ELIZABETH HAYDON Destiny Première partie ***** La symphonie des siècles, III roman Traduit de l’américain par Jean-Pierre Pugi Pygmalion Ce livre est dédié à l’autre moitié de mon âme, Mon compagnon de voyage pour l’éternité, Mon coparent, mon meilleur ami, mon rêve devenu réalité, Le membre préféré de mon entourage, Le rustre sans cœur Qui biffe sans pitié certains de mes dialogues préférés, Qui efface des passages complets sur lesquels j’ai énormément travaillé, Qui croit que « Ouais, pas mal » est le plus grand des compliments, Qui permet à tout cela de rester ancré dans la Réalité Et sans qui aucun de ces livres n’aurait pu exister. À Bill, Pour l’éternité. L’ordre des Filids LLAURON L’INVOCATEUR Grands prêtres : Khaddyr, taniste (successeur) de Llauron et guérisseur Lark, herboriste Gavin, grand forestier Ilyana, responsable de l’agriculture Le Cercle (prêtres et forestiers de rang inférieur) LA RELIGION PATRICIENNE DE SEPULVARTA LE PATRIARCHE, SILINEUS Les bénédictes : Le Bénisseur d’Avonderre-Navarne, Philabet Griswold Le Bénisseur de Sorbold, Nielash Mousa Le Bénisseur de Bethe Corbair, Lanacan Orlando Le Bénisseur de Canderre-Yarim, Ian Steward Le Bénisseur des États non alignés, Colin Abernathy Les Basiliques élémentales Éther Lianta’ar, Sepulvarta Feu Vrackna, Bethany Eau Abbat Mythlinis, Avonderre Air Ryles Cedelian, Bethe Corbair Terre Terreanfor, Sorbold Prophétie des Trois Les Trois viendront, partant tôt arrivant tard, Les âges de la vie de tous les hommes : Enfant du Sang, Enfant de la Terre, Enfant du Ciel. Chaque homme, fait de sang et né dans le sang, Parcourt la Terre, nourri par elle, Tendu vers le Ciel et abrité par lui, Il n’y monte qu’en ses derniers instants, ne faisant plus qu’un avec les étoiles. Le Sang offre la renaissance, la Terre apporte la nourriture, Le Ciel donne les rêves dans la vie – l’éternité dans la mort. Ainsi seront les Trois, chacun l’un pour l’autre. Prophétie de l’hôte indésirable Parmi les derniers partis, parmi les premiers arrivés, Indésirables cherchant un accueil en terre nouvelle. La puissance gagnée en étant les premiers, Fut perdue en étant les derniers. Des hôtes l’élèveront, inconscients, Comme l’invité accueilli par les sourires Tout en empoisonnant secrètement le garde-manger Jalousement gardé de son propre pouvoir. Jamais cet hôte n’a ou ne devra engendrer d’enfants, Pourtant toujours il cherche à se reproduire. Prophétie de l’Enfant Endormi L’Enfant Endormi, des trois le dernier né, Vit dans les rêves, bien que la Mort soit venue Écrire son nom au plus profond de son cœur déchu Et que personne encore n’ait songé à le pleurer. La deuxième, qui gît dans le sommeil profond, Entre un ciel d’eau et les sables inconstants, Attend, les mains croisées, patiemment, Le jour où elle se dressera de ces fonds. Quant à l’aîné, qui repose aux confins De la crypte à jamais silencieuse de la Terre, Il n’est pas encore là, mais sa naissance amère Signera du Temps même la fin. Prophétie du dernier gardien Au milieu d’un Cercle de Quatre se tiendra un Cercle de Trois, Tous Enfants du Vent, et pourtant aucun, Le chasseur, l’indéfectible, le guérisseur, Rassemblés par la peur, liés par l’amour, Pour débusquer celui qui se cache du Vent. Écoute, ô gardien, et regarde ton destin Le chasseur montera aussi la garde, L’indéfectible aussi abandonnera, Le guérisseur aussi tuera, Pour débusquer celui qui se cache du Vent. Écoute, ô dernier de ton espèce, écoute le Vent : Le Vent du passé qui salue son foyer, Le Vent de la Terre qui met en sûreté, Le Vent des étoiles qui porte le chant maternel chéri, Qui cache l’Enfant du Vent. Des lèvres de l’Enfant Endormi jailliront les mots de toute sagesse Prends garde au Somnambule Car le sang sera la clef Pour débusquer celui qui se cache du Vent. Prophétie du Roi des Armées[1] Au début de toute vie, le Sang est mêlé, mais aussi versé ; il se sépare trop aisément pour combler la déchirure. La Terre est partagée par tous, mais elle est elle aussi divisée, génération après génération. Seul le Ciel englobe tout, aussi ne peut-il être divisé. C’est donc par cette voie que viendront la paix et l’unité. Si vous cherchez à réparer la déchirure, Général, surveillez le Ciel, de peur qu’il ne tombe. Il convient en premier lieu de combler la déchirure qui se trouve en vous-même. La mort de Gwylliam a fait de vous le roi des armées, mais tant que vous n’aurez pas trouvé le plus insignifiant de vos semblables et aurez assuré sa protection, vous serez indigne de pardon. Et il en sera ainsi jusqu’à votre rédemption ou votre mort privé d’absolution. L’Appel du Semblable Par l’Étoile, j’attendrai, je veillerai, j’appellerai et serai entendu. FINAL À la bordure de la plaine de Krevensfield Meridion prenait conscience que le temps venait à manquer LE MONSTRE DE DEUX MÈTRES TRENTE en cotte de mailles rejeta sa tête en arrière, dénuda des crocs évoquant des défenses de sanglier et poussa un hurlement assourdissant. Ce rugissement de colère se répercuta dans les ténèbres qui adhéraient aux pics escarpés des montagnes et descella des rochers et des blocs de neige qui roulèrent jusqu’au fond de la gorge, à un quart de lieue ou plus de leur point d’origine. Achmed le Serpent, roi des Firbolgs, échangea un regard avec Rhapsody et Krinsel, la sage-femme qui aidait la Baptistrelle à préparer ses bagages. Il reprit son tri en dissimulant un sourire sous son voile facial, quand il vit Rhapsody écarquiller ses grands yeux verts. « Qu’est-ce qui tourmente Grunthor, cette fois ? » demanda-t-elle en présentant à Krinsel un sachet de racines que la Bolg renifla avant de secouer la tête. Rhapsody renonça à l’emporter. « Je présume que l’intendant et son régiment ne lui donnent pas entière satisfaction, répondit Achmed pendant qu’un torrent d’insanités se déversait sur la lande. — Je le crois surtout mécontent de ne pas pouvoir nous accompagner », déclara Rhapsody. Elle scrutait la clarté grisâtre précédant l’aube et plaignait sincèrement l’officier et ses hommes terrorisés qui devaient serrer les dents pour ne pas broncher face aux invectives du sergent-major. La sage-femme sourit et prit une bourse qu’elle lui tendit. « C’est indéniable, mais nous n’y pouvons rien, affirma Achmed en fermant un sac en cuir qu’il glissa dans sa sacoche de selle. La situation ne nous permet pas de laisser les Bolgs sans personne à leur tête. Disposez-vous de tout ce qui vous sera nécessaire pour cette mission ? » La Baptistrelle recouvra son sérieux. « Merci, Krinsel. Prenez bien soin de vous et veillez sur mes petits-enfants jusqu’à mon retour, d’accord ? » La Bolg hocha la tête, s’inclina pour la forme devant le roi puis sortit et disparut dans un des nombreux tunnels du Chaudron. « Comment voulez-vous que je sache de quoi j’aurai besoin ? répondit Rhapsody d’une voix basse mais tendue. Il ne m’est encore jamais arrivé de servir de bonne d’enfant à un jeune bâtard de démon. Et vous ? » Pendant un moment, juste au-dessus de son voile, les yeux sombres et dépareillés d’Achmed restèrent rivés aux siens avant qu’il ne reporte son attention sur leurs préparatifs. Rhapsody repoussa une mèche de ses cheveux d’or, libéra sa respiration et fit reposer une main sur l’avant-bras du roi. « Pardonnez ma méchante humeur. Ce qui m’attend me rend nerveuse. » Achmed jeta la sacoche de selle pointillée de flocons de neige sur son épaule. « J’ai pu le constater. Il y a d’ailleurs de quoi. Nous sommes toujours d’accord, au sujet de ces enfants ? Vous avez assimilé toutes les conditions que j’impose à mon assistance ? » Rhapsody riposta par un regard un peu moins agressif que le sien mais caractérisé par une détermination au moins égale à la sienne. « Oui. — Parfait. Alors, allons soustraire ce malheureux intendant militaire aux foudres de Grunthor. » La neige fraîchement tombée des premiers jours de l’hiver craquait sous leurs semelles comme ils progressaient à pas lourds dans la lande assombrie. Rhapsody s’arrêta un bref instant et se détourna des contreforts ouest des collines et de la vaste plaine de Krevensfield pour étudier l’horizon est obscur, au-delà des hauteurs des Dents dont le profil accidenté s’illuminait dans la grisaille précédant l’aube. Il reste une heure, peut-être moins, avant le lever du soleil, estima-t-elle. Elle essaya de déterminer dans combien de temps ils pourraient quitter le Chaudron, Achmed et elle. Il était capital qu’ils atteignent avant l’aube un lieu d’où elle pourrait la saluer avec les chants des prières matinales des Liringlas, le peuple de sa mère. Elle inhala à pleins poumons l’air froid et limpide qu’elle regarda ensuite ressortir de sa bouche sous forme de nuages de givre qu’un vent mordant emporta. « Achmed ! » appela-t-elle. Le roi qui la précédait d’au moins vingt pas se tourna puis attendit sans prononcer un mot qu’elle l’eût rejoint. « Je tenais à vous dire que je vous suis très reconnaissante de m’accompagner. — Il n’y a pas de quoi, Rhapsody. Je ne fais pas cela pour vous aider à sauver les rejetons du F’dor de la damnation éternelle. Vous me connaissez suffisamment pour savoir que mes motivations sont bien plus égoïstes. — Si c’était le cas, vous n’auriez pas consenti à me suivre alors que mon seul but est de les retrouver. Vous seriez parti de votre côté afin de les prendre en chasse, déclara-t-elle en démêlant la sangle de son paquetage. Scellons un pacte, Achmed. Je ne feindrai pas de vous croire altruiste si vous renoncez à me convaincre que vous agissez par intérêt personnel… d’accord ? — Je suis prêt à accepter tout ce qui peut vous inciter à accélérer vos préparatifs. Nous risquons de nous faire repérer, si nous ne partons pas avant le lever du jour. » Elle hocha la tête et ils se hâtèrent de descendre vers le niveau le plus bas des remparts, là où les attendaient Grunthor et le détachement de l’intendant militaire. « Z’ êtes la honte de ce régiment, tous autant qu’vous êtes ! » grondait Grunthor aux soldats terrifiés. « Une autre instruction mal interprétée, une seule, et j’ vous fouette, j’ vous découpe en rondelles et j’ vous fais frire pour mon dîner. Et tu s’ras mon dessert, Hagraith. » Achmed se racla la gorge. « Nos montures sont-elles prêtes, sergent-major ? — Dans la mesure où on peut obtenir quelqu’ chose d’une pareille bande d’incapables ! marmonna Grunthor. L’approvisionnement sera complet dès que le caporal Hagraith aura daigné retirer le bouchon d’hrekin qui bouche ses oreilles et se s’ra magné l’ cul pour aller chercher les bandages que j’ai réclamés il y a plus de deux heures ! » Le soldat en question décampa aussitôt. Rhapsody attendit dans un silence plein de déférence que Grunthor renvoie le reste des hommes chargés de l’avitaillement puis elle alla se placer derrière lui pour refermer les bras autour de sa taille imposante, ce qui lui donnait l’impression de prendre un énorme chêne à bras-le-corps. « Ne plus être réveillée par vos troupes qui passent en chantant sous ma fenêtre me manquera, dit-elle pour plaisanter. L’aube sera bien différente, sans quelques refrains de Brise-lui les os, jusqu’au dernier. » Les traits parcheminés du géant se détendirent et il arbora un sourire plein de tendresse. « Pourriez décider de rester », fit-il en décoiffant ses mèches lustrées qui reflétaient le soleil. Lorsqu’il les contemplait de cette manière, il était toujours sidéré par leur ressemblance avec les flammes du Feu qu’ils avaient traversé au cours de ce long voyage effectué si longtemps auparavant. Pendant qu’ils progressaient en rampant le long de la racine de Sagia, l’Arbre-Monde qui s’était entortillé autour de l’axe de la Terre, il avait senti croître en lui un profond respect pour ce petit bout de femme ; même si ses semblables s’étaient autrefois nourris des siens dans l’ancien monde. Rhapsody soupira. « J’aimerais tant en avoir la possibilité. » Elle vit ses yeux ambre s’assombrir tristement. « Ça va aller, Grunthor ? » Un son qui traduisait une vive irritation lui parvint par-dessus son épaule. « Protéger la montagne est pour Grunthor un jeu d’enfant. — Non. J’ me rappelle vaguement avoir aimé jouer, quand j’étais gosse, alors que j’aime pas ça du tout, grommela le géant dont l’imposant visage fut déformé par un froncement de sourcils terrifiant. On a failli vous perdre à cause d’un fils bâtard du démon et savoir qu’ vous allez une fois d’plus risquer vot’ vie – et la vie qu’il y a après la vie, mam’zelle – ça m’emballe vraiment pas. Devriez y réfléchir à deux fois. » Elle caressa son bras. « C’est impossible. Je n’ai pas le choix, car c’est l’unique moyen d’obtenir le sang dont nous avons besoin pour permettre à Achmed d’identifier l’hôte du F’dor. — Même s’il en a besoin, c’est pas vot’ cas, duchesse. Sans oublier que Sa Majesté fait du meilleur travail tout’ seule. Nous avons déjà perdu Jo, j’vois pas pourquoi faudrait courir le risque d’vous perdre aussi. » Rhapsody sentit sa gorge se serrer en entendant mentionner la mort de la gosse des rues qu’elle avait aimée comme une sœur, mais rien dans son attitude ne révéla son chagrin. Elle avait adressé son chant d’adieu à Jo quelques jours plus tôt, avec les lamentations pour tous ceux qui s’étaient écartés du chemin de la vie. Elle garda pour elle une repartie cinglante, car elle savait que Grunthor avait eu pour Jo une affection presque aussi sincère que la sienne. « Elle n’était qu’une enfant, alors que je suis une guerrière accomplie et que j’ai bénéficié des enseignements des meilleurs maîtres. Ce que vous m’avez appris, vous et Oelendra, me permettra de me défendre. Et comme vous êtes l’Autorité-Suprême-Qui-Ne-Souffre-Aucune-Désobéissance, vous n’avez qu’à m’ordonner de vivre pour m’empêcher de mourir, car je n’oserais jamais enfreindre vos ordres. » Grunthor ne put faire autrement que sourire. « Entendu, considérez que c’est un ordre, mam’zelle. » Il la prit dans ses énormes bras. « Soyez prudente, duchesse. — Je le serai. » Rhapsody lança un regard à Achmed qui tendait les sangles des selles des chevaux que Grunthor leur avait fait préparer. « Êtes-vous prêt, Achmed ? — Il y a une chose que je souhaitais vous montrer avant notre départ, répondit le roi en vérifiant les étrivières. — Quoi ? Ne teniez-vous pas à ce que nous partions avant le lever du soleil ? — Nous n’en aurons pas pour longtemps et ça devrait en valoir la peine. Je souhaite me trouver dans l’observatoire au lever du jour. » De la joie illumina les traits de Rhapsody. Elle devint aussi radieuse que le soleil le serait sous peu. « L’observatoire ? Les travaux de restauration de l’escalier seraient donc achevés ? — Oui, et si vous ne lambinez pas nous pourrons jeter un coup d’œil aux Dents internes et à la plaine de Krevensfield avant d’en entamer la traversée. » Il se tourna et désigna l’entrée du Chaudron, le sombre lacis de tunnels, baraquements et salles abritant le siège du pouvoir en Ylorc. Rhapsody serra une dernière fois Grunthor contre elle avant de se dégager doucement de son étreinte et de suivre le roi dans des couloirs lugubres et sans fenêtres où de vieilles statues étaient en cours de nettoyage et de restauration afin que les Bolgs leur restituent la magnificence qui avait été la leur à l’ge d’or des Cymriens, treize siècles plus tôt, pendant la construction d’Ylorc qui portait alors le nom de Canrif. Ils pénétrèrent dans le Grand Hall en franchissant ses doubles portes d’or incrustées de symboles imbriqués, et ils traversèrent la vaste étendue de la salle du trône circulaire où des artisans retiraient précautionneusement la crasse accumulée au fil des siècles sur le marbre bleu-noir de ses vingt-quatre colonnes, une pour chaque heure du jour. « Les travaux de remise en état ont énormément avancé », commenta Rhapsody alors qu’ils pressaient le pas dans les secteurs où une clarté poussiéreuse grisâtre filtrait à travers des blocs de verre encastrés dans le plafond circulaire des siècles plus tôt, leur offrant en plus de cet éclairage une vue sur les plus hauts pics des Dents internes. « Ce n’était qu’un amoncellement de gravats, la dernière fois que je suis venue ici. » Achmed contourna une grande mosaïque en forme d’étoile, la dernière d’une série de motifs célestes reproduits avec des fragments de marbre de diverses couleurs, en partie dissimulée sous la poussière due aux travaux. « Regardez où vous mettez les pieds. Si je m’en souviens bien, vous avez ici même succombé à une vision. » Rhapsody frissonna et pressa l’allure en pensant à ses dons de prescience. Chaque fois qu’elle était assaillie par un souvenir ne lui appartenant pas – une vision d’une chose importante du Passé ou, plus grave, qui la mettait en garde contre un péril tapi dans l’Avenir – elle était prise au dépourvu, surtout lorsqu’elle éprouvait les émotions intenses allant de pair avec l’événement, tels les résidus fumants d’un incendie de forêt éteint depuis longtemps. Ses cauchemars étaient également revenus la hanter, à présent qu’Ashe n’était plus là pour les tenir à distance. Rhapsody ressentit de l’angoisse lorsqu’elle pensa à lui, elle pressa le pas et se concentra pour chasser de son esprit le souvenir de son ex-amant. Leur vie commune appartenait au passé, il avait ses propres responsabilités à assumer, principalement chercher la Cymrienne de la Première Génération qu’il lui faudrait épouser pour gouverner avec elle comme l’avait conseillé la bague de Sagesse. Ils avaient su dès le début que leur aventure serait brève, mais ce n’était pas ce qui avait rendu leur séparation moins pénible. Achmed venait de disparaître par une porte ouverte derrière la plate-forme sur laquelle se trouvaient les trônes du Seigneur et de la Dame des Cymriens, quelques-uns des rares objets antiques n’ayant pas été détruits quand les Bolgs avaient fui Canrif, à la fin de la Guerre Cymrienne. « Plus vite, la pressa le roi dont la voix se répercuta dans la salle circulaire. — Je fais de mon mieux, rétorqua Rhapsody en franchissant le seuil. Vous êtes plus grand que moi d’une bonne tête, Achmed, et vos enjambées sont bien plus longues que les miennes. » Puis elle resta sans voix face à la beauté de l’escalier restauré qui montait dans les hauteurs d’un pic évidé. Sur un côté de la salle, les marches de liespera poli, un bois sombre rehaussé d’une nuance bleutée, s’élevaient en spirale vers l’observatoire sis loin dans les hauteurs. Du côté opposé, elle voyait un étrange dispositif sur le sol, toujours en cours de restauration. L’ensemble évoquait une boîte hexagonale composée de panneaux de verre. « C’est une sorte de chariot vertical, de funiculaire comme ceux employés dans les galeries de mine, expliqua Achmed qui avait lu ses pensées. Une autre invention de Gwylliam. Il a dessiné les plans détaillés de ses appareils et fourni des instructions précises pour leur entretien. Cela servait apparemment à transporter les courtisans et autres individus trop sédentaires pour pouvoir gravir un tel nombre de marches. La conception de tout ceci est fort ingénieuse. — C’est intéressant, mais je préférerais monter à pied même si ce mécanisme était opérationnel. L’idée de m’élever à l’intérieur d’une boîte en verre ne suscite pas mon enthousiasme. » Achmed dissimula un sourire. « C’est vous qui voyez. » Ils gravirent les marches polies, de plus en plus haut dans le pic évidé. Arrivé à proximité du sommet, Achmed se pencha pour prendre une grosse clef glissée dans sa botte. Rhapsody s’approcha de la rampe pour jeter un regard au sol lointain et frissonna. « Je m’avoue impressionnée par tout ce que vous avez réalisé, Achmed, mais n’aurait-il pas mieux valu attendre notre retour pour effectuer cette visite ? La vue de la plaine de Krevensfield que nous avons de la lande – ou encore du poste de Grivven – couvre déjà une vaste étendue. Et au moins aurions-nous entamé dans les temps notre voyage vers l’ouest. » Le roi firbolg inséra la clef dans la serrure et la fît tourner, avec un cliquetis. « Vous devriez voir du haut de cet observatoire une chose qui vous échapperait sans doute tant de la lande que de la Tour de Grivven. » La lourde porte, renforcée de fer depuis longtemps rouillé, s’ouvrit en gémissant sur des gonds venant d’être huilés pour leur révéler une pièce recouverte d’un dôme. Rhapsody retint son souffle. Les travaux n’avaient pas encore débuté, ici ; de grandes bâches blanches poussiéreuses étaient drapées sur ce qui faisait penser à des meubles et du matériel en tout genre dressés