ELIZABETH HAYDON Destiny Deuxième partie ****** La symphonie des siècles, III roman Traduit de l’américain par Jean-Pierre Pugi Pygmalion Ce livre est dédié à l’autre moitié de mon âme, Mon compagnon de voyage pour l’éternité, Mon coparent, mon meilleur ami, mon rêve devenu réalité, Le membre préféré de mon entourage, Le rustre sans cœur Qui biffe sans pitié certains de mes dialogues préférés, Qui efface des passages complets sur lesquels j’ai énormément travaillé, Qui croit que « Ouais, pas mal » est le plus grand des compliments, Qui permet à tout cela de rester ancré dans la Réalité Et sans qui aucun de ces livres n’aurait pu exister. À Bill, Pour l’éternité. 47 LE CORTÈGE DES NOBLES venait de s’ébranler, quand Rhapsody gagna en toute hâte la place qui lui avait été attribuée à côté de Rial dans la deuxième rangée de bancs de la grande basilique circulaire. Les roturiers massés tant sur la place centrale de Bethany que dans les rues la séparant du manoir de Tannen échangeaient des murmures d’excitation et se bousculaient pour mieux voir les invités. L’un après l’autre, les ducs de chaque province orlandaise et les nobliaux dont les ancêtres avaient marqué l’histoire de cette contrée foulaient le tapis pourpre immaculé de l’allée sud du temple ; dans l’allée nord, un tapis similaire se prolongeait jusqu’au chœur de la basilique. Sur tout le pourtour de l’édifice, une mosaïque représentant des flammes eût donné à l’ensemble un aspect solaire pour tout observateur juché à son aplomb, un assemblage d’éclats de pierre polis au point d’en miroiter. La foule ovationnait chaque personnage de haute extraction. Quentin Baldasarre, duc de Bethe Corbair, entra à l’instant où Rhapsody s’asseyait. Elle le trouva hagard et épuisé, mais seul son regard tourmenté déparait dans un visage autrement impassible. « Où étiez-vous passée, ma chère ? s’enquit Rial avec inquiétude. Je commençais à me dire que vous aviez dû renoncer à regagner Ylorc. » Il prit sa main et la cala dans le creux de son bras. « Vous êtes ravissante. — Merci. Veuillez pardonner ce retard dû à un fâcheux contretemps. » Rhapsody frissonna comme Ihrman Karsrick, duc de Yarim, faisait à son tour son entrée en culotte de soie noire, chemise blanche et pourpoint argenté scintillant. Il portait également une ample cape et un grand casque à cornes rappelant la tenue de l’allié du Rakshas qu’elle avait affronté dans la basilique de l’Étoile, l’été précédent. Elle constata sitôt après que le bénédicte debout devant l’autel avait un couvre-chef identique, même si sa robe et son casque étaient écarlates. Il doit s’agir d’Ian Steward, le Bénisseur de Canderre-Yarim, le frère de Tristan, se dit-elle en détaillant son expression posée à travers les flammes qui dansaient au centre des lieux. Une fanfare de trompettes invita les convives à se lever et la foule laissa échapper un grondement d’impatience. Des exclamations admiratives se firent entendre quand Tristan, en tenue blanche et azur de jeune marié et longue cape blanche bordée d’hermine, apparut à l’extrémité de l’allée nord. Il parcourut du regard les cercles concentriques des bancs de la basilique pour s’attarder brièvement sur Rhapsody et Rial. Puis, suivi par deux pages, il avança avec assurance vers l’Autel du Feu et s’inclina devant son frère comme le voulait la tradition. Ce qui s’accompagna d’une autre acclamation, plus sonore que les précédentes. Rhapsody et Rial se tournèrent vers le sud et virent Madeleine Canderre en magnifique robe en soie blanche rehaussée par des milliers de perles, la main posée sur le bras de son père. Elle était aussi blême que l’exigeait la mode, avec son visage et son cou poudrés, ses longs cheveux sévèrement ramenés en arrière et tressés de rubans et de fleurs de sa contrée natale. Si Cedric Canderre paraissait détendu, Rhapsody crut lire dans ses yeux une profonde tristesse. Pendant que la future mariée avançait au côté de son père devant deux jeunes servantes chargées de porter vers l’autel des coffrets identiques à ceux que tenaient les pages de Tristan – tout en soulevant la traîne bien trop longue de la robe de mariée –, Rhapsody sentit qu’on lui touchait discrètement le coude. « Vous voir enfin me ravit, ma chère, lui dit Llauron avec cordialité et distinction. Je me félicite de vous voir en bonne santé et capable d’assister à ces noces. » Il se pencha vers elle avec des airs de conspirateur, les. yeux pétillants de malice. « N’est-ce pas d’une carriole d’étameur que je vous ai vue descendre, à quelques rues d’ici ? Il s’agit d’un moyen de transport original, pour une invitée aux noces du régent. — Je vous salue, Llauron », se contenta-t-elle de répondre avant de l’embrasser poliment sur la joue puis de le toiser avec méfiance. Elle n’avait pas oublié au cours des sept années passées auprès de Messire et Dame Rowan qu’elle avait en vain attendu en Sorbold les renforts que cet homme s’était engagé à lui fournir. « Les paysannes dans mon genre voyagent rarement en carrosse, et il est rare qu’elles soient invitées par les grands de ce monde. » Elle se détourna pour s’intéresser à la cérémonie à l’instant où Madeleine atteignait l’Autel du Feu. « C’est d’ailleurs le premier mariage auquel j’assiste en Roland. — Une cérémonie barbare, commenta avec ironie Rial avant de s’incliner vers l’Invocateur. Je présume que Votre Grâce partage mon point de vue ? » Llauron gloussa. « Absolument. Les serviteurs de la vraie foi, que je représente, préfèrent la simplicité à ces rites vulgaires. Ce qui peut surprendre, étant donné que nous révérons la nature dans toute sa magnificence indomptée alors qu’ils sont censés être bien plus raffinés que nous. Enfin ! — Je ne trouve rien de barbare à ces usages », protesta Rhapsody pendant que Tristan mettait un genou à terre devant sa fiancée. Llauron sourit. « Attendez de voir la suite, ma chère. Le rituel d’unification n’a pas encore débuté. — Quelle valeur d’union attribuez-vous à votre fille ? demandait le bénédicte à Cedric Canderre. — Quarante mille pièces d’or, cent barres de platine orlandais et cinquante lingots de rysine, répondit Cedric Canderre sans aucune hésitation. Il s’agit du montant dont nous sommes convenus conformément aux usages de notre Église et de nos lois. — Je suis convaincu qu’il n’aurait pas hésité à donner bien plus si Tristan s’était montré plus exigeant, murmura un invité se trouvant devant eux à la femme en robe élégante qu’il avait à son côté. — C’est quoi, cette valeur d’union ? demanda Rhapsody à Llauron. — Ce qu’un père est disposé à débourser pour se débarrasser de sa fille, expliqua l’Invocateur en ricanant. C’est l’usage, lors de tels mariages, mais que la somme soit si importante est en l’occurrence lourd de sens. » Rhapsody vit Cedric Canderre prendre un rouleau de parchemin et une plume d’oie. « Ce n’est guère différent de la dot versée dans les communautés rurales où j’ai grandi, fit-elle remarquer pendant que Tristan lisait le document, hochait la tête puis le signait. Même si c’est considéré comme un présent que la famille de la mariée fait au couple pour l’aider à prendre un bon départ dans la vie. — Peut-être en va-t-il ainsi là d’où vous venez, mais ici… Le jeune marié dispose d’une année pour déterminer si son épouse vaut ou ne vaut pas cette somme. Pendant cette période, il peut la renvoyer à son père sous réserve de rembourser la moitié de la somme perçue. — La moitié ? répéta Rhapsody à l’instant où Cedric Canderre déposait un baiser sur la joue de sa fille puis regagnait sa place dans le cercle interne. La moitié seulement ? Pourquoi ? — N’étant plus, heu, immaculé, l’objet de la transaction a perdu de sa valeur. — Mais… — Allons, Rhapsody, ne vous indignez pas. Ce système est excellent, se moqua Llauron. Le premier anniversaire de mariage donne lieu à des réjouissances pour les ouailles du Patriarche, car cela signifie que l’homme a décidé de garder son épouse. Les festivités sont remarquables, à ce qu’on raconte. Ah… Ne prenez pas cet air surpris ! Vous êtes aussi rouge qu’une betterave, une couleur qui jure avec celle de votre robe. Je pensais que vous aviez appris à prendre du recul face aux us et coutumes des autres peuples. » Il se pencha pour lui ajouter à l’oreille : « Je ne puis vous dire à quel point je suis soulagé de constater que vous avez survécu aux pénibles épreuves qui vous ont été infligées, quand Khaddyr n’a pu aller vous assister. Que vous ayez malgré tout mené à bien votre mission force mon admiration. — Que… — Plus un mot, ma chère. La cérémonie n’est pas terminée. » Llauron se tourna vers l’autel. Rhapsody ferma les yeux à demi puis fit abstraction de son irritation, amusée à son corps défendant. Le caractère enjoué de cet homme était toujours aussi désarmant. Elle décida néanmoins de réclamer des explications dès que l’occasion s’en présenterait. Ian Steward s’adressait à son frère. « Tristan Steward, fils de Malcolm Steward, Seigneur Régent de Roland et Prince de Bethany, que vous engagez-vous à apporter à votre épouse ? » Tristan se redressa, et la clarté des flammes de l’autel assombrit et aplatit ses cheveux acajou. « Terrains et richesses, famille et loyauté, par la Foi et le Feu, tel est mon engagement. » Pendant que le bénédicte posait la même question à Madeleine et qu’elle lui fournissait une réponse identique, Rhapsody chercha Ashe du regard. S’il n’était pas venu la retrouver dans la citerne, elle espérait encore qu’il se manifesterait avant la fin de la cérémonie. Elle n’aurait pu déterminer s’il était ou non présent au cœur de cette foule, d’autant que son manteau de brume lui permettait de passer inaperçu. Elle soupira et se tourna vers le centre de la basilique. L’appel adressé à l’élément du Feu qui jaillissait du puits retint son attention. Les flammes diffusaient de la musique, des harmonies encore plus agréables que celles des musiciens présents dans ce lieu de culte. Elle n’aurait pu dire combien de temps s’était écoulé quand les paroles du bénédicte la tirèrent d’une douce somnolence. « L’engagement des terres », lança-t-il d’une voix rappelant celle de son frère, en plus décidée. Tristan se tourna et adressa un signe de tête à ses pages, pendant que Madeleine en faisait autant. De part et d’autre, un coffret fut ouvert et un parchemin apporté tant à la fiancée qu’au futur marié. Il s’agissait des cartes des territoires soumis à leurs autorités respectives, des documents qu’ils posèrent sur l’autel puis assemblèrent pour symboliser la fusion de leurs biens respectifs. « L’engagement des richesses », ajouta le bénédicte. Les pages rouvrirent les coffrets et en sortirent deux grands colliers d’apparat sertis de pierres précieuses. Des rubis et des diamants pour le béthanien alors que celui de Canderre était lesté d’émeraudes aussi vertes que les champs de cette province si fertile. Le bénédicte prit le collier de Canderre et le passa autour du cou de Tristan Steward, qui inclina la tête. Puis il mit le collier de Bethany à Madeleine, qui courba à son tour l’échine. « La question est réglée. Par ces échanges de présents et de cartes, l’avenir de cette contrée est scellé, résuma Rial à mi-voix. Vassaux des divers nobles qui possèdent leurs terres, les habitants de ces provinces jurent fidélité non à un individu mais à un colifichet transmis de génération en génération, sans que la sagesse de celui ou de celle qui s’en affuble n’entre en ligne de compte. Tristan vient non seulement d’obtenir l’allégeance de sa femme mais aussi celle de ceux qui vivent sur ses terres, le tout étant symbolisé par un vulgaire collier. Je trouve ces usages ridicules. » Llauron hocha la tête. « Du temps de leurs ancêtres, le Seigneur et la Dame devaient se soumettre à l’approbation du peuple réuni pour l’occasion dans le Grand Tribunal. Grâce à ses propriétés magiques, ce lieu détermine les opinions de toutes les personnes présentes et accepte ou rejette toute revendication au trône. Mais, comme la plupart des choses à l’heure actuelle, le sens de ces pratiques a été oublié. Un peu comme dans la religion patricienne, d’ailleurs. Les fidèles adressent des prières à des intermédiaires qui les transmettent à des intercesseurs plus haut placés chargés de s’en remettre aux bénédictes, les seuls habilités à en parler au Patriarche qui est l’unique individu jugé digne d’importuner leur Dieu. » Rhapsody demeura muette. Ayant passé son enfance dans un village de fermiers, elle avait tout ignoré des rouages de la politique et aucun rite de transmission du pouvoir n’aurait pu la surprendre. Ces choses dépassaient son entendement. Elle se rappelait que sa mère, une Lirin perdue au milieu des humains, avait exprimé une incompréhension comparable à celle dont Rial se faisait l’écho. « L’engagement familial », annonçait le bénédicte. Un murmure d’impatience parcourut la foule. Un soldat apparut à chaque extrémité des allées moquettées, l’un en uniforme de Canderre et l’autre de Bethany. Les deux militaires tirèrent simultanément leur épée puis s’avancèrent vers le couple. « Que font-ils ? » chuchota Rhapsody à Rial. Le Seigneur protecteur désigna l’autel d’une inclination. « Ils vont sceller le pacte du sang. » Les pages plongèrent une fois de plus la main dans leurs coffrets et en sortirent deux linges blancs grands comme des mouchoirs. « Je n’ai aucune envie de voir ça, déclara Rhapsody. — Vous pouvez toutefois constater que c’est le clou du spectacle, rétorqua Llauron pendant que le couple dénudait ses poignets. Que la jeune mariée tombe en pâmoison est considéré de bon aloi. » Rial paraissait inquiet. « Mais si vous craignez d’en être indisposée, je peux vous accompagner à l’extérieur. » Rhapsody se contenta néanmoins de grimacer quand les jeunes mariés firent glisser leur poignet sur les lames que les soldats tenaient sans broncher, avant de les réunir. « Ce n’est pas la vue d’un peu de sang qui pourrait me rebuter, mais je trouve choquant qu’on le fasse couler à l’occasion d’un… un mariage. » Elle regarda avec hébétude Madeleine essuyer sa main dans le linge blanc que lui tendait son page puis s’effondrer ostensiblement sur le sol. « Il s’agit là de la représentation symbolique du mélange des liens tissés par le sang des rois, de l’engagement à semer les bases d’un avenir radieux en ayant une abondante progéniture, déclara Rial. Voici une quinzaine d’années, j’ai assisté aux noces du seigneur Stephen, en Navarne, et lui et son épouse ont décidé de sauter ce passage… Ce qui doit être le cas de la plupart des patriciens, je parie. Je soupçonne le Seigneur de Roland de souhaiter s’assurer qu’il aura une abondante couvée. — Des enfants de Madeleine et Tristan… Voilà qui promet ! » marmonna Llauron tandis que le jeune marié se penchait vers son épouse inconsciente pour la prendre dans ses bras. Rial gloussa. Rhapsody secoua la tête. « Vous êtes encore plus médisants que des poissonnières, vous deux ! — Par le Feu, tout est consommé ! » déclara le bénédicte. Stephen et Madeleine se virent remettre un tube de cuivre doté d’une très longue mèche. Ensemble, ils le plongèrent dans le feu de l’autel, avant de s’en servir pour allumer un bol plein de pétrole placé à l’extrémité d’une goulotte reliée au toit de la basilique. Il se produisit un éclair puis la flamme s’éloigna rapidement le long de la saignée avant de grimper vers le plafond circulaire du temple et de se changer en un brasier aux flammes plus hautes qu’un homme. Le couple royal salua la foule qui l’acclamait avant de se prendre par la main sous la représentation ignée du soleil. « Vont s’ensuivre de grandes festivités, gâchées par des discours aussi interminables que pompeux », commenta Llauron en se tournant vers le palais où une vive brise hivernale faisait claquer les étendards aux couleurs de Bethany et de Canderre. Il adressa à Rhapsody un sourire chaleureux. « J’espère vivement que vous daignerez accorder une ou deux danses à votre vieux mentor, ma chère ? » Il était difficile de résister à une voix si amicale, en dépit de tout ce qu’il avait à se faire pardonner. « Évidemment, déclara-t-elle en se penchant pour lui murmurer la suite à l’oreille. Juste après vous avoir étripé pour m’avoir laissé mourir de froid. » L’Invocateur éclata de rire, sans reconnaître le bien-fondé de ses propos. « Ce n’est pas moi, ma chère… C’est à Khaddyr qu’il faut vous en prendre, car sa patrouille a connu bien des malheurs lorsqu’elle se portait à votre rencontre. » La méfiance de Rhapsody céda la place à de l’inquiétude. « Oh, non… Aurait-il péri ? » Une question qui parut amuser son interlocuteur. « Non, non, il a survécu. Je vous sais impatiente de retourner en Ylorc, mais j’aurais un petit service à vous demander. — Oui ? — Je compte partir en promenade, demain, et j’aimerais que vous acceptiez de m’accompagner. Vu que nous sommes en Bethany, à proximité de la Route des Cymriens, j’ai pensé qu’il vous serait agréable de visiter une partie des sites historiques où les réfugiés venus de Serendair ont fondé ce pays. Je crois vous en avoir parlé à l’époque où vous étiez mon élève. Ils sont, hélas, dans un état d’abandon lamentable et procéder à leur restauration relève de mes responsabilités. Me ferez-vous ce plaisir, ma chère ? Nous n’en aurons que pour quelques jours et c’est extrêmement important à mes yeux. Voyager seul est déconseillé, à mon âge. Je vous en prie… » Rhapsody se tourna à l’instant où un page béthanien venait chercher les invités pour les conduire hors de la basilique, en direction du palais où se dérouleraient toutes les festivités. « Je suis restée longtemps absente, fit-elle en hésitant. J’ai promis à Achmed de rentrer le plus tôt possible. — Nous lui enverrons un messager ailé. Mais sachez que je ne vous en tiendrai pas rigueur, si vous répugnez à me suivre. J’ai suffisamment d’expérience pour me débrouiller seul. » Rhapsody le dévisagea. Elle ne voyait pas dans ses yeux bleu-gris la moindre trace de malice, seulement de la tendresse et de l’affection. « C’est entendu, dit-elle en remontant le capuchon de son manteau de velours en prévision du trajet de la basilique au palais. Je peux bien vous consacrer quelques jours. Peut-être daignerez-vous me raconter en chemin ce qui est survenu aux renforts qui étaient censés m’attendre dans les bois du sud. — Absolument, affirma Llauron en la prenant par le coude pour suivre la foule d’invités. C’est avec grand plaisir que je vous raconterai tout cela en détail. » 48 ASHE AVAIT FORT À FAIRE pour garder une respiration régulière, et ses blessures lui cuisaient tant la peau que les poumons. En approchant du refuge aménagé dans la citerne abandonnée, il priait pour que Rhapsody se soit souvenue de ce point de rencontre. Il l’avait cherchée sans succès tant dans le palais que dans la basilique de Bethany. Il n’aurait supporté qu’elle eût oublié leur rendez-vous discret. Les suppôts du démon n’avaient pas été des soldats mais des villageois, des forgerons et des charretiers. Il s’agissait d’adversaires plus difficiles à éliminer, car il répugnait à tuer des innocents. Mais ces civils avaient mené un âpre combat sur le pont de la Phon, aussi désireux de franchir ce fleuve que de le tenir. Et s’il avait remporté une victoire, il en avait payé le prix. Il ouvrit la porte avec méfiance et sourit. Elle était là, nichée en robe de cérémonie dans le vieux fauteuil aux accotoirs élimés. Elle avait ramené contre elle les plis de sa jupe couleur d’améthyste fumeuse et dormait, ses cheveux d’or remontés au sommet de sa tête en un chignon qui commençait à peine à se défaire. Elle avait perdu une de ses mules, visible sur le sol sous son petit pied nu, et portait un collier serti de gemmes – une grosse améthyste assortie à sa robe entourée de perles minuscules et maintenue par trois rangs de perles identiques. Une paire de boucles d’oreilles et deux gants froissés reposaient sur son giron. Il resta à la contempler pour se repaître de cette douce vision, quand il fut submergé par bien plus de désir que jamais auparavant. Puis la souffrance disparut et il prit véritablement conscience qu’elle se trouvait là, qu’elle était venue l’attendre. Il se précipita vers elle pour la soulever délicatement du siège, la serrer contre lui et effleurer des lèvres ses cheveux et son visage. Il inhalait son odeur et s’abandonnait à sa douceur, alors qu’elle s’agitait faiblement entre ses bras et s’éveillait en esquissant un sourire. « Tu m’as manqué », déclara-t-elle. Ses yeux brillaient d’une façon qui le bouleversait chaque fois. « Qu’est-ce qui t’a retardé ? » Il la porta jusqu’au lit et l’y allongea, au prix d’efforts qu’elle remarqua aussitôt. « Ashe ? fit-elle sans plus dissimuler son inquiétude. Que se passe-t-il ? Es-tu blessé ? — Ce n’est rien. » Il s’assit près d’elle pour l’étreindre, mais l’angoisse assombrit le regard de Rhapsody qui palpa sa poitrine pour y chercher des traces de blessures. Elle ouvrit lentement sa chemise et hoqueta en découvrant des entailles et des ecchymoses dont la cicatrisation débutait à peine. « Que t’est-il arrivé ? » Elle lui retira sa chemise et se dégagea d’entre ses bras pour l’examiner plus attentivement. « Rhapsody, je t’en supplie, ne recule pas, l’implora-t-il en tentant de ne pas grimacer. J’ai besoin de te sentir contre moi. Je vais bien. Contente-toi de me serrer dans tes bras… je t’en conjure. » Elle obtempéra, en essayant de ne pas comprimer ses blessures. « J’espère que ça ne va pas devenir une habitude, fit-elle avec une pointe d’ironie dans la voix. J’ai autre chose à faire que passer mon temps à te remettre en état ! » Il répondit par un soupir aussi long que profond, avant de caler sa tête contre son épaule, ivre de bonheur entre ses bras. Elle caressa sa chevelure et entreprit de fredonner une mélodie sans paroles qui dissiperait ses maux de tête et réduirait les palpitations dues à ses blessures. Elle lui massa doucement la nuque et les épaules, pour détendre à la fois son corps et son âme. Il n’aurait pu déterminer combien de temps s’était écoulé, mais à son réveil il était allongé sur le lit, la tête sur son giron, tandis qu’elle chantait toujours à voix basse des paroles dont il ne saisissait le sens que par intermittence. Il bascula sur le dos pour lever les yeux sur elle et constater qu’elle lui souriait. Ce fut en voyant sa bouche incurvée inversée au-dessus de lui qu’il remarqua qu’elle était aussi belle dans ce sens que dans l’autre. Ses cheveux tiraient désormais sur leurs entraves, dont ils se dégageraient sous peu pour se répandre librement sur ses épaules. N’étant pas du genre à prendre une menace à la légère, il leva la main pour retirer de sa nuque la broche sertie de gemmes et sourit quand des vagues de fils de soie dorés déferlèrent jusqu’à sa taille. Il cilla de surprise, car libérer sa chevelure avait été indolore et n’avait réclamé aucun effort, comme s’il n’avait jamais reçu la moindre blessure. Par ailleurs, les mèches magnifiques qu’il aimait tant et estimait si bien connaître étaient bien plus longues que lors de leur dernière rencontre, seulement quelques mois plus tôt. Si elle s’était tenue debout, sans doute auraient-elles effleuré le creux de ses genoux. « C’est quoi, ça ? demanda-t-il en levant une longue mèche. — Je crois que la plupart des gens l’appellent des “cheveux”, dit-elle avec un regard malicieux. As-tu besoin d’autres informations d’ordre général ? Veux-tu que je te dise où nous nous trouvons, en quelle année ou encore quel est ton nom ? Je pourrai aisément répondre aux deux premières questions, même si je crains de ne pas avoir le temps d’en faire autant pour la troisième, vu que ton nom est plus long que la plupart des contes folkloriques en douzains. » Ashe se redressa pour la sonder en mettant à contribution ses sens de dragon. Ce qu’il ressentait dans son torse lui indiquait que ses blessures étaient pratiquement cicatrisées. Pris de panique, il agrippa le haut de son corsage pour l’abaisser et grimacer de surprise en voyant sur le corps de Rhapsody des plaies identiques aux siennes mais estompées dans des tonalités de rose pâle, comme sur le point de disparaître. « Seigneurs, qu’as-tu donc fait ? » demanda-t-il d’une voix qui chevrotait de panique. Elle le regarda durement et repoussa ses mains, pour remonter le taffetas empesé. « Excuse-moi, lança-t-elle avec irritation. Mais tu pourrais au moins m’offrir des fleurs, avant de me déshabiller. Pour qui me prends-tu ? — Pour une imprudente, c’est certain. » Il caressa le pourtour de la blessure qui dépassait de son décolleté. « Comment fais-tu cela ? — Il s’agit d’une technique apprise il y a peu, répondit-elle en lui donnant une tape sur les doigts. Pas touche ! — Une nouvelle technique ? Des soins empathiques ? — Efficaces, pas vrai ? — Tu es folle ! » déclara-t-il en se calmant un peu, désormais conscient que cela ne l’avait pas mise véritablement en danger. « Tu ne pouvais pas savoir comment ces blessures m’avaient été infligées, ni quelle était leur gravité. — Non, mais c’était secondaire. » Elle se leva du lit et fit bouffer sa jupe, pendant que ses cheveux tombaient en cascade dans son dos. « Te sens-tu mieux ? » Il la suivit, pour la prendre par les épaules et la faire pivoter vers lui. Il baissa les yeux sur son épouse, une femme qui ne voyait en lui qu’un ex-amant, et une onde d’infinie tendresse l’envahit. Il se pencha pour l’embrasser mais elle recula puis se détourna une fois de plus, pour se diriger vers le fauteuil et ramasser ses effets éparpillés. « Oui, répondit-il en espérant l’inciter à revenir vers lui. Dieux, Rhapsody, le souvenir que je garde de toi est merveilleux mais il ne rend pas justice à ta beauté. Qu’est-il arrivé à tes cheveux ? — Ils ont poussé, fit-elle en pliant ses gants et en posant les boucles d’oreilles sur le bureau. Je t’en parlerai quand tu m’auras expliqué où et comment tu as reçu toutes ces estafilades. — J’ai croisé la route d’un groupe de villageois béthaniens possédés par une force démoniaque qui se dirigeaient vers la cité avec l’intention de massacrer les invités des noces, et j’ai estimé que les convaincre de revenir sur leurs projets était de mon devoir. Par une pure coïncidence, la Phon était en crue et ils se sont enfoncés jusqu’à la taille dans la vase de ses berges inondées. Je regrette de ne pas avoir songé à utiliser Kirsdarke avant qu’ils me mettent dans cet état. Je pense que s’ils avaient pour instructions de semer une impensable pagaille aux noces, ils ont été libérés de l’emprise que le F’dor exerçait sur eux à présent que tout est terminé. Au fait, ça s’est passé comment ? » Elle renfilait ses chaussures, et la question la mit dans tous ses états. Elle oscilla sur ses talons et manqua perdre l’équilibre, comme une enfant en bas âge apprenant à marcher. « Oh, tout a été parfait ! Des bougies partout, une musique merveilleuse et des mariés magnifiques ! Je n’avais encore jamais vu d’aussi belles tenues réunies au même endroit, dans la salle de bal. Ce mariage a été différent de tous ceux auxquels j’avais déjà assisté. J’aurais aimé que tu sois là. Tu aurais apprécié. — J’en suis convaincu, dit-il en voyant ses yeux miroiter comme elle évoquait ces souvenirs. — La robe de la mariée devait peser une tonne et sa traîne mesurer une lieue. Son extrémité était toujours dans l’allée centrale de la basilique, quand elle a atteint l’Autel du Feu. Mais je ne l’envie pas. Elle aura certainement mal aux reins, demain matin. » Un commentaire dont l’espièglerie la fit glousser. « Mais je regrette que tu aies raté ça. Tu n’as probablement jamais eu l’occasion de voir une aussi belle mariée. » Ashe sourit, car sa joie était contagieuse. « Ça, j’en doute ! » fit-il tendrement, ce qui aurait dû remémorer à Rhapsody un autre instant dont elle ne gardait aucun souvenir. Elle alla vers le placard et en sortit un panier d’osier. « N’as-tu pas faim ? Je me suis dit que tu apprécierais un souper aux chandelles. — Tu as vu juste. — En ce cas, n’hésite pas à te servir. » Elle souleva le couvercle pour lui montrer le contenu du panier. « Il y a du jambon, des fruits et une bouteille du meilleur cru d’Achmed… Pas de commentaire, s’il te plaît, il n’est pas mal du tout. — Je ne serai pas ingrat au point de critiquer ce que tu m’apportes, répondit-il en prenant le panier pour le poser sur la petite table d’angle. Et toi ? Que désires-tu ? — Un peu de vin, s’il te plaît. » Elle se rassit dans le vieux fauteuil élimé. « Je me suis empiffrée, lors du banquet. — Voilà une chose à laquelle j’aurais aimé assister ! » Il les servit et lui tendit un verre en parodiant un salut militaire. « Comment te sens-tu ? Les blessures ont-elles disparu ? » Elle lorgna sous son corsage. « Oui, jusqu’à la dernière. — Prouve-le-moi », fit-il sur un ton badin. Elle sourit mais se contenta de boire une gorgée de vin avant de s’intéresser de nouveau au panier. Conscient qu’elle maintenait entre eux une certaine distance parce qu’elle était convaincue qu’ils avaient rompu, il maudit silencieusement son père et sa grand-mère. « Alors, à quoi doit-on cette vigueur capillaire ? » demanda-t-il en s’asseyant sur le lit avec son assiette. Rhapsody but une autre gorgée puis baissa son verre. « Ils n’ont pas poussé plus vite que d’habitude, mais c’est en rapport avec une autre question que nous devons aborder. Comme je ne suis pas certaine que tu apprécieras ce que j’ai à te dire, je peux t’accorder un répit si tu le souhaites. Après quoi, je devrai te laisser. J’ai prévu de partir en voyage avec ton père demain. » Ashe sentit son estomac se retourner. « Demain ? Tu comptes l’accompagner demain ? — Oui. Nous nous sommes retrouvés lors de la cérémonie et nous avons décidé de suivre la Route des Cymriens, les lieux où ceux de la Première Flotte se sont arrêtés après avoir débarqué. Ça devrait être plein d’intérêt. » Ashe avait perdu tout appétit et il posa son assiette à moitié pleine. « C’est bien trop tôt ! Tu n’es pas en état d’accompagner Llauron, Rhapsody. Jo nous a quittés il y a peu. Tu en souffres toujours, ce drame t’a profondément marquée. Tu ferais mieux d’aller reconstituer tes forces en Elysian. » Elle sourit et suivit le pourtour de son verre du bout du doigt. Une note musicale s’éleva et elle la fredonna, pour l’envoyer dans toute la pièce tel un serviteur soumis à ses volontés. Le son mourut un instant plus tard et elle vida son verre puis le posa près du sien. « Je me suis ressaisie, Ashe. Pour moi, il y a sept ans qu’elle est morte. — Que dis-tu là ? Comment est-ce possible ? » Elle se leva et s’approcha du lit, pour s’asseoir près de lui et déclarer en le regardant dans les yeux : « J’ai séjourné chez Messire et Dame Rowan. Tu es bien placé pour savoir que le temps ne s’écoule pas comme ici, dans leur domaine. Voilà pourquoi mes cheveux sont si longs. Au cours de mon séjour, j’ai vu Jo… seulement quelques fois, en vérité, et surtout pendant que je dormais sous la surveillance de la Dame. Jo est heureuse et elle m’a accordé son pardon. Je ne m’inquiète plus à son sujet, même si elle me manque toujours. Je pense la retrouver un jour, car le Seigneur Rowan m’a promis de m’apporter la délivrance de la mort si l’opportunité se présente. » Ashe devait combattre des nausées. « Tu es allée chez les Rowan et tu les as trouvés ? Dieux, Aria, j’ignorais que tu étais si malade, que la perte de Jo te tourmentait à ce point ! Ils n’ont de contacts avec les hommes que si c’est une question de vie ou de mort. — Je le sais, mais je ne me suis pas rendue là-bas à cause de Jo ou parce que j’étais au plus mal. Je me suis adressée à eux pour une autre raison. Mais, avant de t’en parler, je dois impérativement savoir si tu as toujours confiance en moi… Es-tu convaincu que je ne pourrai pas te mentir ? — Absolument. — Je m’en félicite. Alors, sache que tout a été réglé et que tout se passera bien. » Ashe s’était mis à trembler. « Tu me fais peur, Rhapsody. De quoi parles-tu ? Explique-le-moi, avant que mon cœur ne s’arrête. » Elle prit sa main, inspira profondément et entama ses explications. « J’ai dix nouveaux petits-enfants, de races et d’âges différents. Il y a même un nouveau-né lirin que j’ai dû délivrer. Sa mère est morte en couches. » Elle lui laissa le temps d’assimiler ses propos. L’expression d’Ashe passa de l’angoisse au soulagement. « En couches ? La mère est morte mais l’enfant à survécu ? C’est ce qu’a annoncé Manwyn. — En effet. » Il pouvait de nouveau respirer normalement. « Je suis désolé de l’apprendre, dit-il en caressant distraitement sa joue. — Ne te réjouis pas trop, Ashe. C’était la bonne nouvelle. — Dis-moi tout, bon sang ! » Elle baissa les yeux. « Ces enfants ont tous le même père, autrement dit le F’dor. » Ashe l’écoutait mais ne comprenait pas. Il s’accorda un moment de réflexion, et en resta au même point. « C’est impossible. La prophétie annonce que le démon ne peut occuper le corps d’une personne qui a engendré des enfants, et qu’il ne peut pas en avoir lui-même. » Rhapsody soupira avant de lui révéler le reste. « Ce sont les enfants de la colère, Ashe. Le F’dor a engrossé leurs mères par personne interposée, par l’entremise du Rakshas. Le sang du Rakshas étant le sien, sa progéniture est également la sienne. Il a trouvé un moyen de contourner la prophétie. » Ashe la considérait sans mot dire. Rhapsody perçut une sorte de bourdonnement, une vibration menaçante qui émanait des parois de ce lieu et de l’air ambiant. Elle comprit que le dragon allait se manifester et elle le prit par les épaules, pour l’inciter à la regarder droit dans les yeux. « Écoute-moi, Gwydion ap Llauron », ordonna-t-elle en utilisant son autorité de baptistrelle. Le bourdonnement cessa de croître mais subsista pendant que le teint d’Ashe retrouvait ses couleurs et ses yeux leur éclat. « Ça peut paraître épouvantable, mais c’est positif. Les enfants ont des âmes immortelles, tous autant qu’ils sont, parce que le Rakshas avait en lui une partie de ton essence vitale. Sans toi, ils seraient devenus des démons à part entière. Mais ils ont contribué à l’offensive contre le F’dor en nous permettant de prélever la partie démoniaque de leur sang, ce qui a fourni à Achmed une arme pour le combattre. » Les paroles de Rhapsody ébranlaient Ashe, au plus profond de son être, dans les ténèbres quasi absolues qui avaient autrefois abrité la source de puissance autour de laquelle s’était développée l’entité de glace du Rakshas. Les souvenirs des incidents qui avaient engendré cette abomination entrèrent en crue, une succession d’agressions si brutales qu’elles avaient tout d’abord été assimilables à autant de meurtres. Chacune de ces atrocités se déversait simultanément dans son esprit, l’emplissant des hurlements des victimes et de ses propres rires de dément. Ashe en ressentait l’horreur, comme s’il en était de nouveau témoin. Il dégagea sa main de la prise de Rhapsody et hurla à son tour, un son évocateur de tremblement de terre. Divers objets posés sur la commode et la table de nuit basculèrent. Le panier tomba de la petite table et son contenu se répandit dans la pièce. Les lieux vibraient, tant sous leurs pieds qu’autour d’eux, et Rhapsody prit Ashe dans ses bras et le serra contre elle avec force. Les ondes d’énergie et de souffrance étaient désormais tangibles et formaient de violents tourbillons rougeâtres. Elle l’agrippait, redoutant que la tornade apparue à leur aplomb ne l’aspire en elle. En proie à l’affliction et à la fureur, il la griffait pour tenter de lui faire lâcher prise, mais il ne réussit qu’à lui égratigner le visage. Rhapsody frissonnait en voyant les ténèbres tournoyantes se rapprocher, menaçant de les engloutir et de les emporter dans l’oubli. Elle tenta de rétablir entre eux un contact oculaire. « Gwydion ! Gwydion ap Llauron, écoute-moi. » Sa voix était posée et puissante, modulée par la musique que contenait son âme. « Repousse-le ! Repousse-le ! » Il la regarda enfin et ses pupilles étaient devenues des fentes verticales aussi fines que des lames de rasoir. Il resta un moment sous l’emprise du sortilège de son nom, mais son angoisse fut la plus forte. Rhapsody se concentrait pour entretenir les vibrations, le contraindre à lui prêter attention. « Je t’aime, lui dit-elle en utilisant l’autorité qu’impartissait la vérité. Je t’aime de toute mon âme, Gwydion ap Llauron. Je ne puis te mentir et je te dis en toute sincérité qu’il est bon que tout se passe ainsi, même si tu dois en souffrir. Ce qui en résultera ne peut être que positif. Crois-moi, je t’en conjure. » S’il n’esquiva pas son regard, sa face devint reptilienne et il se mit à trembler dans les profondeurs de son être. Rhapsody savait que le dragon était fou de rage, et tout-puissant, même si elle ne pouvait comprendre ses motivations. Elle sentait qu’Ashe lui échappait et elle raffermit sa prise dans l’espoir de contrer ce qui s’annonçait. Ce fut une erreur. Un beuglement jaillit de la bouche d’Ashe qui, désormais furibond, réagit avec une force dont elle n’avait encore jamais été témoin. Il se dégagea et pivota pour prendre ses distances. La brutalité de ce mouvement était telle que Rhapsody fut projetée contre le mur opposé, qu’elle percuta avec un bruit sourd épouvantable avant de s’effondrer. Elle perdit connaissance en s’emportant contre sa stupidité et en priant pour que le dragon n’aille pas semer mort et dévastation dans toute la contrée. La violence de l’impact força Ashe à prendre du recul. Soudain conscient de ce qu’il venait de faire, il interrompit son grondement. Le dragon, sur lequel il avait rétabli son emprise, s’inquiétait pour celle qu’il chérissait et qui gisait sur le sol, inerte. L’humain fut quant à lui saisi de panique et se précipita vers elle pour la serrer dans ses bras, en proie à une indicible frayeur. Les tourbillons d’énergie qui avaient dévasté les lieux se changèrent en flocons de neige qui descendirent miroiter sur le sol autour d’eux pendant qu’il l’allongeait sur le lit, les mains tremblantes. Il alla prendre le pichet posé sur la table de chevet et fit couler de l’eau dont il aspergea le visage de Rhapsody, sans obtenir la moindre réaction. Il resta près d’elle, soumis à une angoisse de plus en plus vive. Caressant son visage, il l’implorait de se réveiller. Finalement, après ce qui lui parut durer des heures, elle gémit et tressaillit. « Rhapsody ? Dis quelque chose, Rhapsody ! » Elle entrouvrit à peine un œil pour le regarder, dans un état second. « As-tu terminé ton caprice ? » demanda-t-elle en grimaçant de souffrance. Ashe éclata en sanglots, des larmes que la frayeur l’avait jusqu’à présent empêché de verser. Il se pencha vers elle et pleura, le visage enfoui contre son ventre. Elle lui caressa la tête, avec maladresse. « Arrête, Ashe. Je n’ai rien et je comprends… Ce n’est pas ta faute. En outre, tu entretiens ma migraine et tu mouilles ma robe. — Pardonne-moi. Dieux, je regrette tant… — Il ne faut pas. Ce n’est pas nécessaire. Je savais que ça risquait de se produire… que tu ne pourrais peut-être pas accepter cette nouvelle. Mais si je m’attendais à une réaction de ce genre, je n’aurais jamais cru que tu m’aplatirais comme une crêpe. J’ai commis une erreur tactique. Je n’aurais pas dû tenter de te retenir. — Une erreur ? Comment peux-tu… — Crois-tu que c’est le moment d’en débattre ? Ménage-moi, je t’en prie. Ça ira mieux dans un instant. C’est pour cela que j’ai apporté du vin. Je m’attendais à des complications. Je sais que tu ne voulais pas me nuire. Ne peut-on pas tourner la page ? Je n’ai aucun désir de passer ainsi nos derniers moments d’intimité. Là, aide-moi à me lever. » Il glissa précautionneusement ses mains autour de sa taille, pour la soutenir et l’examiner. Elle avait des ecchymoses mais aucune fracture apparente ni plaie ouverte. Elle gagna le fauteuil en clopinant et tendit la main vers le pichet posé près du lit, qu’il s’empressa d’aller lui chercher. Après s’être rafraichi le visage, elle se sécha avec la serviette qu’il lui remettait, puis elle s’assit et l’attira vers elle. Il s’agenouilla sur le sol, à ses pieds, afin que leurs yeux soient à la même hauteur. L’inquiétude le faisait toujours grimacer. « Je vais bien, je t’assure, affirma-t-elle en caressant sa joue. Ce que je veux te dire c’est que tous ces enfants se portent bien, eux aussi. Je les ai confiés à Oelendra et j’irai les récupérer dès que le F’dor aura été éliminé. Ils bénéficieront d’amour et de soins, et d’un bien meilleur avenir que celui auquel ils étaient destinés. — Et leurs mères ? Que sont-elles devenues ? » Rhapsody prit sa tête entre ses mains pour déposer un baiser à son sommet. « Elles reposent en paix, fit-elle sur un ton apaisant sans pouvoir pour autant lui mentir. La mère d’Aria – c’est le nouveau-né – a pu la tenir dans ses bras avant de rendre l’âme, et je sais qu’elle nous a quittés heureuse. — Tu l’as appelée Aria ? » Son expression s’était adoucie, et elle le sut profondément ému. « N’est-ce pas un joli nom ? Un nom merveilleux qui risque de disparaître si plus personne ne le porte. Ce serait regrettable, ne penses-tu pas ? » Les yeux d’Ashe étaient de nouveau larmoyants. « Si, si, bien sûr. — Et si tu te demandes pourquoi je ne te tiens pas rigueur de m’avoir rudoyée, tu trouveras la réponse dans les propos que tu viens de tenir. Tu sais que je ne suis pas une victime consentante, Ashe. Tu as goûté à ma colère et à mon poing. Mais je sais que si tu m’as agressée, c’était parce que penser aux souffrances auxquelles tu as assisté t’était insupportable, et que tu estimes y avoir contribué, pour ne pas dire les avoir commises. J’ai ressenti cette souffrance, moi aussi, même si – contrairement à toi – je n’en ai pas été témoin. C’était à tel point horrifiant que nul ne pourrait voir des choses pareilles et rester sain d’esprit. « Tu es quelqu’un de bon, Ashe. Tu n’as rien à expier, parce que tu n’as rien fait de répréhensible. Au cas où tu l’aurais oublié, tu étais toi aussi une victime. Néanmoins, tu te considères responsable sans l’être pour autant. Tu seras le meilleur des Seigneurs que les Cymriens pourraient se trouver parce que tu es le premier à avoir une conscience et, surtout, le premier à écouter son cœur. Te souviens-tu de ce vieil adage lirin ? Ryle hira. La vie est ce qu’elle est. Nous pouvons seulement essayer de la rendre meilleure. Ces enfants représentent un des moyens d’y parvenir. C’est pourquoi je te demande de m’accorder ta confiance. Je maîtrise la situation. Va et sois heureux. Agis comme tu le dois. » Il la regarda avec une expression qui lui brisa le cœur. « Je ne te mérite pas, absolument pas. » Elle rit. « Je le sais, mais tu ne réussiras pas à te débarrasser de moi aussi facilement. » Elle se leva pour gagner la commode, réunir ses affaires et décrocher le manteau suspendu à la patère la plus proche de la porte. Elle sortit du placard une paire de bottes, qu’elle enfila avant de fourrer ses souliers de satin dans ses poches. Elle allait ouvrir le battant quand il l’appela : « Rhapsody ? » Elle se tourna pour le dévisager une dernière fois. « Oui ? » Il s’exprima d’une voix si basse qu’elle l’entendit à peine : « M’aimes-tu encore ? Même après toutes ces années passées chez les Rowan ? » Elle soutint son regard, et ses yeux brillaient comme les profondeurs de la mer. « Je t’aimerai jusqu’à la fin des temps. » Il soupira et retrouva un ersatz de sourire. « En ce cas, tout finira par s’arranger. — Comme toujours, fit-elle simplement. Peux-tu me dire s’il neige ? Je devrais peut-être enfiler quelque chose de plus chaud. » Il se tourna vers la fenêtre pour scruter le ciel nocturne limpide constellé d’étoiles. « Non, je ne crois pas. » Lorsqu’il pivota de nouveau, elle avait disparu. Elle avait voulu le ménager, lui épargner la souffrance d’une nouvelle séparation. Même en ces circonstances, elle avait de tels égards pour lui. Il ferma les yeux et attendit que les légères vibrations dues à la fermeture du battant s’interrompent, puis il regarda le ciel nocturne par la fenêtre et murmura : « Adieu, Emily. » 49 CETTE VISITE DES PRINCIPAUX SITES de la Route des Cymriens en compagnie de Llauron avait pour elle l’attrait de la nouveauté. Qu’ils la parcourent à cheval différait quelque peu. Llauron lui avait loué un hongre gris pommelé en gardant pour lui son précieux madarian blanc. Rhapsody avait souri en voyant le vieil homme sur sa monture. Les fils d’Anwyn savaient apprécier les beaux chevaux. Le destrier noir d’Anborn était l’un des plus magnifiques qu’elle avait vus, et celui de Llauron était presque aussi impressionnant. Ils s’étaient en premier lieu rendus jusqu’à la Maison du Souvenir, pour ne trouver que des ruines, les vestiges de sa charpente. Rhapsody sentit son cœur se serrer en la voyant. Elle pensa à la merveilleuse bibliothèque, à l’importance historique de l’avant-poste, ce qui l’avait incitée à s’accorder le temps d’éteindre l’incendie provoqué par les combats lors de leur première visite de ce lieu. La sphère de feu fatale à la liane démoniaque qui avait envahi Ylorc à la recherche de l’Enfant de la Terre avait également détruit cet édifice. Au moins la scène macabre d’atrocités sacrificielles avait-elle été effacée, remplacée par un amas de poutres calcinées et de gravats. Elle regarda avec inquiétude Llauron dont la famille avait été étroitement liée à cet avant-poste, mais le vieil homme lui parut détendu. Il s’accroupit pour faire glisser sa main dans un tas de cendres grises et noires contenant des vestiges de reliures de cuir, les tamiser entre ses doigts. Après un court instant de réflexion, il leva les yeux vers elle et esquissa un sourire. « Un beau gâchis, pas vrai ? C’était autrefois un si beau musée ! » Il éparpilla les cendres sur le sol et se redressa en essuyant ses mains sur sa robe. « Enfin, à présent que s’annonce une autre Ère cymrienne, ériger de nouveaux avant-postes ne sera-t-il pas une nécessité ? » Elle lui sourit. « Probablement. » Llauron recouvra son sérieux coutumier pour suivre le dallage bordant les ruines et gagner le centre de la cour et de la scène de destruction où la jeune pousse de Sagia, le Chêne aux Profondes Racines de Serendair, croissait avec toujours autant de vigueur. « Vous avez la possibilité de laisser à ces terres le plus grand de tous les legs qui lui ont été faits, Rhapsody. C’est une merveilleuse opportunité, pour une paysanne de basse extraction, que de pouvoir modifier le cours de l’histoire comme aucun Seigneur des Cymriens n’en a été capable. » Elle garda pour elle la réplique cinglante qui lui vint à l’esprit. « Et ce serait ? » Les yeux bleus de Llauron perdirent tout éclat. « Protéger l’Arbre. » Elle jeta un regard au jeune chêne et se remémora son aspect pitoyable lorsqu’elle l’avait vu pour la première fois, tant d’années plus tôt. C’était Llauron qui lui avait remis le baume qu’elle avait utilisé pour cicatriser ses plaies, en l’étalant sur ses racines contaminées tout en fredonnant un chant thérapeutique. À présent, ses branches resplendissantes la surplombaient tels des bras d’une pâleur extrême tendus vers le ciel hivernal limpide, lestées de fleurs magnifiques. Elle sourit avant de désigner la petite harpe de berger nichée dans la fourche la plus basse de la ramure d’où s’élevait le motif répétitif d’un rondeau. « Je crois que c’est chose faite, dit-elle. — Veuillez me pardonner de m’être bien mal exprimé, répondit Llauron en retrouvant son sourire. Il est exact que vous avez déjà accordé votre protection à cet arbre. Je voulais parler du Grand Chêne Blanc. » Surprise, elle secoua la tête. « Le Grand Chêne Blanc ? — En effet. » Une rafale de vent hivernal fît battre son manteau pendant que la froidure lui donnait des frissons. « Je n’ai pas tout saisi, Llauron. Ne veillez-vous pas sur lui à titre personnel, en tant qu’Invocateur ? — Si. » La voix du vieil homme s’adoucit et devint plus profonde, comme à l’époque où il lui enseignait l’histoire et la sylviculture. « Et je continuerai de le faire aussi longtemps que j’en aurai la possibilité. Mais tout indique que vos soins ont apporté à ce plant une protection dont même le Grand Chêne Blanc n’a pu bénéficier… une protection contre les ravages du feu. » Il sourit et désigna d’un mouvement panoramique du bras tout ce qui les entourait. « Regardez autour de vous. Des siècles d’histoire, célébrés tant par ce bâtiment que tout son contenu, ont été réduits en suie et en cendres en quelques secondes… mais l’arbre est toujours là, intact, pas même roussi. C’est remarquable, vraiment, et sans précédent. Au cours des divers affrontements dus aux Guerres cymriennes, et pendant bon nombre d’épouvantables orages qui se sont succédé au fil des ans, le Grand Chêne Blanc a subi de sérieux dommages et il a même manqué se consumer entièrement au cours de la Bataille du Cercle extérieur. Même moi, qui étais son gardien, je n’ai pu le protéger aussi efficacement que vous. » Ses yeux brillaient. « Alors que les flammes semblent être vos amies, ma chère. Elles respectent vos revendications sur ce que vous avez décidé de préserver, ce que vous aimez. Il y a longtemps que je vous observe, Rhapsody, et j’ai vu comment le feu réagit en votre présence. Je l’ai vu bondir à votre rencontre, se tapir sur votre ordre, être ravivé d’un claquement de vos doigts. Vous avez un don à nul autre pareil, et je le sais en de bonnes mains. Je ne demanderai qu’une dernière faveur, en tant que votre vieux mentor… Et c’est que vous accordiez cette protection à l’entité la plus sacrée de tout ce continent, l’Arbre lui-même. Il est le jalon du dernier des cinq lieux de naissance du Temps… que pourrait-on évoquer de plus important ? — Llauron… — Vous rappelez-vous les légendes de Serendair que je vous ai apprises pendant que je vous transmettais mon savoir, Rhapsody ? — Naturellement », répondit-elle, la gorge soudain sèche. « Il était une fois un lieu de magie, la contrée natale d’un grand nombre de créatures surnaturelles, un pays où les forces primordiales pouvaient être perçues directement dans l’atmosphère. Le monde actuel a sombré dans la banalité, depuis la disparition de notre île… et savez-vous pourquoi, Rhapsody ? » Elle le pensait, mais elle secoua la tête. « À cause de la perte de l’Arbre, ma chère, le Chêne aux Profondes Racines, Sagia. Il a emporté dans la mort la majeure partie de la magie du monde. Chacun des grands arbres – il y en avait autrefois cinq, à en croire la légende – marquait l’emplacement d’un des lieux de naissance du Temps, là où un des éléments avait vu le jour. Sagia poussait sur le lieu d’apparition de l’éther ; là où le clair d’étoile avait pour la première fois touché ce monde. L’éther fut le premier à apparaître, et sa magie était la plus grande de toutes. Sagia a été engloutie par les flots qui ont submergé Serendair. La perte que nous avons subie quand l’île a été consumée par le feu de l’Enfant Endormi est incalculable. » La respiration de Llauron devint sifflante et de violentes quintes de toux l’ébranlèrent. Rhapsody tendit la main vers lui, mais il la repoussa en se concentrant sur son récit. « Le Grand Chêne Blanc a poussé sur le dernier des lieux de naissance du Temps, là où est né l’élément de la Terre ; une Terre qu’il protège, une magie dont il assure la survie. Imaginez ce que deviendrait le monde, si nous perdions cela ! La vie serait si morne, privée de signification, qu’elle ne vaudrait plus la peine d’être vécue. Vous, entre toutes, une Canwr, une baptistrelle, vous ne pouvez souhaiter qu’une telle chose advienne, n’est-ce pas ? » Elle faillit sourire des accents dramatiques avec lesquels Llauron avait terminé son discours. « Non, cela va de soi. — Parfait. Alors, promettez-moi qu’une fois de retour à Gwynwood vous utiliserez sur le Grand Arbre Blanc la magie que vous avez employée sur ce plant. À titre de présent pour votre humble admirateur. » Rhapsody déglutit en silence. Le feu qui avait rasé la Maison du Souvenir lui était, en quelque sorte, attribuable ; c’était le seul moyen qu’elle et les Bolgs avaient trouvé pour détruire la liane démoniaque qui s’était développée sur les racines du jeune arbre. Elle ne savait trop pourquoi il avait été épargné. Néanmoins, Llauron semblait tant souhaiter obtenir une protection similaire pour le chêne sacré dont il avait la garde qu’elle ne pouvait lui refuser cette promesse. « C’est entendu », dit-elle en souriant. Elle remonta le manteau de l’Invocateur qui glissait sur une épaule. « Mais vous devrez pour votre part veiller un peu plus sur votre santé. Laisser votre cou exposé aux éléments ne peut qu’entraîner des gelures et vous finirez par prendre froid. — Passons un marché, en ce cas. Je m’engage à remettre mon chapeau et mes gants, et à ceindre mon cou d’une écharpe, si vous reproduisez sur le Grand Arbre Blanc le rite de protection contre le feu dont a bénéficié ce plant. Ce qui devrait équilibrer les plateaux de la balance. Est-ce entendu ? » Il lui présenta sa main. Rhapsody le dévisagea, intriguée. Elle avait pour la première fois entendu utiliser cette référence aux plateaux d’une balance en Sorbold, et les litanies terrifiantes s’élevant des arènes reprirent dans les profondeurs de son esprit, basses et grondantes : Tovvrik, Tovvrik, Tovvrik. Elle frissonna et leva la tête vers le visage de Llauron qui attendait toujours sa réponse. Sous cette clarté hivernale, l’éclat de ses yeux la mit mal à l’aise, mais sa demande était raisonnable. Elle s’accorda un instant de réflexion supplémentaire, puis prit sa main et la serra. « C’est entendu. Je n’ai toutefois pas l’intention de regagner le Cercle en votre compagnie, car je dois absolument me rendre en Ylorc au plus vite. Mais je pense pouvoir faire cela à distance, à partir des racines du jeune plant. Elles s’entremêlent à celles du Grand Arbre Blanc, à en croire Grunthor. — Voilà qui sera parfait », déclara Llauron. Il se dirigea d’un pas alerte vers sa monture et ouvrit la sacoche de selle gauche, pour en sortir une paire de gants, un chapeau et une écharpe en douce laine écrue. Rhapsody parcourut du regard les ruines de la Maison du Souvenir en essayant de chasser la froidure qui l’avait recouverte comme un linceul de neige. Elle attendit que Llauron revienne, vêtu plus chaudement, puis elle se dirigea vers la base du jeune arbre. « Connaissez-vous le vrai nom du Grand Arbre Blanc ? » s’enquit-elle. Llauron baissa les yeux sur elle, la considéra avec gravité et finit par secouer la tête. « Je crains que la réponse ne soit négative, reconnut-il à contrecœur. Cela vous empêchera-t-il d’utiliser sur lui votre magie ? — Je ne saurais répondre. Je ne crois pas, car je connais quelques-uns des noms que lui donnent les Filids et les Lirins. Mais il serait néanmoins préférable que vous me communiquiez son vrai nom. — Vous devrez malheureusement vous en passer. Allez-y, j’essaierai de me faire le plus discret possible. » Elle leva les yeux vers les branches blanches si lisses qui dansaient avec la brise hivernale, les fleurs vives qui bruissaient sous le ciel limpide, puis elle ferma les paupières et écouta le chant du vent dont les harmonies se mariaient avec celles de l’arbre. Il s’agissait du son qu’elle avait perçu dans le sol quand elle et les deux Bolgs se déplaçaient le long de la racine de Sagia, la mère de cet arbre, un hymne débordant de sagesse et de puissance, une lente mélopée, aux changements de tonalité infinitésimaux, affranchie de la hâte qu’impose le besoin de suivre quelque chose. Mais c’était bien plus vif que sous terre, et cela se fondait dans les harmonies de l’air ambiant. Elle fit reposer sa main sur le tronc, puis s’accorda sur ces sons et se mit à chanter, appelant chacun des éléments primordiaux à l’exception de celui contre lequel elle souhaitait le protéger, consciente qu’ils contenaient en eux la source de toutes les magies. Terre fertile sous ses racines, protège-le Ciel qui surplombe ses frondaisons, abrite-le Pluie apportée par les nuages, abreuve-le Pour que les flammes ne puissent pas le prendre pour cible. Au bout d’un moment, Rhapsody sentit le chant pénétrer dans le tronc du jeune arbre et suivre ses branches, se diffuser dans les fleurs qui paraient ses rameaux. Il s’écoulait comme de la sève tant dans le bois que dans le sol, se propageant le long des racines. Elle chanta lentement divers noms qu’elle avait entendu utiliser pour désigner le Grand Arbre Blanc, dans l’espoir de canaliser ces sons vers lui. Point de départ de toute chose, fortifie-toi Mère vivante de la forêt, développe-toi Temple radieux des êtres ailés, épanouis-toi Pour empêcher le feu d’avoir prise sur toi. Une harmonie infinitésimale nimbait le jeune arbre, bientôt renforcée par un contrepoint riche et puissant qui ne pouvait être attribuable qu’à la réaction du Grand Arbre Blanc. Il s’agissait d’un son flûté qui se répandait dans son sang en s’accompagnant de frissons et de souvenirs d’une époque depuis longtemps révolue, des réminiscences d’une contrée égarée dans un lointain passé, ce temps où elle avait pour la première fois entendu la voix de la Racine jumelle de Sagia, l’arbre qui avait protégé les voyageurs contre le danger, qui leur avait offert un accès à la sécurité et la vie en ces nouvelles terres. Elle entama le dernier couplet, évoquant les caractéristiques du feu qui pourrait caresser l’arbre sans lui nuire pour autant. Lumière du début du printemps, illumine-le Chaleur du soleil de l’été, réchauffe-le Feuilles aux nuances des choses ignées, décorez-le Mais vous, les flammes qui dévastez, épargnez-le. L’harmonie s’enfla pour se fondre dans le chant thérapeutique que la harpe diffusait autour d’elle depuis un an. S’estimant satisfaite, Rhapsody sourit et se tourna vers Llauron qui la considérait avec un vif intérêt. « C’est tout ce que je peux faire, je le crains. Je ne puis en garantir l’efficacité. — J’en suis fermement convaincu, répliqua Llauron en arborant un sourire chaleureux. Et sachez que j’apprécie ce que vous faites, ma chère. Merci. — Il n’y a pas de quoi, répondit-elle en remettant son capuchon. À présent, en route. Nous avons encore un long chemin à parcourir et un grand nombre de choses à réaliser. » Ils suivaient la route à travers bois et s’arrêtaient pour étudier des jalons désormais couverts de mauvaises herbes, enfouis dans la neige et oubliés de tous. Rhapsody avait apporté la dague en griffe de dragon qu’elle n’employait plus que pour ameublir la terre. Le souvenir de l’agonie de Jo était trop épouvantable pour qu’elle l’utilise de nouveau comme une arme. Elle dégageait avec soin les mauvaises herbes gelées et les ronces qui dissimulaient diverses plaques et stèles commémoratives, en remarquant que le sourire de Llauron allait s’élargissant. Elle chantonnait des mélodies curatives en chaque lieu, pour éveiller les anémones des bois qui sommeillaient sous la neige, dans l’espoir que le printemps apporterait une nouvelle beauté à ce lieu. La piste par elle-même n’avait guère d’importance à ses yeux ; elle n’avait pas connu les Cymriens, qu’elle considérait bizarres et tourmentés en fonction du peu de chose qu’elle savait sur eux, mais qu’elle leur rende ainsi hommage était très important pour Llauron et elle s’abstenait de lui suggérer à tout bout de champ de faire demi-tour, une tentation constamment tapie au fond de son esprit. Ils franchirent la frontière invisible de Navarne, où la plupart des points de repère disparaissaient sous la végétation luxuriante et la négligence. « Je m’étonne un peu que le Seigneur Stephen ne fasse pas entretenir tout ceci, avoua Rhapsody en se redressant et remisant sa dague dans son étui après avoir dégagé le troisième site atteint dans ce secteur. Ne se considère-t-il pas comme le mémorialiste des Cymriens ? — Être un seigneur orlandais d’origine cymrienne n’est pas très bien vu, de nos jours, déclara Llauron en se penchant pour étudier la stèle. Nul ne conteste ses titres, mais la famille royale porte toujours le stigmate de la guerre et des crimes d’Anwyn et de Gwylliam. Le comportement de Stephen est en quelque sorte caractéristique de plusieurs générations tardives de Cymriens. Il considère acceptable de dédier une petite salle de son château au souvenir de ses ancêtres tombés en chemin, mais guère plus. Enfin, tout cela devrait changer sous peu, n’est-ce pas ? Gwydion nous donnera à tous de nouvelles raisons d’être fiers de notre héritage. » Rhapsody sourit comme ils se remettaient en selle. « Je ne vous le fais pas dire. » Dans leur cachette, au milieu des bosquets situés plus au sud, Lark fit signe à ses compagnons de se taire, puis écouta décroître les bruits de sabots. Lorsqu’elle ne put plus entendre le madarian de Llauron, elle se tourna vers les Filids renégats et hocha la tête. « Êtes-vous prête, Mère ? » Un autre mouvement de tête. « Voilà qui est parfait, déclara Khaddyr en triturant la ceinture de sa robe. Mais permettons-leur de prendre un peu d’avance. Mieux vaut laisser peser sur lui la fatigue du voyage, est-ce bien compris ? » Les gestes d’assentiment le firent sourire. « Bien, alors en route. » 50 PARCOURIR LA PISTE SITUÉE dans le secteur nord-ouest de Navarne, à l’extérieur de Gwynwood, prenait trois jours complets et s’effectuait principalement en terrain accidenté. Rhapsody pouvait constater que ce voyage prélevait un lourd tribut sur Llauron. Il dormait très mal à côté du feu et souffrait de la froidure. Une légère toux l’ébranlait et les herbes et toniques qu’elle lui administrait semblaient inefficaces. Elle lui avait chanté chaque nuit un air de guérison, mais ses quintes de toux phtisiques réapparaissaient au lever du jour. Elle décida finalement d’y mettre un terme. « C’est de la folie, Llauron. Vous vous rendez malade. Nous devons faire demi-tour. Je reviendrai au printemps dégager tous les jalons de cette piste, qu’il faudra quoi qu’il en soit essarter de nouveau. — Il ne reste que trois autres étapes dans ce secteur de Navarne, ma chère, et ces sites sont très proches. Nous devrions en avoir terminé avant midi, et nous solliciterons ensuite l’hospitalité de Stephen. Son château est à deux pas et je suis convaincu qu’il sera ravi de vous revoir. » Rhapsody y réfléchit et estima que c’était probablement la plus sage des décisions qu’ils pouvaient prendre. Llauron était trop affaibli pour regagner Gwynwood à une allure acceptable, et Messire Stephen ferait certainement le nécessaire pour assurer son rétablissement et leur confort à Haguefort, son château de pierres rosées. « D’accord, accepta-t-elle en déposant un baiser sur sa joue. Mais n’essayez pas de m’amadouer pour obtenir d’autres concessions en chemin. Je ne veux pas courir le risque d’essuyer une autre tempête, comme ces malheureux gardes que vous avez envoyés à ma rencontre lorsque j’étais en Sorbold. Je ne voudrais pas que votre nom allonge encore la liste qui pèse sur ma conscience. — C’est entendu », accepta le vieillard aux yeux rendus brillants par la clarté matinale. Ils remettaient en état une stèle portant les noms des premiers colons de l’ouest de Navarne quand Rhapsody sentit un courant d’air glacial se répandre dans la clairière. Llauron se trouvait derrière elle et la regardait ameublir le sol et déraciner les ronces sur le pourtour de la pierre. Lorsqu’elle se tourna, elle vit Khaddyr approcher et elle se leva pour se porter à la rencontre de l’Invocateur. Quatre hommes et une femme suivaient le Taniste, et la femme en question n’était autre que Lark, l’herboriste de Llauron et une de ses principales prêtresses. Rhapsody l’avait eue pour professeur. Elle reporta son attention sur le vieil homme qui se renfrogna aussitôt. « Khaddyr ? Ne deviez-vous pas préparer l’équinoxe de printemps ? » Khaddyr hocha la tête pendant que ses compagnons venaient le rejoindre. « C’est ce que je fais, Votre Grâce. Je compte d’ailleurs célébrer l’événement sous l’autorité d’un nouvel Invocateur. » Rhapsody sentit son estomac devenir aussi dur que le sol sur lequel elle se dressait. « Ce qui est censé signifier ? — Il souhaite remettre en vigueur un vieux rite de passage, ma chère, expliqua posément Llauron. Il me lance un défi conformément aux règles du Buda Kaï. » Rhapsody leva machinalement la main vers la poignée de Clarion l’Étoile du Jour. Le Buda Kaï était l’affrontement filidique de domination, un rite tombé en désuétude depuis les Guerres cymriennes. Llauron n’avait pas obtenu sa charge par ce moyen, pas plus que son prédécesseur. C’était Khaddyr qui l’avait appris à Rhapsody, lorsqu’il lui dispensait ses enseignements. Le vainqueur devenait ou restait l’Invocateur, car il s’agissait d’un duel à mort. « Ne soyez pas ridicule, lança-t-elle à Khaddyr. Ne m’avez-vous pas déclaré que c’était une pratique barbare tombée en désuétude ? » Le sourire du prêtre la fit frissonner, tant son regard était dur et cruel. « Je constate que nous suivons un parcours identique. Vous réhabilitez des monuments érigés à la gloire passée d’un peuple déshonoré pendant que j’invoque un ancien rite pour rendre son honneur à une religion dirigée par un représentant de la lignée à laquelle il doit sa déchéance. N’est-ce pas le comble de l’ironie ? Lark sera mon témoin. Tout indique que Llauron fera appel à vous. Sachez que vous imposer ce spectacle me désole. Je vous aurais volontiers épargné cette épreuve. — Oh, non, Khaddyr ! Je tiens à être présente, s’emporta Rhapsody en laissant libre cours à sa colère. Je pourrai ainsi vous contraindre à m’affronter au préalable. — Je réclame un instant. » Llauron s’était adressé à Khaddyr, qui opina du chef. L’Invocateur prit Rhapsody par le bras pour l’éloigner d’une vingtaine de pas, s’isoler avec elle derrière un alignement de bouleaux. « Je regrette que tout ceci ait lieu en votre présence, Rhapsody, et juste après nos retrouvailles. Mais je n’ai pas le choix. Un tel défi doit être relevé. — C’est complètement ridicule ! protesta-t-elle en foudroyant Khaddyr et Lark du regard. Quels salopards ! Enfin, faites de moi votre championne et j’effacerai pour toujours son sourire plein de suffisance. Cela m’offrira en outre l’opportunité de lui faire payer les privautés qu’il s’est permises lorsqu’il m’a conduite jusqu’à vous. » Ce fut avec douceur que Llauron posa ses mains sur ses épaules et lui sourit. « Non, ma chère. Il ne faut pas y compter. Votre proposition me touche, bien entendu. » Elle en resta sidérée. « Que voulez-vous dire ? Qui attendez-vous ? Ashe serait-il en chemin ? Anborn ? — Personne, je le crains. Il s’agit d’un combat que je dois mener seul. C’est une des obligations de ma charge, voyez-vous. — C’est ridicule ! Votre force est mentale et non physique ; elle réside dans votre esprit, votre sagesse, et non dans vos muscles. En outre, je me suis engagée à défendre les justes causes. C’est pour cela que je suis la dépositaire de cette épée. Je vous en prie, allez annoncer à Khaddyr que je l’affronterai… lui ou Lark. J’espère que ce sera Khaddyr, car il a envers moi une dette que je souhaite lui faire rembourser avec des intérêts. — Écoutez-moi, Rhapsody. Vous ne pouvez être ma championne. Vous ne savez pas ce qu’implique ma charge. Je dois mener seul ce combat. J’ai néanmoins besoin que vous fassiez quelque chose pour moi. — Dites-moi quoi. — Je vous demande d’être mon témoin, le héraut qui ira rapporter ce qu’il aura vu avec le plus de précisions possible. L’avenir de l’ordre des Filids en dépend. En tant que baptistrelle, vous serez la garante que la vérité sera connue de tous. — Bien sûr, mais… — Et je vous demande de jurer, sur votre épée, que vous n’interviendrez pas. Quoi qu’il advienne, vous ne devrez pas intervenir dans ce combat. — Auriez-vous perdu la raison ? laissa-t-elle échapper sous l’effet de la colère. C’est exactement le genre de situation pour laquelle j’ai été formée, Llauron, ce que vous m’avez préparée à faire. Tout ceci est complètement insensé. Vous êtes las et malade. Je vous en prie, renoncez à ce duel ou laissez-moi me battre à votre place. — Le temps presse, Rhapsody. Soit vous vous engagez à ne pas intervenir et à me servir de témoin, soit je devrai vous chasser du lieu de la rencontre. Mon pouvoir est en ce domaine plus grand que le vôtre. Je peux vous exiler hors de cette forêt, ce qui me condamnera à aller seul au-devant de mon destin, sans héraut ni amie. Est-ce ce que vous souhaitez ? J’en doute. Une baptistrelle, une barde lirin, pourrait-elle abandonner un ami qui affronte la mort ? » Elle s’était mise à trembler. « Non. — C’est bien ce que je pensais. » L’expression de Llauron et sa voix s’adoucirent. « J’apprécie énormément votre altruisme, ma chère, mais certaines choses ne peuvent être modifiées et votre intervention est hors de question. Vous déshonoreriez tout ce qui est sacré à mes yeux, si vous reveniez sur votre engagement et vous en mêliez de quelque façon que ce soit. Pouvez-vous le comprendre ? » Elle baissa des yeux emplis de larmes. « Oui. — Bien, bien. Tout est donc entendu, nous relevons le défi. » Rhapsody fit une ultime tentative. « Essayez au moins de retarder cette rencontre. Je vous en conjure, Llauron. Attendez d’être frais et dispos, en pleine possession de vos moyens. » Il rit et tendit une main ridée pour caresser sa joue. « Vous êtes adorable, ma chère, dit-il en constatant qu’elle pleurait. — Je vous en conjure, Llauron. » Ce qu’il lut dans ses yeux fit sourire le vieillard. « Mon fils est un homme comblé », déclara-t-il d’une voix qui avait tous les accents de la sincérité. Elle grimaça. « Nous ne nous voyons plus. J’ai fait ce que vous m’avez demandé de faire et nous avons rompu. » Il en parut surpris. « Comme c’est regrettable ! Dire que je lui avais accordé ma bénédiction ! Quel dommage ! Vous m’en voyez navré, ma chère. » Rhapsody sentit son ventre se glacer. Les paroles de Llauron, même bien intentionnées, venaient de porter un nouveau coup à son âme. Si cet homme avait autorisé son fils à la fréquenter, c’était donc ce dernier qui l’avait jugée indigne de lui. Elle ravala la bile montée dans sa gorge et tira son épée. « Revenez sur votre décision, insista-t-elle. Je redoute d’assister à votre mort quand j’ai prêté serment de vous protéger en me sacrifiant au besoin. C’est une responsabilité que je ne puis assumer. — Je vous en dégage. Je ne vous demande qu’une chose, et c’est de confier immédiatement mon corps aux étoiles et au feu si je péris en ce lieu… Vous devrez dresser un bûcher funéraire, car ramener ma dépouille jusqu’à l’Arbre serait sans objet. Utilisez Clarion l’Étoile du Jour pour libérer mon âme par un éclair venu des étoiles. Oh, et si vous pouviez me chanter le Chant du Passage, je vous en serai éternellement reconnaissant où que puisse se rendre mon âme ! » Il caressa une mèche de cheveux blonds qui s’était échappée du ruban noir. Rhapsody ne put s’empêcher de pleurer. « Ne faites pas cela, je vous en supplie. — Ressaisissez-vous, que diantre ! » Llauron s’appuya sur le bâton de chêne et la feuille dorée refléta le soleil. « Agenouillez-vous et présentez-moi votre arme. » Elle retint ses larmes, la gorge serrée, pour mettre un genou à terre en tenant l’épée devant elle, sa pointe orientée vers le bas. « Jurez-moi à présent sur tout ce qui est saint, sur votre vie et sur votre arme, que vous respecterez mes instructions et n’interviendrez pas. » Ses yeux brillèrent faiblement sous la clarté du ciel pendant que le vent écartait les plus hautes branches et qu’il attendait sa réponse. « J’en fais le serment », dit-elle enfin. Il eut un sourire de triomphe que Rhapsody ne put voir. « Voilà qui est parfait. Et vous allumerez mon bûcher avec votre épée ? » Elle redressa la tête. « Vous n’avez donc aucun espoir de remporter une victoire ? » Et sa voix contenait tant de tristesse que Llauron en fut affecté. « Bien au contraire, ma chère. J’ai la ferme intention d’arriver à mes fins. » Ashe regardait dans le lointain, la bouche sèche et les mains tremblantes sous l’effet de la colère. Il devait prendre sur lui-même pour ne pas se précipiter en brandissant son épée pour les éliminer jusqu’au dernier. Il percevait les tourments auxquels était soumise son épouse, en dépit de la distance, et il en avait des nausées. Il plongea dans les profondeurs de son être pour retrouver la partie de son âme liée à cette femme et il se concentra pour tenter de la rassurer… en sachant que c’était peine perdue. Le dragon se manifestait dans son sang depuis son arrivée. Il s’exprimait dans son esprit, et la rage le consumait. Elle souffre, murmurait-il avec fureur. Celle que nous chérissons subit mille maux ! Une fois sa colère attisée, il risquait d’être incapable de l’éteindre. Il s’interdisait d’y penser, sans pouvoir pour autant s’en empêcher. Puis, au moment où sa haine devenait incontrôlable, il fut assailli par une nouvelle frayeur, une panique qui se mit à gronder en lui. Il s’élança et courut jusqu’à l’orée de la clairière où ce qu’il vit l’horrifia. Dans le lointain, une colonne de fumée blanche s’élevait au-dessus des arbres pour aller se perdre dans un ciel courroucé, brassé et assombri. L’Arbre était assiégé. Les flammes étouffées de sa colère furent libérées, car il savait sans avoir l’ombre d’un doute que cette diversion avait été créée pour l’éloigner, l’empêcher d’intervenir en faveur de son père. La stupidité de cette manœuvre n’eut pas d’autre effet que décupler sa fureur ; peu importait que cette tentative fût maladroite et stupide. En sachant que s’il ne serrait pas la bride à ses sentiments, ses adversaires auraient aussitôt vent de sa présence, il retint un grondement que la terre put néanmoins entendre et retransmettre sous la forme d’une violente secousse. Conscient que Rhapsody la percevrait, il regretta d’ajouter ainsi à sa détresse. Il se mit à courir à travers les fourrés, et l’arrêter n’eût pas été plus facile que stopper une avalanche, ou encore le vent. Il s’imprégnait de l’énergie de l’air et de la terre, devenant de plus en plus fort et rapide, au point de se déplacer à la vitesse d’un ouragan et avec l’irrésistible puissance d’un raz-de-marée. Lorsqu’il arriverait sur ce front de diversion, les pertes seraient nombreuses. Les hommes de main de Khaddyr ne recevraient jamais la récompense qu’il avait dû leur promettre. Llauron laissa à Rhapsody un moment pour se reprendre, puis ils regagnèrent la clairière où attendaient les félons. Elle regarda Khaddyr sans dissimuler le mépris qu’il lui inspirait, mais elle se devait d’être stoïque. « C’est d’accord, déclara Llauron. Rhapsody accepte de rester en dehors de tout cela. — Voilà qui me ravit. Je n’ai rien contre vous, Rhapsody. — Ça viendra, fit-elle d’une voix calme mais lourde de sous-entendus. Ça viendra. — Souhaitez-vous procéder à des rites préparatoires ? demanda Khaddyr à Llauron. J’ai mis votre absence à profit pour procéder aux miens. — C’est le cas, répondit Llauron sans rancœur apparente. Veuillez m’excuser, je ne devrais pas en avoir pour longtemps. » Le vieux prêtre alla se placer à l’écart et Khaddyr considéra longuement Rhapsody. Après s’être assuré qu’elle avait placé sa colère sous contrôle, il se dirigea vers elle. Il la vit baisser les yeux et en fut satisfait. C’était un signe de la déférence dont il espérait bénéficier à l’avenir. Un reflet fut l’unique mise en garde et la pointe de la lame se planta dans le sol au ras de ses orteils. Sa frayeur fut telle qu’il resta sur place, pris de nausées et parcouru d’élancements glaciaux qui prenaient naissance au niveau de sa nuque pour se propager dans la totalité de son corps. Le temps de se ressaisir, il prit conscience de ne pas avoir vu Rhapsody lancer le projectile. « Je n’ai rien à vous dire », dit-elle sans quitter le sol des yeux. Il déglutit et fit un effort pour s’exprimer calmement. Il ne voulait pas qu’une prochaine subordonnée l’entende bredouiller. « Que d’hostilité ! Pourquoi tant de rancœur ? Ce différend ne vous concerne pas, et il s’agit d’un très vieux rite de transmission du pouvoir. Llauron a dû vous l’expliquer. Il n’y a pas d’animosité entre Llauron et moi. C’est simplement ainsi que les membres de notre foi désignent leur nouveau responsable. — C’est un comble ! Que feriez-vous pour lui démontrer votre loyauté, Khaddyr ? Incendieriez-vous sa demeure pendant qu’il s’y repose ? — C’est une comparaison insultante », rétorqua le prêtre avec froideur. Rhapsody redressa finalement la tête et Khaddyr ne put s’empêcher de reculer d’un pas. Les yeux de la femme étaient aussi verts que des bourgeons au printemps, mais un feu à la chaleur insoutenable couvait dans leurs profondeurs. « Je la dirais flatteuse, comparée à celle que j’aurais établie si je ne m’étais pas interdit de déshonorer Llauron plus que vous ne l’avez fait. Et je vous considère bien mal placé pour vous plaindre. Vous insultez mon intelligence, en débitant vos vils mensonges sur les rites de passage. Me croyez-vous ignare au point d’ignorer de quoi il retourne ? Llauron a été désigné Invocateur en fonction des rites des Tanistes, auxquels vous devez vous aussi votre position. Vous ne trouverez au sein de votre secte aucun individu capable de croire qu’un défi lancé à un vieillard qui rentre d’un long voyage est le moyen le plus équitable de lui succéder. Je m’imaginais que les Filids accordaient plus d’importance à la sagesse et à l’honneur qu’à la vulgaire force physique. Vos agissements ne peuvent susciter que du dégoût. » Khaddyr contint sa colère. « Je regrette que vous réagissiez ainsi, Rhapsody. Je ne crois pas vous avoir fourni la moindre raison de m’être si hostile, pendant le peu de temps que nous avons passé ensemble. Quand je vous ai recueillie, vous étiez en bien piteux état et je vous ai donné des leçons de médecine. Que me vaut une pareille ingratitude ? — M’avoir abandonnée en Sorbold ne vous suffît donc pas ? Vous m’avez condamnée à mourir de froid. L’auriez-vous déjà oublié ? Les faits sont pourtant récents. » Le visage de Khaddyr perdit toute expression. La colère l’avait quitté. « Je ne vois pas de quoi vous parlez. » Rhapsody écouta et analysa sa voix ; il était évident qu’il disait la vérité, ou ce qu’il croyait être la vérité, et la fureur de la baptistrelle décrut. Llauron revenait vers eux et elle s’intéressa une fois de plus à son Taniste. « Ne faites pas cela, s’il vous plaît. » Khaddyr la regardait, comme paralysé. Il la dévorait des yeux et elle sentait le désir croître en lui. Espérait-il parvenir à un compromis en échange de faveurs sexuelles ? Rhapsody en eût été ravie car cela lui eût fourni un excellent prétexte pour lui trancher la gorge. Mais, comme retenu par une chaîne immatérielle, il recouvra brusquement un regard limpide et son expression se durcit pour se tourner vers l’Invocateur qui regagnait la clairière. « Êtes-vous prêt, Votre Grâce ? » Llauron prit appui sur son bâton, et la feuille de chêne en or de son pommeau refléta sur la neige la clarté de cette fin d’après-midi. « Oui, Khaddyr, je suis prêt. » 51 « À GENOUX. » Les cinq Filids accompagnant Khaddyr s’agenouillèrent devant lui. Debout près du traître, Llauron adressa un signe de tête à Rhapsody qui s’agenouilla à son tour, en détournant les yeux pour épargner à son adversaire le poids de son mépris. Khaddyr regarda Llauron qui entamait d’une voix douce le chant du Second Engagement. Rhapsody sentit sa gorge se serrer, en entendant sa voix parfaitement modulée, mais elle avait versé la dernière de ses larmes. Le vœu par lequel Llauron les liait interdirait tout acte de violence avant le lever du jour suivant. Lark prêta serment la première, imitée par les prêtres. Finalement, Rhapsody prit le même engagement en regrettant de ne pas avoir conduit directement Llauron à Stephen Navarne. Oublier ce qui risquait de se produire sous peu n’était pas chose aisée. Les deux groupes se retirèrent de chaque côté de la clairière. En passant près d’elle, Khaddyr lui adressa un dernier sourire et Rhapsody en profita pour étudier son corps et y chercher des points faibles. Elle ferma les yeux et releva une légère claudication ; il ménageait son genou gauche. Par ailleurs, le rythme de sa respiration s’emballait lorsqu’il était nerveux et son cœur manquait de régularité. Elle communiqua ces informations à Llauron lorsqu’il lui confia une partie de ses effets pour ne conserver que sa bure en laine écrue, identique à celle de son Taniste. « Visez son genou gauche, lui conseilla-t-elle en essayant de paraître sûre d’elle. — Merci, et ne vous inquiétez pas, ma chère. Tout se passera bien. Mais, au cas où il m’arriverait néanmoins malheur, n’oubliez pas ce que vous m’avez promis au sujet de mon bûcher funéraire. » Rhapsody hocha la tête pendant que Khaddyr et les autres prenaient position derrière elle. « Bonne chance, Llauron. Éliminez rapidement cette vermine, et nous pourrons arriver chez Messire Stephen à temps pour le dîner. » Llauron rit et Rhapsody remarqua les regards surpris de Khaddyr et de ses acolytes, ce qui lui procura une joie indéniable. L’Invocateur déposa un baiser sur sa joue. « Ressaisissez-vous, mon enfant. Ne leur montrez pas que vous vous inquiétez pour moi. » Elle le vit se positionner face à son adversaire, le bâton de chêne blanc fermement serré dans ses poings. Il n’avait pas dit un mot concernant Ashe. Lark tendit un autre bâton à Khaddyr. Contrairement au fût de bois lisse soigneusement poli de l’Invocateur, un présent d’Elynsynos fait à un de ses prédécesseurs dans un lointain passé, Khaddyr avait pour arme la fine branche non écorcée d’un arbre que Rhapsody ne sut identifier. Elle lui trouvait cependant une familiarité déconcertante, ce qui la tourmentait au tréfonds de son esprit. Lark regagna l’orée de la clairière où les seconds avaient pris position pour assister au combat. Rhapsody se vit accorder la place située juste en face car, en tant que baptistrelle, il lui faudrait fournir le récit le plus précis possible tant aux membres du clergé qu’au responsable politique local, en l’occurrence Stephen Navarne. Elle n’était pas à son aise, pendant que les partisans de Khaddyr s’installaient en demi-cercle autour d’elle, mais elle estima pouvoir en venir aisément à bout en cas de traîtrise. L’affrontement débuta sur un signal de Llauron. Malgré son grand âge, l’Invocateur était agile et il se déplaçait avec une souplesse apparente au moins aussi grande que celle de son adversaire. Khaddyr n’avait rien d’un jeune homme, lui non plus, et Rhapsody constatait que chaque mouvement lui coûtait presque autant qu’à Llauron. Ils se tournaient autour, bâtons levés, pour se jauger et chercher une opportunité. Rhapsody en releva un grand nombre qu’ils ne saisirent pas, et elle estima qu’ils ménageaient leurs forces en prévision d’un assaut brutal ou d’une occasion plus évidente. Khaddyr lui démontra sitôt après qu’elle était dans l’erreur. Il porta un coup d’une extrême violence qui ébranla l’arme de Llauron, d’un côté puis de l’autre, avant de se fendre vers la poitrine de l’Invocateur. Llauron encaissa l’impact et fit un pas titubant en arrière pendant que Rhapsody hoquetait. Les prêtres qui la cernaient se rapprochèrent, sans doute convaincus qu’elle ne respecterait pas son serment. Elle lança un regard menaçant à Lark, qui eut un mouvement de recul. Llauron leva la main à sa poitrine et prit des inspirations hachées, suivies d’une quinte de toux. Khaddyr venait vers lui quand il reprit son bâton à deux mains et para avec une rapidité surprenante la deuxième attaque de celui qui voulait le supplanter. Il fit reculer Khaddyr et utilisa son arme comme une épée, pour faucher les pieds de son adversaire qui tomba à la renverse sur le sol gelé. Un étroit filet de sang coula de ses lèvres et souilla le capuchon de la robe de Llauron. Inquiets pour leur mentor, les Filids retinrent leur souffle… Rhapsody frissonna tout en suivant l’affrontement avec attention. Sa gorge se serra quand Llauron porta un coup violent au cou du Taniste. Le plus jeune des combattants roula sur le côté sans lâcher son bâton qu’il planta debout dans le sol, près de lui. Llauron le chargeait déjà, dans l’intention évidente de l’achever. Une immonde puanteur se répandit dans la clairière au même instant. Des relents que Rhapsody avait autrefois eu l’occasion de sentir à Sepulvarta, dans la caverne de l’Enfant Endormie, puis, à une période plus récente, dans la plaine d’Orlando blanchie par le givre. L’origine de cette pestilence ne prêtait pas à controverse, et son acidité incita la barde à écarquiller les yeux, en proie à la panique. Le bâton que Khaddyr avait planté en terre se lovait. Jusqu’à cet instant fin et rugueux, il se mouvait avec une force musculaire évidente pour se détendre et projeter rapidement des cirres vers Llauron. Ces extensions ophidiennes jaillissaient de la branche pour se refermer sur l’Invocateur avec une rapidité sidérante, s’enroulant autour de son cou comme des fouets pour se tendre sitôt après et arracher des râles épouvantables au vieillard qu’elles immobilisaient. Des épines poussaient sur ces appendices pour taillader tant sa face que ses bras. « Non ! » hurla Rhapsody en s’élançant. Mais les Filids avaient prévu sa réaction, et ils la retinrent aussitôt. Ils la firent choir sur le sol, puis la tirèrent pour l’empêcher de se rapprocher de Llauron. Elle utilisa machinalement sa maîtrise du feu et ses assaillants durent éloigner leurs mains de sa peau devenue brûlante. Lark et les prêtres reculèrent, une hésitation qui offrit à Rhapsody la possibilité de se relever. Elle referma les doigts sur Clarion l’Étoile du Jour, mais ce contact s’accompagna d’un choc d’une extrême violence. Elle s’était engagée à ne pas se servir de son arme, et l’épée voulait l’empêcher de se parjurer. L’horreur de son combat contre la liane soumise aux volontés du F’dor lui revint à l’esprit. Le regard aveugle de Jo hantait toujours ses souvenirs et Rhapsody riva ses yeux sur ceux de Llauron à l’instant où les Filids l’immobilisaient de nouveau et la contraignaient à s’agenouiller. Le visage du vieillard était purpurin, déformé par la surprise et la souffrance. Sa bouche s’ouvrit, comme pour protester, avant de se clore soudain. Il poussa un dernier soupir et devint flasque dans l’étreinte de la liane démoniaque. « Non ! » Rhapsody s’étranglait, sa voix n’était plus qu’un murmure éraillé. Les Filids la lâchèrent et elle chut sur le sol gelé, les mains enfouies jusqu’aux poignets dans la couche de neige. Elle réussit à se relever et courut vers le centre de la clairière, là où Llauron gisait les yeux levés vers le zénith de ce ciel hivernal limpide. Désormais indistincte, la liane se dissolvait, emportée par la brise mordante qui venait de se lever. Rhapsody s’agenouilla pour prendre l’Invocateur dans ses bras. Elle glissa sous sa bure de laine une main tremblante qu’elle fit remonter vers sa poitrine puis son cou, sans trouver son pouls. Dans les profondeurs de ses pupilles dilatées, elle put voir une fente verticale, identique à celle des yeux d’Ashe mais toujours à l’état latent… un détail qu’elle relevait pour la première fois. Elle abaissa avec douceur ses paupières et se pencha sur lui, pour laisser libre cours à son chagrin. Les seules plaintes audibles dans la clairière étaient celles du vent qui ébouriffait ses cheveux. Aucune âme lumineuse ne s’échappa du cadavre pour s’élever vers la lumière, et Rhapsody en fut horrifiée. Il est damné ! comprit-elle, ce qui brassa le contenu de son estomac. La liane a capturé son âme et l’a emportée comme elle aurait emporté celle de Jo. Elle regarda Khaddyr qui se dressait derrière elle et tapotait sa lèvre ensanglantée avec le dos d’une main. « Je suis désolé, Rhapsody, déclara-t-il finalement. — Ne l’approchez pas ! » l’avertit-elle en fermant les yeux à demi. L’expression de Khaddyr se fît hautaine. « J’ai, en tant que vainqueur, le droit d’examiner cette dépouille et de m’approprier le symbole de sa charge. — Vous ne le toucherez pas. » Le venin craché avec ces mots incita Khaddyr à reculer d’un pas. Rhapsody leva un des bras de Llauron puis le lâcha. Il redescendit mollement sur son giron. « De quelle preuve supplémentaire auriez-vous donc besoin ? — Aucune », répondit Khaddyr en hochant la tête, toujours essoufflé. « Remettez-moi son bâton. » Rhapsody souleva la main qui se raidissait déjà. Le sceptre de chêne blanc se trouvait sur le sol, et la feuille d’or était enfouie dans la neige. Rhapsody jeta un regard homicide à Khaddyr, puis fit glisser le bâton se trouvant sous le bras de l’Invocateur. Elle le ramassa et le lança au vainqueur, qui s’en saisit en arborant un large sourire. Ovationné par les cinq prêtres félons, Khaddyr regarda Rhapsody se relever, puis déclara d’une voix douce : « Je regrette sincèrement de vous avoir imposé ce triste spectacle, Rhapsody. J’espère que vous comprendrez un jour pourquoi j’ai agi de la sorte. — J’en ai déjà parfaitement conscience, répliqua-t-elle posément. Vous êtes le suppôt du démon. » Tout d’abord écarquillés par la surprise, les yeux de Khaddyr s’étrécirent sous l’effet de la rage. Mais il se ressaisit et sourit, avant de brandir vers elle le symbole de son nouveau statut. « N’est-ce pas le comble de l’ironie ? » Son rictus était hideux. « Enfin, le temps nous le dira. Nous saurons en fin de compte qui a le mieux servi les intérêts du démon. » Il fît un signe à ses acolytes qui se regroupèrent autour de lui, pour s’apprêter à quitter la clairière. « Mais n’oubliez pas ceci, Rhapsody. C’est à vous qu’il revient d’informer le monde de ma victoire. Essayez d’obtenir de meilleurs résultats en tant que baptistrelle qu’en tant qu’Iliachenva’ar. » Il lui adressa un dernier sourire, puis se détourna et repartit avec ses partisans qui pressaient le pas derrière lui, pour ne pas se laisser distancer par un homme dont les rêves les plus fous venaient de se réaliser. Rhapsody attendit de ne plus sentir les relents nauséabonds de ces misérables avant de retourner se recueillir sur la dépouille de Llauron. Elle se pencha lentement pour caresser avec douceur ses mains de vieillard qui refroidissaient dans l’étreinte de la mort et de la neige hivernale. Comme en transe, elle prit sa tête entre ses bras pour la bercer comme s’il s’agissait d’un enfant, ainsi qu’elle l’avait fait avec Jo. Mais cette fois elle était peinée non seulement à titre personnel mais également pour Ashe. Elle sentait son cœur se briser. « Llauron », murmura-t-elle d’une voix hachée. Le vent caressa ses joues sur lesquelles ne coulait aucune larme. Elle entendait la voix d’Oelendra dériver jusqu’à elle, sans doute l’équivalent de l’appel qu’elle avait lancé aux Semblables et qui était parvenu à Anborn. La voix d’un souvenir. L’Iliachenva’ar est une sorte de champion consacré ; c’est-à-dire qu’il escorte et protège les pèlerins, les membres de l’Église, ainsi que d’autres personnalités saintes. Peu importe l’obédience religieuse. Vous devrez protéger quiconque aura besoin de vous pour aller rendre grâces à Dieu, ou ce qui lui en tient lieu. Elle avait échoué. La nuit tombait tôt, au cœur de l’hiver. Rhapsody se dressait au sommet de la colline et attendait l’apparition des étoiles, pour la première fois dans l’incapacité de les saluer par un chant. C’était un peu comme si la musique avait quitté son âme, même si elle savait qu’il lui faudrait la retrouver, ne fût-ce que pour interpréter l’oraison funèbre de Llauron. Elle en avait pris l’engagement. Le bûcher funéraire qu’elle venait de dresser était humide, car elle n’avait pas trouvé beaucoup de bois sec sous la neige. C’était sans importance. Le feu des étoiles eût instantanément embrasé un arbre vert. Elle se remémora le rêve fait chez Oelendra, celui où elle invoquait le feu stellaire afin qu’il s’abatte sur Llauron et le brûle vif. Tout en sachant que cela ne pourrait désormais se produire, elle s’assura à plusieurs reprises qu’il avait bien cessé de vivre. Il était froid et inerte, aussi blême que le clair d’étoiles, connaissant un sommeil éternel et paisible dans son lit de brindilles et de ronces. Le voir ainsi la tourmentait. Il s’était opposé à ce qu’elle fréquente son fils, lui rappelant constamment qu’elle était indigne de lui, mais il avait par ailleurs été très bon envers elle ; il l’avait aidée chaque fois qu’elle en avait eu besoin. Mon fils n’est pas le seul à avoir pour vous de tendres sentiments, dans cette famille ; pendant toutes ces années, vous avez été comme une fille, pour moi. Et il avait été pour elle ce qu’elle avait trouvé de plus proche d’un père, en ces nouvelles terres. Elle le pleurerait comme s’il avait eu pour elle ce statut. Elle essaya de chasser Ashe de son esprit en attendant la nuit. Les chevaux semblaient percevoir son humeur et se faisaient oublier en se contentant de la regarder plier et ranger distraitement les effets de Llauron dans les sacoches de selle du madarian, et mettre de côté le bout de capuchon que le sang de Khaddyr avait éclaboussé. Elle fourrait sa ceinture de corde dans la sacoche quand sa main effleura un objet plus froid que le reste qu’elle étudia avec attention : une petite sphère contenant de l’eau et une lumière, la chandelle de Crynella, le premier présent fait par Merithyn à Elynsynos. Elle la détacha précautionneusement de la cordelière pour la ranger dans sa bourse, avec la capuche de Llauron. Cet objet devait revenir à Ashe, à la troisième et la plus maudite de toutes les générations royales du peuple cymrien. Elle espérait qu’il en serait réconforté. Elle ne ressentait rien, pas même de la tristesse, en se disant que l’homme qui avait été son amant était devenu le vengeur de son père. La première personne qu’il voudrait éliminer serait, en toute logique, la championne qui avait lamentablement échoué, cette Iliachenva’ar qui n’avait pas su assurer la défense d’un vieillard. Elle priait seulement pour que prendre sa vie le soulage autant qu’elle. Lorsqu’une étoile apparut enfin sur l’horizon, Rhapsody tira Clarion l’Étoile du Jour et la pointa vers le ciel. Puis, comme dans son rêve, elle prononça le nom de l’astre et réclama son feu. Un rayon plus lumineux qu’un éclair s’abattit du firmament et se répandit comme une vague de blancheur sur le bûcher érigé au sommet de la colline. Rhapsody se tenait juste à côté, espérant un peu que le feu l’emporterait par la même occasion ; mais les flammes qui la recouvrirent eurent pour seul effet de nimber ses cheveux d’un halo, comme si elle était un phare visible à des lieues à la ronde. Le tas de bois funéraire s’embrasa et consuma le corps de Llauron en seulement quelques secondes, puis le vent se chargea de disséminer les cendres qui voletèrent comme des feuilles mortes avant de disparaître dans les ténèbres. Rhapsody ouvrit la bouche, mais nul son n’en sortit. Elle déglutit et se concentra pour faire remonter dans sa gorge une mélodie qui consumait ses chairs. L’Hymne du Passage finit par émerger, à peine audible. Elle l’interpréta jusqu’au moment où il ne resta du bûcher que des braises, puis que tous les vestiges de bois et de tissu furent devenus des cendres chaudes et blanches. « Je regrette tant, Llauron », murmura-t-elle. Seul le vent lui répondit, un gémissement bas qui agita sa chevelure et fit picoter ses yeux secs. Elle veilla jusqu’à l’aube, regardant sans prononcer un seul mot l’Étoile du Jour s’effacer et l’horizon s’éclaircir à l’est. Puis elle prit à poignées les cendres désormais froides pour les fourrer dans un sac qu’elle alla ensuite suspendre sur le dos du cheval hongre. Pour terminer, elle se mit en selle et partit vers le soleil levant afin d’aller informer Stephen Navarne du tragique destin de Llauron. Ashe attendait au cœur de la nappe de fumée due à l’affrontement, et la scène de désolation lui était révélée par la clarté matinale. Il savait que Rhapsody viendrait bientôt. L’Arbre se trouvait à trois jours de cheval du lieu où Llauron était censé avoir péri, mais elle ne perdrait pas de temps. Les Filidics restés loyaux à Llauron s’affairaient autour du Cercle, occupés à soigner les blessés et emporter les victimes de l’opération de sauvetage de Gwynwood qu’Ashe avait lancée à lui seul. Le raid avait pris fin avec une rapidité surprenante. Le temps qu’Ashe arrive sur les lieux, plus rien n’aurait pu tempérer la soif de destruction qui l’habitait. Savoir que ses adversaires étaient des innocents possédés par le démon n’avait eu aucun effet modérateur sur sa colère. Les larmes de Rhapsody l’avaient plongé dans une rage que rien n’aurait pu dissiper. Il sentait désormais son père se déplacer dans la terre, rire dans le vent. Le jeu en valait-il la chandelle ? lui demanda-t-il avec colère en parcourant des yeux la scène de carnage. Es-tu enfin satisfait, Llauron ? Combien d’autres cœurs faudra-t-il briser, combien d’autres vies faudra-t-il sacrifier avant que ta soif de pouvoir ne soit enfin apaisée ? Le vent cingla et tirailla l’ourlet de son manteau. Ashe soupira. Son père avait désiré fusionner avec les éléments. Il était impossible de déterminer quelle information celui-ci tentait de lui communiquer, s’il avait quelque chose à lui dire. « Êtes-vous certaine que je ne peux rien pour vous, Rhapsody ? » Elle soutint le regard de Messire Stephen et lut de l’inquiétude dans ses yeux, mais elle ne put le rassurer par un sourire. « Absolument, Messire. Ça va aller, merci. En ce qui concerne les montures, agissez comme bon vous semble. Si vous avez la possibilité de contacter Anborn, il saura quoi en faire. » Une mèche de cheveux tomba devant ses yeux et elle l’écarta, avant de s’intéresser au beffroi toujours debout. Là-haut, le vent mordant s’engouffrait dans les cloches qui avaient permis d’assurer le salut de Navarne lors de l’assaut lancé par les possédés de Sorbold. Le duc prit doucement sa main dans la sienne. Il caressa du pouce une paume rendue calleuse par le maniement de l’épée et il fut attristé par la froideur inhabituelle de sa peau, par la flaccidité et la nervosité accompagnant ce contact. « Où comptez-vous aller, à présent ? s’enquit-il, inquiet pour elle. « Jusqu’à la Maison du Souvenir. Llauron m’a demandé deux choses : annoncer le résultat de son duel contre Khaddyr, ce que je viens de faire, et veiller sur le Grand Chêne Blanc. J’ai accordé au jeune plant la protection d’un chant qui devrait également s’étendre au Grand Arbre. Mais je souhaite améliorer ce bouclier, par acquit de conscience. J’irais bien volontiers jusqu’à l’Arbre lui-même, mais Gwynwood est lointain, alors que je dois me diriger vers l’est et non vers l’ouest. Agir ainsi est la moindre des choses, après quoi je retournerai chez moi, en Ylorc, là où est ma place. — Ne pouvez-vous vous reposer ici quelques jours, le temps de voir les enfants ? Ils demandent sans cesse de vos nouvelles. — Cela manquerait de sagesse, Messire. Mais faites-leur part de tout l’amour que je leur porte. » Le pourtour des yeux bleu-vert se plissa comme le duc de Navarne prenait son autre main dans la sienne. « Vous êtes pratiquement un membre de la famille, Rhapsody. Croyez-vous que vous pourrez un jour vous adresser à moi par mon prénom ? » Elle y réfléchit et tenta d’approfondir la question. « Non, Messire », finit-elle par répondre avant d’exécuter une révérence et de sortir de sa demeure, pour s’aventurer entre les bras tourbillonnants du vent d’hiver. 52 Dans la grotte d’Elysian, sous Kraldurge LE LAC D’ELYSIAN n’était pas entièrement pris par la glace. Ashe avait couru tout au long du chemin, depuis Kraldurge, puis décidé de prendre le canot pour ne pas fausser les liens associant Rhapsody à cette grotte. Elle percevrait sa présence, s’il utilisait sa science de l’eau pour se propulser vers son île, ce qui pourrait la bouleverser. Il la savait traumatisée, pleurant certainement la mort de son père, mais il ne saurait à quel point tout cela l’avait affectée que lorsqu’il la verrait. Il ne voulait pas courir le risque d’aggraver son état. La maison était plongée dans l’obscurité. Il n’y avait aucune lumière derrière la fenêtre. On aurait pu croire que le refuge d’Elysian était désert, avec les jardins brunis par la gelée et l’absence de clarté du belvédère. Ashe ravala sa salive et accéléra le rythme des coups de rame. Même le chant qui emplissait cette caverne avait disparu, tout comme la chaleur du feu intérieur de Rhapsody. Ashe commençait à céder à la panique. Dès que le canot toucha terre, il sauta sur le sol et courut vers la maison. Il ouvrit la porte et gagna rapidement le salon, là où ses sens de dragon lui avaient permis de percevoir sa présence. Il ne la vit pas immédiatement, car aucune lampe n’était allumée et l’âtre ne contenait que des cendres. Seul un rougeoiement infinitésimal révélait une petite partie de la pièce. Sa vision s’adapta à la pénombre et il la vit, accroupie sur le sol devant la cheminée, le regard rivé sur les briques noires de suie. Il projeta ses sens vers elle, en sentant sa gorge se serrer. Elle avait perdu du poids, ce qu’elle ne pouvait se permettre ; son visage autrefois parfait s’était creusé et des cernes soulignaient ses yeux. Des yeux qui étaient son plus grand sujet d’inquiétude, car ils étaient voilés et – bien qu’écarquillés – ils ne semblaient rien voir. Assise en tailleur, les bras croisés sur sa poitrine, elle gardait les mains glissées sous ses aisselles. Il s’adressa de vifs reproches pour s’être trompé sur ses intentions, pour l’avoir laissée seule si longtemps. Elle redressa la tête en l’entendant se précipiter vers elle puis, avant qu’il ne pût l’atteindre, elle s’inclina et abaissa le col de sa chemise afin de dégager son cou. Ashe comprit la signification de ce geste, et il en eut le cœur brisé. Elle se rendait vulnérable à un coup fatal. Il fit les derniers pas les séparant et se laissa choir à genoux, pour la prendre dans ses bras. Il enfouit son visage contre son cou, pour y déposer avec tendresse une multitude de baisers dans l’espoir de la réconforter autrement qu’avec des paroles. Elle desserra son poing et la chandelle de Crynella roula de sa main. Elle se crispa aussitôt, et il sut qu’elle s’attendait à ce qu’il venge son père, à ce qu’il la punisse pour ne pas avoir su assurer sa protection. Une pensée qui lui donnait des nausées. Elle murmura des paroles qu’il n’aurait pu entendre s’il n’avait eu l’oreille au ras de son visage. « Finis-en rapidement, je t’en supplie. » Ashe saisit ses bras pour la tourner vers lui, et découvrir les dégâts du chagrin sur ses traits. Il la secoua avec tendresse, et quand ses yeux parurent brièvement le voir il tenta de les sonder plus profondément. « Aria, écoute-moi. Tu n’y es pour rien. Tu n’as aucun reproche à t’adresser. Je t’en conjure, ne laisse mourir aucune partie de ton être. » Elle regardait le sol, sans mot dire. Ashe la prit dans ses bras et la berça, en essayant de la faire réagir. Elle finit par murmurer d’une voix à peine audible : « Je regrette. Je regrette tant. Je n’ai pas pu l’empêcher. Je n’ai pas pu le sauver. Il s’y est opposé. » Les tourments que traduisait sa voix provoquèrent une montée de bile et de larmes. « Je sais, je sais, fit-il en caressant ses cheveux emmêlés. — J’ai tenté de le convaincre de renoncer, mais il n’a pas voulu entendre raison. » Un souvenir qui la fit blêmir et bredouiller. « J’avais le devoir de le protéger, c’est le rôle d’une Iliachenva’ar. J’ai déshonoré ma personne, mon épée et ma charge. Je regrette tant. — Non, c’est faux ! — J’aurais pu aisément tuer Khaddyr avant qu’ils ne s’affrontent. Pourquoi n’ai-je pas éliminé ce suppôt du démon ? Il est sous l’emprise du F’dor, s’il n’est pas son incarnation. Je devais protéger ton père et je ne l’ai pas fait. J’ai discrédité ma personne, les dieux, Clarion l’Étoile du Jour et Oelendra. Je lui avais pourtant bien dit que je n’étais pas digne de porter cette arme, mais elle ne m’a pas écoutée. » Il la sentait trembler entre ses bras. « J’ai été incapable de sauver ton père, Ashe. » Il n’aurait pu le supporter plus longtemps. « Tu n’étais pas censée le faire, Rhapsody. » Comme elle ne paraissait pas l’entendre, il prit son visage entre ses mains pour la regarder droit dans les yeux, des yeux gris-vert privés de tout éclat. « Es-tu sourde ? Je viens de déclarer que tu n’étais pas supposée le sauver. C’était une supercherie, Llauron n’est pas mort, nous nous sommes servis de toi. Je regrette, j’aurais voulu pouvoir te le dire avec plus de ménagements, mais je ne peux te laisser croire plus longtemps que tu es responsable de ce drame, et que tu aies pu imaginer que je voudrais te tuer… » Sa voix se brisa et il s’interrompit. « Je t’aime, je t’aime », murmura-t-il lorsqu’il en fut de nouveau capable. Il dut attendre un certain temps avant que les yeux de Rhapsody ne se rivent aux siens, pour qu’elle trouve un sens à ses paroles. Quand ce fut chose faite, elle se raidit et le repoussa avant de se tourner pour le dévisager. « Llauron ne serait pas mort ? — Non. » Il cherchait des termes d’apaisement, des explications, mais nul son ne voulait sortir de sa bouche. La métamorphose que subissait Rhapsody le privait du don de la parole. « C’était une mise en scène ? — Oui. — C’est impossible. J’ai allumé le bûcher funéraire. J’ai chanté son hymne funèbre. » Ashe déglutit et de la bile le fit grimacer. « Je sais, Aria, et j’en suis désolé. Je ne voulais pas t’induire ainsi en erreur mais seul ton feu stellaire pouvait permettre à mon père d’atteindre un état élémental autrement inaccessible. — Ce qui signifie ? » Il tenta de se remémorer les termes qu’il avait utilisés pour le lui dire, la fois précédente, au cours de cette nuit dont elle ne gardait aucun souvenir. « Llauron ne supportait plus les limitations que lui imposait sa forme humaine. Il a du sang de dragon dans les veines, mais cet élément de son être était en sommeil. Il était vieillissant, malade, souffreteux et proche du trépas… Il ne lui restait plus guère d’années à vivre en tant qu’homme. Il rêvait de connaître l’épanouissement sous son identité reptilienne. Le feu stellaire que tu as dirigé sur ce bûcher lui a permis de changer de forme, de devenir un véritable dragon, un peu comme ce qui s’est passé pour moi. Cela l’a rendu quasiment immortel – comme Elynsynos –, et lui a apporté – toujours comme à Elynsynos – la possibilité de ne faire plus qu’un avec les éléments. » Elle réfléchit longuement à sa déclaration, et son expression se durcit lorsqu’elle finit par comprendre. « Pourquoi ne m’en avez-vous pas parlé ? » Ashe ne soutint pas son regard. « Oh ! C’est cela ! Il s’agit du souvenir que tu as effacé de mon esprit, n’est-ce pas ? » Il ne pouvait lui mentir. « L’un d’eux, oui. — Il y en a donc d’autres ? » Elle soupira, toujours posée malgré la colère qui bouillait en elle. « Lesquels ? » Sa gorge se serra. Une des choses dont il avait pris conscience pendant leur séparation, après cette merveilleuse nuit passée ensemble, c’était le danger que leur union ferait peser sur elle. Le F’dor risquait de se servir d’elle pour le localiser, s’il était informé de leurs épousailles. Bien pire encore, le démon saurait que son âme n’était plus complète, étant donné qu’une partie se trouvait désormais en Rhapsody, et il se retournerait contre elle. Pour garantir la sécurité de Rhapsody, il fallait impérativement qu’il ne soit pas averti de leurs épousailles. Ashe avait désormais conscience qu’il ne pourrait lui révéler qu’ils ne se marieraient que lorsque ce démon aurait quitté ce monde. À présent qu’elle se dressait devant lui, tremblante et profondément blessée, rongée par une colère indescriptible, il aurait tant voulu pouvoir lui restituer ses souvenirs, lui dire qu’il était son époux et la réconforter en usant de tous les moyens qui en découlaient. Mais garder le secret était une nécessité. Les risques étaient trop grands. « Je ne peux pas encore te le dire. Crois-moi, Aria, il n’existe rien au monde… — Te croire ? » Elle eut un rire étranglé. « Permets-moi de trouver ça plein d’ironie. — C’est ton droit le plus strict. » Il fit un pas vers elle et la vit reculer. « Je t’en prie, Aria… — Ne m’appelle plus comme ça ! Je ne suis plus ta maîtresse, Ashe. Je ne crois pas que la future Dame des Cymriens apprécierait. Je sais que j’en prendrais ombrage, si j’étais à sa place. — Rhapsody… — Pourquoi, Ashe ? Pourquoi ne m’a-t-il rien dit ? » Il soupira et la regarda dans les yeux, ce qui eut un effet dévastateur sur son âme. « Il avait besoin d’un héraut, de quelqu’un de sincère. Il fallait que tu diffuses la nouvelle de sa mort, ainsi que tu l’as fait, pour que tous puissent le croire. Comme il était le dernier véritable adversaire du F’dor, il espérait que sa mort supposée inciterait ce démon à sortir de sa cachette. — Mais c’est un mensonge, s’il vit toujours ! — Je sais. — Et tu étais informé de ses projets ? — Oui », reconnut-il en baissant la tête. Rhapsody croisa les bras sur son ventre, comme prise de nausées. « Tu m’as laissée m’enferrer, Ashe. Tu m’as laissé croire un mensonge éhonté et le colporter dans tout le pays. As-tu conscience des conséquences ? » C’était le cas, et il hocha la tête. « Il en découle que je ne suis plus une baptistrelle, que je me suis parjurée, que ma crédibilité appartient au passé. » Sa colère était telle que ses frissons se changèrent en violents tremblements. « Peux-tu comprendre qu’en plus de perdre mes activités je viens également de me perdre ? Qu’à cause de vos manigances j’ai cessé d’être la femme que j’étais ? — Cela ne dépend que de toi, Rhapsody. Tu n’as aucun reproche à t’adresser. Tu ne savais rien, tu n’as fait qu’exprimer ce que tu croyais être la vérité. — Ne pas avoir menti sciemment m’absoudrait d’un tel manquement à tous mes devoirs ? » Ashe ne trouva rien à répondre. Elle se détourna et leva les mains sur son front, pour le comprimer. Puis elle passa d’un geste brusque les doigts dans sa chevelure, pour tenter de se détendre. Ashe restait à l’écart, mais une vérité se frayait un chemin parmi tous ses mensonges. « Je regrette, Rhapsody. Je t’aime. » Elle cessa de trembler et pivota vers lui, avant de se figer comme une statue. « Sais-tu le plus drôle ? C’est que je te crois sincère en ce domaine. — Je le suis, affirma-t-il de la voix sèche qui caractérisait sa seconde nature. — En ce cas, fais un effort pour m’oublier. Tu ne peux même pas prétendre me connaître, vu que je ne sais plus moi-même qui je suis. En outre, n’as-tu pas pris des engagements envers quelqu’un ? J’aurais estimé que la Cymrienne que tu as choisie pour épouse méritait ta fidélité et ta dévotion totales, que ne peuvent venir troubler des pensées se rapportant à une tierce personne, n’est-ce pas ? — Si. » Un reflet dans les yeux d’Ashe, une souffrance profonde, indiqua à Rhapsody qu’il lui dissimulait autre chose. « Qu’y a-t-il, Ashe ? Que me caches-tu ? » Respirer devenait pour lui difficile. « Ne me le demande pas, je t’en conjure… » Le regard de Rhapsody devint limpide et sa respiration plus régulière. « Tu l’as rencontrée, n’est-ce pas ? — Oui. » Il détourna la tête. « Regarde-moi ! » Il déglutit et obtempéra. « Lui as-tu fait ta proposition ? — Oui. — A-t-elle accepté ? — Rhapsody… — Réponds-moi franchement, Ashe. J’ai une indigestion de mensonges. — Oui, elle a accepté. » Elle hocha une fois de plus la tête et les sens de dragon d’Ashe perçurent l’accélération de son pouls, l’humidité croissante de ses paumes et le sang qui lui montait au visage comme elle se détournait, sans toutefois que sa voix ne la trahisse. « Te voici donc fiancé ? — Non. » Surprise, Rhapsody se tourna. « Non ? Que veux-tu dire ? » Il chercha un moyen d’éluder la réponse, de ne pas la blesser, mais son regard le lui interdisait. « Elle ne s’en est pas contenté. » Il fallut à Rhapsody un bon moment pour assimiler le sens de ces paroles. Quand elle le fit, le dragon le perçut même s’il ne put rien déceler sur son visage. « Tu l’as donc épousée ? — Oui. Rhapsody… » Elle lui sourit, avec bravoure. Ashe perçut une rupture derrière ses yeux, l’équivalent d’un verre en cristal qui volait en éclats. « Voilà qui est parfait, Ashe. Je te remercie de me l’avoir dit. Je ne peux pas prétendre que je ne m’y attendais pas. » Il retrouva finalement sa voix. « Il y a encore tant de choses que tu ignores, Rhapsody. Je pourrai tout te dire dès que ce démon aura été tué. — Ce ne sera ni nécessaire ni souhaitable, Ashe. Tu n’es pas mon débiteur. Tu ne m’as jamais rien dû, d’ailleurs. Alors que tu as des devoirs envers cette femme, que tu ne dois penser qu’à elle. Ne perds pas ton temps avec moi. Je n’en ai ni le besoin ni le désir. » Il se redressa. « Dès que tout ceci sera terminé… — Quand la question du F’dor aura été réglée, je réclamerai une réunion du Conseil des Cymriens. C’est certainement la meilleure chose à faire, si tu entames des préparatifs sérieux pour assumer l’autorité suprême. Elle te sera probablement attribuée lors de cette réunion, et ta vie deviendra totalement différente, et bien plus agréable. — Quand le démon aura péri et que ce Conseil aura pris fin, je te dirai qui est mon épouse et tu pourras enfin comprendre. — Le temps nous l’apprendra. Je finirai par la rencontrer, cela ne fait aucun doute. Je vais entre-temps regagner Tyrian, car il est de mon devoir de participer à la réunification des Lirins. Je te suggère de t’arrêter sur le Tomingorllo, sur la route du Grand Tribunal. La légende locale veut que le Seigneur des Cymriens puisse rendre leur éclat aux fragments du Diamant de Pureté qui composent le diadème des Lirins, ce qui leur permettra de reconnaître son autorité et de ne plus former qu’un seul peuple avec les Cymriens. Je ne puis que te le conseiller, si tu souhaites voir disparaître cette haine raciale et mettre un terme aux incidents de frontière. » Il hocha la tête. « Nous nous retrouverons là-bas, en ce cas. — Non, je serai en Ylorc. Après avoir utilisé le cor, je devrai rester en Canrif jusqu’à la réunion. Je ne tiens pas à vous gêner, toi et ta Dame. » Il soupira et resta un moment silencieux. « N’y a-t-il rien que je puisse faire pour toi, Rhapsody ? » Elle eut un sourire d’une grande tristesse. « Si, tu as la possibilité de me rendre un fier service. — Dis-moi de quoi il s’agit. » Elle le dévisagea, pensive. Il n’y avait dans ses yeux ni haine ni colère, mais la résignation qu’il y lisait le fît frissonner. « Va-t’en, répondit-elle simplement. Je ne désire pas te revoir avant la réunion du Conseil. Et il n’est pas garanti que j’accepte de te rencontrer ensuite. Bonne chance, Ashe. Je souhaite à votre couple bonheur et prospérité, mais je te demande pour l’instant de disparaître ! — Aria, je… — Plus un mot ! Tu as voulu savoir ce que tu pouvais faire pour moi et j’ai répondu à cette question. Je n’ai pas tenu ces propos à la légère. Pars. — Je ne peux pas, pas tant que tu es à ce point remontée contre moi. » Elle parvint à sourire, même si son regard demeura inchangé. « Pourquoi ? Te voir n’arrange rien. Je reste ton amie et ton alliée, et si tu es nommé un jour Seigneur des Cymriens, je serai ton loyal sujet. Quand tu entreprendras la réunification de ce peuple, je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour t’y aider. Mais t’avoir pour l’instant sous les yeux ne fait que me remémorer tes mensonges, et toutes les manigances auxquelles nous avons dû cette guerre épouvantable. « Peut-être est-ce dans la nature de ce peuple, même si je ne peux en imaginer la raison. Les histoires se rapportant au roi de Seren célébraient toutes son amour de la vérité et son respect de l’unité. Et même si le démon instille le mensonge dans le cœur des hommes, cette excuse ne peut s’appliquer qu’à toi. Tout ce que je sais, c’est que je comprends enfin pourquoi Oelendra a été prise de dégoût et a quitté la cour des Cymriens pour aller s’installer parmi les Lirins. Vous ne pouvez être sincères, tout particulièrement envers vous-mêmes. » Elle s’interrompit quand l’expression d’Ashe lui devint insupportable. « Je regrette, Ashe. Je regrette que tu sois destiné à vivre dans un aveuglement constant, en plus des faux-semblants que t’impose ton entourage. « Achmed avait raison. Je me suis moi aussi bercée d’illusions en me disant qu’il devait exister un moyen de sortir de ce foutoir. Je crains d’avoir une mentalité de Cymrienne, les dieux m’en préservent. Mais je veux fuir tout cela. Tu savais que la moindre entorse à la vérité me priverait de mon statut de baptistrelle. Je l’ai perdu et je désire me tenir le plus loin possible des tromperies en tous genres. J’ai fait tout ce qui était en mon pouvoir tant pour toi que pour ton père. La seule chose que je souhaite à présent, c’est qu’on me laisse tranquille. Alors, ne reviens pas. » Ashe ravala ses larmes et sa bile. « Rhapsody, j’espère que tu es consciente que – quels qu’aient été mes actes – je n’ai à aucun moment souhaité te porter atteinte. » Son expression l’incita à se taire. Si son visage avait porté les stigmates d’une souffrance et d’un chagrin incommensurables à son arrivée, il n’y lisait plus que du dégoût. Elle me hait, pensa-t-il avant de craindre que le dragon ne puisse le supporter, mais même ce composant de son être ne lui contestait pas le droit d’entretenir de tels sentiments à son égard. « Que voudrais-tu m’entendre dire, Ashe ? Que c’est sans importance ? Tu m’as blessée. Tu as détruit ma vie. C’est une des premières choses qu’Achmed m’a enseignées… à rentrer mon menton parce que j’allais recevoir des coups et que je devais m’y préparer. « C’est ma faute, vraiment. Je l’oublie constamment et je baisse ma garde, encore et encore. Il est probable que tu cesserais de me respecter, si je te disais que je tire un trait sur l’incident. Ce qui est certain, c’est que je perdrais tout respect envers moi-même. Je ne veux pas gaspiller mon temps à t’écouter chercher des justifications à tes mensonges. Mieux vaut en rester là, Ashe. Va retrouver ta belle et laisse à mes blessures le temps de se cicatriser. Tout finira par s’arranger, tôt ou tard, alors va-t’en ! — Rhapsody… — Va-t’en », insista-t-elle doucement. Elle gagna l’escalier et en gravit les marches. « Adieu, Ashe. Puisse ta vie être longue et heureuse, et n’oublie pas de fermer la porte en partant. » Elle se dirigea vers le cabinet de travail aux tourelles. Il la regarda disparaître puis la sentit se déplacer vers la fenêtre, s’asseoir sur la banquette et attendre de le voir monter dans le canot et quitter à tout jamais Elysian. Il alla vers l’âtre et ouvrit la porte située juste à côté, là où le bois était entreposé. Il prépara et alluma rapidement un feu, afin de réchauffer les lieux, refusant de la laisser dans cette maison si froide, plus tourmentée par les mauvais tours que jouait le destin que par la température inclémente de l’hiver. Puis il ramassa sur le sol la chandelle de Crynella, le souvenir qu’elle avait songé à lui rapporter. Elle avait pensé à lui en dépit de ses souffrances. Il sentit sa gorge se serrer en regardant les premières flammèches se mettre à danser. Elle n’était même pas consciente de la signification de ses actes. Malgré la supposition de Khaddyr qui croyait la puissance de Llauron contenue dans le bâton symbolisant sa charge, tous ses pouvoirs avaient été concentrés dans le petit objet suspendu à sa ceinture, cet amalgame des éléments de l’eau et du feu. Il en découlait que le nouvel Invocateur n’était autre qu’Ashe. Il attendit que les flammes soient vigoureuses ; puis ce fut sans regarder derrière lui qu’il regagna le canot. Lorsqu’il eut finalement quitté le rivage, il se tourna et la vit à la fenêtre. Il tendit le bras pour lever la chandelle et elle agita la main afin de le saluer pendant que les ténèbres de la caverne l’engloutissaient. Il prit de petites inspirations régulières, pour contenir sa colère, jusqu’au moment où il atteignit l’autre berge du lac souterrain. Plus tard, cette nuit-là, au-dessus de la plaine sorboldienne, les cieux furent parcourus de lueurs sanglantes semblant annoncer l’imminence d’une tempête. Le tonnerre grondait et les Bolgs qui scrutaient le firmament dans le secteur des Dents se cherchèrent rapidement un abri lorsqu’ils virent le feu s’abattre du ciel pour calciner la terre et assécher l’atmosphère. Dans une forêt lointaine, à l’intérieur d’une chambre silencieuse, Khaddyr s’éveilla d’un rêve de ténèbres en ayant des sueurs froides. Le nouvel Invocateur était sensible à la désolation des terres grillées par le souffle du dragon, car l’Arbre percevait toutes les flammes du reptile qui piquait vers le sol en calcinant tout sur son passage, et Khaddyr sut dans les profondeurs de son être qu’il venait le chercher. 