite possible. Passée la première ligne boisée vers le sud-est se trouve un avant-poste de vingt-quatre gardes. Ce sont des Lirindarc, des Lirins des forêts, aussi sont-ils encore plus difficiles à discerner à la lumière du jour que ceux que nous avons croisés, avant que vous décidiez de faire votre petit somme. Que pouvez-vous faire pour nous aider à éviter ceux-là, et assurer notre retraite jusqu’à l’Arbre ? » Il retira sa main, ignorant le regard méprisant de la jeune femme. « Comment savez-vous une chose pareille ? cracha-t-elle. Michael ne se trouvait pas avec la première expédition, ce que vous saviez à l’avance, bizarrement. Les Lirinved – les Entre-Deux, si c’est bien d’eux qu’il s’agissait – m’avaient aperçue, et vous le saviez. Vous les avez vus arriver à des centaines de mètres. Maintenant vous connaissez le nombre de Lirindarc, et comment ils sont répartis dans les bois ? Comment ? Comment savez-vous ça ? Et pourquoi diable auriez-vous besoin de mon aide ? » Les yeux étranges la fixèrent d’une regard froid. Puis Achmed détourna le regard au loin, songeant à une réplique cinglante. Il n’avait aucune intention de répondre à sa question. Ce don du sang, cette capacité à sentir et à pister le rythme cardiaque de son choix, c’était là une chose dont seuls un ami et quelques ennemis étaient au courant, bien que ses prouesses d’assassin errant fussent légendaires parmi les personnages les plus miteux des terres orientales. Il réfléchissait donc à une réponse lui permettant d’atteindre ses deux objectifs : s’assurer la coopération de la Baptistrelle et la calmer par la même occasion. Dans des circonstances normales, la colère ou le désarroi d’un otage n’avaient aucun effet sur lui, mais celle-ci était vraiment différente. Outre son pouvoir et son potentiel évidents, elle avait quelque chose d’apaisant lorsqu’elle était calme, un rythme et des vibrations presque plaisants, qui lui procurait un réel confort. C’était peut-être le fait de sa formation musicale. Il inspira profondément et pesa ses mots. « Nous n’avons pas du tout besoin de votre aide. Les Lirindarc, si. » La mâchoire de la jeune femme s’affaissa sous le choc. « Pourquoi ? — Parce que vous êtes peut-être la seule garantie de leur sécurité, si nous les croisons. » Les yeux de Rhapsody se rétrécirent. « Qu’est-ce que ça veut dire ? » Le regard perçant se fixa de nouveau sur elle. « Nul besoin pour nous de faire du mal à ces gens. Contrairement aux autres habitants de ces terres, ces idiots complaisants, ils ne sont pas endormis. Les Lirins que nous avons rencontrés dans les champs et les Lirindarc sont au diapason du monde qui les entoure. Ils savent ce qui se prépare, ou du moins que quelque chose se prépare. » Même dans le noir, Achmed la vit se glacer. « Qu’est-ce qui se prépare ? Que voulez-vous dire ? » Un rire affreux résonna sous le voile. « Comment une Barde peut-elle ne pas le sentir ? C’est le bruit et la fureur d’Easton qui en ont couvert le son et vous ont gardée dans l’innocence, Rhapsody ? Quelle ironie ! Une prostituée innocente. Ou bien êtes-vous juste totalement inconsciente ? » Malgré l’obscurité, Achmed vit ses yeux verts s’élargir, et un regard dur et déterminé apparaître. « Racontez-moi. — Non, Rhapsody. C’est vous qui allez me raconter. Les Lirindarc de l’avant-poste à l’est se dirigent par ici, à présent. Ils seront sur nous d’ici peu de temps. Grunthor et moi devons à tout prix rejoindre l’Arbre, et cela au plus vite. Nous ne laisserons rien – et j’imagine que vous voyez ce que j’entends par là – se mettre en travers de notre chemin. Maintenant, que pouvez-vous faire pour garantir qu’il ne leur arrive rien de mal ? » L’ardeur de la jeune femme retomba. « Je… Rien. Je ne suis jamais venue ici, je ne sais même pas où je me trouve. Comment voulez-vous que je garantisse quoi que ce soit ? » Achmed se tourna vers l’est et pointa son cwellan. « Eh bien tant pis. Grunthor, prépare ton arc. » Sur le visage de Rhapsody, la confusion fit place à l’horreur. « Non, je vous en prie ! Ne faites pas ça. Je vous en prie. » La silhouette en cape noire se retourna vers elle sans lâcher son arme. « Alors je vous le demande une dernière fois : que pouvez-vous faire ? Après cet après-midi, je m’attendais à une réponse moins pathétique de votre part. » Une large main vint se poser sur l’épaule de la jeune femme. « Allez, mam’zelle, vous pouvez sûrement trouver quelque chose. Réfléchissez bien. » Rhapsody prit une profonde inspiration et s’éclaircit les esprits, selon la technique que lui avait enseignée Heiles, son premier mentor dans l’art baptistral. Au bout d’un moment elle perçut une voix dans sa tête, une voix qui lui avait conté les seuls récits qu’elle avait jamais entendus au sujet de ces bois. Elle est aussi grande que tes yeux peuvent voir – plus vaste que tu ne peux l’imaginer – et elle palpite des sons et des odeurs de la vie. Les arbres y poussent dans des couleurs plus nombreuses que tu ne peux en concevoir, même en rêve. On sent le chant du bois lui-même, fredonné par chaque créature vivante. Les humains l’appellent la Forêt Enchantée, parce qu’une grande partie de ce qui y pousse et de ce qui y vit ne leur est pas familier, mais les Lirins en connaissent le nom véritable : Yliessan, le lieu saint. Achmed surprit son changement d’expression. « Eh bien ? » Les Lirins en connaissent le nom véritable : Yliessan. Rhapsody leva les yeux vers les étoiles. « Son nom, dit-elle dans un murmure. Je connais le nom de la forêt. » Ses yeux s’éclaircirent et lorsqu’elle se tourna vers les deux hommes, son visage était calme et son regard implacable. « Mais que les choses soient bien claires, comme nos chemins se sépareront bientôt : je ne l’utilise que pour leur protection, pas pour la vôtre. — Topez là », dit Grunthor, le sourire aux lèvres. Lorsque la patrouille lirindarc passa juste devant les trois étrangers quelques instants plus tard, elle ne vit rien d’inhabituel et n’entendit que le bruissement du vent dans les arbres d’Yliessan, et poursuivit son chemin dans la nuit. Au matin ils étaient arrivés à l’orée de la forêt lirin. Une douce brise s’était levée à l’aube, et Rhapsody détacha le ruban de velours noir qui retenait sa chevelure, laissant le vent la traverser, lavant sa mémoire des souvenirs douloureux qui s’y attardaient depuis la veille. Elle se tint là, debout devant le mur ininterrompu d’arbres, essayant de percer du regard l’entrée pour apercevoir le cœur de la forêt, où elle voyait au loin se dessiner les feuilles verdoyantes de toutes les nuances, sombres et fraîches comme la nuit, même en plein jour. L’image de sa mère ne la quittait pas. Rhapsody eut un pincement au cœur en essayant de l’imaginer jeune femme, presque petite fille encore, au début de son Année de Floraison, se tenant elle aussi sur le seuil de la forêt, où se trouvait en ce moment sa fille. Menue (ni Rhapsody ni sa mère n’étaient particulièrement grandes), et sa chevelure dorée sans doute apprêtée en tresses compliquées par les Lirins pour des raisons pratiques et ornementales. Vêtue d’une tunique virevoltante et de culottes de borilla comme aux temps anciens, et la traditionnelle mekva de cuir tressé à la taille. Les yeux brillant d’une excitation silencieuse. Était-elle heureuse, à l’époque ? se demanda Rhapsody, sachant que, si tel avait été le cas, ça n’avait guère duré. Sa mère lui avait rarement parlé de cette époque. Elle avait fait son pèlerinage à Sagia dans la tradition de sa tribu, au début de l’âge adulte. Cette période qu’elle avait passée dans la forêt, à en apprendre les secrets, restait un mystère pour Rhapsody, du fait de la réticence de sa mère à l’évoquer. Ce n’est qu’à l’adolescence que Rhapsody avait compris pourquoi. À la toute fin de l’Année de l’Éclosion, la deuxième année du pèlerinage, sa mère était retournée aux champs et avait retrouvé sa chaumière en ruine. Toute sa famille avait disparu. Elle ne devait la vie qu’à son absence, et pendant de nombreuses années elle avait porté ce deuil, se maudissant d’avoir été la seule survivante, la seule épargnée. Si elle avait pu revenir en arrière, elle n’aurait jamais quitté la chaumière, elle aurait préféré mourir avec eux tous plutôt que d’affronter seule le monde. Toute joie qu’elle avait pu vivre par la suite avait été tempérée par ce souvenir, et Rhapsody s’était toujours demandé si sa mère s’en était jamais remise. À présent la jeune femme se tenait au même endroit et ressentait le même respect mêlé de crainte, la même impatience que sa mère, à l’époque. Son ascendance lirin avait sommeillé en elle durant toute sa vie, bien qu’au cours des années récentes, elle ait été amenée à fréquenter plus de Lirins (purs ou de sang mêlé) que dans son enfance. Easton était la plaque tournante de la côte est, aussi tant qu’elle y avait vécu avait-elle croisé des voyageurs de toutes origines et de tous horizons. Peut-être qu’à présent qu’elle se trouvait à Yliessan, elle se sentirait enfin la bienvenue, acceptée par le peuple de sa mère. Peut-être puiserait-elle enfin la force de retourner à la maison. Ils arrivèrent dans la forêt elle-même au coucher du soleil. Les bosquets et fourrés à la lisière s’étaient épaissis pour annoncer la transition vers les sous-bois. Les trois voyageurs attendirent le beau milieu de la nuit avant de s’aventurer plus avant, guettant attentivement des yeux scintillants dans l’obscurité. À mesure qu’ils avançaient, Rhapsody avait murmuré le nom de la forêt à de nombreuses reprises, répétant le rondeau encore et encore : Yliessan, Yliessan, Yliessan. Il lui avait semblé que les branches s’étaient écartées en réponse à son incantation, que les ronciers et les buissons sur le sol ne les avaient pas entravés le moins du monde, les laissant passer à vive allure, et en silence, dans le noir. Tout autour d’elle, au son du vent dans les feuilles et du chant des oiseaux dans les frondaisons des arbres, elle sentait la forêt répondre à son appel. Yliessan. Comme un chant de bienvenue, primal. L’air de la forêt se chargeait d’une richesse jusque-là inconnue de Rhapsody. Elle le buvait comme un nectar, avec gourmandise, s’en remplissant les poumons pour les nettoyer. Elle aurait voulu pouvoir arriver à la lumière du jour, car elle aurait adoré voir à quoi ressemblait réellement la forêt. Bien que ce soit pour les Lirins un lieu sacré, et qu’ils soient les seuls dépositaires de son nom, les légendes des bois enchantés et de l’Arbre circulaient à des centaines de kilomètres à la ronde, jusqu’à Easton, auprès de gens qui ne verraient même jamais une forêt de leur vie. Contrairement à l’épuisement qui l’avait consumée après qu’elle et ses deux compères s’étaient cachés dans les hautes herbes, la sensation qu’elle éprouvait tandis qu’ils avançaient à couvert, déguisés par la forêt, était revigorante. À l’instant où elle avait accordé ses vibrations à la signature de la forêt, Rhapsody s’était sentie envahie par un sentiment de calme, éclatant et familier, une suave sérénité qui lui clarifiait l’esprit et parlait tout en douceur à son cœur de demi-Lirin. Yliessan. Bienvenue, Enfant du Ciel. Yliessan. « Une idée ? » Ces mots, prononcés par cette voix qui n’était toujours pas familière à Rhapsody, la firent sursauter légèrement. Achmed lui chuchotait à l’oreille, alors qu’un instant auparavant il ne se trouvait même pas dans son champ de vision. « Que voulez-vous dire ? murmura-t-elle en réponse. — L’Arbre. Vous avez une idée de sa position ? » Dans son ton perçait une pointe de dégoût très perceptible. Elle ferma les yeux et laissa le vent nocturne lui balayer le visage, puis se remit à écouter le frou-frou de la musique dans les branches et entre les feuilles, tout autour d’eux. Il n’était pas sans rappeler le bruit de la mer sur la côte, près de la ville, assez loin du port pour ne pas être couvert par le brouhaha. Au bout de quelques instants d’attention, Rhapsody perçut un son sourd résonnant dans le sol, et suspendu dans l’air alentour. Un son clair et singulier, avec une touche d’harmonie. Plus elle se concentrait, plus elle en entendait la voix. La voix de l’Arbre, elle n’en doutait pas une seconde. Elle désigna le sud-ouest. « Là-bas. » Achmed hocha la tête. Lui aussi avait senti. En silence ils pénétrèrent dans le cœur de la forêt, se frayant avec précaution un chemin dans le noir. Elle finit par se retrouver à mener la marche, ce qui ne lui posait aucun problème, car le chant de l’Arbre se faisait peu à peu plus profond et plus fort. Elle le sentait à présent à travers ses pieds. La forêt était vaste. Rhapsody avait estimé qu’ils arriveraient à destination avant l’aube, peut-être même dans ce cycle de lune. Elle fut surprise de découvrir le chant de l’Arbre si proche. Elle distingua bientôt une forme parmi les arbres, vers l’est ; une ligne plus épaisse et plus sombre d’arbres à feuilles persistantes, formant une barrière presque indépendante. Le chant résonnait désormais haut et fort, émanant de derrière le mur d’arbres. Sans un mot, Achmed et elle se tournèrent d’instinct vers le sud et pressèrent le pas. Ils relevèrent quelques jurons derrière eux, lorsque Grunthor dut modifier brusquement sa trajectoire pour les suivre. Apparemment, lui n’entendait et ne sentait pas le chant comme eux. Ils se glissèrent tous trois jusqu’à la ligne d’arbres, percevant au loin une présence silencieuse, mais sans voir personne. Ils l’atteignirent enfin et pénétrèrent entre les pins sombres, de hauts arbres à grands troncs et couverts de vieilles aiguilles, se dressant dans l’obscurité, au faîte invisible. Ils durent zigzaguer entre les troncs avec difficulté ; Grunthor en particulier avait du mal à se faufiler dans l’espace entre les arbres. En arrivant de l’autre côté, ils s’arrêtèrent. Au paillis de feuilles au sol succéda un tapis d’herbe parfait, net et uniforme, même dans l’obscurité. La lueur du croissant de lune s’y reflétait, pailletant d’argent le manteau vert pâle. La pelouse démarrant au bord de la barrière d’arbres s’étendait sur une grande distance, interrompue par une autre ligne d’arbres, plus fournie que la première et constituée de vieux chênes biscornus. Alors que Rhapsody s’engageait déjà sur l’étendue lisse et herbeuse, elle sentit qu’on la tirait doucement par le gilet. « Attendez. » Achmed et Grunthor s’étaient adossés au mur d’arbres, et tenaient palabre dans leur langue commune. Rhapsody sentit ses pieds se mettre à la démanger, son corps s’indigner de cet arrêt inopiné. Le chant de l’Arbre l’appelait maintenant, l’emplissant du besoin urgent de s’approcher, comme une attraction magnétique à laquelle il était douloureux de résister. « Je croyais que vous vouliez vous dépêcher d’arriver à l’Arbre ? » chuchota-t-elle d’un ton cinglant. Achmed leva la main pour lui intimer le silence et parcourut de nouveau les alentours du regard. Il était mal à l’aise à l’idée de traverser la pelouse à découvert, sans la protection du moindre arbre ou buisson, mais Grunthor et lui ne parvinrent pas à trouver d’alternative. La plaine herbeuse formait comme des douves asséchées jusqu’à Sagia, entre les deux barrières d’arbres. Il en voyait les branches immenses flotter au-dessus d’eux, constituant un dais pâle et continu au-dessus de ce pré. Achmed dégaina avec précaution son cwellan de derrière son dos et hocha la tête. Il ne distinguait pas d’autres battements de cœur que les leurs dans les parages. Les trois voyageurs regardèrent d’ouest en est, comme s’apprêtant à traverser la Voie du Roi, puis se lancèrent au pas de course à l’assaut de la zone à découvert. Au-delà de la ligne d’arbres, ils contemplèrent un val profond, baigné par un air plus riche et plus doux encore que dans le reste de la forêt lirin. Les bruits de la nuit s’estompèrent lorsqu’ils quittèrent l’abri des chênes. Le calme ambiant était palpable. Rhapsody regarda devant elle et pendant un moment ne vit rien. Un énorme rayon de lune avait franchi le mur de chênes et illuminait le vallon, donnant à l’air qui les entourait une blancheur et une épaisseur particulières. Puis ses yeux s’habituèrent à l’obscurité et elle comprit que ce qu’elle apercevait était l’Arbre lui-même, le chêne blanc sacré : Sagia, le Chêne aux Racines Profondes. Des nervures aussi larges que des rivières striaient l’écorce blanc argenté, lisse comme un galet au fond d’un ruisseau. Rhapsody ne voyait pas les branches, car le tronc du Grand Arbre était si haut que les plus basses saillaient bien au-dessus du manteau d’obscurité, dans le ciel. Des feuilles jonchaient le sol, vertes et brillantes, parcourues de nervures dorées. Elle ne pouvait embrasser tout l’arbre des yeux, tant il était gigantesque. Son diamètre était tel qu’elle n’était pas certaine qu’en se plaçant tous les trois autour et en hurlant, ils parviendraient à s’entendre. Quant à s’apercevoir, ce serait hors de question. L’Arbre aurait rempli sans effort toute la grand-place d’Easton, où on se réunissait par centaines pour les événements importants. Sa taille elle-même suscitait chez la jeune femme une admiration mêlée d’effroi. Ce sentiment redoubla lorsqu’en se retournant elle ne trouva plus ses deux compagnons. Elle chercha du regard le géant et son acolyte en cape noire, mais ne les vit nulle part. Les premiers symptômes de la panique se firent sentir dans ses oreilles et dans ses doigts ; ses mains se refroidirent soudain lorsqu’elle prit conscience qu’elle n’était plus certaine de leurs intentions à tous deux. Mais la profonde sérénité du vallon apaisa la crampe qui lui nouait le ventre, tandis qu’une mélodie sonore et apaisante résonnait dans sa tête. C’était de nouveau le chant de l’Arbre, profond et constant, et Rhapsody sentait la sagesse des siècles dans chacune des notes de cette mélodie. Elle ferma les yeux et écouta attentivement, mémorisant les sons. C’était là ce qu’elle avait entendu de plus délicieux de sa vie. Et tandis qu’elle se tenait là, se désaltérant au chant de l’Arbre, ce nœud qui lui vrillait le front et les muscles du cou depuis quinze jours, depuis que Gammon était venu la déloger du Chapeau à Plumes, disparut tout à coup. Une paix profonde et un sentiment d’équité l’envahirent, sollicitant des recoins de son âme depuis longtemps oubliés. Comme dans son rêve, elle entendit de nouveau la voix de sa mère lui parler dans sa langue natale lirin, lui raconter de vieilles histoires et lui fredonner les anciennes chansons rituelles qui glorifiaient les miracles de la Nature, les merveilles tel cet Arbre immense. Elle n’aurait pu dire combien de temps elle resta là, les yeux fermés, à écouter avec son cœur cette mélodie hypnotique, mais elle revint violemment à la réalité en sentant une main lui attraper l’épaule d’un geste brusque et une voix douce lui chuchoter à l’oreille : « Où étiez-vous ? Venez, nous attendons. » Rhapsody fit volte-face, surprise. « Qu’attendez-vous ? Je croyais que nous étions ici pour rendre hommage à l’Arbre. C’est ce que je fais. — Passez par ce côté. J’ai trouvé la racine principale. » D’un geste vif, Rhapsody dégagea son bras de l’emprise d’Achmed. « Et alors ? — J’ai quelques réticences à faire couler le sang ici. » Dans sa voix pointait un avertissement sans équivoque. La panique resurgit soudain, et Rhapsody sentit de nouveau le froid l’envahir, puis la flamme de la rage. « Qu’est-ce que ça signifie ? C’est une menace ? » Achmed brandissait quelque chose. Rhapsody dut détourner le regard lorsque l’éclat lui en traversa les yeux. Quand elle put de nouveau regarder, elle constata qu’il s’agissait d’une clef, taillée dans une matière rappelant l’os, mais miroitant comme de l’or bruni, léger et transparent comme si l’on avait capturé à l’intérieur un rayon de soleil se reflétant dans le noir. « Vous voulez voir comment elle marche ? Ou bien vous préférez rester debout là, comme une idiote ? — Non, j’imagine que je vais devoir vous suivre comme une idiote. » Ce qu’elle fît à contrecœur en contournant le tronc gigantesque de l’Arbre. Elle leva de nouveau la tête vers ses branches, mais ne put toujours pas apercevoir le début du sommet, perdu dans l’obscurité. En le contournant plus avant, elle aperçut un bout de la canopée de feuillage dans la grande flaque où se reflétait l’Arbre, sur son flanc sud. Le chant de Sagia se réverbérant dans l’eau dardait de petits frissons argentés dans l’âme de Rhapsody. Elle s’attarda quelques secondes pour s’imprégner un peu plus de la beauté de cette vue et, lorsqu’elle revint à elle, Achmed avait de nouveau disparu. Elle longea le tronc par le sud-ouest, et l’aperçut, penché dans l’ombre. Elle le rattrapa et observa par-dessus son épaule. Il tendait le bras vers le sol, où il avait apparemment enfoui la clef jusqu’à la boucle, à la base de l’Arbre. « Regardez », dit-il. D’un violent coup de poignet, Achmed fît tourner la clef, projetant vers le ciel une pluie d’étincelles iridescentes en un jet gracieux. Un fin contour de lumière rouge, de la taille et de la forme d’une porte étroite, scintilla pendant un instant, puis disparut. Rhapsody recula, les yeux écarquillés. Abasourdie, elle regarda Grunthor arracher une énorme portion rectangulaire de la racine et l’extraire du sol. Dans le trou qui était apparu, l’obscurité était telle qu’elle donnait l’impression de se déverser à leurs pieds. « Que faites-vous ? s’écria-t-elle avant qu’Achmed ait pu la bâillonner. — Chut. Écoutez-moi, je vais vous le dire. La présence de cet arbre témoigne que ce lieu est un de ceux où le Temps lui-même a été créé. Ses racines conduisent partout où le pouvoir de cette Île rayonne. » Il la relâcha et la fit pivoter vers lui, par les épaules. « Il faut partir. Il nous faut nous rendre en un endroit plus puissant que celui auquel même le démon qui nous pourchasse… — Le démon ? — D’accord, démon est peut-être un euphémisme – disons le monstre qui m’a donné cette clef… Un lieu plus puissant que celui auquel lui seul a accès. Cet Arbre est source d’une magie immense ; il est au cœur même de la trame du monde. C’est un couloir métaphysique. Il nous faut nous rendre là où nous emmèneront les racines de l’Arbre. » Rhapsody lui renvoya un regard furieux. « Eh bien, allez-y. » Achmed lui tendit la main. « Allons-y. — Je ne peux pas partir. Je ne veux pas partir, affirma-t-elle, un tremblement dans la voix. Qu’est-ce qui peut bien vous faire croire que je vais vous suivre ? — Qu’est-ce que vous diriez de voir le commencement du Temps ? Vous pourriez contempler le cœur de l’Arbre, le cœur du monde. Que ne donnerait pas n’importe quel Lirin pour sentir le cœur battant de cet arbre ? — Non. » Grunthor, qui avait décollé tout un pan d’écorce, de telle sorte qu’était apparue une porte, la regarda en souriant. « J’vais vous dire, mam’zelle. Venez, maintenant, comme ça vous nous empêcherez d’abîmer la racine de l’arbre. Si vous nous livrez à nous-mêmes, vous pensez bien que… » Rhapsody en resta bouche bée de consternation. « Comment osez-vous ! C’est un chêne sacré, le siège de la sagesse de toute la population lirin, pas seulement ceux qui vivent dans la forêt. Lui porter atteinte, de quelque manière que ce soit… — … serait pas bien difficile, mam’zelle. » Les yeux de Rhapsody s’écarquillèrent encore plus lorsque Grunthor disparut dans la bouche d’ombre. Achmed s’approcha de l’Arbre et regarda le géant descendre, masquant la vue à la jeune femme. « Vous ne voulez donc pas voir à quoi ça ressemble, à l’intérieur ? » Rhapsody en mourait d’envie, malgré sa répugnance devant ce qui lui paraissait une profanation, mais la simple pensée que ces deux maraudeurs pénètrent à l’intérieur de Sagia lui retourna l’estomac. Ayant assisté à leurs prouesses en plein combat, elle savait qu’elle avait peu de chances de réussir à les en empêcher, mais aussi qu’elle mourrait plutôt que de les laisser faire sans bouger. « Arrêtez, exigea-t-elle en dégainant sa dague. Sortez de là. — Dernière chance, dit la voix sèche et étrange tandis que l’homme en cape disparaissait à son tour. Bonne chance, pour expliquer aux gardes lirindarc les dégâts qui ne manqueront pas de se produire très bientôt. Si j’étais vous, je ne traînerais pas dans les parages. Grunthor, tu as apporté ta hache, n’est-ce pas ? » Cette question, destinée à faire plier la jeune femme, se répercuta dans les ténèbres. Rhapsody regarda autour d’elle. Elle crut en effet entendre au loin des bruits de pas. Pire encore, le chant de Sagia avait changé, comme si le chêne sacré souffrait. Elle courut jusqu’à l’endroit où les deux hommes avaient pénétré pour constater elle-même les dégâts. Passant fébrilement la main sur l’écorce argentée, elle sentit entre ses doigts la vibration qu’elle avait auparavant sentie dans son cœur. Et tandis qu’elle examinait le tronc, une main surgit du trou noir pour l’attraper et la tirer à l’intérieur. Rhapsody hurla au secours, tandis qu’Achmed la faisait descendre jusqu’à Grunthor et récupérait la clef. Il l’ôta fermement du sol et se tourna vers la jeune femme. Rhapsody vit derrière lui le mur d’écorce se refermer en silence. Puis, dans une dernière pulsation lumineuse, la clef disparut de la main d’Achmed, les plongeant tous trois dans l’obscurité la plus totale. 7 RHAPSODY SE TUT AU MOMENT où les ténèbres les engloutirent. Après avoir laisser un instant à l’obscurité pour s’installer, elle tenta de se glisser hors des mains de Grunthor. Peine perdue ; elle entendit le géant glousser en desserrant quelque peu son emprise. Elle comprit alors qu’elle était embourbée jusqu’à la taille dans un liquide tiède, plus visqueux que de l’eau, dans lequel couraient des filaments qui portaient son poids. Au bout de quelques secondes elle vit apparaître une flamme minuscule, qui éclaira soudain le visage de cauchemar d’Achmed ; elle ne put retenir un sursaut d’effroi. Grunthor la lâcha d’une main, qu’il passa par-dessus sa tête pour aller chercher dans son dos une petite torche. Il la tendit à son comparse, qui l’alluma et inspecta les alentours. Au-dessus d’eux, dans le noir, s’ouvrait le fut effilé par lequel ils étaient descendus. Les ombres projetées par la torche bondissaient sur ses flancs noirs. Tout autour d’eux s’élevaient les parois presque translucides, striées de touches vert d’eau, jaune pâle et blanc marbré, d’un gigantesque cylindre irrégulier. La lueur de la courte flamme balayait les murs, révélant une épaisse couche fibreuse qui endiguait le liquide trouble dans lequel ils baignaient. Des cordes végétales s’enroulaient dans cette boue gluante. Il paraissait clair qu’autrefois, bien longtemps auparavant, l’ouverture dans laquelle ils se tenaient à présent devait être un tunnel, un couloir inégal descendant au creux de cette grande racine. Le temps et la Nature avaient comblé la base du tube d’une nouvelle végétation foisonnante, une trame épaisse de branches et de lianes qui se croisaient dans l’air autour d’eux, formant comme un filet sur lequel ils se tenaient en équilibre. L’épais liquide avait frémi à l’ouverture de la trappe, et se mouvait encore faiblement, se glissant dans les interstices de l’entrelacs de racines, sous eux. Des gouttelettes d’eau suspendues dans l’air saturé de vapeur vinrent se poser sur sa peau, la laissant moite et froide. Rhapsody leva les yeux vers le trou d’où ils étaient tombés. À la lueur de la torche, elle ne distinguait plus l’ouverture. Les parois internes du tronc étaient aussi lisses que si elle n’avait jamais existé. Elle se dégagea de l’emprise de Grunthor en se tortillant – il la relâcha sur un hochement de tête d’Achmed –, leva les bras et passa les mains sur la surface de bois poli, cherchant la fissure. Rien. Un nœud fibreux à hauteur de sa hanche lui offrit une prise plus haute. Au prix de grands efforts, elle extirpa une jambe du liquide gélatineux et posa le pied sur cette saillie. Elle lui parut assez stable pour supporter son poids, aussi chercha-t-elle à tâtons une prise pour les mains, puis réussit à s’extraire de la vase visqueuse. Sa tête et ses épaules s’engagèrent dans le tube, mais elle ne vit toujours pas de brèche dans le cœur de l’Arbre. Les mains tremblantes, elle lissa le bois au-dessus d’elle avec frénésie. Ni trou, ni faille, ni tunnel dans l’Arbre. Rien que la paroi, dure comme de la pierre. « Où est la porte ? lança-t-elle, essayant de masquer la panique qui montait dans sa voix. Qu’avez-vous fait ? — Je l’ai refermée », répondit Achmed sans la moindre trace de sarcasme. Rhapsody chancela sur son perchoir, et la main de Grunthor vint se poser dans son dos. Elle se retrouva les yeux dans les yeux avec lui, et dans ce regard d’ambre, remarquable d’humanité dans ce visage monstrueux, elle perçut une véritable lueur de compassion. « La porte a disparu, mam’zelle. J’suis désolé. Il faut se dépêcher, on peut pas faire demi-tour. » Rhapsody se retourna brusquement et jeta un regard furieux à Achmed, en dessous d’elle, ses yeux verts étincelant à la lueur de la torche. « Comment ça, on ne peut pas faire demi-tour ? Il faut qu’on fasse demi-tour – vous devez me laisser sortir. — Nous ne pouvons pas. Vous êtes piégée. Vous feriez mieux de l’accepter et de nous accompagner. Parce que nous n’allons pas vous attendre. » À chaque inspiration, l’air dans ses poumons devenait plus lourd. « Vous accompagner ? Vous êtes fou. Il n’y a pas d’autre issue que de retourner par là où nous sommes entrés. » Elle brandit le bras dans le tuyau, désignant les ténèbres du doigt. « Cette tendance que vous avez à tirer des conclusions déplacées ne cesse de me fasciner. » L’homme qu’elle avait rebaptisé Achmed le Serpent dégagea d’un geste vif des lianes qui pendaient dans le passage, passa en bousculant la jeune femme et se jeta sur la partie la plus éloignée du cylindre, où la chair semblait la plus fine. Il retira ses gants de peau et glissa lentement les mains sur la surface, sondant avec précaution la paroi un peu flasque, jusqu’à trouver le point le plus vulnérable. Il lança un regard à Grunthor, qui hocha la tête et sortit de son fourreau dans le dos l’étrange arme à trois lames affûtées qu’il avait prise à Karvolt. Le géant adopta la même posture que s’il s’apprêtait à envoyer un javelot. Les muscles de son dos massif se contractèrent, et d’un mouvement brusque il alla planter profondément la triatine dans la paroi. Puis il tira l’arme vers le bas, s’appuyant dessus de tout son poids, et détacha un morceau de matière fibreuse de la taille de la main et de la consistance de la chair de melon. La vibration musicale de l’Arbre, qui s’était tue lorsqu’ils avaient pénétré dans ce passage, jaillit autour d’elle en un crescendo alarmant. « Par les dieux, arrêtez », murmura Rhapsody, descendant de son piédestal et retombant dans le bourbier. « Sagia. Vous faites mal à Sagia. » Elle s’avança en trébuchant vers Grunthor, pour se faire intercepter par l’emprise d’une main de fer. « Ça n’a aucun sens. C’est une racine. Cet Arbre en a des milliers. » Grunthor arracha un plus gros morceau de matière et Rhapsody frissonna. « Le trou dans le mur se refermera dès que nous serons sortis Ce couloir est en train de se remplir pendant qu’on discute. Peut-être que vous n’aviez pas remarqué ? » Achmed pointa du doigt le liquide visqueux dans lequel ils se tenaient. Là où quelques minutes plus tôt il atteignait la taille de la jeune femme, il avait dépassé le niveau de sa poitrine. Une fois encore, le géant tordit l’arme à trois lames. Le bruit de déchirement se répercuta dans le liquide. Puis Grunthor se tourna vers eux. « J’y suis, m’sieur. » Achmed acquiesça, puis fît pivoter Rhapsody vers lui, tandis que Grunthor entrait à reculons dans le trou qu’il venait de creuser. « Écoutez attentivement, parce que je ne le répéterai pas. Il faut quitter l’intérieur de cette racine et la suivre par l’extérieur. Il y a un tunnel qui entoure la racine, car sa chair se dilate ou se contracte, selon le volume d’eau qu’elle contient. Ce tunnel sera notre couloir, nous y trouverons de l’air et de l’eau. Avec pas mal de chance, il nous conduira ailleurs, là où nous serons à l’abri de nos poursuivants. Un endroit où Michael ne vous attrapera jamais. Mais ça dépend de vous. » Maintenant, vous pouvez choisir de venir avec nous, ou rester ici et vous noyer à l’intérieur de l’Arbre, quand la racine sera pleine. À vous de voir. » Hébétée, Rhapsody se libéra et traversa le couloir jusqu’au trou. Le géant se décala d’un pas sur le côté pour la laisser regarder à l’intérieur, par la brèche, où elle ne vit rien d’autre que les ténèbres insondables. Elle releva la tête. Au-dessus d’elle, même perspective. Le tunnel courait, sans limite visible, le long de la racine pâle qui s’enfonçait dans l’abîme, sous eux. Achmed vérifiait l’arrimage de son paquetage. « Alors ? Vous venez ? » L’énormité de sa situation frappa Rhapsody comme une avalanche de boue. Elle était piégée à l’intérieur de l’Arbre, sans aucune issue, et pas d’autre choix que de se précipiter dans ce trou infini en dessous d’elle. Où il menait, les dieux seuls le savaient. C’était déjà assez difficile d’être exilée d’Easton, mais la perspective de ce qu’elle allait devoir encore laisser derrière elle lui donnait des sueurs froides. Rhapsody bouscula Achmed, retourna auprès du passage qu’ils avaient emprunté et entreprit de donner des coups furieux contre le mur au-dessus d’elle. Les vannes de la panique s’ouvrirent et elle se mit à hurler au secours, aussi fort qu’elle le pouvait, espérant que les Lirins qui gardaient l’Arbre sacré la repéreraient et viendraient la délivrer. Elle attendit, guettant pleine d’espoir le signal de leur venue, mais n’entendit rien. Achmed et Grunthor échangèrent un regard, puis la fixèrent de nouveau. Au bout de quelque temps, Rhapsody fit une nouvelle tentative. Elle répéta ses efforts quatre fois avant qu’Achmed perde patience. Il soupira et lui tapota l’épaule, contrarié. « Si vous avez terminé votre crise de nerfs, je suggère que vous nous suiviez. Nous partons. Vous pouvez choisir de passer le reste de votre courte vie a hurler votre désespoir à des murs en bois massif… Pas très productif, mais c’est votre choix, du moins jusqu’à ce que le trou se rebouche. » Le caractère irrévocable de ces paroles fit fondre Rhapsody en larmes. Ce n’était pas là une chose qu’elle faisait très souvent ; quiconque la connaissait y aurait vu le signe d’un grand désespoir. Les paupières et la peau d’Achmed vibrèrent d’une douleur cuisante, lorsque le souffle de ses lamentations passa sur lui. Il l’attrapa par le bras, la voix froide. « Arrêtez ça tout de suite, ordonna-t-il d’une voix cassante. Je vous interdis de faire ça. Si vous voulez venir avec nous, vous feriez bien de comprendre que vous ne devrez jamais recommencer une chose pareille. Les pleurnicheries et les jérémiades sont définitivement bannies. Maintenant, décidez-vous. Venez si vous voulez – à condition d’arrêter ça. » Il passa une jambe par le trou, ignorant le regard dur que Grunthor lui lança à l’issue de sa tirade. Le géant bolg se retourna vers la jeune femme et lui offrit ce qu’au cours des quinze derniers jours elle avait appris à reconnaître comme étant un sourire. « Allez, venez mam’zelle, ça sera pas si dur. Dites-vous que c’est une aventure. Qui sait c’qu’on va trouver ? Et en plus, vous aurez plus jamais à revoir Tête de Porc. » Achmed et lui échangèrent un regard et un signe de tête, puis le plus petit des deux hommes se mit à descendre le long de la racine. « Ni ma famille, ni mes amis, répliqua Rhapsody en ravalant ses larmes. — Pas forcément, ma belle. C’est pas parce que ce vieil Achmed et moi on a décidé de pas retourner à Serendair que vous vous pouvez pas. Mais on ne peut rentrer de nulle part avant d’y être arrivé, pas vrai ? » Rhapsody en sourit presque malgré elle. Ce monstre géant essayait de la réconforter, alors que le plus humain des deux – ou supposé tel – la traitait, comme d’habitude, avec une indifférence consommée. Toute cette aventure prenait des proportions tellement surréalistes qu’elle finissait par se demander, si, en définitive, elle n’était pas en train de rêver. Elle s’essuya les yeux et poussa un soupir d’épuisement. « Très bien, dit-elle à Grunthor. J’imagine que je n’ai pas le choix, en fait. Il doit bien y avoir un moyen de sortir, un endroit où cette racine remonte vers la surface. Allons-y. — Sacrée fille, fit Grunthor d’un ton approbateur. Suivez-moi, beauté. Je voudrais pas courir le risque de vous tomber dessus. » Il saisit la racine et se laissa descendre dans le trou noir, qui avait déjà avalé son compagnon. Rhapsody frissonna. « Non, essayons d’éviter ça. » Elle s’engagea dans la brèche et trouva l’excroissance fibreuse dont les hommes se servaient comme d’une corde pour avancer. Elle entama sa descente dans l’obscurité tremblante du vaste gouffre qui entourait l’une des lignes de vie du Chêne aux Racines Profondes. Nom qui lui allait comme un gant, allait-elle bientôt découvrir. Michael marchait parmi les corps de ses hommes, les yeux baissés sur une scène de sauvagerie avec laquelle il ne pouvait rivaliser. Il était certes capable d’une perversion bien pire ; ni torture ni rituel de démembrement dans ce massacre-ci, rien qu’une féroce efficacité qui fit courir un frisson électrique sur les poils de ses bras. Gammon le suivait en silence, tête basse. Il avait peur de parler, peur même de croiser le regard de son maître car sa propre terreur serait immédiatement visible. Gammon avait vu des scènes de désolation plus dures, des cadavres brisés sous des cieux fumants en plus grand nombre, mais jamais il n’avait vu tant d’hommes expédiés avec une telle indifférence. Au moins Michael appréciait-il son travail. Il y avait quelque chose de bien plus effrayant dans cette nonchalance brutale. Michael finit par s’arrêter. D’un mouvement sec de la tête il fit signe à Gammon d’aider les autres, qui empilaient proprement les corps sur le tumulus, puis fit un tour complet sur lui-même pour balayer du regard la vaste prairie où son escouade était tombée. Il porta une main à son front et se protégea les yeux, à l’éclat vif et bleu si sensible, de la lumière voilée de l’après-midi. Ici pas de zone à couvert, aucun lieu d’où l’assaut aurait été aisément lancé. Aussi loin que portait son regard, il ne distinguait que les herbes hautes, desséchées par la chaleur estivale, se balançant rêveusement sous la brise tiède qui s’était remise à souffler, puis s’inclinant en une supplication au soleil. Il n’y avait qu’une seule réponse. Le Frère. Sentant sa gorge soudain sèche se serrer, Michael repensa à la fille. L’herbe baignée de soleil ondulant sous le vent lui rappelait sa chevelure, ses longues tresses de soie dorée entrelacées dans ses mains. Qu’il avait aimé ce contact sur sa poitrine, dans le noir, alors qu’elle était allongée sous lui. Il avait emporté cette sensation avec lui, mais essayait de tenir à distance les visions les plus érotiques car une telle distraction pouvait le mettre en danger. Et à présent qu’elle avait disparu, les hautes herbes venaient le narguer, lui rappeler amèrement ce qu’il n’aurait plus jamais. Car de toute évidence, si le Frère l’avait emmenée, elle était perdue. Le Dhracien l’avait tuée, cela ne faisait aucun doute, et avait balancé son corps dans la mer avant même d’avoir quitté Easton. On ne savait pas grand-chose de cet assassin mythique, mais on ne lui connaissait ni cœur, ni vices de la chair. C’étaient là les deux seules choses qui auraient laissé une chance à Rhapsody. « Brûle les corps, ordonna-t-il. Rassemble le peu d’équipement qu’il reste et fais seller les chevaux. Nous en avons fini, ici. » 8 LES PROBLÈMES NE TARDÈRENT PAS À ARRIVER. Juste au-dessous de la brèche que Grunthor avait trouée dans le mur apparaissait une minuscule saillie. Il s’agissait très probablement d’une excroissance de lichen jaillie du mur. Rhapsody s’était accroupie dessus sans effort et scrutait l’obscurité du tunnel sous elle, où les deux hommes disparaissaient rapidement, ainsi que la lueur vacillante de la torche. « Attendez », appela-t-elle, la voix légèrement tremblante. « Vous allez trop vite. » Les ombres dansaient sur les murs du tunnel au-dessus et autour d’elle, la laissant en sueur, étourdie. « Comme c’est drôle, répliqua la voix rocailleuse en contrebas, amplifiée par l’écho. On pourrait aussi penser que c’est vous qui allez trop lentement. — Je vous en prie », répéta-t-elle en ravalant la panique qui montait dans sa gorge. Il y eut un silence puis la saillie se mit à trembler. Deux énormes mains apparurent au bord du bulbe, et Grunthor se hissa jusqu’à la taille, le visage brillant de l’humidité ambiante. Même dans le noir, Rhapsody le voyait sourire jusqu’aux oreilles. « Qu’est-ce qui s’passe, Votre Altesse ? — Je ne crois pas que je vais y arriver, chuchota-t-elle, se détestant à la seconde où elle avouait sa faiblesse. — Bien sûr que si, chérie. Prenez votre temps. — Je suis lirin… » Le géant bolg gloussa. « M’en parlez pas trop. Ça fait longtemps que j’ai pas fait un bon repas. — On ne supporte pas d’être sous terre. — Oui, je vois ça. Bon, alors je vais vous donner une petite leçon, d’accord ? Venez, je vais vous montrer. » D’une main il l’attira vers l’avant, tout en se maintenant de l’autre accroché à la corde. Hésitante, Rhapsody rampa au bord de la saillie, déglutit avec difficulté, et se pencha légèrement pour regarder en bas. « Voilà votre première erreur. Ne regardez pas en bas. Fermez les yeux et retournez-vous. » Elle obéit maladroitement. Les attaches de l’armure de Grunthor grincèrent tandis qu’un épais bras musclé entourait la taille de la jeune femme et la faisait basculer du rebord, en arrière. Rhapsody étouffa un petit cri. « Bien. Maintenant, gardez les yeux fermés, tendez les bras bien écartés, et prenez la racine contre vous. Quand vous la tiendrez bien, cherchez une prise. » Toujours dans les bras de Grunthor, Rhapsody étendit les deux mains et parcourut la surface du mur centimètre par centimètre, jusqu’à toucher la racine de la poitrine. Elle frissonna lorsque Grunthor bougea afin de la rapprocher encore ; l’odeur lourde et métallique de l’armure et de la sueur, le parfum humide et terreux de la racine lui emplirent les narines. Elle finit par trouver une petite encoche près de sa main gauche, et une épaisse branche à sa droite. Elle agrippa les deux d’une poigne ferme. « Maintenant, les pieds. Bien. Voilà, ouvrez les yeux. » Rhapsody obéit. Devant elle s’élevait la membrane extérieure de la racine, une épaisse peau tachetée, zébrée de rhizomes et d’excroissances de lichen, aussi rêche et irrégulière que l’intérieur en était lisse. Elle posa l’oreille contre la racine et inspira, inhalant cet air riche et odorant, écoutant le bourdonnement rythmique qui vibrait dans sa peau et à la racine de ses cheveux. Elle trouvait du réconfort dans cette chanson, même ici, dans le tombeau obscur de la terre. « Ça va ? » Rhapsody hocha la tête, toujours appuyée contre la peau blême de la racine, d’un blanc spectral dans le noir. Les dernières ombres tremblotèrent, et la torche dans le tunnel s’éteignit dans un sifflement. « Maintenant, vous voyez, vous vous en tirez très bien. Regardez pas en bas, et prenez votre temps. Je vous rattraperai sûrement, si vous glissez. » Le géant lui tapota l’épaule avec maladresse, puis reprit sa descente. « Merci », murmura Rhapsody. Avec précaution, elle chercha d’autres prises, plus bas. Puis elle glissa doucement le pied jusqu’à trouver un autre nœud affleurant sur la racine. Elle avait les épaules en feu, les mains qui piquaient, les genoux douloureux – et elle n’avait pas encore fait un pas. Il aurait été impossible de dire combien de temps ils descendirent ainsi dans le noir – des heures, sans doute, bien que cela parût des jours. Chaque excroissance ou rhizome saillant sur la peau épaisse de la racine devenait pour Rhapsody le prétexte pour s’arrêter et se reposer quelques instants, accordant aux muscles hurlants de ses jambes et de ses épaules un court répit dans ce calvaire. Elle ne voyait plus ses compagnons, à cause de l’obscurité et de la distance qui l’en séparaient. Achmed avait jalonné le trajet de sorte que chacun d’eux puisse se reposer. Dès qu’il atteignait un affleurement suffisamment large pour s’y arrêter, il en criait l’emplacement aux autres, et Grunthor et Rhapsody restaient là où ils se trouvaient, attendant leur tour pour descendre sur le prochain rebord. C’est lors d’un de ces moments de repos, les pieds encastrés dans une crevasse dans la racine et les bras enlaçant le fût en une étreinte désespérée, que Rhapsody se sentit de nouveau envahir par la panique. Le tunnel qui enveloppait la racine était large à la base de l’Arbre, les parois en étaient invisibles dans le noir. Il s’était creusé au cours des siècles à mesure que poussait l’Arbre, et par les pluies engorgées de centaines de printemps. Aussi ressemblait-il à une vaste grotte lorsqu’ils avaient entrepris leur descente. Mais plus ils progressaient le long de la racine, plus le tunnel s’étrécissait. Le corps de la racine s’était affiné, et les petites amorces de branches se faisaient plus nombreuses. La Terre même se refermait sur eux et plus les parois du tunnel se rapprochaient, plus le cœur de Rhapsody tambourinait fort. Elle était en partie lirin, une enfant du ciel et des grands espaces de ce monde, pas faite pour ramper aux confins de la Terre comme les Firbolgs, la race de Grunthor. Chaque inspiration encrassait et oppressait ses poumons, lui torturait l’âme. Sa tête se mit à tourner. Séparée du ciel, elle se sentait enterrée vivante au creux de la Terre, ensevelie si profond que jamais personne ne la retrouverait. Même dans la mort, les Lirins n’enterraient jamais les leurs dans le sol, mais livraient leurs corps au vent et aux étoiles par le feu du bûcher funéraire. La conscience qu’elle avait des profondeurs dans lesquelles ils s’enfonçaient la frappa d’un coup, la laissant terrifiée. Profond. Ils étaient allés profond. Trop profond. Ce fut soudain comme si chaque grain de poussière, chaque motte de terre dans le sol au-dessus d’elle s’affalait sur ses épaules et expulsait violemment l’air de ses poumons. Elle resserra sa prise sur la racine, tandis qu’un vertige brûlant la saisissait. Le chant de l’Arbre, si réconfortant et omniprésent au début de leur descente, s’était réduit à un faible murmure, emportant avec lui le peu de courage qu’il restait à la jeune femme. Le bruit de sa respiration et le martèlement douloureux de son cœur lui emplissaient les oreilles, lui donnant l’impression qu’elle se noyait. Elle se mit à haleter. Trop profond. C’est trop profond. Le souvenir de la voix de son père, sévère mais pas en colère. Arrête de brasser l’air. Rhapsody ferma les yeux et focalisa ce qu’il lui restait de volonté sur sa note baptistrale. Ela, la sixième note de la gamme. Une des premières choses qu’elle avait apprises, lors de son apprentissage de Baptistrelle, la fourchette harmonique mentale lui permettant de reconnaître la vérité d’une vibration donnée. Cela l’aiderait à affiner son souvenir, même livrée à la terreur. Elle inspira profondément et se mit à fredonner doucement cette note. L’eau de l’étang était froide et de l’écume verte flottait à sa surface. Elle n’en voyait pas le fond. Père ? Je suis là, ma fille. Bouge doucement les bras. C’est mieux. Il fait si froid, Père. Je n’arrive pas à rester au-dessus de l’eau. C’est trop profond. Aide-moi. N’aie crainte. Je te retiens. Rhapsody inspira de nouveau et sentit l’étau qui enserrait ses poumons se relâcher quelque peu. Le souvenir du visage souriant de son père, de sa barbe et de ses sourcils où perlaient les gouttes, des filets d’eau ruisselant sur ses joues, surgit de sa mémoire comme de la surface de l’étang, si longtemps auparavant. L’eau ne te fera aucun mal. La panique, oui. Reste calme. Elle hocha la tête comme elle l’avait fait ce jour-là, et sentit les gouttelettes de sueur projetées par le mouvement de sa chevelure, comme alors. C’est si profond, Père. Le jet d’eau quand il recracha. La profondeur importe peu, du moment que tu gardes la tête au-dessus. Arrives-tu à respirer ? Ou-oui. Alors peu importe la profondeur. Concentre-toi sur ta respiration, et tout ira bien. Et ne panique pas. C’est la panique qui te tuera, même si rien d’autre ne te menace. La respiration suivante fut plus facile encore. Les souvenirs sont les premières histoires que l’on apprend, lui avait dit Heiles, son mentor. Ils sont ta propre tradition. Il y a plus de puissance en eux que tu n’en rencontreras jamais dans toutes tes études, car c’est toi qui les as écrits. Commence par travailler sur eux. Par deux fois déjà elle s’était retournée vers le Passé, et il lui avait donné exactement ce dont elle avait besoin. La profondeur importe peu. Concentre-toi sur ta respiration, et tout ira bien. Et ne panique pas. Rhapsody ouvrit lentement les yeux. « Mam’zelle ? » La voix venue d’en dessous la prit par surprise. Rhapsody sursauta et perdit l’équilibre. Elle tendit les bras dans un geste frénétique pour rattraper la racine et trébucha, glissant sans prise le long de la chair pâle et glissante. Des racines et des moignons de branches lui frappaient les bras à mesure qu’elle descendait, contusionnant sa chair et lui giflant le visage. L’écorce lui mordait le cou et les mains sans pitié tandis qu’elle dégringolait, qu’elle plongeait, jusqu’à ce que l’énorme masse de Grunthor mette un terme brutal à sa chute. Le corps du géant absorba le chaos de l’impact sans broncher. Rhapsody leva les yeux, des élancements nauséeux dans le cou, pour voir ce gros visage gris-vert s’orner d’un sourire jovial. « Salut duchesse ! J’espérais bien que vous me tomberiez dessus ! Ça vous dirait, une tasse de thé ? » La tension qu’elle accumulait en elle depuis deux semaines vola soudain en éclats et, malgré elle, Rhapsody éclata de rire. Le géant se joignit à elle. « Grunthor. » La voix rocailleuse vint tuer leur bonne humeur dans l’œuf. Le géant se pencha dans l’obscurité. « Nous allons changer de trajectoire ici, prendre un chemin différent. — Attendez là, ma belle, hein ? » Rhapsody acquiesça. Grunthor l’aida à retrouver une prise sur la racine, puis sortit une petite flasque et donna à boire à la jeune femme. Puis il descendit rejoindre Achmed pour converser avec lui. Il revint quelques minutes plus tard. « Il y a un rebord plutôt large, un peu plus bas. On va dormir là. Si vous voulez vous accrocher, je peux vous porter jusque-là. » Rhapsody secoua la tête. « Non, merci. Si ce n’est pas trop loin, je crois que je peux y arriver. — Comme vous voudrez. Ça me suffit de savoir que vous m’êtes tombée dans les bras. » Il descendit le long de la racine, tandis que le suivait le doux rire en cascade de Rhapsody. Ils prirent leur repas en silence dans la semi-obscurité. Achmed avait allumé une autre torche et l’avait fichée dans une entaille au-dessus d’eux. Rhapsody savourait la lumière et la chaleur de la petite flamme. Elle avait été trop occupée à combattre sa panique et son étouffement pour se rendre compte du froid et de l’obscurité. Achmed avait ramassé un certain nombre de spores et de débris en chemin, et en éprouvait les vertus en tant que combustible. Un genre de champignon spongieux nourrissait bien la flamme, et continuait de rougeoyer un moment, une fois éteint. Satisfait, il en récolta une quantité non négligeable sur la peau de la racine et les entassa dans son sac. « Bonne source de lumière, dit-il à Grunthor. Et ça devrait pouvoir aussi nous chauffer un peu. » Le Firbolg leva le nez du morceau de viande séchée qu’il avait trouvée dans les provisions des hommes de Michael. « Et l’eau n’est pas un problème, à l’évidence. » Et pour illustrer cette affirmation, il essora un coin de sa cape, gorgée d’humidité par cette lente descente le long de la racine humide. Un fin filet d’eau vint lui éclabousser les bottes. Rhapsody termina son repas en silence. Suspendue là, à l’abri pour le moment, elle avait eu le temps de réfléchir à leur entreprise. Elle consacrait toute sa concentration à gagner le combat contre la panique qui rampait, insidieuse, au bord de sa conscience. Elle ne remarqua pas le mouvement d’Achmed, qui lui tendit un végétal vert argenté. Il le secoua plus près du visage de la jeune femme, attirant enfin son attention. « Mangez. » Rhapsody accepta la nourriture avec un regard glacial, puis prit plusieurs inspirations profondes afin de garder son calme. Elle préleva une bouchée qui la fit grimacer. La plante, fibreuse, avait un goût fade. Rhapsody mâcha, puis avala avec difficulté. « Beurk. C’était quoi ? — De la racine. » Achmed sourit, puis détourna le regard en voyant l’expression horrifiée sur le visage de la jeune femme. « De la racine ? Vous mangez Sagia ? — En fait, c’est vous qui mangez Sagia. » Il tendit les bras pour l’empêcher de se lever. « Avant de tout vomir, réfléchissez-y à deux fois. Nous ne savons pas combien de temps nous allons rester là-dessous. Et nous n’avons pas assez de nourriture pour tenir très longtemps. Quand nous aurons épuisé les vivres, que suggérez-vous que nous mangions ? » Il ignora le regard furieux qu’elle lui décocha. « Ou préférez-vous que je pose cette question à Grunthor ? — Ne vous inquiétez pas, mam’zelle, répondit le géant firbolg en mâchonnant. Je pense pas que vous feriez un repas bien consistant. Vous avez un côté maigrichon, si je peux m’permettre. Vous seriez dure sous la dent, avec un goût de petit gibier. — La quantité de racine que nous prélèverons pour nous nourrir sera dérisoire pour les parasites de l’Arbre, et même pour l’Arbre lui-même. Vous ne lui ferez aucun mal, et cela vous permettra sans doute de survivre. Ainsi vous pousserez un peu plus avant l’allégorie de l’Arbre nourrissant les Lirins. » Rhapsody ouvrait la bouche pour expliquer à ce mécréant en face d’elle que Sagia était une entité vivante, avec une âme, mais un mot, un seul, vint bousculer le reste de sa diatribe. « Des parasites ? » Grunthor grogna. « Allez, quoi, vous avez pas remarqué les trous ? » Les yeux de Rhapsody se mirent à fouiller frénétiquement les ténèbres. Elle avait dépensé une telle énergie à ne pas sombrer dans l’abîme qu’elle n’avait pas pris la peine de regarder le décor autour d’elle ; et même à présent, elle ne voyait rien d’autre qu’un gigantesque mur vert pâle hérissé de bulbes derrière eux, et le tunnel rocailleux autour. Les dimensions monstrueuses de la racine et de la grotte qui l’entourait avaient de quoi l’intimider. « Non. — Vous êtes dans le sol, Rhapsody, fit observer Achmed avec une patience inhabituelle. Les vers et les insectes vivent eux aussi dans le sol. Ils se nourrissent de racines. Vous avez quand même remarqué qu’il y a des racines, dans le coin ? » Il vit la panique voiler ses yeux d’un vert intense, et saisit la jeune femme par les épaules. « Écoutez-moi. Grunthor et moi savons ce que nous faisons, du moins pour l’essentiel. Si vous décidez de nous accompagner, et que vous acceptez de suivre les règles, vous arriverez peut-être à sortir d’ici. Si vous paniquez, vous mourrez. Vous comprenez ? » Elle hocha la tête. « Eh bien, c’est un début. Maintenant, si je me souviens bien, vous nous avez dit qu’une des choses que vous saviez faire en tant que Baptistrelle, c’était prolonger le sommeil, n’est-ce pas ? — Parfois, oui. — Ce qui pourra se révéler important. Maintenant, une fois que vous serez reposée, nous changerons d’itinéraire. La racine bifurque, et remonte un moment à l’horizontale. C’est la direction que nous allons suivre. Dormez. » Il se recula contre la paroi de la racine et son visage vérolé disparut de nouveau dans l’ombre de sa capuche. Rhapsody se rapprocha de la torche, avec l’espoir que la lumière durerait au moins jusqu’à ce qu’elle s’endorme. Elle ferma les yeux, mais ne put échapper à l’image de la vermine invisible qui se nourrissait de Sagia, et qui l’engloutissait. Le chant de l’Arbre, si distant pendant qu’ils cheminaient, s’amplifia dans le silence et lui emplit les oreilles, puis le cœur, la berçant doucement pour l’endormir. Dans sa dernière pensée consciente, elle fredonna sa note baptistrale, s’accordant sur le chant de Sagia. Voilà qui la soutiendrait, dans ce lieu de cauchemar. Au loin, dans un royaume plus profond encore que celui dans lequel sombraient les rêves les plus noirs de Rhapsody, l’énorme serpent endormi s’étira imperceptiblement, fit jouer ses immenses anneaux dans son sommeil. Enroulée autour des racines ancestrales du Grand Arbre, à l’intérieur même d’anciens tunnels datant de l’Avant-Temps, la bête gisait dans les ténèbres figées des entrailles de la Terre, attendant l’appel. Bientôt la guerre ferait rage, la porte du monde de la surface s’ouvrirait, et le festin tant attendu pourrait commencer. 