ici et là. Révélées par la clarté diffuse qui régnait en ce lieu, ces silhouettes avaient tout de spectres flottant dans la pénombre. Achmed referma sa main puissante sur le bras de Rhapsody pour l’entraîner à l’intérieur avant de refermer la porte derrière eux. La salle était carrée, sous un plafond qui s’incurvait pour former un dôme soutenu par des arcs-boutants. Les murs de cette vaste pièce excavée dans le pic montagneux étaient polis comme du marbre. Chaque paroi avait été percée d’une grande fenêtre hermétiquement close par un vitrage, oubliée par le Temps. De très vieux télescopes étrangement articulés aux oculaires démesurés étaient installés devant chaque ouverture. Magie et Histoire restaient en suspension dans cette pièce depuis longtemps scellée. L’air avait ici un goût amer, aux relents poussiéreux de tombeau, de merveilleux espoirs depuis longtemps déçus. Rhapsody parcourut le reste de la salle du regard – étagères où s’entassaient des vieux registres et des cartes, fresques minutieuses peintes sur les divisions du plafond où étaient représentés les éléments de l’eau, de l’air, du feu et de la terre à chaque point cardinal, avec le cinquième, l’éther, symbolisé par un globe suspendu au zénith. Elle eût aimé pouvoir étudier de façon approfondie tout cela, mais Achmed lui faisait impatiemment signe d’aller le rejoindre devant la fenêtre ouest. « Ici, dit-il en désignant l’immense horizon panoramique qui s’étendait en contrebas. Jetez un œil. » Elle atteignit l’ouverture et regarda la contrée que les premières lueurs du jour ramenaient à la vie. La vue était plus impressionnante que tout ce qu’il lui avait été donné de voir auparavant ; ici, au sommet de la tour aménagée dans le pic le plus haut des Dents, elle avait l’impression de flotter dans le ciel, perchée au-dessus des nuages qui murmuraient en contrebas, en ayant littéralement le monde à ses pieds. Que les Cymriens se soient pris pour des dieux ne m’étonne plus, pensa-t-elle avec révérence. Ils baissaient le regard sur la Terre à partir de hauteurs qu’ils avaient atteintes sans aucune aide extérieure. Ils sont tombés de haut. Dans un lointain passé cet observatoire surplombait le royaume de Canrif, merveille de ce Temps, un royaume pour toutes les races des hommes, bâti dans des monts implacables par la seule volonté du seigneur des Cymriens, Gwylliam, parfois appelé le Visionnaire… avant de recevoir des qualificatifs bien moins flatteurs. À présent, tant de siècles après le conflit au cours duquel les Cymriens avaient tout perdu, leurs vieilles cités des hauteurs, leurs observatoires et bibliothèques, leurs chambres fortes et entrepôts, leurs palais et leurs routes étaient devenus le domaine des Bolgs, les descendants des tribus de maraudeurs qui avaient envahi Canrif à la fin de cet interminable affrontement dévastateur. La clarté grisâtre du petit matin aplatissait les Dents en chicots de pénombre. En poursuivant son ascension, le soleil révélait un panorama à couper le souffle, milliers de pics et de crevasses qui miroitaient, profusion de gorges et de forêts d’altitude, ruines de l’ancienne ville de Canrif… ces vestiges d’une civilisation qui avait creusé les flancs des monts multicolores. Mais à présent que la nuit tirait à sa fin, la chaîne accidentée paraissait rapetissée, morne et silencieuse aux yeux du monde. Rhapsody admira la vue pendant que les rayons hésitants du soleil matinal fissuraient la voûte de la nuit, mettaient des pentes en relief et embrasaient les calottes de glace éternelle de quelques pics. Une métaphore intéressante pour les Bolgs, se dit-elle. Car les représentants de cette culture primitive n’étaient qu’en partie humains et tous voyaient en eux un ramassis de monstres cannibales éparpillés dans les montagnes où ils attaquaient tout ce qui y vivait. Rhapsody avait elle aussi cru ces sornettes, avant de rencontrer Grunthor et Achmed qui était par ses origines à moitié bolg. Elle considérait désormais les Bolgs tels qu’ils étaient vraiment. Les raisons pour lesquelles les hommes les redoutaient n’étaient pas pour autant sans fondements. Sans la main de fer d’un chef énergique, ces êtres implacables et belliqueux n’auraient reculé devant rien pour assurer leur survie, y compris en se nourrissant de chair humaine. Mais les Firbolgs avaient désormais un tel individu à leur tête et Rhapsody avait vu sous un jour différent et fini par admirer et aimer ce peuple si fruste, ces survivants primitifs, ces êtres rejetés par la Nature et par les hommes qui avaient malgré l’adversité conservé toutes leurs valeurs et leurs légendes. Ils possédaient la beauté propre à la simplicité, et leurs rapports n’avaient rien de compliqué. La commisération sur soi ne leur inspirait que du mépris et ils étaient bien décidés à assurer la pérennité de leur espèce. Des guerriers couverts de sang pouvaient gésir sur le champ de bataille et mourir de blessures au demeurant bénignes parce que leurs guérisseurs s’occupaient en premier lieu des femmes en gésine, tant ils étaient convaincus que les enfants représentaient l’avenir de leur race alors que les soldats n’appartenaient qu’au présent. Pour eux, tout ce qui relevait du passé perdait toute importance, exception faite de quelques récits et un impérieux besoin de garantir leur survie. Les premiers rayons du soleil s’étirèrent pour franchir l’horizon, et firent brasiller la fine couche de neige couvrant la plaine de Krevensfield, en la métamorphosant en mer de diamants. Une lumière réfléchie, par le ciel dont la lumière révélait des strates successives de montagne dans toute leur splendeur. Des torrents argentés d’eau artésienne tombaient en cascades des escarpements pour aller se jeter dans les fleuves qui serpentaient au fond des gorges. Le lever du jour sur les Dents avait toujours coupé le souffle à Rhapsody. Elle débuta à mi-voix son aubade, le chant d’accueil du soleil que les Liringlas avaient interprété depuis le début des Temps. La mélodie vibrait au contact du verre et se communiquait à l’air givré présent au-delà avant d’être dissipée par le vent comme des aigrettes de lin sur les vastes champs et contreforts des sommets qu’elle avait sous elle. Quand son chant s’acheva, elle sentit la main d’Achmed se poser sur son épaule. « Fermez les yeux », murmura-t-il. Et Rhapsody obéit, attentive au silence des collines et aux mélodies du vent qui y dansait. Achmed écarta ses doigts. « Oui ? » s’enquit-elle. Comme il ne répondait pas, de l’irritation s’insinua dans sa voix. « Achmed ? » N’entendant toujours rien, elle rouvrit les paupières et l’irritation qui avait rougi ses joues fut emportée par l’horreur de ce qu’elle découvrait en contrebas. La vaste étendue de la plaine de Krevensfield, la prairie ondoyante qui débutait au pied des Dents pour s’éloigner vers l’ouest dans la province de Bethe Corbair et jusqu’à Bethany, disparaissait sous le sang. Des vagues écarlates se lançaient à l’assaut des pentes de la vallée pour envahir comme une mer tempétueuse les steppes rocailleuses des contreforts des montagnes. Rhapsody hoqueta et leva les yeux sur les monts eux-mêmes. Les cascades qui tombaient des hauteurs étaient de la même couleur et projetaient une pluie de gouttes vermeilles sur la lande et dans la gorge. Ce fut avec des mains tremblantes que la Baptistrelle se retint à l’appui de fenêtre avant de refermer les yeux. Il s’agissait d’une vision, elle en avait conscience. Son don de prescience était apparu avant que les deux Bolgs ne quittent l’ancien monde pour atteindre ce lieu mystérieux où l’histoire était un hymne adressé aux grandes aspirations détruites par la stupidité. Ce qu’elle ignorait, c’était le sens qu’il convenait de donner à ce qu’elle venait de voir ; elle n’aurait pu dire si c’était une vision du Passé ou, bien plus angoissant, de l’Avenir. Une fois de plus, elle rouvrit lentement les paupières. La vallée n’était plus écarlate mais grise, comme dévastée par un incendie. Au lieu de l’étendue découverte un instant plus tôt, elle avait sous les yeux l’île aux vallons cultivés située à un demi-monde de là, les pâturages de Serendair où elle avait vu le jour. Un lieu qu’elle avait appelé les Patchworks pendant toute son enfance. Meules de foin et villages d’antan avaient été détruits par le feu, de la fumée s’élevait des prairies noircies, il ne restait que des ruines des bâtiments de ferme et de leurs dépendances. Tout avait été rasé et elle ne voyait que cendres jusqu’à l’horizon. C’était une vision récurrente ; ces cauchemars étaient sa malédiction comme sa prescience était un bienfait divin. Elle se mit à trembler violemment, consciente par expérience personnelle de ce qui allait suivre. Elle percevait une chaleur intense, elle entendait les crépitements des flammes. Le feu n’était pas l’élément purificateur dans lequel elle et ses compagnons s’étaient immergés pour traverser le centre de la terre et venir jusqu’ici ; c’était un brasier sombre et infernal, un symbole de l’existence du F’dor, le démon qu’ils pourchassaient et qui devait lui aussi suivre leurs traces. Les murs et fenêtres de l’observatoire avaient disparu. Elle se dressait dans un village que le feu noir avait entièrement consumé. Des cavaliers parcouraient les rues en massacrant tous les gens qu’ils voyaient. Des hurlements de plus en plus sonores l’assourdissaient. Dans le lointain, au ras de l’horizon, elle apercevait des yeux rouges, les yeux d’un être qui se moquait silencieusement d’elle dans ce concert déchirant de râles d’agonie. Un grondement de sabots l’incita à se tourner, ce qu’elle faisait systématiquement dans ce rêve. Il était là, comme toujours, ce guerrier couvert de sang et monté sur un destrier en furie qui la chargeait, les yeux privés de toute vie. Rhapsody leva le regard sur un ciel enfumé. À ce stade, elle était emportée dans la serre d’un grand dragon de la couleur du cuivre qui surgissait d’entre les nuages de plus en plus obscurs, pour la secourir. Mais elle n’avait cette fois au-dessus d’elle que des nuées ténébreuses et une pluie d’étincelles qui s’abaissaient lentement dans l’air fuligineux. La clameur était de plus en plus assourdissante. Rhapsody se tourna. Le cavalier allait l’atteindre. Il brandissait une épée à la lame brisée, ruisselante de sang et de feu noir, qu’il leva au-dessus de sa tête. En mettant à contribution la rapidité acquise en s’entraînant avec Oelendra, la championne des Lirins, Rhapsody tira Clarion l’Étoile du Jour, l’épée de feu élémental et de lumière éthérée qui lui revenait en raison de son statut d’Iliachenva’ar. Une arme sur laquelle elle assujettit sa prise pour l’abattre en travers de la poitrine de son adversaire, qui en fut désarçonné. Du sang fumant comme de l’acide éclaboussa son front, rongea ses globes oculaires. Le guerrier se releva sur des jambes tremblantes et redressa son estramaçon ruisselant. Le torse traversé par une large entaille béante, il vint la surplomber et le temps ralentit son cours. Elle ne voyait que des ténèbres et rien d’autre, à l’emplacement de ses yeux. Rhapsody inhala et s’imposa de se détendre. Elle calcula la trajectoire du coup qu’il s’apprêtait à lui porter et, avec une lenteur insoutenable, elle se déplaça pour esquiver la lame. La chair de ses membres semblait avoir été transmuée en marbre et ce fut au prix d’un incommensurable effort qu’elle leva les bras puis abattit Clarion l’Étoile du Jour sur la nuque du guerrier aveugle, en visant le joint de sa cuirasse. Un éclair de lumière aussi intense que celui d’une nova lui confirma qu’elle l’avait atteint. Un geyser de sang fumant grimpa vers le ciel, l’éclaboussant et lui infligeant une fois de plus de douloureuses brûlures. Le cou du guerrier s’inclina sur le côté, en équilibre précaire, puis sa tête bascula en avant, séparée des chairs tranchées de ses épaules, avant de tomber avec un bruit mat aux pieds de Rhapsody. Les yeux aveugles la regardèrent et elle discerna dans leurs profondeurs de minuscules flammèches noires qui crépitèrent avant de s’éteindre. Elle se releva et se voûta, le souffle court, les mains calées sur les genoux. La clarté qu’irradiait Clarion lui révélait le corps décapité qui gisait sur le flanc. Puis qui se redressa. Le cadavre sans tête se tourna vers elle, l’épée au poing, avant de reprendre sa progression. Il levait son arme pour lui porter un coup fatal quand elle entendit la voix d’Achmed dans le lointain, comme s’il l’appelait d’au-delà du Temps. Rhapsody. Elle pivota et le vit derrière elle, l’observant de l’intérieur de la tour de l’observatoire. Elle jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Le guerrier décapité avait disparu. Il ne subsistait rien de sa vision. Elle souffla tout l’air que contenaient ses poumons et leva une main à son front. Un instant plus tard, le roi firbolg l’avait rejointe. « Qu’avez-vous vu ? — Je suis indemne, il ne fallait pas vous inquiéter pour moi », marmonna-t-elle, trop épuisée pour se montrer véritablement sarcastique. Achmed la prit par les épaules et la secoua. « Dites-le-moi, par tous les dieux ! Qu’avez-vous vu ? » Rhapsody ferma à demi les paupières, et ses yeux se réduisirent à deux fentes émeraude. « Vous le saviez, n’est-ce pas ? Si vous m’avez invitée à monter ici, en ce lieu saturé de magie et de vieux souvenirs, c’était pour déclencher une vision. C’est ce que vous vouliez dire, quand vous avez déclaré que je pourrais voir plus de choses que de la lande ou de la Tour de Grivven. Espèce de misérable ! — Je dois absolument savoir ce que vous avez vu, insista-t-il avec impatience. C’est le point d’observation le plus élevé des Dents, il n’y a pas mieux pour repérer des adversaires. Je le sais et vous le savez. Dites-moi d’où ils viennent. » Ses mains à la force surnaturelle renforcèrent leur prise. Elle les éloigna d’une tape et se dégagea. « Je ne suis pas votre devineresse personnelle. La prochaine fois, faites-moi part de vos désirs. Vous n’avez pas la moindre idée de ce que me coûtent ces visions. — Mais je sais que sans elles le coût pourrait être votre vie, ou bien pire… Si la chance veut bien vous sourire. Maintenant, cessez de faire votre mauvaise tête et dites-moi ce que je dois savoir. D’où va venir cet assaut ? » Rhapsody regarda par la fenêtre la plaine chatoyante, les montagnes qui rosissaient à la vie sous la clarté de l’aube. Elle resta là un moment, sans mot dire, à inhaler l’air givré et écouter le silence uniquement rompu par le gémissement occasionnel des rafales qui devenaient de plus en plus glaciales. « De partout, dit-elle finalement. Je crois que vos ennemis vont fondre sur nous de tous les côtés à la fois. » Loin dans les hauteurs de son point d’observation situé dans l’Avenir, suspendu entre les fils du temps de sa sphère de cristal, Meridion regardait en étant atterré les individus dont il avait altéré le destin. Il les avait conduits en ce lieu en espérant qu’ils pourraient épargner à ce monde la mort ignée qui le consumait déjà. Il laissa son front reposer sur la console de l’Éditeur de Temps et laissa couler ses larmes. La lumière se répandait dans la plaine de Krevensfield quand, gantés et emmitouflés dans de lourds manteaux, Achmed et Rhapsody enfourchèrent les montures fournies par Grunthor pour aller affronter les flocons épars apportés par le vent matinal. Le sentier qui reliait les contreforts des montagnes aux steppes était si rocailleux qu’ils devaient se déplacer très lentement. Rhapsody étudiait le ciel, et ses pensées étaient plus sombres que l’heure qui avait précédé l’aube. Ne pas remarquer son silence et son introspection eût été impossible, et Achmed finit par rompre leur pesant silence. « Qu’est-ce qui vous tracasse ? » Elle riva sur lui ses yeux d’émeraude ; sa traversée du Feu du noyau de la Terre lui avait fait absorber cet élément, la rendant aussi fascinante que les flammes. Quand la surexcitation la gagnait, elle était à couper le souffle ; quand des traces d’inquiétude altéraient son expression, elle devenait captivante. Achmed souffla. L’instant où ses théories sur la puissance de sa beauté seraient mises à l’épreuve approchait. « Croyez-vous que l’Enfant de la Terre sera en sécurité pendant notre absence ? » demanda-t-elle finalement. Achmed étudia son visage et se donna le temps d’analyser la question. « Oui. Le tunnel qui mène au Loritorium est achevé et toutes les autres entrées ont été scellées. Grunthor va quitter les baraquements et s’installer dans mes appartements pour surveiller cet accès, jusqu’à mon retour. — Voilà qui est parfait. » Dans l’obscurité du petit matin, Rhapsody avait gagné l’entrée du passage pour adresser un chant à l’Enfant Endormie, la créature aussi rare que belle engendrée par la Pierre Vivante qui sommeillait pour l’éternité dans la crypte située loin sous les appartements d’Achmed. Conserver une voix posée avait été difficile, car elle savait que le F’dor qu’ils pourchasseraient était quant à lui à la recherche de l’Enfant. Que celui qui dort dans la Terre repose en paix, avait lu la Grand-Mère. Son réveil est l’augure de la nuit éternelle. De tout ce qu’elle avait appris depuis qu’elle était dans ce nouveau monde, ce qui l’avait le plus terrifiée était la découverte que de telles prophéties avaient fréquemment plusieurs significations. Yarim, pensa-t-elle tristement. Pourquoi faut-il que le premier fruit de la semence du démon se trouve en Yarim ? Cette province était située au nord-ouest, du côté sous le vent de la dépression creusée au pied des Dents septentrionales. Elle s’était à une occasion rendue dans sa capitale délabrée et déprimante avec Ashe, pour chercher des réponses dans le temple croulant de Manwyn, la Devineresse du Futur. Des réponses qui avaient débouché sur le voyage qu’ils entamaient à présent. Rhapsody secoua la tête pour chasser de son esprit le rire hystérique de cette vieille folle. « Êtes-vous prête ? » s’enquit Achmed en rompant le fil de ses pensées. Rhapsody regarda autour d’elle ; ils avaient atteint les steppes, les contreforts rocailleux de la base des monts. Elle fit claquer sa langue, pour inciter sa monture à avancer. « Oui, finissons-en. » Ils lancèrent leurs chevaux au petit galop et ne regardèrent pas une seule fois derrière eux alors que les pics multicolores du repaire des montagnes disparaissaient dans le lointain comme un vieux souvenir. Sous les ombres du Grivven, un des plus hauts pics des Dents et le plus occidental des avant-postes militaires, quatre Bolgs bénéficiant de la vision nocturne propre aux hommes des cavernes suivirent les deux cavaliers des yeux jusqu’au moment où ils quittèrent les steppes pour disparaître dans l’immensité du plateau de Roland. Quand ils cessèrent de voir leur roi, un des Bolgs se tourna vers les autres et hocha lentement la tête. Les quatre militaires échangèrent un dernier regard puis se scindèrent pour s’éloigner dans les montagnes, dans autant de directions différentes. Meridion les regarda s’éloigner, lui aussi, en proie au désespoir. Le halo de l’Éditeur de Temps, la machine désormais au repos qu’il avait devant lui, se diffusait au-delà des parois de verre de son habitat sphérique en suspension dans l’espace. Au-dessous, tout s’assombrissait, le feu noir qui le consumait avait pratiquement atteint le bout du monde. Il serait sous peu réduit en cendres, lui aussi. Vu l’importance des dévastations, c’était secondaire. Il se pencha en arrière contre son aurelay, le champ vibratoire engendré par son chant-nom qui avait désormais la forme d’un fauteuil capitonné, et il réunit ses mains en essayant de garder son calme, cerné par les lumières de son laboratoire en stand-by. Meridion soupira. Il avait tenté tout ce qu’il était possible de faire. Il se pencha vers la console principale de l’Éditeur de Temps pour couper l’alimentation de la machine. Dans l’obscurité soudaine, seuls les écrans de contrôle étaient encore visibles, la projection spectrale des dernières chutes du film temporel qu’il avait tant bien que mal assemblées en utilisant des liens issus du Passé. Il les avait placées bout à bout dans l’espoir d’éviter le désastre imminent. Pendant l’approche de l’horrible cauchemar, il ne lui était à aucun moment venu à l’esprit que sa solution risquait d’être bien pire que ce qu’elle était censée éviter. Mais comment aurais-je pu m’en douter ? se dit-il. La destruction totale de la Terre dans le sang et le feu noir paraissait absolue, le