ELIZABETH HAYDON Prophecy Deuxième partie **** La symphonie des siècles, II roman Traduit de l’américain par Jean-Pierre Pugi Pygmalion Aux pacificateurs et aux négociateurs Aux chasseurs de cauchemars et aux embrasseurs de genoux écorchés, À ceux qui ont bâti la civilisation du monde Un enfant à la fois Aux créateurs d’héritage, aux auteurs d’histoires, À ceux qui honorent le Passé en modelant l’Avenir, À ceux pour qui être parents est une vocation, Plus particulièrement à ceux que je connais intimement, Avec mon amour le plus profond 28 MADELEINE CANDERRE, fille du seigneur Cedric Canderre, était une de ces femmes que les gens de bonne éducation auraient qualifiée de « mignonne ». Elle avait un visage aux contours agréables et aux traits équilibrés qui lui apportait un air aristocratique dû à des siècles écoulés sans la moindre mésalliance au sein de sa famille. La fraîcheur et la pâleur de son teint étaient de bon aloi, et ses yeux avaient une jolie couleur noisette. Une variante acceptable par rapport au bleu ciel ou à l’aigue-marine des descendants de la noblesse cymrienne. Mais ce qui leur donnait de l’éclat était moins séduisant que leur nuance. Petits et rapprochés, ils semblaient consumés par la colère… Peut-être parce qu’elle était constamment de fort méchante humeur. Un mécontentement que nul n’aurait pu contester ce matin-là, alors qu’elle s’apprêtait à regagner les terres de son père. Tristan Steward soupira. Il était descendu lui faire ses adieux une heure plus tôt mais, toujours assise dans la voiture, elle n’avait pas terminé d’énumérer méthodiquement tous les problèmes qu’il leur faudrait régler avant l’heureux instant où, dans quelques mois, ils uniraient inexorablement leurs existences, sous tous leurs aspects et pour l’Éternité. Une perspective qui brassait l’estomac de Tristan. « J’avoue ne pas comprendre pourquoi vous n’allez pas à Sepulvarta pour mettre le Patriarche au pied du mur, gémit Madeleine en feuilletant la liasse de feuilles sur lesquelles elle avait pris des notes. Je sais qu’il fera une exception et acceptera de bénir notre union. N’êtes-vous pas l’unique prince de la plus grande Maison de Roland ? Nul ne peut s’opposer à votre volonté, Tristan » Si seulement c’était vrai ! ne put-il s’empêcher de songer avant de répondre en déployant des trésors de patience : « Ce vieillard est pour ainsi dire à l’agonie, ma chérie. — Fariboles ! On raconte de toutes parts qu’il a survécu à une tentative de meurtre perpétrée dans la basilique le Haut Jour Saint. Tout individu assez vigoureux pour survivre à son assassinat devrait pouvoir rester debout devant un autel le temps de célébrer et de bénir l’union du couple le plus important de ces terres. » Tristan déglutit, soudain en colère. Il avait naturellement pris connaissance de cette information, mais de sources diverses et pour des raisons différentes. Le Patriarche avait été sauvé par une femme svelte et menue… à en croire les rumeurs colportées tant par Prudence que par les prostituées que fréquentaient ses gardes. Une salvatrice au visage angélique dont les yeux verts étaient consumés par un feu dévastateur. Il était certain de connaître l’identité de ce sauveteur providentiel. « J’y réfléchirai, Madeleine, déclara-t-il sèchement avant de faire claquer la portière de la voiture et de se pencher par la fenêtre pour déposer un baiser sur sa joue. Remettez votre liste au chambellan, et il réglera tout ce qui vous pose problème. Il ne me reste qu’à vous souhaiter un bon voyage, car il serait d’autant plus malséant de faire attendre votre père qu’il s’inquiète pour un rien. » Tristan se détourna sitôt après avoir entrevu l’expression outrée de sa fiancée, et il adressa un signe à l’intendant militaire qui siffla le cocher. La voiture bondit et il ne fut que brièvement témoin de la surprise de Madeleine avant qu’elle ne se retrouve loin de lui. « Je commençais à me dire que tu ne viendrais plus. — Des paroles sans doute prophétiques, car je crains de ne plus jamais avoir d’orgasme après mon mariage… Pas comme avec toi, en tout cas. » Prudence le prit pour cible avec un oreiller qui l’atteignit en pleine poitrine. « Il n’est pas encore trop tard pour ça ! fit-elle en riant. Madeleine n’a ni bague au doigt ni corde au cou. Un cou qu’il conviendrait de tordre. — Ne me soumets pas à la tentation. » Elle perdit son sourire. « Cesse de geindre, Tristan. Si la perspective de passer le reste de tes jours auprès de cette… femme t’est insupportable, arme-toi de courage et romps vos fiançailles. Tu es le seigneur de Roland, que diantre ! Nul ne peut t’imposer ses volontés. » Il s’assit avec lourdeur au bord du lit massif pour retirer ses bottes. « Ce n’est pas aussi simple que tu le laisses entendre, crois-moi. Le choix de partis dignes de ma condition est restreint. Lydia de Yarim aurait été parfaite, si elle n’avait eu la sottise de s’enticher de mon cousin et de l’épouser… en renonçant à la vie en même temps qu’à la liberté. » L’impact d’un coup de pied aux fesses suivit sa colonne vertébrale. « Ce sont là des propos peu charitables et indignes de toi, même après un mois passé auprès de cette Madeleine empoisonnée… une expérience qui rend tout ce qui en résulte aussi toxique qu’elle. Lydia a été assassinée au cours d’un raid inexplicable, comme tant d’autres innocentes victimes au fil des ans. N’importe qui aurait pu subir le même sort. Des tragédies de ce genre se produisent constamment, et laisser entendre que Stephen Navarne porte d’une manière ou d’une autre une part de responsabilité… — Je voulais simplement dire qu’une duchesse n’aurait jamais dû aller faire l’emplette d’une paire de chaussures pour la jeune Melisande. Je n’ai à aucun moment déclaré que Stephen était fautif. Il n’empêche qu’il aurait dû assurer la protection des siens, de celle qu’il aimait. — Hum. Et cette prophétesse d’Hintervold… comment s’appelle-t-elle, déjà ? Hjorda ? » Tristan fit tomber sa seconde botte puis entreprit de délacer sa culotte. « Elle n’est pas cymrienne. — Et après ? Je croyais que tout ce que tu demandais à ta fiancée, c’était d’être de sang royal, d’avoir des titres de noblesse, voire de simples terres. Le Devin est roi, en Hintervold. Les origines de sa fille ont-elles de l’importance ? Cela pourrait même constituer un atout, compte tenu de la piètre opinion que la plupart des gens ont de tes semblables. Soit dit sans t’offenser, bien sûr ! » Tristan se leva et fit glisser sa culotte, avant de se tourner vers Prudence qui s’était adossée aux oreillers blancs translucides sous les tentures de velours bleu roi du baldaquin. Ses boucles d’un blond tirant sur le roux tombaient en cascade sur ses épaules qui, remarqua-t-il, étaient de moins en moins charnues. L’âge tendait sa peau et modifiait la répartition des chairs, en la dépossédant de sa silhouette juvénile pour faire d’elle une femme mûre. Cette vision s’accompagnait toujours d’émotions déplaisantes qui lui valaient de sentir sa gorge se serrer. Il regarda par la fenêtre. « Madeleine est la fille du duc de Canderre, la cousine du duc de Bethe Corbair », rappela-t-il en contemplant les champs visibles au-delà de la cour sous le chaud soleil d’été, des cultures arrivées à maturité ou encore vertes. « Nous sommes cousins, Stephen Navarne et moi. Quand j’aurai épousé Madeleine, mes droits s’étendront à toutes les provinces de Roland à l’exception d’Avonderre. — Et après ? Est-ce donc important ? Tu n’en as nul besoin, puisque tu es le seigneur Régent. — Je tiens à être prêt, s’il devient nécessaire de réunir toutes les provinces sous un commandement unique. Certains estiment que ce serait un excellent moyen de mettre un terme aux violences dont souffre le royaume, de la côte aux terres des Bolgs, ainsi qu’en Tyrie et à Sorbold. Ce besoin risque de se faire bientôt sentir. » Prudence leva les yeux au ciel et soupira. « Au même titre que certains individus pourraient vouloir repeindre le ciel en jaune ! Mais, si j’étais toi, je n’enfourcherais pas le même cheval qu’une femme qui alimente la plupart de mes cauchemars. » Le seigneur de Roland ne put s’empêcher de sourire avant de retirer sa longue tunique, qu’il laissa choir sur les vêtements froissés déjà entassés sur le sol. « Madeleine est moins désagréable que tu ne le prétends, Prudence. — Elle est aussi froide que le tétin d’une harpie, et deux fois plus laide. Tu en es conscient. Ouvre les yeux, Tristan. Considère avec lucidité ce dans quoi tu t’engages, et dans quel but. Toute femme que tu épouseras deviendra cymrienne par mariage, puissent les dieux assister cette malheureuse ! Les choses seraient sans doute différentes si ta lignée était d’une pureté absolue, mais épouse quelqu’un qui te rendra heureux ou, à tout le moins, qui ne fera pas de ta vie un véritable enfer. Si tu as la chance de porter un jour le titre de seigneur des Cymriens, roi ou autre chose, nul ne se souciera de savoir ce qu’elle était avant de devenir ta dame. » Ces propos effacèrent les plis visibles sur le front de Tristan, qui s’était renfrogné dès l’annonce de la visite de Madeleine. Prudence venait comme toujours de s’exprimer avec sagesse. Il retira son caleçon et agrippa le couvre-lit, qu’il écarta en même temps que la courtepointe de satin, avant de prendre Prudence dans ses bras. La chaleur de sa poitrine plaquée contre la sienne était réconfortante. Elle lui avait manqué, ces derniers temps. « Je devrais faire décapiter Evans et te nommer première conseillère et ambassadrice, déclara-t-il en caressant ses reins avant de refermer ses mains sur ses fesses. Tu es infiniment plus sage que lui… et plus belle. » Prudence fut secouée de frissons qu’elle tenta de rendre comiques. « Je l’espère bien ! Evans doit avoir plus de soixante-dix ans ! — Absolument. Et il n’a pas une chevelure blonde à la douceur incomparable. » Il fit glisser ses doigts dans l’abondante toison de Prudence, avant que des mèches frisées ne les retiennent. Elle se dégagea et s’assit, pour remonter la literie sur ses seins. « Moi non plus, Tristan. — Bien sûr que si ! balbutia-t-il en sentant son estomac se glacer. Blond ou blond-roux, cela revient au même. — Je t’en prie… Tu pensais une fois de plus à elle ! — Où vas-tu cher… — Plus un mot ! Ne t’avise pas de me mentir, Tristan. J’ai horreur d’être prise pour une idiote. Je sais qui tu avais à l’esprit, et ce n’était pas moi. » Prudence lissa le drap sur ses jambes. « Cela m’importe peu, note bien. Tout ce que je réclame, c’est de la sincérité. » Il soupira et la contempla longuement. S’il avait des remords pour l’avoir fait souffrir, la facilité avec laquelle elle lui avait accordé son pardon parut le surprendre. Il savait qu’elle seule l’acceptait tel qu’il était, sans réserves malgré tous ses défauts. Lorsqu’il vit dans ses yeux un semblant de sourire, il rabattit la couverture avec moins de hâte que la fois précédente et se glissa près d’elle. Il la prit dans ses bras avec douceur et attira sa tête vers le creux de son épaule, afin qu’elle puisse s’y blottir. « Je ne te mérite pas, tu sais ? fit-il humblement. — J’en suis parfaitement consciente », répondit-elle, le visage enfoui contre son corps. Il était souple et musclé, vibrant de la jeunesse et de la vitalité qu’il devait à son héritage cymrien. Il avait une espérance de vie bien plus longue que Prudence. « Il y a une chose que je voudrais te demander… » Elle soupira avant de caler sa nuque sur l’oreiller. « Et ce serait ? » Le seigneur de Roland l’imita et se plongea dans la contemplation du plafond. Parler de son obsession pour Rhapsody était plus aisé la nuit, après avoir fait l’amour. Les ténèbres gardées captives par les rideaux du lit à baldaquin dissimulaient sa honte, lui apportaient la candeur qu’il aurait eue face à un confesseur… s’il avait pu avouer ses fautes à un religieux. Car le statut de seigneur Régent avait ses privilèges, mais aussi ses inconvénients. Le seul prélat digne de prendre connaissance de ses péchés et de transmettre ses demandes d’absolution au Patriarche n’était autre que son frère, Ian Steward, Bénisseur de Canderre-Yarim. Et les probabilités pour que celui-ci célèbre la cérémonie d’union à la place du Patriarche devenaient de plus en plus grandes, en dépit des souhaits de Madeleine. Pour cette raison, il ne pouvait confier ses pensées adultères qu’à la servante qui partageait son lit, son amie d’enfance, sa première maîtresse. La seule personne au monde qu’il était certain d’aimer. Il couvrit ses yeux avec son avant-bras, pour s’accorder un semblant de pénombre quand la nuit lui faisait défaut. « Je voudrais que tu ailles à Canrif… heu, Ylorc, comme disent les Firbolgs. » Prudence soupira mais ne fit aucun commentaire. « Je souhaite que tu transmettes une invitation à mon mariage au roi des Firbolgs… et à, heu, son émissaire. — Son émissaire ? Allons, Tristan, tu me déçois. — Entendu ! À Rhapsody. Te voici satisfaite ? Je te demande d’aller remettre en mains propres cette invitation à Rhapsody. Tu étudieras sa réaction. Si elle semble susceptible d’accepter, tente de la convaincre de te suivre à Bethany ou, à tout le moins, d’y venir au plus vite pour me permettre de la revoir avant de renoncer à tout espoir en épousant la Bête de Canderre. — Dans quel but, Tristan ? » Prudence s’exprimait d’une voix douce, expurgée de toute intonation accusatrice. « Qu’espères-tu obtenir en agissant de la sorte ? — Je l’ignore. Mais je sais que les regrets me tourmenteront jusqu’à la fin de mes jours, si je m’en abstiens. Je m’interrogerai sur ce qu’elle aurait pu dire. Je finirai par me persuader qu’il existait une possibilité que je n’ai pas exploitée, une chose que je n’ai à aucun moment suspectée. » Prudence s’assit dans l’enchevêtrement de draps pour écarter son bras de son visage. « Quel genre de possibilité ? Es-tu amoureux d’elle, Tristan ? » Elle le dévisageait avec intérêt mais sans émotions apparentes. Il ne soutint pas son regard. « Je ne sais pas. Je ne le pense pas. C’est plus du… du… — Du désir ? — Ça y ressemble, en tout cas. Un besoin irrésistible, inexplicable. Je la compare à un feu en plein cœur de l’hiver alors que j’erre torse nu dans la neige, et elle m’a fait cet effet le jour où je l’ai vue pour la première fois. Tu as toujours eu raison en ce qui concerne ma fascination pour elle. J’ai perdu la tête et envoyé une brigade complète au-devant d’une mort atroce parce que je ne supportais pas de la voir s’éloigner. Alors, et c’est le comble, qu’elle n’en a rien su… À en croire le roi firbolg. » Tu m’as mis en garde, Prudence, mais j’ai refusé d’entendre raison. Ce pauvre Rosentharn avait pour consigne de me la ramener, une fois le Firbolg vaincu. » Le souvenir de ce seigneur de guerre assis au bord de ce même lit, jouant avec la couronne de Roland tel un enfant avec un hochet et lui annonçant posément que son armée venait d’être décimée, le fit ciller. N’ayez crainte, avait en substance murmuré le monstre enveloppé d’un lourd manteau. Elle ne sait pas qu’elle était l’enjeu de ce massacre. Il va de soi que j’en suis conscient. Pourquoi vous l’aurais-je envoyée, autrement ? Vous ne manquez pas de caractère. Si vous aviez sincèrement souhaité la paix, vous auriez accueilli tant ma proposition que mon émissaire à bras ouverts. Un homme qui nourrit des intentions moins qu’honorables envers une femme qui n’est pas la sienne – et tout particulièrement s’il est déjà fiancé – n’est pas digne de confiance quelles que soient les circonstances. Que vous ayez sacrifié deux mille vies pour tenter d’attirer son attention est par conséquent une excellente chose. Vous avez reçu cette leçon avant qu’il ne soit trop tard et que le prix à payer ne devienne exorbitant. L’ombre s’était levée sans bruit, le roi firbolg s’apprêtait à prendre congé. Je vais vous laisser vous préparer pour la veillée funèbre qui vous devez à ces hommes. Le seigneur de Roland ne l’avait pas vu repartir, pas plus qu’il ne l’avait vu arriver. Il avait fallu à Tristan Steward près d’une douzaine d’heures, avant d être de nouveau capable de s’exprimer, et six heures supplémentaires pour que ses propos deviennent cohérents. De la causticité, une sensation de brûlure, avait consumé son œsophage et empli sa bouche d’un acide dont il redécouvrait le goût alors que tant de mois s’étaient écoulés depuis. Le massacre de son armée l’avait atterré autant que terrifié. Mais cela n’avait pas suffi pour effacer de son esprit l’image de cette femme. Allongé sur le dos, il extériorisa ses tourments par un soupir. « J’ignore de quoi il s’agit, quelle est cette emprise qu’elle exerce sur moi, ce désir qui me rend si stupide, incapable d’avoir des pensées un tant soit peu sensées », admit-il. Il ferma les yeux pour se couper de l’image de sa troisième infanterie, de ses détachements d’arbalétriers montés et des autres malheureux qui n’avaient pas été affectés à d’autres tâches ce matin-là… des hommes dont les corps n’avaient jamais été retrouvés et qui auraient servi, selon de macabres rumeurs, de plat de résistance lors d’un festin organisé par les vainqueurs. « Ce n’est pas uniquement charnel, mais je ne saurais dire si c’est de l’amour. On compte certainement parmi mes motivations le besoin de déterminer de quoi il retourne plus exactement. » Prudence le dévisagea encore et finit par hocher la tête. « C’est entendu, Tristan, j’irai. Ce feu de joie doit se propager car me voici à mon tour saisie d’une curiosité inexplicable. Je sais qu’elle me rongera tant que je n’aurai pas vu cette Rhapsody. » Tristan referma la main sur son visage pour l’attirer vers lui et lui manifester sa reconnaissance par un baiser. « Merci. — Comme toujours, je ferais n’importe quoi pour mon seigneur et maître. » Elle recula, ce qui eut pour effet de déformer son visage avant qu’il ne la lâche, puis elle se leva et se dirigea vers la coiffeuse sur laquelle s’empilaient ses vêtements, sans faire cas de l’expression choquée de Tristan. « Où… vas-tu ? » balbutia-t-il. Elle fit glisser sa robe sur ses épaules puis pivota vers lui. « Procéder aux préparatifs du voyage que je dois entreprendre pour m’entretenir avec l’objet de ton indéfectible érection ! — Rien ne presse. Reviens te coucher. » Il lui ouvrit les bras. « Non. » Elle enfila ses dessous puis se tourna vers le miroir et fit courir ses doigts dans ses boucles emmêlées. « Je ne plaisante pas, Prudence. Reviens, je t’en supplie. Je te désire. » La servante sourit. « Ne vous a-t-il pas traversé l’esprit, messire, que ce n’est peut-être pas réciproque ? Et si mon refus vous offense plus qu’il n’est acceptable, vous devriez songer à me faire décapiter et demander à Evans de partager votre couche. » Sur ces mots, elle sortit de la chambre et claqua la porte derrière elle sur l’expression hébétée de Tristan. Rhapsody dormait sous l’entrelacs des ombres pommelées d’un aulne éclairé par la lune, le plus grand des arbres du bosquet où elle s’était abritée pour la nuit. Elle entendait par instants les bruissements du vent dans la ramure et les ébrouements occasionnels de sa jument alezane, en dehors de quoi tout était silencieux à la bordure ouest de la plaine de Krevensfield. Le vent charriait une douceur qui purifiait les rêves rendus plus intenses par la chaleur de l’été. Rhapsody bascula sur le flanc et inhala l’odeur du trèfle qui lui caressait la joue, la fragrance de la nature. Elle gardait le souvenir de ces senteurs depuis l’enfance, lorsqu’elle et ses proches passaient parfois la nuit à la belle étoile, sous un ciel qui en était constellé. Elle soupira dans son sommeil en espérant que ce souvenir attirerait celui de sa mère, alors qu’elle n’était déjà plus capable de se la représenter mentalement à l’époque où Ashe était arrivé dans les montagnes. Sa mère lui était apparue – sans doute pour la dernière fois –, afin de lui désigner l’étoile qui avait présidé à sa naissance, son Aria, l’astre appelé Seren. Elle refit ce songe, sans la voix apaisante de sa mère pour lui fournir comme autrefois des explications. Rhapsody s’assit et regarda entre les troncs fuselés la plaine qui s’étendait au-delà du bosquet. Elle voyait dans la pénombre une table ou un autel sur lequel reposait une silhouette masculine, un corps drapé de ténèbres dont elle ne discernait que les contours. Seren scintillait dans le ciel nocturne, à leur aplomb, aussi grosse que lorsqu’elle l’avait contemplée aux antipodes. Un fragment d’étoile s’en détacha et chut sur le gisant, lui communiquant une vive luminescence. Cette incandescence subsista quelques instants puis se réduisit à un léger rougeoiement. Voilà où est allé ce bout de ton étoile, petite, pour ton bien ou pour ton malheur, lui avait dit sa mère lors de ce songe. Si tu trouves ton étoile-guide, tu ne t’égareras jamais. Jamais. D’autres voix s’élevaient à l’intérieur de sa tête. Elle entendait Oelendra s’exprimer, des mots marqués du sceau de la tristesse. Finalement, quand plus rien n’était efficace et que Gwydion subissait les affres d’une insoutenable agonie, j’ai prélevé dans la poignée de l’épée un bout d’étoile que j’ai remis à dame Rowan. Je le lui ai offert en espérant qu’ils effectueraient une dernière tentative pour lui venir en aide, ce qui a été fait. Mais il était trop tard et cet acte, dicté par le désespoir, a été vain. Toutefois, je ne regrette rien. « Oelendra, est-ce à cela que j’assiste ? murmura-t-elle sans pour autant se réveiller. Est-ce ce qui a été tenté pour sauver Gwydion ? » Voilà où se trouve ton fragment d’étoile, pour ton bien ou pour ton malheur, mon enfant. Au-dessus des mains inertes du gisant apparurent celles, désincarnées, qu’elle avait vues dans la Maison du Souvenir. Elles se joignirent et les doigts s’entrecroisèrent, comme pour prier, avant de se rouvrir et de s’écarter en un geste de bénédiction. Du sang coulait de ces mains et teintait d’écarlate le corps privé de vie. Des mots, qu’aucune voix ne prononçait, lui parvenaient au ras du sol sous forme de chuchotements. Enfant de mon sang. Elle entendait dans l’autre oreille, du côté du vent, les timbres multiples du dragon. Un Rakshas ressemble à l’âme qui l’anime. Il est fait de sang, le sang du démon, et parfois d’autres créatures, très souvent des bêtes féroces. Son corps est constitué de glace ou de terre, et celui engendré dans la Maison du Souvenir est un amalgame des deux. Le sang lui insuffle de la vie et de la puissance. Si le démon possède une âme, il n’a qu’à la placer dans l’être ainsi façonné pour que le Rakshas prenne l’apparence de son ancien propriétaire, un individu naturellement décédé. Ce qui en résulte détient une partie des connaissances de cette personne. Le Rakshas peut alors faire les mêmes choses qu’elle, mais avec perversité et malignité. S’en méfier s’impose, ma belle. Rhapsody frissonna, s’éveilla en sursaut et s’assit. Elle se tenait toujours dans ce bosquet, près de sa jument, seule et dissimulée, uniquement accessible aux caresses du vent nocturne. Elle tremblait encore et se massa les bras pour les réchauffer. « Qui êtes-vous, Ashe ? demanda-t-elle à voix haute. Qu’êtes-vous véritablement ? » Seul le vent lui répondit, et elle ne put trouver un sens à ce qu’il avait tenté de lui dire. Soixante-dix lieues plus à l’ouest, le souffle chaud des rafales s’engouffrait par les portes ouvertes entre les vieux murs de pierre de la Maison du Souvenir, tirant du feuillage de l’arbre dressé au centre de la cour des protestations murmurées. Une silhouette en lourd manteau gris à capuchon se tenait à sa base et scrutait pensivement sa ramure, le cou incliné en arrière. À hauteur des yeux, calé dans une fourche située au-dessus de la première cavité du tronc, se nichait un petit instrument de musique ressemblant à une harpe. Il s’en élevait un rondeau très différent de ceux qu’il avait déjà entendus, une mélodie d’une extrême simplicité qui se répandait de toutes parts, comme fredonnée entre chacune des pierres de la bâtisse. L’homme leva la main vers l’instrument et le manteau glissa pour révéler une main dont le pouce d’apparition récente n’avait une peau rougeâtre cicatricielle qu’en de rares endroits. Les doigts s’immobilisèrent un bref instant au-dessus des cordes, avant de s’en écarter bien vite. Essayer de se saisir de cette harpe eût été voué à l’échec, estima le Rakshas. Elle était devenue un élément intégrant de l’arbre, dont elle interprétait le chant-nom, une mélodie répétitive entretenue par la vie contenue dans ce jeune tronc qui s’alimentait à la même source que sa souche, Sagia, par ses racines vestigielles enfoncées profondément dans la terre et lovées autour de l’Axis Mundi, l’Axe du Monde. Les notes avaient purifié le jeune arbre tout en l’affranchissant du joug de son maître. L’identité de la personne qui avait placé là cet instrument ne faisait aucun doute. Il abaissa lentement son capuchon pour laisser le vent jouer avec ses boucles auburn, pendant qu’il s’interrogeait sur ce qu’il convenait de faire. Son propre maître, son père, avait mis l’accent sur la nécessité de surveiller les Trois et de les empêcher de nuire sans en éliminer un seul, pas avant l’affrontement devant avoir lieu à Sepulvarta. L’échec de la tentative d’assassinat démontrait à quel point ils avaient mal évalué la situation, en les croyant trop occupés pour intervenir. Ils venaient de se voir infliger un sérieux revers, plus grave encore que la déroute subie ici même, dans la Maison du Souvenir. Le Rakshas se détourna et se déplaça dans la cour en tentant de mettre à contribution ses capacités de raisonnement limitées. Quelque chose se tapissait au fond de son esprit, une donnée peut-être antérieure à sa renaissance, une chose qu’il avait sue à l’époque où il était Gwydion. Faute de pouvoir lui trouver un contexte, il regagna l’endroit où il était revenu à la vie. Il y avait à la bordure occidentale du jardin une longue table taillée dans le marbre, l’autel sur lequel il avait ressuscité. Il ferma les paupières pour se remémorer les premiers mots entendus tandis que son père priait au-dessus de lui. Enfant de mon sang. Les pulsations lumineuses, les affres de la résurrection. Que soit à présent brisée la prophétie ! Que mon enfant engendre mes enfants ! Le Rakshas ferma les yeux bleus cristallins qui étaient désormais les siens. Il n’avait pas oublié l’intensité d’une certaine lumière dont il souhaitait se protéger. Lorsqu’il les rouvrit, la clarté qu’ils irradiaient s’apparentait à de l’inspiration. Il se tapit tel un fauve, le loup dont le sang avait été mêlé à celui de son père pour le façonner, et il gratta la terre au pied de l’autel. Il creusa tant qu’il n’eut pas atteint une racine portant les stigmates pustuleux de sa pollution originelle. La femme qui avait sauvé l’arbre n’avait pas mis au jour toutes ses racines. Sans doute n’avait-elle même pas inspecté ce qu’il y avait sous l’autel lorsqu’elle avait procédé à l’onction – quelle qu’en soit la véritable nature – qui l’avait purifié. Le Rakshas rejeta la tête en arrière et éclata d’un rire sonore. Il en restait une, une racine toujours profanée. C’était suffisant. Il regarda autour de lui, fronça brièvement les sourcils. Les hommes de Stephen Navarne avaient emporté tout ce qui avait servi au massacre, les cuves installées pour recueillir le sang des enfants. Ce fluide vital avec lequel il avait nourri cet arbre, en le pliant aux volontés de son maître. Il n’y avait plus rien, ici… les lieux avaient été bénis. Son maître l’avait ramené à la vie en lui insufflant une partie de son essence vitale. Le démon avait lui aussi sacrifié de son sang et, surtout, il avait mis en péril une inestimable puissance qui risquait de s’évaporer si elle n’était pas jalousement protégée. Les F’dors étaient sans substance, des esprits éphémères qui se raccrochaient désespérément à une enveloppe charnelle. Plus ils disposaient d’énergie, plus ils entraient en expansion et plus leur prise sur leur hôte s’affaiblissait. Avec une cognition limitée, le Rakshas se sentait honoré par le sacrifice qu’avait fait son maître pour le doter d’une existence. L’Enfant de la Terre censé dormir sous les Dents, à en croire les légendes des anciens démons, était un des deux éléments capables de garantir la réussite des projets du F’dor. Ce dernier avait suivi la racine du jeune arbre pour venir jusqu’ici… une racine alimentée par le sang des innocents et la puissance de l’Axis Mundi, l’Axe de la Terre parcouru par les pulsations d’une magie immémoriale et incommensurable. Ces racines se prolongeaient sous toute la surface du monde, et même à l’intérieur des monts que nul n’aurait pu prendre d’assaut. Et, si son maître avait vu juste, il était possible de la manipuler. S’assurer la domination de la racine de ce saint arbre justifiait amplement de courir de tels risques et de sacrifier un peu de son essence vitale. Il tenta de se concentrer, de contraindre son intelligence réduite à déterminer quelle était la bonne réponse. Les notes répétitives de la petite harpe embrouillaient ses pensées, l’empêchaient d’aller jusqu’au bout de ses raisonnements. Il regarda l’instrument avec colère, puis, comme la clarté de l’aube qui se répand dans une vallée, un sourire se communiqua à la totalité de son visage et illumina ses traits. Il avait trouvé une réponse. D’une torsion du poignet pleine d’arrogance, il matérialisa une dague dans une main où plus rien n’indiquait l’apparition récente de son pouce. Sitôt après, il s’entailla deux fois l’avant-bras, pour tracer de profonds sillons vermeils en travers du poignet qu’il fit pivoter afin que le sang goutte sur la racine qu’il avait mise à nu. Il ne ressentit aucune souffrance digne d’être mentionnée ; ces estafilades étaient insignifiantes, comparées à la torture qui caractérisait sa vie. De la fumée monta du sol qu’éclaboussait son sang. Noire et écarlate contre le ciel nocturne, elle se lova en cirres qui tressèrent une colonne spiralée dont s’empara le vent. Le sol commença à se consumer, à brûler. Le Rakshas ferma les yeux et écouta des murmures de voix profondes, des chants sinistres et menaçants, des échanges de mots de passe obscènes et des gémissements. Puis une indicible souffrance l’assaillit. Elle le parcourut en grondant comme un éclair et il sentit sa tête grésiller, tant elle était intense. Une odeur de chair grillée envahit ses narines, et il serra les poings car il savait que le sang répandu emportait dans le sol une partie de la puissance de son maître. Une clarté sanglante se propagea dans les ténèbres et se mit à danser frénétiquement au rythme des chants des esprits f’dors captifs de la crypte enfouie dans les entrailles de la Terre. Le Rakshas lutta pour se redresser et les ondes d’énergie se déversèrent de son cœur comme du sang de l’artère qu’il avait ouverte. Je ne suis que son réceptacle, pensa-t-il, ravi, alors que sous ses pieds tremblants le sol devenait purpurin. Mais un réceptacle digne de lui. Toujours accroupi, il perdit le combat qu’il livrait à la pesanteur et bascula en avant pour se retrouver agenouillé dans la chaleur de son propre sang. Quand la racine fut recouverte d’une gangue de boue écarlate, le Rakshas épuisé libéra son souffle avant de réunir les lèvres de ses plaies et de les tenir le temps qu’elles se soudent. Puis il recouvrit la racine de terre, avec soin et en murmurant les encouragements qu’il avait machinalement récités à l’époque où il était encore le Maître de cette demeure. « Merlus », souffla-t-il. Pousse. « Sumat. » Nourris-toi. « Fynchalt dearth kynvelt. » Cherche l’Enfant de la Terre. Il se redressa lentement et regarda avec ravissement la racine se dilater, gorgée de sang souillé, avant de se flétrir, s’assombrir, prendre l’apparence d’une liane puis se rétracter dans le sol et disparaître. Il remit sa capuche, jeta un dernier coup d’œil au vieil avant-poste cymrien et partit à la rencontre de celui qui l’attendait. 29 « CESSEZ DE RÔDER AUTOUR DE MOI, Grunthor, je me porte à merveille. Jo, fais quelque chose. » La jeune fille assena une tape joueuse sur la nuque du géant. « Elle vous dit qu’elle va bien. Laissez-la donc tranquille. — J’suis pas sourd ! » rétorqua le Bolg, indigné. « Ni aveugle, mam’zelle. Z’avez tout du perdant d’une partie de blaireau dans l’sac, duchesse. Il vous a botté le cul, pas vrai ? — Je vous demande pardon ? lança Rhapsody en feignant de se sentir offensée. Sachez qu’il n’a pas fait couler une seule goutte de mon sang, pas une ! — Pas en surface, confirma Achmed avec un petit sourire en coin. Mais que seraient ces ecchymoses, d’après vous ? — Oui, eh bien, j’aimerais que vous ayez pu assister à la fin de cet affrontement, rétorqua Rhapsody en écartant une fois de plus la main que le géant tendait vers sa gorge. Allez-vous m’accorder un répit ? — Si le Patriarche est un guérisseur aussi valable qu’on le dit, il aurait tout de même pu rapetasser vot’ cou, mam’zelle. J’aurais pas demandé mieux, si vous étiez venue me donner un coup de main, sauver mes fesses velues. J’vous aurais au moins administré quelque chose pour calmer la douleur. » Rhapsody sourit à son ami, touchée par sa sollicitude. « Je ne lui en ai pas laissé la possibilité. En outre, les contusions ont leur utilité. Chevaucher pendant dix jours sans le moindre incident, voilà qui pourrait éveiller des soupçons. — Ça me déplaît toujours autant. On forme une équipe, vous et moi. À l’avenir, j’veux plus vous voir aller baguenauder comme ça toute seule. C’est compris ? — Nous verrons. Je n’ai pas l’intention d’aller où que ce soit de sitôt, mais il est impératif que nous mettions une chose au point, nous tous. » Achmed hocha la tête. Elle lui avait exposé la situation avant l’arrivée des autres et il était informé de toutes ses découvertes. Elle lui avait également fait part de son point de vue sur la situation à Roland, les incursions et la prochaine unification des états cymriens. Il rejoignit rapidement Grunthor pendant que Jo déballait les présents rapportés par Rhapsody. Finalement, lorsqu’ils regagnèrent la table massive, Rhapsody inhala à pleins poumons et croisa les bras. « J’ai décidé d’aider Ashe », annonça-t-elle. Jo sourit. Grunthor et Achmed se dévisagèrent. « L’aider à quoi ? — À recouvrer son âme. Je compte tuer le démon qui la lui a subtilisée, lui apporter mon soutien et lui permettre de devenir le seigneur des Cymriens, afin qu’il réunifie son peuple. — N’en jetez plus ! s’exclama Achmed. Pourquoi ? — J’ai eu dix jours pour approfondir la question, peser le pour et le contre. Après être restée auprès de lui, j’estime que c’est la meilleure des choses. — Z’avez fait la bête à deux dos ? — Vous n’êtes qu’un obsédé, Grunthor ! » rétorqua Rhapsody en tendant les mains vers les oreilles de Jo, pour les couvrir. « Trop tard, j’ai entendu. Alors, il t’a baisée ? — Non, répondit Rhapsody avec indignation. Qu’est-ce qui vous prend ? Je vous ai tous aidés, à un moment ou à un autre, et je n’ai pas pour autant couché avec un seul d’entre vous. — J’aurais pourtant pas dit non, ça c’est sûr ! — Silence ! Je m’attends à ce que le Rakshas s’en prenne tôt ou tard à nous, après ce qui s’est passé dans la Maison du Souvenir et notre affrontement dans la basilique. Je ne puis croire que chasser et tuer le F’dor ne soit pas une de vos priorités, Achmed. Je supposais même que c’était inné, chez vos semblables. » Le roi firbolg s’abstint de tout commentaire. « Quant à unifier les Cymriens, je pense que nous devons faire quelque chose en faveur de ceux qui ont les mêmes origines que nous. — Ce qui m’exempte de cette corvée, déclara Jo en se levant de table. Je viens de Navarne et peu m’importe que les Cymriens soient emportés par la petite vérole. Je vais me coucher. Fais ce que bon te semble, Rhapsody, tu sais pouvoir compter sur moi. — Merci, Jo. » Elle lui envoya un baiser comme elle quittait la pièce. Jo n’avait jamais apprécié les interminables discussions politiques. Une décision de s’éclipser que Rhapsody jugea fort sensée au bout de quelques heures. Ils avaient argumenté et débattu sans interruption pour n’arriver à aucune conclusion. Si Ashe suscitait la méfiance d’Achmed, ce dernier se méfiait plus encore de Llauron. Grunthor ne pouvait quant à lui admettre que le Rakshas et Ashe étaient deux entités distinctes. « Vous dites que c’est pas lui, que c’est seulement un machin qui lui ressemble ? — Absolument. — Vous les avez vus ensemble ? — Non, reconnut-elle. Je pense que, si le Rakshas avait trouvé Ashe, ce dernier serait mort ou – destin bien pire encore – le F’dor se serait approprié le reste de son âme. Tout puissant qu’il soit, Ashe sera confronté à cet élément de lui-même lors de tout affrontement entre lui et le Rakshas. Vainqueur ou perdant, sa damnation est assurée. C’est pour cette raison qu’il se dissimule sous un manteau de brume. — C’est lui qui vous l’a dit ? — Non. Je l’ai déduit à partir de mes observations personnelles, de ce qu’Elynsynos et Oelendra m’ont appris et de mes visions. — Si vous les avez pas vus ensemble, qui prouve qu’il tient pas les deux rôles ? — Je n’ai aucune certitude. Mais j’ai observé chacun d’eux, j’ai étudié leur façon de se battre. Ils ont des comportements différents. — Nan… C’est un peu léger, comme argument. J’suis sûr qu’ils font qu’un et c’est tout. Possible qu’Ashe n’en sache rien, mais je parie que le Rakshas est sa “facette maléfique”. — Résumons la situation, dit Rhapsody en essayant de ne pas perdre patience. Il n’y a que deux possibilités. La première, c’est qu’Ashe et le Rakshas sont une seule et même personne, que Gwydion est bien mort et que le F’dor a ranimé son cadavre pour avoir un corps à sa disposition. — C’est exactement c’que je pense, mam’zelle. — Si tel est le cas, n’est-il pas étrange que j’aie pu traverser la majeure partie du continent en sa compagnie sans qu’il tente une seule fois de me nuire ? » Elle s’étrangla en se remémorant l’échauffourée pendant laquelle il avait tiré son épée contre elle. « Enfin, à une exception près, mais ça n’a pas été très loin. » Grunthor ferma à demi ses yeux ambre. « Ce qui veut dire ? — Rien. Il s’agissait d’un malentendu. Et il est évident qu’il a tenu tous ses engagements… Il m’a conduite là où je l’avais demandé puis il m’a laissée poursuivre ma route. Un serviteur maléfique et retors du F’dor ne m’aurait-il pas tranché la gorge quand il en a eu l’opportunité, contrariant ainsi la prophétie ? — P’t’être bien qu’il vous suivait pour se faire une idée de vot’ mission, suggéra le géant. Qu’il vous espionnait pour le compte de son maître. » Rhapsody ravala son exaspération. « La seconde possibilité, celle qui me paraît la plus plausible, c’est qu’il existe deux êtres séparés : Ashe et le Rakshas. Ashe n’est autre que Gwydion qui, malgré ce qu’en pensent Oelendra et Stephen, est bien vivant ; il a survécu à l’attaque du F’dor. Il erre seul en ce monde, il souffre et tente de se dissimuler pour que ce démon ne puisse pas le retrouver et s’approprier le reste de son âme. Le Rakshas est une entité distincte, une créature assemblée autour du fragment volé par le F’dor. Elle est composée de terre mêlée de glace, ainsi que du sang du F’dor et, sans doute, de quelque bête féroce. C’est en tout cas ce qu’a déclaré la dragonne. — Elle a jamais dit qu’Ashe n’était pas le Rakshas, non ? — Non. — Alors, faut courir aucun risque. — Que voudriez-vous que je fasse, bon sang ? — Je suggère de le trucider. Et s’il y a erreur sur la personne et qu’un autre Rakshas pointe le bout de son nez, eh bien, nous l’éliminerons à son tour ! » Rhapsody blêmit, consciente que le géant ne plaisantait pas. « Vous ne pouvez pas égorger des gens sans être certain qu’ils le méritent. — Pourquoi ? Cette méthode m’a toujours réussi. Sincèrement, mam’zelle, c’est bien trop grave pour qu’on s’amuse à prendre des risques si vous êtes pas absolument certaine de ce que vous avancez. — C’est ridicule… — Absolument pas », intervint Achmed qui n’avait pas dit grand-chose de toute la soirée, se contentant d’écouter et d’analyser les arguments échangés. Son silence était tel que Rhapsody avait par instants oublié sa présence. « Ce qui est ridicule, c’est votre insatiable désir de faire renaître de ses cendres le monde que vous avez perdu. » Votre famille a disparu, Rhapsody, mais nous la remplaçons, Grunthor, Jo et moi. Votre ville a été rasée, mais vous vivez ici, parmi les Bolgs. Le roi qu’honoraient vos proches est mort depuis deux millénaires ; les gouvernants actuels et leurs royaumes ne pourraient lui être comparés. Il n’aurait certainement pas mené tant de gens au-devant d’une mort certaine pour un banal différend familial. Ceux qui ont quitté Serendair pour venir ici étaient de bien piètres représentants de notre culture. Ils ne méritent pas que vous la restauriez. Quant à Ashe, pourquoi voulez-vous rétablir des rapports appartenant au passé avec un individu aussi fou que retors ? Sentir souffler le Vent de la Mort vous manque à ce point ? » Rhapsody en resta bouche bée. « Comment pouvez-vous dire des choses pareilles ? Ashe ne m’a jamais fait le moindre mal, il n’a à aucun moment tenté de me compromettre de quelque façon que ce soit. Il est pourchassé, Achmed… Je pensais que vous, plus que tout autre, seriez sensible à son destin. Le Rakshas utilise un fragment de son être pour alimenter sa puissance. Son âme est soumise aux volontés d’un F’dor redoutable, ce qui signifie qu’il est damné tant dans la vie que dans la mort. La blessure que le démon lui a infligée ne s’est pas cicatrisée, il souffre le martyre. Malgré tout, il ne m’a jamais rien demandé, si ce n’est de le considérer comme un allié. Comment osez-vous le comparer à Michael ? Michael était un salopard de la pire espèce doublé d’un incorrigible menteur. — C’est le problème que me posent tous les Cymriens, Ashe inclus. Ils mentent comme ils respirent. Dans l’ancien monde que vous avez connu, au moins savait-on qui était dans le camp des divinités maléfiques parce qu’il était d’usage de proclamer ses croyances. Ici, en ce lieu où tout est nouveau et perverti, même ceux qui prétendent être les bons sont des exploiteurs retors. Les démons d’antan n’auraient jamais pu semer un chaos comparable à celui provoqué par les “gentils” seigneurs et dames cymriens. Et vous voudriez vous livrer pieds et poings liés sur un plateau d’argent au plus grand de tous les imposteurs ! — Si je le fais, c’est librement ! s’emporta Rhapsody qui en avait plus qu’assez d’entendre rabâcher de tels arguments. Je suis prête à prendre ce risque et, que je vive ou que je meure, nul ne m’aura imposé ses volontés. — C’est archifaux ! » Achmed se mit debout très lentement ; ses mouvements nerveux et méthodiques trahissaient sa colère. « Et nous partagerons tous votre funeste destin, car – non contente de mettre votre vie en péril – vous nous privez de notre neutralité. Nous serons tous perdants, si votre adversaire a dans son jeu plus d’atouts que vous ne le croyez. » Rhapsody le dévisagea. Il avait les yeux brillants et les épaules nouées par une rage dont elle n’avait pas été témoin depuis longtemps. « Pourquoi tant de haine ? Que je souhaite assister une tierce personne n’affecte en rien la loyauté que je vous porte. — Il n’existe aucun rapport. — Permettez-moi d’en douter. » Elle se leva pour aller se tenir de son côté de la table pendant qu’il luttait pour contenir son exaspération. Elle s’assit sur le plateau, en face de lui. « Je suis convaincue du contraire. Et je vous rappellerai que, pour vous aider à accomplir ce que vous désiriez faire en ces terres, je n’ai pas hésité à effectuer bon nombre de choses qui suscitaient pourtant mes interrogations, quand elles ne me révulsaient pas. Mais je les ai faites parce que vous me l’aviez demandé, et parce que vous disiez que c’était juste. J’ai cru en vous. Pourquoi ne devrais-je pas croire également en lui ? — Parce qu’il ne vous a rien révélé sur son compte. Il a toujours joué aux devinettes, cherché à obtenir des informations sans en fournir une seule en échange. Il n’a pas confiance en vous. Pour ce que vous en savez, il pourrait s’agir du F’dor en personne. — J’en doute. — Voilà qui me rassure. Il n’y a pas plus mauvais juge que vous pour évaluer une personne. Vos intuitions sont une fois de plus sujettes à caution. » La rage fit venir des larmes aux yeux de Rhapsody. « Comment pouvez-vous dire une chose pareille ? J’ai de l’amour pour vous et pour Grunthor. Combien de non-Bolgs seraient, d’après vous, capables de faire abstraction de votre conduite détestable pour ne retenir que vos côtés positifs ? — Aucun. Et c’est pour cela que je les considère bien plus lucides que vous. Vous n’avez cessé de vous méprendre sur mes intentions depuis notre première rencontre. — Qu’entendez-vous par là ? » Rhapsody avait senti son ventre se nouer. Achmed posa les mains à plat sur le plateau de la table, de chaque côté d’elle, et il inclina son visage à seulement quelques pouces du sien pour la contraindre à regarder ses yeux vairons. « Vous rappelez-vous la première chose que je vous ai dite ? — Oui, vous m’avez déclaré : “Venez avec nous, si vous désirez vivre.” — Et vous en avez béatement déduit que j’étais disposé à vous aider. — N’est-ce pas ce que vous avez fait ? — Vous avez tout faux. J’aurais pu formuler différemment ce que j’avais à dire. N’interprétez pas mal mes propos, Rhapsody, mais… quoi qui ait pu naître entre nous depuis, quels que soient les sentiments qui se sont développés en moi au fil du temps, j’aurais pu tout aussi bien vous lancer : “Suivez-nous ou je vous égorge.” Comprenez-vous, désormais ? Vous êtes trop prompte à croire que les gens sont aussi bons que vous l’imaginez. C’est une erreur dans la plupart des cas. Pas plus pour moi que pour Grunthor, et encore moins pour Ashe. Un démon du vieux monde possède son âme… Savez-vous ce que cela signifie ? — Non. — Eh bien, moi si ! » Il fit claquer ses mains de chaque côté de Rhapsody, la faisant sursauter. « Contrairement à vous, j’ai vécu ce que subit Ashe. Je n’ignore pas ce que ressent celui dont un élément est entre des mains démoniaques. Il ferait n’importe quoi, il trahirait n’importe qui, pour conserver le reste. Je ne l’en blâme pas, notez bien. Si vous parliez de moi et non de lui, vous ne devriez pas non plus m’accorder votre confiance. » Je vous l’ai déjà expliqué. Le F’dor possède ses victimes de différentes façons. Ashe n’a pas besoin de l’avoir en lui pour être son esclave. Ces démons se contentent parfois d’implanter une suggestion dans l’esprit d’une personne qui ne se doute de rien, le temps qu’elle accomplisse telle ou telle action. Ils peuvent contrôler leur victime, voir par ses yeux, lui imposer toutes leurs volontés sans pour autant lier leur esprit à ce corps matériel. Il en découle que tout individu est suspect. Que cela vous dépasse m’étonne et me désole. » Il est déjà suffisamment ennuyeux que vous continuiez d’adopter des orphelins qui ont pu croiser le chemin de la bête. Les Firbolgs et même les rejetons de Stephen sont probablement inoffensifs, mais Jo se trouvait dans la Maison du Souvenir, si vous n’avez pas oublié. Elle était prisonnière du Rakshas. Qui pourrait déterminer si le F’dor l’a ou non asservie ? » Rhapsody tremblait. « Je le sais. Ce n’est pas le cas. Pourquoi était-elle là-bas ? Ils comptaient l’immoler, faire couler son sang avec celui de tous ces enfants. Pourquoi le F’dor ou le Rakshas auraient-ils gaspillé leur temps, leur énergie et leur force vitale pour posséder une fille qu’ils avaient l’intention d’égorger peu après ? » Un argument qui n’apaisa en rien la fureur de son interlocuteur. « C’est uniquement pour cette raison que je vous ai autorisée à la prendre avec nous. Ce qui dénote d’ailleurs un manque de bon sens impardonnable. — Comment pouvez-vous dire une chose pareille ? Je croyais que vous aviez de l’affection pour elle ? — C’est exact, et le fait que vous souleviez un pareil argument démontre que vous n’êtes pas consciente des dangers. Amour et amitié sont des concepts sans signification, ici, sans aucune signification. Être confronté au F’dor est bien pire qu’être confronté à la mort. » Je sais que vous aimez Jo, tout comme Grunthor. Il n’empêche que je me reproche constamment de ne pas lui avoir tranché la gorge la première fois qu’elle a, par sa stupidité, compromis notre sécurité. Elle a commis tant d’imprudences, tant en votre présence qu’en votre absence, que je commence à penser que ce n’est pas fortuit, qu’il existe une raison qui nous échappe. S’il s’avère que j’ai vu juste, les conséquences rendront par comparaison la destruction de Serendair sans gravité. Et ces conséquences seront éternelles… la mort ne pourra y mettre un terme. — Pour l’amour des dieux, Achmed ! C’est une adolescente ! N’avez-vous jamais rien fait d’écervelé ou de malencontreux à son âge ? — Non. Et là n’est pas la question. Rien n’empêche le F’dor ou son serviteur de posséder un adolescent, un enfant en bas âge ou le jeune imbécile séduisant qui passe dans la rue et laisse tomber une fleur juste devant vous. Il peut s’agir de n’importe qui, Rhapsody, n’importe qui. — Mais pas tout le monde, Achmed. Nous sommes tôt ou tard contraints de choisir notre camp, d’intervenir. Nous ne pouvons pas nous dissimuler constamment, rester coupés de tout jusqu’à la fin des temps. S’il y a de la vérité dans les mythes qui se rapportent à une forme de vie hideuse dont la longévité est proche de l’immortalité, l’affronter sera un jour inévitable. En outre, si vous croyez qu’une personne pour laquelle vous avez de la sympathie risque d’être possédée par le F’dor, ne vous sentez-vous pas l’obligation morale de tenter de la sauver de la damnation ? De recouvrer tout élément de son être que détient ce démon ? » Achmed se détourna et passa avec irritation la main dans ses cheveux. « Vous ne parlez pas de Jo, n’est-ce pas ? Vous vous référez une fois de plus à Ashe. Je n’étais pas conscient que vous le jugiez sympathique. — Nous pouvons l’aider en retrouvant et en tuant le F’dor Nous sommes les seuls à en avoir la possibilité. Vous souvenez-vous de la prophétie citée par Llauron ? N’avez-vous pas encore compris ? Nous sommes les Trois. Que vous soyez l’Enfant du Sang est évident. Grunthor est l’Enfant de la Terre, vous le savez aussi. Et je suis lirin, c’est ainsi qu’ils nous nomment… les Fils et Filles du Ciel. Nous formons ce trio, Achmed, notre venue a été annoncée. » Il pivota sur ses talons pour la foudroyer du regard. « Et nous devrions agir en fonction de ce qu’un devin cymrien à l’esprit plus ou moins dérangé a un jour annoncé ? Vous voudriez aller battre la campagne avec insouciance pour débarrasser le vaste monde du mal que les gens attirent sur leur tête ? De quelles garanties disposons-nous ? Qui nous prouve que nous ne serons pas ses prochaines victimes ? — Qui nous dit que ce n’est pas le destin qui nous guette, quoi que nous fassions ? Croyez-vous que le F’dor ne connaît pas notre existence ? Vu qu’il est venu à bord d’un navire cymrien, il est probable que son premier hôte – et bon nombre des suivants – a été un Cymrien. Il a dû assister à des conseils, prendre connaissance des prophéties. Sans tenir compte d’une rencontre fortuite, les probabilités sont grandes pour qu’il cherche à nous détruire parce qu’un devin cymrien à l’esprit plus ou moins dérangé l’a un jour annoncé. Oubliez Ashe, oubliez Llauron. Nous devons le tuer pour assurer notre salut. — Elle a raison, m’sieur », intervint Grunthor depuis l’angle dans lequel il s’était retiré pour fuir l’agitation de leur discussion, ce qui les fit sursauter tous deux. « Il se tapit quelque part et nous seuls pouvons l’occire. Autant l’embrocher et en être débarrassés une bonne fois pour toutes. J’voudrais pas passer le reste de mes jours à surveiller mes fesses. » Achmed le dévisagea et finit par hocher la tête, avant de foudroyer Rhapsody du regard. « Entendu. Prendre les devants est effectivement l’option la plus sage. Alors, quels sont vos projets ? — Je compte faire venir Ashe à Elysian, seul, pour lui remettre la bague. Dès qu’il sera guéri, nous pourrons nous lancer à la poursuite du Rakshas. — Pourquoi ne pas le convoquer ici ? » Rhapsody pensa à l’éloignement qu’Ashe avait toujours souhaité maintenir entre eux. « Parce qu’il n’acceptera jamais. Il ne se rendra qu’en un lieu où il se sait en sécurité. La cascade d’Elysian est parfaite pour brouiller les ondes qu’il diffuse et empêcher quiconque en serait capable d’en localiser l’origine. — Ce serait bien trop risqué pour vous, grommela Achmed. Il n’y a pas un seul tube acoustique qui descend jusqu’en Elysian. Vous ne pourriez pas réclamer de l’aide, en cas de besoin. — Vous oubliez l’amplificateur naturel du belvédère. Croyez-moi, Achmed, vous m’entendrez si je vous appelle à la rescousse. — Je n’en doute pas, mais nous n’aurons pas la possibilité d’intervenir avant qu’il ne vous arrache tous nos secrets par la force. » Ce fut avec une expression bien plus douce que la sienne qu’elle lui retourna son regard accusateur. « Je ne lui permettrai jamais de vous nuire, Achmed. Ma loyauté va, avant toute chose, aux membres de ma famille. » Elle sourit à Grunthor et respira plus aisément après avoir vu sur sa face un rictus équivalent au sien. « C’est en partie pour cette raison que je vous ai aidé à soumettre les Terres des Bolgs. Oh, vous n’aviez nul besoin de mon assistance, mais avec un peu de chance les Bolgs correspondront un peu mieux à la vision que vous avez de leur nation ! Les Cymriens unifiés ne représenteront pas pour eux une menace, surtout si j’ai vu juste en ce qui concerne Ashe. Les deux peuples s’allieront. Il sera conscient d’avoir une dette envers vous. Et si je me trompe à son sujet, je prends l’engagement de le tuer de mes mains. — Nous verrons. — Nous devons toutefois lui apporter notre aide sans réclamer la moindre contrepartie, faute de quoi elle perdrait toute valeur. — Il m’arrive de regretter que vous confondiez négociations stratégiques et vils marchandages sur un marché, Rhapsody. Je juge acceptable de ne pas réaliser une bonne affaire, à l’occasion. » Elle se pencha vers lui pour déposer un baiser sur sa joue. « Puis-je en conclure que vous m’autorisez à l’aider ? — Vous êtes une adulte. Vous n’avez nul besoin de ma bénédiction. — Mais nous assisterez-vous ? » Achmed lui adressa un étrange sourire. « Oui. Mais je ferai cela uniquement pour vous, pas pour lui. Maintenant, avant que vous n’invitiez ce sot imbu de lui-même sur mes terres, j’aimerais que vous m’aidiez à régler une autre question. Ouvrez une des bouteilles que vous nous avez apportées et prêtez-nous une oreille attentive pendant que nous vous parlons du Loritorium. 30 QUELQUES HEURES PLUS TARD, ils terminaient l’eau-de-vie candérienne que Rhapsody leur avait apportée. « Auriez-vous une vague idée de l’identité de l’individu qui servait d’hôte au F’dor pendant votre absence ? demanda le roi firbolg en jetant la bouteille vide dans l’âtre. — En effet, répondit Rhapsody. Les propos d’Oelendra m’ont permis de comprendre ce qui est arrivé à Gwylliam. Vous rappelez-vous le cadavre découvert près du sien dans la bibliothèque, celui d’un homme que nous avons pris pour un garde ? » Les deux Bolgs hochèrent la tête. « C’était probablement l’hôte du F’dor. Il devait être bien moins redoutable que Gwylliam, et c’est pour cela que ce dernier a pu le tuer avant de succomber à son tour. N’avez-vous jamais pensé qu’il y avait un troisième personnage ? » Achmed et Grunthor opinèrent une fois de plus. « Eh bien, c’était certainement le cas ! Il ou elle était le témoin innocent. Et quand l’hôte du F’dor est mort de la main de Gwylliam, l’esprit démoniaque a pris possession de cet individu pour s’éclipser de la crypte. — Ça se tient, reconnut Achmed. — Dommage que je n’aie pu déterminer de qui il s’agit, marmonna Rhapsody. Oelendra a véritablement vu le F’dor sous une forme humaine, il y a longtemps, et elle l’a recherché en vain pendant plus d’un millénaire. Mais j’ai réuni quelques indices. — Par exemple ? — Eh bien, je suis pratiquement certaine que le deuxième assassin présent dans la basilique était le F’dor ! J’ai capté les mêmes vibrations que face au Rakshas. Sans doute parce que le même sang court dans leurs veines. — Voilà qui paraît logique. Avez-vous relevé des éléments qui permettraient de l’identifier ? — Je n’ai pas vu ses traits, qu’un casque dissimulait. Mais j’avais déjà remarqué un casque comparable, surmonté de deux cornes. Vous rappelez-vous quand je suis allée à la rencontre du seigneur de Roland pour signer le traité de paix ? — Certes. — Il y avait un bénédicte, le Bénisseur de Canderre-Yarim. Il portait un casque à cornes et un symbole solaire semblable à celui qui caractérisait le F’dor dans l’ancien monde, même si je n’ai pas pu voir de près la pierre sertie dans l’amulette. — Tous les officiers et les nobles de Yarim ont de telles tenues. L’ambassadeur était vêtu ainsi, lors de la visite de leur délégation. — Hum. Je ne suis encore jamais allée à Yarim, mais tous considèrent que c’est un antre de pure décadence. C’est là que vit l’Oracle Manwyn, la Devineresse de l’Avenir. — Parlez-moi de ce bénédicte, demanda Achmed. — C’est le frère cadet de Tristan Steward, le tout dernier des cinq bénédictes orlandais, et le plus faible du lot. Je doute qu’il ait des chances d’accéder au Patriarcat, compte tenu de ses liens avec Bethany et de son inexpérience. — Assassiner le vieux bouc était peut-être pour lui l’unique moyen de s’assurer le titre. Si cette bague est la clef d’une telle position, Ian Steward escomptait peut-être la prendre au Patriarche lorsqu’il serait vulnérable, en plein milieu de la cérémonie. — Possible, fit Rhapsody qui paraissait néanmoins en douter. Vous savez, il m’est difficile d’imaginer qu’un tel prélat serve d’hôte à cette abomination. Les religieux passent presque tout leur temps dans les basiliques, sur un sol consacré, et il me semble impossible que l’un d’eux soit à la fois démon et bénédicte. La sacralité des lieux empêcherait tout démon, même originaire du vieux monde, d’arriver à ses fins. Le F’dor, si c’était lui, n’a pu entrer dans la basilique de Sepulvarta. En tout cas, il n’a pas dû aller plus loin que la nef. Le mieux qu’il ait pu faire, c’est dresser un bouclier igné pour faciliter la fuite du Rakshas. — En ce cas, c’est peut-être un des nobles orlandais avec lesquels les bénédictes partagent le pouvoir », marmonna Achmed, la main sur le menton. « S’il y avait un affrontement entre l’Église et l’État, qui s’opposerait au Patriarche ? — Certainement notre vieil ami Tristan Steward, le seigneur de Roland. — Ah, oui ! fit Achmed en souriant. Eh bien, espérons-le ! — Pourquoi ? — Dois-je vous rappeler sa balourdise ? — Elle est indéniable. — Mais ne joue-t-il pas la comédie ? Les F’dors sont des experts en duperie. Ils peuvent se montrer aussi convaincants qu’une Baptistrelle, mais ils s’expriment par un habile mélange de mensonges et de propos prêtant à confusion qu’ils pimentent de quelques pointes de vérité. » Rhapsody en frissonna. « Qu’il se sente à son aise parmi les Cymriens ne m’étonne plus. — Vous suspectez un grand ponte, mais qui vous dit qu’il ne reste pas dans l’ombre ? demanda Grunthor. — Il peut s’agir d’un individu puissant et discret à la fois, admit Rhapsody. Faute de pouvoir posséder un individu dont la volonté est supérieure à la sienne, un F’dor se lie à quelqu’un qui est presque aussi fort que lui et exploite ses capacités pour se développer avant de se choisir une autre victime, plus jeune mais d’une vitalité égale. Étant donné qu’il a pratiquement détruit Ashe, je crois pouvoir dire sans risquer de me tromper qu’il a atteint le faîte de sa puissance. Quelle que soit votre opinion sur Ashe, vous devez reconnaître que c’est un homme avec lequel il faut compter. — Certes. » Achmed s’adossa au mur. « C’est à Llauron que je pensais. — Llauron est le père d’Ashe. — Qu’est-ce que ça change ? Si ce démon le possède, l’identité de ceux qui se dressent sur son chemin lui importe peu. — Là n’est pas la question. Que Llauron ait eu un fils l’élimine de la liste, si vous n’avez pas oublié. “Il ne se liera à personne qui a conçu ou engendré des enfants, et il ne pourra jamais le faire sans que sa puissance n’en soit diluée plus encore.” » Achmed soupira. « Si vos suppositions sont exactes. Ashe est peut-être un bâtard, et je suis même prêt à le parier. Croyez-moi, Rhapsody, la duperie peut s’étendre bien au-delà de ce que vous imaginez. Il serait sans doute préférable que vous renonciez à comprendre. » Elle se mit debout et réunit ses biens avant d’aller déposer un baiser sur sa joue. « Vous avez probablement raison. Je ferais mieux de m’intéresser à ce que nous allons faire. Dans un ou deux jours, j’irai avec vous au Loritorium puis dans la Colonie, afin de découvrir si je puis être utile à l’Enfant Endormie. Je vous dirai ce que je compte faire au sujet d’Ashe. Pour l’instant, et si vous avez terminé, je vais aller jeter un œil à l’hospice. N’y a-t-il aucun Bolg dont mes chants pourraient soulager les souffrances ? — Pour autant que je sache, tous peuvent s’en passer », marmonna Achmed en levant les yeux au ciel. Grunthor le regarda avec sévérité. « Je fais exception à la règle, m’sieur. » Rhapsody l’avait par ses chants fait revenir des rives de l’Au-delà. « Ce n’est pas la même chose, rétorqua le roi en fronçant les sourcils. Nul n’est à l’agonie. Elle se réfère à des soldats qui ont reçu des blessures superficielles. Son intervention les déstabiliserait et serait une perte de temps. » Rhapsody s’autorisa un petit rire. « Vous pourriez contribuer à ce genre de thérapie, Grunthor. Chanter est pour vous une seconde nature. » L’expression du sergent traduisit autant d’amusement que de doute. « Z’avez entendu les paroles de mes chansons, mam’zelle, fit-il en se grattant la tête. Elles contiennent plus de jurons que de réconfort. Et j’ai rien d’un Chanteur. J’ai pas appris à faire ça. — Les mots sont secondaires. L’important, c’est que le malade ait confiance en vous. Les Bolgs vous obéissent. Ce que vous leur dites équivaut à un ordre de “l’Autorité-Suprême-Qui-Ne-Souffre-Aucune-Désobéissance”. En un certain sens, ils vous ont attribué un nom. Ce que vous interprétez importe peu, le tout c’est qu’ils s’attendent à mieux se porter. Et c’est ce qui se produira. J’ai dit qu’un jour Achmed en ferait autant pour moi. » Le roi firbolg leva les yeux au ciel. Le géant se mit debout. « Alors, c’est entendu, Vot’ Seigneurie. Je vous accompagne. Je peux chanter aux troupes quelques refrains de “Brise-lui les os, jusqu’au dernier”. » Nerveux, l’ambassadeur cilla. La voix légère et agréable opposait un vif contraste avec ce qu’il lisait dans les yeux cernés et rougis. « Eh bien, la surprise a été déplaisante ! J’ai horreur des imprévus. Mais je suis certain qu’il existe une explication à tout cela. Peut-être daignerez-vous éclairer ma lanterne, Gittleson ? Si ma mémoire ne me trahit pas, vous avez déclaré dans le rapport de votre visite diplomatique à la cour d’Ylorc que les Trois s’y trouvaient, n’est-ce pas ? — En effet, Votre Grâce. — Et quand je vous ai interrogé sur l’identité de ce trio vous m’avez répondu, me semble-t-il, qu’il était constitué du roi firbolg, de son garde du corps géant et d’une jeune femme blonde. Est-ce bien ce que vous avez vu à Canrif ? — Oui, Votre Grâce, répéta craintivement Gittleson. C’est la teneur de mon rapport. — Et c’est apparemment la stricte vérité. Tout indique que vous avez vu les Trois. Cependant, à notre arrivée dans la basilique de Sepulvarta, la femme était là à nous attendre. Comment est-ce possible, Gittleson ? — Je l’ignore, Votre Grâce. — La croyez-vous capable de voler ? Hum ? » Le cerne rougeâtre de ses yeux s’assombrit et prit la même couleur que le sang. « Je… je… je ne puis l’expliquer, Votre Grâce. Croyez que je le regrette. — Aviez-vous envoyé des membres de votre escorte surveiller ce col de montagne et la route d’Ylorc, ainsi que je l’avais réclamé ? — Oui, Votre Grâce. Cette femme n’a pas quitté le royaume des Firbolgs, que ce soit seule ou avec la caravane postale. Qu’elle ait pu arriver à Sepulvarta avant vous me dépasse. C’est… totalement irréalisable. » Des mots dont le débit ralentit pour s’interrompre face au mépris que traduisaient ces yeux du même bleu que la glace. « Elle était pourtant là, Gittleson. N’est-ce pas, mon enfant ? » Une troisième voix au timbre agréable de baryton s’éleva, aussi douce que le miel. « Oui, c’est incontestable. — Votre Grâce, je… », balbutia l’ambassadeur. Les deux Cymriens aux yeux bleus le toisèrent, avant d’échanger un regard silencieux. Le saint homme s’exprima après ce qui parut durer une éternité. « Vous êtes encore plus sot que je ne l’imaginais, Gittleson. Un aveugle aurait été ébloui par la puissance incommensurable de cette femme. Comment avez-vous pu vous fourvoyer ainsi ? — Peut-être ne s’est-il pas trompé, déclara pensivement le Rakshas. Même Gittleson n’a pu se méprendre à ce point. J’aurais plutôt tendance à croire qu’il serait resté bouche bée et les yeux écarquillés et vitreux, s’il l’avait vue. » Gittleson encaissa sans ciller cette insulte qui lui apportait peut-être son salut. « En outre, si j’en avais été informé, j’aurais pu dire qu’elle se trouvait à Tyrian voici peu. » Les yeux cernés s’étrécirent. « Continuez. — Quel âge avait-elle ? demanda le Rakshas. — Elle était assez jeune, répondit l’ambassadeur en hésitant. Une adolescente, en fait. Dans les quinze ou seize ans. » L’homme plus âgé se pencha sur son siège. « Décrivez-la. — Mince, avec des cheveux blond clair. Une peau cireuse. Banale dans tous les domaines, à une exception près : sa dextérité avec sa dague… elle jouait au lancer de couteau. » Ses interlocuteurs grimacèrent, l’un en fronçant les sourcils et l’autre en ricanant. Finalement, le saint homme se carra de nouveau dans son fauteuil. « Et si je vous disais, Gittleson, que la femme de la basilique possédait une beauté à couper le souffle et une âme de feu élémental… — Je répondrais à Votre Grâce que ce n’est pas la personne que j’ai vue à Ylorc. — Vous m’avez pris de vitesse, Gittleson. C’est la conclusion que j’allais exprimer. » Le saint homme se servit un petit verre d’alcool. « Les Trois ont secouru dans la Maison du Souvenir une fille qui correspond à votre description, dit le Rakshas. Probablement celle que vous avez vue. » Il se tourna vers son maître. « Je devrais peut-être aller lui rendre une visite. Nous nous sommes côtoyés un certain temps et elle n’était pas insensible à mes charmes. — A-t-elle vu ton visage ? — Pas dans sa totalité. Elle a pu l’entr’apercevoir. Je serais ravi de m’en occuper, Père. Si vous le souhaitez, naturellement. Elle est notre meilleur atout pour regagner la montagne. — Va, mais sois prudent. Le roi firbolg est astucieux et il risque de déceler ta présence bien plus aisément que tu ne l’imagines. Oh, et pendant que tu y es, fais d’une pierre deux coups et passe à la phase suivante de notre plan ! » 31 LE SOLEIL DE FIN DE MATINÉE embrasait les sommets enneigés des hauteurs des Dents et les parait de couleurs flamboyantes sur un ciel dégagé. Prudence écarta le rideau de la fenêtre du coche afin d’admirer la vue, ferma un instant les paupières puis laissa le vent lui caresser le visage. Elle finit par se lever légèrement du coussin de son siège et se pencher à la fenêtre. Pour la quatrième fois ce matin-là, le cocher et le garde présentaient les documents portant les sceaux de Tristan à un groupe de soldats firbolgs qui avaient arrêté leur voiture. Elle reporta son regard sur les montagnes. Le paysage avait une beauté étrange et menaçante, des pics sombres et multicolores qui montaient égratigner le ciel tels les crocs d’un fauve gigantesque couché sur l’horizon. C’était la première fois qu’elle quittait les vastes plaines de Bethany, et l’inquiétante magie qui imprégnait ce lieu la fascinait, Ylorc, le territoire des monstres. Elle sentit un regard peser sur elle et se tourna vers un des monstres en question. Comme les autres Firbolgs vus depuis qu’ils avaient franchi la frontière, à Bethe Corbair, il avait une face sombre et hirsute, un corps maigre et nerveux, mais il n’était pas d’une laideur repoussante. Il l’étudiait avec franchise, sans la moindre insolence. De la gêne rougit les joues de Prudence quand elle prit conscience que son expression devait être un reflet de la sienne. Ce sont des monstres, des bêtes qui se nourrissent de rats lorsqu’ils ne dévorent pas leurs semblables, avait dit Tristan. Ainsi que tous les humains qu’ils réussissent à capturer. Mais à présent qu’elle les voyait de près, cela avait tout d’une exagération de conte pour enfants. Lors de chaque contrôle, les Bolgs avaient paru se matérialiser hors du néant pour arrêter le véhicule en silence, en braquant sur les chevaux des armes qui ressemblaient à des arbalètes. Une fois leur curiosité satisfaite, ils faisaient signe au cocher de reprendre sa route et disparaissaient sans avoir dit un seul mot. Prudence ne pouvait s’empêcher de se demander s’ils ne voulaient pas se moquer d’eux. La voiture vibra puis repartit. Prudence s’adossa au dossier capitonné, ce siège sur lequel elle et Tristan avaient si souvent eu discrètement des rapports. Au bout d’un moment, le petit panneau de la trappe aménagée dans la paroi coulissa et lui révéla la moitié supérieure du visage du garde. « Nous n’en aurons plus pour longtemps, mademoiselle. Nous sommes à moins d’une heure de route de l’avant-poste, le lieu où les caravanes postales font une halte. » Prudence hocha la tête, et la trappe fut refermée. Elle jeta un dernier coup d’œil par la fenêtre et constata que l’éclaireur firbolg suivait toujours des yeux le véhicule qui s’éloignait. Ce qu’elle crut lire dans son regard l’inquiéta un peu. Puis la route s’aplanit sous les roues de la voiture, ce qui rendit le voyage moins inconfortable. Elle repoussa le rideau et se pencha en avant pour frapper à la petite trappe. « Arrêtez, s’il vous plaît ! » Le véhicule ralentit et elle se leva. Le cocher n’était pas descendu de son perchoir qu’elle écartait la portière et remontait l’ourlet de sa jupe pour sauter du marchepied sans son aide, avant de s’engager dans la prairie au-delà de la route. Devant elle s’ouvrait un immense amphithéâtre en forme de bol, une excavation attribuable au temps et aux éléments même si elle avait été aménagée par des hommes. Oublié de tous, sauf de l’Histoire, ce site semblait avoir autrefois servi de lieu de réunion pour un grand nombre de personnes. Elle imagina un orateur sur une formation rocheuse qui avait tout d’une tribune, au centre exact de la paroi opposée. L’amphithéâtre était très vaste dans toutes ses dimensions, cerné de corniches et bordé intérieurement de gradins semi-circulaires qui s’aplatissaient à leur base en une large plate-forme régulière désormais envahie par les mauvaises herbes et les broussailles. Prudence se remémora une description que Tristan lui avait lue dans un manuel d’histoire cymrien. « Le Grand Tribunal », murmura-t-elle en ne s’adressant à personne. Il s’agissait du lieu où les ancêtres quasi immortels de Tristan s’étaient autrefois retrouvés pour assurer le maintien de la paix à l’intérieur de leur royaume. S’ils n’y étaient pas parvenus, au moins avaient-ils été animés de bonnes intentions. « Excusez-moi, mademoiselle ? » fit le cocher. Prudence se tourna vers lui. « Le Grand Tribunal de Gwylliam », répéta-t-elle d’une voix désormais modulée par la surexcitation. Cette merveille naturelle était encore plus grande que la Basilique du Feu et le palais de Tristan réunis. Les deux hommes échangèrent un sourire narquois, puis le cocher rouvrit la portière. « Oui, mademoiselle, tout ce que vous voudrez. Mais, s’il vous plaît, remontez en voiture. Nous devrons atteindre l’avant-poste dans moins d’une heure pour pouvoir repartir avant la nuit, faute de quoi nous raterons la caravane de la deuxième semaine. » Prudence accepta la main qu’il lui tendait et grimpa dans le véhicule, la mine assombrie par l’irritation. Elle avait souvent fait l’objet de tels rictus, depuis son départ de Bethany, et elle en connaissait les causes. Elle était pour le cocher et le garde la putain campagnarde de leur seigneur, et l’escorter avec les honneurs habituellement réservés aux rois – ou à tout le moins à la grande noblesse – les amusait beaucoup. Elle entendit même le cocher glousser en refermant le battant. La voiture s’ébranla. Prudence jeta un dernier regard à cette merveille immémoriale qui reposait, oubliée de tous, dans la luxuriance infinie des collines. Puis elle prit son miroir et enduisit son visage de crème, afin d’aller rendre un service ridicule à celui qu’elle aimait. « Première femme ? » Les accoucheuses et Rhapsody levèrent les yeux. Le garde recula instinctivement d’un pas à leurs expressions irritées. « Oui ? — Une messagère demande à vous voir. Elle dit venir de Bethany. — Vraiment ? » Rhapsody remit à une sage-femme la plante qu’elles venaient d’étudier. « Que veut-elle ? — Vous parler. — Hum. Où est-elle ? — Poste de Grivven. — Entendu. Merci, Jurt. Allez lui annoncer que j’arrive. » Rhapsody réunit les herbes et autres médicaments pour les distribuer aux treize sages-femmes, certaines des Bolgs les plus puissantes de tout Ylorc. « Avons-nous terminé ? » s’enquit-elle. Toutes hochèrent la tête et elle se leva. « Merci d’être venues. Je vous reverrai en fin de semaine pour m’informer de l’efficacité de ces toniques. Veuillez m’excuser. » Prudence attendait dans l’ombre des hongres bais, se sentant plus en sécurité à côté de ces énormes bêtes de trait qu’à l’intérieur des quartiers des gardes où on lui avait proposé d’aller s’abriter. Elle déglutit avec peine. Elle songeait à cette rencontre depuis son arrivée, il y avait désormais un très long moment, mais rien n’aurait pu la préparer à ce qu’elle vit alors. Un Firbolg géant harnaché d’une armure de guerre accompagnait un personnage de petite taille, enveloppé de la tête aux pieds dans une cape grise à capuchon malgré la chaleur étouffante de l’été. Les poignées d’un grand nombre d’armes blanches diverses saillaient au-dessus de ses épaules, comme s’il était affublé d’une toison d’énormes épines. Le plus petit des deux personnages resta encapuchonné tant qu’il ne l’eut pas rejointe, puis il repoussa son bonnet. Bien qu’indéniablement singulier, le visage ainsi révélé était le plus beau que Prudence avait vu à ce jour, couronné de cheveux dorés brillants librement réunis sur la nuque par un simple ruban noir. La femme ne portait qu’une chemise de toile blanche et un pantalon marron satiné, mais Prudence manqua pleurer en la voyant. Les propos de Tristan acquirent un sens pour elle. Le spectacle de Rhapsody était celui d’un feu crépitant, hypnotique et irrésistible à un niveau que percevait son âme. « Bonjour, je m’appelle Rhapsody. Vous souhaitiez me rencontrer ? — Ou… oui », balbutia Prudence. Elle baissa les yeux sur la main que lui présentait la femme, se ressaisit et la serra. La chaleur de sa peau était si agréable qu’elle dut faire un effort de volonté pour rompre ce contact. Afin de dissimuler ce mouvement saccadé et maladroit, elle plongea la main dans la bourse que Tristan lui avait donnée et en sortit deux feuilles de vélin pliées et scellées avec un fil d’or. « Son Altesse, le seigneur Tristan Steward, prince de Bethany, m’a demandé de remettre ces invitations en mains propres. » Rhapsody grimaça et Prudence sentit son cœur chavirer. « Des invitations ? — Oui. » Tout ce que Prudence avait à dire se bousculait dans sa tête. « À son mariage, la veille du premier jour du printemps à venir. — J’en vois deux. — Oui. Une pour Sa Majesté le roi d’Ylorc, et l’autre pour vous. » La surprise écarquilla les yeux émeraude de la femme. « Pour moi ? » Le sang monta au visage de Prudence. « Oui. » Elle regarda avec nervosité Rhapsody retourner le bristol plié et l’étudier. « Cela semble vous surprendre. » Le géant laissa échapper un rire sonore, qui la terrifia et la fit blêmir. « Ça alors, elle est bien bonne ! Le prince veut que vous assistiez à son mariage, duchesse. C’est-y pas touchant ? » Rhapsody rendit une des invitations. « Vous devez faire erreur. Pourquoi le seigneur de Roland me convierait-il à ces festivités ? » Prudence passa la main sur sa gorge et se sentit trembler. « Duchesse ? Je vous demande pardon, j’ignorais… Je vous demande de m’excuser si je ne me suis pas adressée à vous comme le veut l’étiquette, madame la duchesse. — Non, non, se hâta de répondre Rhapsody. Il plaisantait. » Les yeux ambre du géant pétillèrent de malice. « De quoi parlez-vous donc ? Elle est la duchesse d’Elysian, mam’zelle. La plus grande dame d’Ylorc. » Prudence hocha la tête et son expression se modifia, pendant que Rhapsody jetait un regard irrité à Grunthor. « Vous ne pouvez savoir à quel point c’est insignifiant. Pour votre seigneur, je reste une simple paysanne. À sa cour, je n’ai tenu qu’un rôle de messagère du roi d’Ylorc. Et si notre dernière rencontre a certes été courtoise, nos rapports ont été malgré tout placés sous le signe d’une indéniable tension. Autant de raisons pour lesquelles cette invitation m’étonne. Je suis certaine qu’il s’agit d’une erreur. — Z’avez eu des rapports avec lui ? s’exclama le géant en feignant d’en être horrifié. Z’aviez pourtant dit que c’était un épouvantable lourdaud ! » Ce fut le plus discrètement possible que Rhapsody lui donna un coup de coude, avant de regarder Prudence dont les tremblements étaient désormais évidents. L’irritation traduite par son expression s’était changée en inquiétude. Rhapsody tendit la main vers le bras de la servante. « Allez-vous bien ? » Prudence leva les yeux vers le visage de la femme blonde et fut réconfortée par sa sollicitude. « Oui, très bien, merci. — Venez, nous serons mieux au soleil, suggéra Rhapsody en calant la main frêle de la visiteuse dans le creux de son bras. Je suis une bien piètre hôtesse. Je ne vous ai même pas demandé votre nom. — Prudence. — Veuillez excuser ma grossièreté, Prudence. Permettez-moi de vous souhaiter la bienvenue à Ylorc. Vous devez désirer, tant pour vous que pour votre escorte… » Le monde donna soudain de la bande. Les oreilles de Rhapsody furent brusquement saturées par les martèlements de son sang, et ses yeux se voilèrent. Grunthor tendit rapidement la main en la voyant choir tête la première et il la retint avant qu’elle n’eût atteint le sol. Il la fit rouler entre ses bras pour voir son visage que déformait la peur, et autre chose… « Ça va, duchesse ? » Saisi d’angoisse, il tapotait sa joue avec une main démesurée. Rhapsody cilla. Elle sentait le ciel se refermer sur elle et elle leva les yeux sur le visage de la messagère orlandaise. Elle remarqua distraitement que Prudence était une belle femme au teint clair et aux boucles blondes tirant sur le roux. Une chose proche de la panique faisait briller ses yeux marron foncé. Rhapsody la dévisageait lorsqu’elle vit sa face se déchirer, comme déchiquetée par les griffes d’un vent extrêmement brutal qui laissaient derrière elles des sillons de chair et d’os mis à nu. Les yeux disparurent de leurs orbites, remplacés par des cavités pleines de sang séché. Rhapsody hoqueta. « Madame ? » fit Prudence d’une voix tremblante. Rhapsody cilla encore. Les traits de la servante redevinrent tels qu’ils avaient été. « Je… Je suis désolée. » Grunthor la redressa avec douceur. Adressant un pâle sourire à la messagère effrayée, elle épousseta ses effets couverts de poussière. « Il est possible que le soleil m’affecte moi aussi. Nous trouverons à l’intérieur du poste de Grivven un endroit où nous asseoir et nous rafraîchir un peu. Voulez-vous nous accompagner ? » Prudence jeta un coup d’œil au poste de garde d’où six Firbolgs l’étudiaient avec intérêt. Le sourire effroyable de l’un d’eux la fit frissonner. « Je… Il faut absolument que je reparte, balbutia-t-elle. La caravane postale a trois jours d’avance sur nous, et nous devrons nous hâter pour la rattraper. » L’expression de Rhapsody se fît plus grave. « Seriez-vous venue jusqu’ici sans escorte ? » Prudence ravala sa salive. Tristan avait fortement insisté sur la nécessité d’exécuter cette mission le plus discrètement possible. « En effet. — Est-il possible que le seigneur de Roland ait envoyé une femme vulnérable jusqu’à Ylorc sans la protection offerte par la caravane armée hebdomadaire ? — Il m’a attribué un garde, et le cocher est lui aussi un militaire », répondit Prudence. N’est-ce pas le comble de l’ironie ? pensa-t-elle. Elle et Tristan avaient eu la même discussion, et elle s’était alors vivement opposée au point de vue qu’il lui fallait à présent défendre. Rhapsody se fit songeuse, puis décidée. Elle tendit sa main à Prudence. « Entrez avec moi, je vous prie. Je vous garantis que vous serez en sécurité. » Ces mots avaient de tels accents de vérité que Prudence perçut leur sincérité dans son âme. Ce fut presque contre sa volonté qu’elle prit la main de Rhapsody et se laissa guider dans l’avant-poste. Grivven était en fait une tour de guet creusée à flanc de montagne qui culminait au niveau d’un des plus hauts pics d’Ylorc. À l’intérieur de cet habitat troglodytique la roche avait été taillée pour que les parois soient droites et régulières, tout comme les sols. Au-dessus se dressait une construction aux nombreux étages, bien plus haute que le phare d’Avonderre, qui saillait d’un petit escarpement. Il y avait des balcons de bois internes sur les côtés ouest, nord et sud : des plates-formes reliées les unes aux autres par des échelles fixées aux murs et si hautes qu’elle ne pouvait voir les plus élevées. Sidérée, Prudence regardait de toutes parts alors qu’elle traversait avec le géant et Rhapsody des barricades où s’alignaient des meurtrières dérobées aux regards et des centaines d’arbalètes montées sur pivot. Ils laissèrent derrière eux des bureaux, des baraquements et des salles de réunion. Prudence, dont l’émerveillement ne cessait de croître, avait passé toute son existence dans le château de Tristan, et elle avait conscience que les remparts de sa place-forte étaient insignifiants comparés à ce qu’elle découvrait ici. Alors que ce n’était qu’un banal avant-poste et non la principale forteresse des montagnes. Informer Tristan de son infériorité militaire était urgent. Finalement, Rhapsody s’arrêta devant une lourde porte laquée et cerclée de fer forgé. Elle la poussa et lui fit signe d’entrer. « Après vous. » Prudence s’exécuta, en englobant du regard les râteliers d’armes qui flanquaient le seuil. À l’intérieur se trouvait une longue table en pin simplement équarri entourée de chaises rudimentaires. Rhapsody s’attarda sur le seuil pour échanger quelques mots avec le géant, puis elle pénétra à son tour dans la pièce et désigna la table. « Je vous en prie, Prudence, mettez-vous à votre aise. » Rhapsody retira son ample manteau gris qu’elle suspendit à une patère fixée à côté de la porte avant d’aller s’asseoir en face de la visiteuse. « Je regrette de ne pas avoir eu le temps de vous présenter Grunthor dans les règles, mais il est allé nous préparer des rafraîchissements. » Prudence hocha la tête. « À présent que nous sommes seules, pourquoi ne pas me révéler la véritable raison de votre venue ? » Prudence esquiva son regard. « Je ne vois pas de quoi vous parlez. — Pardonnez-moi, mais je suis convaincue du contraire. En dépit de nos accrochages et du fait qu’il a commis diverses erreurs de jugement fondamentales, je ne puis croire le seigneur de Roland stupide au point d’envoyer une civile m’apporter une invitation à son mariage, surtout quand une caravane postale effectue chaque semaine ce trajet sous bonne escorte. Qu’êtes-vous venue faire ici ? » L’intonation de Rhapsody était douce et pleine de compréhension. Prudence découvrait de la sympathie dans son regard et elle commençait à comprendre ce que voulait dire Tristan lorsqu’il se disait incapable de l’effacer de son esprit. Cette femme avait quelque chose d’irrésistible, soit dans la douce musique de ses paroles soit dans la chaleur qu’elle irradiait. Dans un cas comme dans l’autre, ne pas se laisser fasciner par elle réclamait des efforts. « Le seigneur de Roland regrette les écarts de conduite qu’il a eus avec vous. Il est, sincèrement, embarrassé par la façon dont il vous a traitée. — Il n’y a pas de quoi. — Il souhaite néanmoins faire amende honorable. Voilà pourquoi il m’a demandé de venir vous inviter à vous rendre à Bethany, afin de lui permettre de vous présenter de vive voix ses excuses et montrer ses bonnes intentions envers le royaume d’Ylorc. Il aimerait également vous guider dans la découverte de la cité, dans le cadre d’une visite conforme au protocole et avec une escorte digne de ce nom. » Rhapsody contint un sourire. Lors de son premier voyage à Bethany, elle avait par mégarde provoqué une émeute et failli être arrêtée tant par les gardes de Tristan que par les hommes du guet. « C’est fort aimable de sa part, mais je suis toujours perplexe. Pourquoi ne m’a-t-il pas écrit ou, à défaut, ne vous a-t-il pas dit de vous joindre à la caravane ? Les routes ne sont pas sûres, non seulement à Ylorc mais partout ailleurs. — Je le sais. » Prudence soupira. « Je ne fais qu’exécuter les ordres de mon seigneur, madame. » La femme aux cheveux d’or réfléchit un instant puis hocha la tête. « Je vous en prie, appelez-moi Rhapsody. Je reviens d’un assez long séjour dans une contrée lointaine et il est grand temps que je satisfasse à mes devoirs, ici à Ylorc. C’est pourquoi je me vois contrainte de décliner cette invitation malgré mon vif désir de l’accepter. Vous m’en voyez désolée. » Prudence pensa à la déception de Tristan et sentit sa gorge se serrer. « J’en suis navrée. J’espère toutefois que vous l’honorerez de votre présence pour son mariage ? » Rhapsody se carra sur son siège. « Je ne sais quoi répondre. Que le seigneur Régent de Roland souhaite la présence d’une roturière à ses épousailles me déconcerte toujours autant. — Il est sincère, je vous assure. — Hum. Dois-je vous donner immédiatement une réponse ? — Non, certainement pas ! Cela peut attendre la décision du roi d’Ylorc. » La porte s’ouvrit et Grunthor entra dans la salle, suivi par un Bolg muni d’un plateau sur lequel reposaient un pichet, des verres, quelques petits pains au miel et des fruits. L’homme le posa sur la table puis ressortit et referma la porte derrière lui. Rhapsody sourit à Grunthor puis se tourna vers Prudence et hoqueta une fois de plus en voyant l’émissaire de Tristan affaissée sur son siège, ses cavités oculaires vides rivées sur le plafond. Son visage était lacéré et son nez avait été arraché. Une meute de chiens sauvages ou d’autres prédateurs avait dû mettre à profit le bref laps de temps pendant lequel Rhapsody avait détourné le regard pour l’attaquer. Rhapsody ferma les yeux mais l’image refusa de disparaître. Les ténèbres cernaient désormais le cadavre démembré qui gisait sur une colline verdoyante. Elle n’était identifiable que par ce qui subsistait de son cuir chevelu, des mèches auburn assombries par des taches de sang séché et agitées par le vent. Rhapsody se ressaisit et inhala à pleins poumons, pour tenter de ralentir les battements de son cœur. Elle se concentra pour avoir une vision d’ensemble de la scène qui entra en expansion dans son esprit, jusqu’au moment où elle reconnut l’endroit où se trouvait le corps atrocement mutilé. Le Grand Tribunal de Gwylliam. Une grosse main se referma en douceur sur son épaule et la vision s’effaça. Rhapsody rouvrit les paupières. Prudence la dévisageait encore plus craintivement qu’avant. « Prudence, murmura Rhapsody. Prudence, vous devez absolument passer la nuit ici. Je vous en prie. Je crains pour votre sécurité, si vous repartez à présent. » Mais Prudence