9 ACHMED SE RÉVEILLA DANS LE NOIR et se secoua pour dissiper les fragments du rêve qui avait troublé son repos. Il sut d’instinct, en reprenant conscience, que Grunthor était déjà réveillé. Le sergent observait la jeune femme, un air de consternation sur son large visage, tandis qu’il la regardait se tourner et se retourner, gémissante, aux prises avec un cauchemar. « Pauvre petite. » Le Bolg se redressa et s’appuya contre la racine. « Vous croyez qu’on devrait la réveiller ? » Achmed secoua la tête. « Certainement pas. C’est une Baptistrelle ; elle a peut-être des pressentiments. — Oui, sûrement, regardez-la. Je l’aime bien. » Sous sa capuche, Achmed s’autorisa un petit sourire. « Elle a peut-être le don de prescience, la capacité de voir dans le Passé, ou dans l’Avenir. Certains Baptistrels possèdent ce don, car ils sont au diapason des vibrations du monde. Les cauchemars peuvent contenir des informations importantes. » Rhapsody se mit à sangloter dans son sommeil, et Grunthor secoua la tête. « Vous parlez d’un cadeau. Si vous voulez mon avis, elle devrait le rendre. » Achmed ferma les yeux et essaya de discerner les battements de cœur autour de lui. Il y avait le sien, bien sûr, et celui de Grunthor, ce martèlement impérieux et régulier qu’il connaissait presque aussi bien. Puis celui de la jeune femme, précipité et angoissé. Et tout autour d’eux résonnait le cœur battant de la Terre, riche et vibrant, un appel venu de très loin mais qui puisait dans ses veines, les racines du Grand Arbre. Il écarta ces rythmes-là, les dépassa, à la recherche d’autre chose. Quelque chose de plus lent, de plus profond. Quelque chose d’immémorial. Même en se concentrant, il ne trouva rien de solide. Le bourdonnement de l’Arbre était assez fort pour masquer tout le reste, à l’exception de leurs trois cœurs. La Terre même étouffait tous les autres sons hormis parfois le goutte-à-goutte de l’eau, ou les craquements des parois du tunnel qui s’écroulaient imperceptiblement. Il ne l’entendait pas encore, mais ça viendrait. Ces considérations passées, il releva les yeux pour observer son ami. Grunthor regardait toujours la Baptistrelle d’un air absorbé, interposant son pied entre elle et le bord de la plate-forme. « Il nous faudra l’attacher à la racine avec une corde quand nous commencerons à monter, surtout quand elle sera endormie. » Grunthor acquiesça et Achmed se remit doucement debout, puis se pencha par-dessus bord, scrutant le gouffre en contrebas. Il se rétrécissait à mesure que la racine s’effilait. Achmed croisa les bras et se retourna vers son compagnon. « Est-ce que tu te sens la fibre noble, Grunthor ? » Le Bolg lui jeta un regard interrogateur, puis sourit. « Je suis toujours noble, m’sieur. J’ai ça dans le sang. Depuis le jour où j’ai mangé un chevalier, y a quelques années. Pourquoi ? — Je pense que nous allons faire un petit détour. » La sensation de chaleur sur son visage sortit Rhapsody du rêve qui la torturait. Alors que le cauchemar s’évanouissait, elle ouvrit les yeux. Achmed était accroupi à côté d’elle, un spore enflammé à la main, le visage bien dissimulé sous sa capuche. Dans un recoin de son esprit, Rhapsody se demanda dans les brumes du sommeil si c’était la première fois qu’elle pouvait avec certitude attribuer à l’homme un acte de gentillesse. Il l’avait réveillée avec la lumière, veillant à empêcher que son visage effrayant soit la première chose qu’elle voie en ouvrant les yeux. Elle ravala l’antipathie qu’elle ressentait à son égard depuis la seconde où il l’avait entraînée à l’intérieur de l’Arbre. « Bonjour », dit-elle. La silhouette en cape noire haussa les épaules. « Si vous le dites. Pour moi on dirait bien que c’est toujours la nuit. » Il lui tendit la main et la remit debout. Rhapsody frissonna en apercevant derrière lui le rebord de l’énorme champignon qui leur servait de campement de fortune. De hautes ombres chuchotaient dans le vaste tunnel au-dessus d’eux. Le géant n’était pas dans les parages. « Où est Grunthor ? — De l’autre côté de la racine. Nous allons prendre un autre chemin. Il vous plaira peut-être un peu plus. Nous allons devoir grimper sur une courte distance, puis nous avancerons à plat, du moins pendant quelque temps. » Elle lui rendit la rude couverture sous laquelle elle avait dormi, essayant de garder la maîtrise de sa voix. « Comment savez-vous que ce chemin nous conduira dehors ? Et si vous ne faisiez que nous égarer un peu plus aux confins de la Terre ? » Achmed ignora sa question. Il se rendit près de la paroi de la racine et se saisit de la corde que Grunthor avait fixée, puis entreprit de faire progressivement le tour. « Par ici. » Il leur fut plus difficile d’avancer de côté sur la racine que de descendre. Rhapsody s’accrocha à la corde montée sur pitons que Grunthor avait fixée en faisant le tour et prit soin de ne pas regarder en bas, alors que les muscles de ses jambes et de ses bras tremblaient sous l’effort. Sous elle surgissait l’obscurité infinie, glaciale et menaçante. L’air se faisait plus froid. « Allez, mam’zelle, je tiens la corde. Prenez votre temps. » Rhapsody prit une profonde inspiration. Elle savait que le géant ne la voyait pas encore. Il l’encourageait à intervalles réguliers depuis qu’ils avaient repris leur cheminement. Cette fois-ci, elle entendit une pointe d’incertitude dans la riche voix de basse. La fluctuation musicale lui indiqua qu’elle n’avait plus bougé depuis un moment, et que le Bolg se demandait si elle n’était pas tombée. Elle se ressaisit. « J’arrive », répondit-elle, surprise par la fragilité de sa propre voix. Cette faiblesse l’agaça, et renforça sa détermination. Elle se racla la gorge, et s’écria : « Je suis presque au tournant, Grunthor. » Quelques instants plus tard elle franchit le rebord et regarda autour d’elle. Le géant se tenait là, le sourire aux lèvres, la main tendue, à l’entrée d’un petit tunnel à l’horizontale. La racine elle-même se dédoublait, comme un végétal à plusieurs ramifications, dans les parois du fut principal dans lequel ils étaient descendus, certaines partant au-dessus d’elle, d’autres en dessous. « Vous pressez pas, la mit en garde Grunthor. Prenez votre temps. » Rhapsody opina et ferma les yeux. Elle s’agrippa à la corde et se concentra sur les dernières prises pour ses pieds, en écoutant le rythme effréné de son cœur. L’un après l’autre, doucement. Comme la nuit précédente, elle se mit à fredonner son nom musical, accordé sur le chant de l’Arbre, et en sentit la musique l’envahir, la soutenir, lui transmettre sa force. Au bout de ce qui lui parut une éternité, elle sentit des mains massives l’attraper par le bras et la taille, puis l’appel d’air écœurant lorsqu’on l’arracha à la corde, avant de la déposer doucement sur la terre ferme. Rhapsody ouvrit les yeux et constata qu’elle se trouvait dans un tunnel à peine plus haut que Grunthor, l’affluent de la racine courant à l’horizontale à côté d’elle. Un rire étouffé lui échappa lorsqu’elle tomba à genoux, se délectant du contact de la terre ferme. Le géant se mit à rire à son tour. « Vous aimez ça, pas vrai ? » Il lui tendit la main. « On peut reprendre la route, duchesse ? Il faut qu’on rattrape le retard. » L’épuisement qu’elle combattait à chaque seconde depuis qu’ils avaient entrepris ce parcours réclama son dû. Rhapsody secoua la tête et s’allongea et étira son dos. « Je ne peux pas. Il faut que je me repose. Je suis désolée. » Elle passa la main le long de la paroi de l’étroit tunnel, fixant le plafond effrité au-dessus d’elle. Le sourire disparut du visage du géant bolg. « Je vous donne une minute, duchesse, et ensuite on repart. Vaut mieux pas s’éterniser là, le plafond risque de s’écrouler. » Dans sa voix résonnait une pointe d’autorité tranquille, de celle qui commandait des armées. Rhapsody soupira, puis prit la main qu’il lui tendait. « D’accord, céda-t-elle. Allons-y. » Ils avancèrent debout jusqu’à ce que le tunnel se rétrécisse, puis se tassèrent dans la petite ouverture dans l’étroite cavité qui enserrait la racine, à présent horizontale. Le plafond était trop bas pour que Grunthor puisse même s’accroupir, aussi durent-ils ramper pendant un moment jusqu’à déboucher sur une bifurcation verticale, à nouveau plus large. Au loin ils virent de la lumière, et le cœur de Rhapsody bondit dans sa poitrine. Ils ne devaient plus être loin de la surface. Ils finirent par rejoindre l’ouverture, redoublant de vitesse. Lorsqu’elle émergea du tunnel et se redressa, la jeune femme resta sans voix. Ils se trouvaient devant une gigantesque tour bulbeuse ornée de branches tentaculaires et flasques et de longs filaments pendant dans l’obscurité. En comparaison, la racine qu’ils venaient de parcourir se réduisait à une frêle branche. La racine géante s’élançait vers le haut dans le tunnel, bien au-dessus d’eux, à perte de vue. Après les ténèbres de leur descente, une faible lueur rouge éclairait le couloir, une lumière mate sans éclat, mais source de chaleur. Ils ne virent pas d’autres tunnels horizontaux, rien que cette nouvelle racine qui s’enfonçait aussi vers le bas, dans le gouffre. L’amère déception de ne pas se retrouver à la surface fit place à une fascination effrayée. « Par les dieux, qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Rhapsody, pensant à voix haute. — À mon avis, c’est la racine pivotante, celle qui relie l’Arbre à la ligne principale, proposa Grunthor. — La ligne principale ? Mais de quoi parlez-vous ? » Un grognement de dégoût résonna dans la pénombre en face d’elle, et ses yeux las distinguèrent la silhouette d’Achmed, au bord du tunnel. Jusqu’à cet instant, elle ne l’avait pas vu, il s’était complètement fondu dans les ténèbres. « On aurait pu s’attendre à ce que vous connaissiez un peu mieux votre folklore lirin. Vous avez cru que nous étions arrivés au bout ? Nous n’avons même pas encore atteint la racine centrale. » Essayant d’endiguer le désespoir qui menaçait de la consumer, Rhapsody repensa aux histoires que sa mère lui avait racontées, au sujet de Sagia. C’est le Chêne aux Racines Profondes. Ses veines et ses artères sont des lignes de vie parcourant la terre, et qu’il partage avec d’autres arbres sacrés qu’on appelle des Racinelles, des Racines jumelles, un peu partout dans le monde. Elle avait parlé de sa circonférence gigantesque, mais les impressions démesurées de la perspective enfantine lui avaient fait imaginer un tronc énorme, certes pas un arbre capable de remplir la grand-place de la ville. Les racines principales des arbres saints couraient le long de ce que sa mère avait appelé l’Axis Mundi, la ligne centrale de la Terre, que les Lirins disaient ronde, contrairement aux croyances de leurs voisins. Cet axe central autour duquel pivotait la Terre, réputé pour être un champ magnétique invisible, et la racine de Sagia s’étaient mêlés. C’est pour cette raison que l’Arbre vibrait de la sagesse des siècles, et qu’il avait atteint des proportions aussi incroyables. Il était intimement lié à l’âme même du monde, avait expliqué sa mère. Ce devait être la ligne principale à laquelle Grunthor faisait allusion. « Vous voulez dire : l’Axis Mundi ? — Lui et lui seul. » Achmed cracha dans la paume de ses mains puis s’empara d’une des racines vestigiales et flasques, qu’on appelait radix. Il se souleva maladroitement du sol, se balança un peu au bout de la radix qui pliait, puis posa le pied dans la fourche, où un nœud de grande taille était attaché à la racine géante. Il réussit à escalader lentement la racine pivotante, compensant la faiblesse des petites racines en gardant un bras enroulé autour de la chair vert pâle du tronc. Lorsqu’il se trouva engagé dans le tunnel à trois mètres environ au-dessus du sol, il regarda vers le bas. « En selle, Grunthor », lança-t-il de cette voix étrange et fricative qui avait attiré déjà l’attention de Rhapsody. Il la dévisageait à présent avec une expression qui oscillait entre mépris et indifférence. « Vous venez ? — Il monte jusqu’où ? — Allez savoir. Il n’y a rien d’autre que ça, aussi loin que je voie, et j’ai une très bonne vision, sous terre. Vous avez une autre proposition ? » Elle n’en avait évidemment pas, et il le savait. Rhapsody n’avait toujours pas décidé si Achmed était son sauveur ou son ravisseur mais, quelles qu’aient été ses premières intentions, il la maintenait à présent prisonnière. Il l’avait traînée jusqu’ici, l’avait enfermée à l’intérieur de l’Arbre avec nulle autre issue que la racine, et même cela avait l’air de plus en plus improbable. Elle tenta de ne pas laisser transparaître la haine bouillonnante qu’il lui inspirait. « Merci à vous. Je n’en ai point. Je vous suis. » L’ascension fut ardue, avec de fréquentes glissades et quelques chutes qui auraient pu être dramatiques. Au début, ce n’était pas plus difficile que de grimper à une échelle. Il y avait sur cette racine plus d’excroissances et de bulbes susceptibles de servir de prises pour les pieds et les mains que sur la première racine qu’ils avaient escaladée, celle du tronc de Sagia. Mais au bout d’une heure environ, la douleur sourde dans les épaules de Rhapsody se transforma en torture cuisante. Elle essaya de faire meilleur usage de ses jambes pour donner un peu de répit à ses bras, mais même cela ne parvint pas à soulager la douleur déchirante et l’épuisement des os. Les hommes l’avaient rapidement distancée, ayant bien plus de force dans les bras et dans le haut du corps qu’elle, mais même eux ralentissaient légèrement la cadence, restant en vue au-dessus d’elle. Grunthor, du moins. Elle ne voyait rien au-delà de la silhouette du géant, à part l’infinie paroi vert pâle de la racine. Au-delà de la première heure, Rhapsody ne distingua plus sous elle ce qui ressemblait au sol, rien que les ténèbres perpétuelles. Elle avait l’impression d’être suspendue dans le ciel, parmi les étoiles, voltigeant à des kilomètres au-dessus du monde. Songer aux étoiles la fit suffoquer, mais elle retint ses larmes au souvenir de la mise en garde cinglante de son ravisseur à ce sujet. La race de sa mère, les Liringlas, les Chanteciels, pensaient que toute vie était contenue dans leur dieu. Ils tenaient les cieux pour sacrés, le ciel hospitalier qui protégeait ses enfants les intégrant dans l’âme collective de l’univers. C’est la raison pour laquelle ils accueillaient par le chant les changements célestes quotidiens, honorant le lever et le coucher du soleil, de même que l’apparition des étoiles, par des dévotions récitées. La souffrance qu’elle avait endurée dans sa vie, elle ne la devait qu’à elle-même. Elle s’était enfuie encore adolescente, elle avait abandonné sa famille, mais n’avait cessé depuis de rêver au jour où elle rentrerait au bercail, repentante. Ces prières quotidiennes, surtout les chansons aux étoiles, étaient ses seuls moments de réconfort, en attendant ce jour. Elle chantait ses aubades matinales et ses vêpres avec loyauté, chaque jour, en pensant à sa mère, sachant qu’elle aussi fredonnait les airs anciens de leur peuple, pleurant l’enfant qu’elle avait perdue. Et à présent cette enfant était piégée aux confins de la Terre, à des kilomètres sous la surface, pour ne probablement jamais revoir le ciel. « Ça va, là-dessous, mam’zelle ? » appela la voix profonde de Grunthor, interrompant la rêverie de la jeune femme. Les deux autres se trouvaient plusieurs mètres au-dessus d’elle. Le sergent s’écartait de la racine pour mieux se pencher, essayant de discerner ce qui la retenait. Rhapsody soupira. « Je vais bien. » Puis elle entreprit la tâche laborieuse de se hisser une fois encore le long de l’énorme tronc. Achmed finit par trouver un rebord assez large pour que les deux hommes s’y reposent, avec une encoche plus petite pour elle, un peu plus bas. Rhapsody se cala dans le trou, le corps rendu insensible par la douleur et l’épuisement. Grunthor se pencha au-dessus du bord et lui tendit une flasque remplie de l’eau qu’il avait récoltée sur les radix autour de lui, tandis qu’il attendait qu’elle les rattrape. « Tenez, Votre Altesse. Ça va ? » Trop fatiguée pour répondre, elle se contenta d’un pauvre sourire et d’un hochement de tête, puis but avec reconnaissance. Quelques instants plus tard, la corde d’Achmed atterrit sur ses genoux. « Attachez-vous à ces branches qui affleurent, lui ordonna-t-il d’au-dessus. Nous allons dormir ici. Assurez-vous de ne jamais vous assoupir sans cela. » En levant les yeux, Rhapsody rencontra son regard, et dans le brouillard de son épuisement, elle comprit enfin. Il n’y avait pas d’issue en vue. Il n’y en aurait peut-être jamais. Ils poursuivirent leur ascension. Toute notion du temps disparut. Il ne semblait plus rien exister dans l’espace et dans le temps que cette racine, eux trois, et cette montée sans fin. Impossible de déterminer depuis combien de temps cela durait ; Rhapsody avait rarement faim, et ses deux compagnons semblaient encore moins désireux de manger qu’elle, aussi tenir le compte de leurs repas ou de leurs pauses n’avait-il qu’un sens limité, pour mesurer le passage du temps. Ils finirent par abandonner toute tentative, se résignant au voyage interminable, en voyant peu à peu décroître l’espoir qu’il prendrait fin un jour. Achmed et Grunthor s’étaient habitués à cheminer avec leur otage. Elle ne se plaignait jamais, parlait rarement, bien qu’elle eût du mal à demeurer sur la racine, du fait de sa petite taille : le tronc était trop gros pour l’envergure de ses bras, aussi glissait-elle plus souvent qu’eux, ce qui contraignait parfois Grunthor à adapter leur allure pour ne pas la perdre. Le plus gênant, avec elle, restaient ses cauchemars. Les trois voyageurs essayaient de trouver des lieux où dormir aussi proches que possible les uns des autres. Achmed en tête, ensuite Grunthor, puis la jeune femme fermant la marche. Rhapsody ne passait jamais son temps de sommeil en paix et se réveillait toujours en proie à des sueurs froides ou à la panique, le souffle court. Se situer au cœur de la Terre rendait ses rêves plus intenses, les modifiait de manière spectaculaire. Ils démarraient désormais comme des visions lointaines, des tableaux inexplicables fondés sur aucune expérience réelle. Rhapsody rêvait souvent de Sagia ; elle marchait parfois autour de lui dans l’ombre de la clairière silencieuse et touchait émerveillée son écorce étincelante, incapable de retrouver le trou par lequel ils étaient passés. Une nuit, au cours d’un rêve particulièrement mouvementé, elle vit une étoile tomber dans la mer, et les vagues autour bondir en une éruption de flammes, tourbillonner et former un mur d’eau qui enveloppa l’Île, l’engloutissant tout entière. Elle vit Sagia, ses branches envahies de milliers de Baptistrels lirins vêtus de vert, des chapelets de fleurs sauvages entrelacés dans leurs cheveux et autour de leur cou, des Baptistrels chantant doucement tandis que l’Arbre sombrait sous la surface de l’océan. Elle avait gémi dans son sommeil, se retournant entre les cordages qu’elle avait amarrés elle-même à la racine. Achmed, qui montait alors la garde, détacha l’un des millions de bulbes saillants à la surface de la racine et le lança sur elle dans l’espoir de la faire taire. Ce qui eut l’effet désiré. Elle se tut de nouveau et son rêve bascula dans un autre registre, qui lui rappelait le passé. C’était un rêve de la maison de tolérance dans laquelle elle avait travaillé, quelques années plus tôt. Elle se souvenait très clairement de la chambre, du sordide ameublement de couleur rouge qui était la marque de fabrique de tous les bordels, de l’immense lit. Elle frissonna dans son sommeil au souvenir qui se déroulait, malgré ses efforts acharnés pour le tenir à bonne distance. Michael était allongé avec désinvolture sur le lit, ses bottes boueuses à même les draps. « Eh bien, te voilà, Rhapsody, ma chère, dit-il en soupirant d’aise. Je commençais à croire que tu n’allais pas venir. — Je n’en avais pas l’intention, répondit-elle sèchement. Que faites-vous ici ? Qu’avez-vous raconté à Nana ? Pourquoi a-t-elle l’air si contrariée ? — J’ai juste demandé un rendez-vous avec ma fille favorite. Je ne vois pas où est le mal ? — Et elle n’a pas dû manquer de vous rapporter que j’ai décidé de décliner tout rendez-vous avec vous, Michael. Dans ce cas, que faites-vous ici ? » Michael se rassit, faisant glisser le couvre-lit à terre, près de ses bottes répugnantes. « J’espérais que tu changerais d’avis, chérie, en voyant combien ta rebuffade m’a désespéré. » Il retira ses bottes et adressa un signe de tête à l’un de ses hommes de main, qui ferma la porte derrière lui. Les yeux de Rhapsody se rétrécirent, et la colère lui monta au visage. « Vous ne m’avez pas l’air très désespéré, Michael. Partez, je vous prie. Je ne veux pas de vous ici. » Michael la contempla avec une admiration non feinte. Elle était minuscule, mais puissante, et il sentait la vigueur de la jeune femme courir dans ses veines. Elle était la seule non seulement à lui tenir tête, mais en plus à le faire sans peur. Bien que la peur ait tendance à l’exciter, cette attitude lui plaisait plus encore, surtout quand il savait sa victoire imminente. « Allons, allons, ne sois pas si expéditive, Rhapsody. Je viens de loin. Ne veux-tu au moins me laisser te dire ce que je veux ? — Non. Je me moque de ce que vous voulez. Maintenant dehors. — Aïe, fit-il en portant la main à sa poitrine, comme si elle l’avait blessé. Tu es tellement insolente, ma chère. C’est une chose que je ne tolère pas chez mes hommes, mais chez toi c’est étrangement grisant. En parlant de choses grisantes, pourquoi tu ne viendrais pas t’asseoir un peu près de moi ? » Il tapota le lit de la main, puis se mit à dénouer sa culotte de peau. Rhapsody se retourna vers la porte. « Je suis désolée, Michael. Comme je vous l’ai dit, je ne suis pas intéressée. Je suis certaine que vous trouverez un tas de mes consœurs plus que disposées à vous satisfaire. — Tu as tout à fait raison, répondit-il tandis que son homme de main se plaçait en travers de la porte. Bien que ton manque d’intérêt m’anéantisse, j’ai assuré mes arrières, au cas où tu ne voudrais pas changer d’avis. Tu veux les rencontrer ? — Non », fit Rhapsody en regardant le larbin hilare. Elle n’était pas le moins du monde intimidée par la présence de ses laquais ; Michael n’était pas sans savoir que les hommes de Nana étaient les meilleurs gardes d’Easton, et qu’ils surpasseraient largement en nombre ces deux-là. Nana avait aussi passé un accord avec les gardes de la ville. Même dans son dos, elle sentit le sourire de Michael se glacer. « Très bien, Rhapsody. Comme tu voudras. Désolé que nous n’ayons pas trouvé d’accord. Laisse-la passer, Karvolt. » Le garde ouvrit la porte et fit un geste emphatique de la main en direction de la sortie, son sourire cruel s’élargissant imperceptiblement. Alors que s’ouvrait la porte, un troisième garde pénétra dans la pièce avec une enfant d’à peine sept ans qui tremblait comme une feuille. Elle était liringlas, comme la mère de Rhapsody, et le châle qu’on lui avait jeté sur les épaules avait de toute évidence appartenu à un adulte. Il était sale et taché de sang, et tandis qu’on la poussait dans la pièce, l’enfant porta les yeux sur Rhapsody. Une terreur abjecte transparaissait sous l’air stoïque propre à sa race. Les yeux de Rhapsody s’écarquillèrent d’horreur, et elle se retourna vers Michael, qui arborait un grand sourire alors qu’il retirait son pantalon. « Que fait-elle ici ? — Rien encore, de toute évidence, répondit-il d’un ton suffisant, et les gardes échangèrent des regards complices. Au revoir, ma chère. — Attendez ! » s’interposa Rhapsody, tandis que Michael retirait sa chemise par-dessus la tête et s’allongeait, nu, sur le lit. « Qu’est-ce que vous avez l’intention de faire, Michael ? D’où vient cette fillette ? — Oh ! Elle, tu veux dire ? demanda-t-il d’un air innocent, en tendant le bras vers l’enfant. C’est Pétunia, ma chère pupille. Une histoire bien triste, vraiment. Toute sa famille a péri lorsqu’un malheureux accident s’est produit dans leur chaumière. Tragique. Mais ne t’inquiète pas, Rhapsody. J’ai l’intention de bien m’occuper d’elle. Tu peux partir, maintenant, chérie. » Rhapsody se dégagea brutalement de l’emprise du garde qui lui tenait le bras et s’accroupit, ouvrant les bras à l’enfant. La petite courut vers elle et vint enfouir son visage dans l’épaule de Rhapsody. « Non, Michael. Vous ne pouvez pas faire une chose pareille. Grands dieux, vous êtes vraiment la chose la plus répugnante que j’aie rencontrée. » Michael éclata de rire, son excitation se fit plus intense. « Je ne peux pas, vraiment ? Et pourquoi ça, Rhapsody ? Elle m’appartient. Elle ne travaille pas ici. Nous ne restons que ce soir. Je ne veux pas empêcher les clients de l’auberge de dormir à cause de, euh, certains bruits. Qu’est-ce que tu en dis ? Ne suis-je pas attentionné ? Ici personne ne remarquera rien. Et même, il se pourrait que ça excite certains de vos clients. » Rhapsody scruta les yeux bleus cristallins de l’homme ; elle n’y vit aucune trace d’âme. Il arborait un sourire triomphant. Il savait qu’il la tenait. Elle regarda de nouveau la fillette. Les larmes lui étaient montées aux yeux. Elle tremblait de peur et s’accrochait désespérément à Rhapsody. La jeune femme ferma les yeux et soupira. « Laissez-la partir. — Ne sois pas ridicule, elle a besoin de moi. » Rhapsody l’injuria dans sa langue maternelle. « Laissez-la partir, répéta-t-elle. — Mais, Rhapsody, qu’est-ce que tu racontes ? Tu es jalouse ! Viens-tu subitement de changer d’avis ? Mais que s’est-il passé ? Est-ce, disons, la vision de toute ma splendeur ? — Ne rêvez pas, riposta-t-elle entre ses dents en caressant les cheveux de la petite, lui murmurant à l’oreille des paroles de réconfort dans leur langue commune. Très bien, Michael, que voulez-vous, exactement ? — Eh bien, pour commencer, je voudrais un peu d’intimité. — Voilà une requête à laquelle je peux donner satisfaction, dit-elle en se levant et en prenant l’enfant par la main. Nous serons plus qu’heureuses de vous laisser tranquille. » Les yeux de Michael se rétrécirent. « Ne me fais pas perdre mon temps, Rhapsody. Ce jeu-là ne dure qu’un temps. Je renverrai les hommes dès lors que tu m’auras donné ta parole que tu te soumettras à ma volonté, dès l’instant que tu auras remis cette enfant à Nana. Je suis certain que c’est ce que tu avais en tête, n’est-ce pas ? Et je sais que je peux te faire confiance, chérie. Ta réputation t’a précédée. — Eh bien, voilà un point commun entre nous, répliqua-t-elle. Très bien, espèce de salopard pervers. Je reviendrai. » Elle se retourna et accompagna l’enfant à la porte. « Attends, dit Michael, et le ton triomphant dans sa voix était si impérieux que Rhapsody ne put s’empêcher de le regarder. Nous n’avons pas encore fixé mes conditions. — Des conditions ? Vous attendez quelque chose de différent, cette fois-ci, Michael ? Des leçons de couture, peut-être ? » Il éclata de rire. « Tu es vraiment étonnante, ma chère. Impertinente jusque dans le danger, le vrai. » Il roula sur le ventre et rampa au bout du lit, ses muscles ondulant comme ceux d’un chat traquant sa proie. « Karvolt, emmène l’enfant dans le couloir. » Il suivit de ses yeux brillants l’homme qui s’exécutait. Rhapsody tapota l’épaule de la petite d’un air rassurant en lui lâchant la main. « Maintenant écoute. Voici le marché que je te propose : mes hommes et moi nous sommes là pour une quinzaine, après quoi nous partirons. Tu me manqueras beaucoup, pendant mon absence. Nous ne nous reverrons sans doute pas avant des années, même si je te promets que je reviendrai te chercher. Je t’ai dans le sang, Rhapsody. Je rêve de toi presque toutes les nuits. Et je sais que tu ressens la même chose pour moi. » Il sourit devant l’air de profond dégoût que cette affirmation fit naître chez elle. « Maintenant, voici la première de mes conditions. Tu seras à ma disposition quelle que soit l’heure, jusqu’à mon départ. Nana a gracieusement accepté de me louer cette chambre pendant toute cette durée. Si tu remplis mes attentes, ce qui est toujours ton cas, je te laisserai cette enfant, en partant. Si tu poses le moindre problème, je l’emmènerai avec moi, et libre à toi d’imaginer ce qui lui arrivera, jusqu’à la fin de tes jours. » Maintenant, la deuxième de mes conditions. Toi aussi tu auras envie de moi, et tu me le diras. J’attends que tu sois très démonstrative de l’affection et du désir qui te dévorent, je le sais, en ce moment même. — Eh bien, pour ce qui est de désirer, répliqua la jeune femme en essayant de maîtriser la haine bouillonnante qui la consumait, je serais très heureuse de vous faire la démonstration de ce que je désire vous faire, et tout de suite. Donnez-moi votre ceinture. — Karvolt ? Est-ce que Pétunia va bien ? » Un cri d’angoisse et de douleur monta du couloir, glaçant les sangs de Rhapsody. « Désolé, ma chère, je n’ai pas entendu. Que disais-tu ? » En lisant la rage meurtrière dans les yeux de la jeune femme, il éclata de rire. « Eh bien, Rhapsody, j’ai comme l’impression que tu es en colère. Mais que se passe-t-il donc ? » Les yeux de l’homme s’allumèrent d’une lueur démente qui terrassa son amusement placide. « Revenons-en aux conditions. Non seulement tu t’y plieras, mais tu te livreras à ta tâche avec enthousiasme et délectation. Tu me feras l’amour en paroles, ainsi qu’au moyen de tous tes autres attributs. Je compte bien quitter ses lieux avec ton cœur dans ma poche, après avoir mis un de mes organes dans les tiens avec assiduité. Alors, peux-tu faire ça ? Peux-tu me promettre la réciproque ? — Non, je suis désolée. J’accepte la première condition, mais vous l’avez dit, ma réputation m’a précédée. Je ne saurai pas mentir à ce sujet, Michael. De toute manière, vous verriez bien que c’est feint. » Michael se redressa sur ses deux avant-bras épais. « Karvolt, ramène Pétunia tout de suite et mets-la directement sous moi. » Rhapsody fit volte-face lorsque le garde traîna de nouveau la petite dans la pièce. « Non, Michael, s’il vous plaît. Je vous en prie. » L’enfant se mit à sangloter, et Rhapsody resta devant le garde, s’interposant entre eux et le lit. Le garde souleva la petite du sol, et tandis qu’elle se mettait à hurler Rhapsody l’attrapa, l’arrachant à l’homme. Elle se retourna et fixa de nouveau Michael. Ses yeux brillaient d’une intensité effrayante. « Très bien, Michael. Je ferai ce que vous voudrez. Laissez-la partir. — Prouve-le-moi, Rhapsody. Prouve-moi que je peux te faire confiance. » Rhapsody jeta un regard furieux en direction des gardes, dont le sourire étincelait plus encore que la lueur tremblotante du candélabre. Elle emmena rapidement l’enfant jusqu’à la porte et la poussa dans le couloir. « Nana, appela-t-elle par-dessus la rambarde du balcon, s’il vous plaît, sortez-la d’ici et donnez-lui quelque chose à manger. » Elle adressa à la petite un sourire d’encouragement et lui désigna les escaliers, où attendaient Nana et les autres. Une fois l’enfant partie, Rhapsody soupira et retourna dans la chambre. Michael tapotait les oreillers d’un air satisfait. « Eh bien, Rhapsody, dis-moi quelque chose. » Sa voix s’était muée en un souffle chaud, érotique, menaçant. Rhapsody planta son regard dans celui de l’homme. Puis, d’une main experte, elle glissa les doigts dans sa chemise et, avec une lenteur calculée, se mit à la déboutonner. « Laissez-nous, ordonna-t-elle aux gardes. Nous voulons être seuls. » Le sourire de Michael s’élargit. « Oui, laissez-nous, renchérit-il. Cette belle jeune femme veut qu’on la laisse seule pour se consacrer au plaisir de son amant. N’est-ce pas, Rhapsody ? » Rhapsody ne baissa pas les yeux. « Oui », dit-elle en le fixant. Elle retira son corsage et le fit tomber sur le sol. Le pouls de Michael bondit et sa respiration s’accéléra. « Laissez-moi seule avec mon amant. » Aux prises avec son cauchemar, Rhapsody fronça les sourcils et se jeta violemment sur le côté. Elle se mit aussi à marmonner dans son sommeil ; Achmed, perché sur une racine plus haut, secoua Grunthor du bout du pied. Le géant remua et se réveilla sans un bruit, recouvrant sa lucidité en un millième de seconde. Il suivit des yeux la direction du regard d’Achmed et vit la jeune femme, les yeux fermés, jurer à voix basse. Puis commencèrent les gémissements, et son corps se débattit, se balançant d’avant en arrière pour essayer de se libérer de la corde qui la retenait à la racine. Grunthor s’empara d’une longue liane et descendit en rappel jusqu’à la jeune femme, qui transpirait et pleurait à chaudes larmes. Elle continua de se débattre pour se libérer, et à la seconde même où Grunthor allait l’attraper, y parvint. Rhapsody s’enfonça dans les ténèbres ; elle se réveilla brusquement pour voir le décor obscur défiler à toute allure. Pantelante, elle essaya désespérément de se raccrocher à la racine, le long de laquelle elle sentit ses mains se brûler et se déchirer. Une main gigantesque la saisit par la taille et la tira d’un coup brutal vers le haut, la laissant désorientée. « Dites donc, Votre Altesse, on essayait de tomber dans les bras d’quelqu’un d’autre, ou quoi ? » Rhapsody se débattit pour saisir une prise, puis retrouva ses repères et constata qu’elle était debout contre la poitrine de Grunthor, dont la main démesurée était fermement arrimée autour de son torse. Elle se pencha légèrement en arrière pour le regarder. Les traits effroyables du géant s’illuminèrent d’un large sourire. « Merci », haleta-t-elle, fronçant les sourcils. Elle scruta du regard le tunnel plongeant dans les ténèbres infinies, puis releva la tête vers lui. « Merci beaucoup. — Tout le plaisir est pour moi, ma belle. Si je peux me permettre, je suggère que vous dormiez entre nous, hein ? — Mauvaise idée, lança la voix venue du dessus. Tu ne peux pas être certain qu’un corps qui tombe, même aussi petit, ne te prendrait pas par surprise et ne te déséquilibrerait pas toi aussi, Grunthor. — Il a raison, mam’zelle, désolé, dit Grunthor, regardant Rhapsody avec ce qu’elle aurait juré être de la compassion. — Je comprends », répondit-elle en reprenant prise sur le tronc. Elle se mit à l’escalader de nouveau, mais ses pieds dérapèrent sur le dépôt gluant dont était revêtue la racine. La main de Grunthor bondit pour la stabiliser une nouvelle fois. « Allez, mam’zelle, venez là-haut », dit-il en la soulevant sans peine vers lui. Il la porta comme une enfant jusqu’à son perchoir puis s’étendit là, interposant son corps à l’horizontale entre le tronc de la racine et ses branches secondaires. Il l’attira doucement contre lui et passa un bras gigantesque autour d’elle. « Pourquoi vous dormiriez pas là, Votre Altesse ? demanda-t-il en lui tapotant la tête d’une main maladroite. Je vous protège, ma belle. » Rhapsody inspecta du regard le visage monstrueux, et décida qu’elle y voyait plus de gentillesse que d’appétit. En dépit de son effroyable apparence, et des choses plus effroyables encore dont elle le savait capable, il s’était montré bon pour elle. Elle pouvait lui faire confiance, au moins. « Merci, dit-elle d’une voix douce, en lui adressant un sourire timide. C’est ce que je vais faire. » Elle posa la tête contre sa poitrine et ferma les yeux. Grunthor frissonna. « Oooooh. Prenez garde à ce sourire, m’sieur. C’est un sourire qui tue. — Merci pour le conseil, répondit la voix au-dessus. Mais je pense que je vais m’en tirer. » 10 « JE VOIS UNE BRÈCHE DANS LE TUNNEL. » Rhapsody et Grunthor se réveillèrent au son de la voix étrange répercutée par les parois du tunnel. En général la terre absorbait tout bruit, aussi cet écho les prit-il par surprise. Rhapsody se redressa et s’assit, ses cheveux éparpillés sur le large torse du sergent firbolg dont elle s’était servie comme d’un matelas. Grunthor leva les yeux. Plus haut, à peine visible, il distingua un imperceptible changement dans la lueur rouge, comme s’il y avait un espace dégagé au-dessus. Il approuva d’un hochement de tête. « Très bien, dépêchons-nous d’y aller », dit-il en aidant Rhapsody à remonter sur la racine au-dessus de lui. Ils reprirent leur ascension. Rhapsody avait l’impression que leur progression était moins difficile, maintenant que la fin se profilait à l’horizon. Elle trouva un second souffle dans ses muscles et des prises plus sûres sous ses pieds rien qu’à l’idée de regagner la surface. Elle avait veillé à refréner toute idée de fuite tant qu’elle grimpait dans les ténèbres infinies. Elle ne faisait qu’engendrer panique et frustration, et elle abandonnait tout espoir, son courage anéanti. Même en cet instant, elle ne lâcha pas la bride à l’excitation. Ce qui se révéla d’une grande sagesse. Même en escaladant aussi longtemps qu’ils le purent sans s’arrêter, la brèche ne semblait pas s’être rapprochée. Ils établirent leur campement, comme ils en avaient l’habitude dès lors qu’ils avaient épuisé leurs dernières forces, et se distribuèrent au compte-gouttes les restes des vivres que portait Achmed. Tout en avalant les haricots secs et les morceaux de racine de Sagia qu’Achmed avait récoltés, les faisant passer avec un gobelet de l’eau coulant d’une minuscule pousse semblable à des cheveux, Rhapsody sentit un abattement terrible l’envahir. Elle avait réussi à ne plus penser à son rêve de la nuit précédente, distraite par la perspective de l’issue et réconfortée à l’idée que désormais Michael ne la retrouverait jamais. Malgré elle, son esprit se remit à vagabonder et revécut cet ignoble souvenir. Le plus dérangeant dans le comportement de Michael pendant ces deux semaines de cauchemar n’avait pas été sa profonde dépravation mais sa redoutable imprévisibilité. Il lui arrivait de la garder enfermée pendant des jours, sans jamais la laisser sortir, réclamant une attention de tous les instants. Puis, sans raison apparente, il la traînait jusqu’à la salle à manger et la prenait sur la table du petit déjeuner, au milieu des couverts et sous le regard médusé de ses lieutenants, qui n’avaient d’autre choix que de regarder ou de détourner les yeux pendant que leur repas se solidifiait dans leurs assiettes. Parfois la jalousie le dévorait. Elle l’avait vu faire couler le sang d’un de ses hommes qui avait eu l’outrecuidance de poser les yeux sur elle. D’autres fois il la forçait à satisfaire autant d’hommes qu’il pouvait en trouver, un par un. Elle avait voulu mourir, mais la mort s’était refusée à elle, et elle n’avait tiré de réconfort qu’à l’idée que la petite au moins était saine et sauve. Le jour où il avait dû partir avait fini par arriver. Rhapsody était restée debout là, à le regarder seller son cheval. Pour une fois, il était d’humeur joviale. Il arborait un large sourire lorsqu’il lui prit le visage entre ses mains et l’embrassa avec grand soin en guise d’adieu. « Eh bien, Rhapsody, ce fut merveilleux de te revoir. Je suis très impatient que cette mission se termine. Vais-je te manquer ? — Bien sûr », avait-elle répondu. Les mensonges ne l’étranglaient même plus. « Brave petite. Très bien, Karvolt, va chercher Pétunia et partons d’ici, veux-tu ? » Rhapsody avait senti l’onde de choc la parcourir. « Quoi ? Non, Michael, elle est à moi. C’était notre marché. — À toi ? Ne sois pas ridicule. J’ai promis à son cher père, juste après l’avoir proprement décapité, que je prendrais soin d’elle en personne. Tu n’espères quand même pas que je vais trahir ma parole, n’est-ce pas ? » Elle avait entendu des hurlements à l’intérieur de la maison, et Karvolt en était sorti, portant la petite. Rhapsody s’était mise à paniquer. Elle savait que Michael avait sans doute eu l’intention dès le départ d’abuser d’elle sous les termes de cet accord, et ensuite de rompre sa promesse. Mais cette perspective était insupportable. Il souriait jusqu’aux oreilles à la vue des larmes qui dévalaient les joues de la jeune femme, tandis qu’il l’empêchait de s’emparer de l’enfant. Finalement, malgré ses efforts de volonté, elle se mit à sangloter. « Je vous en prie, Michael, non. Ne rompez pas votre promesse. Donnez-la-moi. Je vous en supplie. — Pourquoi ferais-je une chose pareille, ma chère ? Je viens de passer les deux semaines les plus satisfaisantes de toute mon existence. En fait je pense qu’en comptant tout le plaisir que j’ai connu jusqu’ici, je serais encore loin du compte. Mais je me suis habitué à un entraînement sexuel régulier. Quelqu’un doit me satisfaire. Pétunia me servira temporairement de substitut. » Alors qu’il se détournait, Rhapsody l’attrapa par le bras. « Alors prenez-moi, Michael. Laissez cette petite. » Elle savait ce que signifiaient ses dernières paroles ; l’enfant était quantité négligeable. Il la torturerait, puis la tuerait. Le visage de Michael se mit à rayonner de triomphe. « Comme c’est touchant. Qui dirait que c’est la même qui s’est refusée à moi devant mes hommes, il y a deux semaines à peine ? J’imagine que mon attention a suffi à te faire changer d’avis, n’est-ce pas, chérie ? — Oui. » Rhapsody mesura avec amertume combien il disait vrai. Beaucoup de choses auxquelles elle croyait avaient péri dans cet intervalle. « Eh bien, tu sais quoi ? Je suis encore meilleur que je le croyais. Je suis désolé, Rhapsody, mais je ne peux t’aider. Je doute que tu m’attendes, aussi ne serait-il pas raisonnable que je t’attende moi non plus. En selle, Karvolt. » Il fît mine de partir. Dans un dernier élan de désespoir, Rhapsody l’attira contre elle et l’embrassa. Elle sentit son cœur s’accélérer alors que se dissipait l’effet de surprise, et il se mit à la peloter avec enthousiasme. Elle le serra aussi près qu’elle réussit à le supporter et lui chuchota à l’oreille : « S’il vous plaît, Michael. Vous feriez une chose pareille à une femme qui vous a aimé ? » Elle savait qu’il prendrait ces mots tels qu’elle le voulait, même si pour elle ils n’avaient aucun sens. C’était là une question purement rhétorique. Michael la repoussa et la regarda dans les yeux. « Tu m’aimes ? Toi, Rhapsody ? Jure-le, et je te laisserai l’enfant. » Derrière lui, elle voyait Karvolt la considérer avec intérêt du haut de sa selle, la petite hurlant attachée derrière lui. « Faites-la d’abord descendre, et rendez-la à Nana, et je jurerai. — Il faudra que ce soit là un serment sincère, Rhapsody. Je n’ai pas l’intention qu’on joue avec moi. — Ce sera le cas, je le jure. » Michael se dirigea vers Karvolt, détacha la petite fille, la tira à terre et la mena jusqu’à Nana, qui se précipita à l’intérieur avec elle. Michael les regarda s’éloigner et, lorsqu’elles eurent disparu, il se tourna de nouveau vers Rhapsody. « Très bien, ma chère, que voulais-tu me dire ? » Rhapsody inspira profondément. « Je jure, par l’Étoile, que mon cœur n’aimera aucun autre homme jusqu’à la fin de ce monde. Voilà. Est-ce que ça vous suffit, Michael ? » Son sourire de victoire donna la nausée à la jeune femme. Michael se baissa et l’embrassa doucement. « Oui, dit-il calmement. Je t’aime aussi, et il n’y aura personne d’autre dans mon cœur non plus. Dans mon lit, peut-être, mais pas dans mon cœur. Je reviendrai te chercher, Rhapsody, et à mon retour nous serons ensemble pour toujours. » Elle hocha la tête d’un air hébété, sachant que ce qu’elle venait de lui laisser avait moins de valeur qu’il le croyait. Elle n’avait pas de cœur à sacrifier, cependant. Elle l’avait abandonné longtemps auparavant, et il était mort avec celui qui l’avait pris. Les bras serrés autour de la taille, Rhapsody regarda le contingent s’éloigner, le sourire éclatant de Michael scintillant dans la lumière du soleil, tandis qu’il lui faisait signe de la main. Elle attendit qu’ils aient disparu, puis se réfugia derrière les buissons et vomit. « La vermine. » Rhapsody se redressa, sous le choc. Achmed avait dû lire dans ses pensées. C’est exactement ce que je ressens, se dit-elle avec regret. Puis elle suivit des yeux la direction qu’il indiquait du doigt et réprima un cri. Depuis la racine au-dessus d’eux se déversait un mur de formes pâles qui se tortillaient, plus grosses que son avant-bras, attirées par la chaleur qu’ils dégageaient tous trois. Tremblante, Rhapsody porta la main à sa dague. La lame ne mesurait pas plus de quinze centimètres, avec une poignée moitié moins longue. Ces larves étaient au moins trois fois plus grosses, ce qui signifiait que, même si elle les attaquait, elles seraient sur elle. Soudain une main la saisissant brutalement par la taille lui coupa le souffle. Grunthor l’arracha à la racine et la fit descendre sur une excroissance derrière lui. Puis il remonta un peu plus haut et dégotta une large crevasse où se percher. Rhapsody suivit son exemple, repérant un entrelacs de fines racines sur lequel se mettre à l’abri. Au-dessus d’elle elle entendait les disques métalliques du cwellan d’Achmed trancher l’air. Elle pria pour que les projectiles atteignent leurs cibles, sans quoi ils leur tomberaient dessus, à Grunthor et à elle. « Dégaine », lança-t-il à Grunthor en guise d’avertissement. La vermine s’était rapprochée à une vitesse étonnante, glissant le long de la racine sur chaque irrégularité sans en être une seconde retardée. Les créatures déferlèrent sur lui, au point de recouvrir sa robe. Ses mains tailladaient, à la vitesse de la lumière, avec une lame qu’elle ne voyait pas. Les corps se mirent à tomber ; certains l’effleurèrent alors qu’ils plongeaient dans le tunnel noir comme un four. Les larves avaient la couleur de la racine, en plus pâle. Leur corps était zébré de veinules violettes, couleur également de leur tête gorgée de sang. L’une d’elles lui atterrit sur la tête, et se mit à lui mordre le cuir chevelu de ses petites dents pointues, alignées sur plusieurs rangées dans sa gueule. Elle fit son possible pour s’empêcher de hurler. Grunthor avait sorti une énorme épée, étroite et longue, au bout pointu, de laquelle il faisait voler des dizaines de cadavres de la racine au-dessus de lui, faisant pleuvoir une véritable averse de corps se tortillant. Avec l’adresse née et nourrie de la vie dans les rues d’Easton, Rhapsody prit rapidement le coup pour éviter les larves qui tombaient et dirigea son attention sur les limaces qui avaient contourné Grunthor et qui descendaient désormais le long de la racine, droit sur elle. Il y en avait des dizaines. Elle évalua en un instant que, si autant parvenaient jusqu’à elle, les hommes plus haut devaient en affronter des centaines, sinon des milliers. Entre deux moulinets sauvages dans la marée de parasites, Grunthor lui lança un regard. « Eh, vous pouvez pas vous battre avec un truc si petit », dit-il en balançant un coup de pied dans un énorme paquet de chair grouillante, près de lui sur la racine. Rhapsody eut à peine le temps de s’écarter pour éviter les larves qui dégringolaient. « Prenez une de mes longues lames. » Il se pencha légèrement pour permettre à la jeune femme d’attraper l’une des nombreuses poignées qui jaillissaient de son carcan. Rhapsody secoua la tête, s’attaquant aux deux vers qui grimpaient sur la racine à hauteur de sa tête. « Je ne sais me servir de rien d’autre que d’une dague », dit-elle en les décapitant et poussant leurs corps dans le vide de deux coups de couteau. Une troisième larve lui planta ses crocs dans le haut du bras, lui arrachant un cri de surprise. Elle se secoua violemment pour essayer de la déloger. « Tournez-vous », ordonna Grunthor. Rhapsody obéit. Le géant bolg se pencha en arrière et allongea le bras vers le bas, empalant la larve au bout de son épée. Il la projeta violemment loin d’elle d’une torsion du poignet, et elle poussa de nouveau un cri, tandis que l’insecte emportait dans le gouffre un morceau de sa chair. « Après ça, il faudra qu’on vous donne une ou deux leçons, mam’zelle, suggéra-t-il en se concentrant de nouveau sur les larves qui l’assaillaient. — Si j’en réchappe, marmonna-t-elle en repoussant la fournée suivante. — Toutes les miennes sont mortes », annonça la voix d’Achmed au-dessus d’eux. Il se retourna et descendit en rappel jusqu’à la racine sur laquelle Grunthor était perché. « Moi j’ai eu que ce p’tit carré de salopards. Aidez Son Altesse, dit Grunthor en poignardant une dernière escouade, au-dessus de lui. — Allongez-vous », ordonna Achmed. Rhapsody s’exécuta en prenant appui contre la racine, écrabouillant une larve contre sa poitrine. Elle ferma les yeux tandis que les disques du cwellan filaient au-dessus d’elle, découpant la vermine en tranches. « Vous pouvez les ouvrir, maintenant », dit la voix légère et râpeuse comme du sable. Elle obéit, et sursauta à la vue de ce visage qui la regardait d’en haut, dans le noir. Cela faisait très longtemps qu’elle n’avait plus vu le visage d’Achmed. Il voyageait en général en tête, tandis qu’elle fermait la marche, aussi avait-elle oublié combien ce visage était saisissant, surtout dans l’obscurité. « Merci », chuchota-t-elle d’une voix enrouée de vieille bique. Puis elle remarqua les avant-bras de l’homme. « Vous saignez. » Achmed ne regarda pas même la blessure. « J’imagine, oui. » Il leva les yeux vers Grunthor. Le sergent hocha la tête. Achmed entreprit d’escalader de nouveau la racine pour reprendre sa position de tête. « Eh bien, laissez-moi au moins soigner ça avant que vous repartiez. Qui sait, il y a peut-être une sorte de venin. » Elle parlait de manière posée, sa voix démentant le martèlement frénétique de son cœur, tandis qu’elle prenait soudain conscience de la réalité de cette attaque. Rhapsody avait toujours constaté qu’en situation de grand danger, elle savait réagir avec calme, presque avec détachement, jusqu’à la disparition du danger en question. Ce n’était qu’après qu’apparaissaient les symptômes de la panique. « Je m’en remettrai », répondit l’homme en cape. Grunthor secoua la tête. « Elle a peut-être raison, m’sieur. Qui sait d’où ils venaient, ces vers-là. P’t-être bien des serviteurs de notre petit ami. » Achmed eut l’air d’y réfléchir un instant, puis se laissa glisser sur la racine jusqu’à se retrouver de nouveau en face d’elle, sur sa saillie. « D’accord, mais n’y passez pas une éternité. — Vous êtes en retard à un rendez-vous ? » répliqua Rhapsody en ouvrant son sac, dont elle sortit son outre. Elle attrapa avec douceur l’avant-bras d’Achmed et le fît pivoter entre ses mains. La blessure, profonde, saignait abondamment. Quand elle versa un peu d’eau dessus, elle le sentit se raidir mais n’observa aucune réaction sur son visage. Grunthor se rapprocha pour la regarder ouvrir une fiole dont le contenu dégageait une forte odeur astringente d’épices et de vinaigre. Rhapsody imprégna un mouchoir propre de cette mixture à base d’hamamélis et de thym et l’appliqua directement sur la plaie, qu’elle enveloppa d’un voile de laine. Achmed se tordit pour se dégager. « Ne bougez pas, le gronda-t-elle. C’est la première fois que je fais ça. — Eh bien, voilà qui est rassurant. » Il grimaça lorsque le liquide nauséabond du pansement se mit à infiltrer la plaie. Une sensation de brûlure monta de sous la peau. « J’espère que vous savez que je n’ai pas besoin de mes deux mains pour vous tuer, si votre intention était de me priver de l’une d’elles. » Rhapsody leva la tête vers lui et sourit. Elle était couverte d’ecchymoses et de sang, mais ses yeux scintillaient dans le noir. Elle commençait à prendre goût à son humour, et malgré lui, Achmed ressentit un petit pincement intérieur. Grunthor avait raison : elle avait un sourire puissant. Il en prit bonne note. Elle retourna à son travail, fredonnant un air qui lui fît bourdonner les oreilles. Il imaginait cette légère vibration répercutée sur son poignet blessé, qui ne brûlait plus. « Arrêtez ce bruit, ordonna-t-il sèchement. Vous me faites siffler les oreilles. » Elle éclata de rire. « Ça ne marchera pas, si j’arrête, c’est la partie la plus importante. C’est un chant de guérison. » Achmed l’inspecta du regard tandis qu’elle continuait de fredonner, et au bout d’un moment, le petit air se transforma en chant. Elle chantait dans une langue qu’il ne reconnut pas. « Oh, comme c’est joli, dit Grunthor derrière elle. Eh bien, m’sieur, si on trouve pas d’emploi en sortant de ce trou puant, peut-être que Son Altesse ici présente pourra nous apprendre un ou deux airs et qu’on pourra courir les chemins, on ferait une sacrée bande de troubadours. Je vois ça d’ici : le Cirque Ambulant du Docteur “Uchmed” le Serpent. — Très bonne idée, commenta Rhapsody lorsqu’elle eut terminé sa chanson. Laissez-moi deviner : vous avez une voix de ténor, Achmed. » Elle ne reçut pour toute réponse qu’un regard maussade. Elle retira le pansement à gestes lents. « Vous savez, vous devriez tous les deux faire preuve de plus de respect à l’égard de la musique. Elle peut être une arme très puissante, et tout un tas d’autres choses, selon vos besoins. — C’est vrai, quand je chante, j’suis très doué pour infliger la douleur. Du moins c’est c’que disaient mes hommes. » Le sourire de Rhapsody s’élargit. « Allez-y, moquez-vous tant que vous voudrez. Mais la musique sous une forme ou sous une autre est probablement ce qui nous sortira de cet endroit. — Bien sûr : si vous m’agacez trop avec vos chansons, je me servirai de votre corps comme vrille pour percer les murs. » Elle éclata de rire. « La musique n’est rien d’autre qu’une série de cartes des vibrations qui composent le monde. Si vous possédez la bonne carte, elle vous emmènera partout où vous voudrez aller. Voilà. » Elle relâcha le bras encore bandé d’Achmed et ouvrit son sac, d’où elle sortit un bourgeon desséché. « Vous vous souvenez de ça ? Vous avez cru que c’était un tour, mais c’est parce que vous ne comprenez pas comment ça marche. Même maintenant, après tout ce temps, il peut redevenir comme neuf. » Elle ignora le regard sarcastique qu’ils échangèrent, et déposa le bouton dans la paume d’Achmed. Elle se mit à chanter doucement son nom, et recommença à dérouler le bandage en attendant sa réaction avec un certain amusement. Grunthor se pencha par-dessus son épaule et regarda les pétales se gonfler d’humidité et se défriper, reprenant leur taille initiale. Même dans ce tunnel à l’odeur âcre, le parfum léger de la primevère était perceptible, par-dessus la puanteur de l’eau stagnante et la sueur de leur corps. « Mais ça ne marche qu’avec les fleurs ? — Non, ça marche avec tout. » Elle finit d’enlever le bandage et inspecta son travail. La blessure s’était refermée, et avait presque disparu. Ce qui quelques minutes plus tôt était encore une entaille profonde et déchiquetée n’était plus qu’une fine ligne de peau rose en relief, et au bout de quelques instants, même cette ligne disparut à son tour, rendant au Dhracien son bras tel qu’il était avant le combat. Même Achmed en eut l’air quelque peu impressionné. « Comment ça fonctionne ? — Ça fait partie des dons du Baptistrel. Il n’y a ni objet, ni concept, ni loi aussi puissante que le nom véritable d’une chose donnée. Notre identité est intimement liée à ce nom. C’est l’essence de ce que nous sommes, notre histoire individuelle, et parfois il peut nous rendre à notre vraie nature, peu importe combien on a été changé. » Achmed lui adressa un regard amer. « Voilà qui doit être bien pratique, dans votre branche – combien de fois avez-vous vendu votre virginité ? Est-ce qu’elle rapporte plus à chaque fois ? » Il la vit grimacer et ressentit un tiraillement de regret. Il n’aimait pas sa propre réaction, aussi sa voix se teinta-t-elle de sarcasme. « Oh, je suis vraiment désolé. Je vous ai offensée ? — Non, répondit-elle d’un ton brusque. Il y a peu de choses que vous puissiez dire que je n’aie pas déjà entendues. Je suis habituée aux hommes qui se conduisent comme des crétins. — Hé ! fit Grunthor, feignant d’être outré. Attention, joli cœur. Ça fait longtemps que j’ai pas fait un repas décent. — Autre exemple, dit-elle d’un ton patient. Voyez-vous, les hommes ont le dessus en termes de taille et de force physique, et beaucoup d’entre eux ont peu de scrupules à l’utiliser lorsqu’ils sentent qu’ils ne peuvent gagner par l’intelligence. D’après vous, qui a eu le premier l’idée de la prostitution ? Les femmes ? Vous croyez que nous aimons ça, de nous faire dégrader tous les jours ? Je trouve ça très ironique. C’est un service très demandé, et dans lequel s’engagent peu de femmes qui n’y soient pas contraintes. » Elle tamponna ses propres blessures et morsures de vermine d’un peu de tonique, puis tendit la fiole à Grunthor, qui secoua la tête. « Ce sont les hommes qui le veulent, poursuivit-elle. Ils se donnent parfois beaucoup de mal pour l’obtenir, puis ils se détournent des femmes et les insultent, ces femmes qui servent d’exutoire à leur besoin irrépressible. Puis les hommes se comportent comme si ces femmes devaient avoir honte de leurs actions, alors que l’idée venait d’eux. Voilà ce que je ne peux tolérer. » Tout le monde peut comprendre que quelqu’un qui a faim ait recours au vol pour nourrir sa famille, mais une femme forcée de s’engager dans cette profession par la même menace, ou par la violence, se retrouve moins que rien. Peu importe l’homme qui profite de ce service. Il n’a rien à regretter, et en général c’est même lui qui attend d’elle qu’elle considère ce mépris et ces sarcasmes comme mérités. Alors moi je dis que vous pouvez tous courir. Je vais rester célibataire. — C’est ça, gloussa Grunthor. Une petite affaire par-ci, une petite affaire par-là… » Rhapsody lâcha un mot, et le géant ravala le reste de son commentaire concupiscent. Ses lèvres bougeaient toujours, mais aucun son n’en sortit pendant quelques instants. Ses yeux s’arrondirent de surprise, et il se tourna vers Achmed. L’homme se pencha vers Rhapsody et l’attrapa fermement par le col. « Que lui avez-vous fait ? Quel que soit ce sort que vous lui avez jeté, faites-le disparaître tout de suite. » Rhapsody ne cilla pas. « Il n’y a aucun sort. Il peut parler, s’il le souhaite. — J’en doute… oh, ben si, je peux parler. Désolé, mam’zelle, je voulais pas être grossier. — Il n’y a pas de mal. Comme je vous l’ai expliqué, il ne reste pas grand-chose que vous puissiez dire que je n’aie pas déjà entendu. — Eh bien, personne ici ne vous jugera. Nous avons pour philosophie “vivre et laisser vivre”, n’est-ce pas Grunthor ? » L’intéressé poussa une sorte de petit hennissement et hocha la tête. « Pour sûr, mam’zelle, vivre et laisser vivre. Ou peut-être que “tuer et manger” serait plus vrai. Faut pas oublier que je suis sergent-major de métier. Je tue et je mange les gens pour mon travail. Enfin, je les tue. La partie “je les mange” c’est un petit à-côté, je dirais. » Rhapsody acquiesça et se mit à replier les bandages. « Alors comment avez-vous fait pour lui retirer sa voix, sinon par un sort ? — J’ai prononcé le nom du silence, et il est venu, en tout cas l’espace d’un instant. C’était la chose la plus puissante dans ce… cet endroit, parce qu’il était en présence de son nom. Comment va votre poignet ? — Bien. Merci. — Je vous en prie. — Ça me fend le cœur de mettre fin aux roucoulades, mais faudrait qu’on reparte, pas vrai ? — Tu as raison, dit Achmed en se relevant et en balayant la vermine morte qui restait autour d’eux. Je suis bientôt à court de disques. Il va falloir en faire le meilleur usage possible, à partir de maintenant, si la vermine revient. » Rhapsody frissonna tandis que les carcasses pleuvaient autour d’elle, se couvrant la tête pour les empêcher de se coller dans ses cheveux. Elle remballa la fleur et les plantes médicinales, et suivit Achmed tandis qu’il remontait sur la racine, et reprenait cette interminable ascension vers nulle part. 11 Tu es la terre du sol que je piétine, Tu es l’écume de l’étang sous mes pieds, Essaie seulement de désobéir, vermine, Et je te ferai goûter le fer de mon épée. C’est un crime de mépriser le sergent, Peu importe ce qu’il pense de toi, Veille à ne pas faire la langue de serpent, Ou bien tu finiras en ragoût, crois-moi. RHAPSODY S’AUTORISA UN PETIT SOURIRE lorsque la voix de basse de Grunthor s’éteignit, au-dessous d’elle. De toute évidence, ses troupes lui manquaient, bien qu’il n’eût pas beaucoup expliqué qui étaient ces hommes, ou ce qui leur était arrivé. Ces cadences militaires l’aidaient à passer le temps, et offraient à Rhapsody un point de vue neuf sur la vie de caserne à la bolg. Et surtout, elles lui faisaient apprécier le fait de ne pas être inscrite au menu du géant. Un petit fourré de racines lui offrit un peu de répit et elle décida de s’y reposer, dans l’espoir de se réchauffer. Tandis qu’elle se frottait furieusement les mains le long des bras, Rhapsody tenta de calmer les battements de son cœur, qui tambourinait d’impatience. La nausée qu’elle éprouvait à l’idée de toutes les déceptions qu’ils avaient déjà essuyées ne réussit cependant pas à anéantir l’espoir qui lui montait dans la gorge. Enfin, après un temps considérable, ils avaient atteint la brèche du tunnel. Au-dessus d’eux, dans le noir, s’arrondissait un vaste plafond, trop loin pour en distinguer le point culminant, au sommet duquel Rhapsody espérait qu’ils apercevraient bientôt le ciel. Peut-être fait-il noir, dehors, se dit-elle, mais au creux de son estomac elle savait qu’ils avançaient dans cette direction depuis bien plus d’une nuit, et donc que le jour aurait déjà dû s’être levé. « Attendez ici », leur ordonna Achmed en approchant de l’ouverture. Grunthor s’immobilisa et attendit, tandis que la silhouette en cape noire escaladait le segment de racine restant, qui allait en s’épaississant. En remontant vers la faille, la racine pivotante s’élargit de manière spectaculaire, et en voir les bords latéraux devint impossible. Grunthor et Rhapsody regardèrent Achmed disparaître hors de leur vue tandis qu’il gravissait l’énorme tronc au-dessus d’eux et s’enfonçait dans l’obscurité. Rhapsody profita de ce répit pour observer Grunthor. Au cours de leur interminable périple, elle s’était vraiment attachée à lui, et aussi à son insupportable camarade, elle devait bien l’admettre – même si elle ne lui avait pas encore pardonné ses actions ou identifié ses motivations. À présent qu’ils semblaient proches de la fin, elle se faisait la réflexion que le géant bolg était plus humain que bien des hommes qu’elle avait rencontrés, et n’était pas du tout le monstre qu’on lui décrivait dans ses histoires d’enfants. « Grunthor ? » Le sergent aux yeux d’ambre tourna la tête vers elle. « Oui, mam’zelle ? — Au cas où je n’aurais pas l’occasion de vous remercier une fois que nous serons sortis, je voulais que vous sachiez combien j’ai apprécié votre gentillesse, en dépit… euh… de la façon dont nous nous sommes retrouvés en contact. » Grunthor releva la tête dans la direction où avait disparu Achmed et sourit. « Y a pas d’quoi, duchesse. — Et je vous prie de m’excuser, si je vous ai heurtés de quelque manière, dans la prairie, au début, quand j’ai employé le terme de “monstres”, pour parler des Firbolgs. » Le sourire de Grunthor s’élargit. « Eh bien, voilà qui est très gentil à vous, Votre Altesse, mais j’suis plutôt costaud, alors je m’étais pas offusqué de la chose. Et vous êtes pas mal non plus, vous savez, pour une p’tite Lirin-glace. Pourtant c’est ceux qui ont le plus mauvais goût. » Rhapsody éclata de rire. « Et quels genres de Lirins vous avez connus, en dehors des Liringlas ? — Oh, tous les genres. J’ai vu des Lirins des villes, des Lirins qui vivent dans les montagnes noires, et des Lirins de la mer aussi. Ils se ressemblent tous, vous savez, tous des p’tits salopiots tout anguleux, tout maigrichons, avec des têtes toutes pointues et des grands yeux. Mais ils existent en différentes couleurs, vous m’direz. Vous êtes pas une pur-sang, si ? » Elle secoua la tête. « Non, à moitié seulement. Chez les Lirins, j’imagine que je suis une sorte de bâtard. — Eh bien, ces corniauds-là font les meilleurs chiens, comme on dit, mam’zelle. Vous en faites pas. Côté physique c’est plus avantageux, il me semble. Vous êtes une jolie p’tite chose, pour une Lirin, pas si maigre et pas si fragile. — Merci. » Elle sourit de ce compliment incongru. « Vous êtes le Firbolg le plus gentil que j’aie rencontré, mais vous noterez que je n’en ai rencontré qu’un. — Deux. » La voix surgie de la racine au-dessus d’elle la prit une fois de plus au dépourvu. Achmed était de retour. « Non, je n’en ai rencontré aucun, à part Grunthor. » L’expression d’Achmed se transforma en un rictus plutôt railleur. « Eh bien, loin de moi l’idée de corriger les faits de la Grande Omnisciente, mais vous en avez rencontré deux. » Rhapsody eut soudain l’air décontenancée. « Vous voulez dire que vous êtes aussi un Firbolg ? — Peut-être bien qu’on ne devrait pas la manger, finalement, Grunthor. Elle semble montrer une étincelle d’intelligence. » Le géant feignit d’être déçu. Le regard de Rhapsody passa de l’un à l’autre de ses compagnons, si différents. Grunthor mesurait au moins trente centimètres de plus qu’Achmed, et là où le géant était large et musclé, avec des bras massifs et des mains terminées par des griffes, Achmed (d’après ce qu’elle pouvait en voir sous sa cape) était maigre et plus fluet, avec des mains osseuses, humaines. Elle se tourna vers le géant. « Vous êtes un Firbolg pur-sang ? — Nan. » L’homme en cape grogna. « Vous pensiez être la seule sang-mêlé de ce monde ? » Le rouge monta aux joues de Rhapsody, visible malgré la pénombre. « Bien sûr que non. J’ai juste cru que Grunthor était firbolg. — Grunthor est à demi bengard. » Rhapsody hocha la tête. La race bengarde était une tribu peu connue, supposée originaire d’un désert lointain. On les disait monstrueusement grands, et recouverts d’une peau ressemblant à celle d’un serpent. Elle connaissait quelques-unes de leurs traditions, mais peu de leurs chansons. « Et vous ? » Les deux hommes se regardèrent un moment, puis Achmed répondit. « Je suis moitié dhracien. Comme vous le voyez, nous sommes tous des bâtards. On peut repartir, maintenant ? » Elle n’avait jamais entendu parler de la race qu’il venait de mentionner, mais elle voyageait depuis assez longtemps avec eux pour savoir quand il valait mieux ne pas poser de questions. « Certainement, répondit-elle. Je ne tiens pas à rester ici plus que nécessaire. » Elle se leva, s’étirant pour détendre la crampe qu’elle avait dans la jambe, puis s’assura qu’elle avait bien toutes ses affaires et suivit de nouveau les deux Bolgs qui reprenaient leur ascension. « Voilà, mam’zelle, donnez-moi vot’ main et je vais vous tirer jusque-là. » Rhapsody attrapa avec gratitude la patte massive et laissa Grunthor la hisser de la corniche de la racine jusqu’à l’ouverture dans laquelle il se tenait. Contre toute attente elle ferma les yeux et pria pour découvrir les ténèbres de l’air nocturne, sous le firmament étincelant, tout constellé d’étoiles. Lorsqu’elle les rouvrit, tout ce qu’elle vit au-dessus d’elle, c’est le noir, un néant qui s’étendait à perte de vue. Une vision remarquable l’attendait devant elle. Le sol sous ses pieds, quoique aussi pâle que la racine sur laquelle ils avaient cheminé, pulsait d’une lueur fébrile et bourdonnante qu’elle ressentait derrière les yeux et à travers tout son être. Si la racine aperçue à la surface de Sagia avait été éclipsée par la grosseur de celle sur laquelle ils avaient voyagé, celles qu’ils avaient maintenant sous les yeux renvoyaient cette dernière au rang de brindille. Grunthor poussa un petit sifflement. Le sol luminescent qui s’étendait à perte de vue dépassait en largeur le fleuve puissant qui coupait en deux l’île de Serendair. Cette route colossale bifurquait en de nombreuses directions, et chaque embranchement était traversé par un réseau de racines et de radix qui pendaient et jaillissaient de l’artère principale. Rhapsody lutta pour contenir sa déception. « Par les dieux, qu’est-ce que c’est que ça ? — C’est la ligne principale, la Racine véritable. Ce qu’on a escaladé jusqu’ici n’était qu’une malheureuse racine secondaire, celle qui reliait sans doute Sagia à l’Axis Mundi. Vous n’avez quand même pas cru qu’on était arrivé ? On vient à peine de commencer. » Dans un effort extraordinaire, elle ravala les larmes qu’elle s’interdisait de verser. « Je ne peux pas aller plus loin », dit-elle dans un murmure. La silhouette en cape noire la prit par les épaules et la secoua légèrement. « Écoutez ! Vous n’entendez pas la musique autour de vous ? Comment une Barde, une Baptistrelle, surtout lirin, peut-elle ne pas être fascinée par la musique de cet endroit ? Même moi je