plus épouvantable des destins pouvant être prédits. Il n’avait pas songé qu’emprunter les voies dans lesquelles il s’était engagé risquait d’avoir des conséquences encore plus graves, une dévastation qui se poursuivrait bien au-delà de la mort pour se répandre dans l’Éternité. Par pitié, pria-t-il en silence. Ouvrez les yeux et voyez. Par pitié. Et, pendant qu’il observait, le brin temporel devint de plus en plus ténu puis bascula du Passé au Présent. Il deviendrait sous peu l’Avenir. Meridion ne pourrait plus intervenir dans ce qui adviendrait, quelle qu’en soit la nature. Le lien ne serait plus jamais assez solide pour que le manipuler fût encore possible. Il se carra sur son siège bourdonnant et ferma les yeux, pour attendre. Par pitié… 1 Yarim Paar, province de Yarim TOUT AU LONG DE L’HIVER, la terre rouge desséchée à laquelle Yarim devait son nom était comparable aux sables du désert. Des particules granuleuses étaient emportées par le vent qui parcourait cette province aride tel un démon ailé vengeur, d’une froidure mordante. Ce sable argileux de la couleur du sang miroitait sous les premières lueurs du matin, recouvert d’une fine pellicule de givre. Ce gel cristallin parait les immeubles de pierre délabrés et les rues à l’abandon, leur rendant brièvement le lustre qu’avait eu cette capitale dans un lointain passé, une élégance réduite au statut de simple souvenir et qui renaissait de façon éphémère dans la brume rosée du lever de soleil. Achmed serra la bride à sa monture pour l’arrêter sur la crête d’une colline, au sommet de la pente descendant dans la ville en ruine visible en contrebas. Il baissa les yeux sur la vallée pendant que Rhapsody s’immobilisait près de lui, songeuse. Regarder Yarim des hauteurs lui donnait l’impression inverse de celle ressentie lorsqu’il levait les yeux sur Canrif depuis les steppes bordant la plaine de Krevensfield. Alors que les Bolgs revendiquaient la montagne pour se tendre vers le ciel en même temps que les pics, Yarim restait brisée, fétide, presque oubliée, au bas de cette colline comme la boue séchée craquelée d’un étang dont toute l’eau s’était évaporée. Là où il y avait eu autrefois de la grandeur ne subsistaient que décrépitude et incertitude, comme si même la Terre n’avait cure de son délabrement. C’était navrant. Rhapsody mit pied à terre la première pour s’avancer sur l’éminence. « Les premières lueurs de l’aube lui refont une beauté, déclara-t-elle distraitement en regardant au-delà des remparts de la ville. — Comme celle de la jeunesse, la beauté d’une agglomération n’est pas éternelle, commenta Achmed en l’imitant. La brume se dissipera d’un instant à l’autre et nous n’aurons plus devant nous qu’une énorme charogne qui se décompose sous le soleil. Et nous la verrons alors aussi vieille qu’elle l’est. » Il attendait avec impatience que ce voile miroitant disparaisse, car l’humidité ambiante amortissait les vibrations et pouvait dissimuler les harmoniques du sang immémorial courant dans les veines de l’enfant du F’dor tapi quelque part dans ces ruines. Un frisson inexplicable le parcourut, et il se tourna vers Rhapsody. « L’avez-vous ressenti ? — Quoi ? demanda-t-elle en secouant la tête. Rien d’inhabituel. Qu’était-ce ? » Achmed ferma les yeux pour attendre sa réapparition, mais il ne percevait plus que le souffle frais et paisible du vent. « Un picotement sur ma peau, déclara-t-il après avoir estimé que cela ne se renouvellerait pas. — Vous détectez peut-être la présence de Manwyn. Il arrive que des choses de ce genre se produisent, lorsqu’un dragon met ses sens à contribution pour étudier quelque chose… On croit déceler une sorte de présence. C’est presque comme des… heu… des chatouillis. » Achmed se couvrit les yeux. « Je me demandais ce que vous trouviez à Ashe, lança-t-il en scrutant les ombres matinales qui commençaient à s’étirer vers l’ouest de la ville. Me voici fixé. Manwyn sait que nous sommes ici. » Il grinça des dents. Il avait espéré se soustraire à l’attention de cette Devineresse folle qui détenait le don de vision de son père Seren et la capacité d’imposer ses volontés aux éléments que lui avait transmise sa mère dragonne. Rhapsody secoua la tête. « Manwyn savait que nous viendrions avant notre venue. Si quelqu’un le lui avait demandé la semaine dernière, hier ou seulement voici quelques instants, elle l’aurait annoncé. Mais nous sommes arrivés dans le présent d’une femme qui ne peut voir que l’Avenir. Ce que vous avez perçu appartient au passé. Elle ne peut plus nous localiser. — J’espère que vous avez raison. » Achmed chercha du regard une éminence qui lui servirait de poste d’observation et repéra à l’est un affleurement en saillie. Il posa son sac sur le sol, sortit un bout de tissu qui avait été imbibé du sang du Rakshas et qui, en séchant, avait pris la couleur de la terre locale. « Attendez-moi ici. » Rhapsody hocha la tête et referma son manteau en le regardant s’éloigner à grands pas. Elle avait déjà assisté à son rituel de Chasse et savait qu’une immobilité et un silence absolus étaient indispensables pour qu’il pût entendre des battements de cœur portés par le vent. Elle fit claquer doucement la langue, afin d’inciter les chevaux à se détendre. Achmed grimpa au sommet de l’affleurement rocheux et s’y dressa. Les yeux baissés vers le squelette d’agglomération, il n’avait plus autour de lui que le vent. Une âme profanée se dissimulait quelque part, au milieu de ces bâtisses en ruine, un des neuf enfants engendrés dans le cadre de la campagne systématique de viol et de propagation de sa semence lancée par le vieux démon. Son sang ne fit qu’un tour, à cette pensée. D’un mouvement plein de souplesse, il écarta les voiles de protection de son réseau épidermique, les nerfs hypersensibles et les veines qui couvraient son cou et son visage. Il jeta un dernier regard à Rhapsody qui lui adressa un sourire mais resta immobile. Il se détourna. Elle savait que son héritage dhracien le prédisposait à éliminer et non à secourir tout être qui avait en lui du sang du F’dor. Ce qu’il entreprenait serait, en cas de réussite, une première. Nul représentant de son espèce ayant rattrapé une créature apparentée au F’dor ne l’avait jusqu’à présent épargnée. Le détachement propre aux Dhraciens confrontés à des entités malfaisantes l’avait quitté, le laissant tremblant de haine. Il faisait son possible pour rester calme, pour ne pas permettre à ses pulsions héréditaires de s’exprimer sous forme de rugissements, une rage meurtrière qui déboucherait sur l’exécution rapide et sans bavures de cet enfant de démon et de tous ses frères bâtards. Il déglutit et inhala en essayant de se concentrer sur ce qui était le plus important. Le sang qu’il sentait battre dans un cœur lointain, comme des bouffées d’un certain parfum dans un bazar bondé de monde, le conduirait en fin de compte jusqu’au F’dor. Achmed ferma les yeux et chassa le paysage de son esprit, le vidant de toute pensée consciente, se concentrant sur le rythme de son propre pouls. Comme toujours, à ce stade de la chasse, il humait presque l’odeur de la cire à bougie du monastère où il avait grandi, il entendait son mentor s’adresser à lui. Enfant du sang, psalmodiait doucement le frère Halphasion de sa voix fricative. Frère de tous les hommes, proche d’aucun. Un sage dhracien mort depuis plus d’un millénaire. La chasse réclamait de sa part de grands sacrifices, tant mentaux que spirituels. C’était dans la puissance de ces mots qu’il puisait son kirai, la capacité de détection vibratoire propre à tous les Dhraciens, qui lui permettait de calquer ses pulsations cardiaques sur celles de tous les non-F’dors. Frère de tous les hommes. Il avait été connu sous le simple nom de Frère pendant la majeure partie de son existence, un proche implacable de ceux qui avaient brièvement partagé cela avec lui. Dépouillez-vous de votre identité, lui avait ordonné la Grand-Mère ; la vieille gardienne et conseillère disparue peu auparavant. Mais c’était bien plus qu’une simple identité. À l’instant où il réduisit ses vibrations personnelles, même cet élément de son être qu’on aurait pu appeler son âme s’effaça sans laisser de traces, remplacé par les battements lointains du cœur de sa cible. Il s’était un jour demandé avec désinvolture ce qui se produirait s’il perdait son statut de pisteur hors pair et mourait pendant qu’il utilisait son kirai. Le lieu où se rendait son identité tout au long d’une chasse devait être le Vide, le grand vide de l’espace, le contraire de la Vie. Lorsqu’il s’autorisait à penser à ces choses, il estimait que si sa chance devait tourner et que son adversaire sortait vainqueur d’un tel affrontement, tout ce qui avait constitué son identité se dissiperait et s’éparpillerait dans le néant, sous forme de minuscules particules qui se consumeraient à jamais telles des étincelles, le privant de toute existence dans l’Au-delà. Un risque qu’il considérait acceptable. Toute pensée battit en retraite et fut remplacée par un martèlement lointain qui s’amplifiait à chaque inspiration. Une pulsation à la fois étrangère et familière. Il y trouvait des traces de l’ancien monde, un bourdonnement qui avait martelé les veines de tous ceux qui étaient nés en terre de Seren ; la magie profonde de l’île de Serendair avait une résonance unique qui filtrait dans le sang de ceux qui y étaient venus au monde. Mais ce n’était pas le composant le plus important de ce rythme cardiaque. À l’époque où il apprenait à interpréter tout ce que sa peau avait à lui apprendre, il avait entendu un grondement de tambours. D’innombrables cadences chaotiques et cacophoniques avaient grondé directement en lui, menaçant de le terrasser, de le noyer comme les échos des vagues s’engouffrant dans une anse étroite. Ici, il n’entendait qu’un murmure. La part de sang du démon était si infime dans ce qui circulait dans les veines de cet enfant qu’Achmed ne pouvait pas le localiser, il n’arrivait pas à retrouver sa trace. Le sang de la mère tournoyait autour du papillotement évanescent de ce qu’il devait à son père comme les vagues de l’océan, comme un tourbillon de feuilles mortes à la fin de l’automne. Il pouvait occasionnellement goûter à certaines de ses caractéristiques et il les pourchassait en inhalant d’infimes nuances, en cherchant une ombre profonde. Il décela de la chaleur, dans l’onde-pulsation qui se déversa sur lui – sans doute attribuable à la mère inconnue –, sitôt après suivie par la froidure de la glace ; un legs de son père, le Rakshas, l’être artificiel qui s’était chargé d’engendrer la progéniture maudite de son maître infernal. Il était également confronté à de la sauvagerie, l’héritage d’une créature aux yeux rouges à la nature cruelle. Selon Rhapsody, le F’dor avait utilisé le sang de loups et d’autres prédateurs nocturnes pour façonner le Rakshas. Peut-être était-ce cela. Néanmoins, le rythme très ancien s’amplifiait et devenait plus net. Achmed ouvrit sa main gauche et la leva, pour laisser le vent danser dans sa paume. Chaque inhalation était plus lente et profonde que la précédente, chaque expiration était mesurée. Quand le rythme de sa respiration fut calqué sur les battements lointains, il reporta son attention sur son propre cœur, sur la pression imposée à tout ce qui se trouvait sur le parcours de son sang. Il le ralentit et réduisit son pouls à un niveau à peine suffisant pour entretenir la vie. Il chassa toute pensée vagabonde de son esprit, pour le débarrasser des éléments parasites. Tout s’estompa pour ne laisser que le sang devant son œil mental. Le sang sera le moyen, voulait la prophétie. Enfant du sang. Frère de tous les hommes, proche d’aucun. Achmed restait totalement immobile, totalement silencieux. Il libéra les pulsations de son propre cœur en se concentrant pour qu’elles se calquent sur celles du cœur lointain. Comme s’il tentait de saisir un volant en mouvement, il ne put tout d’abord synchroniser qu’un battement sur cinq, puis un sur deux, jusqu’au moment où tout fut simultané. Il se raccrocha au léger grondement du vieux sang, le suivit dans les veines distantes, se laissa bercer par son flux et son reflux, pour finir par avoir le même rythme cardiaque que sa victime. Leurs pouls se verrouillèrent. La piste lui apparaissait nettement et il se liait infailliblement à sa proie, quand de vagues contretemps rompirent la cadence. Achmed referma la main sur sa poitrine et recula en titubant, pendant que la souffrance entrait en éruption comme de la lave à l’intérieur du volcan de son être. Il entendit Rhapsody hoqueter, pendant qu’il poussait un râle d’agonie. Son corps roula vers le bas de l’affleurement rocheux, en se meurtrissant contre l’arête de roche gelée. Il lutta pour ne pas perdre conscience et entrevit ce qui l’entourait par intermittence, avant de choir dans les ténèbres intermédiaires. Les deux rythmes cardiaques qu’il captait brouillaient le sien et respirer devenait impossible. Il serra les dents. Le ciel entamait des girations au-dessus de sa tête, passant de bleu à noir. Il perçut de la chaleur. Le vent qui chatouillait ses narines s’était brusquement adouci. Il rouvrit les yeux et vit les traits de Rhapsody nager parmi ces cercles. « Dieux ! Que s’est-il passé ? » Une voix qui vibrait étrangement. Étourdi, Achmed fit un geste puis se recroquevilla en position fœtale, pour gésir sur le flanc à même le sol. Il prit plusieurs inspirations à la lenteur délibérée, et le vent glacé embrasa ses poumons. Il remarqua que Rhapsody était très près de lui mais s’abstenait de le toucher. Elle s’assagit, estima-t-il avec satisfaction. En sentant du sable crisser sous ses dents et en gémissant de souffrance, il réussit à s’accroupir. Puis ils restèrent assis en silence sur la colline battue par le vent qui surplombait la cité croulante. Quand le soleil atteignit le zénith et que les ombres se furent rétractées dans ce qui les engendrait, Achmed finit par lever les yeux. Il exhala à fond, se redressa en tremblant et refusa d’un geste la main secourable que lui tendait Rhapsody. « Que s’est-il passé ? » s’enquit-elle. Il épousseta le sable de ses vêtements, réassujettit ses voiles et baissa les yeux sur Yarim. La ville s’était animée, pendant qu’il reprenait ses esprits, et des hommes et des animaux se déplaçaient dans les rues mal entretenues et emplissaient l’air de sons divers. « Il y en a un autre, ici, déclara-t-il. — Un autre enfant ? » Il le confirma de la tête. « Un deuxième battement de cœur. Un deuxième fruit de la semence du démon. » Rhapsody retourna vers leurs montures, ouvrit une sacoche de selle et en sortit un journal en tissu huilé qu’elle ramena vers lui. « D’après Rhonwyn, il n’y en avait qu’un seul à Yarim, dit-elle en feuilletant les pages. C’est là… Un en Sorbold – le gladiateur – et deux dans l’Hintervold, un dans la province la plus orientale des États non alignés, un en Bethany, un en Navarne, un en Zafhiel, un à Tyrian et plus au sud le Lirin restant à naître. Êtes-vous certain qu’il s’agit bien d’un de ces enfants ? — Non, bien sûr que non ! Rien ne prouve qu’ils entrent dans la même catégorie. Mais il y a dans les parages un cœur qui porte la même flétrissure, qui pompe le même sang souillé. » Rhapsody referma son manteau. « Il peut s’agir du F’dor en personne. » 2 Keltar’sid, frontière de Sorbold, sud-ouest de Sepulvarta SOMBRE ET TEMPÉRÉ, L’HABITACLE DE LA VOITURE l’abritait du soleil brûlant. Il était toutefois impatient de pouvoir en descendre, de sentir les roues s’arrêter pour lui permettre de sortir sous la clarté et la chaleur torride que le désert de Sorbold emmagasinait dans son sol même en ce début d’hiver. À en juger aux sons, cet instant était proche. Il étira les bras du corps âgé qu’il occupait actuellement, le réceptacle qui était son hôte depuis maintes décennies, sensible à la faiblesse que les ans lui avaient imposée. Plus pour longtemps. Bientôt, il changerait d’enveloppe charnelle. Il s’approprierait un nouveau corps, plus jeune. Il y aurait comme toujours un temps d’adaptation. Il gardait un souvenir très précis de ces transitions, même si la dernière remontait à un temps très lointain. Le simple fait d’y penser était à l’origine de démangeaisons dans ses mains arthritiques. Une surexcitation qui fit flamboyer ce qui constituait son essence. Le feu était l’élément primordial dont étaient issus tous ses semblables, et vers lequel il retournerait un jour. Chaque chose en son temps. Mieux valait éviter d’y penser pour l’instant, il en avait conscience. Après avoir ressenti le coup d’aiguillon de l’impatience, il lui était difficile de museler ses tendances infernales, l’esprit du chaos obscur et destructeur caractérisant sa véritable nature, une chose captive de cette chair et de ces os par pure nécessité. C’était en ces instants de surexcitation que son odeur corporelle était la plus fétide, ces relents propres à son espèce, cette puanteur de chairs calcinées. En proie à la fébrilité de l’attente, son sang se répandait dans ses yeux pour les teinter de rouge. Il s’imposa de se calmer. Il ne devait pas se trahir, pas au cours d’une mission d’une telle importance. Il ne fallait surtout pas qu’on puisse voir en lui autre chose qu’un responsable religieux d’une grande piété. Il se pencha en avant quand la voiture s’arrêta en bringuebalant, puis il se rassit contre le dossier capitonné de la banquette en veillant à garder une respiration superficielle. La porte s’ouvrit et une clarté aveuglante se répandit à l’intérieur de l’habitacle obscur, en même temps qu’une onde de chaleur. « Nous voici rendus à Keltar’sid, Votre Grâce. Le Bénisseur de Sorbold a envoyé un régiment vous accueillir avec tous les honneurs. » Il cilla pendant que ses yeux s’adaptaient à l’éclat du soleil. Keltar’sid était la capitale septentrionale de Sorbold, le terrain de rassemblement des armées sorboldiennes en garnison dans les marches nord et ouest des Dents. Il s’agissait d’une cité-état militarisée, un lieu que s’efforçaient d’éviter ceux qui ne voyageaient pas sous l’égide d’une religion établie ou d’une secte. L’endroit rêvé, pour lui. « Comme c’est aimable », dit-il. La voix d’érudit propre à son hôte humain était douce à ses oreilles. Celle de démon qui s’exprimait en lui était si sèche qu’elle lui faisait penser à des crépitements de flammes menaçantes. « Exprimez-lui ma gratitude, pendant que je descends. » Il sourit et repoussa d’un geste les mains qui se tendaient pour l’aider ; malgré son grand âge, son corps était toujours valide et débordant de vigueur juvénile. Il dut abriter ses yeux de l’éclat du soleil. Si le feu constituait son essence vitale, il s’agissait d’un feu sombre, un élément primordial aussi noir que la mort, et non éblouissant et joyeux comme celui du monde d’En-Haut. Il pouvait supporter la clarté du soleil, mais il ne l’appréciait pas pour autant. Dix gardes sorboldiens restaient au garde-à-vous à distance respectueuse, leurs faces basanées figées en masques de concentration sinistre. Il leur adressa un sourire bienveillant puis leva la main en geste de bénédiction. Il faisait son possible pour paraître nonchalant. N’était-ce pas, en fin de compte, pour eux qu’il était venu jusque-là ? Il murmura les paroles de séduction, le chant inaudible qui soumettrait tous ces hommes à sa volonté… à titre temporaire. Un charme à l’efficacité plus durable eût nécessité un contact oculaire prolongé, une interaction plus directe qu’il n’était de rigueur entre un saint homme en visite et des militaires venus lui rendre les honneurs. Pour envoûter quelqu’un de façon permanente, il était indispensable de disposer d’un peu de son sang alors qu’aucun de ces individus ne semblait avoir de plaies requérant la bénédiction d’un guérisseur. Tant pis ! Un vent tiède lui ramena le filet invisible qu’il avait jeté sur ses nouveaux serviteurs. Il en saisit les mailles d’un geste discret qu’un tiers eût attribué à une autre bénédiction. Le charme de servitude se consumait désormais dans les yeux de chacun d’eux, un miroitement de flammes noires attisées par ses prières, et il sourit une fois de plus. C’était, après tout, l’unique but de ce déplacement long et pénible. Tout ce qu’il obtiendrait en plus pendant cette visite à Sorbold serait en prime. Il venait d’obtenir ce qu’il désirait. Un chef de détachement approchait, suivi par les porteurs d’un dais de tissu blanc – les produits des filatures de Sorbold étaient