53 Tombeau de Gwylliam, Ylorc QUAND RHAPSODY ENTRA dans la vieille bibliothèque, Grunthor crut un court instant voir un spectre. Il résista au désir de l’étreindre follement et prit soin d’inhaler lentement, de repousser le jambon qu’il grignotait, de se lever de table pour se diriger sans se presser vers elle et de s’arrêter à une longueur de bras de distance. « J’ vous salue bien bas, Duchesse ! J’ commençais à m’ dire qu’ vous aviez oublié le chemin du retour. » Elle secoua la tête. Son visage s’était émacié depuis son départ, tant de mois plus tôt, et elle avait des cernes sous les yeux, mais le changement le plus important concernait ces derniers. Ils étaient comme toujours limpides, mais quelque chose se dissimulait désormais dans leurs profondeurs. Elle tenait un capuchon de laine écrue semblable à ceux des Filidics, souillé par une tache brunâtre. « Je rapporte du sang d’un individu qui pourrait bien servir d’hôte au démon, même s’il est probable qu’il est seulement sous son emprise, déclara-t-elle. Je regrette de ne pas avoir pu vous l’apporter plus tôt. » Achmed se leva de la table installée à côté du système d’écoute et de diffusion de la parole, dont les conduites serpentaient d’un bout à l’autre de la montagne, qu’il venait d’utiliser pour annoncer de nouvelles conscriptions. Lorsqu’il avait entendu la voix de Rhapsody, sa peau s’était mise à bourdonner comme lorsqu’elle lui avait remis la fiole en hématite et son cœur s’était emballé. Sa haine héréditaire du F’dor le faisait déjà bouillir, mais il n’aurait pu dire si c’était parce qu’elle avait parlé de ce démon ou parce qu’elle était en si piteux état alors qu’il l’avait trouvée vigoureuse et pleine d’allant la dernière fois qu’ils s’étaient vus. Il se reprocha amèrement de l’avoir envoyée seule en Bethany. « Que s’est-il passé là-bas ? — Tristan et Madeleine ont convolé en justes noces. — Ne faites pas votre mauvaise tête. Qu’avez-vous découvert ? » Elle lui remit le capuchon puis se détourna aussitôt. « Rien sur les Bolgs ou des projets d’invasion. Je regrette de n’avoir rien appris mais je me félicite d’être rentrée à la maison. Au fait, j’ai trouvé les cadavres suspendus dans les hauteurs du pic de Grivven très décoratifs. Cependant, était-il bien utile de les disposer de façon à ce qu’ils semblent s’emmancher ? » Le sergent et le roi échangèrent un regard. Pendant l’absence d’Achmed, Grunthor avait démasqué deux soldats qui se servaient dans le stock d’armes défectueuses. Ils avaient été interceptés alors qu’ils se rendaient en Sorbold. « Absolument, déclara Grunthor. C’est rien comparé à l’orgie qui se s’rait déroulée tout là-haut, si j’en avais chopé un plus grand nombre. — Charmant. Bien, si nous en avons terminé, je vais rentrer en Elysian. N’hésitez pas à passer me chercher, quand vous déciderez de vous en prendre au démon. » Elle se dirigeait déjà vers la porte. « Pas si vite, ma belle ! lança Grunthor avec sévérité. Croyez aller où comme ça ? Vous disparaissez tout l’hiver et quand vous réapparaissez enfin, v’là qu’ vous vous éclipsez sans un simple “comment va” ? Pas de ça, fillette. — Je crains de ne pas être très agréable à fréquenter, en ce moment. Je ne voudrais pas gâcher tant l’atmosphère que votre dîner. — Un pas de plus et c’est vous que j’ dévore tout cru, gronda Grunthor. Et, entre nous soit dit, z’avez jamais été une convive très agréable avec vos façons de chochotte… Jetez pas les os par terre, les couverts, c’est pas fait pour les chiens, et patati et patata. Asseyez-vous, mam’zelle, que j’ vous z’yeute un peu avant de décider si j’prendrai ou non du dessert. » Il écarta les bras. Rhapsody fit demi-tour et se précipita vers lui. Elle resta un long moment dans les bras du géant, à écouter les battements sonores de son cœur, une cadence devenue familière après avoir si longtemps dormi avec sa poitrine en guise d’oreiller au cours de leurs interminables voyages. Les paroles que Gwylliam avait autrefois adressées à Merithyn l’Explorateur et tous les réfugiés de Serendair, pour saluer les personnes rencontrées en ce nouveau monde, emplirent brusquement ses oreilles. Cyme we inne frid, de l’empri de morp en lif inne dis smylte terr C’est en paix que nous venons, de l’emprise de la mort à la vie, sur cette terre favorable. Elle secoua la tête, surprise d’avoir eu cette pensée. Comme ceux qui avaient abandonné l’île, Achmed, Grunthor et elle avaient échappé de justesse aux griffes de la mort. Que ces nouvelles terres leur réservent une vie meilleure ou un destin pire que celui qu’ils avaient fui restait néanmoins à démontrer. Le sergent finit par la lâcher et elle s’assit du côté de la table opposé à celui du géant et d’Achmed, avant de rapprocher d’elle le plat sur lequel trônait le jambon. Elle frissonna en songeant qu’elle occupait la place où ils avaient trouvé le corps momifié de Gwylliam, avec ses orbites vides rivées sur le haut plafond. Elle chassa cette pensée et reporta son attention sur la nourriture. Achmed leva le bout de tissu qu’elle avait apporté. « À qui appartient-il ? — Khaddyr. » Le roi renifla. « Je doute qu’il soit notre homme. Il est bien trop efféminé pour ça. Mais sait-on jamais ? — Non, on ne sait jamais. Allez-vous m’expliquer ce qui s’est passé en Ylorc pendant mon absence ? » Elle sortit un couteau de sa botte, afin de se tailler une tranche de jambon. « La désolation est totale, là dehors. J’ai cru m’être trompée de chaîne de montagnes, en atteignant l’avant-poste de Grivven. Je commençais à m’inquiéter sérieusement, quand j’ai franchi les barricades et me suis retrouvée au cœur d’une activité frénétique. Les gardes qui circulent dans les couloirs doivent être cent fois plus nombreux qu’à mon départ. Ils m’ont interceptée à cinq reprises. D’où viennent tous ces soldats ? Que sont devenus les programmes d’éducation et de mise en culture ? — Nous avons repris notre rôle de monstres. — Pourquoi ? » Achmed se pencha en arrière et leva le regard sur le grand dragon représenté au plafond. « Les méchants auront plus de chances de survivre, lors de l’attaque qui s’annonce. » Rhapsody interrompit ses mastications. « D’où doit-elle venir ? — Je l’ignore, mais c’est vous qui l’avez prédite. » Il brassa une pile de parchemins et lui lança un bout de toile cirée. « Llauron m’a adressé ceci par messager ailé, pendant que vous étiez au loin. » Rhapsody posa le couteau pour attraper le message et le lever vers le feu. Elle fronça les sourcils en lisant les lettres minuscules puis le renvoya à Achmed. « Llauron était décidément le roi des menteurs ! Je ne lui ai jamais dit une chose pareille. » Les deux Bolgs échangèrent un regard. « Était ? » répéta Achmed. Rhapsody se rassit et souffla : « Vous n’avez donc reçu aucune nouvelle le concernant par la caravane postale ? — Non. Que s’est-il passé ? — Khaddyr l’a défié pour prendre sa place en fonction des règles du Buda Kaï, autrement dit un ancien duel à mort dont le vainqueur devient Invocateur s’il ne l’est pas déjà. Llauron a perdu. — La phraséologie est intéressante, fit remarquer Achmed. J’ai relevé que vous n’avez à aucun moment dit que Llauron avait péri. Que voulez-vous véritablement nous faire comprendre ? » Elle repoussa le reste de son repas et remit le couteau dans son étui. « J’ai séjourné quelque temps en Elysian pour surmonter le choc dû à ce que je venais de vivre. Hier, Ashe est venu m’annoncer que c’était un simple canular, que Llauron était informé des projets de Khaddyr et avait tout organisé en conséquence. C’était pour lui l’opportunité rêvée d’obtenir ce qu’il voulait. Il a fait en sorte que tout laisse penser qu’il avait été tué… même si je m’étonne que son petit tour ait pu tromper Lark, car elle doit connaître les herbes qu’il a utilisées pour se plonger dans cet état de pseudo-trépas. Étant à la fois son témoin et son héraut, je suis allée voir Messire Stephen, le chef d’État le plus proche, pour l’informer que Llauron avait été tué en duel par Khaddyr qui obtenait ainsi le poste d’Invocateur. » Elle toussa. Ce souvenir s’était accompagné d’une montée de bile. Grunthor secoua la tête, n’en croyant pas ses oreilles. « Mais pourquoi a-t-il fait une chose pareille ? — Il y a longtemps que Llauron souhaite transcender sa forme humaine pour en adopter une élémentale, devenir un dragon… un peu comme Ashe en est en partie capable depuis que Messire et Dame Rowan ont cousu un fragment d’étoile dans sa poitrine. Qu’Ashe ait été ramené des berges de l’Au-delà a permis au sang de dragon qui coulait dans ses veines d’étendre sur lui son emprise. Llauron voulait échapper à la mort imminente de son enveloppe charnelle pour en acquérir une élémentale, en réveillant le dragon qui sommeillait au tréfonds de son être. Il avait pour cela besoin que je dirige le feu stellaire sur lui. Conscient que je n’aurais jamais accepté de le brûler vif, il a ourdi cette machination. Il s’est servi de moi, et je me suis laissé manipuler. » Grunthor lui tendit une bouteille et la regarda boire plus que de raison. Elle essuya sa bouche du revers de la main puis éructa comme un vrai Bolg, ce qui lui valut les sourires approbateurs des deux hommes. Elle finit par se rasseoir et croiser les bras devant elle. « Il a en outre estimé que si tous le croyaient décédé, le F’dor s’enhardirait et finirait par se manifester. Je dois donc vous décevoir, mais les festivités que vous pourriez organiser pour fêter sa disparition seraient prématurées. Je sais que vous ne l’avez jamais apprécié. — Vous avez parfaitement raison sur ce point, dit Achmed en s’asseyant avec sa propre bouteille. Mais ce ne serait pas pour autant une cause de réjouissances. Savoir un dragon du genre d’Elynsynos dans les parages n’est pas pour me rassurer. Mais peut-être réussira-t-il à se comporter en allié, à présent qu’il ne reprendra plus forme humaine. — Pourquoi ? » demanda Rhapsody en cillant. Le roi Bolg leva la fiole d’hématite vers la lumière des lanternes de cristal de la bibliothèque. « Une fois les préoccupations propres à la nature humaine évaporées, il ne devrait plus subsister qu’une seule chose importante à ses yeux. Vous m’avez autrefois précisé quels étaient ses buts. — Retrouver et occire le F’dor, puis favoriser la réunification des Cymriens… probablement en plaçant Ashe à leur tête. — C’est exact. Des objectifs qui sont, à quelque chose près, les mêmes que les nôtres. Peu m’importe qui les Cymriens prendront pour chef. Ashe doit en valoir un autre, je présume. » L’expression choquée de Rhapsody incita ses amis à éclater de rire. Elle se pencha en avant sitôt après s’être ressaisie. « Pendant combien de temps suis-je donc restée absente ? Me diriez-vous que la réunification des Cymriens ne serait pas pour vous déplaire ? » Achmed la considéra avec gravité. « Tout est fonction de la forme qu’elle prendra. Les terres que Gwylliam et Anwyn gouvernaient autrefois ne seront plus jamais placées sous l’autorité d’un souverain unique. Sorbold et Ylorc ont leurs propres gouvernants et tenter de les renverser provoquerait un épouvantable bain de sang. Roland est divisé en factions, Gwynwood et Sepulvarta connaissent les affres de la transition vers de nouveaux chefs religieux, ou les connaîtront quand votre ami le Patriarche aura quitté ce monde. Que le continent soit plongé dans le chaos en fait un terrain de chasse giboyeux et une cachette idéale pour le F’dor. Plus il scellera d’alliances, mieux ce sera… selon mon point de vue. S’il est possible de ressusciter les vieilles loyautés cymriennes, peut-être seront-elles assez solides pour contrer les liens de servage que le démon pourrait tenter d’imposer à un gouvernant unique, une armée unique. » Il but au goulot puis fit claquer la bouteille sur la table. « Par ailleurs, Ashe est tellement empoté qu’il n’aura qu’un statut symbolique et que nous agirons comme bon nous semble. — Vous partez du principe que les membres du Conseil feront de lui le Seigneur des Cymriens, intervint Rhapsody. Il existe plusieurs maisons royales, dont celle des ducs de Roland, qui peuvent elles aussi prétendre à ce titre, sans parler des fils de Gwylliam que sont Anborn et Edwyn Griffyth, si ce dernier est toujours de ce monde. La désignation d’un chef risque d’être plus destructrice encore que la division. — C’est possible en ce qui les concerne. Pour moi, le pire ennemi est le chaos. » Rhapsody l’approuva de la tête. « C’est la même chose en Tyrian. Cette contrée n’a jamais appartenu au royaume cymrien, mais que les Lirins se soient alliés à Anwyn et à la Première Flotte les a conduits à leur perte. C’est un territoire morcelé… les peuples de Tyrian sont coupés des Lirins de la mer et des villes, et même de ceux de Manosse avec lesquels ils étaient autrefois très liés. J’ignore s’il sera possible de les inclure dans une alliance cymrienne, mais les inciter à s’unir pour assurer leur salut en vaudrait certainement la peine. » Son regard alla se perdre entre les étagères sans fin où s’empilaient manuscrits, parchemins et tubes d’ivoire contenant d’antiques écrits. Achmed la dévisagea. « Vous avez donc l’intention de retourner là-bas ? — Z’arrivez à peine ! » protesta Grunthor. Elle soupira. « Je n’en sais trop rien. Je comptais apporter ma contribution au processus de réunification… J’en ai parlé longuement avec Oelendra et Rial. Mais je crains qu’avoir perdu mon statut de baptistrelle ne m’empêche de jouer un rôle utile, si je bénéficie encore d’une quelconque crédibilité. Je suis une étrangère, une sang-mêlé. Mieux vaudrait les laisser œuvrer seuls, régler la question entre eux. — Seriez plus une baptistrelle ? » Elle sourit tristement à Grunthor. « C’est ce qui arrive lorsqu’on ment. Sans oublier l’importance de cette fausse nouvelle, la mort supposée de Llauron. J’ai manqué à tous mes devoirs. Tout ce que je dirai à l’avenir sera sujet à caution, mes propos n’auront pas plus de poids que ceux du premier venu. Sans la puissance du chant et de la science des Noms, je ne puis être utile aux Lirins. Il s’agissait de mes lettres de créance auprès de ce peuple. — Hrekin ! s’emporta Achmed. Vous êtes l’Iliachenva’ar, bon sang ! N’est-ce pas suffisant pour qu’ils vous accordent de l’importance ? Cessez donc de vous apitoyer sur votre sort. J’ai une chose à vous dire, alors ouvrez grand vos oreilles : la vérité est toujours subjective. Llauron vous en a apporté la preuve. Qu’avez-vous dit plus exactement à Stephen ? » Elle y réfléchit. « Je lui ai déclaré que le Taniste Khaddyr avait lancé à Llauron le défi du Buda Kaï. L’affrontement s’est déroulé en lune croissante, comme les veulent les canons de leur foi. Khaddyr a remporté la victoire. Llauron l’Invocateur est mort. Khaddyr détient désormais le bâton qui symbolise cette charge. » Achmed fit claquer sa paume sur la table. « C’est bien ce que je pensais. Il n’y a aucune contrevérité dans tout ceci. La mort de Llauron l’Invocateur est incontestable. On pourrait ergoter si vous aviez cité la totalité de son nom, mais nul n’aura en l’occurrence la possibilité de déclarer que vous n’avez pas dit la stricte vérité. » Il se pencha vers elle pour souligner ses propos. « Et même dans le cas contraire, vous oubliez l’essentiel. Vous devez vos pouvoirs de baptistrelle à vos études, à votre formation, et non à un serment. Votre mentor vous l’aurait dit, s’il n’était pas mort prématurément. Les engagements que vous avez pris servent à protéger cette science contre un mauvais usage, et non à l’impartir. Vous avez toujours possédé ce savoir, et seul votre sens de l’honneur et du devoir vous a empêché d’en abuser. » Les deux Bolgs la regardèrent détourner la tête le temps d’assimiler ces propos. « Devriez les tester, suggéra finalement Grunthor. Allez donc voir ce qu’ vous pouvez faire pour aider les Lirins. Z’avez dans votre arsenal suffisamment d’atouts pour mener ce combat. » Elle finit par redresser la tête et soutenir son regard. « Vous m’invitez à partir juste après m’avoir dit que je venais d’arriver ? — Rester ou partir, c’est à vous de choisir, intervint Achmed en haussant les épaules. Mais je ne crois pas que ce qui se passe ici vous plaira. J’ai dû fermer les écoles, interrompre la formation des sages-femmes et les programmes de mise en culture pour l’exportation. Les préparatifs de guerre battent leur plein. La conscription a été étendue à la totalité du royaume et à mes sujets des deux sexes. Enfants et vieillards ont été enrôlés dans l’intendance. Les forgerons travaillent jour et nuit. C’est probablement ce qui s’est passé tout au long de la Guerre, cette frénésie qui a entraîné la destruction de la colonie dhracienne. Je suis ravi d’appartenir à une alliance pacifique, mais je veux être prêt à repousser des attaques sur tous les fronts. C’est votre vision qui m’a mis en garde. Je vous remettrai la Corne cymrienne, et vous seule déciderez entre l’utiliser ou vous en abstenir. Restez ici si vous le désirez, mais sachez que je ne tolérerai aucune ingérence dans mes préparatifs, pas même de votre part. Aux yeux du monde, les Bolgs doivent donner l’impression d’avoir cessé toute activité. Je souhaite entretenir cette illusion, et non rendre cela réel. » Il quitta son fauteuil puis leva la fiole d’hématite devant ses yeux. « Je vous remercie de m’avoir amené ceci, ajouta-t-il posément. Je vous demande à présent de m’excuser, car je compte l’utiliser. » Tout en s’intéressant au petit récipient de pierre plein de sang noir, il fit un geste à Grunthor. « Apporte-moi la Corne. » Des mots qui résonnèrent dans les oreilles de Rhapsody. Ils se répétèrent, entrèrent en expansion. La voix devint plus profonde et fut progressivement traduite dans le dialecte des vieilles terres. Le couteau qu’elle utilisait pour manger lui échappa des doigts, tomba avec bruit sur le plateau de la table puis sur le sol de pierre. Apporte-moi la Corne. Les paroles d’un roi, qui se dressait devant elle en tenant une fiole pleine de sang, se dissipèrent comme de la fumée emportée par un vent invisible pour être remplacées par les mêmes mots exprimés sur un ton plus sinistre, d’une voix alourdie par la souffrance et l’angoisse. Les mots d’un autre roi. Un roi qui était mort à l’emplacement qu’elle occupait. Apporte-moi la Corne. Rhapsody se retint à la table pour ne pas s’effondrer pendant que les mots s’enracinaient dans son esprit. Les mâchoires serrées, au prix d’un grand effort, elle inclina légèrement le cou vers Grunthor qui se levait en proie à la panique, et elle ferma les yeux pour laisser cette phrase tournoyer dans sa tête puis sortir par sa bouche. Apporte-moi la Corne, pour l’amour des dieux ! Les deux Bolgs sursautèrent en entendant cette voix qu’ils ne reconnaissaient pas, une voix d’homme éraillée par les affres de l’agonie. La souffrance incurva les sourcils de Rhapsody qui agrippa la table avec encore plus de force. Anborn ! Bareth ! Quelqu’un… Oh, dieux… Achmed tendit la main pour retenir le bras que le sergent levait vers la barde. « Laisse-la. » Le géant se dégagea avec nervosité mais s’abstint d’intervenir. Non ! Damnation ! Anwyn… maudite sois-tu… « J’ veux pas la voir interpréter la mort d’Gwylliam, marmonna Grunthor. Moi j’ dis bon débarras et bon appétit aux asticots. » Mon peuple, murmurait-elle. Mon bon peuple… Aidez-moi. Apportez-moi le Grand Sceau. Je dois… Je dois… Même Achmed s’inquiéta quand Rhapsody bascula sur la table, allongée sur le dos avec ses yeux vitreux rivés sur le plafond, et qu’elle se mit à hoqueter. Le Sceau, répéta-t-elle en ayant la voix de Gwylliam. Par pitié… le Grand Sceau… et de l’eau, je vous en conjure, qu’on m’apporte de l’eau… Les Bolgs se dévisagèrent. Les doigts de Grunthor se crispèrent sur le dossier du fauteuil qu’il avait devant lui, et qu’il rompit. Il avait fréquemment été témoin de telles visions, mais il en était toujours bouleversé. Le regard vitreux de Rhapsody traduisit de la surprise. C’est impossible, dit-elle tristement. Elle ferma à demi les paupières pour regarder sans la voir la voûte où les écailles de cuivre de la fresque du dragon miroitaient entre les étoiles de cristal du firmament bleu cobalt, toutes griffes d’argent déployées. Ah, Anwyn ! Tu m’as finalement vaincu. Que tes sœurs, les Parques, font donc preuve d’ironie en me condamnant à mourir ici, sous la face cruelle du grand dragon de cuivre que j’avais fait reproduire pour honorer ta mère. Même dans mes derniers instants, ta vision m’est imposée… je dois quitter ce monde en ayant devant moi ton image. Toute couleur abandonnait les joues de Rhapsody, son teint devenait cadavérique. Les ondes de sa respiration perdaient toute régularité et Achmed fut saisi de panique. Il posa la fiole et bondit pour faire rapidement le tour de la table, imité sitôt après par Grunthor qui l’aida à la redresser en tapotant ses joues. « Arrêtez, Rhapsody ! ordonna-t-il posément. Interrompez cette vision. » Elle regardait une chose située loin d’Achmed, comme à travers le Voile de Hoen. Ses lèvres étaient exsangues, livides et parcheminées. Tant d’efforts pour rien, murmura-t-elle avec affliction pendant que tout éclat abandonnait ses yeux. Toutes mes… œuvres, mes grands rêves. Tout cela pour… rien. Hague, tu avais raison. Tu avais raison. Achmed la secoua avec ménagements, afin de la libérer de l’emprise de cette vision, mais la transe avait assujetti la totalité de son être. Il entendait derrière lui la respiration superficielle de Grunthor qui tentait de ne pas perdre son calme. « Tout va s’arranger, dit-il au sergent. Il suffit d’attendre la fin de cette crise. — Autrement dit qu’elle clamse ? gronda Grunthor. Réveillez-vous, mam’zelle ! Debout, et tout de suite ! » Mon regard plonge dans la crypte du Monde Souterrain, chuchota la voix brisée. Mais c’est un caveau que j’ai moi-même érigé. Le Grand Sceau. Anwyn… pardonne-moi, mon peuple, pardonne-moi. Le Sceau… « Rhapsody… » C’est en paix que… nous venons, de l’emprise de la mort à… la vie, sur cette terre favorable. Rhapsody hoqueta et frissonna. Son corps fut pris de convulsions entre les bras d’Achmed, puis il devint flasque, totalement inerte. Elle cilla et recouvra l’usage de ses yeux, qu’elle leva sur les visages déformés par la peur de ses amis avant d’expulser de ses poumons tout l’air qu’ils contenaient. « Je dois absolument me trouver d’autres passe-temps », déclara-t-elle. Achmed grimaça et la secoua, avant de la lâcher et de récupérer la fiole. « À quoi peuvent bien rimer ces divagations, pourquoi voulait-il un grand sceau ? demanda-t-il. — Je l’ignore… Il était terrifié, c’est tout ce que j’ai perçu. Le sang abandonnait son corps à chaque battement de cœur et je le sentais s’éloigner progressivement de ce monde. C’était épouvantable. J’espère que ma mort sera plus rapide. » Elle pensa à la requête qu’elle avait adressée à Messire Rowan, et à son engagement de faire son possible pour la satisfaire, un souvenir qui l’apaisa. « Je sais désormais quelles ont été les dernières paroles du Seigneur des Cymriens. — Ça peut toujours servir », fit Achmed en hochant la tête. Grunthor l’étreignit. « Z’êtes sûre que ça va aller ? fit-il avant de la regarder sévèrement. Enfin, voilà qui confirme vot’ statut de baptistrelle. J’ préférerais que vous ayez eu raison de dire qu’ vous aviez perdu vot’ don, notez bien. Mais non, vous pouvez pas vous empêcher de m’ ficher une hrekin de trouille en piquant vos maudites crises. — Croyez-vous qu’il voulait parler du sceau royal ? demanda Rhapsody à Achmed. Si oui, lequel ? Il y en a deux, dans leur chambre à coucher… est-ce celui aux armoiries de la maison royale de Seren, celles qui figuraient sur toutes les pièces de l’ancien monde, ou celui dont le blason est représenté au-dessus du lit d’Anwyn, le dragon au bord du monde ? — Je l’ignore, avoua Achmed en se dirigeant vers la porte. Et j’ai pour l’instant d’autres préoccupations. Si vous désirez partir pour Tyrian, je vous souhaite bon voyage. Informez-m’en, quand vous jugerez le moment venu de convoquer le Conseil… Nous garderons la Corne jusqu’à votre retour. Si vous décidez de rester, essayez de vous faire oublier. Je veux que ceux qui souhaitent s’emparer de ces montagnes les assimilent à une vieille carcasse, une coquille vide. S’ils sont assez stupides pour se frotter à nous, laissons-les découvrir ce que contient cette pochette surprise. » Dans les profondeurs de la montagne, les Bolgs avaient écouté avec soin la déclaration de leur roi et pris note des modifications apportées aux appels aux armes et autres ordres qu’il leur communiquait désormais quotidiennement, en même temps que les instructions purement militaires. Quand les ordres transmis en bolg s’interrompirent, tous reprirent leurs tâches sans écouter la conversation lointaine qui filtrait dans les couloirs souterrains, car elle était tenue dans la langue des hommes qu’ils ne comprenaient pas. Achmed avait la capacité de faire parler la montagne, mais elle ne s’exprimait pas toujours de façon intelligible. Les Bolgs ignoraient l’existence des tuyaux acoustiques, de ce vaste système d’écoute. Ils pensaient que leur roi était à la fois la voix et les oreilles de la montagne ; n’avait-il pas imposé ses volontés au sol qu’ils foulaient, à l’air qu’ils respiraient ? Ils s’étaient au fil du temps accoutumés à être gouvernés par un dieu. Et la plupart des Bolgs avaient même cessé d’entendre la conversation se déroulant entre le roi, le sergent-major et la Première Femme dès que la cacophonie des pas cadencés et des coups de masse sur les enclumes avait repris. Les Découvreurs exceptés. Chaque membre de cette société secrète, chaque Bolg animé par un désir inexplicable de collecter tous les objets Willum sur lesquels figurait le Signe, resta comme paralysé en entendant la Voix s’exprimer, pour la première fois depuis plus de générations qu’ils n’auraient pu en dénombrer. Comme les ancêtres qu’ils ne connaissaient que par de très vieilles légendes, ils percevaient une résonance dans leur âme, un ordre dans leur sang, une chose primale qui se manifestait au plus profond de leur être, douloureuse dans son insistance et impossible à nier ou analyser. Apporte-moi la Corne. 54 Dans les tunnels de la Main LA VAGUE ODEUR DE MOISI des habitations souterraines et de légers relents de spores, de sexe et d’urine flottaient dans chaque bouffée de poussière. Grunthor avait finalement surmonté sa peur des tunnels, quand les flammes avaient tout consumé jusqu’à la Maison du Souvenir. Il s’était accoutumé aux vastes étendues du désert et s’était entraîné à utiliser sa masse corporelle et ses armes contre ses ennemis. Dans les tunnels, il avait rarement été aussi seul qu’à présent. La terre avait quelque chose d’étrange dans l’index de la main que dessinait la jonction de ces cinq vieux souterrains cymriens. Ce secteur de la montagne était si profondément enfoui, si éloigné des lieux en cours de réfection, que des années se seraient probablement écoulées avant que quiconque ne descende jusqu’ici s’il n’avait pas recherché ce contre quoi l’Enfant de la Terre avait mis Achmed en garde. Ces passages n’étaient probablement que les drains d’un réseau d’égouts abandonnés comme la plupart des zones les plus reculées de ce labyrinthe. Il se déplaçait en trébuchant dans une obscurité quasi totale depuis des heures, en quête d’une chose dont il ignorait la nature, sans avoir rien trouvé ; pas même une trace indiquant que ces conduits avaient été récemment empruntés. Les empreintes de pas laissées dans la poussière avaient été soigneusement effacées, s’il y en avait eu un jour. Finalement, à l’extrémité du boyau qui occupait l’emplacement de l’index, il passa devant une des nombreuses citernes vides de ce secteur et son épiderme entra en résonance. Il remonta le volet de sa lanterne pour la lever à la hauteur de ses yeux ambre. Il vit dans la paroi, perdue dans une tapisserie de lichen friable, la représentation convexe d’une main. Un large sourire dénuda ses défenses soigneusement entretenues. « Oh, merci, ma belle ! » Il se pencha vers la citerne. Sa conduite d’alimentation était irrémédiablement obstruée par des déchets végétaux et autres bouchons qui avaient pénétré ou été enfoncés dans l’orifice. Grunthor posa la lanterne et agrippa fermement le couvercle de la cuve, pour lui imprimer une forte poussée. Le bloc de pierre se déplaça latéralement, si facilement et si vite qu’il en perdit l’équilibre et manqua le laisser choir. Il découvrit au-delà un autre passage, obscur et dégagé. Le sergent reprit la poignée de sa lanterne et s’y engagea. Il y était à l’étroit, mais l’interminable déplacement le long de la Racine lui avait donné l’habitude de tels lieux. Grunthor finit par ramper hors de ce conduit en poussant la lanterne devant lui pour se retrouver dans une salle caverneuse, sans doute ce qui avait autrefois été la citerne principale. La clarté de sa lampe révélait un énorme tas d’objets, précieux ou sans valeur, un trésor de reliques et de détritus datant de l’époque de Gwylliam. Des pièces frappées dans l’or, l’argent, le platine, le cuivre et la rysine, avaient été entassées comme des feuilles mortes alors qu’étaient exposés sur des présentoirs improvisés des horloges, des poignées d’épées brisées, des chauffe-pieds, des bouts de vêtements aux boutons en métal poli pliés avec soin et conservés au sec ; ainsi que des couverts, des pinceaux pelés, des médailles, des bagues, des amulettes symboles d’une charge, des encriers en terre, des gobelet en or, des reliures de livres, des fragments de poteries et des vingtaines de choses martiales ou domestiques n’ayant qu’un seul élément en commun. Toutes portaient les armoiries de la maison royale de Serendair. Grunthor retira son casque à cornes pour se gratter la tête, pensif. « Mais c’est quoi, ça ? » murmura-t-il. Placés légèrement sur le devant, comme à la place d’honneur, se trouvaient quatre objets sans doute découverts plus récemment que les autres… une assiette en céramique, une pièce semblable aux milliers d’autres de ce trésor, le couvercle balafré d’une cassette en bois bleuâtre et un pot de chambre dont l’anse était cassée. « Mince alors ! » Grunthor regarda plus attentivement autour de lui, pour découvrir finalement sous un alignement de barils en décomposition à l’étiquette frappée du sceau royal un lourd objet en bois dont la forme rappelait celle d’un sablier. Il le leva prudemment et le retourna. Il vit sur le dessous le blason reproduit en argent terni, et des fragments de cire sèche qui adhéraient toujours à ce motif. Un sceau. Un sceau royal. Apporte-moi le Grand Sceau. Grunthor se hâta de réunir tous les articles récemment mis en montre, à l’exception de l’assiette, pour les fourrer dans son sac. Puis il ressortit de la citerne en rabaissant le volet de sa lanterne sourde. La caverne de l’Enfant Endormie Un silence profond régnait dans les ruines du Loritorium, qui eût évoqué une crypte s’il n’y avait eu la chaleur du puits de feu au centre des rues en ruines, une petite flamme intense comme le soleil qui projetait des ombres légères et papillotantes dans les recoins de ce caveau. Le calme était solennel et non sinistre ; on pouvait entendre ici un semblant de musique, un hymne lent et très doux alors qu’il n’y avait aucun son. La clarté vacillante paraissait animer les fleurs rouges hivernales apportées d’Elysian par Rhapsody. Elle avait cueilli les dernières après avoir fermé sa maison en prévision de sa longue absence. Elle surplombait à présent l’Enfant de la Terre, une fois de plus étonnée par sa beauté et son incongruité. Elle avait une peau grise et lisse, polie comme celle d’une statue, sur une chair striée comme du marbre de torsades contournées brunes et vertes, pourpre et vermillon. La lourdeur de ses traits était compensée par une délicatesse étrangement poignante, des cils qui évoquaient des brins d’herbe sous des paupières aussi translucides que des coquilles d’œuf. Elle recouvrit doucement l’Enfant Endormie d’un édredon en duvet d’eider apporté de Tyrian, puis elle la borda dans la cape que Grunthor lui avait laissée pour la tenir au chaud. Elle posa les fleurs printanières à côté de l’Enfant, sur l’autel de Pierre Vivante où elle dormait, avant de se pencher pour lui baiser le front. « De la part de ta Mère la Terre, qui nous offre ses couleurs pour nous réchauffer le cœur même quand les journées sont les plus froides et sombres. » Les paupières de l’Enfant parurent se contracter imperceptiblement, puis le sommeil la remporta. Rhapsody caressa ses longs cheveux blancs, secs et cassants comme des céréales prises dans une gangue de gel. Elle s’en souvenait, dorés avec des racines vertes comme l’herbe en été lorsqu’elle l’avait vue pour la première fois. Comme la Terre, léthargique sous son manteau de neige, elle dormait profondément, paisiblement. Elle se remémora ce que lui avait dit la Grand-mère dhracienne tout en s’intéressant aux ondes quasi imperceptibles de sa respiration. Il faut au préalable s’occuper de l’Enfant. De quelle manière ? Vous devez devenir son amelystik. « Elle te manque, je le sais, dit à haute voix Rhapsody en caressant distraitement la couverture. Mais son esprit est ici, près de toi… Je perçois sa présence dans cette caverne. » Sans réagir, l’Enfant continuait de respirer de façon régulière, hypnotique. Rhapsody sentit de la chaleur, une douce torpeur, se répandre en elle. Lentement, sans réfléchir, elle s’allongea sur l’autel de Pierre Vivante à côté d’elle avant de poser la main sur son cœur, comme la Grand-mère le lui avait appris. Ce qu’elle percevait sous sa paume était étrange. Il n’y avait pas de battements de cœur mais une sorte de vibration, peut-être attribuable aux forges et aux mines d’où s’élevaient désormais des coups ininterrompus, si elle n’était pas due au brasier du noyau de la Terre situé sous le puits de feu et dont les sons évoquaient une respiration sifflante. Il eût été logique de penser qu’elle était froide ou dure au toucher, mais le contact était bien plus agréable. L’Enfant était confortablement installée en ce lieu, sur cette dalle de Pierre Vivante. Elle irradiait à son tour chaleur et histoire, ainsi qu’une odeur à la fois végétale et minérale… des senteurs riches et fécondes, ce qui apporta à Rhapsody qui s’était assoupie près d’elle des rêves de son enfance. Pour la première fois aussi loin que remontaient ses souvenirs elle retrouva de vieux songes, des réminiscences de son départ de sa communauté de fermiers pour découvrir les merveilles du monde. Elle bénéficiait dans ces rêves de la jeunesse et de l’innocence qui l’avaient caractérisée, ce qui effaçait les rides au-dessus de ses sourcils, rendait à sa peau l’éclat lumineux d’une jeune fille sur le seuil de son existence. Chaque instant écoulé dans cet univers onirique la régénérait. Quand Achmed la trouva profondément endormie à côté de l’Enfant, tous les stigmates laissés par la vie avaient été effacés de son visage. Il resta au-dessus d’elle pendant un long moment, perdu dans des pensées tendres et mélancoliques. Il avait su que quelqu’un descendait dans le Loritorium et deviné de qui il s’agissait. Il était venu la regarder dormir dans ce caveau à la fois obscur et plein d’ombres, pour considérer que ce lieu aménagé pour recevoir des trésors inexistants abritait désormais deux des choses les plus précieuses de ce monde, deux enfants endormies. Une pensée ébranlée par la collision d’un souvenir et d’une vision. Le souvenir en question était celui de Rhapsody gisant, à moitié morte, après qu’ils avaient affronté le Rakshas. Elle était restée là, exsangue et se raccrochant avec ténacité mais précarité à la vie dans l’ombre de l’amie qu’elle venait d’occire. La vision était celle d’un avenir inévitable où, qu’elle eût ou non une longue vie de Cymrienne, elle finirait par quitter ce monde comme tous devaient le faire un jour ; aussi rigide qu’un gisant, une ombre d’elle-même. Il subit l’assaut d’une terreur qu’il compara à la sphère ignée qui avait consumé ce qui subsistait de la Colonie, la peur que ce soit l’unique moyen de l’avoir pour lui seul, dans la mort. Même s’il avait fallu pour cela sacrifier le monde entier, il l’aurait fait pour la sauver. Il comprenait bien mieux que quiconque les pulsions du F’dor, et il savait pourquoi ses peurs étaient fondées. À son réveil, Rhapsody se sentit observée avant même de pouvoir discerner sa silhouette dans les ombres du Loritorium. Elle connaissait bien cette sensation, car elle avait un millier de fois émergé du sommeil pour découvrir qu’il s’intéressait à elle à la façon d’un prédateur qui étudie sa proie. Elle se redressa en prenant grand soin de ne pas déranger l’Enfant, lui retourna son regard et eut, comme souvent, l’impression d’avoir en face d’elle le miroir du monde, comme si elle s’était aventurée à l’extérieur de l’univers. Malgré les nombreuses journées qu’ils avaient passées ensemble, elle n’avait pas encore découvert une fenêtre qui donnait sur son âme, et tout en lui restait pour elle un mystère. Mais apparaissait dans cette obscurité profonde un trou de serrure, une étroite fissure, un entrebâillement quasi imperceptible sur ses pensées, sur les mécanismes de ce qui le rendait si énigmatique. Il se sentait plus en sécurité dans les ténèbres. En plein jour, il était presque impossible de glaner la moindre information dans ses propos, ses gestes et ses expressions. Chaque fois qu’elle s’éveillait ainsi, alors qu’il était là à l’observer, elle espérait qu’il s’exprimerait le premier et lui révélerait quelque chose avant que le soleil ne se lève et ne le rende de nouveau impénétrable. Ce qu’il fît cette fois. « Je savais que quelqu’un était descendu en ce lieu, déclara-t-il en semblant presque gêné. Je suis venu m’assurer que c’était bien vous. » Elle le regarda, en robe et en armes, puis elle le salua de la tête, s’étira et caressa les cheveux de l’Enfant de la Terre comme elle l’avait fait avec le géant Bolg à l’époque où il assurait sa protection. « Où est Grunthor ? — Il avait des préparatifs à effectuer. Trouver une explication à la disparition de quelques armes. » Il prit une outre de vin et la lui présenta, mais elle la refusa de la tête. « Avez-vous utilisé le sang ? — Pas encore. Je le ferai quand vous aurez quitté ces montagnes. — Pourquoi ? Je croyais au contraire que vous attendiez mon retour pour passer aux actes. » Elle avait posé cette question avec douceur, car Achmed lui paraissait soucieux et elle ne voulait pas le brusquer. La dernière fois qu’elle l’avait vu ainsi, ils étaient assis sur une corniche surplombant d’une demi-lieue une gorge d’où toute vie avait disparu longtemps auparavant, occupés à étudier la Lande dévastée et assistant à la première grande défaite de son armée. Ce à quoi ils étaient confrontés était bien plus important, tant en fonction de ses buts que de sa puissance destructrice, elle le savait, ce qui réclamait une approche encore plus mesurée. « J’ignore ce qui se produira, déclara-t-il simplement. Vous feriez mieux d’essayer de dispenser un peu de bon sens aux Lirins, quand j’entamerai ce rituel. Je devrai improviser constamment, car j’ai tout comme vous perdu mon maître avant la fin de mes études et, même dans ses rêves les plus fous, mon mentor n’aurait pu imaginer une chose pareille. » Rhapsody soupira et referma les bras autour de ses genoux. « Je ne suis toujours pas certaine d’être d’une quelconque utilité pour les Lirins. Aller si loin serait absurde si ça ne sert à rien. » Achmed renifla. « Allons-nous remettre constamment en question votre statut de baptistrelle ? — Je doute de mes capacités. Je ne voudrais pas qu’elles me fassent défaut au moment crucial. — Elles ne vous trahiront pas. Je pensais que cette reconstitution de la mort lamentable de Gwylliam vous en avait convaincue. » Il s’intéressa à la flamme lointaine qui s’élevait du puits s’ouvrant au centre du Loritorium, avant de la regarder de nouveau fixement. « La première nuit passée autour du feu de camp, je vous ai demandé de quoi vous étiez capable et vous m’avez déclaré que vous disiez la vérité absolue, telle que vous la connaissiez, ce qui avait pour effet d’influencer toute chose. N’est-ce pas ce que vous avez toujours fait ? « Penser qu’un baptistrel naît en tant que tel comme un albinos ou une vierge, et que s’il manque à ses devoirs, il ne peut plus jamais s’exprimer avec le même pouvoir de persuasion ou la même conviction, équivaut à partir du principe qu’un guérisseur doit sauver tous les blessés et ressusciter tous les agonisants qui s’adressent à lui sous peine d’être à jamais privé de son statut ; qu’un assassin ne doit rater aucune de ses victime ; qu’un officier doit renoncer à tout commandement si sa compagnie se fait massacrer. Vous savez qu’il faut tenir compte dans tous les domaines d’un certain pourcentage d’échecs. Ne vous laissez pas obnubiler par ce qui s’est passé, car perdre votre confiance en vous serait fatal à une puissance dont le démon lui-même ne pourrait vous priver. « Le F’dor est d’une certaine manière le contraire d’un baptistrel, car il ment pour mener le monde à sa perte. Traités, vies et morts, même les formes qu’il adopte dépendent de la méthode qu’il veut utiliser pour tout détruire, dissimuler le savoir, ouvrir les prisons, faire de la Terre non un lieu de vie mais un amas de poussière cosmique, la coquille broyée aux fragments éparpillés d’une créature inimaginable. Nous avons tout vu, pendant notre voyage au centre de la Terre. Nous avons touché ce qui ne peut être imaginé, et nous sommes actuellement en présence d’une race aussi vieille que nos sciences les plus anciennes, et nous nous abstenons de dire tout ce que nous savons. Nous n’en avons pas le courage. Que feraient les Lirins pour comprendre le réveil du dragon et y survivre ? Nous n’avons nulle part où aller, nul refuge où nous dissimuler. À quelle profondeur doivent s’enfouir les Nains pour se sentir en sécurité ? Quel marin pourrait voguer assez loin, quel soldat s’entraîner suffisamment ? Quand les vôtres disent ‘Ryle hira’, la vie est ce qu’elle est, vous optez pour la vérité selon laquelle nos vies, prises individuellement, signifient quelque chose. Même si ce n’est pas la vérité de ces ombres, de cet enfant, c’est une vérité qui a suffi pour nous guider au cœur des flammes du noyau de ce monde. » Il se tourna pour regarder dans le tunnel. « Voir le monde tel qu’il est mène immanquablement à la folie. Mieux vaut le considérer tel que nous souhaitons qu’il soit. Et je crois que vous êtes la première à m’avoir fait partager cette vérité. — Et quel monde souhaiteriez-vous voir ? » Il s’interrompit pour pivoter lentement vers elle, la regarder redresser son épée sur sa hanche, secouer la tête pour démêler sa chevelure. Il gloussa, sans faire le moindre bruit. « J’aimerais voir un monde où les F’dor font partie des espèces disparues, où ils ne sont plus qu’une légende, un souvenir lointain. Vous souhaitez quant à vous voir un monde où les Lirins sont unis. Peut-être devrions-nous joindre nos efforts pour que ces visions du monde correspondent un jour à ce que pourront exprimer les baptistrels. » Rhapsody fut surprise par la musicalité de sa voix, et par ce que sous-entendaient ses paroles. Il ne savait pas s’il la reverrait, après son départ. Elle croisa les bras pour le considérer avec tendresse. « Dites-moi une chose. — Que voulez-vous savoir ? — Grunthor m’a vaguement parlé de votre rencontre. » Achmed baissa les yeux et secoua lentement la tête. « Il dirait n’importe quoi pour vous convaincre de rester dans ces montagnes, et bien qu’il soit un des hommes les plus habiles que je connaisse, il a également hérité d’une indéniable naïveté. Il a eu de nombreuses années pour découvrir quelle est sa malédiction, et il n’y parviendra heureusement jamais. — Sa malédiction ? répéta une Rhapsody déconcertée. Comment pouvez-vous dire une chose pareille ? Un individu aussi pur que Grunthor ne peut être maudit. — Il l’est pourtant, et bien plus que vous ne l’êtes avec vos cauchemars et l’aveuglement qui est le vôtre face à tout ce que vous refusez d’admettre. Grunthor a hérité de la malédiction de la Terre, vu qu’il est son enfant. — Vous m’exaspérez, quand vous tenez des propos aussi énigmatiques. Expliquez-vous. — Grunthor est un gardien-né, et exercer cette activité est pour lui un besoin. Vous avez certainement remarqué qu’il a veillé sur vous dès l’instant où nous vous avons rencontrée dans les venelles mal famées d’Easton. Il s’est passé la même chose avec Jo et avec l’Enfant de la Terre, ainsi qu’avec ses soldats qu’il rudoie mais aime tant. C’était pareil dans les vieilles terres. Il s’est toujours comporté de cette façon avec moi. S’il pouvait ingérer tout ce à quoi il tient pour le mettre à l’abri dans la forteresse de son corps, sa tâche en serait facilitée. Mais ici, en ce temps, tout ce qui a un rapport avec la Terre a été altéré par le dragon. Vous protéger entraînera un jour sa perte, compte tenu de vos vagabondages et de votre manque de discernement dès qu’il est question d’accorder votre confiance ou votre amour. Par ailleurs, il s’interdit de mourir car il sait que vous en seriez profondément peinée. Il subit une malédiction, comme la Terre qui file dans l’éther, vers une destination que même les dieux ignorent, portant dans ses entrailles le premier et le dernier des Enfants Endormis, ce fardeau dont la naissance risque de sceller sa perte. Comme la Terre, comme la Grand-mère, Grunthor donnera sa vie pour sauver la vôtre. » Rhapsody secoua la tête tout en vérifiant son paquetage. « Non. Il n’est plus utile de veiller sur moi. Je peux me débrouiller seule. Grunthor le sait mieux que quiconque… Il m’a formée ! — Je le sais. Mais vous vous ingéniez à vous placer dans des situations inextricables. Si vous y tenez vraiment, faites-le pour une cause valable. Ainsi, si vous entraînez Grunthor dans la mort avec vous, ce ne sera pas pour rien. » Elle le regarda droit dans les yeux pour lui demander : « Et quelle cause considérez-vous valable ? — Aider les Bolgs à fonder une nation de monstres, par exemple. — Je m’y suis efforcée, et vous avez réduit tous mes efforts à néant. » Le roi Firbolg se frotta les yeux. « Pas tous, et ce n’est que temporaire si mes sujets survivent à ce qui les attend. Je peux aussi citer l’unification des Lirins. Vous devriez être, pour un temps, en sécurité parmi eux. Tout en étant indéniablement une cause d’irritation, une alliance cymrienne pourrait être utile à tous. — Quels risques superflus ai-je donc pris ? » Il glissa la main sous sa robe pour en sortir la fiole d’hématite, qui miroita sous la clarté du puits de feu. « Vous avez éprouvé le besoin de sauver ces créatures, ces fruits de la semence du démon, tout en sachant qu’agir ainsi risquait de tous nous condamner. Le sang d’un seul eût suffi. Il aurait été bien plus sage d’exécuter tous les autres. Mais vous avez insisté, sous prétexte qu’ils étaient des enfants. Vous avez affronté un danger après l’autre pour les épargner, alors que cela aurait pu sceller votre perte. » Elle haussa les épaules. « Je voulais m’assurer que tout le sang serait récolté, car je me disais que vos chances de flairer la trace du démon seraient plus grandes avec une quantité plus conséquente. N’avez-vous pas comparé cette entreprise à tenter de retrouver une bouffée de parfum dans un bazar bondé de monde ? Vous me faites parfois penser au Rakshas, Achmed ; ces enfants ne sont pas des récipients contenant du sang souillé et rien de plus. Chacun d’eux a une âme, une âme immortelle. Prélever en eux ce qui peut nous servir puis les éliminer comme s’ils n’avaient pas la moindre importance serait tout simplement ignoble. Si nous devons vivre éternellement, ou avoir des vies si longues qu’elles paraîtront sans fin, je refuse d’avoir de pareils crimes sur la conscience. Et je doute que vous puissiez vous le permettre, vous non plus. » Le roi Bolg faisait les cent pas sur le sol jonché de gravats. « Vous ignorez ce que “rien” veut dire, ce qui s’applique aussi à “éternellement”. Vous avez toujours été quelque chose : une fille de ferme, une courtisane, une harpiste. Dans les pires instants de votre existence, dans les moments les plus avilissants de votre vie, vous valiez quelque chose, des têtes de bétail, un certain nombre de pièces, un peu d’attention. Cela pouvait vous sembler négligeable, mais vous aviez votre trou, votre place en ce monde. Vous considériez que vous n’étiez rien, mais c’était une contrevérité. » Elle tendit la main pour interrompre ses allées et venues, pour l’inciter à se tourner vers elle. Ce qu’elle lut sur ses traits en le dévisageant la surprit. « Emily, fit-elle à mi-voix. Les miens m’appelaient Emily et vous avez raison, Achmed. Même avant que je vous connaisse, j’ai toujours eu de l’importance. Tout comme vous. » La clarté du feu devint plus vive et il vit le vert de ses yeux avant le retour des ombres, des ténèbres qui les teintèrent en gris. « Quand je vous ai donné un nom différent de celui de Frère, c’était par inadvertance. Je ne voulais pas vous rabaisser. » Le regard du roi Bolg devint si perçant que le soutenir s’accompagnait presque de souffrance. Il la considéra longuement avant de lever les yeux sur le point culminant du dôme craquelé les surplombant. « Vous étiez la deuxième personne à m’attribuer un nom, déclara-t-il comme si chaque parole lui coûtait. Je dois mon premier nom à mon mentor qui voyait en moi le frère de tous les hommes et le proche d’aucun. Si j’avais suivi ses enseignements, le chemin qu’il m’avait tracé, j’aurais employé ma science du sang comme vous utilisez la musique pour apporter apaisement et guérison. Il ne voyait pas en moi un individu négligeable, lui non plus. » Elle perçut de l’amertume dans son rire. « J’ai apparemment consacré ma vie à démontrer que sa confiance était mal placée. Il est possible que le nom reçu à la naissance soit le plus fidèle reflet de ce que nous deviendrons. — Et ce serait ? » Le respect que contenait sa voix lui serra la gorge. Le roi des Bolgs continuait de l’étudier avec ses yeux vairons, assombris par de vieilles émotions pratiquement oubliées. « Ysk… Tel est le nom que j’ai reçu. Ce qui signifie à la fois crachat et venin, une libération ou une insulte, dans tous les cas un signe d’infection. » Il exhala lentement. « Imaginez naître Bolg, mais comme ceci. » Il souleva le voile qui dissimulait son visage à l’exception de ses yeux pour lui montrer un côté de sa tête et son cou, lui révéler les vaisseaux sanguins qui palpitaient au ras de sa peau olivâtre, sensibles à chaque parole et sensation, comme si toute sa tête était un tympan sensoriel que même le contact brumeux d’un regard faisait entrer en résonance. « Le moindre coup d’œil agressif ou apeuré, chaque silence dû à la négligence. J’ai cru pendant longtemps que des esprits malins restaient à l’affût pour m’observer en jubilant. Si j’avais su ce qu’était la mort, j’aurais cherché et découvert un moyen d’y trouver refuge, de l’inhaler afin de partir au loin. Je sais ce que veut dire n’être pratiquement rien, Rhapsody… moins que rien, même. Je ne veux pas vous apitoyer mais vous faire prendre conscience que je suis mieux placé que vous pour compatir au sort de ces enfants démoniaques. » Elle secoua la tête. Les reflets de la flamme dans sa chevelure mettaient en valeur les ténèbres qui la cernaient, capturant les paillettes d’or et d’arc-en-ciel de sa danse en perpétuel changement. Elle réduisit la prise sur son bras et fit grimper ses doigts vers son épaule, pour les immobiliser sur l’arête de sa mâchoire. « Ils ignoraient que vous étiez à moitié dhracien, et la signification de ce fait leur aurait échappé même dans le cas contraire. Les Bolgs de votre royaume ne la connaissent pas, eux non plus. Ce qui s’applique à tous les habitants de ce monde à l’exception de vous, Grunthor, moi et Oelendra qui est aussi déterminée à éliminer le démon que nous le sommes. Une chose que nul ne sait à votre sujet assurera notre salut, et le salut de ces terres. Peu importe ce que pensaient les Bolgs qui vous ont attribué votre premier nom. Vous n’avez jamais été négligeable, pas même lors de votre naissance. » Il inhala très lentement, à pleins poumons et en silence. « Je suis le fruit du projet singulier d’un saint homme. Il a tenté de faire de moi un guérisseur. Voyez le résultat… alors que je n’ai pas en moi la moindre goutte de sang démoniaque. La guerre qui se profile sera épouvantable. Ce qui me terrifie plus encore, c’est que je ne souhaite pas véritablement empêcher qu’elle n’éclate. Orlandais et Sorboldiens mourront par centaines, victimes de leur haine des Bolgs, et cela m’indiffère. Des Bolgs mourront également. Ajoutez cela à ce que Grunthor a enduré, tout comme vous, cette Enfant, les fruits de la semence du démon et tous les autres. Qu’a-t-il résulté de tant d’efforts ? De qui ai-je un jour réduit les souffrances ? Qui pourrai-je sauver ? — Vous n’êtes responsable d’aucune de ces choses. — Qu’ai-je changé, alors ? » Il resta un long moment sans rien dire. « À qui vouliez-vous apporter le salut ? » Elle n’avait pas terminé de poser cette question qu’elle sentit s’ouvrir des portes dont elle n’osait approcher. Dans l’obscurité des ruines de la salle du trésor de Gwylliam, un lieu qui n’avait jamais abrité le moindre de ses biens, en possession d’un sang qui pourrait le posséder, conscient de l’existence des Découvreurs mais dans l’incapacité de les localiser, Achmed contemplait une femme qui venait de s’éveiller d’un somme effectué à côté de l’Enfant Endormie, reposée mais pas encore prête à affronter ce que lui réservait l’Avenir. Il admirait sa chevelure fluide comme l’onde d’une rivière et dont l’éclat emportait colère, désespoir et pénibles souvenirs. Il pouvait de nouveau respirer sous la froidure bouillonnante de ses doigts effleurant son visage, et il prit délicatement sa main pour y déposer un baiser puis la garder nichée dans les siennes. « Une seule personne. Un seul de ces individus, même s’il ignore avoir besoin d’être aidé, répondit-il enfin. Et le monde par la même occasion. Ça signifie sans doute que nous avons plus de choses en commun qu’on ne pourrait le supposer de prime abord. Nous sommes les deux faces de la même pièce, Rhapsody. — Toute pièce a de la valeur. » Elle prit son manteau et son sac de voyage. « Je dois vous laisser. Je vous adresserai des messages aussi souvent que possible. Mais répondrez-vous à une question, avant mon départ ? » Il opina. « Qu’essayez-vous de me dire depuis votre arrivée ? — Ne mourez pas. » Elle comprima sa main, et la chaleur de ce contact traversa le cuir de son gant. « Ce n’est pas dans mes intentions. Mais je ne puis fonder mon existence sur un principe de précaution dû au besoin de ménager Grunthor, ou votre personne. » Elle libéra sa main et se pencha pour déposer un baiser sur l’arcade sourcilière de l’Enfant de la Terre, pendant qu’il répondait : « En ce cas, faites-le pour vous-même. » Elle se tourna aussitôt, mais il avait déjà disparu. 55 La Main PRATIQUEMENT NU DANS LES TÉNÈBRES, alors que tous les sons du labyrinthe mouraient autour de lui, Achmed déboucha en redoublant de précautions la fiole d’hématite et étudia la quintessence du sang du démon en mettant à contribution tant son odorat que son épiderme. Il fut tout d’abord surpris de constater que ce suc était inodore. Il connaissait bien la puanteur du F’dor, cette épouvantable odeur de chair calcinée, et il s’y était préparé. Il décelait néanmoins une légère trace minérale, celle de l’hématite que Rhapsody avait décrite comme étant noir-argenté quand Dame Rowan la lui avait donnée, alors qu’elle était à présent moirée de stries vertes et brunes, des veines révélatrices de pollution. La pierre avait pu absorber en elle l’odeur nauséabonde, les propriétés caustiques du sang démoniaque. Il décida de détruire la fiole dans les feux de la plus chaude de ses forges, une fois ce rituel terminé. Il ferma la fiole avec le doigt puis la retourna, pour qu’une goutte de sang noir se dépose à l’extrémité de son index. Ce contact brûla sa peau et il eut un mouvement de recul en sentant les aiguilles d’une haine ancestrale se ruer dans ses veines. Le sang était visqueux, épais et si opaque que rien n’était visible par transparence. Il était évident qu’il ne pourrait puiser aucune information dans ce bloc de ténèbres. Achmed sentait des pulsations dans ses oreilles. Le mal que contenait la goutte déposée sur son doigt était palpable. Il aurait été impossible d’en prédire les effets sur quelqu’un dont le cœur avait pendant des années été plus prompt à donner la mort qu’à accorder le pardon. Dans les marches les plus lointaines de son esprit il crut entendre des chants, graves et profonds, perdus dans des grésillements de flammes noires. Il étudia de nouveau le sang. Au lieu de devenir un outil à son service, peut-être le métamorphoserait-il. Le principal danger consistait à s’en rassasier avant de l’avoir absorbé dans son cœur, d’avoir mémorisé sa texture poisseuse et soyeuse dans ses empreintes digitales. Il aurait en ce cas été incapable d’établir une distinction entre leurs deux odeurs, il aurait risqué de l’assimiler à un des composants de l’air ambiant et non à la pestilence démoniaque, l’urtication d’un esprit désincarné, la langue enflée d’une présence étouffante. Il ravala ses peurs. Le moment était venu. Il inhala doucement ce sang et, en tenant fermement la fiole, il en aspergea précautionneusement l’intérieur de ses narines, pour le goûter, le laisser pénétrer dans les pores de ses joues, le long de son nez, pour qu’il s’imprègne dans sa conscience. Son cœur s’emballait et sa peau picotait sous l’effet de la surexcitation. Son propre sang circulait librement dans ses veines, rendant son corps tumescent, répandant sa chaleur à la surface de son être. Il en oignit sa résille épidermique, le circuit de vaisseaux capillaires et de terminaisons nerveuses hypersensibles couvrant son cou et sa poitrine, en sentant un hurlement de souffrance extatique s’élever des profondeurs de son être pour s’échapper par à-coups de sa gorge irritée. La souffrance initiale décroissait quand Achmed retrouva un esprit limpide. Il était pratiquement nu au centre de la Main, un lutin barbouillé de sang dans une paume de roche. Il avait toujours le goût âcre et fumeux du sang étalés en stries rouge sombre reliant son front et ses oreilles à ses genoux, ou presque. Il cracha dans la fiole pour diluer les dernières gouttes de sang concentré avant d’en imbiber les plus chaudes crevasses de son palais. Pour parachever ce qu’il avait entrepris, après avoir absorbé la totalité de ce suc démoniaque, il ferma les yeux et s’abandonna au tempo de son cœur, un rythme qui correspondrait sous peu à celui de la bête. Entre deux battements, il s’adressait à sa proie, son gibier, son frère de sang. Un jour viendra où j’aurai de nouveau ton sang sur mes mains, comme à présent. Le capuchon que Rhapsody lui avait remis se trouvait sur le sol, près de lui. Il se pencha et le ramassa sans hâte ; ce qui nécessita un effort non négligeable. La tache n’était pas familière, elle n’entrait pas en résonance, et il jeta le bout de tissu. Ainsi qu’il l’avait supposé, Khaddyr n’était pas l’hôte du démon. Achmed ferma les yeux pour absorber le sang à l’intérieur de sa peau, par la seule force de sa volonté. Il n’avait pas mesuré le temps écoulé. Une heure, peut-être cinq, de séchage sans évaporation pendant qu’il se colletait au monstre qu’il accueillait en lui. Il y avait des traces de chaque enfant dont le sang avait été utilisé pour former ce concentré et, s’il avait eu un fond mauvais, cela eût amplement suffi pour faire de lui un nouveau Rakshas. Il goûta au sable des berges de l’Entudenin, à l’argile durcie par le gel de l’Hintervold, à la résine des pins de Tyrian et à la sciure couleur safran d’une arène qu’il n’avait jamais eu l’occasion de voir, le tout s’additionnant de flammes noires. Quand l’inspiration qu’il prit lui fut totalement attribuable et que le sang séché fut friable comme de la poussière rouille, il s’ouvrit à des sons qui venaient vers lui depuis déjà un bon moment, les bruits de personnes en approche. Au-delà de son champ de vision, les Découvreurs se réunissaient. En tremblant, Achmed s’accroupit et tendit la main vers le couteau à dépecer. Ses genoux ployèrent et il tomba en avant, ce qui macula ses mains de traînées de son propre sang. Il ne se souvenait pas avoir déjà été aussi faible… et vulnérable. Si ces Découvreurs se montraient hostiles, il ne pourrait pas faire grand-chose pour s’en protéger. Il exerça une poussée sur le sol, pour tenter de se relever, mais ses muscles le trahirent. Il dut mettre la totalité de ses forces à contribution simplement pour s’accroupir, de façon à protéger son ventre. Il redressa la tête et vit des yeux miroiter dans les profondeurs du tunnel, des centaines… semblait-il à son esprit qui l’abandonnait. Il s’adressa mentalement des reproches, conscient d’avoir été stupide, de s’être laissé surprendre alors qu’il était seul et qu’il venait d’absorber ce concentré caustique qui le privait de tous ses moyens. Qu’est-ce que ça a changé ? se demanda-t-il en silence. Me voici capable d’identifier l’hôte du F’dor. Il est vraiment regrettable que je sois sur le point d’être assassiné par quelques centaines de mes propres sujets, des cavernicoles timides qui prendraient la fuite en me voyant si je ne m’étais pas stupidement placé dans cette situation. Ils approchaient, et il laissa sa tête s’abaisser vers sa poitrine avant de tenter en vain de se relever au prix d’incommensurables efforts. Sa respiration hachée et superficielle s’échappait de sa bouche pendant que les silhouettes émergeaient l’une après l’autre des ténèbres de l’extrémité du tunnel, pour le regarder comme une meute de loups regroupés autour d’une biche blessée. Il s’agenouilla devant ces inconnus, désarmé et dévêtu, sinistrement enduit du suc des sacrifices effectués au-delà du Voile de Hoen. Il discernait du coin de l’œil les reflets des armes, entendait les roues à rochet des arbalètes qu’on bandait. Sa tête devenait trop pesante pour qu’il pût la garder droite, et il batailla pour la redresser de façon à regarder les nouveaux venus dans les yeux, des yeux clairs qui miroitaient dans des tonalités de bleu. Il releva ce détail, car la plupart des Bolgs avaient des yeux aussi noirs que les ténèbres des cavernes d’où ils étaient issus. Il voulut s’exprimer, leur ordonner de le laisser, mais il avait perdu jusqu’à sa voix. Les sons caractéristiques des lames de métal tirées de leur fourreau de cuir se mêlèrent aux cliquetis. Achmed jura encore, non en raison de sa mort imminente mais de l’épouvantable gâchis qui en découlerait. Les Découvreurs avançaient vers lui quand un hurlement terrifiant ébranla le tunnel, un rugissement qui glaça le sang d’Achmed mais lui réchauffa le cœur. De l’index de la main de roche leur parvint le fracas d’un grand nombre de bottes qui martelaient le sol et d’armes qui s’entrechoquaient ; des sons attribuables à des déplacements hâtés par l’inquiétude et la colère. Un autre hurlement s’éleva, cette fois articulé. « C’est quoi, ça ! ? » Les Découvreurs s’égaillèrent aussitôt, pour disparaître dans les boyaux d’où ils avaient si discrètement émergé. Achmed réussit à redresser suffisamment la tête pour voir approcher la silhouette du sergent-major, presque aussi grand que le tunnel était haut et aussi large qu’un cheval de trait, fondant sur lui hors des ténèbres. Un instant plus tard, Grunthor avait atteint la paume de la main de pierre et baissait sur son roi un regard où la stupéfaction se mêlait à l’horreur. « Z’allez bien, commandant ? » Achmed hocha faiblement la tête, en devant mettre à contribution la totalité de ses forces. Sans un mot, Grunthor le souleva, le plaça en travers de ses épaules et le remonta vers la clarté et la chaleur relatives des salles souterraines d’Ylorc. « Z’avez assez chaud ? demanda le géant. — Oui, merci. » Achmed fit des efforts pour s’asseoir dans les draps de soie noire de son lit, trop glissants pour que ce fût facile. « Montre-moi ce que tu as ramené. » Le sergent déballa les objets prélevés dans le butin des Découvreurs et Achmed les examina rapidement, pour s’intéresser plus particulièrement au pot de chambre à l’anse cassée. « Un pot de chambre ? Ils ont échangé mon royaume contre un pot de chambre ? — Les Bolgs savent pas à quoi ça sert, rétorqua Grunthor en passant l’index sur les reliefs du sceau. Tout c’ qui compte pour eux, c’est les armoiries. » Il lui tendit le sceau royal. « Pourquoi qu’ le vieux Gwylliam a réclamé c’ machin quand il agonisait, d’après vous ? Croyez qu’il voulait promulguer un décret juste avant d’aller bouffer des pissenlits par la racine ? » Achmed haussa les épaules. Il recouvrait lentement des forces, ainsi que ses esprits. Il sentait dans les profondeurs de son être le lien du sang, l’imprimatur qui le liait à l’hôte du F’dor, cet individu qu’il n’avait pas encore identifié et qui se dissimulait quelque part à l’ouest des contreforts des Dents. « Il l’a réclamé en même temps qu’il réclamait la Corne, rappela-t-il en s’adossant aux oreillers. Passe-moi le manuscrit qui parle de cet objet, et que j’avais préparé à l’intention de Rhapsody. Peut-être existe-t-il un lien entre ces objets. » Grunthor se leva et alla prendre le document posé sur le bureau du roi. « Feriez mieux d’ vous reposer un peu. J’ suis sûr que vous en avez foutrement besoin. Comme moi, d’ailleurs, vu que j’ai dû trimballer Vot’ Splendeur jusqu’ici. En fait, j’ m’ demande si j’ m’en remettrai de sitôt. » Achmed sourit, pour la première fois depuis leur retour des tunnels. « Je me contenterai d’un coup d’œil rapide, sergent. » Achmed déroula le manuscrit et Grunthor soupira en s’affalant dans le fauteuil placé à côté du lit. Il savait par expérience que le roi en aurait au minimum pour deux heures. Il y avait longtemps qu’il s’était endormi quand il releva une modification dans la pièce. Il se redressa aussitôt pour se tourner vers Achmed, qui était allé s’asseoir à son bureau pour étudier attentivement le vieux parchemin. « Alors ? » demanda Grunthor en s’étirant et bâillant. Les yeux du roi Firbolg brillaient de surexcitation, lorsqu’il pivota vers lui. « J’ai trouvé. — Et ? — La Corne… C’est cela, le Grand Sceau. Il s’agit du testament, de l’authentification qui porte témoignage de l’accord qu’il a imposé aux Cymriens en échange de l’avenir qui serait le leur sur ces terres. « Quand les Trois Flottes ont levé l’ancre, tous étaient conscients de se rendre à l’autre bout du monde afin de perpétuer leur culture, la société de Seren. Pour Gwylliam, ce devait être un moyen de garantir les droits de sa lignée. Il ne voulait pas sauver que ses sujets mais aussi sa monarchie. » Il leva le parchemin sous la clarté de la bougie, pour le montrer à Grunthor. Le sergent regarda par-dessus son épaule les illustrations du cor et des quais de trois villes portuaires de Serendair. « Tout indique que le coût d’une place à bord d’un des vaisseaux qui ont quitté l’ancien monde avant le cataclysme était l’engagement de répondre à l’appel de cette corne. En embarquant, chaque réfugié a fait serment d’allégeance à Gwylliam, ainsi qu’à tous ses descendants, en posant la main sur cet objet. La Corne était le garant de ce pacte. C’était comparable aux pouvoirs de baptistrelle de Rhapsody… le plus solennel des pactes scellé devant le symbole d’une incommensurable puissance, la sortie des flots de l’Enfant Endormie au large du pays où débute le Temps, formulé par le gouvernant suprême de ces terres. Voilà pourquoi les Cymriens de toutes les générations doivent se regrouper pour répondre à son appel. Tous ceux qui ont prêté serment sur le cor ou leurs descendants sont liés à celui qui les convoque, par la plus contraignante de toutes les obligations. » Grunthor l’approuva de la tête et Achmed se rassit et gloussa. « Qu’est-ce qu’il y a de si drôle, commandant ? » Le roi roula le manuscrit et le fit claquer sur la table. « C’est Rhapsody qui va l’utiliser. » 56 Le Cercle, Gwynwood AU TOUT DÉBUT DES TEMPS qui alimentent nos souvenirs, les légendes décrivent les dévastations provoquées par le dragon Elynsynos, narrent sa destruction du continent occidental suite à la colère suscitée par le débarquement de la Première Flotte. D’après ces histoires, Merithyn, l’amant explorateur du dragon, n’était pas parmi eux quand ces exilés débarquèrent. Par dépit, Elynsynos fit jaillir de ses entrailles une énorme sphère de feu, un moyen d’exprimer son vif mécontentement et sa furie dévastatrice. Ce souffle igné calcina la forêt vierge autour du Grand Arbre Blanc et dressa sur le pourtour de Gwynwood un mur de feu inextinguible, en réduisant en cendres tout ce qu’il y avait jusqu’à la côte à l’exception du Grand Arbre Blanc lui-même, même si certains soutiennent que ses plus hautes branches sont encore noircies par des traces fuligineuses. Toujours d’après les légendes, le feu se propagea rapidement vers l’est et finit par atteindre la province centrale de Bethany et le trou béant donnant jusqu’au centre du monde, qui s’embrasa tel un geyser igné et s’éleva en rugissant dans le ciel étoilé, visible à des lieues à la ronde. Par chance, cela servit également de coupe-feu, ce qui sauva le reste du continent des effets de la colère du dragon. Khaddyr savait depuis toujours qu’il s’agissait de pures affabulations. Tous les Filids en avaient conscience. Gwynwood était une forêt primale où on ne trouvait ni broussailles ni arbres ayant pu proliférer dans les cendres d’une telle catastrophe. Il n’y avait eu aucun incendie aussi important, pas de quoi menacer le moindre village ou avant-poste, seulement des feux accidentels dus à la foudre ou aux attaques que les troupes de Gwylliam avaient lancées pendant la Guerre cymrienne. Il fallait tout ignorer du bois et des forêts pour croire à ces fables de dragon destructeur. Ce qui n’empêchait pas Khaddyr de rêver de sa fureur. La demeure de l’Invocateur était un palais en bois d’une étrange beauté qui se dressait en dessous, à l’intérieur et au-dessus des arbres du pourtour du Cercle. Il s’agissait d’une construction vivante, composée tant de bois mort que vert, un composant de la forêt. Cette demeure lui revenait avec sa nouvelle charge, et se l’approprier l’avait ravi. La première fois qu’il y était entré en étant son nouveau maître, des émotions contradictoires l’avaient assailli… une exultation enivrante qu’emportaient par instants des ondes de terreur et de culpabilité. Comme son père avant lui, il avait grandi en considérant que cette habitation magnifique appartenait à Llauron, car il ne s’y était rendu que sur son invitation. Suivre les couloirs de bois ciré sinueux en se sachant le nouveau maître des lieux lui procurait une satisfaction perverse. Les vieilles servantes de Llauron, Gwen et Vera, l’avaient accueilli avec froideur, refusant de soutenir son regard mais exécutant ses ordres sans broncher. La première nuit, après avoir commandé son dîner, Khaddyr leur ordonna de remplacer la literie du lit délicatement sculpté de la chambre de Llauron par des draps neufs en toile de Sorbold et il faillit rire des expressions horrifiées de ces deux femmes âgées. « N’oubliez pas de glisser des briques chaudes entre les draps pendant que je termine mon cordial, avait-il dit à Vera. Le vent est mordant, ce soir. Je veux avoir un lit douillet. » Pour parfaire son confort, il avait déjà désigné un acolyte, une très jolie jeune femme à laquelle il avait enseigné les sciences médicales plusieurs saisons plus tôt, pour célébrer la fin de l’obligation de célibat imposée à tout Taniste de l’Invocateur. Il avait vu ses servantes la guider vers le haut des marches avant qu’il ne passe à table, cette première nuit, mais sa résistance l’avait fortement irrité. Tout indiquait qu’il devrait lui faire réviser ses leçons d’obéissance et de devoir. Quand la jeune femme en pleurs était libérée des sangles qui l’assujettissaient au lit et emmenée hors de sa chambre, Khaddyr plongeait dans un sommeil aussi profond que réparateur. La voix de son prédécesseur, qui avait longtemps hanté son esprit, s’était enfin tue et n’exigeait plus de lui qu’il exécute toutes ses instructions. Tout était conforme à ce qu’il avait prévu. Il occupait le poste de Llauron et les plaisirs de la chair étaient aussi agréables qu’il l’avait imaginé, pour ne pas dire bien plus ainsi conjugués à l’exultation due au fait de pouvoir imposer ses moindres volontés à la jeune femme récalcitrante. Khaddyr avait découvert que ses suppliques et ses appels à l’aide apportaient une intensité supplémentaire à ce qu’il ressentait, et il se laissait emporter dans les ténèbres de l’inconscience en cherchant d’autres moyens de parvenir à de telles satisfactions. C’était toujours après une jouissance extrême que ses visions du dragon étaient les plus réalistes. Dans les ténèbres de ses rêves, les cieux devenaient ensanglantés. Il avait au début attribué ces cauchemars à un subconscient influencé par les draps souillés de sang qu’il avait fait remplacer par Vera, au cours de la première nuit. Mais le ciel était ensuite resté écarlate, et scindé par des parois de flammes qui s’élevaient jusqu’à des nuages agités composés de cendres et de fumée. Son œil mental grimpait au-dessus du feu pour monter haut dans le ciel et se river sur une forêt visible au-delà de l’horizon. Il y voyait un énorme ophidien ailé dont les écailles cuivrées reflétaient l’incendie qui ne cessait de s’étendre, une bête lovée autour du pied d’un grand chêne blanc, un arbre en fleurs bien que ce fût le cœur de l’hiver. Le Grand Arbre Blanc à l’époque de l’enfance de la Terre, se dit Khaddyr. Et Elynsynos en personne. Le dragon s’étira sous la clarté des flammes, nanisant les arbres lorsqu’il s’envola en déployant ses ailes au-dessus de la nappe de fumée, pour disparaître dans un tourbillon de cendres. Il reporta son intérêt sur la forêt dans laquelle il se dressait. Il entendait dans le lointain les hurlements de panique des Filids qui s’égaillaient, le froc en flammes, pour choir sur le sol de la forêt en embrasant les feuilles sèches que dissimulait une fine couche de neige. Les paroles d’apaisement et les instructions qu’il prononçait n’avaient pas le timbre de sa voix mais celui plus sonore de celle de Llauron. C’était secondaire, car les victimes terrifiées ne lui prêtaient pas attention et se précipitaient au-devant de morts si atroces qu’il en sentait la puanteur même après son réveil. Le dragon, hurlait toujours une femme, alors que le rêve se diluait dans l’obscurité. Le dragon arrive. Il lui avait fallu plusieurs heures pour éliminer son angoisse, la première fois que ce rêve l’avait assailli, mais comme il se répétait de façon aléatoire, Khaddyr finit par s’accoutumer aux tremblements qui lui succédaient, aux sueurs froides. Depuis qu’il avait signé un pacte avec le démon, il n’avait plus peur du feu et était débarrassé de la faiblesse qu’engendre la compassion. Bien peu de choses auraient pu encore l’inquiéter. Il s’était mis au service d’un maître tout-puissant dont il partageait en partie les pouvoirs. Il avait attendu depuis toujours de devenir Invocateur et il ne permettrait pas aux tiraillements d’une conscience dont il s’était dépouillé de le priver des plaisirs découlant de son nouveau statut. « Tu n’es qu’un mythe ! » se surprit-il à crier en direction des caissons du plafond, après s’être réveillé en sursaut d’une telle vision. « Je ne me laisserai pas intimider par ce qui n’est qu’invention, même si cette illusion est aussi vieille que les hommes ! Tu n’es que fumée ! » Seul le silence de sa demeure lui répondit. Navarne Des braises éteintes formaient des monticules détrempés dans les ruines calcinées de la Maison du Souvenir. Elles noircissaient la neige cristalline et la changeaient en flaques de fange lugubres là où s’était dressé ce grand avant-poste, un des anciens monuments érigés à la persévérance et à la bravoure avant de devenir des témoignages de lâcheté et de malignité. La première de ces constructions de l’Ère cymrienne, une fière forteresse qui avait résisté aux innombrables dangers de ces terres, aux guerres et au passage des ans, avait été réduite en tas de pierres privés de signification. Tout avait été détruit, à l’exception d’une harpe pas plus grande qu’une paume. Solidement calé au-dessus de la première cavité du tronc de la jeune pousse de Sagia, à l’emplacement autrefois occupé par la cour centrale, l’instrument miniature émettait des notes peu sonores mais ininterrompues dans les ténèbres, une mélodie qui tressait un cocon protecteur et thérapeutique autour du jeune arbre et du sol sur lequel il se dressait. Là, entre les branches argentées de ce rejeton du vieil arbre, né là où le clair d’étoile avait pour la première fois caressé la Terre, brillait l’espérance, une minuscule lueur d’espoir qui refusait de s’éteindre, d’être emportée par le feu, la tempête ou les ténèbres de la nuit. En cet endroit si particulier, à l’intérieur de ces ruines glaciales, se trouvait une source intarissable, la chaleur d’un amour si profond qu’il avait permis au jeune chêne de se parer de fleurs à la blancheur aussi pure que celle de la neige. Ashe, qui s’était allongé sous cet arbre pour prendre du repos, se leva avec lassitude d’un sommeil agité. Il se sentait plus proche de Rhapsody, en ces lieux qu’elle avait sanctifiés par ses chants. Il était évident qu’ils avaient absorbé une partie du feu élémental qui se consumait en elle. Ici, ses rêves avaient été agréables, tout au moins au début, mais ils s’étaient progressivement transmués en sombres regrets et en insoutenable isolement. Ses paroles lui furent rappelées par le vent glacial. Je ne désire pas te revoir avant la réunion du Conseil. Et il n’est pas garanti que j’accepte de te rencontrer ensuite. Le monde entrait en résonance autour de lui, comme à son arrivée. Il caressa doucement l’écorce du jeune arbre, qu’il trouva agréablement chaude sous ses doigts glacés. « Je t’aime, Aria », murmura-t-il. Le réveil de son autre nature faisait trembler et picoter ses mains. Adieu, Ashe. Puisse ta vie être longue et heureuse, et n’oublie pas de fermer la porte en partant. La colère le consumait de nouveau et il se remémora d’autres paroles qu’elle avait prononcées longtemps auparavant, en des temps meilleurs, alors qu’ils se découvraient l’un l’autre en tant qu’amants et voyageaient ensemble, dissimulés dans le refuge qu’il s’était aménagé derrière la cascade. Il s’agissait de propos mélancoliques, exprimés avec la franchise d’une confiance partagée, devant un feu crépitant. Mon passé est comme un couloir jalonné de portes que j’ai laissées ouvertes, sans avoir l’intention de les refermer un jour. Je n’ai jamais clos une porte à moins d’y être contrainte, dans l’espoir que la vie me sourirait de nouveau si j’y restais préparée. Ce qu’il y avait de définitif dans sa voix gênait sa respiration, irritait le dragon tapi dans son sang. N’oublie pas de fermer la porte en partant. Ashe entendit le claquement et sentit la digue de sa résolution se fissurer et céder. Le dragon se libéra de la prise précaire qu’il lui avait tant bien que mal imposée. Comme s’il se noyait dans une sombre crue, son conscient fut remplacé par celui de la bête et le vide présent au cœur de son être l’engloutit. Il disparut dans des profondeurs plus obscures que la mort pendant que le dragon se dressait, devenu tout-puissant. Gwynwood Au début de l’attaque, quand les éclairs qui s’abattaient du ciel calcinèrent les premiers arbres de l’orée de la forêt, Khaddyr s’éveilla en sursaut et s’assit en tremblant. Il n’ignorait pas que ces cauchemars n’étaient que les manifestations importunes de ses angoisses, sublimées par de très vieux mensonges, mais il avait la certitude qu’il y avait cette fois un élément différent. Il percevait cela dans la Terre. Il savait que le dragon était à sa recherche. La terreur le priva de tous ses moyens, au point qu’il redouta de mouiller son lit, mais il finit par se ressaisir après mûre réflexion. La forêt de Gwynwood était bien plus puissante que n’importe quel dragon, même Elynsynos en personne. Sa force résidait dans le Grand Arbre Blanc, réceptacle vivant de l’énergie de la Terre, dernier des lieux de naissance du Temps. C’était pour cette raison que les Filids s’étaient installés dans le Cercle pour consacrer leur vie à le soigner et le nourrir. L’Arbre était le jalon du commencement du monde, et l’Invocateur de l’ordre qui veillait sur lui pouvait utiliser sa puissance pour protéger la sainte forêt. Il avait souvent vu Llauron le faire. Llauron qui avait péri. Khaddyr le remplaçait, et s’il venait d’entamer le rituel de désacralisation du sol autour des racines du Grand Arbre, en l’aspergeant de son sang pour le plier aux volontés de son maître, il se savait capable de dénaturer sa puissance après avoir chassé le dragon. Taniste de Llauron pendant trois décennies, il était devenu le nouvel Invocateur, un fait attesté par une baptistrelle et donc incontestable. Il se leva lentement de son lit magnifique et enfila une robe grise d’une grande simplicité. Il gagna en traînant les pieds la salle d’ablutions et se lava le visage et les mains dans la cuvette en céramique. La face qui lui retourna son regard dans le miroir était pleine de noblesse, estima-t-il, libérée des rides des soucis et des corvées qui avaient pesé sur ses traits aussi longtemps qu’il n’avait été qu’un simple guérisseur. Devenir Invocateur lui avait apporté force et prestance, tout autant que la puissance inhérente à ce lieu. Il tendit la main vers le bâton qui symbolisait sa charge et caressa le chêne blanc, pour admirer les miroitements du feu reflétés par la feuille de chêne en or qui le couronnait. « Je l’attends de pied ferme », murmura-t-il en souriant. Son reflet lui retourna une expression pleine d’assurance. « Le dragon peut venir ! » Avant même que le feu n’atteigne l’orée interne de la forêt, tous avaient pu constater que le dragon ne détruisait pas tout sur son passage. Contrairement à ce qu’on pouvait lire dans les vieux grimoires, nulle ombre reptilienne démesurée n’obscurcissait le sol. Il n’y avait aucun fracas de tremblement de terre et nul mur d’eau vertigineux ne se profilait au large. Il eût été facile de prendre le stade initial de cette attaque pour un simple feu de broussailles hivernal qui se propageait dans la sainte forêt avec une rapidité qu’encourageait le vent. Les habitants des villages alentour redoutaient tant de tels incendies qu’ils étaient venus en grand nombre se placer sous la protection du Cercle, cherchant à s’abriter sous la ramure du Grand Arbre Blanc. Ils repartirent pour regagner leurs demeures dès qu’ils constatèrent que les flammes suivaient les routes en épargnant hameaux, hospices et camps des forestiers qui servaient de guides aux pèlerins le long de la Route des Cymriens. On entendit au moins un paysan faire un commentaire sur les pouvoirs du nouvel Invocateur, un homme si puissant que même le feu n’osait s’en prendre à ses fidèles. Soyez béni, Votre Grâce. Khaddyr se dressait sous l’Arbre et les regardait passer. 57 LARK SORTIT DES OMBRES DU FEU, en tremblant. Le bois brûlait, même si les flammes avaient épargné villages et auberges comme pour ménager les fidèles et leurs habitations. Alors que l’incendie se dirigeait vers le Cercle à des fins vengeresses. À plusieurs lieues de là, son herboristerie et ses terres avaient été consumées par une vague ignée qui longeait l’orée de la forêt, teintant en orangé la neige blanche et la terre brune. Les branches des arbres la surplombant s’embrasèrent avant même que le feu n’eût atteint ce secteur, pour faire pleuvoir autour d’elle des gouttes ignées qui semblaient la suivre où qu’elle aille. Khaddyr, pensa-t-elle, au désespoir. Je dois rejoindre l’Invocateur. Pendant qu’elle pressait le pas sur la route forestière, devant le mur de flammes, elle vit des centaines – pour ne pas dire des milliers – de fidèles qui allaient de tous côtés dans les bois, et leurs propos arrivaient jusqu’à elle. Le vent charriait des récits invraisemblables, des fragments d’histoires se rapportant à un homme noir qui sortait de ce brasier en étant indemne, guère plus qu’une ombre emmitouflée de brume. Des rumeurs qui n’intéressaient pas plus Lark que les cris que s’adressaient les fuyards, jusqu’au moment ou elle entendit le mot : « Dragon. » Elle dut s’arrêter pour reprendre son souffle, car la frayeur engendrée par ce nom avait interrompu les battements de son cœur, expulsé l’air de ses poumons. Quand elle put respirer de nouveau, elle leva un bras pour protéger ses yeux irrités et se mit à courir vers le Cercle. L’Invocateur se dressait dans l’ombre du Grand Arbre Blanc, appuyé sur le bâton couronné d’une feuille de chêne en or qui reflétait les flammes en approche. Khaddyr respirait à pleins poumons ; il inhalait l’odeur des feuilles brûlées et de la fumée. Tout autour de lui, les Filids cédaient à la panique, se précipitant vers l’ouest, le côté où le rideau de feu ne cernait pas la forêt intérieure. Il avait tenté de les rassurer, de leur affirmer qu’ils ne risquaient rien sous la ramure du Grand Arbre Blanc, mais la peur avait été la plus forte. Il ne pouvait leur imposer ses volontés et il était condamné à les regarder se précipiter au-devant d’une mort atroce. « Votre Grâce. » Des mots murmurés, presque couverts par les rugissements du feu. Khaddyr se tourna vers Lark qui était debout derrière lui, le visage transmué en masque fuligineux. Il sourit imperceptiblement. « Ah, Lark ! J’aurais dû me douter que vous seriez la seule à avoir le courage de rester. — Je suis venue vous annoncer que je pars à mon tour et vous conseiller d’en faire autant. Venez avec moi, Votre Grâce. Il doit encore être possible de fuir vers l’ouest. Le dragon approche. » Lark regardait le ciel rougi et le visage habituellement serein qu’elle devait à ses ancêtres lirins était crispé par la panique. « Il arrive, insista-t-elle. Nous devons partir sans perdre un seul instant. » Khaddyr lui tapota l’épaule en faisant un effort pour empêcher sa main de trembler. « Il ne pourra pas pénétrer à l’intérieur du Cercle, Mère, dit-il sur le ton le plus rassurant possible. Dragon ou pas, la famille d’Anwyn ne détient plus aucune autorité sur Gwynwood dont seul l’Invocateur est le maître. » Il serra le bâton de chêne blanc, et la clarté de l’incendie qui faisait rage dans le lointain se refléta sur la feuille d’or de son pommeau. Lark lorgna rapidement par-dessus son épaule les nuages qui s’obscurcissaient et brassaient les lueurs ensanglantées. « En son temps, Llauron contrôlait toute la forêt, dit-elle d’une petite voix. Rappelez-vous la plaie des sauterelles jaunes et le grand orage estival d’il y a dix ans. Il a ordonné aux insectes de repartir et au vent de tomber, et ils ont obéi. Il y a quelque chose qui cloche, Khaddyr. Vous auriez dû pouvoir arrêter cette nouvelle menace à l’orée des bois. Mais le dragon approche et la forêt est consumée par sa colère ! Je vous en conjure, fuyez si vous tenez à la vie ! » Khaddyr désigna l’ouest et le brasier. « Partez, quittez ce lieu si la peur vous tenaille. Le dragon ne m’impressionne pas. Mon pouvoir est ici absolu… je dis bien absolu ! Vous m’avez vu prendre le symbole de cette charge dans la main sans vie de Llauron. Vous êtes ma Taniste mais fuyez, si vous doutez de moi. Votre présence ne m’est plus d’aucune utilité, ici. » L’expression de Lark se durcit. « En ce cas, c’est entendu. Bercez-vous d’illusions. Restez et soyez consumé en même temps que votre puissance absolue… Voilà qui devrait faire un beau bûcher funéraire. » Elle pivota sur ses talons et s’éloigna en courant sous une grêle de feuilles embrasées charriées par le vent. L’incendie faisait rage, de plus en plus proche, mais Khaddyr ne connaissait toujours pas la peur. Aie foi, s’ordonna-t-il. Ne t’écarte pas de la voie qui t’a été tracée. Les paroles de son maître lui revinrent à l’esprit, prononcées à mi-voix dans les ombres des feux de joie du carnaval d’hiver. Une autorité incontestée, l’invulnérabilité et la vie éternelle. Khaddyr serra plus fermement encore son bâton, en essayant de contenir sa surexcitation. Je tuerai le dragon comme j’ai tué Llauron. Il sentait la chaleur due à l’éveil de ses pouvoirs le parcourir. Je serai celui qui a vaincu la puissante Elynsynos, celui qui l’aura rejetée dans l’éther. Je détiens la puissance. Il eut un rire sonore. « Le dragon peut venir ! cria-t-il au ciel embrasé. Je l’attends de pied ferme ! » Comme pour lui répondre, le sol trembla. Khaddyr ouvrit les yeux. Les murs de feu qui avaient atteint le Cercle semblaient se diviser, pour créer un couloir d’obscurité entre les voiles ondulants de lumière. Bien que cerné par une chaleur étouffante, Khaddyr fut soudain transi. Car au cœur des flammes rugissantes et des tourbillons de fumée se dressait l’ombre d’un homme. Le capuchon de son manteau avait été rejeté en arrière, révélant des cheveux cuivrés sur lesquels se reflétaient les flammes comme s’il s’agissait d’un serviteur de cheminée. À cette exception près, toutes ses caractéristiques physiques étaient masquées par l’obscurité. Le feu dansait autour de lui comme s’il n’était qu’une ombre. « C’est impossible, murmura Khaddyr. Gwydion ? » Serait-il revenu d’entre les morts ? Il existait des choses que son esprit refusait d’admettre. Ce fut en tremblant que l’Invocateur se leva, tant en raison de son âge que de sa terreur. Il tendit le bâton de chêne des Filids, le bâton de Llauron, vers l’individu dressé au centre du brasier. « Slypka », dit-il pour imposer aux flammes de s’éteindre. Leur intensité décrut un peu, rendant les contours de l’homme plus distincts. Khaddyr inhala puis planta le bâton dans l’herbe sèche, juste à côté de lui, avant de s’appuyer sur lui pour bénéficier de son soutien. Lorsqu’il recouvra l’usage de sa voix, il s’exprima avec calme. « Je te l’ordonne par le pouvoir du Cercle, Gwydion ap Llauron : Quitte sur-le-champ ce bois sanctifié. » Il prit une autre inspiration, et la fumée caustique agressa tant ses narines que ses poumons. Le savoir de la forêt, la puissance de Gwynwood, chasseraient le dragon. Il le savait. L’Invocateur en avait le pouvoir. Il en avait le pouvoir. Mais le sombre personnage ne cilla même pas. Khaddyr affermit sa prise sur le bâton, et la feuille d’or de son extrémité refléta la clarté du brasier qui les cernait. « Je suis l’Invocateur, Gwydion ! proclama-t-il d’une voix sonore pour être entendu malgré les grondements des flammes. Mon ascension a été validée par les lois du Buda Kaï, en présence d’une Canwr qui a servi de témoin et de héraut. Tu ne peux me défier en ce lieu, pas sous une lune croissante. Il n’est possible de contester les résultats d’un défi que si elle décroît. Par ailleurs, tu déshonorerais la mémoire de ton père, si tu agissais de la sorte… » Le bâton qu’il tenait s’embrasa à son tour. L’Invocateur cria et le lâcha, pour voir se consumer – en étant horrifié – le symbole de la charge pour laquelle il avait vendu son âme. En quelques secondes le bâton fut réduit en cendres que le vent se chargea de disperser, ne laissant sur le sol que la feuille d’or. Un ornement qui finit par se liquéfier en une petite flaque brillante parcourue par les reflets des flammes. Le personnage d’ombre ouvrit les yeux et Khaddyr hoqueta. D’un bleu incandescent, aussi lumineux que les feux du noyau de la Terre, deux points venaient d’apparaître dans la noirceur autrement impénétrable de son visage, sous des cheveux qui se fondaient dans les voiles ignés bondissants qui l’entouraient. Khaddyr recula d’un pas, en essayant d’empêcher sa voix de trahir une terreur que son expression révélait déjà. « Gwydion… — Qui est l’hôte du démon ? » Les mots prononcés par l’ombre ébranlèrent le sol sous les pieds de Khaddyr, ce qui le fît trébucher et choir sur un genou. Il s’agissait de sons plus proches d’un rugissement que de paroles, un ensemble de tonalités multiples de soprano, alto, ténor et basse dans lesquelles crépitait la férocité d’un grand vent qui attisait les flammes. Seul un borborygme s’échappa de la gorge de Khaddyr. « Dis-le-moi », exigea la sombre silhouette. Le feu devint plus intense, pour s’assortir à la chaleur de sa voix. « Je… je l’ignore », balbutia Khaddyr. Le palais sylvestre s’embrasa. Les vitres des fenêtres renvoyaient vers le ciel le reflet des flammes déchaînées comme les toits des diverses ailes orientées sous des angles surprenants éclataient en énormes gerbes d’étincelles qui retombaient sur les jardins en sommeil entourant la demeure de Llauron. Des langues de feu léchèrent la tour qui surplombait la ramure pour la transformer en colonne de feu éblouissante. « Dieu Unique révéré… » murmura Khaddyr. Une autre silhouette s’élevait sur l’arrière-plan embrasé, visible derrière l’homme, brouillée et éphémère. Sa tête ophidienne s’étirait vers le ciel au-dessus des arbres consumés. Ses yeux avaient le même éclat bleuté impitoyable que ceux de l’homme d’ombre, ses énormes pupilles étant des fentes verticales pas plus larges que des lames de rasoir qui s’étrécirent encore. De grandes ailes écailleuses couleur cuivre, miroitantes et translucides sous tant de clarté, se déployèrent à l’aplomb du Cercle en brassant de sombres voiles de brume. Sa grosse voix sifflante s’exprimait en parfait synchronisme avec celle de l’homme qu’elle surplombait. « Qui est l’hôte ? » Une question qui ébranla la Terre. Khaddyr déglutit et découvrit un goût de sang au fond de sa gorge. « Pardonnez-moi, Gwydion, mais je ne peux répondre. Je vous redoute en ce bas monde, mais je crains bien plus encore ce qui m’attend dans l’Au-delà. Soyez clément. » Le rugissement assourdissant de l’ombre-dragon couvrit tant le vacarme de l’incendie de la forêt que les hurlements des Filids qui fuyaient ; il fit voler en éclats les vitres restantes et ébranla la ramure du Grand Arbre Blanc qui se dressait, solitaire et intact, au centre de cette scène infernale. Le personnage humain ferma ses yeux bleus qui disparurent dans son visage obscur. « Je ne t’autorise pas à nous quitter si vite », décréta Ashe dont la voix se parait des divers timbres propres au dragon. Il leva un bras et le tendit vers le prêtre, le grand guérisseur désormais prostré sur le sol de la forêt. « Luhtgrin », dit-il dans la langue des Filids. Inversion. « Cartung. » Maintien. Khaddyr sentit ses pieds s’engourdir. Puis ses orteils lui infligèrent une indicible souffrance comme ils se tournaient sous un angle inconcevable. Il poussa un épouvantable hurlement quand la peau se rétracta pour dénuder tous les muscles et les nerfs. L’horreur de ce qu’il subissait parvint à son cerveau, qui s’en déconnecta à son tour. Ses pieds venaient de se retourner comme des chaussettes. Khaddyr hurla encore, un gémissement de terreur suraigu. « Dis-le-moi, insista le sombre personnage d’une voix à la fois humaine et reptilienne. Dis-le-moi ou je te laisse ainsi, sans t’accorder la délivrance de la mort. » Ce fut avec des claquements épouvantables que les rotules de Khaddyr se retournèrent à leur tour. « Arrêtez, par pitié ! » L’homme-ombre et son double reptilien approchèrent lentement sur l’herbe calcinée pour finir par surplomber Khaddyr. Le temps que l’humain et le dragon arrivent près de lui, le Filid se contorsionnait de souffrance, les os longs de ses cuisses reposant sur l’herbe ensanglantée. Avec un autre craquement puis un crissement épouvantables, ses parties génitales et ses hanches se retrouvèrent exposées sur un lit de chair et de peau qui frémissaient, au milieu d’artères parcourues de hideuses pulsations. Les marmonnements de Khaddyr étaient incohérents. D’un grand geste, Ashe tira Kirsdarke de son fourreau suspendu dans son dos et en appliqua la pointe sur la gorge du vieil homme. Un court instant, les yeux de Khaddyr redevinrent limpides. Il regardait les ondulations se déplacer sur la lame comme les vagues blanc-bleu de l’océan, sur toute la longueur de la vieille rapière. « Pitié », murmura-t-il à l’instant où son thorax s’inversait pour mettre au jour son cœur emballé et ses poumons soumis à si rude épreuve. Sifflements, giclements et déchirements hideux couvrirent pratiquement ses paroles. « Vous aurez besoin de moi, Gwydion. D’un guérisseur. Rhapsody aura besoin… » La pointe de l’arme s’enfonça un peu plus dans les chairs. « Que sais-tu sur Rhapsody ? demanda Ashe dont la voix aux tonalités multiples secoua les feuilles incandescentes des branches roussies les surplombant. De quoi Rhapsody aura-t-elle besoin ? — Lorsqu’elle… » Khaddyr hoqueta et vit ses doigts se retourner à leur tour. « Lorsqu’elle… » Une minuscule racine jaillit des profondeurs de ses viscères révélés aux regards. Sitôt après, elles étaient innombrables à s’entortiller autour de ses organes vitaux. Ces cirres grossirent rapidement, devenant des torons noueux hérissés d’épines qui se refermèrent sur le cœur de celui qui s’était pris pour un Invocateur et le comprimèrent. Une puanteur insoutenable couvrit l’odeur du feu. « De quoi aura-t-elle besoin ? Que votre âme soit maudite, Khaddyr… Qui est le F’dor ? » Khaddyr poussa un gargouillis étranglé puis dirigea une dernière fois vers Gwydion des yeux vitreux aveuglés par la souffrance. « Tuez-moi, murmura-t-il comme de la sueur mêlée de sang suintait de son front. J’implore miséricorde… » L’homme-ombre se pencha afin que l’Invocateur pût l’entendre. « Va annoncer à ton maître que je viens le chercher », fît-il sans desserrer les dents. La liane exerça une brusque poussée et le cœur de Khaddyr éclata, projetant des jets de sang vermeil dans les airs où l’éclat de l’incendie les métamorphosa en gouttes de lumière. Ashe recula pendant que la liane se lovait et retournait Khaddyr, le faisant basculer sur son estomac et ses intestins désormais répandus autour de lui. Peu après des douzaines d’autres cirres sortaient de son corps pour l’envelopper entièrement. Puis, avec un bruit sec, Khaddyr fut entraîné sans ménagements sur les buissons et les troncs abattus des arbres sacrifiés dans ce brasier. La puanteur devint insoutenable quand il atteignit les flammes, et Ashe dut abriter ses yeux pour les protéger de l’explosion de noirceur qui s’ensuivit. Le F’dor avait repris ce qui lui appartenait. Pour la deuxième fois cet hiver-là Ashe se dressait sous l’Arbre, épuisé au milieu de la dévastation attribuable au feu. Les Filids allaient et venaient tels des somnambules dans cette scène de désolation, s’arrêtant pour regarder les ruines de l’arbre-palais, enjambant les gravats et autres vestiges du merveilleux château qui s’était trouvé au centre du Cercle. Ashe sentait à la limite de son champ de perception Gwen se déplacer lentement dans les ruines des chambres qu’elle avait autrefois entretenues pour le compte de son père, perdue en ces lieux qu’elle avait mieux connus que toute autre personne. Il ferma les yeux et chassa sa présence de son esprit. Le dragon qui vivait en lui s’était assoupi, à présent qu’il avait étanché sa soif de destruction. Avoir conscience de sa seconde nature était aussi irritant qu’un muscle ankylosé. Les prêtres restés loyaux à Llauron regardaient les vestiges du cercle d’arbres entourant le Grand Chêne Blanc en étant atterrés. Toutes les essences connues avaient été représentées, avant l’incendie, et il s’agissait dans certains cas des derniers spécimens. N’en subsistaient que des troncs calcinés, des fûts de cendres tendus vers le ciel tels des doigts brisés. Seul le Grand Arbre Blanc était intact, bien que maculé de suie. Ses branches privées de feuilles reflétaient un soleil diffus, s’étiraient vers les cieux dont les séparait la fumée toujours en suspension dans l’atmosphère. Le feu ne peut rien contre toi. Le vent fraîchit et ébouriffa les boucles rousses de sa chevelure, et Ashe put entendre la voix de Llauron. Merci, mon fils. Ashe se détourna pour s’éloigner dans la forêt toujours fumante, à la recherche de Lark et de ses acolytes. 