l’entends, je la sens sous ma peau. Écoutez. » Par-dessus les battements de son cœur noyé de chagrin, Rhapsody entendit le bourdonnement, cette gigantesque vibration qui modulait dans la grotte infinie tout autour d’eux. Contre son gré, elle ferma les yeux et s’en abreuva. C’était une sonorité riche, pleine de sagesse et de puissance, semblable à aucune autre dans son souvenir. Achmed disait vrai, même si elle détestait l’admettre. Il y avait là quelque chose de magique, quelque chose d’unique dans le monde entier, une mélodie au rythme lent, changeant de tonalité de manière infinitésimale, pressée par nul besoin de suivre une cadence quelconque. C’était la voix de la Terre, tout droit venue de son âme. Rhapsody laissa la musique déferler en elle, laver la douleur et la colère, panser les blessures de son combat avec la vermine. Elle accorda sa propre note, cet air qui était son nom véritable, à la voix de la Racine, comme elle s’était accordée à celle de Sagia, et elle sentit son pouvoir la pénétrer. Un instant plus tard, lorsqu’elle ouvrit les yeux, elle trouva les hommes en pleine conversation, désignant tour à tour les différents embranchements qui partaient en tous sens, comme s’ils essayaient de choisir la voie à suivre. Achmed finit par se tourner vers elle. « Bon, vous avez terminé votre crise ? Vous venez, ou vous restez ici pour toujours ? » Elle lui lança un regard de haine. « Je viens. Et ne me parlez pas sur ce ton. Ce n’était pas exactement mon idée de venir ici, au départ. » Elle frotta ses mains perlées d’humidité. Au début elle avait cru cette moiteur due à l’angoisse, mais une seconde plus tard elle remarqua que ses vêtements et ses bottes étaient trempés eux aussi. L’humidité abondait dans cet air glacé. « Au moins on n’a plus besoin de grimper, ma belle, hein ? C’est pas plus mal, de toute manière », dit-il en lui adressant un clin d’œil, tout en balançant son paquetage par-dessus son épaule. « Par ici, fit Achmed en désignant le chemin qui bifurquait vers la gauche de la Racine. — Pourquoi ? — Parce que je le sens ainsi, dit-il sans rancune. Mais vous êtes libre d’emprunter le chemin qui vous plaira. » Grunthor et lui se mirent à gravir une sorte de promontoire, pour atteindre le large chemin luminescent qui s’étirait dans la pénombre de la grotte. Avec un soupir, Rhapsody mit son barda sur son épaule et repartit. Ils établirent leur campement lorsqu’ils se sentirent incapables de faire un pas de plus. Le plafond de la grotte était à présent en vue, visible dans la lumière sourde alors qu’ils approchaient d’un goulot où la Racine semblait prendre un tunnel creusé dans la Terre elle-même. « Puisque cette Racine traverse la Terre, nous devrons sans doute affronter tôt ou tard des conditions extrêmes, fit observer Achmed alors qu’ils s’apprêtaient à manger et à dormir. Pour l’instant nous nous trouvons dans une sorte de grotte, sans doute parce qu’ici convergent toutes ces racines secondaires. Mais j’ai bien peur que bientôt nous soyons confinés. Ce tunnel devant nous est peut-être l’espace moyen autour de cette Racine, auquel cas il nous faudra beaucoup ramper. En outre, l’air risque de ne pas être très plaisant. Peut-être que si Grunthor a l’intention de vous entraîner au maniement des armes, il ferait bien de le faire ici, tant que nous en avons la place. Après que nous nous serons reposés, bien sûr. — Vous pensez qu’il a besoin de le faire ? demanda Rhapsody, anxieuse. — Non, je pense que vous avez besoin qu’il le fasse, répondit Achmed d’un ton sec. Ces vers viennent bien de quelque part. Je doute qu’ils se cantonnent à la racine pivot. Je suis prêt à parier que nous les reverrons. Alors à vous de choisir. » Rhapsody se tourna vers le géant firbolg, qui arborait un grand sourire. « Si vous consentez à m’entraîner, je vous en serais reconnaissante, dit-elle, mais je n’ai pas d’épée. — Je peux vous en prêter une, ma belle. En fait, pour moi c’est rien qu’un long couteau, mais pour vous ça fera une épée. » Il attrapa une dague derrière son dos et la lui tendit avec un salut marqué. Rhapsody s’en saisit d’un air timide. La lame en était plus longue que sa cuisse, et très affûtée. Rien que la tenir entre ses mains la rendait nerveuse. « Je ne suis pas sûre, dit-elle d’une voix hésitante. — Écoutez, mam’zelle, ces sales vers vont finir par vous avoir, si vous les tenez pas à distance. Et cette bonne vieille Lucy va vous y aider. — Lucy ? — Ouais, c’est son nom. » Rhapsody baissa les yeux sur l’épée. « Bonjour, Lucy. Est-ce que vous avez donné un nom à toutes vos armes, Grunthor ? — Bien sûr. C’est la tradition. » Rhapsody hocha la tête, la compréhension se lisant soudain dans ses yeux. « C’est évident. Est-ce que vous trouvez que vous vous battez mieux avec une arme que vous avez nommée ? — Ouais. » Les yeux de la jeune femme se mirent à pétiller d’excitation. « Eh bien, Grunthor, en un sens, vous êtes vous aussi un Baptistrel ! » Le géant se fendit d’un sourire ravi. « Ben ça alors, si j’avais su. Vous voulez p’t-être une p’tite chanson ? — Non, répliquèrent Achmed et Rhapsody à l’unisson. — Mettez-vous à ces leçons, ajouta Achmed. Je suis disposé à vous attendre, mais pas éternellement. » Grunthor chercha à tâtons dans son dos une arme pour faire la paire avec celle de la jeune femme. Il en sortit deux. Le nom de la première, Taillade, donna des frissons à Rhapsody, car il lui rappela cette nuit de combat dans les champs, contre les soldats de Michael. Mais c’est l’autre, une pique épaisse à trois côtés nommée le Bon Camarade, qu’il choisit, car il replaça Taillade à sa place, dans le creux de son dos. « Pourquoi l’appelez-vous “le Bon Camarade” ? demanda Rhapsody non sans nervosité. — Ben, vous devriez comprendre ça, vous, avec tous vos trucs de nom et de pouvoir, dit Grunthor en prenant position. Je l’ai appelé comme ça, et maintenant quand les gens le voient, ils ont envie d’être mes camarades. Enfin, ceux qui survivent, bien sûr. — Bien sûr, acquiesça Rhapsody avec un pâle sourire. Moi, ça me donne envie de compter parmi vos amis. — Eh bien, ça va sans dire, mam’zelle. J’espère bien qu’on est amis, vu qu’on a couché ensemble et tout. » Rhapsody ne put s’empêcher de sourire. « Très bien, camarade. Dans ce cas, allons-y. » Le tintement du métal entrechoqué résonnait dans toute la grotte autour de la racine. Le géant firbolg n’avait cessé de jeter Rhapsody à terre. Elle commençait à en avoir assez de se relever, pour atterrir à nouveau sur les fesses quelques instants plus tard. Le plus décourageant était pour elle de savoir qu’il la ménageait, ne voulant pas malmener une débutante. Grunthor lui avait laissé plusieurs ouvertures qu’elle avait essayé de suivre, pour se retrouver désarmée ou en difficulté un peu plus loin. Elle finit par chercher les ouvertures qu’il ne lui montrait pas du doigt, et vit croître la considération du géant. « C’est ça, duchesse, continuez comme ça, maintenant. » Il para son coup. Elle abaissa Lucy l’épée et attaqua le Bon Camarade par le côté, pour le trouver déjà en position de défense. « Allons, n’abandonnez pas, ma belle. Je sais que vous pouvez le faire. Faites-moi bouffer cette foutue racine. Allez-y. » Rhapsody fit deux moulinets de plus, en vain. Grunthor était trop rapide pour elle. Elle recula et inspira profondément. « FRAPPEZ ! tempêta Grunthor, la faisant sursauter. Sortez-vous votre jolie tête du derrière et faites attention, ou bien je vais vous la faire sauter et l’empaler sur ma hache d’armes. » Rhapsody le fixa, hébétée. Les yeux du géant s’écarquillèrent à leur tour. Il la regarda d’un air penaud. « Désolée, mam’zelle. Parfois mon rôle de sergent-major reprend l’dessus. » Rhapsody se plia en deux, le souffle court. Lorsqu’elle se releva, elle riait encore. « Je suis désolée, Grunthor. Il faut croire que je ne suis pas taillée pour combattre à l’épée. — Peut-être bien, fit la voix sèche d’Achmed derrière elle. Mais vous feriez bien d’apprendre tout de même. Ce qu’il vous faut changer, c’est d’attitude. » Rhapsody le dévisagea entre deux halètements. « Vraiment ? Et quelle attitude me conseillez-vous ? » L’homme en cape noire vint se positionner à ses côtés, lui saisit la main et la retourna. « Premièrement, modifiez votre prise et concentrez-vous sur la façon dont vous tenez votre épée. Votre arme n’est pas une évidence. Ensuite, chose beaucoup plus importante : levez le menton. Vous allez être blessée, alors préparez-vous. Autant le voir venir. » Vous passez trop de temps à essayer d’éviter la douleur plutôt qu’à la minimiser et à supprimer la source de ce qui vous fera plus mal encore, ou vous tuera peut-être. Si Grunthor ne retenait pas ses coups, il vous aurait tuée au premier échange. Vous devez accepter la perspective d’être blessée, et lui faire payer le double. Apprenez la haine. Elle vous gardera en vie. » Rhapsody jeta son épée à terre. « Je préfère ne pas vivre, s’il faut vivre ainsi. — Eh bien, si telle est votre attitude, vous n’aurez pas à vous inquiéter bien longtemps. — Je ne veux pas agir comme ça. J’aime bien Grunthor. » Le géant bolg se frotta la nuque. « Eh bien, c’est réciproque, mam’zelle, mais si vous n’apprenez pas à faire attention à vous, vous allez vous faire bouffer par les vers. » L’ironie de la situation frappa Rhapsody, comme auparavant lorsqu’il lui était arrivé de songer qu’elle se trouvait avec deux bien étranges compagnons, d’ascendance monstrueuse, coincée sous terre, à ramper sur une racine géante. Le gentil, celui qui lui jetait de temps à autre un regard vaguement nostalgique qu’elle ne pouvait qu’interpréter comme un appétit contrarié, essayait de la convaincre de l’attaquer pour se sauver elle-même. Le plus humain des deux, mais dont l’apparence était trompeuse, la traitait toujours avec une indifférence crasse. Elle ramassa Lucy au sol. « Très bien, Grunthor, encore quelques passes et on arrête. » Le géant eut un énorme sourire. « C’est ça, mam’zelle. Frappez-moi encore une fois, et faites ça comme i’faut. » Lorsque Grunthor fut enfin satisfait de sa performance, Rhapsody s’écroula sur le sol, pleine d’ecchymoses, échevelée et affamée. Elle farfouilla dans son sac à la recherche du petit pochon dans lequel elle gardait son reste de pain que lui avait remis Pilam. Elle le serra bien fort et se mit à chantonner le nom du pain, comme elle l’avait fait depuis le jour où il le lui avait donné. Dans son chant, elle le décrivit avec autant de précision que possible : Pain plat, à l’orge, tendre. La chanson baptistrale terminée, elle ouvrit le sac et en sortit le pain, en rompit un morceau de bonne taille pour elle, puis offrit le reste aux deux hommes. Après tout ce temps, nulle trace de moisissure malgré l’humidité ambiante. Et il demeurait assez tendre pour être mâché, alors qu’il aurait dû être aussi dur et immangeable qu’un morceau de charbon. « Qu’est-ce que c’était, mam’zelle, un genre de bénédiction ? demanda Grunthor en prenant le morceau qu’elle lui tendait. — En quelque sorte. Je l’ai appelé par son nom. » Rhapsody lui sourit, puis entreprit de manger sa part. Achmed resta silencieux. « Et c’est comme ça que vous l’avez gardé frais ? — Oui. Il redevient comme à la sortie du four. » Achmed s’allongea sur la chair épaisse de l’énorme Racine. « Eh bien, quand nous nous réveillerons, pourquoi vous ne lui donneriez pas un autre nom ? J’ai toujours aimé l’expression “saucisse et biscuits”. » C’était là la première plaisanterie qu’elle l’entendait prononcer. « Je peux ranimer son état originel, mais pas en changer la nature, expliqua-t-elle en mâchant sa part. Si j’avais ce pouvoir, vous seriez beaucoup plus aimable, et moi je serais chez moi. » Rhapsody n’aurait sut dire s’il fallait en rendre responsables les pulsations puissantes de l’Axis Mundi sous sa tête, mais chacune de ses nuits devint bientôt le théâtre de cauchemars encore plus vivaces qu’auparavant. Celui de cette nuit-là fut particulièrement intense. La vision d’un homme qui sombrait dans les ténèbres et étouffait dans d’atroces souffrances revenait le plus souvent. Tout autour de lui apparaissait un voile de brume qu’elle échouait à dissiper de la main. Rhapsody lutta pour se réveiller mais l’épuisement eut raison d’elle. Elle se mit à gémir et à se tourner en tous sens, au point de tomber du torse massif de Grunthor. À ce moment, l’image changea pour devenir celle d’un autre homme, la tête informe hormis les yeux cerclés de rouge, comme du sang. Il creusait dans le noir, brassant frénétiquement l’air à la recherche de quelque chose qu’il ne trouvait pas. Des mots se formèrent dans l’esprit de Rhapsody, qu’elle murmura dans son sommeil. La chaîne s’est brisée, dit-elle. Achmed, allongé dans le noir, les yeux perdus dans le vide au-dessus de lui, se redressa en l’entendant. Il scruta le visage de la jeune femme, que la lutte contre son cauchemar rendait méconnaissable ; elle semblait en train de perdre le combat. Il donna une petite tape à Grunthor, qui se redressa à son tour. L’homme leva ses yeux cerclés de sang vers elle, et la vision de ce visage sans forme lui emplit l’esprit. Les yeux, seul trait reconnaissable, la scrutaient comme pour retenir le souvenir de son visage. Elle savait qu’elle allait détourner le regard, mais quelque chose la maintenait dans un étau d’acier. Et, tandis qu’elle le dévisageait avec horreur, chacun des yeux se divisa et se dupliqua, jusqu’à ce qu’il y en eût des dizaines, puis des centaines, dans ce visage vague. Tous en train de la fixer. Le Seigneur aux Mille Yeux, murmura-t-elle. Un par un, les yeux se séparèrent de la figure floue, indépendants mais identiques. Un vent froid se mit à souffler, les enveloppant tous, et les emporta par le vaste monde. Sans qu’ils cessent de la fixer, impassibles. À la surface, dans le monde du dessus, la guerre fait rage, soupira-t-elle. « Qu’est-ce qui lui arrive ? » demanda Grunthor à voix basse. D’un geste de la main, Achmed lui intima l’ordre de se taire. Il l’avait entendue nommer le F’dor. Dans son rêve un beau visage apparut, rayonnant de jeunesse dans le clair de lune. Sa joue effleura celle de la jeune femme dans une douce étreinte, vint se blottir contre son oreille. C’est tout ce que j’ai. Ce n’est pas grand-chose, comme cadeau, mais je veux que tu reçoives quelque chose de moi, ce soir, dit-il. Puis les mains délicates lui étreignirent la taille, et des cuisses musclées écartèrent violemment les siennes, tandis que le souffle léger se transformait en halètement lubrique. Non, gémit-elle. C’est un mensonge. Il éclata de rire, et les mains agrippées à ses bras serrèrent plus fort, lui firent mal. Jamais, tu m’entends bien, jamais je ne te ferai de mal volontairement. J’espère que tu le sais. Arrêtez, sanglota-t-elle. Je veux rentrer chez moi. Chez toi ? Mais tu n’as plus de chez toi. Tu as tout abandonné, tu te rappelles ? Tu as tout abandonné pour moi. Tout. Tout ce que tu aimais. Et je ne t’ai jamais même dit que je t’aimais. Haletante, aux prises avec son cauchemar, Rhapsody s’étouffait dans ses larmes. Grunthor, de plus en plus inquiet à chaque seconde, se pencha pour l’aider. Achmed retint son bras. « Elle est sans doute presciente, dit-il. Peut-être est-elle en train de voir l’Avenir, ou le Passé. Ces informations peuvent avoir leur importance. — Et vous pensez pas que l’empêcher de faire une attaque fatale est peut-être un p’tit peu plus important, m’sieur ? » Achmed remarqua la colère dans le regard du géant et s’écarta. Grunthor posa une main délicate sur le bras de la jeune femme et la secoua doucement. « Mam’zelle ? » Dans un violent sursaut, Rhapsody se redressa. Puis elle eut un mouvement de recul et lui flanqua son poing dans l’œil. Un beau coup, envoyé au débotté, et dans lequel elle avait mis tout son poids, lui donnant la force d’un uppercut porté par un homme deux fois plus grand qu’elle. Grunthor bascula sur le croupion dans un bruit mat. Achmed gloussa. « Tu vois ce que ça te rapporte, de te montrer attentionné ? » À présent pleinement réveillée, Rhapsody cligna les yeux pour chasser ses larmes et se rua en trébuchant sur le géant, qui palpait avec précaution son œil déjà en train d’enfler. « Par les dieux, Grunthor, je suis désolée, haleta-t-elle. Je ne savais pas que c’était vous. » Le Bolg leva les yeux vers elle et grimaça avec une expression qui, dans d’autres circonstances, aurait pu passer pour un sourire. « Tout va bien, mam’zelle. C’est une belle droite que vous m’avez mise là. Vous avez appris ça où ? » Elle fouillait son sac à la recherche de son outre. « Avec mes frères. — Je vois. Eh bien, j’imagine que, depuis qu’on vous a adoptée, vous m’ferez peut-être l’honneur de m’considérer comme un d’vos frères, et vous éviterez de me refaire une droite de ce genre, hein ? » L’ombre d’un sourire se dessina sur ses lèvres tandis qu’elle tamponnait l’œil du géant. « Sur qui croyez-vous que je me sois le plus entraînée ? — Oh. — Je suis tellement désolée. — Vous en faites pas, ma belle. Allez, posez-moi ça, je vais bien. Revenez vous allonger et peut-être qu’on pourra se reposer encore un peu. » L’air penaud, Rhapsody s’exécuta. Au réveil, ils rassemblèrent leurs affaires et s’engagèrent dans le tunnel bas et interminable qui s’ouvrait devant eux. 12 RHAPSODY S’ÉTAIT SI BIEN HABITUÉE à frissonner et à ramper dans les cailloux froids et mouillés qu’elle avait oublié ce que ça faisait d’être sèche et de ne plus claquer des dents. L’odeur de moisi de la terre et de l’eau croupissante imprégnait tout. Elle ne se rappelait même plus depuis combien de temps ses vêtements étaient humides. Par moments il lui semblait qu’elle n’avait jamais connu d’autres vies que celle-ci, que ses souvenirs du Passé se confondaient avec ses rêves. La réalité se résumait à cette marche sans fin le long de l’Axis Mundi. Ils grimpaient, cheminaient et rampaient à genoux depuis si longtemps maintenant qu’ils ne connaissaient plus rien d’autre. Le Temps passait inexorablement ; après chaque plage de repos tourmenté, ils se réveillaient pour faire face à la même réalité implacable. Contrairement aux deux Bolgs, qui semblaient ne pas redouter les profondeurs et les espaces clos, Rhapsody passaient toujours une bonne partie de ses heures de veille à combattre en silence la crainte de la suffocation et de l’ensevelissement. Une partie de cet exercice consistait à tenter d’oublier à quelle profondeur sous la surface de la Terre ils se trouvaient, combien leur air et leur espace étaient précaires, surtout lors des affaissements, fréquents. Elle appréciait de moins devoir ramper que ses deux compagnons. La plupart du temps, ils pouvaient se tenir debout, mais souvent ils devaient avancer courbés – ce qui valait à peine mieux que de ramper. Chaque partie de son corps, et surtout son dos et ses genoux, souffrait à chaque pas, à chaque centimètre gagné sur le sol rocailleux ou sablonneux du tunnel infini. Il y avait peu de répit à la torture, même dans le sommeil. Elle échouait toujours à comprendre comment Grunthor réussissait à faire passer son corps énorme dans des crevasses minuscules dans lesquelles elle-même se sentait écrasée. Lorsque Achmed décrétait enfin la pause, en général après avoir franchi une ouverture étroite et humide, elle sombrait avec gratitude dans un sommeil d’épuisement, pour n’être réveillée que par ses cauchemars. Plus les voyageurs s’enfonçaient dans la Terre, plus ceux-ci gagnaient en intensité, à tel point qu’une nuit Achmed menaça de la pousser à bas de la racine. Lorsqu’ils avaient assez de place, elle dormait sur Grunthor, puisant un certain réconfort dans la force de ses bras massifs, même s’il lui avait fallu un certain temps pour s’habituer à trouver cette tête verdâtre et hilare au réveil. Le comportement d’Achmed avait changé. Dès lors qu’ils avaient atteint l’Axis Mundi, il était devenu plus réservé qu’à son habitude, voire distrait, comme s’il écoutait quelque chose, juste au seuil de sa portée. Bien qu’il ne rechigne pas à parler ou à entendre parler, en tout cas pas plus qu’auparavant, il en venait presque à chuchoter. Il apparaissait évident à Rhapsody qu’il était préoccupé, aussi essayait-elle de ne pas le déranger, et s’entretenait-elle pour l’essentiel avec Grunthor. Lorsqu’il y avait assez d’air pour discuter tout en cheminant, les deux hommes enseignaient à Rhapsody la langue firbolg, appelée le bolg, plus par politesse qu’autre chose. C’était leur langue commune, et lorsqu’ils la parlaient entre eux, Rhapsody avait le sentiment d’être exclue. En retour, dans les rares moments où la lumière le permettait, elle apprenait à lire à Grunthor. Les leçons ne duraient jamais très longtemps. Une fois, en se réveillant, Rhapsody avait trouvé Achmed lui-même pâle et suant, marmonnant dans sa barbe, comme elle en avait plutôt coutume. Le tunnel s’était rétréci depuis plusieurs périodes de marche sans répit, et plusieurs affaissements s’étaient récemment produits. Grunthor, qui avait dégagé un gros bloc rocheux de leur chemin quelques heures plus tôt, n’avait pas bougé au bruit du cauchemar de son ami. Rhapsody leva la tête de la poitrine du géant bolg et observa Achmed un moment, puis se redressa lentement et escalada son compagnon de couche pour atteindre le point d’observation surélevé où Achmed établissait en général son campement. En arrivant près de lui, elle sentit son propre pouls s’accélérer. Les paupières de l’homme remuaient en tous sens ; le haut de ses poumons se soulevait au rythme de ses inspirations saccadées, entrecoupées de gémissements. Elle lui caressa doucement le front en chuchotant. « Achmed ? » Le Dhracien lutta encore quelques instants, puis ses yeux s’ouvrirent d’un coup, immédiatement alertes. « Oui ? fit-il d’une voix plus sèche encore que d’habitude. — Ça va ? — Oui. » Elle lui caressa la joue comme elle l’aurait fait avec un enfant. « Vous avez fait un cauchemar, on dirait. » Les yeux dépareillés la fixèrent. « Vous croyez en avoir l’exclusivité ? » Rhapsody bascula en arrière comme si on l’avait giflée. Des yeux d’Achmed avaient jailli des étincelles, comme les disques fatals de son cwellan. « Non, bien sûr que non, bégaya-t-elle. Je suis désolée, je voulais juste… Oubliez. » Elle rampa de nouveau sur Grunthor, qui s’était réveillé, et s’installa sur ce torse aux muscles démesurés. Elle avait voulu demander à Achmed de quoi il rêvait, mais après sa réaction, elle avait compris qu’il valait mieux ne pas imaginer une chose capable de faire peur à un homme comme lui. Sous elle, Grunthor ferma les yeux et écarta cette question de son esprit. Il savait déjà. Achmed sembla finalement trouver ce qu’il cherchait. Ils avaient suivi la Racine jusque dans une grotte volumineuse, dont les murs étaient si éloignés les uns des autres qu’ils ne pouvaient les discerner. La silhouette en cape noire avait ralenti, puis s’immobilisa. « Attendez ici, et essayez de vous taire, dit-il à voix basse. Si je ne suis pas revenu à votre réveil, continuez sans moi. » Avant que Rhapsody ait pu poser la moindre question, il avait disparu. Lorsqu’elle se retourna vers Grunthor en quête d’une explication, elle frissonna. L’expression sur le large visage était plus macabre que jamais. « Que fait-il ? » chuchota-t-elle nerveusement. Le géant tendit la main vers elle et l’attira vers le bas en silence. L’air était soudain plus frais. Il ouvrit son manteau, lui offrant son épaule comme oreiller. Rhapsody s’allongea et il l’enveloppa dans sa grande cape. Puis il poussa un long soupir, les yeux fixés vers le lointain plafond, perdu dans les ténèbres. « Reposez-vous, maint’nant, mam’zelle. » Achmed balaya une dernière fois du regard l’immense caverne avant de reprendre l’ascension de la Racine vers le passage qu’il avait aperçu. Contrairement aux autres tunnels, celui-ci n’entourait pas un embranchement de la Racine ; il s’étendait là, vide et silencieux, imperturbable dans l’obscurité. Il suivait la pulsation lente et tremblante depuis longtemps déjà. Il en avait perçu les premiers chuchotements juste après qu’ils avaient quitté la première racine pour l’Axis Mundi. S’immisçant par intermittence dans le bourdonnement impérieux de l’Arbre, c’était l’écho d’un martèlement sourd et grave dans la terre, sous ses pieds. Son intention, quand Grunthor et lui avaient élaboré leur plan d’évasion de Serendair, était d’éviter ce lieu à tout prix. Ce qui se cachait dans ce tunnel, lové dans le ventre de la Terre même, c’était la destinée horrible de l’Île. La conscience de son existence, et la perspective de son réveil, étaient précisément les raisons pour lesquelles il était parti, même s’il savait qu’un cataclysme pire encore attendait son heure pour se déchaîner. Une chose qu’il avait vue de ses yeux dans le désert au-delà du pont de la terre déchue. Sa propre capacité à déceler son pouls ne cessait de l’étonner. Son don de sang, ce lien qui l’unissait aux battements du cœur des hommes, était un héritage reçu en tant que Premier Né de sa race sur l’Île. Mais cette chose-là le précédait ; elle venait de l’Avant-Temps. Et ce n’était pas un homme. Peut-être le nom que lui avait choisit Rhapsody par hasard dans cette ruelle d’Easton avait-il quelque chose à voir avec tout cela, peut-être lui avait-il donné accès au sang de la chose ; accès qu’en temps normal il n’aurait pas eu. La pulsation demeurait presque imperceptible, ralentie dans les profondeurs figées, mais elle était bien là. À en juger par le volume de sang qui en parcourait les veines, il n’y avait aucun doute possible : c’était bien ce qu’Achmed cherchait. Il s’immobilisa. Et pour la première fois de son existence, se sentit paralysé par la peur. Sa propre mort l’inquiétait peu, ne l’avait jamais inquiété. La mort était sa partenaire, il l’avait largement dispensée autour de lui, en pratiquant son métier d’assassin. Les incessantes vibrations du monde, qui malmenaient chaque jour son équilibre physiologique, ce que d’autres appelaient la vie, voilà une chose qu’il ne chérissait pas, qu’il endurait, le plus souvent. Il avait parfois remarqué une sorte de paix sur le visage de ses victimes au moment de les tuer, le pressentiment d’un repos prochain. Même s’il savait bien que la mort venait souvent comme un soulagement à ceux qu’il tuait, la chose l’intriguait. Une partie de son don de naissance, c’étaient son jugement, sa sagesse. Il n’était ni un pillard ni une brute sanguinaire, comme l’était un fléau ou une guerre. Seules les sentences qu’il exécutait avaient un sens, une justice dans les dissensions complexes de ce monde. Il n’avait pas peur de rencontrer lui-même la mort. Elle lui était redevable. Ce qui l’effrayait, c’était l’envergure affolante, époustouflante et incompréhensible avec laquelle cette macabre entité surgissait. La dévastation qui attendait cette terre était absolue. Une fois le wyrm extirpé de la terre au cœur de laquelle il hibernait, il dévorerait tout sur son passage. Et comme maître de la mort, Achmed se verrait un million de fois surpassé. Ce serait pire qu’une éclipse, un soleil noir dispensant les rayons de la ruine, dont la mort ne serait pas l’ombre, mais la lumière même, baignant le monde. Grunthor et lui prenaient de l’avance, en partant maintenant, en s’échappant vers une autre partie du monde. Ils pourraient sans doute vivre le reste de leurs jours et mourir dans leur lit avant que la bête ne vienne les chercher. C’était là leur plan initial. Et pourtant voilà qu’il se trouvait là, sur le seuil de son sanctuaire, en quête de l’antidote à un poison bien plus virulent qu’il pourrait jamais le décrire, et plus ancien que la Terre elle-même. Le besoin impérieux d’essayer de sauver la vie des innocents laissés derrière lui – la populace inconsciente de l’Île, et pour finir de toute la Terre – ne manquait pas d’ironie, eu égard à sa profession. Il était à présent physiquement incapable de laisser passer cette chance, de ne pas intervenir. Il respirait maintenant l’air glacial et amer à l’entrée de la chambre. Parce qu’il avait été l’agent de la libération du wyrm, ou son appât, parce qu’il haïssait le démon qui avait essayé de le soumettre, ou bien encore pour toutes ces raisons réunies, Achmed luttait contre l’instinct qui lui intimait l’ordre de laisser cette force monstrueuse endormie, cachée. Il avait beau tenter de l’écarter, le besoin d’agir le taraudait sans répit. S’il n’en comprenait pas la genèse, il se doutait que cela avait quelque chose à voir avec Rhapsody. D’une manière ou d’une autre, elle aussi était liée à tout cela. Il aurait besoin d’elle, s’il décidait de tenter le coup, il lui faudrait la convaincre qu’elle était capable de prendre cet engagement d’une importance capitale. Elle jouirait de la confiance qu’il plaçait en elle, même si, au plus profond de son cœur, la foi du Dhracien n’était pas inébranlable. Les conséquences d’un faux pas seraient désastreuses. Mais ne rien faire aboutirait à un résultat pire encore. Rhapsody rêvait de pénombre. La lueur de la chandelle avait vacillé lorsque la porte de la chambre s’était ouverte en craquant. Puis le frou-frou des draps lorsque son père s’assit à côté d’elle. Tout va bien, ma chérie ? Dans son sommeil, Rhapsody bougea pour s’écarter de la racine, sous son oreille. Elle hocha la tête. Noir, murmura-t-elle comme alors. J’ai peur, Père. Il l’avait enveloppée dans les draps, l’avait soulevée et emmenée dehors, sous le ciel constellé d’étoiles. Je faisais cela avec ta mère, quand elle est arrivée ici. Elle aussi avait peur. Maman avait peur du noir ? La caresse râpeuse de la barbe de son père contre sa joue, tandis qu’il l’entourait du rempart de ses bras. Bien sûr que non. Elle est lirin, c’est une enfant du ciel. La plupart du temps, le ciel est noir. Elle avait peur d’en être éloignée, d’être enfermée. Et du noir à l’intérieur. Dans son sommeil Rhapsody croisa ses mains froides et les enfouit au creux de ses genoux. C’est pour ça que tu as fait une fenêtre dans le toit ? Oui. Maintenant, regarde le ciel, mon enfant. Aperçois-tu les étoiles ? Oui, Père. Elles sont magnifiques. Elle voyait toujours son sourire briller dans l’obscurité ambiante. Pourrais-tu les distinguer, si elles n’étaient pas dans le noir ? Non. On ne peut voir la beauté sans se confronter aux ténèbres. Rappelle-toi bien cela. Elle croyait comprendre ce qu’il voulait dire. Comme toi, quand tu as emmené Maman vivre ici, et que les gens du village ont été méchants avec elle ? Le sourire disparut, emportant sa lumière. Oui, comme ça. Pourquoi le village a-t-il changé d’attitude avec nous, Père ? S’ils méprisaient tellement Maman quand vous vous êtes mariés, pourquoi êtes-vous restés ? Elle vit les rides sous les yeux lorsqu’il lui sourit de nouveau. Il nous a fallu affronter ces ténèbres. Et nous l’avons fait, ensemble. Je vais te dire une chose dont je veux que tu te souviennes. Si tu dois oublier toutes mes autres paroles, rappelle-toi celles-ci : quand tu trouves ce qui dans ta vie a plus de valeur que tout le reste, tu te dois à toi-même de le soutenir – parce que l’occasion ne se présentera pas une deuxième fois. Et si tu y crois sans faillir, le monde n’aura d’autre choix que de le voir par tes yeux. Car qui le connaît mieux que toi ? N’aie jamais peur de prendre une position difficile, ma chérie. Trouve la seule chose qui compte – tout le reste se résoudra de lui-même. Des larmes tombèrent sur la racine luminescente, sous elle. Elle avait écouté, elle s’était souvenue, elle avait pris ses paroles à cœur. Et en suivant ses conseils, elle avait tout perdu. Même lui. « Rhapsody ? » On avait prononcé son nom avec une telle douceur qu’elle crut avoir rêvé. Rhapsody ouvrit les yeux et se retrouva à scruter les ténèbres de la capuche d’Achmed, d’où ne ressortait que le regard scintillant posé sur elle. Elle hocha la tête en silence. « J’ai une histoire pour vous. La fin n’en est pas encore écrite. Souhaitez-vous l’entendre ? » Elle se redressa lentement et prit la main qu’il lui tendait. Comme le jour où elle l’avait serrée pour la première fois, la poigne en était ferme comme une serre, mais il avait cette fois-ci ôté ses gants de cuir. L’espace d’une seconde, elle se crut encore dans son rêve, mais la clarté et la franchise de son regard et de ses paroles étaient telles qu’elle savait ne pas avoir pu les imaginer. Il la releva avec précaution et la mena dans un recoin abrité quelques mètres plus loin, à l’écart du géant endormi. Là, il tendit le doigt vers les ténèbres. « Là-bas se trouve un tunnel différent de ceux que nous avons suivis. Nous en avons croisé un certain nombre, semblables à celui-ci, mais je doute que vous les ayez remarqués. Ces tunnels n’ont pas été creusés par les racines de l’Arbre, ils existent depuis bien plus longtemps, avant même que le gland de cet arbre ne rencontre la terre. » À l’intérieur de ce tunnel, très profondément enfoui, gît un cœur qui bat. Vous m’avez demandé à de nombreuses reprises comment je savais où aller. Le fait est que je peux ressentir presque n’importe quel pouls dans mon sang. Je sais que mes paroles vous effraient, car bien que votre expression reste impassible, votre rythme cardiaque s’est accéléré. Si jamais vous vous perdez dans ce lieu, que vous tombez d’une racine ou qu’un éboulement vous ensevelisse, je saurai vous retrouver, car je connais le bruit de votre cœur. » Rhapsody se frotta les yeux pour s’éclaircir les esprits. Ces paroles, prononcées doucement par cette voix sèche et rocailleuse devenue familière, ne ressemblaient pas à Achmed. Elle se concentra sur la musique de son ton et y trouva de l’empathie. De l’inquiétude aussi. Et de la peur. Elle secoua de nouveau la tête pour chasser les dernières toiles d’araignée du sommeil. Elle ne devait pas encore penser clairement. Elle sentait des élancements sous son crâne. « Écoutez-moi. Je suis un pouls. D’abord c’était celui de l’Arbre même, mais sitôt que nous avons découvert l’Axis Mundi, il a changé. À présent je suis cet autre pouls. Une chose terrible demeure ici, une chose plus puissante et plus effroyable que vous ne pouvez l’imaginer, une chose que je n’oserais pas même nommer. Ce qui sommeille dans ce tunnel, aux confins du ventre de la Terre, ne doit pas se réveiller. Jamais. Vous me comprenez ? Vous avez dit une fois que vous pouviez prolonger le sommeil… — Parfois. — Oui, je comprends. Eh bien, il faut que vous y parveniez, cette fois. » Les yeux d’Achmed inspectèrent le visage de la Barde tandis qu’elle se débattait pour se réveiller complètement. Il ne se montrait pas très doué, avec son explication. Il lui faudrait comprendre par elle-même ce qu’il attendait d’elle. Depuis l’instant où elle l’avait renommé par accident, jusqu’au camouflage qui les avait sauvés des Lirins des champs et de la forêt, elle avait douté de ses propres pouvoirs, comme lui aujourd’hui. Il avait fini par supposer que ce manque de confiance en soi s’expliquait par la nécessité d’avoir dû achever sa formation toute seule. Son mentor avait disparu alors qu’il lui restait un an à étudier. Son sang se figea à cette idée. Tsoltan avait une fois fait référence à un Baptistrel, incidemment, quand Achmed était encore esclave. Peut-être existait-il un lien entre Rhapsody et lui, un lien plus ancien qu’il l’avait imaginé. Elle avait consommé la chair de la Racine, comme il l’avait prévu, presque depuis le début. Aucun doute sur le fait que cela l’avait affectée, tout comme Grunthor et lui-même. Ils avaient passé toute une vie, plus encore peut-être s’il en croyait ses impressions, dans ces souterrains au cœur du monde, et ils n’avaient pas vieilli le moins du monde, du moins d’après les vibrations qu’il recevait. L’Arbre relié au Temps lui-même en avait empêché les stigmates. Ils étaient même en meilleure santé, plus forts et même plus jeunes qu’en pénétrant dans les entrailles de Sagia. Mais il s’était produit un autre changement en elle ; elle avait acquis une force intérieure qu’il n’avait pas sentie la première fois qu’ils s’étaient rencontrés. Grâce aux longues heures d’entraînement ou au don de la chair de l’Arbre, Rhapsody était en train de devenir une Baptistrelle très puissante. Il espérait que cela suffirait. « J’ai besoin de savoir de quoi il s’agit, si vous voulez que j’en prolonge le sommeil, dit Rhapsody d’une voix douce. Vous parlez par devinettes, ou bien vous ne me racontez qu’une partie de l’histoire, ce qui est une forme de duperie. Je vous ai précisé il y a longtemps déjà que la puissance résidait dans la vérité. Je ne peux pas vous aider, si vous me maintenez dans le noir. » Achmed expira lentement. Il la contempla quelques instants, comme s’il jaugeait son âme. « Vous m’avez baptisé Achmed le Serpent parce que ça vous a paru effrayant, n’est-ce pas ? — Oui, je vous l’ai expliqué dès le début. Et depuis je ne cesse d’en être embarrassée. — Vous ne devriez pas. C’est peut-être la seule chose qui m’a permis de trouver ce tunnel. Lorsque j’étais le Frère, j’étais seulement lié au sang des hommes et des femmes. C’est peut-être ce nom de serpent qui m’a aidé à entendre les battements de ce cœur. » Dans l’Avant-Temps, alors que naissaient la Terre et les mers, un œuf fut volé à l’ancêtre de la race des dragons, le Wyrm Premier. Si nous réussissons à sortir d’ici, un jour je vous dirai son nom, mais il ne serait pas sage de le faire maintenant. » Rhapsody acquiesça d’un signe de tête. « Cet œuf a été caché ici, au cœur de la Terre, par une race d’êtres démoniaques nés du feu élémentaire. Mon ancien maître était l’un d’eux. — Celui qui vous a donné la clef ? — Chut. Oui. » Sa voix baissa encore d’un ton. « Le wyrm qui naquit de cet œuf a grandi ici, dans les étendues glacées des entrailles de la Terre. Il s’est développé jusqu’à ce que ses anneaux se soient enroulés autour du cœur même de la Terre. Son corps représente une partie essentielle de la masse du monde. Il est aujourd’hui endormi, mais ce que ce démon désire, c’est le convoquer, et le dresser contre cette terre. Rhapsody, je ne peux vous en décrire la taille, excepté en vous rappelant que la racine mère de Sagia n’est qu’un fétu de paille, comparée à la racine pivotante, n’est-ce pas ? — Oui. — Et la racine pivotante n’est qu’une brindille, par rapport à l’Axis Mundi. Eh bien, dites-vous que l’Axis Mundi n’est pas plus épais qu’un de vos cheveux, à côté de cette créature. Elle a le pouvoir de consumer toute la Terre. C’était l’intention des voleurs qui l’ont déposée ici. Elle attend l’appel du démon, dont je sais avec certitude qu’il se produira bientôt. » Il cligna les yeux, et Rhapsody ne vit plus son visage. « Je le sais parce qu’il avait l’intention de se servir de moi pour précipiter les choses. — Et c’est pour ça que vous vous êtes enfui ? — En partie. » Rhapsody se recula un peu et le regarda avec des yeux neufs. Jusqu’ici, elle avait cru que ses deux compagnons avaient un passé de brutes ; il était impossible d’en conclure autrement, après le massacre des hommes de Michael. Et pourtant, il y avait en chacun d’eux une certaine noblesse. Elle avait tout de suite vu celle de Grunthor. Il était son protecteur depuis le début, avait pris sa défense face à son partenaire, l’avait aidée à grimper, protégée de ses cauchemars. Mais dans l’autre, elle n’avait jusqu’ici vu aucun signe de bonté. On ne peut voir la beauté sans se confronter aux ténèbres. Rappelle-toi bien cela. « Et plutôt que d’éviter ce lieu, vous nous y avez emmenés dans l’espoir que nous pourrions contenir cette force. — Oui, si une telle chose est possible. » Les yeux désassortis scintillèrent dans le noir. « Et même dans ce cas, Rhapsody, vous ne feriez que gagner du temps. Vous n’aurez jamais le pouvoir de la détruire tout à fait, ni moi, ni aucune âme qui vive. » Elle reposa sa tête douloureuse sur sa paume. « Je peux chanter une berceuse, mais je ne peux en garantir l’efficacité. Et il faudra que je sois tout près d’elle, si je veux qu’elle m’entende. » Un soupir monta de la capuche. « Je m’en doutais. Grunthor et moi avons discuté de ce cas de figure. — Et il a émis une objection, c’est pourquoi vous avez attendu qu’il dorme pour me parler. — Attention, Rhapsody, vous avez presque l’air intelligent. Vous allez démentir l’opinion que j’ai de vous. — J’ai une idée, mais j’aurai besoin de mon sac, dit-elle en dissimulant un sourire. Vous réussirez sans doute mieux que moi à le prendre sans réveiller Grunthor. » « Avant de faire quoi que ce soit de stupide, pourquoi ne pas me dire ce que vous avez en tête ? » demanda Achmed en lui tendant son sac, au souvenir d’une nuit, longtemps auparavant, autour d’un feu de camp dans un champ, près des remparts d’Easton. Alors je vous repose la question, Barde : qu’est-ce que vous, vous savez faire ? Je sais dire la vérité absolue, telle que je la connais. Et lorsque je fais cela, je peux changer les choses. Il releva les yeux pour voir Rhapsody dénouer le lien en cuir retenant la toile qui protégeait sa harpe de berger. « Merci de votre confiance… » Elle tira sur le chiffon déchiré pour dévoiler l’instrument. Il n’avait pas été endommagé par son séjour sous terre, pas plus que le pain de Pilam. « Vous disiez qu’à un moment donné, cette bête sera convoquée. — Oui. — Et si elle n’entend pas l’appel ? » Achmed la regarda sans comprendre. Elle reformula sa pensée. « Pour convoquer quelque chose, vous devez en connaître le nom véritable. Bien sûr, je ne connais pas le nom de cette chose. Mais si nous pouvions brouiller l’appel, empêcher la bête de l’entendre correctement, ou de le sentir, peut-être resterait-elle endormie sans répondre. Du moins pendant un moment. » Un petit sourire se dessina sur les lèvres d’Achmed. « Et comment comptez-vous réussir une chose pareille ? — Je n’en suis pas encore certaine. Mais le temps d’arriver au tunnel, j’aurais trouvé quelque chose. » Avec mille précautions, ils escaladèrent la grande Racine luminescente, en prenant garde de ne pas troubler le silence. Ils finirent par en atteindre le bord et la quittèrent pour la première fois, atterrissant sur le basalte noir que traversait l’Axis Mundi. Dans l’ombre, à proximité de la Racine un immense tunnel prenait naissance, si gigantesque qu’il disparaissait dans la noirceur de la roche qui l’entourait. Plus ils s’en rapprochaient, plus Rhapsody sentait la morsure du froid. Lorsqu’ils furent assez près pour le voir, elle comprit pourquoi. Un vent glacial montait de la vaste grotte circulaire. Ses rafales violentes lui piquaient les yeux et les oreilles, collant ses vêtements humides contre sa peau. « Par les dieux, murmura-t-elle. Pourquoi fait-il si froid ? » Achmed se tourna lentement vers Rhapsody et s’adressa à elle d’une voix posée. « Les esprits démoniaques qui ont caché cet œuf ont emporté avec eux l’élément feu, en retournant à la surface, pour laisser le wyrm en hibernation. Ils voulaient qu’il atteigne la plus grande taille possible avant de le relâcher. Voilà pourquoi la vermine est attirée par la lumière et la chaleur. » La percussion naturelle de sa voix paraissait plus forte, comme s’il claquait des dents. « Ça va ? lui demanda-t-elle Achmed sourit à travers le voile de givre qui se formait sur ses lèvres. « Je suis moi-même en train d’envisager l’hibernation. — Que voulez-vous dire ? » Il se pencha lentement en avant, afin qu’elle puisse entendre ses chuchotements. « C’est vous qui m’avez baptisé Achmed le Serpent. » L’inquiétude gagna le regard de Rhapsody, qui se pencha pour essuyer le gel sur le visage de l’homme. Ses mouvements étaient à présents si lents qu’ils en devenaient presque imperceptibles. « Par les dieux. » Il était piégé, condamné à ce nom reptilien qu’elle lui avait donné. Qu’ai-je fait ? se dit-elle, effondré, en le regardant geler sur place. Si j’échoue et que je réveille le serpent, il sera incapable de s’échapper et deviendra sa première victime. Non, sa deuxième. « Je vais d’abord vous ramener, dit-elle, prenant sa main frigorifiée. Vous ne pouvez pas demeurer ici. » Avec le peu de mobilité qu’il lui restait, Achmed secoua la tête. Ses yeux perçants cherchèrent ceux de la jeune femme. « Rhapsody, dit-il au prix d’un grand effort, faites ce que vous avez à faire. J’attendrai. » Dans ses mots perçait un accent irrévocable. Elle scruta le tunnel, plongé dans les ténèbres glacées. « Vous sentez toujours les battements de son cœur ? » Il cligna deux fois des paupières. « Bien. Allons-y, dans ce cas. Vous devrez me dire s’il réagit à ce que je fais, s’il a l’air de se réveiller. Je vais commencer doucement, aussi pourrons-nous nous arrêter, s’il le faut. Laissez-moi une seconde pour évaluer la configuration du tunnel. » En silence, elle déposa sa harpe à terre et pénétra par la vaste ouverture, sur la pointe des pieds. Les parois étaient trop éloignées pour être visibles dans le noir, le plafond trop haut, aussi une fois à l’intérieur se retrouva-t-elle aveugle. Elle posa la main à plat sur la paroi et se pencha légèrement vers l’avant, pour essayer d’estimer la pente, mais ne vit pas grand-chose. Sous sa main la paroi était froide et sablonneuse. Le tunnel descendait et bifurquait, plus loin. Rhapsody rejoignit Achmed. « Le wyrm doit être très loin chuchota-t-elle. Je ne vois pas le bout du tunnel. » Achmed se débattit pour parler. « La… paroi… du… tunnel… » Elle se rapprocha de lui. « Eh bien quoi, la paroi du tunnel ? – … c’est… une… écaille… du… wyrm. » Le froid lui glaça les veines lorsqu’elle comprit le sens de ses paroles. Il avait dit que le corps du serpent représentait une grande partie de la masse de la Terre, mais elle ne s’était pas imaginé alors qu’il pouvait constituer la grotte même qui les entourait. Si l’immense paroi du tunnel n’était qu’un minuscule fragment de l’une de ses écailles et que son corps se trouvait encore à grande distance, aux confins du ventre de la Terre, il ne devait rien exister dans le monde connu capable de contenir une bête de cette taille si elle devait se lever. Et elle l’avait touchée. Luttant contre la nausée et la panique, Rhapsody s’assit par terre et se saisit de sa harpe. Elle se vida l’esprit et s’accorda à la musique diffuse dans l’air qui les entourait. Au bout d’un moment, sa tonalité grave et fluide lui emplit les oreilles. Elle ne fluctuait pas beaucoup, à part une variation d’un demi-ton de temps à autre. Le signe d’un sommeil profond. Lentement elle entonna la berceuse la plus simple de son répertoire, sur la même clef que la musique qu’elle entendait. Elle regarda la réaction d’Achmed, en quête d’un signe indiquant que le rythme cardiaque de la bête s’était accéléré, mais il gardait les yeux immobiles, la fixant avec intensité depuis la prison glacée de son corps. La mélodie s’entremêla à la musique ambiante, s’accordant à sa tonalité. Petit à petit, Rhapsody ajouta un élément mélodique, et nota une légère augmentation de la température. Elle leva les yeux vers Achmed, qui cligna une fois des paupières. Toujours aucun changement. Une pensée vagabonde vint cogner à la porte de son esprit, et Rhapsody secoua la tête pour l’écarter. Elle devait laisser en suspens la conscience de l’importance de ce qu’elle était en train de faire et des conséquences potentielles, jusqu’à ce qu’elle eût terminé. Sinon elle risquait d’être submergée par cette perspective. Lorsque le démon convoquerait le wyrm, il utiliserait son nom véritable, qui s’accorderait en tous points à sa vibration musicale. Il lui fallait donc modifier cette vibration de manière imperceptible, la brouiller d’une chanson subtilement discordante. Lorsqu’on utilise la musique pour nuire, il vaut mieux emprunter des variations légères plutôt qu’extrêmes, lui avait dit son mentor. Si elle s’y prenait assez lentement, qu’elle modifiait la tonalité par très petites touches, peut-être le wyrm ne remarquerait-il pas le changement infime – changement qui suffirait néanmoins à interférer avec l’appel de son nom. Rhapsody respirait au diapason de sa chanson ; son corps tout entier en battait le rythme. Toute notion de durée s’évanouit, comme ç’avait été le cas dans les Vastes Prairies. Elle n’aurait su dire combien de temps elle joua, combien de fois elle répéta le refrain monotone, modifiant sa tonalité de manière infinitésimale. Elle en fit un rondeau, répétant encore et toujours la mélodie. Elle introduisit un subtil changement de tempo. Soudain les yeux d’Achmed s’ouvrirent en grand : le rythme cardiaque avait bondi, l’océan de sang du reptile s’était mis à affluer. Il cligna furieusement des yeux. Rhapsody le remarqua à peine. Elle-même s’était accordée à la chanson, qui s’était immiscée dans la moindre fibre de son être. Elle continua de jouer, montant la clef d’un demi-ton. La paroi du tunnel se mit à vibrer alors que l’énorme bête s’étirait, changeait de position et sombrait de nouveau dans le sommeil. L’air se refroidit imperceptiblement et les battements se ralentirent. Achmed ferma les yeux et soupira, impatient de voir la fin de ce jeu dangereux. Des heures plus tard, Rhapsody finit par se lever, épuisée. Sans cesser de jouer, elle se rendit à l’entrée du tunnel. « Samoht, dit-elle à l’instrument. Joue sans t’arrêter. » La harpe poursuivit sa berceuse lorsque les doigts de la jeune femme lâchèrent les cordes. Le rondeau continua de tourner, répétant à l’infini la même mélodie complexe. Rhapsody posa avec précaution l’instrument sur le sol du tunnel, non loin de l’entrée, puis recula, sans que la harpe, Samoht, s’arrête de jouer. Rhapsody tourna les talons et s’empressa de rejoindre Achmed, dont les yeux étaient à présent fermés. Luttant contre la fatigue, elle se dressa sur la pointe des pieds et lui chanta son nom à l’oreille. « Achmed le Serpent, réchauffe-toi. Viens. » Achmed cligna des paupières mais resta immobile. L’ordre de la chanson n’avait pas fonctionné. L’épuisement la submergea et consuma le peu de volonté qu’il lui restait. Elle refoula ses larmes en luttant pour demeurer debout, lui prit les bras et le tira vers elle de toutes ses forces. « Venez, je vous en prie. » Toujours aucune réaction. Rhapsody tira plus fort dans l’espoir de le traîner loin de la gueule du tunnel, mais ses forces l’abandonnèrent et elle ne réussit qu’à faire basculer son corps gelé à terre, où il resta inerte. Les larmes se mirent à couler, et le fait même de pleurer la laissa trop fatiguée pour penser. Grunthor. Il fallait aller chercher Grunthor. Presque aveuglée par les larmes, elle tituba en direction de la Racine où ils avaient laissé le géant. Elle finit par y arriver, bascula et atterrit à plat ventre à la surface scintillante de l’Axis Mundi. Elle resta allongée là un moment, trop épuisée pour aller plus loin, l’oreille appuyée contre le sol bourdonnant. Le chant de la Racine lui emplit de nouveau la tête, lui apportant douceur et réconfort. Rhapsody inspira profondément. La musique de la Racine l’avait déjà soutenue, auparavant. Même dans cet état d’épuisement le plus total, peut-être se trouvait-il de la force dans laquelle puiser. Elle entonna sa note baptistrale, ela, et tenta de l’accorder à la modulation de l’Arbre. Au bout de quelques minutes, elle sentit une fragile étincelle d’énergie lui gagner les jambes, et se releva lentement. Grunthor était là, tout près. Il fallait le trouver. Elle en avait la force. L’esprit concentré sur la chanson de la Racine, elle reprit son chemin de torture, pas après pas, la tête baissée, respirant lentement, jusqu’à sentir des mains gigantesques l’attraper. « Mam’zelle ! Ça va ? — Achmed, haleta-t-elle, levant les yeux vers le Bolg, qui tremblait. Aidez-moi à le sortir de là. » Sans un mot, le géant la prit dans ses bras et partit en courant dans la direction d’où elle était arrivée. Achmed gisait toujours à terre, immobile, lorsqu’ils le rejoignirent. Tandis que Grunthor retirait son pardessus, Rhapsody se mit à tapoter le visage du Dhracien, en quête de signes de conscience. Elle faillit hurler de joie en voyant le regard mauvais et familier irradier des traits figés ; son regard qui cherchait le sien. Avec des gestes efficaces, le géant l’enroula dans son manteau, puis le mit debout. Grunthor hissa le corps d’Achmed, trop raide pour être même plié, sur son épaule. Il se tourna vers Rhapsody. « Vous allez pouvoir marcher seule, mam’zelle ? » Rhapsody hocha la tête sans quitter Achmed des yeux. La couleur lui revenait aux joues, et il commençait à remuer très légèrement les membres. Rhapsody sourit. Elle lui prit la main et la serra ; elle ne fut pas surprise de sentir ses muscles résister. Il se pencha de quelques centimètres en avant et lui murmura à l’oreille : « Regardez. » Elle se retourna pour fixer le tunnel. Il se remplissait petit à petit de fins filaments de lumière, comme une toile d’araignée iridescente. À chaque répétition de la mélodie se formait un fil, qui s’attachait en un motif circulaire aux parois énormes du tunnel. « Le chant gèle sur place », murmura-t-elle, fascinée. À chaque reprise, les filaments épaississaient et la chanson se faisait plus puissante. La clef en était à présent plus haute de trois notes, et, avec un peu de chance, assez dissemblable pour brouiller l’appel du démon, lorsqu’il s’élèverait. Le rondeau, que les Baptistrels apprenaient tôt dans leur apprentissage afin de pouvoir chanter en harmonie avec eux-mêmes, continuait à s’élever et dessinait toujours plus de fils de soie miroitants. Chaque filament répétait en fredonnant sa mélodie rudimentaire, vibrant comme les cordes de sa harpe, en canon à quelques secondes d’intervalle. « Ce sera bientôt la cacophonie », expliqua Rhapsody. Grunthor acquiesça. Déjà les vibrations s’agençaient en une discorde plaisante, comme un groupe de musiciens sans chef d’orchestre, chacun jouant à sa propre cadence. « Venez, mam’zelle. Fichons le camp d’ici. » 13 LORSQU’ILS EURENT QUITTÉ LE TUNNEL du wyrm, Achmed recouvra rapidement ses forces. Il fut bientôt capable de marcher et insista pour qu’on le laisse faire ; il n’avait cessé de guetter la pulsation sourde. Elle n’avait pas varié. Ils se lancèrent de nouveau dans l’âpre tâche de trouver une issue vers la surface, cheminant la plupart du temps dans leur silence coutumier. Achmed était demeuré muet sur l’épisode du wyrm et Rhapsody évita de l’évoquer. Elle gardait cependant l’espoir qu’un jour ils pourraient en reparler sans tabou. Elle comprenait qu’il restait de nombreuses batailles à livrer et à gagner dans la mémoire d’Achmed, avant qu’il puisse se sentir capable d’une chose pareille. Pendant un moment, le tunnel de la Racine avança en ligne droite. Il n’y avait guère de virages mais de fréquents changements d’élévation. Il montait et descendait à loisir, calquant sans doute son cours sur celui de la source d’eau qui avait permis à l’Arbre d’enfoncer ses racines aussi profond, et qui avait dû donner naissance à toutes les mers. Plus ils paraissaient s’enfoncer vers le cœur de la Terre, plus la largeur des tunnels qu’ils croisaient semblait s’accroître, ce qui leur permettait de marcher debout plus longtemps avant de devoir s’accroupir ou ramper de nouveau. Parfois ils débouchaient sur de vastes espaces découverts, où le plafond du tunnel s’arrondissait très haut au-dessus d’eux, les laissant respirer à leur aise. Grunthor avait émis l’hypothèse qu’autrefois, dans ces tunnels, l’eau s’était accumulée en grande quantité dans la racine, laquelle avait gonflé, avant de se rétracter pour pousser en longueur. Ces endroits étaient souvent les plus dangereux car les affaissements fréquents abritaient les pires colonies de vermines. « Ils arrivent. » La voix d’Achmed extirpa Rhapsody de son sommeil agité. Elle avala sa salive et dégaina Lucy. Ils avaient établi leur campement dans une grotte, aussi disposait-elle d’assez de place pour se servir de cette arme. Bien que désormais habituée à la tâche sans fin d’extermination de la vermine, elle n’avait jamais vraiment réussi à surmonter l’horreur que ces simples mots faisaient naître en elle. Les années passées dans la rue lui avaient donné la force d’affronter bon nombre de tâches odieuses, cependant, aussi écarta-t-elle vaillamment les cheveux de son front pour fixer l’obscurité au-dessus d’elle. Cela aura-t-il une fin ? se demanda-t-elle alors que les vers frétillants approchaient. Ils avaient appris à les combattre dans le noir, puisque la lumière excitait la vermine plus encore, multipliant la rapidité et la férocité de ses assauts. Combien de fois avons-nous déjà répéter ces gestes ? La faible lueur du lichen luminescent de la grotte lui permit de les voir s’avancer en rampant sur la Racine. Comme une cape de pourriture dégoulinante, ils progressaient par paquets et se laissaient tomber des branches au-dessus de leur tête. Les trois compagnons s’alignèrent à la surface de la Racine ; Grunthor tenait le Bon Camarade prêt à l’attaque et Achmed brandissait la fine lame d’argent à laquelle il n’avait pas daigné donner un nom. Les vers se mirent à leur tomber dessus, d’abord un par un, puis par grappes, comme des feuilles d’automne balayées par le vent. Se conformant à leur convention muette, ils se placèrent tous trois en cercle pour taillader les vers à mesure qu’ils avançaient. Seul Achmed pouvait rivaliser de vitesse avec eux ; Rhapsody et Grunthor avaient quant à eux mémorisé leurs schémas de déplacement. Le géant bolg et la Baptistrelle lirin parvenaient désormais à prévoir le moment de leur attaque ; ils pouvaient ainsi esquiver leurs morsures insidieuses d’une torsion de tout le corps, qui se transformait immédiatement en coup. Le procédé ne fonctionnait pas toujours – il leur arrivait de rater leur cible – mais la plupart du temps ils éventraient la vermine et se tenaient prêts pour l’assaut suivant. La masse rampante approchait ; bientôt Grunthor et elle devraient affronter un tapis dévorant plutôt que les mercenaires isolés tombés du ciel. Ils laissèrent à Achmed la tâche de les mettre en garde en cas d’attaque par le haut, et se mirent à trucider en rythme les assaillants au sol. Rhapsody prit le côté gauche, Grunthor le droit, et ils taillèrent à grands coups dans les créatures. Achmed bondissant au-dessus d’eux pour balayer les parasites. Rhapsody se disait souvent que la confiance qui les liait les uns aux autres se révélait lorsqu’ils se livraient à cette vile activité. L’arme d’Achmed sifflait à leurs oreilles et projetait des courants d’air sur leur cuir chevelu, alors qu’il contrait les attaques douloureuses de ces petites dents aiguisées comme des lames de rasoir et au venin insidieux, qui provoquait des brûlures et des démangeaisons insupportables, parfois même la fièvre. Il se livrait sans retenue aux attaques de cette masse qui gagnait du terrain, comptant sur les deux autres pour pourfendre la majorité des créatures. Parfois, au plus fort du combat, Rhapsody se surprenait à songer à l’alliance de leurs forces, qui avait transformé trois actions isolées en une impressionnante chorégraphie, dans laquelle elle avait fini par se sentir à sa place. L’odieux bruit sec que produisait en éclatant leur chair tranchée par l’épée, l’odeur répulsive de leurs fluides qui persistait pendant des jours sur les vêtements – tout contribuait à faire de cette expérience un cauchemar à part entière. Elle finissait par lever la tête pour voir l’un des deux Bolgs lui adresser le geste signifiant : « le champ est libre », comme Grunthor en ce moment même, et elle s’écroulait épuisée après avoir dégagé, à grands coups de pieds dans les cadavres, un espace au sol où s’affaler. Puis venait le nettoyage, l’opération essentielle qui consistait à vérifier chacun des replis de leur corps et de leurs vêtements où les plus petits vers pourraient se tapir. En général, la vermine savait attendre sans bouger que son hôte s’endorme. Puis elle plongeait sa petite tête violacée sous la peau, comme une tique, pour se repaître de sang, dans lequel elle injectait la maladie et une douleur cuisante. Rhapsody était reconnaissante à Grunthor de lui avoir enseigné cette vieille astuce bolg qui consistait à garder au moins un ongle de pouce assez long, afin de pouvoir écraser les parasites contre la couture de ses vêtements. Elle découvrit que c’était la vraie raison pour laquelle les Bolgs portaient des ongles aussi effilés que des griffes ; ils leur servaient à se débarrasser des poux et des vers. « Je suis désolée, je croyais que c’était pour crever les yeux de votre adversaire, avoua-t-elle d’un air penaud. — Ça marche aussi bien pour ça, mam’zelle », avait-il répondu avec un sourire. Elle termina son inspection et releva les yeux vers Achmed, qui fixait l’obscurité. « Que se passe-t-il ? » Il se retourna vers Grunthor. « Tu as remarqué une augmentation de leur nombre, récemment ? — Ouais. — C’est peut-être la chaleur. — Quelle chaleur ? » demanda Rhapsody, médusée. Achmed lui adressa un regard légèrement surpris. « Vous ne sentez pas ? » Elle se concentra sur l’air qui l’entourait. Il semblait en effet un peu plus doux. « Si, sans doute, dit-elle d’un ton hésitant. — Y a du feu dans les parages. Je l’sens aussi », ajouta Grunthor. La peur assombrit le regard de Rhapsody. « Pourquoi y aurait-il du feu sur la Racine ? Vous pensez à des mines ? Ou un volcan ? — Peut-être, répondit Achmed avec désinvolture. Ou peut-être approchons-nous du centre. La légende prétend que le cœur de la Terre est en feu. » Un petit son étouffé s’échappa de la gorge de Rhapsody. Elle connaissait elle aussi cette légende, et cette perspective la découragea. S’ils approchaient du centre, c’est qu’ils avaient parcouru moins de la moitié du chemin. De plus, le feu au cœur de la Terre serait sans doute un obstacle difficile à contourner, et peut-être se retrouveraient-ils piégés au plus profond du monde. La voix d’Achmed vint interrompre le cours de ses pensées. « Vous venez ? » Elle se leva lentement, étira les muscles engourdis de ses jambes et de son dos, où la piqûre brûlante des morsures avait trompé sa vigilance. « Je suppose, oui », dit-elle en glissant Lucy dans le fourreau fixé dans son dos, avant de reprendre sa place sur la Racine. Ils comprirent assez vite la position délicate dans laquelle ils se trouvaient. Il n’y avait toujours pas de feu en vue, pourtant l’augmentation de température était sensible comme près d’un brasier ou des flammes d’une forge, et cela devenait de plus en plus chaud à mesure qu’ils avançaient. Les cheveux de Rhapsody, humides et filasses depuis qu’elle avait pénétré sous terre, séchaient à présent en paquets collés, qui avaient la consistance de la paille. La chaleur sécha aussi les lambeaux restants de ses vêtements, méconnaissables après tout ce temps et ces péripéties. L’air