réputés dans le monde entier – et un aide de camp tenait un plateau sur lequel se trouvaient une carafe d’eau et un verre. Le militaire s’inclina bien bas. « Soyez le bienvenu, Votre Grâce. » Il adressa un geste aux hommes qui l’accompagnaient et ils déplacèrent aussitôt le dais pour protéger du soleil le saint homme, qui ne put s’empêcher de sourire pendant que ses yeux bleus qui n’étaient plus injectés de sang paraissaient pétiller. Il accepta le verre d’eau qu’il but avec reconnaissance puis reposa sur le plateau. L’aide de camp recula de quelques pas pour dégager le passage, tout en restant assez près du visiteur pour pouvoir satisfaire immédiatement tous ses désirs. « Je crains d’être porteur d’une triste nouvelle, déclara le chef de détachement d’une voix hachée. — Oh ? — Sa Grâce, le Bénisseur de Sorbold, a été retenu au chevet de Sa Sérénité, l’Impératrice douairière. Le bénédicte m’a chargé de vous présenter ses plus plates excuses et de vous escorter jusqu’à la basilique du Mont Nocturne, qu’il regagnera dès que l’Impératrice pourra se passer de lui. Il m’a par ailleurs chargé de pourvoir à tous vos besoins et à ceux de votre suite. » Les reflets dans les yeux noirs du militaire traduisaient tant de nervosité que le saint homme manqua en rire. Les Sorboldiens n’étaient pas plus accoutumés aux usages de la cour qu’à l’étiquette religieuse, ne serait-ce que parce que de tels concepts étaient étrangers à leur culture. Ces individus étaient rudes et directs, et le chef de ce détachement avait dû consacrer de longues heures à l’étude des bonnes manières pour s’adresser ainsi à lui, et encore manquait-il singulièrement d’assurance. « Vous êtes bien aimable, mais je crains que ce soit impossible. Ma visite sera nécessairement très brève, car je suis attendu sur mes terres. Le solstice d’hiver approche et j’ai la ferme intention d’assister au carnaval en Navarne. — Il vous prie de pardonner tous ces désagréments, balbutia le soldat. Je vous saurais gré de me dire en quoi je puis vous être utile. Je suis à votre entière disposition, Votre Grâce. » Les yeux de l’homme reflétaient la clarté filtrée par le dais. « Ah, vraiment ? Comme c’est aimable à vous. Comment vous appelez-vous, mon fils ? — Mildiv Jephaston, responsable de la Troisième Colonne occidentale, Votre Grâce. — Eh bien, Mildiv Jephaston, savoir que vous vous tenez à ma disposition me comble et je ne manquerai pas de vous prendre au mot si besoin est, mais je n’ai pour l’instant besoin que d’une escorte pour regagner la frontière qui sépare Sorbold de Roland. — Vos désirs sont des ordres, Votre Grâce. Même si le bénédicte sera profondément dépité de vous avoir raté. — Croyez bien que je le regrette, Mildiv Jephaston. » Il tapota l’épaule du militaire de façon compatissante puis le bénit ainsi qu’il l’avait fait avec ses troupes. Et il put voir le miroitement microscopique du feu noir dans des centaines d’yeux aussi sombres, car tous les individus ayant fait vœu d’obéissance à ce responsable de colonne étaient soumis au même charme que lui. Les nombreux liens hiérarchiques faisaient des armées des cibles idéales pour les envoûtements… il suffisait d’ensorceler le plus haut gradé pour que tous les officiers, sous-officiers et hommes se soumettent eux aussi. Ah, la loyauté est une chose merveilleuse, un piège d’acier qu’il est facile de manipuler… même s’il n’est pas aisé d’en venir à bout lorsqu’elle n’est pas librement consentie ! « Il avait espéré vous faire visiter la basilique du Mont Nocturne, ajouta le soldat qui déglutit péniblement. Il savait que vous ne la connaissiez pas. » Son intonation révélait le fond de sa pensée. La proposition du bénédicte de l’inviter dans le plus secret des temples des éléments, Terreanfor, un mot cymrien signifiant Seigneur Dieu, roi de la Terre, la basilique de la Pierre Vivante, était un honneur rarement accordé. Dissimulée dans les profondeurs du Mont Nocturne, lieu de ténèbres absolues dans un royaume où le soleil était omniprésent, cette basilique était incontestablement le lieu saint le plus chargé de mysticisme, un endroit où la Terre avait constamment résidé depuis la Création. Que le visiteur eût refusé de s’y rendre, même avec autant de courtoisie, laissait le Sorboldien sans voix. Il retint un autre rire. Pauvres sots ! pensa-t-il avec mépris. L’offre généreuse de votre nation sera maudite, ainsi que vous le découvrirez bientôt. Il n’aurait pu visiter ce temple même s’il l’avait désiré, car la basilique avait été érigée sur un sol consacré… Où aucun de ses semblables n’aurait pu s’aventurer. « Je suis navré de ne pouvoir accepter l’offre du Bénisseur », répéta-t-il en adressant un signe de tête à ses propres gardes qui se détournèrent vers leurs véhicules et leurs montures, pour s’apprêter à repartir. « Le Mont Nocturne se trouve à plusieurs jours de route vers le sud, je crois. M’y rendre me retarderait trop. Je vous remercie encore, mais je dois décliner cette invitation. Je compte néanmoins sur vous pour transmettre tous mes vœux au bénédicte, et mes souhaits de prompt rétablissement à Sa Sérénité. » Il se détourna et se dirigea d’un pas rapide vers l’ombre reposante de sa voiture. Les soldats sorboldiens le suivirent des yeux et virent avec consternation son valet de pied refermer la portière du véhicule, qui repartit et disparut sans perdre de temps. Le grand dais de toile qui l’avait abrité un moment plus tôt pendait mollement dans l’air stagnant, tel un drapeau blanc symbole de reddition. 3 Haguefort, province de Navarne LE CARNAVAL D’HIVER ÉTAIT UNE TRADITION, en Navarne. Organisé pour célébrer le solstice, il coïncidait avec les fêtes tant de la religion de Sepulvarta que de l’ordre des Filids, ces prêtres naturalistes du Cercle de Gwynwood. Le duc de cette province, le seigneur Stephen Navarne, était un fidèle de la première foi et un ami apprécié de la seconde, et la population de cette province qui comptait pratiquement autant de patriciens que de Filids suivait son exemple et oubliait toute divergence et rivalité religieuse pour célébrer dans la joie la venue des frimas. Les premières années, ces festivités s’étaient étendues à perte de vue sur les vastes terres vallonnées de Navarne. Haguefort, château du seigneur Stephen et lieu des célébrations, occupait le haut d’une pente modérée à l’orée ouest de la forêt, avec une vue panoramique sur les fermes et les prairies qui se poursuivaient à l’infini dans les trois autres directions. Certaines provinces de Roland, plus particulièrement Canderre, Bethany, Avonderre et même la lointaine Bethe Corbair, avaient depuis longtemps renoncé à célébrer indépendamment le solstice pour combiner leurs réjouissances avec celles du seigneur Stephen, en grande partie parce que nul ne pouvait le surpasser en tant que bon vivant. Pendant vingt ans, le duc, dont la lointaine lignée cymrienne lui permettait de bénéficier de la vigueur exceptionnelle propre aux réfugiés venus de Serendair, avait ouvert ses terres dès les premiers froids en annonçant les épreuves et récompenses prévues pour l’année en cours à grand renfort de trompettes, et en organisant une mise en scène fastueuse devenue rare à cette époque. La Grande Guerre Cymrienne avait porté le coup de grâce à la pompe du temps de la construction et des lumières, pour ne laisser derrière elle qu’une société terne et sans joie d’individus trop occupés à survivre et rebâtir ce qui avait été détruit. Les fêtes du seigneur Stephen étaient les seules exceptions à cette morosité générale. Comme son père avant lui, Stephen était conscient de la nécessité d’égayer par une célébration séculaire traditionnelle les vies rudes des paysans de son duché. S’il veillait à assurer la sécurité de leurs terres et de leurs vies, il considérait qu’entretenir leur moral eût probablement permis d’éviter bon nombre des soulèvements qui avaient endeuillé cette contrée. Il veillait à ce qu’il y eût chaque année une épreuve inédite : une chasse au trésor, une joute poétique, une course à pied avec handicap, le tout étant complété par des compétitions sportives et jeux de hasard traditionnels, des concours de chant – il était un mécène qui encourageait cet art –, de récitation et de danse, des courses de luge, des sculptures sur neige et des spectacles de magie s’achevant par un grand feu de joie qui réchauffait la nuit hivernale en projetant vers le ciel suffisamment d’étincelles pour concurrencer les étoiles. Il n’était donc guère étonnant que même des ressortissants de Yarim et de Sorbold, respectivement la plus orientale des provinces de Roland et la nation montagneuse et désertique située à l’extrême sud, effectuent un aussi long voyage jusqu’à sa province centrale afin d’assister à ces réjouissances carnavalesques… ce qui s’appliquait également à de nombreux Lirins de Tyrian. Tout au moins avaient-ils été nombreux jusqu’à une période récente, car les actes de violence et les atrocités incompréhensibles commises depuis peu avaient réduit le nombre de participants. Se déplacer à l’intérieur des terres se révélait en effet de plus en plus risqué. Plus les dangers croissaient, plus ces festivités perdaient leur caractère continental pour devenir purement locales. Pour le seigneur Stephen, la baisse de fréquentation attendue serait d’autant plus regrettable qu’il avait récemment terminé la construction d’un grand mur, un rempart protecteur plus haut que deux hommes et tout aussi épais destiné à enclore les terres royales d’Haguefort et d’une bonne partie des villages et des fermes des environs. Ce projet avait accaparé la plupart de ses instants de veille depuis deux ans, mais il estimait de telles fortifications indispensables pour garantir tant la sécurité de ses sujets que celle de ses enfants. Debout sur le balcon de sa grande bibliothèque, Stephen étudiait avec consternation la frontière matérielle qu’il avait fait ériger. La vue autrefois magnifique était désormais condamnée par cette horrible structure aux tours de guet et aux créneaux sévères qui balafrait les vastes pâturages. Au lieu d’être cerné d’immenses étendues enneigées, son château était délimité par cette masse disgracieuse. Il avait naturellement su ce qui en résulterait, lorsqu’il avait décidé d’entreprendre ces travaux, mais le savoir était une chose et l’avoir sous les yeux en était une autre, conclut-il tristement. Les festivités hivernales devaient s’adapter à l’évolution de la situation en Roland et sur les terres avoisinantes, la sinistre constatation que cette violence inexplicable et imprévisible prenait de plus en plus d’ampleur. La folie de tout ceci n’avait pas dévasté que le paysage ; elle avait également bouleversé sa vie en le privant de sa jeune épouse, de son meilleur ami Gwydion de Manosse, d’un grand nombre de ses sujets et de toute sensation de bien-être. Il y avait désormais cinq ans que Stephen n’avait pas bénéficié d’une véritable nuit de sommeil réparateur. Vivre était bien plus facile le jour, car d’innombrables tâches sollicitaient son attention et il consacrait une partie de son temps à son fils et sa fille. Ses enfants apportaient à sa vie une joie authentique, aussi indispensable pour lui que l’air ou la clarté du soleil. Être joyeux réclamait de sa part bien moins d’efforts qu’au cours des mois ayant suivi la mort de Lydia. Il n’y avait plus que la nuit où il se sentait profondément abattu, pendant de longues heures après qu’il eut bordé ses enfants sous leurs couettes garnies de plumes d’eider, pendant qu’il attendait au chevet de Melisande qu’elle s’endorme, ou occupé à répondre aux questions que Gwydion lui posait dans les ténèbres tant sur les choses de la vie que sur le fait d’être un adulte. Un flot de paroles qui finissait par se tarir, pour être remplacé par les bruits d’une respiration régulière et son odeur sucrée de petit garçon qui se chargeait de sel comme il se rapprochait de la puberté. Stephen adorait ces instants où le sommeil s’emparait de son fils pour l’emmener vivre de folles aventures, après quoi il se levait à contrecœur et se penchait pour déposer un baiser sur le front de Gwydion, parfaitement conscient que lui manifester ainsi son affection deviendrait sous peu impossible. Une profonde mélancolie l’envahissait pendant qu’il se dirigeait vers ses appartements, la chambre ou lui et Lydia avaient dormi, fait l’amour, échafaudé des projets et connu le bonheur. Gerald Owen, son chambellan, avait proposé de lui aménager une autre des nombreuses chambres d’Haguefort, après la sanglante embuscade qui l’avait privé de Lydia, mais Stephen avait décliné cette proposition avec la courtoisie qui le caractérisait. Owen ne pouvait avoir conscience de l’incongruité de sa proposition. Il ne comprendrait jamais que Lydia était toujours présente en ce lieu, dans les rideaux damasquinés des fenêtres ou du baldaquin, dans le miroir placé à côté de la coiffeuse, dans la brosse en argent qui y était posée. C’était tout ce qui subsistait d’elle, désormais, avec ses souvenirs et leurs enfants. Il restait allongé là, nuit après nuit, dans ce lit, sous ce baldaquin, à écouter les voix des spectres jusqu’au moment où un sommeil agité finissait par le terrasser. Les portes de la bibliothèque s’ouvrirent et des voix enfantines s’amplifièrent dans son dos. Melisande, qui avait eu six ans le premier jour du printemps, courut vers lui et referma ses bras autour de sa jambe avant de déposer un baiser sur sa joue lorsqu’il la souleva. « De la neige, père ! De la neige ! piailla-t-elle gaiement. — Tu t’es roulée dedans, ma parole ! » s’exclama Stephen qui feignit de tressaillir en arborant un large sourire, avant d’épousseter la poudre blanche glaciale qui saupoudrait son justaucorps. Il posa sa fille puis prit Gwydion par l’épaule. Melisande hocha la tête, surexcitée, avant de faire une grimace réprobatrice et de désigner du doigt le mur qui les cernait. « Que c’est donc laid ! — Le paysage laissera plus encore à désirer quand le peuple construira ses maisons à l’intérieur de cette enceinte, surenchérit Stephen en attirant Gwydion vers lui. Mais profitez de ces instants de calme, mes enfants. Quand les festivités débuteront, c’est une véritable ville qui se dressera à cet emplacement. — Pourquoi, père ? Pourquoi ces gens quitteraient-ils leurs terres pour venir s’installer derrière ce mur ? — Pour y être en sécurité », expliqua avec gravité Gwydion. Il fit glisser son pouce et son index sur son menton encore imberbe, exactement comme le faisait son père lorsqu’il réfléchissait. « Pour se placer sous la protection de leur seigneur. — Ce ne sera pas catastrophique, Melisande », affirma Stephen en ébouriffant les boucles dorées de la petite fille. Et il sourit en la voyant retrouver son animation coutumière. « Il y aura ici bien plus d’enfants avec lesquels tu pourras jouer. — Hourra ! » s’écria-t-elle, avant d’extérioriser sa joie en esquissant quelques pas de danse sur la pellicule de neige saupoudrant le balcon. Stephen salua de la tête la gouvernante qui apparaissait entre les doubles portes. « Il te faudra néanmoins patienter quelques jours, mon rayon de soleil. Quand la foire d’hiver débutera, il y aura tant de bannières et d’étendards multicolores que tu croiras voir de partout des arcs-en-ciel. File, à présent. Rosella t’attend. » Il comprima une fois de plus l’épaule de son fils et embrassa sa fille qui partit à toutes jambes, avant que ses pensées ne se reportent sur l’écoulement inexorable du temps. 4 Yarim Paar, province de Yarim Au pied de l’Entudenin CONTRAIREMENT AUX CAPITALES DE BETHANY, Bethe Corbair, Navarne et autres provinces de Roland, la cité de Yarim n’avait pas été fondée par des Cymriens. Elle était bien plus ancienne. Yarim Paar, le second mot signifiant campement dans le langage des peuples indigènes du continent, avait été bâti au centre de la vaste cuvette poussiéreuse qui occupait la quasi-totalité du centre de la province, cernée par les vents secs des pics des Dents du nord à l’est et la glace de l’Hintervold au nord. Plus loin à l’ouest, à proximité de Canderre et de Bethany, les terres redevenaient fertiles, mais la majeure partie de Yarim était un désert aride où seuls quelques buissons réussissaient à pousser dans l’argile rouge, cuite tant par le soleil que par le froid. Les contrées voisines, les terres qui se dissimulaient à l’est des Dents, étaient fécondes et boisées, comme si les montagnes s’étaient tendues vers le ciel pour essorer les nuages épars qui osaient s’aventurer près de leurs cimes. Les vents d’ouest qui parcouraient le continent apportaient l’humidité de la mer en guise de présent, offrant aux royaumes côtiers de Gwynwood et de Tyrian, ainsi qu’aux provinces proches de l’intérieur des terres, des manteaux de forêts et des robes de prairies verdoyantes. Le temps d’atteindre Yarim, cependant, ces vents n’avaient plus grand-chose à offrir ; les nuages avaient en cours de route prodigué leurs bienfaits à leurs enfants les plus favorisés, et il était fréquent que seule de la poussière puisse être récoltée en Yarim. Fut un temps, un affluent du Tar’afel descendait des glaciers du désert gelé de l’Hintervold pour se joindre à ce que les premiers colons avaient appelé l’Erim Rus, la Rivière de Sang qui devait sa couleur à des dépôts de minéraux des montagnes. C’était au confluent de ces deux cours d’eau qu’avait été posée la première pierre du village de Yarim Paar. Ce lieu excepté, cette région avait eu tout d’un désert inexploitable pour les premiers habitants de ce continent, alors que rien n’aurait pu être plus faux. Un roi dont le nom avait depuis longtemps sombré dans l’oubli avait avec mépris qualifié les terres de Yarim de pot de chambre du pays des glaces et des montagnes orientales. Il avait, sans s’en douter, fait montre d’une grande perspicacité. Son emplacement le long de la ligne de partage continentale faisait de Yarim un abondant dépôt de minéraux et, plus important encore, de sel. Des filons de manganèse et de fer se dissimulaient sous la croûte rébarbative des contreforts est des montagnes, avec plus à l’ouest un énorme dépôt de sel. Pour couronner le tout, comme si ces trésors enfouis n’avaient pas suffi pour considérer ce secteur béni des dieux, les steppes venteuses étaient piquetées de grands dépôts d’opales aux mille couleurs, tels des arcs-en-ciel gelés extraits du sol. Le nom d’un de ces sites d’extraction, Zbekaglou, signifiait dans la langue indigène le Bout de l’Arc-en-ciel, autrement dit le point où les couleurs célestes venaient affleurer le monde. Des montagnes orientales de Yarim étaient extraite une abondance de manganèse et de cuivre, de fer et de rysine, un métal bleuâtre très prisé par les Nains ; les vastes étendues occidentales de cette province fournissaient le sel apprécié de tous, directement pompé dans un océan souterrain peu profond de sel et de potasse avant d’être répandu sur de vastes lits de roche où le soleil se chargeait d’éliminer l’eau par évaporation, pour ne laisser subsister que le précieux conservateur ; et ses steppes du centre-est regorgeaient de gemmes à la valeur inestimable. On ne trouvait à Yarim Paar aucun filon de minerai digne d’être cité, pas la moindre poche de sel ou un seul arpent de terre fertile. Il s’agissait d’un désert dénudé d’argile rouge craquelée. Mais c’était ce secteur si pauvre de Yarim qui permettait à cette province de prospérer, car Yarim Paar avait reçu du Créateur ce qui faisait défaut partout ailleurs… l’eau. Plus encore que le confluent de l’Erim Rus et du Tar’afel qui s’y retrouvaient, une eau inestimable dans une contrée aussi aride, on possédait à Yarim Paar l’Entudenin, une merveille dont le nom était souvent traduit par la source. Mais la plupart des gens s’y référaient en parlant de la Fontaine, ou tout simplement du Prodige… Les habitants de Yarim avaient peu de sites naturels à admirer et ils n’étaient pas avares de termes flatteurs pour la seule qu’ils avaient à leur disposition… mais la traduction la plus littérale de ce terme eût été l’Aorte. À l’époque où il avait reçu son nom, l’Entudenin était un petit geyser qui jaillissait d’un obélisque de minéraux accumulés au fil des siècles en strates de plus en plus épaisses. À son point culminant, cette concrétion était deux fois plus grande qu’un homme, peut-être même que Grunthor, et aussi large qu’un double attelage de bœufs à sa base, pour se réduire en cône tronqué en biseau au niveau