ELIZABETH HAYDON Prophecy Première partie *** La symphonie des siècles, II roman Traduit de l’américain par Marie de Prémonville Pygmalion Aux pacificateurs et aux négociateurs Aux chasseurs de cauchemars et aux embrasseurs de genoux écorchés, À ceux qui ont bâti la civilisation du monde Un enfant à la fois Aux créateurs d’héritage, aux auteurs d’histoires, À ceux qui honorent le Passé en modelant l’Avenir, À ceux pour qui être parents est une vocation, Plus particulièrement à ceux que je connais intimement, Avec mon amour le plus profond Prophétie des Trois Les Trois viendront, partis tôt arrivés tard, Les âges de la vie de tous les hommes : Enfant du Sang, Enfant de la Terre, Enfant du Ciel. Chaque homme, façonné de sang et né dans le sang, Parcourt la Terre et se nourrit d’elle, Tendu vers le Ciel qui l’abrite, Il n’y monte qu’en ces derniers instants, se fond dans les étoiles. Le sang offre la renaissance, la Terre apporte l’abondance ; Le Ciel donne les rêves dans la vie – l’éternité dans la mort. Ainsi seront les Trois, chacun l’un pour l’autre. Prophétie de l’hôte indésirable Parmi les derniers partis, parmi les premiers arrivés, Indésirables à la recherche d’une terre accueillante. La puissance que les premiers gagnèrent, Les derniers la perdirent. Des hôtes l’élèveront, inconscients, Comme l’invité accueilli par les sourires Qui empoisonne en secret le garde-manger Jalousement gardé de son propre pouvoir. Jamais cet hôte n’a ou ne devra engendrer d’enfants, Pourtant toujours il cherche à donner naissance. Prophétie de l’Enfant Endormi L’Enfant Endormi, des trois le dernier né, Vit dans les rêves, bien que la Mort soit venue Écrire son nom au plus profond de son cœur déchu Et que personne encore n’ait songé à le pleurer. La deuxième, qui gît dans le sommeil profond, Entre un ciel d’eau et les sables inconstants, Attend, les mains croisées, patiemment, Le jour où elle se dressera de ces fonds. Quant à l’aîné, qui repose aux confins De la crypte à jamais silencieuse de la Terre, Il n’est pas encore là, mais sa naissance amère Signera du Temps même la fin. Prophétie du dernier gardien Au milieu d’un Cercle de Quatre se tiendra un Cercle de Trois, Tous Enfants du Vent, et pourtant aucun, Le chasseur, l’indéfectible, le guérisseur, Rassemblés par la peur, liés par l’amour, Pour débusquer celui qui se cache du Vent. Écoute, ô gardien, et regarde ton destin : Le chasseur montera aussi la garde, L’indéfectible aussi abandonnera, Le guérisseur aussi tuera, Pour débusquer celui qui se cache du Vent. Écoute, ô dernier de ton espèce, écoute le Vent : Le Vent du passé qui salue son foyer, Le Vent de la Terre qui met en sûreté, Le Vent des étoiles qui porte le chant maternel chéri, Qui cache l’Enfant du Vent. Des lèvres de l’Enfant Endormi jailliront les mots de toute sagesse Prends garde au Somnambule Car le sang sera la clef Pour débusquer celui qui se cache du Vent. INTERMEZZO Meridion MERIDION ÉTAIT ASSIS DANS L’OMBRE, perdu dans ses pensées. Le tableau de bord de l’Éditeur de Temps était sombre, lui aussi ; la grande machine demeurait silencieuse et les filaments miroitants de film diaphane pendaient inertes sur leurs bobines, dont chacune portait une étiquette Passé ou Avenir. Le présent, quant à lui, flottait évanescent sous la lampe de l’Éditeur, telle une brume argentée suspendue dans l’air, une ombre changeante dans la semi-obscurité. Un fil très ancien reposait sur les genoux de Meridion, un éclat de magie issu du passé. C’était là un fragment d’une valeur inestimable, et dont l’une des extrémités avait été brûlée et brisée au point d’en être irrécupérable. Meridion le souleva avec précaution et le fit tourner entre ses mains en soupirant. Le Temps était une chose fragile, surtout lorsqu’on le manipulait par des moyens mécaniques. Il avait essayé de se montrer le plus doux possible avec le film desséché, mais ce dernier s’était craquelé et enflammé sous la pression des rouages de l’Éditeur de Temps, aussi l’image que Meridion devait absolument voir était-elle partie en fumée. À présent il était trop tard ; cet instant avait disparu à tout jamais, ainsi que les informations qu’il renfermait. L’identité du démon qu’il recherchait demeurerait cachée. Impossible de revenir en arrière, du moins pas dans cette direction. Meridion se frotta les yeux et se recula contre l’aurelay translucide, ce champ d’énergie rayonnante associé à son essence de vie, qu’il avait pour l’heure façonné en forme de siège pour reposer la tête à l’intérieur de son aura bourdonnante. La mélodie qui l’entourait de ses picotements avait quelque chose de régénérant, elle lui éclaircissait les pensées et l’aidait à se concentrer. C’était sa chanson baptistrale, l’air inné de sa propre vie. Une vibration unique, sans équivalent dans le monde entier, attachée à son nom véritable. Le démon qu’il recherchait possédait un grand pouvoir sur les noms, lui aussi. Meridion était retourné lui-même dans le Passé pour le retrouver, inventer un moyen de détourner le sillage de dévastation qu’il avait patiemment creusé dans le Temps, mais le démon lui avait échappé. Les F’dors étaient les maîtres du mensonge, les pères de la tromperie. Ils n’avaient pas de forme corporelle et préféraient s’attacher à des hôtes innocents pour vivre à travers eux et les manipuler à l’envi, avant de parasiter une proie plus puissante, dès que l’occasion s’en présentait. Même de loin, depuis sa position avantageuse dans l’Avenir, Meridion n’avait aucun moyen de les voir. C’est pour cette raison qu’il avait manipulé le Temps, qu’il avait découpé et déplacé des strates du Passé, pour placer une Baptistrelle au potentiel hors du commun en présence de ceux qui sauraient l’aider dans sa tâche – débusquer et détruire ce démon. Il avait l’espoir que ces trois-là sauraient accomplir cet exploit de leur côté du Temps, avant qu’il soit trop tard pour empêcher l’exécution du plan que le démon avait fomenté, cette dévastation qui était en train de tout consumer sur la face de la Terre. Mais c’était là un stratagème périlleux. Permettre à des vies de se croiser n’offrait aucune garantie de résultat. Meridion avait déjà pu constater les conséquences malheureuses de ses actes. Le déroulement des filins temporels avait mis l’Éditeur de Temps en surchauffe, et il avait vu les fragments de film se déchirer et virevolter au-dessus de la machine, à mesure que le Passé se détruisait pour céder la place au renouveau. Le film du Temps calciné dégageait une puanteur âcre et fétide, cautérisant les narines et les poumons de Meridion, le laissant tout tremblant à la simple perspective des dégâts qu’il pourrait faire par inadvertance dans l’Avenir, en interférant dans le Passé. Mais il était trop tard, à présent. Meridion agita la main au-dessus du panneau de contrôle de l’Éditeur de Temps. L’énorme machine se ranima dans un rugissement et les objectifs complexes s’illuminèrent à la lumière féroce de cette source d’énergie qui grondait en son cœur. Un rayonnement rougeoyant se répandit sur les hauts carreaux vitrés qui composaient les murs de la pièce circulaire et s’éleva vers le plafond clair. Les étoiles scintillantes, qu’on voyait encore de tous les angles au-dessus et au-dessous de lui dans la pénombre quelques secondes plus tôt disparurent dans le brasier aveuglant. Meridion tendit le fragment brisé de film vers la lumière. Les images s’y trouvaient toujours, mais difficiles à discerner. Il distinguait la petite femme mince à sa chevelure dorée et étincelante qui attrapait les rayons du soleil, et qu’elle retenait par un ruban noir. Elle se tenait debout dans l’aube naissante, dans ce vaste panorama de montagnes où il les avait tous deux aperçus pour la dernière fois. Meridion souffla doucement sur le fil magique pour en chasser la poussière et sourit en voyant la jeune femme resserrer autour d’elle les pans de sa cape. Elle contemplait l’étendue de la vallée toute piquetée de gelée blanche dans la luminosité inégale de l’aurore. Il eut plus de difficultés à trouver son compagnon de route. Si Meridion n’avait pas su qu’il était là avant d’examiner le film, il ne l’aurait jamais vu, caché dans les ombres. Il lui fallut un long moment pour localiser la silhouette encapuchonnée de l’homme. Une légère brume vaporeuse s’élevait de sa cape pour venir se mêler dans la lumière du soleil à la rosée matinale. Comme Meridion le soupçonnait, le film magique avait brûlé exactement au mauvais moment, réduisant à néant les chances de la Baptistrelle de croiser l’ambassadeur du F’dor avant qu’il ou elle atteigne Ylorc. Meridion avait observé à travers les yeux de la jeune femme, guettant l’instant où elle apercevrait le messager, comme l’avait conseillé la Prophétesse. Il avait pu distinguer au loin une fine ligne noire ; il devait s’agir de la caravane des ambassadeurs. La Barde l’avait déjà vue. L’occasion s’était présentée, et il l’avait manquée. Il éteignit une nouvelle fois la lumière de l’Éditeur de Temps et resta assis dans la sphère assombrie de la pièce pour réfléchir, suspendu dans son globe de verre parmi les étoiles qui l’environnaient de toute part. Il devait exister une autre fenêtre, un autre moyen de retourner dans les yeux de la jeune femme. Meridion contempla la paroi vitrée infinie et, à travers, la Terre en contrebas, à des kilomètres de là. Une coulée de feu noir rampait lentement à la surface du monde, flétrissant les continents sur son passage. Elle ne dégageait aucune fumée dans cette atmosphère sans vie. À l’horizon pointait une lueur nouvelle. Bientôt les différents brasiers se rencontreraient et consumeraient le peu qu’il resterait. Il fallut à Meridion toute sa force pour résister à la tentation de hurler. Même dans ses cauchemars les plus sombres, jamais il n’aurait imaginé pire tableau. Dans ses cauchemars les plus sombres. L’homme se redressa à cette pensée. La Baptistrelle était presciente, elle voyait le Passé et l’Avenir en rêve, parfois encore elle déchiffrait les vibrations laissées par les événements comme des empreintes dans l’air, ou attachées à un objet précis. Les rêves émettaient une énergie vibratoire ; s’il pouvait retrouver la trace de l’un d’eux, comme cette poussière en suspens dans la lumière d’une fin d’après-midi, il serait en mesure de remonter la piste jusqu’à elle, pour s’arrimer de nouveau à son regard, dans le Passé. Meridion scruta la bobine qui avait retenu la pellicule friable épissée par ses soins, et qui pendait mollement au pignon principal de l’Éditeur. Il s’empara de la bobine ancienne et en déroula le film, puis glissa avec précaution le bord brisé sous l’objectif de l’Éditeur de Temps. Enfin il ajusta l’oculaire et commença son observation. La faible luminosité l’empêcha d’abord de distinguer quoi que ce soit dans l’image. Mais au bout de quelques instants il aperçut un éclat doré quand la Baptistrelle se retourna dans son sommeil en soupirant, dans la pénombre de sa chambre. Meridion ne put s’empêcher de sourire. Il avait récupéré l’empreinte de la nuit qui avait précédé le départ d’Ashe et de Rhapsody pour leur long périple. Il ne doutait pas qu’alors elle se trouvait aux prises avec ses démons nocturnes. Après réflexion, il choisit deux instruments en argent, une sorte de petit râteau très pointu et un minuscule tamis soudé à une longue poignée étroite. Le maillage du tamis miniature était assez serré pour retenir la moindre particule de poussière. Avec le plus grand soin, Meridion souffla sur le segment et guetta une réaction dans l’oculaire. Rien ne se produisit. Il réitéra l’opération, et cette fois-ci une minuscule étincelle blanche s’éleva du fil, trop infime pour qu’il la décèle sans loupe, même avec ses yeux extraordinairement sensibles. Avec dextérité, Meridion saisit la particule avec le petit râteau et la déposa dans le tamis. Puis, écarquillant les yeux avec intensité, il attendit que la lampe de l’Éditeur de Temps vienne éclairer la membrane translucide. Il tourna la tête et souffla. Il venait de capturer un fil de rêve. Toujours avec précaution, il déroula un peu plus le film, jusqu’à obtenir assez de longueur pour le placer sous la lentille la plus puissante. Sans détourner une seconde le regard, il agita la main en direction d’un des coffres flottant au-dessus de l’Éditeur. Les portes s’en ouvrirent et une minuscule fiole de liquide huileux glissa jusqu’au bord de la tablette en bois, bondit dans l’air et se mit à redescendre doucement en oscillant, pour venir se poser sur le disque prismatique miroitant en suspension près de lui. Les yeux rivés au fil de peur qu’il lui échappe, Meridion fit sauter le bouchon de la fiole d’une main, et dégagea prestement le compte-gouttes. Puis il l’inclina au-dessus du film et appuya sur le renflement de la bouteille. Sous la lentille, la plaque de verre fut soudain parcourue de volutes d’un jaune rosé, qui se dissipèrent tout aussi subitement. Meridion tendit le bras et fit pivoter l’écran vers le mur. Il lui faudrait un moment pour retrouver ses marques, mais c’était toujours ainsi lorsqu’il explorait les rêves d’autrui. Cauchemars RHAPSODY NE DORMIT PAS BIEN, cette dernière nuit avant de s’en remettre totalement à un homme qu’elle connaissait à peine, un homme dont elle n’avait jamais vu le visage. Ayant reçu le don de prescience, cette faculté de percevoir des visions du Passé et de l’Avenir, elle s’était accoutumée aux nuits agitées et aux rêves terrifiants mais, dans le cas présent, c’était quelque peu différent. Elle resta éveillée la plus grande partie de cette longue nuit de torture, à combattre les doutes entêtants qu’elle ne pouvait interpréter autrement que comme des avertissements, non pas le fruit d’une perspicacité particulière, mais du bon sens le plus élémentaire. Au matin, elle n’était plus du tout sûre du bien-fondé de sa décision de se lancer sur la route avec lui, loin de la protection inconditionnelle de ses étranges et formidables amis. Dans le petit âtre mal ventilé, les braises se consumaient en silence tandis que Rhapsody se tournait et se retournait, ni endormie, ni vraiment réveillée. Les flammes muettes projetaient de grands voiles de lumière pulsatile sur les murs et le plafond de sa minuscule cellule sans fenêtre creusée au cœur de la montagne. En devenant roi des Firbolgs à Ylorc, Achmed avait renommé le siège de sa cour, désormais appelé le Chaudron, mais cette nuit les lieux rappelaient davantage le Monde Souterrain. Achmed n’avait pas caché sa désapprobation en apprenant que Rhapsody projetait de quitter la montagne en compagnie d’Ashe. Dès l’instant où ils s’étaient croisés dans les rues de Bethe Corbair, les deux hommes avaient exhalé une méfiance réciproque qu’il était impossible de ne pas remarquer. La tension était si palpable dans l’air que Rhapsody avait senti son cuir chevelu bourdonner sous l’effet de l’électricité statique négative. Mais la confiance n’était pas un état naturel chez Achmed. Hormis envers elle et Grunthor, son géant de sergent-major et ami de toujours, il n’en avait jamais fait preuve à l’égard de quiconque. Ashe quant à lui paraissait agréable et inoffensif. Il avait souhaité rendre visite à Rhapsody et à ses amis, à Ylorc, leur foyer menaçant au cœur de la montagne. Côtoyer des Firbolgs dans leur repaire, ces êtres primitifs et parfois brutaux que la plupart des humains craignaient comme des monstres, n’avait pas semblé le mettre mal à l’aise. Ashe n’avait montré aucun préjugé de cet ordre. Il avait dîné de bonne grâce à la même table que les chefs bolgs pourtant hauts en couleur, sans s’offusquer le moins du monde de leurs manières grossières et en ignorant leur propension à cracher leurs éclats d’os sur le sol. Et c’est de son plein gré qu’il avait pris les armes pour défendre le royaume firbolg contre une attaque des Yeux-de-la-Colline, le dernier bastion félon à résister à Achmed, dont le règne en tant que seigneur de guerre était encore tout récent et balbutiant. S’il se riait ou s’indignait de l’ascension au pouvoir du détestable ami de Rhapsody, Ashe n’en avait rien montré. Il faut dire qu’Ashe ne montrait pas grand-chose. Il gardait le visage prudemment dissimulé par le capuchon de sa cape, cet étrange accoutrement qui semblait l’envelopper de brume et le rendait plus difficile encore à cerner. Rhapsody se retourna dans son lit et lâcha un profond soupir. Elle respectait son droit au mystère, elle savait que la Grande Guerre Cymrienne avait laissé de nombreux survivants estropiés et défigurés, mais elle ne pouvait s’empêcher de soupçonner qu’il cachait bien pire qu’une ignoble cicatrice. Les hommes au visage masqué avaient souillé bien des pans de la vie de Rhapsody. La jeune femme ouvrit ses yeux émeraude dans la pénombre de son alcôve au cœur de la roche. En réponse, les braises du feu rougeoyèrent plus fort l’espace d’un instant. Des débris de bois calcinés, qui se réduisaient sous la chaleur à des cendres blanches et floconneuses, s’élevaient des volutes de fumée évanescente qui ondulaient en remontant le conduit de cheminée creusé des siècles plus tôt dans la roche, quand Ylorc s’appelait encore Canrif, ancien siège du pouvoir cymrien. Elle inspira profondément et observa le tourbillon qui formait un nuage léger au-dessus des cendres. Elle frissonna. La fumée s’était insinuée dans sa mémoire, convoquant une image indésirable. Non pas l’une de ces images errantes surgies de son passé dans les rues de Serendair, son île natale, à présent engloutie dans les vagues, de l’autre côté du monde. Ces jours de maltraitance et de prostitution, s’ils l’avaient torturée pendant si longtemps, ne venaient plus que rarement hanter son sommeil. À présent elle rêvait surtout des horreurs de cette nouvelle terre. Chaque nuit ou presque ramenait son lot de réminiscences ignobles de la Maison du Souvenir, d’une bibliothèque ancienne dans ce nouveau monde, et d’un rideau de feu qui s’enroulait sur lui-même. Au bout du tunnel ainsi créé se tenait un homme en cape grise, très proche de celle qu’Ashe portait lui-même. Un homme identifié à partir des documents trouvés en sa possession comme le Rakshas. Un homme qui avait enlevé des enfants, qui les avait sacrifiés pour se repaître de leur sang. Un homme dont Rhapsody n’avait pas non plus vu le visage. La coïncidence avait quelque chose de déconcertant. Les braises échouaient à chasser l’humidité de la pièce. Les couvertures qui collaient à sa peau moite la démangeaient. Des gouttes de sueur emmêlaient les fins cheveux de sa nuque dans la chaîne du médaillon qu’elle ne retirait jamais ; ces derniers se mirent à tirer lorsqu’elle se retourna de nouveau dans son lit dans l’espoir de se libérer de l’étreinte des draps. Au moment où son estomac se tordait d’inquiétude, une inquiétude implacable, une pensée pragmatique lui vint soudain. Achmed était sans conteste son meilleur ami en ces terres, l’envers revêche de sa médaille enjouée, et lui aussi avait une tendance à parcourir le monde voilé. Même après tout ce temps, sa proximité avec cet assassin devenu roi, avec cet homme qui semblait mettre un point d’honneur à empoisonner la vie de tous ceux qui croisaient sa route, n’avait de cesse de la stupéfier. Le fait même qu’il l’ait traînée sous terre, contre son gré, qu’il l’ait arrachée à Serendair avant que l’Île se consume dans le feu volcanique (et ce faisant, lui ait sauvé la vie) n’inspirait à Rhapsody aucune gratitude. Bien qu’avec le temps elle ait réussi à ne plus lui en vouloir de l’avoir enlevée, dans un petit recoin de son cœur, elle savait qu’elle ne lui pardonnerait jamais. Elle avait appris à les aimer, lui et Grunthor, en dépit de cela. Et elle avait aussi appris à aimer les Firbolgs, en grande partie à travers les yeux de ses deux amis, tous deux à demi bolgs. Malgré leur nature primitive et leurs tendances belliqueuses, Rhapsody en était venue à apprécier bon nombre d’aspects de cette vie dans les grottes, qu’elle trouvait étonnamment sophistiquée, et bien plus admirable que certains des comportements qu’elle avait pu observer chez leurs homologues humains dans les provinces de Roland. Ils suivaient leurs chefs par respect et par peur, pas en vertu de lois de lignage arbitraires ou douteuses. Ils tiraient profit des maigres moyens médicaux dont ils disposaient pour mettre au monde les nourrissons et protéger les mères et leurs enfants, principe moral que Rhapsody partageait. La structure sociale élaborée qu’Achmed et Grunthor avaient instaurée commençait tout juste à s’enraciner lorsque s’était imposée la nécessité du voyage de Rhapsody. La jeune femme se remit sur le dos, cherchant dans une position plus confortable un refuge contre ses cauchemars, mais elle ne trouva aucun des deux. Elle succomba de nouveau au flot furieux des images qui submergeaient son cerveau. Tout avait changé avec la découverte de la griffe. Ils avaient exhumé des profondeurs des cryptes d’Ylorc une serre de dragon, dotée d’une poignée qui l’assimilait à une dague. Elle avait reposé paisiblement durant des siècles, même lorsque les Bolgs avaient pris le contrôle de la montagne, s’appropriant le royaume cymrien à l’abandon. À présent qu’elle se trouvait à l’air libre, le dragon à qui elle appartenait allait en sentir les vibrations dans le vent. Rhapsody était convaincue que la bête finirait par venir chercher son bien. Ayant entendu conter les exploits de la puissante Elynsynos, et vu les statues féroces et effrayantes du Musée cymrien et des places de villages à travers Roland, elle ne doutait pas que la fureur du dragon serait virulente. Le défilé des cauchemars de sa dernière nuit à Ylorc, qui l’avaient réveillée en sursaut, toute tremblante, pour la première fois d’une longue série, s’était justement ouvert sur cette fureur. Et pour épargner aux Bolgs les conséquences dévastatrices de ce courroux, Rhapsody avait décidé d’aller trouver le wyrm la première, pour lui rendre le poignard, même si Achmed et Grunthor avaient tous deux vigoureusement réfuté l’idée. Rhapsody avait tenu bon dans sa décision, qu’était venue renforcer l’image odieuse de ses petits-enfants bolgs réduits en cendres par le souffle du dragon. C’était là un autre des cauchemars qui la hantaient, même si parfois les victimes changeaient. Ses rêves ne faisaient pas la différence. Elle avait peur pour Jo, l’adolescente des rues qu’elle avait trouvée dans la Maison du Souvenir et qu’elle avait adoptée comme sa sœur. Elle craignait aussi pour messire Stephen, le charmant jeune duc de Navarne, et pour ses enfants, qu’elle avait aussi accueillis en son cœur. Tous ces êtres chers se succédaient dans ses cauchemars pour brûler vifs sous ses yeux. Cette nuit, c’est messire Stephen qui avait péri dans cette torture. C’est dans le château de ce dernier qu’elle avait vu pour la première fois une statue d’Elynsynos. Messire Stephen avait déjà dû endurer la perte de son épouse, de son meilleur ami, Gwydion de Manosse, et d’innombrables sujets de son duché, décimés par le mal obscur qui rongeait cette terre, provoquant d’inexplicables explosions de violence aveugle. Perdre sa famille et sa terre natale avait failli tuer Rhapsody. Ses amis et les Bolgs étaient devenus sa nouvelle famille, à présent. Les livrer aux attaques ennemies était presque aussi abject que son premier deuil, pire même, en un sens. Ashe disait savoir où trouver le dragon. Elle était prête à risquer sa propre vie pour les sauver, sans l’ombre d’une hésitation. Mais ce dont elle ne pouvait être certaine, dans ce monde d’illusion, c’est qu’elle ne les jetterait pas dans un danger encore plus grand en suivant l’inconnu. Rhapsody se tourna sur le côté, s’enroulant de nouveau dans la couverture de laine rugueuse. Plus rien n’avait de sens. Impossible de se fier à qui ou à quoi que ce soit, y compris ses propres sens. Son seul recours était de prier pour que ces cauchemars de destruction soient des mises en garde et non des prémonitions implacables, comme celles qui lui avaient fait entrevoir la mort de Serendair. Quoi qu’il en soit, elle ne pourrait le savoir qu’une fois qu’il serait trop tard. Tandis qu’elle glissait doucement dans un sommeil troublé, il lui sembla que la fumée du feu s’était épaissie pour former dans l’air un ruban, un fil translucide s’enroulant autour de ses rêves, derrière ses yeux. Achmed le Serpent, roi des Firbolgs, était lui aussi en proie aux cauchemars, ce qui l’irritait au plus haut point. Les terreurs nocturnes étaient la malédiction de Rhapsody ; lui avait vécu, éveillé, plus que son compte d’horreurs, dans l’ancien monde, aussi n’était-il pas mécontent d’être débarrassé de cette vie-là. À l’abri des murs de pierre inerte du Chaudron, le siège de son pouvoir situé aux confins de la montagne, il trouvait d’ordinaire un repos sombre et paisible, sans rêves et sans les vibrations dérangeantes de l’air, auxquelles il était particulièrement sensible. Sa physiologie de Dhracien, ce cadeau encombrant transmis par la race de sa mère, était autant une bénédiction qu’une malédiction. Elle lui offrait la capacité de déchiffrer les signes du monde indétectables aux yeux et à l’esprit du commun des mortels, mais le tribut à payer était élevé. Il ne connaissait que très rarement la paix, car il devait endurer les assauts quotidiens de myriades de signatures minuscules et invisibles, qui pour les autres n’étaient rien de plus que la Vie. Aussi la découverte fortuite de sa forteresse taillée au cœur du royaume de pierre et de ténèbres d’Ylorc l’avait-elle immensément soulagé. Les parois de basalte poli se dressaient dans l’air stagnant et silencieux des appartements royaux, tenant à distance le bruit et le tumulte du monde extérieur. Par conséquent, ses nuits étaient pour la plupart sans remous, paisibles et réconfortantes dans le silence de sa chambre. Mais pas cette nuit-là. Dans un chapelet de jurons plus orduriers les uns que les autres, Achmed se retourna dans son lit et finit par se lever, furieux. Il dut se retenir de traverser le couloir jusqu’à la chambre de Rhapsody pour la tirer de force du sommeil et lui demander ce qui lui avait pris, comment elle pouvait être à ce point inconsciente du danger pour entreprendre une chose pareille. Mais Achmed savait que ce serait vain de sa part, car il connaissait déjà la réponse à cette question. Rhapsody était inconsciente de presque tout. Pour une femme à l’esprit aiguisé, vibrant d’une intelligence qu’il sentait fuser en lui lorsqu’il s’approchait d’elle, elle était capable de passer à côté de faits d’une évidence criante, dès lors qu’elle ne voulait pas les croire. Il avait d’abord pensé que c’était là une conséquence de la transformation cataclysmique que chacun d’entre eux avait subie, de la métamorphose qui s’était produite lorsqu’ils avaient traversé le brasier qui brûlait au centre de la Terre, alors qu’ils fuyaient Serendair. Rhapsody était sortie des flammes très différente, dans un état de perfection physique, sa beauté naturelle sublimée dans des proportions surnaturelles. Achmed avait été fasciné, non seulement par la puissance potentielle qu’elle portait désormais en elle, mais aussi par l’incapacité de la Lirin à prendre conscience de ce changement. Et la bouche bée des passants, lorsqu’il lui arrivait de baisser sa capuche dans la rue, ne suffisait pas à la convaincre de la splendeur de son visage. Au contraire, elle se croyait un monstre de foire. Achmed donna un coup de pied furieux dans le drap qui restait enroulé autour de sa jambe. Avec le temps, il avait appris à mieux connaître Rhapsody, et il s’était rendu compte que ses tendances à se leurrer elle-même dataient de bien avant leur passage à travers le feu. C’était sa façon à elle de protéger les derniers lambeaux de son innocence, ce désir farouche de croire au Bien là où rien ne permettait d’imaginer qu’il existait, à la confiance là où rien ne l’inspirait. Sa vie dans la rue avait pourtant été de celles qui n’épargnaient pas l’innocence. Elle avait connu de très près l’un des serviteurs de son maître, Michael, le Vent de la Mort, qui l’avait sans nul doute initiée aux réalités les plus rudes. Quoi qu’il en soit, elle recherchait toujours une fin heureuse aux choses, tentait de recréer la famille qu’elle avait perdue dans le feu volcanique, quelque mille ans plus tôt, en adoptant tous les orphelins et les enfants abandonnés qui croisaient son chemin. Jusqu’ici cette propension l’avait seulement exposée à se faire briser le cœur, ce qui ne tracassait pas Achmed le moins du monde. Son dernier engagement, cependant, menaçait de mettre en jeu plus que sa propre vie, et cette possibilité troublait profondément le Dhracien. Quelque part à l’ouest de ces vastes terres, se trouvait un hôte humain abritant un démon, il en était certain ; il avait déjà vu les F’dors à l’œuvre. Il avait même été le serviteur involontaire de l’un d’eux. Une race d’une perversion extrême, une race ancienne et maléfique, née du feu noir, et il avait espéré que la disparition de leur Île natale avait entraîné celle de ces monstres, jusqu’au dernier. S’il avait pu participer à la Guerre Serenne qui avait fait rage après leur départ, il y aurait veillé lui-même, il en aurait fait son ultime contrat d’assassin, profession qu’il exerçait à l’époque. Mais il s’était enfui prématurément de l’île. La guerre avait eu lieu, Serendair avait disparu sous les vagues un millénaire avant qu’il émerge de la Racine, un demi-monde plus loin, de l’autre côté du Temps. Et ceux qui avaient survécu au conflit, qui avaient vu venir le cataclysme et eu la sagesse de partir à temps, avaient sans nul doute emporté le mal avec eux en débarquant sur cette nouvelle terre. L’ironie pathétique de cette histoire la portait au rang de Blague la Plus Cruelle du Monde. Il avait brisé la chaîne invincible du démon, fui ce qu’il était impossible de fuir, avait échappé avec succès à ce à quoi on ne pouvait échapper… pour finalement le retrouver ici, qui l’attendait patiemment, viscéralement lié aux millions d’habitants de cette nouvelle terre, guettant son heure. Pour l’instant ils étaient à l’abri, semblait-il. Le mal n’avait pas encore franchi les montagnes, pour autant qu’il puisse en juger. Et voilà que cette écervelée s’apprêtait à quitter la protection de son royaume. Si elle survivait, elle reviendrait sans doute sous l’emprise du monstre, sans même s’en rendre compte. En d’autres temps, c’aurait pu être une bonne chose, bien que de manière détournée. La probabilité que le F’dor se soit lié à elle aurait épargné à Achmed l’effort de le chercher. Au retour de Rhapsody aux Dents, les montagnes firbolgs, Grunthor l’aurait tuée sous ses yeux, pendant qu’il se livrait au Rituel de Servitude. En tant que demi-Dhracien, c’était là un autre don racial, cette danse de mort étrange qu’il avait déjà vue mais jamais accomplie lui-même et qui empêcherait le démon de survivre à la mort de son hôte, qui le détruisait en même temps que son enveloppe physique, pour l’éternité. Et si elle n’avait pas été possédée, sa mort inutile n’aurait causé de remords à aucun des deux Bolgs. Mais les choses avaient changé. Grunthor aimait farouchement Rhapsody, il la défendait avec chaque fibre de son être repoussant. Et un spécimen de deux mètres de haut, large comme un cheval de trait, offrait une protection plutôt convaincante. Lui-même devait bien avouer qu’elle avait son utilité. Outre l’exceptionnelle beauté de Rhapsody, qui effrayait les Bolgs ou qui du moins les tenait en respect, il y avait aussi sa musique, l’un des outils les plus efficaces qu’ils aient comptés dans leur arsenal, lorsqu’il avait fallu soumettre la montagne et faire évoluer la civilisation firbolg. Rhapsody était liringlas, une Chanteciel versée dans l’Art baptistral. Elle portait en elle des vertus musicales particulièrement plaisantes, comme la faculté d’émettre en permanence des vibrations apaisantes pour les veines sensibles qui couraient sous la peau d’Achmed. Il avait décidé longtemps auparavant que c’était une des raisons pour lesquelles il la trouvait à la fois irritante et attachante, et non pas contrariante, comme la plupart des gens à ses yeux. Le plus utile dans le don musical de Rhapsody, c’était son talent de persuasion et sa capacité à inspirer la peur, à soigner ou à détruire, à discerner les vibrations que même lui ne savait identifier. Rhapsody avait joué un rôle décisif dans leur conquête de la montagne. Sans elle, la campagne aurait certainement été plus longue et beaucoup plus sanglante. Malheureusement, s’il s’agissait là de talents qu’il appréciait grandement, ce n’était pas le cas de Rhapsody. Elle passait un temps totalement déraisonnable à utiliser les propriétés thérapeutiques de sa musique, à chanter pour les blessés afin d’apaiser leur douleur, de calmer leur angoisse, toutes actions dont il savait qu’elles jetaient la confusion chez les Bolgs, et qui quant à lui l’exaspéraient au plus haut point. Mais il avait fini par tolérer son besoin de soulager la souffrance ; il lui assurait l’aide de la jeune femme dans les choses nécessaires. Outre sa participation à la conquête de la montagne, c’est aussi à elle qu’ils devaient la négociation des traités avec Roland et Sorbold, l’organisation de la plantation des vignobles, la mise en place du système éducatif, aspects critiques de la stratégie de développement d’Achmed. Aussi en était-il arrivé à respecter les idées de la jeune femme, et à s’en remettre à elle presque autant qu’à Grunthor, et c’est la raison pour laquelle son départ avec Ashe résonnait comme une trahison. Du moins était-ce l’explication qu’il donnait à cette frustration qui le déchirait depuis qu’elle avait annoncé ses intentions de suivre cet intrus, cet inconnu drapé de brume et de secrets. Rien que la perspective de la voir quitter Ylorc au matin faisait courir dans son corps un frisson physique. Achmed jura de nouveau en passant les mains dans sa chevelure moite, et s’assit furieux sur le fauteuil disposé devant son feu fort peu coopératif. Pendant un moment, il fixa les flammes minuscules, se rappelant la vision de Rhapsody émergeant du mur de feu dans le ventre de la Terre, Rhapsody qui en avait absorbé malgré elle la puissance et la magie, Rhapsody lavée de la moindre imperfection physique. Depuis cet instant, toute source de feu (de la flamme vacillante d’une chandelle au bûcher le plus déchaîné) réagissait à son contact avec la même adoration que les hommes, devenant le miroir de ses humeurs, sentant instinctivement sa présence, obéissant à ses ordres. Et c’était un pouvoir dont il avait besoin ici, au cœur de la montagne glacée. Le roi firbolg se pencha en avant, les coudes en appui sur les genoux, les lèvres contre ses mains entrecroisées, perdu dans ses pensées. Peut-être s’inquiétait-il inutilement. La tâche initiale de Rhapsody était accomplie, et progressait d’elle-même de manière satisfaisante. L’hôpital et l’hospice fonctionnaient sans accrocs, les vignes étaient bien entretenues, même l’hiver, par les Firbolgs qu’elle avait formés aux méthodes agricoles. Les enfants bolgs étudiaient désormais les techniques susceptibles d’augmenter la santé et la longévité de leurs clans, ainsi que leur résistance aux hommes de Roland, pour défendre leurs terres. Grâce à ses bons soins, la froide montagne s’était mise à vibrer de chaleur. Les forges cymriennes bâties par Gwylliam, cet inconscient qui avait construit et dirigé Canrif pour déclarer ensuite la guerre qui devait l’anéantir, flambaient nuit et jour pour fondre l’acier qui deviendrait des armes et des outils, et l’air chaud résiduel circulait dans les entrailles de la montagne. Les Bolgs remarqueraient à peine son absence. Et en tant que Baptistrelle, Rhapsody ne risquait pas de passer inaperçue, si jamais un démon décidait de faire de son corps son hôte. Les F’dors, créatures trompeuses et secrètes, étaient les maîtres du mensonge. Les Baptistrels en revanche avaient juré allégeance à la vérité ; leurs pouvoirs dépendaient d’elle. C’était en gardant leurs pensées et leurs discours parfaitement au diapason de la vérité qu’ils percevaient qu’ils pouvaient la distinguer avec plus d’acuité et de profondeur que la plupart. Rhapsody avait démontré sa capacité à manipuler le pouvoir d’un nom véritable au moment même de leur rencontre, quoique involontairement. Le jour où Grunthor et lui l’avaient croisée dans une ruelle sombre du vieux monde, on le connaissait encore sous le nom qui lui avait été donné à la naissance : le Frère. Il était esclave et l’air qu’il respirait était vicié, imprégné de l’odeur écœurante de la chair brûlée. La puanteur du F’dor qui avait imprimé sur lui sa marque, l’infection du démon en possession de son nom véritable. La chaîne invisible enroulée autour de son cou resserrait son étreinte de seconde en seconde. À l’évidence, le F’dor commençait à soupçonner sa tentative de fuite, devant son ultime et ignoble dernière mission. Une seconde plus tard, il avait trébuché sur Rhapsody, qui fuyait elle aussi ses poursuivants à travers les ruelles d’Easton pour échapper à la lubricité sauvage de Michael, Tête de Porc. Un petit sourire furtif passa sur ses lèvres et il ferma les yeux, laissant ce souvenir vagabonder de nouveau dans sa mémoire. Pardonnez-moi, mais accepteriez-vous de m’adopter un moment ? Je vous en serais très reconnaissante. Il avait hoché la tête, sans savoir une seconde pourquoi. Merci, Elle s’était retournée vers les gardes. Quelle coïncidence extraordinaire. Messieurs, vous arrivez juste au bon moment pour rencontrer mon frère. Mon frère, voici les gardes de la ville. Messieurs, voici mon frère – Achmed – le Serpent. Le craquement du joug invisible n’avait pas été audible, pourtant il l’avait ressenti dans son âme. Pour la première fois depuis que le F’dor l’avait dépossédé de son nom, il avait senti l’air pur dans ses narines chasser les relents ignobles qui lui envahissaient le nez et l’esprit. Il était libre, affranchi de son esclavage et de la malédiction qui s’en serait ensuivie ; et c’était cette étrangère, cette minuscule demi-Lirin, qui l’avait sauvé. Sous le coup de la panique, elle lui avait repris son ancien nom de Frère et l’avait transformé en quelque chose de ridicule mais de sûr, lui rendant du même coup la vie et l’âme desquelles il avait perdu toute maîtrise. Aujourd’hui encore, il revoyait le regard stupéfait de ses yeux vert émeraude ; elle n’avait à l’évidence aucune idée de ce qu’elle venait de faire. Même lorsque Grunthor et lui l’avait traînée sous terre le long de la Racine de Sagia, cet arbre immense sacré pour les Lirins, le peuple de sa mère, elle avait toujours dans l’idée que cette fuite avait pour but de la sauver de Tête de Porc. Et à sa connaissance, elle ne s’était toujours pas défaite de cette erreur de jugement. Aussi, si le F’dor devait s’en prendre à elle et tenter d’asservir son âme, il serait aisé de s’en apercevoir. Elle ne pourrait plus prétendre à son rôle de Baptistrelle, elle perdrait ses pouvoirs liés à la vérité dès l’instant où elle deviendrait l’hôte d’un esprit démoniaque qui était un menteur-né. C’était là un piètre réconfort, considérant tous les autres dangers qui l’attendaient au-delà des terres d’Achmed et de sa protection. Achmed frissonna, les yeux fixés sur le foyer. Les dernières braises s’étaient éteintes dans un fin ruban de fumée. Aux confins de la caserne de la garde montagnarde firbolg, Grunthor rêvait lui aussi, ce qui ne lui était pas naturel. Contrairement au roi firbolg, Grunthor était un homme simple, avec une vision simple de la vie. Par conséquent, ses cauchemars étaient simples. Cependant, ils avaient des conséquences collectives non négligeables. Tout comme Achmed, Grunthor était à demi bolg, mais aussi bengard pour l’autre moitié, une race d’horribles géants du désert, dotés d’une peau grasse et épaisse comme le cuir, les protégeant des effets du soleil. La combinaison bolg-bengard était aussi peu ragoûtante à l’œil qu’était envoûtant chez Rhapsody le mélange humain-lirin, même pour la sensibilité des Bolgs, qui tenaient Grunthor dans une estime extrême que seule leur peur manifeste éclipsait. Et c’était là une attitude qui le réjouissait. Tandis que Grunthor marmonnait dans son sommeil, chuchotant entre les défenses polies qui dépassaient de sa mâchoire saillante, les capitaines et les lieutenants de la garde d’élite de la montagne bolg qui partageaient ses quartiers ne bronchaient pas. Tous les soldats jusqu’au dernier craignaient que le moindre mouvement dérange le sergent-major ou le fasse exploser, ce qui était bien le dernier cataclysme qu’ils souhaitaient provoquer. Il semblait que ni Grunthor, ni aucun des Bolgs qui partageaient le même couloir ne pourraient prendre de repos cette nuit-là. Grunthor rêvait du dragon. Il n’en avait jamais vu, sauf sous forme d’une statue plutôt laide dans un musée cymrien, aussi ses visions se limitaient-elles au cadre de son imagination, qu’il n’avait jamais eue bien développée. La seule connaissance qu’il en avait lui venait de Rhapsody, qui lui avait raconté des histoires de dragons au cours de leur interminable périple souterrain, le long de la Racine – des récits de la puissance physique et du pouvoir de la bête sur les éléments, ainsi que de son intelligence féroce et de sa tendance à amasser des trésors. C’était ce dernier trait qui lui donnait des cauchemars. Il craignait qu’une fois Rhapsody dans la tanière du dragon, ce dernier cherche à l’accaparer et ne la laisse jamais regagner la montagne. C’était là un deuil qu’il ne pouvait envisager, n’ayant jusqu’alors jamais aimé suffisamment pour avoir des raisons de l’imaginer. Malgré lui, il tapota le mur contre sa couche en marmonnant les paroles bolgs de réconfort qu’il avait eues pour Achmed, peu de temps après qu’ils avaient émergé des entrailles de la Terre, alors qu’il cherchait à consoler son chef et ami de longue date d’avoir perdu son don du sang. Grunthor l’avait rencontré à l’époque où il était encore le Frère, l’assassin le plus efficace que le monde ait jamais connu, ainsi appelé parce qu’il était le premier de sa race à être né sur l’Île d’où ils étaient tous trois originaires. Serendair était une terre unique, l’un des lieux où l’on disait que le Temps même était né. En tant que Premier-Né de sa race sur cette terre, le Frère était lié par le sang à tous ceux qui vivaient là. Il pouvait traquer n’importe quel rythme cardiaque avec l’agilité d’un chien de meute lancé après sa proie, accordant son propre battement à celui qu’il guettait avec une acuité mortelle et implacable, jusqu’à atteindre son but. Le regarder rechercher, puis pister sa cible, était une véritable merveille pour les yeux. Mais tout avait changé lorsqu’ils avaient émergé de la Racine sur cette nouvelle terre, de l’autre côté du monde. Le don d’Achmed avait disparu ; les seuls battements de cœur qu’il pouvait à présent déceler étaient ceux provenant du vieux monde, de Serendair. Achmed avait eu beau n’en rien dire, Grunthor avait ressenti son désespoir et savait ainsi qu’il existait dans ce monde des choses qui causaient du chagrin par leur absence même. C’était la première fois qu’il en avait la plus vague notion. À présent, il expérimentait ce sentiment par lui-même. Rhapsody était lirin ; une race mince et frêle que les Bolgs du vieux monde chassaient avec grand succès, même si les Lirins compensaient leur faiblesse par une agilité et une rapidité remarquables. Le sergent en avait même consommé quelques-uns lui-même, même s’il avait largement gonflé ce chiffre à maintes reprises, pour taquiner Rhapsody. Par beaucoup d’aspects, les Bolgs étaient aussi différents des Lirins que lui l’était de Rhapsody. Ces derniers possédaient un corps élancé et anguleux là où les Bolgs étaient nerveux et musclés. Les Lirins vivaient à l’air libre, dans les champs et les forêts à la belle étoile, alors que les Bolgs habitaient les grottes et les montagnes, les ténèbres de la Terre. De l’avis de Grunthor, Rhapsody avait profité de son héritage humain. Bien que mince, elle n’était pas fragile et les angles aigus cédaient chez elle la place à des courbes gracieuses, des pommettes rehaussées et un visage aux traits sans doute plus doux que ceux de sa mère. Elle était belle. Et le dragon serait du même avis, sans l’ombre d’un doute. À cette idée, Grunthor gronda dans son sommeil, faisant bondir ses lieutenants qui se plaquèrent instinctivement contre les murs râpeux du dortoir, lorsqu’ils ne tombèrent pas tout net de leur couchette. En se débattant, Grunthor fit grincer et couiner le bois de son lit massif au milieu de ses propres grognements, puis finit par se retourner violemment sur le côté, sombrant de nouveau dans le silence. Pendant les minutes qui suivirent, le seul bruit dans la pièce fut le souffle court de ses infortunés compagnons de chambrée, agglutinés contre les murs de la caserne, clignant frénétiquement leurs yeux brillants dans l’obscurité. Grunthor ramena machinalement sur lui la grosse couverture de laine et poussa un soupir lorsque la chaleur gagna son cou, sensation qui lui rappela la proximité de Rhapsody. À leur arrivée ici, il avait eu quelques réticences à quitter la Racine. Il était lié à la Terre par le chant de son nom, que Rhapsody avait fredonné pour les guider à travers le grand brasier. Grunthor, ami fidèle, aussi fort et fiable que la Terre même, avait-elle dit dans son chant baptistral, entre autres qualificatifs. Dès l’instant où il était ressorti des flammes, il avait senti battre dans son sang le cœur du monde, ce lien avec le granit, le basalte et tout ce qui poussait au-dessus. La Terre était comme cette maîtresse qu’il n’avait jamais eue, qui le réchauffait et le réconfortait dans la pénombre, qui l’acceptait comme jamais on ne l’avait fait, et tout cela était indéfectiblement lié à Rhapsody. En un sens, le ventre de la Terre ne lui manquait pas, pas plus que le chant primitif qui bourdonnait à ses oreilles dans le silence, uniquement parce qu’elle était là. Il revoyait son sourire dans l’obscurité, son visage couvert de crasse rayonnant dans la lueur de l’Axis Mundi, cette énorme Racine qui coupait le monde en deux et dont il avait suivi la trajectoire, depuis Serendair jusqu’à cette nouvelle terre. Dès le début, il l’avait protégée, réconfortée dans ses nuits de terreur, il l’avait laissée dormir contre sa poitrine dans l’humidité glaciale et souterraine, l’avait empêchée de sombrer dans le néant au cours de leur âpre escalade. C’était là un rôle tellement éloigné de tous ceux qu’il avait joués auparavant qu’il s’en était difficilement cru capable. Il avait dû faire appel à tout le sang-froid dont il disposait pour ne pas l’enfermer à double tour dans ses appartements, et reconduire son guide aux portes de la montagne. Faire face à un double deuil – la perte de Rhapsody, mais aussi de ce sentiment d’être sous terre dès qu’elle était dans les parages – voilà qui dépassait ce que son imagination pouvait supporter. Si elle devait mourir, ou simplement ne jamais revenir, Grunthor n’était pas certain qu’il pourrait continuer. Et alors, comme toujours, son esprit se vida de ces idées qui devenaient trop complexes, et son pragmatisme revint en force. Grunthor était un homme de solutions militaires, aussi estima-t-il inconsciemment ses chances de survie. Elle portait une arme crédible – Clarion l’Étoile du Jour, une épée venue de l’ancien monde qu’ils avaient trouvée dans les entrailles de la Terre, de ce côté du monde, pour des raisons inconnues. Tout comme eux, l’arme avait subi une métamorphose surprenante ; désormais sa lame brûlait, alors qu’à Serendair elle se contentait de refléter la lumière des étoiles. Grunthor avait enseigné à Rhapsody l’art de s’en servir, et depuis elle faisait honneur à son instructeur. Elle avait montré une remarquable habileté, lors de leurs campagnes de soumission des Bolgs. Elle savait se défendre. Tout allait bien se passer. Grunthor se mit à ronfler, un vacarme qui résonnait aux oreilles de ses compagnons comme une douce musique. Ils s’installèrent tranquillement pour poursuivre leur nuit, veillant à ne pas déranger le sommeil du sergent-major. En face de la chambre de Rhapsody, de l’autre côté du couloir, Jo avait les rêves typiques d’une adolescente de seize ans en prise à une obsession, pleine d’excitation chimique et d’images d’une difformité monstrueuse. Elle dormait sur le dos au milieu d’un capharnaüm grotesque, dans la position favorite de l’enfant des rues qui s’était dégotté un bon endroit pour la nuit, dans un coin de la ville qu’elle ne connaissait pas. De temps à autre elle essuyait d’une main inconsciente les gouttelettes de sueur qui perlaient à sa poitrine, ou resserrait les jambes lorsque le feu de l’excitation se mettait à brûler malgré elle. L’image qui hantait ses rêves était celle d’Ashe, et elle changeait d’une seconde à l’autre. C’était en grande partie dû au fait qu’elle n’avait jamais réellement vu à quoi ressemblait l’homme, bien qu’elle s’en soit plus approchée que la plupart. Dès l’instant où elle l’avait croisé dans les rues de Bethe Corbair, elle l’avait désiré. Impossible de savoir pourquoi. Au départ, il n’avait été qu’un pigeon à plumer, que l’éclat furtif d’une poignée d’épée alors qu’il se tenait dans la rue, presque invisible, à observer le chaos que Rhapsody avait involontairement semé lors de son passage. Cependant, au moment de glisser la main dans la poche de son pantalon, elle avait senti un élan puissant qui l’avait déstabilisée. La brume qui enveloppait la cape de l’inconnu l’avait fait dévier de sa trajectoire, et elle lui avait attrapé à pleines mains une bourse d’une tout autre sorte. La dispute violente qui s’était ensuivie avait tenu lieu de présentations, déplaisantes mais efficaces, non seulement entre Ashe et elle, mais également entre Ashe et Rhapsody. Tout s’était ensuite bien terminé, comme à chaque fois que Rhapsody s’en mêlait. Jo rêvait à présent des yeux de cet homme, de ces yeux furieusement bleus et clairs dans l’ombre de sa capuche, lançant vers elle leurs flammes sous une vague de cheveux cuivrés, l’autre seul détail visible de là où elle se trouvait alors. Depuis qu’Ashe était venu leur rendre visite à Ylorc, quelques mois après cet épisode, elle l’avait observé avec ferveur, dans l’espoir d’apercevoir d’autres traits de son visage. En vain. Parfois elle se demandait si elle avait vraiment vu ces yeux et cette chevelure, ou bien s’il s’agissait là d’artifices inventés par son imagination au désespoir pour combler les blancs. Certaines nuits, Jo rêvait de son visage, mais il s’agissait là le plus souvent d’une expérience désagréable. Peu importait comment apparaissait l’image, elle avait beau être d’abord attirante, elle finissait toujours par se transformer en une vision effrayante. Dans sa vie éveillée, Jo avait eu l’occasion de constater que les hommes qui dissimulaient leur visage avaient en général de bonnes raisons de le faire, dont la première était souvent une apparence plus ou moins monstrueuse. Achmed, autre homme avançant masqué, était d’une laideur repoussante. Et le mot était faible. La première fois qu’elle avait aperçu Achmed sans le voile de tissu qui dissimulait le bas de son visage, elle n’avait pu retenir un petit cri. Il avait la peau marbrée et vérolée, striée de veines ressortant sur une pâleur morbide. Et au-dessus du voile apparaissaient ses yeux, rapprochés et étrangement mal assortis, comme figés dans un regard impassible. Elle avait entraîné Rhapsody à l’écart. Comment tu peux supporter de le regarder en face ? Qui ? Achmed bien sûr. Pourquoi ? Sa sœur aînée adoptive ne l’avait guère aidée à élucider la confusion qu’elle éprouvait, au cœur de la montagne firbolg. Rhapsody paraissait à l’aise avec le laid et le monstrueux. Elle dévisageait Jo comme si elle avait deux têtes, chaque fois que la jeune fille abordait le sujet. Dans le même temps, elle semblait totalement inconsciente de la moindre raison d’être attirée par Ashe. Jo s’en réjouissait secrètement ; de ce fait, elle se sentait moins coupable du désir furtif qu’elle sentait chaque jour croître en elle. Que Rhapsody ne se rendît aucunement compte de l’emprise qu’elle exerçait sur Ashe était en soi un soulagement bien assez coupable. La vie dans la rue avait fait de Jo une observatrice au regard pénétrant, et même si Ashe n’était pas homme à montrer ouvertement son intérêt, elle n’avait pu s’empêcher de le remarquer. Achmed et Grunthor l’avaient constaté eux aussi, elle en était certaine. Mais Grunthor était la plupart du temps en déplacement pour les manœuvres, et Achmed avait trouvé d’autres raisons de ne pas aimer Ashe, aussi était-il difficile d’en avoir la confirmation sans le leur demander ; et elle préférait mourir plutôt que de faire une chose pareille. Jo se retourna sur le ventre et replia les genoux et les bras sous elle, essayant de se protéger des poignards de la jalousie qui pleuvaient sur elle dans la semi-pénombre de sa chambre. Elle avait beau désirer l’attention de l’inconnu masqué, elle frissonnait devant la brutalité des pensées qui l’assaillaient à l’endroit de Rhapsody, la seule personne à l’avoir jamais aimée, devenue obstacle involontaire. Rhapsody et les deux Bolgs l’avaient arrachée à la Maison du Souvenir, l’avaient sauvée du sacrifice de sang dont elle avait vu d’autres enfants victimes. Et alors qu’Achmed et Grunthor s’apprêtaient à la livrer à messire Stephen, Rhapsody l’avait quant à elle adoptée, l’avait emmenée avec eux, l’avait protégée, lui avait donné l’occasion de trouver sa place et d’être aimée. Jo commençait juste à apprendre à lui rendre cet amour lorsque Ashe était venu compliquer les choses. Avant lui, la vie était une simple lutte pour la survie, rythmée par les accrochages quotidiens avec les autorités et autres réjouissances de ce genre, et par le défi primaire qui consistait à trouver de la nourriture pour la journée et un toit pour la nuit. Maintenant tout était beaucoup plus complexe. La lueur vacillante de la dernière chandelle se mit à trembloter puis s’éteignit, ne laissant que la mèche rougeoyante et l’odeur acre de cire liquide dans l’obscurité soudaine. Elle fronça le nez et tira les couvertures au-dessus de sa tête. Elle avait hâte de voir arriver le matin. Les rêves d’Ashe n’étaient semblables à aucun autre, dans ce monde et à cette époque. N’étant ni mort ni réellement en vie, Ashe ne trouvait un semblant de réconfort au supplice quotidien qu’il endurait que dans les souvenirs de son passé. Même l’inconscience ne lui apportait aucun répit, dans cette torture. Les seules rares visions nocturnes que cet odieux demi-sommeil lui offrait étaient floues et remplies de douleur. Il s’agissait en général de cauchemars sur ce que sa vie était devenue, ou de souvenirs encore plus insupportables de ce qu’elle avait été autrefois. Il n’aurait su dire lesquels étaient les plus difficiles à endurer. Le sang du dragon en lui, cette nature double qui était à la fois sienne et étrangère, demeurait pour l’instant en sommeil, lui laissant quelques secondes de paix et de répit dans cet enfer de souffrance quotidienne. À son réveil elle recommençait à chuchoter en son for intérieur, à le harceler de mille idioties insistantes, de mille exigences déraisonnables. Mais à présent, du moins pour un court moment, la bête s’était tue, repliée dans les recoins noirs de son esprit, anesthésiée par la douceur du rêve qui l’habitait pour sa dernière nuit dans l’étrange royaume d’Ylorc. Dans le silence des appartements d’invité qu’il occupait, Ashe rêvait d’Emily. Cette vision bénie n’était plus venue lui rendre visite depuis des années, des décennies même, la vision de la belle et innocente Emily, son âme sœur, morte depuis plus de mille ans. Il ne l’avait vue qu’une fois, n’avait passé qu’une soirée en sa compagnie, pourtant il avait su dès que leurs yeux s’étaient croisés qu’elle était sa seconde moitié. Elle aussi l’avait ressenti, lui avait dit dans cet instant suspendu qu’elle l’aimait, lui avait fait don de son cœur, de sa confiance absolue et de sa vertu, avait consommé avec lui ce qui leur avait paru être leur mariage, même s’ils sortaient tous deux à peine de l’enfance. Une seule nuit ensemble. Et à présent ses cendres volaient quelque part dans le vent du Temps, de l’autre côté du monde, dans une autre vie. Le seul vestige d’elle qu’il lui restait était barricadé dans la crypte rouillée de sa mémoire. Mais alors qu’Emily était morte dans le passé, Ashe quant à lui était à demi vivant dans le présent. Son existence était secrète, cachée aux yeux des nombreux ennemis qui le pourchassaient, et dictée par celui qui le manipulait. C’est pour cette raison qu’il parcourait le monde drapé dans une cape issue de l’élément eau, que contrôlait Kirsdarke, l’épée constituée de cet élément et destinée à le servir. Cette cape l’enveloppait d’un voile de brume et le protégeait de ceux capables de lire sa signature vibratoire dans le vent. Ce linceul vivant le rendait presque invisible au reste du monde. Il ne se trouvait ici, dans le royaume des Bolgs, qu’en réponse à l’ordre d’observer les trois qui régnaient sur les monstres d’Ylorc, et d’en venir faire ensuite le rapport. Ashe détestait être ainsi exploité, mais il n’avait aucun moyen de faire autrement. C’était l’un des inconvénients de mener une vie qui n’était pas vraiment la sienne, voir son destin reposer entre les mains maléfiques d’un autre. Le seul aspect positif de cette mission, c’est qu’elle lui permettait de rester en contact quotidien avec Rhapsody. Depuis la seconde où le dragon en lui avait senti sa présence alentour, dans la plaine de Krevensfield, la jeune femme le fascinait malgré lui, l’attirait vers elle comme une flamme un papillon. Lorsqu’il l’avait rencontrée, les deux aspects de sa nature, le dragon et l’homme, étaient instantanément tombés sous son charme. S’il avait été plus homme, et non pas cette carcasse moribonde, Ashe aurait sans doute pu résister à tous les charmes et à tous les sorts qu’elle aurait pu lui jeter. Mais dans l’état actuel des choses, il la redoutait presque autant qu’elle l’enchantait. Sam. Ce mot fit écho dans sa mémoire, et la douce voix d’Emily lui fit monter les larmes aux yeux, même dans son sommeil. Elle l’avait appelé Sam, et il avait aimé ce nom dans sa bouche. Ils avaient été séparés bien trop tôt ; il n’avait pas eux l’occasion de la détromper. Je n’arrive pas à croire que tu sois arrivé ici, avait-elle murmuré cette nuit-là, une éternité plus tôt, sous un ciel fourmillant d’étoiles. D’où viens-tu ? Tu es mon vœu exaucé, n’est-ce pas ? Es-tu venu me sauver de cette tombola, m’emmener au loin ? Hier soir, juste après minuit, j’ai demandé à mon étoile de t’envoyer. Et te voilà. Tu ne sais pas où tu te trouves, n’est-ce pas ? T’ai-je ramené de si loin ? Il y avait de la magie en elle, avait-il pensé à l’époque, et il le croyait encore aujourd’hui. De la magie assez puissante pour l’avoir ramené par-delà les vagues du Temps jusque dans le passé, pour la trouver elle, qui l’attendait à Serendair, cette terre qui avait disparu sous les flots quatorze siècles avant sa naissance. Ce n’était qu’un rêve, avait insisté son père pour tenter de le réconforter, en constatant qu’il était de retour à son époque, et sans elle. Le soleil tapait fort, tu as dû prendre un coup de chaud. Ashe se tourna sur le côté en grognant, en proie à une bouffée de chaleur à cet instant précis. Dans l’âtre, les flammes ondulantes du petit feu répandaient sur lui leurs ondes de chaleur. L’image de Rhapsody surgit de nouveau dans son esprit. Elle n’était jamais loin des remparts de sa conscience ; l’obsession du dragon était puissante. Ses lèvres et le bout de ses doigts picotaient toujours de ce désir inassouvi de la toucher, désir qui s’accumulait en lui comme de l’acide depuis qu’il avait posé les yeux sur elle pour la première fois, et qui résultait de la faim non satisfaite du dragon. Il lutta amèrement pour la chasser de son esprit, se tendant de tout son être vers le souvenir merveilleux qu’il avait revécu quelques instants plus tôt. « Emily », appela-t-il d’une voix brisée tandis que le rêve lui échappait et se dissipait au loin, hors de sa portée. Dans son rêve, il fouilla dans une petite poche de sa cape de brume, jusqu’à sentir sous ses doigts l’objet, petit et dur dans son étui de velours, usé à force de servir de porte-bonheur. Un minuscule bouton d’argent en forme de cœur, de facture modeste, que lui avait donné la seule femme qu’il ait jamais aimée. C’était tout ce qu’il lui restait d’elle, ce bouton et ses souvenirs, dont il chérissait chacun avec la férocité d’un dragon protégeant son précieux trésor. Le contact du bouton eut l’effet escompté : il la ramena à lui, ne fût-ce qu’un instant. Il entendait encore la déchirure de la dentelle lorsqu’il l’avait par mégarde arraché à son corsage, la main tremblante de peur et d’excitation. Il voyait encore le sourire dans les yeux de la jeune fille. Garde-le, Sam. Comme gage de la nuit où je t’ai donné mon cœur. Il avait obéi, et portait depuis ce petit cœur tout contre le sien, s’accrochant au souvenir de ce qu’il avait perdu. Il l’avait cherchée sans fin, dans les musées et dans les cryptes, à la Maison du Souvenir, dans le visage de chaque femme, jeune ou vieille, dont la chevelure rappelait le foin pâle de l’été, comme celle d’Emily dans le noir. Il avait méticuleusement examiné les poignets de toutes, en quête de cette minuscule cicatrice qu’il gardait gravée dans sa mémoire. Évidemment, il ne l’avait jamais retrouvée, la Prophétesse du passé lui avait affirmé qu’elle n’avait pris aucun des navires qui avaient quitté Serendair avant l’explosion volcanique. Eh bien, mon enfant, je suis désolée de te décevoir, mais personne de ce nom ou répondant à cette description ne fait partie de ceux qui ont quitté l’Île à bord des navires, avant sa destruction. Elle n’a pas débarqué. Elle n’est pas venue. La Prophétesse était sa grand-mère, elle ne lui aurait jamais menti, tout d’abord pour cette raison, et ensuite parce qu’elle en était incapable, au risque de perdre ses pouvoirs. Anwyn n’aurait jamais mis cela en jeu. Ni Rhonwyn, la sœur d’Anwyn, la Prophétesse du Présent. Il l’avait suppliée de se servir de son compas, l’un des trois instruments anciens avec lesquels Merithyn, son père explorateur et cymrien, avait trouvé cette terre. C’est la main tremblante qu’il lui avait tendu la vieille pièce de cuivre, une petite pièce à treize coins sans valeur, jumelle de celle qu’il avait donnée à Emily. Ces pièces sont uniques au monde, avait-il expliqué à la Devineresse de sa jeune voix tremblante qui trahissait son angoisse immense. Si tu peux trouver la jumelle de celle-ci, tu l’auras trouvée, elle. La Prophétesse du Présent avait tenu le compas dans ses mains fragiles. Il se rappela comme il s’était mis à rougeoyer, puis à bourdonner en un écho qui résonnait dans ses orbites. Rhonwyn avait fini par secouer la tête d’un air triste. Il n’y a nulle pièce semblable à la tienne en ce monde, mon enfant ; je suis désolée. Il n’en existe aucune autre, sauf peut-être sous les vagues de la mer. Même moi, je ne peux voir les trésors qu’abritent les cryptes du Père Océan. Ashe ne pouvait savoir que les pouvoirs de la Prophétesse ne s’appliquaient pas non plus aux profondeurs de la Terre, où le Temps n’avait pas prise. Il avait alors abandonné, en était presque venu à croire l’effroyable vérité, sans cesser cependant de la chercher dans le visage de toutes celles qu’il croisait et qui auraient pu être elle. Elle était demeurée dans chacune de ses pensées, lui avait souri en rêve, avait tenu la promesse qu’il avait faite malgré lui dans les derniers mots qu’il lui avait dits. Je penserai à toi à chaque seconde qui me séparera de l’instant où je te reverrai. Ce n’est qu’au bout de nombreuses années que son image l’avait abandonné, avait fui l’horreur de ce qu’était devenue sa vie. Son cœur, qui était autrefois un sanctuaire dédié à sa mémoire, n’était plus qu’un gouffre sombre et perverti, touché par la main du Mal. Le souvenir d’Emily ne pouvait plus survivre en pareil lieu de turpitude. Il n’aurait su dire pourquoi elle était revenue cette nuit-là, suspendue sur la fumée légère montant de la cheminée et s’enroulant derrière ses yeux. Je penserai à toi à chaque seconde qui me séparera de l’instant où je te reverrai. Au loin, l’image devint floue. Ashe s’agita dans l’espoir de retenir la brume de sa mémoire qui se dispersait, emportant l’image d’Emily avec elle. Je t’aime, Sam. Je t’attends depuis si longtemps. J’ai toujours su que tu viendrais à moi, si je t’appelais de mes vœux. Ashe se redressa dans son lit, la peau ruisselante de sueur, tremblant dans la vapeur fraîche de sa cape de brume. Si seulement la même magie avait fonctionné pour lui. Le soldat firbolg qui montait la garde au bout du couloir adressa un signe de tête respectueux à Achmed en le voyant sortir de ses appartements et descendre le corridor jusqu’à la chambre de Rhapsody. Il frappa lourdement et ouvrit grand la porte, une partie de cette comédie s’adressant au peuple bolg, qui prenait Rhapsody et Jo pour les courtisanes du roi et laissait par conséquent les femmes tranquilles. Achmed comme Grunthor s’amusaient beaucoup de la fureur qu’éveillait chez Rhapsody ce jeu de survie, mais elle avait adopté une attitude stoïque sur la question, surtout pour la sécurité de Jo. Le feu dans la cheminée clignotait d’un air incertain, en écho à l’expression qu’il lut sur le visage de Rhapsody. Elle ne leva pas les yeux du parchemin sur lequel elle était penchée. « Eh bien, bonjour à vous aussi, Première Dame. Il va falloir faire quelques efforts, si vous voulez convaincre les Bolgs que vous êtes la catin royale. — La ferme », répondit Rhapsody machinalement, sans interrompre sa lecture. Achmed grimaça. Il prit la théière sur le plateau intact de son petit déjeuner et se servit une tasse. Le thé était froid. Elle avait dû se lever plus tôt que d’habitude. « Qu’est-ce que c’est que ce manuscrit cymiesque, cette fois-ci ? » demanda-t-il en lui tendant le liquide à peine tiède. Toujours sans le regarder, Rhapsody toucha la tasse. Une seconde plus tard, Achmed sentit la chaleur du liquide imprégner les flancs d’argile de la timbale, et après avoir soufflé dessus pour en chasser la vapeur, il but une gorgée de son thé chaud. « La Fureur du Wyrm. Impressionnant. Le manuscrit est apparu comme ça, sous ma porte, hier soir. Quelle coïncidence extraordinaire. » Achmed s’assit sur le lit parfaitement fait, dissimulant son sourire, « En effet. Vous avez appris des choses intéressantes sur Elynsynos ? » Un petit sourire finit par incurver les lèvres de la jeune femme, et elle releva la tête vers lui. « Eh bien, voyons ça. » Elle se recula dans son fauteuil et rapprocha le parchemin de la lueur de la chandelle. « On dit qu’Elynsynos mesurait entre trente et cent cinquante mètres de long, avec des dents aussi grandes et aussi affûtées que des épées d’empaleur, lut-elle. Elle pouvait prendre la forme qu’elle désirait, y compris celle d’une force de la Nature, tornade, tremblement de terre, raz de marée. Dans son estomac reposaient des gemmes de soufre nées dans les flammes du Monde Souterrain, ce qui lui permettait d’immoler instantanément tout ce qu’elle voulait, en soufflant dessus. Elle était cruelle et sournoise et lorsque Merithyn, son amant marin, ne revint pas, elle se mit à saccager toute la moitié occidentale du continent jusqu’à la province centrale de Bethany, qu’elle détruisit également. Le brasier dévastateur qu’elle provoqua alluma la flamme éternelle qui brûle encore à ce jour dans la basilique. — Je sens comme une pointe de sarcasme dans votre voix. Rejetez-vous ce récit historique ? — Pour la plus grande partie, oui. Vous oubliez, Achmed, que je suis barde. C’est nous qui écrivons ces ballades et ces légendes traditionnelles. Je suis un peu plus versée que vous dans le sens de l’exagération de ce genre de récits. — Pour l’avoir pratiquée vous-même ? » Rhapsody soupira. « Ne posez pas de questions dont vous connaissez les réponses. Les Bardes, et tout particulièrement les Baptistrels, ne peuvent mentir sans perdre leur statut et leurs talents, bien que nous puissions répéter des récits apocryphes ou purement fictifs, tant que nous les présentons comme tels. » Achmed acquiesça. « Ainsi, si vous rejetez cette histoire d’un seul bloc, qu’est-ce qui vous inquiète ? — Qui a dit que j’étais inquiète ? » Le roi firbolg eut un rictus répugnant. « Le feu », répliqua-t-il d’un air suffisant avec un mouvement de tête en direction de l’âtre. Rhapsody se tourna vers les flammes maigrelettes ; elles s’enroulaient vaillamment autour d’une grosse bûche qui refusait de se consumer. Elle rit malgré elle. « Très bien, prise la main dans le sac. Et, pour votre gouverne, je ne rejette pas l’histoire d’un seul bloc. J’ai juste dit que je croyais certaines parties exagérées. Mais d’autres peuvent très bien être vraies. — Comme quoi ? » Rhapsody reposa le manuscrit sur la table et croisa les bras. « Eh bien, en dépit des informations contradictoires concernant sa taille, je ne doute pas qu’elle était – qu’elle est immense. » Achmed crut détecter un léger frisson dans sa voix. « Je suis sûre qu’elle a réellement la capacité de se transformer en feu, en vent, en eau ou en terre ; on dit des dragons qu’ils sont liés à chacun des cinq éléments. Et bien qu’elle puisse certainement se montrer malfaisante et sournoise, je ne crois pas cette histoire de dévastation du continent tout entier. — Ah non ? — Non. Les forêts qui s’y trouvent sont vierges, dans la plupart des régions que nous avons traversées, et les essences ne sont pas de celles qui repoussent facilement après un incendie. — Je vois. Eh bien, je ne remets pas en question votre connaissance des forêts, ou des vierges – après tout, vous l’avez été vous-même deux fois… — La ferme », répéta Rhapsody. Cette fois-ci, le feu réagit ; les faibles flammes bondirent violemment, grondant de colère. La jeune femme repoussa son fauteuil en arrière, se leva et se dirigea ostensiblement vers le portemanteau situé près de la porte. Elle en décrocha sa cape d’un geste vif. « Sortez de ma chambre. Je dois aller rejoindre Jo. » Elle enfila le vêtement d’un violent coup d’épaule, puis roula le parchemin avant de le faire claquer dans la main d’Achmed. « Merci pour l’histoire du soir, lança-t-elle d’un ton sarcastique en ouvrant la porte. J’imagine que je n’ai pas besoin de vous donner de précisions anatomiques, quant à l’endroit où vous pouvez ranger ce parchemin. » Achmed gloussa tandis que la porte se refermait à la volée derrière Rhapsody. L’hiver reculait doucement, du moins semblait-il. S’il avait été plusieurs fois sur le point de se retirer franchement, il rechignait à relâcher son emprise glacée, tout en concédant à contrecœur des brises plus douces et un ciel plus bleu. L’air de ce début de printemps était frais et pur, mais l’odeur de la terre s’élevait de nouveau, gage de la chaleur à venir. Rhapsody escalada avec précaution le versant rocheux des à-pics qui menaient à la lande, sur le toit du monde, un vaste pré à ciel ouvert au-delà du canyon qu’un fleuve depuis longtemps asséché avait creusé des millénaires auparavant. La panière qu’elle portait avait failli se renverser à deux reprises, avant que la jeune femme atteigne le terrain plan. Le poids de son paquetage pour son voyage prochain la déséquilibrait. Déjà arrivée dans le grand champ, Jo regarda avec amusement le gros panier déboucher à la crête de la lande, vaciller une seconde, puis se redresser. Il glissa de quelques centimètres comme de lui-même, puis une tête dorée apparut à sa suite, suivie de deux yeux d’un vert intense. Un instant plus tard, le sourire de Rhapsody pointa, comme une version miniature du soleil qui se lèverait une heure plus tard. « Bonjour », lança-t-elle alors que seule sa tête encore était visible. Jo se leva et vint l’aider en riant. « Qu’est-ce qui t’a pris tout ce temps ? D’habitude tu grimpes ça comme une flèche. Tu dois te faire vieille. » Elle tendit la main à sa grande sœur plus petite qu’elle et la hissa jusque sur la terre ferme. « Tu as intérêt à être gentille, sinon pas de petit déjeuner », dit Rhapsody en déposant ses paquets au sol. Jo ne savait pas à quel point elle avait dit vrai. Selon ses calculs personnels, Rhapsody approchait les mille six cent vingt ans, bien qu’il ne se soit écoulé que deux décennies depuis que les deux Bolgs et elle avaient resurgi des entrailles de la Terre. Jo se saisit du panier et en fit sauter l’attache avant de renverser le contenu sur l’herbe gelée, sans autre forme de cérémonie, sous le regard épouvanté de Rhapsody. « Tu as apporté des petits beignets au miel ? — Oui. » L’adolescente en avait déjà repéré un et l’enfourna sur-le-champ, puis ressortit la masse informe de sa bouche d’un air agacé. « Berk. Je t’avais bien dit de ne pas mettre de myrtilles, ça fiche en l’air le goût. — Je n’ai pas mis de myrtilles. Ça doit être quelque chose ramassé par terre, un scarabée, peut-être. » Rhapsody éclata de rire en voyant Jo recracher le tout, puis balancer le beignet à demi-mâché dans le canyon en contrebas. « Alors, où est Ashe ? » demanda la jeune fille assise en tailleur par terre, tout en se saisissant d’un autre beignet, qu’elle essuya cette fois-ci avec précaution. « Il devrait être là dans une demi-heure environ, répondit Rhapsody en fouillant dans sa sacoche. Je voulais te voir seule un petit moment, avant notre départ. » Jo opina, la bouche pleine. « Grunchor et Achmred, ich viennent auchi ? — Oui, je les attends d’un moment à l’autre. Mais comme j’ai eu un échange plutôt sec avec Achmed, tout à l’heure, peut-être qu’il ne se donnera pas cette peine. — Pourquoi ça l’arrêterait ? C’est le mode de communication normal, avec Achmed. C’était quoi, son problème, ce matin ? — Oh, nous avons eu une petite dispute au sujet d’un manuscrit cymrien qu’il a glissé sous ma porte hier soir. » Jo avala son beignet et se versa un gobelet de thé. « Pas étonnant. Tu sais à quel point il déteste les Cym-bons-à-riens. » Rhapsody dissimula son sourire. Puisque les Cymriens venaient de Serendair, leur terre natale, techniquement Grunthor, Achmed et elle-même en faisaient partie, information qu’elle n’avait pas été autorisée à dévoiler à Jo. « Pourquoi penses-tu ça ? — Je l’ai entendu en parler avec Grunthor, un soir, il y a quelques jours. — Vraiment ? » Jo se rengorgea. « Il a dit que tu devais avoir la tête dans le cul. » Rhapsody eut un large sourire. « Ah oui ? — Oui. Que le dragon devait savoir s’y prendre avec les Cymriens, puisque c’est elle qui avait invité ces torche-culs, au départ, pour faire plaisir à son bien-aimé. C’est comme ça qu’il les a appelés : torche-culs. — Oui, je crois l’avoir moi-même entendu utiliser ce terme, une fois ou deux. — Il a aussi dit que tu essayais d’en savoir plus sur les Cymriens, pour les aider à revenir au pouvoir, et que c’était stupide. Il pense que les Bolgs sont bien plus dignes de ton temps et de ton attention, sans parler de ta loyauté. C’est vrai ? — Au sujet des Bolgs ? — Non. Des Cymriens. » Le regard de Rhapsody se perdit vers l’ouest, à l’horizon. Le ciel commençait doucement à s’éclairer d’un bleu cobalt encore léger ; en dehors de cet indice de couleur, l’approche de l’aube était indécelable. Rhapsody sentit le rouge lui monter aux joues en repensant à Llauron, le vieux et charmant Invocateur des Filids, l’ordre religieux des sylveterres occidentales et de certaines régions de Roland. Llauron l’avait accueillie peu de temps après leur arrivée à tous les trois. Il lui avait enseigné l’histoire de cette terre ainsi que beaucoup d’autres choses qui aidaient aujourd’hui Achmed à construire son empire, parmi lesquelles des conseils en agriculture, en herboristerie, et en médecine des hommes et des bêtes. Sa voix résonnait dans son esprit en ce moment même, une voix qui lui demandait des informations et des solutions à des problèmes qu’elle ne comprenait même pas. Maintenant que vous connaissez l’histoire des Cymriens, et l’instabilité qui menace à nouveau de diviser cette terre, j’espère que vous accepterez de m’aider en étant mes yeux et mes oreilles dans le monde, et en me rapportant ce que vous aurez appris. Je serais ravie de vous aider, Llauron, mais… Bien, bien. Et rappelez-vous, Rhapsody. Bien que vous ne soyez pas de sang royal, vous pouvez être utile à une cause royale. Je ne comprends pas. Les yeux de Llauron s’étaient mis à briller d’impatience, bien que sa voix fut demeurée apaisante. La réunification des Cymriens. Je pensais avoir été clair. De mon point de vue, rien ne nous sauvera de la destruction ultime, avec tous ces accès de violence inexpliquée et ces actes de terreur anarchiques, si ce n’est la réunion des factions cymriennes, Roland et Sorbold, et même peut-être des Terres bolgs, sous l’égide d’un nouveau seigneur et de sa dame de lignage cymrien. L’heure est presque venue. Et bien que vous soyez une paysanne – ne le prenez pas mal, la plupart de mes disciples sont des paysans – vous avez un joli visage et une voix persuasive. Vous pourriez m’être d’une grande aide, dans la réalisation de ce projet. Maintenant, je vous en prie, promettez-moi de m’aider. Vous aussi vous voulez voir la paix revenir sur cette terre, n’est-ce pas ? Et cette violence qui aujourd’hui même tue et mutile tant de femmes et d’enfants innocents – voilà une chose à laquelle vous voudriez mettre un terme ? Jo la dévisageait d’un air interrogateur. Rhapsody s’extirpa de ses souvenirs. « Je vais trouver ce dragon et lui rendre la dague-griffe, dans l’espoir qu’elle ne viendra pas semer la dévastation à Ylorc – et parmi les Bolgs, par la même occasion, dit-elle avec simplicité. Ce voyage n’a rien à voir avec les Cymriens. — Oh. » Jo avala une nouvelle bouchée de beignet. « Ashe le sait, ça ? » Il y avait dans la voix de sa sœur comme une mise en garde, une très légère fluctuation que Rhapsody, en tant que Baptistrelle, perçut immédiatement. « Je suppose, oui. Pourquoi ? » Un silence maladroit s’instaura entre elles. « Qu’est-ce que tu ne me dis pas, Jo ? — Rien, répondit Jo, un peu trop vite. Il a juste demandé si tu étais cymrienne, c’est tout. Plus d’une fois, en fait. » L’estomac de Rhapsody se vrilla sous l’emprise glacée qui lui fit soudain oublier la douceur de l’air ambiant. « Moi ? Il a posé cette question à mon sujet ? — Eh bien, à propos de vous trois, d’Achmed et de Grunthor aussi. — Mais pas de toi ? » Un air absent se peignit sur le visage de Jo, tandis qu’elle réfléchissait à la question. « Non, jamais. Il doit penser que je ne le suis pas. Je me demande bien pourquoi. » Rhapsody se leva et épousseta sa cape et son pantalon. « Peut-être que tu es la seule à ne pas ressembler pour lui à un torche-cul. » Les yeux de Jo scintillèrent d’une lueur maligne. « J’espère bien. » Elle leva la tête vers le ciel d’un air innocent. « Ce qui est sûr, c’est que Grunthor non plus n’a pas l’air d’un torche-cul. » Elle éclata de rire quand une avalanche de neige et de feuilles mortes lui tomba dessus. « Sans rire, Rhaps, je veux dire, tu as déjà rencontré un Cymrien ? Je croyais qu’ils étaient tous morts depuis longtemps. » À l’horizon, le ciel se teintait d’un voile bleu-gris. « Toi-même, tu en as déjà rencontré un, Jo, répondit Rhapsody d’une voix monocorde en se mettant à ranger les restes du petit déjeuner. Messire Stephen est d’ascendance cymrienne. — Eh ben, voilà qui confirme la théorie des torche-culs, assena Jo en s’essuyant la bouche d’un revers de main. Je veux dire, un ancien Cymrien, un de ceux qui ont survécu à la guerre. Le genre qui vit pour toujours. » Rhapsody réfléchit quelques instants. « Oui, je crois. Une fois, sur la route de Gwynwood à Navarne, j’ai failli me faire piétiner par le cheval d’un soldat infect du nom d’Anborn. Si c’est celui dont parle l’histoire que nous avons entendue, il fut le général de Gwylliam, pendant la Guerre, Ce qui lui fait donc un certain âge. Sachant que la Guerre a pris fin il y a quatre cents ans, et qu’elle a duré pendant sept siècles. » Jo était présente lorsqu’ils avaient ouvert la crypte de la bibliothèque où reposait le cadavre de Gwylliam. « Alors je dirais que ce vieux salopard était pas si mal, pour son âge. Il faisait pas plus de deux cents ans. » Rhapsody éclata de rire. « C’est lui qui a déclenché la Guerre en frappant sa femme ? — Oui. Elle s’appelait Anwyn. C’était la fille de l’Explorateur, Merithyn, le premier Cymrien, et du dragon Elynsynos… — Celui que tu vas voir ? — Oui. Elle est tombée amoureuse de Merithyn et lui a dit que les Cymriens pouvaient venir s’installer sur ses terres, où jusqu’alors aucun humain n’avait pu poser le pied. » Jo fit sauter le dernier beignet dans sa bouche. « Pourfquoi elle a fait un ftruc pareil ? — Le roi de Serendair, Gwylliam… — C’est le macchabée qu’on a trouvé ? — Celui-là même, sourit Rhapsody. Il avait pressenti que l’Île était sur le point d’être détruite dans un brasier volcanique, aussi a-t-il voulu déplacer l’essentiel de la population de son royaume dans un lieu où ils pourraient préserver leur culture, et lui, rester leur roi. — Un torche-cul assoiffé de pouvoir. — C’est ce qu’on dit. Mais il a aussi sauvé le plus gros de la population d’une mort certaine, il les a emmenés sains et saufs de l’autre côté de la Terre, à Canrif… — Eh ben en voilà, une bonne action. Cette espèce de trou à rats avec des toilettes à l’intérieur dont les Bolgs se servent même pas. — Arrête de m’interrompre. Les Bolgs ne l’ont envahi que plus tard. Gwylliam, et ensuite Anwyn, ont bâti une civilisation extraordinaire à partir de presque rien, et ont régné en paix sur une période de progrès sans précédent, jusqu’à cette nuit où il l’a frappée. On appelle cet incident le Coup Cruel, parce que cette simple claque du Seigneur contre sa Dame déclencha la Guerre où périt environ un quart de la population du continent, et la quasi-totalité de la civilisation cymrienne. — Des torche-culs, ça se confirme, conclut Jo d’une voix forte. Est-ce qu’il y a quelque chose dont tu veux que je m’occupe, pendant ton absence ? — Maintenant que tu en parles, oui, répondit Rhapsody avec un sourire. Tu veux bien garder un œil sur mes petits-enfants firbolgs ? » Jo grimaça et fit mine de s’étouffer, mais sa sœur l’ignora. « Et n’oublie pas tes études. — Désolée d’avoir posé la question, marmonna Jo. — Et jette un œil à Elysian, de temps à autre, tu veux bien ? Si les nouvelles plantations ont besoin d’eau, donne-leur à boire. » Jo roula les yeux. « Tu sais bien que je ne peux même pas trouver Elysian. » La maison de Rhapsody, une minuscule chaumière située sur une île dans une grotte souterraine, était pratiquement impossible à dénicher pour qui que ce soit d’autre qu’Achmed et Grunthor. Les quatre compagnons gardaient volontairement le secret sur cet endroit. « Demande à Grunthor de t’emmener. Désolée que ces tâches te paraissent aussi ingrates. Tu pensais à quoi, en me le proposant ? » Le visage blême de Jo s’illumina. « Je pourrais surveiller Clarion l’Étoile du Jour pour toi. — J’emporte mon épée, Jo », précisa Rhapsody en riant. La lame enflammée exerçait depuis toujours une fascination quasi hypnotique sur la jeune fille. Lorsqu’elles voyageaient, Rhapsody laissait la lame à nu pendant la nuit jusqu’à ce que Jo s’endorme, car la lueur qui en émanait la rassurait. « Je vois. — Après tout, j’en aurai peut-être besoin. Tu veux que je revienne, n’est-ce pas ? » lança Rhapsody en tapotant la joue de la jeune fille, qui paraissait dépitée. « Oui », s’empressa de répondre l’adolescente, avec dans la voix une urgence incontrôlable. « Si tu me laisses toute seule ici au milieu des Bolgs, c’est moi qui viendrai te chercher pour te régler ton compte. » À l’est le ciel avait pris des tons rose clair. Un ruban jaune pâle ourlait l’horizon. Rhapsody ferma les yeux pour sentir la caresse du soleil levant. Elle entendait résonner faiblement une note, portée par le vent. C’était re, la deuxième note de la gamme. Dans la tradition des Baptistrels, re était le vecteur d’un jour paisible, un jour sans incident. Elle entama doucement son aubade du matin, le chant d’amour que ceux de son origine, les Liringlas, adressaient chaque jour au soleil levant. Cette chanson se transmettait de mère en fille, comme les vêpres qui saluaient le départ du soleil et accueillaient les étoiles, au crépuscule. Pour Rhapsody, la pratique de ces anciennes prières était toujours un moment poignant, le seul qui lui permît de se sentir proche de sa mère, qui lui manquait plus que tout au monde. À ses côtés, elle vit Jo se mettre à trembler en entendant monter le chant, et elle lui saisit la main. Cette mélodie très émouvante témoignait du lien entre une mère et son enfant. Jo n’avait jamais connu sa mère, ayant été abandonnée en pleine rue alors qu’elle n’était encore qu’un nourrisson. À la fin, Rhapsody prit la jeune fille dans ses bras. « Elle t’aimait, j’en suis certaine », chuchota-t-elle. Elle essayait d’en persuader Jo depuis très longtemps. « Ouais, lança cette dernière d’un ton sardonique. — C’était magnifique », dit Ashe. Les deux femmes sursautèrent. Comme toujours, elles ne l’avaient pas vu approcher. Le teint de Rhapsody s’accorda superbement au rougeoiement de l’horizon. « Merci, fit-elle en se détournant vivement. Vous êtes prêt ? — Oui. Achmed et Grunthor me suivent. J’imagine qu’ils veulent vous dire au revoir. — Ne t’inquiète pas, je reviendrai », promit Rhapsody en serrant une nouvelle fois sa sœur contre elle. « Si nous passons par Sepulvarta, la ville sainte où vit le Patriarche, j’essaierai de te trouver ces friandises que tu aimes. — Merci », répondit la jeune fille sur la défensive, en s’essuyant les yeux d’un revers de manche. « Maintenant dépêche-toi de ficher le camp, que je puisse m’abriter de cette saleté de vent ; il me pique les yeux. » Quand Grunthor lui dit au revoir, Rhapsody fit tout son possible pour ne pas s’étouffer, mais son visage vira au rouge foncé sous l’étreinte du géant. Le panorama du plateau orlandais se mit à danser devant ses yeux, et les à-pics des Dents penchèrent selon un angle contre-nature. Dans un état de conscience flottant, elle se demanda si l’effet était le même que lorsqu’on se faisait broyer par un ours jusqu’à ce que mort s’ensuive. Grunthor finit par la reposer au sol, la relâcha et lui tapota l’épaule d’un air gêné. Rhapsody leva les yeux vers l’immense tête gris-vert et sourit. Le Bolg feignait une expression nonchalante, mais elle constata que l’énorme mâchoire se crispait et que les grands yeux d’ambre étaient légèrement humides aux coins. « J’voudrais vraiment qu’vous y repensiez, duchesse », dit-il d’un air solennel. Rhapsody secoua la tête. « Nous en avons déjà parlé cent fois, Grunthor. Tout ira bien. Je n’ai pas fait un seul cauchemar concernant ce voyage, et vous savez combien c’est rare. » Le géant croisa les bras. « Et qui est-ce qui va vous protéger des cauchemars que vous f’rez en route ? vociféra-t-il. Pour autant qu’je sache, c’est mon boulot. » L’expression amusée sur le visage de la Baptistrelle s’adoucit à ces mots. « C’est vrai, vous êtes bien le seul à y être jamais arrivé, dit-elle en passant la main sur l’énorme bras musclé. Voilà un autre des sacrifices que je consens à la sécurité des Bolgs. » Une autre idée lui vint, et elle se mit à fouiller dans son sac, d’où elle sortit un gros coquillage. « Mais j’ai ça », dit-elle avec un sourire radieux. Grunthor gloussa. C’était lui qui le lui avait donné, peu de temps après qu’ils avaient émergé de la Racine. Il s’agissait d’un souvenir du voyage qu’Achmed et lui avaient fait sur la côte en quête d’un moyen de la ramener à Serendair après leur longue pérégrination au cœur de la Terre. À cette pensée, le sourire du géant s’évanouit. Lorsqu’ils avaient fini par se retrouver, elle leur avait appris que l’Île avait disparu, engloutie par la mer quelque quatorze siècles plus tôt. À cet instant, il s’était senti coupable pour la première fois de sa vie, car Achmed et lui l’avaient arrachée à un foyer et à une famille qu’elle devait ne plus jamais revoir. Elle s’endormait parfois avec le coquillage contre l’oreille, dans l’espoir de chasser avec le son des vagues s’écrasant contre les rochers les ignobles cauchemars qui la laissaient pantelante et en larmes. « Vous savez que j’prendrais les pires de vos cauchemars, si j’pouvais vous en débarrasser, Votre Altesse, dit-il avec une sincérité bouleversante. — Je sais, je sais que vous le feriez, Grunthor. Et croyez-moi, s’il était en mon pouvoir de vous les confier, je vous céderais les pires d’entre eux. Où est Achmed ? Ashe et moi devons partir. » Elle se sentit soudain la tête qui tournait, comme si le temps s’étirait infiniment autour d’elle. Elle avait déjà ressenti cela, mais elle n’aurait pas su dire où et quand. Grunthor parut le sentir, lui aussi ; les yeux d’ambre se voilèrent un instant, puis il cligna les paupières et sourit. « Oubliez pas de dire au r’voir à Sa Majesté », conseilla-t-il d’un ton joyeux, en désignant la silhouette en cape noire qui se tenait un peu à l’écart. « Est-ce qu’il faut vraiment ? Notre dernier échange était sans doute l’au revoir le plus tendre que je pouvais attendre de lui. On en est presque venu aux mains. — Oui, il le faut, tonna Grunthor d’un ton faussement autoritaire. Et c’est un ordre, mam’zelle. » Rhapsody éclata de rire et lui adressa un salut