58 Tyrian LES DIVERS ÉLÉMENTS de l’immense palais royal de Tyrian étaient dispersés sur chaque colline de la ville, avec au point culminant du Tomingorllo la salle du trône. Au pied de la première éminence, Newydd Dda, se trouvaient la grande salle et une partie des quartiers d’habitation du monarque inexistant et de ses conseillers. C’était là que Rhapsody avait organisé sa rencontre avec Rial, seigneur protecteur de Tyrian. Elle était avec Oelendra dans la grande rotonde dont elles admiraient l’architecture magnifique. Contrairement à la conception simple et austère de la salle juchée au sommet du Tomingorllo, le palais principal construit au pied du Newydd Dda était un véritable joyau, la résidence où étaient autrefois logés les ambassadeurs et où se traitaient les affaires internationales. Situé à l’intérieur d’une immense cour et ceint par une muraille massive flanquée de tours de guet en pierre, ce palais avait une majesté bien plus grande encore que celle de la demeure béthanienne du Seigneur de Roland. Ce fut en ouvrant de grands yeux, toujours irrités par les larmes récemment versées, que Rhapsody contempla la scène en étant émerveillée. La rotonde contenait en son centre un énorme foyer circulaire qui chauffait la totalité du palais et de ses ailes, les maintenant à une température idéale en toutes saisons. La construction avait été érigée autour des plus grands arbres qui croissaient désormais à l’intérieur, avec une impensable diversité de plantes et de fleurs, tous maintenus dans des conditions idéales par cette source de chaleur qui donnait à l’ensemble des allures de serre. Un écran en cristal facetté entourait ce foyer et ses reflets prismatiques avaient sur Rhapsody un effet hypnotique. Elle et Oelendra s’assirent sur un des bancs de bois recouverts de coussins situés en face de l’âtre pour attendre que le seigneur protecteur vienne les retrouver. Elle s’intéressa aux éléments de bois délicatement ouvragés du palais, polis au point d’avoir acquis l’éclat d’un miroir dans lequel nul ne se mirait. Les motifs du sol, une mosaïque géante de marbre aux couleurs vives, rendaient hommage aux factions autrefois unies des Lirins : des représentations abstraites de la mer, des plaines, des forêts et des villes de Manosse. Elle était allée solliciter deux de ces factions, sans rien obtenir de concret. Elle leva les yeux et vit Rial venir vers elles à grands pas, le sourire aux lèvres. Elles se levèrent alors qu’il approchait avec un regard plein de bienveillance. Il prit la main de Rhapsody dans la sienne avant de s’incliner devant Oelendra. « Je vous souhaite la bienvenue, Rhapsody, dit-il en glissant sa main sous son bras. Comment se sont déroulées vos démarches dans les plaines ? — Ce n’est guère prometteur, je le crains, répondit-elle alors qu’ils se dirigeaient vers les bureaux de Rial situés dans l’aile est du palais. Les violences perpétrées contre les Lirins des plaines ont apparemment été encore plus brutales qu’ici. Le terrain découvert les rend plus vulnérables à des raids et leur armée est peu importante, quoique bien entraînée, ce qui explique que les incursions ne cessent de croître. — Ont-ils réclamé de l’aide ? — Non, ils répugnent à solliciter l’assistance des autres Lirins, même s’ils faisaient autrefois partie de Tyrian. Une alliance serait utile à tous, car vous pourriez vous passer de quelques gardes pour les charger de renforcer les troupes des plaines, qui assureraient en contrepartie la surveillance de votre frontière sud. — Y seraient-ils disposés ? — Je l’ignore. Tout dépendrait sans doute des contraintes découlant d’un tel traité. » Rial ouvrit la porte du petit cabinet de travail ordonné mais encombré de manuscrits et autres parchemins. Rhapsody regarda de toutes parts et secoua la tête. « Dès l’instant où les Lirins n’ont pas de roi, pourquoi ne pas vous installer dans les locaux qui lui sont réservés ? N’est-il pas illogique que le responsable de tous nos accords commerciaux et politiques se retrouve coincé dans ce réduit exigu, quand il y a de l’autre côté du couloir une immense pièce inoccupée depuis un siècle ? » Rial leur désigna les fauteuils, s’assit sur son bureau et rit. « Vous avez beau ressembler vaguement aux Cymriens de Roland, Rhapsody, vos propos sont ceux d’une Lirin. » Elle lui sourit. Bien que monarchistes, les Lirins étaient égalitaires. Il n’y avait chez eux aucune loterie maritale, tant les femmes que les hommes faisaient leur service militaire et pouvaient accéder à des postes de garde ou d’ambassadeur, les héritages revenaient à l’aîné des enfants quel que soit son sexe, et les rois devaient recevoir l’aval du Conseil de tous les Lirins et de la couronne en éclats de diamant. Monothéiste et monogame, cette société était en tout point conforme aux valeurs que défendait Rhapsody. « Merci », répondit-elle, sincère, avant qu’une pensée ne lui traverse l’esprit. « Soit dit en passant, Messire Tristan Steward m’a un jour déclaré que si je ressemblais à une Cymrienne, mes façons étaient celles d’une Bolg. — Voilà qui est extrêmement flatteur de la part d’un Cymrien, même s’il l’ignore », fit remarquer sèchement Oelendra. Ce qui alimenta les rires de Rhapsody et de Rial. « Comment suggérerez-vous de procéder ? s’enquit ce dernier en s’asseyant derrière son bureau. — Eh bien, j’estime que nous devrions nous réunir avec tous les ambassadeurs dans la salle du Conseil. Les pouvoirs du démon se développent parce qu’il peut à titre provisoire imposer ses volontés aux soldats de toutes les factions et les envoyer commettre des atrocités dont ils ne gardent aucun souvenir. Ce qui s’applique certainement aux incursions des humains sur les terres des Lirins. Il faut en premier lieu régler les causes de dissensions entre les divers groupes de Lirins, pour les unir. Le F’dor aura ainsi moins de camps à dresser les uns contre les autres. — Et ensuite ? — Je suggère de sceller une alliance avec Tristan Steward et ses ducs, de nous allier à Roland. » Rial siffla. « Je crains que vous n’ayez pas conscience des difficultés d’une telle entreprise, ma chère. — C’est pour cela qu’elle veut essayer, intervint Oelendra en souriant à Rhapsody. Nous avons parfois besoin de considérer les choses sous un jour nouveau, selon le point de vue de quelqu’un qui ignore pourquoi réussir est pratiquement impossible. » Rial hocha la tête. « Les Bolgs et Roland ont déjà signé un traité ; Sorbold est lié à ces deux contrées, ainsi qu’aux Lirins. Les États non alignés ont leurs propres soucis, mais le démon ne semble pas s’intéresser à eux… même s’ils doivent figurer sur la liste de ce qu’il convoite. Celui qui est à l’origine de ces incursions a probablement des contacts avec des soldats de tous ces pays. Une fois unis, nous trouverons et éliminerons facilement cet individu. Il ne peut appartenir qu’à un petit groupe de personnes qui vont librement d’un camp à l’autre. — Prostituées ? Négociants ? — Peut-être. — Et Anborn ap Gwylliam ? demanda Oelendra. Il a libre accès à tous ces territoires et même aux États non alignés et aux pays situés au-delà de l’Hintervold. Il s’est battu avec et contre tous les partis. Qui pourrait mieux que lui aller où il le souhaite sans éveiller de soupçons ? » Rhapsody se remémora son sauvetage par son Semblable, les soins brutaux mais attentifs qu’il lui avait prodigués après l’avoir sauvée de la tempête de neige. Elle sentit son estomac se contracter à la pensée qu’il était peut-être leur adversaire, mais c’était une possibilité impossible à écarter. Puis ce qui lui vint à l’esprit fut encore plus terrifiant. Si Anborn était le démon, elle avait dormi seule dans sa masure, elle était restée vulnérable en sa présence. Il avait pu la posséder et peut-être était-elle actuellement sous son emprise. Une idée bien trop angoissante pour qu’elle l’approfondisse. « Nous ne devons éliminer personne à ce stade, fit-elle en se levant. Qu’en dites-vous, Rial ? Est-ce que ça mérite des pourparlers diplomatiques ? » Il sourit. « Absolument, ma chère, ne serait-ce que pour vous voir plier ces durs à cuire acariâtres à toutes vos volontés. » Acariâtres était un adjectif bien trop doux pour décrire les ambassadeurs lirins, estima Rhapsody quand la nuit tomba sur la contrée, bien des heures plus tard. Ils palabraient sans interruption depuis leur arrivée dans la Grande Salle du sommet du Tomingorllo, et plus leur nombre avait grandi, plus les discussions s’étaient envenimées. Elle finit par taper sur le banc de bois pour retenir leur attention. « Tout ceci est ridicule, lança-t-elle avec exaspération. Je pourrais à la rigueur comprendre une telle conduite en Roland, tant il y a là-bas de prétendants au trône, Cymriens et autres. Ils sont si nombreux que cela excuserait presque ce comportement d’enfants qui se disputent des confiseries lors d’une fête d’anniversaire. « Mais vous me laissez pour votre part perplexe, mesdames et messieurs. Vous êtes des Lirins, les occupants de ces terres dont la longévité est la plus importante. Vous vous êtes pendant des siècles affrontés et entre-tués, des faits que vous connaissez pour en avoir été témoins et non parce qu’ils vous ont été narrés sous forme de légendes. Vous avez tous assisté à la mort de vos proches. Que doit-il se passer pour vous rendre sensibles à tous ces drames ? Sous peu, l’ennemi n’aura pas besoin de détruire vos terres car vous vous en serez chargés ! Il devrait être facile de vous convaincre, mais vous ne songez qu’à ergoter sur des points sans importance. « La seule chose incontestable est la méfiance que vous inspirent les Orlandais et les Cymriens, en dépit du fait que bon nombre des vôtres sont de la même lignée. Alors, permettez-moi de vous poser une question : Si c’est Anwyn qui a détruit le Diamant, privant ainsi de précision votre lignée successorale, pourquoi ne réagissez-vous pas ? Vous resterez affaiblis et divisés à jamais, si vous ne vous élevez pas au-dessus de ces mesquineries ! Désignez celui qui peut voir en vous tous non des Lirins des plaines, des Lirins des mers, des Lirins sylvestres ou des Lirins de Manosse, mais des Lirins tout court ! Ce n’est pourtant pas sorcier, bon sang ! » Les ambassadeurs la dévisagèrent, surpris par sa véhémence. Finalement, Temberhal, le représentant de Tyrian en Manosse, sortit de son hébétude pour lui répondre avec courtoisie. « Comment procéderiez-vous, madame ? — Il faudrait en premier lieu accepter le principe d’une union. Placer vos autorités indépendantes sous la tutelle d’un gouvernant qui les reconnaîtrait et auquel vous jureriez fidélité. Pourriez-vous tomber d’accord sur ce point, ne serait-ce que sur un plan théorique ? » Tous se dévisagèrent puis hochèrent la tête. « Voilà qui est mieux. Chacun de vous devra ensuite s’en remettre au verdict de la couronne. Cet objet a toujours été assimilé à un parangon de sagesse, alors demandez-lui de désigner sans plus attendre un candidat valable. Acceptez de vous plier à ses décisions puis regagnez vos terres, et revenez en compagnie de tout homme et toute femme que vous considérez capables de tenir le rôle de Roi ou de Reine de tous les Lirins, et voyez qui sera ainsi désigné. Procédez immédiatement à son couronnement. N’est-ce pas la meilleure de toutes les solutions ? » Le silence régna un moment dans la salle, puis les ambassadeurs reprirent leurs palabres. Mais les discussions paraissaient être devenues constructives et Rhapsody regarda Oelendra qui sourit et hocha imperceptiblement la tête. Rhapsody soupira et s’intéressa par l’ouverture pratiquée au centre du plafond aux étoiles visibles dans le ciel crépusculaire. Elle était sortie avec Oelendra de la Grande Salle pour les saluer par un chant, au coucher du soleil, ce qui avait entraîné la première interruption des négociations. À leur retour, les ambassadeurs les avaient considérées en restant bouche bée. La trêve n’était cependant que temporaire et les querelles avaient repris de plus belle un moment plus tard. Au moins s’entretenaient-ils plus posément, désormais. Oelendra se leva et vint s’asseoir près de Rhapsody sur le grand banc circulaire. « Que comptez-vous faire, s’ils ne parviennent pas à s’entendre ? — Utiliser la faim pour les contraindre à céder. J’ai demandé à Rial de ne pas autoriser l’entrée de la moindre nourriture tant qu’ils ne seront pas parvenus à un accord. Je reconnais que ce n’est pas le meilleur moyen d’obtenir un consensus, mais je commence à perdre patience. Si c’est insuffisant, je cesserai d’alimenter le feu pour qu’ils grelottent. » Oelendra gloussa, et Rhapsody secoua la tête. « Cette expérience m’a ouvert les yeux. Je ne sais trop ce que j’espérais réaliser, faute d’occuper une place bien définie au sein de cette société, mais quels qu’aient été mes espoirs, ils étaient infondés. Je ne suis pas taillée pour la diplomatie. — Ce que vous dites est ridicule. Premièrement, et en plus de vos indéniables talents, vous n’appartenez à aucune de ces factions. Nul ne peut par conséquent vous accuser d’être partiale. Par ailleurs, vous n’avez pas conscience que c’est la première fois que tous ces gens restent aussi longtemps dans la même pièce. C’est à coup sûr un record. Quoi qu’il en résulte, cela relève déjà de l’exploit. Il est rare qu’une guerrière puisse se comporter en médiatrice. — Je pense n’être ni l’une ni l’autre. — Arrêtez ! Nous en avons parlé tout au long du trajet jusqu’à la cour des Lirins des mers. Vous n’avez à aucun moment manqué à vos engagements envers Llauron, vu qu’il a refusé vos services. Une Iliachenva’ar doit respecter les volontés de ceux qu’elle protège, Rhapsody. Nul choix ne vous a été laissé. » Elle détourna le regard. Elle n’avait pas révélé à son amie que Llauron était en vie, malgré un pressant besoin de se confier à quelqu’un. Elle doutait même de pouvoir le dire à Achmed ou Grunthor, tout en étant certaine qu’Ashe eût compris ses raisons. Elle se frotta les yeux pour tenter de dissiper la migraine qui les martelait. Elle était lasse de garder les secrets des autres. Les siens étaient déjà bien trop lourds à porter. « Madame ? » Rhapsody se redressa pour voir Temberhal la surplomber, avec tous les autres ambassadeurs derrière lui. L’épithète qu’il venait d’employer la faisait toujours grimacer, tout comme son titre de duchesse d’Elysian qui lui avait été attribué pour plaisanter. « Oui ? — Nous sommes arrivés à un consensus. Nous acceptons de nous unir. » Des paroles qui emportèrent ses maux de tête. Elle se leva aussitôt pour étreindre Oelendra. « C’est merveilleux ! dit-elle en souriant à Temberhal et ses pairs. Les étoiles soient louées. Maintenant, procédons par ordre. Rial, il serait grand temps de grignoter quelque chose. La faim me tenaille ! » Après que les pages du palais eurent emporté les restes du repas, les ambassadeurs s’installèrent autour de la couronne. En tant que seigneur protecteur, ce fut Rial qui invoqua le pacte et se dressa, nerveux et extatique, avec la main posée sur la châsse de verre contenant cet objet. Rhapsody lui sourit, tant il paraissait exalté. Elle espérait secrètement que la couronne le désignerait, car elle était convaincue que sa sagesse et sa bonté joueraient un rôle capital dans l’unification de ce peuple divisé. Puis une pensée lui vint. « Rial, puis-je nimber la couronne de clarté stellaire afin de la bénir, avant que vous ne commenciez ? » Le sourire de l’homme s’élargit encore comme il hochait la tête puis interrogeait les ambassadeurs du regard. Tous donnèrent leur assentiment. Rhapsody tira Clarion l’Étoile du Jour et sentit l’énergie céleste déferler vers ce lieu. Une vive clarté jaillit du fourreau d’ivoire noir, contraignant les plénipotentiaires et même Oelendra à abriter leurs yeux. Rhapsody gagna le centre de la salle et leva l’arme vers le ciel nocturne, les paupières closes. Elle entama un chant intemporel, pour demander aux étoiles de transmettre à la couronne de leurs enfants une partie de leur clarté et de leur sagesse immémoriale. Un trait de lumière très vive descendit par l’ouverture circulaire du plafond et se concentra sur la couronne et son piédestal tout autant que sur les ambassadeurs, d’une blancheur plus aveuglante que celle du soleil. Les yeux clos, Rhapsody perçut cette énergie avant que ne débute un chant profond. Il s’agissait du chant de la couronne, dont nul n’avait été témoin depuis des générations, et sa musique pénétrait jusqu’au cœur des personnes présentes qui en restaient comme pétrifiées. Elle rouvrit les paupières et s’intéressa au diadème. Il miroitait en reflétant les couleurs d’un milliard d’arcs-en-ciel par toutes les facettes des fragments du diamant, même après que Clarion eut cessé d’illuminer les lieux. Rhapsody remarqua qu’Oelendra contemplait le diadème en ayant des larmes aux yeux. La barde regarda autour d’elle et constata que tous étaient comme elle. Elle fut soudain assaillie par de la gêne, l’impression d’être une intruse quand se produisait une chose qui avait un caractère sacré pour les habitants de ces terres. Elle n’appartenait pas à cette communauté et n’en ferait sans doute jamais partie, même si les Lirins l’avaient accueillie chaleureusement et écoutée avec attention lorsqu’elle critiquait leurs choix politiques. Rhapsody rougit dans l’ombre, sans être vue par les ambassadeurs qui demeuraient cloués sur place. Son statut de métisse se rappelait à elle, la plaçait dans l’embarras, et elle fut soumise à la tentation de fuir sans demander son reste. Consciente que cela eût constitué une insulte en plein milieu du processus qu’elle avait elle-même déclenché, elle recula vers le banc sur lequel elle s’assit le plus discrètement possible. Quelques minutes plus tard, Rial cillait et tendait lentement la main au-dessus de la châsse. Il effleura le verre et les ambassadeurs l’imitèrent. Puis il exprima solennellement, d’une voix lourde d’émotion, leur désir de réunir les Lirins derrière un seul chef et de vouer leur vie à le défendre. Tous ajoutèrent leurs voix à la sienne, y compris Oelendra. Un silence profond s’installa dans la salle à la fin de cette prestation de serment. Les yeux de Rial s’écarquillèrent lorsqu’il regarda de l’autre côté de la salle Rhapsody dont la gorge se serra. « Qu’avez-vous fait ? » lui demanda-t-il d’une voix éraillée, lorsqu’il put s’exprimer de nouveau. Elle sentit ses paumes devenir moites, en entendant cette accusation. « Je… Je l’ignore. Que se passe-t-il ? » Rial désigna la couronne. « Le diadème ne reflète pas le clair d’étoiles, il le diffuse. » Rhapsody cilla et secoua la tête. « Ne comprenez-vous pas ? Nous assistons à la réalisation de la promesse de Terrell, la reine qui a réuni les fragments du Diamant pour en faire un diadème. Vous venez de lui restituer son intégrité, Rhapsody ; vous lui avez rendu son éclat. » Elle se mit à trembler et balbutia : « Je… Je suis désolée… » Rial s’adressa alors à Oelendra : « Vous seule avez vu un jour la couronne encore intacte. Avait-elle cet aspect ? » Les joues de la guerrière étaient humides de larmes. « Non, répondit-elle à mi-voix. La couronne n’a jamais été ainsi. Seul le Diamant sous sa forme originelle retenait la clarté des étoiles. L’éclat de la couronne surpasse désormais celui qu’il avait autrefois. Sa puissance a été magnifiée par chacun de ses fragments. » Le désir de prendre la fuite tenaillait Rhapsody. Tous étudiaient le diadème avec fascination et elle en profita pour se lever lentement, le plus discrètement possible. Elle venait d’atteindre le seuil et se tournait pour le franchir quand la voix de son mentor la cingla comme au printemps, lors de leurs séances d’entraînement. « Arrêtez ! Où croyez-vous vous rendre ? » Rhapsody fit demi-tour, à contrecœur. « Revenez. » Ses tremblements s’amplifièrent. « Oelendra, je… — Pas de couardise », lança sèchement la guerrière, même si seule de la bienveillance faisait briller ses yeux. C’était l’équivalent du sourire d’une personne qui mène plusieurs tâches contre sa volonté, afin de servir une cause bien plus grande qu’elle. « Venez ici. — Je… Je ne peux pas. » Rhapsody perçut soudain l’appel de la couronne, plus puissant encore que celui de l’épée. « Je vous en prie, laissez-moi rentrer chez moi. » Rial émergea de sa transe pour venir vers elle et prendre avec douceur ses mains dans les siennes. « Madame, tout indique que vous êtes chez vous. » Il lui sourit de façon encourageante. « N’ayez aucune crainte. Douteriez-vous de la sagesse de la couronne ? — Non. » Sa voix était si faible qu’elle en devenait quasiment inaudible. « Alors, soumettez-vous à son jugement. Vous êtes une enfant du ciel, Rhapsody. Si les étoiles estiment que les Lirins ont besoin de vous à leur tête, vous ne pouvez abandonner votre peuple. — J’ai fait tout ce que je sais faire, balbutia-t-elle en regardant les ambassadeurs qui l’étudiaient en ayant des expressions de satisfaction plus ou moins prononcées. Vous ne semblez pas comprendre que je ne suis qu’une humble paysanne. » L’ambassadrice des Lirins de la mer, une femme qui répondait au nom de Marceline, se détourna de la couronne pour venir vers elle. « C’est vous qui ne comprenez pas, madame. Il n’y a pas de nobles ni de roturiers, parmi les Lirins. Nous sommes tous des enfants du ciel qui nous abrite. Vous êtes aussi digne que n’importe qui de nous guider, si telle est votre destinée. — Refuser la couronne ne serait-il pas le comble de l’hypocrisie, après nous avoir exhortés à agir de la sorte ? » lança Hymrehan qui représentait les Lirins des plaines. Oelendra apparut à son côté pour la prendre par le coude. « Venez, dit-elle avec douceur mais fermeté. Allons voir si le diadème n’a rien à ajouter. » Elle guida Rhapsody vers la châsse, puis lâcha son bras pour appliquer une main sur son dos. « N’ayez crainte. Ouvrez cette vitrine et voyez ce qui se passe… s’il se passe quelque chose. Peut-être étiez-vous simplement destinée à rendre son éclat à la couronne, pour lui permettre de désigner la personne digne de la porter. » Les mains tremblantes, Rhapsody souleva le couvercle de verre. Immédiatement, l’éclat des petites pierres crût encore et, comme s’il était saisi par le vent, le diadème s’éleva en tournoyant pour aller se positionner à l’aplomb de la tête de Rhapsody qu’il para d’une auréole d’étoiles. Les personnes présentes reculèrent d’un pas pendant que cette clarté caressait leur visage et agressait légèrement leurs yeux, avant de se stabiliser en un halo nimbant la tête de Rhapsody. Oelendra sourit et regarda affectueusement son élève. « Mais je ne le crois pas. » Rhapsody fondit en sanglots. « Non, ne m’obligez pas à assumer cette responsabilité. Je suis née pour servir, et non pour commander. » Rial lui toucha le bras. « N’ayez aucune crainte, madame. Nous nous sommes tous engagés à vous soutenir et à vous aider au mieux de nos possibilités. N’est-ce pas exact, mes amis ? » Tous hochèrent la tête, en souriant. « Je vous garantis notre assistance. — Quels sont vos projets ? demanda avec gravité un Temberhal aux yeux brillants. Nous nous sommes unis et nous avons prêté fidélité à un chef qui reconnaîtrait notre indépendance. Nous serons loyaux envers la couronne et exécuterons toutes vos décisions. — Oui, surenchérit Jyllian qui était l’ambassadeur de Manosse auprès de la cour de Tyrian. Nous avons attendu de voir qui serait désigné par la couronne, et c’est désormais chose faite. Reste à passer au stade suivant. — Et ce serait, Jyllian ? demanda Hymrehan en souriant. — Procéder sans plus attendre au couronnement de notre reine. » 59 Demeure du Patriarche, Sepulvarta QUATRE BÉNÉDICTES RONGÉS par l’impatience attendaient devant la porte en noyer noir aux sculptures tarabiscotées d’être reçus par le haut responsable de la foi patricienne, pour la première fois depuis plus de deux ans. Tous étaient tendus, mais Philabet Griswold encore plus que les autres, car le Bénisseur de Sorbold, Nielash Mousa, avait obtenu une audience privée et se trouvait déjà auprès du Patriarche, sans doute pour semer les graines de son ascension. Griswold avait fort à faire pour contenir sa colère, un combat qu’il ne pouvait espérer remporter. « Pendant combien de temps allons-nous rester consignés dans ce couloir infernal ? demanda-t-il au sacristain du Patriarche. — Pas un instant de plus, Votre Grâce, répondit tout aussi sèchement Gregory en ouvrant la porte. Sa Sainteté va vous recevoir. Je vous rappelle toutefois que sa santé est fragile et qu’il ne faut pas le contrarier. » Griswold le foudroya du regard puis franchit le seuil à grands pas. Les trois autres bénédictes saluèrent le sacristain de la tête et Lanacan Orlando lui tapota le bras au passage. Un dispositif de chauffage avait été improvisé dans cette salle habituellement glaciale. Comme il n’y avait pas de cheminée, des acolytes venaient verser de l’eau bouillante sur un tas de pierres chaudes pour offrir un confort tout relatif au vieillard chétif. Des bouffées de vapeur s’élevaient pour retomber sitôt après, passant comme des nuages devant l’étoile d’argent estampée dans le sol, l’unique décoration des lieux. Dans le lourd fauteuil en noyer noir installé au sommet d’une courte volée de marches en marbre, fragile et émacié dans son ample robe argentée, était assis le Patriarche dont les yeux bleus brillaient à l’intérieur de la prison d’un corps défaillant. Il comprimait un petit parchemin dans une main semblable à une serre et agitée de violents tremblements, avec laquelle il désigna les cinq sièges disposés en face de lui au cœur des nappes de vapeur. L’un d’eux était déjà occupé par le Bénisseur de Sorbold. « Veuillez prendre place, Éminences. » Malgré sa fragilité apparente, il avait une voix nette bien que fluette. Les bénédictes s’assirent et Griswold prit le fauteuil le plus éloigné de celui de Mousa sans se donner la peine de dissimuler sa grimace. Le Patriarche les regarda à tour de rôle, avant de s’intéresser à Gregory qui lui remit un petit carton blanc. « Je vous remercie tous… d’être venus si vite. J’ai trois choses à vous dire… à vous qui êtes mes frères dans la Grâce. » Il lut ce qui était écrit sur la carte puis reporta son attention sur les bénédictes. « Ainsi que vous le savez… déjà, il me reste peu de temps à passer en ce monde et je souhaite… limiter mon intervention… à ce qui est le plus important. Voici de quoi il retourne. « Premièrement, je me suis entretenu – très longuement – avec le Bénisseur de Sorbold au sujet de… l’épouvantable tragédie qui a marqué la célébration du solstice en Navarne. J’ai pu lire la missive du Prince héritier et celle… dictée par l’Impératrice douairière. J’ai l’intime conviction… qu’il s’agit d’un acte de violence inexplicable et isolé, similaire à tous… ceux qui ont été répertoriés au fil de ces vingt… dernières années, et non d’une attaque organisée par la couronne de Sorbold ou son bénédicte. » Une quinte de toux ébranla le Patriarche qui dévisagea durement Philabet Griswold en le voyant se lever pour protester. « Nous ne prendrons donc aucune mesure de rétorsion – de quelque nature que ce soit – contre Sorbold suite à cette incursion. — Votre Grâce, balbutia Griswold. — Ce n’est pas tout, ajouta le Patriarche en regardant la carte. Le Cercle a reçu une… invitation, comme vous tous, sans doute, au couronnement en Tyrian de la nouvelle reine des Lirins. » Il redressa la tête et eut un petit sourire. « Je souhaite m’y rendre… avec vous de préférence. » Ian Steward de Canderre-Yarim et Lanacan Orlando de Bethe Corbair se dévisagèrent. « Mais Tyrian adhère à la foi de Gwynwood, Votre Grâce, rappela Steward. — Certes, et les Filids sont désormais dirigés par un… nouvel Invocateur. Mais j’ai une profonde gratitude envers la… nouvelle reine qui m’a sauvé la vie. Elle s’achève – je parle de la vie en question –, mais je désire la passer comme il me plaît, et je vous invite tous à m’accompagner. » Chaque bénédicte hocha la tête, Griswold plus sèchement que les autres, alors que Nielash Mousa esquivait ses regards. Le voyage que le Patriarche souhaitait entreprendre lui ferait quitter Sepulvarta pour la première fois depuis son investiture. « Pour terminer, conclut le Patriarche, je vous sais tous… intéressés par ma succession. » Une inspiration sifflante fit sursauter Colin Abernathy et Ian Steward. « Ma décision – une fois prise – sera consignée sur ce manuscrit. J’espère que vous… ne laisserez pas vos intérêts personnels entrer en ligne de compte après mon trépas. Le Créateur ne s’adresse qu’à… ceux qui sont élevés à la dignité patriarcale en ayant une conscience pure et un désir sincère de… se soumettre à Ses volontés. Ne l’oubliez jamais. » Les tremblements de la main refermée sur le parchemin s’amplifièrent. Le sacristain s’avança vers le trône pour la prendre dans la sienne. « Souhaitez-vous regagner l’hospice, Votre Grâce ? » s’enquit Gregory en levant une timbale d’eau vers les lèvres du Patriarche, qui en but une gorgée avant de hocher la tête. « Oui, merci, Vos Éminences, vous tous. La voiture partira au lever du jour ; je compte sur vous pour être prêts au départ. — Un instant, Votre Grâce, lança Colin Abernathy quand le Patriarche se dressa sur des jambes qui flageolaient. Je constate que vous ne portez pas la Bague de Sagesse, ce matin. Y a-t-il une raison particulière à cela ? » Il avait posé cette question sans faire cas du regard meurtrier du sacristain, et le vieillard fragile se redressa un peu plus, en réduisant un instant sa prise sur le bras de Gregory. De la malice apporta un éclat particulier à ses yeux. « En effet, Colin. On pourrait estimer que… tant en raison de mon âge que de mon état de santé, entreprendre un… pareil voyage manque de sagesse. Qui ne jugerait pas cela malavisé et risqué pour ma vie ? » Il se pencha en avant pour ajouter en un murmure : « Mais j’y tiens absolument ! » Il reprit le bras de Gregory et fit quelques pas vers les marches de marbre avant de jeter un dernier coup d’œil derrière lui tout en se dirigeant vers son lit. « Mais sachez, mon cher Colin, et vous tous également, que la Bague sera mise à la disposition du nouveau Patriarche dès qu’il sera prêt à monter sur le trône… quelle que soit son identité. » Le palais du Régent, Bethany La température était basse dans le bureau du Seigneur de Roland. Nul n’avait alimenté le feu pendant la nuit. Tristan Steward restait néanmoins assis devant l’âtre, un verre d’eau-de-vie dans une main, l’invitation sur vélin dans l’autre, s’interrogeant sur son existence et les meilleurs moyens de l’améliorer. Les Lirins avaient désigné une reine, pour la première fois depuis près d’un siècle, et leur choix ne l’avait pas surpris. Sans détacher le regard de la missive calligraphiée, il vida son verre, puis serra les dents en sentant l’alcool brûler sa gorge. Quel épouvantable gâchis, songea-t-il en retournant oisivement l’invitation entre ses doigts. J’ai épousé une mégère pour ajouter Canderre à la liste de mes biens, alors que j’aurais pu épouser l’élue de mon cœur et obtenir la souveraineté sur Tyrian par la même occasion. Il s’agissait d’un exploit que nul n’avait accompli à ce jour. C’était affligeant. Enfin, au moins avait-il un an devant lui pour redresser la situation. Rendre Madeleine à son père et dissoudre leur union serait à l’origine de dissensions au sein de la classe politique de Roland. Cedric Canderre réclamerait probablement sa mise au ban de la société, s’il n’exprimait pas le désir de retirer ses troupes de l’alliance. Mais un facteur qui restait à mettre en place changerait la donne, vu qu’il serait d’ici là devenu roi. Bien choisir son moment serait capital. Le Seigneur de Roland se leva avec résolution et appela son ambassadeur. « Evans ! Evans ! » Quand le vieil homme apparut sur le seuil de la bibliothèque, toujours en chemise de nuit, Tristan Steward débitait déjà des chapelets d’ordres aux serviteurs affolés. Il s’interrompit le temps de lorgner Evans par-dessus son épaule. « Préparez vos malles. Nous allons assister à un couronnement. » Pont sur la Phon, Bethany La grosse voiture du Patriarche s’arrêta brusquement dans les ténèbres. Le saint homme se redressa quand la petite trappe du panneau avant du véhicule s’ouvrit sur le visage d’un des quatre cochers. Il se pencha en faisant un geste pour inciter l’homme à parler à voix basse et ne pas risquer de réveiller le Patriarche et les quatre autres bénédictes qui dormaient sur les couchettes de la voiture. « Que se passe-t-il, mon fils ? — Le pont est impraticable. La glace a défoncé le pilier principal. Nous devrons faire demi-tour et remonter au nord jusqu’à Toucheterre, le point le plus proche pour traverser la Phon. » Le saint homme hocha la tête, et la petite trappe fut refermée. Il regarda avec mépris les religieux qui l’entouraient, ronflant selon des rythmes aussi variés que le niveau sonore de leurs émissions glottales épouvantables. Tous dormaient profondément, un sommeil dont il n’avait quant à lui pas bénéficié depuis longtemps. Il avait cessé de ressentir le besoin de dormir depuis l’été, pour ne pas dire avant. Il passait ses jours et ses nuits dans un état de conscience aiguisée. Le corps qu’il occupait était parfois épuisé, mais il ne s’abandonnait jamais à l’inconscience. Son esprit se contentait de partir à la dérive dans le cadre de paisibles méditations, suivant paresseusement des fils de pensées et de rêveries qui tenaient à la fois lieu de sommeil et d’éveil. Il était, en un sens, un somnambule virtuel, toujours attentif, attendant le jour où ces choses appartiendraient définitivement au passé. Quand le cauchemar débuterait. Un instant désormais proche. 60 Sud-ouest de Navarne, orée de la forêt de Tyrian « J’ SAVAIS PAS que vous fabriquiez des flûtes », déclara Grunthor en regardant le feu mourant au centre du bivouac qu’ils avaient installé à la limite de Tyrian. « Z’avez des talents cachés, commandant. » Il scruta les ténèbres de la forêt et estima qu’ils arriveraient la veille du couronnement s’ils conservaient la même allure. Achmed imprimait de lentes rotations à une vrille enfoncée dans le long instrument laqué découvert dans un coffret aux renforts de cuivre de la salle au trésor de Gwylliam. « La perspective de me retrouver désarmé ne m’emballe guère. Cette flûte est un présent destiné à Rhapsody, une antiquité. Tout au moins en aura-t-elle l’aspect quand j’en aurai terminé avec elle. » Il s’exprimait sur un rythme correspondant aux trous qu’il forait. De la compréhension altéra la voix de Grunthor. « Croyez qu’il va y avoir un os ? — Pas nécessairement. Je tiens à être paré à toute éventualité, voilà tout. Les Lirins sont intransigeants en ce qui concerne cette interdiction de port d’arme. Quand je me suis muni de cet instrument, j’ai pensé qu’il pourrait me servir de bâton, mais je n’ai aucun désir d’être pris au dépourvu si des importuns se manifestent sans s’être fait annoncer. » Grunthor approuva de la tête. « Les Lirins prendront sans doute les mesures qui s’imposent pour assurer la sécurité de leur reine, mais je tiens à pouvoir faire face à n’importe quel imprévu. — Avec quels dards z’allez jouer de ce flûtiau ? — Les lourds. C’est pour cette raison que je strie le canon. — C’est plutôt hrekin, non ? — Elle ne s’en offusquera pas. C’est l’intention qui compte. Surtout si elle lui doit la vie. » Ils reprirent leurs tâches respectives qu’ils terminèrent peu après que les braises du feu eurent noirci. Grunthor alla nourrir leurs montures et les couvrir pour la nuit, avant de gagner le secteur protégé entre le point où Achmed montait la garde et le cercle du feu. Tout en se préparant pour dormir, il regarda en direction de son roi et put presque le voir. « Z’allez lui dire à quoi sert ce machin ? — Non, et elle ne l’apprendra jamais si les cibles sont réduites à l’impuissance avant qu’elle n’ait pu voir les projectiles. Il est important qu’elle ignore ces choses. La voici devenue indépendante, et si elle veut mener la vie qui lui plaît, elle ne doit en aucun cas apprendre que nous veillons sur elle. » Un soupir dû à l’irritation s’éleva du point où se trouvait Grunthor, et un grondement accompagna sa réponse. « J’aime pas lui faire prend’ des vessies pour des lanternes. Z’arrêtez pas de mentir, tous autant qu’ vous êtes. J’ me demande comment vous vous supportez. — Le problème, lorsqu’on est sincère sur certains points, c’est que la vérité risque de déborder sur tout le reste. C’est grâce aux mensonges que les gens arrivent à se tolérer. J’espère que tu vivras suffisamment de siècles pour saisir le fond de ma pensée. » Depuis longtemps habitué à se laisser bercer par cette voix surprenante, Grunthor s’était déjà endormi. Palais Lyrin de Newydd Dda Rhapsody regardait par la fenêtre du balcon les ténèbres de la cour. Tous avaient consacré la journée complète et une grande partie de la soirée aux préparatifs, et guirlandes de fleurs hivernales et carillons à vent paraient la plupart des arbres de la forêt de Tyrian. En utilisant les tribunes existantes ils avaient dressé en contrebas une estrade, orientée de façon que les invités d’honneur puissent passer devant la reine venant d’être couronnée. Les coups de marteau et les grincements des scies avaient évoqué pour elle la construction d’une potence, une comparaison d’autant plus valable qu’elle avait l’impression d’être une prisonnière qui serait exécutée à l’aube. À présent que le silence était revenu, elle ouvrit les grandes portes du balcon pour laisser entrer l’air nocturne. Les rideaux claquaient sous la brise qui pénétrait dans la chambre, y apportant les senteurs de cette douce nuit d’hiver. Les feuilles dorées du ciel de lit bruissaient au-dessus d’elle, comme elle s’y asseyait en regrettant de ne pas pouvoir regagner Elysian. Le vent enfla les tentures et une silhouette dissimulée par un ample manteau sortit des ombres du balcon pour entrer à l’intérieur de la chambre. Rhapsody leva le regard, surprise par une pareille brèche dans les mesures de sécurité, avant d’avoir un large sourire de soulagement et de se lever d’un bond pour se précipiter dans les bras du visiteur. « Vous êtes venu ! Je l’espérais. Je suis si heureuse de vous voir que je ne trouve pas mes mots. — J’ai constaté que l’échafaud est pratiquement terminé, lança Achmed. Il est encore temps d’organiser une évasion. — Ne me soumettez pas à cette tentation. J’espérais au contraire que vous me dissuaderiez de m’éclipser. » Elle prit son manteau et alla le suspendre dans le placard. « Il n’existe plus un seul nouveau monde où aller se réfugier », fit remarquer Achmed en prenant la carafe d’eau-de-vie posée sur le buffet pour s’en servir un grand verre en cristal. Rhapsody frissonna. Malgré le temps écoulé depuis, le souvenir de la Racine était toujours très net dans son esprit. « Je croyais que vous étiez venu me remonter le moral. — La fenêtre est ouverte, rien ne nous interdit de disparaître. » Il s’affala dans une des bergères tapissées de velours, devant l’âtre. « En ce cas, pourquoi vous mettez-vous à votre aise ? — Parce que c’est l’instant idéal pour le faire. Nous devons tôt ou tard nous fixer quelque part, et cet endroit en vaut un autre. » Elle soupira. « Merveilleux ! Me voici mise à la porte d’Elysian. Avez-vous parcouru tant de lieues uniquement pour m’expulser de mon duché ? — Bien sûr que non ! » Achmed but une gorgée d’alcool. « Vous aurez sans doute plus que jamais besoin d’un tel pied-à-terre. » Rhapsody regagna les portes-fenêtres du balcon pour les refermer. Elle pivota et s’y adossa, les bras croisés, pour dévisager longuement Achmed. « Pourquoi tout ceci me semble-t-il étrange ? Cela n’indique-t-il pas que c’est une mauvaise décision ? — Ce qui m’inquiéterait, c’est que vous trouviez tout cela normal. Ça signifierait que votre instinct a perdu toute acuité. Votre nervosité révèle que vous gardez les yeux ouverts. » Elle se rapprocha pour s’accroupir près de lui, refermer ses doigts sur son menton et le contraindre à soutenir son regard. « Aidez-moi… » Il la dévisagea sans la moindre compassion. « Vous n’avez pas besoin de moi. Vous maîtrisez parfaitement la situation. Vous avez des armées à votre disposition pour assurer votre protection. Des conseillers pour vous donner des conseils. Un trésor pour renouveler garde-robe et bijoux, même si je doute que ce soit encore utile étant donné que vous avez vidé les coffres de mon État pour vous offrir tout ce qui vous plaisait. Que pourrais-je vous apporter de plus ? — Me dire que je ne fais pas une épouvantable bêtise. — Vous le savez. En outre, vous n’allez pas vous coiffer d’une couronne puisqu’elle flotte déjà au-dessus de votre tête. Si vous voulez annuler la cérémonie, ne vous gênez surtout pas. Vous êtes bien la seule à considérer que ça pourrait poser un problème. — C’est ça, votre meilleur conseil ? » Il gloussa. « Il y a longtemps que je vous l’ai donné. Rentrez votre menton, car les coups vont pleuvoir. Vous devez vous y préparer et vous tenir sur vos gardes. Peut-être les verrez-vous venir. Cela ne s’applique pas qu’à des batailles et des calculs stratégiques. » Elle sourit, malgré elle. « Je suppose que vous avez raison. Pouvez-vous rester ? — Il y a un instant, vous me demandiez pourquoi je me mettais à mon aise. — J’espérais que vous m’emporteriez au loin. — Ce genre de décision vous revient. Ne comptez pas sur moi pour la prendre à votre place. » Elle soupira encore, regagna la fenêtre et scruta les ténèbres de la cour sans y discerner ni l’estrade ni les tribunes. Elle se pencha pour caler son front contre la fraîcheur de la vitre. « Je reste. » Derrière elle, Achmed sourit. « Dans un cas comme dans l’autre, vous n’aurez qu’à faire volte-face lorsque vous serez prête. Je serai toujours là. » « Heu, madame, pouvez-vous m’accorder un moment ? » Rhapsody boucla la ceinture de sa robe de chambre et alla ouvrir la porte de ses appartements. « Oui, Sylvia ? » Elle abrita ses yeux contre l’éclat du soleil levant qui entrait par la fenêtre proche. La camériste, une femme âgée pour laquelle Rhapsody avait beaucoup d’affection, se tordait les mains avec nervosité. Ses yeux en amande, du noir de l’obsidienne propre aux Lirins des villes, cillaient rapidement sous la clarté matinale alors qu’elle tentait de s’exprimer en gardant une voix posée. « Il y a ici un… monsieur qui souhaite vous voir, et qui dit être un membre de votre garde d’honneur. » Rhapsody prit les mains de la femme dans les siennes, pour la réconforter. Peut-être s’agissait-il d’Anborn dont le caractère bourru intimidait fréquemment ses interlocuteurs. « Quel est le problème ? — Il est… eh bien, il est très gros, madame. » La future reine ne put s’empêcher de sourire. « Oh, bien sûr ! Faites-le entrer. — Ici, madame ? » Sylvia avait blêmi et Rhapsody lui tapota la joue. « Aucun problème, Sylvia. C’est une vieille connaissance, un de mes meilleurs amis. Faites-le entrer. » Sylvia la dévisagea avant de hocher la tête et de s’éclipser. Un instant plus tard, l’énorme Firbolg pénétrait dans la chambre et Rhapsody se jetait dans ses bras. « Grunthor ! Je suis si heureuse de vous voir ! — C’est réciproque, mam’zelle, répondit le géant qui l’étreignit à son tour puis la fit redescendre précautionneusement jusqu’au sol avant de claquer des talons. J’ vous remercie de m’avoir inclus dans vot’ garde d’honneur. — Inclus ? Elle est placée sous votre commandement ! » Il en gloussa. « Oh, chouette ! Vont adorer ça ! — Je suis convaincue que ce sera amusant. Il fallait bien prévoir de quoi se distraire, un jour pareil. — Pas de ça, mam’zelle. C’est sacrément important, savez ? J’ai toujours pensé qu’ vous méritiez d’êt’ récompensée pour tout l’ mal qu’ vous vous êtes donné. Votre forêt est sacrément jolie. Z’êtes heureuse ici ? — Autant qu’il est possible de l’être loin de vous et d’Achmed, sans doute. » Elle lui montra le plateau de son petit déjeuner. « N’avez-vous pas comme un petit creux ? Il n’y a rien qui vous tente, dans tout ça ? — J’ prendrais bien un petit Lirin fourré, déclara le Bolg en piquant une griffe dans une des pâtisseries. C’est mes préférés. — Ce n’est pas très spirituel », rétorqua Rhapsody en riant de nouveau. Grunthor s’intéressa au plateau qu’elle n’avait pas touché, avant de se servir. « Z’avez un appétit d’oiseau, princesse. Allons, faut manger que’que chose. Z’allez tomber dans les pommes en plein milieu de la cérémonie. — Parfait, dit-elle en posant le plateau. Peut-être me croiront-ils morte et décideront-ils de couronner quelqu’un d’autre à ma place. Mais je ne dois pas me bercer d’illusions. Je ne tombe jamais en pâmoison. » Elle prit un biscuit et en préleva une bouchée. On frappa à la porte. « Êtes-vous prête, madame ? Le cortège se forme. — Mllmckmt », répondit Rhapsody, la bouche pleine, avant de déglutir rapidement la pâtisserie. « J’arrive, Sylvia. » Ce fut sans fausse pudeur qu’elle retira sa robe de chambre devant Grunthor, défroissa son jupon et courut vers le placard. La robe de cérémonie magnifique à laquelle les couturières avaient consacré tant d’heures de travail était suspendue à un cintre recouvert de satin. Elle la décrocha et y glissa ses pieds. « Pourriez-vous nouer mon corset, Grunthor ? » Elle venait de lui remettre le tire-bouton qu’il regardait en ouvrant de grands yeux, quand Sylvia frappa et entra avec un long chapelet de petites perles miroitantes, un présent des Lirins de la mer qui serait tressé en motifs compliqués dans sa chevelure. « Laissez-moi faire, dit-elle en boutonnant le bas de la jupe. Tournez-vous et contemplez-vous, madame. » Rhapsody obéit. Tant le géant firbolg que la petite camériste lirin en furent émerveillés. Ses cheveux magnifiques étaient délicatement nattés sur le devant en motifs évoquant de petites fleurs dorées et ramenés vers sa nuque pour dégager son joli minois. Le reste était remonté en spirale et retenu par une épingle sertie de fragments du Diamant gros comme des grains de sable, les éclats trop petits pour servir à la fabrication de la couronne. La robe était une merveille. En harmonie parfaite avec sa silhouette, sa soie moirée avait toutes les couleurs de l’arc-en-ciel et des miroitements iridescents tout en paraissant être d’un blanc immaculé. Les couturières lirin n’avaient pas leurs pareilles pour mettre un corps en valeur, et elles avaient su épouser ses formes. Les longues manches dessinaient des pointes sur les poignets ; la taille descendait élégamment sous le ventre avant de s’évaser en une jupe qui allait effleurer le sol en un drapé parfait. Une cape de satin blanc accrochée à ses épaules servait tant à la parer qu’à la protéger de la froidure hivernale. Dans ses petites mules assorties, ses orteils pointèrent au-dehors lorsqu’elle se tourna. « Z’êtes super ! s’enthousiasma Grunthor. Maintenant, faudrait p’t’être bien y aller. C’est la première fois que j’ commande une garde d’honneur et j’ voudrais pas arriver en retard. » N’assistaient à la cérémonie du couronnement que les Lirins les plus importants de la forêt, de la mer, des plaines, des villes et de Manosse, auxquels s’étaient joints les plus proches amis de Rhapsody et sa garde d’honneur. Grunthor en avait reçu le commandement parce que ses membres n’avaient pas à se plier à l’interdiction d’être armés, et elle savait qu’il aurait été désemparé sans rien pour se défendre. En plus du géant, elle avait sollicité Anborn – incitant ainsi Oelendra à hausser les sourcils – et Gwydion de Navarne, le fils de Messire Stephen, pour constituer cette escorte. Anborn en avait paru flatté, même si cela lui valait d’être placé sous les ordres d’un Bolg et de se retrouver en compagnie d’un garçon de treize ans. Il adressa un clin d’œil peu protocolaire à Rhapsody, lorsqu’elle entra dans la rotonde du palais de Newydd Dda, tout en reproduisant ses courbes avec ses mains pour exprimer son admiration. Elle rit, reconnaissante qu’il ait su rompre cette solennité qui menaçait de la faire déguerpir en proie à la panique. Elle embrassa Gwydion de Navarne, le premier de ses petits-fils adoptés, et elle vit son visage s’assortir à la cape écarlate de Rial. Il tremblait de surexcitation, car il se retrouvait avec un héros cymrien légendaire et un sergent-major colossal qui l’avait distrait pendant l’attente en lui montrant comment s’y prendre pour s’épouiller et s’épucer dans les replis de sa chair et autres parties intimes. Le tintement d’un cor d’argent annonça l’arrivée de son moyen de transport. Les grandes portes du palais de Newydd Dda s’ouvrirent sur quatre étalons rouans attelés à un traîneau en bois tarabiscoté qui s’immobilisa devant le seuil. Les chevaux à la robe irrégulière étaient les plus appréciés par les Lirins, car ils passaient inaperçus et se dissimulaient facilement dans une forêt. Les palefreniers les avaient étrillés avec soin avant de tresser leur crinière, et leur haleine dessinait des panaches de vapeur et de cristaux de glace. Rial l’escorta vers le bas des marches moquettées et l’aida à s’installer sur la banquette capitonnée du véhicule avant de redresser sa cape. Après quoi le cortège s’ébranla pour gagner lentement le haut de la colline du Tomingorllo et la salle du trône. Nul noble ou religieux ne couronnerait la nouvelle reine, étant donné qu’il n’y avait ici personne qui occupait de telles positions. Les croyances des forestiers de Tyrian étaient plus proches de celles de la religion de Gwynwood que de Sepulvarta, même s’il y avait eu quelques siècles plus tôt des représentants des deux sectes en ce lieu. Rhapsody avait rejeté sans fournir de raison une suggestion selon laquelle l’Invocateur aurait dû lui accorder sa bénédiction. Ce qui s’était révélé quoi qu’il en soit inutile lorsqu’ils avaient appris que Khaddyr, nouveau détenteur de cette charge, avait disparu. Nul ne l’avait revu depuis le grand incendie qui avait dévasté la forêt deux semaines plus tôt. Les prêtres lirins formés par Llauron avaient proposé de prendre sa place et y avaient été encouragés. Mais, comme la nuit où elle lui avait rendu son éclat, le diadème n’eut besoin de personne pour aller se positionner au-dessus de la tête de la nouvelle reine. Rhapsody n’eut qu’à se placer devant le piédestal en argent et ouvrir lentement la châsse pour que les pierres miroitantes s’embrasent en rugissant, sortent de la vitrine et aillent s’immobiliser à son aplomb, fascinant même ceux qui avaient déjà assisté à ce prodige. Quand leur éclat se réduisit à un halo lumineux éthéré, elle leva les yeux vers Achmed et sourit. Il répondit par un hochement de tête. Puis elle lorgna du côté d’Oelendra et se redressa. La championne lirin s’inclina imperceptiblement, le regard approbateur. Rial s’agenouilla et prononça une vieille bénédiction de circonstance, une formule utilisée lors des couronnements qui avaient précédé l’arrivée des Cymriens sur ce continent. « Inde aria tiron seth severim vur amasmet voirex. » Puissent les étoiles te donner leurs yeux et leur sagesse pour nous guider ainsi qu’elles le feraient si elles avaient reçu le don de la parole. À l’exception des membres de la garde d’honneur, toutes les personnes présentes s’agenouillèrent pour répéter ces mots. L’absurdité de ces rituels, le caractère ridicule que Rhapsody ne pouvait s’empêcher de trouver à cette cérémonie, tout cela fut alors relégué au second plan. Elle baissa la tête et ajouta une demande personnelle, celle de se montrer digne de la confiance de ceux qui avaient cru en elle. La fin de la cérémonie fut ponctuée par des acclamations discrètes, de légers applaudissements, des rires et des étreintes. Rhapsody prit Oelendra dans ses bras, puis Rial alors qu’elle traversait la salle circulaire en direction du point où Achmed l’attendait. Elle prit les mains du roi Firbolg dans les siennes et l’embrassa sur la joue. « Eh bien, votre assistance m’a permis de survivre, lui dit-elle en souriant. — Vous avez réussi sans l’aide de personne. Je me suis contenté de vous dissuader de fuir avant d’avoir mis vos menaces de fugue à exécution. » Elle s’intéressa à l’étrange broche en forme de soleil piquée sur sa robe. « Je ne vous l’avais jamais vue. Est-ce un nouvel emblème des Bolgs ? » Elle tendit vers le bijou une main qu’Achmed saisit aussitôt pour y déposer un baiser. Surprise, Rhapsody cilla. « N’y touchez pas, lui dit-il sur un ton de reproche. — Vos invités attendent, Majesté », rappela Rial resté de l’autre côté de la salle. 61 LA COUR DU PALAIS de Newydd Dda était bondée. Lirins et invités se bousculaient dans les rues de la cité de Tyrian, allant jusqu’à empiéter dans la vaste clairière située au-delà des murs du palais. Tous espéraient avoir une opportunité de voir la nouvelle reine. Des délégations de Lirins étaient venues de tous les secteurs : de Manosse, des plaines, des cités des États non alignés et de la mer. Roland et Sorbold étaient représentés, tout comme Ylorc et les terres s’étendant plus loin que l’Hintervold. Achmed en était sidéré. Il n’aurait jamais cru que la nouvelle atteindrait aussi rapidement des lieux si éloignés, mais des représentants de tous ces peuples étaient venus apporter à Rhapsody leurs vœux ou leur bénédiction. Il lui jeta un regard, alors qu’elle descendait la colline à bord du traîneau surchargé d’ornements. La sérénité qu’il lisait dans ses yeux démentait la panique que devait lui inspirer la foule massée en contrebas. Grunthor chevauchait devant elle, et s’il ne savait pas où les Lirins avaient pu dénicher le cheval qu’ils lui avaient procuré pour le défilé, il pouvait constater qu’il était encore plus gros que la moitié du traîneau. Il avait réussi à se placer à l’avant du cortège afin d’avoir le temps de surveiller l’entourage immédiat de Rhapsody. Une tentative d’assassinat était improbable, compte tenu du nombre de gardes lirins bien entraînés qui avaient quadrillé la ville en confisquant les armes et tous les instruments pouvant être utilisés à de mauvaises fins. À son entrée dans la cité, ce matin-là, les militaires avaient soupesé le présent qu’il apportait à leur reine, intrigués par le poids de cette flûte, et seule l’intervention de Rhapsody lui avait permis de regagner la ville après son incursion dans ses appartements de la nuit précédente. Malgré les complications qui en avaient découlé, il se félicitait de l’efficacité de ses protecteurs. Il s’adossa au mur du palais et attendit que Grunthor arrive à sa hauteur. Les princes de Sorbold et de Bethany étaient en tête du cortège et Achmed sourit, amusé. Il se serait trouvé parmi eux, s’il n’avait pas été désigné en tant que substitut à sa famille et été invité à la cérémonie privée. Dans le cas contraire, il aurait fait partie des trois premiers personnages à la féliciter. Ses accrochages avec Tristan Steward avaient suscité des commentaires dans tout Ylorc, et le Prince de Sorbold était un vieillard flétri et acariâtre qui attendait avec impatience que sa mère – encore plus vieille et rabougrie que lui – quitte ce monde afin de pouvoir enfin lui succéder. Rhapsody ne l’avait rencontré qu’une seule fois, et son irascibilité l’avait trop irritée pour qu’elle pût se rendre compte qu’il était éperdument amoureux d’elle. Lorsqu’elle était partie avec Ashe à la recherche d’Elynsynos, le prince avait envoyé des émissaires à Achmed pour lui demander de lui accorder sa main. Le roi bolg avait jubilé à la perspective de l’annoncer à Rhapsody, quand elle reviendrait, car il savait que la manifestation pyrotechnique de sa colère eût justifié qu’il invitât des convives pour y assister. Il ne lui avait toutefois jamais fait part de cette proposition. Derrière les princes venaient les ducs de Roland, Martin Ivenstrand d’Avonderre et Stephen Navarne, les régents de Yarim et de Bethe Corbair, ainsi que Cedric Canderre qui l’avait poliment salué de la tête à son arrivée dans la cour pour lui indiquer qu’il souhaitait s’entretenir avec lui dès que l’opportunité s’en présenterait. Les ducs étaient suivis par un petit contingent de prêtres filids insignifiants venus de Gwynwood pour représenter leur foi en l’absence de Khaddyr l’Invocateur et de ses acolytes. Les religieux se voyaient attribuer d’autres places par la camériste et ses assistantes, car un groupe venait grossir leur nombre. Des hoquets avaient été audibles quand les nouveaux venus étaient descendus d’une énorme voiture placée sous bonne escorte. Car il s’agissait des bénédictes orlandais, Ian Steward de Canderre-Yarim, Lanacan Orlando, le Bénisseur de Bethe Corbair et Colin Abernathy dont l’évêché englobait les États non alignés du sud de Tyrian. Ils étaient suivis par le Bénisseur de Sorbold, Nielash Mousa, le seul portant la robe de sa contrée, colorée et en violent contraste avec les saints effets pastel de Roland. Finalement, le Bénisseur d’Avonderre-Navarne, Philabet Griswold, vint les rejoindre en arborant un sourire hautain. Il se pencha à l’intérieur de la voiture pour aider un vieillard fragile en haute mitre et tenue sacerdotale dorée à le suivre. Il s’agissait du Patriarche de Sepulvarta. S’il était improbable que sa présence eût été remarquée par les autres convives, l’identité de ce prélat était évidente. C’était son arrivée qui avait été à l’origine du hoquet de surprise collectif. Puis quelques applaudissements éclatèrent çà et là, avant d’enfler en une vague modérée puis de se changer en déferlante enthousiaste accompagnée de vivats. Pendant que le Patriarche avançait lentement, ses bénédictes et les ducs orlandais reculaient pour lui dégager le passage jusqu’au premier rang. Les deux princes qui avaient pris les dispositions nécessaires pour présenter leurs vœux avant les autres lui cédèrent immédiatement leur place, en dissimulant à merveille leur éventuel ressentiment. Le Patriarche inclina imperceptiblement la tête pour leur indiquer qu’ils pouvaient rester en première ligne. Nielash Mousa et Philabet Griswold l’encadrèrent afin de l’aider à gravir les marches de l’estrade. Les autres religieux s’alignèrent derrière eux, suivis par les ducs puis les autres invités d’honneur et pour terminer le bon peuple de Tyrian. La foule devenait de plus en plus importante, pendant que le cortège atteignait l’enceinte de la cité pour attendre que la reine gagne l’estrade où elle recevrait les félicitations et les vœux de tous les grands de ce monde. La garde d’honneur approchait de l’estrade quand Achmed sentit le monde faire une brusque embardée. Vaisseaux capillaires et terminaisons nerveuses parurent se crisper à la surface de son épiderme avant d’être parcourus par d’étranges pulsations ; le rythme de son pouls se calqua sur celui d’une personne désormais très proche. Un instant plus tard, le phénomène s’était interrompu. Pour reprendre de plus belle sitôt après. Achmed inhala une bouffée de vent hivernal glacé censé lui clarifier les idées, mais l’air qu’il inspirait était celui de l’ancien monde, de sa vie antérieure, et il lui donnait des nausées. Il pesait dans ses poumons comme de l’eau croupie et il regardait de toutes parts. Pour la première fois dans l’une ou l’autre de ses vies, il sentit la foule vaciller, déferler sur lui telles les vagues de l’océan, comme s’il était parti à la dérive en étant emporté par une forte houle. Il ne voyait plus Grunthor, pas plus que le mur auquel il s’appuyait. Il était coupé de tout ce qui se rapportait à sa nouvelle existence en ces terres. Il se ressaisit tout aussi subitement. Au lieu de combattre la somnolence qu’engendrait cette odeur, il l’inspira à pleins poumons. Il ouvrit la bouche, ses mains et ses yeux pour s’en imprégner ainsi qu’il le faisait autrefois au cours de ses chasses, et cela se propagea dans son esprit comme un feu de broussailles. F’dor. Il était là. Achmed secoua la tête pour dégager tant son esprit que son champ de vision, et il fut réexpédié là où il se tenait avant de détecter la présence de son adversaire. Les pulsations du sang partagé martelèrent ses tempes et grondèrent dans sa poitrine tels des tambours de guerre, avant de se déplacer une fois de plus. Grunthor avait mis pied à terre et passait devant lui pour gagner l’estrade. Achmed lui effleura le coude. Sans le regarder, le géant s’inclina discrètement pour tendre l’oreille. « Il est ici, le maître du Rakshas est parmi nous. » Grunthor s’intéressa aux yeux d’Achmed, dans l’espoir d’y trouver une indication sur la position de leur adversaire, mais Achmed scrutait toujours la foule. Il ne mettait pas que son sens de la vision à contribution, il utilisait l’olfaction pour analyser odeurs, haleines et identités que le vent hivernal charriait jusqu’à lui, afin de les comparer avec les informations fournies par le sang qu’il avait absorbé. Les deux autres membres de la garde d’honneur passèrent, et Anborn dévisagea Achmed avec suspicion. L’odeur, la puanteur de chair humaine grillée devint plus forte puis fut emportée par la brise. Rhapsody était à présent sur l’estrade, construite de telle manière qu’elle pouvait y accéder par derrière pour ne pas avoir à se colleter à la foule. Anborn, Gwydion de Navarne et Grunthor se placèrent quelques pas en retrait. Achmed s’intéressa à la foule, pour attendre un signal. Il avait besoin de se rapprocher, mais il se disait que s’il avait décelé la présence du démon, cela risquait d’être réciproque. Il décida de redoubler de prudence et se chercha dans la cour un renfoncement d’où il aurait la possibilité de tout observer sans être vu. Tout en se déplaçant, il enroula autour de la flûte les sangles de cuir destinées à boucher ses trous, avant de dissimuler l’instrument dans les replis mouvants de son manteau. Les dards métalliques avaient été façonnés de façon à constituer une broche qui dansait dangereusement sur son cœur, le bijou qui avait attiré l’attention de Rhapsody. Il sentait les projectiles empoisonnés à travers la fine tunique de cérémonie lirin qu’il avait enfilée pour satisfaire Rial. Plus il se rapprochait de l’estrade, plus la puanteur acre du F’dor était puissante. Dans cette cour ouverte aux quatre vents, elle ressortait bien plus nettement qu’à l’intérieur d’une basilique. Achmed en emplit sa bouche et en tapissa son palais, avant de fermer les yeux et d’essayer d’accorder son rythme cardiaque sur celui du F’dor, en veillant cette fois à ne pas en perdre la maîtrise. Ce fut rapide, et leurs cœurs battirent à l’unisson, même s’il lui était toujours impossible de savoir qui était concerné dans cette foule en mouvement constant. La tension due aux circonstances se mêlait à l’intensité et à la surabondance de parfums des émissaires de plus d’une douzaine de contrées différentes. Il commença par séparer les odeurs anciennes des éphémères, en se fiant à son sang pour déterminer quels liens rattachaient les cauchemars de ce monde à des horreurs du passé. Il recherchait une amertume et un rythme bien particuliers, sur lesquels il verrouilla les battements de son cœur. Tristan Steward et le Prince de Sorbold avaient transmis leurs vœux à Rhapsody et ils quittaient l’estrade pour aller retrouver les membres de leur escorte. Le Patriarche et ses cinq bénédictes approchaient à leur tour de la reine, pour lui donner leur bénédiction. Le cœur d’Achmed fit une embardée et il partagea un court instant ce que voyait le démon. Il était assez proche de Rhapsody pour pouvoir la toucher, ce qui signifiait qu’il appartenait au groupe du Patriarche ou faisait partie de sa garde d’honneur. Et quand sa vision fusionna avec celle du F’dor, il put simultanément lire le contenu de son esprit. Il n’y trouva aucune pensée homicide : le démon voulait simplement la lier à lui, l’envoûter. Le F’dor était prêt à bondir, concentré et avide, impatient de posséder Rhapsody comme il avait possédé les autres. Achmed savait que si le choix lui avait été offert, elle eût préféré renoncer à la vie. Saisi de frayeur, il sentit son lien momentané avec le démon s’effilocher et il faillit crier à Rhapsody de s’enfuir, en prenant le risque de provoquer une réaction violente du F’dor quand il avait autour de lui tant de victimes en puissance. C’eût été quoi qu’il en soit inutile, comme essayer de retenir l’attention d’une jeune mariée à la fin de la cérémonie nuptiale. Il devait trouver un moyen d’empêcher le F’dor d’approcher d’elle, sans lui révéler si possible qu’il l’avait démasqué. Il se ressaisit pour suivre les fils d’identités fugaces dans les courants d’air, sur les paysages du vent. La voix de la Grand-mère, la Dhracienne qui lui avait enseigné le rituel d’asservissement, résonna dans son esprit. Dépouillez-vous de votre identité. Achmed hocha imperceptiblement la tête et utilisa sa volonté pour ralentir son rythme cardiaque. À l’intérieur de votre esprit, invoquez les quatre vents. Psalmodiez leurs noms, puis liez chacun d’eux à un de vos doigts. Bien, pensa Achmed. Le vent du nord, le plus puissant. Il ouvrit sa première gorge et fredonna ce nom, un son qui vibra dans sa poitrine et le premier ventricule de son cœur. Il leva l’index et le courant d’air qui s’enroulait autour fit picoter la peau hypersensible de son extrémité. Jahne, murmura-t-il en silence. Le vent du sud, le plus tenace. Il l’appela avec sa deuxième gorge et le confia au deuxième ventricule. Il le sentit s’ancrer au bout de son majeur. Il reprit le rituel quand les deux vibrations devinrent nettes et puissantes, ouvrant les deux gorges restantes, les deux derniers ventricules. Leuk, le vent d’ouest, le vent de la justice, et Thas, le vent de l’est, le vent du matin, le vent de la mort. Tissant ainsi un filet immatériel. Écoute, ô gardien, et regarde ton destin ; le chasseur montera aussi la garde, l’indéfectible aussi abandonnera, le guérisseur aussi tuera, avait dit Zéphyr, le dernier des sages dhraciens dans la dernière prophétie. Prends garde au Somnambule, car le sang sera la clé pour débusquer celui qui se cache au Vent. Cesse de te dissimuler, ordonna mentalement Achmed. Montre-toi et acquitte-toi de ta dette, misérable ! Il lança le filet invisible vers le point où il avait perçu le rythme démoniaque. Les terminaisons nerveuses de son visage signalèrent que la brise s’interrompait un court instant, le temps nécessaire pour que les vents se nouent et forment une nasse. Puis l’odeur, les pulsations cardiaques et la position fusionnèrent. Il avait trouvé le F’dor. À présent qu’il savait qui était l’hôte du démon, il aurait pu le prendre pour cible s’il avait disposé d’une arme pour pousser plus loin cette attaque. Il était par ailleurs probable qu’il n’y aurait pas un seul survivant parmi les personnes présentes s’il cédait à son instinct et utilisait la sarbacane pour tirer un dard dans le dos du religieux. Bien que mortel, ce projectile ne tuerait pas instantanément le démon qui pourrait abandonner le corps agonisant ou provoquer un épouvantable carnage en commençant par attaquer Rhapsody, désarmée dans sa robe d’apparat. Il leva la sarbacane en essayant d’établir un contact oculaire avec Grunthor. « Adieu, mon père », murmura-t-il en portant la flûte à ses lèvres. Grunthor avait vu Achmed réagir et baisser la flûte pour la dissimuler. Il était suffisamment proche de Rhapsody pour l’atteindre d’un seul pas, s’interposer entre elle et toute menace qu’il verrait approcher. Le mouvement d’Achmed l’inquiétait mais il pensait être le seul à l’avoir remarqué, sur l’estrade. Rhapsody n’avait prêté attention à son escorte qu’une seule fois, à l’approche de la délégation de Gwynwood. Le sergent tenta de déterminer la nature de la menace, de qui Achmed voulait la protéger. Il étudia attentivement les deux princes, mais ils félicitèrent la nouvelle reine puis reculèrent sans aucun incident. Le groupe suivant était composé du Patriarche et d’une poignée de bénédictes. Grunthor chercha des indices dans les expressions et les attitudes des invités, mais il ne vit ni armes ni hostilité évidente. Rhapsody avait beaucoup d’affection pour le Patriarche. Extrêmement fragile, il dépendait de nombreuses personnes tant pour assurer la gestion de son Église que sa survie. Rhapsody l’avait protégé contre le Rakshas quelques mois plus tôt et elle estimait que le F’dor pouvait être impliqué dans l’attaque. Qu’il fût possédé par le démon ou simplement capable de détecter sa présence l’eût étonnée. Grunthor chercha Achmed du regard, sans y parvenir. En proie à une vive émotion, Rhapsody étreignait le Patriarche qui lui murmurait une bénédiction à l’oreille. Ce fut avec une expression de ravissement qu’elle le lâcha et le regarda dans les yeux. Ils se sourirent. Le Patriarche recula, soutenu par les bénédictes qui allaient présenter leurs propres vœux. Puis il tressauta et s’effondra entre eux. Un murmure de surprise s’éleva de la foule. Grunthor réagit aussitôt et s’interposa entre Rhapsody et le tumulte. Il n’ignorait pas que nul ne tombait ainsi pour des raisons naturelles et il s’emporta mentalement contre Achmed. Bien qu’il n’eût rien vu, il savait reconnaître l’œuvre de l’assassin. « Reculez, Vot’ Majesté », dit-il avec douceur. Rhapsody fut prise en charge par Anborn qui la guida vers le fond de l’estrade, en ajoutant son corps au bouclier que Grunthor formait entre elle et la populace. Rassuré de la savoir à l’abri, le Bolg pénétra dans le petit groupe de bénédictes horrifiés qui entouraient le Patriarche. « Laissez-moi faire », ordonna-t-il sèchement. Avec rapidité et facilité, il souleva le vieillard agonisant et alla l’allonger sur une table à quelques pas de là. D’un mouvement du coude, il fit choir tous les présents qui avaient été déposés sur le plateau et y allongea le vieillard, comme si c’était une plume se posant sur le sol, après avoir retiré le dard planté dans sa nuque sans laisser la moindre trace. Comme Grunthor l’avait espéré, tous les bénédictes l’avaient suivi pour s’occuper de leur chef ou prier pour son âme, et plusieurs d’entre eux y allaient de leur petite larme. Lanacan Orlando, le Bénisseur de Bethe Corbair, arriva le premier en murmurant des paroles de réconfort. Il examina le mourant, prit son pouls et étudia ses poignets. Philabet Griswold et Nielash Mousa le suivaient de près et ils écartèrent le premier bénédicte pour se pencher vers les oreilles de l’agonisant. Ils l’imploraient de revenir à la conscience le temps de préciser qui il avait choisi pour successeur. Abernathy et Ian Steward assistaient à la scène comme s’ils ne voyaient rien, le premier des deux hommes étant occupé à débiter des prières à voix basse. Orlando repoussa Mousa avec colère et reprit ses soins. L’irritation rendait ses mouvements maladroits et ses célèbres pouvoirs de guérisseur semblaient inopérants. Il examina la poitrine du vieil homme, ouvrit sa robe en grand et palpa ses poignets alors que son mécontentement croissait au fur et à mesure qu’il devenait évident que l’issue serait fatale. « Reculez ! » La voix cristalline qui se répercuta dans la cour imposa un silence surpris à la foule. Rhapsody utilisa les services d’Anborn pour se frayer un chemin entre les bénédictes et aller vers le Patriarche qui gisait sur la table. Grunthor se déplaça pour interdire toute approche du côté opposé. « Sylvia, allez immédiatement chercher ma harpe », ordonna-t-elle à sa camériste. La femme tapota l’épaule d’un page qui s’éloigna au pas de course dans la direction qu’elle lui désignait du doigt. La nouvelle reine se pencha vers le vieillard fragile recroquevillé tel un oisillon tombé du nid, pour prendre sa main dans la sienne. « N’avez-vous rien à dire à ces hommes, Votre Grâce ? » Elle inclina la tête vers les bénédictes et le Patriarche cilla puis glissa une main tremblante sous sa robe, pour chercher maladroitement quelque chose et trouver finalement un rouleau de parchemin qu’il plaça dans sa main. « Très bien. Anborn, pourriez-vous conduire ces bénédictes là où ils auront la possibilité de prier en toute quiétude ? » Le général s’avança pour regrouper les prêtres mécontents de son intervention, avant de les repousser sans faire cas de leurs protestations. Le Patriarche désigna le manuscrit que Rhapsody leva devant ses yeux. « Souhaitez-vous que je le lise à voix haute ? » Le mourant le confirma de la tête. « C’est entendu. » Elle se dégagea en douceur de la main avec laquelle le Patriarche se raccrochait à la vie et déroula le parchemin. « Écoutez-moi, dit-elle d’une voix qui possédait le timbre propre aux baptistrelles. Je vais vous communiquer le dernier message du Patriarche de Sepulvarta. Il y déclare qu’en ce qui concerne sa succession, il convient de s’en remettre au verdict de la Balance. » Les murmures s’élevaient de la foule pendant que les bénédictes restaient figés par la surprise et que leur teint virait du pourpre soutenu à une pâleur spectrale. Un instant plus tard, le page apportait la harpe qu’il leva à bout de bras et qui fut passée de main en main pour arriver jusqu’à Anborn, qui la remit à la reine. « Grunthor, pouvez-vous m’aider ? » demanda-t-elle en désignant la table. Le Bolg la souleva sans faire le moindre effort pour la déposer sur le plateau où elle s’assit, avant de positionner la tête et les épaules de l’agonisant sur son giron. Après l’avoir installé le plus confortablement possible, elle se mit à jouer avec douceur, en devant retenir ses larmes. Le vieillard sourit et finit par lui dire : « Je… Je suis désolé, mon enfant. Je ne… savais pas que cela… viendrait à présent. Il n’était pas dans mes intentions de gâcher… — Vous n’avez rien gâché du tout ! Interpréter votre oraison funèbre et porter témoignage de vos dernières paroles est pour moi un incommensurable honneur. Je les retransmettrai afin qu’elles s’ajoutent aux connaissances communes et deviennent impérissables, de même que votre souvenir. Être à vos côtés quand vous partez vers la lumière est le plus beau des présents. Reposez-vous. » Elle interrompit la mélodie le temps d’écarter une mèche de cheveux argentés tombée devant ses yeux qui reflétaient le soleil en se voilant. Puis elle pinça de nouveau les cordes de la harpe, en susurrant une mélodie sans paroles. La respiration du Patriarche devenait laborieuse. Rhapsody avait assisté à trop de trépas pour ignorer que la fin était proche. Elle se pencha vers son oreille et une larme se détacha de ses yeux verts pour humecter la joue du religieux. « Mes dernières paroles… Dites-les à ma place. Vous les connaissez. — En effet », répondit-elle. Elle appliqua la main sur la poitrine du mourant et laissa sa voix reproduire celle du vieillard, profonde, chaude et sonore comme elle l’avait été dans sa jeunesse. « Par-dessus tout, puissiez-vous connaître la joie. » Un sourire radieux métamorphosa les traits du religieux dont les paupières se fermèrent. Le chant de Rhapsody devint plus sonore, et lorsqu’il poussa son dernier soupir, elle entama l’Hymne lirin du Passage, avec le plus de douceur possible pour ce vieillard qui avait tant aimé le timbre de sa harpe. Le ciel se dégagea pendant que les liens de la Terre se défaisaient un court instant, le temps de permettre à l’âme du Patriarche de se rendre de l’autre côté. La foule remarqua ce bref retour du soleil, mais pas son départ, alors que Rhapsody voyait s’éloigner son âme et lui envoyait un baiser, en direction du ciel. Après quoi elle s’intéressa aux bénédictes qui restaient dans leur angle, rendus muets par la stupéfaction. Ian Steward et Colin Abernathy se tenaient par la main, pâles et tremblants ; Lanacan Orlando ne disait mot, le visage transmué en masque de stoïcisme, pendant que Philabet Griswold et Nielash Mousa contrôlaient difficilement leur colère. « Vos Éminences, le moment me paraît bien choisi pour que vous nous guidiez dans nos prières. » Achmed se servit un autre grand verre d’eau-de-vie canderienne puis tendit la bouteille à Grunthor. Le sergent regarda un moment son monarque, avant de lever l’alcool à ses lèvres charnues pour en boire une bonne gorgée. La journée avait été cauchemardesque. Les capacités de baptistrelle de Rhapsody avaient permis de maintenir le calme au sein de l’assemblée terrifiée, et elle était restée dans la cour bien plus tard que minuit pour réconforter ceux qui pleuraient le Patriarche et tous les gens de bonne volonté venus assister à son couronnement. Elle était allée prendre un bain, en espérant qu’il éliminerait les effets du chaos ayant accompagné la cérémonie de son couronnement. Ses amis Firbolgs étaient assis devant l’âtre de ses appartements et ils tentaient de déterminer ce qu’ils feraient ensuite en attendant qu’elle vienne les rejoindre. « Crois-tu qu’elle a pu remarquer le dard ? » Achmed but une rasade et serra les dents en sentant l’alcool brûler sa gorge. « Absolument pas, répondit Grunthor en s’octroyant une autre lampée. Elle croit qu’ ce vieux bouc est mort de sa belle mort… ce qui aurait dû se produire il y a des mois. — Tant mieux. Ne la détrompons pas. Elle ne l’apprécierait guère, si elle savait que j’ai tué son vieil ami uniquement pour faire diversion. » Si Grunthor se renfrogna, il ne fit aucun commentaire. Un moment plus tard, Rhapsody venait les rejoindre en chemise de nuit, les cheveux toujours humides et une serviette à la main. Elle se dirigea vers le feu, qui crépita à son approche, et se pencha devant lui pour frictionner ses cheveux avec la serviette. Finalement, elle secoua la tête et les tresses encore humides tombèrent autour d’un visage teint en rose par l’eau chaude et la clarté des flammes. Elle alla ensuite vers Grunthor pour lui prendre la bouteille des mains, boire une gorgée et la lui rendre avant de s’asseoir sur son genou. « Sous peu, nul ne voudra plus répondre à mes invitations », commenta-t-elle. Grunthor gloussa et Achmed se contenta de sourire, pendant que son regard s’assombrissait. « Je vous remercie tous les deux pour votre aide. Je n’aurais jamais pu affronter cette situation sans vous. — C’est plus sérieux que vous ne le pensez, déclara Achmed en vidant son verre avant de se resservir. Notre ami issu de la crypte du Monde Souterrain a décidé de venir assister à votre petite fête. » Rhapsody riva sur lui un regard interrogateur. « J’ai découvert qui est le F’dor, aujourd’hui. » Rhapsody se redressa, ce qui faillit la faire basculer du genou de Grunthor. « Qui ? » Achmed posa son verre et son expression se fit solennelle, sous la clarté dansante des flammes. « Lanacan Orlando, le Bénisseur de Bethe Corbair. — En êtes-vous certain ? — Absolument. J’ai senti sa présence quand les religieux sont descendus de voiture. Je l’ai suivi et j’ai identifié son rythme cardiaque. Il ne fait aucun doute que c’est lui, cet immonde démon. » Rhapsody prit appui sur l’épaule de Grunthor, perdue dans ses pensées. « Voilà qui me paraît logique. Le Patriarche a désigné Lanacan en tant que prêtre qu’il envoyait soigner les blessés et bénir les armées, ce qui lui permettait de rencontrer des militaires qui s’en remettaient à lui corps et âme. Il pouvait les asservir tout en les bénissant, semer le germe de ce qui éclaterait plus tard sous la forme de cette folie meurtrière. Oelendra suspectait Anborn parce qu’il avait des contacts avec les forces armées. — Dire qu’on l’avait just’ sous notre nez ! » marmonna Grunthor pendant qu’Achmed prenait la bouteille et se resservait. « J’m’étonne plus qu’il se soit porté volontaire pour être votre aumônier. Heureusement qu’ les Bolgs sont des athées voués à la damnation éternelle. » Achmed hocha la tête. « La bonne nouvelle, c’est qu’il ne doit pas se douter que nous l’avons démasqué. La mort opportune – heu, prématurée – du Patriarche a détourné son attention et nous a permis d’éviter une attaque frontale. — Ouais, le hasard fait parfois bien les choses », grommela Grunthor avant qu’Achmed ne le foudroie du regard. Alors que Rhapsody paraissait déconcertée. « Il y a un point qui m’échappe, déclara-t-elle en buvant une autre gorgée à la bouteille. Je sais que ce bénédicte célèbre un office hebdomadaire dans la basilique de Bethe Corbair. Tous en font autant, chacun dans sa paroisse, à l’exception de Colin Abernathy qui en est exempté parce qu’il n’y a pas de basilique dans les États non alignés. Ces lieux de culte sont en terre consacrée, bénie par les éléments eux-mêmes. Je ne peux croire que même le plus puissant des démons soit capable de passer outre. S’il profanait les lieux d’une manière ou d’une autre pour pouvoir s’y tenir, le sol retrouverait immédiatement sa pureté originelle grâce à l’élément auquel il est associé. — Savez-vous à quel élément est dédiée la basilique de Bethe Corbair ? » Rhapsody y réfléchit en se remémorant sa conversation avec Messire Stephen. « Je crois que c’est le vent, dit-elle finalement. Oui, bien sûr ! Vous souvenez-vous du son de toutes ces cloches ? On les entend d’un bout à l’autre de la ville. — On peut pas y couper, renchérit Grunthor. Mais, naturellement, rien n’est impossible. — Exact, dit Rhapsody. Où cela conduit-il ? — Eh bien, nous partirons dans la soirée ou demain matin – Grunthor et moi – derrière sa caravane, expliqua Achmed en finissant son eau-de-vie. J’ai demandé à Sylvia de vous en informer, quand les bénédictes se mettront en route. Suivre leurs traces ne devrait pas être très difficile. — Et en ce qui me concerne ? s’enquit la nouvelle reine avec indignation. — Il vous faudra rester pour l’instant dans votre royaume, le temps de vous y installer. Vous éclipser juste après votre couronnement éveillerait des soupçons. Nous allons surveiller ce démon et déterminer ce qu’il mijote, puis nous reviendrons préparer avec vous une expédition qui aura pour finalité son exécution. Cela vous laissera quelques semaines pour vous organiser. Ça vous va ? — Je suppose que je n’ai pas le choix, répondit-elle en regardant par la fenêtre. Mais n’attendez pas trop. Je ne voudrais pas que la liste des innocentes victimes s’allonge encore. » Grunthor et Achmed échangèrent un regard. Elle ignorait que le Patriarche y figurait lui aussi. 62 Bordure est de la plaine de Krevensfield LE BÉNISSEUR DE BETHE CORBAIR était patient. Il l’avait toujours été. Même avant qu’il ne soit possédé, à l’époque où il n’était pas encore l’hôte du démon, Lanacan Orlando n’avait jamais cédé à ses pulsions. N’étant pas prédisposé par tempérament ou intérêt à affronter Mousa ou Griswold pour s’assurer une position dominante, il avait opté pour la voie de la constance et de l’humilité, en espérant que le Patriarche finirait par prendre conscience de son attachement tant à lui-même qu’au Tout-Dieu. Mais les années s’étaient écoulées et il avait dû se contenter des remerciements du Patriarche pour s’être chargé des tâches les plus ingrates, avoir loyalement œuvré en tant que guérisseur pour aider les soldats aux blessures suppurantes, les populations miséreuses de Bethe Corbair et les fermiers de la plaine de Krevensfield, pendant qu’honneurs et prestige revenaient aux prélats plus décidés et combatifs. Lanacan avait attendu que le Patriarche, cet homme si doux qui avait les conflits en horreur, le récompense enfin pour ses bonnes œuvres et sa bonté… ce qui n’avait jamais eu lieu. Sa patience lui avait uniquement permis de bénéficier de l’estime de ce vieillard. Quand il signa finalement un pacte avec le démon, Lanacan Orlando découvrit que son nouveau maître était également très patient. Contrairement à bon nombre de ses semblables, des êtres avides de pouvoir et d’annihilation qui ne songeaient qu’à semer destruction et chaos, le F’dor était entré en lui comme un léger souffle pour s’installer dans ses poumons telles des vapeurs entêtantes, se répandant dans son sang en ayant des projets à très long terme, un plan qu’il était disposé à retarder jusqu’au moment où tous les éléments seraient en place. Au fil du temps, alors que la partie démoniaque de son être acquérait de l’importance, il en avait conclu que la cupidité du F’dor avait pu être partiellement modérée par la patience qui l’avait caractérisé avant qu’il ne lui vende son corps. Le printemps approchait et il se dressait dans la fine couche de neige couvrant la plaine de Krevensfield. La colère provoquée par sa mise à l’écart en cet instant si important n’avait toutefois pas décru. Elle semblait même croître tel un feu de broussailles se propageant de toutes parts. Le Patriarche était mort en Tyrian, et non à Sepulvarta. Il avait quitté ce monde sans avoir désigné un successeur et, plus important encore, sans avoir sur lui la Bague. S’il était resté à Sepulvarta, là où il avait toujours vécu depuis son investiture, le bénédicte aurait pu lui prodiguer du réconfort pendant ses derniers jours d’existence. Il aurait été là pour faciliter son transfert de la vie à la mort, au rythme souhaité par Orlando. Il aurait pu s’assurer que tout était en place pour garantir sa nomination en tant que nouveau Patriarche, ce qui lui aurait permis de procéder au sacre du Seigneur qu’il avait asservi. Enfin, c’est sans importance, s’affirma-t-il en tentant de réduire au silence la voix qui hurlait dans ses oreilles. Il est le maître des armées. Maintenant, murmura-t-il dans le vent. C’est à toi de jouer, Tristan Steward. Il attendit que l’ordre trouve un vent d’ouest, puis il se tourna vers son cocher et les soldats qui lui servaient d’escorte, pour leur sourire avec bienveillance. « Eh bien, messieurs, nous ne sommes plus qu’à un jour de coche de chez nous. Il me semble entendre la douce mélodie des cloches de Bethe Corbair portée par le vent. Que diriez-vous de vous mettre en selle pour repartir sans plus attendre ? » Bethany Tristan Steward ouvrit en grand la porte à l’instant où McVickers, récemment promu généralissime des armées confédérées de Roland, levait la main pour frapper au battant. « Entrez », fît Tristan d’une voix pâteuse. Le militaire s’exécuta, referma le vantail derrière lui et se tint au garde-à-vous en attendant que le prince ajoute quelque chose, mais Tristan regagna son bureau et l’énorme pile de parchemins qu’il avait entrepris de feuilleter. « Que puis-je pour vous, Messire ? demanda-t-il finalement. — Vous abstenir de me distraire pendant que je réunis les cartes, McVickers. » La voix du prince était pleine de fiel et le soldat inspira à pleins poumons en se figeant sur place. Tristan trouva enfin ce qu’il cherchait et étala les feuilles sur la longue table proche de la fenêtre, avant de faire impatiemment signe à McVickers de le rejoindre. Le généralissime alla se tenir près de lui pour s’intéresser aux cartes. « Canrif, Messire ? — Oui. » Tristan lissait le coin d’un très vieux document qui s’enroulait obstinément sur lui-même. « Les terres des Bolgs. — Messire ? » L’impatience apporta de l’éclat aux yeux de Steward. « Qu’est-ce que vous ne réussissez pas à comprendre, McVickers ? J’ai convoqué Stephen Navarne et je lui ai demandé de m’apporter de son musée les plans des tunnels et des cols de montagne aménagés à l’époque cymrienne. Je doute que les Bolgs aient procédé à des modifications importantes. La plupart des changements doivent concerner les défenses extérieures, les avant-postes et peut-être ce réseau de boyaux et de fossés connu sous le nom des tranchées. — Je… je ne sais pas, Messire, balbutia McVickers en devinant les intentions du prince. Vous… vous n’envisagez tout de même pas de… lancer une attaque contre les Bolgs ? » Les yeux de Tristan étaient consumés par la folie. La déception subie lors du couronnement le rendait fou de rage. La panique due à la mort malencontreuse du Patriarche l’avait privé de toute opportunité d’une entrevue en privé avec la nouvelle reine des Lirins, rencontre qu’il avait attendue avec une vive impatience. Il lui avait fallu repartir immédiatement en compagnie des bénédictes et des ducs, pour regagner Sepulvarta où seraient célébrées les funérailles. Rhapsody ne les avait pas accompagnés car elle avait déjà fait ses adieux au saint homme. Mais au moins était-elle désormais retenue en Tyrian, hors des terres des Bolgs. Loin de tout danger. « Si, McVickers. J’en ai même la ferme intention. Ylorc n’est plus qu’une coquille vide, depuis qu’une épidémie a décimé son armée et la majeure partie de sa population. Les survivants ont dû s’isoler, pour éviter que cette maladie ne se propage. Alors, réunissez vos généraux et rassemblez nos troupes. Je veux pouvoir partir dès que toutes les provinces nous auront envoyé leurs hommes, autrement dit dans deux mois, quand les dernières recrues arriveront de Yarim. » McVickers hocha la tête avec autant de raideur que pour la placer sur un billot. « Bien, Messire. » Lianta’ar, la Basilique de l’Étoile, Sepulvarta Les dimensions imposantes de la cathédrale, son dôme massif qui surplombait une nef aussi longue et large que plusieurs avenues, déstabilisaient Achmed. Il avait surpris Grunthor au point de le priver de la parole en lui annonçant à la fin des rites funéraires dédiés au Patriarche qu’il souhaitait s’attarder dans la basilique. Les bénédictes et les fidèles en pleurs étaient repartis et la nuit tombait. Lanacan Orlando, qui s’était déchargé de ses obligations sur un autre religieux afin de pouvoir rester au domicile du Patriarche et réconforter abbés et prêtres accablés de chagrin, avait déjà pris congé. Sa coterie s’était éloignée sur la route de Bethe Corbair, vers le croisement de la chaussée trans-orlandaise qui scindait ce secteur du littoral aux Dents. Achmed estimait pouvoir le rattraper sans difficulté en coupant par le milieu des terres. Sais-tu pourquoi il est resté au presbytère ? avait-il demandé à Grunthor. Pour asservir d’autres religieux ? Pour cela et aussi parce qu’il ne peut entrer dans la basilique dont le sol est consacré. Toujours sous le coup de la surprise, le géant se trouvait près de la porte secondaire du narthex, à côté de l’accès à la nef, le secteur le plus vaste de la basilique, là où les fidèles se réunissaient à l’occasion des offices. Il poussa du pied les résidus des funérailles, ces plumes que les membres de la congrégation avaient éparpillées pour faciliter la transmigration de l’âme du défunt vers la Lumière… désormais souillées par la boue des semelles de dix mille chaussures dans une mer de coulures de cierges et de pétales. Il se demanda oisivement si des cendres du Patriarche consumé sur le grand bûcher funéraire érigé sur l’autel n’étaient pas mêlées à la gadoue qui lui dissimulait les magnifiques mosaïques du sol, sous ses bottes. Pour la cinquième fois, Achmed regarda par-dessus son épaule afin de s’assurer qu’il était seul dans l’immense cathédrale, puis il suivit sans enthousiasme une des principales travées menant à l’autel de crémation qui occupait une plate-forme accessible par un petit escalier. À l’extérieur de l’édifice, les cloches de l’énorme beffroi appelé la Flèche sonnaient le glas sans discontinuer. Arrivé au bas des marches, il se racla la gorge avec nervosité, ceint par la fumée toujours en suspension autour de lui. « Je hais les prêtres », déclara-t-il à voix haute, les yeux rivés sur les braises que des jets d’eau bénite avaient noircies. Il contemplait le bûcher funéraire d’où s’élevait un ruban fuligineux en forme de point d’interrogation. Ce fut en se massant la nuque qu’il s’adressa à la pile de charbon de bois et de cendres. « Je suis venu vous dire que… Je regrette ce que j’ai fait. Je m’en serais abstenu, si j’avais eu le choix. » La cathédrale ne lui renvoya que des échos de sa voix, d’ailleurs couverts par les tintements des cloches. « Votre mort l’a sauvée. Nous ne nous sommes jamais rencontrés, mais je sais que vous vous seriez sacrifié pour elle si le choix vous avait été proposé. » Une gêne soudaine assaillit Achmed qui pivota sur ses talons et regagna le narthex d’un pas rapide. Il l’avait pratiquement atteint lorsqu’il se tourna une dernière fois vers l’autel désormais plongé dans les ténèbres. « Adieu, mon père », murmura-t-il. 63 Tyrian SON TRAVAIL SUR LES LISTES avait été ce matin-là tout particulièrement éprouvant, et ce fut avec soulagement que Rhapsody s’octroya un moment de détente en allant prendre un bain. Elle regagna sa chambre en se sentant ragaillardie, vêtue d’une de ces robes toutes simples que les couturières lirin lui avaient confectionnées. Porter une telle tenue était un véritable plaisir, car le corps se sentait libre et léger, sans oublier que la couleur de celle-ci était parfaitement assortie à ses iris. Ce fut en libérant un soupir qu’elle s’affala sur le lit puis leva les yeux vers les arbres dorés aux branches entremêlées faisant office de baldaquin, une dentelle de feuilles dont les ombres dansaient tant sur la courtepointe que sur elle. Le feu qui grondait dans l’âtre chassait la froidure hors de la chambre et dispensait sa chaleur aux arbres qui bénéficiaient ainsi d’un été perpétuel, même en hiver. Son attention fut attirée par des bruits de voix dans la cour en contrebas et elle se leva et gagna la fenêtre, pour essuyer le givre et en découvrir la cause. Elle put discerner à la bordure de l’enceinte du palais, au milieu d’un grand nombre de gardes lirins, un grand cortège de visiteurs qui formaient une file irrégulière. Le rassemblement devenait de plus en plus important comme d’autres voyageurs venaient grossir leur nombre, en se bousculant et riant, un fond sonore épicé par quelques accrochages et aucunement étouffé par la froidure. Des panaches de vapeur s’élevaient au-dessus de ces gens qui s’entretenaient avec animation. Rhapsody se drapa dans un manteau d’une extrême douceur, enfila ses bottes et sortit de ses appartements à la recherche de Rial devenu vice-roi et grand conseiller. Son règne venait de débuter, mais elle en était venue à compter sur cet homme pour lui expliquer les complexités de la vie à la cour et la guider dans tout ce qui se rapportait de près ou de loin aux questions d’État. Il ne lui serait pas venu à l’esprit de mettre en doute ses capacités en ces domaines. Elle le trouva près de la muraille, non loin de ce rassemblement, d’où il surveillait d’un œil torve les gardes et les employés du palais chargés de dresser la liste des visiteurs et des articles qu’ils avaient apportés. Elle le rejoignit et lui toucha le bras. « Que diable faites-vous là, Rial ? » Il se tourna vers elle et prit rapidement son bras pour la guider vers le mur incurvé de la tour de garde. Dès qu’ils furent hors de vue, il leva sa main à ses lèvres et y déposa un baiser. « Je salue Votre Majesté. » Il lui sourit, et son visage ridé par les ans avait cette expression pleine de bonté que Rhapsody aimait tant. « Je vous croyais à l’entraînement. » Son haleine se condensait entre eux sous forme de petits nuages de cristaux de glace. « J’en reviens, car ma résistance physique a des limites. Hiledraithe et Kelstrom ont pris un malin plaisir à me vaincre, aujourd’hui. Que se passe-t-il ? Qui sont ces gens ? — Des prétendants, Votre Majesté. — Des prétendants ? À la main de qui ? Ne m’avez-vous pas dit qu’il n’y avait ici aucune loterie nuptiale, que les femmes étaient libres de choisir leur compagnon ? — C’est exact. Ce qui n’a pas empêché tous ces hommes de venir demander votre main, à titre personnel ou pour le compte de leur maître. » Rhapsody revint en arrière afin d’étudier la scène. La file s’était encore allongée et le volume sonore devenait assourdissant. « Vous plaisantez, j’espère ? » Elle s’intéressa à la foule. « J’en dénombre des vingtaines. — Dites plutôt des centaines. Je regrette, ma Dame. J’avais espéré vous épargner ce spectacle. — J’avoue ne pas comprendre. Que viennent-ils faire ici, surtout par un froid pareil ? Je n’ai à aucun moment déclaré que je souhaitais me marier, il me semble ? » Rial lui présenta son bras, qu’elle prit pour repartir avec lui vers le palais. « Non, Rhapsody, mais ils sont tenaces. On aurait pu en toute logique s’attendre à en voir quelques-uns se présenter au cours de la première année, des gens désireux de s’allier à Tyrian grâce à un mariage dicté par la raison d’État. Habituellement, les premiers à se manifester sont les membres de nos Maisons les plus anciennes, étant donné qu’ils sont les premiers informés du couronnement d’une nouvelle reine. C’est ce qui s’est passé pour Terrell, il y a bien longtemps de cela. « Mon père était page, à l’époque, et il m’a fréquemment décrit la situation. Tout indique qu’ils étaient une douzaine à venir au palais et attendre toute la nuit, après son couronnement. Les lieux ont été bourdonnants de surexcitation des jours durant. « Mais ce n’est pas comparable. Les prétendants actuels ne sont pas tous des Lirins. Nous avons là des régents d’autres terres, pour certaines aussi éloignées que l’Hintervold. Qu’ils souhaitent lier leur royaume au vôtre est une évidence, mais – si je puis me permettre d’avancer une supposition – je dirais qu’ils s’intéressent également à vous pour d’autres raisons. Je pense que vous les séduisez plus encore que Tyrian. — Que voulez-vous dire par là ? Aucun de ces hommes ne me connaît. Je ne vois personne dont je garde le souvenir. » Rial gloussait. Il savait ce qu’elle pensait de son physique et trouvait cela amusant. « Il n’est pas à exclure que certains de vos attributs puissent expliquer la rapidité avec laquelle les rumeurs vous concernant se sont répandues. » Elle en frémit. « Qu’apportent-ils ? L’équivalent d’une valeur d’union ? — Pas tout à fait. Il s’agit de présents officiels, semblables à ceux que vous avez reçus pour votre couronnement mais qui ont pour la plupart bien plus de valeur. La tradition veut que lorsque la reine annonce quel a été son choix, le présent de l’heureux élu soit exposé dans la Grande Salle, ce qui équivaut à une proclamation des bancs. Le reste va grossir votre trésor personnel et celui de Tyrian. Vous imaginerez aisément à quelles compétitions donnent lieu ces pratiques. Tous veulent s’assurer que le cadeau fera forte impression sur vous en attestant de la richesse de leur famille et de celle de leurs terres, en les mettant à leur avantage. » L’expression de Rhapsody avait perdu toute gaieté. « Rendez-leur tout ceci, je vous en prie… et renvoyez-les sans attendre. Je n’ai pour l’instant aucun désir de recevoir qui que ce soit pour des raisons aussi futiles. » Ils atteignaient la rotonde du palais quand Rial s’arrêta pour prendre ses mains dans les siennes et la dévisager avec solennité. « Je vous le déconseille, Votre Majesté. Une telle mesure équivaudrait à une très grave insulte. Mieux vaut les accueillir et enregistrer leurs demandes, ce dont se chargent déjà ces clercs. Les prétendants regagneront alors leurs terres pour attendre que vous invitiez ceux dont les attentions ne vous laissent pas insensible. Vous pourrez faire durer cette attente aussi longtemps que vous le souhaiterez, et l’armée n’aura à repousser que les contingents de ceux qui perdront patience. » La clarté des flammes rugissantes de la grande cheminée révéla à Rial qu’elle avait blêmi. « Que voulez-vous dire par là ? Qu’ils seraient capables de réagir violemment si je les éconduisais ? » Rial arrêta une servante qui croisait leur chemin. « Apporte du vin à Sa Majesté, s’il te plaît. » La fille hocha la tête et s’éloigna pendant que Rial guidait Rhapsody vers l’âtre et s’asseyait près d’elle sur le large banc installé face au foyer. « Il n’est jamais exclu que – jusqu’au jour où un mariage éliminera la possibilité d’autres alliances – certains régents tentent de forcer votre décision. Mais ne vous inquiétez pas, madame. C’est improbable, pour l’instant en tout cas, et vos troupes pourront repousser celles de n’importe lequel de vos prétendants, à présent que vous avez uni les diverses factions. « Non seulement les militaires vous seront loyaux mais vous avez conquis le cœur de tous les Lirins, et ils défendront votre droit à décider quand et avec qui vous convolerez en justes noces. Tyrian a toujours représenté un véritable cauchemar pour les envahisseurs, qui ont systématiquement subi des pertes bien supérieures aux nôtres. Il faudrait avoir un irrésistible besoin d’en découdre pour tenter de pénétrer en force dans notre forêt. Alors, je vous en prie, ne vous inquiétez pas et ne précipitez rien, car il s’agit d’une décision que vous devez prendre en ayant l’esprit serein. » La servante revint avec un gobelet que Rhapsody accepta en se sentant dans un état second. Rial renvoya la jeune fille d’un geste plein de douceur puis dévisagea sa reine. Il vit, en étant fasciné, l’éclat de ses yeux décroître et ses traits se durcir en un masque de détermination. Elle leva la timbale et but une gorgée. « Je suivrai vos conseils, comme à l’accoutumée, déclara-t-elle. Quand vous en aurez l’opportunité, envoyez un messager à mon cabinet de travail. J’ai une missive à expédier. » « Quel repas délicieux ! » s’extasia Anborn en posant le verre qu’il venait de vider. Il jeta un regard autour de lui pour admirer au-delà du balcon les arbres dénudés qui surplombaient la balustrade aux sculptures délicates. Le fond de l’air était frais mais dîner à l’extérieur, sur ce balcon, avait été agréable. Échapper à l’atmosphère enfumée due aux feux allumés tout l’hiver l’avait ravi. Il était heureux d’avoir pu répondre si rapidement à l’invitation de Rhapsody. Il avait pour principe de se faire attendre, sans autre but que se montrer odieux, mais il n’avait pu résister à la tentation de se retrouver seul avec elle pour s’assurer de sa bonne santé et s’informer de son état d’esprit, ce qui avait été impossible lors du couronnement. Elle paraissait mieux se porter qu’il ne l’avait imaginé, après ce qui lui était arrivé tant en Sorbold que dans la forêt, mais elle avait séjourné auprès des Rowan et dû y vivre bien plus d’années qu’il ne s’en était écoulé dans le reste du monde. Elle était venue l’accueillir coiffée de son diadème, et voir cette couronne flotter au-dessus de sa tête dans un halo éblouissant de gemmes semblables à des étoiles, comme transmuées en points lumineux miroitants, l’avait fasciné. Elle avait retiré cette coiffure dès qu’ils s’étaient retrouvés seuls, et il contemplait à présent ses magnifiques cheveux nattés en motifs compliqués que seuls des Lirins auraient pu reproduire. Hôtesse irréprochable, elle le distrayait en lui racontant des anecdotes et en riant sans vergogne de ses plaisanteries pour la plupart salaces. Mais il faisait montre d’une réserve indéfinissable, comme s’il lui manquait un composant de son être. Une fois le repas terminé, elle se pencha pour le regarder droit dans les yeux. « Je souhaiterais soulever un sujet purement théorique. Avancer certaines idées pour savoir ce que vous en pensez, sans que cela ne nous implique. » Anborn s’essuya la bouche puis posa et plia la serviette à côté de son assiette. « Bien sûr ! Quel thème souhaitez-vous aborder ? » Il était intrigué par ce qu’il découvrait sur son visage. Lors de leurs précédentes rencontres, il avait été frappé par sa franchise. Elle faisait désormais montre de pondération et son attitude était presque méfiante. Si sa beauté avait été mise en valeur par sa surexcitation et sa joie, elle avait à présent une élégance et une distanciation qu’il trouvait encore plus fascinantes. « Je me suis demandé si vous n’aviez jamais envisagé de vous remarier, lança-t-elle. — Non. Pourquoi cette question ? — Disons que si cela avait été une possibilité ouverte à discussion, j’aurais aimé l’approfondir avec vous. » Anborn se carra sur son siège, intrigué. « Je suis disposé à parler de tout ce que vous voudrez, très chère. Dites-moi, je vous prie, ce que vous avez à l’esprit. — J’aimerais savoir si vous accepteriez éventuellement de m’épouser… À condition que je ne vous inspire pas trop de répugnance, cela va de soi. » Elle avait tenu ces propos en l’étudiant attentivement et il s’autorisa un petit rire, avant de tousser derrière sa main et de se pencher vers elle. « Désolé, mais j’ai entendu les craquements déchirants de millions de cœurs qui viennent de se briser partout dans le monde. Ai-je interprété correctement vos propos ? M’avez-vous demandé en mariage ? — Pas encore. Comme je l’ai précisé, je souhaite simplement connaître votre point de vue sur la question. Nous sommes convenus de parler de tout ceci sans tabous ni obligations, n’est-ce pas ? — Absolument. Eh bien, je répondrai à brûle-pourpoint que cela m’intrigue. Qu’impliquerait un tel accord et pourquoi m’épouseriez-vous ? » Elle écarta son assiette pour dégager le plateau de la table et y faire reposer ses avant-bras. « Eh bien, votre question est double. Pourquoi vouloir me marier, et pourquoi avec vous ? Premièrement, je n’ai aucun désir d’épouser qui que ce soit. Je préférerais rester célibataire, mais je préférerais aussi ne pas porter le titre de reine des Lirins. Je n’ai cependant pas eu le choix. » Anborn hocha la tête, agréablement surpris par sa franchise. « Malheureusement, je fais depuis mon couronnement l’objet des attentions de chefs d’État qui souhaitent organiser un mariage politique. Je n’ai aucun désir d’étendre l’influence de Tyrian, ni d’intervenir dans les décisions qui en découleraient, mais j’ai conscience que rester une reine célibataire vaudrait tant à ma personne qu’à mon royaume des épreuves constantes destinées à tester mon opiniâtreté. Je n’ai ni la patience ni le désir de laisser qui que ce soit recevoir des blessures ou se faire tuer pour défendre mon honneur, surtout pour des raisons aussi stupides. Je dois par conséquent me résigner à prendre époux. » Un semblant de sourire altéra l’expression pensive d’Anborn. « Voilà qui ne vous ressemble guère, ma chère. Je n’aurais pas hésité à parier une somme rondelette que vous ne céderiez pas à de telles menaces, comme la lionne farouche que vous êtes. — Votre escarcelle en aurait été allégée », fit-elle sans la moindre ironie. Elle ferma les yeux pour repousser le souvenir du dragon endormi dans les profondeurs de la Terre. La paroi du grand tunnel contre laquelle elle s’était adossée n’avait été qu’une écaille de son corps démesuré. Après avoir banni cette pensée, elle rouvrit les paupières pour regarder une fois de plus Anborn dans les yeux. « N’usons pas de faux-fuyants, général. Vous savez comme moi qu’une guerre va éclater, qu’elle se rapproche à chaque instant. Et si vous avez l’expérience de tels conflits, j’ai quant à moi vu l’adversaire… ou tout au moins l’un d’eux. Nous aurons besoin de tous nos atouts, sans exception, simplement pour survivre à son réveil, et je ne parle pas de le vaincre. Je ne veux gaspiller ni le sang ni le temps des Lirins à cause de défis lancés pour des motifs aussi futiles que des fiançailles. Un mariage de convenance est un prix raisonnable à payer s’il garantit la sécurité et la paix. Nous aurons besoin de tous les Lirins, jusqu’au dernier, quand le moment sera venu. Vous m’avez un jour demandé si j’avais prêté allégeance à Llauron. Je dois fidélité aux Lirins… et je ferai le nécessaire pour assurer leur bien-être, quel qu’en soit le coût sur un plan personnel. » Anborn fit tourner le pied de son verre entre le pouce et l’index, avant de sourire et de hocher la tête. Il leva la main comme pour porter un toast silencieux, but rapidement, puis posa le verre en opinant du chef. « Continuez, je vous en prie. — Que je me sois adressée à vous vous laisse perplexe. Vous ne m’aimez pas et je ne vous en demande pas tant. Je doute de vous inspirer un jour de tendres sentiments. Et j’espère que vous ne m’en tiendrez pas rigueur si je vous dis que vous m’êtes très sympathique et que j’ai de l’affection pour vous, mais que je ne crois pas tomber un jour amoureuse de vous. C’est ce qui rendrait nos épousailles si pratiques et exemptes de la plupart des problèmes qui accompagnent habituellement ce genre de statut. « Je ne vous demanderai pas grand-chose, seulement de ne pas me gêner ni de nuire à ma personne et à mon peuple. Je n’ai pas d’autres exigences. Je ne réclame pas que vous me soyez fidèle, même si un minimum de discrétion serait apprécié. J’espère naturellement bénéficier de votre loyauté en d’autres domaines, mais vous serez libre d’aller et venir à votre guise. — Intéressant… — Voyons les avantages, à présent. Je serai débarrassée des prétendants précités, j’aurai un époux qui me convient et que je respecte, et dont la réputation sera suffisante pour éloigner les importuns. En ce qui vous concerne, je ne sais pas trop. Vous aurez les Lirins à votre disposition en cas de besoin, même si je dois vous avertir que je m’opposerai à tout ce qui est contraire à mes principes. Ce statut s’accompagnera d’une aisance matérielle et d’un statut social non négligeables, même si vous n’en avez nul besoin. « Les raisons ne sont sans doute pas aussi importantes pour vous que pour moi, et c’est pourquoi vous me rendriez un fier service. Mais vous auriez toujours un lieu où vous seriez le bienvenu, en étant honoré et apprécié. Je ferais mon possible pour être de bonne compagnie et ne pas constituer pour vous une gêne. Voilà en tout cas ce qui m’est venu à l’esprit. Des questions ? — Un grand nombre. — Posez-les-moi, je vous en prie. — Eh bien, voyons… Comptez-vous avoir des enfants ? — Non, et vous ? — Sincèrement, je préférerais m’en passer. — Peut-être m’arrivera-t-il d’en adopter un de temps en temps, ce qui fera de lui mon enfant et non le vôtre. Les Lirins comprennent parfaitement ce genre de choses. — Ça ne me pose aucun problème. — Entendu. Quoi d’autre ? — Et en ce qui concerne les, heu, devoirs conjugaux ? Est-ce un élément de cet accord ? — La décision vous revient, répondit-elle sans ciller. Si vous souhaitez avoir des rapports charnels avec moi, sachez que cela ne me posera aucun problème. Dans le cas contraire non plus. » Elle sourit et un peu de son ancien sens de l’humour fît pétiller ses yeux. « Je crois que vous avez suffisamment vu la marchandise pour pouvoir prendre une décision en parfaite connaissance de cause. » La stupéfaction l’incita à secouer la tête et à sourire. « C’est fascinant. Je suis assis en face de la femme la plus désirable qui soit, une beauté aux pieds de laquelle tous les mâles de ce monde se prosternent, et voilà qu’elle parle de m’épouser comme si elle négociait un accord territorial ou le décret d’application d’une ordonnance. C’est presque surréaliste, Rhapsody. Puis-je poser une dernière question ? — Faites. — Que vous est-il arrivé ? Vous n’avez plus aucun point commun avec la fille que mon cheval a failli réduire en bouillie. — Non, effectivement. — À cause de ce qui s’est passé avec ce gladiateur ? — Oh, absolument pas ! J’ai simplement mûri et fini par comprendre la différence qui existe entre ce qu’on peut obtenir et ce qui est inaccessible. Je sais désormais que le prix du pragmatisme est bien moins élevé que celui de l’idéalisme, et j’ai renoncé à désirer ce que je ne pourrai jamais avoir. Tout ce que je souhaite, c’est que mon peuple connaisse la paix et que la Terre ne soit pas détruite par les épreuves qui s’annoncent. » Anborn fit reposer son menton sur sa main, pour la dévisager. « Je trouve que c’est dommage. Même si je dois admettre que vous êtes de loin bien plus facile à vivre, je regrette un peu celle que vous étiez. Vous êtes trop jeune et belle pour exprimer tant de lassitude, pour tenir des discours de femme âgée. — Je parle ainsi parce que je suis vieille et épuisée, Anborn. Bien plus vieille que vous, soit dit en passant. — En théorie seulement. — Je vous l’accorde. Mais n’allez pas croire que je suis toujours aussi pragmatique. Il y a encore des sujets qui me passionnent, ainsi que la musique. Tant que j’aurai cela à ma disposition, j’espère ne pas devenir sénile. » Anborn la contempla longuement. Elle leva son verre et le vida, sans esquiver ses regards. Il finit par sourire. « C’est une quasi-certitude. Eh bien, sans prendre naturellement le moindre engagement, ce qui était d’ailleurs exclu dans le cadre de cette discussion, je vous répondrai que votre proposition m’intéresse… et m’honore, au passage. Je pense que vous seriez pour moi l’épouse idéale, Rhapsody. Dès l’instant où vous m’accorderiez la liberté d’aller et venir à ma guise, je serais ravi de devenir votre protecteur et gardien. Nous semblons avoir de nombreux intérêts communs. Il y a maintes choses que nous pourrions nous enseigner réciproquement, et avoir des rapports physiques avec vous ne serait pas pour me déplaire… Il faudrait que je sois à l’article de la mort pour ne pas vous désirer, et encore… Mais vous avez raison de dire que l’amour est un sentiment bien surfait et certainement pas un facteur de réussite pour un couple marié… — Je n’ai jamais dit ça, le reprit-elle. J’ai simplement déclaré que je ne pensais pas que c’était le plus important dans notre cas. — En effet, vous avez eu raison de me reprendre. » Il étudia son visage et son corps, comme s’il cherchait une chose… qu’il parut trouver sitôt après. « Les Lirins ne m’apprécient guère, savez-vous ? Une hostilité d’ailleurs compréhensible depuis que la guerre nous a opposés. Cela ne risque-t-il pas de vous poser un problème ? — Si cela leur déplaît, c’est avec grand plaisir que j’abdiquerai, répondit-elle en souriant. Une des choses qui me plaisent le plus, au sujet de cette société, une des principales raisons qui m’ont incitée à accepter cette couronne, c’est que les Lirins n’imposent à aucune femme qui elle doit épouser… et peut-être contribuerons-nous en partie au processus de cicatrisation des plaies laissées par le conflit, une entreprise à laquelle il aurait fallu s’atteler il y a longtemps. » Le regard d’Anborn se fit admiratif. « Vous êtes une femme sidérante, Rhapsody… Heu, Votre Majesté. — Oh, je vous en prie ! fit-elle en minaudant de façon comique. — Et je suis profondément honoré par l’intérêt que vous me portez. Donc, si vous décidez de prendre un époux et si vous êtes assez stupide pour vouloir de moi, sachez que je suis intéressé au plus haut point. — Merci, dit-elle en se redressant. Je vais réfléchir à tout ce que vous avez dit. Votre franchise m’a ravie. — Si c’est le genre de sujet de discussion qui m’attend quand vous m’invitez à déjeuner, j’aimerais revenir sur des bases régulières, dit-il en se levant et s’inclinant respectueusement. Je crois que vous savez où me joindre, si vous parvenez à une décision. — Oui. Merci d’être venu. Je vais vous raccompagner jusqu’à la maison d’Oelendra, car j’ai quelques questions à régler avec elle. — Transmettez-lui mes salutations. Au fait, lui avez-vous touché deux mots de tout ceci ? — Certainement pas ! J’ai jugé préférable de vous en réserver la primeur. » Il rit. « Nous devrions assez bien nous entendre, Rhapsody. » Puis ils s’éloignèrent d’un pas tranquille vers la maison d’Oelendra. Arrivé à la croisée de la route et du chemin menant au domicile de la championne des Lirins, Anborn prit la main de Rhapsody et y déposa un baiser. « Au revoir, Votre Majesté. » Il salua de la tête Rial qui approchait et qui lui répondit par un geste empreint de brusquerie. « Encore merci pour ce repas si intéressant. Je réfléchirai à tout ce que vous m’avez dit. — Merci, et bon voyage. » Rial attendit qu’Anborn eût disparu dans la forêt pour venir la rejoindre. « Si vous permettez, Votre Majesté… — Rhapsody, voyons ! — Oui, désolé. Il existe quelques sujets dont je souhaiterais vous entretenir. » Elle se détourna vers la maison d’Oelendra en lui faisant signe de la suivre. « Quoi, par exemple ? — Les Lirins des plaines réclament un allégement des taxes sur leurs exportations agricoles tant vers Manosse que le continent des Nains. À présent que les royaumes se sont unis, vous êtes l’autorité suprême de… » Elle pressa le pas. « Estimez-vous que je devrais leur donner gain de cause ? — Eh bien, il y a de nombreux… — Alors, chargez-vous-en. Quoi d’autre ? — Les remparts des fortifications sud ont grand besoin d’être remis en état. — Je vous remercie par avance de bien vouloir vous en occuper. — Les patrouilles frontalières réclament la construction de nouvelles maisons communes… » Elle s’arrêta net. « Qui réglait ces questions, avant mon couronnement ? » Le vice-roi cilla. « C’était moi, Votre… Rhapsody. — Estimez-vous qu’une femme serait mieux placée que vous pour décider s’il convient ou non de réparer des fortifications ? » Il gloussa. « Non. — Vous devez également constater que je ne suis une experte dans aucun de ces autres domaines, même si vous êtes trop poli pour me le dire. Vous avez tenu le rôle de seigneur protecteur de ce royaume pendant un siècle et vous savez bien plus de choses que moi à son sujet. Alors, continuez de prendre les décisions qui s’imposent. Ne consacrez pas de temps ou d’énergie à me faire croire que j’ai de l’importance en me posant des questions dont vous connaissez les réponses alors que je les ignore. » Une huée suivie de rires rauques s’éleva de la porte extérieure, là où les prétendants étaient toujours regroupés. Rhapsody jeta un coup d’œil dans cette direction, avant de reporter son attention sur Rial. « J’ai pour l’instant d’autres choses à l’esprit. » « Quelle agréable surprise ! s’exclama Oelendra en ouvrant la porte. Voir Sa Majesté est toujours un plaisir. — J’ai pour vous énormément d’affection, Oelendra, mais si vous continuez de m’appeler ainsi, je me verrai au regret de vous faire décapiter. » La femme plus âgée rit puis fournit sa réponse en ancien lirin. « Quels soldats pourraient bien se charger de cette sinistre besogne ? — Les vôtres, voyons ! » répondit Rhapsody dans le même langage. Oelendra la prit par les épaules pour la guider à l’intérieur, en lançant au passage son manteau sur le dossier d’une chaise. « À quoi dois-je le plaisir de cette visite ? — J’ai un certain nombre de questions à régler avec vous. Je tombe mal, peut-être ? » Oelendra soupira, feignant le désespoir. « Vous voici devenue ma reine, Rhapsody. Une souveraine ne peut jamais “mal tomber”, voyons ! » Elle alla vers le feu et utilisa une louche pour leur servir deux chopes de dol mwl, avant d’en remettre une à Rhapsody. « Je présume que vous ne tirez pas encore parti des privilèges qui découlent de votre nouveau statut ? » Elle remarqua le regard absent de la baptistrelle et son sourire s’effaça. « Que se passe-t-il ? — Rien, répondit Rhapsody en goûtant l’hydromel chaud. Connaissez-vous Anborn ap Gwylliam autrement que de réputation ? » Oelendra s’assit dans un des fauteuils disposés devant l’âtre. « Il est le seul des trois fils d’Anwyn et de Gwylliam que je connais vraiment. J’ai assisté à l’attribution du nom de tous leurs enfants, mais ils étaient encore très jeunes au début du conflit. « Je les ai vus à l’occasion, lorsqu’ils étaient en bas âge, mais après la guerre Llauron a passé presque tout son temps dans le Cercle pour s’occuper de l’Arbre et servir de mentor aux Filids, et je n’ai pas revu Edwyn Griffyth. J’ai entendu dire qu’il était entré comme apprenti dans les forges de son père, puis qu’il avait pris la mer. Mais Anborn ne songeait qu’à apprendre le maniement de l’épée, et sa mère me l’a envoyé. Je l’ai eu pour élève, voilà pourquoi je le connais assez bien. Pourquoi cette question ? » Rhapsody s’assit en face d’elle et but une autre gorgée. « J’envisage de l’épouser. Oh… J’allais oublier qu’il m’a chargée de vous transmettre ses salutations ! » Oelendra la regarda de haut en bas pendant un bon moment. « Pourquoi ? — Sans doute parce qu’il garde de vous d’excellents souvenirs. — Pourquoi envisagez-vous de l’épouser ? — Pour mettre un terme à ce défilé ininterrompu de prétendants stupides, pour juguler la menace qu’ils font peser sur ce royaume. Pour toutes les raisons dont nous avons déjà dressé la liste, Oelendra. Pourquoi pas ? Auriez-vous quelque chose à lui reprocher ? » Oelendra posa sa chope et se pencha vers Rhapsody pour la considérer avec gravité. « Il existe une raison qui me paraît évidente. — Je n’en vois aucune. — Ne jouez pas à la pucelle effarouchée, Rhapsody. Cela ne vous sied guère. — Je ne joue à rien du tout, répondit Rhapsody tout aussi sèchement. À moins que vous ne sachiez sur lui des choses que j’ignore, j’envisage de sceller cette union dès la fin du Conseil des Cymriens. » Oelendra la toisa puis termina sa chope. « Que faites-vous de Gwydion ? » demanda-t-elle finalement, irritée d’avoir dû rompre la première ce silence. « Je ne vois pas le rapport, Oelendra. Gwydion s’est marié… Serait-ce sans importance, à vos yeux ? Ça ne l’est pas, pour moi. — Et vous voulez lui rendre la pareille en épousant son oncle ? Votre bon sens me sidère ! Je n’ai cure de Gwydion… C’est pour vous que je m’inquiète. Vous êtes telle que vous étiez à votre arrivée, sans larmes ni affliction. Vous le gardez dans votre cœur, Rhapsody. Nul autre homme n’y a pour l’instant sa place, et Anborn moins que tout autre. — Vous voudriez que je devienne une vieille fille ? Anborn a parfaitement conscience de la place qu’il occuperait dans ma vie, et moi dans la sienne… Il me reconnaît le droit de ne pas l’aimer. Ce serait un mariage de convenance, et il le sait. À quoi vous attendiez-vous ? Suis-je censée me morfondre jusqu’à la fin de mes jours, m’étioler pendant que mes gardes perdent leur sang ou leur vie pour repousser un prétendant après l’autre ? M’imaginez-vous égoïste à ce point ? Je vous croyais capable de le déterminer mieux que quiconque. » Elle s’en étrangla et se tut pour foudroyer son mentor du regard. Oelendra se