de l’ouverture. Même sans son présent miraculeux – cette abondance d’eau au milieu d’un désert –, l’Entudenin eût suscité l’admiration rien que par son aspect. Les minéraux dissous puis solidifiés de cet obélisque étaient innombrables, et ils l’avaient paré d’une palette de couleurs magnifiques : nuances vermillon et rose, brun-roux soutenu et azur, jaune sulfureux et larges bandes marron qui venaient titiller l’argile rouge sableuse sur laquelle se dressait ce geyser. Il s’agissait d’un bloc minéral qui miroitait sous la lumière du jour, avec des effets comparables à celui d’un glaçage sur des massepains. Contrairement à l’eau des sources chaudes censées avoir jailli au cœur de la cité mythique de Kurimah Milani – cet ancien centre culturel érigé à la bordure du désert qui avait, à en croire les légendes, disparu dans le sable sans laisser la moindre trace –, celle de l’Entudenin était fraîche et limpide, bien que lourdement chargée en sédiments. La légende de Kurimah Milani précisait que ces sources chaudes accordaient à ceux qui avaient les moyens de s’y baigner, ou de boire leur eau, des pouvoirs de guérison ou autres sans doute attribuables à la bouillie riche en minéraux qu’elles contenaient. Les habitants de Yarim Paar ne convoitaient pas ces vertus curatives… ils se contentaient de l’eau fraîche et porteuse de vie qui jaillissait de l’Entudenin. La découverte de ce merveilleux geyser au milieu de nulle part avait été à l’origine de la construction d’un avant-poste devenu par la suite un comptoir, puis un village, un bourg et finalement une ville. La présence de l’eau avait été à l’origine d’autres constructions, tant à des fins pratiques qu’ostentatoires. Grands jardins suspendus, élégantes fontaines et musées statuaires extérieurs agrémentés de bassins aux multiples reflets avaient métamorphosé ce fouillis fait de bric et de broc en joyau architectural luxuriant en plein cœur du désert. Après quelques siècles, l’Entudenin fournissait non seulement l’eau nécessaire à l’entretien de cette magnifique capitale mais aussi à toutes les autres villes, villages, avant-postes et camps miniers du pays. Les cycles de la Roche Fontaine étaient plus ou moins calqués sur ceux lunaires. Ils débutaient par une explosion de fureur et l’eau jaillissait du geyser pour grimper vers le ciel en aspergeant le sol assoiffé. Le bruit accompagnant cette éruption passait d’un grondement bas à un cri de triomphe comme le torrent émergeait des ténèbres des profondeurs de la Terre pour monter se disperser dans l’air et la lumière. Pendant une semaine complète, l’eau coulait à flots. Le premier jour, dit de l’Éveil, les habitants se réunissaient autour de l’Entudenin pour adresser une prière de remerciement au Tout-Dieu mais ils s’abstenaient de boire ou de recueillir cette manne liquide. En partie par abstinence sacrificielle mais aussi par bon sens car la pression était comparable à celle de rapides déchaînés, plus que suffisante pour briser les reins d’un homme. Le lendemain, le jet s’était réduit. Selon les légendes, l’attitude de la Source était variable, passant de la colère à la placidité. Une fois qu’elle s’était apaisée, les habitants de Yarim Paar ainsi que leurs voisins s’empressaient de venir recueillir l’eau, pour la stocker dans des citernes allant de l’immense bassin aménagé à la base de l’obélisque aux petites cruches que les enfants emportaient sur leur tête. Le jet qui emplissait l’air sur le pourtour du geyser tombait toujours en pluie sur une vaste étendue servant de bain public. La semaine d’Abondance était suivie par la semaine de Repos. L’Entudenin passait de son exubérance à une aspersion plus posée, un flux bouillonnant. Les personnes qui avaient fait des projets à plus long terme et pouvaient par conséquent se permettre d’attendre la deuxième semaine pour se réapprovisionner avaient tout lieu de s’en féliciter car l’eau était alors plus douce, débarrassée de l’amertume des minéraux qui s’y accumulaient pendant la période de sommeil. La troisième semaine, dite de la Perte, le débit de l’Entudenin se réduisait à un ruisselet. Pendant cette période, seuls ceux qui avaient un grand malade dans leur foyer étaient autorisés à aller chercher de l’eau à la Roche Fontaine. Contrairement à ce qui se passait au début, tout prélèvement s’effectuait avec révérence et humilité, et pour un coût considérable sous forme de nourriture ou de sommes d’argent remises aux prêtresses chargées de veiller sur l’Entudenin. Puis même ce ruisseau finissait par se tarir. Plus une seule goutte ne coulait de la Roche Fontaine et pendant cette semaine, celle du Sommeil, de l’appréhension teintée d’angoisse se répandait dans tout Yarim Paar. Les cycles du geyser avaient été réguliers aussi loin que remontaient les souvenirs des hommes, mais tous redoutaient inconsciemment que chaque cycle ne soit le dernier, et si nul n’eût redouté que le soleil ou la lune cessent de respecter les cycles que le Tout-Dieu leur avait imposés, tous craignaient que l’Entudenin pût changer soudainement d’avis et abandonner ses enfants à la poussière du désert à la première offense. L’entretien de la Fontaine avait été confié au clan des Shanouins, d’anciens nomades censés être originaires de Kurimah Milani. Les prêtresses de l’eau shanouines bénéficiaient du statut social le plus élevé de tout Yarim, uniquement surpassé par celui du duc et du bénédicte commun pour Yarim et la province voisine de Canderre. Et, parce que le cycle de l’Entudenin était mensuel, on lui attribuait une personnalité féminine et seules les femmes shanouines étaient autorisées à nettoyer et entretenir l’obélisque pendant sa période de repos, ainsi qu’à réguler l’accès des citadins à la Source. Hommes et enfants du clan se chargeaient de construire et entretenir les bassins, ainsi que de livrer l’eau aux maisonnées les plus importantes. Le charretier shanouin qui apportait de l’eau au duc avait par exemple une position plus prestigieuse que celle du chambellan royal. Au fil des siècles, alors que l’Erim Rus était contaminé par la Fièvre Rouge et que l’affluent du Tar’afel se tarissait, l’Entudenin restait toujours aussi vigoureux et régulier pour alimenter ce royaume asséché en élixir de vie, pendant vingt jours par cycle lunaire. L’irrigation des jardins verdoyants de Yarim Paar avait été réduite pour qu’une partie de l’eau de la Source soit déviée vers les villes et villages des alentours, ainsi que les campements des extracteurs d’opale et des mineurs. Le paradis qu’était devenu Yarim Paar s’était changé en ville plus posée, plus sensée, et la jeune épouse à la beauté ensorcelante s’était métamorphosée en belle matrone. Il en avait été ainsi mois après mois, année après année, siècle après siècle, pendant des millénaires jusqu’au jour où l’Entudenin s’était endormi pour ne plus se réveiller. Les Shanouins avaient demandé à la population de garder son calme. Les cycles de la Source n’avaient jamais été d’une régularité absolue, même si nul être vivant ne pouvait se souvenir d’un retard de plus de trois jours. À la fin du quatrième, puis du cinquième jour, un messager ailé fut envoyé au Bénisseur de Canderre-Yarim pour le prier de quitter sa basilique de Bethany et venir à Yarim Paar, dans l’espoir que la sagesse divine du Patriarche lui permettrait de déterminer les causes de ce brusque silence de l’Entudenin, et si possible de réparer les torts dont il avait souffert. Le bénédicte était venu en toute hâte sur son étalon du désert, accompagné par seulement huit gardes au lieu de voyager comme à l’accoutumée dans une caravane royale bien plus lente. À son arrivée de Bethany, la Fontaine était tarie depuis dix jours et la consternation générale se changeait en panique, non seulement à Yarim Paar mais dans tous les avant-postes et toutes les agglomérations de Yarim, car la totalité de la population dépendait de l’Entudenin pour s’approvisionner en eau. Une panique qui contamina rapidement les autres provinces de Roland, car de nombreux ducs avaient des biens et des intérêts financiers en Yarim. Constatant que les prières du Patriarche ne permettaient pas de réveiller la Source, la plupart des gens rejetèrent les rites monothéistes de Sepulvarta, le Patriarche et ses bénédictes pour revenir au polythéisme de leurs ancêtres. Des sacrifices tant publics que privés, tant bénins que sanglants, furent offerts à la déesse de la Terre, au seigneur de la Mer, au dieu de l’Eau, à toutes les divinités possibles et imaginables qu’ils pensaient avoir pu offenser, dans l’espoir que celle concernée y serait sensible et lèverait la sanction de la soif. Des suppliques que les dieux ne durent pas entendre. Finalement, les coupables furent désignés. La rumeur voulant que les Shanouins soient responsables de ce malheur se propagea comme une traînée de poudre. Les prêtresses d’Entudenin avaient mécontenté la Source, la détournant de ce peuple. Les servantes de l’eau et tous les membres de leur clan durent fuir Yarim Paar de nuit, pendant que la population ramassait des buissons pour ériger un bûcher. Mais l’Entudenin ne se laissa pas amadouer par leur départ, la Source refusait toujours de rouvrir son cœur. Quand certains voulurent s’approprier des citernes presque vides et que des émeutes sanglantes éclatèrent, le duc reprit le contrôle de Yarim Paar dont la population sombra dans l’apathie en réfléchissant au moyen de survivre dans une contrée privée d’eau. Des puits furent creusés, sans grand enthousiasme, mais ces méthodes furent rapidement abandonnées. Faute d’avoir eu à exécuter de telles tâches, nul ne savait comment procéder. L’Entudenin les avait abreuvés avec la générosité d’une nourrice tout au long de leur existence, et – même s’ils avaient su comment s’y prendre pour forer ce sol aride – déterminer l’emplacement des sources eût équivalu à repérer un grain de blé donné dans un sac qui en contenait cinq boisseaux. L’eau de l’Entudenin avait pu se répandre si loin sous le sable que les forages requis pour la retrouver risquaient d’être aussi importants que si la Source était ressortie aux antipodes. Le duc finit par estimer que, même s’ils avaient pu mécontenter la Source, les Shanouins étaient les seuls détenteurs des connaissances se rapportant à l’eau dans un désert. Il envoya son armée chercher tous les membres de cette tribu et les ramener à Yarim, où ils se réunirent en conseil avec lui, les magistrats de Yarim Paar, les responsables des divers camps miniers et les représentants des autres cités. Lors de cette assemblée, le duc de Yarim promit aux Shanouins qu’ils reconquerraient leur libre citoyenneté et bénéficieraient de la protection de l’armée, s’ils trouvaient un moyen de faire resurgir l’eau de l’argile desséchée pour entretenir la vie dans les villes devenues inhabitables. Les Shanouins recouvrèrent progressivement un certain statut social, en établissant des forages qui permirent d’alimenter en eau la province de Yarim, même si l’abondance d’antan appartenait au passé. S’ils ne disposaient plus de l’Aorte pour faire monter la vie des profondeurs de la Terre, il subsistait bon nombre de veines proches de la surface dont les anciennes prêtresses de l’Entudenin pouvaient déterminer l’existence. Le travail était difficile et parfois infructueux, mais Yarim survécut à son apocalypse. La capitale de Yarim Paar, autrefois magnifique, s’étiola et se racornit sous la chaleur accablante qui la desséchait et la craquelait. Quant à l’Entudenin, il continuait de se dresser imperturbablement vers le ciel, désormais silencieux. Le grand bassin de marbre qui l’entourait finit par s’effriter. Cuit par le soleil, l’obélisque perdit son éclat et ses couleurs, pour devenir aussi sec et morne que l’argile constituant le reste de Yarim. Il recevait parfois la visite de pèlerins qui arrivaient d’au-delà du désert pour se placer à sa base, lever le regard sur la Roche Fontaine tarie et secouer la tête en songeant à l’incommensurable tristesse d’une telle perte ou en se disant que ses descriptions dithyrambiques étaient vraiment exagérées. Chaque soir, à la tombée de la nuit, quand le crépuscule disparaissait du ciel, quiconque contemplait cette vieille formation pouvait y discerner les vagues miroitements de l’or, une patine argentée de mica que la chaleur avait enchâssé pour l’éternité dans la roche noire fuselée qui désignait le chemin des étoiles. « Je parie qu’Ashe ne vous a pas conduite ici, lors de votre précédente visite ? — Non, pourquoi ? » Achmed levait les yeux sur la haute flèche qui les surplombait. « Ce phallus géant n’aurait fait qu’alimenter son sentiment d’infériorité, à mon avis parfaitement justifié. » Sous les voiles de la tenue de pèlerin qui dissimulaient son visage, Rhapsody sourit mais ne fit aucun commentaire. Elle se contenta d’attendre que les trois vieilles femmes drapées comme elle d’amples ghodins blancs terminent leurs prières et repartent. Puis elle se rapprocha de la formation géologique. L’Entudenin était moins grand qu’elle ne l’avait imaginé, et bien plus fuselé ; il s’en dégageait une impression de fragilité. Ils étaient en fait passés à deux reprises devant l’ancien geyser qui se dressait sur la place centrale de la ville, comme la statue d’un personnage mal aimé, pendant que des chars à bœufs et des caravanes de bétail le contournaient comme s’il n’existait pas. Les trois femmes qui venaient de s’éloigner au sein de la circulation très dense de Yarim Paar étaient les seules promeneuses à s’être intéressées à l’obélisque, ce matin-là. Les dépôts de sédiments minéraux qui l’avaient façonné s’étaient solidifiés en roche rouge très dure, piquetée et balafrée de trous et de sillons. Rhapsody lui trouvait une vague ressemblance avec un bras sectionné et amputé de sa main, planté en équilibre instable dans le sol. Elle parcourut des yeux la place animée avant de détourner le regard en voyant défiler un détachement de la cavalerie locale, des hommes reconnaissables à leur casque à cornes. Lorsqu’elle cessa d’entendre les bruits des sabots, elle put constater qu’Achmed était reparti vers le sud. « Qu’a-t-il pu arriver à cette eau ? Pourquoi l’Entudenin s’est-il tari ? — Me prenez-vous pour Manwyn parce que nous sommes dans sa ville ? s’enquit-il avec un petit sourire narquois. — Aucun risque. La Devineresse est bien plus aimable que vous. » Rhapsody frissonna en se remémorant le rire hideux de l’oracle, les piques lancées sans raison contre Ashe, ses sinistres prophéties. Je vois un enfant contre nature naître d’un acte contre nature. Méfiez-vous lors de l’accouchement, Rhapsody, car l’enfant vivra même si la femme est destinée à périr. Ashe s’était emporté en entendant les propos de sa tante. Lorsqu’il avait réclamé des explications, la réponse de Manwyn avait été encore plus énigmatique. Gwydion ap Llauron, ta mère est morte en te donnant le jour, mais la mère de tes enfants ne mourra pas en les mettant au monde. Il y avait eu autre chose, mais Rhapsody avait oublié quoi, comme si ce souvenir avait été effacé de son esprit. Elle cilla et vit les yeux vairons d’Achmed rivés aux siens. Elle secoua la tête pour se débarrasser de ce semblant de réminiscence. « Si je voulais demander à un Devin ce qui est arrivé à l’Entudenin, je m’adresserais à Anwyn, fit-elle. C’est elle qui voit le Passé. Et je n’y tiens pas, merci. Je préfère encore avoir affaire à vous, même si vous ne pouvez me fournir qu’un avis. Quelle injure a bien pu inciter le Rocher Fontaine à se tarir ? » Elle sut qu’il souriait, sous ses voiles. Il se tourna pour lever les yeux sur l’Entudenin. « L’offense d’une embolie provoquée par un caillot minéral ou de l’effondrement d’un boyau dans les entrailles de la Terre. — Il n’y aurait que cela ? — C’est probable. N’avez-vous jamais remarqué que lorsqu’il se produit une chose miraculeuse ou bénéfique nous l’attribuons systématiquement aux dieux, et que lorsqu’un événement funeste ou épouvantable nous en prive nous accusons aussitôt nos semblables ? N’est-il pas concevable que tout ce qui se passe, en bien comme en mal, soit simplement dû au hasard ? — C’est possible, répondit-elle avant de prendre son journal et d’en feuilleter les pages. Rhonwyn a dit que l’enfant se trouvait à Yarim Paar, sous l’Entudenin, n’est-ce pas ? » Achmed le confirma de la tête, sans quitter le geyser fossilisé du regard. « À vous entendre, arracher à cette Devineresse folle les noms, âges et emplacements de ces rejetons du démon a été une véritable torture. » Rhapsody gloussa. « Désolée. Il n’est pas facile d’obtenir des informations d’une personne qui oublie constamment qui vous êtes parce qu’elle ne peut voir que l’instant présent. À chaque battement de cœur, le Présent devient le Passé et elle ne sait plus ce qu’elle vient de dire… et je ne vous parlerai pas de la question posée par le visiteur. Et si vous estimez que la rencontre avec Rhonwyn a été pénible, félicitez-vous de ne pas avoir rencontré Manwyn. » Elle se pencha en avant et tenta de voir le temple croulant de l’oracle au-dessus des dômes des immeubles en piteux état, sans réussir à localiser son minaret. « La place de la Fontaine se trouve au centre exact de la ville. Estimez-vous qu’elle voulait dire au sud de cette place ? » Le roi firbolg haussa les épaules, tout en essayant de se concentrer. Les battements de cœur étaient désormais étouffés, engloutis par le bourdonnement de la circulation, le gémissement du vent dans les étroites ruelles, les marchandages des femmes, la cacophonie des colporteurs qui vantaient leurs marchandises au marché. S’ajoutait à tout cela l’effet de sourdine des voiles que tous ou presque portaient pour protéger tant leurs yeux que leur nez de la poussière du désert. Il avait toujours la poitrine endolorie, suite au choc provoqué par l’arythmie, la dissonance encaissée par son cœur quand le deuxième battement avait ricoché sur lui. Il comprenait ce que voulait dire Rhapsody en parlant des noms-chants, des chants du soi, comme d’une façon de communier avec la véritable identité d’une chose. Elle utilisait ses connaissances musicales à peu près comme il employait ses capacités de pisteur, en se verrouillant sur les vibrations propres à chaque personne. Il avait toujours su à quel point il était vulnérable, lorsqu’il calquait ses pulsations cardiaques sur celles d’un autre individu. Ce qui l’incitait à se demander si elle ne se rendait pas, elle aussi, vulnérable. Il pouvait toujours entendre les deux rythmes, dans le lointain. Il subsistait chez ces enfants une quantité si infinitésimale de sang de l’ancien monde qu’il n’aurait pas dû pouvoir l’entendre. Une des pulsations était plus faible et irrégulière que l’autre. « L’une d’elles – la première – provient de l’extrémité sud-est de la ville, déclara-t-il finalement. Quant à l’autre, elle pourrait me parvenir de n’importe où. » Rhapsody remonta son voile, avec nervosité. « Ça ne m’inspire pas tellement confiance. — Désolé. — Ne soyez pas irrité. Mais vos capacités de localisation sont notre unique espoir de les retrouver. » Achmed prit son coude et l’éloigna de la fontaine tarie. Il la guida vers le renfoncement d’une ruelle latérale, avant de se pencher vers son oreille après s’être assuré qu’ils étaient seuls. « Il y a longtemps que j’aurais dû vous expliquer ceci, fit-il d’une voix encore plus basse qu’un murmure. Vous n’avez pas conscience de la difficulté de ce que vous me demandez. » Sur l’île, j’ai pu localiser et suivre aisément le pouls de n’importe qui. Comme si je devais me déplacer dans une forêt qui m’est familière, il y avait des incertitudes, des dangers, mais je savais où ils se tapissaient, comment les affronter. Cela s’est évaporé depuis et, à l’exception des traces laissées par des individus également originaires de Serendair, je n’ai plus la possibilité de les suivre. Je peux calquer mon rythme cardiaque sur le vôtre, celui de Grunthor ou d’un nombre restreint de Cymriens de la Première Génération, mais c’est tout. » Ce fut d’une voix encore plus basse qu’il ajouta : « Chasser les démons a toujours été difficile et, comme vous le savez, je n’ai jamais asservi un F’dor véritable. C’est une association du don que m’accorde mon sang et des capacités raciales des Dhraciens qui peuvent – je dis bien qui peuvent – me permettre de le faire à présent, en supposant qu’il soit possible de filtrer le sang démoniaque qui coule dans les veines de ces enfants. » Chaque