militaire. « Très bien. Loin de moi l’idée de défier l’Autorité-Suprême-Qui-Ne-Souffre-Aucune-Désobéissance. Est-ce que cette autorité s’applique aussi à moi ? — Nan, concéda Grunthor. — Mais votre emprise s’étend sur le monde entier ? — Pour sûr. » Le sergent géant désigna le roi firbolg d’un geste de la main. « Allez, duchesse. Dites-y au revoir. Il a pas l’air comme ça, mais vous allez lui manquer, ça va être terrible. — Ben voyons, ironisa-t-elle alors qu’Achmed approchait. J’ai entendu raconter qu’il savait déjà qui mettre dans mes quartiers, et qu’il envisageait de vendre mes affaires aux enchères. — Seulement les vêtements, et seulement si vous n’êtes pas rentrée dans des délais raisonnables, corrigea le roi firbolg d’un ton aussi aimable que possible. Je ne veux pas que ce hrekin vienne encombrer ma montagne. — Je reviendrai, et je vous enverrai des nouvelles aussi souvent que possible par la caravane postale, répondit Rhapsody en jetant son sac sur l’épaule. Maintenant que les messagers interprovinciaux viennent régulièrement à Ylorc, je devrais pouvoir vous faire suivre un message, en cas de besoin. — Bien sûr. Je suis certain que le repaire du dragon est une étape incontournable du circuit du courrier, ironisa Achmed avec une pointe de colère. — Ne commencez pas », le mit en garde la jeune femme en jetant un coup d’œil en direction de Jo, qui conversait avec Ashe. « Non, acquiesça Achmed, je voulais seulement vous donner un petit cadeau d’au revoir. » Il lui tendit un rouleau de parchemin noué serré. « Faites attention, il est très ancien et très précieux. — Si c’est une autre version de La Fureur du Wyrm, je vais devoir la fourrer de force dans l’emplacement que je vous ai suggéré ce matin à l’aube. — Jetez-y un regard. » Rhapsody dénoua avec précaution l’ancien lien de soie qui retenait le parchemin. Achmed avait entamé une étude minutieuse des écrits que renfermaient la crypte reliquaire et la bibliothèque de Gwylliam, mais la collection recelait tant d’ouvrages qu’il lui faudrait cinq cents ans pour en parcourir ne serait-ce que la moitié. Le fragile document craqua légèrement lorsqu’elle le déroula. C’était une reproduction détaillée d’un plan d’architecture. Au bout de quelques minutes d’observation attentive, elle leva les yeux vers le roi bolg, qui la dévisageait avec au moins autant d’intérêt. « Qu’est-ce que c’est ? Je ne reconnais pas cet endroit. C’est à Ylorc ? » Achmed leva un sourcil vers Ashe, puis se rapprocha légèrement de la jeune femme. « Oui, s’il existe encore. C’est le chef-d’œuvre de Gwylliam, le joyau suprême de sa vision pour cette montagne. Je ne sais pas s’il l’a finalement fait bâtir ou non. Il l’appelait le Loritorium. » Rhapsody sentit ses paumes devenir moites. « Loritorium ? — Oui. La documentation correspondant à ce plan le décrit comme une annexe, une cité volontairement camouflée. Un lieu abritant la magie ancestrale et où les formes les plus pures du pouvoir élémentaire en la possession des Cymriens seraient un jour rassemblées, et où un conservatoire permettrait de les étudier. Il me semble que l’épée que vous portez en a sans doute été l’une des pièces maîtresses, si j’en crois les dimensions des vitrines et certaines notes que j’ai retrouvées. » Elle retourna le parchemin. « Je ne vois rien d’écrit. Comment savez-vous tout ça ? » Achmed hocha légèrement la tête en direction d’Ashe et baissa encore plus la voix. « Je ne suis pas idiot ; j’ai laissé le texte en sûreté, dans la crypte. Je n’ai eu de cesse de vous dire que je ne lui faisais pas confiance. De plus, j’ai craint que la rosée n’endommage les rouleaux. » D’après les informations que j’ai pu glaner, l’endroit n’a jamais été ouvert aux habitants de Canrif. Peut-être n’a-t-il même jamais été commencé, ou bien jamais terminé. Peut-être aussi que seuls Gwylliam et ses conseillers les plus proches en étaient informés. Qui sait ? » Le plus fascinant, c’est la configuration de ce complexe, en tout cas si l’on en croit ces plans. Les coffres et les vitrines ont été conçus pour accueillir des objets de très grande valeur, à en juger par les détails avec lesquels ils sont représentés. Gwylliam a consacré beaucoup d’efforts à la conception de ces défenses, contre l’extérieur mais aussi vis-à-vis de l’intérieur. Je ne sais pas si ce qui lui importait le plus était de protéger ses objets, ou d’en protéger les Cymriens. » Rhapsody frissonna. « Vous avez une idée de ce que ça pouvait être, à part Clarion l’Étoile du Jour ? — Non, mais j’ai bien l’intention de le découvrir. Pendant que vous serez partie, Grunthor et moi irons inspecter certaines des ruines cymriennes, les zones de Canrif construites en dernier et détruites en premier, lorsque les Bolgs se sont emparés de la montagne. Nous avons déjà trouvé des indices qui nous conduisent vers ce qui pourrait être le Loritorium. Ce qui promet une exploration fascinante, si nous mettons la main dessus. Intéressée ? — Évidemment, chuchota Rhapsody d’une voix furieuse, agacée par le rictus qu’arborait Achmed. Quel Baptistrel ne serait pas passionné par un lieu de cette envergure ? — Dans ce cas, restez, suggéra Achmed avec une innocence feinte. Ce serait sans doute mieux, avec vous dans les parages. Grunthor et moi, gros ours maladroits que nous sommes, pourrions par inadvertance causer des dommages considérables sur des trésors historiques, qui sait, peut-être même des éléments magiques uniques. » Il éclata de rire en voyant les joues de la jeune femme virer au cramoisi sous l’effet de la colère. « Très bien, nous vous attendrons. Nous localiserons l’endroit, et vous laisserons un temps raisonnable pour rentrer. Si vous n’êtes pas revenue à la fin du terme que nous aurons fixé, nous commencerons sans vous. C’est d’accord ? — D’accord. Mais vous n’avez pas besoin de me donner des motivations supplémentaires pour rentrer, Achmed. Croyez-moi si vous le voulez, mais j’ai déjà tout ce qu’il faut, en la matière. » Le roi bolg acquiesça. « Vous avez toujours cette dague qui date de vos jeunes années dans les rues de Serendair ? » Rhapsody lui jeta un regard oblique. « Oui, pourquoi ? » Tout vestige de sourire disparut du visage d’Achmed. « Si vous vous retrouvez dans une situation délicate avec Ashe, coupez-lui les couilles avec ça, pas avec votre épée. Clarion l’Étoile du Jour cautériserait la plaie, comme vous l’avez déjà vue faire. Or si la situation se présente, il vaudrait mieux qu’il se vide de son sang rapidement. — Merci », dit Rhapsody avec sincérité. Elle savait que derrière ce commentaire macabre se cachait une inquiétude authentique, aussi lui ouvrit-elle ses bras. Achmed lui rendit furtivement son étreinte d’un air empoté, puis la dévisagea. « Qu’est-ce que c’est que ça, dans vos yeux ? Vous n’êtes quand même pas en train de pleurer ? Vous connaissez la règle. » Rhapsody s’essuya les yeux du dos de la main. « La ferme. Vous pouvez vous fourrer votre règle dans la même cavité que La Fureur du Wyrm, il devrait y avoir largement la place, dans votre cas. Pour reprendre votre propre définition, vous devriez être seigneur des Cymriens. » Achmed eut un sourire affecté et Rhapsody se rendit auprès d’Ashe et Jo. « Vous êtes prête ? demanda Ashe en se munissant de son bâton de marche sculpté. — Oui, répondit la jeune femme en embrassant Jo une dernière fois. Prends soin de toi, sœurette, et de nos deux grands frères. » L’adolescente roula des yeux ronds. Rhapsody se tourna de nouveau vers Ashe. « Maintenant partons, avant que je dise autre chose à Achmed. Je veux que nous nous séparions sur une réplique aussi infecte que celle qu’il m’a faite. » Ashe pouffa. « Ne rentrez pas dans ce genre de compétition avec lui, si vous voulez mon avis, conseilla-t-il en vérifiant les attaches de son paquetage. Je crois bien que vous perdriez chaque fois. » Quand ils eurent atteint le sommet de la dernière crête avant les contreforts, Rhapsody se retourna et regarda vers l’est dans le soleil levant, qui pointait juste à l’horizon. Elle se protégea les yeux de la main ; elle se demandait si ces longues ombres étaient bien celles des trois personnes qu’elle aimait le plus au monde, ou simplement celles des pics tendus vers le ciel d’un air menaçant. Au bout d’un moment, elle crut en voir une faire signe de la main. Mais c’était sans importance. « Regardez », dit Ashe, dont la belle voix de baryton fit voler en éclats sa rêverie. Rhapsody se retourna et suivit du regard son doigt tendu en direction d’une autre ligne d’ombres, à des kilomètres, à la limite des steppes, là où se rencontraient les plaines et les champs plus rocailleux. « Qu’est-ce que c’est ? — On dirait une sorte de rassemblement. Des humains, visiblement, dit-il au bout d’un moment. — Des ambassadeurs, acquiesça Rhapsody d’une voix douce. Ils viennent rendre hommage à Achmed. » Ashe frissonna. Le tremblement était visible, même sous la cape de brume. « Je ne les envie pas, dit-il avec une pointe d’humour. Ça devrait pas mal secouer leur conception du protocole. On y va ? » Il regarda vers l’ouest, au-delà de la vallée où le dégel s’était amorcé, de la vaste plaine, et des contreforts, plus bas. Rhapsody contempla encore quelques instants le panorama des Dents, puis se tourna à son tour vers l’ouest. Un quartier de soleil s’était levé au-delà et un rayon de lumière dorée tranchait la brume grise du monde qui s’étendait sous eux. Par contraste, la ligne de silhouettes sombres au loin se mouvait dans une pénombre déchiquetée. « Oui, dit-elle en replaçant son sac sur son épaule. Je suis prête. » Sans un regard en arrière, elle descendit à sa suite sur le versant ouest de la dernière montagne, entamant le long voyage vers le repaire du dragon. Au loin, la silhouette d’un homme nimbée d’une ombre plus large et indéfinissable s’immobilisa un moment, leva la tête en direction des collines, puis reprit sa route vers le royaume des Firbolgs. DEUXIÈME MOUVEMENT 1 L’AUBE LES SURPRIT EN HAUT DES CONTREFORTS, d’où ils préparèrent leur itinéraire vers les terres situées au nord de la frontière Avonderre-Navarne. Ashe lui apprit que le repaire d’Elynsynos se trouvait dans la forêt ancestrale, au nord-ouest du domaine de Llauron et de la vaste forêt lirin de Tyrian, aussi devraient-ils suivre le soleil, puis le Fleuve Tar’afel vers le nord. Lorsqu’ils atteignirent le point de rencontre des contreforts et de la steppe rocailleuse au seuil de la montagne, Ashe l’entraîna subitement dans un bosquet de conifères. Rhapsody se précipita à sa suite à l’abri des regards mais le perdit presque de vue. « Que se passe-t-il ? chuchota-t-elle aux branches sombres couvertes d’aiguilles odorantes revigorées par la poussée de sève du printemps naissant. « Caravane armée en vue, l’informa-t-il à voix basse. Ils se dirigent vers Ylorc. » Rhapsody hocha la tête. « Oui, c’est la caravane mensuelle. — La caravane postale ? — Oui, Achmed a établi un cycle de caravanes de quatre semaines, qui transitent par Ylorc, Sorbold, Tyrian et Roland. Maintenant qu’il existe un traité commercial entre les Bolgs et Roland, il a trouvé logique de s’assurer que les messages et les livraisons soient escortés par des soldats de Roland. Ainsi ils subissent moins les attaques inexpliquées qui sévissent depuis si longtemps. » Un contingent arrive le même jour, chaque semaine, et si pour une raison quelconque ce n’était pas le cas, le relais qui attend la caravane envoie des éclaireurs vérifier que les messagers sont sains et saufs. Il faut deux cycles, soit huit semaines, pour que chaque caravane accomplisse l’intégralité du circuit entre Roland, Tyrian, Sorbold et Ylorc. Jusqu’ici, le système marche très bien. » Et Llauron en fait un usage immodéré pour me soutirer ces informations qu’il veut que je lui envoie, ajouta-t-elle pour elle-même. Elle passa sous silence le fait que les nouvelles les plus sensibles étaient confiées non pas aux soldats de la caravane, mais à des oiseaux. Achmed avait développé tout un escadron de messagers ailés afin de transmettre les missives les plus importantes jusqu’à leur destination par voie aérienne. Llauron aussi avait recours à ce système. Ashe demeura silencieux. Rhapsody attendit quelques instants un commentaire, puis s’apprêta à quitter le bosquet. « Une seconde. — Qu’y a-t-il, maintenant, Ashe ? » Il était toujours difficile à distinguer, dans l’ombre des branches. « Nous devons patienter ici. J’ai cru que vous aviez compris que, si nous devions voyager par voie de terre, il nous faudrait rester cachés. » Rhapsody resserra sa cape autour d’elle. « Eh bien, évidemment, quand nous serons vulnérables dans les champs à ciel ouvert, ou en territoire inconnu. Mais ce n’est que la caravane postale. — Toujours. Aucune exception. Compris ? » Son ton agaça la jeune femme ; il y avait dans sa voix une pointe de brutalité qu’elle n’avait jamais remarquée auparavant. Cela lui rappela qu’elle le connaissait bien peu et accrédita la réticence d’Achmed et de Grunthor à la laisser ainsi partir avec lui. La jeune femme soupira. « Très bien. Nous allons les laisser passer. Prévenez-moi quand ils seront hors de vue. » Ils traversèrent les steppes et les terres perdues de la Plaine de Krevensfield en direction du nord-ouest pour éviter les alentours de la province de Bethe Corbair, et surtout la cité elle-même. Le cheminement était rendu difficile par le terrain ardu et boueux du fait des pluies de début de printemps, qui ne s’interrompaient guère. Rhapsody s’était retrouvée embourbée plus d’une fois. Ashe avait proposé son aide, mais avait essuyé un refus poli tandis qu’elle se libérait seule en jurant à mi-voix. La familiarité confortable qui avait commencé à se dessiner entre eux à Ylorc semblait avoir disparu, à présent qu’ils étaient seuls. Rhapsody en ignorait la cause, mais le côté imprévisible d’Ashe y figurait en bonne place. Par moments, il se montrait amène, plaisantait avec elle ou passait le temps en conversations futiles mais posées, lors des bivouacs. Parfois, en revanche, elle avait l’impression qu’il broyait du noir ou qu’il était en colère ; il répondait alors à ses questions d’une voix brutale, comme si elle venait troubler sa concentration. On aurait dit que deux personnes distinctes cohabitaient en lui, et il était impossible de déterminer à laquelle on avait affaire, puisque son visage demeurait caché en permanence. Par conséquent, ils passaient le plus clair de leur temps en silence. Les choses s’arrangèrent quelque peu lorsqu’ils eurent traversé les vastes champs de Bethe Corbair et la région sud-ouest de la province de Yarim. Ils suivaient la longue traîne de l’hiver ; le printemps avait montré son nez dans les terres bolgs seulement quelques semaines auparavant, mais ici le sol était encore glacé et le dégel commençait à peine. Le terrain devint plus praticable et les pluies moins fréquentes, ce qui ne pouvait qu’améliorer leur humeur. Ils demeuraient pourtant tous deux conscients de l’impossibilité de retraite à couvert et passaient beaucoup de temps à se cacher, lorsque les sens aiguisés d’Ashe détectaient des soldats ou des voyageurs. En général, Rhapsody ne les voyait pas, mais elle s’était habituée à ce qu’il la pousse dans un fourré ou dans les herbes hautes à tout instant. Elle comprenait la nécessité de ces précautions, mais cela n’allait pas arranger leurs relations. Finalement, au bout de plusieurs semaines de marche, ils atteignirent la province de Canderre, une terre plus boisée et vallonnée que Bethe Corbair et Yarim. La tension s’apaisa quelque peu ; Ashe paraissait plus calme dans les bois. Rhapsody en déduisit que le couvert des arbres la rassurait. Ils se mirent à parler un peu plus, bien qu’encore avec réserve. Ashe se montrait souvent plaisant, voire drôle, mais il ne baissait pas la garde. Il ne partageait pas ses pensées, ou aucun détail de son histoire et surtout, jamais il n’ôtait sa capuche. Rhapsody se demandait ce qui était arrivé à son visage qui justifiât une telle prudence. Elle regrettait qu’il ne lui accorde pas sa confiance. Plus il s’isolait, plus elle devenait soupçonneuse. À la grande surprise de Rhapsody, les dévotions quotidiennes étaient la seule chose dont il ne se plaignait pas. Chaque matin et chaque soir, elle accueillait le soleil et les étoiles en chanson. Elle n’élevait pas beaucoup la voix, notamment en plaine, mais elle savait qu’en chantant elle les rendait plus vulnérables. En général, c’était elle qui montait la garde lorsque venait l’aube, ainsi se réveillait-il au son de l’aubade du matin. Le soir, lorsque le crépuscule gagnait le ciel, elle s’isolait un moment pour chercher un coin à ciel ouvert, pas trop près, pour ne pas le déranger. À son retour, il ne faisait jamais de commentaire, et poursuivait la tâche à laquelle elle l’avait laissé en partant. La forêt s’épaissit, et il devint clair qu’ils entamaient désormais la partie la plus importante et la plus contraignante de leur voyage. Ils parcouraient la Grande Forêt qui couvrait la majeure partie de l’ouest de Canderre et tout le nord de Navarne et d’Avonderre jusqu’à la mer. Ils avaient atteint le milieu du trajet ; Ashe avait parfaitement conçu et respecté leur itinéraire ; jusqu’ici, les choses n’avaient pas été très compliquées ; même si les repères étaient peu nombreux, les étoiles apparaissaient clairement dans le ciel de plaine et les points cardinaux restaient faciles à localiser. Les deux voyageurs allaient plein ouest, aussi avaient-ils suivi le soleil. Maintenant, la partie difficile les attendait, celle qui rendait indispensables les talents de guide d’Ashe. Ils se trouvaient dans les bois, épais, sombres et trompeurs, où ils couraient le risque de s’égarer en route. Ashe avait remarqué son air soucieux. « Vous êtes inquiète. — Un peu », admit-elle. Le son de leurs voix venait briser l’immobilité des bois d’un écho étrange, « Je suis déjà venu ici, je sais où nous allons », la rassura-t-il. Cette fois-ci, sa voix avait perdu toute trace d’agacement. « Je sais, dit Rhapsody avec un faible sourire. Mais je n’ai jamais rencontré de dragon, aussi j’imagine qu’un peu de tension est bien naturel. Est-elle grande… pour un dragon ? » Ashe pouffa. « Je n’ai pas dit que j’étais expert en la matière. Ni même que je l’avais déjà vue. J’ai seulement dit que je m’étais trouvé tout près de sa tanière. — Oh. » Rhapsody retomba dans son silence, gardant pour elle ses questions, puisque Ashe n’y répondrait pas. « Nous devrions peut-être nous arrêter pour souper, suggéra-t-il. J’ai souvent observé que manger soulage les nerfs. De plus, c’est votre tour de cuisiner. » Il avait repris son ton taquin. « Je vois, c’est un stratagème. Très bien, c’est moi qui cuisinerai. On devrait pouvoir faire du feu en sécurité, ici, vous ne pensez pas ? » Ils ne s’y étaient que rarement risqués, dans la plaine. « Je suppose. — Bien, approuva-t-elle, l’humeur soudain un peu plus joyeuse. Je vais voir ce que je peux trouver dans le voisinage proche, fouiner un peu. — Ne vous éloignez pas trop. » Ashe l’entendit soupirer alors qu’elle s’enfonçait dans un bouquet d’arbres. Elle revint quelques minutes plus tard, l’air excité. « Attendez de voir ce que j’ai découvert », annonça-t-elle en s’asseyant en tailleur dans la clairière qu’ils avaient choisie pour camper cette nuit-là. Elle tira son sac sur ses genoux et se mit à fouiller à l’intérieur. Ashe la regarda étaler un foulard sur les jeunes pousses d’herbe, mélanger un certain nombre d’ingrédients dans un pot cylindrique en aluminium cabossé, le couvrir, creuser un trou et l’enterrer dans le sol. Elle enfouit également deux pommes de terre qu’elle avait apportées et alluma un feu directement au-dessus du tout. Pendant que le mélange cuisait, elle éplucha deux petites pommes qu’elle avait ramassées dans les bois, rescapées de l’automne, et les saupoudra d’épices tirées d’un pochon dans son sac. Elle suspendit au-dessus du feu une marmite dans laquelle elle avait émincé de vieux poireaux, et du raifort sauvage trouvé dans la forêt. Lorsque le bois fut réduit à l’état de charbon, elle retira la marmite du feu et plongea les pommes dans les braises rougeoyantes pour les faire rôtir. Au bout d’un moment, les fruits commencèrent à gonfler en dégageant un parfum sucré qui fît instantanément saliver Ashe. Rhapsody les retira du feu et les mit de côté à refroidir, puis déterra le cylindre de métal et les pommes de terre. Elle plaça ces dernières avec les fruits et entreprit d’ouvrir le pot. Elle le secoua ensuite un bon coup. Sur le foulard glissa une petite miche de pain à l’arôme de noix et de farine complète. Elle remua vivement la soupe aux poireaux, de laquelle s’élevait un riche parfum dans l’air enfumé. Ashe sentit son appétit bondir lorsque Rhapsody rompit la miche de pain, avant de se remettre à fouiller dans son sac pour en sortir un petit morceau de fromage sec. Elle le trancha sans difficulté, et le disposa sur le pain. Le fromage se mit à fondre tandis qu’elle disposait devant Ashe les autres composantes du dîner. « Voilà. Je sais que ça n’est pas grand-chose, mais ça devrait calmer votre faim pour la nuit. — Merci. » Ashe s’assit à côté d’elle et tira vers lui le foulard qu’elle lui tendait. « Ça a l’air bon. » Il attendit qu’elle se soit servie, puis prit après elle une petite bouchée de tout ce qu’elle goûtait. « Il n’y a pas grand-chose », s’excusa-t-elle. La bouche pleine de pomme épicée, Ashe leva les yeux vers elle. « Hmmm ? — J’ai bien peur qu’on ne puisse pas composer beaucoup mieux, avec seulement les ingrédients trouvés aux alentours. » Il déglutit. « Composer ? » Rhapsody sourit à la silhouette à capuche. « Oui, disons qu’un repas bien préparé possède tous les éléments aromatiques d’un bon morceau de musique. » Voyant qu’il ne réagissait pas, elle poursuivit son explication, en espérant qu’il ne la trouverait pas aussi démente qu’Achmed. « Vous voyez, si on réfléchit bien à la façon qu’ont les choses de marquer les sens, on peut modifier la manière de les percevoir. » Par exemple, si vous projetez un dîner intime, vous l’agencerez comme un petit concerto pour orchestre. Disons que la partie des cordes sera une soupe riche. Puis, pour rajouter les violons, des biscuits feuilletés, couronnés de beurre et de miel. Il faudrait aussi servir quelque chose de léger et de piquant, comme des légumes croustillants dans une sauce à l’orange, pour la petite partition de flûte moqueuse. Il faut donc d’abord décider quel type de pièce correspond le mieux au dîner que vous souhaitez, et ensuite vous composez les ingrédients au diapason. » Ashe prit une bouchée de pain. « Intéressant. Manipulateur, mais très intéressant. » L’arôme de noix s’accordait parfaitement au fromage, et ensemble les deux ingrédients paraissaient bien plus nourrissants que pris séparément. Rhapsody le considéra avec surprise. « Manipulateur ? Je ne comprends pas. » Devant le silence de son guide, elle insista. « Vous pouvez m’expliquer ce que vous voulez dire ? » Ashe prit une autre bouchée. « Le thé est prêt ? » Rhapsody se leva et se dirigea vers le feu. Le thé était meilleur avec les ingrédients de l’été : feuilles de fraisier et boutons de rose, filicale et baies de sureau. Les herbes qu’elle avait trouvées ici n’étaient pas les plus appropriées, plantain et syrdenelle, pissenlit et mille-feuilles, mais elles étaient légères et possédaient des vertus thérapeutiques et apaisantes. Elle versa une tasse de liquide fumant et la lui tendit, les sourcils toujours froncés dans l’attente d’une explication. Mais elle n’avait pas l’air de vouloir venir. La silhouette en cape souleva la tasse jusque dans sa capuche. Rhapsody sursauta en voyant Ashe recracher violemment le liquide, en faisant gicler jusque dans le feu. « Pouah. Qu’est-ce que c’est que ça ? » Son ton était rude et Rhapsody sentit son sang se mettre à bouillir. « Eh bien, maintenant c’est de la vapeur de tisane, mais avant votre réaction puérile, c’était du thé. — Voilà une nouvelle définition fort intéressante, je dirais. » La colère de Rhapsody monta d’un cran. « Eh bien, je suis désolée que ça ne vous plaise pas, mais c’est le meilleur mélange d’herbes que j’aie pu trouver. Elles n’ont que d’excellentes propriétés. — Si leur goût ne vous tue pas d’abord. — La prochaine fois, je veillerai à vous cueillir de la réglisse. Jusqu’ici je n’avais pas mesuré combien vous aviez besoin d’un bon laxatif. » Elle crut entendre glousser lorsque l’homme camouflé se leva pour aller chercher son propre sac. Il fouilla dedans quelques instants, puis sortit ce qu’il cherchait. « Prenez donc un peu de ça. » Il lui lança un petit pochon tissé fermé par un cordon de cuir. Rhapsody ouvrit le sachet et le porta à son nez, inhalant l’odeur. Elle se recula instantanément avec une grimace de dégoût. « Par les dieux, qu’est-ce que c’est que ça ? » Elle maintint le pochon à bonne distance de son visage. — Du café. Mélange spécial en provenance de Sepulvarta. — Berk, C’est repoussant. » Ashe eut un rire bref. « Vous savez, vous n’êtes vraiment pas ouverte d’esprit. Vous devriez au moins goûter, avant de déclarer que c’est repoussant. — Non merci. Ça sent la vieille terre sortie du terrier d’un putois. — Bon, comme vous voudrez. Moi j’aime ça, certainement plus que votre thé imbuvable. » En voyant Rhapsody changer d’expression, il tenta de rattraper les dégâts. « Même si je suis persuadé que le thé que vous pouvez concocter quand vous n’êtes pas en pleine forêt et dépendante de la disponibilité de certaines plantes… — Stop, l’interrompit-elle froidement. Vous avez tout à fait le droit de ne pas aimer mon thé. Personne n’a dit qu’il était délicieux, juste bon pour la santé. Et si vous préférez vous empoisonner en buvant cette bile, je vous en prie, faites comme si je n’étais pas là. Mais vous devrez vous la préparer vous-même, car je n’ai aucune envie d’en inhaler les vapeurs. D’ailleurs, je vais même m’installer un peu plus loin jusqu’à ce que vous ayez fini. » Elle se leva et s’éloigna à travers bois, laissant derrière elle son dîner presque intact. Ils échangèrent peu de paroles ce soir-là. Rhapsody revint une fois le soleil couché, après s’être acquittée de ses vespérales, et s’installa pour la nuit dans un coin du campement. Ashe, qui réparait l’une de ses bottes lorsqu’elle pénétra dans le cercle du feu, la regarda passer avec intérêt. Il avait remarqué l’effet de sa présence sur les flammes, et la manière qu’elles avaient de refléter son humeur. De toute évidence, elle n’avait pas encore digéré sa grossièreté, sans doute parce qu’il ne s’était pas excusé. Il décida donc de le faire sans attendre. « Je vous demande pardon, pour tout à l’heure », dit-il en retournant sa botte, les yeux baissés. « Oubliez ça. — Très bien, approuva-t-il en se chaussant. Si seulement toutes les femmes avaient pu me laisser m’en tirer aussi facilement. » Rhapsody roula sa cape en boule et se la cala sous la tête en guise d’oreiller. Le sol était gondolé de racines d’arbres et de pierres enterrées qui promettait un sommeil inconfortable. « Balivernes, commenta-t-elle. Je suis persuadée que votre mère vous aurait tout pardonné. — Touché, admit-il. J’en déduis que vous acceptez mes excuses ? — Ne vous y habituez pas trop, marmonna Rhapsody depuis son sac de couchage, une touche d’humour dans la voix. Je pardonne rarement à un homme qui crache. En temps normal je vous aurais arraché le cœur, mais à l’évidence quelqu’un d’autre s’en est déjà chargé. » Elle ferma les yeux et s’apprêta à s’endormir. Un quart de seconde plus tard, elle entendit un bourdonnement près de son oreille ; à travers ses paupières fermées, elle vit une lumière d’un blanc bleuté envahir la pénombre. La pointe affûtée d’une lame se planta dans son cou, juste en dessous du menton. Elle ouvrit les yeux. Ashe se tenait debout au-dessus d’elle. Même dans le noir, sa silhouette trahissait une fureur débridée. D’un méchant tour de poignet, il enfonça un peu plus la lame, s’arrêtant juste avant que la peau ne se déchire. Sous sa capuche, deux points de lumière intense brillaient de rage. « Levez-vous », ordonna-t-il en envoyant un coup de pied sauvage dans sa botte. Rhapsody s’exécuta en suivant le mouvement de l’épée. La lame pulsait d’une lumière bleue, cette lumière qu’elle avait aperçue du coin de l’œil au combat, mais jamais de si près. C’était une épée bâtarde, dont la lame était plus large et la poignée plus longue que celles de Clarion l’Étoile du Jour. L’arme tout entière était décorée de runes d’un bleu étincelant, mais ces motifs n’étaient pas l’aspect le plus hypnotique. La lame même semblait liquide. Elle planait dans l’air, parcourue de vaguelettes qui remontaient jusqu’à la garde, comme la mer venant s’écraser sur le rivage. L’arme d’eau dégageait un voile de vapeur qui montait dans l’air comme les fumées des brasiers du Monde Souterrain, jusqu’à former une colonne de brouillard devant la jeune femme, un tunnel mouvant au bout duquel se tenait un inconnu dont les yeux scintillaient d’une lueur meurtrière. Elle le savait sans même apercevoir clairement ses yeux. Il ne lui aurait jamais révélé l’existence d’une arme pareille, sauf pour un court instant. Un calme mortel gagna la Baptistrelle. Elle scruta les profondeurs du tunnel de brume, cherchant l’homme en cape, à l’autre bout. Il était silencieux, mais sa colère n’avait pas besoin de mots, elle la sentait partout autour d’elle. Au bout d’un temps interminable de ce mutisme, Rhapsody décida de rompre l’inertie. « Pourquoi m’avez-vous fait lever ? Vous êtes trop bien élevé pour me tuer dans mon sommeil ? » Ashe ne dit mot, mais appuya un peu plus fort sur la lame. Le décor s’obscurcit momentanément autour de Rhapsody, lorsque le sang lui monta à la tête. Elle convoqua toute la force qui lui restait et lui lança un regard noir. « Retirez immédiatement cette lame, ou allez jusqu’au bout et tuez-moi, ordonna-t-elle avec une froideur implacable. Vous troublez mon sommeil. — Qui êtes-vous ? » vociféra Ashe d’une voix de bourreau. À ces paroles, Rhapsody sursauta intérieurement ; elle les avait déjà entendues, prononcées par un autre inconnu vêtu d’une cape. Ses présentations avec Achmed avaient été plus ou moins semblables. Il avait dans la voix le même ton assassin, alors qu’il mettait ses affaires à sac pendant que Grunthor la tenait en respect dans l’ombre, près du premier d’une longue série de feux de camp qu’ils avaient été amenés à partager. Qui êtes-vous ? Hé, reposez ça. Je f’rais pas ça, si j’étais vous, mam’zelle. Répondez juste à la question. Je vous l’ai déjà dit. Je m’appelle Rhapsody. Maintenant reposez ça avant de casser quelque chose. Je ne casse jamais rien, à moins de le faire exprès. Alors je vous le redemande. Qui êtes-vous ? Elle soupira intérieurement. « Il semble que je sois condamnée à répéter indéfiniment cette conversation avec des hommes qui me veulent du mal. Je m’appelle Rhapsody. Vous le savez déjà, Ashe. — Je ne sais rien de vous, à l’évidence, corrigea-t-il à voix basse et agressive. Qui vous envoie ? Qui est votre maître ? » Le dernier mot la frappa comme une gifle, fit subitement exploser une collection de souvenirs forgés dans la douleur des rues, des souvenirs dégradants de prostitution forcée. Les yeux de Rhapsody se réduisirent à deux fentes d’un vert étincelant. « Comment osez-vous. Je n’ai aucun maître. Qu’est-ce que vous insinuez ? — Que vous êtes une menteuse, dans le meilleur des cas. Et au pire, que vous êtes le mal incarné, et que vous allez mourir pour la souffrance et le malheur que vous avez infligés au fil du Temps. — Quoi ? Quel malheur ? demanda Rhapsody, abasourdie. Et ne me traitez pas de menteuse, espèce de porc lâche. C’est vous, le menteur ; vous avez raconté à mes amis que je serais en sécurité avec vous. Si vous aviez l’intention de me tuer, je vous aurais affronté dans le lieu de votre choix. Vous n’aviez pas besoin de m’attirer ainsi dans les bois afin de pouvoir le faire en toute impunité, espèce de fiente de Bolg putréfiée. » Ashe se redressa quelque peu ; l’épée ne bougea pas. Sa colère parut s’être légèrement dissipée. Rhapsody ne savait pas ce qui lui donnait cette impression, mais elle en était certaine. « Avouez qui vous envoie et j’épargnerai votre vie, ordonna-t-il sur un ton un peu plus raisonnable. Dites-moi qui est l’hôte, et je vous laisserai partir. — Je ne comprends absolument rien à votre charabia, répliqua-t-elle, furieuse. Personne ne m’envoie. » D’un geste excédé, Ashe pressa une nouvelle fois la lame contre sa gorge. « Ne mentez pas ! Qui vous envoie ? Vous avez dix secondes pour me donner son nom, si vous voulez vivre. » Rhapsody réfléchit un instant, comprenant qu’il ne plaisantait pas. Il lui serait facile d’inventer un nom dans le but de sauver sa vie, dans l’espoir qu’il la délaisserait pour aller trouver cet hôte dont il parlait. Le mensonge en valait la chandelle. Le temps se ralentit autour d’elle, et elle pensa à sa famille, qu’elle était sur le point de rejoindre. « Ne perdez pas votre temps. Je ne sais pas de quoi vous parlez, et je ne mentirai pas pour acheter ma vie. » Elle lui tendit son cou nu pour faciliter la pénétration de la lame. « Allez-y. » Ashe resta immobile pendant un moment, puis baissa son épée d’un mouvement vif, qui fit voler des gouttelettes d’eau sur le visage de la jeune femme et dans le feu, lequel se mit à siffler de colère. Il continua à la dévisager depuis le couvert de sa capuche de brume. Elle soutint son regard pendant plusieurs minutes, puis rompit de nouveau le silence. « Je ne sais pas ce qui vous a pris. Peut-être que cette urine de putois que vous appelez café vous a fait cailler la cervelle. » Elle inspira profondément, et eut recours à sa magie de Baptistrelle pour poursuivre. « Quoi qu’il en soit, votre comportement est impardonnable. Je ne suis pas une menteuse, ni le mal incarné. Je ne sais pas pourquoi vous êtes tellement en colère contre moi, mais je n’ai nul maître, je ne suis la catin de personne, et je ne sais rien d’un quelconque hôte. Maintenant disparaissez de ma vue. Je trouverai ce dragon sans vous. » Ashe considéra ces paroles. « Ce commentaire sur mon cœur, qu’est-ce qu’il était censé vouloir dire ? » En temps normal je vous aurais arraché le cœur, mais à l’évidence quelqu’un d’autre s’en est déjà chargé. Rhapsody écarquilla les yeux ; dans sa bouche, c’était une plaisanterie. « Que vous êtes grossier et sans cœur, à dénigrer le dîner que je vous ai préparé, à recracher le thé que j’ai fait pour vous, et à vous montrer inutilement agressif. Vous êtes un insupportable porc. Vous n’avez aucun respect pour qui que ce soit. Vous êtes incapable d’apprécier une pique, mais vous exigez des autres qu’ils se délectent de votre humour. Vous êtes farfelu. Je continue ? Tout à l’heure je plaisantais. Plus maintenant. » Ashe se redressa, et Rhapsody entendit une longue expiration s’échapper de la capuche. Ils se dévisagèrent encore un moment. Puis l’homme en cape baissa la tête. « Je suis navré, dit-il d’une voix douce. Votre jugement sur moi, dans son intégralité, est tout à fait correct. — Ce n’est pas moi qui viendrai dire le contraire, confirma-t-elle en sentant son cœur ralentir. Maintenant, reculez. Si vous voulez toujours vous battre, je serai heureuse de vous satisfaire. Dans le cas contraire, disparaissez. » Ashe rengaina son épée. La clairière dans laquelle ils se tenaient s’obscurcit instantanément, en l’absence de sa lumière. Le feu, qui s’était mis à rugir au diapason de la colère de Rhapsody, s’apaisa lui aussi, ayant épuisé l’essentiel de son combustible dans cet accès de rage. « Si vous vouliez que je parte, pourquoi ne pas avoir inventé un nom ? Je vous aurais laissée ici, sans vous faire de mal. Vous avez de la chance. Vous avez pris un risque inconsidéré. — Quel risque ? répliqua-t-elle sèchement. Vous m’avez posé une question. Il n’y avait qu’une réponse possible, et elle ne consistait pas à inventer un nom. Et si je l’avais fait, et que ç’avait été celui d’un pauvre innocent, dont le seul crime aurait été d’avoir manqué de chance ? » Ashe soupira. « Vous avez raison. Ce sont des temps difficiles, Rhapsody. Je sais que je mérite votre haine éternelle, mais je vous conjure de ne pas y céder. Je vous ai prise pour quelqu’un que vous n’êtes pas, et je vous supplie de me pardonner. Bon nombre de mes amis et d’innombrables innocents ont péri des mains de cette sinistre chose responsable des attaques. Pendant un moment, j’ai cru que c’était vous. — Quelle coïncidence. Achmed pense la même chose à votre sujet. » Ashe répondit sans animosité. « Il est plus sage que je le croyais. » Rhapsody ne put s’empêcher de cligner les yeux de surprise. Il y avait dans ces mots une urgence qui lui serra le cœur. « Que voulez-vous dire ? — Rien, s’empressa-t-il de répliquer. Rien du tout. C’était un malentendu. » Puis, d’un air désabusé : « Sans doute causé par cette urine de putois, comme vous l’appelez si joliment. » Rhapsody alla se rasseoir auprès du feu. « Vous savez, Ashe, la plupart des gens placent le malentendu sur une échelle légèrement différente. Ils se disputent, se traitent de tous les noms. Ma voisine a balancé une assiette à la tête de son mari, une fois. Mais ils ne dégainent pas leur arme, en général. Je ne pense pas que ce qui vient de se produire puisse être qualifié de malentendu. — Je suis vraiment désolé. Je vous en prie, dites-moi ce que je peux faire pour me racheter auprès de vous. Je jure que ça ne se reproduira plus. Je sais que vous ne me croirez peut-être pas, mais c’était une réaction proportionnelle à ce qui se passe sur ces terres. La guerre couve, Rhapsody. Je la sens. Et je me mets à soupçonner tout le monde, même ceux qui n’y sont pour rien, comme vous. » Elle reconnut dans sa voix l’accent de la vérité. Rhapsody soupira et considéra les choix dont elle disposait. Elle pouvait le renvoyer, refuser de passer une seconde de plus en sa compagnie, mais elle se retrouverait seule et perdue au milieu des bois. Elle pouvait aussi accepter de continuer tout en restant sur ses gardes et employer toutes les précautions pour éviter un autre incident. Ou bien elle pouvait le prendre au mot. La fatigue choisit pour elle la troisième option. « Très bien, finit-elle par céder. J’imagine que je peux passer outre, du moment que vous promettez de ne plus jamais tirer votre épée contre moi. Jurez-le, et nous oublierons toute cette histoire. — Je le jure. » Dans sa voix pointait une certaine stupeur, et autre chose qu’elle était bien en mal de nommer. « Et jetez-moi ce café. Il vous ramollit le cerveau. » En dépit du dramatique de la situation, Ashe ne put s’empêcher de rire. Il tendit la main vers son sac et en sortit le pochon. « Pas dans le feu, précisa-t-elle. Il nous faudrait évacuer les bois. Enterrez-le avec les déchets, demain matin. — Très bien. » Elle jeta une poignée de petit bois dans le feu. Il brûlait doucement, comme fatigué, lui aussi. « Et c’est vous qui prenez le premier tour de sommeil. — C’est d’accord. » Ashe alla se glisser à la hâte dans son sac, comme pour lui prouver qu’il lui faisait confiance, et ne craignait pas de représailles pendant son sommeil. « Bonne nuit. — Bonne nuit. » En dépit de tout ce qui venait de se produire, Rhapsody sentit un sourire lui monter aux lèvres. Elle s’assit et écouta les sons nocturnes de la forêt, la musique du vent et les stridulations des grillons dans le noir. Shrike éperonna de nouveau son cheval en jurant. La caravane des ambassadeurs orlandais avait plusieurs jours d’avance sur lui, malgré ses efforts pour la rattraper. Shrike n’avait ni besoin ni envie de leur compagnie ; pour résumer, il considérait la classe des ambassadeurs de Roland comme une collection pathétique de vieux croulants incapables de prendre une décision digne de ce nom, sans parler d’un quelconque raisonnement qui se tienne. Des pantins, se dit-il avec amertume. Tous jusqu’au dernier. En route pour rendre hommage au nouveau Seigneur des Monstres. Les ordres de son maître lui revinrent en mémoire, tandis que les sabots de sa monture foulaient le chemin bourbeux. Par temps plus sec, celui-ci constituait la route trans-orlandaise, construite à l’époque cymrienne. Elle traversait Roland depuis la côte jusqu’aux abords des Manteids. Tout ce que tu pourras apprendre sur Canrif et sur cette folie furieuse qui frappe les lieux. Tout, Shrike. Le timbre grave de sa voix avait encore accentué la menace sous-jacente. Shrike sentait aussi cette menace dans le vent, en dépit de la douceur de l’air à l’approche du printemps. Canrif n’était qu’une ruine, la carcasse pourrissante d’une époque depuis longtemps disparue ; et elle ferait bien de demeurer ainsi, abandonnée aux monstres charognards qui erraient dans les crêtes, et au vent qui n’avait pas suffi à nettoyer les mémoires de ce qui s’était passé ici, même après tout ce temps. Il ne savait pas ce que lui réservait la cour squelettique de Gwylliam le Cogneur et d’Anwyn la Manipulatrice, mais quel que soit le tableau qui l’attendait, Shrike était presque certain qu’il ne lui plairait pas. 2 SON EXCELLENCE FRANCIS PRATT, l’émissaire de Canderre, cligna plusieurs fois les yeux et déglutit nerveusement. Lorsqu’on lui avait assigné cette tâche, il avait invoqué des rhumatismes et une vessie capricieuse dans l’espoir d’y échapper, préférant la perspective d’une mise à l’écart du jeu ambassadorial à une expédition à Ylorc. Mais ses tentatives étaient tombées dans l’oreille d’un sourd et il se trouvait là, à suivre le guide à peine humain qui menait la colonne et à craindre sa rencontre prochaine avec le nouveau roi firbolg. Ses homologues de la délégation étaient tout aussi agités que lui. Nul chambellan n’était venu les accueillir ou organiser les entrevues, sans même parler de protocole. Les émissaires des provinces et duchés de haut rang grouillaient donc en tous sens, en proie à une grande confusion. Ils essayaient de se placer avec un minimum de logique et sans trop s’écharper. Plus que tous les autres, les ambassadeurs importants s’en trouvaient fort marris ; la colère montait entre les émissaires de Bethany et de Sorbold, qui se disputaient la place la plus proche de la porte. Dans n’importe quelle cour civilisée, les deux hommes n’auraient jamais été invités le même jour, et encore moins à comparer leurs mérites respectifs. Canderre, la terre natale de Pratt, n’avait qu’une influence politique limitée. Parmi les provinces de Roland, elle était considérée comme une région mineure, peuplée essentiellement de nobles fermiers, d’artisans, de marchands et de paysans. Aucune des lignées orlandaises les plus fameuses ne vivait là, même si plusieurs ducs possédaient des domaines candériens, et si Cedric Canderre, le duc de la province, venait d’une Maison considérée comme honorable. Quelle ne fut donc pas la déconfiture de Pratt lorsque le garde firbolg entra dans la pièce pour demander qui était l’envoyé de Canderre. Il songea un instant à se glisser derrière une tapisserie, puis se ravisa en songeant qu’une telle couardise lui coûterait la vie, non du fait de quelconques représailles, mais de l’odeur méphitique que dégageaient les tentures. Ce qui se trouvait derrière ne pouvait que nuire à la santé. Aussi se montra-t-il à la hauteur de sa tâche, jusqu’au moment où il comprit avec horreur que le garde projetait de le présenter à la cour avant tout autre émissaire. Il sentit l’ébahissement et la fureur de ses homologues comme autant de dagues dans son dos, tandis qu’il suivait la macabre créature vers le Grand Hall. Il poussa un premier soupir de soulagement en pénétrant dans l’immense pièce. Contrairement aux rumeurs qui couraient, il ne vit ni trône en ossements, ni estrade bordée de crânes humains. Seuls apparaissaient deux énormes fauteuils, taillés dans le marbre, ornés de motifs bleu et or et tendus de coussins anciens. Il les considéra d’un regard émerveillé. Il s’agissait à l’évidence des trônes légendaires de Gwylliam et d’Anwyn, hérités intacts de l’époque où cette ville abritait le siège du pouvoir cymrien, que Gwylliam avait nommé Canrif. L’un des trônes était occupé par le roi firbolg. Il était drapé de robes noires qui couvraient jusqu’à son visage, à l’exception des yeux. Francis Pratt en éprouva une vive reconnaissance. Ces derniers suffisaient à le faire trembler comme une feuille. L’homme le dévisageait d’un regard perçant, comme s’il jaugeait la valeur d’un cheval ou d’une catin de cour. Derrière le trône vide se tenait un monstre aux proportions démesurées, à la face lunaire et au nez plat, recouvert d’une peau épaisse comme le cuir et de la couleur d’une ancienne ecchymose. Il avait les épaules aussi larges que le joug d’une charrue à deux bœufs et portait un uniforme d’apparat orné de médailles et de rubans. Francis sentit que la tête lui tournait. Cette pièce revêtait soudain l’allure d’un cauchemar totalement irréel. La seule personne d’apparence normale de la pièce était assise sur la dernière marche, à côté du trône vide. Il s’agissait d’une adolescente au visage commun. Ce qui attirait l’œil, c’était le jeu auquel elle se livrait ; on aurait dit une partie solitaire de lancer de couteaux au moyen d’une longue dague à fine lame, qu’elle faisait courir d’un air distrait entre ses doigts tendus sur son genou, le tout avec une précision et une célérité effrayantes. Son Excellence en frissonna malgré lui. « Comment vous appelez-vous ? » demanda le roi d’une voix autoritaire. Le sang firbolg n’était pas chez lui immédiatement visible, mais rien ne l’était hormis ces yeux dérangeants. Comme sa carrure n’évoquait pas les épouvantables spécimens qu’il avait croisés jusque-là, l’émissaire décida qu’il devait être de races mêlées. De toute évidence, l’étiquette de cour n’allait pas servir à grand-chose, ici. « Francis Pratt, Votre Majesté, émissaire de la cour de messire Cedric Canderre. C’est un honneur d’être ici. — En effet, approuva le monarque. Je doute que vous le sachiez déjà, mais vous le constaterez à l’usage. Avant que nous en venions à l’essentiel, êtes-vous censé me dire quelque chose ? » L’ambassadeur ravala son irritation. « Oui, Votre Majesté. » Il y avait quelque chose de profondément répugnant à devoir affubler un Bolg d’un titre qui n’avait plus été porté depuis le dernier occupant de ce trône même. « Messire Cedric vous envoie ses félicitations pour votre couronnement, et vous souhaite un règne long et prospère. » Le roi se permit un sourire, visible même sous les épaisseurs de tissu. « Je suis très heureux de l’entendre. Voici comment il peut s’assurer que mon règne soit prospère : je veux que Canderre se livre pour moi à une expérience économique. » Francis cligna les yeux. Jamais auparavant on ne lui avait parlé aussi brutalement. L’art de la diplomatie impliquait en général une danse complexe et codifiée, faite de rituels imbriqués, comme une sorte de cour. Dans sa jeunesse, il s’était délecté de ce jeu, mais avec l’âge il s’en était peu à peu lassé et goûtait davantage les discours sans ambages. Aussi trouva-t-il le franc-parler de ce roi monstrueux étonnamment rafraîchissant. « Quel genre d’expérience, Votre Majesté ? » Le roi firbolg fit un geste de la main, et deux de ses sous-fifres s’avancèrent, l’un chargé d’une belle chaise sculptée dans un bois dont la couleur rappelait le noyer, mais plus lustré et comme teinté d’un bleu profond. L’autre portait un plateau d’argent sur lequel reposait un gobelet. Voir ces objets délicats entre les mains poilues des Bolgs avait quelque chose de cocasse. On plaça la chaise derrière lui, et le gobelet devant. « Asseyez-vous. — Merci, sire. » Francis s’assit et se saisit du gobelet. Il le renifla en espérant rester discret, mais il constata assez vite que le roi avait remarqué son manège. Le vin dans le verre exhalait un bouquet élégant. Pour faire bonne mesure, il en but une longue gorgée, dont il avala la moitié avant de se rendre compte de la qualité du breuvage, son corps charpenté et ses tanins à peine prononcés. Comme la plupart des nobles de Canderre, Son Excellence Francis Pratt était connaisseur en vin, et il fut impressionné par le choix du souverain. Il prit une autre gorgée. C’était un vin jeune, sans doute une récolte précoce, qui avec le temps gagnerait en maturité, et issu d’un cépage prometteur. Le roi agita de nouveau la main et deux autres gardes entrèrent, chargés cette fois d’un énorme filet de pêche. Ils le lâchèrent au sol, aux pieds de Francis. Ce dernier en souleva un coin et se rendit compte qu’il était extrêmement léger, ce qui était insoupçonnable à l’œil. Il savait que la plupart des filets de cette taille pesaient très lourd, contrairement à celui-ci. Il mesura instantanément la valeur de cet avantage. « Où l’avez-vous trouvé ? » Le roi firbolg poussa un soupir irrité. « Ne me faites pas croire que Cedric Canderre m’a envoyé un imbécile. » Le visage de l’ambassadeur vira au cramoisi. « Je vous demande pardon. » Le visage du géant se fendit d’un énorme sourire, qui révéla une rangée de crocs grotesques. « Oui, c’est c’qu’on pense depuis le début, mais on est trop polis pour le dire. — Nous l’avons fabriqué, ça va de soi. Qu’en pensez-vous, Pratt ? — C’est sidérant. » Francis fit tourner le filet de corde entre ses mains. « C’est un travail extraordinaire, de même que le matériau. » Le roi firbolg hocha la tête et appela de nouveau. Un coffre fut déposé devant l’émissaire. Il l’ouvrit et ce qu’il en sortit lui mit le rose aux joues. Il s’agissait d’un ensemble de lingerie, tissé de fins fils de soie en un motif sophistiqué. Du moins le tissu ressemblait-il à de la soie ; le textile était plus doux que du tulle et naturellement brillant. Mais le plus fascinant dans cet article en était la coupe provocante, quoique belle et élégante, comme les chemisiers et dessous sobres et raffinés qui faisaient la notoriété de Canderre. Pratt n’avait jamais rencontré un tel processus de tissage, ce qu’il aurait cru impossible, vu son expérience et sa formation. « Comment appelez-vous cela ? demanda-t-il. — Des dessous, espèce de nigaud, répondit l’adolescente sans lever le nez de son jeu. — J’appelle les miens “Bella”, personnellement, ajouta le géant pour se rendre utile. — Je voulais dire : la fibre, le procédé de tissage, précisa l’émissaire. — Peu importe », le coupa le roi firbolg. Il se tourna vers le sergent, et tous deux échangèrent un signe de tête. En la matière, c’était l’avis de Rhapsody qui faisait loi. Elle savait dans quoi les femmes se sentaient belles, et comment les hommes avaient envie de les voir. « Vous aimez ? — Oui, à l’évidence. C’est très impressionnant. — Et le vin ? » Les yeux de l’ambassadeur s’écarquillèrent. « C’est aussi un produit firbolg ? » Sous sa capuche, le roi hocha la tête. Pratt se passa la main sur la nuque en essayant de faire le tri dans ses pensées et dans ses commentaires. « Quelle serait cette expérience économique ? » Le souverain se pencha légèrement en avant. « Nous voulons évaluer l’intérêt porté à ces articles, sans encore en révéler l’origine. » Ce fut au tour de Francis d’opiner. « Je veux que vous les écouliez dans votre flot de marchandises, que vous les vendiez tous par votre réseau habituel. On pensera naturellement que ce sont des produits candériens, et on jugera leur qualité en fonction de la très haute image qui y est associée. » Le compliment fit sourire l’émissaire. « Merci, sire. — Dans un an, vous me ferez un compte rendu détaillé des performances de ces produits. Je vous mets en garde : n’essayez pas de me rouler, Pratt. Je le prends en général très mal. Je vous suggérerais bien d’interroger le dernier qui a essayé, mais il n’est plus là pour en parler. » Le vieil ambassadeur se redressa de toute sa hauteur. « Je vous assure, sire, que les remarquables conditions d’échanges avec Canderre sont de notoriété immémoriale, et font la fierté de notre province. — C’est ce que j’ai entendu dire. Je veux juste m’assurer que cela reste vrai lorsque vous vous fournirez chez les Firbolgs. — Bien entendu. — Bien. Si, à la fin de l’année, il se dégage une demande, comme je pense que ce sera le cas, nous conclurons un accord commercial avec Canderre, à qui nous donnerons l’exclusivité pour la vente de certaines marchandises bolgs, notamment les articles de luxe. De plus, nous envisagerons peut-être de vous vendre les matières premières, afin que vous les utilisiez dans votre industrie propre, notamment le raisin et le bois. » La confusion brouilla les traits de Pratt. « Le bois ? » Le géant éclata de rire. « Regarde sous tes fesses, fiston. » L’ambassadeur baissa les yeux sur sa chaise. Lorsqu’il les releva, son air admiratif était patent. « Eh bien, eh bien. Voilà une journée fort intéressante. — Et maintenant, vous vous sentez véritablement honoré, Pratt ? minauda le roi. — Oui, absolument. » Francis esquissa un sourire. Étrangement, c’était vrai. La route de Canrif n’avait plus connu depuis des siècles autant de circulation que Shrike en voyait passer. On n’avait plus vu d’armée d’émissaires pleins d’espoir et empressés aux portes centrales depuis le mariage, mille ans plus tôt. Et apparemment, ce manège durait depuis des jours. Il n’avait pu s’empêcher d’éclater de rire en voyant ces puissants retourner leur veste, feindre de légitimer le règne d’un monstre sur ce qui avait été jadis la forteresse la plus riche de ce monde. Il s’était arrêté net en prenant conscience qu’on l’envoyait remplir une mission semblable à la leur : découvrir qui était ce nouveau roi, voler un aperçu de ce qu’il restait de la gloire de Canrif et empêcher que se reproduise la mésaventure des deux mille soldats de Roland. Shrike était un homme doué de sens pratique. Il les voyait tous, l’élite du jeu ambassadorial : Abercromby et Evans, Gittleson, Bois de Berne, Mateaus et Syn Crote, représentants favoris de tous les régents et bénédictes orlandais et sorboldiens, qui avaient sans doute donné les mêmes instructions à leurs émissaires. Les représentants de Sorbold et des États non alignés étaient venus avec quelques semaines d’avance sur les émissaires de l’Hintervold et des autres terres plus lointaines. Les deux chefs religieux du continent, l’Invocateur de Gwynwood, père de l’ordre filidic, et le Patriarche de Sepulvarta, menant la foi patriarcale à laquelle répondaient les bénédictes, avaient eux aussi envoyé leurs hommes. Les nouvelles du roi firbolg s’étaient répandues vite et loin. Il y avait une certaine sagesse à se tenir en retrait, à écouter le babil de ceux qui s’étaient frayé un chemin les premiers, au prix d’une bataille sans merci. Ils seraient incapables de tenir leur langue sur ce qu’ils verraient et sur les marchés conclus. Après tout, il existait des droits de fanfaronnade parmi les ambassadeurs aussi sûrement que parmi les bénédictes et les seigneurs. Les jeux de pouvoir et d’orgueil n’intéressaient pas Shrike. Les informations si, en revanche. Et Shrike n’était pas dupe : seule l’entrée à Canrif comptait. Tout roi capable de précipiter la défaite d’une brigade entière de guerriers de Roland menés par feu le grand Rosentharn, Chevalier Maréchal, s’était de toute évidence arrangé pour donner à voir aux émissaires ce qu’il voulait leur montrer, afin qu’ils repartent avec la vision la plus flatteuse. La stratégie la plus subtile consistait peut-être à recevoir ces impressions de vive voix et à mettre à profit son séjour dans les antichambres d’Ylorc pour observer ce qui ne ferait pas partie du programme officiel. Même le plus petit détail pourrait être utile à son maître. Shrike ne s’attendait pas à découvrir quoi que ce soit de conséquent, car Shrike était un homme doué de sens pratique. « J’en peux plus, c’est à mourir d’ennui. Bonne nuit. » Jo se leva et rangea sa dague dans son étui de poignet. « Continue, l’exhorta Achmed en vérifiant la liste. Plus que quelques-uns. » Ils avaient reçu vingt-sept représentants du sommet de l’État et de l’Église, dont seulement deux qui méritaient vraiment son attention. Lui aussi frôlait l’ennui mortel. « Et bas les pattes sur ces cadeaux-là, j’te prie, la mit en garde Grunthor, une étincelle dans ses yeux d’ambre. C’est Sa Majesté qui doit y jeter un œil en premier. » Jo prit un air maussade. « Vous savez, j’aimais vraiment mieux quand vous étiez pas encore roi, Achmed. » Elle quitta le Grand Hall d’un pas décidé pour rejoindre ses appartements. « Moi aussi », soupira Achmed. 3 LE MATIN QUI SUIVIT LEUR DISCUSSION, pour la première fois depuis des semaines, l’ambiance entre les deux compagnons de route fut plus détendue, moins contrainte. Rhapsody eut toutes les peines du monde à en déterminer la raison, et finit par se dire que ce qui avait éclaté était le fruit d’une suspicion qui couvait depuis le début de leur voyage, et qui n’avait su s’exprimer jusqu’à la nuit précédente. C’était là une chose étrange : il l’avait provoquée, elle l’avait insultée, et voilà qu’ils se retrouvaient tous deux là, plus à l’aise qu’à aucun moment depuis leur départ d’Ylorc. La fréquentation des Bolgs me rend bizarre, se dit-elle avec un soupir amusé. Le comportement odieux des hommes de son entourage, face à qui ses frères auraient chèrement défendu son honneur, était devenu la routine. Tous ses amis se montraient grossiers avec elle. Et c’était peut-être ce qui lui plaisait, chez Ashe. Contrairement aux autres humains qu’elle connaissait, lui la traitait en amie, comme une connaissance polie et désintéressée. Il n’était pas constamment en rut ; détecter la moindre intention amoureuse chez les hommes était un talent que Rhapsody avait appris de Nana, la tenancière du bordel dans lequel elle avait vécu à Serendair, et il lui était d’une grande utilité. Elle avait fini par comprendre que les hommes se trouvaient dans un état d’excitation quasi permanente, à quelques exceptions près. Ashe en faisait partie. Il la traitait d’une manière amicale et taquine qui lui rappelait beaucoup ses frères, avec parfois une allusion galante, mais sans jamais insister. Que son attitude platonique envers elle fût un signe de désintérêt ou un problème de physiologie, peu importait. Elle faisait de lui un compagnon agréable, ce qu’elle appréciait à sa juste valeur. Ashe avait conscience de cette erreur de jugement, et il n’en respirait que mieux. Rien n’était cependant moins vrai. Sa cape de brume, ce déguisement haïssable qui le dissimulait aux yeux du monde, était dans le cas présent une bénédiction. Elle voilait l’expression du désir bien peu noble qu’il avait pour elle. Les facultés de Rhapsody à se leurrer elle-même jouaient également un rôle non négligeable. Ainsi poursuivaient-ils leur voyage – lui, ne lui donnant aucune raison de se méfier de ses intentions, et elle, en ignorant tous les signes. La pluie les rattrapa, et la marche se fit plus ardue. La forêt, qui s’épaississait à mesure qu’ils progressaient vers l’ouest, les ralentissait. La neige accumulée au pied des arbres avait fondu, laissant des auréoles d’herbe brune, signes avant-coureurs d’un temps plus doux, sinon plus clément. Un jour en fin d’après-midi, après des heures passées à peiner au milieu de fourrés touffus et de plants de bruyère, ils s’arrêtèrent au bord d’un marécage. Rhapsody repéra sous un orme un tas de feuilles à l’air confortable et s’y effondra d’un air las. Ashe sursauta en la voyant bondir avec un cri, puis se frotter le dos dans un chapelet de jurons orduriers en langue bolg. Une seconde plus tard, lorsqu’elle eut retrouvé contenance, elle s’agenouilla sous l’arbre et écarta les feuilles d’un revers de main, dévoilant une grosse pierre carrée gravée de runes. Les mots étaient incrustés de terre, qui avait durci avec le temps. Elle nettoya les anfractuosités avec précaution, puis poussa un soupir en déchiffrant l’inscription. Cyme we inne fird, de l’empri de morp en lif inne dis smylte terr. Llauron lui avait montré une inscription semblable, bien longtemps auparavant ; c’étaient là les mots que Gwylliam avait ordonné à son messager Merithyn de dire à tous ceux qu’il croiserait dans ses voyages, et ceux qu’il avait gravés à l’entrée de la grotte d’Elynsynos. C’est en paix que nous venons, de l’emprise de la mort à la vie, sur cette terre favorable. « C’est un jalonneur cymrien », murmura-t-elle, plus pour elle-même que pour lui. Ashe se pencha près d’elle pour l’examiner. « En effet, dit-il d’une voix agréable. Vous le reconnaissez ? » Rhapsody le regarda, perplexe. « Que voulez-vous dire ? Si j’avais su qu’il se trouvait là, vous pensez que je me serais fait mal en m’asseyant dessus ? — Non, fit Ashe en se relevant. Je me demandais seulement si vous ne l’aviez pas déjà vu. — Quand l’aurais-je vu ? Si j’étais déjà venue ici, pourquoi aurais-je besoin d’un guide ? » Elle retira sa cape et l’étala sur le sol. Ashe détacha son sac. « Je pensais que vous l’aviez peut-être vu du temps où il était debout. » Rhapsody poussa un soupir exagéré. C’était devenu systématique : il passait son temps à semer les sous-entendus, les références déguisées aux Cymriens de Première Génération. Très vite elle avait compris qu’il essayait de la piéger, de la forcer à se démasquer en tant que telle. Mais c’était l’allusion la plus énorme qu’il ait faite jusqu’ici. « Je commence à en avoir assez de ce petit jeu, lança-t-elle. Si vous voulez savoir si j’ai fait la traversée avec la Première Flotte, pourquoi ne pas simplement me le demander ? » Frappé de surprise, Ashe se redressa. « C’est le cas ? — Non. — Oh. » Il parut quelque peu décontenancé. « Avec la Deuxième ? La Troisième peut-être ? — Non, je ne suis jamais montée à bord d’un bateau, à part des bacs ou des canots. — Ainsi vous n’êtes jamais passée d’un continent à l’autre par voie de mer ? Vous n’avez voyagé qu’à pied ? » Rhapsody se remémora son interminable marche au cœur de la Terre, le long de la Racine et ne put réprimer un léger frisson. « À pied ou à cheval. Vous voulez bien déclarer forfait ? » Ashe laissa tomber son paquetage au sol. « Déclarer forfait ? — Vous me mettez à l’épreuve au sujet des Cymriens depuis notre départ, avec vos allusions subtiles. Je n’aime pas ça. — Mais vous savez qui ils étaient ? — Oui, confessa-t-elle. Mais ce que je sais d’eux, je l’ai appris des écritures et de la bouche des étudiants en histoire. Aussi, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, j’aimerais que vous arrêtiez de jouer au chat et à la souris. — Si je ne m’abuse, gloussa Ashe, ce genre de jeu ne prend fin que d’une manière : le chat mange la souris. » Il extirpa les ustensiles de cuisine de son sac. « J’imagine que je n’ai pas à vous rappeler quel rôle nous jouons dans cette analogie. » Rhapsody était en train de ramasser des morceaux de bois et de la tourbe pour nourrir le feu de camp qu’elle avait allumé. « C’est le programme que vous souhaitez pour la soirée ? — C’est une proposition ? Le ton était suggestif. — Eh bien, poursuivit Rhapsody en se penchant pour ramasser d’autres branches mortes. Je pense qu’on doit pouvoir s’arranger. Après avoir lancé le feu, j’irai chasser, pour voir si je peux vous trouver quelques rongeurs à vous mettre sous la dent pour le dîner. » Elle poursuivit sa corvée de bois, et commença machinalement à siffler. Bientôt Ashe identifia la mélodie. C’était un hymne à la déesse antique de la moisson, un chant venu de l’ancien monde. Elle était cymrienne ; il l’aurait juré. Ashe entreprit de changer de tactique. Il réfléchit aux langues dont elle avait dû faire usage dans le vieux monde, si elle était bel et bien cymrienne, mais sa maîtrise du lirin ancien était très limitée. Il décida donc de tenter d’abord un commentaire dans le dialecte lirin archaïque, puis en cymrien ancien. Il attendit de pouvoir apercevoir son visage, de l’autre côté des flammes. « Vous savez, Rhapsody, je vous trouve extrêmement séduisante », dit-il dans la langue morte lirin, avant de passer dans celle des Cymriens. « J’aime vraiment vous voir vous pencher ainsi en avant. » Elle lui adressa un regard étrange mais sans dire un mot, et le dragon en Ashe ne sentit aucun afflux de sang au visage de la jeune femme. Son front se plissa plus visiblement à sa première remarque qu’à la seconde. Peut-être avait-elle vécu dans un village lirin, ou bien dans une chaumière dans les champs, où l’on ne parlait que lirin. Il fit une nouvelle tentative. « Et vous avez la chute de reins la plus extraordinaire que je connaisse », hasarda-t-il, guettant sa réaction. Elle se tourna pour ramasser encore de la tourbe, qu’elle jeta dans le feu, l’air de plus en plus agacé. « Je ne comprends rien, dit-elle en lui jetant un regard noir à travers les flammes. Arrêtez donc de babiller. » Elle l’entendit soupirer tandis qu’il retournait déballer les ustensiles, et attendit qu’il ait le dos tourné pour laisser un large sourire se dessiner sur ses lèvres. Tahn, Rhapsody, evet marva hidion – Écoute sans rancœur, Rhapsody, je trouve que tu es un bel aimant. Abria jirist hyst ovetis bec – J’aime te regarder t’accroupir. Kwelster evet re marya – Tu as les plus beaux beignets du village. Elle dut se faire violence pour ne pas exploser de rire. Son cymrien ancien n’était pas trop loin du compte, en revanche son lirin ancien tenait de la catastrophe. Et elle avait dit la vérité, comme toujours. Elle ne le comprenait pas le moins du monde. Ils avaient pris l’habitude de tours de garde plus brefs et plus rapprochés, surtout du fait des cauchemars de Rhapsody. Au bout d’une heure de sommeil environ, elle commençait immanquablement à se tourner et à se retourner en gémissant à mi-voix, se mettait parfois à pleurer, ou se réveillait en sursaut, le souffle court. Ashe regrettait de ne pouvoir la réconforter lorsque cela se produisait et éprouvait souvent l’envie irrépressible de la réveiller doucement pour lui épargner ce calvaire, mais il se doutait qu’elle possédait le don de prescience. Si elle avait des visions de l’Avenir, il était sans doute important de la laisser en faire l’expérience jusqu’au bout, quel qu’en soit le prix à payer pour elle. Aussi restait-il assis là, en proie au chagrin et à l’impuissance, à la regarder souffrir nuit après nuit, dormir de son sommeil léger pour se réveiller en tremblant. Ils parlaient peu, durant la journée. C’était le soir que se relâchaient les tensions et que se déliaient les langues. La pénombre enveloppait la forêt ; les sons s’intensifiaient, ainsi que les craquements du feu et le chuchotement du vent dans les arbres, si difficile à percevoir en plein jour. Dans la journée on aurait dit qu’on brandissait les mots dans la lumière crue, aussi s’en servaient-ils très peu. La nuit les dissimulait, les rendait plus sûrs, et c’est à ce moment-là que Rhapsody et Ashe se sentaient capables de les échanger. Ils n’étaient plus qu’à quelques jours de leur destination. Ashe avait annoncé qu’ils atteindraient la tanière d’Elynsynos avant la fin de la semaine. Il restait un large fleuve à traverser et de nombreuses lieues à parcourir, mais ils approchaient enfin du but. Ce soir-là, une étrange solitude imprégnait l’air ambiant. Ils cheminaient depuis si longtemps à travers la forêt qu’il leur était difficile de se rappeler la dernière fois qu’ils s’étaient retrouvés à découvert. Le dais de feuillage engloutissait les dévotions vespérales de Rhapsody, comme si elles étaient soudain devenues trop lourdes pour trouver l’impulsion de s’élever vers le ciel. Assise au sommet d’une petite colline boisée, Rhapsody observait les étoiles qui apparaissaient une à une, pour se cacher furtivement derrière les nuages qui les avalaient par intermittence. Elles lui rappelaient de minuscules miroirs étincelant dans l’eau sombre d’un lac, poursuivis par des prédateurs aquatiques blancs et vaporeux qui les dévoraient avant de poursuivre leur route tranquille. « Rhapsody ? » La voix d’Ashe vint briser sa solitude. Elle se tourna vers son compagnon plongé dans l’ombre. Il était assis près du feu, dont la lueur clignotante semblait s’arrêter net à la cape de brume, drapant l’homme dans un voile flou, « Oui ? — Vous vous sentez en sécurité, ici, avec moi ? » Elle réfléchit un instant. « Ni plus ni moins que n’importe où ailleurs, j’imagine. » Sous sa capuche, Ashe releva la tête. « Qu’est-ce que ça veut dire ? » demanda-t-il à voix basse, presque douce. Rhapsody regarda de nouveau en direction du ciel. « Sans doute que je ne me rappelle pas ce que signifie être en sécurité. » Ashe hocha la tête, et se replongea dans ses pensées. Un moment plus tard, il reprit : « C’est à cause des cauchemars ? » Rhapsody remonta les jambes contre sa poitrine et entoura ses genoux de ses bras. « En partie. — Vous avez peur de rencontrer Elynsynos ? — Un peu », admit-elle, un léger sourire aux lèvres. Ashe prit la bouilloire et se servit un autre gobelet de thé. Comme pour s’amender de son comportement grossier depuis le début du voyage, il buvait à présent la totalité ou presque de la théière dans le courant de la soirée, ce qu’elle trouvait amusant. « Je pourrais entrer avec vous, si ça vous paraît utile. » Rhapsody y réfléchit, puis secoua la tête. « Je ne pense pas que ce serait très sage, mais merci. — Vous êtes-vous déjà sentie en sécurité ? » Il reprit une gorgée de sa tasse. « Oui, mais jamais très longtemps. » Ashe faillit lui demander directement ce qu’il voulait savoir, mais se ravisa. « Quand ? » Rhapsody se rapprocha imperceptiblement du feu. Soudain tremblante, elle resserra sa cape autour de ses épaules. « Quand j’étais petite, j’imagine, avant de m’enfuir de chez moi. » Ashe hocha la tête. « Pourquoi vous êtes-vous enfuie ? » Elle releva la tête et lui coula un regard tranchant. « Pourquoi s’enfuit-on, d’après vous ? J’étais idiote, inconsciente et égoïste. Surtout égoïste. » Pour sa part, il connaissait d’autres raisons de s’enfuir. « Et vous étiez belle, petite ? » Rhapsody éclata de rire. « Par les dieux, non. Et mes frères se faisaient un plaisir de me le rappeler à tout bout de champ. » Ashe ne put s’empêcher de rire, lui aussi. « C’est le rôle principal d’un frère, de garder sa sœur dans le droit chemin. — Vous avez des sœurs ? » Il s’ensuivit un long silence. « Non, finit-il par répondre. Alors vous étiez une vendange tardive ? » Elle le dévisagea en clignant les yeux. « Je vous demande pardon ? — Ce n’est pas ainsi qu’on appelle une jeune fille qui, euh, est assez ingrate enfant et qui devient une très belle femme ? » Rhapsody le considéra d’un air étrange. « Vous me trouvez belle ? » Ashe sourit sous cape. « Bien sûr. Pas vous ? » Elle haussa les épaules. « La beauté est une histoire de goût. J’imagine que j’aime bien ce à quoi je ressemble, ou que je me sens à l’aise. Je ne me suis jamais vraiment souciée de savoir ce que les autres en pensaient. — C’est là une attitude typiquement lirin. — Eh bien, au cas où ça vous aurait échappé, je suis lirin. » Ashe laissa échapper un soupir amusé. « Alors je suppose que vous dire qu’on vous trouve belle n’est pas le meilleur moyen de s’attirer vos bonnes grâces. » Elle passa une main distraite dans sa chevelure. « Non, pas vraiment. Ça me met mal à l’aise, surtout si on ne le pense pas. — Et pourquoi je ne le penserais pas ? — Il semble qu’il y ait beaucoup de gens par ici qui me jugent bizarre, voire monstrueuse, mais la plupart du temps, je n’y fais pas vraiment attention. — Quoi ? C’est ridicule. » Ashe reposa son gobelet vide. « Ça n’a rien de ridicule. Je dois supporter des regards en coin ou curieux plus souvent que vous ne le croyez. Si vous me voyiez descendre la rue, vous comprendriez ce que je veux dire. » Ashe ne savait pas s’il devait rire ou pleurer devant son incapacité manifeste à percevoir l’évidence. « Rhapsody, vous n’avez pas remarqué que les hommes vous suivent, quand vous descendez la rue ? — Si. C’est parce que je suis une femme. — Ben voyons. — Figurez-vous que les hommes font ce genre de choses – suivre les femmes, je veux dire. C’est dans leur nature. Ils sont dans la pulsion permanente de s’accoupler et disons qu’ils sont presque toujours… en état de le faire. Ils n’y peuvent rien. Ça doit être pour le moins inconfortable, d’ailleurs. » Ashe dut ravaler le fou rire qui montait. « Et vous imaginez que toute femme produit cet effet sur les hommes ? » Rhapsody cligna de nouveau les yeux. « Eh bien, oui. Ça fait partie de la Nature, du cycle de propagation, de séduction et d’accouplement. » Cette fois, Ashe ne put s’empêcher de pouffer. « Vous êtes bien mal informée, permettez-moi de vous le dire. — Je ne pense pas, non. — Eh bien moi si, si vous croyez que toutes les femmes ont sur les hommes le même effet que vous. Vous jugez selon votre propre expérience, qui est très différente de celle de la plupart des gens. » Cette conversation mettait la jeune femme mal à l’aise. Ashe s’en rendit compte en la voyant attraper son sac et y fourrager pour trouver sa flûte d’alouette. Il lui arrivait de jouer de cet instrument minuscule dans les bois, car il produisait un son qui se mêlait à l’air de la forêt et accompagnait le chant des oiseaux. Mais de jour seulement ; à présent les oiseaux s’étaient tus, et la seule musique qui résonnait à leurs oreilles était celle du vent dans les branches. Elle s’appuya contre un tronc et lui adressa un regard désabusé. « Et vous pensez avoir une meilleure perspective sur les hommes et les femmes ? — Eh bien, pas meilleure que la plupart des gens, mais certainement plus avisée que la vôtre, oui », lança-t-il dans un nouvel éclat de rire. Rhapsody se mit à jouer, une série de notes discordantes qui firent se dresser les cheveux sur la tête d’Ashe. Elle ôta la flûte de ses lèvres et sourit. « Je dirais que vous êtes aussi peu qualifié que moi pour vous exprimer sur le sujet. Peut-être encore moins. » Curieux, Ashe se redressa. « Vraiment ? Et pourquoi donc ? — Parce que vous êtes un rôdeur. — Et qu’est-ce que ça vient faire là-dedans ? — Pour ce que j’en sais, les forestiers et autres vagabonds sont très différents de la majorité des hommes », dit-elle d’un ton léger. Le crépuscule avait totalement basculé dans la nuit. Des yeux elle scruta le ciel, mais ne parut pas y trouver ce qu’elle y cherchait. « Comment ça ? — Ils attendent autre chose des femmes, pour commencer. Des femmes qui ne sont à eux que temporairement, j’entends. » Elle n’aurait su dire si Ashe souriait réellement, ou si c’est elle qui l’imaginait au son de sa voix. « Et ils cherchent quoi, d’après vous ? » Rhapsody se remit à jouer de sa flûte d’alouette, perdue dans ses pensées. C’était une mélodie légère mais mélancolique, et Ashe voyait en imagination les couleurs et les textures qu’elle tissait avec les notes, des entrelacs profonds et élancés dans des nuances de bleu et de mauve, comme les vagues de l’océan sur fond de ciel crépusculaire, avant l’orage. Puis l’air bascula dans des mesures plus longues et plus enlevées et les couleurs s’éclaircirent, se diluèrent jusqu’à évoquer des nuages vaporeux dissipés par un vent chaud au coucher du soleil. Ashe l’écouta, envoûté, jusqu’à la dernière note, mais sans perdre le fil de la question qu’elle avait laissée sans réponse. « Alors ? » Elle sursauta légèrement. À l’évidence, son esprit vagabondait loin. « Oui ? — Pardon. Qu’est-ce que la plupart des hommes attendent de ces relations temporaires avec les femmes ? » Rhapsody eut un petit sourire. « La libération. » Ashe acquiesça. « Et les rôdeurs ? » Elle y réfléchit quelques instants. « Le contact. — Le contact ? — Oui. Lorsqu’on parcourt le vaste monde toute sa vie, on perd parfois le sens de ce qui est réel et de ce qui ne l’est pas, on distingue mal ce qui demeure de ce qui fait partie des souvenirs. Ce que veulent les hommes qui passent le plus clair de leur vie à errer, quand ils croisent une femme pour un temps limité, c’est le contact, qui leur réaffirme qu’ils existent vraiment. Pour ce que j’en ai vu, du moins. » Ashe demeura silencieux pendant un moment. Lorsqu’il reprit la parole, sa voix était douce. « Et est-ce qu’ils finissent par découvrir qu’ils n’existent pas vraiment ? — Je ne saurais vous dire. Je ne suis pas une rôdeuse, du moins pas par choix et, je l’espère, seulement pour une courte période. Ce n’est pas une vie faite pour moi, et elle commence à me fatiguer. » Ils restèrent assis en silence jusqu’au tour de garde de Rhapsody. Ashe se leva lentement et prépara son couchage, puis se glissa dans l’ombre, disparaissant de l’autre côté du feu. Rhapsody le regarda s’allonger et crut l’entendre pousser un profond soupir. Peut-être y lisait-elle ses propres sentiments, mais elle perçut dans cette musique une profonde solitude, assez proche de la sienne. Elle s’était déjà méprise sur les sentiments d’Ashe, et avait essuyé un refus en essayant de le réconforter ou de le rassurer, pour finalement se rendre compte qu’il n’en avait nul besoin et que son initiative l’avait agacé. Rhapsody pesa le pour et le contre pendant un moment, puis décida de pécher par excès de gentillesse. « Ashe ? — Hmmm ? — Vous existez vraiment, même si parfois vous êtes difficile à cerner. » Dans l’ombre, une voix neutre lui répondit. « Merci beaucoup de me le dire. » Rhapsody fit la grimace. Mauvaise pioche, une fois encore. Elle commença donc sa garde, scrutant l’horizon en quête de signes de vie, mais ne vit rien. C’était une nuit calme que ne venaient troubler que le craquement des flammes et le sifflement capricieux du vent. Dans le silence, elle l’entendit murmurer d’une voix douce, comme pour lui-même. « Je suis heureux que vous le pensiez. » Elle le réveilla à minuit pour qu’il prenne son tour et se glissa avec gratitude dans son propre sac de couchage, où elle sombra dans le sommeil avant même de s’être totalement allongée. Les cauchemars survinrent environ une heure plus tard et la prirent avec une telle violence qu’Ashe oublia sa bonne résolution de se tenir à l’écart et vint la secouer gentiment. Elle se redressa brusquement, le visage baigné de larmes. Il lui fallut plus d’une heure pour retrouver son calme. C’était un de ses rêves anciens, un cauchemar qui lui était venu lorsqu’elle avait appris la disparition de Serendair, détruite quatorze siècles plus tôt alors qu’elle rampait dans le ventre de la Terre avec Achmed et Grunthor. Dans son rêve elle se tenait au milieu d’un village consumé par le feu noir, parcouru par des soldats à cheval qui massacraient tout le monde. Au loin, à l’horizon, elle voyait des yeux cerclés de rouge, et entendait un rire sarcastique. Et au moment où un guerrier recouvert de sang chevauchant un destrier noir au regard de flamme fonçait sur elle comme un possédé, la griffe d’un grand dragon cuivré l’emportait dans les airs. Elle resserra la couverture autour d’elle tout en jetant des coups d’œil dans l’ombre, au-delà du cercle tremblotant du feu. Ashe lui tendit un gobelet de thé, et l’observa tandis qu’elle le tenait entre ses deux paumes, les yeux rivés sur le feu ; à l’heure qu’il était, il devait être froid. Ils restèrent assis tous deux en silence, jusqu’au moment où il se tourna vers elle. « Si le souvenir du rêve vous assaille, je peux vous aider à vous en débarrasser. — Hmmm ? » Rhapsody parut à peine l’entendre. Ashe se leva et fouilla dans les plis de sa cape, d’où il sortit la petite bourse que Jo avait autrefois essayé de lui voler, dans les rues de Bethe Corbair. Il en desserra le lien de cuir et dévoila une petite sphère miroitante qu’il déposa sur la paume de Rhapsody. Elle fronça les sourcils. « Une perle ? — Oui. Une perle, ce sont les larmes de la mer, accumulées au fil des ans. Une sorte de crypte naturelle qui peut abriter des choses aussi éphémères que des vœux ou des souvenirs… la tradition veut qu’on conclue les grands traités d’État ou les marchés d’importance en présence d’une perle de belle valeur. » Rhapsody hocha la tête d’un air vague ; elle savait que dans l’ancien monde, les jeunes mariées cousaient des perles dans leur chevelure ou en portaient en bijoux pour les mêmes raisons. « Vous êtes une canwr, poursuivit-il. Si vous voulez vous libérer de ce cauchemar, prononcez le nom véritable de la perle et ordonnez-lui d’emprisonner en elle son souvenir. Lorsqu’il aura quitté votre mémoire pour le piège de la perle, écrasez-la du talon. Le cauchemar aura disparu pour toujours. » Les yeux de Rhapsody s’étrécirent. Canwr était le mot lirin pour Baptistrel. « Comment savez-vous ce que je suis ? » Ashe éclata de rire et croisa les bras. « Vous voulez dire que vous ne l’êtes pas ? Rhapsody déglutit avec difficulté. Sa question même prouvait qu’il en connaissait déjà la réponse, puisqu’il l’avait tournée de manière à ce qu’elle soit obligée de mentir, si elle voulait nier. « Non, répondit-elle avec colère. Ce que je dis, c’est qu’à partir de maintenant je ne dirai plus rien, à part pour décliner votre offre, mais merci quand même. » Et elle se replongea dans le silence, le regard perdu dans la nuit. Ashe retourna s’asseoir près du feu et se servit à nouveau du thé. « Eh bien, je souhaitais seulement détourner vos pensées de votre cauchemar. Ce n’est pas exactement le résultat que j’avais escompté, mais au moins j’ai réussi. Je ne suis pas sûr de comprendre votre colère. J’essayais simplement de vous aider. » Rhapsody leva les yeux vers les étoiles. La fumée du feu les enveloppait d’une écharpe de brume. « Elle est peut-être due au fait que vous passez votre temps à essayer de me soutirer toutes les informations personnelles possibles alors que vous-même restez muet sur votre passé. Pour les Lirins, l’Art baptistral n’est pas un sujet de conversation superficiel. C’est une croyance religieuse. » Le silence retomba. « Vous avez raison. Je suis désolé, finit par confesser Ashe d’une voix douce. — Vous êtes aussi obsédé par la question de savoir si je suis ou non cymrienne. D’après ce que messire Stephen m’en a raconté, par bien des aspects je considère qu’en me prenant pour telle vous me lancez une grave insulte. — Encore un point pour vous. » Il la contempla un long moment, tandis qu’elle fixait un point indéterminé, dans la nuit. Pour rompre son silence consterné, il fit une dernière tentative de conversation amicale. « Peut-être vaudrait-il mieux éviter le sujet du passé ? Marché conclu ? — C’est d’accord, dit-elle, les yeux toujours dans le vague. — Alors pourquoi ne pas parler de quelque chose que vous aimez, plutôt. Peut-être que ça aidera à dissiper le souvenir du cauchemar. Vous choisissez le sujet, et je pourrais même répondre à vos questions. » Rhapsody s’extirpa brusquement de sa rêverie. Elle le contempla avec un sourire. « Très bien. » Elle réfléchit un moment et son esprit s’arrêta bientôt sur le sujet de ses petits-enfants adoptifs, Gwydion et Melisande, ainsi que sur la douzaine de petits Firbolgs. Ils étaient sa pierre de touche, ceux à qui elle songeait lorsqu’elle se sentait d’humeur sombre, assaillie de pensées douloureuses. « Vous avez des enfants ? demanda-t-elle. — Non. Pourquoi ? — Eh bien, parce que je cherche toujours des petits-enfants à adopter. — Des petits-enfants ? — Oui. » Elle ignora le ton brusque de sa question. « Des petits-enfants. Vous voyez, on peut gâter un petit-enfant adoptif quand on est dans les parages, et on n’a pas la responsabilité constante de son éducation. C’est important pour moi, parce qu’ainsi j’ai des enfants à aimer, bien que je n’aie pas le temps de rester toujours avec eux. J’ai douze petits-enfants firbolgs, et deux humains, et ils me sont très chers. — Eh bien, je n’ai pas d’enfants. Désolé de ne pas pouvoir vous rendre service. Peut-être que nous pourrions trouver une solution. Est-ce vraiment important pour vous, et combien de temps êtes-vous prête à attendre ? » Elle l’entendit presque glousser. Rhapsody ignora cette étrange avance. « Vous êtes marié ? » Il eut un rire bref. « Je suis désolée, mais… qu’est-ce que ma question a de si drôle ? — La plupart des femmes ne m’aiment pas. Pour tout dire, la plupart des gens ne m’aiment pas. Mais ça tombe bien, c’est réciproque. — Eh bien, en voilà une drôle d’idée. Laissez-moi vous dire officieusement mais avec une absolue certitude que vous n’êtes pas sans causer un certain émoi à Ylorc. — Vous ne voulez pas parler d’une des sages-femmes firbolgs, n’est-ce pas ? — Juste ciel, non. Brrrr. — Voilà, c’est exactement ce que je pense aussi. — Non. Ma sœur s’est amourachée de vous. » Ashe hocha la tête d’un air maladroit. « Oh. Oui. — Cela pose problème ? — Non. Mais ça ne mènera à rien. » Rhapsody ressentit un pincement de tristesse. « Vraiment ? Je vous crois, mais je peux vous demander pourquoi ? — Eh bien, pour commencer, il se trouve que je suis amoureux de quelqu’un d’autre, si ça ne vous dérange pas. » Son ton était agacé. D’embarras, Rhapsody vira au rouge cramoisi. « Je suis désolée, dit-elle d’un air penaud. Quelle idiote. Je ne voulais pas me montrer grossière. » Ashe se resservit un gobelet de thé. « Pourquoi ? Je le suis, et je ne m’en excuse pas. L’autre raison non négligeable, c’est qu’elle n’est qu’une enfant. — Oui. Vous avez raison. — Et qu’elle est humaine. — Et il y a quelque chose de mal à être humain ? — Non. Mais ma physiologie et le sang qui coule dans mes veines me confèrent une espérance de vie est bien plus longue que la leur. Tout comme la vôtre, d’ailleurs. — Vous êtes lirin, alors ? » Cette idée ne lui avait jamais traversé l’esprit. « En partie, comme vous. — Je vois. Eh bien, ça se tient. Mais est-ce vraiment si important ? Mes parents étaient lirin et humain, comme d’autres membres de votre famille, à l’évidence. Ça ne les a pas arrêtés. — Certaines longévités distinctes sont plus proches entre elles que d’autres. Par exemple, si vous êtes vraiment cymrienne, comme je crois que vous l’êtes même si vous refusez de l’admettre, vous allez vous retrouver face à un problème majeur. — Pourquoi ? — Parce que même l’espérance de vie accrue d’un Lirin ne fera pas le poids. — De quoi voulez-vous parler ? » Ashe se leva pour jeter une poignée de brindilles dans le feu, puis redressa la tête pour la regarder. Rhapsody crut entr’apercevoir un menton recouvert de barbe clairsemée, mais dans cette pénombre changeante, elle ne put en être certaine. « Lorsque les Cymriens de Première Génération sont arrivés, c’est comme si le temps s’était arrêté. J’ignore pourquoi. Peut-être parce qu’ils ont fait un tour du monde complet, et traversé le Méridien Premier. Je n’en ai aucune idée. Mais quelle qu’en soit la raison, les Cymriens s’étaient affranchis du passage du temps. Et à mesure que passaient les années, puis les décennies et bientôt les siècles, il devenait évident qu’ils ne vieilliraient jamais. Ils étaient en quelque sorte devenus immortels. Et lorsqu’ils se sont reproduits, leur descendance, bien que pas réellement éternelle, avait gagné une durée de vie extraordinaire. Bien sûr, à mesure que l’on s’éloigne de la génération originelle, l’espérance de vie se réduit, jusqu’à revenir à la normale. Mais cet état de fait n’affecte pas les immortels. Il reste encore des Cymriens de Première Génération vivants, aujourd’hui. La plupart se cachent. — Pourquoi ? Pourquoi se cacher ? — Bon nombre d’entre eux sont devenus déments, la “bénédiction” de l’immortalité les a rendus fous. Voyez-vous, Rhapsody, s’ils avaient été éternels depuis le début, ils n’en auraient sans doute pas été aussi bouleversés, mais ils étaient humains, lirins, nains, et n’avaient d’extraordinaire que le voyage qu’ils avaient entrepris. Ils s’étaient déjà embarqués dans un cycle de vie, dont le cours s’est brusquement immobilisé là où il était. » Imaginez que vous êtes humaine, que vous avez soixante-dix ou quatre-vingts ans, que vous avez traversé tous les stades de l’enfance, de la jeunesse et de l’âge adulte pour finalement atteindre celui de la vieillesse et vous préparer à la mort. Vous découvrez soudain que vous allez vivre pour toujours dans cet état, vieille et infirme. » Il se servit un énième gobelet de thé et tendit la bouilloire à Rhapsody, qui s’était tue. Elle secoua la tête dans le noir, perdue dans ses pensées. « Les enfants continuent de grandir et de mûrir jusqu’à l’âge adulte, mais guère au-delà. Certains d’entre eux sont encore vivants, et n’ont pas l’air plus vieux que vous. Mais beaucoup sont morts à la guerre, ou se sont donné la mort, pour ne pas avoir à affronter une éternité qu’ils refusaient et des pouvoirs qu’ils ne comprenaient pas. En principe, chaque Cymrien de Première Génération a emporté avec lui une parcelle de la magie élémentaire de l’Île, le plus souvent à son insu. » Voilà pourquoi je vous dis que vous allez peut-être vous retrouver face à un problème majeur. Si vous êtes une descendante cymrienne, vous vivrez sans doute extraordinairement vieille, et vous serez confrontée au même calvaire que les autres : la perspective de voir ceux que vous aimez vieillir et mourir, en l’espace de ce qui vous paraîtra une seconde de votre vie. Et si vous êtes une Cymrienne de Première Génération, ce sera encore pire, parce que seule une mort violente pourra mettre fin à vos jours. Imaginez-vous perdre des êtres chers, encore et encore, vos amants, votre époux, vos enfants… — Arrêtez », ordonna Rhapsody d’une voix blanche. Elle se leva pour s’approcher du feu, jeta le reste de son thé dans le noir, puis revint s’asseoir à un autre endroit, plus éloigné d’Ashe, si bien qu’il ne pouvait voir son visage aussi nettement qu’auparavant. Ils restèrent un long moment assis en silence, Rhapsody à regarder la fumée du feu s’élever en crépitant d’étincelles, comme d’un bûcher funéraire lirin, pour monter vers le ciel, où elle s’évaporait au milieu des étoiles éparses. Ashe finit par rompre le charme. « Pardon, dit-il d’une voix anormalement douce. Je ne voulais pas vous contrarier. » De l’autre côté du feu, Rhapsody lui adressa un regard tranchant. « Je ne le suis pas, déclara-t-elle avec froideur. Ce dont vous parlez ne m’inquiète pas le moins du monde. — Vraiment ? demanda-t-il, une pointe d’amusement dans la voix. Pas même un petit peu ? — Pas du tout, répondit-elle d’une voix douce. Je doute de vivre assez longtemps pour voir la fin de cette aventure, alors je ne m’inquiète pas pour l’éternité. — Oh ? » Ashe fit visiblement un effort pour contrôler sa voix. « Qu’est-ce qui vous fait penser ça ? — Juste une intuition », dit-elle en tendant la main vers sa cape. Elle la secoua pour la débarrasser des feuilles et de la poussière puis l’enroula autour de ses épaules. « Je vois. Vous préféreriez mourir plutôt que d’appréhender le concept d’éternité ? » Rhapsody gloussa. « Vous êtes vraiment entêté, Ashe, mais pas très subtil. Vous cherchez quelque chose en particulier, à part à déterminer si je suis vraiment ce que vous croyez que je suis ? » Ashe se pencha vers l’avant et vint poser les coudes sur ses genoux. « Je vous explique juste pourquoi je ne pourrai jamais m’intéresser à quelqu’un comme Jo ; parce qu’elle a une espérance de vie trop éloignée de la mienne. Et si vous appartenez à la Première Génération, vous ne disposerez que d’un nombre extrêmement réduit de semblables avec qui faire votre vie, qui ne mourront pas dans vos bras avant que vous ayez eu l’occasion de les connaître. » Rhapsody se mit à épousseter ses bottes, un sourire aux lèvres. « Eh bien, merci de votre sollicitude, mais à votre place je ne m’inquiéterais pas. Tout d’abord, je n’ai pas l’intention de me marier ; je me contenterai de mes petits-enfants, comme famille. Ensuite, la différence d’âge ne me fait pas peur. Quand j’étais toute petite, ma mère disait que le temps qu’on passait ensemble valait cette perte, car sans l’acceptation de cette douleur, il n’y aurait rien de précieux à perdre. Et, bien entendu, comme vous savez que je suis la contemporaine d’Achmed, il y aura toujours lui. Pour Grunthor, bien sûr, c’est hors de question. — Il y aura toujours Achmed pour quoi ? » lâcha Ashe sans réussir à masquer une pointe d’horreur. Rhapsody ne répondit rien, mais son sourire s’élargit tandis qu’elle continuait à nettoyer son équipement. « Vous plaisantez ? Par pitié, dites-moi que vous plaisantez. C’est répugnant. — Pourquoi donc ? — Je croyais que ça sautait aux yeux. » Même d’aussi loin, Rhapsody le vit frissonner. « Eh bien, ça ne vous regarde pas du tout, puisque vous êtes déjà pris. Au fait, ajouta-t-elle d’une voix redevenue sérieuse, ça ne l’ennuie pas de vous savoir ici ? Je veux dire, pendant si longtemps ? — Qui ? — Eh bien, votre… je ne sais pas comment vous l’appelez. Je suppose qu’elle n’est pas votre femme, puisque vous avez dit ne pas être marié, il me semble. En fait vous n’avez pas dit ça, si ? » Devant son mutisme, elle tenta tant bien que mal de terminer son raisonnement. « Vous savez, cette femme dont vous êtes amoureux ? Est-ce que ce voyage lui pose un problème ? — Non. » Rhapsody poussa un soupir de soulagement. « J’en suis très heureuse. Je suis pour la paix des ménages, surtout les couples mariés. J’ai un grand respect pour cette institution. — Alors pourquoi ne pas vouloir y adhérer ? » Rhapsody se releva et déroula son sac de couchage. « Eh bien, il ne me paraît pas très juste d’épouser quelqu’un à moins d’avoir un cœur à partager avec lui, un cœur avec lequel l’aimer. Moi je n’en ai pas, voyez-vous. Ce ne serait pas bien. — Je n’y crois pas. — Comme vous voudrez, commenta Rhapsody en se glissant dans sa couverture. Quoi qu’il en soit, merci pour votre franchise au sujet de ma sœur. — Juste par curiosité, pourquoi l’appelez-vous votre sœur ? Il est évident que vous n’avez aucun lien de parenté. » Rhapsody soupira. « Je ne peux pas croire que vous ne compreniez pas ça, Ashe. Il y a différentes manières de former une famille. Ou bien on y naît, ou bien on la choisit. Les liens qui vous unissent aux familles que vous avez choisies sont souvent aussi forts que ceux du sang, parce qu’ils résultent d’un choix et non d’une obligation. » De l’autre côté du feu, Ashe déballait son propre équipement, se préparant pour son tour de guet. « Je ne suis pas certain que ce soit vrai. — Disons, reprit Rhapsody en essayant de s’installer confortablement, que ça dépend sans doute des gens. L’un n’exclut pas l’autre – l’amour peut être aussi fort dans les deux cas. La raison pour laquelle j’ai un tel respect pour l’institution du mariage, c’est que les époux se choisissent l’un l’autre entre tous. Il s’agit donc de la relation la plus particulière de leur vie. » À quelques mètres d’elle, Rhapsody entendit un son qui tenait autant du gloussement que du soupir. « Vous avez vraiment vécu dans un cocon, Rhapsody. » La jeune femme songea à répondre, puis se ravisa. « Bonne nuit, Ashe. Réveillez-moi quand ce sera mon tour. — Il ne vous est jamais venu à l’esprit de le faire par la voie classique ? — De faire quoi ? — Le processus des petits-enfants. — Hmmm ? » Elle dormait déjà presque. « Vous savez, trouver un mari, avoir des enfants, et les laisser se charger de mettre au monde leur propres enfants… c’est un concept qui vous dit quelque chose ? » Du fond du sac de couchage, il entendit monter un bâillement musical. « Je vous l’ai déjà dit, fit une voix ensommeillée, je ne pense pas vivre aussi longtemps. » Plus tard dans la nuit, il la réveilla l’heure venue. Elle sentit sa main la secouer doucement. « Rhapsody ? — Hmmm ? Oui ? — C’est votre tour. Vous voulez dormir encore un peu ? — Non, répondit-elle en se dégageant de son sac. Mais merci. — Vous n’étiez pas sérieuse, tout à l’heure, n’est-ce pas ? À propos d’Achmed ? » Elle lui adressa un regard embrumé. « Quoi ? — Vous ne vous, euh, accoupleriez jamais avec Achmed, n’est-ce pas ? Cette seule idée me retourne l’estomac depuis trois bonnes heures. » Rhapsody était maintenant réveillée. « Vous savez, Ashe, je n’aime vraiment pas votre attitude. Et franchement, ce ne sont pas vos affaires. Maintenant allez dormir. » Elle s’arma de son arc et de ses flèches et tisonna le feu mourant, qui se ranima soudain en grondant, puisant son combustible d’une source inconnue. Ashe se tint au-dessus d’elle quelques instants encore, puis les ombres l’engloutirent. Si elle ne l’avait pas suivi des yeux, Rhapsody n’aurait su dire où il s’était allongé. 