leva et vint s’accroupir devant elle, comme en présence d’une enfant. Elle caressa son visage. « J’ai conscience de ces choses, ma chérie, et sans doute bien mieux que vous. Vous avez reçu une blessure qui vous tourmente et vous cherchez un soulagement. Venez vers moi et j’assurerai votre protection jusqu’à complète guérison. » Rhapsody repoussa sa main. « Non, Oelendra, je n’ai besoin de personne. Dieux, si je n’étais pas capable de me débrouiller seule, il ne me resterait qu’à boucler mes bagages et retourner en Ylorc. D’autre part, vous savez aussi bien que moi que la situation continuera de dégénérer jusqu’à ce que j’y mette bon ordre. » Oelendra décida de modifier son approche. « Ce serait donc un mariage de convenance. Anborn a-t-il accepté ? — Oui. — Et vous vivrez comme mari et femme ? Pour qu’une alliance soit considérée comme valable, il faut qu’il y ait eu consommation du mariage. » Elle dévisagea Rhapsody en s’attendant à la voir rougir, ce qu’elle faisait presque toujours quand leurs propos avaient une connotation sexuelle, mais elle ne releva aucune réaction. « Croyez-vous que je l’ignore ? J’ai laissé ce choix à Anborn, qui a déclaré préférer que nous ayons des rapports. — En avez-vous été surprise ? — Pas vraiment. — Et copuler avec lui ne vous pose aucun problème moral ? — Bien sûr que non, puisque c’est un élément de cet accord ! » Oelendra secoua la tête, avec tristesse. « J’ai vécu trop longtemps. Je n’aurais jamais cru vous entendre tenir un jour de tels propos. Je vous demande de les analyser, Rhapsody. Vous comptez vendre votre corps à un homme que vous n’aimez pas en dépit de vos véritables sentiments. » Elle s’interrompit, effrayée par l’expression de son interlocutrice qui tremblait sous l’effet de la colère. « Je suis au regret de vous priver de vos illusions, Oelendra, mais ce ne sera pas la première fois. Et j’aurai une raison valable d’agir ainsi… plus valable qu’obtenir de quoi assurer ma survie, en tout cas. Je me prostituerai pour épargner des vies. N’est-ce pas une transaction équitable ? « Je vous ai dit je ne sais combien de fois que je n’étais pas digne d’occuper cette position, mais vous avez refusé de m’écouter. Vous ne devriez donc pas être surprise si tout redevient finalement normal et si ma réaction est banale à ce point… Pour une femme, vendre son corps a de tout temps été la solution de facilité. C’est la seule méthode que je connaisse, Oelendra. C’est ce que je suis. Vous aurez beau coiffer une catin d’une couronne et la vêtir de robes de soie, sa véritable nature remontera tôt ou tard à la surface ; elle estimera toujours que s’allonger et écarter les cuisses est plus simple que se battre. « Et ne vous avisez plus de me parler d’Ashe. Au moins a-t-il compris ces choses. Il a su me jauger et m’accepter telle que je suis. Il n’a pas essayé de faire de moi une femme respectable, une reine. Il s’est cherché une épouse digne de lui. Il s’est comporté en roi, ce qui force mon admiration. Alors, je vous en prie, ne m’importunez plus en me rappelant son existence. Vous devez m’aider, Oelendra. Ces épreuves sont bien assez pénibles sans que vous ne seriniez la plupart des arguments que ma mère n’aurait pas manqué d’avancer. Je remercie la Destinée de l’avoir emportée avant qu’elle ne puisse voir sa fille devenir un piètre substitut de reine des Lirins, qu’elle ne puisse savoir que je suis une putain. » Rhapsody n’avait pas terminé sa tirade que sa tête fut déplacée latéralement par une gifle cuisante. Elle cilla, pour se ressaisir de ce choc tant physique que mental. Pendant que le sang affluait vers sa joue, elle vit de la rage bouillonner dans les yeux argentés du masque de calme apparent de son interlocutrice. « Vous venez d’insulter ma reine et, plus important encore, mon amie. Sachez que j’aurais égorgé toute autre que vous. » Tendresse et lassitude tempérèrent sa fureur. « Vous avez appris à manier l’épée, Rhapsody, mais vous n’avez pas retenu la plus importante des leçons. Peu m’importe ce que vous avez été et à quels expédients vous avez eu recours pour survivre. Nous en sommes tous réduits à faire notre possible, quand nous sommes le dos au mur. Si je tiens tant à vous, ce n’est pas en raison de ce que vous avez été mais de ce que vous pouvez devenir. » Rhapsody baissa les yeux, honteuse. « Je regrette, Oelendra. Je n’y peux rien. Je sais ce qu’on attend de moi, mais ça m’est si pénible que je crains d’en être incapable. Je ne peux envisager d’épouser que deux hommes, Anborn ou Achmed, car eux seuls inspirent suffisamment de crainte pour calmer les ardeurs de mes nombreux prétendants, mais je ne puis offrir à Achmed un accès à Tyrian. Si j’ai pour lui énormément de sympathie, je ne me fais aucune illusion à son sujet. J’ai besoin de vous, Oelendra. Je ne supporterais pas de voir qui que ce soit perdre la vie à cause de moi. Je vous en conjure, aidez-moi. Si vous tenez à moi, soutenez-moi dans ces épreuves. » La vieille guerrière la prit dans ses bras et l’étreignit. « Écoutez-moi, ma chérie. Nous avons tous besoin d’une épaule sur laquelle pleurer et la mienne reste à votre disposition, mais c’est superflu. Ce qu’il vous faut, c’est réfléchir à ce que je vous ai dit et suivre les élans de votre cœur. — Je ne peux pas me le permettre, car mon cœur est égoïste et je ne dois pas lui céder. L’homme que j’aime appartient désormais à une autre. Il ne me reste qu’à me fier à mon instinct, en sachant que si quelqu’un meurt pour défendre mon honneur – un concept qui n’est plus qu’une mascarade –, mon âme en sera consumée. » Ses larmes se tarirent et elle se concentra pour se détendre. « Aidez-moi, Oelendra. Vous êtes la mieux placée pour me comprendre. Par sens du devoir, vous avez décidé de demeurer ici pour mener cette vie quand vous auriez pu rejoindre ceux que vous aimiez. Comment pouvez-vous me demander de faire tout le contraire ? « Si vous savez sur Anborn des choses que j’ignore, je vous exhorte à m’en informer et je m’adresserai à Achmed. Peut-être parviendrons-nous à un accord fondé sur des bases solides. Mais épargnez-moi cette épreuve… » Elle tendit la main vers le point d’origine d’une clameur audible en dépit de la distance. Des clercs épuisés dressaient toujours la liste des prétendants, quatre jours après le début de leur défilé. Oelendra se tourna vers la fenêtre et prêta pour la première fois attention au tumulte. Rires et vociférations avaient décru depuis l’arrivée des visiteurs, quatre jours plus tôt, mais on pouvait toujours entendre des sifflements, hululements, invectives et menaces dans maints langages et dialectes. Des clameurs annonciatrices d’affrontements sanglants comme celles entendues dans les arènes de Sorbold et des provinces orientales. Elle comprit le fond de la pensée de Rhapsody qui avait le regard apeuré d’un renard aux abois. Elle s’apitoya sur son amie et reine. Qu’il doit être pénible de personnifier tant de beauté et de n’en tirer que du désespoir ! pensa-t-elle tristement. Elle caressa les nattes dorées de Rhapsody puis la prit par les épaules, pour la regarder droit dans les yeux. « Évidemment que je vous aiderai ! déclara-t-elle en souriant pour réconforter sa souveraine dont les tremblements étaient désormais incontrôlés. Vous pouvez compter sur moi, sans aucune condition et en toutes circonstances. Aussi longtemps que je vivrai. Pas seulement parce que vous êtes ma reine mais pour tout ce que vous représentez pour moi. S’il vous arrive de vous demander si vous êtes digne de gouverner ces gens, remémorez-vous le choix que vous faites aujourd’hui. Sacrifier ce qui est le plus cher à vos yeux pour le bien de tous n’est-t-il pas la preuve d’une abnégation absolue, la démonstration que nul ne serait plus digne que vous d’occuper une telle position ? Les Lirins ne pourraient pas confier leur destin à quelqu’un de mieux placé que vous. Je ferai mon possible pour que tout ceci prenne fin, ou je vous aiderai à mener à bien ce qui résultera de votre décision. Non, vous ne serez pas seule. Mais je vous demande de me laisser un peu de temps. J’ai des questions à régler, des gens à rencontrer. Me faites-vous confiance ? — Oui, absolument. Mais… — Alors, promettez-moi de ne prendre aucun engagement avant mon retour. — Et s’ils se battent en duel ? — Aucun danger, je ne resterai pas absente longtemps. Dites à Rial d’adresser à chaque prétendant un message par lequel vous déclarez souhaiter étudier toutes les propositions et vous accorder un peu de recul pour estimer la valeur de chacun d’eux. — Faute de pouvoir mentir, je devrai effectivement me pencher sur leur cas. — Ce qui vous permettra peut-être de découvrir des choses intéressantes tant sur vos alliés que sur vos adversaires. Tout ce que je vous demande, c’est de ne pas vous précipiter dans les bras d’Achmed ou d’Anborn avant que je n’aie eu la possibilité de mener à bien ce que je vais entreprendre. Vous devez me laisser un délai. — C’est entendu, vous avez ma promesse. Prenez votre temps. Avant de régler cette question, il me faudra quoi qu’il en soit affronter et occire le F’dor. Achmed et Grunthor arriveront d’un jour à l’autre pour mettre au point cette expédition. Mais je dois vous demander autre chose… Qu’est-ce qui a suscité une pareille réaction de votre part, au sujet d’Anborn ? Il a pourtant tout d’un brave homme. — Les raisons sont nombreuses, ma chère. Les Lirins le haïssent car il les a vaincus pendant la guerre, en démontrant qu’il était un brillant stratège. Les attaques qu’il a lancées contre les places fortes de Tyrian ont été dévastatrices. — C’est le Passé, Oelendra. Ne souhaitiez-vous pas m’aider à cicatriser ces vieilles blessures et réconcilier ceux qui se sont affrontés ? Si les Lirins ne veulent pas de lui en tant que prince consort, je n’aurai qu’à abdiquer. — Entendez-vous vos propos ? Vous ne réagissez pas sainement. Vous envisagez d’épouser Anborn parce que vous êtes la reine des Lirins et que cette dernière doit avoir un mari – et qu’elle ne l’aime pas importe peu –, afin d’ôter à vos voisins toute raison de se lancer des défis. Et vous déclarez à présent que vous abdiquerez si les Lirins trouvent votre choix peu judicieux. Que ferez-vous, en pareil cas ? Épouserez-vous Anborn malgré tout ? Vous donnerez-vous à un homme qui vous laisse indifférente sans que plus rien ne le justifie ? C’est complètement idiot ! « Vous m’avez demandé pourquoi vos projets m’ont choquée, et je vous répondrai que c’est parce que vous ne savez pratiquement rien sur Anborn. Vous vous dites que si vos rapports sont superficiels, vous ne pourrez vous attacher à lui comme vous vous êtes attachée à Gwydion. Un tel raisonnement laisse à désirer, car il existe des choses que vous pouvez refuser de voir mais qui sont néanmoins indéniables. « N’oubliez pas que si Llauron a pris le parti de leur mère, Anborn s’est allié encore plus farouchement à leur père. Il a été le champion et l’exécuteur de Gwylliam, et il ressemble bien plus à Achmed que vous n’accepterez sans doute de l’admettre. Il a sur les Cymriens des droits aussi légitimes que ceux de Gwydion en ce qui concerne la Deuxième et la Troisième Flotte. En l’épousant, vous risquez d’empêcher Gwydion d’accéder à tout jamais au trône ou de déclencher une nouvelle guerre. Je vous demande de réfléchir à tout ceci pendant mon absence. Je ne serai pas longue. » Rhapsody hocha la tête et essuya ses dernières larmes. « J’ai pour vous énormément d’affection, Oelendra. Merci. Ne puis-je rien pour vous ? » La vieille guerrière avait gagné le râtelier d’armes. Elle boucla le ceinturon de son épée et prit l’arc blanc à l’étrange courbure. Elle envoya un baiser à Rhapsody tout en décrochant son manteau gris à col montant de sa patère, puis elle ouvrit la porte donnant sur le jardin. « Si, n’oubliez pas de fermer à clé en sortant, Votre Majesté. » Elle tira le battant derrière elle. Rhapsody alla jusqu’à l’âtre et se pencha pour contempler les braises. Un instant plus tard, Oelendra revenait avec un parchemin. « Je dois reconnaître que vous êtes de parole, Oelendra. Vous avez effectivement été très rapide, lança Rhapsody qui perdit son sourire dès qu’elle vit son expression. Que se passe-t-il ? » Oelendra lui tendit la missive. « C’est d’Achmed… » Rhapsody s’en empara, brisa le sceau et la déroula. L’écriture tremblotante était bien la sienne, la transcription approximative du langage des Firbolgs en fonction de leur ancien code. Elle lut le message aussi vite qu’elle pouvait le déchiffrer, avant de s’asseoir sur le canapé installé devant l’âtre. « Qu’y a-t-il ? — Je dois partir pour Bethe Corbair ce matin même », répondit Rhapsody sans redresser la tête. 64 Maison du Souvenir, Navarne OELENDRA RESTAIT ASSISE et tisonnait les braises avec un grand bâton, en regardant les étincelles grimper dans le ciel. L’air glacé était saturé d’humidité, ce qui réveillait de vieilles blessures, mais elle s’y était accoutumée et avait appris à ne pas en faire cas. Elle pensait à l’avant-poste qui s’était jusqu’à une période récente trouvé dans cette clairière. Il n’en subsistait que les vestiges calcinés de la tour, et les poutres éparses qui avaient auparavant soutenu sa charpente. L’Arbre se dressait toujours dans ce qui avait été la cour centrale, magnifique et intact, épargné par l’incendie qui avait emporté l’édifice. Une petite harpe reposait dans la fourche de ses branches principales, jouant une mélodie répétitive. L’esprit d’Oelendra remonta vers l’époque de la construction de la tour. Elle suivit les méandres d’anciens chemins et s’entretint avec des amis depuis longtemps disparus. Elle demanda aux rois d’antan ce qu’était devenue leur noble lignée, avant de jeter la branche dans les flammes. Son invité venait d’arriver. Il se dressait à l’orée de la clairière, le visage dissimulé par son lourd manteau. Il tenait dans une main un bâton en bois blanc et dans l’autre Kirsdarke. Les motifs bleus spiralés de sa lame liquide étaient visibles même dans le noir. Oelendra se demanda depuis combien de temps il était là, avant de lui adresser un sourire de bienvenue. « Oelendra ? fit l’homme d’une voix douce. — Vous vous souvenez donc de moi ? — Non, pas vraiment, avoua Ashe en rengainant son épée et en avançant vers le feu. Pas avec précision, en tout cas. Seulement de votre force, de votre bonté. J’ai gardé ces choses dans mon cœur car je suis votre humble débiteur, mais je crains de ne pas avoir conservé de nombreux souvenirs de ce temps, si ce n’est des rêves nébuleux saturés de souffrance. J’ai su qui vous étiez en vous voyant. Les personnes qui me savent toujours en vie sont après tout peu nombreuses. — Je n’en faisais pas partie, avant que Rhapsody ne me mette tout récemment dans la confidence. » Il en parut surpris. « Mon père ne vous a donc rien dit ? — Non, pas plus que Messire Rowan. » Il s’avança vers le feu de camp. En pénétrant dans le cercle de chaleur, il repoussa son capuchon, ce qui révéla tant son abondante toison cuivrée que la petite sphère de cristal suspendue à son cou. La chandelle de Crynella, pensa Oelendra, cette union immémoriale entre le feu et l’eau attribuable à une reine de Serendair depuis longtemps décédée, un présent destiné au grand navigateur qui était son amant et qui parait désormais la gorge d’un autre matelot égaré, un présent d’une autre reine de Seren. Le bijou miroitait à travers le manteau de brume tel un phare guidant les marins dans la brume. Il était plus séduisant que dans ses souvenirs, mais elle n’en fut pas surprise. Il s’était trouvé sur le seuil des portes de l’Au-delà, lors de leur dernière rencontre. « Vous semblez avoir repris des forces », déclara Oelendra en lui faisant signe de s’asseoir. Sa voix était tendue, le sourire de bienvenue n’était plus qu’un rictus de politesse. « Vous paraissez quant à vous préoccupée. » Il enjamba le tronc d’un arbre abattu et s’y assit. La clarté du feu se mit à danser dans sa chevelure aux nuances rouge et or. « Quel est le problème ? Pourquoi m’avoir convoqué en ce lieu ? — J’ai estimé que les ruines de cette place forte seraient un cadre idéal pour une telle rencontre, même si c’est plein d’ironie. — Puis-je quelque chose pour vous ? » La guerrière lirin le considéra pensivement. « C’est possible. Je suis ici au service de ma reine. » Ashe sourit en se remémorant les propos qu’elle était censée avoir lancés à sa grand-mère bien avant sa propre naissance. « Je croyais que vous ne serviez aucun monarque, seulement un peuple. — Les deux se retrouvent en ma reine. » Il hocha la tête. « Voilà qui est parfait. C’est peut-être la preuve que les temps ont changé, et ça ne peut aller que dans le bon sens. — En effet. » Elle but une gorgée d’eau à sa gourde, puis la lui proposa. « Je constate que vous avez cessé de vous dissimuler. Dois-je en déduire que vous vous apprêtez à prendre le pouvoir ? » Ashe secoua la tête pour refuser son eau. « De telles choses ne peuvent être prises, seulement déléguées. — Vos grands-parents ne se sont pas arrêtés à de telles considérations. — Je ne suis ni mon grand-père ni ma grand-mère. » La championne des Lirins étudia l’homme par-delà le feu. De façon détournée, car elle savait qu’il était imprudent de fixer un dragon dans les yeux. Elle fut un peu surprise qu’il n’essaie pas de retenir son regard, comme l’avait toujours fait Anwyn. Oelendra s’était souvent demandé dans quelle mesure ses pouvoirs avaient joué dans sa désignation en tant que Grande Dame. Anwyn fixait ses interlocuteurs, tentait de les subjuguer, même s’ils étaient peu nombreux à s’en rendre compte. Oelendra y avait résisté, elle avait enduré sans broncher tant son invitation que sa haine. Elle fut agréablement surprise de constater qu’il ne la soumettait pas à cette épreuve et elle reporta son attention sur le feu. « Je l’espère, répondit-elle finalement. Mais il me reste à m’en assurer. — La méfiance que nous vous inspirons est compréhensible. Ma famille n’a jamais démontré mériter votre confiance. J’espère y parvenir par mes actes, si c’est ainsi que vous souhaitez me juger. » Il cilla et les yeux argentés d’Oelendra renvoyèrent la clarté du feu, avec une animosité évidente. Il attendait des explications à cette hostilité soudaine, mais elle se contentait de l’étudier. Il se racla la gorge. « Je ne suis pas sorti de l’ombre pour prendre le pouvoir mais dans l’espoir d’éliminer le F’dor. Le Rakshas est mort, de même que Khaddyr. Il ne reste plus que l’hôte du démon et j’espère que me montrer à visage découvert l’attirera jusqu’à moi et me permettra de l’occire. — Et vous comptez l’éliminer sans aide ? Vous ne manquez pas d’assurance. » Ashe passa sa main sur sa nuque pour dompter des cheveux qui s’étaient hérissés. « Je suis confiant en mes capacités, mais pas stupide pour autant. Mon père est rarement très loin et j’espère me joindre sous peu à Rhapsody. Avec elle et les Firbolgs qui l’accompagnent, notre victoire devrait être assurée. — Votre père ? Je m’interrogeais sur la réalité de sa mort. Rhapsody ne m’a rien dit, mais j’ai pensé à une manipulation. — Elle était nécessaire. » Le rire d’Oelendra fut teinté d’amertume. « Disons plutôt qu’elle était indispensable à Llauron. — C’est à la fois plus juste et plus honorable, compte tenu de celle qui en a payé le prix. — C’est exact, mais il est indéniable que Llauron a d’une certaine façon cessé de vivre. La partie humaine de son être n’est plus, elle a trouvé le repos auquel elle aspirait. Je m’abstiendrai cependant d’user de faux-semblants. Son trépas a été une mascarade destinée à faire sortir ses ennemis de leur trou et lui permettre d’accéder à son statut de dragon par l’entremise des éléments que sont l’éther et le feu, un peu comme dans mon cas. Il est désormais rare qu’il s’éloigne de moi. Il se tapit dans les ombres pour observer, attendre que le F’dor se manifeste. Néanmoins, il n’est pas ici, ce soir. Je ne lui permettrais pas d’assister à cette rencontre. — Le lui permettre ? Voilà qui est nouveau. » Il la dévisagea. Elle avait les traits tendus, sous la clarté réfléchie des flammes, un regard perçant. C’était toujours avec une tension comparable que son père s’était référé à elle, mais Gwydion n’y avait accordé aucune importance avant cet instant. « C’est probable, fit-il en gardant une voix posée et une expression pleine de douceur. C’est le reflet d’une confiance en moi que je dois à Rhapsody. — Vous en a-t-elle fait profiter avant ou après avoir brûlé vif votre père ? Avant qu’elle n’annonce la victoire de Khaddyr à tous les Filids et les nobles de Roland ? » Ashe ferma les yeux à demi et le dragon qui sommeillait en lui se hérissa. « Pourquoi vous comportez-vous ainsi ? Souhaitez-vous me pousser à bout ? Vous vous aventurez en terrain dangereux. » Elle se pencha vers lui sous la clarté du feu. « J’essaie de déterminer si j’ai ou non perdu le lien qui m’unissait à Clarion l’Étoile du Jour, l’éclat stellaire que j’ai donné aux Rowan afin qu’ils le cousent dans votre cœur éclaté, à vous qui êtes un autre descendant manipulateur d’Anwyn et de Gwylliam. J’aimerais tant comprendre, Gwydion. Expliquez-moi pourquoi vous avez fait tant de mal à celle que j’aime autant que si elle était ma propre enfant, une personne que vous êtes également censé aimer. » Des paroles qui attisèrent la colère d’Ashe. Il fît des efforts pour se dominer, conscient au plus profond de son être qu’elle exprimait la stricte vérité. « Ne mettez jamais en question l’amour que je lui porte. Jamais ! » fit-il de la voix aux intonations multiples et cruelles du dragon. Oelendra ne cilla même pas. « Si vous l’aimez, pourquoi l’avez-vous induite en erreur ? Êtes-vous conscient des effets que la mort supposée de votre père, ajoutée à tout ce qu’elle avait déjà subi, ont eu sur elle ? » La colère d’Ashe fut remplacée par une affliction profonde comme il se remémorait Rhapsody assise devant l’âtre éteint, le regard perdu dans le néant. Le souvenir du coup qu’elle s’attendait à recevoir le bouleversa. Finis-en rapidement, je t’en supplie. « Oui, je crois le savoir. — Alors, pourquoi vous êtes-vous comporté de la sorte ? Pourquoi avez-vous contribué à la machination que votre père avait ourdie pour étendre ses pouvoirs, si vous saviez ce qui en résulterait ? — Ce choix n’est pas le mien. C’est elle qui a pris cette décision. » Les yeux de la guerrière lirin se réduisirent à deux fentes argentées. « Qu’entendez-vous par là ? » Ashe continuait de contempler la nuit, l’esprit égaré dans les hauteurs des Dents, se remémorant une femme. Il finit par se lever et baisser les yeux sur Oelendra en ramassant son bâton. « Je regrette. Si vous vouliez déterminer si vous aviez gaspillé votre fragment d’étoile, la réponse est oui. » Il se détourna et s’éloigna pour sortir du cercle de clarté du feu. « Arrêtez-vous ! » ordonna la championne lirin d’une voix de femme qui avait commandé des armées. Il obtempéra, à son corps défendant. « Revenez ici. C’est à moi d’en décider, pas à vous. Asseyez-vous. » Il sourit malgré lui et revint vers le tronc. « Expliquez-vous. Quel a été son choix ? — Un choix injuste, je le crains. La seule chose qu’elle a un jour exigée de moi, c’est de lui dire toute la vérité. J’estimais la lui devoir et, la nuit avant mon départ, je lui ai révélé – entre autres choses – tous les projets de Llauron et ses manipulations. » Son expression s’assombrit. « Elle a compris que nous ne pourrions pas interrompre ce qui avait débuté. Elle savait que si elle n’utilisait pas le feu stellaire pour allumer son bûcher funéraire, mon père mourrait pour de bon, et pour rien. « Ce qui ne m’aurait pas ennuyé outre mesure, car il portait l’entière responsabilité de tout ceci. Elle n’était aucunement tenue de le tirer du piège dans lequel il s’était lui-même enferré. Mais elle a préféré poursuivre cette mascarade, en étant parfaitement consciente des conséquences. Je l’en aurais empêchée, si j’avais eu mon mot à dire, mais lorsqu’on aime véritablement une personne, il est impératif de respecter ses décisions. Je lui aurais évité tout cela, si j’en avais eu la possibilité. » Sa voix se brisa. Oelendra était pensive et elle sentait sa colère se dissoudre. « Pourquoi ne s’en souvient-elle pas ? » Ashe la regarda, pour la première fois. « C’est un élément du prix que réclame la vérité, je le crains. Nous sommes allés voir Manwyn, voici quelque temps. Rhapsody considérait cela très important pour elle, même si elle n’a pas eu l’opportunité de m’en expliquer les raisons. J’estime à présent que c’est en rapport avec les enfants du démon. « Pendant une de ses folles divagations, l’Oracle lui a révélé une partie des machinations de Llauron. Rhapsody a obtenu ainsi des informations qui la rendaient vulnérable, car savoir ces choses l’impliquait dans cette affaire. Il y avait une autre information qu’elle devait impérativement connaître, et au cours de la dernière nuit que nous avons passée ensemble j’ai pris une des perles que mon père m’avait données, une perle contenant son image… un souvenir de lui sous sa forme humaine. J’ai décidé d’en faire meilleur usage en éliminant sa représentation et en la remettant à Rhapsody. Je lui ai demandé d’y placer ses souvenirs de la nuit en question, en prenant des mesures pour qu’elle puisse recouvrer immédiatement la mémoire si elle le souhaitait après avoir appris la vérité. « Puis je lui ai tout raconté. Pour résumer, elle a estimé que ce savoir entraînerait la mort véritable de Llauron, et elle a sacrifié maintes choses – dont ce qui s’était passé cette nuit-là – pour le sauver. Alors qu’il ne le méritait pas… Pas plus que moi, d’ailleurs. — Je ne vous le fais pas dire. Ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi ces informations l’auraient rendue vulnérable. Que s’est-il passé d’autre, ce soir-là ? — Je crains de ne pas pouvoir en parler, même si j’en brûle d’envie. C’est un autre souvenir que Rhapsody a le droit de découvrir avant quiconque. — Je ne pourrais le contester, mais quand comptez-vous le lui rendre ? — Dès que ce sera sans danger, dès que le F’dor aura été éliminé. J’ai dissimulé la perle en question en Elysian, pour qu’elle y soit en sécurité si je meurs en essayant de débusquer le démon et de l’occire. J’ai pu tuer aisément tous ses séides, mais ce monstre m’a vaincu par le passé, ainsi que vous le savez parfaitement. « Je suis resté coupé du monde pendant que je pourchassais Lark et les autres traîtres, mais j’en ai terminé avec tout cela et je me rendais en Ylorc pour la retrouver quand le vent a charrié votre appel jusqu’à moi. Compte tenu du lieu de rendez-vous, j’ai craint le pire. Jusqu’au moment où je vous ai reconnue, j’ai pensé avoir une fois de plus affaire au F’dor. Voilà pourquoi je suis venu avec l’épée au poing… — Mais sans bénéficier de la protection de votre père. — Il n’est jamais très loin. Il pourrait intervenir très rapidement, si je l’appelais à la rescousse. Je suis néanmoins bien plus fort que lors de ma rencontre avec le F’dor. Je risque de ne pas pouvoir le vaincre, mais je me sais capable de le retenir jusqu’à l’arrivée de Llauron. Unir nos forces nous rend redoutables. En outre, Elynsynos est dans les parages et tout indique que ce dragon devrait également s’en mêler. » Plongée dans la contemplation des flammes, Oelendra était pensive. Lorsqu’elle redressa la tête, ce fut en arborant un sourire de satisfaction. « Trois dragons, Kirsdarke et moi… Nos chances sont valables, pour un deuxième essai. — Excusez-moi ? » Elle le regarda dans les yeux. « Achmed a identifié le F’dor. » Les muscles d’Ashe se bandèrent et sa main se dirigea vers la poignée de son arme. « Il s’agit de Lanacan Orlando, le Bénisseur de Bethe Corbair. » Les yeux d’Ashe acquirent de l’éclat, mais il se contenta de hocher la tête. Il ne tira pas son épée et fit reposer ses coudes sur ses genoux, doigts croisés, perdu dans ses pensées. « C’est évident. Le dévot démoniaque qui va humblement accorder sa bénédiction aux troupes et les asservit afin qu’elles servent ses intérêts. Bethe Corbair… Il était là, juste sous notre nez. » Il frissonna. « Que le Rakshas ait pu infiltrer aussi aisément Ylorc ne m’étonne plus… C’est répugnant. Pendant combien de générations a-t-il patiemment préparé tout cela, se contentant de bénir et de lier à lui les armées ? Il aurait placé sous sa coupe Sepulvarta, Sorbold et la totalité de Roland. » Il émergea de ses pensées. « Est-ce pour cette raison que vous avez voulu me voir ? Pour m’informer de leur attaque imminente ? — C’est chose faite. » Il opina et se leva, désormais surexcité. « Où me demandent-ils de les retrouver ? — Ils n’en ont pas exprimé le désir. — Qu’est-ce à dire ? — C’est leur quête, Gwydion. Vous n’avez pas la possibilité de les aider. Votre âme est toujours marquée par vingt années de domination. Si vous interveniez, qui sait quels anciens maux pourraient renaître ? » La fureur empourpra son visage. « Je le sais. Ces craintes sont infondées. — C’est possible, mais même en ce cas le temps manque. Ils sont partis pour Bethe Corbair le lendemain de mon départ de Tyrian. S’ils ont voyagé aussi vite qu’ils l’espéraient, l’affrontement a déjà dû débuter. » Ashe s’était mis à trembler, et sa voix frémissait sous l’effet de la colère. « Elle est partie seule ? Avec eux ? Sans moi ? » Oelendra le dévisagea, surprise par sa réaction. « C’est leur quête, Gwydion. Tout ceci a été prédit des siècles avant votre naissance. Vous ne leur seriez d’aucune utilité ; c’est la voie qui leur a été tracée. Croyez-moi quand je vous dis que j’aimerais y participer, bien plus que vous ne pouvez l’imaginer. Mais ce n’est pas notre tâche. » Son intonation se fit plus solennelle. « Par ailleurs nous devons préparer une seconde ligne de défense au cas où ils échoueraient. Entre vous et votre père… » Elle s’interrompit en constatant qu’il devenait frénétique. « Ils ne peuvent échouer, affirma-t-il en proie à la panique. Je n’y survivrais pas, si elle… Non, pas une autre fois. Pourquoi ne pas me l’avoir dit ? Pourquoi ne m’en ont-ils pas informé ? Participer à cette action était mon droit ! » La colère écarquilla les yeux d’Oelendra qui se dressa devant lui, pour rétorquer sans plus se donner la peine de juguler sa colère : « Votre droit ? Vous auriez donc des droits ? Quels droits ? Si quelqu’un doit être prioritaire pour occire cette maudite bête, c’est moi ! Elle m’a infligé plus de souffrances qu’à toute autre personne. Dès l’instant où je renonce à participer à la curée, comment osez-vous insister ? — Ce n’est pas ce que je voulais dire. L’important, c’est que cette engeance périsse et peu importe qui l’éliminera. Le droit auquel je me réfère est celui d’être au côté de Rhapsody face au danger, au cas où… au cas où elle aurait des problèmes. » Sa phrase s’était achevée en un murmure. « Pourquoi ? Quelle autorité détenez-vous sur son existence et sur ses décisions ? Vous y avez renoncé en épousant une autre personne. » Il secoua la tête et enfouit son visage entre ses mains, en essayant de se calmer. « Je n’y ai pas renoncé. — Je crois avoir reçu la réponse à une partie de ma question, lança sèchement la championne des Lirins. Vous ressemblez autant à votre grand-mère que je le redoutais. Espérez-vous que Rhapsody vous restera fidèle après que vous avez épousé une dame de noble extraction ? » Il leva les yeux sur elle. « Sans doute ne vous le dira-t-elle jamais, mais vous l’avez blessée bien plus profondément que ne l’ont fait la trahison de votre père, la mort de Jo et peut-être même la perte de son foyer. Elle vous aimait et vous lui avez préféré le pouvoir, et que ce soit le vôtre ou celui de votre père importe peu. Vous avez dit vrai, vous ne la méritez pas. Vous l’avez poussée dans les bras d’un homme qu’elle n’aime pas, et c’était de cela dont j’étais venue vous entretenir. » Il avait blêmi. « Quoi ? — Vous savez qu’elle est devenue la reine des Lirins, n’est-ce pas ? — Quoi ? — Vous n’en avez pas été informé ? — Non. J’ai pourchassé Lark et les autres complices de Khaddyr jusqu’à la frontière la plus éloignée des États non alignés. J’ai effectivement entendu dire que les Lirins avaient couronné une reine, et j’avais toujours espéré que cet honneur reviendrait à Rhapsody, mais j’ai aussi entendu dire… — Entendu quoi ? — Que cette reine recevait des prétendants et je savais que Rhapsody n’aurait jamais fait une chose pareille. C’est contraire à ses principes. » Il ferma les yeux, torturé par le souvenir d’une douce nuit d’été, une éternité plus tôt, dans les anciennes terres. Il la revoyait, guère plus âgée qu’une enfant, accroupie derrière un alignement de barriques pour se dissimuler aux garçons de ferme qui la suivaient et espéraient la remporter à la loterie nuptiale de son village. Ne trouves-tu pas ces pratiques… eh bien, barbares ? Eh bien, si, en fait. Oui, effectivement. Alors, essaie d’imaginer ce que je ressens. Oelendra grimaça. « À quoi vous attendiez-vous ? À ce qu’elle reste vieille fille et se languisse d’amour pour vous jusqu’à la fin de ses jours ? Elle n’a d’autre choix que se marier – malgré ses… aspirations – afin d’éliminer tout risque de guerre avec ses voisins. Allons, Gwydion, vous connaissez la musique. Elle a besoin d’être à la tête d’un État puissant et cela ne lui laissait guère de choix : Anborn ou Achmed. Elle a fait son choix. » Le silence qui régnait dans les bois était pesant. De frais, l’air était devenu glacial. Oelendra regarda dans les yeux d’Ashe et y vit un éclat surnaturel qu’elle attribua au dragon, mais il ne semblait pas être en colère ou sur le point d’attaquer. Il était terrifié. Elle s’intéressa au reste de son visage et vit la même chose sur les composants humains de son être. Elle avait déjà assisté à cela et elle reconnaissait l’expression propre à ceux qui prenaient conscience d’avoir tout perdu. Ashe regardait droit devant lui et essayait d’effacer de son esprit l’image insoutenable de Rhapsody dans les bras d’Achmed. Une possibilité qui l’avait hanté chaque fois qu’elle y avait fait allusion. Vous ne vous, euh, accoupleriez jamais avec Achmed, n’est-ce pas ? Cette seule idée me retourne l’estomac depuis trois bonnes heures. Vous savez, Ashe, je n’aime vraiment pas votre attitude. Et, franchement, ce ne sont pas vos affaires. Un estomac qui se révulsa presque. Vous n’avez jamais répondu à ma question, sur vous et lui. Quelle question ? Quand je vous demandais si vous vous accoupleriez avec lui… je veux dire, si vous l’épouseriez. Peut-être. Comme je vous le disais, je n’ai pas l’intention d’épouser qui que ce soit, mais si je devais vivre longtemps, il serait sans doute mon prétendant le plus sérieux. « Elle… Elle ne peut pas », fit-il en contrant des nausées. Oelendra le regarda à contrecœur. « Vous ne lui avez pas laissé le choix. Elle a besoin d’un allié, d’un époux que nul n’osera remettre en question. Elle en a déjà touché deux mots à Anborn, qui a accepté sa proposition. Ce sera une union sans amour, un mariage de convenance. Une agonie sans fin pour une femme comme elle. Mais cela résoudra les questions politiques, en compliquant vos problèmes. Les revendications de votre oncle sur la couronne sont aussi légitimes que les vôtres, tout au moins en ce qui concerne le commandement de la Première et de la Troisième Flotte. Cette union avec Rhapsody pourrait l’inciter à faire valoir ses droits. — Je lui laisserais bien volontiers cette maudite suzeraineté. Seule Rhapsody m’intéresse. — Il aurait fallu y penser avant d’en épouser une autre, lança Oelendra d’une voix glaciale. — Je n’en ai pas épousé une autre ! » Oelendra cilla. « Vous lui avez pourtant dit que vous vous étiez marié. Pourquoi lui avoir menti ? » Il se mit à aller et venir dans la pièce, assailli par l’angoisse. « Je ne lui ai pas menti. Je ne l’aurais pas pu, pas à elle. Je me suis contenté de ne pas préciser qui j’avais épousé. Ce sera impossible tant que le F’dor rôdera dans les parages et conservera le souvenir du goût de mon âme. J’ai fait le nécessaire pour devenir un appât et l’attirer à découvert. Que se passerait-il, en cas d’échec ? Ce démon se servirait de ce qui nous unit pour remonter jusqu’à elle, et la posséder. Tant qu’elle en ignore l’existence, les liens du mariage ne peuvent la rendre vulnérable. Si je suis capturé ou tué, nul ne les utilisera contre elle. Elle sera en sécurité. » Oelendra tendit les mains pour l’interrompre et l’immobiliser. « Seriez-vous en train de me dire que celle que vous avez épousée n’est autre que Rhapsody ? — Oui, répondit-il en refoulant des larmes. Cette nuit-là, en Elysian, lorsque je lui ai parlé de mon père et de ses projets, quand nous avons découvert qui nous étions vraiment, qui nous avions été… nous nous sommes immédiatement unis pour la vie. Tous deux dressés sur le belvédère, nous avons échangé nos vœux pour l’éternité. C’est l’autre souvenir, celui que j’ai cité en déclarant qu’elle avait le droit de le partager avant toute autre personne. Le souvenir de notre mariage, de notre union. « Je devais garder ce secret, en sachant que j’étais le seul à le connaître, alors que je brûlais du désir de clamer mon bonheur au monde entier. Et vous venez me dire qu’elle est partie affronter le F’dor, qu’elle risque de ne jamais apprendre qui je suis ? Ce que nous sommes l’un pour l’autre ? Qu’elle mourra peut-être en s’imaginant que je lui ai préféré une inconnue ? Que je l’ai abandonnée une fois de plus ? Que je risque de la perdre une fois encore ? » Oelendra le secoua doucement et les yeux de Gwydion retrouvèrent un peu de leur limpidité. « De quoi parlez-vous donc ? s’enquit-elle avec, pour la première fois, un peu de compassion dans la voix. Qu’entendez-vous par l’abandonner une fois de plus, la perdre une fois encore ? » Il s’assit sur l’arbre abattu, profondément déprimé, avant de faire glisser sa main dans sa chevelure humide de sueur. Oelendra prit place près de lui pour caresser son avant-bras dans l’espoir de le détendre. Lorsqu’il se ressaisit enfin, il lui narra leur rencontre dans l’ancien monde et lui parla de la duperie de sa grand-mère et de tout ce qui s’était produit depuis. Il raconta tout cela avec la minutie et la précision propres aux dragons, en fournissant des détails que seul un homme follement amoureux aurait pu relever. Oelendra lui prêta une oreille attentive jusqu’au moment où une brusque prise de conscience la fit grimacer. La main posée sur le poignet de Gwydion se métamorphosa en serre, et il interrompit aussitôt son récit. « Dans l’ancien monde ? Vous vous seriez connus dans l’ancien monde ? Vous seriez tombés amoureux l’un de l’autre dans l’ancien monde ? » La femme âgée était prise de violents tremblements. « Que vous arrive-t-il, Oelendra ? » La guerrière lirin se leva et s’écarta du feu en titubant, à l’aveuglette. Elle courut jusqu’au premier arbre qu’elle atteignit dans les ténèbres et fit reposer son front contre son écorce, en sentant la bile remonter de son estomac comme elle se revoyait avec Llauron en face de l’Oracle dont les yeux évoquaient des miroirs. Prends garde, porteuse d’épée ! Tu pourrais bien détruire celui que tu cherches, surtout en partant cette nuit. Un morceau de ton cœur te sera arraché. Non pas métaphoriquement, comme lorsque tu as perdu l’amour de ta vie dans l’ancien monde, mais physiquement. Et ce morceau de toi qu’il extraira de toi hantera tes jours, jusqu’à ce que tu supplies la mort de venir te délivrer, car il s’en servira comme d’un jouet, le soumettra à sa volonté, en fera l’instrument de ses abjects méfaits, donnera même naissance à des enfants… Oelendra sentit le contenu de son estomac remonter vers sa bouche. Elle vomissait, quand elle sentit une main puissante sur son cou, une autre dans son dos. Elle s’écarta en titubant, toujours soutenue par Ashe, dans la fraîcheur de l’air régnant au-delà du feu de camp. Le monde tournoya de façon indistincte autour d’elle, puis elle se redressa et leva le regard vers le visage de l’homme qui lui souriait avec bonté. « C’est de vous, qu’elle parlait ! murmura-t-elle. J’ai cru qu’elle s’adressait à moi, mais c’est de vous qu’elle parlait ! » Le sourire d’Ashe s’effaça. « Que racontez-vous ? Allez, asseyez-vous. » Il la guida vers un grand orme, l’aida à s’asseoir sur le sol enneigé et décida d’apporter un peu de légèreté à leurs propos. « Si c’est ainsi que réagissent tous les amis de Rhapsody à l’annonce de notre mariage, il n’y aura pas foule au banquet. » Ce fut insuffisant pour arracher un sourire à la vieille femme qui caressa sa joue. « Pardonnez-moi, Gwydion. Je suis responsable des tourments que le F’dor vous a infligés. Je regrette tant. » Il la dévisagea, sans comprendre. « De quoi parlez-vous donc ? Vous m’avez sauvé. » Elle secoua la tête, sans soutenir son regard, se remémorant d’autres instants. Puis elle répéta la prophétie à voix haute, à sa propre intention. « Prends garde, porteuse d’épée ! Tu pourrais bien détruire celui que tu cherches, surtout en partant cette nuit. — Est-ce une devinette ? — Un épouvantable rébus, une très vieille prophétie de Manwyn. » Ashe prit sa main dans les siennes, pour tenter de l’empêcher de trembler. « Y avait-il autre chose ? » Oelendra hocha la tête, le regard rivé sur le feu crépitant qui projetait des étincelles dans la fraîcheur nocturne. « Un morceau de ton cœur te sera arraché. Non pas métaphoriquement, comme lorsque tu as perdu l’amour de ta vie dans l’ancien monde, mais physiquement. » Ses tremblements étaient de plus en plus violents. « Rhapsody m’a parlé de Pendaris, déclara Ashe. Je suis désolé. — Et ce morceau de toi qu’il extraira de toi hantera tes jours, jusqu’à ce que tu supplies la mort de venir te délivrer, car il s’en servira comme d’un jouet, le soumettra à sa volonté, en fera l’instrument de ses abjects méfaits, donnera même naissance à des enfants… — Dieux ! murmura Ashe. Quelle prédiction épouvantable ! Je ne m’étonne plus qu’elle vous ait terrifié. » Oelendra cilla et finit par se tourner vers lui. « Votre père vous a-t-il un jour rapporté cet oracle ? — Non. » Il se massait les bras pour se réchauffer, mais son regard indiquait à Oelendra qu’il commençait à comprendre. « J’ai péché par vanité, dit-elle. J’ai cru être la cible de cette malédiction parce que Llauron était la seule autre personne présente avec moi dans le temple de Manwyn et qu’il n’a jamais eu d’épée. Mais ce n’est pas de moi qu’elle parlait, Gwydion. C’était de vous. Vous êtes le porteur d’épée, le Kirsdarkenvar. Je n’ai à aucun moment songé que je n’étais pas visée, que tout cela vous concernait. — C’est évident. J’étais le destinataire des prophéties de Manwyn. Elle ne peut mentir mais ses propos deviennent sibyllins sitôt qu’elle divague. Elle est folle. Une des dernières choses que m’a dites mon père, avant de… Il m’a dit de me méfier des prophéties, parce que leur sens n’est pas nécessairement celui qu’on leur prête. » Il tapota son bras. « Il est donc allé là-bas avec vous ? Pourquoi ? J’ai toujours pensé que vous et mon père ne vous entendiez pas, mais je l’attribuais au fait qu’il avait commandé l’armée d’Anwyn pendant la Grande Guerre alors que vous aviez décidé, avec sagesse, de ne pas participer à ce conflit. De telles rancœurs semblent répandues, parmi les vieux Cymriens. » La championne soupira. « Non, Gwydion. Fut un temps lointain, avant la guerre, nous nous entendions très bien, votre père et moi. J’ai toujours de l’amitié pour lui, même si je ne lui ai pas pardonné ce qu’il a fait subir à nos semblables. Lorsque vous saurez tout, vous comprendrez notre brouille actuelle. » Elle regarda le ciel étoilé. De petits nuages poussés par un vent froid assombrissaient brièvement les points lumineux scintillants. « Des siècles s’étaient écoulés depuis que j’avais pour la première fois humé l’odeur fétide du F’dor. J’avais formé d’innombrables champions afin qu’ils le recherchent, et aucun n’était revenu de cette quête. J’avais échoué à localiser le F’dor de toute autre façon. J’étais désespérée. Je savais que ce démon devenait de plus en plus puissant. Votre père était un des rares à croire en moi, à estimer que le F’dor était toujours en vie, tapi quelque part, à l’intérieur d’un hôte, à attendre son heure. C’est pour cela que nous sommes allés voir Manwyn, Llauron et moi, en espérant qu’elle nous dirait où se trouvait ce démon, ce qui nous permettrait de nous en débarrasser une bonne fois pour toutes. « Nous devions formuler la question au futur, étant donné que Manwyn ne voit que l’avenir et rien du passé et du présent. Elle a fait preuve de bonne volonté et nous a dit à quel moment il viendrait ici, dans la Maison du Souvenir, afin de profaner le jeune arbre. » Elle désigna le chêne vigoureux dont les feuilles satinées reflétaient les lueurs du feu. « Manwyn a précisé que nous devrions venir la première nuit de l’été, quand le Patriarche consacrerait l’année à Sepulvarta, pendant que les Filids effectuaient leurs rites de la Sainte Nuit à Gwynwood. Il s’agit d’un moment où les forces surnaturelles sont décuplées, quand l’amour du Tout-Dieu enveloppe ses enfants de façon protectrice. » Elle regarda les flammes, comme si c’était le passé. « Une nuit où la bête serait vulnérable. « En tant qu’Invocateur, votre père devrait se trouver auprès des Filids, guider leurs prières. Il me faudrait donc venir seule. Mais nous avions finalement obtenu l’information nécessaire pour tuer le démon. Llauron et moi nous sommes dévisagés, dans l’incapacité de nous exprimer tant ce que nous venions d’apprendre était important. Il s’agissait du moyen de nous délivrer du mal. « Mais, à l’instant où nous nous sommes détournés pour quitter le temple, Manwyn a prononcé l’autre prophétie. » Un souvenir qui assombrit les yeux d’Oelendra. « Je n’ai de toute mon existence jamais eu une peur comparable à celle qui m’a saisie en entendant ces mots. « Pour la première fois dont je garde le souvenir en ce monde, j’ai cédé à la panique. Je tiens à préciser que j’avais combattu des F’dor dans l’ancien monde et qu’ils m’avaient pris tout ce qui importait à mes yeux, tout ce que j’aimais. Après nous avoir capturés, mon mari et moi, ils n’avaient laissé la vie sauve qu’à moi seule. « J’ai mal interprété la prophétie et j’ai cru être ce porteur d’épée. Il ne m’a à aucun moment traversé l’esprit qu’il pouvait s’agir d’une autre arme que Clarion l’Étoile du Jour. La perspective d’engendrer un enfant du démon… » Oelendra s’interrompit, en proie à de violents tremblements. Ashe la prit dans ses bras et la serra contre lui, pour lui communiquer de sa chaleur. « Chut, fit-il doucement. Chassez cela de votre esprit. C’est terminé. — Ce ne sera jamais fini, rétorqua-t-elle d’une voix caverneuse. Jamais. « Au lieu d’utiliser ces informations et de saisir cette merveilleuse opportunité de détruire le F’dor, j’ai pris la fuite pour me dissimuler. À l’aube, je suis allée marcher un peu pour tenter d’oublier les reproches que je m’adressais. Je n’ai pu m’y soustraire. En tant qu’Iliachenva’ar je devais l’affronter, quels que soient les risques. J’ai donc réuni tout mon courage et je me suis rendue à la Maison du Souvenir, en espérant qu’il s’y trouvait encore même s’il avait dû recouvrer en partie sa puissance. « C’est alors que je vous ai vu, Gwydion, brisé et agonisant sur le sol de la forêt de Navarne. Llauron m’avait dit qu’il m’enverrait des renforts, mais j’ignorais que c’était vous ou que vous continueriez seul après avoir constaté que je n’arrivais pas. C’est ma couardise qui a détruit votre existence, ma faute si vous avez connu tant de souffrances, coupé de votre famille et de tous vos amis, mort aux yeux du monde pendant ces vingt années. Si le Rakshas a engendré cette importante progéniture, j’en porte également la responsabilité. » Des larmes commençaient à couler de ses yeux. Ashe la tint contre son épaule, en cherchant des arguments à même de la réconforter, de contrer son désespoir. « Rhapsody aime ces enfants, et ils ont fourni à Achmed l’arme qui lui a permis de démasquer le bénédicte. Je n’aurais jamais pu vivre aussi longtemps si je n’avais pas dû me dissimuler, feindre d’avoir quitté ce monde. Compte tenu de ma lignée, j’aurais été un des premiers qu’il aurait assassinés. C’est mon père qui m’a envoyé affronter le démon. Comment pourrais-je vous en tenir rigueur sans nourrir le même ressentiment à son égard ? Je préfère m’en passer, si ça ne vous ennuie pas. Que disent les Liringlas, déjà ? Ryle hira. La vie est ce qu’elle est. Vous devez tirer un trait sur tout ceci. Croyez-moi, le monde ne s’en portera que mieux. C’est une chose que nous avons apprise ensemble, Rhapsody et moi. » Prononcer ce nom fît renaître ses peurs et son expression changea. « Rhapsody. Elle doit probablement affronter le F’dor, à l’heure qu’il est ! Dieux, peut-être est-elle à l’agonie et je ne puis rien pour elle ! » Il tremblait de nouveau. Oelendra se sécha les yeux et le prit par l’épaule. « C’est difficile, je le sais. Il est bien plus simple de risquer sa vie qu’attendre en étant condamné à l’impuissance pendant qu’une personne aimée est confrontée à la mort. J’aimerais pouvoir aller me battre à sa place, m’assurer qu’elle n’est pas en danger. Vous n’imaginez pas combien d’hommes et de femmes j’ai vu partir au-devant d’un horrible destin, Gwydion. On pourrait imaginer qu’on finit par s’y habituer, mais c’est faux. Pas quand il s’agit de gens auxquels on tient vraiment. — Comment réussissez-vous à en faire abstraction ? — La meilleure parade consiste à veiller auprès d’un autre ami de la personne en question, ce qui permet de répartir le poids de ce fardeau. » Leurs regards se trouvèrent et ils se tinrent par les mains pour s’asseoir et attendre. Ils finirent par se raconter des anecdotes concernant Rhapsody, partager l’amour qu’ils lui portaient et leurs souvenirs. Mais l’angoisse finit par les réduire au silence. Finalement, Ashe regarda le ciel. L’aube se levait, les étoiles s’estompaient sur un horizon qui s’éclaircissait. « Dieux, l’affrontement a dû se terminer, ne pensez-vous pas ? — Sans doute, soupira Oelendra sans quitter des yeux les ténèbres qui la surplombaient. — C’est probable. » Ils se levèrent. Oelendra le fit très lentement, torturée par ses genoux. Ashe remonta le capuchon de son manteau. « Il ne me reste qu’à me rendre en Elysian et attendre. — Faites, approuva Oelendra en ramassant son petit sac. Elle sera heureuse de vous voir et, je vous en prie, tenez-moi informée de la suite des événements. — Je n’y manquerai pas. » Une sinistre pensée lui vint alors. « Quoi qui ait pu en résulter. S’ils n’ont pas réussi… — S’ils ont échoué, nous trouverons un moyen d’attirer ce bénédicte jusqu’ici et de l’éliminer. » Ashe hocha la tête sans rien ajouter puis se détourna. Il atteignait l’orée de la clairière quand Oelendra le rappela. « Gwydion, vous me faites bien plus penser aux rois de Serendair qu’à un Seigneur des Cymriens. Constater que je n’ai pas gaspillé mon fragment d’étoile me ravit. — Merci », répondit-il en souriant à la vieille femme. Il s’éloigna d’un pas puis regarda de nouveau derrière lui. « Je me félicite quant à moi que Rhapsody m’ait demandé de la guider jusqu’à vous. Vous avoir pour amie est une chance extraordinaire. — Ce qui doit faire de nous des amis par personne interposée. » Ils se sourirent encore ; puis il repartit sans bruit dans la forêt. Oelendra retourna vers le feu mourant et poussa distraitement du bout du pied un peu de terre sur les braises restantes. Elle regarda une dernière fois les ruines de la Maison du Souvenir et s’enfonça à son tour sous les frondaisons. 65 Au sud de Bethe Corbair LE VENT QUI BALAYAIT LA PLAINE de Krevensfield s’engouffrait dans les profondeurs du vallon et faisait crépiter et bondir les flammes, en soulevant de grandes gerbes d’étincelles, avant que le feu dissimulé aux regards ne se remette à se consumer paisiblement. Les Trois surveillaient machinalement les alentours, et ils scrutaient l’horizon pour y chercher quiconque aurait pu voir les braises. Les deux voyageurs les moins corpulents se tournèrent vers le géant qui secoua la tête, avant de se rasseoir et d’expirer lentement. Grunthor connaissait bien la Terre et il l’aurait perçu, s’il y avait eu quelqu’un dans les parages. Rhapsody se pencha vers les tisons. « Slypka », fit-elle. Éteins-toi. Les flammes se changèrent en cendres et les privèrent de leur clarté. « Dormez, lui dit Achmed en remontant son manteau sur ses épaules. Vous semblez lasse. » Grunthor referma son bras sur elle et l’attira contre son torse. « Z’avez pas à vous biler, ma belle. Nous l’aurons. Reposez-vous. Ce s’ra comme au bon vieux temps. » Il lui sourit, révélant les défenses de sa mâchoire inférieure d’une façon que Rhapsody en était venue à trouver attendrissante, même si elle savait que leur vision eût terrifié quiconque ne le connaissait pas. Il lisait ses pensées. Tuer le démon reviendrait à Rhapsody, dans les ténèbres de la nuit, avec uniquement les étoiles pour témoins de ce qu’ils avaient entrepris. Elle se sentait soudain insignifiante et vulnérable. Elle ne redoutait pas la mort mais la possibilité d’un échec la faisait trembler bien plus que la froidure. Elle se glissa avec reconnaissance sous le pardessus que le géant ouvrait à son intention, afin d’éviter que sa chaleur ne se dissipe, comme il en avait pris l’habitude pendant qu’ils progressaient le long de la Racine, tant d’années plus tôt. Elle poussa un soupir lourd de souvenirs. À l’exception des dragons près desquels elle avait dormi, Grunthor était le seul en ce monde à pouvoir la protéger contre ses cauchemars. Elle passa un bras en travers de son énorme taille, en espérant être toujours en vie pour pouvoir en faire autant la nuit suivante. Savoir qu’elle n’avait jamais participé à un affrontement comparable à celui qu’ils livreraient à l’aube la terrifiait. Une main démesurée tapota sa tête, un geste empreint de maladresse mais qui lui permit de se détendre, de trouver le repos. Grunthor attendit que le rythme régulier de ses inspirations confirme qu’elle bénéficiait d’un sommeil profond et qu’il pouvait parler sans craindre de la réveiller pour tourner la tête vers Achmed. « Le plan B, c’est quoi, commandant ? » Achmed leva les yeux sur le ciel. Il se remémorait une nuit passée sous d’autres étoiles, longtemps auparavant, juste avant une averse estivale. Ils se déplaçaient de l’autre côté du monde et chassaient un démon semblable au monstre qui les avait fuis. Son nom était le sien, et non celui gravé sur un collier invisible passé à son cou. Et ils étaient trois et non deux, un nombre porte-malheur à en croire les devins même si la vision de celle qui complétait leur équipe en restant recroquevillée entre les bras de Grunthor rendait une telle affirmation difficile à croire. « Quand tout aura débuté, ce sera son combat… et le tien. Je ne pourrai concentrer mon attention que sur le rituel d’asservissement et rien d’autre, dit-il d’une voix encore plus sèche que de coutume. Si Rhapsody n’est plus en état de se battre, prends son épée et essaie d’embrocher le démon. » Le Bolg opina du chef. « Si le rituel s’interrompt, tu en concluras que le démon a quitté son hôte et il ne te restera qu’à tuer quiconque respire encore. » Grunthor hocha une fois de plus la tête. « Mais elle s’ra à la hauteur, pas vrai ? » demanda-t-il en caressant le dos de Rhapsody qui le confirma de la tête et murmura quelques mots inaudibles sans se réveiller pour autant. Achmed s’intéressa au ciel. « Je l’espère, Grunthor, je l’espère. » « Votre Grâce ? » Le bénédicte se tourna vers le trapèze de lumière que la porte ouverte dessinait dans la pénombre du cabinet de travail. « Oui ? — À en croire des rumeurs provenant de Sorbold, la reine des Lirins aurait quitté Tyrian. Certains disent l’avoir vue il y a dix jours chevauchant seule dans les plaines frontalières de leurs cités-États du nord. — Où allait-elle ? — Ces observateurs l’ont suivie jusqu’aux secteurs les plus éloignés des Dents, avant de perdre sa trace. » Du seuil de la pièce, Gittleson ne pouvait voir que la silhouette du bénédicte assis dans le fauteuil. Finalement, Lanacan Orlando ouvrit les yeux, deux points de blancheur cerclés de sang dans une masse sombre. Il sourit, ce qui provoqua l’apparition d’une troisième tache claire dans les ombres. « Cette chienne doit être en chaleur, déclara le prêtre d’une voix douce et chaleureuse. Son étalon est parti pourchasser les fidèles de ce pauvre Khaddyr et peut-être ressent-elle le besoin de se faire culbuter par le roi des Firbolgs ? — C’est possible, Votre Grâce. » Le siège pivota lentement du côté opposé. « Ne sois pas stupide, Gittleson. C’est moi qui l’intéresse. » « La nourriture était infecte, pourquoi faut-il revenir dans cette auberge ? » Rhapsody donna à Achmed une tape affectueuse. « Ce n’est pas le repas qui vous a déplu mais la personne avec laquelle vous l’avez pris. C’est ici que vous avez fait la connaissance d’Ashe. — Ça explique tout. Mes crampes d’estomac n’ont rien d’étonnant. » Achmed regarda d’un côté et de l’autre de la rue, sans voir Grunthor. Le soleil de midi projetait des ombres peu imposantes et le sergent-major se dissimulait toujours dans une étroite venelle afin d’attendre qu’elles s’allongent suffisamment pour pouvoir l’accueillir. Achmed présenta une chaise à Rhapsody, qui s’assit en serrant son capuchon autour de son visage pour se protéger du vent froid et cinglant. Ils étaient les seuls clients à s’être installés en terrasse, tous les autres ayant préféré se rapprocher de la cheminée et des barils de bière. Les cloches de la basilique tintaient follement dans le vent, une douce musique aléatoire qui parcourait les rues de Bethe Corbair et se répandait entre ses immeubles. Ce son entrait en résonance avec l’âme de Rhapsody, mais savoir que le mal absolu se tapissait quelque part sous ce beffroi faisait paraître ces harmonies déplacées. Elle baissa la tête et détourna les yeux pendant qu’Achmed passait commande. Il demanda du rhum et de l’agneau pour lui, ainsi qu’une soupe pour elle, avant de lorgner l’église dès que l’aubergiste fut rentré en pressant le pas. Achmed ferma les yeux. Lors de sa première reconnaissance des lieux, dans les parages de la basilique, il n’avait rien remarqué d’inquiétant dans les vibrations ambiantes même si l’odeur du démon était ici très forte. Grunthor avait immédiatement déterminé quel était le secteur profané. Leurs soupçons étaient fondés ; la basilique avait été désacralisée d’une façon indécelable pour le regard et les sens du commun des mortels. La souillure s’étendait sur plusieurs mètres dans les rues du voisinage. Chaque jour, des milliers de fidèles foulaient ce sol impie sans se douter de rien, ignorant la possession démoniaque. Achmed tressaillit en se remémorant qu’il avait vu pour la première fois Ashe dans l’ombre de la basilique. Percevoir simultanément la souillure lui avait fait croire qu’elle était attribuable au fils de Llauron… une conclusion erronée. Rhapsody écoutait attentivement le carillon. Sa soupe lui fut servie mais, perdue dans ses pensées, elle n’y toucha pas. Elle la regardait refroidir en ayant l’esprit ailleurs. Elle finit par lever ses yeux émeraude qui illuminaient son visage radieux d’un éclat surnaturel. « Ela », murmura-t-elle. La surexcitation animait ses yeux et elle tendit le bras pour prendre la main tremblante d’Ashe dans la sienne. « Ela, répéta-t-elle. — Que baragouinez-vous ? Je ne comprends pas l’ancien lirin. — Ce n’est pas du vieux lirin mais un terme de musique. La dernière note de l’ancienne gamme, le système de notation musicale utilisé à l’époque de la construction des basiliques, il y a des siècles de cela. Ut, ré, mi, fa, sol et ela ; c’est seulement des siècles plus tard que si, la septième note, a été ajouté avec do, un autre nom d’ut, pour compléter l’octave. Il se trouve que c’est également ma note de Baptême, mon harmonique. — Cessez de me débiter ce jargon incompréhensible et expliquez-moi plutôt pourquoi vous êtes surexcitée à ce point. — Elle est absente. — Qui est absente ? — Ela. La dernière note de cette gamme est absente du carillon ; il n’a que cinq notes. — Ce qui devrait concerner combien de cloches ? — Eh bien, Messire Stephen a déclaré qu’il y en avait huit cent soixante-seize dans le beffroi, une pour chaque navire cymrien qui a quitté l’ancien monde. Si c’est exact, et s’ils ont installé un nombre égal de cloches pour chaque note… et compte tenu qu’ils utilisaient à l’époque une gamme de seulement six notes, je dirai qu’il y en a cent quarante et des poussières. — Cent quarante-six. — Tout juste. En localisant les autres groupes, je constate que bon nombre sont absentes. C’est extrêmement subtil, et si le carillon joue ainsi depuis longtemps, seul un barde pourrait le relever… à condition qu’il s’intéresse à ces choses. Lanacan a dû faire retirer les battants, vu que décrocher les cloches aurait immanquablement attiré l’attention. La plus grosse doit peser des tonnes. » Achmed termina son rhum. « Il est habile, ce misérable. Les F’dor le sont toujours. Voilà comment il a contourné le problème posé par le sol consacré. Comment y remédier ? » Elle sourit. « Je crois le savoir. Commençons par retrouver Grunthor, car nous avons un plan d’action à établir. » Elle était seule devant l’étal de l’empenneur auquel elle achetait des flèches, quand Gittleson l’aperçut au marché. Elle était aisément reconnaissable malgré sa tenue brune de paysanne, avec la lisse cascade dorée de sa chevelure ramenée sur sa nuque par un ruban noir. Le soleil de l’après-midi s’y reflétait, attirant les regards de la poignée de citadins qui avaient décidé de braver le vent glacial soufflant sur cette place. Au moins pouvait-elle se féliciter de ne pas être assaillie par les marchands qui préféraient rester dans leurs échoppes ou derrière les feux allumés dans des barils à côté des biens mis en montre, tant le froid était mordant. Gittleson prit soigneusement note du nombre et du type de flèches qu’elle achetait, en commençant par celles incendiaires aux pointes argentées, en veillant à ne pas se laisser repérer. Elle s’arrêta ensuite chez un marchand d’épices, dont les tentes ouvertes sur le devant occupaient la moitié d’un pâté de maisons. D’énormes sacs de toile contenant des cosses, des racines, des fèves, des poivrons et des graines étaient disposés le long de la chaussée avec des sacs pleins d’herbes et des jarres débordant de poudres colorées. Rhapsody consacra un bon moment à examiner avec soin le contenu de chaque sac, pour finir par acheter plusieurs grosses têtes d’ail, deux bottes de marrube, de l’armoise et du datura, ainsi que trois douzaines de gousses de vanille longues et rebondies qu’elle fourra rapidement dans son sac avant de regarder de toutes parts avec nervosité. Par acquit de conscience elle lorgna le beffroi qui surplombait les toits avant de s’enfoncer dans les ruelles et de se fondre dans les ombres de la basilique pendant que le crépuscule tombait. « J’avoue être déçu ! » Le personnage en robe présent dans la sacristie s’arrêta devant un miroir argenté pour étudier son visage. Un vieil homme à l’expression bienveillante, aux cheveux blancs épars et aux coins des yeux plissés comme s’il avait trop ri, lui retourna son regard. Il était l’archétype du grand-père, ou du prêtre de village. « Pour qui me prend-elle, Gittleson, pour un nosferatu ? Penche-toi vers ce miroir et dis-moi si tu y vois mon reflet. — Évidemment, Votre Grâce. — Dès l’instant où un ignare dans ton genre sait ces choses, on aurait pu en espérer autant de l’Iliachenva’ar. Ail, armoise et flèches d’argent ? Enfin, je suis sans doute trop exigeant. Oelendra a eu vingt années devant elle pour trouver quelqu’un de plus adroit et expérimenté que le dernier malheureux qu’elle a envoyé contre moi, mais je constate qu’il n’en est rien. À vaincre sans péril… Enfin, est-ce tout ce qu’elle a acheté ? » Gittleson baissa les yeux sur la liste qu’il avait dressée en la filant. Il avait cité tous ses achats. « Oui, Votre Grâce. Elle a ensuite quitté la place du marché pour disparaître dans les ruelles. — Voilà qui est parfait. Au moins notre rencontre sera-t-elle brève, ce qui nous laissera du temps pour jouer avec elle. Je ne pourrai pas jouir pleinement de ses… charmes, mais rien ne t’en empêchera, Gittleson. Le Rakshas a dit qu’elle était un éclair dans une bouteille, la huitième merveille du monde. Quand je lui aurai retransmis toutes mes instructions, elle sera à toi pour la nuit. — Mille mercis, Votre Grâce. » Le bénédicte se détourna et mit son étole. « Évite de baver, Gittleson. C’est inconvenant. » Le géant Bolg secoua vigoureusement la tête. « J’aime pas ça, j’ vous dis ! » Rhapsody lui caressa le bras pour le rassurer. « Je le sais, Grunthor, mais c’est pour la bonne cause. Expliquez-lui, Achmed. » Les yeux vairons du roi des Firbolgs se rivèrent sur elle avec froideur. « Je m’interdis de dire à Grunthor ce qu’il doit penser. Vous avez eu le temps de vous en rendre compte. » Ils avaient argumenté pendant les dix dernières minutes, le sergent s’opposant avec acharnement au fait que Rhapsody interviendrait la première et sans bénéficier de leur appui. « Vous serez juste à côté, à l’extérieur de la porte nord, et Achmed se tiendra devant l’entrée de la sacristie, au sud. Je ne courrai aucun risque. — Rest’rez bien trop longtemps tout’ seule, là-dedans… — Avons-nous le choix ? Si vous ne respectez pas le plan, il saura que vous m’avez accompagnée et il n’aura qu’à faire un rapide calcul mental pour savoir que deux et deux font Trois, si vous suivez mon raisonnement. Je vais vous dire une chose, Grunthor. Je compte rester dans la nef jusqu’à votre arrivée. Je demeurerai à distance prudente du sanctuaire en attendant votre intervention. C’est mieux comme ça ? » Le Bolg la considéra avec gravité. « Promis ? — Juré. — Vous vous tiendrez loin de lui ? Assez loin pour qu’il puisse pas vous subjuguer et vous r’tourner contre nous ? » Elle se haussa sur la pointe des pieds pour déposer un baiser sur la joue verdâtre du géant. « J’ai déjà dit que je ne m’approcherai pas de ce monstre. J’attendrai que vous l’ayez immobilisé. Je suis certaine qu’il ne pourra pas me posséder, si nous nous trouvons aux deux extrémités de la basilique. » Le sourire d’Achmed s’apparenta à une grimace. « Je ne vous savais pas experte en démonologie, au point de pouvoir déterminer le rayon d’action d’une possession démoniaque. J’espère que votre savoir est plus précis que ne doivent l’être ces flèches, en tout cas. » Les deux Bolgs pénétrèrent dans les ombres qui s’étaient approprié les ruelles pavées, pour s’assurer de la direction du vent avant de remonter les rues vers le centre de la cité, là où se dressait la basilique qui paraissait les attendre au cœur de la nuit. « Pourquoi ? Qu’est-ce qu’elles ont, mes flèches ? » demanda Rhapsody en pressant le pas pour les rattraper. Mais ses amis s’abstinrent de répondre, désormais aussi silencieux que les ténèbres au sein desquelles ils se fondaient. 66 LORSQU’ILS ATTEIGNIRENT LE CÔTÉ NORD de la basilique, là où le sacristain vidait les cendres que passeraient prendre les éboueurs, Rhapsody tendit la main pour retenir le géant par le coude. « Il y a une chose qu’il faut absolument que je vous dise, Grunthor. » Le Bolg baissa les yeux sur son visage et lui adressa un large sourire. Il savait ce qu’elle avait l’intention de lui dire. Il lisait en elle comme si elle était aussi transparente que du cristal canderien. « Non, répondit-il en repoussant son bras. Z’en avez eu plusieurs fois l’occasion, faudra attendre que c’ soit terminé. — C’est impossible. C’est très important ! » Le sourire du géant se teinta de suffisance. « D’vrez vous faire une raison et garder ça pour vous, mam’zelle. » Elle tirailla sa manche mais il n’en fit aucun cas et s’éloigna, pour échanger un regard avec Achmed. Comme toujours leur façon de communiquer transcendait l’expression orale, et il disparut dans les ombres qui entouraient l’énorme monticule. Rhapsody le suivit des yeux en étant dépitée. Elle continua de le discerner pendant un moment, debout devant le tas de cendres des feux de la basilique. Puis elle ne fut plus certaine de pouvoir différencier son ombre des autres. Elle cilla et perdit tout élément qui eût permis une identification. Il s’était fondu dans la terre et les cendres aussi aisément qu’il l’avait fait un peu plus tôt dans les ténèbres. Les pieds de Grunthor empiétaient sur la bordure du secteur profané. Il attendit d’être sur une terre que le démon n’avait jamais souillée pour communier avec elle, en prenant de lentes inspirations à l’amplitude calculée afin que sa température corporelle s’abaisse et devienne égale à celle ambiante. Il pouvait sentir les pulsations de la Terre résonner en lui, fusionner avec les battements de son cœur. Peu après, deux hommes approchaient d’un pas rapide, argumentant sur un ton néanmoins amical. Ils passèrent près du géant dressé devant le tas de cendres sans lui adresser ne fût-ce qu’un seul regard. Rhapsody et Achmed se tournèrent l’un vers l’autre et sourirent, comme pour se dire que c’était un bon début. Puis Achmed lui présenta sa main, qu’elle prit aussitôt. Ils se dirigèrent ensemble vers l’extrémité ouest de l’édifice, en contournant le secteur que Grunthor avait signalé profané. Ils atteignaient l’angle sud-ouest de la basilique, quand Rhapsody retint soudain Achmed. « Allez-vous, vous aussi, refuser de m’écouter ? » Une main gantée se posa sur son visage puis se déplaça en direction de ses lèvres, pour lui imposer le silence. Rhapsody s’étonna une fois de plus de la délicatesse de ce contact, même à travers la fine gaine de cuir de ses gants. Qu’il perçoive les vibrations du vent et puisse y faire perdre sa trace n’a rien de surprenant, estima-t-elle en souriant. La réponse d’Achmed fut brève. « Le temps des bavardages appartient au passé. Nous devons nous occuper de ce misérable. — Entendu, je ne dirai rien. » Elle dirigea sa main vers la sienne et la prit. Il la regarda puis s’intéressa à son visage. Leurs yeux se trouvèrent. Finalement, leurs lèvres se rejoignirent tendrement. C’était une première, comme à l’instant précédent, et Rhapsody espérait que ce ne serait pas également une dernière fois. Elle laissa sa bouche s’attarder sur la sienne pendant encore quelques instants, pour partager avec lui un dernier souffle, avant de s’écarter. Achmed remontait déjà son capuchon, le signal convenu pour qu’elle contourne l’angle. Elle regarda de tous côtés. La rue était déserte ; le vent nocturne devenait bien plus vif et emportait des flocons gelés dans la cité obscure, en y tendant des voiles de glace. Rhapsody vira dans l’autre rue qu’elle suivit rapidement en longeant le mur sud de la basilique. Elle passa sous les fenêtres de la sacristie puis franchit le coin sud-est pour se diriger vers l’entrée principale et pénétrer dans le narthex est. Gittleson surveillait l’extérieur par la petite fenêtre de la sacristie, invisible derrière la lourde tenture, les mains moites de sueur, livide sous le semblant de clarté diffusé par les cierges qui se consumaient de façon maladive. « Elle arrive, Votre Grâce. » Le bénédicte se dressait dans la nef, la partie centrale de la basilique, entre les bancs où prenaient place les fidèles. Ses mains de vieillard caressaient avec amour le dossier lustré du banc qu’il avait devant lui et son sourire reflétait la chiche clarté des cierges qui se consumaient dans les lustres le surplombant. « Parfait, commenta-t-il à mi-voix. Je suis prêt. » Il suivit la travée latérale vers les marches de marbre poli du sanctuaire où se dressait l’autel de pierre et entreprit de les gravir. À mi-hauteur, il se tourna vers la sacristie et le personnage dont la silhouette se découpait sur son seuil. « Ferme la porte, Gittleson. Tu laisses entrer de la lumière. » Une main gantée se leva et poussa le battant. Le bénédicte se détourna pour gravir les marches restantes, en souriant toujours. Rhapsody tira la poignée des portes principales et fut confrontée à leur résistance. Il s’agissait de fer forgé ouvragé, portant les symboles sacrés qu’elle avait déjà eu l’occasion de voir à Sepulvarta. Une onde de panique prit naissance dans les racines de ses cheveux et envahit tout son être. En échafaudant leurs projets, ils n’avaient pas envisagé que la basilique pourrait être fermée à clé. Elle exerça une autre traction et le panneau pivota enfin, comme s’il avait été retenu par un majordome invisible. Elle regarda autour d’elle le narthex, sans voir autre chose que les troncs pour les pauvres et des alignements de chandelles votives. L’ouverture de la porte fit papilloter leurs flammes et elle entra. L’atmosphère régnant à l’intérieur de la basilique était lourde et oppressante, comme désireuse de s’opposer à sa présence. Elle fît un pas et sentit une brûlure à l’extrémité de ses bottes, comme si le sol profané voulait la repousser. Même l’air ambiant semblait entraver sa progression. Elle se ressaisit et repartit vers les portes du secteur principal. Le sanctuaire central était visible à la bordure de ce que lui révélait l’entrebâillement des battants et elle s’avança sans bruit pour s’immobiliser juste avant de pénétrer dans la nef. Le personnage en robe lie-de-vin dressé devant l’autel ne jugea pas utile de pivoter vers elle. « Entrez, Majesté », fît-il en gloussant presque. L’invitation du démon parut modifier la densité de l’air autour de Rhapsody. Comme si le sol profané acceptait brusquement qu’elle le foule, les liens invisibles qui la retenaient cédèrent. Elle hésita, ne sachant trop si elle devait pénétrer plus avant dans un territoire dont le bénédicte était le maître absolu. Faute d’avoir le choix, elle fit quelques pas dans le secteur principal de l’édifice. La nef était vaste et obscure. Des lustres en chêne sertis de cuivre pendaient d’un très haut plafond, supportant des milliers de petites bougies dont l’utilité restait à démontrer. Les lieux étaient austères, avec des alignements de bancs dépouillés de tout ornement. Il n’y avait ici aucune fenêtre, l’unique ouverture étant celle du beffroi dans les hauteurs du plafond, la voie d’accès d’un vent qui tourbillonnait autour du carillon et grimpait dans les ténèbres à l’aplomb de l’autel central. Sur les quatre côtés du secteur surélevé se trouvait un balcon rendu accessible par des escaliers en hélice situés dans chaque angle. Là, elle voyait sur les bancs des coussins recouverts de tissu sombre, sans doute destinés à ménager les fesses des donateurs les plus généreux parmi les fidèles de Bethe Corbair. Rhapsody s’arrêta au milieu de la travée et leva le regard vers le sanctuaire et le bénédicte qui s’y dressait, lui tournant toujours le dos. Le sol d’ardoise de la basilique cédait la place à des marches de marbre poli, comme à Sepulvarta, mais la pierre était ici plus sombre et striée de blanc et d’argent. Les degrés s’interrompaient dans l’abside semi-circulaire du sommet et des colonnes en acajou percées de trous disposés avec soin s’alignaient le long de la paroi du fond, tels les tuyaux d’un orgue naturel. Rhapsody n’eût pas hésité à parier que le vent ne les avait pas atteintes depuis maintes années. Le bénédicte finit par se détourner de l’autel de pierre pour s’intéresser à elle. Elle pouvait constater en dépit de la distance que ses yeux brillaient dans la semi-pénombre. « Soyez la bienvenue, ma chère, ne faites pas de façons… Approchez, je vous en prie. J’ai une excellente tisane qui infuse sur cet autel. Quand vos compagnons arriveront à leur tour, ils pourront en profiter eux aussi. » Il rit en voyant son expression. « Évidemment que je vous attendais ! Il y a des décennies que je n’ai pas reçu la visite d’un élève d’Oelendra, et c’est pour moi un plaisir rare. » Il se détourna un court instant puis pivota vers elle pour lui tendre une tasse, comme dans son rêve du Patriarche. Elle réagit en dégainant Clarion l’Étoile du Jour. L’épée miroita dans les ténèbres et les flammes se déchaînèrent pour suivre en tourbillonnant la lame tel un feu de broussailles. Le bénédicte s’autorisa un autre rire. « Ah, oui, Clarion ! Eh bien, vous m’impressionnez. Je dois admettre que, lors de notre rencontre à Sepulvarta, vous voir avec cette arme m’a désemparé. Oelendra n’avait jamais eu confiance en ses autres champions au point de la leur confier. Comment vous y êtes-vous prise pour la subtiliser à ses doigts crochus de corbeau ? Nul autre que vous n’a su où j’étais et qui j’étais avant qu’il ne soit trop tard. Est-ce pour cette raison ? Vous a-t-elle fait ce présent parce que vous m’avez démasqué ? » Il riva ses yeux sur elle et leur blanc s’assombrit en virant au rouge sur leur pourtour. « Enfin, c’est secondaire. Vous savez probablement qu’aucun de ces preux chevaliers n’est rentré au bercail, alors qu’elle a dû en envoyer quatre vingtaines à mes trousses, hmm ? Ils font désormais partie des biens les plus précieux que je possède, si vous voulez bien excuser ce piètre trait d’esprit. » Rhapsody repoussa l’effet hypnotique de cette voix si douce et suivit lentement l’allée centrale. Une colère glaciale croissait dans son âme et elle tenta d’en faire également abstraction, consciente qu’elle nuisait à sa concentration. Elle arrivait sous l’ouverture du toit donnant dans le beffroi, quand les paroles du démon l’immobilisèrent de nouveau. « Mais vous connaissez intimement le dernier qui s’y est essayé, n’est-ce pas ? Gwydion a dû remercier les étoiles de vous avoir envoyée. Qui aurait cru qu’un des Trois prendrait pitié d’une telle épave et lui donnerait son cœur, lui ferait partager sa couche ? » Le bénédicte secoua la tête et gloussa, avant de la dévisager. Bien qu’ils soient toujours séparés par la moitié de la nef, Rhapsody vit le clin d’œil qu’il lui adressait avec la malice propre aux personnes âgées. « Eh bien, ma chère, grâce à vous nous avons lui et moi quelque chose en commun. Je vous en remercie également… Sans vous, je n’aurais jamais obtenu la confirmation qu’il était toujours en vie, je n’aurais jamais pu le retrouver. » Rhapsody referma l’autre main sur la poignée de son arme et la leva, pour la pointer vers le prélat qui éclata de rire. « Oh, je vous en prie, ma chère ! Approchez, et affrontez-moi enfin dans mon domaine. Je puis vous assurer que ce sera un combat très intéressant, bien qu’inégal. Vous ne pouvez vous bercer d’illusions, n’est-ce pas ? N’avons-nous pas déjà occupé les mêmes positions, l’un devant l’autel et l’autre tout au fond d’une basilique, dans l’incapacité de prendre la moindre initiative ? Si ce n’est qu’à présent les rôles sont inversés. C’est vous qui vous êtes aventurée sur mon territoire. — Le territoire des Dieux, Votre Disgrâce. » Rhapsody leva son épée au-dessus de sa tête et prononça son nom. Une clarté aveuglante illumina le beffroi et se répandit dans la nef, le legs de Clarion auquel cette arme devait son nom. Peu après, la fanfare d’une trompette d’argent ébranlait la basilique, secouait son beffroi et faisait tinter frénétiquement les cloches en une cacophonie à crever les tympans. Le bénédicte se contenta de sourire. « Je dois avouer que c’est impressionnant. — C’est avant tout un signal. » Il haussa les épaules. « Trop tard. Le temps que la population réagisse, vous serez en mon pouvoir et vous présenterez à tous ces gens vos plus plates excuses pour les avoir réveillés de façon si grossière. À moi, à présent. Approchez. » L’air stagnant de la basilique se déplaça sur sa peau. Une chaleur profonde et primale l’enveloppa, s’infiltra dans ses os, accéléra les battements de son cœur, fit bouillir son sang. Les formules d’asservissement que le démon prononçait doucement avec la voix apaisante du bénédicte caressaient son corps et son âme comme une mère eût caressé son enfant. Rhapsody secoua la tête et serra les dents, pendant que ses oreilles tintaient. La voix feutrée titillait ses tympans ; les mots si chaleureux enveloppaient son cou comme une chaude écharpe, diffusant un frisson, un frémissement argenté, vers le bas de sa nuque. Elle ferma les yeux et tenta de contrer les effets des paroles du démon. Non, par le Tout-Dieu, se dit-elle en sentant croître sa colère. Je ne me laisserai pas posséder, je suis plus forte que toi, misérable démon. Elle concentra sa volonté, secoua une fois de plus la tête et sentit l’asservissement se briser et se dissiper dans l’atmosphère qui grésillait. La fureur l’emplissait d’une vive chaleur. « Je suis sur mon propre terrain, rétorqua-t-elle en essayant de garder une voix posée. Et sache que je ne tarderai guère à planter mon épée dans ton cœur corrompu, puis que je l’arracherai de ta poitrine, le calcinerai et le regarderai se consumer en cendres. Je reniflerai ton essence perverse et brûlerai ton âme maléfique dans les flammes du feu élémental afin qu’elle redevienne telle qu’elle était avant que tes semblables ne la noircissent. » Le bénédicte gloussa. « Tiens donc ? Voilà qui ne manque pas d’aplomb, même si tant d’agressivité est déplaisante et vulgaire dans la bouche d’une reine. Vous me décevez, Votre Majesté, très sincèrement. Vous prenez une vieille épée – guère plus redoutable qu’une vulgaire allumette – et vous vous imaginez manier ce que vous appelez du feu élémental ? » Il rit encore, et son expression traduisit un amusement authentique avant de devenir pensive et menaçante. « Permettez-moi de vous montrer une partie de ce que vous ignorez, en ce qui concerne cet élément. » Il fit un geste désinvolte et une sphère de feu noir apparut dans sa paume. Il la lança et elle entra en expansion pendant qu’elle approchait de Rhapsody, en émettant des sifflements de mauvais augure et en prenant de la vitesse. Tout indiquait qu’elle puisait de l’énergie dans l’air souillé par le mal ambiant. Les flammes s’étiraient comme les mailles d’un filet noir et orangé, tendaient vers elle des doigts ignés avides. Au lieu de les esquiver, Rhapsody ouvrit la bouche pour émettre une note : ela, la dernière de l’ancienne gamme, sa note baptistrale. Sa voix resta stable pendant que les plus petites cloches du carillon entraient en résonance et se mettaient à bourdonner, un son couvert par les vestiges de la précédente cacophonie. Autour d’elle, l’air crépita et siffla, comme pour tenter de couvrir cette note, comme pour la combattre. Elle dessina rapidement avec son épée un cercle dans les airs afin de s’entourer de la protection de ce son et du vent qu’elle appelait à elle. Elle ne craignait pas le feu, il ne pouvait la blesser. Juste avant que les flammes noires ne la cinglent, Rhapsody sentit quelque chose se déplacer en elle. Le feu était son ami depuis sa traversée du noyau de la Terre. Il avait fusionné avec son âme, avec son essence, et elle était irrévocablement liée à cet élément. Elle avait cessé de redouter les flammes, car ces dernières ne cherchaient plus à lui nuire et l’autorisaient à pénétrer dans les pires des brasiers en la laissant indemne. Mais juste avant que celles-ci ne l’agressent, Rhapsody sentit son âme faire une embardée. Contrairement aux apparences, ce n’était pas du feu, pas vraiment, pas tel qu’elle le connaissait. Il n’avait pas la même odeur, il était avide, maléfique, saturé de malice et de malveillance. Elle était confrontée à l’essence aveuglante et corrosive de la haine et elle sut, alors qu’il était trop tard pour l’esquiver, qu’elle n’était pas immunisée contre ses effets. Slypka, murmura-t-elle. Le feu noir décrut sans s’éteindre pour autant. Elle eut juste le temps de détourner la tête afin de protéger ses yeux avant que l’explosion de la boule ne disperse le cercle protecteur et embrase ses vêtements. Rhapsody se mit à tituber sous l’effet des brûlures tout en tapotant frénétiquement les flammèches qui se déplaçaient sur ses bras et ses jambes. Lanacan Orlando referma lentement le poing, le bras toujours tendu, avant d’imprimer à son avant-bras un brusque mouvement de torsion. Le feu noir rugit, la chaleur s’amplifia et Rhapsody hoqueta. Une onde de souffrance la parcourut, suivie d’un choc glacial. Il y avait si longtemps qu’elle n’avait pas connu face au feu la moindre hésitation, et encore moins de la prudence, qu’elle était désemparée en découvrant ses effets. Mais son immunité n’avait pas totalement disparu. Si la douleur était vive, sa peau ne brûlait et ne noircissait pas. De la fumée s’élevait de ses vêtements mais pas de sa chair. Le démon dressé près de l’autel en semblait sidéré. En grimaçant de colère, il imprima un autre mouvement de torsion à sa main pendant que le pourtour de ses yeux virait au cramoisi. Le front du vieillard dont il occupait le corps se plissa et son poing se crispa plus encore, les muscles de son bras si frêle frémirent, et il fit pivoter une fois de plus son poignet. Ce qui arracha un cri à Rhapsody. Elle tomba à genoux, en devant se concentrer pour ne pas lâcher son épée. Non, se dit-elle avec désespoir. Non, je suis en train de perdre l’affrontement ! Au plus profond de son être, elle se remémora la réponse que le dragon lui avait faite en rêve. Et si j’échoue ? Ce n’est pas à exclure. Elle prit appui d’une main sur le dallage, afin de se relever. Aussitôt, l’ardoise céda sous sa paume et une liane très fine et aussi lisse que du verre, aussi noire que la nuit et striée de veines blanchâtres, jaillit en claquant comme un fouet pour monter s’enrouler autour de son avant-bras et le comprimer avec force. Dans la ruelle qui longeait la basilique, les vibrations du sol informèrent Grunthor de sa chute. 67 LE BÉNÉDICTE ÉCLATA DE RIRE pendant qu’une autre liane se frayait un chemin entre les dalles pour se lover autour de la jambe de Rhapsody et exercer une traction. « Dieux, que les Lirins vont donc être déçus ! fit-il sur un ton faussement compatissant. Après tant de pompe et de magnificence ! Ils ont consacré tellement d’efforts à ce couronnement, et je dois reconnaître que c’était un très beau spectacle. Enfin, leur choix sera peut-être plus judicieux, la prochaine fois. » Captive de la liane démoniaque, Rhapsody se débattait et donnait des coups de pied, sans résultats. Glacée par la peur, elle frissonnait en se remémorant les morts atroces de Jo puis de Llauron. Malgré la distance la séparant de l’autel, elle sentait l’odeur hideuse de la surexcitation du F’dor, cette puanteur écœurante de chair qui se consume. De toutes parts de petites épines transparentes comme du cristal sortaient du sol puis rampaient entre les joints des dalles d’ardoise telles des phalanges de cafards, des semis maléfiques qui deviendraient sous peu d’autres lianes capables de l’immobiliser et de l’étrangler. Autour d’elle, le Temps parut ralentir son cours. L’épouvantable destin qui serait le sien faisait battre son cœur au rythme du monde extérieur. Un échec risque de provoquer la fin des Temps, avait-elle dit en rêve à Elynsynos. Je ne pourrais même pas l’envisager. Une autre liane entra en expansion puis s’abattit vers son cou. Rhapsody réussit à l’esquiver mais découvrit que sa liberté de mouvements était encore plus réduite qu’elle ne l’avait imaginé. Ses liens pénétraient profondément dans son bras, dans sa jambe, et les battements de son cœur étaient désormais arythmiques. Le dragon lui murmurait des explications, des sons qui lui parvenaient de façon hachée, en fonction de ses pulsations cardiaques irrégulières. Tu te trouves au point où le début des Temps s’achève. Tout aussi sûrement, la fin des Temps débutera ici, elle aussi. Tu n’y peux rien changer, même si tu as la possibilité de la retarder. En essayant de surmonter sa panique, elle résista et bascula sur le flanc, pour taillader la liane qui immobilisait son autre main en utilisant Clarion l’Étoile du Jour. L’épée eut un éclat menaçant dans les ténèbres de la basilique et les flammes des cierges noirs des lustres grondèrent une réponse. Le bénédicte croisa les bras et s’adossa à l’autel. « Vous réalisez une prestation honorable, Votre Majesté. Le spectacle est de qualité, même si je crains qu’il ne faille l’abréger. Car je compte dévorer votre âme, Rhapsody, ainsi que les âmes de vos amis Bolgs qui rôdent sur le pourtour de mon domaine. Que votre âme doit être douce ! Je vais me régaler. Je vous laisserai en vie jusqu’à la fin du processus, pour vous permettre de voir chaque élément disparaître dans ma bouche puis se dissoudre dans le Monde Souterrain. » Concentre-toi, s’ordonna Rhapsody. Ne te laisse pas déstabiliser par ses propos. Elle effaça les paroles du démon de son esprit, aiguisa sa volonté et écarta de son corps son bras immobilisé afin d’étirer le plus possible la liane lovée autour. Elle abattit ensuite l’épée de feu sur le lien diabolique qui éclata en un millier de fragments. À présent qu’elle avait recouvré l’usage des deux bras, elle esquiva l’attaque qu’un serpent végétal dirigeait vers son cou puis le sectionna à sa base. Il y eut une explosion quand le tranchant atteignit sa cible, et ce fut comme si un soleil se matérialisait dans un univers de ténèbres. Le feu cautérisa la vrille qui tomba aussitôt en poussière. Mais le nœud coulant se resserra autour de son pied, et une traction lui fit perdre l’équilibre sur le sol râpeux et brisé. Rhapsody se concentra et prit la poignée de son arme à deux mains pour abattre la lame sur la liane en mettant toutes ses forces à contribution. La liane vola en éclats et une pluie de fragments d’ardoise et de feu la cribla. Pendant que son cœur emballé retrouvait un rythme plus régulier, elle eut une vision d’Elynsynos et d’une question qu’elle lui poserait un jour. Pourquoi ? Pourquoi moi ? Pourquoi cette lourde responsabilité repose-t-elle sur mes épaules ? Ce fut en écoutant la réponse du dragon que Rhapsody se releva tant bien que mal. Parce que tu n’es pas seule. Un rugissement féroce, un cri de guerre à l’intensité terrifiante, résonna dans la sombre basilique privée de fenêtres et imprima aux lustres et aux cloches du beffroi des vibrations qui les firent entrer en résonance. Un son suivi par le fracas d’objets qui se brisaient et des martèlements de pas. Le bénédicte réagit en levant les bras. Le sol profané explosa en une mer de flammes noires pendant que des rideaux de feu aveuglant enveloppaient le démon et engloutissaient la totalité de la basilique. Un beuglement de souffrance s’éleva derrière ce mur igné, et Rhapsody sentit son cœur se serrer. Il s’agissait de Grunthor, dont elle avait déjà eu l’occasion d’entendre les râles d’agonie. Une onde de chaleur intense saturée de menaces se déversa sur elle. Emportée un court instant par la déferlante d’air embrasé, elle leva son avant-bras pour abriter ses yeux tout en essayant de discerner la silhouette de Grunthor sur la gauche du démon, là où il était censé entrer au deuxième signal. Mais le brasier de flammes noires lui dissimulait leur adversaire, son ami, la totalité de la nef. Elle avait l’impression de se retrouver sur une Terre différente, un monde où le F’dor avait triomphé. La colère la consuma lorsqu’elle prit conscience que cela risquait de se réaliser. Pour le meilleur ou pour le pire, ce raz-de-marée allait l’atteindre. Comprenez-vous à présent pour quoi vous vous battez ? Pour la vie elle-même. Oui, et bien plus encore. Vous vous battez également pour l’Au delà. Cette bataille n’a pas pour enjeu que la vie mais aussi ce qui vient ensuite. Et c’est un combat que vous ne pouvez vous permettre de perdre. Elle se redressa et modifia sa prise sur Clarion l’Étoile du Jour, conformément aux conseils d’Achmed. En premier lieu, et quelle que soit votre première prise sur votre arme, modifiez-la légèrement afin de vous concentrer sur la façon dont vous la tenez. Ne prenez jamais rien pour acquis. La poignée semblait faire partie de sa main, être devenue une extension de son corps. Il doit en être ainsi. Alors que la voix d’Oelendra résonnait dans son esprit, Rhapsody pensa à tout ce qu’elle avait subi et tous les autres – avant et après elle –, qui avaient donné leur vie, leur âme, leur santé mentale dans le cadre de cet affrontement séculaire. Ce bénédicte patelin qui faisait infuser une tisane sur l’autel n’était autre que la plus récente incarnation d’un mal si ancien qu’il était apparu avant les hommes, la formation des masses continentales, la fondation des villes et des nations. Toute l’histoire était insignifiante, comparée au temps depuis lequel il existait, semant mensonges et mort, prenant son temps afin de libérer ses semblables de la crypte du Monde Souterrain et réveiller le Dragon originel, pour sacrifier toute vie dans un épouvantable chaos cataclysmique. Tant d’âmes avaient été ses victimes, tant d’innocents étaient morts dans son sillage. Les voix lointaines de ceux qui s’étaient dressés contre lui, tant morts que vivants, lui adressaient des cris dans l’air stagnant, des sons qui vibraient dans la poignée de son arme, résonnaient dans son sang. La bouche de Rhapsody s’ouvrit sans que sa volonté n’entre en ligne de compte et les mots suivants sortirent d’entre ses lèvres : Jamais. Plus jamais. Une boule de feu noir s’assemblait au cœur du brasier, comparable à une avalanche s’apprêtant à fondre sur elle. Elle pouvait entendre les rires du démon couvrir les gémissements de l’incendie. Elle déglutit puis ferma les yeux face à la boule de feu qui se ruait vers elle, sa propre épée ignée collée contre son cœur. Le feu élémental réchauffa son âme et l’aida à clarifier ses pensées pendant que la mort approchait. Elle inspira à pleins poumons et bénéficia de la limpidité d’esprit que lui communiquait son arme. Elle chanta doucement une note unique… la note sur laquelle elle était accordée, celle qui lui avait tout au long de sa vie apporté sagesse et discernement lors des périodes d’incertitude. Sa clarté, sa pureté et sa douceur couvrirent les grondements du feu, firent taire les rires alors que les plus petites cloches du carillon se mettaient à bourdonner puis à entrer en résonance, pour finir par tinter avec force, mues par la puissance de sa voix de baptistrelle. Plus jamais. Le mur de feu l’atteignait. Les flammes acides grillaient ses cils, exprimaient leur malveillance par des chants lointains que faussaient la rage, la souffrance et la vaine fureur. En un crescendo ininterrompu, elle amplifia la note, et les cloches qui la reproduisaient étaient de plus en plus nombreuses. Elle recouvra ses forces et d’un geste plein de puissance elle leva son épée, pour canaliser la note à travers elle en mettant tout son souffle à contribution. Pendant que les flammes du Monde Souterrain jaillissaient autour d’elle, elle entendit la plus grave et la plus grosse des cloches vibrer puis sonner, bien que privée de battant, et emplir la basilique d’une douce musique qui chassait de ce lieu la souillure du démon. Rhapsody rengaina son épée. Le vent s’engouffra dans le beffroi et descendit vers elle pour soulever sa chevelure et étouffer le feu impie. Le bénédicte restait debout, privé de voix par la rage et les souffrances, soumis aux tintements des cent quarante-six cloches accordées sur ela. Le sol avait été purifié et, en redevenant consacré, il le drainait de sa puissance. Il ouvrit la bouche pour la maudire, mais les formules des sortilèges s’étaient effacées de son esprit. Lanacan Orlando ferma les yeux et se concentra. Il y avait un autre son ici, un son bien plus ancien et terrifiant. Les cloches du beffroi cessèrent de tinter quand la lame rentra dans son fourreau, ne laissant subsister que la vibration étrangère. Il s’agissait d’un crissement – absent de ses souvenirs de sa vie, de ce monde – qui titillait les profondeurs de son esprit, provoquait des démangeaisons sur ses tempes. Cela s’amplifiait et des pulsations parcouraient sa tête, comme si son crâne n’était plus assez volumineux pour contenir un cerveau entré en expansion… Il eut des sueurs froides, la chair de poule. Les tintements des cloches avaient craquelé ses méninges, fissuré sa boîte crânienne. Cette maudite femme avait trouvé un moyen de tuer son hôte. Il la foudroya du regard alors qu’elle se dressait dans la pénombre de l’allée située en contrebas, les bras le long des flancs. Sous la vague clarté ambiante elle évoquait l’Enfant du Vent légendaire, avec ses tresses dorées flottant autour de sa tête. Il grava cette image dans son esprit afin d’en emporter le souvenir lorsqu’il changerait de corps, pour pouvoir la rechercher et l’éliminer. Puis il eut une pensée bien plus agréable. N’était-elle pas un réceptacle idéal ? Il combattit l’épouvantable migraine qui troublait par intermittence sa vision pour se raccrocher à ses idées et sa conscience. S’il réussissait à la posséder, cette femme ne serait-elle pas le moyen idéal d’atteindre son but suprême ? Il avait eu l’intention de l’asservir lors du couronnement, ce qu’il aurait réussi si ce maudit vieillard n’avait pas fait capoter ce projet en mourant au moment le plus inopportun. Mais à présent que son corps actuel allait périr, il pensa au pouvoir qu’il détiendrait en devenant la reine des Lirins, l’Iliachenva’ar, celle dont la beauté séraphique lui permettait de subjuguer des nations d’un seul regard. Il avait déjà occupé des corps féminins et avoir un statut social inférieur à leur pendant masculin avait été frustrant. Mais cette femme était plus puissante que tous ses hôtes précédents, quel que soit leur sexe. Il sentait la surexcitation croître en lui alors qu’il s’apprêtait à feindre d’être mort, pour l’inciter à venir s’assurer de son trépas. Il leva la main devant lui et prépara son esprit à abandonner son enveloppe charnelle. Les crissements s’étoffèrent pour englober une gamme de six notes, flottant de façon monotone dans les airs sur sa droite. Lanacan eut l’impression qu’un énorme poing se refermait sur lui et comprimait son cœur, ses poumons et sa poitrine. Au prix d’un effort, il se tourna vers le point d’origine de ce son. Et il vit une grande silhouette hideuse en robe noire interpréter ce chant torturant. Sa langue cliquetait avec des bourdonnements d’insecte dans les profondeurs de sa gorge, un son qui jaillissait entre des lèvres qu’un sourire tentait de gauchir. Sa main droite décharnée et gantée se leva lentement pour s’immobiliser en face de lui, paume levée. Le desserrement des liens qu’il avait métaphysiquement dénoués entre son esprit et son corps matériel, ce qu’il avait fait un grand nombre de fois, s’interrompit aussitôt. La main gauche de la créature, elle aussi gantée, remonta le long de son flanc, puis se tendit en palpitant sur le même rythme que le cœur humain du démon. Chaque déplacement saccadé de ces doigts lui infligeait d’indicibles souffrances. Puis la main entama un mouvement de rotation pour enrouler ses attaches métaphoriques dans sa paume, comme un fil de cerf-volant. La créature tira et ramena vers elle les quatre vents, créant autour du démon un filet pour l’étrangler en mettant à contribution toute la force matérielle et immatérielle de la création. Le bénédicte hurla, dans l’incapacité de se mouvoir, de prendre la fuite. Il était pris au piège. « Laisse-moi deviner… T’as entendu parler des Dhraciens mais c’est la première fois qu’ t’en rencontres un, pas vrai ? » Les yeux de Lanacan Orlando, les seuls éléments de son corps qu’il pouvait encore déplacer, se portèrent vers le côté opposé et une ombre qui recouvrait en totalité l’autel. Elle appartenait à un géant monstrueux bardé d’une cotte de mailles, avec des poignées d’épée et des fers de hallebarde dépassant derrière son dos. Il s’agissait du garde d’honneur de la reine, le colosse qui avait emporté le Patriarche agonisant et l’avait empêché de s’approprier la Bague disparue, symbole de sa charge. Ce Bolg le rejoignit en deux grandes enjambées pour ramener ses bras dans son dos et le soulever. La souffrance se propagea dans le corps de son hôte désormais pris dans un piège aussi inextricable que l’était son âme démoniaque. « Tu sais, d’après mon expérience, d’ailleurs très étendue, les Dhraciens croquent les démons dans ton genre en guise d’amuse-gueule, ajouta gaiement le géant. Mais j’ compte te gober pour mon dessert. » La fureur explosa dans le cœur du bénédicte. Jo, la gosse des rues qu’il avait pendant un temps asservie, avait fait au Rakshas des confidences sur le géant et son roi, mais en disant simplement qu’ils étaient deux Firbolgs. Elle n’avait jamais dû entendre parler des Dhraciens et elle n’aurait pu d’autant moins identifier un représentant de ce peuple qu’il s’agissait en l’occurrence d’un sang-mêlé. Il trouvait par ailleurs quelque chose de vaguement familier au Dhracien en question. Il avait l’aura d’une puissance que nul n’aurait pu défier. Conscient que se battre eût été inutile, Lanacan essaya d’étudier rapidement la situation, pour déterminer en quoi ses adversaires étaient vulnérables et découvrir un moyen de reprendre l’avantage. Il baissa le regard sur la petite femme qui venait vers lui en silence. Le bénédicte sourit intérieurement. Le moment était venu de jouer son va-tout. « Allez-y, mam’zelle, lança le géant qui l’immobilisait à la reine qui approchait du sanctuaire. Arrachez-lui son cœur, j’ commence à avoir la dalle. » Rhapsody défit le capuchon de son manteau. Les petites étoiles de sa couronne, jusqu’à présent dissimulées par le rabat de toile, furent emportées par un courant ascendant de l’air désormais purifié qui descendait du beffroi pour tourbillonner autour d’elle. Le diadème ainsi soulevé se positionna au-dessus de sa tête. Malgré la distance la séparant du bénédicte, réduit à l’impuissance dans la prise inexorable de Grunthor, elle vit les points miroitants se refléter dans les yeux du F’dor. Elle savait qu’il redoutait les diamants, même si elle ne pouvait se convaincre que son expression traduisait de la terreur. Il paraissait en proie à de la surexcitation plus qu’à toute autre chose. Elle gagna lentement l’abside, et son cœur battait avec tant de force qu’elle estimait que les trois hommes devaient l’entendre. Le bénédicte la toisa du haut du sanctuaire. Sa main avait été immobilisée alors qu’il la levait devant lui, figée dans les airs à l’instant où il entamait un rituel d’asservissement et invitait le feu noir à s’abattre sur elle, une intention qu’il ne réaliserait jamais. Le démon réussit toutefois à déplacer imperceptiblement un doigt, dans sa direction. « Virack urg raz », lança-t-il d’une voix douce et chaleureuse bien qu’inaudible. « Conçois. » Dans les profondeurs de son ventre, Rhapsody perçut une contraction, puis un tiraillement douloureux. Des muscles se crispèrent et elle sentit l’équivalent d’une vive brûlure entre ses jambes. « Merlus », murmura-t-il sans mouvoir ses lèvres. « Croîs. » Une crampe stomacale fit faire une embardée à Rhapsody. Puis ses chairs se détendirent et une onde glaciale filtra en elle à partir du noyau de son être, pour se répandre à l’intérieur de la cavité abdominale. Elle repoussa cette sensation pour atteindre les marches de l’autel. « Je t’inspire de la colère, ma chérie, fit la voix dans son esprit. Mais c’est Gwydion que tu devrais haïr. D’une certaine manière, c’est lui qui t’a livrée à moi-même si tu n’en as pas conscience. » Rhapsody se coupa de ces propos insidieux tout en poursuivant sa progression. Elle se concentrait sur Ashe, le chaud scintillement de ses yeux de dragon, la douceur de son sourire. Elle tentait de ne pas penser à ce qu’il avait souffert des mains du bénédicte, car elle savait que sa fureur renaîtrait de ses cendres et l’aveuglerait, lui faisant oublier ses nobles motivations. Elle posa le pied sur la première marche. « Tu vois en lui une victime, pas vrai ? Tu te trompes lourdement ! Son âme souhaitait tant se laisser asservir que l’amener jusqu’à moi a été très facile. Ton amant ne manque ni d’imagination ni d’ingéniosité, ce que tu as pu constater par toi-même. Une grande partie de la propension du Rakshas à violer et torturer ses victimes est due au fragment d’âme de Gwydion qu’il avait en lui. Le savais-tu ? Étant un prêtre qui a fait vœu de célibat, tu ne peux tout de même pas me croire capable de lui avoir enseigné tant de perversions sexuelles ? Non, tout cela lui a été inspiré par Gwydion. » Les yeux du vieil homme qu’immobilisait Grunthor avaient un éclat maléfique. « Et sa dépravation profonde a apporté un incommensurable plaisir à mon jouet. Le Rakshas a tout particulièrement apprécié le viol de ta jeune sœur. Mais je dois préciser qu’elle n’a fait aucune difficulté pour s’allonger sur la lande et écarter ses cuisses. Non, elle ne s’est pas comportée comme les autres. Elle désirait qu’il la pénètre. Voilà qui devrait te réconforter, toi qui pleures encore sa mort prématurée. Elle a adoré ça. « Naturellement, je ne pense pas qu’on puisse parler de viol quand la victime attire en elle celui qui la défonce, quand elle va jusqu’à le chevaucher. Je ne suis pas un expert en la matière, cela va de soi, mais je doute qu’une femme non consentante encourage son agresseur en se déhanchant et en gémissant son nom, et se sente frustrée s’il ralentit le mouvement. « J’avoue que l’entendre parler du plaisir qu’il lui a apporté avec sa langue, en buvant les sucs de son excitation, ne m’a pas laissé indifférent moi non plus. Tu dois savoir ce qui l’a mise dans un état pareil, je présume ? Ce n’étaient pas seulement ses mains entre ses jambes et ses lèvres sur ses seins, Rhapsody. C’était toi ! Parce qu’elle s’envoyait en l’air avec ton amant ! Qui aurait supposé qu’une personne si proche de toi pouvait te jalouser au point de se laisser séduire pour pouvoir te blesser, quitte à sacrifier sa propre vie ? » Rhapsody sentait la haine se répandre dans ses veines, empourprer ses joues et porter son sang à ébullition, mais le doute rôdait aux confins de son esprit. Elle se rappelait l’expression hostile de Jo, son regard direct alors qu’elle lui disait : Je n’ai personne, Rhapsody. En fait, c’est toi qui l’as. De quoi parles-tu donc ? C’est Ashe. J’ai eu des rapports avec lui, la nuit de la réunion, quand j’ai fui la salle du conseil. Il est parti à ma recherche et il m’a rejointe dans la lande. Je présume qu’il ne t’a rien dit ? C’est bien ce que je pensais. Il a dû te raconter qu’il ne m’avait pas vue, c’est ça ? Le salopard ! J’ai tenté de le repousser, mais il est resté. Et, eh bien, nous sommes passés à l’acte. Je dois avouer que j’ai plutôt aimé ça, même si l’expérience a été éprouvante. Je doute de pouvoir me souvenir un jour de son visage, pendant qu’il me pénétrait en me faisant perdre la tête. Sincèrement, Rhapsody, je ne vois pas ce que tu lui trouves. Tu n’as donc rien de mieux à faire que le laisser assouvir en toi ses besoins ? Elle sentit son estomac se nouer, en proie à une sensation de trahison qui ne l’avait pas assaillie lors des faits. Elle s’inquiétait bien trop pour Jo ; elle était trop angoissée pour penser à autre chose qu’aux tourments de sa sœur. Mais l’image du couple qui copulait sur la lande, en gémissant dans les affres d’un orgasme partagé, devenait à présent obsédante. La colère comprimait son cœur, lorsqu’elle tira de nouveau Clarion l’Étoile du Jour et reprit l’ascension des marches de l’autel, désormais animée par un désir de vengeance. Le bénédicte en eut conscience et sourit. Il se produisit en Rhapsody l’équivalent d’un cliquetis et elle se remémora la mise en garde d’Oelendra. Laissez votre haine se dissiper, car il la retournera contre vous. Si vous voulez le détruire, il faut que ce soit pour l’avenir de cette enfant et non en raison de son passé. Si vous gardez cela à l’esprit, vous agirez en fonction de ce qui est nécessaire et non par esprit de vengeance, car une de ces motivations est bien plus noble que l’autre. Je ne puis pour ma part me plier à ces règles, car la haine s’est trop profondément enracinée en moi, mais vous, Rhapsody, vous pouvez encore redresser la situation. Ne laissez pas l’atrocité de ses actes vous détourner de votre voie. Rhapsody inhala à pleins poumons et se détendit. Elle atteignit le sanctuaire et alla se tenir devant le bénédicte. « Tu n’as aucune raison d’être jalouse, Rhapsody, murmura la voix intérieure. Le Rakshas a pris plus de plaisir avec toi qu’avec ta sœur. » Elle s’arrêta net. « Quoi, tu l’ignorais ? Cela ne me surprend guère, note bien. Tes deux amants étaient physiquement identiques. Je me félicite que tu sois tombée amoureuse du fils de Llauron, car la tâche du Rakshas en a été facilitée. Tu n’imagines tout de même pas que c’est toujours Gwydion qui t’a prise, au moins ? Quand ta sœur a parlé de votre couple au Rakshas, tout est devenu extrêmement simple. Les nuits sont obscures, dans les Dents. N’est-ce pas, ma chère ? » La voix silencieuse rit dans son esprit, un son qui se réverbéra au loin en ébranlant sa tête. Elle eut des nausées en constatant qu’elle ne pouvait chasser le souvenir de son ascension à tâtons au cœur des ténèbres impénétrables, vers l’abri que l’arche lui offrait contre le vent hurlant dans ce col de montagne. Tout indique que, pour une première fois, l’expérience a été un peu… brutale, un peu violente. Le sang abandonna son visage. Elle se rappelait le désespoir, presque la violence, qui avait caractérisé ses rapports avec Ashe au cours de cette nuit, sa tendresse habituelle ayant été remplacée par une intensité inouïe et de la souffrance. S’était-il agi d’Ashe ou du Rakshas ? C’est impossible, s’affirma-t-elle, en proie à la panique. Mais le rire s’amplifia lorsqu’elle prit conscience de ne pas avoir vu son visage. D’ailleurs, même si elle l’avait fait, elle n’aurait pu relever les différences compte tenu de sa détresse et de la force du vent. Tu n’es aucunement responsable des problèmes de Jo. S’il y a un coupable, c’est moi. S’il s’agissait du Rakshas, il était sorti des ténèbres juste après le départ d’Ashe. Il avait pu rôder dans les hauteurs des Dents comme lorsqu’il avait croisé le chemin de Jo. Khaddyr désigna son ventre, en souriant. Enfin, le temps nous le dira. Nous saurons en fin de compte qui a le mieux servi les intérêts du démon. La voix subsonique émit un autre rire inaudible. « Quand je pense que tu as ignoré être enceinte pendant tout ce temps ! Enfin, c’est un juste retour des choses. La petite graine été plantée il y a longtemps, mais il fallait que je prononce un certain mot pour que débute sa croissance. Tu ne croyais tout de même pas être la seule à avoir des capacités de baptistrelle, au moins ? Non, certainement pas… tu es bien trop modeste, pas vrai ? C’est attendrissant. Tu seras une mère idéale, Rhapsody. Tant que l’enfant croîtra en toi, à tout le moins. Il est regrettable que tu ne puisses survivre à la délivrance. » La voix qui s’exprimait dans son esprit fut remplacée par celle de Manwyn, issue de ses souvenirs. Je vois un enfant contre nature naître d’un acte contre nature. Méfiez-vous lors de l’accouchement, Rhapsody, car l’enfant vivra même si la femme est destinée à périr. Elle avait les mains moites ; sa prise sur l’épée se relâcha un peu. « Oui, ma chère, c’est on ne peut plus vrai. Tu portes mon enfant, comme les autres. Mais le tien devrait bien plus aimer son père que ses aînés, car rester si longtemps une graine dormante lui a permis d’infuser dans mon sang, comme la tisane sur cet autel. Plus il s’écoule de temps avant que le sang de la mère ne devienne pour lui primordial, plus sa nature démoniaque peut se développer. » Rhapsody s’était mise à trembler. Elle était restée environ sept ans chez les Rowan, et si les propos du F’dor contenaient une once de vérité, cet enfant serait un démon à part entière. « N’est-ce pas le comble de l’ironie ? La mère stellaire qui sauve les enfants perdus, la sainte patronne des fruits de la semence du démon, l’élément céleste de la prophétie des Trois qui vient du Passé pour procéder à la réunification de son peuple et panser ses blessures, toi, Rhapsody, tu vas me ressusciter ! C’est toi qui ramèneras le F’dor en ce monde. Tu es la porte par laquelle j’effectuerai mon retour, celle qui permettra au mal de se perpétuer. N’est-ce pas merveilleux ? Pourrait-on imaginer un plus beau dénouement ? » L’épée tomba sur le sol avec fracas. Grunthor remarqua que Rhapsody était livide et avait un regard absent d’aveugle, comme Jo face au trépas. Prise de tremblements incontrôlables, elle avait baissé les mains vers son ventre. Sentant la puissance du démon croître à chaque seconde, le géant se tourna avec affolement vers Achmed qui était en sueur, tant l’effort réclamé pour entretenir le rituel d’asservissement était grand. Le bénédicte n’émettait aucun son mais un sourire gauchissait ses traits de vieillard, un visage aux yeux aussi brûlants que les feux du Monde Souterrain rivés sur Rhapsody. Sous ses pieds, la Terre se mit à trembler. Grunthor perçut sa douleur qui se répandit dans ses veines comme de l’acide. Il savait d’instinct que la situation dégénérait, que le courant s’inversait et se retournait contre eux, sans toutefois pouvoir en déterminer la raison. Il sentit ses manches chauffer et au bout de quelques secondes il crut qu’elles allaient s’embraser. Il était soumis à une horrible torture, partout où sa peau était en contact avec celle du vieillard qui paraissait entrer en expansion. Son corps fragile devenait de plus en plus souple et fort. La puanteur de tombeau émanant de la bouche du bénédicte faisait suffoquer le géant, agressait ses yeux. Le cœur de Grunthor s’était emballé sous l’effet d’une frayeur à ce jour inconnue. Il savait que le démon allait lui rompre les deux bras. Et qu’il recouvrerait sa liberté. Il grogna quand le tissu de sa chemise commença à se consumer et il essaya d’esquiver les vapeurs acides qui montaient vers ses yeux. Il regarda du côté d’Achmed et hoqueta. Le Dhracien était tombé à genoux et du sang coulait de son nez et de ses oreilles. Sa peau habituellement olivâtre devenait aussi pâle que celle d’un cadavre et ses membres étaient agités de violents soubresauts comme il tentait de poursuivre malgré tout le rituel d’asservissement. Il suffoquait, lui aussi, et les râles qui s’élevaient de ses gorges étaient irréguliers et entrecoupés de gargouillis. Les veines de son cou vibraient, semblant sur le point d’éclater, et la panique le consumait. Il lorgna Rhapsody. Elle était tournée vers le bénédicte, le visage brillant de sueur et le regard perdu dans le néant. Dieux, ce salopard l’a asservie ! « Vot’ Seigneurie ? » hoqueta-t-il en essayant de retenir son attention. Les yeux de la jeune femme restèrent rivés à ceux du démon. Grunthor découvrait dans sa bouche la saveur cuivrée du sang. Il sentait ses forces se dissiper et savait que leur adversaire se dégagerait sous peu de sa prise. Sa tête était martelée par la pression du sang et des voix qui psalmodiaient de sinistres psaumes. Un bruit sourd et un tintement métallique lui apprirent qu’Achmed venait de s’effondrer. Le Dhracien restait immobile et son sang se répandait en formant une flaque sous son menton. Ses conjurations étaient devenues inaudibles et son front s’était creusé de rides palpitantes, comme s’il allait exploser. Une image qui disparut derrière le rideau noir du sang de Grunthor qui entrait en ébullition. Avec un impact comparable à celui d’un bélier défonçant une porte, le démon se dégagea en le repoussant vers le mur du sanctuaire qu’il percuta avec force. Sonné, Grunthor leva les mains à sa tête dans l’espoir de contenir la souffrance, de maîtriser l’inconscience qui menaçait de le terrasser et de la remplacer par sa colère. Il plongea dans la partie de son être qui était rattachée à la Terre. Le carrelage de marbre et le sol qui avait été profané jusqu’à une période récente, réagirent en bourdonnant. Retenez-le, pensa-t-il. Bien qu’il fût à l’opposé du sanctuaire, il sentit la terre s’ameublir sous les pieds du démon. La torture infligée à sa tête s’atténua un peu quand le bénédicte se mit à patauger dans la fange qui s’était substituée au marbre et dut faire des efforts pour rester concentré. Son regard de dément vacilla et il perdit son sourire pour tenter de se dégager. Grunthor inspira à pleins poumons pendant que le sol retrouvait sa consistance. Il était conscient qu’Achmed ne pourrait maintenir très longtemps son emprise sur lui. Il pivota en restant à genoux, rampa et se redressa en utilisant le mur maculé par son propre sang comme point d’appui. Puis il revint en titubant vers le sanctuaire central pour porter une nouvelle clé aux bras du bénédicte. Le démon ne résista même pas. Il ne s’intéressait qu’à Rhapsody, et son regard semblait la pénétrer jusqu’à l’âme. La voix qu’elle entendait devenait plus sonore. « Ah, Rhapsody, je constate que cette nouvelle te ravit ! Il est exact que tu as toujours aimé les enfants, pas vrai ? Et dire que tu craignais d’être stérile… Je sais ce que contient ton cœur, vois-tu. Je connais tes secrets les plus intimes, parce que je suis également en toi. Tu ne devrais pas écarter les cuisses devant n’importe qui, ma belle. Il arrive qu’un homme laisse derrière lui bien plus que le plaisir procuré. » La voix chaude la pénétrait encore plus profondément. Maintenant, viens à moi. Elle fit un pas, contre son gré. Son esprit entama un hurlement de souffrance. Elle lutta contre cette voix douce, en cillant pour tenter de chasser ces mots, mais elle découvrit que ses mains étaient paralysées. Elle fît un autre pas, toujours à son corps défendant. Voilà qui est bien, l’encourageait le bénédicte. Viens à moi, Rhapsody. Les mots résonnaient à l’intérieur de son cœur. Ils lui apportaient du réconfort, ils la rassuraient. Elle savait que ce vieillard ne lui ferait aucun mal. Elle souhaitait se plier à ses ordres. Un désir primal, presque sexuel, l’envahit et réchauffa son sang. Elle fît un autre pas. Viens à moi, ma chérie, l’encourageait-il avec des intonations rappelant celles d’un amant. La chaleur l’enveloppait comme dans la douce obscurité d’un lit partagé. Rhapsody sentit un frisson remonter le long de sa colonne vertébrale en laissant derrière lui des picotements. Viens vers moi, car je suis le père de ton enfant ainsi que ce dernier. Je suis à la fois ton fils et son géniteur, et tu m’aimes. Nous l’avons conçu ensemble. Tu ne ferais rien pouvant nuire à la chair de ta chair, n’est-ce pas ? Elle secoua la tête. Non, bien sûr que non. Viens, apporte-moi l’épée… « Réagissez et ouvrez grand vos oreilles, si vous voulez pas que j’ l’arrache pour la piquer sur la pointe de ma hallebarde ! » hurla Grunthor en interrompant le bénédicte. La voix de son premier maître d’armes cingla Rhapsody qui émergea de sa transe et chassa de son esprit les propos silencieux du démon. Une loyauté bien plus ancienne et solide se rappela à son souvenir et emporta les liens tressés par les cajoleries du démon. Les ordres du sergent vibraient en elle avec netteté. Elle lui avait prêté serment. Elle lui avait donné un nom, longtemps auparavant. Le Seigneur des Armes Mortelles. Son ami. L’Autorité-Suprême-Qui-Ne-Souffre-Aucune-Désobéissance. Elle secoua la tête pour se débarrasser du lest du sommeil avant de regarder le sol et Clarion l’Étoile du Jour qui s’y trouvait, son feu couvant avec impuissance. Elle se baissa et la ramassa, puis elle se leva et s’avança d’un pas décidé sur le sol de marbre du sanctuaire. La terreur écarquilla les yeux du bénédicte. La lame de l’épée s’anima dans sa main et la flamme miroitante bondit comme elle la prenait à deux mains pour la lever au-dessus de sa tête, la pointe orientée vers le bas. Le démon se débattit dans la prise des bras massifs de Grunthor, mais ses efforts étaient vains. Près d’elle, Rhapsody put entendre l’étrange musique du rituel d’asservissement s’amplifier et la voix de Grunthor qui s’adressait à elle. « J’le tiens, Duchesse ! Un bon coup bien senti, tout de suite ! » Le démon regarda son visage et n’y lut aucune peur, seulement un calme redoutable. Quand leurs yeux se trouvèrent, ils se comprirent aussitôt. Nous nous reverrons bientôt, lui lança mentalement le bénédicte. « Sans doute plus tôt que tu ne l’imagines », rétorqua Rhapsody. Elle abattit la vieille épée, l’arme des rois et des champions, la lame qui avait emporté des ennemis invincibles et uni des nations, pour la plonger dans le cœur du démon, fendre sa poitrine et sectionner la base de la colonne vertébrale. La puanteur caustique du F’dor s’échappa du corps qu’il occupait pendant que son sang embrasé se répandait sur les marches du sanctuaire. Toujours prostré sur le sol de marbre, Achmed redressa lentement la tête. Sa main tendue autour de laquelle étaient assujettis les quatre vents se mit à fumer quand des gouttes de fluide brûlant rouge sombre atteignirent la paume. Un sourire retroussa ses lèvres étroites en dépit de sa souffrance et un rire proche d’un gargouillis se superposa aux litanies du rituel d’asservissement. Tout comme j’ai ton sang sur mes mains, un jour, je l’aurai de nouveau. Le démon hurla, apparemment plus de colère que de souffrance, et il tenta follement de griffer Rhapsody qui imprima des rotations à la lame plantée dans sa cavité abdominale avant de la retirer. Grunthor grimaçait en raison de l’effort réclamé pour immobiliser le prélat, qui ne réussit à foudroyer Rhapsody que du regard avant que le géant ne soulève son corps ensanglanté qui gisait sur le sol de marbre de la basilique. Il la regarda et ils échangèrent un hochement de tête. Puis, en mettant toutes ses forces à contribution, le géant déposa la dépouille agitée de soubresauts sur l’autel, au-dessous du beffroi. Une ouverture à travers laquelle Rhapsody fit s’abattre le feu stellaire. Les flammes de l’éther se répandirent sur l’autel avec fracas, repoussant les Trois au-delà du sanctuaire qu’elles grillèrent. Les hurlements du démon furent couverts par un coup de tonnerre, mais Rhapsody les perçut dans son esprit. Son enveloppe charnelle se vrilla et se recroquevilla avant de disparaître, totalement consumée. Quelques secondes plus tard, tout était redevenu comme auparavant, quoique noirci par les flammes. Rhapsody cherchait des signes de survie, des choses que le feu stellaire aurait pu épargner, mais elle ne voyait que cendres et fumée. Dans le lointain, les cloches de la ville sonnaient le tocsin, et les voix de personnes prises de panique s’élevaient dans la nuit. Grunthor écarta les bras et Rhapsody se précipita vers lui pour l’étreindre en mettant à contribution tout ce qui subsistait de ses forces. « Je regrette, je regrette tant, murmura-t-elle. — Quoi ? Z’avez été super, ma belle ! Z’avez fait ce que j’vous avais appris. Z’avez un peu perdu les pédales, d’accord, mais ça arrive aux meilleurs… Pas vrai, commandant ? » Toujours prostré sur le sol, Achmed redressa la tête avec faiblesse. « C’est certain. » Il l’étudia attentivement pendant que Grunthor l’aidait à se lever puis glissait un bras autour de sa taille pour le soutenir. « Venez, Vot’ Seigneurie », dit le géant en la posant. Il lui prit le bras, avec douceur mais insistance. Rhapsody s’accorda le temps d’essuyer le sang qui souillait le sol et la paroi avec son manteau avant de les suivre dans la sacristie, en enjambant le corps de Gittleson pour gagner la rue où ils attendirent dans les ombres de pouvoir se joindre à la foule des citadins venus découvrir les raisons d’un tel tumulte. Bien des heures plus tard, quand le sacristain eut finalement fait évacuer les lieux et verrouillé les portes, les Trois sortirent de l’ombre pour s’intéresser une fois de plus au sanctuaire. Rhapsody ferma les yeux et écouta la musique des cloches, qui sonnaient toujours la fin d’alerte ayant débuté près d’une heure plus tôt. Des sons agréables et harmonieux, ce qui révélait que le vent traversait librement le beffroi. « Les notes sont limpides, dit-elle à ses compagnons. Le sol est de nouveau sanctifié. Que ressent-il, Grunthor ? — C’est plutôt difficile à dire, mais ça s’ dissipe. » Il se pencha pour toucher le dallage. « J’ dirais que ça va bien mieux. Probable qu’il faudra remettre un battant à ces cloches, pour que tout redevienne comme avant. Mais, et vous, mam’zelle… Ça va comment ? Pendant un moment, j’ me suis sacrément inquiété, savez ? » Elle tendit les bras et son ami la souleva pour l’étreindre avec soulagement. « Je vais bien, vraiment, fit-elle en plongeant le regard dans ses yeux ambre. — J’ sais pas trop si j’ dois vous croire. — N’hésitez surtout pas. » Elle le serra contre elle en se haussant sur la pointe des pieds pour déposer un baiser sur son énorme joue. « Pourriez-vous aller jeter un œil et voir si la route est dégagée ? Je dois m’entretenir avec Achmed. » Le géant regarda son commandant, qui hocha la tête. « Entendu, Vot’ Altesse. J’ suppose que rien m’en empêche, si c’est c’ que vous souhaitez. » Il la lâcha et tapota sa tête, avant de redescendre les marches de marbre du sanctuaire. « Grunthor ? » Il se tourna vers elle. « Oui ? — Je vous adore ! » Un large sourire fendit son visage. « C’est réciproque, mam’zelle. » Il fit claquer ses talons puis repartit vers les portes de la basilique. Rhapsody attendit que le géant fût sorti de l’église avant de regarder le roi des Firbolgs, dont l’expression amusée disparut aussitôt. Elle s’intéressa à ses yeux et sentit ses souffrances et ses peurs réapparaître. Il s’en rendit compte immédiatement. Il la prit dans ses bras et elle l’agrippa en tremblant. Il caressa son dos sans dire un mot, mais elle n’en avait pas besoin pour savoir qu’il comprenait parfaitement l’intensité de sa frayeur. Il la tint ainsi longtemps, et son angoisse finit par se dissiper. « Vous savez, dit-elle en relevant finalement le visage, nous sommes vraiment les deux côtés de la même pièce. — Je sais. » Elle hocha la tête, l’esprit ailleurs, avant de le dévisager de nouveau. « Y a-t-il une limite à ce que vous feriez pour moi, si je vous le demandais ? — Non. — C’est bien ce que je pensais. » Elle se dégagea et descendit les marches du sanctuaire, les bras croisés sur son ventre tout en regardant les lustres briller dans les ténèbres des hauteurs de l’immense nef. Elle s’assit sur une marche, et Achmed la rejoignit sitôt après. Ils attendirent en silence pendant un long moment, plongés dans la contemplation des lieux qui s’assombrissaient pendant que les bruits attribuables aux badauds décroissaient au-dehors. Je veux seulement en finir… Pouvoir dormir paisiblement. Vous voulez en finir… mais cela ne finira jamais, Rhapsody. Elle le regarda et ses yeux étaient brillants… pour d’autres raisons que ses émotions habituelles. « Dans l’ancien monde, quand vous exerciez votre premier métier, vous est-il arrivé de tuer quelqu’un très rapidement et en réduisant ses souffrances ? — C’est ce que j’ai tenté de faire la plupart des fois. — Évidemment. » Elle détourna le visage et s’intéressa aux dégâts infligés à la galerie et aux bancs. « Je pourrais avoir besoin de vos services, après le Conseil des Cymriens. — Qui souhaitez-vous voir disparaître ? » demanda-t-il en opinant du chef. Et ce fut en le regardant droit dans les yeux qu’elle répondit : « Moi. » Un autre hochement de tête. Il avait compris. 