chaud apporta douleur et réconfort. Si sa peau se craquela, ses os et ses articulations se réjouirent et la douleur constante qui l’étreignait en fut quelque peu calmée. Elle nota en outre un changement dans le chant même de la Terre. L’un des seuls aspects plaisants de cette aventure avait été ces instants où elle s’était allongée à plat, sur le dos ou sur le ventre, pour sentir cette vibration profonde qu’elle avait surprise plus tôt, le chant gorgé de vie de la Racine, où résonnait l’écho de la grande sagesse collective du temps. Le chant était plus vivant désormais, et la mélodie tonale changeait plus rapidement. « Je me demande si la Racine se sent en meilleure santé, en l’absence de vermine, s’interrogea-t-elle. — Vous vous sentiriez pas mieux, vous ? fit Grunthor en la poussant gentiment. — Nos efforts ont porté un coup sévère à la population nuisible, intervint Achmed, scrutant les parois de basalte autour d’eux. — Pas assez, on dirait : vous êtes toujours là, tous les deux », plaisanta Rhapsody. Achmed sourit. Rhapsody n’était pas certaine de lui avoir déjà vu cette expression. Tout comme la Racine, il semblait que leur humeur était elle aussi plus brillante. Il leur fallut du temps pour arriver en vue du feu. Ils avaient perdu tous les instruments susceptibles de mesurer le temps, il leur était donc impossible d’estimer depuis quand la chaleur était perceptible – mais Rhapsody parlait désormais couramment la langue bolg, et Grunthor maîtrisait non seulement l’écriture, mais aussi la calligraphie et la musique. Depuis combien de temps… un an ? Plus ? se demanda une nuit Rhapsody. Nous ressentons cette chaleur depuis tout ce temps, sans en avoir encore trouvé la source. Elle commençait à douter qu’ils vivraient assez longtemps pour la découvrir un jour. Ils perçurent tout d’abord une lueur lointaine. Puis les rochers au bord du tunnel se mirent à rougeoyer dans le noir. La chaleur augmenta, même s’ils en avaient quelque peu perdu la mesure, avec le temps. Le souvenir du froid et de l’humidité s’immisçant dans leurs os avait presque disparu, même s’il restait de grandes quantités d’eau autour d’eux. Mais la chaleur ambiante asséchait la terre elle-même. Ces nouvelles conditions rendaient leur périple plus aisé, mais elles offraient aussi leur lot de périls. De temps à autre, un vêtement ou des vivres prenaient feu sans crier gare, ou les lames devenaient trop chaudes pour être manipulées. Trouver de l’eau potable était désormais plus aléatoire, et source d’inquiétude. Achmed finit par s’arrêter, le regard perdu au loin, et les deux autres l’imitèrent. « Le feu », dit-il simplement. Grunthor plissa les yeux, puis secoua la tête. Rhapsody tenta elle aussi sa chance, mais ne vit rien. Elle savait depuis une éternité qu’elle ne pouvait rivaliser avec la vue d’Achmed, surtout dans le noir. Ils poursuivirent leur chemin, s’approchèrent, jusqu’à ce que Rhapsody elle-même en vînt à distinguer les flammes vacillantes qui emplissaient le tunnel devant eux. La Racine elle-même, le sol sous leurs pieds, craquait sous la pression de leur poids. Au-dessus d’eux, le plafond disparut au loin. Et tandis qu’ils progressaient, même à leur allure d’escargots, il devint évident que le passage tout entier s’engouffrait dans les flammes. Le feu au cœur de la Terre brillait de myriades de couleurs, plus sombres que celles d’un feu à l’air libre. Les flammes dansaient et se contorsionnaient à l’intérieur de la paroi incandescente, bleues, violettes et blanches, en harmonie avec les teintes flamboyantes auxquelles Rhapsody était habituée. Nul espace autour du brasier ; le feu mangeait chaque centimètre du passage, dévorant de sa lumière et de sa chaleur liquide chaque recoin et chaque crevasse. Elle resta debout là, captivée par cette vision, les pupilles piquantes dans l’intensité de cette lumière furieuse. Elle ferma les yeux. « Fichu hrekin, jura Grunthor derrière elle. On est coincé. On aurait aussi bien fait d’rester à Easton. » Achmed demeura muet. Les paupières toujours closes, Rhapsody écoutait, non pas ses compagnons en plein désarroi, mais le chant du feu. Contrairement à la mélopée grave et lente de la Terre, la chanson du feu grondait, pétillante de vie, et chantait une mélodie plus exquise que tout ce qu’elle avait entendu jusqu’ici. Le son alla chercher dans sa mémoire le souvenir – douloureux de douceur – des soirées passées près de l’âtre alors que sa mère lui brossait les cheveux ; celui des feux de joie lors de la fête de la moisson, avec le brouhaha des réjouissance et du bal ; son premier baiser à la lueur d’un feu de camp, à l’automne. L’éclat lui illuminait le visage, embrasait sa chevelure, la faisait tout entière rayonner. Du cœur des flammes montait un appel, une invitation au bal, et elle mourait d’envie de la suivre. Malgré elle, elle fit un pas en avant. Des mains fermes et osseuses la saisirent par les épaules et la firent vivement pivoter. Surprise, elle ouvrit les yeux et entendit le grondement choqué de Grunthor : « Qu’est-ce que vous faites, là, au juste ? » Achmed, qui la tenait toujours, sonda les profondeurs de son regard. « Où allez-vous, Rhapsody ? » La réponse tomba de sa bouche sans qu’elle puisse l’en empêcher. « En avant », dit-elle. 14 « JE TRAVERSE », DIT-ELLE SIMPLEMENT. Grunthor éclata de rire. « Si vous voulez vous suicider, je préférerais que vous essayiez de pas abîmer la viande. Allons, mam’zelle, reprenez vos esprits. — Écoutez, trancha-t-elle avec impatience. Je ne fais pas demi-tour. Aucun de nous ne le peut. Vous vous rappelez les éboulements ? La voie est bloquée. On ne sortira jamais par là. La seule direction possible, c’est tout droit. — Et comment suggérez-vous que nous nous y prenions, par curiosité ? » demanda Achmed. Le ton de sa voix était sincère, ou du moins autant qu’il pouvait l’être. Rhapsody inspira profondément, sachant que ce qu’elle s’apprêtait à dire paraîtrait complètement farfelu, dans le meilleur des cas. « Vous vous rappelez ce que j’ai expliqué, au sujet des noms ? Qu’ils peuvent nous faire redevenir ce que nous étions autrefois ? — Vaguement. — Eh bien, j’y réfléchis depuis que cette possibilité s’est dessinée. Je pense que le seul moyen d’aborder ce feu, c’est de nous envelopper dans le chant de nos noms, et d’espérer en ressortir recréés. — Vous passez en premier, chérie, gloussa Grunthor. — Bien sûr, s’empressa-t-elle de répondre. Je ne l’envisageais pas autrement. — Vous voulez vraiment sortir de ce tunnel plus que tout au monde », conclut Achmed d’un ton à mi-chemin entre la compassion et la raillerie, que Rhapsody avait baptisé la compaillerie. « Vous avez une meilleure idée ? » Elle s’assit sur la Racine et défit le nœud de son sac en lambeaux, d’où elle sortit son higen, un instrument à cordes de la taille de la paume de sa main de la forme d’une minuscule harpe. « Si j’arrive à passer, je reviendrai vous chercher, si je le peux. » Elle épousseta ce qu’il restait de sa cape et se releva. « Si je ne reviens pas, au moins vous saurez qu’il faut essayer autre chose. » Grunthor secoua la tête, les yeux fixés sur l’enfer qui se déchaînait à quelques pas devant eux. « Je l’sais déjà, pas besoin d’gaspiller votre vie. — Laisse-la partir », dit simplement Achmed. Rhapsody sourit. « Merci. Au moins, si je n’y arrive pas, vous serez enfin débarrassés de moi. » Grunthor était visiblement de plus en plus affecté. « Si j’avais voulu m’débarrasser d’vous, je l’aurais fait y a déjà un bail. J’aurais pu vous briser la nuque d’une main et hop, terminé. » Elle passa un bras autour du cou du géant qui tremblait. « À l’époque, peut-être bien. Mais depuis je me suis bien entraînée à l’épée, je vous ferais remarquer. » Elle le serra plus fort, et il se pencha pour l’étreindre lui aussi. « Au revoir, Grunthor. Ne vous inquiétez pas. Je reviendrai. » Il recula et la contempla, tentant un pauvre sourire. « Je croyais que vous deviez toujours dire la vérité ? » Rhapsody lui tapota la joue. « C’est ce que je fais », dit-elle d’une voix douce avant de se tourner vers l’homme en cape noire qui l’avait tellement malmenée, et qui l’avait piégée à mille lieues sous terre. « Au revoir, Achmed. — Dépêchez-vous, nous n’allons pas vous attendre longtemps. — Eh bien, voilà qui est encourageant », dit-elle en riant. Puis elle jeta son sac sur son épaule et se dirigea droit vers le brasier. Les deux Bolgs regardèrent son ombre minuscule s’allonger sur les flammes grondantes, puis disparaître dans la paroi vibrant de chaleur et de lumière. Lorsqu’elle se trouva aussi près qu’elle pouvait le supporter, Rhapsody ferma les yeux et pressa son higen contre sa poitrine. Les cordes minuscules étaient chaudes sous ses doigts ; elle se brûla les doigts en les pinçant, alors qu’elle essayait de déterminer la bonne chanson, sa propre chanson. Elle ne connaissait que la note unique qui résonnait dans son esprit, ela, sixième et dernière note de la gamme. Chaque individu s’accorde à une note particulière, avait dit son professeur. Rhapsody s’était beaucoup amusée de découvrir la sienne. Elle était le sixième et dernier enfant de sa famille. Cette note lui convenait parfaitement car elle avait un sens, à ses yeux. Elle l’entonna et sentit monter la vibration familière. La mélodie capturant son essence serait moins aisée à distinguer. Son nom véritable, mis en musique, était facile à chanter. Elle commença par lui. À partir de la ligne simple de la mélodie, elle conçut un refrain, une suite de notes qui résonnait en son for intérieur et qui lui donnait le frisson. Note après note, mesure après mesure, elle bâtit la chanson en superposant sa voix à celle de l’higen. Puis, rassemblant tout son courage, elle pénétra au cœur des flammes. Lorsqu’elle atteignit le brasier infernal, l’intensité de la lumière lui mit les larmes aux yeux. La douleur les lui ferma. Elle continua d’avancer, sans cesser de chanter ni de prier pour que, si jamais elle se trompait, le feu la consume en un instant, abrégeant ses souffrances. Il y avait au cœur du foyer un vent naturel qui faisait voler ses tresses blondes autour d’elle, illuminant sa chevelure comme une torche. Il devenait de plus en plus difficile de respirer. Rhapsody ouvrit les yeux et constata qu’elle se trouvait dans la paroi de feu. Elle accorda sa propre chanson sur le chant inné des flammes, plus sonore. Ses yeux cessèrent tout à coup de piquer. Lorsqu’elle les rouvrit, elle découvrit une kyrielle de couleurs flamboyantes qui se balançaient devant elle comme des hautes herbes dans un vent violent. Un sentiment de paix et de sécurité l’envahit. Le feu la reconnaissait. Il ne lui ferait aucun mal. Les reflets bleu saphir scintillants se tortillaient sur fond de rouge orangé éclatant et de petites langues jaunes, tourbillonnaient tout autour d’elle. Rhapsody sentit la douleur dans ses os et ses articulations disparaître comme par magie. Elle se demanda vaguement si la gueule du feu était en train de l’immoler, de la consumer. Dans une certaine mesure, c’était une sensation proche de la joie, le sentiment d’être encerclée par l’acceptation ultime. Elle se mit à chanter plus fort, transformant les airs mêlés du feu et le sien propre en un chant de célébration. La voie devant elle se dégagea, des coins d’ombre apparurent l’espace d’un instant, pour disparaître une seconde plus tard sans laisser de trace. Elle s’arma de toute la force de sa volonté et reprit son chemin ; il lui fallut tout son courage pour quitter le foyer. Si elle s’abandonnait à la douceur des lieux, elle savait qu’elle y resterait à jamais, absorbant avec bonheur la chanson du feu jusqu’à en devenir partie intégrante elle-même. Soudain la chaleur délicieuse quitta son visage ; elle eut l’impression qu’une vague glacée venue de l’océan la gifla. Rhapsody ouvrit les yeux et vit les ténèbres devant elle, même si les murs de feu tremblotaient toujours à la lisière de son champ de vision. Devant elle s’étirait un tunnel semblable à celui qu’elle venait de quitter, mais avec des caractéristiques différentes. Malgré la chaleur du feu, elle sentit un frisson la parcourir. Elle avait traversé la muraille de flammes. Elle fît alors volte-face et se précipita dans les flammes, sans cesser une seconde de chanter. De l’autre côté du noyau de feu, Grunthor attendait en montrant des signes de nervosité, son regard désespéré perdu dans le sinistre aveuglant. Il suait par tous les pores de sa peau vert-de-gris. Au bout de ce qui lui parut une éternité, il cligna les yeux et pointa le doigt vers les flammes. « Je la vois, m’sieur ! » Achmed hochait déjà la tête. Il avait aperçu son ombre une seconde plus tôt, aussi haute que le plafond de la grotte, disparaissant et réapparaissant entre les vagues de feu. La femme qui surgit du brasier ressemblait vaguement à Rhapsody, mais elle en différait par bien des aspects. Sa chevelure avait perdu sa teinte d’or clair au profit d’une couleur miel doré. Elle leur fit signe depuis la lisière du feu. « Venez, les exhorta-t-elle d’une voix couverte par le brouhaha des flammes. Je ne sais pas combien de temps la voie restera ouverte. » Les deux Firbolgs coururent jusqu’à elle en se protégeant les yeux de la chaleur. Rhapsody leva la main pour les arrêter, mais trop tard. La capuche d’Achmed s’enflamma. Elle regarda avec horreur Grunthor se jeter sur lui et le plaquer au sol, étouffant le feu en faisant rouler l’homme dans les cendres blanches. Elle connaissait le nom d’Achmed, puisqu’elle l’avait baptisé. Elle se mit à le chanter sans discontinuer. Grunthor aida l’homme à se redresser et l’emmena au bord de la paroi enflammée. Rhapsody leva la main pour faire signe au sergent d’attendre, puis elle prit les mains du Dhracien dans les siennes. Les yeux d’Achmed s’éclairèrent lorsqu’il entendit chanter son nom. Il devait ressentir le même bien-être qu’elle avait connu quelques minutes plus tôt. Lorsqu’elle fut certaine qu’il pouvait tenir debout, Rhapsody transféra cet air sur l’higen, jouant tandis qu’Achmed restait au bord du feu. Elle se mit à composer pour lui une chanson articulée autour du thème de son nom. « Sentez-vous la chanson vous picoter la peau ? — Non. » Les lambeaux de sa capuche s’effritèrent et tombèrent au sol, révélant l’horrible blessure qui lui barrait le front et les yeux. Achmed était devenu aveugle. À cette vue, les yeux de Rhapsody s’emplirent de larmes. La blessure avait l’air effroyable. Elle réfléchit le plus vite possible. « Dites-moi quelque chose de vous qui me permette d’ajouter un thème au refrain, qu’il vous reflète mieux. » Elle ajouta les notes musicales des mots Firbolg et Dhracien. « Dois-je vous redonner votre ancien nom, le Frère ? » Achmed secoua vivement la tête, faisant voler des gouttelettes de sueur qui s’évaporèrent au contact des flammes. Son visage reflétait la lumière qui ondulait derrière elle. « Par rapport à vos frères et sœurs, vous vous situiez où ? — L’aîné », dit-il au prix d’efforts monstrueux. Rhapsody hocha la tête et incorpora ce mot dans la mélodie. En regardant le visage d’Achmed, elle constata que cet ajout avait provoqué une réaction chez lui. « Encore juste un détail, Achmed, n’importe quoi qui fasse partie de votre identité. Quelle est votre profession ? » Achmed se mit à trembler, soudain terrassé par le choc de sa blessure. Il se pencha aussi près d’elle que possible pour lui souffler le mot : « Assassin. » Rhapsody cligna les yeux. Bien sûr, se dit-elle. Elle reprit la chanson, ajoutant cette nouvelle dimension. Les yeux brûlés d’Achmed s’ouvrirent plus grand et, toujours aveugle, il hocha la tête lorsqu’il sentit le chant l’envelopper, comme Rhapsody un peu plus tôt. La seconde qui suivit, un souvenir traversa l’esprit de Rhapsody, une image d’Achmed se tenant à la croisée de milliers de chemins différents le long de la Racine, choisissant avec la plus grande désinvolture leur trajectoire dans le ventre de la Terre. Il avait eu l’air de s’en moquer, certain que ses choix les menaient dans la bonne direction, sans jamais un soupir d’hésitation. Une fois Grunthor lui avait chuchoté à l’oreille que le Dhracien suivait le cœur battant de la Terre, qu’il en sentait le pouls, qu’il se laissait guider dans ses veines et ses chemins vibrants de la même manière qu’il traquait une proie dans le royaume de l’air, le monde du dessus. Traqueur infaillible. L’éclaireur, chanta-t-elle. Le corps d’Achmed devint translucide et comme son visage quelques instants plus tôt, il se mit à refléter la lueur du Grand Feu. Rhapsody se pencha et l’attira dans les flammes. Elle lui fit rapidement traverser le noyau brûlant, chantant avec toute son habileté de Baptistrelle. Elle le déposa juste à la sortie du mur de flammes et courut rechercher Grunthor. La vision du géant tout tremblant, debout dans l’éclat du tourbillon de feu, lui fendit le cœur. Les yeux d’ambre, paralysés dans une expression qu’elle identifia comme de l’horreur à l’état pur, se détendirent quelque peu en la voyant réapparaître, mais son visage était toujours tordu d’inquiétude. « Où il est, ma belle ? Il va bien ? — Venez ! hurla-t-elle pour couvrir le vrombissement des flammes, en lui faisant de grands signes. » Grunthor la rejoignit en courant et l’attrapa par les épaules. « Est-ce qu’il va bien ? — Ne craignez rien. Nous allons y arriver… » Un mugissement féroce résonna. Il parcourut toute la masse de muscles, jusqu’aux griffes qui enserraient les bras de Rhapsody. Ses paroles de réconfort se muèrent en gémissement de douleur. « Où est-il ? » Rhapsody lui attrapa les mains et se libéra de leur emprise. « De l’autre côté. Il est aveugle, mais vivant. » Elle vit le soulagement lisser l’expression féroce de ses traits, remarqua sa puissante mâchoire fermement serrée et ressentit un nouveau pincement au cœur. Elle connaissait la peur qui le tenait sous sa coupe, mais savait qu’il n’en éprouvait pas une once pour lui-même. D’une main tremblante, Rhapsody tapota sa joue monstrueuse. « Quel est votre nom firbolg ? » Une série de grondements sortirent de la bouche du géant, suivis par un coup de glotte cliquetant. Rhapsody expira, puis ferma les yeux. « Répétez-le-moi », dit-elle en luttant contre la panique qui l’envahissait. Écoutant avec attention malgré le roulement des flammes, elle imita le mieux possible la voix de Grunthor. Au bout de plusieurs tentatives, elle sentit comme un bourdonnement en réponse à son appel. En rouvrant les yeux, elle constata que le corps du sergent s’était nimbé d’un halo de lumière scintillante. « Et vous êtes aussi bengard ? » Grunthor acquiesça. Enfant du sable et du ciel, fils des cavernes et des terres de ténèbres, chanta-t-elle. Bengard, Firbolg. Le sergent-major. Mon instructeur, mon protecteur. Seigneur des Armes Fatales. L’Autorité Suprême Qui ne Souffre Aucune Désobéissance. Le bourdonnement électrique se fît plus prégnant. Un sourire énorme dévoila les dents de Grunthor. « C’est ça, mam’zelle. Là je sens bien un picotement. Maintenant, allons le rejoindre, d’accord ? » Rhapsody sourit à son tour. « Grunthor, vous êtes vraiment un ami fidèle, aussi fort et fiable que la Terre même. Venez, prenez ma main. » Elle mena l’imposant Firbolg à travers les flammes, déclamant son nom et les attributs qu’elle y avait associés, chantant sa chanson baptistrale encore et encore, jusqu’à ce que les ombres qui dansaient sur les murs de feu les aient tous deux engloutis. Elle cligna les yeux et regarda autour d’elle. Ils se trouvaient de l’autre côté, sortis des flammes, dans le noir. Rhapsody enfouit le visage dans la poitrine de Grunthor, dans l’espoir d’assimiler la disparition brusque et douloureuse de la chaleur du feu sans s’écrouler en sanglots désespérés. Le géant observait Rhapsody dans le noir tandis qu’elle retirait les bandages avec précaution. Au plus profond du tunnel, la lumière du feu se reflétait encore sur eux. Elle avait appliqué certaines de ses herbes médicinales sur les yeux d’Achmed, malgré les protestations appuyées du Dhracien. Achmed se tenait allongé, la tête posée sur les genoux de la jeune femme, marmonnant d’impatience tandis qu’elle dénouait les bandes de linge. « Je vous ai dit que ce n’était pas nécessaire. J’y vois très bien. — Eh ben, pourquoi vous ne me l’avez pas dit avant que je vous emmaillote, dans ce cas ? — J’étais inconscient ! » s’exclama-t-il, indigné. Rhapsody gloussa. « Oh oui, c’est donc ça. Je vous trouvais anormalement coopératif. » Elle retira la seconde couche de bandelettes. « Mais ce n’était qu’un traitement d’appoint, pour soulager la douleur… — Je n’ai pas mal, l’interrompit-il avec colère. — … et nous nous occuperons de la blessure elle-même dès que nous rejoindrons un lieu s… » Rhapsody se tut et contempla le visage du Dhracien, hébétée. La blessure d’Achmed avait disparu. « Par les dieux », murmura-t-elle. Achmed arracha les derniers bandages de sa tête. « Je vous avais bien dit que j’étais guéri. » Grunthor le fixait lui aussi. « Euh, m’sieur, j’crois que vous êtes un peu plus guéri que c’que vous pensez. — Et qu’est-ce que ça veut dire, je te prie ? » Grunthor dégaina sa hache d’armes, une arme longue rappelant une pique, dotée à une extrémité d’une lame de hache qu’il appelait Salutation, ou Sal, pour faire court. « Jetez un œil. Vous vous rappelez cette blessure au couteau que vous aviez récoltée à Kingston, y a quelques années ? — Oui ? — Disparue, m’sieur. Voyez par vous-même. » Achmed saisit la lame des deux mains et en scruta les profondeurs. Puis il attrapa sa chemise à la taille et se mit à inspecter son abdomen. « Mes cicatrices ont disparu. — Les miennes aussi », répondit Grunthor en se tournant vers Rhapsody, qui examinait son poignet. Elle croisa son regard et hocha la tête. « Toutes nos blessures ont disparu, et nos cicatrices aussi. Comment est-ce possible ? » Rhapsody sourit. « Rappelez-vous ce que je vous ai dit, il y a bien longtemps. » Achmed se redressa et se remémora leur premier combat avec la vermine, lorsqu’elle avait fredonné sa première chanson de guérison pour faire disparaître la blessure de son avant-bras. Allez-y, moquez-vous tant que vous voudrez. Mais la musique sous une forme ou sous une autre est probablement ce qui nous sortira de cet endroit. Bien sûr : si vous m’agacez trop avec vos chansons, je me servirai de votre corps comme vrille pour percer les murs. Ça fait partie des dons du Baptistrel. Il n’y a ni objet, ni concept, ni loi aussi puissante que le nom véritable d’une chose donnée. Notre identité est intimement liée à ce nom. C’est l’essence de ce que nous sommes, notre histoire individuelle, et parfois il peut nous rendre à notre vraie nature, peu importe combien on a été changé. « Vous voulez dire que nous avons été recréés ? » Rhapsody haussa les épaules. « Je ne sais pas, je le pense. La première fois que j’ai traversé les flammes, je suis certaine d’avoir senti mon corps partir en fumée, comme si j’étais en train de m’immoler. Du fait que j’ai chanté nos noms véritables tout le long, je pense que les dommages infligés à nos corps par la vie et les circonstances ne se sont pas reproduits sur nos nouvelles enveloppes. Y aurait-il d’autres manifestations qui iraient dans ce sens ? » Achmed se passa lentement la main à la base du cou. La chaîne invisible par laquelle le démon le contrôlait autrefois avait lâché lorsque Rhapsody avait renommé le Frère dans les ruelles d’Easton, et elle avait disparu depuis si longtemps que c’était impossible à dire. Les os fracturés avaient l’air aussi forts et en bonne santé qu’au premier jour, mais il n’était pas certain que la sensation était très différente, cependant. « Je ne sais pas. Vous avez retrouvé votre virginité ? » Rhapsody sursauta comme si on l’avait giflée. En temps normal elle ignorait les allusions de cet acabit, mais l’expérience extatique et effroyable de cette purification par le feu avait épuisé sa résistance en matière de railleries. Grunthor vit son air et jeta un regard furieux à Achmed. Puis le géant se tourna de nouveau vers Rhapsody et sa mâchoire s’affaissa de surprise. « Ma belle, retournez-vous une minute, là. — Laissez-moi tranquille, répliqua Rhapsody. Je ne suis pas d’humeur à me faire houspiller. — Non, mam’zelle, s’il vous plaît, insista Grunthor. Je veux regarder votre visage. » Rhapsody se tourna lentement vers lui, le regard toujours prudent. « Criton », murmura Grunthor. Achmed leva les yeux à son tour et sentit sa mâchoire s’ouvrir, lui aussi. Rhapsody était une belle femme, avant de traverser le feu, même si le temps et la crasse avaient affecté son apparence, au cours de leur interminable marche le long de la Racine. Le changement était considérable. La traversée des flammes avait brûlé toutes les imperfections et leur avait rendu une créature qu’ils reconnaissaient à peine. Ses longs cheveux dorés étincelaient à la lumière du feu, scintillant comme de l’or liquide. Son teint s’était lissé et sa peau avait pris la texture et l’apparence des pétales de rose, rayonnant dans la pénombre. Lorsque, quelques instants plus tard, elle se retourna vers eux d’un air las, ses yeux d’émeraude, plus vifs que des gemmes, lancèrent des éclairs en attrapant les rayons de lumière. Belle autrefois, elle était devenue éblouissante. Même pour des yeux firbolgs, l’aura de cette beauté surnaturelle était flagrante. « Quoi ? » lança-t-elle d’un ton irritée. Grunthor mit un moment à retrouver sa voix. « Par les dieux, Votre Altesse, vous êtes parfaite. » Les traits splendides de Rhapsody s’adoucirent, et l’expression qui se dessina sur son visage fit violemment rougir les deux hommes ; ils ressentirent en outre un brusque afflux de sang sous la ceinture. « Je vous en prie, Grunthor. J’ai été heureuse de vous être utile, dit-elle avec gentillesse. C’était le moins que je puisse faire pour vous remercier tous les deux de m’avoir aidée vous aussi. — C’est pas c’que je voulais dire. Vous êtes différente. » Rhapsody fronça les sourcils. « Comment ça ? — Ce qu’il veut dire, intervint la voix mal assurée d’Achmed, c’est que si vous retourniez dans votre ancienne profession, vous pourriez demander n’importe quel prix, vous l’obtiendriez à la seconde, rien que pour donner à un homme la chance de poser les yeux sur vous. » Rhapsody secoua la tête, agacée. « J’aimerais que vous arrêtiez de parler de mon ancienne profession. Je ne vous tourmente pas au sujet de vos péchés passés. Et croyez-moi, personne ne paie juste pour regarder. » Achmed soupira. Aujourd’hui n’importe qui paierait. « Rhapsody, vous êtes plus belle qu’avant. Vous êtes stupéfiante. » Rhapsody le dévisagea avec attention à la lueur distante du feu brûlant au cœur de la Terre. Achmed avait toujours veillé à garder sa cape et sa capuche aussi souvent que possible, se comportant par mille subtilités comme un homme conscient de son apparence déplaisante, voire horrible. À présent, à voir son air spontané à la lumière, elle ne comprenait pas pourquoi il avait agi de la sorte. Il n’était pas laid, du moins pas aux yeux de la jeune femme, et possédait même une étrange beauté, pour tout dire. Loin d’un visage reflétant la monstruosité, c’était l’esquisse d’un dieu distrait. Il était aisé d’imaginer la matière à partir de laquelle il avait créé. Sa tête rappelait celle, inachevée, d’une sculpture, avec ses traces de doigts et ses amas d’argile, pas encore raffinée : une petite excroissance pour figurer le nez, des traces de pouce inégales pour marquer l’emplacement où viendraient se ficher les yeux, un autre coup d’ongle pour la bouche, à demi souriante, à demi grimaçante, sans lèvres encore. Les yeux désassortis, le fin réseau de vaisseaux sous la surface de la peau avaient dessiné une œuvre d’art, non pas séduisante au sens classique du terme, mais rare et fascinante. Peut-être voyait-il quelque chose d’approchant en elle. « Vous savez, vous n’êtes pas mal vous-même », dit-elle avec un petit sourire. Achmed se tourna vers Grunthor, et tous deux hochèrent la tête avant de détourner le regard. Elle ne comprenait pas. À l’évidence, elle ne pouvait comprendre. 15 L’EUPHORIE DE LA TRAVERSÉE DES FLAMMES se dissipa à mesure que les trois compagnons répétaient les pas qu’ils avaient déjà faits, rampant sur la Racine qui semblait s’étirer dans le Temps même, infinie et inflexible. Le voyage n’était qu’à peine facilité par la perspective d’avoir parcouru plus de la moitié du chemin et donc de se rapprocher de l’issue possible. Peut-être le désespoir – à la limite de la démence – de la première partie de leur voyage avait-il été la conséquence de cet arrachement brutal à leur ancienne vie. À présent, malgré la longueur du parcours, malgré l’insupportable léthargie du temps qui passait, il y avait de l’espoir au bout du tunnel, du moins la plupart du temps. Le mur de feu avait disparu au plus profond de leur mémoire, et sa lumière avec lui ; ils se trouvaient de nouveau plongés dans les ténèbres et ne s’adressaient la parole de temps à autre que dans le seul but de ne pas sombrer dans la folie. Leurs vêtements et leurs poches de cuir étaient en lambeaux, leurs bottes avaient disparu depuis longtemps et aux genoux leurs pantalons se déchiraient de plus en plus. Grunthor avait sacrifié la petite cape de son pardessus et Rhapsody les cordes de rechange de sa harpe pour leur confectionner de nouvelles chaussures. Ils s’enroulaient le tissu autour des pieds et des jambes pour les protéger de l’arête saillante des cailloux de basalte, renforçant la plante des pieds de bandelettes de cuir découpées dans les vestiges de leurs bottes. Même avec cet équipement de fortune, chaque étape se terminait souvent par des pieds en sang et couverts d’ecchymoses. Rhapsody s’était remise à chanter ses dévotions aux étoiles, même si les notions de nuit et de jour avaient perdu tout leur sens, et même si la jeune femme se trouvait à mille lieues du soleil levant et du ciel nocturne. Elle fixa arbitrairement l’aube au moment de leur lever, auquel elle chantait l’aubade, le chant d’amour du matin, en s’habillant et en tentant de démêler les nœuds enchevêtrés dans ses magnifiques tresses d’or. Lorsque, épuisés, ils s’arrêtaient pour établir leur campement, elle chantait ses vêpres nocturnes, tombant parfois de sommeil au milieu de son chant. Grunthor et Achmed avaient pris l’habitude de l’écouter, silencieux dans l’obscurité, sans prononcer un mot avant qu’elle s’endorme. Parfois ils échangeaient encore quelques phrases maussades, à propos de projets dont ils savaient qu’ils l’abattraient, si elle était réveillée. De manière assez étrange, le passage du temps ne se manifestait sur aucun d’entre eux. Le feu les avait débarrassés de leurs cicatrices et de la plupart des rides et des marques héritées des batailles et des difficultés de la vie. À vrai dire, ils avaient tous trois l’air plus jeunes qu’en pénétrant à l’intérieur de Sagia, des siècles plus tôt. Rhapsody semblait plus rayonnante de jour en jour. Même dans l’obscurité la plus totale, elle irradiait une aura de séduction, presque comme un champ magnétique, bien que son visage soit rarement visible. Leur jeunesse perpétuelle semblait démentir leur interminable périple. L’épaisse couche de boue qui les recouvrait rendait cependant leurs traits difficilement reconnaissables. Il devint enfin clair qu’ils se rapprochaient de la surface de la Terre. Ils avaient escaladé des promontoires et rampé le long des passages qui montaient en pente raide le long d’une racine grimpante semblable à celle qu’ils avaient descendue, à l’aller. Le tunnel était devenu épouvantablement humide et glissant. Le froid s’insinuait de nouveau dans les os de Rhapsody, ainsi que ses douleurs dans les articulations. Se débattre dans des flaques d’eau et de boue jusqu’à la taille était devenu une routine. Plus d’une fois, ils se firent surprendre par une coulée qui manqua de les ensevelir à jamais. Ils finirent par pénétrer dans une grotte à l’horizontale, plus sèche que les tunnels qui l’avaient précédée. Le plafond en était plus élevé et ils purent marcher debout parmi les stalactites qui pendaient dangereusement au-dessus de leur tête. Des stalagmites jaillissaient du sol du tunnel comme de la mâchoire inférieure d’une bête effroyable. Ils avancèrent avec précaution entre les affleurements rocheux. Grunthor avait récolté plusieurs blessures en se frottant ou en butant dessus, ou bien lorsque les vibrations de leurs pas en dessoudaient une. Ils pénétrèrent dans une portion de grotte où une longue stalactite étroite pendait selon un angle étrange ; elle saillait du côté du mur, presque à hauteur du plafond du passage. Du fait de sa position précaire, Achmed l’avait dépassée avec grande précaution, prenant soin de ne pas la toucher. Alors que Rhapsody passait en dessous, la stalactite s’illumina tout à coup. La gangue de terre qui l’enveloppait en tamisait l’éclat, mais les trois voyageurs durent néanmoins plisser les yeux. Leurs pupilles, accoutumées à la pénombre depuis une éternité, n’étaient pas préparées à la lueur même faible qui était apparue. Grunthor marmonna quelques jurons en langue bolg – il se trouvait le plus proche de la stalactite. Rhapsody tendit le bras vers et toucha cette étrange formation, située juste au-dessus d’elle, pendant du mur à l’oblique, contrairement aux millions d’autres qu’ils avaient croisées. Sous la main de la jeune femme, un morceau de roche se détacha et roula sur le sol du tunnel. Un rayon de lumière éclatante et de feu s’échappa de la roche, et les trois compagnons poussèrent un cri perçant en se protégeant les yeux. « Mais qu’est-ce que c’est que ça ? » lança la voix de tête sur un ton rageur. Rhapsody jeta un œil à travers ses doigts. L’extrémité de la stalactite brûlait, de minuscules flammes venaient lécher le tube rocheux. Elle le contempla avec émerveillement, puis tendit de nouveau la main. Lorsque ses doigts s’approchèrent des flammes, elles s’intensifièrent et la lumière se fît plus aveuglante encore. Lorsqu’elle l’éloigna, le feu déclina de nouveau, couvant à l’intérieur de la roche. Avec la même certitude qui l’avait portée à travers le cœur des flammes, elle entreprit d’épousseter délicatement la stalactite. La croûte de terre se décolla sans peine en un seul morceau qui se désagrégea en touchant le sol, découvrant un tube étincelant de lumière incandescente, d’où montaient des flammèches blanches, et dont la base semblait aérienne. Rhapsody retint son souffle. « C’est une épée », dit-elle à voix presque basse. Les Firbolgs échangèrent un regard. Elle avait raison ; surgissant du mur couvert de dépôt visqueux, ils découvrirent une lame enflammée, dont la poignée bleu vif gravée de motifs imbriqués scintillait à la base. « Vous pouvez la tirer de là, mam’zelle ? l’exhorta Grunthor. — Tu penses qu’elle peut le faire ? demanda Achmed. — Je ne crois pas pouvoir l’atteindre, répondit Rhapsody », cherchant des yeux une élévation naturelle, au sol. Grunthor mit un genou en terre et se tapota la cuisse. « V’nez là », proposa-t-il avec un grand sourire. Rhapsody lui rendit son sourire. Elle posa une main sur l’épaule gigantesque et grimpa sur la marche improvisée. La partie supérieure de la stalactite était à présent à sa portée. Elle l’attrapa au point de contact avec la paroi et tira un coup sec dessus. L’épée se libéra sans plus de résistance que si elle pendait par un fil. Rhapsody aurait perdu l’équilibre et serait tombée sur le dos si la main massive de Grunthor ne s’était pas précipitée à la rescousse. Elle descendit de sa cuisse et s’assit dessus sans lâcher l’épée, qu’elle tenait par la lame, en dépit des flammes qui la parcouraient, afin de la montrer à ses compagnons. Elle était faite de ce qui ressemblait à de l’argent, mais d’un éclat différent. Sous les flammèches et la lumière, la lame était fine et légère, ornée de runes entrelacées. La poignée était coulée dans le même métal blanc argenté, d’une forme élégante, avec une traverse qui, à la jonction avec le pommeau, prenait la forme d’une étoile. Dans la poignée, on avait incrusté le montant d’une pierre précieuse ou ce qui y ressemblait. Il était vide, les pointes toutes tournées vers l’extérieur. Elle garda la lame en main, brûlant de sa lumière vive, sans ressentir aucune douleur. Achmed ôta un de ses gants et approcha le doigt du métal, puis le retira à la hâte. « Je crois que c’est elle qu’elle aime, m’sieur, suggéra Grunthor. — Alors si c’est une question de goût », marmonna Achmed. Rhapsody lâcha un petit rire. Pour un peu, on aurait dit que l’homme souriait. « On r’grette presque de pas avoir écrasé deux ou trois de ces trucs pointus, histoire de voir ce qu’il y avait dedans. Eh ben, on dirait que vous vous êtes trouvé une belle épée, Votre Altesse. J’espère que vous ferez honneur à votre instructeur, quand vous l’utiliserez. — Je reprendrai l’entraînement dès que le tunnel s’élargira de nouveau, promit Rhapsody en rendant à Grunthor l’épée qu’il lui avait prêtée. Merci de m’avoir laissée vous emprunter Lucy. — Je vais peut-être un peu vite en besogne, mais je crois que nous arrivons au bout de la Racine, dit Achmed avec calme. Qu’en penses-tu, Grunthor ? — Eh bien, qu’on est plus près de la surface qu’on l’a jamais été depuis qu’on est dans ce trou puant, répondit le géant en regardant autour de lui. Qui sait, on est peut-être qu’à quelques kilomètres de l’air libre. — Voilà qui est réconfortant », dit Rhapsody. Elle contemplait l’épée. Des fragments d’images lointaines se bousculèrent aux portes de sa conscience, mais aucune qu’elle soit en mesure de comprendre. Elle cligna les paupières et les images s’évanouirent. Achmed se baissa pour ramasser le cylindre de roche noire dans lequel était enchâssée l’épée. « Voilà qui fera office de fourreau, jusqu’à ce qu’on vous en trouve un autre. Je ne pense pas que du cuir ou quoi que ce soit de la sorte fasse l’affaire. » Il ramassa un petit morceau de roche et le lâcha dans le fourreau de fortune, bouchant ainsi le trou qu’elle avait fait au fond. Rhapsody rengaina l’épée, plongeant de nouveau le tunnel dans l’obscurité. « Vous vouliez que je la laisse sortie, pour avoir de la lumière ? — Pas tant que nous n’avons pas besoin d’y voir plus clair, répondit Achmed. Dépêchons-nous. Je veux voir où mène cette racine. » Rhapsody et Grunthor époussetèrent les sédiments sur la stalactite. Une fois leurs yeux de nouveau accoutumés au noir, ils le suivirent dans le couloir sans fin. « Nous sommes tout près de la surface. Je le sais. » Ils rampaient dans la douleur depuis une éternité ; les fissures dans la roche se faisaient de plus en plus minces et ne leur laissaient plus qu’un terrier à peine suffisant pour un gros animal. Grunthor s’était plusieurs fois retrouvé coincé, et les deux autres avaient dû l’extirper de ce mauvais pas. Entendant les paroles d’Achmed, Rhapsody sentit son cœur faire un bond. Elle luttait contre l’impression de suffocation depuis si longtemps qu’elle craignait de perdre tout à fait l’infime contrôle qu’elle détenait encore sur la réalité. Elle s’immobilisa derrière Achmed, qui s’était arrêté au milieu du tunnel. Il roula sur le dos et retira un de ses gants. Il passa la main sur la paroi rocheuse au-dessus et autour de lui, dans le silence d’un souvenir ancien. À cet endroit, la trame de la Terre est très fine. Il tendit le cou et se tourna vers Rhapsody. « Dégainez cette chose. J’ai besoin de lumière. » Elle s’exécuta, basculant elle aussi sur le dos et sortant l’épée de son fourreau de fortune. Avec précaution, elle la lui tendit par la poignée. Achmed tint l’épée comme une torche au-dessus de sa tête, en direction du mur, et se remit à avancer à tâtons, s’aidant de ses talons pour se tracter vers l’avant. Soudain il rapprocha l’épée de son visage. Dans la lueur vacillante, il examina la poignée, les yeux étincelants tandis qu’il la tournait et la retournait entre ses mains. « Par les dieux, souffla-t-il. — Que se passe-t-il ? » demanda Rhapsody, alarmée. Elle sentit Grunthor se hisser et vit sa tête apparaître au-dessus de ses genoux, en appui sur ses deux mains posées de part et d’autre de la cuisse de la jeune femme. « Clarion, l’Étoile du Jour », dit Achmed, à voix un peu plus sonore. Grunthor grommela son incrédulité. « Quoi ? » interrogea Rhapsody, que gagnait la panique. « Qu’est-ce que ça veut dire ? — Vous êtes sûr, m’sieur ? demanda Grunthor. — Aucun doute. — De quoi parlez-vous ? » hurla Rhapsody. Le son de sa propre voix l’effraya ; elle avait largement franchi les limites du rationnel. Achmed lâcha l’épée sur le sol du tunnel et se prit la tête dans les mains, marmonnant des injures en bolg. Grunthor poussa un soupir résigné et se décala quelque peu. Il lui tapota la jambe d’un geste maladroit. « C’est une épée très célèbre, dans l’Île, duchesse, dit le sergent d’un ton découragé. — Dans l’Île ? Serendair ? Vous êtes sûr ? — Oui, grogna Achmed. Impossible de ne pas la reconnaître, bien que je ne sache pas pourquoi elle est en feu. L’éclat stellaire est toujours là, ainsi que les runes gravées sur le manche. Aucun doute, c’est bien Clarion, l’Étoile du Jour. — Ce qui veut dire… — Que nous sommes revenus au point de départ. On aurait aussi bien fait de ne jamais partir. » Rhapsody essaya d’absorber le désespoir qui envahit soudain le tunnel. Contrairement à ses compagnons bolgs, elle sentait son cœur bondir d’allégresse. Ils étaient rentrés. Ça n’avait vraiment aucun sens, néanmoins ils avaient réussi à se tromper de bifurcation quelque part, pour revenir à la case départ. L’excitation qui gonflait en son for intérieur supplanta la fureur d’avoir passé tellement de temps dans la torture, séparée de ceux qu’elle aimait, pour se retrouver au même endroit. Elle était rentrée chez elle. « Il faut qu’on sorte d’ici, lança-t-elle. Continuez à avancer. » Achmed soupira. « C’est la fin. Le tunnel de la Racine est trop petit pour aller plus loin. » Le cœur de Rhapsody se glaça. « Comment allons-nous sortir ? — Avec la clef, je suppose. » Des vagues glacées de panique la submergèrent. « Nous n’avons plus cette clef, rappelez-vous. Elle a disparu quand la porte de Sagia s’est refermée. — Vous êtes vraiment crédule. » Achmed sortit la main de derrière son dos et se mit à gesticuler. Alors apparut une clef en os noire, mais elle ne brillait plus comme auparavant. Le visage de Rhapsody refléta son indignation. « Espèce de salopard. » Les mains de Grunthor se précipitèrent pour l’attraper par les épaules, anticipant à juste titre le bond qu’elle s’apprêtait à faire vers Achmed. Elle se débattit en vain pour se libérer de l’étreinte du géant, battant l’air devant elle de ses poings. « Espèce de salaud, rebut du genre humain, bâtard menteur et manipulateur ! — Techniquement exact, mais nul besoin d’insulter ma mère. » Achmed passa de nouveau la main sur le plafond, ignorant la chaleur qui montait de toute cette rage dans le tunnel, derrière lui. Des doigts il sentit la déchirure dans la trame de l’univers, une fine ouverture métaphysique, juste au-dessus de lui. Il inséra la clef, ou du moins essaya. Rien ne se produisit. Un clic tonitruant se répercuta dans le tunnel lorsqu’il buta sur de la roche. Il fit une nouvelle tentative et n’obtint pas plus de succès. De dégoût il lança la clef par terre, se rallongea et jura une nouvelle fois. La colère de Rhapsody s’envola. « Qu’est-ce qui ne va pas ? — Ça ne marche pas. — Je vous demande pardon ? — Ça ne marche pas, répéta-t-il doucement. J’imagine que nous ne sommes pas les seuls à avoir été recréés par le feu. » Sa main se posa de nouveau sur la surface du plafond ; une vision s’imposa alors à lui. Une vision liée à ce sens de l’orientation dont il avait toujours fait preuve, un rapide sondage à travers la roche, à travers les couches de terre et d’argile et d’herbe sèche et de neige… jusqu’à ce que son esprit émerge dans la lumière du soleil. Il poussa un petit cri de douleur et ferma les yeux. Rhapsody se pencha vers lui. « Vous allez bien ? » Achmed se dégagea d’un mouvement d’épaule. « Laissez-moi tranquille. Je vais très bien, hormis le fait que je me retrouve au point de départ, et enfermé dans le seul endroit duquel nous ne puissions sortir. Les dieux doivent être pliés de rire, à l’heure qu’il est. — Quelle distance jusqu’à la surface, m’sieur. — Je ne sais pas. Plusieurs dizaines de mètres. » Grunthor déplia sa carcasse massive sur le sol du tunnel, soupirant lorsque ses muscles engourdis se déroulèrent. « C’est tout ? Poussez-vous d’là, si vous voulez bien, m’sieur, que j’me mette à creuser. » Rhapsody replia les genoux et se tortilla pour le regarder en face. « Grunthor, vous n’avez pas entendu ce qu’il a dit ? Il a dit que nous sommes encore à plusieurs dizaines de mètres de profondeur. — Alors autant s’y mettre, non ? Vous avez mieux à faire, Votre Altesse ? Allez, dégagez l’chemin. » Rhapsody le regarda exhumer un petit outil, qu’il avait baptisé Pelleteur, ce qui ne fut pas pour la surprendre. Elle prit elle-même son épée et l’imita, bientôt suivie par Achmed. « Vous savez ce que vous faites, Grunthor ? demanda-t-elle d’une voix nerveuse en s’accroupissant dans une indentation du tunnel. — Nan. » Elle cligna les yeux, puis adressa un regard à Achmed, qui haussa les épaules. « Très bien, finit-elle par dire. Je suppose qu’il ne nous reste qu’à pelleter. » Grunthor s’allongea à l’extrémité du tunnel. Tenant la petite pelle à deux mains, il prit de l’élan et la planta dans la paroi de toutes ses forces et de tout son poids. Il y eut des étincelles, mais pas de bris de roche apparents. Il répéta le mouvement, et quelques éclats fusèrent. Encore. Et encore. Bientôt il se mit à frapper la roche de son petit instrument en cadence. Lorsque le fer commença à plier, Grunthor ne faillit pas. Rhapsody et Achmed s’installèrent derrière lui pour évacuer les débris. « N’est-ce pas là un excellent moyen de faire s’écrouler le plafond sur nos têtes ? » demanda-t-elle au Dhracien alors qu’il lui tendait une grosse pierre. Elle dut élever la voix pour se faire entendre par-dessus le vacarme du géant. « Pas vraiment, répondit-il en se retournant pour ramasser d’autres éclats. Si c’est ce que vous voulez, je peux lui demander de creuser plus à la perpendiculaire. — Non, merci », s’empressa-t-elle de répondre. Achmed semblait se consumer d’une colère froide. Rhapsody n’aurait su dire s’il se montrait sarcastique ou sincère. La seconde hypothèse paraissait bien plus effrayante. À mesure que passaient les heures, un certain nombre d’évidences frappèrent les deux compagnons rampant derrière Grunthor, tandis qu’il leur taillait une voie dans le ventre de la Terre. La première, la plus flagrante, c’est qu’il n’y avait plus aucun moyen de l’arrêter. Le géant bolg restait insensible à leurs appels, il faisait la sourde oreille lorsqu’ils lui demandaient de ralentir, de se reposer. Il semblait lancé dans un combat à la vie à la mort avec la Terre même, et refusait de céder, même s’il devait y laisser la vie. Cette perspective paraissait cependant peu probable. Une autre des conclusions auxquelles ils étaient arrivés, c’était que Grunthor devenait la Terre. Il s’attaquait à présent sans pitié aux minuscules fissures et défauts dans le granit, emportant de gigantesques fragments de la surface rocheuse. Chaque crevasse, chaque défaut apparaissait de manière évidente à ses yeux, et il emplissait le tunnel du fracas du métal et de la pierre qui s’effritait. Rhapsody le regardait travailler avec un sourire émerveillé. Grunthor, aussi fort et fiable que la Terre même, comme elle l’avait appelé dans sa chanson baptistrale. Elle voyait la vérité de ses paroles sous ses yeux en cet instant même. La dernière révélation à les avoir frappés, pour le meilleur et pour le pire, c’est qu’ils réussiraient ou mourraient en essayant. Le tunnel derrière eux se remplissait des débris de l’entreprise de démolition de Grunthor, leur bouchant le passage et empêchant toute fuite en marche arrière. Une compréhension silencieuse les liait. Quand Rhapsody avait regardé en arrière, elle avait trouvé Achmed en train de faire de même. Leurs yeux s’étaient croisés et ils avaient souri comme deux matelots accrochés à la dernière planche du navire, après le naufrage. Grunthor s’interrompit une seule fois, le temps de changer sa prise sur Pelleteur. Puis il s’était remis à extraire des plaques entières de la paroi, en modifiant quelque peu sa trajectoire. Tel un chercheur de pierres précieuses, il sentait où frapper la roche. Plus il creusait, plus il affinait ce don de vision que lui avait transmis la Terre. Il semblait voir non seulement les fissures dans la paroi mais aussi comment celles-ci s’étendaient dans la couche alentour, et où cette couche s’érodait pour céder la place au sol plus meuble, bien au-dessus. Il lui fallait désormais casser les débris qu’il passait à Rhapsody et à Achmed en morceaux plus petits afin qu’ils puissent les manipuler. Sa conscience de l’extérieur diminua ; peu à peu il se replia de plus en plus sur lui-même. Puis même ses rêves d’avenir et ses souvenirs du passé disparurent. Il n’y eut plus que Grunthor et la Terre et, bientôt, rien que la Terre. Il ne faisait plus qu’un avec l’élément. C’était tout ce qu’il restait de l’univers, et il en faisait partie, rien que le sol, et la glaise, et la roche. Et bientôt il n’y eut plus de roche. Grunthor déboula à l’air libre en état de choc. Le vent frais lui piqua les yeux et le nez, et il en éprouva une étrange morosité. Le sang brassé en volumes gigantesques par son cœur trépidant se ralentit subitement, le laissant proche de l’évanouissement. Il tituba dans cette nouvelle obscurité et tomba en avant. Cette terre qui quelques instants plus tôt l’enveloppait chaleureusement comme le corps d’une maîtresse lui infligea une glaciale morsure. Juste derrière lui, Rhapsody et Achmed surgirent dans le froid vif de la nuit. La Baptistrelle se jeta presque sur lui et le secoua par les épaules. « Grunthor ! Ça va ? » Il hocha faiblement la tête. Il n’avait rien de cassé, mais cette sensation d’avoir été arraché au giron de la Terre, expulsé de sa chaleur dans le froid implacable de la nuit, c’était là une séparation pire que celle de la naissance, pire que la douleur de la mort. Grunthor se redressa à quatre pattes. La neige lui piquait les paumes et le bout des doigts. Rhapsody le regarda se lever et poussa un soupir de soulagement. Puis elle balaya les alentours du regard et s’immobilisa, foudroyée. Elle finit de s’extirper du trou avec la sensation d’entrer au paradis. L’air était pur et vif, sous la lumière blanche de la lune croissante. Ils se trouvaient dans une clairière, en pleine nuit, l’hiver. Elle eut un rire bref, puis se retourna pour voir Achmed émerger lui aussi du tunnel. Un nouveau gloussement lui échappa ; puis elle fut secouée de sanglots irrépressibles et tomba à terre, à la fois pleurant, riant et se roulant dans la neige. Achmed aida Grunthor à se relever, puis marcha jusqu’à la limite de la clairière, jaugeant le paysage qui l’entourait. Son compagnon fixait le lointain de ses yeux d’ambre vides, retrouvant peu à peu ses esprits à mesure qu’il reprenait possession de lui-même. Leur otage, cette femme qu’ils avaient traînée derrière eux et gardée en vie car Achmed n’était pas certain de ne pas avoir besoin d’elle pour récupérer son ancien nom, cette femme qui avait elle-même joué un rôle dans cette mutation, baragouinait comme l’idiote du village en se roulant par terre dans la neige qu’elle attrapait à pleines mains. De la bile amère lui monta au fond de la gorge. S’ils étaient bien revenus à Serendair, alors il avait été déchu de son don de naissance. Au lieu des battements de millions de cœurs portés par le vent, ce son qu’il avait entendu toute sa vie, il ne perçut que le silence. Le seul rythme audible venait du cœur de Grunthor qui allait en se ralentissant, et de celui de Rhapsody, qui, lui, s’accélérait. On aurait dit qu’eux seuls au monde étaient vivants. Rhapsody se mit à haleter, toujours aux prises avec son rire mêlé de larmes dont les vagues se répercutaient dans la forêt. Achmed jeta un regard inquiet autour d’eux. Puis il s’approcha de la Barde titubante, la saisit par le bras et la contraignit à se lever. L’extase disparut de ses traits, remplacée par un hébétement surpris. « Si votre orgasme est terminé, vous pensez pouvoir vous taire ? » aboya-t-il. Rhapsody le fixa, puis dégagea son bras et s’arma d’un regard noir. « La ferme », dit-elle avec colère. Elle s’éloigna de lui et leva les yeux vers l’épais dais de feuillage à travers lequel une myriade d’étoiles scintillaient pour elle. Sa fureur s’évanouit à cette vue et elle chercha du regard une trouée entre les troncs, un endroit d’où elle pourrait les contempler sans obstacles. Elle se dirigea vers le bord de la clairière, mais la main de fer d’Achmed se referma sur son épaule. « Une minute. » Elle se dégagea d’un haussement d’épaules furieux. « Ne me touchez pas. » Il ignora l’ordre. « Ne vous sauvez pas avant que nous ayons un plan. Nous n’avons aucune idée de l’endroit où nous nous trouvons, ou de ceux qui habitent ici. » Rhapsody se libéra complètement, mais déjà la sagesse de cette suggestion lui apparaissait clairement. « Je ne vais pas loin, dit-elle d’un air renfrogné. J’ai besoin de voir les étoiles. N’essayez pas de m’en empêcher. » Le regard d’Achmed scruta le visage de la jeune femme. Il était très différent dans l’air nocturne de ce qu’il était une éternité auparavant, quand ils avaient pénétré dans la forêt primitive des Lirins. Outre cette étrange perfection physique que semblait lui avoir conférée le feu, elle avait gagné un air autoritaire, un charisme semblable à nul autre, dans son souvenir. Il se tourna vers Grunthor, qui s’approchait quant à lui du trou d’où ils étaient sortis. « D’accord, mais soyez prudente », dit-il avant de rejoindre son compagnon au pas de course. Rhapsody attendit qu’Achmed soit hors de vue, puis vida son esprit du mieux qu’elle le put des toiles d’araignée qu’y avait tissées cet effroyable périple le long de la Racine. Les étoiles étincelaient au-dessus d’elle, comme les éclats dispersés de l’âme du ciel. Elle avait vaguement conscience des larmes interdites qui montaient et venaient geler au coin de ses yeux. Lentement, comme en rêve, elle dégaina l’épée ancienne qu’elle avait trouvée au cœur de la Terre. Les flammes en parcouraient toujours la lame, léchant l’acier rougeoyant, sans pourtant communiquer la moindre chaleur à la poignée, qui demeurait froide et sèche dans sa main. Puis, comme guidée par une voix que seules ses mains pouvaient entendre, elle brandit l’arme dans l’air. Au lieu de disparaître dans la lumière des flammes, les étoiles se mirent à briller d’un éclat plus vif, mais peut-être était-il dû au voile flou que les larmes prisonnières jetaient dans son regard. Rhapsody ouvrit la bouche, mais aucun chant n’en sortit. Elle avala sa salive, luttant contre les douleurs qui remontaient du plus profond de son être. Puis elle réessaya, les vêpres de l’étoile du soir, le chant de Seren, qui avait donné son nom à l’Île, l’étoile de sa naissance. Les douces notes s’élevèrent lentement dans le ciel, capturées par le vent qui drapait les étoiles de lambeaux de nuages. Au loin, vers le sud, au cœur d’une autre forêt, une femme s’éveilla de son sommeil, appelée par une vibration que lui avait cachée le passage de nombreuses années. L’épée est de retour, pensa-t-elle, mais ce n’était pas la seule nouvelle qu’apportait le vent. Elle ressentit une nostalgie incompréhensible, mais qu’elle croyait avoir connue auparavant, un chagrin qui errait à la lisière de la mémoire. Comme une ombre sur la face de la lune, il passa sur elle, puis disparut. Les sourcils se froncèrent dans le vieux visage lirin. Grunthor inspecta l’intérieur du tunnel. Il revenait lentement à lui, même si ce lien avec la Terre demeurait, solide et rassurant, résonnant à travers ses pieds et lui parcourant tout le corps. Chacun de ses tendons était en feu, chacun de ses muscles souffrait d’un épuisement comme Achmed et lui n’en avaient jamais connu, même après leur fuite effrénée de l’emprise du démon. Il secoua tous ses membres. Il lui restait une tâche à accomplir avant de s’abandonner au sommeil. Grunthor ferma les yeux et s’appuya contre l’entrée du tunnel de terre. Il passa une main aimante sur l’ouverture pour en sentir la force, comme lorsqu’il creusait, et les défauts du sol. Il s’arma de courage et de détermination et frappa aussi fort qu’il put à l’endroit précis où la terre était la plus meuble. L’entrée s’effondra dans un nuage de poussière fine et de cristaux de neige. Le géant tomba à genoux sur le sol. « Plus d’issue, maintenant », fît la voix d’Achmed derrière lui. Grunthor leva la tête vers son compagnon et lui adressa un sourire qui consuma le reste de ses forces. « On savait que ce serait comme ça, en arrivant. On savait qu’on pourrait pas faire demi-tour. » Achmed eut un gloussement sardonique. « Demi-tour ? Nous ne sommes jamais partis. » Grunthor posa la tête sur le manteau de neige, à l’écoute du rythme réconfortant du cœur de la Terre battant sous son oreille. « Pas vraiment, m’sieur, marmonna-t-il. C’est pas de là qu’on vient. On est de l’autre côté du monde, maintenant. » L’épuisement s’empara de lui et il sombra dans un sommeil sans rêves, qui lui permit d’approfondir sa connaissance de ce lieu né du lien qui l’unissait désormais à la Terre nourricière. Achmed n’eut pas besoin de confirmer ce que le géant venait de dire. Un instant plus tard il entendit un profond sanglot monter de l’orée de la clairière. Rhapsody avait vu les étoiles. Elle savait. 