4 LORSQUE L’AUBE PARUT LE LENDEMAIN, ils se réveillèrent au milieu d’une épaisse brume enveloppant la forêt. Elle s’évapora rapidement sous les rayons du soleil levant, et ils entreprirent ce qu’ils savaient être la dernière étape de leur voyage. À la mi-journée, ils atteignirent le Fleuve Tar’afel, fils du même cours d’eau qui avait creusé les canyons des Dents, des millénaires plus tôt. Il coupait en deux les terres boisées du nord de Roland, où il dessinait une frontière officieuse entre les sylveterres habitées et celles qui ne l’étaient généralement pas. Le Tar’afel, un fleuve aussi large qu’un champ de bataille, possédait un puissant débit. Rhapsody s’approcha jusqu’à l’orée du bois pour le contempler, grondant avec fureur et gonflé des pluies abondantes du début de printemps. Elle jeta par-dessus son épaule un regard à Ashe, qui avait établi un bivouac rapide et préparait le déjeuner au-dessus d’un petit feu. « Jusqu’où la crue monte-t-elle ? » demanda-t-elle en pointant le doigt en direction de la berge et de l’étendue herbeuse qui la séparait de la forêt. « Elle recouvre presque tout, expliqua-t-il sans lever les yeux. D’ailleurs elle a déjà commencé. D’ici à la fin du printemps, l’eau atteindra presque l’endroit où vous vous trouvez. » Rhapsody ferma les yeux et écouta la musique des eaux bondissantes. Sa terre natale était elle aussi traversée par une grande rivière, même si elle ne l’avait jamais vue. Elle sentait le courant inégal, plus rapide à certains endroits qu’à d’autres, et en étudiant les variations tonales, elle pouvait presque en dessiner une carte, dénicher les coins abrités. Après le repas, elle mettrait sa théorie à l’épreuve. Ils déjeunèrent dans un silence agréable ; le grondement de l’eau ne facilitait pas la conversation, sauf à hurler. Rhapsody se surprit plusieurs fois à oublier la présence d’Ashe. Lorsqu’elle se la rappelait et regardait dans sa direction, elle le voyait toujours, car il n’avait pas bougé ; mais si sa concentration baissait, la silhouette d’Ashe paraissait glisser de son champ visuel, lui échapper. Quelle que fût la magie associée à cette cape qu’il portait en permanence, capuche comprise, elle avait le pouvoir de le faire disparaître de la vue et de la conscience de son entourage. Leur repas terminé, ils remballèrent leurs affaires, et Rhapsody se mit à nettoyer le campement. Elle s’apprêtait à éteindre le feu lorsqu’elle constata qu’Ashe ramassait les sacs pour repartir. Mais elle n’était pas encore prête à reprendre la route. « Restez là. » D’un coup d’épaule, Ashe fit sauter son sac d’un côté, et celui de Rhapsody de l’autre. Avant qu’elle ait pu protester, il s’était approché de la berge, avait pénétré dans l’eau et passait à gué sans aucun effort. En quelques instants, il eut de l’eau jusqu’à la taille, mais sa masse corporelle semblait n’opposer aucune résistance au courant rapide de la rivière. Pour tout dire, il paraissait s’intégrer à l’environnement, n’y laisser aucune trace – l’eau coulait de part et d’autre de son corps comme si elle le traversait. Au milieu de l’onde, on avait peine à le distinguer de l’eau même. Rhapsody n’en fut pas réellement surprise, même si elle le remarqua. Il semble lié à l’eau comme je le suis au feu, se dit-elle, pour comprendre assez vite que c’était sans doute un effet direct de l’épée qu’il portait. C’était peut-être la conséquence de ce contact permanent. Ce qui aurait expliqué bon nombre de choses qu’elle n’avait pas saisies jusqu’alors, notamment l’origine de l’eau qui alimentait sa cape de brume. Cela expliquait également l’obsession d’Ashe pour son héritage cymrien supposé. Il devait en être un aussi, et sans doute d’ancienne lignée, si l’on considérait sa maîtrise de la magie élémentaire. Elle eut un pincement au cœur. Peut-être avait-il survécu à la guerre, et hérité de cette époque-là la difformité qu’il dissimulait sous cette cape, quelle qu’elle soit. Enfin, elle comprenait désormais pourquoi ils se sentaient bien ensemble, et pourquoi il n’y avait entre eux nulle attirance ; ils étaient constitués d’éléments opposés. Elle en était reconnaissante , à l’exception d’Achmed et de Grunthor, il lui paraissait être le seul adulte mâle avec lequel elle se sentait à l’aise. C’était un peu comme traîner avec ses frères, et cette idée la submergea d’une violente vague de nostalgie, qu’elle croyait avoir laissée derrière elle depuis une éternité. Cette souffrance inattendue la terrassa, et elle lutta pour ravaler des larmes soudaines. S’appuyant la main contre le ventre, elle prit quelques inspirations précipitées, technique qu’elle avait apprise bien longtemps auparavant pour combattre les souvenirs douloureux, et secoua vigoureusement la tête comme pour chasser ces pensées de son esprit. « Rhapsody ! Rhapsody, ça va ? » Elle leva les yeux et vit Ashe, au milieu de la rivière, de retour après avoir déposé leurs sacs sur l’autre rive. Elle entendit distinctement une pointe d’alarme dans sa voix. Se redressant vivement, elle lui adressa un signe de la main et un sourire. « Bien. Je vais bien », cria-t-elle par-dessus le grondement de l’eau. Ashe avait accéléré le pas ; en un instant il fut hors de l’eau. Il parcourut à grands pas la distance qui les séparait et se retrouva debout à côté d’elle, le souffle court. Il posa la main sur l’épaule de la jeune fille et la dévisagea. « Vous êtes sûre que ça va ? — Oui, très bien », répondit-elle d’un air distrait. Elle fixait la main parfaitement sèche du jeune homme ; comme l’était d’ailleurs le reste de son corps. « Intéressant, comme astuce. — Ça vous plaît, n’est-ce pas ? Disons que ça peut se révéler pratique. Bon, allons-y. Par ici », dit-il en lui ouvrant les bras. Rhapsody le fixa sans comprendre. « Quoi, vous voulez un câlin ? — Non, je vais vous porter. — Allez vous faire voir. » Les mots avaient jailli de sa bouche avant qu’elle ait pu les arrêter. Elle toussota. « Désolée, c’était grossier et peu gracieux. Non, merci. Je peux m’en sortir toute seule. » Ashe ne put s’empêcher de rire. « Ne soyez pas ridicule. L’eau me monte jusqu’à la taille – vous n’auriez même pas pied Allons. » Le sourire naturel de Rhapsody s’évanouit. « Premièrement, je suis peut-être petite, mais je ne vous arrive pas en dessous de la taille. Deuxièmement, je ne veux pas que vous me portiez. J’ai dit que j’étais capable de passer seule, et j’étais sérieuse. Pour résumer, j’apprécie votre sollicitude, mais je n’ai pas besoin d’aide. Si vous voulez vraiment m’être utile, je veux bien que vous preniez ma cape. Je vous en serais reconnaissante. — C’est vous tout entière que je vais porter. Par les dieux, vous n’avez aucune chance contre un courant pareil. Vous êtes trop légère. » Rhapsody planta son regard dans celui d’Ashe et le fixa avec autant de détermination qu’elle le put. « Non, merci. » Elle se dirigea vers le feu de camp, s’accroupit pour l’éteindre, puis se releva pour ajuster ses vêtements et son paquetage avant la traversée du fleuve. Le courant allait croissant, et Ashe en avait assez d’attendre. Il vérifia lui aussi l’arrimage de ses affaires, puis s’approcha d’elle par derrière et la souleva du sol sans effort. Il la transporta ainsi vers la rivière, veillant à ne pas trébucher sur les cailloux qui l’en séparaient. Le coup qu’il reçut derrière la tête aurait pu être assené par un homme deux fois plus imposant qu’elle. Ashe tituba en arrière sur quelques mètres et la lâcha à terre. La tête martelée d’une douleur considérable, il contempla avec une admiration détachée l’impressionnante roulade arrière par laquelle Rhapsody se retrouva accroupie en posture de défense, poignard et épée au clair. La colère intense qu’il lut sur son visage le laissa abasourdi. « Je suis désolé. » Il fit un pas vers elle et s’arrêta net lorsqu’elle donna un coup de lame entre eux, les yeux brillants d’un regard meurtrier. « Rhapsody, pardonnez-moi, je suis désolé. Je suis désolé. Je ne voulais pas… — Mon refus n’était pas assez clair pour vous ? — Non. Je veux dire, si. Je n’ai aucune excuse, sinon que c’était une impulsion naturelle, vous voyez… je… je suis désolé. Je voulais juste vous aider. » Sous les traits furieux lancés par les yeux de Rhapsody, la voix d’Ashe s’éteignit brusquement et laissa place à un silence penaud. Le regard de la jeune fille flamboyait d’un vert plus vif que celui de l’herbe alentour, et il ne contenait plus une once de cette magnanimité qu’elle avait eue pour tant de grossièretés qu’on lui avait fait subir par le passé. « Les hommes se sont servis de ce prétexte pour justifier beaucoup de choses qu’ils ont voulu me faire, et qu’ils m’ont faites. Ne vous méprenez pas, Ashe – je jure sur tout ce qu’il y a de sacré dans ces lieux impies qu’avant que vous ou quiconque me mène où que ce soit contre mon gré, l’un de nous sera mort. Cette fois, je pense que ç’aurait été vous. — Vous dites sans doute vrai, acquiesça-t-il en se frottant le menton. — Mais même si ç’avait été moi, ça n’aurait pas eu d’importance. On ne m’emmènera nulle part contre ma volonté. Ni vous, ni qui que ce soit d’autre. — Je comprends », assura-t-il, mais ce n’était pas tout à fait vrai. L’ampleur de la contrariété de la jeune femme le laissait sans voix ; elle avait le visage écarlate, et jamais il ne l’avait vue aussi en colère, même en plein combat. « Je suis désolé, répéta-t-il. Dites-moi comment me faire pardonner. — Contentez-vous de ne plus m’approcher. » Son visage se détendit peu à peu, mais tandis qu’elle se dirigeait vers l’eau, elle continua de le fixer d’un regard noir. Elle contempla l’autre rive, et Ashe sentit qu’elle se livrait à quelque calcul. Puis elle rengaina ses armes, se retourna et s’éloigna du bord pour reprendre la direction du sud, d’où ils étaient venus. Elle s’immobilisa sur l’herbe. « Bien, vous m’avez coûté du matériel de valeur. — Je ne vois pas de quoi vous parlez. Rien n’a été abîmé… vous le constaterez par vous-même lorsque nous atteindrons l’autre rive. — Je ne continue pas avec vous. C’est ici que nos chemins se séparent. — Attendez… — Vous pourrez revendre mes affaires en regagnant Bethany, où là où vous irez, peu importe, lança-t-elle en s’éloignant. Peut-être cela vous dédommagera-t-il de vos heures passées à faire le guide. Au revoir. » Ashe était éberlué. Elle ne pouvait être offensée par l’incident au point d’abandonner sa quête et ses instruments de musique… Pourtant la voilà qui disparaissait dans la forêt comme une ombre. Il lui courut après dans l’espoir d’arranger les choses. « Rhapsody, attendez. Je vous en prie, attendez. » Elle dégaina de nouveau son épée et pivota pour lui faire face. Elle n’avait plus l’air excédé, simplement sur ses gardes. Et il remarqua une expression de résignation qu’il ne lui avait jamais vue et qui lui fendit le cœur, bien qu’il fût incapable de dire pourquoi. Il s’arrêta à distance respectable d’elle et réfléchit à sa réaction excessive. Les hommes se sont servis de ce prétexte pour justifier beaucoup de choses qu’ils ont voulu me faire, et qu’ils m’ont faites. Le désarroi lui noua l’estomac lorsqu’il eut soudain l’intuition de ce qu’elle avait voulu entendre par là. Cette perspective lui donna la nausée. Pour la première fois de sa vie Ashe se trouvait totalement à court de mots, incapable de décider quoi faire. Elle avait le don de le déstabiliser, il l’avait senti dès l’instant où il l’avait aperçue dans les rues de Bethe Corbair. Il se maudit d’avoir été aussi stupide et réfléchit à ce qu’il pourrait dire pour regagner sa confiance. Ashe mit un genou en terre devant elle. « Rhapsody, je vous supplie de me pardonner. J’ai agi de manière stupide et inconsidérée, et vous avez tous les droits d’être en colère. Si vous acceptez de revenir, je vous jure de ne plus jamais vous toucher contre votre volonté. S’il vous plaît. Ce que vous recherchez est trop important pour que vous l’abandonniez sous le seul prétexte que vous voyagez avec un imbécile. » Rhapsody le considéra sans un mot, l’air impassible. Pour la première fois, Ashe ne put lire dans ses pensées rien qu’en la regardant dans les yeux ; ils lui demeuraient clos. L’angoisse commençait à l’étouffer et même s’il n’en montrait aucun signe extérieur, il avait le sentiment que si elle les abandonnait, lui et sa quête, il mourrait sur-le-champ, n’ayant soudain plus aucune raison de continuer. Elle n’avait aucune implication personnelle dans cette mission, seul un altruisme inné la motivait. Partir serait facile. Son odieux souverain d’Ylorc en serait enchanté. À la lisière de sa conscience, le dragon qui rampait dans son sang le tançait sans pitié, mais ce n’était rien en comparaison des mots qu’il s’adressait à lui-même. Rhapsody finit par baisser les yeux et par rengainer sa lame. Elle ne fit aucun geste vers lui, mais elle alla ramasser un gros bâton de la taille d’une gaffe de combat et marcha droit sur la rivière. Elle constata que la profondeur près de la rive, dans une zone protégée par le lit de cailloux et parcourue d’un courant modéré, était moins importante qu’elle l’aurait cru. Elle se tourna vers Ashe et lui adressa un regard posé. « Prenez garde de ne pas me distraire. » Ashe acquiesça. Rhapsody ferma les yeux et prononça le nom du fleuve. Elle entonna un air qui s’accordait à la musique du courant. Lorsqu’elle eut trouvé la note appropriée, elle put se figurer le fleuve en imagination, tel un flux de puissance ininterrompu filant derrière ses paupières. Elle tendit l’oreille à l’écoute des bas-fonds et en dressa une carte mentale. Puis elle noua sa cape autour de la taille et pénétra lentement dans l’eau, les yeux toujours fermés, tâtant la voie du pied. Elle se retrouva presque immédiatement engloutie jusqu’au nombril puis jusqu’aux épaules, mais l’eau ne semblait pas avoir la force de la déséquilibrer. Lorsqu’elle eut parcouru un mètre ou deux, Ashe la suivit lentement dans l’eau. Il la croyait toujours trop légère pour tenir tête au courant. L’espace d’un instant, il songea à utiliser son pouvoir sur l’eau pour calmer le fleuve furieux, mais se ravisa en songeant qu’il serait imprudent de se dévoiler plus encore à la jeune femme. Il espérait ardemment que lorsqu’elle perdrait pied, il serait en mesure de la rattraper à temps, sachant qu’il lui fallait se tenir à l’écart, au risque de devoir affronter de nouveau sa fureur. Il la regarda ébahi bondir sans heurts de rocher en rocher, les yeux toujours clos. On aurait dit qu’elle sondait le fond de la rivière et en suivait les irrégularités, se servant des moraines et des dragues pour prendre appui là où l’eau se retrouvait naturellement bloquée, et le courant ralenti. Elle avait découvert un moyen de se représenter la topographie sous-marine que lui connaissait de manière innée, du fait de sa nature et de son épée. Rhapsody avait parcouru les deux tiers de la traversée lorsqu’elle s’immobilisa. Ashe comprit instantanément le dilemme qui la troublait ; devant elle apparaissait un trou profond, endigué par un amas de cailloux et de débris. Il n’était pas sûr de traverser à cet endroit, ni de pouvoir contourner facilement l’obstacle du fait de la rapidité du courant que ces barricades circonvenaient. Rhapsody s’était arrêtée sur un promontoire, s’interrogeant sur la marche à suivre. La meilleure stratégie consistait sans doute à escalader la digue en amont, pour ensuite s’arc-bouter contre le puissant flux détourné. Au moment où elle décidait de tenter le coup et avançait le pied, Ashe s’exclama derrière elle : « Attention au trou dans… » La concentration de Rhapsody vola en éclats et son chant se tut. Sa vision du fond du fleuve s’obscurcit, et elle fut engloutie par un torrent furieux qui menaça de l’entraîner par le fond. Elle lutta contre la panique tandis qu’elle basculait de la digue. Ashe vit la main de la jeune femme s’agiter à la recherche de la saillie rocheuse qu’elle avait aperçue quelques instants plus tôt. L’eau la balaya violemment et l’étouffa. Ashe se précipita, fendant les rapides sans effort. Il était sur le point d’attraper le bord de la cape de Rhapsody lorsque cette dernière émergea soudain, hors d’haleine, arrimée à une souche plantée dans le lit du fleuve. Il recula et la regarda se hisser sur l’arbre, assurer sa prise, et se remettre à chanter. Elle mit un moment à retrouver son souffle, puis poursuivit lentement sa traversée. Ashe resta à sa place en attendant qu’elle se soit extirpée du fleuve, détrempée et dégoulinante, sur la rive herbeuse. Elle se courba un instant. Ashe crut d’abord qu’elle reprenait son souffle, puis il la vit ramasser quelque chose au sol. Il escalada lui-même les débris et se dirigea à son tour vers la rive. Il était presque arrivé au bord de la digue lorsque le caillou de bonne taille qu’elle lui lança vint le frapper au front. Ses sens de dragon avaient enregistré les mouvements de la jeune femme, son intention avant même que le projectile ait quitté sa main, mais cette réaction le choqua à tel point qu’il demeura dans l’incapacité de réagir. Il essaya d’esquiver le caillou au dernier moment mais ne parvint qu’à perdre l’équilibre et à basculer dans l’eau. C’était la première fois qu’il se retrouvait dans une telle situation. Le Kirsdarkenvar, maître de l’élément eau, l’un des hommes les plus agiles de tout Roland, trébucha et plongea tête la première dans le Tar’afel. Ashe se releva, goutta pendant quelques secondes, puis émergea du fleuve, parfaitement sec. Il s’approcha de Rhapsody par-derrière, tandis qu’elle ramassait les affaires qu’il avait transportées de ce côté. « Que me vaut cet honneur ? » lança-t-il avec autorité. Une fois debout, elle balança son sac par-dessus son épaule et jeta un regard noir à Ashe. « Je vous ai fait exactement ce que vous m’avez infligé. Ne m’interrompez jamais pendant que je me concentre, sauf si vous voyez surgir quelque chose que je ne peux pas avoir vu. Pour moi c’est exactement comme si vous m’aviez envoyé un caillou en pleine tête. Je peux recommencer l’exercice chaque fois que vous viendrez me déranger, si vous voulez. — Ce ne sera pas nécessaire, répondit Ashe, contrarié. Donc maintenant je ne parle que si on m’interroge, c’est ça ? — C’est tentant, mais il n’y a pas à aller jusque-là. Si vous voulez faire demi-tour maintenant, je pense que je saurai trouver mon chemin toute seule. — Non, vous ne saurez pas. » Avant même d’avoir fini sa phrase, il regrettait déjà ses paroles. Par deux reprises déjà, il s’était montré condescendant cet après-midi-là, il avait douté de ses capacités à accomplir ce qu’elle disait pouvoir effectuer, ce qui n’avait fait que la rendre plus furieuse chaque fois, comme le prouvait la rougeur qui gagnait en cet instant même ses traits exquis. « Attendez. Pardon, ce n’est pas ce que je voulais dire. Je ne veux pas abandonner le voyage maintenant ; nous y sommes presque. J’ai dit que je vous escorterais jusqu’à la tanière d’Elynsynos et je ne veux pas trahir ma parole. Vous pouvez sans doute respecter ça. » Le bouillonnement furieux s’apaisa quelque peu en une ébullition fumante. « Sans doute, oui, admit-elle à contrecœur. Mais j’en ai vraiment assez qu’on ne me prenne pas au sérieux du fait de ma petite taille. » Elle transporta les paquets jusqu’à une clairière dans les bois et les déposa au sol, puis retira sa cape. Elle était trempée des pieds à la tête, ses bottes dégorgeaient de l’eau à chaque pas et ses vêtements collaient à sa peau. Ashe déglutit avec difficulté et remercia secrètement le ciel de pouvoir être invisible. Pour étancher son excitation croissante, il décida de répondre à sa provocation. « Vous croyez qu’on ne vous prend pas au sérieux parce que vous êtes petite ? » Rhapsody retira sa chemise trempée en la passant par-dessus sa tête et la mit à sécher sur une branche d’arbre. Elle portait en dessous un caraco sans manches de lin de Sorbold bordé de dentelle, et la courbe gracieuse de ses seins était élégamment soulignée par le tissu mouillé et collant. Ashe sentit sa température monter et ses mains se mirent à trembler. « Quand ce n’est pas ça, c’est ma couleur de cheveux. Pour une raison qui m’échappe, les gens semblent croire qu’une chevelure foncée est un indicateur fiable des capacités intellectuelles de leur possesseur. J’avoue que je n’y comprends rien du tout. » Elle retira ses bottes et dénoua les liens qui retenaient son pantalon. Ashe commençait à craindre de perdre tout contrôle sur lui-même. « Eh bien, c’est peut-être plus une question de manque de bon sens », dit-il en espérant retarder la suite de l’effeuillage, tout en brûlant d’en voir plus. La fureur bouillonnante fut instantanément de retour. « Je vous demande pardon ? Vous venez de dire que je manquais de bon sens ? — Eh bien, regardez-vous. Vous êtes seule au beau milieu d’une clairière inhabitée avec un homme que vous connaissez à peine, en train de retirer vos sous-vêtements. — Mes affaires sont mouillées. — Je comprends bien, et croyez que je me réjouis de la vision que vous offrez, mais si j’étais quelqu’un d’autre, vous vous trouveriez dans un danger considérable, en ce moment même. — Pourquoi ? » Elle laissa glisser son pantalon à ses chevilles et s’en dégagea pour l’accrocher non loin de sa chemise dégoulinante. Ses longues jambes minces se dessinaient sous une culotte de lin qui lui arrivait aux genoux, assortie à son caraco, et qui avait la même propension à coller à ses courbes. « Eh bien, vous pourriez vous faire dépouiller, voire bien pire. » Rhapsody lui sourit d’un air amusé. « Je vous en prie, Ashe, vous croyez vraiment qu’une femme puisse être intimidée par un homme dont l’épée est faite d’eau ? » Elle lui adressa un clin d’œil et se remit à étaler ses vêtements dans les arbres. Ashe la contempla bouche bée, puis éclata d’un rire sonore. Elle personnifiait bel et bien la dimension imprévisible de la forme musicale dont elle portait le nom : sauvage, changeante d’une seconde à l’autre, gorgée d’inattendu. Sa dernière insulte appelait un commentaire plus développé, au lieu de quoi elle se moquait gentiment de lui. « Ne sous-estimez jamais le pouvoir de l’eau, lança-t-il d’un ton provocateur. Mon épée sait devenir glace aussi dure que l’acier. Je peux même la faire fumer. — Oooooh, fit-elle, le dos tourné et l’air peu impressionné. Mais quel intérêt si elle fond dès qu’on la met en contact avec la chaleur ? » Sans même se retourner, elle tapota le fourreau de Clarion l’Étoile du Jour. Ashe n’aurait su dire si elle cherchait à le séduire, mais il l’espérait de tout cœur. Il passa le bras par-dessus l’épaule de la jeune femme et toucha les vêtements qu’elle avait accrochés, dont il inspira instantanément toute l’humidité. Surprise, elle posa la main sur le tissu et découvrit que sa chemise, ses bas et son pantalon étaient secs. « Impressionnant, admit-elle. — Si j’obtenais la permission de vous toucher l’épaule, je pourrais aussi sécher tous les autres. » Rhapsody parut réfléchir un instant, puis acquiesça. Ashe posa les doigts sur l’épaule de la jeune femme et le caraco se raidit sous l’évaporation soudaine de l’eau dont il était imprégné. Bientôt tous ses vêtements furent débarrassés de leur humidité. « Merci. » Rhapsody décrocha ses affaires des branches et enfila sa chemise. « À présent vous pouvez recommencer à me prendre au sérieux. — Rhapsody, je n’ai jamais cessé de le faire. » Ashe était sincère ; il priait pour qu’elle soit bien ce qu’elle paraissait, et non une servante du démon, auquel cas il savait que l’heure venue il lui livrerait son âme sans l’ombre d’une résistance. Pour le moment elle nouait son pantalon. « La plupart des hommes ne prennent pas les femmes au sérieux dès lors qu’elles sont dévêtues. — Et pourquoi, d’après vous ? — Eh bien, je dirais pour résumer que c’est parce que les hommes eux-mêmes éprouvent de la gêne à être dévêtus. Contrairement aux femmes, ils promènent un indicateur qui peut trahir leurs pensées. » Ashe sentit la couleur lui monter aux joues. « Je vous demande pardon ? » Il espérait qu’elle ne faisait pas référence à lui. « Eh bien, quand il est nu, un homme expose son cerveau à la vue de tous. — C’est ridicule. » Tout en renfilant sa botte, Rhapsody le considéra d’un regard pensif. « Bien sûr que non. D’après mon expérience, c’est l’organe qui tient lieu de cerveau à presque tous les hommes. » Ashe décida d’abandonner le sujet. Elle avait raison. En cet instant précis, il avait le cerveau long et dur. Cette nuit-là, le feu brûla bas, se consumant lentement sous la brise. Ashe l’avait plusieurs fois alimenté en brindilles et en tourbe, mais il avait refusé de s’élever, et sa flamme était restée constante. L’ironie de la situation avait fait sourire Ashe ; jamais auparavant il n’avait vu un feu de camp pensif. Son humeur s’accordait parfaitement à celle de Rhapsody. Guère prolixe depuis qu’ils avaient établi leur campement, elle s’était occupée à ranger et empaqueter leurs affaires pendant qu’il cuisinait. Le silence qui avait régné pendant le dîner n’avait rien d’hostile. Elle avait répondu à ses questions sans amertume, sans pour autant prendre l’initiative de la conversation. Elle était si profondément perdue dans ses pensées qu’Ashe les entendait presque, aussi respecta-t-il son isolement et la laissa-t-il à ses rêveries. Après avoir nettoyé et rangé leurs ustensiles, elle se pelotonna à quelques mètres du feu pour regarder les étoiles se lever une à une, sur les courbes des collines qui pâlissaient au loin. Le vent soufflait de l’est et emportait la fumée du feu à travers les champs qui s’étendaient devant elle. De temps à autre une étincelle passait par-dessus sa tête pour aller s’évanouir sans une trace dans le ciel nocturne. Ashe s’était assis de l’autre côté du feu, dos à elle. Bien qu’elle demeurât à portée de ses sens, il voulait lui accorder la distance dont elle avait besoin. Comme chaque soir, il écouta avec intérêt les dévotions vespérales qu’elle chantait au lever des étoiles, savourant la beauté de sa voix et la pureté de son chant, mais bientôt le crépuscule vint, puis la pénombre et enfin la nuit noire, et Rhapsody demeura silencieuse. De là où il était, il sentit une unique larme se dessiner et couler le long de sa joue ; elle scrutait le ciel avec intensité mais sa recherche était vaine. Le cœur d’Ashe se serra. Il aurait voulu aller vers elle, la prendre dans ses bras et lui chuchoter des paroles de réconfort mais cela lui était interdit. Il était condamné à cette distance, à respecter son intimité, en ressassant l’idée que son comportement stupide était responsable de la tristesse de la jeune femme. Il se maudit intérieurement et pria pour que la douleur qu’il avait causée ne vienne pas réveiller les vieux souvenirs qui la meurtrissaient tant. C’est ta faute, grommela le dragon. Tout est ta faute. Il finit par l’entendre murmurer quelque chose pour elle-même. Des mots imperceptibles pour l’ouïe humaine, mais que les sens affûtés du dragon saisirent comme si elle les lui avait chuchotés à l’oreille. « Liacor miathmyn evet tana rosha ? Evet ria diandaer. Diefi aria. » Il reconnut instantanément la langue. Elle s’exprimait en lirin ancien. Il crut pouvoir les traduire avec justesse : Comment puis-je espérer que tu me répondes ? Tu ne me reconnais pas. J’ai perdu l’étoile. Des émotions contradictoires se bousculèrent dans l’esprit d’Ashe. La jubilation de voir ses soupçons se confirmer – elle devait être cymrienne, pour connaître la langue des Lirins de Serendair –, l’incertitude – s’adressait-elle à une étoile, ou à lui, ou peut-être à tout à fait quelqu’un d’autre ? – et la douleur – il reconnaissait le désespoir profond qui perçait dans sa voix et qui révélait une solitude familière. Ashe se leva et fit lentement le tour du feu pour aller se placer derrière elle. Il vit les épaules de la jeune femme se raidir à son approche et la larme s’évapora lorsque la température de sa peau s’éleva un instant. Elle demeura cependant immobile. Il sourit intérieurement, touché par son usage de la magie du feu, puis s’évertua à prendre une voix aussi détachée que possible. « Vous cherchez une étoile en particulier ? » Elle secoua la tête. « Parce que j’ai un certain – enfin, je m’y connais un peu en astronomie, poursuivit-il en se débattant dans le noir pour trouver le mot juste. — Pourquoi me demandez-vous ça ? » Ce n’était même pas vraiment une question. Ashe grimaça devant la naïveté de son intervention. « Eh bien, dit-il en optant pour la franchise, j’ai cru vous entendre dire “diefi aria”. Est-ce que ça ne signifie pas “j’ai perdu l’étoile” ? » Rhapsody ferma les yeux et poussa un profond soupir. Lorsqu’elle tourna le regard vers lui, il était rempli de tristesse et de résignation. Il ne vit nulle trace de colère. « “Diefi” signifie en effet “j’ai perdu”, vous avez raison », dit-elle, le regard égaré au-delà de l’épaule du jeune homme. « Mais vous avez mal traduit “aria”. Ça ne veut pas dire “l’étoile”, mais “mon étoile”. » Ashe garda pour lui la joie de la victoire, et ne commenta pas le fait qu’il avait vu juste, sur ses origines. « Et que voulez-vous dire, si je ne suis pas indiscret ? Quelle étoile avez-vous perdue ? » Rhapsody retourna s’asseoir près du feu et vint appuyer le front contre la paume de sa main. Elle ne dit mot. Ashe se maudit de nouveau. « Je suis désolé. C’était impardonnable. Je n’ai aucun droit d’essayer de vous arracher des confidences que j’ai entendues par mégarde. » Rhapsody leva les yeux vers lui et rencontra son regard pour la première fois depuis le souper. « La famille de ma mère était liringlas, le peuple des bois et des champs, les Chanteciels. Ils se repéraient en observant le ciel et célébraient le passage de la nuit au matin, ainsi que celui du crépuscule à la nuit, par des chants. J’imagine que vous l’avez remarqué. — Oui. C’est magnifique. » Il mit tout son cœur dans cette réponse. « Ils croyaient aussi que chaque enfant était né sous une étoile spécifique, son étoile guide, et qu’il existait un lien entre chaque âme lirin et son étoile de naissance. “Aria” est un terme qui signifie “mon étoile guide”, même si bien sûr chaque étoile a un nom propre. Il existait bon nombre de rituels et de traditions liés aux étoiles. Mon père disait que ça n’avait aucun sens. — Moi je trouve que c’est une croyance merveilleuse. » Rhapsody ne répondit rien. Elle replongea le regard dans le feu, et les ombres des flammes palpitantes vinrent dessiner des contours sinistres sur son visage. « Quelle étoile est la vôtre ? Peut-être puis-je vous aider à la retrouver. » Elle se leva pour attiser le feu. « Non, vous ne pouvez pas. Mais merci. Je prends le premier tour de garde. Reposez-vous. » Elle se dirigea vers les sacs et prépara ses armes pour la nuit. Ce n’est qu’une fois bien installé dans son sac de couchage qu’Ashe mesura le sens de sa réponse. Son étoile se situait de l’autre côté du monde et brillait sur une mer qui avait englouti les lieux de son enfance dans un tombeau aquatique. Allongé dans le silence de sa chambre, il écoutait le doux chant de la brise printanière. Tout autour de lui, les bruits et la trépidation du jour s’étaient mués en une torpeur étouffée. Comme il aimait cette heure de la nuit où le masque tombait, et où il pouvait savourer tout ce qu’il avait su mettre en place sans susciter le moindre soupçon. Quand le vent était assez vif et la nuit suffisamment silencieuse, il sentait la chaleur, cette friction dans l’air produite par la violence de sa manipulation, même d’aussi loin. Cette nuit-là, elle lui parvint par l’intermédiaire de l’escadron de soldats yariméens qu’il avait asservis et détournés de leur mission habituelle, qui consistait à patrouiller le long des voies fluviales autour de la ville-capitale en ruine de Yarim Paar, pour protéger les Shanouins. Ils escortaient ce clan de creuseurs de puits et de porteurs d’eau alors qu’ils ramenaient leur précieux chargement vers la ville assoiffée. Les Shanouins dépendaient de la protection de la garde depuis des siècles. Cette idée le fit ricaner. Le chaos avait toujours du bon ; il déclenchait cette ferveur électrique dont il se repaissait. C’était encore plus savoureux quand les victimes avaient toute confiance en leur bourreau. L’inertie qui suivait le choc initial rendait les choses encore plus amusantes. Et l’horreur qui se lirait sur les traits des gardes lorsque la servitude cesserait et qu’ils prendraient conscience de leurs actes meurtriers nourrissait un délicieux sentiment d’impatience. Il sentit un frisson électriser sa peau sous l’effet de la vague de peur qui le parcourut au déclenchement du massacre. Il inspira profondément et étendit ses membres tandis que le flot de sang bouillant les parcourait. C’était la friction, la chaleur du contact, de la violence qui courait sur tout son corps en grondant, qui caressait sa nature démoniaque, cette puissante chaleur qui lui rappelait le feu d’où il était issu. Les actions de toute nature la généraient, mais c’est dans la frénésie du combat à mort qu’il la trouvait le plus sûrement, le combat déchaîné et haineux, tellement stimulant. Il sentit l’excitation gagner sa chair humaine, cette chair qui n’obtenait de satisfaction nulle part ailleurs, du fait de l’âge et des contraintes de cette nature double. La patrouille se montrait efficace, trop efficace – incapable de prendre son temps. Il grogna de frustration, exhortant les gardes à restreindre leurs efforts, à poignarder plutôt qu’à décapiter, à garder les enfants pour la fin. L’espoir d’une montée orgasmique du carnage s’évanouit peu à peu. Il n’avait pas assez instillé de sa propre essence lorsqu’il avait envoûté le groupe. Quel dommage, vraiment. On ne l’y reprendrait pas. Plus besoin de convertir son pouvoir. Il était désormais assez puissant pour préserver sa force vitale, ce qui aurait été son âme, si les F’dors pouvaient en avoir une. La prochaine fois qu’il aurait l’occasion de soumettre à son insu une troupe de soldats à son bon plaisir, il veillerait à s’impliquer davantage dans le processus. Ainsi il ressentirait plus violemment la souffrance et boirait l’agonie jusqu’à la lie. Le jeu en valait la chandelle, sachant que les seuls autres plaisirs que lui autorisait sa forme humaine étaient le cognac et les pâtisseries. Son souffle s’accéléra de nouveau tandis que le combat atteignait son déchaînement paroxystique, puis vinrent les gémissements étouffés et les supplications, bien trop tard. Quel bonheur de pouvoir ressentir à nouveau cette pulsion effrayante qui accompagnait le massacre d’enfants. Avec son jouet dispersé aux quatre coins du monde, loin de la Maison du Souvenir qui avait été le théâtre de tant de splendides carnages, il avait attendu longtemps, bien trop longtemps. Lorsque les sensations de l’orgasme finirent par s’apaiser, il se recouvrit de ses couvertures et sombra dans les ténèbres réconfortantes du sommeil, rêvant du jour où ces petits plaisirs volés deviendraient quotidiens, lorsqu’il pourrait enfin s’offrir le massacre d’un autre enfant, caché dans les montagnes d’Ylorc. Le jour approchait, et tout viendrait à point nommé. 5 LE LENDEMAIN MATIN, RHAPSODY FUT RÉVEILLÉE par le chant des oiseaux et par un rayon de soleil capricieux. Sa nuit difficile s’était poursuivie au-delà du lever du jour, ce qui n’arrivait pratiquement jamais. Elle se redressa, paniquée et attristée par la perspective d’avoir manqué ses prières du matin. « Bonjour », fit une voix de l’autre côté du feu, où se tenait Ashe, accoutré comme à son habitude, « Vous vous sentez un peu reposée ? — Oui. Je suis désolée », ajouta-t-elle, embarrassée. Durant sa lutte nocturne acharnée, ses cheveux s’étaient détachés. Ashe en oublia de respirer. Avec ses boucles d’or bruni éparses encadrant son visage parfait, elle était sans nul doute la femme la plus excitante qu’il ait vue de toute son existence. Inconsciemment, elle devait en avoir une vague idée. Ashe comprenait enfin pourquoi elle portait toujours sa chevelure nouée par un ruban de velours noir : elle minimisait son pouvoir de séduction pour éviter de se faire remarquer. Ashe eut un léger rire nerveux. C’était bien trop peu, et bien trop tard, « Ne vous excusez pas », la pria-t-il, en jetant une poignée de petit bois dans le feu. « Ce doit déjà être assez horrible de ne pas passer une seule nuit en paix. » Rhapsody détourna le regard. « Oui, en effet. » Elle se leva lentement et s’extirpa de son sac de couchage, puis épousseta ses vêtements pour les débarrasser des feuilles et des brins d’herbe qui s’y étaient accrochés. « Vous pensez que nous arriverons aujourd’hui ? — Chez Elynsynos ? — Oui. — Plutôt demain. Si vous vous trouviez déjà sur son domaine, vous dormiriez mieux. » Rhapsody acheva de se nouer les cheveux et releva les yeux vers Ashe. « Que voulez-vous dire ? — On raconte que les dragons peuvent veiller sur le sommeil, tenir les cauchemars à distance. Si nous avions campé dans son royaume, elle aurait sans aucun doute chassé vos mauvais rêves. — Qu’est-ce qui vous fait supposer qu’elle le voudra ? — Elle sera fascinée par vous, Rhapsody. Croyez-moi. » Ashe savait apparemment de quoi il parlait. Après une journée de marche sans encombre à travers des bois de plus en plus épais et silencieux à mesure qu’ils avançaient, Rhapsody et Ashe firent de nouveau halte pour la nuit. Elle ne s’était toujours pas départie de son humeur contemplative, et ils avaient cheminé pour la majeure partie sans un mot à travers les conifères, pour finalement s’arrêter dans une gorge sombre bordée de buissons de houx. Ils établirent leur campement et Ashe prit le premier tour de garde. Minuit vint, et Rhapsody dormait toujours d’un sommeil paisible, exempt de terreurs nocturnes, à l’exception d’un unique accès de chuchotements hoquetés, à l’issue desquels elle s’apaisa de nouveau. Ashe décida de la laisser dormir aussi longtemps que possible sans l’interrompre ; c’est ainsi qu’il se retrouva à toujours monter la garde quand se leva l’aube. Il vit les bras minces émerger du sac de couchage et s’étirer sur un long soupir d’aise ; un instant plus tard surgit la tête, la couronne de cheveux dorés rappelant le soleil pointant à l’horizon. Les yeux gigantesques s’écarquillèrent de panique. Elle s’extirpa en toute hâte de son sac et se précipita vers la clairière la plus proche d’où elle pourrait apercevoir le ciel. La lumière du jour y pénétrait, diluant le bleu nuit en azur et zébrant l’est de giclures roses. L’étoile du jour pointait tout juste lorsque Rhapsody entonna son aubade, avec une clarté et une douceur de timbre qui vinrent briser le lourd silence de la clairière et qui firent frissonner Ashe. Il sentit sous ses pieds le sol gronder imperceptiblement tandis que le vent se levait. Elynsynos l’avait entendue, elle aussi. « C’est ici », murmura Ashe. Rhapsody n’aurait su dire si sa voix trahissait de la peur ou de la vénération. Enchâssé dans une cavité à flanc de colline, apparut un petit lac de forêt. L’onde cristalline uniformément placide reflétait comme un miroir les arbres qui le bordaient. Ses eaux allaient se déverser dans l’étroite crique dont ils avaient suivi le contour en pointillé, depuis l’embouchure du Tar’afel. La forêt même était silencieuse ; seuls le chant intermittent des oiseaux et le gazouillis du ruisseau troublaient son immobilité. Il s’en dégageait une beauté et une sérénité qui défiaient l’idée que Rhapsody se faisait d’un repaire de dragon. Rien ne laissait soupçonner qu’un gigantesque reptile, ni même quiconque, vivait encore dans les parages. Ils firent tout le tour du lac, si bien que la jeune femme put en voir la source. Sur le versant le plus à pic, une grotte s’était creusée, invisible excepté depuis ce point précis, et il s’en écoulait un petit cours d’eau, qui venait se jeter en silence dans les eaux miroitantes du lac. L’entrée de la grotte mesurait environ six mètres de diamètre. Il s’agissait indubitablement de la tanière qu’ils cherchaient. Rhapsody sentit une immense puissance émaner des lieux, un pouvoir qui la fit frissonner intérieurement. Tandis qu’ils descendaient le long sentier, la jeune femme crut entendre des voix murmurer dans le vent, mais lorsqu’elle s’immobilisa pour les écouter, elle ne distingua pas de mots, seulement le bruissement des branches bourgeonnantes dans la brise matinale et printanière. Elle eut le sentiment très distinct qu’ils étaient surveillés. Ashe ne souffla mot, et elle ne perçut aucune réaction particulière sous sa capuche. Ils arrivèrent finalement à l’entrée de la grotte d’où s’échappait une brise tiède par bouffées ; le souffle du dragon, songea Rhapsody. Elle se demanda soudain s’il était bien sage d’être venue jusqu’ici. Elle envisageait même une retraite précipitée lorsqu’une voix qui ne pouvait être que celle d’Elynsynos vint troubler la paix de la forêt. « Tu m’intéresses », tonna-t-elle dans des tonalités multiples, simultanément basse, baryton, ténor, alto et soprano. Elle était empreinte d’une intimité élémentaire que même le cœur né du feu de Rhapsody n’aurait pu concevoir. Elle résonnait dans les confins les plus reculés de son âme, si bien que l’espace d’un instant la jeune femme n’aurait su dire si elle entendait réellement ces paroles ou si elle les sentait simplement. « Entre. » Rhapsody rassembla tout son courage et pénétra lentement dans l’entrée de la grotte. Elle s’arrêta le temps d’examiner une rune gravée sur la paroi externe du mur, prenant soin d’en écarter le lierre et de gratter les dépôts de lichen. Les mots lui parurent soudain familiers. Cyme we inne fird, de l’empri de morp en lif inne dis smylte terr Une douce vibration lui parcourut l’extrémité des doigts lorsqu’elle passa la main sur l’inscription ancienne, caressant cette magie en sommeil depuis des siècles, et elle se sentit soudain émerveillée, envahie par un sentiment de découverte et bien plus encore – une excitation, le serrement de cœur de la première passion amoureuse. Elle le reconnut instantanément, impossible de s’y tromper, même si elle ne l’avait éprouvée qu’une fois dans sa vie. Cette magie, bien qu’ancienne, était palpable tout autour d’elle, elle imprégnait jusqu’à la pierre des murs. Ce devait être là qu’était venu Merithyn, là qu’il avait inscrit le premier jalon pour son roi. En un sens, c’était le berceau du peuple cymrien, et en tant que tel, il était empreint d’une aura magique. Plus encore, il y avait eu autrefois de l’amour en ces lieux, le grand amour, et il en restait une trace. Rhapsody sentit qu’elle pourrait demeurer longtemps ici, à contempler les runes. « Rhapsody. » La voix d’Ashe résonna juste derrière elle, et la jeune femme sursauta. « Ne la regardez pas dans les yeux. » Elle s’extirpa de son état de transe et hocha la tête. Elle vérifia son équipement, puis se tourna vers lui. « Je serai prudente. Au revoir, Ashe, dit-elle d’une voix douce. Merci pour tout. Bon retour. — Rhapsody, attendez un instant. » Ashe lui tendit la main. Elle se retourna pour la prendre dans la sienne et se laissa attirer doucement vers lui, en contrebas des rochers. « Oui ? » Elle se tenait face à lui, les yeux fixés vers le visage invisible. Il leva lentement les mains et saisit sa capuche, qu’il abaissa subitement, révélant ses traits. Rhapsody eut un soupir de stupéfaction. Jo avait raison. Il n’était ni défiguré, ni difforme. Il avait un beau visage, sur lequel se dessinait un sourire incertain, tandis qu’il la dévisageait. Tout comme sa sœur, la première chose que Rhapsody remarqua fut la chevelure. Elle resplendissait comme du cuivre bruni et, lorsqu’elle attrapa la lumière de l’après-midi, Rhapsody songea qu’elle aurait pu être martelée par un forgeron. Jamais elle n’avait vu une chose pareille, ni sur cette terre ni sur son île natale, et elle se demanda si ses cheveux étaient aussi doux que la soie, comme le laissait penser la délicatesse des mèches, ou bien durs et froids comme le métal dans lequel ils semblaient façonnés. Cette énigme la fascinait, et elle aurait pu passer le reste de la journée, debout là, à le dévisager en luttant contre la tentation de le toucher. Il lui fallut un moment avant que ses yeux se décident à parcourir le reste du visage d’Ashe. Il s’en dégageait une beauté classique ; comme sur celui de Rhapsody, on y lisait le mélange des sangs humain et lirin. Il avait la peau lisse et douce, le teint clair, et sa mâchoire ciselée était recouverte d’une barbe épaisse. Pour un humain, elle aurait été le résultat d’un mois sans rasage, mais Rhapsody savait que, dans le cas d’un demi-lirin, il avait dû falloir plus d’un an. Humain, il aurait eu environ vingt-cinq ans, mais son ascendance cymrienne empêchait d’évaluer son âge avec la moindre certitude. Et c’est alors qu’elle croisa son regard et détailla ses yeux d’une beauté étrange. Ils étaient d’un bleu saisissant, et au cœur de l’iris apparaissait une minuscule étoile d’ambre. Elle dut les contempler longuement pour déterminer ce qui les rendait si étranges. Puis elle comprit. La pupille, une fente verticale qui rappelait le regard d’un serpent, mais sans la froideur propre au reptile, démentait leur appartenance humaine. Il s’en dégageait plutôt une impression d’ancienneté, de puissance ancestrale et persistante. Elle se sentait attirée par ces yeux comme par le courant impérieux d’une rivière en crue se précipitant vers la cascade, ou par le calme envoûtant d’un lagon. Puis Ashe les ferma, rien qu’un instant, un clignement de paupière au ralenti, et elle retint son souffle. Lorsqu’elle inspira de nouveau, elle perçut ses propres joues humides de larmes qu’elle n’avait pas senties couler. Elle prit soudain conscience de beaucoup de choses, les comprit comme on reçoit une gifle en plein visage. Elle sut pourquoi il se dissimulait sous cette cape, pourquoi il la repoussait. Il était pourchassé. C’était la seule raison possible. Elle s’échina à parler, mais l’émotion était trop forte. Ashe planta son regard dans celui de la jeune femme, comme redoutant ses paroles mais brûlant de les entendre, en dépit de cette peur. Elle les sentit finalement monter à ses lèvres. « Ashe ? — Oui ? » Elle prit une profonde inspiration. « Il faut absolument raser cette barbe, elle est affreuse. » Il la dévisagea un instant d’un regard vide, puis éclata de rire. Rhapsody poussa un soupir de soulagement, et alors qu’il détournait brièvement le regard sans cesser de glousser, elle l’attira contre elle. Elle ne voulait pas qu’il voie les larmes qui continuaient de lui monter aux yeux. Ashe la tint serrée en une étreinte douce et chaleureuse, pourtant elle le sentit grimacer. Malgré elle, elle lui avait fait mal, aussi le relâcha-t-elle pour mettre fin à sa souffrance, qu’elle situait approximativement dans sa poitrine. Il se détacha d’elle avec un soupir. « Merci, dit-elle dans un élan de sincérité. Je sais que ça vous était difficile, et je suis honorée que vous l’ayez fait pour moi. Si vous ne vous étiez pas montré, je me serais toujours posé la question. — Soyez prudente, là-dedans, conseilla-t-il avec un mouvement de tête en direction de la grotte. — Et vous, sur le chemin du retour », répondit-elle en s’apprêtant à s’éloigner. Elle se baissa pour ramasser un morceau de bois sec à ses pieds. « Merci encore. Bon vent, que les dieux vous accompagnent. » Elle lui envoya un baiser, puis escalada le rocher humide qui marquait l’entrée de la grotte. L’orifice s’élargit bientôt en un tunnel obscur, au cœur duquel puisait une lumière rougeoyante. Du lichen étoilé poussait sur les parois externes de la grotte, tendu vers la lumière du jour, puis se faisait plus épars et plus rare à mesure qu’on progressait dans le conduit sombre. Rhapsody le suivit d’un pas lent, attentive au moindre mouvement. Et bientôt elle l’entendit, un bruit d’éclaboussure, celui d’une forme se mouvant dans l’eau au tréfonds de la grotte, suivi du cliquetis de griffes sur le sol rocheux. Puis le crissement de l’acier contre la pierre, et tout le tunnel s’emplit du vent chaud du souffle du dragon, lourd de relents âcres que Rhapsody avait déjà sentis chez les forgerons, ou dans les forges d’Achmed, des odeurs dégagées par le feu de fonderie. Devant elle, le souterrain se mit à sinuer avant de s’élargir en débouchant sur une vaste caverne en contrebas. Les ténèbres y étaient insondables, aussi Rhapsody toucha-t-elle du bout du doigt le bâton qu’elle avait ramassé pour en enflammer l’extrémité, dans l’espoir d’éclairer les lieux au moyen de sa torche de fortune. La grotte s’anima presque instantanément ; les flammes bondissantes projetèrent des ombres allongées le long des parois, soulignant et amplifiant les mouvements de l’énorme bête lorsque cette dernière s’extirpa de l’eau qui stagnait au fond de la cavité. Le sol tremblait sous chacun de ses pas et la lueur tremblotante de la torche dansait sur les écailles cuivrées qui luisaient dans la pénombre comme un million de minuscules boucliers de bronze bruni. Elynsynos était immense. Dans la semi-pénombre, Rhapsody évalua que la dragonne mesurait environ trente mètres, et qu’elle remplissait sans peine toute la longueur du tunnel qu’elle venait de parcourir. La force que laissait supposer l’extraordinaire musculature suffit à faire blêmir la Baptistrelle. Lorsqu’elle vit les yeux de la bête, il était trop tard pour suivre le conseil avisé d’Ashe. Ils apparurent dans le tunnel comme deux lanternes gigantesques qu’on aurait soudain déchaperonnées. Les orbes immenses brillaient d’une lumière prismatique ; l’intensité de leur beauté donna à Rhapsody le sentiment qu’elle pourrait aisément passer sa vie là, à les sonder. Une longue fente verticale zébrait chacun des iris argenté, bordé de pépites chatoyantes de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Rhapsody sentit instantanément bondir les feux de son âme, comme nourris d’une subite bouffée d’oxygène. Pendant une seconde, elle en fut étourdie, perdue en elle-même, mais bientôt tout s’évanouit et elle détourna le regard de la bête, sous les hurlements de protestation de son âme. « Beauté », dit Elynsynos. Rhapsody reconnut immédiatement la puissance contenue dans ce mot. Elynsynos se servait d’une musique élémentaire, et le terme qu’elle venait de prononcer n’était pas une description, mais un nom. Le son harmonique ne provenait pas d’un larynx – parmi le peu qu’elle savait de la tradition des dragons, une chose dont Rhapsody était certaine, c’était qu’ils n’en possédaient pas – mais d’une manipulation suprêmement habile des vibrations du vent. Rhapsody fut tentée de la contempler une nouvelle fois en face, mais se ravisa et opta pour un regard en coin. « Pourquoi tu es venue, Beauté ? » Il y avait dans cette voix une sagesse qui démentait le ton et les tournures enfantines. Rhapsody inspira profondément et se détourna un peu plus. « Pour de nombreuses raisons », répondit-elle en observant l’ombre serpentine projetée sur la paroi devant elle. « J’ai rêvé de vous. Je suis venue vous rapporter un bien qui vous appartient, et chanter pour vous, si vous le permettez. » Elle vit l’ombre bouger et la tête du dragon venir se poser sur le sol, juste derrière elle, puis elle sentit le souffle chaud dans son dos. Le feu en elle s’abreuva à la chaleur et à la puissance que dégageait cette créature. L’humidité de ses vêtements s’évapora en un instant, et Rhapsody sentit le tissu brûlant sur le point de s’enflammer. « Retourne-toi, je te prie », dit la voix polytonale. Rhapsody ferma les yeux avant de s’exécuter, et sentit les vagues ardentes lui balayer le visage, comme si elle s’était offerte aveuglément au soleil. « As-tu peur ? — Un peu, oui, répondit Rhapsody sans rouvrir les yeux. — Pourquoi ? — Nous craignons ce que nous ne connaissons pas, et ce que nous ne comprenons pas. J’espère remédier à ces deux états de fait, et alors je n’aurai plus peur. » Une fois encore, comme juste avant de pénétrer dans la grotte, elle entendit ce qui ressemblait à des chuchotements. « C’est sage à toi d’avoir peur », répliqua Elynsynos. Rhapsody ne lut nulle menace dans son ton, mais la profondeur en était intimidante. « Tu es un trésor parfait, Beauté. Ta chevelure semble faite d’or filé, tes yeux d’émeraude. Ta peau même a la finesse de la porcelaine, et tu es vierge. Il y a en toi la musique, et le feu, et le Temps. Tout dragon convoiterait et brûlerait de faire sien ce que tu possèdes. — Je n’appartiens qu’à moi-même », riposta Rhapsody. Le dragon pouffa. « Mais je suis venue ici dans l’espoir que nous devenions amies. Et je suis volontiers la vôtre, en un sens. Un ami, c’est en quelque sorte le plus beau des trésors, n’est-ce pas ? » Elle adressa un regard furtif au dragon, avant de le détourner en toute hâte. L’énorme tête de la bête prit une expression de curiosité étrangement touchante qui n’échappa pas à Rhapsody, même du coin de l’œil. « Je ne sais pas. Je n’ai pas d’amis. — Alors je serai pour vous un trésor d’un nouveau genre, si vous le voulez, suggéra Rhapsody, dont la peur s’apaisait quelque peu. Tout d’abord, laissez-moi vous rendre ceci. » Elle fouilla dans son sac pour en retirer la dague en griffe de dragon. Les formidables yeux prismatiques clignèrent. Rhapsody ne les regardait toujours pas directement, mais elle sentit la lumière emplissant la grotte s’évanouir une seconde. Un frisson lui parcourut la peau tandis qu’un bourdonnement électrique l’entourait de toute part, emplissant la caverne comme une ruche gigantesque. Elle vit l’ombre sur le mur bouger, et une patte monumentale passa par-dessus sa tête pour saisir prestement la dague entre deux griffes parfaitement similaires à la lame. Puis la patte reprit sa position initiale, derrière Rhapsody. La jeune femme relâcha enfin son souffle. « Où l’as-tu trouvée ? — Au plus profond de la tanière de Gwylliam, répondit-elle en optant pour une imagerie dont elle espérait qu’elle plairait au dragon. Elle était bien cachée, mais lorsque nous l’avons dénichée, nous avons immédiatement pensé qu’elle devait vous être rendue. — Gwylliam était un homme mauvais », fit la voix harmonieuse. Rhapsody n’y lut nulle rancœur. Elle en fut reconnaissante ; elle n’avait aucune envie de se retrouver enfermée dans une caverne avec un dragon furieux. « Il a frappé Anwyn, et il a tué tant et tant de Cymriens. Cette griffe avait été donnée à son épouse, et il l’a gardée par dépit. Merci de me l’avoir rapportée, Beauté. — Je vous en prie, Elynsynos. Je suis désolée de ce qui est arrivé à Anwyn. » Le bourdonnement gagna en intensité. Rhapsody sentit la température de l’air monter. « Anwyn est mauvaise, elle aussi, aussi mauvaise que Gwylliam. Elle a détruit son propre trésor. C’est là une chose que ne doit jamais faire un dragon. J’ai honte qu’elle fasse partie de ma couvée. Elle n’est pas mon enfant. Un dragon défend son butin avec tout ce qu’il a. Anwyn a détruit le sien. — Son butin ? Quel butin ? — Regarde-moi, Beauté. Je n’essaierai pas de te tromper. » La voix polytonale était douce et chaleureuse. « Si tu es bien mon amie, tu devrais me faire confiance, n’est-ce pas ? » Rhapsody, ne la regardez pas dans les yeux. La jeune femme se retourna lentement, les yeux au sol. Elle sentait papillonner autour d’elle les reflets cuivrés projetés par les écailles ; ils ondulaient en vagues indolentes sur son corsage de lin, transformant la toile blanche en arc-en-ciel translucide. La chaleur de cette voix avait capturé son cœur, même si son cerveau toujours en alerte l’enjoignait de se méfier du gigantesque serpent. La fourberie des dragons était fameuse, et l’avertissement d’Ashe résonnait toujours à ses oreilles. Rhapsody, ne la regardez pas dans les yeux. « Son trésor, c’était le peuple cymrien, reprit Elynsynos. Ils étaient magiques ; ils avaient traversé la Terre et contraint le Temps. En eux, tous les éléments trouvaient une expression, même lorsqu’ils ne savaient pas comment en faire usage. Certains appartenaient à des races qu’on n’avait jamais vues dans ces contrées, les Gwadds et les Liringlas, les Gwenens et les Nains, les Anciens Serennes, les Dhraciens, les Mythlins, tout un jardin humain rempli de fleurs si belles et diversifiées. Ils étaient uniques, Beauté, un peuple unique qui méritait d’être chéri et protégé. Et elle s’est retournée contre eux et en a détruit la plus grande partie, pour que Gwylliam ne puisse les avoir. Quelle honte pour moi. » Rhapsody sentit un voile de vapeur sur son visage ; en baissant les yeux elle vit à ses pieds de l’eau miroitante. Elle leva machinalement la tête et se retrouva à fixer l’énorme bête, comme envoûtée. Elle pleurait. Rhapsody sentit son cœur se briser. En cet instant, elle aurait volontiers donné tout ce qu’elle avait pour soulager la douleur du dragon et chasser sa tristesse. Au fond d’elle-même, elle se demanda si les sentiments sincères qu’elle éprouvait pour le grand wyrm étaient le fruit d’un charme ou si, comme le lui soufflait son cœur, elle l’aimait pour être si belle et si rare. Elle s’approcha d’Elynsynos et toucha tendrement l’énorme patte. « Ne pleurez pas, Elynsynos. » Le dragon pencha légèrement sa tête massive et fixa la jeune femme d’un regard intense, aveuglé par un voile scintillant. « Alors tu veux rester un peu ? — Oui. Je vais rester. » 6 POUR LA QUATRIÈME FOIS DE L’APRÈS-MIDI, Grunthor s’immobilisa pesamment, trop gauche pour s’arrêter net comme Achmed savait le faire, et il expira bruyamment. « Est-ce qu’elle est toujours là, m’sieur ? — Oui. » L’irritation qui perçait dans la voix d’Achmed s’était accentuée à chaque pause. Le roi firbolg se retourna dans le tunnel et se mit à crier derrière lui. « Bon sang, Jo, rentre tout de suite ou je t’attache à une stalagmite et je te laisse là jusqu’à notre retour. » L’air siffla près de sa tête et une dague à manche de bronze vint se planter dans la paroi de la grotte, juste à côté de son oreille. « Vous n’êtes qu’un porc fornicateur, grogna la voix de Jo en écho. Vous pouvez pas me laisser toute seule avec ces petites vermines. Je viens avec vous, espèce de salopard, que ça vous plaise ou non. » Achmed dissimula un sourire et s’engagea dans le tunnel d’un pas déterminé. Il tendit le bras derrière un amas de cailloux et en extirpa l’adolescente. « Un conseil, au sujet des porcs fornicateurs, dit-il d’une voix presque aimable. Ils mordent. Ne te mets pas en travers de leur chemin, ou bien ils pourraient t’arracher un bras. — Ouais, c’est sûr que vous vous y connaissez, en porcs fornicateurs, Achmed. Vous devez en faire un usage immodéré. Faut dire que personne d’autre voudrait vous culbuter, à moins d’être aveugle. — Rentre à la maison, p’tite mam’zelle, lança Grunthor d’une voix sévère. J’aimerais pas que tu me voies perdre mon calme. — Allez, quoi, Grunthor, gémit Jo en mimant l’innocente aux yeux écarquillés, et en manquant complètement son coup. Je les déteste, ces morveux. Je veux venir avec vous. Je vous en prie. — Est-ce que c’est une façon de traiter ses petits-neveux et petites-nièces ? demanda Achmed sur un ton faussement naïf. Ta sœur serait très affectée de t’entendre parler ainsi de ses petits-mouflets. — Des vraies bêtes sauvages, oui ! Ils me font des croche-pieds quand on marche au bord des falaises. La prochaine fois il se pourrait bien que j’en lâche un ou deux par mégarde dans le canyon. Pitié, me laissez pas seule avec eux. Je veux vous suivre partout. — Non. Maintenant vas-tu rentrer de ton plein gré, ou faut-il que l’on t’escorte ? » Jo croisa les bras et une expression de fureur se peignit sur son visage. Achmed poussa un soupir. « Écoute, c’est mon dernier mot. S’il s’avère que nous trouvons ce que nous cherchons, et que le danger est limité, la prochaine fois nous t’emmènerons avec nous. Mais si tu persistes à nous filer, je te ligote et je te balance dans la nursery, où les petits-mouflets de Rhapsody pourront se servir de toi comme d’un sac de boxe. Tu comprends ce que je te dis ? » Jo hocha la tête d’un air maussade. « Bien. Maintenant retourne au Chaudron et arrête de nous suivre. » Grunthor retira du mur le couteau qu’il lui avait donné, et le lui tendit. L’adolescente le lui arracha des mains et le glissa dans sa botte d’un geste impatient. Les deux Bolgs regardèrent la jeune fille faire volte-face avec humeur et remonter le tunnel à grands pas. Lorsque le silence revint, ils reprirent leur descente, pour s’immobiliser une nouvelle fois quelques mètres plus loin. Achmed se retourna, contrarié. La lumière émanant de la surface n’était plus visible, ils se trouvaient à présent aux confins du tunnel, trop profond pour faire marche arrière sans gâcher la journée. Il leur avait fallu plusieurs semaines pour programmer une excursion commune au Loritorium, la crypte cachée dont il avait montré les plans à Rhapsody. Malheureusement, cette petite peste dont elle avait tenu à faire sa sœur d’adoption avait eu vent de l’expédition, et refusé à deux reprises de se plier à l’ordre d’Achmed de rester en retrait – avant leur départ du Chaudron, et tout le long du chemin. À l’évidence, elle persistait dans cette erreur grossière. Il la sentait, bien que les battements de son cœur ne fussent pas aussi audibles que ceux de Rhapsody et de Grunthor, ainsi que les quelques milliers d’autres qu’il percevait parfois au loin. La faculté de discerner ces rythmes n’était que le reliquat du don du sang dont il jouissait dans le vieux monde ; les seuls cœurs qu’il entendait désormais appartenaient à ceux qui y étaient nés jadis. Avec Jo, c’était différent. C’était sa montagne, il en était le roi, aussi savait-il que l’adolescente était encore là, défiant ses instructions, les suivant en catimini. Il se tourna vers le géant sergent-major. « Grunthor, tu te rappelles quand tu m’as dit que tu croyais pouvoir sentir le mouvement de la Terre ? » Grunthor se gratta la tête, puis un large sourire se dessina sur ses lèvres. « Par les dieux, m’sieur, je m’rappelle pas vous avoir fait des confidences pareilles. En fait, les seuls mots doux que j’crois avoir dits, c’est à la vieille Brenda, du Palais des Plaisirs de Madame Parri. Et c’était y a un bail. » Achmed gloussa et désigna le sol sous leurs pieds. « Le feu répond à Rhapsody, et plus elle s’entraîne avec lui, plus elle devient apte à le plier à sa volonté. Sachant que tu es lié à la terre, peut-être en est-il de même pour toi. » Il remonta le tunnel du regard. « Et peut-être que ta première expérience en manipulation de la terre pourrait nous soulager un peu du cauchemar ambulant qui nous harcèle depuis le départ. » Grunthor réfléchit un moment, puis ferma les yeux. Tout autour de lui, il sentait le cœur battant de la Terre, ce martèlement subtil comme un murmure dans l’air qu’il respirait, qui pulsait dans le sol sous ses pieds, qui frissonnait sur le cuir de sa peau en une onde électrique. Cette vibration résonnait dans ses os et dans son sang depuis leur périple souterrain le long de la Racine qui reliait les deux grands arbres. Elle s’adressait à lui en cet instant, lui offrant une vision incroyablement précise des couches de roche qui l’entouraient. En esprit, il vit la trajectoire des différentes strates, tandis que la Terre lui chantait l’histoire de la naissance de ce lieu. La lamentation rappelant l’effroyable pression qui avait précipité les larges pans de roche vers le ciel, ponctués des hurlements de douleur de cet accouchement, de cette éruption en pics escarpés qui dessinaient aujourd’hui les Dents. À travers ce lien à la Terre, son âme chuchotait en retour des paroles de réconfort, pour adoucir ce souvenir immémorial. Il vit chaque poche fragile à l’intérieur du sol, chaque coulée d’obsidienne dans le basalte et le schiste, chaque fissure dans laquelle les Nains, ces autres amoureux de la Terre liés à elle comme il l’était lui-même, avaient méticuleusement creusé les passages interminables vers Canrif, ces tunnels dans lesquels ils se tenaient à présent. Il sentait les pieds de Jo sur la croûte terrestre à quelques mètres à peine, et appliqua toute sa volonté à ramollir le sol un instant, afin que l’adolescente s’y enfonce jusqu’aux chevilles, puis le solidifia de nouveau. Son cri de surprise sortit le géant de sa rêverie, et Grunthor ouvrit subitement les yeux, qu’il plissa sous l’effet d’une douleur déchirante qui puisait sous son crâne. Un chapelet de jurons orduriers seulement interrompu de cris de douleur stridents résonna autour d’eux, délogeant des rochers branlants et soulevant un petit tourbillon de poussière. Achmed pouffa. « Voilà qui devrait la retenir un moment, du moins jusqu’à ce qu’on puisse atteindre l’entrée du tunnel qui mène à l’annexe. Alors tu pourras la relâcher. Je pense que même Jo ne voudra pas courir le risque de voir le sol se refermer autour de ses pieds. » Ses yeux s’étrécirent lorsqu’il remarqua combien Grunthor était pâle, à la lueur du flambeau qu’il portait. A son front massif perlaient des gouttes de sueur. « Ça va ? » Grunthor s’épongea le front avec un mouchoir de lin immaculé. « J’suis pas sûr d’adorer la sensation. Avant ça faisait pas mal, quand je voyais seulement ce qui se passait dans le sol, ou que je me changeais en rocher. — Il est normal que ce soit douloureux la première fois, expliqua Achmed. Plus tu exerceras ton don, plus tu deviendras habile, et tu constateras que ça fera de moins en moins mal, fais-moi confiance. — Je suis sûr que vous dites ça à toutes les filles, rétorqua Grunthor en repliant son mouchoir et en le rangeant soigneusement dans sa poche. Maintenant que j’y pense, je crois bien que c’est exactement ce que j’ai dit à cette vieille Brenda. Bon, on y va, non ? » Achmed acquiesça et les deux hommes s’enfoncèrent plus avant dans les profondeurs de la Terre, laissant Jo les pieds prisonniers de la roche, et rugissant de fureur dans leur dos. Le silence se faisait plus total à mesure qu’Achmed s’avançait dans ses terres. Les couloirs anciens, à demi effondrés, nécessitaient de fréquentes interventions de Grunthor, qui devait dégager les gravats et se frayer un passage dans une roche pour lui aqueuse, presque liquide, tout comme il les avait tous trois arrachés aux entrailles de la Terre en déchirant le sol, à la fin de leur voyage le long de la Racine. Le fracas ne durait qu’un moment, et chaque seuil qu’ils franchissaient leur révélait une immobilité plus sourde, un air plus lourd que nul n’était venu troubler depuis des siècles. Il avait fallu à Achmed moins d’une journée pour déterminer où avait été bâti le Loritorium, au terme d’un examen effréné des manuscrits trouvés dans la crypte de Gwylliam. Son sens inné de la montagne et son don de vision lui avaient aussi été utiles. Il avait suffi de quelques instants de calme et de méditation sur son trône dans le Grand Hall, à se demander où lui-même aurait construit cette annexe secrète, à la place de Gwylliam. Et soudain, derrière ses paupières closes, son esprit s’était précipité le long des méandres de ces tunnels qui striaient méticuleusement le cœur de la montagne. Il avait suivi les couloirs qui sortaient de la ville intérieure de Canrif et vagabondé sur la vaste Lande, au-delà de Kraldurge, Royaume des Fantômes, les roches gardiennes constituant la barrière cachée au-dessus d’Elysian, les terres secrètes de Rhapsody. Il avait trouvé l’entrée du tunnel vers la ruine ancestrale sous les villages qu’avaient autrefois fondés les Cymriens, au-delà d’un deuxième canyon, lequel était protégé par un ravin de plusieurs centaines de mètres de profondeur qui débouchait sur une steppe déchiquetée et rocailleuse. Le passage avait été habilement maquillé en trompe l’œil, et la fissure taillée de main d’homme évoquait un sentier étroit de montagne que n’empruntaient plus que les animaux, de loin en loin. Dès que Grunthor et lui s’étaient retrouvés dans le tunnel, il avait su qu’ils avaient pris la bonne direction, et il avait été furieux de constater que Jo avait menacé la sécurité du Loritorium en les y suivant. L’adolescente n’était sans doute rien d’autre qu’une petite peste, mais Achmed ne faisait confiance à personne et le comportement de la jeune fille confirmait à ses yeux l’inconscience dont avait fait preuve Rhapsody en l’adoptant. Rappelez-vous bien mes paroles, lui avait-il dit, les dents serrées. Nous le regretterons. Comme pour toutes les choses qu’elle ne voulait pas voir, Rhapsody avait ignoré ses mises en garde. À présent, tandis que Grunthor déblayait le chemin des détritus qui l’encombraient, Achmed sentait le silence s’approfondir. Cette impression n’était pas sans rappeler ce qu’il avait ressenti en trouvant une cave cymrienne remplie de tonneaux et de bouteilles de vieux cidre, aux confins de cette ruine désolée qui avait été autrefois la ville-capitale de Canrif. La plus grande partie du liquide s’était évaporée depuis des siècles, ne laissant qu’un gel épais et suintant, jadis potable, quasiment solidifié et concentré en sucre. Le silence qui régnait dans la portion de tunnel qu’ils venaient de découvrir était presque palpable. Pendant ce temps, Grunthor quant à lui n’entendait pas le silence, mais un chant qui montait en puissance. À chaque nouvelle révélation, à chaque nouvelle percée dans la strate rocheuse, le chant de la terre gagnait en pureté et se chargeait de cette magie ancienne qui n’allait pas sans un certain effroi mystique. Ses doigts fourmillaient, même à travers le cuir de ses gros gants de peau de chèvre, alors qu’il déblayait pierres et rochers sur les côtés. Il finit par s’arrêter et s’appuya contre la paroi, la tête posée sur l’avant-bras. Il inspira profondément, s’imprégna de la musique qui l’entourait et s’en emplit les oreilles, à l’exclusion de tout autre son. « Ça va, sergent ? » Grunthor hocha la tête, incapable de parler. Il passa une nouvelle fois la main le long du mur et releva enfin la tête. « Ils ont fait sauter le tunnel, en partant, avant l’invasion. Il s’est pas écroulé tout seul. Toute la montagne s’est effondrée. Pourquoi ici, m’sieur ? Pourquoi pas les remparts, ou les tunnels d’alimentation du Grand Hall ? Ils auraient pu retenir les Bolgs un peu plus longtemps, sans doute les court-circuiter dans le canyon de la Lande et écraser l’assaut à l’extérieur, du moins. Bizarre, non ? » Achmed lui tendit une outre d’eau, à laquelle le géant s’abreuva longuement. « Il devait y avoir ici quelque chose pour lequel Gwylliam était prêt à sacrifier la montagne tout entière, simplement pour l’empêcher de tomber aux mains des Bolgs, ou de quelqu’un dont il craignait qu’il l’arrache aux Bolgs. Toujours partant ? On peut faire machine arrière, se reposer un peu. » Grunthor s’essuya le front et secoua la tête. « Nan. On est pas venus jusque-là pour reculer maintenant. Mais il reste encore un peu de caillou. On en est qu’à la moitié, je dirais. » Il se redressa et épousseta sa grande cape, puis passa de nouveau la main sur le mur. En se concentrant, il retrouva une vision plus distincte de la configuration de la roche. Il ressentait au plus profond de son être chaque fissure, chaque poche d’air ancestral emprisonnée au cœur des décombres solidifiés. Il ferma les yeux, fixant l’image en esprit, puis traversa la pierre de la main comme s’il la mouvait dans l’air, et la sentit céder. Des deux bras, il poussa un peu plus fort et le mur massif parut se liquéfier, puis glisser de part et d’autre comme du verre fondu glacé, lisse et glissant. Achmed vit, ébahi, son géant d’ami blêmir, sa peau devenir blafarde, puis couleur de cendre, puis du gris anthracite de la roche dans la lumière déclinante de la torche, tandis qu’il se fondait dans la terre qui l’environnait. Au bout de quelques instants, il ne distingua plus Grunthor, rien qu’une ombre mouvante, au moment où l’énorme amas de granit et de schiste s’enfonçait sous ses yeux dans la paroi de la montagne, ouvrant devant eux un tunnel haut de plus de deux mètres. Il tendit la torche dans l’orifice. Les rebords de l’ouverture juste percée rougeoyaient d’une incandescence cuivrée, qui prit presque la couleur de la lave pendant un instant, pour refroidir presque instantanément et adopter une apparence lisse et rectiligne. Achmed pénétra dans le tunnel à la suite de l’ombre du sergent, le sourire aux lèvres. « J’ai toujours su que tu apprenais vite, Grunthor. Heureusement que Rhapsody n’est pas là. On se croirait vraiment de retour sur la Racine. Et tu sais comme elle aime se retrouver sous terre. — Les Lirins… », marmonna Grunthor, et ce dernier mot résonna le long du tunnel comme le grondement d’un loup souterrain. « Il suffit de leur balancer quelques dizaines de mètres de caillasse sur la tête, et voilà que ça s’en prend à vous pour un oui ou pour un non. Des vraies fillettes. » À mesure qu’il creusait son sillon dans la Terre, Grunthor accélérait la cadence. Achmed fut bientôt incapable de le suivre, ou même de distinguer son ombre dans la lumière changeante. Autour du géant, la chair rocailleuse de la montagne paraissait aussi évanescente que l’air, alors qu’il avait jusque-là rencontré une résistance similaire à celle de l’eau. Soudain, Achmed sentit un puissant courant d’air remonter vers lui des entrailles de la Terre, une rafale tourbillonnante à la fois rance et sucrée, chargée de magie. Sa peau sensible se mit à picoter sous la violence et la pesanteur du souffle que n’étaient venu déranger ni le temps, ni le vent de l’extérieur. Grunthor devait avoir pénétré dans le Loritorium. Il alluma une nouvelle torche avec ce qui restait de la première, qu’il jeta par terre. Le feu explosa soudain et s’éleva en rugissant jusqu’au plafond du tunnel, comme dans un rugissement de victoire. « Grunthor ? » appela-t-il. Pas de réponse. Achmed se mit à courir. Il se précipita dans le tunnel et franchit le goulet obscur à son extrémité pour se retrouver en des lieux plus sombres encore, où il s’arrêta net. Au-dessus de lui, au-delà de ce que pouvaient illuminer même les flammes bondissantes du flambeau, s’étendait un plafond voûté richement sculpté, gravé de dessins complexes, dans le marbre le plus exquis qu’Achmed ait vu de toute sa vie. Chaque bloc massif du pâle matériau avait été taillé selon des dimensions très précises et venait s’encastrer à la perfection dans la vaste grotte qui lui servait d’écrin. Les parois étaient en marbre elles aussi, bien que certaines fussent encore inachevées et encombrées de grands échafaudages, de blocs de pierre et d’outils abandonnés au bord de l’immense caverne souterraine. Achmed se tourna vers le vaste pan de roche qu’avait troué Grunthor en pénétrant dans les lieux. Il agita la torche en tous sens à la recherche du sergent bolg, mais ne vit rien d’autre que les amas de cailloux et de terre entassés sur le sol lisse et émaillés d’éclats de marbre. « Grunthor ! » tonna-t-il de nouveau, tandis que les ombres bondissaient sur la moraine fraîchement amassée et les murs ancestraux. Sa voix résonna quelques instants, puis le silence l’engloutit. À ses pieds, une pile basse de débris s’étira et s’ébroua. Puis elle adopta une forme plus nette. Un géant de pierre sculpté se déplia sous ses yeux et se mit à respirer, se distinguant un peu plus de la roche seconde après seconde. Sous les yeux d’Achmed, la couleur revint lentement au visage de Grunthor. Le sergent-major était assis à terre, contre le gros tas de gravats qu’il avait lui-même déblayé, le souffle haletant. Il revenait à lui et se séparait de la Terre comme il l’avait déjà fait une fois auparavant, au terme de leur périple le long de la Racine. « Bon sang », chuchota-t-il alors qu’Achmed s’agenouillait à ses côtés. Il secoua la tête lorsque le roi lui présenta l’outre, croisa les bras autour de ses jambes repliées et posa la tête sur ses genoux. Achmed se releva et parcourut du regard les alentours. Le Loritorium avait à peu près la taille de la Grand-Place de ce qui avait été jadis la ville-capitale de Canrif, cité bâtie parmi les pics et les contreforts à l’extrémité ouest des Dents. Lorsqu’ils étaient arrivés à Ylorc, il avait trouvé la ville morte dans un état de ruine et de désolation totales. Aujourd’hui les Bolgs travaillaient fébrilement à lui rendre sa magnificence d’autrefois, celle de l’âge d’or cymrien. Même en pleine décrépitude, le génie de sa conception et l’art qui avait présidé à sa construction sautaient aux yeux. La configuration du Loritorium était plus impressionnante encore. Ç’aurait été sans conteste le chef-d’œuvre de Gwylliam, s’il avait eu l’occasion de l’achever. Comme la plupart des constructions imaginées par ce dernier, le Loritorium reproduisait la forme d’un gigantesque hexagone, sculpté dans des proportions parfaites au cœur même de la montagne. Les murs de marbre rejoignaient la voûte à quelque cinquante mètres de hauteur. Le sol était lui aussi recouvert d’une dalle de marbre lisse, enchâssée dans une mosaïque dont les couleurs miroitaient au milieu des ombres dansantes. Au centre du plafond se dessinait un trou noir qu’Achmed distinguait à peine à la lumière ardente de la torche. Les rues du Loritorium étaient jalonnées de bancs de pierre élégamment sculptés, et bordées de murets desquels émergeaient à intervalle régulier des réverbères de verre et de laiton. La partie supérieure des murets était creusée de sillons courant entre les réverbères, de rigoles noircies par des taches anciennes qui semblaient être le résidu d’une matière épaisse et huileuse. Deux vastes bâtisses surgissaient dans la pénombre, à l’autre bout du Loritorium, de taille et de forme identiques, dotées de portes massives gravées de motifs raffinés plaqués de rysine, un métal rare qui dardait ses reflets bleu-vert à la lueur du flambeau. Achmed les reconnut immédiatement d’après les plans de la Bibliothèque et du Prophessoire, que Gwylliam avait conçus pour abriter ses livres et manuscrits les plus précieux. La Bibliothèque était supposée receler toutes formes d’écrits concernant la magie et les traditions anciennes, tandis que le Prophessoire devait accueillir toutes les retranscriptions de prophéties et de prédictions connues de l’homme. Des entrepôts de savoir ancestral. Achmed se tourna vers son ami. « Comment te sens-tu ? Tu viens ? » demanda-t-il au sergent géant. Grunthor secoua la tête. « Si ça vous dérange pas, m’sieur, j’aime autant me reposer un peu ici. » Achmed hocha la tête. « Je vais juste jeter un œil. Je ne serai pas loin. Je reviens tout de suite. » Grunthor agita la main d’un geste las, puis s’allongea sur les débris du sol en marbre en grognant, avant de fermer les yeux. Le roi firbolg observa son ami quelques instants encore, pour s’assurer que Grunthor s’était totalement séparé de la terre et qu’il respirait sans gêne. Puis il vérifia l’état de sa torche : elle ne s’était pratiquement pas consumée, et rayonnait pourtant vivement dans le noir, comme si elle brûlait de briller dans ce lieu chargé de magie. Achmed lâcha son sac et son équipement au sol, hormis deux dagues jumelles que Rhapsody avait trouvées lors de l’un de ses séjours dans la montagne quelques mois plus tôt, et qu’elle lui avait données pour honorer son couronnement. Il les examina rapidement. Elles étaient forgées dans un métal ancien dont personne ne connaissait le nom, apparemment résistant à la rouille, et dont se servaient les Cymriens pour les charpentes de bâtiments et dans la construction navale, pour barder les coques. Achmed s’en noua une au poignet et tira la seconde, avant de pénétrer silencieusement dans la ville déserte. Ses pas résonnaient dans les rues et se répercutaient contre le plafond voûté, lui qui était capable de se déplacer sans le moindre bruit, à l’extérieur. Achmed ralentit la cadence pour y remédier, mais en vain. L’air lourd de la grotte fraîchement rouverte paraissait se saisir de chaque son pour l’amplifier. Achmed ressentait un malaise étrange, l’impression que ce lieu trop longtemps privé de compagnie s’en repaissait en cet instant. Il s’immobilisa en atteignant le centre de la grotte hexagonale. Dans cette partie du Loritorium apparaissait ce qui avait dû être un petit jardin orné d’une immense fontaine désormais à sec, dont l’énorme bassin était bordé de bancs en marbre. Au pied de la fontaine, dans la vasque asséchée, il aperçut une flaque de liquide scintillant, épais comme du mercure. Un lourd chapeau de roche volcanique recouvrait le bénitier par lequel s’écoulait vraisemblablement l’eau. L’emplacement offrait un excellent point de vue sur l’ensemble du Loritorium. Achmed y promena un regard circulaire. Çà et là, par les rues étroites, apparaissaient d’autres flaques de ce liquide visqueux et argenté, dont la surface iridescente miroitait à la lueur de la torche. Il approcha la main de la flaque de la fontaine et la retira vivement sous la piqûre de la vibration intense qui s’en dégageait. C’était là la signature d’une immense puissance, d’une puissance qu’il ne reconnut pas. Ses doigts et toute sa peau bourdonnèrent à la simple proximité de sa pureté concentrée. Il s’arracha à la contemplation des flaques lumineuses et balaya du regard le reste de la place. Aux quatre points cardinaux de la place se dressaient des blocs sommairement taillés en forme d’autels. Achmed se remémora chacun des croquis aperçus dans les manuscrits accompagnant les plans de Gwylliam. Il s’agissait visiblement de coffres qui abritaient ce que Gwylliam appelait les Reliques Augustes, des documents d’une importance primordiale, issus du vieux monde, et ayant trait aux cinq éléments. Achmed jura à mi-voix. Il n’avait pas compris l’intégralité du texte, et Rhapsody était partie avant d’avoir pu étudier le parchemin et le lui traduire. Il contourna la fontaine avec précaution et s’approcha du premier des coffres. Il avait la forme d’une vasque de marbre posée sur un piédestal, semblable à un bénitier et enchâssée dans un grand bloc rectangulaire de pierre claire plus haut que Grunthor. La peau d’Achmed se mit à picoter lorsqu’il reconnut la trappe fatale encastrée à la base. Les autres autels semblaient pareillement piégés au moyen de systèmes de protection empêchant leur ouverture. En temps normal, Achmed était plutôt un amateur éclairé des systèmes de défense ingénieux. Dans le cas présent, il était tout simplement contrarié. La paranoïa de Gwylliam à la fin de la construction du Loritorium l’avait conduit à abandonner les aspirations plus nobles auxquelles il avait autrefois destiné le complexe. Au lieu d’en faire ce siège de l’érudition où l’on partait en quête du savoir sans entraves, comme il l’avait envisagé au premier stade de ses plans, Gwylliam était apparemment devenu jaloux de la puissance qu’il comptait y emmagasiner. Il avait ordonné à ses artisans d’abandonner l’embellissement de la petite cité et de se consacrer à la conception de pièges supposés la protéger des assauts. De joyau de l’art et de l’architecture, elle devenait forteresse. Achmed en vint à se demander ce qu’avaient bien pu contenir ces coffres. C’est alors que le hurlement insoutenable de Grunthor mit un terme brutal à ses réflexions. 