redoutait plus encore ce qui risquait de se produire si elle s’attardait. « Je vous remercie, très sincèrement, mais il ne faut pas vous inquiéter pour moi. Deux hommes assurent ma protection et nous rejoindrons la caravane de la deuxième semaine avant d’être à mi-parcours. » Rhapsody retint les larmes qui lui venaient aux yeux. « Vous devrez voyager seule pendant au moins trois jours. La prochaine caravane arrivera ici entre-temps. Vous pourrez vous joindre à elle pour gagner Bethany, la première halte après Bethe Corbair. Vous serez d’ici là en sécurité, en tant qu’invitée du royaume. Je vous en conjure, Prudence, une voiture sans escorte est vulnérable et les dangers sont grands. » L’angoisse perceptible dans la voix de Rhapsody terrifia Prudence qui se leva en tremblant. « Non, je regrette, mais je dois regagner Bethany au plus vite, à présent que je vous ai transmis ce message. Maintenant, si vous voulez bien m’excuser, mon garde et mon cocher m’attendent. » Elle cilla dans l’espoir de contrer l’effet déstabilisateur que les larmes de Rhapsody avaient eu sur elle. Tristan disait vrai, il lui semblait s’être égarée dans un monde de neige éternelle où cette femme était l’unique source de chaleur. Elle se demanda au plus profond de son cœur si elle n’avait rien de démoniaque. Puis elle repoussa rapidement le siège, se précipita vers la porte, l’ouvrit et s’éloigna d’un pas rapide. Grunthor contempla un long moment la porte qui vibrait encore puis s’intéressa à Rhapsody toujours assise à la table, les yeux rivés sur le mur lui faisant face. « Ça va, mam’zelle ? » Elle restait perdue dans ses pensées. Lorsqu’elle redressa enfin la tête, il put lire de la détermination dans son regard. « Grunthor, feriez-vous quelque chose pour moi ? — Tout ce que vous voudrez, ma belle. Vous le savez déjà. — En ce cas, suivez cette femme. Tout de suite. Prenez autant d’hommes que nécessaire pour la protéger contre une grave menace. Surveillez sa voiture tant qu’elle ne sera pas arrivée en sécurité, tant qu’elle n’aura pas laissé le Grand Tribunal et la frontière de Roland loin derrière elle. Assurez-vous avant de revenir qu’elle ait quitté Ylorc et ait atteint la plaine de Krevensfield, où elle rejoindra la caravane de la deuxième semaine, loin de nos terres. Le ferez-vous ? Ferez-vous cela pour moi ? — Évidemment, duchesse, répondit Grunthor avec gravité. Nous emprunterons les tranchées et elle ne se doutera de rien. » Rhapsody l’approuva de la tête. Il s’était référé à un labyrinthe de fossés, de boyaux et de tunnels discrets que des artisans loyaux à Gwylliam avaient creusés des siècles plus tôt à la base des Dents. Grunthor les avait découverts, striant les steppes et croulants parce qu’à l’abandon. Achmed avait jugé leur remise en état prioritaire et les Bolgs pouvaient désormais se déplacer dans les vastes secteurs s’étendant au pied des montagnes sans se faire repérer. La frayeur de Prudence était déjà trop grande. L’informer qu’elle serait suivie par le géant et un important détachement militaire ne l’aurait en rien rassérénée. Grunthor déposa un baiser sur la joue de Rhapsody et sortit de la pièce. Elle resta assise un long moment, puis elle se leva et gravit la haute tour de l’avant-poste de Grivven, pour regarder sous la clarté crépusculaire du coucher de soleil son ami et son régiment partir à travers champ derrière la voiture déjà lointaine puis disparaître à l’intérieur du sol juste sous ses yeux. 32 ACHMED S’ASSURA que tout son équipement était convenablement sanglé avant de regarder une fois de plus hors du tunnel. « Grunthor arrive », annonça-t-il. Rhapsody donna à Clarion l’Étoile du Jour un dernier coup de chiffon avant de la glisser dans le nouveau fourreau doublé d’ivoire noir que les artisans bolgs avaient forgé pendant son absence. Un chant s’éleva au-delà de la saillie de roche et la voix de basse grondante fut renvoyée en écho par les parois du tunnel. En amour tout comme à la guerre, (Deux choses qui ont l’heur de me plaire) On raconte que tout est permis. Tu n’as donc pas à être surpris Si tout en t’arrachant les yeux J’te sodomise à qui mieux mieux. J’ai bien l’intention d’égorger Après les avoir tous baisés Ta femme et tes petits enfants. Mais tu s’ras froid depuis longtemps Quand ils mourront, c’est indéniable, Car j’suis un Bolg infatigable. Rhapsody ne put s’empêcher de rire. « Voilà qui est adorable ! déclara-t-elle à Achmed. Est-ce une de ses nouvelles compositions ? » Le roi firbolg haussa les épaules. « Depuis que je le connais, il n’a jamais été à court de chansons de route. Je suis certain que son répertoire en comprend des milliers que nous n’avons pas encore eu l’occasion d’entendre. » Peu après, le sergent sortait de la crevasse invisible et pénétrait dans le tunnel. « Est-elle partie, Grunthor ? A-t-elle quitté les Terres des Bolgs saine et sauve ? — Oui, répondit le géant en essuyant la sueur de son front. On l’a suivie jusqu’au bout des tranchées de la province de Bethe Corbair et la plaine de Krevensfield, avant de faire demi-tour. Elle est sur les terres de Roland, mam’zelle, à des lieues du Grand Tribunal. » Rhapsody soupira de soulagement. « Merci. Je ne puis vous décrire la sinistre vision qu’elle m’a inspirée. Au moins est-elle en sécurité et sur le chemin du retour auprès de son maître. Quel fieffé imbécile, ce Tristan Steward ! Je ne puis croire qu’il l’a envoyée jusqu’ici sans escorte. — Il a dû estimer que sa disparition ne serait pas une grande perte ou encore que ce qu’il désirait était trop important pour attendre le passage de la prochaine caravane postale », fit Achmed en remontant son capuchon. Rhapsody s’autorisa un sourire sans joie. « La seconde explication est probablement la bonne, même si son raisonnement m’échappe. C’est d’autant plus regrettable qu’elle l’aime. — J’ai dû rater un épisode, marmonna Grunthor en cillant. — Elle ne l’a pas dit, mais c’est évident. » Achmed se leva et secoua son manteau, avec irritation. « Eh bien, peut-être l’honorera-t-il comme elle le mérite ! Pouvons-nous rentrer, à présent ? Que Tristan Steward s’envoie ou non en l’air avec une servante est le cadet de mes soucis. — À moi aussi, déclara Rhapsody en se dressant à son tour. Conduisez-moi au Loritorium. J’y pense depuis mon départ pour l’antre d’Elynsynos. » Le roi firbolg alla se placer à l’entrée de la salle souterraine pour voir l’expression de Rhapsody lorsqu’elle pénétra dans le Loritorium pour la première fois. Bien que s’attendant à cette réaction, il frissonna quand la beauté des lieux affecta sa silhouette, la nimbant d’un halo qui rivalisait avec le soleil du monde supérieur. « Dieux ! » murmura-t-elle en se tournant lentement sous la haute voûte marbrée pour contempler le firmament de la caverne. « Quel endroit magnifique ! Il est dommage qu’il soit resté inachevé. C’eût été une œuvre d’art incomparable ! — Heureux de constater que vous le trouvez à votre goût », déclara Achmed, irrité par la réaction qu’elle provoquait en lui sitôt qu’il l’observait. Son extraordinaire beauté était un atout qu’il s’était empressé d’utiliser quand cela avait servi ses desseins, mais il n’aimait guère se voir rappeler qu’il y était lui aussi vulnérable. « Voudriez-vous à présent avoir l’obligeance de nous aider à déterminer ce qu’est ce hrekin argenté ? » Il désigna une flaque de fluide miroitant dont la clarté s’élevait entre les fissures séparant les dalles de marbre, une flaque bien moins importante que le jour où il l’avait découverte. Rhapsody se pencha au-dessus et tendit la main. Elle sentit une forte vibration danser à l’extrémité de ses doigts, y engendrant des picotements suivis d’une sensation de brûlure. Elle ferma les yeux et fredonna sa note baptistrale pour localiser le point d’origine des ondes. Son esprit fut soudain envahi par une cascade d’images, pour certaines saisissantes et pour d’autres épouvantables. Le tourbillon la déséquilibra et la fit reculer. Achmed la retint par le bras, pour l’aider à recouvrer son assiette. « De quoi s’agit-il ? — De souvenirs, répondit-elle en se frottant les yeux. Des souvenirs liquides, à l’état pur. » Elle regarda les autels érigés aux points cardinaux de la place avant de s’avancer vers eux en tremblant d’excitation. Elle leva le doigt vers un réceptacle en forme de vasque pour oiseau destiné à recevoir une des Augustes Reliques. « Écoutez, dit-elle en essayant de se détendre. Pouvez-vous entendre ce chant ? — Reculez, mam’zelle ! l’avertit Grunthor. Il y a un piège. — Je le sais. Ce chant me le précise. — Qu’est-ce ? » insista Achmed. Le visage de Rhapsody devenait de plus en plus lumineux. « Dans ce bassin se trouve une seule goutte d’eau… la voyez-vous ? » Le Bolg loucha puis hocha la tête. « C’est une goutte de l’Océan des Larmes, un fluide rare et inestimable, cet élément sous sa forme la plus pure. » Elle pivota et désigna un autel allongé sculpté dans du marbre magnifique aux nuances pastel de vermillon, de vert, de marron et de pourpre. « Et voici une dalle de Pierre Vivante, toujours active depuis la naissance de la Terre. — La composition de l’Enfant de la Terre est identique, lui rappela Achmed. — Tout laisse supposer que le réceptacle du vent est vide », déclara Rhapsody. Elle désigna une cavité dans la voûte qui les surplombait. « Je présume que Gwylliam escomptait y placer le bout d’étoile, le Seren – l’éther – qu’il avait apporté de l’Île. Les manuscrits que vous m’avez montrés paraissent l’indiquer. — Ce qui explique comment se sont formées ces flaques de souvenirs. L’action engendre la vibration et cette dernière subsiste, pour ne se dissiper que lorsqu’elle se fond dans une autre vibration ou qu’elle est absorbée par le vent ou l’océan, ses deux plus grands dépositaires. Ce lieu a été hermétiquement scellé et empli de formes de connaissance élémentales aussi pures que puissantes, comme l’autel de Pierre Vivante et les Larmes de la Mer. Cette magie communie avec les vibrations de tout ce qui s’est passé ici et en renforce le souvenir. » Elle se pencha à côté de la petite mare miroitante. « Je la suspecte d’avoir commencé à s’évaporer depuis que vous avez ouvert le tunnel et laissé entrer de l’air provenant de la surface. Mais des siècles de vibrations prises au piège ont fortement imprégné ce milieu. » Achmed hocha la tête. « Pouvez-vous déterminer, en sondant ce souvenir liquide, si le puits de feu a été obstrué de façon intentionnelle ou accidentelle ? » Rhapsody s’avança jusqu’à la fontaine condamnée du cœur du Loritorium et la contourna lentement. La chaleur crut soudain, comme si le feu avait perçu sa présence. Elle ferma les yeux et avança la main vers le conduit bouché, qu’elle effleura du bout des doigts. Pendant que son esprit se clarifiait, elle fredonna une note baptistrale. Sidérés, Grunthor et Achmed virent la brume argentée du bassin entourant la fontaine s’élever dans les airs comme de la bruine pour façonner la silhouette indistincte d’un homme. L’image était floue, ses mouvements privés de précision, mais il semblait regarder pardessus son épaule. Il se tourna et approcha de la fontaine, avant de s’évaporer. Rhapsody rouvrit les paupières et ses yeux brillèrent telles deux émeraudes sous la clarté des torches. « La réponse à votre question est oui, il s’agit d’un acte délibéré. Le puits de feu a été condamné au même titre que les évents qui servaient à l’évacuation des fumées des forges de Gwylliam. Toutes ces vapeurs caustiques ont été dirigées vers la Colonie. » Elle s’abandonna à un silence songeur. Achmed attendit qu’elle se ressaisisse, impatient d’apprendre d’autres détails et de pouvoir lui poser des questions. Après quelques minutes, il vit ses yeux devenir limpides. « Je m’en souviens, à présent », fit-elle à mi-voix, comme si elle s’adressait à elle-même. Elle se tourna vers les deux Bolgs. « L’homme qui a obstrué le conduit l’a fait à dessein, il y a très longtemps. Je l’avais déjà rencontré, même si je ne l’ai pas immédiatement reconnu. — Mais vous vous êtes finalement rappelé qui c’était ? — En un certain sens. À notre arrivée ici, quand nous explorions les salles royales de Canrif, j’ai eu une vision de Gwylliam assis avec morosité au bord de son lit, près d’un cadavre au cou brisé. » Achmed hocha la tête. « C’est le corps de l’homme qui a bouché ceci. — Pourriez-vous me le décrire ? » Rhapsody haussa les épaules. « Un individu banal, cheveux blonds avec des touches de gris, des yeux bleu-vert. Ce qui ne m’a pas permis de l’identifier sur des manuscrits ou des fresques qui ont subsisté jusqu’à nous. Mais c’est secondaire. Si c’était le F’dor, ce que je pense, il s’est trouvé depuis un nouvel hôte étant donné que celui-ci a cessé de vivre. » Achmed exhala lentement. « Le F’dor était donc informé de l’existence de la Colonie. — Tout l’indique. — Il doit en ce cas savoir que l’Enfant de la Terre repose dans cette caverne, et nous pouvons en conclure qu’il y viendra. » « Tous les résidus déposés dans les rigoles ont-ils été retirés ? » Achmed tordit les chiffons huileux, les jeta en tas à la bordure de la place du Loritorium et fit glisser un doigt dans la saignée la plus proche, sous un réverbère. « C’est bon, il n’en reste pas suffisamment pour que le feu risque de se propager quand nous ouvrirons la citerne. » Rhapsody lui adressa un regard oblique qui eut le don de l’irriter, avant qu’il ne se tourne vers Grunthor pour obtenir une confirmation. « Qu’en penses-tu, sergent ? » Le géant avait d’autres occupations. Dressé devant l’autel de Pierre Vivante, il l’étudiait avec l’expression de celui qui écoute une musique lointaine. Il finit par secouer la tête tel un dormeur qui s’éveille avant de remarquer les expressions interrogatrices de ses amis. « Hum ? Oh, désolé ! Je pense que c’est bon comme ça. — Et le conduit, Grunthor ? demanda Rhapsody. Pouvez-vous nous dire si le déboucher n’aura pas un effet néfaste sur la Colonie ? » Le géant ferma les yeux et tendit une main massive qu’il abaissa doucement vers l’autel, en tremblant un peu, comme s’il allait caresser pour la première fois le visage d’un être aimé. Ce qu’il ressentit lors du contact faillit le déséquilibrer. Cela remonta ses doigts, sa main et son bras, pour embraser son épaule de chaleur et de vie. Il voyait mentalement les veines du sol, les failles et les crevasses dans la pierre et l’argile, les strates de roche se trouvant autour et au-dessus de lui. Il laissa son esprit explorer le puits de feu, emprunter ses anciennes entrées et sorties, découvrir des passages que plus rien n’obstruait. C’était un peu comme suivre un ami très cher dans les couloirs d’une propriété ancestrale familière, dont chaque recoin et chaque alcôve s’offrait librement aux regards. Il n’interrompit ce voyage qu’à regret. « Non, mam’zelle, tout est dégagé. Ce qui subsistait en certains endroits a été retiré il y a des années. Par ailleurs, la Grand-Mère a creusé ses propres conduits d’aération. » Satisfaite, Rhapsody hocha la tête. Elle inséra délicatement ses petites mains à l’intérieur du tuyau, pour les refermer sur les côtés de la pierre qui le condamnait. Du basalte, l’avait informée Grunthor. L’identification de la roche était exacte, la Terre lui avait murmuré son nom. Elle utilisa ses capacités de Baptistrelle et le prononça avec soin avant d’entonner le chant propre à ce minéral. Le bloc coincé depuis des siècles se mit à bourdonner. Rhapsody inhala à pleins poumons puis passa à un autre chant. Magma, toi qui refroidis mais qui restes liquide. Ses doigts s’enfoncèrent dans la roche devenue malléable comme de l’argile. Elle exerça une traction sur le bouchon afin de le retirer puis elle le déposa sur le sol sans lui laisser le temps de durcir sur ses mains. Ponctué par un rugissement, un petit jet de feu provenant du noyau de la Terre jaillit et éclaboussa de chaleur fluide et de lumière le plafond du Loritorium. La flamme avait un éclat aveuglant, si intense que les Trois crièrent et que Rhapsody chut à la renverse, les mains sur les yeux. Ce nouvel éclairage donnait aux lieux un aspect totalement différent. Le marbre poli avait acquis un éclat qui se communiquait aux rues. Les fresques inachevées des parois étaient révélées dans leurs moindres détails si délicats, les motifs compliqués sculptés dans les bancs de pierre leur apparaissaient véritablement pour la première fois. Les dômes de cristal des réverbères scintillaient telles des étoiles et, un court instant, cette illumination chassa les ténèbres de l’ignominieuse histoire locale. Puis le jet se réduisit à une flamme agitée qui se consumait dans son réceptacle. Sitôt accoutumée à la luminosité ambiante, Rhapsody regarda le puits de feu avec satisfaction avant de s’intéresser au système de lampes et de rigoles reliées à la grande citerne de combustible. « Ce lieu sera magnifique, quand vous l’aurez terminé, déclara-t-elle à Achmed avec excitation. Il sera idéal pour la recherche et l’étude, conformément aux désirs de Gwylliam. — En supposant que nous vivions assez longtemps pour le voir, rétorqua impatiemment Achmed. À présent que la bouillie argentée a confirmé que le F’dor connaît cet endroit, nous devons nous apprêter à subir son attaque. Ce n’est qu’une question de temps. — Si elle doit avoir lieu, pourquoi ne l’a-t-il pas lancée avant que les Bolgs ne s’organisent ? demanda Rhapsody. — Si nous avons décidé de vous conduire jusqu’à la Colonie, c’est précisément pour que vous le déterminiez, dit-il en désignant l’ouverture qui y menait. La Grand-Mère ne révélera la prophétie que si nous sommes tous présents. J’espère trouver des réponses dans ce qui a été annoncé. » Rhapsody ramassa son barda et le suspendit à son épaule. « Je vois. Peu importe de quoi il s’agit ; nous nous y conformerons parce qu’un devin dhracien l’a prédit il y a longtemps. » Elle contint un rire face au froncement de sourcils du roi firbolg, puis elle suivit ses compagnons dans le tunnel foré par Grunthor. Même à la seule lueur de sa torche, le géant lisait de l’irritation sur les traits de Rhapsody. Elle et Achmed n’avaient cessé de se chamailler depuis qu’ils avaient quitté le Loritorium pour descendre dans le passage menant à la Colonie. « Il est encore plus logique que le F’dor soit Llauron, disait Achmed sans prêter attention à l’orage qui couvait dans les yeux de Rhapsody. Il a vécu ici, à Canrif, avant la guerre. Il a pu accéder au Loritorium, à l’époque. Il devait certainement projeter de reconstituer l’État cymrien – vous avez même déclaré qu’il avait sollicité votre aide dans l’entreprise – et de faire d’Ashe leur souverain. — C’est tout aussi absurde, rétorqua-t-elle. Si Llauron était le F’dor, et qu’il voulait asseoir Ashe sur le trône, pourquoi lui aurait-il ouvert la poitrine en manquant de peu le tuer ? — Suffit ! gronda Grunthor. Elle perçoit vos disputes et ça la bouleverse. » Ils le regardèrent, surpris. Rhapsody recouvra sa voix la première. « Qui ça ? — L’Enfant Endormie, évidemment. Taisez-vous, à présent, mam’zelle. Elle sait que vous arrivez. » La Chanteuse leva les yeux vers le géant qui affichait une expression empreinte de solennité. « C’est entendu, Grunthor. Vous pourrez peut-être nous expliquer en chemin comment vous savez tant de choses. » 33 LA GRAND-MÈRE LES ATTENDAIT dans les ténèbres à l’extrémité du tunnel. Elle étudia Rhapsody du regard, avec intérêt, ses pupilles argentées dilatées tels de fins miroirs ovales. « Soyez la bienvenue, Fille du Ciel », lui dit-elle. Achmed et Grunthor se dévisagèrent ; en plus des deux voix qu’elle avait utilisées pour communiquer avec eux, ils en entendaient désormais une troisième, aussi sèche et râpeuse que celle d’Achmed. Et ils étaient surpris car elle venait de s’adresser à eux dans leur langage. « Vous en avez mis, du temps ! ajouta-t-elle sur un ton accusateur. — Pardonnez-nous », balbutia Rhapsody, déstabilisée par une telle brusquerie. Elle n’avait pas non plus prévu que cette vieille femme s’exprimerait avec des mots. « J’avais dû m’absenter. » Elle regardait la Grand-Mère et sa stupéfaction lui faisait oublier sa propre contrariété. Elle découvrait dans les étranges traits de la gardienne une forte ressemblance avec Achmed ; elle pouvait enfin attribuer à ses ancêtres dhraciens ce qu’elle n’avait pu jusqu’alors voir dans les caractéristiques classiques des Bolgs. Tous avaient conservé cet héritage comme un de leurs secrets les plus précieux ; elle n’en avait parlé qu’à Oelendra, à personne d’autre, pas même à Jo. La magie peu commune qu’il y avait là permettait de comprendre pourquoi il était si important de ne rien révéler. La femme était aussi fine que la lame d’une rapière, avec une peau sur laquelle on voyait plus de veines que d’épiderme. Si cette caractéristique d’Achmed avait un effet cauchemardesque sur la plupart des gens, c’était dans le cas de la Grand-Mère un facteur de beauté, comme une eau-forte ou des tatouages d’une grande minutie ; tout au moins Rhapsody se fit-elle cette réflexion. Elle se rappela qu’elle n’avait jamais vu cette femme en pleine lumière. Ici, dans la pénombre, elle était belle à couper le souffle. Regarder dans ses yeux équivalait à scruter un miroir à l’intérieur d’une pièce obscure. Noirs comme l’encre mais pleins de reflets, ils lui retournaient son image et leurs pupilles argentées absorbaient la chiche clarté. Puis la vieille femme se tourna vers les Bolgs, et Rhapsody en resta bouche bée. Ses yeux étaient presque aussi fascinants que ceux d’Elynsynos. La dureté de ses traits, la sécheresse de l’air qui la nimbait, évoquaient des espèces animales nées du vent, au même titre que les Dhraciens : grillons aux stridulations vives et dissonantes, prédateurs aux mouvements rapides et pleins de grâce, hiboux aux yeux fixes adaptés à la chasse nocturne. La Grand-Mère inclina brièvement la tête puis se détourna et s’éloigna. « Venez. » Les Trois suivirent la gardienne solitaire de la Colonie vers la chambre de l’Enfant Endormie. Les larges portes de cette salle étaient closes. La Grand-Mère s’arrêta devant elles puis se tourna vers Rhapsody. « Vous êtes une Chanteuse céleste. » Ce n’était pas une question. « Oui. » La Grand-Mère hocha la tête. « Vous allez en premier lieu rencontrer l’Enfant de la Terre, déclara-t-elle avant de désigner de la tête les vantaux métalliques. Après quoi je vous conduirai au cercle du Cantique, pour vous faire découvrir la prophétie dans son intégralité. Mais il faut au préalable s’occuper de l’enfant. — De quelle manière ? » La Grand-Mère referma une main frêle sur l’énorme poignée d’un des vantaux. « “Le vent des étoiles chante la berceuse de la mère que connaît le mieux son âme”, récita-t-elle. C’est l’élément de la prophétie qui doit, je pense, s’appliquer à vous. Il vous faut devenir son amelystik. Je serai sous peu trop âgée pour tenir ce rôle. » Rhapsody se massa les yeux avec le pouce et l’index. « Je ne comprends pas, vous allez bien trop vite. » La sclère noire de la Dhracienne entra en expansion, donnant l’impression que ses yeux explosaient. « Non, c’est votre esprit qui est trop lent ! gronda-t-elle d’une voix rauque et lourde de mépris. Vous arrivez bien tard, vous tous. Vous auriez dû venir il y a longtemps, quand j’avais encore des forces, avant que les ans ne me brisent. Mais vous vous en êtes abstenus. » Alors que j’attendais, seule pendant toutes ces années, tous ces siècles de passivité pendant que la pendule égrenait les heures, les jours, les années. J’espérais vous voir prendre la relève, et vous voici enfin. » Mais il est trop tard pour procéder à une simple passation de pouvoirs. L’enfant s’est mise à rêver, des cauchemars la tourmentent. Je ne puis les entendre, j’ignore ce qui harcèle son esprit. Vous seule pouvez la libérer, Fille du Ciel. Vous seule pouvez lui restituer par vos chants un sommeil paisible. C’était écrit dans le vent. C’est écrit. » Elle avait prononcé les derniers mots d’une voix chevrotante. Rhapsody se sentit oppressée, car elle avait perçu la peur contenue dans ces mots, la vulnérabilité qu’ils dissimulaient. La Grand-Mère n’était pas seulement la gardienne déterminée et solitaire d’une chose inestimable que convoitait le F’dor ; elle aimait cette enfant comme si c’était sa fille. Sa voix avait les mêmes intonations que celle d’Oelendra quand le luth avait été détruit. Une angoisse identique à celle qui avait brillé dans les yeux de la championne lirin lorsqu’elle lui avait fait ses adieux. « Je comprends, déclara-t-elle. Conduisez-moi vers elle. » Les portes de fer s’ouvrirent en libérant un soupir métallique, et les trois compagnons suivirent la vieille femme à l’intérieur de la salle obscure. La Grand-Mère abattit une spore contre la paroi de la grotte, ce qui s’accompagna d’une étincelle, puis elle alluma la lampe placée au-dessus du catafalque. L’obscurité avait cédé la place à la pénombre, et Rhapsody et les deux hommes approchèrent. Comme lors de leur précédente visite, l’enfant reposait sur la grande dalle de pierre, sous une couverture de soie d’araignée aussi douce que du duvet d’eider. Sa peau grisâtre et lisse paraissait toujours aussi froide que la roche, mais son apparence s’était incontestablement modifiée depuis qu’ils l’avaient vue pour la dernière fois. Les racines de ses cheveux étaient vertes comme l’herbe au printemps alors que les extrémités de ses tresses étaient sèches et broussailleuses. L’Enfant de la Terre avait perçu la venue de l’été et interprétait cette donnée de l’unique façon qu’elle avait à sa disposition, ici dans cette grotte profonde, si loin des saisons et du soleil. Rhapsody se frictionna les bras pour tenter de repousser une froidure soudaine. Elle contourna lentement le catafalque en absorbant l’image des ténèbres qui formaient une mare autour d’elle sous la clarté réduite de la lanterne qui la surplombait. L’émerveillement qui la transfigurait émut profondément Grunthor. Les paroles d’Elynsynos résonnaient dans le cœur de Rhapsody. Étant donné que les dragons ne pouvaient croiser leur espèce avec celles des Trois, ils tentèrent de façonner une race qui ressemblait aux hommes à partir des fragments de Pierre Vivante restant après la construction du caveau. Ces créatures rares et belles, appelées les Enfants de la Terre, avaient forme humaine ou à tout le moins étaient-elles aussi proches des hommes que le permettait la science des dragons. Il s’agissait en certains domaines de créations admirables, en d’autres d’abominations. « Elle est si belle », murmura Rhapsody. La Grand-Mère hocha la tête. « Elle pense le plus grand bien de vous, elle aussi. » Elle remonta la couverture sur l’enfant. « Vos vibrations l’apaisent, tout comme la musique qui vous nimbe d’un halo. » Elle ferma imperceptiblement les yeux, pour dévisager la Chanteuse. « Elle se demande pourquoi vous retenez vos larmes. » Rhapsody cilla et lança à Achmed un regard plein d’ironie. « Il est interdit de pleurer en présence du roi firbolg. — Sur qui vous lamentez-vous ? — Sur elle, répondit la Chanteuse. Qui pourrait rester insensible ? Être condamnée à devenir une morte-vivante, à ne jamais se réveiller ? Une enfant si exceptionnelle et belle qui ne connaîtra pas la vie ? Qui ne s’apitoierait pas sur son sort ? — Moi, déclara sèchement la Grand-Mère. Vous avez tort de dire qu’elle ne vit pas. Ceci est sa vie, son destin ; les choses sont ce qu’elles sont, ce qu’elles seront toujours. Il faut l’endurer et l’apprécier, comme une existence de gardienne solitaire doit être endurée et appréciée. Tout comme votre vie est, sans doute, tour à tour pénible et agréable. Votre perception de la vie diffère de la sienne. Il convient de prendre la vie, quoi que puisse signifier ce terme, telle qu’elle est. — Ryle hira », murmura Rhapsody. La sagesse de cet adage lirin l’imprégna lentement, la recouvrit comme des flocons de neige, pour finir par enchâsser ses épaules. Elle comprit alors le véritable sens des mots qu’on lui avait appris, il y avait si longtemps. Les lèvres de l’Enfant de la Terre bougèrent en silence, comme pour articuler le vieil axiome lirin. La Grand-Mère se pencha au-dessus d’elle, peut-être pour tenter de saisir le sens des phonèmes inaudibles. Elle attendit, mais ce fut tout. Elle soupira. « Elle parle ? s’enquit Grunthor. — Pas encore », répondit doucement la Grand-Mère en faisant glisser ses doigts dans la chevelure d’herbe qui passait du vert des jeunes pousses de l’été à l’or blanchi de l’automne et de l’hiver. « D’après la dernière prophétie du plus grand sage dhracien, elle s’exprimera un jour, mais elle ne l’a pas encore fait à notre époque. » Nous savons depuis l’aube des temps que la sagesse est emmagasinée dans la Terre et les étoiles. Tout le reste, les mers agitées, le feu évanescent, les vents inconstants, tout cela est bien trop éphémère, trop transitoire pour retenir les leçons qu’enseigne l’Éternité. Mais les étoiles ont tout vu, même si elles ne partagent pas leur savoir. Seule la Terre détient les secrets transmis au fil des siècles, et elle les chante à nos oreilles ; elle communique en permanence son savoir par les changements de saisons, la destruction et la renaissance du feu sauvage. Il y a tant de choses à découvrir, dans ses profondeurs. » Ce fut une grâce salvatrice de notre Pénétration. Même s’il en découle que nous ne reverrons jamais le ciel, que nous ne pourrons plus jamais interpréter les vibrations du vent, la Terre qui a été une prison pour nous tout autant que pour le F’dor a été également notre mentor. Les Zhereditcks ont étudié les leçons de la Terre, appris ses secrets. Et, en nous faisant ses adieux, le vent nous a transmis un ultime message : que la sagesse suprême nous viendrait des lèvres de l’Enfant de la Terre. » J’ai attendu toute ma vie d’entendre ce qu’elle a à nous révéler, son message. Au fil des siècles, elle n’a rien dit d’intelligible, elle n’a fourni aucune réponse, pas le moindre indice. Mais, bien qu’elle n’ait prononcé aucun mot, j’ai découvert son cœur. » Les longs doigts qui caressaient la joue si lisse tremblaient un peu. L’inquiétude plissa le front de la vieille femme quand les murmures de l’enfant s’emballèrent et ses sourcils se contractèrent spasmodiquement. « Son cœur subit les assauts d’une peur innommable, déclara la Grand-Mère. — Vous pouvez rien pour elle, duchesse ? » demanda Grunthor, désormais angoissé. Rhapsody ferma les yeux et réfléchit à sa question. Le chant de la mère que connaît le mieux son âme, avait annoncé la prophétie. Elle tenta d’évoquer mentalement sa propre mère, dont l’image avait été aussi nette qu’un ciel d’été et qu’elle ne réussissait plus à reconstituer. Il en allait ainsi depuis sa dernière manifestation. Le feu est puissant, lui avait-elle dit en rêve. Mais le feu des étoiles est né le premier, c’est le plus fort de tous les éléments. Tu dois l’utiliser pour purifier ton être, ainsi que le monde, de la haine qui nous a saisis. Après quoi je reposerai en paix jusqu’à ce que tu puisses me revoir. Elle retrouvait ses mots mais pas le timbre de sa voix… une perte qui l’affligeait profondément. Rhapsody se rapprocha du catafalque et se pencha vers l’oreille de l’enfant. Elle plaça la main dans la chevelure d’herbe avec beaucoup de douceur, pour repousser les épis rebelles que des mouvements convulsifs avaient fait descendre devant ses yeux. La Grand-Mère s’abstint d’intervenir. Elle retira sa propre main qui disparut dans les replis de sa robe. « Ma mère avait un chant pour chaque chose, expliqua Rhapsody. Elle était une Liringlas, et pour elle une mélodie était associée à tous les événements. Je l’ai si souvent entendue chanter, c’était pour elle aussi naturel que respirer. J’ignore à quel chant la prophétie se réfère. » Et, sitôt après avoir prononcé ces mots, une pensée lui vint. « Un instant… mais si, je le sais ! » Les femmes lirins ont pour tradition de choisir un chant qu’elles susurreront à l’Être qui croît en elles dès qu’elles se savent enceintes. C’est leur premier présent à l’enfant à naître, une chose personnelle. Voilà peut-être ce que veut dire l’expression “chant de la mère”. Elle le fredonne à longueur de temps, pendant tous les actes de la vie quotidienne et les instants de détente, avant l’aubade et après les vêpres. C’est ce qui permet à l’enfant en gestation de la reconnaître, sa première berceuse, propre à chaque individu. Lorsqu’on vit comme les Lirins à l’extérieur, sous les étoiles, il est important que les nourrissons restent silencieux quand le danger les guette. Ce chant leur est si familier qu’il les apaise instantanément. Peut-être est-ce de cela que parle la prophétie — C’est possible, répondit Achmed. Vous souvenez-vous du vôtre ? » Rhapsody retint la réponse méprisante qui lui était venue aux lèvres, avant de se rappeler qu’il n’avait pas eu de famille et n’aurait pu comprendre. « Oui, fît-elle. Et, comme c’est un chant du vent, il peut effectivement s’agir de celui auquel cette prophétie se réfère. » Elle s’assit sur la dalle de pierre proche du catafalque qui servait de couche à la Grand-Mère et ramena un genou sous elle, tout en laissant sa main sur le front de l’enfant. Elle ferma les yeux et entonna un chant qui remontait au tout début de son existence. Dors, mon enfant, dors, mon petit, Là où la rivière a son lit. Le vent sifflant prend avec lui Tous tes ennuis et tes soucis. Repose-toi, fille adorée, À côté du nid du pluvier. Tu as le trèfle pour oreiller, Les hautes herbes pour t’abriter. Rêve, mon amour, mon bel enfant, Bercé par les chants du torrent. Laisse-toi porter par le vent. L’amour te rattache au présent. Lorsqu’elle eut terminé, Rhapsody rouvrit les yeux et regarda l’Enfant de la Terre. Celle-ci s’était calmée, mais elle s’agita de nouveau sitôt qu’elle se tut, des mouvements qui se changeaient en gesticulations violentes. La fillette paraissait encore plus angoissée qu’auparavant et Rhapsody en fut consternée. Grunthor referma sa grosse main sur son épaule. « Faut pas vous biler, duchesse. J’ai trouvé ça plutôt chouette. La nervosité de la Grand-Mère croissait également ; Achmed le percevait à la charge électrique de son halo. « Vous n’en connaissez pas d’autre ? demanda-t-il à Rhapsody qui émettait de doux roucoulements dans l’espoir d’apaiser l’enfant — Ma mère m’en a chanté des centaines, répondit-elle en caressant les bras que la fillette déplaçait en tous sens. J’ignore auquel se réfère la prophétie. — C’est peut-être l’interprétation de cette prédiction qui laisse à désirer. Elle ne se rapporte sans doute pas à votre mère mais à la sienne. » Une note de pertinence tinta dans la tête de Rhapsody. « Oui, oui, c’est probable ! Mais comment pourrais-je lui chanter la berceuse de sa mère ? Je ne sais même pas de qui il s’agit. — Elle n’a pas eu de mère, intervint la Matriarche dhracienne. Elle a été façonnée, telle que vous la voyez, avec de la Pierre Vivante. — Le dragon l’aurait créée ? — Non, rétorqua posément Grunthor. C’est la Terre. Sa mère est la Terre. » Tous le regardèrent sans mot dire. « Mais bien sûr ! s’exclama finalement Rhapsody. Bien sûr ! — Et vous connaissez son chant, duchesse. Vous l’avez souvent entendu… et chanté avec elle pendant nos déplacements dans les profondeurs. Vous pourriez remettre ça ? » Elle frissonna. Elle devait prendre sur elle-même pour penser aux jours vécus le long de la Racine, le cauchemar qu’ils avaient dû affronter pour fuir Serendair. Rhapsody ferma les yeux et se concentra pour tenter de se remémorer le bourdonnement, se rappeler la première fois où elle avait véritablement prêté attention à cette lente modulation diffusée dans l’immense caverne les surplombant. C’était un chant aussi profond que l’océan, et il entrait en résonance au contact de sa peau, dans son cœur, tout en étant aussi doux qu’une chute de neige, presque inaudible. C’était plus proche d’une sensation que d’un son, en fait, une chose épanouie et pleine de sagesse, magique et unique. La mélodie évoluait lentement, changeait imperceptiblement de tonalité, affranchie du joug qu’eût imposé un rythme. C’était la voix de la Terre, qu’elle exprimait avec son âme. À l’arrière-plan, graves et éternels, il y avait les battements de cœur du monde, une cadence qui l’avait soutenue dans les moments de désespoir, qui l’avait rassurée au sein des ténèbres. Elle l’entendait de nouveau, comme chaque fois qu’elle s’assoupissait en ayant la tête à même le sol. Puis elle comprit. Elle s’était plus souvent allongée en utilisant comme oreiller la poitrine de Grunthor que la roche nue. Les deux sensations étaient très proches car le torse du géant était large et puissant, dur comme le basalte, et son cœur battait à l’unisson de celui de la Terre. Il amplifiait ces pulsations, ce qui avait un effet réconfortant pendant ses cauchemars. Savez que je prendrais les pires d’entre eux pour vous les épargner, si je pouvais, duchesse, lui avait-il déclaré. Elle tendit la main pour le toucher. « Pourriez-vous m’aider, Grunthor ? Comme avec les blessés ? » Un sourire quasi imperceptible se superposa à son expression déconcertée. « Bien sûr, mam’zelle. Vous voulez quelques refrains d’un vieux chant bolg, comme par exemple “Mes griffes dans ta gueule” ? — Non. J’ai seulement besoin des percussions. Inclinez-vous, que j’écoute votre cœur. » Grunthor s’exécuta, ce qui fit craquer légèrement son armure et bruire son manteau. Rhapsody passa doucement sa main sur son thorax, jusqu’au moment où elle perçut son cœur, les lents battements devenus familiers au fil de ce qui semblait avoir duré toute une vie. Ils étaient inchangés, toujours synchronisés sur ceux de la Terre. Rhapsody ferma les yeux et vida son esprit de tout ce qui était étranger à ces sons. Ils résonnaient dans sa tête, vibraient dans ses sinus et les racines de ses cheveux, faisaient picoter la totalité de son cuir chevelu. Elle inhala à pleins poumons et continua de s’y alimenter, en sentant ces pulsations suivre sa colonne vertébrale et ses muscles, se propager jusqu’à son épiderme. Quand elles eurent atteint l’extrémité de ses doigts, elle tendit l’autre main vers la poitrine de l’Enfant de la Terre, la glissa sous les replis du vêtement de la fillette et appliqua finalement sa paume sur son cœur. Les rythmes étaient en tout point identiques, même si le pouls de l’enfant était altéré par des trémolos inquiétants. Elle se pencha vers l’oreille de l’enfant pour fredonner, les lèvres closes. Elle le sut aussitôt, lorsqu’elle trouva la hauteur de voix qui convenait, car son esprit fut envahi d’images musicales de cette époque mythique terrifiante où les mineurs chantaient d’une voix de basse en creusant leurs galeries dans les profondeurs de la planète, le lent grondement mélodique du magma enfoui sous la surface et ponctué à l’occasion par les staccatos des bulles qui éclataient, la douce mélodie de l’Axis Mundi qui traversait la Terre avec la Racine lovée autour. C’était une très vieille symphonie, sans paroles et quasi inaudible bien que puissante et imposante. Rhapsody interprétait le chant de la Terre du mieux qu’elle le pouvait, en respectant le rythme régulier des battements du cœur de Grunthor mais en modifiant subtilement la tonalité comme dans les entrailles du monde. Elle entendit Achmed exhaler doucement, ce qu’elle assimila à un signal ; il devait constater les effets de ce chant, relever des changements. Sous ses doigts, les vibrations frémissantes du cœur de l’enfant furent remplacées par le flux et le reflux d’une respiration régulière. Rhapsody reconnut cet état : l’Enfant de la Terre jouissait enfin d’un sommeil sans rêve, sain et réparateur. La même sérénité se répandit en elle, comme si elle s’était endormie profondément. Si profondément, en fait, que les hoquets épouvantables de Grunthor et de la Grand-Mère ne la réveillèrent pas. Seuls les bruits sourds qui ponctuèrent leur chute sur le sol sableux eurent cet effet sur elle. 34 ACHMED ÉTAIT DÉJÀ ACCROUPI et examinait la Grand-Mère, quand Rhapsody rouvrit les yeux. L’enfant dormait et la sueur cristalline qui perlait sur son front évoquait des gouttes de rosée, comme si une très forte fièvre l’avait prise. Sa respiration était régulière, elle ne s’agitait plus. Après s’être assuré que la fillette n’était pas en danger, Rhapsody courut vers Grunthor qui gisait sur le sol, les bras en croix. Elle l’aida à s’asseoir et le soumit à un examen rapide pendant qu’il se tenait la tête. « Quelque chose approche », marmonna-t-il. Il avait des yeux vitreux et une respiration superficielle. « Quoi, Grunthor ? Qu’est-ce qui approche ? » Le géant marmottait toujours, de plus en plus fébrile. « Ça vient vers nous, ça s’est arrêté mais c’est reparti. Quelque chose approche. » Rhapsody sentait son cœur s’emballer, battre de façon irrégulière, ce qui l’effrayait. « Détendez-vous », lui murmura-t-elle. Puis elle prononça son vrai nom, un étrange chapelet de grondements sifflants et de coups de glotte, avant de chantonner les divers qualificatifs qu’elle lui avait attribués lors de leur traversée des feux du Cœur de la Terre : Enfant du sable et du ciel, fils des cavernes et des terres de ténèbres. Bengard, Firbolg. Sergent-major. Mon formateur, mon protecteur. Maître des Armes mortelles. Autorité-Suprème-Qui-Ne-Souffre-Aucune-Désobéissance. Les yeux du géant redevinrent limpides et se rivèrent sur elle. « Ça va aller, ma belle, fit-il, toujours sonné, en repoussant maladroitement sa main. Je serai sur pied dans une minute. Occupez-vous plutôt de la Grand-Mère. — Elle va bien », annonça Achmed, du côté opposé du catafalque. Il se leva pour aider la femme âgée à se mettre debout. « Que s’est-il passé ? » La Grand-Mère paraissait capable de se passer de son soutien, même si elle gardait une main levée à sa gorge. « La mort verte, murmurèrent ses trois voix. La mort impure. — Que voulez-vous dire, Grand-Mère ? s’enquit doucement Rhapsody. — Je l’ignore. Cela revient constamment dans ses rêves et j’ai pu soudain le traduire en mots. Je ne peux faire taire ce qui s’exprime ainsi. » Achmed prit les mains tremblantes de la vieille femme dans les siennes. « C’est comme si votre chant avait libéré une chose captive de son esprit, afin qu’elle me transmette ces propos. » Les étranges yeux de la vieille femme avaient mille reflets, dans la pénombre. « Je vous en remercie, Fille du Ciel. Grâce à vous, je sais désormais ce qui la tourmente, même si le sens de tout ceci m’échappe. La mort verte, la mort impure. — Elle rêve aussi d’un machin qui approche », intervint Grunthor. Il prit le mouchoir que lui tendait Rhapsody pour essuyer la sueur de ses sourcils. « Une vague idée de ce dont il s’agit ? » lui demanda Achmed. Le géant secoua la tête. « Désolée, déclara Rhapsody. Je crains d’être responsable de vos visions. Vous avez dit que vous me soulageriez de mes pires cauchemars, Grunthor. Il est possible que je vous aie involontairement condamné à assumer ceux de cette enfant. — Si c’est le cas, c’est parce que vous étiez disposé à accepter un tel fardeau », intervint la Grand-Mère. Elle se pencha pour déposer un baiser sur le front de la fillette, en effleurant la pellicule de moiteur qui le lustrait. « Elle connaît de nouveau un sommeil paisible, pour l’instant. » Sur une dernière caresse, la vieille femme se releva. « Venez. » Rhapsody se baissa pour appliquer à son tour ses lèvres sur le front de l’Enfant Endormie. « Ta mère, la Terre, a tant de belles parures, lui murmura-t-elle à l’oreille. Je composerai un chant qui te permettra de les admirer, toi aussi. » Les lettres inscrites sur l’arche surplombant la salle miroitèrent sous l’éclat des torches. Le temps avait entrepris de les effacer en les comblant avec de la suie et en les soumettant à l’érosion des siècles. « Que signifie cette inscription ? » demanda Rhapsody. La Grand-Mère glissa ses mains dans les manches de sa robe. « “Il convient de laisser reposer celui qui dort dans la Terre, car son réveil est l’augure d’une nuit éternelle.” » Rhapsody se tourna vers Achmed. « À quoi cela peut bien se référer, selon vous ? » La colère assombrit ses yeux vairons dans la semi-pénombre ambiante. « Je pense que vous en avez été témoin, en une occasion. — C’est exact. Vous avez raison, mais en partie seulement. — Expliquez-vous. — Nous trouvons l’équivalent de l’Enfant Endormie dans bon nombre de mythes. Il y a dans le folklore de Serendair l’étoile qui sommeille sous les vagues, au large de ses côtes. Nous savons que la prédiction concernant les conséquences de son réveil est exacte. Il y a eu le… » Le regard d’Achmed était si perçant qu’elle en tressaillit. « Celui que nous avons vu en venant vers ce lieu, celui que les dragons appellent aussi l’Enfant Endormi. La situation serait encore plus catastrophique s’il devait s’éveiller. « Et voici cette fillette, celle qui repose dans cette caverne. Il me semble que les prophéties des Dhraciens, si cette inscription leur est attribuable… » Elle désigna l’arche qui surplombait le catafalque. « Elles nous mettent en garde contre les mêmes possibilités cataclysmiques en cas de réveil intempestif. » Rhapsody parcourut du regard la salle désormais plongée dans les ténèbres. « La libérer de ses cauchemars peut lui assurer un long sommeil paisible », avança Achmed. La Grand-Mère se détourna et s’enfonça dans les ombres du couloir menant dans la vaste caverne cylindrique. « Venez », leur lança-t-elle. Et ce mot résonna à l’intérieur du tunnel. L’énorme pendule qui allait et venait dans l’immense caverne croisait à chaque passage le cercle de la dalle de pierre centrale. Rhapsody voyait miroiter dans les ténèbres la masse fixée à l’extrémité d’un fil aussi fin que celui d’une araignée. « Avec quoi est-il lesté ? » s’enquit-elle d’une voix pesante, comme confrontée à un vent contraire. « Un diamant de Lorthlagh, les terres situées Au-delà du Monde, le lieu d’apparition de notre espèce », répondit la Grand-Mère. Son lourd manteau était agité par le courant d’air saturé d’humidité qui parcourait la caverne. « C’est une prison dans laquelle est gardé captif un démon qui a participé à la bataille qui a valu à l’Enfant Endormie sa blessure. Convenablement utilisés, des diamants d’une eau très pure et de taille suffisante peuvent recevoir en eux un esprit… même s’ils sont moins efficaces que la Pierre Vivante. Et encore s’agit-il d’une catégorie de diamants particulière qu’on trouve uniquement là où des morceaux d’étoiles sont tombés sur Terre, en laissant derrière eux des cristaux éthérés. Ces derniers datent d’une époque antérieure à la formation de ce monde, avant l’apparition du feu. Ils sont plus anciens que tous les autres éléments, l’éther excepté. Leur puissance est plus grande que celle d’un F’dor. » Comme agacé par ces propos, le poids du pendule renvoya un reflet agressif. Le trait de clarté rougeâtre parcourut les parois de la caverne, avant de disparaître. « Le Diamant de Pureté dont vous a parlé Oelendra doit être une telle gemme, déclara Achmed. Elle semble assez grosse pour recevoir en elle le plus puissant des esprits démoniaques. — Que le F’dor ait souhaité la détruire ne m’étonne plus, commenta Grunthor. — Pourquoi a-t-on suspendu un objet aussi précieux et potentiellement dangereux au-dessus d’un puits sans fond ? » Rhapsody baissa les yeux vers l’abîme qui cernait le plateau central circulaire. « Ce diamant serait perdu à jamais, si le fil venait à se rompre. » L’aura de la Grand-Mère s’intensifia au point de leur donner des démangeaisons. « Ce dont vous êtes témoins n’est autre que la puissance des vents. C’est pour cela que la formation au rituel de Servitude se déroule en ce lieu ; les quatre vents de la Surface sont attachés ici, à ce pilier de roche. Ils ne peuvent rompre ce lien et ils assurent la régularité des balancements du pendule, au rythme des rotations de la Terre. Le diamant est ici plus en sécurité que partout ailleurs dans ces montagnes. » Elle se tourna vers Achmed. « Pendant votre formation, les vents seront vos maîtres. » Elle désigna du doigt le pont croulant qui enjambait le gouffre obscur. « Suivez-moi vers le cercle du Cantique et je vous montrerai l’écrit qui vous concerne. C’est votre destinée. Plutôt que la refuser, vous feriez mieux de vous jeter dans le vide. » La Matriarche ne fît aucun cas du regard qu’échangèrent les Trois quand elle s’engagea sur la passerelle en se colletant aux bourrasques. « Pourquoi appelle-t-on cela le cercle du Cantique ? » Rhapsody contournait les motifs reproduits sur le sol, en veillant à ne pas se placer sur la trajectoire du pendule. Elle avait reconnu les symboles des quatre vents, mais aucune autre inscription alors qu’il s’agissait en principe d’une très vieille horloge. La Grand-Mère leva les yeux vers le silence de la caverne infinie, comme pour se perdre dans la contemplation du Passé. Elle laissa la question de la Chanteuse en suspens dans l’air saturé de poussière pendant que ses yeux noirs scrutaient les anciens passages qui n’étaient plus que des cavités dans la coquille vide de ce qui avait autrefois été le cœur d’une grande civilisation. « Les Lirins sont les descendants des Kiths et des Serens, les enfants du vent et des étoiles, répondit-elle enfin. Les Dhraciens n’ont été engendrés que par le vent, et les Zhereditcks sont les descendants directs des Kiths, dont ils ne diffèrent que parce qu’ils ont été désignés – en raison de leur sérieux et de leur endurance –, pour abandonner le Monde d’En-Haut et vivre dans la Terre, afin de veiller sur le caveau du F’dor jusqu’à la fin des temps. C’est seulement quand cette prison aura été brisée que nous remonterons à la Surface pour nous joindre à la Grande Chasse, afin de localiser et détruire les démons qui se sont échappés. Mais nos racines plongent dans le vent, pas dans la Terre. » La vieille femme détacha finalement le regard de la voûte vertigineuse qui la surplombait et concentra son attention sur le vieux pont de pierre qui reliait le lieu où ils se trouvaient au reste de la Colonie. « Notre peuple est encore plus sensible aux vibrations musicales du vent que le vôtre, Fille du Ciel. Renoncer aux grands espaces pour pénétrer dans les entrailles de la Terre est le plus important de tous nos sacrifices. Certaines personnes, nées plus tard comme moi, n’ont jamais vécu à l’air libre, elles n’ont jamais senti les caresses du vent en étant libérées des liens de la Terre. Cette séparation nous a beaucoup coûté. Elle nous a privés du Présent, la capacité de savoir ce qui se passe dans le monde, dans la vie qui nous entoure et nous surplombe. Nous vivons coupés de la lumière et de la connaissance, à une exception près. » Tout comme une fille de notre Colonie reçoit dès sa naissance une formation qui fera d’elle une Matriarche, une autre est élevée pour devenir Zéphyr, notre Prophétesse. Les élues sont sélectionnées en fonction de la sensibilité de leur peau, leur habileté à apprécier le vent et absorber ses vibrations, lire la sagesse qu’il véhicule. Car si le vent est un dépositaire passager de la connaissance, il va partout et lui prêter une oreille attentive permet d’apprendre bien des choses. Avez-vous entendu parler le vent, Fille du Ciel ? L’avez-vous écouté chanter ? — Oui, au même titre que la Terre et la mer. J’ai également écouté le chant du feu, Grand-Mère, et bien que vous ayez déclaré que les étoiles gardent leurs secrets je puis vous affirmer qu’elles chantent, elles aussi. Elles transmettent leur sagesse à ceux qui suivent leurs déplacements dans la voûte céleste. C’est ce que croyait le peuple de ma mère, la raison pour laquelle les Liringlas font leurs dévotions tant au lever du soleil qu’à celui des étoiles. — Quelle que soit la source de leur savoir, toutes ces vibrations sont portées par le vent, reprit la Grand-Mère. Le Zéphyr peut les entendre, même dans les profondeurs du sol, ici à l’intérieur du cercle du Cantique. Loin dans les hauteurs se dresse une structure évidée qui ressemble au pic d’une montagne, et à travers laquelle le vent descend jusqu’ici. Il danse autour de ce plateau central, créant un courant d’air qui aspire les vibrations de la surface. Le vent chante le saint Cantique des Frères. Le Zéphyr retransmettait ces informations au reste de la Colonie et c’est ainsi que les Zhereditcks sont restés en contact avec le Monde d’En-Haut après s’en être séparés. » En s’appuyant sur ces signatures vibratoires, le Zéphyr sait non seulement ce qui se passe tout là-haut, mais aussi, à l’occasion, ce qui va se produire. De telles prophéties sont très rares. Je n’en connais qu’une seule, et elle vous concerne. » Les Trois s’intéressèrent aux mots inscrits autour du motif gravé dans le sol de pierre. Achmed se pencha pour effleurer les lettres, perdu dans ses pensées. « Le vent qui a transmis cette prophétie était chaud et puissant, ajouta la Grand-Mère. Venu de l’autre hémisphère, il était annonciateur de mort et porteur d’espoir. Il y a de cela bien des siècles, avant la venue des Bâtisseurs. » Achmed retint le regard de Rhapsody et y vit un reflet de la pensée qui naissait dans son esprit. Il tressaillit en se remémorant le dernier serviteur de son Maître, le Shing qui l’avait suivi de Serendair. L’unique survivant des Mille Yeux de Tsoltan s’était exprimé d’une voix douce avant de disparaître. Où sont passés les autres yeux ? avait demandé Rhapsody. Les neuf cent quatre-vingt-dix-neuf restant ? Partis, avait répondu le Shing agonisant. Ils se sont depuis longtemps dissipés dans le vent qui souffle dans la chaleur de l’Enfant Endormie. Moi seul ai survécu, car j’ai traversé le vaste océan à sa recherche. Dans la chaleur de l’Enfant Endormie. Le vent avait annoncé la destruction de leur Île. Le vent avait annoncé leur venue. « Quelle était la prophétie ? voulut savoir Grunthor. — Pouvez-vous la lire ? » La Grand-Mère s’était adressée à Achmed. « Un fragment ? » Il secoua la tête. « En ce cas, nous devrons vous enseigner ce langage tout autant que le rituel de Servitude. » Elle se pencha pour effleurer les lettres avec les doigts. Dans le Cercle des Quatre se dresse le Cercle des Trois Tous Enfants du Vent, et aucun à la fois, Chasseur, soutien et guérisseuse, Réunis par la peur, réunis par l’amour, Pour trouver ce qui se dissimule au Vent. Écoute, ô gardien, contemple ton destin : Celui qui chasse veille à son tour, Celui qui soutient finit par renoncer, Celle qui guérit tue aussi, Pour trouver ce qui se dissimule au Vent. Écoute, ô Dernière, le vent, Le vent du passé qui lui fait signe de rentrer, Le vent de la terre qui la guide vers la sécurité, Le vent des étoiles qui chante le chant de la mère que connaît le mieux son âme, Pour dissimuler l’Enfant au Vent. Les lèvres de l’Enfant Endormie exprimeront la suprême sagesse. Prenez garde à la Somnambule, Car le sang sera le moyen D’accéder à ce qui se dissimule au Vent. « Le sang sera le moyen, répéta Rhapsody. Je n’aime guère les sous-entendus. Est-ce annonciateur d’une guerre ? — Pas nécessairement, estima Achmed. Même si je considère le conflit inéluctable. — Merveilleux. — Qu’espériez-vous donc ? Vous connaissez l’histoire. L’unique chose que désire le F’dor est un affrontement, des destructions, le chaos. Qu’y a-t-il de plus efficace qu’une guerre pour y parvenir ? — Pourriez-vous suivre la trace du F’dor si nous disposions d’un peu de ses fluides vitaux, Achmed ? Comme dans l’ancien monde ? Le sang du F’dor est très ancien, vous devriez pouvoir synchroniser votre rythme cardiaque sur le sien. » Le regard du roi bolg se durcit. « Si je disposais d’un tel échantillon, je n’aurais pas besoin de le pister. Nous saurions nécessairement qui l’a fourni… — Le sang du Rakshas ne conviendrait-il pas ? N’a-t-il pas été façonné à partir du sang du démon ? — Mêlé au sang d’un loup et de tous ses enfants, non ? intervint Grunthor avant qu’Achmed n’en fasse la remarque. Sa pureté doit être absolue, pour qu’il soit possible de remonter jusqu’à sa source. » Achmed leva une fois de plus les yeux vers les hauteurs de la caverne déserte qui avait constitué le cœur de la Colonie, d’une grande civilisation. « Écoutez-moi bien, Rhapsody. Le temps de découvrir qui est possédé par ce démon, la terre sera imprégnée de bien plus de sang que vous ne pouvez imaginer. Et si nous n’identifions pas l’hôte au plus vite, c’est d’un océan qu’il s’agira. » Prudence faisait des rêves agités. Après avoir été ballottée pendant de nombreuses heures dans la plaine de Krevensfield, elle somnolait depuis que la route était redevenue moins cahoteuse, la tête calée contre le dossier rembourré de la banquette. Le soutien qu’il lui offrait fut probablement l’unique chose qui lui évita de se rompre le cou quand la voiture percuta un obstacle et oscilla follement. Elle retrouvait sa stabilité quand tout recommença : un bruit sourd, une embardée et un arrêt progressif. Prudence se redressa, désormais terrifiée, le cœur battant la chamade. C’était la nouvelle lune et la nuit était si noire que rien ne filtrait à travers les lourds rideaux. Elle tendit l’oreille, certaine que le cocher allait repousser la trappe, mais il n’y avait plus que le silence. Après ce qui lui parut durer une éternité, la portière s’ouvrit. « Ça va là-dedans, m’dame ? — Oui ! répondit-elle d’une voix bien plus forte qu’elle ne l’eût souhaité. Que s’est-il passé ? — Nous venons de percuter quelque chose. Laissez-moi vous aider… » Prudence se leva en vacillant et prit la main du garde. Elle descendit de la voiture et se retrouva dans les ténèbres, une nuit noire comme la poix et un air estival humide et pesant. Elle serrait la main de l’homme avec force, dans l’espoir d’empêcher la sienne de trembler. « De quoi s’agit-il ? — Je vais jeter un œil. » L’homme s’apprêta à la lâcher et elle le retint. « Non », fit-elle d’une voix étranglée. Elle ne pouvait même pas le voir, tant la nuit était noire, alors qu’il se dressait juste à côté d’elle. Elle redoutait de s’égarer dans l’immensité invisible qui la cernait, si elle rompait ce contact avec lui. « Non, je vous en supplie. — C’est vous qui décidez, m’dame, mais je vous assure que je devrais aller voir de quoi il retourne. » Prudence tenta d’inhaler à pleins poumons et échoua. « Entendu, fit-elle enfin. Mais je vous accompagne. » L’homme exerça une légère pression sur son poignet pour la rassurer, puis il la fit pivoter vers l’arrière de la voiture. Ils se déplaçaient lentement sur la route caillouteuse, et Prudence s’appuyait à la caisse du véhicule avec sa main libre pour ne pas courir le risque de perdre l’équilibre. Elle s’arrêta un court instant avant de contourner une roue. À ses pieds, une flaque avait changé la terre en boue. Elle traversa le secteur fangeux et se retrouva derrière la voiture. Son esprit rendu brumeux par le sommeil tentait de déterminer si la pluie s’était mise à tomber avant ou après son assoupissement. Puis, quand sa vision recouvra de sa netteté, elle hoqueta de frayeur. Car elle voyait un amas de vêtements déchiquetés au milieu de la route, derrière eux. Un peu plus loin, toujours sur la chaussée, elle discernait une seconde silhouette disloquée. En retenant un hurlement, Prudence comprima plus encore la main du garde. Elle baissa les yeux sur ses chaussures, désormais crottées. Elle ne put s’empêcher de crier lorsqu’elle prit conscience qu’elles n’étaient pas maculées de fange mais de sang, du sang qui formait un ruisselet reliant la roue au plus proche des cadavres. Prudence s’avança en titubant avant de reculer et de heurter le garde, incapable de détacher les yeux de cette macabre vision. « Doux Seigneurs ! murmura-t-elle. Qui est-ce ? D’où est-il sorti ? » L’homme se trouvant derrière elle lâcha sa main pour exercer une pression réconfortante sur le haut de son bras. « Je crois que c’est notre cocher, et qu’il est tombé de sa banquette. » Des mots privés de sens qui résonnaient dans les oreilles de Prudence. Elle prenait avec détachement conscience d’une froideur qui se répandait en elle au fur et à mesure que le sang refluait de l’extrémité de ses membres, pompé par un cœur désormais emballé. Elle regarda le second cadavre, plus loin sur la route. Elle discerna le symbole argenté des troupes d’élite de Tristan sous le tissu chiffonné de sa cape. Il s’agissait du garde chargé d’assurer sa protection. Le temps ralentit son cours et sa respiration l’imita. Calme et détermination combattirent et vainquirent la peur abjecte qui tentait de la posséder ; elle s’immobilisa entre les mains de l’homme qu’elle avait pris pour ce militaire et qui finit par glousser puis rapprocher ses lèvres de son oreille. « Si ça peut vous réconforter, sachez qu’ils sont morts avant d’avoir touché le sol, et bien avant de passer sous les roues. Ils n’ont pas souffert. » Saisie de panique, Prudence tenta de se dégager. Mais l’inconnu n’eut qu’à raffermir sa prise pour la retenir, puis la faire pivoter lentement vers lui. Elle plongea le regard dans les ténèbres d’un capuchon gris ou noir se fondant dans le décor de la nuit. L’homme ne disait mot. Prudence crut discerner l’éclat de deux yeux bleus baissés vers elle avec ce qu’elle prit pour de la commisération, avant de comprendre qu’il s’agissait du reflet de ses propres larmes. « Pitié, murmura-t-elle. Pitié. » Il libéra son épaule droite avant de faire glisser ses doigts dans sa chevelure. « Ne pleure pas, Poil de carotte, dit-il d’une voix vaguement mélancolique. Laisser des larmes gâcher la beauté d’un si joli minois serait impardonnable. » Prudence sentait les ténèbres envahir les frontières de sa conscience et se refermer sur elle. Poil de carotte ! Ce nom entrait en résonance avec ses souvenirs, car il était issu d’un lointain passé. « Pitié, murmura-t-elle encore. Je vous donnerai tout ce que vous voulez… — Oui, oui, cela ne fait aucun doute », fît-il sur un ton apaisant. Il caressa ses cheveux une dernière fois puis dirigea sa main vers sa joue. « Bien plus que tu ne l’imagines, Poil de carotte. Tu seras à l’origine de toute chose. Tu me livreras Tristan, qui mettra à ma disposition tout ce que je désire, d’une manière ou d’une autre. » Elle sentait son ventre se nouer. « Qui êtes-vous ? demanda-t-elle d’une voix tremblante. Je… Je ne suis qu’une humble servante. Je ne suis rien, pour lui. Laissez-moi partir. Par pitié. Par pitié. » Il avait de nouveau glissé sa main dans ses cheveux, pour démêler des boucles. Cet homme était trop fort pour qu’elle pût envisager de lui résister. Pendant un moment, son agresseur demeura muet. Lorsqu’il s’exprima finalement, sa voix était lourde de tristesse. « Il te reste si peu de temps à vivre que tu ne devrais pas souiller ces précieux instants en niant l’existence d’une chose aussi réelle que ses sentiments pour toi, Prudence. Il t’aime depuis toujours, depuis l’enfance. Même s’il est trop égoïste et imbu de lui-même pour compromettre ses chances d’accéder au trône en t’épousant. — Qui êtes-vous ? » La gentillesse s’évapora, remplacée par de l’inflexibilité. « Que tu m’aies oublié me peine, Poil de carotte. Je n’aurais pu pour ma part t’effacer de ma mémoire. Et si j’ai beaucoup changé, j’ose dire que c’est réciproque. » Puis elle recouvra le souvenir de leurs surnoms d’enfance et tout devint limpide. « C’est impossible, balbutia-t-elle. Tu es mort. Tu… Tu es mort. Depuis des années. Tristan t’a tant pleuré ! C’est impossible. » L’homme eut un rire proche d’un aboiement, puis il la lâcha pour repousser son capuchon. Il rit encore lorsqu’elle laissa échapper un petit cri étranglé. « Enfin, tu n’as pas véritablement tort ! concéda-t-il avec ironie. Il est exact que je ne suis plus tout à fait vivant… » Il avait des cheveux aux reflets cuivrés et ressemblait fort à l’homme qu’il avait été tant d’années plus tôt, un jeune homme rieur et chahuteur avec Tristan et son cousin, Stephen Navarne. Le meilleur ami de ce dernier. Le fils de l’Invocateur… Comment s’appelait-il, déjà ? Il la surnommait déjà Poil de carotte. Il aimait caresser sa chevelure bouclée et admirait leurs reflets cuivrés identiques. Sans faire cas de leur différence de statut, contrairement à Tristan. Un garçon agréable, disait-elle à ce dernier. Mais si triste, toujours prompt à s’abandonner à la mélancolie quand nul ne l’observe. Finalement, après ce qui lui parut durer une éternité, elle retrouva son nom. « Gwydion. Gwydion, je t’en supplie, reviens avec moi à Bethany. Tristan te donnera… — Ne gaspille pas ta salive, Prudence. J’ai pour toi d’autres projets. » Ses yeux brillaient dans l’obscurité, miroitant d’excitation dans un visage par ailleurs impassible. Prudence avait vaguement conscience des larmes qui coulaient sur ses joues, mais elle essayait de s’exprimer posément et de contrer sa panique. « C’est entendu. D’accord. Mais pas ainsi, Gwydion. Laisse-moi le temps de me ressaisir, et je te promets que tu n’auras pas à le regretter. Je suis devenue une experte pour apporter du plaisir à un homme. Mais je t’en prie, pas ici. Je te jure… — Ne sois pas sotte, fit-il avec un amusement évident. Je ne conteste pas tes charmes, mais je n’ai jamais eu de telles intentions. Je ne suis plus moi-même, Prudence. Je ne prends une femme de cette manière que si cela sert un but bien précis. Ce n’est pas ce qui a été prévu et je n’ai aucun libre arbitre, je me contente d’exécuter les ordres que je reçois. » Prudence échouait à imposer ses volontés à son corps et un étrange engourdissement la gagnait. « Que vas-tu me faire ? » L’homme encapuchonné rit encore, avant de l’attirer contre lui dans une chaude étreinte et de rapprocher une fois de plus ses lèvres de son oreille. « Mais… je vais te dévorer, voyons ! Être croquée n’est-il pas l’inéluctable destin de toutes les carottes ? Après quoi je me rendrai en Ylorc avec tes restes, pour les éparpiller dans le Grand Tribunal. Sache que si tu t’abstiens de compliquer la situation, je suis disposé au nom de notre vieille amitié à prendre les dispositions nécessaires pour que tu aies cessé de vivre quand je passerai à table ! » 35 LE SEIGNEUR STEPHEN NAVARNE adressa un signe de tête au capitaine de ses gardes puis descendit de la voiture. Le cocher referma la portière et s’inclina comme lui devant Philabet Griswold, Bénisseur d’Avonderre-Navarne. Le visage du bénédicte se para du sourire bienveillant qu’il accordait systématiquement aux fidèles, pour retrouver sitôt après l’expression sinistre qu’il arborait peu auparavant. Les deux hommes échangèrent un regard puis gravirent l’escalier menant au palais de Tristan Steward. La missive de son cousin était concise et directe, et Stephen l’analysait tout en montant les marches. Le pacte de non-agression avec les Bolgs a été rompu par l’exécution révoltante et totalement injustifiée de trois sujets béthaniens, dont deux soldats de la garde royale, y lisait-on. Je déclare par conséquent le traité de paix nul et non avenu. Des mots très simples pour annoncer la mise à feu et à sang de tout un continent. Stephen se tourna après avoir atteint le sommet des marches et la cour supérieure. De ce point élevé, le plus haut de Bethany si on excluait les tours et les balcons du palais, son regard englobait une grande partie de l’agglomération. Il pouvait discerner dans les cercles de pierre blanche de la Basilique du Feu de nombreux groupes de religieux apparemment effrayés par le rassemblement d’une multitude d’individus braillards à l’intérieur des murs de la cité. Il en avait vu des signes annonciateurs tout au long du chemin parcouru depuis Navarne en compagnie du bénédicte, et la capacité de Tristan à lever une pareille armée en si peu de temps l’avait troublé. Dans la cour inférieure l’atmosphère était crépitante d’animosité au milieu des ordres criés et du fracas des marteaux que les forgerons abattaient sur leurs enclumes. Les rues grouillaient de militaires. Il n’avait vu aucun civil. « Dieux miséricordieux », murmura-t-il en découvrant avec quelle hargne le seigneur de Roland s’apprêtait à guerroyer. « Rinê mirtinex », approuva le bénédicte, la sainte réponse en vieux cymrien. « Allons-y avant qu’il n’envahisse la moitié du continent. — Un instant, Votre Grâce », demanda le seigneur Stephen en protégeant ses yeux du soleil matinal. Dans les rues les plus proches de la Basilique du Feu des soldats avaient cerné une voiture paraissant appartenir à un prélat de haut rang. Les gardes qui escortaient ce véhicule étaient exaspérés par les contrôles innombrables et le ton commençait à monter. Les visiteurs ne portaient pas l’uniforme d’une province orlandaise mais la tenue marron et écarlate des militaires de Sorbold. Le soleil se reflétait sur les plates articulées de leurs cottes aux mailles très compliquées censées faciliter la dissipation de leur chaleur corporelle dans leur patrie aride et montagneuse. Les membres de ce peuple étaient encore plus rudes que les conditions climatiques de leur contrée natale ; leur infériorité numérique était patente, dans le cadre de cette confrontation dont la raison importait peu, mais ils n’en avaient cure. « Il doit s’agir de Mousa », fit Griswold avec dédain. Nielash Mousa était le Bénisseur de Sorbold, et son principal rival. Tous considéraient depuis longtemps qu’un de ces hommes serait désigné par le Créateur pour remplacer le Patriarche, après son trépas. Stephen ne fit aucun commentaire, mais il se rapprocha de l’escalier. Ses propres gardes étaient bloqués dans les rues bondées, non loin de ce qui risquait de dégénérer d’un instant à l’autre en rixe générale. Il porta rapidement les yeux sur les portes de la cité. Llauron et son détachement arrivaient derrière eux et ils seraient sous peu mêlés à cette algarade. Il sentit son estomac se nouer plus encore que lorsqu’il avait reçu la convocation de Tristan. Comme s’il lisait ses pensées, le bénédicte lui toucha le bras et déclara : « L’Invocateur et sa suite nous suivaient de près. Il se produira un incident bien plus grave s’il leur survient quoi que ce soit avant qu’ils n’atteignent le palais de Tristan. Si Mousa et Llauron s’y mettent, la guerre fera rage sur toutes les frontières de Roland. » Stephen ne put que l’approuver de la tête, atterré. Un éclair écarlate retint son regard, et il baissa les yeux vers la Basilique du Feu. Debout en son point le plus élevé, il voyait un homme revêtu de la robe rutilante du grand Bénisseur de Bethany et coiffé d’un casque à cornes. Ce religieux restait silencieux, et c’était l’amulette passée autour de son cou qui reflétait le soleil qu’elle symbolisait. Ian Steward, Bénisseur de la Mer de Canderre-Yarim et frère cadet de Tristan. Pendant que le seigneur Stephen et Griswold s’intéressaient à la scène, le plus jeune des bénédictes du Patriarche leva les mains pour réclamer l’attention de la foule qui s’agitait en contrebas, sans qu’un seul soldat en fasse cas. Puis une violente échauffourée éclata et la portière du coche fut brutalement ouverte. Les gardes de Sorbold tirèrent leurs épées et commencèrent à les brandir en voyant les Orlandais avancer vers le véhicule. Le tumulte du chaos qui venait d’éclater couvrait les appels au calme de Ian Steward. Soudain, le puits de feu du centre de la basilique se mit à cracher des flammes qui grimpèrent dans le ciel avec un grondement infernal accompagné d’un intense dégagement de chaleur et de lumière. Alimentées par le brasier qui se consumait au centre de la Terre, les langues de feu montèrent lécher les nuages et firent pleuvoir des cendres sur tout ce secteur de la ville. Le fracas décrut en crissant et tous les soldats présents, tant orlandais que sorboldiens, se figèrent pour lever les yeux vers la colonne ignée. Les flammes engloutirent les nuages puis battirent en retraite, en un clin d’œil, ne laissant derrière elles que du silence. Stephen sentait trembler la main que Griswold avait posée sur son avant-bras. « Doux Créateur, qu’était-ce donc ? chevrota le bénédicte. J’ignorais que Ian Steward avait autorité sur l’élément du feu. » Le symbole passé autour de son cou – en l’occurrence une goutte d’eau – tinta contre sa chaîne. Le seigneur Stephen lança un regard au bénédicte dressé sur les marches du temple, en contrebas. Apparemment aussi surpris que les soldats par l’éruption brutale, il s’était comme eux immobilisé. Mais il se ressaisit et souleva l’ourlet de sa robe pour descendre les marches de la basilique et fendre la mer d’hommes. Tous s’écartaient devant lui, ce qui dégageait un large passage au sein de la cohue. Le prêtre en robe écarlate se dirigea à grands pas vers la voiture bloquée au cœur de la mêlée et ordonna d’un geste à un soldat de Sorbold d’ouvrir la portière. L’homme se pencha à l’intérieur par la fenêtre puis obéit. Le bénédicte se hissa dans le véhicule pour redescendre sitôt après et aider un homme en magnifique robe sacerdotale vert et vermillon, marron et pourpre, à en sortir. Philabet Griswold ne put s’empêcher de grimacer. « Mousa ! Je le savais ! — Il ne fait aucun doute que Tristan l’a également convoqué », déclara Stephen en regardant un autre homme descendre de la voiture. La distance était trop grande pour qu’il puisse l’identifier, mais sa tenue indiquait qu’il ne s’agissait pas du prince de Sorbold. Celui-ci avait apparemment décidé d’envoyer un émissaire. « Que Sorbold se fasse représenter lors de telles négociations est marqué du sceau du bon sens. La présence de ses émissaires modérera peut-être les ardeurs de Tristan. » Griswold hocha brièvement la tête puis se détourna et traversa la cour en direction des portes bien gardées qui donnaient dans le palais du seigneur de Roland. Stephen étudia la scène pour s’assurer que les dignitaires sorboldiens et Ian Steward atteignaient sans encombre la cour inférieure, puis il pivota sur ses talons pour emboîter le pas à Griswold. Dès que les portes se furent refermées derrière le Bénisseur de Canderre-Yarim, les préparatifs de guerre se réapproprièrent frénétiquement toutes les rues avoisinantes. « Messeigneurs, Vos Grâces, Votre Grâce, voici Llauron l’Invocateur des Filids. » Le chambellan s’écarta de la porte pour s’incliner avec déférence. Debout près du placard proche de la fenêtre, le seigneur Stephen leva les yeux et sourit avec lassitude à son vieil ami. Llauron restait dans l’entrée, vêtu d’une robe grise monacale ceinte d’une cordelière, ses yeux bleu-gris animés dans un visage autrement solennel. Malgré la modestie de sa tenue qui contrastait avec les robes d’apparat des bénédictes du Patriarche, il avait une allure princière parmi tous les représentants de la noblesse et du haut clergé réunis dans la salle. Pendant un moment, toutes les conversations furent interrompues. Puis Tristan adressa un geste impatient à l’Invocateur, pour l’inviter à le rejoindre. Llauron inclina la tête en direction de la porte, afin que le chambellan la referme derrière lui. Stephen remplit d’eau de vie le petit verre qu’il venait de vider puis en servit un second qu’il alla remettre à Llauron en foulant l’épais tapis. « Je vous souhaite la bienvenue, Votre Grâce. — Merci, mon fils », répondit Llauron sans se départir de son sourire. Il prit le verre, salua le duc de Navarne et but une petite gorgée d’alcool. Il gloussa et se pencha vers Stephen. « Une fine candérienne. Je constate que Tristan ne se limite pas aux produits de sa province par loyauté envers ses négociants en vins et spiritueux. Les bouilleurs de cru de Bethany tirent fierté de leurs alcools, mais ils ne peuvent rivaliser avec ceux de Canderre. — Tristan n’a jamais rien fait par altruisme, déclara Stephen en jetant un regard aux ducs et bénédictes plongés dans une vive discussion autour du seigneur Régent. Et il est sur le point d’en apporter une fois de plus la preuve. » Tristan avait levé les mains, pour désigner l’immense table occupant le centre de la bibliothèque. « Si vous voulez bien vous asseoir, nous allons commencer », annonça-t-il. Sa voix était à la fois voilée et tendue, en harmonie avec l’épuisement qui tirait ses traits et les tourments visibles dans ses yeux. Stephen souhaitait le prendre à part pour s’entretenir avec lui sans témoins, mais il constatait que Tristan était extrêmement affecté par le motif de cette réunion. Ce qu’il considéra de mauvais augure. Pendant que nobles et prélats s’installaient autour de la table, Tristan renvoya les serviteurs puis réclama le silence d’un geste. « Le temps de la tolérance appartient au passé, déclara-t-il avec gravité. Ainsi que j’en ai informé chacun de vous dans ma missive, les Bolgs ont rompu l’accord de paix et assassiné trois de mes citoyens, dont deux soldats. Le pacte est donc caduc. Le moment est venu de mettre un terme à toute cette folie. J’aurai achevé de lever mes troupes dans trois jours, et j’ordonnerai alors le rassemblement de toutes les armées de Roland. Le but de cette réunion est de convenir d’un moment et d’un lieu où regrouper ces hommes. » Des propos salués par la cacophonie des voix des ducs et des bénédictes qui échangeaient murmures et exclamations, mais tous furent de nouveau réduits au silence par la main de Tristan. « J’ai demandé à Anborn d’assumer le commandement des forces orlandaises dans cette campagne. » Il se tourna vers Llauron. « J’espère que cette proposition faite à votre frère ne mécontente pas Votre Grâce. » Llauron en parut amusé. « Quelle que soit mon opinion personnelle, elle ne semble pas avoir séduit le principal intéressé. » Tristan et les autres parcoururent du regard le pourtour de la table. Anborn brillait par son absence. « Où est-il ? — Qui pourrait avancer la moindre supposition, avec lui ? lança Griswold. Êtes-vous certain qu’il comptait nous honorer de sa présence, mon fils ? — Ce dont je suis certain, c’est qu’il a reçu ma convocation. S’il était dans l’impossibilité de se déplacer, il aurait certainement eu la décence de nous en informer. » Llauron gloussa. « En vérité, ne pas répondre est de la part d’Anborn un acte de courtoisie. Je n’ose imaginer ce qu’il aurait pu déclarer s’il s’était manifesté. — Sans doute aurait-il tenu des propos ressemblant peu ou prou aux miens, intervint Quentin Baldasarre, duc de Bethe Corbair. Auriez-vous perdu l’esprit, Tristan ? Partir en guerre contre les Bolgs ? » Une onde d’approbation se répandit dans l’assemblée, une multitude de voix qui s’élevaient simultanément. Celle de Martin Ivenstrand, duc de la province côtière d’Avonderre, était plus sonore que les autres. « Les habitants de mon duché sont victimes de telles incursions depuis deux décennies, lança-t-il avec colère. Et les innocentes victimes des autres provinces et de Tyrian sont innombrables. Vous ne vous êtes jamais manifesté, Tristan. En quoi la mort de trois citoyens de Bethany justifierait-elle soudain une déclaration de guerre ? — Je ne puis croire que vous envisagiez d’attaquer les Bolgs, surtout pour une raison aussi futile, approuva Ihrman Karsric, duc de Yarim. Si Anwyn n’a pu vaincre Gwylliam sur des terres qu’elle a gouvernées trois siècles durant, qu’est-ce qui vous permet d’imaginer que vous réussirez à prendre la montagne aux Bolgs, par tous les dieux ? Ils massacreront purement et simplement vos troupes, comme ils l’ont fait lors du Grand Nettoyage de Printemps. Et comme ils auraient décimé nos propres armées si nous avions été stupides au point de vous apporter notre soutien. Quelle est la véritable cause de tant de folie ? » L’expression du seigneur de Roland les réduisit au silence. Finalement, Lanacan Orlando, le doux Bénisseur de Bethe Corbair, se racla la gorge avec nervosité. « Pourquoi tenez-vous les Bolgs responsables de cet acte, mon fils ? — Pour autant que je sache, ils sont restés sur leurs terres, intervint Baldasarre. Ils n’ont pas quitté leurs montagnes. Nous n’en avons pas vu un seul en Bethe Corbair, à la frontière d’Ylorc. Comment s’y seraient-ils pris pour arriver jusqu’ici ? » Tristan abattit son poing sur la lourde table, ce qui fît trembler et tinter les verres de cristal. « Les victimes ne se trouvaient pas à Bethany mais à l’intérieur des confins d’Ylorc. C’est la caravane postale de la troisième semaine qui a découvert ces malheureux, démembrés et en partie dévorés, par les dieux ! Leurs restes étaient éparpillés dans le Grand Tribunal de Gwylliam. » Il avait blêmi. Stephen Navarne fit un geste pour se lever, mais se ravisa quand Tristan le foudroya du regard. « Les Bolgs auraient assailli la caravane ? » demanda Cedric Canderre, duc de la province du même nom et futur beau-père de Tristan. « Voilà qui est difficile à concevoir. N’a-t-on pas établi cette liaison régulière sur une proposition du roi Achmed ? — Je n’ai à aucun moment déclaré que les Bolgs avaient attaqué ce convoi. Elle… Les victimes voyageaient seules. — Que faisaient trois de vos sujets, dont deux de vos soldats, sur les terres des Bolgs ? s’enquit Ivenstrand. C’est le comble de l’imprudence. Je ne peux verser une seule larme sur le sort de pareils inconscients, Tristan. Celui ou celle qui les a envoyés là-bas devrait passer en cour martiale. Je vous conseille de châtier sévèrement l’officier responsable de ces pertes et de nous laisser regagner nos fiefs où nous attendent d’autres problèmes. — Un seul d’entre vous a-t-il écouté ce que je viens de dire ? En partie dévorés ! Déchiquetés, en lambeaux, presque méconnaissables. La barbarie d’un acte aussi abominable ne justifie-t-elle pas un tel courroux ? — Il est indéniable que cette nouvelle me révulse, mais est-ce pire que les enlèvements d’enfants perpétrés dans ma province et celle de Stephen, des malheureux égorgés tels des agneaux et vidés de leur sang ? Dans la Maison du Souvenir, qui plus est ! Puissent les dieux nous venir en aide ! Il y a longtemps que des misérables commettent des actes inqualifiables sur ces terres, Tristan. En tant que seigneur Régent vous aviez le devoir de déterminer l’origine de cette violence, mais vous n’avez à ce jour fourni aucune explication. Et voilà que, pour une raison qui me dépasse, vous vous sentez concerné au premier chef et vous nous demandez de sacrifier la totalité de nos troupes pour lancer ce qui a tout d’une mission suicide ? C’est pure folie. » Les cloches de la tour sonnèrent midi, ramenant le silence dans la salle. Nielash Mousa attendit que le douzième coup eût retenti pour prendre la parole. « J’ai quelque chose à ajouter », dit-il de sa voix douce et sèche. Tristan Steward cessa de s’intéresser aux autres régents pour river son regard sur le bénédicte de la nation voisine. « Oui, Votre Grâce ? » Le religieux inclina la tête vers l’émissaire qui l’avait accompagné. L’homme lui tendit un parchemin qu’il déplia, pour lire rapidement ce qui y était écrit avant de redresser la tête. « Votre Altesse, le prince héritier de Sorbold a reçu un message d’Achmed d’Ylorc par messager ailé. Ce roi nie toute incursion ou attaque perpétrée par des Bolgs contre n’importe quel ressortissant de Roland. » Les personnes présentes commençaient à échanger des murmures et Mousa prit un autre parchemin, de dimensions plus modestes et scellé par le cachet de cire d’Ylorc, avant de croiser les mains pour attendre un silence qu’il obtint peu après. « De surcroît, le prince m’a demandé de vous remettre ceci, seigneur Régent, un message joint à la missive du roi Achmed et vous étant personnellement adressé. » Tristan Steward se leva d’un bond pour s’emparer du parchemin, rompre le sceau et le lire. Les régents et saints hommes le virent blêmir puis se rasseoir lentement. Il garda les yeux rivés sur le document pendant un moment supplémentaire, mettant à profit le silence que lui accordaient les personnes présentes. Il finit par redresser la tête. « Nul ne m’apporte donc son soutien en cette affaire ? lança-t-il d’une voix qui se fêla. — Pas moi, en tout cas, répondit catégoriquement Martin Ivenstrand. — Moi non plus, dit Cedric Canderre. Je regrette, Tristan. — Lâches ! Fuir vos responsabilités est facile, n’est-ce pas ? Les Dents se situent loin de vos terres et vos sujets n’ont pas à redouter ces cannibales… pour l’instant. Mais qu’en est-il de vous, Quentin ? Ihrman ? Vos provinces jouxtent Ylorc. N’allez-vous pas prendre les armes pour défendre Bethe Corbair et Yarim ? — Pas pour une raison pareille, lança sèchement Quentin Baldasarre. Pour autant que je sache, vos soldats ont peut-être été attaqués par des loups. Vous ne nous avez fourni aucune preuve du contraire. — À mon avis, c’est une catastrophe que vous attireriez sur nos têtes, surtout en tenant compte des dénégations du roi Achmed, fit Ihrman Karsric. S’il dit la vérité et que vous lancez vos troupes à l’assaut de la montagne, c’est vous qui aurez rompu le traité et dix pour cent des terres de Roland reviendront d’office aux Bolgs… S’ils sont disposés à accepter un armistice. Je ne veux pas être mêlé à une telle folie. » Colère et désespoir firent grimacer le seigneur de Roland, qui s’adressa à Stephen Navarne. « Stephen, soutenez-moi. Aidez-moi à leur ouvrir les yeux. » Son cousin soupira et se tourna vers l’Invocateur, qui lui apporta son appui du regard. Les mots qu’il destina à Tristan furent francs. « Comment pourrais-je faire comprendre à qui que ce soit ce qui m’échappe ? Je vous ai accordé ma loyauté et ma vie, Tristan, mais pas celles d’une multitude d’innocents. Il m’est impossible de cautionner une entreprise aussi insensée. » Un lourd silence s’abattit sur l’assemblée. Lentement, le seigneur Régent se leva et se dirigea d’un pas saccadé vers les hautes fenêtres de la bibliothèque qui surplombait sa belle cité. Il prit appui contre un panneau de verre, perdu dans ses pensées. Au bout d’un moment, ducs et bénédictes recommencèrent à échanger des propos à voix basse. Philabet Griswold se tourna vers Ian Steward. « Cette démonstration de force m’a vraiment impressionné, Votre Grâce. J’aimerais pouvoir imposer mes volontés aux flots aussi aisément que vous imposez les vôtres au feu de la terre. » Ian Steward ne dit mot. L’inquiétude altérait ses traits juvéniles tandis qu’il observait son frère. Stephen Navarne regarda Llauron, qui demeurait impassible. Si les basiliques étaient dédiées aux cinq éléments, les enseignements de la religion patricienne avaient été dilués dans son exercice tel qu’il était désormais pratiqué. Adoration et manipulation de la science des éléments étaient plus proches des méthodes de ces adorateurs de la nature qu’étaient les Filids. Il estimait que la soudaine éruption de feu devait être attribuable à l’Invocateur et non au Bénisseur de Canderre-Yarim, mais Llauron ne semblait même pas avoir entendu ces propos. Pendant que les autres échangeaient des idées sur des sujets divers, Stephen se leva et se dirigea vers la fenêtre devant laquelle Tristan se dressait toujours, pour porter sur la cité un regard absent. Il attendit patiemment que le seigneur de Roland s’exprime. Finalement, Tristan soupira. « Je regrette de ne pas avoir été plus accessible, ces dernières années… à la mort de Lydia, dit-il. Je regrette. » Ses yeux suivaient les chemins de vieux souvenirs. « De qui s’agit-il, Tristan ? Ce n’est pas… Prudence, au moins ? » Tristan le confirma d’un hochement de tête puis sortit de la salle sans que les saints hommes et les autres régents remarquent son départ. Stephen était toujours sous le coup de cette révélation, lorsqu’il vit le bout de parchemin chiffonné que le seigneur de Roland avait oublié en quittant la bibliothèque. Il le ramassa et lut les quelques mots jetés en hâte sur le vélin. Je pensais que vous aviez assimilé la leçon. Je constate que je me suis trompé. Je vous avais dit que plus vous attendriez, plus le prix à payer serait élevé. Et c’est en vain que vous avez réglé votre dû à deux reprises, car elle ne sait toujours rien. « J’ai conscience que votre souffrance est profonde, mon fils. » Tristan leva les yeux. Il n’avait pas entendu la porte s’ouvrir. En se tournant, il entrevit brièvement son reflet dans le miroir, un visage plus que jamais marqué par les stigmates du temps. Il était hagard et ridé depuis les commissures de sa bouche au pli séparant ses sourcils. Rien n’aurait pu dissimuler ses cernes, fruits d’un profond chagrin et de l’insomnie qui en était indissociable. Les yeux qui l’observaient avec compassion étaient injectés de sang, eux aussi, comme par solidarité. « En effet, Votre Grâce, murmura le seigneur de Roland. — Les autres… Ils ne comprennent rien. Ils ne voient que ce qu’ils ont juste sous leurs yeux. Être le seul à avoir conscience de la gravité de la situation, à percevoir le danger alors qu’il est encore loin sur la route, est extrêmement éprouvant. On dit que les visionnaires pleurent souvent. » Tristan sentit une main se poser sur son épaule et la comprimer, en un geste de réconfort. Le seigneur de Roland poussa un soupir haché et baissa la tête vers ses poings, crispés sur la table qui se trouvait devant lui. La main passa de son épaule à son dos, avant de s’éloigner et de disparaître à l’intérieur de la manche de la robe. « Cette contrée est divisée, mon fils. Après la Grande Guerre, vos ancêtres cymriens ont décidé de laisser Roland sous l’égide de maisons différentes parce qu’ils redoutaient le chaos découlant de la dissolution de l’union d’Anwyn et de Gwylliam. Croire que la situation pourrait perdurer sans conséquences encore plus catastrophiques relevait de l’inconscience. Regardez-moi. » Des mots prononcés avec irritation et contenant des sous-entendus menaçants. Tristan redressa la tête pour voir des yeux bleus rivés sur lui avec attention et compréhension. Pendant un moment, il crut y discerner également autre chose, des ténèbres rougeoyantes, mais le saint homme sourit et Tristan se sentit réconforté pour la première fois ce jour-là, cette journée qui avait débuté sous d’excellents auspices et s’était achevée par une véritable débâcle. C’était un sentiment d’acceptation, d’approbation et de respect. « Vous êtes l’aîné, Tristan, l’héritier présomptif de la couronne cymrienne. — Votre Grâce… — Écoutez-moi, messire. » Le saint homme s’inclina imperceptiblement en prononçant le dernier mot, et l’humiliation qui rongeait l’âme de Tristan s’estompa miraculeusement. Il y avait eu dans la façon de prononcer ce titre la clef qui ouvrait le caveau secret de la royauté, une place forte dont il s’était interdit l’accès pour tenter d’entretenir des relations amicales avec son cousin et les autres ducs orlandais. C’était la première sensation agréable qu’il éprouvait depuis que Prudence l’avait quitté pour se rendre au-devant d’une mort atroce. Il eut malgré lui un sourire que le saint homme lui retourna. De la tête, Tristan lui fit signe de poursuivre. « Les règles de succession manquent de clarté car nul ne souhaitait accéder au trône, juste après la guerre. En fait, si un des prétendants avait tenté de prendre le pouvoir, la population non cymrienne l’aurait immédiatement destitué, tant la haine qu’inspiraient tous les descendants des Serennes était grande, et je ne parle pas seulement de la lignée de Gwylliam. « Comme vous pouvez le constater, à présent que le spectre d’un conflit resurgit, notre société fragmentée aurait grandement besoin d’un chef digne de ce nom. Une agression indéniable a été perpétrée, mais les autres refusent de s’unir pour vous apporter leur soutien, pas même les ducs de Bethe Corbair et de Yarim dont les terres jouxtent pourtant le royaume des Firbolgs. » Que se passera-t-il, quand se produira l’escalade de la violence ? Quand les Firbolgs fondront des hauteurs des Dents pour envahir tout Roland ? Vous contenterez-vous, vous et les autres régents, de dresser un inventaire des pertes pendant que vos sujets se feront dévorer, au sens propre du terme, par ces horribles monstres ? — N… non, bien sûr que non ! balbutia le seigneur de Roland. — Est-ce une certitude ? » De chaleureuse, la voix était soudain devenue glaciale. « Comment espérez-vous empêcher un tel drame ? Vous n’avez pu convaincre vos pairs de joindre leurs forces avant le début du massacre. Comment lèverez-vous une armée capable de repousser ces hordes de démons anthropophages lorsqu’ils sèmeront terreur et dévastation ? Le temps que les Firbolgs atteignent vos terres centrales, il sera trop tard pour les arrêter. Ils occuperont Bethe Corbair et Yarim, ainsi sans doute que Sorbold. Ils vous dévoreront tout cru ou vous chasseront jusqu’à la mer. » Un encrier et quelques livres churent de la table, emportés par le geste de colère du seigneur de Roland. « Non ! » De la chaleur réapparut dans les yeux du saint homme, pendant que l’encre se répandait sur le plancher en une flaque noire qui faisait penser à du sang veineux autour des éclats de verre. « Ah, un présage de viscères ! Voici la preuve du bien-fondé de mes propos. Peut-être est-ce bien vous, en fin de compte… » Malgré la température relativement élevée qui régnait en ce lieu depuis la réunion, Tristan se sentit transi et frissonna. « Que serais-je, selon vous ? » Les crissements des pieds de la chaise tirée en arrière agressèrent ses oreilles, juste avant que le religieux ne s’asseye en face de lui. « Celui qui ramènera la paix et la sécurité en Roland. Celui qui aura le courage de mettre un terme au chaos qui sape cette contrée et qui accédera au trône. Si vous aviez tout pouvoir sur Roland, et pas seulement sur Bethany, vous disposeriez des armées que vous avez tenté en vain de mobiliser aujourd’hui. Les ducs peuvent contester les décisions d’un seigneur Régent, pas celles de leur roi. Votre famille a autant de droits sur la couronne que les autres, et bien plus que la plupart. — Ce n’est pas moi qu’il faut convaincre, Votre Grâce. Si mon échec de ce matin ne l’a pas démontré, je puis vous garantir que mes pairs ne voient pas cette histoire de succession sous le même jour que vous. » Le saint homme sourit puis se leva sans hâte. « Laissez-moi m’en charger, messire, fit-il d’une voix douce et agréable. Votre heure viendra. Je vous demande seulement de vous y préparer. » Il gagna la porte et l’ouvrit, avant de le regarder une dernière fois, par-dessus son épaule. « Et, messire… — Oui ? — Réfléchirez-vous à ce que je viens de vous dire ? » Le seigneur de Roland le confirma de la tête. Fidèle à sa parole, il approfondit la suggestion sitôt que les ducs et les dignitaires religieux eurent quitté Bethany. Cela devint même pour lui une obsession, son seul sujet d’intérêt pendant ses heures d’éveil, comme s’il n’avait d’autre choix que ressasser continuellement les paroles du sage. C’était, pour lui, l’équivalent de ces mélodies qu’il est impossible de chasser de son esprit. Cela emportait toutes les autres pensées, tout le reste. Cette suggestion s’était entortillée autour de son âme telle une cinnabarina, une plante qui l’avait autrefois fasciné tant elle piégeait efficacement ses proies. Pendant librement et innocemment jusqu’au moment où la victime tentait de repartir, cette liane s’enroulait en se resserrant sur l’animal capturé aussi longtemps qu’il continuait de se débattre. La sensation que procurait l’analyse de cette suggestion évoquait étonnamment cela. Il bénéficiait toutefois d’un répit la nuit venue, car il retrouvait alors une obsession plus ancienne, plus profonde, l’insatiable désir qu’engendrait en lui la femme pour laquelle il avait tout sacrifié, y compris l’unique amour de sa vie. Malgré ce qui s’était passé, il rêvait toujours de Rhapsody. Elle l’appelait en songe et il faisait alors l’amour avec elle, violemment, passionnément, le regard rivé sur son visage alors que le tonnerre grondait dans les profondeurs de son être pour révéler au-dessous une face plus âgée, plus familière, ridée par les ans… des cheveux blond-roux bouclés qui se substituaient aux tresses dorées. Des cheveux dans lesquels apparaissaient des caillots de sang noirâtre. Il s’éveillait en sueur, pris de violents tremblements, et il devait se concentrer pour chasser cette femme de ses pensées, pour exorciser ce beau succube qui hantait tous ses songes. Le seigneur de Roland ignorait que cette obsession, profonde et désormais liée à son âme, était l’unique chose qui l’empêchait de s’abandonner totalement aux volontés d’un démon bien plus redoutable. 