16 LA BRISE SE LEVA JUSTE AVANT L’AUBE, cinglant le visage de Rhapsody d’un voile de fins cristaux de glace. Elle s’éveilla en sursaut et s’assit en secouant la tête pour se débarrasser de ses rêves. Pour se rendre compte qu’elle n’avait pas rêvé. L’air s’était refroidi pendant la nuit, et le ciel était à présent parfaitement dégagé ; les étoiles commençaient à disparaître mais luisaient toujours faiblement, comme réticentes à l’idée de partir. L’aube approchait, balayant le ciel d’un sillage de lumière violette à peine visible entre les arbres. On avait jeté sur elle l’une des couvertures rêches qu’ils utilisaient pour se réchauffer – sans grand succès – lors de leur périple sur la Racine. Elle avait dormi près de Grunthor, toujours inconscient. Ils se trouvaient à l’abri d’un fourré de ronces épaisses. Un petit feu crépitait à quelques mètres d’elle, au-dessus duquel rôtissait un lapin en broche que venaient lécher les flammes. Achmed, assis de l’autre côté du feu, sous les branches nues d’un buisson de forsythia, l’observait en silence. Lorsqu’elle repoussa la couverture, il lui adressa un signe de tête, auquel elle répondit par un sourire involontaire. Puis elle se tourna vers la montagne endormie qui ronflait à côté d’elle et l’examina. Grunthor n’avait pas l’air d’avoir trop souffert de cette formidable entreprise. « Il va bien, dit Achmed, sa voix couvrant le grondement du feu. — Bien », répondit-elle avant de se lever lentement. Ses muscles s’étaient engourdis pendant la nuit ; ses courbatures ne manquaient pas de lui rappeler son âge – quel qu’il soit. « Excusez-moi un instant. » Elle se dirigea vers l’est, heureuse d’avoir enfin retrouvé le sens de l’orientation, et chercha une clairière depuis laquelle voir le jour se lever. Comme la nuit précédente, elle dégaina l’épée, s’émerveillant une fois encore de tenir la poignée froide juste en dessous des flammes qui ondulaient sur la lame et brûlaient avec plus d’intensité que leur feu de camp. Des nuances pourpres et roses coloraient l’arme embrasée, dans les tonalités de l’aube naissante. Rhapsody en sentait la chaleur sur son visage tandis qu’elle contemplait la lame, captivée par sa beauté. Clarion, l’Étoile du Jour, l’avait appelée Achmed. Ce nom avait une résonance musicale, comme le son d’un coup de clairon à l’aube. Elle brandit l’épée devant elle, ferma les yeux et entonna son chant du lever du soleil, l’aubade par laquelle le peuple de sa mère adressait ses adieux aux étoiles, au lever du jour. Elle chanta doucement, pour ne pas attirer l’attention. Son esprit se clarifia soudain. Elle voyait l’arme enflammée flotter devant elle, entendait son chant ; elle remarqua avec étonnement qu’elle changeait de tonalité, de vibration, pour s’accorder à celle de la jeune femme. Un sursaut de puissance la traversa, plus violent que tout ce qu’elle avait connu jusqu’ici. Rhapsody paniqua et lâcha l’épée dans la neige. Elle ouvrit les yeux, expira et ramassa l’arme. Le feu n’avait pas faibli de son bref contact avec la terre froide et humide ; l’épée brillait même avec plus d’intensité lorsqu’elle la reprit en main. Elle frissonna et la rengaina rapidement, puis elle retourna au campement, où Grunthor s’éveillait tout juste. Achmed avait observé Rhapsody avec attention. Elle projetait une petite ombre agile, debout à l’entrée de la clairière, tandis que des yeux elle scrutait le ciel, vers l’est. Le premier rayon de soleil vint se poser sur sa chevelure et l’enflamma d’un éclat plus intense que celui du soleil qui percerait bientôt. L’or miroitant de ses cheveux couronnait son visage, rosé dans la lumière naissante, orné de ses deux émeraudes étincelantes. Elle envoyait des vibrations plus fortes que tout ce qu’il avait pu voir jusqu’ici, des vibrations qui irradiaient la pureté intense du feu qu’elle avait traversé. Il paraissait évident qu’elle avait absorbé un peu de cet élément en l’affrontant, qu’elle se l’était lié par son chant. L’appel impérieux des flammes brûlait désormais en elle. Elle était fascinante ; la contempler avait quelque chose d’hypnotique. Le feu avait éradiqué toutes les imperfections de la chair. Sa beauté transcendait désormais tous les critères du goût humain. Cette perspective le fascinait, comme toutes les occasions d’exploiter ou d’apprivoiser le pouvoir. Lorsqu’elle eut fini ses dévotions, elle vint s’agenouiller près de Grunthor, qui s’étirait, en proie à une douleur évidente, repoussant le réveil. Rhapsody lui effleura l’épaule de la main et lui chantonna doucement à l’oreille : Réveille-toi, Petit Homme, Laisse le soleil baigner tes yeux Le jour t’appelle à venir jouer. Les yeux toujours clos, Grunthor eut un large sourire lorsqu’il entendit la comptine des enfants de Seren. Tout en se frottant les paupières du pouce et de l’index, il s’assit en grognant. « Ça sent à manger, dit-il en entourant Rhapsody du bras. — J’espère que vous faites allusion au lapin, plaisanta Rhapsody en jetant un regard au feu. — Bien sûr. — Eh bien, on ne peut jamais être sûr, avec vous, surtout lorsqu’on est à votre merci. Comment vous sentez-vous ? — Au paradis, mam’zelle, dit-il en riant. Je préfère mille fois être ici plutôt que dans les entrailles là-dessous. » Ses yeux gigantesques la fixèrent. « Duchesse, vous avez fait quelque chose à vos cheveux ? » Rhapsody éclata de rire. « Oui, je les ai recouverts de boue puante et de crasse, et je ne les ai pas coiffés pendant plusieurs siècles. Ça vous plaît ? » D’un air mutin, elle se mit à tirer le bout d’une masse emmêlée. « En fait, ouais. Faut croire que la saleté vous va bien aussi, mam’zelle. Les femmes devraient toutes essayer ça. » Elle le bouscula gentiment en se rendant auprès du feu où le lapin cuisait. Lorsqu’elle s’approcha, les flammes bondirent subitement pour aller noircir la peau. « J’ai l’impression qu’il est cuit, Achmed. Si on ne le sort pas tout de suite, il n’en restera que des cendres. Dites, Grunthor, je peux vous emprunter le Bon Camarade un instant ? » Grunthor sortit la lame menaçante et la lui tendit. Sans réfléchir elle la pointa dans le feu et piqua la viande, la retirant de la broche. Puis elle extirpa son bras du feu et offrit la viande à Achmed. Grunthor siffla d’admiration. « Joli. — Quoi donc ? — Votre bras, ça va ? » demanda Achmed. Perplexe, elle regardait Grunthor. « Bien. Il est censé être comment ? — Après ce que vous venez de faire, je dirais : cuit à point. » Rhapsody haussa les épaules. « Le feu n’est pas si chaud. Je ne suis restée qu’un quart de seconde. Bon, on partage, oui ou non ? Grunthor a faim, et il est de mon intérêt de veiller à ce qu’il soit rassasié au plus vite. » Achmed fit glisser la viande de la lame et la déchira en morceaux. Il en tendit la moitié à Grunthor, puis divisa le reste en deux parts, pour Rhapsody et lui. Ils mangèrent en silence, les hommes regardant fascinés Rhapsody engloutir sa portion. Depuis qu’ils la connaissaient, elle avait rarement mangé de viande. Peut-être les tranches de Racine lui avaient-elles donné un appétit pour des mets plus substantiels, ou simplement différents. Le repas terminé et leur équipement remballé, Achmed jeta de la neige sur le feu. Rhapsody balaya les alentours du regard, puis mit son sac sur l’épaule. « Quel est le programme ? » Accroupi à terre, Achmed leva les yeux vers elle avec un petit sourire narquois. « Vous avez l’air de savoir où vous allez. — Eh bien, ce qui est certain, c’est que je ne veux pas rester ici. Je dois trouver un village et le moyen de rejoindre le port le plus proche. — Vous rentrez, alors ? — Bien sûr. Je ne serais pas même partie, si j’avais eu le choix. » Elle serra la mâchoire, mais ils remarquèrent tous deux qu’un petit muscle tressautait dans sa joue. Le périple le long de la Racine ne leur avait pas permis de mesurer combien de temps s’était écoulé. Ils avaient l’impression qu’un siècle avait passé, même si les traits de leur visage le démentaient. La perspective que sa famille et ses amis aient pu mourir dans l’intervalle n’avait pas quitté Rhapsody, mais elle avait refusé de la laisser s’insinuer en elle tant qu’elle rampait dans ce tunnel interminable. Si elle y avait cédé, elle aurait tout simplement été dans l’incapacité de continuer. « Très bien, dit Achmed. Je suppose que ce n’est que justice. Grunthor et moi nous vous accompagnerons jusqu’à la ville la plus proche. Alors vous déciderez si vous avez besoin de notre aide pour rejoindre le port. Nous vous devons au moins ça. — Merci, répondit sincèrement Rhapsody. Je me sens plus en sécurité, à savoir que vous voyagerez avec moi encore un moment. — Mais si vous devez voyager avec nous, il faudra que vous observiez les mêmes règles que nous. Les Bolgs doivent en général appliquer des mesures de précaution plus poussées. » Elle acquiesça. « La langue, pour commencer. Nous ne parlerons que bolg. Vous êtes très douée, maintenant. Serendair avait des ports très prospères et les langages des hommes et des Lirins y étaient très utilisés, la plupart du temps. Personne ne parle bolg que les Bolgs. — Très bien », répondit Rhapsody dans leur langue. Grunthor éclata de rire. « Vous venez de lui prouver qu’il a fait du bon boulot », fit remarquer le sergent. Rhapsody haussa les épaules. « Il faut du temps pour percer les particularités d’une langue, ou pour attraper les expressions qui n’ont pas d’équivalent dans sa langue maternelle. Mais il est aisé d’arriver à une maîtrise compréhensible, ce que font la plupart des gens. C’est comme un motif musical. — Bon, si nous sommes d’accord sur la question linguistique, parlons stratégie. Nous ne savons ni où nous nous trouvons, ni ce qui vit ici. De toute évidence nous ne sommes pas à la base de la Racinelle connectée à Sagia, quelle qu’elle soit. Nous avons dû nous éloigner de la Racine principale en creusant. Ce qui est probablement une bonne chose, puisque nous savons que Sagia était très surveillé. Pas besoin d’être grand clerc pour deviner que des gens vivent dans les parages, et que nous ne voulons pas les rencontrer, du moins pas encore. Il faut que nous en apprenions autant que possible à leur sujet et à propos de cet endroit avant qu’ils nous trouvent. » Rhapsody acquiesça et Grunthor l’imita. « Et lorsque nous déciderons d’entrer en contact, gardons le maximum d’informations pour nous, jusqu’à ce que nous en décidions autrement. C’est plus sûr pour nous tous. » La Barde hocha rapidement la tête. « Oh, encore une chose. Rhapsody, je suggère que vous gardiez cette épée que vous avez là bien camouflée, à moins que vous n’ayez vraiment besoin de la dégainer. Autant limiter le nombre de gens qui la verront. C’est un objet puissant. Je n’ai aucune idée de la façon dont il est arrivé ici, de l’autre côté du monde. Je doute que ce soit un bon signe. — Très bien. On peut y aller, maintenant ? Plus vite on se remet en route, plus vite on arrivera au port », dit Rhapsody en sautillant d’impatience. Achmed et Grunthor échangèrent un regard. Eux avaient tout leur temps. C’était là une sensation grisante. Au bout d’une heure de marche rapide, Rhapsody se mit à trembler. Ils avaient quitté Easton au beau milieu de l’été, et elle était habillée en conséquence. À présent, les haillons de ce qui avait été ses vêtements étaient usés jusqu’à la trame et troués de toutes parts. Même en parfait état, ils n’auraient pas été appropriés à un froid pareil. Rhapsody avait espéré que le rythme de la marche lui tiendrait chaud, mais le vent mordant balayant la forêt la congelait plus encore qu’auparavant l’humidité du tunnel. Le cœur de la Terre était perpétuellement détrempé, mais tiède sur presque toute sa superficie. Ici, à la surface, le froid les minait. « Dites, mam’zelle, attendez un instant », ordonna Grunthor. Il détacha deux des couvertures de laine sous lesquelles ils avaient dormi la nuit précédente, ces prises de guerre qu’ils avaient traînées tout le long de la Racine. Puis il dégaina Lucy, et d’un mouvement vif du poignet, il tailla une ouverture au milieu de chacune d’entre elles. Il en lança une à Achmed, qui passa la tête dans l’orifice, et s’enroula dans la couverture comme dans une tunique. Puis il tendit l’autre à Rhapsody, tout en rengainant son épée. Grunthor eut un petit sourire en la regardant l’enfiler. Sur elle la cape de fortune était beaucoup plus grande, et lui tombait sur les poignets. « J’espère que vous n’aurez pas à combattre qui que ce soit dans cette tenue », fit remarquer Achmed, amusé. « J’espère aussi, dit-elle. Vu l’épée dont je me sers, je serai bien capable de m’immoler par inadvertance. — Au moins vous auriez plus froid, pas vrai ? » fit Grunthor tandis qu’ils se remettaient en route. Par endroits la neige était profonde, mais Achmed semblait capable de repérer les zones dangereuses rien qu’en jetant un œil à la couche blanche, et les guidait au plus sûr. On aurait dit qu’il suivait une carte inscrite dans son esprit. Grunthor paraissait lui aussi posséder une compréhension innée de la terre. Il savait où se trouvaient les congères instables, où des trous se cachaient sous l’épais manteau blanc et où ils risquaient de tomber sur des murs de ronces ou des précipices qu’il leur fallait éviter. De temps à autre il indiquait ces obstacles à Achmed, qui adaptait immédiatement leur trajectoire. Pour des hommes se trouvant en territoire inconnu, ils maîtrisaient la géographie des lieux comme s’ils y étaient déjà venus. En milieu d’après-midi, le ciel s’assombrit. La journée leur avait paru trop courte, même en plein cœur de l’hiver. Rhapsody avait entendu dire que, dans les parties les plus au sud de l’île de Serendair, le jour tombait très tôt et l’aube se levait très tard. Lorsqu’elle était enfant, son grand-père lui avait raconté qu’en mer, au large des rares petites îles encore plus au sud, les nuits étaient encore plus longues. Elle commença à se demander s’ils ne se trouvaient pas en fait très au sud, en un lieu où les nuits d’hiver semblaient interminables mais les journées d’été longues et douces. Elle allait leur faire part de ses réflexions lorsque Grunthor suggéra un changement de trajectoire vers l’est, qui les amena sur une route étroite orientée nord-sud. Ils purent en déterminer l’âge en observant la taille des grands chênes et des frênes qui la bordaient et formaient une arche de feuillage au-dessus d’eux, rappelant l’ogive d’une basilique ancienne. La voie était bien entretenue, avec des ornières peu profondes sur son sol rocheux, laissées par les roues de chariots. La neige piétinée n’était plus qu’une gadoue marron et gelée. Ils contemplèrent la route en silence pendant un moment. « Eh bien, j’imagine que nous ne sommes pas seuls », finit par commenter Achmed. Rhapsody ressentit une brève étincelle d’ivresse en comprenant qu’une route telle que celle-là menait peut-être à une ville, et que même si cette ville n’était pas un port, elle trouverait sans encombre son chemin, à partir de là. Mais elle tempéra son excitation en songeant que cette route pouvait aussi aboutir à des habitants hostiles, ou bien encore se situer à des milliers de lieues de la mer. Néanmoins, c’était un début, le premier pas qui finirait par la conduire à Serendair. Au bout de plusieurs heures, Achmed s’arrêta net. « Que se passe-t-il ? » demanda Rhapsody. L’homme lui intima l’ordre de se taire d’un geste sec de la main. Il avait entendu du bruit, un son hors de son champ auditif. D’elle-même, une image de la configuration des lieux se forma dans son esprit ; une seconde plus tard, la scène était en mouvement. Sa vision descendait la route à une vitesse indescriptible, et accélérait encore. Les arbres se fondirent en un flou aveuglant. Les virages abrupts et les méandres de la route manquèrent lui faire perdre l’équilibre. Il avait toujours été doté d’un sens de l’orientation surnaturel, dont il s’était servi le long de la Racine pour définir leur trajectoire à travers la Terre. Que Clarion, l’Étoile du Jour, un objet venu de Serendair, les ait attendus de l’autre côté, voilà un paradoxe qu’il lui fallait encore résoudre. Mais à présent, depuis qu’il avait traversé le feu, chercher le bon passage était devenu une expérience étourdissante. La main de Grunthor surgit brusquement et l’attrapa par l’épaule pour le stabiliser. « Ça va, m’sieur ? » Achmed hocha la tête, se pencha en avant et posa les mains sur les genoux, baissant la tête pour retrouver son équilibre. « C’était comme sur la Racine ? » Il hocha de nouveau la tête. « Il y a un troupeau d’animaux à l’approche, et une chaumière un peu plus bas. Plus loin la route bifurque… Puis la vision s’est évanouie. Cette nouvelle aptitude va peut-être se révéler utile, mais il va falloir que je m’y habitue. » Des braiements se firent entendre au loin. Les trois voyageurs scrutèrent l’horizon. Grunthor tendit le bras et les mena à l’intérieur d’une ravine bien camouflée sous un épais remblai de neige, qui leur assurait une cachette sûre et une vue dégagée. Ils se tapirent derrière un trou recouvert de neige et attendirent. Achmed fit glisser son cwellan de son dos d’un coup d’épaule et l’arma. Lorsque sa vision avait dévalé la route à toute allure, il avait vu l’enfant qui menait les bêtes ; il essayait à présent de calquer son rythme cardiaque sur celui du petit. Comme une balle perdue, une flèche égarée, il cherchait en vain, ne trouvait rien. L’espace d’un instant, le monde s’obscurcit dans son esprit. Comme il l’avait craint, il avait perdu son don de sang. L’idée de ce deuil le frappa de plein fouet, comme un des missiles lancés par sa propre arme. Sa capacité à toucher une cible à une distance improbable, à sentir les changements de rythme du monde était toujours là, mais plus aussi intense qu’auparavant. Là où il entendait autrefois le brouhaha assourdissant de millions de cœurs, il ne percevait plus qu’un silence ponctué par le martèlement féroce et sourd de celui de Grunthor, et le rythme plus lent et régulier de celui de Rhapsody. Son don unique, sa faculté de se concentrer sur le rythme cardiaque de sa victime avait été la clef de sa survie. Cette perte-là était pire que celle de la vue, pire qu’une mutilation. Les implications de cette disparition le frappèrent peu à peu, et une vague nauséeuse le submergea. Le troupeau apparut sur la route. Des bêtes épaisses aux poils hirsutes et aux grandes cornes courbes qui martelaient le sol comme un roulement de tonnerre. À leur tête, armé d’une longue baguette souple, venait un jeune garçon, d’une dizaine d’années ou à peine plus, vêtu des vêtements simples de tout garçon de ferme serenne. Il sifflotait un air étrange que Rhapsody n’avait jamais entendu auparavant. Sur ses talons marchait un chien de berger noir et blanc qui lui rappela ceux que son père possédait, et avec lesquels elle avait grandi et appris à marcher. Elle se tourna vers Grunthor et fit un signe de tête en direction du jeune garçon, mais le géant secoua la tête. Elle se remit à observer l’enfant et les animaux, jusqu’à ce qu’ils eussent disparu. Une fois la voie de nouveau libre, elle regarda Achmed. Même avec son visage en partie dissimulé, elle lisait le désespoir dans ses yeux. « Qu’est-ce qui ne va pas ? » Le Dhracien ne répondit pas, mais Grunthor eut l’air de comprendre ce qui clochait. Les deux Firbolgs avaient parlé ensemble des conséquences possibles de leur départ de l’Île, pour Achmed. Lorsqu’il avait l’identité du Frère, son don était intimement lié à l’Île, en temps que premier de sa race à y être né. Enfant de sang, avait dit le sage dhracien, Frère de tous les hommes, semblable à aucun autre. À l’expression de son visage, Grunthor sut que ce qu’ils craignaient s’était finalement produit. Le lien était brisé, le don du sang disparu. Frère d’aucun. Il posa la main sur l’épaule d’Achmed. L’assassin la haussa à peine et, après avoir vérifié que le champ était libre, il grimpa sur le tronc et retourna sur la route. Ils descendirent le chemin jusqu’à la ferme qu’Achmed avait vue, une étable et une simple cabane, entourées d’un modeste jardin gagné sur la forêt. Le plus grand des deux bâtiments, où logeait le bétail, n’était qu’un petit kraal couvert, mais la ferme même était bien mieux bâtie, conçue pour utiliser le moins de matériau possible, mais pour un effet optimal. Au-dessus de la porte d’entrée, on avait fixé un signe magique comme Rhapsody en avait vu toute son enfance. S’il était le même que ceux qu’on trouvait à Serendair (et la ressemblance était frappante), il était supposé repousser le feu et la maladie. Elle fit part de cette information à ses compagnons dans un murmure. Une fois encore, ils se cachèrent pour observer. Tandis que le jeune garçon approchait de la maison, un homme en sortit ; ils échangèrent des paroles de courtoisie qu’aucun des trois voyageurs ne comprit. Les deux fermiers conversèrent avec bonne humeur tout en parquant les animaux, puis rentrèrent dans la maison. Une fois qu’ils furent à l’intérieur, les trois compagnons se détendirent. « Avez-vous reconnu la langue ? demanda Rhapsody. — Non. Mais certains mots avaient une consonance familière », dit Achmed. Grunthor haussa les épaules. « Et vous ? — Non. Je ne sais pas comment l’expliquer, mais j’ai reconnu la cadence de notre langue, avec des rythmes et des structures de mots légèrement différents, cependant. » Grunthor gloussa. « Peut-être que vous autres humains, vous parlez tous pareil. — Peut-être. Que fait-on, maintenant ? On va frapper et demander le gîte et le couvert ? » Les deux Firbolgs éclatèrent de rire à l’unisson. « Je crois pas, non, Votre Altesse. » Rhapsody prit un air indigné. « Et en quoi est-elle si stupide, cette idée ? » Achmed soupira. « Eh bien, d’après notre expérience, les Firbolgs ne reçoivent pas toujours le meilleur accueil, quand ils viennent frapper à la porte. Vous, vous serez peut-être la bienvenue. Je suis même certain que vous obtiendriez un lit pour la nuit, mais je doute qu’il serait vide, si vous voyez ce que je veux dire. » Rhapsody frissonna. Achmed ajouta en ricanant : « Bien sûr, c’est comme vous préférez. Je ne sais pas le prix que vous êtes prête à payer pour une nuit au chaud. — Pas si cher. Que suggérez-vous ? — Eh bien, commença Grunthor, plus au nord, il y a un certain nombre de fermes comme celles-là. Au sud la route débouche sur un petit village. Pas vraiment riche, mais bien arrangé. Au-delà, la route continue encore un peu. » Mais j’vais vous dire : dans les bois, à un peu moins d’un kilomètre, juste au sud-est, il y a un joli vallon, avec un arbre tombé en travers. Si on jetait encore quelques branches sur cet arbre, on pourrait se faire un bon feu, et un petit repaire bien coquet, que personne verrait. » Achmed et Rhapsody le considérèrent pendant un moment, puis se regardèrent. Leurs yeux se posèrent de nouveau sur le sergent. « Tu peux me dire comment tu sais ça, au juste ? demanda Achmed. — Aucune idée. Je le sais, c’est tout. J’en ai le pressentiment. — Ah. Eh bien, voyons si on peut donner raison à ton pressentiment. » 17 LE « PRESSENTIMENT » DE GRUNTHOR se révéla aussi précis qu’une carte, ou qu’un guide très habile. Il semblait connaître le terrain et la configuration des lieux de manière intuitive, comme si la Terre lui avait murmuré ses secrets à l’oreille, pendant son sommeil. Il leur donna une liste des caractéristiques topographiques : la terre sur laquelle ils se trouvaient se composait d’une série de collines de craie et d’argile, soulevée par une grande pression souterraine, par le sud. Sur des kilomètres à la ronde et aussi loin qu’il pouvait le sentir, la terre était entièrement boisée. Aucun des habitants de la région ne l’avait défrichée. Ils se contentaient de petits jardins potagers pour eux-mêmes et s’échangeaient parfois le fruit de leur récolte. Leur bétail paissait en forêt et servait au troc d’autres articles dont ils avaient besoin. Il déduisait cela des fréquentes allées et venues des animaux sur les lieux de marché. Plus à l’est se trouvait une petite ville sans grande protection. De même que les fermes alentour, elle s’était établie bon gré mal gré, sans aucune attention portée aux fortifications. Puis il y avait l’Arbre. « L’Arbre ? s’exclama Rhapsody, au comble de l’excitation. La Racinelle ? » Le sergent haussa les épaules. « J’imagine. Il est pas loin d’ici, un peu au sud. Il est comme le Grand Arbre lirin par lequel on est passé, sauf que ses racines sont partout. Comme si toute la forêt en faisait partie. » Rhapsody tira son épée et la tint suspendue au-dessus d’une brassée de petit bois mouillé qu’elle avait espéré faire sécher. « Ma mère me racontait la même chose de Sagia. Elle l’appelait le Chêne aux Racines Profondes – à l’époque je ne mesurais pas combien elle disait vrai. Les Lirins croyaient que Sagia était relié à toutes les choses vivantes. Si c’est bien la Racinelle de cet arbre, je suis sûre que c’est le même. — Ça, j’en sais rien, mais cet arbre-là, il est bien relié à toute la forêt. C’est comme si je me tenais au milieu d’une vaste plaine, et que je voyais cette chose du coin de l’œil, même si je savais pas qu’il était là, vous comprenez. — Pas vraiment », avoua Rhapsody, qui réussit à allumer le feu avec son épée. Le bois mouillé s’enflamma aussi vite que s’il avait été sec et bien préparé. « Moi si, intervint Achmed. Lorsqu’on perçoit le monde à travers ses vibrations, on ne peut tout voir en permanence, mais certaines choses ressortent comme des phares, des éléments de grande puissance. » Grunthor se redressa et s’assit, l’air intéressé. « Vous croyez que je peux voir par les vibrations ? — Non, pas d’après ce que tu décris. On dirait plutôt un lien élémentaire. Comme si tu ne faisais qu’un avec la Terre. Comme si tu savais ce qu’elle sait. — Ouais, c’est ça. » Achmed lança une poignée de bardane sèche dans les flammes. « Les anciens Serennes, les premiers habitants de l’Île, étaient ainsi. Chacun d’entre eux était relié à l’un des cinq éléments : terre, air, eau, feu ou éther, le matériau dont ils pensaient qu’étaient faites les étoiles. — La tradition, dit Rhapsody. Les pouvoirs anciens, l’histoire des éléments. » Achmed opina. « Peut-être qu’en passant le long de la Racine, chacun de nous s’est retrouvé lié à l’un des éléments. Ce qui expliquerait ma soudaine compétence liée aux itinéraires et aux chemins. Sous la terre, j’avais acquis peu à peu la capacité de visualiser un chemin jusqu’à sa destination finale. J’ai gardé cette faculté, qui maintenant ne marche plus seulement avec les racines, mais avec n’importe quel chemin sur lequel je décide de me concentrer. — Ou peut-être le fait de se retrouver en présence d’une telle puissance a-t-il exacerbé des dons naturels que vous possédiez déjà, dit Rhapsody en disposant du bois près du feu pour le faire sécher. Ces deux facultés récemment découvertes semblent liées à la terre et, après tout, c’est de là que viennent les Firbolgs, n’est-ce pas ? — Oui. — Je pense que c’est plutôt ça. Moi je ne suis liée à rien. » Achmed ne put s’empêcher de pouffer. « En fait, Rhapsody, je pense que vous êtes celle d’entre nous à en être le plus affectée. » Il étira les jambes devant le feu crépitant, pour les réchauffer. « Comment ça ? — Eh bien, au cas où vous auriez oublié, vous avez pris l’habitude de venir vous réchauffer contre la poitrine de Grunthor, la nuit, pour chasser vos cauchemars. Des rêves du Passé et de l’Avenir, n’est-ce pas ? — Pour certains, oui, admit-elle. Mais il n’y a rien de nouveau, j’ai toujours fait ce genre de rêves. » Elle remonta les genoux contre sa poitrine et posa le menton sur ses bras croisés, pour se réchauffer. « Ils avaient l’air plus intenses le long de la Racine, mam’zelle, que ceux que vous faisiez dehors, quand on vous a rencontrée, fit remarquer Grunthor. — Peut-être, mais c’était peut-être lié au lieu dans lequel nous étions enfermés, et à la compagnie aussi, sans vouloir vous offenser. — Ce don, cette tradition si vous préférez, on l’appelle prescience, c’est la faculté de voir l’Avenir ou le Passé, et d’absorber des images et des souvenirs liés à des lieux ou à des objets. Ça vous est arrivé une fois ou deux, si je ne m’abuse. — Oui, mais les Baptistrels ont le pouvoir de faire ça, aussi. Nous pouvons nous accorder à une note spécifique porteuse de vibrations. Parfois, du moins. C’est une compétence particulière. » Achmed sourit. « Sur ce point, peut-être. Mais ça n’explique pas le feu. » Repliée sur elle-même, Rhapsody leva les yeux vers lui. « Comment ça, le feu ? — Vous n’avez pas remarqué le feu ? » Elle commençait à s’irriter. « Bien sûr que si, c’est moi qui l’ai fait, idiot. » Achmed se redressa et lui tendit la main. « Venez par ici. » Avec réticence, elle lui donna la main et le laissa la tirer vers lui pour la relever. Il la mena quelques mètres plus loin, puis lui montra du doigt une grande pierre plate affleurant presque à la perpendiculaire, dans la neige. « Retirez votre fourreau et laissez-le là », ordonna-t-il. Rhapsody détacha le fin étui de pierre qui enveloppait Clarion, l’Étoile du Jour, et le déposa délicatement sur la pierre, puis se tourna vers le Dhracien, tâchant de masquer son irritation. « Voilà. Et maintenant ? — Maintenant jetez un œil au feu. — Je le vois. » Le bois avait bien pris et brûlait doucement, crépitant parfois, lorsqu’une braise mouillée éclatait à cause de la chaleur. « Bien. Maintenant, dirigez-vous lentement vers lui. » La curiosité l’avait emporté sur la lassitude. Elle retourna à pas lents vers le campement, observant avec attention le feu qui gagnait en intensité ; il semblait se dresser pour l’accueillir. Les yeux d’émeraude s’écarquillèrent de surprise. Les flammes bondirent, de plus en plus hautes. Rhapsody recula, et elles se calmèrent de nouveau. « Par les dieux, chuchota-t-elle en sentant son cœur s’emballer. Qu’est-ce qui se passe ? — C’est vous, mam’zelle », dit Grunthor. À ces mots, elle paniqua, et le feu fit un bond gigantesque, jaillissant jusqu’aux premières branches, plus de quatre mètres au-dessus du sol. Le bois qu’elle avait disposé autour se désagrégea en cendres blanches. Le géant éclata de rire. « Vous voyez ? Mais si vous arrêtez pas, vous allez me brûler ma p’tite tanière, peut-être même que vous allez nous mettre le feu à toute la forêt. » Rhapsody lui adressa un regard, puis fixa le foyer qui crépitait en face d’elle. « Calme-toi », ordonna-t-elle. Mais le feu n’en devint que plus vif, reflétant son excitation. Elle inspira profondément et se concentra comme lorsqu’elle se servait de la musique. Le feu répondit dans l’instant et retomba. Rhapsody ferma les yeux et fixa son attention sur des pensées calmes. Un moment plus tard, lorsqu’elle regarda de nouveau le feu, elle constata qu’il n’était plus qu’une petite étincelle, à peine plus vive qu’une flamme de chandelle. Elle relâcha la tension et libéra le brasier, le regardant reprendre ses forces et redevenir le feu de camp qu’il était quelques instants plus tôt. Puis elle remit une brassée de bois, pour remplacer celui parti en fumée. Rhapsody se tourna de nouveau vers Achmed. « Vous pensez que c’est un des attributs de l’épée ? — Non, mais c’est peut-être la raison pour laquelle l’épée a pris feu dès que vous l’avez touchée. — Cette épée brûlait déjà avant que je la touche. Elle a failli aveugler Grunthor. » Grunthor lui tapota le dos. « Peut-être bien parce qu’elle vous appelait, mam’zelle. Elle a reconnu son propre élément en vous. » Rhapsody commençait à trembler, en partie du fait de l’importance de leurs propos, en partie parce qu’au plus profond de son cœur, elle savait qu’ils avaient raison. « Et vous pensez que l’épée m’a liée à l’élément feu ? — Je l’ignore, répondit Achmed. Je n’en sais pas assez sur cette épée. Je ne comprends toujours pas ce qu’elle fait ici, de ce côté du monde. Et je ne sais pas pourquoi elle brûle comme ça. D’après ce que je connaissais, elle scintillait de la lumière des étoiles, pas du feu. Je suis presque certain que votre lien au feu s’est noué lorsque nous avons traversé le brasier du cœur de la Terre. Je pense que c’est là que chacun d’entre nous a changé. En tout cas nos corps ont changé, voilà qui est certain. — Peut-être le feu nous a-t-il simplement préparés à ce changement, suggéra Rhapsody. Ou peut-être est-ce le fait d’avoir mangé la Racine. Je me suis souvent demandé si c’était une bonne idée, d’ingérer quelque chose d’aussi puissant. Il est possible que ça nous ait changés, rendus sensibles à certains éléments. Peut-être avez-vous gagné ceci – cette connaissance des chemins, quel que soit le nom qu’elle porte – alors que vous cherchiez notre voie le long de la Racine. Et Grunthor s’est lié à la Terre lorsqu’il s’est mis à creuser à travers la roche, et moi lorsque j’ai ramassé cette épée. — Non, fit Achmed. Dès lors que vous avez pénétré dans ce feu, vous avez changé. C’était clairement visible, vous aviez changé physiquement. — Il a raison, mam’zelle, acquiesça Grunthor. Vous êtes pas la même que quand on vous a rencontrée. » Cette conversation donnait mal à la tête à Rhapsody. Elle regarda autour d’elle la nuit qui tombait et inspira profondément l’odeur forte du feu dans l’abri que leur avait confectionné Grunthor. « Eh bien, si on considère que je n’avais pas pu me baigner depuis une éternité, que je me suis vautrée dans la boue… ça n’a pas dû me rendre plus attirante. Mais croyez-moi, vous deux, vous n’êtes pas exactement en état d’être présentés à la cour. — Mais justement, répliqua Achmed, s’impatientant. Vous êtes plus attirante, plus intense. Vous irradiez quelque chose qui retient l’attention. » Il se tourna vers le sergent bolg. « Tu as toujours ton miroir de signalisation ? » Grunthor se redressa, attrapa son paquetage et se mit à farfouiller dedans. « Bien sûr, m’sieur, mais vous leurrez pas. C’est pas pour les signaux. Je le trimbale uniquement pour ma mise en plis. » Rhapsody éclata de rire. Achmed prit le petit morceau de métal argenté de la main de Grunthor et le tendit à la jeune femme. « Tenez. Jetez un œil. » Rhapsody manipula l’éclat de métal avec précaution. Comme tout ce que possédait Grunthor ou presque, il était aiguisé comme un rasoir. Dans la lumière déclinante elle ne vit qu’un reflet sombre, crotté de boue sèche, les cheveux emmêlés et légèrement plus foncés, comme c’était toujours le cas l’hiver. Elle avait les lèvres sèches et gercées à cause du vent mordant. Elle lui rendit le miroir avec un air dégoûté. « Très drôle. » Achmed lui laissa le miroir. « Je suis sérieux, Rhapsody. Regardez mieux. » Elle soupira de manière éloquente, mais accepta de lui donner une seconde chance. Les détails visibles dans ce miroir grossier, qui plus est dans le noir, étaient insignifiants. Elle voyait la rougeur de ses joues, mais pas beaucoup plus. Rhapsody haussa les épaules, et rendit le miroir à Grunthor. Puis un sourire de compréhension se dessina sur son visage. « Ça y est, j’ai compris, dit-elle avec de nouveau une pointe d’humour dans la voix. Pas étonnant que vous me trouviez plus attirante. Je ressemble à une Firbolg. » Achmed et Grunthor se regardèrent, et échangèrent une pensée silencieuse. Elle ne comprend pas. Grunthor haussa les épaules. Du bout de l’ongle, Rhapsody gratta la terre sur sa joue. « Demain je vais faire fondre de la neige et essayer de me laver la figure, histoire de retirer au moins une ou deux couches de crasse. — Reposez-vous », dit Achmed. Un sourire se dessina sur sa bouche asymétrique tandis qu’il s’installait au fond de l’abri, pour la nuit. Il faudrait qu’elle apprenne, comme elle l’avait fait avec le feu. Il faudrait qu’elle voie par elle-même. Et aucun doute : tôt ou tard, elle verrait. Le matin suivant, ils se retrouvèrent tous trois tapis dans un bosquet bien camouflé, à épier les villageois du hameau le plus proche. Il faisait doux, pour une journée d’hiver, ce qui présageait peut-être le dégel, et les fermiers semblaient être sortis en force pour échanger des bribes de conversation et des sacs de grain et de racines. Rhapsody se rappela que le beau temps attirait en ville les fermiers des villages autour d’Easton, davantage pour le contact humain que pour le commerce à proprement parler. Cela semblait être le cas ici aussi. À leur grande surprise, ils constatèrent qu’un certain nombre de mots tels que arbre, grain et mariage étaient les mêmes que dans leur langue. Rhapsody sut prendre le rythme de leur langage, et se montrait de plus en plus excitée à mesure qu’elle les écoutait parler. Lorsque midi arriva, Achmed et Grunthor durent l’entraîner dans un fourré plus éloigné et s’entretenir avec elle, de peur qu’elle ne trahisse leur présence. « C’est une variante de notre langue, j’en suis sûre, dit-elle dès qu’ils furent assez loin et qu’elle se fut assurée qu’il n’y avait personne aux alentours. Les rythmes et les cadences majeurs sont exactement les mêmes, et la syntaxe est très proche. — Eh bien, le serenne est une langue d’échanges maritimes. J’imagine qu’il n’y a rien de surprenant à ce qu’on le parle ici aussi. Ou peut-être que ces fermiers sont des descendants de colons originaires des mêmes terres que ceux qui sont venus à Serendair à la Deuxième Ère. » Rhapsody hocha la tête. « Quelle qu’en soit la raison, considérons cela comme une bénédiction. Ça signifie que nous avons une chance de finir par comprendre cette langue. » L’occasion se présenta lors du cinquième jour à la surface. Grunthor et Achmed étaient partis pourvoir à leur déjeuner, souvent par le vol pur et simple, et glaner des informations sur la configuration du village et des fermes alentour. Pendant leur absence, Rhapsody avait pris position dans une cachette aux abords de la ville, d’où elle pouvait écouter les conversations des voyageurs qui allaient et venaient. Ce matin-là particulièrement, outre quelques fermiers discutant de leur tactique de marchandage pour la prochaine foire et de quelques femmes cancanant et jurant, elle entendit une chanson. Ce n’était certes pas la première qu’elle entendait en ces lieux. Les fermiers chantaient pour accompagner le bétail ou pour rythmer les longues tâches abêtissantes. Mais ce jour-là, le chanteur était un enfant, un garçon qui rentrait chez lui en traînant un bâton derrière lui pour dessiner un sillon dans la neige. Il s’agissait d’un air folklorique tout simple, chanté légèrement faux, mais la mélodie frappa Rhapsody, car c’était la chanson qu’elle et tous les enfants de Serendair chantaient dans leur jeunesse. Elle sentit son estomac se glacer tandis qu’elle écoutait les paroles avec la plus grande attention. Elles parlaient d’une graine de laiteron qui avait donné naissance à des nuages, tout comme quand elle la chantait enfant. Les mots étaient ceux d’un dialecte étrange mais reconnaissable, et en l’écoutant chanter, en décryptant le code, elle réussit à comprendre les mutations et les structures de cette langue. Toujours à l’abri de la ligne d’arbres, Rhapsody fila le garçon jusqu’à ce qu’il ait rejoint une femme sur la route, puis épia leur conversation, qu’elle comprit presque entièrement. Son excitation était telle que ses paumes devinrent moites. Elle écouta aussi longtemps qu’elle l’osa, puis courut au campement tout raconter à Achmed et Grunthor. Le lendemain, les deux Bolgs se joignirent à elle et tous trois se cachèrent dans son poste d’écoute, où ils acquirent sous sa tutelle quelques rudiments de la langue. Elle traduisit trois conversations, jusqu’au moment où Achmed fit un signe de tête en direction de leur repaire. Ils retournèrent au campement en toute hâte. « Alors, que voulez-vous faire, Rhapsody ? demanda Achmed. Je vois bien que vous mijotez quelque chose. — Je pense qu’il est temps que je rencontre une ou deux personnes et que j’essaie de leur parler. Je n’aurai aucun moyen de trouver une ville, si je ne demande pas d’indications. Nous pouvons nous cacher dans les bois à vie, mais si je ne rejoins pas un port, je ne rentrerai jamais chez moi. — Les conséquences d’une erreur seraient désastreuses, pour nous deux. » Le vent d’hiver lui faisait voleter les cheveux. Rhapsody opina. « Je le sais. Aussi devez-vous rester cachés. Je vous ferai un compte rendu, si je le peux. — Et comment on est censé vous tirer d’affaire, si ça tourne mal ? demanda Grunthor, visiblement de plus en plus contrarié. — Vous n’êtes pas censés m’aider, dit-elle simplement. C’est une question de survie, maintenant. Je sais que ce n’est pas la meilleure solution pour vous deux, mais nous avons des objectifs différents. Vous voulez rester ici ; pas moi. Je veux rentrer chez moi, et je suis prête à tout risquer dans ce but, mais je n’attends pas la même chose de vous. Quoi qu’il en soit, vous devriez vous en tirer. S’il n’y a pas de problème, nous nous retrouverons ensuite et je pourrai vous communiquer ce que j’ai appris. Et s’il se passe quelque chose, eh bien, levez le camp et quittez les lieux. Et trinquez à moi de temps à autre, si vous voulez bien. « Nan, marmonna Grunthor. Trop risqué. Vous savez parler cette langue, duchesse ? — Pas encore, admit Rhapsody. Mais je devrais pouvoir me débrouiller un moment, le temps de m’y faire. — Faites juste attention de ne pas vous mettre à leur parler bolg par inadvertance, conseilla Achmed. Vous voulez apprendre des choses sur eux, pas leur en apprendre sur vous. — C’est vrai. » Elle sourit à l’intention de Grunthor, qui secouait toujours la tête. « Vous avez conscience qu’il faudra peut-être pas mal de temps, pour obtenir les informations dont nous avons besoin. » Achmed hocha la tête. « Une fois que nous vous estimerons en sûreté, nous balaierons plus large et ferons de vraies recherches poussées, afin d’en savoir plus sur cet endroit. — Et comment nous retrouverons-nous ? demanda Rhapsody. — Nous fixerons une date et un lieu. Si vous n’y êtes pas, nous partons à votre recherche. — Et où se donner rendez-vous ? Ici ? — Non. Je ne veux pas qu’on puisse remonter notre piste jusqu’à la Racine. Qu’il soit praticable ou pas, je ne veux pas que quiconque sache par quel chemin nous sommes arrivés ici. Nous sommes d’accord ? » Dans le noir, Rhapsody se leva et s’approcha de Grunthor. Elle s’assit sur son genou et passa le bras autour de son cou massif. « C’est d’accord. Nous choisirons un endroit près du prochain village le long de la route, et si vous décidez qu’il est sûr de partir, nous conviendrons de nous y retrouver dans quelques semaines. Mais ne me laissez pas avant que je vous aie donné le signal que je suis moi aussi en sécurité. Et je ne veux pas compter sur vous pour revenir me chercher et me rendre compte que vous êtes à vingt lieues de là. » Grunthor soupira à contrecœur. « D’accord, ça se tient. Quel signal, alors ? » Rhapsody sifflota un trille tout simple, et les deux Bolgs sourirent. C’était l’air qu’elle sifflait lorsqu’ils parvenaient à marcher debout dans le tunnel, le signe que son humeur était au beau fixe, ne fût-ce que pour quelques instants. « C’est le feu vert. Maintenant, si vous entendez ceci… » Elle siffla de nouveau, un air de détresse flagrant ressemblant au chant de l’alouette. « Celui-là signifie : venez m’aider si vous le pouvez. — Compris, mam’zelle. » Ils mirent leur plan au point jusque tard dans la nuit. Dès le matin ils prirent la route jusqu’au village le plus proche ; lors de leurs patrouilles de reconnaissance, les deux Bolgs l’avaient identifié comme le plus grand et le plus central. Ils marquèrent une borne d’une encoche impossible à manquer, quel que soit le temps, et pointant dans la direction de leur lieu de rendez-vous. Puis ils s’installèrent et attendirent. Rhapsody devait approcher une personne seule et essayer d’entrer en contact avec elle, tandis que les deux autres passaient encore quelques jours à observer. S’ils estimaient qu’il était sûr de la laisser, ils étaient convenus de se retrouver un peu plus de deux mois plus tard, à la pleine lune. « Vous avez conscience que c’est très dangereux », glissa Achmed lorsqu’elle leur dit au revoir. Une fois qu’elle aurait identifié son contact, elle ne reviendrait pas. Rhapsody se retourna et leur adressa un regard grave. « Je me suis autrefois retrouvée enfermée avec Michael, Tête de Porc, pendant une quinzaine, totalement à sa merci et dans l’incapacité de m’échapper. J’ai survécu. Alors tout cela n’est rien. » Achmed et Grunthor hochèrent tous deux la tête. Ils avaient connu Michael. Elle n’exagérait pas. 18 LE DEGEL AVAIT SI BIEN PROGRESSÉ que les odeurs de la terre recommençaient à imprégner l’air. La couche de neige était toujours épaisse et n’avait pas l’air de se réduire, mais le vent était un peu moins glacé et à la base des arbres on distinguait un petit anneau de terre. Les enfants sortaient plus souvent et on apercevait les habitants des villages situés le long de la route se livrer à de menus travaux sur leurs chaumières ou reconstituer leur réserve de bois dans la forêt, en prévision du retour du froid. Les incursions des villageois dans les bois rendaient leurs cachettes plus précaires. Les trois voyageurs se tenaient dans un vallon ombragé, obscurci par d’épaisses plantes grimpantes qui en été deviendraient impénétrables, non loin de l’entrée du village, sur la route. Grunthor avait repéré un certain nombre d’enfants qui se retrouvaient parfois seuls, mais Rhapsody avaient peur de leur attirer des ennuis, si elle les abordait. Puis, vers midi, un groupe de fermiers se réunit sur la route ; ils semblaient attendre quelque chose en provenance de l’ouest. Les trois compagnons se rapprochèrent pour mieux voir. Tandis que le soleil grimpait à son zénith, l’un des hommes scruta la route du regard et tendit le bras. Le cavalier qui approchait sur sa monture gris argent était un homme assez âgé, grand, au torse puissant, et doté d’un gros nez crochu et d’une barbe brun-roux striée de blanc. Lorsqu’il arriva en vue, d’autres villageois rejoignirent le groupe, certains coururent même à sa rencontre tandis que les autres l’attendaient en retrait. L’homme portait une robe de laine couleur de terre, sans doute teinte avec des cosses de noix d’or, nota Rhapsody. Il tenait une crosse en bois noué, et toute personne qui le saluait le faisait avec vénération, la plupart baissant la tête quand il posait la main sur leur épaule ou sur leur tête. Son arrivée avait généré une certaine excitation, tempérée de chaleur et de respect ; de toute évidence. les fermiers le connaissaient bien. Il descendit lentement de cheval, et ses mouvements trahirent son âge. D’après les brèves bénédictions qu’il distribuait en chemin, il apparaissait clairement comme une sorte de prêtre. À Serendair, son habit simple et sa mise sans fioritures auraient signalé un humble religieux, mais Rhapsody nota que le respect qu’on lui montrait correspondait davantage à un statut d’abbé, au minimum. Ses yeux se mirent à étinceler d’excitation. « C’est lui, chuchota-t-elle aux deux Firbolgs. — Non, assena Achmed. Écoutez. » Rhapsody tendit l’oreille pour surprendre la conversation entre le prêtre errant et l’un des hommes. Ils parlaient des chutes de neige et des animaux de la forêt, comme augures pour prévoir le changement de saison ; les signes semblaient indiquer que l’hiver serait bientôt de retour et prendrait sa revanche dans un mois tout au plus. Ils échangèrent aussi quelques mots au sujet d’une vache malade et de la blessure du fils du fermier. Puis le prêtre posa la main sur la tête de l’homme et prononça sa bénédiction. La mâchoire de Rhapsody s’affaissa. Contrairement à la conversation qu’ils venaient tous deux d’avoir dans la langue vernaculaire que les trois compagnons entendaient depuis leur arrivée, le prêtre prononça ces paroles dans la langue de l’île de Serendair, mot pour mot. Il la parlait avec un étrange accent, avec les pauses saccadées d’un homme qui n’utilise pas sa langue maternelle, mais qui l’énonce clairement et sans faute. « Par les dieux, dit-elle en déglutissant bruyamment. — Je n’aime pas ça. » La main osseuse d’Achmed l’avait saisie par le haut du bras, la faisant reculer à couvert du fourré. Rhapsody se tourna vers lui, surprise. « Pourquoi ? Qui mieux que lui pourrait nous renseigner ? Il parle notre langue. — Peut-être, mais je ne veux pas qu’il sache que nous aussi, vous vous rappelez ? Bolg. Nous parlons bolg. C’est un prêtre. Je ne fais pas confiance aux prêtres. » Rhapsody dégagea délicatement son bras de son emprise. « Vous n’avez peut-être pas rencontré les bons. Des prêtres noirs, des dieux mauvais. L’une des personnes que j’ai le plus aimées au monde était un prêtre, et j’en ai connu plusieurs très gentils, à Easton. » Achmed la regarda avec un dégoût évident. « Pour commencer, les prêtres ont un projet, un dessein, parfois très personnel, parfois divin. Je ne sers le dessein d’aucun dieu. Ensuite, qu’est-ce qui vous dit que cet homme n’est pas un prêtre noir ? » Étonnée, Rhapsody cligna les yeux. « Mais regardez-le, au nom du ciel… Il bénit des enfants. » L’expression du Dhracien se transforma en amusement pur et simple. « Et vous pensez que les prêtres noirs se promènent dans la campagne en distribuant les malédictions et en frappant de leurs bâtons les pauvres petits égarés ? Les prêtres noirs font exactement la même chose que les prêtres normaux. Seul le prix et la monnaie dans laquelle on les paie diffèrent. — Eh bien, je pense que c’est la meilleure occasion pour moi de rencontrer quelqu’un qui m’emmènera jusqu’à un port. Je prends le risque. » Cette fois, c’est Grunthor qui lui saisit le bras. « Ne le prenez pas, duchesse. » Rhapsody sourit au géant. « Il a l’air d’un prêtre de la Nature, Grunthor. Que vous dit votre lien à la Terre ? » Grunthor scruta la scène à travers les branches du fourré et ferma les yeux. Quelques secondes plus tard, il les rouvrit en soupirant. « Il est relié à la Terre, lui aussi, et pas qu’un peu. Il l’aime, il y tient. Vous avez raison, mam’zelle, c’est un prêtre de la Nature, en quelque sorte. » Rhapsody tapota la main gigantesque et se dégagea une nouvelle fois. « Il faut que je tente ma chance. S’il se passe quoi que ce soit, et que vous ne pouvez intervenir, je comprendrai, et je ne vous trahirai pas. » Achmed soupira. « Très bien. Autant maintenant que plus tard. Soyez prudente. » Khaddyr s’adressa au premier des fermiers avec toute la patience dont il se sentait capable. « Severhalt, je sais bien que cette bonne vieille Fawn prend de l’âge, mais elle s’acquitte très bien de ses devoirs religieux envers notre communauté. » Son regard trahissait un soupçon d’agacement, mais sa voix était douce. L’homme posa les mains sur ses hanches et il se mit à regarder par terre. « Le service, oui, mon Père, mais on reçoit plus le genre de soutien dont on a besoin avec les animaux, par exemple. Il nous faut quelqu’un de plus jeune. Quelqu’un pour faire face, l’hiver. » Khaddyr soupira. « Je comprends bien votre frustration, mon fils, mais nous traversons des temps difficiles. Je sais bien que Fawn n’est pas aussi robuste qu’autrefois, mais elle assure toujours les rites pour la congrégation, n’est-ce pas ? — Oui, mon Père. — Et votre village et vos foyers sont très proches de l’Arbre. Il y a sans doute plus qu’assez de Filids pour vous aider lorsque Fawn ne le peut pas. Le Cercle est quelque peu contraint, et dans l’incapacité de fournir un nouveau prêtre dans l’immédiat. Et je crains que Llauron ait accordé à Fawn le privilège de garder sa congrégation ici, à proximité de l’Arbre, comme récompense de toutes ses années de bons et loyaux services. Il veut que ses dernières années soient des années bénies. Vous pouvez comprendre cela, n’est-ce pas ? » Severhalt soupira. « Oui, mon Père. » Khaddyr sourit. « Reparlons-en au printemps. J’ai des acolytes qui passent l’hiver à étudier la médecine avec moi. Ils devraient, selon toute logique, aller ensuite se former comme forestiers auprès de Gavin, mais peut-être pourrons-nous les envoyer ici pour quelques mois, pour vous aider aux semailles, et pour la mise bas des génisses. Qu’en dites-vous ? » Les visages des hommes qui s’étaient réunis autour de lui s’éclairèrent, de même que celui de Severhalt. « Merveilleux, mon Père. Merci bien. Vous prendrez bien l’souper avec nous, mon Père ? » L’air réjoui du fermier s’évanouit subitement, remplacé par l’inquiétude. Le prêtre filidic fixait le regard en direction de la forêt, le visage devenu blême. Une femme était sortie de la forêt, comme surgie de nulle part. Pendant un instant, Khaddyr se demanda s’il n’était pas en train de l’imaginer. Elle était recouverte de boue séchée et vêtue de haillons, mais demeurait sans conteste la chose la plus fabuleuse qu’il lui eût été donné de contempler de sa vie. Sous les paquets d’argile, les cheveux avaient l’éclat aveuglant du soleil, et scintillaient dans la lumière filtrée de cet après-midi lugubre. Elle était petite, mais longiligne et se déplaçait avec une grâce qui démentait son état négligé. Ses yeux verts, même d’aussi loin, avaient la profondeur d’une clairière au plus fort de l’été. Puis elle sourit, et ce fut comme si tous les nuages s’étaient soudain dissipés. La chaleur du regard qu’elle lui adressa irradia les parties les plus froides et les plus reculées de son cœur. Khaddyr eut peur de se mettre à pleurer, d’envie. Il commença à chanter à mi-voix, se jetant à corps perdu dans ses mantras religieux pour repousser le sort qu’elle était en train de lui jeter, quel qu’il soit. Tandis qu’elle approchait, le cœur de Khaddyr se mit à battre à tout rompre, et il dut s’appuyer sur sa crosse pour assurer son équilibre. Elle s’arrêta à distance respectueuse et ouvrit les mains en un geste de bienvenue pacifique. Ce n’est qu’à ce moment précis que Khaddyr remarqua qu’elle était armée : un mince fourreau rudimentaire, taillé dans la roche semblait-il, pendait à son côté. Il paraissait plus décoratif qu’utile, et elle-même était loin d’être menaçante, même équipée comme elle l’était. Il lui fallut un certain temps pour trouver sa voix. Les fermiers avec lesquels il conversait la contemplaient eux aussi, la mâchoire pendante. « Qu’êtes-vous ? » demanda-t-il. Sa voix se brisa, et il s’éclaircit la gorge, embarrassé. « Qu’êtes-vous ? » répéta-t-il d’un ton bourru. La femme cilla à peine. « Vous comprenez ce que je dis ? » Elle hocha la tête. « Mais vous ne pouvez pas parler ? » Elle eut un sourire gêné et haussa les épaules. Le regard de Khaddyr parcourut sa silhouette exquise bien que crasseuse et son souffle se fit court. Jusqu’à cet instant, son vœu de célibat, cette contrainte qu’on n’exigeait d’aucun prêtre filidic à part lui, ne lui avait pas paru un bien grand sacrifice pour acquérir l’honneur et les avantages d’être intronisé Taniste de Llauron, successeur religieux de l’ancien supérieur. Soudain, la perspective d’être un jour nommé lui-même Invocateur perdit beaucoup de sa superbe. Il se racla de nouveau la gorge. « Je m’appelle Khaddyr. Je suis prêtre filidic, et Taniste de Llauron, l’Invocateur. » Qu’est-ce que c’est ? se demanda-t-il. Une nymphe des bois ? Un esprit des arbres ? Une dryade ? Il avait entendu les légendes des créatures de la forêt mais sans les croire, du moins jusqu’ici. Cette femme époustouflante inclina la tête en avant. Eh bien, remarqua Khaddyr, elle fait preuve de respect, quelle que soit sa nature. Encore un trait qui la rendait séduisante. « Ma foi, finit-il par ajouter, je crains que vous ne dépassiez mes facultés d’entendement. Je n’ai aucune idée de qui vous êtes, ou de ce que vous êtes, aussi j’imagine que je devrais vous emmener auprès de Llauron afin qu’il vous examine. N’ayez pas peur ; l’Invocateur est un homme bon. Voulez-vous venir avec moi, s’il vous plaît ? » La femme étrange hocha la tête et lui sourit à nouveau. Il tendit la main et la posa, légèrement tremblante, sur le haut du bras de la créature. Sous le tissu en lambeaux de la chemise, sa peau était délicieusement tiède. Khaddyr laissa la main assez longtemps pour faire pivoter la jeune femme dans la bonne direction, puis la retira à la hâte. Il se tourna lui-même vers l’ouest, pour se retrouver nez à nez avec les villageois éberlués, qui leur bloquaient le chemin vers l’Arbre. « Je vous prie de dégager le passage », gronda-t-il. Les fermiers ne bougèrent pas. « Hum, répéta-t-il en les fixant, poussez-vous de ma route. » La femme posa le regard sur lui, puis sur les hommes qui les empêchaient de passer, et avança d’un pas vers eux. Ils se dispersèrent comme des feuilles sous une bourrasque et se retirèrent à distance sûre, sans cesser de l’observer. Khaddyr ne savait pas combien de temps ils resteraient ainsi sur le qui-vive, aussi lui reprit-il le bras et la mena-t-il à son cheval gris argent, la soulevant sans mal du sol pour l’asseoir devant lui. Il s’avança tandis que les villageois reprenaient tout juste leurs esprits. On entendit un cri et ils se précipitèrent vers leurs propres écuries, bien décidés à les suivre. Khaddyr sentait son anxiété grandir. À chaque petit village ou grosse ferme le long de la route, son cortège involontaire grossissait de cavaliers et de curieux à pied, engendrant des foules qui bloquaient la route de la forêt. Les fermiers des environs des villes s’arrêtaient sur le bord du chemin pour les regarder passer. Les villageois fourmillaient, voulant à tout prix apercevoir l’étrange et belle créature qui chevauchait avec lui. Ils étaient des dizaines, des centaines même, hommes et femmes confondus, ainsi qu’un nombre conséquent d’enfants, à pousser des cris pour voir ou toucher cette dryade dégoûtante aux yeux verts époustouflants. Il comprenait pleinement leur désir contre-nature. Même l’état de consternation profonde dans lequel il se trouvait plongé depuis leur départ de Tref-Y-Gwartheg n’avait pas calmé l’étrange vertige qu’il traversait. Il l’avait tout d’abord imputé à la trépidation qu’il ressentait à la pensée de ce que Llauron dirait du chaos des villages environnants, et de leur arrivée en fanfare sur sa terre près du Grand Arbre. Mais au bout de quelques heures, lorsqu’il constata que ce sentiment ne l’avait pas quitté, il comprit que cette angoisse n’était pas le fond du problème. Le problème était ce vertige qui lui montait à la tête chaque fois qu’il respirait l’odeur étonnamment sucrée de cette créature répugnante, dont le dos s’appuyait par intermittence contre sa poitrine au gré des chaos de la route. Alors, des pensées sombres et lascives peu compatibles avec son état d’homme d’église l’assaillaient. À un moment, pour son plus grand embarras, elle lui avait pris la main pour la retirer délicatement de sa poitrine, sans même prendre la peine de se retourner pour lui jeter un regard noir. Il s’était senti humilié : il n’avait même pas remarqué qu’il l’avait placée là. Il finit par semer la poignée d’hommes très déterminés qui avaient continué à les suivre, même lorsqu’ils avaient dépassé le gros de la foule. Puisque la même chose se reproduisait à chaque village, Khaddyr décida d’abandonner la route et de suivre les sentiers de forêt plus étroits, dans l’espoir d’éviter plus de chahut. Au beau milieu de l’après-midi, ils arrivèrent à leur logement pour la nuit, l’auberge du forestier Gavin. Membre du même ordre que Khaddyr lui-même, Gavin tenait les quartiers à la lisière est de la forêt profonde, où il formait les frères filidics à l’art de la foresterie. Pour achever leur apprentissage, ils servaient trois années comme guides de pèlerinages, escortant les fidèles depuis leur village jusqu’à l’Arbre, pour les cérémonies des jours saints et les rites religieux, bien que ces derniers temps ils eussent été plus employés pour défendre les avant-postes de la forêt contre les assauts extérieurs. La guerre se prépare, pensa Khaddyr. Il n’y avait aucun doute possible. Khaddyr arrêta le cheval devant la bâtisse principale, réservée à l’usage de Gavin et des autres pères filidics. La religion Filidic servait la Nature, et en tant que telle n’exigeait pas de ses prêtres le célibat. La plupart des Filids, hommes et femmes, étaient mariés. Mais les acolytes s’abstenaient en général de nouer des liens matrimoniaux avant d’avoir terminé leur apprentissage de forestier. Par conséquent, bon nombre d’entre eux vivaient dans les villages qui constituaient leurs congrégations ou dans les baraques plus proches de l’Arbre. Il s’attendait donc à trouver la maison vide, et il semblait avoir raison. Sa passagère enchanteresse observait les environs avec un intérêt évident. Khaddyr descendit de sa selle, soulageant ses reins qui avaient beaucoup souffert de ce périple. Il tendit les bras vers l’étrange créature pour l’aider à descendre, mais elle secoua la tête et sauta à terre d’elle-même. Ravalant sa déception, il attacha l’animal à un jeune arbre et fit un bref mouvement de la tête en direction de la cabane. Elle le suivit à l’intérieur. La cabane possédait deux lits bas en bois affublés de sacs de grosse toile rembourrés de foin et de couvertures de laine brute, ainsi qu’une grande table en bois. On n’avait pas laissé de nourriture ; il leur faudrait manger ce qu’il trouverait dans le cellier, ou partager son maigre dîner, que dans l’excitation générale il avait totalement oublié. Il se tourna vers son insolite invitée et désigna l’extérieur du doigt. « Je vais voir ce que je peux nous dénicher à manger, dit-il d’un ton exagérément lent, en articulant chaque syllabe. Je peux vous laisser seule ici quelques instants ? » La jeune femme sourit et hocha la tête. Khaddyr sentit de nouveau cet afflux de sang et de chaleur malvenu le traverser. Il posa la main sur la corde qui servait de poignée de porte. « Bien. Maintenant, mettez-vous à l’aise. Je reviens tout de suite », ajouta-t-il en tendant la main vers l’un des deux lits. Puis il quitta la cabane. Lorsqu’il réapparut un moment plus tard, les bras chargés de racines et de pommes d’api, il la trouva endormie dans le lit qu’il lui avait indiqué, un sourire paradisiaque aux lèvres. Rhapsody s’éveilla à la chaleur du feu paisible et crépitant qui brûlait dans le petit âtre. Elle se rassit d’un bond, désorientée dans le noir et vit que l’homme du nom de Khaddyr la regardait avec intensité, depuis l’autre bout de la pièce. La nuit était tombée pendant son sommeil. Elle aurait été incapable de dire combien de temps avait passé depuis qu’elle s’était écroulée avec gratitude dans le premier lit qu’elle avait croisé depuis que le monde s’était retrouvé sens dessus dessous, une éternité plus tôt, à Easton. L’homme lui adressa un sourire hésitant, qu’elle lui retourna dans l’espoir d’apaiser l’inquiétude qu’elle devinait en lui. Il semblait tenir à la traiter avec gentillesse. À cette heure Achmed et Grunthor devaient avoir suivi leur piste et s’être postés quelque part dans les parages, du moins l’espérait-elle. Elle passa la main sous la couverture et poussa un soupir de soulagement. L’épée était toujours là où elle l’avait cachée. « Avez-vous faim ? » demanda Khaddyr. Il avait disposé un repas simple sur la table, dont une des portions avait déjà été mangée. Elle hocha la tête et se leva du lit pour gagner la chaise en face de lui. La cabane, une structure simple de murs de pierre surmontés par un toit de chaume, était mieux conçue que celles qu’elle avait vues sur l’Île. En approchant elle avait remarqué ce qui ressemblait à des baraquements, au loin : de longs bâtiments en clayonnage enduit de torchis et toit de chaume, le tout recouvert de peaux et d’épais tapis de branchages tissés. Malgré leur simplicité, ces bâtiments paraissaient très solides et structurés avec intelligence. Les Filids semblaient maîtriser un savoir architectural et technique rarement observé dans les communautés de fermiers. Le regard que Khaddyr posait sur elle tandis qu’elle mangeait la gêna quelque peu. Une fois le repas fini, elle désigna son bol vide avec des signes de remerciement. L’homme plissa le front tout en l’épiant à la lumière du feu. « Quelle sorte de créature êtes-vous ? » lui demanda-t-il une nouvelle fois, comme lorsqu’elle avait surgi de la forêt. Rhapsody ne savait vraiment pas quoi répondre, aussi haussa-t-elle les épaules. Elle essaya de formuler une explication, de lui dire qu’elle était une personne – peut-être Khaddyr n’avait-il jamais vu quiconque d’extraction lirin – mais ses vicissitudes furent brisées net par des cris, suivis de bruits de chocs. La foule avait fini par les rattraper. Khaddyr se leva brusquement, l’air consterné, et se dirigea vers l’une des deux fenêtres de la maisonnette. Même à la faible lueur du clair de lune, Rhapsody le vit blêmir. La battue organisée par les villageois déterminés avait dû faire de nouveaux émules. Le prêtre se précipita sur les patères accrochées près de la porte. À l’une d’elles pendait une cape de forestier grise en laine, avec une capuche et un large col retombant sur les épaules. Sur un homme de la taille d’un villageois moyen, elle serait tombée en haut des cuisses. Khaddyr en enveloppa Rhapsody et poussa un soupir de soulagement en constatant qu’elle lui couvrait jusqu’à l’arrière des mollets. Il rabattit la capuche sur ses cheveux crasseux. « Venez avec moi, ordonna-t-il, de l’urgence dans la voix. Nous pouvons couper à travers bois, jusque chez Llauron. » Il s’empara de sa crosse et de sa cape et lui tint la porte arrière, qui menait au cellier. Rhapsody le suivit dans le noir, fuyant la foule comme un renard pourchassé par la meute. 