7 « VOUDRAIS-TU VOIR MON TRÉSOR, BEAUTÉ ? — Oui », répondit Rhapsody, qui se remettait à peine de sa terreur initiale. Jusqu’ici, tout semblait bien se passer. Elynsynos n’avait fait aucun mouvement brusque ni tenté de l’entraver d’aucune manière. L’épreuve de vérité aurait lieu au moment de partir. « J’en serais honorée. — Alors suis-moi. » La bête immense se hissa hors de l’eau croupissante du fond de la grotte et entreprit de se retourner. Rhapsody se plaqua contre la paroi afin de rester hors d’atteinte, mais cette précaution se révéla inutile. Elynsynos était bien plus agile et ses mouvements bien plus fluides que Rhapsody se l’était figuré ; on aurait dit qu’elle n’avait pas de forme solide. Elle fit pivoter tout son corps en un glissement souple, et en un instant sa tête gigantesque se trouva tendue vers les profondeurs de la grotte. Elle attendit que Rhapsody la rejoigne, puis la guida dans les ténèbres. La caverne amorça une courbe descendante vers l’ouest. Au fond du tunnel, Rhapsody aperçut une lueur diffuse, comme l’écho lointain d’un feu déchaîné. Les parois obscures s’illuminèrent à mesure qu’elles avançaient, reflétant le rougeoiement. L’odeur de l’air changea elle aussi. Au lieu de devenir plus humide et plus fétide, comme Rhapsody l’aurait pensé, il se rafraîchit et se chargea d’une saveur salée. Au bout d’un moment, elle reconnut l’air de la mer. Lorsque la lumière devint subitement aveuglante, Elynsynos s’immobilisa. « Continue toute seule, Beauté », dit-elle en poussant doucement Rhapsody vers l’avant, du front. La Baptistrelle s’exécuta et s’avança lentement vers la lueur, plissant les yeux pour atténuer la douleur. Elle tendit une main devant elle, espérant ainsi à la fois se protéger le visage et éviter de buter sur un obstacle invisible. Ses yeux s’accoutumèrent bientôt à la clarté, et elle constata qu’elle se trouvait dans une vaste caverne, environ deux fois moins grande que celle qui abritait le lac d’Elysian. La lumière vive provenait de six lustres gigantesques, dont chacun aurait suffi à éclairer la salle de bal d’un palais. L’éclat de milliers de petites flammes suspendues dans l’air se reflétait sur des objets extraordinaires, dont Rhapsody n’aurait jamais pu soupçonner l’existence, et qui scintillaient plus encore. Des pierres précieuses empilées par milliers, déclinées dans toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, des montagnes de pièces dont le métal paraissait flamber, or, argent, cuivre, platine et rysine, ce métal rare et précieux extrait des Hautes Crêtes de Serendair par les Nains de l’ancien monde. Les lustres avaient été confectionnés avec les gouvernails de centaines de vaisseaux, et les pièces s’empilaient dans les coffres de capitaine et dans les voiles énormes, tendues en hamacs par des cordages amarrés aux parois rocheuses au moyen de capelages. Des étraves naufragées ainsi que des ponts entiers étaient exposés dans la grotte avec goût, et Rhapsody vit aussi des ancres, des mâts et plusieurs figures de proue incrustées de sel, dont l’une présentait avec Rhapsody une ressemblance frappante. Au centre de cette grande caverne s’étendait un lagon d’eau salée, parcouru de vagues qui venaient doucement s’échouer contre les rives argileuses. Rhapsody gagna le bord de l’eau et se pencha pour toucher le sable. En baissant les yeux vers ses doigts, elle constata qu’ils étaient pailletés de poussière d’or. Elle scruta alors les rochers du lagon, chargés eux aussi d’innombrables trésors : une statue de sirène en or, aux yeux d’émeraudes et dont les écailles avaient été taillées une à une dans le jade poli, des bonnets rebrodés de fines perles, ainsi qu’un imposant trident de bronze auquel manquait une dent. Dans un recoin isolé, sur le sable, elle repéra un amoncellement de globes semblables à celui que lui avait montré Llauron, des cartes et des journaux de bord, ainsi que des instruments de navigation – compas, longues-vues et sextants, poulies et timons, ainsi que des coffres remplis de lochs. Un véritable musée maritime. « Tu l’aimes, mon trésor ? » La voix harmonieuse qui se répercuta dans la grotte immense vint troubler le clapotis régulier des vaguelettes du lagon. Rhapsody se retourna pour faire face au dragon, dont les yeux prismatiques étincelaient d’une excitation impossible à dissimuler. « Oui, répondit la jeune femme, admirative et intimidée. C’est incroyable. C’est… eh bien, c’est… » Elle ne put trouver les mots. « C’est le plus beau trésor que j’aie vu de ma vie. » Elynsynos éclata d’un rire enchanté. C’était là un son qui ne ressemblait à rien que Rhapsody eût entendu auparavant, plus haut perché et plus enfantin que le laissait présager la stature monumentale du dragon, avec une résonance de son de cloches qui vibra jusque dans les os de la Baptistrelle. « Bien. Je suis heureuse qu’il te plaise. Maintenant, viens par ici. Je veux te donner quelque chose. » Rhapsody cligna les yeux, surprise. Elle avait toujours entendu dire que les dragons étaient avares, qu’ils chérissaient leur trésor plus que tout au monde. Elle avait eu vent dans le vieux monde de la légende d’un dragon qui avait dévasté cinq villes et plusieurs villages, rien que pour récupérer une timbale en fer-blanc qui avait été soustraite à son butin par inadvertance. Et voilà que la matriarche des wyrms et de toutes les créatures reptiliennes de ces terres, Elynsynos elle-même, lui offrait un présent tiré de son butin. Rhapsody ne sut comment réagir, mais elle suivit le serpent géant au-delà des piles de barres, de cloches, de rames et d’amarres. De l’autre côté se trouvait un grand filet, accroché à un harpon profondément fiché dans le mur. Rhapsody frissonna en pensant à la force qu’il avait fallu pour enfoncer un crochet aussi loin dans de la roche. D’une griffe alerte, Elynsynos se mit à fourrager dans le filet et saisit un luth en troène magnifiquement poli, étincelant comme au jour de sa sortie de chez le luthier. Elle enroula autour sa queue serpentine, souleva l’instrument hors du filet et le tendit à Rhapsody. La Baptistrelle prit le luth d’un air émerveillé et le tourna entre ses mains. Il était dans un état de conservation parfaite, en dépit du nombre incalculable d’années d’exposition à l’eau et à l’air salés. « Vous voudriez l’entendre ? » demanda-t-elle au dragon. Les yeux iridescents se mirent à scintiller. « Bien sûr. Pourquoi te l’aurais-je donné, sinon pour t’entendre en jouer ? » Rhapsody s’assit sur un canot retourné et, toute tremblante d’excitation, entreprit d’accorder l’instrument. « Qu’aimeriez-vous que j’interprète ? — Connais-tu des chansons de marins ? — Quelques-unes. — De chez toi ? Du vieux monde ? » Rhapsody sentit son cœur bondir dans sa poitrine. Elle n’avait rien dit à Elynsynos de ses origines, pour autant qu’elle s’en souvienne. Le dragon sourit, révélant une rangée de crocs comme des épées. « Tu es surprise que je connaisse ton origine, Beauté ? — Pas vraiment », admit Rhapsody. Elle n’imaginait pas ce qui pourrait échapper au pouvoir du dragon. « Pourquoi redoutes-tu d’en parler ? — En fait, je n’en sais rien. Les habitants de ces terres ont l’air très curieux de savoir d’où je viens, mais ils se montrent beaucoup plus discrets quant à leurs propres origines. On dirait qu’être cymrien signifie avoir fait vœu de silence, comme si on devait en avoir honte. » La dragonne hocha la tête d’un air averti. « L’homme qui t’a menée ici, il voulait savoir si tu étais cymrienne, n’est-ce pas ? — Oui. » La bête éclata de rire. « Tu ferais aussi bien de le lui dire, Beauté. Il le sait déjà. C’est l’évidence même. » Rhapsody sentit le rouge lui monter aux joues. « Vraiment ? — J’en ai bien peur, Beauté. Tu as en toi le feu, le Temps et la musique. La magie innée est un signe de reconnaissance certain, chez un Cymrien – aucun autre type d’humain ne la possède. » Elle pencha la tête en voyant Rhapsody baisser les yeux. « Pourquoi cela te rend-il triste ? — Je ne sais pas. Peut-être parce que les Cymriens d’ici semblent incapables de la moindre franchise, surtout envers eux-mêmes. — Ça aussi, c’est la faute d’Anwyn, répliqua Elynsynos d’un ton teinté d’amertume. C’est elle qui est allée fouiller le passé pour lui donner une telle puissance. Elle et elle seule. » L’onde électrique réapparut dans l’air. « Qui lui a donné quelle puissance ? — Celle du Mal. Le F’dor. » Les battements de son propre cœur tonnèrent subitement aux oreilles de la jeune femme. « Comment ça ? Vous voulez dire qu’il y a un esprit F’dor ici, sur ces terres ? Elynsynos, vous en êtes certaine ? » La haine scintilla soudain dans les yeux de la bête. « Oui, c’était un démon de l’ancien monde, faible et désemparé à son arrivée, mais qui a rapidement regagné son pouvoir. » Les naseaux du dragon se mirent à frémir, lui donnant un air menaçant. « Anwyn ne l’ignorait pas. Elle connaît tout ce qui appartient au passé. Elle aurait pu le détruire, au lieu de quoi elle lui a ouvert mes terres, au cas où il lui serait utile un jour. Et il l’a été. Elle est mauvaise, Beauté. Elle l’a laissé en vie, parfaitement consciente de ce dont il était capable, comme celui qui me l’a retiré. Il n’est jamais revenu. Je ne l’ai jamais revu. » Autour de Rhapsody, l’air se fit plus vibrant encore et elle entendit le tonnerre gronder au-dehors. Le lien inné du dragon avec les éléments s’affirmait de seconde en seconde. « Merithyn ? » demanda Rhapsody d’une voix douce. Le bourdonnement cessa instantanément, et la dragonne cligna de nouveau les paupières pour chasser ses larmes. « Oui. — Je suis désolée, Elynsynos. Tellement désolée. » Rhapsody se pencha pour caresser l’énorme patte, passant doucement la main sur les millions d’écailles minuscules. La peau de la bête était aussi fraîche et vaporeuse que la brume. L’espace d’une seconde, Rhapsody eut la sensation de plonger la main dans une cascade déchaînée. Le corps de l’animal semblait à la fois solide et évanescent, comme si sa masse n’était pas constituée de chair, mais d’une substance créée par la seule force de sa volonté. Rhapsody retira la main, craignant le ressac. « C’est la mer qui l’a pris, dit le dragon avec tristesse. Il ne dort pas dans la Terre. Si c’était le cas, je chanterais pour lui. Comment pourrait-il trouver le repos s’il est éternellement hanté par le bruit des vagues ? Jamais il ne connaîtra la paix. » Une larme gigantesque roula le long des écailles de son visage et vint éclabousser le sol de la grotte, faisant chatoyer le sable doré. « C’était un marin, avança Rhapsody sans prendre le temps de réfléchir. Les marins trouvent la paix dans la mer, tout comme les Lirins la trouvent dans le vent qui souffle sous les étoiles. Par le feu, nous livrons notre corps au vent, pas à la Terre, de même que les marins le confient à la mer. Le secret de la paix ne réside pas là où le corps repose, mais à l’endroit où demeure le cœur. Mon grand-père était marin, lui aussi, Elynsynos, et c’est lui qui m’a enseigné ceci. L’amour de Merithyn est ici, avec vous. » Du regard, elle balaya la multitude de trésors maritimes qui emplissaient la caverne. « Je suis certaine qu’il se sent chez lui. » Elynsynos renifla, puis hocha la tête. « Et ma chanson de marin ? » Le ton de sa voix fit courir un frisson tout le long de la colonne vertébrale de la jeune femme. Elle s’empressa d’accorder le luth et choisit une simple ballade, qu’elle chantonna doucement. Le dragon poussa un soupir chaud qui balaya la chevelure de Rhapsody comme un vent brûlant, au point qu’elle ferma les yeux, de peur qu’ils s’enflamment. Les cordes du luth se réchauffèrent subitement, et la jeune femme se concentra sur sa magie, aspirant le feu dans ses doigts pour éviter que l’instrument prenne feu. Elynsynos posa la tête sur le sol et ferma les yeux pour s’imprégner de la musique qui émanait de Rhapsody. La Baptistrelle chanta toutes les ballades tristes de son répertoire, ignorant les larmes énormes qui venaient tremper ses vêtements et éclabousser ses bottes. Elle comprenait intimement le besoin de pleurer tout son soûl pour chasser la peine d’un grand deuil et regrettait de ne pouvoir faire de même. La plupart des paroles de ces ballades étaient en cymrien ancien, parfois en lirin ancien. Ou bien Elynsynos comprenait ces deux langues, ou bien elle se souciait peu du sens des mots. Rhapsody n’aurait su dire combien d’heures elle passa à chanter, mais elle finit par se trouver à court de chansons se rapportant de près ou de loin à la mer. Elle posa le luth et se pencha en avant, les coudes en appui sur les genoux. « Elynsynos, vous voulez bien chanter pour moi ? » Un œil gigantesque s’ouvrit lentement. « Pourquoi veux-tu que je chante, Beauté ? — J’aimerais beaucoup savoir à quoi ressemble la musique des dragons. Ce serait la chanson la plus unique que j’aurais entendue de ma vie. » Un sourire se dessina sur la face du dragon. « Pour toi, ça ne ressemblera peut-être même pas à de la musique, Beauté. — S’il vous plaît. Chantez pour moi. » Le dragon referma son œil. Un instant plus tard, Rhapsody entendit l’eau du lagon se mettre à clapoter à des rythmes différents, selon une cadence étrange qui ressemblait aux battements d’un cœur à trois temps. Le vent se mit à siffler par l’ouverture de la grotte, où il s’engouffrait avec une intensité variable qui produisait des tons différents. Le sol sous le canot qui lui servait de siège se mit à gronder doucement, et ses tremblements firent vibrer les pièces dans les coffres et s’entrechoquer les instruments métalliques dans la grotte. Un chant élémentaire, pensa Rhapsody, fascinée. De la gorge du dragon monta un son saccadé, une note fluette et haut perchée qui fit grincer les dents de la jeune femme. On aurait dit le ronflement sifflant d’un homme endormi, accompagné de grognements sourds et de chuintements irréguliers. La chanson se poursuivit en un interlude suspendu, et lorsqu’elle s’interrompit, Rhapsody en resta hors d’haleine. Elle finit par retrouver une contenance et applaudit alors poliment. « Ça t’a plu, n’est-ce pas, Beauté ? J’en suis heureuse. — Vous avez aimé les chants cymriens, Elynsynos ? — Oui. Tu sais, tu devrais en faire ton trésor. » Cette idée fit sourire Rhapsody. « Eh bien, ils le sont, en un sens. Les chansons et mes instruments, j’en ai un certain nombre, chez moi. La musique et mon jardin, voilà mon trésor, je pense. Et mes vêtements. Du moins, c’est ce que dirait l’un de mes amis. » Le grand serpent secoua la tête, soulevant du sol un nuage de sable qui aveugla la jeune femme un moment. « Pas la musique, Beauté. Les Cymriens. — Je vous demande pardon ? — Tu devrais faire des Cymriens ton trésor, comme Anwyn. Sauf que toi, tu n’attirerais pas le malheur sur leur tête, comme elle l’a fait. Ils t’écouteraient, Beauté. Tu pourrais les réunir de nouveau. — Votre petit-fils a la même ambition, suggéra Rhapsody. Llauron aspire aussi à les unifier. » Elynsynos renifla, envoyant un nuage de vapeur vers Rhapsody et le lagon près duquel elle se tenait. « Personne n’écoutera Llauron. Il a pris le parti d’Anwyn, durant la guerre. Ils ne le lui pardonneront pas. Non, Beauté, ils t’écouteront, toi. Tu chantes si bien, et tes yeux sont si verts. Tu devrais faire d’eux ton trésor. » Rhapsody sourit intérieurement. En dépit de sa sagesse immémoriale, Elynsynos semblait n’avoir aucune conscience des diktats des classes sociales et des lois de succession. « Et votre autre petit-fils ? — Lequel ? » Rhapsody écarquilla les yeux de surprise. « Vous en avez donc plus de deux ? — Anwyn et Gwylliam ont eu trois fils avant le Coup Cruel, l’acte de violence survenu entre eux qui déclencha la guerre, expliqua le dragon. C’est Anwyn qui a choisi le moment de concevoir chacun des trois. Les Premiers Nés, comme les dragons, ont la maîtrise de leur procréation. Elle a bien choisi, pour la majorité. L’aîné, Edwyn Griffyth, est mon préféré, mais je ne l’ai plus revu depuis qu’il était jeune homme. Il a pris la mer tant l’attitude de ses parents et leur guerre indigne l’écœuraient. — Qui est le dernier ? Les manuscrits ne le mentionnent pas. — Anborn était le cadet. Il se rangea aux côtés de son père, jusqu’au moment où lui non plus ne put en supporter davantage. Pour finir, même Llauron se lassa de l’acharnement sanguinaire d’Anwyn et prit la mer. Seul Anborn resta, dans l’espoir de réparer le mal qu’il avait fait aux partisans de sa mère. » Rhapsody hocha la tête. « Je n’avais pas compris qu’Anborn était le fils d’Anwyn et Gwylliam, mais j’imagine que tout se tient. » Elle se remémora l’arrogant général en cotte de mailles noires entrelacées d’anneaux d’argent, son destrier noir et ses yeux azur lançant des éclairs. « Mes amis et moi, nous l’avons rencontré dans les bois, alors que nous nous rendions chez messire Stephen Navarne, et son nom est mentionné dans un carnet que nous avons trouvé dans la Maison du Souvenir. — Tes amis… Est-ce que vous êtes trois, en tout ? — Oui, pourquoi ? » Le dragon sourit. « Tout se tient, là aussi. » Mais elle n’en dit pas plus. « Pourquoi être allés à la Maison du Souvenir ? » Rhapsody bâilla. Elle n’avait pas pris la mesure de son épuisement. « J’aimerais beaucoup tout vous raconter, Elynsynos, mais j’ai bien peur de ne pas réussir à garder les yeux ouverts très longtemps. — Viens ici, près de moi, dit le dragon. Je vais te bercer, Beauté, et éloigner les mauvais rêves. » Rhapsody glissa à terre et vint sans peur se blottir entre les bras de la bête allongée. Elle s’assit et appuya le dos contre elle, dans la douceur de ses écailles de cuivre poli et la chaleur de son souffle. L’étrangeté de la situation ne l’effleura pas une seconde. Elynsynos sortit une griffe de sa patte et avec une tendresse infinie écarta une mèche folle du visage de Rhapsody. Elle se remit à chantonner sa curieuse musique en balançant légèrement le creux de son bras d’avant en arrière, soulevant ainsi la jeune femme du sol. « J’ai rêvé que vous me sauviez, Elynsynos. Vous me souleviez dans vos bras lorsque j’étais en danger », dit-elle d’une voix déjà endormie. Elynsynos sourit au sommeil qui s’emparait de la jeune femme lirin qu’elle tenait dans ses bras. Elle pencha la tête et l’approcha tout près de l’oreille de Rhapsody, sachant que la Baptistrelle ne l’entendrait pas. « Non, Beauté, ce n’était pas moi, dans ton rêve. » 8 IL NE POUVAIT PLUS RESPIRER, ni garder les yeux ouverts dans cette fournaise infernale. La grotte s’était emplie de fumée caustique jusqu’au plafond, chassant toute vie de ses poumons. Grunthor agita frénétiquement les bras pour chasser la cendre brûlante en suspension tout autour de lui, mais ses mouvements affolés ne firent que lui couper plus encore le souffle. Partout, dans l’air fétide, des étincelles éclataient en flammes bondissantes. Le géant se couvrit les yeux et tenta de tousser pour chasser les particules enflammées de ses poumons, mais ne réussit qu’à faire pénétrer plus loin l’acide. Il lutta pour se relever en retenant sa respiration, puis tituba, aveugle, cherchant désespérément à tâtons le tunnel qu’il savait s’ouvrir quelque part dans ce labyrinthe enfumé. Mais tout autour de lui la caverne s’effondrait. Des éclats de roche et des débris basculaient dans un grand fracas, les parois du tunnel se refermaient sur lui. Les poumons de Grunthor se gonflèrent à craquer d’une douleur insupportable et il inspira l’air infect, s’abandonnant au désespoir. Il trébucha sur des monticules mous jonchant la chaussée et frissonna en sentant les os craquer sous ses pieds, au milieu des gémissements étouffés. Les corps se débattaient de tous les côtés, se bousculaient et s’écrasaient dans une course massive vers l’air. Grunthor ne les avait pas vus débouler des bâtiments silencieux du Loritorium ; il dormait pour reprendre des forces lorsque le monde s’était écroulé dans un nuage tourbillonnant de fumées étouffantes. Il n’avait qu’une vague conscience de leur présence, ce flot humain se précipitant dans un élan de panique, bloquant la sortie, luttant pour respirer, tout comme lui, dans l’air âcre. Le brouillard noir virevolta devant les yeux du sergent, et l’un des corps l’attrapa par les bras en lui hurlant quelque chose d’inintelligible. Grunthor suffoqua un instant, convoqua toute la force qu’il lui restait et envoya l’homme contre la paroi rocheuse. Puis il reprit sa progression chancelante, en prenant garde à ne pas inhaler plus de fumée. Sa vue se faisait de plus en plus floue. Il fallut un moment pour que le monde s’arrête de tourner. Achmed se saisit la tête entre les mains et se releva en vacillant, encore tout tremblant de l’impact. La réaction de Grunthor l’avait pris par surprise ; au regard fou qu’il avait vu passer dans les yeux d’ambre du géant, il avait su que le sergent se trouvait dans un état de transe et de panique sérieux, mais il n’avait pas prévu qu’il l’enverrait valser à l’autre bout de la rue, contre un réverbère. « Grunthor ! » hurla-t-il de nouveau, mais l’immense sergent bolg ne l’entendit pas davantage. Grunthor fendait l’air en moulinets désordonnés des bras, titubant dans les rues désertes du Loritorium, prisonnier d’une lutte pour la survie contre des démons invisibles. Il bataillait avec fureur, mais il semblait à Achmed que le combat était perdu. Le Dhracien s’appuya contre le muret pour retrouver son équilibre et ses doigts effleurèrent la substance huileuse qui croupissait dans la rigole sur le muret. Il remarqua distraitement une odeur forte, semblable à celle qui émanait de la poix brûlante. Puis il descendit la rue en courant à la suite de Grunthor, en direction du jardin central. Le géant se trouvait à quatre pattes, haletant. Achmed l’approcha avec précaution, en l’appelant par son nom, mais Grunthor ne paraissait pas l’entendre. Pantelant, il projeta violemment les bras sur le côté, comme pour se frayer un passage invisible. Il se traîna jusqu’à l’enfilade de bancs de pierre qui entourait la fontaine miroitante, vira subitement vers le sud-ouest, et sa peau olivâtre prit subitement une inquiétante teinte violette. Et soudain, juste avant qu’Achmed arrive à sa hauteur, le visage de Grunthor devint impassible, puis se relâcha. Ses yeux s’écarquillèrent et son regard se vida, puis il pivota lentement vers le sud, comme s’il entendait appeler son nom. Achmed vit le géant se redresser et traverser le petit jardin, répondant à un appel que lui seul percevait. Arrivé au pied de l’un des autels, Grunthor tomba à genoux, puis reposa sa tête contre la pierre. À travers le brouhaha infernal, Grunthor l’entendait résonner comme une cloche par une nuit sans vent. Le chaos et la fumée disparurent en un instant, cédant la place à la mélodie claire et douce, cette note qui sonnait dans son cœur et se répercutait en ces lieux. C’était le chant de la Terre, ce bourdonnement grave et mélodique qui vibrait dans ses veines depuis qu’il l’avait écouté pour la première fois, aux confins des entrailles du monde. Et il ne chantait que pour lui seul. Grunthor sentit la vision cauchemardesque de sa mort incandescente glisser sur lui comme de l’eau. Il se releva, le feu dans ses poumons disparut instantanément. Il entreprit de suivre cette musique qui l’imprégnait tout entier. Elle provenait d’une source unique, plus prégnante que la mélodie perpétuelle qu’il percevait à tout moment dans un recoin de son esprit. Sa peau rougit sous l’effet de la chaleur et se mit à picoter comme très longtemps auparavant, lorsqu’ils avaient émergé tous trois du Feu au cœur du monde. La joie inconditionnelle qu’il avait alors ressentie l’envahit de nouveau. Ce n’est qu’en le retrouvant qu’il mesura combien ce sentiment lui avait manqué. Sa vue s’éclaircit dès qu’il s’en approcha. Il voyait la source se détacher sur tout le reste, qui semblait avoir sombré dans l’oubli. Là, à l’autre bout de la place centrale du Loritorium, trônait un morceau de terre modelé en forme d’autel, un bloc de Pierre Vivante. Grunthor n’en avait jamais vu auparavant, mais il avait entendu messire Stephen y faire allusion dans le Musée cymrien, en évoquant les cinq basiliques construites par les Cymriens et consacrées aux cinq éléments. C’est la seule basilique non orlandaise, l’Église du Seigneur Tout-Dieu, Roi de la terre, ou Terreanfor. La basilique est taillée dans le Mont Nocturne, ce qui en fait un lieu que nulle lumière ne vient toucher, même en pleine journée. Sorbold est une terre aride et poussiéreuse, royaume du soleil, aussi le Mont Nocturne est-il un lieu de grande révérence. Il reste quelque chose de l’heure de gloire du paganisme, dans la religion sorboldienne, bien qu’ils vénèrent le Tout-Dieu et qu’ils soient un Siège de notre religion. Ils croient que certaines parties de la Terre, du sol même, sont toujours vivantes, autant qu’à l’époque où le monde a été créé, et le Mont Nocturne est un de ces lieux de Pierre Vivante. Ainsi, c’est la rotation de la Terre qui sanctifie le sol de la basilique, encore et toujours. C’est un lieu de grande magie. Un lieu de grande magie, Grunthor s’immobilisa devant l’autel de Pierre Vivante, ravalant la douleur et l’émerveillement qui lui serraient la gorge. Une vibration irradiait de l’énorme bloc de terre, une vibration qui apaisait les derniers vestiges de panique en lui, qui lui murmurait un réconfort indéfinissable. Elle effaçait la souffrance qui pulsait dans la poitrine du géant, facilitait sa respiration. Sans entendre un seul mot, Grunthor comprit de manière inexplicable que l’autel prononçait son nom. Il s’agenouilla avec toute la révérence qu’il put invoquer, et baissa la tête pour écouter l’histoire que racontait la pierre. Au bout de quelques instants, il releva vers Achmed des yeux où se lisaient la compréhension et le chagrin. « Il s’est passé quelque chose, près d’ici. Quelque chose d’affreux. Prêt à aller plus loin, pour découvrir ce que c’est ? » Achmed acquiesça. « Vous êtes sûr, m’sieur ? » Le roi firbolg fronça les sourcils. « Certain. Pourquoi me poses-tu cette question ? — Parce que la Terre dit que c’est votre propre mort, m’sieur. Que vous ne le savez pas encore, mais que c’est elle. » Aux confins de la Terre, la Grand-Mère se réveilla une nouvelle fois en entendant l’enfant trembler. Ses yeux ancestraux, accoutumés à l’absence de lumière dans les grottes et les tunnels de la Colonie, scrutèrent furtivement la pénombre. Puis elle pivota et fit passer ses jambes desséchées par-dessus le rebord de la dalle de terre qui lui servait de couche et se leva lentement, avec une grâce qui démentait le poids des ans accumulés. L’enfant avait toujours les yeux fermés, mais ses paupières papillonnaient de peur sous l’emprise du cauchemar qui défilait derrière ses yeux. La Grand-Mère lui caressa tendrement le front en inspirant profondément. Dans sa gorge la plus haute, le cliquetis familier résonna de nouveau, ce bourdonnement fricatif qui contribuait parfois à apaiser l’enfant. En réaction, cette dernière se mit à murmurer de manière incohérente. La Grand-Mère ferma elle aussi les yeux et couva l’enfant de sa Vibration de Quête, de son kirai. L’ouverture la plus profonde de ses quatre gorges formula la question dans un chuintement. « ZZZhhh, zzzhhh, mon petit, qu’est-ce qui te trouble tant ? Parle, que je puisse t’aider. » Mais l’enfant continua à marmonner, le front plissé par la peur. La Grand-Mère l’observait dans un silence mesuré. Il en serait cette fois-ci de même que toutes les autres fois ; la prophétie ne s’accomplirait pas. L’enfant ne prononcerait pas les paroles de sagesse que la Grand-Mère attendait depuis des siècles. Elle caressa de nouveau le front gris et lisse et sentit sous ses doigts longs et sensibles la peau froide se détendre. « Dors, mon enfant. Repose-toi. » Au bout d’un moment, l’enfant poussa un soupir saccadé et s’enfonça dans un sommeil plus profond, sans rêves. La Grand-Mère maintint son bourdonnement sourd jusqu’à ce qu’elle fut certaine d’avoir passé le pire, puis se rallongea et fixa l’obscurité de la grotte au-dessus d’elle. Grunthor reboucha l’outre et la rendit à Achmed, puis s’appuya de nouveau contre l’autel de pierre. Il expira pour expulser la tension qui demeurait dans ses poumons. Le roi firbolg ne le quittait pas des yeux. « Ça va aller ? — Ouais, grogna le géant, qui secoua sa grande cape pour en chasser le sable. Désolé, hein, chef. » Un petit sourire passa sur les lèvres d’Achmed. « Alors ? Tu veux bien éclairer ma lanterne ? Qu’est-ce que tu as vu ? » Grunthor secoua sa tête massive. « Le chaos. Des tas de gens en train de suffoquer dans des tunnels remplis de fumée brûlante. C’est comme si j’y étais. Ça sentait comme chez le forgeron. — Les forges, peut-être ? — P’t-être, ouais. » Le sergent passa une main griffue dans sa tignasse broussailleuse. « Mais plus profond. On est jamais allé là-bas. Je crois pas que c’était sur les terres cymriennes. — Tu penses pouvoir le retrouver ? » Grunthor hocha la tête d’un air distrait. Il songeait à Rhapsody, à toutes ces fois où il l’avait serrée dans ses bras quand elle se débattait dans son sommeil, luttant contre des démons, comme il venait de le faire. Jamais auparavant il n’avait compris la férocité avec laquelle elle s’était défendue. Quelque part au fond de son esprit, il se remémora les mots qu’ils avaient échangés en se séparant. Vous savez que j’prendrais les pires de vos cauchemars, si j’pouvais vous en débarrasser, Votre Altesse. Je sais, je sais que vous le feriez, Grunthor. Et croyez-moi, s’il était en mon pouvoir de vous les confier, je vous céderais les pires d’entre eux. Et c’est peut-être ce qu’elle avait fait. Peut-être cette remarque anodine avait-elle convoqué ses facultés de Baptistrelle. Peut-être que ce don, lié à la vérité et qui avait changé le nom d’Achmed, le libérant ainsi de l’emprise du démon, avait-il joué le rôle inverse pour lui – en ouvrant la porte à ce qui provoquait chez elle ces visions effroyables pendant le sommeil, parfois même durant ses périodes d’éveil. Peut-être venait-il de porter pour elle le poids de l’un de ses cauchemars. Elle ne lui en manquait que plus. « Va falloir creuser encore un moment, finit-il par faire remarquer. Mais pour ce qui est de la distance, c’est pas bien loin. Dès que vous serez prêt, m’sieur, on pourra y aller. » Une inspection minutieuse des rues du Loritorium permit un inventaire détaillé des pièges et mécanismes de défense construits et mis en place dans le complexe. Grunthor secoua la tête d’un air ébahi. « Ça paraît un peu excessif d’en mettre autant dans un endroit si petit, dit-il avec une pointe de dédain. Un bon explosif en linéaire ou un montage dans le plafond auraient aussi bien fait l’affaire. En plus ce crétin a pas pensé à une voie de repli, à ce qu’on dirait. — Gwylliam avait peut-être perdu le sens des réalités, quand les Bolgs ont commencé à infiltrer Canrif », suggéra Achmed en inspectant une énorme citerne semi-circulaire creusée dans le mur ouest. Il passa le bout des doigts sur la large rigole qui courait jusqu’à un bloc de pierre au centre du mur puis les renifla ; l’odeur violente lui arracha une grimace. C’était la même que celle de l’épais résidu au fond des sillons qui parcouraient les murets. « Ce doit être un réservoir à pétrole, dit-il au sergent. Le manuscrit décrit comment l’un des chefs maçons de Gwylliam a découvert un gigantesque gisement naturel de cette substance huileuse qui brûlait comme de la poix, mais avec des flammes plus vives. Ils l’ont incorporée dans le système d’éclairage pour que les chercheurs aient de la lumière pour lire. — Ça marchait comment ? » Achmed étudia le bloc de pierre pendant un moment, puis balaya le Loritorium du regard. « Le réservoir se situe de l’autre côté de cette citerne, un peu plus haut que là où nous nous trouvons. Gwylliam a conçu un système d’écoulement permettant à la citerne de récolter l’huile jusqu’à ras bord, puis de la redistribuer dans les rigoles qui courent sur les murets. Le carburant circulait dans les tubes creux des réverbères et venait imprégner les mèches, qui brûlaient en continu. Les poids dans ce flux principal équilibrent le débit de liquide par le biais de ce bloc de pierre, si bien que, lorsque la citerne commence à se remplir plus vite que les réverbères ne consomment, il se ferme automatiquement, pour se rouvrir dès que le niveau baisse dans les sillons. Dans ce système, l’équilibre est primordial ; le combustible est hautement inflammable, et il n’en fallait qu’une modeste quantité pour éclairer les rues. » Achmed s’essuya les mains sur sa cape et suivit le sillon principal jusqu’au centre de la petite ville. Il entra avec précaution dans le bassin à sec, en prenant soin d’éviter la flaque argentée et miroitante et passa vivement la main à la source de la fontaine encastrée. « Ce n’était pas une source d’eau, c’était un puits de feu, comme celui de la flamme perpétuelle de la Basilique du Feu, à Bethany, expliqua-t-il. En plus petit, peut-être, mais s’alimentant à la même force. Il remonte directement du brasier au cœur de la Terre. C’est l’une des grandes sources de magie élémentaire que ce lieu a été conçu pour étudier. C’est la source de feu qu’utilisait Gwylliam pour l’éclairage, ainsi que pour le chauffage. — Bon d’là. Et pourquoi il a lâché ? — Il n’a pas lâché, d’après moi. On dirait plutôt qu’on l’a obstrué, intentionnellement ou pas. Un rocher éboulé du plafond est enfoncé dans le conduit. On sent toujours la chaleur du puits de feu. Il suffit que tu me donnes un coup de main, et nous pourrons le desceller. — On devrait peut-être attendre Son Altesse, suggéra Grunthor. D’abord, elle risque d’être furax en voyant qu’on l’a pas attendue alors qu’on avait promis. Ensuite, elle a l’air immunisée contre le feu et ces trucs-là. Elle doit pouvoir l’ouvrir sans se cramer la tête. Et je suis pas sûr qu’on puisse en dire autant de vous, m’sieur, sauf votre respect. — À en croire Jo, ça ne pourrait qu’arranger mon cas », commenta Achmed d’un ton désabusé. « À votre place je m’inquiéterais pas trop pour ça, m’sieur. Ces porcs avec lesquels vous forniquez ont pas l’air de se plaindre. » Achmed gloussa. « Au fait, tu l’as relâchée, n’est-ce pas ? — Ouaip. — Bien. Bon, je pense en avoir vu assez jusqu’à l’arrivée de Rhapsody. Tu veux toujours aller chercher ce qui a provoqué cette vision ? » Grunthor le dévisagea d’un air grave. « C’est plutôt à vous de me dire, m’sieur. Je vous ai raconté ce que j’avais entendu. — Eh bien, si je suis mort et que je l’ignore encore, j’aimerais bien savoir ce qui s’est passé. Par où on commence ? » Grunthor tendit le bras en direction du sud. « Par là. » Les deux Bolgs rassemblèrent leurs affaires et se dirigèrent vers le rempart sud-est du Loritorium. Grunthor jeta un dernier regard au bel autel de Pierre Vivante ; s’en éloigner lui causerait une douleur immense. Il déglutit et inspira profondément, puis s’appuya de nouveau contre le mur de pierre, creusant devant lui un tunnel et disparaissant bientôt dans les entrailles de la Terre. Achmed attendit que les premiers débris soient retombés, puis s’engagea à la suite du géant. Ils étaient trop loin pour remarquer les silhouettes argentées, des formes presque humaines, qui s’élevaient comme une brume des flaques miroitantes dans les rues silencieuses du Loritorium. Elles restèrent suspendues dans l’air un instant, puis disparurent à nouveau. 9 DANS LES GROTTES SOUTERRAINES circulait un air plus chaud qu’en surface. Ce fut la première chose qu’Achmed remarqua lorsque Grunthor fit une percée dans le réseau complexe de tunnels s’enfonçant au sud du Loritorium. Un air plus chaud, plus confiné, aux relents anciens de fumée, lourd et sec, sans aucune trace d’humidité ou de moisissure et chargé d’électricité statique. La femme centenaire debout dans le tunnel, droit devant eux, fut la deuxième chose qu’il remarqua. Grunthor sursauta. Jusqu’à présent, la Terre chantait pour lui ; elle attirait son attention sur la moindre crevasse, sur chaque zone instable, l’avertissait du danger, l’alertait quand il s’approchait d’une configuration particulière du sol. Mais il n’avait reçu aucun signe qu’une autre créature vivante les attendait de l’autre côté de la paroi rocheuse. Et pourtant elle se tenait là, plus grande qu’Achmed, mais pas aussi massive que Grunthor, drapée d’une robe de toile marron à capuche qui ne laissait voir qu’un visage et de longs doigts effilés. Cette vision suffit à Achmed pour comprendre de quoi il s’agissait. La peau des mains et du visage de la femme était translucide, ridée par l’âge et zébrée de veinules bleues, comme du marbre iridescent. Bien qu’il fût impossible de discerner clairement la tête sous la capuche, elle semblait très évasée au sommet du crâne, pour s’étrécir jusqu’à la fine ligne de la mâchoire ; les yeux, noirs et immenses, semblaient dévorer tout le visage. Les paupières épaisses ne protégeaient pas de sclérotique ; le blanc de l’œil était inexistant, seuls apparaissaient deux ovales sombres que ne venait éclairer qu’une large pupille argentée où scintillaient une curiosité silencieuse et une intelligence affûtée. Bien que très marqué par l’âge, le corps de la femme n’était nullement voûté. Elle se tenait droite comme le tronc d’un heveralt. Les épaules carrées, les mollets et les cuisses élancés, ainsi que les bras épais terminés par de longues mains osseuses, étaient autant de signes révélateurs, même si avant elle Achmed n’avait rencontré qu’un seul autre spécimen de sa race. Les yeux de la femme pétillaient à la lueur de leur torche, mais sa bouche demeurait figée en une moue nonchalante, depuis l’instant où la terre s’était effondrée devant elle et où ces deux créatures avaient surgi dans son royaume. Elle était dhracienne. Pur sang. La peau sensible d’Achmed se remit à picoter dans l’air tendu. Il comprit tout de suite qu’il se trouvait enveloppé par la Vibration de Quête de cette femme, ce bourdonnement électrique émis par les Dhraciens dans les cavités de la gorge et des sinus. C’était là un outil utilisé par ses congénères pour discerner les battements cardiaques et d’autres rythmes vitaux des créatures qu’ils cherchaient à localiser. Il s’en était servi lui-même, surtout pour chasser ses proies dans le vieux monde. La femme paraissait amusée, bien que rien dans son expression ne le trahît. Elle affichait aussi un air satisfait, tandis qu’elle croisait patiemment les mains devant elle dans une posture d’attente. Lorsqu’elle constata que ni Grunthor ni Achmed ne se décidait à bouger ou à parler, elle prit la parole. « Je suis la Grand-Mère. Vous avez mis du temps. Où est l’autre ? » Les deux Firbolgs secouèrent la tête malgré eux dès que la vibration rencontra leurs tympans. La femme parlait de deux voix distinctes, provenant de deux de ses quatre gorges, et aucune n’utilisait de langue connue d’eux. Pourtant ils comprenaient parfaitement ses mots. Achmed entendait un bourdonnement fricatif que son oreille interne traduisait en une image sonore très précise, où le sens des paroles lui apparaissait très clairement. « Grand-Mère » signifiait matriarche. Il n’aurait su dire d’où lui venait cette connaissance, pourtant il en était certain. Grunthor quant à lui avait été accueilli par une voix plus grave et plus sonore, qui imitait le schéma syntaxique du discours bolg. L’image explicite que la Grand-Mère invoqua dans son esprit était celle d’une nourrice maternelle. Les deux hommes échangèrent un regard, puis se tournèrent vers la Dhracienne. Nul doute qu’elle parlait de Rhapsody. « Elle n’est pas là », répondit Achmed, à qui sa propre voix parut nimbée d’un écho étrange. Les yeux de la vieille femme scintillèrent de plus belle, et Achmed se sentit rougir d’embarras. Il pesta intérieurement devant sa propre stupidité. « Comme vous le voyez, elle n’est pas avec nous. Mais avec un peu de chance, elle reviendra bientôt de son voyage. — Vous devrez revenir tous les trois, un jour proche, déclara la Grand-Mère de ses deux voix distinctes et cliquetantes. C’est une nécessité. C’est écrit. Venez. » La Dhracienne pivota souplement dans le tunnel et s’éloigna d’un pas rapide. Grunthor et Achmed se regardèrent, puis filèrent à sa suite. Jo marmonna dans sa barbe tout au long du chemin qui séparait l’entrée de la grotte de la Lande Désolée, au-dessus des portes du Chaudron. Au cours de sa vie d’orpheline dans les rues de la capitale de Navarne, Jo avait acquis un certain nombre de talents, parmi lesquels celui de demeurer immobile pendant très longtemps, lorsqu’elle se tapissait dans l’ombre d’une ruelle, celui de réagir avec rapidité et agilité dans les situations dangereuses, ou encore de prendre la fuite en silence. Elle avait aussi appris un très large éventail de jurons hauts en couleur, qui s’était encore considérablement enrichi au contact de Grunthor et de Rhapsody qui, en dépit de son attitude de mère poule, parvenait à faire rougir un Bolg par sa vulgarité, lorsqu’elle était inspirée. La Baptistrelle avait elle aussi fait ses armes dans la rue. Jo ne se retrouva donc pas à court de jurons. Elle avait heureusement gardé pour la fin l’un de ses morceaux de choix. En tournant au bout du col qui descendait vers la Lande, quelque chose lui effleura la tête, la déséquilibrant au passage. Jo se baissa vivement, mais c’était sans compter le terrain boueux, et le mouvement se termina par une glissade sur le ventre qui l’envoya tête la première dans l’excrément qu’on lui avait envoyé au visage. Les quatre fers en l’air, elle tenta de reprendre son souffle. Lorsqu’elle y parvint, la puanteur qu’elle respira lui fit instantanément bouillir les sangs. Tandis qu’elle se remettait du choc initial, elle entendit le ricanement des enfants bolgs cachés derrière les rochers. Les Bolgs en général n’avaient pas le rire facile, et ce son à la fois rauque et strident irritait déjà Jo, dans des circonstances normales. Sachant qu’elle se trouvait à présent avec une matière plus irritante encore dans le nez et les yeux, elle perdit toute patience. Elle se dépêtra de la boue et bondit sur le côté. Une multitude de petits visages sombres, couverts de poils et arborant d’ignobles rictus avaient jailli de derrière les blocs de pierre qui jalonnaient la Lande. Elle reconnut un certain nombre des morveux adoptifs de Rhapsody. Un voile rouge passa devant les yeux de Jo. Elle lâcha un hurlement de fureur qui se répercuta sur les parois rocheuses. Les rictus s’évanouirent, puis, une seconde plus tard, le chapelet de têtes. « Espèces de sales petits salopards ! Revenez ici ! Je vais me servir de vos têtes comme ballon ! Je vais vous arracher les yeux à mains nues ! Je vais vous étriper vivants et vous saler comme des jambons ! » Elle se releva tant bien que mal, glissa dans la boue qui souillait ses vêtements et ses cheveux, puis se précipita à leur poursuite. En atteignant les rochers qui leur servaient de cachette, elle les vit disparaître dans toutes les directions, les aînés plus rapides que les plus jeunes, bientôt hors de vue. « Je vais vous aspirer les poumons par les narines ! haleta Jo qui s’évertuait à garder les plus lents dans son champ de vision. Vous… éplucher les yeux comme des prunes et les avaler tout rond ! » Elle tira son poignard à poignée de bronze, cette lame redoutable que lui avait donnée Grunthor, le jour où lui et les autres les avaient tous libérés de la Maison du Souvenir ; elle attrapa la lumière du soleil, et du même coup, l’attention des enfants bolgs. L’expression sur leur visage vira de la joie maligne à la panique à l’état pur. Jo lâcha un cri de guerre sauvage et accéléra l’allure. Elle s’apprêtait à mettre la main sur deux des plus lents lorsque l’un des deux s’arrêta et pivota brutalement, l’air affolé, avant de sauter par-dessus le rebord pour échapper à la jeune fille. Un hurlement ponctua sa chute, puis le silence retomba brutalement. Jo s’immobilisa, frappée d’horreur. « Oh non, murmura-t-elle. Non. » Abasourdie, elle s’avança lentement de quelques pas, puis courut jusqu’au rebord et se pencha dans le vide. L’enfant firbolg gisait, comme désarticulé, sur une petite corniche en contrebas. Même de si loin, Jo reconnut Vling, l’un des plus jeunes petits-fils firbolgs de Rhapsody. Elle grimaça, puis sentit une vague de nausée bouillante et de remords l’assaillir. « Par les dieux, l’appela-t-elle d’une voix étranglée. Vling, tu m’entends ? » Un gémissement étouffé monta de la falaise. Jo rengaina sa dague. Des yeux, elle chercha une prise, et finit par apercevoir une longue racine desséchée qui saillait de la paroi. Elle la secoua pour en tester la solidité, puis se laissa rapidement glisser vers l’enfant brisé. « Vling ? » Pas de réponse. Jo sentit qu’elle allait être malade. « Vling ! » hurla-t-elle. Des cailloux roulèrent sous ses pieds tandis qu’elle dévalait la paroi. L’enfant leva les yeux vers elle lorsqu’elle arriva à sa hauteur. Elle lut sur son visage sale une terreur évidente. Il tenta de s’échapper en rampant. « Ne bouge pas, lança la jeune fille avec autant de douceur que possible. Pardon de t’avoir fait peur. » L’enfant, qui ne parlait pas orlandais, secoua violemment la tête et essaya de nouveau de s’éloigner, pour s’écrouler en gémissant. Luttant contre son dégoût, Jo tendit la main et tapota la tête du petit avec précaution. Ses yeux s’écarquillèrent de surprise, puis se rétrécirent brusquement, lui donnant un air méfiant. « Très bien, très bien, tu as toutes les raisons de douter de mes intentions, marmonna Jo d’un air sombre. J’avoue avoir eu envie de te balancer dans cette grotte plus d’une fois, mais je ne savais pas, tu vois ? C’est ma faute si tu es tombé, et je suis désolée. Je vais t’aider. » La lueur dans le regard de l’enfant ne faiblit pas. « Bon, écoute, Vling, Rhapsody va me tuer si je casse un de ses petits morveux. » L’expression du gamin changea en un instant. « Rhapzedy ? » Jo poussa un soupir d’exaspération. « Elle est pas là. — Rhapzedy ? — J’ai dit : Grand-Mère est pas là, mais elle voudrait pas que tu restes planté ici, blessé, à servir de déjeuner aux rapaces. » Vling se redressa légèrement. « Rhapzedy ? » répéta-t-il d’un air plein d’espoir. « Ouais, c’est ça, Rhapsody. Viens avec moi, je t’emmènerai la voir. » Elle tendit la main à l’enfant, qui eut un léger mouvement de recul, mais la laissa bientôt l’aider à se relever. Son bras pendait selon un angle bizarre, remarqua-t-elle. Cette vision lui fit tourner la tête un moment, et son estomac lui bondit au bord des lèvres. La douleur passa sur le visage de Vling lorsqu’il fit l’effort de se relever, pour être très vite remplacée par cette contenance stoïque et légèrement maussade caractéristique des Bolgs. Jo sut immédiatement ce qui lui traversait l’esprit. Montrer sa faiblesse était un motif de honte parmi les Bolgs, qui n’avaient pas encore tout à fait intégré l’idée qu’on pouvait soigner les blessés. Pendant des millénaires, ils avaient eu pour coutume de laisser les estropiés à leur sort, quelle que fût leur valeur, c’était même une question d’honneur. Il en restait des traces dans la région des Dents, en dépit des changements instaurés par Achmed à la requête pressante de Rhapsody. L’enfant bolg allait perdre la face auprès de ses semblables si elle le portait jusqu’en haut, ou si l’on avait seulement l’impression qu’elle l’avait aidé. Jo empoigna de nouveau la racine et se hissa par-dessus le rebord, l’enfant contre elle, puis s’assit derrière un gros rocher pour réfléchir. Vling semblait s’accrocher pour rester conscient, mais elle voyait très bien qu’il souffrait atrocement. Une idée lui vint finalement. Elle attrapa son sac et en sortit un morceau de corde. Elle en tendit une extrémité à l’enfant perplexe, puis s’enroula l’autre bout autour des poignets, sans trop serrer. « Très bien, fit-elle dans un bolg approximatif, les dents serrées. Emmène-moi à la caserne de Grunthor. » L’enfant cligna les yeux, puis elle lut la compréhension sur son visage. Il leva le regard vers elle et lui sourit tristement, puis tira un petit coup sur la corde. Il la remmena ainsi jusqu’au Chaudron en se pavanant, se tenant le bras et souriant de toutes ses dents aux jurons qu’elle proférait sans interruption tout le long du chemin, jouissant déjà du prestige que lui vaudrait cette capture aux yeux des autres enfants bolgs. 10 RHAPSODY DORMIT DANS LES BRAS DU DRAGON d’un sommeil sans rêves, le meilleur depuis une éternité, et se réveilla dispose et heureuse. La tête du dragon endormi posée à ses côtés la fit sursauter au réveil, mais son regard se porta immédiatement vers sa propre poitrine. Une petite couverture d’écailles cuivrées et étincelantes était étendue sur son ventre et scintillait dans la semi-pénombre de la grotte. Rhapsody souleva délicatement ce qui ressemblait à une cotte de mailles, aussi légère que l’air, tissée de milliers d’écailles de dragon savamment imbriquées. Elle miroitait entre les mains de la jeune femme. « Elle est à toi, Beauté, dit Elynsynos sans ouvrir les yeux. Je l’ai confectionnée pour toi cette nuit, pendant que tu dormais. Essaie-la. » Rhapsody se leva et détacha sa cape, qu’elle laissa tomber à terre. Elle enfila l’armure rutilante par le haut, puis la fit glisser comme un gilet. Elle lui allait à la perfection. Elle avait entendu parler dans diverses légendes du sens du détail, chez les dragons ; elle voyait à présent qu’ils n’usurpaient pas leur réputation. La chevelure de Rhapsody attrapa la lumière reflétée par les écailles et étincela d’un lustre cuivré. « Merci », dit-elle, touchée par l’attention, et plus encore. Si elle avait craint que la dragonne ne la laisse plus repartir, ce n’était plus le cas. Le don de cette armure prouvait qu’Elynsynos s’attendait à la voir retourner affronter le monde extérieur. Rhapsody se pencha et embrassa l’énorme joue. « Elle est magnifique. Je penserai à vous à chaque fois que je la porterai. — Porte-la le plus souvent possible, dans ce cas, dit Elynsynos en ouvrant les yeux. Elle te protégera, Beauté. — Promis. Vous m’avez posé une question, hier soir, mais j’étais trop épuisée pour répondre. Que vouliez-vous savoir ? — Pourquoi vous étiez allés à la Maison du Souvenir. — Ah oui. » Rhapsody étira les bras au-dessus de sa tête et savoura le chuchotement de l’armure en écailles de dragon, puis se rassit sur la barque retournée. « Nous sommes allés à la Maison du Souvenir sur les conseils de messire Stephen, qui voulait nous montrer l’exemple le plus ancien d’architecture cymrienne encore debout. Nous y avons trouvé des enfants retenus en otages, ainsi que tout un équipement pour les saigner comme des animaux. Nous avons eu quelques démêlés avec un homme qui s’est servi des forces du feu noir contre nous. » Soudain son visage devint cireux, dans la demi-pénombre de la grotte. « J’y ai tué quelqu’un pour la première fois. » Elynsynos renifla et entoura Rhapsody de sa queue d’un air taquin pour l’envoyer bouler sur le sable doré. « Et tu te dis Baptistrelle ? la titilla-t-elle. C’est le récit le plus insipide que j’aie entendu depuis sept siècles. Essaie encore, et prends ton temps. Des détails, Beauté, des détails. Sans eux, une histoire ne vaut même pas la peine d’être rapportée. » Rhapsody épousseta le sable de ses vêtements et remonta sur la barque en tremblant. Lorsqu’elle eut repris son souffle, elle raconta tout à Elynsynos, jusqu’aux détails les plus affreux, depuis l’invitation de Llauron à aller en apprendre plus sur les Cymriens à Haguefort, jusqu’au retour des enfants de Navarne et l’adoption de Jo. Il lui fallut beaucoup de temps car, malgré l’ampleur des détails de son récit, Elynsynos l’interrompait souvent pour clarifier les points les plus infimes. Lorsqu’elle eut enfin terminé, la dragonne avait l’air satisfait. Elle s’étira puis se déplia dans son entier. « Cet homme qui vous a attaqués à la Maison, à quoi ressemblait-il ? — Pour tout dire, je n’en sais rien. » Rhapsody fixait le plat de beignets et de framboises qui était apparu lorsque le dragon s’était relevé. « Je n’ai rien vu d’autre qu’un éclair lorsqu’il est passé devant moi, tout comme Grunthor. Le seul à l’avoir affronté de face, c’est Achmed, et même lui ne l’a pas bien vu. Il portait un heaume à visière. — Mange. — Merci. » Rhapsody prit un beignet et le rompit. « Vous en voulez ? — Non. J’ai mangé il y a trois semaines. — Et vous n’avez pas encore faim ? — Six cerfs, c’est un peu long à digérer. — Oh, » Rhapsody commença son repas. « C’est le Rakshas, que vous avez dû rencontrer. » La jeune femme leva les yeux vers la bête ; Elynsynos la dévisageait d’un air interrogateur. « Vous pouvez m’en dire plus, sur le Rakshas ? » Le dragon hocha imperceptiblement la tête. « Qui est-il ? — Le Rakshas n’est pas un être, en fait. C’est le jouet du F’dor. » Un frisson parcourut l’échine de Rhapsody. « Ce démon dont vous m’avez parlé hier soir ? Celui auquel Anwyn a laissé son pouvoir ? — Oui. Le F’dor a créé le Rakshas dans la Maison du Souvenir, il y a vingt ans. Quelle honte. C’était un mémorial magnifique dédié au courage des Cymriens, avant la guerre d’Anwyn. Et puis il l’a souillé, il en a pris le contrôle. La pousse de Sagia est la première victime de cette désacralisation. C’était une bouture du Grand Chêne aux Racines Profondes, cet arbre sacré des Lirins de Serendair, et que les Cymriens ont emportée avec eux, puis plantée dans la cour de la Maison du Souvenir. Je sentais les hurlements de l’arbre, même de si loin. — Je l’ai soigné, quand j’étais là-bas, expliqua Rhapsody en s’essuyant la bouche avec son mouchoir. J’ai laissé ma harpe jouer pour lui, pour renouveler sans cesse le chant de guérison. Il a dû refaire des feuilles au printemps. Mais je n’étais pas là pour le voir. — Il a refait des feuilles, ça oui, gloussa le dragon. Et puis aussi des petites fleurs blanches, comme des étoiles. Charmante attention, Beauté. — Que voulez-vous dire ? » Le dragon éclata de nouveau de rire. « Cette pousse, c’était du chêne. Sur ta terre, tu avais déjà entendu parler d’un chêne qui fleurit ? » Rhapsody sentit sa gorge se dessécher. « Non. — Bien entendu, chaque chêne fleurit un peu à l’automne, quand ils produisent des glands, mais les boutons sont en général trop minuscules pour être discernés à l’œil nu. Ces fleurs-là étaient blanches et duveteuses et recouvraient l’arbre comme de la neige. Dans ta chanson, tu as dit à l’arbre de fleurir ? » Rhapsody hocha la tête. « Eh bien, je suis impressionnée. C’est un honneur pour moi de recevoir dans mon repaire la visite d’une Baptistrelle d’un tel niveau. Quelles occasions a une bête de rencontrer quelqu’un capable de faire fleurir un chêne sacré ? Je suis sûre que le Rakshas en a blêmi, après tout ce qu’il avait fait pour détruire l’arbre – son maître en tout cas devait être furieux. — S’il vous plaît, apprenez-m’en plus, au sujet de ce Rakshas. Vous disiez que c’était le démon qui l’avait créé… mais il avait la forme et le comportement d’un homme. — Le Rakshas prend l’apparence de l’âme qui lui donne son pouvoir. Il est fait de sang, du sang du démon et parfois d’autres créatures, en général des innocents et des animaux domestiques retournés à l’état sauvage. Son corps est composé d’un élément, comme la glace ou la terre. Il me semble que celui né dans la Maison du Souvenir a été constitué à partir de terre prise dans la glace. Et enfin, le sang l’anime, lui procure son pouvoir. — Vous avez parlé d’âme ? — Le Rakshas qui n’est constitué que de sang connaît une existence courte et stupide. Mais si le démon possède une âme, humaine ou autre, il peut la transférer dans la structure même de la créature, et dès lors le Rakshas adopte la forme du propriétaire de l’âme, qui bien sûr est mort. Il bénéficie d’une partie du savoir du défunt, et de ses compétences. Il est pervers et malfaisant. Tu dois t’en méfier, Beauté. » Rhapsody frissonna. « Et cette personne – cette chose – que nous avons affrontée, vous êtes certaine que c’était bien le Rakshas, celui créé par le F’dor ? — Forcément, confirma Elynsynos en hochant la tête. Et écoute-moi bien : il est tout près, à présent, tout près d’ici. En partant, sois très prudente. » De l’acide glacé se mit à gargouiller dans l’estomac de Rhapsody. Elle reposa le reste du beignet. « Ne vous inquiétez pas, Elynsynos. J’ai l’épée. — Quelle épée, Beauté ? — Clarion l’Étoile du Jour. Je suis sûre que vous la connaissez. » Le dragon prit un air perplexe. « Tu l’as chez toi ? — Non, fit Rhapsody en secouant la tête. Je l’ai sur moi. Vous voulez la voir ? » Elynsynos acquiesça, et Rhapsody tira la lame de son fourreau. Les flammes bondissantes se reflétèrent sur les écailles cuivrées, projetant des millions d’arcs-en-ciel miniatures dans la pénombre de la grotte. Les flammèches des lustres en gouvernail se mirent à gronder en guise de salut. Elynsynos écarquilla les yeux. Des vagues d’extase parcoururent tout le corps de Rhapsody. Elle essaya de détourner le regard, mais ne put que rester là, comme clouée sur place, lorsque l’énorme serpent baissa la tête pour contempler plus attentivement l’arme. Puis la bête fit courir sa griffe le long du fourreau que la jeune femme portait au côté. « Bien sûr, dit-elle, et son expression se détendit presque immédiatement. De l’ivoire noir. Voilà pourquoi je ne la sentais pas. — Je ne comprends pas de quoi vous parlez, bégaya Rhapsody en essayant de se libérer de son état de transe. — L’ivoire noir est le bouclier le plus sûr contre les bêtes, expliqua Elynsynos. Le terme est inexact, car il ne s’agit pas du tout d’ivoire, mais d’un minerai proche de la Pierre Vivante. On en fait des boîtes et des fourreaux, ou même des coffres, et l’objet qu’on y dissimule devient indétectable, même aux sens d’un dragon. C’est une bonne chose, Beauté. Personne ne saura que tu l’as sur toi tant que tu ne l’auras pas tirée. Quand l’as-tu trouvée ? — Elle était cachée au centre de la Terre. Nous sommes tombés dessus au cours de notre traversée, après avoir quitté le vieux monde. — Tu es venue à travers la Terre, pas par bateau ? — Oui. » À ce souvenir, Rhapsody rougit violemment. « Nous sommes partis bien avant les Cymriens. Nous ne sommes arrivés qu’il y a peu de temps. » Elynsynos éclata de rire. Rhapsody attendit une explication, qui ne vint pas. Le dragon se contenta de la dévisager avec intensité. « Et vous êtes allés voir Oelendra ? » À Serendair, ce nom revêtait un sens céleste. « L’Étoile Déchue ? » Elynsynos eut soudain l’air perplexe. « Non, elle est comme toi, lirin. C’est elle qui portait l’épée, auparavant. » Le visage de Rhapsody s’illumina lorsqu’elle se rappela avoir entendu ce nom dans le récit de Llauron. « Elle est toujours vivante ? » Le dragon parut y réfléchir un moment. « Oui. Elle vit à Tyrian, la forêt lirin, en direction du sud. Si tu vas la voir, elle acceptera peut-être de t’entraîner au maniement de l’épée. Elle fait ce genre de choses, je crois. — Et comment la trouverai-je ? — Va à Tyrian et demande à lui parler. Si elle accepte, elle te contactera. » Rhapsody hocha la tête. « Est-elle bonne ? — Je ne l’ai rencontrée qu’une fois, répondit Elynsynos avec un sourire. Avec moi, elle a été gentille. Elle était venue en compagnie de l’Invocateur d’alors, pour m’apprendre ce qu’il était advenu de Merithyn, pour me remettre ses cadeaux et un morceau de son navire. Ainsi j’ai su qu’il avait essayé de revenir, mais qu’il était mort. Il était si fragile. Il me manque. » D’énormes larmes apparurent une nouvelle fois dans ces yeux envoûtants. « J’ai donné un présent à cet Invocateur. Une canne de chêne blanc pourvue d’une feuille d’or au bout. — C’est Llauron qui la porte, aujourd’hui. » Le dragon hocha la tête. « J’aurais volontiers offert quelque chose à Oelendra, mais elle a refusé. Mais toi tu vas garder ta chemise d’écailles, n’est-ce pas, Beauté ? » Rhapsody adressa un sourire à la bête. Elle était une véritable contradiction vivante, puissante et vulnérable, sage et puérile. « Oui, bien sûr. Je la garderai contre mon cœur, tout près de vous. — Ça signifie que tu te souviendras de moi, Beauté ? — Évidemment. Jamais je ne vous oublierai, Elynsynos. » Le dragon arbora un sourire radieux, dévoilant une enfilade de crocs acérés. « Alors grâce à toi, peut-être pourrai-je finalement parvenir à une forme d’immortalité. Merci, Beauté. » Elle gloussa en voyant Rhapsody froncer les sourcils, perplexe. « Tu ne comprends pas ce que je veux dire, n’est-ce pas ? — Non, j’en ai bien peur. » Elynsynos s’installa sur le sol incurvé de la grotte, et sa peau iridescente attrapa la lumière évanescente des lustres pour la faire étinceler dans le noir. « Les dragons vivent très longtemps, mais pas éternellement. Le Temps n’existe plus, à l’intérieur de la Terre, cet élément d’où nous provenons, aussi nos corps ne vieillissent-ils pas jusqu’à la mort. En cela, nous avons toi et moi un point commun : pour toi aussi, le Temps s’est arrêté, Beauté. » Des larmes scintillèrent dans les yeux de Rhapsody, reflétant celles d’Elynsynos, mais elle resta muette. « Cela te rend triste. Pourquoi ? — Comme j’aimerais que ce soit vrai, dit Rhapsody, la voix tremblante d’émotion. Le Temps a continué sans moi, et il a emporté avec lui tout ce que j’aimais. Le Temps est mon ennemi. » Le dragon la considéra d’un air pragmatique. « Je ne pense pas, Beauté, corrigea-t-elle avec une pointe d’humour. Je connais bien le Temps, et il prend rarement parti. Néanmoins, il sourit à ceux qui l’embrassent. Le Temps a peut-être poursuivi sa course autour de toi, mais il n’a plus prise sur toi, désormais – sur ton corps, du moins. Malheureusement, le Temps a toujours prise sur le cœur. » Tu viens de Serendair, l’île d’où est originaire la première race, celle des Anciens Serennes. C’est le premier des cinq berceaux du Temps. Tu es venue ici, en ce dernier berceau où les dragons, la plus jeune des races, a vu le jour et ainsi traversé le Méridien Premier. Tu as joint le début du Temps à sa fin, comme l’ont fait les Cymriens, et plus encore : dans cette tâche titanesque tu as traversé le cœur de la Terre, lieu où le Temps n’a aucun droit. Ainsi tu as mis le Temps en déroute, tu en as brisé le cycle. Plus jamais il ne marquera ton corps. Cette perspective ne te rend pas heureuse ? — Non, répliqua amèrement Rhapsody. Non, vraiment pas. » Elle entendit le dragon sourire dans la pénombre. « Tu es sage, Beauté. Une longévité proche de l’immortalité est une malédiction autant qu’une bénédiction. Comme dans ton cas, le Temps s’est arrêté pour moi aussi. Cependant, il existe une différence de taille entre nous deux. Contrairement à moi, toi tu es immortelle. — Je ne comprends pas. — Tu as une âme, poursuivit le dragon d’un ton patient. C’est elle qui nourrit la vie qui est en toi, car l’âme ne peut mourir. Aussi longue et interminable que ta vie puisse paraître, tu continueras d’exister lorsqu’elle aura pris fin, par ton âme. Elle demeurera, même après que tu auras décidé d’abandonner ton corps pour rejoindre la lumière, vers l’Au-Delà. Il n’en sera jamais de même pour moi. » Rhapsody lutta pour ravaler le nœud qu’elle sentait dans sa gorge. « Tout le monde a une âme, Elynsynos. Les Lirins croient que toutes les choses vivantes font partie d’une âme universelle. Certains l’appellent le Donneur de Vie, ou Dieu Unique, d’autres la nomment simplement la Vie, mais nous en portons tous un fragment en nous. C’est ce qui nous relie les uns aux autres. — Et c’est vrai pour les Lirins, approuva Elynsynos. Mais pas pour les dragons. Tu es d’une race lirin particulière, n’est-ce pas ? Les Liringlas ? — Ma mère l’était. — Et qu’est-ce que cela signifie, dans ta langue ? » Une légère rafale se leva du sol, chargée de sable, pour venir caresser les joues de Rhapsody et sécher les larmes qui lui étaient montées aux yeux. Elle sourit malgré elle à ce geste de réconfort du dragon. « Ça signifie Chanteciel. Les Liringlas chantent leurs prières au lever et au coucher du soleil, et saluent l’apparition des étoiles au crépuscule. — Et les Lirins en général ? Comment les hommes les appellent-ils ? — On nous dit souvent Enfants du Ciel. — Précisément. » La bête gigantesque remua son corps massif dans le sable. « Tu es Barde, et dans la magie qu’on enseigne aux Bardes, on parle du passage de l’âme, n’est-ce pas ? — Oui. Parfois, au cours des hymnes funèbres que nous chantons, le Barde peut voir une âme quitter le corps qu’elle habite, pour monter vers la lumière. Mais je n’en ai pas appris beaucoup plus, sinon que la magie de l’âme est très riche. — Eh bien, dans ce cas, je t’en dirai un peu plus, au sujet de cette magie, Beauté, et sur l’histoire des Natifs de la Terre. Peut-être en sais-tu déjà plus que tu ne crois. » Il y a bien bien longtemps, dans l’Avant-Temps, à la naissance du monde, celui que tu appelles le Donneur de Vie a peint tout ce qui existe avec les Cinq Dons, que nous connaissons sous le nom des cinq éléments : l’Éther, le Feu, l’Eau, l’Air et la Terre. Tu sais cela, n’est-ce pas ? — Oui. — Chacun de ces Dons, de ces éléments, donna naissance à une race d’êtres primordiaux connus sous le nom collectif de Premiers Nés. Des étoiles, de l’Éther, sont nés les Anciens Serennes, comme Merithyn. » Elynsynos s’éclaircit la gorge en un grondement titanesque qui fit trembler la barque sur laquelle était assise Rhapsody. « De la mer naquirent les Mythlins, le Vent mit au monde les Kiths, de qui ta propre race descend. » Rhapsody acquiesça d’un hochement de tête. « Et c’est la Terre mère qui a accouché de ma race, les Wyrms, les dragons, qui sont bien entendu le chef-d’œuvre du Créateur ; c’est la raison pour laquelle nous avons été conçus en dernier. » Elynsynos gloussa en apercevant le discret sourire de Rhapsody. » La deuxième race des Premiers Nés fut celle des F’dors, les Enfants du Feu. Mais depuis l’origine, les F’dors n’ont aspiré qu’à la destruction pure et simple de la Terre. J’imagine qu’il fallait s’y attendre ; le feu consume tout ce qui le nourrit, car sans ce carburant, il brûle jusqu’à extinction. Mais, comme on pouvait aussi le présumer, les autres races de Premiers Nés ne pouvaient laisser advenir une chose pareille, car ç’aurait été accepter que les Dons du Créateur disparaîtraient tous aux yeux du Temps, ne laissant derrière eux que le Néant, une fois encore. Ainsi, les autres races, Serennes, Kiths, Mythlins et – bien sûr – dragons conclurent une alliance inconfortable pour enfouir ces forces démoniaques au centre de la Terre, où il était possible de les emprisonner. » Inutile de dire que nous autres dragons n’étions pas enchantés par ce plan, dès le début. Il était pour nous abject qu’il incombe à la Terre, notre Mère, de retenir prisonnières en Son sein ces entités malfaisantes et monstrueuses, mais nous étions aussi conscients que la fuite des F’dors signifierait la destruction de la Terre. » Notre contribution à l’effort commun contre les F’dors consista à construire la crypte qui devint leur prison. Les dragons la creusèrent dans ce qu’ils possédaient de plus précieux, la Pierre Vivante, élément pur par excellence, la seule substance assez puissante pour les contenir. C’était là un sacrifice considérable, Beauté. C’est l’une des raisons pour lesquelles les dragons sont irascibles et jaloux de leur territoire ; nous estimons avoir plus investi dans ces terres que nous considérons comme nôtres car pour les protéger nous avons dû en sacrifier la sainteté. — Il me semble que cette interprétation du mythe est un peu exagérée, corrigea Rhapsody en souriant. Je ne trouve pas les dragons particulièrement irascibles, sauf lorsqu’on saute des détails d’une histoire. » Un regard de profonde tendresse passa dans les yeux prismatiques du dragon, qui céda bientôt la place à une expression plus grave. « Les races primordiales de cette alliance qui possédaient un corps comme toi, les Kiths, les Serennes et les Mythlins, furent désormais connues comme les Trois. » Rhapsody se redressa si vivement qu’elle manqua tomber de sa barque. « Les Trois ? — Oui. — Llauron nous a raconté une prophétie au sujet de la venue des Trois, l’Enfant du Sang, l’Enfant de la Terre et l’Enfant du Ciel par qui la blessure des Cymriens serait guérie et la paix restaurée. » Elynsynos eut un rire bref. « Tu es quelque peu en retard, Beauté. À l’époque dont je te parle, il n’y avait que cinq races au monde, les Premiers Nés. Leurs enfants, les Races Aînées, n’avaient pas encore vu le jour. Les Cymriens étaient pour résumer des races de la Troisième Ère, les descendants des Races Aînées. Ce nom, les Trois, date d’il y a bien longtemps, des millions d’années. Tu ne peux pas encore mesurer cela, tu es trop jeune. Mais un jour tu comprendras. Peut-être même vivras-tu assez longtemps pour embrasser une période aussi longue. Au bout de quelques millénaires, tu commenceras à trouver cela plus clair. » Elle rit de voir Rhapsody frissonner. « Les Trois avaient un corps qui ressemblait, au moins dans un de ses aspects, au corps humain actuel, poursuivit Elynsynos, tandis que les dragons avaient une morphologie reptilienne et que les F’dors ne possédaient pas d’enveloppe corporelle du tout. Selon la légende, le Créateur montra son image aux Trois au moment de leur conception, lesquels choisirent leur forme en fonction de celle-ci. Les dragons virent eux aussi l’image du Créateur, mais ils décidèrent de l’ignorer. Tu as forcément déjà entendu dire que nous n’en faisons qu’à notre tête. Comme tu peux l’imaginer, les F’dors quant à eux n’eurent jamais l’occasion de voir le Créateur. Il savait ces enfants bâtards du Feu intrinsèquement mauvais, aussi refusa-t-il de partager avec eux ce savoir. C’est sans doute pour cette raison que les F’dors n’ont pas de forme physique. » Ce qui m’amène à la tradition de l’âme. Tu dis que vous avez traversé le cœur de la Terre, pour venir de Serendair jusqu’ici ? — Oui, confirma Rhapsody. — Et qu’as-tu ressenti ? En tant que Lirin, étais-tu à l’aise là-bas, sous terre, séparée du ciel ? » Rhapsody ferma les yeux, essayant de contenir le souvenir qui s’immisçait sans cesse aux portes de sa conscience. « C’était comme une petite mort. » Elynsynos hocha la tête. « Le ciel nous relie à l’âme de l’univers, au Créateur, et quiconque cherche à faire partie de cette âme collective doit rester en contact avec lui. Sans lui, pas de lien possible avec ses congénères, pas d’immortalité après la mort. Ta race descend du vent et des étoiles ; vous en avez une compréhension innée. C’est pourquoi vous entendez le chant de l’univers, pourquoi vous joignez votre voix à la sienne : vous faites partie de cette âme collective. Les autres, seul le Néant les attend, le grand Rien. » Parce qu’ils ont choisi de vivre loin du ciel, les dragons, les F’dors et même les Mythlins n’ont pas d’âme. Les Mythlins ont choisi d’habiter les mers, de s’isoler de leurs races voisines, tout comme les dragons se sont réfugiés au cœur de la Terre. Les enfants de la mer issus des Mythlins, sirènes, tritons, nymphes marines et leurs semblables, vivent des milliers d’années, mais lorsqu’ils meurent, leur âme ne monte pas vers les étoiles. Elle se transforme en écume sur la crête des vagues puis disparaît, et leur seule immortalité réside dans la mémoire de ceux qui les ont connus. » Et il en sera de même pour moi. Lorsque je finirai par me lasser de la vie, lorsque la douleur qu’elle m’impose sera devenue trop lourde à porter, je reposerai sans désir de me relever. Telle sera ma fin. Puis mon corps se décomposera ici, dans ma tanière, mon sang suintera dans la Terre et constituera un jour ces veines de cuivre que les hommes exploitent, et dont ils font des pièces et des bracelets. » Tu aimes le cuivre, Beauté ? Ce n’est rien d’autre que le sang répandu des dragons de mon espèce, tout comme la veine d’or qui a servi à forger ton médaillon courait autrefois dans le corps d’un dragon doré. Les émeraudes, les rubis, les saphirs… le sang coagulé d’anciens dragons de races inférieures, de couleurs diverses. C’est ce que nous laissons derrière nous, dans l’espoir que le Temps conservera ce souvenir de nous, mais ce n’est jamais le cas. Il ne sert finalement qu’à orner la poitrine des femmes et la tête vide des rois. » Mais si tu te souviens de moi, Beauté, si tu te souviens vraiment de moi, pas des légendes, pas de l’histoire, alors en un sens je survivrai, du moins un peu. J’atteindrai une part de cette immortalité, de cette éternité à laquelle je n’ai pas eu droit car je n’ai pas d’âme, car je suis restée sous terre et n’ai pas touché le ciel. » Dans les paroles de la bête résonnait une légère nostalgie, à peine une pointe de mélancolie, mais le cœur enchanté de Rhapsody entendait là des mots d’une tristesse infinie. Le chagrin monta en elle jusqu’à la submerger. Sans y réfléchir, elle bondit de sa barque et, sanglotant, jeta les bras autour de la jambe d’Elynsynos. « Non, hoqueta-t-elle, secouée par la force de la douleur intérieure. Non, Elynsynos, vous vous trompez. Vous avez partagé l’âme de Merithyn ; je suis sûre qu’une partie l’accompagne désormais. Vous avez eu des enfants ; ce ne peut être qu’une forme d’immortalité. Et vous avez touché le ciel, puisque vous en touchez un enfant en ce moment même. Vous avez touché mon cœur si profondément que ce lien demeurera à jamais. Je serai votre âme, si vous avez besoin de moi. » Avec tendresse, le dragon se mit à caresser de sa patte la chevelure dorée de la jeune femme. « Prends garde, Beauté, prends garde de ne pas te renommer. Il y a en toi un tel pouvoir que tu pourrais donner réalité à ce vœu, et alors tu deviendrais mon esclave. Mais je suis heureuse de savoir que j’ai bien une âme, et qu’elle est d’une telle beauté. » Le dragon tapota doucement la tête de Rhapsody, et la Baptistrelle retourna s’asseoir sur sa barque. « Tu as raison, au sujet de mes enfants, bien qu’ils paraissent si loin et si étrangers que je les considère rarement comme miens, surtout Anwyn. » Les races sans âme ont parfois un désir très profond d’engendrer une descendance, quelle qu’elle soit, pour garantir leur immortalité. C’est pourquoi le F’dor a créé le Rakshas. Il voulait une progéniture, mais à l’évidence le Rakshas est un bâtard, car le F’dor aurait eu à ouvrir sa propre essence de vie pour engendrer un enfant qui soit complètement le sien, ce qui l’aurait affaibli plus qu’il ne l’aurait consenti. N’en est-il pas de même pour chaque parent ? N’échange-t-on pas un peu de son âme contre une parcelle d’éternité ? — J’imagine que si, approuva Rhapsody en écartant une mèche de ses yeux. Je n’y avais jamais pensé en ces termes. — Il existe de nombreuses raisons, égoïstes ou généreuses, pour lesquelles on met des enfants au monde. Le F’dor voulait le Rakshas pour assouvir ses caprices dans le monde des hommes. C’est un jouet, un instrument pour accomplir son but ultime. — Quel est ce but, Elynsynos ? Cherche-t-il le pouvoir ? Veut-il régner sur le monde ? — Tu penses en humain, Beauté, gloussa Elynsynos. Pour comprendre les motivations du F’dor tu dois penser en F’dor, autant que faire se peut, car ce sont des forces de chaos et leurs actions comme leurs intentions ne sont pas aisément prévisibles. Les F’dors utilisent aussi les humains, pour parvenir à leurs fins. Ils ne cherchent pas à prendre le pouvoir ou à régner sur les masses, ou encore à opprimer leurs ennemis ; ils n’ont qu’une seule idée en tête, finalement. Tout ce qu’ils souhaitent, c’est la destruction et la mort, et cette friction du conflit qui leur offre puissance et plaisir. Leur but ultime les amènera à se détruire eux-mêmes, puisqu’ils veulent réduire la Terre à néant. Ainsi, ils n’existeront plus que dans le Monde Souterrain, et dans les cauchemars. Comme nous tous. 11 UN SILENCE LOURD S’EMPARA DE LA CAVERNE lorsque retomba l’écho de la voix du dragon. La lueur des flammes illuminant les lustres tremblotait sur le visage lisse de la Barde, soudain blême dans la pénombre. Elynsynos baissa lentement la tête pour amener son regard à hauteur de celui de Rhapsody. Il y avait dans les yeux de la bête un air de compréhension mêlée de compassion, qui démentait la profonde solennité de son expression. « Qu’est-ce qui ne va pas, Beauté ? demanda-t-elle d’une voix douce comme la stridulation des ailes du criquet. Quel souvenir te revient ? » Rhapsody ferma les yeux, se débattant contre les images du pire cauchemar qu’elle avait connu lors de son séjour sous la Terre. Achmed l’avait tirée de ce sommeil agité pour l’emmener dans un vaste tunnel au fond duquel il entendait battre un immense cœur, du rythme lent de l’hibernation reptile. Une chose terrible repose ici, une chose plus puissante et plus effroyable que vous ne pouvez l’imaginer, une chose que je n’oserais pas même nommer. Ce qui sommeille dans ce tunnel, aux confins du ventre de la Terre, ne doit pas se réveiller. Jamais. Il avait craint de parler, de prêter sa voix à la légende ancestrale. C’était la première fois, dans son souvenir, qu’il ne s’était montré ni insolent, ni arrogant. La première fois qu’elle avait vu de la peur dans ses yeux. Dans l’Avant-Temps, alors que naissaient la Terre et les mers, un œuf fut volé à l’ancêtre de la race des dragons, le Wyrm Premier. Cet œuf a été caché ici, au cœur de la Terre, par une race d’êtres démoniaques nés du Feu élémentaire. Le wyrm qui naquit de cet œuf a grandi ici, dans les étendues glacées des entrailles de la Terre, il a grandi, jusqu’à ce que ses anneaux se soient enroulés autour du cœur même de la Terre. Son corps représente une part importante de la masse du monde. Il est aujourd’hui endormi, mais ce que ce démon veut bientôt faire, c’est le convoquer et le jeter contre cette Terre. Il a le pouvoir de consumer toute la Terre. C’était l’intention des voleurs qui l’ont déposé ici. Il attend l’appel du démon, dont je sais avec certitude qu’il se produira bientôt. Je le sais parce qu’il avait l’intention de se servir de moi pour précipiter les choses. Et s’il n’entend pas l’appel ? avait-elle demandé. Si nous pouvions brouiller celui-ci, empêcher la bête de l’entendre correctement, ou de le sentir, peut-être resterait-elle endormie sans répondre. Du moins pour un petit moment. Ils avaient alors pris des mesures pour prolonger son sommeil, avait tendu une toile musicale dans le tunnel qui tissait d’interminables mélodies dissonantes, afin de rendre inaudible l’appel du démon. Achmed l’avait prévenue que cette solution ne serait que temporaire. Et même dans ce cas, Rhapsody, vous ne feriez que gagner du temps. Vous n’aurez jamais le pouvoir de la détruire complètement, ni moi, ni aucune âme qui vive. « Il dort toujours », la rassura Elynsynos. Rhapsody, brutalement arrachée à ses souvenirs, sursauta. Le dragon avait lu dans ses pensées. L’air de panique qui se peignit brusquement sur le visage de la jeune femme fit glousser l’animal. « Non, Beauté, je n’ai pas le pouvoir de décrypter tes pensées, sauf lorsque tu penses à l’Enfant Endormi. » Rhapsody cligna les yeux. « Ce n’était pas le cas, objecta la jeune femme, je pensais à… — Ne jouons pas sur les mots ; je sais ce que tu as vu au centre de la Terre. Tu pensais à l’instant à une chose dont seuls les dragons et les F’dors ont connaissance, une chose infinie et ancestrale qui est une abomination dans la tradition magique de ma race. Tu l’as vue par accident. Tu es désormais l’une des très rares créatures vivantes à connaître son existence. » Cette entité que tu as aperçue en pensée il y a un instant est l’antithèse exacte de ton Donneur de Vie. Ce fut le Premier Enfant de notre race, enlevé alors qu’il était encore dans l’œuf et élevé par des êtres diamétralement opposés à nous. Là où nous chérissons la Terre et toutes ses richesses, les F’dors n’aspirent qu’à la réduire en cendres pour assouvir leur propre lubricité. Cet enfant n’est plus un wyrm ; les F’dors l’ont empoisonné, possédé, comme ils auraient investi un hôte humain. Désormais il fait partie de la Terre, il en est une part importante et un jour il se lèvera pour venir réclamer son dû. Si tel est notre destin, alors qu’il en soit ainsi. Mais c’est là un mystère sacré, un mystère que nul dragon ne prononce, hormis dans le chant ou la prière. Nous prions pour que le Premier Enfant reste endormi. Le chant des dragons lui sert de berceuse. — L’Enfant Endormi, murmura Rhapsody. Ces paroles avaient un sens différent, dans la tradition orale de Serendair. Dans nos légendes, l’Enfant Endormi était Melita, une étoile tombée du ciel. Tombée dans la mer non loin de l’Île, entraînant pour toujours avec elle dans les flots une grande partie de ce qui fut la Terre. Mais la mer ne suffit pas à l’éteindre. L’étoile demeura sous les vagues, bouillonnant d’un feu contenu, jusqu’au jour où elle se dressa… » Sa voix tremblante la contraignit à s’interrompre. Lorsqu’elle eut repris contenance, elle poursuivit. « Elle se dressa et vint récupérer tout ce qu’il restait de l’île pour l’attirer vers le fond, cette fois-ci dans un tourbillon de feu volcanique. » Peut-être que ce nom, quel que soit l’usage qu’on en fait, annonce la mort de nos races respectives, suggéra Elynsynos. Merithyn me chantait une chanson de votre contrée qui parlait de l’Enfant Endormi. Voudrais-tu que je t’en répète les paroles ? — Oui, s’il vous plaît. » La monumentale créature se redressa, animée d’une brusque quinte de toux. Les lustres en vibrèrent au-dessus de leur tête. Des vagues multicolores en churent sur les eaux du lagon, au même rythme frénétique que le cœur de Rhapsody. Lorsque le dragon reprit la parole, sa voix n’avait plus son timbre harmonique et démultiplié, mais les accents sonores, profonds et mélodiques du baryton, chargés de magie et de l’écho des jours passés. La voix de Merithyn. L’Enfant Endormi, des trois le dernier né, Vit dans les rêves, bien que la Mort soit venue Écrire son nom au plus profond de son cœur déchu Et que personne encore n’ait songé à le pleurer. La deuxième, qui gît dans le sommeil profond, Entre un ciel d’eau et les sables inconstants, Attend, les mains croisées, patiemment, Le jour où elle se dressera de ces fonds. Quant à l’aîné, qui repose aux confins De la crypte à jamais silencieuse de la Terre, Il n’est pas encore là, mais sa naissance amère Signera du Temps même la fin. Les mots se répercutèrent contre les murs de la grotte à travers l’air rance. Rhapsody garda le silence de peur de faire exploser son propre cœur. Le dragon finit par reprendre la parole. « À la naissance, mes filles avaient les yeux fermés, comme des chatons, dit Elynsynos, ayant retrouvé sa voix polytonale. Elles avaient l’air endormies, et pendant un moment j’ai cru qu’elles étaient les trois enfants de la prophétie, mais bien sûr, ce n’était pas le cas. Comme tout autre dragon, je connaissais la nature de l’aîné. Merithyn avait fait allusion à l’Enfant Endormi, au large de la côte de sa terre – de ta terre – natale. Il devait s’agir de la cadette, je suppose. — Ainsi il en existe un troisième ? demanda Rhapsody, nerveuse. Un autre Enfant Endormi ? Le benjamin ? — Il semblerait », sourit Elynsynos. La vision de cette mâchoire monumentale, ornée d’un sourire qui faisait miroiter dans la lumière pâle une rangée de crocs acérés comme des poignards, avait quelque chose de touchant et de macabre à la fois. « Il semblerait aussi que chacun de ces enfants endormis soit appelé à devenir un instrument du F’dor, pour l’aider à précipiter la fin du monde, sa disparition par le feu, d’une manière ou d’une autre. — J’avais prié pour que l’ascension du second, l’Enfant Endormi, mette fin à tout ça, soupira Rhapsody. Nous pensions que le F’dor qui avait l’intention de convoquer… ». Elle étouffa la suite dans sa gorge lorsque le dragon la mit en garde d’un regard terrifiant. « Nous pensions que le F’dor qu’Achmed avait connu dans l’ancien monde était mort. Son dernier serviteur vivant, l’un des mille yeux qu’il avait nommés le Shing, nous l’avait dit avant de disparaître. Il a affirmé que le F’dor était mort, homme et esprit démoniaque. Ce qui signifiait que… ce que nous redoutions ne se produirait jamais. » Le gigantesque serpent s’étira, et un ouragan de reflets miroita sur ses innombrables écailles cuivrées. « Le démon que nous avons connu a peut-être été détruit, comme tu le dis. Peu importe… tout F’dor connaît le secret du Wyrm, sait comment le convoquer, à condition de devenir assez puissant. — Et le dernier dont vous parliez, Elynsynos ? s’agissait-il d’un démon différent de celui qu’a connu Achmed ? — Je l’ignore. Il a pu s’en échapper un autre lorsque l’étoile sous les vagues est entrée en éruption. Difficile à dire, Beauté. Il n’en reste pas beaucoup, rescapés de la nuit des Temps, mais ils viennent sans prévenir et se cachent dans un hôte en attendant leur heure, gagnant en puissance en même temps que leur hôte. Lorsqu’ils sont devenus assez forts, ils choisissent un hôte plus prometteur, en général plus jeune que celui dont ils occupent le corps. Le F’dor ne peut prendre possession que d’un être plus faible ou d’un pouvoir égal ; il ne peut soumettre quiconque d’un pouvoir supérieur au sien. » Rhapsody hocha la tête. « Savez-vous qui c’est, Elynsynos ? — Non, Beauté. Il a souvent changé d’hôte, au fil des ans. Je le sens lorsqu’il est proche, ce que sachant, il s’est tenu à distance. Ce pourrait être n’importe qui. » Si tu ne dois te rappeler qu’une seule chose, de tout ce que je t’aurai dit, que ce soit celle-ci : ce sont des menteurs-nés, et leurs mensonges corrompront ta nature de Baptistrelle, puisque tu as fait serment de vérité. Leur plus grande habileté consiste à retourner les forces de leur victime contre elle ; dans notre cas, ils ont su profiter de la nature destructrice des dragons, pour la transformer en une arme redoutable, capable d’accomplir leurs desseins capricieux. Il en sera de même avec toi, à la différence près que la cible sera ta crédulité. Prends garde, Beauté. Ils sont comme cet invité dans ta tanière, dont tu ne vois que trop tard qu’il a pillé ton trésor. — Llauron m’a répété une prophétie qu’il tenait de Manwyn, et qui parle d’un invité indésirable, fit remarquer Rhapsody. Est-ce qu’il aurait pu s’agir du F’dor ? » Autour du dragon, l’air se mit à bourdonner, signe du vif intérêt de la bête. « Je ne connais pas cette prophétie. » Rhapsody ferma les yeux pour mieux se remémorer cette nuit dans la forêt, où Llauron la leur avait racontée. Achmed et Grunthor étaient là, eux aussi. La jeune femme fouilla dans son sac et en sortit un petit carnet dans lequel elle consignait des récits ou légendes qu’elle avait appris, depuis son arrivée dans le nouveau monde. « Voilà : Parmi les derniers partis, parmi les premiers arrivés, Indésirables cherchent un accueil en terre nouvelle. La puissance gagnée en étant les premiers, Fut perdue en étant les derniers. Des hôtes l’élèveront, inconscients, Comme l’invité accueilli par les sourires Tout en empoisonnant secrètement le garde-manger Jalousement gardé de son propre pouvoir. Jamais cet hôte n’a ou ne devra engendrer d’enfants, Pourtant toujours il cherche à se reproduire. Elynsynos soupira. « Manwyn a toujours été la plus étrange des trois, murmura-t-elle. Je ne sais pas pourquoi elle ne se contente pas de s’exprimer clairement. Oui, Beauté, on dirait bien qu’il s’agit du F’dor. Pour un démon de cette envergure, procréer demande des forces considérables et présente un grave danger. En mettant à contribution le corps de son hôte, il s’affaiblirait lui-même, il briserait son essence vitale pour en donner une partie à son enfant. Les F’dors sont bien trop jaloux de leur puissance et avides de pouvoir pour en céder la moindre parcelle, c’est pourquoi ils doivent avoir recours à d’autres moyens de reproduction. — En créant des Rakshas, par exemple ? — Oui, ma Beauté d’âme. En un sens, le F’dor n’est pas si différent des anciens dragons, quand il s’agit de se reproduire hors de leur race. Lorsque nous avons mesuré l’erreur que nous avions commise en refusant de prendre une forme semblable à celle du Créateur, nous avons tenté de la rectifier. Quelle ironie, vraiment ; les rares humains dont le sang est mêlé à celui des dragons, plutôt que d’essayer de devenir plus humains, cherchent en général à abandonner leur humanité pour reprendre une forme reptilienne, ce qui revient en quelque sorte à sacrifier leur âme. » Dans la mesure où les dragons ne pouvaient s’accoupler avec les races des Trois, ils tentèrent de façonner une race proche de l’humain à partir des quelques fragments de Pierre Vivante qui restaient après la construction de la crypte. Il en résulta des créatures rares et magnifiques. On les appela Enfants de la Terre ; elles avaient une forme humanoïde, du moins aussi proche de l’humain qu’un dragon pouvait le concevoir. » Elles étaient par bien des aspects de brillantes créations, et par d’autres de véritables abominations, mais du moins étaient-elles capables de se croiser avec les Trois. À la différence des Rakshas, les Enfants de la Terre avaient une âme car contrairement aux F’dors, les dragons étaient disposés à céder une partie de leur essence de vie pour les mettre au monde. Leur progéniture, les Races Aînées qu’ils ont produites, sont les natifs de la Terre, qui cherchent à vivre en Son sein, mais dont l’âme touche le ciel. » Rhapsody écrivait frénétiquement dans son journal. « Et quelle forme prennent ces races ? — La descendance des Enfants de la Terre et des Serennes était une race connue sous le nom de Gwadds, un peuple petit et mince profondément lié à la magie innée de la Terre. Un mélange de la Terre et des étoiles. » Rhapsody s’interrompit pour lever les