fois que le F’dor sort de sa crypte du Monde Souterrain et qu’il s’empare d’un premier hôte, il doit obligatoirement s’agir de quelqu’un sans défense, comme un enfant ou un malade, car il ne peut imposer ses volontés qu’à un esprit plus faible que le sien, et lorsqu’il se retrouve à l’air libre il manque singulièrement de vigueur. Le sang est souillé… peut-être ne s’agit-il que d’une seule goutte, mais il y a toujours un tel lien. Il en a besoin pour se fondre dans une entité vivante. Un sang qui devient celui du démon. Il reste en lui pendant qu’il se développe, même s’il se mélange et se dilue dans celui de tous ses nouveaux hôtes. » Le F’dor qui a engendré ces enfants était un esprit de l’ancien monde. Il a certainement possédé un grand nombre de personnes, en Serendair. Nous savons que la liste s’est encore allongée depuis qu’il est ici. » Il s’interrompit en entendant des rires, et ils tournèrent simultanément la tête vers un groupe d’enfants qui avaient dû les prendre pour deux amoureux venus se bécoter dans cette ruelle. Ces gosses les regardèrent un moment puis s’égaillèrent, intimidés par le regard d’Achmed, la seule partie visible de son visage. Il fronça les sourcils puis se pencha de nouveau vers Rhapsody. « Compte tenu de la puissance qui doit désormais être la sienne, l’unique goutte de son sang d’origine a dû être diluée dans celui de centaines de victimes, pour ne pas dire des milliers. Puis il a conçu le Rakshas et ajouté du sang de bêtes fauves à celui de son hôte humain. Le Rakshas a fécondé les mères de ces enfants, en poursuivant ce processus de dilution. » Ce qui me révèle sa présence dans le système circulatoire de ces enfants est l’équivalent d’une bouffée de parfum humée à une seule occasion. Vous me demandez de la chercher dans l’atmosphère qui flotte dans cette ville, au milieu d’une multitude d’odeurs diverses, et de retrouver la personne qui a mis ce parfum il y a un mois de cela. — Peut-être n’a-t-il pas pris de bain depuis, si ça peut nous aider », répondit Rhapsody avec désinvolture. Ses yeux verts pétillèrent, puis son expression redevint solennelle. « Vous me voyez désolée d’avoir placé un tel fardeau sur vos épaules. Qu’allons-nous faire ? » Achmed soupira et s’écarta pour se redresser. « Nous irons vers le sud-est, afin de découvrir ce dont il s’agit. Et si nous ne réussissons pas à localiser cet enfant, ou un autre, nous nous contenterons de ceux que nous dénicherons, même s’il s’agit seulement du nouveau-né qui doit venir au monde en Tyrian dans neuf semaines. Nous connaissons l’heure, la date et l’emplacement de cet événement. Tout ce dont j’ai besoin, c’est d’une petite quantité du sang de ce démon. — Vous abandonneriez tous les autres à la damnation ? Au Vide ? — En effet, répondit Achmed sans ciller. — Vous feriez une chose pareille ? — Sans la moindre hésitation. Venez, à présent. Nos chances de trouver ce qui nous intéresse s’amenuisent à chaque seconde. » Achmed présenta sa main gantée de cuir très fin à Rhapsody qui la prit, puis ils traversèrent la ruelle et disparurent dans les profondeurs de Yarim Paar. 5 Manufacture de céramique, Yarim Paar OMET N’AIMAIT GUÈRE LES NOUVEAUX APPRENTIS. En temps normal, il était tellement débordé qu’il n’aurait même pas remarqué celui-ci. À deux années de l’obtention du statut de compagnon dans la manufacture de céramique, le travail était ininterrompu et la vie sans sommeil. Il n’avait pas le temps d’avoir des opinions, des sentiments ou toute autre chose qui aurait pu le distraire, lui faire oublier de vérifier la température de la céramique en cours de cuisson ou de se lever toutes les deux heures pour alimenter les fours en tourbe, en charbon, en bouses sèches et, avec parcimonie, en bûches. L’argile rouge de Yarim ne permettait pas d’élever du bétail mais servait à fabriquer de merveilleuses céramiques. À son âge d’or, Yarim fournissait la plupart des drains et des dallages des grandes villes cymriennes, ainsi que les mosaïques et les carreaux destinés à les décorer. Yarim s’était également paré de ses plus belles réalisations, des magnifiques bassins proches du palais ducal aux parois du temple de l’Oracle. Et même à présent, à son déclin, dans la mesure où il y avait suffisamment d’eau pour une production limitée, Yarim exportait toujours tant du carrelage que des poteries. L’énorme manufacture était le bâtiment le plus important de la ville, sans compter bien entendu les diverses constructions gouvernementales et le temple de l’Oracle. Elle se dressait, en grande partie à l’abandon, dans les faubourgs sud-est de la ville, près de la large route interprovinciale. La fumée noire caustique des feux alimentés de jour comme de nuit flottait pesamment dans l’atmosphère, autour des bâtiments et dans les rues environnantes, et c’était pour cette raison qu’on ne trouvait ni immeubles ni maisons d’habitation dans son voisinage immédiat. Quand la mère d’Omet l’avait fait inscrire comme apprenti à la manufacture, elle savait parfaitement à quelle existence elle le condamnait. La propriétaire de la fabrique, une petite femme ayant du sang lirin et humain dans les veines et répondant au nom d’Esten, était connue de vue, de nom ou de réputation non seulement dans toute cette province mais également à l’ouest en Canderre et au sud à Bethe Corbair. La petite taille d’Esten était inversement proportionnelle à sa stature sociale ; officiellement propriétaire et directrice de la plus grande manufacture de céramique de Yarim, elle était surtout connue en tant que chef de la sanguinaire Guilde du Corbeau, une coterie de forgerons, assassins et brigands en tous genres qui imposaient leur loi sitôt la nuit tombée. Malgré sa réputation de femme impitoyable, Esten avait un visage angélique, des traits exotiques aux lignes anguleuses et de hautes pommettes sans doute attribuables à ses ancêtres lirins. Pour quiconque avait eu l’occasion de les voir, c’était un témoignage de son propre statut car la plupart des femmes de Yarim portaient le voile. En elle, l’élément le plus frappant étaient ses yeux, sombres et inquisiteurs comme ceux de l’oiseau auquel sa guilde avait emprunté son nom. Des yeux qui contenaient constamment des traces d’amusement, même lorsque la colère leur apportait son éclat et qu’ils devenaient plus intimidants que des pics à glace. Le jour où elle avait accepté de le prendre comme apprenti, Omet avait décidé d’éviter d’attirer son attention. Les quelques secondes pendant lesquelles elle l’avait dévisagé lui avaient fait craindre de mouiller son pantalon et le sol entre ses pieds. Que sa mère ne fût pas venue lui rendre une seule visite au cours des cinq années écoulées depuis ne l’avait aucunement surpris. Il avait la plupart du temps réussi à ne pas retenir l’attention de sa patronne. Elle passait chaque nouvelle lune s’assurer de l’avancement des travaux de forage, et il se débrouillait alors pour être occupé à nourrir les enfants esclaves ou alimenter les fours en combustible… ce qui éliminait tout risque de rencontre. Mais n’avait-il pas commis une erreur stratégique ? Depuis que Vincane avait été sorti du tunnel et promu apprenti, il s’était quant à lui efforcé de se mettre en valeur aux yeux d’Esten, d’attirer ses faveurs en employant une douzaine de méthodes si serviles qu’Omet en était écœuré. Toutes ces simagrées semblaient avoir tourné la tête de la patronne qui ne jurait plus que par Vincane et allait jusqu’à lui apporter des friandises, ébouriffer ses cheveux, rire et plaisanter avec lui. Il y avait dans les yeux de ce Vincane une chose menaçante et inquisitrice, comme dans les propres yeux d’Esten, ce qui lui avait servi pour atteindre cette position de favori. Mais Omet était moins ennuyé par son statut privilégié que par la cruauté qu’il affichait sans raison, parfois envers les autres apprentis mais principalement envers les jeunes esclaves. Ils ne les voyaient guère. De l’eau et de la nourriture étaient descendues dans le puits plusieurs fois chaque jour, en tant que récompense pour avoir extrait telle ou telle quantité d’argile. Cinquante seaux étaient remontés et un seau d’eau était descendu. Cent seaux d’argile étaient hissés et une caisse contenant de la nourriture était abaissée. Vers le haut et vers le bas, vers le haut et vers le bas. Telle était la vie d’un apprenti de cinquième année : décrocher le seau, le vider puis le renvoyer dans les profondeurs, attribuer à l’occasion un peu de pain et de bouillon aux enfants qui grouillaient comme des rats au bas du puits et dans la galerie qui s’en éloignait. Il devait entre-temps descendre des hottes de carrelage et de mortier, tout en continuant d’alimenter les fours, vérifier les grandes cuves de barbotine dans une chaleur étouffante, sonner la cloche pour attirer les compagnons de l’annexe où ils vivaient et travaillaient une fois leurs fournées prêtes. Vincane avait fait partie des esclaves jusqu’à une période récente. Un orphelin comme tous les autres, acheté ou volé les dieux savaient où. Il avait démontré posséder une énergie hors du commun en participant au forage et – plus remarquable encore – une endurance et une résistance à la douleur quasi inhumaines. Omet l’avait vu à une occasion plonger la main dans un four pour en retirer un panier de céramique crue, sans seulement ciller lorsqu’il avait refermé les doigts sur le métal porté au rouge. Cela, et une forte propension à trahir les secrets de ses camarades. Rapporter que les enfants avaient élargi le tunnel de quelques largeurs de main pour disposer d’un peu plus d’espace vital ou qu’ils avaient dissimulé une truelle endommagée au lieu de la rendre lui avait valu d’être apprécié par Esten et de pouvoir sortir du boyau souterrain pour devenir un apprenti. Tous avaient craint que les esclaves ne se dressent les uns contre les autres dans l’espoir d’obtenir une promotion comparable, et que le chaos qui en eût résulté n’interrompe l’avancement des travaux, mais Esten avait étouffé dans l’œuf toute velléité de ce genre. Les esclaves avaient droit à une sortie à l’air libre mensuelle, et elle leur avait annoncé que la moindre agitation déclencherait l’intervention immédiate de Vincane qui aurait alors tous pouvoirs. Les esclaves avaient terminé leur maigre repas dans un silence pesant, en proie à la terreur. Omet n’était pas bouleversé outre mesure par la triste situation de ces malheureux – sa propre existence n’avait rien de particulièrement enviable, après tout –, mais il était épouvanté par la cruauté gratuite de Vincane. Une caisse de nourriture pouvait être descendue dans le puits de mine, et deux douzaines de mains sales se tendaient alors pour constater qu’elle ne contenait que deux petits pains rassis et quelques bouts de ficelle provenant du service d’emballage. Il s’ensuivait immanquablement une rixe et les rires aigus de Vincane faisaient frissonner Omet en dépit de la chaleur irradiée par les fours. Chaque fois que Vincane était chargé de hisser la nacelle dans laquelle les foreurs prenaient place pour monter inhaler un peu d’air pur, la moitié d’entre eux étaient blessés. Ils heurtaient les parois carrelées du puits ou tombaient accidentellement et étaient piétinés. Cris d’angoisse et horions étaient fréquents, quand Vincane participait à la distribution des rations mensuelles. Il protestait naturellement de son innocence, avant de lancer des accusations pharisaïques, et Omet était choqué par la surexcitation visible sur ses traits lorsque l’enfant accusé à tort était roué de coups. Il était par ailleurs gêné d’être lui-même soumis à la tentation de pousser Vincane dans le puits, quand l’occasion s’en présentait. Ce misérable n’avait-il pas mis son sommeil à profit pour lui couper les cheveux, sans autre raison que lui jouer un mauvais tour ? Il s’était agité dans les affres de cauchemars pendant toute cette longue nuit, des visions de Vincane qui le surplombait armé d’un couteau, pour se réveiller au milieu de touffes de cheveux taillés n’importe comment et dessinant des andains sur sa tête. Omet avait envisagé de lui donner la correction qu’il méritait, avant d’estimer que, même s’il était victorieux, il s’attirerait les foudres d’Esten, ce qu’il ne pouvait se permettre. Il avait donc ravalé sa fureur et rasé les cheveux restants, pour découvrir en fin de compte que la chaleur des fours était ainsi plus supportable. Il n’avait vu Vincane commettre qu’un seul faux pas, le jour où – jugeant sans doute cela désopilant – il avait uriné dans le seau d’eau potable avant de le faire descendre. Il tournait le dos à la porte et n’avait pas vu Esten, arrivée plus tôt que de coutume pour sa tournée d’inspection mensuelle du tunnel. Gaspiller de l’eau était un crime, à Yarim Paar, et si Esten enfreignait chaque jour bon nombre de lois c’était une chose qu’elle ne pouvait tolérer de la part d’autres personnes. Elle s’était rapprochée par-derrière pour saisir les oreilles de Vincane et les tordre brutalement, manquant les lui arracher, avant de faire claquer ses paumes de chaque côté de sa tête désormais ensanglantée. Vincane avait assimilé la leçon et ne s’était jamais permis de recommencer, pas devant témoins à tout le moins, même s’il avait paru être totalement insensible à la souffrance. Même les choses qu’on pouvait au demeurant considérer positives à son sujet se révélaient mauvaises. Contrairement aux autres apprentis, Vincane n’avait aucune réticence à remonter les cadavres des enfants morts dans le tunnel, à les sortir de la nacelle et les porter jusqu’à la chaudière de l’aile de la manufacture où dormaient les compagnons. Esten avait décrété que la chaudière de leur secteur d’habitation servirait de four crématoire le triste jour où un enfant esclave avait effectué une tentative d’évasion pendant leur sortie mensuelle. Elle l’avait poussé dans le plus grand des fours principaux avant de faire claquer sa porte. La puanteur avait été supportable mais la céramique en cours de cuisson avait été affectée par son humidité corporelle et il avait fallu mettre six claies de carreaux au rebut. Depuis ce jour, Vincane n’avait plus utilisé que la chaudière de l’aile la plus éloignée pour incinérer les cadavres. Un jour où Omet était allé voir ce qui le retenait si longtemps, il avait vomi en découvrant à quels rites Vincane se livrait avant la crémation. Par chance, un seul membre de l’équipe actuelle était mort ces derniers temps ; ce groupe paraissait plus résistant que les précédents. Nul ne mentionnait le tunnel. Il était interdit, sous peine de mort, d’en parler hors de la manufacture. La production de céramique n’était en fait qu’une façade destinée à dissimuler les travaux de forage qui se poursuivaient à toute heure du jour et de la nuit. On trouvait dans le hall d’accueil de la manufacture une petite forge et quelques fours où étaient cuits les carrelages et les poteries vendus dans tout Yarim et Roland. Les apprentis de première et deuxième année y travaillaient, apprenant à préparer et mélanger la barbotine, ébavurer ce qui sortait des moules et retirer les palettes de ces fours moins importants. Le travail véritable était exécuté au-delà, derrière les doubles portes, dans l’atelier de cuisson où se situaient les fours et les cuves de plus grandes dimensions. Les apprentis de troisième, quatrième et cinquième année qui vivaient et travaillaient en ces lieux étaient chargés d’enfourner et faire cuire conduites et carrelages. Le travail artistique était effectué dans l’aile de la manufacture attribuée aux compagnons. Les apprentis de sixième et de septième année, ceux sur le point de devenir eux-mêmes des compagnons, consacraient leurs journées à terminer leur formation sous la houlette des maîtres de cet art, apprenant les subtilités du dessin architectural et de la peinture sur porcelaine. Pendant une brève période, au cours de sa quatrième année, Omet avait occupé un poste de surveillant des apprentis de première et deuxième année. Il avait rapidement assimilé ce qu’il y avait de plus important à retenir lorsqu’on devait superviser le travail de personnes d’un rang inférieur. Il suffisait de leur mener la vie dure. Il se l’était coulée douce, pendant ces quelques mois, et il entretenait l’espoir de retrouver l’indolence de la surveillance dès la fin de son apprentissage. Omet avait voulu apprendre ce métier par vocation, mais il avait à présent horreur de la céramique, des tâches ingrates du moulage, de l’ébarbage, de la cuisson, du transport, de l’argile rouge qui teintait ses mains et ses bras de la couleur du sang séché. Et, plus que tout, Omet avait horreur du nouvel apprenti. La voix d’Esten s’éleva en résonnant des profondeurs du puits. « Terminé. » Omet continua de récupérer les assiettes en fer-blanc cabossées que lui tendaient les esclaves aux mains sales tout en surveillant discrètement deux compagnons qui se précipitaient vers le puits pour tendre une gaffe à Esten. La tête de la patronne apparut juste après et un des deux hommes prit sa main pour la hisser au niveau du sol. Elle épousseta la poussière d’argile de sa tenue noire, la robe unie qu’elle mettait systématiquement pour procéder à ses inspections mensuelles, puis elle secoua sa longue natte brune. Ce fut en arborant un sourire éclatant qu’elle se tourna vers la douzaine d’individus dépenaillés pelotonnés contre le mur opposé, sous la surveillance des compagnons armés. « C’est du beau travail, mes enfants. Vous vous en tirez très bien », déclara-t-elle avec douceur. Les jeunes esclaves clignèrent les yeux, l’unique chose qu’il était possible de voir sous les ombres projetées par les fours béants. Elle alla prendre le sac qu’elle avait déposé à côté de la porte et retourna vers le groupe. La plupart des enfants reculèrent devant elle, et leurs membres décharnés parurent se rétracter pendant qu’elle ouvrait le sac et y plongeait la main. Elle en sortit une poignée de bonbons qu’elle leur lança. Le silence fut aussitôt rompu par une cacophonie de cris et elle rit de plaisir. « Ne sont-ils pas adorables ? » demanda-t-elle aux compagnons, avant de s’accroupir pour mieux voir les membres de ce groupe. « Omet, où est passé Tidd ? » Omet sentit sa gorge devenir encore plus sèche que ne l’était l’Entudenin. « Il est mort, m’dame, croassa-t-il. — Tidd, mort ? Seigneur ! » Le sourire radieux s’effaça et Esten examina plus attentivement les esclaves. « Comme c’est dommage. Il avait un sens du commandement très développé. Hm, qui vais-je pouvoir nommer chef à sa place ? » De nombreux bras évoquant des brindilles furent dressés et agités frénétiquement, pendant que tous piaillaient pour tenter d’attirer son attention. Esten retrouva son sourire et se redressa. « Je les reconnais bien là, ils sont si enthousiastes ! Voyons, Haverill, Avery – non, tu n’y vois pas plus clair qu’une chauve-souris, pas vrai ? – Jyn, Collin, non. Gume, hm, pas toi non plus. Tu fais constamment le travail des autres et ton bon cœur te perdra. Eh, Vincane, qui avons-nous ici ? » Elle s’était arrêtée devant un petit enfant blond aux yeux démesurés et au visage anguleux. Pris de violents tremblements, il avait refermé ses bras autour de genoux chétifs remontés contre sa poitrine. « C’est Aric, déclara Vincane en faisant l’important. Un nouveau… le remplaçant de Tidd. — Tu dois nécessairement manquer d’expérience, pas vrai ? » Elle se tourna et sourit à un jeune esclave plus grand que les autres dont les cheveux autrefois blond clair étaient désormais du même rouge que les autres. « Et toi, Ernst ? Ça te plairait de devenir le chef ? » L’intéressé répondit par un large sourire qui révéla les quelques dents qui lui restaient. « C’est sûr, m’dame. — Parfait, parfait ! Alors approche, mon garçon. Nous allons retourner dans le tunnel et je t’indiquerai dans quelle direction il faudra creuser ce mois-ci. » Quand Esten fut remontée de la galerie et que les jeunes mineurs y furent redescendus, elle se dirigea vers la porte et décrocha son manteau de la patère se trouvant juste à côté du seuil, qu’elle franchit sans jeter un seul regard derrière elle. Omet entendit des bribes de ce qu’elle déclara aux compagnons présents dans le hall d’accueil. « Avez-vous vu comme Ernst a grandi ? Que lui distribuez-vous à manger ? — Ils ont tous la même chose. Ils se battent pour avoir quelques miettes de plus que les autres, mais nous ne leur donnons que ce qui est prévu. — Hm, ça risque de poser un problème. Dites aux apprentis de surveiller ce puits et d’ouvrir les oreilles. Nous prendrons une décision le mois prochain… s’ils n’ont pas terminé d’ici-là. » Son sourire renvoya des reflets dans les ombres de la salle des fours. « La question est toutefois sans intérêt pratique. Faites-moi avertir immédiatement, quand le moment sera venu. — Oui, m’dame. » Omet entendit la porte s’ouvrir dans le lointain, et les plaintes du vent hivernal s’attardèrent après que le battant se fut fermé en claquant. Il prit finalement conscience que les lamentations n’étaient plus dues aux éléments mais s’élevaient des profondeurs du puits de mine. Puis tout s’interrompit. 