68 DANS L’TRE DE LA SALLE DU CONSEIL, qui s’ouvrait derrière la Grande Salle du Chaudron, les flammes dansaient avec exubérance et dégageaient une odeur bien plus agréable que dans les souvenirs qu’en conservait Grunthor, en grande partie en raison des trois grosses gousses de vanille que Rhapsody avait lancées sur les bûches lorsqu’ils étaient arrivés pour prendre leur dîner. Le repas avait été étonnamment paisible, en grande partie à cause de l’expression pensive de la barde et de son manque de prolixité, ce qui révélait à ses compagnons qu’elle avait un problème. Elle avait été ainsi pendant tout leur retour de Bethe Corbair, et l’humeur festive du géant n’avait aucunement influencé ses compagnons. Il avait lorgné en direction d’Achmed un moment plus tôt et lu dans ses yeux une mise en garde, ce qui l’avait dissuadé de poser des questions. Il avait simplement tenté de détendre l’atmosphère en lançant une plaisanterie… ou ce qui en tenait lieu pour lui. « C’est vraiment délicieux, Duchesse, fit-il en caressant sa tête avec des gestes patauds. J’ me souviens pas qu’ vous ayez déjà préparé un ragoût pareil ! — C’est dû à l’ail de Bethe Corbair, répondit-elle en se levant pour prendre son assiette. Je n’avais jamais vu des têtes aussi fermes et développées. J’en ai d’ailleurs conservé quelques-unes que je compte replanter. Je vous ressers ? — Volontiers. » Grunthor but une gorgée de tisane et grimaça. « Et ça, c’est aussi un machin que z’avez ramené de là-bas ? — Oui, c’est du marrube. Ce qu’on retrouve dans les confiseries. » Le voir grimacer la fit sourire. « Vous n’appréciez pas tellement, pas vrai ? » Il fit un effort pour paraître ravi. « Oh, c’est savoureux, ma chère. — Menteur ! J’ai l’habitude d’entendre les gens dire du mal de mes tisanes. Cependant, vous avez déclaré que vous aviez pris froid et c’est excellent pour les maux de gorge. — On doit finir par s’y habituer, déclara le géant en déglutissant. Mais qu’est-ce que z’allez fabriquer avec ces herbes infernales : l’armoise et le datura ? C’est-y pas du poison ? — C’est bien pour ça que j’en ai badigeonné tous les nids de cafards. » Achmed dissimula un sourire. « Et qu’allez-vous faire de ces flèches ? — Je compte les offrir à mon petit-fils, Gwydion de Navarne. Il manie l’arc comme son père. Enfin, il s’exerce pour devenir un archer tel que lui. Il raffole des traits qu’on peut enflammer. — Ne le laissez pas s’entraîner près du château ou d’une meule de foin, si vous ne voulez pas que tout s’envole en fumée. Leurs fûts sont gauchis. — Vraiment ? Je n’avais rien remarqué. » Le roi Firbolg se carra sur son siège et croisa les pieds. « Évidemment. Vous assurer que Gittleson vous verrait sur ce marché accaparait toute votre attention. — Il a été inepte, pas vrai ? — En parler au passé le confirme. — Pauv’ bénédicte, compatit Grunthor. De nos jours, dénicher des assistants valables n’est pas facile ! » Il sourit en voyant Rhapsody se détendre. « Surtout là où nous l’avons expédié, surenchérit Achmed sans la quitter des yeux. Il est d’ailleurs presque impossible de trouver quoi que ce soit de valable là-bas. » Elle repoussa sa chaise en arrière. « C’est bon, ne me regardez pas comme ça ! C’est insupportable, à la fin. » Elle se leva et se dirigea vers le feu pour contempler les tourbillons des flammes. « Vous voulez pas nous dire c’ qui vous turlupine ? » Sa voix grave était pleine de douceur, mais Grunthor vit les muscles du dos de Rhapsody se crisper. Il ne put toutefois relever d’autres réactions. Elle s’intéressa au feu un moment supplémentaire, avant de se tourner vers eux et leur sourire. « Je ne suis pas certaine d’avoir des raisons de m’inquiéter, Grunthor. Mais regagner Tyrian est une nécessité, et devoir vous quitter m’attriste. — Alors, restez ! lança sèchement Achmed. — Impossible. Le moment de réunir le Conseil des Cymriens est venu, et je dois procéder à des préparatifs. Je devrai attendre plusieurs mois que tous se manifestent et je resterai à Canrif jusqu’à ce qu’ils le fassent. Nous pourrons ensuite rester quelque temps ensemble. — Pas sûr, marmonna Grunthor. Juste quand on commencera à s’amuser, ce Fils de Flotte fera sa réapparition et vous repartirez avec lui. » Rhapsody cessa aussitôt de sourire. « Non, certainement pas. Il est sorti de ma vie. Et s’il revenait, je refuserais de le revoir. » Les deux Bolgs se dévisagèrent. « Voilà qui me transporte de joie, déclara Achmed. En quoi pouvons-nous vous aider, pour ce Conseil ? — J’ai dressé une liste des besoins. Il s’agit principalement de questions de logement et de sécurité, ce qui n’est pas une mince affaire lorsqu’on attend cent mille invités. Il y a également deux ou trois autres choses. Elle est dans ma chambre et je vais aller la chercher. » Elle sortit de la pièce et disparut. Les deux Bolgs restèrent à contempler la porte. « Qu’est-ce qui peut bien la tracasser comme ça, commandant ? » Achmed reporta son attention sur le feu. « Je la crois confrontée à un démon intérieur désormais. » Achmed l’accompagna jusqu’à la frontière d’Ylorc et de Bethe Corbair. Ils avaient partagé un repas frugal autour d’un feu de camp et assisté à l’apparition des étoiles dans un ciel qui s’assombrissait à une heure plus tardive, à présent que le printemps approchait. Ils demeurèrent silencieux, perdus dans leurs pensées. Finalement, Rhapsody se leva et s’apprêta à le laisser. « Merci. Pour le dîner et tout le reste. » Achmed hocha la tête. Les yeux de Rhapsody acquirent de l’éclat et elle prit sa main dans la sienne. « Vous rappelez-vous ce que vous m’avez dit, la veille du couronnement ? À propos du fait d’être toujours derrière moi ? — Oui. — Quand je me tenais dans la basilique, avant votre arrivée, je sentais votre présence alors que le démon en était incapable. — Je sais. — C’est l’unique chose qui m’a retenue de faire demi-tour et décamper sans demander mon reste. » Achmed secoua la tête. « Non, certainement pas. Mais c’est secondaire, je serai toujours là. — Je sais. » Elle hissa la sacoche de selle sur son cheval avant de se tourner une fois de plus vers lui. « Ferez-vous quelque chose pour moi ? — Bien sûr. — Veillez sur Elysian pendant mon absence. Il y a si longtemps que je ne m’y suis pas rendue ! Mes jardins doivent être en piteux état, mais je voudrais être certaine que la maison est toujours debout. — Tous les jardins s’étiolent, l’hiver venu. Cependant, le printemps approche. Ce que vous avez semé sortira sous peu de terre, le pire est passé. » Elle le regarda préparer sa propre monture. « Pas nécessairement. Il arrive que les dernières gelées soient fatales. » Il revint la prendre par la main. « Pas quand le jardin en question bénéficie de soins attentifs. » Elle lui sourit encore, puis s’étira pour refermer ses paumes de chaque côté de son visage. Avec douceur, elle l’embrassa comme elle l’avait fait dans la ruelle proche de la basilique, l’autre nuit, et elle laissa la chaleur de ses lèvres s’attarder sur les siennes avant de reculer d’un pas pour le dévisager. « Je craignais de ne pas avoir l’opportunité de le refaire, déclara-t-elle à mi-voix. — Moi aussi. » Il l’accompagna jusqu’à son cheval et attendit qu’elle se mette en selle. « Bon voyage. — Merci. Que les dieux vous protègent, mon ami. » Elle lui envoya un autre baiser puis s’éloigna dans la nuit noire, vers la clarté du lever de lune. Achmed marmonnait juron sur juron en ramant sur le lac d’Elysian autrement silencieux. Il avait horreur de l’eau. C’était uniquement parce que la requête provenait de Rhapsody qu’il était descendu dans cette caverne et propulsait ainsi cette barque récalcitrante. Il rata plusieurs fois l’appontement et finit par renoncer, pour sauter avec dégoût dans l’eau qui lui arrivait aux genoux et patauger jusqu’au rivage. Sitôt sur la terre ferme, il perçut une anomalie, une vibration importune. Ashe rôdait dans les parages. Comme pour le confirmer, la porte d’entrée s’ouvrit et cet homme se profila sur le seuil, mal rasé et les yeux hagards. Son expression de panique abjecte était visible de très loin et Achmed décida de prendre son temps pour retirer ses bottes et les vider, avant de retourner dans le lac pour tirer l’embarcation rétive jusqu’à la berge. « Où est-elle ? lui demanda Ashe qui était venu se placer juste derrière lui. — Oui, merci, votre aide ne sera pas superflue », lança Achmed sur un ton sarcastique. Il amarra l’esquif puis se tourna vers le fils de Llauron. Son profond dégoût conjugué à sa méfiance s’envolèrent momentanément. Il avait devant lui un personnage rongé par une incommensurable inquiétude. Il n’avait vu le visage d’Ashe qu’en de rares occasions, lors de dîners placés sous le signe d’une gêne réciproque organisés par Rhapsody en Elysian, l’été où cet importun était venu s’installer chez elle. L’air avait été saturé de tension comme ils se surveillaient avec suspicion et échangeaient des pointes pendant qu’elle faisait le service en se comportant comme si de rien n’était. Son rival était à présent désavantagé. Il avait dû venir attendre ici le retour de Rhapsody. S’il était resté à la surface, il aurait certainement entendu colporter les nouvelles en provenance de Bethe Corbair, il aurait su ce qui était arrivé au bénédicte. La panique prélevait sur lui un plus lourd tribut que lorsqu’il se savait traqué. Achmed se souvenait de ce qu’on éprouvait en pareil cas, des sentiments qui appartenaient à son lointain passé. Penser qu’il y avait pire, bien pire, était difficile à concevoir, mais c’était de toute évidence le cas et – à cet instant, peut-être pour la première fois de son existence – Achmed ressentit ce qui pouvait s’apparenter à de la compassion pour ce rival insupportable. « Elle est vivante, lui dit-il en enroulant le filin et en le lançant sur la plage. Elle doit se trouver à mi-chemin de Tyrian, à l’heure qu’il est. » Le soulagement transfigura Ashe, avant que l’inquiétude ne fasse un retour en force, accompagnée d’une expression bien plus complexe. « A-t-elle reçu des blessures ? — Non, vous n’avez pas à vous inquiéter pour elle. — Pourquoi est-elle allée en Tyrian ? » Achmed le regarda droit dans les yeux pour lui répondre : « Parce que c’est là qu’elle réside, désormais. Personne ne vous l’a donc dit ? » Ashe cilla, mal à l’aise. « Si. Non. Enfin, je me disais qu’elle ferait un détour par ici. Elle vit également en cet endroit. » Achmed hocha la tête et se tourna pour parcourir des yeux les jardins d’Elysian. Comme il s’en était douté, la végétation était au repos et le gel recroquevillait feuilles et bourgeons même sous l’humus. « Peut-être a-t-elle pensé que vous suivriez ce raisonnement et a-t-elle décidé de se rendre directement en Tyrian pour vous éviter. Elle ne souhaite pas vous revoir, Ashe. » Il attendit que le visage de son interlocuteur eût fini de s’empourprer. « L’aurait-elle dit ? — Je la cite. — Je vois. » Ashe se détourna et passa ses mains dans sa chevelure cuivrée. « C’est pour cela que vous êtes venu ici ? Pour m’en informer ? — Certainement pas ! Je ne suis pas un vulgaire messager. Rhapsody m’a demandé de m’occuper de sa maison et de ses plantes. Nul ne se doutait que vous seriez ici. Dans le cas contraire, je me serais probablement abstenu de me déplacer. » Ashe opina. « Eh bien, je vous remercie de m’avoir donné de ses nouvelles. Le bénédicte est-il mort ? — Oui. — Parfait, c’est une excellente chose. » Il parcourut une fois de plus Elysian des yeux, comme s’il ne savait quoi faire ensuite. « Où comptez-vous aller ? — Je ne sais pas trop. En Tyrian, probablement. — Ne m’avez-vous pas entendu ? — Si, mais je ne suis pas certain de vous croire ou d’avoir besoin de vos conseils. » Le roi des Firbolgs gloussa. L’irritation rendait Rhapsody provocatrice, presque rebelle. Il aurait aimé voir sa réaction si elle avait pu suivre cet échange de propos. « Agissez comme bon vous semble. Je présume que vous avez fait le ménage ? — Tout est rangé, même si ce n’est pas de façon méthodique, répondit Ashe en reprenant des couleurs. — Je vois. Eh bien, veillez à laisser les lieux aussi propres que vous les avez trouvés en entrant. J’éviterais de la dresser encore plus contre vous, à votre place. — Permettez-moi de ne pas suivre vos conseils. Nous voir séparés vous ravit, n’est-ce pas ? — Vous n’êtes plus ensemble, il me semble ? Cherchez-vous d’autres occupations. Nous avons tué votre démon à votre place ; elle vous a soigné et guéri et donné de surcroît un pouvoir inconcevable. Vous voici devenu à la fois Invocateur et Patriarche, dans les deux cas grâce à elle. Qu’attendez-vous de plus ? Partez et forgez-vous une nouvelle vie. Si vous prolongez vos vacances en Elysian, je me verrai contraint de vous réclamer une taxe de séjour. » Il ramassa ses bottes toujours ruisselantes et repartit vers la barque. « Une taxe ? La facturez-vous également à Rhapsody ? Quel genre de comptes tenez-vous pour ses dépenses et escomptez-vous être payé en nature ? » Achmed s’arrêta net et riva sur lui un regard menaçant. « Je pourrais feindre de vous croire capable de comprendre, mais ce serait peine perdue. Vous vous prenez pour un dragon mais vous n’êtes qu’une sangsue. Vous osez parler de dettes quand elle vous a tout donné… pour obtenir quoi en retour ? Que nous ont rapporté tous nos investissements ? « Vous la verrez lors de la réunion du Conseil des Cymriens, une autre chose à porter à son crédit en dépit du fait qu’organiser cela aurait dû revenir à votre maudite famille. Quand les flagorneurs de tout poil se seront rassemblés, il est probable qu’ils vous attribueront le titre de Seigneur des Cymriens, un rôle qui vous ira à merveille. Être pire que votre grand-père réclamerait des efforts dont je ne vous crois pas capable. Vous n’êtes pas un propre à rien, vous n’êtes rien. Vous pourriez provoquer un raz-de-marée qui modifierait le cours de l’histoire – il vous suffirait pour cela de vous laisser choir dans cette mare –, mais vous n’avez pas la force de vous soulever suffisamment pour faire la moindre vaguelette. Quel que soit votre titre ronflant, vous ne serez jamais son égal. Elle vous survivra, Ashe. Vous n’êtes qu’une gêne passagère, comme un champ de céréales atteint par la nielle ou un mauvais voisin. Nous avons déjà dû purifier cette île. » Il se détourna pour se diriger vers l’embarcation. Une prise de conscience permit à Ashe d’identifier l’origine d’une partie des insultes lancées par le roi des Firbolgs. « Venir ici était pour vous un moyen de vous sentir près d’elle. » Achmed ralentit le pas, sans s’arrêter pour autant. « Pour être près d’elle, je n’aurais eu qu’à l’accompagner en Tyrian. Cessez de croire que tous partagent vos motivations. — Elle vous manque et vous êtes venu ici pour vous rapprocher d’elle. — Ce que vous pensez est sans importance, Ashe. Vous finirez tôt ou tard par le comprendre. » Achmed lança ses bottes dans l’embarcation désormais proche. « Vous l’aimez vous aussi, n’est-ce pas ? » La voix d’Ashe était douce, pleine de compréhension. Achmed s’immobilisa, sans faire pour autant une volte-face. Il resta muet quelques instants, et lorsqu’il s’exprima de nouveau, ce fut d’une voix sèche mais privée de ses intonations sarcastiques habituelles. « Non, Ashe. Je l’ai aimée avant vous. Voulez-vous que je vous raconte une anecdote amusante, à propos de l’élimination du Rakshas ? Elle s’imagine que c’est pour vous que je me suis donné tant de mal ! » Il grimpa dans la barque, emboîta les avirons dans les tolets et s’éloigna à la force des bras. Le temps qu’Ashe arrive en Tyrian, Rhapsody en était repartie. 69 OELENDRA RÉPARAIT UN BOUCLIER, quand la porte de sa maison s’ouvrit. Surprise, ravissement, puis désarroi se succédèrent sur son visage quand Rhapsody entra puis suspendit son manteau et ses armes derrière le battant. Oelendra se leva pour étreindre sa reine, pendant que le soulagement envahissait son âme et lui permettait de respirer normalement pour la première fois depuis des semaines. « Louées soient les étoiles, murmura-t-elle en enfouissant son visage dans la chevelure lustrée de Rhapsody qu’elle serra contre elle avec encore plus de vigueur. Vous êtes saine et sauve. Louées soient les étoiles. — Je les remercie deux fois par jour, comme toujours, répondit Rhapsody sans s’écarter. Le F’dor a cessé de nuire. — Je sais, fit Oelendra en la guidant vers l’âtre pour l’inviter à s’asseoir dans le fauteuil à bascule en rotin qu’elle aimait tant. Les nouvelles vont vite. Rial est passé hier, avec des nouvelles de Roland en provenance de Bethany. Mais nul n’a pu me dire ce que vous étiez devenue. » Rhapsody hocha la tête et prit la tasse qu’Oelendra lui présentait. « Nous avons tenté de faire montre de discrétion. Que racontent les gens ? — Que Lanacan Orlando exécutait des rites à Ryles Cedelian, la basilique de Bethe Corbair, quand la foudre s’est abattue sur le beffroi. Ce malheureux a été réduit en cendres, avec le sanctuaire de cette église. » La reine eut un sourire tors. « Que le beffroi lui-même soit resté intact relève du miracle, ne trouvez-vous pas ? — Absolument ! Mais que s’est-il véritablement passé ? » Rhapsody fît un récit détaillé du combat à la guerrière qui l’écoutait en étant fascinée, hochant la tête ou tressaillant chaque fois que les circonstances le justifiaient. À la fin de ce résumé, Oelendra posa sa tasse et croisa les bras sur ses genoux. « Même si vous voir me ravit, je me demande pourquoi vous êtes passée par ici au lieu de regagner Elysian. » Une pensée qui fit frémir intérieurement Rhapsody. « Pourquoi m’y rendrais-je ? Ce lieu est hanté par de vieux souvenirs. — Sachez qu’un de ces vieux souvenirs vous y attend en étant consumé par l’angoisse. » Constatant que Rhapsody était décontenancée, Oelendra précisa : « Je parle de Gwydion. — Ashe serait là-bas ? Comment le savez-vous ? — Je l’ai vu il y a peu. La nuit où vous avez affronté le démon, plus précisément. — Qu’est-il allé faire chez moi ? — Je pense qu’il a cédé à la panique. Il tient à vous voir pour obtenir la confirmation que vous avez survécu à cet affrontement. » Rhapsody but une petite gorgée de dol mwl. « Qu’il s’inquiète pour moi m’étonnerait. J’ai demandé à Achmed d’aller y jeter un œil, s’assurer que la maison et les jardins sont intacts, ce genre de choses. Il a dû informer Ashe de ma survie. — Il ne fait aucun doute qu’il préférerait l’entendre de votre bouche. Vous devriez aller le lui dire. » Rhapsody s’étrangla sur sa boisson et se mit à tousser. « Non, merci ! C’est bien la dernière chose que je souhaite. J’ai dit à Ashe que nous nous reverrions lors du Conseil des Cymriens. C’est, soit dit en passant, la raison de ma présence. — Le Conseil des Cymriens ? — Oui. Le réunir devient urgent. Je suis venue en Tyrian pour prendre des dispositions en prévision de mon absence. Si j’ai correctement interprété le sens des vieux manuscrits trouvés chez Gwylliam, la personne qui convoque le Conseil doit rester sur ces terres entre le moment où elle utilise la corne et celui où tous sont arrivés, faute de quoi les Cymriens risquent de perdre toute motivation. — Oui, c’est bien cela. — La période de rassemblement peut durer des mois, et je dois tout mettre en ordre au préalable. Je souhaite vous rencontrer avec Rial plus tard dans la journée, si ça ne vous dérange pas. — Comme vous voulez. Vous allez donc réunir les Cymriens ? — Disons que je vais essayer », répondit Rhapsody en posant la tasse vide. Elle secoua la tête quand Oelendra désigna la tisanière. « Non, merci. J’avais seulement besoin de me détendre un peu. » Constatant que la guerrière la dévisageait, elle se leva rapidement et se rendit à la fenêtre pour contempler la clarté de ce début de printemps. Trop tard. Oelendra avait eu le temps de relever ce qui l’intéressait et ce fut en choisissant ses mots avec soin qu’elle ajouta : « Vous devriez vous rendre en Elysian au préalable, ma chère. Allez voir Gwydion. Ne serait-ce que pour le rassurer. » Le rire de sa reine manqua de compassion. « Certainement pas. Il devra se contenter des explications d’Achmed, Oelendra. Il est sorti de mon existence et, entre nous soit dit, j’ai des choses plus importantes à l’esprit. Je considère par ailleurs regrettable qu’il délaisse sa jeune épouse pour aller m’attendre en Elysian. » Oelendra toussa. « Je crois qu’il partagerait cette opinion sans la moindre réserve. Mais vous devriez le rencontrer. Il s’est rendu là-bas pour vous restituer vos souvenirs. » Cette fois, Rhapsody la dévisagea avec surprise. « Il vous l’a dit ? — Oui. Ne soyez pas en colère contre lui, Rhapsody. Il était profondément bouleversé, quand je l’ai vu. — Je n’ai que faire de ces souvenirs, Oelendra. Il m’a parlé de certains d’entre eux, la dernière fois que je l’ai vu, et je ne supporterai pas d’autres tromperies et mensonges. Savez-vous que Llauron vit toujours ? — Oui, il me l’a révélé. Je ne peux pas dire que cela m’ait étonnée. — Eh bien, je suis quant à moi tombée des nues. Pouvez-vous imaginer ce que j’ai éprouvé en apprenant que j’avais canalisé le feu stellaire pour brûler vif l’Invocateur, le ministre suprême de la religion des habitants de Tyrian, une personne dont j’étais si proche ? Que deux hommes dont j’ai suivi les chemins pendant si longtemps m’aient manipulée de la sorte afin de servir leurs intérêts personnels me révolte. » Oelendra sentit son cœur se glacer face à l’expression de Rhapsody. Ses yeux étaient consumés par un feu émeraude, brillants de larmes attribuables à la colère. « Vous n’avez pas la moindre idée de ce que cette petite chasse au démon m’a coûté, Oelendra. — Je crois que si… — Non, certainement pas ! » Les doigts de Rhapsody se crispèrent sur l’appui de la fenêtre et elle tenta de se ressaisir. Il lui faudrait surmonter tant de choses, avant de pouvoir se débarrasser de ses peurs. Oelendra arriva derrière elle et la prit par les épaules. « Je sais ce qu’est la perte d’un être cher qui a été victime du F’dor, Rhapsody. Je sais que Jo vous manque, mais Gwydion est toujours là. Vous devez l’autoriser à vous rendre vos souvenirs, même si c’est pénible, car dans le cas contraire il vous manquera éternellement quelque chose. » Rhapsody repoussa ses mains et se tourna vers elle. La guerrière frissonna en raison de ce qu’elle lisait dans ses yeux. « Je ne redeviendrai jamais celle que j’ai été, et m’entretenir à présent avec Ashe serait au-dessus de mes forces, alors n’insistez pas. J’ai dit que je le reverrai lors de la réunion du Conseil des Cymriens, et je n’ai pas l’intention de revenir sur ma parole. Laissez-moi tranquille. » Elle se dirigea vers la porte. « Viendrez-vous dans l’après-midi ? — Dites-moi ce qui s’est passé. » Rhapsody comprit qu’user d’échappatoires eût été inutile. « Je ne le peux pas. — Vous ne le pouvez pas ou vous ne l’osez pas ? — Les deux à la fois. » La femme âgée tendit les bras en silence. Rhapsody s’attarda près de la porte, la main sur le loquet, avant de secouer la tête. « Non, Oelendra. Si vous me réconfortez, je ne réussirai jamais à surmonter cette épreuve. Je dois continuer de me battre jusqu’au moment où je pourrai enfin me débarrasser de mon fardeau. — Alors, dites-moi tout sans vous approcher pour autant. » Oelendra retourna vers l’âtre, s’assit dans le fauteuil à bascule et désigna le petit bureau en bois proche de la fenêtre. « Racontez-moi ces choses comme un éclaireur qui fait son rapport au retour d’une opération de reconnaissance, comme si vous prépariez le carnaval du printemps, ou comme si vous me teniez informée de vos projets pour les enfants. » Le visage de la reine devint livide. « Asseyez-vous, Rhapsody. » Oelendra s’était exprimée avec douceur mais fermeté et la baptistrelle obéit, comme hébétée. Oelendra attendit patiemment, sans dire un mot. Finalement, Rhapsody baissa les yeux sur son giron et joignit les mains en les serrant au point que ses jointures blanchirent. « Il se pourrait que je sois enceinte », déclara-t-elle d’une voix creuse à peine plus sonore qu’un murmure. Oelendra libéra sa respiration et dissimula son sourire, sachant que cette nouvelle transporterait Gwydion de joie… et également Rhapsody lorsqu’elle connaîtrait enfin la vérité. Il suffirait pour cela qu’elle cesse d’imaginer qu’il avait épousé une autre femme. « C’est une raison supplémentaire de tout lui dire, ma chérie. Il a le droit d’en être informé. — Cet enfant n’est pas de lui. » Oelendra en fut abasourdie mais se contenta de ciller. « Oh ? Et qui serait le père, en ce cas ? » Rhapsody leva lentement les yeux, pour les river à ceux d’Oelendra. « Le F’dor. » Ce fut son tour de voir son amie trembler de façon incontrôlable. « Je suis désolée, Oelendra, mais vous avez insisté. » La championne des Lirins alla faire les cent pas devant la cheminée, en essayant de lui dissimuler son visage. Lorsqu’elle eut recouvré un semblant de maîtrise de soi, elle revint vers sa reine et s’accroupit devant elle, pour prendre ses mains dans les siennes. « Expliquez-moi, Rhapsody. Que s’est-il passé ? — J’aimerais le savoir. Le démon s’est adressé directement à moi, à mon esprit, sans qu’Achmed et Grunthor ne l’entendent. Il m’a déclaré que le Rakshas s’était substitué à Ashe et avait, avait… planté en moi sa semence. Il savait tout de la nuit où… une telle chose a pu se produire. Il connaissait des détails qu’il aurait dû autrement ignorer. Et lorsqu’il a prononcé le mot chargé de déclencher la croissance de l’embryon, j’ai pu le sentir en moi. Il a dit que la graine avait macéré assez longtemps dans son sang pour être désormais totalement démoniaque et non en grande partie humaine comme les autres. — Et vous le croyez ? — Pas aveuglément. Mais, comme je l’ai déjà précisé, il sait des choses difficiles à deviner. — Sans que ce soit pour autant impossible ? — Sans doute pas. Mais j’ai des nausées depuis. — La nervosité ou l’appréhension, pour ne pas dire les deux. J’ai éprouvé des sensations comparables. » Rhapsody perdait patience. « Oui, ce n’est pas à exclure. Mais il est également possible que je sois le moyen qui permettra au F’dor de revenir sur Terre. » Elle se leva et alla vers la patère, pour décrocher son manteau. « Est-ce plausible, Rhapsody ? Il n’est pire menteur qu’un démon. Un F’dor peut s’approprier un fragment de vérité et le transformer en chose terrifiante en jouant sur vos peurs les plus profondes. N’a-t-il pas pu vous convaincre de ce qui est impossible ? » Rhapsody boucla son ceinturon et revint vers Oelendra toujours accroupie, pour se pencher vers elle et placer sa main sur sa joue. La guerrière finit par se tourner et la regarder dans les yeux, avant d’avoir un mouvement de recul face à ce qu’elle y découvrait. « Je sais que vous refusez de le croire, mais ça n’a rien d’extravagant. En fait, plus j’y pense, plus j’estime que c’est probable. C’est toutefois secondaire. Obtenir une certitude est pour l’instant impossible, et je ne peux me permettre d’approfondir la question, car découvrir qu’il a dit vrai me détruirait. Alors, je vous en conjure, aidez-moi comme vous l’avez toujours fait. « Je dois contacter le Conseil et terminer ce que nous avons débuté en procédant à la réconciliation et la réunification des Cymriens. Il faut au préalable que je m’assure que Tyrian est en de bonnes mains, et c’est en cela que vous pourrez m’assister. Je chercherai la vérité ensuite. Mais je peux vous jurer une chose sur ma parole et sur mon âme, Oelendra. Si je porte en moi cet enfant démoniaque, il ne viendra jamais au monde. Il ne reviendra pas parmi nous. Je mourrai avant. J’ai pris des dispositions en ce sens. Bon, je vous verrai plus tard avec Rial. Merci pour le dol mwl. » Elle embrassa la vieille femme, se leva et se dirigea vers la porte. « Rhapsody ? » Elle se tourna pour voir la guerrière regarder par la fenêtre. « Oui ? » Oelendra continua de s’intéresser à ce qu’elle voyait dans le lointain, sans ciller. « Je vous aime comme si vous étiez ma fille. J’aimerais que ce soit le cas, bien plus que vous ne pourriez l’imaginer. Soyez prudente. » Rhapsody la considéra un moment puis ressortit, aussi silencieuse qu’à son arrivée. 70 EN SACHANT TYRIAN en de bonnes mains, Rhapsody prit au nord-est pour gagner le territoire des Bolgs. Autour d’elle le sol commençait à bénéficier du dégel qui s’annonçait ; des touffes d’herbe et des plaques d’humus apparaissaient çà et là. Sur les arbres de la forêt et dans les champs de jeunes pousses annonçaient les feuilles qui arriveraient avec le printemps, et les perce-neige les plus hardis s’épanouissaient de toutes parts. Rhapsody s’imprégna pensivement de cette vision. Elle veillait à rester attentive à tout ce qu’elle avait toujours trouvé beau, pour le graver dans son esprit en sachant qu’elle risquait de ne jamais le revoir. Elle les appréciait moins qu’autrefois, car il s’agissait d’une période de profonde affliction. Bien que son ventre fût toujours plat et souple, elle avait de plus en plus de crampes et elle ne pouvait garder le peu de nourriture qu’elle réussissait à ingérer. Par ailleurs, ses cauchemars étaient plus violents et intenses que jamais. Elle voyait le bénédicte rire pendant que le Rakshas la violait, encore et encore, en s’exprimant avec la voix d’Ashe, avant de se recroqueviller à l’intérieur de son être pour y attendre son exécrable renaissance. Même les rêves plus paisibles, comme les images d’Ashe et de la période où ils avaient vécu ensemble, leur doux amour rassurant, s’achevaient toujours par sa métamorphose en une création du F’dor. Elle avait beau essayer, elle ne pouvait se débarrasser de l’incube qui s’était attaché à son être. Par nécessité, elle ne dormait presque plus. Elle était devenue hagarde, tant par son aspect que sa façon de s’exprimer, parfois dans l’incapacité d’assembler une phrase compréhensible ou d’aller jusqu’au bout de pensées pourtant élémentaires. Rial s’en était inquiété et avait voulu l’empêcher de se déplacer seule. Oelendra s’était portée volontaire pour l’accompagner où qu’elle aille, mais elle avait refusé leur aide en déclarant qu’elle pourrait sous peu dormir tout son saoul. Elle songea avant son départ à aller faire ses adieux à tous ceux qu’elle aimait en Tyrian, Sylvia et les pages du palais, Rial, des habitants de la cité, les soldats et les enfants lirins, tout autant que ses petits-fils d’adoption et – tout particulièrement – Oelendra. La guerrière s’abstint de lui donner le moindre conseil, et Rhapsody resta près d’elle sans mot dire ou en ne s’autorisant que quelques propos sans conséquence, perdue dans la contemplation du feu, assise sous les étoiles. Oelendra lui tint la main et chanta les dévotions après avoir constaté que son amie n’avait plus de voix. La nuit qui précéda son départ, Rhapsody ouvrit la porte de ses appartements de Newydd Dda pour y trouver la vieille femme, munie d’un paquet qu’elle lui remit rapidement, en refusant son invitation à entrer. « Je veux que vous emmeniez ceci, ma chérie, répondit-elle au regard interrogateur de Rhapsody. C’est le premier présent que m’a fait Pendaris, et il contient bien plus d’amour que vous ne pourriez l’imaginer. J’espère qu’il vous apportera autant de réconfort qu’à moi. Nous nous reverrons lors de la réunion du Conseil. » Rhapsody allait protester, mais elle n’eut pas le temps de trouver ses mots qu’Oelendra s’était éclipsée. Rhapsody gagna le balcon de sa chambre pour voir la guerrière s’éloigner, ses larges épaules voûtées comme par un poids écrasant. Elle porta le paquet sur le lit et l’ouvrit. Il s’agissait de la magnifique robe de soie rouge brodée d’une représentation de dragon qu’Oelendra lui avait prêtée, au cours de la première nuit passée dans sa demeure. Son estomac en fut brassé, car elle l’associait à Ashe. Elle se hâta de refermer le paquet et de le ranger hors de vue, dans sa sacoche. Anborn était allé la voir pour lui fournir des informations utiles sur les diverses Maisons cymriennes et leurs responsables, tout autant que pour lui faire part d’un point de vue franc et direct sur l’hostilité et les rancœurs pouvant les diviser. Rhapsody avait découvert que s’entretenir avec lui était agréable. En repartant, il l’avait prise dans ses bras pour l’embrasser avec fougue, avant de reculer d’un pas et de la dévisager avec amusement. « Je présume que je devrai attendre notre nuit de noces pour partager votre couche ? — Cela va de soi. C’est la seule possibilité qui m’est offerte. Vous pourriez autrement craindre que je veuille vous manipuler, vous subjuguer pour vous conduire jusqu’à l’autel. Je sais que l’inquiétude vous consumerait. » Son rire avait résonné dans les oreilles de Rhapsody bien après son départ, cette nuit-là. À présent qu’elle se déplaçait dans les champs d’Avonderre et des secteurs ouest de Navarne, elle chassait de son esprit toute pensée se rapportant à ceux qu’elle aimait. Le F’dor avait cessé de vivre, mais il ne l’avait jamais terrifiée à ce point. Finalement, après une semaine de rude chevauchée, elle se retrouva au coucher du soleil dans la clairière abritée où elle était venue un an plus tôt, contournant d’un pas posé un lac paisible au pied de la colline. Lorsqu’elle put voir la grotte, elle sentit le vent se lever et caresser tendrement sa chevelure. « Acceptez-vous de me recevoir ? murmura-t-elle. — Je suis toujours ravie de m’entretenir avec une amie, fit la voix aux intonations multiples, chaude et aérienne. Entre, ma beauté. — J’attends peut-être un enfant et, si c’est le cas, il a pour géniteur ce démon », murmura-t-elle encore d’une voix si basse que seule la dragonne put l’entendre. C’était une chose qu’elle n’avait avouée qu’une seule fois auparavant et elle s’étrangla sur les mots ; ses yeux s’emplirent de larmes. « Ne pleure pas, ma belle. Tu sais à quel point je tiens à toi ! » Oelendra tressaillit en voyant l’expression d’Ashe. Tout indiquait qu’il s’était rendu au palais et avait été éconduit. « Je suis désolée, fit-elle en lui ouvrant la porte de sa maison. Elle a dû s’absenter. Entrez et reposez-vous quelques instants. » Il esquiva ses regards pendant un long moment. « Non, merci, Oelendra. Il faut absolument que je lui parle. Dites-moi où elle est allée et j’irai la retrouver. — Entrez, ordonna Oelendra de la voix autoritaire qu’elle avait utilisée pour arracher son secret à Rhapsody. J’ai du dol mwl sur le feu, une boisson que Rhapsody adore depuis l’enfance. Peut-être apaisera-t-elle également votre cœur. » Il soupira et retira sa cape, avant de la suivre à l’intérieur de la maison. Il s’assit devant l’âtre, dans le fauteuil à bascule en rotin, pendant qu’Oelendra prélevait une louchée du breuvage fumant et la vidait dans une tasse. « Il vous faudra aller vers la côte, Gwydion, dit-elle en lui tendant le dol mwl. Les membres de la Deuxième Flotte ne tarderont guère à répondre à l’appel de la corne et à arriver pour le Conseil. En tant que représentant de la Maison de Terreneuve, c’est à vous de les accueillir dans le Grand Tribunal. » Les yeux bleus d’Ashe s’écarquillèrent derrière les volutes de vapeur qui s’élevaient de la tasse. « Elle réunit le Conseil ? — Oui. Y trouvez-vous à redire ? » Il but et savoura la tisane avant de déglutir pour réchauffer sa gorge. « En partie seulement. — Pour quelle raison ? » Il regarda les flammes. Le feu était régulier, affranchi de toute influence extérieure contrairement à ce qui se passait quand Rhapsody se trouvait à proximité. « Parce que je m’attends à ce que le Conseil bouleverse son existence, nos existences à tous. Ce qu’elle désire plus que tout, c’est trouver au fond des bois une cabane de berger dans laquelle elle pourra vivre paisiblement jusqu’à la fin de ses jours. Si je pouvais exaucer un de ses vœux, ce serait celui-là. « Mais cela n’adviendra jamais. Dès qu’ils la verront, les Cymriens l’idolâtreront. Elle sera courtisée, constamment sollicitée. Je n’ai nulle envie de la partager avec tant de personnes, Oelendra. Ces gens ne la méritent pas plus que moi. Et je me retrouverai relégué encore plus loin de son attention et de son amour. — Votre situation doit être très difficile, désormais, déclara Oelendra avec un air entendu. — Difficile ? » Le rire d’Ashe avait tout d’un aboiement. « C’est un euphémisme. Pouvez-vous imaginer ce qu’on éprouve en étant marié à une femme telle que Rhapsody alors qu’elle l’ignore ? Elle me hait, Oelendra. — Non, certainement pas. Elle vous aime, Gwydion. Mais elle subit d’épouvantables pressions et fait de fausses suppositions. » Il hocha la tête et but une autre gorgée, en espérant desserrer ainsi le nœud coulant qui comprimait sa gorge. « Qu’elle soit impitoyablement harcelée par une foule d’imbéciles, des sots qui se défient et se donnent des coups de corne comme des béliers en rut, n’arrange rien. — C’est probable. En faites-vous partie ? » Il posa la chope d’un geste brusque. « C’est évident, je n’ai jamais nié que j’étais stupide. Hrekin, elle est donc retournée en Ylorc alors que j’en viens ! Enfin, à présent que je connais les raccourcis, le retour sera plus rapide. — Écoutez-moi, Gwydion. Vous ne devez pas retourner en Ylorc mais vous diriger vers la côte. Rhapsody ne désire pas vous rencontrer pour l’instant, et elle refusera de vous recevoir. Patientez jusqu’au Conseil. Tout finira par rentrer dans l’ordre et vous saurez à quoi vous êtes confronté. » Il se leva. « Vous me demandez d’attendre plusieurs mois avant d’aller retrouver ma femme ? De ne pas lui dire que je l’aime, que je n’aime qu’elle et que je n’ai toujours aimé qu’elle ? Je crains que vous n’ayez pas tout compris. Je me suis dissimulé pendant vingt ans en étant convaincu que la mort et la damnation m’attendaient à chaque tournant. C’était une indicible torture, mais je préférerais la revivre plutôt que de subir plus longtemps mes tourments actuels. Le temps qu’elle consente finalement à me voir, elle aura épousé Anborn – ou Achmed, les dieux m’en préservent ! – si un de ses nombreux prétendants ne l’a pas enlevée entre-temps… — J’en doute », l’interrompit Oelendra. Il avait atteint la patère et décrochait son manteau. « C’est toutefois secondaire. Je pourrais porter le fardeau de ce secret jusqu’à la fin de mes jours, si j’estimais que c’est pour son bien, mais ce n’est pas le cas. Il est certain qu’elle découvrira un jour ce que nous nous sommes promis et, si elle a entre-temps épousé un autre homme, cela la détruira. Ce sera comme avec Llauron, en bien pire… » La vieille guerrière soupira. « Vous savez désormais pourquoi elle a horreur des mensonges. Je vous donnerai un dernier conseil, et ce que vous en ferez ne regarde que vous. Abstenez-vous d’intervenir. Attendez encore un peu. Que représentent quelques mois pour un individu pratiquement immortel ? — Une attente insoutenable, répliqua-t-il en ouvrant la porte. Merci, Oelendra. Je lui transmettrai vos salutations. » Sur ces mots il s’inclina puis s’esquiva et referma sans bruit la porte derrière lui. Oelendra soupira tristement, les yeux rivés sur le battant. « Vous ne réussirez même pas à lui transmettre les vôtres, je le crains. » Rhapsody et Elynsynos se retrouvèrent en un lieu irréel et brumeux qui n’était accessible qu’en rêve. Autour d’elles, les vibrations et manifestations du monde avaient été étouffées et remplacées par le silence, domptées par la puissance que la grande matriarche exerçait sur les éléments. Rhapsody voyait à peine les nuages de vapeur blanchâtre et discernait imparfaitement les grands yeux lumineux prismatiques qui la considéraient par-delà le voile de magie. Elle prit vaguement conscience de regarder à travers ses paupières translucides, de voir au-delà de ses cauchemars tourmentés dans le repaire que la dragonne s’était aménagé entre le monde des rêves et celui de la réalité. Et ce fut en ce lieu que Rhapsody lui parla de sa plus grande crainte. Et si j’échoue ? Les yeux chaleureux et iridescents de son interlocutrice furent masqués par un clignement. Ce n’est pas à exclure. Une réponse qui n’engendra aucune peur dans son cœur, nulle panique. C’était comme si le dragon avait banni toute émotion de ce lieu éthéré, ne laissant que des mots expurgés de passion, comme couchés sur une feuille et n’entrant pas en résonance à l’intérieur de son cœur. J’ai vécu l’agonie d’un monde. Je ne souhaite pas en être de nouveau témoin. Je le sais. Derrière le voile de brume, la face du dragon s’amenuisait et devenait indistincte. Rhapsody essaya de voir à travers ses paupières closes ce qu’il y avait au-delà des nuages tourbillonnants de vapeur, mais ne subsistaient que les vagues contours du dragon. Un échec peut entraîner la fin des Temps, murmura-t-elle sans dire un mot. Je ne pourrais même pas l’envisager. La chaleur des yeux lointains lui parvint à travers la brume. Tu te trouves au point où le début des Temps s’achève. Tout aussi sûrement, la fin des Temps débutera ici, elle aussi. Tu n’y peux rien changer, même si tu as la possibilité de la retarder. Pourquoi ? Pourquoi moi ? Pourquoi cette lourde responsabilité repose-t-elle sur mes épaules ? Les vagues contours du dragon s’effacèrent, ne laissant derrière eux qu’un murmure. Parce que tu n’es pas seule. Rhapsody dormit profondément et sans faire de rêves dans le creux du bras d’Elynsynos, cette nuit-là. Elle s’éveilla des heures plus tard, en bien meilleure forme physique mais toujours désemparée. La grande dragonne la dévisagea avec sympathie et préoccupation. « Il y a une chose maléfique qui se développe en toi, ma jolie, dit-elle en rivant son regard multicolore sur le visage strié de larmes de Rhapsody. Juste là-dedans. » Une énorme griffe effleura avec douceur son ventre. « Ce que je perçois est mauvais, contre nature, mais c’est tout ce que je peux en dire. » Rhapsody hocha la tête. « Je sais. » Elle fit des efforts pour se lever. « Il faut que j’y aille, à présent. » Le dragon secoua la tête, ce qui fit tournoyer à l’intérieur de la grotte des nuages de sable qui agressèrent les yeux de Rhapsody. « Non, reste avec moi. Tiens-moi compagnie. Ce qui se développe en toi n’a aucune importance. Quoi qu’il convienne de faire, je t’y aiderai. » La barde sourit. « Je le sais, je sais que vous le ferez. Vous l’avez déjà fait. Il y avait de nombreuses semaines que je n’avais pas aussi bien dormi que la nuit dernière. Je vous en remercie. — Sentir une chose étrangère s’enraciner en soi est bizarre, déclara Elynsynos en reprenant Rhapsody dans le creux de son bras. Porter les enfants de Merithyn a été pour moi très pénible. Le corps dans lequel je me retrouvais était minuscule, un peu comme le tien, et ces enfants grouillaient à l’intérieur comme des taupes dans le sol, toujours affairés à me donner des coups de poing ou de pied pour tenter de sortir. C’était affreux. Je me sentais si seule, et je l’ai attendu et guetté chaque jour, en souhaitant qu’il soit auprès de moi. Mais il n’est pas revenu, ma jolie. Il n’a jamais su qu’il m’avait engrossée. » Rhapsody caressa le bras écailleux de la dragonne. « L’épreuve a dû être épouvantable. Je compatis, Elynsynos. Je regrette de ne pas avoir été là. Les Lirins connaissent un chant qui réduit les souffrances des parturientes. » Ses yeux se voilèrent comme elle se remémorait la naissance d’Aria, et elle secoua la tête pour chasser une abominable image de son esprit. Que son destin fût désormais intimement lié à cette horrible expérience était insupportable. « Mais qui le chantera pour toi, ma belle ? » Elle ravala les larmes qui voulaient se libérer. « Personne. Personne ne chantera pour moi. — Voilà pourquoi mieux vaut s’accoupler à un dragon. On se contente alors de pondre des œufs, conformément aux lois de la nature. C’est un peu plus pénible à l’instant de la ponte, mais ça passe très vite. » Rhapsody ne put s’empêcher d’en rire. « J’essaierai de ne pas l’oublier, fit-elle en cillant rapidement. Si je survis à tout ceci, évidemment. Je me suis déjà choisi un dragon pour compagnon, et il a accepté. » Le visage d’Anborn dansa devant ses yeux. « Voilà qui est parfait. Peut-être pourrai-je encore jouer avec des dragonnets appartenant à ma lignée. — Peut-être. » Rhapsody détourna la tête. Elle n’avait pas parlé à la dragonne de l’accord passé avec Achmed. Rhapsody séjourna plusieurs jours dans l’antre d’Elynsynos, un laps de temps pendant lequel elle put bénéficier d’un sommeil réparateur et reprendre des forces. Elle lui interpréta les chants de l’océan que lui avaient enseignés les Lirins de la mer et fut trempée par les larmes de mélancolie du dragon. Elle lui montra également la couronne et, fascinée par le diadème, Elynsynos tenta de saisir les étoiles qui tournoyaient autour de sa tête tel un nourrisson captivé par un jouet clinquant. La dragonne fut ravie d’apprendre qu’elle allait convoquer le Conseil des Cymriens, et elle passa des heures à lui narrer des anecdotes datant des débuts de la Première Flotte. Elle se disait très fière des réussites des Cymriens de cette époque, même si elle pleurait toujours la perte de Merithyn dont elle parlait souvent. Rhapsody souriait chaque fois qu’Elynsynos répétait la même histoire. Leur liaison avait été brève, alors qu’un dragon vivait longtemps, et les instants passés ensemble avaient acquis pour elle un statut de véritable trésor. Quand les yeux facettés furent adoucis par le souvenir, Rhapsody pensa aux commentaires cyniques d’Anborn sur ses grands-parents ; de toute évidence, il connaissait bien mal Elynsynos. Quels que soient ses sentiments envers quoi que ce soit, il était impossible de ne pas remarquer l’intensité de l’amour que cette dragonne avait porté au marin disparu. C’était si poignant que Rhapsody en avait la gorge serrée. La chaleur soufrée de l’haleine du dragon brassait ses propres souvenirs et une image issue d’une autre nuit remonta à la surface de son esprit, une nuit très lointaine, dans les ombres d’un feu de camp crépitant. Voilà pourquoi je vous dis que vous allez peut-être vous retrouver face à un problème majeur, avait déclaré Ashe, drapé dans les replis de son manteau de brume tout en la considérant attentivement au-delà des flammes. Si vous êtes une descendante cymrienne, vous vivrez sans doute extraordinairement vieille, et vous serez confrontée au même calvaire que les autres : la perspective de voir ceux que vous aimez vieillir et mourir, en l’espace de ce qui vous paraîtra une seconde de votre vie. Et si vous êtes une Cymrienne de la Première Génération, ce sera encore pire, parce que seule une mort violente pourra mettre fin à vos jours. Imaginez-vous perdre des êtres chers, encore et encore, vos amants, votre époux, vos enfants… Arrêtez ! Pendant qu’elle réentendait les propos tenus par Ashe sur l’immortalité, elle se demanda si elle ne serait pas condamnée à revivre sans fin les quelques instants de bonheur connus auprès de lui avant de se rappeler les déclarations du démon. Tu seras une mère idéale, Rhapsody. Tant que l’enfant croîtra en toi, à tout le moins. Il est regrettable que tu ne puisses survivre à la délivrance. Souffrir à tout jamais de la solitude n’était peut-être pas pour elle une véritable menace. Je doute de vivre jusqu’à la fin de tout ce qui s’annonce, alors ne parlons pas d’éternité. Achmed s’immisça à son tour dans ce carrousel de souvenirs. Il subit une malédiction, comme la Terre qui file dans l’éther, vers une destination que même les dieux ignorent, portant dans ses entrailles le premier et le dernier des Enfants Endormis, ce fardeau dont la naissance risque de sceller sa perte. Tout comme dans mon cas, pensa-t-elle tristement. Lorsque Rhapsody quitta finalement l’antre du dragon pour aller tenter d’unir les peuples ayant débarqué sur cette nouvelle terre, Elynsynos se put s’empêcher de pleurer. Après plusieurs semaines de voyage incessant et obstiné, le soleil levant trouva Rhapsody assise sur la crête du cwm. Ancien lac glaciaire, le Grand Tribunal du Conseil des Cymriens avait été façonné par la formation et la fonte de la glace sur les versants des Dents, ces monts d’apparition récente. Le glacier avait creusé cette cuvette en tant que récipient destiné à récolter les larmes dues au dégel de la grande paroi de glace mouvante. En raison du réchauffement climatique, l’eau s’était infiltrée dans la terre ou évaporée dans les airs pour laisser derrière elle un amphithéâtre taillé dans la montagne. Il émanait de ce lieu une puissance que Rhapsody pouvait percevoir alors qu’elle était assise sur son pourtour et regardait l’aube l’emplir de sa clarté rosâtre. Le printemps avait débuté pendant son séjour dans l’antre du dragon. À sa sortie, elle avait découvert que la neige avait fondu, que les arbres bourgeonnaient. Le fond de la cuvette du Grand Tribunal, une simple couche de poussière au milieu de l’été, et les terrasses de son pourtour disparaissaient sous un tapis vert luxuriant d’herbe printanière. Après être restés à l’abandon pendant des siècles, les lieux paraissaient l’attendre avec une vive impatience. Quand la clarté dorée intense de la tranche supérieure du soleil apparut à l’horizon, Rhapsody se tourna en sentant une ombre tomber sur ses épaules. Elle venait d’être rejointe par les éléments manquants de leur Trio ; ils n’avaient pas oublié ce rendez-vous. Ils se dressaient sans bruit derrière elle, regardant de toutes parts. Elle resta assise pour voir la clarté matinale atteindre les étranges affleurements rocheux constituant les caractéristiques naturelles du Tribunal. Gwylliam avait mentionné les deux plus importantes dans gris écrits. La première était la Tribune de l’Orateur, un bloc de grès imposant taillé par la glace des millions d’années plus tôt. L’érosion irrégulière avait tracé un sentier naturel qui montait en spirale jusqu’au sommet, là où l’orateur pouvait être vu par toute l’assemblée. Un intervenant dont les propos étaient de surcroît parfaitement audibles de toutes parts en raison des propriétés acoustiques des lieux. Le deuxième attribut était appelé la Saillie du Convocateur. Il s’agissait d’une plaque d’ardoise horizontale, très longue et très large, aplanie à l’exception d’un affleurement rocheux vertical évoquant la chaire d’une église dressé en équilibre entre deux grands blocs de roche au sommet de la plus haute des collines du pourtour de ce cirque naturel. De ce point d’observation, on avait à ses pieds la totalité de la plaine orlandaise et du Grand Tribunal, avec l’ombre des Dents derrière soi. C’était l’emplacement idéal pour lancer l’appel qui se répercuterait sur toutes ces terres et au-delà, vibrerait à l’intérieur de la Terre et atteindrait les oreilles de tous ceux dont le passé et l’avenir étaient liés à la corne. Rhapsody frissonna. L’ascension serait longue, jusqu’au point culminant de cette tour qui semblait si instable, et toute chute éventuelle serait probablement fatale. La cuvette par elle-même était immense, plus grande que l’aire de jeux de Sorbold. Ce que la nature n’avait pas elle-même sculpté, les Cymriens s’en étaient chargés, même si tant de siècles s’étaient écoulés depuis leur dernière réunion qu’il était difficile de différencier ce qui était attribuable à l’homme de ce qui résultait des forces de la Nature. Des gradins se succédaient sur le pourtour du cirque naturel, offrant des sièges à des dizaines de milliers de personnes. D’énormes entailles avaient été pratiquées dans certains secteurs pour faciliter l’accès au Grand Tribunal. Bien qu’envahi par la végétation et oublié de tous, sauf du Temps, c’était un lieu de rassemblement idéal. L’air ambiant était saturé d’humidité et de présages. « Alors, z’êtes prête, Duchesse ? » Le grondement de la voix du sergent déchira l’air en rompant le lourd silence. « Je le pense. » Rhapsody regarda l’est, là où la bordure inférieure du soleil se détachait des montagnes. « Voilà qui devrait vous inspirer, dit Achmed avec un sourire tors. Vous tenez le rôle de Convocatrice mais vous n’êtes même pas certaine de vouloir réunir les Cymriens. Alors, pourquoi vous donner cette peine ? — Parce que le moment de le faire est venu, déclara Rhapsody en soupirant et se levant. Roland est au bord de la guerre, tout comme Sorbold. Les Lirins sont unis, mais ils n’y a aucun chef capable de signer un traité avec eux du côté des humains. Le seul endroit qui n’est pas menacé par un bain de sang est Ylorc. — N’est-ce pas le comble de l’ironie ? — J’ trouve ça bien triste, commenta mélancoliquement Grunthor. J’ai enfin une armée dont j’ peux être fier, et personne veut jouer avec. » Rhapsody lui tapota l’épaule. « Eh bien, vous devriez considérer les choses sous cet angle, Grunthor. Si les Cymriens désignent un Seigneur et une Dame, et que ces derniers se débrouillent aussi bien que leurs prédécesseurs, vous aurez maintes opportunités d’en découdre… et contre des adversaires plus nombreux et puissants. Vous pourrez jouer avec toute la population de Roland, Sorbold, Tyrian et peut-être même des États non alignés. — Oh, chouette ! — Alors, procédons au lever de rideau », décida Achmed. Il remit à Rhapsody le coffret contenant la corne cymrienne. Les yeux de la jeune femme brillèrent sous la clarté matinale limpide. « Il doit s’agir du spectacle itinérant du grand Achmed, le montreur de reptiles, si je ne m’abuse. » Elle jeta un coup d’œil à Grunthor. C’était à quelque chose près ce qu’il avait déclaré alors qu’ils suivaient la Racine, tant d’années plus tôt. Le géant sourit. Elle ouvrit le coffret et en sortit méticuleusement le cor avant d’entamer une ascension lente et prudente vers le sommet de la Saillie du Convocateur dont l’ombre était étirée par la clarté matinale. Achmed et Grunthor lui avaient emboîté le pas et, arrivés au sommet, ils restèrent tous trois immobiles pendant un bon moment, le souffle coupé par la vue. De l’observatoire situé à la cime du plus grand pic des Dents, ils avaient eu le monde à leurs pieds ; de la bordure de cette cuvette, la contrée s’étendait également en contrebas mais il était impossible de s’en dissocier contrairement à l’effet produit dans les monts. Ils découvraient un panorama fertile aussi loin que portait le regard, un paysage qui passait de brun à chartreuse sous leurs yeux. C’était une vision étonnante qui remettait, pour Rhapsody, les humains à leur place. Un vent assez vif soufflait dans la plaine et autour d’eux ; purificateur et revigorant, il charriait jusqu’à eux des senteurs d’espoir et de fatalité. Elle ferma les yeux et leva le cor à ses lèvres. Un son argenté de clairon, mais en plus étoffé, rompit l’air et le silence du matin. Il se répercuta entre les Dents et sur les collines en contrebas pour former une onde musicale qui roula sur les terres, se répandant comme des vaguelettes sur un étang. Rhapsody sentait la musique résonner en elle, établir un lien entre ses pieds et la roche sur laquelle elle se dressait, puis entrer en résonance avec la cuvette du Grand Tribunal. Et elle comprit soudain pourquoi elle avait besoin de rester à Canrif. C’était par l’entremise du Convocateur que la corne canalisait l’énergie des lieux. C’était plus ou moins comparable à l’appel qu’elle avait adressé à Ashe en le confiant au vent, longtemps auparavant ; ce qui l’avait guidé jusqu’à Elysian, jusqu’à elle. L’invitation était irrésistible, elle liait la personne qui l’entendait à celle qui la lançait. Le Convocateur devenait le but à atteindre, un peu comme l’avait été le belvédère d’Elysian. En restant sur place, le Convocateur entretenait la vibration qui se poursuivait tant que tous les Cymriens n’étaient pas arrivés, formant un lien invisible qu’ils n’avaient qu’à suivre pour arriver à Canrif. Rhapsody ferma les yeux. Elle était elle aussi soumise à ses effets qu’elle sentait se propager dans le sol et dans les airs, retentir sur le plateau de Roland et dans les steppes vallonnées et les déserts de Sorbold. L’appel était emporté par le courant du Tar’afel et se répandait dans les bois de Gwynwood et de Tyrian, traversait la mer et déferlait avec les vagues sur les berges de Manosse, à mille lieues de là. Il se diffusa comme s’il avait été lancé par le roi, en direction de tous ceux qui lui avaient prêté allégeance dans les anciennes terres, avant le terrible voyage, avant l’errance dans les contrées sauvages, avant la fondation du nouvel empire et avant l’épouvantable guerre dévastatrice. Il n’y eut tout d’abord que la beauté du timbre de la trompe, un son qui parut décroître comme lors de toute émission sonore. Mais les harmoniques enivrèrent Rhapsody qui les entendit prendre de nouvelles formes, revendiquer ce que l’ancienne magie considérait de son domaine. L’appel fut transmis de l’un à l’autre par le truchement du tintement des pièces de monnaie, le martèlement des haches sur les troncs, l’appel des muletiers, le claquement des fouets, le grondement des sabots des montures des messagers et le murmure des flèches des chasseurs. Il se nichait dans les craquements du cuir des selles, du bois des manches des masses et des haches, les beuglements du bétail, les harangues des marchands, les tintements des enclumes, les claquements des voiles… et la convocation du roi bâtisseur fut ainsi transmise à tous ceux qui avaient dans leurs veines une goutte du sang de ceux qui l’avaient suivi dans cet exode, plus d’un millénaire plus tôt. Ce son se propagea sur tout le continent conquis pour rappeler le serment et le faire respecter. Briques, clous, objets et monuments assemblés, plantés, façonnés ou sculptés par des gens à son service, entrèrent en résonance et le retransmirent en murmurant, et lorsque la nuit tomba, un silence impérieux s’imposa à toute chose : loups, flots et vent. Le son de la corne de Gwylliam emporta l’épuisement des survivants de ces premiers voyages ankylosés par les ans ; des yeux las retrouvèrent leur éclat et sortirent de la démence ; le souffle de la décision dilata les poitrines de vieux patriarches ; des doigts raidis par l’arthrite retrouvèrent une souplesse oubliée pour se refermer sur de vieilles épées. Ceux qui avaient en leur temps prêté serment à Gwylliam perçurent plus qu’ils n’entendirent sa convocation. Ils se levèrent les premiers, interrompant leur repas, leurs discours ou leur toilette. Cette pulsion passa du père au fils et tous respectèrent un moment de silence, pour se remémorer et revendiquer cet ancien souvenir. Une quiétude indispensable pour déterminer qu’ils étaient convoqués à un grand pèlerinage. Ceux qui n’avaient aucun lien de sang avec les Cymriens étaient désemparés et se demandaient ce qui avait bien pu tout figer sur la Terre pendant un court instant… Alors que les sens de Rhapsody se laissaient emporter par la vague sonore, que l’appel tintait avec les clochettes des chèvres et crissait avec les houes qui binaient la terre, Achmed sentait l’air se reconstituer autour de lui et l’entraîner vers la folie. Les voiles élimés du vent qu’il s’était habitué à voir et traverser s’épaissirent en varech éthéré qui s’entremêlait, le tiraillait, adhérait à sa peau, le privait de souffle, le forçait à nager là où il aurait dû pouvoir marcher. Ce son n’était pas qu’une modulation mais une chose palpable qui le retenait, comme si le Tribunal s’était métamorphosé en énorme mâchoire, la gueule d’une baudroie qui aspirait le plancton. Rhapsody était le centre luminescent, l’appât qui oscillait de façon instable, parti à la dérive avec l’appel du Grand Sceau qui avait peut-être atteint des secteurs situés au-delà de la ligne du jour. Si Grunthor percevait ce son bien plus qu’il ne l’entendait, lui aussi, il ne réagissait pas à sa propagation aérienne. Il le captait telle une vibration qui se diffusait dans le sol, l’équivalent d’un tremblement de terre qui s’éloignait en s’ouvrant un chemin à coups de griffes puis montait ramper dans les plaines, un serpent concentrique embrasé. C’était un incendie qui se déchaînait et martelait en beuglant les montagnes, retentissant et hurlant, comme si toutes les voix, tous les sons avaient pelé des parois de leurs grottes pour se répandre dans l’atmosphère faute d’avoir un espace où se rendre. Rhapsody était dans un état second. Achmed s’accroupissait contre la plate-forme, pendant que Grunthor gardait les yeux clos et les paumes collées à ses oreilles, quand le silence revint. Aussi dérangeante et insistante que les appels de la corne, l’attente d’une réaction accentuait sur eux son emprise. Ce qui transmua en glace la vision d’eau d’Achmed. De l’autre côté de la mer, aux limites crépusculaires atteintes par ce son, Rhapsody sentait que les centaines de Cymriens toujours en vie parmi ceux qui avaient prêté serment sur le Grand Sceau cessaient de respirer, de vivre, comme s’ils étaient retenus par une laisse invisible alors qu’ils se dirigeaient vers leurs occupations quotidiennes. Quelques-uns, fort peu nombreux, périrent de frayeur ou de soulagement. Les autres se contentèrent de redresser la tête, mais les conversations ainsi interrompues ne reprendraient jamais. Tous les représentants de la Première Génération se tournèrent comme un seul homme pour répondre à l’appel et apurer ainsi leur dette. En un millénaire, ce n’était que la deuxième fois qu’ils l’entendaient. Ces Cymriens authentiques réagirent les premiers, mais les fils qui écoutaient leur père, les filles qui s’occupaient de leur mère, perçurent sitôt après ce que venaient d’éprouver leurs aînés, le temps nécessaire pour reprendre leur souffle. Chaque représentant des cinquante générations le ressentit à son tour, un besoin aussi impérieux que celui d’étancher sa soif, assouvir son appétit, uriner, dormir ou s’abandonner au trépas. Les membres des familles les plus droites et les plus pures projetaient déjà le voyage, œuvraient à l’unisson pour le préparer, en sachant ce qui en résulterait. Certains avaient été informés qu’ils pourraient être ainsi convoqués, que les précédents appels avaient été lancés en période de terreur et de dévastation, mais qu’ils devraient malgré tout y répondre étant donné qu’ils s’y étaient engagés en échange de la vie. Les familles abâtardies, celles dont les arbres généalogiques foisonnaient de sang-mêlé, des individus sans connaissance ni amour et encore moins souci de leur héritage, étaient également soumises à cette pulsion. Les premières braises de loyauté charriées par le sang récuraient les parois des artères, s’abattaient comme des éclairs aussi duveteux que des nuages, dissolvaient tergiversations et projets pour que seules quelques heures, éventuellement quelques jours, s’écoulent avant le début de ce voyage. D’un bout à l’autre du continent, des hommes, des femmes et des enfants entamèrent ce pèlerinage ordonné par un tyran décédé. Les plus jeunes de tous les Cymrien furent les derniers à entendre l’appel. Une bonne cinquantaine de générations les séparait de leurs ancêtres mais ils avaient sur eux deux avantages. Le premier était la culture. Nomades et pilleurs par nature, ils n’opposèrent guère de résistance à cette pulsion. Le deuxième était la proximité, car ils habitaient dans les catacombes situées sous les Dents. Cet héritage était le secret à la fois sinistre et merveilleux des Découvreurs. Ils étaient les descendants des Cymriens capturés par les Bolgs au tout début du règne de Gwylliam et leur longévité, ainsi que leurs yeux bleus, témoignaient qu’ils avaient dans leurs veines le sang des malheureuses victimes qui n’avaient pu évacuer assez rapidement les montagnes quand les Bolgs s’en étaient emparés. Loin dans les profondeurs des tunnels proches de la Main ou des forges et des hospices, les boyaux dans lesquels ils vivaient, les Découvreurs perçurent l’appel tel l’impact d’un éclair argenté. Ces fils bâtards des Cymriens posèrent outils ou nourriture, se détournèrent des citernes pour sortir sous la clarté du jour au pied des collines, tels des poissons aveugles qui cillaient en tentant de protéger leurs yeux. Des heures après qu’elle eut utilisé le cor, ouvert le Grand Sceau, Rhapsody était toujours plongée dans une sorte de transe. Achmed s’était libéré de l’emprise de la corne. Il avait recouvré une respiration normale et tous ses esprits, mais cet appel avait débouché ses oreilles. Bien que surpris par le volume et l’amplitude des sons, Grunthor n’en fut guère incommodé jusqu’au moment où les Cymriens commencèrent à répondre à l’appel. La dette contractée était si importante, l’engagement si contraignant, que même les morts voulaient y obéir. Tout autour de lui, de l’autre côté des Dents et dans la plaine, dans la totalité de la montagne, il décelait les bourdonnements et frémissements des os qui s’agitaient sous terre. Dans un silence imposant et figé, la Terre s’étendait autour de lui telle une immense mer encalminée à la surface fendue par un aileron dressé comme un mât. Ce que Grunthor percevait était grouillant, des reptations formant des myriades de minuscules ondulations dues aux raclements d’os vidés de leur moelle contre les lambeaux des linceuls et des autres occupants des fosses communes, ou rongés et récurés comme du bois flotté par l’abrasion du sable et des mottes de terre. Il prenait pour la première fois conscience de l’importance du massacre qui avait assuré la transmission de l’héritage des Cymriens. Pendant que l’image du calme régnant sur la Terre s’imposait à lui – celle des ressuscités paraissant inaccessible à son sens de la vision –, il remarqua quelques déplacements sur les falaises lointaines. Il pivota vers l’est, ébloui par l’aveuglante clarté de l’aube. « Eh, merci beaucoup, Duchesse ! J’ vous dois un sacré mal de crâne. » Rhapsody le regarda avec tendresse, alors que le soleil levant effleurait sa tête et la nimbait d’un halo doré comme s’il était une divinité légendaire. « Désolée, Grunthor. Ça devrait se dissiper rapidement. — Autrement dit ? » Elle se tourna alors que les lointains rivages de Manosse s’effaçaient de son esprit, tout comme les berges d’Avonderre et des États non alignés, puis Tyrian et Gwynwood, le plateau de Roland et Sorbold, pour ne plus laisser subsister que la vue panoramique s’étendant à ses pieds. Elle haussa les épaules et posa la corne sur la roche. « Deux mois environ, dans le meilleur des cas. » 71 EN ENTENDANT LE SON DU COR se répercuter sur les terres des Bolgs, les habitants de ce qui avait été Canrif prirent la fuite, saisis de panique, pour aller se terrer au fond de leurs huttes et de leurs grottes, certains que cette fanfare annonçait une nouvelle Ère de Massacres. Ils couraient de toutes parts, terrifiés, pour se réfugier dans les cavités des montagnes où ils s’étaient dissimulés pendant des siècles avant l’arrivée d’Achmed et de Grunthor. Ils s’attendaient à voir les armées des hommes venir raser leurs villages, exercer une vengeance redoutée depuis qu’ils avaient osé défier les légions de Roland. De son point d’observation qui dominait la cuvette et les terres des Bolgs, Rhapsody assistait à cette débandade avec tristesse. Elle fut témoin de la panique des Firbolgs qui se dispersaient dans la lande pour se précipiter dans les grottes des Dents, et leur angoisse l’affligea. La dernière chose qu’elle avait voulu inspirer en utilisant la corne était bien de la frayeur. Mais le silence succéda à ce son, et elle put voir des ombres ressortir des cavernes et s’avancer sous la vive clarté du jour, comme en transe. Ils n’étaient comparativement qu’une poignée, quelques centaines, à être sensibles à l’appel de la corne, et ils se déplaçaient lentement en regardant de toutes parts comme s’ils s’étaient égarés. Tous finirent par obliquer vers le Grand Tribunal et se diriger vers lui, pour tenter de combler un besoin d’apparition récente. Ils étaient dans un état second, désorientés et hébétés. « Que se passe-t-il ? » demanda Rhapsody à Achmed qui s’intéressait lui aussi à ses sujets visibles en contrebas. Ses yeux parurent scintiller et un sourire incurva le bas de son visage. « Je crois que vos invités arrivent. Voyez les premiers Cymriens qui répondent à l’appel. » Il lorgna Rhapsody qui sourit à son tour. Grunthor redescendait de la saillie, et ses compagnons lui emboîtèrent le pas en veillant à ne pas déséquilibrer un seul des rochers de la falaise. Arrivée au fond de la cuvette, Rhapsody attendit que le roi et le sergent-major interrogent les Firbolgs hébétés et déterminent pourquoi ils avaient eux aussi reçu cette convocation. On ne trouvait nulle part des références à des Bolgs originaires de Serendair, et les probabilités pour qu’ils soient des descendants des passagers de n’importe quelle Flotte paraissaient inexistantes. Quand Grunthor et Achmed revinrent enfin, Rhapsody se précipita à leur rencontre pour s’informer de ce qu’ils avaient découvert. « Alors ? Pourquoi sont-ils venus ? — Je vous l’ai déjà dit, fit Achmed avec irritation. Ce sont des Cymriens, ou tout au moins leurs descendants. À l’époque où les Bolgs ont envahi Canrif, des irréductibles ont refusé d’abandonner la forteresse de Gwylliam ou les terres qu’ils détenaient depuis sept siècles. Il va de soi qu’ils n’ont pu opposer une résistance digne de ce nom face aux Bolgs. Vous avez là les descendants de ceux que les Bolgs ont réduits en esclavage. Je présume que les captives n’ont pas dû vivre très longtemps après avoir donné le jour à leurs ancêtres. » Une conclusion que Rhapsody approuva de la tête. « Ils se font appeler les Découvreurs, parce qu’ils obéissent à une très vieille directive. Tout indique que lorsque Gwylliam gisait sur le sol de la bibliothèque, perdant son sang derrière un verrou à combinaison que personne n’aurait pu forcer, les tubes acoustiques qui nous ont permis de nous emparer de ces montagnes étaient ouverts. Leurs ancêtres cymriens ont entendu ses instructions, mais il restait introuvable, tout comme ce qu’il leur demandait de lui apporter, pour la simple raison que la corne était restée près de lui dans le caveau de la bibliothèque. Et pendant toutes ces années, de génération en génération, leurs descendants ont attendu que la Voix se manifeste de nouveau, leur fournisse des précisions. Ils ont en outre un flair inouï pour localiser des objets de cette époque, ce qu’ils font en espérant trouver enfin celui réclamé par la Voix. — Peut-être faudrait-il leur attribuer des fonctions de gardes, étant donné qu’ils sont à la fois Firbolgs et Cymriens. Seriez-vous d’accord, Grunthor ? — Ce s’rait un grand honneur pour eux, Vot’ Altesse. Mais je devrai leur servir : “un seul faux pas et j’ vous bouffe au dessert”. — Je crois préférable qu’ils soient les seuls Bolgs présents à l’arrivée des Cymriens, déclara Achmed. Quelle est la suite du programme ? — Je présume qu’il ne reste qu’à attendre. Je me porterai à la rencontre des premiers arrivés. » Rhapsody se dirigeait déjà vers les Bolgs quand le roi ajouta : « J’aurais une suggestion à avancer. — Et ce serait ? » Elle s’arrêta et se tourna vers lui. Il la considéra de la tête aux pieds. Elle portait sa tenue habituelle, une chemise à manches longues en batiste blanche, un gilet en daim et un pantalon marron. « Vous vous plaignez parfois de n’avoir jamais pu mettre vos plus belles toilettes, sur mes terres. Vu la ponction que vous avez faite dans les caisses de l’État pour vous offrir cette garde-robe, vous devriez les étrenner… C’est l’occasion ou jamais, ne pensez-vous pas ? » Elle fut transportée de joie. « Oh, ce serait merveilleux ! Laquelle me conseillez-vous de mettre ? — J’aime le vert et le marron, intervint Grunthor. Mais si je peux m’ permettre, j’éviterais le rouge tant qu’ils ne sont pas plus nombreux. Faudrait pas que des Bolgs vous croient blessée. Ça ferait de vous une cible. » Rhapsody soupira. Tyrian lui manquait, ce lieu où – quelle que soit l’opinion qu’on pouvait avoir sur elle – nul n’aurait jamais envisagé de se repaître de sa chair. De nouveaux voyageurs arrivaient chaque jour. Certains pénétraient dans la cuvette à cheval ou à bord de chariots, mais ils étaient pour la plupart à pied, se déplaçant comme les Firbolgs désorientés, sans avoir la moindre idée du lieu où ils étaient ni de la raison pour laquelle ils avaient cédé au besoin d’y venir. Ils faisaient partie de la Diaspora cymrienne, l’important groupe de descendants privés de droits des Maisons cymriennes qui avaient été divisées par la guerre que s’étaient livrée Anwyn et Gwylliam. Une autre perte incalculable, pensa Rhapsody en regardant leurs yeux pour y lire de la confusion et de la peur. Combien de générations d’enfants avaient été séparées de leurs proches à cause de ce conflit, créant toute une population qui ne connaîtrait jamais son arbre généalogique ? Elle les accueillait avec bienveillance et leur souhaitait la bienvenue, avant de les installer dans les tentes et les huttes qu’Achmed avait fait dresser à sa demande pendant qu’elle était toujours en Tyrian. Un problème se posa presque aussitôt. Pour des raisons incompréhensibles, les Cymriens déracinés étaient attirés par elle comme ils l’avaient été par le Grand Tribunal. Après l’avoir rencontrée, ils restaient plantés là, la bouche ouverte et les yeux vitreux, dans l’incapacité de rompre le contact oculaire. Ils lui emboîtaient constamment le pas pour finir par constituer de véritables troupeaux que seules les interventions de Grunthor pouvaient disperser. Achmed trouvait cela fort amusant. Comme toujours, elle ne l’attribuait pas à son charisme mais à un effet secondaire de la corne. Mais Achmed n’y était pas étranger. Sur une de ses suggestions, Rhapsody choisissait chaque jour une robe plus belle que la veille, des tenues taillées dans de la soie miroitante, du satin moiré et de la finette de Sorbold et de Canderre, des lieux réputés pour leurs textiles magnifiques et leurs couturiers habiles. Ces tenues mettaient en relief sa beauté et garantissaient que sa vision fascinait tous ceux qui pénétraient dans le cirque naturel. L’effet du halo d’étoiles tournoyantes du diadème accentuait encore le phénomène. Le roi Firbolg trouvait cela absolument fascinant, et il l’assimilait à un outil qui pourrait s’avérer utile si la situation dégénérait. Il était convaincu de son efficacité. Cela lui avait en outre permis de déterminer l’importance de l’impression initiale. C’était Rhapsody qui accueillait les nouveaux arrivants, leur souhaitait la bienvenue et expliquait à ceux qui les ignoraient les raisons de leur venue. Il en subsistait une impression positive et un désir d’appartenir de nouveau à un peuple soudé, d’œuvrer au succès de sa mission consistant à unir tous ces individus au demeurant irascibles. Mais les Cymriens étaient bien plus nombreux que ceux ayant fait partie de la Diaspora et seule une trentaine de milliers de leurs descendants s’étaient manifestés. Ils pouvaient en déduire que la majorité d’entre eux étaient encore en chemin. Les représentants des Maisons de la Première, de la Deuxième et de la Troisième Flotte s’étaient réunis à l’extérieur des Dents pour reconstituer leurs anciennes alliances. Tous devaient probablement attendre l’arrivée des retardataires pour entrer dans la cuvette en grand nombre. Ils avaient établi des campements sur le plateau orlandais et, la nuit, les feux des bivouacs évoquaient une armée d’envahisseurs. La comparaison mettait Rhapsody mal à l’aise mais Grunthor et Achmed ne s’inquiétaient pas pour autant. « J’ trouve ça pathétique, commenta pensivement le géant. Comme s’ils croyaient pouvoir impressionner les autres. De vrais gosses, si vous voulez mon avis. — Êtes-vous absolument certaine de vouloir unir ces imbéciles ? demanda Achmed à Rhapsody. — Pourquoi ? — Eh bien, le degré de stupidité atteint dans le cadre de cette convocation est déjà si élevé qu’il me semble dangereux de tenter le Destin en réunissant au même endroit tant de faibles d’esprit. Je crains d’être aspiré dans le vide incommensurable qui règne à l’intérieur de leur crâne, et de ne pas pouvoir en ressortir. » Rhapsody rit puis lui donna une tape sur la nuque. « Les Cymriens ne sont pas des sots, seulement des mauvais coucheurs. En outre, vous n’avez plus le choix à présent qu’ils sont là. — Z’aimeriez pas ce que j’ voudrais en faire, marmonna sinistrement Grunthor. — Je n’ose pas vous demander quoi. — Des cibles pour nous entraîner au tir, évidemment. » 72 Frontière d’Ylorc C’ÉTAIT LA JOURNÉE IDÉALE pour apprécier la vie, déclara Tristan Steward en atteignant la crête d’une colline dans les steppes du plateau orlandais. Il s’était adressé à son destrier dont le caparaçon dissimulait la robe alezan et la crinière, alors que le vent était chaud et doux en ces prémices d’été. Sous lui, la terre était verdoyante et chevaucher à la tête d’une armée de cent mille hommes, parmi lesquels on comptait dix mille cavaliers, lui procurait la plus enivrante de toutes les sensations dont il gardait le souvenir, une joie incommensurable et quasi sexuelle. Il lui semblait que le sol lui-même se déplaçait en même temps que lui, le nimbait d’une puissante vibration et des grondements de son armée en mouvement qui noircissait derrière lui la totalité du paysage. Plus ce contingent approchait des Manteids, plus il sentait croître sa surexcitation. Si bon nombre d’hommes qui l’accompagnaient, commandants et fantassins réunis, réagissaient comme lui à l’appel de la corne des Cymriens, la grande majorité d’entre eux – qui n’avaient pas des ancêtres venus de Seren – étaient des conscrits convaincus qu’ils allaient assiéger les montagnes des Bolgs. Il avait au tout début été déconcerté par la confusion d’une petite minorité de soldats cymriens. Le Grand Tribunal était, d’après la légende, un foyer de puissance dont le sol se chargeait de faire appliquer les règles du Conseil, autrement dit un minimum de civilité et de maîtrise de soi qui permettait aux diverses factions du royaume de se réunir pour œuvrer au maintien de la paix et à la prospérité de l’empire. Tous ceux qui avaient du sang cymrien dans les veines voyaient leurs intentions belliqueuses s’évaporer. Le long de la route trans-orlandaise, là où elle pénétrait en territoire firbolg, Tristan avait été ravi de constater que les postes de garde étaient à l’abandon, ces garnisons ordinairement occupées par les brutes chargées de la surveillance de la frontière. Il n’avait en fait pas vu un seul Firbolg depuis leur arrivée dans les steppes qui s’élevaient en douceur vers les Dents. Cette plaine désertique était encore plus morne qu’il ne s’y était attendu. Ce qui lui confirmait qu’une épidémie pouvait à l’occasion être la meilleure des alliées. Il se tourna vers McVickers, son généralissime qui chevauchait près de lui en ayant une expression sinistre. « Sommes-nous encore loin de notre but ? — Nous devrions arriver demain en vue du Grand Tribunal, Messire. — Excellent ! » Tristan Steward tapota l’encolure de sa monture. « Nous bivouaquerons à l’extérieur de la cuvette. Ceux venus assister au Conseil iront rejoindre les membres de leurs Maisons. Assurez-vous que tous savent où se regrouper une fois cette réunion terminée. — Oui, Messire. » Tristan soupira de bonheur et rejeta la tête en arrière, pour laisser le soleil réchauffer son visage. Dans tous les domaines, c’était une belle journée pour jouir de la vie. Après des mois de gestation laborieuse, le Conseil put finalement se réunir. Ne pas en avoir conscience eût été impossible. La nuit précédente, l’air se figea à l’intérieur du Grand Tribunal et un profond silence se substitua aux sons assourdissants de dix milliers de voix. Le coucher de soleil fut tout particulièrement spectaculaire, ce dernier soir de printemps. Les tonalités embrasées du crépuscule s’entrelacèrent dans les nuages rouge sang qui prenaient des nuances rosées plus douces avant de disparaître au-delà du monde et de plonger dans les ténèbres. Le ciel devint azur, cobalt, puis noir d’encre. Les étoiles firent une apparition timide, semblant répondre sans enthousiasme au chant de Rhapsody. Elle célébrait les vêpres, comme chaque soir… Au cours de ces journées interminables et bruyantes, c’était un des rares instants où la multitude de Cymriens rassemblés faisaient silence pour l’écouter saluer l’arrivée des étoiles ou de l’aube. Cette nuit-là, pendant que la dernière note mourait, une pluie d’étoiles filantes s’abattit au-dessus de leurs têtes en suscitant un hoquet collectif de surprise. Peu après, l’inspiration prise par tous les occupants du campement situé à l’extérieur fut à son tour audible ; les représentants des Maisons cymriennes avaient vu et reconnu le présage. Pour chacun d’eux, le sens était évident. Le moment de se réunir était venu. La nuit était paisible. Rhapsody avait quitté le Chaudron pour aller monter la garde en rase campagne, en regardant les feux des bivouacs extérieurs s’éteindre, l’un après l’autre. Achmed et Grunthor étaient restés près d’elle et elle les regarda avec tendresse. Le géant était assis avec son épée démesurée posée en travers des genoux, les coudes calés sur la lame, le menton reposant sur ses mains croisées, perdu dans ses pensées. La lourde tâche consistant à maintenir l’ordre dans la petite cité-État qu’était devenu le Grand Tribunal lui incombait et il l’avait exécutée sans ciller ni faillir, un exploit d’autant plus admirable que les seules troupes mises à sa disposition étaient constituées de Découvreurs. Achmed se tenait près de lui, le regard rivé sur le campement des Maisons cymriennes et la longue caravane de pèlerins qui venaient chaque jour les rejoindre. Il gardait le visage exposé au vent, sans le protéger sous des voiles, mais nulle émotion ne s’y lisait. Rhapsody savait néanmoins à quoi il pensait. Ce groupe de Cymriens était à l’origine de ses préoccupations, ce rassemblement que nimbait une aura de violence. Il y avait là les fiers descendants de ceux qui avaient bravé l’océan, des bâtisseurs de cités, architectes des basiliques et érudits de l’ge d’Or de la Civilisation. Ils étaient également les enfants des seigneurs de guerre, des bandes de maraudeurs qui avaient semé ressentiment et destruction, les conspirateurs silencieux, ceux qui avaient trahi l’humanité. Malgré la confiance que Rhapsody leur accordait en tant que peuple, Achmed s’interrogeait sur la sagesse de les réunir, de permettre à un des leurs de remonter sur un trône. Il se méfiait de ces gens, mais il en faisait en quelque sorte partie depuis bien plus longtemps que n’importe lequel de ces nouveaux venus. Néanmoins, Rhapsody avait des aspirations aussi extravagantes pour les Bolgs, et contre toute probabilité les faits semblaient lui donner raison. Il se remémora ce qu’il lui avait dit et ce qu’elle lui avait répondu ; des mots datant d’une nuit lointaine, avant qu’elle ne parte secourir un vagabond désespéré et ne se jette dans ses bras. Il serait sans doute préférable que vous renonciez à comprendre. Vous avez probablement raison. Je ferais mieux de m’intéresser à ce que nous allons faire. Ils devaient à Rhapsody d’être devenus ce qu’ils étaient. Elle avait dit de lui qu’il trouverait le chemin et il avait bénéficié d’un don de double vue. Grunthor, ami fidèle, aussi fort et fiable que la Terre, avait-elle également déclaré, et la tendresse de son chant avait uni l’âme du géant à celle de cette contrée. Elle était l’optimisme face à son cynisme, l’espérance face à ses doutes. Elle avait conclu qu’ils étaient les deux facettes du même être. Quoi qui puisse résulter du Conseil qui débuterait le lendemain matin, il conviendrait d’entretenir ce qu’ils avaient été l’un pour l’autre. Ce qu’elle ignorait, c’était qu’il avait pratiquement perdu tout souvenir de sa vie précédente, avant qu’elle n’entre dans son existence et ne lui attribue un nouveau nom, cette clé qui lui avait permis de tirer un trait sur son passé, de laisser derrière lui cette époque qu’il ne regrettait pas. Rhapsody était toujours éveillée et montait encore la garde quand apparurent les premiers rayons de l’aube. Le ciel s’éclaircissait depuis un certain temps déjà, inversant les motifs bleutés apportés par la nuit. Le noir d’encre céda la place au bleu cobalt, puis à l’azur. Elle ferma les yeux et laissa la chaleur du soleil caresser sa poitrine et l’emplir de son chant. Elle sourit, car c’était un ela. Elle accorda sa voix à cette note puis participa à l’aubade, le madrigal que les Liringlas adressaient au lever du jour. Elle entendit dans le lointain une voix se joindre à la sienne, et elle la reconnut à des lieues de distance. Oelendra était arrivée. Puis elle entendit d’autres voix qui venaient l’une après l’autre renforcer ce chant, jusqu’à ce qu’elles soient plus de dix mille à saluer l’astre qui montait dans le ciel. Oelendra était accompagnée par les Lirins cymriens, les sujets de Rhapsody, les descendants des individus qui étaient allés s’établir avec leurs semblables en Tyrian plutôt que dans les grandes cités de Gwylliam et d’Anwyn. Rhapsody était leur reine depuis peu mais elle avait interprété cette aubade en Tyrian, et la forêt s’était chargée de la leur enseigner. Plus loin encore elle discernait d’autres voix, aux timbres inconnus, qui reprenaient cette mélodie et y ajoutaient la leur. Ces chanteurs lointains avaient une intonation et un accent en tout point semblables aux siens et le cœur de Rhapsody rata un battement lorsqu’elle comprit que les Liringlas étaient également venus, partis des berges de Manosse sur l’autre rivage de la mer ou des terres situées au-delà de l’Hintervold. Elle venait d’assimiler la signification de tout cela quand un dernier chœur se fit entendre à l’extrémité de la grande caravane qui traversait les champs de Bethe Corbair pour pénétrer en Ylorc. Il y avait dans la technique de ces ménestrels de vieilles harmonies qui filtraient jusqu’à son âme et la faisaient entrer en résonance. Elle se détourna du soleil et plaça une main en visière au-dessus de ses yeux pour tenter de déterminer d’où provenaient ces sons sublimes, mais elle ne pouvait voir qu’un océan d’humanité qui approchait des Dents en longue procession sinueuse. Quand la dernière note mourut finalement, une autre musique débuta. Une fanfare de trompettes se répercuta sur le plateau et dans la cuvette comme des cornes reprenaient l’appel pour annoncer l’arrivée des Maisons cymriennes. Il s’agissait d’une symphonie exaltante, de riches sonorités cuivrées qui propageaient des frissons le long de sa colonne vertébrale, une sensation qu’elle n’avait connue qu’une seule fois auparavant. Le souvenir était très ancien, originaire des vieilles terres, du temps où les princes naissaient en Elysian, la forteresse du roi de Seren. D’un bout à l’autre de ce territoire, des messagers avaient gagné tous les villages et hameaux pour proclamer la bonne nouvelle, et ils approchaient de chaque agglomération en soufflant dans leur trompe pour annoncer l’heureux événement. Rhapsody était une petite fille, à l’époque, et elle n’avait jamais entendu musique plus éclatante. Elle en avait rêvé pendant des semaines et harcelé ses parents pour qu’ils lui achètent une corne. Elle remontait chaque jour se poster sur la crête de la colline d’où elle avait vu les hérauts, dans l’espoir d’assister à leur retour. Ils n’étaient naturellement pas revenus et elle en avait presque pleuré. Un souvenir qui la fit sourire. Elle se tourna à temps pour voir les membres de la première Maison, la Maison de Faley, pénétrer dans le cirque naturel. Cinq cents soldats, pour la plupart humains, et quelques-uns qui avaient de toute évidence du sang lirin dans les veines. Ils étaient à pied ou à cheval, seuls ou pour bon nombre réunis en petits groupes familiaux d’adultes et d’enfants, en tête de la grande procession de Cymriens. Rhapsody salua le chef de cette Maison en s’inclinant, et il répondit en agitant la main avec exubérance. Quand les premiers Cymriens avaient atteint le Grand Tribunal, elle s’était fait un devoir d’aller accueillir chacun d’eux, restant souvent debout jusqu’à plus de minuit pour s’assurer qu’ils ne manquaient de rien et qu’ils étaient informés de la raison de leur présence en ce lieu. Mais l’afflux croissant d’humains l’avait empêchée de pourvoir personnellement à leurs besoins et elle se contentait désormais de saluer de la tête les représentants de chaque Maison au fur et à mesure de leur arrivée. Comme si une digue avait cédé, une mer d’individus déferla dans le Grand Tribunal, pour certains criant de joie et appelant leurs connaissances, pour d’autres saluant sèchement de la tête d’anciens adversaires en ayant une expression de vif ressentiment. Venaient derrière de grandes bannières proclamant leur lignée, ou une foule aux origines disparates. Il y avait les grandes et les petites Maisons, derniers vestiges de l’Ère cymrienne, les descendants des Trois Flottes qui avaient entretenu leurs liens après la fin de la guerre, les structures politiques sur lesquelles le Conseil avait été fondé douze siècles plus tôt. Les nobles de Roland, de Sorbold et des terres situées au-delà appartenaient aux Maisons les plus grandes et prestigieuses. Rhapsody fît une révérence à Tristan Steward, prince de Bethany qui arrivait à cheval derrière le Seigneur Cunliffe, un simple comte qui représentait toutefois la Maison de Gylden. En bas, dans la mer d’individus qui s’étendait sous elle, Rhapsody remarqua des mouvements frénétiques à l’autre extrémité de ce cortège. Messire Stephen Navarne et ses enfants agitaient la main, Mélisande étant juchée sur les épaules de son père. Rhapsody sourit et leur retourna leurs saluts. Après la surexcitation initiale provoquée par l’arrivée des grandes Maisons, l’humeur générale commença à évoluer. Des groupes se constituaient, non seulement par familles mais en fonction des Flottes empruntées par leurs ancêtres, ou encore par races. Les Lirins entrèrent et se dirigèrent droit vers la base de la Saillie du Convocateur pour se rapprocher de Rhapsody. Elle descendit les accueillir et étreindre Oelendra, Rial et ses plus proches amis de Tyrian. Peu après, elle sentit le silence s’installer et les yeux de la plupart des autres Cymriens se river sur elle. Oelendra le remarqua, elle aussi. « Venez, dit-elle en prenant la reine par le bras. Laissez-moi vous aider à enfiler la robe que Miresylle vous a confectionnée pour votre allocution de bienvenue. » Rhapsody accepta et la guida vers sa tente. De l’intérieur de l’abri de toile elles entendirent le volume sonore s’amplifier de nouveau, les accrochages occasionnels devenir passionnés et agressifs au fur et à mesure que les divers clans se retrouvaient dans la cuvette. Rhapsody soupira. « Le jour ne fait que débuter, il en reste encore des dizaines de milliers à l’extérieur, et ils se chamaillent déjà comme des petits enfants. » Elle ouvrit la housse de toile qui contenait sa robe. « J’espère qu’ils ne commenceront pas à s’entre-tuer avant que nous soyons au complet. » Oelendra souleva la traîne et l’ourlet de la jupe pour leur éviter d’être maculés par la poussière. « Ils ne se battront pas, pas pendant un Conseil. Le Grand Tribunal l’empêchera. Il convient de garder à l’esprit que la dernière fois où la plupart de ces gens se sont vus, c’était sur un champ de bataille. Régler leurs différends est pour eux une nécessité, depuis longtemps. L’important, c’est qu’en raison de votre statut de Convocatrice vous fassiez preuve d’une totale impartialité. C’est pour vous le seul moyen de mener cette réunion à bon terme. » Rhapsody hocha la tête puis se dépouilla de sa tenue actuelle pour enfiler la robe. Miresylle était sa couturière lirin préférée, une grand-mère qui connaissait par cœur toutes les lignes et les courbes de son corps et qui pouvait lui confectionner n’importe quelle robe sans devoir pour autant la lui faire essayer. Elle avait taillé celle-ci dans de la soie cymrienne d’avant-guerre ; un tissu argent avec une trame en fils d’or, ce qui lui permettait d’avoir les deux teintes à la fois, en fonction de l’angle sous lequel on regardait celle qui la portait. Miresylle avait placé des douzaines de boutons miniatures dans le dos et sur les manches. Oelendra aida Rhapsody à la fermer puis à apporter du gonflant à la jupe, avant de lui demander de tourner sur elle-même pour étudier le résultat. La championne des Lirins en eut le souffle coupé, tant Rhapsody était belle. La lumière diffusée par son diadème mettait en valeur tant le tissu que les traits de la reine, ainsi que ses yeux et sa chevelure dorée soyeuse. Oelendra en eut des larmes aux yeux, mais elle se ressaisit dès qu’elle remarqua l’expression consternée de son amie. « Que se passe-t-il ? » Rhapsody se détourna pour enfiler ses escarpins. « Rien. — Dites-le-moi. » Quand Rhapsody riva ses yeux émeraude sur ceux argentés de la vieille guerrière, l’inquiétude qu’ils contenaient se dissipa aussitôt. « Ce n’est rien, répéta-t-elle. Elle me boudine un peu, c’est tout. Miresylle a dû oublier à quel point il m’arrive d’être ballonnée, après un bon repas… » L’expression d’Oelendra s’assombrit. « Et quand avez-vous mangé pour la dernière fois ? — Hier soir. Ne vous tracassez pas. Ça serre à peine. Il y a un certain temps déjà qu’elle ne m’a pas vue, ou elle a pu oublier. » Oelendra hocha la tête en recouvrant elle aussi une sérénité dictée par les circonstances. « C’est probable. Bien, y allons-nous ? » Rhapsody boucla le ceinturon de Clarion l’Étoile du Jour et prit sa main. Elles quittèrent la tente et s’étreignirent une dernière fois avant qu’Oelendra n’aille rejoindre les rangs des Lirins. Rhapsody monta se tenir au sommet de la Saillie du Convocateur, avant de baisser les yeux sur la foule de plus en plus nombreuse. La plupart des Cymriens rassemblés étaient humains ou lirins, ou un mélange des deux, mais elle remarquait ici et là des individus appartenant à des races qu’elle n’avait pas eu l’occasion de revoir depuis son départ de Serendair, quand ce n’était pas une totale découverte. La première qu’elle observa était une petite femme qui allait et venait à la base de la Saillie du Convocateur, en regardant de tous côtés comme en quête d’un refuge dans lequel s’abriter. Il s’agissait d’une Gwaddi qui ne devait pas mesurer quatre pieds et avait d’énormes yeux gris-vert, un visage en forme de cœur aux hautes pommettes et des cheveux caramel réunis en tresses qui pendaient dans son dos. De conformation élancée, comme tous les membres de son espèce, elle avait des mains proportionnellement trop larges et des pieds longs et étroits. Elle était visiblement mal à l’aise, parmi tous les humains qui la cernaient, mais Rhapsody ne put l’appeler qu’elle avait disparu au cœur de la foule. La voir avait surpris Rhapsody qui craignait que ces petits êtres pleins de douceur n’aient été balayés par le cataclysme ou la Guerre cymrienne. Découvrir que ses peurs étaient – au moins en partie – infondées l’emplissait d’un profond soulagement. Après quoi elle remarqua des représentants d’autres races, des hommes et des femmes aux tailles et aux caractéristiques identiques : grands Lirins basanés aux yeux plus noirs que la nuit venant de s’écouler ; individus très minces aux cheveux et à la peau aussi dorés que le blé dans un champ au milieu de l’été ; petits personnages trapus aux larges épaules et aux longues barbes d’un bleu argenté que le soleil faisait brasiller comme la mer, mêlés à des humains et des Lirins aux couleurs de leurs nations. Tous avaient une unicité, une beauté qui émouvait Rhapsody au plus profond de son être et lui donnait envie d’assurer leur protection comme si elle les avait personnellement connus tout au long de son existence. Elle pensa aux propos qu’Elynsynos lui avait tenus au sujet des Cymriens et la sagesse de la dragonne la fît sourire. Ils étaient magiques ; ils avaient traversé la Terre et contraint le Temps. En eux, tous les éléments trouvaient une expression, même lorsqu’ils ne savaient pas comment en faire usage. Certains appartenaient à des races qu’on n’avait jamais vues dans ces contrées, les Gwadds et les Liringlas, les Gwenens et les Nains, les Anciens Serens, les Dhraciens, les Mythlins, tout un jardin humain rempli de fleurs si belles et diversifiées. Ils étaient beauté, un peuple unique qui méritait d’être chéri et protégé. Rhapsody se demanda où ils s’étaient cachés, ces représentants d’autres races d’un pays perdu depuis un millénaire. Elle n’eut toutefois pas le temps d’approfondir la question qu’une nouvelle fanfare accompagnée par le grondement d’innombrables sabots annonçait l’arrivée d’un nouveau groupe de Cymriens venant de l’est. 73 GRUNTHOR REGARDAIT L’ARMÉE de Roland approcher, en abritant ses yeux de l’éclat du soleil sous la lame de la grande hallebarde qu’il avait baptisée Sal, un abrégé de Salutations. Si l’approche apparemment interminable de ces alignements de soldats orlandais le rendait nerveux, une nuée qui recouvrait les vallons aux pieds des Dents, il n’en laissa rien paraître. Il restait immobile, le visage figé en une expression de concentration profonde. Il en évaluait le nombre. « Au moins dix mille cavaliers et dix fois plus de fantassins », déclara-t-il. Achmed hocha la tête. Il se dressa, le cwellan en anciens matériaux cymriens qu’il venait de terminer suspendu dans son dos, les bras croisés, pour regarder les forces orlandaises se répandre dans les collines entourant le Grand Tribunal. « Eh bien, nous avons toujours su que Tristan viendrait tôt ou tard, déclara-t-il sans passion. Je dois reconnaître que je ne l’aurais pas cru capable de lever une pareille armée en si peu de temps, ni qu’il était suffisamment ambitieux pour risquer les foudres des Cymriens en l’amenant à ce Conseil. » Il cracha par terre puis regarda pensivement vers le sud. « As-tu des nouvelles des éclaireurs ? N’y a-t-il pas des troupes provenant de Sorbold ? — Non, commandant. Croyez que d’autres soldats vont débarquer ? » Achmed hocha encore la tête. « Toute redoutable et dangereuse que paraisse une armée de cette importance, elle n’a pu inspirer la vision qu’a eue Rhapsody avant notre départ pour Yarim. Les torrents étaient rouges de sang, la Terre noircie sous le ciel. Pour que cela se réalise, il faudrait dans le meilleur des cas que l’armée de Sorbold participe aux combats. — Ceux de Roland ont cinq escouades de balistes et cinq cents catapultes, rappela Grunthor. C’est plus qu’ suffisant pour nous mett’ en mauvaise posture, s’ils en ont l’intention. » Le roi des Firbolgs cracha encore, pour se débarrasser de la bile montée dans sa bouche. « Eh bien, il ne nous reste qu’à placer Tristan au pied du mur pour découvrir quels sont plus exactement ses projets. » Le prince de Bethany venait de transmettre ses instructions préliminaires à son généralissime, qui se chargeait de les répéter à ses officiers quand les éclaireurs lui adressèrent le signal qu’il avait impatiemment attendu. Le roi des Firbolgs approchait. Il essaya de contenir sa surexcitation, mais il avait les mains tremblantes. En entrant dans la cuvette, il avait vu ce monstre dressé sur son perchoir, ce matin-là. Pendant que les bruits s’amplifiaient, indiquant que la réunion débuterait sous peu, il s’était esquivé pour aller passer son armée en revue avant que le Convocateur n’annonce l’ouverture du Conseil. Ce qui lui laisserait juste le temps de saper le moral du seigneur de guerre Bolg qui approchait en compagnie de son énorme généralissime, des individus que la vision de l’armée de Roland n’avait pu manquer d’intimider. Tristan Steward se redressa avec un air de défi, en essayant de contenir le sourire de triomphe qui lui venait naturellement aux lèvres. Quand le roi Bolg ne fut plus qu’à quelques pas, il s’arrêta et son ample robe noire claqua sous le vent qui avait fraîchi. Tristan ne lut toutefois aucune peur dans ses yeux vairons, seulement de l’insolence. Le Bolg jeta un regard condescendant au campement visible derrière Tristan. « J’espère que vous avez songé à vous munir de suffisamment de victuailles pour tout ce petit monde. Mon invitation ne s’étendait qu’aux Cymriens. Devoir nourrir ces propres à rien m’ennuie bien assez sans que j’étende mon hospitalité à vos traîne-savates. » Tristan Steward en resta coi. Il avait savouré à l’avance l’instant où son armée forte de cent mille hommes atteindrait Ylorc et ferait à jamais disparaître le sourire hautain de l’être cauchemardesque qui l’avait menacé longtemps auparavant. Mais ce rictus paraissait immuable, comme gravé dans la pierre. Il referma la bouche pour dévisager Achmed. Il s’agissait pourtant d’un individu qui venait d’assister à la dévastation de son royaume et avait dû connaître une indicible angoisse en contemplant les milliers de morts, en présidant aux crémations des innombrables victimes. Tristan n’avait pas oublié les leçons d’histoire portant sur les pandémies qui avaient ravagé Roland et Sorbold. On racontait qu’un de ses ancêtres avait sombré dans la démence et s’était suicidé, après qu’une telle épidémie eut dépeuplé son duché. Mais perdre un royaume de monstres ne pouvait être aussi traumatisant. Le roi des Firbolgs se devait d’être pragmatique, car il ne pouvait accorder autant d’importance aux vies de ses sujets que s’il s’était agi d’êtres humains. Un de perdu, dix de retrouvés. « Je souhaitais vous informer, par pure courtoisie, que je consens à autoriser les survivants de votre peuple à évacuer les montagnes avant que je ne m’en empare, autrement dit dès la fin de ce Conseil. » Le sourire diabolique s’élargit encore. « Vous, à titre personnel ? Canrif est très vaste, Tristan. Je doute que vous ayez besoin de tant d’espace vital pour y caser votre bedaine. Notez que j’ai une hutte relativement spacieuse que je peux mettre à votre disposition, si vous trouvez votre hébergement de campagne inconfortable. Mais je crains que toutes les suites réservées aux invités de marque ne soient déjà occupées. Rhapsody s’est chargée de leur attribution. » En entendant citer son nom, Tristan Steward rougit et Achmed eut fort à faire pour ne pas éclater de rire. Il se pencha pour ajouter sur un ton de confidence : « Elle a réservé les quartiers des ambassadeurs aux personnages qu’elle considérait importants, tant en raison de leur personnalité que de leur statut. Je n’ai pas vu votre nom sur sa liste… mais il est vrai que vous n’êtes même pas le chef de votre Maison, n’est-ce pas ? Ce qui ne changerait d’ailleurs probablement rien, compte tenu du peu d’estime qu’elle vous porte. Mais, comme je l’ai déjà dit, je peux trouver un endroit où vous caser jusqu’à la fin du Conseil. » Achmed eut l’impression que la veine qui palpitait sur le front du Seigneur de Roland allait éclater, juste avant qu’il ne baisse la voix pour rétorquer en un murmure hargneux : « Bâtard bouffi d’arrogance, je vous laisse une chance d’épargner à votre peuple d’autres pertes cruelles et vous avez le front de m’insulter ? Sachez que je prendrai un vif plaisir à vous broyer sous mon talon, vous et tous vos immondes sujets. Je purifierai Canrif jusqu’au dernier vestige de votre infâme présence, jusqu’à l’air rance que vous avez exhalé dans la montagne. Je rendrai les lieux habitables pour des humains, une fois que toutes les traces de votre infection auront été effacées. » Il vit celui que les Bolgs surnommaient Yeux Redoutables le considérer avec gravité à travers ses voiles. « Et avec quoi comptez-vous mettre de telles menaces à exécution ? » Tristan Steward regarda longuement le roi des Firbolgs, comme s’il avait affaire à un simple d’esprit. Ses soldats massés sur la crête de chaque éminence environnante dissimulaient la totalité du sol. Le monstre ne les voyait peut-être pas, en raison du soleil qui se reflétait sur leur centaine de milliers d’armes et d’armures. « Je suis désolé, dit-il en feignant d’être contrit. Aurais-je omis de vous présenter l’armée unifiée des duchés de Roland ? » Le Bolg soutint son regard pendant un instant supplémentaire, avant de détourner la tête pour lorgner avec désinvolture la plaine de Krevensfield puis sourire. « C’est fort aimable à vous d’avoir songé à nous apporter un en-cas. Mais vous ne m’avez toujours pas expliqué comment vous comptez me chasser de ces montagnes. C’est secondaire, notez bien. Allez assister au Conseil, Tristan, et cessez de me faire perdre mon temps. » Achmed se détourna et s’éloigna. La fureur dilata les narines du Seigneur de Roland qui baissa la main vers le pommeau de son épée. « Je vous avertis une dernière fois, monstre… » Achmed pivota si rapidement que Tristan ne put suivre le mouvement des yeux et son épée bâtarde s’envola pour tomber dans l’herbe et la boue. Tristan sentit la souffrance infligée par la prise inexorable de la main qui s’était refermée sur son poignet avant de voir les yeux du roi Bolg, consumés par la colère, au ras des siens. Il remarqua derrière les tintements des épées tirées de leur fourreau les craquements des arcs que l’on bandait. « Tout indique que nous ne sommes ni l’un ni l’autre désireux d’écouter nos mises en garde réciproques, fit Achmed en un murmure posé que seul Tristan put entendre. Si vous ne l’avez pas oublié, j’ai même pris la peine d’aller vous informer de certaines choses dans le silence de votre chambre à coucher, là où je pensais que vous pourriez m’entendre. Je vous ai dit que vous découvririez de quoi les monstres sont véritablement capables si vous vous permettiez de m’irriter de nouveau. Souhaitez-vous recevoir cette leçon à présent, devant tous vos semblables ? Êtes-vous prêt à participer à une reconstitution historique du massacre de Bethe Corbair ou de l’éviscération de la quatrième colonne dans le seul but de distraire vos amis ? » Tristan dégagea son bras de la prise du Bolg. « Vous êtes pathétique, brute bestiale. Votre armée n’existe plus, votre montagne est déserte. Vous ne pourriez brandir une lanterne pour défendre votre royaume contre la tombée de la nuit, et certainement pas contre mes soldats. » Le visage d’Achmed était bien visible sous ses voiles. « Tiens donc. Il s’agit là d’une théorie pleine d’intérêt. Allons-nous la confronter aux faits ? » Un appel claironnant de la corne brisa la tension qui était devenue presque tangible. Ils regardèrent la bordure de la cuvette et Rhapsody au sommet de la Saillie du Convocateur, baissant les yeux sur eux, un simple trait argenté reflétant le soleil mais projetant une ombre démesurée. Les gemmes de sa couronne poursuivaient leur ronde au-dessus de sa tête, visibles malgré la distance. Le sourire d’Achmed s’élargit plus encore, lorsqu’il remarqua le regard énamouré de Tristan. « La Convocatrice nous appelle, Seigneur Régent. Allons-nous lui faire faux bond pour régler définitivement la question en ce lieu, et sans attendre ? Souhaitez-vous marquer l’ouverture de ce Conseil par une effusion de sang ? » Il se pencha pour ajouter sur un ton de confidence : « Rhapsody est la guérisseuse suprême de ces terres. Elle souffre le martyre chaque fois que l’âme d’un Firbolg nous quitte, chaque fois qu’un garnement reçoit une correction pourtant bien méritée. Il s’agit également de son peuple, Messire. Vous savez qu’elle est venue vers vous, il y a de cela très longtemps, pour chercher à épargner aux miens les massacres que vous perpétriez. Voulez-vous la contraindre à revivre cela ? Est-ce dans ce but que vous et votre armée avez fait ce voyage… pour procéder à un nouveau Nettoyage de Printemps ? — Kiernan ! cria Tristan à son général. — Messire ? — Bivouaquez. Nous repartirons à la fin du Conseil. — À vos ordres, Messire. » Le Seigneur de Roland se pencha pour ramasser son épée. Il l’essuya dans son manteau et la rengaina brusquement. Pendant que son ordre était retransmis par vagues à la multitude de soldats, il se tourna une dernière fois vers Achmed. « Quand ce Conseil aura pris fin, ce ne sera pas seulement l’armée de Roland mais toute la puissance et la force de cette assemblée qui seront placées sous mes ordres. — Voilà qui me ravit. Nous aurons suffisamment de viande pour faire un vrai festin. — Vos terres seront miennes avant la tombée du jour. » Tristan Steward adressa un signe à ses généraux et aides de camp, puis il franchit à grands pas les portes du Grand Tribunal pour aller rejoindre les membres de sa Maison pendant que son armée s’apprêtait à entamer un siège. Achmed attendit que le Seigneur de Roland eût disparu à l’intérieur du Tribunal pour s’adresser à Grunthor. « Voilà qui est parfait. Je savais que son impensable beauté nous serait un jour utile. » Il jeta un coup d’œil aux montagnes qui se dressaient derrière lui, froides et silencieuses. « J’entends déjà les Cymriens grommeler au sujet de Tristan et de son armée. Ils sont nombreux à trouver à redire au fait qu’il soit venu avec ses hommes à un Conseil placé sous le signe de l’entente. — Ouais, marmonna le géant en s’intéressant aux hommes dont le bivouac couvrait la totalité du pourtour du Grand Tribunal. P’t’être bien qu’ils régleront la question entre eux. Ça se présente pas trop mal, à c’ qu’on dirait. — Oui, en effet. Allons fêter ça en nous infligeant quelques discours assommants. » Grunthor hocha la tête et ils gravirent ensemble la pente jusqu’à la bordure supérieure de la cuvette et la place réservée aux hôtes auprès de la Convocatrice. 