yeux d’un air triste. « Je me rappelle les Gwadds de l’ancien monde, dit-elle avec nostalgie. — De tous les petits-enfants des dragons, ceux-là sont mes préférés, poursuivit Elynsynos. Je suis aussi très attachée aux Nains. Eux sont issus du croisement des Enfants de la Terre et des Mythlins. » Ce sont des sculpteurs, des mineurs et des tailleurs de pierre naturels, car de l’un de leurs parents ils tiennent la tradition de la Terre, et de l’autre, celle de la mer. Sous leur main, le granit devient liquide. » Rhapsody hocha la tête et retourna à ses notes. « Et les Kiths ? La race de l’air a-t-elle produit des Natifs de la Terre ? — Oui. Cet alliage s’appelait Fir-bolga. Littéralement, vent de la Terre. » La Baptistrelle leva la tête vers le dragon, bouche bée. « Fir-bolga ? Firbolg ? Les Bolgs descendent des dragons ? — Eh bien, en un sens. On pourrait dire que ce sont des petits-enfants adoptifs, puisque les Enfants de la Terre furent sculptés dans la Pierre Vivante par les dragons, et qu’ils n’y sont pas directement liés par le sang. Les Kiths étaient une race rude, et les Bolgs le sont aussi, mais ils chérissent la Terre d’un amour authentique, et moi je les aime beaucoup, en dépit de leurs manières grossières. De tous les Natifs de la Terre, ce sont ceux qui ont le plus de points communs avec leurs grands-parents wyrms. » Rhapsody éclata de rire. « Apparemment je pourrais vraiment être l’âme d’un dragon. J’ai adopté une douzaine de petits-enfants firbolgs, moi-même. » Son visage retrouva sa gravité. « À ce propos, Elynsynos, j’ai quelque chose à vous demander. — Quoi donc, Beauté ? — Vous n’avez pas l’intention de punir les Bolgs pour avoir eu la dague en leur possession, n’est-ce pas ? — Bien sûr que non. Ma nature de dragon ne fait pas de moi un monstre capricieux. » Un de ses yeux énormes se ferma. De l’autre, la bête considéra la jeune femme d’un regard sévère. « Tu as lu ces inepties, La Fureur du Wyrm ? » À la lueur des lustres, le visage de Rhapsody vira au cramoisi. « Oui. — Ça n’a aucun sens. J’aurais dû dévorer vivant le scribe qui l’a recopié. À la mort de Merithyn, j’ai bien songé à faire brûler vif tout le continent, mais tu es bien placée pour savoir que je ne l’ai pas fait. — Oui, il me semble que vous vous êtes abstenue. — Crois-moi, si je devais tout saccager, ce continent ne serait plus rien d’autre qu’un gigantesque lit de braises rougeoyantes, et il fumerait encore à ce jour. » Rhapsody sentit un frisson la parcourir. « Je vous crois. Et je suis bien heureuse d’apprendre que vous ne tenez pas les Bolgs pour responsables. » Les visages de ses amis et de ses petits-enfants lui apparurent en souvenir. « Et, quel que soit mon désir profond de rester ici pour toujours avec vous, il faut vraiment que je retourne auprès d’eux. — Tu pars maintenant ? — Il le faut. J’aimerais tellement pouvoir rester plus longtemps, soupira Rhapsody. — Tu reviendras, Beauté ? — Oui, c’est promis », répondit la jeune femme. Puis elle repensa à Merithyn. « Si je suis en vie, Elynsynos. La seule chose qui pourrait m’empêcher de revenir vous voir, c’est la mort. » Le dragon raccompagna Rhapsody le long du tunnel. « Tu ne dois pas mourir, Beauté. Si tu meurs, mon cœur en sera brisé. J’ai perdu mon seul amour, je ne veux pas perdre mon unique amie. » Elle s’arrêta devant l’une des figures de proue de son trésor, incrustée de sel et à la peinture écaillée. « C’est la proue du navire de Merithyn. » Rhapsody leva les yeux vers la statue de bois. Elle représentait une femme à chevelure dorée, la poitrine dénudée et les bras tendus vers le néant. Ses yeux délavés par les vagues étaient aussi verts que la mer. « Elle te ressemble », fit remarquer Elynsynos. Rhapsody contempla d’un air dubitatif l’ample poitrine de la figure de proue, puis baissa les yeux sur son propre buste. « Même pas dans mes rêves les plus fous. Mais merci pour la comparaison. » 12 UNE OBSCURITÉ SI DENSE RÉGNAIT DANS L’ENFILADE de tunnels souterrains qu’il devenait difficile de distinguer la Grand-Mère, tandis qu’elle les menait de plus en plus profond dans la terre. De temps à autre, Grunthor percevait le chuchotis de sa robe ou le craquement du sol sous ses pieds nus, mais la progression de la femme demeurait presque totalement invisible et silencieuse, à la lueur tremblotante de leur torche. La lumière vacillante ne jetait qu’une clarté incertaine sur les parois du tunnel, mais ce qu’Achmed et Grunthor apercevaient du décor qui les entourait leur fit regretter de ne pas avancer plus lentement, pour prendre le temps d’observer. Contrairement aux murs bruts des terriers que creusait Grunthor, ces couloirs portaient la marque d’un agencement architectural précis, bien que très différent de celui conçu par les Cymriens. Les parois étaient lisses et planes, gravées des vestiges d’anciens reliefs qui les avaient jadis ornées, tous encrassés d’une épaisse couche de suie et de traînées noirâtres laissées par les flammes des forges où l’on coulait le métal. Il avait beau s’être passé une éternité depuis le pillage, l’odeur demeurait, devenue partie intégrante des murs de pierre et de l’air qu’ils contenaient. Au bout de quelques mètres, le tunnel déboucha sur une immense caverne. Le plafond de basalte était presque aussi haut que celui du Loritorium, taillé dans la terre même, et poli. Plus loin, au-delà d’une autre ouverture sur une autre chambre, se dressait un immense arc gravé d’une inscription. Aucune des lettres, aussi hautes qu’un homme de bonne taille, ne provenait d’un alphabet connu de l’un ou l’autre des Firbolgs. Les parois de la caverne étaient elles aussi patinées d’une épaisse couche de fumée et souillées de traînées de suie. De cette vaste grotte partaient des tunnels dans toutes les directions. La Grand-Mère s’arrêta devant l’entrée de la salle et, de son long doigt osseux, désigna l’inscription massive sur l’ogive. « Que celui qui dort dans la Terre repose en paix ; son réveil est l’augure de la nuit éternelle », traduisit-elle. De nouveau, elle avait parlé sur un mode diaphonique, sans former réellement aucun mot. Grunthor et Achmed frissonnèrent intérieurement en se remémorant leur interminable marche le long de la Racine qui suivait l’Axis Mundi. Ils avaient eux-mêmes vu quelque chose de profondément endormi dans les entrailles de la Terre. Ni l’un ni l’autre ne démentit le sens de l’inscription. La Grand-Mère croisa de nouveau les mains devant elle et les considéra d’un air grave. « En son temps, ce lieu était connu sous le nom de la Colonie, dit-elle dans son langage sifflant et cliquetant dépourvu de mots. Avant la fin, c’était une ville-état de 112 938 Dhraciens. Éteignez votre torche. Je vais vous montrer la raison pour laquelle mes ancêtres ont bâti la Colonie en ces lieux. » Achmed jeta au sol les restes de la torche et l’écrasa d’un coup de talon. Un plumet de fumée s’éleva dans la grotte, puis se dissipa en un instant. La Grand-Mère se retourna et se dirigea vers la salle au-delà de la voûte. Les hommes franchirent l’arc à sa suite et avancèrent dans l’obscurité croissante. Il fallut un certain temps aux yeux sensibles d’Achmed pour s’adapter à la pénombre de la salle, aussi épaisse et palpable que de la nuit liquide. À l’instant où il commençait à discerner ce qui l’entourait, la Grand-Mère fît jaillir une petite étincelle de la paroi en lui donnant un léger coup. Achmed comprit qu’il s’agissait d’un spore semblable à ceux dont ils s’étaient servis lors de leur périple, un champignon produisant de la lumière lorsqu’on le frottait. L’éclat lui brouilla de nouveau la vue, et il lui fallut encore un temps d’adaptation. La vieille Dhracienne monta une volée de marches menant à une dalle de terre battue, et tendit la main au-dessus d’elle. Elle s’écarta dès lors que s’élargit le cercle lumineux diffusé par le spore. Au bout d’une minute, Achmed et Grunthor constatèrent qu’elle l’avait placé dans une petite lanterne, globe de lumière tamisée accroché au plafond. À la lueur de la lampe, ils purent enfin voir les dimensions de la pièce. De forme triangulaire, elle était dotée d’un passage protégé par des portes massives en fer ouvrant sur la grotte qu’ils venaient de quitter. Les murs polis se rejoignaient en une pointe aux arêtes incurvées d’où pendait le globe, au bout d’une longue chaîne de métal terni. Les parois étaient dénuées de toute ornementation. Sous la lanterne apparaissait un grand catafalque d’obsidienne, une plateforme sur laquelle pouvait reposer un cercueil. Dans l’ombre projetée par le globe, il s’avéra en effet qu’un corps en costume d’apparat y était allongé. Achmed et Grunthor s’approchèrent. La dormeuse ne ressemblait à rien de ce qu’ils avaient vu jusqu’à ce jour. Elle avait le corps d’une femme adulte mais le visage d’une enfant, la peau grise et polie, comme sculptée dans la pierre. Sans le va-et-vient paisible de sa respiration, on l’aurait en effet prise pour une statue. Sous la surface de cette peau légère et translucide, la chair était plus sombre, dans des teintes allant du brun au vert, en passant par le mauve et le rouge profond, mêlés ensemble comme des filons d’argile colorée. Ses traits étaient à la fois rudes et lisses, comme si le visage avait été taillé au moyen d’outils grossiers, puis poli avec précaution par le temps. Au-dessous du front brut, les sourcils et les cils semblaient constitués de brins d’herbe séchée, rappelant sa longue chevelure végétale. Dans la semi-pénombre, les tresses ressemblaient à du blé ou à de hautes herbes blanchies, coupées à longueur égale et retenues par des liens délicats, et les racines étaient aussi vertes que l’herbe tendre du printemps. « Voici une Enfant de la Terre, née de la Pierre Vivante », dit la Grand-Mère d’une voix douce. Les rythmes subtils de son langage bourdonnant faisaient vibrer leur peau plus que leurs tympans. Elle passa une main attentionnée dans les boucles rêches de l’enfant. « Nuit et jour, en toute saison, elle dort. Elle est ici depuis avant ma naissance. J’ai juré de la veiller même après que la Mort m’aura rendu visite. » Elle leva les yeux, deux ovales noirs miroitant dans l’ombre. « Et vous aussi. » La vieille femme laissa reposer ses doigts osseux sur le front de l’enfant, puis monta les marches jouxtant le catafalque pour éteindre la lumière. « Venez », ordonna-t-elle en quittant la pièce. Les deux Bolgs contemplèrent un instant le visage de pierre de l’Enfant de la Terre tandis qu’il sombrait de nouveau dans l’obscurité, puis suivirent la Grand-Mère. Lorsque Rhapsody émergea de la grotte, la terre lui parut infiniment plus verte, le ciel d’un bleu plus intense que le jour de son départ. Combien de jours ai-je passés à l’intérieur ? se demanda-t-elle. Deux ? Cinq ? Elle n’en avait aucune idée. Elle parcourut les alentours du regard pour retrouver ses marques, et éventuellement prendre la direction du sud-est. Cette route la mènerait jusqu’à la limite boisée de Tyrian, royaume des Lirins, au-delà des frontières de Roland et, avec un peu de chance, jusqu’à Oelendra. Rhapsody descendait le long des rochers glissants jusqu’au bord du lac lorsque quelque chose lui toucha le bras. « Rhapsody ? » Elle sursauta de terreur et tira instantanément sa dague ; son agresseur était trop près pour l’épée. Ashe leva les mains et recula d’un pas. « Désolé. » Rhapsody poussa un soupir furieux. « Vous voulez bien arrêter de faire ça tout le temps ? Vous allez finir par me faire avoir une crise cardiaque. — Je vous demande pardon, vraiment, s’excusa-t-il en croisant calmement les bras. Je vous attends depuis notre séparation. Je voulais m’assurer que vous ressortiriez. — Je vous ai dit que tout irait bien. » Sa respiration était presque revenue à la normale ; elle entendit soudain la voix d’Elynsynos résonner dans sa mémoire. Et écoute-moi bien : il est tout près, à présent, tout près d’ici. En partant, sois très prudente. Des gouttelettes de sueur perlèrent à son front. Le dragon ne parlait pas d’Ashe, c’est impossible, pensa-t-elle. Quand elle y réfléchissait, cette idée paraissait totalement saugrenue. Il se trouvait seul avec elle depuis des semaines. S’il avait eu l’intention de s’en prendre à elle, il en aurait maintes fois eu l’occasion. Sauf s’il avait des raisons de la suivre. « Rhapsody ? Vous allez bien ? » Elle leva les yeux vers la capuche, n’y voyant que l’obscurité. Puis le souvenir de son visage lui revint, ce regard hanté et incertain, et sa réserve s’évanouit. « Tout va bien, affirma-t-elle en souriant. Par le plus grand des hasards, vous ne sauriez pas comment aller chez Oelendra ? — Je sais me rendre à Tyrian. — Vous pouvez me dessiner une carte ? C’est ma destination. — Vraiment ? Pourquoi ? » Rhapsody s’apprêta à répondre, puis se ravisa. « J’aimerais la voir – Elynsynos pense que je devrais. Peut-être que j’obtiendrai là-bas des réponses, parmi les Lirins. » Ashe acquiesça. « Peut-être. Eh bien, par chance, Tyrian se trouve justement sur mon chemin à moi aussi. Puis-je vous escorter jusque-là ? — Je ne voudrais vraiment pas vous obliger une fois de plus », risqua-t-elle d’un ton incertain, au souvenir d’une de leurs conversations au coin du feu. Il devait avoir hâte de rejoindre son aimée, depuis tout ce temps. « Comme je vous le disais, c’est sur mon chemin de toute manière. Cela ne me contraindrait aucunement, et je serais plus tranquille de vous savoir entre les mains expertes d’Oelendra. Qu’en dites-vous ? — Alors volontiers, répondit-elle en vérifiant son paquetage. Dans ce cas, on y va ? » Ashe hocha la tête, se tourna vers le sud et enjamba sans mal les pierres visqueuses du plan d’eau miroitant qui reflétait la brume exhalée par la caverne du dragon. Rhapsody le suivit sur la rive du lac jusqu’à la vallée endormie. Lorsque l’entrée de la grotte fut presque hors de vue, elle s’immobilisa et lui jeta un dernier regard. « Au revoir, mon amie. Je t’aime », murmura-t-elle. Le vent se leva doucement dans les arbres et vint caresser son visage et les mèches folles de sa chevelure. 13 RHAPSODY SE SENTAIT COMME UNE ENFANT un secret. Les jours qui suivirent son départ de la caverne, elle rayonnait d’un éclat particulier qu’elle n’expliquait pas. Ashe supposait qu’elle se serait volontiers étendue sur le sujet, si elle avait pu trouver les mots, mais qu’aucun mot n’existait pour décrire ce qu’elle avait vu et vécu dans la grotte. Le voyage se déroula dans une ambiance bien plus joviale, en dépit de toute la pluie et de la boue qu’ils devaient affronter. Elle semblait lui avoir pardonné son comportement passé, et tantôt plaisantait avec lui sans complexe ou marchait en silence d’un pas alerte qui laissait deviner une excitation singulière, sous la surface. Cet état second fascinait la nature de dragon d’Ashe et accrut sa fascination pour Rhapsody, qui touchait aussi sa nature d’homme. De temps à autre, lorsqu’ils s’arrêtaient pour se restaurer, ou le soir autour de leur feu de camp, il la surprenait à le regarder d’un air pensif, comme si elle essayait de se remémorer les traits qu’elle avait aperçus sous sa capuche. Lorsque leurs regards se croisaient, elle lui souriait. Et bien qu’il s’agît là du même sourire que celui qu’il lui avait vu adresser à ses amis ou à des connaissances, il sentait quelque chose de spécial qui le rendait unique, tout à lui. Étant donné l’effet que produisait chez lui cette certitude, il bénissait sa quasi-invisibilité. Au bout de trois jours de voyage, et d’autant de pluie et de boue, ils débouchèrent sur une clairière. Rhapsody discernait au loin le bruit d’une cascade mais, pour une raison inconnue, elle peinait à en localiser la provenance exacte. Après quelques minutes, elle acquit la certitude qu’ils avaient tourné en rond, ce qui se confirma encore lorsqu’ils passèrent pour la troisième fois devant le même buisson d’avelines. Elle s’immobilisa au milieu du sentier. « Est-ce que nous sommes perdus ? — Non. — Alors pourquoi me faire tourner en rond ? » Ashe soupira, et Rhapsody crut discerner un sourire dans sa voix : « Pendant un instant, j’ai oublié que vous étiez lirin. N’importe qui d’autre ne s’en serait pas rendu compte. — Eh bien ? » L’agacement de la jeune femme était perceptible. « Je suis désolé, finit par répondre Ashe. Je vous expliquerai tout quand nous serons arrivés à notre refuge. — Notre refuge ? — Oui, il y a par ici un endroit où nous pourrions tous les deux prendre un bain et où au moins l’un de nous pourrait dormir dans un lit. Tous les deux, si vous le voulez. » Il avait repris son air taquin. « Mais vous ne souhaitez pas que je puisse le retrouver. » Il soupira de nouveau. « C’est exact. » Rhapsody soupira à son tour. « Est-ce que ça aiderait, si je fermais les yeux ? — Ce ne sera pas nécessaire, fit Ashe dans un éclat de rire. Venez, je vais vous montrer où c’est. » Le bruit de l’eau se fit plus prégnant lorsqu’ils pénétrèrent dans un bosquet de frênes et de pommiers sauvages qui commençaient tout juste à fleurir. Rhapsody observa les alentours avec ravissement. Elle écarta une lourde branche et pénétra dans le bosquet en pivotant doucement sur elle-même, embrassant du regard les délicats boutons rose pâle et blancs, ainsi que l’écorce printanière d’un vert tendre. Le soleil de l’après-midi traversait le dais de feuillage et zébrait la vallée de stries d’une lumière si riche et si pleine qu’elle tendit les mains pour l’attraper. L’air doux de la forêt sentait la pluie. « Quel endroit magnifique, murmura la jeune femme. Je comprends que vous vouliez le garder pour vous seul. — Pourtant… », répondit-il, et elle entendit le sourire dans sa voix. « Vous êtes là, n’est-ce pas ? — Je n’en suis pas certaine, fit-elle en regardant de nouveau autour d’elle. Je suis peut-être en train de rêver. — Je ne pense pas. J’ai été témoin de vos rêves, et je doute qu’ils ressemblent le moins du monde à ça. » Rhapsody grimaça. Il avait raison, bien sûr, mais qu’il lui rappelle combien ses cauchemars pouvaient être perturbants pour les autres la fit rougir d’embarras. Elle se promit de dormir le plus loin possible de lui, cette nuit-là. Ils s’enfoncèrent un peu plus dans le bosquet et les chants d’oiseaux gagnèrent en puissance, rivalisant avec le bouillonnement de la cascade. Elle finit par l’apercevoir, camouflée, qui dévalait à flanc de colline en quatre chutes distinctes. La rivière qui l’alimentait, gonflée des eaux de pluie du printemps qui approchait, coulait d’une profonde gorge. « Faites-moi voir vos bottes », ordonna Ashe. Rhapsody plia le genou et lui montra une de ses semelles. Il acquiesça d’un air satisfait. « Il va falloir que vous preniez ma main, cette fois-ci, Rhapsody. La gorge est profonde et le terrain autour de la cascade particulièrement glissant. Regardez vos bottes… le dessous en est trop lisse pour vous servir d’appui. Si vous me donnez la main, je vous promets de ne pas vous serrer dans mes bras, si je peux l’éviter. » Il parlait d’un ton badin, mais Rhapsody sut qu’il ne plaisantait pas ; il tenait sa promesse. « Que savez-vous de la douceur de mes dessous ? plaisanta-t-elle. Vous êtes aussi omniscient, maintenant ? » Ashe ne put s’empêcher de rire. Elle lui donna la main et remarqua qu’il jetait un coup d’œil furtif à son poignet, comme il le faisait chaque fois que leurs mains se rencontraient. Il la conduisit dans l’eau. « On m’a accusé de beaucoup de choses, mais jamais de celle-là. » Ils passèrent à gué et ne glissèrent qu’une seule fois en chemin. En jetant un regard en contrebas, Rhapsody fut ravie de sentir la poigne d’Ashe qui la soutenait. Il les fit traverser sans encombre sur l’autre rive, où la végétation feuillue et épineuse escaladait la falaise. Il écarta une large branche et fit un pas de côté pour faciliter le passage de la jeune femme. Rhapsody se retrouva dans une partie cachée du vallon, toute en clair-obscur. Lorsque ses yeux se furent accoutumés à la pénombre, elle discerna une petite cabane, non loin d’eux. Un toit de chaume surmontait ses murs de pierre. La flore de la forêt poussait autour et sur la bâtisse, la dissimulant au regard. Elle était dépouillée, ornée seulement d’une fenêtre et d’une porte. Elle se situait à côté d’un étang formé par le reflux de la cascade. « C’est là que l’on passe la nuit ? — Oui. Ça vous convient ? — Je trouve l’endroit merveilleux, répondit Rhapsody avec un sourire. Je n’aurais jamais pu deviner ce qui nous attendait. — C’est tout l’intérêt », fit remarquer Ashe d’un ton plaisant en la prenant de nouveau par la main pour la conduire jusqu’à la cabane. « C’est le seul endroit au monde où je puisse retirer ma cape et vivre comme une personne normale, du moins le seul endroit à terre. Je ne la porte pas non plus en mer. » Cette révélation laissa Rhapsody perplexe. Si la brume exhalée par sa cape visait à brouiller sa signature vibratoire afin qu’on ne le repère pas, alors ce devait être l’eau qui le dissimulait à la vue de l’ennemi qui le traquait, quel qu’il fut. Elle se rappela qu’Achmed avait fait allusion à un phénomène de ce genre, alors qu’ils se rendaient tous deux à Elysian, la première fois. Les choses commencèrent à se clarifier dans l’esprit de la jeune femme. Pas étonnant qu’Achmed ne se sente pas à l’aise en présence d’Ashe. Les sens affûtés du Dhracien ne pouvaient identifier les vibrations du jeune homme, contrairement à tous les autres habitants de cette terre. Le bouillonnement de la cascade devait produire le même effet, encore accentué par la situation encaissée du vallon. C’est alors qu’une pensée traversa l’esprit de Rhapsody. « Non, ce n’est pas le seul endroit, dit-elle, la voix pétillante d’excitation. Vous pourriez retirer votre cape chez moi en toute sécurité. » Ashe frissonna de manière perceptible. « Au Chaudron ? Non merci. » Rhapsody lui lança un petit coup de coude dans les côtes. « Ma maison est en dehors du Chaudron. Et je parierais qu’elle est encore plus difficile à trouver que votre vallée. — Vraiment », commenta Ashe d’une voix neutre. Il ouvrit la porte et la maintint un moment pour laisser la brise de la forêt aérer la pièce. Rhapsody en profita pour jeter un œil à l’intérieur. C’était une petite pièce, meublée d’un lit simple aux draps froissés et d’une minuscule cheminée. La jeune femme aperçut un unique cagibi sans porte, séparé du reste de la pièce par un rideau en lambeaux, et qui paraissait vide, notamment parce que son contenu était éparpillé un peu partout sur le sol. Des assiettes traînaient sur chaque surface plane, ainsi que des chaussettes et des sous-vêtements sales qui coiffaient également le portemanteau. Rhapsody contempla ce spectacle d’un air atterré, ébahie par la négligence environnante, « Par les dieux. C’est votre chambre ? demanda-t-elle, incrédule. Comment vous tenez là-dedans ? — Sans problème, pour votre gouverne, répondit Ashe, sur la défensive, mais en pouffant légèrement. C’est juste la bonne taille pour une personne, et peut-être pour un invité peu regardant. Les autres peuvent dormir dehors, merci bien. » Rhapsody le bouscula doucement pour entrer. Nulle décoration dans cette pièce ; parfaitement vierge, à l’exception de la crasse. Outre le lit, on apercevait une petite table dotée d’un vieux fauteuil croulant à la garniture hideuse, usée jusqu’à la corde. L’odeur nauséabonde du linge sale emplissait la pièce. « Alors ? Qu’est-ce que vous en pensez ? — J’en pense que cet endroit aurait bien besoin d’une touche féminine, ou d’une bonne. » Ashe éclata de rire. « Libre à vous de fournir le service que vous voudrez. — J’ai travaillé comme bonne. Il n’y a aucune honte à ça. — Bien sûr que non, s’empressa-t-il d’acquiescer. Je ne vois pas où il pourrait y avoir de la honte dans quoi que ce soit que vous fassiez. » Rhapsody rougit, mais ne dit mot. On voit bien que tu ne sais pas de quoi tu parles, pensa-t-elle. « À mieux y réfléchir, peut-être qu’une bonne inondation ferait l’affaire. — Je peux aussi arranger ça. » Il posa la main sur la poignée de son épée d’eau. « Alors, vous restez ? Il va vous en coûter. » Rhapsody se tourna vers lui. « Ah oui ? Et quel est le prix ? — Une réponse. — À quelle question ? — Il y en a deux. — Allez-y. » Rhapsody croisa les bras. « Êtes-vous cymrienne, et si oui, de quelle génération ? Vous m’avez confié être incapable de mentir, donc ce que vous me direz sera la vérité. » Rhapsody baissa la tête et réfléchit un instant. « Très bien, j’ai la réponse à votre question. La première, je veux dire. La réponse est non, je ne reste pas. » Elle se dirigea vers la porte, près de laquelle il se tenait toujours. Ashe tendit les mains devant lui. « Attendez, je plaisantais. — Non, vous ne plaisantiez pas. Poussez-vous. — Je vous demande pardon », dit-il en s’écartant de son passage. Il jugea plus sage de ne pas s’interposer. Il la regarda marcher jusqu’à l’étang et s’asseoir au bord, après avoir retiré son sac de son épaule. « Pas besoin. Je serai très bien ici. » Elle se mit à dérouler son sac de couchage. Il s’agenouilla près d’elle. « Mais pas moi. Rhapsody, vous êtes la première personne à qui j’aie jamais montré cet endroit. Je vous ai fait faire tout le chemin jusqu’ici pour que vous et moi puissions nous reposer pour de bon avant de prendre la route de Tyrian. J’en ai assez de dormir dehors toutes les nuits ; je veux une nuit de sommeil dans mon lit. Je sais que ce n’est pas un palais, mais c’est le seul endroit que j’aie. Rentrez, je vous en prie. Je suis désolé pour le désordre, et pour ma bêtise. Vous n’avez à répondre à aucune question, et je vais arrêter de vous harceler pour savoir si vous êtes ou non cymrienne. Je vous le promets. De plus, notre engagement veut que l’un monte la garde pendant que l’autre dort, et ça ne va pas être facile si je suis à l’intérieur, et vous dehors. Ce serait faillir à mon devoir de guide envers vous. Alors s’il vous plaît, venez avec moi. » Rhapsody leva les yeux vers la silhouette en cape agenouillée près d’elle. Il y avait dans la voix d’Ashe une note de désespoir qu’elle ne comprenait pas. Elle en ressentit de la peine pour lui, pour ce vagabond épuisé sans arrêt sur les routes, à se cacher aux yeux de ses ennemis. Elle se sentit coupable et ingrate, après tout ce qu’il avait fait pour elle, en mettant sa vie et ses relations intimes en suspens pour l’accompagner. De nouveau, elle entendit dans sa tête la voix mélodieuse et raisonnable du dragon. L’homme qui t’a menée ici, il voulait savoir si tu étais cymrienne, n’est-ce pas ? Oui. Tu ferais aussi bien de le lui dire, Beauté. Il le sait déjà. C’est l’évidence même. Elle se leva et épousseta ses vêtements, avant de ramasser ses affaires. « Je vais conclure un marché avec vous, Ashe, proposa-t-elle en balançant de nouveau son sac sur l’épaule. Je vous donnerai les réponses à vos questions. — Non, je n’avais aucun droit de… — Laissez-moi finir. Je répondrai à chacune des questions que vous me poserez, à condition que vous y répondiez vous-même auparavant. Marché conclu ? » Il y réfléchit un moment. « C’est d’accord. — Très bien. Dans ce cas, rentrons. » « Désolé pour le bazar. — Je vous en prie. Premièrement, c’est chez vous, libre à vous de l’aménager comme bon vous semble. Deuxièmement, cette chambre brille comme un sou neuf, à côté de celle de Jo. » Ashe éclata de rire. « Elle doit vraiment vivre dans un tas de fumier, alors. — En effet, mais c’est comme ça qu’elle a toujours vécu, avant que je la rencontre, alors j’essaie de ne pas trop l’ennuyer avec ça, bien que je déteste le désordre. J’ai bien peur que l’obsession ménagère soit indissociable de mon éducation. » Il hocha la tête. Rhapsody se dirigea vers la chaise et ramassa les chaussettes de laine sales qui y traînaient. Elle les plia, s’assit et les posa sur ses genoux. « Attendez, laissez-moi prendre ça, s’empressa d’intervenir Ashe. Vous n’avez pas à les garder sur les genoux. » Il les lança dans un panier vide, dans le cagibi. « Alors, vous ne retirez pas votre cape ? Vous devez mourir d’impatience de vous en débarrasser. » Ashe repoussa sa capuche en arrière, sans retirer sa cape, et s’assit sur le lit. Rhapsody ne put s’empêcher de retenir son souffle, en apercevant de nouveau le visage de l’homme ; le revoir avait quelque chose d’étrange. De l’autre bout de la petite pièce, elle ne distinguait pas les pupilles singulières, mais la patine cuivrée de sa chevelure l’impressionnait toujours autant. Il parut remarquer qu’elle le dévisageait, et cela le mit mal à l’aise. « Alors, commença-t-il d’une voix maladroite, êtes-vous cymrienne ? — Vous d’abord. — Oui. — Eh bien, dit-elle, vous le savez déjà, mais oui, je le suis. — Et Achmed et Grunthor, aussi ? — Je ne peux parler pour eux sans leur autorisation, répliqua-t-elle à regret. Vous devrez tirer vos propres conclusions. » Ashe hocha la tête. « De quelle génération ? » Lorsqu’elle lui adressa un regard en biais, il sourit et devança sa réponse. « Du côté de mon père, de la troisième. De celui de ma mère, c’est tellement loin que ce n’est pas la peine de le mentionner. — Expliquez-moi ça encore une fois, le pria Rhapsody. Les Cymriens de Première Génération sont nés dans le vieux monde ; leurs enfants, nés ici, sont de Deuxième Génération ? — Oui. — Et si quelqu’un était serenne, vivant à Serendair, mais n’était pas parti avec les Flottes ? » Ashe, qui la dévisageait avec intensité, cligna les yeux, et son expression vira soudain à la perplexité absolue. « Et avait survécu au cataclysme ? — À l’évidence, sinon il n’y aurait aucune raison d’en discuter, vous ne croyez pas ? » Ashe opina du chef. « Non, bien sûr. Que je suis bête. C’est arrivé à un grand nombre de gens, d’ailleurs, si mes sources sont exactes. Ceux qui ont évacué Serendair n’ont pas tous voulu aller avec Gwylliam ; bon nombre d’entre eux le prenaient pour un fou, ou bien pensaient qu’ils ne pourraient supporter la traversée, notamment ces races peu enclines au voyage en mer. Ils sont partis avant les Trois Flottes, et ont débarqué ailleurs, sur des archipels plus proches de l’Île. » Rhapsody se leva et retira sa cape de ses épaules. « Dans ce cas, les considère-t-on comme cymriens ? » Les yeux bleus perçants la scrutèrent plus attentivement encore, et les fentes verticales se dilatèrent dans la pénombre de la pièce, buvant les réponses de la jeune femme comme s’il s’agissait de rayons de soleil. « Oui, affirma-t-il d’un air pensif. Bien que n’ayant pas accueilli les populations indigènes avec l’aphorisme de Gwylliam, je crois qu’un Serenne natif de l’Île et l’ayant quittée avant le cataclysme devrait être qualifié de Cymrien. Les membres de la Deuxième Flotte ne l’ont pas fait non plus, d’ailleurs ; ils ont débarqué à Manosse ou à Gaematria et n’ont posé le pied sur ce continent que bien des générations plus tard, lorsque le premier Conseil Cymrien fut convoqué. Et ils le sont bien ; ils ont senti au plus profond de leur âme l’appel de la corne du Conseil, ils ont été forcés d’y répondre et de se rendre au Grand Tribunal. Oui ; je pense que quiconque ayant vécu autrefois à Serendair et l’ayant quittée serait un Cymrien de Première Génération. » Rhapsody se détourna de lui pour accrocher sa cape à la patère près de la porte, afin qu’il ne voie pas son malaise. « J’imagine que ça fait de moi une Cymrienne de Première Génération, dans ce cas », dit-elle en lissant les plis du manteau. Lorsqu’elle se retourna enfin vers Ashe, elle étudia son visage et n’y lut nulle trace de triomphe, rien qu’un léger sourire. « Comment avez-vous survécu ? Où êtes-vous allée ? Ce devait être un endroit accessible en bac ou en canot, puisque vous dites n’avoir jamais navigué sur aucune autre embarcation. Comment vous êtes-vous retrouvée ici, à un monde de chez vous ? — Ça fait plus de deux questions », s’empressa de faire remarquer Rhapsody. Le souvenir de son interminable traversée souterraine des entrailles de la Terre remonta à la surface. Elle secoua la tête pour chasser les sensations qu’elle avait ressenties en rampant le long de l’Axis Mundi, jamais bien loin de sa conscience. Ne pas y penser était une lutte de chaque instant, et lorsqu’elle cédait le désespoir qui s’ensuivait ne se dissipait pas facilement. « De plus, je croyais que nous étions d’accord pour éviter de parler du passé, autant que possible. — Je suis désolé, répondit Ashe avec précipitation. Vous avez raison, bien sûr. Merci de m’avoir confié ce que vous venez de me dire. » Rhapsody lui adressa un regard gêné. « Je vous en prie. Maintenant que vous m’avez arraché cette information, qu’allez-vous faire ? — Prendre un bain », fit Ashe en se levant. Rhapsody le considéra d’un air dubitatif. « C’est tout ? Vous me harcelez depuis le début du voyage pour avoir une réponse à cette question, et maintenant vous allez prendre un bain ? — Oui, fit-il en riant. Au cas où vous ne l’auriez pas remarqué, alors que vous avez profité de chaque recoin abrité de la rivière et de tous les petits points d’eau que nous avons croisés pour vous laver, moi j’ai dû me débrouiller avec la vapeur dégagée par ma cape. Ce qui est non seulement injuste, mais intenable si nous devons passer la nuit dans la même pièce, surtout de cette taille. Alors si vous voulez bien m’excuser, j’y vais de ce pas. » Rhapsody le regarda ébahie ramasser par terre un morceau de tissu qui avait dû, dans une autre vie, être une serviette, et se diriger vers la porte en sifflotant. Ashe venait juste de finir de nouer son pantalon quand la porte de la chaumière s’ouvrit à la volée et une tornade de poussière et de débris divers en sortit en tourbillonnant. Rhapsody avait de toute évidence trouvé une grande branche qu’elle avait reconvertie en balai de fortune, et nettoyait maintenant le sol avec la violence d’un ouragan. Elle apparut soudain au-dessus de l’orage ; leurs regards se croisèrent, et elle sursauta. Elle contemplait la poitrine d’Ashe. À partir du nombril et jusqu’à l’épaule gauche, une blessure ignoble lui balafrait le torse, noire et tordue, rougeoyant à la lumière du crépuscule. L’énorme entaille paraissait ancienne et semblait n’avoir jamais cicatrisé. Elle était béante et à vif, et la chair brûlée formait des cloques sous la peau carbonisée. Des veines bleues irradiaient en travers du buste, dessinant comme une étoile au-dessus de son cœur. La vue suffit à mettre les larmes aux yeux de la jeune femme. En temps normal je vous aurais arraché le cœur, mais à l’évidence quelqu’un d’autre s’en est déjà chargé. Ashe se détourna vivement et enfila sa chemise par le haut. Lorsqu’il pivota de nouveau, Rhapsody avait disparu. Il passa les mains dans sa chevelure propre et lui laissa le temps de revenir. Lorsqu’il comprit qu’elle n’en ferait rien, il prit l’initiative de briser le silence maladroit. « Rhapsody ? » Elle réapparut à la porte. « Oui ? » Il pointa le doigt en direction de l’étang au pied de la cascade. « J’ai aménagé un petit lagon dans l’étang, si vous voulez y aller. » Son visage s’illumina. « Parfait ! Merci. J’arrive tout de suite. » Elle disparut de nouveau dans la cabane, pour en ressortir une seconde plus tard les bras chargés d’une panière remplie de vêtements. Ashe changea de couleur en voyant qu’il s’agissait des siens. « Qu’est-ce que vous faites ? — La lessive. » Elle se dirigea vers le petit coin qu’il avait arrangé pour qu’elle s’y baigne et y lâcha ses vêtements, un par un, ainsi qu’un morceau de savon noir. Un caleçon crasseux, une chemise ornée d’une énorme tache de graisse et toute une série de sous-vêtements sales tombèrent dans l’eau, pour le plus grand embarras de leur propriétaire. Il se dirigea vers la rive d’un pas vif et se saisit du panier. « Allez, donnez-moi ça. Je vais le faire. » Les yeux de Rhapsody se mirent à étinceler. « N’y comptez pas ! Vous m’avez proposé le poste de bonne, et j’ai accepté, pour aujourd’hui, du moins. C’est ma manière de vous remercier pour vos services de guide. La lessive fait partie du contrat. D’ailleurs, si vous vouliez bien avoir la gentillesse de me retirer tout ça, je vais le laver, aussi. » Du doigt, elle désigna les vêtements qu’il portait et ramassa un bâton. « Non, merci. — Autant en profiter tant que vous en avez la possibilité. Lorsque nous serons quittes, vous laverez vous-même vos vêtements et passerez le balai dans votre taudis – euh, votre maison. » L’eau du lagon se mit à bouillonner, et de la vapeur s’éleva dans l’air frais de ce début de printemps. Elle s’était servi de sa magie du feu pour faire bouillir l’eau, qu’elle mélangeait à présent avec du savon, faisant monter un voile de mousse qui s’éparpilla dans les rochers en évitant la cascade elle-même. Une fois le nettoyage terminé, Rhapsody sortit les vêtements de l’eau, soudain redevenue fraîche au toucher, et les accrocha sur la corde qu’elle avait tendue entre deux arbres de la clairière. Ashe s’approcha et toucha les vêtements un à un pour en chasser l’excès d’eau. « Vous comptez vous baigner ? » demanda-t-il. Rhapsody leva la tête vers le dais de feuillage, cherchant du regard des pans de ciel. Les nuages s’étaient épaissis et commençaient à virer au gris. « Je ne pense pas. On dirait qu’il va pleuvoir. » Ashe examina le ciel à son tour. « Vous avez raison. Rentrons. » Ils récupérèrent le linge et rentrèrent d’un bon pas à la cabane, dont ils fermèrent la porte à l’instant même où les premières gouttes de pluie s’écrasaient violemment sur le toit. Il s’immobilisa, stupéfait. La pièce, rangée, lessivée, était plus propre que jamais. Le lit était fait, le sol balayé et une théière prête attendait sur la table, lavée et cirée. « Comment avez-vous accompli tout ça en si peu de temps ? — L’expérience. — Je vois. Mais vous n’aviez pas à le faire. Merci. » Depuis la porte, Rhapsody lui adressa un sourire. « Ça fait partie de mon travail de bonne. Nous fournissons certains des services dont vous pourriez bénéficier gratuitement si vous étiez marié. » À peine ces paroles prononcées, elle se demanda ce qui lui avait pris. Elle n’était même pas certaine qu’il ne l’était pas. « Quitte à se marier, lança Ashe dans un éclat de rire, il y en a d’autres que je préférerais largement. » Une lueur joyeuse passa dans ses yeux. « Désolée, répliqua Rhapsody en lui prenant le linge des mains pour aller le déposer sur le lit. Ce n’est qu’un arrangement temporaire, le temps de payer ma dette. Du simple ménage. Les autres services sont en supplément, et pour certains, vous n’avez vraiment pas les moyens. » Ashe se détourna en souriant. « Il y a des choses qui valent la peine de mendier, d’emprunter, ou de voler. » Elle étendit le linge sur le lit et entreprit de le plier. « Oui, mais je ne pense pas que ce soit une de celles-ci. » Rhapsody ramassa son sac posé par terre et l’ouvrit. Elle en réorganisa le contenu afin de pouvoir y ranger les mouchoirs et menus vêtements qu’elle avait lavés en même temps que ceux d’Ashe. « J’imagine, reprit-elle d’un ton sec. — Vous pourriez vous tromper, corrigea-t-il avec une pointe d’humour. Pourquoi ne pas tenter de deviner. Quel service propre à une épouse pourrais-je vouloir de vous ? » Elle retira une série de petits pochons du fond de sa sacoche. « Je ne veux pas deviner. Pourquoi ne pas me le dire, et j’essaierai de ne pas vous gifler si je ne suis pas offensée. » Ashe prit des gants de cuir et les renfila. Il s’assit sur la chaise usée et posa les pieds sur la table, ravi à l’idée de la taquiner. « Très bien. » Il l’examina des pieds à la tête tandis qu’elle continuait à ranger ses affaires en l’ignorant superbement. Élever des enfants, pensa-t-il. « Il y a une ville, dans la région non alignée du sud, du nom de Gallo. Les hommes y utilisent leur femme comme bouclier, au moment d’entrer dans la bataille. Les femmes marchent devant eux pour essuyer le tir de flèches. » Il attendit qu’elle explose, mais elle resta silencieuse. Il fit une nouvelle tentative. « Et en plus, quand ils achètent des chevaux, s’il y a besoin de payer la différence en valeur d’un… » Il s’interrompit en la voyant regarder sa main d’un air ébahi. « Qu’est-ce qui se passe ? — Regardez un peu ça », murmura-t-elle, émerveillée. Ashe se leva et s’approcha d’elle. Elle tenait la dague en griffe de dragon qu’elle avait remise à Elynsynos. « Je la lui ai rendue. — De toute évidence, elle veut que vous la gardiez. — J’imagine, oui. Je me demande comment elle a pu la mettre là sans que je le remarque. » Ashe lui sourit. « Ne sous-estimez jamais la détermination d’un dragon quand on touche à ce qu’il aime, Rhapsody. Il trouvera toujours un moyen d’obtenir ce qu’il désire. » Il déposa son linge plié dans le cagibi et sortit sous la pluie. 14 « LE THÉ EST PRÊT. VOUS EN VOULEZ ? — Oui, merci », répondit Rhapsody. Elle balaya de nouveau la pièce du regard, tandis qu’Ashe disposait dans la cheminée les branches mouillées qu’il était allé chercher derrière la cabane. Elle s’approcha du foyer pour l’allumer et déplaça la petite grille qui le protégeait. « Il est là, sur la table, indiqua Ashe. — Merci. » Rhapsody remarqua que le bois, encore vert et trempé quelques secondes plus tôt, était à présent aussi sec que s’il avait passé l’été dehors, comme si chaque goutte d’eau en avait été aspirée. Elle toucha les brindilles du bout du doigt et prononça les mots nécessaires à l’allumage et à l’entretien du feu. Des étincelles jaillirent et s’agrippèrent au bord des bûches. Elle leva en souriant les yeux vers Ashe, qui d’un coup de pied venait de glisser sous le lit la serviette qu’il tenait un instant plus tôt. « Vous êtes lié à l’eau, vous aussi, ou est-ce seulement l’épée ? » Elle se redressa, prit le gobelet de thé qu’il lui avait servi et alla s’asseoir dans le vieux fauteuil. Il se contracta un instant avant de se détendre. Puis il tira l’épée de son fourreau usé, posa la lame sur ses genoux et passa la main sur le cuir en lambeaux. « Difficile à dire, en fait. Je porte Kirsdarke depuis si longtemps que je ne me rappelle pas comment étaient les choses avant. J’ai toujours senti la mer dans mon sang, même enfant. Ma famille comptait une majorité de marins, alors j’imagine que c’est naturel. » Rhapsody s’attendait à ce qu’il poursuive, au lieu de quoi il se dirigea vers la cheminée et prit le tisonnier. Elle se dandina dans son siège ; le meuble était si vieux et le tissu tellement usé qu’il était difficile de trouver une position confortable. « Alors qu’attendez-vous de moi, maintenant ? » demanda-t-elle. Quand Ashe se pencha pour remuer les cendres, Rhapsody perçut un frisson lui parcourir l’échine, comme si c’était son corps, et non les flammes, qu’il touchait. Elle se sentit un instant gagnée par la panique, puis se calma en comprenant qu’il s’agissait d’une conséquence de sa communion avec le feu, et non d’une atteinte volontaire. Elle se concentra afin de se réapproprier ses sensations alors qu’il se retournait pour lui faire face. « Que voulez-vous dire ? — Eh bien, expliqua-t-elle en avalant une gorgée de son thé, vous m’avez torturée pendant des semaines pour obtenir l’information que je viens de vous fournir, concernant mes origines. C’était visiblement très important pour vous, alors maintenant que vous m’avez fait céder et que vous avez votre réponse, je voudrais savoir ce que vous projetez de faire de cette information. Qu’attendez-vous de nous ? De moi ? — Rien que vous ne soyez disposée à donner. » Rhapsody soupira. « Vous savez, je ne fais pas une très bonne Cymrienne, et je ne suis pas ravie d’en être une. Ces gens-là ignorent comment répondre clairement à une question, même quand leur vie en dépend. » Ashe ne put s’empêcher de sourire. « Vous avez raison. Je vous demande pardon. Je sais que c’est agaçant, mais des siècles d’éducation, un soupçon de paranoïa et une méfiance façonnée par une terrible guerre ont fait des Cymriens ce qu’ils sont, Rhapsody. Et je crains de faire partie des pires. — Je vois ça. Je veux dire, combien de gens choisissent de se promener ainsi dans une cape de brume, dissimulés aux yeux du monde ? » Les yeux bleus d’une intensité décuplée se plantèrent dans ceux de la jeune femme. « Qui a dit que c’était un choix ? » Pendant un moment, elle fut incapable de détacher son regard de celui d’Ashe, ou d’articuler un mot. « Je suis désolée, s’excusa-t-elle quand elle eut retrouvé l’usage de sa voix. La première fois que vous m’avez montré votre visage, j’ai eu le sentiment que ça n’en était pas un. — Pourquoi ? » Rhapsody réfléchit. Avant d’avoir vu son visage, elle l’avait cru difforme, victime d’un accident ou d’une blessure au combat, ou encore d’une naissance difficile. De ce fait, elle s’était senti une proximité avec lui. Elle-même éprouvait parfois ce désir de se dissimuler aux regards inquisiteurs ou ébahis qu’elle croisait dans la rue. Elle avait examiné son visage dans la glace pendant des heures, essayé de déterminer ce qu’il avait de tellement anormal, pour en arriver finalement à la conclusion que son sang liringlas lui conférait un faciès inhabituel pour les habitants de ces contrées, un air qui leur paraissait étranger. Elle avait beau ne pas se trouver laide, c’est pourtant souvent l’impression que lui donnaient ces regards. Mais Ashe n’était pas laid. Au contraire, il y avait dans ce visage une beauté et une grâce évidentes en dépit de sa barbe clairsemée et de ses cheveux en bataille. Ses traits avaient quelque chose d’aristocratique, malgré la simplicité de ses vêtements et sa musculature imposante. De toute évidence, il avait beaucoup voyagé, comme l’attestaient ses jambes longues et vigoureuses. Il avait les épaules larges et la taille étroite d’un homme habitué aux travaux de la ferme ou au maniement de la hache de bûcheron, et ses mains avaient connu le dur labeur et les âpres saisons. Dès l’instant où Rhapsody l’avait aperçu, elle avait su qu’il portait cet écran de brume par nécessité, et non par un caprice de sa vanité. Elle avait comprit qu’il était pourchassé, par des prédateurs influents et puissants. Cette terrible blessure noire en travers de son torse ne venait que confirmer cette intuition. Dans le secret de son cœur, Rhapsody souffrait pour lui, même si elle ne le connaissait qu’à peine. La pluie, qui martelait furieusement le toit de chaume, semblait avoir fait grimper le taux d’humidité à l’intérieur. « Vous n’avez jamais répondu à ma question, finit-elle par faire remarquer. Qu’attendez-vous de moi, désormais ? » Il alla s’asseoir sur le lit et la regarda attentivement. « J’aimerais beaucoup vous avoir pour alliée. Vos amis aussi, mais surtout vous. — Pourquoi moi en particulier ? — Vous semblez être la personne à avoir près de soi, dans la bataille », répondit-il avec un léger sourire. Rhapsody éclata de rire. « Eh bien, merci, mais c’est que vous jugez bien mal des qualités au combat. Si vous devez affronter une force hostile, prenez plutôt Grunthor, si vous y arrivez. Ou mieux encore, Achmed. — Pourquoi Achmed ? — Achmed est… comment dire… Achmed a du talent. » Elle se ravisa, considérant qu’elle en avait déjà trop dit. « Avant de pouvoir réellement devenir votre alliée, je dois savoir ce que vous combattez. Vous pouvez me le dire ? — Non. » La réponse abrupte effaça le sourire sur leurs deux visages. « Désolé. — Ça ne me facilite pas les choses. — Je sais. » Il poussa un profond soupir. « Y a-t-il quelqu’un à qui vous fassiez suffisamment confiance pour le lui dire ? — Non. — Quelle horrible façon de vivre. » Elle passa le doigt sur le bord de son gobelet déjà presque vide. « Vous ne croyez pas qu’il existe des choses qui vaillent le risque ? » La voix de la jeune femme s’était radoucie. « Je ne suis pas joueur, j’en ai peur. Plus maintenant. » Une sérénité palpable descendit sur eux. Rhapsody jeta un coup d’œil au feu, qui crépitait et sifflait dans l’âtre, puis se tourna de nouveau vers Ashe, dont les étranges pupilles verticales brillaient dans la lumière cuivrée. Il y avait dans ces yeux un regard qu’elle n’aurait su définir, mais qui l’emplissait d’une tristesse poignante. « Laissez-vous au moins la porte ouverte à cette possibilité ? demanda-t-elle. — Je ne comprends pas ce que vous voulez dire. » Rhapsody baissa les yeux vers son thé, dont elle prit une autre gorgée. « Mon passé est comme un couloir jalonné de portes que j’ai laissées ouvertes, sans aucune intention de jamais les refermer. Je n’ai jamais clos une porte à moins d’y être contrainte, dans l’espoir que la vie me sourirait de nouveau un jour, à condition d’y rester préparée. Peut-être n’êtes-vous pas prêt à prendre le risque maintenant, celui de confier vos secrets à quelqu’un, mais peut-être un jour le deviendrez-vous. Est-ce possible ? » Ashe contempla longuement le feu avant de se décider à répondre. « Je ne pense pas. À mon avis, cette porte est non seulement close, mais verrouillée à double tour. Et condamnée, pour faire bonne mesure. » Le silence tomba entre eux. Rhapsody posa sa tasse. « Alors j’imagine qu’il vaut mieux nous en tenir à notre marché et éviter de parler du passé, suggéra-t-elle d’une voix douce. — D’accord. — Peut-être vaudrait-il mieux que je vous confie les grandes lignes de mon propre combat, et alors, si votre programme est compatible avec le mien, vous saurez que je suis votre alliée, même si vous ne pouvez dévoiler votre propre cause. » Le visage d’Ashe s’éclaira quelque peu et les pupilles verticales scintillèrent. « Ça pourrait marcher. — Très bien. Tout d’abord, si vous avez l’intention de vous en prendre aux Bolgs ou d’arracher la montagne des mains d’Achmed, nous combattrons l’un contre l’autre plutôt qu’ensemble. — Non. Pas du tout. — C’est bien ce qu’il me semblait, mais on ne sait jamais. Quiconque a pour projet de faire du mal à un enfant, sous quelque forme que ce soit, est mon ennemi juré. Il en va de même pour tout innocent, tout arbre ou forêt sacrés lirins. J’aimerais voir la paix s’installer durablement. Je me place en général du côté des défenseurs plutôt que de celui des assaillants, sauf si j’ai vraiment une bonne raison d’attaquer. Si je mets la main sur un violeur d’enfant, je le castre dans la seconde. » En dehors de ça, je me construirai sans doute un jour une hutte dans la forêt, si les Lirins veulent bien de moi, et j’y vivrai en paix, sans faire de mal à quiconque, à me consacrer aux plantes et à la musique. Un jour, j’aimerais contribuer à l’édification d’un lieu de soin où l’on pourrait se servir de ma musique pour guérir, et enseigner à d’autres ce savoir. Comme je vous l’ai déjà dit, je ne pense pas survivre à cette époque dangereuse, c’est pourquoi je ne nourris pas d’espoir à plus long terme. J’espère mourir en accomplissant une tâche qui rendra le monde meilleur. Alors, suis-je votre alliée ? » Ashe souriait. « On dirait bien. » Rhapsody lui lança un regard grave. « Me le diriez-vous, dans le cas contraire ? — Sans doute pas. — C’est bien ce que je pensais », soupira-t-elle. Le tonnerre gronda au loin. « Alors, est-ce tout ce que vous voulez ? » De nombreuses émotions se succédèrent sur le visage d’Ashe, mais lorsqu’il reprit enfin la parole, il s’exprima avec simplicité. « Je voudrais que vous deveniez mon amie. — C’est aussi mon souhait, répondit-elle en posant les pieds sur le bord du lit. Et pour autant que vous soyez ce que vous paraissez, je pense que nous sommes bien partis. — Et vous, incarnez-vous vraiment l’image que vous renvoyez ? » Elle ne put s’empêcher de rire. « Totalement. J’ignore de quoi j’ai l’air, mais je ne dissimule rien. Je crains de n’avoir jamais appris à cacher mes défauts, et je suis tout sauf sophistiquée. Vous savez que je m’efforce de ne pas mentir, à moins d’y être contrainte. » Ashe parut soudain curieux. « Comment peut-on contraindre quelqu’un à mentir ? » Rhapsody repensa à Michael, le Vent de la Mort, et à l’éclat cruel de son regard au moment où il énonçait ses conditions. Toi aussi tu auras envie de moi, et tu me le diras. Non seulement tu te plieras à mes besoins, mais tu te livreras à ta tâche avec enthousiasme et délectation. Tu me feras l’amour en paroles, ainsi qu’au moyen de tous tes autres attributs. Je compte bien quitter ses lieux avec ton cœur dans ma poche, après avoir mis un de mes organes dans les tiens avec assiduité. Alors, peux-tu faire ça ? Peux-tu me promettre la réciproque ? Elle ferma les yeux et tenta d’empêcher le souvenir des cris de terreur de l’enfant. Très bien, Michael. Je ferai ce que vous voudrez. Laissez-la partir. Rhapsody croisa les bras contre elle. Elle se remémora le sourire de triomphe de Michael ; ou bien elle devait lui dire en toute sincérité ce qu’il désirait entendre, ou bien elle devait mentir, ce qui pour elle était bien pire. Dans l’un et l’autre cas, il était gagnant. « Croyez-moi sur parole, on peut », finit-elle par articuler. Son regard croisa celui d’Ashe, et elle retint son souffle. Il avait les mêmes iris d’un bleu cristallin que Michael. « Quelque chose ne va pas ? » Elle secoua la tête pour dissiper ses sombres pensées. Michael avait peut-être les mêmes yeux bleus, mais certainement pas les pupilles verticales. C’était peut-être cette étrange particularité qui faisait en partie d’Ashe un homme traqué. « Non. Tout va bien. » Elle finit le fond de son thé et posa la tasse sur la table. « Je vous souhaite seulement de ne jamais être forcé de mentir. C’est une des pires choses au monde. Quoi qu’il en soit, je suis convaincue que notre amitié est possible. Je ne peux parler pour Grunthor et Achmed, mais si je plaide un peu en votre faveur, et bien sûr s’ils ne trouvent rien à redire à vos actes, c’est sans doute bien volontiers qu’ils s’allieront eux aussi à vous. » Elle lut dans la moue d’Ashe ce qui ressemblait à du dégoût. « Quoi ? — Pardon, fit ce dernier, contrit. Que vous entreteniez des rapports avec ces deux-là n’a de cesse de m’étonner. Avec Achmed, surtout. — Pourquoi ? — Parce qu’il est repoussant, voilà pourquoi. — Vous ne le connaissez même pas, s’indigna Rhapsody. Qu’est-ce qui vous permet de dire une chose pareille ? — J’ai profité deux fois de son hospitalité, et je ne peux pas dire que j’aie beaucoup apprécié l’expérience. — J’en suis désolée, fît-elle avec sincérité. Il est parfois un peu caustique. Pourquoi être resté ? » Ashe retourna tisonner le feu, qui manquait d’enthousiasme à réchauffer la pièce. « Votre compagnie et celle de Jo m’étaient très agréables. Et lorsque vous avez fait allusion à Elynsynos, j’ai su que je pourrais vous aider à la trouver. Je suis l’un des rares forestiers vivants à avoir approché son repaire. » Rhapsody se redressa vivement. « Vous êtes un véritable forestier ? » Et, quand il hocha la tête, « Vous avez été formé chez Llauron ? — Oui. — J’y étais moi aussi ! Quel homme charmant. Il vous a lui-même dispensé son enseignement ? » Ashe remit la grille en place. « Oui. En général, Llauron ne s’occupe pas en personne de la formation des forestiers, il laisse ça à Gavin, avec l’aide occasionnelle de Lark. — Oui, je les ai aussi rencontrés. Lark m’a beaucoup appris, en herboristerie. Je suis désolée, je nous ai détournés de notre sujet. Achmed n’est pas aussi odieux que vous le dites. Il est quelque peu mal dégrossi et porte un regard particulier sur le monde, mais il est bon, au fond. Lui et moi avons beaucoup en commun, figurez-vous. » Ashe frissonna. « À part votre origine cymrienne de Première Génération, je ne vois pas. — Je n’ai pas dit qu’Achmed était un Cymrien de Première Génération – c’est vous qui tirez cette conclusion. Pour commencer, notre apparence à tous deux semble irriter la sensibilité des habitants de ces contrées. » Ashe la dévisagea, abasourdi, « Pardon ? — Oui, au cas où vous ne l’auriez pas remarqué, nous avons tous les deux tendance à avancer masqués, drapés dans nos capes, parce que lorsque nous ne le faisons pas, c’est encore pire. » Ashe secoua la tête, n’en croyant pas ses oreilles. Elle ne soupçonnait pas une seconde les raisons pour lesquelles elle s’attirait ce genre de réactions. Il avait beau l’avoir déjà noté, il n’en restait pas moins ébahi. « Achmed est laid. » Rhapsody commençait visiblement à s’énerver. « Vous passez votre temps à juger ! Il est idiot de croire que l’apparence de quelqu’un reflète sa personnalité. — Je faisais référence à sa personnalité. — Comme je l’ai déjà dit, vous ne le connaissez pas. » Il s’appuya contre le mur attenant à la cheminée. « Vous n’avez jamais répondu à ma question, sur vous et lui. — Quelle question ? — Quand je vous demandais si vous vous accoupleriez avec lui… je veux dire, si vous l’épouseriez. » Prononcer ces mots lui forma une boule dans la gorge presque visible pour la jeune femme. « Peut-être. Ce qui est sûr, c’est que nous n’en avons pas discuté. Peut-être serait-il horrifié par la perspective. Comme je vous le disais, je n’ai pas l’intention d’épouser qui que ce soit, mais si je devais vivre longtemps, il serait sans doute mon prétendant le plus sérieux. — Pourquoi ? » demanda Ashe en réprimant un haut-le-cœur. Rhapsody remonta les genoux contre sa poitrine. « Eh bien, voyons un peu. Il en sait plus sur moi que n’importe qui au monde, il connaît mes forces et mes faiblesses, et mon apparence ne semble pas le répugner, au moins. — Rhapsody, votre apparence ne répugne personne. » Elle ignora le commentaire. « Et je ne pense pas qu’il attendrait de moi certains devoirs conjugaux que d’autres n’hésiteraient pas à exiger. — Comme ? — L’amour, par exemple. Achmed sait que je n’ai pas de cœur, et ça n’a pas l’air de le déranger. À mon avis, il se satisferait des limites de ce que je pourrais donner, et partager. Je parle bien sûr en théorie. Je vous l’ai dit, nous n’avons jamais eu l’occasion d’en discuter. — Je ne sais pas, Rhapsody, mais il me paraîtrait honteux que vous vous limitiez à cette relation que vous prétendez tenir en haute estime. » Une irritation sourde la gagna de nouveau. « Quelle différence cela fait-il ? Vous êtes le garant de mes projets de mariage, maintenant ? » Ashe se détourna. Il était beaucoup plus difficile de parler avec elle sans le relatif anonymat que lui conférait la cape de brume. « Bien sûr que non. — Je trouve étrange de vous voir réellement affecté par la perspective de mon mariage sans amour. » Il pivota brusquement et la regarda droit dans les yeux. « C’est moi qui suis surpris que ça ne vous affecte pas plus. Vous dites avoir un grand respect pour cette institution. » Rhapsody considéra ses propos. « C’est juste. J’imagine que ça s’applique seulement pour moi à ceux qui ont la capacité de faire un mariage d’amour. — Et vous n’en faites pas partie ? — Non. — Pourquoi ? » Elle poussa un profond soupir et son regard se perdit dans le feu, qui commençait à prendre. « J’ai fait un serment, je ne peux le trahir. » Ashe vint s’asseoir en face d’elle, sur le lit. « Pourquoi ? Êtes-vous membre d’un quelconque ordre religieux ayant fait vœu de célibat ? » Rhapsody gloussa, puis éclata franchement de rire. « Vraiment pas. — Alors pourquoi ? » La jeune femme baissa les yeux sur ses mains. « Jadis, dans l’ancien monde, j’ai renoncé à l’amour pour protéger quelque chose qui m’importait. — À savoir ? — Une enfant », répondit Rhapsody. Quand elle leva les yeux, son visage était empreint de surprise. Elle avait du mal à croire qu’elle se confiait aussi volontiers, alors qu’il était la première personne à qui elle en parlait. Ashe baissa les yeux pour ne pas croiser son regard. « Vous aviez un enfant ? — Pas à moi, mais je voulais quand même la protéger. » Ashe hocha la tête. Rhapsody crut percevoir une pointe de soulagement, mais il ne dit rien. « Quoi qu’il en soit, j’ai juré que je n’aimerais plus jamais personne, jusqu’à la fin du monde. — Et qui était cet homme que vous aimiez ? Que lui est-il arrivé ? » Rhapsody fit la grimace. « Je n’ai jamais dit que je l’aimais. C’était un porc. — Là, je suis perdu. Pourquoi avez-vous juré d’aimer un porc ? — Très bien, fit-elle dans un soupir. Je recommence, puisque ça vous intéresse tellement. Le salopard le plus veule, malfaisant et cruel que le monde ait jamais porté détenait une enfant innocente qu’il aurait violée sans merci avant de l’égorger, si je n’étais pas intervenue. En échange de la sécurité de l’enfant, j’ai juré de ne plus jamais aimer aucun autre homme, et j’ai tenu parole. Je n’ai jamais dit que je l’aimais, lui. — De ne plus aimer jusqu’à la fin du monde, c’est ça ? — C’est ça. — C’est là un serment de taille, pour un homme comme lui. — Eh bien, à l’époque je n’espérais pas rencontrer un amour tel que je le rêvais, donc ça n’avait rien d’un grand sacrifice. » Un sourire chaleureux passa sur les lèvres d’Ashe. Il se leva du lit et vint se placer près de la jeune femme, devant laquelle il s’agenouilla. « J’ai une merveilleuse nouvelle pour vous. — Laquelle ? — Si vous deviez décider un jour que vous voulez aimer à nouveau, vous le pourriez, en toute liberté, sans trahir votre serment. — Comment arrivez-vous à une telle conclusion ? — Vous avez bien juré de ne plus aimer jusqu’à la fin du monde ? — Oui. — Eh bien, devinez quoi, Rhapsody ? Votre monde a pris fin ; il a disparu il y a plus de mille ans. Vous êtes libérée de lui, et de toute promesse que vous ayez pu lui faire. » Les larmes fusèrent aux yeux de Rhapsody, pour une multitude de raisons trop nombreuses à énumérer. Ashe se pencha vers elle et lui prit les mains en un geste de réconfort, anticipant les larmes qui allaient couler. Mais, comme on l’avait exigé d’elle, elle ravala ses sanglots et lutta farouchement pour ne pas s’abandonner à son chagrin et au soulagement que suscitaient en elle les paroles d’Ashe. Ce dernier observa les contorsions du visage de la jeune femme tandis qu’elle combattait les larmes et leva la main pour lui essuyer le coin de l’œil. Elle le repoussa. « Non, souffla-t-elle en détournant ta tête. Ce sera passé dans un instant. — Ce n’est pas la peine de lutter, dit Ashe d’une voix douce. Tout va bien, Rhapsody. Vous pouvez vous laissez aller, maintenant. Vous êtes en sécurité, ici. Pleurez un bon coup. Vous semblez en avoir bien besoin. — Je ne peux pas, dit-elle à mi-voix. Je n’en ai pas la permission. — La permission de qui ? — D’Achmed. Il me l’a interdit. » Ashe eut un rire sans joie. « Vous plaisantez. » Et, alors qu’elle secouait la tête : « Vous ne plaisantez pas ? Quelle personne adorable. Écoutez, Rhapsody, pleurer n’est pas une faiblesse. — Je sais, dit-elle en clignant les paupières pour chasser l’humidité qui s’accumulait dans ses yeux. C’est agaçant. — Agaçant pour Achmed ? Le diable l’emporte, il n’est pas là. Si vous avez besoin de pleurer, pleurez donc. Moi, ça ne m’agacera pas le moins du monde. — Merci, répliqua-t-elle en souriant, mais ce ne sera pas nécessaire. Ça va mieux. » Ashe secoua la tête. « Non, ça ne va pas mieux. Je m’y connais un peu en eau salée, voyez-vous, qu’il s’agisse de l’eau de la mer ou de celle des larmes. C’est un des effets de l’épée. Je peux vous assurer que le corps aussi bien que l’esprit ont besoin de se purifier par les larmes. Le sang en ressort plus sain et propre. Achmed est pourtant bien placé pour le savoir. » Les yeux de Rhapsody s’étrécirent un instant en entendant ce dernier commentaire, aussi Ashe s’empressa-t-il de poursuivre. « Si vous retenez cette pulsion naturelle depuis des siècles, sachant le chagrin que vous avez visiblement enduré durant cette période, vous vous infligez un grave préjudice. Je vous en prie, Rhapsody, je peux vous prendre dans mes bras, si ça vous aide. » Les yeux de la jeune femme se portèrent au niveau de la monstrueuse blessure cachée sous la chemise d’Ashe, et elle tressaillit en se remémorant la douleur involontaire qu’elle lui avait causée en le serrant contre elle, dans la forêt. « Non, merci. Mais j’apprécie votre offre. — Je peux aussi vous laisser un moment, aller faire un tour, si vous voulez. — Non, merci, répéta-t-elle avec plus de fermeté. Je vais bien, vraiment ; n’allez pas vous faire tremper jusqu’aux os. Ce que vous pouvez faire, en revanche, c’est me passer le luth que m’a donné Elynsynos. Vous aimeriez l’entendre ? » Ashe se leva et s’approcha du placard où Rhapsody avait rangé ses affaires. « J’aimerais beaucoup. Mais vous êtes sûre que… — Oui, répondit la jeune femme en prenant l’instrument qu’il lui tendait. Que voulez-vous que je vous joue ? — Connaissez-vous des chants de marins, de l’ancien monde ? céda-t-il dans un soupir. — Quelques-uns, fit-elle en souriant au souvenir de la requête d’Elynsynos. Ma famille comptait un certain nombre de marins, elle aussi. Le minarello est un instrument plus approprié pour ce genre de morceaux, mais je vais faire de mon mieux. » Elle accorda le luth et se mit à jouer. Les cordes étaient anciennes, mais la magie du dragon les avait maintenues en parfaite condition et le bois, qui s’était attendri, produisait un son riche et mélodieux. Ashe s’allongea sur le lit pour l’écouter jouer, fasciné. Elle n’avait aucune idée de la profondeur de ses sentiments, même sans la protection de la capuche qui dissimulait jusque-là son visage. Il laissa la musique s’insinuer en lui, serpenter jusqu’à son cœur, apaiser quelque peu la douleur qui le torturait sans relâche, effacer la migraine qui l’assaillait depuis qu’elle lui avait parlé d’Achmed. La voix splendide de la jeune femme, aérienne et éthérée, rappelait le chant du vent ; Ashe se sentit doucement s’assoupir. En cet instant précis, il aurait donné ce qui lui restait d’âme, si elle avait seulement accepté de demeurer là quelques jours, à ne chanter que pour lui, lui ouvrant ce cœur qu’elle prétendait ne pas avoir. Au bout de quelques ballades, elle se tut et laissa le luth continuer à jouer seul une mélodie mélancolique qui l’emplit d’une immense tristesse. Il se sentait lui-même au bord des larmes, lorsque éclata une note discordante, l’extirpant de sa rêverie. Rhapsody cligna les yeux, puis rejoua le passage correctement, reprenant le chant jusqu’à la fausse note suivante. Puis elle s’arrêta complètement. Ashe se redressa et la regarda. Elle s’était endormie sur le fauteuil, les doigts toujours sur les cordes du luth. Il songea à la porter sur le lit, mais se ravisa au souvenir de la scène au bord du Tar’afel. Il se leva, fit glisser l’instrument des mains de la jeune femme, le laissa sur la table et disposa une couverture sur elle. Elle soupira dans son sommeil et se tourna sur le côté. Ashe contempla le ruban de velours noir. Il rêvait de lui détacher les cheveux, mais décida qu’il s’agissait là aussi d’un geste intrusif. Aussi alla-t-il jeter une nouvelle bûche dans le feu, qui brûlait maintenant tranquillement, avant de retourner auprès du fauteuil où dormait Rhapsody. Il la regarda ainsi un long moment, jouissant du spectacle de la jeune femme endormie à la lueur du feu. Au bout d’une heure, il sentit l’épuisement le gagner à son tour. Il lui déposa un doux baiser sur la tête et se glissa sous les couvertures de son lit, sachant qu’elle ne tarderait pas à s’éveiller en sanglotant. Lorsque cela se produisit, il alla la trouver dans le noir pour lui murmurer des paroles de réconfort, jusqu’à ce qu’elle recouvre son calme. L’orage déchaîné avait cédé la place à une pluie insistante qui tambourinait sur le toit. À regret, il retourna se coucher dans son lit, l’abandonnant à ses rêves troublés. 15 LA PLUIE TOMBA DRU PRESQUE TOUTE LA JOURNÉE du lendemain. Lorsque le temps finit par se lever, le soleil déclinait déjà, ne laissant derrière lui que l’obscurité silencieuse, à peine troublée par le goutte-à-goutte de l’eau ruisselant des feuilles d’arbres dans l’étang et sur le toit. Rhapsody émergea étrangement fatiguée de cette averse ininterrompue, aussi passèrent-ils une nuit de plus dans la cabane, pour laisser au sol une chance de s’assécher quelque peu. Leur journée s’était écoulée au rythme de plaisantes conversations. Ils avaient surtout parlé de plantes et d’arbres, des guerres dans lesquelles Ashe avait combattu, des récits de la soumission des Firbolgs, et de l’entraînement dispensé par Oelendra dont il avait eu des échos par des amis à lui. Formidable guerrière et héroïne légendaire, elle avait la réputation d’un professeur austère et sans humour, parfois brutal à la tâche. Mais il était de notoriété publique que personne ne la surpassait au maniement de l’épée. Ashe, qui n’avait pas eu l’occasion de recevoir son enseignement, ne l’avait rencontrée qu’une fois et ne lui avait pas parlé. Rhapsody sentait une tristesse sourde et innommable s’immiscer dans son âme. Elle en faisait l’expérience chaque fois qu’Ashe lui souriait, ou passait devant elle, aussi supposait-elle un rapport avec lui, mais demeurait incapable d’identifier ce pincement au cœur. Leur attachement naissant était un secret de polichinelle, aussi bien pour elle que pour lui, du moins le soupçonnait-elle ; ils avaient atteint une entente confortable. Il lui rappelait beaucoup son frère Robin, le deuxième de la fratrie, qu’elle avait tellement aimé, mais sans jamais en avoir été particulièrement proche. Elle ne comprenait pas plus Ashe que Robin. Peut-être cela viendrait-il un jour, mais la comparaison avec Robin ne fit qu’accroître sa tristesse. Elle s’était enfuie de chez elle au moment même où ils commençaient à se connaître, un peu comme Ashe et elle étaient sur le point de se séparer. Elle se demandait si, comme Robin, elle ne reverrait plus jamais Ashe. Il s’était montré bon avec elle, dans l’ensemble, il avait beaucoup fait pour elle, plus que quiconque sur cette nouvelle Terre. Malheureusement, elle savait que sa générosité apparente cachait quelque chose, un savant calcul pour lui arracher des informations personnelles en refusant d’en partager aucune, pour gagner sa confiance sans l’accorder en retour. Une partie de lui l’utilisait, elle s’en rendait compte. Elle espérait seulement que ce ne serait pas fatal, voire pire. Ils passèrent cette nuit-là dans la cabane, à attendre que le vent nocturne eût séché la terre. Il avait insisté pour qu’elle prenne le lit, et, considérant toute résistance futile, s’y était glissée en le remerciant, soudain harassée par le manque d’exercice auquel elle était habituée et par ce qui les attendait. Ses rêves furent hantés par des images de démons et de destruction, d’une Prophétesse aveugle dont les yeux sans iris reflétaient son visage. Elle sentit un frisson glacial la parcourir, un frisson qui se répandit dans son sang pour le boire. Puis la racine empoisonnée d’un saule lui arrachait le cœur et sa musique, la laissant sans voix, incapable même d’appeler au secours. Elle se réveilla, suffocante, dans les bras d’Ashe et s’accrocha désespérément à lui, le serra comme s’il était la seule personne au monde à pouvoir l’entendre, à présent que sa musique s’était tue. Il s’allongea près d’elle sur le lit, sans entrer sous les couvertures, et la tint contre lui jusqu’à ce qu’elle ait cessé de trembler. Il fallut plus d’une heure, mais elle finit par se calmer et par sombrer dans un sommeil sans rêves. Lorsqu’il en eut acquis la certitude, il retira à regret le bras qu’elle lui avait passé autour de la taille en prenant garde d’éviter la blessure, avait-il remarqué. Au prix d’un effort immense, il se leva et baissa les yeux vers elle, lovée autour de l’oreiller de paille comme un dragon protégeant son trésor. Peut-être sa visite à Elynsynos avait-elle laissé des traces. Il demeura ainsi longtemps, debout à côté d’elle, et finit par se rasseoir sur son fauteuil en se demandant s’il avait jamais rien vécu d’aussi difficile que de la laisser seule dans ce lit. Le couloir qu’ils parcoururent à la suite de la Grand-Mère débouchait sur une grande caverne cylindrique, toute en hauteur, aussi grande que la ville de Canrif, et qui s’étendait à perte de vue vers le haut et vers le bas. Des gradins circulaires bordaient le périmètre intérieur de la grotte, formant des anneaux de pierre aussi larges que des rues, de part et d’autre de celui sur lequel ils se tenaient tous les trois. Ils étaient jalonnés de centaines d’ouvertures sombres, sans doute des tunnels semblables à celui qu’ils avaient emprunté. Quelque chose dans la taille et la forme de cette grotte rappelait à Achmed les conduits autour de la Racine de Sagia qui courait le long de l’Axis Mundi, l’axe central de la Terre. Elle se dressait dans le noir, hommage muet à la civilisation qui avait jadis fourmillé dans ces tunnels. Devant eux, un pont en pierre croulant traversait l’immense espace de la grotte. Au cœur de l’énorme vide cylindrique surgissait une formation rocheuse géante qui ressemblait à un piédestal ; sa surface plane avait approximativement la taille du Grand Hall d’Ylorc. Le ravin de chaque côté du pont arracha un frisson à Grunthor. Des profondeurs abyssales montait un souffle moite, chargé d’une odeur de terre humide et de décomposition. Sans un mot, la Grand-Mère s’engagea sur le pont, qu’elle traversa sans un regard pour le vide en contrebas. Le vent mort faisait claquer derrière elle sa robe sombre. Les deux Firbolgs la suivirent au-dessus du ravin, jusqu’au bloc de pierre monumental au centre du cylindre vertical. À mesure qu’ils s’approchaient du plateau, ils aperçurent, suspendu au-dessus, un très long fil d’une sorte de toile d’araignée, et dont l’accroche au plafond sortait de leur champ de vision. Au bout de cette corde singulière se balançait un objet d’avant en arrière avec lenteur, comme bercé par les vaguelettes paresseuses d’un lac ou par les battements de cœur d’un dormeur. Une lueur clignotante rythmait les mouvements de balancier. Une fois qu’ils eurent atteint la pierre lisse, le vent montant des entrailles de la caverne s’accrut brutalement, dans un hurlement aussi irritant que l’épaisse poussière qu’il charriait. Instinctivement, Achmed rabattit sur son visage le voile de sa capuche ; il y avait dans le souffle tourbillonnant de ce vent inerte comme un relent de mort. La Grand-Mère pointa le doigt vers le sol, sous leurs pieds. Au centre de la dalle figurait un cercle de runes issues de la même langue que celle de l’inscription ornant la chambre de l’Enfant de la Terre. Au milieu du cercle, ils distinguèrent une fresque, jadis éclatante dans son raffinement de détails, désormais passée et souillée de suie. Les symboles représentaient les quatre vents, les heures du jour et les saisons. Achmed ferma les yeux tandis que remontaient les souvenirs de son enfance dans un monastère dans les contreforts des Hautes Crêtes de Serendair Là-bas aussi, des symboles identiques étaient gravés au sol. Il suivit du regard le long fil lesté de son poids brillant et reconnut le mécanisme de pendule d’une horloge ; le mouvement de balancier scandait en silence les secondes, les heures et les saisons d’un royaume éteint depuis longtemps. Chaque passage du pendule scellant un autre fragment de ce temps infini. « C’est ici qu’était enseigné le rituel de Servitude, ici que se déroulait l’entraînement et que l’on consacrait les vocations », leur apprit la Grand-Mère. Ses voix multiples s’étaient concentrées en une seule, le sifflement aigu par lequel elle s’était adressée à Achmed. Visiblement, elle ne jugeait pas nécessaire de communiquer ces informations à Grunthor. « À cette époque, il passait ici beaucoup de monde, beaucoup de bruit et d’activité, des myriades de vibrations à distinguer. Ce qui en faisait l’environnement idéal pour enseigner la détection du rythme cardiaque d’une cible, et comment l’isoler des sons du monde environnant, dans la chasse contre le F’dor. » Achmed acquiesça. Les yeux sombres de la vieille femme jaugèrent l’immense sergent-major. Lorsqu’elle reprit la parole, son timbre s’était de nouveau dédoublé. « Autrefois ces montagnes abritaient nos plus grandes cités, nos chambres du conseil. Ces tunnels étaient les veines de la Colonie, par lesquelles coulait son sang de vie. Nous étions ce sang, les Zhereditcks ; les Bethrens. Cet endroit était le cœur de notre Colonie. — Comment a pris le feu ? demanda Achmed. — Il n’y en a pas eu. » Les deux Bolgs dévisagèrent la Grand-Mère, puis s’entre-regardèrent. La vision de Grunthor avait pourtant été d’une clarté et d’une précision effrayantes, et les traces de fumée et de suie, tout comme le relent de chair carbonisée qui imprégnait l’air tout autour d’eux, étaient omniprésentes. Le visage de la Grand-Mère demeura impassible, mais dans ses yeux passa une lueur qui pouvait être de l’amusement. « Il n’y a pas eu de feu, répéta-t-elle en dardant un regard affûté sur Achmed. Vous êtes dhracien, mais pas Zhereditck, pas Bethren. Vous n’avez jamais fait partie d’une Colonie. — Non. » Achmed sentit la bile lui monter dans la gorge. Il n’avait aucun désir d’exhumer le passé. Il s’arma contre tout interrogatoire, mais la Grand-Mère se contenta de hocher la tête. « Nul Bethren n’aurait eu recours au feu, de quelque manière que ce soit. Le feu est l’élément de notre ennemi. La chaleur des mares suffisait largement. » En effleurant leur peau, les vibrations de sa voix créèrent chez les deux hommes l’image de deux silhouettes accroupies au bord de mares sulfureuses. Des poches de vapeurs s’élevaient des sources bouillonnantes vert et lavande qui jaillissaient du sol du Loritorium, de l’autre côté de la paroi rocheuse. La lumière noire, cette lueur souterraine qui illuminait les couloirs caverneux de son rayonnement assourdi provenait de la même source. Son éclat ressemblait à celui qui brillait le long de la Racine. La Grand-Mère désigna le sol. « Asseyez-vous, fit-elle de sa voix fricative et sifflante. Je vais vous raconter la mort de ce lieu. » Et tandis que les deux hommes s’exécutaient, elle dévisagea Achmed, puis son regard se perdit de nouveau dans l’obscurité. « Il n’est que justice que vous l’entendiez dans les moindres détails, car c’est en quelque sorte le récit de votre propre mort. » 16 AU MILIEU DE LA NUIT, OELENDRA S’ÉVEILLA d’un rêve de ténèbres. Elle se tenait comme vingt ans auparavant avec Llauron, fils d’Anwyn, au pied de sa sœur Manwyn, Prophétesse de l’Avenir. Elle trembla dans son lit au souvenir des paroles de la folle. Prends garde, porteuse d’épée ! Tu pourrais bien détruire celui que tu cherches, surtout en partant cette nuit. Un morceau de ton cœur te sera arraché. Non pas métaphoriquement, comme lorsque tu as perdu l’amour de ta vie dans l’ancien monde, mais physiquement. Et ce morceau de toi qu’il extraira de toi hantera tes jours, jusqu’à ce que tu supplies la mort de venir te délivrer, car il s’en servira comme d’un jouet, le soumettra à sa volonté, en fera l’instrument de ses abjects méfaits, donnera même naissance à des enfants avec. Elle se redressa subitement sur sa couche. La fourrure des couvertures était humide de sueur et de larmes, et Oelendra tremblait violemment. Elle s’extirpa en rampant de son lit et s’approcha du feu qui mourait lentement dans l’âtre. D’infinitésimales braises achevaient de se consumer en s’accrochant désespérément à la cendre grise. Oelendra souffla ; les braises rougeoyèrent un instant d’une lueur orangée, puis s’épuisèrent presque aussitôt, impuissantes à renaître. Il ne reste rien, semblaient-elles dire. Admets-le, il y a une limite même aux feux les plus dévastateurs. Voilà à quoi cela ressemble. Oelendra n’avait pas besoin qu’on le lui rappelle. Elle le voyait chaque matin dans le miroir. Elle n’avait plus fait ce rêve depuis des années, depuis même une décennie. Pourquoi maintenant ? L’épée était de retour ; elle l’avait sentie lorsqu’elle avait jailli de la Terre, puis son feu s’était éloigné encore et encore, jusqu’à disparaître complètement. À présent, elle savait son retour proche, percevait sa présence à l’aube et au crépuscule ; elle était tout près. Oelendra contempla l’âtre noir et soupira en voyant crépiter, puis mourir, la dernière flammèche. Elle reposa la tête contre la cheminée et ferma les yeux. « J’aimerais faire un petit détour dans notre itinéraire vers Tyrian. » Ashe tendit le cou pour mieux entendre la voix de Rhapsody séparée de lui par le rideau du petit cagibi où elle s’habillait. En outre, le martèlement continu des gouttes tombant des feuilles d’arbres étouffait ses paroles. « Ah oui ? » Le rideau s’ouvrit, et Rhapsody réintégra dans la pièce tout en laçant ses chausses. « J’aimerais passer par la colonie filidic de Gwynwood. Puisque vous avez vous aussi été formé au Cercle, j’imagine que vous pouvez en retrouver le chemin, n’est-ce pas ? » Autour d’eux le vent se tut brutalement et laissa la place à un silence vibrant. Ashe resta lui aussi silencieux un moment. « Je pense, finit-il par répondre. C’était il y a bien longtemps. » Rhapsody écarquilla les yeux de surprise en percevant une pointe d’incertitude dans sa voix. Il l’avait guidée depuis Canrif, en traversant Bethe Corbair, Yarim et Canderre jusqu’au nord de la forêt de Gwynwood même pour atteindre le repaire du dragon, sans l’aide d’une carte et sans la moindre erreur d’appréciation. Il traversait les forêts vierges et les champs s’étirant à perte de vue dans toutes les directions comme un seigneur vagabond sur ses terres. Qu’il doutât de retrouver l’énorme colonie filidic située au pied du Grand Arbre Blanc, qui selon l’estimation de la jeune femme ne pouvait se situer bien loin de là, paraissait hautement improbable. « Eh bien, si vous ne la retrouvez pas, moi je suis certaine d’y arriver, annonça-t-elle en hissant son sac sur son épaule. J’imagine qu’en me concentrant je pourrai entendre le chant de l’Arbre, d’ici même. Pour tout dire, je pense que nous nous tenons tout près du dernier cercle de baraquements. D’ailleurs, sommes-nous à Navarne, ou déjà à Gwynwood ? » Ashe mit un long moment à répondre. « À Gwynwood. » Rhapsody serra le laçage de sa seconde botte. « C’est bien ce que je me disais. Il me semble avoir parcouru cette partie de la forêt avec Gavin. — Je saurai atteindre le Cercle, ajouta Ashe de manière quelque peu lapidaire. Pourquoi voulez-vous vous y rendre ? — Je dois renvoyer un message à Ylorc, pour les prévenir que mes plans ont changé. Je ne peux pas m’engager dans plusieurs mois d’entraînement sans au moins les informer que je suis saine et sauve, et leur apprendre où je me trouve. Llauron a des pigeons voyageurs. Je pense qu’il enverrait une missive à Achmed, si je le lui demandais. Mais si cela vous pose le moindre problème, je peux le comprendre. Comme je vous l’ai dit, je ne veux pas abuser de votre sollicitude. » Ashe secoua la tête. « Je vous emmènerai au Cercle ; néanmoins, je n’ai aucune envie de m’en approcher. Je vous attendrai dans la forêt, plus au sud, pendant que vous enverrez votre message, puis je vous escorterai sur le reste du chemin, jusqu’à Tyrian. — Merci, fît Rhapsody avec un sourire. Je vous en suis reconnaissante. » Ashe se retourna dans son fauteuil et soupira. Il fixa du regard la fenêtre minuscule pendant un moment, puis ferma les yeux. « Dans ce cas, prouvez-le en me laissant me rendormir. L’aube n’est même pas encore levée. » Au matin, le soleil était de retour et le sol de la forêt avait suffisamment séché. Ils se mirent en route, refermant la porte de la cabane avec un certain regret, et passèrent devant la cascade en sens inverse. Ils progressèrent quasiment en silence. Ashe avait rabattu sa capuche, qui semblait engloutir ses pensées aussi bien que ses traits. Quant à Rhapsody, son esprit s’égarait au loin, et ses réflexions s’éparpillaient devant elle comme des feuilles mortes emportées par un grand vent. Elle ferma les yeux pour écouter le chant de l’Arbre ; elle le reconnut presque aussitôt, profond et sonore, ce bourdonnement dans la terre et dans l’air alentour. C’était une mélodie, emplie d’une puissance endormie, et dont le timbre évoquait celui d’un bâillement après un long sommeil. Un chant de réveil. Un frisson la traversa comme une flèche et fit vibrer jusqu’à son épiderme. Elle percevait tout autour d’elle une atmosphère de renouveau dont elle se sentait partie intégrante, en ce lieu de jaillissement. Elle en souriait de joie lorsqu’une pensée la frappa. Elle s’immobilisa et se tourna vivement vers Ashe. « C’est ici que vous avez suivi votre formation de forestier ? Auprès de Gavin ? — Oui. » Le regard de Rhapsody se perdit au loin, vers le sud. « Il y a un jalon layé dans un tilleul à petites feuilles, au sud des terres du cercle, à peu près à mi-chemin vers Tref-Y-Gwartheg, dit-elle. Vous pensez pouvoir le trouver, seulement à partir de cette description limitée ? — Oui », répondit-il encore. Elle crut entendre un léger sourire, en filigrane. Depuis qu’elle connaissait son visage, elle avait plus de plaisir à s’imaginer le spectacle de ce sourire que lorsqu’elle ne devait s’en remettre qu’à son imagination. « Dans ce cas, pourquoi ne pas nous retrouver là-bas ce soir ? C’est à environ trois lieues d’ici, je devrais pouvoir y être, si on ne me retient pas. — Je vous attendrai. — Jusqu’à ce soir, pas davantage. Si je ne viens pas, continuez sans moi. Je ne veux pas vous retenir sans raison loin de votre aimée. Je suis certaine qu’il y a des forestiers en partance pour le sud, ou même Tyrian, auxquels Llauron pourra me confier. » Ashe secoua la tête. « Ne faites pas ça, dit-il d’une voix dont toute chaleur avait disparu. Moins les gens sauront où vous vous rendez, mieux ça vaudra, Rhapsody. À votre place, je ne partagerais même pas cette information avec Llauron, sauf si c’était absolument nécessaire. — Vous savez, souffla Rhapsody, Achmed et vous avez beaucoup plus en commun que je ne le croyais. » Elle releva sa capuche. « Très bien, je resterai discrète. Au revoir, Ashe. Si je ne vous revois pas ce soir, merci encore pour votre aide. — Je vous en prie. Je vous accompagne jusqu’aux auberges, où nous nous séparerons. Et vous me verrez ce soir. » Elle sourit. « J’en suis certaine – du moins verrai-je de vous ce que vous voudrez bien m’en montrer. » Le vent se leva, emportant presque sa réponse, à peine murmurée d’une voix douce. « Je vous ai laissé voir bien plus qu’à la plupart. Espérons qu’aucun de nous n’en viendra à le regretter. » À l’extérieur du cercle de cabanes de forestiers qui formaient l’anneau externe de la colonie filidic se trouvait une auberge, une série de petites chaumières destinées à loger les voyageurs et un pavillon central. Rhapsody reconnut dans ce groupe de bâtisses l’une des hostelleries réservées aux pèlerins. C’était dans l’une de ces cabanes que le Taniste de Llauron, Khaddyr, l’avait amenée lorsqu’elle était sortie de la forêt pour la première fois. Ashe avait contourné un certain nombre de bâtiments du même genre avant de lui en désigner un parmi les plus petits. « Pourquoi celui-ci ? demanda Rhapsody. Pourquoi pas l’un des douze ou quinze devant lesquels nous sommes passés ? — Je pense que c’est ici que vous trouverez Gavin. » Rhapsody éclata de rire. « Il est plus facile de découvrir une graine de lin précise dans un sac de cent kilos que Gavin quand on le cherche. Il pourrait être n’importe où de ce côté du continent. » Ashe haussa les épaules. « Dans ce cas, vous avez autant de chances de le trouver ici qu’ailleurs, conclut-il d’un ton désinvolte. Vous avez besoin de le voir lui précisément ? — Non. Quiconque capable de me mener au Palais de l’Arbre sans se faire intercepter fera l’affaire. — Alors vous êtes au bon endroit. Demandez tout simplement à l’un des forestiers ; je suis certain qu’ils seront plus que ravis de vous rendre service. Mais, Rhapsody… un seul. Et gardez votre capuche. À ce soir. » Rhapsody le regarda s’éloigner entre les arbres, puis disparaître. Elle se retourna vers la forêt bourgeonnante qui s’étendait devant elle. Quelques disciples vêtus de la robe sans capuche de l’ordre filidic parcouraient le terrain en devisant. Rhapsody attendit qu’ils aient disparu dans les bois pour gagner la porte du pavillon principal, et s’apprêta à frapper. Avant même que sa main n’eût atteint la porte, celle-ci s’ouvrit. Debout là, l’air surpris, se tenait un homme au teint mat et à l’épaisse barbe noire, arborant le costume marron et vert du régiment des forestiers, ces hommes de la forêt qui servaient de guides aux pèlerins venus rendre hommage au Cercle et au Grand Arbre Blanc. Rhapsody s’immobilisa juste avant de lui cogner le nez. « Gavin ! Pardon. — Rhapsody ? » Gavin la dévisagea, puis sourit. « Que faites-vous ici ? — J’ai besoin d’obtenir une faveur de Llauron. Vous pensez pouvoir m’amener jusqu’à lui ? — Je crois que oui, répondit-il en fermant la porte de la chaumière derrière lui. Je partais justement au Palais de l’Arbre. Llauron y tient une réunion des chefs, après chaque nouvelle lune. Vous êtes la bienvenue pour m’accompagner, si vous le désirez. — Merci. » Elle le suivit dans la clairière. « J’en serais ravie. » Elle pressa le pas pour ne pas se laisser distancer par la démarche alerte du forestier et nota qu’il lui faudrait penser à féliciter Ashe – qui mesurait à peu près la même taille que Gavin – pour avoir su adapter son rythme, lui évitant ainsi d’avoir à trottiner derrière lui comme un jeune chiot essoufflé. 