6 À UNE CERTAINE DISTANCE, il était impossible de déterminer si l’activité de la manufacture battait son plein ou si les lieux étaient pratiquement à l’abandon. De la fumée s’élevait des cheminées qui saillaient au centre des installations, mais après deux heures d’observation ils n’avaient vu personne entrer ou sortir de la fabrique. À la tombée de la nuit les chaudières continuaient de fonctionner sans qu’il y eût âme qui vive. « C’est étrange, commenta Rhapsody dissimulée derrière le mur en partie écroulé qui leur servait de poste d’observation. Croyez-vous qu’ils n’ont embauché que des fantômes ? » Achmed lui fit signe de se taire. Il essayait de localiser le point d’origine des battements du cœur impur à l’intérieur des constructions de brique. Il ne l’entendait que par intermittence, mais le rythme ralentissait comme si l’individu concerné était sur le point de s’endormir. Le ciel s’était déjà assombri, en cette période de l’année, et l’approche de la nuit rafraîchissait l’atmosphère. Rhapsody referma les pans de son ghodin pour empêcher le vent de les faire battre. La fumée des feux continuait de s’élever en tourbillonnant dans le ciel, mais les rafales la dispersaient. Le ciel nuageux reflétait la lueur des feux qui papillotaient derrière de lointaines fenêtres intérieures. Achmed, qui était accroupi, se redressa et fit glisser son cwellan de son épaule. « Restez ici. Je pars en éclaireur. Je compte sur vous pour protéger mes arrières. » Il attendit que Rhapsody l’eût confirmé de la tête avant de disparaître parmi les ombres mouvantes. Cette aile du bâtiment était obscure et silencieuse. Achmed longea discrètement le côté sud-est de la manufacture, celui qui ne jouxtait pas le secteur principal. Des évents munis de volets à lamelles destinés à assurer la ventilation des lieux étaient les seules ouvertures de ce long mur de brique crue. Il y avait une petite porte de service, à l’opposé du bâtiment, plus près de l’aile principale. Achmed la franchit et la referma derrière lui sans faire le moindre bruit. Le hall de la manufacture était désert. Deux gros fours s’y trouvaient, ouverts et froids, avec des alignements d’étagères encombrées de poteries et de bols en biscuit. Sur de longues tables couvertes de poussière de céramique se dressaient des vases à divers stades de finition. Des pots de peinture et des barils de laque diffusaient de partout une puanteur malsaine. Achmed pouvait aisément déterminer que les objets exposés en ce lieu ne sortaient pas des fours qui fonctionnaient sans interruption. Il contourna les immenses tables en veillant à ne laisser aucune empreinte de pas dans le tapis de poussière couvrant le sol, puis il se dirigea vers la lourde porte cerclée de cuivre qui avait attiré son regard dans les ombres du fond du hall. Constatant qu’elle était verrouillée, il posa la main sur le bois grossièrement taillé et perçut au-delà de la chaleur. De la lumière filtrait par ailleurs sous le battant. Achmed retira un de ses gants et étudia au toucher les massifs gonds de métal dissimulés par l’obscurité. Ils étaient corrodés et rouillés. Il ne fait aucun doute que les ouvrir sans bruit sera impossible, pensa-t-il. Il prit appui contre le battant et souffla. La connaissance de la voie acquise en rampant dans les entrailles de la Terre l’avait doté d’une sorte de don de double vue, une vision déconcertante de la direction qu’il devait suivre. Il n’avait pas essayé de l’utiliser pour remonter vers la source d’un battement de cœur avant cet instant. Achmed ferma les yeux et lâcha la bride à ces facultés. Ce qu’il avait autour de lui apparut dans son esprit, les tables encombrées de céramique crue et de biscuit, les pots de peinture qui semblaient brasiller dans le noir. Les battements de cœur du fils du démon s’amplifièrent dans ses oreilles, palpitèrent sur sa peau. Son estomac se contracta et il eut des nausées en s’apprêtant à subir un choc car sa vision s’éloignait en s’emballant, franchissait la porte et s’inclinait sous un angle déconcertant. La quête fut brève. Il se rua en pensée dans la salle voisine, des lieux caverneux, de toute évidence un atelier de cuisson où de nombreuses claies à cette heure vides étaient regroupées devant trois énormes fours alimentés par un feu bas et régulier. Une cloche en fonte de belle taille était suspendue au mur, au-delà de la porte ouverte. Ce qu’il voyait s’immobilisa au terme d’une embardée. Achmed inhala en essayant de ne pas perdre sa prise sur cette vision. Les ombres émanant des fours ouverts tournoyaient follement autour de lui, tremblotaient dans la salle. Au-delà de la porte le sol était jonché de seaux et de gaffes, de rouleaux de corde, de moules et d’outils. Il y avait là cinq profondes cuves suspendues entre des colonnes de pierre, au-dessus de tas de braises près desquels il pouvait voir des monticules de poussière rouge. Près de ces cuves où bouillonnait un fluide épais s’alignaient trois lits de camp et, sous leurs couvertures, autant de silhouettes endormies. Un de ces individus bascula sur le flanc sans se réveiller pour autant. Ce qui lui tenait lieu d’organes de la vision se déplaça une nouvelle fois, et la couleur du sang satura son esprit quand la pulsation étrangère sur laquelle son pouls s’était syntonisé s’amplifia. Comme si sa tête et ses épaules avaient été déplacées par des mains invisibles, le lit de camp installé sur la gauche de cette alcôve obscure se retrouva au centre de son champ de vision. Il s’en rapprocha pour voir une tête brune sous une fine couverture, pendant que les martèlements devenaient de plus en plus sonores. L’onde rouge se répandit devant lui, en teintant tout sur son passage. Puis la vision s’effaça. D’un geste las, Achmed essuya les gouttes de sueur glacées de son front avant de prendre plusieurs inspirations profondes et de traverser les lieux en silence pour ressortir dans la nuit. Rhapsody s’intéressa à son visage, pendant qu’il levait leur outre pour se désaltérer, puis elle fouilla son sac pour y chercher son briquet. Elle battit le silex et l’acier jusqu’au moment où elle obtint des étincelles et alluma une courte chandelle, qu’elle plaça devant son visage afin de l’étudier. « Vous ne semblez pas au mieux de votre forme. Est-ce que ça va ? — Oui. Êtes-vous prête ? — Absolument. Je me suis munie d’une burette d’huile d’anis qui devrait amadouer les gonds les plus récalcitrants. » Il reboucha l’outre et la remit dans son sac. « On trouve sur place des cordes que vous pourrez utiliser pour ligoter les apprentis… si ce sont des apprentis. Vous devrez en premier lieu vous occuper du fruit de la semence du démon. Il dort sur le lit de camp situé sur la gauche de l’alcôve, tout au fond. Il a des cheveux bruns. Je m’occuperai des deux autres, un blond et un rasé. » Rhapsody hocha la tête. « Et, Rhapsody… S’il vous pose le moindre problème, tuez-le sans hésitation avant que je m’en charge comme convenu. Êtes-vous toujours d’accord ? — Oui. » Achmed la dévisagea pour chercher des signes d’affliction, n’en vit aucun et put respirer un peu plus facilement. Elle lui semblait moins encline à la sensiblerie, plus pragmatique, depuis la mort de Jo… comme si son rôle d’Iliachenva’ar, de détentrice de l’ancienne épée de l’Étoile du Feu, pesait moins lourdement sur ses épaules. Mais il subsistait dans ses yeux une chose insondable, comme si une flamme s’y était à tout jamais éteinte. Il remonta son capuchon et décrocha le cwellan de son épaule. Il se sentait toujours affaibli par la vision, et peut-être par l’arythmie, mais il devait en faire abstraction, en finir, dans leur intérêt commun. Il lui adressa un signe de tête imperceptible et elle remonta le capuchon de sa cape avant de le suivre dans l’obscurité de la manufacture. La porte de l’autre section s’ouvrit sans un murmure. Rhapsody avait lubrifié les gonds et exprimé un charme de silence sous forme de rondeau pendant qu’Achmed soulevait la targette et poussait le lourd panneau de bois. Les feux des fours rugirent pour les saluer et se reflétèrent sur le visage de Rhapsody. Les flammes bondissantes projetaient des voiles de vive clarté dans la salle et révélaient tout ce qui s’y trouvait. Des étagères lourdement chargées de carreaux et des sacs de mastic rangés le long des murs. D’autres étagères où s’entassaient du matériel et de la nourriture dans l’angle opposé, un ensemble qui façonnait un labyrinthe d’ombres. Une profonde alcôve s’enfonçait dans la paroi du fond, derrière les lits de camp des trois apprentis. Rhapsody leva le bâillon qu’Achmed lui avait improvisé avec une bande de tissu, pour lui indiquer qu’elle était prête, et il répondit par une inclination de la tête. Rapide comme l’éclair, le roi bolg se faufila entre les ombres papillotantes jusqu’aux lits des deux apprentis qui dormaient sur la droite de l’alcôve. Un rouleau de corde était posé juste à côté, et il s’en saisit et en débita quelques tronçons avant d’en lancer un à Rhapsody puis de se charger de réduire les adolescents à l’impuissance. Il se pencha au-dessus du premier, un grand blond émacié, pour exercer une pression de l’index sur sa carotide. Les yeux de sa victime s’ouvrirent, tout comme sa bouche dans laquelle il enfonça un bâillon avec force, en veillant toutefois à ne pas le faire suffoquer. L’apprenti n’eut pas le temps d’exhaler qu’il avait les mains liées derrière son dos. « Pas un geste », ordonna en un murmure Achmed au deuxième apprenti, celui au crâne dégarni qui restait avec les yeux écarquillés depuis que les bruits l’avaient réveillé. Achmed terminait ce qu’il avait entrepris, mais ce qu’il entendait l’informait que le fils du démon posait quelques problèmes à Rhapsody. « Ouch ! Reste tranquille, petite peste… Aie ! Il m’a mordu ! » Achmed pivota à temps pour la voir se colleter aux cordes pendant que l’enfant allongé sur le lit de camp la griffait, avant de reculer pour lui assener le coup du faucheur dont Grunthor avait été la victime admirative longtemps auparavant. Ses effets furent plus ou moins similaires et l’apprenti s’affala sur le lit de camp en poussant un gémissement ponctué par un craquement épouvantable. Le garçon que ligotait Achmed eut un mouvement de recul. Rhapsody se massait la main. « Si tu veux conserver quelques dents, ne refais jamais ça, compris ? » gronda-t-elle sans desserrer la mâchoire. Achmed prit sa main, retira son gant et l’étudia sous la clarté ambiante instable. « A-t-il fait couler votre sang ? demanda-t-il en bolg. — Non, mais ce n’est pas réciproque. » Ils regardèrent l’apprenti qui gisait sur le lit. Un épouvantable rictus déformait sa bouche ensanglantée. « Ne le gaspillez pas… il me sera utile », fit Achmed, toujours en bolg. Ce fut en souriant que Rhapsody renfila le gant. Son apprenti tentait de se relever et elle le frappa encore, avant de s’asseoir sur lui pour terminer de le ligoter. « Saucissonnez-le comme celui-ci », lui lança Achmed en immobilisant les mains et les pieds du jeune blond derrière son dos. Rhapsody tressaillit. « Est-ce indispensable ? Il semble souffrir. — C’est certainement douloureux, mais j’ai vu ces jeunots lorgner la cloche à plusieurs reprises, et l’utiliser ferait certainement rappliquer des renforts. — Qu’y a-t-il dans l’alcôve ? » s’enquit Rhapsody. Elle finit de ligoter l’enfant du démon en essayant de ne pas prêter attention à ce qu’elle lisait dans ses yeux noirs perçants. Achmed posa le doigt sur la gorge de l’autre apprenti qui tremblait comme une feuille un jour de grand vent. « Qu’y a-t-il dans cette alcôve ? » lui demanda-t-il en orlandais. Le jeune chauve voulut répondre mais aucun son ne sortit de sa bouche. Il ravala sa salive puis fit un nouvel essai. « Un tunnel… — Où mène-t-il ? — Je… je l’ignore. » L’enfant blêmit en découvrant l’expression d’Achmed. « Je pense qu’il dit vrai », s’empressa d’intervenir Rhapsody en constatant que le roi bolg accentuait sa pression sur la carotide du jeune captif. « Son intonation me l’indique. Là, laissez-moi terminer de ligoter celui-ci et vous pourrez l’examiner. » Achmed se leva en faisant une moue de dégoût pendant que Rhapsody se penchait devant le chauve. Il pénétra lentement dans l’alcôve ténébreuse, vide à l’exception d’un énorme disque de métal ouvragé appuyé contre un des murs. Il baissa le regard dans les profondeurs du sol. Il y avait là un puits carrelé profond de deux hauteurs d’homme et large d’environ une brasse. Il voyait tout en bas une ouverture latérale obscure, ainsi qu’un petit ruisseau qui en coulait par intermittence. Des palettes cassées et des seaux jonchaient le sol humide. Il ne discernait pratiquement rien d’autre sous la clarté des fours ouverts. Rhapsody lia les mains de l’apprenti en essayant de le ménager. « Comment t’appelles-tu ? — Omet. — Qui viendrait voir ce qui se passe, si tu faisais tinter cette cloche ? » L’expression du garçon traduisit son incompréhension pendant qu’il la dévisageait, puis il finit par ciller et répondre : « Les compagnons. Ils vivent juste à côté. — Et pourquoi trouve-t-on un tunnel dans votre atelier ? — C’est le boyau que creusent les enfants esclaves. — Les enfants esclaves ? » Sa question resta sans réponse car Achmed venait de s’effondrer, pris de vertiges. 7 « QUE S’EST-IL PASSÉ ? EST-CE QUE ÇA VA ? » Le roi bolg leva la main et écarta avec irritation Rhapsody qui lui dissimulait l’enfant du Rakshas. Toujours ligoté, l’apprenti brun le foudroyait du regard en se démenant pour tenter de se dégager. « Ne lui tournez pas le dos, pas un seul instant ! » gronda Achmed. Rhapsody enroula la corde autour de sa main puis détendit brusquement le bras, comme si elle tenait un fouet. Cinglé sur sa jambe nue, l’apprenti surexcité poussa un hurlement de colère étouffé par son bâillon avant d’avoir un soubresaut puis de rester immobile. « Que vous est-il arrivé ? insista-t-elle. — L’autre rythme cardiaque… Il provient de là en bas. — Du puits ? — Non, plus loin sous terre. » Achmed s’essuya le front, et son teint était grisâtre sous la clarté réfléchie par les fours. « Ce puits vertical n’est que l’entrée d’un long boyau horizontal qui s’ouvre tout en bas… un passage carrelé et de plus d’une demi-lieue, comme des catacombes. Orienté vers le nord-ouest. » Il avait lâché la bride à sa vision qui s’éloignait dans cet espace clos obscur, engendrant en lui de la claustrophobie sans qu’elle soit toutefois plus pénible que lorsqu’il avait vu cette extrémité du tunnel. « Reste couché », ordonna Rhapsody à l’enfant du démon qui se débattait, en sifflant et gargouillant des menaces. Sans en faire cas, la Baptistrelle alla au bord du puits. « Pourquoi ces secrets ? Que font-ils donc ? — Il y a des rats humains, là en bas, certainement les enfants esclaves que cet apprenti a mentionnés. On trouve parmi eux celui dont le rythme cardiaque révèle une contamination, mais il est difficile à différencier des autres parce qu’ils sont tous maculés de boue et qu’ils pataugent dans l’eau jusqu’aux chevilles. Je les crois chargés de forer ce boyau et de le carreler. » Il se tourna vers le captif blond aux yeux exorbités par la terreur, au-dessus de son bâillon. « Qu’en dis-tu ? Est-ce possible, d’après toi ? » L’enfant terrifié hocha la tête, le regard vitreux. « Ton empressement à collaborer m’émeut. J’envisage de te laisser la vie sauve, après tout. — Mais pourquoi carreler un tunnel de ce genre ? » s’enquit Rhapsody en se penchant pour tenter de voir un peu plus loin dans le passage horizontal ouvert au bas du puits. « Et s’ils extrayaient simplement de l’argile pour préparer de la barbotine, n’auraient-ils pas intérêt à creuser un boyau bien plus large ? Pour faciliter la remontée de ce qu’ils récoltent. — Notre nouvel ami pourra peut-être nous mettre sur la voie, suggéra le roi firbolg. Des idées ? » L’apprenti secoua la tête et haussa les épaules avec tant de vigueur qu’Achmed en souffla de dégoût. « Ils se sont enfoncés loin sous terre, Rhapsody… Certains dorment à mi-chemin, la plupart sont à l’autre bout, à une demi-lieue d’ici. Vous ne risquez pas de les voir, d’où vous êtes. — Combien sont-ils ? » Achmed essuya une fois de plus la sueur de son front du revers de son bras. Il ralentit progressivement ses pulsations cardiaques pour se désolidariser de celles de l’apprenti ivre de rage qui tentait toujours de se débarrasser de ses liens et portait le regard de ses agresseurs à la cloche suspendue à côté du four ouvert. « C’est difficile à dire. L’eau les dissimule. Vous savez à quel point j’aime cet élément ! » Rhapsody hocha la tête et s’écarta de l’alcôve. Achmed la vit soudain blêmir sous la clarté papillotante des fours, dont les feux rugissaient pendant que la terreur la transfigurait. « Dieux ! » murmura-t-elle. Elle se dirigea rapidement vers Achmed pour lui dire quelques mots à l’oreille. « L’eau. Sous l’Entudenin. Voilà ce qu’ils font… Ils creusent un forage en direction de sa source. » Achmed jeta un regard à l’énorme disque de métal calé contre la paroi de l’alcôve. « C’est l’équivalent d’un… aqueduc ! Ils forent ce trou pour capter l’eau qui alimentait autrefois le geyser. C’est plein de bon sens, et très lucratif s’ils comptent la vendre, même si je doute que le duc l’accepte… — C’est pour cela qu’ils opèrent en secret », ajouta Rhapsody en regardant avec nervosité par-dessus son épaule les apprentis ligotés. Le blond et Omet lui retournèrent un regard plein d’espoir, pendant que le fruit de la semence du démon grondait et crachait sur le pourtour de son bâillon. « Et aussi qu’ils utilisent des enfants esclaves pour ces travaux de forage », déclara sèchement Achmed en faisant basculer l’apprenti brun sur le ventre d’un coup de pied rapide, alimentant la colère de ce dernier qui se mit à cracher et jurer de plus belle. « Aucun homme libre n’accepterait d’effectuer un travail aussi risqué. » Rhapsody en tremblait. « Lorsqu’ils atteindront leur but, tous mourront, fit-elle. On dit que la force de l’Entudenin suffisait pour briser les reins d’un homme, le premier jour de son cycle ; imaginez ce qui se passera quand l’eau s’engouffrera dans ce boyau ! » Achmed regagna l’alcôve pour regarder au fond du puits. « S’il y a déjà de l’eau, c’est qu’ils ont atteint le niveau hydrostatique. Ils ont eu énormément de chance que ce soit en phase de reflux… quel que soit le nom qu’on lui donne, le temps de Sommeil, je crois. Au réveil, l’eau va jaillir, ce qui risque de se produire d’un instant à l’autre à en juger par ce ruisseau. Il faut faire sortir l’autre enfant au plus vite. — L’autre enfant ? Vous voulez dire tous les autres enfants ! Je refuse d’en abandonner un seul, Achmed. » Le roi firbolg leva les yeux au ciel avant de tirer sa fine épée en acier de Seren et de la lui remettre. « Bâillonnez le chauve. Si un de ces morveux bouge ne serait-ce que le petit doigt pendant mon absence, tranchez-lui la gorge », dit-il en orlandais vernaculaire pour être certain que tous comprendraient ses propos. Il attendit de s’être assuré que Rhapsody surveillait simultanément les trois captifs avant de descendre dans le puits. Les carreaux étaient lisses et glissants, et il devait écarter les jambes pour se caler de chaque côté du conduit vertical pour s’y abaisser avec une lenteur exaspérante. Après quoi il ramena prudemment un pied, puis l’autre, pour se laisser choir sur les débris de palettes et dans la boue couvrant le sol carrelé. Il se pencha pour regarder à l’intérieur du boyau obscur qui allait se perdre dans les ténèbres. Peu après il remontait retrouver Rhapsody restée sous la clarté papillotante des fours. Sous les grandes cuves de barbotine les bûches se réduisaient en braises sans que nul les surveille, et le fluide pâteux commençait à s’épaissir en formant des grumeaux. « Nous ne pouvons rien faire. Je