36 LES MARCHES DE PIERRE FROIDE qui montaient vers le belvédère d’Elysian miroitaient sous le soleil diffus. Récurer des siècles de crasse, de lichen et de suie sur les colonnes de marbre avait réclamé de sérieux efforts, mais Rhapsody estimait que le résultat les justifiait amplement. Le petit pavillon avait tout d’un sanctuaire dans le décor de verdure paisible de la caverne. Elle avait consacré la matinée à s’y promener. Jo et Grunthor étaient venus lui rendre visite : Jo parce qu’elle souhaitait la voir et Grunthor parce que Jo avait besoin d’un guide pour gagner le domaine souterrain d’Elysian. Elle aurait été incapable de localiser Kraldurge, le secteur situé au-dessus de la grotte que les Firbolgs croyaient hantée, pas même les roches gardiennes qui la dissimulaient, et ce quel que soit le nombre de fois où elle s’y était déjà rendue. C’était devenu pour eux tous un sujet de plaisanterie. Ils prirent leur repas de midi dans le jardin, et les fleurs magnifiques des nombreux parterres emplissaient l’air de douces senteurs entêtantes alors que leurs couleurs épanouies interprétaient de véritables symphonies visuelles. Jo ne fut guère prolixe, mais elle consacra la majeure partie du temps à contempler les jardins ombragés et la caverne la surplombant, plus fascinée par l’exotisme des lieux que par leur beauté. Les formations de stalactites, les cascades miroitantes et les couleurs iridescentes de la grotte captivaient tant ses yeux que son imagination. Grunthor rapporta à Rhapsody la plupart des rumeurs qui circulaient et ils échangèrent des plaisanteries salaces, qui firent également rire l’adolescente. Ce fut un repas savoureux et agréable, que Rhapsody fut peinée de voir s’achever. Mais Grunthor finit par se lever, s’essuyer poliment la bouche et tapoter la tête de Jo. « Venez, mam’zelle. Faut rentrer. C’était un vrai repas de roi, duchesse. » Rhapsody étreignit le Bolg, puis Jo. Ils descendirent jusqu’aux berges du lac, en bavardant. Pendant que Grunthor préparait l’embarcation, Rhapsody prit Jo à part. « Alors ? As-tu pensé à ma proposition de t’installer ici avec moi ? — Un peu », répondit la jeune fille, mal à l’aise. « Je ne voudrais pas que tu imagines des choses, Rhapsody. Tu me manques énormément, mais je ne crois pas pouvoir vivre en Elysian. — Je comprends. — Je ne suis même pas capable de venir jusqu’ici toute seule. Ce ne serait pas très pratique. — Je sais. Aucun problème. J’irai te voir dans le Chaudron, sauf si Achmed a attribué mes appartements à quelqu’un d’autre. — Il s’en est abstenu, même s’il brandit constamment la menace de mettre ta garde-robe aux enchères ! » Rhapsody rit et Jo sourit. « Laisse-moi un peu de temps pour me faire à cette idée. Est-ce que tu serais disposée à me laisser la chambre qui a une tourelle ? — Tu auras tout ce que tu voudras », répondit Rhapsody en l’étreignant une fois de plus. Elle constata que Grunthor était prêt au départ. « Ne prends aucune décision hâtive, nous avons tout notre temps. » Jo sourit et lui donna un baiser, avant de courir rejoindre le géant, grimper dans la barque et saluer Rhapsody de la main pendant que Grunthor les éloignait à force de rames. Finalement, quand l’embarcation eut disparu sur le lac, Rhapsody baissa le bras et soupira, à court d’excuses pour lambiner. Le soir était venu et elle entendait les oiseaux chanter dans les arbres qu’elle venait de planter. Ils avaient trouvé leur chemin jusqu’à ce monde souterrain, et elle en apercevait parfois quelques-uns dans le jardin ou sautillant sur l’herbe. Le soleil quittait le ciel dans le Monde d’En-Haut, et les ténèbres régnaient déjà dans le domaine d’Elysian. Seule la chaleur de l’air lui indiquait que la nuit n’était pas encore tombée. Elle inhala à pleins poumons et s’arma de courage. Ce qu’elle s’apprêtait à faire mettrait en péril un bon nombre de choses… dont Elysian et son inviolabilité. Pire encore, cela compromettrait ses amis et leur sécurité si elle commettait une erreur de jugement, même si elle était sûre de son fait. Elle traversa les jardins et contourna les bancs, pour suivre le sentier en direction du belvédère. Après avoir gravi ses marches, Rhapsody fit lentement un tour sur elle-même afin d’admirer la caverne. Elle ferma les yeux et écouta la musique de l’eau qui tombait de très haut dans le lac. Elle s’immobilisa, en respirant à peine, et se concentra sur le visage qu’elle avait vu dans la clairière de cette forêt, la face qui avait arboré un sourire hésitant. La face aux yeux de dragon. D’une voix aiguë et limpide, elle chanta son nom, une harmonie à la fois douce et chaude. Vu sa longueur, il lui fallut un moment pour le prononcer dans sa totalité, mais il entra sitôt après en résonance comme le tintement d’une cloche. Le podium naturel du belvédère amplifiait sa voix et la retenait au-dessus du lac, où elle se mit à tournoyer de plus en plus vite. Rhapsody recommença, encore et encore, avant d’adjoindre à ce nom un fil directionnel précis, une note sur laquelle il pourrait se guider. Un son qui le conduirait jusqu’à cette cachette, cet endroit où – s’il acceptait d’y venir – il trouverait la guérison. Lorsqu’elle eut terminé, le chant continua de flotter dans les airs avant de s’élever pour entrer en expansion dans la caverne, pénétrer ses parois et se réverbérer à des lieues à la ronde. Il se dissipa, mais Rhapsody l’entendit encore dans le lointain, renvoyé en écho vers celui qui – espérait-elle – finirait par le percevoir. Ashe rêvait de Rhapsody lorsqu’il fut réveillé par ses appels. Il secoua la tête et changea de position au pied de l’arbre sous lequel il avait dormi. Il la voyait en songe pratiquement chaque nuit. Cette fois elle dansait avec le vent dans les hautes herbes de la lande, les bras écartés comme pour prendre son envol. Puis l’air la saisissait et l’emportait au-delà de l’abîme, dans la gorge qui s’ouvrait loin en contrebas. Ashe criait son nom, mais l’appel était englouti par la tempête. Il courait vers la falaise puis baissait les yeux, sans parvenir à la voir. Après quoi il l’entendait de nouveau et se tournait pour l’observer sur la lande, vêtue d’une robe sombre et les cheveux retenus par le ruban noir habituel, le médaillon dont elle ne se séparait jamais passé autour du cou, la main tendue. Il s’étirait pour la saisir et se réveillait, seul comme à l’accoutumée. Un rêve qu’il avait commencé par maudire. Chaque réveil s’accompagnait d’une souffrance qui prenait naissance dans sa poitrine puis se propageait vers l’extérieur. Mais devoir la perdre chaque matin était bien plus pénible encore. Il finit néanmoins par attendre impatiemment les visites oniriques qu’il lui rendait. Dans le royaume de dame Rowan, Yl Breudiwyr, gardienne des rêves, gardienne du sommeil, Rhapsody se donnait à lui la plupart des nuits. Elle savait quels sentiments il lui portait et y répondait avec joie ; elle dormait entre ses bras, elle faisait l’amour avec lui sans la moindre frayeur. Le rêve tournait parfois au cauchemar et elle devenait alors froide et distante, quand il n’était pas dans l’incapacité de la rejoindre. Il lui arriva même de la chercher une éternité durant pour la découvrir dans la chambre du roi firbolg et échouer à la convaincre de repartir avec lui. À son réveil, il avait des sueurs froides et une migraine dont il ne se débarrasserait qu’au bout de plusieurs heures. Pire que tout, il y avait ces périodes où son sommeil ne s’accompagnait d’aucune vision de Rhapsody. S’il ne rêvait pas d’elle pendant trois nuits d’affilée, il se sentait si déprimé qu’il regagnait son petit refuge dissimulé derrière la cascade. Il huma son odeur dès qu’il ouvrit la porte, une senteur si fraîche et si douce, imprégnée dans la literie et les vêtements qu’elle avait lavés et pliés en prévision de son retour. Ashe s’allongea sur la couche en se remémorant la dernière nuit qu’ils avaient partagée, Rhapsody recroquevillée autour de l’oreiller tel un dragonnet. La mélancolie l’envahit quand il se rappela comment il l’avait soutenue dans sa quête sans fin d’un sommeil paisible. Cette nuit-là, il rêva de nouveau d’elle, enceinte et chantant pour de jeunes Lirins. Il entendit sa voix une deuxième fois. Elle ne l’appelait pas par le nom qu’elle connaissait mais par celui qu’il avait reçu. Viens à moi, Gwydion ap Llauron ap Gwylliam tuatha d’Anwynan o Manosse. Un nom qu’il avait toujours assimilé à un véritable fléau, enfant à cause de sa longueur ridicule et de tout ce qui y était associé, et à présent parce qu’il permettrait au démon de remonter jusqu’à lui. Il ne l’avait jamais trouvé beau, avant qu’il ne soit porté par le vent, prononcé par la voix qui chantait dans ses songes. Il se demandait s’il rêvait ou non, mais les appels se poursuivaient, à la fois doux et insistants alors qu’ils s’éloignaient de lui pour l’entraîner vers un lieu inconnu. Il peut s’agir d’un tour que me joue ce démon, se mit-il en garde. Son adversaire lui avait déjà tendu des pièges de ce genre. Cependant, contrairement à ce qui s’était passé lors de ces traquenards, la voix ne tentait pas de le flatter, elle se contentait de l’appeler avec détermination, douceur et fermeté. Gwydion, viens à moi. Où avait-elle appris son nom véritable ? Tant dans les yeux et l’esprit du monde que pour l’Histoire, il avait péri vingt ans plus tôt. Seul son père le savait en vie. Lorsqu’il lui rendait visite, il empruntait toujours la porte dérobée s’ouvrant sur l’arrière de l’enceinte du château de Llauron. Le reste de sa famille et tous ses amis le croyaient mort, eux aussi. Dans tous les domaines, sa vie s’était effectivement interrompue cette nuit-là, deux décennies plus tôt. Nul autre que son père n’était informé de ces choses, si ce n’est sans doute le F’dor. Plus il y réfléchissait, plus il était convaincu que tout ceci avait une origine démoniaque. Gwydion. Ashe se leva et s’affranchit de sa somnolence. La souffrance revint à la charge, comme toujours, mais son esprit était plus limpide que de coutume. Il pensa à son père, à la patrouille de reconnaissance dont ce dernier attendait le retour, à la récente incursion frontalière sur laquelle il n’obtiendrait pas la moindre explication. Il s’isola pour se concentrer sur la voix, qui était en tout point identique à celle de Rhapsody. Il la connaissait, elle était gravée dans son esprit avec chacune de ses paroles, chacune de ses chansons, chacune de ses aubades et prières vespérales. Il devait se plier à ses désirs, quels que soient les dangers. Rhapsody cousait près du feu dans la pénombre de ce début d’après-midi lorsqu’elle perçut en son for intérieur un étrange frémissement. Ashe était en Elysian, elle le savait sans pouvoir dire pourquoi. Elle se redressa d’un bond et courut vers la pièce à la tourelle. Assise sur la banquette de sa fenêtre, elle scruta du regard les flots sombres pour y chercher sa barque. Seuls cinq jours s’étaient écoulés depuis qu’elle avait diffusé son chant. Qu’il soit venu si vite la surprenait. Sans doute se trouvait-il à proximité, quand l’appel lui était parvenu. Puis il lui vint à l’esprit qu’il ne s’agissait peut-être pas d’Ashe et ses entrailles se nouèrent. Elle aurait pu le vérifier en utilisant la méthode employée pour le joindre, mais elle avait vu le Rakshas à l’œuvre et se l’interdisait. Elle descendit au rez-de-chaussée, pour attendre. En passant devant le miroir, elle voulut s’assurer qu’elle ne paraissait pas vulnérable et son reflet la fit tressaillir. Elle portait un sarrau de toile blanche plissée aux broderies bleu azur, la même couleur que sa jupe de laine. Le ruban retenant ses cheveux était également assorti et lui donnait des airs d’écolière. Elle n’y pouvait rien changer, estima-t-elle. Elle n’avait pas le temps de se composer une autre toilette. Rhapsody faisait les cent pas devant l’âtre du petit salon, dans l’espoir de se détendre. Elle passa en revue toutes les choses qu’elle avait à l’esprit et pour lesquelles elle, Achmed et Grunthor avaient eu des accrochages. Ils mentent comme ils respirent. Dans l’ancien monde que vous avez connu, au moins savait-on qui était dans le camp des divinités maléfiques parce qu’il était d’usage de proclamer ses croyances. Ici, en ce lieu où tout est nouveau et perverti, même ceux qui prétendent être les bons sont des exploiteurs retors. Les démons d’antan n’auraient jamais pu semer un chaos comparable à celui provoqué par les “gentils” seigneurs et dames cymriens. Et vous voudriez vous livrer pieds et poings liés sur un plateau d’argent au plus grand de tous les imposteurs ! Si je le fais, c’est librement ! Je suis prête à prendre ce risque et, que je vive ou que je meure, nul ne m’aura imposé ses volontés. C’est archifaux ! Et nous partagerons tous votre funeste destin, car – non contente de mettre votre vie en péril – vous nous privez de notre neutralité. Nous serons tous perdants, si votre adversaire a dans son jeu plus d’atouts que vous ne le croyez. Elle combattit la panique qui croissait en elle. Faites que j’agisse au mieux de nos intérêts, pria-t-elle. Ne me laissez pas commettre une erreur fatale. Elle ne devait rien à Ashe, pas plus son allégeance que son amitié, alors qu’elle avait de telles obligations envers Jo et les deux Bolgs. Je suggère de le trucider. Et s’il y a erreur sur la personne et qu’un autre Rakshas pointe le bout de son nez, eh bien, nous l’éliminerons à son tour ! Vous ne pouvez pas égorger des gens sans être certain qu’ils le méritent. Pourquoi ? Cette méthode m’a toujours réussi. Sincèrement, mam’ zelle, c’est bien trop grave pour qu’on s’amuse à prendre des risques si vous êtes pas absolument certaine de ce que vous avancez. On frappa à la porte. 37 SITÔT APRÈS AVOIR PÉNÉTRÉ sur les Terres des Bolgs, Ashe avait éprouvé de la crainte et du respect. Sa surprise croissait alors qu’il se laissait guider par la voix dans les sombres montagnes puis sur la lande, dans les profondeurs du Royaume Caché. Il ne s’était arrêté que pour se dissimuler au regard de sentinelles, avant de suivre de nouveau le signal. Lorsqu’il atteignit la prairie de Kraldurge, la voix se fît bien plus nette et plus forte. Il regarda autour de lui les falaises qui le surplombaient, conscient qu’il n’aurait jamais pu découvrir seul ce lieu, même en mettant ses sens de dragon à contribution. Pour cette raison, il se sentit en sécurité. Vous serez à l’abri également dans ma demeure. Dans le Chaudron ? Très peu pour moi. Ma résidence ne se situe pas à l’intérieur du Chaudron, et je suis prête à parier qu’elle est encore plus difficile à trouver que ce lieu. Son émerveillement crût tandis qu’il descendait dans la caverne. Tout ici était magique, avec ce lac cristallin, la cascade et les stalactites et stalagmites miroitantes qui saillaient du sol et de la voûte. Mais ce qui l’éblouissait le plus était le chant de cette grotte. Il était joyeux, à l’opposé des sensations que communiquaient les Terres des Bolgs ; il vibrait dans l’air, caressait l’enveloppe extérieure de ses sens avec ses accords harmonieux si paisibles. Ashe l’attribua à Rhapsody. S’il s’était agi d’un lieu antérieur à l’implantation des Bolgs, un site habité fut un temps par Gwylliam et Anwyn, il aurait été pollué par la haine, la colère tangible et malsaine qui avait entraîné la dévastation des vieilles terres cymriennes. Les lieux seraient devenus dépouillés et stériles. Que tout fût ici chaleureux et agréable démontrait la présence de celle qui hantait ses rêves. Il sut où elle se trouvait sitôt qu’il vit la maison. Il percevait sa présence à l’intérieur, se déplaçant de pièce en pièce, ceinte d’un halo de chaleur comme d’un manteau. Les lumières de la petite construction scintillaient gaiement dans la pénombre de ce début d’après-midi, de la fumée s’élevait en se lovant de la cheminée de pierre. Il mit à contribution ses sens de dragon, ce qui lui permit de relever et répertorier les moindres détails de cet endroit, du belvédère miroitant et de sa volière dorée, là où le chant de son nom se réverbérait encore, jusqu’aux vastes jardins où s’épanouissaient les fleurs capiteuses du début de l’été. Tant de beauté le soulageait presque de ses souffrances. Il s’arma de courage. Il avait décidé de lui révéler ses sentiments, d’interrompre le jeu du silence cymrien. Cet endroit, plus que tout autre, était idéal pour cela et le moment de tout lui dire était venu. Rhapsody alla ouvrir la porte. Il se dressait là, son manteau jeté sur un bras, lui souriant avec indécision comme la première fois où il lui avait laissé voir son visage, dans la forêt. Elle s’intéressa à ses pupilles fendues, avant de hoqueter. La barbe irrégulière avait disparu. Il était rasé de près, comme à Sepulvarta, et il cessa aussitôt de sourire. « Quelque chose ne va pas ? » Elle l’étudia encore un peu puis secoua la tête. « Non, désolée. Non, il n’y a rien. Entrez, je vous en prie. Je ne voulais pas manquer aux règles de courtoisie les plus élémentaires. » Ashe pénétra dans le petit salon et regarda autour de lui. Il s’imprégna de cette scène si agréable et ressentit un désir auquel il n’aurait pu donner un nom en découvrant ce qui l’entourait. Les lieux avaient été meublés avec goût d’un tapis de laine teinte et de deux fauteuils assortis placés devant l’âtre, en face d’un petit sofa. Il y avait partout des vases débordant de fleurs et des objets simples et élégants décoraient les parois et le plateau des tables. Une vitrine en merisier à l’intérieur doublé de liège contenait divers instruments de musique. Des senteurs d’herbes aromatiques et de savon frais flottaient dans l’air, soulignées par des traces de vanille. Ashe soupira en inhalant. « C’est adorable. — Merci du compliment. » Rhapsody tendit machinalement la main pour prendre son manteau et ne comprit son erreur que lorsqu’il le plaça entre ses mains, en le lâchant comme par inadvertance. Elle ne pouvait croire qu’il le lui avait confié. Il était frais et ceint d’un léger halo de brume, mais il ne différait autrement en rien d’un vêtement ordinaire. Après l’avoir suspendu à une des patères alignées près de l’escalier, elle se tourna vers lui. « Qu’avez-vous fait de votre barbe ? » Il regarda le feu et sourit. « Je tiens en haute estime l’opinion d’une personne qui semblait me juger plus à mon avantage sans cet attribut pileux. — Oh ! » Elle n’ajouta rien, gênée et ne sachant quoi dire. Il la dévisagea. « Alors ? Vous m’avez appelé ? — Oh, oui ! J’espère ne pas avoir bouleversé votre emploi du temps. — Que me voulez-vous ? » Elle s’accouda à la rampe. « Deux choses, en fait. La première se trouve dans ma chambre. Monter vous ennuie-t-il ? » Ashe déglutit avec difficulté. Il n’était pas aisé de maîtriser ses sens en éveil depuis qu’elle lui avait ouvert la porte. « Aucunement », répondit-il d’une voix tendue. Rhapsody lui sourit, lui communiquant la chaleur qui accompagnait toujours ses regards rayonnants. Il la suivit vers le haut des marches après avoir suspendu le ceinturon de sa rapière près du sien, à côté du seuil. Sa chambre était, elle aussi, magnifique, décorée avec goût et encombrée de choses qu’elle aimait. La porte du placard de cèdre s’ouvrait sur une garde-robe bien ordonnée d’effets aux couleurs harmonieuses, dont rien qu’elle eût déjà porté en sa présence. Un grand paravent se dressait dans un angle, peint des mêmes couleurs de coucher de soleil que le pichet et la cuvette posés sur le meuble de toilette, et des chenets en cuivre brillaient devant l’âtre. Rhapsody gagna le manteau sculpté de la cheminée et prit deux petits tableaux qui y étaient exposés. Elle les tendit à Ashe, venu la rejoindre. Il y avait une huile représentant deux enfants humains, un petit garçon et une fille de plusieurs années sa cadette. Ils étaient tous deux très beaux, de toute évidence de sang royal : la fille avait des cheveux blonds et un teint clair, le garçon des cheveux bruns et une complexion plus basanée. Par contraste, l’autre tableau était un fouillis de faces souriantes esquissées au fusain, des visages ordinaires et velus. Ashe reconnut aussitôt de jeunes Firbolgs et adressa à Rhapsody un regard interrogateur. « Ce sont mes petits-enfants », expliqua-t-elle en étudiant son visage. Ashe ne comprit pas immédiatement. « Oh, oui ! Vous m’en avez touché deux mots. Je m’en souviens, à présent. — J’ai pensé que vous aimeriez voir plus particulièrement ceux-ci, fît-elle d’une voix très douce en désignant l’huile. Le fils et la fille du seigneur Stephen. » Ainsi qu’elle s’y était attendue, Ashe en eut des larmes aux yeux. Il s’assit sur le canapé, juste à côté du feu. Elle présuma qu’il ne les avait jamais vus, qu’il n’avait peut-être jamais entendu parler d’eux ; Llauron ne s’était apparemment pas donné la peine de tenir son fils informé des événements les plus importants de la vie de son meilleur ami. Rhapsody en fut peinée. Elle se pencha sur le dossier du canapé, posa une main sur son épaule et désigna de l’autre un des personnages. « La petite Melisande est née le premier jour du printemps, et c’est un véritable rayon de soleil. Son frère est plus posé, plus introspectif, mais ses sourires illuminent toute chose. Il fête son anniversaire le dernier jour de l’automne. » Elle s’interrompit, pour ne pas le bouleverser. « Son père l’a appelé Gwydion. » Ashe leva les yeux vers elle, transfiguré par une émotion que Rhapsody ne sut interpréter, avant de reporter son attention sur le tableau. « Aimeriez-vous vous faire une idée plus précise de ces enfants ? » s’enquit-elle. Il hocha distraitement la tête et elle le tint par les épaules pour entonner le chant qu’elle avait écrit à leur intention la première fois qu’elle les avait vus, un chant qui les décrivait à la perfection. La mélodie qui s’appliquait à Melisande était enlevée, légère et imprévisible ; celle de Gwydion avait des tonalités profondes et douces, obsédantes, répétées en motifs de plus en plus complexes à chaque refrain. Lorsqu’elle eut terminé, elle regarda par-dessus le dossier du siège pour découvrir qu’Ashe pleurait. Elle fit rapidement le tour du canapé pour s’agenouiller devant lui. « Ashe, pardonnez-moi ! Il n’était pas dans mes intentions de vous perturber à ce point. » Il leva les yeux et lui adressa un sourire hésitant. « Ne vous excusez pas, vous n’avez rien fait de mal. Merci. — Cela nous amène à ce que j’ai à vous dire, ajouta Rhapsody pendant qu’il essuyait ses joues du dos de la main. De toute évidence, je sais qui vous êtes. Sans la moindre ambiguïté. — Et ce serait ? — Ne jouez pas avec moi. Je connais le lien qui vous unit au seigneur Stephen. Je connais suffisamment bien votre nom pour vous avoir fait venir jusqu’à moi. Il en découle que je sais également tout le reste. — C’est en effet probable. — Cela vous ennuie-t-il ? » Il secoua la tête. « Pas outre mesure. En un certain sens, j’en suis même soulagé. — Eh bien, j’espère vous être d’un bien plus grand secours avant la fin de cette nuit ! — Qu’est-ce à dire ? — Vous le saurez sous peu. J’ai au préalable une chose importante à préciser. » Il hocha la tête et soutint son regard. « Je suis tout ouïe. » Rhapsody opina à son tour. « Parfait. J’ai pris une décision et, vu qu’elle vous concerne, vous en tenir informé m’a paru indispensable. — Oui ? » Elle inhala à pleins poumons. « J’en ai par-dessus la tête des mystères que font les Cymriens. J’ai décidé de vous accorder ma confiance, et que ce soit à tort ou à raison est à mes yeux secondaire. Je ne supporte plus d’avancer à tâtons dans un épais brouillard pour tout ce qui se rapporte à mes sentiments, et je veux y mettre un terme. Je deviendrai votre amie, que vous soyez ou non le mien. En tant que telle, je veillerai sur vous, je sacrifierai au besoin ma vie pour vous protéger. Je combattrai les serviteurs du Monde d’En-Bas pour assurer votre sécurité, comme si vous étiez Achmed, Grunthor ou Jo. Et si vous m’avez dupée et nourrissez de noirs desseins à mon encontre, je vous saurais gré de ne pas me l’avouer. Je préférerais que vous me tranchiez la gorge sur-le-champ, plutôt que de subir plus tard votre trahison, mais dans un cas comme dans l’autre je prends parti. Je ne réclame pas que ce soit réciproque, il vous suffit d’accepter mon aide. Présentez-moi votre annulaire… — Je vous demande pardon ? » La gêne la fît tousser. « Pardonnez mon effronterie. J’aimerais vous voir porter cette bague. » Elle leva la chevalière que le Patriarche lui avait donnée, la bague qui renfermait en elle tant sa sainte charge que toute la sagesse et les pouvoirs de guérison accompagnant sa fonction. Surpris, Ashe écarquilla les yeux. « Où diable avez-vous obtenu cet objet ? — À Sepulvarta. J’ai combattu le Rakshas quand ce dernier a attaqué le Patriarche… Oui, c’était bien moi. » Le récit de leur affrontement s’était répandu comme une traînée de poudre dans tout Roland, et elle était certaine qu’Ashe l’avait entendu raconter à un moment ou à un autre. « Nul ne le sait, mais il m’a transmis sa charge, cette nuit-là. Il m’a demandé d’assurer sa protection, en sacrifiant ma vie au besoin. Comme j’ai pris le même engagement envers vous et que cette bague est indispensable à votre guérison, je vous la donne. Mettez-la. » Ashe se contentait de la dévisager. « Oh, au fait ! Je sais également tout ce qui se rapporte au Rakshas. Je le tuerai et je lui reprendrai le fragment de votre âme qu’il s’est approprié. Vous pourrez ensuite faire le nécessaire pour devenir le seigneur des Cymriens. Je vous aiderai sans la moindre réserve à unifier le royaume. » Ashe se leva et se dirigea vers l’âtre. Il fit reposer ses mains sur le manteau de la cheminée, le temps de prendre quelques inspirations. Rhapsody le regarda en silence pendant qu’il assimilait ce qu’elle venait de lui révéler. Il se tourna finalement vers elle. « Je ne sais quoi répondre. — Alors, ne dites rien. Tout ce que je vous demande, c’est de mettre cette bague. — Je crains que vous n’ayez pas conscience de son importance. » L’irritation incita Rhapsody à froncer les sourcils. « Me prendriez-vous pour une idiote, Ashe ? — Je… Certainement pas. Bien au contraire. Je… — Je n’ai trouvé ce bijou ni dans une malle d’effets usagés remisée au grenier ni sur l’étal d’un colporteur installé au marché. Je l’ai obtenu du Patriarche en personne, la nuit du rituel de son Haut Jour Saint, un rite auquel j’ai assisté. Croyez-vous qu’il aurait transmis la chose la plus précieuse qu’il possédait à quelqu’un qui n’avait pas conscience de sa valeur ? — C’est peut-être ce qui se rapporte à mon père qui vous échappe, le fait qu’il soit… — … le plus haut dignitaire de la religion rivale, et qu’un jour vous lui succéderez sans doute ? Si, je le sais parfaitement. Et vous, savez-vous que les Cymriens n’avaient qu’une seule religion lorsqu’ils sont venus de Serendair, un mélange des pratiques en vigueur à Gwynwood et à Sepulvarta, et que c’est la division des Cymriens après la guerre qui a provoqué un schisme ? Si vous souhaitez réconcilier politiquement ce peuple, pourquoi ne pas en faire autant sur un plan religieux ? J’ai assisté aux saints rites des deux Églises, et ils sont bien plus proches que la plupart des gens ne l’estiment. Qui a besoin d’un Patriarche et d’un Invocateur ? Ne pourriez-vous pas être les deux à la fois ? Pourquoi le seigneur des Cymriens ne deviendrait-il pas l’unificateur de leurs sectes, en laissant chaque faction avoir ses propres canons ecclésiastiques ? Il reconnaîtrait à ses sujets le droit de nourrir la foi qu’ils désirent, tout en restant unis dans le monothéisme. » Elle s’interrompit. Ashe la dévisageait, incrédule. « Quoi ? lui demanda-t-elle. — Vous êtes sidérante. — Pourquoi ? » Il secoua la tête, en souriant. « Et effrayante. Oui, sidérante et effrayante à la fois. — Je ne vous suis plus. » Il s’appuya au manteau de la cheminée et baissa la tête. Sa chevelure cuivrée reflétait les flammes. Il resta ainsi un long moment, pour réorganiser ses pensées en inspirant à pleins poumons. Rhapsody craignait qu’il ne soit malade, lorsqu’il se redressa enfin et se tourna vers elle. « Comment avez-vous découvert tout cela ? — Ça n’a pas été chose facile, déclara-t-elle en croisant les bras. Vous ne m’avez guère aidée, c’est indéniable. Voyons voir si j’ai tout assimilé, Ashe… Mais peut-être devrais-je dire Gwydion ap Llauron ap Gwylliam, etc. — Non, merci, Ashe suffira. — Vous êtes le fils de Llauron, l’unique petit-fils de Gwylliam et Anwyn, et le Kirsdarkenvar, un titre transmis par votre mère. Vous êtes aussi un noble de Manosse, à la tête de la maison de Nouvelle-Terre, et l’héritier présomptif du titre de seigneur des Cymriens si ce peuple retrouve un jour son unité. » Des perles de sueur s’accumulaient sur ses sourcils. « En êtes-vous certaine ? » De l’irritation altéra l’expression bienveillante de Rhapsody. « Ne m’interrompez pas ! Vu que j’ai dû découvrir tout ceci sans votre assistance, contentez-vous de tendre l’oreille en attendant que vienne votre tour de vous exprimer. Certaine ? Non. Quand j’aurai des certitudes, je le dirai. Mais étant donné que j’ai de bonnes raisons de le penser, abstenez-vous de me couper la parole si ce n’est pas pour me reprendre. D’accord ? — D’accord », fit-il en souriant, les yeux baissés. « Il y a une vingtaine d’années, vous avez perdu une partie de vous-même en essayant de tuer un démon de l’ancien monde venu en cette contrée en tant que passager clandestin à bord du navire de Gwylliam. Il a arraché un fragment de votre âme, ce qui vous soumet à une torture constante et offre à cette entité la capacité de vous retrouver où que vous soyez. Vous vous êtes dissimulé, vous avez fait croire à tous ceux qui vous connaissaient que vous aviez péri, vous vous êtes enveloppé d’un manteau de brume pour vous déplacer, vous avez tenté de démasquer le nouvel hôte de ce démon pour mettre un terme aux petits conflits armés qu’il provoquait. Vos efforts n’ont été couronnés de succès dans aucun de ces domaines, si vous voulez bien excuser ma franchise. » Entre-temps, votre adversaire a doté le fragment d’âme qu’il vous a subtilisé d’une enveloppe charnelle, un corps à votre image et mû par votre essence spirituelle, mais engendré par le sang du F’dor. Cet être est responsable de la majeure partie de la terreur qui a conduit cette contrée au bord d’une guerre exterminatrice, et s’il était possible de survivre à une de ses attaques les rescapés vous accuseraient de ces actes s’ils vous savaient encore en vie. » Ce qui est improbable. Même le démon doit ignorer que vous êtes toujours de ce monde. Néanmoins, le Rakshas vous a constamment recherché pour le compte de son maître, tentant de s’emparer de votre corps véritable et du reste de votre âme, sans doute pour faire de vous le nouvel hôte du F’dor. Il n’a à aucun moment renoncé, et c’est pourquoi vous vous couvrez d’une cape d’invisibilité. Je m’en tire comment, jusqu’ici ? » Il hocha la tête en silence. « Oh, je sais aussi que messire et dame Rowan vous ont soigné, et que vous êtes un dragon… Dans une certaine mesure, à tout le moins. C’est pour cela que vous avez su dans quelle auberge, parmi des centaines, je trouverais Gavin. — Qu’allez-vous faire, à présent que vous détenez ces informations ? — En premier lieu, prier pour que vous vous absteniez de me trancher la gorge. — Vous n’êtes pas en danger, pour l’instant. — Vous m’en voyez ravie ! Ensuite, je compte vous aider. Je crois avoir plus ou moins précisé de quelle manière, mais il vous reste à mettre cette bague. — Vous l’avez déjà dit. — Cela vous effraie ? — Un peu. — Pourquoi ? » Il soupira. « Rhapsody, ce n’est pas la question que j’espérais vous entendre poser. » Elle sourit, et de l’intérêt fît pétiller ses yeux. « Vraiment ? Qu’aviez-vous à l’esprit ? — Je ne sais pas trop. Je devais croire que vous aviez besoin d’aide ou que vous vouliez m’informer de votre retour. — Je vois. Écoutez, Ashe, vous faites partie des rares personnes qui m’ont aidée à obtenir ce dont j’avais besoin, depuis mon arrivée ici. Vous m’avez soutenue et je souhaite m’acquitter de ma dette. Je vis dans l’isolement, en ces terres ; jusqu’à présent, je suis surtout restée avec Achmed et Grunthor. Eux et Jo exceptés, vous êtes mon seul ami. » Je sais que vous vivez en solitaire et que vous n’avez foi en personne, si ce n’est en Llauron, mais je vous en prie, permettez-moi de vous assister. Vous avez autant besoin que moi d’un allié… bien plus, sans doute. » Ashe sourit. Rhapsody s’assit sur le canapé et tapota le coussin le plus proche. « Je vous en prie. Je sais que vous n’avez aucun désir de m’accorder votre confiance, mais vous n’avez pas le choix. Tôt ou tard, le démon surgira quand vous ne serez pas sur vos gardes. Il faut que quelqu’un protège vos arrières. En outre, aucune femme ne devrait avoir à supplier ainsi un homme pour lui passer la bague au doigt. C’est humiliant ! » Ashe rit. Il approcha du canapé et s’assit près d’elle pour prendre sa main dans la sienne. « J’aimerais tant savoir quoi dire. — Comme je l’ai déjà précisé, tout commentaire est superflu. Je vous en prie, Ashe, prenez ceci. C’est pour vous le premier pas sur le chemin du retour vers votre intégrité. Quand vous serez guéri et débarrassé de vos souffrances, je me fais fort d’éliminer le Rakshas. Tenez. » Elle lui présenta une fois de plus le bijou. Il prit la bague dans sa paume puis referma lentement la main sur elle. Ce simple contact atténuait son épreuve, il la sentait irradier une incommensurable puissance. Il regarda la femme assise près de lui et constata que ses yeux brillaient d’impatience. Son âme mutilée lui adressa une mise en garde ; elle lui affirmait qu’il s’agissait d’une illusion, que c’était trop beau pour être vrai. C’est un piège, murmura le dragon. Cette femme est l’envoyée du démon et elle va nous prendre dans ses rets. Ne fais pas ce qu’elle te dit de faire. Mais, en même temps, cet élément de son être était fasciné par tant de puissance. Quant à la partie humaine de son être, elle désirait plus que tout accorder sa confiance à Rhapsody. Il déglutit et fit glisser la bague sur son doigt. S’il ne perçut tout d’abord aucun changement, il sentit une chose très légère – comme du duvet d’oie ou des flocons de neige – se déposer sur sa tête. Il leva les yeux, sans rien voir. Puis ce fut un élément plus pesant, l’équivalent d’un épais manteau, qui recouvrit ses épaules. Et de l’énergie se répandit en lui, comme irradiée par le sol, pour augmenter le volume de son sang et la puissance de son cœur. La capacité de ses poumons s’accrut et ses sens de dragon lui permirent de sentir des milliers de vaisseaux sanguins et de muscles s’unir et se reconstituer dans sa cage thoracique, de l’os et de l’épiderme se former, toutes ses blessures se cicatriser. À cet instant une force nouvelle rugit à l’intérieur d’un corps redevenu parfait et remonta par son sang jusqu’à son esprit. Ses pensées entrèrent en expansion autant que ses capacités de compréhension, car la sagesse de la bague se répandait à son tour dans la totalité de son être. Il regarda Rhapsody, qui assistait à sa métamorphose comme frappée de stupeur, et il sut au plus profond de lui-même qu’elle n’était pas inféodée à un démon, qu’elle ne lui cachait rien, qu’elle était celle qu’elle prétendait. Une pensée qui lui fit venir des larmes aux yeux. Puis la stupéfaction de Rhapsody se transmua en inquiétude. « Est-ce que ça va ? » Il le confirma de la tête en lui adressant un vague sourire, avant de lâcher sa main. Le sang regagna ses doigts et il fut gêné de l’avoir comprimée avec tant de force. Il tremblait, lorsqu’il délaça le haut de sa chemise en batiste et l’ouvrit. L’horrible balafre qui scindait sa poitrine avait disparu, remplacée par une légère cicatrice rosâtre de chairs reconstituées. Il regarda Rhapsody. Des larmes brillaient dans ses yeux magnifiques, et le sourire de la jeune femme eut sur son cœur le même effet qu’un aiguillon. « Comment vous sentez-vous ? » Ses souffrances appartenaient au passé. Il avait des vertiges et était épuisé, mais il trouvait cela merveilleux. « Bien mieux, dit-il pour se reprocher aussitôt la stupidité de cette réponse. — Excellent. Je suis ravie de constater que la méthode est efficace. » Pour la deuxième fois au cours de cet après-midi, Ashe se montrait dans l’incapacité d’exprimer ce qu’il éprouvait : soulagement, joie, impatience. Comment aurait-il pu traduire en mots tout ce que cela représentait pour lui, cette libération de décennies d’angoisse et de tourments, cette renaissance d’un espoir perdu depuis plus longtemps qu’il n’en conservait le souvenir ? Il ouvrit la bouche, mais aucun son n’en sortit, et dans les profondeurs de son esprit le dragon s’emporta contre sa médiocrité. Mais Rhapsody paraissait pleinement satisfaite. « À présent que tout est terminé, seriez-vous disposé à m’accorder une faveur ? — Tout, tout ce que vous voudrez. » Elle caressa sa main. « Me ferez-vous l’honneur de votre première étreinte qui ne s’accompagnera pas d’indicibles tortures ? Je me suis souvent reproché ce que j’ai fait dans la forêt. » Plutôt que de risquer de se ridiculiser, Ashe ne fit aucun commentaire. Il se contenta d’écarter les bras. Elle avança d’un pas. Il l’attira contre son corps, hésitant presque à la toucher de crainte que le dragon ne le prive de toute retenue. Tel un enfant qui pénétrait dans l’eau glaciale d’une mare en commençant par y tremper le bout d’un orteil, puis un pied à la fois, il autorisa progressivement ses sens à s’ouvrir à elle. La senteur de sa chevelure était toujours évocatrice de l’aube, aussi fraîche qu’une prairie après une averse estivale. Le tissu apprêté de son sarrau retenait la chaleur de son torse, d’un cœur qui faisait trembler ses mains. Mais elle le lâcha et se leva avant qu’il ne s’abandonne. « Que diriez-vous d’une infusion ? Je sais que vous n’appréciez guère ma façon de les préparer, mais vous n’aurez qu’à la laisser macérer à votre manière. Je vais chercher la tisanière. Pourquoi ne pas en profiter pour vous reposer ? Je n’en aurai pas pour longtemps. » Elle sortit de la pièce et le cœur d’Ashe la suivit. 38 DE RETOUR AVEC L’INFUSION, elle s’assit en tailleur près de lui et lui remit une tasse. Il but une petite gorgée puis décida de se jeter à l’eau. « Puis-je vous demander quelque chose ? — Bien entendu. — Pourquoi avez-vous fait cela ? — Quoi ? » Il leva le doigt sur lequel il avait enfilé la bague. « Je parle de cet objet et de tout ce que vous avez dû effectuer pour l’obtenir. » Elle paraissait décontenancée. « Je vous l’ai déjà expliqué, il n’y a rien que je refuserais à un ami. J’ai précisé ce que l’amitié signifiait pour moi, il me semble ? — C’est exact. — Eh bien, en voici la preuve ! — N’y a-t-il pas d’autres raisons ? — D’autres raisons à quoi ? — À cet inestimable présent, à l’aide que vous m’accordez. — D’autres raisons que celles que j’ai citées ? — Oui, si elles existent. » Elle réfléchit, les yeux baissés vers ses mains posées sur ses genoux. « Eh bien, je pourrais en citer deux, mais elles sont secondaires ! — Exposez-les-moi malgré tout. » Ashe la regarda, assise à ses pieds. Cette attitude traditionnellement réservée aux servantes dans les cours royales le mettait mal à l’aise. « Je ne suis pas certaine de pouvoir véritablement l’expliquer, mais depuis que j’ai rencontré le seigneur Stephen et vu le mausolée qu’il vous a érigé dans son musée, je me suis dit que vous ne pouviez pas être mort et j’ai ressenti un inexplicable besoin de vous venir en aide. — Mausolée ? — Ce n’est peut-être pas le terme qui convient, mais le seigneur Stephen a aménagé dans le musée de son château un secteur où on trouve une plaque commémorative ainsi que divers objets vous ayant appartenu. Je lui ai demandé qui était ce Gwydion, et il m’a parlé de vous. Je n’ai pas pensé qu’il… je veux dire, que vous étiez peut-être vivant. C’était pour moi une certitude. Je ne pourrais en énumérer les raisons. » Ainsi que vous le savez, j’ai depuis longtemps des rêves et des visions prémonitoires. Ce que je vois est parfois d’une extraordinaire précision. J’ai donc tendance à me fier à mon instinct, et il m’affirmait que vous viviez toujours. Je crains que vous retrouver et vous venir en aide ne soit devenu pour moi une véritable obsession. J’ignorais naturellement que vous étiez Gwydion, lors de notre première rencontre, mais j’en ai progressivement acquis la conviction et je me suis efforcée de vous aider. — Je ne vous en remercierai jamais assez », dit-il en changeant d’expression. Rhapsody se sentit rougir, sans trop savoir pourquoi. Les yeux de son interlocuteur étaient étranges. Leurs pupilles fendues verticales ne se remarquaient pas à une certaine distance, mais leur singularité était indéniable. Peut-être était-ce la raison de son étrangeté. « Et quoi d’autre ? Vous avez parlé de deux raisons supplémentaires. — Ça risque de vous gêner plus encore », éluda-t-elle en rougissant de plus belle. Il constata que ses yeux étaient aussi verts et lumineux que la voûte d’une forêt. L’espoir était pour Ashe insoutenable. « Et c’est ? » Elle s’intéressa de nouveau à ses mains. « Si tout se passe comme je l’espère, vous deviendrez un jour le seigneur des Cymriens. Étant donné que je suis cymrienne, vous serez mon suzerain et je vous devrai obéissance. Autant commencer à vous assister sans attendre. » Lorsqu’elle leva les yeux vers son visage, l’expression d’Ashe l’incita à reculer d’un pas. Elle lisait sur ses traits un mélange de répulsion et de profonde déception. « J’en suis désolée, si j’ai ravivé de pénibles souvenirs », dit-elle en regrettant de s’être exprimée. Il lui fallut un moment pour formuler une réponse. Garder une voix douce et posée n’était pas pour lui facile. Il redoutait plus que tout de l’effrayer en lui révélant l’intensité de ses sentiments. « Rhapsody, je ne veux pas que vous deveniez une de mes sujettes. » Elle le regarda avec surprise, visiblement blessée. « Vraiment ? — Oui. » Elle inspira et baissa une fois de plus les yeux, comme si elle assimilait à retardement le sens de sa déclaration. « Eh bien, soit ! Si tel est votre désir, je me tiendrai loin de vos terres. Rien ne m’empêche de rester ici, je suppose. Nous sommes dans le royaume d’Achmed et non en territoire cymrien. J’aurai également la possibilité d’aller m’installer en Tyrian. Oelendra a dit que j’y serais toujours la… » Elle s’interrompit en le voyant ramper vers elle pour venir prendre son visage entre ses paumes et l’embrasser. Ses lèvres étaient chaudes et insistantes, son baiser intense pour ne pas dire très intime. Sous le choc, elle écarquilla les yeux puis cilla. Elle s’était figée et, lorsqu’il la lâcha à contrecœur, elle le dévisagea bouche bée avant de remarquer son expression de désespoir et de baisser les yeux. Elle se leva et traversa la pièce, en réordonnant timidement sa chevelure. « Vous savez, dit-elle enfin. Les moyens auxquels les gens ont recours pour m’imposer le silence m’étonneront toujours. Achmed m’a un jour menacée de me farcir de chair à saucisse et de me rôtir à la broche, avant de me donner en pâture à Grunthor, si… — N’usez pas de faux-fuyants, Rhapsody. C’est indigne de vous. — Je n’esquive rien du tout ! J’essaie seulement de déterminer lequel des deux a utilisé les mesures les plus drastiques. Ce que je n’ai pas précisé, c’est qu’il souhaitait m’infliger une longue marinade. — Terrifiant. Sans doute ne plaisantait-il pas, lança Ashe », irrité par le tour que prenait leur conversation. « Je sais qu’il le pensait vraiment. Ce que j’ignore, c’est si vous êtes sincère. — Totalement. — Pourquoi ? À quoi rime tout ceci ? » Ashe s’intéressait à son visage et il constatait que de l’incrédulité se substituait à la surprise. « Je présume que le dissimuler plus longtemps est au-dessus de mes forces, Rhapsody. Je ne supporte plus que vous vous adressiez à moi comme à votre seigneur, votre frère, un inconnu qui n’a aucun sentiment pour vous ou un simple ami. Je ne suis peut-être que cela pour vous, mais ce n’est pas ce que je souhaite. — Que souhaitez-vous, alors ? » Il soupira et leva les yeux sur le plafond, qu’il contempla un moment avant de la regarder de nouveau. « Devenir votre amant. » La confusion s’évapora et, à sa grande surprise, il la vit se détendre et sourire. « Ah, je comprends mieux ! Vous avez si longtemps souffert le martyre qu’il est normal que de tels besoins remontent à la surface sitôt que vous reprenez du poil de la bête, comme… — Ne soyez pas stupide ! » L’amertume qu’elle perçut dans sa voix l’incita à ne pas terminer sa phrase. « Vous nous insultez tous deux, en tenant de tels propos. Il ne s’agit pas d’un simple besoin physique. Je vous désire depuis toujours. Dieux, ne pouvez-vous pas saisir le fond de ma pensée ? — Ça me paraît évident, répliqua-t-elle en sentant à son tour la colère croître en elle. Voyons quelles pourraient en être les causes. Eh bien… Vous commencez par refuser de me révéler vos désirs, vos pensées et même qui vous êtes. Puis, quand vous daignez m’apprendre ce que vous voulez de moi, vous parlez d’amitié, d’alliance et, oh oui, vous dites que je suis vierge ! Reprenez-moi si je me trompe… avez-vous utilisé d’autres termes qui m’auraient échappé ? Que je suis donc sotte de ne pas avoir immédiatement compris que vous souhaitiez faire de moi votre “maîtresse” ! » J’aurais dû le deviner lorsque vous m’avez prise pour une courtisane, et que vous avez eu la délicatesse de me le dire. Mais peut-être était-ce sous-entendu quand vous m’avez ordonné de garder mes distances en précisant que vous n’aviez pas confiance en moi, que je devais vous laisser tranquille ? Je me demande vraiment comment j’ai pu ne rien remarquer alors que nous avions chaque jour des rapports aussi chaleureux. Ce genre de doux propos me donne habituellement une irrésistible envie de m’allonger sur la première surface horizontale venue. » Incapable de contenir plus longtemps sa fureur, elle se détourna et leva ses poings serrés à son front. « Je n’arrive pas à le croire. Vous avez raison, Ashe, je suis la reine des idiotes. J’ai cru pendant tout ce temps que vous aviez appris à m’apprécier, ne fut-ce qu’un tout petit peu, pour celle que je suis et non en tant que nouvelle conquête. En votre compagnie, je me sentais à mon aise parce que je croyais que vous ne recherchiez pas ce que désirent tous les mâles mais parce que vous aviez confiance en moi. Ceci démontre une fois de plus mon aveuglement. J’aurais dû me douter que c’était trop demander à tout autre homme qu’Achmed ! » Dans l’âtre, le feu rugissait comme elle. Les flammes bondissantes envahissaient le foyer et projetaient des lueurs coléreuses dans la pièce et sur les portraits décorant la tablette de la cheminée. Le regard des petits-enfants s’était fait accusateur. Une fois le silence revenu, Ashe consacra un long moment à étudier les motifs entrelacés du tapis étendu sur le sol. Puis il se rapprocha pour se placer derrière elle et regarder les flammes danser et se contorsionner, comme ivres de fureur. Il finit par soupirer, un son prolongé et pénible. « Non, Rhapsody, vous n’avez pas été stupide. Je crois que ce rôle me revient. Je vous en prie, ne contestez pas la validité de ce que vous affirment vos sens. Vous avez eu raison de déclarer que j’ai appris à vous faire confiance. » Rhapsody ne détachait pas les yeux des flammes. « En vérité, Ashe, il serait plus juste de convenir que je ne sais rien sur vous, absolument rien. — Je vous en conjure, dites-moi que vous ne le pensez pas ! — Je suis désolée, mais ce serait mentir », fit-elle, comme à regret. « Et vous savez que j’ai l’obligation de ne dire que la vérité. » Il la prit par les épaules, sans la brusquer, pour la regarder droit dans les yeux. « Comment pourriez-vous douter de la confiance que je vous accorde ? Me voyez-vous ? » Elle le confirma de la tête. « Eh bien, cela fait vingt ans que nul n’en a eu la possibilité ! Même mon propre père n’a pas revu mes traits depuis deux décennies. Mais je suis là, devant vous à visage découvert, sans arme et vulnérable alors que nous sommes sur votre territoire. Et ce n’est pas la première fois que je me montre à vous ainsi. Cela ne vous révèle donc rien ? » Elle lui adressa un doux sourire pour atténuer le désespoir qu’elle lisait sur son visage. « Je suppose que si, mais je ne sais trop quoi. — La signification de certaines choses apparemment très simples vous échappe, parce que vous ignorez ce qu’éprouve celui qui regrette chaque matin d’être toujours en vie… tout en sachant que l’option du suicide lui est refusée vu que s’ôter la vie n’y changerait rien. » Il fit glisser ses mains le long de ses bras, pour les immobiliser avant de s’exprimer avec encore plus de gravité. « Il y a quelque part une abomination qui me ressemble et qui est animée par une partie de mon âme, ce qui lui permet de commettre des actes inqualifiables. Elle fait subir des atrocités à des innocents que je ne puis protéger, car sa violence est totalement chaotique et imprévisible, même s’il est évident qu’elle exécute un plan cruel que même mon esprit tortueux ne peut analyser. C’est ma première pensée, chaque fois que quelque chose de mauvais se produit de par le monde. Cela me hante à chaque battement de cœur, à chaque inspiration. » Comment une âme aussi pure et innocente que la vôtre comprendrait-elle de telles choses ? » Rhapsody ne put s’empêcher de rire, mais elle recouvra son sérieux dès qu’elle vit son regard. « Ne riez pas, Rhapsody. Vous êtes la pureté même, quoi que vous ayez pu connaître. Vous placez votre confiance en des gens qui n’en sont pas dignes, vous aimez des individus qui ne le méritent pas. Plus que tout le reste, vous cherchez quelque chose ou quelqu’un à qui accorder votre loyauté, parce que c’est dans votre nature. Quelles qu’aient été vos expériences, vos actes, rien n’a pu véritablement vous affecter. C’est comme si vous veniez de naître, vous êtes vierge tant dans votre corps que dans votre âme. » Rhapsody rit encore. « Vous ne pouvez savoir à quel point tout ceci est amusant. Si c’est ce que vous cherchez, vous vous trompez d’adresse. — Je ne cherche rien… et c’est ce qui constitue toute la différence. Je me suis caché deux décennies durant, Rhapsody. J’ai essayé de fuir le monde, avec un certain succès. Puis vous surgissez de nulle part et, où que j’aille, quels que soient mes efforts pour vous chasser de mon esprit et la distance que je tente de placer entre nous, vous êtes constamment là, dans les étoiles, les flots, mes rêves et l’air qui m’entoure. J’ai voulu vous exorciser, Rhapsody, mais c’était inutile. Vous m’obsédez toujours. » Il est probable que ma paranoïa, mes rejets, tout ce que j’ai fait pour vous offenser et vous inciter à me haïr et me fuir, n’étaient pas qu’une façon de me libérer de l’emprise que vous aviez sur moi mais aussi des sortes d’expériences, des mises à l’épreuve qui m’auraient permis de déterminer qui vous étiez vraiment. » Vous devez vous souvenir que ce démon met en œuvre sa malignité en se liant avec des innocents, pour agir ensuite par leur entremise. Pour ce que j’en savais, vous étiez peut-être le F’dor en personne. J’ignorais si vous ne me cherchiez pas dans le même but que ses innombrables serviteurs qui se sont manifestés depuis vingt ans pour tenter de détruire ce qui subsiste de mon âme ou, pire encore, pour l’utiliser de façon bien plus vile qu’elle ne l’a déjà été. » Et qu’y aurait-il de plus efficace pour me prendre par surprise que placer un cœur innocent sur mon chemin, dans un paquet-cadeau d’une exquise beauté, épicé de pouvoirs d’un ancien monde disparu sous les flots bien avant que mon père soit seulement conçu ? Pourrait-on imaginer appât mieux choisi pour un dragon ? Ma méfiance a été décuplée quand j’ai pris conscience que vous étiez encore vierge… quelles étaient les probabilités pour cela ? — Je concède qu’elles étaient négligeables, déclara-t-elle avec ironie. Mais ce n’est qu’un détail. — Peu importe. Ne comprenez-vous pas où je veux en venir ? Vous êtes ce qui se fait de mieux dans tous les domaines importants à mes yeux d’homme et de dragon. C’est bien trop beau pour être vrai. Ma méfiance était naturelle. C’est à ma paranoïa que je dois d’être resté en vie ces vingt dernières années. » Et voilà que vous m’offrez la fin de mes souffrances, que vous cherchez à m’assister, que vous me prenez en affection ! Qui aurait pu croire une chose pareille ? J’ai donc attendu que vous révéliez votre véritable nature, que vous vous retourniez contre moi. Une attente qui s’est prolongée, encore et encore, sans que rien se passe. Si la situation évoluait, vous vous rendriez de plus en plus vulnérable. » Puis, progressivement, j’ai souhaité que tout ceci devienne réel. Mon cœur l’espérait depuis notre première rencontre, mais mon bon sens s’était empressé de doucher mon enthousiasme. Finalement, je n’ai pu le supporter plus longtemps. Et quand vous avez déclaré avoir décidé de m’accorder votre confiance et de vivre ou mourir en conséquence, je vous ai ouvert mon cœur en priant pour ne pas livrer le reste de mon âme au F’dor. » En vérité, cela m’importe peu. Je serais venu à vous même sans votre appel. Je cherchais comment vous dire ces choses et je viens sans doute de tout gâcher, mais je ne veux plus de faux-fuyants… pas avec une femme qui ne mentirait pas, même si sa vie en dépendait. Comment pourrais-je me montrer digne de vous, autrement ? » Frappée par l’ironie de ses propos, elle rit encore. « Désolée, Ashe. Je vous prie de me pardonner, mais c’est vraiment trop drôle. — Pourquoi ? » Elle prit ses mains dans les siennes. « Vous êtes notre futur souverain, l’héritier des lignées royales des trois exodes des Cymriens. Je ne suis pour ma part qu’une humble paysanne, de plus basse extraction que la plupart des gens, et vous dites espérer être digne de moi ? N’est-ce pas le comble de l’ironie ? — Non, absolument pas. Vous me surprenez, Rhapsody. Vous êtes mieux placée que quiconque pour savoir que la valeur d’un homme ou d’une femme ne vient pas de son arbre généalogique. — Pas sur un plan personnel, certes. Mais lorsqu’on parle d’amants… Eh bien, il est indéniable que les gens de votre condition ne frayent pas avec des roturiers dans mon genre, si ce n’est par obligation ou pure distraction, et je doute que cela puisse s’appliquer à nous. Nous avons réglé cette question il y a longtemps, sur la berge du Tar’afel. » Ashe se tourna vers la cheminée, sans doute pour mettre de l’ordre dans son esprit. Il prit distraitement la représentation des jeunes Firbolgs qu’il étudia attentivement. « Je découvre à présent les bases de ce malentendu, dit-il en semblant s’adresser au dessin bien plus qu’à Rhapsody. Vous n’avez pas saisi le fond de ma pensée, quand j’ai déclaré que je voulais devenir votre amant. » Elle rit encore, à son corps défendant. « Je crois avoir compris bien mieux que vos sens de dragon ne vous le laissent entendre. Il y a une foule de choses que vous ignorez sur mon compte, Ashe. — Et un fait très important que vous ignorez sur le mien. — Un seul ? — Un seul qui importe vraiment. — Et ce serait ? » Il leva ses yeux bleus cristallins pour les river sur les siens. « Je vous aime. » Elle soupira. « Non, gronda-t-il de façon légèrement menaçante. Ne traitez pas mes propos à la légère. Je sais à quoi vous pensez. — Tiens donc ? — À vous de juger. Vous estimez que je prononce des mots au demeurant sacrés comme de nombreux insensés l’ont fait avant moi, soit parce que votre beauté m’incite à le croire soit parce que je désire partager votre couche. — À vrai dire… — Ne vous avisez pas de me mettre dans le même sac que tous ces sots qui vous ont déclaré leur flamme en bavant d’admiration sitôt après avoir été bouleversés par votre charmant minois. Je n’entre pas dans cette catégorie. Je suis tombé amoureux de vous avant même de vous voir, j’ai perçu votre magie à des lieues à la ronde. Qu’étais-je venu faire à Bethe Corbair, d’après vous ? — Des achats ? — Non, ma chère. — Au risque de paraître obtuse, j’avoue que je n’en ai pas la moindre idée. — Je vous cherchais, Rhapsody. J’avais entamé la quête de ce que mon cœur avait perçu alors que je me trouvais encore dans la plaine de Krevensfield, à deux lieues de distance. Et, sitôt après vous avoir vue, j’ai pu constater que vous ne me prêtiez aucune attention. Avez-vous imaginé que je m’étais rendu en Ylorc pour avoir l’ineffable joie de me faire constamment insulter par Achmed ? — Il faut reconnaître que c’est un plaisir rare. En outre, la vue sur les Dents est magnifique au printemps. » L’éclat amusé des yeux de Rhapsody eut sur lui un effet apaisant. « Je ne le conteste pas. » Il se la remémorait courant dans les prairies d’altitude, dansant avec le vent sur la lande. « Eh bien, ai-je eu raison ? » Espérant obtenir une confirmation de son changement d’humeur, il lui adressa un sourire et fut transporté de joie lorsqu’elle le lui retourna. « À quel sujet ? — Ce que vous avez pensé. — Pas vraiment. » Elle gloussa et prit la représentation de ses petits-enfants pour la contempler à son tour. « Mais je vous remercie d’avoir essayé. — Qu’est-ce qui vous est venu à l’esprit, en ce cas ? — Eh bien, une des conversations que nous avons eues en cours de route ! » Elle tourna le dos à l’âtre pour laisser les flammes réchauffer ses épaules, et Ashe, s’accoudant à la tablette de la cheminée, remarqua distraitement qu’elle était cirée et exempte de tout grain de poussière. « Vraiment ? Laquelle ? — Vous rappelez-vous quand je vous ai dit que – en fonction de mon expérience – forestiers et autres vagabonds cherchaient des choses différentes chez les femmes ? — Oui, répondit-il alors que ce souvenir apportait de la chaleur à son visage. Vous avez dit que la plupart des hommes étaient en quête d’évasion alors que ceux qui n’ont pas d’attaches ressentent un besoin désespéré de contacts humains. — Oui, c’est bien ça. — Pourquoi vous l’êtes-vous remémoré ? — Parce que je ne puis m’empêcher de m’étonner que vous souhaitiez avoir des relations de ce genre avec quelqu’un qui ne peut représenter pour vous qu’une simple distraction, surtout quand les risques sont si grands. — Je ne vois pas de quoi vous parlez. » Elle pivota pour le dévisager. « Vraiment ? Dois-je vous remettre en mémoire quelques faits que vous paraissez avoir oubliés ? J’ai déjà rappelé que nous venons de milieux sociaux si différents qu’il serait difficile d’imaginer deux personnes plus dissemblables. Il en découle que l’intérêt que vous me portez disparaîtra le jour où vous vous trouverez une compagne digne de partager votre existence, une femme de sang royal ou appartenant au moins à la noblesse, puisqu’il lui faudra assumer le rôle de dame des Cymriens. — Votre interprétation des règles de succession laisse à désirer, Rhapsody. — Me diriez-vous que vous n’êtes pas un prétendant au titre de seigneur des Cymriens ? — La question n’est pas là… — N’est-il pas normal qu’un seigneur se choisisse une épouse digne de son rang ? — Si, mais… — Tout se résume à cela, Ashe ! Nous avons une année devant nous pour localiser le F’dor, l’occire et unifier votre peuple. Je ne sais trop pendant combien de temps il sera ensuite considéré convenable que vous restiez célibataire, mais je puis vous assurer – et je crois l’avoir déjà mentionné – que je me suis fait un point d’honneur à ne jamais sortir avec des hommes mariés, jamais, sans exception. Tout ce que nous pourrions par conséquent bâtir ensemble serait éphémère, et, compte tenu de ce que vous m’avez dit sur la longévité, je doute qu’y consacrer du temps se justifie. » Ashe éloigna son coude de la cheminée et croisa les bras. La logique de Rhapsody était imparable, et contester ses arguments n’eût servi à rien. « Vous considérez donc que l’amour n’a de la valeur que s’il est durable ? » Elle leva sur lui des yeux que voilaient des souvenirs. Elle se remémora sa conversation avec Oelendra au sujet de son époux. Pendant notre brève vie commune, nous nous sommes aimés bien plus que nous n’aurions pu le faire tout au long d’une vie normale. « Non », rétorqua-t-elle à voix basse, par respect pour cette pensée. « Je ne dirais jamais une chose pareille. — Quoi, alors ? Comment dois-je m’y prendre pour vous convaincre de m’accorder une chance ? — Une chance de quoi ? » Il faillit la saisir par les épaules et la rudoyer. « De laisser s’exprimer les sentiments que je vous porte, Rhapsody. Avoir la possibilité de vous chérir et de passer du temps en votre compagnie, d’être aussi sincère envers vous que vous l’avez été envers moi, de vous confier mon cœur, même si, même si… — Même si quoi ? » Sa voix contenait une douceur qu’il retrouva dans ses yeux lorsqu’il redressa la tête. « Même si vous n’en voulez pas. » Les tourments qu’elle percevait dans son expression et dans sa façon de s’exprimer l’émurent, ce qui l’affecta d’une façon qui n’était pas véritablement nouvelle pour elle. Elle se plongea dans la contemplation du sol, redoutant de se mettre à pleurer si elle s’intéressait plus longtemps à ses yeux. Ils restèrent ainsi un long moment. Ashe observait Rhapsody qui regardait les ombres du feu danser sur le tapis. Elle finit par se redresser. « Vous souhaitez donc que nous devenions amants, tout en ayant conscience du caractère éphémère d’une telle relation ? — Oui. Je vous serai infiniment reconnaissant de chaque instant que je pourrai passer auprès de vous, quel que soit le moment et quelle qu’en soit la durée. Je sais que ce qui en résultera justifiera amplement tout ce que cela m’aura coûté. — Vous en contenterez-vous ? — Faute d’avoir le choix. Lorsqu’on désire à ce point quelque chose, le peu que l’on obtient suffit à nous combler. » Elle hocha la tête, comme si elle venait de recouvrer une pensée perdue. « Et quelle partie de vous-même excluez-vous de cet accord limité dans le temps ? — Je ne me crois pas capable de me donner à vous autrement que totalement, Rhapsody… D’ailleurs, je ne le souhaite pas. Nous avons tendance à éviter de parler du Passé, car c’est pénible, mais je le ferai si vous le désirez. » Elle secoua la tête. « Il existe des choses que nous savons et que nous ne pouvons partager, parce que ce sont des secrets qui se rapportent à d’autres personnes. Mais je ne vous dissimulerai rien qui ne concerne que moi. » Il sentit son cœur s’emballer en voyant son expression se modifier, et il s’empressa d’ajouter : « J’ai conscience que la perspective d’être aimée par un dragon a de quoi effrayer une femme, surtout si elle ignore tout de la bête en question… Il est indéniable que les dragons ont tendance à être possessifs. Mais comme c’est l’élément humain de mon être qui vous aime le plus, ce travers ne pourra altérer votre bonheur le jour où vous voudrez reprendre votre liberté. » Rhapsody secoua la tête, sidérée par ses propos. « Je vous trouve hors sujet, dit-elle en riant. Ce n’est pas moi qui suis de sang royal. » Il sourit. « Vous acceptez d’y réfléchir ? » Rhapsody lui remit le dessin et se tourna une fois de plus vers la cheminée. Elle resta longuement silencieuse, perdue dans ses pensées. Accoutumé à ses silences, Ashe se contenta d’attendre. Il savait que son esprit parcourait des milliers de lieues à chaque seconde, et que le suivre l’emporterait très loin de là. Il venait de décider de reporter cet entretien à plus tard lorsqu’elle s’exprima finalement, en semblant s’adresser aux flammes. « Croyez-vous au concept des âmes sœurs ? Vous savez, deux individus qui se partageraient pour moitié la même âme ? — Oui. — Et vous n’avez jamais rencontré la vôtre ? » Ashe garda à son tour le silence pendant un court instant. « Si… » Rhapsody redressa la tête. Pour la première fois depuis un long moment leurs yeux se rivèrent et devinrent plus limpides. « Vraiment ? Si je puis me permettre cette question, qu’est-elle devenue ? — Elle est morte. » Le chagrin le fit grimacer et Rhapsody rougit de gêne et de tristesse pour les tourments qu’elle venait de lui infliger. « Je suis désolée, Ashe. — Ce n’est pas tout… Elle a quitté ce monde en étant persuadée que je l’avais trahie, parce que j’avais dû l’abandonner sans lui faire mes adieux. » Rhapsody se détourna. Pour la deuxième fois, cet après-midi-là, elle aurait voulu l’étreindre et le réconforter. Mais elle n’avait pas oublié ce qui s’était passé sur la route forestière conduisant à Tyrian, et les souffrances qui en avaient découlé. Elle prit la décision de ne pas répéter cette erreur, avant d’admettre la vérité : elle redoutait ce qui risquait de se produire dans son propre cœur, si elle cédait à cette pulsion. Ashe leva les yeux et la vit esquiver son regard. « Et vous, Rhapsody ? Croyez-vous aux âmes sœurs ? — Non. Enfin, si… Je présume que cela peut exister, pour certaines personnes, mais je ne crois pas en avoir une. — Non ? Pourquoi ? » Elle soupira. Elle eût aimé faire dériver la conversation sur un autre sujet, mais c’était impossible. « Disons que j’ai cru avoir trouvé la mienne, il y a très longtemps, et que je me trompais lourdement ! — Que s’est-il passé ? — Oh, rien que de plus banal ! Je suis tombée amoureuse sans que ce soit réciproque. Tel est mon destin ! » Le voir rire et secouer la tête eut le don de l’irriter. « Quoi ? Est-ce donc si difficile à croire ? — Oui, en effet. » Elle en resta bouche bée. « Pourquoi ? » Il remit la représentation des jeunes Firbolgs sur la tablette de la cheminée puis gagna le canapé installé en face de l’âtre. Il s’assit sur un des accotoirs, les bras croisés, pour l’étudier, admirer les lueurs du feu qui caressaient ses traits en réagissant à ses humeurs. Les bûches se consumaient sans bruit, avec seulement quelques crépitements et sifflements occasionnels. « Au cas où ce détail vous aurait échappé, Rhapsody, tous les hommes tombent follement amoureux de vous au premier regard. Même lorsque vous vous promenez emmitouflée dans un lourd manteau dont le capuchon dissimule vos traits, les chars à bœuf se percutent, les messieurs entrent en collision avec les murs et les dames restent figées sur place, bouche bée. Le simple son de votre voix incite des maris vertueux et heureux en ménage depuis une trentaine d’années à regretter amèrement de ne pas vous avoir rencontrée plus tôt. Quant à votre sourire… Votre sourire réchauffe les cœurs les plus insensibles, même ceux des malheureux qui ont erré seuls et blessés pendant de nombreuses années. » Mais je peux admettre que quelqu’un ne tombe pas amoureux de vous pour ces raisons, car elles sont purement physiques. Aussi fascinante que soit votre silhouette, ce n’est qu’une ombre de l’âme qui l’anime. Que quelqu’un puisse connaître celle que vous êtes et ne pas vous donner son cœur me dépasse. Les dieux sont témoins que j’ai immédiatement perdu le mien. Que vous le croyiez ou non, Rhapsody, je vous aime et ce n’est pas uniquement pour votre beauté, mais pour la multitude de petites choses contradictoires qui vous composent. — Que voulez-vous dire par là ? Quelles contradictions ? — Chaque facette de votre être est en opposition avec les autres, et j’adore chacune d’elles. J’aime que vous soyez une Chanteuse, alors que vous interprétez la plupart de vos chants dans un langage que nul ne peut comprendre. J’aime que vous soyez l’Iliachenva’ar, bien que vous ayez horreur d’utiliser votre épée à cause des souffrances qu’elle inflige ou des embrouillaminis qu’elle provoque. Je suis ravi que vous soyez toujours vierge, quand vous semblez connaître tous les charmes et sortilèges des prostituées. » Rhapsody rougit et il dut détourner rapidement la tête pour ne pas rire de l’expression choquée de son interlocutrice. « Souhaitez-vous entendre la suite de ces litanies ? D’accord, les voici, les bonnes comme les mauvaises. J’aime vous voir préparer une infusion, même si c’est probablement le breuvage le plus infect qu’il m’ait été donné de boire. J’aime que vous soyez encore capable de pleurer en chantant des chansons tristes que vous avez pourtant dû interpréter un millier de fois. J’aime que vous ayez pour meilleurs amis un géant à moitié bolg et l’être le plus insupportable qui soit… Des individus qui se conduisent on ne peut plus grossièrement envers vous, mais que vous aimez comme des frères. J’aime le parallèle que vous établissez entre la nourriture et un instrument de musique… — Vous avez déclaré que c’était pour manipuler les gens…, intervint-elle. — Ne m’interrompez pas. J’aime que vous ayez un meilleur croisé du droit que le mien, et que – tout en étant deux fois moins corpulente – vous n’hésitiez pas à vous en servir contre moi. J’aime que vous chantiez la ballade de Jakar’sid en vous trompant chaque fois de paroles au refrain. J’aime votre façon de veiller sur Jo, comme si c’était toujours une petite fille alors qu’il saute aux yeux qu’elle a perdu son innocence voici bien des années. Et j’aime plus que tout que vous me parliez avec franchise, même si c’est pour me dire des choses que je ne tiens pas à entendre. » J’aime que vous ne puissiez concevoir que des gens soient jaloux parce que ce concept vous est étranger, que vous vous dites que toutes les femmes font le même effet que vous sur les hommes… parce que vous n’êtes pas consciente de votre beauté. J’aime que la beauté en question – une chose que convoitent toutes les autres femmes et à laquelle elles attachent tant de prix –, soit la plaie de votre existence. » J’aime que vous ayez survécu au cataclysme qui a détruit votre monde et que vous ayez su vivre parmi des monstres sans perdre la capacité d’attribuer des intentions honorables aux gens. J’aime que vous ayez l’esprit d’une érudite, la volonté d’une guerrière et le cœur d’une enfant qui désire être aimée malgré tout ce qu’elle est. J’aime toutes ces choses – je vous aime, et je ne puis concevoir que quelqu’un puisse vous connaître, vous connaître vraiment, sans également vous aimer –, non seulement pour ce que vous semblez être mais pour ce que vous êtes véritablement. J’ignore qui est l’élu de votre cœur, mais je sais qu’il s’agit d’un fieffé imbécile. » Peut-être est-ce la réponse à cette question. Il est possible que je sois le seul à vous comprendre, Rhapsody. Je vous connais, je vous connais vraiment. Je sais ce que signifie perdre ceux qu’on aime, devoir les laisser derrière soi en sachant qu’ils ne sauront jamais ce que vous êtes devenu. Je connais le chagrin qui en découle, même si je ne l’ai sans doute pas éprouvé aussi intensément que vous. » Rhapsody, dont le visage avait rosi à chaque nouvelle parole, blêmit et pivota vers le feu pour lui tourner le dos en gardant les épaules bien droites. Le dragon qui vivait en Ashe sentait des larmes lui monter aux yeux, mais la digue érigée à l’intérieur de son être avait déjà cédé et il ne put retenir certains mots. « Le plus pénible, c’est d’avoir conscience qu’il sera impossible de combler les trous ainsi laissés dans son existence par de nouveaux amis ou de nouveaux amours, de peur de révéler son véritable visage. Pour moi, c’est cela, le pire des tourments. » Vous êtes une femme qui souhaite être considérée à sa juste valeur mais que sa beauté oblige à se dissimuler, dans l’incapacité de se montrer par crainte des conséquences. Reste à savoir si l’amour ainsi exprimé est sincère et non motivé par autre chose… que ce soit une innocente fascination pour vos appas physiques ou des desseins aussi sinistres que la volonté de posséder ou de détruire votre âme. » Cette peur m’est familière. Je sais peut-être mieux que quiconque ce qu’on ressent lorsqu’on vit derrière un masque, que l’on doit rester dans l’ombre pendant que le cœur hurle un irrépressible besoin de reconnaissance. Une telle solitude est insoutenable, en des façons que nul ne pourrait concevoir. On voudrait tourner le dos à toutes ces choses et aller vivre dans une modeste cabane, mais c’est naturellement impossible. Notre destin nous en empêche et je sais également ce que cela inspire, Rhapsody. Ce besoin m’est familier et je donnerais ma vie pour vous épargner de tels tourments. » Sa voix se brisa et il n’ajouta rien. Le feu s’était réduit à des braises mourantes, mais quelques flammes tenaces redressèrent la tête en atteignant des vestiges de bûches dégagées par l’effondrement de celles réduites en cendres. Rhapsody le dévisagea une fois de plus. Ses sens de dragon avaient informé Ashe qu’elle pleurait, mais la voir en larmes le désarma. Elle n’avait jamais été plus belle et son cœur, redevenu entier et soulagé de sa torture, fut comme transpercé par cette vision. Elle sourit entre ses larmes et vint se tenir devant lui, pour effleurer précautionneusement ses cheveux cuivrés du bout des doigts, écarter tendrement les mèches de son front avec une expression d’émerveillement et de découverte. Comme dans la forêt, lorsqu’elle l’avait vu pour la première fois sous son jour véritable, ce fut avec des yeux brillants qu’elle étudia ses traits. Puis elle se pencha pour laisser reposer son front contre le sien. « Et vous seriez venu jusqu’ici dans l’espoir de me guérir ? — Pas vraiment. J’ai répondu à votre convocation. Je souhaitais vous dire tout ce que je ressens. » Son visage s’empourprait sous la clarté des flammes. « Si vous réclamez la vérité, si vous voulez connaître mes désirs les plus fous, je comptais vous demander de faire l’amour avec moi. » Elle sourit encore. « C’est chose faite. » Elle l’embrassa doucement puis recula et rouvrit les yeux. Ce qu’elle lut sur ses traits la bouleversa. Il tendit les mains vers elle, et elle se précipita dans ses bras. Ashe perdait tout contrôle sur ses sens. La chaleur et la douceur de sa bouche l’enivraient, la joie l’étourdissait. Il l’attira contre lui, pressa son corps si frêle contre le sien, et ce qui se consumait dans ses doigts depuis qu’il avait autorisé le dragon tapi au fond de son être à la percevoir à sa manière fut dissipé par ses caresses. Avoir recouvré son intégrité et s’être dépouillé de tous les faux-semblants était encore plus enivrant que le reste. Il savait qu’elle connaissait ses sentiments et y réagissait sans crainte. Il s’abandonnait à l’extase de la serrer contre lui quand le dragon se manifesta et s’avança vers celle qu’il tenait dans ses bras. Je veux toucher. Mais Rhapsody eut un mouvement de recul à l’instant où sa conscience l’enveloppait. Elle se dégagea de sa prise et se détourna, les mains levées devant son visage. Ashe percevait avec des sens aiguisés tous ses muscles qui se mettaient à trembler, les larmes chaudes qui tombaient sur ses mains, la tension qui nouait ses épaules et son cœur qui s’emballait. Elle se désagrégeait sous ses yeux. « Je ne peux pas, je ne peux pas, je ne peux pas… Oh, je regrette ! Je regrette. Je ne peux pas. Je ne peux faire cela. Ce n’est pas bien, ce n’est pas juste. Je ne peux pas. — Juste pour qui ? » s’enquit-il. Ashe sentait la trame de l’univers entrer en résonance à l’intérieur de son être. La puissance que le dragon détenait sur les forces de la nature croissait. Aucun signe visible ne révélait son combat intérieur, mais Ashe se dressait au bord de l’abîme pour affronter sa propre nature et le désir que se partageaient les deux facettes de son être. Il restait aussi immobile qu’il en avait la possibilité, en priant pour que Rhapsody ne le regarde pas tant que le dragon serait l’élément dominant de son être, car le sortilège utilisé pour la charmer lui sauterait aux yeux. Et si tous ses sens étaient soumis aux désirs du reptile, ce fut en fin de compte l’homme qui remporta l’affrontement. Sa facette humaine la désirait bien plus que n’aurait pu le faire la bête et elle avait conscience que l’amour devait être librement accordé et non pris. La créature fantastique dut finalement se plier aux volontés d’Ashe qui recouvra son indépendance. « Pour vous, répondit-elle d’une voix brouillée par les larmes. Vous méritez une femme bien meilleure que moi, quelqu’un qui pourra vous retourner votre amour. Quelqu’un qui a un cœur à vous donner. Je regrette. Je regrette tant. » Ashe se leva et vint se tenir derrière elle. « Tournez-vous, je vous en prie… » Elle avait interrompu son mouvement de repli. Elle obéit lentement et le regarda entre des mèches lustrées qui avaient proclamé leur indépendance. Ses yeux étaient sombres, son menton frémissait. Il immobilisa sa main. « Puis-je vous toucher ? » Rhapsody se détendit. Il n’avait pas oublié sa promesse. Elle hocha imperceptiblement la tête. Ce fut timidement qu’il caressa sa joue, suivit la trace laissée par une larme. Elle ferma les paupières et inclina légèrement le cou, comme les doigts d’Ashe descendaient le long du col de son sarrau, avant de se nicher entre ses seins. Ils s’attardèrent sur sa poitrine, sur les battements de son cœur. Rhapsody prit une inspiration soudaine et hachée, toujours tremblante. Elle désirait cela, une partie de son être souhaitait une telle union et, dans les profondeurs de son corps l’élément lié au feu fut attisé par ce contact et alla se répandre dans les secteurs déserts de l’âme d’Ashe, là où les flammes avaient été étouffées. Elle rouvrit lentement les paupières, pour le dévisager. Ils restèrent ainsi un moment, sans oser se mouvoir ni même respirer. Ashe sentait le cœur de Rhapsody s’emballer sous sa paume et il était témoin de son expression sidérée pendant qu’un essaim d’émotions conflictuelles bourdonnait en son for intérieur. « J’ai pourtant la nette impression que vous avez un cœur », rétorqua-t-il finalement. Il l’observa en retenant sa respiration, tremblant et vulnérable, mais pas sans défense pour autant. Ashe, Gwydion, l’homme, le dragon… tous la désiraient. Non pour la vaincre ou la posséder mais pour la chérir. Il la voulait et il attendait craintivement sa réponse. « Vous avez un cœur, Rhapsody. Pourquoi n’écoutez-vous pas ce qu’il vous dit ? — Il ment, murmura-t-elle. — Puisque vous ne mentez jamais, rien en vous n’en serait capable. — En ce cas, il manque de discernement. Je l’ai cru, autrefois, et je n’aurais pu me fourvoyer de façon plus catastrophique. — Accordez-lui une autre chance. Je vous croyais plus hardie que cela. » Il dut s’incliner pour entendre sa répondre. « Il est fragile. Une autre déconvenue lui serait fatale. » Ashe éloigna sa main puis caressa de nouveau son visage. « Vous vous êtes attribué la charge de gardienne de mon cœur, Rhapsody. Pourquoi ne me laissez-vous pas veiller sur le vôtre ? Je promets de le protéger contre tout ce qui le menace. » Le conflit qui se déroulait autour d’elle et en elle lui donnait des vertiges. Elle batailla pour se raccrocher à ce qu’elle pensait être la réalité alors que ses yeux cherchaient ceux de l’homme pour y puiser du réconfort. Ils lui semblaient à la fois plus bestiaux et humains que jamais, et la profondeur des sentiments qu’ils contenaient la sidérait. Comment ai-je pu me tromper à ce point sur son compte ? se demanda-t-elle, en se souvenant des chamailleries enfantines qui avaient émaillé leurs voyages, la distance maintenue entre eux lorsqu’elle avait tenté d’en apprendre un peu plus sur son compte, leur décontraction platonique. Je ne savais absolument rien sur lui ! Il était pour elle un condensé de contradictions comme elle était pour lui une femme belle et étrange ; à la fois chasseur et proie, dragon et simple mortel, Lirin et homme, il la repoussait en désirant ardemment qu’elle se rapproche. Elle savait des choses sur lui avant qu’ils ne se rencontrent ; elle avait par exemple toujours su qu’il était vivant quand tous le croyaient mort. Pourquoi ? Elle retournait ces questions dans son esprit et sentait quelque chose s’éveiller dans les profondeurs de son être, comme les bruissements d’un torrent qui coulait depuis toujours dans le lointain sans qu’elle lui