17 À MIDI, ILS DÉBOUCHÈRENT DANS LE GRAND PRÉ PLANTÉ au milieu duquel se dressait le Grand Arbre Blanc. Rhapsody en suivait le chant depuis l’orée des bois ; ce qui n’avait été au début qu’un bourdonnement sourd dans son âme était devenu une mélodie vibrante, lente, avec peu de variations tonales, mais pleine d’une beauté enchanteresse et d’une puissance remarquable. Comme il ressemble à la mélodie de Sagia, songea-t-elle en se rappelant le chant de l’Arbre de l’autre côté du monde, par lequel Grunthor, Achmed et elle s’étaient enfuis. Mais celui-ci contenait une jeunesse et une vigueur que ne dégageait pas Sagia. D’un autre côté, la chanson de Sagia recelait une sagesse harmonieuse, une profondeur de ton qui manquaient ici. Peut-être était-ce parce que Sagia avait poussé à l’endroit où le premier élément, l’éther, était apparu et que le Grand Arbre Blanc se dressait sur le berceau du dernier, la terre. La vieillesse et la jeunesse, réunies par l’histoire et par l’Axis Mundi. Lorsqu’ils aperçurent finalement l’Arbre, Rhapsody s’arrêta malgré elle, stupéfiée par la majesté du panorama. Le Grand Arbre Blanc mesurait au bas mot quinze mètres de diamètre à la base du tronc, et la première des branches principales se trouvait à pas moins de trente mètres du sol. Elle s’entremêlait plus haut à d’autres, créant un luxuriant dais bourgeonnant de nouvelles feuilles, du vert tendre de la prime jeunesse. Le soleil de midi sur son écorce le nimbait d’un halo presque aérien et projetait des taches dorées parmi ses branches énormes, dessinant des trouées brumeuses qui pleuvaient sur le sol en répandant leur poussière magique. Autour de la base, à une centaine de mètres de l’endroit où ses racines impérieuses perçaient la terre, on avait planté un anneau d’arbres, un de chaque essence du monde connu et pour certains, les derniers représentants vivants de leur espèce, lui avait dit Llauron. À l’autre extrémité du champ se dressait un bosquet d’arbres anciens qui, malgré leur hauteur, ne rivalisaient pas avec le Grand Arbre Blanc. Au cœur et autour de ce bosquet s’élevait une maison splendide, à la fois épurée et magnifiquement conçue. Sa simple vue réchauffa l’âme de Rhapsody de souvenirs heureux. Le palais de Llauron paraissait tout de guingois, avec ses pièces suspendues dans les arbres ou sur des pilotis, et ses fenêtres ouvrant sur l’Arbre. La façade était constituée de bois minutieusement sculpté, notamment la partie centrale, dotée d’une tour qui montait bien au-dessus de la canopée. Avec l’arrivée du printemps, la maison s’était parée d’un embrasement semblable à celui qui illuminait l’écorce du Grand Arbre Blanc ; elle se dressait ainsi, calme et miroitante, dans l’ombre fraîche du bosquet qui l’entourait. Un haut mur de pierre, jalonné de jardins en fleurs encore en sommeil lors de sa dernière visite, conduisait à la plus petite aile, où une lourde porte en bois ancien, tachée par ce qui ressemblait à du sel d’embruns, était gardée par deux soldats en armure. En haut de la porte apparaissait un signe cabalistique représentant un cercle en spirale. Le battant lui-même était orné de quelque bête mythologique rappelant un dragon, un griffon peut-être, jadis dorée à la feuille d’or, mais érodée par le passage du temps et les assauts des éléments. Et plus encore : Llauron lui avait raconté que cette porte avait autrefois fermé l’entrée d’une auberge à Serendair, lieu important dans l’histoire de la guerre qui couvait lorsqu’ils avaient quitté l’île, les deux Bolgs et elle. La vision de cette porte était comme un souvenir de sa terre natale, et la preuve de son égarement dans le Temps. « Quel plaisir de retrouver cet endroit », dit-elle à Gavin alors qu’ils passaient devant les grands parterres de fleurs qui rivalisaient d’éclat dans une cacophonie déchaînée de couleurs. Les jardins des Filids surpassaient en luxuriance la flore de tout le reste du continent occidental. « Il m’a manqué. » Gavin sourit, puis adressa un signe de tête aux gardes en poste, qui le saluèrent. « Vous pouvez vous installer ici, vous savez. Ou rester dans ma cabane, si le luxe de la demeure de Llauron vous incommode. Je ne suis jamais là, de toute manière. » Il ouvrit la porte. Rhapsody le suivit dans le vestibule du palais de bois. La lumière du soleil fusait par la verrière du plafond voûté, révélant le chapeau de verdure au-dessus de l’imposante ligne de toits. L’odeur de cèdre et des jeunes rameaux de pin, à laquelle venaient se mêler des arômes épicés et des senteurs d’herbes aromatiques, remplissait l’air de l’étrange manoir biscornu. Rhapsody s’en gorgea les poumons avec bonheur, y puisant une forme de réconfort. Au milieu du vestibule se tenait un petit groupe d’hommes et de femmes en tenue de ferme et en robe simple, qui conversaient à voix basse, jusqu’au moment où Gavin referma la porte derrière lui. Le premier que reconnut Rhapsody fut Khaddyr, Taniste et guérisseur en chef de Llauron. C’était lui que les Anciens du Cercle avaient choisi pour devenir un jour le successeur de l’Invocateur, mais en attendant il passait ses journées à instruire les disciples en médecine et à soigner les blessés et les mourants dans les hospices de la colonie filidic. En dépit de ses manières parfois brusques, Khaddyr était un guérisseur zélé et dévoué, qui ne comptait pas les heures consacrées aux patients sous sa responsabilité. Il devisait avec Lark, la discrète herboriste lirin avec qui Rhapsody avait également étudié. Lark était timide et réservée ; elle ne s’exprimait guère que sur le sujet qui lui était le plus familier, ou lorsqu’on lui posait une question. Plus loin dans le vestibule, elle aperçut le Frère Aldo, lui aussi très réservé, soigneur des animaux de la forêt et chef des vétérinaires chargés de venir en aide aux habitants de la région. Il parlait avec Ilyana, responsable de l’agriculture et régisseuse des serres de Llauron. Lorsque Rhapsody rabattit sa capuche, tous la contemplèrent, de même que les autres prêtres filidics réunis. Khaddyr finit par secouer la tête et un grand sourire apparut sur ses lèvres. « Rhapsody ! Quelle surprise ! Quel plaisir de vous voir, ma chère. — Merci, Votre Grâce. Tout le plaisir est pour moi. » Elle s’inclina poliment vers les autres. « Llauron est-il là ? — Bien sûr », répondit une voix raffinée à sa droite. Llauron se tenait dans l’embrasure de la porte de son bureau, vêtu de son habituelle robe de toile grise toute simple, les bras chargés d’un paquet de feuilles. L’Invocateur avait un visage plaisant, quoique ridé, notamment autour des yeux. Sa chevelure blanc argenté surmontait des sourcils broussailleux, et il arborait une épaisse moustache soigneusement taillée. Sa large carrure lui donnait un air vigoureux et sa peau portait le hâle de ceux qui passent le plus clair de leur temps à l’extérieur. « Et il est plus que ravi de vous voir. Mais je ne m’attendais pas à votre visite. Vous voulez bien m’excuser un moment, je vous prie ? » Les autres opinèrent, et Llauron tendit ses papiers à Gavin. Il prit ensuite doucement le bras de Rhapsody et la mena dans son bureau. Une fois la porte refermée, l’Invocateur l’embrassa sur la joue et se dirigea vers le feu, au-dessus duquel pendait une bouilloire fumante. « Du thé, ma chère ? — Non, merci beaucoup, Llauron. Je suis navrée de vous déranger, d’arriver ainsi à l’improviste. — Pas du tout, c’est une délicieuse surprise. Mettez-vous à l’aise. Je dois me consacrer à cette réunion des prêtres, mais je vais prévenir Gwen et Vera de votre présence. Elles peuvent vous préparer un déjeuner et s’occuper de votre chambre. Combien de temps pouvez-vous rester, chère amie ? — Très peu de temps, j’en ai peur, répondit la jeune femme, mal à l’aise. Je suis pressée, et dois reprendre la route au plus vite. — Je vois. » Les yeux d’un gris-bleu froid de l’Invocateur s’étrécirent légèrement, mais son visage ne se départit pas de son expression avenante. « J’espérais abuser de votre gentillesse en vous demandant un service. — Je vous en prie. Que puis-je faire pour vous ? » Rhapsody retira ses gants ; elle se sentait soudain les mains moites. « Je dois envoyer un message à Achmed, et je ne veux pas attendre la caravane postale. J’espérais que vous pourriez utiliser l’un de vos oiseaux messagers. » Llauron hocha la tête d’un air pensif. « Certainement. C’est donc pour cela que je n’avais plus de vos nouvelles depuis si longtemps ; vous étiez en voyage. » Rhapsody s’arma pour affronter les inévitables questions qui s’ensuivraient, mais Llauron, qui parut sentir sa réticence, ne les posa pas. « Eh bien, nous pouvons évidemment envoyer un message chez vous. Pourquoi ne pas vous asseoir et reposer un peu vos jambes, ma chère. Je vais vous faire apporter de quoi déjeuner par Vera et lui demander de vous réapprovisionner en vivres. Avez-vous besoin d’herbes, ou de médicaments ? — Non, non, merci », dit-elle en suivant le doigt de Llauron, qui désignait le canapé en crin où elle alla s’asseoir. « Eh bien, peut-être pouvons-nous tout de même vous trouver des réserves à remporter chez vous. Je suis certain que les Bolgs y verraient une utilité. Maintenant, ma chère, je voudrais que vous regardiez ceci. » Il se dirigea vers une porte dissimulée dans les moulures et les étagères, à l’autre bout de son bureau, et l’ouvrit. Rhapsody, qui avait déjà vu ce mécanisme, savait qu’elle donnait sur son bureau privé. « Vous vous rappelez Mahb, le jeune frêne dans mon jardin médicinal, à l’arrière ? — Oui. — Derrière cet arbre se trouve une entrée secrète qui s’actionne à peu près comme celle-ci. Lors de votre prochaine visite, n’hésitez pas à en faire usage. Elle vous mènera dans mon bureau privé ; de sorte que, si vos voyages sont de nature sensible, comme je crois le percevoir aujourd’hui, personne d’autre ne sera informé de votre venue. — Merci », fit-elle avec reconnaissance, tandis que Llauron refermait la porte. L’invocateur lui adressa un sourire chaleureux. « Je vous en prie, tout le plaisir est pour moi. À présent, pendant que vous vous restaurez, je vais m’occuper de cette réunion, puis à mon retour, je vous aiderai à envoyer ce message. » Rhapsody finissait à peine le repas que Vera lui avait apporté dans le bureau lorsque Llauron reparut et ferma la porte derrière lui. Il portait une sacoche de cuir à l’épaule, et dans la main un petit hiverneau bleu ardoise, une race de messagers robustes et rapides auxquels il avait souvent recours pour lui écrire à Ylorc. « Me revoilà, dit-il en caressant la tête duveteuse de l’oiseau. Vous avez assez déjeuné ? — Plus qu’assez, merci, Votre Grâce, répondit-elle en s’essuyant vivement la bouche sur la serviette fine posée sur le plateau. — Je vous présente Swynton. C’est l’un de mes meilleurs messagers longue distance. Vous avez déjà dû le voir. Vous trouverez une plume, un encrier et du vélin sur le bureau, si vous voulez bien rédiger votre message. Il s’agite un peu. Je l’ai réveillé quelque peu brutalement pour le sortir du pigeonnier, et je ne crois pas qu’il soit encore d’humeur à me pardonner. — Je suis désolée. » Rhapsody alla jusqu’au bureau, griffonna une note rapide, tamponna le vélin d’un buvard pour sécher l’encre et le roula en un minuscule cigare. Le sourire aux lèvres, Llauron sortit de sa poche un petit étui qu’il lui tendit. Elle y glissa son message, l’Invocateur l’accrocha, puis fit un signe de tête en direction de la porte cachée. « Sortons par le passage secret, afin d’être certains que vous pourrez le retrouver. La prochaine fois que vous viendrez, j’espère que vous aurez le temps de rester un peu, pour parler. Vous me manquez terriblement. » Rhapsody ouvrit la porte dans le mur. « J’en serais très heureuse. » Elle suivit Llauron dans le passage, un tunnel sombre aux parois de terre qui menait à l’alcôve derrière la cuisine de l’Invocateur. Ils attendirent qu’il n’y ait plus personne en vue puis sortirent dans la lumière vive de la fin d’après-midi. « Vous pensez pouvoir en retrouver l’entrée toute seule ? demanda Llauron en lâchant l’oiseau. — Sans doute, oui. — Bien, bien. » Llauron se protégea les yeux tandis que l’hiverneau prenait son envol dans le vent, avant de disparaître au-dessus de l’immense ombrelle de feuillage du Grand Arbre Blanc. « Le voilà parti. Soyez sans crainte, ma chère. Vos amis recevront votre message sans encombre. » Rhapsody sourit au vieil homme. Il ne l’avait pas pressée de questions sur ses pérégrinations, et n’avait pas non plus cherché à connaître le contenu de son message. En scrutant son visage, elle y lut une sorte de préoccupation paternelle. « Encore mille mercis, Llauron, dit-elle en lui prenant la main. Je vous prie d’excuser ma désinvolture, à passer et repartir ainsi comme une voleuse. — Eh bien, parfois on n’y peut rien, même si nous aimerions tous infiniment vous garder un peu, ma chère. Gwen a préparé vos provisions. » Il fit glisser la sacoche de son épaule et la lui tendit. « Si vous me permettez une bénédiction, je demanderai au Tout-Dieu de vous protéger durant votre voyage, jusqu’à votre retour saine et sauve à Ylorc, auprès de vos amis. — Merci. » Elle inclina respectueusement la tête et Llauron lui posa la main sur le front en prononçant quelques mots en cymrien ancien, la langue maternelle de Rhapsody, désormais considérée comme un amphigouri de cérémonie. Lorsqu’il eut fini son incantation, le vieil homme tapota gentiment la joue de la jeune femme, puis lui releva le menton pour examiner de plus près son visage. « Soyez prudente, ma chère. Je ne voudrais pas qu’il vous arrive malheur. Si vous avez besoin de quoi que ce soit tant que vous vous trouverez sur mes terres, dites à quiconque croisera votre chemin que vous êtes sous ma protection, et l’aide qu’il vous apportera sera jugée comme une faveur à mon égard. — Merci encore, Llauron. À présent, je dois partir. Remerciez Gwen et Vera pour moi, s’il vous plaît. » Rhapsody se pencha et passa les bras autour du cou de l’imposant Invocateur, qu’elle serra brièvement contre elle. « Et prenez soin de vous, aussi. » Llauron lui rendit son étreinte, et lorsqu’il se détacha d’elle, ses yeux brillaient d’une lueur tendre. « Tout ce que vous voudrez, ma très chère amie. Bon voyage, et mon meilleur souvenir à vos amis d’Ylorc. » Lorsqu’elle arriva le soir même au jalon, Ashe l’attendait. « Je vois que vous l’avez trouvé. » Il gloussa. « Oui. Vous avez pu envoyer votre message ? — Oui, merci. Ashe ? » Il s’était déjà détourné vers le sud, prêt à repartir. « Oui ? — Merci de ne pas m’avoir fait courir. — Je vous en prie, Rhapsody. Comme je vous l’ai dit à Ylorc, si vous vous mettiez à courir, c’est moi qui peinerais à vous suivre. » Leur progression vers le sud à travers la forêt qui s’éveillait fut aisée, rythmée par les bosquets d’arbres en fleurs et les étendues infinies de feuilles vert tendre. Rhapsody commençait à se demander à quel moment le monde se mettrait à ressembler à autre chose qu’à une succession d’arbres. La fièvre printanière avait gagné son sang ; les yeux brillants, elle aspirait l’air à pleins poumons. Rhapsody avançait dans la forêt en éveil avec un respect mêlé de fascination ; elle se demandait si Elynsynos ressentait la nature s’épanouir par l’intermédiaire de son lien à la terre. Cette saison lui apportait-elle du réconfort ? Au bout de quelques jours, elle sentit qu’ils approchaient des terres lirins. Et par une fin d’après-midi, elle se tourna vers Ashe et lui posa la main sur le bras. « Ashe ? — Oui ? — Nous sommes à Tyrian, à présent, n’est-ce pas ? — Oui, il me semble. — En fait, je crois même que ça fait plusieurs heures. — Vous avez peut-être raison. — Eh bien, conclut la jeune femme en ralentissant le pas jusqu’à s’arrêter. C’est à partir d’ici que je dois poursuivre seule. » Sans un mot, Ashe décrocha son sac et laissa glisser son bâton de marche à terre. Rhapsody déposa elle aussi son équipement à terre, puis leva les yeux vers la capuche d’ombre, espérant entr’apercevoir les yeux bleus. Peine perdue. « Un merci ne suffirait certainement pas à exprimer ma gratitude pour tout ce que vous avez fait pour moi, dit-elle en espérant regarder au bon endroit. Mais merci, quoi qu’il en soit. — Je serais heureux de vous attendre pour vous escorter jusqu’à Ylorc. — Merci encore, répondit Rhapsody en riant, mais je pense avoir suffisamment abusé de votre temps. J’imagine que vous avez une vie qui vous attend. Et si tel n’est pas le cas, pour l’amour du Tout-Dieu, trouvez-en une. » Elle ne souhaitait pas de réponse. « De plus, j’espère qu’Oelendra m’acceptera comme élève, auquel cas je crois rester un certain temps. Et je sais prendre soin de moi, ne vous inquiétez pas. — Je n’en doute pas. — Mais si le seigneur Roland m’invite à son mariage, vous pourrez m’y escorter, suggéra-t-elle en riant toujours. Nos tenues sont déjà assorties. » Elle souleva un coin de sa cape. Une brise froide vint soudain balayer la clairière dans laquelle ils se tenaient et renforça le silence autour des deux voyageurs. La jeune femme chassa les mèches que le vent avait fait voler devant ses yeux et tapota le bras d’Ashe. « Eh bien, au revoir. Je vous embrasserais bien, mais je ne sais pas où se trouve votre joue. » Ashe posa un doigt ganté sur ses lèvres, comme pour l’inviter au silence. « Si vous me permettez de vous guider une dernière fois, je peux y conduire vos lèvres. » Rhapsody se fendit d’un large sourire, ferma les yeux et pencha le menton en avant. La main d’Ashe ajusta doucement l’angle de son visage et, lorsque son doigt toucha de nouveau la bouche de la jeune femme, elle le suivit sous la volumineuse capuche. Il retira sa main, et au lieu du contact rêche de sa barbe, Rhapsody rencontra la douceur de ses lèvres, qu’elle garda contre les siennes un moment. Elle ne fut pas vraiment surprise. Elle lui donna un autre baiser furtif, puis se baissa pour récupérer ses affaires. « Eh bien, au revoir, répéta-t-elle en se redressant. Faites bon voyage, et, je vous en prie, soyez prudent. — Vous aussi. » L’expression de Rhapsody se fit sérieuse. « Ashe ? — Oui ? — Réfléchissez à ce que je vous ai dit. Pour la barbe. » Sous la capuche, elle crut entendre pouffer. Rhapsody rabattit son propre capuchon sur sa tête et tourna les talons. Au bout de dix pas environ, elle se retourna vers lui. « J’espère bien vous revoir un jour. » Elle entendit presque un sourire dans la voix qui s’éleva de la cape de brume. « Si j’étais joueur, je parierais là-dessus. » Rhapsody lui adressa un regard posé. « Oui. Mais nous savons tous deux que vous ne l’êtes pas. » Elle lui sourit une dernière fois et disparut. Ashe la regarda s’éloigner aussi longtemps qu’il le put. Il entendit sa voix pendant un long moment encore chantonner la mélodie des arbres de la forêt, siffler l’air sans paroles du vent dans les hautes herbes, fredonner la vibration de la terre dans ce lieu où elle croyait trouver des réponses, et dont il espérait qu’elle serait un jour souveraine. Devenir une avec Tyrian ; en apprendre le chant, les secrets. Elle se trouvait déjà à une demi-lieue de là lorsqu’il laissa échapper les derniers effluves de son souffle, et le souvenir physique du parfum de sa chevelure, qui lui rappelait le matin. Il lui fallut deux lieues de plus pour cesser de ressentir la chaleur du feu qui émanait d’elle. Le goût doux et épicé de sa bouche et la douceur détachée de son baiser devaient rester sur ces lèvres pendant plusieurs semaines encore. Il savait que l’image de Rhapsody lui disant au revoir, ainsi que sa silhouette parmi les ombres mouvantes du feu, l’accompagneraient toute sa vie. Il ne l’avait pas touchée, sinon de sa main gantée et à la faveur d’un baiser amical. Ses doigts pourtant ressentiraient toujours cette brûlure douloureuse, qui se répandait dans tout son corps et lui rappellerait avec une cruauté intolérable la réalité de sa solitude. La souffrance, presque en sommeil, resurgit violemment. Si le dragon lui reprochait la perte de cette magie intrinsèque, l’homme la regrettait plus encore. Le retour de sa solitude et de sa douleur s’accompagna du souvenir des événements futurs, et du rôle qu’il devrait y jouer. Savoir qu’elle aussi connaîtrait l’horreur de cette douleur dépassait ce que son cœur défiguré pouvait supporter. Ashe tomba à genoux et se roula en boule, front contre terre. La tête dans les mains, il sanglota en respirant l’odeur âcre du sentier, détrempant de ses larmes de dragon le sol meuble, sur lequel il laissa une coulée d’obsidienne pailletée de poussière d’or qui scintillait dans la lumière tressautante. 18 PENDANT LONGTEMPS, LE SEUL SON AUDIBLE au cœur de ce qui avait été jadis la Colonie fut le doux balancement de l’antique pendule balayant lentement les ténèbres. La vieille Dhracienne resserra sa robe autour d’elle et se retourna, embrassant d’un regard silencieux les ruines désertes. Lorsqu’elle prit enfin la parole, l’écho de sa voix qui ne formait pas de mots se répercuta dans le néant de la grotte, avant d’être englouti par le vent humide et épais. « Le jour de la destruction de la Colonie, cet endroit était aussi vivant qu’il est aujourd’hui mort. » Des yeux elle scruta les passages obscurs, comme pour se remémorer l’époque où ils grouillaient de monde. « La mort vint pendant la nuit. » Elle ferma les yeux. Achmed vit la peau translucide de son visage se tendre sur les muscles contractés, comme s’ils résistaient au souvenir. Les veines fragiles qui parcouraient son épiderme s’assombrirent sous le flot accru du sang remontant de son cœur, du pouls qui s’accélérait et qu’Achmed ressentait dans son propre corps. « Le F’dor », murmura la Grand-Mère, les yeux toujours clos. Achmed sentit son sang battre à ses tympans, tambouriner lourdement sous son crâne. Près de lui, il entendit le cœur vigoureux de Grunthor doubler lui aussi de cadence et la pression du sang courant dans ses veines s’accroître subitement. La vieille femme ouvrit les yeux et les planta dans ceux d’Achmed. « Rien que le mot te met en colère. » Le roi firbolg hocha imperceptiblement la tête. « Ton sang chante la haine, tout comme le mien, à cause de cette promesse immémoriale faite par nos ancêtres, les Kiths. Ils étaient les fils du vent, et l’une des cinq premières races nées au monde. » Tandis qu’elle parlait, Achmed sentit les vibrations dans l’air de l’ancienne ruine se mettre à bourdonner doucement. Le souffle rance montant des profondeurs de la grotte se rafraîchit quelque peu, comme pour participer à l’histoire qu’elle contait. « Dans les jours anciens de l’Avant-Temps, quatre de ces races ancestrales entreprirent d’enfermer le F’dor dans les entrailles de la Terre. Chaque race se vit confier une tâche bien précise. La plus jeune d’entre elles, celle des Wyrmrils, ou dragons, construisit la crypte où le F’dor croupirait pour l’éternité. Dans la Pierre Vivante ils la creusèrent. » Les yeux noirs étincelèrent d’une lueur funeste. « Tout comme ils avaient créé les Enfants de la Terre. » Achmed jeta un regard à Grunthor, mais le géant bolg ne broncha pas. Il écoutait avec intensité la seconde voix de la Matriarche, qui s’adressait à lui dans une vibration plus sourde. « Les deux autres races, Mythlins et Serennes, montèrent l’embuscade et emprisonnèrent les esprits f’dors dans leur cage de Pierre Vivante, aux confins de la Terre. Il s’agissait d’une crypte organique, d’une prison vivante, car la pierre dans laquelle elle était taillée était elle aussi aimée. Sa nature double lui donnait le pouvoir de contenir des esprits, comme les F’dors, capables de passer de ce monde au royaume spectral du Monde Souterrain. » Les Kiths choisirent quant à eux de surveiller les F’dors emprisonnés, d’en devenir les geôliers. Ils optèrent pour cette tâche car ils possédaient le don de kirai, cette capacité à sentir, à déchiffrer et à modifier les flux d’air pour en tirer un enseignement. Leur sensibilité aux vibrations les rendait capables de distinguer les F’dors, de les endiguer lorsqu’ils n’avaient pas de forme corporelle. Grâce aux vibrations qu’ils émettaient, les Kiths étaient en mesure de tisser une toile minutieuse de sons permettant de retenir les esprits démoniaques dans une servitude éternelle, s’ils devaient un jour réussir à s’échapper de la cage. » Endosser cette tâche fut un grand sacrifice, parce qu’elle impliquait pour les fils du vent de devoir vivre pour toujours dans le domaine de la Terre, loin du ciel et des esprits aériens. Ces gardiens, secte parmi la race des Kiths appelée à devenir les sentinelles, les geôliers du F’dor, sont les ancêtres de la race aînée connue sous le nom de Dhraciens. » La Grand-Mère plissa les yeux. Au changement du bourdonnement à la surface de sa peau, Achmed comprit qu’elle le mettait à l’épreuve de sa Vibration de Quête, afin de définir ce qu’il savait déjà. Il abandonna donc son propre kirai défensif et la laissa constater par elle-même qu’il connaissait la plus grande partie de l’histoire. Il savait que les F’dors avaient été emprisonnés par les quatre autres races, mais il ignorait par quel moyen, jusqu’au récit de la Grand-Mère. Elle l’observa quelques instants encore, puis son visage se détendit et retrouva son expression habituelle. « Tout se déroula comme prévu, jusqu’à ce qu’une étoile tombe du ciel et vienne percuter la Terre. Elle fît éclater la pierre de la crypte, la prison du F’dor. Avant que les gardiens dhraciens qui avaient survécu aient pu la réparer, certains démons s’en étaient échappés. Ce fut le début de la Chasse Première, cette quête de sang dont tous les Dhraciens font partie intégrante, ce serment juré avant même la naissance, et qui dure après la mort. C’est la raison de notre existence, pourchasser ces F’dors qui se sont échappés, et les exterminer. Tu es au courant, n’est-ce pas ? — Oui », répondit Achmed d’une voix égale. Un changement s’était produit dans la voix de la Grand-Mère, qui à présent lui picotait la peau. « Ces Dhraciens qui ont rejoint la Chasse, poursuivit-elle, ceux qui ont quitté leur poste de garde près de la crypte au cœur de la Terre pour revenir à l’air libre chasser le F’dor, se sont réunis en colonies, vivant sous terre mais s’aventurant dans le vent pour les besoins de leur quête. De grandes croisades furent entreprises pour retrouver et anéantir les F’dors, pour repérer leurs hôtes humains, les maintenir en servitude, et détruire homme et esprit du même coup. Tu le sais aussi ? — Oui. — Mais tu n’appartiens pas aux Bethrens. Tu es un Dhisrik, l’un des Indénombrables, ces Dhraciens non rattachés à une Colonie. Tu es aussi Profane. Tu n’as jamais maîtrisé le Rituel de Servitude. — Je l’ai déjà vu pratiquer. » La bile monta de nouveau dans la gorge d’Achmed. Il lutta pour préserver l’intégrité des souvenirs que la voix de la femme forçait à se soumettre. « Tu ne peux rester Profane, énonça-t-elle, scrutant toujours du regard la grotte silencieuse au-dessus d’elle. Je te formerai au Rituel de Servitude, sans quoi tu ne seras pas en mesure d’accomplir la prédiction. » Achmed se racla la gorge et avala l’acide brûlant. « Peut-être voudriez-vous me préciser de quoi il s’agit. » La Grand-Mère baissa les yeux vers l’inscription circulaire entourant les symboles du pendule. « Tu dois être chasseur et gardien. C’est écrit. — Au diable ce qui est écrit, grogna Achmed. Qu’est-ce que ça signifie ? Comment pourrais-je faire les deux à la fois ? Je sais ce que je dois pourchasser, plus ou moins. Mais que suis-je censé garder ? La crypte ? » La Grand-Mère secoua la tête, sans cesser d’examiner les runes gravées au sol. « Non. Mais elle est aussi faite de Pierre Vivante, comme la crypte. — L’Enfant. » C’était Grunthor qui avait parlé. La Grand-Mère inclina la tête. « Oui. Tout ce que vous voyez ici, et tout ce qui fut un jour la Colonie, a été bâti ici pour la protéger. Les F’dors les cherchent, elle et ceux de son espèce, ils aspirent plus que tout au monde à les trouver. — Pourquoi ? demanda Achmed. — Parce que les Enfants de la Terre sont façonnés de Pierre Vivante animée, comme la prison des F’dors. Leurs os, tout particulièrement ceux de la cage thoracique, pourraient servir de clef pour déverrouiller la crypte. » Le vent montant des entrailles de la grotte s’engouffra de nouveau autour d’eux. Jusque-là, Achmed n’avait pas remarqué combien le silence était pesant. Il avait dans la bouche un goût de cendres. Très loin dans sa mémoire, il se rappela avoir reçu pareille clef. Elle était enroulée dans un pied de vigne vrillé qui semblait lui-même en verre, hérissée d’épines d’obsidienne. Le cep avait surgi du sol de la Chambre Profonde, le temple impie du démon devenu maître de l’ancien monde. Prends-la. Achmed ferma les yeux, dans l’espoir vain de dresser une barricade contre ces souvenirs odieux, mais ils étaient trop puissants, et l’horreur trop prégnante. Il s’était emparé de la clef. La vrille d’obsidienne avait éclaté dans sa main comme le pied fragile d’un verre de cristal. Il avait tenu l’objet à hauteur de ses yeux de demi-Bolg, les yeux nyctalopes d’un peuple issu des cavernes, pour l’examiner avec attention. Elle paraissait faite d’os sombre, incurvée comme une côte, et scintillait dans le noir. Tu emporteras cette clef au pied du pont qui mène aux îles septentrionales. À la base de ce pont se trouve une porte semblable à aucune de celles que même toi, tu as pu voir. Là, la trame de la Terre est très fine, le passage sera peut-être inconfortable. Mais si tu la franchis comme il le faut, tu te retrouveras dans un vaste désert. Tu sauras quelle direction prendre, et un de mes vieux amis viendra à ta rencontre. Une fois là-bas, tu concluras un accord avec lui pour lui servir de guide, et lui faire passer la porte en sens inverse, en temps et heure qu’il jugera bons. Mais je souhaite que ce soit le plus tôt possible. Tu reviendras vers moi, et je te préparerai à tes fonctions de guide. Achmed avait suivi les instructions du démon. Cette expérience était la principale raison pour laquelle Grunthor et lui avaient songé à fuir l’Île. Aucun d’eux ne redoutait particulièrement la mort, ils ne fléchissaient pas en présence du mal, mais ce qu’il avait trouvé dans les terres perdues au-delà de l’horizon défiait toutes les descriptions effroyables que son esprit était capable d’appréhender. Sachant la destruction qui s’ensuivrait, la dévastation qui s’abattrait immanquablement sur le monde, ils avaient décidé, pour la première fois de leur vie, de fuir en abandonnant tout ce qu’ils possédaient, de risquer une éternité pire que la mort. Tout autre choix était pour eux impensable. Les dernières paroles du démon à Achmed résonnaient à présent à ses oreilles. Après tous ces siècles, Achmed se rappelait avec une précision effrayante la puanteur de chair humaine brûlée qui se dégageait de l’haleine du démon. Je veux que ce soit fait rapidement. Dès lors, ce pitoyable catalogue de morts dont tu te sens responsable ne sera plus qu’une broutille, une simple pensée fugitive et inconséquente. Je suis le véritable maître et tu seras mon esclave jusqu’à ce que tu me suives de ton plein gré, ou que ma victoire te terrasse. Au lieu de quoi, il s’était servi de cette clef pour ouvrir le tronc de Sagia, le Chêne aux Racines Profondes, se remémorant la description d’un tout autre maître, bienveillant celui-là. Le Père Halphasion avait usé des mêmes mots pour lui décrire l’arbre devenu leur porte de sortie. Sagia prend racines dans les bois lirins, dans le dernier croissant de la Mare des Désirs du Cœur. Les Lirins affirment que ses racines s’étirent à travers toute la Terre, le reliant ainsi à tous les arbres poussant dans chacun des lieux où est né le Temps. Si tu devais un jour passer là, mon fils, montre-toi révérencieux. C’est là un lieu de grande sainteté. Tu y sentiras la fragilité de l’univers dans les vibrations qui se dégagent de cet endroit, car la trame de la Terre même y est très fine. Une fois qu’ils avaient pénétré dans l’Arbre, rampé le long de sa Racine, et traversé le brasier au cœur de la Terre, la clef avait perdu son rayonnement ; elle n’avait pas suffi à ouvrir l’autre côté. Elle reposait à présent, drapée dans une pochette de velours, dans une châsse enfermée sous le parquet de sa chambre à Ylorc, presque oubliée. Il secoua la tête pour chasser le fourmillement de la vibration sur sa peau. La Grand-Mère l’observait attentivement. Au bout de quelques secondes, l’air satisfait, elle s’assit à côté des deux Bolgs avec une grâce qui démentait son grand âge, et croisa les mains devant ses lèvres. « Qu’est-ce qu’elle a ? demanda Grunthor de sa voix autoritaire. Pourquoi elle dort tout le temps ? » Pour la première fois, la vieille femme eut l’air triste. « À l’aube de l’Ère de l’Homme, elle a reçu une grave blessure au cours d’une bataille sanglante entre les Zhereditcks d’une Colonie du nom de Marincaer, une province continentale à l’ouest de la grande mer centrale, et ces hôtes démoniaques qui cherchaient à rafler ses os pour libérer leurs congénères emprisonnés dans la crypte. Elle est l’une des dernières de son espèce encore en vie, peut-être même la dernière. Il n’y avait aucun recours ; l’enjeu de cette bataille, sa propre vie, n’aurait pu être plus important, aussi le combat fit-il rage, avec la fureur des tourbillons marins. À la fin, ce furent les Bethrens qui l’emportèrent, et qui la ramenèrent ici, irrémédiablement brisée, dans le but de la cacher à tout jamais, aux confins des montagnes impénétrables. » Et pendant des siècles, ces montagnes demeurèrent impénétrables. L’enfant resta ici, soulagée du plus gros de sa douleur, mais figée dans cet étrange coma, à l’abri au sein de la Colonie construite autour d’elle. Alors que les Bethrens vivaient essentiellement sous terre, il y avait encore à cette époque des patrouilles pour s’aventurer au-dessus. Elles y ramassaient de la nourriture et surveillaient l’ennemi. Personne ne vint troubler les vibrations du vent dans les pics. Les Bethrens connurent alors une période de paix et de prospérité. » Puis un jour arrivèrent les hommes. Les vents apportèrent la nouvelle bien longtemps avant qu’ils ne se montrent. Les Bethrens comprirent à leur nombre et à leur allure qu’une invasion n’était pas dans leur projet. Il y avait là des hommes et des femmes en haillons, jeunes et vieux, des enfants sur leurs talons, toutes races confondues en une longue caravane, fuyant vers le nord à travers les terres désertiques. Ils luttaient pour survivre et rester ensemble, et il paraissait clair qu’ils cherchaient eux aussi refuge dans les bras de la montagne. — Les Cymriens, commenta Achmed. Gwylliam et la Troisième Flotte. » Grunthor se racla la gorge en signe d’assentiment. « Nous n’avons jamais su comment ils se faisaient appeler, fît remarquer la Grand-Mère. Une fois leurs intentions évidentes, les Bethrens retournèrent se cacher, se retirèrent dans les entrailles de la Terre et camouflèrent toute trace de la présence de la Colonie. Nous sommes des créatures de silence, aussi la Colonie resta-t-elle indétectable même alors que cette communauté s’installait ici, et se mit à creuser elle-même dans le sol. Ils s’y entendaient en matière d’aménagement : la montagne résonnait du fracas de leurs forges et la terre tremblait tandis qu’ils la soumettaient à leur bon vouloir. » Pendant tout ce temps, la Colonie ne fut pas découverte. Il n’y eut aucun contact entre les Bâtisseurs, comme nous les appelions entre nous, et les Bethrens. Même lorsqu’ils ouvrirent un nouveau passage juste de l’autre côté de la paroi rocheuse – celui par lequel vous avez pénétré dans la Colonie –, rien ne permit de penser qu’ils soupçonnaient notre présence. Les Zhereditcks avaient construit des points d’écoute dans le périmètre de la Colonie afin de pouvoir les surveiller, mais à aucun moment ils ne parurent avoir conscience de partager la montagne avec nous. » Avant la Dernière Nuit, leur royaume devint le théâtre de grondements, mais personne n’imagina qu’ils étaient dirigés contre la Colonie. Les Épieurs avaient perçu des vibrations de batailles, qui s’étaient intensifiées au fil des ans, mais elles semblaient faire partie de leurs us et coutumes. Les Bethrens sont un peuple simple, aux objectifs et aux besoins limités. Il semblait que les Bâtisseurs nourrissaient de bien plus grandes ambitions – et une certaine hostilité naturelle. Il en allait ainsi depuis des siècles. » À cette époque, j’étais amelystik, une servante de l’Enfant Endormie. La tâche de prendre soin d’elle incombait à une future matriarche de la Colonie. Nous étions plusieurs, chacune candidate à devenir la nouvelle Grand-Mère, lorsque l’Aïeule disparaîtrait. La Dernière Nuit, le Destin voulut que ce soit mon tour de garde. » Avant de me coucher à ses côtés, j’avais remarqué chez elle une certaine agitation. C’est aujourd’hui son état habituel, mais alors je la voyais ainsi pour la première fois. Je rêvai de choses troublantes et m’éveillai avec un goût de cendres et de terreur dans la bouche et dans la gorge. De la fumée brûlante et des émanations toxiques remplissaient les tunnels. La panique avait gagné la Colonie, les Zhereditcks étouffaient dans l’air empoisonné. » Mais comme le Destin est bon jusque dans sa cruauté, je n’eus pas à assister à tout cela. Un des Bethrens se sacrifia pour claquer les grandes grilles de fer de la chambre de l’Enfant de la Terre ; je me rappelle encore l’expression de son visage, lorsqu’il m’enferma avec elle. J’apercevais derrière lui la masse mouvante des Dhraciens qui se débattaient quand le portail se referma, nous tenant toutes deux à l’écart de la fumée brûlante qui dévastait le reste de la Colonie. À l’instant où nos yeux se croisèrent, nous sûmes, mon sauveur et moi, qu’il n’y avait rien d’autre à faire. Protéger l’Enfant Endormie était la priorité première, la raison d’être de notre Colonie. » Le bourdonnement de la double voix de la Grand-Mère s’affaiblit quelque peu. « Bien que coupée du spectacle effroyable de la destruction de la Colonie, je ne l’en ai pas moins vécue, car tous les Dhraciens appartenant à la même Colonie ne font qu’un, comme les abeilles d’une même ruche ou les fourmis d’une même fourmilière. J’ai ressenti chaque souffrance, enduré chaque seconde d’étouffement, assisté par des milliers d’yeux qui se fermaient doucement à l’extinction de notre race. Cette image m’a hantée durant toute ma vie. Seul le sommeil me laisse un peu de répit, encore aujourd’hui, bien des siècles plus tard. » J’ai patienté très longtemps, jusqu’à ce que le fer des grilles ait refroidi, jusqu’à ce que le tumulte se soit tu. J’entendais de l’autre côté des portes les cris étouffés, les gémissements et la bousculade. J’ai espéré qu’une autre des amelystiks vienne me délivrer, mais en vain. J’étais moi-même une jeune femme, une gamine, même, et j’ai opté pour la solution la plus sage : attendre jusqu’au moment où je ne percevrais plus les vibrations de mort et de fumée sur ma peau. Cela prit très longtemps. Je guettais chez l’Enfant des signes que sa terreur s’était apaisée. Cela dura plus longtemps encore. » Lorsque le bruit finit par mourir, lorsque je ne sentis plus la chaleur à travers le mur ou les relents de fumée dans l’air, lorsque enfin l’Enfant replongea dans un sommeil serein, j’ouvris les portes. Je me doutais du spectacle qui s’offrait à moi : le voile persistant de fumée suspendue dans l’air silencieux, les cadavres des Bethrens encombrant les tunnels… » J’attendis de voir les vainqueurs briser les murs et s’emparer de la Colonie, à présent que tous les Zhereditcks étaient morts. Mais personne ne vint. Il n’y eut ni armée d’invasion, ni pillards. À ce jour, je ne sais toujours pas s’il s’agissait d’un effroyable accident ou d’un génocide volontaire. C’est là une information importante, si elle peut être déterminée car, dans le second cas, si les F’dors sont responsables de cet assaut, alors ils savent où se trouvent l’Enfant, et ils reviendront la chercher. » J’espère depuis près de quatre siècles, mais je n’ai vu nul signe. Le Destin semble avoir accablé les Bethrens d’une ignoble tragédie qui ne laissa aucun autre survivant que l’Enfant de la Terre, dont la vie est la mort éternelle. Pour protéger cette vie, toute une civilisation a péri. Et moi, choisie par le Destin pour être Matriarche, qui ne donnerai jamais naissance à personne ; mère, guide, gardienne d’un enfant qui n’est pas mien. Et maintenant toi, à peine un fantôme. » Achmed ferma les yeux, se remémorant l’odeur de cire du monastère, les mots doux et secs du Père Halphasion. Enfant du sang, avait dit le sage dhracien, Frère de tous les hommes, semblable à aucun. « Tu as fini par arriver, bien que tu ne te sois guère pressé. Mais il reste du temps et moi, je t’ai attendu. — Peut-être devriez-vous nous faire partager la prémonition que vous avez reçue », suggéra Achmed d’une voix calme. Le souvenir qui voilait les yeux de la Grand-Mère se dissipa pour laisser place à un regard clair et dur. « Ces mots ne s’adressent pas seulement à toi. — Vous avez dit que j’étais destiné à devenir à la fois chasseur et gardien. Je ne peux accomplir aucun de ces deux devoirs si vous ne me répétez pas la prophétie. — Non », s’obstina la Grand-Mère. Sa réponse nette brûla la peau d’Achmed. « Il en faut trois. C’est prédit ainsi. » Il y a une chose que vous devez comprendre, au sujet de cette terre, comme l’ont apprise les Zhereditcks en arrivant ici : il s’agit du dernier des lieux de naissance du Temps. Énoncer à voix haute les termes de la prophétie en accélère l’accomplissement, ici. Il faut donc le faire avec parcimonie. Parfois même on ne peut s’y reprendre à deux fois. Ou bien la prophétie risque de se réaliser d’une manière inattendue. » Achmed hocha la tête à contrecœur. « Ramenez l’autre, lorsque vous reviendrez. Le temps presse. » La Grand-Mère se leva avec souplesse et les invita à l’imiter. « Il est bien plus simple de détruire que de créer, de subsister et de libérer ; il suffit d’une personne pour détruire un monde. Mais le délivrer est l’œuvre de plus d’un. Un monde dont le sort repose entre les mains d’un seul est bien trop simple pour valoir d’être sauvé. » Le soleil commençait à décliner lorsque Grunthor acheva de remettre en place les rochers qui dissimulaient l’entrée du Loritorium. Achmed se protégea les yeux pour observer le coucher du soleil. Le rougeoiement de l’astre qui disparaissait derrière l’horizon nettoyait le versant des Dents sous le vent de ses grandes giclées écarlates et vermillon, comme en feu. Son cerveau, affûté par ce qu’il venait de vivre, lui paraissait à l’image de ce spectacle. Le sergent frappa dans ses mains pour chasser les résidus de poussière de ses gants en peau de chèvre. « Voilà, j’ai fini, m’sieur. Prêt à r’partir ? » Achmed scruta le trajet du poste de Grivven jusqu’aux hautes crêtes afin de localiser l’entrée du Chaudron, au loin. Il lui fallut quelques instants seulement pour la trouver, obstruée par une multitude de minuscules silhouettes humaines qui formaient une masse désordonnée, près des portes. Il roula des yeux ronds. « Hrekin, jura-t-il. La deuxième vague d’ambassadeurs est arrivée des terres frontalières, et ceux qui reviennent de Roland avec des réponses de leur seigneur sont là aussi. Ils sont allés plus vite que prévu, sur ce terrain boueux. » Grunthor laissa échapper un long soupir. « On y peut rien, faut croire, m’sieur, lança-t-il en retirant ses gants raides de sueur pour les fourrer dans son sac. Vos devoirs royaux, on pourrait dire. Autant s’en débarrasser. » Achmed resta un moment à contempler la scène. Une brume sombre s’attachait à une partie du groupe, une ombre vespérale, sans doute rien de plus. Néanmoins, les images de désolation et de mort qu’il venait de quitter réapparaissaient sans cesse. « Quand Rhapsody a-t-elle dit qu’elle reviendrait ? » demanda-t-il, la main toujours en visière, tandis que le rouge sanglant du couchant commençait à se dissoudre en un doux rose et que la menace d’un lendemain blafard surgissait à l’approche de la pénombre. « Elle a rien précisé, répondit Grunthor. Si tout s’passe comme indique son message, elle devrait être en plein entraînement, à l’heure qu’il est. Ça pourrait bien prendre un moment. » Achmed affecta un air maussade. « Rentrons, dit-il en s’arrimant son sac à l’épaule. J’ai une missive à envoyer à Tyrian par la prochaine caravane. » 19 LES GUETTEURS FRONTALIERS DE TYRIAN la suivaient depuis plus d’une heure lorsque Rhapsody décida finalement de mettre un terme à ce petit jeu. Elle avait pris conscience de leur présence quelques kilomètres après s’être séparée d’Ashe. Ils avaient glissé à bas des arbres en silence, invisibles, et l’observaient traverser leur forêt en sifflant. Elle s’était attendue à ce qu’ils se montrent beaucoup plus tôt, mais ils s’étaient contentés de la filer, aussi discrets qu’une légère brise sur l’humus. Si elle ne s’était pas mise au diapason du chant de la forêt, elle ne les aurait jamais remarqués. Elle finit par s’immobiliser au milieu du sentier. « Si ma présence ici vous tracasse, sortez de l’ombre et venez m’accueillir, dit-elle en s’adressant aux quatre emplacements où elle les savait cachés. Mes intentions sont pacifiques. » Au bout d’un moment, l’un des vigiles sortit de sa cachette, une grande femme lirin large d’épaules et aux yeux de la même couleur que sa chevelure fauve. Des yeux immenses en amande, un corps souple et élancé, un teint hâlé par le soleil et les éléments. Un parfait spécimen de sa race. Elle surgit du point que Rhapsody avait fixé le plus longtemps. « Je m’appelle Cedelia, annonça-t-elle en orlandais, la langue vernaculaire de Roland. Cherchez-vous quelque chose en particulier ? — Oui, pour tout dire, répondit Rhapsody en souriant. Je suis venue voir Oelendra. » Le visage de la femme ne trahit aucune réaction. « Vous êtes dans la mauvaise partie de Tyrian, alors. — Eh bien, puis-je retrouver la bonne route, d’ici ? — À la longue, oui », acquiesça Cedelia. Elle bougea légère ment, et Rhapsody remarqua qu’elle replaçait une flèche dans son carquois ; jusqu’à cet instant précis, elle n’avait même pas aperçu l’arc. « Vous êtes à plus d’une semaine de marche de là. Ce sera plus facile en traversant la ville de Tyrian par l’ouest. Qui êtes-vous ? » La Baptistrelle inclina la tête. « Mon nom est Rhapsody, répondit-elle d’une voix respectueuse. Si cela vous est plus agréable, nous pouvons parler en langue lirin. — Choisissez la langue qui vous convient le mieux. » Rhapsody ne lut sur le visage de la femme nulle trace de l’hostilité que montraient parfois les humains en présence de sang-mêlé. Elle se tourna vers l’est et émit une série de sifflements d’oiseaux. Rhapsody entendit un discret frou-frou dans les arbres, rien d’autre. « Je vous escorterai jusqu’à la ville de Tyrian. — Merci. Un guide me sera très utile. » Cedelia indiqua une piste à peine visible au-delà du sentier, et Rhapsody la suivit à travers les sous-bois, parmi les gazouillis des oiseaux et le souffle du vent dans les arbres de Tyrian. Elles cheminèrent en silence pendant tout le voyage. Rhapsody tenta à plusieurs reprises de lancer la conversation, et bien que Cedelia lui répondît fort plaisamment, elle ne poursuivit à aucun moment le dialogue. Rhapsody finit par se rappeler que sa mère avait tendance à ne s’exprimer que sur les sujets d’importance, elle aussi, et elle s’abîma dans un état de contentement silencieux, satisfaite de pouvoir observer la beauté du printemps qui colorait la forêt. Les feuilles étaient désormais totalement écloses, le feuillage en dentelle, vert et argenté, jaillissait avec toute la fraîcheur d’un sourire d’enfant, après le long sommeil de l’hiver. Rhapsody sentit son cœur s’ouvrir à mesure qu’elle et son chaperon mutique s’enfonçaient dans les bois. Il y avait quelque chose de régénérant en ces lieux, sur les terres du peuple de sa mère, bien que les Lirins des bois ne fussent pas Liringlas comme elle. Leur mode de vie respirait la franchise et la simplicité. Chaque village qu’elles traversèrent paraissait prospère et paisible ; leurs habitants leur adressaient des paroles aimables et semblaient vivre dans la concorde. Elle percevait partout une joie, ou un sentiment approchant. Tyrian ressemblait au paradis. De jour en jour, Rhapsody sentait croître son feu intérieur. Cedelia montait la garde toutes les nuits. Rhapsody avait proposé d’alterner les tours, mais la Lirin avait poliment décliné son offre, arguant qu’elle n’avait nul besoin de sommeil. Rhapsody elle-même dormait moins que ses deux amis bolgs, et bien moins encore que Jo. Il lui fallait cependant prendre quelques heures par nuit, contrairement à Cedelia. Aussi chaque soir montait-elle maladroitement dans son sac de couchage sous le regard de son escorte. Elle espérait être mieux accueillie chez Oelendra. Le quatrième jour, il se mit à tomber une pluie lourde et serrée qui collait aux vêtements. Même Cedelia jugea finalement bon de trouver un abri contre l’orage et conduisit Rhapsody jusqu’à une chaumière qui lui serait demeurée invisible sans les indications de son guide. L’intérieur en était sommairement meublé de quelques couches et de plusieurs tables, ainsi que de réserves de nourriture séchée. Cedelia fouilla dans un coffre dont elle sortit des lanières de viande salée qu’elle tendit à Rhapsody. Cette dernière les accepta par politesse. Elle décida de tenter une nouvelle fois la conversation. « Cet endroit, qu’est-ce que c’est ? » Cedelia leva le nez de son repas. « La maison d’un des guetteurs frontaliers. — Elle est habilement cachée. Je ne l’aurais pas remarquée. — C’est le but ; vous n’êtes pas censée la voir. » Rhapsody frissonna au ton cassant de sa voix. « Vous ai-je offensée de quelque manière, Cedelia ? — Je ne sais pas. Oui ? » Les yeux couleur fauve s’étrécirent légèrement, mais l’expression même du visage demeura inchangée. Elle reprit une bouchée de viande. « Je ne comprends pas, avoua Rhapsody, le rouge aux joues. Expliquez-moi ce que vous voulez dire, je vous en prie. Nous voyageons ensemble depuis quatre jours, et je n’ai toujours aucune idée de ce qui vous tracasse. » Cedelia posa sa viande. « On vous a vue avec un homme en cape grise à capuche, il y a cinq jours, à l’orée de la Forêt Extérieure. — Et ? demanda Rhapsody d’un air perplexe. — Qui était-ce ? » Son cœur se mit à tambouriner dans sa poitrine. « Pourquoi ? — Parce qu’un homme vêtu de la sorte a mené une attaque contre un village lirin à la bordure est de la Forêt Extérieure, cette même nuit. Toute la colonie a été brûlée. — Quoi ? » Rhapsody avait bondi sur ses pieds. Avec la fulgurance de l’éclair, une flèche se retrouva pointée sur son cœur, parée sur l’arc. « Asseyez-vous. » Rhapsody obéit. « Quatorze hommes, six femmes et trois enfants ont péri dans l’attaque. » Rhapsody se mit à trembler. « Par les dieux. — J’en doute. Essayez encore. » Du venin suintait de chaque parole de Cedelia. « Qui était cet homme ? — Il s’appelle Ashe, répondit Rhapsody dans un souffle. — Ashe ? Ashe quoi ? » Le regard de Rhapsody se dirigea vers la fenêtre, et vers les feuillages au-delà. « Je ne sais pas. — Vous embrassez toujours les personnes que vous ne connaissez pas ? » Elle posa de nouveau les yeux sur Cedelia, qui encocha une seconde flèche sur son arc. « Que faites-vous vraiment ici ? » Le regard de Rhapsody se fit plus dur. « Je vous ai dit la vérité. Je cherche Oelendra. » Cedelia ne la quittait pas des yeux. « Qu’allez-vous faire, maintenant ? — Moi aussi, je vous ai dit la vérité. Je vous escorte jusqu’à Tyrian. Pour le reste, ce sera à Rial d’en décider. » Au moment de quitter la maison des frontaliers, Cedelia rangea ses flèches dans son carquois, qu’elle passa à l’épaule. « Vous êtes observée de tous côtés. Il serait vraiment idiot de votre part de tenter quoi que ce soit. » Rhapsody soupira. Sa vision du paradis s’était considérablement modifiée en apprenant qu’elles avaient été suivies tout le long, et que les Lirins la croyait responsable de l’assaut lancé contre ce village. Son esprit s’interdisait de penser à Ashe. Les premières heures qu’elle avait passées seule dans la forêt, à communier avec la Nature par la musique, lui avaient beaucoup appris sur ce lieu. La forêt de Tyrian s’étendait sur plus de cent milles d’est en ouest, et sur près du double du nord au sud. La mer délimitait sa frontière occidentale tandis que la province maritime orlandaise d’Avonderre la bordait au nord, et au sud vers les terres du Lirinwer, les plaines lirins. À la lumière des récents événements, Rhapsody avait revu sa première impression sur les Lirins de Tyrian. Qu’elle fût désormais la prisonnière de geôliers invisibles, menée pour y être jugée auprès de ce Rial avait quelque chose de macabre. Elynsynos n’avait pas mentionné cet individu, pas plus qu’Ashe. Le souvenir de ce dernier glaça de nouveau Rhapsody. « Par ici », indiqua Cedelia d’un ton poli. Rhapsody se jeta son sac sur l’épaule et suivit la Lirin le long du sentier boueux, tandis qu’autour d’elle les gouttes de pluie tombaient des jeunes feuilles comme des larmes. Deux journées de plus d’une marche silencieuse à travers une végétation foisonnante les menèrent en vue de la ville. Rhapsody avait aperçu les tours de guet bien longtemps avant de comprendre de quoi il s’agissait ; un mur d’heveralts très anciens, une essence cousine du Grand Arbre Blanc, avait été érigé au sommet d’une colline, et renforcé à sa base par une large barricade de bois et de pierre, que des échelles escaladaient jusqu’aux plateformes qui reliaient les dais de feuillage entre eux. Le mur, qui s’étendait au nord à perte de vue, donnait l’impression que la ville de Tyrian était approximativement de la même taille qu’Easton. Au pied du mur elle aperçut un large fossé en pente raide dont le fond était tapissé de mousse glissante. Des centaines de gardes lirins des deux sexes traversaient ces ponts suspendus dans les arbres aussi naturellement que s’ils marchaient sur la terre ferme. Ce spectacle remplit Rhapsody d’admiration et de tristesse. L’espoir de se voir accueillie en amie dans ce lieu s’amoindrissait de seconde en seconde. À environ un demi-mille au-delà de la clairière qui environnait la ville, Cedelia obliqua et la mena dans une bâtisse qui ressemblait à la maison de guetteur cachée, en plus spacieuse et mieux meublée : les lits superposés y étaient remplacés par plusieurs longues tables affublées de nombreuses chaises. Chacune des fenêtres était dotée d’une arbalète montée sur trépied et de boîtes contenant des centaines de projectiles. Un râtelier supportant un nombre impressionnant d’armes occupait le reste du mur, côté porte. Cedelia s’empara de son arc et y encocha une flèche. Elle le garda bandé, sans vraiment le pointer sur Rhapsody. La Baptistrelle se défit de son propre arc et déposa son sac sur la table. Elle tira à elle une chaise en pin brut et s’y assit avec un profond soupir. La jeune femme et son gardien attendirent ainsi pendant plus d’une heure. Au moment où Rhapsody s’apprêtait à demander de l’eau, la porte s’ouvrit et un grand homme à chevelure argentée pénétra dans la pièce. Il portait le même accoutrement couleur de forêt que Cedelia, ainsi qu’une cape rouge foncé et une ceinture à grosse boucle de bois poli. Son visage était marqué par l’âge, mais bronzé et sain, et un sourire passa dans son regard lorsqu’il le posa sur Rhapsody. Il se tourna vers la guetteuse et lui adressa un signe de tête poli. « Merci, Cedelia. » La jeune femme rangea la flèche dans son carquois et remit son arc sur l’épaule. Elle prit congé rapidement et en silence, refermant la porte derrière elle. L’homme traversa la pièce et vint se poster à côté d’elle. « Enchanté, dit-il en lui tendant la main pour la relever. Je m’appelle Rial. J’espère que Cedelia vous a bien traitée. — Oui, merci. Mon nom est Rhapsody. » Rial la considéra avec intensité, mais étrangement, elle ne se sentit pas envahie par sa curiosité. Puis il relâcha sa main et tira une chaise à côté de la sienne. Rhapsody reprit sa place contre le dossier rigide en bois. « Vous avez une belle voix », dit Rial en s’asseyant à son tour. Rhapsody le dévisagea d’un air surpris. « Pardon ? — Je vous ai entendue chanter, il y a environ une semaine, du moins j’ai supposé que c’était vous. — Vous nous avez suivies ? — Nenni, sourit Rial. J’étais ici, à Tyrian. Il se trouve dans ces contrées des choses qui transcendent la distance. Votre musique, entre autres. » Rhapsody vira à l’écarlate. « Est-ce que ça signifie que tout le monde m’a entendue, ou seulement vous ? » Le sourire de l’homme se fit plus chaleureux. « Tout le monde, j’en ai peur. Mais vous n’avez pas à vous sentir embarrassée. C’est peut-être le moyen qu’a choisi la forêt pour communiquer aux gens quelque chose qu’ils doivent savoir. Tyrian est plus qu’un bois, c’est une entité vivante qui possède une âme. Votre musique l’a ravie comme jamais auparavant. Et Tyrian a décidé de la partager avec son peuple. » Rhapsody se passa nerveusement la main dans les cheveux. « Eh bien, je veillerai à me le rappeler avant d’ouvrir à nouveau la bouche. — J’espère bien que non. Il serait dommage de brider un élan qui pourrait être utile à vos semblables. Vous êtes liringlas, n’est-ce pas ? — Par ma mère. — C’est bien ce que je pensais. Eh bien, c’est un honneur de vous rencontrer, Rhapsody. Je n’ai vu d’autres visiteurs liringlas qu’une seule fois auparavant, des descendants cymriens, venus de Manosse rendre hommage au Grand Arbre Blanc et faire une visite à la reine Terrell. — La reine Terrell est la souveraine de ces terres ? — Elle l’était, oui, corrigea Rial, les yeux brillants. Elle nous a quittés il y a maintenant trois siècles. Son fils lui a succédé avant de disparaître à son tour. Il est mort très jeune, sans héritier. » Présentement, les Lirins n’ont plus de souverain. Je suis le Seigneur Protecteur. Il y en a trois autres, pour assurer la liaison entre les différentes factions lirins assujetties à la reine, les Lirinwers des plaines du sud-est, les Lirins marins au sud-ouest, et le contingent manossien. Les Manossiens disposent de leur propre gouvernement, mais ils se considèrent comme sujets de Tyrian. Du moins était-ce le cas quand il y avait encore un souverain. Nous sommes à présent un peuple morcelé, presque aussi divisé que Roland. C’est bien dommage, vraiment. » Rhapsody ne sut quoi répondre. Elle s’était attendue à être interrogée sur le pillage meurtrier dont Cedelia lui avait parlé avec tant de fiel, et au lieu de cela se voyait instruite de politique tyriane par le Seigneur Protecteur en personne. Le coude sur la table, elle posa le front sur sa main. Rial se leva et se dirigea vers la porte. Il se mit à siffler un trille étrange et, un instant plus tard, un garde apparut avec une outre d’eau. Rial le remercia et apporta l’outre à la jeune femme. « Tenez. Je vois bien que vous êtes épuisée. Buvez un peu et reposez-vous un moment. » Rhapsody l’accepta avec un sourire de remerciement. « Merci. Vous avez raison ; je suis épuisée. Je suis terriblement désolée, pour l’attaque du village lirin, mais je n’ai rien à voir avec ces horreurs, je vous assure. » Rial hocha la tête. « Je n’en ai jamais douté. Ces incursions frontalières se perpétuent depuis des années, Rhapsody. Votre arrivée à Tyrian a malheureusement coïncidé avec l’une d’elles. Que pouvez-vous me dire de votre compagnon ? » Rhapsody réfléchit pendant un moment. Elle ne savait toujours pas bien, après tous ces mois passés dans ces nouvelles terres, à qui faire confiance. Ashe avait voulu devenir son allié, mais si elle l’avait par inadvertance mené jusqu’à Tyrian et s’il s’était rendu coupable d’une attaque, elle en était responsable au même titre que lui. La moindre des choses consisterait à conduire ce peuple dont elle partageait le sang à son agresseur. D’un autre côté, si pour une raison ou pour une autre Rial et les Lirins étaient impliqués dans quelque action corrompue liée au démon dont lui avait parlé Elynsynos, elle pourrait bien se rendre coupable de livrer un innocent à des mains maléfiques. Messire Stephen leur avait raconté comment sa femme avait péri de la main de Lirins. La politique d’Achmed, qui consistait à ne faire confiance à nul autre qu’à eux-mêmes, s’était révélée bien plus sage. « Pas grand-chose de précis, j’en ai peur. Il se fait appeler Ashe. Il m’a guidée jusqu’ici depuis Ylorc – euh, Canrif. Il ne m’a fait aucun mal, ni à personne d’autre en ma présence. Il avance toujours sous sa capuche. Il n’est pas dans mes projets de le revoir. » Rial hocha de nouveau la tête. « Et pour quelle raison êtes-vous venue à Tyrian ? — Je cherche Oelendra. — Et je peux me permettre de vous demander pourquoi ? — Je vous en prie, fit Rhapsody en le regardant droit dans les yeux. J’espère qu’elle acceptera de me prendre comme novice. » Rial se pencha en arrière d’un air pensif. « Et comment avez-vous entendu parler d’Oelendra ? Elle n’entraîne plus vraiment d’élèves hors de Tyrian, aujourd’hui. » Rhapsody repensa à Elynsynos, et un sourire lui vint aux lèvres. « Quelqu’un a suggéré qu’elle serait la personne la plus qualifiée pour me former au maniement de l’épée que je porte. — Vous avez une épée d’un genre unique ? — Oui. — Intéressant. Je suis moi-même un grand amateur d’épées. Puis-je la voir ? » Rhapsody s’interrogea sur le risque que recelait sa requête, puis décida de le prendre. Elle se prépara à la perspective d’un combat pour quitter les lieux. Rial ferait un adversaire impressionnant, et elle devrait sans doute exploiter toute sa magie du feu pour en venir à bout. « Très bien. » Elle tira Clarion l’Étoile du Jour. L’épée apparut dans une aura aveuglante, qui emplit la cabane d’une vive lumière blanche, puis la lueur se stabilisa et les flammes léchant la lame apparurent. Sous le choc, Rial ouvrit des yeux ronds et se leva lentement, incapable de détacher son regard de l’arme. « Clarion l’Étoile du Jour », balbutia-t-il, la voix tendue par l’effroi et l’admiration. Rhapsody acquiesça. Au prix d’un immense effort, il détacha son regard de l’épée et le posa sur Rhapsody. « Vous êtes l’Iliachenva’ar. — Je crois, oui, si c’est ainsi qu’on nomme le porteur de cette épée », confirma Rhapsody en essayant de ne pas paraître trop désinvolte. Rial sombra de nouveau dans un silence absorbé. Puis il réussit enfin à parler. « Je vous envoie immédiatement à Oelendra. » 20 LE NOUVEAU GUIDE DE RHAPSODY, un homme du nom de Clovis, possédait des yeux et une chevelure d’une couleur si proche de ceux de Cedelia qu’ils auraient pu être jumeaux. Il avait cependant le sourire plus facile, aussi Rhapsody se sentait-elle un peu plus à l’aise avec lui, tandis qu’elle quittait derrière lui la longère pour suivre le sentier, vers le sud. Alors qu’elle s’apprêtait à partir, Rial lui toucha le bras. « Rhapsody, j’espère que vous savez que vous êtes la bienvenue, ici à Tyrian. La forêt a été très claire à ce sujet, et j’espère que moi aussi. — Merci, répondit-elle au Seigneur Protecteur avec un grand sourire. Maintenant allons voir si Oelendra partage votre avis. — Cela ne fait aucun doute. Oelendra a ses excentricités et du caractère, mais c’est une femme sage. Elle place la paix et la sécurité du monde au-dessus de toute autre chose. Ne l’oubliez jamais. » Rhapsody essaya de ne pas perdre son sourire en voyant Rial s’incliner devant elle avant de tourner les talons. Elle se remémora les commentaires d’Ashe lorsqu’il disait que ses amis avaient trouvé Oelendra dure et sans humour ; puis elle se fit la réflexion qu’elle ne pouvait avoir moins d’humour qu’Achmed. Elle suivit Rial du regard tandis qu’il disparaissait dans les bois, puis emboîta le pas à Clovis le long du sentier. Ils débouchèrent une heure plus tard sur une vaste clairière. Il s’agissait d’un grand jardin, presque un parc, doté d’arbres ornementaux dispersés, de hautes herbes et de fleurs sauvages qui lui donnaient davantage l’air d’une lande indomptée que d’un jardin paysager. Mais çà et là, des touches ponctuelles révélaient le travail de mains lirins. Un chemin parfaitement ciselé, un parterre de fleurs dont les nuances de couleur répondaient à un camaïeu trop subtil pour être fortuit, l’absence de ronces, tout indiquait une certaine forme d’art plutôt que les caprices de la Nature. Au-delà de l’allée policée, un peu plus avant dans le jardin, un groupe d’enfants, tous armés d’épées en bois, riaient d’une plaisanterie que venait de faire le seul adulte agenouillé parmi eux. Rhapsody se tourna vers Clovis, qui s’était immobilisé. D’un geste, il désigna les enfants. Ils étaient réunis autour d’une femme assez âgée, dotée d’une longue chevelure blond argenté striée de mèches blanches ou grisonnantes. Elle ne portait ni arme ni armure, et était vêtue d’une simple chemise blanche et d’un pantalon de cuir brossé passablement usé. La femme s’exprimait d’une voix douce, et montrait à l’un des enfants comment tenir son épée correctement. Puis elle se tut, comme si elle avait entendu quelque chose. Elle se leva en murmurant quelque chose aux enfants, puis se dirigea vers Rhapsody. Celle-ci retint son souffle en voyant une femme presque aussi large de carrure qu’Achmed ou Ashe traverser le jardin. Son teint donna soudain à Rhapsody les mains moites. Les longs cheveux blonds cendrés, la peau d’un rose doré, les fines jambes élancées ; pas de doute, elle était liringlas, membre du Peuple des Champs, Chanteciel, de la même parenté que sa propre mère, une branche des Lirins dont Rhapsody n’avait plus vu trace depuis bien longtemps avant son départ de l’Île. « Mhivra evet liathua tyderae. Itahn veriata. » Rhapsody sentit son cœur tressauter. Ces mots en lirin ancien venaient d’un autre temps : En toi deux fleuves se rejoignent. Quel heureux mélange. L’accent, le dialecte étaient exactement les mêmes que ceux que Rhapsody avait entendus de la bouche de sa mère, et la métaphore des fleuves se rejoignant désignait à Serendair les Lirins de sang mêlé. « Bienvenue », dit la femme en s’approchant, le sourire aux lèvres. Rhapsody se retrouva incapable du moindre geste ou de la moindre parole, submergée par un mélange d’émotions très anciennes. Elle ouvrit la bouche, mais rien n’en sortit. Son regard croisa celui de la femme, et elle y lut la mémoire d’une époque depuis longtemps révolue. Un air d’émerveillement lui gagna peu à peu le visage, précédé d’une larme invisible. « Je suis Oelendra », annonça la femme en posant la main sur l’épaule de Rhapsody en un geste de tendresse. « Je suis très heureuse de vous voir. » Rhapsody finit par retrouver sa voix. « Rhapsody. Je m’appelle Rhapsody. Oelendra, comme l’Étoile Déchue. » Un son infinitésimal et mélodieux monta dans l’air lorsqu’elle prononça ces derniers mots, et dansa dans le vent avant de s’y fondre. « On ne m’avait pas dit que vous étiez liringlas. » Elle sourit, insoucieuse de ses larmes. « Et l’on n’avait pas jugé bon de m’informer que vous étiez ce Canwr qui emplissait la forêt de musique, mais tout s’explique. Vous devez arriver de bien loin, vous avez l’air épuisé. Suivez-moi, je vais vous trouver quelque chose à boire et un endroit où vous reposer. » Rhapsody considéra la proposition de la femme. Elle ne s’était pas posée plus de deux heures d’affilée depuis son entrée dans les bois de Tyrian ; ce qui, si ses calculs étaient bons, remontait à huit jours. L’appel de la forêt et la magie croissante tout autour d’elle l’avaient bercée, comme en rêve, et jusqu’à cet instant, elle n’avait pas ressenti le besoin de prendre du repos. Elle avait à présent l’impression qu’elle déposait enfin dans un endroit sûr un fardeau qu’elle portait depuis bien longtemps. L’épuisement gronda en elle, incontrôlable. « Je suis un peu fatiguée, admit-elle. — Merci, Clovis. » Le guide de Rhapsody fit un signe de tête et reprit le sentier dans l’autre sens, disparaissant parmi les arbres comme Rial un peu plus tôt. Oelendra entraîna Rhapsody par le bras. « Venez. Vous me paraissez exténuée. » Les deux femmes traversèrent un champ puis un verger d’arbres en fleurs et arrivèrent dans un pré vallonné au pied d’une colline. Rhapsody aperçut accrochée à son versant une petite chaumière pourvue de murs blancs à colombages, de fenêtres en verre à lourds volets et d’une cheminée de pierre d’où s’élevait un filet de fumée. Oelendra la fit entrer par la porte basse et penchée. « Asseyez-vous, je vous en prie, faites comme chez vous. » Elle se dirigea vers un grand âtre, où une petite bouilloire pendait au-dessus des braises. « Mettez-vous où vous voulez. » Une fois entrée, Rhapsody constata que la plus grande partie de la maison avait été bâtie en dessous du niveau du sol, ce qui la rendait bien plus spacieuse qu’elle ne le paraissait de l’extérieur. Elles y avaient pénétré par un petit vestibule qui ouvrait sur une pièce plus vaste, une salle de séjour qui semblait occuper la moitié de la maison. Comme leur propriétaire, les meubles n’étaient pas conformes à l’idée que s’en était faite Rhapsody. La maison était décorée avec sobriété, sans égard pour le confort et l’esthétique. Deux fauteuils à dossier droit avaient été disposés devant le grand manteau de pierre qui couvrait tout un mur. Un canapé trônait non loin, ainsi qu’un simple fauteuil à bascule, dans un coin de la pièce. À l’autre bout se trouvait une solide table en pin sombre, assortie de deux longs bancs et de deux chaises sommaires. Une série de gros coussins, tous dépareillés, constituait le reste de l’ameublement. Dans le râtelier près de la porte reposait une épée d’acier ayant beaucoup vécu, sans aucun ornement, ainsi qu’un étrange arc courbe taillé dans du bois blanc. Avec un soupir de soulagement et de gratitude, Rhapsody se laissa tomber dans le fauteuil à bascule en bois de saule. Les pieds lui brûlaient d’avoir tant marché. Elle balaya la pièce du regard, tandis que son hôte s’affairait devant l’âtre. Le haut plafond laissait apparaître la charpente du toit, dont un balcon intérieur faisait le tour. La grande cheminée était dotée de plusieurs portes métalliques qui semblaient autant de fours à pain, et d’un foyer central dans lequel se consumait un petit tas de bûches. À l’intérieur, des colombages ornaient aussi les murs chaulés. Une échelle menait au grenier, qui ouvrait sur la pièce principale. Le sol était nu, à l’exception d’un tapis tissé d’un motif géométrique compliqué. Rhapsody sourit. Sans savoir pourquoi, elle se sentait enfin chez elle. Oelendra se retourna et vint la rejoindre. « Voilà de quoi vous réchauffer un peu », dit-elle en lui tendant une tasse haute en céramique que les doigts de Rhapsody, glacés par la fraîcheur de l’air printanier, accueillirent avec bonheur. La tasse contenait un liquide mordoré dont s’échappait par bouffées une forte senteur d’épices. Rhapsody en but une gorgée et sa bouche s’emplit instantanément des saveurs douces et sucrées de l’hydromel et de l’orange mêlées à l’hibiscus, au cynorhodon, aux clous de girofle, et à la cannelle, ainsi que d’autres épices plus subtiles. Ces saveurs firent remonter un flot de souvenirs qu’elle avait presque oubliés. « Dol mwl, approuva-t-elle en fermant les yeux, avec un sourire triste. Ma mère nous en préparait quand nous rentrions à la maison, les jours de grand froid. — Ma foi, j’ai pensé que vous le connaîtriez peut-être, répondit Oelendra. Mais j’imagine que votre mère remplaçait l’hydromel par du miel. C’est ce que faisait la mienne. — Je n’en ai plus bu depuis l’enfance. — Les humains n’aiment pas ça. Même les Gwenens et les Lirins des bois ne savent pas le préparer. Ils se servent toujours d’un hydromel beaucoup trop sucré, alors qu’il faut en utiliser un plus léger, qui donne une saveur plus raffinée. Le seul bon dol mwl que j’aie trouvé hors des longères, c’était à l’Auberge du Carrefour, dans l’ancien monde, il y a bien longtemps. J’ai bien peur qu’aujourd’hui il ait disparu de notre culture, englouti par la mer avec d’autres innombrables trésors. Hélas, je suis la seule à aimer ça, du moins l’étais-je jusqu’à votre arrivée. — Ils ne savent pas ce qu’ils manquent », commenta la jeune femme. Elle ouvrit les yeux pour observer son aînée. Oelendra, assise sur l’accoudoir d’un des fauteuils, affichait un air détendu qui apaisa Rhapsody. Elle patientait ainsi, ses yeux gris brillants, à l’aise dans ce silence qui aurait pu paraître inconfortable, avec quelqu’un d’autre. Elle est belle, pensa Rhapsody, même si la carrure d’Oelendra n’avait rien de commun avec les canons de la beauté classique. Elle avait les épaules larges et musclées et sa peau, bien que rosée, avait perdu sa jeunesse et portait les fines marques du grand air. Chacun de ses mouvements trahissait une noblesse d’esprit et une confiance en elle dépourvue d’arrogance. Dans ses yeux argentés, Rhapsody crut déceler une pointe de tristesse nostalgique. Elle tenta d’imaginer combien de générations ces yeux avaient vues naître et mourir. « Vous devez vous poser un million de questions, suggéra Oelendra, extirpant Rhapsody de ses rêveries. Je vais déjà répondre à l’une des premières. Mon nom est Oelendra Andaris, dernière Iliachenva’ar avant vous. Je vous attendais. — Vraiment ? Comment saviez-vous que j’allais venir ? — Il s’agissait plus d’un espoir que d’une certitude, Rhapsody. J’attends le retour de l’épée depuis deux décennies. Je me doutais qu’elle reviendrait tôt ou tard, et donc que l’Iliachenva’ar apparaîtrait avec elle. Je dois dire que le fait que ce soit une femme, cymrienne, et qui plus est liringlas, me réjouit le cœur. — Comment savez-vous que je viens de l’ancien monde ? — C’est une évidence, quand on vous regarde, ma chère, fit Oelendra en souriant. De plus, je n’ai pas vu d’autre Liringlas depuis mon propre débarquement. Certains sont arrivés à Manosse avec la Deuxième Flotte, m’a-t-on dit, mais à part eux, il n’y a que vous et moi. Nous sommes tout ce qu’il reste de ce qui était jadis une importante et noble lignée, parmi les plus grands guerriers et érudits que le monde ait connus. » Rhapsody baissa les yeux. « Pour vous, oui, Oelendra, mais ne m’incluez pas dans cette description. Je suis une paysanne, ma mère avait épousé un fermier. — La noblesse n’a rien à voir avec la naissance, mais avec le cœur. Dites-moi pourquoi vous êtes ici. — Je suis venue apprendre à manier l’épée, si vous acceptez de m’enseigner, expliqua Rhapsody en reprenant une gorgée de dol mwl. Je ne mérite pas vraiment de porter une arme pareille à moins de bien savoir m’en servir. — Première condition : le désir d’en être digne », énonça Oelendra, plus pour elle-même que pour Rhapsody. Ses yeux verts se mirent à briller d’un éclat lointain. « Et qu’avez-vous l’intention de faire de ce savoir, si j’accepte de vous le transmettre ? — Je l’ignore encore. Je sais que ça peut paraître stupide, mais j’ai le sentiment que Clarion l’Étoile du Jour m’est échue pour une raison précise. Peut-être puis-je contribuer à réconcilier les Cymriens, ou les Lirins, et à mettre fin à ces terribles incursions frontalières. — L’aspiration à servir une cause noble, murmura Oelendra. Et si vous deviez mourir en essayant ? — Je m’y attends, en fait, avoua Rhapsody avec un léger sourire. J’ai l’intuition que mon temps ici est limité, en dépit de tout ce que j’ai entendu sur l’immortalité cymrienne. J’espère que je mourrai en laissant derrière moi le monde un peu meilleur qu’avant mon arrivée. — La conscience qu’il existe des choses plus importantes que sa propre existence, et la volonté de la donner pour les servir », confirma Oelendra avec douceur. Sa voix gagna en force lorsqu’elle posa à Rhapsody l’ultime question. « Et si vous décidiez d’utiliser ce pouvoir contre les Lirins ? — Vous aurez alors toute licence de m’achever sur-le-champ, et sans sommation. Jamais je ne trahirai mon peuple. — Loyauté et dévotion à sa cause et à son peuple. » Le regard d’Oelendra s’éclaira, et un sourire finit par gagner son visage. « Nenni, Rhapsody, je crains que vous vous trompiez. Vous n’êtes pas une paysanne, vous êtes indiscutablement liringlas dans l’âme, quelle qu’ait été l’origine de votre père. Et vous êtes née pour être Iliachenva’ar. Ce sera un honneur pour moi de vous entraîner. — Peut-être feriez-vous bien de m’expliquer en quoi consiste le rôle d’Iliachenva’ar, suggéra Rhapsody avec maladresse. Je ne veux pas promettre quelque chose que je ne comprends même pas. — Voilà qui me paraît sensé, dit Oelendra en s’asseyant dans le fauteuil, sa tasse dans la main. Iliachen : comment traduiriez-vous cela ? — La lumière dans les ténèbres, ou venue des ténèbres. — Et j’imagine que le suffixe var vous est familier ? — Porteur. — Exact. Ainsi, à l’évidence, ce terme signifie “Porteur de lumière jusque dans les ténèbres”. — Ou hors des ténèbres. — Tout juste, commenta Oelendra d’un air ravi. Dans l’ancien monde, Clarion l’Étoile du Jour possédait deux autres noms, Ilia, la Lumière, et Étoile de Feu. Vous n’avez pas manqué de remarquer, j’en suis certaine, d’où vient cette seconde appellation. Comprenez-vous à présent le rôle de l’Iliachenva’ar ? — Allumer des lampes ? » Oelendra éclata d’un rire joyeux comme une volée de cloches qui rappela à Rhapsody les accents de la voix de sa mère dans les moments heureux ; elle sentit brusquement sa gorge se serrer. « Eh bien, l’épée vous faciliterait indubitablement la tâche. Vous êtes faite pour ce travail, Rhapsody. L’Iliachenva’ar doit apporter la lumière dans les lieux et les situations souillés ou dévastés par le Mal. » Rhapsody s’agita un peu dans son fauteuil, mal à l’aise. « Je ne suis pas certaine, Oelendra. Je ne sais pas si je saurai reconnaître le Mal, si je le croise. Voyez-vous, mon jugement n’est pas toujours des plus avisés. Ceux que d’autres ont tendance à considérer comme monstrueux ou sous-humains figurent parmi ceux que j’aime le plus, alors que je me méfie par instinct des gens haut placés ou d’honorable réputation. Je manque de discernement dès qu’il s’agit de savoir à qui faire confiance, ou à quel moment me taire. Je serais un vrai danger public, dans ce rôle. En fait, je ferais sans doute mieux de vous rendre l’épée. — Oh ? Et pour que j’en fasse quoi ? » Rhapsody sentit le rouge lui monter aux joues. « Je… je ne sais pas vraiment. Je veux dire, vous étiez Iliachenva’ar, avant. — Et vous pensez que je devrais le redevenir ? — J’imagine que la décision dépend de vous, Oelendra. Je ne voulais pas me montrer présomptueuse. » La guerrière lirin sourit. « Vous ne l’êtes pas, Rhapsody. Tout au plus mal informée. Mais on peut facilement y remédier ; il suffit de quelques précisions. — De toutes les choses que je cherche désespérément depuis que je suis arrivée sur ces terres, soupira Rhapsody, les informations simples et directes sont les plus difficiles à trouver, Oelendra. Les gens rechignent à s’en séparer comme s’il s’agissait de bijoux familiaux. Et il en va de même pour la confiance. — Vous possédez plus de discernement que vous ne le croyez, Rhapsody. Je vais vous dire trois choses. Tout d’abord, je comprends parfaitement ce que vous ressentez, et je vous aiderai autant que je le pourrai, notamment en vous donnant les informations qui vous seront utiles. Demandez-moi ce que vous voudrez, et je vous révélerai sans hésiter tout ce que je sais sur le sujet. » Rhapsody laissa filer un léger sifflement. « Merci. Je ne suis pas sûre de pouvoir tout emmagasiner. — Bien sûr que si. Deuxièmement, ce que vous percevez comme une inaptitude à voir la différence entre ce que tous les autres conçoivent comme le Bien et le Mal est en fait une sagesse peu courante. Tout ce qui est bon n’est pas nécessairement beau, et vice versa. On inculque en général cet adage aux jolies petites filles qui sans ça deviendraient vaniteuses, et à celles que la Nature a moins bien dotées pour les réconforter. La vérité va beaucoup plus loin ; ce qui est bon et précieux n’est pas toujours visible à l’œil nu. Et cela vaut également pour son pendant négatif. — Y a-t-il des devoirs spécifiques afférents à la fonction d’Iliachenva’ar, à part éclairer une pièce pour en faire fuir des forces maléfiques non identifiées ? » De nouveau, Oelendra éclata de rire. « Eh bien, traditionnellement, l’Iliachenva’ar est une sorte de champion consacré ; c’est-à-dire qu’il escorte et protège les pèlerins, les membres de l’Église, ainsi que d’autres personnalités saintes. Peu importe l’obédience religieuse. Vous devrez protéger quiconque aura besoin de vous pour aller rendre grâce à Dieu, ou ce qui lui en tient lieu. » Rhapsody hocha la tête. « Et cette troisième chose dont vous vouliez m’informer ? » Le sourire disparut subitement du visage d’Oelendra. « C’est Clarion l’Étoile du Jour qui choisit son porteur, pas l’inverse. Et elle vous a choisie, Rhapsody. Je ne pourrais plus être l’Iliachenva’ar, même si je le souhaitais, ce qui n’est pas le cas. — Pourquoi avez-vous délaissé ce rôle, si je ne suis pas indiscrète ? » La femme se leva lentement et se dirigea vers le foyer. Elle se pencha et tisonna les braises sous la théière de dol mwl. D’un tonneau posé près de la cheminée, elle tira de l’eau et la versa dans la bouilloire cabossée, qu’elle accrocha près du breuvage. Rhapsody vit les muscles de son dos se tendre sous la peau alors qu’elle se relevait et se retournait vers elle. Dans ses yeux brillait un éclat acéré. « Je n’ai jamais raconté cette histoire à quiconque, Rhapsody. Mais je suppose que je vous la dois. — Vous ne me devez rien, Oelendra, s’exclama Rhapsody, le visage écarlate. Pardon de m’être mêlée de ce qui ne me regardait pas. — Personne ne l’a jamais demandé, Rhapsody, parce qu’ils me croient tous folle. » Oelendra revint auprès de son fauteuil, où elle s’assit lourdement. « Je les harcelais depuis des siècles, j’essayais de les alerter sur ce qui vivait en leur sein, ce qui les avait suivis depuis l’Île, mais ils refusaient de m’écouter. — Les Cymriens ? — D’abord les Cymriens, puis les Lirins. » Oelendra disparut dans la cuisine, d’où elle revint avec une paire de couteaux et une marmite noire en fer remplie de pommes de terre et d’oignons. Elle la déposa sur la table en pin, puis se dirigea vers les corbeilles près de la porte où elle trouva de la viande séchée, des carottes et de l’orge, qu’elle posa aussi près du pot. Rhapsody se leva et la rejoignit à la table. Elle tira une chaise à côté de celle d’Oelendra et se saisit de l’un des couteaux. D’une main experte, elle se mit à éplucher les pommes de terre, pendant que l’autre femme découpait les oignons d’un geste furieux qui reflétait l’éclat de son regard. Elle reprit cependant la parole d’une voix calme. « Voyez-vous, Rhapsody, lorsque les Cymriens quittèrent Serendair, j’étais le Protecteur de la Première Flotte, qu’on avait envoyée au départ pour coloniser et aménager la terre découverte par Merithyn. Elle était selon lui inhabitée, en dehors bien sûr d’Elynsynos, le dragon. » Gwylliam, dernier roi serenne, le Visionnaire, retint l’armée en arrière jusqu’à la troisième et dernière traversée, puisqu’on n’aurait pas besoin d’elle dans un lieu désert. Il n’avait aucun désir de paraître une menace ou un envahisseur aux yeux du dragon. Nous avions été invités, aussi arrivions-nous en paix, architectes, maçons, charpentiers, médecins, savants, guérisseurs et fermiers. Notre passage fut difficile, nous perdîmes Merithyn et beaucoup d’autres lors de la traversée, mais la terre nous accueillit avec chaleur et, dès lors, notre situation nous parut moins dramatique que celle des autres flottes. » Oelendra jeta les oignons dans le chaudron, ainsi que les pommes de terre que Rhapsody avait épluchées et découpées, puis se mit à décortiquer la viande. « Il lui fallut plus d’un an pour accoster, à cette Troisième Flotte, et presque cinquante de plus pour que nous nous retrouvions. Ce fut un jour de grande fête ; les ressentiments ne se firent jour que plus tard. Et malgré la jubilation et l’émerveillement de me retrouver enfin parmi tous mes compatriotes, je me suis soudain sentie très mal à l’aise. Au fond de moi, je reniflais l’odeur pestilentielle de l’engeance du démon qui avait causé la Grande Guerre et qui avait bien failli détruire notre Île, plusieurs siècles auparavant. Avez-vous entendu parler des F’dors ? — Oui, un peu, mais dites-moi tout de même ce que vous en savez. — Les F’dors étaient l’une des races Premières Nées, comme les dragons. L’une des cinq premières races à habiter la surface du globe. Ils étaient naturellement liés au feu – au feu noir – et maléfiques, un peuple d’esprits profondément pervertis qui n’aspiraient qu’à la destruction et au chaos, des maîtres de la manipulation qui passaient leur temps à concevoir des moyens de contourner les limites de leurs propres pouvoirs. Ce sont des menteurs hors pair, capables de récupérer des bribes de vérité et de les mêler à des demi-vérités et à des mensonges patentés, et de se montrer très convaincants avec ce résultat. Dépourvus de forme corporelle, ils peuvent s’immiscer dans l’âme d’hommes et de femmes et devenir une partie intrinsèque de leur hôte. » Parfois, cette soumission est mineure et temporaire ; la victime accomplit des actes dont elle n’a aucune conscience et n’est plus jamais tourmentée. Parfois les F’dors s’attachent à une âme et la possèdent pour l’Avenir, la victime ne s’acquittant de sa dette que par la mort. » Et enfin, cas de figure de loin le pire, le F’dor s’empare d’un hôte réel et prend sa place. C’est là plus que de la possession, c’est une invasion totale et pernicieuse de la victime par le démon. Il vit dans son corps, ses forces croissent en même temps que celles de son hôte, et il adopte de nouvelles formes lorsque l’hôte meurt, ou ne lui paraît plus assez puissant. Et pour la majorité des observateurs, moi y compris, c’est indécelable. J’ai beaucoup souffert de la main même de ces créatures, Rhapsody, comme bon nombre de ceux que j’ai aimés. Et sitôt que nous avons retrouvé la Troisième Flotte, j’ai su que l’un d’eux les avait suivis. Il s’était attaché à un hôte de la dernière traversée. Gwylliam avait failli dans sa surveillance. C’était son rôle, d’empêcher le Mal de nous suivre. Mais personne n’a voulu me croire. » Rhapsody frissonna. « Ç’a dû être terrible. Qu’avez-vous fait ? — Quand le Seigneur et la Première Dame furent choisis pour régner sur le peuple cymrien réunifié, j’ai prévenu et Gwylliam et Anwyn de ce que je ressentais. Ils écartèrent tout soupçon et il ne se passa rien de dramatique, aussi mes mises en garde furent-elles tournées en ridicule, taxées de paranoïa. » Ce qu’ils ne comprenaient pas, c’est qu’une chose peut être invisible sans totalement disparaître. Il est plus vraisemblable qu’elle se soit cachée dans l’ombre, à se repaître, à gagner en puissance. Mais Anwyn et Gwylliam semblaient avoir perdu toute sagesse. Les F’dors ne reparurent jamais. Aussi gouvernèrent-ils dans une paix relative pendant trois siècles, jusqu’à ce que tout bascule, une nuit, à Canrif, qu’on appelle aujourd’hui Ylorc. Quant à savoir si le démon joua un rôle dans ce cataclysme, ou s’il n’a résulté que de leur propre folie, cela demeurera un mystère. La guerre éclata et dura pendant des siècles, Rhapsody, plus sept cents ans, pour être précise. Sept cents ans durant lesquels je n’ai cessé d’entraîner des champions et de les envoyer sur les traces du démon. Aucun d’eux n’est jamais revenu. » Oelendra jeta la viande dans la marmite et entreprit de nettoyer l’orge. « Et rien que cela ne suffit pas à les convaincre ? — Durant la guerre, les pertes furent plus importantes. Des soldats disparaissaient sans arrêt. Et à la fin de la guerre, au cours de la paix approximative qui s’ensuivit, on finit par me désigner coupable du sort de ces champions. Les Cymriens, puis les Lirins, me crurent démente, à chasser un démon qui n’existait pas. J’en vins même à me demander si je n’avais pas mal interprété les signes, si je n’avais pas été tellement absorbée par la douleur du passé que j’avais imaginé tout ça. Peu à peu, les familles cymriennes cessèrent de me confier leurs fils en apprentissage, de crainte que je les envoie à la mort, dans mon combat insensé. J’ai pourchassé les F’dors indéfiniment moi-même, jusqu’au jour où j’ai décidé qu’ils avaient tous raison. » Rhapsody alla prendre son sac et en retira l’une de ses pochettes d’épices. Elle dispersa une poignée d’herbes séchées et un peu de raifort dans la marmite. « Et qu’est-ce qui vous a fait changer d’avis ? — D’avoir trouvé Gwydion. » À ce nom, Rhapsody releva les yeux. « Gwydion de Manosse ? — Tout juste. Vous le connaissez ? — J’ai entendu prononcer son nom une fois, admit Rhapsody. Dire que je le connais serait donc un peu excessif. C’était dans la forteresse de messire Stephen Navarne, dans une sorte de sanctuaire où le duc a conservé quelques effets personnels. — Je l’ai à peine connu moi-même. Je ne l’avais rencontré qu’une fois, lors de sa cérémonie de baptême, alors qu’il n’était encore qu’un nourrisson. En revanche, j’ai connu Stephen ; il a été mon élève. Stephen et Gwydion étaient amis d’enfance, mais furent élevés dans des provinces différentes, jusqu’au jour où ils se retrouvèrent, quand Stephen vint demander au père de Gwydion de parfaire son entraînement. » Rhapsody alla décrocher la bouilloire bosselée et commença à verser l’eau bouillante dans le chaudron de fer. Oelendra ne détachait pas le regard de ses mains, que rien ne protégeait du métal chauffé à blanc. Rhapsody sentit son regard et lui adressa un sourire. « Qui était le père de Gwydion ? — Llauron, Invocateur des Filids, à Gwynwood. » Oelendra fit un bond de côté pour éviter la brûlure de l’eau fumante qui jaillit lorsque Rhapsody lâcha la bouilloire sur la table. La jeune femme s’empressa d’éponger les dégâts avec l’un des torchons accrochés à côté de l’évier. « Je suis terriblement désolée. Vous n’avez rien ? — Nenni. Et vous ? — Tout va bien. Vous disiez que Gwydion de Manosse était le fils de Llauron ? — Son seul fils, son unique enfant, son seul héritier. L’épouse lirin de Llauron, Cynron, mourut en couches. — Comme c’est triste. » Rhapsody s’imprégnait des paroles d’Oelendra. Elle ressentit du chagrin pour son délicat mentor ; pas étonnant qu’il se soit ainsi réfugié dans le travail. Les fastes de la royauté cymrienne ne pouvaient à l’évidence pas remplacer ce qu’il avait perdu, aussi restait-il seul, avec ses études, son jardin, ses disciples, ainsi que la responsabilité des richesses et des titres liés à sa lignée. Cela expliquait également son amitié proche avec messire Stephen, le meilleur ami de son fils. « Que voulez-vous dire, par trouver Gwydion ? » Le regard d’Oelendra se perdit au loin. « Il y a vingt ans, je suis tombée sur Gwydion, brisé et sanguinolent, rôdant aux portes de la mort, à la sortie de la forêt de Gwynwood, à Navarne, non loin de la Maison du Souvenir. Il s’en était pris au démon ; il est le seul à ma connaissance à en avoir réchappé. Mais il était très grièvement blessé, sa cage thoracique avait été écartelée et une partie de son âme tranchée dans le vif. J’ai su qu’il était mourant à l’instant même où je l’ai vu, et j’ai su ce qui l’avait tué. » Rhapsody accrocha la marmite au-dessus du feu et regarda les flammes venir en lécher le flanc en crépitant. « Le F’dor ? — C’était évident. Son âme saignait à blanc ; il était entouré d’une lumière sanglante qui battait dans l’air ; un spectacle que jamais je n’oublierai. On considère l’âme comme une chose éthérée, sans existence matérielle, pourtant le F’dor avait réussi à l’éventrer. Quelle vision d’effroi. — Je ne peux même pas l’imaginer. Qu’avez-vous fait ? — J’ai paniqué, non pas par peur pour Gwydion. J’avais assez côtoyé la mort à mon époque pour ne plus en être affectée. Ce qui m’a tétanisée, Rhapsody, c’est de constater combien le F’dor était devenu puissant. Gwydion était un adversaire hors du commun. Il avait grandi sur les terres sauvages de Manosse, navigué vers des rivages lointains et dangereux aux côtés des Mages de la Mer et il était vétéran de plus d’une guerre. Mais surtout, rien n’égalait les pouvoirs et Rites de Commandement qu’il avait hérités de sa lignée. » De Gwylliam, son grand-père, il avait reçu un lien à la terre dont seuls héritent les enfants de sang royal. D’Anwyn, sa grand-mère, il avait reçu le sang d’Elynsynos le dragon et de Merithyn, qui était serenne – une des cinq autres races Premières Nées, ces êtres jaillis des éléments qui constituent la trame de l’univers. » Et du côté de sa mère, il incarnait l’héritage de MacQuieth. Il était le Kirsdarkenvar et Chef de la Maison de Terreneuve, la plus ancienne des maisons manossiennes. Et malgré tout ça, le prince héritier de la dynastie cymrienne s’était vu réduit à un tas de chair sanglante. Si le F’dor avait le pouvoir de détruire Gwydion de Manosse, sa force avait cru au-delà de ce que je pouvais espérer vaincre seule. C’était il y a vingt ans, Rhapsody. Je tremble à l’idée de ce qu’il peut faire aujourd’hui. » Elle leva les yeux vers sa nouvelle élève et fronça les sourcils. Rhapsody tremblait. « Gwydion était le Kirsdarkenvar ? — Si fait. Il portait l’épée élémentaire de l’eau Kirsdarke, qui s’était transmise de génération en génération. À travers les droits du sang et les rites de passage, il était arrivé à une maîtrise de cette épée jusque-là inégalée. Et si même lui, armé d’une lame forgée spécialement pour tuer les créatures maléfiques telles que cette chose, pouvait se faire ainsi massacrer, je savais qu’était venu le temps où seul un des Trois réussirait à exterminer le F’dor. Rhapsody ? Qu’est-ce qui ne va pas ? » La jeune femme fixait la fenêtre, par laquelle entrait la lumière du crépuscule, tombé pendant qu’elles devisaient. Vous êtes lié à l’eau, vous aussi, ou est-ce seulement l’épée ? Difficile à dire, en fait. Je porte Kirsdarke depuis si longtemps que je ne me rappelle pas comment étaient les choses, avant. Rhapsody se rappela la vallée cachée, la vision inattendue d’Ashe au sortir du bain, torse nu, et cette blessure ignoble qui puisait dans la lumière rougeoyante. Sans qu’elle le veuille, ses souvenirs se portèrent sur une autre vallée secrète. C’est le Rakshas, que vous avez dû rencontrer. Le F’dor a créé le Rakshas dans la Maison du Souvenir, il y a vingt ans. Le Rakshas prend l’apparence de l’âme qui lui donne son pouvoir. Il est fait de sang, du sang du démon et parfois d’autres créatures, en général des innocents et des animaux domestiques retournés à l’état sauvage. Le Rakshas qui n’est constitué que de sang connaît une existence courte et stupide. Mais si le démon possède une âme, humaine ou autre, il peut la transférer dans la structure même de la créature, et dès lors le Rakshas adopte la forme du propriétaire de l’âme, qui bien sûr est mort. Il bénéficie d’une partie du savoir du défunt, et de ses compétences. Il est pervers et malfaisant. Tu dois t’en méfier, Beauté. Et écoute-moi bien : il est tout près, à présent, tout près d’ici. En partant, sois très prudente. Elle repensa à Cedelia, qui l’avait toisée. Vous ai-je offensée de quelque manière, Cedelia ? On vous a vue avec un homme en cape grise à capuche, il y a cinq jours, à l’orée de la Forêt Extérieure. Un homme vêtu de la sorte a mené une attaque contre un village lirin à la bordure est de la Forêt Extérieure, cette même nuit. Toute la colonie a été brûlée. Quatorze hommes, six femmes et trois enfants ont péri dans l’attaque. Elle se remémora le regard d’Achmed lorsqu’elle lui avait traduit le contrat qu’ils avaient trouvé dans la Maison du Souvenir. Les partis en présence sont Cifiona et quelqu’un du nom de Rakshas, et son maître à travers lui. C’est étrange ; il n’est pas fait référence au nom de ce dernier. Parmi les services rendus, on note la participation au sacrifice rituel de trente-trois personnes de cœur innocent et de corps pur, de souche humaine, et un nombre équivalent de sujets lirins ou de sang-mêlé. « Rhapsody ? » Les mains vigoureuses d’Oelendra tenaient la jeune femme par les avant-bras. Rhapsody se retourna. « Oui ? — À quoi pensez-vous ? » Son regard se perdit de nouveau à la fenêtre, et elle déglutit avec difficulté ; la nuit tombait. « Nous aurons le temps de reparler après le souper, Oelendra. Il nous faut nous dépêcher, ou bien nous manquerons les dévotions. — Les dévotions ? » Elle considéra la guerrière lirin avec surprise. Les chants du lever des étoiles et du coucher du soleil lui étaient forcément familiers ; Oelendra était liringlas de pleine origine, Chanteciel. Pourtant elle dévisageait Rhapsody avec ce qui ressemblait à de la confusion. Peut-être leur donnait-elle simplement un autre nom. « Venez, Oelendra, suivez-moi. Nous ferons ça ensemble. Cela fait une éternité que je n’ai plus chanté avec quelqu’un qui en connaisse les paroles. » Elle prit Oelendra par la main, et toutes deux elles quittèrent la longère d’un pas vif, dans la semi-pénombre du crépuscule, en direction de la clairière la plus proche. 