74 RHAPSODY ET LES AUTRES CYMRIENS apprirent l’arrivée du groupe suivant par des beuglements de trompes, mais Achmed en avait été informé des heures plus tôt. Ses éclaireurs et espions l’avaient averti de l’approche de ces hommes, car ils évoquaient bien plus une armée d’invasion qu’une paisible délégation, ainsi bardés d’armures scintillantes sous une mer d’étendards flottant au vent. Il ne s’agissait en l’occurrence ni d’humains ni de Lirins. Grands de cinq à cinq pieds et demi, ils avaient de longue barbes abondantes et des torses aux muscles développés, de larges épaules d’athlètes. Peu de membres de l’assemblée avaient déjà eu l’occasion de voir de tels êtres, mais tous avaient entendu raconter des histoires de guerre et de l’Ère des Cymriens, et ils reconnurent le peuple qui vivait à l’intérieur et au-delà du Mont Nocturne. Il s’agissait des habitants de la Terre, des Enfants de la Forge, ces Nains venus jusqu’au Nouveau Monde à bord des navires cymriens avant de décider d’aller s’installer loin à l’est sans se mêler aux autres espèces. Un peu comme Gwylliam avait été pris pour roi par les humains, tant les Cymriens que ceux qui avaient occupé ces terres avant leur arrivée, le chef des Nains cymriens était devenu le roi de tous les Nains de ce Nouveau Monde et il l’était resté, assurant la pérennité de son royaume pendant toute la guerre. Faedryth, roi et Seigneur de la Maison d’Alexandre pour les Cymriens de la Première Génération, était également venu au Conseil en tant que souverain de la population indigène. Les Nains avaient vécu des siècles dans l’isolement qu’ils s’étaient imposé. Après s’être au tout début de la guerre battus contre les Lirins, ils avaient adopté pour principe de rester entre eux et de ne se soucier que des affaires de leur royaume. Leur arrivée fut à l’origine d’un brusque silence, puis d’un murmure qui s’amplifia comme les conséquences de leur participation alimentaient maints commentaires. Les Nains s’installèrent en face des Lirins, dont les Maisons ne s’éloignaient pas de la base de la Saillie du Convocateur. La tension devenait perceptible. Les participants se regroupaient en fonction de leur appartenance à telle ou telle Maison, de leur race ou des navires à bord desquels leurs ancêtres avaient pris la mer. Les Cymriens bolgs se tenaient près d’Achmed qui occupait, en tant qu’hôte, une place sur la bordure de la cuvette, derrière Rhapsody. Puis la tension crût encore et devint presque palpable. Les représentants de certaines Maisons avaient déclaré dès leur arrivée faire partie de la Diaspora, quand ils avaient reconnu des cousins éloignés ou des parents plus ou moins proches. D’autres paraissaient à présent désireux de grossir leurs rangs de façon moins sélective, mais avec des visées politiques évidentes à l’esprit. Ce renforcement de leur nombre fut à l’origine de plusieurs accrochages. Les esprits s’échauffaient et des armes étaient à l’occasion tirées de leur fourreau, bien que toute violence physique fût catégoriquement prohibée. Rhapsody s’inquiéta en pensant à ce qui risquait de se produire, avant de songer qu’aucun d’eux n’était encore lié par les règles que tous devraient respecter quand la séance aurait débuté. Elle décida d’ouvrir le Conseil le plus rapidement possible. Une grande clameur s’éleva de la foule et Rhapsody se haussa sur la pointe des pieds pour en découvrir la cause. Peu après un chemin s’ouvrait dans la mer de personnes massées à l’intérieur de la cuvette et une silhouette, imposante dans son armure noire laquée et montant un destrier au caparaçon assorti, s’avança. Rhapsody reconnut aussitôt cette monture. Quand l’homme s’arrêta devant la Saillie du Convocateur et retira son casque, il s’ensuivit un grand tapage. Il s’agissait d’Anborn. Malgré la distance les séparant, Rhapsody put voir le sourire qui incurva brièvement sa bouche lorsqu’il lui adressa un clin d’œil. Puis il mit pied à terre et se dirigea vers le centre dégagé de l’amphithéâtre où il s’immobilisa pour attendre la suite, sans dire un seul mot. Des gens vinrent aussitôt se masser autour de lui, les uns pour le saluer avec déférence, alors que les autres manifestaient bruyamment leur joie de le revoir. Brusquement, elle vit plus que jamais en lui le grand général qu’il était, le chef de guerre des Cymriens et non le dilettante bourru qu’elle avait fini par connaître et apprécier, et qui pourrait devenir sous peu son époux. C’était un meneur d’hommes. Il était né pour commander, et elle en découvrait à présent les conséquences. Le roi Nain alla vers lui pour lui serrer la main, comme s’ils étaient de très vieux amis. Elle entendait néanmoins des grommellements de mécontentement s’élever des rangs des Lirins, dans lesquels elle remarquait des expressions hostiles et des gestes de mépris. L’arrivée d’Anborn poussa les représentant des diverses Maisons à se diviser plus encore, en fonction des flottes à bord desquelles ils avaient gagné leur nouveau foyer. Et même au sein de ces groupes on pouvait relever de grandes disparités : si les Lirins cymriens s’étaient au début rapprochés des membres de la Première Flotte, on en comptait un bon nombre liés à la Troisième Flotte qui allaient se rallier aux membres de celle-ci et non en fonction du camp pour lequel ils s’étaient battus pendant la guerre. Les Nains se positionnèrent entre Anborn et la délégation de la Troisième Flotte, installée dans le secteur sud du Grand Tribunal, même si on pouvait en voir quelques-uns disséminés çà et là au cœur d’autres factions. Les représentants des races minoritaires, comme les Gwadds, s’étaient rassemblés à l’écart des groupes plus importants. Certains membres de la Diaspora, même ceux qui avaient été adoptés par d’autres Maisons, commençaient à se séparer du reste pour former des groupes distincts sur le pourtour de la cuvette. Rhapsody ne savait trop s’ils se comportaient ainsi parce qu’ils étaient désorientés, en fonction d’alliances scellées pendant l’attente ou par désir de rester à l’écart des querelles et rancœurs qui couvaient. Tous n’étaient pas encore arrivés et des affrontements étaient déjà prévisibles. Elle jeta un regard à Oelendra, en cotte de mailles toute simple et ample manteau bleu, avant de lever les yeux au ciel. La guerrière se contenta d’en rire. Peu après, l’arrivée d’un autre groupe capta l’attention des deux femmes. Un silence embarrassé se répandit dans le Grand Tribunal. Des membres de ce cortège étaient des Lirins, ou ressemblaient à des Lirins, mais ils avaient une peau bien plus sombre et des allures de vieillards. Il y avait parmi eux des géants, aussi grands que Grunthor même s’ils étaient bien plus souples et élancés. Ils avaient une peau à la fois dorée et fripée et Rhapsody retint son souffle. Bien qu’elle n’en eût vu aucun, elle identifia aussitôt des Anciens Serens, ces Premiers-nés légendaires censés avoir disparu de Serendair bien avant sa naissance. Les Lirins à la peau sombre devaient être des Kiths, d’autres Premiers-nés îliens, un peuple mystérieux qui vivait dans les forêts primitives. Elle sut que c’étaient eux qui avaient repris les derniers refrains de son aubade. Aucun des Premiers-nés n’était à la tête de cette Maison, conduite par un personnage aussi corpulent qu’Anborn, mais aussi gras et indolent que le généralissime était musclé et énergique. Ses origines étaient évidentes, avec son nez crochu et sa chevelure argentée. Il s’agissait d’Edwyn Griffyth, le fils aîné d’Anwyn et de Gwylliam qui, écœuré par la guerre qui allait éclater, était parti s’installer sur l’île située entre les deux continents, Gaematria, la patrie des Mages de la mer. Au moins Rhapsody comprenait-elle les origines de ces derniers et pourquoi ils détenaient les pouvoirs qu’on leur prêtait. C’était un peuple composé de Premiers-nés et de leurs descendants qui avaient décidé de vivre à l’écart de tous les autres Cymriens avant même le début de la guerre, ce qui leur avait permis de ne pas en subir les conséquences et de bénéficier d’un millénaire de croissance et de prospérité. Ils se tenaient soigneusement à l’écart des membres des Flottes, pour constituer un groupe distinct. Pendant que les derniers Mages de la mer prenaient place, les représentants de la Deuxième Flotte firent leur entrée et Rhapsody sentit son cœur s’emballer, car Ashe se trouvait à leur tête, monté sur un étalon gris pour précéder leurs Maisons à l’intérieur du Grand Tribunal. S’ils brandissaient comme les Nains des étendards proclamant leurs origines, ils ne portaient pas une tenue militaire. Cette dernière flotte, la plus importante des trois, était également la plus hétéroclite car tous les peuples y étaient représentés, et on comptait en son sein bon nombre de sang-mêlé. Ils s’installèrent entre les membres de la Première et de la Troisième Flotte sans toutefois se mêler à eux, même s’ils échangèrent maintes salutations. L’arrivée d’Ashe provoqua plus de réactions que celle des autres personnalités, sans doute parce que la plupart des gens l’avaient cru mort. Une onde de surprise prit naissance à l’extérieur de la cuvette pendant son approche, pour atteindre son paroxysme lorsqu’il y pénétra. Il entra dans le cercle interne sous des grondements et vivats sonores, entouré par ses proches de la Maison de Terreneuve, pour aller s’arrêter devant la Saillie du Convocateur. Il leva la tête vers Rhapsody, l’expression neutre mais avec un regard brillant de désir. Elle sentit son cœur chavirer, comme lorsqu’elle l’avait vu par la fenêtre sur la berge du lac d’Elysian un an plus tôt, après la première nuit passée ensemble. Mais elle connut aussitôt les tiraillements de la culpabilité et chercha du regard son épouse. Si elle vit un certain nombre de jeunes femmes aux premiers rangs du contingent qui le suivait, il était impossible de déterminer laquelle pouvait être sa Dame. Ashe s’inclina devant elle puis regagna le centre de son groupe. Lorsqu’il fut de retour parmi les siens, elle put plus aisément relever les détails de sa tenue. Il tenait le bâton de l’Invocateur, et Rhapsody se félicita de constater que Khaddyr avait perdu sa charge. Le manteau de brume qui l’avait dissimulé pendant tant d’années tombait de ses épaules. Mais, au lieu de le draper dans des ténèbres vaporeuses, il évoquait désormais les vagues bleues déchaînées de l’océan, attirant cette attention dont il l’avait autrefois protégée. Suspendue à son cou, la chandelle de Crynella illuminait la cuirasse du Kirsdarkenvar qui miroitait comme les écailles d’un poisson gris-bleu. Mais, plus encore que son armure, sa chevelure retenait l’éclat doré du soleil désormais proche du zénith et faisait de lui l’archétype du chevalier sans peur et sans reproche, d’un roi à la lignée aussi noble qu’ancienne. Les yeux de Rhapsody brillaient également. Elle comprenait pourquoi il l’avait jugée indigne de lui. Achmed, Grunthor et les Bolgs cymriens s’étaient joints à la Diaspora mais formaient à présent un groupe séparé. Ils se tenaient sur une élévation de terrain à l’est de la Saillie du Convocateur, occupant une position honorifique en tant qu’hôtes. Rhapsody se tourna pour voir comment ses amis réagissaient à l’arrivée d’Ashe, et elle vit quatorze personnages en manteau et capuchon dressés derrière le roi des Firbolgs. Elle sentit tout d’abord sa gorge se serrer d’inquiétude, car elle n’avait pas vu ces individus arriver et ignorait à quelle flotte ils appartenaient… s’ils appartenaient à une flotte. Puis elle remarqua leurs mains très fines et la vague familiarité de leur attitude, qui évoquait tant celle d’Achmed. Celui-ci sourit et ils échangèrent un regard. Les craintes de Rhapsody s’évaporèrent aussitôt, car il s’agissait de Dhraciens. Découvrir qu’Achmed n’était pas le dernier représentant de son espèce la transporta de joie. Un grondement assourdissant emporta toutefois son sourire et elle reporta son attention sur l’assemblée, pour constater que la cuvette était le théâtre d’innombrables querelles, disputes et manifestations d’hostilité. Les membres des diverses flottes s’invectivaient, se dressant les uns contre les autres lorsque ce n’était pas entre eux, et à en juger à leurs cris les Nains et les Lirins allaient en venir aux mains. Consternée, Rhapsody soupira. Le Conseil n’avait pas débuté qu’ils allaient rouvrir les hostilités. Elle inhala à pleins poumons puis se mit à chanter. Dans la même tonalité que celle de la corne des Cymriens, elle entonna les paroles de Gwylliam le Visionnaire que Merithyn avait fait graver dans la grotte du Dragon, et que les Cymriens eux-mêmes avaient reproduites sur chaque jalon de la route menant à leur réunion dans le Nouveau Monde. Cyme we inne frid, de l’empri de morp en lif inne dis smylte terr. Semblable aux tintements du carillon de Bethe Corbair, son chant se réverbéra dans la dépression du Grand Tribunal qui se chargea de l’amplifier en étouffant les marmonnements et cris de mécontentement. Des milliers d’yeux se rivèrent sur elle, debout sur la corniche, dans les hauteurs, la reine couronnée d’étoiles, la baptistrelle qui les avait convoqués et qui ouvrait le Conseil. Tous se levèrent, bouche bée, sous le choc. Le premier à se ressaisir fut Anborn qui sourit et poussa un soupir de soulagement. Ils furent des dizaines de milliers à libérer ainsi leur souffle. La tension cessa de saturer l’atmosphère et le silence se fit respectueux. « Eh bien, n’est-ce pas mignon tout plein ? » La voix dure, lourde de puissance et de profondeur élémentale comme le fracas des vagues ou le rugissement d’un feu, se répercuta dans la cuvette en rompant la sérénité imposée par le silence. Un hoquet de surprise collectif s’éleva, alors que ce son avait glacé le sang de Rhapsody. Elle regarda les Cymriens s’éloigner rapidement du centre de l’amphithéâtre. Trois personnages se dressaient à l’entrée du Grand Tribunal, et un chemin s’ouvrit dans la foule pour se refermer derrière eux dans un silence désormais saturé de fureur et de haine. Les trois femmes atteignirent le milieu de la cuvette, grandes comme l’avait été leur père, pleines de dignité. Les expressions des gens qui les entouraient traduisaient de la haine et de la frayeur. Rhapsody reconnut immédiatement les deux premières sœurs. Blême et fragile, Rhonwyn portait la robe noire de son cloître et semblait s’être égarée dans un de ses rêves. Par contraste, Manwyn avait une attitude pleine de défi avec ses cheveux flamboyants agités par le vent et ses yeux miroir réfléchissant le soleil. Mais c’était la troisième des sœurs qui attirait l’attention générale, une femme encore plus grande qu’Achmed ou qu’Ashe, guère moins que Grunthor, aux larges épaules et au visage d’une telle beauté que la regarder était presque pénible. L’aspect d’Anwyn ne correspondait aucunement à l’image que Rhapsody s’était faite d’elle. Belle à couper le souffle et effrayante à la fois, elle avait une peau dorée comme avait dû l’être celle de son père ; son visage, bien qu’éblouissant, avait des traits si durs qu’ils semblaient avoir été forgés dans du métal, et ses cheveux étaient aussi cuivrés que ceux d’Ashe ; le soleil qui les illuminait presque à la verticale s’y reflétait et éblouissait bon nombre de spectateurs. Elle porta sur l’assemblée ses yeux reptiliens qui pénétraient quiconque osait y plonger le regard. Sa colère était évidente. Achmed l’étudia avec grand intérêt, en restant sur ses gardes. De tous les personnages aussi anciens que puissants réunis en ce lieu, seule Anwyn possédait une perfection capable de rivaliser avec celle de Rhapsody. Il avait vu les Cymriens succomber dans leur ensemble au charme de la baptistrelle, se laisser totalement subjuguer par un regard ou une parole. Mais quand Rhapsody inspirait amour et désir, Anwyn inspirait respect et crainte. Elle en était consciente, ce que révéla le sourire qui fut le sien lorsqu’elle parcourut des yeux l’assemblée. À présent que les Devineresses étaient là, le Conseil était au complet et un lourd silence envahit le Grand Tribunal. Ce fut d’une voix grondante et teintée d’irritation que le roi des Nains intervint. « Qui nous a convoqués en ce lieu ? En vertu de quels droits a-t-on décidé de réunir ce Conseil après qu’un millénaire se soit écoulé ? » Achmed leva les yeux sur Rhapsody, debout sur la Saillie du Convocateur. L’arrivée des Devineresses ne l’avait aucunement ébranlée et ce fut d’une voix douce et détendue qu’elle répondit à la question du vieux Nain. « C’est moi qui ai utilisé la corne, Votre Majesté. — De quel droit ? Ce Conseil a été dissous et nous sommes nombreux à ne pas souhaiter qu’il se reconstitue. » La voix d’Oelendra s’éleva du contingent des Lirins, à la bordure du groupe de la Première Flotte, couvrant de nombreux grommellements. « Elle est à la fois la reine des Lirins et l’Iliachenva’ar », lança-t-elle. Et les conversations reprirent de plus belle… murmurées et marmonnées, surtout dans les rangs des Nains. « C’est hors de propos, rétorqua Anwyn qui obtint aussitôt le silence. Vous n’aviez pas le droit de vous servir de cette corne, ma fille. C’est la prérogative de la Dame du Seigneur des Cymriens. Elle seule est habilitée à convoquer ce Conseil. — Balivernes, beugla Anborn dans le groupe de la Troisième Flotte. Il s’agit de la corne des Cymriens et, en cas de besoin, tous peuvent s’en servir. Cet objet ne vous appartient pas et aucune restriction n’a été imposée à son usage. » Sa voix de stentor incita toute l’assemblée à prendre et retenir sa respiration. Ce qui attisa la colère d’Anwyn, ainsi que le feu qui couvait dans ses yeux. « Tu devrais faire montre d’un peu plus de prudence, Anborn. Je t’ai renié il y a des siècles. Souhaites-tu me défier en ce lieu ? » Il soutint sans ciller le regard de sa mère mais n’ajouta rien. L’air était crépitant de tension et, au-dessus de leurs têtes, le ciel s’assombrissait. Les nuages étaient de plus en plus denses et lourds, comme gorgés de pluie. Un moment plus tard, Anwyn sourit. « Non, j’en doute. Les traîtres ont tendance à garder un profil bas, en présence de témoins. — Les traîtres ? reprit un des Lirins de la Première Flotte. Je vous trouve bien mal placée pour accuser qui que ce soit de trahison ! » Des murmures approbateurs s’élevèrent autour de l’individu qui venait d’intervenir. Anwyn se tourna lentement pour foudroyer du regard cet homme qui parut se consumer. Il tremblait de frayeur, incapable de se soustraire à l’emprise de ses yeux ophidiens. « Grand-mère ! cria Ashe d’une voix claironnante dans le silence qui se réinstallait. Nous sommes réunis en Conseil ! Les lois du Tribunal vous interdisent d’agresser physiquement ou verbalement qui que ce soit à l’intérieur de cette enceinte, et vous le savez mieux que quiconque ! — Quand Anwyn a-t-elle respecté une seule loi ? » marmonna un représentant de la Deuxième Flotte. Sans faire cas de ce commentaire, Anwyn reporta son irritation sur Ashe. « Te retournerais-tu contre moi, toi aussi ? Irais-tu jusqu’à t’allier à ceux qui me combattent ? — Il n’est pas nécessaire de sceller des alliances. J’ai simplement fait remarquer que vous étiez sur le point d’enfreindre vos propres règles. Que cela vous plaise ou non, que nous soyons tous réunis en ce lieu apporte de la légitimé à ce Conseil et la reine des Lirins vient de déclarer la séance ouverte. — Si c’est un Conseil, cette donzelle n’a pas le droit de diriger les débats, rétorqua Anwyn en se tournant une fois de plus vers Rhapsody. Tout Conseil doit être présidé par le Seigneur ou la Dame des Cymriens. Il en a toujours été ainsi, il ne peut y avoir qu’une seule Dame des Cymriens. Et, comme ce titre me revient, descendez de votre perchoir, jeune péronnelle ! » Elle traversa la cuvette jusqu’au pied de la Tribune de l’Orateur et entama l’ascension du sentier tortueux conduisant à la chaire. La cuvette entra en effervescence. Cris de protestations et d’incrédulité emplissaient l’air, couvrant tout ce que Rhapsody tentait de dire pour rétablir l’ordre. Achmed était certain que le sourire d’Anwyn s’élargissait à mesure que les vociférations s’amplifiaient. Anborn s’adressait avec véhémence à Edwyn Griffyth, qui regardait le ciel et désignait quelque chose pendant qu’Anwyn gravissait la Tribune de l’Orateur. Flottes et Diaspora avaient sombré dans le chaos, et on pouvait entendre fuser les insultes et voir brandir le poing de toutes parts. Lorsqu’elle atteignit la première crête de l’éminence, Anwyn se redressa et sourit avec fierté, ravie d’avoir provoqué une telle agitation. Un instant plus tard, l’air était déchiré par le son de la corne. L’assemblée se figea et même Anwyn blêmit en raison du choc éprouvé. Les derniers échos de la note moururent, emportant avec eux tous les grommellements. Ce fut avec décontraction que Rhapsody éloigna l’instrument de ses lèvres. Achmed sourit de l’élégance de son comportement, même si la couleur de ses yeux lui révélait qu’elle bouillait de rage. « Vos prétentions semblent être contestées, Anwyn. — Tout ce que dit cette populace est sans importance », répondit Anwyn que la haine muette laissait imperturbable, bien qu’elle s’élevât en ondes presque palpables du fond de la cuvette. « Je suis la Dame des Cymriens. Tant que je vis, il ne peut y en avoir une autre que moi. » Les menaces fusèrent, lancées par des individus qui se portaient volontaires pour régler la question. Anwyn baissa un regard glacial sur ceux qui lui intimaient de descendre de la tribune. La voix sonore d’un vieux Seren couvrit les autres. « Vous semblez oublier que vous avez été chassée du Conseil et privée de votre position. Vous n’avez plus aucun statut officiel ici ! — Je ne reconnais pas au Conseil l’autorité nécessaire pour prendre une décision de ce genre. — Vous ne la reconnaissez pas ? » s’emporta Anborn, surprenant les membres de son entourage qui ne l’avaient encore jamais vu en colère à ce point. « Qui vous fait croire que vous avez voix au chapitre ? Le Conseil vous a nommée Dame, mais vous vous êtes déshonorée et vous avez failli provoquer la mort du dernier d’entre nous. Auriez-vous oublié que nous vous avons chassée ? » Anwyn se redressa de toute sa hauteur et regarda durement le fils qu’elle avait renié et dont les paroles avaient ramené le silence. « Tu es bien mal placé pour parler d’honneur, toi qui n’as aucune identité. Mes droits sur ces terres viennent d’un héritage bien plus ancien que celui de quiconque ici. Mon sang est le plus vieux. Je suis la fille de Merithyn l’Explorateur et de la dragonne qui gouvernait ce royaume bien avant qu’un seul d’entre vous n’y mette le pied. Je suis le lien ! Mon existence symbolise tout ce qui lie les Cymriens à cette terre, le trait d’union entre les Vieux Serens et le Premier-né de ce lieu. Lequel d’entre vous pourrait en dire autant ? Qui pourrait contester mes droits ? — En fait… commença Edwyn Griffyth dont les paroles furent couvertes par la suite de la tirade d’Anwyn. — Je suis la Devineresse du Passé, la fille des Anciens, le symbole vivant de l’unité qui existe entre notre peuple et ces terres. Sans moi, vous auriez été rejetés dans cette mer dont vous êtes sortis en rampant ! Vous m’avez dû la vie, à l’époque, comme à présent… car à qui convient-il d’attribuer votre longévité, votre immortalité ? Qui parmi vous a le droit de me dénigrer ? » Il y eut un silence. L’écho de sa voix mourut, sans qu’il n’y ait de réponses, et Anwyn baissa sur la foule frappée de mutisme un sourire triomphal. Elle regarda autour d’elle les Cymriens rassemblés, et ses yeux bleus perçants jaugeaient le peuple qu’elle avait autrefois gouverné et combattu. Puis elle vit Oelendra et son sourire fut remplacé par un rictus de haine. La guerrière lirin soutenait son regard sans broncher. Anwyn tendit le bras pour la désigner d’un doigt accusateur, tout en tremblant de rage. « J’estime avoir ce droit », intervint Ashe en rompant le lourd silence. Et tous pivotèrent vers lui. « Vous avez manqué à vos devoirs de Devineresse. Vous m’avez menti. » Des murmures circulèrent au sein de la foule, marqués par bien plus de surprise que de colère. Le visage doré d’Anwyn s’assombrit, virant au cramoisi. « Blasphème ! Je n’ai annoncé aucune contrevérité. — Non, vous m’avez débité une semi-vérité ! Vous m’avez dit ce que vous vouliez que je sache de votre vision, et non ce que j’avais besoin de savoir, ce que je vous avais demandé de m’apprendre. Et c’est, Grand-mère, l’équivalent d’un mensonge. Vous avez trahi les derniers lambeaux de confiance que j’avais encore en vous… « Votre mensonge m’a brisé le cœur, mais c’est un préjudice purement personnel pour lequel je pourrais peut-être vous accorder le pardon. Cependant, en décidant de me taire la vérité, de me placer sous votre coupe, vous m’avez dissimulé la nature de la venue des Trois. Ils sont bien trop nombreux, ceux qui ont péri pour cette raison, Grand-mère. Il s’agit là d’une trahison supplémentaire que vous avez perpétrée à l’encontre du peuple cymrien et de ses champions, qui ont été inutilement massacrés alors qu’ils traquaient un démon que nous aurions autrement pu vaincre aisément ! De cela, vous ne serez jamais absoute. » Il se tourna vers Rhapsody, et tous crurent qu’il voulait lui céder la parole, mais Achmed – qui se tenait légèrement en contrebas de la baptistrelle et regardait dans la même direction qu’elle – vit autre chose. Il ignorait à quel mensonge Ashe se référait, mais il semblait exister un rapport avec elle. Il constata que Rhapsody était livide. Elle n’avait apparemment pas la moindre idée de ce dont il parlait, mais ses joues rosirent. Il n’était pas le seul à l’avoir remarqué. Anwyn dévisageait elle aussi la reine des Lirins et son expression se durcit. Elle reporta son attention sur Oelendra, puis de nouveau sur Rhapsody. « Descendez, jeune femme ! ordonna-t-elle. Je suis la Dame des Cymriens et il s’agit de mon peuple, de mon Conseil. Je ne vous reconnais pas le droit de le présider. » Rhapsody sourit. Les membres de l’assemblée prirent une inspiration audible puis marmonnèrent pour exprimer leur irritation. Depuis l’arrivée des premiers d’entre eux, les Cymriens étaient tombés sous le charme de la douce baptistrelle, cette reine sans prétentions qui se comportait comme une simple paysanne, et Achmed était conscient de la dévotion qu’elle leur inspirait. Une colère sourde croissait en eux. Tous étaient choqués par la façon insultante dont Anwyn la traitait. Achmed savait que Rhapsody en était également consciente, et que c’était la raison de son sourire. Il s’agissait d’un moyen de désamorcer la situation avant qu’elle ne dégénère et ne devienne incontrôlable. « Que vous m’ayez qualifiée de jeune femme me flatte au plus haut point mais me laisse perplexe, étant donné que je suis née plusieurs siècles avant vous, fit-elle remarquer calmement. — Ce qui est censé signifier ? » demanda la Devineresse en ricanant avec morgue. Ne se sentant pas tenu de faire montre d’autant de retenue, ce fut d’une voix râpeuse qui trancha les murmures de la foule comme une rapière qu’Achmed lança : « Ça signifie que la “jeune femme” en question n’apprécie pas la façon dont une vieille sorcière dans votre genre s’adresse à elle. » Des rires mêlés de hoquets de surprise s’élevèrent de toutes parts. Le visage d’Anwyn fut déformé par la rage et Rhapsody parut horrifiée. « Vous allez un peu loin, Achmed, fit-elle sur un ton de reproche. Anwyn n’est pas une vieille sorcière. — Bien sûr que non ! » intervint Grunthor de sa voix de stentor. Et toutes les personnes présentes se tournèrent vers le géant qui contenait avec difficulté sa colère. Un combat qu’il perdait, ce qui l’angoissait. Ce que les Cymriens avaient ressenti quand Anwyn avait insulté Rhapsody n’était rien comparé à ce qu’on pouvait lire dans les yeux de son vieil ami. « C’est une harpie ! J’ vous s’rais reconnaissant d’avoir des pensées un peu plus respectueuses dans votre p’tite tête rousse, m’dame, et de traiter Sa Majesté avec la déférence qui lui est due, si vous voulez pas que j’ vous arrache le cœur pour le bouffer tout cru. » Il y eut une autre inspiration collective des membres du Conseil. Nul n’aurait pu prendre cette menace à la légère et Rhapsody fit un signe à Achmed, debout près du sergent, afin qu’il retienne le géant par le coude. Anwyn était livide. « Comment te permets-tu de me parler sur ce ton, monstre inhumain ? Aberration de la nature ! Ta présence souille ce lieu sacré et, en tant que ta souveraine, je t’ordonne de quitter sur-le-champ le Grand Tribunal. Et si tu oses remontrer le bout de ta face de cannibale en ma présence, je te renverrai dans la fange d’où toi et tes semblables êtes issus. » Elle lui lança un regard haineux, l’attaque reptilienne qu’elle avait utilisée contre le porte-parole des Lirins un peu plus tôt et qui avait provoqué l’effondrement de cet homme. Mais il en aurait fallu bien plus pour intimider Grunthor. « Essaie un peu, pour voir, vieille bique ! » Et son cri de colère fut renvoyé en écho par le pourtour du cirque et les pics des Dents, où même les Bolgs vivant à l’intérieur des montagnes se mirent à trembler. Il descendit de l’affleurement rocheux sur lequel il s’était juché pour se ruer vers la Tribune de l’Orateur. Une vision terrifiante qui incita les spectateurs à hoqueter. C’était la matérialisation de la force brute en mouvement, sept pieds et demi de muscles bandés par la fureur au service d’un irrépressible désir de meurtre. Il eût atteint la base de la Tribune un instant plus tard si Achmed ne s’était pas placé sur son chemin pour lui barrer le passage. Rien d’autre que le roi des Firbolgs ne séparait le sergent de la Devineresse, car les Lirins qui s’étaient tenus au pied de la Saillie du Convocateur où se dressait Rhapsody avaient battu en retraite au début de l’accrochage entre Grunthor et Anwyn. « Évite de te salir les mains, sergent ! lança Achmed d’une voix autoritaire. Elle ne serait même pas capable de nettoyer tes bottes, alors ne va pas souiller tes doigts en lui arrachant le cou, même si je dois avouer qu’elle le mériterait amplement. » Il dévisagea le géant qui haletait de rage et se concentrait pour imposer à chacun de ses muscles de ne pas l’écarter de son chemin. « Je te l’ordonne en tant que ton roi. — Pas capable ? reprit la voix claironnante d’Anwyn qui agressa les tympans des personnes présentes. Moi, la Dame des Cymriens, celle qui a remporté la Grande Guerre, je serais donc une incapable ? Voilà qui prouve que les prophéties sont trompeuses ! » Manwyn se hérissa et serra les poings en entendant ces mots. « Regardez donc les Trois, mon peuple, vos supposés sauveurs, ceux qui d’après ma sœur devaient tous nous sauver de la fureur d’un démon invisible. Admirez-les dans toute leur splendeur. Nous avons tout d’abord ce géant monstrueux, cette chose bestiale qui semble s’être échappée d’un cirque ambulant ! Nous avons près de lui son noble seigneur, le Dispensateur de Mort, l’assassin qui – comme une putain – s’est mis autrefois à la disposition de quiconque payait ses services, pour tuer sans discrimination… — Je présume que c’est de moi qu’elle parle », l’interrompit Achmed en levant la main pour s’adresser à la foule. Puis il se tourna vers Anwyn et lui adressa un sourire moqueur. « Oh, désolé, Anwyn, je suis présomptueux ! N’est-ce pas à vous-même que vous vous référez ? Vous méritez ce titre bien plus que moi. Dispensateur de Mort ? Mes trophées sont modestes, comparés aux vôtres. Je ne peux me targuer comme vous d’avoir décimé un quart de la population de mon royaume suite à une banale dispute conjugale. Si Gwylliam vous avait giflée avec un peu plus de vigueur, peut-être vous aurait-il rompu le cou et aucun d’entre nous ne devrait à présent subir vos divagations. Je regrette qu’il ait su se modérer. « Et vous vous offusquez parce qu’on vous traite de putain ? Eh bien, oui, je suppose que ce terme vous convient à merveille. Qui d’autre que vous aurait vendu son royaume, et ceux de ses alliés les Lirins, à un démon qui avait pratiquement détruit toute une nation ? Vous aurait-il promis de pouvoir tout recommencer ? Tout cela pour vous venger de votre stupide époux ? Vous êtes la plus grande de toutes les catins, Anwyn ! Quittez la Tribune et mes terres avant que je laisse Grunthor vous démembrer et utiliser votre crâne en guise de pot de chambre. » Le silence était désormais absolu. Même la nature le respectait. Le visage d’Anwyn restait figé par la stupéfaction, car nul n’avait jamais osé s’adresser ainsi à elle. Ses yeux se réduisirent à deux fentes, le temps de préparer sa réponse, puis elle arbora un sourire cruel. « Je vous remercie de m’accorder le titre de plus grande des catins, mais je crains de ne pouvoir l’accepter. Il revient à une autre que moi. » Elle se tourna vers Rhapsody. « Avancez, Votre Majesté, et… — Suffit ! » gronda Ashe, dont la voix de dragon fut répercutée en échos aux intonations multiples. Il savait ce qu’elle comptait dire et il eût préféré mourir ou tuer sa grand-mère plutôt que de l’entendre. Il se tourna vers la Devineresse du Présent. « Rhonwyn, qui est la Dame des Cymriens ? » La femme fluette scruta le ciel pendant que tous s’intéressaient à elle. « Il n’y a pour l’instant aucune Dame des Cymriens », répondit-elle comme en rêve, égarée dans les profondeurs de son être. « Ainsi a parlé la Devineresse du Présent dont l’autorité ne saurait être contestée ! cria Ashe. Mes compatriotes, il n’y a pour l’instant aucune Dame des Cymriens ! Vos revendications sont donc irrecevables, Grand-mère ! » 75 UNE EXPLOSION DE CRIS et d’acclamations se produisit après un bref silence. Frappée de stupeur, Anwyn reporta son attention d’Achmed à Ashe qui échangeaient des regards de conspirateurs. « Silence ! » gronda-t-elle, ce qui interrompit immédiatement les applaudissements. « Vous n’êtes que de la racaille privée de chef, incapable de faire la différence entre un prétendant de sang royal et un opportuniste qui s’est emparé d’un royaume de monstres dont il s’est autoproclamé le roi. — Vous faites erreur, Anwyn, intervint Oelendra sur un ton catégorique. Je crois que tous ici sont capables d’identifier la véritable opportuniste autoglorifiée. Renoncez, et épargnez-vous des humiliations supplémentaires. Ce Conseil s’est réuni pour reconstruire ce que vous avez détruit, pour restaurer une confiance que vous et Gwylliam avez fait disparaître. Les Trois ont débarrassé ces terres du démon dont la présence vous était imputable. Si vous aviez été digne de gouverner, vous n’auriez jamais sacrifié vos sujets en les livrant au F’dor pour parvenir à vos fins si mesquines. Partez, regagnez votre grotte. Vous appartenez au Passé, dans tous les sens du terme. » Anwyn se tourna lentement vers le point d’origine de la voix. Contrairement aux autres intervenants, Oelendra avait retenu son attention et tous ici pouvaient constater la détermination avec laquelle elle pivotait vers son accusatrice. Tous se turent en voyant la Devineresse baisser les yeux vers la guerrière lirin, le visage transmué en masque de haine. « Ainsi s’exprime la soi-disant championne des Lirins », lança Anwyn d’une voix moqueuse. Elle eut un rire teinté de dérision pendant que les narines d’Oelendra se dilataient et que ses yeux brillaient d’une antipathie aussi grande que celle qu’elle lui inspirait. « Eh bien, voilà qui est plein d’intérêt. Tu oses aborder le thème de la trahison et du comportement intéressé ? Je pensais que tu aurais le bon sens de te taire, Oelendra, que tu ferais ton possible pour éviter que nous nous penchions sur ton cas. J’en conclus que ta stupidité est aussi grande que ta lâcheté. » Une déclaration saluée par des cris de colère, principalement poussés par des membres de la Première Flotte et des Lirins, qui furent presque aussitôt couverts par une vibration de plus en plus puissante. Anwyn était consciente d’avoir capté l’attention générale et un éclat triomphant apparut dans ses yeux comme elle se déplaçait sur l’affleurement rocheux en direction de la Tribune de l’Orateur. Arrivée au sommet, elle leva les bras vers le ciel en un geste de célébration, comme pour absorber l’énergie céleste. Puis elle désigna Oelendra et eut un rire saturé de mépris que les parois du cirque naturel renvoyèrent en échos. « Hypocrite pathétique », gronda Anwyn en baissant les yeux sur Oelendra. Sans en avoir véritablement conscience, les personnes regroupées autour de la championne des Lirins s’en écartèrent imperceptiblement, pour se dissocier de son sort. Bien que toujours entourée par les siens, Oelendra se retrouvait seule au milieu d’un cercle dégagé. Le sang de Rhapsody ne fit qu’un tour et elle voulut aller prêter main-forte à son amie abandonnée de tous. Mais ses jambes restaient figées sur place, l’empêchant de se déplacer. « La voilà donc, la Sainte Guerrière, l’ennemie jurée du démon abhorré. Tu t’es fait une belle réputation, Oelendra. Ne t’es-tu pas proclamée la protectrice passionnée qui poursuit sa quête pour délivrer l’humanité du mal que Gwylliam a involontairement libéré ? Tu as refusé un statut de chef, tu as renoncé au pouvoir pour te concentrer sur ta mission qui consistait à débarrasser le monde du F’dor. N’est-ce pas plein de noblesse ? Combien de jeunes gens sont-ils venus vers toi pour partager ta quête, des malheureux que tu as tourmentés sans merci ou entraînés jusqu’à épuisement, avant de les envoyer au-devant d’une mort assurée ? Les pleures-tu encore, Oelendra ? Portes-tu le deuil de tous ces Cymriens qui ont péri dans la fleur de l’âge alors que tu aurais pu aisément les sauver ? » Le silence devenait de plus en plus pesant. En dépit de la distance qui les séparait, Ashe constatait qu’Oelendra serrait les dents, que ses yeux brillaient de haine. « Dis-le-leur, Oelendra. Profite du fait qu’ils sont tous là. Explique-leur que tu savais, tu savais à quel instant et en quel lieu il serait possible de le tuer, il y a des dizaines d’années de cela. Manwyn t’avait dit, en présence de mon fils, quand et où tu devrais te trouver pour détruire ce démon, à un moment où il serait si faible que l’aide des Trois ne serait pas nécessaire. Le nierais-tu ? » Sa voix devint encore plus dure. « Oserais-tu le contester ? » Cent mille personnes se tournèrent vers Oelendra. Elle gardait la tête droite, comme son dos et ses épaules, mais quelque chose avait disparu de ses yeux. « Non », répondit-elle d’une voix à peine audible. Anwyn sourit d’autosatisfaction. « Je doute que tous t’aient entendue, Oelendra. Pourrais-tu le répéter ? » Oelendra soupira, un autre son presque inaudible. Rhapsody vit toute animation abandonner son visage. « Non », répéta-t-elle, brisée. Des murmures d’incrédulité et des marmonnements se répandaient de toutes parts. Anwyn arborait un rictus de triomphe face à l’humiliation de sa vieille adversaire. « Tu le savais et tu as refusé de t’y rendre. Tu as fui tes responsabilités d’Iliachenva’ar, sans oublier celles de grande et valeureuse championne des Lirins ! Tu dois le reconnaître, Oelendra. Tu as eu peur, tu as cédé à ce que tu interdisais à tous tes élèves. Tu as entendu la mise en garde et jugé les risques trop importants, pas vrai ? Au point que tu as préféré en charger un tiers, quelqu’un dont la valeur était mille fois plus grande que la tienne, un jeune homme qui a pris ta place et en a subi les conséquences. Je parle de mon petit-fils, de l’espoir des Cymriens, d’un innocent qui a enduré d’indicibles tourments et qui a perdu son âme à cause de ta couardise. Ton inaction l’a jeté dans les griffes du démon ! Le reconnais-tu ? — Arrêtez ! s’emporta Ashe. Qui êtes-vous pour oser la critiquer, vous qui avez détruit le Diamant de Pureté, la seule arme que nous avions contre le F’dor ? Je me suis rendu seul au-devant de ce démon, mais c’était ma décision. Dès l’instant où je ne tiens pas Oelendra responsable de mon destin, de quel droit le feriez-vous ? — De quel droit ? Dois-je le préciser, Oelendra ? Peut-être devrais-je lui apprendre qu’il n’est pas le seul que tu as sacrifié. Dois-je tout lui dire, lui parler de chacun d’eux, de Pendaris ? » Oelendra fronça les sourcils. « Oui, Oelendra, mais peut-être serait-il plus convenable que tu t’en charges. Raconte-leur comment est mort ton époux, explique-leur pourquoi tu portes la responsabilité de son triste sort. » Oelendra était livide. Bien que se trouvant de l’autre côté de la cuvette, à la tête de la Deuxième Flotte, Ashe sut qu’Oelendra en avait eu le souffle coupé, qu’elle ne s’était pas attendue à cette accusation et qu’elle en avait été profondément blessée. Anwyn poussa un cri de triomphe et désigna une fois de plus la guerrière. « Voilà pourquoi je dois conserver le titre de Dame des Cymriens, car moi seule connais leur Passé, leur histoire, leurs secrets. Alors, Oelendra ? Dis-le-leur ! Dis-leur qui tu as sacrifié au F’dor par le Passé, et si tu as l’intention de tous nous condamner à un destin identique. » Des disputes éclataient ici et là ; les marmonnements se chargeaient d’animosité et de violence. Ashe regarda Achmed et ils partagèrent la même pensée : une rixe générale risquait de débuter. Ils levèrent simultanément les yeux vers Rhapsody, mais elle s’était penchée et ils ne purent la voir. Lorsqu’elle se redressa, ils constatèrent qu’elle cherchait quelque chose à l’intérieur de son sac. Son expression était sereine et croiser le regard d’Achmed la fit sourire. Rhapsody sortit sa harpe et se mit à jouer. Ashe reconnut le Chant qu’elle avait interprété pour sa réattribution de nom et cette mélodie se répercutait sur le pourtour du cirque naturel qui l’amplifiait. Partout où les ondes sonores l’effleuraient, la Terre miroitait. « Anwyn », dit-elle. Ce mot, presque susurré, engloutit tous les sons. La Devineresse se tourna haineusement vers elle et Rhapsody répéta : « Anwyn… Taisez-vous. » Anwyn en resta bouchée bée. Elle se ressaisit quelques secondes plus tard et grimaça de rage, pendant que son corps se lovait comme celui d’un serpent prêt à attaquer. Les muscles de sa gorge se tendirent pour répliquer et elle dévisagea Rhapsody avec une haine dont cette dernière n’avait jamais vu l’équivalent. Mais Rhapsody soutint son regard sans ciller, sereine puis radieuse. L’unique élément révélateur de sa nervosité était la nuance d’herbe printanière de ses yeux, et leur éclat était tel que même la Devineresse hésita. Quand Anwyn s’exprima, ou plus exactement essaya de le faire, ses lèvres se murent mais aucun son ne sortit de sa bouche. De la pitié voila imperceptiblement les yeux de Rhapsody lorsque la Devineresse leva les mains à sa gorge, mais elle resta autrement imperturbable. Folle de rage, Anwyn se recroquevilla sur elle-même et roula sur le sol en poussant un hurlement silencieux privé d’écho. Quand elle s’intéressa à la baptistrelle, de la terreur s’était substituée à sa fureur. « Vous avez renoncé à votre temps de parole en exigeant constamment que d’autres répondent à vos questions. Vous avez trahi votre charge de Devineresse du Passé en réclamant des informations sur l’Avenir. Anwyn ap Merithyn, tuatha Elynsynos, vous porterez désormais le nom de Passé. Vos actes manquent d’équilibre. À l’avenir, vous ne parlerez que des royaumes auxquels vous avez accès. Vous n’interviendrez plus jamais dans ce qui relève du domaine de vos sœurs, autrement dit le Présent et l’Avenir. Nul ne devra vous consulter pour d’autres raisons, et c’est pourquoi je vous conseille de transmettre vos connaissances avec plus de précision sous peine de sombrer à jamais dans l’oubli. » Elle se mit à chanter et les expressions de tous les Cymriens traduisirent de l’émerveillement. Sa voix était à la fois douce et rauque, saturée de chagrin, et son chant relatait leur histoire avec toutes ses horreurs et ses souffrances. Elle s’exprimait en ancien lirin, un langage que tous ne connaissaient pas, mais ceux qui en comprenaient le sens en eurent des larmes aux yeux. Les autres ne tardèrent guère à les imiter, car le message était facile à interpréter. Ce chant parlait d’une guerre, le conflit qui avait dévasté leur contrée natale, et de leur fuite désespérée pour échapper à sa destruction. Il allait crescendo avant de se résoudre en une aria marine, la narration de leur voyage vers le Nouveau Monde en affrontant la Grande Tempête, puis le récit de l’émerveillement qui avait accompagné sa découverte. Ashe, qui pleurait tant son émotion était grande, sourit quand ce chant changea encore de nature. Il s’agissait désormais d’une rhapsodie, avec des mouvements propres à chaque passage de la légende, ce qui l’emplissait de bonheur. Il écouta avec ravissement Rhapsody décrire l’enchantement qui avait accompagné la découverte de l’Arbre Blanc, la rencontre avec les autochtones, la réunion des Trois Flottes et la magnificence de l’Ère pendant laquelle les Cymriens avaient bâti de grandes villes, recherché la connaissance et tenté d’améliorer leurs conditions d’existence. Puis, alors que tous avaient le cœur serré par une remémoration poignante et le visage transfiguré par une légitime fierté, le chant se modifia encore. Il devint une mélodie insidieuse, pleine de dissimulations et de terreur, de discordances qui ponctuaient les ruptures avec les arias oniriques qui avaient précédé. La lumière qui nimbait les visages des Cymriens disparut et leurs expressions s’assombrirent en même temps que la musique, comme elle résumait la Grande Guerre, parlait de la destruction du Tomingorllo et du fort lirin d’Haner Til, de la déroute de la Troisième Flotte et des massacres de Canrif et de Bethe Corbair, ainsi que d’autres dévastations et génocides perpétrés aux plus sombres moments de ces sept siècles d’effusions de sang. La souffrance présente dans ces lamentations se reflétait sur les traits des auditeurs, et de nombreuses larmes se changèrent en sanglots à peine contenus. La complainte se fit épuisante, ininterrompue, comme le conflit lui-même. Elle allait démoraliser totalement les Cymriens réunis quand elle s’interrompit et ne laissa subsister qu’une longue note vibrante. Une note d’où s’élevèrent de douces harmoniques, puis des accords d’une extrême simplicité qui s’associèrent en concerto contré par un air de harpe, un thème à la fois simple et sinistre qui conduisait insidieusement vers le déchant revigorant qu’elle lui superposait. C’était une symphonie reconstructrice de renouveau et de vigilance, d’assimilation et de maintien farouche des traditions ; c’était le portrait des Cymriens tels qu’ils étaient devenus, et quand cela devint apparent, Rhonwyn, la plus fragile des trois sœurs, prit la parole. « Nous sommes présents en ce lieu, dit-elle alors que ses yeux émergeaient du néant. En cet instant. » Rhapsody interrompit sa musique pour lui adresser un sourire d’une incommensurable douceur. « Vous avez absolument raison, et nous devons mettre un terme à tout ceci, car ce temps n’est pas celui d’Anwyn. — Que nous réserve l’Avenir ? demanda une des personnes présentes. Dites-le-nous ! Donnez-nous de l’espoir ! » Ces cris furent repris par la foule, des dizaines de milliers de voix qui réclamaient la suite de ce chant. Et on aurait pu croire que le Grand Tribunal subissait une secousse sismique. « Patientez encore un peu, leur répondit Rhapsody. L’Avenir appartient aux Cymriens et non à Anwyn. Donnez-lui son dû. Elle va nous laisser. » Dans les yeux de la Devineresse, la haine avait été remplacée par des larmes de chagrin et d’émerveillement. Elle voulut s’exprimer et en fut incapable. Elle regarda le visage de Rhapsody sur lequel elle ne lut aucune jubilation, aucun triomphalisme, seulement de la sérénité. Qu’elle eût pris conscience de ne plus être l’unique Dame Cymrienne à comprendre leur Passé était une évidence, tout comme sa stupéfaction due au fait que celle qui en était elle aussi capable n’avait pas vécu ces choses. Pour la première fois, et aussi loin que remontait la mémoire collective des Cymriens, Anwyn baissait la tête. « L’hommage que je vous ai rendu est terminé. Laissez-nous, Dame du Passé, lui dit Rhapsody avec douceur. Partez et essayez de mettre de l’ordre dans vos souvenirs. Nous allons quant à nous forger de nouvelles pages de notre histoire que vous pourrez ensuite relater. » Anwyn considéra durement Rhapsody, avant de s’éloigner à grands pas et de disparaître. Rhapsody chercha des yeux Oelendra et lui sourit sitôt après l’avoir trouvée. Elle leva sa harpe comme si elle brandissait une épée et elles échangèrent un regard de connivence. Voilà ce que je voulais dire, déclarait-elle. Il existe maintes catégories d’armes, et toutes sont puissantes à leur façon et en leur temps. Sans lui avoir retourné son sourire, Oelendra opina du chef, se détourna et se fondit dans la foule. Le rugissement des multitudes passa sur Rhapsody tel un raz-de-marée. Le son entra en résonance à l’intérieur de son corps et de son âme et, pour la première fois depuis son arrivée, elle eut la sensation de ne plus faire qu’un avec eux. Elle chercha des visages connus et vit Ashe. Le soleil avait trouvé une percée dans le ciel nuageux pour illuminer ses cheveux blond roux, les embraser afin qu’ils évoquent un feu. Ses yeux bleus se remarquaient de loin et elle constata qu’ils restaient rivés sur elle, avec une intensité qui la fit rougir. Elle se sentit brusquement maladroite, vulnérable, et elle se chercha un refuge. Mais l’expression d’Ashe était identique à celle de la plupart des individus présents en contrebas. Où qu’elle se tourne, tous la contemplaient ainsi, et elle eût aimé pouvoir se rendre invisible. La clameur s’amplifiait à chaque battement de cœur, réclamant la reprise de son chant, l’implorant de leur révéler l’Avenir. Rhapsody se racla la gorge et essuya subrepticement ses paumes moites. « Vous brûlez les étapes, lança-t-elle à la foule. Avant de déterminer quel sera l’Avenir, il convient de faire le point sur le Présent. J’allais répondre à votre question sur les raisons de cette convocation quand nous avons été interrompus, Votre Majesté. » Des rires fusèrent dans la foule alors qu’elle s’inclinait devant Faedryth, le roi des Nains qui lui sourit et la salua de la tête. « Si vous prêtez foi à la prophétie, vous savez que la mort du démon est un symbole d’unité et de paix retrouvées pour ces terres et pour les Cymriens. Le démon ayant été éliminé, le moment est venu d’oublier nos divergences et de ne plus former qu’un seul peuple. » Une voix, lourde de tristesse, s’éleva des rangs des Mages de la mer. « Comment pouvez-vous espérer une chose pareille, après ce à quoi nous venons d’assister ? Avant même que cette diablesse ne se manifeste, il n’y avait ici que dérision et hostilité. Ne vaut-il pas mieux nous contenter de vivre parmi les gens qui étaient ici avant nous, fusionner avec leurs sociétés en oubliant ce que nous avons été ? » Des murmures d’approbation ou de contestation se firent entendre de toutes parts. « Vous l’avez déjà tenté, fit remarquer Rhapsody. Les Cymriens vivent parmi les autres peuples de leurs diverses terres. À votre arrivée en ce monde, vous étiez divisés, vous étiez des réfugiés. Ce n’est plus le cas. Des siècles de guerres et d’assimilation ont tout changé. Regardez autour de vous. La plupart d’entre vous ont répondu à une convocation qu’ils ne savaient comment interpréter, sans avoir conscience de leur nature, sachant seulement qu’ils étaient des Cymriens et que le besoin d’obéir à un tel appel était toujours inscrit dans leurs gènes. Vous êtes, nous sommes, des éléments de la contrée dans laquelle nous vivons, des gens de nations et de races différentes, rois et reines, princes et seigneurs, qui se sont retrouvés ici en tant qu’égaux, en tant que Cymriens. S’il peut résulter quelque chose de bon des horreurs de la guerre qui a opposé Anwyn à Gwylliam, c’est que nous ne sommes plus des fuyards mais des habitants de ces terres. — Pourquoi ne pas s’en contenter ? demanda un Gwadd, ces individus de petite taille qui se tenaient devant les membres de la Deuxième Flotte. Nous avons subi trop de conflits, versé bien trop de sang. — Voilà pourquoi il est indispensable de nous unir. La Grande Guerre a été épouvantable, mais la page n’a pas encore été tournée. On remarque de partout des incursions et des raids meurtriers qui nous conduisent au bord d’une nouvelle guerre, si ce n’est que celle-ci serait bien pire encore. Au lieu de vous affronter pour défendre les intérêts de chefs privés d’honneur, vous vous battrez à cause d’idées préconçues, des sentiments dont les graines ont été semées voici quatre siècles ou plus. L’opportunité vous est offerte de fonder un Conseil qui reconnaîtra la souveraineté des divers royaumes composant cette union, tout en œuvrant à entretenir des relations pacifiques sur tout le continent. Ne le devez-vous pas à ces terres, cette contrée qui vous a accueillis quand vous n’étiez que des réfugiés drossés vers le rivage par la tempête ? Après tout ce que ce lieu vous a donné ? Après toutes les abominations que vous lui avez infligées ? « Si j’ai un seul message à vous transmettre, c’est celui-ci : le Passé est le passé. Tirez-en des leçons et laissez-le disparaître. » Rhapsody déglutit pour avaler ce qui obstruait sa gorge et retenir les larmes qui lui montaient aux yeux. Elle tirait elle-même profit de cette leçon, tout en s’adressant à la foule réunie à ses pieds. Elle baissa les yeux sur Anborn qui lui adressait un large sourire et des regards d’encouragement du centre de la cuvette. « Nous devons pardonner à ceux qui nous ont offensés mais aussi à nous-mêmes. Ce n’est qu’ensuite qu’il sera possible d’instaurer une paix véritable. » Elle chercha Oelendra dans la multitude, sans la voir. Elle remarqua une fois de plus Ashe qui la fixait avec une intensité qui accéléra les battements de son cœur. « J’ai conscience de ne pas être l’une d’entre vous, car je n’ai embarqué sur aucun des navires de vos diverses Flottes. J’ai quitté Serendair avant une guerre pour arriver ici après un autre conflit. Je n’ai pas souffert comme vous, mais j’ai subi plus de choses que je ne pourrais encore en endurer. Les Lirins m’ont acceptée parmi eux, ils m’ont accueillie et les représenter m’honore. « Le Grand Tribunal peut devenir un lieu où les responsables des nations de Tyrian, Sorbold et Roland se retrouveront et régleront leurs différends sous l’égide d’un Seigneur et d’une Dame ayant reconnu leur indépendance, mais qui bénéficient de leur allégeance en tant que souverains suprêmes. La responsabilité de ces derniers consistera à entretenir une paix durable. Il advient que chacune de ces contrées est gouvernée par des Cymriens, tout comme le royaume des Nains, Manosse et les îles des Mages de la mer. « Voici donc ce que je vous propose : chacune de ces terres conserve ses gouvernants actuels, mais vous les unissez en tant que vaste empire placé sous l’autorité d’un Seigneur et d’une Dame. Vous vous retrouvez tous au sein de ce Conseil pour éviter d’éventuels conflits, pour promouvoir la paix et rendre leur grandeur à toutes ces nations. Pour ne former qu’un seul peuple, varié dans sa constitution mais de nouveau uni dans ses buts, comme à votre arrivée sur ces terres, tout en respectant cette fois les principes de Gwylliam. Si vous agissez en ce sens, je m’engage à ce que les Lirins s’en tiennent à la ligne établie par la reine Terrell et se joignent à vous en tant que nation-État loyale pendant toute la durée de la prochaine Ère cymrienne. » Elle fut de nouveau assaillie par le rugissement de la foule et elle eut l’impression d’être souffletée par un vent de tempête. Tous l’acclamaient, l’applaudissaient et lui criaient leur assentiment. Sous ses pieds la corniche rocheuse bourdonnait, semblant déborder d’énergie vitale, et elle sentait dans son âme que cet élan collectif bénéficiait de l’aval de la Terre elle-même. Elle en rit de surprise, car le Grand Tribunal était conçu de telle manière que la sagesse du peuple était rendue perceptible par la personne qui y siégeait, canalisée jusqu’à la Saillie du Convocateur. Toute l’assemblée pouvait ainsi se prononcer sans qu’il fût nécessaire d’utiliser des bulletins de vote ou de compter les mains levées. Une pensée moins réjouissante effaça toutefois son sourire : Anwyn et Gwylliam avaient dû connaître les désirs et les souhaits de leurs sujets, lorsqu’ils s’étaient tenus à cet emplacement. Ils avaient apparemment menti sur ce qu’ils savaient de façon à arriver à leurs fins. Il s’agissait d’une trahison supplémentaire, ce qui lui brassait l’estomac. Tous s’étaient lancés dans des bavardages surexcités. Les Cymriens avaient commencé à débattre des initiatives qu’il convenait de prendre. Rhapsody leva la main pour ciller aussitôt, étonnée par le silence immédiat. « J’en ai terminé avec vous, lança-t-elle. Ma tâche consistait à vous rassembler et c’est chose faite. Vous devez désormais vous trouver quelqu’un de plus qualifié que moi pour diriger vos débats. Y a-t-il parmi vous une ou plusieurs personnes désireuses d’assumer la présidence de ce Conseil ? » Ils se contentèrent de ciller. « N’hésitez pas à approcher car vous aurez énormément de travail à faire, de nombreux différends que vous ne pourrez régler en parlant tous à la fois. Je vous en prie, quels seront les porte-parole des Trois Flottes ? Je demande aux régents de chaque duché et aux souverains des autres contrées de venir prendre la relève. Je parle de personnes qui devront rester ici après la clôture de la séance afin d’approfondir les détails de cette nouvelle alliance. » Les Cymriens réunis se regardèrent. Achmed s’avança. « Je m’exprimerai au nom des Firbolgs, annonça-t-il. Tant ceux qui descendent des Cymriens que du reste de cette nation, en tant que membres potentiels de l’Alliance. — Et je m’exprimerai au nom des Nains », lança Faedryth. Des voix s’élevèrent pour l’approuver. « Et moi, des duchés de Roland », annonça Tristan Steward, ce qui suscita une acclamation générale. Les uns après les autres, les orateurs s’avançaient pour représenter leur territoire, leur race et leur histoire. Rhapsody chercha une fois de plus Oelendra du regard, sans la voir. Elle finit par désigner Rial afin qu’il s’exprime au nom des Lirins, en rappelant sa connaissance des détails de la guerre et son statut actuel de vice-roi de Tyrian. En tant que représentant de la Maison de Terreneuve, Ashe fut nommé porte-parole de la Deuxième Flotte et des Cymriens de Manosse. Quand il ne resta plus que les deux autres Flottes, un cri s’éleva des rangs de la Troisième. « Anborn ! Nous désignons Anborn ap Gwylliam ! » L’accord des principaux intéressés fit résonner la totalité du cirque, même si bon nombre de membres de la Première Flotte se contentaient de regarder sans mot dire. « Acceptez-vous ce choix ? demanda Rhapsody comme le voulait la procédure. — Nous l’acceptons », répondirent à l’unisson tous les intéressés. Le généralissime s’avança, paraissant s’être dépouillé de son arrogance coutumière. Comme l’avaient fait les autres représentants, il s’inclina devant la Convocatrice, mais lorsqu’il se redressa, Rhapsody remarqua qu’il lui adressait un clin d’œil discret et elle sentit les réticences que lui inspirait leur mariage imminent se dissiper. Leurs rapports seraient probablement agréables, et sans complications. Elle commençait à le trouver très sympathique. Elle n’avait pas croisé le regard d’Ashe, quand son tour était venu. Vint finalement la question la plus délicate : qui s’exprimerait au nom de la Première Flotte, ces Cymriens qui avaient pris le parti d’Anwyn et tous leurs descendants ? Le plus grand nombre de survivants du conflit appartenaient à ce groupe, même si bon nombre préféraient se définir selon d’autres critères, en tant que citoyens de telle ou telle contrée ou encore en fonction de leur race. Il y eut de nombreux murmures et marmonnements pendant qu’ils en débattaient. Rhapsody attendit patiemment une réponse, en regrettant de ne pas avoir choisi des chaussures plus confortables. Puis un cri s’éleva d’un groupe d’humains. « Je propose que Gwydion ap Llauron soit également le porte-parole de la Première Flotte. » Une nouvelle clameur monta de la multitude, comme cette nomination entraînait de nombreuses discussions. Rhapsody s’avança pour en demander confirmation à la Première Flotte, ainsi qu’elle l’avait fait pour la Troisième, quand Anborn intervint d’une voix qui imposa le silence. « Je m’y oppose ! » 76 ANBORN SE TOURNA VERS ASHE pendant que les membres de l’assemblée retrouvaient leur voix. « Désolé, mon garçon. Ne va surtout pas imaginer qu’il s’agit d’une attaque personnelle, mais les choses sont en fait assez compliquées. » Ashe hocha la tête avec brusquerie et pivota vers Rhapsody. Bien plus compliquées, pensa-t-il à contrecœur. Des débats débutaient, non par des échanges de menaces comme auparavant, mais sous forme de discussions portant sur celui qui était le mieux placé pour défendre les intérêts des membres de la Première Flotte. La voix d’Hyllion, un noble lirin qui avait sollicité la main de Rhapsody, se détacha du tumulte. « Le droit de représenter la Première Flotte revient à Edwyn Griffyth, en tant que fils aîné d’Anwyn. » Les membres de la Première Flotte scandaient déjà son nom. « Guidez-nous, Edwyn ! — Ne me mêlez pas à ces histoires », gronda l’intéressé, ce qui ramena le silence pour un temps. C’était la première fois qu’il prenait la parole. « Je serais bien trop tenté de vous conduire jusqu’au bout de la Terre pour vous pousser dans le vide qui règne au-delà. Il y a quelques instants, j’ai presque cru – ce qui était le comble de la stupidité – qu’il existait un espoir. Mais voilà que vous recommencez et que renaît la servitude aveugle qui vous a incités à suivre ma mère vers votre destruction ! Désignez quelqu’un qui s’exprimera en votre nom, et envers lequel vous vous sentez liés à cause du navire à bord duquel vos satanés ancêtres ont effectué cette traversée ! Réservez votre allégeance au Seigneur et à la Dame que vous désignerez. » Les Cymriens réunis reprirent leurs murmures. « Oelendra, en ce cas », suggéra une autre voix. Et l’intonation des grondements se modifia. « Elle s’est chargée de nous guider quand la tempête a emporté Merithyn, et elle nous a conduits en sécurité sur ces terres afin que nous puissions nous y installer. » La foule se mit à murmurer son approbation, puis à psalmodier son nom. « C’est un honneur que je décline », lança une voix posée qui s’élevait du flanc de la colline située à l’opposé du rassemblement. Rhapsody leva les yeux pour voir la guerrière qui s’était isolée sur le pourtour de la cuvette. Elle la vit se détourner et s’éloigner. Rhapsody sentit son cœur chavirer. Elle savait qu’une Convocatrice devait conserver une neutralité absolue, mais elle était consciente que ce serait difficile. Elle baissa le regard sur Grunthor et sourit. « Nous devons également pardonner à nous-mêmes », répéta-t-elle doucement. Une déclaration qui résonna d’un bout à l’autre du Grand Tribunal. « Exact, fit le géant. C’est pas mes affaires, mais j’ pense qu’ vous êtes le choix idéal, Oelendra ! S’ils vous avaient écoutée, tous ces gens n’auraient pas été embringués dans c’te putain de guerre. Et si les Lirins vous avaient écoutée, et si c’te vieille harpie vous avait écoutée, on s’rait tous en train de passer à table au lieu d’essayer de rapetasser un continent mal en point. Qu’est-ce qu’ vous en dites, m’dame ? Donnez-leur une chance de s’y prendre un peu mieux, c’te fois. » Après un silence attribuable à la surprise provoquée par l’intervention du Bolg, les membres de la Première Flotte acclamèrent Oelendra et scandèrent son nom. Rhapsody envoya un baiser à Grunthor avant de se tourner vers Oelendra pour attendre sa réponse. Malgré la distance les séparant, elle voyait des larmes briller dans les yeux de la guerrière qui finit par répondre : « C’est entendu. » Et les cris de joie se changèrent en ovation. « Parfait, dit Rhapsody en retenant à son tour quelques larmes. Je suggère aux divers porte-parole de se réunir dans une des salles d’Ylorc pendant que les autres apprennent à mieux se connaître. Il en résultera peut-être une bonne volonté suffisante pour nous éviter de nous étriper avant la fin de ces palabres, le temps nécessaire pour désigner un Seigneur et une Dame, et entamer d’autres chantiers de reconstruction. Vous m’avez interrogée sur notre Avenir… Eh bien, sachez que nous le forgerons ici même. » Elle récupéra sa harpe et les membres du Conseil reprirent leur souffle. « Je ne suis pas Manwyn, déclara Rhapsody avec un peu d’espièglerie. Je peux seulement vous dire ce que je crois possible. Que cela devienne ou non une réalité ne dépend que de vous. » Elle adressa un signe à un petit garçon blond appartenant au groupe des Lirins. « Tu représentes l’avenir, Aric. Viens chanter avec moi… » L’enfant courut jusqu’au pied de la Saillie du Convocateur. Elle se remit à jouer, cette fois une mélodie entraînante. Il s’agissait d’un chant Gwadd de l’ancien monde intitulé « Joyeux est le torrent qui coule dans le pré », un chant d’amour du pays de pâturages vallonnés d’où ces petits individus étaient originaires. Pendant qu’elle l’interprétait, ils furent nombreux à approcher pour se tenir près de l’enfant aux cheveux d’or, imités par d’autres individus de petite taille avec lesquels ils s’étaient croisés, et ils restèrent là, fascinés, pour tendre l’oreille. Les visages pointus étaient radieux ; leurs yeux anguleux miroitaient et leurs silhouettes élancées projetaient de longues ombres fuselées sous le soleil d’après-midi. Quand l’air eut été repris par ce groupe, Rhapsody passa à autre chose, le seul morceau du peuple des Nains qu’elle avait appris, un chant de mineur entonné dans les galeries pendant que les habitants du Mont Nocturne exécutaient leur travail ininterrompu pour déterrer les trésors enfouis dans la Terre. Cet air était aussi profond et harmonieux que le milieu dans lequel ils vivaient. Rhapsody avait choisi un ton qui lui permettait de s’imbriquer harmonieusement dans la mélodie des Gwadds et leurs voix résonnaient d’un bout à l’autre du Tribunal en affectant tous les Cymriens réunis. Elle y ajouta des chants de tous les autres pays, hymnes nationaux ou religieux, gigues paysannes reprises par les Filids qui travaillaient la terre, chants de matelots de Serendair. Des airs repris par les membres de chaque groupe qui voyaient en eux des éléments de leur héritage. La rhapsodie du Passé qu’elle avait interprétée pour rendre hommage à Anwyn devint une magnifique symphonie aux mouvements aussi variés que les gens se tenant devant elle, mais admirables par leur unité. Les Cymriens étaient aussi radieux que le soleil qui descendait au-delà des Dents, et elle sentait s’ancrer dans son cœur la conviction de ne plus faire qu’un avec eux et de partager l’amour qu’Elynsynos leur portait en tant que peuple. C’était comme regarder une dernière fois les Patchworks de sa contrée natale, ces pâturages et champs de céréales qui dessinaient un si bel échiquier mis en valeur par la clarté du ciel. L’opus s’acheva finalement et le silence s’installa dans la cuvette pendant que Rhapsody rangeait sa harpe. L’aura scintillante de puissance hypnotique qui l’avait nimbée depuis qu’elle avait bravé le Feu au cœur de la Terre semblait flotter dans les airs, illuminer chaque personne qui lui avait prêté une oreille attentive, établissant entre eux un lien commun. Elle se tourna vers l’ouest pour débuter les vêpres, chanter à l’intention du soleil couchant et de l’étoile du soir qui miroitait au-dessus du plus grand pic des montagnes du royaume d’Achmed. Le rite du soir fut repris par des dizaines de milliers de Lirins. Ils appartenaient pour bon nombre au groupe venu de Tyrian, mais il y en avait également qui venaient des diverses Flottes, de Roland et des Îles des Mages de la mer. Le chant résonna dans ce ciel vespéral, dans la cuvette et sur la plaine de Roland, dans les Dents et sur la lande ainsi que bien au-delà. Il accompagnait la descente du soleil dans un ciel qui s’emplissait de magnifiques rubans rouges et orangés qui s’entrelaçaient dans l’azur de l’horizon ouest et se tendaient tels des bras dans les ténèbres, comme désireux de rester en leur compagnie. Quand l’écho de la dernière note mourut, Rhapsody plaça son sac sur son épaule. « Ce que je suis venue faire en ce lieu est terminé, lança-t-elle à la foule. Si vous m’acceptez dans vos rangs, je serai ravie de me joindre à vous et de laisser la présidence de ce Conseil à ceux que vous avez désignés. » Les acclamations avaient atteint leur paroxysme quand Ashe sortit de la foule en adressant des signes à la Convocatrice. « Puis-je prendre la parole, Majesté ? » Rhapsody soupira. Elle se sentait très lasse. Elle était restée debout tout le jour et ses pieds la soumettaient à une véritable torture. « Bien volontiers. » Elle alla s’asseoir sur un rocher sculpté qui faisait office de tabouret, sur l’arrière de la Saillie. Ashe sortit des rangs du contingent de Manosse pour gagner d’un pas rapide la Tribune de l’Orateur. Il grimpa jusqu’à son sommet et baissa le regard sur la mer de Cymriens que la clarté rougeâtre du soleil couchant couronnait de feu. « En tant que porte-parole de la Deuxième Flotte, je demande à ce Conseil de déterminer sans plus attendre qui doit prendre notre tête. Comme l’a déclaré Anwyn, sans Seigneur et sans Dame, ce Conseil n’en est pas un. Gwylliam est décédé et il me semble évident que – tout en étant toujours parmi nous – Anwyn a démontré qu’elle n’était pas digne de nous guider. » Des propos accueillis par un murmure approbateur de la totalité des Cymriens. Même ceux qui avaient voté pour son maintien à la fin de la guerre ne pouvaient camper sur leurs positions. Tant le Temps que la conduite d’Anwyn le leur interdisaient. « Voilà pourquoi je propose que Sa Majesté Rhapsody, reine des Lirins, devienne Dame des Cymriens ! » Ashe avait dû crier pour se faire entendre en raison du tumulte qui venait d’éclater. « Elle appartient à la Première Génération, mais elle n’a embarqué à bord d’aucune Flotte et elle ne risque pas de favoriser un groupe au détriment d’un autre. Elle fait partie des Trois dont Manwyn a parlé. Elle n’est autre que le Ciel cité dans sa prophétie, la Liringlas, celle qui nous englobe tous et ne peut être divisée, un incomparable vecteur de paix et d’unité. Elle a terrassé le F’dor, cet ennemi ancestral de notre peuple, ce démon qui nous a apporté tant de maux depuis notre départ de Serendair. Elle a uni les Lirins et établi une paix durable entre eux et la principauté de Bethany, avec laquelle ils étaient au bord du conflit. Elle a aidé les Bolgs à débuter une nouvelle ère de paix et de prospérité. Comme le dernier des rois de Serendair, c’est une sang-mêlé, ce qui est un gage d’unité entre les races. Tout la désigne pour être notre Dame, le contraire d’Anwyn, celle qui peut nous rapprocher quand ma grand-mère nous a divisés. Et, comme si ce n’était pas suffisant, elle a réussi à réduire cette dernière au silence, ce qui n’est pas un mince exploit. » Rhapsody avait été consternée en comprenant ses intentions, mais elle ne pouvait l’interrompre après lui avoir cédé la parole. Pendant que la foule riait de la boutade d’Ashe et plébiscitait sa suggestion par des cris, elle se leva d’un bond, rendue livide par le choc éprouvé. « Aurais-tu perdu… — Je soutiens cette proposition », lança Anborn. Et la lame de fond des approbations s’amplifia encore. « Un moment ! s’exclama Rhapsody qui était saisie de panique. Je m’y oppose. — Tu n’as plus la parole, lui rétorqua Ashe dont les yeux avaient un éclat malicieux. Une motion a été déposée et appuyée. Il est de ton devoir de Convocatrice de t’assurer qu’elle est présentée à l’approbation de la totalité des membres du Conseil qui se prononceront par un vote. Je te serais donc obligé de respecter la procédure. » Elle le foudroya du regard puis se tourna vers le Conseil et tenta de filtrer de sa voix toute intonation de désespoir. « N’y a-t-il pas d’autres propositions ? » Seul le silence lui répondit. « Aucune ? » Elle n’entendait que quelques murmures et commentaires discrets. « Et les objections ? Nul n’a donc la moindre objection à avancer ? — Tout l’indique, ma Dame, fit Ashe. Les membres de ce Conseil semblent s’être prononcés à l’unanimité, unis comme dans la prophétie. N’ai-je pas raison ? » Un tonnerre d’approbations ébranla les lieux, au point que Rhapsody sentit vibrer la corniche sur laquelle elle se dressait. Puis une onde l’envahit, apportant son soutien à son âme et renforçant son corps comme lorsqu’elle avait traversé les feux du noyau de la Terre. On aurait pu croire que le Grand Tribunal lui-même réagissait à l’unanimité du Conseil des Cymriens et lui octroyait sagesse et force d’âme dont elle aurait besoin, un nouveau lien entre la Terre et sa population. Elle finit par comprendre ce que représentait le fait d’être investie d’un pouvoir librement accordé. Elle était la Dame des Cymriens. Ce n’était pas ce qu’elle avait prévu, ni désiré, mais ce que la joie de toute l’assemblée lui avait imparti lui évitait d’éclater en sanglots. « Il convient de célébrer dignement l’événement, mes amis ! » rugit Edwyn Griffyth. Ashe remarqua l’expression de Rhapsody et en eut des aigreurs d’estomac. Il se tourna de nouveau vers la foule et désigna les tentes dressées par les troupes d’Achmed à l’extérieur du Grand Tribunal. « Je constate que notre hôte, Sa Majesté le roi des Firbolgs, nous a fait servir un véritable festin. Allons nous sustenter. Nous reviendrons tenir notre dernière session de la nuit quand la lune poindra au-dessus des Dents. » Après cette déclaration accueillie avec enthousiasme, la foule se scinda en petits groupes pour bavarder sans que l’appartenance à telle ou telle faction n’entre en ligne de compte. De vieux amis se retrouvaient et en avaient des larmes aux yeux ; d’anciens adversaires se serraient la main. Tous étaient ouverts aux possibilités offertes par une nouvelle Ère cymrienne, ce nouveau Conseil, la nouvelle Dame. Ashe se tourna pour regarder Rhapsody et tenter de déterminer si elle réussissait à se mettre dans la peau de son nouveau personnage, pour constater qu’elle n’était plus en vue. Des torches éblouissantes et des lanternes moins lumineuses avaient été plantées ou suspendues dans les immenses champs qui s’étendaient au pied des Dents, diffusant une agréable clarté dans la pénombre de ce début de nuit. Des tables croulant sous les victuailles avaient été dressées, du vin coulait à profusion et des rires joyeux se répercutaient entre les montagnes qui en renvoyaient des échos dans la lande. Les Cymriens ne s’étaient pas réunis pour festoyer depuis les épousailles d’Anwyn et de Gwylliam, et cette humeur joyeuse était contagieuse, la bonne volonté se répandait dans la foule comme un grand vent. Ashe chercha encore Rhapsody du regard tout au long du repas. Il pouvait percevoir sa présence, ainsi que son mécontentement. S’il avait tout fait pour qu’elle devienne la Dame des Cymriens – la bague du Patriarche l’avait désignée au cours d’une nuit de l’été précédent, même s’il était convaincu depuis longtemps du bien-fondé d’une telle décision –, il savait que ses idées sur un système nobiliaire d’un autre âge l’empêchaient d’accepter sans rechigner son nouveau statut. Il espérait avec ferveur qu’elle s’adapterait, comme elle l’avait fait après être devenue reine des Lirins, mais la bile qui rongeait son estomac et sa gorge lui laissait craindre le contraire. Il n’avait à aucun moment pu lui adresser la parole au cours du repas. Ses compagnons de Manosse, les membres des autres Flottes et les courtisans de Roland l’interceptaient à tout bout de champ pour lui faire part de la joie qui avait été la leur lorsqu’ils avaient appris qu’il était toujours de ce monde. Tous voulaient lui souhaiter un bon retour parmi eux. Frères d’armes, amis de longue date et tout particulièrement Messire Stephen exigeaient qu’il leur narre ses exploits et satisfasse leur curiosité quant à ses activités de ces vingt dernières années. Rhapsody subissait elle aussi les assauts incessants de ses admirateurs. D’éminents personnages de toutes les principautés, nations de Sorbold et États non alignés cherchaient à s’isoler avec elle pour établir des liens privilégiés avant même son couronnement. Son expression avait été sereine et détendue, les rares fois où Ashe l’avait entraperçue, mais il savait que son calme apparent dissimulait une vive agitation intérieure. Elle avait le regard d’un garenne ou d’une biche aux abois. La lune finit par se retrouver au-dessus du plus haut pic des Dents, et la corne sonna pour rappeler les Cymriens à leurs devoirs. Il fallut près d’une heure pour que l’assemblée rouvre la séance, tant la liesse était grande. Rhapsody regardait le peuple cymrien, cette mer de visages tendus vers elle qu’illuminait le halo de la pleine lune désormais à leur aplomb. Quand le soleil s’était levé, ce matin-là, elle avait simplement espéré que les réfugiés de sa contrée natale l’accepteraient parmi eux, et elle était devenue depuis leur souveraine. C’était inouï au point de confiner à l’absurde. Elle prit une inspiration profonde puis exhala lentement, en se concentrant pour se détendre. Elle s’adresserait à eux non plus en tant que Convocatrice mais en tant que leur Dame, et lorsqu’elle s’avança pour prendre la parole, le silence fut presque instantané. « Quel sujet allons-nous aborder en premier ? » demanda-t-elle à la foule. Et la question se diffusa sous des formes diverses, même si sa signification restait inchangée. « Qui doit devenir notre Seigneur ? » Sa désignation puis son acceptation par les Cymriens en tant que leur Dame avaient apporté à Rhapsody une certaine compréhension de ce peuple, ce qui lui permettait de mieux analyser leurs commentaires. Leurs cris, qu’elle avait interprétés comme de simples vociférations de populace, lui parvenaient à présent en tant qu’expressions orales des pensées d’autant d’individus, des ondes qui venaient s’échouer sur les berges de son esprit comme des vagues sur une plage. C’est sans doute comparable au fait de posséder des sens de dragon, estima-t-elle. Ashe avait parlé d’une perception aiguë et ininterrompue des moindres détails de la totalité de son environnement, et c’était en quelque sorte ce qu’elle ressentait à présent. « La véritable question que nous devons nous poser, c’est qui peut prétendre à ce titre, lança un guerrier Nain du nom de Gar. — Ce droit réside en chacun de nous, répondit un membre de la Première Flotte. Tous peuvent solliciter ce poste. — Mais le précédent Seigneur des Cymriens n’était autre que Gwylliam, un descendant des anciens rois de Seren. Ne devrions-nous pas désigner un membre de la même Maison, ceux qui nous ont conduits en sécurité loin de notre île ? » demanda Calthrop, un autre Nain. « Ce sont également ceux qui nous ont menés à la guerre », rappela Harklerode, un des soldats de l’armée canderienne. — Les erreurs d’un homme ne sont pas imputables à sa descendance. — Pas plus que ses hauts faits ne donnent une quelconque valeur à ses fils. — Notre Dame fait partie de la Première Génération. Ne faudrait-il pas que notre Seigneur soit originaire de ces terres ? Avec le sang de ce peuple dans ses veines ? N’est-ce pas pour cette raison que nous avons décidé de nous en remettre au Seigneur et à sa Dame, la fois précédente ? Parce qu’il appartenait à l’ancienne lignée et elle à la nouvelle ? — Ils étaient mari et femme. Ne faudrait-il pas avoir un couple à notre tête ? — Ils se sont épousés pour assurer la réunification et l’alliance. — Ce sont leurs liens conjugaux qui ont été à l’origine du conflit, si vous n’avez pas oublié. — Nous devons avoir un autre couple à notre tête. Nul individu possédant la sagesse nécessaire pour être nommé Seigneur des Cymriens par ce Conseil ne commettrait la sottise de frapper notre Dame comme l’a fait Gwylliam. Toute la population réclamerait sa tête. — N’est-elle pas, par ailleurs, l’Iliachenva’ar ? Une femme capable d’occire un démon devrait pouvoir se protéger d’une gifle ! — Bien dit. Qu’ils se marient serait plein de bon sens, ne serait-ce que parce que ça réglerait toutes les questions successorales. — Attendez une minute ! » La voix de la nouvelle Dame résonna d’un bout à l’autre du Grand Tribunal. Elle l’avait perdue dans le tumulte qui avait suivi sa confirmation à une position pour laquelle elle ne se sentait aucunement qualifiée, mais la colère qui bouillait en elle venait de la lui rendre… en l’amplifiant. « Sachez que je vous trouve bien présomptueux. Comment osez-vous parler de moi comme si j’étais une poulinière ? Croyez-vous me posséder, avoir le droit de décider de mon destin ? Je suis choquée que vous envisagiez pour moi un mariage de convenance. Qui vous dit que je n’ai pas déjà un époux ? Nul ne s’est seulement donné la peine de s’informer sur mon statut. Et, même si vous l’aviez fait, vous ne pourriez savoir si je n’ai pas déjà un fiancé. Malgré votre potentiel, vous êtes exaspérants. Si vous estimez devoir choisir l’époux de votre Dame, sachez que je ne serai pas cette dernière. Je renoncerai bien volontiers à ce titre avant que vous ne vous engagiez dans la moindre discussion de cette nature. » Elle se dirigea vers l’extrémité de la Saillie du Convocateur et tenta d’en descendre. Comme la fois précédente, quand Anwyn s’en était prise à Oelendra, elle découvrit qu’elle était dans l’incapacité d’abandonner son poste pendant que des cris s’élevaient de toutes parts. « Non ! » hurlaient tous les gens réunis devant elle, des cris modulés par le vent qui évoquaient pour elle les huées du public des arènes de Sorbold. La clameur décrut quand Anborn gagna précipitamment le sommet de la Tribune de l’Orateur. « Pardonnez-nous, ma Dame », lança-t-il en souriant. Sa voix était autoritaire et vibrante du timbre propre à ceux qui ont depuis longtemps l’habitude de haranguer les foules. « Notre joie de former de nouveau un peuple uni était telle que nous avons retrouvé nos anciennes façons, dont notre obstination et notre arrogance. La Troisième Flotte, ainsi – je crois – que tous nos compagnons cymriens, reconnaissent humblement votre droit de choisir librement votre compagnon. » Il se tourna vers le reste de l’assemblée. « N’est-ce pas vrai ? » Le grondement approbateur l’eût probablement déséquilibrée, en la faisant choir de la Saillie, si Rhapsody avait pu se mouvoir. Elle lutta pour se redresser et regarder Anborn. Il lui adressait un autre sourire, qu’elle lui retourna en hésitant légèrement. Elle découvrait dans son expression un élément qui la troublait un peu. Elle perçut un étrange tiraillement intérieur et s’intéressa à la foule révélée par la clarté des torches, pour constater qu’Ashe la dévorait des yeux. Son expression figée en une expression de panique était pénible à voir. Elle détourna rapidement la tête. « C’est à vous, Vot’ Seigneurie », entendit-elle murmurer en contrebas. Elle se tourna vers Grunthor et parvint à lui sourire avant de se racler la gorge. « C’est d’accord, je suis disposée à faire un nouvel essai. » 77 LES DISCUSSIONS ABRUTISSANTES se poursuivirent jusqu’à près de minuit. Rhapsody attribuait ses tempes battantes à la monotonie des discours des orateurs en tous genres qui se succédaient pour reprendre et réfuter les arguments de leurs pairs. « Pourquoi ne pas désigner deux Dames et se passer d’un Seigneur ? — Il serait plus équitable que les deux sexes soient représentés. — Je refuse qu’un Nain me donne des ordres ! s’emporta un Lirin lorsqu’il fut question d’élire Faedryth. — Et je n’ai aucun désir de me retrouver dans le jardin fleuri d’une cour uniquement fréquentée par des Lirins ! rétorqua un Nain. — Nous devons donc désigner quelqu’un qui a des liens avec tous les peuples, intervint Oelendra. — Et que sa naissance situe de ce côté du monde et non de l’autre, fit un des grands êtres dorés accompagnant Edwyn Griffyth. C’est un symbole indispensable à l’union du peuple et de cette contrée. — Je sauterais volontiers au bas de ce promontoire pour bénéficier de la délivrance de la mort, si j’en avais la possibilité, soupira Rhapsody. Je souhaite que le Seigneur des Cymriens puisse régler de tels détails et me permette de m’esquiver aussi souvent que l’envie m’en prend. » Les Cymriens levèrent les yeux sur leur nouvelle Dame en étant horrifiés, avant de comprendre qu’elle avait voulu plaisanter pour détendre l’atmosphère. Ils rirent sans retenue avant de reprendre leurs débats assommants. Ils me connaissent bien mal, pensa-t-elle. Elle regarda de tous côtés, l’esprit ailleurs, et elle reporta son attention sur le Conseil dès qu’elle vit Ashe lui adresser un sourire compatissant. « Il n’existe qu’une lignée dont les liens vont de l’ancien monde au nouveau, et c’est celle d’Anwyn », intervint Oelendra. Sa déclaration fut à l’origine d’un silence dû à la surprise, car son aversion pour Anwyn était connue de tous et elle venait d’en faire la démonstration. « Quels autres liens du sang les habitants de Serendair, le peuple le plus vieux de l’ancien monde, ont-ils avec le dragon qui a insufflé son essence en ces terres ? Premier-né mêlé à Premier-né. Plus important, cette lignée a hérité par Gwylliam du Droit des Rois. Il était le descendant du grand monarque de Seren, suzerain de toutes les races. — Vous nous suggérez d’accorder notre confiance à ceux qui nous ont conduits à notre perte ? » demanda Nielsen, un duc de Sorbold. « Je dis simplement qu’il s’agit de la seule Maison ayant des liens avec nous tous et que ses représentants sont peut-être mieux placés que les autres pour tirer des leçons des fautes de leurs ancêtres. — Qui, en ce cas ? — Le Droit des Rois se transmet de fils aîné en fils aîné, rappela un humain de la Troisième Flotte. Il revient donc à Edwyn Griffyth. — Vous ne m’avez pas prêté attention, dit le grand Mage de la mer dont les sourcils argentés s’étaient rapprochés. Je n’ai aucun désir de gouverner qui que ce soit. Élisez-moi et j’irai me réfugier sur la plus haute montagne ou au plus profond de l’océan, pour m’y dissimuler jusqu’au moment où vous finirez par renoncer et retournerez vous entre-tuer. Je n’accepterai jamais – et je dis bien jamais – le titre de Seigneur des Cymriens. » Rhapsody soupira. Faute d’avoir déjà détenu une autorité suprême, il ne lui était pas venu à l’esprit qu’opposer un refus catégorique était une solution. Elle décida d’en prendre note. « En ce cas, le titre devrait revenir à Llauron, mais il nous a quittés, fit l’homme qui avait avancé le nom du frère aîné. — C’est exact, en un sens », fit quelqu’un d’une voix d’érudit si profonde que la paroi rocheuse de la cuvette la répercuta. Tous purent percevoir ses vibrations sous leurs pieds et elle provoqua l’interruption du débat auquel succéda un silence surpris. « Mais je suis venu ici malgré tout, et j’espère que nul n’en prendra ombrage. Après tout, j’ai entendu moi aussi cet appel. — Quelle est donc cette diablerie ? demanda Gaerhart de la Deuxième Flotte. — Il n’y a aucune tromperie, vous pouvez me croire. » De l’intérieur de la terre vivante émergea une grande silhouette iridescente qui prit un instant plus tard l’apparence d’un serpent vaporeux de plus de cent pieds de long. De larges ailes se déployèrent de ses flancs dont les écailles miroitaient dans des tons de cuivre et d’argent. Sa taille était difficile à déterminer, vu qu’il était lové, mais alors qu’il redressait son énorme tête, Rhapsody estima que sa masse devait correspondre à celle d’Elynsynos. Ses bras démesurés soulevèrent la partie antérieure de son corps pour lui permettre de parcourir des yeux les Cymriens qui avaient presque tous reculé de panique en le voyant. Un vent chaud et puissant les cingla lorsqu’il s’exprima, et tous fermèrent les yeux en tremblant de frayeur. Le dragon ouvrit grand les siens, deux énormes globes de feu bleuté. Les Cymriens plongèrent sur le sol, terrifiés, à l’exception des Trois et des descendants d’Anwyn. « Je trouve à chacune de nos rencontres que tu ressembles de plus en plus à notre Mère », déclara Anborn à Llauron, en souriant. Edwyn Griffyth considéra son frère avec mépris. « Je suis moi aussi ravi de te revoir, répondit le dragon. Et je me félicite de constater que tu honores ce Conseil de ta présence, Edwyn. — Je tiens à préciser que je le regrette de plus en plus, déclara ce dernier sans se donner la peine de dissimuler son dégoût. Nul n’a donc jugé utile de te dire que les entrées aussi spectaculaires ne sont de mise qu’à la cour royale ? — N’est-ce pas ce qu’est ce lieu ? Je suis venu présenter mes vœux à la nouvelle Dame des Cymriens et féliciter les personnes présentes pour la sagesse de leur choix. » Le reptile s’inclina vers Rhapsody, mais la reine des Lirins et nouvelle Dame des Cymriens se contenta de le toiser sans faire de commentaire… en veillant à ne pas le regarder dans les yeux. Le dragon se racla la gorge, ce qui fit frémir cent mille colonnes vertébrales. « Hmm, eh bien, je souhaite informer chacun d’entre vous que je suis, ou plutôt que j’étais, Llauron, fils d’Anwyn et ex-Invocateur des Filids. — Es-tu venu ici revendiquer le pouvoir ? lui demanda Edwyn Griffyth. — Seigneurs, non ! Ce ne serait pas très malin, ne crois-tu pas ? Il n’existe aucune couronne ou parure royale à ma taille. Non, j’ai renoncé à tous les droits ou revendications de ce genre en rejetant mon humanité. Je souhaitais vous informer que je transmets tous mes privilèges à mon fils, qui s’en est rendu digne par ses actes de bravoure désintéressés, en défendant les membres de toutes les Flottes contre la perfidie du F’dor et en vengeant ma, heu, mort des mains de ce traître de Khaddyr qui s’était ligué avec ce démon. Cette assemblée considère-t-elle ma décision valable ? — Veux-tu obtenir une réponse fournie sans arrière-pensée ? demanda imperturbablement Anborn. — Oh, c’est ce que je suis venu chercher, mais je prends note de ta remarque. » Sur ces mots, le grand reptile réduisit sa taille pour ne plus occuper la totalité de la cuvette. Le halo éthéré de son état précédent disparut et il se matérialisa en tant que lézard d’environ quinze pieds de longueur qui s’avança en rampant sur le sol du Grand Tribunal, ce qui incita les Cymriens à s’égailler de toutes parts. Le reptile arriva aux pieds d’Ashe et se laissa descendre sur le tapis d’herbe afin de s’y installer confortablement, avant de lever un regard amusé sur son fils qui paraissait mortifié. « Désolé, mon garçon, mais c’est une tradition familiale. Tous se sont donné le mot pour placer leur progéniture dans l’embarras. » Ashe soupira. « Voilà pourquoi nous n’avons pas d’héritiers, Anborn et moi », intervint Edwyn Griffyth. Rhapsody regardait les Cymriens revenir lentement vers le centre de la cuvette, en laissant un vaste cercle dégagé autour d’Ashe et du dragon lové à ses pieds. Elle allait sourire malgré elle quand Ashe leva les yeux et la prit de vitesse. C’était exactement le genre de situation dont ils auraient aimé pouvoir rire ensemble, nichés sous les couvertures de leur lit d’Elysian, en échangeant murmures et gloussements sous les ombres mouvantes du feu. Une pensée qui les incita à détourner les yeux, pour des raisons diamétralement opposées. Les palabres reprirent. Pendant un temps d’autres possibilités qu’un représentant de la Maison de Gwylliam furent avancées. Diverses factions proposèrent leurs candidats, au point que Rhapsody obtint la conviction qu’ils n’arriveraient jamais à la moindre décision. Même le roi Firbolg et Grunthor furent cités, ce qui ne fit que confirmer son opinion. Peut-être est-ce Achmed qui remit les débats sur la bonne voie. Il déclara de façon catégorique que s’il était nommé Seigneur des Cymriens, il transmettrait aussitôt tous ses pouvoirs à Rhapsody, car il ne voyait aucune utilité d’avoir un Seigneur en plus d’une Dame. « Vous venez de désigner Rhapsody pour vous guider et vous voulez la subordonner à un autre responsable, dit-il avec dédain. Il n’y a jamais eu d’autorité partagée couronnée de succès. Si le Seigneur et la Dame sont en désaccord, qui aura le dernier mot ? — Le Seigneur », répondit Longinotta, une Gwaddi de la Première Génération qui avait servi en tant que huissier d’armes à la cour d’Anwyn et de Gwylliam. Achmed hocha la tête. « Vous voyez ? Dès l’instant où vous l’avez choisie, laissez-la agir à sa guise. Pourquoi lui compliquer inutilement la tâche ? — Ce sont des balivernes ! intervint Tristan Steward dont la voix résonna dans tout le Grand Tribunal pour interrompre tant le débat que les conversations. Vous oubliez le choix le plus évident, quelqu’un qui a l’expérience du partage équitable et réussi du pouvoir. » Il regarda l’assemblée avec un air lourd de sous-entendus. « Et ce serait ? » demanda Stephen Navarne avec prudence, alors que son expression indiquait qu’il craignait de l’avoir deviné. Tristan se tourna vers le responsable de sa Maison qui se racla la gorge. « Il semble… eh bien, approprié que Tristan soit nommé nouveau Seigneur des Cymriens, déclara le Seigneur Cunliffe après quelques hésitations. Il a réalisé un travail admirable en tant que régent de Bethany. Il a imposé son autorité en un temps de laxisme et il a rendu leur puissance à nos armées. » Tristan Steward se pencha pour lui murmurer quelque chose à l’oreille. « Évidemment, bien sûr. En plus de toutes les vertus qu’il a déjà démontré posséder, le Seigneur de Roland serait un excellent pendant à la nouvelle Dame des Cymriens, car il respecterait son autorité tout en la guidant dans ses décisions. Nul ne peut contester que Tristan Steward est un homme intègre et c’est pourquoi il doit devenir Seigneur des Cymriens. — Tristan Steward devrait aller se faire dévorer par des fouines, gronda Edwyn Griffyth d’une voix qui ébranla le Grand Tribunal. Un homme intègre ? Dites plutôt un âne bâté ! » Aucun son ne s’élevait comme le fils aîné de Gwylliam se levait pour braquer son bâton vers le Seigneur de Roland qui s’était mis à trembler. « Comment avez-vous osé venir en ce lieu sacré à la tête d’une armée, peu importe laquelle ? Seriez-vous l’être le plus arrogant de l’histoire ou, plus simplement, un incommensurable idiot ? Nous sommes en un endroit de paix, un Conseil. Tous les Cymriens, même ceux qui ignorent tout de notre histoire, contrairement à vous, connaissent les règles qui s’appliquent à l’intérieur du Grand Tribunal. Toute agression y est formellement proscrite. Et vous y arrivez comme si vous aviez l’intention de l’assiéger ? Oui, je vous accuse publiquement. Je préférerais devenir Seigneur des Cymriens plutôt que voir ce titre tomber entre vos mains, et je crois m’être exprimé sans détour sur ce qu’il m’inspire. Repartez, pauvre sot ! Faites lever le camp à vos troupes et regagnez honteusement Roland dès que la Dame aura dissous le Conseil. » Un raz-de-marée de rires et d’applaudissements parcourut le Grand Tribunal en s’amplifiant, avant que Rhapsody ne rétablisse le silence en se levant. « Arrêtez ! ordonna-t-elle avec sévérité. Le Seigneur de Roland a été nommé porte-parole des provinces orlandaises. Il est donc un élément important de la nouvelle alliance cymrienne. Son rôle est capital et je porterai une vive attention aux conseils qu’il me prodiguera au cours de mes rencontres avec les porte-parole une fois la session générale terminée. Je m’entretiendrai avec lui lorsqu’il aura renvoyé ses troupes dans leurs quartiers, et je ne puis tolérer qu’on suggère à qui que ce soit d’aller se faire dévorer par des fouines. » Elle regarda avec une sévérité exagérée le chef des Mages de la mer qui gloussa et inclina la tête avec déférence pendant qu’elle se rasseyait. Mais l’intervention d’Edwyn Griffyth avait radicalement modifié la nature du débat qui déboucha, par consensus, sur le fait que le titre de Seigneur des Cymriens devait revenir à un des descendants d’Anwyn et Gwylliam. Déçu, Grunthor se retira mais Achmed se contenta de hausser les épaules. Il leva les yeux sur Rhapsody qui s’était allongée à plat ventre au bord de la corniche, la tête nichée entre ses bras. « Vous fatiguez notre Dame, lança Rial avec colère. Il faut soit interrompre cette session sans avoir pris de décision, soit faire un choix. Tout ceci devient ridicule. » Un murmure approbateur parcourut la foule. « Si nous respectons le Droit des Rois, l’héritier présomptif est Edwyn Griffyth, lança Longinotta. Or, il vient de refuser ce titre, me semble-t-il. — Je ne vois pas en quels termes je devrais le dire pour lever toute ambiguïté, répondit le chef des Mages de la mer en ponctuant ses propos d’un grognement d’irritation. — En ce cas, ce Droit revient aux héritiers restants, sans tenir compte du droit d’aînesse. Ce qui nous laisse Llauron… » Lassé de cette discussion le dragon s’était couché derrière son fils, en se lovant sur lui-même devant la délégation de la Deuxième Flotte, sous l’étendard de la Maison de Terreneuve. S’il paraissait dormir, une paupière s’entrouvrit imperceptiblement quand son nom fut prononcé, ce qui projeta un rai de clarté bleutée surnaturelle sur le sol de la cuvette quand son œil se riva sur la petite femme huissier d’armes. Les crissements métalliques de ses écailles furent audibles comme il s’étirait et se délovait imperceptiblement. Sa voix – à la fois digne tout autant que glaciale et reptilienne – donna des frissons à la plupart de ceux qui l’entendirent. « Vous plaisantez, j’espère ? dit-il avant de refermer les yeux et de se chercher une position plus confortable. — Nous tiendrons compte de votre remarque », s’empressa de déclarer Rhapsody. Une intervention que tous parurent approuver. Il fallut attendre un bon moment, avant que Longinotta ne se ressaisisse. Finalement, elle ajouta : « Ce qui ne nous laisse qu’Anborn ap Gwylliam ainsi que Gwydion, fils de Llauron, qui hérite des droits de son père en ligne directe. Les possibilités de choix se résument à ces deux hommes, sans qu’un élément du droit héréditaire ne penche en faveur de l’un ou de l’autre. » Les débats reprirent aussitôt de plus belle à l’intérieur du Grand Tribunal, où arguments et discussions redevenaient assourdissants. « Anborn a conduit ses armées contre la Première Flotte ! — Comme Llauron l’a fait contre la Troisième, est-ce mieux ? — Ne faut-il pas juger chaque personne en fonction de ses propres actions ? — Anborn a rasé par le feu la forêt extérieure de Tyrian ! Comment le lui pardonner ? — Mais il a sauvé les Lirins des pirates khadaziens soixante-dix ans plus tard… à moins que vous ne l’ayez également oublié ? — Les Nains penchent pour Anborn », déclara Faedryth sur un ton si autoritaire que la plupart des Cymriens réunis dans le Grand Tribunal se turent. Puis une autre voix se fît entendre. « Les Nains de Manosse ne sont pas du même avis. Nous soutenons Gwydion. — Il nous faut un signe. La Dame pourrait consulter les étoiles. — Ce qu’elles me disent, c’est que nous aurions dû aller nous coucher il y a des heures », marmonna Rhapsody. Tous rirent, avec malaise. « Les Gwadds soutiennent également Gwydion, car il a continué de nous protéger en errant incognito de par le monde. — Même s’il faut reconnaître qu’Anborn a sauvé le village gwaddi de Finidel il y a une quinzaine d’années… — Si nous voulons que la Dame épouse le Seigneur, lui demander ce qu’elle en pense serait la moindre des choses. — Je vous répète qu’Anborn détient sur un plan politique et militaire… — Le but de tout ceci n’est-il pas de rendre l’armée inutile ? — Il est vrai que Gwydion s’est vaillamment comporté lors de la bataille de… » Rhapsody se coupa de ces discussions, qu’elle ne supportait plus. Cédant au désespoir, elle regarda Ashe, que tous appelaient désormais Gwydion. Il restait silencieux, visiblement soucieux de ne pas s’impliquer dans ces débats le concernant. Il avait la même expression attristée qu’elle, pour ne pas dire que la décision qui serait prise le laissait indifférent. Rhapsody commençait à comprendre qu’il ne tenait pas plus qu’elle à avoir un tel statut. Elle l’observait toujours lorsqu’il leva les yeux et lui adressa un sourire… qu’elle lui retourna machinalement. Ses cheveux aux reflets métalliques renvoyaient la clarté des torches et ses yeux bleus étaient brillants. Comme à l’époque où ils étaient amants, elle sentit son cœur s’emballer. Sa cuirasse d’écailles miroitait sous la lumière diffuse de la chandelle de Crynella, évoquant le clair de lune sur les vagues de l’océan. Il tenait dans sa main gauche le bâton blanc de l’Invocateur, cette main ornée de la bague du Patriarche, et ce qu’elle avait dit longtemps auparavant lui revint à l’esprit. Savez-vous que les Cymriens n’avaient qu’une seule religion lorsqu’ils sont venus de Serendair, un mélange des pratiques en vigueur à Gwynwood et à Sepulvarta, et que c’est la division des Cymriens après la guerre qui a provoqué un schisme ? Si vous souhaitez réconcilier politiquement ce peuple, pourquoi ne pas en faire autant sur un plan religieux ? J’ai assisté aux saints rites des deux Églises, et ils sont bien plus proches que la plupart des gens ne l’estiment. Qui a besoin d’un Patriarche et d’un Invocateur ? Ne pourriez-vous pas être les deux à la fois ? Pourquoi le Seigneur des Cymriens ne deviendrait-il pas l’unificateur de leurs sectes, en laissant chaque faction avoir ses propres canons ecclésiastiques ? Il reconnaîtrait à ses sujets le droit d’avoir la foi qu’ils désirent, tout en restant unis dans le monothéisme. Il ne la regardait plus comme à l’époque où ils étaient amants. Bien que connaissant son visage, elle ne l’eût pas reconnu dans le vagabond encapuchonné qu’elle avait rencontré dans les rues de Bethe Corbair ce matin-là, ou dans le forestier solitaire qui lui avait servi de guide et de compagnon de voyage. Il avait désormais tout d’un roi, à ses yeux ; un noble représentant de sa Maison ceint d’un halo de puissance, avec un dragon à ses pieds ; son image était digne d’un blason, d’un écu ou de la galerie de portraits d’un palais royal. Bien qu’il fût l’homme de toute évidence le plus indiqué pour devenir le Seigneur des Cymriens, elle espérait de tout son cœur qu’il ne serait pas désigné, car elle ne souhaitait pas le côtoyer de nouveau. Elle chercha du regard son épouse, celle dont il lui parlait depuis près d’une année, mais elle ne vit aucune femme près de lui. Rhapsody chassa de son esprit cette idée égoïste. Il représentait le meilleur des choix, elle ne pouvait le nier. Elle sentit des yeux se river sur elle et redressa la tête, pour voir Anborn la considérer attentivement. Il était lui aussi resté silencieux pendant les discussions portant sur la désignation du Seigneur des Cymriens, se contentant de suivre les échanges d’arguments. Il avait lui aussi un port royal, et il venait de remarquer qu’elle s’intéressait à Ashe, c’était pour elle une certitude. Il eut un sourire calculateur, vaguement teinté de cruauté, et Rhapsody en eut des frissons. Elle avait vu cette expression reptilienne gauchir les traits de tous les membres de cette famille ; une expression indiquant qu’ils s’apprêtaient à attaquer. Elle sentit le sang abandonner son visage quand Anborn se leva pour s’avancer à grands pas vers la Tribune de l’Orateur et prendre la parole. « Membres du Conseil ! lança-t-il d’une voix forte qui imposa immédiatement le silence à la foule. J’ai entendu maintes récriminations dirigées contre moi en raison du rôle que j’ai joué pendant la Grande Guerre, et je souhaite épargner à mes partisans l’effort réclamé pour justifier mes décisions. Je reconnais mes torts. En tant que commandant suprême des armées de Gwylliam, j’ai dévasté le bois des Lirins et massacré d’innombrables membres de la Première Flotte. Néanmoins, les accusations les plus véhémentes ont été lancées par des individus que j’ai eus en face de moi sur un champ de bataille, des personnes qui ont perpétré les mêmes crimes que moi même si elles avaient moins de talent pour dispenser la mort. Nous nous sommes livré bataille, dans le cadre d’une guerre épouvantable. Qui, parmi ceux qui m’accusent, pourrait se targuer de n’avoir commis aucune atrocité ? » Le silence resta total, à l’intérieur du cirque naturel, et Anborn sourit. Ce rictus de vainqueur céda sitôt après la place à une expression pleine de gravité. « J’ai fait mon devoir, non par amour pour mon père ou par haine de ma mère, mais en ayant les mêmes motivations que mon frère et que chacun de vous. Je désirais défendre ce qui méritait à mes yeux d’être protégé. Emporté dans ce tourbillon de folie, j’ai certainement perdu le sens de la mesure et je vous demande de m’en excuser. Ce sont les Lirins et leur nouvelle reine qui ont le plus de crimes à me pardonner, non seulement parce que j’ai assiégé leurs cités mais pour tout le mal que ma mère et mon père leur ont fait. Ils étaient étrangers à ce conflit, mais ils en ont énormément souffert. « À l’opposé de nos actes de cruauté, on trouve cependant d’innombrables exemples de compassion, sans doute attribuables à notre désir de défendre ceux que nous aimions et envers lesquels nous étions loyaux. Les seuls qui n’auraient pu en dire autant étaient Anwyn et Gwylliam. Nous avons entendu un grand nombre de reproches adressés à ma mère, ce soir, et très peu à mon père. Mais je vous le dis, en tant que son héritier désigné et son général, la responsabilité de Gwylliam dans cette tragédie a été aussi grande que celle d’Anwyn. N’oublions pas qu’il est l’auteur du coup qui a tout déclenché et que c’est son orgueil qui a conduit à cette escalade de violence. C’est pourquoi, en tant que son héritier et porte-parole de la Troisième Flotte, son armée, je présente également des excuses à la Première Flotte pour les crimes que nous avons perpétrés contre elle. » Il s’ensuivit un silence empreint de gêne, puis Oelendra s’avança à son tour. « En tant que porte-parole de la Première Flotte, j’accepte vos excuses et présente les nôtres à la Troisième Flotte. » Des propos salués par une vague grondante d’acclamations, rompues par des cris de joie et des sifflements. Anborn avait subjugué le Conseil et en était conscient. « Ainsi que l’a dit notre Dame, nous devons nous accorder mutuellement le pardon. J’ai tenté de me racheter en servant de mon mieux les pays fondés après la guerre. En Roland et Dronsdale, dans les royaumes des Nains et en Sorbold, ainsi qu’en bien d’autres contrées, je suis connu en tant que soldat et meneur d’hommes. C’est en tant que tel que je m’adresse à vous et non en tant qu’héritier de Gwylliam ou représentant de la Troisième Flotte. J’ai simplement vécu parmi un plus grand nombre d’habitants de ce continent que toute autre personne. En tant que tel, j’ai pris conscience de plusieurs vérités. « La première, c’est que la responsabilité de nous unir incombe à chacun de nous. Nous ne sommes plus dans un monde nouveau mais dans notre foyer et c’est de nous que dépend son avenir politique. Nous avons été responsables de la guerre qui a déchiré ces terres, dont la population a désormais besoin de paix, une paix que seuls les Cymriens peuvent lui apporter. Un but qu’il ne sera possible d’atteindre que s’ils sont dirigés par quelqu’un qui a vécu parmi eux comme moi. » Rhapsody sentit sa gorge se serrer. Anborn avait décidé de s’approprier le pouvoir et elle ne pouvait pas intervenir. « On a également dit qu’un tel chef devait nécessairement appartenir à ma Maison, et c’est une autre vérité car nous sommes le lien entre les races et les royaumes. Ce n’est que chez les enfants d’Anwyn et de Gwylliam que l’ancien monde et le nouveau sont unis, ce n’est que dans la Maison des rois de Seren que les peuples ont été rapprochés les uns des autres. Un seul homme ici connaît les armées et les hospices, les paysans et les rois comme s’il était l’un d’eux. Un seul est le descendant de toutes les Flottes tout en détenant les charges tant d’Invocateur que de Patriarche. Il vient non seulement de la Première et la Troisième Flotte, mais aussi de la Deuxième. Et c’est pourquoi, moi, Anborn ap Gwylliam, fils d’Anwyn, je propose d’attribuer le titre de Seigneur des Cymriens à Gwydion ap Llauron ap Gwylliam, de la Maison de Terreneuve, porte-parole de la Deuxième Flotte, fils de l’héritier choisi par Anwyn et Kirsdarkenvar. Il n’a servi aucun parti pendant la guerre, mais il a consacré toute sa vie à lutter avec désintéressement pour combler le fossé qu’elle a creusé. Qui mieux que lui pourrait tenir ce rôle ? » Un grondement d’approbation emplit la cuvette et déborda au-delà, dans les champs et vers les hauteurs des Dents, dans les grottes où le sommeil des Bolgs fut une fois de plus interrompu. Il se répandit dans les rangs de l’armée de Roland dont chaque membre frissonna, car il était porteur d’espoir de paix alors qu’ils bivouaquaient en attendant de faire la guerre. Rhapsody sentait sous ses semelles le Grand Tribunal jauger les réactions et déterminer que Gwydion était bien le meilleur des choix, car tous l’acclamaient en tant que tel. Ashe la regardait en semblant abasourdi, quand son oncle se contenta de sourire et de le désigner. « La Maison de Fergus s’abstient ! » cria un membre du groupe de la Deuxième Flotte, d’où les rires fusèrent. Tout indiquait qu’il s’agissait d’une vieille rivalité et que cette intervention était attribuable à un désir de plaisanter plus qu’à de l’animosité. « Au moins n’a-t-il pas soulevé d’objections », lança quelqu’un à Ashe d’une voix sonore et joviale. Les acclamations s’amplifièrent et peu après une foule frénétique portait Gwydion en triomphe. Simultanément, un nombre encore plus grand de Cymriens prit d’assaut la Saillie où se dressait Rhapsody dans l’espoir de la toucher ou de s’entretenir avec elle. Elle s’élança et dévala la corniche d’accès pour se précipiter dans les bras de Grunthor. « Emmenez-moi loin d’ici ! » hoqueta-t-elle. Le géant hocha la tête et l’emporta dans la mêlée en jouant des coudes. Lorsqu’il eut laissé les Cymriens derrière eux, il la posa et se déplaça à côté d’elle pour la dissimuler aux regards. Ils se dirigeaient d’un pas rapide vers la sortie du Grand Tribunal proche de l’entrée du Chaudron. Rhapsody s’éloignait de la cuvette quand elle entendit crier son nom, sur un ton trop pressant pour qu’elle pût se comporter comme si de rien n’était. Elle se tourna vers une femme qui courait vers elle en lui tendant les bras. Cette Liringlas avait à quelque chose près l’âge qu’avait eu sa mère quand Rhapsody l’avait vue pour la dernière fois, et bien qu’elle n’eût pas d’autres points communs avec elle, la baptistrelle sentit sa gorge se serrer. Et lorsqu’elle la rejoignit, Rhapsody se jeta dans ses bras sans avoir pour autant la moindre idée de son identité. La femme la regardait avec étonnement mais sans la révérence qui donnait à Rhapsody l’impression d’être anormale. Les joues de l’inconnue étaient humides de larmes qui avaient suivi les rides peu profondes de sa peau. « Tu ne te souviens pas de moi ? » Cette femme avait un je-ne-sais-quoi de familier mais la situer était toujours impossible. La foule de Cymriens surexcités se rapprochait. « Non, je le crains. Je suis désolée… — C’est moi, Analise », fit la nouvelle venue avant de pleurer de plus belle. Rhapsody réfléchit puis la surprise écarquilla ses yeux. Il s’agissait de l’enfant que Michael le Vent de la Mort avait appelée Pétunia, celle qu’elle avait arrachée aux griffes de ce misérable. Elle l’avait vue pour la dernière fois le jour où elles s’étaient aventurées dans la Grande Prairie, sous la protection des gardes de Nana, à la recherche du chef lirin qui y vivait. Leur séparation avait été pénible, mais ce n’était ni la première ni la dernière fois que Rhapsody faisait ses adieux à un être aimé uniquement pour assurer sa protection. Les Lirins avaient accueilli chaleureusement cette enfant et Rhapsody avait souvent puisé du réconfort dans l’image d’Analise assise près du chef, sur son cheval, lui disant au revoir en agitant la main et en souriant. Elles avaient toutes les deux compris que ces gens veilleraient sur elle. Elles s’étreignirent, puis Rhapsody se mit à sangloter en prenant conscience qu’il s’agissait de la première personne connue sur son île qu’elle retrouvait de ce côté du monde, sans compter naturellement ses deux amis Bolgs. Du regard, elle demanda à Grunthor de s’interposer entre elles et la foule qui approchait, pour leur offrir un semblant d’intimité pendant qu’elles s’entretenaient. Elles firent un résumé de ce qu’elles avaient vécu dans leur ancien langage, ou tout au moins Analise raconta-t-elle à Rhapsody son histoire et répondit-elle aux questions que la reine des Lirins ne put s’empêcher de lui poser. Elle avait embarqué avec la Deuxième Flotte et s’était installée à Manosse, où elle avait mené une vie relativement heureuse en restant à l’écart de la guerre qui avait été dévastatrice pour les deux autres Flottes. Elle avait été informée du couronnement de la nouvelle reine et avait pris la décision d’aller lui rendre hommage avant même d’entendre l’appel de la corne. Découvrir que la reine en question n’était autre qu’une vieille amie l’avait sidérée. « Je n’oublierai jamais ce que tu as fait pour moi, dit-elle avant de craquer sous le poids de l’émotion. — Essaie encore, répondit Rhapsody en frissonnant. Le Passé est le Passé. — C’est impossible. Tu m’as sauvée d’un destin pire que je ne pourrais imaginer. Grâce à toi, j’ai vécu normalement et survécu à la guerre qui a dévasté notre île. Je suis satisfaite de mon sort à Manosse où j’ai fondé ma propre famille. Je t’amènerai un jour mes petits-enfants afin qu’ils te connaissent, pour qu’ils rencontrent celle sans laquelle ils n’auraient jamais pu voir le jour. » Rhapsody était profondément gênée. « Je t’en prie, Analise, ne leur dis rien de tout cela. Il n’empêche que j’aimerais bien les voir. Tu seras la bienvenue en Tyrian aussi souvent que tu le souhaites. » L’épuisement et la tristesse réclamaient cependant leur tribut, et elle embrassa Analise en lui promettant de la retrouver le lendemain ; puis, lorsqu’elle fut certaine qu’aucun des Cymriens qui célébraient l’événement ne pourrait la voir, elle tenta de s’éclipser pour aller se réfugier en Elysian. Ce qui fut peine perdue. Ils étaient désormais des milliers, soutenus par le vin et bien décidés à festoyer, qui l’appelaient et l’ovationnaient. Rhapsody pensait s’être entretenue avec les gens les plus importants pendant le souper, mais elle ne voyait autour d’elle que des chefs d’État et des gens animés de bonnes intentions. Dire quelques mots à chacun d’eux eût été impossible, et le simple fait de saluer tous les représentants des Maisons l’eût contrainte à veiller jusqu’à l’aube suivante. Fuir cet endroit au plus vite s’imposait. Les cris de ses sujets admiratifs commençaient à lui donner des nausées. Rhapsody se sentait prise au piège et la panique emballait son cœur, rendait ses paumes moites. La marée humaine se ruait vers elle lorsqu’elle remarqua un éclat cuivré à la bordure de son champ de vision. Ashe, également cerné d’admirateurs, tentait le plus poliment possible de leur fausser compagnie et de se rapprocher d’elle. Il capta son regard et lui adressa un signe, avant de se déplacer au cœur de la foule. La perspective d’avoir un entretien avec lui était pour Rhapsody insoutenable. Elle bondit de nouveau et courut droit vers Rial, qu’elle avait aperçu au-delà de la sortie. Il la vit approcher et lui sourit, avant de s’inquiéter en remarquant son expression. Il lui tendit les bras, entre lesquels elle se précipita. « Que se passe-t-il donc, ma Dame ? » Il la serra contre lui, pour la réconforter, avant de reculer d’un pas pour la regarder dans les yeux. « Je vous en prie, Rial, fit-elle en hoquetant d’angoisse plus que de fatigue. Emmenez-moi loin d’ici, par pitié. Je sens que je vais craquer, autrement. » Le vice-roi comprit et fit une rapide volte-face en la prenant par le cou afin que sa longue cape rouge les dissimule tous deux. Il s’adressa à elle sur un ton apaisant, comparable à celui qu’elle utilisait pour rassurer des petits enfants effrayés. « Là, là, madame… Ne vous tracassez pas. Vous avez vécu une journée éprouvante et tous comprendront. Vous avez participé aux festivités assez longtemps pour ne froisser personne. Je vais vous emmener loin de cette agitation, et je vous présente mes excuses au nom de toute cette assemblée. » Il caressait sa main tout en s’éloignant, et elle s’agrippait à lui comme s’il avait été l’unique garant de sa santé mentale. 