eût prêté attention. Puis cela se manifesta avec plus de puissance qu’il n’aurait dû y en avoir dans la totalité du monde. Elle se noyait dans la nostalgie, la souffrance et autre chose, une chose différente et merveilleuse depuis longtemps oubliée. Elle s’égarait dans une crue d’émotions trop rapides pour que sa pensée puisse les suivre, et le lyrisme de ses capacités de Chanteuse et de Baptistrelle l’abandonna. Elle ne disposait plus que du savoir logé au fond son cœur, les suppliques dénuées de poésie d’une femme vulnérable. « Je vous demande d’être ce que vous semblez être. Je vous en supplie, ne me faites aucun mal. — Je suis ce que je suis et vous n’avez rien à redouter de moi. » Puis elle se retrouva dans ses bras, et leurs larmes se mêlèrent. Elle s’agrippa à lui comme si leurs vies en dépendaient. L’élément qui se consumait en elle affecta les profondeurs obscures d’Ashe, des secteurs de son corps qui n’avaient reçu aucune chaleur depuis la nuit où une partie de son âme lui avait été arrachée, et cela finit par atteindre son cœur blessé. Les flammes se répandirent dans les recoins abandonnés qui se cicatrisèrent, au moins à titre provisoire. Puis Rhapsody colla ses lèvres aux siennes, pour un baiser librement consenti, et pendant que leur étreinte les emportait dans des ténèbres enivrantes le dragon ressortit de son antre pour découvrir pleinement la merveille qu’était cette femme. Je veux toucher. Oui. Sa conscience entra en expansion et il le sut, quand les larmes de Rhapsody s’interrompirent et que sa respiration devint plus régulière, quand elle abaissa finalement ses défenses. Il fit glisser ses mains sur son corps et le dragon le perçut, là où ce contact lui procurait du plaisir. Les moindres détails furent magnifiés, et Ashe se délecta de ces bribes d’informations. Il s’y abandonna. Un ruisselet de sueur suivait le dos de Rhapsody et ses muscles se déplacèrent comme elle changeait de position entre ses bras. Retenu par son étreinte, le tissu de son sarrau se tendit et quelques points cédèrent, l’un après l’autre, le long d’une couture. Il y avait entre les lattes du plancher de la pièce voisine un jour que leur poids élargit imperceptiblement. Les yeux de Rhapsody passèrent de vert sombre à vert émeraude. Elle prit une grande inspiration et des flammes bondirent et crépitèrent dans l’âtre, projetant des braises vers le haut du conduit de cheminée dans lequel elles se nichèrent pour achever de se consumer. Courants et maelstroms de puissance se déversaient en ce lieu et les encerclaient, et tout le savoir qu’ils charriaient – musique, feu, temps et sagesse des dragons – était aspiré par leur passion et emporté comme une tornade d’essences diverses, avant de s’écouler de plus en plus vite et de tourbillonner dans l’air, sur les terres et sur l’eau qui entraient en résonance. La grotte fut animée par cette puissance, bien plus qu’elle ne l’avait été depuis de nombreux siècles, depuis que l’affrontement avait débuté en ce lieu. Un poisson sauta hors des flots et le clapotis fut réverbéré dans la caverne, renvoyé par les parois de roche pour aller se noyer dans les sons de la cascade, l’eau qui descendait alimenter le bassin en diffusant une douce musique ainsi qu’une brume réfractant le clair de lune en un arc-en-ciel à peine visible. Il en résultait d’innombrables vibrations qui dissimulaient ce refuge aux yeux scrutateurs qui les cherchaient tous deux. Ainsi brassée, l’eau se soulevait en vaguelettes qui venaient échouer sur la rive de la petite île occupée par des jardins et la maison, dont la cheminée rejetait la fumée du feu attisé par la passion croissante de Rhapsody. Sa chaleur corporelle se communiquait à Ashe et à tout ce qu’il y avait au-delà. Sa voix douce restait musicale même pendant les inspirations prises entre deux baisers, alors que son dos portait toujours les cicatrices de son combat contre le Rakshas. Son sang circulait de plus en plus vite, au rythme des pulsations de son cœur et des déplacements des mains d’Ashe sur son corps. Rhapsody, la femme dont l’homme-dragon était tombé amoureux sitôt après avoir perçu son existence. Il dénoua le ruban qui retenait ses cheveux et, les yeux clos, elle sentit chaque mèche descendre sur ses épaules puis jusqu’à sa taille. Il recula, en tenant son visage entre ses mains, pour la contempler. La lumière miroitait dans ses yeux alors qu’elle le dévisageait, le feu animait sa chevelure. Elle inhala à pleins poumons, retint sa respiration. Elle gardait la bouche entrouverte mais ne disait mot. Il l’embrassa encore et ses mains se dirigèrent instinctivement vers les zones les plus sensibles à ses caresses. Elle l’imita et ses paumes glissèrent avec douceur sur ses épaules pour aller s’immobiliser sur les muscles de sa poitrine, qui lui parurent brûlants. Puis ses doigts passèrent sous sa chemise et effleurèrent sa peau, et la cicatrice qui lui avait pendant si longtemps infligé d’atroces tourments. Ashe caressa son visage, la cascade d’une chevelure encore plus soyeuse qu’il ne l’avait imaginé. Ses frissons rendaient l’éveil de ses sens insoutenable. Puis il s’aventura sous son sarrau, sous la camisole en dentelle, et ses doigts frôlèrent ses seins, s’étalèrent sur leur douce fermeté. Il la sentit frémir et ses lèvres atteignirent le creux de sa gorge, pour goûter ses cheveux et sa peau. Rhapsody joua à son tour avec les mèches cuivrées de l’homme, sidérée de constater qu’elles étaient si douces malgré leur aspect métallique. Elle enroula des boucles brillantes autour de ses doigts, pour les tenir fermement pendant que la bouche d’Ashe s’abaissait le long de son cou. Il la prit par la taille et caressa le creux de ses reins en défaisant les attaches de sa jupe. Quand le dernier lien céda, il la souleva pour la libérer du vêtement qui se recroquevilla à ses pieds. Elle baissa la tête pour lui sourire tout en dénouant les lacets de sa chemise en drap, et il attendit qu’elle eût terminé pour lui donner d’autres baisers. Ils exécutaient un ballet silencieux, se dépouillant à tour de rôle d’un vêtement. La vision de la poitrine nue d’Ashe fit une fois de plus larmoyer Rhapsody ; la chair noircie et la cicatrice noueuse avaient disparu, remplacées par une peau rosâtre d’apparition récente en tout point semblable à celle qu’elle avait sur la jambe. Elle se détourna, terrassée par l’émotion, et il la prit dans ses bras pour la serrer contre lui et célébrer avec elle la fin de ses souffrances. Elle leva la main derrière son cou pour défaire le fermoir de son médaillon, qu’elle garda un moment dans sa paume avant de le lâcher sur la table la plus proche du canapé. Les lèvres d’Ashe effleurèrent sa nuque, puis il la fit pivoter en douceur et la regarda dans les yeux pour découvrir en elle, pour la première fois, une joie identique à la sienne. Ils s’étreignirent encore pour s’abaisser progressivement vers le sol en retirant leurs derniers vêtements. Il échappa à son étreinte pour permettre à ses yeux de contempler sa silhouette, déjà familière à ses sens de dragon. Elle était lumineuse, parfaite ; sa peau avait un éclat qu’il n’aurait pu imaginer. « Tu es belle, si belle ! » Elle lui sourit. « Que tu le penses me ravit. » Elle caressa tendrement son visage et il ferma les yeux. Il captura sa main dans la sienne et y déposa un baiser, avant d’en faire autant dans le creux de son bras puis de se perdre en elle. Et, pendant que le feu continuait de diffuser chaleur et clarté derrière eux, ils firent l’amour sur le sol d’Elysian. Finalement, il la prit dans ses bras et la porta vers le lit où ils poursuivirent leurs ébats jusqu’au jour suivant. Les flammes s’étaient entre-temps réduites à des braises mourantes qui rougeoyaient dans l’âtre tels des rubis. Ashe s’éveilla en pleine nuit et découvrit dans les ténèbres le sommet de la tête de Rhapsody à portée de ses lèvres. Elle dormait paisiblement, avec sa poitrine en guise d’oreiller. Le dragon s’était lové autour de ses rêves, pour la protéger de tout cauchemar, et elle respirait lentement et sans bruit. Il effleura ses cheveux d’un baiser et l’attira plus près de lui, pour enfouir son visage contre son cou. Il s’imprégna de la senteur, de la chaleur et de la douceur de sa peau. Sans s’éveiller, Rhapsody perçut les larmes qui s’accumulaient dans le creux de sa clavicule, ainsi que le souffle chaud de son haleine. Elle le sentit frissonner et basculer sur le flanc pour passer un bras autour de son cou, rapprocher sa tête de la peau nue de son épaule et d’un sein et s’abriter, tel un enfant, de tout démon qui aurait voulu interrompre son rêve. Mais Ashe n’était pas triste ; s’il pleurait, il versait des larmes de joie parce que la Rhapsody qu’il tenait dans ses bras était désormais bien réelle, elle ne s’évaporerait pas à son réveil. Il effleura du bout des lèvres la peau de Rhapsody qui réagit à ce contact. Les baisers d’Ashe devinrent insistants et il caressa son flanc, possédé par le désir de lui donner du plaisir, de la rendre à son tour radieuse. Elle s’étira avec somnolence et il dirigea sa main vers son abdomen, son ventre plat, pour finir par l’immobiliser sur une cuisse à la douceur exquise qu’il sentait frémir sous ses doigts. Elle soupira dans son sommeil, une plainte douce et musicale qui le stimula plus encore. Il attendit son réveil, mais elle gardait les yeux clos et les bras refermés autour de son cou, pour caresser distraitement sa nuque. Elle dormait donc toujours. Ashe était confronté à un dilemme. Que devait-il faire ? Le désir qu’elle lui inspirait était de plus en plus intense, mais le dragon la savait fatiguée, épuisée par une surcharge émotionnelle et les ébats effrénés qui avaient débuté devant l’âtre au coucher du soleil pour se poursuivre jusqu’à plus de minuit. Elle lui avait fait des choses dont il n’aurait même pas pu rêver, et elle était irrésistible ; plus elle se donnait à lui, plus il devenait insatiable. Elle avait consumé toutes ses réserves d’énergie et jouissait à présent d’un sommeil profond, réparateur. Il imaginait déjà qu’ils faisaient de nouveau l’amour et qu’il lui rendait une partie des joies qu’elle lui avait procurées, mais il n’eut qu’à voir son visage pour y renoncer. Elle était lasse et son sommeil n’était pas troublé par les rêves qui la terrifiaient et la réveillaient en sursaut, tremblante et moite de sueur. C’était la première fois qu’il la voyait détendue à ce point. C’est pourquoi il laissa décroître – à grand-peine – son besoin, et la garda dans ses bras protecteurs. Certaines choses pouvaient attendre. Dans la brume grisâtre qui précédait l’aube à l’intérieur de la grotte, Ashe se leva en prenant grand soin de ne pas troubler le sommeil de Rhapsody. Il eut un mouvement de recul quand il posa ses pieds sur le sol glacé afin de se diriger vers l’âtre où le dragon avait perçu le signe. Il connaissait tant sa nature que sa quantité, mais il alla s’en assurer malgré tout, pour le voir de ses yeux presque humains. Il y avait sur le sol trois gouttes de sang, le sang de Rhapsody, le sang de la passion. Il la savait vierge, bien entendu ; le dragon l’avait déterminé dès le début, mais trois gouttes… exactement comme avec Emily. Un présage, sans doute, même s’il ignorait sa signification. Qu’ils se trouvent dans la demeure de sa grand-mère ne lui avait pas échappé, pas plus que l’insignifiance de son statut de Devineresse du Passé. Trois gouttes de sang, comme avec Emily. Un signe des temps à venir ou une incitation à tourner la page ? Ashe regarda Rhapsody qui dormait toujours aussi paisiblement. Il ne lisait sur ses traits ni frayeurs ni regrets ; ses rêves étaient sereins ou semblaient l’être. Ce fut avec un sourire mélancolique qu’il sortit de la chambre et descendit l’escalier conduisant dans la grande pièce où son manteau était suspendu à une patère. Il plongea la main dans une poche où l’attendait la fraîche humidité de la brume, avant de la refermer sur un petit bouton d’argent qui s’y trouvait depuis des années. Puis, en laissant le manteau sur son crochet, il quitta la demeure pour se rendre au bord de l’eau. Le bouton d’argent serré dans son poing, il laissa les flots de la maison d’Anwyn parler aux flots de son âme. Il réfléchissait au présage du sang. Il ferma les yeux, inhala et raffermit sa prise sur l’objet minuscule pour se pencher en arrière et le lancer dans le lac. « Adieu, Emily », murmura-t-il. Après quoi il resta là, sans rien ajouter, pendant que des larmes réapparaissaient dans ses yeux. Rhapsody s’éveilla en sachant qu’Ashe s’était levé mais se trouvait toujours dans les parages. Elle percevait sa présence avec autant de certitude que lorsqu’il avait été allongé près d’elle tout au long de la nuit. Bien que déconcertée par ce qui s’était passé, elle était heureuse de le savoir si proche. Elle se ceignit d’une couverture pour gagner la fenêtre, certaine de le voir. Elle discerna sa silhouette, un corps nu enveloppé par la brume qui s’élevait du lac, scrutant le lointain, perdu dans la contemplation d’une chose dont elle ignorait la nature. Elle eut des fourmillements sur tout le corps et sut que le dragon l’observait, une pensée qu’elle trouva réconfortante. Elle eut en le voyant un pincement de cœur, une mélancolie dont elle n’identifia pas immédiatement la nature, tout en ayant déjà éprouvé de tels sentiments. Ils étaient présents en elle depuis longtemps et elle prit conscience d’avoir ressenti cela chaque fois qu’elle avait pensé à Ashe au cours de ces derniers mois… Sans jamais l’admettre, car il y avait longtemps qu’elle n’avait plus connu cela. Que tu es donc étrange ! se dit-elle. Parfois aussi inaccessible qu’un dragon rampant, il lui paraissait à présent aussi vulnérable et innocent qu’un chaton. Quelle que soit sa nature, elle lui avait donné son cœur, pour le meilleur et pour le pire, ce cœur qu’elle avait oublié posséder. Revenir en arrière eût été impossible. Descendu au bord de l’eau, il frissonna et se massa les bras, comme transi de froid. Rhapsody dévala les marches, pour ouvrir en grand la porte de la maison et courir vers la plage. Elle s’arrêta derrière lui et prit la couverture qui la couvrait pour la jeter sur ses épaules. Ashe se tourna et lui sourit, avant de l’attirer vers lui. Il déposa un baiser au sommet de sa tête, sans pouvoir déterminer ce qui était le plus radieux entre sa chevelure et son visage. « Bien dormi ? s’enquit-il. — Merveilleusement, merci ! Je devais impérativement t’informer de ce que je viens de découvrir. — Et ce serait ? — Je t’aime, moi aussi. J’en suis certaine. » Il répondit par un long soupir, un son privé de paroles mais pas de sens. Rhapsody fit reposer sa tête contre sa poitrine, et là, sur la berge du lac, ils s’étreignirent jusqu’au moment où la clarté de l’aube céda la place à celle plus vive du milieu de matinée. Teinte en vert par les buissons qui croissaient dans les hauteurs, elle donnait l’impression que cette grotte s’ouvrait au cœur d’une forêt profonde. Contre toute probabilité, un petit bouton d’argent vint s’échouer sur la berge, sans qu’ils le remarquent. 39 « ÉCOUTEZ VOTRE ESPRIT. Détendez votre enveloppe épidermique. Concentrez-vous sur le rythme de votre cœur. » Achmed ferma les yeux sous le vent insistant qui soufflait dans la vaste salle aux innombrables échos. Il se dressait à l’intérieur du cercle du Cantique et sentait chaque grain de poussière en suspension dans l’atmosphère se déposer sur sa peau nue. « Exhalez. Expulsez votre kirai en même temps que le contenu de vos poumons. » Achmed s’exécuta ; il avait fait cela avant chaque partie de chasse, dans le vieux monde. C’était une technique apprise dès la naissance, inculquée par le père Halphasion, une étape du processus servant à interrompre les rythmes naturels du corps – les battements du cœur, le flux et le reflux de la respiration, les déplacements d’air dans les sinus, le murmure infinitésimal de la croissance de l’épiderme –, pour les rendre neutres, purs, immaculés en attendant d’y inscrire les rythmes vitaux de n’importe quel autre individu. Malgré sa nudité, son corps était insensible à la froidure de l’abîme s’ouvrant autour et au-dessus de lui. Sa peau, ce treillis complexe de veines et de nerfs composant la surface de sa face et de son cou, bourdonnait paisiblement, momentanément isolée des circuits de la circulation sanguine. Le grand pendule de l’horloge se balançait lentement dans les ténèbres. Achmed percevait ses allers et retours au-delà de ses paupières closes, il entendait les bruissements de son fil arachnéen à chaque passage. Le poids fixé à son extrémité contenait l’essence du F’dor qui y était gardée captive depuis la désormais lointaine bataille de Marincaer, un esprit qui se consumait dans sa geôle de diamant. Achmed sentait la rage qui couvait, la colère qui croissait chaque fois que le pendule se rapprochait de lui pour se réduire à un murmure lorsqu’il s’éloignait telle une étincelle s’étant envolée d’un feu de camp pour aller se perdre dans les ténèbres de la nuit. Il en ressentait une froide satisfaction. « Dépouillez-vous de votre identité. » Les crissements de la voix sifflante de la Grand-Mère paraissaient crépiter dans la caverne vide. Achmed obéit et fut soudain glacé ; il ne diffusait plus la moindre signature vibratoire. Il était aussi neutre que les parois de roche de cette grotte. Ce n’était pas la première fois qu’il se plongeait dans cet état. « Quand vous vous serez effacé, entrez en expansion pour saisir l’essence de ce que vous cherchez. Ordonnez-lui de s’immobiliser. » Il exhala lentement, ce qui libéra une fois de plus son kirai. Sa peau bourdonnait, alimentant un filet de vibrations qui s’élevait de son sinus frontal tel un rideau de brume issu de l’océan. Il respira, et sa gorge apporta sa contribution pour projeter le filet palpitant plus haut dans l’atmosphère. Quand le bras du pendule repassa, il reporta son attention sur la chaleur enchâssée sous les facettes du diamant. Il leva sa main droite. Zhvet, intima-t-il en esprit. Halte. Le lacis de vibrations entra en expansion et il se concentra pour capturer l’essence maléfique dans les rets invisibles. Tel un poisson ayant mordu un hameçon, l’esprit démoniaque frétillait pour se libérer, hurlait d’une fureur contenue par ces liens. Le pendule s’immobilisa au-dessus de l’abîme. Achmed leva sa main gauche. « À l’intérieur de votre esprit, invoquez les quatre vents, déclara doucement la Grand-Mère. Psalmodiez leurs noms, puis liez chacun d’eux à un de vos doigts. » Bien, pensa-t-il. Le vent du nord, le plus fort de tous. Il ouvrit sa première gorge et vrombit ce nom ; un son qui résonna dans sa poitrine et le premier ventricule de son cœur. Il leva l’index ; la peau sensible de l’extrémité de ce doigt le picota quand un courant d’air s’entortilla autour. Jahne, murmura-t-il mentalement. Le vent du sud, le plus tenace. Il appela le deuxième vent avec sa deuxième gorge, pour le confier à son deuxième ventricule. Il sentit un autre fil d’air s’ancrer autour de son majeur. Quand les deux vibrations furent nettes et puissantes, il ouvrit ses autres gorges, ses autres ventricules. Leuk. Le vent d’ouest, le vent de la justice. Thas. Le vent d’est, le vent du matin, le vent du trépas. Tels les filaments d’une toile d’araignée, ils adhéraient aux bouts de ses doigts en attendant la suite. La Grand-Mère remarqua avec satisfaction que les symboles des vents du pourtour du cercle du Cantique devenaient luminescents. Quatre notes soutenues émises d’une voix monocorde. Il était prêt. Venait à présent la véritable épreuve. « Lancez le deuxième filet », ordonna-t-elle. La main d’Achmed se contracta et, d’un mouvement du bras plein de souplesse, il projeta dans les ténèbres de la caverne la boule d’air apparue dans sa paume. Derrière ses paupières closes, il sentit les quatre vents s’unir, toujours reliés à sa main, puis se refermer avec vigueur autour de l’esprit du démon qui se débattait. « Liez-le, dit la Grand-Mère. Tranchez-le. » C’était pour Achmed la partie du rituel la plus délicate. N’étant pas d’une pureté physiologique absolue, il n’avait pas la structure anatomique qui permettait aux Dhraciens à part entière de sectionner les liens du premier filet, et seule la puissance des vents assurait la solidité de la cage qu’il venait de façonner. Ils avaient œuvré de nombreuses heures, lui et la Grand-Mère, pour mettre au point une technique à même de clore différemment le rituel de Servitude. Il concentra son attention sur le fond de sa deuxième gorge, prit une inspiration et contraignit l’air à remonter par-dessus son palais. Une cinquième note, agressive, se glissa parmi les autres, et Achmed sentit les fils attachés à ses doigts se détendre. Il fit rapidement claquer sa langue pour détacher les extrémités des fils de la cage de vents et laisser le premier filet se dissoudre. Puis il plia le pouce pour tendre le lien immatériel. Le poids en diamant oscilla puis se figea, et l’affrontement s’acheva. L’esprit démoniaque se retrouvait coincé au confluent des quatre vents placés sous l’autorité d’un Dhracien, un fils du Vent. Lentement, Achmed fit pivoter sa paume pour que la longe s’enroule autour comme le fil d’un cerf-volant. Après quoi il lui imprima de fortes secousses. Il sentait l’esprit récalcitrant se rapprocher chaque fois que sa main terminait un tour complet. Il rouvrit les yeux. En suspension dans les airs, à une longueur de bras de lui, se trouvait le fil d’araignée du pendule. Son poids, le diamant gros comme une noisette dans lequel était emprisonné le démon, flottait devant ses yeux. Achmed regarda la Grand-Mère qui hocha la tête. « Vous n’êtes plus sans Expérience, dit-elle. Vous voici prêt. À présent que vous maîtrisez le rituel de Servitude, il ne me reste qu’à vous enseigner l’art de la chasse. » Achmed resta silencieux en voyant la Grand-Mère remonter les couvertures sur l’Enfant de la Terre et lâcher sa main avec douceur. Il avait l’impression d’avoir veillé des heures, pendant que la Matriarche tentait de dissiper les terreurs de la fillette. Elle s’était agitée follement sur le catafalque, hoquetant de frayeur, sans réagir aux soins apaisants de la vieille femme. « Sssshhh, sssshhh, mon enfant… Qu’est-ce qui te trouble à ce point ? Dis-le-moi, pour que je puisse t’aider. » La fillette secouait violemment la tête, en gémissant parfois. « La “mort verte”, murmura la Grand-Mère. La “mort impure”. Que peut-elle vouloir dire ? Parle, mon enfant. Je t’en conjure. » Mais elle n’obtenait que des sanglots et des hoquets. Achmed serra les dents, saisi de colère. Que Rhapsody se soit liée au fils de Llauron était en soi fâcheux, car l’Invocateur restait pour lui l’hôte du F’dor le plus plausible. Plus grave encore, elle n’avait pas regagné le Chaudron depuis près d’une semaine, bien qu’elle les eût informés en utilisant les propriétés amplificatrices du belvédère qu’elle était en parfaite santé. À présent qu’il voyait cette enfant saisie de convulsions et qu’il percevait le désespoir de la Grand-Mère, il devait prendre sur lui-même pour ne pas regagner à grands pas son maudit duché, tuer Ashe sans autre forme de procès et ramener Rhapsody dans la Colonie, en la traînant par les cheveux au besoin. C’est ici, qu’elle devrait être ! se dit-il en proie à l’amertume. Si elle pouvait être témoin de ces choses, au lieu de rester auprès de ce… De la bile envahit sa bouche. Il chassa cette pensée de son esprit pour ne pas la suivre jusqu’à la conclusion qui le hantait en rêve. L’enfant finit par trouver un sommeil moins agité. La Matriarche effleura son front du même gris que la pierre en lui donnant une dernière caresse, puis elle écrasa la spore sous son talon pour éteindre les lieux. Elle désigna le seuil d’un signe de la tête et Achmed la suivit dans le couloir. « Sa peur ne cesse de croître, commenta la Grand-Mère. — Sait-elle pourquoi ? — Si c’est le cas, il s’agit d’une raison à laquelle elle ne peut attribuer une image que je saurais interpréter. Son esprit se contente de murmurer que c’est une “mort verte”, une “mort impure”. » Achmed souffla. Il n’avait pas la patience requise pour tenter de résoudre les énigmes, c’était une autre spécialité de Rhapsody. Rhapsody qui aurait dû être à leurs côtés, lui rappela son esprit avec emportement. « Que souhaitez-vous que je fasse ? » demanda-t-il en lorgnant le bas-relief maculé de suie sur le mur d’en face. Il s’agissait d’un motif géométrique qui servait de carte géographique peu avant la destruction de la Colonie, ce qui s’appliquait à bon nombre d’autres décorations. Les sombres ovales de ténèbres des yeux de la Grand-Mère restaient rivés sur lui avec gravité. « Priez », ordonna-t-elle. Au cœur de la végétation luxuriante de la plaine de Krevensfield, Nolo ne put s’empêcher de tressaillir tant l’après-midi était étouffant. Il ne se souvenait pas d’avoir déjà vécu une journée aussi pénible au cours de ses dix années d’existence. Les vairons étaient trop vigoureux, le soleil trop aveuglant, il avait trop chaud et il était trop tenaillé par la faim pour s’attarder. Il remonta sa ligne et ferma à demi les paupières pour scruter les reflets de l’étang. « Ohé, Fenn ! » appela-t-il en enroulant la ligne autour de sa paume. Mais le petit chien avait d’autres sujets d’intérêt. Sans doute chassait-il des sauterelles. Nolo se leva et secoua la ligne pour la débarrasser de l’écume qui s’était déposée sur elle avant de la fourrer dans sa poche. Le sac qui avait contenu son déjeuner était vide depuis le lever du jour, mais il jeta malgré tout un coup d’œil à l’intérieur, au cas bien improbable où une croûte de pain ou de fromage serait allée se nicher sous le rabat d’une couture. Un examen qui révéla que la besace était aussi vide que son ventre. « Fenn ! » Il scruta la prairie s’étendant au-delà des arbres du vallon. Il pouvait discerner des déplacements dans les hautes herbes, entendre des bruissements. Pauvre idiot, se dit-il avant d’envoyer le sac rejoindre la ligne dans sa poche. Sitôt sorti du vallon, il sentit les brins d’herbe lui brûler la plante des pieds ; il lui semblait que le sol tremblait, au-dessous, très légèrement. Nolo regarda une fois de plus de toutes parts. Personne en vue. Mais une peur inexplicable l’assaillit. « Fenn, où es-tu passé ? » cria-t-il d’une voix qui se faussait. Il remarqua des halètements à moins d’un jet de pierre de là, et un instant plus tard les jappements de Fenn lui parvenaient dans l’air humide. Nolo poussa un soupir de soulagement et s’éloigna d’un pas rapide dans les buissons, à la recherche de son chien. Il venait de ressortir d’une dépression peu profonde lorsqu’il vit ce qui avait retenu l’attention de l’animal. Un lapin de garenne s’était empalé sur une ronce, une grosse tige noire aux énormes épines paraissant encore plus acérées que celles des mûriers. Nolo écarquilla les yeux, vivement intéressé. Le chien avait dû effrayer le lapin qui avait sauté en arrière, avec une énergie peu commune à en juger par le fait que l’épine saillait entre ses côtes. On aurait pu croire qu’il avait reçu un coup de poignard, un coup porté dans l’intention de donner la mort ; ce qui était naturellement impossible. Nolo ne l’ignorait pas. Il voyait du sang autour du lapin et sur la truffe du chiot dont les yeux brillaient d’excitation, d’impatience. Nolo envisagea de dégager la carcasse et de la ramener à sa mère, afin qu’elle la prépare pour le dîner, mais il eut tôt fait d’y renoncer. Cette journée avait un je-ne-sais-quoi de bizarre, une chose qui gâchait l’oisiveté allant ordinairement de pair avec une exemption de corvées et de leçons, une chose qui le privait de la liberté offerte par cette Veille de Solstice. « Viens, Fenn », ordonna-t-il en accompagnant cet ordre d’un geste de la main. Nolo se détourna et partit d’un pas rapide, le chiot sur les talons. Il courut jusqu’au village et la petite maison au toit de chaume où des bougies papilloteraient sous peu derrière l’unique fenêtre. Sitôt que l’enfant fut hors de vue, le roncier s’inclina imperceptiblement. La flaque de sang commença à se résorber, pour finir par disparaître à l’intérieur de l’épine qui suçait le fluide vital avec gloutonnerie. Il ne subsista bientôt plus qu’un sol sec. Puis, pratiquement sans un bruit, le buisson d’épines s’enfonça dans la terre et disparut à son tour. 40 LES JARDINS D’ELYSIAN étaient magnifiques, même selon les critères filidics d’Ashe. Avant que ne débute son épreuve cauchemardesque, autrement dit vingt ans plus tôt, il s’était occupé des plantations de son père tout autant que des siennes, de vastes propriétés où on trouvait des jardins tirés au cordeau et d’énormes serres réservées aux plantes rituelles sacrées de leur religion. Ses connaissances en horticulture étaient étendues, bien que leur domaine fût restreint, et il avait supervisé des centaines de prêtres naturalistes qui suaient dans les champs et les fermes monacales. Il avait vu employer d’étranges techniques de plantation, au cours de son existence, mais rien de comparable aux méthodes de Rhapsody. Elle se levait chaque matin avant l’aube pour faire le ménage, préparer du pain et des brioches, emplir l’air d’arômes célestes. Elle chantait en travaillant, à voix basse pour ne pas le réveiller, mais le dragon était informé de son départ sitôt qu’elle quittait leur lit et il entamait un long processus machinal de détection pour s’assurer qu’elle se trouvait toujours dans les parages. Ses mélodies monotones le berçaient et le plongeaient dans un semi-sommeil et finalement, lorsqu’elle avait terminé ses tâches domestiques, il s’éveillait et entreprenait en bougonnant de se rendre plus humain. La plupart du temps, elle laissait ce qu’elle avait mis à cuire pour aller s’occuper des jardins, en sachant que les sens d’Ashe l’avertiraient quand les pâtisseries seraient prêtes et qu’il faudrait les sortir du four. C’était un réveille-matin doux et efficace, et Ashe aimait partager avec elle les responsabilités de la cuisine. Il descendait l’escalier à pas lourds, toujours dans les affres brumeuses d’un réveil de dragon, pour préparer leur petit déjeuner et le disposer sur un plateau. Un plateau qu’il emportait à l’extérieur, afin de prendre ce repas matinal avec elle. Il la trouvait agenouillée sur le sol, les cheveux réunis en queue de cheval et fréquemment retenus par un foulard noué à la va-vite. Elle caressait les feuilles de plantes miniatures ou maniait la bêche en fredonnant à mi-voix. Elle avait un chant pour chaque fleur, et une méthode bien particulière pour arroser et soigner chaque graine, ce qui lui permettait d’obtenir des jardins florissants du jour au lendemain… ou presque. Lorsqu’elle l’avait fait venir à Elysian, les lieux étaient embrasés par les couleurs de l’été et de douces nuances plus sombres, embaumés par les senteurs des épices et des herbes aromatiques. Il s’agissait d’un paradis virtuel, un plaisir pour les sens de la vue et de l’odorat. Il y régnait un équilibre parfait entre les verts et des nuances plus vives. Elle avait l’œil d’un jardinier et la main d’un cultivateur, deux choses qui apportaient à son refuge une luxuriance qu’il n’avait probablement jamais eue avant sa venue. Un matin, Ashe fut éveillé par un chant particulièrement mélodieux, un air qui lui fit penser aux saisons sans qu’il eût à entendre ses paroles. Plus tard, lorsque les mots lui parvinrent, charriés par les courants d’air qui allaient et venaient dans ce jardin, il en sourit. Toi la blanche lumière Qui repousse la nuit Le printemps te réveille, Viens donc voir, viens donc voir Ce qu’apporte le vent : L’aile du papillon, Le doux chant des oiseaux. Un nouvel an est né, Contemple l’Enfant de la Terre. Toi la verte fraîcheur Des forêts inviolées Sous le soleil d’été, Viens danser, viens danser Sur le sol verdoyant Pour faire une ronde Où réside la joie. La saison du bonheur Rit avec l’Enfant de la Terre. Toi l’or et l’écarlate Des feuilles qui ont vieilli Et qu’emporte le vent, Reste et rêve, reste et rêve. L’été s’est envolé, Les couleurs de l’automne S’embrasent dans le combat Qu’il livre, désespéré, Réconforte l’Enfant de la Terre. Toi la blanche lumière, Voici venir la nuit. La neige couvre le monde. Prépare-toi, prépare-toi À une longue sieste Dans un château glacé. N’oublie pas ta promesse, Les jours viennent à manquer. Évoque l’Enfant de la Terre. Il avait fait un commentaire sur ce chant. Charmant, avait-il déclaré en l’embrassant. Mais bien trop délicat pour convenir à Grunthor. Il faudrait pour lui plus de hargne et de flegme, peut-être même quelques poux. Rhapsody avait souri mais n’avait rien ajouté. Il existe des choses que nous savons et que nous ne pouvons partager, parce que ce sont des secrets qui se rapportent à d’autres personnes, lui avait-il dit la nuit où ils étaient devenus amants. Elle avait planté un petit verger à la bordure de la clairière souterraine, l’unique endroit où les arbres fruitiers recevaient suffisamment de lumière. Il la trouvait parfois au milieu des plants, occupée à leur adresser des paroles apaisantes, à les soigner avec autant de tendresse que s’il s’agissait de ses enfants. Systématiquement, lorsqu’il venait ainsi vers elle, elle arborait un sourire gêné puis se précipitait à sa rencontre, pour le prendre par le bras et s’éloigner avec lui vers le belvédère ou les bancs de pierre du centre du jardin des plantes vivaces aromatiques, là où ils se rendaient pour leur petit déjeuner. Ce matin-là ne faisait pas exception à la règle. Il s’était éveillé d’humeur maussade, conscient de son absence, mais il redevint sociable dès la fin de leur collation. Il remonta ses manches et l’aida à creuser le sol, à séparer les racines des plantes qu’elle divisait sur la berge du lac, au pied de la tourelle. Ils travaillèrent des heures sous le semblant de soleil dont bénéficiait cette grotte. Rhapsody chantonnait gaiement ; elle avait cessé d’être timide en sa présence après qu’il l’eut priée de lui enseigner ses chants de croissance, qu’ils avaient interprétés ensemble. Il lui fit partager tout ce qu’il avait appris sur ces terres lorsqu’il séjournait à Gwynwood, des informations qu’elle assimila avec enthousiasme. Elle était ce jour-là encore plus enjouée que de coutume et, lorsqu’il lui en demanda la raison, elle sourit et l’embrassa. « Regarde dans le lac. » Il gagna le rivage et étudia les flots, sans rien voir qui sortait de l’ordinaire. Il haussa les épaules et elle sourit encore. « L’eau doit être trouble, ce matin, dit-elle en s’agenouillant pour reporter son attention sur le tas de feuilles et de terreau qu’elle incorporait à la terre. Habituellement, les reflets sont plus nets. » Ashe sentit la chaleur l’envahir. Il vint se placer derrière elle et se pencha pour la prendre dans ses bras. « Je t’aime. — Vraiment ? s’enquit-elle sans cesser de creuser. — Oui. » Il enfouit son nez contre son cou. « N’en as-tu pas conscience ? — Permets-moi d’en douter. — Pourquoi ? » Il cilla et des nerfs se crispèrent dans sa poitrine. « Parce que nul homme ayant pour moi de tendres sentiments ne piétinerait comme tu le fais la livarde que je viens de mettre en terre. » Elle repoussa son pied qui écrasait le lit de fleurs, sans perdre pour autant son sourire. « Oh, mille excuses, vieille fille revêche ! » Il tirailla les cheveux lustrés réunis par l’horrible foulard, avant de lui tapoter affectueusement les fesses. Elle leva les yeux sur lui en feignant d’être outrée. « On ne touche pas à mes miches, messire ! — Tes quoi ? — C’est toi qui leur as donné ce nom », fit-elle en riant. Elle éloigna de ses yeux des cheveux qui s’étaient échappés du foulard avant de se remettre à retourner la terre. Il s’accroupit près d’elle. « De quoi parles-tu donc ? » Il caressa avec douceur sa chevelure rebelle. Elle poursuivit son travail en lui dissimulant un sourire. « La personne qui t’a enseigné le vieux lirin devait bien mal connaître nos expressions idiomatiques. Kwelster evet re marya signifie : “tes miches sont les plus belles”. » Gêné et amusé, Ashe rougit. « Tu plaisantes, j’espère ? J’aurais dit une chose pareille ? — Absolument. Pourquoi crois-tu que j’en prépare une fournée presque tous les matins ? Je n’avais encore jamais entendu un homme dire tant de bien de ma cuisine. » Ashe éclata de rire et l’attira vers lui en éparpillant mousse et feuilles. Il l’embrassa de telle façon que la terre maculant son front se répandit sur tout son visage. « Je présume que réviser mes expressions toutes faites s’impose. — Pas nécessairement. Je trouve ça adorable. — Oh, parfait ! Comment réagirais-tu si je demandais à voir tes petits pains ? » Elle le prit par le cou. « Je te prierais d’ajouter “s’il te plaît”, même si des centaines d’autres choses me viennent à l’esprit. — S’il te plaît. » Elle lui donna une tape au sommet du crâne. « Seigneurs, tu es insatiable ! — C’est ta faute, tu sais ? » Ses yeux de dragon brillaient, comme ceux de Rhapsody. Ils avaient conscience d’être aussi excités l’un que l’autre, quand arrivait le moment d’assouvir leur passion. Elle tenta de ne pas se laisser distraire. « Pourquoi dis-tu cela ? » Il lui prit l’outil des mains pour l’attirer avec amour sur son giron. « Tu es devenue mon trésor, Rhapsody. Tu sais certainement que ce qui obsède le plus un dragon, ce dont il ne se lasse jamais, c’est son trésor. » Il lui sourit, sans trop savoir si la légèreté avec laquelle il tenait de tels propos réduisait ou non leur sincérité. Il n’ignorait pas que sa seconde nature la mettait toujours mal à l’aise, et il espérait que le fond de vérité de ce qu’il venait de déclarer ne la rebuterait pas. En plus de la crainte d’être de nouveau victime du démon, rien ne l’angoissait plus que ce qui se passerait lorsqu’elle se détournerait de lui, car il savait qu’elle s’y préparait. Il était conscient que le dragon laisserait alors une piste de destruction dans son sillage. Rhapsody prit son visage entre ses mains, pour l’embrasser. « Peut-être suis-je en partie une dragonne. — Pourquoi ? — Parce que si tu ne m’obsédais pas, toi aussi, tu ne réussirais pas à m’éloigner constamment de mes travaux de jardinage, vu que ce jardin vient en deuxième position sur la liste des choses que je préfère. — La première étant la musique ? — Cela va de soi. — Tu as passé toute la matinée ici. Ne te sens-tu pas un peu lasse ? » Elle se leva et s’étira, avant d’épousseter les grumeaux de terre et les brins d’herbe qui pointillaient sa jupe. « Je le suis. » Elle lui tendit la main et il l’aida à se lever, avant qu’elle ne le prenne par la taille. « J’ai par ailleurs aussi chaud que si j’étais une torche humaine… — Je peux me porter garant que tu es chaude. — Tu remets ça ! le gronda-t-elle comme il retirait son foulard et dénouait ses cheveux. Tu n’as donc rien d’autre à faire ? — Pardonne-moi. » Il se renfrogna, pour feindre de se sentir offensé. « Ça n’avait rien de salace. Je me référais à ta maîtrise du feu. — Oh ! Il est vrai que j’éprouve un vif désir de me faire arroser. » Elle le serra contre elle avec plus de vigueur. « Je croyais que tu ne me le demanderais jamais. — Te demander quoi ? Je désire simplement prendre un bain. » Elle se dégagea pour courir vers la demeure, Ashe sur ses talons. Ashe était resté dans un autre secteur de la maison pendant qu’elle était allée tirer de l’eau à la pompe. Quand la baignoire fut enfin pleine, elle plongea les mains dans l’eau et se concentra sur la chaleur que contenait son âme. Le liquide commença à tiédir, et l’accroissement de la température s’appliqua bientôt à la totalité des lieux. Elle lâcha une poignée de pétales de rose dans la baignoire. Elle chercha Ashe du regard. Il lui avait fallu du temps pour puiser toute l’eau nécessaire et elle avait cru qu’il viendrait la rejoindre, mais il n’était toujours pas là. Elle finit par regagner la porte pour jeter un coup d’œil à l’extérieur, sans le voir pour autant. « Ashe ? — Oui ? » Sa voix provenait du rez-de-chaussée. « Où es-tu ? — Dans le petit salon. — Que fais-tu ? — Je lis. — Oh ! » Elle essaya de dissimuler sa déception. « Tu peux profiter du bain, si ça te tente. — Non, merci… » Elle défit l’attache de son peignoir blanc. « Tu n’auras pas de regrets ? » Le silence, puis finalement : » Il est possible que je monte, dans un moment. — C’est comme tu veux. » Rhapsody soupira et regagna la salle de bain, dépitée. Elle s’interdisait d’insister lourdement. Il appréciait qu’elle plaisante sur leur attirance mutuelle, mais peut-être avait-elle poussé les choses un peu loin. Elle espérait ne pas l’avoir froissé. La température de l’eau était idéale. Elle secoua ses mains et tendit l’oreille, sans entendre ses pas. Elle se résigna à devoir se frotter elle-même le dos. Elle se dressait devant le miroir et retirait les fragments de plantes pris dans sa chevelure, quand la porte s’ouvrit sur Ashe qui entra en robe de chambre, un livre à la main. Les yeux de Rhapsody brillaient de désir, mais son expression ne révélait aucun de ses sentiments. « Je te croyais plongé dans ta lecture. — Je l’étais, quand il m’est venu à l’esprit que tu souhaitais peut-être avoir un peu de compagnie. — Je vois. — Je resterai bien entendu de l’autre côté de la pièce. Ne va surtout pas croire que je compte abuser de la situation. — Loin de moi cette pensée. » Ashe en parut froissé. « Je peux te garantir que mes intentions sont honorables. — Certes. — Je t’assure que c’est la stricte vérité. Si je suis monté ici, c’est pour poursuivre ma lecture. — Je doute que ce soit le lieu idéal pour s’adonner à une occupation de ce genre, dit-elle en contemplant l’air chaud et humide saturé de parfums qui tourbillonnait langoureusement autour d’elle. Les parchemins ont tendance à se désagréger, sous l’effet de la vapeur. » Il se rapprocha à pas nonchalants dans cette brume chaude, les mains humblement croisées devant lui. Des volutes immatérielles se frottaient à ses chevilles tels des chatons joueurs. La blancheur de son sourire était assortie à celle de son peignoir. « Je vais te faire une proposition. Scellons un pacte. Tu m’autorises à demeurer près de toi et je prends l’engagement de ne pas te toucher, sauf si tu en exprimes le désir. Pour ne pas te gêner, je resterai assis à côté de la porte. Ça te convient ? — Tu ne verras pas grand-chose, de là-bas. — J’ai déjà dit que je ne suis pas monté jouer au voyeur mais… — Poursuivre ta lecture, je sais. Alors, amuse-toi bien. — Oh, tu peux y compter ! » lança-t-il en lui retournant son sourire. Rhapsody regagna la baignoire et s’intéressa à la nappe de vapeur qui s’était formée au-dessus de l’eau chaude. De la brume s’élevait autour d’elle, des gouttelettes de condensation se déposaient sur ses cils et lestaient ses paupières. Elle ressentait une douce somnolence, ce qui devait également s’appliquer à Ashe, assis sur le sol de marbre et adossé à la porte avec les yeux clos. Elle lui jeta un dernier regard. « Tu sais… Je n’y trouverais rien à redire, si tu venais me rejoindre. » Il leva une main, sans rouvrir les paupières. « Entendu, fit-elle. Comme tu voudras. » Elle enjamba le rebord de la cuve et testa la température de l’eau avec le gros orteil. Elle était chaude, mais elle ne doutait pas qu’elle y serait à son aise, aussi fît-elle glisser son peignoir pour aller le suspendre au crochet porte-serviettes. Quand le vêtement tomba sur le sol, elle lorgna Ashe par-dessus son épaule pour constater qu’il était toujours adossé au battant, comme assoupi. Elle plongea la main dans un des bocaux d’apothicaire en verre posés sur la table et préleva d’autres pétales de rose séchés mêlés d’épices aux douces fragrances ; les senteurs apaisantes de la cannelle, du romarin et de la vanille fusionnaient avec celles des fleurs de citronnier avant de s’égailler au sein des nuages de vapeur qui vagabondaient dans la pièce et l’emplissaient d’arômes entêtants. Elle se pencha pour ramasser son peignoir et l’accrocher, avant de se tourner vers la baignoire. Bien qu’il parût toujours dormir, Ashe sourit. « Ah, ah ! Tu triches ! fit-elle en riant. — Qui pourrait résister ? Je n’ai d’ailleurs jamais pris l’engagement de ne pas t’admirer, seulement de ne pas te toucher. — Je préfère les caresses aux regards, mais fais comme bon te semble. » Rhapsody se dirigea sans fausse pudeur vers la baignoire et y jeta le mélange épicé. Sous l’effet de l’eau chaude, le pot-pourri libéra d’autres senteurs exotiques et une pellicule miroitante dessina des tourbillons moirés à la surface. Rhapsody prit sa longue chevelure et la torsada pour la lover au sommet de sa tête, où elle l’attacha avec son ruban noir. Puis elle pénétra lentement dans la cuve, en appréciant pleinement la chaleur des vaguelettes. L’eau se referma sur elle lorsqu’elle s’assit puis s’étira en s’abandonnant aux sensations éprouvées, et elle se glissa sous la surface pour ne laisser dépasser que son cou. Son corps se détendit, ainsi que son esprit. Ses épaules ressortirent de l’eau quand elle fit reposer sa nuque sur le rebord. Les douces ondulations tourbillonnaient autour d’elle, pour venir caresser sa peau et clapoter contre ses seins. Ses lèvres s’étirèrent en un sourire sous l’effet des chatouillis procurés par la chaleur de l’eau puis la fraîcheur de l’air qui atteignaient tour à tour le haut de son corps en fonction des mouvements de flux et de reflux de la masse liquide. Ses mamelons, habituellement d’un rose aussi pâle que la nacre d’un coquillage, étaient assombris par la chaleur et les sensations qu’elle engendrait. Elle soupira. L’eau continuait de couvrir de baisers sa peau d’albâtre et lui donnait la chair de poule. Elle s’enfonça un peu plus et ses genoux émergèrent. Puis elle perçut une vibration évoquant un courant des profondeurs, une force qui se glissa entre ses jambes pour les écarter doucement. Tout son corps réagit quand ce flux s’abaissa pour caresser ses hanches et son dos, avant de former un tourbillon qui s’emballait. Elle sentait le fluide envelopper ses cuisses, avec une intensité de plus en plus grande, pour se ruer ensuite vers des zones plus sensibles. Elle tremblait et ressentait une forte chaleur, cette fois interne, qui se répandait partout où l’eau lui prodiguait ses caresses. Les ondes se firent insistantes partout où elles l’émoustillaient. On aurait pu croire que l’eau se solidifiait pour explorer son corps à la recherche des points où elle lui procurait le plus de plaisir. Rhapsody sentait la chaleur se diffuser en elle, à présent que ses besoins réclamaient satisfaction. « Ashe ! Ashe, que fais-tu ? — Je lis. » Elle fit un effort pour ouvrir les yeux et le vit, toujours adossé à la porte et les paupières closes. « Je t’en prie, implora-t-elle en sentant l’eau la pénétrer. Arrête ! » Sa respiration devenait superficielle, comme elle tentait de juguler son excitation sexuelle. « Arrêter quoi ? » Il sourit, sans la regarder pour autant. « Tout ceci dégénère, fit-elle en perdant sa maîtrise de soi. Arrête, je t’en supplie. — Aurais-tu quelque chose à reprocher aux plaisirs de la chair ? demanda-t-il sur un ton joueur. — Oui, dès l’instant où ce n’est pas toi qui me les procures. » Il finit par se redresser, ouvrir les yeux et la dévisager avec gravité. « Mais c’est moi, mon amour. Je te sens comme tu me sens, pour ne pas dire plus. — Mais ce n’est pas toi qui me pénètres, objecta-t-elle pendant que la masse liquide palpitante la poussait au désespoir. Que tu me perçoives ou non par son entremise, cela reste de l’eau. Je ne veux être touchée de façon aussi intime que par toi. Je t’en prie, Ashe. Je t’en prie, n’insiste pas. » Il prit conscience de ce que contenait sa voix ; elle avait les mêmes intonations qu’au bord du Tar’afel, lorsqu’elle l’avait supplié de ne pas la porter sur l’autre rive. Il se leva d’un bond et les tourbillons s’interrompirent aussitôt. « Pardonne-moi, Rhapsody », dit-il en voyant son angoisse s’évaporer, ses traits se détendre. « Je ne voulais pas te mettre dans l’embarras. » Elle se pencha en avant et ramena ses genoux contre son torse. « Je le sais. » Elle caressa sa joue avec une main mouillée. « Je sais que tu n’y es pour rien, que tout est ma faute. » Il brûlait du désir de la prendre dans ses bras, mais il devait attendre d’y être invité. « Comment ça, ta faute ? Parce que tu as pris un bain ? Non, j’ai été stupide et je t’implore de me le pardonner. » Rhapsody le dévisagea et ce qu’elle lut dans ses yeux l’émut. Elle l’attira vers elle, pour l’embrasser tendrement. « Non, je regrette, Ashe. Tu n’as rien fait de mal. Disons que des hommes ont par le passé assouvi sur moi leurs pulsions les plus inavouables, et il s’agit là de la période la plus pénible de mon existence. Je ne crois pas pouvoir me remettre un jour d’avoir été exhibée et… » Elle baissa les yeux et resta un long moment muette. « En venant ici, j’étais transportée de joie à la pensée que je ne serais plus jamais le jouet sexuel de quiconque, que je pourrais mener une existence chaste et honorable, et voici que tu arrives et me renvoies vers mon passé, même si c’est pour la première fois de façon positive… ce que je n’aurais jamais cru possible. Tu m’as permis de connaître le véritable amour, et ce que nous avons fait ensemble a été si merveilleux, si beau, que j’ai essayé de toutes mes forces d’empêcher d’horribles souvenirs de venir le souiller. Je ne veux pas que de telles choses puissent y être associées. En puisant dans ma volonté, j’ai réussi à ne pas trop me laisser inhiber… Je pense que tu l’as constaté… » Ashe se dérida, pour la première fois depuis son arrivée dans la pièce. Rhapsody caressa son visage avec des doigts que l’eau chaude avait fripés. « Il n’y a plus grand-chose qui me rappelle encore cette époque. Tu peux faire de moi ce que tu souhaites, dès l’instant où je me trouve dans tes bras ou simplement que tu es près de moi. Qu’une femme dans mon genre devienne si prude est le comble, mais c’est plus fort que moi. Tout ce qui te plaît, tous tes fantasmes, tous les plaisirs que je peux te procurer te sont accordés d’avance, mais uniquement en tant que preuves de mon amour. Et me donner à toi est mon choix. Je ne suis plus le jouet de personne. » Il plongea le regard dans ses yeux émeraude et ce fut comme s’il découvrait son âme. Tant de sincérité le fit trembler. « Rhapsody, si ça te répugne… — Ne dis pas de bêtises, s’empressa-t-elle de répondre. Loin de moi cette pensée. Je tiens à coucher avec toi, je le désire à tel point que lorsque tu m’as déclaré que tu comptais lire au lieu de… eh bien, peu importe. Je te demande seulement de me prendre dans tes bras, en personne et non par l’entremise d’une entité désincarnée. Il existe une communion qui ne peut avoir lieu quand les partenaires sont éloignés l’un de l’autre. En outre, ça m’offre la possibilité de te procurer moi aussi du plaisir. » Ses propos le firent rougir et il agrippa le rebord de la baignoire, en concentrant sa volonté pour ne pas manquer à ses engagements. Rhapsody rit en voyant blanchir ses jointures. « J’admire ta patience », dit-elle avant de se pencher pour lui donner un baiser passionné, tout en dénouant la ceinture de son peignoir. « Considère que c’est une invitation », ajouta-t-elle. Et ce fut avec des yeux pétillant de malice qu’elle recula pour lui faire de la place. Il laissa tomber son vêtement et grimpa dans la cuve, avant de s’y agenouiller en se tenant aux bords. Le corps en suspension au-dessus du sien, il s’abaissa pour l’embrasser tendrement. Un baiser qu’elle lui rendit avec fougue, en caressant ses bras, en s’imprégnant de sa force. Du bout des doigts, elle suivit les reliefs de son dos, les muscles qu’il bandait pour demeurer à son aplomb. En pénétrant sa bouche avec sa langue, elle referma ses bras autour de son torse pour l’étreindre. Elle se redressa de façon si inattendue qu’il maintint sa prise et gloussa de l’expression de surprise qu’il lut sur son visage quand la partie supérieure de son corps resta exposée à l’air plus frais de la pièce. « Quelle impudence ! fit-elle en feignant d’être outrée. C’est entendu, comme tu voudras. Tu peux rester comme ça à te les geler, au lieu de profiter de cette eau si agréable. — Je veux simplement prolonger les effets que cette fraîcheur a sur toi », dit-il en lui adressant un sourire malicieux. Il contemplait ses seins et rit en voyant sa peau rosir sous son regard. Il suivit l’onde colorée qui s’étendait de son abdomen à son visage. « Mais tu rougis, ma parole ! — Ne le répète à personne, tu ruinerais une réputation difficilement acquise. » Elle rit avec lui, avant de l’attirer impatiemment vers elle. Les lèvres d’Ashe effleurèrent sa joue, remontèrent le long de son visage et s’immobilisèrent au-dessus d’une oreille. « Ton secret sera bien gardé », murmura-t-il, avant de la lâcher. Rhapsody laissa échapper un petit cri en entamant une chute que l’eau amortit tel un coussin, et son glapissement se changea en rire. Puis Ashe sentit la température de l’eau grimper et il se retrouva plongé dans une merveilleuse chaleur. Des jambes soyeuses frôlèrent l’arrière de ses cuisses avant de se refermer sensuellement autour de lui, ce qui lui donna à son tour la chair de poule. Il se mit à frissonner malgré la température élevée, pendant que des tourbillons montaient du fond de la baignoire pour envelopper Rhapsody et éclater sous forme de bulles autour de ses épaules et ses orteils, les parties de son corps situées à l’air libre. Les mains d’Ashe se déplaçaient au rythme des vaguelettes et elles parcoururent son corps pour finir par se refermer sur sa taille. Elle calqua ses mouvements sur les siens et caressa son dos, ses larges épaules et son cou puissant, avant de prendre son visage en coupe entre ses paumes. Il la regarda dans les yeux, pour qu’elle prenne conscience de l’intensité de l’amour qu’il lui portait, d’une passion devenue quasi incontrôlable. Puis il ferma les yeux et ses lèvres trouvèrent les siennes, pour l’embrasser avec tant de fougue qu’elle en trembla. Leurs baisers devinrent de plus en plus ardents et Ashe explora son corps afin de jouir de la douceur de sa peau. Il frissonnait en percevant par l’entremise de ses doigts le plaisir que lui apportaient ses caresses. Il glissa une main sous elle afin de l’attirer contre lui avec force, pendant que l’autre poursuivait son déplacement vers le bas en suivant les contours d’un sein, d’un flanc et de la taille, pour s’aventurer sur sa hanche puis obliquer ingénument vers l’entrejambe. L’eau franchit ses orteils puis ses genoux pour se porter à la rencontre des doigts qui remontaient après avoir atteint des zones plus sensibles. Leurs lèvres se séparèrent et Rhapsody hoqueta sous les contacts simultanés de ses doigts et de l’eau, et elle se cambra lorsqu’il la prit par les épaules. La bouche d’Ashe suivait le creux de sa gorge, effleurant tendrement ce qu’il avait tant désiré dès leur première rencontre, pour gravir le cou effilé en direction de l’oreille. Il murmura ses sentiments les plus profonds dans des langages très anciens, tout en cherchant à la conduire vers l’extase par la fusion des plaisirs de la chair et d’une passion dont nul n’aurait pu évaluer la profondeur. Sa propre excitation sexuelle croissait comme il voyait son visage se parer de la béatitude que ses efforts pour la satisfaire faisaient naître. « Je t’aime », fit-il. Des mots qu’elle répéta entre des inspirations hachées que les caresses calquées sur le rythme de ses besoins rendaient superficielles. Les lèvres d’Ashe regagnèrent le creux de sa gorge puis descendirent effleurer amoureusement le bout de ses seins qui dépassaient hors de l’eau, chauds de désir et d’excitation. Elles laissaient dans leur sillage de petits tourbillons qui titillaient les points où elles s’étaient attardées un moment plus tôt, puis il s’aventura plus bas pour couvrir son ventre de baisers. Sa tête disparut sous les vaguelettes qu’engendraient les frémissements de Rhapsody, le long d’une ligne orientée vers la cuisse puis plus bas encore. Les plaintes musicales de Rhapsody se changèrent en murmures éthérés, pendant que la température de l’eau continuait de grimper et devenait presque insupportable. Elle agrippa les bords de la cuve, les yeux clos, pour attendre qu’il remonte prendre une inspiration à la surface, mais il ne s’arrêta que lorsqu’elle eut laissé échapper un petit cri de plaisir, en frissonnant sous les mains qui se refermaient une fois de plus autour de sa taille. Chaleur et détente commencèrent à se répandre en elle, alors qu’elle passait langoureusement une main dans la chevelure d’Ashe dont la tête reposait désormais sur son ventre. Elle garda les yeux clos comme il se redressait lentement puis s’allongeait sur elle, et elle perçut la chaleur d’un sourire qu’elle ne put voir. Il colla doucement ses lèvres aux siennes, pour un dernier baiser aimant, et elle rouvrit les paupières. Il avait un rictus inquisiteur et l’éclat chaleureux de ses yeux aux étranges pupilles était irrésistible. Elle lui retourna ce sourire en caressant oisivement ses cheveux mouillés. Il s’inséra entre son corps et le côté de la large baignoire pour la prendre dans ses bras. Elle se pelotonna contre sa poitrine et soupira de satisfaction. « Alors, est-ce à cela que tu pensais ? » lui demanda-t-il sur un ton badin. Consciente que ses besoins n’avaient pas été satisfaits, elle le fit passer sur elle. « Pas vraiment. » De l’espièglerie assombrissait ses yeux et les rendait aussi brillants que des émeraudes dans lesquelles se reflétait une lumière. « Mais, si tu le désires, c’est avec grand plaisir que je te ferai une démonstration de ce qui m’a traversé l’esprit. » Elle écarta les jambes et soupira en les resserrant autour de son amant. Il fut comme toujours sidéré par l’intensité du désir qu’éveillaient en lui ses caresses. Il ferma les yeux et se mit à trembler quand elle l’attira en elle, et lorsque sa chaleur féminine l’enveloppa, il s’agrippa à son corps, en l’implorant à voix basse de ne pas le laisser atteindre trop vite la béatitude de l’oubli qui menaçait de l’emporter. Ses réactions étaient tendres, rassurantes ; elle le réconfortait tout en l’entraînant vers de nouveaux sommets en matière d’excitation sexuelle et lui rappelait sans cesse qu’elle l’aimait. Puis elle entreprit de lui en apporter la preuve physique, et Ashe sentit son feu intérieur le saturer, un incendie qui prit naissance au point de jonction de leurs corps pour se propager jusqu’aux secteurs les plus éloignés de son âme. Ils passèrent brièvement sous la surface, et Ashe se contorsionna de façon invraisemblable. Lorsqu’ils remontèrent à l’air libre, c’était elle qui le chevauchait. Le ruban noir s’était dénoué et ses cheveux churent autour de ses épaules en une cataracte dorée. La voir ainsi lui rappela des légendes entendues à l’époque où il naviguait avec les Mages de la Mer, des histoires de tritons, de sirènes et de nymphes dont les chants ensorcellent les navigateurs et les rendent fous d’amour pour elles. Rhapsody n’était-elle pas une de ces créatures ? Il contemplait son visage, béat d’admiration, car il pouvait y lire tout ce qu’elle ressentait, des sensations qui se modifiaient comme les motifs d’un kaléidoscope à mesure que le plaisir devenait plus intense, métamorphosant de façon indescriptible son corps sublime. Elle s’abandonnait à la joie de l’homme qui l’aimait et qui pouvait voir – nettement et sans ambiguïté – tout ce que cela représentait pour elle. Ce qui avait une incommensurable valeur à ses yeux. Chaque caresse, chaque mouvement, chaque contact d’une vague les rapprochait d’une extase commune, une chose à même de combler tant leurs besoins physiques que ceux de leurs âmes blessées grâce au baume cicatrisant d’un amour auquel ni l’un ni l’autre n’avait cru depuis maintes années. La disparition de leurs barrières protectrices avait emporté la sensation enivrante et audacieuse d’exploration, et les souvenirs répugnants des domaines atteints en allant au-delà du point de non-retour s’effaçaient également. Même sa connaissance de la nature éphémère de cette relation, des dangers qui les guettaient, de l’absence de tout avenir pour le couple qu’ils formaient, rien de tout cela n’aurait pu gâcher ce qu’ils découvraient ensemble. Et en cet instant, alors qu’il lui faisait l’amour avec son corps, son âme, ses paroles et même l’eau dans laquelle ils flottaient, Rhapsody se défit à jamais de la peur que lui avait inspirée la partie d’Ashe qui était pour elle totalement étrangère, le dragon qui résidait en lui et l’autorité qu’il détenait sur les éléments. Ce n’était qu’une facette de son être qu’elle devait chérir en même temps que le reste. Le dragon était pour lui ce que la musique était pour elle ; une force qui participait à faire de lui l’individu qu’il était. Et si elle cherchait à satisfaire l’homme, elle souhaitait également donner du plaisir à cet autre composant de sa personnalité. Elle prit ses mains dans les siennes pour les guider dans sa chevelure, désormais consciente que cela excitait follement le dragon, puis elle les ramena sur son corps et le laissa l’envelopper, se refermer sur elle. Ashe tremblait. Rhapsody savait qu’elle affectait tant l’homme que le dragon, et ce savoir conjugué au plaisir qu’il lui apportait attisait un brasier dans lequel ils risquaient tous deux de se consumer. Elle ferma les yeux. L’eau remontait autour d’eux pour caresser son dos. Elle sentait une chaleur fourmillante prendre naissance au bout de ses doigts et ses orteils pour se répandre en elle en s’intensifiant ; et elle sut qu’une explosion se produirait quand l’onde atteindrait le noyau de son être. Elle s’agrippa à Ashe, qui menait son propre combat pour conserver la maîtrise de son corps ; un combat qu’il perdait. Elle ouvrit les yeux et le dévisagea, pour constater qu’il était à la fois captivé et concentré. « Tu te retiens, lui reprocha-t-elle avec douceur entre deux inspirations. Laisse-toi aller. » Les paupières closes, il secoua imperceptiblement la tête. Rhapsody avait atteint la frontière d’un royaume dans lequel elle s’interdisait de s’aventurer sans lui. Elle ralentit ses exquis balancements et les mains d’Ashe comprimèrent sa taille. « Je t’en prie, murmura-t-elle. Je ne veux pas jouir toute seule. Abandonne-toi. » Ce qu’il fit. Ils brassaient le contenu de la baignoire où se formait un torrent impétueux. Emportée par leur passion au rythme de leurs mouvements de plus en plus rapides, l’eau débordait pour se répandre sur le carrelage du sol. En réaction à son extase, des vagues venaient s’échouer sur elle telles des déferlantes sur les écueils d’une côte accidentée. L’atmosphère d’Elysian était parcourue par un bourdonnement électrique, et Rhapsody avait vaguement conscience que, dans le lointain, les tintements musicaux de la cascade avaient été remplacés par ceux d’un torrent tumultueux. Dans la pièce voisine, les flammes du feu allumé dans l’âtre bondissaient et grondaient, elles aussi. Rhapsody n’aurait pu dire combien de temps durèrent leurs ébats, mais ils furent assez longs pour effacer toute une vie de chagrin. Le feu et l’eau fusionnèrent en une libération extatique et ils crièrent à l’unisson quand ils furent engloutis par l’écume des vagues. Finalement, Rhapsody regagna la surface et laissa sa tête reposer sur le torse de son amant. Elle reprit son souffle en hoquetant et caressa ses épaules pendant qu’il la tenait dans ses bras. L’eau, toujours chaude mais désormais apaisée, s’était répandue sur le sol et, comblée et épuisée, Rhapsody se félicita qu’il soit carrelé de marbre. Ils restèrent un très long moment ainsi, allongés dans la baignoire, sans échanger un seul mot. L’eau avait tiédi, quand Ashe déposa un baiser sur son front et la regarda avec amour. « Est-ce que ça va ? Tu n’as pas bu la tasse, au moins ? » Elle soupira et se tourna pour le dévisager en souriant. Tels deux petits lacs, ses yeux semblaient refléter une myriade d’étoiles. Ashe sentit sa gorge se serrer. « Amariel », dit-il à mi-voix, dans la langue de Rhapsody. « Merei Aria. Evet hira, Rhapsody. » Étoile de la Mer, j’ai trouvé mon étoile-guide. C’est toi, Rhapsody. Ses yeux scintillaient, l’expression idiomatique convenait parfaitement aux circonstances. « C’est romantique. — Tu m’as rendu romantique, Rhapsody. C’est un exploit. » Elle rit et se pencha pour l’embrasser. « Un dragon romantique. N’est-ce pas contradictoire ? — Si. M’aimes-tu quand même ? » Elle le regarda avec gravité et s’exprima en mettant à contribution ses capacités de Baptistrelle pour qu’il n’eût aucun doute sur sa sincérité. « Je t’aimerai toujours. » Il la rapprocha de lui et déposa un baiser au sommet de sa tête. « Aria », murmura-t-il encore. Et Aria devint le nom secret qu’il lui donnerait, le nom qu’il utiliserait pendant leurs instants d’intimité et comme expression d’un amour que nul langage ou image n’eût permis de traduire. Grunthor patientait sous le soleil de fin d’après-midi à la bordure des roches gardiennes de Kraldurge, rongé par l’impatience et occupé à écouter les ululements du vent entre les formations qui évoquaient des alignements de crocs. Il avait répondu à une convocation de Rhapsody et sa nervosité ne cessait de croître, car il se demandait où elle pouvait bien être. Le message qu’elle avait confié au vent ne contenait aucune trace de peur ou de panique ; il s’agissait d’une simple invitation, amplifiée par le belvédère, à venir la retrouver dans la clairière située au-dessus d’Elysian. Il la vit finalement sortir des ombres, emmitouflée comme toujours dans son manteau malgré la chaleur estivale étouffante. « Il était presque temps de vous manifester, duchesse, marmonna-t-il en la voyant approcher. Un jour de plus et j’organisais une battue avec tous les membres de mon régiment d’élite. » Il la prit dans ses bras et la tint fermement, en sentant craintes et irritation l’abandonner comme l’eau qui s’écoule entre des gravillons. « Est-ce que ça va ? — Très bien, Grunthor. » Elle rit lorsqu’il la reposa. « En fait, je ne pourrais mieux me porter. » Il la dévisagea d’un air suspicieux. « Pour quelle raison, plus précisément ? » Il avait remarqué son sourire rayonnant et ses cheveux lustrés, libérés du sempiternel ruban noir. Il leva une main massive avant qu’elle ne puisse répondre. « Non ! Oubliez ma question. Ne dites rien, mam’zelle. » La gaieté de Rhapsody s’évapora instantanément. « Pourquoi ? — Abstenez-vous-en, c’est tout », déclara le sergent, avant de soupirer. Ce qu’elle avait eu l’intention de dire était évident. Ce qu’il avait tant redouté s’était produit. Un dragon avait fait d’elle son trésor, même s’il ne s’agissait pas du dragon auquel il avait pensé. Il songea à la réaction d’Achmed et frissonna. Grunthor détourna les yeux, désormais séparés par le pli d’un froncement de sourcils, pour s’intéresser aux pics nimbés de soleil des Dents puis aux sentes rocailleuses qui serpentaient entre les fleurs épanouies du milieu de l’été. « Z’avez donc pas d’ennuis, pas besoin d’aide ? — Non, bien sûr que non ! Je vous aurais immédiatement appelés à la rescousse, dans le cas contraire ! » Elle aurait aimé se débarrasser de ce qui comprimait sa gorge depuis qu’elle avait vu sa réaction. Elle leva la main pour caresser son large visage, le faire tourner délicatement vers elle. Quand les yeux ambre se rivèrent aux siens, elle constata qu’ils contenaient une incommensurable tristesse alors que son masque habituel de nonchalance figeait ses traits. « Je croyais que vous vouliez me voir heureuse, Grunthor… » Il baissa les yeux sur elle, pensif. « Oui da, mam’zelle ! Plus que toute autre chose. — Alors, vous devriez vous réjouir pour moi ! » Le géant se détourna pour scruter les hauteurs les plus vertigineuses. Si elles lui avaient paru autrefois inaccessibles, les Bolgs les gravissaient désormais pour assurer l’entretien de l’ancien système de ventilation et reconstruire l’observatoire. Tout ce qui leur avait semblé lointain était à présent à leur portée. L’ironie de la situation avait un arrière-goût amer. « Je ferai de mon mieux, mam’zelle, dit-il finalement. Et si c’est tout ce que vous aviez à me raconter, j’vais pas m’attarder. Je dois exécuter une mission de reconnaissance vers les Royaumes des profondeurs. Si vous avez besoin de moi, je serai de retour dans deux semaines. — Attendez ! Il y a une chose que vous pourriez faire pour moi, si ça ne vous ennuie pas. » Elle prit dans son manteau un parchemin plié et scellé qu’elle lui remit. « C’est pour Jo. Je voulais lui expliquer ce que… ce qui s’est passé, et lui laisser le temps de s’accoutumer à la situation. » Elle essuya une perle de sueur de ses sourcils. « Jo a un… un faible pour Ashe, et je voudrais ménager ses sentiments. Ferez-vous le nécessaire pour qu’elle lise ceci, Grunthor ? Avant votre départ, si possible ? » Le géant hocha la tête et glissa la lettre sous son pourpoint. « Et vous en informerez également Achmed ? » Il hocha encore la tête, sans se départir de son impassibilité. À en juger par ses intonations et le fait qu’elle ait ajouté cela comme si cette pensée lui était venue à retardement, elle n’avait pas la moindre idée de ce qu’elle lui demandait de faire. Pour la première fois depuis qu’il connaissait le roi firbolg, Grunthor aurait de sérieuses difficultés à trouver ses mots. « Quand comptez-vous revenir ? — Je vais attendre un peu pour laisser à Jo le temps de s’adapter. Je veillerai à ce que la date de mon retour corresponde à la vôtre. Nous pourrons alors nous retrouver pour décider ce qu’il convient de faire au sujet du Rakshas. » Grunthor fit glisser un index sous le col de son justaucorps. « C’est entendu, mam’zelle. Maintenant, faut que j’y aille. » Il tapota maladroitement sa tête avec sa main démesurée puis l’attira vers lui pour l’étreindre avec force. « Êtes-vous bien portant, Grunthor ? Vous me paraissez très las, hagard… — Je pourrais mieux dormir, c’est sûr. Je fais des cauchemars, je rêve d’un machin qui jaillit des ténèbres. Je n’ai pas encore pu l’identifier. Je sais à présent ce que vous avez enduré, mam’zelle. » Il soupira et lui donna une dernière accolade. « Vous serez prudente, pas vrai ? Et avertissez votre ami embrumé qu’il aura affaire à moi s’il se conduit mal envers vous. » Rhapsody ne put s’empêcher de sourire. « Je n’y manquerai pas. » Elle recula et déposa un baiser sur la joue rêche du géant. « Et vous, ne manquez pas de dire aux autres et à mes petits-enfants que je les aime. » Grunthor exerça une pression sur son épaule puis se détourna et s’éloigna dans la clairière battue par le vent où s’épanouissaient désormais les couleurs vives des pensées qu’elle y avait plantées à la fin de l’hiver. Fleurs de deuil, fréquemment offertes aux personnes qui venaient de perdre un proche, déposées sur des tombes ou semées sur des champs de bataille, elles ne réjouissaient guère les cœurs de ceux qui avaient pu admirer brièvement leur beauté. La bague du Patriarcat fut investie de sa puissance au cours de la Nuit de la Mi-été. C’était une fête très importante au sein de leurs deux cultures et ils furent ravis de pouvoir la célébrer ensemble. Rhapsody et Ashe campèrent sur la lande, Ashe attendant d’exécuter les rites de la religion de son père et Rhapsody ceux des Lirins. Ils s’allongèrent ensuite dans un parterre de reines des bois pour observer le ciel nocturne, enlacés et silencieux. Ils assistèrent à une pluie d’étoiles filantes et un instant plus tard Rhapsody sentit les muscles de la poitrine d’Ashe se crisper. Elle s’assit pour baisser les yeux sur lui. « Que t’arrive-t-il ? » Il regardait sa main avec une expression étrange. « C’est fascinant… — Quoi ? — Eh bien, je pensais à un chimiste gwadd de la Première Génération, un apothicaire nommé Quigley, devenu célèbre pour avoir détenu le secret de la composition de tous les toniques et potions médicinales jamais préparés… ne serait-ce que parce qu’il a inventé la plupart d’entre eux. J’ai appris son histoire, et l’histoire de son voyage avec la Première Flotte… Les Gwadds n’étant pas des navigateurs émérites, ce voyage fut pour lui très éprouvant. Il en profita néanmoins pour mettre au point un excellent remède phytothérapique contre le mal de mer à partir d’algues séchées. Je me suis dit que j’aurais adoré le rencontrer. » Rhapsody hocha la tête. « Juste avant de prendre conscience que j’ignorais comment j’avais appris ces choses. — Voilà qui est étrange. — Certes, mais moins que les pensées qui me sont venues au sujet des Couteaux des Montagnes. Il s’agit d’une bande d’hommes forts et vigoureux – et je suppose qu’ils appartiennent à l’espèce des Nains –, si habiles au maniement d’une lame qu’ils peuvent éviscérer une armée complète avant que les soldats ne se rendent compte de quoi que ce soit. Une légion de leurs victimes a poursuivi sa route sur une demi-lieue avant de tomber littéralement en morceaux. Les Couteaux sont bornés et joyeux, et lorsqu’ils remportent une victoire ils la célèbrent en exécutant des danses de guerre, en se fendant les oreilles et en poussant des cris d’orfraie même si des dangers les guettent toujours. C’est également un peuple de la Première Génération et une pensée qui ne m’était encore jamais venue à l’esprit. — Tu crois que la bague y est pour quelque chose ? » Une question qui cessa d’être d’actualité quand la pierre blanche au centre du bijou se mit à briller. Un large sourire fendit le visage d’Ashe. « J’en suis convaincu. Rhapsody, c’est merveilleux. Je sais soudain tout au sujet des membres de la Première Génération, où ils sont, à quoi ils ressemblent et même s’ils sont ou non loyaux envers les Cymriens. Il y a quelques individus exceptionnels toujours en vie : Chanteurs, guérisseurs, gens de haute et de basse extraction, prêtres et pirates, et je les connais tous. Je me demande si le Patriarche disposait de ces informations, lui aussi. — J’en doute. Il m’a dit que c’était une bague de sagesse, qu’elle lui avait apporté tout le savoir nécessaire à l’exécution de sa charge. Je présume qu’elle te dit ces choses parce que tu es destiné à devenir le seigneur des Cymriens ; elle t’indique ce qui pourra t’être utile dans l’exercice de tes fonctions. Elle doit considérer que tu es le plus qualifié pour occuper ce poste. — Les critères de sélection ne sont pas vraiment drastiques, en ce cas ! — Arrête ! Tu insultes mon seigneur. » Elle s’inclina pour l’embrasser, juste avant de penser à autre chose. « Il te faudra en outre gouverner la contrée. La bague te fournit-elle des indices sur la composition d’une bonne équipe de conseillers ou qui ferait un vice-roi digne de ce nom ? » Il hocha la tête. « C’est comme si je pouvais estimer la valeur des gens non en tant qu’individus mais en fonction de leur aptitude à diriger. » Rhapsody ramena ses genoux contre sa poitrine, et Ashe le remarqua. « Quoi, Aria ? Qu’est-ce qui te tracasse ? — Rien, répondit-elle en regardant le sol. Et les candidates potentielles pour devenir dame des Cymriens ? Trouve-t-on encore des femmes de la Première Génération dignes de prétendre à ce titre ? » Ashe la regarda avec gravité et réfléchit à la question. « Eh bien, je pourrais en citer plusieurs ! » Rhapsody leva les yeux pour lui adresser un semblant de sourire. « Voilà qui est parfait ! Au moins n’auras-tu que l’embarras du choix. Trouver une femme qui saura te rendre heureux ne sera pas difficile. — En fait, il n’existe qu’un choix évident, une personne dont la noblesse ne pourrait être contestée par aucun Cymrien. Elle est en outre pleine de sagesse et elle a accompli maints exploits. Le peuple en serait probablement ravi autant que moi, si elle acceptait de devenir ma dame. — Voilà qui est prometteur. Savoir que tu seras heureux me transporte de joie. — Il convient avant tout de rappeler qu’il n’est pas nécessaire que la dame des Cymriens m’épouse. Même s’il est préférable qu’il en aille ainsi, ce n’est pas parce que je la choisis et la demande en mariage que ce sera chose faite, Rhapsody. Les Cymriens sont étranges. Elle risque d’avoir des scrupules ; je sais d’ailleurs que c’est le cas. Si elle l’avait souhaité, elle aurait déjà pu prendre ce titre. Elle en a les capacités depuis déjà un certain temps. » Rhapsody se pencha pour l’embrasser. « Je suis certaine qu’elle acceptera, Ashe. Tu la prétends pleine de sagesse. Il faudrait être folle pour ne pas vouloir de toi ! — J’espère que tu dis vrai. » Il sentit la chaleur de Rhapsody décroître, comme si son feu intérieur avait perdu de son intensité, et il la serra dans ses bras. « Ça va ? — Très bien, répondit-elle avec concision. Mais j’ai froid. Qui aurait pu croire une chose pareille, la Nuit de la Mi-été ? Pouvons-nous rentrer ? — Évidemment. » Il se leva et lui présenta sa main. « Un bon feu nous attend en Elysian, un feu qui occupe une place particulière dans mon cœur. Puisqu’il s’agit d’une nuit de réflexion et de remémoration, pourquoi ne pas aller revivre notre premier souvenir commun ? » Elle l’approuva de la tête et prit la main tendue. Ils repartirent ensemble pour regagner Elysian dans les ténèbres du sous-sol. 41 LA ROCHE DANS LAQUELLE avaient été forés les couloirs du Chaudron était si froide que les torches, fichées dans des supports muraux espacés de trois mètres, n’y diffusaient aucune chaleur. Cette caractéristique très ancienne, déjà présente dans le granit avant que les Firbolgs ne s’approprient cette montagne, était en harmonie avec l’Histoire écrite en ces lieux. Il s’agissait d’un endroit sombre et lugubre. Les bruits de pas résonnaient une fraction de seconde avant d’être absorbés par la pierre. Ceux qui s’y déplaçaient avaient l’impression de marcher à l’intérieur d’un cercueil. Ashe ne pouvait se remémorer la dernière fois où il avait été d’aussi méchante humeur. Il avait pendant près de trois semaines connu un bonheur sans entraves, ainsi isolé avec Rhapsody dans le paradis qu’elle s’était façonné en Elysian. Il n’avait jamais partagé des joies aussi simples qu’imaginer de nouveaux mets, nager dans le lac cristallin sous le clair de lune filtré, l’observer coudre ou fourbir des armes sous la clarté du feu, l’aider à étendre la lessive, chanter avec elle, lui brosser les cheveux, rechercher mutuellement du plaisir et se forger des souvenirs communs… Après cela, devoir replonger dans une existence où ils ne bénéficiaient d’aucun instant d’intimité était frustrant au plus haut point. Et savoir que se rendre dans le Chaudron était une nécessité ne modérait en aucun cas son irritation. Ils s’étaient par un accord tacite abstenus d’évoquer le passé ; ces souvenirs étaient pénibles et ils craignaient de rompre le charme qui les protégeait dans leur refuge magique. Ils avaient pour la même raison éludé tout ce qui se rapportait à l’Avenir. Mais ils venaient de quitter Elysian pour présenter une requête à Achmed, et ce fut en souffrant d’une épouvantable migraine qu’il suivit les lugubres couloirs du siège du pouvoir des Firbolgs pour gagner la salle du conseil où les odieux compagnons de Rhapsody devaient déjà les attendre. Rhapsody, qui marchait à son côté, perçut ses états d’âme et comprima sa main pour l’encourager. Elle avait opté pour une tenue plus pratique qu’en Elysian, son ensemble de voyage composé d’une chemise en lin blanche, d’un pantalon marron en toile glissé dans des cuissardes lacées et, naturellement, son manteau infernal. Ashe avait trouvé de bonnes raisons pour l’inciter à retirer tous ces effets à deux reprises, ce matin-là, mais le ruban noir avait fini par regagner sa chevelure afin de domestiquer ses cascades lustrées. Les vêtements aux couleurs harmonieuses avaient été remisés dans la garde-robe de cèdre, remplacés par ceux qu’elle portait pour se cacher au monde. C’était ainsi qu’il l’avait vue pour la première fois, même si ce camouflage n’avait pas permis à son cœur de lui résister. Mais depuis qu’il l’avait découverte telle qu’elle était vraiment, il ne supportait plus qu’elle dissimule sa beauté. Il était si heureux de la voir se promener sans voiles en Elysian, les cheveux tombant librement sur ses épaules, que cela lui manquait déjà. Des contraintes auxquelles elle se pliait sans rien laisser paraître. Elle lui souriait, lui tenait la main, l’incitait à se hâter pour aller rejoindre les derniers individus au monde qu’il souhaitait rencontrer. On trouvait dans la pièce s’ouvrant derrière la Grande Salle une imposante table en bois de facture grossière mais lustrée par des siècles d’utilisation. De vieilles tapisseries à l’odeur de moisi que la suie et le temps avaient assombries au point de rendre leurs motifs méconnaissables agrémentaient les murs. Un puits de feu occupait la majeure partie de la paroi opposée, un nid de flammes à l’odeur nauséabonde qui constituait l’unique source de clarté des lieux car les lanternes ne seraient pas allumées avant la tombée de la nuit. À leur entrée, Grunthor se leva de son siège massif, fit claquer ses talons et se tourna vers Rhapsody pour la saluer d’une révérence. Elle se précipita à sa rencontre et l’étreignit, pendant qu’Ashe paraissait sidéré de constater qu’une créature aussi volumineuse pouvait se mouvoir avec tant de légèreté. Puis il parcourut les lieux du regard. Achmed était resté assis. Un pied posé sur la table, il continua de lire ce qui était écrit sur une liasse reliée de feuilles de vélin jaunies. Il n’avait même pas daigné lever les yeux. Rhapsody passa derrière le roi firbolg, se pencha pour déposer un baiser au sommet de son capuchon puis s’intéressa à son tour à ce qui l’entourait en grimaçant et secouant la tête pour exprimer son dégoût. « Seigneurs, Achmed, que faites-vous griller ? Non, ne me répondez pas, je ne tiens pas à le savoir. » Elle posa son sac sur la table et le fouilla, pour en sortir un flacon en verre ambre contenant une décoction d’extrait d’iris et d’huiles essentielles de vanille et d’anis, ainsi qu’une bourse en daim s’ouvrant sur plusieurs poches internes. Elle préleva dans un de ces replis un mélange d’épices sèches et de copeaux de cèdre et, en fermant les yeux à demi pour les protéger de la fumée rance, elle les jeta dans le feu avant de l’asperger de quelques gouttes du contenu du flacon qui se répandirent en grésillant. L’odeur pestilentielle fut aussitôt dissipée et remplacée par une douce senteur qui se fit très rapidement oublier. « Oh, génial ! commenta Grunthor. On fleure aussi bon qu’un champ de pâquerettes. J’suis sûr que mes hommes vont adorer ! Merci, ma chérie. » Rhapsody termina son inspection des lieux, de plus en plus morose. « Vous n’avez pas du tout refait la décoration ! Que sont devenues les tapisseries de soie que je vous ai fait expédier de Bethe Corbair ? — Nous nous en sommes servis pour insonoriser les écuries, répondit Achmed sans interrompre sa lecture. Les chevaux vous en sont infiniment reconnaissants. — Oh, j’en ai utilisé une pour envelopper un de mes meilleurs lieutenants avant d’le mettre en terre ! intervint Grunthor. Même que sa veuve n’en revenait pas ! » Ashe contenait difficilement son amusement. Quels que soient les problèmes que les amis de Rhapsody voulaient souligner, il était indéniable que leurs rapports ne manquaient pas de piquant. Mais il avait mal à la tête et il lui tardait déjà de regagner Elysian. Il toussa poliment. « Oh, bonjour, Ashe ! fit Grunthor. Z’êtes là, vous aussi ? — Nous n’y pouvons rien changer, commenta Achmed. Si vous êtes souffrant, Ashe, je peux vous faire apporter quelques sangsues. — Ce ne sera pas nécessaire, merci. — Et voilà la petite demoiselle, déclara Grunthor sur un ton jovial en voyant Jo entrer dans la salle. Viens m’embrasser, ma chérie. » Jo s’exécuta, avant de se précipiter dans les bras de Rhapsody. « Que t’est-il arrivé ? demanda l’adolescente en la prenant par la taille pour se diriger vers la table. Où étais-tu ? — Que veux-tu dire ? Tu n’as pas lu ma lettre ? — Quelle lettre ? » Achmed leva enfin les yeux, pour regarder Grunthor. Le géant se racla la gorge avec gêne et sa peau violacée vira au cramoisi. « Uhhhhrrrumph. » Rhapsody se tourna vers lui, sidérée. « Uhhhhrrrumph ? Qu’entendez-vous par là ? Auriez-vous omis de lui remettre la lettre que je vous avais confiée ? — Ben, disons que j’ai préféré la garder sur mon cœur », répondit le Bolg. Penaud, il sortit le parchemin plié de sa poche de poitrine. « Je regrette, Jo, fit Rhapsody en foudroyant le géant du regard. Je comprends mieux ta réaction. » Elle lorgna Ashe, dont l’expression était explicite. Ils avaient remanié maintes fois cette lettre pour tenter de fournir à leurs nouveaux rapports des explications que Jo pourrait assimiler tout en essayant de ménager ses sentiments. Ils avaient ensuite attendu un certain temps pour lui permettre de s’accoutumer à cette idée. Autant de précautions inutiles. Jo prit la lettre et en entama la lecture. Rhapsody décida d’intervenir au premier froncement de sourcils. « Pourquoi ne pas me la rendre, Jo ? À quoi sert-elle, dès l’instant où je suis là en chair et en os ? Nous pouvons parler de tout ceci. Messieurs, nous allons nous absenter cinq… » Jo leva la main et Rhapsody s’interrompit. Le teint bilieux de l’adolescente s’empourpra et elle regarda follement autour d’elle. Prise de conscience et humiliation altérèrent ses traits comme elle assimilait la nouvelle puis comprenait que tous en avaient été informés et avaient redouté sa réaction. Son embarras crut encore. Elle se sentait mortifiée, et Rhapsody voulut la prendre dans ses bras. Avec une violence qui faillit la déséquilibrer, Jo se dégagea et quitta la salle du conseil en pleurant. Tous se dévisagèrent, muets et désemparés. Puis Rhapsody s’exprima, toujours sous le choc. « Je dois la rattraper. — Non, laisse-moi m’en charger, suggéra Ashe. C’est à moi de lui faire entendre raison. En outre, vous serez plus à votre aise sans moi. — Z’êtes plein de sagesse, commenta Grunthor — N’exagérons rien », intervint Achmed. Ashe déposa un baiser sur la main de Rhapsody, qui lui caressa l’épaule. « N’insiste pas, si elle ne souhaite pas te faire de confidences, déclara-t-elle en le regardant sous sa capuche. Elle peut ressentir le besoin de rester seule. Et, je t’en conjure, n’utilise pas tes pouvoirs de dragon ou quoi que ce soit pouvant incommoder Achmed. Il est très sensible à ces choses. — Tes désirs sont des ordres, répondit Ashe avant de se détourner. — Si vous pouviez lui dire deux mots en ma faveur, pendant qu’vous y êtes ? lança Grunthor en remarquant le froncement de sourcils de Rhapsody. Je ferais n’importe quoi pour qu’elle arrête de m’regarder comme ça ! » 42 HAUTES HERBES ET BRUYÈRES se prosternaient devant le vent qui flétrissait les steppes et gémissait dans les gorges des Dents. Il aplatissait les broussailles qui s’accrochaient désespérément à l’escarpement désertique, dans l’espoir non exaucé d’apporter un peu de vie à ce territoire accidenté. Le soleil de fin d’après-midi nimbait les à-pic rocailleux d’Ylorc d’une clarté sanglante et projetait des montagnes d’ombres inversées sur les corniches et moraines de la vallée. Jo ne prêtait aucunement attention à la danse angoissée du paysage. Immunisée contre les camouflets du vent, elle progressait en titubant et en rampant vers la vaste plaine qui occupait le sommet du monde. Lorsqu’elle arriva à la cime du ravin, elle s’arrêta pour reprendre son souffle et laisser reposer sa tête moite de sueur sur des mains écorchées et crispées sur les dernières prises de la falaise. Puis elle se hissa vers le premier secteur relativement plat. Les mains sur les hanches et le souffle court, elle fit un tour sur elle-même pour parcourir des yeux le désert et les frontières de la lande au-delà de laquelle se dissimulait le royaume enfoui des Firbolgs. Une étoile apparut à l’est, au-dessus de l’horizon, pour s’effacer immédiatement derrière un voile de nuages qui chevauchaient