21 LE CIEL VIRAIT DÉJÀ AU BLEU PROFOND lorsque les deux femmes atteignirent la clairière. L’étoile du jour s’était levée, et une par une, les autres commençaient à apparaître dans un scintillement incertain, avant de prendre leur place attitrée dans le ciel nocturne, pour briller à travers les pans de nuages qui défilaient devant la lune montante. Rhapsody se racla la gorge et se libéra l’esprit. Il fallait qu’elle soit en effervescence, pour avoir ainsi laissé filer l’après-midi sans s’en rendre compte, aussi dut-elle prendre un instant pour retrouver son calme et un état d’esprit plus approprié à la vénération. Les horreurs que lui avait racontées Oelendra étaient mises de côté pour quelque temps, de peur qu’elles n’interfèrent avec cette cérémonie immémoriale qu’elle pratiquait comme l’ultime vestige de communion avec sa mère. Tandis que le dernier rayon de soleil disparaissait derrière l’horizon, elle entonna la première mesure des vêpres d’adieu, ce chant du soir qui souhaitait au soleil bon vent dans son voyage à travers les ténèbres et qui réaffirmait la promesse de l’accueillir avec joie au matin. Elle chantait d’une voix douce, qui laissait la possibilité à Oelendra de se joindre à elle, mais la guerrière lirin se tenait là, silencieuse, à l’écouter. Sa voix gagna en puissance alors que la nuit se faisait plus profonde et les étoiles, dont elle sentait l’éclat dans ses yeux, plus étincelantes. Chanter ainsi à Tyrian avait quelque chose de merveilleux, lui donnait un sentiment d’aisance et de liberté. Sa chanson n’était plus portée comme d’habitude par le souffle du vent et l’attraction terrestre, mais elle flottait librement vers le ciel. Les Lirins de ces terres n’étaient peut-être pas liringlas, chanteurs du ciel, mais ils en étaient bien les enfants. Rhapsody en eut bientôt terminé avec les vers courts et succincts de l’hommage aux étoiles. Elle ignorait pourquoi Oelendra ne se joignait pas à elle, mais elle ne voulait pas perpétuer une situation peut-être déplaisante pour la vieille femme, aussi n’acheva-t-elle pas les odes plus complexes. Elle inspira profondément l’air doux et parfumé de la nuit et se tourna vers son aînée. Le sourire de Rhapsody disparut en voyant l’expression sur son visage. « Oelendra ? Qu’est-ce qui ne va pas ? » La championne lirin scrutait le ciel avec les yeux d’une égarée. Il y avait dans son expression une tristesse qui inspira à Rhapsody une profonde pitié. Puis Oelendra la regarda enfin et son visage se détendit, recouvrant cet air sage et doux qui avait touché Rhapsody lorsqu’elles s’étaient rencontrées. « Rien, ma chère. Je réfléchissais, c’est tout. Pourquoi ne retourneriez-vous pas à l’intérieur ? Je vous y rejoins dans un instant. » Rhapsody opina et s’exécuta. Elle retraversa la clairière dans l’autre sens jusqu’à la longère d’Oelendra. Après être entrée, elle prit soin de laisser la porte entrouverte. Oelendra resta ainsi sous la voûte céleste à contempler les étoiles. Le chant de Rhapsody avait réveillé en elle des souvenirs, la mémoire d’un rituel pratiqué avec foi, matin et soir, chaque jour de sa vie jusqu’à son départ de son île natale pour venir ici. Un rituel qu’elle avait oublié, jusqu’à cet instant. En son temps, ses propres dévotions ne se limitaient pas aux vêpres liringlas courantes qu’avait chantées Rhapsody, elle entonnait également l’Hymne Funèbre à l’Étoile Déchue, l’astre qui avait inspiré son nom. Depuis combien de temps n’avait-elle plus été chantée ? Restait-il quiconque pour se rappeler son étoile éteinte, ou bien sa négligence en avait-elle effacé la mémoire pour toujours ? Elle sentit son cœur serré enfler sous le flot des souvenirs resurgis ; ces chants qui lui avaient apporté tant de réconfort dans ses moments de chagrin, et qui l’avaient guidée dans le noir, lui étaient revenus. Elle ne s’était même pas rendu compte qu’ils avaient disparu. Et cette jeune femme les lui avait rendus ; le premier lieu de ténèbres dans lequel Rhapsody apportait la lumière était le cœur même d’Oelendra. La source de cette lumière provenait également des ténèbres des profondeurs de la mer silencieuse. La lumière venue des ténèbres pour éclairer les ténèbres. L’Iliachenva’ar. Le vent frais de la nuit printanière vint soulever les bords de la cape d’Oelendra, mais ce n’était pas la brise qui piquait les yeux de la guerrière. Elle essuya les larmes de ses joues en quittant la clairière et observa sa propre demeure. Comment ai-je pu oublier ? se demanda-t-elle. Ce doit être quand l’épée s’est tue, au moment où Serendair et elle ont été séparées pour toujours. La pénombre se referma peu à peu autour d’elle. La tache de lumière de sa demeure paraissait une île chaleureuse, dans cette vaste mer d’obscurité. Elle voyait Rhapsody s’affairer à l’intérieur, remuer le ragoût en train de cuire, puis se retourner pour arranger sur la table un bouquet de fleurs des champs qu’elle avait dû cueillir en chemin, dans le noir. Oelendra sourit. Celle-ci est prometteuse, se dit-elle en contemplant la jeune Baptistrelle. Elle a le cœur noble et dévoué aux autres. Elle sait qu’il existe des choses plus importantes qu’elle-même, et elle désire les servir. Elle pourrait bien réussir là où ils… là où nous avons échoué. Dans la maison, la jeune fille déposait deux bols sur la table. Elle jeta un regard par la fenêtre, puis retourna s’occuper du ragoût. Depuis quand personne n’a-t-il dressé la table pour moi ? s’interrogea Oelendra, tandis que la jeune femme disparaissait hors de son champ de vision. Celle-ci était différente ; les choses n’en seraient que plus difficiles. Elle comprenait que son cœur balafré devait s’engager une dernière fois, risquer de nouveau la douleur, croire en cette jeune fille, l’aider et l’aimer et prier, dans les larmes, pour qu’elle survive à la terrible épreuve à laquelle elle était destinée. Rhapsody tendit à Oelendra les assiettes qu’elle avait essuyées afin qu’elle les range, puis alla s’asseoir dans un des fauteuils au coin du feu. « Vous voulez bien finir de me raconter l’histoire de Gwydion, s’il vous plaît ? » Oelendra referma le placard en souriant. Elle alla s’installer sur le fauteuil à bascule en bois de saule en repliant une jambe sous elle. « Nous avions en effet laissé l’histoire inachevée, n’est-ce pas ? » Bien que mortellement blessé, Gwydion était encore vivant quand je l’ai trouvé. Je ne pouvais rien faire pour le sauver, ni même pour apaiser sa douleur, aussi ai-je porté son corps brisé aux confins de la Grande Forêt, au-delà de Voile de Hoen, jusqu’à la forteresse de messire et dame Rowan. Ils tentèrent par tous les moyens de le soigner, et luttèrent pendant des jours pour le garder en vie. » À la fin, alors que rien ne fonctionnait et que Gwydion souffrait le martyre, j’ai retiré un morceau d’étoile de la garde de l’épée et l’ai donné à dame Rowan. Vous savez, j’avais incrusté dans la garde de Clarion l’Étoile du Jour des morceaux de Seren, l’étoile marraine de notre terre natale. C’était mon lien avec l’épée, un fragment pur d’éther élémentaire. Parmi les biens en ma possession, seule l’épée disposait d’un éclat aussi puissant. Je le leur ai offert dans l’espoir qu’ils pourraient s’en servir pour le sauver, mais ça ne marcha pas. Cela valut peut-être mieux pour lui, car vivre avec ce genre de pouvoir élémentaire aurait pu être pire encore que la mort, pour Gwydion. — Pourquoi ? — Parce que Gwydion était l’arrière-petit-fils d’Elynsynos, et qu’à ce titre du sang de dragon coulait dans ses veines. Une source de pouvoir de cette envergure aurait pu réveiller la nature dragonne en sommeil et en décupler la force. Je doute qu’il aurait voulu vivre comme tel, car il avait l’âme d’un homme. C’est probablement une bénédiction pour nous tous qu’il n’ait pas survécu. Si le F’dor avait été capable de le soumettre et de prendre le contrôle du dragon, rien qu’à imaginer comment il aurait utilisé ce pouvoir sur les éléments même, j’en frissonne. Quoi qu’il en soit, abandonner ce morceau de l’étoile pour lui était un geste désespéré et vain, mais je ne regrette pas d’avoir essayé. — Je suis certaine qu’il aura apprécié votre douceur et votre générosité dans ses derniers instants, Oelendra. — Je doute qu’il ait été conscient de quoi que ce soit, sinon de sa propre agonie, Rhapsody. C’est la plus effroyable torture que j’aie vu endurer à un être humain, et j’ai pourtant assisté à de bien terribles souffrances. » Rhapsody pensa à Llauron. « Je me demande si Gwydion est enterré sous le frêne blanc du jardin de l’Invocateur, celui qu’il appelle Mahb. — Peut-être. Ce terme signifie “fils”. — Avez-vous ramené le corps ? » Oelendra secoua la tête. « Non. Messire Rowan m’a dit qu’il était temps de retourner sur la terre des vivants. Dame Rowan bénissait encore le corps lorsque j’ai retraversé le Voile. Je n’ai même pas pu rapporter à Llauron ce que son fils avait dit ou fait dans ses derniers instants, car je n’y étais pas. » Rhapsody était perplexe. « La terre des vivants ? » Un sourire lointain se dessina sur les lèvres d’Oelendra. « La cour des Rowan est un lieu mystique, Rhapsody, de l’autre côté du Voile de la Joie. Pour y pénétrer, il faut être proche de la mort, ou dans une situation qui soit vraiment une question de vie ou de mort. Le Temps ne s’écoule pas là-bas comme ici. On peut être parti des années dans leur règne et se retrouver à peine plus vieux d’une seconde, à son retour. — Et qui sont les Rowan ? Des Guérisseurs ? » Le sourire d’Oelendra se teinta de tristesse. « Des guérisseurs d’un pouvoir exceptionnel, bien que les soins qu’ils prodiguent soient parfois difficiles à accepter. Dame Rowan est la Gardienne des Songes, la Sentinelle du Sommeil, Yl Breudiwyr. Le Seigneur est quant à lui la Main de la mortalité, la Mort paisible, Yl Angaulor. Voilà pourquoi je suis certaine de la mort de Gwydion, même sans avoir assisté à ses derniers instants ; le Seigneur lui-même m’a dit que l’heure était venue. Et je suis partie, car je n’étais plus ni utile, ni bienvenue. La prochaine fois que je verrai ces deux souverains, j’entrerai dans leur royaume pour de bon, et je ne parcourrai plus la terre des hommes. Quand je vous ai vue, j’ai compris que ce temps n’était plus si lointain. » Une vague glaciale et nauséeuse traversa Rhapsody. « Êtes-vous en train de dire qu’en arrivant j’ai causé votre mort ? — Certes pas, mais j’ai déjà vécu plus que je n’aurais dû, à attendre qu’un gardien vienne me remplacer. Maintenant que je puis vous transmettre ma tâche, je vais enfin trouver la paix à laquelle j’aspire, rejoindre ceux que j’aime. L’immortalité dans ce monde est bien lourde à porter, vous savez, Rhapsody. » Le regard d’Oelendra toucha Rhapsody droit au cœur. Elle aussi aspirait à la même chose. « Et c’est à ce moment-là que vous avez abandonné l’épée ? » Oelendra sourit et prit une gorgée de dol mwl. « C’est à ce moment-là que l’épée m’a abandonnée. Lorsque j’ai voulu la reprendre après avoir retiré ce morceau de l’étoile, elle avait disparu dans la terre, là où je l’avais déposée, sans rien laisser derrière elle qu’un halo de lumière, qui finit lui aussi par disparaître. On aurait presque dit qu’elle avait péri en même temps que Gwydion, enterrée là au-delà du Voile de Hoen. C’était un lieu approprié, me semblait-il. Je savais qu’elle finirait par réapparaître, et c’est ce qui s’est produit. » Rhapsody opina. Elle comprenait à présent comment l’arme avait pu se retrouver sous terre. Elles passèrent le reste de la soirée à deviser avec plaisir. Rhapsody joua quelques-unes des chansons de l’ancien monde sur le luth que lui avait offert Elynsynos, dont certaines qu’elle chanta en lirin ancien. Oelendra écouta, captivée, mais sans se joindre à elle. Elle parla à la Baptistrelle des jours anciens, des dernières heures de gloire après la guerre et avant le cataclysme, quand Serendair avait connu la paix pour la dernière fois, d’amis et de camarades, de souvenirs chers. La fatigue du long voyage finit par avoir raison de la résistance de Rhapsody, et elle s’endormit près du feu. Un moment plus tard, elle fut réveillée par une main sur son épaule. « Venez, ma chère, je vais vous montrer vos quartiers. » Rhapsody se leva en se frottant la tête d’un geste confus. « Il faut que j’envoie un message à Ylorc au plus vite, si c’est possible. — Très bien. Je vous emmènerai à la ville de Tyrian, dès demain matin. La caravane postale s’y arrête chaque semaine. Je suis certaine que vos amis seront heureux d’apprendre que vous êtes arrivée ici saine et sauve. Venez, à présent ; vous tombez de sommeil. » Comme en rêve, Rhapsody suivit la vieille femme le long d’un couloir. Oelendra la mena jusqu’à une petite chambre à l’extrémité de la maison, dotée d’une fenêtre à armature en fer forgé. Un grand lit à baldaquin était appuyé contre un mur et une lourde armoire en habillait un autre. Tout un assortiment de duvets et de fourrures recouvrait le lit, de quoi tenir un siège pendant un hiver glacial. « Voici votre chambre, pour aussi longtemps que vous désirerez l’occuper, déclara Oelendra. Mettez-vous à l’aise, et reposez-vous. Demain, si vous voulez, je vous ferai faire le tour de la ville. Mais pour l’instant, dormez tout votre soûl. Vous en avez grand besoin. — Merci. » Rhapsody avait toutes les difficultés du monde à garder les yeux ouverts. « Je devrais peut-être vous prévenir que je fais des cauchemars. Si vous m’entendez dans la nuit, je m’en excuse par avance. — Je n’en suis pas étonnée, après tout ce que vous avez traversé. J’en avais, moi aussi. Ils ont fini par s’espacer jusqu’à ne plus revenir me hanter. Dormez bien. » En sortant, Oelendra toucha doucement l’épaule de Rhapsody. La jeune femme prit juste le temps de se déshabiller, puis rampa immédiatement jusque dans son lit. Elle ne rêva pas de l’ancien monde, ou du démon, mais d’un beau visage au sourire incertain qui la regardait dans la lumière de cette clairière, lui disant adieu devant l’antre du dragon. Il est pervers et malfaisant. Tu dois t’en méfier, Beauté. Il est tout près, à présent, tout près d’ici. En partant, sois très prudente. Le visage dans son rêve sourit une nouvelle fois de ce même air incertain. Puis le soleil traversa les feuilles des arbres et il se mit à fondre, de grandes larmes glacées roulèrent de ses yeux, jusqu’à le dissoudre en une flaque d’eau fumante où son reflet dansait toujours. « Qu’avez-vous à boire ? — Du porto. Ou un jeune cognac. — Rien de plus fort ? — Hmmm. Mauvaise journée, j’en déduis. — J’ai l’impression que vous n’avez pas prêté grande attention à l’état de ma vie, récemment. — C’est faux, c’est pourquoi je garde toujours ce fabuleux whisky candérien à portée de main. — Ça fera l’affaire. — J’avoue que je suis un peu surpris de te voir. Pourquoi es-tu ici ? — Pour la chaleur de l’accueil, j’imagine. Difficile de résister. — Ne sois pas cynique, je te prie. Tiens, ton verre. Que veux-tu ? » Ashe prit une gorgée et laissa le liquide mordoré lui piquer la bouche un instant avant de l’avaler. Le whisky lui brûla la gorge. « Je veux que vous reconsidériez vos plans, au sujet de Rhapsody. — Ah oui ? Et pourquoi cela ? » Il absorba une autre gorgée, plus longue, et s’assit sur le bureau de bois richement sculpté. « Si elle est bien qui nous croyons, il n’est guère sage d’abuser sa bonne volonté. — Si elle est bien qui nous croyons, elle comprendra. — Vous savez, je pense que vous vous trompez lourdement, concernant le destin. Il y a d’autres gens qui ne l’acceptent et ne l’interprètent pas comme vous le voudriez. En particulier quand cela implique des dégâts, de la souffrance, ou une tragédie, pour eux. — Tu ne serais pas par hasard en train de parler de ton cas ? Tu n’oserais pas. » Ashe resta silencieux un moment. « Non. Bien sûr que non. — C’est bien ce que je pensais. Et depuis quand te préoccupes-tu du bien-être de ma protégée, si je puis me permettre ? — Vous n’êtes pas le seul à la considérer comme telle, vous savez. Elle étudie avec Oelendra, en ce moment même. — Bien, très bien. Voilà qui nous sera utile. Mais n’élude pas la question. D’où vient cette soudaine et vive inquiétude pour Rhapsody ? N’a-t-elle pas prouvé qu’elle était à la hauteur de la tâche ? — Je ne dirais pas ça, non. En fait, il se pourrait qu’elle soit bien plus puissante que nous l’avons d’abord cru. — Alors de quoi t’inquiètes-tu ? » Ashe fit tourner son fond de whisky dans son verre, puis l’avala. L’alcool ne semblait avoir aucun effet anesthésiant, à ce stade. « Je détesterais que tout ça soit réduit à néant parce que vous auriez mal jaugé votre influence sur l’un des Trois. » Il leva les yeux et les planta dans les iris de granit bleu qui le fixaient avec un éclat presque reptilien. Tellement déplacé dans ce bon vieux visage amical, se dit-il. « Maintenant, que les choses soient parfaitement claires. J’ai besoin que Rhapsody joue le rôle que je lui ai assigné. Aucun des deux autres ne le peut. Mais ce rôle est mineur. Le seul dont j’aie besoin de ménager la susceptibilité, c’est Achmed. Lui seul est irremplaçable. » Ashe sourit, puis se leva et se dirigea vers le cabinet à alcools. « Vous ne comprenez pas du tout cette structure de pouvoir, commenta-t-il en remplissant son verre à ras bord. Achmed est dévoué à Rhapsody. Seule la loyauté de cette dernière à votre égard pourrait l’influencer, pas l’inverse. Il se moque éperdument de vous et de vos projets. Et si vous causez le moindre mal à Rhapsody, il s’en prendra aussitôt à vous. » Ce fut au tour de Llauron de sourire. « Tu sais, ta superficialité me déçoit. J’ai bien peur que tu ne te sois égaré. Achmed a d’autres raisons d’agir selon mes désirs. Des raisons bien plus anciennes, et bien plus impérieuses, que tout sentiment d’amour ou d’amitié que son cœur ignoble pourrait nourrir pour elle. De toute évidence, tu ne les connais pas aussi bien que je l’avais espéré, malgré le temps que tu as passé auprès d’eux. Quel gâchis. » Ashe se contenta de fixer en silence les flammes qui venaient lécher les bûches, dans l’âtre du bureau obscur. Sans cette brume, songea Llauron, il pourrait n’être qu’une ombre parmi les ombres de cette pièce. Il posa la main sur l’épaule de son fils et sa voix se fit plus douce. « Le sait-elle ? — Quoi donc ? — Que tu l’aimes. — Non. — Cela vaut mieux pour tout le monde. » Un horrible rire guttural éclata de la cape de brume. « Vraiment ? Il va falloir m’expliquer pourquoi. Pour qui d’autre que vous cela vaut-il mieux ? » Le vieil homme retourna à son fauteuil en soupirant. « Il fut un temps où tu m’accordais une confiance aveugle, principalement parce que ce qui est bon pour moi l’est aussi pour toi et, pour finir, pour toute cette terre. — J’imagine que vingt années passées à errer seul dans le monde dans un état de torture morale et physique permanente est de nature à calmer la vénération la plus fervente. » — Ça ne durera pas, répondit la voix froide et insensible. Tout cela n’a aucune importance. Tu pourras alors avoir toutes les femmes que tu veux. — Je n’en veux qu’une seule, et pour toujours. — Pardonne-moi de te rappeler que je t’ai déjà entendu tenir ce discours. » Il ne broncha pas quand Ashe envoya voler son verre de whisky dans le feu. Les flammes bondirent à l’assaut de la pierre dans un tourbillon de fumée et d’éclats de verre. « De plus, il n’y a aucune raison pour que tu n’obtiennes pas les faveurs de Rhapsody, si tu veux toujours d’elle. Nul doute qu’elle se sera fatiguée de son rôle de courtisane du Bolg, d’ici là. Si tu cherches vraiment une catin expérimentée, je suis certain qu’elle sautera sur l’occasion. » Ashe fit volte-face. Dans sa silhouette noire se découpant sur fond de brasier, Llauron vit ses yeux bleus scintiller de fureur sous la capuche d’ombre, et sentit le dragon se crisper de rage. « Ne redites jamais une chose pareille, énonça-t-il d’une voix blanche. Vous avez déjà repoussé les limites de ma loyauté bien au-delà de ce que vous imaginez. Je ne me risquerais pas à tirer trop sur la corde, à votre place. » Llauron sourit dans son verre. « Je te rappelle que notre opinion diverge, concernant les prostituées de cour, Gwydion. Certaines des femmes qui me furent le plus cher exerçaient cette profession dans ma suite. Je n’avais certes pas l’intention d’insulter Rhapsody. » Ashe resta silencieux un moment. « Vous savez, Père, vous êtes peut-être très au fait des ficelles du pouvoir et de la stratégie, ou de la manière d’infléchir le destin, mais vous ne savez rien de la confiance et du cœur humain. — Tu crois ça ? — Sans aucun doute. Vous m’avez promis Rhapsody comme si vous aviez le moindre contrôle sur ses sentiments. Elle ne manquera pas de me haïr, quand tout sera terminé, et en toute légitimité. Il est des choses qu’on ne peut manipuler, et d’autres qui ne se remplacent pas, une fois brisées. Il ne faut pas s’attendre au soutien de tous, lorsqu’on utilise les gens comme des jouets pour accomplir ses propres fins à leur détriment. » Llauron détourna le regard. « Pourquoi ? fit-il en regardant par terre. Ça a toujours marché avec toi. — Je ne serai pas complice de tout ça », chuchota presque Ashe. La réponse de Llauron avait toute la chaleur du feu crépitant. « Trop tard, mon garçon, le mal est fait. » Le vent glacé qui fit voler les papiers du bureau de Llauron témoigna seul du départ d’Ashe. 22 « BONJOUR », LANÇA OELENDRA À RHAPSODY qui émergeait de sa chambre, les yeux encore embrumés de sommeil. Elle déposa une tasse de thé à la place à laquelle s’était assise la jeune femme, la veille au soir. « J’espère que vous avez bien dormi. — Très bien, merci », répondit Rhapsody en bâillant. Elle avait revêtu le peignoir de soie rouge brodé d’un motif raffiné de dragon qu’elle avait trouvé au pied de son lit. Il taillait beaucoup trop grand pour elle – ou pour son hôte, d’ailleurs. Elle prit place à la table et se mit à siroter son thé tandis qu’Oelendra retournait à la cuisine. La guerrière était déjà habillée et probablement debout depuis des heures. Elle revint avec une assiette de fruits et de pain brioché en forme de lune. « Tout d’abord, un petit déjeuner digne de ce nom, puis un peu d’exercice. Nous pouvons marcher jusqu’à la ville. Au retour j’aimerais voir comment vous vous débrouillez avec une épée. » Oelendra tendit une assiette à Rhapsody et la rejoignit à table. Elles se restaurèrent dans un silence chaleureux. Rhapsody contemplait le jardin par la fenêtre et se délectait du chant des oiseaux. Le sentiment de magie qu’elle avait éprouvé lors de ses délicieuses premières heures de solitude à Tyrian était de retour. Lorsqu’elles eurent terminé leur repas, Oelendra fit visiter la ville de Tyrian à Rhapsody. Blottie contre une enfilade de collines, dont la plus haute et la plus raide portait le nom de Tomingorllo, elle abritait la cour du roi. Rhapsody reconnut le mur près de la colline nord qu’elle avait franchi le jour de son arrivée. Elles passèrent les portes et empruntèrent un passage couvert jusqu’au centre du promontoire sur lequel poussait le Jardin de Tomingorllo. En escalader les rebords aussi hauts que des murs paraissait presque impossible. On entrait dans le jardin soit par les passages souterrains qu’elles venaient de prendre, soit par un sentier bien caché le long duquel elle suivit ensuite Oelendra. Une forteresse dominant Tyrian de toute sa hauteur abritait le siège de la royauté. Seuls de grands corridors, sous la surface de la colline massive, en permettaient l’accès. La forteresse était visible depuis toutes les clairières de la ville. Rhapsody la contempla avec ravissement tandis qu’elles longeaient les versants plantés de pins du Jardin, avant de redescendre dans le reste de la ville. La grande bâtisse ronde comptait de nombreux piliers et un dôme de marbre argenté qui semblait miroiter dans le soleil du matin. Le reste de la ville ressemblait aux cités lirins qu’elle avait connues jadis, et plus encore aux villages qu’elle avait traversés avec Cedelia. La plupart des bâtiments de facture simple, à toit haut et à murs bas, s’alignaient le long d’avenues créées par la forêt elle-même. Çà et là, dans les plus hauts arbres, apparaissaient des plateformes et des structures suspendues, les plus petites dans les chênes puissants, d’autres, plus imposantes, en appui sur plusieurs arbres. Entre les maisons couraient des ponts de corde reliant entre elles une seconde série d’avenues, très au-dessus des sentiers forestiers. Des chèvres, des boucs et des cochons couraient à travers la ville mais la plupart des animaux présents étaient des créatures de la forêt vivant en harmonie parmi les Lirins. Les défenses de la ville demeuraient discrètes. Elles consistaient en une série de postes de garde aveugles et camouflés, conçus pour prendre l’envahisseur par surprise et le piéger dans un feu croisé fatal. Des fossés abrupts habilement disposés auraient réussi à briser n’importe quelle charge, même la mieux organisée. Elle vit aussi d’autres défenses, plus conventionnelles, dans le style humain. Une tour crénelée surmontait chacune des six collines extérieures. Une série de remparts et de douves palissadés dont la hauteur ou la profondeur allait croissant reliait les six tours. Au fond de chaque douve se dressait une rangée de lances acérées qui rendaient toute chute mortelle. Au-dessus des fossés passaient des ponts qu’il aurait été aisé de détruire depuis l’intérieur des remparts. Rhapsody se demanda ce qu’Achmed ou Grunthor auraient pensé de tels dispositifs, et nota mentalement quels usages on pourrait en faire à Ylorc. La vie de la ville la passionna davantage. Tyrian était un lieu en pleine ébullition, grouillant de véhicules et de piétons. Les Lirins, bien que réservés avec les étrangers, se montraient chaleureux et accueillants dans l’enceinte de la ville, et Rhapsody se retrouva à rire de bon cœur avec des gens qu’elle venait à peine de rencontrer. Elle fut reçue avec affection et cordialité partout où l’emmenait Oelendra. Elles déjeunèrent dans une gargote à ciel ouvert où elles se firent servir du gibier épicé, des olives et des noix si délicieuses que Rhapsody eut du mal à s’arrêter de manger. Des grappes d’enfants couraient par les rues de la ville en riant aux éclats, s’arrêtaient un instant près de leur table pour dévisager la jeune femme et tendaient parfois la main pour la toucher ou déposer une fleur sur ses genoux, avant de repartir en courant de plus belle. Les habitants de Tyrian, avec leurs grands yeux en amande et leur apparence saugrenue, réjouissaient indiciblement le cœur de Rhapsody. C’est ce que devait vouloir dire Elynsynos, lorsqu’elle parlait des Cymriens, se dit-elle avec un sourire béat. Je comprends mieux maintenant comment on peut considérer un peuple comme un trésor. Elle adressa un large sourire à deux fillettes qui étaient venues se planter près de leur table. « Si vous avez terminé, je voudrais vous montrer le château », proposa Oelendra en fouillant dans sa poche. Elle tendit sa main ouverte en direction des enfants et hocha la tête. Les deux petites filles se précipitèrent au moment précis où la main d’Oelendra se refermait, aussi vive que le serpent. Les enfants firent l’inventaire de leur butin et poussèrent un cri de joie en découvrant chacune une baie de kiran écarlate qu’elles firent sauter dans leur bouche, trophée remporté pour avoir pris de vitesse la championne lirin. Rhapsody éclata de rire et applaudit les vainqueurs. « Oui. C’était délicieux. » Elle se leva en pliant sa serviette, et adressa un signe de la main aux fillettes qui détalaient en gloussant. « Après vous, Oelendra. Je vous suivrais n’importe où. » « Voici la Cour et le Trône de Tomingorllo », annonça Oelendra en poussant le battant d’une lourde porte en chêne. Au-delà apparut une gigantesque rotonde en marbre surplombée d’un dôme très incurvé soutenu par des piliers disposés à environ trois mètres du mur. Le dôme était percé d’un large trou en son centre, qui laissait le milieu de la pièce exposé au ciel sans nuages. À l’autre bout de la pièce se dressait un trône majestueux en noyer sombre, bien moins ornementé que ce à quoi s’attendait Rhapsody. C’était un meuble austère, avec des accoudoirs semblables aux piliers et un dossier bas et lisse. Deux grandes cheminées de pierre, noires et glaciales et dans lesquelles aurait tenu la maison d’Oelendra tout entière, se dressaient aux deux autres points cardinaux. Le long des murs circulaires courait un banc en bois, seulement interrompu par les portes et le trône. Au centre de la pièce, la jeune femme aperçut une petite vitrine en verre posée sur un piédestal d’argent finement ouvragé, qui détonnait dans l’austérité ambiante. En hauteur, un balcon faisait lui aussi tout le tour et donnait sur la vitrine centrale. Les quatre grilles en forme d’étoiles incrustées dans le sol constituaient la seule autre décoration. Autour des deux femmes, l’air était froid et propre. « C’est là que venait s’asseoir le roi, lorsqu’il y en avait un, là aussi que fut conclue, puis rompue, la première alliance du Nouveau Monde. Venez par ici. » Oelendra se dirigea vers l’étrange reliquaire au milieu de la pièce. Rhapsody la rejoignit pour examiner la vitrine. « La Couronne du Royaume lirin, indiqua Oelendra. — C’est magnifique. » Rhapsody ne pouvait détacher le regard du diadème exposé à quelques centimètres d’elle. Il était constitué d’innombrables diamants minuscules en forme d’étoiles. Huit pierres d’aspect similaire mais plus volumineuses formaient l’anneau central de la couronne. Elles scintillaient à la lumière du soleil qui tombait de l’ouverture dans le dôme de la salle du trône. Rhapsody n’en avait jamais vu de semblables. « Les fragments qui composent cette couronne font partie de ce qui fut jadis le Diamant de Pureté, une pierre de la taille d’un poing, qui reflétait la lumière des étoiles. Nous l’avons emportée du vieux monde et donnée en signe d’amitié à la tribu lirin Gorllewinolo, les premiers indigènes croisés ici à notre arrivée, hormis les Prophétesses. Ils ont donné naissance au peuple de Tyrian et, avec l’aide de certains des Lirins de notre Île, ils ont fondé cette ville, dont la colline principale porte en partie leur nom. — Tomingorllo : tour des Gorllewins, peuple de l’ouest, murmura Rhapsody pour elle-même. — Tout juste. Au fil des ans, ce nom a changé, mais la ville et ses habitants sont restés les mêmes. — Mais qu’est-il arrivé au diamant ? Vous disiez que ces éclats faisaient autrefois partie d’une seule pierre. L’ont-ils brisée ? — Pas eux. Anwyn. — Je ne comprends pas. Pourquoi a-t-elle fait une chose pareille ? — Personne n’a compris. Les Lirins de ces terres étaient nos amis et nos alliés. Ils avaient combattu à nos côtés quand tous les autres nous abandonnaient, et soutenu Anwyn tout au long de la guerre, même lorsque son propre peuple déserta les rangs. L’alliance entre Anwyn et les Lirins était plus ancienne et plus profonde encore que celle conclue avec les Cymriens, qui l’avaient choisie comme souveraine plusieurs siècles auparavant. Le Diamant de Pureté symbolisait cette alliance avec les Lirins. À cette époque, ses actes n’avaient plus aucun sens. Ce n’est que des années plus tard que j’ai commencé à en soupçonner la raison. J’aurais dû deviner aussitôt. » Oelendra passa distraitement le doigt sur la fine couche de poussière qui s’était accumulée sur la vitrine. « Tout a basculé juste avant une réunion programmée avec Gwylliam, celle à laquelle il n’eut jamais l’occasion d’assister. Elle entra dans la salle du trône, où le diamant était jusqu’ici exposé, leva les mains, invoqua le feu du ciel et prononça des paroles d’une si grande puissance que la pierre explosa en milliers d’éclats, et la lumière qu’elle contenait s’éteignit à tout jamais. Puis, sans un mot, elle sortit. » C’est à cause de cette folie que les Lirins, et aussi bon nombre de ses partisans même les plus loyaux, refusèrent de lui accorder tout pouvoir sur les Cymriens, à la mort de Gwylliam. Elle avait détruit le cadeau donné aux Lirins de ce lieu par la Première Flotte, le symbole de la paix et de l’unité avec la terre qu’ils pensaient incarner par leur mode de vie. » Pour les Lirins, ce fut la rupture du traité, la plus grande trahison possible, mais, pour son peuple, ce fut surtout la dernière. Elle retourna auprès de l’Arbre pour constater que non seulement les Lirins lui tournaient le dos, mais que son propre peuple la reniait également. Aussi décida-t-elle de partir, après avoir accompli sa volonté – détruire Gwylliam – mais au prix de ce qu’elle voulait obtenir. Elle finit par se replier sur elle-même et se laisser dévorer par la haine. Alors plus personne ne vint plus lui rendre visite à part son fils et une poignée de pèlerins en quête de réponses sur le passé. » Lorsque Llauron vint quelques années plus tard, dans l’espoir de réparer les dégâts, s’offrir en mariage à la reine lirin, elle lui montra cette couronne, constituée des éclats de ce qui avait été jadis un cadeau de paix. “Pouvez-vous réparer cela ?” lui demanda la reine Terrell. Llauron dut admettre que non. “Alors comment pouvez-vous prétendre renouer l’alliance aussi facilement ?” » Llauron expliqua son désir de réparer les torts que ses parents avaient infligés aux Cymriens et aux Lirins, et de les voir s’unir comme jamais auparavant. La reine Terrell repoussa à la fois son offre et sa demande en mariage, tout en lui prédisant que le jour où lui, ou quiconque, serait capable de rendre vie à la pierre, de la faire de nouveau briller de la lumière des étoiles comme autrefois, cette personne serait reconnue par les Lirins comme Chef des Cymriens et Seigneur des deux peuples. Jusqu’à ce jour, les Lirins demeureraient divisés et sujets de leurs monarques respectifs. » Llauron accepta cette condition et, en tant qu’Invocateur, bénit la couronne et la reine avant de retourner à Gwynwood. Depuis ce jour, la couronne est restée ainsi, à attendre la venue du Seigneur ou de la Dame des Cymriens, qui seul saura réparer le mal qui a été fait ici. — Pourquoi Anwyn l’a-t-elle détruite, d’après vous ? » demanda Rhapsody en contournant la vitrine pour observer la couronne sous tous les angles. « C’était le prix à payer pour se débarrasser de son mari. » Rhapsody leva les yeux. « Que voulez-vous dire ? » Les traits d’Oelendra se durcirent. « Elle a conclu un pacte avec le démon, dont ce fut la première conséquence, et la confirmation de la nature du mal qui nous avait suivis, car les F’dors ont peur des diamants. Ces pierres les affaiblissent-ils, les blessent-ils ? Je n’ai jamais vraiment compris, mais je pense que c’est parce que les diamants retiennent la lumière des étoiles, tout comme Clarion l’Étoile du Jour, cet élément dont la naissance a précédé celle du feu et qui, en tant que tel, est plus puissant encore. C’était un diamant assez immense pour capturer et détruire l’essence de l’esprit démoniaque le plus redoutable. » Je connaissais ce démon et le tenais en horreur. Il était responsable de presque tous les maux sur notre Île, il avait détruit tout ce que j’aimais, tué mon grand-père, tué aussi mon mari. Je savais qu’il se tapissait quelque part, qu’il se cachait parmi nous, s’accrochant à des âmes innocentes, toujours hors de vue, toujours dans l’ombre, à fourbir ses armes en attendant le moment idéal. » Je n’avais que subodoré sa présence, le jour où la Première et la Troisième Flotte s’étaient rassemblées – les F’dors dégagent une odeur pestilentielle, sous leur forme originelle, et on en perçoit parfois une bouffée lorsqu’ils se sont glissés dans un hôte – mais je n’avais aucune certitude jusqu’au jour où le diamant fut brisé. » Cependant Anwyn savait. Anwyn avait toujours su. Elle était Prophétesse du Passé. Elle savait qu’il s’était échappé à la seconde où il était monté à bord de ce navire ; elle savait à quelle âme il s’était accroché. Il ne pouvait se cacher d’elle et si elle m’avait informée de son identité, nous aurions été débarrassés de ce mal il y a bien des générations. Mais elle était wyrm, enfant de dragon, aussi a-t-elle jalousement gardé cette information comme tout ce qu’elle possédait, certaine qu’un jour elle tournerait à son avantage. Et c’est effectivement ce qui s’est produit ; mais, comme avec toutes les choses entrées en contact avec le F’dor, le bénéfice en fut souillé. » Après sept siècles de guerre contre Gwylliam, elle se tourna vers le seul pouvoir supérieur, le seul dans ce monde assez ancien pour connaître des secrets qui allaient au-delà même de son don de mémoire à elle. Elle se tourna vers le démon, qui lui proposa un marché. Le F’dor lui accorderait ce dont elle rêvait : la mort de son mari immortel et invulnérable à tous les autres maux. En retour elle détruirait le Diamant de Pureté, l’unique objet que le démon redoutait plus encore que Clarion l’Étoile du Jour. » Elle se fît leurrer. Elle croyait que sa double origine, dragonne et serenne, ainsi que sa connaissance du passé, la protégerait du F’dor. Ce qu’elle ne comprit pas, c’est que ce démon ne descendait pas seulement d’une race ancienne, mais venait lui-même de l’Avant-Temps, et qu’il savait des choses qu’elle n’avait pas même imaginées en rêve. » Elle accepta ses conditions, et Dieu sait quoi d’autre, et détruisit ce qui constituait sans doute l’une des armes les plus efficaces contre le F’dor. En échange de quoi, il tua Gwylliam, le dernier des rois serennes, et gagna ainsi la bataille qu’il avait perdue sur l’Île, dans l’ancien monde. Puis il anéantit les reliquats de l’alliance cymrienne en exterminant les chefs de deux des maisons, et en brisant leurs liens avec les Lirins, ainsi que les liens entre les différentes factions lirins. Le F’dor annihila l’unité des Cymriens, grâce à Anwyn. Gwylliam avait peut-être déclaré la guerre, mais c’est Anwyn qui la perdit pour nous tous. » J’ai passé les quelques années qui suivirent à le pourchasser. Anwyn refusa de m’aider à le trouver, sous prétexte que je n’avais pas pris parti dans la guerre. J’avais aussi conseillé aux Lirins de rester en dehors du conflit, mais ils s’obstinèrent à suivre Anwyn, pour le regretter ensuite amèrement. Je l’ai cherché partout, mais le démon était bien trop malin pour se laisser débusquer. Il s’était caché sous terre, où il attendait son heure, quand les conditions seraient parfaites pour resurgir. Eh bien, avec cette guerre qui couve, les incursions frontalières de tous côtés et la haine raciale qui explose, l’heure approche à grands pas. » Rhapsody, qui se tenait pourtant dans un doux rayon de soleil printanier fusant par le trou dans le dôme, ne put s’empêcher de frissonner. Ce qu’Oelendra attendait d’elle se dessinait à présent avec une effroyable clarté. Depuis la destruction du diamant, la seule arme assez puissante pour venir à bout du F’dor était à l’évidence l’épée qu’elle portait. Pas étonnant qu’Oelendra fût toute disposée à l’entraîner à son maniement. « Très bien », commenta Oelendra en rengainant sa propre lame. Rhapsody s’effondra à terre, le souffle court. « Vous plaisantez, haleta-t-elle entre deux râles. De ma vie je n’ai connu telle humiliation. » Elle ne s’était pas attendue à égaler la championne lirin, mais elle avait au moins espéré s’épargner l’embarras le plus total. Oelendra éclata de rire et lui tendit la main, que Rhapsody fixa quelques secondes avant de la prendre. « Oh, allez, venez. Vous avez été formidable. » La vieille femme, l’air frais et dispos, hissa la Baptistrelle épuisée vers elle. Rhapsody avait le bras engourdi et ses doigts brûlaient encore des chocs violents qu’avait reçus le métal de la lame. Pour son premier entraînement, elle ne s’était pas munie de Clarion l’Étoile du Jour, car Oelendra désirait voir comment elle s’en tirait sans l’avantage qu’octroyait celle-ci. « Si je m’étais montrée aussi formidable lors de mes précédents combats, ma pauvre tête danserait au bout d’une pique, à l’heure qu’il est. — Ne soyez pas si dure avec vous-même. Vous avez tenu bon, vous n’avez cédé à aucune de mes invitations à la faute, et vous n’avez jamais baissé la garde, même exténuée. Et surtout, vous maîtrisez les déplacements, les parades et les esquives. C’est le plus dur, vous savez ? — Non, je n’aurais pas cru. — C’est pourtant vrai. Vous avez été bien formée. — Merci. Je n’oublierai pas d’en informer Grunthor. — C’est l’ami bolg dont vous parliez, sur le chemin, en rentrant de la ville ? — Oui, c’est le premier à m’avoir entraînée à l’épée. — Eh bien, tout s’explique. Comme je vous le disais, vous avez de très bonnes bases, mais nous allons à présent vous apprendre à combattre comme ceux de notre peuple. — Vous pensez que la technique de combat lirin est meilleure que celle des Bolgs ? pantela Rhapsody. — Tout à fait, du moins, pour les Lirins. Les Bolgs sont grands, massifs et gauches, alors que les Lirins sont petits, rapides et faibles. Ce n’est pas vrai de tous les membres de ces deux races, mais d’un assez grand nombre pour que leur technique s’en ressente. Vous vous reposez trop sur votre force, pas assez sur votre agilité et votre ruse ; et, sans vouloir vous offenser, vous n’avez tout simplement pas la masse corporelle pour vous battre comme une brute. — Je vous en prie, fit Rhapsody en reprenant son arme. Par quoi commence-t-on ? — Par un peu d’eau. » Oelendra but à une outre de peau, qu’elle tendit ensuite à la jeune femme. « La première leçon, c’est d’écouter votre corps. Il existe des circonstances où vous devez l’oublier, et vous m’avez déjà prouvé votre capacité à le pousser bien au-delà des limites de l’endurance normale. — Il faut dire que j’ai eu bien souvent à le faire, expliqua Rhapsody entre deux longues gorgées d’eau. — Ça se voit. » Rhapsody chercha dans l’expression de la guerrière des signes de sarcasme, mais elle ne lut qu’une admiration authentique. « Il est maintenant temps d’apprendre à écouter votre corps, d’apprendre le rythme auquel il se meut, puis d’apprendre à identifier ce rythme chez l’adversaire, afin d’accorder vos mouvements aux siens. Vous êtes déjà Barde, Rhapsody. Nous allons maintenant faire de vous une Danseuse. » Oelendra tira de nouveau son épée, signal que la leçon reprenait. Elles passèrent ce jour-là des heures à détailler une série d’attaques, de parades et de mouvements de base, jusqu’à ce que Rhapsody arrive à les appliquer sans effort. Alors que le soleil plongeait lentement et que le ciel se bigarrait de rose, elle s’entraîna aux diverses passes avec Clarion l’Étoile du Jour, et les mouvements lui parurent bien plus fluides qu’auparavant. Lorsqu’elle faisait virevolter l’épée dans l’air vif, les flammes de la lame paraissaient se teinter des nuances pastel et écarlates qui zébraient le ciel, la poignée d’argent se parant d’or sous les rayons du soleil déclinant. Rhapsody se sentait entraînée par cette danse, et tandis que son bras accomplissait les derniers mouvements, un coup lent de haut en bas, une sensation d’équilibre et de force réconfortante la pénétra. Elle prit une profonde inspiration en achevant la chorégraphie, et expira lentement avant de se tourner vers son professeur, dans l’attente de ses commentaires. « C’est un bon début. Maintenant venez avec moi. » Oelendra sortit de la clairière pour s’engager dans un sentier de forêt. Rhapsody la suivit après avoir rengainé son épée. L’air fraîchissait à mesure qu’approchait la nuit et que les deux femmes s’enfonçaient sous une enfilade d’arbres, dont les frondaisons anciennes s’étiraient au-dessus de leur tête comme les voûtes d’une basilique. Les feuilles d’un vert vif filtraient la lumière du soleil couchant, la teintant d’une nuance apaisante, pailletée çà et là d’or. Elles avançaient d’un bon pas, en silence. Lorsqu’elles sortirent enfin de la forêt pour déboucher sur une petite colline chauve, le ciel autour d’elles avait viré à l’orange foncé, ourlant les nuages d’une doublure vermillon. « C’est votre mère qui vous a appris le chant vespéral ? » demanda Oelendra en s’attaquant à la colline. Cette question, et le souvenir qu’elle ravivait, prirent Rhapsody au dépourvu. « Oui, dans mon enfance. Ce chant et aussi l’aubade du matin, ainsi que toutes les autres louanges et chansons des Liringlas. Mon père la taquinait en disant qu’elle avait une chanson pour chaque occasion. — C’était sans doute le cas, dit Oelendra d’un air grave. C’est ainsi, dans notre peuple. Vous verriez un inconvénient à ce que je me joigne à vous, pour le chant vespéral ? — Non, bien sûr que non, répondit Rhapsody, quelque peu surprise. Comme je vous le disais hier soir, ce sera merveilleux d’entendre quelqu’un qui se souvienne de ces chansons. — Je me les suis seulement rappelées hier soir, en vous entendant », précisa Oelendra en s’arrêtant en haut de la colline, où le soleil rougeoyant éclaboussait la forêt de feu et de sang. « Je les avais perdues, en arrivant ici. C’est vous qui me les avez rendues, Rhapsody. Vous êtes sans doute la seule personne au monde capable de comprendre ce que les perdre, puis les retrouver, peut signifier pour moi. » Rhapsody cligna les yeux puis sourit, et la guerrière se tourna vers l’horizon, qu’elle balaya du regard. « Il est l’heure. Vous devriez tirer Clarion l’Étoile du Jour, et la tenir pendant le chant. Après tout, elle est liée aux étoiles autant qu’au feu, si bien que sa puissance croît à leur contact. » Rhapsody s’exécuta, et remarqua que les flammes de la lame s’accordaient à présent aux teintes du ciel. Elle ferma les yeux et sentit la présence de l’épée, prit conscience de son pouvoir grandissant. Un picotement s’empara de ses doigts puis du reste de son corps, comme si Clarion l’Étoile du Jour réveillait une partie d’elle en s’animant. Puis elle entendit la voix d’Oelendra entonner le chant vespéral. C’était une voix marquée par l’âge et le chagrin, mais empreinte d’une compassion qui bouleversa Rhapsody. On aurait dit la voix d’une grand-mère chantant pour son petit-enfant bien-aimé, ou d’une veuve pleurant son mari tombé au champ d’honneur. Une voix triste et étrange, à laquelle Rhapsody joignit doucement la sienne. Pendant qu’elle chantait, le soleil glissa derrière les collines et le ciel vira de l’orange au rouge vif, puis à l’indigo. Au-dessus de l’horizon, une pointe blanche se mit à clignoter. Le soleil se coucha et l’étoile du soir apparut dans toute sa splendeur. Les flammes de Clarion l’Étoile du Jour abandonnèrent alors peu à peu les nuances orangées du soleil pour un blanc argenté. Comme en réponse, Oelendra entonna un nouvel air, qui parlait directement au cœur de Rhapsody. C’était le chant dédié à l’étoile appelée Seren, étoile que les Lirins de l’ancien monde considéraient comme la gardienne de leur royaume, l’Île disparue. Rhapsody tenta de se joindre à elle, mais les sanglots qui lui serrèrent bientôt la gorge la contraignirent à s’interrompre. Seren était l’étoile sous laquelle elle avait vu le jour, celle qu’Ashe l’avait entendue appeler Aria. Le souvenir de la voix de sa mère chantant cette louange, lui enseignant la chanson de son étoile guide remonta en surface. Les yeux de Rhapsody débordèrent de larmes interdites, et ses joues se colorèrent tandis qu’elle luttait pour les retenir. Des images néfastes du passé, ces souvenirs qu’elle tenait à distance au prix d’un effort surhumain, envahirent subitement son esprit. Le visage de Barney et de Dee, la dernière fois qu’elle les avait vus au Chapeau à Plumes, Pilam le boulanger ainsi que les autres habitants de la ville qu’elle croisait tous les jours, jadis. Elle repensa aux enfants pour lesquels elle avait joué, près de la fontaine sur la place de la ville, à Analise, à Carli, à Ali et à Meridion, qui lui redemandaient toujours le même air. Le flot de souvenirs déferlait de plus en plus vite, les amis d’enfance morts depuis plus de mille ans ; ses frères, son père, sa mère. Lorsque le visage de sa mère se dessina malgré elle dans son esprit, elle leva les yeux et vit Oelendra qui chantait, le visage tourné vers le ciel se découpant sur la lueur argentée des étoiles. C’en fut trop pour Rhapsody. Elle se tut et laissa les larmes couler librement le long de ses joues, le corps agité d’un tremblement. L’injonction d’Achmed fut noyée dans le chagrin qu’elle avait retenu derrière la digue édifiée dans son âme par les paroles cruelles du Dhracien, lors de leur première nuit sur la Racine, cette barrière qui avait résisté à la perte de tous ceux qu’elle aimait, à celle du monde qu’elle avait connu et de la vie à laquelle on l’avait arrachée, cette nuit-là. Rhapsody se recroquevilla sur elle-même et essaya d’invoquer la force intérieure qui jusqu’alors avait réussi à refouler les larmes, mais en vain. Elle finit par se prostrer sur le sol en éclatant en sanglots convulsifs. Dans l’obscurité qui engloutissait la colline, elle sentit une main se poser sur son épaule. Des mots résonnèrent doucement à son oreille, mais elle ne les entendit pas. Elle leva les yeux vers le visage d’Oelendra, et la guerrière répéta : « Je sais. » Des larmes enfouies encore plus profondément déferlèrent de plus belle. Oelendra prit Rhapsody dans ses bras et attira la tête de la jeune Barde secouée de spasmes contre son épaule massive. Rhapsody hoqueta quelques mots qui n’avaient de sens que pour elle. Oelendra la berça doucement d’avant en arrière, tout en caressant délicatement la chevelure brillante qui miroitait sous les étoiles. « Laisse venir, ma chérie, laisse tout sortir. C’est… c’est par là qu’il nous faut commencer. » Elles restèrent assises ainsi toute la nuit, Rhapsody blottie dans les bras de cette grande femme. Il lui arrivait parfois de se calmer, mais pour se remettre à pleurer plus violemment encore, au point qu’elle pensait devoir en mourir. Tout le long, Oelendra lui chuchota des paroles de réconfort, non pas pour abréger son deuil, mais pour en accompagner et en faciliter le cheminement, comme on espère apaiser la douleur de l’accouchement. Le matin les trouva toujours sur la colline. Rhapsody s’éveilla au doux son de la voix de son mentor, qui accueillait le lever du soleil et de l’étoile du jour par un ancien chant de leur peuple. La tête encore tout embrumée de larmes, Rhapsody se joignit à elle, bien que sa voix se cassât par moments. C’est la main tremblante qu’elle tira l’épée de son fourreau d’ivoire noir pour la brandir sous les corps célestes qui faisaient danser dans les flammes des reflets bleus, roses et or tandis que le soleil poignait à l’horizon. Lorsqu’il fut plus haut dans le ciel et l’étoile du jour invisible dans la lumière du matin, Oelendra se leva et aida Rhapsody à faire de même. Elles rentrèrent dans la longère où la jeune femme s’installa dans les coussins disposés sur le sol avec le gobelet de thé que son mentor lui glissa gentiment entre les mains. Autour du petit déjeuner, elles se remémorèrent l’ancien monde, parlèrent avec chaleur de gens et de choses qui leur manquaient, et dont elles savaient qu’elles ne les reverraient plus. Le rire réparateur succéda aux quelques larmes que fit couler cette longue discussion. Lorsque Rhapsody se sentit enfin mieux, Oelendra posa sur elle un regard intense. « Vous n’aviez pas vraiment pleuré vos proches jusqu’à aujourd’hui, n’est-ce pas ? — Non », acquiesça Rhapsody en finissant sa tasse de thé. Oelendra hocha la tête. « Puis-je vous demander pourquoi ? — On me l’a interdit. — Qui donc ? — Le chef de l’expédition qui m’a menée ici, répondit-elle avec un sourire. Mon souverain, je devrais dire. Je le détestais, à l’époque, mais j’en suis venue à lui faire confiance. L’un de mes amis les plus chers. — Pourquoi vous interdire de pleurer ? » Rhapsody y réfléchit un instant. « Je ne suis pas certaine. Je pense que ça torture ses oreilles. Il est très sensible aux vibrations, ce qui peut en partie expliquer son attitude. Mais il s’est montré très clair, à ce sujet. Je ne devais plus jamais pleurer. — C’est là un ordre bien imprudent, croyez-moi. Rhapsody, les règles de combat que je vous enseigne sont essentielles à votre survie, mais vivre ne se résume pas à la survie. Aussi, recevez celle-ci comme le conseil d’une amie qui comme vous a tout perdu, et qui comprend donc ce qu’il vous en coûte. Si la première règle consiste à écouter votre corps, la deuxième est d’écouter votre cœur. » Vous avez une capacité remarquable à continuer d’avancer quand l’un comme l’autre ont désespérément besoin de se reposer et de se régénérer. Prenez le temps de mieux vous occuper de vous, pas seulement de votre corps, mais aussi de votre âme. Le prix à payer si vous ne le faites pas est bien trop élevé. Accordez-vous le droit de ressentir de la peine, si vous en avez besoin. Supporter une douleur de cette intensité finira par avoir raison de vous aussi sûrement qu’une lame entre deux côtes. Prenez soin de vous, ou vous serez incapable de vous occuper de qui que ce soit d’autre. » Rhapsody lui offrit un beau sourire. « C’est promis. Merci, Oelendra, merci pour tout ce que vous avez fait. Maintenant, si vous êtes prête, je pense que j’aimerais me remettre au travail. » Elle rinça sa timbale dans le tonneau rempli d’eau et alla droit au râtelier empoigner son arme, sous le sourire bienveillant de son mentor. 23 LE CHOC DU MÉTAL CONTRE LE MÉTAL rythma l’entraînement des deux femmes dans la cour du jardin d’Oelendra. Rhapsody rendit coup pour coup, Oelendra para assaut sur assaut sans grand effort. De temps à autre, la guerrière lirin frappait avec le plat de la lame, touchant Rhapsody au mollet, à la cuisse ou au flanc, mais la Baptistrelle réussit à contrer ou à esquiver la plupart des coups visant les zones vitales. En esprit, elle entendait Grunthor hurler contre elle. FRAPPEZ ! Sortez-vous votre jolie tête du derrière et faites attention, ou bien je vous la fais sauter et je l’empale sur ma hache d’armes. Rhapsody s’agrippa à deux mains à Clarion l’Étoile du Jour et porta de toutes ses forces un coup de taille. Oelendra para aisément de la main gauche avant d’envoyer du poing droit un uppercut au menton. Le décor disparut derrière le voile de lumière blanche qui accompagna la violente douleur. Rhapsody vacilla et s’écroula au sol à deux mètres de là. Elle se demanda confusément si Grunthor lui-même aurait pu frapper aussi fort. Allongée sur le sol, elle cligna les paupières pour dissiper les points multicolores qui dansaient devant ses yeux, incapable de se rappeler son nom ou l’endroit où elle se trouvait. Un visage marqué par le temps apparut au-dessus d’elle. « Vous n’êtes pas bolg, Rhapsody, l’informa Oelendra, penchée au-dessus de son élève. Si vous essayez de combattre comme telle, vous mourrez. Je vous ai déjà dit que votre puissance physique n’était pas votre principal point fort, aussi ne devriez-vous pas trop vous reposer sur elle. Si vous avez besoin de force, puisez-la à la source de l’épée, mais ne faites pas tout dépendre d’elle. Vous ne vivrez pas longtemps si vous laissez l’épée mener la danse. Bon, ça va ? — Oui, affirma la jeune femme qui sentait sa lèvre fendue enfler à chaque seconde. Juste un peu étourdie. — Très bien. Nous allons nous reposer un moment avant de refaire un essai. — Non. Je vais bien. » Rhapsody frotta avec précaution son menton endolori en se remettant debout. Elle se campa sur ses pieds et l’entraînement reprit. Cette fois, les mouvements de la jeune femme furent plus réfléchis et, à la fin de l’échange, Oelendra hocha la tête en signe d’approbation. Et le rythme finit par devenir évident pour la Baptistrelle, dont la fréquence de coups réussis augmenta. Son mentor devait maintenant reculer, quitte à parfois perdre l’équilibre. Elle respirait profondément, concentrée sur la musique qu’elle sentait traverser son corps, qu’elle essayait d’accorder au flou des vibrations de son amie et adversaire. Les yeux presque clos, elle attendit que la main d’Oelendra bondisse, épée brandie, et porta un coup au côté, immédiatement suivi d’un autre, fulgurant, sur le poignet de son maître. Alarmée, elle rouvrit les yeux en entendant le fracas métallique de l’épée d’Oelendra qui heurtait les pavés de la cour. Cette dernière, indemne, arborait un franc sourire, le plus beau que Rhapsody ait vu sur son visage. Oelendra empoigna la main de la jeune femme et la lui serra vivement pour la féliciter. « Beau travail. Maintenant, nous pouvons arrêter les enfantillages et passer aux choses sérieuses. » Rhapsody la dévisagea d’un air consterné. « Ça n’était pas sérieux, là ? » Le sourire d’Oelendra s’évanouit. « J’ai bien peur que non, ma chère. Avec ce que vous allez devoir affronter, une passe comme celle-ci suffira tout juste à vous faire tenir assez longtemps pour le voir vous exterminer. — Magnifique. — Eh bien, il y a du progrès. Avant, vous n’auriez même pas su ce qui vous attaquait. — Et vous appelez ça du progrès ? grimaça la Baptistrelle. Pas étonnant qu’ils vous prennent tous pour une démente, Oelendra. » La guerrière passa le bras autour des épaules de sa protégée et la raccompagna à la maison en riant. Leurs journées se déroulèrent bientôt selon une routine calme et précise. Chaque matin, après les dévotions, Rhapsody méditait pour se libérer l’esprit de toutes pensées, et ressentir le rythme de son corps et du monde qui l’entourait. Une fois cet exercice accompli, Oelendra, en guise d’échauffement, lui faisait répéter les bottes au ralenti jusqu’à ce qu’elles deviennent pour elle une seconde nature. Venait ensuite une séance de combat simulé au cours duquel Oelendra s’arrêtait parfois pour souligner des défauts ou suggérer des améliorations. Elles passaient ensuite l’après-midi à parcourir les bois de la ville, à discuter de l’histoire du vieux monde ou à se raconter des événements personnels, apprenaient à se connaître. Rhapsody reconnaissait en Oelendra une âme sœur, capable de comprendre d’où elle venait parfois mieux qu’elle-même. Elle garda pour elle certains détails de ses exploits avec Achmed et Grunthor, ainsi que ce qu’elle savait d’Ashe. Elle se retrouva pourtant à confier ses peurs et ses rêves à la guerrière lirin, à qui elle faisait désormais plus confiance qu’à quiconque auparavant. Oelendra était devenue une confidente parfaite ; elle répondait franchement aux questions et partageait aussi les secrets de son cœur et de son passé. Ces moments régénéraient l’âme de Rhapsody aussi sûrement que les entraînements physiques auxquels elle se livrait lui purifiaient le corps. Le soir était consacré aux exercices mentaux supposés renforcer le lien de Rhapsody à l’épée et à ses talents naturels. « En tant que Barde, vous savez déjà que le monde est constitué de vibrations, d’ondes de couleur, de lumière, de son, expliqua un soir Oelendra. Le monde est pris dans un mouvement perpétuel que la plupart des gens ne voient jamais et au travers duquel vous influez sur le monde par le biais de la musique. Il en ira de même pour l’usage que vous ferez de Clarion l’Étoile du Jour. Si vous vous concentrez sur les configurations que vous percevez déjà en tant que Baptistrelle, vous découvrirez les faiblesses de chaque armure, des zones de vulnérabilité ou de blessure. Lorsque vous serez plus expérimentée dans ce genre de concentration au combat, je demanderai à certains des soldats lirins de venir s’entraîner avec vous, tout particulièrement ceux qui ne maîtrisent pas parfaitement cette technique. Ainsi vous pourrez apprendre à identifier la faiblesse de votre adversaire. » Rhapsody eut l’air perplexe. « Ce n’est pas ce que nous sommes justement en train de faire ? » Oelendra sourit. « Mais est-ce que vous y arriveriez les yeux bandés ? — Oh. — Au départ je leur dirai d’y aller doucement. — Pas besoin, précisa Rhapsody, le sourire aux lèvres. Mes amis bolgs ne prennent jamais de pincettes avec moi, et j’ai tendance à croire que mes ennemis n’en prendront pas non plus, alors autant les laisser s’en donner à cœur joie. Si j’en réchappe, ce sera plus forte. » Oelendra lui rendit son sourire. Le pragmatisme de Rhapsody et sa franchise rappelaient à la guerrière son propre comportement, dans sa prime jeunesse. Néanmoins, le regard de la Baptistrelle sur la vie différait du sien, à l’époque. Sans doute parce qu’elle avait grandi parmi les humains, elle ne possédait pas la réserve naturelle des Lirins et plongeait dans la vie avec une impatience qui touchait le cœur d’Oelendra par son côté intrépide. Il y avait en elle un désir intense de rendre grâce à la joie qui l’entourait, un acharnement à croire qu’il y avait du bon dans des situations où Oelendra elle-même n’en voyait nulle trace. L’âge et l’expérience lui avaient appris que c’était là une philosophie de vie qui promettait beaucoup de douleur, mais la côtoyer avait quelque chose d’excitant. Rhapsody avait besoin de briller. Il fallait seulement espérer que c’était là le signe d’un lien fort et durable avec les étoiles et leur lumière constante, plutôt que de la gloire momentanée du feu auquel elle était aussi liée, lequel se consumait avec passion avant de mourir brutalement, une fois son combustible épuisé. Cependant, l’imprudence que trahissait presque chaque mouvement de Rhapsody ne s’appliquait pas aux engagements de son cœur. Elle faisait preuve en la matière d’une réserve pleine de bon sens. Oelendra avait remarqué qu’elle souriait volontiers aux jeunes gens lirins qui lui apportaient des fleurs dans la rue lorsqu’elles se promenaient en ville, mais qu’elle repoussait toujours leurs propositions de rendez-vous au clair de lune. Lorsqu’un homme prenait son courage à deux mains et venait lui faire des avances ouvertement, ou bien elle s’arrangeait pour qu’il se joigne à elles deux pour déjeuner, sachant combien la présence de la championne lirin pouvait être intimidante, ou bien déclinait l’offre en invoquant l’entraînement. Oelendra respectait son intimité mais ne pouvait s’empêcher de s’interroger. Elle était assez sage pour savoir qu’elle pouvait former le corps de Rhapsody mais pas son esprit. Ryle hira, se disait-elle. La vie est ce qu’elle est, affirmait un vieux proverbe lirin. Tout ce qu’elle pouvait, c’était lui donner des outils, et prier pour que le meilleur advienne. Un soir, elles se retrouvèrent tranquillement assises devant le feu crépitant à boire du dol mwl. Oelendra fixait les flammes d’un air distrait, tandis que son esprit vagabondait sur des chemins anciens. Les pensées de Rhapsody étaient plus proches du monde dans lequel elle vivait désormais. « Oelendra ? — Hmmm ? — Comment pourrons-nous découvrir le F’dor ? Si vous n’y êtes pas arrivée tout ce temps, est-ce que cela ne signifie pas qu’on ne peut tout bonnement pas le débusquer ? Qu’il nous faudra attendre qu’il frappe, et réagir en conséquence plutôt que l’attaquer ? » Oelendra posa son gobelet et considéra la jeune Baptistrelle d’un air pensif. « J’aimerais pouvoir répondre. Dans ce cas, le F’dor aurait tous les avantages. » J’ai passé des siècles à réfléchir aux moyens de le trouver. J’avais espéré que les Cymriens seraient unis, d’ici là. Llauron travaille en ce sens depuis des siècles. Il y a dans ce peuple un pouvoir immense, et ceux qui se rappellent la Guerre Serenne seraient trop heureux de mettre leur talent au service de la destruction du F’dor, si on peut les convaincre de son existence. Il faudrait néanmoins pour cela un nouveau groupe de meneurs, plus sages qu’Anwyn et Gwylliam. » À défaut de l’unité des Cymriens, j’ai l’intuition que la couronne des Lirins pourrait être utile pour localiser le démon, s’il se trouvait un monarque pour la porter. Malheureusement, le plus grand pouvoir qu’aurait pu offrir le Diamant de Pureté – la capacité de piéger et de garder prisonnier le démon – a disparu pour toujours. C’est sans nul doute la raison pour laquelle il a cherché à détruire le diamant. » Lorsque j’étais Iliachenva’ar dans l’ancien monde, il m’arrivait parfois d’apercevoir le mal caché, à travers les flammes de Clarion l’Étoile du Jour. Votre lien avec le feu vous permet de voir par l’épée des choses que je ne serais plus capable de discerner, surtout sachant que le F’dor est lui-même lié au feu. Il est possible que les Trois viennent, bien que j’aie abandonné cet espoir il y a longtemps. La seule option qui nous reste serait de mettre la main sur un Dhracien, quelque part dans ce monde. Les Dhraciens sont la seule race à pouvoir débusquer le F’dor grâce à leurs dons naturels. Rhapsody s’apprêtait à interroger Oelendra à propos des Trois, mais son commentaire final l’en dissuada. Elle se rappela quand elle avait entendu parler de cette race pour la première fois. C’était dans les ténèbres de la Racine, une nuit, la première fois qu’elle avait considéré Achmed comme autre chose qu’un obstacle. Vous pensiez être la seule sang-mêlé de ce monde ? Bien sûr que non. J’ai seulement cru que Grunthor était firbolg. Grunthor est à demi bengard. Et vous ? Je suis moitié dhracien. Comme vous le voyez, nous sommes tous des bâtards. « Que pouvez-vous me dire des Dhraciens, Oelendra ? » La femme se leva et alla jeter une nouvelle bûche dans le feu. « Les Dhraciens font partie des Races Aînées, c’est même la plus ancienne, apparue juste après les Premiers Nés, et ils sont les ennemis immémoriaux des F’dors. Ils avaient une haine épidermique des esprits maléfiques, et menaient une croisade sans précédent pour en débarrasser la surface du globe. » Bien que de forme humaine, les Dhraciens tenaient aussi beaucoup des insectes et vivaient dans de profondes grottes, au cœur de la Terre ; peut-être en reste-t-il quelque part. On les disait très rapides, redoutablement agiles, et ils avaient la faculté de visualiser le monde en termes de vibrations, comme vous l’avez appris aussi. Je n’en suis pas certaine, mais je crois que c’est ainsi qu’ils pouvaient sentir le F’dor. Ils possédaient le don naturel de le neutraliser, en un sens. » Le Dhracien, grâce à l’étrange configuration de ses propres rythmes naturels, peut tenir un F’dor en servitude, lui rendre toute fuite hors de son hôte impossible, pendant toute la durée du rituel. En théorie, un Dhracien peut contribuer à l’extinction du F’dor, en l’emprisonnant dans son corps humain pendant que quelqu’un d’autre le tue. Ainsi les deux entités, l’humain et le démon, meurent ensemble. J’ai toujours rêvé de croiser un Dhracien au cours de mes pérégrinations, mais bien sûr cet espoir ne s’est jamais réalisé. » Rhapsody songea au moment où elle avait accidentellement renommé Achmed, dans les rues d’Easton. « Vous connaissiez le Frère ? — Le Frère ? » Oelendra lui adressa un regard curieux. « Voilà un nom que je n’avais plus entendu depuis une éternité. Non, je ne l’ai pas connu. Pourquoi cette question ? » Rhapsody hésita un instant. « J’ai entendu ce nom une fois, et je me demandais ce qu’il signifiait. — Le Frère était le plus grand assassin que le vieux monde ait connu, si la légende dit vrai. À demi dhracien, il aurait été le premier de sa race né à Serendair, aussi fut-il doté d’un lien particulier avec cette terre, qui accroissait sa sensibilité naturelle aux vibrations. Les Dhraciens possédaient tous ce don inné, mais en partie pour des raisons physiologiques, et en partie du fait de son statut d’Aîné, le talent du Frère surpassait celui de tous ses semblables. De plus, il était lié au sang, comme vous l’êtes au feu. La combinaison de toutes ces facultés faisait de lui un ennemi redoutable. » On racontait qu’il pouvait entendre battre le cœur de sa proie n’importe où et accorder son propre cœur à cette pulsation. Je crois que c’est une des explications de son nom. Quand cela se produisait, sa victime n’avait nulle part où s’enfuir pour lui échapper. Et il n’avait pas seulement ce talent de chasseur, il était aussi maître dans l’art de tuer. Il connaissait plus de techniques dans ce domaine que quiconque. Sa rapidité et sa précision le rendaient imbattable. Il pouvait tuer bon nombre d’adversaires avant même que ces derniers ne se rappellent qu’ils possédaient une épée. Enfin, quand ils avaient eu la chance de le voir approcher. Car le Frère n’avait pas besoin de distinguer sa victime. Grâce à sa conscience aiguë des vibrations, il lui suffisait de l’avoir à portée de son arme, et de faire feu – et le cwellan, son arme de prédilection, avait une portée effarante. — Environ quatre cents mètres, précisa Rhapsody d’un air distrait. — Ça, je ne sais pas. » La Baptistrelle adressa un regard rapide à son professeur, qui la considérait d’un air avisé. « Je suis désolée. Continuez, je vous en prie. » La championne lirin l’observa un long moment avant de reprendre. « Il avait toujours agi en indépendant, assujetti à aucune cause et n’obéissant à aucun seigneur en particulier, mais quiconque l’intéressait et avait les moyens de rémunérer ses talents. » Puis les choses parurent changer. Nous ne le saurons jamais vraiment, mais il semble que, dans les premiers temps de la Guerre Serenne, il servit les ennemis du roi serenne. Il ne se limitait plus aux simples assassinats. Un certain nombre de nos alliés et de nos chefs moururent sous les disques mortels de son cwellan. » Tout ça nous parut très étrange, car, comme je vous l’ai dit, les Dhraciens sont les ennemis immémoriaux des F’dors. Il était déjà curieux de voir le Frère prendre parti dans un affrontement politique, mais qu’il serve les F’dors, ou même leurs alliés, paraissait purement incompréhensible et contre-nature. Et puis un jour, il disparut, et on ne le revit jamais. C’est l’un des mystères auxquels il ne fut jamais apporté de réponse. » Rhapsody opina, mais garda le silence. Elle se détourna légèrement du feu, dans l’espoir qu’Oelendra ne la presserait pas de questions. Mais la vieille femme se contenta de la dévisager un moment avant de fixer de nouveau les flammes. Le visage d’Ashe hanta ses rêves cette nuit-là, comme c’était le cas depuis des semaines. Oelendra était venue la voir la première nuit, lorsqu’elle s’était réveillée en pleurs de son cauchemar, et l’avait trouvée assise dans son lit, frissonnant sous les épaisses fourrures, les yeux écarquillés. « Ça va, ma chère ? » Rhapsody avait fini par hocher la tête. « Je suis désolée, Oelendra. Ça m’arrive tout le temps. Peut-être ferais-je mieux d’aller dormir dans le jardin. » Et elle avait fait mine de se lever de son lit. « Ne dites donc pas de bêtises », avait répondu son mentor en s’asseyant au bord du lit et en lui caressant doucement les cheveux. « Vous n’y pouvez rien, si vous êtes presciente. C’est un don utile, vous savez, si le manque de sommeil ne vous achève pas. — Vous ou vos amis, avait ajouté Rhapsody, vous avez connu d’autres prescients ? — Bon nombre des Cymriens de Première Génération l’étaient. Je pense que ça a contribué à leur démence, au bout du compte. » Rhapsody avait soupiré. « En effet, j’imagine très bien comment. — Ne vous laissez pas décourager, Rhapsody, et ne sous-estimez pas l’importance de ce pouvoir. Ce peut être un avertissement ou un indice, quand on n’en trouve nulle part ailleurs. Qu’est-ce qu’un peu de sommeil en moins, si cela vous sauve la vie, ou déjoue une menace de guerre ? » Ces paroles revinrent à Rhapsody cette nuit-là, alors qu’elle s’éveillait ruisselante de sueur. Dans son rêve, Ashe la cherchait sans relâche, la poursuivait partout où elle allait. Chaque fois qu’elle se trouvait en sécurité, il la débusquait. Il finissait par la rattraper ; elle ne parvenait pas à se dégager lorsqu’il la forçait violemment à se retourner, pour saisir la tête de la jeune femme entre ses deux mains et la tirer vers le haut. Il prenait alors dans la sienne la main avec laquelle elle tenait Clarion l’Étoile du Jour et la brandissait vers le ciel, en direction d’une étoile lointaine. « Hiven vet. » Dis-le. « Ewin vet. » Nomme-la. Elle murmurait le nom de l’étoile, mais restait incapable de se le rappeler au réveil. Dans un grondement furieux, le feu des étoiles descendait pour frapper une silhouette au loin ; le corps se tordait de douleur avant de s’enflammer. Tandis qu’elle la regardait brûler, la silhouette se tournait lentement vers elle. Llauron. Elle se réveilla une nouvelle fois, seule et tremblante dans le noir. « Rhapsody, vous n’êtes pas concentrée, lança Oelendra d’une voix patiente mais sur un ton de légère réprimande. Il vous est facile d’en appeler au feu de l’épée, très bien. Vous avez avec ces pouvoirs une affinité naturelle que je ne possédais pas, qui vous relie à votre arme. Mais il vous faut apprendre à utiliser tous ses attributs, si vous voulez pouvoir affronter l’ennemi qui vous attend. Le feu ne suffit pas, pour détruire les F’dors – c’est leur élément. Vous devez exploiter le lien existant entre Clarion l’Étoile du Jour et l’éther. Vous devez vous tendre vers les étoiles. Si vous ne maîtrisez pas le serenne, vous mourrez en affrontant le F’dor. Maintenant réessayez, et cette fois-ci, concentrez-vous. — Je sais, je suis désolée. » Rhapsody tenta de libérer son esprit et de se concentrer sur sa respiration. Elle tint l’épée devant elle, ferma les yeux et bientôt le monde lui apparut comme une grille, des lignes dessinant grossièrement la silhouette des rochers et des arbres. Oelendra était devenue une forme humaine rougeoyante. Elle chanta sa note baptistrale, ela, et l’épée parut changer de vibration pour se mettre au diapason. Sa vision s’éclaircit soudain, et même à travers la lumière aveuglante du soleil, les étoiles parurent se lever. La configuration du jardin se dessina sur sa grille imaginaire, tous les éléments correctement placés et proportionnés, hormis la rivière qui traversait le champ. Elle remarqua qu’elle ne pouvait voir au travers. Elle causait comme une gêne dans sa vision. Rhapsody se demanda si Ashe lui apparaîtrait ainsi. À cette idée, sa concentration vola en éclats et sa vision intérieure du monde s’évanouit. La jeune Barde poussa un profond soupir et abaissa son épée. « Je suis désolée. Mon esprit ne cesse de s’égarer. » Oelendra s’assit sur un des bancs du jardin et indiqua la place à ses côtés. « Vous voulez en parler ? » Rhapsody resta immobile pendant un moment, puis vint s’asseoir près d’elle. « Comment être sûr que l’on peut faire confiance à quelqu’un ? — On ne le sait jamais. Jamais vraiment. Il faut prendre les gens comme des individus, écouter ce qu’ils disent et confronter leurs propos à notre expérience et à nos connaissances. Vous devez laisser à l’autre le bénéfice du doute, mais garder une partie de votre confiance en réserve, jusqu’au moment où il prouvera sa fiabilité d’une manière ou d’une autre. Vous êtes douée d’une sagesse extraordinaire, Rhapsody. Jaugez son cœur et voyez ce que vous y trouvez. — Et à défaut d’une preuve de sa fiabilité ? Si l’on ne sait rien de cette personne ? Si on ne peut jauger son cœur, ni même voir son visage ? » Oelendra soupira tandis que des souvenirs voilaient son regard. « C’est une position difficile, Rhapsody. Je ne m’y suis retrouvée qu’une fois. Lorsque je suis devenue Iliachenva’ar, j’ai rencontré un homme qui paraissait vouloir m’aider. En ces temps troublés – peut-être plus encore qu’aujourd’hui –, j’étais pourchassée. Et alors il est apparu de nulle part sur ma route et m’a offert son aide. Je ne savais pas si je pouvais lui faire confiance ou non. Les F’dors sont les maîtres du mensonge et de l’illusion ; à l’époque ils étaient plus nombreux, et mes ennemis avaient pléthore de serviteurs. C’était un dilemme de taille ; si je faisais le mauvais choix, je risquais de me faire tuer en laissant Clarion l’Étoile du Jour entre les mains de l’ennemi. Ç’aurait été un coup sans doute fatal à mes alliés. Pour finir, j’ai dû me fier à mon propre cœur. C’est tout ce qu’il nous reste, à la fin. » Rhapsody eut l’air abattu. « Ce n’est pas une bonne nouvelle. Mon cœur ne s’est pas révélé très fiable. — Nous commettons tous des erreurs, fit Oelendra en souriant. À mon avis, vous devriez donner une seconde chance à votre cœur. Je vous connais assez pour faire confiance à ce que vous verrez. — Vous ne devriez pas risquer votre vie sur la moindre de mes décisions. » Oelendra tendit la main et caressa le visage de la Baptistrelle. « C’est déjà ce que je fais, en un sens. Et j’ai confiance. » Rhapsody sourit et baissa les yeux. « Et cet homme ? Que s’est-il passé ? — Je l’ai épousé, répondit Oelendra avec un grand sourire. Il s’appelait Pendaris, et les trop courts moments que nous avons passés ensemble ont été aussi riches d’amour qu’une vie entière. — Qu’est-il arrivé ? demanda Rhapsody avec douceur. — Il a péri pendant la Guerre Serenne. Il n’a pu participer à l’exode des Cymriens. » Le sourire d’Oelendra se teinta de nostalgie. « Peu après notre mariage, nous avons été capturés par les F’dors et leurs disciples. Ils l’ont torturé jusqu’à la mort. » Rhapsody lui toucha la main. « Je suis désolée, Oelendra. — Ce fut une guerre effroyable, Rhapsody. Vous devriez bénir le ciel de vous en avoir épargné l’horreur. Mais finalement, lui et moi avons pu passer ensemble un peu de temps. Pour tout dire, si je ne lui avais pas fait confiance, j’aurais sans doute survécu, mais j’aurais manqué les plus beaux moments de ma vie. C’est ce qu’il faut toujours garder en mémoire, lorsqu’on fait un choix – le prix de ce qui aurait pu être. » Shrike avait quelques minutes de retard, ce qui l’irritait au plus haut point. Il n’ignorait pas que son maître détestait attendre. Et sachant qui était son maître, il en éprouvait un malaise certain. Alors qu’il arrivait en vue du lieu de rendez-vous, il constata que, comme prévu, il était attendu. Au milieu de la route se dressait le destrier de son maître, le plus bel animal que Shrike ait vu de sa vie, surmonté de son cavalier, qui dardait sur lui un regard noir. Shrike poussa un soupir. La journée avait commencé par un orage diluvien. Et les choses promettaient de s’envenimer encore. « Où diable étais-tu ? Il fait presque nuit. — Désolé, monseigneur, s’excusa Shrike d’un air jovial supposé apaiser le courroux de son maître. Je voulais m’assurer que je n’étais pas suivi. — Eh bien, comment s’est passée ta visite ? » Le magnifique étalon pivota sur la route. Le cheval de Shrike piétinait quant à lui avec nervosité. « Comme vous le soupçonniez. Ce seigneur de guerre firbolg est bien celui que vous avez vu l’année dernière, et son général bolg se trouvait là, lui aussi. La fille blonde que vous avez mentionnée n’a pas tenu ses promesses, je dirais. — Que veux-tu dire ? » Shrike se sentit mal à l’aise. En général, il ne craignait pas la colère de son maître, et ils conversaient sans difficulté. Aujourd’hui cependant, le sujet de la prise de Canrif le rendait plus cinglant que d’habitude. Dans ses yeux azur la lueur était acérée, et sa voix cassante. Shrike en devinait aisément la raison. « Eh bien, cette fille était une adolescente au visage ordinaire et à la silhouette sans rien de remarquable. Connaissant votre expérience et vos goûts, je doute que vous l’auriez trouvée attirante. De plus, elle n’avait rien de redoutable. — Ce devait être une autre, alors, conclut son maître en resserrant les rênes. Tu n’aurais pas pu te tromper si tu avais vu la même femme que moi. » Les anneaux d’argent entrelacés dans sa cotte de mailles noire lancèrent des éclairs. « Il y en a une autre, alors, il faut croire, acquiesça Shrike. — Et Canrif ? — Étonnamment intacte, alors qu’ils n’ont rien restauré, ce qui n’est pas une surprise. Vous serez peut-être intéressé de savoir que les Bolgs fabriquent des biens d’une qualité impressionnante ; ils ont même réussi à produire une première récolte à partir des anciennes vignes. » Son maître opina. « Et leurs forces armées ? — Conséquentes et bien entraînées. Je pense qu’ils le doivent au commandant bolg géant. Il n’a pas dit grand-chose, mais sa patte est visible dans les réactions des divers gardes. — Ont-ils trouvé la crypte ? La bibliothèque ? — Assurément. » Anborn adopta un air maussade. « Damnation. Très bien, Shrike, mettons-nous un peu à l’abri de cette pluie. Il y a une taverne, non loin d’ici, nourriture acceptable, prix raisonnables. Nous avons du pain sur la planche. » Shrike acquiesça et éperonna son cheval pour essayer de rattraper Anborn, qui remontait la route au triple galop dans l’obscurité naissante. 