78 ASHE NE RESTAIT DEBOUT QUE DE JUSTESSE, tant les poussées de la foule étaient importantes. Il réussissait néanmoins à sourire à tous ceux qui refermaient la main sur son épaule ou lui assénaient des tapes dans le dos. Il savait que Rhapsody n’en attendait pas moins de lui et ce n’était que sa réprobation potentielle qui l’empêchait de tirer son épée et de s’ouvrir un chemin à coups de taille pour aller jusqu’à elle au milieu de tous ces imbéciles qui lui barraient le passage. La cacophonie de voix et d’acclamations lui donnait des maux de tête ; il était impatient de se retrouver loin de là et dans ses bras. Il attendait cet instant depuis plus d’un an et demi, et il redoutait ce qui risquait de résulter de nouveaux contretemps. Il se dégagea d’un autre tourbillon d’importuns et regarda du côté où Rhapsody s’était tenue, pour constater qu’elle n’était plus là. Il pivota et libéra ses sens de dragon, sans la localiser pour autant. Il sut aussitôt qu’elle avait dû s’éclipser en Elysian, mais une onde glacée le parcourut lorsqu’il prit conscience qu’il pouvait se tromper. Rhapsody avait énormément voyagé, pendant leur séparation, et elle avait pu apprendre des techniques qui lui permettaient de se soustraire à sa surveillance. Peut-être n’était-elle pas là-bas. Il n’avait quoi qu’il en soit pas de temps à perdre en suppositions, comme après la mort simulée de Llauron. S’il se rendait au mauvais endroit, la nuit s’écoulerait avant qu’il ne la retrouve et le Conseil reprendrait sans qu’elle n’eût recouvré ses souvenirs… ce qu’il ne pouvait se permettre. Il chercha des indices et vit Oelendra. Elle s’était dégagée de la cohue et suivait lentement la bordure du cirque, en direction de la nuit. Il se précipita vers elle pour la retenir par le bras et lui débiter sa question, avant même d’avoir formulé la moindre salutation. « Où est-elle ? » Oelendra le dévisagea, semblant navrée. « Mes félicitations, mon Seigneur. Mes meilleurs vœux vous accompagnent… — Où est Rhapsody ? Dites-le-moi sinon je… — Sinon quoi ? Évitez de partir du mauvais pied, mon garçon. — Excusez-moi, Oelendra. À une exception près, il n’y a personne à qui je doive autant qu’à vous. Mais si vous croyez que je resterai séparé de ma femme une seconde de plus… — Lui avez-vous demandé son avis, avant de faire d’elle votre Dame ? » L’expression de Gwydion se figea. « Que voulez-vous dire ? — Avez-vous seulement pris la peine de l’informer de vos projets ? — Quand ? Je ne l’avais pas vue depuis trois mois, Oelendra. Je sombrais lentement dans la folie, attendant la permission de m’adresser à ma propre femme, et l’opportunité ne s’est jamais présentée. — Peut-être existe-t-il une excellente raison à cela. — Les raisons sont certainement nombreuses, mais aucune n’a de l’importance. Je dois la rencontrer, Oelendra, et sans perdre un instant. Avant qu’autre chose ne dégénère, avant qu’Anborn ne la demande en mariage, si ce n’est pas Achmed. Dieux, il est impératif que je lui dise la vérité ! Par pitié, par pitié, aidez-moi. Est-elle retournée dans le Chaudron ou s’est-elle réfugiée en Elysian ? » Oelendra étudia ses yeux, déjà altérés par une sagesse d’apparition récente, comme s’il était un vrai roi. Mais son regard était plus profond et englobait plus de choses. C’était le regard apeuré ou désespéré d’un mari terrifié, convaincu d’être sur le point de perdre son âme. Elle compatissait, mais son honneur l’empêchait de lui communiquer le renseignement demandé. Ashe était conscient de son dilemme. « Oelendra, je connais et j’admire votre loyauté envers Rhapsody, mais vous devez savoir qu’elle ne dispose pour l’instant d’aucune donnée fiable sur laquelle fonder ses décisions, qu’elle ignore un élément capital. Je vous implore de ne pas suivre aveuglément ses instructions et de faire ce qu’elle aurait souhaité si elle avait connu tous les tenants et les aboutissants de cette affaire. N’est-il pas bien plus grave qu’elle prenne des mesures qui compromettront tout ce qu’elle a décidé il y a six mois ? Comment réagira-t-elle lorsqu’elle découvrira finalement que nous nous sommes promis l’un à l’autre, si elle a entretemps épousé un autre homme ? » Oelendra avait saisi le fond de sa pensée et elle se colletait à un dilemme. Il retint sa respiration en attendant son verdict. « Où irait-elle se dissimuler pour trouver un peu de réconfort, d’après vous ? En quel lieu nul ne pourrait aller l’importuner ? — En Elysian, comprit Ashe. — Je vous souhaite bonne chance, Messire », déclara Oelendra en souriant. Elle traversait la bordure de la plaine menant dans le défilé donnant sur le Chaudron, quand Rhapsody entrevit dans les papillotements des torches lointaines une sombre silhouette seller un cheval noir. L’homme leva le regard vers elle et lui adressa un large sourire. Malgré son désir de s’éclipser le plus discrètement possible, elle n’eut d’autre choix que s’arrêter et se diriger vers lui, en regardant de tous côtés pour s’assurer que les Cymriens ne l’avaient pas suivie. Mais le vin coulait à flots avec des alcools plus forts venant des distilleries d’Ylorc et de Canderre, et des chants d’ivrognes s’élevaient de toutes parts derrière elle. Anborn s’interrompit le temps de la considérer attentivement. « Ils savent s’y prendre pour célébrer quelque chose, pas vrai ? — Je suppose qu’il faut l’attribuer à l’interminable attente d’un événement digne d’être fêté, dit-elle alors que ses yeux miroitaient dans le noir. Pourquoi avez-vous fait cela ? — Fait quoi ? » Il se recroquevilla sous son regard entendu. « Oh, vous parlez de Gwydion ? J’étais sincère, il est le mieux placé pour les guider. Les dieux savent qu’il est bien plus patient que moi pour régler ce genre de choses. En outre, je craignais de devoir m’éterniser dans ce Grand Tribunal. La Première Flotte se serait sentie obligée d’argumenter pendant un siècle avant de me prêter une oreille attentive et, entre nous soit dit, j’ai des choses bien plus intéressantes à faire. » Rhapsody referma la main sur son bras. « J’ai comme l’impression que vous ne m’avez pas tout dit. » Anborn soupira et jeta sa sacoche de selle sur le cheval. « Malgré votre propension à vous placer dans des situations d’une stupidité sans bornes, vous êtes une femme pleine de sagesse, assez à tout le moins pour ne pas réclamer plus d’explications qu’elle n’a besoin d’en connaître. » Il la regarda dans les yeux et sourit. Elle comprit le sens de ses propos. « Vous ne comptez pas rester jusqu’à la fin ? — Je ne suis pas le responsable de ma Maison et j’estime en avoir assez fait. » Ils rirent, puis Anborn prit ses mains dans les siennes et son expression se fit sérieuse. « Je souhaite vous demander quelque chose, une chose plus difficile que tout ce dont je garde le souvenir. » Ses yeux paraissaient pétiller de malice, malgré la gravité de son expression. « Connaissant mon passé comme vous le connaissez, vous savez que ça en dit long sur la difficulté de la chose. » Elle se fit elle aussi solennelle. « Vous pouvez me demander tout ce que vous voulez, je vous l’accorde d’avance. — Vous devriez être plus prudente, ma chère ! Je vous ai déjà mise en garde contre des promesses faites à la légère, surtout à quelqu’un qui vous désire depuis qu’il a posé pour la première fois les yeux sur vous. Je pourrais assouvir ici mes fantasmes, car le sol est tiède et relativement moelleux. » Elle rougit et Anborn éclata de rire. « Désolé, Rhapsody, ma grossièreté est impardonnable. Ce que j’avais à vous demander, c’est de me libérer de l’engagement que j’ai pris en acceptant de vous épouser. » Rhapsody en resta bouche bée et le sang qui lui était monté au visage reflua dans la totalité de son être, la laissant affaiblie et nauséeuse. « Aucun problème, fit-elle à contrecœur. Puis-je savoir pourquoi ? » Le guerrier comprima ses mains avec une infinie douceur. « Il existe trois raisons à cela. La première, c’est que les Cymriens ont fait de vous leur Dame et je dois avouer que j’ai refusé cette fonction en sachant que l’occuper serait épouvantablement ennuyeux. Comme vous avez pu le constater, il n’y a rien en ce monde que je chérisse autant que la liberté. J’aurais pu la conserver en étant votre mari, mais si j’avais dû jouer moi aussi un rôle politique, cette liberté aurait disparu sous une montagne de responsabilités et de devoirs. Je ne pourrais le supporter, Rhapsody, pas même pour vous. — Je comprends », répondit-elle en hochant la tête, pleine de respect pour sa franchise. « Comptez-vous me faire également part de vos autres raisons ? » Il soupira et se plongea dans la contemplation du sol. « Eh bien, j’ai certes accepté les termes et les arrangements dont nous étions convenus, mais je dois reconnaître qu’épouser une femme qui en aime un autre m’ennuierait un peu. Vous l’avez dissimulé avec talent, ma chère, et je doute qu’un autre que moi l’ait compris. Mais c’est une évidence et, bien que je souffre de l’admettre, je crains d’être terriblement jaloux. » Si Rhapsody rougit encore, ce qu’elle lisait dans les yeux d’Anborn était plein de douceur et de compréhension. La tension tomba et ils se sourirent. « Et la dernière raison ? » Il hésita, avant de déclarer : « Je ne crois pas pouvoir respecter la première de vos conditions. Si je m’en souviens bien, vous m’aviez fait cette proposition en partant du principe que je ne vous aimais pas. » Il détourna la tête et elle sentit sa gorge se serrer. Elle l’étreignit affectueusement. « C’est le comble de l’ironie, car je crois que j’en serais moi aussi incapable. — Voilà des paroles qui permettent à celui qui les entend de mourir heureux. » Il recula et baissa les yeux sur elle. Ses traits rudes s’adoucirent et il s’agenouilla. « Je vous fais serment d’allégeance, Rhapsody… tant en tant que Dame des Cymriens que Dame des Lirins, ou que Dame tout court. Je place mon épée et ma vie à votre service, tant pour assurer votre protection que vos besoins. — J’en suis profondément et sincèrement honorée », répondit-elle en l’aidant à se relever, parfaitement consciente de la signification d’un tel serment. « Merci, Anborn. — Et, si vous m’y autorisez, il ne me reste qu’à faire mes adieux à celle qui a failli devenir mon épouse et m’éloigner avant de céder à mes plus bas instincts et revenir sur cette décision. » Rhapsody sourit et se jeta dans ses bras, fermes et puissants mais également pleins de douceur comme ils se refermaient autour de sa taille. Les lèvres d’Anborn trouvèrent celles de Rhapsody et se les approprièrent tout d’abord avec tendresse puis avec plus d’insistance. Elle sentait sa chaleur intérieure croître et emplir les parties de son être qui se tendaient vers lui, qui le réclamaient. Une sensation qui la choqua. Mais elle s’y abandonna, attristée à la pensée qu’il ne pouvait rien en résulter. Elle ne serait jamais amoureuse d’Anborn, pas plus que de tout autre homme, mais elle s’était habituée à la perspective de devenir son épouse et de partager avec lui une amitié agréable. Elle savait qu’il lui manquerait. Le baiser se fit plus intime et elle sentit le cœur d’Anborn s’emballer. Il l’attira contre lui, avant de la repousser brusquement. « Ce n’était pas une excellente idée, car chevaucher sera pour moi plus inconfortable. Au revoir, ma Dame. Vous savez comment me joindre en m’appelant dans le vent, si besoin est. — Gardez à l’esprit que vous pouvez en faire autant, dit-elle en lui adressant un autre sourire irrésistible. Ne vous comportez pas comme si nous étions deux étrangers. — Aucun risque, ma chère. Au revoir et tirez au mieux parti de votre royauté d’acquisition récente. » Il enfourcha son destrier noir qui renâcla et piaffa pendant qu’il se tournait pour la contempler une dernière fois. « Oh, au fait, je vous souhaite la bienvenue dans notre famille ! » Sur ces mots, il lui adressa un clin d’œil égrillard puis s’éloigna au galop vers l’occident, la laissant le suivre des yeux en étant déconcertée. À une lieue de là, toujours retenu à l’intérieur du Grand Tribunal par les allées et venues incessantes de la foule, Ashe sentit les lèvres de Rhapsody se coller à celles d’Anborn et son cri de désespoir incita les Cymriens les plus proches à prendre hâtivement leurs distances et s’écarter de lui. Il s’engouffra dans cette trouée et courut aveuglément dans la nuit pour se diriger – comme elle – vers Elysian. 79 LES JARDINS D’ELYSIAN ÉTAIENT EN FLEURS, envahis par le manque de soins et débordant de la douceur qu’apporte la maturité. Rhapsody avait passé le mois précédant le Conseil avec Achmed et Grunthor en Ylorc, condamnée à des nuits de solitude dans ses quartiers isolés et sans fenêtre du Chaudron, en face de la chambre de Jo qui s’ouvrait de l’autre côté du couloir. Elle avait horreur de l’admettre, mais elle s’y sentait en sécurité. Elle avait regagné Elysian en revenant du Grand Tribunal après avoir accueilli et installé les derniers arrivés pour trouver sur la table une lettre d’amour et un bouquet de fleurs hivernales. Tout indiquait qu’Ashe avait toujours accès à la Lande, sans pouvoir pour autant contourner les sécurités des Dents et du Chaudron. Rhapsody y était donc restée, en sachant que cela le tiendrait à distance. Elle ouvrit la porte de la maison obscure et y fut accueillie par les senteurs des herbes aromatiques et des fleurs séchées. Malgré sa vulnérabilité et les souvenirs pénibles qui s’y rattachaient, Elysian avait sur elle un effet apaisant. C’était le foyer qu’elle n’avait jamais possédé. Elle suspendit sa cape en satin et retira ses chaussures assorties, aux semelles désormais usées et crevassées par les heures passées debout sur la corniche. D’une main que lestait la lassitude, elle se massa les pieds puis gravit dans le noir l’escalier de la chambre. Elle ouvrit la porte et vit le lit tel qu’elle l’avait laissé après l’avoir fait. Elle s’accroupit devant la cheminée. L’âtre était propre et du petit bois s’y empilait, prêt à être allumé. Elle ne savait s’il fallait en remercier Ashe ou Achmed, mais elle en fut reconnaissante car elle n’aurait pas eu l’énergie nécessaire pour préparer un feu. Elle n’eut qu’à prononcer un mot pour que les brindilles se mettent à crépiter et siffler, avant de disparaître en fumée et en cendres. Rhapsody regarda autour d’elle la clarté du feu qui commençait à se répandre. Les ombres dansantes engendrées par les flammes caressaient le mobilier qu’elle aimait tant et les recoins familiers de la pièce, y réveillant des souvenirs. Des souvenirs dont la beauté devenait poignante lorsqu’ils atteignaient son cœur. Elle adorait Elysian, et ce lieu lui avait énormément manqué pendant son séjour en Tyrian, mais elle savait qu’elle ne pourrait y rester longtemps. Penser à tout ce qu’elle avait perdu était bien trop pénible. Les ténèbres battaient en retraite et les lieux s’illuminaient, quand une tache claire retint son regard. Suspendue sur le paravent replié de l’angle de la pièce se trouvait la chemise blanche, cette chemise qu’elle avait eu l’intention de demander à Ashe la nuit où il lui avait subtilisé ses souvenirs. De toute évidence, elle y avait songé et il avait accepté. Rhapsody se dirigea vers le paravent peint et prit le vêtement qu’elle examina un moment avant de le passer sur sa joue. Il conservait toujours son odeur, propre et légère, additionnée d’embruns de l’océan. Une odeur qui rendit ses yeux humides et l’incita à s’emporter contre sa vulnérabilité. Même le sentiment de culpabilité qui succéda aux larmes ne put la convaincre de poser cet effet. Elle resta ainsi un long moment, à passer le tissu sur son visage. Puis, comme la température ambiante s’élevait, elle sentit épuisement et tristesse la terrasser. Elle jeta la chemise sur une épaule et gagna le cabinet de toilette. Elle utilisa la pompe afin d’emplir une cuvette d’eau glacée qu’elle n’eut qu’à toucher pour la porter à une température plus agréable. Elle se rinça vigoureusement le visage, pour le débarrasser des larmes séchées invisibles et du masque de sérénité qu’elle avait porté presque tout le jour. Elle s’intéressa au reflet que lui renvoyait le miroir ; un visage banal à ses yeux, suintant la fatigue par tous les pores de sa peau blême. Il était si quelconque qu’elle ne pouvait comprendre l’engouement qu’elle suscitait. Ce doit être la couronne, conclut-elle. Il est logique qu’un halo d’étoiles en rotation au-dessus de ma tête attire les regards. Avec une indifférence due à sa fatigue croissante, elle retira les peignes de ses cheveux et les démêla lentement, en essayant de faire la synthèse des événements qui avaient marqué cette journée. Puis elle se brossa les dents et se rinça la bouche avec un tonique à base d’anis et de menthe poivrée, dans l’espoir d’éliminer l’amertume qui y subsistait… en vain. L’acidité s’élevait des profondeurs de son être. En secouant une dernière fois la tête pour assouplir ses longues tresses, elle regagna la chambre. Le feu brûlait de façon régulière, désormais, et les flammes bondirent pour saluer son retour. Rhapsody lança la chemise sur le lit, gagna le placard et chercha son tire-bouton. Oelendra l’avait aidée à se vêtir, ce matin-là, mais il lui faudrait à présent se colleter seule aux innombrables boutons minuscules qui se succédaient dans le dos de sa robe. Elle n’avait jamais eu besoin d’un tel accessoire, à l’époque où Ashe partageait sa vie, et elle devrait s’habituer à ne plus bénéficier d’une assistance pour s’habiller même si de telles interventions l’avaient plus souvent retardée qu’autre chose. Elle rit en s’imaginant la reine des Lirins, la nouvelle Dame des Cymriens, se déplaçant à quatre pattes sur le parquet à la recherche d’un outil qui lui permettrait de s’extraire de ses vêtements. Elle le dénicha finalement derrière des cartons à chapeaux et estima qu’Ashe avait également eu des effets néfastes sur l’organisation de son placard. Elle fit descendre le tire-bouton le long de son dos, pour défaire les attaches avec la rapidité acquise à l’époque où elle vivait en solitaire. Elle trouva un certain réconfort en s’affirmant qu’elle pouvait rester seule sans que son existence n’en soit totalement bouleversée. La robe glissa de ses épaules et tomba autour de ses pieds. Rhapsody l’enjamba puis la regarda un moment et, pour la première fois, elle abandonna ces effets en tas sur le sol. Elle fit glisser sa combinaison par-dessus sa tête, la jeta sur la pile afin de la compléter puis regagna le lit. Elle leva la chemise d’Ashe et l’examina. Les manchettes étaient élimées et il y avait toujours la petite tache de vin blanc, là où il avait renversé son verre cette nuit-là. Il devait être sur les nerfs, pensa-t-elle en se remémorant son beau visage coloré par un rire. Un de ces rires qu’elle avait tant aimés ! Elle sentit de nouveau sa gorge se serrer et elle colla le vêtement à ses seins dénudés, en essayant de surmonter la souffrance qui accompagnait le sentiment de perte. Sentir le tissu sur sa peau était un piètre substitut au contact de son corps. Uniquement vêtue de sa petite culotte, elle enfila la chemise en espérant retrouver cette sensation. Ce fut inefficace, mais elle inhala son odeur et roula des manches bien trop longues pour elle. Les pans descendaient presque jusqu’à ses genoux, et c’était une sorte d’étreinte. Rhapsody était consciente qu’il ne subsistait rien d’autre de lui et qu’elle devrait s’en contenter. Elle remonta la courtepointe à fleurs et rabattit le drap, pour se glisser dans le lit en portant son étrange chemise de nuit. Puis elle s’abandonna au désespoir et laissa couler ses larmes, en se disant qu’elles finiraient par emporter loin de son cœur les derniers vestiges de cet homme. Il la trouva ainsi, recroquevillée dans son lit, en chemise sous la couverture, sanglotant comme si son cœur allait se briser. Elle ne l’avait pas entendu entrer, pas plus qu’elle n’avait perçu sa présence. Il portait son manteau de brume et était resté indécelable, et la détresse de Rhapsody était telle qu’elle ne le vit que lorsqu’il ne fut plus qu’à deux pas. « Aria ? Est-ce que ça va ? » Rhapsody se leva aussitôt, avec la rapidité d’une flèche, choquée et horrifiée. Elle se précipita derrière le paravent, ses larmes ayant été taries par la surprise. « Ashe ! Par tous les démons, que fais-tu ici ? Dieux, sors de ma chambre ! » Une multitude d’émotions assaillirent Gwydion lorsqu’il la vit prendre la fuite : apitoiement pour ses souffrances, amusement pour sa réaction, désir de l’étreindre et désir charnel alimenté par sa tenue succincte. Il dut se concentrer pour se dépouiller de son sourire et feindre la gravité. « Désolé, j’aurais dû frapper avant d’entrer. — Non, tu n’aurais pas dû venir ici ! Dieux, à quoi as-tu pensé ? Que tu sois désormais le Seigneur des Cymriens ne change rien entre nous. J’exige que tu me laisses sur-le-champ. » Il retira son manteau de brume et le suspendit à la patère proche de la porte, avant de prendre une grosse perle nacrée dans le tiroir du haut de la commode et de la poser sur le meuble. Il alla s’asseoir dans une des bergères placées à côté du feu, d’où il avait une vision dégagée du paravent. Il regarda les vêtements entassés sur le plancher et ne put s’empêcher de rire. « Tiens donc, Rhapsody ? Il suffit que je m’absente pour que tu te laisses aller. — Sors d’ici ! ordonna-t-elle avec autorité. Qu’est-ce qui a bien pu te traverser l’esprit ? — Je souhaitais te présenter mon épouse, répondit-il en sentant croître son amusement. Je m’y suis engagé, si tu t’en souviens bien. » Une explication qui la fit hoqueter. « Quoi ? ! Tu l’as amenée ici ? Aurais-tu perdu la raison ? En outre, le Conseil se poursuit toujours. Je pensais que tu viendrais plus tard, dans quelques jours, quelques semaines… — Quelques mois ou quelques années. J’ai craint que tu ne restes pas ici assez longtemps pour me permettre de procéder aux présentations. Tu oublies que je te connais mieux que quiconque, Rhapsody. » Ses yeux pétillaient de malice, sous la clarté du feu. Il se délectait de cette querelle domestique alors qu’elle en avait des larmes d’exaspération. « Comment oses-tu ? Tu n’as aucun droit de me dire ce que je dois faire ou ne pas faire. Je suis ici chez moi, au cas où tu l’aurais oublié. Maintenant, dehors ! » Gwydion se leva aussitôt. « Attends, ne le dis pas… » Il avait deviné que ses prochaines paroles seraient : Tu n’es plus le bienvenu, ici, et il redoutait que ses dons de baptistrelle ne transforment cela en pure vérité. « Je suis désolé. Je t’en prie, sors de là car il faut absolument que nous ayons une explication. » Rhapsody commençait à céder à la panique. « Où est-elle ? Je ne perçois même pas sa présence dans ma propre demeure. Oh, non ! Oh, non, Ashe, je t’en supplie, va-t’en. Nous en reparlerons demain matin, lors du Conseil. Je t’en fais la promesse. Nous devrons chercher ensemble des solutions, quoi qu’il en soit. Alors va-t’en, partez tous les deux. — Je ne bougerai pas d’ici avant que tu sortes de derrière ce paravent et que tu acceptes de t’entretenir avec moi. Et il n’y a personne d’autre, ici. Nous sommes seuls. Allez, viens. Affronte cette situation comme tu affrontes un ennemi, Rhapsody. Te cacher ne te ressemble guère. » Sa colère crût encore. « Mon attitude ne te concerne pas, pas plus que tout le reste, quel que soit le domaine s’il n’est pas purement politique. — Faux. Sors. Je ne partirai pas. — Ma tenue m’en empêche. — Je l’ai remarqué, et je m’en félicite. Viens, je t’en prie. » Elle jeta un œil sur le côté du paravent et son kaléidoscope facial passa de la colère au choc, puis à la fureur. Gwydion éclata de rire en découvrant les transformations comiques de son si beau visage et elle saisit un livre sur l’étagère murale pour s’en servir en guise de projectile… qui l’atteignit en pleine tête. « Qu’avez-vous tous, dans ta famille ? gronda-t-elle. Porter un titre ronflant suffît pour te métamorphoser en sale individu. — Est-ce une façon de t’adresser à ton Seigneur et cosouverain ? » lança Gwydion en feignant de se sentir offensé. Et l’onde de colère qui s’éleva derrière le paravent lui rappela le sifflement d’une bouilloire, ce qui alimenta encore son hilarité. « Dehors ! — D’accord, d’accord, Rhapsody. Je vais te proposer un marché. Tu écoutes ce que j’ai à te dire, et ensuite – si tu le souhaites toujours – je partirai sans insister, sans ajouter un seul mot. Je t’en fais la promesse. Ça te va ? — Non. Je ne suis pas habillée. — Tu es parfaite comme ça. — Bon sang, tu sembles oublier que tu es un homme marié ! Tu n’as donc aucune pudeur ? — Pas la moindre. Maintenant, sors ou j’exige que tu me restitues immédiatement cette chemise. » Il se rapprocha pour se placer entre elle et le placard. Pendant un long moment nul son ne s’éleva derrière le paravent, puis il entendit un soupir sonore et dépité. Lorsqu’elle apparut enfin, il était évident qu’elle ressentait une humiliation profonde. Gwydion en eut le cœur brisé. « Oh, Rhapsody, je suis désolé ! » Il alla vers elle pour la prendre par la main et la guider vers le fauteuil qu’il avait occupé, avant de lui remettre une courtepointe afin qu’elle pût s’en couvrir. Il soupira à son tour, en voyant ses si belles jambes disparaître. Elle contemplait les flammes, sans mot dire. Il constatait quel tribut ces mois d’affliction avaient prélevé sur elle et il se reprocha d’avoir joué ainsi avec ses sentiments. Il s’assit en tailleur sur le sol, à ses pieds, comme elle l’avait fait lorsqu’il était venu ici pour la première fois. Il sortit de sa poche un écrin qu’il ouvrit, avant de regarder à l’intérieur puis de l’orienter vers elle. « Te souviens-tu de ceci, Aria ? » Elle ne lui accorda qu’un coup d’œil distrait. « Non. — Regarde mieux, insista-t-il en essayant de retenir son attention. Ça n’évoque rien pour toi ? » Elle regarda de nouveau le contenu de la boîte : une bague sertie de minuscules fragments de diamants du diadème des Lirins, avec en son centre une émeraude, de petite taille mais magnifique. Elle prit l’écrin pour étudier le bijou dont les diamants brillèrent de mille feux, en s’animant comme le faisaient ceux de la couronne. L’émeraude les refléta, et elle compara cela à une mer constellée d’étoiles. « C’est joli, mais ça ne me dit rien, déclara-t-elle en lui rendant l’objet. — D’accord, fit Gwydion en soupirant. Mets-la. — Ne sois pas ridicule. — Je n’ai jamais été aussi sérieux. Je te demande de la mettre. — Je refuse, tout aussi sérieusement. » Il ne s’était pas attendu à cette réaction. « Rhapsody, pour… » Elle se mit debout, drapée dans la couverture. « Ça suffit, maintenant ! J’ai écouté tout ce que tu avais à me dire et tu dois à présent t’en aller. Sans aucune tergiversation, comme promis. — Je… — Ah, ah ! l’interrompit-elle en levant la main. Plus un son ! Il serait choquant que tu manques à ta parole juste après être devenu le Seigneur des Cymriens. Tu as pris un engagement, tu dois le respecter. Je m’entretiendrai avec toi demain matin, ou dans le pire des cas avant la clôture de ce Conseil… si nous n’avons pas une émeute sur les bras, bien entendu. » Il la regardait en ne sachant quoi faire. Il avait des difficultés à ne pas céder à la pulsion qui l’incitait à la saisir pour ne plus jamais la laisser s’éloigner. Pendant un interminable trimestre il avait été soumis à une véritable torture, tant en tant qu’humain qu’en tant que dragon, parce qu’il était privé de sa magie, de son amour… Il avait souffert de son absence et décompté les jours avec impatience, en parcourant à grands pas les environs des Dents dans l’espoir de l’entr’apercevoir. Il avait finalement préféré s’éloigner le plus possible et chercher du réconfort en attendant cet instant. Et à présent que le moment était venu, elle était terrifiée, gênée par sa présence. Il avait stupidement cru que tout serait aussi simple que lui mettre la bague au doigt. Il avait voulu la ménager en prenant son temps, dans la mesure où il réussissait à le supporter, pour lui éviter le choc d’un trop grand nombre d’informations conflictuelles. Et elle l’en récompensait en le chassant – dans le meilleur des cas – jusqu’au lendemain, en espérant qu’elle trouverait alors des raisons de s’entretenir avec lui… toujours devant témoins pour respecter les convenances. Il en avait les yeux larmoyants, les joues humides. Il essaya de se dominer et, constatant qu’il en était incapable, il se détourna et se dirigea vers la patère pour prendre son manteau avant de dévaler l’escalier. Il se maudit une fois de plus pour avoir ri de ses larmes, car elle ne risquait pas de se laisser attendrir par les siennes. Il atteignait le seuil lorsqu’elle l’appela du haut des marches. « Ashe ? » Il fît volte-face et revint au bas de l’escalier, pour lever les yeux sur elle. Ceux de Rhapsody étaient écarquillés par l’inquiétude et sa chevelure en bataille tombait librement sur ses épaules. Elle n’était toujours vêtue que de sa chemise et avait tout de la demoiselle en détresse qui alimentait tant de fantasmes masculins. Elle descendit très lentement les marches, et lorsqu’ils ne furent plus séparés que par quelques degrés, sa main, dissimulée par la manchette de la manche de chemise bien trop longue, se leva vers son cou au galbe adorable paré d’un collier d’or largement révélé par son profond décolleté. Le mouvement était hésitant, mais elle avait un regard compatissant. « Je te libère de ta promesse, dit-elle. Qu’avais-tu encore à me dire ? — Que je t’aime. » Ces mots étaient sortis de sa bouche à son corps défendant, issus du recoin le plus solitaire de son cœur. Il n’aurait jamais tenu de tels propos s’il avait maîtrisé la situation, mais il s’agissait de la réponse la plus sincère qu’il aurait pu fournir à la question qu’elle venait de poser, et la seule chose qu’il avait eu la possibilité d’exprimer. Ces mots vibraient de désir et de sincérité, saturés d’une souffrance que tous les océans réunis n’auraient pu contenir. Ils englobaient deux mondes, deux vies dont le caractère poignant emplit le cœur de Rhapsody de chagrin et ses yeux d’autres larmes. « Tu ferais mieux de me laisser », fit-elle avec douceur. Il pouvait à peine voir ses larmes à travers le rideau des siennes. « Essaies-tu de me dire que tu as cessé de m’aimer ? — Non, répondit-elle en regardant le sol. J’ai précisé que je t’aimerai toujours. À jamais. Rien ne pourrait le changer, mais c’est secondaire. — C’est là où tu te trompes, Rhapsody. C’est la seule chose importante ! » Il soupira et sentit ses souffrances s’atténuer, son âme se réchauffer. « Je t’en supplie, je sais que j’ai perdu le droit de te le demander, mais accorde-moi ta confiance une toute dernière fois. Écoute simplement ce que je dois te dire… Jusqu’au bout. » Rhapsody se laissa émouvoir par ce qu’elle lisait dans ses yeux. « Entendu, mais ensuite tu t’en iras sans insister. — C’est entendu. Je partirai si tu le désires encore. J’en fais la promesse. » Elle sourit malgré elle. « Tu ne devrais pas promettre ce que tu ne veux pas faire. — Tu ne peux l’imaginer à quel point. Pouvons-nous aller au premier ? Je ne crois pas qu’un escalier soit le cadre idéal pour ce genre de conversation. — C’est probable, fit-elle en ressentant de nouveau de la gêne. Me laisseras-tu au moins le temps d’enfiler une robe ? » Elle baissa les yeux sur ses jambes nues, rougit et fit demi-tour pour remonter les marches. « Pourquoi prendre cette peine ? demanda-t-il en recouvrant un peu de son ironie. N’est-ce pas inutile, si je pars dans un instant ? » Elle regagna le fauteuil et se couvrit une fois de plus avec la courtepointe. Gwydion se réinstalla sur le sol et ressortit l’écrin. « Où en étions-nous, déjà ? Ah, oui ! Je te demandais de mettre cette bague. Ce sera suffisant pour tout comprendre. Ça nous évitera des tas d’explications et, tout en reconnaissant avoir trouvé notre petite querelle stimulante, j’avoue n’avoir aucun désir de me faire décerveler à coups de livre. Alors, je t’en prie, cède au caprice d’un confrère monarque malgré lui. Je te jure que cela ne risque aucunement de compromettre mon épouse. » Rhapsody sourit et sortit la bague de son petit écrin. « D’accord. » Dans sa main, les gemmes miroitèrent de mille feux qui se reflétèrent dans ses yeux ; ce qui lui fit penser à d’autres yeux et un autre ciel nocturne, dans une autre vie. Elle serra le bijou entre ses doigts pendant un moment, sensible à la musique qui en émanait. Tout Elysian semblait être accordé sur cette bague qui bourdonnait doucement, comme le prélude à l’ouverture d’une symphonie. « Main gauche, précisa Gwydion qu’elle lorgnait du coin de l’œil. Je t’en prie. Fais-moi confiance. » Rhapsody glissa la bague à son doigt. Elle resta un moment à la regarder en s’attendant à recevoir une grande révélation, mais rien ne se passa. De l’autre côté de la pièce la perle miroitante se mit à grésiller. Les scintillements des diamants et des émeraudes du bijou s’intensifièrent, ce qui l’obligea à détourner la tête. Gwydion se redressa sur un genou et se pencha pour l’embrasser avec amour sous le halo radieux de l’onde lumineuse. Les sons s’amplifièrent et toutes les notes furent liées entre elles par l’harmonie suivante. Cela s’enfla pour diffuser dans la chambre, la maison, l’île, la grotte et finalement la totalité du duché souterrain d’Elysian, la plus belle de toutes les mélodies qu’il lui avait été donné d’entendre. Le chant alla crescendo puis diminuendo pour devenir presque inaudible, sans perdre pour autant de sa beauté. Puis, tel un étendard soumis à un vent violent, il se libéra et prit son envol pour danser dans les airs et sur le lac, et finir par se répandre gaiement dans les moindres recoins de la caverne. Elle reporta son regard sur Gwydion, qui l’observait avec attention. Elle s’intéressait à son visage lorsque son œil mental superposa d’autres images à cette scène, de vagues épisodes de la nuit oubliée qui regagnaient le domaine du remémoré, diverses expressions, toutes joyeuses. Rien ne l’avait préparée à subir l’assaut de ces souvenirs qui la surprirent, lui imprimèrent un mouvement de recul. Elle se pencha vers lui et il la retint comme elle oscillait dans son fauteuil, l’implorant du regard de lui venir en aide pendant que le monde s’assombrissait et que le raz-de-marée de souvenirs l’assourdissait. 80 « JE NE TE CROYAIS PAS DU GENRE à tomber en pâmoison, mais c’est devenu pour toi une véritable habitude, ces derniers temps. » La voix de Gwydion pénétra avec netteté le brouillard qui avait englouti ses pensées embrouillées. D’autres voix s’imbriquaient dans les souvenirs, tentaient de s’imposer pour qu’elle assimile leur sens, mais elle put seulement déterminer qu’elle était allongée sur son lit, car sa chemise frottait sur la dentelle empesée qui ourlait la taie d’oreiller en flanelle. Elle perdit le combat mené pour se raccrocher au présent et céda aux sons et aux images contradictoires et déconcertants issus du passé. Elle les entendit échanger des vœux de fidélité, aussi poignants que peuvent l’être de tels engagements lorsqu’ils sont exprimés par une barde aussi puissante qu’elle et un dragon qui a aimé quelqu’un à deux reprises et pendant plus longtemps que la durée d’une vie. Elle avait confié le chant façonné par leurs vœux à la grotte, afin qu’Elysian devienne le réceptacle de cette proclamation d’amour. Cette mélodie y vibrait encore, à présent que le passé nimbait cette caverne d’allégresse. Puis l’image se modifia et elle vit d’autres visages, entendit d’autres voix. Je ne vois plus votre fils. J’ai fait ce que vous m’avez demandé, nous nous sommes séparés. Comme c’est regrettable ! Dire que je lui avais accordé ma bénédiction. Quel dommage ! Vous m’en voyez navré, ma chère. Rhapsody vacillait, oscillait dans une stase proche du coma. Ils mentent comme ils respirent. Dans l’ancien monde que vous avez connu, au moins savait-on qui était dans le camp des divinités maléfiques parce qu’il était d’usage de proclamer ses croyances. Ici, en ce lieu où tout est nouveau et perverti, même ceux qui prétendent être les bons sont des exploiteurs retors. Les démons d’antan n’auraient jamais pu semer un chaos comparable à celui provoqué par les « gentils » qu’étaient le Seigneur et la Dame des Cymriens. Et vous voudriez vous livrer pieds et poings liés sur un plateau d’argent au plus grand de tous les menteurs ! Si je le fais, c’est librement ! Je suis prête à prendre ce risque et, que je vive ou que je meure, nul ne m’aura imposé ses volontés. C’est archi-faux ! Et nous partagerons tous votre funeste destin, car – non contente de mettre votre vie en péril – vous nous privez de notre neutralité. Nous serons tous perdants, si votre adversaire a dans son jeu plus d’atouts que vous ne le croyez. Elle sentait la chaleur des larmes d’Ashe dans son cou, ses bras qui l’étreignaient avec fermeté et douceur à la fois. Tout va bien, Sam. Tu ne peux me blesser. Vraiment. Tout va s’arranger. Emily, je ne te ferais jamais, je dis bien jamais, le moindre mal volontairement. J’espère que tu en as conscience. Rhapsody ? Rhapsody, dis quelque chose ! As-tu terminé ton caprice ? Pardonne-moi. Dieux, je regrette tant… Les cheveux tombés devant ses yeux furent écartés avec tendresse. Je suggère de le trucider. Et s’il y a erreur sur la personne et qu’un autre Rakshas pointe le bout de son nez, eh bien, nous l’éliminerons à son tour ! Vous ne pouvez pas égorger des gens sans être certain qu’ils le méritent. Pourquoi ? Cette méthode m’a toujours réussi. Sincèrement, mam’zelle, c’est bien trop grave pour qu’on s’amuse à prendre des risques. Les tons pastel des jeunes pousses caressaient les fleurs nouvellement écloses de son jardin, pour absorber leurs couleurs et les aspirer vers le ciel où elles explosaient en feux d’artifice miroitants et allaient percuter le dôme du firmament. Dans ses souvenirs, le visage souriant d’Ashe se penchait vers elle. Es-tu bien décidée ? Je le suis. L’esprit embrumé, elle repoussa d’une tape la main qui caressait son front. Tu sembles t’être autoproclamée gardienne de mon cœur, Rhapsody. Pourquoi ne pas me laisser devenir le protecteur du tien ? Je te promets d’assurer sa sécurité. C’était une supercherie, Llauron n’est pas mort, nous nous sommes servis de toi. Je regrette, j’aurais voulu pouvoir te le dire avec plus de ménagements. Je t’en prie, sois sincère. Et ne me fais pas souffrir. Je le suis, et je ne te ferai plus jamais souffrir. Je te demande seulement de comprendre que je préférerais mourir plutôt que de te dire ce qui va suivre. Pourquoi ? Parce que je sais que tu en souffriras. Il l’avait prise dans ses bras pour l’emporter du lieu où ils s’étaient unis jusqu’au seuil de la maison, avant de gravir les marches les séparant de leur chambre nuptiale. Ce fut en tremblant qu’il se pencha sur elle et l’embrassa, et lorsqu’il plongea son regard dans ses yeux, elle retrouva le garçon dont elle était tombée amoureuse un monde plus tôt, une nuit illuminée par la lune, sous la dentelle des ombres d’un saule. Elle put réentendre la voix de son père : Quand tu trouves ce qui dans ta vie a plus de valeur que tout le reste, tu te dois à toi-même de le soutenir – parce que ça ne se représentera pas, mon enfant. Et si tu y crois sans faillir, le monde n’aura pas d’autre choix que de le voir par tes yeux. Car qui le connaît mieux que toi ? Trouve la seule chose qui compte – tout le reste se résoudra de soi-même. Rhapsody rouvrit les paupières. Gwydion la contemplait, l’air inquiet. La voir s’éveiller le fit sourire de soulagement ; avant que l’inquiétude et une bonne dose d’angoisse ne lui rendent sa gravité. « Bon retour parmi nous. Est-ce que ça va ? » Elle ferma les yeux et appliqua sa main sur son front, pour tenter de se débarrasser de ses maux de tête. « Je ne sais pas quoi répondre. Qu’allons-nous faire, à présent ? — Tout dépend de ce que tu éprouves. Mon meilleur conseil, c’est de nous chercher une cabane de berger et d’aller y vivre heureux jusqu’à la fin de nos jours. » Une expression d’amour absolu le transfigura, avant que de l’incertitude ne vienne la tempérer. « Je t’aime, Aria. Seigneurs, je mourais d’envie de tout te dire. Je ne voulais pas te bouleverser. Tu as subi plus d’émotions fortes que n’importe qui. Je vais donc te laisser prendre tranquillement une décision. Dis-moi ce que tu veux savoir, ou ce que tu ressens. Je t’en supplie. Dis-moi ce qui couve dans ton cœur. » Elle le dévisagea et s’intéressa à ses yeux. Ils ne contenaient aucune fausseté, tout au moins en avait-elle l’impression, et de l’espoir commençait à y réapparaître. Il paraissait retenir son souffle en attendant sa réponse. Elle réunit mentalement tous les sentiments de trahison et désirs de vengeance afin d’en faire momentanément abstraction et tenter de déterminer le plus lucidement possible ce qu’elle ressentait vraiment. Elle savait qu’il lui inspirait toujours de l’amour, elle n’avait à aucun moment pensé le contraire ; et tout indiquait qu’il l’aimait toujours, lui aussi. Mais il lui restait un point à éclaircir avant de pouvoir prendre la moindre décision. Elle s’assit avec difficulté, en acceptant son aide. « Il y a une chose que je dois savoir, mais je redoute d’entendre la réponse. Je la crains bien plus que tout ce qui m’est arrivé dans ma vie », fit-elle. Elle tenta de formuler sa question, mais après avoir ouvert plusieurs fois la bouche pour la refermer sans avoir émis un seul son, elle se mit à pleurer. « Je ne peux même pas te la poser. » Il la prit dans ses bras et la berça. « Voyons un peu si je ne suis pas capable de la deviner, pour t’éviter cette corvée. Nous sommes-nous véritablement mariés ? Oui. » Les larmes de Rhapsody se tarirent mais elle blêmit en reculant. « Ce n’est pas cela, dit-elle. — D’accord, tu veux savoir si je suis vraiment ton Sam et toi mon Emily ? Oui. — Ashe… — Ce n’est pas ça non plus ? Entendu. Est-ce que je t’aime toujours ? Je ne puis te dire à quel point, mais la réponse est encore oui. — Je t’en prie… — Suis-je ou ai-je été marié ou amoureux d’une autre que toi ? Non. — Tu ne pourrais pas la boucler cinq minutes ? » gronda-t-elle. Gwydion en fut si surpris qu’il la lâcha. Il en parut si peiné qu’elle en eut le cœur brisé et ne put retenir ses larmes. « Désolée, Sam. Mes mots ont dépassé mes pensées. Mais, je t’en prie, laisse-moi réfléchir un instant. » Gwydion hocha apathiquement la tête. Elle savait depuis combien de temps il avait attendu de redresser la situation, à quel point il désirait que leurs vies redeviennent telles qu’elles avaient été, ce qui serait impossible tant qu’elle n’aurait pas obtenu une réponse à une dernière question. Elle ferma les yeux et pensa aux paroles qu’elle avait obstinément tenté de chasser de son esprit. Tu n’as aucune raison d’être jalouse, Rhapsody. Le Rakshas a pris plus de plaisir avec toi qu’avec ta sœur. Quoi, tu l’ignorais ? Cela ne me surprend guère, note bien. Tes deux amants étaient physiquement identiques. Je me félicite que tu sois tombée amoureuse du fils de Llauron, car la tâche du Rakshas en a été facilitée. Tu n’imagines tout de même pas que c’est toujours Gwydion qui t’a prise, au moins ?Quand ta sœur a parlé de votre couple au Rakshas, tout est devenu extrêmement simple. Les nuits sont obscures, dans les Dents. N’est-ce pas, ma chère ? Livide, Rhapsody s’était mise à trembler et la peur qui voilait ses yeux bouleversa Gwydion. « Demande-le-moi, Emily. Quelle que soit la réponse, je serai sincère. — Je le sais. Bon, te souviens-tu de cette nuit où je t’ai parlé de Jo et du Rakshas, dans le Chaudron ? — Comment aurais-pu l’oublier ? Oui, malheureusement. — Explique-moi ce qui s’est produit après ton départ du Chaudron. » Il parut décontenancé. « Après mon départ ? Comment veux-tu que je le sache ? — Je ne parle pas de ce qui s’est passé dans le Chaudron mais de ce que tu as fait. — Je me suis éloigné, comme je te l’avais annoncé, pour me diriger vers la côte. Tu souhaites savoir pourquoi je n’étais pas présent quand tu as été blessée ? — Non, fit-elle en tremblant de plus belle. Ne t’écarte pas du sujet, je t’en supplie. Dis précisément ce qui s’est passé cette nuit-là. Tu es un dragon, je réclame plus de détails. — J’ai franchi les tranchées pour m’aventurer dans les Dents et j’ai gravi la falaise en direction des steppes. J’ai laissé la corniche derrière moi et je redescendais la pente quand j’ai entendu tes appels. J’ai cru à un tour que me jouait le vent. — Qu’as-tu fait ? — Je suis revenu sur mes pas et je t’ai découverte sous cette arche de pierre, à moitié nue… Il me vient à l’esprit que j’ai deux ou trois choses à te dire au sujet de cette habitude. J’adore te voir dévêtue, ou presque, mais pas en pleine nature au cœur de l’hiver. — Continue », s’emporta Rhapsody. Il haussa les épaules. « Tu étais venue à tâtons dans le noir pour me faire jurer de ne pas pourchasser le Rakshas, et – bien que ce soit stupide – j’ai accepté. Après quoi nous avons fait l’amour. J’aurais préféré que ce soit en d’autres circonstances, pas quand tu étais à ce point vulnérable et désespérée. J’ai craint de te blesser, mais je n’ai pas pu résister… Nous étions tous les deux si désemparés que… » Il s’interrompit pendant que le soulagement transfigurait Rhapsody et qu’elle versait désormais des larmes de joie. « Que t’arrive-t-il ? Je n’y comprends plus rien. » Les rires de Rhapsody se mêlèrent à ses sanglots. Ce qui la tourmentait à l’intérieur de son ventre se dissipa et elle étreignit Gwydion, qui en fut à la fois surpris et ravi. « Entendu, fit-il en l’attirant contre lui. Tout ceci me dépasse, mais je commence à m’y habituer. — Non, dit-elle en utilisant les manches de sa chemise pour s’essuyer les yeux. Je ne veux plus jamais connaître un tel soulagement, parce que je refuse d’être soumise à une frayeur pareille. » Il caressa son cou. « Peux-tu m’en parler ? » Elle hocha la tête en cherchant son mouchoir dans la poche de son manteau. Gwydion sourit et soupira de bonheur en voyant réapparaître la Rhapsody d’antan. Après s’être mouchée, elle lui expliqua en détail ce qui s’était passé depuis leur séparation, dont sa rencontre avec le démon. Il blêmit lorsqu’il apprit quelles avaient été ses souffrances, car il savait que même la perte d’un fragment de son âme ne pouvait être comparée à l’angoisse qui avait dû être la sienne. Il la reprit dans ses bras. « Seigneurs, Aria, pourquoi n’es-tu pas venue m’en parler ? Pourquoi ne m’as-tu pas autorisé à te voir ? Je t’aurais confirmé que c’était bien moi, cette nuit-là dans les Dents, et tu n’aurais pas eu à souffrir de la sorte. — Tu oublies que ta réponse aurait pu être différente, répondit-elle posément. Et que je ne m’en serais pas relevée, si les affirmations du démon s’étaient révélées exactes. Je n’aurais jamais pu réunir ce Conseil et le présider jusqu’à la fin. — Tu as enduré ces tourments pour protéger les intérêts des Cymriens ? Je doute qu’ils le méritent. — Il fallait les convoquer et les réunir pour le bien de tous ceux qui partagent ce monde avec eux, si tu préfères. Ce qui me rappelle que j’ai un compte à régler avec toi. — Oh ? Je suis tout à toi, ce qui s’applique à mon attention et au reste. » Elle le dévisagea avec sérieux. « Pourquoi m’as-tu fait nommer Dame de ce Conseil ? Serais-tu devenu fou ? — Pourquoi ? — Nous en avons parlé dès la première nuit où… Eh bien, depuis que nous sommes amants. Tu connais mon statut, pourquoi m’as-tu placée dans cette situation ? Je ne brigue pas les honneurs. Tu sais quelles sont mes origines. Je ne suis pas qualifiée pour ce poste. — Il saute aux yeux que le Conseil n’est pas du même avis, puisque tu as été élue à l’unanimité. Tu devrais t’en féliciter, car ils ont discutaillé pendant des heures pour déterminer si j’étais digne de bénéficier du même honneur. » Rhapsody s’empourpra et baissa les yeux vers son giron. Ashe interrompit ses rires et prit ses mains dans les siennes. « Il y a longtemps que j’essaie de te faire comprendre que nul n’en serait aussi digne que toi. — C’est une bien triste affirmation. — Prends garde, car tu parles de ma Dame tout autant que de celle que j’aime. N’ai-je pas dit un jour que nous devions aider notre prochain dans tous les domaines où nous pouvons nous rendre utiles ? Qui aurait pu mieux que toi apaiser ces exaltés, les contraindre à s’entretenir avec civilité pour la première fois depuis des siècles, pour ne pas dire depuis l’aube des Temps ? J’ai vu des membres de la Première et de la Troisième Flotte s’étreindre comme de vieux amis, en portant des toasts à ta santé et à ton règne. As-tu conscience de ce que ça représente ? Qui d’autre que toi aurait pu imposer le silence à Anwyn, la renvoyer là où est sa place, sans la moindre rancœur et avant de lui rendre un hommage ? Qui aurait pu la faire pleurer par amour pour toi ? — Je doute que ta grand-mère partage ton point de vue sur ses sentiments. » Il prit son visage en coupe entre ses mains pour la considérer avec gravité. « Qui aurait pu endurer l’horrible conviction qui était la tienne, l’angoisse d’une chose qui aurait entraîné ton trépas, pour servir les intérêts d’un peuple envers lequel tu te sentais des obligations alors que tu n’avais aucune ambition ? Seigneurs, Aria, si ce n’est pas suffisant pour démontrer ta valeur, je me demande ce qui le pourrait. Je ne t’ai pas épousée pour que tu deviennes la Dame des Cymriens, pas plus que je ne l’ai fait pour que tu sois ma femme. J’ai agi ainsi parce que nulle autre que toi n’en était digne, quels que soient les critères. Et je suis là pour t’aider. Je me chargerai de t’apprendre – au début en tout cas – comment gérer les droits de pêche annuels et les cycles des plantations, les taux d’imposition du bétail des provinces orlandaises et l’approvisionnement en armement… » Elle exagéra son soupir. « J’en bous d’impatience. Comme si je n’avais pas ma dose de telles absurdités en Tyrian. » L’expression de Gwydion se fit solennelle. « Me pardonneras-tu un jour, Rhapsody ? Me feras-tu une petite place dans ton cœur ? Aucun d’entre nous n’aurait pu deviner ce qui se passerait depuis la nuit de nos épousailles. Je savais que tu souffrirais de tout ceci, mais j’ignorais à quel point. M’aimes-tu encore ? » Elle soupira. « Oui. Pour toujours. — Cela te suffit-il ? » Elle le considéra avec gravité. La souffrance avait été insoutenable, les mensonges avaient failli les détruire, mais ils n’étaient ni l’un ni l’autre les auteurs de ces contrevérités et ils se retrouvaient désormais dans une position dominante, capables de décider de quelle manière utiliser leur puissance. Le souvenir de leurs noces déferla sur elle, sans qu’elle ne l’eût souhaité. Le bonheur inouï ressenti et découvert dans les yeux de Gwydion alors qu’ils se liaient l’un à l’autre ; la tendresse qui avait caractérisé leurs ébats amoureux pendant que leurs âmes communiaient dans la connaissance absolue de ce qu’ils étaient ; l’ivresse des rires débridés sous les couvertures, le partage des secrets et des projets ; les espoirs qu’ils s’étaient avoués. Il s’était agi d’instants de joie enivrante et authentique, et cette prise de conscience fut soulignée par une voix exprimant de la sagesse. Elle revit un sourire gauchir les traits du Patriarche. Par-dessus tout, puissiez-vous connaître la joie. La décision devint très simple. Elle entassa mentalement tous les sentiments négatifs et utilisa un feu imaginaire pour les consumer, les transformer en cendres et ne laisser subsister que ce qui était sacré à ses yeux. Ryle hira. « Oui, dit-elle en voyant son visage rayonner d’un bonheur qui en était absent depuis six mois. Oui, tu me l’as enseigné. C’est suffisant. En fait, c’est plus que suffisant ; c’est une chose dont il convient d’être humblement reconnaissante… et je le suis. — Veux-tu encore de moi, alors ? » Elle rit. « Je ne me souviens pas t’avoir rejeté, mais bien sûr que je veux encore de toi ! Il est même possible que je te pardonne d’avoir fait de moi la Dame des Cymriens, mais n’y compte pas trop. — Je te rappelle que tu as fait de moi leur Seigneur, ou que tu en as eu l’intention. Nous sommes donc quittes. — Faux ! Nous ne serons jamais à égalité. Tu resteras toujours plus grand que moi, je dois l’admettre. — La seule chose que je te demande, c’est de ne jamais oublier que je suis ton mari dévoué et qu’il n’y a jamais eu et qu’il n’y aura jamais dans ma vie une autre que toi. — Je crois l’avoir saisi. — Tu as d’ailleurs fait un petit commentaire sur lequel je voudrais depuis un certain temps déjà obtenir quelques éclaircissements. — Tiens donc ? — Absolument. Te souviens-tu m’avoir parlé du temps vécu dans l’ancien monde, pendant notre nuit de noces ? Alors que tu ne savais même pas qui j’étais ? — Oui. — N’as-tu pas qualifié les rapports que nous avons eus sous le ciel étoilé de Serendair, notre première fois, notre dépucelage mutuel, de “nuit de sexe sans lendemain” ? C’est bien ça ? » Ses yeux pétillèrent de malice comme il fronçait les sourcils pour feindre l’irritation. Rhapsody rit et rougit de gêne. « Je crois que c’est effectivement le terme que j’ai employé. Tu dois avoir raison. — Bien sûr que j’ai raison ! » Son amusement menaçait d’emporter son irritation feinte. « Alors que ça a été pour moi un instant magique, pour ne pas dire sacré, Emily. » Le rire de Rhapsody se réduisit à un sourire mélancolique. Et ce fut en mettant à contribution ses dons de baptistrelle qu’elle précisa : « Pour moi aussi, Sam. C’était comme la consommation d’une union consacrée. — C’est exactement ce que j’ai ressenti. Je ne me souviens même pas te l’avoir suggéré, comme si nous avions simultanément estimé que nous devions nous unir. — Oui, c’est ça ! — Vu que c’est désormais chose faite, je crois détenir le record absolu d’abstinence maritale pour avoir attendu approximativement cent quarante ans entre deux rapports sexuels. Bien plus longtemps encore si on mesure cela en fonction du temps qui est le tien. Il faudrait alors parler de siècles, voire de millénaires. » Elle rit une fois de plus. « Félicitations ! C’est un exploit dont tu peux être fier. — Et à présent, à présent que nous nous sommes unis dans les règles, avec serments, alliance et tout le reste, j’ai attendu six mois, je dis bien six mois, Rhapsody. Nul homme qui t’a entrevue ou a simplement entendu parler de toi ne pourrait croire un tel célibat conjugal possible. — Ce qui est réciproque, à moins de savoir que j’ignorais ce qui s’était passé entre nous. J’ai moi aussi des besoins, Sam. — Mais je suis devenu le Seigneur de la Patience, ne penses-tu pas ? — C’est incontestable. J’ai déjà eu l’occasion d’admirer ta retenue. Que veux-tu ? — C’est une question idiote. — Laisse-moi deviner… Battre un nouveau record d’abstinence ? — Ce n’est pas amusant du tout. » Mais il gloussa et Rhapsody lui sourit. « Dois-je en conclure que tu comptes sur moi pour rattraper le temps perdu ? — Absolument. — Oh, je crains qu’il ne faille encore attendre ! Crois bien que je le regrette. » Il se pencha pour laisser reposer son front contre le sien et la regarder droit dans les yeux. « Tu pourrais au moins essayer. — Il est vrai que je ne suis attendue nulle part avant l’aube prochaine. — Oublie l’aube. Les Cymriens n’ont pas encore terminé leurs libations. Ils ne seront pas capables de rouvrir les yeux avant midi, pour ne pas dire bien plus tard. » Les yeux de Rhapsody pétillèrent de malice. « Oh, d’accord ! » Elle le prit par le cou. Il garda le bout de son nez collé au sien pour grimper sur le lit et se placer à quatre pattes au-dessus d’elle. « Et sache qu’une fois ce foutu Conseil terminé, ton carnet de bal sera plein pour les six prochains mois. — Six mois ? Je ne crois pas, Sam. Deux semaines, peut-être. Il y a très longtemps que je ne suis pas rentrée en Tyrian. » Ce qui fit gronder le dragon. « Désolée. Si tu me veux toute à toi, tu devras m’épouser de façon officielle… — N’ajoute rien. C’est entendu. — Parfait. — Alors, tu es à moi, de façon exclusive, aussi longtemps que tu pourras me supporter. Ça te va ? — Ça me va. » Un sourire éblouissant le transfigura. « C’est formidable. Maintenant, rends-moi ma chemise. » Il y avait des feux de joie dans la totalité du Grand Tribunal et les champs environnants. On en dénombrait des dizaines de milliers, avec un énorme brasier au centre de la cuvette. Les flammes démesurées illuminaient le ciel nocturne et le teintaient en orangé entre des panaches de fumée très denses qui viraient du gris au blanc en montant vers les étoiles. Les stocks de vin et de spiritueux fournis par Achmed ne durèrent que quelques heures, laissant une foule aussi ivre que joyeuse plongée dans la frénésie de la célébration. Des chants avinés s’élevèrent en accords discordants dans les montagnes et les collines, terrifiant les Bolgs de Canrif. Quand la lune se coucha, Achmed – qui s’intéressait à ces festivités avec un certain recul – proposa d’aller se réapprovisionner en alcools à l’avant-poste de Grivven, une offre qui fut acceptée avec empressement et reconnaissance. Faedryth et son aide de camp, Therion, réunirent des volontaires pour aller chercher les barriques, car les Nains faisaient partie des rares convives à être encore capables de se tenir debout, et surtout de transporter quoi que ce soit ayant de la valeur. Peu après une escouade de quelques hommes sortaient de la cuvette, se procuraient des chariots et partaient en titubant dans la steppe en direction du point qu’Achmed leur avait désigné, derrière le Cymrien bolg nommé responsable de cette expédition. Achmed resta sur le seuil du Grand Tribunal et les regarda disparaître dans la nuit en écoutant les crissements des roues des chariots ainsi que les chants et la musique d’un millier de genres et d’origines interprétés simultanément, les grondements des rires joyeux qui entraient en résonance sur les nerfs hypersensibles du treillis couvrant son épiderme. Il s’agissait d’une clameur qu’il n’avait encore jamais entendue, pas même sur un champ de bataille. Grunthor avait autrefois déclaré que l’élément le plus effrayant d’un combat était son accompagnement sonore, le grondement des chevaux et les claquements des armes, l’épouvantable fracas de la fureur et de la destruction, les gémissements et les bruits sourds des hommes dont les viscères explosaient. Ceci était différent, à la fois plus fascinant et dérangeant. Il s’agissait d’un amalgame de rires grinçants et de chants, de crépitements de flammes, de bois que l’on fendait et de cris de jubilation et de souffrance qui fusionnaient en un unique son blasphématoire. Cela avait sur lui un effet comparable à celui de la mer, un bruit collectif qui engloutissait les bruits individuels pour les amalgamer en une contre-symphonie dont la laideur était pour lui aussi grande que les chants de Rhapsody étaient beaux. La clarté papillotante des feux de joie le nimbait, par instants aveuglante pour s’assombrir sitôt après sous l’effet de la fumée parcourue d’essaims d’étincelles. Constatant que l’obscurité s’attardait plus que de coutume, Achmed leva les yeux et vit Grunthor près de lui. Le fracas avait masqué le pouls de son sergent-major qui avait été jusqu’à ce Conseil un des deux seuls individus dont il percevait encore la présence. Il se perdait désormais dans toutes ces pulsations cardiaques de représentants de la Première Génération et c’était une sensation étonnamment agréable qui le rendait presque nostalgique. Grunthor lui tendit une chope cabossée débordante de bière légère. « Faut dire qu’ils savent vraiment s’amuser. C’est-y pas vrai, commandant ? » Achmed ne jugea pas utile de répondre et se contenta de lever la chope à ses lèvres, pour boire une lampée. L’épaisse fumée des feux de joie grondants formait à la bordure de la Saillie du Convocateur un linceul tour à tour nimbé de vive clarté et plongé dans les ténèbres. Nul n’aurait pu discerner la silhouette qui s’y dressait et observait en silence ces réjouissances, pas même les gardes Bolgs qui flanquaient cette éminence en se passant une outre de vin. Nul ne vit ce personnage se détourner et disparaître dans la nappe de fumée comme une ombre issue du Passé. Sous le couvert des ténèbres, l’inconnu se faufila jusqu’à la chaire, subtilisa la corne des Cymriens et repartit dans la nuit. 81 LA DOUCE ODEUR DE LA CANNELLE et de la cardamome vint effleurer son nez, suivie par des senteurs plus entêtantes et denses qui l’incitèrent à rouvrir progressivement les paupières. Gwydion regarda son épouse rayonnante assise au bord du lit, avec un plateau sur son giron. Elle agitait la main pour chasser vers lui les fumets qui s’en dégageaient, en souriant. « Bonjour, Messire, fit-elle de sa plus belle voix de soubrette. Sa Seigneurie souhaite-t-elle goûter à un petit en-cas avant de retourner participer au Conseil ? — Ce serait avec grand plaisir, mais ce qui me fait venir l’eau à la bouche s’est levé avant moi et ne supporte pas qu’on lui rappelle sa petite taille. » Il céda à la symphonie olfactive et sourit à son tour. « Seigneurs, quels effluves divins ! — Je suis ravie que ça te plaise. La cannelle et les épices les plus douces sont comparables aux flûtes et aux piccolos. Elles titillent les narines pendant que le… — Je ne parlais pas du petit déjeuner, fit-il avec malice. Par ailleurs, qui t’a autorisée à abandonner lâchement nos bras royaux ? » Elle baissa les yeux. « Les abandonner où ? Ils sont toujours assujettis à mon torse. — Oh, c’est exact, j’avais oublié cette histoire. Tu es la Dame des Cymriens, après tout. — Évite de me le rappeler. N’oublie pas que tu en portes l’entière responsabilité. — Je plaide bien volontiers coupable. C’est probablement l’unique chose dont les Cymriens pourront m’être reconnaissants. — N’y compte pas. Tais-toi et mange. Je te conseille tout particulièrement mes miches à la cannelle… » Les rires de Gwydion manquèrent déséquilibrer le plateau. « Tiens, et sois prudent. Je t’ai préparé l’infâme breuvage que tu apprécies tant. — Que les dieux te bénissent ! » Il prit avec empressement la tasse qu’elle lui tendait et la tint pendant qu’elle y ajoutait de la crème. Il but une petite gorgée et sourit. « Il est formidable. Merci. » Elle soupira, pour feindre le désespoir. « Il ne supporte pas mes infusions mais au moins apprécie-t-il mon café. — Il aime aussi tes tisanes, il te l’a dit il y a des siècles. Il est d’ailleurs fou de tout ce qui vient de toi. Je présume qu’il faut en déduire que ce sera à moi de préparer le petit déjeuner, demain matin ? — Tout juste, répondit-elle avec sérieux. Il n’y a rien de tel que l’alternance pour pouvoir faire la grasse matinée à tour de rôle. » Il but une autre gorgée. « Qui espères-tu convaincre ? Tu te lèves systématiquement trois heures avant moi pour expédier le ménage, chanter ou vaquer à d’autres occupations. Que tu sois debout et habillée deux heures avant l’aube le démontre. Tout est encore plongé dans les ténèbres, au-dehors. — Eh bien, plusieurs nuits identiques à celle-ci et j’en serai à tout jamais incapable. Je m’attendais presque à me réveiller dans un lit entièrement défoncé. Dormir sera pour moi une nécessité, si je veux survivre à tout ça. » Elle le vit rougir derrière sa tasse. « Le café est trop chaud ? — Non, il est parfait, merci. » Le rire de Rhapsody évoquait un carillon dont les ondes parcoururent tout Elysian. « Ma parole, Sam ! Tu piques un fard ! » Il posa la tasse vide sur le plateau. « Oui, sur la totalité de mon corps. Tu veux voir ? » Elle rit et lui donna une tape. « Cessez de me brutaliser, madame ! » gronda-t-il en lui adressant un sourire démoniaque. Elle se leva, sans faire cas de ses bras tendus. « Non, désolée. Nous devons présider le Conseil et je sais sur quoi débouchent tes manigances. — Ce ne sont pas des manigances mais un édit royal. — Je suis au regret de devoir décevoir ton… édit, mais il y a là-bas cent mille personnes qui finiront par remarquer notre absence. » Ashe passa la main dans sa chevelure défaite. « Bon sang, il n’est pas étonnant qu’Anwyn n’ait pas eu une seule chance contre toi. Tu es impitoyable. S’il te plaît, Emily, reviens te coucher. Le Conseil peut attendre et je serai d’une humeur massacrante si tu ne le fais pas. — Désolée. J’estime que c’est inévitable en de telles circonstances… dans mon cas, à tout le moins. Mais j’ai besoin d’un bon bain, excuse-moi, d’un bain royal. Te joindre à moi te tente ? — Oui ! » S’ensuivit une pause théâtrale. « J’espère que cette histoire de jonction est à prendre au pied de la lettre ? — Viens, espèce d’obsédé. » Elle saisit sa main pour le tirer hors du lit. Il passa son bras autour de sa taille en se dirigeant vers la salle de bains. « Obsédé ? Quelle épouvantable accusation, madame. Je puis vous assurer que mes intentions sont… — Absolument honorables, j’ai déjà entendu ça. Tu souhaites aller te chercher un livre ? — Ce ne serait pas une mauvaise idée », fît-il, pensif. Il se pencha pour ramasser l’ouvrage qu’elle lui avait jeté à la tête le soir précédent et le glissa sous son bras. « Te désarmer relève de la plus élémentaire des prudences. » Elle rit, lui subtilisa le livre et le lança sur le tas de vêtements froissés. « Viens. Allons reproduire notre version personnelle de la chandelle de Crynella. — Hm ? » Les lèvres de Gwydion effleurèrent sa chevelure alors qu’il lui tenait la porte ouverte. « Tu sais, cette histoire d’eau dans le feu. » Gwydion s’allongea dans la tiédeur de la baignoire et soupira. L’eau disparaissait par la bonde, une des merveilleuses inventions de Gwylliam, ce qui laissait son torse exposé à l’air chaud et saturé de vapeur. Une eau qui emportait l’angoisse et la solitude de ces six derniers mois. Il contempla son épouse et soupira encore, de satisfaction. Rhapsody se dressait devant le grand miroir en pied et étudiait son corps nu sous des angles divers. Ses yeux semblaient attirés par la courbe de son ventre, et son expression était pensive. Gwydion prit appui sur les côtés de la cuve pour se hisser en ruisselant hors de l’eau qui refroidissait. Il alla se placer derrière elle pour la prendre dans ses bras, et il rit quand elle se dégagea en se contorsionnant. « Iiiihhhhh, va chercher une serviette ! » Elle lui donna un baiser avant de se tourner de nouveau vers la surface réfléchissante. Il la rapprocha de lui pour enfouir son nez contre son cou. « Non, je préfère me sécher près du feu. » Il avait dit cela sur un ton badin, appréciant la chaleur de son dos sur sa poitrine. Elle ne détachait pas son attention du miroir, ce qui était nouveau de sa part. « Qu’est-ce que tu regardes ? » Elle s’étudia un moment supplémentaire avant de répondre. « Je tente de comprendre pourquoi j’ai l’impression que mon ventre est distendu, pourquoi Elynsynos pensait qu’une chose maléfique croissait en moi, si c’est vraiment avec toi que… C’était bien toi, pas vrai ? Je n’ai pas rêvé ? » Gwydion caressa sa chevelure pour dissiper l’inquiétude qui écarquillait ses yeux. « Oui, oui, absolument, s’empressa-t-il de répondre avant de la faire pivoter pour la prendre dans ses bras. C’est bien moi qui ai été aussi maladroit et inepte. Et entre l’instant où nous sommes devenus amants et ce rendez-vous laissant à désirer, je ne t’ai pas quittée d’une semelle. Alors, à moins que tu n’aies couché avec quelqu’un qui me ressemblait en tout point après mon départ, cette nuit-là, nous avons la preuve que le démon t’a menti. » Rhapsody sourit presque, le visage enfoui contre les muscles de sa poitrine et de son épaule. Elle avait perçu dans sa voix une question qu’il ne lui poserait jamais, et à laquelle elle décida de répondre. « Je n’ai couché avec personne depuis notre séparation, Sam. Je pensais que c’était évident, la nuit dernière. Mais ça n’explique pas pourquoi je sens de telles tensions en moi, ni qu’Elynsynos ait pu s’en rendre compte. » Gwydion la considéra attentivement avant de la prendre par la main pour la guider vers le lit de la chambre. « Là, allonge-toi ! Voyons si je détecte quelque chose. » Elle s’exécuta pendant qu’il s’asseyait près d’elle et déplaçait sa main sur son ventre plat, sans y trouver le moindre renflement. Il prit son temps pour la sonder en mettant à contribution tous ses sens de dragon, qui lui confirmèrent ce qu’il savait déjà, autrement dit qu’elle n’avait subi aucune altération. Il avait mémorisé les moindres détails la concernant, jusqu’au plus profond de son être, comme seul un dragon en avait la possibilité, et il savait de façon irréfutable qu’elle n’était ni enceinte ni porteuse d’un parasite qui se serait développé en elle. Il décela néanmoins une trace infinitésimale de souillure dans son sang, de plus en plus ténue à chaque battement de cœur, comme dissoute par chacune de ses inhalations. Par ailleurs, il émanait d’elle une sorte de halo qu’il ne pouvait identifier, une énergie diffuse. Peut-être s’agissait-il de son lien avec l’élément du feu. Il lui adressa un sourire, afin de la rassurer. « Répète-moi avec précision les paroles de ce démon. » Elle y réfléchit un moment. « Il a dit Virack urg raz, avant d’ajouter : conçois. Après quoi il a prononcé le mot werlw, ou quelque chose d’approchant, et pour finir : croîs. » Un frisson parcourut la colonne vertébrale d’Ashe. « Tout va bien, ma chérie, je peux te garantir qu’il n’y a plus rien qui se développe en toi. — Plus rien ? » répéta-t-elle en tremblant. Il lui caressa le bras. « Eh bien, il n’y a jamais rien eu de… matériel. Tu sais que le F’dor dispose de plusieurs moyens pour posséder quelqu’un, par exemple ce qu’il a fait subir à ces soldats qui ont exécuté ses volontés pour tout oublier sitôt après. » Elle le confirma de la tête. « Le démon se savait pris au piège, condamné à disparaître, et dans une dernière tentative désespérée il a implanté en toi non la semence d’un enfant mais celle d’un doute. Cela s’adressait à toi, en permanence, en connaissant les failles de ton esprit et ce qu’il convenait de faire pour te convaincre. Nul n’ignore que le F’dor est l’inventeur de la tromperie. Une baptistrelle telle que toi est particulièrement vulnérable à ce genre d’attaques, Rhapsody. Combien de fois m’as-tu dit que tu préférais croire une chose afin qu’elle devienne en fin de compte une réalité plutôt que d’accepter ce qui te déplaisait ? » Il serait sans doute préférable que vous renonciez à comprendre. Vous avez probablement raison. Je ferais mieux de m’intéresser à ce que nous allons faire, et c’est ce qui se produira. « En effet, reconnut-elle à contrecœur. — D’une certaine manière, tu l’as attiré sans en avoir conscience, dit-il en caressant sa joue avec douceur pour estomper son expression terrifiée. En imaginant qu’il pouvait dire la vérité, tu lui as permis de pénétrer en toi et d’apporter de la substance à tout ce qu’il disait. Il a ainsi pu posséder une infime partie de ton être, et plus tu le croyais, plus il étendait son emprise. Il est certain que le doute gagnait du terrain. Si tu avais cessé de t’interroger et considéré que c’était une certitude, il se serait approprié ton âme et tu lui aurais entièrement appartenu. » Il caressa son ventre et constata qu’il commençait à se contracter. « La bonne nouvelle, c’est que cette possession a été éradiquée en même temps que cette croyance. Dans un certain sens, tes espoirs ou ta foi t’ont sauvée. Et depuis que tu connais la vérité, chaque inspiration et chaque battement de ton cœur te purifient des vestiges de cette possession. T’en voici débarrassée. Tu es totalement libre. » Elle sourit avant de prendre sa main pour y déposer un baiser. « C’est faux. Je t’appartiens corps et âme. — C’est bien ce que j’espérais t’entendre dire, fit-il avec malice en se penchant sur elle. Pourquoi crois-tu que je t’ai demandé de t’allonger sur ce lit ? » Elle l’attira vers elle et l’embrassa, en crochetant ses jambes avec les siennes. « Voyons voir si je peux en déterminer la raison. » 82 BIEN QUE TRÈS ÉLOIGNÉE du Grand Tribunal, elle entendait toujours des cris de liesse et les rugissements des feux de joie qui papillotaient contre le ciel dans le lointain. Le vent qui soufflait autour de l’élévation de terrain sur laquelle elle se dressait lui apportait l’odeur des braises et le goût d’un Passé amer que venait adoucir un regain d’espoir. Anwyn s’intéressait à la corne qu’elle avait subtilisée. L’objet était brillant même en l’absence de clair de lune, comme une perle lumineuse dans les ténèbres. Le métal était tiède, sans doute la chaleur résiduelle de celle qui l’avait utilisée sans en avoir le droit, celle qui avait porté son embouchure à ses lèvres pour attirer les Cymriens. Tous avaient naturellement dû obtempérer. Aucun de ceux venus de Serendair, pas plus que ceux arrivés par la suite, n’aurait pu résister à l’appel de la trompe. Gwylliam s’en était assuré. Ce n’était pas une excuse, pas pour la trahison dont elle avait été victime. Une trahison impardonnable. Elle ferma les yeux et leva la corne, en étirant son bras vers les ténèbres absolues du ciel. Les paroles de la parvenue lui revenaient à l’esprit, apportées par le vent rieur de la nuit, ivre de célébration. Anwyn ap Merithyn, tuatha Elynsynos, vous porterez désormais le nom de Passé. Vos actes manquent d’équilibre. À l’avenir, vous ne parlerez que des royaumes auxquels vous avez accès. Vous n’interviendrez plus jamais dans ce qui relève du domaine de vos sœurs, autrement dit le Présent et l’Avenir. Nul ne devra vous consulter pour d’autres raisons, et c’est pourquoi je vous conseille de transmettre vos connaissances avec plus de précision sous peine de sombrer à jamais dans l’oubli. La devineresse se mit à rire. Sa gaieté se manifesta tout d’abord sous forme de gloussements, puis de hoquets. Elle finit par rejeter la tête en arrière pour rugir son amusement, aussi folle que sa sœur Manwyn mais bien plus insidieuse. Elle rit au point qu’il eût été impossible de dire si elle était joyeuse ou si elle hurlait en proie à la démence, même si ces sons étaient couverts par les grondements des feux de joie qui emplissaient toujours le Grand Tribunal de leurs lueurs dansantes. À l’avenir, vous ne parlerez que des royaumes auxquels vous avez accès. Anwyn serra la corne avec encore plus de force et rouvrit ses yeux bleus qui brillèrent dans les ténèbres. « Entendu, fit-elle à voix haute. Vos désirs sont des ordres, Majesté. » J’ai besoin de tes souvenirs, avait murmuré l’esprit démoniaque dans les flammes. Sa propre réponse se fondit dans le vent. « Je comprends. » Anborn était d’une bonne humeur étonnante, alors qu’il chevauchait vers l’ouest dans les contreforts de l’immense étendue de la plaine de Krevensfield. Compte tenu de la situation en début de journée et de la tournure prise par les événements, les résultats l’avaient agréablement surpris. Il y avait longtemps que le généralissime ne s’était pas senti libre à ce point, libéré de tout fardeau. Le vent avait fraîchi, la nuit était limpide et étoilée, la senteur revigorante de l’été mêlée à l’odeur acre des feux lointains emplissait l’atmosphère. Anborn retira son casque pour le poser devant lui et faire glisser ses doigts dans son abondante chevelure. Le pas régulier du cheval, les martèlements des sabots sur le sol étaient des éléments de son existence qu’il appréciait toujours autant. Après tant de siècles de désenchantement, le caveau de pierre érigé autour de son cœur s’était enfin désagrégé. Autrefois idéaliste, Anborn se rappelait l’intensité qui avait caractérisé sa vie, les engagements pris au début de sa formation militaire pour maintenir le statut des Semblables, l’ancienne fraternité de guerriers dans laquelle il aspirait à être admis. Cette passion avait disparu sur les champs de bataille de la Grande Guerre, en même temps que son âme… tout au moins l’avait-il présumé. Il se remémora les paroles de celle qui lui avait appris à manier l’épée, Oelendra Andaris. Je ne sers nul Seigneur, nulle Dame, seulement un peuple, avait-elle déclaré. Quand ceux que nous servons serviront eux aussi, je me soumettrai à l’autorité d’un monarque. Pas avant. Pour Anborn et Oelendra, deux Semblables irrémédiablement marqués par la guerre, le moment était venu de retrouver la foi. Comme l’aube naissante, la paix se profilait peut-être à l’horizon. Il songea à Rhapsody, ce qui était fréquent lorsqu’il lâchait la bride à son esprit. Anborn se demandait ce qu’elle pouvait bien faire en cet instant, avant de museler cette pensée. Le regard qu’elle avait échangé avec Gwydion ne lui avait pas échappé. À moins que son neveu ne fût un parfait imbécile, il avait une idée assez précise des intentions de Rhapsody et aller plus loin dans les spéculations eût été d’une grossièreté impardonnable. Il rit, ravi par la tournure des événements et la promesse d’un renouveau. La bonne humeur se déversa sut lui comme une vague, parcourant ses cheveux comme le vent qui faisait battre son manteau derrière lui. Son moral était aussi élevé, que le ciel étoilé qu’il avait au-dessus de lui, autour de lui et jusqu’à l’horizon que l’approche du matin éclaircissait déjà. Anwyn leva la corne à ses lèvres et souffla. Le son qui en jaillit ne fut audible ni à cette époque, ni par des êtres vivants. Il résonna dans les royaumes du Passé, ainsi qu’il l’avait fait tant de siècles plus tôt, issu de la trompe argentée pour flotter sur l’air pesant des souvenirs. Puis, après de longues réverbérations, il redescendit lentement se déposer sur le sol et y pénétrer. Anwyn sourit et ferma les yeux pour dresser d’une voix creuse une liste sinistre : Le raid contre le Tertre de Farrow. Le siège de Bethe Corbair. La Marche à la Mort des Nains cymriens. L’incendie des villages occidentaux. Kesel Tai. Tomingorllo. Le vallon de Lingen. La prise du Bastion de Wynnarth. Le massacre des puisatiers et porteurs d’eau de Yarim. L’assaut contre la Falaise sud-est. L’éventration de la quatrième colonne. L’exécution systématique de tous les colons de la Première Flotte. La bataille des Champs canderiens. Elle cita avec une infinie patience tous les macabres épisodes de l’histoire, chaque événement sanglant de la Grande Guerre, un conflit provoqué par le F’dor mais motivé par des facteurs plus terre à terre tels que la colère, la trahison, la jalousie, la soif de pouvoir. La haine, dont les origines étaient encore plus anciennes que l’Avant-Temps. Lorsqu’elle eut énuméré toutes les grandes pertes dues à ce conflit, elle passa aux combats qui avaient eu lieu depuis, citant chaque endroit où des hommes avaient été victimes des machinations de l’esprit démoniaque. Finalement, quand sa litanie fut achevée, elle leva de nouveau la corne à ses lèvres et souffla. Puis elle rouvrit les yeux, désormais souriante. Anborn franchissait le pourtour d’une grande dépression quand sa monture se cabra de frayeur. Il la mata, l’apaisa puis lorgna par-dessus son épaule pour chercher les causes de cette réaction. Il ne put tout d’abord rien discerner dans les ténèbres, puis, comme sa vision se faisait plus perçante, le sang de dragon qui coulait dans ses veines rugit tel un feu attisé par la panique. « Doux Créateurs », murmura-t-il. Des mots qui restèrent coincés dans sa gorge. Car les ténèbres se déplaçaient, en contrebas. Toute l’étendue de la plaine de Krevensfield était en mouvement. Sans s’accorder le temps de prendre une autre inspiration, Anborn fit faire volte-face à sa monture et repartit au grand galop vers son point de départ pendant que le sol se fissurait de toutes parts. 83 UNE NAPPE DE BROUILLARD recouvrait le Grand Tribunal, et il ne s’agissait pas simplement de la brume accumulée chaque matin dans cette cuvette en raison de sa topographie mais d’un nuage d’obstination renforcée par une absorption immodérée d’alcool. Le grand Brouillard cymrien, pour utiliser le nom qui lui serait donné par la suite, s’éleva comme Ashe l’avait prédit à peu près au moment où le soleil atteignait le zénith, contraignant même les plus gros dormeurs à ciller et se lever pour se préparer à assister à la deuxième session du Conseil. « Quel gâchis », murmura Rhapsody à Gwydion. Ils parcouraient du regard ces épaves humaines qui titubaient et gémissaient à l’intérieur du cirque naturel, pendant que les personnes chargées de l’organisation retrouvaient progressivement leur efficacité. « Je peux imaginer des plaisirs moins abêtissants que plonger dans l’hébétude d’une pareille ivresse. — Essaie de ne pas l’oublier », déclara Gwydion en tapotant ses « miches ». Rhapsody avait cherché Oelendra pour lui faire part des dernières nouvelles. Les yeux de la championne des Lirins s’étaient emplis de larmes et elle avait pris sa reine dans ses bras, en une étreinte plus maternelle que Rhapsody n’en avait bénéficié depuis son départ de chez elle. La Dame des Cymriens sentit sa gorge se serrer et lorsqu’elle recula ses yeux étaient aussi brillants que ceux de sa vieille amie. Elle avait mis pour l’occasion une robe de soie ajustée aux manches et à la taille qui s’évasait en une ample jupe sur laquelle pendait le fourreau de Clarion l’Étoile du Jour. Gwydion avait eu un regard malicieux en la voyant ainsi. « Quelle robe magnifique. Je te trouve très… royale, avait-il déclaré avant de déposer un baiser sur sa joue. — C’est du camouflage. J’espère me fondre dans le ciel. Peut-être ne me verront-ils pas et me laisseront-ils tranquille. » L’ovation qui salua leur apparition fut plus discrète que celle ayant suivi leur désignation, le soir précédent, une modération principalement attribuable aux maux de tête que des applaudissements et des sifflements effrénés auraient infligés aux spectateurs. Mais tous parurent se détendre quand Ashe monta à la Tribune pour annoncer sa Dame puis réclama un moment d’attention pour faire une déclaration. « C’est avec une ineffable joie et une profonde humilité que je vous annonce que la Dame des Cymriens a consenti à m’épouser. » Les multitudes restèrent un moment ébahies, puis une onde de surexcitation parcourut le cirque naturel pour s’enfler en un grondement approbateur assourdissant. Applaudissements et acclamations s’élevèrent, dans un grand nombre de langages. Les Couteaux des Montagnes, le contingent de Nains dont Ashe avait parlé la nuit de la Mi-été de l’année précédente, poussèrent un cri de guerre qui ébranla la totalité du Grand Tribunal, incitant bon nombre d’autres Cymriens à croire que leur tête venait de se craqueler. Rhapsody sourit à la foule qui les acclamait, alors que le soleil se reflétait sur les armures et les étendards, leur apportant un éclat qui paraissait traduire l’espoir que cette ère nouvelle apportait à chacun d’eux. Une voix, qu’elle reconnut comme appartenant à un perturbateur de la Maison de McLeod, se fit entendre dans le brouhaha général. « Gwydion ap Llauron, petit-fils de Gwylliam le Brutal et d’Anwyn la Manipulatrice, comment as-tu obtenu le consentement de cette Dame ? Elle n’est pas comme les membres de ta famille, et c’est d’ailleurs pour cette raison que nous lui avons accordé notre soutien. Peux-tu nous affirmer que ce n’est pas par la violence ou la coercition que cette promesse d’union a été obtenue ? » La foule rugissante s’était tue et Gwydion avait blêmi. Ses mains tremblaient de colère. La joie qui animait ses yeux un instant plus tôt avait été emportée par l’insulte, pour être remplacée par un regard menaçant de reptile. Il avait enduré la veille maints affronts et injures dirigés contre sa lignée et sa Maison, et il avait serré le poing dans sa poche, mais l’accuser d’avoir pu rudoyer Rhapsody était intolérable. Rhapsody qui décida de le prendre de vitesse. « Je puis en attester, dit-elle en donnant à ses paroles le sceau de la sincérité auquel s’ajoutait une pointe d’humour. Je suis heureuse de dire que je n’ai pas eu à recourir à la force, qu’il a accepté sans trop se faire prier. J’en conclus que j’aurais pu me passer de me munir de mon épée et de poucettes. » La foule n’assimila pas instantanément le sens de ses propos, mais lorsqu’elle le fit, les rires et les applaudissements ébranlèrent le Grand Tribunal et furent renvoyés en échos par les Dents. L’onde sonore se déversa sur Gwydion et emporta sa colère. Il cilla et baissa les yeux sur Rhapsody, qui lui souriait avec une expression de confiance absolue. Il sourit à son tour et elle se haussa sur la pointe des pieds pour l’embrasser devant toute l’assemblée. Il la prit dans ses bras et les vivats parurent décroître. Tout s’obscurcit et ce fut comme s’ils étaient brusquement seuls. Leurs lèvres se trouvèrent avec douceur puis fougue, et en sentant son corps trembler Gwydion reprit conscience de la clameur qui s’élevait de la foule ; un tumulte qui ébranlait le sol sous leurs pieds. Tout au moins le pensa-t-il, car il savait qu’il aurait ressenti la même chose s’ils avaient été seuls dans la lande, au-dessus d’Elysian. La douce senteur de Rhapsody et la joie qui le pénétrait en l’ayant de nouveau dans ses bras furent peut-être à l’origine de l’engourdissement de ses sens. L’ivresse du bonheur put lui dissimuler le grondement qui s’amplifiait au sein du silence surnaturel qui se répandait dans la foule et engloutissait les acclamations. Toujours est-il que le temps de comprendre de quoi il retournait, il était trop tard pour y changer quoi que ce soit. 84 LE PREMIER QUI LE PERÇUT fut Grunthor. Comme ce que ressent celui qui gravit une haute montagne, la pression augmenta à l’intérieur de sa tête jusqu’au moment où un claquement ponctua la perte de stabilité du sol qu’il avait sous les pieds. Achmed porta sur son ami un regard interrogateur. Il ne pouvait se méprendre sur la nature de ce qui s’opérait en lui. Ses yeux étaient écarquillés et devenaient vitreux, sa peau couleur d’ecchymose rougissait, ses larges narines se dilataient et son cœur accélérait le débit de son sang. Il regarda vers l’ouest puis ses muscles se bandèrent et il franchit la bordure du Grand Tribunal pour se précipiter vers les gens qui se regroupaient en hésitant en contrebas. « Descendez immédiatement ! » cria-t-il à Rhapsody avant de dévaler la pente de la cuvette et de plonger dans la foule de Cymriens déconcertés qui n’avaient un instant plus tôt songé qu’à célébrer l’événement. « Fuyez ! Fuyez ! » Sa voix grondait comme il chargeait des spectateurs sidérés que la frayeur empêchait de réagir. Puis il les poussa pour les éloigner de l’éminence du centre du Grand Tribunal dont le géant bolg était le seul à percevoir les tremblements. Rhapsody, qui s’était dégagée de l’étreinte de Gwydion en entendant le cri de Grunthor, se tourna pour s’intéresser à la foule de Cymriens hébétés. Ils se dispersaient rapidement devant le géant bolg, même si les sons accompagnant les mouvements de panique n’étaient pas encore audibles. Il régnait en ce lieu un silence surnaturel. Elle porta le regard sur la chaire et ouvrit de grands yeux. « La corne ! Elle a disparu ! cria-t-elle à Gwydion avant de s’adresser à Achmed. La corne a disparu ! » Le roi des Firbolgs hocha la tête sans se tourner vers elle. Il venait d’entendre l’alerte lancée tant par ses sentinelles que par les troupes de Tristan cantonnées sur le versant ouest du Grand Tribunal. Il pivota en abritant ses yeux de la vive clarté du milieu du jour. Un cavalier arrivait au galop dans la plaine de Krevensfield, éperonnant sans merci sa monture. En dépit de la distance les séparant, Achmed put entendre ses cris. Les soldats orlandais qui avaient établi leur bivouac se levaient en hésitant, récupéraient leurs armes et leur barda, quand un autre appel lui parvint. « C’est Anborn ! Ouvrez les portes ! » Derrière lui le ciel était noir et agité par des nuages de fumée, comme si un volcan venait d’entrer en éruption. Les tourbillons de ténèbres approchaient en même temps qu’Anborn, car c’était apparemment un immense feu de brousse que poussait un vent inexorable, mais il devint rapidement évident qu’il n’y avait aucune flamme, que c’était la Terre elle-même qui se détachait de la vaste plaine pour s’élever vers le ciel, soulevée par la violence de ce qui l’agressait. Une armée se déplaçait dans les ombres et, pendant un court instant, elle parut constituée de légions de bêtes fauves, car la plupart de ses éléments avançaient non en se tenant debout mais en semblant traînés par une puissance invisible. Rhapsody hoqueta et agrippa le bras de Gwydion en se remémorant la vision qu’elle avait eue du sommet du pic de l’observatoire. « Ce sont les morts cymriens, les Tombés au Champ d’honneur, les malheureux massacrés au cours de la Grande Guerre, murmura-t-elle. Anwyn est allée lever une armée dans le Passé. » La horde de morts vivants franchit l’horizon. La bordure du monde en fut obscurcie, tant leur nombre était grand. Tous les cadavres de ceux qui avaient péri dans la plaine ou dans les montagnes, tous les corps qui n’avaient pas été entièrement consumés par le feu, avaient été réanimés par la puissance du souvenir et se dirigeaient en rampant, titubant ou glissant vers le Grand Tribunal. Les vivants se retrouvaient encerclés par des morts, au centre d’une mer de décomposition, de maladie et d’ossements ressuscités par la haine. Des sommets des Dents leur parvint un grondement de tonnerre se déplaçant dans les montagnes. Des éboulis de roche et de terre s’abattaient des hauteurs, débutant à Grivven pour s’engouffrer dans Canrif et entre tous les pics pour finir par atteindre le Grand Tribunal, sous une grêle cinglante de poussière abrasive. Des collines proches sortaient d’autres soldats de l’armée d’Anwyn, cadavres animés de Nains et de Lirins, d’humains et de semi-humains, d’adultes et d’enfants, tous victimes de l’incommensurable stupidité de l’ex-Seigneur et de sa Dame, qui s’extirpaient du royaume des morts pour répondre à l’appel de la corne comme ils l’avaient fait dans un lointain passé. À l’extérieur du Grand Tribunal, les cent mille hommes de l’armée orlandaise se regroupaient en légions et colonnes. Rhapsody frissonna en les voyant. Ce qu’elle avait assimilé à une force imposante, une armée qui par son importance menaçait l’autorité d’Achmed sur les montagnes, lui paraissait soudain épouvantablement insuffisant ; inférieure en nombre selon un rapport de peut-être cent contre un, pour ne pas dire bien plus. Elle n’avait pas le temps de procéder à une estimation plus précise. Un grondement assourdissant s’éleva du centre du Grand Tribunal. Le sol entra en ébullition et éclata un instant plus tard, broyant, écrasant et engloutissant les Cymriens de toutes les Flottes qui n’avaient pu s’écarter assez rapidement. Salués par des hurlements de terreur, d’autres soldats de l’armée des morts sortirent de terre, émergèrent de vieilles fosses communes oubliées de tous, armés d’épées et d’épieux rouillés et vêtus de linceuls ou des vestiges de l’uniforme dans lequel ils avaient été inhumés. Leurs yeux aveugles se portaient sur les multitudes qui s’éloignaient tels des corbeaux fuyant un orage. Grunthor et un petit groupe d’individus qu’il avait enrôlés et armés avec son arsenal personnel s’interposèrent entre les pèlerins et la sinistre nuée de milliers de déterrés. Il lançait simultanément des ordres vers les remparts d’Ylorc pour réclamer l’intervention de l’armée de Bolgs qui s’y dissimulait. Dans la panique engendrée par les secousses sismiques, Rhapsody sentit un calme étrange l’envahir, étouffer la colère qui se consumait en elle. Elle parcourut du regard le Grand Tribunal qu’envahissait un raz-de-marée de morts vivants. La première crevasse qui s’était ouverte dans le sol avait séparé un groupe d’enfants, pour la plupart humains, du reste de leurs familles. Leurs cris de frayeur étaient à peine plus sonores que ceux des adultes qui tentaient de les secourir. Du pourtour de la cuvette où elle se tenait, Rhapsody remarqua une bande de terre pour l’instant intacte pouvant servir de pont pour les atteindre. Gwydion comprima sa main dans la sienne puis la lâcha lorsqu’ils échangèrent un hochement de tête. « Ouvrez les portes ! » cria-t-il aux Cymriens paniqués les plus proches de l’entrée du Grand Tribunal. Il dévala la pente dans cette direction pendant que Rhapsody s’élançait du côté opposé, vers l’étroite corniche séparant les enfants des adultes, là où des grondements annonçaient l’apparition de nouvelles crevasses. « Par ici ! Par ici ! Avancez sur cette bande de terre ! » Sa voix, qui possédait la majesté et l’autorité que lui conférait son statut de baptistrelle, couvrit le tumulte et fendit le brouhaha comme un diamant de vitrier utilisé sur du verre. Les enfants se tournèrent et la virent. « Venez… venez vers moi. » Elle leur tendit les bras, pour les inviter à aller la rejoindre. De l’autre côté de la dépression, Gwydion qui s’était juché sur une des crêtes les plus basses du Grand Tribunal vit Navarne et lui cria : « Stephen ! » En entendant cet appel le duc se tourna au milieu d’un tourbillon de Cymriens. « Stephen… Il faut ouvrir les portes, évacuer le Grand Tribunal ! » Gwydion lut dans ses yeux qu’il avait saisi le fond de sa pensée, ce que confirma son ami d’un hochement de tête avant de confier sa fille qui hurlait à un garde proche puis de se frayer un chemin dans la cohue, en direction des portes. Gwydion voyait des nuées de gens pris de panique dévaler les pentes du Grand Tribunal pour gagner le fond de la cuvette en se bousculant, en proie à une indicible frayeur. Les chaussées et les gradins tremblaient, tant à cause de ce qui se produisait dans le sous-sol que de la marée de fuyards qui descendaient en courant ou roulant des hauteurs. Il soutint par le bras une demi-Lirin qui entamait une chute avant de se placer face aux malheureux pris de panique. « Calmez-vous ! Calmez-vous ! lança-t-il d’une voix autoritaire caractérisée par le grondement menaçant d’un dragon. Je vous l’ordonne, ne courez pas et redoublez de prudence. » Les Cymriens s’arrêtèrent et leur nouveau Seigneur souleva la femme et la hissa sur des monticules de sol éventré pour la guider vers la sortie, avant de se tourner vers tous ceux qui s’étaient massés derrière lui. « Déplacez-vous lentement ! Soyez prudents ! » Il tira vers lui le premier homme et l’aida à progresser dans la poussière qui flottait dans les airs au-dessus de l’éminence d’apparition récente, avant d’encourager par gestes tous les autres à en faire autant. Sur l’élévation centrale du Grand Tribunal, Grunthor dressait un bilan des troupes et des victimes, réajustant constamment ses estimations comme de nouveaux morts vivants sortaient de terre dans les collines et les vallées. Malgré leur puissance et leur longévité, les Cymriens n’étaient pas capables de livrer une pareille bataille. À l’exception de l’armée de Tristan qui s’apprêtait à affronter le raz-de-marée de morts vivants, les participants au Conseil s’y étaient rendus en s’équipant pour un pèlerinage et non pour une campagne militaire. Le sergent-major savait qu’en agissant rapidement, et à condition de bénéficier d’une chance insolente, il pourrait décider quels groupes seraient sacrifiés au lieu d’en laisser le choix à Anwyn. « J’aurais dû arracher la tête à c’te salope quand j’en ai eu l’occasion », grommela-t-il avant d’abriter ses yeux contre la clarté éblouissante du soleil et la grêle de poussière et de cailloux à laquelle se mêlait du sang, frais ou séché depuis des lustres. Ce fut en sentant son estomac faire des embardées qu’il guida son maigre contingent de volontaires vers les Cymriens dont Rhapsody assurait l’évacuation. La Terre elle-même l’assourdissait par ses cris qui évoquaient les gémissements angoissés de la victime d’un violeur sadique ou d’une mère assistant au massacre de ses enfants. Il ouvrit malgré lui la bouche pour rugir une réponse, un cri de guerre féroce et menaçant qui couvrit un instant le fracas, avant d’être englouti par les hurlements de terreur et de panique. Rhapsody entendit ce beuglement qui lui glaça les sangs. Elle fit franchir au dernier enfant l’arête de terre qui se gauchissait au centre de la cuvette, avant de l’emprunter à son tour pour tenter d’aller rejoindre Grunthor en esquivant la mer de mains osseuses qui sortaient du sol et du passé pour tenter de saisir ses chevilles. La clarté du soleil disparut dans les nuages de noirceur mouvants qui tourbillonnaient comme la mer un jour de grande tempête. Pendant que les ténèbres de midi se répandaient dans le Grand Tribunal, les Cymriens dispersés sombraient dans un silence méfiant. Puis un cri s’éleva et s’éloigna en roulant dans les ruines, de simples mots audibles en dépit du fracas. « Les portes ! Les portes sont ouvertes ! » Les déterrés constituaient une vague démesurée qui engloutissait le sol et tous ceux qui s’y dressaient. L’armée de cadavres descendait en traînant les pieds des cols de montagne où les cascades évoquaient des torrents de sang, un effet attribuable à l’argile rouge dégorgée par la Terre. Les morts continuaient de sortir du sol devant un horizon toujours assombri par l’approche d’autres soldats décédés qui avaient répondu à l’appel d’Anwyn et emplissaient l’atmosphère d’une puanteur de tombeau. Des ondes de clarté bleutée retinrent l’attention de Rhapsody. Elle se tourna pour voir Ashe brandir Kirsdarke et faire parcourir à l’épée de l’eau de grands arcs de cercle pour repousser les phalanges de cadavres du promontoire sur lequel il se dressait. Il avait rallié à lui un certain nombre de vieux guerriers qui tenaient eux aussi les morts à distance en utilisant des bâtons, des lanternes et tout autre objet pouvant leur servir d’armes. Ils se battaient aux côtés de leur nouveau Seigneur, Gwydion, qui devait à présent tenter de repousser la marée de ceux que ses grands-parents avaient sacrifiés au nom d’un honneur mal placé. « Aria ! cria-t-il au sein du vacarme. Conduis-les hors d’ici ! » Elle se tourna encore. Il avait derrière lui un groupe important d’individus tremblants, principalement des humains et des Gwadds bloqués entre le sol en ébullition et l’armée de défunts en approche. Il ne subsistait qu’une étroite bande de sol restée intacte entre eux et le grand trou béant qui les séparait de la porte, mais les ténèbres la dissimulaient et soit les Cymriens ne pouvaient voir ce passage soit leur terreur était telle qu’ils n’osaient pas franchir cet abîme. Elle dégaina Clarion l’Étoile du Jour. L’épée de feu élémental et de clair d’étoile rugit en sortant de son fourreau, un son qui couvrit le grondement qui emplissait le Grand Tribunal. Ceux que la panique incitait à se recroqueviller l’entendirent, virent la vive lumière et eurent un mouvement de recul avant de regarder dans sa direction. Elle put réentendre la voix d’Oelendra, son mentor, qui lui transmettait patiemment son savoir. Iliachenva’ar… ce terme signifie Porteur de lumière jusque dans les ténèbres. Ou hors des ténèbres. Tout juste. Rhapsody leva la lame, tel un grand fanal flamboyant qui perçait l’obscurité sinistre de la mort. « Venez ! » cria-t-elle d’une voix vibrante. Elle sauta au bas du monticule sur lequel elle s’était juchée pour se retrouver sur l’étroite bande de terre, l’épée levée devant elle, puis elle recula sur l’étroite passerelle en priant pour que l’armée avec laquelle Tristan avait espéré soumettre Achmed eût réussi à tenir ses positions à l’extérieur du Grand Tribunal. La clarté de son arme se déversait sur le pont de terre, le halo vif et irrégulier de la lame ignée. Ceux que l’angoisse avait paralysés finirent par lui emboîter lentement le pas. Elle maintint son allure en abattant à l’occasion son arme sur une main ou une tête décharnée qui émergeait du sol entre ses pieds, pour guider le groupe de malheureux terrifiés vers les portes du Grand Tribunal qui se désagrégeait autour d’eux. Elle pouvait toujours voir au loin l’éclat bleuté de l’épée d’Ashe qui repoussait les déferlantes de ténèbres issues des entrailles de la Terre. La foule grossissait derrière elle et elle fut emportée au-delà des portes ouvertes par Stephen et ses troupes qui se trouvaient désormais à l’extérieur du Grand Tribunal. Tous pressaient l’allure. Les Cymriens qui venaient d’échapper à une mort qui eût été inéluctable s’ils étaient restés à l’intérieur de la cuvette étaient à présent confrontés à l’armée de morts vivants en approche. De toutes parts, sur tous les flancs de montagne et dans toutes les dépressions, des individus s’affrontaient, pour certains toujours vivants et d’autres morts depuis longtemps, immobilisés dans une étreinte fatale. Sortir du Grand Tribunal leur offrait la possibilité de se défendre, mais rares étaient ceux qui avaient encore de l’espoir. Hommes et femmes se battaient en utilisant des hampes d’étendard, des paniers de victuailles, leurs poings, tout ce qu’ils avaient à leur disposition, pour participer à la mêlée qu’ils avaient jusqu’à cet instant tenté de fuir. Les responsables des provinces, tels que Stephen Navarne, Quentin Baldasarre et Martin Ivenstrand, avaient constitué des groupes de combattants et formé une deuxième ligne derrière l’armée de Roland. Stephen se tourna vers Tristan qui avait réussi à sortir du Grand Tribunal avec les derniers rescapés. « Eh bien, cousin, j’ignore dans quel but vous vous êtes fait accompagner d’une pareille armée pour participer à cette réunion pacifique, mais je m’en félicite », dit-il en haletant et en tirant son épée. Tristan, dont la tenue était déchirée et souillée par le sang séché de ses ancêtres, se contenta de hocher la tête. « Regardez bien vos hommes, dit Baldasarre en tapotant la poignée de sa rapière. Pris au piège entre les Dents et les morts vivants, ils n’ont aucune chance de survivre… pas une. — Dieux ! » murmura Ivenstrand en venant les rejoindre. L’armée de ceux qui étaient tombés au Champ d’honneur avait atteint les premières lignes de soldats orlandais. Les troupes de Roland avaient utilisé leurs balistes et leurs catapultes pour projeter de la poix enflammée sur les cadavres qui avançaient, sans obtenir de résultat notable. Leur infériorité numérique était trop grande, comme s’ils étaient confrontés à une mer dont les vagues venaient s’échouer l’une après l’autre sur une grève. Obsédée par son désir de destruction, Anwyn savourait sa revanche sur ceux qui l’avaient humiliée. Au cœur de la mêlée, Achmed avait dégagé la Saillie de tout mort vivant. Il retint le regard de son sergent-major, debout sur une éminence dans les ruines du Grand Tribunal. Le géant bolg et le roi des Firbolgs échangèrent un hochement de tête. Grunthor rejeta le cou en arrière pour rugir et ce son couvrit le fracas des combats, fit vibrer le sol, descella le schiste des montagnes, gronda à l’intérieur des rochers. En proie à l’exaltation des combats qui faisaient rage dans les champs du pourtour du Grand Tribunal et dans la plaine de Krevensfield, tous les combattants entendirent cet appel et même les morts déterrés, les victimes de la Grande Guerre, parurent se figer. Peu après de larges fissures s’ouvraient dans les remparts et les tours des Dents. Les pentes des montagnes furent alors dissimulées par une nuée de Firbolgs qui en jaillissaient pour descendre se répandre dans la steppe en contrebas. Le cri de Grunthor fut repris par un demi-million de voix, chanté d’un pic à l’autre, hurlé tout au long de cette course folle en direction de la plaine, ébranlant la Terre elle-même. Les soldats de Roland qui se battaient contre les morts vivants les sentirent approcher, comme ils l’avaient fait un an plus tôt, mais ils savaient qu’ils venaient cette fois leur prêter main-forte contre un ennemi commun. Le tourbillon d’affrontements s’assombrit encore comme les Bolgs entraient dans la mêlée et se joignaient aux hommes pour renvoyer les défunts dans leurs tombes. Martin Ivenstrand agrippa le bras de Tristan Steward pendant que les Bolgs se répandaient comme un raz-de-marée dans la plaine de Krevensfield. « N’avez-vous pas déclaré qu’une épidémie les avait décimés ? cria-t-il pour couvrir le tumulte. — C’est… C’est pourtant le cas… balbutia le Seigneur de Roland. Ils… » Les ducs interrompirent cet échange de propos pour courir se mettre à couvert en voyant une colonne de Bolgs se ruer vers l’emplacement où ils se trouvaient, en beuglant un chant de guerre et en rasant tout sur leur passage. Rhapsody se dressait dans la plaine, à l’intérieur d’une trouée totalement dévastée. Elle était cernée par une impensable cacophonie et le sol grondait en raison des vibrations de la guerre, du martèlement des sabots. Elle avait des difficultés à rester debout dans cette mêlée, et elle entendait au milieu des cris aigus et du fracas des armes un rythme épouvantablement familier, un son en crescendo terrifiant dont le point d’origine était de plus en plus proche. Elle leva les yeux, prise de tremblements. Non loin de là une tornade de poussière et de petits blocs de terre sombre grimpaient vers le ciel, soulevés par des chevaux lancés au triple galop. Au cœur de cette tempête le guerrier maculé de sang qui hantait ses cauchemars la chargeait. Ses yeux bleus avaient un éclat terrifiant et il éperonnait impitoyablement sa monture épuisée. Les veines de son cou et de son front étaient saillantes, dans un visage crispé par une concentration sinistre. Il s’agissait d’Anborn. Il criait, il hurlait, mais Rhapsody ne pouvait entendre quoi tant le vacarme était grand. Il se pencha sur la droite de sa selle et lui tendit le bras. Derrière lui, l’horizon était noir et grouillant, trop lointain et frénétique pour qu’elle pût discerner quoi que ce soit. Rhapsody attendit qu’il la soulève et l’installe devant lui sur sa monture. Au même instant, le ciel s’obscurcit tant au-dessus qu’autour d’elle et la chaleur des combats fut emportée par une rafale de vent glaciale. Comme si le temps avait ralenti son cours, elle vit les veines du cou d’Anborn se durcir et ses dents se dénuder sur un cri de guerre, qui fut englouti par le vacarme. Il avait levé les yeux de son visage au ciel la surplombant. Elle en fit autant à l’instant où la griffe du dragon qui venait de dissimuler le soleil s’abattait aussi vite que l’éclair et l’arrachait du sol en la comprimant dans sa serre, pour l’emporter en un clin d’œil, telle une musaraigne saisie par un oiseau de proie. 