le vent dans un ciel de plus en plus sombre. Un souffle glacial accompagnait l’obscurité, surprenant en cette fin d’été mais fréquent dans les hauteurs des Dents. Leur infinité s’étendait autour d’elle et sous elle, enserrant tout son univers dans une morne étreinte. Jo se tourna vers le soleil couchant et lui intima mentalement de se hâter. Les seules choses encore visibles seraient sous peu le ciel et le plateau dont le bas-ventre de crevasses et de fissures avait disparu à la façon d’un cauchemar oublié. Peut-être lui suffirait-il de rester assez longtemps loin du Chaudron pour se faire oublier, elle aussi. « Que faites-vous ici ? » Jo pivota sur ses talons pour voir dans le crépuscule une silhouette dissimulée par un lourd manteau. Le vent agitait le vêtement et sa capuche, révélant brièvement des cheveux cuivrés et des yeux bleus familiers, ainsi qu’une expression d’inquiétude et de compassion. Jo exprima sa rage et sa frustration par un son guttural. « Seigneurs, pas vous ! Malédiction ! Partez d’ici, Ashe ! Fichez-moi la paix ! » Elle repartit si vite vers la falaise qu’il dut courir pour la rattraper et la retenir par le poignet. « Attendez ! Je vous en prie ! Quoi que j’aie pu faire pour vous bouleverser à ce point, je le regrette. Ne partez pas. Parlez-moi, je vous en conjure. » Elle dégagea son bras et le foudroya du regard. « Vous pourriez pas me lâcher cinq minutes ? Je ne veux plus avoir affaire à vous. Partez ! » Elle découvrait son affliction sous l’ombre du capuchon. Il recula d’un pas et fit redescendre ses bras le long de ses flancs, pour adopter une posture qu’elle ne pourrait considérer menaçante. « Entendu. Je suis désolé. Je partirai, si vous l’exigez. Mais, je vous en supplie, ne sautez pas. Je veux vous aider, pas vous inciter à plonger vers la mort. » Jo attendit dans un silence maussade qu’il décide de s’éloigner, mais il n’y semblait pas disposé. « Alors ? Qu’est-ce que vous fabriquez ? Allez-vous-en ! » Jo avait des difficultés à rester debout. Le vent qui hurlait dans la plaine et autour d’eux couvrit presque la réponse d’Ashe. « Je regrette, mais je ne peux pas vous laisser seule. C’est trop dangereux. » La colère la fit de nouveau grimacer. « Je n’ai pas besoin de votre aide. Je suis capable de me débrouiller sans vous. — Je n’en ai jamais douté, mais rien ne vous y oblige. Les amis ne doivent-ils pas se protéger l’un l’autre ? Et nous sommes toujours amis, non ? » Jo regarda le soleil couchant. Il franchissait la bordure la plus éloignée des Dents et dardait ses derniers rayons avec un bref regain de brillance avant de disparaître. Elle avait l’impression d’assister à la fin du monde. « Si vous étiez mon ami, vous me ficheriez la paix, vous n’essayeriez pas de me ramener là-bas contre mon gré. » Il la contourna pour se retrouver devant elle. « Je ne vous forcerais jamais à faire quoi que ce soit et je n’ai à aucun moment déclaré qu’il fallait aller quelque part. » Elle le dévisagea avec une expression interrogatrice et il vit sa colère décroître. « Je ne veux pas vous laisser seule, c’est tout. Je resterai ici, à vos côtés, aussi longtemps que vous le désirerez. Toute la nuit, si nécessaire. » Jo sentait son irritation s’évaporer et son ancien désir renaître. Elle lutta pour le contrer mais réussit seulement à le dissimuler. « Et Rhapsody ? — Rhapsody ? — Ne va-t-elle pas se demander ce que vous faites ? — Pour quelle raison ? — Oh, je ne sais pas ! C’est le plus drôle, avec les amants. Ils ont tendance à se montrer possessifs. » Elle put le voir sourire, sous le capuchon. « Ne vous tracassez pas pour ça. Rhapsody ne s’inquiétera pas. Elle a souhaité que je vous tienne compagnie. » Rhapsody revint vers la grande table autour de laquelle ses compagnons étaient assis et prit une chaise. « N’étions-nous pas convenus de ne pas nous encombrer de nos animaux domestiques lors des visites que nous nous rendons ? » lança Achmed en poursuivant sa lecture. Rhapsody ne releva pas ces propos offensants. « Savez-vous pourquoi je suis ici ? Pouvons-nous oublier ces enfantillages et en venir à l’essentiel ? » De l’amusement modifia brièvement les traits du roi firbolg qui contemplait le plafond. « Voyons voir, pour quelle raison avez-vous pu revenir ? Le vin incomparable, le service irréprochable, le décor… — Entendu, soupira Rhapsody. Puisque vous faites votre mauvaise tête, nous allons tout reprendre au début. Je suis venue réclamer, ainsi que vous le savez parfaitement, votre aide pour tuer le Rakshas. » Achmed posa ce qu’il lisait. « Pour ce que j’en sais, il vient peut-être de sortir de cette salle. — Non ! Il s’agit d’une entité distincte qui n’a en commun avec Ashe que son apparence. Je vous en prie, Achmed, ne prenez pas un malin plaisir à me tourmenter ! » Le visage de Grunthor s’illumina. « Voyez, je l’savais bien qu’elle préférait que je m’en charge ! Oh, je peux le faire, m’sieur ? Je serai de retour dans un rien de temps avec les poucettes. » Rhapsody le foudroya du regard. « Oh, taisez-vous ! Je ne vous ai pas adressé la parole. » La joie du géant céda la place à de la gêne, et ce fut avec un air pincé qu’Achmed déclara : « C’est amusant. La torture a justement pour but de rendre les gens plus prolixes. Si le silence règne, on peut en déduire que personne n’est au supplice. — Vous êtes un expert, en matière de silence. Je vous en prie, allez-vous m’assister ? Je ne veux pas qu’Ashe participe à cette chasse. S’il le découvre, le F’dor voudra s’emparer du reste de son âme. Le Rakshas n’a aucune prise sur nous, et nous pourrons probablement l’éliminer sans difficultés si nous œuvrons ensemble. Cela figure sur la liste des tâches que je me suis assignées depuis notre séjour dans la Maison du Souvenir. Je veux simplement en faire une priorité. Je vous en prie. Aidez-moi à tuer ce démon. » Achmed se pencha en arrière et soupira. « Entendu, voyons ça. Savez-vous avec certitude où il est, qui il est ou ce qu’il est ? — J’ignore où il se trouve, mais j’ai apporté du sang séché provenant de la blessure qu’il a reçue lors de notre affrontement. Le Rakshas est constitué de sang du F’dor et il provient de l’ancien monde. J’ai pensé que cela vous permettrait de remonter jusqu’à lui. » Achmed ne répondit rien. « Quant à son identité, vous la connaissez déjà. Ce que vous souhaitez savoir, c’est qui il n’est pas… et ce n’est pas Ashe. J’en suis certaine. — Comment ça ? marmonna Grunthor. — Voulez-vous que je dresse la liste de mes raisons ou vous contenterez-vous de ma parole ? » Achmed et Grunthor se dévisagèrent. « La liste. — Bon, voyons voir… Ashe a les yeux d’un dragon. Ils sont très différents de ceux du Rakshas… ses pupilles sont fendues verticalement alors que celles du démon sont rondes, comme les nôtres. — Tiens donc ? Je les croyais identiques. » Rhapsody avait fort à faire pour garder son calme face aux intonations moqueuses d’Achmed. « Le bout d’âme a été subtilisé à Ashe à une époque où le dragon qui vit en lui était encore assoupi. Quand messire et dame Rowan ont inséré un fragment d’étoile dans sa poitrine, sa puissance élémentale à l’état brut a réveillé la bête qui a alors gagné le devant de la scène. Je pense que ses yeux étaient normaux, comme ceux de Llauron, avant qu’il ne reçoive cette blessure. — Il vous l’a dit ? — Non, nous ne parlons jamais du Passé. — Parlez-vous de l’Avenir, en ce cas ? — Pas vraiment. C’est un sujet pénible, car nos destins vont se séparer. — Vous m’en voyez ravi ! — Pas moi ! intervint Grunthor. S’ils ne se causent pas, à quoi passent-ils leur temps ? » Il vit les sourcils de Rhapsody se froncer et il s’empressa de contrer l’assaut qui s’annonçait. « Z’avez déjà terminé vot’ énumération ? Quelles sont les autres différences ? — Eh bien, j’ai tranché un pouce du Rakshas pendant notre combat, et les mains d’Ashe sont intactes ! — Ça ne prouve rien, vu qu’il ne sait pas quoi faire de ses dix doigts. » Rhapsody commençait à en avoir plus qu’assez. « Écoutez, tout ceci est complètement ridicule. Si vous refusez de m’aider, j’irai seule. » Elle repoussa la lourde chaise et s’apprêta à repartir. « J’aurais des objections à émettre, Vot’ Seigneurie, lança Grunthor avec douceur. Sans vouloir vous offenser, je pense qu’il risque de botter votre joli petit cul, si vous êtes toute seule. — Peu m’importe. » Elle contourna le siège et le poussa vers la table. « Montrez-moi cet échantillon de sang. » Rhapsody regarda Achmed pour tenter de déterminer ses intentions. Elle finit par plonger la main dans son sac pour en sortir les effets qu’elle avait portés lorsqu’elle s’était battue contre le Rakshas dans la basilique de Sepulvarta. Le vêtement était imprégné d’une importante quantité de sang, même si la majeure partie avait grillé en même temps que le tissu. Grunthor se pencha sur le siège, impressionné. « C’est à lui, tout ça ? » Elle le confirma de la tête. « Eh bien, je retire c’que j’ai dit ! Z’avez dû suivre assidûment vos leçons d’escrime. » Achmed examinait ce qu’elle avait apporté en concentrant son attention sur les taches. Rhapsody percevait une étrange vibration émanant du Dhracien, une chose qu’elle ne se souvenait pas avoir déjà ressentie. Il y avait un je-ne-sais-quoi qui s’amplifiait, un peu comme les stridulations d’un criquet par une nuit paisible. Il finit par lever les yeux vers elle. « Et du sang d’Ashe, en avez-vous ? — Non. — Je peux aller en faire couler un peu, proposa serviablement Grunthor. — Non. Ça fait deux, Grunthor. La prochaine fois, je biffe votre nom de mon testament. » Achmed la regarda quelques secondes, avant de déclarer : « Si je vous aide à chasser le Rakshas, puis-je compter sur vous pour dresser la liste de tout ce qu’il y a à faire dans la Colonie ? » Elle le dévisagea avec gravité. « Je vous assisterai même si vous n’intervenez pas. — Vous risquez de devoir vous battre. — J’en suis consciente. » Le roi firbolg hocha la tête. « En ce cas, nous allons tout préparer pour passer à l’action le premier jour de l’hiver. » L’expression de Rhapsody se fit radieuse. « Vous acceptez ? Vous allez aider Ashe ? Vous me donnerez un coup de main pour éliminer le Rakshas ? — Oui, non et oui, répondit posément Achmed. J’ai déjà précisé que je n’accorde mon aide qu’à vous. Et si j’agis ainsi, c’est parce que c’est indispensable. Maintenant, regardez cette carte. » Pendant un très long moment, l’unique son audible sur la lande fut le gémissement ininterrompu du vent. Jo restait assise et muette, jetant à l’occasion un regard oblique à son chaperon non sollicité qui la surveillait à distance respectueuse. Elle était trop embarrassée pour entretenir sa colère, et elle finit par réunir le courage nécessaire pour s’adresser poliment à lui, en essayant de s’exprimer comme une adulte. « Écoutez, pourquoi ne pas rentrer ? Je vous promets de vous suivre dans quelques minutes. » Sa réponse fut presque couverte par les plaintes du vent qui agitait les hautes herbes. « N’y comptez pas. » Elle se leva d’un bond. « Bon sang, Ashe, je ne suis plus une gosse ! Je me suis débrouillée seule tout au long de ma vie. Cette pauvre petite idiote de Jo n’a pas besoin de votre protection. Sans oublier que vous devez rater des tas de choses importantes. Laissez-moi… » Elle le vit se lever pour venir vers elle et elle sentit ses genoux flageoler. Elle désirait le haïr mais ne ressentait pour l’instant que des crampes à l’estomac, comme lorsqu’elle l’avait rencontré pour la première fois à Bethe Corbair. Si elle voulait le fuir, elle resta comme pétrifiée jusqu’au moment où il s’immobilisa devant elle. Il tendit la main pour éloigner de ses yeux une mèche rebelle et lui demander d’une voix douce : « Qu’est-ce qui pourrait être plus important que votre sécurité ? — Convaincre Achmed d’aider Rhapsody à tuer le Rakshas ? » Jo ne put observer sa réaction, mais ce fut avec solennité qu’il répondit : « Ce n’est pas ce que je pourrais dire qui empêchera Achmed d’agir au mieux de ses intérêts. En outre, demeurer près de vous est pour moi une priorité. — Pourquoi ? » Il se rapprocha d’elle et ses doigts s’écartèrent des cheveux vagabonds pour caresser sa joue. Ils restaient là, à se regarder, et Jo crut voir dans l’ombre de son capuchon ses yeux bleus scintiller comme deux étoiles dans le ciel désormais obscurci. La chaleur qu’elle décelait dans sa voix engendrait des fourmillements sur sa peau. « Est-il utile de me le demander, Jo ? » Le vent tourbillonna autour d’elle et le sang reflua, la laissant étourdie. Le désir qu’il lui inspirait était plus puissant que le reste et elle baissa les yeux pour lui dissimuler ses sentiments. Elle sentit son pouls battre en des parties de son être où elle eût préféré qu’il ne se manifeste pas. « Rentrons, décida-t-elle. — Pas tout de suite, rien ne presse. » Il referma les doigts sur son menton et redressa son visage. « Tout de suite, rétorqua-t-elle d’une voix que faussait la panique. — Mes désirs sont les mêmes que les tiens. » Il repoussa son capuchon en arrière et, malgré l’obscurité, les traits qui avaient su conquérir son cœur – ses cheveux de la couleur du cuivre bruni, ses yeux aussi bleus que le ciel – avaient toujours le même effet sur elle. Ils appartenaient à un visage plus beau qu’elle n’aurait pu l’imaginer en rêve. Jo sentit son ventre fondre, et la chair se consumer d’un désir non sollicité entre ses jambes. À la fois étourdie et horrifiée, elle le regarda dénouer son manteau et le jeter sur le sol. Le vêtement était doublé de fourrure mouchetée, et il l’étala avec la pointe de sa botte pour recouvrir l’herbe à côté d’eux. « Qu’allez-vous faire, Ashe ? » demanda Jo qui s’était mise à trembler. Il prit son visage en coupe entre ses mains pendant qu’il la dévorait du regard, avec ses yeux encore plus fascinants que dans ses souvenirs. « Rien que tu ne souhaites pas, répondit-il d’une voix aussi chaude qu’un feu crépitant. N’ai-je pas précisé que je ne te forcerais jamais à faire quoi que ce soit contre ton gré ? — Si, murmura-t-elle d’une voix fluette. — Et j’étais sincère. Je ne t’aurais jamais compromise. » Les lèvres de l’homme effleurèrent les siennes, puis sa langue vint exciter le pourtour de ses lèvres. « Tu me crois, n’est-ce pas ? — Oui… — C’est bien ce que je pensais. Ta confiance m’honore », dit-il juste avant que sa bouche ne se colle à la sienne avec passion, presque avec brutalité. Ce baiser était si ardent que Jo se mit à trembler. Une onde de désir grimpa des profondeurs de son âme, des recoins dont la vie l’avait isolée, cherchant la consolation, cherchant l’acceptation. Son corps devint moite pendant qu’un vent mordant glaçait sa peau, et elle croisa les bras autour de son cou pour participer, pour l’implorer de lui communiquer un peu de sa chaleur. Il l’attira contre son corps et elle découvrit son excitation, et le fait que leurs forces n’étaient pas comparables. Désormais terrifiée, Jo pensa à Rhapsody. Elle venait de prendre conscience de la situation et elle se débattit pour se dégager. « Dieux, qu’allions-nous faire ? gémit-elle. Ashe, je vous en prie, rentrons. » Elle se détourna vers le chemin conduisant au Chaudron. Les mains d’Ashe se refermèrent sur ses épaules, avec douceur mais fermeté. Il l’immobilisa pendant que ses lèvres effleuraient son oreille et sa joue. Sa voix était chaude et atone, sur les hurlements du vent. « Je le regrette sincèrement, si j’ai fait quoi que ce soit ayant pu te déplaire, Jo. C’est bien le dernier de mes désirs. » Il la fit pivoter pour baisser le regard sur elle. Elle lut de la sympathie dans ses yeux… et peut-être était-ce ce qui les faisait paraître encore plus humains que de coutume, conclut-elle. L’éclat de son sourire l’émut et son sentiment de culpabilité fut une fois de plus confronté à son désir. « Vous ne m’avez pas choquée, mais je ne veux pas peiner Rhapsody. — Ah, Rhapsody ! Elle peut s’estimer heureuse d’avoir une amie aussi fidèle. Vouloir ménager ses sentiments t’honore, mais qui se soucie des tiens ? Qui sait t’apprécier à ta juste valeur ? — Ne vous moquez pas de moi… » Il s’agenouilla devant elle. « Je ne me moque pas… Je te le jure. Qu’est-ce qui t’incite à croire une chose pareille ? — Vous savez aussi bien que moi que je n’ai rien d’exceptionnel, répondit-elle avec un air farouche en retenant ses larmes. — C’est faux. — Tiens donc ? Comment l’auriez-vous constaté ? Vous le dire me coûte, mais certains d’entre nous ne sèment pas autour d’eux la puissance comme d’autres des miettes de pain, ils ne manient pas des épées faites d’eau solidifiée, ils n’ont pas des parterres de fleurs qui s’épanouissent à leurs pieds sitôt qu’ils sourient. La plupart d’entre nous sont nés dans des ruelles sordides et ils mourront sur des tas d’immondices sans que nul le remarque. » Ses larmes coulaient librement, désormais. Il prit sa main et y déposa un baiser. Le vent glacial cinglait le visage humide de Jo et il l’attira vers le sol, afin qu’elle puisse blottir sa tête contre sa poitrine. « Jo, Jo, que te prend-il ? Tu as en toi une multitude de trésors cachés… Il te suffit d’autoriser quelqu’un à exploiter ce gisement. » Elle releva le visage et il l’embrassa encore. Le désir remporta la bataille et balaya la loyauté que lui inspirait Rhapsody, comme elle laissait s’exprimer les souffrances et les besoins qui s’étaient approprié son âme. Un loup hurla dans le lointain, une lamentation aiguë qui se mêla à celles du vent. Une lune blafarde se leva et projeta des ombres surnaturelles sur le paysage tourbillonnant. Jo eut l’impression de choir de très haut lorsqu’il l’allongea sur la doublure de son manteau. Elle rouvrit les paupières et vit dans ses yeux des reflets bleutés, ainsi qu’une impatience troublante. Mais il était trop tard pour s’en soucier. Il déchira son gilet et ouvrit avec brutalité sa chemise. Elle l’entendit inhaler, soupirer d’admiration. « Tu vois, Jo… Des trésors cachés. Qui attendent seulement d’être cueillis ! » Elle hoqueta quand il dirigea sa bouche vers ses seins et qu’elle sentit la moiteur de ses lèvres contourner des mamelons devenus douloureux. Puis il entreprit de dénouer les lacets de sa culotte. La force avec laquelle il arracha le sous-vêtement l’exposa soudain à la froide morsure du vent et elle referma ses mains sur sa tête pour l’agripper en tremblant, tout en accueillant entre ses cuisses la chaleur de ses doigts. Leur exploration indécente la laissa tourmentée par un besoin inassouvi. Le temps qu’il retire son pantalon, la frustration la faisait gémir, ce qui les surprit tous les deux. Il rit, un aboiement désagréable, et il abaissa sa bouche vers le ventre de Jo avant de descendre de plus en plus bas, pour suivre avec la langue un parcours conduisant vers le point que ses doigts venaient d’abandonner. Il lui apporta du plaisir, presque brutalement, en repoussant les vêtements qui le gênaient encore, puis sa langue remonta le long de son corps pendant qu’il s’installait sur elle. Jo rouvrit les yeux en percevant sa tête juste au-dessus de la sienne. Elle le dévisagea et la touche de cruauté qui se mêlait à sa convoitise l’effraya. Le vent les cinglait et Jo commençait à céder à la panique quand les premières gouttes de pluie glacée l’atteignirent. Elle tremblait, moins de désir que de frayeur, et ce fut en pleurant qu’elle l’implora d’en rester là. Par réaction, il déplaça ses lèvres de ses seins à sa bouche dont sa langue explora les profondeurs, pour aspirer ses suppliques et souffler en elle son haleine brûlante. Puis elle perçut une chaleur bien plus intense encore, accompagnée de souffrance, comme il plongeait en elle et emportait frénétiquement sa virginité pour ne faire plus qu’un avec elle. Elle griffa son dos avec des doigts devenus livides, puis elle s’abandonna aux sensations éprouvées pendant qu’il s’aventurait de plus en plus loin en elle. Il écarta ses lèvres des siennes pour ponctuer ses mouvements de cris bestiaux suraigus et discordants, tout en la plaquant sur la rocaille dont l’isolait son manteau. Jo criait, elle aussi. Elle hurlait son nom, encore et encore, pour l’implorer de mettre un terme à cette épreuve tout en redoutant qu’il lui obéisse. Le vent des hauteurs qui rugissait autour d’eux couvrait et emportait leurs râles gutturaux, semblables à des cris de mouettes, dans les vallées et les gorges situées loin en contrebas. Et les Firbolgs qui les entendirent s’empressèrent de se chercher un abri, tant ils redoutaient de voir une horde de démons surgir des Enfers. Jo commençait à prier pour appeler la mort sur elle quand une sphère ignée de fureur orgasmique consuma son univers. Puis il resta prostré sur elle, désormais immobile, et elle continua de s’agripper à lui jusqu’au moment où une sensation terrifiante prit naissance au point de jonction physique de leurs corps pour se frayer un chemin vers son âme, s’entortiller irrésistiblement autour comme une liane issue de sa colonne vertébrale et se propager dans la totalité de son être. L’onde atteignit le sommet de sa tête, traversa son crâne et se prolongea à l’extérieur comme une tresse de cheveux avant de se dissiper brusquement. Elle frissonnait. Le vent se réduisit à une brise à peine perceptible, et Ashe se redressa pour la dévisager. Toute la laideur qu’elle avait pu voir en lui pendant ces instants de passion avait disparu. Il lui sourit, puis l’embrassa tendrement. « Est-ce que ça va ? » Elle hocha la tête, incapable de répondre. « Parfait. » Il se dégagea, se leva lentement et entreprit de lacer son pantalon. « Vois-tu, Jo, tu comptes énormément à mes yeux car tu es unique. Habille-toi, à présent. » Comme en un rêve, l’adolescente réunit les fragments de sa chemise et rattacha du mieux qu’elle le put les lambeaux de sa culotte déchirée. Elle renfila son gilet avec des mains tremblantes et regarda Ashe secouer son manteau pour faire tomber la poussière qui le maculait avant de le jeter sur ses épaules. Il finit par se pencher et l’attirer dans ses bras, pour une dernière étreinte, en caressant avec douceur sa chevelure. Il la raccompagna jusqu’à la bordure du Chaudron, déposa un rapide baiser sur sa tête puis s’éloigna d’un pas nonchalant entre les ombres des Dents. Les ténèbres l’engloutirent, il avait disparu. Ce fut seulement lorsqu’elle se retrouva seule dans ses appartements d’Ylorc, souffrant tant dans son corps que dans son âme, que Jo prit conscience d’ignorer la signification qu’Ashe avait voulu donner à ses dernières paroles. Des rires joyeux s’élevaient de la salle du conseil, quand Ashe regagna le Chaudron. Une odeur de sanglier rôti et de pommes aux épices flottait dans l’air. On avait allumé les lampes et les arômes relevés de la nourriture et les senteurs plus discrètes du feu de bois étaient gâchés par les relents caustiques de la graisse brûlée. Des lanternes illuminaient les lieux comme s’il s’agissait d’un phare dans ces couloirs lugubres. En le voyant entrer, Rhapsody se leva et se précipita à sa rencontre. Elle avait échangé sa tenue de voyage contre une longue robe ajustée en soie vert pastel, et il sut qu’elle voulait célébrer quelque chose. Il se penchait pour l’embrasser quand son regard croisa celui d’Achmed, et qu’il lut de l’amusement dans ces yeux autrement agressifs. Il passa un bras autour de la taille de Rhapsody en prenant de l’autre main la chope que lui tendait Grunthor. « Les nouvelles sont bonnes, j’espère ? » Achmed ne daigna pas répondre. « Ça dépend du point de vue, fit Grunthor. — Où est Jo ? » C’était Rhapsody, et tous reportèrent leur attention sur elle. « Je ne l’ai pas retrouvée », déclara-t-il. De l’inquiétude remplaça rapidement la déception qui avait altéré le joli minois de Rhapsody. « Je vais partir à sa recherche, décida-t-elle. — Fichez-lui la paix, Vot’ Excellence, intervint Grunthor en remplissant son verre. Si elle voulait qu’on la retrouve, ce serait chose faite. P’t’être bien qu’il lui faudra du temps pour s’habituer à… eh bien, certaines choses, voyez ? — Comme nous tous », surenchérit Achmed. Rhapsody contemplait le fond de son verre, perdue dans ses pensées. Ashe caressa la cascade de cheveux qui tombait dans son dos et elle leva les yeux sur lui. « Vous avez probablement raison », dit-elle Finalement avant de prendre la main d’Ashe pour le guider vers le siège qu’ils lui avaient réservé. Elle poussa de côté vaisselle et argenterie qui encombraient la table puis lui montra le grand parchemin, la carte qu’ils avaient étudiée pendant son absence. « Achmed et Grunthor ont accepté de nous aider, dit-elle en adressant un sourire chaleureux aux deux Firbolgs. Nous avons décidé de partir le premier jour de l’hiver. — C’est merveilleux. Merci. Merci à tous. — Je vous en prie, marmonna Grunthor. Il n’y a pas de quoi. — Je vous en prie, dit également Achmed. Evitez de me le rappeler. » Puis ils échafaudèrent des projets jusqu’à point d’heure en buvant, dînant et plaisantant. À l’extérieur le vent hurlait et se déchaînait, et le ciel de ténèbres versait des larmes de glace sans raison apparente. 43 « RHAPSODY, LE CLAIR D’ÉTOILES pénètre sous les flots. Tout se passera bien. » Elle regarda Ashe sans y croire. Elle tenait l’épée près de la surface du lac d’Elysian et s’intéressait aux lueurs qui y papillotaient en projetant des ombres dans les profondeurs. « Et si elle s’éteignait ? Oelendra me pourchassera jusqu’au jour où l’occasion de me tuer se présentera. » Ashe rit et déposa un baiser sur sa tête. « Si tu t’inquiètes à ce point, mieux vaut y renoncer. » Rhapsody scruta les flots. Elle entrevoyait à proximité de la berge des stalagmites miroitantes qui reflétaient l’éclat de Clarion l’Étoile du Jour, en se parant de douces nuances de turquoise et de jade. Rhapsody était certaine qu’il y avait un véritable champ de telles excroissances immergées, apparues bien avant que l’eau n’envahisse la caverne. L’image hantait ses rêves nocturnes, ce qui l’avait incitée à parcourir chaque matin les berges du lac à la recherche d’un moyen d’explorer ses profondeurs. Se munir de leurs épées pour aller nager était une idée d’Ashe. Il avait éclaté d’un rire joyeux face à sa réaction horrifiée lorsqu’elle avait pensé que l’ancienne arme des champions risquait de grésiller puis de s’éteindre au contact de l’eau. Il avait tenté de lui expliquer en quoi consistait la trempe d’une épée, la lumière inextinguible qui avait été enchâssée dans cette arme, mais il était évident qu’elle connaissait toujours le doute. Il la prit dans ses bras. « Aria, je puis te jurer que les risques sont inexistants. Mais si cela t’inquiète, allons faire autre chose. Il existe un grand nombre de sites intéressants à découvrir, ici. » Elle sourit. Elle avait beaucoup apprécié le temps consacré à répertorier les trésors d’Elysian. Ils avaient nagé dans des grottes emplies de formations cristallines purpurines, tandis que la lueur de Clarion nimbait les parois de son incandescence ; et ils avaient alors eu l’impression d’être gardés captifs à l’intérieur d’une gemme facettée. Ils avaient remonté le torrent qui alimentait la cascade, pour trouver le point où l’eau jaillissait de la roche. Ils s’étaient avancés jusqu’à l’à-pic d’où les flots se déversaient dans le lac situé en contrebas. Et ils avaient découvert une petite prairie encaissée entre les parois qui les séparaient du ciel visible trois cents aunes plus haut, la version souterraine du pré que cernaient les murailles gardiennes de Kraldurge. C’était le site idéal pour pique-niquer au soleil, contempler les étoiles une fois la nuit tombée et faire l’amour. « Non, déclara-t-elle d’une voix résolue. Je veux voir ces choses et, si tu es certain que cela ne peut endommager l’épée, je ne mets pas ta parole en doute. » Elle plongea la pointe de l’arme dans l’eau. Les flammes qui en jaillissaient habituellement se transformèrent en halo lumineux, mais Ashe avait dit vrai, le feu n’en fut pas étouffé. Rhapsody fut saisie d’excitation. « Viens, dit-elle avec impatience. Déshabille-toi. » Ils se dépouillèrent de leurs effets et pénétrèrent dans le lac, au demeurant glacial. Puis Rhapsody utilisa sa science du feu pour dégager de la chaleur, comme l’eût fait le soleil d’été si ses rayons avaient pu arriver jusque-là, et la température s’éleva autour d’eux. « Ici, dit Ashe. Échangeons nos armes. Kirsdarke te permettra de respirer sous l’eau, car c’est l’épée de cet élément. Je n’en aurai pour ma part pas besoin. Si ça ne t’ennuie pas, bien sûr. » Il n’eût confié son arme à personne sans un petit pincement de cœur, mais cela ne s’appliquait pas à Rhapsody. Ce qui devait être réciproque, car ce fut en souriant qu’elle troqua Clarion l’Étoile du Jour contre l’épée aux incrustations bleues qu’il lui tendait. La lame changea de nature à l’instant où elle referma la main sur sa poignée ; les ondes miroitantes qui parcouraient sa surface s’éloignèrent de la garde pour aller disparaître à sa pointe, comme drainées à l’extérieur. La légère clarté diffusée par les volutes damasquinées disparut également, et l’arme parut acquérir de la matérialité. Elle était très belle, avec sa lame d’argent sertie de motifs compliqués de turquoise, mais elle n’avait plus le même aspect que dans la main d’Ashe… où elle paraissait composée d’eau en suspension dans le néant. « Je l’ai tuée, murmura-t-elle avec nervosité. — Oh, non ! » hoqueta Ashe en feignant la frayeur avant de voir Rhapsody écarquiller les yeux et de rire. « Je plaisante, Aria… Tout va bien. C’est l’aspect qu’elle a toujours quand ce n’est pas le Kirsdarkenvar qui la tient. » Rhapsody fit glisser ses doigts sur la lame. « Tu es certain que je ne l’ai pas endommagée ? — Absolument. Ton épée ne réagit pas dans mes mains comme dans les tiennes, elle non plus. » Il disait vrai. Clarion l’Étoile du Jour avait tout d’une arme ordinaire. Si elle diffusait toujours la clarté du bout d’étoile qui y avait été enchâssé, aucune flamme ne léchait la lame. Rhapsody grimaça. « Comme c’est étrange, murmura-t-elle. Tant Achmed que Grunthor l’ont tenue sans que le feu s’éteigne pour autant. » De la mélancolie voila les yeux d’Ashe. « La partie de mon âme que le F’dor a volée était justement celle liée à l’élément du feu, Rhapsody. Elle m’a cruellement manqué jusqu’au jour où tu es apparue dans ma vie. » Il sourit et la prit dans ses bras, pour l’attirer vers lui. « L’épée le perçoit, et c’est pour cela qu’elle réagit différemment à mon contact. Le seul feu qui anime mon cœur se trouve dans mes bras. » Rhapsody l’embrassa. « Plus pour longtemps. » Ashe tressaillit. Elle se référait à son projet de découvrir le Rakshas et le détruire, pour lui reprendre ce qu’il avait subtilisé. Cette pensée mettait Ashe mal à l’aise, aussi la chassa-t-il de son esprit pour n’y laisser que sa maîtresse aux cheveux d’or et le monde qu’ils comptaient explorer ensemble. « Allons-y, si tu es prête. Mais n’oublie pas que, quoi qu’il advienne, tu ne devras pas remonter trop rapidement à la surface sous peine d’avoir de sérieux problèmes. — C’est noté. » Elle lui donna un dernier baiser puis abaissa avec méfiance Kirsdarke dans le lac. La lame disparut sitôt dans l’eau, et seule sa poignée resta visible. Ashe sourit, car cet échange démontrait à quel point ils se faisaient confiance. Puis il plongea sous la surface. Rhapsody put constater que Clarion diffusait toujours autant de clarté sous les flots. Elle prit une inspiration puis se concentra avant de suivre Ashe. Elle eut conscience d’un paradoxe sitôt sous l’eau, car un son presque assourdissant s’élevait au cœur d’un profond silence. Ce milieu était saturé de bruits subtils que couvrait un fracas d’ouragan aquatique à la fois déconcertant et beau. Elle ferma les paupières et chercha son point d’origine. Il provenait de la base de la grande cascade. Rhapsody se laissait flotter en restant à la verticale, les yeux toujours clos, ouverte à la musique de cet univers immergé, lorsqu’elle entendit un son encore plus bizarre dans un registre de baryton qui lui fit penser aux tintements d’une cloche enveloppée d’une bâche. Elle ouvrit les yeux sur un monde d’étrange clarté et de beauté, un milieu dans lequel certaines couleurs avaient été effacées et où ne subsistaient que des nuances atténuées par rapport à ce qu’on pouvait voir de la surface. Il s’agissait en fait des rires d’Ashe, dont l’aspect la sidéra lorsqu’elle se tourna vers lui. Il était porté par les flots, un peu plus haut qu’elle, illuminé par l’éclat cristallin de Clarion. Ses cheveux blond-roux ceignaient sa tête d’une auréole métallique qui reflétait la lumière de l’épée au rythme langoureux de leurs mouvements aquatiques. Il avait une peau aussi claire que celle de Rhapsody, et son sourire radieux avait une blancheur de nacre. Ses yeux paraissaient encore plus étranges, à présent qu’il évoluait dans son élément. Brillants comme deux saphirs, ils se fondaient dans le milieu ambiant. En suspension comme s’il volait, le poing refermé sur la lame stellaire embrasée, il évoquait bien plus une apparition angélique qu’un homme. En proie à ce qui s’emparait d’elle chaque fois qu’elle songeait à son amour pour lui, Rhapsody sentit sa gorge se serrer et retint sa respiration. Pour redouter sitôt après d’avoir inhalé de l’eau et connaître un début de panique. Elle désirait remonter à la surface, regagner le monde de l’air, mais elle surmonta sa frayeur. Elle recouvra son calme en découvrant que respirer ne lui posait aucun problème. L’ivresse que lui procurait ce nouvel univers se substitua à son angoisse. Ashe avait toutefois perdu son sourire en la voyant se débattre, et il se retrouva sitôt après à ses côtés. Elle hocha la tête pour le rassurer et il lui désigna les profondeurs. Ils nagèrent vers le centre du lac, guidés par le faisceau lumineux que l’épée projetait devant eux. À six ou sept aunes de la berge les formations de stalagmites que Rhapsody avait entr’aperçues saillaient du fond pentu du lac pour renvoyer des reflets de cette clarté. Lisses et cristallines, contrairement aux colonnes dentelées qui dépassaient à la surface, elles avaient de douces nuances roses, vertes et bleues, avec des touches de violet de plus en plus nombreuses à mesure qu’ils descendaient. Rhapsody découvrait à l’orée de cette forêt minérale des stalagmites de toutes tailles ; certaines lui arrivaient aux genoux et d’autres aux épaules. Elles étaient plus grandes tout en bas, et quelques-unes auraient surplombé sa maison si celle-ci avait été bâtie en cet endroit. Dès que la lueur de Clarion les atteignait, ces formations se paraient de magie, une douce beauté miroitante mise en relief par les ténèbres cernant la poche de lumière. Elles scintillaient aussi longtemps que l’épée restait à leur aplomb, puis la noirceur d’encre des profondeurs se les réappropriait. Ashe avait dit vrai, le simple fait de tenir Kirsdarke permettait à Rhapsody de respirer. En détendant ses jambes, elle s’abaissa encore pour le suivre. Les concrétions de ce secteur ressemblaient bien plus à des lacis de dentelle qu’aux piliers massifs de sa périphérie. Comme laminée en plaques de plus en plus fines, la roche multicolore se prolongeait en extensions fragiles qui évoquaient des bras spectraux tendus dans les ténèbres. Par endroits, ces voiles arachnéens ployaient sous le poids du fluide qui les écrasait et les métamorphosait en dômes et en voûtes. Ce champ de concrétions avait tout d’une cité en sucre candi et filé, un royaume féerique dont les sujets étaient des poissons qui se faufilaient entre les roches pour fuir la lumière en frétillant. Ils passaient devant une grande résille de roche verte et bleue, quand un éclat argenté retint le regard de Rhapsody. Elle fit un signe à Ashe, qui hocha la tête et plongea pour aller ramasser l’objet au fond du lac. Elle le suivit vers le bas de l’immense basilique sous-marine constituée de calcaire accumulé au fil du temps, puis elle regarda autour d’elle, émerveillée. La nef s’élevait au-dessus d’elle comme dans une véritable église, à une hauteur qui lui eût coupé le souffle si sa respiration n’avait été artificielle. Les dimensions étaient vertigineuses. Penser que cette contrée immergée et son immense dôme étaient dissimulés sous les prairies de Kraldurge la peinait. Il était regrettable que tant de beauté demeure invisible, inaccessible au commun des mortels. Une contemplation interrompue par un bras musclé qui se referma autour de ses épaules. Elle se tourna pour voir Ashe flotter à ses côtés, sa chevelure changée en auréole lumineuse. Il leva les yeux vers les formations qui les surplombaient, sourit en même temps qu’elle et se pencha pour l’embrasser en écartant l’épée de leurs flancs. Après quoi il désigna la surface. Rhapsody hocha la tête, à contrecœur, avant de remonter derrière lui vers l’air libre. Ils ne s’étaient pas aventurés dans le secteur le plus profond du lac, et elle devait laisser à son imagination le soin de se représenter les trésors engloutis dans la nuit éternelle. Ils ramassaient leurs effets abandonnés sur le rivage lorsqu’elle regarda Ashe. « Qu’as-tu trouvé, là en bas ? » lui demanda-t-elle en tendant le doigt vers l’objet métallique qu’il serrait dans son poing. Il le lui présenta et Rhapsody hoqueta puis éclata de rire. Il s’agissait du plantoir dont elle s’était servie quand elle et Achmed avaient découvert Elysian, même si une gangue de filaments rocheux nacrés rendait l’outil presque méconnaissable. « Tu connais cet objet ? — Oui, dit-elle en époussetant le sable qui adhérait à ses vêtements. C’est ce qui nous a permis de découvrir ce refuge. Je plantais tout là-haut quelques pensées sauvages, afin d’égayer la prairie, quand le sol a englouti mon plantoir. Il a dû tomber dans ce lac par une des trois cheminées qui laissent entrer la lumière. — Il a sa place dans un musée », commenta Ashe. Il la regarda se couvrir d’une des serviettes qu’ils avaient déposées sur la berge. Ses cheveux humides brillaient sous la faible clarté filtrant des hauteurs, et elle avait tout d’une naïade. Il la prit dans ses bras. « Devrai-je me replonger dans l’étude des cartes que nous avons consultées tout à l’heure ? — Non, répondit Rhapsody. Il est temps de dîner. Je compte regagner le Chaudron et passer la soirée avec Jo. J’ai un cadeau que je souhaite lui remettre. Elle est mélancolique et il y a longtemps que je n’ai pas eu l’occasion de rester seule avec elle. Qu’en dis-tu » Non. Attends. Tu m’appartiens, soupira le dragon. Mon trésor. Je refuse de te partager. « Voilà qui est parfait, dit-il pour faire taire la voix intérieure. Je vais t’accompagner. Comptes-tu passer la nuit là-bas ? — Tout dépendra de ses sentiments. Si tout se déroule comme je l’espère, alors oui. Nous pourrons peut-être renouer les liens qui nous unissaient autrefois, elle et moi. — Avant que je m’immisce dans vos existences. » Elle le foudroya du regard. « Évite de terminer mes phrases à ma place quand tu n’as pas la moindre idée de ce que j’ai l’intention de dire. J’allais déclarer : avant que la situation n’évolue. Jo est une grande fille. Je lui ai rapporté ce que tu m’as raconté en cours de route sur votre différence d’âges et ce que tu espères de la vie, avant de te faire venir ici. Elle a paru l’accepter. Quoi qu’il en soit, c’est moi qui ai joué au trouble-fête en étant égoïste et ne lui accordant pas plus d’attention. M’éloigner d’Elysian, et de toi, pour regagner le Chaudron m’était bien trop pénible. » Elle frissonna à son corps défendant. « Rechercher le bonheur n’est pas de l’égoïsme, Rhapsody. Tu as vécu des choses horribles. Il serait temps que ta vie soit plus douce. » Elle sourit et se pencha vers lui pour l’embrasser. « C’est drôle, il me semble t’avoir tenu exactement les mêmes propos voici quelques jours. — Sache que je n’ai aucun scrupule à faire du plagiat, si cela me permet de traduire fidèlement ce que je souhaite exprimer. » Il répondit à ses baisers et tenta de contenir le désir qui transparaissait dans ses yeux quand elle pivota pour pénétrer dans la maison. « Je te rejoins dans une minute. — Je t’attendrai au premier, fit-elle en lui jetant un regard par-dessus son épaule. C’est l’été. Rien n’empêche de repousser un peu l’heure du repas. » Elle retira sa serviette de façon mutine et entra, sans fermer la porte derrière elle. Ashe soupira, assailli par la chaleur qui l’envahissait chaque fois qu’elle lui souriait. Il inspira à fond et tenta de se remémorer les souffrances qui avaient accompagné un tel geste pendant tant d’années, sans y réussir. Elle avait chassé la douleur et empli son âme d’une douceur presque tangible. Il aurait tant aimé que cela puisse durer ! Le dragon remarqua à l’orée de son champ de perception un objet argenté qui miroitait sous la clarté brumeuse de l’après-midi et Ashe gagna le bord de l’eau pour l’étudier de plus près. Là, sur la grève de rocher et de sable, il voyait le petit bouton d’argent jeté dans le lac le matin où il avait finalement renoncé à Emily. Il se pencha pour le ramasser. Il n’avait pas perdu sa brillance, il n’avait pas été altéré par ce séjour dans l’eau. Il lui adressait ses scintillements et, pour la première fois, le voir ne s’accompagna d’aucune mélancolie. Emily avait acquis un statut de joyeux souvenir, c’était une perte qu’il acceptait enfin. Il pouvait la garder tout au fond de son cœur, avec le reste de son Passé. Il était heureux, comme elle l’aurait très certainement souhaité. 44 RHAPSODY SUIVIT LENTEMENT le couloir glacial grisâtre en cherchant furtivement du regard tout Bolg qui se serait aventuré dans le saint des saints. Il y avait longtemps qu’elle n’avait pas passé une nuit dans le Chaudron, et elle ne savait plus quand avait lieu la relève de la garde, le prétexte trouvé par les sentinelles pour aller jeter un œil dans les appartements privés d’Achmed. Elle avait enfilé un peignoir à capuche sur sa longue chemise de nuit bleue, et elle portait un gros panier de sucreries provenant du bazar de Sepulvarta, autant de présents destinés à sceller sa réconciliation avec une Jo devenue distante et irascible. Avec un peu de chance, l’adolescente serait seule et ouverte à la proposition d’un bavardage nocturne entre filles. Elle cala le gros panier sous un bras et frappa au battant. La porte finit par s’ouvrir, et Jo lorgna par l’entrebâillement. Rhapsody déglutit en la voyant si émaciée, morose et maladive. Ses cheveux couleur paille s’étaient assombris et avaient perdu leur lustre. Elle regardait sa visiteuse sans paraître la voir. « Oui ? — Est-ce que ça va, Jo ? Tu n’as pas l’air dans ton assiette. — Si, répondit sèchement la jeune fille avant de baisser les yeux sur Rhapsody. Que veux-tu ? — Ah, eh bien, j’ai pensé que nous pourrions passer une soirée entre nous, comme autrefois ! Tu me manques, tu sais ? J’ai besoin de ta présence et de nos bavardages. Si tu ne t’en sens pas le courage, je n’en serai pas froissée… » Elle avait laissé mourir sa phrase, en raison de sa gêne. Jo la dévisagea puis parut se détendre. « Bien sûr, entre… » Elle ouvrit la porte en grand et Rhapsody lui tendit le panier. « C’est pour toi. Je connais ton péché mignon. On trouve à Sepulvarta un confiseur qui prépare des fruits confits incomparables et… » Elle s’immobilisa, sous le choc. L’appartement autrefois chaotique, encombré d’un éparpillement d’objets divers destinés à offrir autant de cachettes à ses biens les plus précieux, était désormais aussi bien tenu que le sien. Et elle ne voyait nulle part les centaines de petites bougies qu’elle lui avait offertes. Une unique lanterne diffusant une douce clarté ainsi qu’une odeur délétère les avait remplacées. Jo prit le panier et s’assit en tailleur, pour dresser l’inventaire de son contenu. Rhapsody sortit la cruche d’hydromel aux épices et emplit les deux petites tasses qu’elle avait glissées dans les poches de son peignoir, pour poser celle de Jo sur la table de chevet et emporter la sienne vers les coussins amoncelés de l’autre côté de la pièce. Elle s’y installa et but une gorgée, dans l’espoir que le breuvage aiderait à amorcer une conversation qui s’annonçait pour une fois difficile à engager. Cela avait toujours été un excellent moyen de détendre l’atmosphère, avec Oelendra. « Que s’est-il passé, ici ? — Rien », répondit Jo en prenant ce que contenait le panier pour l’étudier de façon superficielle et mettre de côté ce qui l’intéressait le plus. Rhapsody but encore, en se demandant ce qui était survenu à Jo, autrefois si enthousiaste qu’elle eût plongé dans ce monceau de présents pour les éparpiller autour d’elle. « La routine, tu sais ; mater des rébellions, capturer et assujettir des villages, assurer la formation des militaires. Rien qui soit digne d’intérêt. » Elle sélectionna un cornet en papier de grains de raisin confits et lança à Rhapsody un sachet d’abricots secs. Rhapsody vit Jo fourrer quelques grains dans sa bouche, en remarquant qu’elle avait laissé de côté les friandises les plus sucrées, celles qui auraient eu autrefois sa préférence. Elle s’est assagie, tout simplement, déduisit-elle en essayant de chasser l’appréhension qui hérissait ses cheveux sur sa nuque, et elle respira plus aisément dès que l’idée se fut formée dans son esprit. Évidemment ! Jo mûrissait, elle devenait une femme. Une prise de conscience qui la rassurait et l’attristait à la fois. « Je me suis dit que nous avions besoin de nous changer les idées, toi et moi, déclara-t-elle en retirant le ruban noir pour démêler ses tresses avec les doigts. Nous pourrions nous rendre quelque part, un endroit agréable, seulement nous deux. Qu’en dis-tu ? » Jo mit un autre grain de raisin dans sa bouche. « Sais pas. Qu’en penserait Ashe ? — Il a des affaires à régler, répondit Rhapsody en baissant les yeux sous son regard scrutateur. Il ne risque pas de s’ennuyer, en tout cas. En outre, je l’ai informé de mon désir de rester seule avec toi. » L’adolescente s’étira et cala ses bras sous sa tête, sans faire de commentaire. « Veux-tu que je t’interprète quelque chose ? demanda Rhapsody dans l’espoir de détendre l’atmosphère. J’ai ma flûte. — Si ça peut te faire plaisir. » Rhapsody prit le petit instrument et entama un air plein de douceur, des improvisations vagabondes. Elle empruntait des notes apaisantes et mélodieuses aux chants de la forêt et des clairières. Elle vit l’expression de Jo perdre de sa dureté. Au rythme de la danse des ombres engendrées par la lanterne, elle tissa un air délassant qui se répandit dans la pièce pour réconforter sa cadette. Dès que Jo parut un peu plus à son aise, Rhapsody ajouta de vagues suggestions à sa mélodie, pour l’inciter à parler de ce qui la tourmentait. L’affection que lui inspirait Jo était trop profonde pour qu’elle utilise un enchantement musical qui l’eût poussée à révéler des choses contre son gré, mais elle n’avait aucun scrupule à lui adresser quelques encouragements. « Rhapsody ? — Oui. — Je peux te poser une question ? » Rhapsody se pencha sur les coussins, ravie. « Oh, bien entendu ! Comme toujours, d’ailleurs. Que veux-tu savoir ? » Jo se redressa pour la regarder dans les yeux. « Comptes-tu épouser Ashe ? — Certainement pas ! » La lumière de la lanterne dansa sur les traits de Rhapsody, sans souligner la moindre tristesse. « Pourquoi ? — C’est un sujet que nous n’avons même pas abordé, tant les raisons sont nombreuses. Il est de sang royal alors que je ne suis qu’une paysanne. — Une paysanne ? Je te croyais duchesse d’Elysian ! » Rhapsody lui lança un coussin au visage, heureuse de voir renaître leur camaraderie. « D’accord, j’appartiens à la noblesse firbolg. Ce qui, soit dit en passant, me donne un statut inférieur à celui d’un bouseux cymrien. — Des prétentieux, fît Jo. Pendez-les haut et court et ils continueront de prendre de grands airs ! » Elle but son hydromel puis se resservit. Rhapsody tendit sa tasse et Jo la remplit. « Je peux te demander autre chose ? — Bien sûr. — As-tu beaucoup souffert, quand tu as perdu ta virginité ? — Non. — Tu en as eu, de la chance. — Pourquoi, Jo ? » Rhapsody sentait son ventre se glacer. « Est-ce que… Tout va bien ? » Jo haussa les épaules. Rhapsody la dévisagea. L’inquiétude l’assaillit aussi brutalement qu’une vague déferlante. « Qu’as-tu à me dire, Jo ? Que tu n’es plus vierge ? — Non, répondit Jo sans détacher le regard de la cloison. Et j’en souffre encore. Je ne me suis jamais sentie comme avant, depuis. » Rhapsody s’approcha d’elle et s’assit sur le lit, pour prendre dans ses bras cette adolescente qui était plus grande qu’elle. Elle caressa ses cheveux et déposa de tendres baisers sur son front, en la berçant pour la réconforter et lui dissimuler son expression. « Où veux-tu en venir ? Explique-moi ce qui ne va pas. » Jo restait muette, et Rhapsody recula pour mieux la voir. Jo voulut se détourner et Rhapsody appliqua avec douceur sa paume sur sa joue, pour la regarder droit dans les yeux. « Dis-le-moi, Jo ! Quoi qui ait pu se passer, tu peux compter sur moi. » Jo ne sortit pas de son mutisme, et Rhapsody remarqua son air hagard, son teint terreux, la maigreur de son visage et de ses mains. « Je ne peux rien garder dans l’estomac, déclara-t-elle enfin. Ce que je ressens dans mon ventre est bizarre, à longueur de temps. Tout mon corps me fait souffrir, tout est douloureux. » Rhapsody cilla, afin de retenir des larmes. Elle posa doucement la main sur le ventre de son amie, pour y chercher une nouvelle vie. Si elle découvrit effectivement une vibration, celle-ci était anormale, contre nature. Elle eût tenté d’approfondir son analyse, si Jo n’avait repoussé sa main. « Non, Rhapsody, je ne suis pas enceinte. Laisse-moi tranquille. — En es-tu certaine ? — Oui. Maintenant, arrête ! » Jo se leva et traversa la pièce, en emportant son verre d’hydromel. « Désolée, Jo. Tu sais que je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour t’aider. Je connais un grand nombre d’herbes et de racines capables d’atténuer tes souffrances. Accompagne-moi en Elysian où tu pourras prendre un bon bain chaud… — Tout va bien, insista Jo avant de boire une bonne gorgée du breuvage ambré. Tout indique que, pour une première fois, l’expérience a été un peu… brutale, un peu violente. Ça ira mieux dans quelques semaines, j’en suis certaine. » Des paroles qui glacèrent Rhapsody. Comme de la gêne qui eût empourpré son visage, la colère grandit en elle et manqua la faire suffoquer. « Jo, je regrette. Suis-je restée absente si longtemps ? J’aurais aimé être ici pour t’assister, afin que tu aies quelqu’un à qui te confier. Où je veux en venir, c’est que je n’aurais jamais supposé que tu avais un petit ami. » Jo se tourna vers elle et la regarda dans les yeux, sans ciller. « Je n’ai personne, Rhapsody. En fait, c’est toi qui l’as. » Rhapsody la dévisagea sans comprendre. Jo continua sur sa lancée et les paroles se bousculaient dans sa bouche, tant leur hâte d’en sortir était grande. « C’est Ashe, Rhapsody. Je regrette. Une seule fois. — De quoi parles-tu donc ? — C’est Ashe, répéta Jo dont l’expression se durcissait. J’ai eu des rapports avec lui, la nuit de la réunion, quand j’ai fui la salle du conseil. Il est parti à ma recherche et il m’a rejointe dans la lande. Je présume qu’il ne t’a rien dit ? » Rhapsody était privée de voix et livide. « C’est bien ce que je pensais, ajouta Jo en voyant son amie blêmir et fuir son regard. Il a dû te raconter qu’il ne m’avait pas vue, c’est ça ? Le salopard ! J’ai tenté de le repousser, mais il est resté. Et, eh bien, nous sommes passés à l’acte. Je dois avouer que j’ai plutôt aimé ça, même si l’expérience a été éprouvante. Je doute de pouvoir me souvenir un jour de son visage, pendant qu’il me pénétrait en me faisant perdre la tête. Sincèrement, Rhapsody, je ne vois pas ce que tu lui trouves. Tu n’as donc rien de mieux à faire que le laisser assouvir en toi ses besoins ? » Des paroles qui eurent sur Rhapsody l’effet escompté, car elle se mit à pleurer. Elle se leva et lissa le dessus-de-lit, comme dans un état second. « Tu devrais dormir, conseilla-t-elle à Jo sans la regarder. Je vais aller te préparer un tonique que je t’apporterai au matin. » Jo la vit reprendre son ruban et sa flûte traversière, avant de ressortir de la chambre en refermant sans bruit la porte derrière elle. Ashe se redressa dans le lit lorsque la porte de la chambre s’ouvrit doucement. Il s’était attendu à ce que Rhapsody reste auprès de Jo, et son expression traduisit le plaisir que lui procurait son retour. Il repoussa aussitôt sa capuche et lui tendit les bras, mais ce fut sans dire un mot qu’elle alla suspendre son peignoir dans la garde-robe. « Rhapsody ? » Il se souleva sur un coude pour faire basculer ses pieds sur les dalles froides du sol. « Est-ce que ça va ? » Elle se tourna pour le regarder et le choc le métamorphosa sitôt qu’il vit ses larmes. « Aria, que s’est-il passé ? » Il voulut se lever mais elle avança les mains pour l’en dissuader. « Je t’en prie, reste où tu es », fit-elle avant de croiser les bras sur son ventre, comme prise de nausées. « Que s’est-il passé ? Te serais-tu disputée avec Jo ? » Rhapsody se rapprocha de lui de quelques pas, les bras refermés sur sa taille. « Elle dit que vous avez fait l’amour la nuit de la réunion, là-haut sur la lande qui surplombe la gorge. » Ashe blêmit avant qu’indignation et fureur ne se déversent en lui comme les eaux d’un fleuve en crue. Rhapsody sentit l’air se charger d’électricité quand le dragon se cabra. Elle appliqua le bout de ses doigts sur ses lèvres à l’instant où il ouvrait la bouche pour protester de son innocence. « Ne dis rien, je t’en prie. Je sais que les choses ne sont pas telles qu’elles le paraissent. » Ses larmes étaient aussi nombreuses que des gouttes de pluie et elle tremblait. Elle avait rendu ses dénégations superflues, et il la prit dans ses bras pour l’attirer et la serrer contre lui en caressant sa chevelure lustrée, écartelé entre la rage suscitée par ce mensonge et la joie profonde que lui procurait une telle confiance en lui. « Pourquoi a-t-elle fait ça ? Pourquoi veut-elle nous nuire, te faire tant de mal ? Tu crois qu’elle désire se venger parce que nous avons attendu pour lui parler de nos sentiments ? » Rhapsody se redressa pour le regarder droit dans les yeux et, pour la première fois depuis leur rencontre, il constata qu’elle cédait à la peur. « Non, répondit-elle en tremblant. Je pense qu’elle a eu affaire au Rakshas. » 45 SOUS LE CHOC, Ashe se leva lentement. Il repoussa son capuchon d’un geste plein de colère puis se rendit de l’autre côté de la chambre afin de réunir ses biens. Rhapsody regardait avec chagrin ses muscles bandés modeler son corps sous son manteau de brume, et elle savait qu’il menait un dur combat pour ne pas se précipiter vers la chambre de Jo et la tirer de son lit. Au moins avait-il conservé suffisamment de bon sens pour savoir que cela eût probablement déclenché une attaque démoniaque imparable. « Nous devons nous lancer sur-le-champ à la recherche du Rakshas, déclara Rhapsody. Nous avions prévu de quitter le Chaudron le premier jour de l’hiver, mais le temps presse. » Ce fut posément et avec pragmatisme qu’il demanda, sans laisser voir son visage : « Es-tu consciente qu’il a pu l’asservir ? Qu’elle est peut-être soumise aux volontés du F’dor ? » Rhapsody ne trouva rien à répondre. Ashe referma la main sur son menton ; sa prise était douce, mais elle le sentait trembler. « Tu le sais, n’est-ce pas ? Il est désormais impossible de lui faire confiance, en quelque domaine que ce soit. Si le contact a été très bref, l’asservissement est temporaire, comme lorsque des soldats attaquent leur propre village puis oublient leurs agissements. Mais l’influence est à l’occasion plus profonde, il n’est pas à exclure qu’elle nous espionne. — Je sais. » La prise sur son menton s’affermit et il releva son visage pour que ses yeux se rivent aux siens sous le manteau de brume. « Elle peut lui être assujettie, Rhapsody. Il a pu accéder à son âme, la posséder. » Sa mâchoire était serrée mais ce fut sans ciller qu’il soutint son regard. « C’est improbable, cependant… Pour prendre totalement au piège une âme immortelle le F’dor a besoin d’un contact sanguin, qu’il soit librement consenti ou obtenu par la force. A-t-elle dit s’il avait pris de son sang ? » Le visage de Rhapsody devint livide. Ashe le caressa avec tendresse. « Non, j’en doute, répondit-elle après mûres réflexions. Elle dit que l’acte a été violent, mais elle n’a pas parlé de blessure. — Était-elle vierge ? — Oui. » Rhapsody se sentait comme engourdie. Ashe la lâcha pour boucler le ceinturon de Kirsdarke. « Tu devrais te préparer au pire, Aria. Si elle est liée à ce démon… — Si elle est liée à lui, j’obtiendrai sa libération en même temps que la tienne en tuant le Rakshas. Nous partirons avant l’aube, sans l’informer de nos intentions. Je chargerai des gardes de la surveiller jusqu’à notre retour. Je ne renoncerai pas, j’assurerai son salut quel que soit le prix à payer ! Elle est ma sœur, Ashe. C’est à moi qu’elle était liée, avant sa rencontre avec le Rakshas. J’ai plus de droits sur son âme que le F’dor, par tous les dieux ! » Ashe la retint par le bras. « Ne va pas te sacrifier pour elle. Ça n’en vaut pas la peine. » Rhapsody se dégagea avec colère. « Comment oses-tu tenir de tels propos ? Qui es-tu pour porter pareil jugement ? Ma mort se justifierait-elle si c’était toi que je voulais sauver ? » Sa voix contenait tant de venin qu’il en resta paralysé. Sans seulement voir son visage, elle sut à quel point ses paroles l’avaient blessé. « Je regrette, murmura-t-elle. Je regrette vraiment. » Il se pencha pour lacer ses bottes. « La réponse à ta question est non. Rien ne vaut un si grand sacrifice. Ce que je voulais dire, c’est que donner ta vie ne changera rien à son destin. — Je ne mourrai pas, pas plus pour Jo que pour toi. » Vint ensuite un silence qui s’éternisa, et qu’il décida finalement de rompre. « Je dois partir immédiatement, avant que le Rakshas n’apprenne où je suis. — C’est en effet préférable », approuva-t-elle en hochant la tête d’un air apathique. Il se détourna et Rhapsody le regarda passer la main dans ses mèches rebelles, pour tenter en vain de se détendre. Il acheva de se vêtir en silence, sans retirer son manteau de brume, et ses muscles noués révélaient sa colère. Rhapsody ramena ses jambes contre sa poitrine et referma ses bras autour de ses genoux pour s’isoler du désespoir qui l’avait envahie pendant qu’elle assistait à ses préparatifs. Tout en sachant cet instant proche, elle avait imaginé qu’il s’en irait plus tard et bien moins brusquement. Elle retint des larmes en le voyant suspendre son paquetage sur son épaule et venir vers le lit, pour s’accroupir près d’elle. « Combien de temps devrait durer cette chasse, selon toi ? — Je n’en ai pas la moindre idée. Tout dépend de la distance à laquelle il se trouve. J’irai voir Achmed pour lui demander de passer à l’action dès que tu seras parti. Nous quitterons le Chaudron pas plus tard que demain. — Fais en sorte que Jo n’en sache rien. — Évidemment. Elle a néanmoins été informée de nos intentions, et si elle a pu joindre nos adversaires ils seront sur leurs gardes. » Elle reconnut le reniflement qui accompagnait ses rictus ironiques. « L’important, c’est de les retrouver. » Rhapsody le prit par le cou. « Je t’en prie, sois prudent. » Il la serra contre lui, pour se remémorer cet instant en des temps plus difficiles. « Sois-le plus encore que moi, Aria. C’est toi qui vas te battre contre le Rakshas. Je n’avais pas conscience de le redouter à ce point, jusqu’à présent. » Elle tapota son épaule pour le rassurer. « Tout se passera bien. Pour nous tous. J’ai failli l’éliminer à moi seule. Si Grunthor et Achmed sont à mes côtés, et que nous bénéficions de l’effet de surprise, nous viendrons à bout de cette menace. — Quand tu l’as affronté, tu étais sur un sol consacré et c’était la nuit la plus sainte de l’année. Ne le sous-estime pas, Aria ; seuls les dieux savent quels pouvoirs démoniaques il a à sa disposition. — Je ne traite pas cette menace à la légère, mais tu ne dois pas non plus nous sous-estimer. Nous savons ce que nous faisons. J’ai seulement besoin que tu me promettes de rester loin du danger Nous tuerons cette maudite chose puis nous reconstituerons ton âme et le F’dor n’aura plus aucune prise sur toi. Te convoquer comme je l’ai fait manquait sans doute de sagesse, car j’ai chargé le vent de charrier ton nom de toutes parts. Comment te joindrai-je pour t’informer que tout est terminé ? » Il revint sur ses pas pour prendre son visage entre ses mains, avec cette fois beaucoup de tendresse, les yeux brillant sous son capuchon. « Tu ne pourras pas me contacter. Si tu réussis à me trouver, le F’dor aura la possibilité d’en faire autant et ça scellera ma perte. Je reviendrai dans un mois… Penses-tu que tout sera terminé d’ici-là ? — Seigneurs, je l’espère bien ! Où comptes-tu aller ? — Je n’en sais encore rien. Le littoral, peut-être ? Ne t’inquiète pas pour moi. Songe seulement à ta propre sécurité. Abandonne mon fragment d’âme, si besoin est… Il sera sans valeur, s’il t’arrive quoi que ce soit. — Je ne risque rien. Tout se passera bien. — Je prierai à chaque instant de chaque jour jusqu’au moment où je te reverrai saine et sauve. » Il passa ses doigts dans sa chevelure en l’attirant vers lui pour l’embrasser. Elle percevait toujours sa colère et elle trembla en redoutant qu’il adopte un comportement téméraire. Il colla sa bouche à la sienne pour lui insuffler de la chaleur alors qu’elle tentait de le rassurer en silence, mais c’était inutile. Elle ne l’avait jamais vu ainsi. Ashe recula au prix d’un effort évident avant de gagner la porte à grands pas et de sortir sans rien ajouter. Rhapsody resta un moment assise, toujours sous le choc, avant de se relever brusquement. Elle courut jusqu’au seuil et le chercha du regard, mais il n’était déjà plus là. Il ne lui avait pas fait ses adieux. Elle ne lui avait pas dit qu’elle l’aimait. Pour la seconde fois cette nuit-là, Rhapsody suivit subrepticement le corridor sans voir la moindre sentinelle. Elle posa le panier contenant les toniques devant la porte de la chambre de Jo, poussa silencieusement le battant et lorgna à l’intérieur. La fille qu’elle considérait comme une sœur ronflait légèrement, recroquevillée tel un fœtus dans le ventre de sa mère ou une enfant en bas âge victime de crampes d’estomac. Rhapsody l’observa avec compassion, consciente de ses souffrances. De la haine s’enracina dans son cœur et elle sentit ses doigts s’incurver comme des griffes en imaginant le rictus d’autosatisfaction du Rakshas. Elle avait dû puiser dans sa volonté pour ne pas lui crever les yeux, lors de leur précédent affrontement. Elle envisageait désormais de le castrer à l’occasion de leur prochaine rencontre. Elle se représentait sa mort sanglante quand l’image d’Ashe se superposa à celle du démon et la fit sursauter ; elle oubliait parfois qu’ils avaient les mêmes traits. Une onde glaciale la parcourut lorsqu’elle se remémora qu’il était parti sans lui avoir promis de rester à l’écart. La frayeur comprima son cœur. Peut-être était-il allé pister le Rakshas pour qu’elle n’ait pas à se mettre en danger. Un instant de réflexion supplémentaire l’en convainquit. Elle regagna rapidement sa chambre, enfila ses bottes et son manteau puis courut vers les portes du Chaudron. Les ténèbres étaient profondes, entre les Dents, plus noires que la poix. Les à-pics rocailleux retenaient la nuit, comme pour se protéger des regards inquisiteurs du reste du monde, et ils drapaient leurs sommets de brume et d’anonymat. Le vent froid et violent incitait la végétation rabougrie à se recroqueviller en adoptant les postures serviles de l’automne, s’inclinant sur son passage avec moins de vigueur et de souplesse qu’en été. La mort annuelle de ces terres avait débuté. Dans l’obscurité, elles ne tenaient aucune des promesses dont les feuilles colorées de la forêt étaient prodigues en plein jour. Rien ne laissait présager le retour de la belle saison. Tout semblait indiquer que le monde resterait à jamais englouti dans la froidure et les ténèbres. Rhapsody s’agrippait aux parois rocheuses des défilés pour résister aux coups que lui portait le vent. Ses jambes flageolaient sous les assauts des rafales glacées qui soulevaient sa chemise de nuit et le manteau qu’elle avait enfilé par-dessus. Elle avait l’impression d’être liée au mât d’un navire voguant toutes voiles dehors en pleine tempête. Seule sa connaissance du terrain l’empêchait de plonger tête la première dans les précipices qui la guettaient à tous les tournants du chemin. Elle ne voyait qu’à quelques pas devant elle, tant l’obscurité était profonde. Elle appelait Ashe au sommet de chaque élévation, et le vent se chargeait d’emporter sa voix pour la lui renvoyer au visage, mêlée à ses gémissements. Elle savait que le manteau de brume le dissimulait aux regards et qu’elle ne réussirait pas à le trouver s’il ne prenait pas l’initiative d’établir un contact. Elle sentait son cœur se serrer un peu plus à chaque pas ; elle ne pouvait se libérer de l’emprise que la peur exerçait sur son âme depuis qu’elle avait vu ce qui se tapissait dans les yeux de Jo, plus tôt le même soir. Il atteindra bientôt les steppes, et je ne pourrai plus le rattraper ! pensa-t-elle en abritant ses yeux de la poussière et des minuscules éclats de roche qui cinglaient son visage pendant qu’elle contournait la falaise pour gagner le versant situé au vent. Un vent si violent qu’il faisait claquer son manteau et menaçait de rompre les lanières assemblant le tissu. Elle cria puis se réfugia dans le défilé qui s’ouvrait devant elle, le dernier affleurement rocheux avant le précipice de plus de mille aunes qui surplombait les steppes. Au fil des siècles, le vent avait creusé à cet emplacement une arche, un étroit refuge ouvert de chaque côté mais à l’assise inébranlable, qui saillait en plein milieu du col. Sa stabilité permettrait à Rhapsody de jouir de quelques instants de repos avant de faire demi-tour, car elle savait qu’elle n’aurait pu aller plus loin sans y laisser la vie. Ses doigts picotaient, là où la peau avait été emportée par l’abrasion, et dès qu’elle eut l’arche à sa portée elle voulut s’y retenir pour découvrir sitôt après que la roche était friable. Vaguement consciente d’avoir les mains ensanglantées, elle batailla pour ne pas lâcher prise, pour se traîner à l’intérieur de l’abri. Elle se colla contre la paroi stable en essayant de reprendre son souffle. Dès qu’elle en fut de nouveau capable, elle appela une dernière fois Ashe en espérant que le vent charrierait le cri jusqu’à lui. Puis elle s’adossa à la falaise, à bout de forces, pour regarder le vent se ruer en hurlant dans l’embryon de tunnel. Une ombre dissimulait en partie la vue au sud de cet abri naturel. « Que se passe-t-il ? Dieux, que fais-tu là ? Le Rakshas peut s’être tapi n’importe où dans ces monts, pour attendre que l’un de nous arrive à sa portée. » Elle leva les yeux, toujours haletante, et elle constata que les ténèbres qui obscurcissaient l’arche avaient une silhouette humaine. La voix de l’être contenait des traces de panique et ce fut au prix d’un effort incommensurable qu’elle répondit : « J’ai ou-oublié quelque chose. » Il la rejoignit rapidement et laissa tomber son paquetage avant de la prendre par les épaules. « Quoi ? » Rhapsody le discernait à peine, dans cette nuit profonde, bien qu’il fut juste devant elle. Elle plongea le regard sous sa capuche pour tenter de discerner ses yeux, déglutit et chercha sa voix. « Ta promesse. » Elle sentait les muscles de ses bras réagir à ces doigts qui la secouaient légèrement ; elle était consciente qu’il devait dominer ses pulsions pour ne pas la brutaliser. « Serais-tu folle ? Nul ne retrouvera jamais ton corps, si tu fais un faux pas. Dieux, Rhapsody, quelle promesse peut avoir une telle importance à tes yeux ? » Elle toussa quand il prit ses mains nues dans les siennes, quant à elles gantées, pour lever ses doigts sanguinolents à ses lèvres et les caresser gauchement pour la réconforter. « Tu dois t’engager à ne pas participer à cette chasse », lui demanda-t-elle pendant que le vent hurlait et faisait claquer son capuchon. La sombre silhouette gardait le silence en couvrant ses doigts de baisers de plus en plus doux. Rhapsody se mit à trembler en comprenant qu’elle avait vu juste, qu’il était effectivement parti à la recherche de la créature maléfique qui avait subtilisé une partie de son âme. Elle prit conscience du désespoir qui l’avait poussé à aller au-devant de tels dangers. Une seule chose pouvait justifier qu’il affronte la damnation éternelle, la crainte de la voir perdre à son tour son âme. « Tu dois te tenir à l’écart de tout ceci, dit-elle d’une voix entrecoupée de hoquets de terreur. Je te l’ai expliqué, je suis capable d’occire ce démon et je ne serai pas seule. Mais il faut me le promettre, Ashe. Jure-moi que tu ne le pourchasseras pas. Laisse-moi m’en charger. N’interviens pas. Fais-moi confiance. » Le capuchon s’abaissa et elle sut qu’il ployait sous le poids de sa supplique. « Je ne peux pas avaliser une chose pareille. Je ne pourrais le supporter, si… » Elle abattit les paumes sur ses épaules, pour le repousser contre la falaise. Sa nuque heurta la roche et Rhapsody scruta une fois de plus les profondeurs de sa capuche pour entrevoir l’éclat bleuté de deux yeux qu’écarquillait la surprise due à sa brutalité. Elle referma son poing sur le col de son manteau, qu’elle serra autour de sa gorge. « Écoute-moi », gronda-t-elle d’une voix basse et menaçante, mais parfaitement audible malgré les hurlements du vent. « Considère-moi capable de déterminer sans hésitation ce que je puis ou ne puis pas faire. Si c’est au-dessus de tes forces, respecte ma demande et abstiens-toi d’intervenir. J’ai laissé cette abomination s’en prendre à ma petite sœur. Cette chose l’a détruite, et j’en porte la responsabilité. Je refuse de te perdre à ton tour, Ashe. » Ses tremblements devenaient incontrôlables et il la serra contre lui, avec force, lorsqu’elle se mit à sangloter. Les lèvres d’Ashe effleurèrent son oreille gelée. « Tu n’es aucunement responsable des problèmes de Jo. S’il y a un coupable, c’est moi. J’aurais dû mettre un peu plus de zèle à la chercher… Je ne suis même pas allé jusqu’à la lande… — Parce que je t’avais demandé de ne pas insister. Je croyais qu’elle irait s’enfermer dans sa chambre jusqu’au moment où ses larmes se tariraient. Je n’avais pas conscience de l’avoir blessée à ce point. Je n’aurais jamais imaginé qu’elle sortirait du Chaudron. Dieux, qu’ai-je donc fait ? » Ses joues étaient humides. Adossé à la montagne, Ashe passa une main derrière sa nuque et l’autre dans son dos, pour la soutenir alors qu’elle versait plus de larmes de chagrin qu’au cours de toute son existence. Le vent gémissait un accompagnement discordant à ses lamentations, et Ashe redressa son visage pour l’embrasser avec fougue dès qu’elle fît une pause pour reprendre son souffle. Elle réagit avec autant d’énergie, en glissant ses mains sous son manteau pour le serrer contre elle tout en recherchant le réconfort brutal de sa bouche. Il caressa ses longs cheveux agités par le vent et prit le temps de retirer ses gants pour les lâcher près de son sac. Puis il s’aventura sous son manteau afin de la saisir par la taille et l’attirer vers lui. « Tu es sortie dans les Dents en te contentant de jeter un manteau sur ta chemise de nuit ? Où es ton armure ? Dieux, tu as donc perdu toute prudence ? — Promets-moi de ne pas pourchasser le Rakshas, murmura-t-elle avec angoisse. Je t’en conjure. Je t’aime. Fais-le pour moi, je t’en supplie. » Elle le sentait trembler, lui aussi, et il finit par hocher la tête. « C’est entendu. D’accord, Rhapsody, j’accepte. Je ne le rechercherai pas. Mais s’il te fait le moindre mal, les Dieux me sont témoins que… » Elle l’embrassa encore, pour lui imposer le silence. « Il ne m’arrivera rien, tu dois avoir confiance en moi. » Il comprima sa taille avec plus de force. « La confiance que j’ai en toi est infinie, Rhapsody, mais n’oublie pas que j’ai personnellement combattu ce démon. Il a plongé en moi comme dans un sac de grain pour en extraire un fragment de mon âme sans la moindre difficulté. Ce qui a scellé notre pacte de sang. Si je n’avais pu me dégager, je lui aurais appartenu. » C’était comme une liane qui remontait ma colonne vertébrale, s’enroulait autour de mon âme, devenait un élément de mon être avec autant de douceur qu’une légère brise se répandant en moi pour envahir ma cage thoracique. Qu’est-ce qui m’a été le plus préjudiciable, d’après toi ? Je me suis infligé une blessure aussi grave en extirpant cette chose avant qu’elle me consume entièrement. J’ai dû sacrifier la partie dont le Rakshas s’était emparé, tel un animal pris au collet qui ronge sa patte captive pour s’enfuir. Il en a eu pour un instant, Rhapsody, et j’ignore si je réussirai à lui échapper une seconde fois. Tout comme j’ignore si tu en seras capable. — Arrête ! Je ne pars pas affronter le F’dor mais seulement son émissaire. Et j’ai d’excellentes raisons de vouloir le tuer. En plus de ce qu’il t’a fait subir, le Rakshas a blessé et souillé Jo. Elle a tant souffert tout au long de son existence qu’elle n’avait vraiment pas besoin de ce traumatisme supplémentaire. Nul ne m’a jamais inspiré autant de haine que ce démon… Si je n’assouvis pas ma vengeance, la haine me consumera. » Sa voix se brisa. « M’entends-tu, Ashe ? Je serai brûlée vive. » Elle enfouit son visage contre sa poitrine, et ses doigts se transformèrent une fois de plus en griffes. Il l’écarta pour l’embrasser, avec moins de douceur que d’insistance. « Écoute-toi, tu t’exprimes comme moi ! Tu n’en as pas le droit, Rhapsody. C’est toi qui m’as fait comprendre que l’amour n’est pas qu’un concept absurde en ce monde impitoyable. Ne t’avise pas de changer d’opinion. Ne deviens pas comme les autres. Tu n’as pas le droit de nous abandonner à notre ressentiment. » Son dernier baiser s’éternisa. Elle perçut l’intensité de sa souffrance, et c’était une nouveauté pour elle, une chose très différente de sa gentillesse coutumière. « Je t’aime. J’ai confiance en toi. Et je resterai à l’écart, puissent les dieux me le pardonner. » Il avait presque craché ces dernières paroles. Un vent latéral s’engouffra sous l’arche, les éloignant de la paroi en la glaçant à travers ses légers vêtements. Il la retint et la fit pivoter, pour la ramener sous l’arche et la plaquer contre la roche. « Tu n’as rien ? » s’enquit-il d’une voix que faussait la panique. Il la tenait fermement et constatait que sa peau était froide. Il la massa pour tenter de la réchauffer, et il alla se perdre dans les affres du désespoir et de la peur. Il la désirait, il voulait la protéger, lui offrir un abri dans son âme, l’isoler derrière son corps, derrière sa vie. Ressentant le même désir, elle lui donna ce baisser qu’échangent les amants lorsqu’ils redoutent que ce soit le dernier. Elle passa ses mains sur son torse puis entreprit de défaire les lacets du pantalon qui les séparait. Elle tremblait pendant que les mains d’Ashe remontaient sous sa chemise de nuit, et elle s’abandonna aux ténèbres de la peur. Et là, dans ce col de montagne, appuyés contre la falaise et uniquement abrités par la voûte de roche, ils firent l’amour en proie à la terreur, au désespoir, emmitouflés dans un manteau de vent nocturne, isolés par un voile de ténèbres brumeuses aussi dense que de la poix qui leur dissimulait les Dents. Un acte qui leur apporta un piètre réconfort mais aucune joie, seulement l’assouvissement frénétique d’un besoin désespéré de se rapprocher l’un de l’autre, peut-être pour la dernière fois. Ils ne se dépouillèrent d’aucun vêtement, ils n’échangèrent pas une seule parole ; ils se contentèrent de céder à leurs pulsions sans réussir à se rassurer pour autant. Quand le tumulte eut cessé, ils restèrent à s’étreindre, toujours calés contre la montagne, et ils se murmurèrent des promesses. Il fit vœu de ne pas pourchasser le Rakshas et elle s’engagea à être prudente. Puis il l’embrassa, rattacha son manteau et passa tendrement sa main dans sa chevelure avant de la guider vers le chemin du Chaudron. Elle garda les yeux sur lui jusqu’à ce que les ténèbres l’aient englouti, puis elle repartit prudemment vers les lumières qui marquaient l’emplacement de la cité des Firbolgs, cinglée par un vent dont les hurlements l’assourdissaient toujours. 