24 OELENDRA SOURIT INTÉRIEUREMENT en voyant son élève assener un coup violent à l’abdomen d’Urist, puis tournoyer avec grâce pour parer le coup que Syntianta lui portait dans le dos. Elle regarda Rhapsody faire volte-face pour affronter de nouveau son premier adversaire et porter sa frappe mortelle avant même que l’autre s’en rende compte. « Touché ! » s’exclamèrent-ils à l’unisson avant d’éclater de rire. Rhapsody n’eut pas le temps de savourer l’instant : Syntianta s’apprêtait à lui infliger la botte à deux mains qui avait fait sa renommée. Malgré ses yeux bandés, Rhapsody s’acquittait admirablement de sa tâche. Oelendra décida qu’elle s’en tirait même trop bien. Elle s’approcha en silence des deux adversaires et ramassa à terre une gaffe de combat. Elle attendit que Syntianta et Urist portent leur attaque simultanément contre Rhapsody pour ramper vers elle par le côté et la frapper derrière les genoux pour la faire tomber. La rafale de mouvements qui s’ensuivit fut bien trop vive pour être visible à l’œil nu. Rhapsody se retourna d’un saut preste et plaqua Urist au sol, puis bondit au-dessus du bâton et roula au loin, juste à temps pour déséquilibrer Syntianta, qui trébucha sur Urist. Puis, d’un mouvement circulaire de Clarion l’Étoile du Jour, elle fit voler la gaffe des mains d’Oelendra, l’envoyant tournoyer parmi les arbres. Oelendra éclata d’un rire franc et serra son élève contre elle en lui retirant le bandeau des yeux. « Ça suffira pour aujourd’hui, allons fêter ça. Félicitations, Rhapsody. Vous savez que vous dansez presque aussi bien que vous chantez. » Ce soir-là, Rhapsody décida de confier à Oelendra l’un de ses secrets les plus chers. Contrairement à ceux qu’elle lui avait déjà révélés, celui-là concernait ses amis. Elle se remémora la mise en garde d’Achmed, et décida de suivre le conseil d’Oelendra et d’écouter son cœur. Il lui disait qu’elle n’avait rien à craindre. Elle descendit sur la pointe des pieds l’escalier qui menait à la chambre d’Oelendra. La lumière était toujours allumée ; Rhapsody savait qu’il arrivait à Oelendra de ne pas dormir de la nuit. Étant lirin à cent pour cent, elle n’en avait guère besoin, et préférait se régénérer à travers la méditation subconsciente qui résultait des vibrations de la forêt. Rhapsody frappa doucement à la porte. « Entrez, ma chère. » Rhapsody ouvrit la porte. Oelendra, assise sur son lit, détachait sa longue tresse. Cette vision mit des larmes dans les yeux de la jeune femme. Sa mère se dénouait ainsi les cheveux chaque soir, lorsqu’elles étaient seules toutes les deux, puis les brossait ainsi que ceux de Rhapsody au coin du feu. Oelendra lui rappelait sa mère par tant d’aspects qu’elle ressentait toujours la violente brûlure du souvenir chaque fois qu’une scène de ce genre la prenait au dépourvu. Oelendra le comprit immédiatement. Elle tapota le lit à côté d’elle. « Asseyez-vous. » Elle se mit à se brosser les cheveux. Rhapsody obéit. « Oelendra, parlez-moi de l’Arbre, et des prophéties qui y sont rattachées. — Rien de plus qu’un discours creux, Rhapsody, répondit Oelendra en souriant. Manwyn essayait d’éviter à sa sœur le déshonneur d’être bannie du Conseil Cymrien. Ce fut en vain. Le Conseil écarta Anwyn en dépit des promesses de sa sœur, selon qui des sauveurs viendraient réparer les méfaits qu’elle avait commis. Après quatre cents ans, je pense qu’il est temps d’abandonner cette folie et de se concentrer sur d’autres plans. » Rhapsody hocha la tête. « Vous vous rappelez précisément ses paroles ? — Bien sûr, j’ai même aidé à les écrire. Pourquoi ? — Eh bien, vous me connaissez, fit la Baptistrelle avec un sourire, toujours à chercher des détails historiques. » Oelendra lui adressa un regard grave, puis se mit à réciter les vers dans la langue des Cymriens. Les Trois viendront, partis tôt arrivés tard, Les âges de la vie de tous les hommes : Enfant du Sang, Enfant de la Terre, Enfant du Ciel. Chaque homme, façonné de sang et né dans le sang, Parcourt la Terre et se nourrit d’elle, Tendu vers le Ciel qui l’abrite, Il n’y monte qu’en ces derniers instants, se fond dans les étoiles. Le sang offre la renaissance, la Terre apporte l’abondance ; Le Ciel donne les rêves dans la vie – l’éternité dans la mort. Ainsi seront les Trois, chacun l’un pour l’autre. Rhapsody opina. « Et il n’y a jamais eu d’autres explications ? — Pas vraiment. Les sages étudièrent les mots de Manwyn afin d’en percer le sens, et finirent par penser qu’il s’agissait d’une allégorie signifiant que n’importe qui pouvait tuer le F’dor, puisqu’elle parlait des étapes de la vie de tout homme. Je n’y ai pas cru, à l’époque, mais j’en suis venue à me dire que c’était de toute manière une information plus ou moins inutile. Pourquoi cet intérêt subit, ce soir ? Vous avez fait un rêve ? — Non. Aucune autre explication alors ? — Eh bien, en fait, Anborn, le fils de Gwylliam, a demandé à Manwyn devant le Conseil comment les Trois résoudraient ce différend. — Vous vous rappelez ce qu’elle a répondu ? » Oelendra réfléchit quelques instants. Au début de toute vie, le Sang est mêlé, mais aussi versé ; il se sépare trop aisément pour combler la déchirure. La Terre est partagée par tous, mais elle est elle aussi divisée, génération après génération. Seul le ciel englobe tout, aussi ne peut-il être divisé. C’est donc par cette voie que viendront la paix et l’unité. Si vous cherchez à réparer la déchirure, Général, surveillez le Ciel, de peur qu’il ne tombe Rhapsody éclata de rire. « Eh bien, voilà qui est utile. » Oelendra posa sa brosse sur la table de nuit. « Vous comprenez maintenant pourquoi je n’accorde aucun crédit au babil d’une vieille folle ? — Oui, mais vous devriez peut-être. » Oelendra lui lança un regard acéré. « Précisez votre pensée, Rhapsody. » La Barde lui rendit son regard sérieux. « Vous n’ignorez pas que je n’ai pas fait la traversée avec vous, Oelendra, pourtant vous savez que je suis aussi cymrienne de Première Génération. Vous en avez donc déduit qu’au lieu de faire la traversée avec les Cymriens, je m’étais rendue dans un pays plus proche de Serendair, comme tant de Liringlas, mais ce n’est pas le cas. Je ne suis en fait dans ce monde que depuis très peu de temps. Je vous ai parlé de Grunthor, cet ami bolg qui m’a enseigné le maniement de l’épée. Je devrais sans doute vous informer qu’il est lui aussi cymrien. Nous sommes venus avec un troisième ami. » Sa voix se fit plus douce lorsqu’elle vit Oelendra écarquiller les yeux. « Un Dhracien. » Oelendra lui attrapa la main et la serra vivement. « Vous êtes l’un des Trois ? » Rhapsody haussa les épaules. « Je pense, oui. Je veux dire, je n’en sais rien, mais Grunthor est lié à la Terre, et Achmed au sang. Et puisque je suis liringlas, j’imagine que cela fait de moi une enfant du ciel. — Partant tôt, arrivant tard, murmura Oelendra pour elle-même. Seul le ciel englobe tout, aussi ne peut-il être divisé. C’est donc par cette voie que viendront la paix et l’unité. » Ses yeux se mirent à briller. « C’est vous, Rhapsody. Je l’ai su dès l’instant où je vous ai vue. Et même dans le cas contraire, je crois de tout mon cœur que vous êtes la seule personne capable d’accomplir pareille tâche. Le véritable Iliachenva’ar. L’épée a réalisé la prédiction de Manwyn. » L’excitation lui faisait trembler légèrement les mains. « Attendez, Oelendra, ne vous emportez pas, la mit en garde Rhapsody. Je ne sais rien des Trois et de ce qui a été prédit. En tout cas personne ne m’a prévenue, moi. Je me suis juste dit que je devrais vous informer que je n’étais pas venue seule. — Et vous ne le serez plus jamais, Rhapsody. Quel que soit le prix à payer pour vous préparer à ce combat, quel que soit votre destin, je serai là pour vous. » 25 LE SONNET DE SON RÊVE RÉSONNAIT ENCORE à son esprit quand Rhapsody s’était éveillée, tôt ce matin-là. Tout au long de ses préparatifs pour la journée, les mots ne l’avaient pas quittée, au point de la rendre folle. Elle écouta à la porte pour vérifier que ses tergiversations nocturnes n’avaient pas dérangé Oelendra, mais il ne montait aucun son de l’étage inférieur. Rhapsody jeta un regard las à son luth et finit par céder dans un soupir ; tant qu’elle n’aurait pas terminé sa séance de composition, elle serait incapable de penser à quoi que ce soit d’autre. Elle se prépara une tasse de thé. Tout en sirotant le liquide fumant, elle se remémora le dégoût d’Ashe et se demanda ce qu’il pouvait trouver à y redire. Le goût ne lui paraissait pas si infect. Elle s’installa dans le confortable fauteuil près du feu, accorda le luth et commença à jouer. D’abord froides et récalcitrantes, les notes se mirent peu à peu à couler avec plus de fluidité, et la mélodie prit forme. Rhapsody jouait doucement afin de ne pas déranger son hôtesse. Bientôt la pièce entière vibra de son énergie créatrice, se joignant à la lumière et à la chaleur qui la baignait. Le feu chantait dans l’âtre, crépitant en rythme avec les notes échappées du luth, sifflant en cadence. Rhapsody était perdue dans sa musique lorsque la porte s’ouvrit. « Vous êtes prête ? » lança Oelendra en entrant. Elle portait comme à l’accoutumée son armure de cuir, usée par le temps et les entraînements, ainsi que sa cape à haut col sur le bras. Rhapsody leva les yeux de son luth en direction de la fenêtre à barreaux. L’aube ne poindrait pas avant une bonne heure. « Il fait encore noir, Oelendra, répondit-elle sans lâcher les cordes. — Certes, mais vous êtes réveillée, ou du moins en donnez-vous l’impression. — J’en ai presque terminé avec ce sonnet, reprit-elle en reposant les yeux sur l’instrument. Il sera fini avant le lever du soleil. Alors je serai à votre disposition. — C’est drôle, commenta Oelendra d’une voix calme, j’avais l’impression que vous l’étiez en permanence. » C’était là une remarque incongrue, aussi Rhapsody leva-t-elle de nouveau la tête. Oelendra la fixait d’un regard intense. En croisant les yeux de Rhapsody, elle lui sourit. La jeune femme l’imita, sans pour autant se départir de l’impression inconfortable d’avoir manqué quelque chose. « Ma concentration devrait être meilleure, aujourd’hui, annonça-t-elle en retournant à son sonnet. Une fois que je me serai sorti cette chanson de la tête, je devrais être capable de tenir bon. — Vraiment ? » fit la voix aimable d’Oelendra. La Barde acquiesça en réajustant une corde qui vibrait mal. « Ce luth est un maître exigeant. Il m’a harcelée toute la nuit, pendant mon sommeil. C’est pourquoi je me suis levée si tôt. Il ramène sans arrêt mon attention sur cette mélodie et exige que je la termine. Je crains qu’il ne me laisse pas une seconde de répit tant que je n’en aurai pas fini. — Quel instrument insupportable. Eh bien, si ce n’est que ça… » Oelendra tendit le bras et arracha le luth des mains de Rhapsody. Sous les yeux de la Baptistrelle bouche bée, la championne lirin fracassa l’instrument contre le mur, puis le lança dans le feu, où il explosa en fragments crépitants, dans le gémissement des cordes qui s’enflammaient. Les yeux piquants, Rhapsody regarda le bois se ratatiner. « Bien, commenta Oelendra d’un ton désinvolte, maintenant qu’il n’y a plus d’obstacles, vous êtes prête ? » Rhapsody mit un moment à retrouver sa voix. « Je ne peux pas croire que vous ayez fait une chose pareille. — J’attends. — Mais qu’est-ce qui vous prend, par le Dieu Unique ? » hurla Rhapsody. Elle secoua la main en direction du feu. « Cet instrument était inestimable ! C’était un cadeau d’Elynsynos, un cadeau plein de magie et d’histoire. Et maintenant, il… — Réchauffe la pièce. — Vous trouvez ça drôle ? — Certes pas, Rhapsody, pas du tout. » Oelendra avait quitté ses manières plaisantes, auxquelles avait succédé une détermination froide et furieuse. « Je ne trouve pas ça drôle, et je ne considère pas ça comme un jeu, contrairement à vous, me semble-t-il. Il n’y a rien de plus grave et dramatique, et vous feriez bien de me prouver que vous l’avez compris. Vous êtes à présent l’Iliachenva’ar. Vous êtes l’un des Trois – vous avez une tâche à accomplir. — Ça n’excuse pas ce que vous venez de faire ! J’ai d’autres responsabilités, Oelendra, en dehors de celle-là. Je suis aussi Baptistrelle et je dois pratiquer, ou bien je perdrai ce titre. » Rhapsody déglutit précipitamment, pour tenter de contenir la colère qui lui brûlait les yeux. Oelendra se mit à arpenter la pièce comme un animal en cage. « Peut-être. Mais ils ont beau être rares, il existe d’autres Baptistrels en ce monde. Il n’y a qu’un Iliachenva’ar. Vous avez une responsabilité colossale, et vous devez vous montrer à la hauteur. Le reste de vos préoccupations n’a aucune importance. » Rhapsody sentit ses poings se serrer de fureur. « Pardon ? Êtes-vous en train de me dire qui je suis ? Je ne me rappelle pas m’être portée volontaire pour ce rôle. — Non pas, vous avez été enrôlée, confirma la championne lirin sur un ton cassant. Maintenant, debout. — Oelendra, qu’est-ce qu’il vous arrive ? » Un pichet et une bassine éclatèrent contre le mur, et les tessons de céramique volèrent à travers la pièce. « Je ne peux pas tuer cette maudite créature, voilà ce qu’il m’arrive ! explosa Oelendra. Si je le pouvais, il serait déjà réduit à un tas de cendres depuis dix siècles. Mais j’ai échoué. J’ai commis des erreurs, et le prix à payer a été démesuré. Vous ne pouvez le laisser échapper, Rhapsody. Votre destin est tracé. Vous pouvez hausser les épaules autant que vous voudrez, mais vous tuerez le F’dor, ou bien vous mourrez de sa main. Vous n’avez pas le choix. Ma responsabilité consiste à vous donner une chance de réussir, et vous me faites perdre mon temps. » Rhapsody, bouche bée depuis le début de la tirade d’Oelendra, tenta de sortir de son hébétude. Elle chercha les mots pour calmer son mentor, mais comprit à cet instant qu’elle ne le pourrait pas. Dans les yeux d’Oelendra, elle lisait plus que de la fureur, quelque chose de plus profond que tout ce que pouvait imaginer la jeune femme s’y tapissait. Elle se rappela les mises en garde contre les colères d’Oelendra et sa réputation de professeur dur et austère. La seule option qu’il lui restait pour le moment était d’essayer d’éviter de se trouver sur son chemin. « Écoutez-moi, Rhapsody. J’ai envoyé quatre-vingt-quatre guerriers parfaitement entraînés contre cette bête et pas un d’entre eux, pas un, vous m’entendez, n’en est revenu. Vous avez plus de talent, plus de potentiel qu’aucun d’entre eux, mais vous manquez de discipline et de volonté. Votre cœur veut sauver le monde, mais votre corps est paresseux. Vous ne mesurez pas l’étendue du mal qui rampe quelque part, et qui veut vous détruire. » Et si la perspective de votre mort et de votre damnation ne vous arrache pas un frisson, pensez à ceux que vous aimez. Pensez à vos amis, à votre sœur, aux enfants dont vous vous occupez. Avez-vous la moindre idée de ce qu’il leur réserve, si vous échouez comme je l’ai fait ? Bien sûr que non, car si tel était le cas, vous seriez déjà en train de prier le ciel de vous aider à mettre la main sur cette chose pour la transpercer de votre lame, encore, et encore, et encore… pour sentir sa mort sur vos mains et savourer la joie de lui faire enfin payer tous les actes ignobles qu’elle a commis durant les millénaires qu’a duré sa vie ! » Rhapsody détourna le regard. Elle ne supportait pas la vue d’Oelendra dans cet état de divagation. Au fond d’elle-même, elle sentit le calme l’envahir, ce sentiment de paix qui lui signalait la présence d’un danger imminent. La menace ne venait cependant pas d’Oelendra, mais de la panique qui lui nouait la gorge tandis qu’elle prenait la mesure de la tâche qui l’attendait. « Savez-vous ce qui est arrivé à votre famille, à vos amis, à cause de cette chose ? Savez-vous ce qu’il est advenu d’Easton, Rhapsody ? — Non », murmura la jeune femme. Le regard d’Oelendra s’éclaircit soudain. On aurait dit que le ton de la Baptistrelle l’avait ramenée à elle. « Eh bien réjouissez-vous ; c’était effroyable, continua-t-elle d’une voix plus posée. Vous avez une chance d’y mettre un terme, Rhapsody, de mettre fin à la souffrance, pour toujours. Vous avez un lien naturel aux étoiles et au feu, et l’aide d’un Dhracien. Vous êtes l’un des Trois. Il vous a repérée, vous savez. Il vous attend depuis aussi longtemps que moi. Mais si vous n’êtes pas prête, il vous attaquera à l’improviste. Et à côté de ce qu’il vous fera subir, à vous et à ceux que vous aimez, la mort paraîtra une bénédiction. Et alors j’aurais aussi bien fait de lui donner moi-même l’épée, il y a bien longtemps. » Rhapsody inspira profondément, et se força au calme. Il y avait derrière le ton révolté d’Oelendra un désespoir qui la touchait. Elle reconnaissait cette chanson qu’elle sentait résonner aux confins de son cœur, cette mélodie d’une souffrance indicible, d’une douleur comme elle en avait connu elle-même en arrivant sur cette terre. De toute évidence, l’ancienne guerrière n’avait pas fait la paix avec le passé, comme la jeune femme l’avait d’abord supposé. De plus, aussi impossible que cela pût paraître, il y avait en elle une peur glacée, une terreur sans fond. « Oelendra, il nous faut surmonter ça, proposa-t-elle en luttant pour garder une voix égale. Je ne veux pas qu’il y ait la moindre colère entre nous. S’il vous plaît, asseyez-vous et discutons un moment, voulez-vous ? Après cela, je vous accompagnerai volontiers au terrain d’entraînement, et vous me ferez travailler jusqu’au coucher du soleil, et au-delà, si vous le souhaitez. Mais ce serait improductif, tant que nous n’aurons pas réglé ça. » À contrecœur, la guerrière prit place à la table. Rhapsody tira la chaise en face d’elle et s’assit à son tour. « Oelendra, je ne peux pas être l’Iliachenva’ar que vous avez été. — Ne soyez pas ridicule, Rhapsody. Je ne suis pas née l’épée dans la main. J’ai dû apprendre, moi aussi, tout comme vous. Cela demande un engagement, de la concentration et du dévouement. Vous ne pouvez être une guerrière contre votre gré. — Je ne peux qu’être une guerrière contre mon gré, corrigea Rhapsody. Aucun autre choix ne s’offre à moi. Mais ce n’est pas ce que je voulais dire. Je sais que je peux apprendre à manier l’épée. J’ai un bien meilleur professeur que vous n’en avez eu – le meilleur, en fait. Nous disposons cependant toutes deux de dons différents. Vous êtes dotée d’une force que je n’ai pas, et d’un esprit aussi clair que le son du luth. » Elle jeta un œil aux cendres de l’instrument qui achevait de se consumer dans l’âtre. « Disons que ce n’était pas une analogie très heureuse. » Oelendra sourit malgré elle, et sa colère parut s’apaiser quelque peu. « J’ai saisi l’essentiel. — Et je possède des facultés que vous n’avez pas. Je suis une personne différente ; si j’essaie d’être vous, j’échouerai. Il me semble que, dans un combat face à un ennemi d’une telle envergure, chaque compétence doit être exploitée au maximum. Aussi dois-je devenir aussi bonne à l’épée que je le peux, et je ne doute pas que j’y arriverai, car j’ai pour guides votre expérience et votre sagesse, sans parler de vos coups de pied aux fesses. Mais je ne crois pas qu’il faille non plus ignorer les autres armes dont je dispose. Vous me répétez sans cesse de tirer profit de mes forces au combat. “Appuyez-vous sur votre rapidité et votre agilité, ne vous battez pas comme un Bolg.” Je me trompe ? — Où voulez-vous en venir ? » Rhapsody expira. « Quelque part. Du moins j’espère. Il existe un grand nombre d’armes, chacune puissante à sa manière, et à son heure. Ce que je veux vous dire, c’est que la musique peut être pour moi l’arme la plus efficace, davantage même que l’épée. Ce n’est ni un passe-temps, ni une récréation, Oelendra. C’est mon meilleur atout. Mon meilleur. Ce qui n’entrave en rien mon engagement à l’épée. » Oelendra la fixa pendant un long moment, puis baissa les yeux et lâcha un profond soupir. « Vous avez raison. Je n’avais aucun droit de passer ma douleur sur vous. Je suis désolée, pour votre luth. » Quelque chose dans sa voix sonnait faux, comme un bémol qui fit grimacer Rhapsody. « Oelendra, regardez-moi. » Comme la guerrière lirin ne réagissait pas, Rhapsody insista. « Je vous en prie. » Au bout d’un moment, la vieille femme leva la tête, et ses yeux croisèrent ceux de Rhapsody. La Baptistrelle y vit des larmes alarmantes. « Oelendra ? Qu’est-ce qui ne va pas ? Dites-le-moi, s’il vous plaît. » La voix de son aînée se réduisit à un souffle. « Aujourd’hui… — Eh bien quoi, aujourd’hui ? » Oelendra fixa le feu. « L’anniversaire. — C’est aujourd’hui votre anniversaire de mariage ? Oh, Oelendra. » La championne eut un sourire triste. « Oh non, Rhapsody, pas notre anniversaire de mariage. C’est l’anniversaire de sa mort. » Le visage de Rhapsody s’affaissa de chagrin. « Par les dieux. Je suis navrée. » Elle bondit de la table et se précipita vers son mentor, dont elle entoura les épaules massives de ses bras minces. Elle la tint ainsi un moment, et Oelendra posa la main sur la sienne. Puis elle la relâcha et se dirigea vers le râtelier. « Très bien, Oelendra, dit-elle en s’attachant l’épée à la taille. Je suis prête, à présent. » Dans les ténèbres de son rêve, Rhapsody aperçut un point lumineux. Il scintillait à l’autre bout de la pièce, dont il éclairait le coin. Rhapsody s’assit pour mieux le voir grandir, puis clignoter ; il s’agissait d’une minuscule étoile perchée sur un fin fil de toile d’araignée et qui se balançait dans l’air. Alors qu’elle fixait l’étoile infinitésimale, elle prit conscience de la présence d’autres lumières dans le noir, de pans de brillance composés de centaines de têtes d’épingles dont le doux miroitement s’étendait tout autour d’elle. Dans la pénombre, elles ressemblaient à autant de broches dans la vitrine d’un joaillier, de pierres précieuses étincelantes, posées sur la tenture de velours noir de la nuit. Puis elle baissa les yeux et constata qu’elle ne se trouvait plus dans sa chambre chez Oelendra, mais assise sur un nuage léger flottant en plein ciel au-dessus de la terre plongée dans la nuit. Depuis son perchoir élevé, elle regarda le soleil se lever, clair et doré, à l’horizon. Quand ses rayons touchèrent terre, elle découvrit que la petite lumière était le minaret de Sepulvarta, la Flèche imposante des gravures que messire Stephen lui avait montrées. La lumière solaire descendait le long de la Flèche en miroitant, puis venait bénir le reste de la Terre, illuminant tout Roland à ses pieds. Les pointes de joyaux se révélèrent des villes, dont l’éclat s’éteignit à mesure que le soleil se levait. Dans un coin de son esprit, Rhapsody ressentit le besoin impérieux de chanter son aubade du matin, mais sa voix refusait de sortir. Elle secoua la tête et vit une ombre traverser la Terre, une ombre épaisse qui se dirigeait vers Sepulvarta. Elle sentit l’horreur enfler dans son cœur en la voyant fondre sur la Flèche, puis consumer toute la basilique et la plonger dans les ténèbres. Dans le noir, à quelques mètres à peine de Rhapsody se tenait un vieil homme. Il priait devant un autel de la vaste basilique, le visage d’une blancheur cadavérique. Du feu noir brûlait tout autour de lui et tandis qu’il chantait, du sang se mit à couler de sa bouche et de son nez, souillant son habit blanc d’un vermillon éclatant. Toujours incapable de prononcer le moindre mot, elle vit l’homme se faire engloutir par le feu noir. Quelques instants plus tard, l’image s’éclaircit, et cinq hommes pénétrèrent dans la basilique. Ils coururent jusqu’à la mare de sang répandue et se mirent à prier autour. Deux des hommes, un jeune novice et un vieux hère décrépit aux yeux vides, fixaient la flaque écarlate d’un air impuissant. Deux autres tirèrent leur épée l’un contre l’autre au beau milieu du sang. Le dernier, un vieil homme au visage amical, entreprit quant à lui de trier des papiers et de faire du thé pour tout le monde, tout en nettoyant et en rangeant. Il se tourna vers Rhapsody et lui sourit, la main tendue pour lui offrir à elle aussi une tasse de thé. Elle secoua la tête et il retourna à ses affaires. Du bruit à la fenêtre attira l’attention de Rhapsody. La rue était aussi fréquentée qu’à l’accoutumée, avec ses passants, ses marchands braillards, mais une grande rivière de sang dévalait les pavés, leur montant jusqu’aux genoux. Ces gens ne semblaient pas s’en préoccuper, même lorsque le liquide atteignit leur visage, et qu’ils s’y noyèrent. Elle entendit le boulanger rendre la monnaie à la lavandière à sa fenêtre, au moment même où le sang lui remplissait la bouche. Elle perçut un formidable craquement et regarda vers le ciel. L’étoile au sommet de la Flèche vacilla un instant sur la tour, puis bascula dans la mer rouge qui recouvrait Sepulvarta, exactement comme l’étoile dans ses rêves précédents. Lorsqu’elle heurta le sol de la rue, une lumière fulgurante zébra le ciel et l’aveugla. Quand la vue lui revint, elle était assise sur une branche du Grand Arbre Blanc, couronnée du diadème de Tyrian et entourée de Lirins qui chantaient doucement avec elle tandis que l’arbre sombrait peu à peu dans un océan de sang. Le rêve s’arrêta là, mais Rhapsody fut réveillée par la violence de ses propres hurlements. Oelendra, assise sur son lit, la tenait par les coudes. « Rhapsody ? Vous allez bien ? » Rhapsody ne put que la fixer en tremblant. Elle cligna les yeux de toutes ses forces pour tenter de garder en mémoire l’image avec le plus de précision possible. C’était de toute évidence une vision, un avertissement qu’elle redoutait d’ignorer. Oelendra sentit sa lutte et disparut pour la laisser retrouver par elle-même le chemin de la clarté. « C’est assez chaud ? » Rhapsody but une gorgée du dol mwl et hocha la tête. « C’est parfait. Merci de me l’avoir apporté. Je suis désolée de vous avoir réveillée. » Oelendra regarda en silence son élève boire à longues gorgées, exhortant son cœur à ralentir sa course folle. Elle s’était habituée aux cauchemars de Rhapsody, au point de n’y faire plus guère attention. C’était cependant la première fois que de tels hurlements la réveillaient. Lorsqu’elle connut le contenu du rêve, la réaction de la Baptistrelle ne la surprit plus. Lorsque Rhapsody eut fini de boire, elle reposa son gobelet. « Je dois aller à Sepulvarta dès demain matin. » Oelendra acquiesça. « L’homme en robe blanche correspond à la description du Patriarche, je crois, bien que personne en dehors de son cercle intime ne le voie jamais, aussi je ne sais pas à quoi il ressemble précisément. J’ignore qui sont tous les autres ; peut-être s’agit-il seulement de symboles. — J’ai reconnu dans le jeune homme qui accompagnait les cinq autres les traits du Bénisseur de Canderre-Yarim, lui apprit Rhapsody. Je l’ai rencontré lors de la négociation d’un traité de paix entre Roland et Ylorc, et il m’est apparu comme un homme bien. J’imagine que la mort du Patriarche expliquerait la consternation qu’il exprimait dans mon rêve. — Peut-être les quatre autres sont-ils les bénédictes restants, suggéra Oelendra. — Peut-être. Je suis confuse de devoir partir aussi brutalement. J’aurais aimé que nous passions plus de temps ensemble. — L’heure est venue, dit simplement Oelendra. Vous savez tout ce qu’il y a à savoir, Rhapsody. J’avais tort en disant que vous n’étiez pas prête. Bien au contraire. Vous êtes forte et rompue à l’art de l’épée, désormais. Votre cœur est sage et généreux. Il ne vous reste plus qu’à suivre votre destinée. Je vous aiderai par tous les moyens dont je dispose. N’oubliez jamais que vous serez toujours la bienvenue ici, et pour aussi longtemps que vous le souhaiterez. Et si vous trouvez finalement en vous cette volonté farouche d’unir les Lirins et les Cymriens, venez me voir et je vous soutiendrai. » Rhapsody lui sourit, mais son regard était empreint d’une profonde tristesse. « Je crois qu’il va m’être plus difficile de vous dire au revoir à vous qu’à quiconque jusqu’ici, Oelendra. Je me suis sentie chez moi pour la première fois depuis mon départ de Serendair. C’est un peu comme perdre ma famille une fois de plus. — Alors ne dites pas adieu, répondit Oelendra en se levant et en se dirigeant vers la porte. Aussi longtemps que quelqu’un pensera à vous ici, vous ne serez jamais vraiment partie. Et je peux vous assurer qu’il y aura toujours quelqu’un. Essayez de vous reposer. Le matin sera bientôt là. » « Dans la religion du Patriarche, le Haut Jour Saint marque le début de l’été », expliqua Oelendra en tendant à Rhapsody une sacoche de cuir pour sa selle. La Baptistrelle hocha la tête en posant le sac en équilibre sur le dos de la jument alezane dont Oelendra lui avait fait cadeau. C’était un animal robuste et doux ; Rhapsody lisait une intelligence innée dans ses yeux. « En coupant à travers champs et en évitant les routes, vous pouvez arriver juste à temps. » Rhapsody n’en était pas si sûre. « Sepulvarta est à deux semaines d’ici, m’avez-vous dit. Si je ne suis pas les routes, je vais me perdre. Je n’y suis jamais allée de ma vie. » Oelendra sourit. « La Flèche est un immense phare en haut duquel brille un fragment d’étoile. En vous concentrant, vous devriez le sentir dans votre âme, même sans Clarion l’Étoile du Jour. Avec l’épée pour vous guider, vous ne serez jamais perdue. Aucune âme lirin n’est jamais égarée sous les étoiles. — Mon grand-père disait toujours la même chose pour les marins », sourit Rhapsody. Mais la mélancolie reprit ses droits lorsque la jeune femme entendit en esprit la voix de sa mère. Si en regardant le ciel tu réussis à voir ton étoile guide, tu ne seras jamais perdue, jamais. « J’ai une dernière leçon pour vous, une leçon qu’il vous faudra toujours vous rappeler, la prévint Oelendra, les yeux brillants. Je vous l’aurais dit un jour ou l’autre, mais je ne savais pas que nous serions si vite séparées. » Dans l’ancien monde, il existait une confrérie de guerriers appelés les Semblables. Ils étaient passés maîtres dans l’art du combat, et se dévouaient au vent et à l’étoile sous laquelle vous êtes née. La confrérie acceptait les nouvelles recrues en son sein en vertu de deux principes : une habileté incroyable forgée par toute une vie de combat, et un acte gratuit au service des autres, comme protéger un innocent au péril de sa propre vie. » Un jour, vous atteindrez peut-être cette distinction, Rhapsody. Vous feriez une Semblable très prometteuse. Vous le saurez en écoutant le vent à votre oreille, et ce qu’il chuchote à votre cœur. Je n’en ai jamais rencontré, sur cette nouvelle terre ; je ne sais même pas si la confrérie existe toujours. Mais si tel est le cas, il y aura toujours un Semblable pour répondre à votre appel au secours lancé au vent, si vous en êtes un vous-même. Écoutez bien, et je vous l’apprendrai. » D’une voix tremblante, Oelendra se mit à chanter des paroles en vieux cymrien. Près de l’étoile, j’attendrai, je monterai la garde, j’appellerai et serai entendue. « N’oubliez pas d’appeler, si vous le devez. Je ne sais pas si je vous entendrai, mais si je vous entends, vous pouvez être certaine que je viendrai à vous. » Des larmes piquèrent les yeux de Rhapsody. « Je le sais. Ne vous inquiétez pas, Oelendra. Tout ira bien pour moi. — Bien sûr que oui. » Rhapsody tapota l’encolure de sa jument. « Bien, je ferais mieux de filer. Merci pour tout. — C’est moi qui vous remercie, Rhapsody, pour tout. Vous avez donné ici bien plus que vous n’avez reçu. Bon voyage, soyez prudente. » Rhapsody se baissa pour embrasser la joue de la vieille guerrière lirin. « Je vous raconterai tout quand je reviendrai, un jour. — Et ce sera là un récit merveilleux, c’est certain, conclut Oelendra en retenant ses larmes. Maintenant partez, un long voyage vous attend. » Elle donna une petite tape sur le flanc du cheval et fît signe de la main à Rhapsody, la dernière d’une longue série d’élèves à emporter avec elle ses prières. Cette fois-ci différait néanmoins. Elle n’osait plus espérer ; elle avait vu trop de jeunes champions prendre ainsi congé pour ne jamais revenir. Mais cette fois, son cœur l’accompagnait. Si elle devait ne jamais revenir, son cœur non plus. 26 LA CHEVAUCHÉE VERS SEPULVARTA se révéla revigorante. L’été précédait la jeune femme comme une proie fuyante tandis qu’elle progressait vers le nord-est en suivant sa piste d’herbe fraîche et d’aiguilles de pin vert tendre sur les conifères qui bordaient la forêt. Chaque jour l’air se réchauffait, les feuilles gagnaient en maturité, l’herbe des prés culminait plus haut et Rhapsody sentait le feu de son âme grandir et se renforcer en même temps que la température. Les boutons et les feuilles pâles du printemps avaient cédé la place à un riche et abondant feuillage d’un vert éclatant qui ombrageait le sol, lequel devenait plus sec et plus ferme à l’aube de la saison du soleil. Le chuchotement du vent, le martèlement des sabots du cheval, la vitesse de sa chevauchée désespérée libéraient chez la jeune femme un tumulte trop longtemps retenu. Elle avait retiré le ruban de ses cheveux aussitôt qu’elle avait quitté la forêt pour pénétrer dans les vastes plaines à ciel ouvert de Roland ; ses mèches flottaient derrière elle tandis qu’elle-même volait au-dessus du sol sur sa monture. Elle tourna le visage vers le soleil dont elle but la chaleur et laissa les rayons puissants de midi lui caresser la peau, de plus en plus dorée. Une fois traversés les champs de Bethany et de Navarne, elle se sentit en meilleure forme et plus forte que jamais. Il lui fallut onze jours de course acharnée pour atteindre les abords de la cité de Sepulvarta. La flèche surmontée d’une étoile était apparue dans son champ de vision trois jours plus tôt. Rhapsody avait aperçu son faible miroitement au loin pour la première fois de nuit. Elle était semblable à la vision du songe de Rhapsody, et la voir ainsi surgir provoqua chez la jeune femme des rêves particulièrement intenses la nuit suivante. Le cauchemar à l’origine de cette expédition était revenu presque chaque nuit, sans doute pour lui rappeler amèrement qu’elle devait faire aussi vite que possible. La route menant à la ville grouillait de monde, de pèlerins qui venaient rendre hommage aux lieux de culte sacrés, d’hommes d’église partant en délégation ou revenant de voyages officiels, ainsi que de la foule qu’on voyait errer à l’approche de toutes les grandes villes, de province en province, en quête de commerce ou d’autres formes d’échanges, pour certains respectables et pour d’autres plus inavouables. Rhapsody se mêla sans peine au flot humain pour se frayer un passage jusqu’aux portes de la ville même. Elle déboucha sur le presbytère de Lianta’ar, la Grande Basilique de Sepulvarta, haut perché sur les collines à la sortie de la ville. C’était une belle bâtisse en marbre, attachée à la basilique elle-même, dont les portes de cuivre gravé étaient gardées par des soldats en uniforme éclatant. Rhapsody attacha sa jument, lui procura eau et avoine, et se dirigea directement vers eux. Elle n’avait pas parcouru trois mètres lorsqu’ils abaissèrent tous deux leur hallebarde, les croisant pour lui bloquer le passage. « Que voulez-vous ? » Rhapsody se redressa et bomba le torse. « Je dois voir Sa Grâce. — Les Jours de Doléances se tiennent en hiver. Vous arrivez trop tard. » Elle sentit la peur qui l’habitait depuis son premier cauchemar se transformer en irritation. « Je dois le voir quand même. Je vous en prie. — Personne ne voit le Patriarche, même les Jours de Doléances. Allez-vous-en. » L’impatience menaçait de lui faire perdre sa politesse. Rhapsody veilla à rester aussi calme que possible. « Veuillez dire à Sa Grâce que l’Iliachenva’ar est venue lui proposer ses services de champion. S’il vous plaît. » Les gardes demeurèrent immobiles et silencieux. « Très bien, finit-elle par menacer en essayant de maîtriser la rage qui bouillonnait en elle, puisque vous ne voulez pas transmettre mon message au Patriarche, autant que vous vous taisiez à jamais. » Et elle prononça le nom du silence. Les gardes se regardèrent, puis éclatèrent de rire. La pitié se lut sur le visage de Rhapsody lorsque aucun son ne sortit de leur bouche, et qu’elle vit leur visage se contorsionner de confusion et de peur. Le plus jeune des deux s’attrapa la gorge à deux mains, tandis que le plus expérimenté brandissait sa lance en direction de la Baptistrelle. « Allons, allons, ne soyez pas mesquin, fit-elle, pas le moins du monde impressionnée. Si vous voulez vraiment régler ça en pleine rue, je serais ravie de vous faire plaisir, mais j’ai bien peur d’être bien mieux armée que vous ; ce serait vraiment trop injuste. Maintenant, messieurs, j’ai fait un long voyage et je n’ai vraiment plus aucune patience. Alors, allez transmettre mon message au Patriarche, ou bien mettez-vous en garde. » Elle leur décocha son plus beau sourire pour atténuer la menace qui perçait dans sa voix. Le plus jeune des gardes cligna les yeux et ses traits se relâchèrent. Il échangea un regard avec l’autre homme, puis avec Rhapsody, avant de se retourner et de pénétrer dans le presbytère. L’autre garde n’abaissa pas sa hallebarde. Rhapsody s’assit sur les marches de pierre et attendit. L’endroit où elle se trouvait lui offrait une vue majestueuse et splendide sur la ville qui s’étirait d’une colline à l’autre. Bon nombre des habitations de Sepulvarta étaient construites de pierre blanche ou de marbre. La cité se parait d’un éclat qui réverbérait la lumière du soleil, ce qui lui donnait un air presque irréel, comme une vision décevante de l’au-delà. Une partie de cette lumière éthérée provenait sans doute de l’énorme clocher situé au milieu de la ville. La Flèche montait si haut qu’elle dominait le sommet de la basilique, bien que l’église fût construite sur une colline, à plusieurs dizaines de mètres au-dessus du sol. Un rayon de soleil accrocha une des facettes de l’étoile et un grand jet de lumière fit étinceler les toits pendant un instant. Le garde reparut juste au moment où Rhapsody venait de décider de se lever pour se dégourdir les jambes. « Veuillez me suivre. » Elle franchit derrière lui les lourdes portes de cuivre. Le soleil éclatant qui baignait la ville disparut à l’instant où Rhapsody pénétra dans le presbytère. Il y avait peu de fenêtres et les murs de marbre interdisaient l’entrée à toute lumière, ce qui rendait l’atmosphère à l’intérieur du monument sombre et lugubre. D’épaisses tapisseries pendaient aux murs, et des lustres ouvragés en laiton prodiguaient la seule lumière de la pièce. Le parfum âpre de l’encens ne suffisait pas à masquer l’odeur de moisissure et de renfermé qui imprégnait l’air. Elle parcourut plusieurs longs couloirs et croisa des hommes au teint cireux, vêtus d’habits ecclésiastiques, qui la dévisagèrent. Le garde s’arrêta enfin devant une porte massive en noisetier sculpté qu’il ouvrit lentement. Il lui fit signe d’entrer, et la jeune femme pénétra dans la pièce. Elle mesurait à peu près la même taille que la salle derrière le Grand Hall du Chaudron. Une étoile gigantesque aux reliefs dorés en ornait le sol, seule décoration à l’exception d’un lourd fauteuil en marronnier sombre en haut des marches de marbre, semblable à un trône, mais dépourvu du faste qu’on y associait en général. Un grand homme mince vêtu d’une robe de soie dorée richement brodée d’une étoile d’argent y était assis. Lorsque Rhapsody se présenta devant lui, il la dévisagea d’un air sévère. Elle ne se rappela pas l’avoir déjà vu, pas même dans ses rêves. Elle attendit qu’il prenne la parole. Il l’observa pendant un long moment, puis fronça les sourcils. « Eh bien ? Pour quelle raison vouliez-vous me voir ? » Rhapsody expira lentement. « Pour rien. » Le visage sévère se tordit de colère. « Pour rien ? Alors pourquoi vous montrer aussi insistante ? Ne jouez pas avec moi, jeune femme. — Je crois que c’est vous qui essayez de vous jouer de moi », répondit Rhapsody aussi poliment qu’elle le put, même si sa voix trahissait une pointe d’irritation. « Je dois voir le véritable Patriarche. Un tel mensonge vous va très mal. Ainsi qu’à lui. » La colère disparut de son visage et céda la place à la confusion la plus totale. « Qui êtes-vous ? — Comme je l’ai dit aux gardes, l’Iliachenva’ar. Peu importe que vous ne sachiez pas ce que ça signifie ; ce n’est pas vous que je suis venue voir. Le Patriarche comprend, lui, ou comprendra, si vous n’avez pas encore jugé bon de le prévenir de ma présence. Maintenant, avec tout le respect que je vous dois, monsieur, ayez l’obligeance de me mener à lui. Le temps presse. » L’homme la dévisagea un moment, puis se leva. « Sa Seigneurie est occupée aux préparatifs de la fête du Haut Jour Saint. Personne ne peut le voir. — Pourquoi ne pas le laisser décider de cela par lui-même ? demanda Rhapsody en croisant les bras. Je suis prête à parier qu’il sera disposé à me recevoir. » L’homme réfléchit quelques instants. « Je vais lui poser la question. — Merci. Je vous en suis reconnaissante. » L’homme hocha la tête et descendit l’escalier. Il marqua un temps d’arrêt en passant devant elle, la jaugea des pieds à la tête, puis quitta la pièce. Rhapsody soupira et leva les yeux au plafond. Lui aussi était fait de marbre ; cette solidité triomphante lui donnait l’impression d’être enterrée vivante dans un tombeau. Il lui tardait de retourner à l’air libre. Au bout de ce qui lui parut une éternité, la porte s’ouvrit une nouvelle fois, et l’homme à qui elle avait parlé reparut, vêtu cette fois d’une robe cléricale toute simple. Sur un signe, elle le suivit ; il la mena dans une autre série de couloirs interminables, toujours plus profond dans les confins de l’édifice, au point qu’elle en perdit tous ses repères. Ils finirent par entrer dans un long vestibule divisé en cellules rudimentaires, dont la porte demeurait ouverte pour la plupart, qui faisait penser à un hospice. En passant devant les pièces, elle put constater que chacune contenait un lit simple, parfois deux, dans lesquels reposaient des silhouettes recouvertes d’un drap de lin blanc. Des formes s’élevaient parfois des gémissements de douleur, ou des cris de démence. L’homme s’arrêta devant une porte fermée, quasiment au bout du couloir, frappa, puis ouvrit. D’un geste de la main, il invita Rhapsody à entrer. La Baptistrelle prit vaguement conscience que la porte se refermait derrière elle. Dans le lit reposait un vieil homme, d’une constitution frêle, à la chevelure blanche comme neige et aux yeux bleus vifs qui scintillaient joyeusement dans la prison de sa faible enveloppe corporelle. Il était revêtu du même drap de lin blanc que les autres patients qu’elle avait aperçus. Rhapsody reconnut tout de suite en lui l’ecclésiastique qu’elle avait vu en rêve. Un air d’admiration craintive se peignit sur le visage de l’homme lorsqu’elle s’approcha. Il lui tendit une main tremblante. « Oelendra ? fit-il d’une voix fluette et cassée. Ainsi vous êtes venue ? » Rhapsody lui prit doucement la main et s’assit sur le tabouret près de son lit, pour qu’il n’ait pas à tendre le cou vers elle. « Non, Votre Seigneurie, corrigea-t-elle d’une voix chaleureuse. Je m’appelle Rhapsody. C’est moi l’Iliachenva’ar, désormais. Oelendra m’a formée. Pour tout dire, j’arrive juste de chez elle. » Le vieux prêtre hocha la tête. « Bien sûr, vous êtes bien trop jeune pour être Oelendra. J’aurais dû m’en rendre compte, quand vous êtes entrée. Mais lorsqu’on m’a dit qu’une femme liringlas disant être l’Iliachenva’ar venait d’arriver… — Cette méprise m’honore, Votre Grâce, coupa Rhapsody avec un sourire. J’espère un jour me montrer à la hauteur de la comparaison. » Un franc sourire apparut sur le visage du Patriarche. « Grand Dieu, vous êtes jolie, mon enfant. » Puis, dans un chuchotement taquin : « Vous croyez que ce serait pécher que de rester là à vous regarder quelques instants ? » Rhapsody éclata de rire. « Eh bien, vous êtes mieux placé que moi pour le savoir, Votre Seigneurie, mais j’en doute. — Le Tout-Dieu est bon, soupira-t-il, de m’envoyer une telle consolation dans mes derniers jours. » Rhapsody fronça les sourcils. « Vos derniers jours ? Avez-vous eu une vision, Votre Seigneurie ? » Le Patriarche opina doucement. « Oui, mon enfant. Cette fête du Haut Jour Saint sera pour moi la dernière. Dans l’année j’irai rejoindre le Tout-Dieu. » Il lut la consternation dans les yeux de Rhapsody. « N’ayez pas pitié de moi, mon enfant ; à dire vrai, j’ai hâte de partir, quand mon heure sera venue. Ce qui importe désormais, c’est d’accomplir cette cérémonie du Haut Jour Saint, demain soir, après quoi l’année sera sauvée. — Je ne comprends pas. Qu’est-ce que ça veut dire ? — Vous ne partagez pas notre foi, n’est-ce pas ? — Non, Votre Seigneurie. Mille excuses. » Les yeux bleus pétillèrent. « Vous n’avez pas à vous excuser, mon enfant. Le Tout-Dieu appelle chacun selon sa ou ses voies. Si votre foi diffère de la mienne, peut-être pourrez-vous m’enseigner des choses, tandis que je me prépare à le rejoindre. » Rhapsody se sentit mal à l’aise. « Je doute de pouvoir vous apprendre quoi que ce soit sur la foi, Votre Seigneurie. — N’en soyez pas si certaine, mon enfant. La foi est une chose bien curieuse. Ceux qui y sont le mieux formés n’en sont pas forcément les meilleurs dépositaires. Mais nous y reviendrons, n’est-ce pas ? Laissez-moi vous en dire plus au sujet du Haut Jour Saint. » Chaque année, à la veille du début de la saison consacrée au soleil, j’accomplis un rituel sacré, seul dans la basilique. Au cours de l’année, d’autres célébrations ont lieu, mais aucune ne revêt une telle importance, car la cérémonie du Haut Jour Saint renouvelle l’engagement des croyants auprès du Tout-Dieu, et celui du Patriarche à Son service. Les paroles sacrées font partie du saint lien avec le Créateur, l’accomplissement de la promesse que chaque année le Patriarche, au nom de tous les fidèles, dédie l’âme collective du peuple au Tout-Dieu. En retour, nous sommes assurés de Sa protection divine pour une année supplémentaire. » Rhapsody hocha la tête. Le rituel qu’il décrivait était proche de l’Art baptistral. « Ainsi, puisque une année entière de protection du Tout-Dieu est garantie par ce rituel saint, tout retard ou interruption est intolérable, poursuivit le vieil homme frêle. Le peuple de Sepulvarta se retire tôt pour la nuit, et chacun reste chez soi pour s’assurer que rien ne vienne me distraire. En fait, on encourage même les fidèles à prier pour moi, à cette occasion, afin que je m’acquitte de mes devoirs avec diligence. Mais je suis certain que la plupart d’entre eux dorment à poings fermés. » L’homme dut s’interrompre et prendre plusieurs inspirations saccadées pour se remettre de l’épuisement que lui causait ce long discours. Rhapsody lui versa un verre d’eau au pichet posé sur la table de nuit et le lui tendit. « Vous souffrez, Votre Seigneurie ? » Elle tint le verre pour l’empêcher de trembler dans la main du vieillard. Le Patriarche but une longue gorgée, puis indiqua d’un mouvement de la tête qu’il avait terminé. Rhapsody reposa le verre. « Un peu, ce n’est rien, mon enfant. Vieillir est un processus douloureux, mais la souffrance physique aide à se faire à l’idée qu’il nous faudra délaisser le corps et se réjouir du grand voyage qui nous attend. Il y a ici tant de pauvres malheureux qui souffrent bien plus. Je regrette seulement que mes forces m’abandonnent ainsi. J’aimerais m’occuper d’eux comme je le fais d’habitude, mais je crains dans ce cas de ne pas être assez vaillant pour la cérémonie de demain soir. — Je m’occuperai d’eux à votre place, Votre Seigneurie, le rassura Rhapsody, en lui tapotant la main. — Ainsi vous êtes guérisseuse ? — Un peu, oui », répondit-elle en se levant et en dénouant sa cape, qu’elle drapa autour du dossier d’une chaise. Puis elle se mit à fouiller dans sa sacoche. « Je chante aussi un peu. Aimeriez-vous m’entendre ? » Le vieux visage s’illumina. « Rien ne me ferait plus plaisir. J’aurais dû deviner que vous étiez musicienne, avec un nom comme le vôtre. — J’ai bien peur de n’avoir que ma flûte d’alouette sur moi, constata Rhapsody à regret. Mon luth a subi un malencontreux incident, et j’ai laissé ma harpe de voyage à la Maison du Souvenir, pour protéger l’Arbre qui y pousse. — Une harpe ? Vous jouez de la harpe ? Oh, comme j’aurais aimé entendre ça. Il n’y a pas plus beau son que celui d’une harpe dont on sait jouer. — Je n’ai pas dit que je savais, fit Rhapsody en souriant. Mais j’y mets tout mon cœur. Peut-être un jour reviendrai-je avec une harpe neuve, si vous le souhaitez. — Nous verrons », dit le Patriarche sans trop s’avancer. Rhapsody comprit que ses yeux regardaient déjà dans l’autre monde. Elle porta la minuscule flûte à ses lèvres et se lança dans une mélodie aérienne, légère et enjouée, le chant du vent dans les arbres de Tyrian. Le visage du Patriarche se détendit et les muscles de son front se relâchèrent, comme si le son de l’instrument soulageait ses tourments. Au contact des blessés bolgs, Rhapsody avait appris à scruter un visage pour y lire des signes de soulagement, et elle savait dire quand la musique calmait la souffrance durablement. Lorsqu’elle vit que le Patriarche en était arrivé à ce point, elle mit un terme au morceau. Le vieil homme poussa un profond soupir. « C’est le Tout-Dieu qui vous envoie pour faciliter mon passage, mon enfant. Si seulement je pouvais vous garder ici près de moi jusqu’à la fin de mes jours. — Il existe un chant de passage que les Lirins entonnent quand une âme se prépare à monter vers la lumière », expliqua Rhapsody. Elle vit les yeux du Patriarche étinceler de curiosité. « On dit qu’elle desserre les liens terrestres qui rivent l’âme au corps, afin qu’elle n’ait pas à se débattre. Ainsi l’âme accomplit son voyage dans la joie. — Comme j’aimerais être lirin, soupira le Patriarche. Ça a l’air merveilleux. — Vous n’avez pas besoin de l’être pour qu’on vous la chante, Votre Seigneurie. Votre entourage doit compter beaucoup de Lirins. — Oui, je pourrais peut-être en trouver un qui la connaisse, le moment venu. Votre musique a soulagé ma douleur, mon enfant. Vous avez un don peu courant. » Ils entendirent frapper. Après une pause, la porte s’ouvrit et l’homme qui avait auparavant incarné le Patriarche entra dans la pièce, les bras chargés de robes de cérémonie d’un blanc immaculé accrochées à une corde. « Celles-ci vous paraissent-elles satisfaisantes pour demain soir, Votre Seigneurie, ou dois-je demander au sacristain de sortir le linge sorboldien ? — Non, Gregory, celles-ci iront très bien », répondit le Patriarche. L’homme s’inclina et disparut de nouveau. Le vieil homme se tourna vers Rhapsody, devenue aussi blanche que les robes. « Mon enfant, que se passe-t-il ? — Ce sont les robes pour la cérémonie de demain ? — Oui. Le Haut Jour Saint, les habits de cérémonie arborent le blanc le plus pur. Le reste du temps mes robes sont de couleur, ou plus souvent or ou argent. Pourquoi cette question ? » Rhapsody prit la main du vieil homme dans la sienne, qui tremblait plus encore. « Il faut que je vous dise la raison de ma venue, Votre Seigneurie. » Elle lui raconta les détails de sa vision avec mille précautions, et essaya d’en décrire les protagonistes le plus précisément possible. Le vieux prêtre parut d’abord alarmé, puis à mesure qu’avançait son récit, il devint pensif, hochant la tête à intervalles réguliers, attentif. Lorsqu’elle eut terminé, il prit une profonde inspiration puis expira très lentement. « Tout cela est bien désespérant. Non seulement la perspective que ma mort compromette le déroulement du Haut Jour Saint, mais aussi le comportement de mes bénédictes. Je pense que votre vision décrit avec exactitude ce qui se passera quand je gagnerai l’autre rive, Rhapsody. J’espérais qu’ils seraient au-dessus de tout cela, mais je crains de m’être montré trop optimiste. — Que voulez-vous dire, Votre Seigneurie ? — Eh bien, les deux premiers hommes que vous avez vus, le jeune et le vieux, sont les Bénisseurs respectifs de Canderre-Yarim et des États non alignés, Ian Steward et Colin Abernathy. Ian est sage pour son âge, mais inexpérimenté. Il doit davantage sa nomination au bénédicté à ses liens de parenté avec Tristan Steward, le seigneur régent de Roland et prince de Bethany, qu’à sa propre valeur, bien que je sois persuadé qu’avec le temps Ian fera un bon bénédicté. Colin est plus âgé que moi, et presque aussi mal en point. Aucun des deux n’est de taille à assurer ma succession, et je suis presque certain qu’ils paniqueront, lorsque la situation se présentera. » L’homme que vous avez vu faire du thé est selon toute vraisemblance Lanacan Orlando, Bénisseur de Bethe Corbair. Ses actes dans votre rêve reflètent de manière très juste sa personnalité. C’est un bougre sans ambition, qui cherche toujours à faciliter les choses et à résoudre les situations délicates. Lanacan est mon guérisseur en chef ; c’est lui que j’envoie bénir les troupes ou réconforter les mourants. Il n’est pas meneur d’hommes, mais il fait un prêtre fabuleux. » Quant aux deux autres, eh bien, c’est là que réside la difficulté. Ce sont les Bénisseurs d’Avonderre-Navarne et de Sorbold, deux farouches prétendants à ma succession. » Philabet Griswold, le Bénisseur d’Avonderre-Navarne, jouit d’une influence internationale du fait de la proximité des voies de commerce maritime et de la richesse de la province sous sa responsabilité. Nielash Mousa, Bénisseur de Sorbold, est le chef religieux de tout le pays, pas seulement de la province orlandaise. Or, il n’est pas de souche cymrienne traditionnelle, ce qui joue de plus en plus contre Roland. Ils se détestent cordialement et bien que j’aie tenté par le passé de réduire leurs différends, je crains la lutte de pouvoir qui suivra ma disparition. Je doute qu’aucun d’eux mérite de devenir Patriarche, surtout si l’année n’est pas assurée. » Il se mordit la lèvre ; Rhapsody remarqua que le tremblement s’en était accentué. « Dites-moi ce que je peux faire pour vous aider, demanda-t-elle en serrant la main du vieil homme dans la sienne. Quoi que cela puisse être, vous pouvez compter sur moi. » Le Patriarche la considéra avec dans l’œil une lueur acérée, comme pour évaluer son âme. Rhapsody soutint son regard et laissa les yeux délavés vagabonder sur son visage. L’homme finit par regarder leurs mains jointes. « Je le crois en effet », dit-il, plus pour lui-même qu’à son intention. Il retira de son doigt une bague que Rhapsody avait à peine remarquée. Une pierre lisse et claire y était enchâssée dans une simple monture en platine. Il ouvrit la main de la jeune femme et posa le bijou sur sa paume. Rhapsody l’examina de plus près. Au cœur de la pierre, comme inscrits à l’intérieur, apparaissaient deux symboles, de chaque côté de la gemme ovale. On aurait dit un plus et un moins. Elle jeta un regard interrogateur au Patriarche. Il toucha la pierre et prononça le mot d’endiguement en cymrien ancien. Rhapsody écarquilla les yeux. Il avait recours à l’Art baptistral. « Voilà, lança-t-il avec un petit sourire de satisfaction, avant de croiser de nouveau le regard de la jeune femme. Mon enfant, vous avez maintenant entre les mains la charge de Patriarche. Tant que la bague est présente demain soir dans la basilique, je serai toujours officiellement Patriarche, pour ce qui est d’accomplir le rite. Après cela, peu importe qu’il y ait un Patriarche officiel, puisque je n’aurai plus de célébrations à tenir. Je disparaîtrai dans l’année, quoi qu’il advienne. Gardez-la en sûreté pour moi, vous voulez bien ? Elle contient toute la sagesse de ma fonction, ainsi que les puissants pouvoirs de guérison qui vont avec. — Comment votre fonction peut-elle être contenue dans cette bague ? N’est-elle pas inhérente à votre personne, Votre Seigneurie ? » Le Patriarche sourit. « Eh bien, mon enfant, les couronnes des rois et les bagues ou chevalières des hommes de foi sont souvent dépositaires de la sagesse de leur charge, sans quoi cette sagesse mourrait en même temps qu’eux. C’est pourquoi une couronne, ou une bague, se transmet de roi en roi, de Patriarche en Patriarche ; elle recèle la sagesse de nombreux rois, de nombreux Patriarches, et pas seulement celle de l’homme qui la porte. C’est pourquoi on consacre ces deux fonctions avec de tels objets. Il ne s’agit pas seulement d’un symbole, mais du réceptacle de la charge et des pouvoirs qui s’y rattachent, ainsi à l’abri. La sagesse collective donne à chaque roi, à chaque Patriarche, ce dont il a besoin pour mener et diriger, afin qu’il ne se repose pas sur ses seules capacités. » Sa main tremblait lorsqu’il serra celle de Rhapsody. « Je ne doute pas que vous saurez la protéger. — Votre confiance m’honore, Votre Seigneurie, dit Rhapsody d’un ton hésitant. Mais ne vaudrait-il pas mieux la remettre à quelqu’un de votre ordre ? — Non, je ne crois pas, répondit le Patriarche avec un sourire. Ma sagesse – et la bague – m’affirment qu’il faut vous la confier. Vous saurez quoi en faire. C’est une relique ancienne de l’Île Perdue, apportée par les Cymriens. Elle cache de nombreux secrets auxquels je n’ai jamais eu accès ; vous y parviendrez peut-être, vous ou la personne à qui vous la donnerez. Si une solution pacifique et sensée à la question de ma succession survient après ma mort, vous viendrez à Sepulvarta aider à l’investiture du nouveau Patriarche, n’est-ce pas ? — Oui. — Je pensais bien que vous accepteriez. Tant mieux, car ils ne pourront rien sans la bague, confia-t-il avec un rire conspirateur. — Laissez-moi être près de vous demain soir, Votre Seigneurie, suggéra Rhapsody d’un air grave. Si ma vision prédit votre mort sous les coups d’un assassin, plutôt que selon la volonté du Tout-Dieu, je me dois, en tant que championne, de vous défendre. Le rituel peut être accompli, et l’année sauvée. Et ainsi vous coulerez des jours paisibles jusqu’à ce que le Tout-Dieu vous rappelle à lui. — J’espérais que vous diriez cela, chuchota-t-il d’un air joyeux. Un champion désigné est la seule escorte qu’un Patriarche puisse avoir à ses côtés, pendant le rituel. Je crains que vous ne trouviez la tâche ennuyeuse, mais il sera bon de vous avoir près de moi. — Votre Seigneurie en est certaine ? Je peux attendre à l’extérieur de la basilique et en surveiller l’entrée, si vous préférez. Comme je ne suis pas de votre confession, je ne voudrais pas… — Croyez-vous en Dieu ? — Oui, assurément. — Alors ce n’est pas un souci. » Le vieil homme remua dans son lit, « Mon enfant, vous voulez bien me dire une chose ? — Certainement. — En quoi croyez-vous, si vous n’adhérez pas à notre religion ? Êtes-vous une disciple de Llauron ? — Non, bien que j’aie un peu étudié avec lui. Son interprétation est un peu plus proche que la vôtre de mes propres croyances, si vous pardonnez cette comparaison, mais elle en diffère légèrement. » Les yeux du Patriarche se mirent à briller d’excitation. « S’il vous plaît, expliquez-moi votre foi. » Rhapsody y réfléchit quelques instants. « Je ne vous promets pas de le formuler clairement. Les Lirins utilisent l’expression “Dieu Unique” comme vous celle de “Tout-Dieu”, mais le concept est le même. Je crois en un Dieu qui contient toutes choses et donc que chaque chose, chaque personne est une partie de Dieu et pas seulement Sa création. Selon moi, si les gens se rassemblent pour le culte, c’est parce que davantage de parties de Dieu se trouvent réunies en un même lieu, et Sa présence en est plus facilement ressentie et célébrée. — C’est aussi l’un des piliers de notre foi. Notre religion croit que tous les hommes appartiennent au Tout-Dieu et que leurs prières s’unissent pour l’atteindre. — Mais si votre Dieu est le Dieu de tous, pourquoi êtes-vous le seul autorisé à le prier ? » Le Patriarche cligna les yeux. « Je ne suis que le vecteur de leurs prières. N’importe qui peut prier. — Oui, mais par votre intermédiaire. Pour moi la prière, qui prend généralement la forme d’un chant, est un moyen de communier directement avec Dieu. J’en ai besoin pour me sentir proche de Lui. — Vous ne croyez pas que le Tout-Dieu souhaiterait que le plus grand nombre possible de prières de Ses fidèles s’allient, afin que la gloire et l’honneur que nous Lui adressons s’en trouvent grandis d’autant ? — Je ne sais pas. Je suppose que, si j’étais le Dieu du plus grand nombre, je voudrais que chacun se sente aussi proche de moi que possible. Sinon, quel est le but ? Je ne pense pas qu’il nous ait créés pour célébrer Sa gloire ; je pense qu’il nous a créés parce qu’il nous aime. Je ne crois pas qu’il attende que cet amour Lui soit rendu au centuple. Pour l’essentiel, je vois Dieu comme la Vie. C’est un concept facile à énoncer, mais moins facile à vivre. — Comment ça ? » Elle y réfléchit un moment. « Les Liringlas ont une expression – Ryle hira : la vie est ce qu’elle est. Je la considérais au départ comme un truisme inutile et idiot. Et puis avec l’expérience, j’en suis venue à comprendre la sagesse de ces paroles. Les Lirins conçoivent Dieu comme l’intégralité de la vie, aussi. Pour eux, chaque individu, chaque chose dans l’univers n’est qu’une partie infinitésimale de Dieu. Ainsi, peu importe ce que vous donne la vie, elle doit être vénérée, car elle est ainsi qu’elle doit être, même si on ne la comprend pas, sur le moment. Je pense que cette philosophie s’est forgée à l’aune de leur longévité, qui les condamne à voir naître et mourir tant de choses. Je n’en ai qu’une compréhension limitée, car n’étant qu’à demi-lirin, ma conception du long terme n’est pas innée. » Aussi j’essaie d’accepter l’appartenance de toute chose à Dieu, même celles que je ne saisis pas. En même temps, en acceptant la vie telle qu’elle est, je considère que mon rôle en tant que partie de la vie est de la rendre meilleure par tous les moyens à ma disposition ; évidemment, c’est une contribution mineure, puisque je ne suis qu’une infime partie du tout. Je crains d’être bornée et impatiente, et de n’en faire qu’à ma tête. Je suis loin des standards lirins, dans ce domaine. J’ai beau ressembler beaucoup à ma mère, par cet aspect je tiens plus de mon père. — Vous tirez votre sagesse des deux, affirma le Patriarche avec tendresse. Si j’avais une fille, je voudrais qu’elle soit tout aussi bornée, impatiente et merveilleuse que vous. » Son visage pâlit légèrement. « Pourquoi ne pas vous allonger, Votre Seigneurie ? suggéra Rhapsody en lui prenant le bras pour l’aider à se coucher. Je vous ai trop fatigué. Reposez-vous, je vais m’occuper des autres. J’ai des remèdes sur moi, et je peux chanter ou leur jouer un air, s’ils le veulent. À votre réveil, vous m’en apprendrez plus sur ce que je devrai faire demain soir. » Le vieil homme hocha la tête. Rhapsody se leva et se dirigea vers la porte. Alors qu’elle l’ouvrait, il l’appela. « Vous reviendrez ? — Je vous le promets. — Et demain ? — Je serai auprès de vous, Votre Seigneurie. Ce sera un honneur pour moi. » 27 LA GRANDE BASILIQUE DE SEPULVARTA était la pièce maîtresse de la ville, avec ses imposants murs de marbre poli et son dôme, plus haut qu’aucun autre dans le monde connu. Elle pouvait accueillir les milliers d’âmes venues chercher le réconfort entre ses murs, même si en cette nuit-là, la plus sainte de toutes, elle était complètement déserte. Rhapsody avait visité les lieux dans l’après-midi ; l’architecture de la basilique l’avait beaucoup impressionnée. Les myriades de couleurs et de motifs des mosaïques qui décoraient le sol et le plafond, les exquises dorures des fresques murales et les vitraux contribuaient à la majesté du lieu. Mais ce furent surtout les proportions inouïes qui lui coupèrent le souffle. Même à Easton, la plus grande ville de l’Île de Serendair, rien n’aurait pu s’y comparer, même de loin ; la basilique pouvait y contenir trois cents ouailles et se distinguait tout au plus par la présence de bancs à l’usage des plus riches. Outre une vraie différence de richesse entre leurs terres respectives, le polythéisme pratiqué à Serendair depuis des siècles expliquait ce contraste, car de nombreux temples abritaient le culte rendu à autant de divinités. À l’époque où Rhapsody avait quitté l’Île, l’approche monothéiste adoptée par le roi et le pays à sa suite était une initiative récente, et beaucoup de régions résistaient encore à cette tendance. L’usage de l’expression « par les dieux » qui pour les familles monothéistes comme celle de Rhapsody était un simple juron, avait conduit des citoyens à en venir aux mains en pleine rue. Cependant, puisque la population ne vénérait qu’un seul Dieu, la plupart des vieux temples étaient vides. C’était le cas ici aussi, cette nuit-là, mais pour une tout autre raison. Comme l’ecclésiastique le lui avait expliqué, le Patriarche seul accomplissait la cérémonie du Haut Jour Saint, en accord avec la théorie des prières réunies de cette religion. Aux douze coups de minuit, le vieux prêtre entamerait son rituel près de l’autel, chantant et offrant des sacrifices pour la protection des fidèles tout au long de l’année à venir. Cet acte de renouveau intéressait Rhapsody, car il ressemblait beaucoup aux rites filidics des saisons. Peut-être les deux religions n’étaient-elles pas aussi antithétiques que leurs membres respectifs le croyaient. Ce soir-là, le Patriarche avait procédé à une brève cérémonie d’adoubement, faisant ainsi de Rhapsody son champion, lui attribuant le nom officiel de Vengeur Ordonné, et elle avait dû lutter pour ne pas éclater de rire pendant le sobre rituel de baptême. Puis elle avait retrouvé son sérieux en mesurant que le terme « Vengeur » supposait qu’elle pourrait bien échouer à le protéger, et se faire ensuite l’étendard de la vengeance des fidèles du Patriarche. Cette perspective lui parut trop grave à envisager, aussi se concentra-t-elle sur sa tâche initiale, avec la ferme intention que le Patriarche survive à cette nuit. Ainsi se tenait-elle, dans la pénombre de la basilique, Clarion l’Étoile du Jour parée dans son fourreau, à scruter du regard l’immense église vide, en quête du moindre indice de mouvement. Elle s’était positionnée dans le cercle de l’orateur, un motif doré peint au sol et qui reproduisait l’étoile du clocher de la ville, situé au pied du grand escalier de marbre qui menait de l’entrée de la basilique à l’autel. L’autel lui-même était constitué d’une table de pierre toute simple bordée de platine, disposée au milieu de la basilique sur le sanctuaire en forme de promontoire cylindrique. Ainsi placé, il était visible par tous les fidèles, et Rhapsody disposait d’un avantage certain pour monter la garde. La seule lumière visible dans l’obscurité de la basilique provenait de l’étoile au sommet de la formidable tour, dont le reflet leur parvenait. La Flèche elle-même avait beau être située de l’autre côté de la ville, sa source de lumière n’en illuminait pas moins la basilique, à travers les ouvertures dans le grand dôme situé au-dessus de l’autel. Ce halo d’or conférait au lieu une atmosphère féerique, dans laquelle le visage du Patriarche apparaissait d’une blancheur surnaturelle alors qu’il préparait l’autel pour le rituel. Puis il se dirigea lentement vers la jeune femme, d’une démarche tremblante. « Je suis prêt, ma chère. » Rhapsody hocha la tête. « Très bien, Votre Seigneurie, vous pouvez commencer le rituel. S’il devait arriver quoi que ce soit, essayez de ne pas vous interrompre. Je monterai la garde. » Elle sourit au vieil homme frêle, qui avait l’air à la fois perdu et étonnamment noble, dans les robes volumineuses de son ordre. Elle tira son épée, qu’il bénit. Puis il retourna lentement jusqu’à l’autel, et leva les yeux dans le rayon de lumière solitaire qui tombait du dôme. Dès qu’il se mit à chanter, Rhapsody ferma les yeux et se concentra sur les notes de sa mélodie sacrée, qui s’organisaient en un motif de chant de protection. Cela n’avait rien de surprenant, puisque telle était la nature de la requête du rituel. Elle tendit Clarion l’Étoile du Jour vers le Patriarche et la maintint stable jusqu’à l’instant où elle put attraper l’une des notes répétitives. Puis, d’une main experte, elle enroula le motif musical autour de l’autel et l’envoya tournoyer au-dessus du prêtre. Comme un anneau de lumière flottant dans l’air, le cercle de protection environnait le Patriarche et l’autel, attrapant les reflets luminescents du cône tombé du dôme, comme si son éclat s’était solidifié autour de lui. Sa voix parut monter en puissance lorsque le cercle se mêla aux notes de son chant et les maintint dans une spirale. Elle rengaina son épée et prit une pose respectueuse, honorée de faire partie des rares privilégiés à avoir pu assister à ce rituel. Tandis que Rhapsody observait le Patriarche, elle sentit un picotement de chaleur derrière elle, et le duvet à la base de sa nuque se hérissa instantanément. Elle se retourna lentement et vit deux silhouettes pénétrer par les portes verrouillées et se diriger vers le cœur de la basilique. L’une d’elles s’immobilisa sous la voûte qui menait à la nef. Elle distinguait très mal l’individu, mais vit qu’il portait une grande cape noire et un heaume assorti. Autour de son cou pendait ce qui ressemblait vaguement à un symbole rond, au centre duquel était enchâssée une pierre dont elle ne parvenait pas à voir la couleur. La seconde silhouette portait elle aussi une cape, mais jetée en arrière de manière à révéler une armure argentée étincelante. L’homme descendait la travée d’un air hautain et suffisant, sous lequel perçait une menace sourde et funeste. Rhapsody entendit le chant du Patriarche s’arrêter et vit le prêtre reculer, les yeux écarquillés de peur. Elle bondit et s’interposa devant lui, espérant qu’il resterait derrière l’autel qui les séparait, mais il préféra venir se placer derrière elle en titubant. Lorsque la silhouette atteignit le centre de l’église, elle rejeta sa capuche en arrière. Rhapsody en demeura bouche bée. Rivalisant d’éclat avec l’armure apparut une chevelure rouge doré, étincelante comme le cuivre bruni, bien que le miroitement métallique en fût moins vif dans la pénombre que sous le soleil de la clairière secrète derrière la cascade. Le beau visage lisse qu’elle avait vu pour la dernière fois couvert d’une barbe capricieuse lui sourit, et le cœur de Rhapsody se serra au souvenir de l’ordre qu’elle lui avait donné de se raser. Il s’immobilisa au bout de la première rangée de bancs et sourit de plus belle. « Bonjour, ma chère. Cela fait une éternité. Vous m’avez manqué. » Ses paroles restèrent suspendues dans l’air de la vaste basilique. Rhapsody le dévisagea, incrédule. Un mot, unique, se forma silencieusement sur ses lèvres. « Ashe. — Oh, vous vous souvenez de moi, alors ? J’en suis flatté. » Elle répondit à voix basse et posée. « Partez maintenant, et il ne vous sera fait aucun mal. » Il éclata d’un rire rauque. « Comme c’est généreux à vous. J’ai bien peur de ne pas pouvoir vous obliger. En revanche je vous retourne l’offre de bon cœur. » Il laissa lentement tomber sa cape sur le sol poli de la basilique et avança d’un pas vers elle. Rhapsody sentit la main osseuse du Patriarche sur son épaule. « Partez, maintenant, mon enfant. Je ne peux vous demander un tel sacrifice. » Rhapsody ne quitta pas une seconde des yeux le beau visage qui lui souriait, comme il l’avait fait dans ses rêves depuis qu’elle avait pu le contempler dans la forêt. Elle se rappela que, quelle que fût la gentillesse dont il avait pu faire preuve à son égard par le passé, il était à présent son adversaire. Cette écœurante trahison lui retourna l’estomac. Elle s’adressa au Patriarche sans le regarder. « Vous ne m’avez rien demandé. Je suis venue de mon plein gré, vous vous souvenez ? » Son ennemi s’approcha un peu plus. « Écoutez Sa Seigneurie, chérie. Ce n’est pas votre combat. Regagnez vos terres firbolgs ; allez offrir un peu de plaisir à votre Seigneur des Monstres. Voilà bien une chose que je n’ai jamais comprise. Une si belle femme, pour un destin si horrible. — Restez dans le cercle, Votre Seigneurie », l’enjoignit la jeune femme en écartant doucement la main tremblante d’un haussement d’épaules, et sans cesser d’observer l’approche de son adversaire. « Poursuivez votre rituel sans vous préoccuper de ceci. Concentrez-vous sur la cérémonie. » Les yeux bleus cristallins perdirent leur lueur insolente. « Je commence à me fatiguer de ce petit jeu, lança-t-il d’une voix mauvaise. Plus vous me ferez attendre, plus longtemps je jouerai avec vous, une fois que je l’aurai tué. J’ai attendu pour vous avoir, très chère. » Le visage de Rhapsody se durcit de colère. « Venez, dans ce cas, ordonna-t-elle, les yeux plissés par la rage, la voix blanche et meurtrière. Je veillerai à ce que ce soit pour vous une expérience mémorable. » Sa main se porta sur la poignée de Clarion l’Étoile du Jour. « Promis ? » demanda-t-il d’un ton suggestif en se déplaçant légèrement sur le côté, les paumes ouvertes, prêt à l’action. « J’ai hâte de voir ça. » Il tira une épée qu’elle ne lui avait jamais vue auparavant, une lame d’acier noir zébré d’une bande blanche. L’air siffla lorsqu’il la brandit devant lui. Rhapsody palpa son épée dans son fourreau et modifia très légèrement sa prise sur la poignée, comme Achmed le lui avait appris, pour se concentrer avant tout sur elle-même. Elle était plus forte que jamais, bien préparée, et sur un sol sacré. Elle ressentait avec une acuité qu’elle n’avait plus connue depuis les temps anciens, dans cette vie qui lui paraissait celle d’une autre, la protection de la basilique. Elle avait l’impression que ce sol ne lui ferait jamais de mal, même si elle tombait. La jeune femme ferma les yeux et se concentra comme le lui avait enseigné Oelendra. Aux frontières de sa conscience, les trois autres se rapprochaient. L’anneau canalisait les bruits à présent familiers du Patriarche. La créature la plus éloignée lui apparaissait comme un brasier inconnu, à la limite de son champ de vision. Quant à son adversaire immédiat, celui qu’elle avait appelé Ashe, il avançait à grands pas, droit devant. Rhapsody chercha des traces de sang à la surface, le moindre signe de blessure ou de faiblesse. Elle n’en trouva aucun, mais constata que l’ennemi avait la même signature vibratoire que la créature au fond de la basilique. Étrangement, il ne s’inscrivait pas sur sa grille mentale de vibrations comme un homme, mais comme une chose, un fantôme ou une machine prête à attaquer. Il ne paraissait pas plus vivant que son épée, ce qui signifiait qu’elle ignorait si elle pourrait le tuer. Le Rakshas prend l’apparence de l’âme qui lui donne son pouvoir. Les paroles d’Elynsynos résonnèrent à sa mémoire. Rhapsody ouvrit les yeux et observa la silhouette du fond, bénissant le ciel de se trouver sur un sol sacré et par la nuit la plus sainte d’entre toutes, car à l’évidence sous ce heaume à pointe se cachait l’hôte du F’dor. Elle chercha désespérément le moindre détail, le plus petit indice de son identité, mais son attention se reporta vers l’ennemi qui s’approchait dangereusement. Elle descendit lentement les marches de marbre iridescent qui menaient à l’autel et, en s’arrêtant au pied de l’escalier, étira le rayon du cylindre musical qui planait au-dessus et autour du Patriarche. Depuis l’autel derrière elle, la voix hésitante du vieux prêtre se remit à scander les paroles solennelles de son ultime célébration du Haut Jour Saint. Au fond de la basilique, la silhouette à casque pointu fit un geste d’impatience. Le guerrier, à présent débarrassé de sa cape, cet homme à qui elle avait fait confiance, avec qui elle avait voyagé, combattu et dormi, bondit à travers la travée, l’œil animé d’une lueur assassine. La paix descendit sur Rhapsody dans les secondes qui précédèrent l’impact. Elle ressentait cette sensation de calme profond dans les situations dangereuses, tempérée par son entraînement et affûtée par l’épée elle-même, comme si le temps s’était ralenti de manière spectaculaire, comme si tous les angles, toutes les fonctions, tous les plans et toutes les dimensions lui apparaissaient clairement pour s’ajuster ensemble. Sur son visage se lisait une expression figée de sérénité meurtrière ; elle inspira profondément et renforça son attention sur la vibration du cercle musical et sur l’homme qui approchait, désormais réduit à une série de calculs et de vecteurs mathématiques. Elle ne le voyait plus comme quelqu’un qu’elle connaissait, mais comme un simple ennemi. Chaque fibre de son être, chaque centimètre carré de sa lame, étaient tendus vers sa destruction. « Tu ne passeras pas », prononça-t-elle avec l’autorité baptistrale. Rhapsody aperçut son visage dans la seconde fulgurante qui précéda le coup, ces traits contorsionnés par la fureur et brûlant de haine. Les yeux dont elle avait rêvé crachaient du feu, ses pupilles se réduisaient à deux têtes d’épingles d’un bleu électrique d’où les fentes verticales avaient disparu. Elle estima sa force et sa masse corporelle comme doubles des siennes ; elle pensait avoir l’avantage de la vitesse et de la technique, bien que l’arme de son adversaire lui fût inconnue. La rage de l’ennemi la surpassait néanmoins ; quant à savoir si cela jouerait en sa faveur ou en sa défaveur, impossible de le deviner. Elle l’avait déjà vu combattre, mais jamais de cette manière. Il se mouvait avec la célérité et l’agilité d’un loup, et le grognement monstrueux qui émanait de lui tenait plus de la bête féroce que de l’être humain. En une seconde, il franchit la distance qui les séparait et, le temps d’un moulinet de son épée, il fut sur elle. Rhapsody demeura volontairement campée sur sa position en le voyant bondir, et attendit le dernier moment pour brandir Clarion l’Étoile du Jour afin de faire coïncider l’éclair que produirait la lame en jaillissant avec le point culminant du cercle musical au-dessus d’elle. Lorsque la lame de l’ennemi chercha la gorge de la jeune femme, elle entendit ce souffle dont lui avait parlé Oelendra, ce chuchotement du vent révélant qu’elle avait atteint, par son acte de bravoure désintéressé, le statut de Semblable. Sans un bruit, avec une promptitude née de l’expérience, elle tira Clarion l’Étoile du Jour, la brandissant de toutes ses forces pour parer le coup. L’épée bondit, brûlant d’une lueur féroce dont le cercle bourdonnant au-dessus de sa tête décupla l’éclat et le diffracta dans toute la basilique. Un fracas de métal en mouvement, comme l’appel d’une trompette d’argent, traversa l’air. Le choc de l’épée contre l’arme noire produisit le fracas de mille forges, dont l’écho fut répercuté par les cloches de la basilique ; la vague sonore qui secoua la Flèche se déversa sur la terre, et le clocher lui-même trembla. Rhapsody retourna la force et la masse de l’ennemi contre lui pour le forcer à abaisser sa lame. Elle lui porta un coup de taille au flanc, qui envoya un éclair de lumière lorsque le métal entama l’armure, et les flammes la chair. Elle bondit vivement en arrière et reprit sa position initiale, entre lui et les marches qui menaient au Patriarche, s’attendant presque à le voir tomber à terre. Au lieu de quoi elle constata qu’il tenait toujours debout, à peine conscient de son côté blessé. Il se précipita de nouveau sur elle. Elle dut une fois encore bloquer le coup, mais orienta cette fois sa riposte vers les yeux. Et même alors que la lame tranchait une fois de plus dans le vif, elle le sentait avancer sur elle, l’attrapant de sa main armée, tandis que de l’autre il se protégeait le visage. Rhapsody esquiva et glissa hors d’atteinte. Elle se tordit sur le côté en quête d’une ouverture, mais il était trop près. D’un mouvement vif, elle saisit Clarion l’Étoile du Jour à deux mains et entailla le pouce d’Ashe, qui reposait sur la poignée de son arme noire. La lame tomba au sol, suivie du doigt sanguinolent, tandis que d’un coup de coude elle le faisait basculer dans l’escalier. Elle remonta elle-même de deux marches pour prendre du recul. « Tu – ne – passeras – pas », répéta-t-elle en reprenant son souffle. Rhapsody sentit la rage de ses deux adversaires s’intensifier sensiblement. En scrutant leur signature vibratoire, elle les visualisait sous la forme d’une flamme rouge sombre virant au noir sous l’effet de la colère. Celle de la silhouette masquée à l’autre bout de la basilique semblait se focaliser sur la publicité que s’attirait à présent leur confrontation : la créature parcourut du regard le fond de l’édifice, entendant sourdre la clameur qui montait peu à peu de la terre. Des cloches se mettaient à sonner à la volée, et des cris résonnaient dans la ville en contrebas, emplissant de vacarme la nuit jusqu’alors silencieuse. La fureur de son adversaire, cependant, n’était pas dirigée seulement contre elle. Elle lisait dans ses yeux un égarement courroucé, comme s’il fulminait d’avoir mésestimé les talents de la jeune femme. Cette possibilité lui paraissait fort improbable, Ashe l’ayant suffisamment côtoyée, notamment au combat, pour être capable de mesurer ses compétences. Et il n’ignorait pas qu’Oelendra avait parachevé ses techniques. Quelle que fût sa confusion, elle ne dura pas. Son visage s’obscurcit de haine lorsqu’il se jeta sur elle, s’élevant dans l’air avec une grâce féline surnaturelle, et plaqua Rhapsody au sol de tout son poids. Il avait visiblement conclu que l’arme de la jeune femme surpassait de loin la sienne, et avait décidé de profiter de sa taille et de sa force physique. De sa main intacte, il attrapa le front de Rhapsody et lui frappa violemment la tête contre les marches de marbre. La riposte à l’épée de la jeune femme manqua sa cible mais du poignet de sa main libre, elle lui percuta le nez par en dessous, faisant gicler un liquide plus proche de la bile que du sang humain, et qui lui brûla les yeux et la peau comme de l’acide. Il se mit à siffler lorsqu’il entra en contact avec sa chair, envoyant des ondes de douleur dans tout le corps de la Baptistrelle. Son adversaire continua de peser de tout son poids sur elle, tandis qu’ils luttaient en dévalant les escaliers. Elle atterrit sur le dos et tenta de se relever. Une main gantée s’abattit sur sa gorge et la serra avec une force surhumaine, clouant de nouveau la jeune femme au sol. Elle sentit le monde s’obscurcir autour d’elle à mesure que l’air se raréfiait. De son ventre, il immobilisait l’abdomen de la jeune femme ; il se redressa pour l’écraser plus encore contre le sol de la basilique. Il haletait ; un de ses yeux et son nez saignaient, et son visage se contorsionnait d’une rage maléfique. Les bras de Rhapsody gisaient le long de son corps, et la douleur la parcourait tout entière. La puanteur écœurante qui remplissait l’air comme un poison et qui paraissait émaner du liquide vital de son ennemi lui coupait le souffle. Rhapsody décida de cesser de lutter et tenta de remonter imperceptiblement et très lentement les bras au-dessus de sa tête, laissant son ventre et sa poitrine vulnérables, bien que protégés par la cotte de mailles en écailles de dragon. L’emprise sur sa gorge se resserra ; il lui tenait le cou à deux mains et s’était presque assis à califourchon sur elle, ses parties génitales hors de portée des genoux de la jeune femme. « Quelle honte, haleta-t-il. Voilà longtemps que je rêve de te mettre dans cette position, mais je pense que nous aurions tous les deux pris plus de plaisir en s’en tenant à mes projets initiaux. » Il avait la diction saccadée et le souffle court. « Eh bien, peu importe. J’envisage d’emporter ton cadavre et d’en faire ce qu’il me plaira. Ce sera sans doute meilleur que si tu étais vivante ; au moins tu ne parleras pas. Et pendant tout ce temps je ne pensais qu’à une chose, te sodomiser. Rien que tes cris auraient été une douce musique à mes oreilles. Eh oui. » Rhapsody se concentra sur son heaume. Alors qu’elle oscillait entre conscience et inconscience, elle ne détachait pas le regard de la couture de sa cotte de mailles, dans le cou. Avec une patience infinie, elle fit tourner la poignée de son épée dans sa paume et réunit ses deux mains, faisant reposer celle qui était libre sur le pommeau. Elle convoqua toute sa force et celle de son épée et lorsqu’elle eut le sentiment qu’elles étaient en harmonie, elle vida complètement ses poumons et se relâcha sous les mains de l’homme, laissant l’épée choir sur le sol de la basilique. Il serra une dernière fois le cou de la jeune femme de toutes ses forces, puis relâcha le garrot pour porter les mains à son visage ensanglanté. Il souleva un genou, cherchant à attraper son épée. À cet instant, Rhapsody appela Clarion l’Étoile du Jour en pensée. L’arme sauta dans sa main et Rhapsody bondit en avant pour enfoncer la pointe de sa lame dans la fente de la cuirasse. Elle toucha son but avec une telle précision que la force du coup déporta son ennemi en arrière, Clarion l’Étoile du Jour fiché dans la gorge. Un soupir rauque s’échappa de sa bouche et ses yeux s’écarquillèrent de douleur et de surprise. Rhapsody constata que les pupilles de son œil indemne et désormais vide était ronde et dilatée. Elle retira l’épée de sa gorge d’un mouvement sec puis frappa l’ennemi aux genoux, le faisant basculer en arrière. Il rampa sur les coudes dans l’espoir d’attraper son épée, mais d’un coup de Clarion l’Étoile du Jour, Rhapsody l’envoya voler hors d’atteinte, et elle se mit à volter comme une toupie sur les dalles de marbre de la travée. « Désolée de vous décevoir, lança-t-elle en le suivant. Si c’est vraiment la sodomie que vous cherchez, je serais ravie de vous obliger, si vous voulez bien vous retourner. » Elle agita l’épée vers lui d’un air menaçant, puis sentit ses vibrations harmoniques tressauter. Elle en conçut un profond sentiment de honte ; dans sa rage, elle l’accablait alors qu’il était déjà à terre. C’était là un comportement indigne d’un Semblable, et de l’Iliachenva’ar. « Ne bougez pas, vous ne sentirez rien », reprit-elle d’un ton plus doux. Elle leva l’épée, la pointant vers sa gorge. Soudain, du fond de l’église, elle entendit monter un grondement. Elle n’eut guère que le temps de rouler sur le sol pour éviter le mur de flammes qui s’interposa entre son ennemi mourant et elle. Du sol avait surgi un brasier de feu noir, dont la fumée exhalait la même puanteur pestilentielle que le sang de son adversaire. Le mur de chaleur et de feu montait jusqu’en haut de l’autel, la cernant de toute part. Rhapsody se retrouva impuissante, incapable de le traverser. Ce n’était pas là un feu naturel ; il sifflait et grondait avec une puissance maléfique tangible. De l’autre côté du rideau brûlant, Rhapsody distinguait du mouvement et de la précipitation. Elle invoqua sa magie autour d’elle pour s’en draper comme une cape et s’apprêtait à franchir le feu lorsqu’il disparut subitement. Les deux assassins avaient filé. Le Patriarche, chantant toujours d’une voix fluette et tremblante, avait presque terminé son rituel. La Baptistrelle demeura immobile, emplie de respect, la respiration saccadée, jusqu’à ce que l’ecclésiastique ait fini. Alors qu’il descendait les marches pour la rejoindre, elle s’assit et massa sa gorge endolorie. Sa tête se mit à tambouriner tandis que son corps accusait peu à peu la douleur du combat. La voix du Patriarche chevrotait d’inquiétude. « Mon enfant ! Mon enfant ! Vous allez bien ? » Il tremblait si violemment que Rhapsody craignit qu’il ne trébuche sur les marches de l’autel. « Oui, Votre Seigneurie, tout va bien », répondit-elle en se remettant tant bien que mal debout pour tendre les deux mains au vieil homme hagard. Elle l’aida à retrouver son équilibre ; l’inquiétude lui agrandissait les yeux, mais on n’y lisait nulle trace de peur. « Montrez-moi votre gorge, exigea-t-il en écartant le col de son justaucorps, pour inspecter les marques violacées et enflées. Vous êtes dans un terrible état. » Rhapsody grimaça en sentant les doigts du prêtre lui effleurer le cou. « Oui, mais vous auriez dû voir l’autre. » Le Patriarche parcourut la basilique du regard. « Où est-il allé ? » Elle se plia en deux, et respira lentement pour tenter de juguler la montée de la douleur. « Je ne sais pas. Il a tourné les talons et s’est enfui, avec l’aide de son monstrueux complice. — Son complice ? — Oui, ils étaient deux. L’autre portait aussi un heaume pointu. Je suis presque certaine que c’est lui qui a invoqué le feu. — Le feu ? Je ne peux pas croire que j’aie raté tout cela. J’ai entendu le grondement, mais le temps que je termine le rite, il ne restait plus que vous, ici. Me protéger vous a coûté très cher. Vous auriez pu y laisser la vie. » Rhapsody fut touchée par l’anxiété qu’elle lisait sur le visage du vieil homme. Elle lui adressa un sourire réconfortant. « L’important est que vous n’avez pas été dérangé, Votre Seigneurie. Ce qui signifie que nous avons tous deux accompli notre mission. Avez-vous pu célébrer le rituel jusqu’à la fin ? — Oh, oui. La cérémonie du Haut Jour Saint est terminée. L’année est assurée et, avec l’aide du Tout-Dieu, à la même date l’année prochaine, un autre célébrera à son tour cet office. Je peux partir en paix, à présent. Merci, ma chère, merci. Sans vous, je… » Il fixa le sol, et plus aucun mot ne sortit de sa bouche qui s’ouvrait et se fermait dans le vide. Rhapsody lui tapota la main. « Vous servir a été un honneur pour moi, Votre Seigneurie. » Les portes de la basilique s’ouvrirent à la volée, et une cacophonie déferla comme une vague tandis que gardes, soldats, disciples et citadins se précipitaient pour s’assurer que le Patriarche était sain et sauf. Devant la foule qui envahissait la basilique, Rhapsody rangea son épée et s’agenouilla devant l’ecclésiastique. « Je garderai pour vous l’office contenu dans la bague, Votre Seigneurie, jusqu’à ce que votre successeur soit nommé. Priez pour moi, afin que je le fasse avec sagesse. — Je n’ai aucun doute à ce sujet », répondit le vieil homme en lui souriant. Il posa la main sur la tête de la jeune femme et prononça une bénédiction en cymrien ancien, la langue sacrée de sa religion. Rhapsody dissimula son sourire, se remémorant les dernières fois qu’elle avait entendu parler cette langue, dans le vieux monde. Ces mots aujourd’hui mystiques et saints étaient autrefois ceux des jurons de régiment et des harangues de prostituées, ceux que vociféraient les poissonnières et que bredouillaient les ivrognes. Pourtant, prononcés dans ces circonstances, avec solennité et révérence, ces paroles étaient aussi puissantes que n’importe quelle chanson lirin. Sa dernière bénédiction n’était ni plus ni moins qu’une simple phrase qu’on avait attribuée aux Anciens Serennes à l’heure de son enfance. « Et par-dessus tout, puissiez-vous connaître la joie. — Merci », répondit-elle en souriant. Elle se leva avec quelque difficulté, s’inclina et s’apprêta à prendre congé. Alors qu’elle se retournait, le Patriarche lui posa une main sur l’épaule. « Mon enfant ? — Oui, Votre Seigneurie ? — Quand viendra l’heure, pourriez-vous, peut-être, envisager de… » Sa voix mourut dans un silence maladroit. « Je serai là si je le peux, Votre Seigneurie, promit-elle d’une voix douce. Avec ma harpe. » Remerciements Avec ma reconnaissance affectueuse au meilleur éditeur du monde connu, Jim Minz, ainsi qu’à Jynne Dilling et à toute la merveilleuse équipe de chez Tor. Mes remerciements particuliers à Tom Doherty et à son oreille de mélomane averti. Merci à ma famille et à mes amis, pour ne pas m’avoir attachée au bout d’une corde et balancée dans les Chutes du Niagara avant le point final, et pour leur amour et leur soutien infinis. Avec mon humble reconnaissance à Anu Garg, chanteur au lexique personnel impressionnant, qui cherche à partager son amour de la langue à travers son merveilleux site Internet, www.wordsmith.org. Merci pour les mots parfaits qu’il a fournis, par une providence heureuse. Toute ma gratitude à Richard Curtis et à Amy Meo, pour m’avoir permis de les observer alors qu’ils façonnaient l’avenir. Et à feu Mario Puzo. Table des matières Prophétie des Trois Prophétie de l’hôte indésirable Prophétie de l’Enfant Endormi Prophétie du dernier gardien INTERMEZZO Meridion Cauchemars DEUXIÈME MOUVEMENT 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 Remerciements