85 ASHE SE DRESSAIT DANS LES HAUTEURS d’une colline dévastée et incitait les Cymriens retardataires à évacuer les ruines du Grand Tribunal, lorsqu’il vit Anwyn apparaître dans le ciel. Une violente décharge d’énergie ébranla l’atmosphère et la dessécha à tel point qu’elle lui parut friable. Puis une onde de chaleur fît disparaître le soleil. Restée en suspension au-dessus de leurs têtes, immatérielle et prête à fondre sur eux, la dragonne avait absorbé toute l’énergie élémentale de l’air pour se façonner un corps miroitant. Des ailes articulées aussi larges que deux chars à bœufs et aux griffes évoquant des cimeterres apparurent en premier, bientôt suivies par le corps brumeux ophidien de la bête qui passa au-dessus de lui avant de se détendre tel un serpent vers le point où se tenait Rhapsody. Une fraction de seconde plus tard, le reptile reprenait de l’altitude en laissant le point vers lequel il avait plongé totalement désert. Anborn franchit au galop l’espace que Rhapsody avait occupé, avant de serrer la bride à sa monture pour s’arrêter sans la moindre élégance et regarder de toutes parts. Un mot issu du passé, un hurlement insoutenable, jaillit de la gorge d’Ashe en le torturant. Noooooooooooooon ! Ashe sentit le changement s’opérer dans les profondeurs de son être, là où les Rowan avaient soigneusement cousu un bout d’étoile pour assurer sa survie en faisant apparaître sa double nature. La facette reptilienne de sa personnalité se répandit en lui comme un feu de broussailles, en grondant. « Je suis ici ! » hurla-t-il de sa voix d’humain et de dragon, le son primal aux tonalités multiples du vent qui s’engouffrait dans sa gorge. « Ici, ANWYN ! » La face ensanglantée et l’os de sa pommette en partie mis à nu, Grunthor se fraya un chemin vers Ashe qui se concentrait sur ce qu’il y avait dans le ciel en rugissant menaces et désir de vengeance dans un langage dragonesque inarticulé qui dilatait chacune de ses veines. Le géant pensait déceler une transformation qui s’opérait en lui, même sous son armure et son manteau de brume qui grondait en se déchaînant comme les déferlantes de l’océan. Il referma la main sur son épaule et une touffe de ses cheveux cuivrés, afin de l’éloigner de la cuvette du Grand Tribunal qui se désagrégeait et le hisser à la hauteur de ses yeux. Immobilisé dans cette position inconfortable, Ashe se contorsionnait pour ne pas perdre de vue Rhapsody et sa ravisseuse. Il se lovait dans la prise de Grunthor et était de plus en plus lourd, alors que son corps paraissait devenir vaporeux. « Je suis ici, ANWYN ! Ici ! — Bouclez-la ! » lui gronda Grunthor au visage. En proie à une fureur bestiale, le Seigneur des Cymriens dont les pupilles verticales étaient encore rétrécies par la colère se débattait pour se dégager. Comprenant que le Bolg ne le lâcherait pas, il baissa la main vers son épée. Le géant décida d’en finir. Il lâcha la chevelure d’Ashe pour passer un bras autour de sa taille tout en refermant ses griffes sur sa gorge. « Plus un geste, compris ? Arrêtez les dégâts. Conduisez-vous en homme ! Comportez-vous en roi ou j’ vous débite en morceaux ! » Ashe cilla. Il leva les yeux vers le visage du commandant des Bolgs et sentit l’emprise que le dragon avait sur lui se briser. Il déglutit et essaya de contrôler sa voix. « Je dois la rejoindre. Je ne peux pas l’abandonner une fois de plus. » Ils étaient face à face, quand Grunthor plongea le regard dans des yeux aussi froids que la glace et vit les pupilles verticales se contracter sous l’effet de la peur. Il sut aussitôt qu’Ashe n’était pas inquiet pour sa propre vie et sa colère fondit comme neige au soleil, car il partageait les même craintes, et pour la même femme. Mâchoires serrées, il saisit rudement l’avant-bras d’Ashe puis leva la Bague de Sagesse devant ses yeux de dragon. « Qu’est-ce que ça vous inspire ? » demanda-t-il. Une question presque couverte par les cris d’angoisse et de panique qu’un vent caustique naissant charriait jusqu’à eux, avec des cendres incandescentes prélevées sur le sol de la cuvette. Ashe perdit toute expression et les traces de l’emprise que le dragon déchaîné exerçait sur lui s’effacèrent en partie de ses traits. Son front se détendit et il porta le regard de la bague au ciel obscur, avant de s’intéresser à un Grunthor devenu solennel. « Si j’élimine Anwyn en lui livrant un combat aérien, Rhapsody mourra, déclara-t-il en recouvrant son calme. — Quoi d’autre ? grommela Grunthor. — Si je modère mon attaque pour protéger Rhapsody, nous mourrons tous les deux. — Absolument ! C’est bien pour ça qu’ vous devez vous conduire comme le Seigneur qu’ les Cymriens ont élu. Si elle doit nous quitter, débrouillez-vous pour qu’elle emporte de vous l’image d’un homme et non d’un dragon. Prenez leur tête… » Il désigna avec impatience la masse mouvante d’humains paniqués présents en contrebas. « C’est c’ qu’elle attend de vous. » Ashe considéra le géant un instant supplémentaire, avant de hocher la tête. « Oui, c’est effectivement ce qu’elle attend de moi. » Il se tourna vers le Grand Tribunal et les foules paniquées qui se bousculaient en direction de la sortie. Il vit près des portes un groupe de Nains qu’il appela d’une voix assez forte pour couvrir le vacarme. « Hommes de la Forge ! Tenez cette éminence ! » En entendant cet ordre, les Nains interrompirent leur fuite et levèrent les yeux vers leur nouveau Grand Roi qui gesticulait pour guider des paysans vers une brèche de la muraille. Les Couteaux des Montagnes reformèrent leurs rangs et chargèrent les guerriers décédés en ne songeant qu’à se venger et en essayant d’oublier que certains de ces cadavres en décomposition pouvaient être leurs propres ancêtres. Au désespoir, Ashe leva les yeux vers le ciel. Un souffle d’air pestilentiel souffleta Rhapsody quand le dragon vira sur l’aile, la laissant se balancer au-dessus de la plaine de Krevensfield vérolée et ensanglantée comme une face de lépreux. Les serres du dragon comprimaient ses bras contre ses flancs et l’empêchaient d’utiliser son épée. Une arme qui oscillait sous son poignet enflé, devenue inutile. Elle sentait le feu effleurer sa jambe et sa jupe, les lécher. Elle voyait au-dessus de sa tête, hors d’atteinte avec sa sangle enroulée autour des premières jointures du dragon, la corne des Cymriens désormais fissurée. Anwyn serra le poing, ce qui expulsa tout l’air que contenaient les poumons de Rhapsody et meurtrit ses côtes. « Joli spectacle, pas vrai ? commenta la dragonne d’une voix rauque qui écorchait les oreilles. Regarde bien ton peuple et vois où tu l’as conduit, Fille du Ciel ! Apprécies-tu la vue que nous avons d’ici ? » Un autre déplacement d’air soudain, et Rhapsody dut batailler pour ne pas perdre conscience pendant que le dragon battait des ailes et virait, ce qui obscurcit momentanément tout ce qui se trouvait dans son champ de vision. Sa force n’était pas comparable à celle d’un dragon. Elle essaya futilement de se libérer, de modifier sa position entre ses griffes, sans résultat. « Soyez damnée, Anwyn ! cria-t-elle en se luxant l’épaule pour tenter de dégager son arme. — C’est chose faite ! » La matriarche gloussa, un rire de gorge évocateur de verre pilé et d’ossements broyés. « Arrêtez ça ! » Rhapsody eut le souffle coupé comme la bête piquait de façon joueuse pour raser le sol avant de remonter en chandelle. « Ils étaient vos sujets… Soyez-leur utile ! Sauvez-les ! — Ils m’ont trahie, siffla la dragonne en survolant la mêlée où hommes et Bolgs affrontaient des cadavres d’hommes et de Bolgs. À un moment ou un autre, tous se sont retournés contre moi. Tout comme toi. Et… » Il y eut une succession de trois bourdonnements métalliques et du sang rouge vif acide éclaboussa le visage de Rhapsody, puis la bête poussa un hurlement de souffrance et de rage en faisant une embardée propre à donner des nausées. Rhapsody sentit la prise d’Anwyn se réduire et vit une griffe tranchée se balancer au bout d’un tendon puis se détacher et s’abattre vers le sol en tournoyant avec la corne d’argent, ce qui libéra la main refermée sur la poignée de son épée. Elle se retenait à l’avant-bras osseux du dragon pour ne pas choir à son tour quand elle vit dans une jointure des serres l’extrémité d’un disque de cwellan bleu satiné, à moitié enfoui dans la chair, sans doute derrière deux autres projectiles identiques. L’arme d’Achmed tirait des rafales de trois disques. Le dragon hurla encore en secouant sa patte. Il volait en dessinant des spirales vertigineuses et en crachant du feu vers le sol. Rhapsody s’agrippa plus fermement avant de planter son épée dans la membrane alaire, entre les os. La lame ignée pénétra dans cette peau comme dans du tissu et y ouvrit un trou au pourtour noirâtre. Anwyn rugit et replia sa serre pour tapoter l’aile blessée et tenter de déloger sa proie devenue sa tortionnaire. L’estomac de Rhapsody fit une embardée quand l’énorme bête entama une vrille qui obscurcit sa vision. Consciente de ne pouvoir survivre à une pareille chute, elle estima qu’en détournant l’attention du dragon des combats ils s’écraseraient au sol au-delà du champ de bataille, épargnant ainsi une partie des combattants. Elle trouva une solution dans son esprit brumeux, la chose que la dragonne devait redouter le plus. Elle prit une inspiration profonde et cria : « Anwyn ap Merithyn, tuatha Elynsynos, vous porterez désormais le nom de Passé Vain, le Passé Oublié. Je confie votre souvenir à ceux qui sont partis avant vous, maudite bête ! — Non ! » hurla le dragon. Achmed rechargea son cwellan, au sommet de l’éminence dévastée. Ses mains étaient moites de sueur, lorsqu’il arma le chien et chargea les lourdes lames de rysine conçues des siècles plus tôt par Gwylliam pour obtenir le résultat qu’il cherchait lui aussi à atteindre. Il attendit que le dragon atteigne le point le plus bas de son piqué, qu’il fût le plus près possible du sol, pour adresser un signe à Anborn lancé au grand galop sous le dragon qui virait en s’écartant pour ne pas se faire calciner par le souffle igné de sa propre haleine. Anborn éperonna sa monture. Achmed visa l’œil prismatique du même bleu que le feu qui se consumait au cœur de la Terre. Il leva l’arme, fit une estimation de la vitesse du dragon et adressa une brève prière à tout ce qu’il tenait pour sanctifié. Puis il tira. Le recul fut ponctué par un craquement inquiétant dans son épaule, et des ondes de souffrance se propagèrent dans la totalité de son corps. Il sentit malgré la distance les projectiles fendre l’air, déchirer l’enveloppe de l’œil. Il put voir le dragon se cabrer, se contorsionner. Il vit la lame incandescente tenue par des mains lointaines, minuscule contre la nappe de fumée noire qui avait envahi le ciel, disparaître comme Rhapsody plantait Clarion l’Étoile du Jour dans le corps de la bête, cette fois sous l’aile déployée. La grande serre s’ouvrit et la femme roula sur le ventre écailleux du dragon en fendant ses chairs avec sa lame, avant d’entamer un plongeon vers la plaine située loin en contrebas pendant que l’épée voltigeait au loin telle une météorite. Anborn piqua des deux sans ménager sa monture. Homme et animal avaient entamé une course désespérée contre la mort, un galop à bride abattue vers le point où le corps tombé du ciel s’écraserait sur le sol. Il entendait de nouveau les paroles de Manwyn, les propos que la Devineresse de l’Avenir avait tenus devant le Conseil si longtemps auparavant. Des paroles répétées par la voix de Rhonwyn quand l’Avenir était devenu le Présent. Si vous cherchez à réparer la déchirure, Général, surveillez le Ciel, de peur qu’il ne tombe. Surveillez le Ciel, de peur qu’il ne tombe. Qu’il ne tombe. Il voyait Rhapsody s’abattre presque à sa portée. Le roi des Firbolgs avait calculé avec soin l’instant de son tir. D’un dernier coup d’éperon, Anborn pressa sa monture pour recevoir Rhapsody dans ses bras, la retenir, la soustraire au ciel et rouler avec elle et le cheval dans un concert de craquements de mauvais augure et d’ondes de choc qui se changèrent un instant plus tard en une souffrance telle que son intensité l’aveugla, avant de lui apporter le doux soulagement offert par l’inconscience. Rhapsody entendait Grunthor l’appeler, très loin de là. Déconcertée, elle tenta de se mouvoir pour découvrir qu’elle était prise au piège, accroupie à quatre pattes sous une masse pesante, bien trop lourde pour qu’elle pût respirer et encore moins la soulever, ainsi étalée sur son dos et ses épaules. La voix devenait plus sonore, plus proche. Elle sentit quelqu’un déplacer ce fardeau, la soulager de ce poids écrasant, puis elle se retrouva dans des bras chauds et familiers. Elle rouvrit les paupières pour voir le large visage verdâtre de son ami qui baissait sur elle des yeux écarquillés par la panique. « Vot’ Seigneurie ? Ça va-t-y ? Z’êtes toujours en vie ? » Incapable de reprendre son souffle, elle hocha la tête, ce qui tortura la totalité de son corps. « Les dieux soient loués ! » s’exclama Grunthor en laissant son front reposer contre le sien. Une explosion se produisit derrière eux et le géant plongea sous un monticule de terre retournée. Blessé et fou de rage, le dragon volait en dessinant de larges cercles. Il perdait un sang acide que le sol absorbait aussitôt et il soufflait sur eux son haleine mortelle. Le sang de Rhapsody entra en ébullition. « Ça commence à bien faire ! lança-t-elle en époussetant les grumeaux de terre et les ronces de sa robe désormais en lambeaux. Où est Achmed ? — Derrière vous, fît le roi des Firbolgs d’une voix qui crissait. Comme toujours. » Rhapsody se tourna pour le voir approcher. Elle lui tendit les bras et l’étreignit, avant de désigner une éminence dévastée sur le pourtour du Grand Tribunal. « Venez, dit-elle à ses amis tout en scrutant le ciel. Il nous reste une prophétie à accomplir, bordel… — Hrekin, fit un Achmed morose. J’espère bien que ce sera la dernière. » 86 LE FRACAS DES COMBATS DÉCHIRAIT l’air alors que les Trois franchissaient tant bien que mal les crevasses ouvertes dans les steppes menant à la plaine de Krevensfield. Les corps de ceux qui étaient morts il y a longtemps et de ceux qui venaient de périr jonchaient le sol. Le soleil avait disparu, remplacé par la nuit et la mort dont le vent qui soufflait sur le champ de bataille charriait les relents. Rhapsody s’était guidée sur le halo lumineux de son épée pour la retrouver non loin de son propre point de chute, et les Trois progressaient lentement dans les ténèbres au cœur du Grand Tribunal dévasté, symbole désormais détruit du rêve de paix de Gwylliam, lieu où une nation autrefois toute-puissante avait organisé des Conseils pour projeter et bâtir un empire qui avait brièvement resplendi dans l’histoire des hommes, avant de s’étioler et de se désagréger comme un château de sable sous les coups de boutoir de l’égoïsme et d’une soif inextinguible d’autorité et de puissance. Ashe se dressait toujours dans le Grand Tribunal, occupé à repousser ce qui subsistait des Tombés au Champ d’honneur, à contenir la marée de morts vivants pour laisser à ses sujets le temps de s’échapper. Il était cerné et seul, comme il l’avait été dans la plaine de Krevensfield pour assurer la défense de Shrike. Achmed prit son cwellan et visa les corps en lambeaux des soldats qui attaquaient le Seigneur des Cymriens, du côté opposé de la cuvette du Grand Tribunal. « Ashe ! Souhaitez-vous que je vous aide, cette fois ? » Le Seigneur des Cymriens hocha la tête, entre deux coups de taille. Achmed tira. Les disques brillants tournoyèrent comme des gerbes d’étincelles dans les airs, fendant les rafales de vent puis les cous à moitié décomposés des cadavres qui assaillaient Ashe. Le roi des Firbolgs rechargea en un clin d’œil et une grêle de projectiles sifflèrent autour d’Ashe, en fauchant les morts vivants qui tombaient sur le sol comme des fétus de paille. Puis les Trois allèrent s’abriter derrière un affleurement rocheux en constatant que le dragon ensanglanté et vacillant revenait cracher son feu sur eux, en rugissant une colère qui ébranlait les montagnes. Le ciel s’embrasa dans des tonalités orangées quand son souffle igné atteignit le sol, projetant des éclats de roche et un nuage de poussière dans la nuit. Rhapsody piétina le manteau de Grunthor, embrasé par la décharge. « Ashe ! cria-t-elle pendant qu’ils grimpaient vers la Saillie du Convocateur. Il faut absolument sortir du Grand Tribunal ! » Elle suivit les Bolgs vers le haut des arêtes rocheuses, sur les éboulis des gradins taillés dans le sol, écorchant ses genoux et déchirant les lambeaux de sa robe sur les blocs qui soutenaient toujours la longue dalle de granit sur laquelle elle s’était dressée pour ouvrir le Conseil. Lorsqu’ils atteignirent le sommet, ce fut avec consternation que Rhapsody vit les affrontements se poursuivre dans les champs en contrebas. L’armée des Firbolgs avait opéré sa jonction avec les troupes de Roland et – soutenus par tous les Cymriens encore en vie – ces soldats continuaient de combattre, d’esquiver la colère du dragon, de tenir les terres qui étaient les leurs depuis des siècles en repoussant des cauchemars issus du Passé. Elle baissa les yeux sur le Grand Tribunal éventré, défoncé par la sortie de terre des Tombés au Champ d’honneur. Une grande faille traversait le sol de ce lieu de réunion où, dans la matinée seulement, tous célébraient encore l’avènement d’une ère nouvelle. Elle se tourna vers Achmed et Grunthor. « Là ? » Ils le confirmèrent de la tête. Elle entendit derrière elle la pierre s’effriter sous les pas d’une personne qui haletait, le souffle court. Achmed pivota pour braquer son cwellan vers les ombres. Un instant plus tard Ashe apparaissait, les vêtements en lambeaux et ensanglantés, imprégné par une puanteur de tombeau. Rhapsody en eut des larmes aux yeux. Bien qu’il fût mal en point, il avait toujours la noblesse du Seigneur que les Cymriens venaient de placer à leur tête. Il la prit dans ses bras, mais elle se dégagea pour scruter le ciel et y chercher le dragon. Elle vit Anwyn tourner en rond dans le lointain et descendre cracher du feu sur les Bolgs, sans doute à sa recherche. Elle sentit la colère croître en elle. Elle tira Clarion l’Étoile du Jour dont la flamme était aussi vive que celle d’une torche dans la nuit noire, rugissant de fureur justifiée, tintant comme un carillon qui engloutissait tout autre son. « Anwyn ! » cria-t-elle. Et sa voix ébranla la Terre, provoqua des éboulements et engendra un écho qui se propagea dans les Dents et dans la plaine. « Anwyn, espèce de lâche ! C’est ici que je suis ! » Dans le lointain, le dragon vira et resta un instant immobile au centre d’un halo incandescent avant de fondre sur le Grand Tribunal. Rhapsody leva son arme. Grunthor et Achmed saisirent sa poignée pour l’aider à la lever encore plus haut. Elle scruta le ciel et finit par repérer Carendrill, la petite étoile bleu-blanc sous laquelle les Lirins signaient leurs traités de paix. « Êtes-vous prêts ? demanda-t-elle en devant faire de sérieux efforts pour tenir son arme. C’est l’instant que nous attendons depuis la fin de la Première Ère. Nos paroles sont investies de la puissance… nous devons les prononcer avec sagesse. » Les deux Bolgs levèrent les yeux vers le dragon qui approchait et hochèrent la tête. Achmed entendit le silence envelopper les flammes tournoyantes de l’épée et les battements de son cœur entrèrent en résonance avec ses tympans. Son sang s’échauffait dans ses veines, bourdonnant de vie, de signification ; ce sang qui avait été lié dans son ancienne vie à celui de ses semblables, les réfugiés de Serendair. Tous les siens qui vivaient encore en ce monde se tapissaient dans les champs en contrebas, cherchant à s’abriter de la fureur du dragon. Il percevait leur terreur car ils étaient unis par une histoire commune, leur espoir en l’avenir. Il murmura ce qui s’apparentait le plus à une prière de toute son existence. « Plus une seule goutte de sang ne sera versée en ce lieu », dit-il simplement. L’Enfant du Sang. Les yeux ambre du géant qui se dressait près de lui sans rien dire étaient brillants de larmes attribuables au chagrin. Grunthor n’était plus indifférent aux tragédies de la guerre ou des destructions massives. Il avait assisté sans ciller à la disparition de nations, aux ravages de la plus abjecte des dépravations, mais cet instant était différent des autres. Des profondeurs de son âme, par l’entremise du lien apparu au cours de son voyage le long de l’Axe du Monde, il percevait les souffrances de la Terre, l’horreur inspirée par le fait que tant de défunts Tombés au Champ d’honneur aient pu être tirés du repos de la mort, arrachés à leur quiétude, pour être enrôlés par cette femme sans âme et envoyés participer à la folie qui dévastait cette contrée. Des larmes coulèrent sur ses joues, non à cause de ceux qui tentaient d’échapper à la mort mais de ceux qui l’avaient trouvée des siècles plus tôt et qui, à leur corps défendant, devaient à présent affronter la brûlure insoutenable du soleil, les souffrances de combats, après tant d’années passées dans les douces ténèbres de l’étreinte de leur Mère. « Rouvre-toi et reprends ce qui t’a été confié », dit-il. L’Enfant de la Terre. Sur les Trois, seule Rhapsody tentait de contenir sa colère. Son corps, toujours ébranlé un instant plus tôt par l’impact de sa chute et toutes les blessures qui lui avaient été infligées, avait recouvré son intégrité grâce à l’énergie irradiée par son arme, le feu et les étoiles auxquels l’épée était liée. Suffit, pensa-t-elle avec amertume en essayant de museler sa haine de la bête qui approchait en grondant. Vous souillez le ciel. Il a été conçu pour abriter le monde, pas pour faire pleuvoir la destruction sur lui. Le Ciel est l’âme collective de l’univers et, comme vous l’avez vous-même reconnu, vous n’avez pas d’âme. Elle inspira à pleins poumons puis libéra lentement son souffle, sans cesser de surveiller le dragon. « Si le feu doit s’abattre des Cieux, il doit s’affranchir de votre volonté maléfique, Anwyn. Il faut que les flammes célestes apportent la fin des conflits et scellent le début d’une nouvelle ère de paix. » L’Enfant du Ciel. Sous eux, au fond du Grand Tribunal, l’énorme crevasse gronda et s’élargit, s’ouvrant plus profondément encore. Les corps des morts Tombés au Champ d’honneur basculèrent dans cette fosse commune tels des cailloux roulant sur une pente. La clarté de l’haleine ignée du dragon se répandit sur les quatre guerriers dressés sur la Saillie du Convocateur. Les sons d’une colère aussi ancienne que puissante déchirèrent l’air autour d’eux. La bête, qui perdait son sang par son œil crevé et sa griffe sectionnée, vint survoler le Grand Tribunal. Elle prit une inspiration évoquant le souffle d’une tornade, pour s’apprêter à déverser son feu sur ceux qui l’avaient défiée. À l’instant où Rhapsody prononçait le nom de l’étoile. Le souffle descendant ébranla la Tribune et la totalité du cirque naturel. Accompagné d’un rugissement surnaturel, le feu de l’étoile, l’élément pur et déchaîné de l’éther qui avait précédé l’apparition de tous les autres corps simples, s’abattit sur le dragon qui s’était immobilisé dans les airs en position d’attaque. La créature se cambra et devint plus brillante que le soleil, avant de choir en vrille dans la crevasse ouverte au centre du Grand Tribunal, cette fosse commune apparue en même temps que les déterrés et que Grunthor s’était depuis chargé d’élargir. Pendant qu’Anwyn s’enfonçait sous terre, le géant ferma les yeux et haussa les épaules en réunissant ses mains comme pour comprimer une boule d’argile immatérielle. Le sol du Grand Tribunal frémit puis se contracta pour combler la cavité dans laquelle Anwyn avait disparu. Le pourtour effrité de la cuvette s’effondra en un énorme monticule de terre et de roche. Rhapsody prononça de nouveau le nom de l’étoile et une lumière vive, limpide et pure, descendit de cet astre pour se répandre dans le Grand Tribunal et cicatriser le sol sous lequel reposait désormais la dragonne. Elle remarqua que, dans le lointain, le fracas des combats cédait la place au silence. La clarté stellaire décroissait lorsqu’elle regarda l’autre côté du ciel crépusculaire et constata que les guerriers ressuscités étaient rentrés dans le sol, qu’ils avaient regagné l’époque à laquelle ils appartenaient en laissant derrière eux de la confusion mais plus aucun affrontement. Elle se tourna vers Gwydion et le prit dans ses bras pour le serrer contre elle, avant d’en faire autant avec ses deux autres compagnons, des hommes qui partageaient son histoire, sa vie et son avenir. « C’est terminé, dit-elle avec simplicité. Il ne nous reste qu’à nous mettre au travail. » Achmed et Grunthor consacrèrent cette nuit-là à explorer les décombres en compagnie de Rhapsody et d’Ashe, réaffectant les troupes, détruisant les fragments de cadavres animés par de la malveillance, mettant sur pied des équipes de soins, œuvrant à rassurer ceux qui étaient toujours traumatisés. Sous le halo des milliers de feux de camp qui révélaient le Grand Tribunal, Achmed tomba par hasard sur Tristan Steward. Le Seigneur de Roland était indemne mais il restait assis à l’écart pour contempler sans mot dire la scène de dévastation, avec son épouse en sanglots appuyée à son bras. Ce fut avec une expression proche de la pitié que le roi des Firbolgs baissa le regard sur le régent, qui finit par lever les yeux sur lui. « L’un de vous a-t-il besoin d’assistance médicale ? » demanda Achmed. Le Seigneur de Roland secoua la tête et le Firbolg alla pour se détourner. « Attendez », le rappela Tristan Steward d’une voix qui n’était qu’un murmure. Achmed attendit pendant que le régent se levait en tremblant puis essuyait ses mains couvertes de poussière. Le roi des Firbolgs finit par s’impatienter. « Oui ? — L’armée… mon armée… — Oui ? » Le Seigneur de Roland sombra de nouveau dans un mutisme profond. « Que vous ayez songé à la conduire jusqu’ici en gage de bonne volonté a été bien inspiré, déclara Achmed sur le ton le plus courtois dont il était capable. Ainsi, comme mes propres troupes, tous ces hommes doivent désormais allégeance à Rhapsody. Nous pouvons nous féliciter qu’ils aient assisté à son investiture. N’est-ce pas ce que vous alliez dire ? » Tristan Steward en resta bouche bée. « En effet, marmonna-t-il en se rasseyant. — C’est bien ce que je pensais. Maintenant, si vous voulez m’excuser… » Achmed se détourna et s’éloigna dans la nuit accompagné de Grunthor et ses aides de camp. Rhapsody visitait les blessés en compagnie de Krinsel, la sage-femme du clan des Découvreurs, afin de prodiguer des soins tant aux humains qu’aux Bolgs. Les Cymriens avaient subi peu de pertes, grâce aux armées de Roland et d’Ylorc, et à l’intervention d’Ashe et des hommes qu’il avait réquisitionnés pour tenir tête aux morts vivants pendant que les autres prenaient la fuite. Elle attachait une attelle au bras cassé d’un individu à la peau sombre appartenant à la race des Kiths, quand Rial vint la rejoindre en ayant une mine sinistre. « Majesté ? » Elle leva les yeux sur son vice-roi en lui adressant un sourire qui s’effaça sitôt qu’elle remarqua qu’il faisait grise mine. « Que se passe-t-il ? — Venez, madame, je vous en prie. » Elle prit la main qu’il lui tendait et le suivit dans la pénombre sur le terrain accidenté, vers un point où gisait un magnifique étalon noir. À côté de l’animal se penchaient Faedryth, le roi Nain, et Oelendra qui s’était accroupie. Rhapsody se mit à trembler dès qu’elle reconnut la monture. « Non, murmura-t-elle. Oh, dieux, non ! Anborn ! » Le roi des Nains leva les yeux sur elle, et elle vit du sang suinter d’une entaille sur son front. « Il respire encore, mais à peine, déclara tristement Faedryth. Il a eu les reins brisés. — Non, répéta-t-elle en enjambant le Nain pour s’insérer entre lui et Oelendra. Anborn ? Dieux, que vous ai-je donc fait ? » Adossé contre la poitrine de son ami le roi des Nains et recouvert du manteau rouge de Rial, le général était livide sous sa barbe noire, mais il réussit à tendre vers elle un bras tremblant de faiblesse. Elle s’étira pour prendre sa main. « Vous avez assuré ma… rédemption, dit-il d’une voix à la fois douce et hachée. Par votre entremise la… prophétie de Manwyn a été accomplie. J’ai trouvé le… plus menu de mes semblables. J’ai saisi le ciel lorsqu’il tombait. Vous m’avez aidé à réparer tant… la cassure qu’il y avait à l’intérieur de mon être que celle que j’avais provoquée – il y a de cela si longtemps – parmi les Cymriens. Et ne voyez-vous pas ? Ce sont tant des Lirins que des Nains qui s’occupent de moi… Qui aurait cru une telle chose possible ? » Des larmes coulèrent sur son visage, quand Rhapsody prit sa main calleuse dans la sienne et y appliqua sa joue. Anborn tendit l’autre pour caresser sa chevelure, en grimaçant. « Je donnerais bien volontiers ma vie – ou mes jambes – pour vous servir, ma Dame. Vous avoir prêté allégeance a été un grand… honneur. — Rhapsody ! Rhapsody ! » Saturée de peur et de désespoir, la voix d’Ashe couvrit les crépitements des feux et les plaintes du vent. Anborn caressa son visage. « Allez le… retrouver. — Je m’occuperai de vous dès mon retour, promit-elle en se levant. J’utiliserai sur vous tous mes talents de guérisseuse. » Le général sourit et lui fit signe de le laisser. « Allez. » Elle regarda, au-delà des étendues jonchées de blessées et de mourants, de larges crevasses ouvertes dans la terre autrefois en jachère. Elle se guida sur la voix d’Ashe portée par le vent, pour revenir vers les portes du Grand Tribunal où, la veille seulement, les Cymriens avaient pénétré en entretenant tant d’espoirs. Au-delà du seuil, là où ils étaient si nombreux à avoir péri, Ashe se penchait sur le corps brisé d’un homme, le Seigneur Stephen Navarne, son meilleur ami. Rhapsody se hâta de le rejoindre. « Aide-le, Aria, je t’en conjure. Fais le nécessaire pour que je ne le perde pas de nouveau ! » Ashe tapota les joues de Stephen, pour le faire réagir, mais le duc paraissait déjà contempler l’Au-delà. Rhapsody s’agenouilla dans la terre ensanglantée et porta le regard du visage exsangue du Seigneur Stephen à la colline sur laquelle il gisait. Gwydion Navarne, le plus âgé de ses petits-fils, se dressait là. Les traits figés en une expression de bravoure contrainte, il serrait contre lui sa sœur cadette. Mélisande pleurait comme si son cœur allait se briser. Rosella les tenait tous les deux contre elle, visiblement terrifiée. Rhapsody posa la main sur la poitrine du duc, pour y chercher des battements de cœur. « Messire ? » Il ne réagit pas. Sous sa main, la peau était froide. Elle dirigea ses doigts vers sa gorge. « Messire ? » Elle n’avait jamais senti un pouls aussi faible chez un être vivant et elle voyait dans ses yeux les reflets brumeux lointains du Voile de Hoen. « Aria, je t’en conjure… — Papa ? » La voix de Mélisande réveilla en Rhapsody un souvenir. La dernière fois qu’elle s’était entretenue avec Messire Stephen, c’était hors des murs d’Haguefort, sous les assauts d’un vent cinglant. Elle était venue lui annoncer la mort supposée de Llauron. Comme toujours, il avait souri avec tendresse, ce qui plissait ses yeux. Vous savez, Rhapsody, nous sommes pratiquement de la même famille. Croyez-vous qu’un jour viendra où vous pourrez m’appeler simplement par mon prénom ? Non, Messire. Elle se redressa, en y réfléchissant. Elle avait autrefois ramené Grunthor à la vie avec ses chants, alors qu’il avait atteint le royaume des morts, même si la blessure de Stephen lui paraissait encore plus grave. « Stephen, chantonna-t-elle sans éloigner sa main de son cœur. Restez parmi nous, Stephen. » Elle se tourna vers Ashe, dont les yeux étaient brillants de larmes. « Quel est son nom, Sam ? Son nom complet ? — Stephen ap Wayan ap Hague, thuatha Judyth. » Elle le répéta sur le rythme des battements du cœur défaillant du duc. Éloignez votre main de cet homme, Messire Rowan, pensa-t-elle en mettant à contribution toute sa science de baptistrelle. Laissez-le ici, en ce lieu, pendant encore quelque temps. Elle prononça son nom, encore et encore, le chantant jusqu’au lever du soleil, d’une voix rauque et brisée. Quand la pointe d’épée de l’aube finit par poindre à l’horizon, elle concentra son attention sur elle afin de canaliser la chaleur du soleil vers Stephen et empêcher son corps de refroidir, afin de le garder en ce monde. Rhapsody entrevit dans cette clarté aveuglante la silhouette du Seigneur Rowan. Il avait la possibilité d’attendre, de retenir sa main en dépit des blessures reçues par Stephen, de commuer la condamnation à mort de tout Cymrien ayant quitté ce monde au cours du combat livré aux ressuscités. Elle pourrait ainsi les soigner, les reconstituer, les renommer et les sauver, tous autant qu’ils étaient. Elle se détourna, emplie de soulagement, pour voir toujours éparpillés parmi les blessés, emportés comme des morceaux de bois de feu, les milliers de victimes d’Anwyn. Ses soins seraient d’une nature totalement différente. Elle les ramènerait à la vie pour servir la paix, afin qu’ils œuvrent pour le bien. Elle crut les voir sourire et se représenta Stephen sur le seuil du musée. La tentation la fit pleurer, tout comme la perte incommensurable. « Non, dit-elle entre deux larmes. Je ne peux pas faire une chose pareille, Sam. C’est impossible. Il doit décider lui-même de son destin, se frayer un passage entre les Portes ou rester de ce côté. Mes chants peuvent le guider sur cette voie, mais le choix lui revient. Si la Mort veut le prendre, je n’ai pas plus le droit d’intervenir que n’en avait Anwyn. — Aria… — N’insiste pas. Je ne peux lui faire franchir en sens inverse les Portes de l’Au-delà. Il a des gens qu’il aime tant de ce côté que de l’autre. S’il opte pour le repos, qui suis-je pour le contraindre à rester parmi nous ? Il a autant de raisons de demeurer ici que de nous quitter. Nous devons être humbles et respectueux, accepter ce que lui et la Mort décideront. » Elle prit la main d’Ashe qui baissa plus encore la tête, profondément affligé. Ils veillèrent Stephen, en espérant qu’il se remettrait à respirer, que l’aube rendrait des couleurs à ses joues. Mais son visage ne cessait de blanchir, ses mains de refroidir. Quand le soleil perça les nuages, les yeux du duc perdirent tout éclat. Rhapsody scruta l’horizon et crut voir un semblant de sourire dans les ombres qui régnaient au-delà du Voile de Hoen. « Accueillez-le avec bonté, Messire Rowan », murmura-t-elle dans le vent du matin. Près d’elle, Ashe pleurait son ami. Rhapsody regarda par-dessus son épaule les faces livides de Rosella et des enfants. Elle leur tendit les bras. « Vite ! Venez vite ! » La main de Gwydion Navarne était glacée lorsqu’elle la prit pour l’attirer vers elle avec Mélisande, les étreindre puis leur désigner le soleil. Dans les ombres engendrées par la clarté dorée qui franchissait l’horizon ils purent discerner leur ami, leur seigneur, leur père qui s’était relevé, aucunement diminué par ses blessures mortelles. Sa silhouette noire et allongée qui se découpait contre le soleil s’étira vers eux. L’éclat du matin embrasa ses cheveux et les transmua en fils d’or. Il y avait près de lui une autre ombre, plus menue et sombre, révélée en contre-jour. « Qui est-ce ? demanda Mélisande en plaçant sa main en visière au-dessus de ses yeux. — Votre mère », répondit Rhapsody en la serrant contre elle et en souriant malgré ses larmes. Elle entama lentement le chant lirin du Passage, en insérant le nom de Stephen dans cet hymne funèbre. La clarté de l’aube parut cesser de croître, comme si le temps s’était arrêté. Ashe avait deviné ses intentions et il caressa le visage de Mélisande avant de placer sa main sur l’épaule de Gwydion Navarne. « Faites-lui vos adieux », dit-il aux enfants. Sa voix avait recouvré de son énergie et contenait de la sagesse. Le jeune Gwydion redressa la tête pour scruter l’horizon. « Adieu, père », murmura-t-il. Mélisande se contenta d’agiter la main, incapable de prononcer un seul mot. Derrière les enfants, Rosella s’abandonna à son chagrin. Gwydion alla chercher dans ses vieux souvenirs les propos que leur père leur avait tenus lors du trépas de la Belle Talthea. Le temps nous tient tous sous son emprise, Gwydion. Comme tous les êtres mortels, les hommes sont soumis à ses caprices. Ils tentent de repousser la Mort le plus longtemps possible, parce qu’ils ne savent pas qu’elle peut également être une bénédiction. Pour toi comme pour moi, la vie continue. Il leva la main vers le soleil levant. Rhapsody chantait toujours, comme en transe, et la lumière du jour se déversait désormais dans ses yeux, sa tête bourdonnante, son cœur gelé, une digue érigée pour contenir la souffrance qui ne tarderait guère à se manifester. Elle se demanda si la sagesse impartie par le Grand Tribunal lui permettrait de maintenir la paix pour le bien des enfants de Stephen, de tous les Cymriens, d’Ashe… Et d’elle-même. Elle voyait d’autres ombres derrière celle qui se fondait dans le soleil, des vingtaines, dressées dans la clarté lointaine d’une clairière verdoyante et paisible, au-delà du Voile de Hoen. Elle termina l’hymne funèbre. « Adieu, Stephen. Vous pouvez compter sur moi pour veiller sur eux. » Le soleil apparut dans sa totalité au-dessus de l’horizon, et une explosion de magnificence illumina le ciel d’un bleu resplendissant. Le vent se leva, un souffle matinal qui dispersa les rubans de fumée des braises qui se consumaient encore. Rhapsody regarda autour d’elle la scène de désolation que lui révélait l’aube, la nappe fuligineuse s’élevant des champs entourant les vestiges du Grand Tribunal. Les soldats de Roland et d’Ylorc se déplaçaient parmi les survivants tels des somnambules. Le Seigneur des Cymriens se leva et lui présenta sa main. « Viens, dit-il. Finissons-en. » Du haut des vestiges de la Saillie du Convocateur, le nouveau Seigneur et la nouvelle Dame des Cymriens étudièrent la vallée s’étendant à la base des Dents et tous ceux qui leur avaient prêté allégeance la veille seulement. Souffrance et chagrin étaient évidents, mais il y avait aussi de l’espoir. Les militaires firbolgs aidaient ceux de Roland à reconstruire et secourir, et les réfugiés de Serendair et leurs descendants oubliaient leurs différends pour forger une nouvelle alliance et une nouvelle paix en comblant le fossé qui s’était creusé entre eux. Rhapsody regarda la corne qu’elle tenait toujours. Elle était craquelée ; la magie qui avait lié les survivants chassés par la tempête avait été détruite, emportée comme l’éclat de ce cornet de métal désormais terni. Mais il s’en dégageait quelque chose de positif, l’espoir et le désir de survie qui avaient perduré après la disparition de l’île, les horreurs de la Grande Guerre et même la résurrection des morts ; une volonté de résister, l’indicateur d’un avenir à la fois stable et radieux. Elle leva la corne à ses lèvres et l’utilisa encore. Le son qui en sortit n’avait rien de martial, c’était moins un appel aux armes qu’un chant de victoire. Ce que confirma le rugissement des Cymriens présents en contrebas, dont les acclamations saturèrent l’air estival. Elle céda la place à Gwydion qui félicita ceux qui s’étaient battus avec bravoure, bénit ceux qui avaient péri, et reprit les proclamations qu’ils avaient prévu de faire avant que la Terre ne s’ouvre sous leurs pieds. Des déclarations qu’il débita rapidement. Les représentants de chaque groupe et les autres personnes intéressées furent invités à rester pour étudier la refonte et la reconstruction des États cymriens. Les autres furent priés de revenir dans un an, à l’occasion du prochain Conseil qui serait ensuite organisé tous les trois ans. Leur mariage serait célébré dans un trimestre, le premier jour de l’automne, au pied du jeune Chêne aux Profondes Racines qui poussait dans ce qui avait été la Maison du Souvenir. Il remercia les Cymriens pour leur participation, puis il prit la main de Rhapsody afin de l’éloigner de l’éminence avant que tous ces gens bien intentionnés ne les accaparent comme deux nuits plus tôt. Ils descendaient de la paroi rocheuse quand Rhapsody leva les yeux et constata qu’Achmed et Grunthor les observaient. Elle leur sourit, en hésitant un peu. Grunthor la dévisagea sans révéler ses émotions mais Achmed lui adressa un semblant de rictus de connivence. Puis elle disparut, emportée loin d’une foule de plus en plus importante. De la cachette qu’ils s’étaient trouvée sur la corniche inférieure, Rhapsody regardait les participants quitter lentement les ruines du Grand Tribunal. Elle savait que plusieurs jours s’écouleraient avant que les champs du pourtour de la cuvette ne redeviennent déserts, tant parce que les membres d’une même Maison avaient beaucoup de choses à se dire que parce que de vieux amis perdus de vue souhaitaient reconstituer les liens qui les avaient unis autrefois, sans parler des problèmes logistiques découlant du déplacement de cent mille personnes et de leurs biens. Elle soupira. Achmed avait accepté de régler ces questions sans rechigner et elle se sentait coupable de lui laisser un pareil désordre à gérer. Elle l’avait joint avant de faire son annonce, pour obtenir son autorisation d’accès annuel au Grand Tribunal, mais elle n’avait pu l’informer des engagements qu’elle comptait prendre et sa consternation était toujours palpable. Elle percevait d’étranges picotements sur sa peau, une tension électrique qui hérissait ses poils et provoquait des démangeaisons aux extrémités de ses doigts, lorsqu’elle entendit la voix et se renfrogna aussitôt. « J’espère que vous me permettrez de vous adresser mes félicitations, ma chère, tant pour votre nomination que votre engagement. » La déclaration provenait de la Terre, ou des airs… elle n’aurait pu se prononcer. « Merci, répondit-elle. Mais je vous saurais gré de me laisser tranquille, Llauron. Nous n’avons plus rien à nous dire. » Un gloussement ébranla le sol et elle sentit le vent se lever, ce qui lui rappela la visite qu’elle avait rendue à Elynsynos. Néanmoins, au lieu de caresser tendrement ses cheveux comme dans la paisible clairière s’ouvrant devant la grotte dissimulée, ce souffle rabattit ses tresses devant son visage avec autant de force que d’assurance. « Permettez-moi d’en douter, très chère. » Elle fit son possible pour ne pas s’emporter. « Vous avez raison, et je vais reformuler ma réponse. J’aurais un grand nombre de reproches à vous faire, Llauron, mais je préfère m’en abstenir. Alors, déguerpissez et laissez-moi tranquille. — Voilà qui est mieux. Votre colère me désole, Rhapsody. Votre mécontentement est certes légitime, mais j’espérais que vous feriez bénéficier votre futur beau-père de l’indulgence que vous prodiguez à tant d’inconnus. Je ne puis la solliciter, si vous refusez d’écouter ce que j’ai à vous dire. Mais n’avez-vous pas déclaré que nous devions nous accorder mutuellement notre pardon ? — Il existe des choses impardonnables », lança Gwydion en venant les rejoindre. Il s’était exprimé d’une voix si cassante qu’elle en sursauta. « Laissez-la, père. Vous n’avez pas le droit de lui imposer votre présence, après ce que vous lui avez fait. — Sam… murmura Rhapsody en tendant la main vers lui. — Il a évidemment raison, déclara le dragon. J’ai perdu tous les droits que j’avais tant envers l’un que l’autre. Je sollicitais simplement votre indulgence. — Tu devrais aller t’assurer qu’Achmed et Grunthor n’ont pas besoin de toi pour canaliser cette cohue, Sam, suggéra Rhapsody. Je peux me débrouiller seule. Va, je t’en prie. » Gwydion la regarda en paraissant hésiter, avant d’analyser ses intentions et de s’éloigner en soufflant d’irritation. « Il est très remonté contre moi, et profondément affligé », déclara Llauron. Et ce fut comme si l’air et la terre étaient deux réceptacles de sa voix. « Je compte sur vous pour l’aider à surmonter la haine que je lui inspire, ma chère. — Je ne suis pas sûre de le souhaiter. Il est parfois utile de garder certaines choses à l’esprit. » Il gloussa et le son se répercuta dans le sol. « Peut-être le croyez-vous, mais vous avez tort. Vous n’en avez pas le désir. Vous avez en vous assez de causes de ressentiment pour alimenter des ulcères jusqu’à la fin de vos jours. Et, compte tenu de votre longévité, la somme de souffrance serait incalculable. Non, vous n’êtes pas rancunière. — S’il m’arrive d’oublier pourquoi je ne vous adresse plus la parole, je n’aurai qu’à songer à aujourd’hui. Anborn blessé qui tente de me sauver, Stephen qui se sacrifie pour que les Cymriens puissent évacuer le Grand Tribunal, les abominations qu’Anwyn a lancées contre nous… Je doute que tout cela s’efface de mon esprit. Seul le temps permettra de déterminer si ma rancune est ou non tenace. » La voix du vent parut en rester perplexe. « Pourquoi m’en tenez-vous rigueur ? Que vous ai-je donc fait ? » Elle asséna une tape au vent, tant son exaspération était grande. « Où étiez-vous passé ? Pourquoi n’êtes-vous pas intervenu ? Vous auriez pu sauver tant de vies, ces Cymriens que vous prétendiez aimer… Pourquoi n’avez-vous pas affronté Anwyn ? Vous étiez mieux placé que quiconque pour le faire. — Vous oubliez que je suis son fils, soupira le vent. — Tout comme Gwydion est le vôtre. Anborn est votre frère. Stephen était votre ami. Il s’agit de votre peuple. L’excuse que vous avancez manque de poids. — Gwydion peut compter sur vous. Anborn avait d’innombrables amis et Stephen – puisse le Créateur bénir son âme – a bénéficié de l’amour d’une femme, de deux enfants merveilleux et de tous ceux qui l’ont connu. Les Cymriens n’étaient pas seuls, alors qu’Anwyn n’avait que moi. » Le vent agita et réchauffa sa chevelure. « J’espère qu’un jour vous comprendrez et m’accorderez votre pardon. J’espère également voir mes petits-enfants. Vous ne me le refuserez pas, au moins ? — Les motivations de vos actes m’échappent, Llauron, mais je n’ai nul besoin d’en savoir plus. Vous voici dans un autre monde. Si nous avons des enfants et s’ils expriment un jour le désir de faire votre connaissance, nous accéderons peut-être à leur demande. » Ses yeux verts s’assombrirent. « À condition que vous ayez entretemps renoncé à nous manipuler. — J’ai compris la leçon. Je pense que nos mondes sont suffisamment éloignés l’un de l’autre pour que de telles choses ne se reproduisent jamais. — Je l’espère. » La voix sonore soupira dans le vent. « Rhapsody, je dois vous demander de garder une chose à l’esprit. » Elle regarda au-delà de l’éminence les retardataires qui s’entretenaient en formant de petits groupes dans la cuvette. « Et ce serait ? — Que vous en soyez ou non consciente, et malgré le ressentiment que je vous inspire, vous serez de nouveau confrontée à cette situation. » Elle reporta son attention sur son beau-père invisible. « Ce qui est censé signifier ? — Cela veut dire qu’il est inéluctable qu’un hybride d’homme et de dragon ressente un jour le besoin de devenir l’un ou l’autre. S’il opte pour l’humanité, vous connaîtrez les souffrances du veuvage, et s’il décide de suivre le même chemin que moi, eh bien, vous avez eu un avant-goût de ce qui vous attend. Il n’est pas dans mes intentions de gâcher votre bonheur, ma chère, mais ce sont les dures réalités de la famille dans laquelle vous allez sous peu entrer. Je ne voudrais pas que vous me reprochiez par la suite de vous avoir induite en erreur. » Rhapsody sentait sa gorge se serrer. Malgré son profond désir de ne pas en faire cas, ce qu’il disait était incontestable. Les raisons pour lesquelles il tenait de tels propos étaient toutefois moins évidentes. Elle ne pouvait déterminer s’il voulait la préparer à ce qu’elle devrait affronter ou la dissuader de se placer dans une telle situation. Elle regarda du côté de Gwydion qui s’était agenouillé pour tenter de réconforter les enfants de Stephen Navarne et Rosella, entourés par leurs vieux amis. « Adieu, Llauron, dit-elle en relevant ses jupes. Nous nous reverrons pour le mariage, à moins que je ne fasse que percevoir votre présence. » Elle descendit la pente abrupte pour traverser rapidement le Grand Tribunal et aller retrouver son mari. 87 AU SOMMET DU TORMINGORLLO, dans la Grande Salle de Tyrian, au cœur des joyeuses fanfares argentées des trompettes, une procession solennelle portait le présent choisi vers le piédestal sur lequel s’était trouvé le diadème. Il y fut posé précautionneusement puis révélé avec respect. De tous les magnifiques cadeaux présentés à l’approbation de la reine des Lirins, des objets d’une valeur démontrant la richesse financière ou artistique des nations dont les gouvernants sollicitaient sa main, elle avait choisi un simple parchemin lié par un ruban de velours noir. Il était scellé par un étrange cachet en cuivre à treize côtés, un objet dont on disait qu’il n’existait que deux exemplaires en ce monde. On disait aussi que ce parchemin était un chant à nul autre pareil. La reine étant une musicienne sans égal, ils étaient nombreux à considérer que sa beauté en deviendrait presque magique si elle le choisissait parmi toutes les offrandes. Le plateau sur lequel il se trouvait était gravé en guise de faire-part du nom de GWYDION DE MANOSSE, SEIGNEUR DES CYMRIENS. Pendant cette cérémonie lourde de sens et de liesse, la coutume voulait que la reine fût absente. Tout au moins passait-elle inaperçue, ainsi couchée à plat ventre sur le Grand Balcon pour regarder de haut cette scène en restant tapie sous le manteau de brume de Gwydion. Il lui tenait compagnie et ils redoutaient d’être pris d’un fou rire incontrôlable, comme le jour où elle avait présenté à Rial le cadeau de fiançailles qu’elle avait choisi avant de devoir s’enfuir de son cabinet de travail pour ne pas perdre toute retenue. Ce chant était un présent destiné à la future épouse et à elle seule. Gwydion avait menacé d’y faire inscrire les paroles d’une des marches paillardes de Grunthor, mais Rhapsody n’avait eu qu’à le dérouler pour constater qu’il n’avait pas étudié la musique en vain ; sur la portée dessinée avec soin elle lisait les notes qui correspondaient à Sam et Emily pour la vie. Le bouquet de fleurs hivernales accompagnant ce présent était resté en Elysian, où elles s’ouvraient un peu plus chaque jour sur des pétales d’un rouge de plus en plus soutenu. Elles étaient maintenues en parfait état de conservation par la magie du lieu et, ne pouvant se flétrir, elles restaient épanouies. Cette composition florale était si belle que la reine n’avait nul désir de la partager avec qui que ce soit. Une nouvelle preuve de mon égoïsme, avait-elle dit à l’élu de son cœur qui s’était contenté de sourire. « Mais qui pourra nous unir officiellement ? demanda-t-elle à Gwydion alors qu’ils se promenaient dans les jardins du Tomingorllo. Vu que tu détiens les charges d’Invocateur et de Patriarche, il n’existe personne au-dessus de toi dans la hiérarchie religieuse. — Tes informations datent un peu. » Il sourit et leva sa main à ses lèvres, pour y déposer un baiser. « Pendant que tu refusais de me voir, j’ai délégué une partie de ces responsabilités pour m’éviter de sombrer dans la folie. » Elle rit. « Tu ne manques pas d’air ! Tu étais donc convaincu qu’ils feraient de toi le Seigneur des Cymriens ? — Je n’en savais fichtre rien, mais j’estimais que les factions religieuses auraient dû être dirigées par d’autres que moi. Par ailleurs, si tu avais épousé Anborn ou Achmed, je me serais jeté dans la mer et rien de tout cela n’aurait encore eu de l’importance. — Tu comptes néanmoins rester responsable en titre de ces ordres ? — Ce n’est pas ce qui m’empêche de nommer des responsables des deux factions afin qu’ils œuvrent conjointement à leur réunification. Et, même si cela reste un vœu pieux, je suis plus que jamais certain que les deux religions peuvent coexister harmonieusement. — Excellent ! Qui as-tu nommé Invocateur ? » Ashe s’arrêta pour contempler le lointain. « Gavin. Il y a aussi mon candidat au poste de Patriarche, même si la Balance de Jierna Tal n’a pas encore rendu son verdict. Une perspective qu’il a paru trouver très amusante. Je lui ai demandé de venir en Tyrian après le Conseil des Cymriens, afin que tu puisses le rencontrer. Il est novice dans la foi mais d’une sagesse rare. Viens, que je te le présente. » Rhapsody prit sa main et le suivit vers un homme plus âgé qui attendait dans le jardin. Sa barbe était assez longue pour rebiquer sur les côtés, avec des stries blanches et argent qui l’emportaient sur les poils blond clair. Malgré son âge avancé, il était grand et large d’épaules, et il avait un sourire que Rhapsody était certaine d’avoir déjà vu même si elle ne pouvait le reconnaître à cette distance. « A-t-il participé au Conseil ? — Oui, il fait partie du groupe de la Diaspora. Je l’ai rencontré quelques jours avant que les membres de la Deuxième Flotte n’arrivent dans le Grand Tribunal. Je lui ai demandé d’où il venait, et il s’est contenté de répondre que c’était d’un lieu à la fois plus près et plus éloigné que tout autre. Nous avons campé ensemble quelques nuits et j’ai été sidéré par sa sagesse et sa clairvoyance, sans parler de ses pouvoirs de guérison hors du commun. Pendant que nous étions là-bas, il a soigné avec une habileté surprenante plusieurs personnes victimes de graves maladies ou d’intenses souffrances. Il est nimbé d’une aura de sérénité. J’ai décidé de lui proposer ce poste si les circonstances s’y prêtaient. Il semble en outre t’avoir rencontrée. Il m’a demandé si je te connaissais et j’ai pu seulement lui répondre que c’était le cas. Tu devrais être agréablement surprise. » Rhapsody s’arrêta alors qu’elle était toujours sur le sentier forestier, pour mieux regarder l’homme en robe. Le sourire qui incurvait le visage fripé la fit rougir. « Constantin ! » Il lui tendit des mains burinées par le temps et la vie qu’il avait vécue, et elle se précipita vers lui pour les prendre dans les siennes et déposer un baiser sur sa joue. Une onde de chaleur l’envahit comme elle se remémorait leurs nombreuses expériences, parfois fort déplaisantes, mais les yeux de Constantin ne révélaient aucune tension et il porta sur elle un regard entendu en se contentant de sourire. « Je vous salue, ma Dame, dit-il de cette voix profonde qu’elle n’aurait pu oublier. Que vous vous souveniez de moi m’honore. » Rhapsody leva la main pour caresser sa joue ridée, incapable de contrer cette pulsion. Je suis restée sept ans derrière le Voile de Hoen et à mon retour la neige n’avait formé qu’une fine pellicule sur la poignée de mon épée, se dit-elle. Je suis revenue il y a désormais six mois. Seigneurs, qu’il soit encore de ce monde me sidère ! « Ne vous avais-je pas dit que je ne vous oublierais jamais ? — C’est réciproque. » Constantin déposa un baiser sur sa main. « Je vous transmets mes vœux de bonheur. Le Seigneur des Cymriens est quelqu’un de chanceux. — Merci, répondirent à l’unisson Rhapsody et Gwydion qui l’attira vers lui. — Sous réserve que la Balance le confirme dans ses fonctions, Constantin a accepté d’assumer la charge de Patriarche la nuit de la Mi-été, précisa Ashe. Et, en tant que tel, c’est lui qui procédera à notre union, au cours d’une cérémonie célébrée conjointement avec Gavin. » Rhapsody sourit. « J’en serai ravie. Merci, Constantin. » Elle le dévisagea. « Pourquoi êtes-vous revenu ? » Son regard s’assombrit et il la regarda droit dans les yeux. « Le moment était arrivé. » Rhapsody se remémora les paroles d’Anborn. Il lui avait dit que la sagesse consistait à ne pas poser plus de questions que nécessaire. Elle se tourna vers le Seigneur des Cymriens qui suivait leur conversation avec surprise. « Que tu aies choisi Constantin comme Patriarche me ravit, mon chéri. Il a étudié avec les meilleurs mentors qu’on puisse imaginer et je sais sans l’ombre d’un doute qu’il n’y a pas en lui une once de malignité. » Ses yeux pétillèrent de malice et Constantin rit, ce qui décontenança plus encore Gwydion. « Viens, Sam, lui dit Rhapsody en le tirant par la main. Allons lui chercher un endroit où il pourra se reposer, car il vient de bien plus loin que tu l’imagines, et nous te raconterons toute l’histoire. Tu seras sans doute surpris d’apprendre de quelle façon le nouveau Patriarche a contribué lui aussi à l’élimination du F’dor. » Gwydion la dévisagea un instant supplémentaire avant de leur emboîter le pas. « Tu sais, Rhapsody, tu n’as pas ta pareille pour gâcher tout effet de surprise. » Fidèle à ce qu’elle avait dit à Gwydion après le mariage royal de Bethany, Rhapsody opta pour une robe très simple. Sa traîne était juste assez longue pour balayer le sol sur une cinquantaine de centimètres derrière elle tout en laissant ses épaules offertes aux caresses du soleil pour la cérémonie qui aurait lieu le lendemain Je la tin de la saison lui étant dédiée. Malgré la désinvolture apparente de sa tenue, les couturières de Tyrian lui avaient consacré d’innombrables heures. Miresylle avait déniché une pièce de soie brossée canderienne, blanche avec des nuances rougeâtres brillantes qui se mariaient à la perfection avec le teint rose doré de lever de soleil de Rhapsody. Elle l’avait coupée de façon judicieuse, sans gaspillage de tissu, ce qui était une preuve d’expertise ainsi que Rhapsody l’avait expliqué à son époux en puissance qui avait grossièrement demandé à voix haute pourquoi elle devait procéder à un septième essayage dès l’instant où il s’agissait d’une robe qu’elle qualifiait de très simple. « Il est plus facile de tout recouvrir de perles et de dentelle. Bon nombre de couturières utilisent de tels artifices pour masquer les imperfections du tissu et de la façon. Miresylle est une perfectionniste. » Gwydion l’avait prise dans ses bras pour l’embrasser. « J’en suis convaincu. Tout comme je suis convaincu que j’aimerai cette robe, même si tous ces essayages t’éloignent de moi. — Tu es trop exigeant, fit-elle en fronçant les sourcils de façon joueuse. Tu préférerais sans doute me voir dans le plus simple appareil. — Tu as absolument raison. » Gwydion avait été lui aussi confronté à un problème vestimentaire. Si sa tenue avait été relativement facile à définir, il avait croulé sous des présents de toutes les factions familiales, unités de combattants et groupes politiques auxquels il avait appartenu au fil de son existence. Autant de choses qui étaient des emblèmes ou des symboles de son statut, des attributs honorifiques que tous espéraient lui voir porter le jour de ses noces. Rhapsody avait été prise de fou rire lorsqu’il lui avait montré ce bric-à-brac étalé sur la table de la Grande Salle de Tyrian. Ce meuble mesurait plus de six aunes de long et le plateau disparaissait sous le monceau d’objets qu’il devrait coltiner. « Tu devrais manger comme un ogre afin de multiplier par six ton tour de taille », rit-elle en voyant les centaines de chapeaux, dagues, épées de cérémonie et couronnes. Elle prit une des vingt et une chevalières empilées au centre de cet étalage. « Voyons voir… Une à chaque doigt, chaque orteil et la dernière autour de ton… — Ne le dis pas ! la menaça-t-il pour plaisanter. Ce serait encore plus pénible pour toi que pour moi, une fois la nuit venue. Je pourrais choisir celle qui a les plus grosses griffes. — Ce cadeau est celui que je préfère, dit-elle en soulevant un masque de guerre hideux offert par le peuple des Nains. S’affublent-ils vraiment de choses pareilles pour se battre ? — Oui, et il y a bien pire encore. » Il parcourut la table du regard et soupira. « Je serai ridicule, si je porte tous ces emblèmes, et si je n’en choisis que quelques-uns, j’offenserai grandement ceux dont je n’aurai pas retenu le symbole. Que dois-je faire ? Je crains qu’il ne soit trop tard pour annuler notre mariage. — Nous nous sommes déjà mariés, si tu n’as pas oublié. Ce n’est qu’une officialisation de notre union. Le plus important est fait. » Elle lui sourit en espérant le détendre. « Laisse, je vais m’en occuper. Nous allons procéder à un tri de tout ceci, et tu me diras qui a offert quoi et ce que ça représente. » Un mois plus tard, le matin précédant la répétition du mariage, elle lui apporta un coffret recouvert de velours. « Voici de quoi récompenser la patience dont tu as fait preuve lors des innombrables essayages de ma robe de mariée, dit-elle pendant qu’il l’embrassait. Tu trouveras là-dedans de quoi résoudre tous tes problèmes. » La cassette contenait un sautoir segmenté, une succession d’hexagones d’or rouge identiques, assemblés pour atteindre une longueur permettant de faire tant le tour de son cou que de ses épaules. Les symboles de tous les groupes qui lui avaient apporté leurs emblèmes avaient été gravés sur ces petites plaques. Même l’horrible masque de guerre des Nains des Monts Sardonyx avait été méticuleusement reproduit en petites gemmes et émail. Gwydion éclata de rire en pensant au joaillier qui avait dû consacrer de longues heures à chercher une pierre ayant la même nuance que le mucus coulant des narines du masque miniature. « Comme tout ce que tu fais, c’est absolument parfait ! déclara-t-il en l’attirant vers lui. — Oh, voilà qui me soulage ! Dois-je en conclure que je n’ai plus à m’inquiéter pour cette histoire de chatte et de chatons ? — Tout dépend de ce que tu entends par là. » Gwydion traîna le seau d’eau de lavage vers la porte du refuge dissimulé derrière la cascade et le vida dans l’herbe. Comment fait-elle ? s’interrogea-t-il avec incrédulité en s’affalant dans son vieux fauteuil confortable. Il gémit. Les autres fois, lorsqu’il l’avait aidée à faire le ménage en Elysian, cela avait presque été agréable. Il secoua la tête et rit. Être marqué au fer rouge pourrait être un plaisir, si elle était là pour lui tenir la main. Il recouvra le souvenir des matinées ensommeillées de l’été précédent, des arômes de café et d’épices diverses se mêlant à l’odeur du savon et aux douces harmonies des chants de Rhapsody. Elle se levait toujours avant l’aube pour mettre de l’ordre, repasser les vêtements et désherber le jardin bien avant que les gens normaux n’entrouvrent leurs paupières. C’était son côté fille de ferme, déclarait-elle lorsqu’il protestait et l’attirait vers le lit dès qu’elle passait à sa portée. Ces souvenirs domestiques figuraient parmi ses préférés, des images de normalité et de simplicité au cœur d’un monde qui avait sombré dans la folie. Il soupira en pensant avec ravissement qu’il en bénéficierait sous peu. Il regarda autour de lui et éprouva une satisfaction intense. Sa maison de célibataire ordinairement en désordre était impeccable et il avait recouvert le nouveau lit conjugal d’une courtepointe en satin achetée à son intention en Navarne. Il avait apporté personnellement tous ces meubles, sous le couvert de la nuit pour que nul ne découvre ce refuge, cette sorte d’Elysian occidental, un lieu où ils pourraient venir s’isoler pendant leurs séjours dans ces provinces. Je pense que cet endroit aurait besoin d’une touche féminine, ou d’une bonne, avait-elle déclaré. Il avait remédié au premier reproche en apportant bon nombre d’accessoires et décorations dont elle avait doté Elysian, et la maison était devenue méconnaissable tant par son aspect chaleureux que son charme. Il avait comblé la seconde lacune en venant ici la veille de leurs épousailles pour consacrer quatre heures à la préparation des lieux. Elle n’avait perdu qu’une demi-heure pour obtenir de bien meilleurs résultats que lui, un an et demi plus tôt, mais il savait qu’elle apprécierait l’attention. Gwydion se leva, un mouvement ponctué par un craquement, et procéda à une dernière inspection. Il y avait une bouteille de vin dans le seau à glace, les verres de cristal étaient disposés sur la table, il avait dispersé des épices aux douces senteurs sur le bois de feu qu’il ne restait qu’à allumer. Il devrait construire une extension pour y placer une baignoire, s’ils voulaient venir ici en hiver, même si imaginer Rhapsody utilisant ses pouvoirs pour réchauffer le bassin de la cascade cernée de neige était séduisant. Il prit ce qui apporterait une touche finale, un sac de pétales de roses sur lesquels il l’avait convaincue d’utiliser sa magie sans lui révéler pour autant ce qu’il comptait en faire. Elle avait prononcé la formule qui les préserverait tout en lui adressant un regard intrigué. Il songeait à l’expression qu’elle aurait la nuit prochaine, lorsqu’elle les verrait joncher le lit et le plancher à partir du seuil de la pièce. Un dragon romantique. N’est-ce pas contradictoire ? Si. M’aimes-tu quand même ? Je t’aimerai jusqu’à la fin des temps. Quand le lit fut recouvert de pétales, il jeta un dernier regard derrière lui puis quitta la cabane et referma sa porte avec soin. Et ce fut en sifflotant qu’il regagna le point où il avait dissimulé le cheval et la carriole. Maison du Souvenir, Navarne Conformément à leurs traditions nuptiales, les Lirins avaient suspendu dans les arbres des forêts de Tyrian et Gwynwood des clochettes, des flûtes en roseau et des carillons à vent ainsi que des banderoles aux couleurs vives. Des mâts avaient été dressés le long de la route menant de la ville au Grand Arbre, également enveloppés de rubans parsemés de milliers de cristaux, un présent des Nains cymriens. Pour toutes ces raisons, la forêt brillait de mille feux multicolores et engendrait un halo d’arc-en-ciel englobant la totalité des lieux et, par voie de conséquence, les invités. Tout aussi surprenant que cela pût paraître, les jardins de la Maison du Souvenir furent égayés le matin des noces par un immense tapis écarlate de fleurs hivernales, les présents d’une Enfant Endormie qui reposait, désormais en sécurité, dans les bras de sa mère la Terre. En plus des décorations traditionnelles, Ashe avait demandé à des serviteurs de faire des nœuds d’amour dans la chambre à coucher de la Dame des Cymriens ainsi que dans les salles du château de Stephen où elle résidait. En allant puiser les détails dans sa mémoire de dragon, il recomposa à la perfection la scène de leur rencontre, au cours de cette magnifique nuit estivale de la danse des pré-moissons. Le matin de ses noces, Rhapsody s’éveilla dans une chambre bondée de branches de pin et de sapin venant d’être coupées et de gerbes de fleurs de la fin de l’été, dont bon nombre appartenaient aux variétés qui avaient orné cette nuit-là tables et barils. Elle s’assit dans son lit et cilla de surprise en découvrant avec quelle méticulosité il avait reproduit les décorations propres aux habitants de son village de fermiers, là-bas dans les vieilles terres, et elle eut un rire sonore. Il avait dû pénétrer dans sa chambre au cours de la nuit, car il l’avait couverte de son manteau et éparpillé sur son lit des feuilles de saule. Il y avait sur le manteau un fin ruban de velours noir auquel était attaché un bouton cordé en argent. Installée sur une chaise dans la chambre de la mariée, Oelendra assistait avec amusement à l’agitation accompagnant de tels préparatifs. En sous-vêtements, Rhapsody s’était assise en tailleur sur le sol pour retoucher patiemment l’ourlet de la robe de Mélisande Navarne pendant que les femmes de chambre se trouvant sur le lit derrière elle tressaient des perles dans sa chevelure en paraissant dépassées par les événements chaque fois qu’elle s’autorisait le moindre mouvement. De faction à côté de la porte, Sylvia réceptionnait tout ce qu’on leur livrait à seulement quelques minutes d’intervalle, tout en donnant des tapes aux petits-enfants firbolgs de la reine qui ne pouvaient s’empêcher de sauter d’un canapé à l’autre et de tout disperser dans la pièce. « Ils mangent les fleurs de vos couronnes ! geignit la camériste. — Je sais, répondit Rhapsody. Je vous serais reconnaissante de veiller à ce qu’ils ne se coincent aucun ruban entre les dents. » Le plus âgé des trublions venait de se faire expulser, quand Rhapsody put enfin se lever. Ses cheveux avaient été nattés de façon compliquée en très petits motifs et ramenés en arrière pour dégager son visage, mais ils tombaient bas dans son dos, entrecoupés çà et là par des petites fleurs blanches et des brins de romarin symboles de sagesse. Elle adressa à Oelendra un sourire embarrassé puis suivit les femmes de chambre qui ne cessaient de jacasser vers le cintre de la robe de mariée. Miresylle, la couturière, l’aida à l’enfiler en ayant une expression de sage-femme participant à la parturition d’une reine. Finalement, après maintes retouches, Rhapsody se redressa et se tourna, et les servantes reculèrent en étant muettes d’admiration. Le sourire amusé d’Oelendra se fit plus chaleureux. Elle n’aurait pas cru que quoi que ce soit pourrait rendre Rhapsody encore plus belle qu’elle ne l’était déjà, mais elle avait la preuve de son erreur. Elle tenta de déterminer si c’était dû à la perfection de cette robe ou à l’expression de bonheur qui apportait tant d’éclat à ses yeux. Sylvia claqua des mains avec décision. « C’est bon, sortez toutes, et tout de suite. » Elle s’était adressée aux enfants et aux femmes de chambre, et l’agitation qui en résulta offrit à Oelendra l’opportunité qu’elle avait attendue. Elle alla se tenir derrière Rhapsody, qui mettait ses boucles d’oreilles devant la psyché, et plaça ses mains sur ses épaules. La future mariée sourit, tout d’abord au reflet de son amie, puis en se tournant vers elle pour l’étreindre. Oelendra la serra contre elle avant de gagner la coiffeuse et d’y lâcher une clé. Rhapsody eut une expression interrogatrice. « De quoi s’agit-il ? — De la clé de ma maison, répondit Oelendra en redressant le col de sa robe. Ne vous ai-je pas dit que c’était désormais également la vôtre ? — Mais pourquoi une clé ? Je n’ai pas l’intention de m’y rendre pendant vos absences. » Oelendra l’embrassa sur la joue puis se dirigea vers la porte. « Au cas où vous souhaiteriez vous isoler quelque temps avec votre mari, loin de l’agitation du palais. Vous êtes ravissante, et resplendissante de bonheur. Je compte graver cette image dans mon esprit et la conserver à jamais. Maintenant, cessez de lambiner… Votre fiancé vous attend. » Elle sourit puis prit sa place dans le cortège. Rhapsody lissa une dernière fois sa jupe et regarda autour d’elle. Il y avait là les gens qu’elle aimait, et ils seraient sous peu bien plus nombreux encore. Ses petits-enfants – les Navarne, ceux du Voile de Hoen et les Firbolgs – étaient tous vêtus de façon identique de soie blanche égayée par des fleurs. Rial faisait partie du cortège, tout comme Oelendra qui serait son témoin. Achmed et Grunthor attendaient en tenue d’apparat pour l’escorter dans l’allée centrale. Anborn était allongé sur une litière portée par deux Nains. Et, suspendus dans les hauteurs et invisibles à tous sauf à Rhapsody, se trouvaient deux énormes dragons aux yeux multicolores qui miroitaient en la contemplant avec affection. Il lui vint à l’esprit que Jo aurait ri en découvrant cette scène et elle envoya un baiser à sa sœur, consciente qu’elle était elle aussi présente bien qu’invisible. « C’est parfait, dit-elle à l’étrange assemblée. C’est ici que tout commence. » « C’est de la perversité. » Dame Madeleine Steward, épouse du Seigneur de Roland, s’écarta rapidement du passage du cortège nuptial pour esquiver le contact de l’enfant souriant qui avait caressé sa robe sertie de gemmes. Le petit visage velu était horrible, sous sa couronne de fleurs, et elle trouvait obscène d’attifer des garnements firbolgs avec de beaux atours, sans parler de leur participation à une telle cérémonie. Madeleine n’avait pas été très heureuse, ces trois derniers mois, depuis que son époux l’avait raccompagnée chez eux après le Conseil des Cymriens en déclarant gaiement qu’il comptait céder sa souveraineté au nouveau Seigneur et à la nouvelle Dame des Cymriens. Madeleine avait tiré fierté d’épouser le représentant de la Maison la plus importante du pays, et voilà qu’il se soumettait à l’autorité d’un homme aux cheveux cuivrés – il est vrai, plein de prestance – et d’une femme qui se dirigeait vers l’autel au bras d’un monstre et de la créature la plus grossière qu’elle eût jamais rencontrée. Tout son univers était sens dessus dessous, et elle n’avait d’autre choix que de rester assise pour attendre passivement la fin de ce cauchemar. Tristan Steward la regarda en fronçant les sourcils. « Chuuuut », fit-il sévèrement avant de se détourner pour voir la Dame et le Seigneur des Cymrien rayonner de joie en se jurant fidélité. En fonction des normes s’appliquant aux Maisons royales, ce mariage manquait certes de faste. Mais s’il était étrange de se dresser en plein air sous le Chêne Sagien dans ce qui avait été la cour de la Maison du Souvenir plutôt que dans la basilique de Bethany ou de Sepulvarta, la cérémonie avait un je-ne-sais-quoi de poignant. Il sourit tristement en voyant le nouveau Patriarche et l’Invocateur des Filids bénir cette union. Il ne pouvait regarder Madeleine, qui grimaçait constamment de dégoût et de réprobation, quand il avait la possibilité de contempler Rhapsody. Il se tourna une fois de plus vers elle, tout en sachant que cela risquait d’attirer sur lui les foudres de son épouse. Elle possédait incontestablement toutes les caractéristiques qui la rendaient digne d’appréciation, mais c’était sa façon de dévisager le Seigneur des Cymriens qui fascinait Tristan. Rhapsody ne faisait montre d’aucune retenue et avait tout d’une femme éperdument amoureuse et incommensurablement heureuse. Tristan soupira. Il eût tant aimé bénéficier d’une telle attention, ne fût-ce qu’une dernière fois. Il savait depuis la mort de Prudence qu’un tel espoir était vain, ce qui rendit pendant un instant ces moments encore plus pénibles, alors même que les clochettes suspendues dans les arbres et la tour reconstruite ponctuaient de tintements le baiser qui scellait l’union de ce couple. Rhapsody s’entretenait avec Constantin sous l’ombre des grands enluminiers lorsqu’elle sentit un regard se river sur son dos. Elle vit du coin de l’œil une silhouette blanche totalement immobile et se tourna pour lui accorder toute son attention, avant d’avoir un sourire chaleureux en reconnaissant Oelendra. La guerrière des Lirins avait troqué la robe qu’elle portait pour la cérémonie contre une tenue de laine écrue, presque identique à celle des prêtres de l’Arbre. Oelendra lui retourna son sourire, mais un regard lourd de sous-entendus emporta toute autre pensée. « Excusez-moi, dit Rhapsody à Constantin. — Cela va de soi », répondit son interlocuteur dont les yeux bleus parurent pétiller. Rhapsody souleva l’ourlet de sa robe de mariée et se déplaça d’une pierre à l’autre sur le sentier forestier où se tenait Oelendra. La silhouette secoua alors la tête et leva la main, pour l’inciter à s’arrêter. Oelendra agita le bras puis s’éloigna lentement dans les bois, en direction du Voile de Hoen. Elle se tourna une dernière fois en adressant à la jeune mariée un sourire et un regard pleins de tendresse et d’affection, avant de disparaître sous les frondaisons. « Rhapsody ? Que se passe-t-il, ma chérie ? » Des mots chuchotés par Ashe au ras de son oreille. Elle sourit à son époux, sans avoir conscience de ses larmes. « Rien, Sam. Tout va bien. » Gwydion scruta le lointain et garda un moment les yeux mi-clos. « Était-ce Oelendra ? Je la discerne à peine. — En effet. Regarde-la bien, Sam, car je doute que nous puissions la revoir un jour… Pas en ce monde, en tout cas. » Il essuya les larmes qui avaient coulé sur ses joues. « Est-ce que ça va aller ? » Elle hocha la tête. « Évidemment. Comment pourrais-je ne pas me sentir heureuse pour elle ? Ce soir, elle dormira de nouveau auprès de Pendaris. » Achmed se dressait sous les branches feuillues d’un vieux chêne, dans les hauteurs surplombant la piste de danse dégagée dans les jardins de la Maison du Souvenir. Un petit orchestre de Navarne, des musiciens peu nombreux mais habiles, s’était installé en face du point où il était venu méditer et emplissait l’air de refrains joyeux pendant que leurs collègues de Tyrian faisaient une pause bienvenue et appréciée. Le Seigneur et la Dame des Cymriens s’étaient avancés sur la piste dès l’ouverture du bal, pour être sitôt après rejoints par des centaines de convives, et à présent – des heures plus tard –, la forêt était toujours vibrante de la joie des danseurs qui évoluaient avec grâce sur ces accents entraînants. Grunthor approcha, en souriant. Quelques danses avec la jeune mariée l’avaient privé de souffle. « Méfiez-vous d’elle, commandant, haleta-t-il en essuyant son large front. C’est une vraie diablesse, quand elle valse. Mais j’ai compris la méthode… Suffit de la faire monter sur ses pieds – on sent rien vu qu’elle est légère comme une plume – et comme ça on risque pas d’marcher sur sa jupe. Elle apprécie pas du tout, quand ça arrive. » Achmed but une petite gorgée d’alcool et sourit. « Merci pour le conseil. » Grunthor fourra le mouchoir dans la poche de son uniforme d’apparat et se massa la nuque comme ils pivotaient vers la piste. Il était difficile de ne pas prêter attention à Rhapsody, en dépit de sa petite taille, même au cœur de la foule de danseurs. Son visage paraissait nimbé d’un halo éthéré, et ses rires tintaient comme les carillons suspendus dans les arbres de Tyrian et de la forêt de l’Arbre Blanc. Les convives qui se rapprochaient d’elle interrompaient leur danse pour la contempler, comme fascinés. C’était à présent Rial qui la faisait valser, mais chaque fois que son époux réussissait à la subtiliser pour quelques tours de piste, son visage devenait aussi radieux que le soleil. « Elle est heureuse, pas vrai ? — Oui, effectivement. » Grunthor baissa les yeux sur son ami. « C’est pas trop dur ? — De quoi parles-tu ? — Ben, j’ai toujours eu l’impression qu’ vous en pinciez pour elle. » Achmed but une autre gorgée, sans répondre. « J’ sais qu’ c’est pas mes affaires, commandant, mais qu’est-ce qu’ vous comptez faire ? J’ veux dire, pourquoi qu’ vous la laissez partir comme ça ? » Achmed sourit comme le morceau s’achevait et que Rhapsody s’inclinait bien bas devant son cavalier, qui parut un court instant surpris avant de se joindre à ses rires. Edwyn Griffyth écarta Gwydion avec bonhomie afin de la prendre dans ses bras pendant que l’orchestre entamait une pennafar lirine, une danse festive traditionnelle. « Qui te dit que je compte la laisser partir comme ça ? » Grunthor le dévisagea et son front se plissa. « J’ai comme l’impression qu’ vous arrivez un peu tard, non ? — Je dirais plutôt bien trop tôt. — C’ qui veut dire ? » Achmed s’adossa au tronc de l’arbre sous lequel ils se tenaient. « Tout ceci n’est que temporaire. Ashe a du sang de dragon et de Cymrien dans les veines, ce qui le fait bénéficier d’une longévité exceptionnelle, mais il n’est pas pour autant immortel comme nous trois. Et vu que sa longévité est attribuable à ses ancêtres dragons, il sera tôt ou tard confronté au même dilemme que Llauron. Le reptile qui est en lui prendra progressivement l’ascendant sur le reste et il finira par rejeter son humanité, son épouse bien-aimée incluse, pour partir communier avec les éléments. » Grunthor commençait à comprendre. « Et elle vous r’viendra ? — Ce dont nul n’a conscience, c’est qu’en grande partie c’est déjà chose faite. Elle est la seule autre personne à en avoir conscience. — Vraiment ? — Oui. » Il termina l’eau-de-vie. « Maintenant, si tu veux bien m’excuser, mon tour est venu d’aller faire valser la mariée. » Grunthor secoua la tête pendant qu’Achmed descendait la colline. Il se retrouva à côté de Rhapsody à l’instant où la danse s’achevait et le sergent fut amusé de la voir lever les yeux sur le roi des Firbolgs et lui adresser un large sourire, hocher la tête avec plaisir et prendre sa main. Il ne savait trop ce qui était le plus drôle, voir Achmed danser une mazurka ou l’expression qu’eut Gwydion quand Achmed lui subtilisa son épouse pour s’éloigner avec elle. Lorsqu’elle apparut, la première étoile fut saluée par un chœur de chants lirins puis par une tempête de feux d’artifice qui illuminèrent le ciel. Gwydion y assistait du sommet d’une petite colline, sous un saule, avec sa belle – et enfin officielle – épouse reposant contre son épaule pour admirer le ciel en sa compagnie. Elle soupira et leva sur lui des yeux que faisaient briller les souvenirs d’une autre nuit étoilée, sous un autre saule. « Savez-vous, ma Dame, que j’ai pris une décision de la plus grande importance ? demanda-t-il en se penchant vers elle pour l’embrasser. — Et ce serait, Messire ? — À l’avenir, je ne contemplerai les étoiles que sous forme de reflets dans tes yeux. » Il l’embrassa encore, sous une nouvelle pluie d’étincelles qui illuminèrent les traits de Rhapsody et embrasèrent sa chevelure. « Tes désirs sont des ordres. » La clameur qui s’élevait au bas de l’éminence s’amplifia ; les invités – qui attendaient de porter de nouveaux toasts et d’entamer de nouvelles danses – commençaient à s’impatienter. Rhapsody soupira. « C’est censé se poursuivre encore longtemps ? Les réjouissances ont déjà duré toute la journée. » Gwydion se mit debout et lui tendit la main pour l’aider à se lever à son tour. « Ce qu’il y a de bien, quand on a un statut de chef, c’est qu’on peut décréter à quel moment on s’en va. » Il lui sourit et se remémora le lit recouvert de pétales de roses qui les attendait dans la pièce dissimulée derrière la cascade. « Allons boire un dernier verre à notre bonheur collectif, après quoi nous irons connaître des joies plus personnelles. Est-ce que ça te convient ? — Absolument. » D’autres explosions d’étincelles dorées illuminèrent les ténèbres avant d’entamer une descente qu’un vent chaud fit dévier. Rhapsody tendit les mains avec une joie enfantine pour tenter d’en saisir quelques-unes. De minuscules braises semblables à des étoiles se déposèrent dans ses paumes et brasillèrent entre ses doigts, comme dans un rêve qu’elle avait fait si longtemps auparavant, de l’autre côté du monde et du Temps. Des lueurs que reflétèrent avec éclat les diamants de son alliance. Nul ne prit conscience de la signification de cet instant, à une exception près : la personne qui avait été auprès d’elle là-bas, sous ces étoiles, à la moitié d’un monde de là, et qui attendait en souriant à son côté pendant que les lueurs redevenaient plus vives puis s’éteignaient. Elle se tourna vers Gwydion et vit les dernières étincelles se refléter dans les abîmes de ses pupilles verticales, avant qu’elle ne s’étire et ne l’embrasse… Ce qui déclencha un fracas d’applaudissements au pied de la colline. « Ryle hira », lui murmura-t-elle. La vie est ce qu’elle est. « Nol hira viendrax », répondit-il en souriant. Je suis reconnaissant pour ce qui est. Ils descendirent d’un pas rapide, main dans la main sous la voûte étoilée, pressés d’entamer leur nouvelle existence. Épilogue MERIDION INTERROMPIT LA PROJECTION. La scène se figea sur l’écran de l’Éditeur de Temps, flottant de façon indistincte dans l’air et la clarté poussiéreuse projetée sur le mur blanc incurvé de l’observatoire. Il se pencha au-dessus de la console pour caler son menton sur ses mains et considérer pensivement l’image de ses parents, à jamais capturés dans un instant de bonheur authentique, enchâssés dans une gangue de Temps, riant tout en courant sous les étoiles. Un résultat totalement fortuit. Meridion se leva de la table de montage. Son aurelay, qui avait adopté la forme d’un fauteuil pendant qu’il travaillait, fut dissous et réabsorbé dans son corps translucide quand il s’écarta de la machine. Il alla lentement jusqu’à la paroi de verre et s’immobilisa devant la silhouette un peu floue de sa mère. La projection ondula quand ses déplacements imprimèrent aux lignes et aux ombres des étirements et des ondoiements, comme si elle dansait sous les caresses d’une brise autrement imperceptible. Que tu parais heureuse ! pensa-t-il en croisant les bras devant lui pour étudier cette image. J’en suis content pour toi. Même si tout est fini pour moi, même si la nouvelle tapisserie temporelle qui vient d’être tissée ne se révèle pas meilleure que l’autre, au moins auras-tu bénéficié dans celle-ci de cet instant de bonheur. Il est incontestable que cette version est de loin préférable à la précédente. Je m’en félicite. Son regard s’attarda sur son père, un homme qu’il avait vu mais jamais rencontré, méconnaissable dans la vigueur de la jeunesse et de la bonne santé. À cette époque, dans votre ancienne vie, tu avais déjà irrémédiablement sombré dans la démence, tu n’étais plus qu’une épave, tant physiquement que mentalement, pensa encore Meridion en voyant à l’intérieur de la sphère de cristal de son observatoire les courants d’air altérer la scène comme si Gwydion courait, emporté par une joie incommensurable. J’en suis heureux pour toi. Qu’il était donc étrange de recouvrer de pareils sentiments, de tels liens, avec des personnes qu’il n’avait jamais rencontrées. Les pulsations du Temps martelaient lourdement ses tympans. Meridion finit par trouver le courage nécessaire pour regarder le monde à travers les panneaux de verre de l’observatoire. Il inhala à pleins poumons puis laissa l’air s’échapper de façon progressive. Le feu avait battu en retraite et disparu de la surface de la Terre lointaine. Des nuages se regroupaient désormais au-dessus des étendues bleu-vert des mers, tourbillonnant avec le vent, s’emballant pour contourner les chaînes de montagnes et lui dissimuler la scène. Ainsi qu’il doit en être, songea-t-il en repoussant la mélancolie qui l’envahissait. Nul homme ne devrait avoir une vision aussi précise du monde s’il doit y vivre aussi. Il s’accroupit sur le sol à côté de l’Éditeur de Temps pour réunir avec soin les chutes du film temporel, réduites en confettis calcinés et tronçons de pellicule. Il les examina méticuleusement tant qu’il n’eut pas trouvé un fragment qu’il avait vu choir peu auparavant, pendant que la nouvelle histoire remplaçait l’ancienne, comme s’il s’agissait d’un fleuve au cours détourné ou d’une tapisserie dont on avait récupéré les fils de soie pour reproduire un motif différent. Les chutes friables s’assombrissaient et se dissolvaient sur le sol, désormais coupées du Temps, de l’histoire. Sous peu, elles auraient totalement disparu sans rien laisser derrière elles, pas même un souvenir, car le Passé dont elles étaient les vestiges n’aurait jamais existé. Meridion leva la longueur de pellicule vers la lumière. Satisfait, il utilisa un projecteur secondaire de la console de montage pour la projeter sur la paroi, à côté de l’image de ses parents. Il la discernait à peine, sous cette faible clarté, une petite femme âgée en robe claire sur laquelle étaient tissés les symboles des anciennes baptistrelles, aux longs cheveux blancs nattés et attachés par un simple ruban noir. Elle avait un visage ridé et balafré, un corps voûté par le poids des ans, même s’il conservait la grâce qu’apporte une force de caractère peu commune. Elle berçait dans le creux de son bras un linge de naissance blanc, ce que les sages-femmes utilisaient pour saisir le nouveau-né à sa sortie du ventre de sa mère. Elle leva les mains, comme en un geste de supplique. Il s’agissait de l’instant de sa naissance, dans l’ancienne vie. Il s’abstint de regarder les images suivantes du fragment de film placé en travers de la console, lové en une spirale bancale. Ces moments avaient été ceux d’une grande souffrance, d’une mort atroce. Bien qu’il n’eût jamais connu sa mère, il avait perçu son amour lorsqu’il était venu au monde, même au cours de ces derniers instants de sa vie et dans le sillage de son épouvantable fin. Il avait modifié le Temps et probablement son visage, mais il n’avait pas le courage de découvrir ce qu’elle était devenue. La bobine du film de la nouvelle histoire retint son regard, reposant patiemment sur son axe. Il prit paresseusement son extrémité pour en dérouler une longueur et la lever vers la lumière ambiante de l’observatoire. Contrairement aux fragments de Passé décomposé qui se désagrégeaient sous ses yeux, ce film était net et solide, caractérisé par des couleurs vives. Il en tira un peu plus, pour chercher des instants particulièrement agréables : la rencontre d’Emily et Gwydion, ce garçon qu’elle avait baptisé Sam, dans une prairie estivale ; les Trois qui émergeaient de la Racine dans un monde qu’ils n’auraient autrement jamais vu ; l’instant où Achmed s’emparait du trône et prenait en main l’avenir des Bolgs en même temps que le sien ; les retrouvailles de ses parents ; la victoire remportée contre le démon ; la reconstruction du nouveau monde. Oui, pensa-t-il en faisant glisser la pellicule lisse et épaisse sur le bord de son doigt. Oui, ça en valait la peine ! Mais qu’en était-il du Passé tel qu’il avait été ? Il convenait de le considérer avec respect. Les conséquences d’événements qui avaient conduit au fil de Temps à l’échec avaient été désastreuses ; mais on y trouvait également des instants glorieux, des moments d’héroïsme, de bravoure et d’abnégation, des choix sages ou insensés, et de l’amour. Il regarda encore l’image où Achmed assistait aux noces de ses parents en ayant un sourire gauchi par l’amertume. Oui, il y avait eu de l’amour. Il fut saisi d’une pulsion irrésistible. Avant d’avoir pu analyser cette pensée, sa main se tendit pour prendre ce fragment de film temporel et le joindre aux derniers fragments de l’ancienne vie, la première histoire, le Passé réécrit. Il posa les morceaux qui disparaissaient sur une plaque de verre, la moitié de diapositive restée sur l’Éditeur de Temps, et il saisit une bouteille de fixateur sur le plateau tournoyant prismatique qui flottait dans les airs à côté de la machine. Il aspergea fébrilement ce produit sur les derniers bouts de cet autre Passé, afin de les préserver. Ce fut en cillant qu’il les comprima ensuite entre la plaque de verre et le cadre. Il ouvrit un tiroir de l’Éditeur de Temps, leva la diapositive qu’il venait de créer et la rangea dans les profondeurs du meuble avant de refermer doucement la porte. Sa respiration était superficielle, alors qu’il tentait de se détendre. Une sensation d’angoisse mêlée de soulagement l’assaillit. Il ne savait pas quels autres instants du Passé recomposé venaient d’être sauvegardés ; il pouvait s’agir d’une bonne comme d’une mauvaise chose, mais il n’avait jamais été soumis à un désir aussi puissant. Faute de savoir ce que lui réservait l’avenir, il devait se fier à son instinct. Une ombre qui se découpait sur le mur retint son attention. Il leva les yeux vers le point où la dernière image avait été projetée et il y vit toujours ses ombres, comme pyrogravées dans le verre. Les contours de la vieille femme s’étaient estompés, tout comme ses mains tendues dans la clarté diffuse et des taches grises. Meridion se pencha pour que son front bénéficie de la fraîcheur de l’Éditeur de Temps et chercha en lui le courage qui lui serait nécessaire pour passer au stade suivant. Bien qu’il ne fût constitué que de pensées, de savoir et de volonté, ce qui libérait sa conscience des limitations imposées par la chair, Meridion ressentait la souffrance d’une perte physique imminente, les picotements de la fatigue dans ses mains, l’épuisement qui succède au désespoir. Il batailla pour ne pas se laisser emporter par la peur étouffante de l’inconnu qu’il lui fallait à présent affronter. Les événements qui lui avaient valu d’exister venaient d’être inexorablement altérés, déchiquetés en fragments de pellicule ambrée, disparus à l’exception des quelques bribes récupérées au hasard en même temps que l’enregistrement de sa naissance. Les stades qu’il avait franchis en manipulant le Temps avaient apparemment produit le résultat espéré. Sous lui, le monde continuait de tourner, de se déplacer dans l’éther, bleu, intact et parcouru de courants d’air tourbillonnants qui dansaient à sa surface sans se soucier qu’il pût y avoir ou non des destructions imminentes. Ses manipulations du Passé avaient porté leurs fruits. Le désastre qu’il avait voulu éviter ne s’était pas produit. Mais les événements dus à ses interventions avaient radicalement modifié sa propre histoire, supprimé les circonstances dans lesquelles il avait été conçu. Il ne savait pas si la nouvelle voie empruntée par le Temps incluait également sa naissance. Ou non. La méditation à laquelle il s’était livré, tant à présent qu’avant de commencer à altérer le Passé, l’avait conduit à penser le contraire. Il avait été créé, façonné sur un plan conceptuel et non sous une forme physique comme un enfant, par deux individus marqués par la vie, un qui était âgé et l’autre qui avait prématurément vieilli en raison des circonstances, deux êtres qui avaient consacré toute leur vie et tout leur savoir à l’accomplissement d’une prophétie différente de celles qu’il était possible de trouver dans cette histoire revue et corrigée. Différente dans sa première partie, à tout le moins. Meridion avait été surpris de voir Manwyn révéler une bribe de la même prophétie dans cette nouvelle histoire, en ce Temps modifié. Dans la version précédente, elle avait annoncé sa naissance. Je vois un enfant contre nature naître d’un acte contre nature. Méfiez-vous lors de l’accouchement, Rhapsody, car l’enfant vivra même si la femme est destinée à périr. Pourquoi la devineresse avait-elle répété ces paroles alors que le contexte était radicalement différent ? se demanda-t-il en berçant sa tête entre ses mains. Le sacrifice magique que Rhapsody, la vieille baptistrelle lirin, et Gwydion de Manosse, un homme brisé et mort aux yeux du monde, avaient fait afin qu’il vienne au monde serait-il également nécessaire dans ce nouvel Avenir ? C’était difficile à croire, à présent que le F’dor avait été détruit et la guerre évitée. Néanmoins, le Passé ayant été effacé et reconstruit, tout ce que contenait le Futur était impénétrable. Au lieu de venir en ce monde uniquement pour le concevoir et permettre à une prophétie de se réaliser, ses parents s’étaient retrouvés alors qu’ils étaient tous deux encore jeunes ; ils étaient tombés amoureux l’un de l’autre et ils avaient librement uni leurs âmes. Tout ce qu’ils avaient enduré les avait rapprochés et espérer qu’ils finiraient par l’avoir en fonction des événements fortuits auxquels tout être vivant devait d’exister n’était pas inconcevable. Meridion savait néanmoins qu’il se berçait d’illusions. Réunir des gens ne garantissait pas la façon dont ils exploiteraient les opportunités. C’était une constatation qu’il avait fréquemment faite alors qu’il regardait le Passé se dérouler tout en l’altérant. Le Temps était fragile et sujet aux changements. Tel est votre destin. Foutaises. Stupidités. Chacun de nous forge son avenir. Oui, pensa Meridion avec amertume. Oui, nous le façonnons. Car à présent sa vie restait en suspension dans le Temps, à l’intérieur de la boule de verre de son observatoire, alimentée par le feu éthéré de Seren, l’étoile qui avait donné son nom au pays natal de sa mère. Quand il arrêterait l’Éditeur de Temps, le film se remettrait à défiler sans plus s’interrompre. Et ce serait alors sa fin, il s’éteindrait comme la flamme d’une bougie. Ai-je fait amende honorable, imploré tous les pardons qui me sont nécessaires ? s’interrogea-t-il apathiquement. Il pointa mentalement une liste de personnes, en espérant obtenir l’absolution de tous ceux que son intervention avait lésés. Il pensait tout particulièrement à Achmed, et à ce que ses interventions lui avaient coûté. Pardonnez-moi, demanda-t-il en une prière silencieuse destinée à un homme qu’il n’avait lui non plus jamais rencontré. Je crois que vous auriez agi de la même manière, à ma place. Il se remémora les paroles de contrition que le roi Bolg avait adressées au Patriarche dans cette nouvelle histoire avant de s’autoriser un sourire attristé. Vous vous seriez sacrifié pour elle, si le choix vous avait été proposé. Son objectif suprême avait naturellement eu une importance capitale. Il justifiait tous les renoncements, tous les changements qui s’étaient opérés entre la version précédente de l’histoire et la sienne. Les torts provoqués par cette révision viendraient alourdir le débit et contrebalancer le résultat, alors que bien des imprévus étaient les fruits de simples coïncidences. Meridion regarda une fois de plus l’image de sa mère lors d’un des événements heureux de sa nouvelle vie et libéra son souffle. S’il n’avait pas relégué son père hors de son Temps dans sa jeunesse, pour le greffer dans le Passé afin qu’il rencontre Rhapsody, elle ne l’aurait jamais suivi, elle ne serait jamais partie avec Achmed et Grunthor, elle n’aurait jamais vécu les instants de bonheur qui en avaient découlé. Et le monde aurait été consumé par le feu. Je n’ai pas fait cela pour toi, pensa-t-il en regardant la projection. Mais je me félicite du résultat. Devant ses yeux, l’image plus sombre de sa naissance s’effaça et sombra dans l’oubli. Je m’estompe, moi aussi. Lentement, Meridion tendit la main pour actionner l’interrupteur de l’Éditeur de Temps, séparer la machine de la clarté de Seren. Les instruments luminescents disparurent dans les ténèbres absolues. Il ferma les yeux pendant que les dernières chutes du film de sa vie s’embrasaient sur leurs bobines et se dissipaient en fumée, comme les braises d’un feu mort depuis longtemps. Les parois convexes de son observatoire fondirent en un clin d’œil. Les derniers mots qu’il entendit à l’instant où le monde entier s’effondrait autour de lui furent prononcés par l’homme qui avait toujours veillé sur lui, celui qui était resté à ses côtés depuis qu’il avait pénétré dans l’enceinte de l’Éditeur de Temps, celui qui l’avait réconforté de façon maladroite. Vais-je mourir ? avait demandé Meridion à son gardien, en sachant que la réponse n’aurait aucune répercussion sur ce qu’il avait entrepris. Une réponse qu’il entendit de nouveau, alors que l’air abandonnait la sphère de cristal pour se ruer dans le vide obscur de l’espace… des paroles qui furent renvoyées en échos décroissants par les panneaux transparents qui disparaissaient l’un après l’autre. Celui qui n’a jamais vécu peut-il connaître la mort ? Comme le reste du monde, vous n’avez rien à perdre. Dans le fracas assourdissant et le tourbillon qui consumait son énergie vitale, Meridion sentit l’enveloppe translucide qui lui avait servi de corps entrer en expansion, s’étirer à l’infini dans l’immensité du Temps et de l’Espace, avant d’exploser en une éruption de souffrance. Sa conscience diminuée s’effaça, réapparut dans les secteurs les plus lointains du ciel, un rayon de lumière incandescente, pour finir par s’abattre telle une météorite entre les nuages charriés par le vent, piquant droit vers la Terre. Les derniers fragments de ses pensées conscientes se changèrent en hurlements d’agonie et d’enfantement, et il roula, aveuglé, dans les images stroboscopiques d’un Passé qu’il ne reconnaissait pas, d’un avenir qu’il entrevoyait à peine, pour finir par s’immobiliser, redevenu lucide, comme s’il s’éveillait d’un sommeil débordant de rêves. Meridion ouvrit les yeux. Il vit autour de lui la pierre polie familière et les fenêtres de verre épais de la haute tour. La froideur du siège de marbre sur lequel il était assis faisait frissonner les muscles de son corps, un corps qui possédait une masse et un poids agréables. Il était heureux de constater que son esprit avait fusionné avec un support matériel ; il n’avait pas oublié que lors de ses premières méditations, alors qu’il se déplaçait d’un côté ou de l’autre de la frontière du Temps, se dire qu’il n’aurait peut-être aucun point d’attache à regagner l’avait terrifié… Jusqu’au jour où il avait finalement jugé ce risque acceptable. Il était rassurant de réintégrer un corps, de recouvrer des souvenirs, de retrouver l’histoire qu’il connaissait tant par d’anciens récits que par son expérience personnelle. Il ne se rappelait plus ce qu’il avait cherché à obtenir, au cours de ce dernier voyage. Il avait toujours eu la sensation qu’une chose lui échappait, au sujet du Temps, sans jamais trouver le lien, la preuve qu’il y avait eu une réalité différente de celle qu’il pouvait se représenter mentalement. Il lui semblait sans trop savoir pourquoi que ses souvenirs, et le passé tel qu’il l’avait connu, étaient d’apparition récente, bien plus qu’il n’était logique. Lorsqu’il rêvait, il lui arrivait d’avoir des flashes, de brèves visions d’un autre Temps, d’une autre réalité, entrecoupées d’étranges lueurs et ténèbres, des écheveaux de ce qui évoquait des fils en suspension entre les étoiles. Ces songes s’accompagnaient toujours d’une sensation de terreur, la conviction d’être gardé captif, et il s’éveillait – la respiration hachée par la frayeur – face à un soleil matinal radieux incapable de dissiper la froidure répandue dans son âme. Il avait essayé d’en faire part à sa mère, qui bénéficiait elle aussi du don de prescience, mais elle n’avait jamais véritablement appréhendé le fond de ses pensées. La porte de la chambre de la tour s’ouvrit et elle entra. Du coin de l’œil, Meridion la regarda poser le plateau sur la table, près de lui. Il lui sourit puis pivota sur son siège pour la considérer pensivement. De nombreuses années s’étaient écoulées depuis ses noces mais son aspect restait inchangé, même s’il était désormais possible de lire sur ses traits une sagesse qui en avait été autrefois absente. Son père paraissait lui aussi très jeune, mais le temps avait gravé autour de ses yeux des rides qui n’étaient visibles que lorsqu’il souriait. « As-tu terminé ? » s’enquit-elle en lui présentant une chope de dol mwl. Il la prit avec reconnaissance et hocha la tête, avant de boire une gorgée de ce breuvage ambre rosé fumant qu’ils appréciaient tous les deux. Son père en buvait à l’occasion, sans que ce fut pour lui une habitude. Meridion déglutit. « Oui, merci. » Elle passa derrière lui pour refermer ses bras autour de ses épaules. « Où t’es-tu rendu, aujourd’hui ? Vers l’Avenir ou le Passé ? » Il reconstitua l’unique image dont il se souvenait, la représentation indistincte de ses parents courant sous un ciel étoilé. « Le Passé. Je crois avoir assisté à votre mariage, mais je m’en souviens à peine. Ta robe était magnifique. — Miresylle aurait été ravie de te l’entendre dire, dit sa mère en prenant sa propre chope. Elle a consacré deux mois à sa confection. » Ses yeux émeraude brillèrent. « As-tu vu Oelendra, au mariage ? » Il s’accorda un moment de réflexion, pour explorer les recoins de sa mémoire. « Les fois précédentes, seulement. Je me souviens avoir assisté à vos noces parce que les feux d’artifice étaient magnifiques, mais je ne crois pas l’avoir vue. Pas plus que ce spectacle pyrotechnique, d’ailleurs. » Il leva la chope à ses lèvres, peu désireux de révéler qu’il n’avait conservé de cette incursion dans le Temps qu’une seule image, tout le reste ayant été effacé. Rhapsody cilla et hocha la tête. « Je regrette que tu ne l’aies pas connue, Meridion. C’était une femme exceptionnelle. » Il sourit. « Je l’ai côtoyée, en un certain sens. Tu n’as rien remarqué, le jour où tu es venu pour la première fois en Tyrian, mais je faisais partie des enfants qui suivaient ses cours d’escrime. » Rhapsody rit et ébouriffa sa chevelure, pour laisser ensuite sa main reposer dans ses boucles dorées. « Tu as vraiment voyagé d’un bout à l’autre du Temps, n’est-ce pas ? Je me souviens de toi à la fontaine d’Easton. Tu me tarabustais pour que j’interprète toujours la même chanson. » Il hocha la tête et but un peu de dol mwl. « J’ai également assisté au Conseil des Cymriens, mais en tant qu’adulte. — Ton don est inestimable, tu sais ? Cette possibilité d’aller et venir à ta guise dans le Temps. — J’en suis conscient. » Il posa la chope sur le plateau et prit une pâtisserie dans l’assiette qui s’y trouvait. « C’est néanmoins exaspérant, lorsqu’on voit les événements du Passé et de l’Avenir sans pouvoir pour autant les modifier. J’ai l’impression qu’il devrait être possible d’influencer certaines choses, mais une fois sur place je n’ai plus qu’un rôle de simple observateur et, en de rares occasions, de commentateur… Il m’a fallu déployer d’impensables efforts pour me faire entendre, quand je te demandais de m’interpréter ce chant. » Il gloussa. « Cependant, que je ne sois pas réellement présent, seulement une image, est sans doute un bien. Si j’avais la capacité d’altérer le Passé, il est probable que mes interventions seraient à l’origine d’une épouvantable pagaille. — Ce qui s’appliquerait probablement à nous tous. Il me semble que voir le Passé ou l’Avenir, ce qui est dans ton cas un don héréditaire, n’attire que des ennuis. Mes visions ont alimenté d’horribles cauchemars, et les pouvoirs de ton arrière-grand-mère et de ses sœurs leur ont fait perdre leur santé mentale… C’est tout particulièrement vrai pour Manwyn, car la capacité de voir l’Avenir est certainement la plus dangereuse de toutes. » Elle ferma à demi les paupières en remarquant quelque chose sur les traits de son fils. « À quoi penses-tu, Meridion ? » Il haussa les épaules et leva une fois de plus sa chope. « Sais-tu où Manwyn puisait ses informations concernant l’Avenir ? — Disons que je lui ai fait quelques confidences, avoua Meridion en riant. Nous bavardons un peu, quand je passe prendre le thé chez elle. C’est mon arrière-grand-tante, après tout, et nul ne va lui rendre visite si ce n’est pour solliciter quelque chose. Je suis bien plus qu’une simple image, pour elle ; j’acquiers de la matérialité, en sa présence. Elle me laisse à l’occasion utiliser le sextant de Merithyn pour scruter l’Avenir. Elle est très spirituelle, lorsqu’on la connaît, même si elle est un peu fofolle. — Vraiment ? » Sa mère démêla un écheveau de cheveux. « Voilà qui est étrange. Tu es un baptistrel, Meridion. Si elle obtient de toi ses prophéties, pourquoi les entoure-t-elle de tant de mystères ? Et pourquoi se trompe-t-elle si souvent lorsqu’elle essaie de les interpréter ? » Il cessa de sourire et détourna la tête pour s’intéresser à une alouette aux ailes illuminées par le soleil qui planait loin au-delà des fenêtres de la tour. « Eh bien, disons qu’elle est un peu sourde. — Est-ce tout ? » Il exhala lentement et continua d’étudier l’oiseau jusqu’au moment où il vira pour prendre de l’altitude. « Qui a dit qu’elle se trompait ? — N’est-ce pas le cas, à l’occasion ? » Il secoua la tête, toujours sans la regarder. « Non. Elle est folle, maligne et sourde, mais elle ne commet aucune erreur. » Il se tourna finalement vers sa mère. « Te souviens-tu des propos que Jo t’a tenus, quand tu séjournais chez les Rowan ? Lorsqu’elle t’a dit qu’on ne peut assimiler les choses de l’Au-delà avant d’en avoir franchi le seuil ? — Oui, répondit Rhapsody en posant sa chope. — Cela s’applique aussi à la connaissance de l’Avenir. Ce n’est pas parce qu’elle le voit que Manwyn le comprend. » Pas plus que toi, pensa-t-il avec une touche de mélancolie. « Alors que c’est ton cas ? » Il se pencha vers la fenêtre dans l’espoir de revoir l’oiseau. « La plupart du temps. — Hm. » Rhapsody suivit son regard. Le soleil d’automne pénétrait à l’intérieur de la tour. Lorsqu’elle s’intéressa de nouveau à son fils, celui-ci souriait. « As-tu déterminé d’où te viennent tes pouvoirs ? demanda-t-elle. Je comprends pourquoi les trois Devineresses sont ce qu’elles sont, car leur père est venu au monde là où est né le Temps, et leur mère là où il s’achève, et tous appartenaient à des peuples très anciens. Mais pourquoi toi, Meridion ? — Succulent », commenta-t-il en croquant un petit gâteau sec. Il n’avait pas répondu à la question et, après un silence gêné, il finit par soupirer. « Comme en ce qui concerne les Devineresses, que mes parents aient leurs racines des deux côtés du Premier Méridien alors qu’ils ont tous deux vécu dans chaque monde doit entrer en ligne de compte. » Comme le fait d’avoir une âme conçue dans l’un et emportée dans le Temps, sans gestation, pour naître finalement dans l’autre. Il esquiva ses yeux verts et limpides. Il n’avait jamais déterminé comment lui expliquer que c’était parce qu’elle avait eu son âme en elle, ce pont tendu par-delà le Temps, ce lien entre sa mère et son père apparu cette nuit-là dans un vert pâturage, qu’elle avait pu voir l’Avenir tout au long de sa vie, lors de visions qui avaient pris fin le jour de sa naissance. Il était incapable de fournir une explication parce qu’il ne savait trop quelles en étaient les causes. Au cours de ses déplacements temporels il avait fréquemment cherché des réponses à la plus importante de ses questions, autrement dit comment son père avait été arraché à son milieu et son temps d’origine pour être expédié là où ses parents avaient uni leurs âmes, et l’avaient conçu par la même occasion, sans jamais les trouver. Rhapsody le regarda avec tendresse. « Ton nom ne vient pas du Méridien d’Origine, au cas où tu te poserais la question. Il te vient de ton père et de Merithyn. — Je sais. J’ai suivi les discours débités lors la cérémonie d’attribution, quand j’étais un nouveau-né. C’est toi qui m’as nommé. Tu as tendance à dispenser fortuitement des pouvoirs en même temps que des noms. » Il se leva du siège de marbre. « Est-ce que je peux aller jouer, à présent ? — Bien sûr. » Rhapsody le considéra avec indulgence. « Seigneurs, tu as tant grandi ! Tu me dépasseras bientôt. — Dans trois ans, trois mois et dix-sept jours, répondit-il en fourrant le reste du gâteau dans sa bouche. À tout à l’heure, m’man ! » Il l’embrassa sur la joue lorsqu’elle se pencha pour l’étreindre, et les étranges pupilles verticales de ses yeux bleus brillèrent chaleureusement. Puis il sortit en courant, dévala l’escalier et se retrouva sous un ciel d’automne limpide. Remerciements Mille mercis aux premiers incriminés, autrement dit le personnel merveilleux de chez Tor, et tout particulièrement Jim Minz, Jodi Rosoff et le grand Tom Doherty. Ainsi, comme toujours, qu’à Richard Curtis. J’exprime ma sincère gratitude au Henry Mercer Museum et sa manufacture de céramique, au département de Littérature comparative de la SMU, au Musée maritime international et aux chefs et mères de clan de la nation Onondaga. Merci à Glynn Gomes pour l’étude hydrologique. Ma profonde gratitude va à Aidan Rose, M. J. Urist, Rebecca Caballo, Diane Rogers, Az-Kim, le Clan Weltman et les Friedman pour leur soutien constant. Je remercie avec amour mes parents, pour tout ce qu’ils m’ont enseigné et le monde qu’ils m’ont fait découvrir. Et Bill et les enfants, pour mon monde actuel. Table des matières 47 48 49 50 51 52 Dans la grotte d’Elysian, sous Kraldurge 53 Tombeau de Gwylliam, Ylorc 54 Dans les tunnels de la Main 55 La Main 56 Le Cercle, Gwynwood 57 58 Tyrian 59 Demeure du Patriarche, Sepulvarta 60 Sud-ouest de Navarne, orée de la forêt de Tyrian 61 62 Bordure est de la plaine de Krevensfield 63 Tyrian 64 Maison du Souvenir, Navarne 65 Au sud de Bethe Corbair 66 67 68 69 70 71 72 Frontière d’Ylorc 73 74 75 76 77 78 79 80 81 82 83 84 85 86 87 Épilogue Remerciements