46 ILS PARTIRENT AUX PREMIÈRES LUEURS lueurs de l’aube. Bien avant la relève de la garde, et même les premières rondes, Rhapsody avait retrouvé ses amis dans la lande, équipés pour un mois de voyage, en tenue adéquate et l’expression sinistre. Les senteurs épicées de l’automne flottaient dans l’air et réclamaient leur attention. Pendant que les hommes vérifiaient leur harnachement, Rhapsody ferma les yeux et songea à la dernière occasion où elle avait humé l’odeur des feuilles qui se consumaient portée par un vent de plus en plus mordant. Pour la première fois depuis longtemps, elle se remémora l’Île et constata que ses souvenirs étaient moins pénibles que la réalité du présent. La saison des moissons avait été pleine d’excitation, l’air saturé de promesses et de menaces ; c’était un temps romanesque et enivrant, bien plus que l’été, une période où les choses les plus insignifiantes prenaient de l’importance et le sang remontait constamment à fleur de peau. Quels que soient tes espoirs, il te faut les saisir, paraissait dire la Terre en se parant de ses magnifiques tenues de funérailles. Le temps vient à manquer, l’hiver approche. « Prête, ma chérie ? » La voix grondante de Grunthor avait brisé ses rêveries. Rhapsody jeta un regard aux champs qui les cernaient, révélés par la clarté grisâtre qui précède l’aube. Il avait gelé pendant la nuit et le sol miroitait sous l’éclat de Clarion l’Étoile du Jour. Une épée qu’elle rengaina avant d’accorder une caresse aux écailles de dragon de sa cuirasse. « Oui, dit-elle. En route. » Le soleil franchissait la crête du plus haut des escarpements quand les Trois atteignirent le sommet. Ils avaient gravi les Dents sans bruit, leurs ombres se fondant dans celles des pics eux-mêmes, aussi étirées et pointues que des crocs dans la vallée en contrebas. Des hauteurs, la gorge impressionnante évoquait une fine corde posée au pied des monts. Achmed se dressait au cœur des nuages emballés pour parcourir du regard la chaîne de montagnes, étudier les steppes et les champs de Bethe Corbair visibles au-delà, sans faire cas des hurlements du vent. Il avait le monde à ses pieds lorsqu’il effectua une lente rotation sur lui-même pour scruter l’horizon, avant d’aller s’asseoir au point le plus élevé et vider son esprit. Rhapsody avait reçu pour instructions de se taire, de ne faire aucun bruit. À l’exception de Grunthor, elle était la première personne autorisée à voir Achmed flairer une piste, et elle était parfaitement consciente de la confiance que cela impliquait. Elle retint son souffle lorsqu’il ferma les yeux et entrebâilla la bouche pour inhaler l’air raréfié et l’humidité des nuages. Il gardait une main serrée sur la chemise souillée par le sang séché du Rakshas et l’autre ouverte et levée, comme pour déterminer d’où venait le vent. La respiration d’Achmed se fit mesurée et profonde, chaque inspiration étant un peu plus lente que la précédente. Lorsqu’il eut trouvé le rythme qui convenait, il reporta son attention sur les battements de son cœur et sa tension artérielle, qu’il réduisit par la seule force de sa volonté, abaissant ses pulsations cardiaques au minimum requis pour assurer sa survie. Après quoi il chassa de son esprit toutes les pensées parasites, le laissant vierge à l’exception d’une couleur : le rouge. Tout le reste s’effaça et il n’eut plus que du sang devant son œil mental. Un peu plus tôt les sons et les sensations accompagnant des millions de battements de cœur l’auraient terrassé. Il venait de réduire leur nombre à quelques milliers et, s’il identifia aussitôt ceux de Rhapsody et de Grunthor, les autres étaient lointains, de simples palpitations aux confins de son champ de perception. Puis il l’entendit. À mi-distance, pas très loin de là. Il reconnaissait le rythme très particulier du cœur du Rakshas, il sentait les pulsations de son sang à l’extrémité des doigts de sa main levée. Le sang du démon, mêlé au sang d’un animal. Le sang sur la chemise, le sang dans ces veines… tout correspondait. Achmed demeurait totalement immobile et silencieux. Il cessa de contrôler son propre cœur qui calqua son rythme sur celui de la création démoniaque. On aurait pu comparer cela à essayer de saisir un moucheron en plein vol. Il ne put tout d’abord se synchroniser que sur un battement sur cinq, puis sur deux, jusqu’au moment où ils furent simultanés. Leurs cœurs s’étaient verrouillés l’un à l’autre, et Achmed sourit. Il rouvrit lentement les yeux. Rhapsody avait observé la scène avec patience, consciente qu’il lui faudrait peut-être des heures ou des jours pour trouver le bon rythme, s’il y réussissait. Elle fut donc surprise de voir Grunthor saisir sa hallebarde et se lever d’un bond. L’attitude d’Achmed restait inchangée, mais le sergent avait de toute évidence remarqué quelque chose. À peine eut-elle le temps de se mettre debout qu’Achmed s’éloignait. Il se déplaçait comme un chien de chasse suivant une piste. Il filait vers le bas de la montagne et – pour ne pas risquer de semer ses compagnons – il demeurait dans les secteurs éclairés et sur des chemins empruntés par le vent au lieu de se dissimuler comme le voulait son instinct. Il se laissait guider par les battements de son cœur, se dirigeant sans dévier vers le Rakshas. Grunthor l’avait accompagné dans de telles chasses à une ou deux occasions, ce qui rendait plus aisée la tâche de rester dans le champ de vision de ses compagnons sans perdre la trace. Il savait pouvoir compter sur son expérience. Rhapsody et Grunthor calquèrent leur allure sur la sienne. Rhapsody était sidérée par la vitesse à laquelle il se déplaçait sans pour autant courir. Il descendait rapidement la sente irrégulière en direction de secteurs plus abrupts sur lesquels il s’abaissait à la façon d’une araignée. Il dut s’arrêter pour permettre à ses compagnons de franchir ces passages accidentés sans risquer une chute probablement mortelle, mais il redevint aussi rapide que le vent sitôt de retour sur la lande. Jo attendait au pied d’une crête adjacente. Malgré les précautions qu’ils avaient prises pour s’éclipser discrètement, elle s’était éveillée en pleine nuit et les avait suivis. Elle les avait laissés gagner seuls le sommet de l’à-pic pour ne pas leur révéler sa présence, mais elle savait qu’ils finiraient pas redescendre et elle s’était postée au bas de la pente d’où elle avait observé l’ascension de leurs trois minuscules silhouettes noires sous l’éclat aveuglant du soleil. Que font-ils ? se demanda-t-elle. Qu’est-ce que je fiche ici ? Elle n’était plus maîtresse de ses actes, elle s’abandonnait à un étrange sentiment, une détermination qui vrillait son estomac et s’accompagnait d’étourdissements chaque fois qu’elle se manifestait, l’incitant à se déplacer comme en un rêve. Cela lui rappelait l’époque où Cutter, un de ses maîtres des choses de la rue, lui avait donné à mastiquer des champignons en lui promettant d’avoir d’agréables visions, de voir des couleurs magnifiques. Elle avait plongé dans une transe cauchemardesque et une paranoïa épouvantable et interminable. Mais c’était à présent bien plus pénible encore. L’effet des hallucinogènes avait fini par s’estomper alors que ceci semblait ne pas avoir de fin. Elle redoutait de vivre ainsi jusqu’à sa mort. D’étranges pensées venaient la harceler pendant ses périodes d’éveil, désirs de meurtre et de violence à la fois angoissants et fascinants. Quelques jours plus tôt, elle avait été ravie d’assister à l’affrontement de deux jeunes Bolgs, et voir le sang de ces enfants couler l’avait emplie d’excitation. Quand l’un d’eux avait hurlé de souffrance, avec un bras tordu selon un angle qui n’avait rien de naturel, ce qu’elle avait éprouvé s’apparentait presque à du plaisir sexuel. Que m’arrive-t-il ? songea-t-elle. Mais une nouvelle torsion ressentie dans son ventre eut tôt fait de chasser cette question. Lorsque les Trois redescendirent la pente pour s’engager dans la steppe, elle leur emboîta le pas. À la façon d’une somnambule. Ils suivirent pendant une semaine une piste calquée sur le chemin qu’avait suivi le Rakshas. La nuit venue ils s’abstenaient d’allumer un feu et consacraient presque tout le jour à courir, ne s’arrêtant qu’aux endroits où leur proie avait effectué une longue halte. Et encore ne s’accordaient-ils qu’un court repos. Ils pistèrent le Rakshas sans relâche sur les contreforts des Dents, les steppes herbues, la vaste plaine de Bethe Corbair et les collines crayeuses du plateau de Roland, jusqu’au moment où Achmed s’arrêta net. Il leva la main dans le vent avant de refermer lentement son poing. Il adressa un signe de tête à ses compagnons puis disparut derrière la crête d’une colline. Grunthor et Rhapsody le suivirent en rampant vers le point où il s’était mis à plat ventre. Il leur désigna la petite vallée qu’ils avaient devant eux, mais c’était superflu. Ils avaient une vue dégagée sur un groupe de neuf hommes, dont trois avec des chevaux, qui prenaient les ordres d’un cavalier vêtu de gris, un homme à la chevelure de la couleur du cuivre. Le cœur de Rhapsody rata un battement lorsqu’elle le vit, car il était en tout point identique à Ashe. Ses cheveux n’étaient pas tout à fait aussi brillants et il avait une matérialité incontestable, caractéristique qui ne s’appliquait pas à l’homme qu’elle aimait, mais ils étaient autrement semblables. Il fit un geste aux hommes qui s’éloignèrent rapidement vers l’ouest, puis il s’orienta vers le nord-est et fit avancer sa monture au pas. Achmed sourit en voyant Grunthor reculer, toujours en rampant, et disparaître sitôt après. Quelle cible idéale pour en finir une bonne fois pour toutes, pensa-t-il. Enfin ! Il adressa un rictus à Rhapsody qui le lui retourna. Grunthor reviendrait sous peu avec les chevaux de ces hommes, et ils reprendraient leur route après avoir placé ces montures en sécurité. Ils suivirent le Rakshas pendant quelques heures, afin de reconstituer leurs forces après cette journée de poursuite épuisante. Ils gravirent comme leur proie une colline basse pour pénétrer dans un vaste champ de céréales rasé par les moissons, une étendue où les rares gerbes encore debout étaient figées dans une gangue de gelée blanche. Il approchait d’un petit torrent coulant au bas d’un vallon quand Grunthor tapota l’épaule d’Achmed qui leva la main et la ferma en poing. Grunthor et Rhapsody s’écartèrent aussitôt pour prendre position. Achmed attendit qu’ils soient en place pour disparaître parmi les hautes herbes. Le cheval traversait au pas le champ moissonné et le Rakshas qui le montait gardait le regard rivé droit devant lui, pour laisser son esprit vagabonder à l’horizon sur les chemins des exquises tortures et exécutions alimentant ses rêveries. Le crépuscule ne tarderait guère à tomber. Il se repaîtrait de sa monture et utiliserait son sang pour se rapprocher des montagnes, telle une flamme noire comme la nuit. Fait coutumier chez ceux qui font des rêves éveillés, le Rakshas mettait son esprit limité à contribution pour imaginer mille façons jouissives d’achever le roi des Firbolgs. Il avait capturé un soldat de son armée et écouté avec amusement ses histoires horrifiques se rapportant à l’œil, la griffe, le talon et le ventre de la montagne. Quels imbéciles ! s’était-il dit en se penchant pour boire le sang qui jaillissait de la gorge tranchée de ce malheureux. Je suis l’Œil, l’Oreille et la Main de Celui qui a aplani des montagnes. Le soleil était haut dans le ciel, et il regardait où sa monture posait le pied pour lui éviter de trébucher sur une plaque de verglas. Il fut par conséquent extrêmement surpris de la sentir s’effondrer sous lui. Avec la rapidité du loup dont il partageait le sang, il sauta de selle pour ne pas se retrouver coincé sous le cheval et opéra sitôt après un rétablissement, l’épée au poing. L’animal venait de recevoir un trait qui l’avait tué net. Il scruta les alentours pour repérer la position qu’occupait le tireur quand ses yeux s’immobilisèrent sur la silhouette d’un géant armé d’une énorme hallebarde qui le chargeait à une vitesse folle. L’adrénaline parcourut ses veines artificielles lorsqu’il établit un rapprochement avec la description que la fille lui avait faite de Grunthor et comprit qu’il était tombé dans un guet-apens. Il tendit la main vers le géant pour dresser entre eux un mur de flammes noires… qui s’éteignirent instantanément, contre sa volonté. Ébranlé par sa disparition, il fit demi-tour pour prendre la fuite. « Salut, chéri, il y a longtemps. Tu m’as manqué. » Rhapsody se trouvait à moins de deux aunes de lui, la lame embrasée de Clarion l’Étoile du Jour au poing. Le Rakshas leva le bras pour parer le coup mortel qu’elle s’apprêtait à diriger vers son cœur et il fut pris au dépourvu lorsqu’elle se contenta de lui entailler les genoux. Il entendit Grunthor approcher à pas pesants derrière lui et voulut bondir sur le côté, mais un autre coup de taille de l’épée stellaire le priva de toute possibilité de repli. « Tu comptais nous fausser compagnie ? Je te l’avais pourtant bien dit, que tu ne m’échapperais pas. » La femme se dressait sur son passage et engager le combat avec elle le laisserait à la merci du géant qui arrivait dans son dos. Le Rakshas se chercha une meilleure position, mais – tel un rapace qui tentait de lacérer son visage avec ses serres – elle esquivait ses coups et le repoussait constamment. Il ouvrit de grands yeux quand son dos puis sa poitrine entrèrent en éruption… avant de comprendre que Grunthor venait d’y planter son arme. « Rhapsody ! hurla-t-il à l’instant où ses chairs éclataient autour des fers ensanglantés. Seigneurs, non ! C’est moi, Ashe ! Je ne suis pas un démon ! Aide-moi, par pitié ! » Rhapsody se rapprochait lorsqu’il poussa un râle d’agonie et tendit vers elle une main implorante, ce qui eut pour effet de faire ressortir plus encore les fers de sa poitrine. Ses yeux, aussi brillants et bleus que le zénith, trouvèrent ceux de la femme et implorèrent sa merci. Comme sa supplique restait lettre morte, une incommensurable souffrance durcit son regard. Il prit plusieurs inspirations superficielles, en frémissant à l’extrémité de la hampe. « Dieux, comment peux-tu être stupide à ce point ? C’est moi, Rhapsody, ton amant ! » La torsion que Grunthor imprima à son arme le fit hoqueter. En dépit de tout ce qu’elle avait appris sur cette créature démoniaque, Rhapsody sentit son cœur chavirer en voyant ce sosie d’Ashe battre des bras et des jambes, grimacer de souffrance. Elle entendit son sang grésiller comme de l’acide en se répandant sur le sol gelé, et l’innommable puanteur à laquelle elle avait déjà été confrontée lui donna des nausées. Elle leva les yeux vers le géant. « Êtes-vous prêt ? demanda-t-elle à celui qui avait été son premier maître d’armes. — Prêt ? grogna Grunthor. Certes, Vot’ Seigneurie. Le tout, c’est de lui assener un bon coup bien net. » Elle serra les dents et se fendit pour plonger Clarion l’Étoile du Jour dans le cœur du Rakshas et le scinder par le milieu. Le démon poussa un gémissement épouvantable, un son insoutenable, et il se démena à l’extrémité de la hallebarde. Rhapsody essuya sa lame sur le sol, ce qui fit fondre un carré de givre et laissa une profonde marque de brûlure dans l’herbe gelée. « Quelle boucherie », commenta-t-elle. Elle utilisa ensuite Clarion pour griller le corps qui devint flasque et finit par se dissoudre comme le feu élémental purificateur liquéfiait la glace mêlée de terre qui le constituait. Il s’agissait de flammes stellaires dorées et brillantes et non celles noirâtres du démon, et Rhapsody sentait le mal se consumer en même temps que le reste. De grands ruisseaux boueux s’écoulaient de la silhouette embrasée. Achmed avait pris position et attendait d’intervenir. Grunthor fit pivoter vers lui la hallebarde, afin de lui présenter les restes du Rakshas. « Une brochette ? » Le roi firbolg contint difficilement un rire, vida son esprit et inspira à pleins poumons pour entamer le rituel de Servitude. Son instinct prit aussitôt la relève, et les mouvements s’effectuèrent comme indépendamment de sa volonté. Il ferma les yeux. Sa bouche s’entrouvrit. Des profondeurs de sa gorge s’élevèrent quatre notes distinctes et soutenues ; une cinquième fut canalisée par ses sinus. On aurait pu croire que cinq personnes chantaient à l’unisson quand sa langue émit des cliquetis rythmés et le Rakshas se raidit. Il leva la main droite, paume ouverte et rigide, tendue vers le corps embrasé comme pour lui intimer de s’immobiliser. Sa main gauche s’écarta lentement de son flanc et grimpa, les doigts palpitant doucement, à la recherche des vibrations attribuables au sang du F’dor. Il les percevait comme des toiles d’araignées voletant au vent, des filaments dont l’origine remontait à l’aube des Temps, les empreintes digitales d’un ancien mal qui aurait dû disparaître en même temps que l’Île, maintenues sous contrôle par sa main droite et son sang de Dhracien. Il percevait également la présence d’un autre esprit primordial, une entité d’une nature différente de celle impure du démon. Il inséra ses doigts dans les mailles métaphysiques et les tira, avant d’enrouler les brins autour de sa main. Il vit le corps tressauter et dégagea vigoureusement cette longe invisible. Ses yeux s’étrécirent comme les mouvements du Rakshas s’interrompaient soudain. Une lueur éblouissante naquit dans les flammes dorées et émergea du corps rigidifié, provoquant chez Rhapsody un hoquet de stupéfaction. C’était le bout d’âme subtilisé à Ashe qui avait été chassé par la mort du corps de son hôte et qui s’apprêtait à se dissiper dans l’éther. Achmed avait asservi le sang du démon, mais l’âme appartenait à Gwydion et, sortie de sa geôle, elle flottait devant eux en attendant qu’un courant d’air l’emporte vers la lumière. Rhapsody brandit Clarion vers l’essence palpitante et psalmodia le nom d’Ashe. Le fragment d’âme luminescent s’immobilisa. Elle courut vers le corps embrasé et tendit la main pour saisir cette chose immatérielle, pour l’arracher à la mort et la coller contre son cœur sans se brûler pour autant. Grunthor fut sidéré de voir la clarté se dissoudre en elle, illuminer son torse et le rendre momentanément translucide, avant que tout se réduise à un vague éclat qui se dissipa en un instant. La chevelure de Rhapsody resplendit dans des tonalités dorées, comme nimbée par le soleil couchant, avant de retrouver ses nuances habituelles. Le sergent regarda tour à tour Achmed – toujours concentré sur l’étrange danse macabre dhracienne pendant que l’être de glace fondait et coulait dans le sol –, puis Rhapsody dont l’expression passait de l’extase à l’horreur, les yeux rivés sur un point situé au-delà du roi firbolg. S’il vit la silhouette plonger, Grunthor était trop éloigné pour pouvoir intervenir. Rhapsody avait reconnu Jo en dépit de l’expression qui métamorphosait son visage en masque démoniaque. Elle comprit immédiatement ses intentions, car elle brandissait la dague aux incrustations de bronze que Grunthor lui avait donnée dans la Maison du Souvenir. Elle allait poignarder Achmed qui n’avait pas terminé le rituel de Servitude. Le temps manquait pour l’intercepter, et le cœur de Rhapsody cessa de battre quand elle comprit qu’une seule possibilité s’offrait à elle. Elle interrompit le rituel en faisant choir Achmed d’un coup d’épaule, pour s’interposer entre le Dhracien et Jo qui obliqua aussitôt vers lui. Elle était rapide, bien plus que Rhapsody n’aurait pu l’imaginer. Le poignard fendit l’air pour s’abattre vers le cœur du roi firbolg. Rhapsody utilisa Clarion pour parer ce coup tout en déplaçant latéralement la lame ignée qui sectionna l’abdomen de l’adolescente sans rencontrer de résistance. Elle sut avant même de s’être redressée que la blessure serait fatale. Jo lâcha son arme. Sa bouche s’ouvrit et elle se releva, les yeux baissés vers son ventre. Il n’y eut tout d’abord qu’une simple déchirure dans sa chemise, avant que le tissu ne vire au noir puis au rouge sombre et que les chairs ne s’écartent pour laisser échapper ses viscères. Elle regarda Rhapsody, les traits déformés par la terreur ; son visage était redevenu familier depuis la dissolution du masque démoniaque. Aussi livide qu’un cadavre, Rhapsody lâcha Clarion pour tendre les mains vers celle qu’elle aimait comme une sœur. Les genoux de Jo cédèrent et du sang jaillit par intermittence de l’entaille d’où ses intestins sortaient en se lovant. Il y avait également autre chose, au sein de ces viscères. Rhapsody discerna de petits cirres vert foncé rappelant la rafle d’une grappe de raisin ou les tiges des haricots à rames. Quelque chose qui avait tout d’une grosse épine. Brusquement, la concentration l’isola des bruits ambiants et, dans un silence désormais absolu, elle se remémora les propos d’Ashe : C’était comme une liane qui remontait ma colonne vertébrale, s’enroulait autour de mon âme, devenait un élément de mon être avec autant de douceur qu’une légère brise se répandant en moi pour envahir ma cage thoracique. L’épouvantable pensée qui s’imposait à elle – la conviction d’avoir porté un coup fatal à Jo – fut remplacée par une prise de conscience encore plus insoutenable. « Seigneurs ! Achmed ! Achmed ! Ce démon l’a asservie ! » Tous regardèrent Jo, puis le sol. La gelée blanche déposée sur l’herbe s’évaporait en une brume tourbillonnante qui s’épaississait au point de devenir un cordon ombilical vaporeux reliant l’abdomen de la malheureuse au champ situé au-delà. Ce nuage s’assombrit et acquit de la substance pour se transformer en liane fibreuse hérissée d’épines et recouverte d’une écorce argentée. Elle se vrillait en s’élevant du sol pour ramener Jo qui gisait sur le dos vers sa racine. Des caillots d’écume jaunâtre s’échappaient d’entre ses lèvres et sa peau virait rapidement au gris. La cascade de sang intermittente semblait intarissable et aspergeait le sol et ses compagnons de mouchetures écarlates. Elle avait la bouche ouverte sur une protestation silencieuse, les traits déformés par les affres de l’agonie. Ils virent un vague halo émerger, captif d’un cocon de lianes, avant que le corps ne se rigidifie. Le physique fusionnait avec le métaphysique pour préparer la séparation du corps et de l’âme. Grunthor et Rhapsody plongèrent sur Jo et agrippèrent ses membres raidis tout en cherchant désespérément une prise sur le sol. Avec une détermination farouche, ils dégainèrent leurs armes – Grunthor le Bon Camarade et Rhapsody la dague en griffe de dragon. Ils entreprirent aussitôt de taillader le lien, pour le séparer des entrailles de Jo. Des fragments de chair et de viscères les éclaboussaient alors qu’ils frappaient d’estoc et de taille ce qui avait été ses organes vitaux. Jo libéra un dernier gargouillis, puis les seuls sons qui s’élevèrent de son corps furent les sifflements de l’air qui s’échappait de ses intestins, les craquements de la peau et des muscles déchirés et les clapotis de son sang. L’abominable plante grimpante résistait comme un être doué de raison. Ses vrilles se lovaient et s’associaient en griffes squameuses pour lacérer cruellement ses agresseurs. Elle fendit le cuir épais de Grunthor au niveau du poignet et fit couler son sang. Ses ramifications s’enroulèrent autour de la cheville de Rhapsody, interrompant la circulation sanguine, et des épines devenues démesurées se plantèrent dans son dos en se détendant comme des serpents. Aux points d’impact, la chair grésillait et fumait comme si elle avait reçu des projections d’acide. Les lianes claquaient tels des fouets et leurs barbillons épineux griffaient la face de Grunthor, pendant que des centaines de cirres de plus petite taille enserraient ses poignets et tentaient de transpercer son cuir. Tant le géant que Rhapsody se battaient en essayant de faire abstraction de ces attaques et, bien qu’ils aient à eux deux immobilisé Jo sous leur masse non négligeable, la plante diabolique était assez puissante pour continuer de tirer par à-coups spasmodiques l’adolescente vers le milieu du champ. Tandis qu’il traversait la plantation de céréales enrobées de gelée blanche, Achmed sentait l’air ambiant crépiter d’énergie. La trame de l’univers avait subi ici une déchirure, un accroc comparable à celui qu’il avait vu sur l’Île et qui donnait accès aux horreurs enfouies dans les profondeurs de la Terre et du Passé. Il s’arrêta dès qu’il atteignit l’extrémité de la liane. Il discernait, flottant dans les airs devant lui, les vagues contours d’une porte, un seuil d’où s’échappaient cette énergie et des ténèbres fumeuses. Une puanteur écœurante trop familière souillait l’air. Comme en présence du Rakshas. « F’dor ! » cria Achmed, pour alerter Grunthor. Le géant hocha la tête mais poursuivit sa macabre besogne en essayant d’esquiver les coups portés par les griffes fibreuses. Achmed repoussa son capuchon, inhala à pleins poumons et referma les mains sur les montants de la porte métaphysique. Il la suspectait de s’ouvrir sur le Monde d’En-Bas dont la puanteur de charnier remontait jusqu’à lui par ses fissures spectrales. La porte rua et poussa un rugissement qui fut renvoyé en écho dans la prairie et la vallée visible en contrebas. Son rythme cardiaque s’emballait et son sang entrait en ébullition, ce qui s’accompagnait d’un bourdonnement d’insecte rappelant les stridulations des ailes d’un criquet. La colère et l’énergie réclamée pour bloquer l’accès par des techniques de concentration apprises une éternité plus tôt le faisaient trembler. Avec plus de force de volonté que musculaire, il déplaça son corps pour caler son épaule contre le portail semi-immatériel. La fureur des hurlements qui s’élevaient du côté opposé égalait la sienne. Rhapsody hoqueta en voyant les vrilles de la plante refermées autour de la poche de clarté s’éloigner de celles qui enserraient le cadavre… Le démon emportait son âme. Dans un instant la sœur qu’elle avait tant aimée, et qu’elle avait fait serment de protéger, se retrouverait à tout jamais captive dans un brasier infernal, aux mains du dernier des F’dors. Une autre pensée insoutenable. Elle plongea vers la droite et roula sur le sol pour se dégager de la liane, laissant Grunthor abattre son arme avec vigueur. Elle fît le vide dans son esprit, dans la mesure de ses possibilités, puis elle prit une inspiration et se mit à chanter. Elle prononçait le nom de Jo, heureuse que son amie lui ait finalement avoué ne pas avoir de patronyme. Elle entama un chant de retenue. Il débutait comme une simple mélodie qui se répétait sans cesse, mais à laquelle un nouvel élément s’ajoutait à chaque refrain : une note, une pause, un temps fort, ce qui lui permettait de conserver sa structure répétitive tout en acquérant une indéniable complexité. De ce rondeau naquit un filament de lumière qui enveloppa la lueur captive des spirales de liane, formant des boucles et des entrelacs qui devinrent une chaîne lumineuse en suspension dans le vent. Pendant que Rhapsody répétait les strophes, cet ensemble fusionna pour devenir un cercle, puis une sphère, un chapelet d’anneaux scintillants rappelant les mailles de son armure en écailles de dragon. Elle le guida dans les airs comme elle eût déplacé une nasse dans les flots, en imbriquant dans le chant tant le nom de Jo que leurs liens sororaux, jusqu’au moment où elle prit son âme dans ces rets. Peu après, la chaîne et la liane se retrouvaient à l’opposé l’une de l’autre, avec l’esprit de Jo captif entre les deux. En proie à une anxiété privée de focalisation, la clarté miroitante essayait de se dégager des liens musicaux en se projetant d’un côté et de l’autre. Rhapsody avait une respiration hachée et rapide, ses notes se détachaient en staccato comme la réalité de ce qui s’imposait à elle. En veillant à ne pas interrompre son chant, elle prit Clarion l’Étoile du Jour et la leva au-dessus de sa tête pour l’abattre – en mettant à contribution tout ce qui subsistait de ses forces – sur la tige principale de la plante maléfique reliant la dépouille de Jo à la porte. Un hurlement hideux agressa ses tympans et la liane se mit à palpiter. Vrilles et épines s’agitèrent follement pour lacérer tout ce qu’elles avaient à leur portée. Grunthor fut expédié au loin quand la liane tranchée se rétracta à travers la porte en claquant comme un fouet. Seule son agilité extraordinaire permit à Achmed d’esquiver la tige qui se ruait vers lui ; et, même ainsi, les barbillons qui le frôlèrent déchirèrent ses effets. Libéré, le corps de Jo tomba sur le sol et Grunthor se releva pour retirer les derniers bouts de liane présents dans sa cavité abdominale. Bien que titubant, Achmed resta debout pendant que l’accroc dans la trame de l’univers se refermait puis disparaissait. Il parcourut les lieux du regard, avant de regagner le point de chute du Rakshas, de s’accroupir et de toucher pensivement le sol maculé de sang. Rhapsody laissa Grunthor terminer seul son œuvre purificatrice et se dirigea vers Jo sans interrompre son chant de retenue. Elle s’agenouilla sur le sol gelé et ensanglanté pour prendre son amie dans ses bras et s’abandonner aux larmes d’un chagrin plus intense que tout autre dont elle gardait le souvenir. Mais elle chantait toujours, en hoquetant entre deux notes, pour retenir Jo en ce monde. Lentement, sans seulement en avoir conscience, elle remit les entrailles déchiquetées de l’adolescente à l’intérieur de la cavité abdominale. La luminosité du soleil agressait ses yeux et le monde nageait dans un brouillard propre à donner des nausées. Rhapsody. Elle entendit à peine ce murmure, pratiquement couvert par les battements de son pouls à ses oreilles. Puis elle baissa les yeux sur le visage de Jo, à travers un voile de larmes. La lividité cadavérique faisait déjà son œuvre, et le soleil se réfléchissait sur des yeux qui ne voyaient plus rien, grands ouverts comme sa bouche. La voix, aussi légère que la brise, répéta son nom au-delà du chant balbutiant. Rhapsody, laisse-moi partir. Je souffre. « Je regrette, je regrette tant ! Je n’ai jamais eu l’intention de te tuer. J’adoucirai cette épreuve, Jo. » Des sanglots se mêlèrent à son chant. « Tiens bon, tiens bon, Jo. Par un chant, je peux te ramener à la vie. Je l’ai fait, pour Grunthor… Je trouverai un moyen, il doit bien exister. Je vais tout arranger… » Laisse-moi partir, Rhapsody. Ma mère m’attend. Rhapsody secoua la tête, en essayant de repousser les mots qui flottaient dans le lointain. Ils étaient là, plus légers que les turbulences de l’air brassé par les ondes de souffrance, et ils étaient marqués par le sceau d’une finalité et d’une détermination qu’elle n’aurait pu contester. Au plus profond de son âme, là où s’ancrait son lien avec l’adolescente, Rhapsody ressentait de l’impatience, le désir de ne plus subir le poids écrasant du monde. En tremblant, elle termina le rondeau et serra le corps inerte contre elle. Mais la musique se poursuivit, une douce mélodie reprise par la terre et par l’air, la rébellion du cœur de la Chanteuse qui refusait d’obéir à ce qu’elle savait pourtant être juste. Jo avait perdu toute souplesse mais Rhapsody entendait très nettement sa voix, toujours aussi aérienne. Tu disais vrai, Rhapsody. Elle m’aime. Les tremblements de la Chanteuse devinrent incontrôlables et ses larmes se changèrent en sanglots qui l’obligeaient à reprendre son souffle. Le bonheur m’attend. Laisse-moi partir. Je veux enfin le connaître. L’énorme main de Grunthor se posa avec douceur sur la tête de Rhapsody. « Laissez-la, ma chérie. Dites adieu à cette pauv’ petite demoiselle et souhaitez-lui bon voyage. » Rhapsody puisa au tréfonds de son être la force réclamée pour allonger Jo sur le sol, avec beaucoup de douceur, en laissant la mélodie s’achever. Ce fut avec des doigts tremblants qu’elle ferma les yeux aveugles. Bien qu’étourdie par la chaleur et le sang, elle entama d’une voix hésitante le Chant lirin du Passage, cet air immémorial interprété sous d’innombrables deux étoilés voilés par la fumée des bûchers funéraires. Pendant qu’elle récitait ces très vieilles paroles, elle les chargea d’amour et de regrets, et trancher les liens qui l’unissaient à la Terre hâta la transition vers la lumière de celle qu’elle avait tant aimée. Loin au zénith, elle entendit une dernière fois la voix, aussi douce et légère que des flocons de neige. Rhapsody, ta mère te fait dire qu’elle t’aime, elle aussi. Ivre de soulagement, Rhapsody baissa une fois de plus la tête vers le cadavre et laissa couler ses larmes. Elle sentit Grunthor soulever et emporter Jo. Rhapsody voulut se lever pour le suivre, mais le sol fit une embardée et elle tituba. Des mains puissantes s’avancèrent pour la soutenir avant qu’elle ne s’effondre. « Là ! » Achmed la fit pivoter vers lui. Elle était couverte de sang du cou jusqu’aux genoux, et des fragments de liane et de viscères adhéraient à ses vêtements quant à eux calcinés et fumants par endroits. Il la serra contre lui, un bras autour de ses épaules pendant qu’il utilisait sa main libre pour caresser ses cheveux et son dos, tant pour la réconforter que pour s’assurer qu’elle n’avait pas subi de blessures. Il ramena rapidement des doigts rouges et poisseux. « Rhapsody ? » Il vit qu’elle blêmissait et que ses yeux se révulsaient. Il l’allongea sur le sol en appelant Grunthor, puis il l’inspecta avec frayeur pour chercher l’origine de cette hémorragie. Il souleva la cuirasse en écailles de dragon et la fit redescendre sans avoir vu la moindre entaille. Il se laissa alors guider par son flair et les pulsations cardiaques décroissantes pour découvrir sur sa cuisse de vilaines balafres longues comme sa main. Une épine était fichée dans une de ces plaies dont les lèvres palpitaient à chaque battement de cœur. Achmed sut aussitôt qu’une artère avait été sectionnée car les fluides vitaux qui teintaient le sol étaient vermeils. « Allons, Rhapsody, il nous reste à mener des combats bien plus âpres que celui-ci, lui lança-t-il pour l’inciter à réagir avant de perdre conscience. Je sais que vous trouvez le rouge très seyant, mais pousser la coquetterie aussi loin frise le ridicule. » Grunthor la fît basculer sur le flanc, retira le fragment d’épine et l’immobilisa pendant qu’Achmed déchirait le bas de son manteau et s’en servait pour lui improviser un garrot. Puis il prit son outre et aspergea d’eau son visage, dans l’espoir de la faire réagir. Comme il n’obtenait aucun résultat, il tapota sa main puis sa joue, et elle finit par battre des cils. Il savait à quel point sa prise sur sa conscience était précaire. « Je dois avouer que j’ai énormément apprécié, lui murmura-t-il à l’oreille. Vous ne pourriez pas vous évanouir un peu plus souvent, et m’offrir d’autres prétextes pour vous gifler ? » La réaction de Rhapsody fut à peine perceptible. « Écoutez, ce n’est vraiment pas le moment de dormir ! Cette façon de vous soustraire à vos devoirs est indigne de vous. » Il ne voyait plus les panaches de son haleine dans l’air glacé et il leva les yeux vers Grunthor, qui secoua la tête. « Prends Jo et je me charge de Rhapsody. Les chevaux sont à environ une demi-lieue d’ici, au pied de cette colline. Il faut les emmener loin d’ici. — À vos ordres. » Grunthor alla chercher le cadavre, et le sol vibra sous les pas rapides du géant. Ils emportèrent les deux femmes, une qui était morte et l’autre qui ne valait guère mieux, vers le bas de l’éminence battue par le vent en direction de la cachette dans laquelle les attendaient des montures, des bêtes qu’ils sellèrent tristement avant de prendre le chemin Sepulvarta. 47 RIEN N’AVAIT CHANGÉ à l’intérieur du Chaudron. La Mort n’était pas une étrangère, dans ces montagnes ; Canrif et Ylorc avaient servi de cadre à de nombreuses veillées funèbres ayant succédé à une retraite amère, et on y trouvait maints lieux où avaient été fomentés des massacres. Mais c’était la première fois qu’Achmed échafaudait dans la semi-pénombre des plans destinés à assurer le salut de quelqu’un. Il abordait inconsciemment la question de la même manière qu’il eût projeté un assassinat. Il passait en revue les divers éléments de l’affaire, les détails les plus insignifiants de ce qui s’était produit, la poursuite, l’affrontement, l’emplacement des blessures, l’importance de l’hémorragie. Il tentait de reconstituer le puzzle de la survie de Rhapsody de la même manière qu’il eût planifié une attaque. Sans arriver au moindre résultat. Grunthor approcha le plus discrètement possible de la porte avant de frapper doucement. N’obtenant aucune réponse, il poussa le battant et entra. Seules les lueurs négligeables de quelques bougies parfumées brûlant dans un angle de la pièce, à l’opposé du lit, rompaient l’obscurité ambiante. Il y avait aussi la luminescence changeante des bouteilles disposées çà et là. Grunthor referma le panneau, s’intéressa aux papillotements du récipient dont il s’était muni puis alla finalement vers Achmed installé dans le fauteuil tiré juste à côté du lit, un siège qu’il n’avait pratiquement pas quitté depuis quatre jours. « M’sieur ? — Hum ? — J’vous ai apporté des lucioles. Celles-ci doivent commencer à en avoir assez. » Achmed resta silencieux. « Du nouveau ? — Non. » Grunthor regarda Rhapsody sans pouvoir déterminer si elle dormait, demeurait inconsciente, ou même si elle vivait encore. Son teint habituellement rose était aussi blanc que la nacre du coquillage qu’il avait autrefois ramassé au bord de l’océan, et il la trouvait minuscule dans ce grand lit. S’il s’était fréquemment moqué de sa petite taille, cette caractéristique avait été amplement compensée par sa force musculaire et sa vitalité. Alors qu’elle paraissait désormais aussi chétive et vulnérable qu’une enfant. Il baissa les yeux sur son ami et souverain qui avait enfoui son visage entre ses mains. Une vieille histoire lui revint à l’esprit, le récit d’un Bolg qui se postait sur le seuil de la porte séparant la Vie de la Mort pour empêcher un de ses camarades de quitter ce monde. La fin était tragique. Achmed changea de position sur son siège. « Des nouvelles d’Ashe ? — Pas encore, m’sieur. » Le Dhracien cala son menton dans sa paume, sans rien ajouter Grunthor se mit au repos. « Voulez-vous que je vous remplace pour veiller sur elle ? Ça me ferait plaisir et vous pourriez dormir un peu. » Achmed s’inclina en arrière et croisa les bras, sans se donner la peine de répondre. « Ce sera tout, m’sieur ? — Oui. Bonne nuit, Grunthor. » Le géant posa la bouteille sur la pierre qui servait de table de chevet, avant de se pencher sous le lit pour retourner les pierres chaudes qui tempéraient la pièce. Achmed avait insisté pour que les lieux bénéficient de lumière et de chaleur sans que la cheminée soit allumée pour autant, car il craignait que la fumée ou les émanations acides de la tourbe n’aient un effet néfaste sur Rhapsody. C’était Grunthor qui avait pensé aux lucioles et ordonné à ses soldats d’aller en ramasser. Il s’agissait en ce début d’automne d’une tâche ingrate, proche d’une corvée, et voir ces monstres en cottes de mailles battre la campagne avec des bruits de ferraille pour sauter sur les insectes voletants et les placer dans des bouteilles eût probablement fait rire Rhapsody, si elle avait pu assister à la scène. Grunthor déposa un baiser sur son front en se redressant, avant de quitter la chambre sans rien ajouter. Achmed continua de la surveiller dans un profond silence. Une heure plus tard, à quelque chose près, les médecins firbolgs arrivèrent avec leurs herbes et potions médicinales, de nouvelles pierres chaudes et des brassées de carrés de mousseline qui serviraient de nouveaux bandages. Ce fut comme toujours avec discrétion et respect qu’ils exécutèrent leurs tâches puis repartirent le plus rapidement possible. Achmed attendit leur départ avant de dévêtir Rhapsody et laver ses blessures, renouveler ses pansements et lui enfiler une chemise de nuit propre. L’ironie de la situation le fit grimacer. La voir perdre son temps à prodiguer des soins aux Firbolgs, imbiber des compresses d’extraits de plantes pour juguler l’infection, soulager leurs souffrances par ses chants… tout cela l’avait tant irrité ! C’était à présent aux méthodes qu’elle leur avait enseignées qu’elle devait probablement sa survie. Il se pencha pour laisser reposer son front entre ses mains et contempler les vaguelettes dorées de ses cheveux étalés sur l’oreiller, comme la mer sous le soleil d’été. Un souvenir s’imposa à lui, contre sa volonté… Il se remémorait le premier de leurs nombreux accrochages au sujet des soins qu’elle administrait. Eh bien, voilà une façon fort constructive d’employer votre soirée ! avait-il marmonné. Je suis convaincu que les Firbolgs sauront apprécier votre dévouement et vous rendre tout cela au centuple, si vous en avez un jour besoin. Que voulez-vous dire par là ? Je tente de vous faire comprendre que vos efforts ne seront jamais payés de retour. Qui chantera pour vous, le jour où vous serez blessée ou malade ? Mais vous, voyons ! Il s’agissait de souvenirs cocasses qui depuis avaient perdu tout caractère amusant. Il se rappelait l’aspect de ses yeux dans le noir, le sourire qu’elle lui avait adressé comme si l’avenir lui avait été révélé. Mais vous, voyons ! Il plaça ses doigts sur son poignet, puis son cou, pour y chercher son pouls et constater qu’il n’avait repris aucune vigueur. S’il le perçut, il lui parut très faible. Lui et Grunthor s’étaient dirigés vers Sepulvarta, le lieu de soins le plus proche de celui où ils avaient affronté le Rakshas. Les habitants de la cité avaient été saisis d’effroi lorsqu’on leur avait signalé que deux cavaliers firbolgs gravissaient la colline au galop en direction du presbytère, avec une agonisante dans les bras du moins corpulent des deux. Les prêtres n’avaient pu la ranimer. Même le Patriarche – qu’ils avaient sorti de sa cellule de l’hospice et porté jusqu’à eux – n’avait pu améliorer son état. Le désespoir du vieil homme révélait qu’il aurait probablement pu la sauver s’il avait toujours eu sa bague à sa disposition, et Achmed maudit Ashe en silence. Les soins des religieux leur permirent tout juste de la ramener, inconsciente et fragile, jusqu’à Ylorc. Les guérisseurs qu’Achmed avait fait mander dans les contrées environnantes se contentèrent de le préparer avec ménagements au pire avant de s’éclipser en hâte, sans exception, pour fuir sa réaction. « Allez, Rhapsody ! » La frustration crispait ses mâchoires. « Prouvez-le à tous ces imbéciles… Démontrez-leur que vous n’êtes pas une fragile courtisane, que nous savons tous deux de quoi vous êtes capable. » Il caressa sa chevelure soyeuse puis fit reposer sa tête au creux de son coude. Pendant que la faible clarté décroissait plus encore, il revit son visage contusionné et ensanglanté par son premier combat le long de la Racine, ses yeux qui miroitaient sous la sombre clarté du chemin qui traversait la Terre, lorsqu’elle avait appliqué le bandage imprégné d’épices sur son poignet et fredonné en manquant d’assurance son premier chant de guérison. La musique n’est qu’une carte qui permet de se guider parmi les vibrations qui constituent le monde. Il suffit de disposer d’un plan assez précis pour se rendre partout où l’on souhaite aller. Achmed se dirigea vers le lit et s’assit près d’elle en veillant à ne pas l’incommoder. Il laissa sa tête reposer sur sa poitrine, pour percevoir les battements de son cœur, les marées de sa respiration. Il étudia son visage sous des angles divers pour y chercher une réapparition des couleurs, des points où la chair flasque avait retrouvé ses courbes initiales. Avec méticulosité, il suivit des doigts les cernes creusés par l’hémorragie, pour s’arrêter sur la mèche de cheveux rebelles qui s’incurvait sur le côté de sa joue. « Rhapsody, fit-il d’une voix solennelle. Je n’ai que deux amis entre deux mondes, et je ne vous permettrai pas d’y changer quoi que ce soit. » Qui chantera pour vous, Rhapsody ? Mais vous, voyons ! Le rituel employé pour paralyser et réduire le Rakshas en servage était l’unique chant qu’il avait jamais interprété. Il s’était élevé des profondeurs de son ventre, pour bourdonner dans les ventricules de son cœur et ses sinus et finir par se répandre hors de son être. Il n’avait pas composé cette mélodie, elle avait été écrite au temps Jadis, lors de la conception de son peuple. La Grand-Mère lui avait transmis ses secrets, appris comment les utiliser. Ce n’était qu’en mettant ces choses en pratique qu’il en avait assimilé les mécanismes. Tout reposait sur une dualité. La vieille mélodie et son rythme servaient d’appât pour la facette démoniaque du F’dor, le retenant contre sa volonté sur le seuil séparant la Terre des Enfers dans lesquels il voulait se réfugier. Mais l’hôte humain était vulnérable aux sons, lui aussi ; les vibrations attiraient le sang vers son cerveau, entraînant sa dilatation. Étant d’origine artificielle, le Rakshas n’était pas à proprement parler vivant. Dans le cas contraire il aurait été asservi, un esprit démoniaque occupant le corps d’un hôte humain, et la situation aurait été radicalement différente. Si Ashe se retrouvait seul face à un tel être et pouvait poursuivre assez longtemps le rituel de Servitude, l’afflux de sang finirait par provoquer l’explosion de la tête de son adversaire. C’était l’unique chant qu’il connaissait pour tenter de guérir Rhapsody, mais il craignait qu’il ne lui soit fatal. Vous savez, Grunthor, rien ne vous empêche de participer vous aussi à l’œuvre de guérison. Vous aimez chanter. Vous méprisez les paroles de mes chansons, mam’zelle. Elles sont pour la plupart plus menaçantes que réconfortantes, si vous saisissez le fond de ma pensée. Et je doute que quelqu’un puisse un jour me prendre pour un Chanteur. Ce qui est sûr, c’est que je n’ai jamais appris ces choses. La douceur présente dans les yeux de Rhapsody s’était parée d’un éclat comparable à celui de son sourire. Le contenu n’y change rien. Peu importe le chant, le tout c’est… la confiance que vous inspirez. Les Bolgs ont pris l’engagement de vous obéir. Vous êtes leur version de « l’Autorité-Suprême-Qui-Ne-Souffre-Aucune-Désobéissance » et, dans un certain sens, c’est un nom qu’ils vous ont attribué. Ce que vous chantez est secondaire dès l’instant où vous vous attendez à les voir se rétablir. C’est nécessairement ce qui se produira. J’ai toujours affirmé qu’Achmed en fera un jour autant pour moi. Achmed jura à mi-voix, dans toutes les langues qu’il connaissait. « Vous avez tout manigancé, pas vrai ? Arriver à vos fins justifiait-il de prendre de tels risques ? J’aurais dû vous laisser vous vider de votre sang. Vous l’auriez bien mérité, pour ce que vous m’imposez de faire. » Ce fut d’une main tremblante qu’il éloigna tendrement la mèche de son visage. Mais vous, voyons ! La fleur fanée s’était gorgée d’humidité et délovée dans sa paume, alors qu’elle chantait l’appel inarticulé de son nom. C’est une des tâches des Baptistrelles. Il n’y a rien, ni concept ni loi, qui soit aussi puissant qu’un nom donné. Nos identités doivent s’y plier. C’est l’essence de ce que nous sommes, ce qui peut à l’occasion nous permettre de redevenir tels que nous étions, quelles que soient les altérations subies. Achmed soupira. Elle l’avait contraint à agir ainsi sans qu’il s’en rende compte. Elle lui avait remis la clef de son propre salut pendant qu’il la tournait en dérision. Que cela lui plaise ou non, elle avait fait de lui son futur guérisseur. Il regarda furtivement de toutes parts puis, après s’être assuré qu’il était seul, il se racla la gorge et tenta d’émettre un son musical… sans y parvenir. « Maudite hrekin ! C’est une idée vraiment géniale que vous avez eue là ! marmonna-t-il en la foudroyant des yeux. Réclamer une chose pareille à quelqu’un qui n’a chanté qu’une seule fois de toute son existence. Pourquoi ne pas adresser cette requête à un caillou ? Vos chances de voir cette demande satisfaite auraient été plus grandes ! » Il explora ses souvenirs, à la recherche d’une autre mélodie. Le chant de marche obscène que Grunthor utilisait pour faire avancer les jeunes recrues au pas lui revint à l’esprit, tirant de ses lèvres un sourire. Rhapsody et Jo l’avaient souvent repris en se moquant de la voix de basse du sergent. Son sourire s’effaça aussi rapidement qu’il était apparu à la pensée de cette enfant des rues qui gisait, livide et sans vie, dans la chambre silencieuse qui avait été sa seule véritable demeure. Son cadavre ressemblait tant au corps de Rhapsody qu’il en avait les mains moites. Il avait tué trop de gens au cours de son existence pour se laisser encore impressionner par la mort. Comme Grunthor, il avait été souvent confronté à son propre trépas sans paniquer pour autant. Ils connaissaient les règles du jeu auquel ils participaient. Mais ce qui se déroulait à présent était très différent. Achmed aurait voulu hurler. Il avait tenu les blessures de Rhapsody fermées pendant qu’ils filaient au triple galop vers Sepulvarta, guidant sa monture uniquement par des pressions des genoux. La terreur ressentie à l’idée de la perdre n’avait surpris que lui. Lui adresser un chant était un prix dérisoire à payer, si cela lui permettait de ne pas franchir la Porte de la Vie. Il inhala à pleins poumons. D’une voix hachée modulée par un vibrato de plus en plus accentué et rythmé par des percussions fricatives, il improvisa un chant dont nul n’aurait pu préciser l’origine ou la signification. Dans un monde où les crissements d’un éboulement de terrain équivalaient aux murmures d’une berceuse et où les craquements d’une charpente pouvaient apaiser la plus grande des colères, sans doute aurait-on pu le qualifier d’harmonieux. Trois voix s’élevaient d’un seul homme, dont une incisive et rapide et une autre grave comme la vibration d’une note que la distance rendait inaudible… mais il y avait cette fois des paroles. Mo haale maar, la voici qui s’en va tout là-haut, Le monde des étoiles devient un monde d’os. Chagrin, perte et souffrance, tels sont tous les tourments De mon cœur éprouvé, mes larmes sont de sang. Pour stopper la torture, je m’en vais tout là-bas, Mes anciennes terreurs me ramènent chez moi. Rhapsody s’agita et gémit. Puis il sentit de petits doigts calleux effleurer sa main, et elle inhala comme s’il s’agissait d’un exploit surhumain. « Achmed ? — Oui ? — Continuerez-vous de chanter jusqu’à mon complet rétablissement ? s’enquit-elle d’une voix qui n’était qu’un murmure. — Oui. — Achmed ? — Quoi ? » Il se pencha vers elle, pour entendre les mots. « Je me porte bien mieux. — Si c’est tout ce que vous trouvez à dire, votre rétablissement laisse à désirer, dit-il en souriant de cette boutade. Mais je constate que vous êtes toujours aussi ingrate. Vous pourriez au moins remercier celui qui vous a rendu le goût de vivre. — C’est en effet ce que vous venez d’accomplir. » Puis elle ajouta, au prix d’un autre effort : « Après m’avoir donné un avant-goût de ce qu’est le Monde d’En-Bas… » Achmed rit, soulagé. « Vous le méritiez amplement. Je vous souhaite un bon retour parmi les vivants, Rhapsody. » Le lendemain, à la tombée de la nuit, Grunthor vint la prendre précautionneusement dans ses bras pour la porter jusqu’à la lande. Achmed l’y attendait, à côté du bûcher funéraire. Le sergent la soutint pendant que le roi firbolg dégainait Clarion l’Étoile du Jour puis l’aidait à la tenir à bout de bras. Privée de forces, Rhapsody baissa les yeux sur la silhouette enveloppée d’un linceul qui reposait sur le tas de bois également blanc de gel, puis elle scruta le ciel nocturne à la recherche d’une étoile à invoquer. Si tu trouves ton étoile-guide, tu ne t’égareras jamais. Jamais. Elle en repéra une qu’elle connaissait, Prylla, une étoile du soir révérée par les Lirins de sa contrée natale. Elle portait le nom d’une déesse des bois des anciens mythes, la Fille du Vent, connue pour avoir confié ses chants au vent du nord dans l’espoir de recouvrer un amour perdu. Seuls les éléments lui avaient répondu, mais Rhapsody trouvait des similitudes poignantes entre cette histoire et celle de Jo. Elle vida son esprit du mieux qu’elle le put avant de brandir l’épée vers le ciel et de prononcer le nom de cette étoile. Le coteau fut illuminé par une clarté plus vive que tout ce qui lui avait été donné de voir, une onde de blancheur qui les aveugla et se propagea jusqu’à la gorge. Elle caressa le flanc des montagnes et les nimba d’une splendeur encore plus grande que celle du soleil couchant. Puis une flamme plus chaude que les feux du noyau de la Terre s’abattit en rugissant sur le bûcher funéraire, et il se produisit au cœur des bouts de bois une explosion de flammes qui grimpèrent en dansant vers le ciel. De la fumée tournoya avec le vent pour aller se dissiper sous la voûte étoilée. Rhapsody chanta, d’une voix guère plus forte qu’un murmure, le nom de sa sœur et les premières notes du Chant du Passage des Lirins avant de devoir s’interrompre, faute d’avoir la force de continuer. Mais elle avait accompli le rite, elle le savait. Jo était déjà dans la lumière. Les Trois se dressaient côte à côte et regardaient les flammes emporter leur amie. Les cendres s’élevaient dans l’air et les vents s’en emparaient, pour les disperser sur la lande et les montagnes, en dessinant des spirales blanchâtres évoquant des tourbillons de flocons de neige qui montaient se perdre dans les ténèbres. Son rétablissement fut spectaculaire. Ils pouvaient constater chaque jour ses progrès. Elle redevenait telle qu’elle avait été, même si ses yeux manquaient singulièrement d’éclat. Assis au bord de son lit, Grunthor lui débitait les plaisanteries grivoises et les histoires salaces qui l’avaient tant amusée par le passé. Mais si tout cela lui arrachait encore quelques sourires, ce n’était plus pareil. Son âme cicatrisait moins vite que son corps. Achmed s’inquiétait à son sujet. Il avait des difficultés à suivre n’importe quel raisonnement et son humeur était massacrante, comme le démontrait la circonspection dont savaient devoir faire preuve ses soldats et ses gardes à l’intérieur du Chaudron. Ils échangeaient des murmures et prenaient soin de ne pas s’invectiver ou s’exprimer d’une voix forte, car ils n’étaient pas près d’oublier la colère de leur seigneur de guerre quand leurs joyeuses boutades avaient réveillé la Première Dame. Les représailles avaient été telles que la consigne s’était rapidement répandue dans toute la Montagne, et Grunthor n’avait à aucun moment disposé d’autant de volontaires pour des missions de reconnaissance à l’extérieur des Dents. Les deux amis de Rhapsody respectaient sa vie privée, ils ne tentaient jamais de s’informer de ses sentiments en lui posant des questions sur son bien-être. Ils connaissaient les causes de ses souffrances mais ignoraient quoi faire. Leur présence était pour elle une source de réconfort. Achmed décida de lire toutes les données disponibles et d’étudier les innombrables manuscrits stockés dans les chambres fortes de Gwylliam. Il les consultait dans sa chambre une fois la nuit tombée, pendant qu’elle triait des plantes ou composait un morceau de musique. Ils se sentaient tous deux parfaitement à leur aise dans le cocon du silence de l’autre. Rhapsody rencontra par hasard Grunthor en regagnant sa chambre pour y prendre des effets de rechange. Elle avait recouvré des forces suffisantes pour se déplacer sans assistance sur de courtes distances, et elle cherchait sa clef lorsqu’elle entendit un bruit dans la chambre de Jo, de l’autre côté du couloir. Elle gagna sa porte, qu’elle ouvrit discrètement, pour lorgner dans la pénombre et découvrir le géant assis sur le lit, le menton calé entre les paumes et l’air déconcerté. Caisses et sacs éparpillés sur le sol indiquaient qu’il était venu faire un peu de ménage, sans doute pour épargner cette corvée à Rhapsody, mais il n’avait trouvé là aucun désordre. Tous les biens personnels de Jo avaient disparu, comme si l’enfant des rues avait fait place nette de tous ses souvenirs. Il leva les yeux sur Rhapsody quand elle entra puis vint vers lui pour l’étreindre. La tête de la jeune femme atteignait à peine son épaule, même lorsqu’il n’était pas debout comme à présent. « J’sais pas ce qui s’est passé, ma belle. J’ai comme l’impression qu’on l’a perdue il y a longtemps, sans seulement s’en rendre compte. » Rhapsody se contenta de hocher la tête et de le serrer avec force. Leur gêne fut finalement dissipée par une prise de conscience qui les angoissa. Achmed passa en pleine nuit s’assurer qu’elle n’avait besoin de rien et il la trouva assise dans un angle de sa chambre, les bras refermés autour de sa taille et le regard rivé sur le plafond. Il approcha lentement en longeant le mur pour venir s’asseoir près d’elle, à même le sol, et attendre sans mot dire. Elle finit par se tourner vers lui et établir un contact oculaire, après quoi elle ferma les paupières et demanda : « Croyez-vous qu’elle était enceinte ? — Je l’ai vue la veille de sa mort et ses vibrations m’ont paru inchangées, répondit Achmed. Je ne peux rien affirmer, mais j’en doute. » Rhapsody opina puis baissa les yeux sur ses genoux qu’elle avait ramenés contre elle. « Oelendra a autrefois déclaré que les F’dors étaient des experts en manipulation et qu’ils consacraient l’éternité à chercher des moyens d’étendre leur puissance. — C’est, jusqu’à preuve du contraire, la stricte réalité. — Et la prophétie concernant le F’dor – l’hôte non invité – veut qu’il ne se “liera à personne qui a porté ou engendré un enfant, ce qu’il ne pourra pas non plus faire sous peine de voir ses capacités se diluer plus encore”. C’est bien cela ? — Oui. — Elynsynos a précisé que les Premiers Nés, les cinq races les plus anciennes parmi lesquelles on compte tant les dragons que les F’dors, exercent un contrôle absolu sur leur procréation. » Achmed pensa à Ashe mais garda pour lui le commentaire désobligeant qui lui venait aux lèvres. « Cela doit être pour eux une décision mûrement réfléchie, car se doter d’une descendance qui les rend en quelque sorte immortels risque en effet de les affaiblir. Que pourrait faire un F’dor pour se prémunir contre sa mortalité sans pour autant perdre des forces ? Comment s’y prendrait-il ? » Achmed sut aussitôt où elle voulait en venir. « Il ferait le nécessaire pour se perpétuer sans y participer personnellement. » Rhapsody hocha la tête, les yeux brillants. « Le Rakshas. Il n’utilisait pas le viol que pour semer la terreur et lier à lui des âmes. Il avait également pour mission d’engendrer de nouveaux hôtes pour ce démon. » « Z’êtes pas au mieux de votre forme, duchesse. Vous devriez pas remonter à cheval. » Rhapsody se pencha pour déposer un baiser sur la joue verdâtre du géant. « Tout se passera bien. Achmed m’accompagne et je n’aurai qu’à faire appel à lui à la moindre défaillance. » La jument que le géant tenait par les rênes et la bride piaffa d’impatience. La Chanteuse lui adressa posément quelques mots, pour la calmer. « Nous ne resterons pas absents très longtemps, déclara Achmed en enfourchant la monture amenée par le maître palefrenier. Si cela doit déboucher sur une poursuite, nous reviendrons prendre les dispositions qui s’imposent. » Grunthor et Achmed échangèrent un regard. Veillez sur elle, demanda silencieusement le géant. Le roi firbolg acquiesça de la tête. « Alors, où se trouve cette Rhonwyn ? — Dans une abbaye de Sepulvarta, répondit Rhapsody en voyant le palefrenier inspecter sa selle puis tendre la sous-ventrière. À une dizaine de jours de cheval d’ici, au nord de Sorbold, de l’autre côté de Bethe Corbair. Revenir dans moins de trois semaines sera facile. — Facile pour vous, marmonna le Bolg. J’peux jamais n’amuser, moi ! J’dois rester ici pour servir de bonne d’enfants. » Achmed lui sourit. « Essaie de ne rompre aucun traité pendant mon absence. » Il fit claquer sa langue à l’attention de sa monture et les deux voyageurs s’éloignèrent dans la plaine orlandaise, en direction de Sepulvarta. 48 IL COURAIT DANS LES COULOIRS du Chaudron et ses pas résonnaient sur les dalles de pierre. Après avoir découvert Elysian obscur et à l’abandon, il avait adopté cette allure sur le chemin le séparant de Kraldurge, ce qui avait incité quelques sentinelles à se lancer à sa poursuite avant de constater qu’il était déjà ressorti de leur champ de vision. Une lueur brillait à l’extrémité d’un passage autrement plongé dans la pénombre. C’était la salle du conseil, le lieu situé derrière la Grande Salle où avait débuté la spirale descendante, l’endroit où la situation avait commencé à dégénérer. Ashe jura à mi-voix en franchissant son seuil voûté. Assis à la table massive, Grunthor utilisait une plume d’oie pour griffonner des annotations sur une grande carte d’état-major. Il traçait des courbes topographiques et les sens de dragon d’Ashe lui firent remarquer la précision et l’exactitude des détails. Les points de repère n’étaient toutefois accompagnés d’aucune description, sans doute en raison du savoir limité de Grunthor en matière d’expression écrite. Le géant bolg leva les yeux et lui adressa un sourire épouvantable. « Salut, Ashe ! » fit-il en posant sa plume. Il se pencha en arrière dans l’énorme fauteuil qu’il occupait et croisa les bras sur son ventre. « J’en conclus que vous et le Rakshas étiez deux entités distinctes. Qu’est-ce qui vous amène ? — Où est Rhapsody ? J’ai entendu deux sentinelles raconter qu’elle avait été grièvement blessée. — Désolé, l’ami, mais vous arrivez trop tard. Elle nous a quittés. — Quoi ? — Absolument, répondit Grunthor ravi par la frayeur de son interlocuteur. Elle et Achmed sont repartis il y a quelques jours. » Il reprit sa plume et se remit à l’ouvrage. « Ce qui est sûr, c’est que vous avez pris votre temps. » Ashe se pencha sur la table. « Que voulez-vous dire en déclarant qu’elle est partie avec Achmed ? » Grunthor sourit, sans redresser le cou. « C’est pourtant facile à comprendre. Ils ont ressenti le besoin de rester seuls… si vous saisissez. — Oh, allons ! » Ashe grimaçait de dégoût, et il secoua la tête pour chasser une image odieuse de son esprit. « Où sont-ils ? — Je crois qu’ils sont allés voir Rhonwyn. Savez, sa tante. — Je sais qui est Rhonwyn. Pourquoi sont-ils partis ? — Une histoire en rapport avec les petits-enfants de Madame, pour autant que ça vous regarde. » Ashe sentait croître son irritation. « Que voulez-vous dire, plus exactement ? » La tête de Grunthor n’avait pas bougé, mais ses yeux se levèrent, accusateurs. « Où est-ce que vous étiez, quand elle agonisait ? Après tout ce qu’elle a fait et refait pour vous, où étiez-vous lorsqu’elle avait besoin de votre soutien ? — Sur le littoral. » Grunthor perçut de la rancœur dans sa voix. « Que s’est-il passé ? Comment va-t-elle ? » Grunthor désigna un des sièges de la tête. Ashe s’assit et lâcha son sac pendant que le sergent emplissait une chope au pichet posé près de lui. « Elle a été grièvement blessée en essayant de sauver l’âme de la petite demoiselle. — Jo ? A-t-elle été blessée, elle aussi ? — Ça, vous pouvez le dire. Même qu’elle en est morte. » Le visage de Grunthor était inexpressif, ses intonations neutres, mais le dragon informa Ashe que le cœur du géant venait de rater un battement, que des larmes lui montaient aux yeux et que les muscles de sa grosse mâchoire saillante se crispaient. Le silence qui s’ensuivit lui apprit tout ce qu’il avait besoin de savoir. « Dieux, Grunthor ! Je suis désolé. » Ashe pensa à Rhapsody, qui devait être dans tous ses états. « Que s’est-il passé ? — Ce bâtard de F’dor la possédait. Nous avons tout fait pour la semer, mais elle nous a filé le train. On savait même pas qu’elle rôdait dans les parages, quand elle nous a attaqués… à l’instant où Achmed extirpait votre âme de ce tas d’ordures qui se consumait. J’avais encore jamais vu un adversaire l’approcher au point de le toucher, mais le roi était un peu, disons, distrait. Il se serait fait transpercer le cœur pour vous, l’ami. Ce qui aurait été un comble, pas vrai ? » Grunthor leva sa chope et but une bonne gorgée. « Naturellement, la duchesse est intervenue. Elle se tenait plus près de lui que moi et elle a voulu lui servir de bouclier humain, mais Jo était trop rapide. Rhapsody n’a pas eu d’autre choix que… riposter. Elle a éventré Jo ; je dois reconnaître qu’elle a bien assimilé mes leçons. » Il but une autre gorgée. Ce fut en tremblant qu’Ashe tendit la main vers la chope posée devant lui. « Après quoi une saloperie de plante a poussé au milieu des boyaux de Jo et il a fallu la débiter en morceaux. Cette sorte de liane était coriace et elle aurait tué la duchesse, si Achmed n’avait pas été là. Faut dire que vous brilliez par votre absence, pendant qu’on se démenait comme des beaux diables. Elle s’en est pas encore remise, d’avoir tué Jo. » Ashe contemplait le puits de feu en silence. Il tentait d’imaginer ce que devait ressentir Rhapsody, mais il ne pouvait se débarrasser du fardeau de sa culpabilité. Elle se trouvait hors d’atteinte de ses sens et cela le tourmentait plus encore que le reste. « Je suis sincèrement désolé. Je regrette pour Jo, Grunthor Comment se porte Rhapsody ? Est-ce que ça va, pour elle ? » Grunthor mit les pieds sur la table, et l’impact de ses énormes bottes ébranla les sièges de la pièce. « Tout dépend du sens que vous donnez à “aller”. Disons qu’elle est toujours en vie. — C’est mieux que rien. — Mais si quelqu’un me demandait ce que j’en pense – ce qui n’arrive jamais, notez bien –, je répondrais que sa faiblesse est épouvantable. J’aurais pas permis qu’elle voyage dans cet état, pâle comme un spectre. Mais ce qu’elle avait à faire était trop important pour qu’elle m’écoute, et on peut pas lui dire grand-chose quand elle est comme ça. — Je sais », soupira Ashe. Grunthor gloussa. « Elle fait pas le poids, mais elle a un sacré caractère. Et si j’ai besoin que quelqu’un surveille mes arrières, c’est bien la meilleure pour ça. — Je partage ce point de vue, sans oublier qu’elle vous en attribue presque tout le mérite. Elle dit que même Oelendra était béate d’admiration lorsqu’elle parlait de la formation que vous lui aviez dispensée. » Le géant sourit. « Oui, elle m’en a touché deux mots. Faut dire que la duchesse a un cœur grand comme ça ! — C’est indéniable. — À ce sujet, autant vous avertir tout de suite, le brasseur d’eau. Je vous déconseille de lui briser le cœur, parce que c’est vous que je briserai en deux comme un fétu de paille. — Je le garderai à l’esprit. » Ils firent tinter leurs chopes et les vidèrent. Achmed prit Rhapsody par la taille et la souleva de selle. Il put constater qu’elle lui était reconnaissante de se retrouver sur quelque chose de stable pour la première fois depuis un certain temps déjà. Lorsqu’ils voyageaient ensemble, Achmed la laissait habituellement se débrouiller tant pour se mettre en selle que pour descendre de monture, mais la voir blêmir à chaque tentative l’incitait à faire des entorses à ce principe de non-ingérence. Ils se frayèrent un chemin sur la place de l’Aiguille, l’immense esplanade pavée du secteur ceint de murailles de Sepulvarta. Cette cour s’étendait jusqu’à la partie intérieure du quartier des marchands. En son centre se dressait l’énorme structure que Rhapsody avait vue depuis la Grande Basilique, lorsqu’elle s’y était tenue en compagnie du Patriarche au cours de la Sainte Nuit. Massive à la base et d’un diamètre équivalent à celui d’un pâté de maisons, elle s’effilait sur environ trois cents mètres de hauteur et était couronnée d’une étoile d’argent rayonnante. Par temps clair cet ornement était visible à une cinquantaine de lieues à la ronde, plus loin encore après la tombée de la nuit, et il était censé contenir un morceau de l’Enfant Endormi, l’étoile qui selon les mythes de Seren était tombée dans la mer en provoquant le premier Grand Cataclysme. Toujours d’après la légende, les tremblements de terre et les raz de marée dus à son impact avaient scindé les terres et balayé l’Île en réduisant sa surface de moitié. Restée quatre millénaires sous les flots qu’elle avait portés à ébullition, l’étoile était finalement remontée à la surface pour revendiquer ce qui subsistait de l’Île, les survivants de la famille de Rhapsody et les deux problèmes des Bolgs. En plus des voyageurs qu’on pouvait rencontrer dans la plupart des villes de l’intérieur des terres, les gens qui se déplaçaient dans les rues de Sepulvarta étaient dans bien des cas des membres du clergé ou de leurs familles. Cette ville était en effet le siège théologique de Roland et de Sorbold, tout autant que des États voisins non alignés, et de nombreux religieux y venaient étudier les livres stockés dans l’immense bibliothèque et les dépôts d’écrits liturgiques, lorsqu’ils ne poursuivaient pas leurs études dans les séminaires centraux. On voyait de toutes parts des symboles sacrés et religieux, tant dans les boutiques que les maisons, aussi nombreux que les symboles de sorcellerie et les runes à Gwynwood. Il en découlait qu’il n’était pas facile de trouver l’abbaye du Soleil, le petit cloître du secteur ecclésiastique extérieur où Rhonwyn la Devineresse était censée résider. On savait peu de chose sur cette enfant d’Elynsynos et Merithyn. On la disait folle comme ses sœurs, ployant sous la connaissance qui était à la fois sa bénédiction et sa malédiction, mais fragile comme les domaines qu’il lui était possible de voir. N’ayant accès qu’au présent, elle n’était pas tenue en très haute estime. Tous n’avaient-ils pas la possibilité d’en prendre connaissance ? Sans oublier que tout instant donné appartenait sitôt après au passé et qu’il cessait par conséquent de lui être accessible. C’est pourquoi Achmed et Rhapsody ne furent pas surpris de découvrir une abbaye en piteux état, presque à l’abandon, dont ils étaient les uniques visiteurs. Après avoir franchi le portail en fer forgé et le petit jardin, ils se retrouvèrent sur des marches de pierre devenue friable devant une vieille porte de bois cerclée de cuivre dotée d’un gros heurtoir annulaire. Rhapsody s’en servit et, peu après, l’abbesse vint ouvrir. Elle les fit entrer, très rapidement, et regarda dans la rue avant de refermer le battant. Achmed connaissait les causes d’un tel comportement, il avait déjà eu affaire à des gens qui se cachaient. Ils présentèrent leur requête et on les conduisit dans un petit parloir obscur où ils subirent une interminable attente pendant laquelle Rhapsody lâcha plusieurs pièces d’or dans la fente d’une boîte posée bien en évidence sur la table. Finalement, l’abbesse revint et leur fit emprunter une porte donnant dans une cour paisible au sol couvert d’un tapis de poussière due à l’effritement d’une muraille et à l’écoulement paisible du temps. Elle tendit l’index vers le ciel. Ils entamèrent alors la longue et harassante escalade des marches taillées dans la pierre des murs de l’abbaye. Le bâtiment lui-même n’avait que quelques niveaux de hauteur, mais le balcon d’une grande tour surplombait la rue à une altitude vertigineuse. Ils pouvaient y voir une silhouette en robe qui restait assise, les yeux levés vers le ciel. Arrivée sur la plate-forme, Rhapsody prit le sac dans lequel elle avait transporté la miche de pain offerte par Pilam le boulanger tant de siècles plus tôt, à Easton. Rhapsody avait été heureuse de disposer de cette nourriture tout au long de sa descente de la Racine, tous ces repas pris en chantant le nom de ce pain. Un pain qui n’avait pour cette raison jamais durci ou moisi, même dans les entrailles humides de la Terre. Le temps n’influait pas sur le contenu de ce sac, et le pain qu’elle avait apporté cette fois-ci était toujours aussi frais que le matin où le boulanger d’Ylorc l’avait retiré du four, dix jours plus tôt. Un cadeau qui semblait de circonstance. Elle le déposa avec douceur entre les mains de la Devineresse. La femme se tourna vers elle et sourit. Rhapsody hoqueta. Ses yeux d’aveugle, sans iris coloré, reflétaient le visage de la visiteuse comme dans le rêve qu’elle avait fait à l’intérieur de la cabane d’Ashe. La face de Rhonwyn était lisse, dans la fleur de l’âge, et ses cheveux – cuivrés comme ceux d’Ashe au sommet de sa tête – avaient été tressés en une longue natte qui s’assombrissait et grisonnait pour devenir blanche comme neige à son extrémité. Elle portait une robe identique à celle de l’abbesse et tenait sur son giron un instrument nautique. Rhapsody avait vu un tel objet pendant l’enfance : une boussole. Cette femme si fragile paraissait s’être égarée à l’intérieur d’un songe. « Que les dieux vous accordent une excellente journée, Grand-Mère », dit Rhapsody. Elle caressa doucement la main de la femme, qui hocha la tête puis la leva vers le ciel. « Je m’appelle Rhapsody. — Oui, vous vous appelez Rhapsody », déclara la Prophétesse d’une voix lointaine, comme perdue dans des pensées troublantes. « Que souhaitez-vous savoir ? » Achmed soupira. Conscient que la suite serait moins agréable, il gagna l’angle de la tour pour contempler la rue. « Connaissez-vous le nom du F’dor ? » La femme secoua la tête, ce qui ne surprit pas Rhapsody. Lorsqu’elle avait autrefois suggéré à Ashe de consulter cette Devineresse pour obtenir cette information, il lui avait répondu que faute de pouvoir regarder le passé Rhonwyn n’avait pas la possibilité de fournir le nom d’une chose engendrée dans une contrée qui n’existait plus. Serendair n’ayant aucun présent, le F’dor était par conséquent invisible à cette femme. Rhapsody sourit en la voyant plonger la main dans le sac, rompre un morceau de pain et le porter à ses lèvres. Elle attendit que Rhonwyn eût dégluti sa bouchée pour poser la question suivante. « Le Rakshas a-t-il des enfants ? — Il n’y a pas de Rakshas. » Rhapsody soupira. « Trouve-on des enfants qui ont en eux le sang du F’dor ? » La Devineresse hocha la tête. « Combien en dénombre-t-on ? — Combien dénombre-t-on de quoi ? — Combien dénombre-t-on d’enfants nés du sang du F’dor ? — Neuf sont en vie. » Rhapsody sortit de son sac une feuille de vélin et un bout de charbon de bois. « Quels sont leurs noms, quel est leur âge et où vivent-ils ? — Qui ? — Quels sont les noms des fruits du sang du démon, quel âge ont-ils et où sont-ils en cet instant ? — Une fille qui s’appelle Mikita vit en Hintervold. Elle est vieille de deux étés. — Où, en Hintervold ? » La Devineresse riva sur elle ses yeux aveugles. « Où quoi, en Hintervold ? — Où vit cette enfant en Hintervold ? — Quelle enfant ? » Rhapsody sentait les muscles des épaules d’Achmed se crisper, de l’autre côté de la tour. Elle baissa la voix, pour la rendre apaisante et ne pas risquer de stresser cette femme si vulnérable. « Où se trouve l’enfant engendré par le sang du démon, cette Mikita, en Hintervold ? — À Vindlanfia, de l’autre côté de l’Edelsak, le fleuve qui traverse la ville de Carle. » Rhapsody caressa doucement le haut de son dos. « Mikita est-elle la cadette des enfants du sang du démon ? — Oui. — Quel est le nom de l’avant-dernier des enfants du sang du démon ? — Jecen. — Quel âge a ce Jecen ? — Quel Jecen ? » Rhapsody soupira. « Quel âge a Jecen, l’enfant du démon ? — Il a déjà vécu trois étés. » Lentement, Rhapsody guida Rhonwyn dans les méandres de l’exaspérant rituel menant à l’obtention des informations dont elle avait besoin. La Devineresse récita une litanie de noms, de lieux et d’âges, d’une voix douce et monocorde, soporifique. Rhapsody lui posa quelques questions, et la liste qu’elles dressèrent allait de ce Jecen à un gladiateur du pays de Sorbold âgé de dix-neuf ans. Rhapsody regarda Achmed et frissonna. Les choses seraient sans doute plus difficiles, avec ce jeune homme. Quand la Prophétesse eut terminé, Rhapsody la remercia et se leva. Elle s’inclina pour lui donner un baiser mais interrompit son geste en voyant Achmed dresser l’index. « Y a-t-il un enfant pas encore né qui a en lui le sang du F’dor ? » demanda-t-il. Rhapsody frémit, car cette possibilité ne lui avait à aucun moment traversé l’esprit. « Oui. — Qui est sa mère ? — Qui est la mère de qui ? — Qui est la mère de cet enfant à naître ? » La Devineresse était perplexe et Rhapsody expulsa l’air que contenaient ses poumons. « Désolée. Vu qu’elle n’est pas encore une mère, je présume que ce terme ne lui convient pas. Quand cet enfant doit-il naître, et où ? » La femme resta plongée dans la contemplation du lointain. « C’est le genre de question qu’il vaudrait mieux poser à Manwyn », fit remarquer Achmed. Rhapsody hocha la tête. « Merci, Grand-Mère, fit-elle avant de déposer un baiser sur la joue de la vieille femme. Reposez-vous, à présent. — Vous vous appelez Rhapsody », murmura Rhonwyn, songeuse. « Que voulez-vous savoir ? » Quand Rhapsody regagna Elysian, onze jours plus tard, Ashe en fut immédiatement informé. L’eau du lac diffusa la nouvelle de son approche à bord de l’embarcation, mais c’était la nuit et il dormait au lieu de monter la garde à son poste habituel. Il crut dans son semi-sommeil avoir rêvé de son retour et il se réveilla en s’attendant à se retrouver seul, avant de se redresser et de quitter son lit d’un bond pour dévaler les marches et se porter à sa rencontre. Elle en eut conscience, elle aussi. Elle avait capté son angoisse et ses peurs sitôt arrivée dans la grotte, et elle ne résista pas lorsqu’il la prit dans ses bras. Elle caressa sa chevelure et remarqua la chaleur de ses larmes comme il l’étreignait, en veillant à ne pas risquer de rouvrir les blessures que dissimulaient ses vêtements. Il la déposa doucement sur le lit et s’assit près d’elle pour la considérer avant que ses autres sens puis ses mains ne se joignent à cette redécouverte. Il ouvrit la bouche mais n’eut pas le temps de lui dire quoi que ce soit qu’un index de Rhapsody appliqué sur ses lèvres le réduisait au silence. « Je me porte à merveille et je suis folle de joie de te revoir. Serre-moi fort ! » Il obéit avec fougue. Un long moment s’écoula ainsi, puis il la lâcha à contrecœur et la contempla. Il entreprit de la dévêtir, d’examiner ses blessures, mais elle l’interrompit. « Non, Ashe, je t’en prie. — Je pourrais t’aider à t’en remettre, Aria. »> Elle sourit. « Tu le fais déjà. Et tu le feras plus efficacement encore si tu te lèves et vas me préparer une infusion. » Elle rit en le voyant dévaler les marches. Elle buvait le breuvage à petites gorgées, pendant qu’Ashe lui retirait ses bottes. « Où diable es-tu allée ? — Voir Rhonwyn, répondit-elle en cillant derrière le rebord de sa tasse. — C’est ce qu’on m’a dit. Serais-tu folle ? — Oui. Mais tu le savais avant de coucher avec moi. — Qu’est-ce qui est important au point de t’inciter à faire un tel voyage en dépit de ta faiblesse ? Grunthor a mentionné tes petits-enfants… Le fils et la fille de Stephen vont-ils bien ? — Pour autant que je sache. Je voulais en fait interroger la Prophétesse au sujet d’autres enfants que j’espère pouvoir aider. — Je vois. Souhaites-tu en parler ? — Non. » Elle posa la tasse pour le prendre par le cou. « Je t’ai rapporté un présent et j’aimerais que tu l’ouvres. — Tu m’as… Tu n’aurais pas dû… » Elle le considéra avec autant d’amusement que de sévérité. « Tais-toi, mon chéri », murmura-t-elle avant de se pencher pour l’embrasser. Ashe obéit et répondit à ce baiser avec tendresse, luttant pour contenir la passion qui s’était déversée dans son âme en même temps que le soulagement. Elle lui retira sa chemise de nuit avant de lui accorder un regard plein de sympathie. « Tu ne peux me faire du mal, Ashe. » Elle avait parfaitement compris ses inquiétudes, et il frissonna comme le souvenir de la voix d’une autre femme envahissait son cœur. Tout va bien, Sam. Vraiment. Tout se passera bien. Des larmes humidifièrent ses yeux qu’il ferma pour caler sa tête sur son épaule, caresser son dos. Il la déshabilla avec soin et tressaillit en découvrant ses bandages, avant de rabattre les couvertures sur eux. Rhapsody tendit avec difficulté la main vers sa nuque pour dénouer le ruban de velours noir et libérer ses cheveux qui se répandirent sur ses épaules. Ashe soupira et l’attira contre lui, pour la bercer dans le creux de son bras. Non sans impatience, elle s’assit pour caresser son torse puis faire descendre ses doigts pendant que le cœur d’Ashe s’emballait. Il s’empara de ses mains pour les immobiliser dans les siennes. « Aria, je t’en prie, nous ferions mieux de dormir… » Surprise puis déception altérèrent les traits de Rhapsody. Il en eut le cœur brisé, lorsqu’il lut dans ses yeux un dépit qu’il n’avait pas eu l’intention de provoquer. « À cause des bandages ou parce que je ne suscite que ton indifférence ? » Le désir accélérait son pouls, brûlait sa peau et faisait battre ses tempes. « Comment peux-tu me le demander ? s’enquit-il en la caressant pour lui démontrer son erreur. Je crains seulement de te faire du mal, sans compter que je te sais épuisée. — J’ai plus besoin d’amour que de repos. Je t’en prie. » Ashe commençait à trembler. « Dieux, que tu es donc cruelle ! Je te désire bien plus que tu ne l’imagines, Aria, mais… — Ashe, tu es déjà en moi, dit-elle avec exaspération. Faut-il que je t’implore ? » Le rempart finit par céder. « Non… et je ne peux croire que nous échangions de tels propos. » Il la serra contre lui et insuffla dans son baiser tout le désir que contenait son âme. Il la posséda avec douceur, en combattant les élans qui résultaient des émotions bouleversantes de cette nuit : peur, besoin, soulagement et joie réunis. Elle répondit à sa passion en prenant son temps et en le guidant vers un plaisir incommensurable qui menaçait de le consumer. Une onde glaciale se répandit sur Ashe, débutant au niveau de ses orteils pour remonter vers sa tête, lorsqu’elle prit sa main dans la sienne afin de la poser sur son cœur. « Reprends-la, lui susurra-t-elle. Reprends ton âme, elle t’attend. » Il écarquilla les yeux sous l’effet de la surprise, mais il était trop tard pour contrer ce qui l’emportait et il se mit à hoqueter, pendant que Rhapsody prononçait la formule qui libérait ce qu’elle lui avait rapporté. Une lueur aveuglante jaillit entre leurs torses, si éblouissante qu’elle les rendit translucides. Ashe se raidit en prévision d’une libération extatique, quand la lumière le pénétra. La jeune femme connaissait les affres de l’orgasme et il la serra contre lui jusqu’au moment où elle s’apaisa, les joues striées de larmes de joie. Celles d’Ashe s’unirent aux siennes comme il sentait les composants de son âme s’assembler, leurs contours métaphysiques s’emboîter, les tensions du combat mené contre le F’dor se manifester sous forme de picotements. Recouvrer cet élément essentiel de son être fut dans l’ensemble bien plus aisé qu’il ne s’y était attendu. Il avait cru devoir affronter un esprit récalcitrant qui tenterait de conserver sa liberté tant qu’il ne lui aurait pas imposé ses volontés. Mais si cette réunification ne l’enthousiasmait guère, il s’y était résigné. Il avait en outre été débarrassé d’une grande partie, pour ne pas dire de la totalité, des conséquences de son association avec le démon, de la haine dans laquelle il s’était complu. Il gardait des souvenirs des actes du Rakshas, mais il serait possible de les tenir à l’écart jusqu’au moment où il aurait la possibilité de les étudier sereinement, lorsqu’il aurait de nouveau une maîtrise totale de son être. Ashe baissa les yeux sur la femme qu’il tenait dans ses bras. Ayant servi de réceptacle au fragment de son âme, elle l’avait purifié. Ashe était de nouveau libre, le mal avait été consumé par le feu de Rhapsody, une femme qui avait en lui une foi absolue et qui l’aimait sans aucune réserve. Des choses qu’il retrouva dans ses yeux, lorsqu’elle lui sourit, et il dut alors se détourner tant son émotion était grande. Elle avait rendu à ce fragment de lui-même le nom qu’il avait porté avant que l’entité maléfique ne le lui subtilise. « Ça va aller ? demanda-t-elle d’une voix que voilait l’inquiétude. Est-ce que tu souffres ? » Ashe soupira et l’attira contre lui, pour enfouir son visage dans sa chevelure lustrée. « Oui, lui murmura-t-il à l’oreille. Oui, tu me fais souffrir. Tu m’inspires tant d’amour que cela me torture. » Il la sentit se détendre. « Parfait, chuchota-t-elle. Nous voilà quittes. » 49 RHAPSODY LUI TENDIT la dernière assiette puis alla essuyer la table pendant qu’il la rangeait. Elle croisa les bras et le regarda avec amusement, le Kirsdarkenvar, le futur seigneur des Cymriens réconciliés, accroupi devant un placard pour y empiler la vaisselle. Elle soupira en voyant les muscles modeler son dos, comme toujours lors de ces rares instants où elle s’autorisait à penser à l’Avenir. Savoir qu’elle serait un jour privée de cette intimité l’emplissait de tristesse. Ashe se redressa et se tourna vers elle, en souriant. Il prit sa main pour y déposer un baiser, avant de la glisser sous son bras pour la conduire vers le petit salon. « Et si tu me jouais quelque chose ? Il y a une éternité que je n’ai pas eu le plaisir de t’écouter. — J’ai fait mes dévotions avant le dîner. N’as-tu rien entendu ? — Si, mais j’avais un autre genre de musique à l’esprit… une ballade, par exemple. Cela m’aiderait à me remémorer le lirin classique, à étendre ma connaissance des expressions idiomatiques. — D’accord. Je peux, si tu le souhaites, t’interpréter un chant des Gwadds. » Elle prit place dans un des deux fauteuils installés face à face devant l’âtre. L’expression d’Ashe traduisit son intérêt comme il s’asseyait à son tour. « Merveilleux ! J’ignorais que tu avais rencontré des Gwadds. » Ce petit peuple à la svelte silhouette et aux yeux en amande était légendaire. Ils étaient peu nombreux, ceux qui pouvaient affirmer que ces êtres n’étaient pas de simples fruits de l’imagination. « J’en ai vu quelques-uns en Serendair, mais ils venaient rarement là où je vivais. » Bien que sa curiosité eût été éveillée, Ashe s’abstint de poser la moindre question. Il respectait la règle tacite qui leur interdisait de fureter dans le passé de l’autre. Il jugeait préférable d’étendre ses connaissances à partir des souvenirs qu’elle lui communiquait spontanément. Rhapsody alla ouvrir le meuble dans lequel elle rangeait ses instruments de musique et en sortit son minarello. Cet étrange objet rouge, que certains appelaient une boîte geignarde, était caractérisé par un soufflet aux innombrables plis et des sons qu’Ashe comparait souvent à des glapissements de chiens malades… sauf entre les mains de Rhapsody. Il avait entendu bon nombre de matelots ivres massacrer des chansons en s’accompagnant d’un tel instrument, à l’époque où il naviguait. Mais entre les mains de Rhapsody le minarello avait un timbre si joyeux qu’il lui donnait envie de danser. Elle retourna s’asseoir dans son fauteuil. « Bien. Je vais t’interpréter L’étrange et triste histoire de Simeon Lesouffleur et du chausson de la concubine. » Ashe rit et se carra dans son siège pour prêter une oreille attentive à ce chant humoristique qu’elle interpréta avec gravité, les yeux pétillants de malice. Elle se lamenta sur le triste destin d’une chaussure perdue et Ashe l’applaudit lorsqu’elle alla ranger le minarello dans le placard. Rhapsody accepta cet hommage en s’inclinant bien bas, avec toujours autant de sérieux. Elle regagna son siège devant l’âtre, sans faire cas de ses bras tendus. « J’ai une chose importante à régler, déclara-t-elle en le regardant droit dans les yeux. — Puis-je t’être utile ? » Il plaça ses mains sur les accoudoirs du siège, pour s’apprêter à se lever. Rhapsody secoua la tête. « Pas ce soir. Je parle d’une chose que je devrai faire sous peu, dans un ou deux jours. — De quoi s’agit-il, Aria ? » Il avait perdu son sourire. Elle était visiblement mal à l’aise. « Je ne pourrais pas entrer dans les détails, mais je dois commencer par rencontrer Manwyn. — Pourquoi ? — Parce que j’ai besoin d’une information qu’elle seule peut détenir. — Cela concerne-t-il les enfants dont tu as parlé avec Rhonwyn ? — Oui, mais il est urgent que je te dise ce que j’attends de toi, Ashe. » Il la dévisagea et elle baissa les yeux, cherchant les mots pour ne pas le blesser. « L’automne a remplacé l’été. Ton âme est de nouveau complète, te revoici entier. Le moment est venu pour toi de te préparer à assumer l’Autorité suprême. — Tu veux que je te quitte ? — Dieux, non ! soupira-t-elle. Mais nous savons que c’est une nécessité. » Il se leva et alla se prosterner devant Rhapsody qui sentit son cœur s’emballer, comme toujours lorsqu’ils étaient si proches. « Je ne peux m’y résoudre, pas encore. » Elle le regarda droit dans les yeux. « Tu peux rester ici, en Elysian, aussi longtemps que tu le souhaites. Mais sans moi. À présent que le Rakshas est mort, nous allons partir à la recherche du F’dor, Achmed, Grunthor et moi… » Je dois, entre autres choses, fournir à Achmed un moyen de localiser ce démon. Le risque que le F’dor change d’hôte n’est pas négligeable, surtout depuis qu’il n’a plus le Rakshas pour accomplir ses viles besognes. Les événements vont se précipiter. Je compte réclamer une réunion du Conseil Cymrien sitôt après avoir occis le F’dor, si nous réussissons à le trouver, ce qui aura pour toi de sérieuses conséquences. » Voilà pourquoi tu dois mettre à profit le temps qui reste pour te préparer. Pourquoi ne vas-tu pas voir la femme dont tu m’as parlé, pour lui demander si elle veut bien devenir ta dame ? » Sa voix se brisa et Ashe en eut la gorge serrée. « Si c’est le cas, le conseil pourra confirmer vos statuts sans qu’il soit seulement nécessaire de le convoquer. Tu sais que, si tu ne revendiques pas ce titre, ils risquent de faire un choix aussi catastrophique que la fois précédente. » Elle s’interrompit en prenant conscience d’avoir insulté ses grands-parents. Il perçut sa gêne et sourit. « Tu as raison. Voilà un couple qui laissait vraiment à désirer, pas vrai ? » Elle prit la main qu’il lui tendait. « Je ne suis pas de cet avis. S’ils ne s’étaient pas connus tu ne serais pas là, ce qui m’incite à croire que des choses merveilleuses peuvent résulter du pire. Mais il est capital pour tout le continent, et pas seulement pour les Cymriens, de redresser la situation. Tu dois procéder à tes préparatifs et choisir ta dame avec sagesse. Va la voir, assure-toi qu’elle est capable de gouverner tout autant que de te rendre heureux. Je ne veux pas porter la responsabilité de te retarder, quel que soit mon désir égoïste de te garder près de moi. » Ashe se pencha pour l’embrasser tendrement. « Pas encore, répéta-t-il. Notre histoire ne peut finir ainsi. Nous avons bien trop souffert pour renoncer si vite à tant de calme et de réconfort. » Il chassa de son esprit la voix de son père. « Nous partirons pour Yarim après-demain, Achmed et moi, annonça-t-elle avec douceur mais décision. Et je ne reviendrai pas ici avant longtemps. » Elle tressaillit en découvrant que ses propos avaient eu raison du sourire d’Ashe, qui se levait et se dirigeait vers la cheminée. Elle soupira et alla le rejoindre et caresser son bras. « J’aimerais t’épargner ces tourments, mais tu sais comme moi que c’est inéluctable. Je regrette. » Il secoua la tête sans répondre, perdu dans la contemplation des ombres engendrées par les flammes. Lorsqu’il baissa finalement les yeux sur elle, il était calme et détendu. « Eh bien, soit ! S’il faut partir, nous partirons ! J’ai effectivement quelques problèmes à régler, dont celui posé par ce que tu m’as rendu la nuit dernière. » Il tapota sa poitrine ; la blessure qui était passée par divers stades de cicatrisation avait totalement disparu lors de la restitution du fragment d’âme. Ce matin-là, pendant que Rhapsody se vêtait dans la pièce voisine, il avait approfondi un souvenir propre au Rakshas. Elle l’avait découvert à son retour tremblant et recroquevillé dans un angle de la pièce, horrifié par des actes indicibles auxquels son âme avait participé malgré elle, des choses si répugnantes qu’elles avaient été marquées en lui au fer rouge. Rhapsody secoua la tête. « Tu ne devrais pas te lancer seul dans une pareille aventure, dit-elle avec bon sens. Essayons plutôt de régler la question avant mon départ. Je serai là pour te soutenir et t’aider dans la mesure de mes moyens. — Ce n’est pas la meilleure façon de terminer un si bel été. Je voudrais tant que tu en gardes des souvenirs agréables, Aria, et non ceux des hurlements qui accompagnent un exorcisme. — Ils seront agréables, ils le sont déjà. Rien ne pourra nous en priver. Mais j’ai une suggestion. — Moi aussi. — D’accord, toi d’abord. — C’est moi qui t’accompagnerai à Yarim. Je doute qu’Achmed s’y soit rendu aussi souvent que moi. Te savoir seule avec lui m’inquiète. — Pourquoi ? Nous avons voyagé ensemble en des lieux bien pires que celui-ci. Il saura me protéger, tu sais ? » Ashe envisagea d’apporter des précisions sur le fond de sa pensée avant d’y renoncer. Elle ne comprendrait pas, elle ne comprendrait jamais. « Je t’accompagne. Ma décision est irrévocable. » Rhapsody haussa les sourcils, surprise par son ton catégorique. « Vos désirs sont des ordres, messire », répondit-elle avec une pointe de mécontentement dans la voix. Mais elle n’insista pas. Sachant qu’il en aurait été bouleversé, elle ne lui avait fourni aucune précision sur cette histoire d’enfants. S’il allait voir la Prophétesse avec elle, Manwyn serait sans doute disposée à tout lui dire mais Rhapsody n’aurait d’autre choix que lui mentir alors qu’elle s’y refusait. Elle préféra changer de sujet. « Veux-tu que je t’expose mon idée ? — Certes, fit-il en s’asseyant comme elle. De quoi s’agit-il ? — Le seigneur de Roland doit se marier au printemps et – même si c’est difficile à croire – il m’a invitée à ses noces. — Tristan ? Sans rire ? Eh bien, voilà qui me surprend ! — Moins que moi, sans doute. Il devrait me haïr, après nos multiples prises de bec. Voilà pourquoi je me félicite d’être une paysanne ; je n’aurai pas à convier à mes noces des gens que je déteste pour des raisons d’État, seulement parce qu’ils font partie de la famille. — Il ne peut te haïr, et ce n’est pas la cause de ma surprise. Ce qui m’étonne, c’est qu’il n’ait pas pensé que ta beauté éclipsera celle de son épouse. » Rhapsody sourit. « Tu es bien trop indulgent envers moi. » Ashe soupira, il avait été sincère. « Quoi qu’il en soit, nous pourrons nous revoir pour cette occasion, ne serait-ce qu’un court instant, au cours de la réception. Participer à ces célébrations sera probablement distrayant. Il y a longtemps, je t’ai proposé d’être mon cavalier en de telles circonstances. — Tu as effectivement tenu ces propos. Mais nous montrer au grand jour manquerait de sagesse, vu que le F’dor assistera sans doute à cet événement. Son hôte a dû recevoir une invitation. Ce serait l’opportunité rêvée pour le capturer, mais encore faudrait-il être prêts. » Elle se renfrogna et il s’empressa de lui rendre le sourire. « Nous pourrons néanmoins nous retrouver à ce mariage si nous savons être discrets, comme des amants qui redoutent un mari jaloux. J’adorerais y aller avec toi, Aria. — J’estime préférable de mettre un terme définitif à nos relations, Ashe. Renoncer à toi me sera difficile, alors évitons de compliquer les choses. Si tu pars à la recherche de cette Cymrienne tant appréciée par les membres du conseil, tu ne dois plus penser qu’à elle et chasser de ton esprit tout ce qui te rappelle des sentiments qui appartiennent au passé. » Il attendit qu’elle le regarde pour répondre : « C’est entendu, Rhapsody. Tu as raison. Je devrai être libre, le jour où je lui ferai ma proposition. Si elle accepte de devenir la dame des Cymriens, et mon épouse, elle mérite ma fidélité et ma dévotion absolues, sans qu’une autre femme vienne me troubler. » Il sentit son estomac se révulser quand ses sens de dragon analysèrent la réaction de Rhapsody. Malgré son expression sereine qui ne révélait rien de ses émotions, elle était prise de nausées et il percevait l’afflux de sang dans des milliers de veines minuscules, toutes accessibles à ses capacités étendues. « As-tu toujours l’intention d’être mon alliée ? — Oui, bien sûr ! — Et mon amie ? — Et ton amie. » Il se leva pour lui tendre les mains et l’aider à se lever. Il regarda au fond de ses yeux et de son âme, en espérant que ses paroles y engendreraient une résonance. « Je t’aime, Aria. Rien ni personne n’y pourront rien changer. Tu as dit que tu m’aimais, toi aussi ; je sais que c’est le cas, je le perçois dans chacune de tes inspirations. M’aimeras-tu toujours ? Même quand la vie nous aura séparés ? » Elle détourna les yeux. « Oui, fit-elle tristement, comme honteuse de l’admettre. Mais ne t’inquiète pas, je finirai par l’accepter. Je ne te gênerai pas, Ashe. Je t’ai déjà dit qu’une des raisons pour lesquelles j’ai voulu t’assister, c’est que tu deviendras un jour mon souverain et que je te devrai alors obéissance dans tous les domaines et de toutes les façons possibles et imaginables. Je ne mettrai jamais en péril ton bonheur ou ta réputation. » Il rit. « La révélation de ce qu’il y a eu entre nous ne peut me nuire, seulement me flatter bien plus que tu ne l’imagines. Deux dernières choses, à présent. Premièrement, tu dois me promettre de me laisser préparer le dîner quand nous serons de retour de chez Manwyn. J’organiserai une sorte de repas d’adieux que nous prendrons dans le jardin, et nous en profiterons pour danser. Finir sur une touche romantique ne peut nous faire de mal, surtout si nous devons ensuite nous plonger dans les souvenirs du Rakshas. » Se remémorer ce qu’il avait connu dans la matinée le fit frissonner. « Nous venons de vivre un été magique, je veux qu’il s’achève de la même manière. » Elle lui sourit. « Ce programme me semble merveilleux. Devrai-je me mettre sur mon trente et un ? — Naturellement, je ne l’envisage pas autrement. Je découvrirai peut-être quelque chose d’élégant à Yarim. Je n’ai pas une garde-robe très fournie. — Et nous en profiterons pour procéder à la cérémonie d’attribution du nouveau nom. » Après lui avoir rendu le fragment manquant de son âme, elle tenait à faire le nécessaire pour que le F’dor ne puisse le retrouver. Il avait accepté. « Oui, c’est parfait. — Entendu. C’est quoi, l’autre chose ? » Il la prit dans ses bras. « D’après ce que tu viens de dire, j’en déduis que pour l’instant nous sommes toujours amants ? — Effectivement. Si tu le souhaites encore… » Il le confirma par un baiser. 