19 IL LEUR FALLUT TROIS JOURS DE MARCHE pour atteindre le lieu dont parlait Khaddyr, au plus profond de la forêt. Les villes situées au bord de la route principale, si elles lui avaient paru enfouies dans les arbres la première fois qu’elle les avait vues, semblaient maintenant complètement à découvert, comparées aux paysages qu’ils traversaient. Vers l’ouest, la forêt était virginale, originelle, parsemée de grands conifères qui bouchaient la lumière et rendaient un peu de verdure presque estivale à ces étendues blanches et infinies. Ils cheminaient à une cadence plus lente que lorsqu’elle voyageait avec les deux Bolgs. Khaddyr était beaucoup plus âgé et plus gras qu’Achmed et même que Grunthor, aussi lui fallait-il s’arrêter pour souffler plus souvent, mais il avait une connaissance innée du terrain. La forêt semblait l’accueillir, faciliter son passage au milieu des broussailles inextricables. Plus d’une fois, en jetant un coup d’œil au loin, Rhapsody avait entr’aperçu une cape sombre ou une grande ombre, à son vif soulagement. Achmed et Grunthor les avaient rattrapés, et ils le lui faisaient savoir. Même si Khaddyr et elle semblaient avoir momentanément semé la troupe sauvage des villageois, la présence des Bolgs la rassurait, tandis qu’elle suivait le prêtre dans les bois de plus en plus épais. Chaque matin, Rhapsody attendait que Khaddyr eût disparu dans un fourré pour satisfaire ses besoins naturels, pour trouver un coin isolé où chanter ses dévotions du lever du jour. Par respect pour le vœu d’Achmed d’en révéler le moins possible sur leur histoire, elle chantait sans paroles, ne gardant que la ligne mélodique, sans la poésie ancienne des Lirins. Plus d’une fois, en se retournant après avoir fini, elle s’était retrouvée face à face avec le prêtre filidic qui la contemplait comme si elle était une bête mythique. Le soir, Khaddyr faisait un petit feu, à bonne distance duquel elle préférait rester. Sachant la manière dont le feu réagissait près d’elle, elle jugeait plus sage de ne pas tenter le diable. Elle constata que cette habitude laissait à penser à Khaddyr qu’elle avait une aversion particulière pour le feu. Il avait cessé de lui demander ce qu’elle était et ne lui parlait plus que pour lui donner des indications. Le troisième jour, ils finirent par arriver au cœur de la forêt, dans ce qui ressemblait à une vaste clairière. Elle vit de nombreuses maisonnettes et cabanes dispersées sur ce secteur, certaines en pierre, d’autres en terre et toit de chaume, ou encore en clayonnage comme celles aperçues au village. Ils croisèrent en outre quelques très grands bâtiments en bois, aux lourdes portes et aux toits de chaume coniques. De la fumée s’élevait paisiblement des cheminées. Au-dessus des portes des cabanes et des maisonnettes, on avait accroché des amulettes rappelant celles qu’elle avait vues en route, mais avec des motifs beaucoup plus complexes et colorés. La plupart des habitations possédaient un jardin ou un kraal de bonne taille, blanchi à la chaux ou orné de pierres décoratives. Les gens qui circulaient n’étaient pas habillés comme les fermiers et les villageois, mais portaient plutôt des robes de laine identiques à celle de Khaddyr, certaines teintes à l’indigo, à la verge d’or ou aux feuilles de guirland pour faire ressortir des nuances bleues, jaunes ou vertes. D’autres, comme celle de Khaddyr, avaient dû tremper dans une décoction de cosses de noix d’or ou de bruyère, qui leur donnait des tons plus automnaux, du brun morne au gris sombre. Parfois ces robes étaient affublées de capuchons, comme celle du religieux, ce qui semblait indiquer un rang supérieur dans cette communauté forestière. Outre le clergé en robe, elle vit des hommes portant arcs, lances, haches, ainsi que d’autres armes de forestiers ou d’éclaireurs. Ils étaient en outre revêtus d’armures en cuir. Ces hommes souvent hagards et blessés, semblaient subir le poids de mois de campagne. En les voyant Rhapsody se demanda ce qui avait pu les attaquer, en ces lieux en apparence si paisibles. L’idée de la guerre lui tordit l’estomac. La guerre semblait dans l’air à Easton, à l’époque de son départ, et cela signifiait une restriction des déplacements. Si ce pays était en guerre ou s’y préparait, cela compliquerait ses projets. Après tant de péripéties, elle ne voulait pas affronter cette perspective. En fin d’après-midi elle la perçut, cette chanson plus profonde et plus riche que toutes celles qu’elle avait entendues jusqu’ici, à l’exception d’une. La chanson de l’Arbre, la Racinelle de Sagia. Ils devaient s’en approcher. Tandis que le soleil se couchait, ils débouchèrent sur une vaste prairie et elle le vit, avec son tronc plus blanc que la neige même, ses branches ivoirines tendues comme des doigts immenses vers le ciel qui s’assombrissait. Rhapsody s’immobilisa et contempla le tableau d’un regard émerveillé. L’Arbre mesurait au moins quinze mètres de circonférence, à la base du tronc, et la première grosse branche se trouvait à plus de trente mètres du sol, se divisant en branches plus nombreuses qui formaient comme une large canopée qu’elle aurait tant voulu voir au printemps. Les derniers rayons du soleil hivernal faisaient scintiller l’écorce et lui conféraient une aura presque éthérée. À la base, à une centaine de mètres autour du point où les racines gigantesques venaient percer l’écorce terrestre, on avait planté une collerette d’arbres, un de chacune des essences connues de Rhapsody, et beaucoup qu’elle n’avait jamais vues. Il en émanait un chant ancien et puissant, différent de celui de Sagia, mais doté de la même profondeur magique. Les yeux de Rhapsody se mirent à briller de larmes qui ne coulaient pas. Khaddyr l’observait avec beaucoup d’attention. Il la contempla en silence pendant un long moment, puis secoua la tête, comme s’il s’éveillait. Il finit par lui adresser la parole. « Vous respectez l’Arbre ? » Rhapsody acquiesça, sans quitter celui-ci des yeux. Khaddyr sourit. « Dans ce cas, vous serez la bienvenue ici. Llauron sera très curieux de vous rencontrer. Venez ; nous sommes presque arrivés chez lui. » Il lui fit traverser le champ, franchir la ligne d’arbres, dont les branches leur masquaient le ciel. À l’autre bout du champ apparut un bosquet d’arbres très anciens, immenses et larges, bien que sans commune mesure avec le Grand Arbre Blanc. À l’intérieur et autour de ce bosquet, comme entremêlée avec les troncs, apparaissait une belle maison spacieuse de facture simple mais magnifique. Elle comptait de nombreuses facettes, et certains décrochements en hauteur dans les arbres, sur pilotis, avec des échauguettes et des fenêtres tournées vers l’Arbre. La charpente sculptée était très travaillée, notamment la large tour centrale qui se dressait bien au-dessus du dais de feuillage. Un haut mur de pierre, bordé de buis taillés, menait à une partie de la plus petite aile. Là, des soldats comme ceux qu’elle avait aperçus en arrivant gardaient une lourde porte de bois. Elle se tourna vers Khaddyr et désigna la maison d’un air interrogateur. L’homme à nez crochu sourit. « C’est le repaire de Llauron, c’est là que vit l’Invocateur. Pour quelqu’un de son rang religieux et familial, c’est un bien piètre presbytère, mais il y est bien installé. Venez ; je vais vous le présenter. » Il la conduisit dans les jardins sinueux jusqu’à la porte ; sur un signe de tête, les gardes s’écartèrent pour les laisser passer. À travers les branches de leur cachette, Achmed et Grunthor regardèrent l’homme frapper à la porte, et une femme ouvrir. Après un court échange avec le prêtre, elle s’écarta et il fit entrer Rhapsody dans une étrange maison biscornue. La servante claqua la porte derrière eux. Achmed ferma les yeux et s’appuya contre le tronc de l’aulne blanc. Le goût du vent était suave et léger, le silence assourdissant. Le rythme cardiaque de Rhapsody s’évanouissait peu à peu à mesure qu’elle s’enfonçait dans la maison, le livrant aux battements croisés du cœur de Grunthor et du sien, résonnant sous sa peau. Voilà à quoi doit ressembler la paix, se dit-il, incertain d’aimer ça. Puis, à la périphérie de son champ de conscience, il perçut un autre rythme, puis un autre, puisant au loin, pas familiers mais pas inconnus non plus. Il sentait d’autres battements de cœur dans le vent, mais très loin. Un vague martèlement ici, un chuchotement par intermittence là. Dans le vaste monde autour de lui, quelque part, il restait quelques cœurs dont il sentait les battements sous sa peau, dans son sang. Peut-être n’était-il pas aussi amputé de son don qu’il l’avait cru. Il ne comprenait pas ce qui avait pu se produire, ni si c’était une bénédiction ou une malédiction. Il écarta cette pensée et se concentra sur Rhapsody. Les autres rythmes se turent. Ils attendirent plus longtemps que prévu afin de s’assurer que quiconque vivant dans cette étrange maison tordue n’allait pas lui faire de mal. Achmed avait suivi son cœur dès l’instant où elle était partie. Il était resté limpide et fort à son oreille jusqu’au moment où elle avait pénétré dans cette forteresse de bois avec le prêtre de la Nature. Bien qu’assourdi, il le sentait toujours au loin, il en déchiffrait toujours le message. Elle était nerveuse, anxieuse même. Au bout de quelques instants il perçut son malaise initial s’enflammer en ce qui ressemblait à de la panique, mais pas en réponse à une attaque, semblait-il. Dans le cas contraire, ils auraient trouvé un moyen d’intervenir, mais cela ne se révéla pas nécessaire. « Combien d’temps on va attendre, m’sieur ? — Encore une nuit. Après nous partirons. » Ses cauchemars devaient avoir été particulièrement intenses. Pendant la nuit, il sentit son pouls s’accélérer, passant du rythme lent et scandé du sommeil profond à cette précipitation qu’il avait appris à connaître intimement, lors de leur périple le long de la Racine. Il s’était accoutumé à ce crescendo caractéristique de ses frayeurs les plus violentes, mais là c’était bien pire. Lorsque vint l’aube il l’entendit quitter le donjon et se rendre au pied du Grand Arbre Blanc pour rendre hommage au soleil levant. Le vent transportait les douces vibrations à travers champs, des vibrations qui venaient le submerger, glisser sur sa peau. Le chant était le même que toujours, bien qu’il y eût une touche mélancolique qu’il n’avait plus entendue depuis qu’ils avaient quitté la Racine, des tonalités d’une tristesse insondable, qu’il ne savait décrypter. Mais elle n’était ni blessée, ni en danger. Elle allait bien. Un instant plus tard, il entendit le sifflement, le signal indiquant que tout allait bien. Le son tremblotait, montrant qu’elle était encore contrariée par ce qui l’avait affectée la veille, quoi que cela puisse être. Mais elle se sentait assez en confiance pour les laisser partir. Achmed sourit. Il ouvrit la bouche et laissa l’air glacé pénétrer dans sa bouche. Il ne décela pas le goût immonde du démon dans le vent, pas d’odeur pestilentielle. C’était l’une des premières choses qu’il avait vérifiées. Dans le silence qui l’entourait planait un sentiment d’absolution, de renaissance, libérée de l’ancienne vie et de ses horreurs. Ils avaient réussi. Ils s’étaient échappés. Le nouveau défi que représentait leur survie parut soudain dérisoire, en comparaison de ce qu’ils avaient laissé derrière eux. La morsure de la neige sous ses pieds enroulés de haillons le tira de sa rêverie. Il saisit le regard de Grunthor, presque complètement réveillé. « Nous ferions mieux de trouver de quoi nous vêtir. Et de la nourriture. Nous n’avons plus la Racine sous la main désormais. Il faut refaire nos vivres. Après quoi nous ferons un tour de reconnaissance, pour voir où le vent nous emmène. Peut-être pourrons-nous repérer pour Rhapsody sa route jusqu’à la mer. 20 À LA TOMBÉE DE LA NUIT LES DEUX FIRBOLGS avaient réussi à sortir de la partie la plus dense de la forêt et avaient pris la direction de l’ouest, vers la mer. Achmed sentait déjà l’odeur de l’iode bien que la mer se trouve encore à des lieues de là, comme des larmes au loin dans le vent. Ils tombèrent sur une grange abandonnée non loin d’un groupe de fermes et s’y installèrent pour la nuit. En dépit du toit au-dessus de leur tête, l’abri délabré ne leur apporta qu’un réconfort relatif, car ils décidèrent de ne pas prendre le risque de faire un feu. Le sol était tapissé de foin tassé et moisi, agglutiné là depuis des années, sous lequel ils se tapirent en quête d’une chaleur inexistante. Grunthor avait ramassé des branches de cerisier et de fritten noir, qu’il passa le plus clair de la soirée à aiguiser pour reconstituer la réserve de flèches qu’il avait presque épuisée dans les champs, une éternité plus tôt, et aussi sous terre. Plus d’une fois, Achmed le surprit à chantonner l’une des mélodies que Rhapsody fredonnait lors de leur périple – mais d’une voix épouvantablement fausse. Le lendemain matin ils partirent en reconnaissance vers le village et les fermes alentour, pour en revenir avec une poignée d’œufs et de tubercules dérobés dans divers celliers, plusieurs tapis de selle, ainsi que des vêtements paraissant de la taille d’Achmed. Ils avaient ratissé large, essayant de voler peu à chaque endroit, pour ne pas se faire repérer. « Juste ciel, vous êtes ravissant, monsieur », plaisanta Grunthor en voyant la tête d’Achmed, lorsque ce dernier découvrit que la tunique qu’il avait volée était en réalité une robe. De l’épée, il tailla une ouverture dans l’une des couvertures pour s’en faire un gilet grossier. « Mais vous ferez pas le poids en face de Son Altesse, pour courir le guill’dou, j’en ai peur. » Achmed déchira le bas de la robe, raccourcissant le tout à la longueur d’une grande chemise. « À moins que je me trompe lourdement, je ne pense pas que les charmes réunis de toutes les pensionnaires du Palais des Plaisirs de Madame Parri pourraient faire de l’ombre aux siens, désormais, dit-il en enfilant sa nouvelle tenue. Quoi que le feu lui ait fait, l’effet est puissant. Il se révélera peut-être un atout de taille, un jour. Je craignais d’abord que ce prêtre essaie de la compromettre, mais il était trop intimidé pour tenter quoi que ce soit. — Ah oui, cette bonne vieille M’dame Parri. Ça fait des années que j’y ai pas r’pensé. Je m’demande comment vont Brenda et Suzie. » Achmed gloussa. « Grunthor, je suis sûr que tu leur manques toujours. Je doute que qui que ce soit ait fait le poids, depuis toi. » Il lança au géant une pomme d’api. « En route, allons faire un tour. » Cet accoutrement de fortune, superposé aux lambeaux de leurs anciens vêtements, les protégèrent quelque peu de l’air glacé. Ils avaient aussi volé des rênes et des harnais dépareillés et utilisé le cuir pour rapiécer leurs bottes de leur mieux ; leurs efforts furent cependant un peu vains. La neige s’insinuait toujours pour leur brûler les orteils et les engourdir complètement. Quelques kilomètres plus à l’ouest, les habitations se resserraient et la forêt perdait de sa densité, jusqu’à ce qu’apparaisse presque un village. Achmed et Grunthor trouvèrent des bosquets où se cacher, des prunelliers et des ronciers serrés, afin d’observer les allées et venues des villageois, épiant leurs conversations de loin. Quoique pas aussi à l’aise avec la langue que Rhapsody, ils la comprenaient assez pour en surprendre un mot ou une expression vagabonde. Un mot, avonderre, était répété, souvent avec une indication géographique, vers ce qui semblait le sud-ouest. Les Bolgs décidèrent que ce devait être le nom de la région voisine ; quant à savoir s’il s’agissait d’un village, d’une ville, d’une province tout entière ou même d’une nation, voilà qui n’était pas clair. Vers le milieu de l’après-midi, ils avaient fait le tour de tout le hameau et se préparaient à lever le camp, lorsqu’une vibration sur la route de la forêt attira l’attention d’Achmed. Depuis sa cachette dans un fourré de buissons à écorce argentée qu’il n’avait jamais vus à Serendair, il ferma les yeux et se concentra sur la route qui serpentait du village. Rien de plus qu’un chemin de terre battue, en fait, balafré par les ornières des roues de chariots et les trous des sabots, rendu boueux par le redoux et la fonte de la neige. La voix de Rhapsody résonna doucement dans son souvenir. Traqueur infaillible. L’éclaireur. Il avala sa salive et s’appuya au tronc d’arbre le plus proche. Puis il lâcha son esprit. Sa vision de la route bondit, puis accéléra, suivant le chemin brut jusqu’à l’horizon, à une vitesse étourdissante. Filant le long du sentier bordé d’arbres çà et là, son esprit se précipita à la rencontre de cavaliers, armes en main, qui galopaient en direction du village. Ils étaient environ une douzaine, vêtus de cuir noir verdâtre, chevauchant des bêtes rouannes. Dans un sursaut la vision s’interrompit, cependant Achmed eut juste le temps de noter deux choses. Tout d’abord, plus étranges encore que ces armures et ces chevaux insolites étaient la forme et la couleur du visage de ces cavaliers. De hautes pommettes saillaient sous leurs grands yeux, et leurs joues taillées au couteau se terminaient par un menton sévère, à l’image de l’expression qu’ils arboraient. Leur peau et leurs cheveux avaient la couleur de la terre et de sa flore. Lirins. Ils portaient des torches. Achmed lâcha un juron bolg et se tourna vers Grunthor. « Des soldats lirins, avec des torches. Ils viennent par ici. » Grunthor le dévisagea d’un air ébahi. « Des Lirins ? Avec des torches ? Vous êtes certain, m’sieur ? » Achmed hocha la tête en s’extirpant des fourrés, aussi perplexe que le sergent. Les Lirins avaient une aversion naturelle pour le feu, surtout les Liringlas, du fait du chaos qu’il engendrait sur leur terre. À l’exception des Lirinpans, la seule frange de cette race à vivre en ville, les Lirins avaient une préférence pour la forêt et les grands espaces, où les incendies détruisaient facilement leurs villages. Voir une troupe de Lirins brandissant le feu comme arme était une contradiction dérangeante. Mais il n’avait pas le temps de s’appesantir là-dessus. « Viens », murmura-t-il. Ils se hâtèrent à travers les fougères, veillant à demeurer camouflés, dessinant un arc de cercle en direction du sud-ouest. Lorsqu’ils arrivèrent dans une zone de conifères très denses, Achmed escalada un grand pin et alla se cacher dans ses branches, à environ trois mètres du sol. Grunthor s’installa dans les fourrés. En regardant vers le bas, Achmed ne le distinguait quasiment pas. Ils eurent à peine le temps de s’installer avant que la troupe ne déboule. Les cris fusèrent dans l’air, ceux des villageois paniqués qui fuyaient en traînant les enfants derrière eux. Ils se dispersèrent comme une nuée d’oiseaux devant le danger imminent. Achmed regarda écœuré les premiers soldats dépasser les villageois encore à portée, les abandonnant à leurs camarades derrière eux, qui les rouèrent de coups sur place. La première ligne se dirigea vers les maisons et y mit le feu, livrant tout le village aux flammes en quelques instants. Quelques fermiers leur tinrent tête avec les instruments de fortune qu’ils avaient pu trouver, mais ils n’avaient aucune chance. L’un des cavaliers de l’arrière-garde fonça sans merci sur un villageois ; l’impact envoya une enfant qui courait à ses côtés voler sur le bord de la route, près de la cachette des deux Bolgs. L’enfant resta allongée, inerte, désarticulée. Achmed vit le soldat s’arrêter et faire demi-tour, puis foncer vers l’enfant, lorsqu’une flèche siffla à son oreille et vint transpercer le cou du Lirin. Le cheval se débarrassa de son cavalier, dont le corps sans vie tomba au sol. Achmed se tourna vers Grunthor et le vit en train d’armer deux autres flèches, le visage plus austère et déterminé que jamais. Le sergent tira de nouveau, et un autre soldat s’affala dans le toit de chaume qu’il était en train d’enflammer. L’un des hommes d’armes restants poussa un cri d’oiseau et les chevaux s’immobilisèrent. On cria des ordres avec calme et autorité ; les soldats firent volte-face et quittèrent le village, piétinant au passage le cadavre d’un de leurs camarades, sans ralentir. Le silence retomba sur le minuscule hameau. Puis, comme si quelque chose venait d’exploser, des cris et des gémissements éclatèrent. Une femme en pleurs se précipita vers l’enfant tombée dans les buissons et la prit dans ses bras, riant et pleurant à la fois lorsque la petite ouvrit les yeux, trop absorbée pour remarquer le visage du géant bolg, à quelques centimètres d’elle. Lorsqu’elle fut partie, Grunthor abaissa son arc et se pencha en avant, pour mieux voir à travers l’épaisse fumée noire qui commençait à dériver dans leur direction. Hébété, il secoua la tête. « Qu’est-ce que c’était qu’ça, au nom de c’qu’ y a de bon sur cette Terre ? » demanda-t-il, incrédule. Achmed haussa les épaules. « Je n’en sais pas plus que toi. Peut-être que toutes ces histoires qu’on nous a racontées enfant sur ces gens de l’autre côté de la Terre qui marchaient la tête en bas étaient vraies, en fin de compte. Si au réveil ce matin tu m’avais dit que nous allions voir des Liringlas mettre un village à feu et à sang avec des torches, et laisser derrière eux les cadavres de leurs semblables, je t’aurais répondu que ton cerveau avait caillé pendant la nuit. » Grunthor acquiesça d’un signe de tête. Ils sortirent de leur cachette dans l’odeur âcre du chaume en feu et les gémissements montant du village derrière eux, puis se frayèrent avec précaution un chemin parmi les bosquets en direction de l’ouest. La fumée tourbillonnait au-dessus de leurs têtes, couvrant leur fuite alors qu’ils quittaient la scène du carnage. À la fin du huitième jour de leur mission de reconnaissance, ils furent presque certains que non seulement leur cerveau avait caillé, mais qu’il avait aussi fermenté. Partout où ils passaient, la violence se déchaînait de manière barbare et inexplicable. Parfois les acteurs en étaient des Lirins, mais il s’agissait plus souvent d’humains massacrant leurs congénères. Les Firbolgs commençaient à se demander s’ils ne s’étaient pas fait détrôner dans le rôle des monstres, remplacés par ceux qui leur avaient autrefois assigné ce titre. Tout aussi inexplicables étaient les conséquences de certaines de ces attaques. Dans une ville en lisière de la forêt, ainsi que dans les terres qui l’entouraient, ils contemplèrent avec effarement les pillards de la ville rentrer dans leurs baraquements, juste au tournant de la route, à moins d’une demi-lieue. Quelques soldats des mêmes quartiers vinrent même aider à soigner les blessés. « Qu’est-ce qu’i’ se passe, ici ? » demanda Grunthor indigné, en observant le grand nettoyage depuis leur cachette, derrière le grenier à blé. « Ça a pas de sens. » Achmed secoua la tête, mais sans rien dire. Il connaissait la guerre et savait à quoi s’en tenir, tant qu’il en distinguait les camps, les motifs et les acteurs. Ici, il ne maîtrisait aucun de ces éléments. 21 À MESURE QU’ILS APPROCHAIENT DE LA MER, la couche de neige allait en s’amincissant pour finalement disparaître, laissant affleurer une herbe roussâtre au pied des arbres dénudés, aux prises avec un vent polaire encore plus implacable que les soldats. Achmed et Grunthor laissèrent une barrière plus large entre eux et tout signe de civilisation, afin de pouvoir dormir à proximité d’un feu de camp abrité sans risquer de se faire débusquer. Ils se contentèrent d’approcher de maisons ou de granges vides uniquement pour trouver des vivres. Ils étaient arrivés en Avonderre. Ils avaient surpris assez de bribes de conversations pour en déduire qu’il s’agissait du nom de la province et qu’elle était située en bord de mer. L’odeur du sel était devenue assez forte dans l’air ambiant pour que Grunthor la détecte, et ils suivirent leur nez, se rapprochant de l’océan de jour en jour, de semaine en semaine, se tenant toujours à la marge, évitant tout contact avec les habitants de cette nouvelle contrée. Les villes et les villages devenaient plus gros et plus serrés à mesure qu’ils avançaient vers la ville portuaire, et finirent par se fondre à la ligne de bâtiments qui bordaient l’horizon. Les cabanes et les kraals laissaient place à des maisons de briques cuites ou d’argile munies de lourdes portes en bois sculpté et d’un toit d’argile ou de chaume. Les chemins s’élargirent en routes, puis en rues, pavées et bordées de vieilles pierres. Grunthor avait sifflé d’admiration en songeant aux dépenses qu’il avait sans doute fallu engager. Chez eux, on ne voyait de rues pavées que dans les quartiers les plus riches des grandes villes, et seulement devant les bâtiments publics et les temples. Ici, on aurait dit que chaque rue de cette vaste ville tentaculaire, au moins trois fois plus étendue qu’Easton, était pavée. Le quai d’Avonderre, plus vaste encore, s’étirait du nord au sud le long de la côte, à perte de vue. Des villages de pêcheurs en masquaient les extrémités. Plus près, on apercevait les docks de pierre brillante et de bois, avec leurs amarres et leurs cales de métal étincelant. Et en plein cœur se trouvait le port couvert, une infrastructure colossale contenant plus de navires que Grunthor et Achmed ne pouvaient en compter. « Non mais vous avez vu ça ? » murmura le sergent tandis qu’ils observaient de loin le déchargement d’une centaine de navires marchands à la fois, tonneaux et cageots, chevaux et chariots se mouvant en une chorégraphie digne d’une fourmilière. « Non, dit Achmed en tapotant l’épaule de son ami et en pointant le doigt vers le ciel. Toi, regarde là-haut. » Grunthor leva les yeux de la pile de toile cirée et de charbon dans laquelle il chapardait derrière l’échoppe d’un maréchal-ferrant, la plus isolée de toutes celles situées à la périphérie de la ville. Le soleil déclinait, entraînant avec lui ce qu’il restait de ciel intact, laissant à sa place un chapelet de nuages noirs et menaçants filant à l’horizon, gorgés de pluie et gonflés d’éclairs. Quelques instants plus tard, le vent gagna en puissance, préparant l’orage. « Bon sang. On ferait mieux de bouger d’ici, alors. » Achmed avait déjà rampé par-dessus le muret derrière l’échoppe du maréchal-ferrant et s’éloignait du quai par le nord. « Il y a des monticules à l’entrée de la ville. Ils feront une bonne cachette, et nous y trouverons un abri, par la même occasion. Viens. Ça va frapper fort. » Ils cheminèrent sous un ciel furieux, souffletés par le vent, jusqu’aux rochers surgissant tristement de la côte. Les vagues venaient s’écraser et se retiraient en grondant sous le vent, éclaboussant d’embruns le visage des deux hommes. Les ténèbres recouvrirent le ciel jusqu’à l’horizon, et seules de rares trouées dans le plafond nuageux laissaient filtrer la lumière blanche de la pleine lune, avant de l’aspirer de nouveau. « Est-ce qu’on se cherche une grotte, m’sieur ? » Achmed scruta l’obscurité mais ne vit que les à-pics noirs et les vagues déchaînées. Les yeux firbolgs étaient accoutumés aux ténèbres souterraines, pas à la surface. « De l’autre côté de la falaise, peut-être », suggéra-t-il. Grunthor secoua la tête, faisant voler les gouttes de sueur et d’eau salée. « Nan. Y a rien là-bas – rien qu’un mur rocheux, sur plusieurs kilomètres. Mais près du rivage, il y a un énorme abri. — Tu sens tout ça à travers la Terre ? — Ouais. » Lentement, Achmed et Grunthor redescendirent jusqu’au collier de sable près de l’eau. Une fois sur du plat, tous deux se mirent à courir. Les gouttes de pluie tombaient maintenant à intervalles irréguliers, leur piquant les yeux et la peau comme des aiguilles de glace dégringolant du ciel. Au nord, la plage s’enroulait autour d’un grand promontoire, longeant une crique qui pénétrait dans un petit lagon ; il l’avait aperçu de loin, lorsqu’ils étaient en haut du précipice. La barrière rocheuse s’étendait à l’infini dans le vent noir au-dessus d’eux, comme un mur menaçant. En contournant la falaise ils tombèrent sur un édifice monstrueux entouré à distance par quatre autres bâtiments. Dans l’obscurité et le vent violent, il était impossible d’en distinguer les contours. « C’est un temple, hurla Achmed à Grunthor. Qui est assez idiot pour construire un temple sur le sable ? » Le sergent entendit à peine sa réponse, dans le vacarme du vent. « Et si près de l’eau. Bizarre, hein ? Vous voulez regarder dedans ? » Sa lourde chevelure, assombrie par les embruns qui la collaient, lui pendait trempée en travers des yeux. Achmed hésita. Temple signifiait prêtres. Il détestait les prêtres. Mais seule l’imposante bâtisse était visible dans le noir. De la lumière brillait à l’intérieur des quatre pavillons autour, sans doute les presbytères où vivaient les hommes du culte, ou bien des réserves où l’on stockait les vivres. Ils risquaient moins de se faire repérer dans la basilique elle-même. « Très bien, marmonna-t-il en ramenant sur son visage les lambeaux de sa capuche. Mais si je croise un prêtre, il aura intérêt à savoir nager. » Avant de tourner au coin nord de la falaise, aucun des deux hommes n’avait rien distingué d’autre qu’une imposante masse rocheuse bouchant l’horizon au-dessus de la mer. Une fois de l’autre côté, cependant, ils durent s’arrêter malgré eux, oubliant soudain la pluie. Le temple surgissait de la pénombre, du vent et des embruns déchaînés selon un angle étrange, pointé vers le ciel. La base de la structure était formée de blocs énormes de pierre brute d’un gris brillant au clair de lune, irréguliers et taillés à dessein, tenus par de larges poutres de bois ancien. Des allées entretenues avec soin, formées par des blocs massifs de pierre polie enchâssés dans le sable, menaient aux portes principales. Une brise dévastatrice s’engouffra dans leurs vêtements rafistolés et les fit claquer. Les nuages électriques au-dessus d’eux dévoilèrent un instant la lune, dont la lumière blanche vint se poser sur la bâtisse, l’illuminant dans toute sa majesté. Le temple avait été conçu pour ressembler à la proue d’un grand navire échoué, surgissant des rochers escarpés et du sable comme un vaisseau de mauvais augure. L’immense porte d’entrée, constituée de planches de longueurs diverses, ornées d’un motif complexe sculpté à leur sommet, semblait figurer un trou béant dans la quille. La flèche inclinée représentait le mât. Le navire colossal avait été reproduit avec une précision méticuleuse, jusqu’aux instruments de navigation. Les amarres et le gréement, jusque dans leurs détails taillés dans un marbre exquis, étaient environ six fois plus grands que la normale. Plus loin au large se détachait une autre partie du temple, une annexe reliée au bâtiment principal par un ponton de planches. Comme l’annexe elle-même, ce ponton n’était visible qu’à marée basse, se retrouvant immergé dès que l’eau remontait. Cette excroissance évoquait elle aussi le naufrage, et la fracture de la poupe. Une ancre gigantesque, reposant en travers sur le banc de sable entre deux bâtiments, en constituait le seuil. En dépit du soin porté à l’architecture pour suggérer un navire naufragé, échoué sur la plage, il paraissait évident que l’énorme édifice était solidement bâti et stabilisé. Il se tenait là, imperturbable, au cœur des vagues bouillonnantes de la mer déchaînée. Grunthor laissa échapper un long sifflement grave. « Criton. Qu’est-ce que vous dites de ça, chef ? » Achmed luttait pour contenir son aversion pour l’eau. Autrefois, la mer masquait les battements de cœur de ses proies du voile énigmatique de ses vibrations contradictoires et de sa puissance colossale. C’était le seul endroit où une victime pouvait se cacher de lui. « Je ne sais pas. Peut-être les fidèles locaux sont-ils des marchands ou des pêcheurs. Des pêcheurs très aisés. La conception est plus raffinée que tout ce que j’ai pu voir, et le construire a dû être une formidable entreprise. Il a sans doute fallu beaucoup d’efforts. L’événement qu’il commémore a dû être un grand traumatisme, pour inspirer une monstruosité pareille. Dommage que Rhapsody ne soit pas là. Elle aurait sans doute su de quoi il s’agissait. — Ouais, j’crois que dans sa famille ils étaient marins, ou bien ils travaillaient sur les docks d’Easton. Une nuit sur la Racine, elle disait dans son sommeil qu’elle voulait voir l’océan. » Achmed secoua la tête. « Je doute que Rhapsody soit née à Easton, ou dans quelque autre ville. Elle a dû apprendre comment survivre dans les tavernes et les ruelles sombres d’Easton, mais ce n’est pas une enfant des rues. Je soupçonne qu’elle ait grandi dans un village ou un hameau de fermiers, sans doute pauvres, mais pas miséreux. Elle n’a pas ce côté écorché du gamin des rues. » Le vent vint soulever le sable et leur gifla le visage. « Vous pensez qu’elle va bien ? » Achmed essaya de resserrer sa cape autour de lui. « Oui. Allons-y. La marée basse ne durera pas longtemps. Je veux voir ce qu’il y a dans cette baraque, là-bas. » « Voilà la pluie. » Ils attendirent d’être certains qu’aucun fidèle ou aucun prêtre ne viendrait au temple. Au bout de quelques instants, il parut évident que l’obscurité et l’orage approchant les protégeaient de toute visite importune. Les cris du vent se firent plus perçants, et des trombes d’eau se mirent à tomber, trempant les deux hommes jusqu’aux os. Les vagues de l’océan, même à marée descendante, venaient s’écraser violemment contre le rivage, déversant leur écume furieuse au pied du temple. La lueur de la lune s’était à présent complètement évanouie et lui avaient succédé des nuages noirs défilant à vive allure, bâillonnant le ciel. Achmed et Grunthor escaladèrent les rochers et remontèrent en courant le sentier qui menait aux énormes portes du temple. Les deux grands flambeaux qui flanquaient l’entrée avaient depuis longtemps été soufflés par le vent. Grunthor se saisit à pleines mains des lourdes poignées de cuivre et tira. Le battant gauche s’ouvrit sans effort et les deux hommes se précipitèrent, s’empressant de ramener la porte derrière eux. Dégoulinants, ils balayèrent du regard cette basilique gigantesque. Son plafond les écrasait de toute sa hauteur ; à une distance impressionnante les uns des autres, les murs s’arquaient en ogive pour le rejoindre. D’épaisses poutres de toutes tailles et de tous diamètres étaient fichées dans la pierre sombre. On aurait dit le squelette désarticulé d’une bête géante couchée sur le dos, avec pour colonne vertébrale la longue travée centrale tandis que ses vieilles côtes saillaient désespérément et se tendaient vers les ténèbres. On avait percé des vitraux arrondis rappelant des hublots dans la partie supérieure des murs, afin que la lumière pénètre, de jour. Une rangée unique de blocs de verre translucide, lourds et très épais, était encastrée dans les murs, à hauteur des genoux de Grunthor. On distinguait vaguement la mer démontée à travers, qui baignait l’intérieur de la basilique d’une lueur verdâtre. En plein jour, ce devait être grandiose ; de nuit, par temps d’orage, Achmed avait du mal à se départir du frisson sinistre qui avait pénétré ses os plus sûrement que la pluie. Grunthor secoua la tête, éclaboussant le sol de l’eau qui lui trempait les cheveux. Ils ne virent ni bancs ni chaises d’aucune sorte, hormis une série de blocs de marbre disposés en un large arc de cercle, vers le milieu. En dépit de la proximité de l’eau, et du fait que le sol et au moins la partie inférieure des murs se situaient au-dessous du niveau de la mer, l’intérieur restait étonnamment sec. Ils remarquèrent cependant que la surface de la pierre dont était fait le sol était d’une texture rêche, assurant une meilleure adhérence lorsqu’elle était humide. Sur un signe de tête d’Achmed, les deux Firbolgs remontèrent l’allée centrale, inspectant sur les côtés et au-dessus d’eux. Les imposants madriers, bien que superbement préservés, avaient subi les outrages du temps et des intempéries dans leur ancienne vie, sans doute lorsqu’ils constituaient la coque de navires. Les variations de couleur et d’essence semblaient indiquer que le bois provenait de différents vaisseaux. À mi-chemin, le plafond s’ouvrait en un grand puits, un large tunnel obscur percé en son sommet de petites fentes. Le vent chargé d’embruns s’insinuait par ces ouvertures et s’engouffrait dans le puits, et son long gémissement se répercutait dans tout le temple. « Ça doit être le mât », suggéra Grunthor, et Achmed acquiesça d’un hochement de tête. Sous l’ouverture au centre des bancs de marbre en demi-cercle se dressait une petite fontaine ronde taillée dans du marbre veiné bleu, ornée de plusieurs vasques de même matière, sous lesquelles s’ouvraient des corolles plus larges, pour recueillir l’eau qui débordait. Un filet d’eau pulsatile bouillonnait sur la façade de la fontaine, s’élevant dans l’air, puis redescendant tout aussi brusquement. Parfois un jet violent jaillissait et inondait le sol, mais trop loin des bancs de marbre pour les éclabousser. À l’autre bout de cette pièce aux proportions gigantesques apparaissait une autre série de portes, coulées dans le cuivre et ornées de motifs que la distance les empêchait de distinguer. Les Bolgs contournèrent la fontaine et se dirigèrent à l’arrière du temple, le bruit de leurs pas étouffé par le brouhaha des vagues qui faisaient rage de l’autre côté du mur. Deux grandes appliques étaient disposées de part et d’autre des portes en cuivre, leur dôme de verre entourant une mèche torsadée en métal. Tandis qu’ils s’approchaient de la porte, ils constatèrent que des runes la décoraient, inscriptions qu’Achmed ne pouvait déchiffrer mais dont il crut reconnaître certains symboles. Ils étaient vaguement similaires à ceux du langage écrit de Serendair. Un haut-relief représentant une épée apparaissait sur chacun des battants de cuivre, l’une pointée vers le haut, l’autre vers le bas. Des motifs en spirale couraient le long de la lame, semblables à des vagues ; les pointes étaient pareillement décorées. L’arrière-plan du haut-relief arrêta un instant Achmed. La gravure montrait un lion ailé, armoiries qu’il avait déjà vues auparavant. Il lui fallut un moment pour se rappeler où. « Ce sont les armes de la famille MacQuieth », dit-il, plus pour lui-même que pour Grunthor, bien que le géant connût lui aussi le guerrier légendaire, le champion du roi de Serendair. « Que font-elles ici, à l’autre bout du monde ? » Grunthor se frotta le menton en contemplant la gravure. « Je crois bien que MacQuieth venait d’ailleurs. Est-ce qu’on l’appelait pas Nagall, l’étranger ? I’m’semble qu’il est arrivé de très loin par bateau, sur l’Île, quand il était jeune. Peut-être que sa famille vient d’ici. » Achmed hocha la tête, agacé par sa propre inertie. La frénésie des vagues autour d’eux lui embrumait l’esprit, l’empêchant de réfléchir clairement. « Eh bien, ça pourrait nous révéler où nous sommes. Je crois qu’il était originaire de Monodiere. » Il se saisit de la poignée du battant de gauche et se mit à tirer, mais une cale semblait le retenir. Il essaya l’autre, en vain. « Ce sont sans doute les portes vers l’annexe », déclara-t-il en se frottant la paume sur sa cape, pour en essuyer l’humidité. « Si vous permettez », dit Grunthor en s’inclinant poliment. Il se cracha dans les mains et attrapa l’anneau, décoinçant le panneau d’une petite saccade. Il recula d’un pas vif lorsque les embruns salés lui giflèrent le visage. De l’autre côté de la porte, dont le pan de cuivre avait tourné au bleu-vert sous les assauts du sel, ils tombèrent sur une grosse marche en pierre menant au ponton de bois. Des flaques venaient déjà baigner les planches, se gonflant à mesure que la marée remontait. Les deux hommes se protégèrent les yeux du bras et se lancèrent dans la bourrasque, la main de Grunthor fermement accrochée à l’épaule d’Achmed. C’était un ponton long et étroit, enjambant le banc de sable, tapissé d’algues et de débris déposés par la marée descendante. Ils le traversèrent aussi vite que possible, luttant contre le vent cinglant pour rester debout. Grunthor s’arrêta le temps d’extraire une large coquille à la forme étrange, qui s’était encastrée entre deux planches grossières. En approchant de l’annexe, ils constatèrent que la porte se réduisait à une arche rudimentaire, exposant la chambre intérieure aux ravages de l’air et de la mer. Lorsque la marée remonterait, la majeure partie de l’annexe serait de nouveau submergée, et l’eau arriverait à hauteur de la tête d’Achmed. Sur le sable devant l’entrée gisait une ancre immense, recouverte de cloques de rouille, qui servait de seuil. Ils atteignirent l’arche, grimpèrent sur l’ancre et se précipitèrent à l’intérieur à l’aveugle. Ensuite ils purent contempler le spectacle. Contrairement au temple, conçu pour ressembler à un navire, l’annexe avait vraiment fait partie d’un bateau, désormais fiché dans le sable à la verticale, la proue vers le ciel. Ç’avait dû être un bateau de bonne taille, à en juger par cette épave, qui semblait être ce qui restait du corps et de la poupe. On avait arraché le pont, ne laissant que la cale qui constituait les murs de l’annexe. En y regardant de plus près, il paraissait évident que ce bateau avait été construit dans un matériau différent du bois d’œuvre habituel, mais qu’aucun des deux n’avait jamais vu auparavant. Au centre, également plantée dans le sol se trouvait une table en pierre, un lourd bloc d’obsidienne massive, poli et brillant sous les flaques d’eau que chaque rafale faisait danser à sa surface. Deux entraves d’un métal qu’ils ne connaissaient ni l’un ni l’autre étaient enchâssées dans la pierre, leurs griffes ouvertes sur le vide. Nulle trace de rouille sur aucune des deux. La pierre avait été autrefois gravée de runes dans sa profondeur, mais le temps et l’attaque insistante de l’océan les avaient effacées. La surface était à présent lisse, et ne restait de l’inscription que son ombre blanchie, souillant l’obsidienne. Accrochée sur le devant de la table, une plaque portait en relief les mêmes runes que celles qu’ils avaient vues sur les panneaux de cuivre. Tout comme les deux attaches horizontales, l’inscription semblait avoir été épargnée par le baiser corrosif des vagues. « Ça ressemble au langage écrit de Serendair, mais seulement un peu, commenta Achmed en se penchant pour examiner l’inscription. J’aimerais que Rhapsody soit là. — Ça fait deux fois que vous dites ça en dix minutes, répondit Grunthor, le sourire aux lèvres. Et je vais le lui répéter. — Elle ne te croira pas, ou bien elle pensera que c’était parce que je voulais la flanquer à l’eau », répliqua Achmed en se redressant et en déposant le sac qu’il portait à l’épaule sur le bloc de pierre. Avec des gestes rapides, il en sortit un morceau de toile et une boule de charbon qu’ils avaient volés et déplia le tissu par-dessus les runes. Puis il frotta vivement le charbon sur toute la longueur de la plaque et rangea le tout dans son sac à la hâte. « Tu vois, on s’est débrouillé sans elle, finalement. On ferait mieux de déguerpir, la marée remonte. » Grunthor opina. Il avait de l’eau jusqu’au-dessus des chevilles, ce qui signifiait que le banc de sable aurait bientôt disparu. En jetant son sac sur l’épaule, Achmed effleura le bloc de pierre de la main, et ses doigts se mirent à vibrer. Intrigué, il se baissa pour examiner la pierre elle-même : de l’obsidienne toute simple, noire. Un bloc aux dimensions impressionnantes, mais relativement banal, en dehors de sa taille. Il sentit néanmoins comme un bourdonnement lorsqu’il la toucha, une vibration à la fois radicalement inconnue et étrangement familière. Il leva les yeux vers Grunthor. « Est-ce que ça te paraît bizarre, quand tu la touches ? » Le sergent posa la paume sur la pierre, l’air songeur. Puis il secoua la tête. « Nan. C’est froid, comme du marbre. Et lisse, avec la mer qui l’a toute polie. » Achmed retira la main. La vibration cessa, le laissant à la fois soulagé et comme frappé d’un deuil énigmatique. Mais il n’avait guère le temps de considérer ce mystère ; la marée remontait. Ils sortirent de nouveau dans le vent qui vociférait et traversèrent à gué, de l’eau jusqu’aux genoux, pour rejoindre le temple. Une fois à l’intérieur, Grunthor remit la porte de cuivre en place. Il soupira et se tourna vers son ami. « Eh bien, qu’est-ce que vous en dites ? » Achmed secoua la tête. « Aucune idée, mais peut-être… » Il ravala le reste de sa phrase et, furieux contre lui-même, il lança au géant un regard noir. Grunthor s’étrangla de rire. « D’accord, pas besoin de le dire, m’sieur. Peut-être qu’elle, elle saura. — On ferait bien d’y retourner », de toute manière, dit Achmed en essuyant l’eau de ses épaules tout en remontant la travée centrale. « Nous avons rendez-vous avec elle. Avec tous ces combats étranges dans les parages, le voyage pourrait bien être plus long que prévu. » 22 LA PORTE D’ENTRÉE DU DONJON de l’Invocateur était lourde et ancienne, gravée de motifs qui rappelèrent étrangement à Rhapsody sa terre natale. Le panneau de bois avait dû autrefois s’orner d’une image à la feuille d’or, qui s’était ternie et décollée, et dont la forme vague évoquait un dragon ou quelque autre bête mythique. Elle portait les marques du sel marin qui avait lissé la surface, que le temps avait achevé de patiner. En haut à droite, elle remarqua un de ces signes magiques, très différent cependant de ceux qu’elle avait connus : un cercle se terminant en spirale. Khaddyr frappa bruyamment le panneau de bois de sa canne. Il attendit un moment, sur le point de frapper à nouveau, lorsque la porte s’ouvrit à la volée. Dans l’embrasure se tenait une femme d’âge moyen et de sang-mêlé, une demi-Lirin comme Rhapsody elle-même, bien que son teint fut plutôt celui d’une Lirin de la forêt originaire de l’Île. Elle avait la peau sombre et cireuse, et les yeux et les cheveux de la couleur de l’écorce d’un marronnier. Ses tempes commençaient à grisonner. Elle portait une tunique de laine naturelle, semblable à celles que Rhapsody avait vues en chemin. Elle adressa un salut respectueux à Khaddyr, puis se tourna vers son invitée. La mâchoire lui tomba au moment où son regard se posa sur Rhapsody. La jeune femme rougit. Je dois offrir un spectacle bien désolant, songea-t-elle, la gorge serrée par l’embarras. Les yeux de Khaddyr s’assombrirent. « Hum, dit-il en s’éclaircissant la gorge. Bonsoir à vous aussi, Gwen. Son Excellence est-elle là ? » La femme cligna les paupières, puis rougit de confusion. « Pardonnez-moi, mon Père, et vous aussi, mademoiselle. Je ne sais pas ce qui m’a pris. Entrez, je vous en prie. » Elle s’écarta et Khaddyr pénétra dans la maison, entraînant Rhapsody à sa suite par le coude. Ils suivirent Gwen le long d’un couloir lambrissé de bois verni et décoré de gravures, au sol de pierre mouchetée. Gwen s’arrêta devant la dernière porte avant un escalier en colimaçon et frappa poliment, puis elle entrebâilla la porte et passa la tête à l’intérieur. « Votre Excellence ? — Oui ? » Une voix douce de baryton, aux accents cultivés. « Vous avez des invités, monsieur, informa-t-elle en posant de nouveau les yeux sur Rhapsody. — C’est moi, Votre Excellence », intervint Khaddyr. Il lança un regard furieux à Gwen. « Arrêtez de la dévisager ainsi bouche bée, c’est grossier. » La femme se détourna vivement. Quelques instants plus tard la porte s’ouvrit et Khaddyr laissa passer Rhapsody. Elle jeta un regard circulaire à la pièce confortable, un cabinet de travail de dimensions modestes. Dans l’âtre qui occupait un mur entier brûlait un feu paisible. Lorsqu’elle pénétra dans la pièce, les flammes bondirent en signe de bienvenue, puis retrouvèrent leur incandescence mesurée. La pièce était remplie d’objets étranges, de cartes et de parchemins. Des étagères recouvraient les trois autres murs. Plusieurs fauteuils confortables entouraient une table basse circulaire taillée dans le large tronc d’un arbre frappé par la foudre. Elle vit aussi un petit bar, ainsi que d’autres meubles que lui dissimulaient les ombres projetées par le feu. La porte se referma doucement derrière eux. Dans la pièce se tenait un homme âgé, mince, vêtu d’une simple tunique grise. Son visage fripé et très ridé autour des yeux, encadré par des cheveux gris et blancs, d’épais sourcils assortis et orné d’une moustache taillée avec soin, affichait la bonté. Malgré son corps grand et maigre, il paraissait en bonne santé. Il avait la peau tannée de ceux qui passent la plupart de leur temps dehors. « Eh bien, eh bien, dit l’homme d’une voix douce. Qu’avons-nous là ? — Monseigneur, cette femme est venue à moi, de la forêt de Tref-Y-Gwartheg, répondit Khaddyr d’un ton respectueux. Elle ne parle pas notre langue, bien qu’elle semble la comprendre. Elle chante au lever du soleil, mais sans paroles, d’une voix d’une beauté indescriptible. J’ai pensé qu’elle pourrait vous intéresser, bien que je sois incapable de dire qui elle est. J’ai songé à une dryade ou une sylphide, ou quelque autre esprit de la Nature qui vous serait peut-être familier, à vous. » Rhapsody considéra Khaddyr d’un air surpris. C’était le nom de la ville qui avait retenu son attention en premier ; Tref-Y-Gwartheg, dans la langue de l’Île, signifiait tout simplement « ville aux troupeaux ». Ce fut son ultime commentaire, cependant, qui la perturba. Quand les villageois s’étaient agglutinés autour d’elle, elle avait pensé que c’était parce qu’ils n’avaient jamais vu de femme lirin, mais Gwen était la preuve que sa théorie ne tenait pas debout. Pourquoi ce prêtre l’avait-il prise pour un esprit de la Nature ? Était-ce le fait de son apparence sauvage, ou y avait-il autre chose ? Elle repensa à la tentative maladroite d’Achmed et Grunthor de lui expliquer en quoi le feu l’avait changée. De toute évidence, le résultat était pour le moins insolite. Le vieil homme sourit, amusé. « Merci, Khaddyr. » Il fit quelques pas vers Rhapsody et scruta son visage. « Je m’appelle Llauron, dit-il d’une voix aimable et directe. Comment dois-je vous appeler, ma chère ? — Rhapsody. » Khaddyr bondit au son de sa voix. « Je ne savais pas qu’elle parlait. — Parfois il suffit juste de poser des questions auxquelles on puisse répondre, n’est-ce pas, Rhapsody ? » Il avait une voix profonde, distinguée, et parlait d’un ton doux qui avait quelque chose de désarmant. Elle ne put s’empêcher de sourire. « Oui. — D’où venez-vous ? » Rhapsody fronça les sourcils en quête d’une réponse appropriée. Elle était convenue avec les deux Bolgs de ne pas révéler trop d’informations, pourtant elle ne voulait pas mentir. Du reste, elle n’était pas certaine de savoir communiquer avec précision, dans ce dialecte. « Je ne sais pas comment vous l’appelez, dit-elle avec précaution. C’est très loin. — Oui, j’imagine, répondit l’Invocateur. Eh bien, ce n’est pas grave. Puis-je vous faire apporter quelque chose à manger, ou voulez-vous prendre un bain ? » Son visage s’illumina, et le feu l’imita. Les flammes se mirent à gronder de plaisir. « Oui, un bain, ce serait merveilleux », articula-t-elle lentement. L’envie d’être propre primait sur tout le reste. Llauron ouvrit la porte du bureau. « Gwen ? » La demi-Lirin apparut. « Oui, monseigneur ? — Je vous présente Rhapsody. Elle sera notre invitée, du moins pour ce soir. Faites-lui couler un bain rempli de mousse et que Vera lui confectionne un plateau de souper, s’il vous plaît. » La femme hocha la tête et sortit. « Pendant que tout cela se prépare, souhaitez-vous du thé, tous les deux ? — Oui, avec plaisir, répondit Rhapsody. — Avec plaisir également, Votre Excellence. » Llauron leur désigna les chaises d’un geste de la main tout en s’occupant du thé. Il accrocha la bouilloire au-dessus du feu et sortit trois tasses d’un meuble près d’une des fenêtres, qu’il disposa devant ses invités. Lorsque l’eau se mit à bouillir, il la retira du feu et la versa dans une théière en porcelaine pour laisser les feuilles infuser. Puis il s’assit sur la chaise en face d’elle. « Eh bien, Rhapsody, j’espère que Khaddyr s’est montré un bon hôte, si l’on laisse de côté le fait qu’il ne vous a pas offert de prendre un bain. » Khaddyr prit un air mortifié. « Je suis désolé, mademoiselle, dit-il, gêné. Mais je ne voulais pas risquer de vous offenser dans vos coutumes. » Llauron eut un air amusé. « Voyons, Votre Excellence, vous avez dû rencontrer assez de Lirins pour savoir qu’il leur arrive de se laver. » Il versa le thé dans les tasses et leur tendit le petit pot de miel. « Des Lirins ? répéta Khaddyr, l’air ébahi. — À demi Lirin, je dirais. C’est bien cela, ma chère ? L’un de vos parents était Liringlas ? » Rhapsody hocha la tête. « Ma mère, répondit-elle en savourant la chaleur du thé. — C’est bien ce que je pensais. » On frappa à la porte, qui s’ouvrit. « Le bain est prêt, monseigneur. » Llauron se leva. « J’imagine qu’en cet instant c’est ce que vous désirez le plus au monde, n’est-ce pas, ma chère ? — Oui. » L’immense soupir qui accompagna sa réponse fît glousser l’Invocateur. « Eh bien, profitez-en bien. Gwen, donnez-lui tout ce dont elle pourra avoir besoin, et lavez ses vêtements, pendant qu’elle se baignera. Je suis certain que vous pourrez lui dénicher une tunique, n’est-ce pas ? — Oui, Votre Excellence. — Parfait. » Rhapsody suivit Gwen hors de la pièce. Tandis qu’elle remontait le couloir et prenait les escaliers, elle entendait les deux hommes poursuivre leur conversation. « Une dryade ? fît Llauron, contenant difficilement son hilarité. Enfin, voyons ! — Je n’ai jamais vu une Lirin comme elle, répondit Khaddyr sur la défensive. — Apparemment pas, mais je suis désolé de vous dire qu’il n’y a plus d’esprits de la Nature. Les derniers ont péri avec l’Île, il y a des siècles… » Le son de sa voix fut tranché net par Gwen qui refermait la porte de la salle de bain. La pièce contenait une grande baignoire en céramique qu’on avait remplie d’eau fumante parfumée aux herbes. Fenouil et verveine citronnée, se dit Rhapsody avec un soupir. Elle se retourna vers Gwen, qui la contemplait, sans intention apparente de quitter les lieux. Embarrassée, Rhapsody retira ses vêtements répugnants, gardant son médaillon autour du cou et entra dans la baignoire. Elle accueillit la chaleur de l’eau sur sa peau avec un élan d’euphorie. Gwen fit un ballot de ses haillons et sortit en refermant la porte derrière elle. Dans un soupir d’aise, Rhapsody plongea plus profond dans l’eau, savourant cette sensation inimitable de la boue se décollant de sa peau, libérant enfin ses pores qui n’avaient plus respiré depuis une éternité. Tandis qu’elle se décrassait les cheveux et se frottait les bras et les jambes, l’eau ne perdit aucunement de sa chaleur, seulement sa transparence. On aurait dit que toute la tension de cet interminable périple se dissolvait en même temps que la saleté. Elle ne voulait imaginer à quoi ressemblerait la baignoire, lorsqu’elle en aurait terminé. Elle se séchait au moyen d’un des grands draps laissés près de la baignoire lorsque Gwen revint avec une tunique de laine blanche semblable à celle qu’elle avait vu les Filids porter dans le vallon. La servante quitta la pièce et Rhapsody enfila la robe, se réjouissant de sentir enfin sur elle un vêtement en un seul morceau. Puis elle baissa les yeux vers son épée ; il lui paraissait déplacé de la porter sur cette tunique, aussi décida-t-elle de la prendre à la main. De toute manière, elle n’avait nulle part où la dissimuler. Elle attendit quelques instants, mais Gwen ne revint pas. Elle ouvrit la porte et inspecta le couloir. Personne en vue. Elle descendit lentement les escaliers, embrassant du regard tous les angles et les détails de cette maison merveilleuse, depuis les boiseries sculptées qui miroitaient jusqu’aux diverses œuvres d’art qui décoraient les murs. La porte du bureau était ouverte, et elle se pencha dans l’embrasure. « Il y a quelqu’un ? » La voix de Llauron lui répondit, lointaine. « Ah, vous avez fini. Entrez donc, ma chère. » Rhapsody pénétra dans la pièce et la trouva vide. Dans le mur contigu à la cheminée s’ouvrait une porte qu’elle n’avait pas remarquée. Elle traversa la pièce, s’aperçut que les braises sautaient en signe de bienvenue à son passage, et pénétra dans la pièce voisine. Elle ressemblait beaucoup à la première, excepté dans l’ameublement. Un bureau très orné, en désordre, occupait l’essentiel de la pièce, couvert de rouleaux de parchemin qui paraissaient empilés au hasard. Une autre cheminée, plus modeste, était visible entre les deux fenêtres à petits carreaux. Le verre était un luxe que Rhapsody n’avait vu que rarement dans l’ancien monde, et seulement dans cette maison-ci, depuis qu’elle avait rejoint le nouveau. Llauron se leva en souriant du grand fauteuil disposé derrière le bureau. « Eh bien, vous sentez-vous mieux ? » Elle hocha la tête. « Très bien. Avez-vous reconnu les herbes ? » Rhapsody réfléchit un instant. Elle les avait reconnues – lavande, fenouil, fléole des prés, verveine citronnée et romarin – mais elle n’était pas certaine de savoir les nommer dans cette langue, et ne voulait pas utiliser la sienne. « Oui. — Très bien, dit l’Invocateur en riant. Vous êtes un peu herboriste, alors ? — Non, je connais un peu les plantes, mais pas beaucoup. — Eh bien, si vous avez envie d’en savoir plus, vous êtes au bon endroit. Notre herboriste en chef, Lark, est une Lirin, elle aussi, bien que pas Liringlas. — Peut-être. Je suis certaine que ce serait très intéressant. — En effet. En général, je demande à Gwen de mettre également du sel gemme dans l’eau du bain. Cela soulage les muscles endoloris. J’espère que c’est le cas. » Rhapsody sourit. « Oui, merci. Je me sens mille fois mieux. » Llauron tendit sa main ouverte en direction d’un fauteuil à l’air confortable. « Khaddyr a dû prendre congé ; il était demandé à l’hospice. Peut-être désirez-vous me poser quelques-unes des centaines de questions qui doivent vous hanter, et j’avoue que j’en aurais aussi quelques-unes, de mon côté. Asseyez-vous près du feu, ma chère, et servez-vous sur ce plateau. » Rhapsody s’exécuta et prit une profonde inspiration pour empêcher le feu de réagir à sa nervosité. Peine perdue : les flammes bondirent dès qu’elle s’assit. Llauron ne parut pas s’en rendre compte. « Quel est cet endroit ? » demanda-t-elle avec précaution, essayant de s’en tenir au dialecte. Llauron sourit. « Vous êtes dans le foyer, le repaire de l’Invocateur – moi, bien sûr – des Filids, l’ordre religieux qui vénère le Dieu Unique, le Donneur de Vie, et chérit tous les aspects de la Nature. Ma maison se situe au sommet du Cercle, la communauté où notre ordre vit, se forme et prend soin du Grand Arbre Blanc – j’imagine que vous l’avez croisé, sur le chemin ; il est difficile de le rater. » Rhapsody acquiesça. « La forêt sacrée où il pousse, dans laquelle nous vivons et où vous vous trouvez en ce moment même s’appelle Gwynwood. » Rhapsody recula dans sa chaise. Elle n’avait jamais entendu aucun de ces noms auparavant. Llauron lut sa déception sur son visage. « Savez-vous lire une carte ? — Très bien, oui. Surtout les cartes maritimes. — Excellent. Alors venez par ici. » Le vieil homme se leva et la mena jusqu’à un globe étrange dans le coin de la pièce, suspendu à un montant métallique articulé, fixé au sol. On avait peint une carte sur le globe, représentant les terres du monde connu. Il le saisit à pleines mains et le fit tourner, repérant au nord un continent à la côte ouest étirée et irrégulière. « Voilà où nous sommes », dit-il en désignant un point légèrement dans les terres. Rhapsody cligna les yeux sans rien dire. Elle avait vu cette terre durant ses études, mais on la croyait inhabitée. L’île de Serendair se trouvait dans l’hémisphère Sud, de l’autre côté du monde. Bien qu’elle eût envisagé cette possibilité, elle n’en sentit pas moins sa gorge se serrer. Elle était bien plus loin de chez elle qu’elle l’avait espéré. « Puis-je voir cette carte ronde ? » dit-elle d’une voix hésitante, regrettant son manque de vocabulaire. « Certainement. On l’appelle un globe. » Llauron pencha le montant vers elle. Rhapsody fit tourner le globe lentement, prenant note de certains lieux qu’elle connaissait, et d’autres qu’elle n’avait jamais vus. Elle examina attentivement chaque recoin du monde, essayant de ne pas se faire démasquer, le cœur battant la chamade. Le langage des légendes était le même que celui de sa terre natale, mais agrémenté de quelques caractères qu’elle ne sut identifier. Elle put enfin le faire pivoter afin de voir l’emplacement de Serendair, et trouva l’Île correctement positionnée, de l’autre côté de la Terre et de la Mer. Mais au lieu d’être marquée de son nom véritable, elle était représentée en grisé et portait la mention L’Île Perdue. Elle sentit ses mains devenir glacées. L’Île Perdue ? Que les cartographes de ce lieu ne soient pas familiers de la géographie des antipodes ne la surprenait guère ; de même que les cartographes de Serendair ne savaient pas que cette terre était habitée. Mais pourquoi l’appeler perdue ? Des yeux elle parcourut rapidement le globe. Elle remarqua qu’outre cette appellation farfelue, Serendair était également la seule terre coloriée en gris. Elle revint sur la zone où Llauron avait dit qu’ils se trouvaient. L’Invocateur la contemplait avec grand intérêt. « Tenez, laissez-moi vous renseigner un peu sur notre géographie. » Il se rendit auprès de la haute pile de cartes posée sur le buffet et y fouilla jusqu’à en extraire celle qu’il cherchait. Il la déplia devant elle. « L’Arbre est ici, dans la région boisée du centre, près de la frontière sud-est de la forêt. Gwynwood est un état religieux, et en tant que tel il est indépendant de Roland, nos voisins au sud et à l’est. » Rhapsody suivit son doigt du regard, et vit que la province côtière au sud de la forêt s’appelait Avonderre, et celle à l’est, Navarne. À gauche, sur l’autre rive du vaste océan, s’étendait une terre coloriée en vert, comme celles qu’il était en train de lui montrer. Cette autre terre s’appelait Manosse. « Avonderre et Navarne font partie de Roland ? — Oui, tout comme les provinces de Canderre, au nord-est, de Yarim à l’est, de Bethany encore à l’est de Navarne, qui est le siège de la Régence, et de Bethe Corbair, à l’est de Bethany. » Rhapsody étudia la carte avec intérêt. Avonderre, Navarne, Bethany, Canderre, Yarim et Bethe Corbair étaient des provinces du pays de Roland, mais elles n’étaient pas les seules provinces représentées en vert. Cette couleur n’était utilisée que dans les régions que lui montrait Llauron, et nulle part ailleurs sur le globe. D’après cette carte, il apparaissait que Roland englobait une partie de la côte ouest, de grandes collines onduleuses au sud de Gwynwood et se poursuivait à l’est en une vaste plaine portant le nom de Plateau Orlandais. Il s’étendait plus à l’est jusqu’aux contreforts d’une chaîne de montagnes escarpées, coupée en deux par une large vallée. Cette chaîne s’appelait les Manteids. À une époque la terre entourant les Manteids avait été nommée Canrif, mais cette indication avait ultérieurement été barrée et remplacée par une mention à la main, Firbolg. Rhapsody déglutit avec difficulté, en lisant ce mot. Elle désigna un pays au sud, limitrophe de Bethany et de Bethe Corbair. Il semblait s’articuler autour de la même chaîne montagneuse que les Manteids, pointant au sud jusqu’à un désert en altitude. Cette terre aussi était coloriée en vert. « Est-ce que ça fait aussi partie de Roland ? — C’est Sorbold. Ça ne fait pas partie de Roland, c’est une nation en soi. — Et ça ? » demanda-t-elle en montrant la partie firbolg. Llauron éclata de rire. « Grand Dieu, non. Ce sont les terres firbolgs. C’est un lieu traître, un lieu sombre. » Rhapsody hocha la tête. Elle était toute prête à le croire, pour une terre occupée par les Firbolgs. Du doigt elle suivit la frontière sud du pays de Roland, la dernière zone verte, sans étiquette. « Pourquoi cette zone semble-t-elle ne pas avoir de nom ? » Llauron déroula le bord de la carte, qui se repliait. « Ce sont des États non alignés, qui faisaient autrefois partie des terres cymriennes. » Il avait répondu d’une voix égale, mais il la regarda avec grande attention, en prononçant le dernier mot. Rhapsody eut l’air interdit. Ce terme ne lui disait rien. « Les terres cymriennes ? Les vertes ? — Oui, tout Roland et tout Sorbold, ainsi que ces États non alignés, et Manosse sur l’autre continent, et le Désert firbolg constituaient naguère les terres colonisées par les Cymriens. Ça s’écrit avec un “y”, bien qu’on le prononce “u”. — Qui sont ces Cymriens ? » Une étincelle de surprise s’alluma dans le regard de Llauron. « Vous n’avez jamais entendu parler des Cymriens ? — Non. » Sa main se mit à trembler légèrement. Llauron le remarqua, et la lui tapota d’un geste réconfortant. « Les