50 DE LOIN, IL ÉTAIT FACILE de comprendre à quoi Yarim devait son nom. Dans le dialecte de la population indigène, chassée vers le nord longtemps auparavant par les forces de Gwylliam, ce mot signifiait brun-rouge, la couleur du sang séché. La plupart des bâtiments avaient été construits avec des briques portant le même nom, elles-mêmes constituées d’argile rouge assombrie par la cuisson. La capitale, officiellement appelée Yarim Paar mais désignée en pratique par le nom de la province, s’étendait à la base d’une haute colline vallonnée et était par conséquent presque entièrement dissimulée à la vue des voyageurs qui arrivaient par le sud. L’agglomération apparaissait soudain à leurs pieds, s’éloignant dans toutes les directions. Les constructions ayant adopté la même couleur que le sol, l’observateur cinglé par le vent qui soufflait au sommet de l’éminence mettait un certain temps pour les discerner. Elles évoquaient de simples excroissances sorties du sol, comme s’il s’agissait des seules choses capables de pousser en un lieu aussi inhospitalier. La ville paraissait manquer cruellement d’eau. Le vent du sud avait apporté une vague de chaleur et, après avoir tapissé le sol pendant des semaines, la gelée blanche s’était évaporée pour laisser derrière elle une impression d’été artificiel, sec et brûlant. Dans les forêts de l’est le climat devait être plus agréable, mais on ne trouvait ici que la désolation. Yarim avait autrefois été une ville florissante, mais Rhapsody découvrait des preuves de décrépitude partout où elle portait le regard. Les rues étaient bordées et pavées de pierre, cependant des herbes sèches et blanchies par le soleil croissaient de façon anarchique dans tous les joints. Les caniveaux débordaient d’immondices qui les étouffaient et l’eau de pluie collectée dans de grands barils pour un usage domestique avait la même teinte que les briques. Elle voyait à de nombreux coins de rues des groupes de mendiants, une vision si banale que la plupart des gens passaient près d’eux sans leur accorder un seul regard. Rhapsody reconnaissait la racaille et la pègre propre à de tels lieux, mais bon nombre de ces individus avaient un aspect famélique qu’elle ne connaissait que trop. Une jeune mère avec un bébé en bas âge paraissait tout particulièrement dans le besoin. Rhapsody allait glisser ses doigts dans sa bourse secrète quand Ashe la prit de vitesse en lâchant quelques pièces sur le giron de la miséreuse. Rhapsody remit malgré tout une pièce d’or à la femme avant de presser le pas pour le rattraper. « Je m’avoue surprise, dit-elle. — Par quoi ? — Je ne te croyais pas du genre à donner aux pauvres. » Il la dévisagea, sous l’ombre de son capuchon. « J’ai vécu ces vingt dernières années parmi ces gens. Il est exact que j’ai principalement séjourné dans des forêts, mais je devais régulièrement me rendre en ville. Tu as pu constater que je ne suis pas du genre à fréquenter la noblesse. La plupart des personnes que j’ai côtoyées vivaient dans les rues. Si j’ai réussi à passer inaperçu, mon manteau de brume ne suffit pas à l’expliquer. C’est le fait de vivre parmi ces individus qui m’a finalement convaincu que je pourrais peut-être faire œuvre utile en devenant seigneur des Cymriens. Mais nous voici arrivés » Rhapsody reporta son attention sur l’immense bâtiment qu’ils avaient devant eux. En maints domaines le temple lui rappelait le reste de l’agglomération : grand et majestueux, il était victime de la négligence. Une succession de marches de marbre craquelées montait vers un vaste patio aux motifs incrustés dans la pierre. Huit énormes colonnes se dressaient sur la surface pavée irrégulière, toutes caractérisées par des taches de lichen en expansion. Le bâtiment central était une spacieuse rotonde couronnée d’un dôme où s’ouvraient deux larges fissures. On avait ajouté de chaque côté de cette structure de longues annexes aux piliers plus modestes mais en meilleur état. Un fin minaret qui renvoyait mille reflets bleutés du soleil surmontait le bâtiment central. Ils gravirent le grand escalier et franchirent le portail béant de l’entrée. Le temple lui-même était obscur, uniquement éclairé par des torches maladives et des chandelles. Il fallut un moment à Rhapsody pour s’adapter à cette semi-pénombre. L’intérieur du bâtiment paraissait en bien meilleur état que l’extérieur, même si Ashe avait précisé au cours de leur long voyage que les salles des annexes labyrinthiques étaient moisies et à l’abandon. Mais lorsqu’elle vit le foyer magnifiquement ouvragé, Rhapsody eut de sérieuses difficultés à le croire. Dans la fontaine se trouvant au centre des lieux un fin jet d’eau s’élevait sur environ six mètres avant de retomber dans un bassin doublé de lapis-lazuli miroitant. Sur le pourtour du sol en marbre les parois étaient décorées de carreaux aux motifs délicats d’où saillaient des appliques en cuivre poli. De chaque côté s’ouvraient des alcôves dans lesquelles des gardes armés de longues et étroites rapières étaient de faction. Les visiteurs avaient en face d’eux une grande porte en cèdre aux sculptures minutieuses, elle aussi sous la responsabilité de vigiles. Ils contournèrent la fontaine et s’arrêtèrent devant les hommes en poste à cette entrée. Une donation substantielle leur valut d’être autorisés à pénétrer dans le saint des saints, une contribution censée permettre de subvenir aux besoins de l’Oracle. Ashe demanda à haute voix à Rhapsody si elle estimait que Manwyn était au courant de ces pratiques. La salle suivante était immense, illuminée par des chapelets de petites ouvertures aménagées dans le dôme et d’innombrables chandelles. Une estrade suspendue de façon précaire au-dessus d’un puits profond occupait le centre des lieux. La femme qui y était assise en tailleur ne pouvait être que Manwyn. Grande et émaciée, elle avait un teint légèrement doré et des cheveux roux striés d’argent. Son visage portait les stigmates de la maturité et elle arborait un sourire à la fois énigmatique et troublant. Elle tenait un sextant ouvragé dans sa main gauche et était vêtue d’une robe de soie verte. Mais ce furent ses yeux qui retinrent l’attention de Rhapsody. Ils étaient encore moins humains que ceux d’Ashe. La Baptistrelle y trouva son propre reflet car il s’agissait de deux miroirs, des sphères d’argent poli sans pupille, iris ou sclère. Rhapsody avait l impression d’avoir devant elle deux boules de mercure, auxquelles elle essaya de ne pas prêter attention. Manwyn sourit. « Regardez dans le puits », dit-elle. Sa voix était un croassement râpeux qui écorchait la boîte crânienne de Rhapsody. Elle se tourna vers Ashe, qui hocha la tête. Ils se dirigèrent vers l’estrade. « Pas toi ! gronda Manwyn en foudroyant Ashe de son absence de regard. Il te faudra attendre. L’Avenir se dissimule à celui qui est invisible dans le Présent. » Elle cracha dans sa direction. Rhapsody déglutit et s’avança. Elle n’avait pas oublié les propos tenus par Llauron au sujet de Manwyn. Il l’avait dite la plus instable des trois Devineresses, la plus folle du lot. Elle était incapable de mentir, mais il était souvent difficile de différencier les prophéties authentiques des divagations d’un esprit dérangé. En outre, ses divinations avaient fréquemment deux significations ou un sens caché, ce qui faisait d’elle une informatrice peu fiable, encore que la meilleure pour révéler ce qui n’était pas encore advenu. Elle était l’ultime recours des personnes qui venaient jusqu’à son temple, et Rhapsody espérait, comme tous ceux qui l’érigeaient en guide, qu’il s’agissait d’un jour où son esprit était assez stable pour formuler des pensées rationnelles. Arrivée au bord du vide, Rhapsody s’arma de courage et baissa les yeux. Le puits n’avait pas de fond, ce n’était qu’un trou béant. L’obscurité ambiante en rendait périlleuse l’approche, car elle discernait à peine son pourtour au tracé irrégulier. La Devineresse caqueta follement avant de désigner le dôme. Rhapsody leva pour la première fois les yeux vers la coupole et constata qu’elle était aussi noire que la nuit, soit grâce à la science d’habiles artisans soit par magie. L’hémisphère était constellé d’étoiles ou de leurs représentations, qui scintillaient alors que des nuages brumeux passaient devant elles. Rhapsody sentait le vent tirailler l’ourlet de sa cape et elle sut qu’elle n’était plus à l’intérieur du temple mais dans un champ situé au point le plus solitaire de la nuit, seule avec la Devineresse. Une étoile filante stria le ciel, et le vent rafraîchi lui cingla les joues. « Rhapsody. » La voix d’Ashe avait interrompu ses rêveries et elle jeta un coup d’œil derrière elle, pour voir indistinctement sa cape dans la semi-pénombre. Lorsqu’elle se tourna vers Manwyn, tout était redevenu comme à leur arrivée, si ce n’est que l’expression de la Prophétesse traduisait désormais une vive irritation. Elle porta le sextant à ses yeux pour le pointer vers la voûte tout en désignant le puits. « Regardez là-dedans et vous saurez quel est le lieu et le moment », déclara-t-elle. Rhapsody inhala à pleins poumons. Elle n’avait pas encore énoncé sa question, mais elle baissa les yeux dans les ténèbres où se profilait une image. Il devint évident qu’il s’agissait d’une femme enceinte, une Lirin aux traits grisâtres qui grimaçait de souffrance. L’inconnue s’arrêta, pour prendre du repos, la main crispée sur son ventre distendu. Un raclement se fit entendre sous le dôme qui la surplombait et Rhapsody redressa la tête. Les étoiles s’étaient déplacées vers d’autres longitudes et latitudes. Rhapsody nota leur position. C’était très certainement le moyen employé par Manwyn pour lui désigner le lieu où elle trouverait cette femme. « Quand, Grand-Mère ? » s’enquit-elle avec déférence. Manwyn rit, un gloussement de démence terrifiant qui donnait la chair de poule. « Une âme s’en va quand l’autre arrive, dans onze semaines à partir de cette nuit », répondit la Devineresse alors que l’image s’effaçait au fond du puits. Manwyn regarda derrière elle, et Rhapsody se tourna pour voir Ashe approcher, le capuchon repoussé en arrière pour la première fois. Un sourire triomphal dans lequel on pouvait lire un soupçon de cruauté incurva les lèvres de la Prophétesse. Si elle dévisagea l’homme, ce fut à Rhapsody qu’elle adressa ses paroles. « Je vois un enfant contre nature naître d’un acte contre nature. Méfiez-vous lors de l’accouchement, Rhapsody, car l’enfant vivra même si la femme est destinée à périr. » Rhapsody tremblait. Elle comprenait désormais ce qu’Ashe avait voulu dire en parlant de prophéties pour le moins sibyllines. Se référait-elle à cette Lirin ou à elle ? Le contexte l’incitait à pencher pour la première hypothèse, l’intonation pour la seconde. Elle souhaitait réclamer des précisions, mais sa bouche s’y refusait. « Qu’est-ce que ça signifie, plus exactement ? » demanda Ashe. Rhapsody n’avait jamais perçu tant de colère dans sa voix. « À quel jeu jouez-vous, Manwyn ? » Les mains de la Prophétesse se levèrent vers ses cheveux de la couleur du feu. Lentement, ses doigts allèrent se perdre dans les boucles emmêlées, pour les torsader en longues vrilles noueuses. Elle étudia la voûte en fredonnant une mélodie sans parole, sourit puis riva sur Ashe les yeux les plus perçants que Rhapsody avait eu l’occasion de voir. « Gwydion ap Llauron, ta mère est morte en te donnant le jour, mais la mère de tes enfants ne mourra pas en les mettant au monde. » Elle éclata d’un rire marqué du sceau de la folie. Ashe effleura l’épaule de Rhapsody. « Partons. T’a-t-elle révélé ce que tu voulais apprendre ? — Je n’en sais trop rien, répondit Rhapsody d’une voix qui exprimait plus de craintes qu’elle n’en avait. — As-tu fait tes adieux à ton père, Gwydion ? Il meurt aux yeux de tous pour vivre sans que nul le voie ; vous jouez un double jeu, même si vous devez à la fois souffrir et bénéficier de son statut de mort vivant. Le malheur s’abat sur celui qui ment à l’homme qui lui a enseigné la valeur de la vérité, Gwydion ; c’est toi qui paieras le prix de sa puissance nouvellement acquise. — S!KLERIV ! » gronda Ashe d’une voix multitonale que Rhapsody ne lui connaissait pas ; un mot qui la pénétra comme la lame d’un couteau bien affûté. Elle savait sans savoir comment qu’il signifiait « silence », et que dans la contrée dont il était originaire il s’agissait d’une obscénité. Elle présuma que le langage en question était celui des dragons. Ashe s’était empourpré. Rhapsody voyait une veine de son front battre, son teint s’assombrir. « N’ajoutez pas un mot, vieille harpie à la langue de vipère ! » Rhapsody sentait toute chaleur abandonner ses extrémités car la colère calculatrice du dragon qui vivait en lui se lovait pour s’apprêter à frapper. Son calme la terrifiait et ses capacités de manipulation transmuaient ses pieds en glace. La prise de conscience que Manwyn était, elle aussi, apparentée aux dragons – qu’il s’agissait en fait d’une fille de dragon – lui donnait des palpitations. Elle saisit la main d’Ashe. « Partons », murmura-t-elle d’une voix pressante en tirant son bras. Il résista, tenté par un affrontement de volontés. Rhapsody se sentit gagnée par la panique à cette perspective. Manwyn se redressa et, sitôt à genoux, elle entonna une étrange mélopée, un gémissement modulé qui ébranlait les fondations de la rotonde et faisait tomber des hauteurs de petits fragments de pierre et un voile de fine poussière. La main d’Ashe comprima la sienne, ses yeux se rivèrent sur l’Oracle qui hurlait. Rhapsody le sentait s’éloigner, se concentrer sur l’estrade et l’adversaire qui y était assise et oscillait follement au-dessus du puits sans fond. L’air devenait irrespirable, saturé de poussière et d’électricité statique. Le sol tremblait et la voûte céleste paraissait sur le point de s’embraser et de voler en éclats. Rhapsody imprima une autre traction brutale au bras d’Ashe, pour découvrir qu’il était inébranlable. Elle inhala à pleins poumons et entama d’une voix grave un chant destiné à interrompre la plainte discordante et perçante de la Prophétesse. Le son roula sous le dôme et rompit le gémissement, imposa provisoirement le silence. Ashe cilla et Rhapsody en profita pour l’entraîner hors de la salle pendant que les rires hystériques de Manwyn agressaient leurs oreilles. Ils ne s’arrêtèrent qu’une fois à mi-chemin des portes de la cité Ashe jurait à voix basse, tissant une immonde tapisserie d’obscénités dans un grand nombre de langages et dialectes. Rhapsody essayait de ne pas lui prêter attention, mais ses propos orduriers étaient si imagés qu’ils en devenaient fascinants. Ils firent une pause au bord d’un grand puits tari et s’assirent pour reprendre leur souffle sous la chaleur humide des derniers vestiges de cet été mourant. Rhapsody avait l’impression de cuire, sous son manteau, et elle tremblait de lassitude. Elle finit par lever les yeux et le regarder durement. « Était-ce indispensable ? — C’est elle qui a tout déclenché. Je n’ai rien fait pour la contrarier. — C’est exact. Pourquoi t’a-t-elle agressé de cette façon ? — Je l’ignore, fit Ashe en prenant son outre pour lui offrir de l’eau. Elle a pu se sentir menacée, les réactions des dragons sont imprévisibles. — J’ai pu le constater. » Elle but puis lui rendit l’outre. « Enfin, l’affaire est classée. Je dois avouer que, plus je connais ta famille, moins je l’apprécie. — Et tu n’as pas encore rencontré ma Grand-Mère, dit-il en retrouvant le sourire. Elle est incomparable. Espérons qu’elle ne se présentera pas devant le Conseil des Cymriens. — Je ne te le fais pas dire. Bon, et maintenant ? » Il se pencha pour l’embrasser, ce qui attira les regards amusés de deux miséreuses qui passaient à proximité. « Nous allons au marché. — Au marché ? Tu veux plaisanter ! — Non. Yarim est réputé pour ses bazars merveilleux et un vendeur d’épices que tu ne dois rater sous aucun prétexte, compte tenu de l’intérêt que tu portes à ces choses. J’ai quant à moi l’intention de renouveler ma garde-robe pour notre dîner d’adieu, et dénicher de quoi te préparer un véritable festin. En outre, je n’ai jamais entendu dire que tu avais renoncé à une opportunité de faire du lèche-vitrine. — C’est ma foi exact ! J’aimerais dénicher quelque chose à rapporter à mes petits-enfants ainsi qu’un cadeau d’anniversaire pour Grunthor. Qu’apprécierait-il, à ton avis ? » Ashe se leva et lui présenta sa main, pour l’aider à se mettre debout. « Je suis convaincu qu’il adorerait te voir dans un dos-nu rouge au décolleté vertigineux. » Rhapsody le dévisagea en grimaçant. « Oh, d’accord, c’est un désir personnel ! Grunthor, dis-tu ? Collectionne-t-il des trophées ? » Rhapsody frissonna. Elle avait toujours été choquée par l’usage consistant à conserver des bouts d’adversaires vaincus. « Parfois. — Je suggère en ce cas un coffret dans lequel les ranger. — J’ai des doutes. — Oh, allons, fais un effort ! De quoi a-t-il besoin ? Ce que je veux savoir, c’est quel morceau il s’approprie. Une armoire avec des porte-chapeaux serait par exemple idéale pour une collection de têtes. — Il ne s’y intéresse pas, car les découper proprement est bien trop long et fastidieux, déclara Rhapsody après un instant de réflexion. Je crois que des étuis à cigares seraient plus appropriés. » Elle étudia l’expression de dégoût mêlé d’amusement d’Ashe. « Ne fais pas cette tête ! L’idée est de toi, après tout ! — C’est vrai », reconnut-il pendant qu’elle se dirigeait vers le secteur le plus bruyant de la ville, comme la plupart des passants. « Rhapsody, j’ai une faveur à solliciter… — Tout ce que tu voudras. — Attends de savoir de quoi il retourne, avant d’accepter. — De quoi s’agit-il ? » Il s’arrêta pour s’immobiliser devant elle. « Tu vas trouver ça complètement absurde. Manwyn a dit une chose que tu n’aurais pas dû entendre, non parce que je suis mécontent que tu le saches mais parce que cela compromet ta sécurité et celle d’autres personnes. » Il prit ses mains dans les siennes. « M’accordes-tu ta confiance au point de m’autoriser à retirer temporairement ce souvenir de ton esprit ? Jusqu’à ce que tout danger ait été écarté. — Tu dis des bêtises, c’est encore du charabia de Cymrien. — En un certain sens, je le crains. Mais si je te le demande, c’est pour te protéger plus que pour toute autre raison. Je m’inquiète pour toi. Me crois-tu ? — Probablement, soupira-t-elle. — Quel enthousiasme ! — À quoi t’attendais-tu, Ashe ? Je me retrouve en face d’une Prophétesse folle qui s’exprime par énigmes, et juste après voilà que tu en fais autant ! Que désires-tu ? Que veux-tu dire en parlant de l’effacement d’un souvenir ? — Je sais que tout ceci t’a été très pénible. Ce que tu engranges dans ton esprit est assimilable à des trésors. En tant que tels, je peux les collecter, mais uniquement avec ta permission. J’ai la possibilité de les stocker dans un réceptacle d’une grande pureté – un peu comme tu as gardé en toi une partie de mon âme –, jusqu’au moment où les recouvrer ne te mettra pas en danger. — Peut-on comparer cela à ce que tu voulais faire de mes cauchemars ? Les enfermer dans une perle ? — Oui. C’est la même chose. Tu devras donner un nom au réceptacle en question et lui dire de conserver ce souvenir à ta place. L’information quittera ton conscient pour résider dans ce qui l’a accueillie en attendant que tu la récupères. » Rhapsody se massa les tempes. « Comment m’y prendrai-je, si j’ignore son existence ? — Je serai là pour te le rappeler, et je te laisserai un pense-bête au cas où il m’arriverait malheur entre-temps. Voilà ce que je te propose : la nuit de notre séparation, je t’expliquerai tout ce qui est encore pour toi un mystère. Je ne te dissimulerai absolument rien. Nous irons nous asseoir au belvédère pour parler librement de ce qui te tracasse, puis j’enfermerai le souvenir de cette nuit et de notre entretien avec Manwyn dans un objet de ton choix. — Je ne peux pas accepter, Ashe. Je regrette. J’ai besoin des informations qu’elle m’a fournies. — Je me réfère uniquement à ce qu’elle a dit à la fin de la séance. Tu pourras garder le reste… Comprends bien que je ne te demanderais jamais une chose pareille si ce n’était pas absolument indispensable. Tu prendras connaissance de ce que j’ai à te dire, puis je te laisserai la possibilité de revenir sur ton autorisation. Quelle que soit ta décision, je m’y plierai. Je t’en supplie, accepte. — C’est entendu, marmonna-t-elle. Et maintenant, allons faire quelques emplettes. » Elle inspira à pleins poumons en le voyant sourire sous l’ombre du capuchon. Elle ne savait trop ce qu’elle redoutait le plus entre la perspective de se séparer juste après s’être retrouvés ou être confrontée plus longtemps aux faux-semblants indissociables des Cymriens. Dans un cas comme dans l’autre, c’était secondaire. Les deux situations appartiendraient sous peu au Passé. 51 RHAPSODY SECOUA LES SERVIETTES pour faire tomber les miettes, avant de les plier avec soin et de les poser sur sa chaise. Ashe se trouvait à l’intérieur de la maison, car il s’était chargé de débarrasser la table et d’emporter la vaisselle dans l’évier. Elle remit le petit vase de fleurs hivernales au centre de la table, sourit et caressa les pétales rigides dont la beauté et la résistance lui inspiraient de l’admiration. Ces fleurs avaient continué de s’épanouir bien après que celles plus fragiles de l’été et du début de l’automne avaient fané, même après les premières neiges, un défi lancé à l’avancée inexorable de l’hiver, des touches de couleurs qui réchauffaient un monde gelé. Elle s’égarait dans de telles pensées quand Ashe ressortit et la trouva là, occupée à se caresser distraitement la joue avec une fleur rouge sang. Il s’arrêta à quelques aunes pour l’observer, se repaître de la beauté de la scène qu’elle composait involontairement. Elle avait remonté ses cheveux d’or en un toron maintenu en place par les tiges de petites fleurs blanches évoquant des étoiles miniatures, avec quelques vrilles rebelles qui se balançaient sur le côté de son visage et sur sa nuque. Elle portait une élégante robe candérienne à col montant et jupe ample, un vêtement en soie moirée ivoire ourlé d’une bande de dentelle délicate qui effleurait ses poignets et son cou, et d’où seuls sortaient ses mains et son visage. Le tailleur avait néanmoins su mettre en valeur sa magnifique silhouette. Ashe sentit son souffle revenir avant d’avoir remarqué qu’il l’avait perdu. Il pensa aux moments qu’ils avaient partagés et prit conscience que c’était la première fois qu’elle mettait sciemment sa beauté en avant, qu’elle se parait pour accentuer sa grâce naturelle. Pendant que le dragon tentait de calculer la puissance de séduction inexploitée qui lui eût permis de subjuguer des populations complètes, l’homme était ravi qu’elle se soit habillée ainsi à son intention, afin qu’il garde un souvenir impérissable de la dernière nuit qu’ils passeraient ensemble, seuls en ce lieu. L’esprit de Rhapsody finit par regagner le présent et elle se tourna pour lui adresser un sourire qui le priva de tous ses moyens. Avec une grâce innée, elle souleva l’ourlet de sa jupe pour fouler les pierres qui le séparaient de lui. Il prit ses mains dans les siennes et les couvrit de baisers, avant de l’étreindre et de savourer la fraîcheur de son parfum et la chaleur de son corps captif de sa robe à la fois empesée et soyeuse. Rhapsody était une mine de sensations dans lesquelles le dragon aimait se vautrer, et surmonter cette pulsion ne fut pas pour lui chose facile. « Je te remercie pour ce merveilleux repas, dit-elle en se dégageant pour lui sourire. Si j’avais su que tu étais un pareil cordon bleu, j’aurais bien plus souvent laissé la cuisine à ta disposition. » Il rit et fit glisser son index sur sa joue. « Une collaboration saine et bien équilibrée est autrement stimulante, dit-il en la prenant par le bras pour l’accompagner sur le sentier. Ce qui s’applique à toutes les choses que j’aime faire avec toi. Quel que soit le domaine, les plus belles réussites sont sans grand intérêt s’il n’y a personne avec qui les partager. » Il vit sa peau de porcelaine virer au rose et s’étonna qu’une femme ayant un tel sens pratique, si stoïque face aux plaisanteries et aux comportements les plus choquants, pût rougir lorsqu’elle était seule en sa compagnie. Une pensée qu’il trouva fort agréable. « Reviens dans mes bras et dansons », suggéra-t-il avec désinvolture. Pour ne pas être étouffé par les émotions qui l’assaillaient, il l’attira contre lui et laissa sa tête se blottir contre son épaule. « Nous entraîner s’impose, vu que notre prochaine rencontre sera placée sous le signe de la discrétion lors du mariage royal célébré à Bethany. Si nous ne voulons pas attirer tous les regards, je dois apprendre à ne pas te marcher constamment sur les pieds. » Rhapsody recula avec une brusquerie qui le fit sursauter. Elle venait de perdre ses couleurs : aussi pâle que l’albâtre et en proie à une tristesse qu’elle chassa aussitôt, elle le dévisagea. « Il se fait tard. Nous avons des choses à mettre au point et devons procéder au rite de nomination. » Il l’approuva de la tête à contrecœur. Cette danse lui eût offert une dernière opportunité de la tenir dans ses bras, de la savoir heureuse encore quelques instants. « Es-tu prête ? » Il désignait le belvédère, le lieu où il avait accepté de lui révéler tous ses secrets… avant de les effacer de son esprit. Il baissa les yeux et la vit secouer la tête, ce qui alimenta sa nervosité. « Pas encore. » Elle se tourna vers un petit banc installé dans un secteur isolé du jardin. « Ne pourrions-nous pas nous asseoir un moment ? J’ai une chose à te dire, et je tiens à me souvenir que je l’ai fait. — Certainement. » Il l’aida à enjamber un muret de pierre puis ils se dirigèrent nonchalamment vers le banc, la main dans la main. Elle veilla à ne pas froisser sa robe pendant qu’il s’asseyait près d’elle pour l’écouter. « Avant que tu ne fasses disparaître le reste de cette nuit, je tiens à préciser que tu as mis dans le mille. » Ses grands yeux verts scintillaient dans l’obscurité. « Tu es inouïe, Rhapsody, fît-il sur un ton badin. Juste au moment où je commence à estimer que c’est impossible, tu trouves un nouveau moyen d’éveiller mon désir. Pourrais-tu répéter, s’il te plaît ? — Tu as mis dans le mille, fît-elle en lui retournant son sourire. Dois-je me déshabiller tout de suite ? — Ne me soumets pas à la tentation. » Il la suspectait de vouloir les détourner du belvédère. Il savait que la perspective de perdre ses souvenirs lui déplaisait, que tout en lui accordant sa confiance son empressement à le suivre était pour le moins limité. « Désolé, qu’as-tu à me dire ? » Son expression était désormais empreinte de gravité, sous la vague clarté des lanternes en papier suspendues dans le jardin. « Que ce que tu m’as déclaré à ton arrivée en Elysian était exact, même si je l’ignorais à l’époque. » Elle contempla ses mains puis redressa la tête pour le regarder droit dans les yeux ; les siens étaient brillants, ce qu’il attribua à des sentiments profondément enfouis ou à des larmes. « Je veux que tu saches que j’ai énormément apprécié ces instants passés en ta compagnie, et j’estime qu’en profiter aussi longtemps que possible – pour reprendre tes propres termes – en valait la peine. Je… Je suis heureuse que nous ayons été amants. Et tu avais encore raison, c’est suffisant en soi. » Ashe suivit du regard une larme qui coula sur ses cils puis vers le bas de son visage. « Mais j’étais déjà heureuse auprès de toi avant que nos rapports ne deviennent aussi intimes. Je crois que si tout s’est si bien passé, c’est parce que nous étions déjà très proches. Et comme l’amitié est la seule chose qui subsistera entre nous, je veux l’entretenir si les circonstances le permettent. Je ne me suis jamais immiscée entre un homme marié et son épouse, et je ne reviendrai jamais sur ce principe. Mais si cela ne cause aucun problème entre toi et… eh bien, la dame des Cymriens, sache que je serai toujours là si tu as besoin de moi… En tout bien tout honneur, s’entend. » Gênée, elle se retrouva à court de mots et regarda le belvédère. Ashe souffrait avec elle. Il tendit la main pour intercepter la larme qui atteignait son menton, avant de lui caresser la joue. « Je t’aime et je t’aimerai toujours, Gwydion ap Llauron ap Gwylliam, etc. Mais c’est un amour qui ne menacera jamais ton bonheur ; il sera là pour te soutenir en toutes circonstances. Je te remercie de m’avoir accordé de ton temps ainsi que cette opportunité. Tout ceci a pour moi bien plus d’importance que tu ne peux l’imaginer. » C’était insoutenable et il prit son adorable visage entre ses paumes pour l’embrasser, dans une tentative de réconfort. Les lèvres de Rhapsody étaient chaudes, mais elle ne réagit pas à ce baiser ; elle écarta lentement ses mains de son visage avant de les comprimer en geste d’amitié. Il désigna le belvédère d’une inclination de la tête. « Es-tu prête ? — Oui, je présume. » Elle soupira puis se leva. « Laisse-moi aller chercher ma harpe. J’en aurai besoin pour la cérémonie d’attribution de nom. — Ça peut attendre. Nous devons en premier lieu avoir un entretien sérieux. Nous procéderons à la nomination ensuite. J’ai une chose à te dire, et une autre à te demander. — Moi aussi, n’est-ce pas amusant ? » Le belvédère avait été aménagé de façon à offrir une vue magnifique sur Elysian, et de ses bancs de marbre froid Rhapsody pouvait admirer la totalité des jardins qui se préparaient pour leur longue hibernation, la maison tapissée de lierre grimpant dont les verts viraient au brun et, dans le lointain, la cascade grossie par les pluies automnales. L’eau des torrents situés en amont venait brasser les flots du lac qui paraissait enlacer amoureusement cette île. Rhapsody remarqua un courant d’air glacé, pour la première fois cette année-là. L’hiver était proche. Sous peu, ces jardins seraient silencieux, abandonnés par les oiseaux descendus nicher dans les arbres du sous-sol. Ce paradis caché perdrait ses couleurs. Elle se demandait dans quelle mesure le refroidissement de l’air ambiant était attribuable au changement de saison, et non à la diminution des feux de leur amour. Elysian entrerait bientôt en léthargie et se contenterait de survivre au lieu de s’épanouir. Tout comme elle. « Rhapsody ? » La voix d’Ashe la ramena au présent. Elle redressa la tête. « Oui ? Oh, désolée ! Que dois-je faire ? » Il s’assit près d’elle sur le banc de pierre et lui présenta sa main. Il tenait une énorme perle, d’un blanc laiteux opalescent. « Il s’agit d’un très vieil objet de la contrée d’où tu viens, ce pays désormais enfoui sous les flots, dit-il avec respect. Il contient les mystères de la mer, ainsi qu’un secret qui lui a été confié sur la terre ferme. Donne-lui un nom, Rhapsody, et il pourra recevoir le souvenir de cette nuit et le garder à ta disposition jusqu’au jour où le recouvrer sera pour toi sans danger. » Rhapsody prit la perle. Bien que d’apparence poreuse, elle était impénétrable, composée d’une superposition de strates de larmes océanes sédimentées. Elle ferma les yeux et entama le chant de nomination, en calquant la mélodie sur les vibrations qui émanaient de l’objet afin qu’elles soient à l’unisson. Elle rouvrit les paupières. La perle devenait luminescente et sa clarté inondait le belvédère. Elle était translucide et d’un éclat bien plus vif en son noyau, révélé à travers les couches de nacre par sa brillance. Elle tissa dans le chant l’ordre qu’Ashe lui avait demandé d’intimer, autrement dit que soit confiné à l’intérieur le souvenir du reste de cette nuit. Une fois le chant terminé, Rhapsody rendit la perle à Ashe qui se leva pour aller la placer dans la cage à oiseaux dorée. Il revint ensuite s’asseoir près d’elle et enserra ses mains dans les siennes, sans qu’elle le laisse s’exprimer. « Attends un instant, Ashe. Je t’en prie. Je souhaite te regarder une dernière fois avant d’entendre ce que tu as à me déclarer. » Elle l’étudia avec attention, pour graver dans son esprit l’image de ses yeux et des lignes de son visage, la nuance de ses cheveux et l’allure qu’il avait dans cette tenue et cette cape de marin si seyantes. Elle ferma les yeux et inhala pour tenter de capturer son odeur et les vibrations qui le cernaient, pour composer de lui une représentation capable de résister à l’écoulement du temps. Elle baissa le regard. « C’est bon, je suis prête. — Parfait. Ce que j’ai à te dire m’est pénible, et en prendre connaissance ne sera pas facile pour toi. Mais, avant d’en finir, j’ai une dernière requête à te présenter. Je te prie de m’écouter. — Bien volontiers. De quoi s’agit-il ? » Il inspira et sa voix se fit très tendre. « Aria, tu ne m’as jamais refusé quoi que ce soit et tu m’as accordé tant de faveurs non sollicitées que t’adresser cette requête peut paraître inconcevable, mais c’est pour moi une nécessité. Je ne t’ai jamais rien demandé d’aussi important, tant en mon nom qu’en tant que représentant de tous les Cymriens… si la chance veut bien me sourire. Acceptes-tu de la prendre en considération ? » Ses yeux étaient brillants, comme s’il était au bord des larmes. Rhapsody remarquait pour la première fois que les constellations cernant ses étranges pupilles verticales avaient un tel éclat, et elle ferma les paupières pour graver cette autre image dans son esprit. Pendant les nuits de solitude du reste de son existence elle pourrait l’imaginer tel qu’il était à présent, et elle savait qu’elle y puiserait du réconfort. « Bien sûr, bien sûr que j’y réfléchirai, répondit-elle avant de comprimer sa main dans la sienne pour le rassurer. Je t’ai déjà dit que je resterai à jamais ton amie et ton alliée. Tu peux me demander ce que tu veux, et je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour t’aider. » Il sourit et fit pivoter sa main pour déposer un baiser dans sa paume. « C’est promis ? — Juré. — Parfait. Alors, épouse-moi. » Il avait prononcé ces mots avant que son genou ne touche terre. « Ce n’est pas drôle, Ashe, s’emporta-t-elle. Relève-toi. À quoi joues-tu ? — Désolé, Rhapsody, c’est vraiment mon plus cher désir. Depuis le tout début, en fait. Je n’ai ni plaisanté à ce sujet ni abordé la question avant d’être certain que tu m’écouterais sans a priori, parce que je n’ai jamais été aussi sérieux de toute mon existence. » Il la vit blêmir et ajouta rapidement, en redoutant qu’elle ne lui donne aussitôt une réponse négative : « Je sais que tu penses depuis longtemps – une idée préconçue à laquelle mon père a fortement contribué – qu’il existe une classe dominante dont ta naissance t’a exclue et que c’est une raison suffisante pour que nous renoncions à notre bonheur, pour que le peuple se prive d’une dame des Cymriens à laquelle il aurait droit. C’est faux, Aria. Notre société est certes divisée en classes, mais ceux qui la composent sont des gens libres. Ils peuvent entériner ou rejeter les décisions du conseil, quand un seigneur doit être couronné. » Tout indique qu’ils ne voudront pas de moi et nous irons nous construire la plus belle cabane de berger que tu as jamais vue, un refuge où nous connaîtrons la béatitude qu’apportent le calme et l’isolement. À moins que tu ne décides de gouverner à la cour des Lirins, car je sais qu’ils te demanderont un jour de monter sur le trône. Je serai alors ton humble serviteur, et je masserai ta nuque et ton dos à la fin des interminables journées passées sur ce siège inconfortable, pour t’assister de toutes les façons possibles comme il sied à un prince consort. » Ma seule certitude, c’est que je ne pourrai vivre sans toi. Je ne dis pas cela pour t’être agréable mais parce que c’est la stricte vérité. Tu es mon trésor. Tu dois savoir ce que ça signifie, pour un dragon. Je ne peux envisager de te perdre, par crainte que mon autre nature ne prenne le dessus et ne dévaste tout sur son passage. Je t’en prie, Rhapsody, je t’en conjure : épouse-moi ! Je sais que je ne te mérite pas… Mais je sais aussi que tu m’aimes, et j’ai foi en cet amour. Je renoncerais à tout, pour toi… — Arrête, par pitié », murmura-t-elle, le visage humide de larmes, les mains tremblantes. Ashe se tut. L’émotion de Rhapsody était telle qu’il en perdait tous ses moyens, et sa propre expression traduisait ses tourments. Une éternité parut s’écouler avant qu’il n’ajoute : « La perspective de devenir mon épouse t’est donc si pénible ? T’aurais-je effrayée à ce point ? — Arrête, répéta-t-elle d’une voix que voilait la souffrance. Non, bien sûr que non, ce que tu dis est horrible ! » Elle sanglota et enfouit son visage entre ses paumes. Ashe la prit dans ses bras, toujours en pleurs. Il la tint ainsi en attendant que les larmes se tarissent, puis il sortit d’une poche un fin mouchoir en lin qu’il lui tendit. « Dois-je préciser que ce n’est pas cette réaction que j’avais espérée ? » dit-il en la regardant sécher ses yeux. Il s’exprimait avec désinvolture, mais son regard révélait ses inquiétudes. « Je sais ce que tu ressens, déclara-t-elle en lui rendant le mouchoir. Ce n’est pas non plus la question à laquelle je m’apprêtais à répondre. — J’en suis conscient. » Il referma les doigts sur son menton pour le redresser et la dévisager. « Et crois bien que je regrette. Mais je ne pouvais pas te laisser partir convaincue que je voudrais épouser une autre que toi. Il existe une limite à ce que je suis disposé à faire pour mon père. J’ai des responsabilités et il m’est impossible d’aller contre les volontés de Llauron, mais si tu ne conserves aucun souvenir de cette nuit pour un temps j’espère que quelque part, au plus profond de ton être, tu sauras quels sont mes sentiments et que tu ne connaîtras pas le désespoir qui est actuellement le nôtre. » Aria, aucune de ces personnes, aucune de ces choses, n’a de l’importance. Sois égoïste, pour une fois. Prends la décision qui te rendra heureuse et oublie le reste. Je ne peux te donner de conseils. Tout ce que je sais, c’est que je t’aime plus que tu ne peux l’imaginer et que je ferai de ton bonheur le but de mon existence. Rien ne m’apportera plus de joie que t’entendre accepter de devenir ma femme. Je t’en supplie, oublie le reste et réponds à ma demande non en fonction de l’homme que tu vois en moi mais de l’homme qui t’aime. » Il s’exprimait avec tant de simplicité, de façon si directe, que les mots emportaient toutes les objections qu’elle aurait pu émettre. Rhapsody le vit enfin sans le rideau déformant de ses larmes. Il venait de lui montrer le sentier qu’il convenait d’emprunter pour traverser une forêt obscure, un chemin dont elle s’était écartée depuis que les Trois avaient atteint ces terres, un territoire ou tout était déformé et compliqué par les projets et les attentes des tiers, où tout était dicté par leurs besoins et leurs idées préconçues. Entraient également en ligne de compte certains de ses propres besoins, et n’était-elle pas partie du principe que leurs origines différentes les privaient de tout avenir commun ? Ashe avait laissé ce sujet de côté, en refusant de l’aborder. Elle découvrait qu’il avait toujours su ce qu’il voulait et attendu d’être certain que ses sentiments étaient partagés avant de soulever la question. Il caressait les sentes que les larmes dessinaient sur ses joues, lorsqu’elle se remémora une conversation qu’elle avait eue autrefois avec son père, peu avant son départ de la maison familiale. Comment le village en est-il venu à changer d’avis sur notre famille ? lui avait-elle demandé. Si Maman faisait l’objet de tant de mépris, quand tu l’as épousée, pourquoi n’êtes-vous pas partis ? Elle reconstitua mentalement son visage, des rides qui fissuraient le pourtour de ses yeux lorsqu’il lui souriait, des mains qui polissaient machinalement le bois qu’il sculptait, incapables de rester inactives. Quand on découvre la chose en laquelle on croit le plus, on lui doit de ne pas l’abandonner – car elle ne reviendra jamais, mon enfant –, et si tu as une foi absolue en elle les autres finiront par la voir sous le même jour que toi. Car n’es-tu pas celle qui la connaît le mieux ? Tu ne dois pas avoir peur de prendre une position difficile, ma chérie. Il suffit de déterminer ce qui importe vraiment pour que tous les autres problèmes se résolvent d’eux-mêmes. Elle avait trouvé dans ce souvenir la sagesse d’accorder sa loyauté aux Bolgs. Rhapsody regardait les yeux d’Ashe et savait ce qu’avait voulu dire son père. C’était comme si un lourd manteau avait glissé de ses épaules, et les voix qui jacassaient dans ses oreilles décrurent pour ne laisser subsister que le chant d’un seul homme, celui qui lui avait pris son cœur. Il lui désignait l’issue de la forêt, il lui proposait de la guider vers le point qu’elle voulait atteindre aussi sûrement qu’il lui avait montré le chemin vers l’antre d’Elynsynos ou Tyrian. Elle désirait désespérément le suivre. « Oui », dit-elle d’une voix étouffée par les larmes. Elle toussa, mécontente de l’impression qu’elle devait donner. « Oui. » Ashe s’exprimait avec plus d’assurance tandis que ses traits se métamorphosaient : ses joues reprenaient des couleurs et ses yeux de dragon brillaient de nouveau. La peur abjecte qui s’était tapie sous son calme apparent s’évaporait, et elle sentait la joie renaître en elle. « Oui ! » s’exclama-t-elle, en utilisant son savoir de Baptistrelle pour rendre sa réponse catégorique. Et le mot résonna sur le belvédère puis, renvoyé par les parois rocheuses, il alla tourbillonner autour du lac où il dansa avec la cascade et rit en plongeant dans les flots. L’écho virevoltant était accompagné de chaleur et de lumière. Comme une comète dans la grotte, le mot fendit l’air et illumina la caverne avec autant d’éclat qu’un millier d’étoiles filantes. Puis il s’associa aux harmoniques comme le milieu ambiant réagissait, et un chant s’éleva autour d’eux, un chant d’allégresse. Les feux d’Elysian rugirent leur approbation et l’herbe que le sommeil hivernal avait desséchée et raidie reverdit, comme caressée par la main du printemps. Les fleurs de son jardin retinrent leurs dernières couleurs éclatantes et s’épanouirent avec celles aux corolles rouges de l’hiver qui avaient agrémenté leur table. Les lueurs sonores qui les atteignaient absorbaient leurs teintes et les emportaient dans le ciel, jusqu’au dôme du firmament où elles explosaient en feux d’artifices éblouissants. Ashe assista à ce spectacle sidéré, puis il baissa les yeux vers ceux, magnifiques, de sa compagne, eux aussi levés vers le zénith, et il vit cet arc-en-ciel s’y refléter. « Seigneurs ! Es-tu certaine de ne pas le regretter ? » Elle joignit ses rires aux siens. Sa joie la libérait de la prise paralysante du devoir et de la solitude qui pesait sur elle depuis si longtemps. Tels des carillons à vent agités par une forte brise, elle laissa cela s’émanciper et ses rires fusionnèrent avec ses assentiments pour emplir l’immense grotte d’une musique à nulle autre pareille. Ashe referma ses mains sur son visage pour l’étudier en éprouvant l’ivresse de la joie et graver cette image dans son cœur de façon indélébile. Il savait qu’il en aurait besoin pour affronter ce qui l’attendait. Il se pencha pour effleurer ses lèvres des siennes, pour l’emporter dans un baiser contenant tant de tendresse qu’elle en eut une fois de plus les larmes aux yeux. Ils se redressèrent, s’abandonnant à leur passion, jusqu’au moment où clarté et musique décrurent pour se réduire à un tintement qui finit par disparaître. L’air perdit de sa chaleur et elle recula pour le regarder avec un calme recouvré et une douce satisfaction qui le faisait trembler. « J’en suis certaine », répondit-elle simplement. Il la prit dans ses bras et la serra contre lui avec force, en essayant d’immortaliser cet instant. Une magie qui ne résisterait peut-être pas à son prochain aveu. 52 ASHE LA LCHA ENFIN et Rhapsody se rassit sur le banc. « Eh bien, voilà qui était plein d’intérêt ! fît-elle en lissant sa jupe de soie. J’attends le rappel avec impatience. Qu’avais-tu encore à m’annoncer ? » Ashe trembla. Il savait que ses propos seraient difficiles à entendre, et il n’était pas prêt à renoncer à ce bonheur partagé. « Chanteras-tu pour moi, Rhapsody ? s’enquit-il en prenant place à ses pieds. — Tu veux gagner du temps. J’ai l’impression que la nuit sera longue, car il nous reste un grand nombre de sujets à aborder, sans parler du rituel de nomination. Comme je devrai partir tôt dans la matinée, je te fais une proposition : tu me dis ce que tu as à me dire, je t’expose ma requête, nous t’attribuons un nouveau nom et je te chante quelque chose. Ça te va ? — C’est d’accord. Je te demande seulement de comprendre que je préférerais mourir plutôt que de te dire ce qui va suivre. — Pourquoi ? » fit-elle, saisie d’inquiétude. Il se leva pour retourner s’asseoir près d’elle, prendre ses mains dans les siennes. « Parce que je sais que tu en souffriras et que j’essaie de te ménager dans la mesure du possible. » Elle en parut rassérénée. « C’est d’accord, Ashe. Dis-moi tout… — Mon père te contactera sous peu pour te demander de l’accompagner en voyage. Je n’en connais pas la destination et c’est quoi qu’il en soit secondaire, puisque vous n’y arriverez jamais. — De quoi parles-tu ? » Il soutint un moment son regard. « Je t’en prie, Rhapsody, tout ceci est déjà bien assez difficile. Contente-toi de m’écouter, pendant que je te fournis des explications. Si tu décides ensuite de conserver le souvenir de toutes ces choses, je comprendrai parfaitement et je te libérerai de tout engagement. » Elle comprima sa main pour l’encourager à continuer. « Dis-moi tout. — Au cours de ce voyage en compagnie de Llauron, Lark et des renégats qui se sont joints à elle vous attaqueront. Elle défiera mon père en combat singulier, car c’est un des rites indispensables pour lui ravir son trône. Llauron n’aura d’autre choix qu’accepter et il perdra la vie au cours de ce combat. » Sous le choc, Rhapsody se dressa d’un bond. « Quoi ? Non ! Une telle chose ne peut se produire. Je ne le permettrai pas. — Tu ne pourras pas l’empêcher, Aria. Tu seras liée par un serment fait à mon père, celui de n’intervenir sous aucun prétexte. Il te faudra choisir entre le regarder mourir ou violer la parole sacrée et devoir renoncer à Clarion l’Étoile du Jour. Je suis désolé, tellement désolé. » Il voyait l’horreur altérer ses traits, ce visage que le bonheur avait transfiguré un instant plus tôt. Rhapsody se détourna pour croiser les bras sur son ventre, prise de nausées. Les sens de dragon d’Ashe l’informaient que le sang abandonnait sa tête et ses mains, la laissant pâle et tremblante. Elle finit par le regarder de nouveau et l’incrédulité qu’il lut dans ses yeux l’ébranla. « Je refuse de croire que tu t’es associé à Lark, dit-elle lentement. Que tu t’es ligué avec cette femme pour ourdir l’assassinat de ton propre père. — Tu as raison. Je ne suis pas l’allié de Lark. — De qui, alors ? — Llauron, fit-il en baissant les yeux. — Regarde-moi ! Ce que tu dis n’a aucun sens. » Il redressa la tête, honteux. « Sitôt après t’avoir vue, mon père a projeté de se servir de toi pour atteindre ses buts. Le premier consistait à se débarrasser du F’dor, même si je pense qu’il a fini par accorder encore plus d’importance au second. — Qui serait ? — Llauron en a assez des limitations que lui impose son humanité. Son sang est pour moitié dragon, mais sa nature reste en sommeil. Il vieillit et il souffre, ce qui lui rappelle son statut de simple mortel. Or, son trépas est bien plus proche que tu ne dois le supposer. Il veut par conséquent devenir un dragon à part entière. S’il y parvient, il sera pratiquement immortel et détiendra la maîtrise absolue des éléments sur lesquels toi, tes compagnons firbolgs et moi-même avons une certaine autorité. Il ne fera plus qu’un avec eux, Aria. Là où tu influences ou commandes le feu, il sera le feu. Ou encore l’eau ou l’éther, peu importe. — Comme Elynsynos ? — Absolument… et comme Elynsynos, il doit renoncer à son enveloppe charnelle et adopter une forme élémentale avant de pouvoir mener l’existence qu’il convoite. Après avoir découvert que Lark complotait contre lui, il a échafaudé un plan pour retourner cette situation à son avantage. Cette dernière manœuvre – celle à laquelle tu dois participer – est en fait une habile manipulation qui lui permettra d’obtenir ce qu’il désire. » Les yeux de Rhapsody se détachèrent des siens pour se porter sur les jardins et le lac, pendant qu’elle assimilait le sens de ses propos. « Ne viens-tu pas de dire qu’elle allait le tuer ? — Tous doivent le croire, et toi plus que toute autre, Rhapsody. Il compte se munir de plantes et de toniques qui le plongeront dans un état de mort apparente. Ainsi, lorsque vous l’examinerez, toi et Lark, vous en conclurez qu’il a cessé de vivre. » Rhapsody gagna la bordure du belvédère pour s’asseoir sur la marche supérieure de l’escalier donnant dans le jardin. Elle regarda la cascade, de l’autre côté du lac, en essayant de canaliser les pensées qui se bousculaient dans son esprit. « À quoi rime cette mascarade ? Admettons qu’il réussisse à nous convaincre de sa mort alors qu’il est toujours en vie. Qu’est-ce que ça lui rapporte ? — Lark est associée au F’dor, dont l’identité actuelle reste un secret jalousement gardé. Llauron sait depuis un certain temps déjà que le F’dor a un complice parmi ses pairs, mais il n’a obtenu que récemment des certitudes quant à son identité. Si Lark croit que Llauron n’est plus, elle ira tôt ou tard transmettre cette information au F’dor, et je serai là pour la suivre. Un autre traître pourra l’accompagner, et je saurai qui il convient également d’exécuter. » Elle le regarda par-dessus son épaule, les yeux brûlants comme un feu de broussailles. « Mais, qu’est-ce que je viens faire là-dedans, Ashe ? Pourquoi Llauron veut-il me tromper ? Pourquoi me racontes-tu ces choses après m’avoir fait accepter d’en perdre le souvenir ? Pourquoi ton père n’a-t-il pas simplement sollicité mon aide ? J’ai prôné la réunification des Cymriens jusqu’au jour où Achmed et Grunthor ont menacé de me jeter du haut d’une falaise si je ne me taisais pas ! Dieux, n’ai-je pas amplement démontré la loyauté que je lui porte ? » Ashe se recroquevillait sous son regard. « Bien sûr que si, mais il existe deux raisons à cela. La première, c’est qu’ils s’attendent tous à ce que tu te comportes en héraut, en Chanteuse, en Baptistrelle. Tant Llauron que Lark savent que tu n’exprimes que la vérité… telle que tu la connais, comme tu en as été témoin. Il en découle que, si tu le crois décédé, le reste du monde le croira aussi. Llauron et Lark comptent sur toi pour diffuser la nouvelle, Lark afin de valider ses droits en tant que nouveau chef des Filids et mon père pour accréditer cette mascarade. Il est probable qu’il t’aurait mise dans la confidence en espérant que tu accepterais de servir ses intérêts, si tu étais moins entière que tu ne l’es. Mais je crains que ta réputation ne t’ait précédée, ma chérie. » Une repartie mordante vint aux lèvres de Rhapsody qui se souvenait des mêmes paroles prononcées par Michael, mais elle la garda pour elle et détourna les yeux pour le soustraire à la fureur que traduisait son attitude. « Et quelle est la seconde raison ? » Il déglutit péniblement. « Aria, si tu m’aimes, ne me le demande pas. Contente-toi de croire que tu refuserais de participer à tout ceci, si tu la connaissais. » Il passa les mains dans ses cheveux aux reflets métalliques, désormais humides de sueur. Rhapsody se redressa lentement, croisa les bras et se tourna. « Entendu, Ashe. Puisque je t’aime, je m’abstiendrai d’insister. Mais je sais que tu me le diras quand même. Compte tenu de ce que nous venons de nous promettre, je ne puis imaginer que tu me cacherais quoi que ce soit car tu as conscience que j’en serais blessée. Autant tout me dire de suite. » Ashe soutint finalement son regard et découvrit sous sa colère une profonde sympathie. Elle comprenait son dilemme. Plus que tout, il savait qu’elle avait en lui une confiance absolue, alors qu’il lui avait donné d’excellentes raisons de se méfier de lui. Il ferma les yeux. « Llauron te demandera de lui faire une promesse, avant le début du combat. S’il devait mourir… — Continue, ordonna-t-elle avec impatience. Que compte-t-il m’imposer ? — D’allumer son bûcher funéraire avec le feu des étoiles de Clarion, si l’épreuve lui est fatale. Les flammes consumeront son corps, et c’est le premier pas sur la route de l’immortalité élémentale, un pas capital. Il devra s’arrêter là, autrement. Llauron a besoin des éléments du feu et de l’air pour franchir les diverses étapes de sa métamorphose en dragon. Il sait que tu ne manqueras pas à ta promesse. » Comme aucune réponse ne venait, il rouvrit les yeux. Rhapsody le dévisageait, les siens écarquillés, prise de violents tremblements. « Mais il ne sera pas mort. — Non. — Il sera brûlé vif. Je le tuerai de mes mains… — Aria… » Rhapsody s’éloigna d’un pas rapide. Quelques secondes plus tard, Ashe l’entendait vomir dans les buissons situés en contrebas du belvédère, des régurgitations suivies de sanglots déchirants. Les poings serrés, Ashe donna un coup de tête à une des colonnes du kiosque. Il combattit sa colère et le réveil du dragon, sachant qu’elle avait bien plus besoin de son calme que lui du soulagement qui eût accompagné sa libération. Il fît les cent pas en attendant son retour. Bien qu’il perçût le flux et le reflux de son angoisse, il s’abstint d’intervenir par crainte de la bouleverser plus encore. Les larmes finirent par se tarir et Rhapsody gravit de nouveau les marches du belvédère. Malgré son teint coloré elle avait recouvré son calme et tenté de lisser sa jupe froissée. Elle soutint son regard et il ne lut dans ses yeux ni reproche ni sympathie. Il n’aurait pu dire quels sentiments il lui inspirait. « Voilà à quoi Manwyn a fait allusion ! Ce qui t’a incité à obtenir mon autorisation pour me prendre ce souvenir. Tu redoutais que, connaissant à la fois trop et trop peu de choses, je ne laisse échapper des informations sur cette machination. C’est ce que tu veux effacer de mon esprit, ce subterfuge et ce que Manwyn a révélé à son sujet. » Mentir eût été sans objet. « Oui. — Et le souvenir de ta proposition ? Pourquoi me faire oublier que tu m’as demandé de t’épouser et que j’ai accepté ? — Parce que tu vas côtoyer une des principales alliées du F’dor. Tu dois apporter de la légitimité aux revendications de Lark. Ils pensent pouvoir m’atteindre par ton entremise, mais éliminer mon père est bien plus important à leurs yeux. S’ils découvraient la promesse que nous nous sommes faite, que nous sommes liés, tu serais en danger. » Elle hocha la tête. « Pourras-tu m’accorder ton pardon ? » L’expression de Rhapsody ne révélait toujours rien de ses sentiments. « Je ne suis même pas certaine d’avoir quoi que ce soit à te reprocher. — J’aurais pu refuser, interrompre l’exécution de ce plan. — Comment ? En trahissant ton père par loyauté envers moi ? Non, je refuse de porter une telle responsabilité. Le manipulateur n’est autre que Llauron. Tu es, comme moi, une marionnette dont il tire les ficelles. — À la différence près que j’ai lu la pièce et donné mon aval à l’intrigue. Alors, Rhapsody, que décides-tu ? Veux-tu revenir sur notre accord et conserver ce souvenir ? T’éviter tout ceci ? Si c’est ton choix, sache que je le respecterai. — Ce serait reprendre la parole donnée, même si tu m’y autorises. En outre, que ferais-tu ? Il est trop tard, Ashe, bien trop tard. Il ne nous reste qu’à tenir les rôles qui nous ont été attribués et nous promettre de vivre honnêtement quand tout ceci sera terminé, de ne plus jamais avoir recours à de tels stratagèmes. » Il vint prendre son visage en coupe entre ses mains. « Peut-on se demander pourquoi je t’aime tant ? » Elle se dégagea et se détourna. « Les interrogations ne sont plus de mise, à ce stade. En fait, je souhaite dissiper un autre soupçon. — Et ce serait ? » Il avait senti sa gorge se serrer. Elle se pencha sur la balustrade du belvédère pour se perdre dans la contemplation de ce qu’il y avait au-delà des flots. « M’aurais-tu tout révélé si Manwyn n’avait pas laissé échapper cette information ? Faute de pouvoir y mettre un terme, n’aurais-tu pas laissé tout ceci se produire ? Non, ne réponds pas ! Comme le déclare Achmed, je suis la Reine de l’Aveuglement et je préfère par conséquent croire que tu aurais été franc envers moi. Je précise que je ne tiens pas à en être informée dans le cas contraire. » Ashe fit reposer son menton sur son épaule et referma ses bras autour de sa taille. « Un jour, ta tête magnifique portera de nombreuses couronnes, Rhapsody. Tu es déjà la reine de mon cœur. Mais la confiance généreuse et altruiste que tu accordes au monde ne relève aucunement de l’aveuglement. Ta foi n’a pas été mal placée, il me semble. Tu as voulu suivre Achmed et, bien que ce soit un odieux personnage, il est pour toi un véritable ami. Tu as décidé de me laisser ma chance et, si tu t’en étais abstenue, il est probable que j’aurais péri et serais à la merci de ce démon. La sagesse de ton cœur est bien plus grande que tu ne le dis. — Tu me pardonneras en ce cas ma dernière question. Elle est certes blessante, mais j’ai absolument besoin d’être fixée sur ce point. — Bien entendu. » Il souriait mais l’éclat de ses yeux trahissait sa nervosité. « Es-tu certain que Llauron n’est pas l’hôte du F’dor ? » Ashe enfouit ses lèvres dans sa chevelure dorée, avant de soupirer. « Il est impossible d’avoir des certitudes absolues dès qu’il est question de ce démon, Aria, mais je ne puis le croire. Mon père a une volonté d’airain et le F’dor ne peut s’emparer de l’âme d’une personne que si elle est plus faible que lui. Par ailleurs, mon père hait tant ce monstre qu’il l’a pourchassé pendant je ne sais combien de temps. Il est prêt à tout pour le retrouver et le détruire, y compris te compromettre. Peut-être auras-tu des difficultés à l’admettre, mais il a pour toi énormément d’affection. » La voir lever les yeux au ciel le fit glousser. « Je dois cependant reconnaître à regret que c’est secondaire. Les tendres sentiments que je lui inspire ne l’ont jamais empêché de me manipuler. » J’en suis venu à me dire que ton amitié avec Achmed et Grunthor est l’unique chose qui l’a dissuadé de se servir plus tôt de toi pour arriver à ses fins. Lors de la première visite que tu lui as rendue, il savait que ces deux Bolgs t’accompagnaient. Puis ils t’ont laissée seule et il a estimé que tu étais libre, que tu ne subissais plus leur influence. Il a alors entrepris de t’enseigner dans le Cercle tout le savoir des Filids. Néanmoins, les Firbolgs sont revenus et tu es repartie avec eux. Mon père ne s’en est pas remis, même s’il feint de faire contre mauvaise fortune bon cœur. Tu peux partir du principe qu’il n’essaiera jamais de te nuire mais qu’il n’hésitera pas à se servir de toi sans aucun scrupule. » Rhapsody soupira. « Est-ce tout ? Tu n’as rien à ajouter ? — N’est-ce pas suffisant ? — Plus que suffisant, estima-t-elle en pivotant entre ses bras pour lui adresser une esquisse de sourire. Je souhaitais seulement t’entendre me le dire. » Il l’embrassa tendrement. « Tu m’as déclaré que tu avais une requête à me présenter. De quoi s’agit-il ? Quoi que tu puisses désirer, je te l’accorde. — Je trouve cela stupide, après toutes ces révélations. — Balivernes. Dis-moi ce que je peux faire pour toi. Je t’en prie, Aria, charge-moi d’accomplir un exploit pour te démontrer que je t’aime, pour compenser en partie cette machination. Que voulais-tu me demander ? — Je désirais savoir si… si tu étais disposé à me donner ceci », fit-elle, visiblement gênée, avant de caresser sa poitrine et de désigner la chemise en lin blanc qu’il portait sous sa cape. « Cette chemise ? — Oui. » Il la lâcha pour retirer sa cape. « Bien sûr, elle est à toi ! — Non, attends ! Je n’en ai pas besoin à présent. Je n’ai pas froid, alors que tu seras transi sans elle. Je souhaite simplement la conserver lorsque tu partiras, si ça ne t’ennuie pas. » Elle prit sa main pour le guider vers le bas des marches du belvédère et regagner la maison. Il passa son bras autour de sa taille, en chemin. « Un des nombreux avantages qui découlent du fait que nous sommes amants – fiancés –, c’est que je n’ai plus jamais froid, commenta-t-il en lui souriant. Tu y as veillé, dame du Feu. — Tu ne pourrais pas en dire autant si tu n’avais que cette chemise. Mais je t’en ai confectionné d’autres que tu pourras emporter, pour être bien couvert. » Ashe lui ouvrit la porte, regarda les braises qui se rallumaient dans l’âtre à leur entrée et la suivit dans le petit salon. « Si tu m’as préparé des chemises, pourquoi veux-tu celle-ci ? Ses poignets sont si élimés que je veille à les dissimuler sous les manches de ma veste. — Elle est imprégnée de ton odeur. Je la porterai lorsque je serai seule, comme un souvenir de toi. Je le désirais déjà quand tu devais aller demander une autre femme en mariage. N’est-ce pas le comble de la perversion ? » La gêne faisait briller ses yeux, mais il éclata de rire. « Oh, c’est effectivement impardonnable ! » Il secoua la tête en estimant qu’elle le surprendrait toujours. « C’est terriblement égoïste, je le sais. — As-tu une seule fois agi par pur égoïsme, Rhapsody ? — Bien sûr, à longueur de temps ! Tu le sais comme moi. — Rien ne me vient à l’esprit. Pourrais-tu me rafraîchir la mémoire ? — Ne plaisante pas à ce sujet, je t’en prie. » Il serra ses mains dans les siennes. « Je ne plaisante pas, absolument pas… Je doute que tu puisses me citer un seul exemple. » Elle regarda le feu, les yeux humides de larmes, et son expression traduisait du chagrin lorsqu’elle se tourna vers lui. « J’ai fui de chez mes parents », dit-elle à mi-voix, les bras croisés sur son ventre comme lorsqu’elle avait des nausées. J’ai quitté tous ceux qui m’aimaient pour suivre un garçon qui ne m’aimait pas. Je ne les ai jamais revus. Je suis toujours en vie à cause de mon égoïsme, Ashe ; j’ai survécu en les laissant se tourmenter à mon sujet, me pleurer jusqu’à la fin de leurs jours. J’ai troqué ma famille contre une nuit de sexe sans lendemain et une pièce de cuivre sans valeur. » Elle s’interrompit en constatant qu’il blêmissait et ouvrait de grands yeux. « Que t’arrive-t-il ? — Comment s’appelait-il ? » On aurait pu croire qu’elle venait de lui annoncer la fin du monde. « Qui ? — Ce garçon. Comment s’appelait-il ? » Il s’était exprimé d’une voix forte et pressante. « Je n’en sais même rien », répondit-elle, penaude. « Il m’a menti. — Comment s’est-il fait appeler, alors ? Tu dois me le dire, Aria. » Rhapsody était prise de panique. L’expression d’Ashe la terrifiait et elle sentait ses poils se hérisser sous l’effet de l’électricité statique annonçant la résurgence du dragon. Tout semblait stagner, à l’intérieur de la grotte ; c’était le calme qui précède la tempête ou le retrait des flots annonciateur d’un raz de marée. « Dis-le-moi », ordonna-t-il d’une voix angoissée et saturée de puissance surnaturelle qu’elle entendait pour la première fois. Elle entamait un mouvement de recul lorsqu’il la saisit par les épaules, avec tant de force qu’elle grimaça. « Dis-le-moi ! — Sam, murmura-t-elle sans comprendre. Il se faisait appeler Sam. » Les doigts d’Ashe pénétrèrent dans la chair de ses bras et son rugissement ébranla la demeure, un cri plein de fureur. Sa face s’empourpra et elle crut, en ressentant de l’horreur, qu’il entrait en expansion, que ses muscles étaient dilatés par la rage. « Maudite CATIN ! » hurla-t-il, alors que les objets que contenait la pièce tombaient et que les tables vibraient. Les muscles de son cou saillaient sous l’effet de la colère et la fureur bouillonnante qui l’envahissait saturait l’atmosphère autour de lui. Ses pupilles s’étrécirent pour devenir presque invisibles. « Salope ! Misérable PUTAIN en rut ! » Il leva les mains à sa tête pour s’arracher les cheveux, allant jusqu’à labourer son cuir chevelu avec ses ongles. Il avait lâché Rhapsody qui reculait lentement, le cœur brisé et terrifiée. C’est arrivé ! pensa-t-elle à regret. Je me suis trompée. Il est le F’dor et il va me tuer. Elle envisagea de prendre la fuite, pour y renoncer aussitôt. Elle devrait soit se battre soit accepter son triste destin. Dans un cas comme dans l’autre, elle ne s’enfuirait pas. Toute tentative de ce genre eût été vouée à l’échec. Ashe gesticulait, en proie à une rage incontrôlable, débitant des chapelets d’insanités que Rhapsody entendait pour la première fois. « Elle savait, gronda-t-il pendant que le tonnerre roulait sous la voûte céleste du dôme d’Elysian. Elle savait, et elle m’a menti. — Je savais quoi ? Qu’est-ce que je savais ? hoqueta Rhapsody en essayant de rester debout en dépit des violentes vibrations du sol. Je regrette… J’ignore ce que tu me reproches… » Ses yeux se réduisirent à deux fentes, bleues comme la partie la plus chaude d’une flamme. « “Elle n’a pas débarqué. Elle n’est pas venue”, qu’elle m’a affirmé ! Alors qu’elle savait. Elle savait que tu étais partie mais pas encore arrivée. Elle savait que tu étais en chemin et elle ne m’en a rien dit ! — Elle ? Qui ? Qui savait quoi ? — ANWYN ! » hurla le dragon. Et sa voix multitonale fut renvoyée en écho par les parois de la grotte. Rhapsody jeta un regard à la porte. Achmed. Elle devait gagner le belvédère et lancer un appel à Achmed. Tuer Ashe sans procéder au rituel de Servitude eût été sans objet. Les instruments rangés dans le meuble en merisier s’entrechoquèrent en raison des secousses qui ébranlaient la maison. Ashe tendit convulsivement les bras, des livres churent des étagères et s’ouvrirent sur le sol. Rhapsody recula vers la porte d’entrée en regardant autour d’elle à travers un rideau de larmes, consciente qu’elle ne pourrait jamais atteindre Clarion l’Étoile du Jour. Elle se résigna à attendre la mort en espérant que le mal qu’incarnait Ashe ne réussirait pas à assujettir son âme en éteignant son étincelle de vie. Le calme qui l’envahissait habituellement face au danger lui faisait cette fois cruellement défaut. Puis, comme enseveli sous une coulée de glace, Ashe interrompit sa tirade et blêmit en prenant conscience de la terreur qu’il lui inspirait, de la résignation que traduisait son attitude corporelle, ce qui chassa instantanément le dragon qui l’habitait. Il voulait dire quelque chose, et ce fut d’une voix chevrotante mais douce qu’il s’exprima dès qu’il en recouvra la capacité. « Rhapsody. » C’était l’unique mot qu’il pouvait pour l’instant prononcer. « Rhapsody, je regrette. Je t’en supplie, pardonne-moi. Je… » Il se dirigea vers elle. Elle leva les mains, pour le tenir à distance. « Non, n’avance pas ! Reste où tu es. » Il s’arrêta et une indicible souffrance le fît grimacer. Il glissa une main sous sa chemise et en sortit une petite bourse en velours qu’il jeta sur le sol, aux pieds de Rhapsody. « Aria, ouvre-la, je t’en prie. — Non, ne bouge pas. » Elle recula d’un pas supplémentaire, regarda de tous côtés et obliqua lentement vers le râtelier d’où pendait son épée. « Je t’en conjure, pour l’amour des dieux, ouvre-le… » Le sang concentré par sa colère refluait, le laissant blême. « Non, répéta-t-elle sur un ton catégorique. Reste loin de moi. Bouge et je te tue. Tu sais que je ne mens jamais. Alors, ne m’oblige pas à le prouver. Reste où tu es ! — Rhapsody, si tu m’as un jour aimé… — Non ! Ne t’avise plus jamais de me parler d’amour. Je ne sais ni qui tu es ni ce que tu es ! — Ouvre cette bourse, et tu le sauras. » Elle redressa les épaules pour le dévisager. Les mots qui se formaient sur ses lèvres étaient les mêmes que le jour où ils avaient traversé le Tar’afel. « Mon refus n’était donc pas suffisamment explicite ? » Arrivée à portée de Clarion, elle tendit la main vers sa poignée. Sans bouger, Ashe s’exprima encore, plus calmement. « Je t’en supplie, Emily. Regarde dans la bourse. » Rhapsody se figea, avant de se tourner très lentement vers lui. « Comment m’as-tu appelée ? — Je t’en conjure, Emily. Tu comprendras tout, si tu vois ce qu’il y a là-dedans. » Il fit un pas en arrière, pour la mettre en confiance. Elle le dévisagea, sous le choc. Au bout d’un moment, comme soumise à sa volonté, elle approcha du sachet resté au centre de la pièce et se pencha pour le ramasser. Les mains tremblantes, elle défit le lacet qui le fermait et fit tomber son contenu dans sa paume. Il s’agissait d’un petit bouton d’argent en forme de cœur sur lequel était reproduite une rose ; et le chant qui l’enveloppait provenait d’une terre depuis longtemps disparue mais qui vivait toujours dans son sang. Elle s’intéressa au visage d’Ashe qui commençait à se détendre et prenait une expression qu’elle ne lui connaissait pas. « C’est mon bouton, murmura-t-elle. Où te l’es-tu procuré ? » Il lui sourit en contenant la joie qui l’envahissait, par crainte de l’effrayer. « Tu me l’as donné… » Sans le quitter des yeux, elle leva lentement la main vers sa gorge pour prendre le médaillon d’or qu’elle ouvrit sans regarder. Le fermoir céda et une petite pièce tomba, un disque de cuivre à treize côtés poli par des années de caresses. Ashe avait une fois de plus les larmes aux yeux. « Emily », répéta-t-il avant de tendre les mains vers elle. Le monde qu’elle avait sous les yeux se mit à tournoyer, un tourbillon de couleurs et de textures, juste avant qu’elle ne s’effondre. 53 ELLE TENTAIT DE REPRENDRE CONSCIENCE tandis que des images fugaces dansaient devant elle avant de disparaître. Elle voyait dans tout cela des yeux, des yeux de dragon qui l’étudiaient. Et leurs étranges fentes verticales effectuaient des rotations selon l’angle depuis lequel ils l’observaient. Elle revint finalement à elle et concentra son attention sur le plafond, les ombres que les flammes ondoyantes projetaient sur les grosses poutres. Elle cilla et voulut s’asseoir, mais des mains l’en empêchèrent, avec douceur. Elles caressaient tendrement sa chevelure. « Chut », susurra Ashe. Le monde achevait de se solidifier, quand elle constata qu’elle était allongée sur le canapé du petit salon, qu’un feu se consumait dans l’âtre, que sa tête reposait sur son giron. Elle n’avait plus de chaussures et elle sentait la fraîcheur et l’humidité de la manche d’Ashe en travers de son front. Elle cilla, plus rapidement. « Aurais-je perdu connaissance ? » Il gloussa. « En effet, mais je ne le dirai à personne. — J’ai fait un rêve incroyable », murmura-t-elle. Elle caressa la chemise blanche d’Ashe dont le sourire s’élargit comme il se penchait pour déposer un baiser sur l’arête de son nez. « Je dois te reprendre, Aria. Ce n’était pas un rêve. C’est vraiment moi, c’est vraiment toi. Mon cœur me l’a affirmé sitôt que je t’ai vue, même si j’ai refusé de l’admettre. Elle m’a soutenu que tu n’avais pas pu survivre, et je t’ai crue morte. — Elle ? — Anwyn. À mon retour de Serendair, j’ai désespérément tenté de te retrouver. Je suis allé voir la Prophétesse. Je savais qu’elle l’aurait nécessairement vu, si tu étais venue des vieilles terres, et qu’elle pourrait me le dire si tu étais toujours en vie. Elle m’a déclaré que tu n’avais pas pris la mer, que tu n’étais à bord d’aucun de ces navires. Je n’ai eu d’autre choix que de la croire, car lorsqu’elle parle du passé Anwyn ne peut mentir sans perdre tous ses dons. Je ne vois toujours pas comment tu as pu arriver jusqu’ici. » Rhapsody s’assit et se massa les yeux, puis le front. « Arrivée jusqu’ici ? Je ne sais trop où je suis et j’ai bien l’impression d’être chez moi. » Il replia une jambe derrière elle, pour lui offrir un appui, avant de lever la petite pièce de cuivre à treize côtés devant leurs yeux. « Je me souviens parfaitement du moment où on m’a donné ceci. J’avais trois ou quatre ans, et c’était un Jour de Convocation, une célébration caractérisée par des cérémonies pompeuses et des discours intarissables sans aucun intérêt. Je me suis retrouvé seul. Je m’ennuyais à en mourir, alors que j’étais censé rester assis et ne pas piper mot. » Je commençais à penser que toute mon existence serait ainsi, que je ne pourrais jamais aller courir, jouer ou faire ce à quoi mes amis consacraient la majeure partie de leur temps. Je ne m’étais à aucun moment senti déprimé à ce point. » C’est alors qu’Arid s’est penché vers moi en souriant, pour me remettre un cadeau… deux pièces sans grande valeur. “Secoue-toi un peu, mon garçon !” m’a dit ce vieil homme en m’adressant un clin d’œil. Je m’en souviens car j’ai ensuite consacré de nombreux jours à l’imiter… “Ils en finiront tôt ou tard avec tout ça. Entretemps, tu n’as qu’à étudier ces pièces. Elles chassent la solitude aussi longtemps qu’on ne les sépare pas, car on ne peut se sentir seul quand deux choses s’assemblent avec une telle perfection.” » Et il disait vrai. J’ai passé des instants merveilleux à les examiner, essayer d’apparier leurs tranches. J’ai cru que mon père était venu me chercher après seulement quelques secondes, alors que plusieurs heures s’étaient écoulées. J’ai constamment gardé ces pièces sur moi, jusqu’au jour où je t’en ai donné une. Parce qu’après t’avoir rencontrée, j’étais convaincu de ne plus jamais souffrir de la solitude. » Rhapsody se massa les tempes du bout des doigts, afin de dissiper la migraine qui s’insinuait sous ses globes oculaires. « C’était dans une autre vie. Je n’ai même pas réagi au prénom d’Emily, quand tu l’as cité pour la première fois. » Elle leva les yeux et retint son regard. Il paraissait fou de joie, au bord de l’ivresse. « Serais-tu en train de me dire que… que tu es Sam ? — Mais oui ! Dieux, que j’ai désiré t’entendre m’appeler ainsi ! » Il prit son visage entre ses mains pour chercher ses lèvres et l’embrasser, émerveillé. Elle se dégagea, pour le dévisager. « Toi ? Ce serait vraiment toi ? » Il le confirma de la tête. « Tu as beaucoup changé. » Il rit. « Le contraire serait surprenant, car je n’avais que quatorze ans à l’époque. Sans oublier tout ce qui s’est produit depuis, dont une transformation reptilienne provoquée par une expérience de mort imminente. Soit dit en passant, tu n’es plus tout à fait la même toi non plus, Emily. Tu étais la plus jolie des filles qu’il m’avait été donné de voir mais… eh bien, tu es encore plus belle ! » Il fit glisser ses doigts dans les cheveux qui encadraient son visage admirable pour voir la lumière illuminer les mèches, les faire briller comme de l’or bruni. Elle s’intéressa à ses traits et tenta d’y superposer le souvenir qu’elle gardait du visage de Sam. Il avait certes beaucoup changé, mais elle n’aurait pu contester qu’il s’agissait du même individu. C’était une impossibilité historique qui l’avait empêchée de relever cette ressemblance, et elle sentit venir ses larmes. Elle se concentra pour articuler des mots qui mirent un long moment pour sortir de sa bouche. « Pourquoi ? Pourquoi n’es-tu pas revenu ? — Cela m’était impossible. Je ne sais même pas comment je me suis retrouvé à ton époque. J’ai été expédié dans le passé pour un jour seulement. Je suivais la route de Navarne lorsque j’ai été brusquement transféré à Serendair. Je désirais rester auprès de toi, en dépit du fait que cela me condamnait à disparaître et à ne plus jamais revoir mon monde. J’aurais volontiers renoncé à mon ancienne existence, tant j’étais heureux d’avoir trouvé mon âme sœur. » J’ai attendu le lendemain, le jour de ton anniversaire, avec une vive impatience. Je m’étais plus ou moins rendu présentable, pour que ton père consente à notre mariage. » Je me souviens de ma nervosité et de ma joie, quand – aussi inexplicablement que la fois précédente – j’ai été renvoyé sur la route de Navarne, en ce monde. » Le chagrin a manqué me faire sombrer dans la folie. Je t’ai cherchée sans prendre de repos, je suis allé interroger tous les représentants de la Première Génération que je pouvais rencontrer. Puis Anwyn m’a déclaré que tu n’avais pas effectué la traversée et je me suis dit qu’il était trop tard, que tu avais péri, que tu étais morte depuis un millénaire ou plus, que tu n’avais pas trouvé MacQuieth ou toute autre personne de ton temps qui aurait pu te sauver. » Mon père a fini par perdre patience. Il affirmait que j’avais dû rêver, mais j’étais convaincu du contraire parce que je disposais de ce bouton et, sur mon manteau, des trois gouttes de sang nées de nos rapports. J’ai été depuis lors comme cette pièce ; dépareillé, nulle part à ma place, seul et sans valeur. Il n’y a eu personne d’autre que toi, Emily, seulement la femme que je connais désormais sous le nom de Rhapsody. Qui aurait pu soutenir la comparaison avec toi ? Mon père m’envoyait ses catins dans l’espoir de t’effacer de mon cœur, mais j’ai préféré partir en mer plutôt que de trahir le souvenir de l’unique chose de mon existence que j’avais tenue pour sacrée, qui avait compté à mes yeux. » Tout se résume à cela. Je vivais déjà ainsi quand le F’dor m’a subtilisé un fragment de mon âme. Une âme déjà mise à mal par ta perte. Mais te voici. Dieux, tu as toujours été là ! Comment es-tu arrivée jusqu’ici ? As-tu touché terre à Manosse, avec la Deuxième Flotte ? T’es-tu installée en tant que réfugiée sur une des terres les plus proches de l’Île ? » Les questions se déversaient de sa bouche lorsqu’il remarqua qu’elle tremblait et faisait des efforts pour ne pas éclater en sanglots. Il la prit dans ses bras, caressa sa chevelure. « Emily, Aria, tout est terminé. Finalement, et pour la première fois, notre bonheur est parfait ! » Elle se dégagea brusquement, l’expression torturée. « Certainement pas, Ashe ! Rien n’est parfait. Absolument rien ! » Il en resta bouche bée. « À quoi penses-tu, Aria ? Tu dois m’ouvrir ton cœur. » Incapable de s’exprimer, elle baissa le regard sur ses poings qu’elle serra avec tant de force qu’ils devinrent livides. Ashe les couvrit d’une main tandis que l’autre se posait sur son visage. « Dis-le-moi, Aria. Tu le dois, peu importe de quoi il s’agit. — La première chose qui me vient à l’esprit, et qui est probablement la plus importante, c’est que j’aurai sous peu oublié tout ceci ! Quand le soleil se lèvera, j’ignorerai que la situation a changé. Je reprendrai mon existence en me disant que tu m’as abandonnée, que je me suis lourdement trompée sur ton compte, que Sam est mort quand l’île a été engloutie s’il n’a pas rendu l’âme bien plus tôt. J’y pense chaque jour, Ashe. Ce qui s’est passé me fait douter de moi-même, m’empêche d’accorder ma confiance. Pas plus tard que demain, tu me quitteras et je ne saurai plus rien de tout ceci. Je serai convaincue que même l’amour que j’ai trouvé avec toi appartient à une autre personne. Tout sera sans doute parfait pour toi, Ashe, mais pour moi la vie sera toujours aussi injuste qu’avant… Bien plus, en fait ! » Elle pleurait et il la prit dans ses bras, la serra contre lui et déposa un baiser sur son oreille. « Tu as raison, je vais aller chercher la perle. » Rhapsody se redressa et se dégagea une fois de plus de son étreinte. « Quoi ? Pourquoi ? » Il sourit et essuya ses larmes avec une phalange de son majeur. « Rien, absolument rien en ce monde, ne peut justifier que tu souffres ne fût-ce qu’une seconde supplémentaire. Tu as subi bien trop longtemps des épreuves, Emily. Je vais te restituer ce souvenir. Tu le mérites bien plus que mon père ne mérite d’atteindre ses buts stupides et égoïstes. » Il s’apprêta à se lever mais elle le retint. « Que deviendra-t-il ? — Je l’ignore. Peu m’importe. Toi seule compte pour moi. » De l’inquiétude avait remplacé les larmes dans les yeux de Rhapsody. « Je le sais aussi bien que toi ! Si je refuse de servir de héraut à Llauron parce que je connais la vérité et que je m’interdis de brûler vif ton père, ses projets échoueront alors qu’il est déjà trop tard pour empêcher son assassinat. Lark a tout organisé et ton père mourra pour de bon, en perdant toute possibilité de devenir immortel. Il sera condamné parce que je n’ai pas eu la patience d’attendre un peu pour être informée d’une chose que j’ai ignorée pendant plus d’un millénaire. » Je suis désolée, Sam. Tu as refusé de me croire égoïste, et tu obtiens la preuve que je le suis. Pour un peu, tu aurais sacrifié ton propre père à cause de mes jérémiades. — Ce n’est pas tout à fait ça… — Bien sûr que si ! » Elle essuya ses dernières larmes avec l’ourlet de sa robe. « Au moins nous sommes-nous ressaisis à temps. — Que dis-tu là, Emily ? Que tu es prête à renoncer à ce souvenir ? — Garde-le pour moi, Sam. Je peux m’en passer un peu plus longtemps. » Il la prit dans ses bras et l’étreignit en silence. « Souhaites-tu m’en parler ? — Te parler de quoi ? — De ce que tu as fait, lorsque tu as compris que je ne reviendrais pas. — Tu ne l’apprécierais guère. — Le choix te revient, Emily. Je veux savoir tout ce qui te concerne, si me le dire ne t’est pas trop pénible. — Tu souhaites revenir sur notre accord et aborder des thèmes du passé ? — Oui. Nous avons gardé le silence non seulement pour ménager nos sentiments mais aussi pour préserver les intérêts de nos familles, de nos amis. Ils peuvent tous aller au diable. Tu es ce qu’il y a de plus important pour moi en ce monde, le suivant ou le précédent. Rien ne compte plus pour moi. Je t’en supplie, Emily. Dis-moi ce que tu peux me dire sans en souffrir, afin qu’il soit possible de trouver un sens à tout ce qui nous est arrivé, déterminer pourquoi et comment ces choses se sont produites. » Elle le dévisagea, perdue dans ses pensées. Il finit par voir ses yeux s’assombrir, comme si elle venait de prendre une décision. « C’est d’accord. Je dois t’avouer ceci, Sam, et il te faut l’entendre. Même si tu risques ensuite de reconsidérer tout ce que tu estimes acquis. » Il referma les mains sur son visage pour le contempler et tenter d’apporter de la sincérité à sa déclaration. « Rien de ce que tu pourrais dire ne me fera changer d’avis à ton sujet, Rhapsody. Rien. » Il avait tenté de reproduire les intonations de sa voie de Baptistrelle. En prendre conscience la fit sourire. « Pourquoi ne pas m’écouter jusqu’au bout avant d’en décider ? — Rien », répéta-t-il, buté. Elle dégagea ses mains et se leva pour traverser la pièce vers l’angle de la cheminée, prendre le portrait de ses petits-enfants, les étudier et finir par sourire. « Te souviens-tu de mon rêve récurrent ? Celui dont je t’ai parlé l’autre nuit ? — Celui où des étoiles tombent dans tes mains ? — Oui. Ce songe s’est modifié après mon inscription à cette loterie du mariage. Les étoiles passaient à travers mes paumes pour être emportées par l’eau du torrent qui serpentait dans les Patchworks. » La nuit où tu n’es pas venu… Eh bien, disons simplement qu’elle a été placée sous le signe d’une grande tristesse et que j’ai refait ce rêve sitôt endormie… à quelques différences près ! J’ai rêvé que je m’intéressais à l’eau et que les étoiles qui s’y trouvaient se disposaient en cercle autour d’une sombre crevasse. Ce n’est que récemment, quand j’ai redécouvert l’amour, que j’ai compris de quoi il s’agissait. — Et ce serait ? — Ton œil, Sam, ton œil à la pupille fendue, à la fois identique et différent de celui dont je garde le souvenir. C’est ce que ma mère souhaitait me dire en me déclarant que je devais chercher mon étoile-guide pour ne plus risquer de m’égarer. Elle voulait m’indiquer qu’elle était en toi… que tu contenais un fragment de mon être, et qu’il me faudrait te trouver pour me trouver. Que je serais enfin complète, auprès de toi. Tu n’es pas le seul à avoir perdu une partie de ton âme, et chacun de nous à en lui ce qui manque à l’autre. » Je sais désormais pourquoi j’ai reçu le don de prescience, pourquoi je rêve de l’Avenir. C’est parce que je t’ai donné une partie de mon âme, cette nuit-là dans les Patchworks, un fragment que tu as ramené ici avec toi. Cet élément a séjourné dans l’Avenir pendant toute cette période. Il a été témoin de choses qui appartenaient pour moi au futur, étant donné que j’ai vécu voici quatorze siècles. Il m’appelait, il tentait de nous réunir. » Ashe sourit, les yeux baissés. « Que les dieux soient loués pour ces songes. Si je rencontre de nouveau dame Rowan, il me faudra la remercier. » Rhapsody reposa le tableau et soupira. « Malheureusement, je n’ai rien compris à l’époque. En proie au désespoir, j’ai erré dans un épais brouillard. Mes parents s’inquiétaient pour moi, comme Llauron s’inquiétait pour toi. Quand je leur ai dit que tu étais un Lirin, mon père a pensé que tu m’avais ensorcelée. » Convaincu que mon cœur était malade et que seul un mariage pourrait le guérir, il a organisé des entretiens avec des prétendants. Ce qui n’a fait qu’alimenter mon désespoir et ma frayeur, mais je devais me fier à son bon sens tant je doutais du mien. Je me souvenais des pièces d’or que tu avais voulu me donner et j’estimais t’avoir vendu ma virginité. » Ashe se crispa, mais elle ne parut pas s’en rendre compte. « Je présume que c’est ce qui a rendu la suite inéluctable. » Un jour, environ une semaine après ton abandon, des soldats ont pénétré dans le village. Ils ne savaient rien sur ta personne, mais ils s’intéressaient à tout individu plus ou moins suspect arrivé à la même période que toi. Les Partch – les fermiers dans la grange desquels tu avais dormi – leur ont montré les objets que tu avais laissés et ils sont repartis. » Je craignais qu’ils te trouvent et te fassent du mal, et j’ai voulu te mettre en garde. J’ai réuni tout ce que je pouvais emporter et j’ai pris un de nos chevaux pour suivre ces militaires sur la route d’Easton. J’ai perdu leurs traces au bout de quelques jours, une fois à destination. » Je n’étais encore jamais allée dans une véritable agglomération et Easton était pour moi un lieu immense et dangereux. Je me suis d’ailleurs fait voler presque aussitôt ma monture. Je demandais aux gens s’ils t’avaient vu, mais tous me répondaient par la négative. J’ai même tenté une incursion dans la Grande Prairie pour m’entretenir avec la cheftaine des Lirins qui y vivaient, mais aucun des noms que tu avais cités ne lui était familier, si ce n’est celui de MacQuieth… un célèbre guerrier vivant dans les terres de l’ouest, au-delà du grand fleuve. Je sais désormais que tous ces gens n’étaient pas encore nés. » J’ai croisé le chemin de MacQuieth des années plus tard, par hasard. Et comme c’est un héros légendaire au sein de ta famille je passerai les détails sous silence. Je ne voudrais pas détruire vos mythes ancestraux. Je présume que certaines choses sont héréditaires. » Ashe rit. « Se pourrait-il que votre rencontre ait des points communs avec la façon dont j’ai, heu… fait la connaissance de Jo ? » Elle sourit tristement. « Ma foi, oui ! Mais tu as été bien plus prévenant envers elle que MacQuieth ne l’a été envers moi. Je l’ai interrogé à ton sujet et il m’a répondu qu’il ne t’avait jamais vu. C’est alors que j’ai renoncé. Il n’existait en fait que deux possibilités : soit tu m’avais menti soit tu avais péri. Dans un cas comme dans l’autre tu ne reviendrais pas, je ne te reverrais jamais. » Mais, comme je l’ai précisé, des années s’étaient écoulées entretemps. Après quelques jours, faute de trouver une seule personne capable de me renseigner sur ton compte, j’ai décidé de rentrer chez moi. Avant de prendre conscience que je ne savais même pas d’où je venais. L’aller jusqu’à Easton m’avait pris plusieurs semaines, je n’étais pas versée dans l’art de l’orientation et je n’avais plus de monture. Je me disais malgré tout que je réussirais à rejoindre les miens. » J’avais besoin d’argent et j’ai vendu mes boutons, les boutons d’argent assortis à celui que je t’avais donné. » Il tressaillit en se remémorant la fierté qu’il avait lue dans ses yeux, lorsqu’elle les lui avait fait admirer cette nuit-là. « J’en ai tiré un bon prix, ce qui m’a permis de vivoter, m’offrir un toit et de quoi manger. Mais ce pécule a eu tôt fait de fondre et j’ai dû trouver d’autres solutions pour subvenir à mes besoins. » J’ai tout d’abord gagné ma pitance comme femme de ménage. Une fille de ferme sait faire ce genre de choses. Mais il y avait toujours un problème et mes employeurs s’en prenaient à moi quand le maître de maison ne… » Elle croisa les bras et se tourna vers le mur, sans finir sa phrase. Le feu projetait des reflets sur sa robe moirée, y engendrant des ombres qui ondulaient dans les plis du tissu comme pour la réconforter par leurs caresses. « L’ennui, c’est que je me retrouvais chaque fois à la rue… où ils sont nombreux à exploiter les jeunes femmes sans défense. Mais il y en a quelques-uns qui, tout en tirant profit des malheureuses dans mon genre, leur offrent en échange leur protection. J’ai eu la chance de rencontrer une telle femme avant que des individus moins recommandables ne mettent le grappin sur moi. Tous l’appelaient Nana. Elle m’a prise avec elle et protégée. Tout ce que j’avais à faire, c’était de… de… — Emily… — Je présume