Cymriens étaient les réfugiés ayant fui l’île de Serendair, juste avant qu’elle soit détruite. » 23 LORSQUE RHAPSODY ENTENDIT les dernières paroles prononcées par Llauron – l’île de Serendair, juste avant qu’elle soit détruite –, les mots s’immiscèrent lentement dans son cerveau et se mirent à tourner comme la musique d’un orchestre au loin. Détruite. Un calme étrange l’envahit. C’était la réaction physique qui se manifestait chez elle à l’approche d’un grand danger ou d’une panique incontrôlable. Elle lutta pour garder une expression imperturbable ; le sang lui monta à la tête, son estomac se tordit d’horreur et elle fut prise d’une faiblesse immense. D’une main experte, elle saisit la carte et l’emporta jusqu’à la chaise qu’elle occupait un peu plus tôt. Elle se rassit, posa le fourreau en équilibre sur ses genoux et laissa le feu réchauffer son visage soudain blême. « Je voudrais en savoir plus sur les Cymriens, mais avant cela, vous voulez bien me parler de deux autres terres ? » En entendant sa propre voix, elle la trouva forcée. « Bien sûr », dit Llauron en s’asseyant en face d’elle. Rhapsody concentra son regard sur une terre coloriée en jaune, au sud de Gwynwood et de son voisin, Avonderre. Cette terre semblait faire partie de l’immense forêt mais, indépendamment du fait qu’elle apparaissait de couleur différente, elle portait le nom de Realmalir. « Qu’est-ce que c’est ? » Un sourire passa sur le visage marqué par les ans de l’Invocateur. « Ce sont les terres lirin, la Grande Forêt de Tyrian. C’est une expression en vieux cymrien, qui signifie “royaume lirin”. Les Lirins étaient les autochtones de cette terre. Ils étaient là lorsque les Cymriens ont débarqué, et ils y sont toujours. — Mais ça ne fait pas partie de Roland ? — Non. Au cours de l’Ère Cymrienne, les Lirins étaient les alliés des Cymriens, mais la Grande Guerre a changé tout cela. — La Grande Guerre ? » Llauron prit une profonde inspiration. « Quand vous dites que vous venez de loin, je vois que ce n’est pas exagéré. Quelle est l’autre terre dont vous souhaitiez que je vous parle ? » L’air hébété, Rhapsody désigna les terres blanches au nord de Gwynwood et de Roland. « C’est le Hintervold. Il englobe tout le territoire au nord et à l’est, au-delà du vieux royaume cymrien. J’ai des cartes, si vous souhaitez les voir. » Elle commençait à avoir la nausée. « Une autre fois, si vous n’y voyez pas d’inconvénient. Dites-m’en plus au sujet des Cymriens, s’il vous plaît. » Llauron scruta les ténèbres à travers la fenêtre. « Eh bien, je peux vous en parler un peu, mais c’est une histoire plutôt longue. » Il y a bien longtemps, le dernier des rois serennes, dont le nom était Gwylliam, découvrit que la nation dont il était le souverain de droit était appelée à périr par le feu. Les manuscrits anciens que j’ai étudiés ne sont pas clairs quant à la manière dont il l’a appris, mais les rois de Serendair possédaient souvent le don de clairvoyance et savaient incontestablement beaucoup de choses. » Rhapsody sentit comme un engourdissement au niveau de ses tempes. Elle n’avait jamais entendu parler de Gwylliam. « Des siècles auparavant, l’Île avait essuyé des dommages considérables lorsqu’une étoile était tombée dans la mer, poursuivit Llauron. Celle-ci avait engendré un gigantesque déluge, avait déchiré l’Île et en avait englouti une bonne partie sous les vagues. Il n’était pas difficile de croire qu’un fléau de ce genre puisse se reproduire. » Rhapsody dut lutter pour respirer normalement. Elle avait déjà entendu la légende de l’Enfant Endormi, l’histoire même que Llauron était en train de lui raconter. Sa mère lui avait conté l’histoire de deux étoiles sœurs, Melita et Oelendra. Melita était tombée du ciel dans la mer, au bord de la Terre, s’abîmant dans les vagues mais bouillonnant de feu qui couvait. Les îles au nord de Serendair, au climat jadis montagnard, devinrent des terres tropicales sous la chaleur subite ; la mer autour d’elles se déchaîna, rendant la navigation dangereuse pour les navires. L’étoile au fond de la mer fut bientôt surnommée l’Enfant Endormi. Les Lirins croyaient qu’un jour elle se réveillerait, précipitant le reste de l’Île par le fond. On disait de sa sœur, l’étoile Oelendra, qu’elle avait sombré dans le désespoir, et que sa lumière avait continué à briller dans le ciel, longtemps après sa mort. Rhapsody avait pris ces histoires pour des mythes. La voix de Llauron lui parvint de nouveau, comme à travers le brouillard. « Par nature et par apprentissage, Gwylliam était architecte, ingénieur et forgeron. Il refusa d’entendre sonner le glas de son royaume et décida de trouver un moyen de préserver cette culture que sa lignée avait défendue avec tant d’ardeur. » Il conçut divers plans pour évacuer l’Île, même si certains de ses sujets, notamment les plus âgés, auraient préféré rester plutôt que d’abandonner leur terre, même devant ce désastre imminent. D’autres choisirent de se rendre dans les terres voisines, par les routes fréquentées depuis des siècles par les marins serennes. » Mais Gwylliam ne se satisfaisait d’aucune de ces alternatives. Il voulait trouver un lieu où la culture plurielle de Serendair pourrait être préservée, un sanctuaire où ses sujets pourraient reconstruire leur civilisation. Dans ce but, il élit un marin, un homme d’ascendance serenne ancienne, appelé Merithyn l’Explorateur. Il l’envoya dans un petit navire, seul, repérer un lieu propice pour implanter les Serennes qui voulaient fuir. » Au fait, laissez-moi préciser la différence entre Serenne et Serenne ancien. Tout citoyen de ce qui était alors la Serendair moderne, quelle que soit sa race, était Serenne, bien que depuis leur arrivée ici on ne les désigne plus que comme Cymriens. Les Serennes anciens étaient une race particulière, grande et au teint doré, existant bien avant que les hommes colonisent Serendair. Ils se sont éteints, pour la plupart, bien avant l’époque dont je vous parle. » Rhapsody, Serenne elle-même, hocha la tête d’un air hébété. « Merithyn a fini par arriver en ces lieux, qui à l’époque étaient le fief impénétrable d’une dragonne appelé Elynsynos. C’est une histoire beaucoup trop longue pour ce soir, mais si vous restez un peu, je serai ravi de vous la conter. » Quoi qu’il en soit, Elynsynos se prit de sympathie pour lui, et de compassion pour le sort de sa nation, et les invita à venir s’installer sur ses terres, celles que pour la plupart vous voyez en vert sur ce globe. Merithyn rentra avec cette bonne nouvelle, et les Serennes se rendirent sur cette terre en trois flottes. » Huit cent soixante-seize navires prirent le large, même si un nombre bien plus restreint arriva effectivement à bon port, et ils débarquèrent en trois vagues, qui partirent de lieux différents, à des dates différentes, pour des destinations différentes. Ce fut très pénible et très difficile à organiser, mais ils survécurent et finirent par se retrouver, s’unissant pour former la plus grande nation que cette terre ait jamais connue. Ils la firent pénétrer dans l’ère la plus éclairée de son histoire. Mais cette civilisation a disparu il y a très longtemps. » Rhapsody essaya de garder contenance. « Je ne comprends toujours pas pourquoi on les a appelés Cymriens. Ne disiez-vous pas qu’ils étaient originaires de Serendair ? » L’Invocateur se leva, s’étira puis se dirigea vers une vitrine à l’autre bout de la pièce, dans laquelle était exposé un étrange objet, apparemment en pierre. Rhapsody le suivit, luttant contre une montée d’hystérie. Il désigna le morceau de roche, dans lequel avaient été gravées des runes. À travers la vitre, elle déchiffra les mots. Cyme we inne fird, de l’empri de morp en lif inne dis smylte terr. « Pouvez-vous lire, ma chère ? » Rhapsody hocha la tête. Le texte était écrit dans un mélange de ce que Llauron appelait le vieux cymrien, la langue de son père, la langue vernaculaire de sa terre natale, et cet étrange langage des marins et des marchands, universellement utilisé dans le commerce maritime. « C’est en paix que nous venons, de l’emprise de la mort à la vie, sur cette terre favorable. » Llauron lui adressa un sourire approbateur. « Très bien. C’était le commandement de Gwylliam à Merithyn, la formule de salutation avec laquelle il devait aborder quiconque sur la nouvelle terre qu’il découvrirait. Gwylliam la traduisit dans un langage universel, pour augmenter ses chances d’être compris quelque part dans le monde. Ce furent les premiers mots de Merithyn à Elynsynos, des mots qu’il grava à l’entrée de sa tanière, avec sa permission, bien entendu, comme indicateur pour ceux qui viendraient après lui. » Lorsque arrivèrent les Cymriens, chaque flotte ayant débarqué en un lieu différent, ils partirent à la recherche les uns des autres, et laissèrent des signaux sur leur passage. Ces chemins historiques se nomment les Voies Cymriennes, et elles sont à l’origine du nom Cymrien. » Les autochtones de ces contrées, comme les Lirins de la Grande Forêt, virent les mots gravés sur les indicateurs, ou bien se firent accueillir par ces mots par les réfugiés qu’ils croisaient, aussi se mirent-ils à les désigner sous le nom de Cymriens. C’est devenu le nom des habitants de l’Île Perdue et de leurs descendants, sans distinction de race ou de classe, car toutes étaient représentées sur les navires. — Je vois, dit d’un ton poli Rhapsody, qui sentait tout tourner à l’intérieur d’elle. Et c’était il y a combien de temps ? — Eh bien, les flottes sont parties il y a un peu moins de quatorze siècles. » Rhapsody ne put s’empêcher de sursauter. « Quoi ? — Oui, confirma Llauron en souriant, cela peut paraître difficile à croire, mais il y a quatorze siècles s’est développée ici une civilisation qui nous a offert les fondements et les inventions les plus importants de notre culture. Ils étaient en quelque sorte plus avancés encore que nous ne le sommes aujourd’hui. C’est la guerre qui a tout changé, la guerre qui a mis fin à l’Ère Cymrienne et qui nous a fait reculer de plusieurs siècles. Vous allez bien, ma chère ? Vous êtes toute pâle. — Je… Je suis vraiment très fatiguée, dit Rhapsody d’une voix blanche. — Bien sûr. Je manque à tous mes devoirs. » Llauron gagna la porte du bureau. « Gwen ? La chambre de notre invitée est-elle prête ? » Quelques instants plus tard, la servante pénétra dans la pièce. « Fin prête, Votre Excellence. On a rabattu les draps. — Bien, bien, dit l’Invocateur. Pourquoi vous n’accompagneriez pas Gwen, ma chère ? Prenez une bonne nuit de sommeil, faites la grasse matinée. Je suis certain que ce ne sera pas un luxe, après un voyage comme le vôtre. » Rhapsody acquiesça, comme en transe. Elle adressa une petite révérence à l’intention de Llauron. « Bonne nuit, et merci. — Je vous en prie. Dormez bien. » Lorsqu’elle quitta la pièce à la suite de Gwen, une étincelle de joie pétillait dans les yeux de l’homme. Sa chambre se trouvait au bout d’un long couloir tordu. Non seulement Gwen avait-elle rabattu les couvertures, mais elle avait glissé des pierres chaudes entre les draps pour en chasser le froid et l’humidité. La pièce elle-même était simple et propre et, outre le lit, meublée d’un coffre, d’une chaise et d’un miroir, ainsi que d’un porte-manteau et d’un râtelier pour épées. Une petite lucarne ouvrait sur un autre côté de la maison que celui qu’elle avait vu en arrivant, mais elle ne pouvait rien en apercevoir à cette heure. Les couvertures de laine étaient tissées de symboles magiques pour repousser les cauchemars. Rhapsody se demanda avec regret s’ils étaient réellement puissants. Pour lui épargner ses frayeurs nocturnes, il faudrait rien de moins qu’un miracle. Lorsque la porte se referma derrière elle, elle s’assit sur le lit, hébétée, incapable de faire le tri dans ses pensées. L’île de Serendair, juste avant qu’elle soit détruite. Llauron avait dit que Gwylliam avait prédit cette chute, mais peut-être cela ne s’était-il pas produit. Les prophètes passaient leur temps à prononcer des oracles qui ne se réalisaient jamais, comme le devin du Marché aux Voleurs d’Easton. Puis elle repensa à son cauchemar sur la Racine, à l’image de cette étoile tombant dans la mer, les murs d’eau en flammes engloutissant la Terre, et elle comprit qu’elle avait vu la réalité. C’était une prémonition. Serendair avait disparu. Même s’ils avaient survécu à la catastrophe, même s’ils avaient fait partie des réfugiés à avoir réussi la traversée, aucun de ceux qu’elle avait connus ou aimés n’était encore en vie. Son cœur se tordit de douleur à la pensée de ses parents et de ses frères. Son père avait disparu, il était mort depuis des siècles, depuis plus d’un millénaire, si elle devait en croire Llauron. Sa mère étant une Lirin, elle avait une espérance de vie plus longue ; certains Lirins vivaient jusqu’à cinq cents ans. Mais trois fois cette durée s’était écoulée. Elle aussi était morte, ainsi que ses frères. Rhapsody sentit son cœur se briser sous le poids de ce chagrin intolérable. Elle se traîna dans le lit et se blottit comme un bébé dans le ventre de sa mère, essayant de se rappeler sa vie avant le cauchemar de la Racine. Il aurait été facile de maudire Achmed en cet instant, pourtant tout était bel et bien sa propre faute. Adolescente, elle s’était montrée entêtée et inconséquente, elle avait fugué. Elle avait en partie payé le prix de sa sottise. La vie dans la rue avait été horrible jusqu’à l’extrême, à une époque. Mais le pire était de songer à la peine qu’elle avait infligée à sa famille, au désespoir qu’elle avait dû ressentir, ne sachant pas ce qui lui était arrivé. Seuls la certitude et l’espoir qu’elle rentrerait un jour pouvaient alors apaiser son implacable culpabilité. Mais même ça, elle l’avait perdu. Le visage de chacun de ses frères défila à tour de rôle dans son souvenir, souriant, riant même. Elle percevait presque la solide étreinte de son père, la douce caresse de sa mère. Disparues, à jamais. Elle ne les reverrait plus jamais, elle ne s’endormirait plus au son de la voix de sa mère. Jamais plus elle ne se sentirait vraiment en sécurité. Une boule d’angoisse se logea dans sa gorge. Le Passé était trop douloureux à ressasser, et l’Avenir plus pénible encore à envisager. Rompue, à bout de nerfs, Rhapsody sombra dans un sommeil agité. Ses rêves furent plus terrifiants encore qu’en temps normal, des visions de hauts murs d’eau écrasant des enfants sous eux à mesure qu’ils avalaient la Terre, de grands êtres dorés immolés par une étoile enflammée, et Sagia sombrant lentement sous les vagues, avec dans les bras le peuple lirin. Dans son dernier cauchemar, elle se tenait dans un village consumé par le feu noir, que parcouraient des soldats au galop en massacrant tous ceux qu’ils croisaient. Au loin, à l’horizon, elle vit des yeux écarlates, qui la fixaient de leur regard cruel et hilare. Puis, juste au moment où un guerrier souillé de sang fonçait sur elle comme possédé par un démon, elle se fit soulever en l’air dans les griffes d’un énorme dragon couleur de cuivre. Rhapsody s’éveilla en sursaut, haletante. Elle chercha de la main Grunthor, qui était son grand réconfort en cas de cauchemars, mais le visage vert et jovial n’était nulle part dans les environs. La pièce et le lit s’étaient refroidis pendant son sommeil, mais alors qu’elle reprenait conscience son angoisse s’enflamma soudain à l’intérieur d’elle, et la température ambiante monta instantanément de plusieurs degrés. Le jour se levait à peine. Par la fenêtre, elle aperçut le ciel baigné d’une lumière grise qui annonçait l’aube. Le monde paraissait étrangement différent, ce matin, bien que rien ne se soit produit pendant la nuit. Ces bouleversements dataient de plusieurs siècles, le monde avait changé irrémédiablement pendant qu’elle rampait dans ses entrailles. Beaucoup de temps avait passé. Ce qu’elle ne comprenait pas, c’est comment ils avaient réussi à passer au travers. Elle regarda son visage dans le miroir et ne le trouva pas beaucoup plus vieux que la dernière fois qu’elle l’avait contemplé, du moins à ses propres yeux. Rhapsody se rendit à la fenêtre et observa le ciel qui s’éveillait. L’aube allait bientôt poindre. Il fallait qu’elle chante ses dévotions matinales, elle avait besoin du réconfort du souvenir de sa mère les lui enseignant sous le ciel, à un demi-monde de là. Elle avait peur de rester seule avec la nouvelle de la mort de l’Île, mais elle n’avait personne avec qui partager ce savoir – personne de vivant, du moins. Même si elle retrouvait Achmed et Grunthor, qui ne pouvaient qu’être loin, à l’heure actuelle, aucun d’eux ne serait réellement ému par ce deuil. Achmed, qui était pourchassé, s’en réjouirait même sans doute, et elle ne pourrait le supporter. Elle fît le lit, puis alla décrocher la cape à capuche que Khaddyr lui avait donnée. Rhapsody descendit silencieusement les escaliers, afin de ne pas déranger l’Invocateur et son personnel. Elle ouvrit doucement la lourde porte et adressa un signe de tête aux gardes qui la dévisagèrent. Ils restèrent cependant muets, aussi passa-t-elle entre eux, puis traversa le jardin recouvert de neige, jusqu’aux champs qui entouraient l’Arbre. L’aube se levait à peine lorsque Rhapsody atteignit le bout du pré. Elle passa entre un érable majestueux et un orme imposant et arriva pour la première fois en vue du tronc. L’écorce du Grand Arbre Blanc accrocha le premier rayon de soleil et se mit à scintiller dans l’air matinal, chargé de brume. Lorsque la lumière se posa sur l’Arbre, le chant s’en fit plus profond, puis monta en puissance comme s’il accueillait lui aussi l’aube en musique. Rhapsody ferma les yeux, emplie du grondement de l’Arbre. C’était la première fois qu’elle se sentait aussi petite, aussi insignifiante en présence de tant de splendeur, d’une puissance si inestimable. Mais elle reconnut aussi les accents de ce chant de vie qui la parcourait. La mélodie du Grand Arbre Blanc ressemblait beaucoup à celle de Sagia, cette présence profonde et éternelle qui parlait à son âme. Elle faisait partie d’elle. Elle la soutiendrait dans son deuil, même si son cœur devait ne jamais cicatriser. Elle entonna son aubade matinale et lorsqu’elle eut fini ses dévotions, siffla les quelques notes signifiant que tout allait bien qu’Achmed attendait. Puis elle quitta l’anneau d’arbres gardiens et retourna en toute hâte à la maison. Elle emprunta un chemin différent au retour, entre un énorme buisson de houx et un guirland, un arbre élancé et argenté qu’elle avait l’habitude de voir chez elle, enfant. De là où elle se tenait, elle apercevait la demeure de Llauron sous un autre angle, par un jardin serpentant jusque derrière la maison. Au loin elle entendait les chants des Filids entamant leur journée, s’attelant aux premières tâches. Elle traversa le pré toujours vide, contourna la tour centrale et se retrouva au milieu de jardins luxuriants qui s’étendaient à perte de vue. Les terres de Llauron poussaient jusqu’à la forêt, à deux ou trois kilomètres de là. Entre la maison et les bois, le paysage était ponctué d’arbres et d’étangs, autour desquels on avait agencé des parterres d’herbes et de fleurs. Çà et là des bancs de marbre apparaissaient, là où en été les frondaisons procuraient de l’ombre. Pour l’heure le jardin somnolait dans le froid hivernal, et la neige recouvrait les parterres paillés. À l’arrière de la maison poussait un jeune frêne, grand et vigoureux, au pied duquel elle aperçut un petit jardin d’herbes aromatiques abrité. Llauron était assis par terre, près de l’arbre, à arranger les plantes des parterres en chantant d’une voix mélodieuse de baryton qui donna le frisson à Rhapsody. Ce n’était pas tant la beauté de sa voix que les vibrations qu’elle engendrait qui émurent la jeune femme. Il se servait de la tradition musicale, avec les talents d’un Barde, même s’il paraissait clair dans ses hésitations ponctuelles ou ses erreurs de phrasé qu’il n’en était pas un lui-même. C’était une chanson simple, dont elle ne reconnut pas la langue. Elle s’apprêta à suggérer quelques changements pour rendre la chanson plus efficace. C’était un chant de réconfort et de guérison, visant à donner aux plantes la force d’affronter l’hiver. Elle se ravisa cependant, alors que les paroles d’Achmed lui revenaient en mémoire. Et lorsque nous déciderons d’entrer en contact, gardons le maximum d’informations pour nous, jusqu’à ce que nous en décidions autrement. C’est plus sûr pour nous tous. En la voyant approcher, l’Invocateur interrompit son chant et se tourna pour l’accueillir. Un sourire éclaira son visage ridé. « Eh bien, eh bien, bonjour, ma chère. J’imagine que vous avez bien dormi ? » Rhapsody repensa à ses effroyables cauchemars. « Merci pour cette chambre ravissante. — Je vous en prie. J’espère que vous resterez quelque temps », dit-il en faisant mine de se relever. Elle vint à lui, anticipant son mouvement, et s’assit sur le banc, sous le frêne. La pierre était froide, et un frisson parcourut Rhapsody. « Qu’est-ce que c’était que cette chanson ? — Ah, celle-là. C’est un chant de guérison pour les plantes, un morceau traditionnel transmis par les Filids de Serendair. Je m’en sers pour aider mon petit potager à passer le pire de l’hiver, pour le garder en bonne santé. Je conserve les plantes les plus fragiles à l’intérieur, mais il n’y a pas assez de place pour toutes. Et puis ce bon vieux Mahb aime la musique, dit-il en tapotant le tronc de l’arbre. — Mahb ? » On aurait dit le terme serenne pour dire « fils ». « Oui, oui, il veille sur le jardin, il tient à distance tout homme, toute bête ou tout esprit mauvais qui lui voudrait du mal, n’est-ce pas mon vieux ? » Llauron parcourut du regard le tronc du jeune arbre, puis se pencha vers Rhapsody avec un air de conspirateur. « Pour tout vous dire, je crois qu’il préfère Khaddyr », ajouta-t-il, les yeux étincelants. Rhapsody lui adressa un petit sourire. « Peut-être pourrais-je abuser de votre gentillesse en vous demandant de joindre votre jolie voix à la mienne, afin que les plantes en profitent vraiment ? » Rhapsody eut l’air surpris. « Pardon ? — Je vous en prie, ma chère, ne soyez pas modeste. Je crois deviner que vous êtes une Barde de grand talent, peut-être même une Baptistrelle, je me trompe ? » Elle plissa les yeux. Le vent glacé passa sur son corps, soudain moite de sueur, la faisant frissonner. « Dès que vous parlez, vous faites briller le soleil un peu plus fort par le simple son de votre voix. C’est tout à fait ravissant, ma chère. Je ne peux qu’imaginer ce dont vous êtes capable, lorsque vous chantez. J’espère que vous ne me laisserez plus très longtemps dans l’incertitude. Allez, faites à mes plantes l’honneur d’une chanson. » Le dilemme lui serra l’estomac. Llauron avait déjà deviné un détail de grande importance la concernant. Le nier aurait été mentir, et esquiver sa demande, grossier. « Si vous voulez, finit-elle par répondre après un soupir. Mais je ne connais pas la chanson que vous chantiez. Pourquoi vous ne commencez pas, et je vous rejoindrai quand j’aurai attrapé l’air ? — Bien. » Llauron se remit au travail, reprenant son chant. La mélodie parut évidente à Rhapsody au bout de quelques mesures et elle entreprit de chanter avec lui, corrigeant les approximations de la ligne mélodique du vieil homme. Llauron remarqua les changements et s’y conforma, et lorsqu’il maîtrisa l’air sans faute, elle ajouta une variation, pour faire bonne mesure. Elle jeta un œil au petit jardin et constata que les plantes médicinales avaient l’air en meilleure forme, bien qu’il fût difficile de décrire le changement exact qui s’était produit. Llauron hocha la tête d’un air approbateur. « Excellent ! J’avais raison, n’est-ce pas ? Vous êtes Baptistrelle. » Rhapsody détourna le regard au loin pour ne pas croiser le sien. Ils étaient d’un bleu vif et perçant. Si elle ne se montrait pas prudente, il la jaugerait sans difficulté. « Je suis arrivée à ce grade, en effet. — Je m’en doutais. Eh bien, merci. Voilà qui devrait suffire à maintenir mon jardin en parfaite santé, du moins jusqu’à la fin du dégel. Venez, rentrons. Vous avez froid, et j’en avais terminé, de toute façon. » Il se leva avec plus d’agilité que l’aurait laissé craindre son âge et la mena à l’intérieur, par la porte arrière de la maison. Elle ouvrait sur une vaste cuisine, munie d’un âtre énorme et de fours en briques qui auraient largement pourvu aux besoins de toute une ferme, ouvriers compris. Un crochet de cuivre pendait au-dessus du feu, soutenant une bouilloire fumante. Llauron se réchauffa les mains dans la vapeur puis sortit la bouilloire de la cheminée, la soulevant du crochet avec un épais torchon propre. « J’ai pensé que vous voudriez peut-être du thé, dit-il en remplissant une théière posée sur une table au centre de la pièce. Vous vous sentez toujours épuisée par votre voyage ? — Un peu. » L’Invocateur sourit. « Eh bien, dans ce cas, je vais préparer un mélange qui vous redonnera des forces. Avez-vous déjà essayé la dentelle de mim ? » Rhapsody secoua la tête. « Je n’en ai même jamais entendu parier. » Llauron se dirigea vers un large buffet haut, dont il sortit plusieurs petits sachets de toile tissée. « Je n’en suis pas surpris, c’est propre à ce lieu. Et le safran de printemps ? » Il apparut soudain à la jeune femme que Llauron se servait peut-être de cet inventaire de plantes pour localiser sa terre natale à partir de ses connaissances en botanique. « Quoi que vous choisissiez, ce sera très bien, s’empressa-t-elle de répondre. — Eh bien, je pense que nous allons mélanger un peu de ça avec des fleurs d’oranger séchées, de la fougère sucrée et des feuilles de framboisier. — Vous avez des feuilles de framboisier en hiver ? — Oui, dans la serre. Vous aimeriez la visiter ? — Oui, bien sûr. Ça sent très bon, au fait. » Elle prit la tasse fumante que Llauron avait posée devant elle et le suivit dans la pièce voisine. Trois des murs de la pièce étaient constitués de verre, avec un foyer étrange au centre. Le fond du foyer était rempli de pierres rougeoyantes, au-dessus desquelles on avait suspendu deux grosses bouilloires de cuivre, qui diffusaient leur vapeur dans toute la pièce. Toute la serre était donc très moite, ce qui maintenait en vie les plantes qui s’entassaient en rangées, empilées les unes sur les autres. Rhapsody déambula parmi les présentoirs bondés, ravie par cette fausse atmosphère estivale. Elle leva les yeux vers la machine à arroser qui diffusait des gouttelettes dans l’air. « Quel système fascinant. — Oh, ça vous plaît, n’est-ce pas ? Plutôt ingénieux, je dirais. J’aimerais pouvoir m’en approprier le mérite, mais c’est mon père qui l’a conçu et construit pour ma mère, comme cadeau. Elle aimait les orchidées, et les fleurs exotiques. — Vous avez des plantes très intéressantes, ici. — Eh bien, comme je vous l’ai déjà dit, vous êtes la bienvenue si vous désirez rester ici, et apprendre la tradition des Filids. Il y a de nombreux aspects du culte de la Nature qui je pense vous plairaient, car vous avez l’instinct de ces choses-là. Je pourrais assurer moi-même bon nombre des leçons ; ce sera un divertissement fort plaisant. — Je ne voudrais pas vous détourner de vos devoirs, Votre Excellence. » L’Invocateur sourit. « Pensez-vous. L’aspect agréable de cette fonction, c’est que l’on décide de ses horaires. Et appelez-moi Llauron, sinon je me sens vieux. Alors qu’en dites-vous ? Vous pouvez rester ? Ou bien devez-vous vous rendre quelque part ? » Rhapsody leva les yeux vers le regard bleu étincelant fixé sur elle avec intensité. Elle eut une impression étrange, comme si Llauron pouvait voir en son for intérieur. Même les sages de l’académie de musique n’étaient pas capables de reconnaître un Baptistrel à sa simple voix, tant qu’il n’avait pas chanté. Le fait que cet homme à l’air aimable puisse savoir d’elle des choses qu’il n’aurait pas dû connaître la mit mal à l’aise, et elle se sentit plus vulnérable encore que sous l’Arbre, quelques heures plus tôt. Cependant, elle était là pour apprendre, alors autant le faire de bonne grâce. « Non, finit-elle par répondre. Je n’ai nulle part où aller. Du moins pour l’instant. » 24 APRÈS AVOIR AVALÉ LE REPAS que Vera avait confectionné pour eux, Rhapsody et Llauron se rendirent aux écuries de l’Invocateur, à travers les jardins et le large champ qui les jouxtait, derrière la demeure. Gwen était apparue avant leur départ, avec une paire de bottes en cuir et de doux collants en laine pour Rhapsody. Ils étaient un peu grands pour elle, mais elle put s’en envelopper les pieds, les gardant ainsi au chaud. Elle remercia la servante avec reconnaissance. Pour autant qu’elle ait pu observer, malgré la taille conséquente de la maison et l’importance de son statut, l’Invocateur n’avait à son service que ces deux femmes, outre les gardes. Rhapsody avait connu des nobliaux de Serendair qui disposaient d’une domesticité bien plus importante, et elle en conçut une bonne opinion de l’homme. Llauron s’occupait de lui-même, pour l’essentiel, ce qui était une très bonne surprise, pour le chef d’un ordre religieux de cette envergure. Les stalles étaient plus propres que beaucoup de maisons qu’elle avait vues, avec un sol pavé recouvert d’une épaisse couche de paille et de vieux tapis. Elle comprit rapidement pourquoi : les coursiers de Llauron comptaient parmi les plus magnifiques qu’elle ait contemplés de sa vie. Il y avait là des destriers à la robe lustrée et à la musculature puissante, et d’autres qui avaient été choisis en fonction de leur race et de leur pedigree pour faire de bons chevaux de selle ou de trait. Rhapsody remonta les allées entre les stalles en claquant de la langue comme elle avait vu son père le faire avec ses propres chevaux ; elle constata que ceux de Llauron réagissaient eux aussi à cet appel. « En voyez-vous un qui vous plaise, ma chère ? demanda Llauron avec un sourire approbateur. — Ils me plaisent tous. — Oui, mais vous ne pourrez en monter qu’un. Si vous voulez rencontrer Lark, il nous faudra faire un peu de route. L’herberie se situe de l’autre côté de la clairière, à plusieurs lieues d’ici. Que diriez-vous de cet alezan ? Il est très doux. » Rhapsody opina, et Llauron fit signe au valet d’écurie. « Selle-le, je te prie, Norma, ainsi qu’Eliseus. Nous partons sous peu. » Il ressortit dans le froid mordant, entraînant Rhapsody par le coude. Tandis qu’ils attendaient les chevaux, Llauron releva la capuche de Rhapsody comme si elle était une enfant. « Vous feriez mieux de la mettre, ma chère, le vent est vif. » Il fit de même avec la sienne, puis se retourna en entendant la porte de l’écurie s’ouvrir ; Norma apparut avec l’alezan ainsi qu’un rouan à la crinière luisante, tressée de belle façon. « Ah, voilà mon garçon ; bonjour Eliseus. » Comme pour lui répondre, l’animal renifla, faisant jaillir la vapeur de ses naseaux, dans le froid piquant. « Eh bien, Rhapsody, en route pour l’herberie. » Ils se mirent en selle et partirent à travers les champs et les bois. « Voilà les jardins de plantes aromatiques, dit Llauron à l’approche d’une vaste prairie, visible au-delà du vallon qu’ils venaient de parcourir. En tant que prêtres de la Nature nous pratiquons une vaste tradition des herbes, pour leurs vertus médicinales ou spirituelles. Oh, et pour la cuisine, cela va de soi. J’ai en horreur les mets fades. » Rhapsody gloussa et mit son alezan au pas, aux côtés de Llauron. Cette chevauchée dans la forêt avait été plaisante, tout d’abord parce que Llauron connaissait bien les lieux, et aussi parce que les sentiers étaient remarquablement tracés et entretenus, même sous la neige. Il lui sembla qu’ils avaient couvert la distance en un clin d’œil. L’Invocateur arrêta sa monture devant une large bâtisse en briques à toit de chaume, en bordure du champ. Il mit pied à terre avant de tendre la main à Rhapsody, mais elle secoua la tête poliment et descendit de sa selle sans aide. « C’est ici que vit Lark, l’herboriste responsable des réserves et des jardins de l’ordre », expliqua Llauron. Il frappa vivement à la porte. Pas de réponse. Quelques instants plus tard, ils entendirent une voix à l’autre bout du champ, près d’une large barrière en bois. « Monseigneur ! Nous sommes là. » Rhapsody pivota et aperçut une grande femme, vêtue d’un gros pantalon et d’une tunique courte, qui faisait signe à Llauron. L’homme lui rendit son salut. « Voilà Ilyana. C’est elle qui plante les herbes et qui assure la formation des acolytes, elle leur enseigne les secrets de la culture. Vous voulez les rencontrer ? — Avec plaisir. » Ils contournèrent avec précaution les plants d’herbes qui jalonnaient les champs sur des kilomètres à la ronde, et finirent par trouver un chemin pavé, enfoui sous la neige. Alors qu’ils approchaient de la barrière, deux femmes la franchirent, s’avançant à leur rencontre. L’une d’elles était Ilyana, qu’elle avait aperçue quelques instants plus tôt. L’autre était une femme menue, avec une longue tresse noire dans le dos, retenue par un foulard. À ses traits Rhapsody put dire qu’elle était d’âge moyen, et habituée à vivre au grand air. Et qu’elle était une Lirin. Contrairement à la mère de Rhapsody, qui était une Chanteciel, et une Liringlas (peuple réputé pour ses cheveux blonds ou argentés et son teint rose), Lark était une Lirindarc, comme ceux qu’ils avaient croisés dans les bois de Sagia, des êtres à peau mate, aux traits aussi fins et anguleux que les Liringlas, mais aux yeux marron ou noirs, plus appropriés à la lumière filtrée des sous-bois. La gorge de Rhapsody se serra lorsqu’elle aperçut la femme, tout comme la première fois qu’elle avait vu Gwen. Il y avait des Lirins, par ici. Llauron avait fait allusion la veille à leur existence dans une région que les Cymriens avaient baptisée Realmalir, aujourd’hui connue sous le nom de Tyrian. Elle n’était pas la seule de sa race. Llauron tendit la main et la posa sur l’épaule de la femme. « Lark, je vous présente Rhapsody. Elle est mon invitée pour quelque temps, et un peu herboriste elle-même. » Ses mots firent rougir Rhapsody. « Oh, pas vraiment. Je connais un peu les plantes, c’est tout. » Lark hocha la tête, l’air impassible. La grande femme, une humaine, tendit la main. « Enchantée. Je m’appelle Ilyana. » Rhapsody lui serra la main en souriant, et remarqua l’étrange expression qui traversa fugitivement le visage de la femme. « Je voudrais que Rhapsody étudie un peu avec chacune, à commencer par vous, Lark, expliqua Llauron. Elle s’intéresse à l’horticulture, et j’ai le projet de lui donner quelques cours moi-même. — Est-elle une acolyte ? demanda Lark, toujours impavide. — Non, une simple visiteuse. Je vous fais confiance pour lui montrer tout le respect qu’il se doit. » Lark hocha de nouveau la tête. « Bien, bien. Ayez la gentillesse dans ce cas de lui trouver un logement et des vêtements de travail. Vous n’avez pas peur de vous salir les mains, n’est-ce pas, ma chère ? — Vous m’avez vue hier soir, à mon arrivée, non ? » Llauron éclata de rire. « Un point pour vous. Très bien, si les choses sont claires, je vous laisse entre de bonnes mains, Rhapsody. Je reviendrai vous chercher au coucher du soleil. — Elle ne reste pas au dortoir ? demanda Lark. — Non. Comme je crois l’avoir mentionné, elle est mon invitée. » Llauron parlait avec douceur, mais ses yeux brillèrent d’un éclat qui mit un instant Rhapsody mal à l’aise. « J’espère que vous savez que je ne vous ferais pas perdre votre temps avec quelqu’un qui ne soit pas un allié de notre cause, ma Mère. » Lark opina de nouveau, le visage toujours aussi impénétrable. « Votre cause ? » demanda Rhapsody, gênée. Llauron et Lark échangèrent un regard. Puis l’Invocateur se tourna vers Rhapsody et sourit. « La préservation de la forêt et de la Terre, la protection du Grand Arbre Blanc. Je ne vous y ai pas injustement associée, n’est-ce pas, ma chère ? Vous respectez la Nature, je crois ? — Oui, bien sûr. — Bien, dans ce cas tout est pour le mieux. Au revoir, ma Mère. Au revoir Ilyana. Profitez bien de vos leçons, ma chère. » Llauron redescendit le chemin pour rejoindre sa monture, se remit en selle et partit en leur adressant un signe de la main. Les trois femmes le regardèrent s’éloigner jusqu’à l’orée de la forêt et disparaître. Puis Ilyana passa le bras autour de l’épaule de Rhapsody. « Vous êtes arrivée hier soir ? — Oui. » Les deux Filids échangèrent un regard. « Alors ça doit expliquer tout le branle-bas de combat qui s’est produit », dit Ilyana. Lark se dirigea vers la barrière. « Branle-bas de combat ? répéta Rhapsody, sentant soudain son estomac se serrer. — Oui, des centaines de villageois venant de l’est ont débarqué en masse à la lisière de la forêt sacrée, hier soir. Llauron a dû s’adresser à eux au beau milieu de la nuit pour les renvoyer chez eux. Je ne savais pas trop quoi en penser. Apparemment ils attendaient le retour de quelqu’un qui leur avait été enlevé. » Des griffes glacées se refermèrent autour des entrailles de Rhapsody. De quoi la croyaient-ils donc coupable, pour la pourchasser ainsi ? Elle n’était pas là depuis assez longtemps pour avoir fait quoi que ce soit, à part rencontrer Khaddyr, lequel l’avait presque enlevée. Ils ne pouvaient pas lui reprocher le moindre crime. Puis elle se remémora son apparence effroyable lorsqu’elle était sortie de la forêt. Ils l’avaient peut-être prise pour une sorte d’esprit malin, responsable de la maladie ou de la mort de quelqu’un, ou de quelque fléau chez les fermiers. Elle resserra quelque peu sa cape autour d’elle. Ilyana vit qu’elle était nerveuse et l’étreignit un peu plus près. « Ne vous inquiétez pas, ma chérie, ils sont partis. Et ils ne reviendront pas. Il est évident que Llauron a l’intention de vous protéger, et si tel est bien le cas, vous pouvez être certaine d’être en sécurité. Venez, vous allez nous aider à ratisser le tas de compost. » Pendant plus d’une semaine, Rhapsody vint chaque jour étudier auprès de Lark. L’herboriste parlait peu, et seulement au sujet des plantes. Il fallut un certain temps à Rhapsody pour comprendre qu’elle était de nature timide. Lorsqu’elle lui montrait des plantes ou lui enseignait comment s’en occuper, Lark s’animait cependant, et l’excitation gagnait peu à peu sa voix. Sur le sujet, elle était une mine de savoir et Rhapsody prenait d’abondantes notes sur le parchemin fourni par Ilyana. En général, les heures où le soleil était au plus haut dans le ciel, ou bien les jours où le temps était trop mauvais pour affronter les jardins, elles restaient dans la maisonnette de Lark, à faire sécher des herbes et à les combiner à des fins médicinales, ou bien en sachets parfumés. L’opération embaumait la maisonnette de fragrances divines, et Rhapsody ne sentait pas passer les longues heures de labeur minutieux. Elle se réjouissait même de cette occasion d’apprendre toujours plus. Parfois elle chantait pour Lark, des chansons lirin que sa mère lui avait apprises, même si Lark ne comprenait pas la langue. Au bout de dix jours, Ilyana était venue la chercher pour l’entraîner dans de longues chevauchées à travers les vastes champs où les Filids peinaient à la tâche, même en hiver, afin de préparer la terre aux semailles de printemps. Les fidèles des frères filidics étaient essentiellement des fermiers, et Ilyana lui apprit que cette religion réunissait plus d’un demi-million d’adeptes recensés rien que dans la partie occidentale du continent, chiffre que Rhapsody trouva stupéfiant. Le plus intéressant, et de loin, étaient les rituels de plantations et de récolte, des rituels destinés à bénir le sol labouré de frais et les fruits du labeur des fermiers, avant la récolte. Les cérémonies que les acolytes filidics étudiaient se pratiquaient dans la langue maternelle de Rhapsody, celle qu’elle avait parlée enfant. Les Filids l’appelaient le vieux cymrien, ce qui l’emplissait d’une triste ironie. Cela faisait-il d’elle, d’Achmed et de Grunthor, des Vieux Cymriens ? Cette pensée donna lieu à une perspective plus misérable encore. En fait, ils n’étaient pas même de Vieux Cymriens, mais leurs ancêtres. Sachant à quelle époque dans l’histoire de ce lieu se situait l’Ère Cymrienne, il lui semblait que le Temps les avait tous trois oubliés. Et lorsqu’il se souviendrait, il viendrait à n’en point douter les réclamer. À la fin du premier mois, Rhapsody fut rendue à Khaddyr. Le prêtre maîtrisait les arts guérisseurs, talent qu’il ne laissait personne oublier, et bien que parfois un tantinet pontifiant, Rhapsody vit en lui un professeur clair et doué, transmettant sa sagesse de telle manière qu’elle l’assimilait avec facilité et la mettait en application immédiatement. Au bout de deux semaines passées à s’occuper de patients dans les hospices que dirigeait Khaddyr, elle rencontra Frère Aldo, lui aussi guérisseur filidic, mais auprès des animaux. Elle aima apprendre à ses côtés. Il était patient, et parlait d’une voix douce qui apaisait même les bêtes sous sa garde. Enfin, elle fut confiée à Gavin, le chef sombre et silencieux des forestiers et des éclaireurs, ces hommes armés qu’elle avait vus lorsque Khaddyr l’avait emmenée jusqu’à l’Arbre, la première fois. Ces hommes parcouraient le vaste pays, servant parfois de guides aux fidèles sur les Voies Cymriennes, deux routes balisées qui commémoraient le périple de la Première et de la Troisième Flotte après leur débarquement, auquel Llauron avait fait allusion, lors de sa première nuit chez lui. D’évidence, très peu de gens fréquentaient désormais ces Voies, les fidèles préférant se rendre en pèlerinage auprès de l’Arbre. Rhapsody se rendit compte que la majorité des éclaireurs et des forestiers n’escortaient pas les pèlerins mais parcouraient les terres de la forêt sainte, se livrant parfois à des combats. Bon nombre des patients soignés dans les hospices de Khaddyr faisaient partie de ces hommes-là ; ils revenaient hagards et épuisés, souvent blessés. Cela n’avait visiblement rien d’exceptionnel ; Khaddyr et ses acolytes s’occupaient de ces hommes sans réelle surprise. Chaque jour, en fin d’après-midi, Rhapsody retournait chez l’Invocateur. Llauron terminait sa tâche chez des Filids – une responsabilité de poids, d’après ce qu’avait pu en percevoir Rhapsody. Chaque ville avait un Filid nommé pour veiller sur les récoltes et sur le bétail, et pour aider à maintenir un équilibre entre la Nature et l’agriculture. Outre la désignation de guides vers les lieux spirituels de sa religion, il incombait à Llauron de faire entretenir les auberges jalonnant le chemin. Il ne rechignait pas à ses tâches, mais il lui avait avoué très tôt combien lui manquaient les jours de sa jeunesse, lorsqu’il vagabondait sur les océans sauvages et dans les forêts immenses de ce monde, libre de tout devoir administratif. Pour retrouver l’essence de ces jours révolus, il l’emmenait faire de longues promenades, au cours desquelles il lui enseignait les interactions entre la Nature et la forêt dans ses différentes formes. Il connaissait chaque animal par son nom, et à peu près combien de têtes de chaque espèce vivaient dans les bois, de même que chaque arbre et chaque plante. Il lui transmettait tout ce savoir d’une voix douce et aimable. Elle avait presque l’impression d’écouter une chanson, et elle flânait avec lui, fascinée, tandis qu’il lui parlait des arbres, des chênes forts et sacrés, des frênes plus proches du monde spirituel et dont on utilisait souvent les branches pour les rituels magiques ou pour confectionner des baguettes. Il lui dit que les saules étaient gourmands, que les érables étaient des chefs et que les conifères avait goût pour l’aventure. Il lui raconta les plantes des sous-bois, le gui et le houx, qui incarnaient les propriétés de la vie, les fougères et la menthe, et bien d’autres encore. Parfois il entonnait une chanson de marin pour la faire sourire, tandis qu’ils cheminaient. Llauron avançait à la cadence d’un jeune homme, et d’une démarche vigoureuse. Rhapsody avait connu des hommes moitié moins âgés que lui au pas deux fois plus lent que celui de l’Invocateur. Pour leurs sorties, il se munissait d’un bâton de bois blanc surmonté d’une feuille de chêne dorée et rutilante, qu’il balançait pour rythmer la marche plutôt que pour supporter son poids. Cette canne était une branche du Grand Arbre Blanc, tombée des années plus tôt au cours d’une tempête. Elle avait été donnée à Ulbren le Jeune, alors Invocateur des Filids originaires de Serendair, qui amenait avec lui la religion telle que pratiquée aujourd’hui. Elle était considérée comme le symbole de sa fonction, mais Llauron la portait comme un bâton ordinaire, s’en servant pour désigner un oiseau ou pour éprouver la santé d’un arbre centenaire en en tapotant le tronc. Chaque soir, leur promenade s’achevait au coucher du soleil sous les branches du Grand Arbre, juste à temps pour que Rhapsody chante ses vêpres du crépuscule. Elle avait constaté que Llauron était familier des coutumes des Liringlas avant son arrivée, et qu’il s’attendrait à la voir saluer le soleil levant et les étoiles, aussi ne chercha-t-elle pas à lui cacher ce rituel, malgré la voix d’Achmed l’enjoignant à la prudence. L’Invocateur se tenait toujours sous l’Arbre à ses côtés, lorsqu’elle chantait, souriant tout seul, mais gardant pour lui les pensées qui lui traversaient l’esprit dans ces moments-là. Ils partageaient ensuite un souper, et devisaient souvent tard dans la nuit, de la forêt et des créatures qui l’habitaient, ou de l’Ère Cymrienne et de toutes ses merveilles. Ils parlaient notamment du Conseil Cymrien, une réunion annuelle de tous les réfugiés de Serendair, qui se tenait en un lieu appelé le Grand Tribunal. Le but de ce conseil était de préserver la paix entre les diverses races ayant fui l’Île condamnée, de garder les voies de communication ouvertes. Mais ces nobles aspirations s’étaient éteintes sur les champs de bataille de la Guerre Cymrienne. Llauron pensait pour sa part que les nations morcelées qui faisaient autrefois partie de l’Empire Cymrien – Sorbold, Roland et les terres à présent occupées par les Firbolgs – ne sauraient maintenir la paix et résister de nouveau à la guerre qu’en se réunissant en un pays commun. Rhapsody avait remarqué qu’il manquait un royaume, dans sa démonstration. « Et les Lirins ? demanda-t-elle un soir, en levant les yeux de sa tasse de thé de fougère à miel. — Les Lirins n’ont jamais été membres du Royaume Cymrien. Après tout ils sont arrivés ici les premiers et ils ont résisté pour demeurer indépendants. Mais c’étaient des alliés, et même des amis de la Première Génération, les réfugiés qui avaient réussi la traversée et débarqué ici. Il est malheureux qu’ils aient fini par sombrer dans la guerre, qui a dévasté la majeure partie de Tyrian. Qui plus est, elle a fait exploser les structures même de la société. Maintenant, même les Lirins sont divisés entre eux. C’est une honte. » Lorsque Llauron se tut, Rhapsody hocha la tête. « Je vais devoir partir bientôt », dit-elle en fixant le feu. Dans les yeux que l’Invocateur posa sur elle, elle ne vit pas cet éclat qu’elle y lisait parfois, lorsqu’il était contrarié. « Oh, quel dommage. Je savais que ce jour finirait par arriver, mais je dois avouer que je l’ai redouté, ma chère. Nous en sommes tous venus à beaucoup vous aimer, ici, Gwen, Vera et moi. Et je suis sûr que tous vos professeurs seront bien peinés de vous voir partir. — Je serai moi aussi bien désolée de quitter tout le monde, répondit-elle avec sincérité. Et j’ai tellement appris de vous tous. » Une pensée lui traversa alors l’esprit. « Puis-je vous poser une question, au sujet des professeurs filidics ? — Bien sûr. — La religion n’impose pas le célibat aux prêtres, n’est-ce pas ? — Non, nous laissons cette condition contre-nature à la religion patriarcale de Sepulvarta, au Patriarche et à ses bénédictes – ce sont les équivalents de nos grands prêtres, le rang juste inférieur au sien, dans la hiérarchie de cette foi. On désigne aussi les bénédictes sous le nom de Bénisseurs, comme pour le Bénisseur d’Avonderre. Pourquoi cette question ? — Eh bien, je trouvais intéressant qu’aucun des grands prêtres de Gwynwood ne soit marié. » Llauron se recula dans son fauteuil et joignit le bout de ses doigts en clocher. « En effet, aucun n’est marié, songea-t-il à voix haute. Eh bien, Ilyana a été mariée, mais son mari a été tué dans une rixe à la frontière, il y a une dizaine d’années. » Lark ne s’est jamais mariée, mais comme vous le savez, elle est très timide, tout comme Frère Aldo. Il préfère la compagnie des bêtes à celle des femmes, même si je serais en mesure de lui en présenter qui puissent prétendre aux deux appellations, dit-il en riant. Gavin n’est pas là très souvent, ou en tout cas jamais assez longtemps pour s’établir. Il est toujours sur les chemins forestiers. Quant à Khaddyr, eh bien, étant mon Taniste, il est interdit de mariage et de descendance. » Rhapsody fronça les sourcils. « Votre quoi ? — Les Filids se servent de la loi de Tanisterie pour choisir un successeur à l’Invocateur, plutôt que d’avoir recours aux rituels barbares d’autrefois, qui entraînaient souvent un combat à mort. — Oh, oui, Khaddyr m’en a touché deux mots, mais il a dit que ces rituels n’étaient plus pratiqués depuis très longtemps, et que vous-même n’en étiez pas issu. — C’est exact. La Tanisterie exige que ce soit l’ordre religieux lui-même qui désigne le successeur de l’Invocateur. En général quelqu’un de robuste et plein d’entrain, susceptible de survivre au guide spirituel. » Il se pencha d’un air de conspirateur. « Franchement, je crois être beaucoup plus jeune de corps et d’esprit que Khaddyr, le pauvre. Je doute qu’il m’enterre. » Rhapsody eut un petit rire coupable. « Je suis d’accord avec vous. — En fait, je crois que lorsque le Conseil des Anciens se réunira, il est possible qu’il retire ce titre à Khaddyr pour le donner à Gavin, faisant de lui mon Taniste. Il a plus de chances de vivre plus longtemps que moi et c’est un homme très sage. Non pas que Khaddyr ne soit pas un homme bien, évidemment. Khaddyr est l’un des hommes les plus gentils que je connaisse, et je pense que c’est ce qui fait de lui un si bon guérisseur. » Rhapsody opina. « Mais un Taniste fait vœu de célibat, parce que tout l’intérêt de sa fonction est d’éviter les conflits de succession et de lignée. Si les Tanistes devaient avoir des enfants avant de devenir Invocateur, cela compliquerait les choses, notamment la désignation d’un successeur. C’est un système horrible. Il autorise l’Invocateur à se marier s’il le choisit, mais en général lorsqu’il prend ses fonctions, il est devenu un petit homme tout sec comme moi, qui a attendu que son prédécesseur veuille bien mourir. C’est idiot, n’est-ce pas ? » L’épuisement gagnait peu à peu Rhapsody. « Oui, sans doute. Si vous voulez bien m’excuser, Llauron, je crois qu’il est temps pour moi de me retirer. » Llauron se leva en même temps qu’elle et l’accompagna jusqu’à la porte du bureau. « Oui, ma chère, reposez-vous donc. Une rude journée vous attend. » Il lui toucha le bras. « Et bien sûr vous êtes libre d’inviter vos deux compagnons à venir nous rendre visite eux aussi, s’ils le désirent. Je suis certain que j’aimerais beaucoup les rencontrer. » Le bras de Rhapsody se mit à trembler sous ses doigts. Elle n’avait jamais parlé de ses amis firbolgs. Elle planta ses yeux dans le regard bleu vif et elle y vit le reflet étincelant du feu. « Je vous demande pardon ? — Allons, ma chère. Ce sont mes terres. Vous pensiez vraiment que je ne remarquerais pas une présence inconnue sur mon propre territoire ? J’ai d’abord cru qu’il s’agissait d’une incursion firbolg, mais c’était fort peu probable. Les terres firbolgs sont très loin d’ici, et deux voyageurs solitaires n’auraient manqué de rencontrer mes éclaireurs entre ici et Canrif. » Aussi en ai-je déduit qu’ils vous attendaient, puisqu’ils épient ces lieux. Je brûle de savoir comment vous vous êtes retrouvée en si curieuse compagnie, mais cela peut attendre une prochaine fois. Pourquoi ne pas les inviter ici ? » Rhapsody se mit à trembler des pieds à la tête. « Je… Je ne pense pas que ce soit une bonne idée, murmura-t-elle, trahie par sa voix. Ils sont un peu… associables. » Llauron hocha la tête. « Eh bien, je ne les en blâme pas. On traite souvent les Firbolgs comme des animaux. Que diriez-vous d’un compromis ? C’est moi qui irai à eux. Demandez-leur s’ils sont disposés à me rendre visite, voulez-vous ? Je me rendrai à leur campement, seul. Ce serait pour moi très instructif ; je n’ai jamais rencontré de Firbolg. » Rhapsody avait la tête qui tournait. « Très bien, finit-elle par articuler. Je peux leur poser la question. » Le visage du vieil homme arbora un large sourire. « Parfait. J’ai hâte de faire leur rencontre. Bonne nuit, ma chère. — Bonne nuit. » Elle se retira sans tarder et monta l’escalier comme un automate. Une fois dans sa chambre, elle se dévêtit rapidement et se glissa sous les couvertures, se demandant comment elle allait expliquer tout cela à Achmed. Elle connaissait son aversion pour les étrangers, et tout particulièrement pour les prêtres. Toutes les idées qui lui vinrent étaient inappropriées, aussi finit-elle par fermer les yeux, pour s’enfoncer dans un sommeil inquiet. Ses cauchemars de destruction de l’Île se transformèrent, et elle rêva de la réaction de ses amis lorsqu’ils découvriraient combien de leurs secrets étaient éventés. 