qu’il serait superflu d’entrer dans les détails. Elle m’a vendue, très souvent. Je n’étais pourtant pas la fille la plus facile à fourguer car mes formes laissaient à désirer. J’avais des seins bien trop petits pour une gagneuse et je n’arrangeais rien en refusant de satisfaire les hommes mariés. Ce qui réduisait sérieusement ma clientèle. Mais elle réussissait néanmoins à me caser. » Ashe en avait des larmes aux yeux. Sans peine, songea-t-il, amer. « Je me disais que je m’en fichais, que plus rien n’avait encore de l’importance. Je me contentais de compter les jours écoulés. Mais je n’ai pas oublié la toute première fois… Je venais d’avoir quinze ans. Il y avait longtemps que tu… Enfin, Nana a pu me faire passer pour vierge. Elle s’attendait à ce qu’il y ait d’autres saignements et elle avait vu juste. Je présume que cet argument lui a permis de réclamer une somme plus élevée. Elle m’a toujours donné une friandise ou un petit cadeau, quand cela s’est reproduit… à cause de la brutalité de certains clients et non du reste. Pour en revenir à la première fois, j’ai tenté d’être courageuse mais je n’ai pas cessé de verser des larmes. Ce que j’aurais sans doute fait même s’il ne s’était pas agi d’un salopard disposé à payer pour avoir ce singulier privilège… » Elle s’interrompit en entendant un sanglot derrière elle. Brusquement effrayée, elle remonta l’ourlet de sa jupe pour courir vers lui et le prendre par le cou. « Oh, je regrette tant ! Dieux, je n’aurais pas dû te raconter ces choses. Tout va bien, Sam, je m’en suis remise. Non, Sam, ne pleure pas, je t’en supplie ! Je suis désolée. » Il l’attira sur son giron afin qu’elle puisse enfouir son visage contre son épaule. Rhapsody resta blottie sur son cœur jusqu’au moment où ses larmes se tarirent, puis elle décida de ne plus lui révéler quoi que ce soit sur cette époque, de verrouiller à tout jamais la porte de ces souvenirs. Ce n’était rien, se dit-elle. Il ne supporterait pas d’entendre le reste. « Ce qui me sidère c’est que tu me réconfortes, déclara-t-il lorsqu’il eut recouvré l’usage de la parole. Alors que c’est toi qui as vécu cet enfer et que j’en porte l’entière responsabilité. — Ne dis pas de bêtises, fit-elle en tamponnant le coin de ses yeux avec sa jupe. Tu n’y es pour rien. C’est moi qui ai voulu partir de chez moi, ce qui a d’ailleurs été une excellente chose… Si tu n’étais pas entré dans mon existence, même pour un laps de temps aussi bref, je ne t’aurais jamais suivi. J’aurais épousé un fermier que je n’aimais pas, je n’aurais pas découvert le monde dont tu m’avais parlé. Je serais morte bien avant que l’Île ne soit submergée et mon âme se serait étiolée avant que mon corps ne périsse. Sans toi, je ne serais pas ici. Tu m’as sauvée, Sam. Considère les choses sous cet angle. Ryle hira. Il faut prendre la vie comme elle vient. Quoi que nous ayons subi, au moins sommes-nous désormais réunis. » Il la repoussa pour la regarder, assise sur ses genoux et tenant ses mains dans les siennes. Elle avait perdu de sa perfection, avec sa robe froissée et ses cheveux en bataille, mais elle restait sous la clarté du feu une vision angélique. « Je me suis trompé, déclara-t-il d’une voix posée. Ce que tu as dit a modifié les sentiments que je te porte. » Rhapsody blêmit. « Si une telle chose était possible, je dirais que je t’aime plus encore. » Le soulagement la transfigura. « Dieux, ne me fais plus de pareilles frayeurs ! » Elle lui donna une tape sur le bras, avant d’ajouter avec gravité : « Mais il existe une autre raison de reconsidérer ta décision de m’épouser. — C’est impossible. — Sam… — Non, Rhapsody. — J’ignore si je peux avoir des enfants. Je crains d’être stérile. — Pourquoi dis-tu cela ? » Il caressait sa joue et elle se plongea dans la contemplation du feu. « Nana nous distribuait des extraits de maquerelle, cette plante qui protège tant contre une grossesse intempestive que contre la plupart des maladies vénériennes. Je ne sais pas quels ont été ses effets, si effets il y a eu. Je n’ai plus rien pris depuis que je suis ici, mais nous avons fait assez souvent l’amour pour que… » Il la serra dans ses bras. « Non, Aria, je croyais que tu le savais. Je suis un dragon, un descendant des Premières Races. Engendrer une progéniture est pour nous un acte volontaire, et comme tu ne m’as jamais parlé d’un quelconque désir de maternité – ce qui me paraît plein de bon sens, soit dit en passant –, je m’en suis abstenu. » Des souvenirs douloureux s’attardaient devant ses yeux. « Une des choses qui m’ont le plus tourmenté pour t’avoir abandonnée dans le vieux monde, c’est que je me demandais si tu n’étais pas enceinte. » Je n’exerçais aucun contrôle sur ces choses, à l’époque. Le dragon qui sommeillait en moi ne s’est manifesté que bien plus tard, quand le fragment d’étoile a été enchâssé dans ma poitrine. C’était la toute première fois, pour moi aussi… J’étais déjà follement amoureux de toi. Et, pour ce que j’en savais, tu aurais pu attendre un enfant quand j’ai regagné mon époque. Une pensée qui m’a presque été fatale. Je t’imaginais seule et vulnérable, rejetée de tous, souffrante et terrifiée, avec ma fille ou mon fils que je ne connaîtrais jamais. C’était comme si, en plus de la perte de l’amour de ma vie, de mon âme sœur, j’avais également perdu cet enfant. » La main qui caressait la joue de Rhapsody tremblait un peu, et elle la prit dans la sienne pour y déposer un baiser. « Je ne suis pas tombée enceinte. Dieux, Sam, j’aurais tant aimé avoir un enfant de toi… mais cela ne s’est pas produit ! » Les yeux d’Ashe miroitaient comme des saphirs sous la clarté du feu. « T’entendre dire ces choses me ravit, car j’attendrai désormais avec impatience de pouvoir exaucer ce vœu, dès que le pays sera sûr et que le F’dor ne représentera plus une menace. J’en rêve et j’en ai rêvé bien avant que tu m’offres de nouveau ton amour. Quant à ta fécondité, ne sois pas inquiète, c’est moi qui ne t’ai pas donné d’enfant et non l’inverse. Tu n’es pas en cause. D’ailleurs, mes sens de dragon m’affirment que tu es fertile. » Rhapsody traduisit son soulagement par un sourire qui le bouleversa, juste avant de devenir pensive. « Je suis heureuse de l’apprendre ! Veux-tu connaître la suite ? — Si tu souhaites me la raconter. — Elle est moins pénible. Après quelques années, quelqu’un s’est intéressé à moi, un homme d’un certain âge. Il semblait accorder autant d’importance à mon esprit qu’à… eh bien, au reste. Plus, sans doute. Il m’a installée dans une maison indépendante et a encouragé ma soif de découverte. Il s’est assuré que je recevrais la meilleure éducation en musique, en lettres et autres sources d’érudition. — Tout ce que tu m’as dit vouloir faire, cette nuit-là à Montjoie. — Oui. Il m’a fait rencontrer le plus grand Baptistrel lirin de Serendair, un certain Heiles, afin qu’il m’enseigne les arts anciens. Heiles a toutefois disparu peu après la fin de ma formation de Chanteuse, alors que j’étais sur le point d’acquérir le statut de Baptistrelle. Pour autant que je sache, nul ne l’a revu. J’étais presque prête, et j’ai poursuivi seule mes études pendant une année environ. J’avais pratiquement tout assimilé, quand mon bienfaiteur est décédé. » Peu après, un être bestial qui s’était entiché de moi a envoyé un de ses hommes de main me demander d’aller le distraire. J’ai refusé. Sans prendre de gants, ce qui a manqué de sagesse. Ma situation était devenue… disons délicate, quand j’ai rencontré Achmed et Grunthor ! Ils m’ont sauvée et aidée à fuir. Ils étaient eux-mêmes en cavale, et nous sommes partis d’Easton pour nous rendre à Sagia… connais-tu cet endroit ? » Ashe s’accorda un moment de réflexion. « Oui, le Chêne aux Racines Profondes. Un jumeau de racine du Grand Arbre Blanc. — Oui. L’Axis Mundi, la ligne qui traverse le centre du Monde, suit également cette racine. Nous sommes venus par Sagia – je ne pourrais pas préciser comment –, et nous avons rampé le long de la racine, pendant une éternité semble-t-il. C’est alors que nous avons changé, en absorbant les pouvoirs de la Terre, du Feu et du Temps. Une fois arrivés au point médian, nous avons franchi un grand mur de flammes. Je pense que nous avons été immolés, mais le chant de nos essences s’est poursuivi, il nous a remodelés de l’autre côté quand nos corps ont été consumés. Toutes les vieilles balafres, les anciennes blessures ont été effacées. » Ashe caressa doucement son poignet avec le pouce, à l’emplacement de la cicatrice dont il gardait un souvenir si net. « Nous avons été reconstitués, et c’est pour cette raison que tes sens de dragon t’ont fait croire à ma virginité. — Ce n’est pas pour ça. Je t’en ai expliqué la raison il y a longtemps. » Elle l’embrassa sur la joue et se dégagea d’entre ses bras, pour se rasseoir à côté de lui sur le canapé. « Le voyage paraissait ne jamais devoir prendre fin. Il a pu durer des siècles, car nous sommes finalement arrivés ici et toutes les choses et tous les gens que nous avions connus avaient disparu une éternité plus tôt, engloutis sous les flots. Si tous ceux que j’avais aimés n’étaient pas morts bien avant. J’ignorais combien de générations s’étaient succédé avant que les Cymriens n’aient levé l’ancre et après qu’ils ont accosté. » Anwyn ne t’a pas menti. Nous n’avons jamais débarqué, nous n’avons pas mis les pieds à bord d’un de ces navires. Nous sommes partis avant la naissance des membres de ces générations et nous sommes arrivés bien après la guerre. À vrai dire, la réponse qu’elle t’a faite était en tout point conforme à la réalité. » Ashe eut un rire amer et regarda le feu. « On peut considérer les choses de cette façon, mais il n’empêche qu’Anwyn savait, Emily. Elle savait que tu étais en chemin, que tu rampais le long de la Racine. Elle a décidé de ne pas me le révéler, elle a préféré me déclarer que tu n’étais pas arrivée, que tu n’avais pas embarqué à bord des navires qui ont quitté à temps le vieux monde. Cela a été pour moi comparable à la mort, Aria. Elle a été témoin de mon désarroi et elle est restée là sans rien me dire. C’est ma Grand-Mère, Rhapsody, ma propre Grand-Mère. Crois-tu que mon bonheur et ma santé mentale signifient quelque chose pour elle ? » Il la regarda et ce qu’il lut dans ses yeux lui alla droit au cœur, y apportant chaleur et réconfort. « Sans doute pas, Sam. Je suis désolée. Mais as-tu une vague idée de ses motivations ? Sais-tu ce qui l’a poussée à agir ainsi ? — La soif de puissance. Pour me dominer. Ils sont ainsi, que ce soit Anwyn, mon père, eux tous. Comprends-tu désormais pourquoi leur sort m’importe peu ? Pourquoi je suis prêt, même à présent, à te laisser tes souvenirs et à les abandonner à leur destin ? Malgré mon illustre lignée, tu es la seule à t’être souciée de moi, la seule à m’avoir véritablement aimé. Je te dois tout alors que je ne leur dois rien. Toi qui as toujours eu droit aux balles alors qu’ils avaient le bon grain. » Rhapsody rit et fit reposer sa tête sur son épaule. « Quelle image pleine d’intérêt ! Lequel de nous deux est le paysan ? Le grain sert pour se nourrir et la balle à garnir les matelas. Or, nous passons généralement plus de temps dans un lit qu’assis à une table. » Ses yeux brillaient de malice et il rit avec elle, en la serrant contre lui. « Sans oublier que la balle fait d’impressionnants feux de joie. Ne sous-estime pas sa valeur, Sam. Notre tour viendra. » Il soupira et caressa sa chevelure. Ils contemplèrent longuement le feu, pelotonnés l’un contre l’autre en jouissant d’une douce intimité, pendant que les flammes changeaient de couleurs en exécutant pour eux un ballet acrobatique silencieux. « J’ai une question à te poser, demanda-t-il finalement. — Oh, ça tombe bien… Moi aussi ! — Toi d’abord. — Non, vas-y. — Entendu. Pourquoi as-tu pris le nom de Rhapsody ? » Elle rit. « Nana trouvait mon vrai nom trop banal. Trop convenable pour quelqu’un… eh bien, quelqu’un qui exerçait ma nouvelle profession ! — Emily est pourtant un joli nom. — Emily n’est que l’abréviation de mon vrai prénom. Il serait plus juste de parler d’un surnom. » Les traits d’Ashe s’animèrent. « Vraiment ? Je l’ignorais. Quel est ton vrai nom ? » Elle rougit et détourna des yeux qui ne perdirent pas pour autant leur regard amusé. « Allons », l’encouragea-t-il en la prenant par la taille, avant de rire comme elle se dégageait en se contorsionnant. « Savoir qui je vais épouser serait la moindre des choses. Dieux, tu connais toutes les permutations de mon nom ! — Je ne sais toujours pas pourquoi tu te fais appeler Ashe. — Parce que le nom de Gwydion me vaudrait de me faire trucider. Cesse de tergiverser… — Sois prudent, Sam. Il ne faut pas sous-estimer la puissance d’un nom. Celui que j’avais autrefois n’a encore jamais été prononcé en ce monde. Une cérémonie bien particulière doit accompagner ce genre de choses, afin de nimber le nom en question de puissance, de contrer sa vulnérabilité face aux démons de l’ancien monde. C’est presque comparable à un mariage. » Il hocha la tête, mais il était toujours d’humeur joueuse. Rhapsody sentit son état d’esprit se modifier et se blottit sur son giron. « Je crois toutefois que te le dire bribe par bribe serait pratiquement sans risque. » Ses yeux pétillaient de malice. « Rhapsody est en fait mon deuxième prénom. Ma mère était une Chanteuse céleste appelée Allegra. — C’est très joli. — Un tel nom pourrait également convenir à sa fille, non ? » Il lui sourit, avec tendresse. « Oui, c’est incontestable. — Mon père a voulu qu’il en soit ainsi, même si elle ne l’appréciait pas tellement. Elle le trouvait collet-monté et sans attraits. Je le sais, car elle me l’a dit devant le feu qui dansait dans l’âtre, un jour où nous étions seules et qu’elle me brossait les cheveux. Elle voulait pour sa part me donner un nom lirin, quelque chose de musical, en espérant que cela développerait mon oreille. — Elle était pleine de sagesse. — Et c’est là qu’est apparue Rhapsody. En plus d’être un terme de musique, ce mot est romantique, il dénote de l’imprévisibilité, de la passion. Elle espérait contrer les effets du premier prénom. » Il déposa un baiser sur son front. « Il te va à merveille. — Merci… — Et quel était le nom de ta grand-mère ? s’enquit-il, les yeux pétillant de malice. — Elienne. — Je ne parle pas de son nom lirin, petite peste. Comment s’appelait la mère de ton père ? » Rhapsody rosit, de gêne ou d’amusement. « Amélie. — Amélie ? J’adore ! Emily, pour Amélie. Ça sonne bien. — Les miens m’appelaient Emmy, mes amis Emily. La seule qui m’appelait Amélie était… — Laisse-moi deviner : ta grand-mère ? » Rhapsody rit encore. « Comment le sais-tu ? — Et quels étaient les patronymes des familles de fermiers de ton village ? — Eh bien, je connaissais surtout les Tourneur, un nom qui avait dû leur être attribué parce qu’ils retournaient la terre ! Cela signifiait qu’ils étaient des cultivateurs, qu’ils faisaient pousser des récoltes. Des gens très gentils. J’avais pour eux beaucoup d’affection. À présent, si nous en avons terminé avec la leçon d’histoire ancienne, mon tour est venu de poser une question. Je peux ? — Certainement. Vas-y. — Je veux savoir qui était cette femme que tu comptais demander en mariage, celle que tu as découverte quand la bague a acquis toute sa puissance. — Il n’y a jamais eu d’autre femme que toi, Rhapsody. C’est de toi que je parlais ! » Elle secoua la tête, pour le contester. « Quand tu as dit que tu savais qui était cette femme, cette Cymrienne que tu considérais être la dame… — C’était toi. — Je vois, et celle dont tu as déclaré être amoureux quand nous étions dans les bois… — Encore toi. — Et… — Toi, Rhapsody. Il n’y a pas et il n’y a jamais eu d’autre femme. Je croyais jusqu’à ce soir que vous étiez deux : toi et Emily, mais comme vous ne faites qu’un la question est réglée. J’ai aimé Emily, j’aime toujours Rhapsody, les deux étant à la fois différentes et identiques. Tu es la seule femme que j’ai touchée, embrassée ou chérie. Il n’y a jamais eu que toi dans mon existence. » Elle le prit par le cou et sourit comme lui, en murmurant « Restons-en là. Est-ce assez égoïste à ton goût ? » Le baiser qui s’ensuivit emporta sa réponse et il immobilisa son visage pendant que leurs lèvres se trouvaient, qu’il inhalait son haleine comme un vent printanier, qu’il saturait son âme avec son essence. Il fit remonter ses mains le long de son dos, pour caresser la soie gaufrée de sa robe et la déboutonner. Elle le repoussa, avec douceur. « Non, Sam, je t’en prie. — Qu’est-ce qui te prend ? » Elle inspira profondément puis le regarda avec sévérité. « Vu que je n’en garderai aucun souvenir, faire l’amour à présent ne serait pas une bonne idée. — Emily… — Laisse-moi terminer. M’avoir fait une demande en mariage était également sans objet. De tels engagements sont facilement rompus et perdent toute raison d’être quand il n’en subsiste aucun souvenir. Après tout ce que tu viens d’entendre sur moi, souhaites-tu toujours m’épouser ? » Ce que lui disait son cœur se lisait dans ses yeux. « Plus que jamais. — En présumant que tout le reste soit sans importance et que tu aies le choix, préférerais-tu quitter Elysian en étant mon fiancé ou mon mari ? » Il commençait à comprendre et à sourire. « Je préférerais être ton mari, la question ne se pose même pas ! » Les yeux de Rhapsody reflétèrent les siens. « Alors, épouse-moi. Épouse-moi sans attendre. » Quand elle s’éveilla, le lendemain matin, la clarté du jour filtrait à peine entre les rideaux. Rhapsody s’étirait en profitant de cette chaleur sensuelle lorsqu’elle se tourna et se retrouva en face d’un Ashe toujours endormi. Elle sursauta, ce qui réveilla l’homme et l’incita à ouvrir les yeux. « Bonjour », fit-il en souriant. Elle découvrait dans son regard un bonheur dont elle n’avait encore jamais été témoin, « Bonjour. » Sommeillant à moitié, elle lui retourna un sourire hésitant et bâilla. « Je m’avoue surprise. N’avais-tu pas l’intention de partir avant l’aube ? » En recouvrant l’usage de ses sens, elle prit conscience avec gêne d’être nue sous les draps. « Nous nous sommes entretenus tard dans la nuit. Ne t’en souviens-tu pas ? » Elle réfléchit un instant. « Non, conclut-elle avec une touche de tristesse dans la voix. Tout s’arrête quand nous nous sommes rendus au belvédère. Tout s’est bien passé ? — À merveille », répondit-il en arborant un large sourire. Il se pencha pour écarter une mèche de cheveux tombée en travers du cou de Rhapsody, qui retrouva les pensées mélancoliques de la nuit précédente et changea d’expression. « Pourquoi es-tu resté ? — Nous souhaitions en profiter le plus longtemps possible, avant mon départ. Tu peux me croire quand je te dis que tu as accepté cette suggestion sans te faire prier. » Elle s’assit et vit sa robe de soie froissée au pied du lit, la tenue de marin d’Ashe éparpillée dans la pièce. Elle rougit en se rallongeant sous les couvertures puis le regarda. « Nous avons fait l’amour ? — Oui, oh oui… — Tu… C’est toi qui l’as désiré, n’est-ce pas ? Je ne t’ai pas donné mauvaise conscience ou imploré, au moins ? — Absolument pas ! » Il rit. « Comme si tu avais besoin d’en arriver là ! » Elle se détourna pour l’empêcher de voir le chagrin qui voilait son regard. « J’aimerais tant pouvoir m’en rappeler. » Il la prit par les épaules pour la faire pivoter vers lui et l’embrasser tendrement. « Tout te reviendra un jour. Je conserve ce souvenir pour toi, Aria. Dans quelque temps, nous le partagerons de nouveau. » Des larmes apportaient de l’éclat à ses yeux émeraude. « Non, murmura-t-elle. Même si c’est le cas, le moment est venu pour toi d’aller te forger une nouvelle vie avec cette femme que je ne connais pas. » Il l’attira contre lui pour lui dissimuler son sourire. « Demain. Pour l’instant, je suis toujours auprès de toi. Je voudrais te fournir des bons moments à te remémorer. » Il la repoussa sur l’oreiller et caressa amoureusement ses seins. Du désir mêlé de culpabilité fit frémir Rhapsody pendant que les lèvres d’Ashe descendaient le long de son corps. Elle s’abandonna à la passion qu’alimentait leur séparation imminente et ils firent encore l’amour, en se raccrochant l’un à l’autre avec désespoir, comme s’ils étaient convaincus de ne plus jamais se revoir. Ils ne purent toutefois assouvir tous leurs besoins. Rhapsody resta pelotonnée dans ses bras sans rien dire, soumise aux affres de la culpabilité. La tristesse qu’elle découvrait dans les yeux de son compagnon était bien pire encore ; il avait senti leurs âmes communier dans l’extase la nuit précédente et il n’en subsistait plus rien, tout avait été balayé par l’amertume et les regrets, la souffrance de la proximité d’un bonheur absolu qui se refusait à eux. Finalement, elle se leva et alla chercher de quoi se changer. Elle disparut dans la salle de bain et, pendant son absence, Ashe enfila les effets qu’elle avait entassés à son intention sur son sac. Il maudit Llauron, lui-même et tous ceux qui avaient œuvré pour les séparer et portaient une part de responsabilité dans le chagrin de Rhapsody. Il attendait son retour quand ses sens puis ses yeux se reportèrent sur une pièce tombée sur le tapis, devant l’âtre. Il se pencha pour la ramasser, et sourit. Il regarda la pile de vêtements dont ils s’étaient hâtivement dépouillés et trouva le médaillon. Il remit la pièce à l’intérieur. Il avait retrouvé Emily et l’avait épousée. Il ne lui restait qu’à la protéger et à conserver son amour jusqu’à ce qu’il puisse l’en informer. 54 MERIDION S’AFFALA DANS SON FAUTEUIL, son aurelay palpitant déformé et rougi sous les effets conjugués de la chaleur et de la frustration. Il y avait des heures qu’il faisait des essais et ses yeux picotaient, tant ce travail minutieux était éprouvant. Des sillons creusaient la pulpe de ses doigts, à force de serrer ses instruments, mais rien n’y avait fait. Il ne réussissait pas à saisir le moindre fil de rêve. Rhapsody ne lui était plus d’aucune utilité. Il avait bénéficié d’un hasard extraordinaire, la première fois, et les possibilités étaient désormais bien moins grandes ; à présent qu’ils étaient inextricablement liés à Ashe, ses rêves avaient perdu toute élasticité. Malgré l’effacement des souvenirs de leur dernière nuit commune, elle était obsédée par cet homme jusque dans son subconscient. Ses tentatives pour tirer un fil et l’attacher ailleurs, là où il aurait dû se trouver, ne faisaient qu’engendrer en elle souffrance et angoisse. Il le constatait aux terreurs et aux accès de fièvre qui l’assaillirent la nuit qui suivit sa séparation d’avec Ashe. Meridion céda au désespoir et jeta le petit pic d’argent sur le sol. La fin approchait et il n’avait aucun moyen de les en avertir. Toutes ses manipulations du passé s’étaient révélées vaines, le résultat restait identique. Il fit reposer sa tête sur la console de l’Éditeur de Temps et pleura. Il avait sous son visage des fragments de temps, des éclats et des rognures subsistant de la destruction du passé originel dont il avait tenté de démêler les fils. Il les balaya de la main, avec dégoût. L’un d’eux se colla à ses doigts moites de sueur. Il les secoua, mais le petit morceau y adhérait toujours. Il le leva vers le foyer lumineux de l’appareil. Il ne restait rien de l’image, la chaleur de la déchiqueteuse l’avait rendue irrécupérable. La partie supérieure avait été réduite en lambeaux, ce qui éliminait toutes les informations sensorielles. Le bas de ce bout de pellicule était le seul élément intact, la piste sonore du Passé, et Meridion l’approcha de son oreille. La Grand-Mère murmura d’une voix sèche à peine audible : La délivrance de ce monde n’est pas une tâche qui incombe à une seule personne. Un monde dont le destin repose sur les épaules d’un seul être n’est pas assez complexe pour qu’assurer son salut puisse se justifier. Meridion y réfléchit. Ce n’est pas une tâche qui incombe à une seule personne. L’idée qui lui vint était si intense, et accompagnée de tant d’enthousiasme, qu’elle le laissa brûlant et affaibli, presque étourdi. Meridion ralluma l’Éditeur de Temps. La machine revint à la vie en rugissant. De vives lueurs clignotèrent autour des parois de verre de la salle sphérique en suspension au-dessus des étoiles qui s’assombrissaient, la chaleur des mers bouillonnantes brassant un voile de brume à la surface du monde visible en contrebas. Il existait un autre moyen, un autre lien qui pouvait être établi avec un fil de rêve. Un chemin qui avait déjà été jalonné, synchronisé. Un nom qui avait déjà été partagé. Quand l’appareil tourna à plein régime, Meridion se pencha de nouveau vers l’oculaire. Il fit soigneusement remonter le film d’une nuit et le positionna sur un autre site des montagnes obscures, dans une nuit noire comme la poix. Il lui fallut un moment pour identifier ce qu’il cherchait dans la tempête naissante, des cristaux de neige gelée charriés par le vent qui soufflait entre les Dents. Saisir le fil de rêve fut cette fois un jeu d’enfant, et le nouer également. L’avertissement était en place. Restait à voir si ceux auxquels il était destiné en tiendraient compte. Un rayon de soleil aussi doré que les cheveux de Rhapsody transperça les nuages matinaux. Ashe pénétra dans la lumière et la brume de son manteau s’embrasa d’un million de minuscules gouttelettes facettées en suspension dans l’air glacé de ce nouvel hiver. Rhapsody sourit sous sa capuche. La vision était très belle, un souvenir qu’elle évoquerait au cours des tristes journées à venir. Debout sous le soleil, même emmitouflé dans son manteau et sa cape, Ashe avait un aspect quasi divin, ici au sommet de la première barrière de cimes, en chemin vers les contreforts des collines. Ils se sépareraient sitôt arrivés dans le col menant à la bordure inférieure, et il sortirait alors de sa vie. Un grondement assourdissant résonna entre les Dents et elle frissonna. Le son était renvoyé en écho par les à-pics et la vaste lande, terrifiant les animaux que l’approche de l’hiver n’avait pas encore chassés. Elle n’aurait pu se méprendre sur sa nature. « Grunthor ! » Elle se tourna vers le point d’origine du hurlement, chercha le géant du regard et fut éblouie par le soleil matinal. Ashe leva une main à ses yeux pour scruter les escarpements inondés de lumière. Il désigna les baraquements des gardes dans le col séparant les gardiens de pierre. « Là ! » Rhapsody fit le même geste. Des silhouettes jaillissaient de la grotte, telles des cendres crachées par un volcan en éruption. Les soldats bolgs évacuaient en hurlant le passage pour aller s’abriter derrière des rochers qui pourraient leur offrir une protection. Rhapsody secoua la tête. « Grunthor doit faire d’autres cauchemars », déclara-t-elle en regardant les Bolgs détaler. Un instant plus tard, sa supposition était confirmée. Un personnage bien plus corpulent mais nanisé par la haute montagne sortait à son tour. Malgré la distance importante, son désarroi sautait aux yeux. Rhapsody chercha une rafale de vent amicale, pour s’assurer que sa voix porterait jusqu’à la falaise. « Je suis là, Grunthor ! » cria-t-elle en confiant ces mots à la bourrasque. Peu après la silhouette s’immobilisait, regardait dans sa direction et agitait frénétiquement les bras. Rhapsody répondit à ses grands gestes. « Je regrette », dit-elle à Ashe qui prenait appui sur son bâton de marche, le visage dissimulé par le capuchon de son manteau de brume. « Je dois aller le rejoindre. » Elle caressa son bras et il hocha la tête. S’il était contrarié, sa cape le dissimulait. « C’est normal. Je t’attendrai… » Elle se dirigea rapidement vers la large corniche située à mi-hauteur du pic. Et elle remarqua que les soldats regagnaient subrepticement le couloir des baraquements sans s’écarter de la falaise, dès qu’ils virent Grunthor se porter à sa rencontre. « Dieux, que vous est-il arrivé ? Vous avez une mine épouvantable ! » Le sergent était échevelé et avait les yeux fous, même après avoir piqué un sprint. Quant à son torse démesuré, il se dilatait avec de tels grondements que Rhapsody en fut effrayée. « Là, là, calmez-vous… ajouta-t-elle de sa voix autoritaire de Baptistrelle. Que s’est-il passé ? » Grunthor ralentit le rythme de ses inspirations et ses halètements se firent moins sonores. « Faut descendre tout de suite, duchesse. Elle a besoin de nous. — La Grand-Mère ou l’Enfant ? Et comment le savez-vous ? » Le géant se pencha en avant, les mains sur les genoux. « L’Enfant de la Terre. J’sais pas comment je le sais, mais pour le savoir je le sais ! J’ai vu ses rêves et elle panique. Vu ce que j’ai perçu, j’peux pas le lui reprocher, notez bien. Faut chanter pour elle, Vot’ Seigneurie. Elle est morte de peur. — C’est d’accord, Grunthor. Je vais vous accompagner. Laissez-moi seulement le temps de faire mes adieux à Ashe qui va s’en aller de son côté. » Grunthor se redressa et la dévisagea. « Pour de bon ? — Oui, pour de bon. » De menaçant, le regard du Firbolg se fit compatissant. « Ça va, duchesse ? » Rhapsody sourit. Elle se rappelait la première fois qu’elle l’avait entendu utiliser cette expression. Ils descendaient le long de la Racine, et il voulait s’assurer qu’elle n’avait pas chu dans les ténèbres sans fin. Elle avait toujours répondu par l’affirmative, consciente que ce n’était qu’en partie exact. En sécurité ou en danger, rien ne pourrait « aller » de nouveau. Réentendre cela avait un je-ne-sais-quoi d’à la fois ironique et poignant. « Ça ira. Il faut réveiller Achmed et aller chercher mon armure. Nous nous retrouverons sur la lande. » Grunthor hocha la tête, tapota son épaule puis repartit vers le Chaudron. Après l’avoir regardé s’éloigner, Rhapsody retourna auprès d’Ashe. Il n’avait pas quitté l’endroit où elle l’avait laissé, appuyé sur son bâton de marche. « Tout va bien ? » s’enquit-il. Elle abrita ses yeux pour les lever vers les ténèbres de sa capuche. Cette vision lui serra le cœur, mais elle déglutit sa souffrance en espérant que, lors de leur prochaine rencontre – sans doute de l’autre côté du Grand Tribunal, pour son couronnement –, au moins pourrait-il se montrer à visage découvert, au vu et au su de tous, sans la moindre crainte. « Ma nouvelle petite-fille a besoin de moi, dit-elle. J’irai m’occuper d’elle dès que nous nous serons séparés au pied de ces collines. Viens, ne nous attardons pas. » 55 CONVAINCU QUE LES ADIEUX DE RHAPSODY et d’Ashe s’éterniseraient, Achmed prit son temps pour gagner la lande. Et il jura lorsqu’il atteignit le sommet de la dernière éminence et vit deux silhouettes, une énorme et l’autre menue, qui l’attendaient en grimaçant d’impatience. L’imprévisibilité de Rhapsody devenait prévisible. « Il est donc reparti ? » demanda-t-il en remettant à Grunthor le rapport rédigé par le responsable de la patrouille nocturne. Rhapsody hocha la tête. « Parfait. » Grunthor le foudroya du regard avant de poser la main sur l’épaule de Rhapsody. « Quand doit-il revenir, ma chérie ? — Jamais, répondit-elle. Il est probable que je le reverrai lors de la célébration du mariage royal à Bethany, mais ce sera certainement pour la dernière fois. Il est parti accomplir sa destinée. » Elle regarda le soleil se lever sur les crêtes de Grivven. « Allons quant à nous au-devant de la nôtre. » Le tunnel menant au Loritorium leur avait renvoyé l’écho de leurs pas, et des souvenirs de voix. Est-ce qu’elle est toujours là, m’sieur ? Bon sang, Jo, rentre tout de suite ou je t’attache à une stalagmite et je te laisse là jusqu’à notre retour. Je veux venir avec vous. S’il vous plaît. Achmed ferma les yeux, la tête alourdie par le poids des souvenirs. La torche que tenait Grunthor papillotait, une simple bougie comparée à la flamme rugissante qui avait la première fois illuminé leur chemin dans cet antre secret de la magie. Achmed se demandait s’il ne fallait pas attribuer sa faiblesse à la dissipation du savoir concentré en ce lieu, autrefois perceptible dans l’air stagnant, mais à présent emporté par les vents du Monde d’En-Haut qui s’aventuraient dans ces vieux passages. Ou peut-être était-ce un symptôme de l’affaiblissement des feux de l’âme de Rhapsody. Elle les suivait en silence dans les entrailles de la montagne, les traits tendus et le teint rendu spectral par la pâle clarté de la torche. Elle demeura muette tout au long du tunnel menant au Loritorium, une attitude très différente de celle qu’elle avait eue lors de leurs précédents voyages, que ce soit en surface ou le long de la Racine, lorsqu’elle et Grunthor n’avaient cessé de chanter ou de siffler. Ce mutisme était assourdissant. Ils devaient avoir fait un millier de pas quand elle prit une inspiration, lente mais hachée, et Achmed sut qu’elle entendait elle aussi des voix dans ce tunnel saturé d’échos. Est-il possible que le seigneur de Roland ait envoyé une femme vulnérable jusqu’à Ylorc sans la protection offerte par la caravane armée hebdomadaire ? Les routes ne sont pas sûres, non seulement à Ylorc mais partout. Je ne fais qu’exécuter les ordres de mon seigneur, madame. Prudence, vous devez absolument passer la nuit ici. Je vous en prie. Je crains pour votre sécurité, si vous repartez à présent. Non, je regrette, mais je dois regagner Bethany sur-le-champ. Des spectres ! pensa Achmed. Des spectres de toutes parts. Le tunnel finit par s’élargir pour se fondre dans l’entrée de la cité de marbre. La flamme du puits de feu brillait régulièrement et projetait des ombres follement étirées dans le Loritorium désert. « Tout me paraît normal, déclara Achmed. Je ne perçois aucune vibration étrangère. » Ils laissèrent le Loritorium derrière eux pour suivre le couloir conduisant à la salle de l’Enfant Endormie. La Grand-Mère était sur le seuil, comme toujours. « Vous arrivez enfin, fit-elle de ses trois voix tremblantes. Son état a empiré. » Des gémissements leur parvenaient d’au-delà du seuil. Ils franchirent rapidement les énormes portes de fer striées de suie. L’Enfant de la Terre chuchotait sa panique et s’agitait sur son catafalque. Dans l’espoir de la calmer, Rhapsody courut vers elle pour lui murmurer des paroles apaisantes, sans résultat. Achmed referma la main sur le haut du bras de Rhapsody, avec tant d’énergie qu’elle en grimaça. Il la fit pivoter vers Grunthor dès qu’elle redressa la tête. Le géant s’était placé à côté du catafalque de l’Enfant de la Terre, et la faible clarté ambiante teintait de gris sa peau cireuse. Des perles de sueur pointillaient son large visage. « Quelque chose approche, murmura-t-il. Une… » Un hoquet se substitua à ses dernières paroles. « Grunthor ? » Ce furent des mains tremblantes que le géant tendit vers ses armes. « La Terre, murmura la Grand-Mère. Elle hurle. La mort verte. La mort impure. » Comme pour imiter le Firbolg, le sol se mit à vibrer. Des blocs de roche se détachaient des parois et du plafond, des torrents de poussière s’en déversaient et obscurcissaient l’atmosphère. « Que se passe-t-il ? Un séisme ? » cria Rhapsody à Grunthor. Le sergent tirait Taillade, son épée bâtarde, tout en brandissant déjà le Bon Camarade. Son expression était sinistre et il s’accorda à peine le temps de secouer la tête. Les petits bruits d’éclatement qui s’élevaient autour d’eux rappelaient les crépitements du bois humide dans un feu vigoureux. Des milliers de fines racines noires et épineuses sortaient du sol, de la voûte et des parois, comme de jeunes pousses au printemps. Un instant plus tard elles étaient aussi grosses que des dagues et s’agitaient de façon menaçante. Mais Achmed avait entre-temps traversé la caverne et n’était plus qu’à une longueur de bras de Rhapsody. Elle faillit hoqueter quand les racines se mirent à siffler mais elle plaça ses mains au-dessus de la tête de l’Enfant Endormie. Juste avant que le monde n’explose. De toutes les surfaces recouvertes de terre des tiges aussi grosses que des troncs de vieux chênes jaillirent pour fendre l’air et broyer les parois. Sous leurs pieds, le sol ondula avant de se cabrer violemment, se brisant sous l’assaut ligneux et épineux pendant que des racines encore plus massives sortaient du sol pour les cerner et les projeter de tous côtés comme des fétus de paille. Une onde grondante et puante les chargea et les aveugla, les fit suffoquer et vomir. Cette pestilence était aisément identifiable. Le F’dor. Achmed protégea sa tête d’un éboulis de gros blocs qui ricochaient sur lui et provoquaient des élancements dans son épaule et son torse. Il sentait le pouls de ses compagnons s’emballer en un crescendo cacophonique, le cribler comme des grêlons. Rhapsody avait été emportée hors de son champ de vision par le séisme et l’assaut des tiges cinglantes. « Fuyez ! » cria-t-il en toussant pour expulser la poussière de ses poumons. Il ne lui restait qu’à espérer qu’elle l’entendrait au sein de ce fracas. Comme en réponse, il vit apparaître une clarté bourdonnante au milieu des décombres, visible au cœur des nuages noirs qui masquaient tout le reste. Un tintement métallique dont le timbre rappelait celui d’un clairon l’accompagnait et pénétrait dans son cœur pour diffuser un frisson électrique dans la totalité de son être. Les flammes ondoyantes demeurèrent un moment en suspension dans les airs puis elles entamèrent une gigue effrénée tandis que l’épée tranchait les lianes qui se lovaient et se délovaient en projetant des éclairs lumineux dans les ténèbres de la caverne qui s’effondrait. L’Iliachenva’ar défendait son territoire. Une explosion proche assourdit Achmed qui se tourna à l’instant où un énorme cirre s’enroulait autour de la cheville de Grunthor et l’emportait de la dalle contre laquelle il s’était effondré, le soulevant la tête en bas dans cet air enfumé. Des douzaines de fouets végétaux se lovèrent avec la rapidité de la foudre autour de son cou et de ses membres, avant de se détendre simultanément avec une force inouïe. Grunthor poussa un hurlement de colère plus que de souffrance, puis les nœuds coulants se resserrèrent et étouffèrent son cri. D’une brève torsion des poignets, Achmed fît apparaître une dague dans chacune de ses mains avant de bondir vers le géant suspendu pour taillader les vrilles qui se tortillaient en tous sens, leur infligeant une multitude d’entailles profondes. Puis il s’empara d’une des armes glissées dans les fourreaux dorsaux de Grunthor et dont la poignée pendait vers lui, et l’abattit des deux mains vers les tiges. Il commença par débiter celles qui enserraient les poignets du géant, afin de libérer un bras avant qu’une grosse liane ressemblant à une griffe ne s’incurve pour le projeter contre une masse de terre retournée et ne l’immobilise sous elle. La respiration d’Achmed était superficielle, et il essayait de faire abstraction du coup qui avait dû lui broyer les côtes. Lui parvenaient de très loin les tintements de Clarion l’Étoile du Jour, les hurlements des plantes que Rhapsody débitait en tronçons. Les battements de son cœur étaient étonnamment lents et réguliers, comparés aux martèlements de celui de Grunthor. À en juger par ces sons, le sergent s’était dégagé et frappait avec hargne les tiges qui le gardaient captif à l’aplomb du roi firbolg. La grande racine se rompit peu après, lui démontrant qu’il avait vu juste. Il agrippa la main du géant qui le hissa hors du monceau de racines glissantes et grouillantes qui se détendirent vers ses talons en sifflant tels des serpents. « Hrekin », jura le sergent. Ce fut le dernier mot qu’Achmed l’entendit prononcer avant que le sol ne se soulève pour le projeter vers ce qui avait été l’entrée de la caverne et n’était plus qu’un amoncellement de gravats. Une de ses dagues lui fut arrachée des doigts et tomba sur le sol avec lui, même si le chaos l’empêcha de déterminer son point de chute. La main glaciale et gangreneuse de la terreur se referma sur ses viscères quand il prit conscience qu’ils ne pourraient échapper à cette racine monstrueuse, cette plante démoniaque qui avait entrepris de dévaster la caverne. Le catafalque avait disparu, soufflé dans les airs au tout début de l’attaque. L’Enfant Endormie devait être enfouie sous un monceau de débris ou pis, emmaillotée dans les tiges ophidiennes et sous l’emprise du F’dor, comme Jo l’avait été. Il découvrait dans sa bouche un avant-goût de son propre trépas. Des ondes de peur glaciales se déversèrent sur lui. Il redoutait moins la mort que les mains qui la lui apporteraient. Il s’était accoutumé à la liberté recouvrée ce jour pluvieux dans les ruelles d’Easton, une existence plus tôt, quand Rhapsody avait, en lui attribuant un nom, rompu son invisible collier de servitude démoniaque. Il avait presque réappris à respirer, à croire que sa vie et son âme lui appartenaient de nouveau. Mais il allait mourir et retomber sous l’emprise implacable de ce démon. Pire encore, ses seuls amis connaîtraient le même sort. Les crissements du vent l’assourdirent puis se scindèrent en quatre notes distinctes mais ininterrompues. Le chant rituel résonnait dans sa tête, vibrait dans son sang de Dhracien. S’il ne pouvait voir la Grand-Mère au cœur de ce séisme, il l’entendait très nettement ; les cinq notes du rituel de Servitude fendaient le vacarme comme des lames de couteau. Les cliquetis sacramentels s’ajoutaient au son monocorde, la mer emmêlée de racines et de tiges palpita sur le même rythme puis se figea. Pendant quelques instants, Achmed eut une conscience aiguë de tous les sons qui le cernaient : les pulsations du réseau colossal de lianes qui emplissaient désormais la caverne tant au-dessus qu’autour de lui et l’écrasaient par leur gigantisme ; les bourdonnements de Clarion l’Étoile du Jour qui miroitait dans les ténèbres au-delà de ce qu’il avait à sa portée ; le grondement destructeur des milliers de vrilles semblables à des serpents qui flottaient près de lui, menaçant de le frapper à tout instant ; les battements de cœur irréguliers de Rhapsody et la cadence du rituel calqué sur le rythme cardiaque de la Grand-Mère. Mais il avait cessé d’entendre battre le cœur de Grunthor. « Achmed ! » La voix de Rhapsody était à peine audible, et des panaches de fumée s’élevaient de son point d’origine. Il repoussa un enchevêtrement de racines grouillantes, sans prêter attention aux coups qu’elles tentaient de lui porter, puis il grimpa vers la jeune femme en se guidant sur les battements de son cœur. Il la trouva entre deux grands blocs de terre, brandissant Clarion pour calciner l’extrémité d’une énorme tige qui se recroquevillait en noircissant et gémissant. Les yeux de Rhapsody se rivèrent aux siens, d’un vert aussi intense que le feu éthéré jaillissant de sa lame. « Le feu élémental la cautérise, lui déclara-t-elle dès qu’il fut assez près pour l’entendre. N’est-ce pas un rituel de Servitude, que je perçois ? » Il le confirma de la tête, et l’élancement qui accompagna ce mouvement le fit tressaillir. « Ces tiges sont des extensions du démon, un assemblage comparable à ce qu’était le Rakshas, répondit-il en esquivant un tentacule ligneux. La Grand-Mère peut imposer une stase momentanée à ce qui compose notre adversaire, mais pas tuer cette racine qui est bien plus puissante qu’elle. — Vingka jai. » Rhapsody s’était adressée à la flamme qui léchait la racine. Consume tout et propage-toi. Le feu bondit, comme saisi d’un juste courroux, et la tige hurla de rage et de souffrance. « Partez ! » ordonna Achmed en tendant le doigt du côté où s’était trouvée la sortie menant au Loritorium. « Je ne sais pas pendant combien de temps elle pourra le retenir. — Où sont Grunthor ? L’Enfant ? » Achmed secoua la tête. « Partez sans attendre ! — Où sont-ils ? — Je l’ignore ! » Il ne pouvait admettre de perdre Grunthor et de voir les clefs de la prison souterraine emportées dans les profondeurs de la Terre. Il avait encore la possibilité d’aider Rhapsody à sortir des ruines de la Colonie avant qu’elles ne finissent de s’effondrer, mais il se demandait si c’était ou non un service à lui rendre, compte tenu de ce qui s’ensuivrait irrémédiablement. « Qu’attendez-vous, bon sang ! Fuyez tant que c’est encore possible ! » Elle ne l’écoutait pas. Au lieu de lui obéir, elle s’intéressa aux décombres, bouche bée de surprise. Achmed se tourna vers ce qui avait capté ainsi son attention. Là, dressée au milieu des nuages de cendre et de poussière en suspension dans les airs, il vit l’Enfant Endormie. Les yeux toujours clos, elle était debout et ses pieds fusionnaient avec les gravats jonchant le sol de la Colonie. La clarté de Clarion, désormais stabilisée par la prise de Rhapsody, la nimbait par vagues successives, illuminant ses traits réguliers, sa peau au teint grisâtre. Sous la clarté de ce feu elle paraissait bien plus grande que lorsqu’elle gisait sur le catafalque, et son ombre s’étirait pour aller danser sur les lointaines parois brisées de la caverne. « Non », murmura Rhapsody, en suffoquant. « Non, par pitié. Ne te réveille pas. » Lentement, l’enfant leva un pied, puis l’autre. Elle fît un pas sitôt après les avoir extirpés du sol. La Somnambule. « Je t’en conjure. Pas encore, mon enfant. Il est trop tôt. Rendors-toi. » L’Enfant de la Terre ne lui prêta pas attention. Se déplaçant tel un zombie, elle entama l’ascension des collines de gravats, glissant entre les roches comme dans une mer qui lui arrivait aux chevilles, les paupières toujours closes. Fouets et liens de la plante colossale se lovaient et se détendaient en vain vers elle, luttant contre l’asservissement que les étranges stridulations de la Grand-Mère voulaient lui imposer. Achmed tendit la main vers Rhapsody. « Venez ! » Elle obéit contre son gré et lui emboîta le pas sur l’amoncellement de blocs qui avaient autrefois constitué la voûte. Ils suivirent l’Enfant de la Terre qui s’ouvrait un chemin dans le chaos minéral qu’était devenue la Colonie. Ils passèrent devant les longs bras ligneux du démon quand ces derniers furent pris de tremblements, ce qui provoqua une autre averse de poussière et de décombres. Rhapsody toussa, pour expectorer les débris nichés au fond de sa gorge, pendant qu’Achmed la hissait sur un tertre puis sous une liane sifflante démesurée. Dans le noir, de petits cirres se vrillaient et se détendaient telles des vipères, avant d’être ramenés en arrière par le rituel de Servitude. Incapables d’atteindre leurs proies, les racines crachaient le venin de leur fureur. En entendant ces sons, les yeux de Rhapsody s’étrécirent et brillèrent d’une haine qu’avivait le souvenir de la mort de Jo. Elle lâcha la main d’Achmed et – d’un mouvement si rapide qu’il ne put le suivre des yeux – elle sectionna les cirres d’un coup de taille, les envoyant s’éparpiller sur le sol de la caverne. La liane hurla et frétilla, pendant que ses ramifications s’embrasaient et étaient réduites en cendres. « Ce n’est pas le moment ! siffla Achmed. Écoutez ! » Le rituel de Servitude perdait de son intensité. L’écho des voix de la Grand-Mère s’amenuisait, les sons devenaient plus rauques, comme si l’effort réclamé pour poursuivre ce chant prélevait sur elle son lourd tribut. « Elle n’en peut plus », fit remarquer Achmed en éloignant Rhapsody de sous la racine frémissante pour s’engager dans le tunnel. « Nous devons atteindre le Loritorium. — Grunthor… — Venez ! » Achmed avait des difficultés à assurer la cohérence de ses pensées. Le rythme cardiaque de la Grand-Mère était irrégulier, l’exécution du rituel l’épuisait. Son vieux cœur ne tarderait guère à céder et, si cela se produisait avant qu’ils n’atteignent le Loritorium, leurs chances de survie seraient insignifiantes. Comme celles du reste du monde, qu’envahiraient sous peu les créatures jusqu’à présent gardées captives dans le vieux caveau du tréfonds de la Terre. Un craquement terrifiant et le fracas d’un éboulis leur parvinrent du passage, et l’épais nuage grisâtre qui roula vers eux les incita à protéger leurs yeux et leur tête. Quand le tumulte décrut, ils levèrent le regard et battirent des bras pour dissiper la poussière. Achmed inclina la tête et ils repartirent à toutes jambes, pour s’immobiliser sitôt après. Un énorme éboulis leur barrait le passage. Achmed testa sa solidité en essayant en vain de dégager quelques blocs avant de désigner un point situé sur le côté. Un minuscule espace subsistant sous de lourdes dalles de roche était l’unique brèche de cet obstacle. Rhapsody rengaina rapidement son épée, se mit à quatre pattes et rampa à l’intérieur de ce boyau en inhalant une poussière au goût amer. Les fragments de basalte déchiquetaient la toile de son pantalon et la peau de ses mains, alors qu’elle progressait dans cet étroit passage. Elle atteignit finalement l’autre côté et entreprit de dégager le pourtour de l’ouverture. Un instant plus tard la tête d’Achmed émergeait à son tour, grimaçant de souffrance. Ses épaules se coincèrent et le bloquèrent. En redoublant d’efforts, il recula puis tendit le bras. Rhapsody saisit sa main et tira, les pieds calés contre l’amas de roches. Elle sentit des os craquer et frissonna. « Plus fort », grommela Achmed, au milieu des cailloux couvrant le sol. « Vos côtes… — Plus fort, ai-je dit ! » Elle serra les dents et changea de position avant de s’exécuter. Un claquement épouvantable ébranla ses mains et elle entendit Achmed inhaler, pour retenir un cri. Sa tête et ses épaules se retrouvèrent à l’air libre. Rhapsody le prit sous les aisselles et exerça une autre traction qui libéra son torse et griffa son dos sur les éclats de pierre acérés jonchant le sol. Un moment plus tard elle le soutint pendant qu’il appliquait une main sur ses côtes, pour les comprimer. Ils échangèrent un rapide signe de tête puis se détournèrent et repartirent vers le haut du passage. Ils gravirent tant bien que mal un amoncellement de blocs de granit qui avaient soutenu la grande voûte de l’entrée, les fragments de l’inscription brisée devenus les témoins incompréhensibles de la sagesse qu’ils avaient dispensée. L’Enfant Endormie n’était plus visible nulle part. En atteignant le sommet du monticule, Achmed perdit l’équilibre et son pied se coinça dans une crevasse. Rhapsody l’aida à se dégager avant de le suivre. Le tunnel du Loritorium s’ouvrait devant eux. « Voyez-vous l’Enfant de la Terre ? » hoqueta-t-elle. Achmed secoua la tête puis redescendit l’éminence d’un pas rapide tant qu’il n’eut pas atteint le sol de marbre poli du Loritorium. La flamme du puits de feu brillait dans sa fontaine, projetant des ombres sinistres tant dans les rues que sur les immeubles silencieux. Rhapsody courut vers la place centrale où se dressaient les coffres des cinq éléments avant de s’arrêter et de soupirer de soulagement. L’Enfant Endormie était là, debout près de l’autel de Pierre Vivante, les yeux clos. La Somnambule. Rhapsody ralentit le pas et se dirigea vers la grande silhouette, le plus silencieusement possible pour ne pas l’effrayer. L’Enfant de la Terre caressa l’autel sans le voir et se tourna lentement. Elle s’assit sur le plateau puis s’y allongea, sur le dos, les bras refermés autour de la taille, dans la position qui avait été la sienne sur le catafalque. Les ombres engendrées par le feu dansaient sur son visage, des traits qui se détendaient et redevenaient sereins. Elle poussa un soupir. Puis, sous les yeux d’une Rhapsody sidérée, le corps de la fillette parut se liquéfier, se déformer et entrer en expansion. Sa poitrine et sa tête devinrent luminescentes avant de s’embraser. Son corps d’un gris minéral désormais translucide renvoya mille reflets sous la clarté papillotante du puits de feu, avant de s’étirer en exécutant une danse inconcevable, des contorsions hypnotiques et grotesques, un ballet de couleurs terreuses à la beauté bien plus grande que tout ce que Rhapsody avait eu à ce jour l’occasion de voir, une multitude de nuances subtiles de vermillon et de vert, de brun et de pourpre. Comme de la pâte à pain que l’on pétrit, se dit-elle alors que l’abdomen de l’enfant s’allongeait puis se distendait vers le haut. Une pâte à pain éthérée. Une odeur âcre vint rompre le fil de ses pensées et la ramener brutalement vers le présent. Rhapsody cessa de s’intéresser à la métamorphose de l’Enfant de la Terre pour voir Achmed faire glisser la lame de son épée dans les goulottes du système d’éclairage public du Loritorium, tel un pâtre aiguillonnant ses moutons dans d’étroites ruelles. L’odeur caustique fit larmoyer ses yeux et couler son nez, et la panique l’assaillit dès qu’elle identifia son origine. Achmed avait détruit la digue de pierre du réservoir alimentant les lampes. Elle jeta un coup d’œil derrière lui pour constater que le combustible en jaillissait pour former au centre de la place une véritable rivière qui se répandait dans les rues, dangereusement près du puits de feu. « Dieux, que faites-vous ? Ne restez pas là ! Tout va flamber ! » Achmed continuait de déplacer sa lame dans les rigoles, pour faire remonter le fluide visqueux vers le muret le plus proche du tunnel conduisant à Ylorc. « C’est le but recherché ! » Il secoua son arme afin de la débarrasser de sa gangue sirupeuse avant de la remettre dans son fourreau. « N’est-ce pas le seul moyen de venir à bout de cette plante ? N’avez-vous pas déclaré que le feu la cautérise ? Elle s’alimente de la puissance de l’Axis Mundi, au cas où vous ne l’auriez pas constaté. Si nous ne détruisons pas ses voies d’approvisionnement, cette racine finira par s’enfoncer jusqu’à l’autre Enfant Endormi. » Il remit la bonde à sa place et la regarda de nouveau. L’éclat de ses yeux désassortis était menaçant, dans la semi-pénombre. « Brûlez-moi tout ça ! — Pas encore, rétorqua Rhapsody en se sentant transie. Grunthor et la Grand-Mère sont toujours là-bas. » En inclinant la tête, Achmed lui désigna une chose se trouvant derrière elle. Rhapsody se tourna vers la fillette dont le corps s’était horriblement distendu, pour devenir complètement disproportionné. Une excroissance de terre et de chair s’était développée sur un plan vertical puis horizontal. Elle s’éleva d’un mouvement souple et sinueux, comme pour se scinder, et elle atteignit une hauteur vertigineuse. Cette section s’imprima une dernière torsade puis se sépara de l’enfant qui gisait sur la dalle de Pierre Vivante, rapetissée et totalement immobile. L’élément qui venait d’acquérir son indépendance perdit sa luminosité pour se teinter des couleurs de la pierre, avant de se réchauffer en se couvrant d’une peau gris-vert huileuse ayant l’aspect du cuir. Sa forme se précisait et se parait de traits humains là où il n’y avait eu un instant plus tôt qu’une masse informe. Rhapsody écarquilla les yeux. « Grunthor ! » Le géant expira, fit un pas titubant et n’évita la chute qu’en se retenant à l’autel de Pierre Vivante. « Hrekin », marmonna-t-il d’une voix à peine audible. Rhapsody allait se précipiter vers lui quand une main se referma énergiquement sur son bras. Elle leva le regard vers le roi firbolg que consumait une colère plus destructrice que les flammes du puits de feu. Il désigna la traînée de combustible, une mèche liquide qui allait se perdre dans la sombre caverne abritant la Colonie. « Peu aurait importé même s’il s’était toujours trouvé là-bas. Nous n’avons plus le choix. Allumez tout ça ! » La rage d’Achmed fit frissonner Rhapsody, car c’était une manifestation de la haine raciale inextinguible que les Dhraciens entretenaient envers les F’dors et tous leurs serviteurs. Il s’agissait d’une rancœur si ancienne qu’aucun amour, aucune amitié, aucune pensée rationnelle n’aurait pu la détourner ou la désamorcer une fois libérée. « La Grand-Mère n’a pas pu s’échapper, rappela-t-elle d’une voix hésitante. Allez-vous la laisser mourir ? » Achmed l’étudia un instant avant de fermer les yeux et d’ouvrir les portes de la connaissance de la voie acquise dans les entrailles de la Terre. Sa vision intérieure s’engouffra dans les rues de marbre clair, à la suite des coulées de combustible dans le trou de la digue de terre sous laquelle ils étaient passés en rampant, sur les murailles abattues et les dalles de pierre brisée qui avaient autrefois abrité la dernière colonie des membres de son espèce. Son esprit survola la porte monumentale effondrée et les fragments de son inscription, sous les tiges et les racines qui se vrillaient avec une puissance qui ne cessait de croître. La puanteur du F’dor était de plus en plus entêtante dans les rues du Loritorium, l’argile de la Terre frémissait, s’apprêtant à céder. Sa vision l’emporta dans les ruines de la caverne de l’Enfant Endormie. Il y voyait la Grand-Mère captive d’une cage de lianes sifflantes qui se dressaient pour la frapper, une jambe coincée sous une dalle de granit tombée entre les murs désormais de guingois. Sa main gauche était levée et tremblait en raison de l’effort réclamé, la droite était calée sur le bloc de pierre qui la gardait prisonnière. Des rivières de combustible délétère se déversaient sur elle et se répandaient dans la caverne. Elle était minuscule, comparée à la tige colossale qui la surplombait de façon menaçante, ses énormes rejetons dilatés par la rage, imbriqués entre les blocs de sol éclaté. Laquées de combustible, les racines grondaient et se détendaient vers la vieille gardienne qui commençait à battre des bras. À l’instant où l’horreur de cette scène s’imposait à son esprit, la Grand-Mère pivota vers lui et leurs regards se trouvèrent. Elle lui adressa une esquisse de sourire, pour la première fois depuis qu’il la connaissait, ce qui déforma son visage ridé et flétri par son grand âge et les siècles de veille. Elle hocha légèrement la tête puis, en mettant à contribution toutes les forces qui subsistaient en elle, elle se tourna de nouveau vers la plante qui menaçait de s’affranchir de son Asservissement. Achmed rejeta la colère primitive qui envahissait ses veines en présence de l’espèce qu’il haïssait tant. Il ravala la bile montée dans sa gorge serrée quand la vision s’effaça et il exerça une autre pression sur le bras de Rhapsody. « Grillez-moi tout ça ! » répéta-t-il d’une voix basse mais implacable. D’un mouvement brutal, Rhapsody se dégagea de sa prise. « Partons… » Achmed tendit avec emportement la main vers Clarion l’Étoile du Jour. « Soyez maudite ! » Une main qu’il ramena sous l’effet du choc et de la souffrance comme elle dégainait l’épée en étant aussi vive que l’éclair et que la lame roussissait sa paume en la frôlant. « N’essayez plus jamais de me prendre cette arme à moins d’être disposé à utiliser la vôtre contre moi, cria-t-elle. — Fille du Ciel ? » Tous s’immobilisèrent pour chercher dans le Loritorium le point d’origine de la voix de la Grand-Mère. Les cliquetis fricatifs, le son râpeux que Rhapsody n’avait retrouvé que dans une seule autre voix permettaient de l’identifier aisément. Ces mots avaient été prononcés au prix d’un incommensurable effort, très doucement. Ce fut Grunthor qui localisa sa source et la désigna à Rhapsody. « Là, ma chérie ! » Il lui montrait l’Enfant Endormie. Dans un état second, Rhapsody gagna l’autel de Pierre Vivante sur lequel gisait la fillette. Elle baissa le regard sur sa peau grisâtre et lisse, ses cheveux qui évoquaient des hautes herbes sous la chaleur de l’été. Elle caressa tendrement le front de l’enfant, pour retirer les grumeaux de terre tombés sur ses sourcils. Elle perçut un afflux de puissance, une vibration de la pierre de l’autel qui traversait ce corps pour se propager en picotant sur la peau de sa main et s’adresser directement à son cœur. Elle dut se ressaisir pour répondre : « Oui, Grand-Mère ? » L’effort réclamé était tel que les sourcils de l’Enfant Endormie se plissèrent. Elle garda les yeux clos, les cils humides de larmes, alors que ses lèvres articulaient les dernières paroles de la vieille femme. « Brûlez-les. » La voix de la Dhracienne s’était élevée du sol, comme si la Terre elle-même souhaitait apporter son aval à l’intermédiaire. Les sons lui étaient parvenus par l’entremise de la dalle de Pierre Vivante et la dernière Enfant de la Terre en vie. L’ironie du destin fit larmoyer Rhapsody. La Grand-Mère avait attendu toute sa vie d’entendre cette enfant exprimer une sagesse immémoriale et les seules paroles qu’elle avait prononcées étaient les siennes. Rhapsody dévisagea ses amis, qui virent son expression passer du chagrin à la détermination. « C’est d’accord, décida-t-elle. Je vais le faire. Partez d’ici. » 56 SANS DIRE UN MOT, Grunthor prit dans ses bras l’Enfant Endormie qui gisait sur l’autel de Pierre Vivante et désigna de la tête le couloir conduisant à Ylorc. Il s’engagea dans le passage et courut avec Achmed sur une brève distance. Puis il s’arrêta et pivota à angle droit en tenant toujours la fillette devant lui. Convaincu que Rhapsody pouvait le voir, il s’avança vers la paroi. Le granit devint luminescent à l’instant où il y pénétra, avant de refroidir en laissant derrière lui un boyau dans la roche. Achmed suivit le géant à l’intérieur de l’abri qu’il venait de forer sur le côté du passage. Il se pencha en arrière pour adresser un signe à Rhapsody et s’éclipsa à son tour après l’avoir vue hocher la tête. Grunthor imprima à la paroi une forte poussée et le rocher qui s’était déplacé pour créer ce renfoncement revint reprendre sa place initiale, tel un rideau liquide qui refermait ce refuge. Rhapsody fit lentement un tour complet sur elle-même, pour parcourir une dernière fois le Loritorium du regard. Dans les rues, les mares de souvenir argenté reflétaient les flammes du puits de feu et brillaient comme des torches. Elle avait fort à faire pour ne pas se laisser terrasser par le désespoir que lui inspirait la fin de ce qui avait été un beau rêve, une noble entreprise. Protection et recherche du savoir allaient être immolées sur l’autel de l’avidité et de la soif de pouvoir. Sitôt certaine que ses amis et l’enfant étaient en sécurité dans l’abri mis à leur disposition par la Terre et isolés par l’opercule de roche, elle tira Clarion et pria les étoiles invisibles situées loin au-dessus d’elle d’intervenir ainsi qu’elles le devaient. Dans cette atmosphère saturée de connaissance la lame flamboyante s’anima et rugit son appel claironnant. Un frisson parcourut en vibrant Rhapsody et la caverne où elle se tenait ; et elle eut pendant un instant l’absolue certitude que la Grand-Mère entendait ce son mélodieux et y puisait du courage. Elle ferma les yeux et se concentra, en pensant à une autre vieille femme, une guerrière qui avait décidé, seule et méconnue, de protéger le monde contre le F’dor. J’ai vécu plus longtemps que je ne le devais, en attendant qu’une gardienne vienne prendre la relève. À présent que j’ai quelqu’un à qui transmettre ma charge, je peux enfin trouver la sérénité à laquelle j’aspire depuis si longtemps. Je vais finalement rejoindre ceux que j’aime. Il n’y a pas que l’immortalité en ce monde, vois-tu, Rhapsody ? Des paroles de sagesse issues des lèvres de l’Enfant Endormie. Brûle-les. Rhapsody surmonta les nausées qui croissaient en elle. Peu importait que ce soit l’ordre de la Grand-Mère ou une nécessité. Elle serait celle qui provoquerait le trépas de la dernière Dhracienne. Elle la brûlerait vive. Il y avait en outre une autre chose, un détail se rapportant à une telle immolation qui rôdait à la périphérie d’un vague souvenir, mais elle ne pouvait se rappeler de quoi il s’agissait, comme si l’information avait été effacée. Elle secoua la tête pour clarifier ses pensées et se concentrer sur son arme. Elle sentit la puissance entrer en expansion au tréfonds de son être, renforcer sa détermination, transiter par ses mains serrées sur la poignée de Clarion l’Étoile du Jour. Le doute et la tristesse engendrés par la mort imminente de la Grand-Mère s’évaporèrent comme de la rosée sous les feux du soleil levant. Rhapsody et son épée avaient fusionné en une seule entité. C’est toi, Rhapsody ; je l’ai su sitôt que je t’ai vue. Même si tu n’avais pas été une des Trois, je crois dans mon cœur que tu étais destinée à faire cela, l’authentique Iliachenva’ar. Rhapsody regarda le puits de feu et écouta son chant. Elle avait franchi les flammes du noyau de la Terre, ce brasier qui était à l’origine de celui-ci. Ce feu ne l’avait pas brûlée, il avait filtré dans son âme pour devenir un composant de son être. Son principal élément. Il ne lui ferait aucun mal. Il était à ses ordres. Rhapsody pointa Clarion vers le puits de feu. Elle put y voir le reflet de ses yeux, des yeux verts ignés dont les nuances se fondaient dans celles de la flamme ondoyante. Brûle-les. « Vingka jai », dit-elle en mettant à contribution ses connaissances de la science des Baptistrels. Sa voix vibrante d’autorité emplit la caverne du Loritorium. Consume tout et propage-toi. Elle se concentra pour garder les yeux ouverts face à la boule de feu qui venait d’apparaître. Les flammes jaillirent de la lame de Clarion et, attisées par la colère du juste, elles formèrent un arc éblouissant entre la pointe de l’épée et la source. Quand son feu atteignit celui de la Terre, les deux fusionnèrent en un rai de clarté plus aveuglant que tout ce que Rhapsody avait déjà eu l’occasion de voir, même dans l’embrasement stellaire ayant servi à allumer le bûcher funéraire de Jo. Une union du feu et de la Terre, de l’éther des étoiles et des flammes élémentales les plus pures. Le rai igné embrasa la mèche liquide préparée par Achmed et envoya un rideau de feu crépiter dans les hauteurs du plafond voûté. Puis, en libérant un rugissement qui ébranla le sol, les flammes se propagèrent au combustible et envahirent le tunnel, les ruines de la Colonie. La sphère de feu démesurée roulait et emplissait tout l’espace, projetant chaleur liquide et lueurs aveuglantes dans la totalité des crevasses, poursuivant son expansion pour atteindre les limites de la caverne et des couloirs. Le feu se déversa sur Rhapsody et l’emplit d’une chaleur et d’une joie exquises ; et elle entendit lors de son passage le chant du feu du noyau de la Terre, un chant qu’elle avait conservé en elle depuis qu’elle l’avait entendu pour la première fois. Ce fut pour elle comme une renaissance et elle fut débarrassée de la souffrance et du chagrin qui avaient trop longtemps pesé sur ses épaules. Des sons hideux s’élevèrent des ruines de la Colonie, des hurlements d’une intensité démoniaque qui se répandaient dans le Loritorium, ébranlaient ses murs roussis. Rhapsody tint son épée plus fermement encore, se concentrant pour diriger le souffle purificateur dans les tunnels effondrés et se le représenter alors qu’il consumait l’enchevêtrement de racines et le réduisait à néant. « Cerant ori sylviat », ordonna-t-elle. Brûle jusqu’à ce que tout soit consumé. Le rugissement des flammes s’amplifia dans le lointain, et les gémissements du serpent-liane gigantesque faillirent lui rompre les tympans. Sur un concert de flammes, Rhapsody débuta le Chant du Passage des Lirins, un hymne funèbre destiné à la Grand-Mère. Bien qu’elle eût passé toute sa vie sous terre, la Matriarche dhracienne descendait elle aussi des Kiths, la race du vent. Le vent qui emporterait peut-être ses cendres pour leur permettre de danser librement au-dessus du monde, un lieu qu’elle n’avait jamais vu des hauteurs. Le chant fendait la cacophonie et se fondait harmonieusement dans les tourbillons ignés. Puis les flammes se réduisirent et moururent, emportant avec elles le peu d’air qui subsistait dans la caverne. Un silence hanté d’échos gronda d’un bout à l’autre du Loritorium, avant de se réduire à un sifflement menaçant. Rhapsody tomba à genoux et hoqueta pour reprendre son souffle au milieu de la nappe de fumée. Celle qui guérit tue aussi. L’énormité de ce qu’elle venait de faire subir à la Grand-Mère la terrassa et, prise de nausées, elle vomit. Grunthor et Achmed couvrirent tant leurs yeux que leur crâne et abritèrent l’Enfant Endormie pendant que le retour de flamme remontait le tunnel en grondant et passait devant leur abri. La chaleur irradiée par la paroi de roche roussit leurs vêtements. Ils échangèrent un regard. Achmed manqua sourire de la frayeur évidente du géant. « Va-t-elle bien ? » Grunthor le confirma de la tête. Ils attendirent le retour du silence, qu’aucun son ne vint alors troubler. « Restons ici, elle ne tardera guère. — Comment pouvez-vous le savoir ? » Achmed s’adossa à la paroi rocheuse. « J’ai appris quelques-uns de ses tours. Quoi qu’on puisse croire ou espérer, cela se produit miraculeusement. En ce qui la concerne, à tout le moins. Ça a marché pour la ramener à la vie. Ça marchera encore. » Grunthor acquiesça en hésitant avant de reporter son attention sur l’Enfant de la Terre qu’il tenait toujours dans ses bras. Elle dormait paisiblement, pour la première fois, si profondément qu’elle ne semblait plus respirer. Il la regardait inhaler et exhaler imperceptiblement, comme fasciné par cette vision. Ils avaient partagé le même corps pendant un bref instant et cette expérience lui avait apporté la compréhension de nombreux secrets de la Terre, même s’il n’aurait pu en expliquer un seul. Avoir senti en lui les battements du cœur du monde, une vibration qui surpassait toute autre chose et dont la disparition le laissait désemparé, avait eu un caractère quasi sacré. Il s’intéressa au visage de la fillette qu’il pouvait voir malgré l’obscurité profonde, des traits taillés à la serpe et privés comme les siens de finesse, tout en étant bizarrement beaux et réguliers. Il savait que les larmes boueuses qui coulaient en silence sur ses joues polies étaient pour la Grand-Mère, qu’elle la veillait en silence. Il n’ignorait plus le sens de ce que la Matriarche avait voulu dire en déclarant connaître le cœur de l’enfant. Peut-être même partageait-il lui aussi ce savoir, désormais. Ce fut seulement quand Achmed s’agita avec nervosité et se pencha vers les roches qui condamnaient l’entrée de leur refuge qu’il prit conscience de la durée de l’absence de Rhapsody. Le roi colla l’oreille à la paroi. « Quelque chose ? » lui demanda Grunthor lorsqu’il se recula. Achmed secoua négativement la tête. « Et toi, perçois-tu sa présence ? » Grunthor se concentra. « Non. Tout est brouillé, comme si le sol était encore sous le choc. Je ne peux rien affirmer. » Achmed se leva en tremblant. « Il est possible que je ne puisse pas entendre son cœur pour la même raison. » De l’angoisse se lisait dans les yeux du géant. « Nous allons lui laisser encore un instant puis, si elle ne s’est toujours pas manifestée, nous partirons à sa recherche. » Il se colla une fois de plus à la pierre, pour écouter les sons qui s’élevaient au-delà… sans en capter un seul. « Rhapsody ! » Un cri inutile qui revint sous forme d’écho et fut absorbé par la terre. Il se tourna vers Grunthor, les yeux brillants. « Ouvre », lui ordonna-t-il sèchement en désignant la barrière minérale. Le géant modifia prudemment sa prise sur l’Enfant de la Terre pour libérer une main et la tendre à l’intérieur du mur. Un bloc important bascula devant lui. Comme si elle réagissait à son initiative, Rhapsody les appela à cet instant. « Grunthor ! Achmed ! Êtes-vous indemnes ? » Le géant se dressa et s’avança dans la pierre pour y dégager un chemin. Arrivé dans l’autre passage, un sourire las égaya son visage. « Eh bien, on peut dire que Vot’ Seigneurie a pris son temps ! On s’est fait un sang d’encre ! » Rhapsody tendit la main à Achmed pour le tirer hors du refuge. « Vous pouvez bien parler ! rétorqua-t-elle. Je vous ai longtemps cru dans la Colonie, enfoui sous un amas de rochers. » Elle cessa de sourire lorsqu’elle le vit sortir du trou avec l’Enfant Endormie dans les bras. « Je dois admettre que j’ai bien cru que tout était perdu, quand je l’ai vue marcher. Qu’avez-vous fait, fusionné avec elle comme avec la pierre ? — Ouaip ! De quoi est-ce qu’elle est constituée, d’après vous ? répondit simplement Grunthor. J’me sentais pas capable de l’emporter loin du danger dans un bazar pareil, alors j’ai opté pour la solution de facilité. » Achmed désigna l’entrée de la Colonie. « Venez… » Le silence absolu qui régnait dans l’immense tunnel n’était interrompu que par les craquements et crépitements occasionnels des cendres qui noircissaient les parois et le sol. Autour et au-dessus d’eux, là où la plante démoniaque avait défoncé la caverne, ne subsistaient que des fragments calcinés de la racine et des ruines labyrinthiques du tunnel qu’elle avait foré pour arriver jusqu’à eux. Achmed se pencha au-dessus de ce qui avait été l’arche surplombant le catafalque de l’Enfant Endormie et passa ses doigts sur les lettres désormais brisées de l’inscription qui y avait figuré. Elle avait autrefois mis en garde un monde qui ne l’avait jamais lue contre les dangers guettant ceux qui troubleraient le repos de la dormeuse. À présent, ces mots jonchaient le sol, privés de sens par leur éparpillement. La main de Rhapsody se posa sur son épaule. « Est-ce que ça va ? » Il hocha distraitement la tête. Il y avait ici, quelque part, les cendres de la Grand-Mère, inextricablement mêlées à celles de la liane démoniaque, aussi inséparables que les destins entrecroisés du Dhracien et du F’dor. Penser qu’il en irait toujours ainsi quand viendrait la fin des Temps l’attristait. Il essuya la terre qui maculait ses mains et baissa les yeux sur le tunnel tortueux suivi par la racine. « Il se poursuit jusqu’à la Maison du Souvenir, à deux cents lieues d’ici ou plus, fit-il en scrutant les ténèbres. C’est ennuyeux. Il s’agit d’une voie d’accès pour le F’dor et elle nous rend vulnérables. — Pas pour longtemps », déclara gaiement Grunthor. Il rapprocha l’Enfant Endormie de sa poitrine et ferma les yeux en percevant le sang de la vie de la Terre à proximité de son cœur. Il tendit la main et l’appliqua sur la paroi. Rhapsody et Achmed reculèrent d’un bond quand le tunnel se dilata puis s’effondra, comblant la trouée monstrueuse attribuable à la liane. La Terre se réappropria cet espace d’un haussement d’épaules et referma le boyau par lequel le F’dor avait pénétré dans la montagne. Rhapsody regarda les hauteurs. Malgré les déplacements d’énormes quantités de terre, seul un léger voile de poussière tomba sur eux. Elle s’intéressa de nouveau à Grunthor. Devenu translucide, il irradiait le halo qu’elle avait déjà eu l’occasion de voir lorsqu’ils suivaient en rampant l’Axis Mundi. L’Enfant de la Terre, pensa-t-elle avec affection. Quand sa luminescence décrut, Grunthor écarta la main de la paroi puis se tourna pour annoncer : « C’est fermé. — Jusqu’en Navarne ? » Achmed semblait en douter. « Ouaip ! — Comment as-tu fait ? » Le sergent bolg sourit à l’enfant qu’il tenait dans ses bras. « On m’a aidé, m’sieur. » Une fois la caverne scellée, les Trois repartirent vers le Loritorium. Rhapsody caressa avec tendresse le front de l’Enfant Endormie qui soupira dans son sommeil. « Qu’allez-vous faire d’elle, Achmed ? — La protéger. — C’est évident. Je me demandais où… » Le roi firbolg regarda autour de lui les ruines du Loritorium, les sculptures admirables craquelées et mutilées, les magnifiques fresques et mosaïques noircies par la suie, les mares de souvenirs évaporées. « Ici. J’ai tout d’abord envisagé de la ramener dans le Chaudron pour faciliter sa surveillance, mais ce serait pour elle bien trop perturbateur. » C’est vraiment le lieu idéal. Il est assez profondément enfoui pour que les Bolgs ne troublent pas son repos. Elle pourra dormir sur l’autel de Pierre Vivante ; elle a semblé y jouir d’un sommeil paisible. » Rhapsody opina. « Peut-être y trouvera-t-elle du réconfort. — C’est possible. Nous devrons refermer le tunnel que nous avons ouvert pour descendre et protéger les lieux par d’autres pièges. Il y a suffisamment de combustible dans ce puits pour façonner un volcan personnel, si nécessaire. Puis, lorsqu’il aura recouvré ses forces, Grunthor rouvrira un unique passage reliant le Loritorium à mes appartements. Si le F’dor tente autre chose contre elle, je veux l’obliger à m’affronter au préalable. Ce sera un véritable cauchemar au niveau de la conception, mais je nous crois capables de résoudre tous les problèmes. » Rhapsody acquiesça pendant que le géant déposait l’enfant sur l’autel. « Il recommencera, vous le savez. — Évidemment. Mais je doute qu’il utilise les mêmes méthodes. Il lève une armée pour attaquer les Terres des Bolgs. Je ne sais trop comment il compte opérer, mais je suis certain que c’est ce qu’il fera. Voilà pourquoi il a pris Ashe pour cible, car il est le descendant des diverses lignées royales cymriennes tout autant que le fils de l’Invocateur. Il aurait pu revendiquer le trône de Roland, et Manosse se serait rallié à lui, comme tous les Cymriens des Premières Générations non inféodés à qui que ce soit. Anborn, par exemple. — Ceux de Tyrian également, surenchérit Rhapsody. Sa mère était une Lirin. » Les propos qu’Oelendra avait tenus devant le feu rugissant lui revinrent à l’esprit. Si le F’dor a pu le lier pour imposer ses volontés au dragon, je frémis en pensant à la façon dont il aurait utilisé ce pouvoir pour contrôler les éléments eux-mêmes. « Le monde entier doit se féliciter qu’il ait réussi à s’enfuir. » Achmed regarda les ruines qui le cernaient. « L’armée d’Ashe aurait probablement été capable de réaliser ce que celle d’Anwyn n’a pu faire… prendre la montagne. Il aurait été l’hôte idéal, pour le F’dor, mais il lui a échappé puis est resté introuvable pendant vingt ans. À présent qu’il le sait en vie, le F’dor fera tout son possible pour mettre la main sur lui. — C’est son problème, déclara Rhapsody avec détermination. Nous lui avons fourni les outils nécessaires à sa survie. Il s’est réapproprié son âme, il a recouvré son intégrité et il ne souffre plus. Il pourra continuer de se dissimuler, si besoin est. Il l’a fait pendant vingt ans. Il saura s’en tirer. » Un sourire narquois gauchit la bouche d’Achmed. « Je ne saurais dire à quel point vous entendre parler ainsi me réchauffe le cœur. Dois-je en conclure que vos rendez-vous galants appartiennent au passé ? — Oui, répondit-elle en détournant les yeux. — Quels sont vos projets, en ce cas ? » Elle se redressa et Achmed fut frappé par son allure martiale. « Tout d’abord, je veux m’assurer qu’Ylorc n’est pas laissé à l’abandon, et vous apporter – à vous et à Grunthor – toute l’aide dont vous aurez besoin pour isoler le Loritorium et placer l’Enfant de la Terre en lieu sûr. Après quoi je m’accorderai un jour pour faire le deuil de Jo, chanter des hymnes funèbres et des lamentations pour tout ce que nous avons perdu. » Achmed opina en remarquant que le regard de Rhapsody n’avait pas vacillé lorsqu’elle s’était référée à sa sœur et à la Grand-Mère. « Après quoi, si vous estimez que les Terres des Bolgs peuvent se passer momentanément de vous, je solliciterai votre assistance pour rechercher les divers enfants du F’dor. — Seulement si vous avez l’intention de les éliminer, déclara Achmed sur un ton de mise en garde. Néanmoins, et compte tenu de l’incompréhensible tendresse que vous inspirent toutes les créatures en bas âge, je vous vois mal mener à bien une telle entreprise. — Je n’ai pas l’intention de les éliminer si ce n’est pas une nécessité, ce que je ferai autrement sans la moindre hésitation. La situation est la même que pour Ashe. Il s’agit d’individus dont l’âme est humaine même s’ils ont du sang de démon dans les veines. Il est possible de les aider. Ils en ont grand besoin. — Comment avoir la certitude que ce ne sont pas de petits monstres identiques au Rakshas ? » s’enquit-il avec irritation. Il n’appréciait guère le tour que prenait cette conversation. « Leurs mères étaient humaines, et l’âme d’Ashe était toujours présente dans le Rakshas. Le fait qu’un des parents ait une âme transmet cette dernière à sa progéniture. Ce ne sont pas des monstres, Achmed, pas plus que les Bolgs. Ce sont des enfants, des enfants dont le sang est impur. Si nous réussissons à le purifier, au moins échapperont-ils à la damnation éternelle. — Le risque n’en vaut pas la chandelle ! s’emporta-t-il. Chacun d’eux peut déjà être lié au F’dor. Nous devons affronter ce dernier selon nos conditions et non les siennes. » Le sourire que lui adressa Rhapsody était glacial. « Absolument. Votre capacité à flairer le sang de l’ancien monde m’aidera à les localiser. S’il est possible d’extirper le composant démoniaque de leurs fluides vitaux, je vous le remettrai. Vous disposerez alors d’échantillons du sang du F’dor, une piste bien nette à flairer. » Elle s’intéressa à Grunthor qui tendait l’oreille. « Nous pourrons enfin le trouver. Il nous en a donné le moyen. » Le sang sera le moyen. Le roi et le sergent échangèrent un regard, puis Achmed se tourna vers elle. « Entendu, dit-il finalement. Mais ne vous méprenez pas, Rhapsody. Si un des rejetons du démon représente la moindre menace pour l’un d’entre nous, je lui trancherai la gorge sans lui laisser le temps de dire ouf, et je le réexpédierai dans les royaumes de son père. La question ne sera pas ouverte à discussion et il n’y aura aucune exception. Vous pliez-vous à cette condition ? » Rhapsody hocha la tête. « Elle me semble acceptable. » 57 HUIT JOURS S’ÉCOULÈRENT avant que les Trois n’émergent des ténèbres de la crevasse qui avait abrité l’entrée du Loritorium. Il avait fallu près d’une semaine à Grunthor pour reconstituer ses forces après avoir condamné la totalité des passages et le tunnel qu’il avait lui-même foré. Sans l’aide de l’Enfant de la Terre, cette tâche s’était révélée difficile et elle avait prélevé sur lui un lourd tribut, même si cela avait été moins pénible qu’abandonner ensuite la fillette dans les ténèbres du sépulcre, dissimulée à tous sauf au Temps. Des adieux tout aussi éprouvants. Rhapsody déposa un baiser sur le front de l’enfant pendant que Grunthor la couvrait soigneusement de son pardessus pour remplacer la douce couverture de fils d’araignée dans laquelle la Grand-Mère l’avait toujours bordée. Achmed éteignit les réverbères, ne laissant que les lueurs papillotantes du puits de feu éclairer faiblement le Loritorium, un centre dédié au savoir devenu une simple caverne obscure ayant pour seule utilité d’abriter l’Enfant Endormie. En l’abandonnant à son repos, Rhapsody lui murmura une dernière berceuse avant de suivre ses amis sous la voûte effondrée des royaumes inférieurs. Là où la blancheur luit Et où tombe la nuit, Le monde attend aussi Que tu sois endormie. Dans les châteaux de glace Une promesse à sa place, Songe dans ta misère À l’Enfant de la Terre. Avant de condamner les ruines calcinées du réseau de tunnels qui avaient autrefois constitué la Colonie, ils se réunirent une dernière fois à l’intérieur du cercle du Cantique. Rhapsody interpréta un chant funèbre pour les Dhraciens morts tant de siècles plus tôt, au cours du génocide de la Dernière Nuit, et un autre pour la femme qui avait depuis lors assuré une veille solitaire afin de protéger l’Enfant de la Terre en attendant leur arrivée. Pendant qu’elle chantait, le sous-sol se fit silencieux, comme s’il reconnaissait enfin la mort des Zhereditcks, les Enfants du Vent, et de la civilisation qu’ils avaient façonnée pour éloigner tout risque de destruction de la Terre. Une fois les lamentations terminées, Rhapsody et Grunthor retraversèrent le pont croulant, laissant Achmed seul à l’intérieur du cercle. Il se dressait au milieu des runes gravées sur le sol, des symboles effacés par l’écoulement du temps, pour regarder le pendule effectuer ses allers et retours incessants dans les ténèbres. La Terre dit que c’était votre mort, m’sieur. Que vous n’en savez encore rien, mais que ça viendra. C’était chose faite. De retour dans le Chaudron, Rhapsody réclama des nouvelles de ses petits-enfants firbolgs avant d’aller rejoindre Achmed et Grunthor dans la Grande Salle pour écouter ce que les accompagnateurs de la caravane postale hebdomadaire avaient à leur dire. Les responsables du convoi avaient sollicité une audience pour retransmettre un rapport reçu par messager ailé en venant de Roland. Une double secousse sismique, un grand dégagement de chaleur suivi par des tremblements de terre avaient ébranlé tout le continent, des Dents au centre de Navarne, annoncèrent les gardes surexcités. Rhapsody jeta un regard oblique à Grunthor, qui restait au garde-à-vous sans ciller. Les conséquences de l’explosion du combustible et de la condamnation des passages ouverts par la plante démoniaque le laissaient apparemment de marbre. Ils ne déploraient aucune perte, ni dommages véritables, à une exception près. Rhapsody fut profondément peinée d’apprendre que le foyer du séisme était la Maison du Souvenir qui avait été consumée par les flammes et réduite en cendres, en même temps qu’une partie importante de la forêt contaminée qui l’entourait. La seule consolation était l’information selon laquelle l’arbre dressé dans sa cour, le jeune Sagia apporté par les Cymriens de leur pays d’origine tant de siècles plus tôt, avait été miraculeusement épargné. Rhapsody espérait sans le dire qu’il se développerait, à présent qu’il n’était plus parasité par la racine infernale. Après le départ des messagers, elle grimpa dans les ombres du crépuscule vers l’immensité de la lande, le lieu qui avait été témoin de tant d’espoir et de désespoir. Elle s’assit dans les hautes herbes, desséchées et blanchies par le gel, l’épée en travers des genoux, pour étudier les étoiles qui apparaissaient l’une après l’autre au firmament. Le ciel hivernal était froid et limpide comme une cloche de cristal, passant de bleu céruléen à son zénith aux noirceurs de l’encre de la nuit sur l’horizon. Flottant au-dessus des pics les plus orientaux des Dents, elle vit poindre Prylla, l’étoile dont les Lirins avaient attribué le nom à la Fille du Vent des terres boisées. C’était l’astre qui avait embrasé le bûcher de Jo, le jalon de l’amour perdu. Elle scintillait dans l’air pur et Rhapsody l’observa en écoutant son chant, les yeux secs. Ne t’afflige pas, semblait-elle murmurer. L’amour n’a pas été perdu mais retrouvé. Elle interpréta les chants des vêpres, en laissant la brise qui sifflait sur les montagnes et dans les plaines vallonnées emporter au loin les derniers vestiges de sa tristesse. Les composants des races qui avaient donné naissance aux Lirins, l’éther des étoiles et le vent chuchotant, tout l’illuminait, l’enveloppait, purifiait son esprit et ravivait le feu qui couvait en elle. Elle était indemne. Elle était forte, prête à affronter tout ce que lui réservait l’Avenir. Elle était l’Iliachenva’ar. Loin de là, dans les ruines de la Maison du Souvenir, au pied du jeune arbre, une silhouette encapuchonnée faisait également face au vent. L’homme leva les yeux sur sa ramure, impressionné par ce qu’il y voyait. Là, au milieu des cendres encore fumantes qui se fondaient dans la brume s’élevant de son manteau, l’arbre était en pleine floraison, des fleurs aux couleurs vives magnifiques qui paraient ses branches même en plein cœur de l’hiver. D’une petite harpe nichée dans ses frondaisons s’élevaient les notes d’un rondeau enlevé. Remerciements Avec ma reconnaissance affectueuse au meilleur éditeur du monde connu, Jim Minz, ainsi qu’à Jynne Dilling et à toute la merveilleuse équipe de chez Tor. Mes remerciements particuliers à Tom Doherty et à son oreille de mélomane averti. Merci à ma famille et à mes amis, pour ne pas m’avoir attachée au bout d’une corde et balancée dans les Chutes du Niagara avant le point final, et pour leur amour et leur soutien infinis. Avec mon humble reconnaissance à Anu Garg, chanteur au lexique personnel impressionnant, qui cherche à partager son amour de la langue à travers son merveilleux site Internet, www.wordsmith.org. Merci pour les mots parfaits qu’il a fournis, par une providence heureuse. Toute ma gratitude à Richard Curtis et à Amy Meo, pour m’avoir permis de les observer alors qu’ils façonnaient l’avenir. Et à feu Mario Puzo. Table des matières 28 29 30 31 32 33 34 35 36 37 38 39 40 41 42 43 44 45 46 47 48 49 50 51 52 53 54 55 56 57 Remerciements