25 LA LUEUR DE LA PLEINE LUNE projetait d’étranges ombres blanches sur la neige en train de fondre. La cape de Rhapsody tourbillonnait sous le puissant vent d’hiver alors qu’elle chevauchait son alezan dans l’obscurité de la route forestière. Une fois arrivée à l’endroit où les Firbolgs et elle s’étaient séparés, près de Tref-Y-Gwartheg, Rhapsody attacha l’animal à un sycomore dénudé, un sac d’avoine accroché à l’encolure. Puis elle se débattit dans la boue jusqu’à la clairière où elle avait rendez-vous avec Achmed et Grunthor. Elle n’eut aucun mal à trouver le lieu, pour deux raisons ; d’abord parce qu’elle avait été formée par Gavin. Il l’avait emmenée plusieurs fois dans les parages et chaque fois, c’est sans effort qu’elle avait repéré le marqueur laissé par Achmed. Ensuite parce que deux ombres, dont l’une énorme, l’attendaient déjà sur place. Ce n’est qu’en apercevant ses deux compagnons firbolgs dans la clairière qu’elle mesura combien ils lui avaient manqué. Concernant Grunthor, elle n’en fut pas surprise outre mesure. Ce qui en revanche la prit un instant au dépourvu, c’est de constater qu’elle ressentait la même chose à l’égard d’Achmed. Pendant très longtemps, le long de la Racine, elle l’avait vraiment détesté, le rendant responsable de ce cauchemar. Même après cette éternité passée côte à côte, il n’avait pas été aisé de convertir une telle relation en amitié. Mais à présent, en voyant son ombre au clair de lune sous le dais de feuillage, elle comprit qu’il lui était beaucoup plus cher qu’elle avait bien voulu le croire. Peut-être était-ce dû au passage du temps, peut-être s’était-elle tout simplement habituée à lui. Mais peut-être était-ce aussi parce qu’il était l’une des deux seules personnes dans ce monde à l’avoir connue dans son ancienne vie. Elle se jeta dans les bras tendus de Grunthor, luttant pour oublier l’odeur ignoble qu’il avait gardée sur lui, depuis la Racine. Contrairement à elle, les Firbolgs n’avaient pas eu l’occasion de prendre un bain digne de ce nom au cours des deux derniers mois. Il était remarquable qu’ils aient réussi à demeurer inaperçus tout ce temps. Elle-même les sentait à distance respectable. « Je m’inquiétais, duchesse, mais vous êtes un régal pour les yeux, dit le sergent, la voix un peu émue. — Vous ne pouvez pas savoir comme je suis heureuse de vous voir », affirma-t-elle en le serrant fort contre elle. Lorsqu’il la reposa à terre, elle se tourna vers Achmed et ouvrit les bras à nouveau. Elle crut voir un petit sourire papillonner sur ses lèvres, au clair de lune ; il l’étreignit furtivement et la mena jusqu’à un bosquet où ils pourraient discuter à l’abri du vent. Lorsqu’ils eurent atteint le couvert des arbres, ils s’assirent les uns en face des autres sur un tronc gelé, pour pouvoir se parler sans lever la voix. « Vous ont-ils bien traitée ? Vous a-t-on abusée de quelque manière que ce soit ? demanda immédiatement Achmed en frappant l’une contre l’autre ses mains gantées. — Non, pas du tout. Vous avez découvert quelque chose d’intéressant ? — Plutôt, oui. Le plus important vous concernant, c’est que nous avons exploré le territoire, surtout vers le sud, un lieu appelé Avonderre, et que nous avons trouvé le chemin jusqu’au port principal. Il ne devrait pas être compliqué de vous y emmener sans nous faire remarquer, et de là vous aider à rentrer chez vous. » La bouche de Rhapsody s’assécha d’un coup, et elle refoula les larmes que le Dhracien lui avait interdit de verser, bien longtemps auparavant. « Ce n’est plus la peine », dit-elle, la voix brisée. Les yeux dépareillés la dévisagèrent avec étonnement. « Quoi ? Pourquoi ? — Parce que mon chez-moi a disparu il y a quatorze siècles. » Lorsqu’elle eut repris une contenance, les deux Firbolgs questionnèrent Rhapsody sur ce qu’elle avait appris au cours de son séjour chez Llauron, notamment toutes les informations concernant Serendair. Elle leur raconta tout ce qu’elle savait, le répétant parfois plusieurs fois, insistant sur l’histoire de Gwylliam relatée par Llauron, et son pressentiment de la chute de l’Île. Elle expliqua l’arrivée des Cymriens et leur intégration à la culture de cette terre, et comment l’Ère qu’ils avaient initiée et le royaume qu’ils avaient fondé avaient disparu en fumée dans le chaos de la guerre, des siècles auparavant. Achmed lui posa de nombreuses questions auxquelles elle ne sut répondre, notamment sur les faits qui avaient conduit l’Île à sa perte, et combien de temps s’était écoulé entre leur fuite le long de la Racine et le moment où les navires cymriens avaient pris la mer. Rhapsody se fatigua vite de ses questions. « Écoutez, je n’ai pas trouvé très prudent de le lui demander, dit-elle, un peu irritée. Qu’est-ce que vous vouliez que je lui dise ? “Hé, Llauron, j’ai jamais entendu parler de votre Gwylliam, là, il a dû débarquer après Trinian, qui était prince héritier, quand j’habitais là-bas. Gwylliam, il est combien de rois plus loin, exactement ?” » Sous sa capuche déchiquetée, Achmed s’autorisa un petit sourire. « Un point pour vous. J’espérais juste apprendre comment les choses s’étaient passées, dans le coin, si ce qui se préparait à notre départ s’est réellement produit ou non. — Je n’en ai aucune idée. Je ne sais même pas si Gwylliam est de la lignée de Trinian, ni même si Trinian est monté sur le trône. Pour autant que je sache, Gwylliam ou un de ses prédécesseurs a très bien pu usurper le titre aux héritiers légitimes. — Vous n’imaginez pas à quel point c’est possible. — Et je m’en moque ! » s’écria-t-elle. Grunthor lui posa une main empressée sur les lèvres, lui recouvrant presque tout le visage du même coup. Elle baissa la voix, mais sa colère demeura intacte. « Vous ne voyez pas ? Ça ne change rien du tout ! Tout ce que j’ai aimé, tous ceux que j’ai aimés sont morts, et depuis plus de mille ans. Vous croyez que ça m’intéresse, de savoir de quelle dynastie descend le roi ? De savoir si ceux qui vous pourchassaient ont vécu encore un an, ou dix, ou cent ? Ils sont morts, eux aussi. Alors réjouissez-vous : vous avez perdu vos ennemis. Mais n’espérez pas que je me joigne à vous. » Achmed et Grunthor échangèrent un regard. « J’espère que vous dites vrai, mam’zelle, finit par dire Grunthor. — Bien sûr que je dis vrai. Vous n’avez pas entendu ce que j’ai dit ? Quatorze siècles. — Rien n’est acquis, Rhapsody. Pour certains esprits malins, le temps n’est ni une barrière, ni une limite. — Eh bien, Achmed, pourquoi vous n’iriez pas poser la question à Llauron en personne ? Il veut vous rencontrer, tous les deux. » Achmed se rétracta comme une des cordes de son cwellan. « Quoi ? » Rhapsody sentit qu’elle se recroquevillait sous le regard glacial. « Il sait que vous êtes là ; il me l’a dit hier soir. Je ne vous ai pas dénoncés, je vous le jure. C’est le chef suprême de cet ordre religieux, les Filids. Chacun d’eux connaît intimement la forêt ; c’est son territoire. Il sentait votre présence. Il a dit qu’il aimerait vous rencontrer, et qu’il viendrait à vous, si vous n’aviez pas envie de venir jusqu’à lui. » Grunthor prit un air consterné, et Achmed s’enfouit la tête dans les mains. « Par les dieux. J’imagine qu’il fallait s’y attendre. C’est un lieu bien étrange. Tout ce qu’on a vu n’avait aucun sens, où qu’on aille. — Comment ça ? — Tous les endroits que nous avons explorés semblaient victimes d’incursions violentes. Frontières et villages subissent des raids isolés, contre lesquels ils sont complètement démunis et sans armes, même s’il paraît évident que tous les habitants de cette région s’attendaient à pareille évolution. » Nous avons d’abord cru que les terres lirin au sud étaient en guerre, mais il n’y a pas d’autres signes en ce sens. Hormis des pillages incohérents, des destructions et des massacres sans raison apparente. » Les pillards ne viennent jamais du même endroit, et leurs seuls buts semblent être la destruction et la terreur. Nous les avons vus brûler des quantités considérables de biens de valeur sur la place d’un village, au lieu de les emporter pour les vendre. » Une fois, nous avons suivi un groupe qui avait dévasté une ville en Avonderre. Ils sont rentrés dans les casernes de la ville même qu’ils venaient de piller. Nous aurions pu imputer cela à une mutinerie, mais dans les quelques jours qui ont suivi, la ville a essuyé un nouvel assaut, et cette fois-ci les mêmes gardes l’ont défendue au péril de leur vie. » Quelque chose de mauvais, de diabolique même est à l’œuvre dans ces terres. La guerre n’est que la conséquence finale de toute une série d’actions comme celle-ci, surtout lorsque la haine raciale s’en mêle. Ce n’est qu’une question de temps, avant que les terres lirin et certaines des principautés du centre de Roland se déclarent une guerre totale. » Rhapsody soupira. « Magnifique. Il est trop tard pour retourner vivre sur la Racine ? » Grunthor gloussa. « Désolé, Votre Altesse, la taverne est fermée. — Peut-être que la rencontre avec ce prêtre nous apportera des réponses à ces questions », fit remarquer Achmed, comme s’il réfléchissait à voix haute. Il grimaça. « Je déteste les religieux, mais je suppose que je pourrai me pincer le nez pour lui parler pendant quelques heures. — Sans vouloir vous offenser, mon cher frère, dit Rhapsody en riant, je ne suis pas certaine que ce soit vous qui deviez vous boucher le nez. » Malgré la distance qu’observait Grunthor, Rhapsody percevait la nervosité de son alezan. Elle sentait les muscles de ses flancs trembler entre ses jambes. « Je reviendrai dans la matinée, affirma-t-elle en caressant l’encolure de l’animal pour le réconforter. Une fois que j’aurai donné le message à Llauron, je reviendrai attendre sa venue avec vous. » Elle saisit les rênes. « Une minute », dit Achmed. Il fouilla dans la poche de sa cape de fortune et en sortit la toile marquée au charbon. « Pouvez-vous déchiffrer ceci ? » Rhapsody la lui prit des mains et la tendit devant son visage dans l’obscurité pour profiter des quelques rayons de lune. Une seconde plus tard une petite flamme étincela et Achmed dirigea vers elle la mèche de son briquet. Elle fronça les sourcils. « Qu’est-ce que c’est que ça ? — C’est le relevé que nous avons fait sur cette plaque dont nous vous avons parlé, dans le bateau-temple. — Hum. Ce n’est pas très clair. Ces symboles sur le dessus signifient Kirsdirke – non, Kirsdarke. Il y a trop de parties manquantes ou imprécises en dessous pour se faire une idée de ce que dit le texte. Ça parle de Kirsdarke livré à la mer et à la main du Tout-Dieu, probablement “le Créateur”. Abbat – Père – quelque chose qui commence par un “M”, je ne sais pas. Cette partie-là fait allusion à l’autel de pierre du temple du Tout-Dieu. — Cette plaque se trouvait sur le devant d’un bloc d’obsidienne. — C’était peut-être l’autel de pierre. Ici on mentionne Serendair, je crois du moins. Je distingue quelques lettres à droite qui pourraient composer Serendair. Ça pourrait être autre chose. Là il est question de Kirsdarke porté par quelqu’un du nom de Ma-gint, peut-être, Monodiere. — MacQuieth ? MacQuieth Monodiere ? » Rhapsody hocha la tête. « Peut-être, c’est possible. Je ne peux pas vous dire. Vous voulez dire le MacQuieth ? Le héros de chez nous ? — Oui. Nous pensions qu’il s’agissait peut-être de Monodiere, mais il semblerait que nous soyons encore plus loin de Serendair que ça. — Vous avez raison, acquiesça Rhapsody. Monodiere se trouvait sur une partie du continent qui faisait affaire avec Serendair, et que les cartographes connaissaient. Cet endroit n’apparaissait sur aucune carte, du moins en détail, mais il était inhabité lorsque nous… » Sa voix se brisa. « Ça n’a pas dû être facile, de s’adapter à cette nouvelle conception du temps, surtout après les mois que nous venons de passer, dit Achmed avec une gentillesse qui ne lui ressemblait pas. Ça va s’améliorer. » Rhapsody essaya de sourire, mais en vain. « Pour vous, peut-être, concéda-t-elle. Je reviens plus tard. » D’un claquement de langue elle remit le cheval en route et s’éloigna dans la nuit. Llauron arriva dans la clairière au milieu des bois deux nuits plus tard. Un feu avait été allumé, et des rondins disposés autour pour s’asseoir, afin d’encourager ce que Rhapsody envisageait d’ores et déjà comme une conversation difficile. Achmed s’était drapé dans sa cape et sa capuche, laissant seuls ses yeux visibles. Grunthor quant à lui avait opté pour le confort et retiré son casque à pointe, partant du principe qu’il serait facilement identifiable, avec ou sans. L’Invocateur vint vêtu comme à son habitude, de la tunique grise de son ordre, nouée à la taille par une simple corde de chanvre. Il se tint à distance respectueuse du feu jusqu’au moment où on l’invita à s’approcher. Il vint s’asseoir en devisant d’une voix joviale, puis il ouvrit le sac qu’il avait apporté avec lui et offrit aux autres des fruits, du pain et du fromage, ainsi qu’une bouteille d’eau-de-vie, pour laquelle il sortit de petites timbales en argent. « C’est un plaisir de vous rencontrer tous deux, dit-il en versant une rasade généreuse d’alcool dans le gobelet de Grunthor. Les amis de cette jeune dame sont les bienvenus dans ces bois, ainsi que dans ma maison. Quand nous nous connaîtrons mieux, peut-être me ferez-vous l’honneur de venir profiter de mon hospitalité. C’est une demeure toute simple, mais les lits y sont confortables et la nourriture, saine. Et nous pourrions vous rééquiper de pied en cap. » Une nuée d’étincelles jaillit du feu et fut soufflée par le vent. « Nous verrons, déclara Achmed sans s’engager. — J’espérais que vous pourriez nous raconter une histoire, Llauron, peut-être l’histoire de ce lieu. J’ai dit à Achmed et à Grunthor quel merveilleux conteur vous faites », intervint la jeune femme. Le brasier se reflétait sur le visage bienveillant. « Bien sûr. J’en serais ravi. » Il se pencha en avant et appuya ses coudes sur ses genoux, puis porta à ses lèvres ses mains jointes. Ses yeux brillaient dans l’obscurité. « Il y a bien longtemps, bien plus d’années que même Celui-Qui-Compte ne pourrait en dénombrer, une ancienne dragonne cuivrée vivait au pied du Grand Arbre Blanc, bien qu’il ne fût à l’époque qu’un arbrisseau de l’enfance de la Terre. Ces terres étaient siennes, depuis la frange nord du royaume lirin, au sud, jusqu’à la limite du Hintervold, au nord ; elle vivait là seule, car elle se méfiait des étrangers, des humains en particulier. » Son pouvoir sur la Terre était si grand que nul homme ne pouvait approcher son domaine, aussi ce lieu resta-t-il un mystère pour le monde des humains. Elle accordait cependant sa confiance aux Lirins, car bien que leur race ne fût pas aussi ancienne que la sienne, comme elle ils ne faisaient qu’un avec cette terre et entretenaient des relations de voisins paisibles. Cette dragonne s’appelait Elynsynos. » Un jour, la dragonne regarda par-dessus la mer et aperçut une lueur sur les vagues, qui ne ressemblait à rien de ce qu’elle avait déjà vu. C’était un feu brûlant dans l’eau, protégé par un minuscule globe de cristal, comme une bougie sur l’eau, une balise de marin par temps couvert ou après un naufrage, un phare dans la nuit. Ce mélange de deux éléments opposés, le feu et l’eau, fascina Elynsynos et elle interpréta cela comme un signe que les temps changeaient. » Peu après un marin posa le pied sur sa terre. C’était un homme grand, à la peau dorée, de la race connue sous le nom d’Anciens Serennes, les autochtones de l’île de Serendair, cette terre de l’autre côté du monde. La dragonne fut plus excitée encore en constatant qu’il était issu des Premiers Nés, les cinq lignages dont l’origine remonte aux commencements du monde. Comme les Anciens Serennes, les dragons sont eux aussi des Premiers Nés. — Quels sont les autres lignages ? demanda Grunthor. — Chacun des cinq éléments, l’éther, l’eau, le vent, la terre et le feu, est parent d’une race. Les Serennes étaient les plus anciens, nés de l’éther, dont sont faites les étoiles. Les enfants de l’eau furent appelés Mythlin. Ceux descendants du vent, les Kith. Les dragons étaient le fruit de la Terre même. Quant à la race à laquelle donna naissance le plus rude des éléments, le feu, on les appela les F’dors. Mais c’est une autre histoire, qui se raconte plus volontiers à la lumière du jour. » Ce marin avait pour nom Merithyn. C’était un explorateur, envoyé en mission par son souverain, Gwylliam, pour chercher une terre propre à accueillir son peuple. Gwylliam savait leur terre sur le point d’être détruite par le feu, et il voulait sauver son peuple et sa culture. Mais je soupçonne aussi qu’il voulait préserver son pouvoir. Il avait envoyé Merithyn trouver le lieu de sa renaissance. » Merithyn finit par arriver en vue des frontières du royaume d’Elynsynos mais, contrairement aux autres hommes, il put les traverser sans peine. Peut-être parce que, en tant que Premier Né d’une race plus ancienne que celle d’Elynsynos même, son lien aux éléments était plus fort que le sien. Peut-être voulait-elle tout simplement qu’il vînt à elle. Dans son état de fascination elle avait pris forme humaine, la forme de sa race à lui, qu’elle estima attirante. Elle dut y mettre beaucoup d’habileté car, en débarquant sur la plage, Merithyn tomba amoureux d’elle. » Elynsynos abandonna elle aussi son cœur au marin. Lorsqu’il lui expliqua sa mission, elle décida que le meilleur moyen de résoudre son dilemme était de le garder pour toujours à ses côtés en offrant asile à son peuple. » Merithyn en fut transporté de joie, et rentra à Serendair annoncer cette invitation à Gwylliam et préparer les réfugiés au voyage. Il promit à Elynsynos de revenir et, comme gage de son serment, lui offrit son ber de Crynella, cette balise de feu et d’eau mêlés qui avait présidé à leur rencontre, et qui tenait son nom de la reine serenne qui l’avait conçu pour son amant marin. » Gwylliam fut enchanté de cette nouvelle. En l’absence de Merithyn, il avait commencé à préparer l’évacuation et on armait trois flottes de vaisseaux, presque un millier au total. Gwylliam avait attendu d’en savoir plus sur leur destination avant de choisir les derniers équipements des bateaux, qu’il envisageait d’envoyer en trois vagues consécutives, pour augmenter les chances de survie. » En découvrant que cette nouvelle terre était inhabitée, il décida qu’il n’était pas nécessaire de faire voyager l’armée dans la Première Vague. Au lieu de quoi il envoya ceux qui concevraient et bâtiraient le nouveau monde, ingénieurs et architectes, guérisseurs et fermiers, maçons et charpentiers, médecins, savants et Filids. Bien que toutes les engeances fussent représentées, la moitié de cette Première Flotte était constituée de Lirins, du fait de la présence de cette race dans le nouveau monde. Pour protéger cette Première Flotte, il envoya le champion des Lirins, une femme du nom d’Oelendra, qui était l’Iliachenva’ar, et quelques membres de sa suite. — La quoi ? l’interrompit Rhapsody. — L’Iliachenva’ar. Littéralement, ce terme signifie “porteur de l’épée de lumière”, une arme connue sous le nom de Clarion, l’Étoile du Jour. C’était une fière lame, consacrée par le feu et les étoiles, l’éther – ou seren, dans leur langue. » Achmed hocha la tête, mais ne dit rien. C’était donc par ce biais que l’épée serenne était arrivée jusqu’ici. « Quoi qu’il en soit, poursuivit Llauron, avec Merithyn pour guide jusqu’à la terre neuve, et Oelendra comme protectrice, la Première Flotte était bien préparée à traverser l’océan et à survivre au pays de la dragonne. » La Deuxième Flotte, composée presque à l’identique de la première, mais avec des renforts militaires, prendrait la mer quelques semaines plus tard. » La Troisième et ultime Flotte partirait au tout dernier moment. C’était la dernière chance d’évacuation de la population, et l’armée serait là pour assurer le bon déroulement des opérations. C’est avec cette Flotte que s’embarqua Gwylliam lui-même, resté en arrière pour encourager les traînards à partir. Il demeura jusqu’à ce que le dernier vaisseau de la dernière Vague fût prêt à appareiller, puis monta à bord et regarda disparaître à l’horizon, pour la dernière fois, l’Île qui lui appartenait de droit. » On dit que la traversée fut périlleuse et difficile. À mi-chemin, en plein océan, un gigantesque ouragan se déchaîna, un cyclone tel qu’on n’en avait jamais vu de mémoire d’homme. La légende prétend qu’en son œil se trouvait un démon de puissance suprême, un monstre qui avait engendré ce cataclysme dans le seul but de détruire les vaisseaux. » Le visage de Llauron perdit un instant l’expression captivée qu’il arborait depuis le début du récit, et un air malicieux pétilla dans ses yeux. « Bien sûr, quand vous en saurez plus au sujet des Cymriens, vous verrez qu’ils se faisaient une idée exagérée de leur propre importance. Une catastrophe naturelle ne pouvait avoir d’autre but que de leur nuire, en dépit de toutes les autres victimes innocentes qu’elle faisait par ailleurs. » Revenons à notre histoire. Le navire de Merithyn coula. Certains récits rapportent qu’il mourut en se sacrifiant au démon au cœur du cyclone, sauvant ainsi la Première Flotte, mais il est plus probable qu’il fut simplement victime de l’ouragan, puisque son bateau se brisa et sombra corps et biens. Quelques autres vaisseaux disparurent eux aussi. » Sans Merithyn pour les guider, c’est à Oelendra, l’Iliachenva’ar, qu’il incomba de mener les réfugiés en un lieu qu’elle n’avait jamais vu elle-même. L’épée flamboyante des étoiles servit de phare au milieu des éléments déchaînés et protégea la flottille, jusqu’à la fin de la tempête. » Par miracle, la Première Flotte aborda la côte d’Avonderre tout près de l’endroit où Merithyn lui-même avait jeté l’ancre. Une fois qu’ils se furent regroupés, et assurés qu’aucun autre bateau n’arriverait plus, Oelendra les mena sur les terres de la dragonne, leur hôte, qui les avait invités. Ils rencontrèrent cependant deux problèmes. » Cette histoire, que Rhapsody n’avait jamais entendue auparavant, ne manquait pas d’intriguer la jeune femme. « Et quels étaient-ils ? demanda-t-elle en essayant de prendre un air détaché. — Eh bien, pour commencer, Elynsynos fut à l’évidence très abattue de ne pas voir arriver Merithyn. C’était son amour pour lui qui l’avait directement conduite à proposer d’ouvrir pour la première fois sa terre à d’autres créatures que les Lirins. Dire qu’elle fut déçue de son absence serait un vaste euphémisme. » En outre, ne sachant pas ce qui lui était arrivé, elle se sentit trahie. Elle piqua une colère monstrueuse, abandonna l’Arbre et son royaume et se retira dans sa grotte au cœur des terres perdues du nord, là où Merithyn avait gravé les paroles de Gwylliam : Cyme we inne fird, de l’empri de morp en lif inne dis smylte terr. — Ce qui signifie ? demanda Achmed d’un ton maussade. » Llauron sourit. « Bien sûr. Comme c’est grossier à moi de ne pas vous l’avoir traduit. En vieux cymrien et dans le jargon universel des marins, cela veut dire : “C’est en paix que nous venons, de l’emprise de la mort à la vie, sur cette terre favorable.” Peut-être que la traduction la plus exacte de smylte serait sereine. C’est cette expression qui a valu aux réfugiés de Serendair le nom de “Cymriens” auprès de ceux qu’ils ont fini par rencontrer là-bas, puisque c’était la première chose qu’ils disaient en croisant quelqu’un. » L’une des tragédies de cette histoire, c’est que si Merithyn n’avait pas lui aussi aimé Elynsynos, elle aurait su ce qui lui était arrivé. Il lui avait donné son ber de Crynella, sa balise de détresse. Malgré sa petite taille, il s’agissait d’un objet puissant, car il contenait la force jointe de deux éléments opposés, le feu et l’eau. S’il l’avait eu avec lui au moment où le bateau avait coulé, elle l’aurait aperçu depuis la côte, et aurait même peut-être pu venir à son secours. Mais il le lui avait laissé pour la réconforter, comme gage de son amour. Hélas, il en va de même pour beaucoup de bonnes intentions. Et maintenant il ne sert plus que de porte-clefs à un vieil homme. » Sur ces paroles, il fouilla dans la poche de sa tunique et en sortit un petit globe de cristal de la taille d’une châtaigne. Le minuscule globe lumineux déchirait les ténèbres, illuminant l’Invocateur dans un cercle éclatant qui faisait pâlir le feu à ses pieds. La bouche de Rhapsody s’ouvrit toute seule, malgré les efforts de la jeune femme pour rester désinvolte. « C’est lui ? C’est le ber de Crynella ? » Llauron gloussa. « Oui, ou une bonne copie. On ne peut jamais faire tout à fait confiance aux marchands d’antiquités, après tout. — Vous l’avez acheté ? Une relique ancienne ? — Oui. Je l’ai même payé une petite fortune, pour tout vous avouer. — Vous disiez qu’il y avait deux problèmes, intervint la voix tranchante d’Achmed, dissipant la rêverie causée par la lueur de la bougie. Quel est le second ? » Le visage ridé de Llauron perdit son sourire. « Ce que Merithyn n’avait jamais su, c’est qu’à son départ, Elynsynos était enceinte. » 26 « ENCEINTE ? LA DRAGONNE ÉTAIT ENCEINTE ? » L’expression sur le visage de Rhapsody fit rire Llauron. « L’image est amusante, quand on y pense, n’est-ce pas ? — Pas pour moi, dit-elle. Je trouve ça très triste. Je suis sûre qu’elle était terrifiée, qu’elle se sentait seule et effondrée devant ce qu’elle prenait pour une trahison, surtout si elle se retrouvait piégée dans une forme qui n’était pas la sienne. » La Baptistrelle se tut, et le feu faiblit sensiblement. « En effet, et c’est sans doute ce qui la poussa à faire ce qu’elle fit. — À savoir ? » demanda Achmed, agacé par la stratégie du conteur. — Lorsqu’elle constata que Merithyn n’était pas dans la Première Flotte, Elynsynos abandonna les enfants au pied de l’Arbre et partit. — Les enfants ? » répéta Grunthor. Sa voix fit légèrement sursauter Rhapsody, car il n’avait pas soufflé mot pendant tout le récit. « Il y en avait plus d’un ? — Oui, elle avait donné naissance à trois filles, des triplées, bien que différentes. Sachant que sous sa forme naturelle, elle pondait, une naissance multiple n’avait rien de surprenant. Lorsque les Cymriens arrivèrent au pied de l’Arbre, ils y trouvèrent les femmes. Elles avaient grandi rapidement, en l’absence d’une mère nourricière. Les dragons sont très résistants, m’a-t-on dit. » Les femmes ressemblaient à leur père, de haute stature et à la peau dorée comme lui, bien qu’elles eussent aussi tous les traits de leur mère. Comme elles avaient l’apparence d’Anciens Serennes, la Première Flotte se sentit une affinité immédiate avec elles. » Ces femmes étaient dotées de pouvoirs peu communs, comme on peut s’y attendre dans l’union de deux races premières nées. Leur père ayant parcouru le Méridien Premier en long et en large, elles étaient liées au Temps au même titre qu’aux autres éléments. Malheureusement, la conséquence directe de ce don était la démence, pour chacune d’entre elles, bien qu’à des degrés divers. » La plus jeune, Manwyn, était l’Oracle de l’Avenir. On dit que c’était la plus folle des trois, car la connaissance de l’avenir est la plus puissante et la plus menaçante. La légende raconte qu’elle divaguait souvent, et qu’elle passait le plus clair de son temps à marmonner toute seule. Et bien que son don fût extrêmement puissant, il était aussi inutile, car distinguer les véritables prophéties des délires de la démente relevait de l’impossible. » La sœur du milieu, Rhonwyn, était la Prophétesse du Présent. On la disait douce et lucide, mais seulement dans l’instant, puisqu’elle ne gardait aucun souvenir de ses pensées à la seconde où le Présent se transformait en Passé. » Des trois, seule l’aînée, Anwyn, fut en mesure d’accueillir les réfugiés. Elle détenait les secrets du Passé, savoir moins volatil et moins dangereux que celui de sa plus jeune sœur, et plus cohérent et significatif que celui de sa puînée. Par conséquent, elle savait qui étaient les Cymriens et pourquoi ils étaient venus, et leur souhaita la bienvenue dans les terres qui avaient appartenu à sa mère. » Ainsi, les Cymriens de la Première Flotte, la reconnaissant comme lien vivant entre l’ancien monde de son père et le nouveau monde de sa mère, en firent leur reine et s’installèrent en union harmonieuse avec ces terres occidentales et les Lirins de Realmalir. » Venons-en à la Deuxième Flotte. Contrairement à la Première, qui avait essuyé le plus gros de l’ouragan, la Deuxième Flotte le vit approcher de loin. Ils purent donc éviter des dégâts majeurs. Quelques navires furent néanmoins coulés, mais l’essentiel de la flotte fut seulement dévié de son cap. » Lorsque la tempête se calma, ils étaient allés trop loin pour rectifier le tir, d’autant plus qu’une fois franchi le Méridien Premier, ils furent forcés de faire machine arrière. Ils aperçurent la terre peu de temps après et plutôt que d’essayer de trouver le paradis de Merithyn, leur chef, le grand guerrier MacQuieth, décida d’accoster là, sur les terres habitées de Manosse. Eux et leurs descendants y vivent encore. » À ce nom, les trois compagnons sentirent tous leurs mains devenir moites. Presque tout le monde à Serendair avait entendu parler de MacQuieth, bien que les Firbolgs fussent mieux informés à son sujet que Rhapsody. « MacQuieth était le Kisdarkenvar, ou porteur de Kirsdarke, la légendaire épée d’eau. On dit aussi qu’il était le maître de cet élément. C’est peut-être pourquoi ils traversèrent la mer sans encombre. Et il était bien sûr un grand héros, le champion du roi, l’homme qui tua Tsoltan, chef de l’armée ennemie, dans la Grande Guerre. Il… — Llauron, une seconde je vous prie », l’interrompit Rhapsody avec une certaine nervosité. Le visage d’Achmed se tordit en un rictus, puis il poussa un soupir de frustration. Elle ne vit pas son irritation. « Pourriez-vous répéter ce que vous venez de dire, à propos de Manosse ? Eux et leurs descendants ? Je ne comprends pas. Vous dites que c’était il y a quatorze siècles. Les Cymriens de Première Génération doivent être morts depuis longtemps. » Llauron éclata de rire. « On pourrait le penser, oui, mais on pourrait aussi se tromper. Les Baptistrels, gardiens du moindre détail. Très bien, laissez-moi développer. » La Première Génération était originaire de l’un des cinq lieux où est né le Temps, l’île de Serendair. Ils ont traversé le Méridien Premier, le point où la Terre démarque le Temps, pour se rendre en un autre lieu où est né le Temps – cette terre, berceau des dragons – bien que la Deuxième Flotte eût accosté ailleurs. » La conséquence première en fut que le Temps semblait ne pas avoir prise sur eux, et qu’ils ne vieillissaient pas comme les autres mortels, demeurant à l’âge physique auquel ils avaient traversé le Méridien. Les enfants faisaient cependant exception ; ils continuaient à grandir et, une fois atteint l’âge adulte, ils y restaient éternellement. — Êtes-vous l’un d’entre eux ? » demanda Achmed abruptement. Llauron éclata encore de rire. « Mon Dieu, non, même si parfois j’aimerais avoir leurs pouvoirs et leur longévité. Vous devez me trouver très bien conservé, jeune homme. Eh bien non. Je ne suis qu’un observateur passionné. » Si vous avez encore un peu de patience, j’en ai presque terminé avec la Deuxième Flotte. Quelques-uns des bateaux, notamment ceux dont les passagers étaient des Anciens Serennes et d’autres Premiers Nés, poussèrent plus à l’est, ne souhaitant pas s’installer sur la partie ouest du continent choisie par MacQuieth. Au lieu de quoi ils trouvèrent une petite île inhabitée entre les deux continents, dotée d’un climat clément et de vents tempérés, du fait d’un courant marin chaud. Un véritable paradis, dans lequel ils décidèrent de fixer leur propre colonie, séparée de leurs compatriotes. Leur terre s’appelle Gaematria, aussi connue sous le nom de l’île des Mages de la Mer. » Ce qui nous laisse la Troisième Flotte. La Vague de vaisseaux de Gwylliam attendit qu’il ne reste personne à Serendair souhaitant être sauvé, puis partit sous le vent d’est, en direction du nord. Mais ils accostèrent bien au sud de la Flotte de Merithyn, le long de la côte de ces États non alignés et du pays de Sorbold. » Contrairement à cette riche forêt originelle, préservée de l’homme pendant des millénaires par le dragon qui régnait sur les lieux, les terres où débarqua la Troisième Flotte étaient hostiles et implacables. La majeure partie de Sorbold est aride, et le reste, un paysage de montagnes ou de steppe herbeuse. En outre, les habitants de ces contrées n’appréciaient guère la présence des Cymriens, et cherchaient parfois à les remettre à la mer. La Troisième Flotte dut lutter pour sa survie, se battre pour pourvoir à chacun de ses besoins. » Ils avaient deux avantages, néanmoins. Le premier, c’était Gwylliam lui-même. Il s’agissait d’un homme pragmatique et un chef plein de ressources, versé dans les sciences et la connaissance de la Nature. Et un architecte de grand talent. Bon nombre de ses ingénieuses inventions, associées à sa tactique militaire, furent les clefs de la survie de son peuple. » La présence de l’armée parmi le dernier équipage fut le second avantage. Ce choix avait été providentiel à plusieurs égards. D’abord parce que la Première Flotte n’avait pas paru hostile à la dragonne, puisqu’elle arrivait désarmée ; ils purent donc se présenter non pas comme des envahisseurs, mais comme des visiteurs pacifistes. En outre, la présence de l’armée sur l’Île contribua à sa sécurité jusqu’au dernier moment. Et enfin, elle procura à Gwylliam une force stratégique considérable sur le plus difficile des trois fronts cymriens. Veiller à la sûreté des flottes comptait parmi ses responsabilités, et il s’acquitta fort bien de cette tâche. Si le mal les suivait, il n’avait aucun moyen de l’empêcher. — Et c’est ce qui s’est produit ? » demanda Achmed en se penchant vers la lumière du feu. Llauron détourna un instant le regard. Lorsqu’il fixa de nouveau le Bolg, il avait le visage grave. « C’est possible. Une prophétie y avait veillé. — Une prophétie ? » Le vieil homme adressa un sourire rassurant à Rhapsody, qui fronçait les sourcils. « Oui. Durant l’Ère Cymrienne, avant la Grande Guerre, Manwyn, l’Oracle de l’Avenir, faisait parfois des prédictions, souvent au cours du Conseil Cymrien. Bien sûr, je ne peux que lire l’histoire, donc je ne sais pas quelle en est l’exactitude, mais je l’ai mémorisée il y a longtemps. Voulez-vous l’entendre ? — Oui, répondit Rhapsody, sentant comme un courant froid dans le vent. — Eh bien, j’ai peur d’être allé un peu vite en besogne. Laissez-moi revenir en arrière quelques instants. » La Troisième Vague de Cymriens finit par se frayer un chemin dans les terres, parfois en soumettant leurs agresseurs, et atteignirent la chaîne de montagnes au nord du Désert sorboldien. Une chaîne énorme et redoutable qui divisait les terres au-delà du reste du monde. » Ces terres étaient séparées des montagnes par un profond défilé, au-delà duquel s’étendait une lande fertile et un royaume caché au sol riche des trésors de la Terre. Cette lande était elle aussi inhabitée et, pour les nombreuses raisons que j’ai citées, Gwylliam décida d’installer là la Troisième Flotte. Il appela la terre Canrif, le terme cymrien signifiant siècle, car on disait qu’il lui faudrait cent ans pour devenir la plus grande civilisation que le monde ait jamais connue. » Et il accomplit cette tâche sans faillir. La flotte se composait d’immigrants de races diverses, avec chacune ses besoins propres. Gwylliam répondit à tous. Les souterrains, les Nayns et les Gwadd, établirent leurs maisons dans les interminables tunnels de la chaîne montagneuse. Les hommes trouvèrent des champs et des prairies où bâtir leurs fermes sur la Lande Désolée, et plus à l’intérieur du Royaume Caché. Et les Lirins qui avaient voyagé avec lui installèrent leurs villages dans une sombre forêt qu’ils avaient découverte. » En outre, Gwylliam fit construire une vaste et florissante cité dans les montagnes mêmes. Il conçut d’énormes machines destinées à emplir les grottes souterraines d’air frais l’été, et d’air chaud l’hiver. Avec l’aide des Nayns, il fabriqua des forges géantes qui brûlaient en continu, battant le fer qui servirait à bâtir l’empire et les armes pour le défendre. — Où se trouvent ces montagnes ? demanda Achmed. Comment les appelle-t-on ? — Elles s’étendent à l’est de la province de Bethe Corbair, la frontière la plus orientale de Roland. Elles bordent aussi le territoire bolg, par le nord. Les Cymriens les nomment les Manteids, mais les Firbolgs, qui y vivent aujourd’hui, les appellent les Dents. — Les Dents ? répéta Rhapsody d’un air incrédule. — Oui, et vous comprendrez pourquoi, si vous devez les voir un jour. C’est une description assez juste. Ce qui faisait autrefois la gloire de Canrif est aujourd’hui le domaine des Firbolgs, un lieu sombre et inhospitalier. » Grunthor prit un air dégagé. « J’espère bien. » Llauron sourit et sirota une gorgée d’eau-de-vie dans son petit verre en argent. « Puis un jour, environ cinquante ans après leur arrivée, la Première et la Troisième Flotte se retrouvèrent. Ce fut l’occasion de grandes réjouissances, mais aussi d’une immense confusion. Les membres de la Première Flotte, pour beaucoup d’anciens sujets de Gwylliam et leurs descendants, avaient juré allégeance à Anwyn, qui était leur reine depuis plus d’un demi-siècle. Sachant que la Deuxième Flotte se trouvait à Manosse, et que personne jusqu’alors n’avait eu de ses nouvelles, il se présenta un dilemme. » Les Cymriens souhaitaient se réunir sous une seule bannière, à la fois au nom de leur quête d’origine, de la survie de leur culture et des nouvelles perspectives de domination territoriale. Car à eux deux, Gwylliam et Anwyn régissaient toutes les terres de Roland et de Sorbold, ainsi que Canrif. Les Lirins restaient à part, bien qu’alliés à Anwyn. » Heureusement, on trouva une solution pacifique. Tous les Cymriens tinrent un grand conseil, le premier d’une longue tradition, où ils choisirent à la fois Anwyn et Gwylliam comme souverains du royaume nouvellement réuni. Reconnaissant la possibilité d’un pouvoir dynastique, ils décidèrent tous deux d’officialiser leur union et de se marier. — Est-ce qu’ils s’aimaient ? » demanda Rhapsody. L’Invocateur la considéra un moment d’un air curieux, le vent soulevant ses cheveux gris et raides. « Les textes ne le disent pas, finit-il par répondre. Mais à eux deux ils donnèrent naissance à l’Ère Cymrienne, l’époque la plus florissante que cette terre ait jamais connue. Et ils régnèrent dans la paix et la prospérité pendant plus de trois cents ans. — Et la prophétie ? demanda Achmed. — Ah, oui. Je crois vous avoir parlé d’Oelendra. Elle avait une légère tendance à la paranoïa, d’après ce que j’ai pu lire. Peut-être parce qu’elle ne s’attendait pas à prendre les rênes de la Première Flotte, mais elle dut bien s’en charger, lorsque Merithyn mourut. Toujours est-il qu’elle était convaincue qu’un grand malheur pesait sur le navire de Gwylliam. Lors du conseil, lorsque le seigneur et la dame annoncèrent leurs fiançailles, elle demanda à Manwyn si son soupçon était fondé. Et Manwyn répondit par cette prophétie : Parmi les derniers partis, parmi les premiers arrivés, Indésirables, cherchant un accueil en terre nouvelle. La puissance gagnée en étant les premiers Fut perdue en étant les derniers. Des hôtes l’élèveront, inconscients, Comme l’invité accueilli par les sourires Tout en empoisonnant secrètement le garde-manger Jalousement gardé de son propre pouvoir. Jamais cet hôte n’a ou ne devra engendrer d’enfants, Pourtant toujours il cherche à se reproduire. » Le silence se fit, tandis qu’ils réfléchissaient tous quatre à cet augure. C’est finalement Grunthor qui le rompit. « J’ai aucune idée de ce que ça veut dire, Votre Excellence. Vous voulez bien nous donner un indice ? » Un sourire effleura les lèvres de Llauron. « Je n’en ai aucun moi-même, mon ami. Comme je vous l’ai dit, Manwyn était folle et faisait parfois d’étranges annonces. Ce jour-là, personne n’y prêta grande attention, mais en regardant en arrière, il s’agissait peut-être de la prédiction d’un mal qui s’apprêtait à frapper l’Île, un mal d’ancienne lignée – c’est la phrase “parmi les premiers arrivés” qui me met la puce à l’oreille – qui bien qu’impuissant à son arrivée, avait gagné en force en investissant cette terre. » Rhapsody sentit ses mains soudain glacées. « Et cela s’est-il produit ? » Le vieux visage prit un air attristé. « Difficile à dire, ma chère. Ce sont Anwyn et Gwylliam eux-mêmes qui finirent par précipiter la chute de l’Ère Cymrienne, semant la mort et le chaos parmi leur propre peuple. — Comment donc ? fit Achmed. — Je ne sais pas s’il y avait des problèmes entre eux, avant l’étincelle qui mit le feu aux poudres. J’imagine que oui, car ces choses-là surgissent rarement de nulle part. Pour résumer l’histoire, et sans fioritures, Gwylliam la frappa. On ne sut jamais pourquoi, mais la cause importe peu, au vu de la dévastation qui s’ensuivit. On l’appela simplement le Coup Cruel, plus en allusion à celui porté au peuple cymrien qu’à l’incident entre le seigneur et sa dame. » Furieuse, Anwyn rentra dans ses terres à l’ouest et rallia ses anciens sujets, membres de la Première Flotte, pour défendre son honneur. De là naquit une déchirure profonde au cœur de la nation, car les Cymriens de Première Génération et leurs descendants se voyaient désormais comme un seul et même peuple, loyaux à leurs deux souverains. Mais Anwyn était d’ascendance wyrm, ce qui signifiait qu’elle avait du sang de dragon dans les veines, et rien d’autre ne pouvait l’apaiser que la mort de Gwylliam. » Lorsque l’armée d’Anwyn attaqua ses premiers bastions, Gwylliam fut lui aussi aveuglé par la haine et jura la perte de son épouse déchue et de ses alliés. Il serait impossible de décrire le bain de sang qui en découla pendant sept cents ans. Vous n’en auriez pas le temps et moi pas le courage. Il suffira de dire que la mort de l’Ère Cymrienne fut aussi ignoble que sa naissance et sa vie avaient resplendi. » Anborn, le général de Gwylliam, était un homme brillant et parfois cruel. Les victoires d’Anborn contre la Première Flotte et, par conséquent, les Lirins – qu’Anwyn avait convaincus de se rallier à sa cause – firent de son nom le mot le plus redouté et le plus haï dans leur langue. » Et l’armée d’Anwyn se rendit responsable de la mort d’innombrables colons de la Première Flotte, même s’il devint vite impossible de dire qui avait gagné, mais qu’en revanche tout le monde mourait. Ce ne fut une victoire pour personne et c’est pour cette raison que les descendants lointains des Cymriens qui vivent encore dans ces royaumes divisés ont tendance à ne pas clamer haut et fort leur ascendance. » Achmed ne put s’empêcher de sourire. « Vous voulez dire qu’ici, le mot Cymrien est synonyme de torche-cul ? » Rhapsody lui envoya un méchant coup de coude dans les côtes, mais Llauron se contenta de sourire. « Pour beaucoup, oui. C’est une des ruses du temps, de rendre la mémoire floue. Beaucoup se rappellent la grande puissance bâtie par les Cymriens, plutôt que la destruction qu’ils provoquèrent. En un sens ils sont vénérés, sans doute parce que la plupart des provinces orlandaines – les provinces de Roland –, ainsi que Manosse et l’île des Mages de la Mer, sont toutes dirigées par des Cymriens. — Alors qui a gagné ? demanda Grunthor. — Eh bien, personne, en fait. Anwyn tua Gwylliam, c’est un fait certain, ou du moins prétendit-elle l’avoir fait, et nul ne le revit jamais, aussi eut-on tendance à la croire. Il eût fallu un pouvoir immense pour accomplir cet exploit, du fait d’un détail de poids : Gwylliam était pour ainsi dire immortel, plus encore que les Cymriens eux-mêmes. » Contrairement à ses sujets, qui ne vieillissaient ni ne tombaient malade, mais qui saignaient au même titre que n’importe quel homme, Gwylliam était insensible à toute blessure, dans le nouveau monde. Les textes précisent que c’était peut-être parce qu’il était resté en arrière pour protéger la retraite de son peuple, qu’il avait été le dernier à partir, le dernier à traverser le Méridien Premier, et qu’ainsi le nouveau monde ne pouvait être une menace pour lui. Il est difficile de démêler la véritable raison. » Anwyn revint devant le conseil, triomphante, clamer sa victoire et revendiquer la souveraineté sur les Cymriens et tout leur territoire. À sa grande surprise, le conseil la renvoya et la bannit de son royaume. Aussi, bien qu’elle eût remporté la guerre de sept cents ans et éliminé son mari honni, elle se retrouva sans plus rien. Quel gâchis colossal, vous ne trouvez pas ? — Si, dit Rhapsody avec conviction. Que lui est-il arrivé ? Où est Anwyn, maintenant ? » Llauron finit le reste de son eau-de-vie et jeta la timbale dans son sac d’un geste vif. « Les textes racontent qu’elle s’est retirée dans son repaire montagneux, sur un sommet à pic des Crêtes Blanches dans l’Hintervold, bien au-delà de ses anciennes terres. Il arrive que des malheureux montent la voir, pour s’enquérir du Passé. Après tout, elle était la prophétesse la plus douée de sa fratrie. Quant à savoir s’ils finissent par la trouver, je ne saurais le dire. — Alors où en est la situation, aujourd’hui ? demanda Achmed. — Eh bien, même après la guerre, les Cymriens avaient été tellement touchés qu’ils ne s’en sont jamais vraiment remis. Cela fait presque quatre siècles, et la blessure ne s’est jamais refermée. Ils se sont fondus dans les cultures moins avancées. Quel dommage, vraiment. » Le secret de leur réussite et des progrès stupéfiants de leur civilisation résidait dans les liens qu’ils entretenaient avec les éléments et avec le Temps. Sans eux, le royaume s’est divisé, tout s’est compliqué et a régressé, signant la fin de la splendeur en matière de science et d’érudition, d’art et de commerce international, d’architecture et de médecine. La conséquence, c’est que nous sommes un peuple bien plus primitif. » Même les religions sont divisées. Là où autrefois ne régnait qu’une seule foi, à présent les zones qui se sont alliées à la Première Flotte sont essentiellement des fidèles de mon culte. En revanche, la majorité de Roland adhère à la religion du Tout-Dieu, aussi appelé Créateur. Le chef de cette Église est le Patriarche, dont la basilique se trouve dans la ville sainte de Sepulvarta, au sud, près de Sorbold. Encore un beau gâchis. Nous vénérons tous deux un seul Dieu ; quelle honte que malgré cela nous soyons divisés. » Et la guerre est de nouveau en chemin. Depuis la fin de la Grande Guerre les troubles s’intensifient de manière alarmante et bien qu’en surface la situation ait l’air calme, cela va changer. Les dernières décennies ont vu se multiplier les escarmouches aux frontières, ainsi que des incursions dans les villes et les villages qui sèment une épouvantable destruction. Les tensions raciales augmentent et personne ne semble savoir ce qui provoque cette atmosphère de terreur, pas même parfois ceux que l’on prend en train de commettre de tels actes. Tout cela est très inquiétant. — Qu’est-ce qui pourrait combler cette déchirure, d’après vous, et empêcher cette escalade vers la guerre ? » demanda Rhapsody. Llauron poussa un soupir. « Je ne sais pas si c’est encore possible, ma chère. Quand tout le royaume fut soumis à Anwyn, juste avant son exclusion par le conseil, sa sœur Manwyn tenta d’intervenir, promettant qu’il y avait bon espoir de réparer la déchirure et de rétablir la paix. Mais personne ne voulut la croire. On savait qu’elle essayait d’épargner à sa sœur la perte de ses sujets. — Quelle était cette prophétie ? » demanda Achmed. Llauron ferma les yeux et réfléchit. Puis reprit d’une voix posée : Les Trois viendront, partant tôt arrivant tard, Les âges de la vie de tous les hommes : Enfant du Sang, Enfant de la Terre, Enfant du Ciel. Chaque homme, fait de sang et né dans le sang, Parcourt la Terre, nourri par elle, Tendu vers le ciel et abrité par lui, Il n’y monte qu’en ces derniers instants, ne faisant plus qu’un avec les étoiles. Le sang offre la renaissance, la Terre apporte la nourriture ; Le Ciel donne les rêves dans la vie – l’éternité dans la mort. Ainsi seront les Trois, chacun l’un pour l’autre. L’Invocateur ramassa le reste de ses affaires et du repas. Lorsqu’il eut fini, il les regarda tous les trois. « Cette prophétie parut aussi sibylline pour le conseil qu’elle l’est inévitablement pour vous. Il paraissait clair que ces trois sauveurs étaient Anwyn et ses sœurs, aussi le conseil soupçonna-t-il quelque ruse pour éviter à Dame Cymrienne de se faire évincer. Anborn, le général de Gwylliam, demanda à Manwyn de manière grossière ce que tout cela signifiait et comment les Trois, comme elle les appelait, seraient en mesure de réparer la déchirure. Il n’obtint pour toute réponse que ce charabia : Au début de toute vie, le Sang est mêlé, mais aussi versé ; il se sépare trop aisément pour combler la déchirure. La Terre est partagée par tous, mais elle est elle aussi divisée, génération après génération. Seul le ciel englobe tout, et le ciel ne peut être divisé. C’est donc par cette voie que viendront la paix et l’unité. Si vous cherchez à réparer la déchirure, Général, surveillez le Ciel, de peur qu’il ne tombe. » Alors le grand général se mit à l’injurier, lui hurlant qu’elle pouvait garder pour elle ses prophéties inutiles. Manwyn quitta le conseil, pour suivre Anwyn j’imagine, mais en sortant elle se retourna et énonça une ultime prophétie : “Général, dit-elle, vous devez d’abord combler la déchirure à l’intérieur de vous-même. Avec la mort de Gwylliam, vous êtes désormais roi des soldats, mais tant que vous n’aurez pas trouvé le plus petit de vos semblables pour lui offrir la protection dont il a besoin, vous ne serez pas digne de pardon. Ainsi en sera-t-il jusqu’à ce que vous soyez racheté, ou que vous mouriez sans absolution.” — Et a-t-il été racheté ? — Je n’en ai aucune idée. C’était entre lui et son Créateur. Eh bien, messieurs, comme je l’ai dit à votre amie, vous êtes plus que bienvenus, si vous désirez rester chez moi une nuit ou plus, si vous n’êtes pas attendus quelque part. Je peux vous offrir un lit et l’occasion de prendre un bain, ainsi que des vêtements neufs. Gwen a déjà bien équipé Rhapsody. » La jeune femme et Grunthor se tournèrent tous deux vers Achmed, qui après quelques instants hocha la tête. Grunthor eut un sourire ravi. « C’est bigrement gentil à vous, Votre Altesse. » Tandis qu’ils quittaient tous trois la clairière à la suite de Llauron, Rhapsody tapota le bras du géant. « Grunthor, le titre que l’on donne en s’adressant aux Invocateurs, au Patriarche, aux bénédictes ou aux grands prêtres filidics, ou autres membres haut placés du clergé, est “Monseigneur”, pas “Votre Altesse”. » Le géant bolg lui attrapa la main. « Et si on se dépêche pas un peu d’le rattraper, bientôt votre titre à vous ce s’ra “Mon Dieu j’suis perdue”. » 27 CONTRAIREMENT À LA PREMIÈRE PARTIE de son séjour, le temps que Rhapsody passa chez l’Invocateur avec ses deux compagnons fut un vrai parcours d’obstacles. Ni Achmed ni Grunthor ne souhaitaient être vus des fidèles en permanence à proximité de l’Arbre. Gwen et Vera étaient terrifiées par les deux hommes, Gwen tout particulièrement, à qui échut la tâche délicate de leur confectionner de nouveaux vêtements. Après un essayage avec Grunthor, Rhapsody fut en mesure de mettre en application le nouveau savoir médical qu’elle avait acquis de Khaddyr, pour soulager les palpitations de la gouvernante. Dès qu’ils furent équipés et ravitaillés, ils s’apprêtèrent à prendre congé. Llauron eut l’air désolé de les voir partir. « Où allez-vous, maintenant, ma chère ? demanda-t-il à Rhapsody, qui regardait les hommes charger les sacoches pour le voyage. — Vers l’est », dit-elle simplement. Elle eut la prudence de ne pas lui révéler qu’Achmed et Grunthor voulaient trouver les Dents et le royaume des Firbolgs. Ce n’était pas là un projet qui l’enchantait. Les trois compagnons avaient beaucoup parlé la nuit précédente, débattant de la suite du programme, mais Achmed avait refusé de lui donner les raisons de son choix, déclarant qu’ils en discuteraient une fois qu’ils auraient quitté les terres de Llauron. Ils étaient convenus, à l’issue d’un débat mouvementé, de rester ensemble jusqu’à ce qu’ils acquièrent une meilleure connaissance de la configuration des lieux. À ce moment-là ils détermineraient où Rhapsody vivrait désormais. Après avoir espéré si longtemps retourner sur l’Île, elle n’avait pas encore tout à fait assimilé l’idée de rester pour toujours dans le nouveau monde. Llauron regarda par-dessus son épaule les Firbolgs s’activer. « Vers l’est, hmm ? Eh bien, si c’est le cas, pourquoi ne vous donnerais-je pas une lettre d’introduction auprès de mon cher ami, monseigneur Stephen Navarne. C’est le régent de la province la plus à l’est, il est même duc, pour tout vous dire. Un bon gars, je pense qu’il vous plaira. Et je sais que vous lui plairez aussi. » Ses yeux étincelèrent un instant. Rhapsody n’était pas certaine d’apprécier l’allusion que semblait contenir cette remarque, mais elle décida de l’ignorer. « Vous trois », ajouta Llauron, comme lisant dans ses pensées. Rhapsody eut l’air embarrassé. « Un duc ? Vous voulez que je – que nous demandions l’hospitalité à un duc ? — Oui, pourquoi pas ? » Un voile écarlate passa sur les joues de la jeune femme. « Llauron, pouvez-vous me dire pour quelle raison un duc autoriserait une personne de mon rang ne serait-ce qu’à passer la porte de sa demeure ? Je ne suis pas exactement de sang royal. » L’effroi s’insinua dans son estomac de la même manière que le sang affluait à ses joues. Elle espérait que Llauron n’avait pas deviné son passé de courtisane. L’Invocateur semblait savoir d’elle des choses qu’elle-même ne soupçonnait pas. Llauron lui offrit un sourire paternel. « Stephen n’a que faire des pièges du lignage. En plus d’être un garçon agréable, il est aussi un peu historien. Si vous êtes intéressée par l’histoire cymrienne et que vous souhaitez en savoir plus, c’est l’homme qu’il vous faut. C’est lui qui a la charge du Musée cymrien. Je sais qu’il serait ravi de vous le faire visiter. Je doute qu’il ait encore beaucoup de demandes. — Vraiment ? » répondit Rhapsody d’un air distrait, absorbée par le spectacle de ses compagnons. Tandis qu’Achmed fabriquait de nouveaux disques pour son cwellan, Grunthor de son côté semblait avoir obtenu de nouvelles armes de Gavin, notamment une longue épée à lame courbe qu’il appelait un encocheur. Il s’évertuait à ranger sa récente acquisition parmi l’éventail de lames qui se déployait à l’arrière de son paquetage, lui donnant des airs de fleur vénéneuse aux pétales mortels. Elle se concentra de nouveau sur l’Invocateur et lui sourit. « Ce serait très agréable, j’en suis sûre. À quelle distance d’ici se trouve sa demeure ? — Entre trois et quatre jours de marche. » Le vieillard la prit par les épaules. « Écoutez-moi, Rhapsody. J’espère que vous avez apprécié votre séjour parmi nous. J’ai beaucoup aimé vous avoir chez moi. — Ce fut merveilleux, affirma-t-elle avec sincérité, en relevant la capuche de sa cape neuve. Et j’ai tant appris. Que puis-je faire pour vous remercier de votre gentillesse ? — Il y aurait bien une chose, dit Llauron, redevenant soudain sérieux. Lorsque vous arriverez chez monseigneur Stephen, remettez-lui cette lettre de ma part. Je lui demanderai de vous prêter le manuscrit de la langue des Anciens Serennes. En tant que Baptistrelle, vous apprenez les langues étrangères avec beaucoup de facilité, j’en suis certain, et sa base linguistique est très musicale. Vous ne devriez pas avoir la moindre difficulté à l’étudier. » Je voudrais que vous fassiez cela, ma chère, afin que nous puissions communiquer dans cette langue. Maintenant que vous connaissez l’histoire des Cymriens, et l’instabilité qui menace à nouveau de diviser cette terre, j’espère que vous accepterez de m’aider en étant mes yeux et mes oreilles dans le monde, et en me rapportant ce que vous aurez appris. » Rhapsody le considéra avec surprise. Llauron avait des centaines d’éclaireurs et de forestiers à son service. Elle ne pouvait imaginer en quoi ses propres efforts seraient d’une valeur quelconque. « Je serai ravie de vous aider, Llauron, mais… — Bien, bien. Et rappelez-vous, Rhapsody. Bien que vous ne soyez pas de sang royal, vous pouvez être utile à une cause royale. — Qui serait la protection de la Nature et du Grand Arbre Blanc ? — Eh bien, oui, ainsi que ses aspects politiques. — Je ne comprends pas. » Les yeux se Llauron se mirent à briller d’impatience, même si sa voix demeurait apaisante. « La réunification des Cymriens. Je pensais avoir été clair. De mon point de vue, rien ne nous sauvera de la destruction ultime, avec tous ces accès de violence inexpliquée et ces actes de terreur anarchiques, si ce n’est la réunion des factions cymriennes, Roland et Sorbold, et même peut-être des terres bolgs, sous l’égide d’un nouveau seigneur et de sa dame de lignage cymrien. » L’heure est presque venue. Et bien que vous soyez une paysanne – ne le prenez pas mal, la plupart de mes disciples sont des paysans – vous avez un joli visage et une voix persuasive. Vous pourriez m’être d’une grande aide, dans la réalisation de ce projet. » Rhapsody était éberluée. « Moi ? Mais je ne connais personne. Je veux dire, comme vous le savez, nous ne sommes pas d’ici. Qui m’écouterait ? Llauron, avant de vous connaître je n’avais même jamais entendu parler des Cymriens. » L’Invocateur lui prit la main et la tapota d’un air rassurant. « Quiconque vous regardera n’aura pas le choix, ma chère. Vous êtes très plaisante à contempler. Maintenant, s’il vous plaît, dites que vous ferez ce que je souhaite. Vous aussi vous voulez voir la paix revenir sur cette terre, n’est-ce pas ? — Oui, répondit-elle, se demandant pourquoi elle s’était soudain mise à trembler. — Et cette violence qui aujourd’hui même tue et mutile tant de femmes et d’enfants innocents… Voilà une chose à laquelle vous voudriez mettre un terme ? — Bien sûr. C’est juste que je ne vois pas… — Très bien, Votre Altesse, on est prêt », l’appela Grunthor. Achmed lui adressa un signe de tête un peu brusque en jetant son paquet sur son épaule. Rhapsody adressa un dernier regard à Llauron. « Qui projetez-vous de mettre sur le trône ? demanda-telle. — Personne ; c’est au conseil d’en décider. Rappelez-vous les récits que je vous ai faits, au sujet de la philosophie cymrienne, de leur mode de vie. Le seigneur et sa dame étaient choisis pour leur capacité à régner, et bien que cela nécessite un minimum de noblesse, cela ne se trouve pas dans le lignage d’une famille particulière, comme c’est le cas pour d’autres nations. » Rappelez-vous simplement ce que je vous ai dit des sentiments négatifs que certains nourrissent à l’égard des Cymriens, aussi restez discrète dans vos enquêtes. Ceux d’ascendance cymrienne le crient rarement sur les toits. Et ceux qui ne le sont pas verront les choses comme moi, comme une philosophie propre à réunir les nations fragmentées de ce pays, maintenant que Gwylliam et Anwyn ne sont plus. Tenez-moi au courant de vos progrès. — Je ne suis pas certaine de comprendre ce que vous attendez de moi. — Nous partons », lui cria Achmed. Un large sourire se dessina sur le visage de Llauron. « Toujours ce goût des bonnes manières, n’est-ce pas ? Eh bien, laissez-moi vous mener à lui, que je lui fasse mes adieux. Bon voyage, ma chère. Donnez-moi juste un instant, je vous rapporte cette lettre. » La forêt à l’est des terres de Llauron était plus clairsemée et plus jeune que les bois épais et primitifs qui servaient d’écrin au Grand Arbre Blanc. Ils commencèrent par revenir sur leurs pas, descendant la route de la forêt au-delà du village de Tref-Y-Gwartheg et bifurquant au nord-est dans le but d’éviter tout contact avec les habitants. Au cours de son séjour chez Llauron, et tout particulièrement en compagnie de Gavin, Rhapsody avait découvert que la forêt occupait l’équivalent de la moitié orientale de son île natale, et que les bois lirins au sud étaient trois fois plus étendus. Elle avait beau avoir entendu parler, enfant, de forêts de la taille de nations, jusqu’à présent elle n’en avait jamais vues. Il lui paraissait en quelque sorte ironique de se retrouver entourée d’arbres, après leur périple sur la racine. Il leur fallut pratiquement deux jours pour localiser la route nord de la forêt qui reliait le haut de la province de Gwynwood à celle de Navarne, terre partiellement boisée, mais de bosquets plus rachitiques que ceux auxquels elle s’était habituée. Bientôt, l’étreinte implacable des bois se transforma en groupes de fermes et en petites villes, bâties avec la même simplicité de moyens et cette ingéniosité qui étaient la marque de fabrique des fermes vivrières de Gwynwood. Navarne était une zone plus densément peuplée, et la route était beaucoup plus fréquentée, alternant voyageurs à pied et chars à bœufs, ainsi qu’un chariot à foin de temps à autre, tiré par des chevaux de halage. Tandis que la forêt s’éclaircissait, il devint de plus en plus difficile pour les compagnons de demeurer cachés. Ils décidèrent finalement de marcher autant que possible à couvert des bosquets et de ne prendre la route à proprement parler que lorsqu’ils n’avaient pas d’alternative. À quelques kilomètres dans les terres de Navarne, alors qu’ils étaient toujours dissimulés par les maigres bois longeant la route, ils croisèrent un groupe d’enfants de paysans en train de s’ébattre au bord du chemin. Rhapsody s’approcha pour les observer avec attention, tandis que Grunthor et Achmed reculaient dans les buissons. Les enfants, n’ayant pas conscience qu’on les épiait, riaient et couraient sur la route, jouant à s’attraper, ou à un jeu qui y ressemblait. Autour d’eux des fermiers et des chariots passaient dans la boue, les aspergeant parfois de crasse, ce qui les rendait hilares. Un sourire se dessina lentement sur le visage de Rhapsody tandis qu’elle espionnait les petits paysans s’amusant sous le soleil d’hiver. Il y avait dans leur joie quelque chose qui vint chatouiller son cœur atrophié, le libérer quelque peu de son étau, rendant sa respiration à la fois plus aisée et plus douloureuse. Il y avait en eux une innocence, une ode insouciante à la Nature reprenant ses droits dans le dégel, qui fit résonner ses propres souvenirs. Tandis qu’ils attrapaient à pleines mains l’argile du bourbier qu’était devenue la route et qu’ils se la jetaient à la figure, elle ressentit l’envie irrésistible d’aller jouer et courir avec eux. Le chagrin bâillonné depuis si longtemps par la remarque acerbe d’Achmed lui serra le cœur, puis se dissipa sous le vent doux et chaud. À la périphérie de sa conscience et de son champ de vision, vers l’ouest, elle entendit le martèlement des sabots d’un cheval, dont le fracas était assourdi par la terre molle. Rhapsody regarda en direction du vacarme et vit un groupe de voyageurs sur la route qui fixaient comme elle l’étalon arrivant au triple galop, un cheval de guerre bardé de noir qui descendait la route de la forêt. Absorbés par leurs jeux, les enfants ne le virent pas immédiatement, jusqu’au moment où une des deux femmes dans une charrette de foin poussa un cri d’effroi. L’homme qui menait la caravane fit des gestes frénétiques en direction des enfants qui restaient figés comme des statues au milieu de la route. Le cavalier qui chargeait ne faisait pas mine de ralentir. Avant que Grunthor eût pu l’en empêcher, Rhapsody bondit de sa cachette sur la chaussée boueuse ; dispersant les enfants comme des pommes de pin et s’interposant entre eux et la monture qui arrivait en sens inverse. Un hennissement retentit et une masse de chair suante gronda au-dessus d’elle. Elle se couvrit instinctivement la tête et le cou, anticipant l’impact. D’un violent mouvement tourbillonnant, le cavalier reprit le contrôle de l’animal paniqué, tout en marmonnant des jurons ignobles. Lorsque le cheval s’immobilisa en piaffant, l’homme baissa sur elle un regard bleu azur brûlant d’une rage irrépressible. « Par le sang de Dieu, femme ! lui hurla-t-il d’en dessus. Je t’écraserais sur-le-champ, si je ne craignais pas d’abîmer mon cheval. » Rhapsody se releva lentement et leva les yeux vers le cavalier. Sous sa capuche, les yeux de la jeune femme étincelaient de ce feu qui leur donnait la couleur d’une prairie sous le plein soleil de l’été. L’espace d’une seconde, le visage de l’homme, distordu par la fureur, sembla se relâcher, comme surpris par l’intensité de la réaction de la jeune femme. Des jurons datant de ses années de rue jaillirent de la bouche de Rhapsody, malgré elle. « Si vous prendre par-derrière deux fois par jour n’a pas tué ce cheval, il peut tout supporter », gronda-t-elle en le fixant droit dans les yeux. Le visage de l’homme encaissa le choc, auquel succédèrent des signes d’amusement. La visière de son heaume était relevée mais il le retira complètement pour observer la petite femme qui se tenait devant lui sur la route. Il avait le visage d’un homme d’âge moyen, bien que son corps musclé parût plus jeune avec sa chevelure et sa barbe d’un noir d’ébène striées de fils d’argent. Il avait la figure large, avec des traits étrangement familiers, même si Rhapsody était certaine de ne jamais l’avoir rencontré. Il portait une fine cote de mailles aux anneaux noirs entrelacés d’argent scintillant et de magnifiques épaulettes d’acier desquelles pendait une lourde cape noire, qui tourbillonnait derrière lui. « Tss, tss, tss, un tel langage dans la bouche d’une dame, dit-il d’un ton condescendant et sarcastique. Madame, vous m’en voyez consterné. — Non, monsieur, c’est vous qui êtes consternant, répliqua Rhapsody en redressant les épaules. En outre vous êtes sans doute aveugle. Vous n’avez pas vu ces enfants qui jouaient sur la route ? — Si, répondit le soldat en se reculant quelque peu sur sa selle, son sourire s’élargissant soudain en une expression dont il n’avait pas l’air très coutumier. — Et je suppose qu’il ne vous a pas effleuré l’esprit de ralentir, voire de les éviter ? — Eh bien, non, pour tout vous dire. J’ai observé d’expérience qu’ils se poussent en général d’eux-mêmes, devant un cheval qui charge. C’est une leçon à leur apprendre le plus tôt possible. — Et s’ils n’avaient pas pu s’écarter ? hurla-t-elle. Si vous les aviez renversés ? » Le soldat haussa les épaules. « Des obstacles de si petite taille ne peuvent blesser un cheval. Je m’étonne de l’avoir un instant oublié avec vous. Vous n’êtes pas bien imposante vous-même. » Un cri de rage strident retentit et une poignée de terre vint cingler le visage et le torse de l’homme. « Descendez un peu pour voir, que je vous détrompe, vociféra-t-elle, la main à l’épée. — Ouais, et s’il reste quelque chose quand vous en aurez fini avec lui, duchesse, on pourra p’t-être se le faire à souper », lança une voix de stentor, depuis la lisière de la forêt. L’homme se retourna pour voir le géant firbolg surgir des fourrés, les mains posées sur les hanches. Le cheval de trait accroché à la charrette de foin poussa un hennissement de terreur, de même que l’une des femmes, et le fermier s’enfuit à toutes jambes avec eux sur le chemin boueux. Les enfants avaient détalé depuis longtemps. Le soldat balança la tête en arrière et éclata de rire. « Eh bien, eh bien, voyez-vous ça, le Paradis et le Purgatoire marchant main dans la main. Fascinant. Le moins que vous puissiez faire est de baisser votre capuche, madame. Je l’ai fait moi-même. Ou peut-être craignez-vous de vous montrer à visage découvert ? demanda-t-il en essuyant la terre qui souillait le sien. » D’un geste furieux Rhapsody repoussa son capuchon. Les yeux du cavalier s’arrondirent imperceptiblement. « À présent je sais qui vous êtes. Vous vous appelez Rhapsody, n’est-ce pas ? » La fureur de la jeune femme s’évanouit sous le choc qui suivit ces mots. « Comment le savez-vous ? » Le soldat secoua son heaume et en lissa les battants pour leur redonner un peu d’allure avant de le renfiler. « Vous avez étudié auprès de Gavin, et j’ai entendu parler de vous. D’après les descriptions des forestiers, vous ne pouviez qu’être celle qu’ils évoquaient. » Rhapsody sentit un frisson glacé lui parcourir la colonne et le feu qui se déchaînait en elle quelques secondes plus tôt s’évanouit brusquement. « Et pourquoi ça ? » Il remit son heaume, sans un regard pour Grunthor. « Il ne peut exister qu’une seule aberration de la Nature de cette sorte. Poussez-vous de mon chemin, à moins que vous ne teniez à voir de près les nouveaux fers de mon cheval. — Vraiment ? Et vous, qui êtes-vous ? Moi je ne connais pas votre nom. » Le cavalier s’empara de ses rênes. « Non, à l’évidence », dit-il d’une voix monocorde. Il fit claquer sa langue. Son cheval bondit et disparut au triple galop. Elle eut à peine le temps de se jeter sur le côté et se retrouva tout éclaboussée de boue. « Eh bien, on a bien ri, dit Grunthor d’une voix lasse. Maintenant il faut y aller. » Rhapsody épousseta la terre sur sa cape et hocha la tête. Alors qu’elle s’apprêtait à le rejoindre sous les arbres, de l’autre côté de la route, elle entendit une petite voix, à ses pieds. « Mam’zelle ? » Rhapsody retint son souffle et baissa les yeux. Elle aperçut un petit garçon, d’environ sept ans, caché dans les herbes sèches du bord de la route. Elle se pencha vers lui et lui toucha le visage, alarmée. « Tu vas bien ? Tu es blessé ? — Oui, mam’zelle, enfin je veux dire, non, mam’zelle, ça va. » Elle aida l’enfant à se relever. « Comment t’appelles-tu ? » Le garçon leva les yeux vers Grunthor et un large sourire illumina son visage. « Robin. » Le géant lui rendit son sourire. Rhapsody sentit une boule grossir dans sa gorge. C’était le prénom de l’un de ses frères. Le garçon se tourna de nouveau vers elle. « Et je connais le nom de cet homme-là, aussi. — Vraiment ? Et qui est-il ? » Le garçon sourit d’un air important. « Eh bien, mam’zelle, c’est Anborn. » Remerciements La force musicale d’une rhapsodie tient à la variété de l’inspiration qui l’a mise au monde, et au talent des musiciens qui lui prêtent vie. Prenez un moment, je vous prie, pour saluer l’orchestre : Richard Curtis, agent, artiste et mélomane passionné, qui a cru à mon chant avant quiconque, même moi. Sans lui il n’y aurait pas de livre. Mon remarquable éditeur, James Minz, le chef d’orchestre qui connaît la mélodie mieux que moi, et toute la merveilleuse équipe de chez Tor. Les premiers violons, T.L. Evans et W.J. Ralbovsky, pour leur aide et leur amitié dès le tout début, la période la plus difficile pour les répétitions. Les critiques, Rebecca Mayr, Sharon Harris, Jennifer Roberson et Anne McCaffrey, pour avoir assisté aux répétitions en costumes et m’avoir indiqué les passages périlleux, avant la première. Robert J. Becker, pour ses calculs cartographiques et son expertise géologique. Norma J. Coney, pour sa remarquable connaissance de la flore et des herbes. Luis Royo, pour ses talents d’illustrateur, et Ed Gazsi, pour ses cartes splendides. Helen M. Kahny, pour sa compréhension éclairée de la musique médiévale, et notamment sa maîtrise du Guido, ainsi que pour tout ce qu’elle m’a donné. Monsieur le Professeur Wilhelm Nicolaisen, pour avoir développé mon amour du folklore et de la tradition, et pour m’avoir montré comment en percer les secrets. Et surtout, mon mari et mes enfants, mes soutiens infaillibles et mon public précieux. Mes remerciements sincères à vous tous et à chacun d’entre vous, aussi. Acceptez cette révérence. Table des matières Prophétie des Trois Ouverture Meridion Premier mouvement 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 Remerciements