ne peux pas me faufiler dans ce conduit », déclara-t-il en essuyant la boue qui maculait son manteau. Il la dévisagea, sachant déjà ce qu’elle dirait. « Puis-je m’y glisser ? — Certes. » Il avait répondu d’une voix posée, en pesant ses mots. « Ce sera un peu comme ramper le long de la Racine. » Il s’était attendu à la voir frissonner, mais elle se contenta de hocher la tête et de se défaire de son sac. « En plus étroit, sans doute, jugea-t-il utile de préciser. — Je m’en doute. Pouvez-vous m’aider à descendre ? Mes bras sont trop courts pour que je puisse vous imiter. » Achmed regarda autour de lui la salle des fours de la manufacture. Toujours prostré face contre terre dans son coin, le fils du démon bouillait de rage et sa silhouette était déformée par les ombres gauchies que projetaient les braises sous les cuves de barbotine en cours de refroidissement. Les deux autres apprentis gisaient près de lui, paralysés par la peur. Ils regardaient craintivement Achmed, quand celui-ci leur désigna le récipient le plus proche. « Si vous avez un jour rêvé qu’on vous érige une statue, vous n’avez qu’à bouger. » Il se tourna et prit une gaffe apparemment utilisée pour descendre et remonter des seaux. Il l’inclina et Rhapsody cala un pied dans la courbe interne du crochet. Elle était très calme, même si ses yeux brillaient. « Vous y tenez vraiment ? lui demanda-t-il en bolg. — Ne suis-je pas l’Iliachenva’ar ? Porter la lumière dans les ténèbres est mon devoir. » Achmed renifla et abaissa la gaffe dans le puits. « Vous devriez m’enfoncer votre lame dans la tête, en ce cas. Il y a longtemps que je n’ai pas bénéficié d’une illumination et je manque cruellement de bon sens, depuis que je me suis laissé embarquer dans votre croisade ridicule. Hâtez-vous, et n’oubliez pas qu’à la moindre hésitation ou menace j’éliminerai ces petits bâtards… conformément aux termes de notre accord. — Je ne les ai pas oubliés. » Un bref instant, le sourire de Rhapsody fut aussi éclatant que ses yeux puis elle disparut dans le puits. Un moment plus tard le tunnel vertical s’emplissait d’une pulsation lumineuse et d’un bourdonnement semblant jaillir d’un cor argenté. Achmed baissa les yeux et Rhapsody leva les siens en brandissant Clarion l’Étoile du Jour. L’épée faite de feu et de lumière d’étoile projetait des ondes de clarté sur l’eau qui stagnait au fond du puits. Elle lui sourit puis avança en pataugeant vers le boyau mural dans lequel elle pénétra à quatre pattes, l’épée tendue devant elle telle une torche. Achmed vit cette clarté éblouissante s’éloigner et devenir un vague halo dans les profondeurs du conduit horizontal. Il se détourna juste à temps pour voir le bâtard du Rakshas se déplacer latéralement et rouler sur les braises qui se consumaient sous une des cuves fumantes. Achmed bondit avec la gaffe, mais il était déjà trop tard. Une pluie de braises l’éclaboussa comme le fils du démon, désormais libéré de ses entraves calcinées, donnait un coup de pied aux bûches et aux bouses sèches qui se consumaient sous le récipient métallique. Achmed entendit derrière lui les cris étouffés des apprentis bâillonnés, sans doute plus effrayés que blessés par les étincelles qui s’éparpillaient sur le sol de terre battue et éclataient en bouffées de fumée et de poussière. Il put voir sous la cuve le garçon plonger les mains dans les charbons ardents, pour se débarrasser également des liens de ses poignets, avant de battre en retraite derrière l’immense bac, comme insensible aux brûlures. Achmed glissa la gaffe sous l’énorme chaudron, pour tenter de crocheter une jambe de l’apprenti, mais il eut juste le temps de reculer d’un bond en voyant l’enfant tirer la chaîne de la cuve pour vider la barbotine qui coula en fumant sur le sol de la salle. Achmed tendit sa gaffe vers le plus proche des deux apprentis, pour attraper les cordes qui assujettissaient ses poignets et l’écarter de la trajectoire de cette boue brûlante. Son compagnon se trouvait sur son parcours et il disparut sous une masse pesant plus d’une tonne ; ses mèches blondes s’effacèrent dans la pâte qui l’engloutit en emplissant sa bouche, son nez et ses yeux en moins d’une seconde, ce qui le fit instantanément suffoquer. D’une secousse vigoureuse, Achmed libéra Omet qui resta bouche bée de terreur et tremblant derrière une pile de palettes cassées. Le roi firbolg se tourna juste à temps pour voir le bâtard du démon – qui s’était relevé derrière la cuve renversée, tout à côté du four – lancer un moule vers la cloche de fonte. Le lourd projectile percuta le métal qui résonna avec fracas ; des ondes sonores qu’Achmed sentit se répandre sur son épiderme et ses paupières, en diffusant de la souffrance dans la totalité de son corps, jusqu’aux racines de ses cheveux. Il ravala sa colère, bondit dans l’espace les séparant et se fendit pour planter le crochet de la gaffe dans l’épaule de l’enfant. Achmed entendit la clavicule se briser et son jeune adversaire hoqueter, lui fournissant ainsi la preuve qu’il n’était pas insensible à la douleur, même s’il pouvait s’agir d’une simple manifestation de surprise. Le jeune démon chercha ses compagnons du regard puis se tourna vers le roi bolg en s’apprêtant à sauter sur lui. Il lui fallut toutefois parer un deuxième coup de gaffe. Le lourd crochet de métal broya les os de son poignet et lui fit perdre l’équilibre. L’insolence du regard du fils du Rakshas céda la place à de la panique. Ses bras et ses jambes se raidirent et il courut vers les claies vides, cherchant désespérément à s’abriter. Mais Achmed était bien trop rapide et il n’eut qu’à balancer la gaffe du côté opposé pour atteindre les côtes de l’enfant avec une puissance suffisante pour rompre la hampe. Puis le roi bolg embrocha une fois de plus l’épaule du garçonnet avant de le pousser en mettant toutes ses forces à contribution vers le four toujours béant. Sans lui laisser le temps de reprendre son souffle, Achmed bondit sur lui et agrippa sa ceinture de corde et sa chemise roussie pour le soulever et le projeter dans l’ouverture. Tous deux brisés, le poignet et l’épaule n’offrirent aucune résistance. Après quoi Achmed referma la porte du four et poussa le loquet avant de secouer ses gants pour faire tomber des cendres et des braises toujours incandescentes. Il tendit l’oreille. Un instant plus tard il entendait des bruits de pas et des cris d’inquiétude lui parvenir du secteur où étaient logés les compagnons. Achmed regarda rapidement autour de lui, en scrutant les ombres. Les plus denses se trouvaient à proximité du four le plus éloigné, près duquel des poteries à divers stades de cuisson dessinaient un sombre labyrinthe. Les inconnus étaient de plus en plus proches, lorsqu’il s’y dissimula. Ces hommes se disséminèrent dans la salle, plus d’une douzaine d’individus corpulents qui tentaient pour la plupart de s’accoutumer à la clarté de la salle des fours pour dresser un bilan des dégâts. Ceux qui étaient en tête du groupe poussèrent des exclamations en découvrant le chaudron retourné et le monticule de barbotine qui durcissait sur le sol. Leurs premiers commentaires indiquaient qu’ils croyaient avoir été réveillés à cause d’un accident. Puis ils découvrirent Omet, ligoté et bâillonné derrière les palettes cassées. Ce qui les incita à s’armer et entamer une fouille des lieux. Achmed tendit la main derrière son dos pour prendre son cwellan, l’arbalète asymétrique qu’il avait personnellement conçue. Il la chargea de disques sans faire le moindre bruit puis il se faufila tout aussi discrètement le long du mur, à côté du dédale d’étagères, afin d’être là où il le souhaitait quand ces hommes finiraient par le repérer. Ce qui leur prit plus de temps que prévu. Une minute s’écoula avant que les marmonnements s’interrompent et qu’un des plus sveltes d’entre eux se précipite vers la cloche. Achmed sortit des ombres et tira trois projectiles découpés en dents de scie – des disques d’acier aussi fins que des ailes de papillon et aussi tranchants que des rasoirs –, dans la nuque de celui qui avait voulu donner l’alerte, sectionnant sa moelle épinière et manquant de peu le décapiter. L’homme s’effondra en tournant sur lui-même et son épée claqua avec bruit sur des moules en pierre posés à même la terre battue. Deux autres compagnons moururent peu après, à leur tour victimes de ces projectiles redoutables. Puis Achmed disparut dans les ombres. Tels des rats face à une lanterne aux volets brusquement ouverts, ses adversaires se dispersèrent dans tous les recoins de la salle des fours. Achmed les compta mentalement : il en avait vu entrer treize et il en avait éliminé trois. Il n’en restait que dix. La partie était donc plus ou moins équilibrée. Il se déplaça sans bruit dans les ombres qui dansaient contre le mur conduisant vers l’alcôve, en passant près de l’endroit où se trouvait l’apprenti ligoté, derrière les palettes. Il s’arrêta le temps de baisser le regard sur l’enfant toujours saucissonné – ses aînés n’avaient pas jugé utile de lui rendre sa liberté –, et il leva l’index à ses lèvres. L’apprenti ne broncha pas, il ne cria pas. Il se contenta de ciller pour indiquer qu’il avait assimilé le sens de son message. Achmed contourna lentement le point où celui que Rhapsody avait appelé Omet restait assis, pour laisser derrière lui les palettes cassées et l’extrémité de la colline d’argile en cours de solidification. L’ombre d’un homme muni d’un long couteau se tapissait sur le seuil de l’alcôve, guettant le passage de l’intrus pour le poignarder dans le dos. Achmed prit appui contre le mur extérieur pour écouter la respiration hachée de l’adversaire caché derrière cette paroi. Il étudia les ombres des feux des quatre cuves de barbotine restantes et des deux fours ouverts, pour épier un éclat plus lumineux que les autres. Quand la lumière jaillit, il tendit le poing afin de projeter une ombre démesurée dans l’alcôve. Comme il s’y était attendu, le compagnon plongea pour poignarder une chose immatérielle… contrairement au pied d’Achmed qui atteignit son tibia. L’homme tituba avant d’osciller au bord du puits, les yeux exorbités. Il battit des bras puis perdit sa bataille contre la pesanteur et bascula tête la première dans le vide. Un hurlement privé de caractéristiques masculines le suivit vers le bas, pour s’achever dans un fracas de palettes et de seaux écrasés sous son poids. La voix de Rhapsody lui parvint d’un point très éloigné. « À quoi jouez-vous, là-haut ? » Achmed se tourna et utilisa le cwellan pour tirer dans les ombres de l’angle opposé, près des doubles portes, des disques argentés qui renvoyèrent mille reflets des feux. Un corps massif s’effondra dans l’encadrement. « J’ai laissé tomber quelques chose, lui répondit-il. Désolé. Continuez. — Soyez un peu plus discret, bon sang ! On pourrait vous entendre. » Achmed recula vers l’apprenti ligoté et s’abrita derrière la porte ouverte du deuxième four, près du labyrinthe d’ombres dans lequel d’autres ouvriers s’étaient dissimulés. « Je n’y tiens pas », répondit-il à mi-voix. Un grondement de colère s’éleva derrière lui et il se baissa pour esquiver l’homme qui le chargeait, avant de l’assommer d’un bon coup sur la tête. Il s’accroupit derrière une claie et attendit la suite, en réduisant sa respiration jusqu’au moment où elle fut presque imperceptible. Ses adversaires étaient si peu redoutables qu’il réfléchit au meilleur moyen d’économiser ses munitions. Il décida d’attendre que les sept survivants se montrent simultanément. Un round pour en finir, deux au maximum, estima-t-il. Je dois garder des disques. 8 RHAPSODY NE RESSENTIT RIEN qui lui rappelait sa progression de long de la Racine, lorsqu’elle s’engagea dans l’obscurité moite de ce boyau horizontal. Contrairement à la gaine de Sagia, d’une hauteur irrégulière et encombrée de radicelles, ce passage carrelé avec soin avait bien plus de points communs avec les aqueducs de Canrif, ces éléments de l’immense système de ventilation et de collecte des eaux imaginé par Gwylliam. Par ailleurs, la chaude luminescence qu’irradiait Clarion l’Étoile du Jour, dont la flamme était régulière au-dessus de l’eau boueuse dans laquelle elle rampait, faisait tant briller les parois de ce tunnel qu’elle aurait pu se croire à l’air libre un jour de grand beau temps. Elle chassa de son esprit toute pensée propice à la claustrophobie, pour ne penser qu’au halo de son arme. Elle se concentrait tant sur l’épée et la nécessité de juguler tout élan de panique, qu’elle remarqua à peine les deux yeux qui brillaient devant elle dans les ténèbres. Elle s’immobilisa dès qu’elle les vit, et sa surexcitation fit rugir les flammes de l’épée de feu élémental. Un cri aigu de souffrance et de peur se répercuta dans le passage, quand le jeune esclave accoutumé à vivre dans une obscurité totale se couvrit les yeux et prit la fuite en sanglotant de frayeur. Rhapsody s’empressa de remettre son arme dans son fourreau, en se reprochant de ne pas avoir prévu l’effet que sa clarté pourrait avoir sur des êtres vivant dans une nuit perpétuelle. « Tout va bien, chuchota-t-elle. Vous n’avez rien à craindre. Je suis désolée. » Seuls le silence et les clapotis des gouttes lui répondirent. Privée à son tour du sens de la vision, elle avança à tâtons sur le sol carrelé, désormais consciente de la présence des rats qui couraient sur les côtés du passage, des serpents qui ondulaient sous l’eau, des vers qui grouillaient çà et là. Le retour de l’obscurité s’était accompagné de celui de la vermine. Le contact de la peau lisse d’un serpent qui rampait sur sa main lui rappela les larves carnivores ressemblant à des limaces qui infestaient la racine de Sagia, un souvenir qui la fit frissonner. Rhapsody déglutit et reprit sa reptation en essayant de discerner quelque chose dans ces ténèbres absolues. Des créatures se déplaçaient devant elle, plus grosses que des rats mais peut-être bien plus redoutables que des rongeurs géants. Le lien qui l’unissait à l’épée désormais glissée dans son fourreau s’était dilué. L’ivoire noir était un matériau impénétrable qu’aucune vibration ne pouvait traverser, empêchant tout ce qu’il isolait d’être détecté, une mesure de sécurité capitale pour l’Iliachenva’ar. L’ennui, c’était que cela la privait des propriétés de son arme. Elle ne bénéficiait plus de la force qui la caractérisait lorsqu’elle serrait Clarion l’Étoile du Jour dans son poing. D’un geste hésitant, elle tendit la main dans l’eau pour déterminer à tâtons ce qui se trouvait devant elle. Les parois du tunnel carrelé paraissaient s’être rapprochées l’une de l’autre, le passage semblait plus exigu qu’en pleine lumière. Ce qui lui remémora sa progression le long de la racine de Sagia, et ce qu’elle avait avoué à Grunthor. Je suis lirin. Nous ne sommes pas à notre aise, dans le sous-sol. J’peux le constater. De la bile remonta dans sa gorge et elle la ravala pendant que le monde se mettait à tournoyer autour d’elle. Qu’as-tu ressenti ? lui avait demandé Elynsynos, la vieille dragonne de sa voix puissante aux sonorités nombreuses. En tant que Lirin, étais-tu à ton aise, là-bas, sous terre, séparée du ciel ? Elle fournit la même réponse que la fois précédente, en un murmure : C’était comme une petite mort. Ses bras tremblaient. En équilibre instable sur les mains et les genoux, elle sentait ses coudes frémir sous la tension. Ils cédèrent et elle fît une embardée qui s’acheva dans l’eau fétide. Elle chut sur le ventre et son menton heurta le sol mouillé. Elle se redressa très rapidement. Elle eût aimé appeler Achmed, comme elle l’avait fait quand l’épée illuminait encore le passage, pour bénéficier du réconfort que lui apportait le timbre de sa voix, mais elle ne pouvait se permettre de céder à la panique et demander de l’aide. Les jeunes esclaves présents quelque part devant elle dans ce tunnel obscur restaient pour l’instant silencieux, peut-être aussi terrifiés qu’elle par l’étroitesse du boyau souterrain, les serpents et les rats. Mais, si elle donnait le moindre signe de faiblesse, n’allaient-ils pas mettre à profit leur connaissance de ce territoire perpétuellement plongé dans les ténèbres pour l’attaquer en unissant leurs forces ? Ils devaient être impitoyables et brutaux, endurcis par les épouvantables conditions d’existence qui leur étaient imposées. Ils risquaient de la déchiqueter. Son cœur s’emballait. Elle pensa désespérément à Grunthor et aux liens qu’il avait avec un tel milieu, en regrettant qu’il ne fût pas à ses côtés. L’Enfant de la Terre, pour reprendre le terme employé par Manwyn. Les Trois viendront, partant tôt, arrivant tard, Les âges de la vie de tous les hommes. Enfant du Sang, Enfant de la Terre, Enfant du Ciel. Si leurs spéculations étaient exactes et qu’elle, Achmed et Grunthor étaient effectivement les Trois de la prophétie, elle était l’Enfant du Ciel… le terme par lequel les Lirins se désignaient. Il est mal, très mal, que je me sois aventurée dans un lieu pareil, estima-t-elle, prise de vertiges, en repoussant les assauts des nausées. Sa place était à l’air libre, sous les étoiles, là d’où elle pouvait adresser au ciel ses aubades et ses vêpres. La mort flottait dans l’air ; elle la sentait rôder autour d’elle, dense et angoissante. Un enfant était-il décédé en ce lieu, victime d’un travail éreintant, de conditions d’existence atroces ou d’un air devenu irrespirable ? Percevait-elle le trépas d’un ou de plusieurs malheureux ou l’approche d’un groupe d’enfants toujours en vie ? N’avaient-ils pas finalement trouvé le courage de se porter à sa rencontre ? Lâche ! s’invectiva-t-elle en sentant ses tremblements s’amplifier. L’Iliachenva’ar, celle qui portait la lumière dans les ténèbres, avait des difficultés à ne pas se recroqueviller en position fœtale. Maman… mes cauchemars me harcèlent. Viens à mon chevet, apporte de la lumière. Les paroles de l’aubade des Liringlas, le chant d’amour qu’ils adressaient au ciel au lever du jour, lui vinrent naturellement aux lèvres. En tremblant, elle se mit à chanter, répétant les paroles que sa mère lui avait apprises, des paroles qu’elle avait récitées des jours durant en compagnie d’Oelendra, des paroles qui s’élevaient des recoins les plus anciens de son âme. Et elle sentit dans ces profondeurs un papillotement, de la chaleur, une pulsation lumineuse, comme si elle avait physiquement effleuré le lien qui la reliait à son épée. Une pensée qui lui rendit courage et lui permit de se remettre à chanter avec plus d’assurance, assez fort pour entendre les parois du tunnel lui renvoyer des échos de ces notes. Puis elle remarqua un nouveau son, plus discret que le premier, au timbre différent, à la fois familier et méconnaissable. Une voix haut perchée, effrayée… Enfantine. Mimen ? Un mot qui résonna dans ses oreilles ; il lui était parvenu, prononcé de façon hachée en ancien lirin, la langue des Liringlas, le peuple de sa mère. Sa signification ne prêtait pas à controverse. Maman ? Rhapsody redressa la tête. Elle pouvait presque discerner devant elle les contours d’une tête, d’épaules… apparemment très maigres, squelettiques. N’était-ce pas plutôt son imagination ? Les ténèbres étaient si profondes que ses yeux ne trouvaient rien sur quoi s’attarder. Elle sentit une importante quantité d’air s’échapper de sa bouche, un souffle qu’elle n’avait pu retenir. « Nay, Hamimen, fit-elle doucement. Hamimen. » Grand-mère. « Hamimen ? — Aye », répondit-elle, un peu plus fort et plus nettement, toujours dans la langue des Liringlas. « Comment t’appelles-tu, mon enfant ? — Aric. » Les contours de la tête vibraient dans le noir. « Puis-je utiliser de la lumière, Aric ? Moins vive que la première fois. » Elle entendit des bruits de pas traînants et crut voir la tête reculer. « Nay ! Nay ! » Il y eut de nombreux bruissements, à l’intérieur du passage. « Attends, Aric ! Je suis venu vous chercher pour vous conduire à l’air libre, tous autant que vous êtes. » Le silence. Sa gorge se serrait, elle cédait au désespoir. « Aric ? » Pas de réponse. Rhapsody fît glisser sa main sur la poignée de son arme puis la tira doucement, pour sortir imperceptiblement la lame du fourreau. Elle expulsa lentement l’air de ses poumons, afin de rassembler ses esprits. Recouvrer son calme permit à l’épée de diffuser une clarté plus régulière et seul un léger halo s’échappa de la gaine. Le cauchemar du tunnel battit en retraite et elle n’eut plus devant elle qu’une conduite carrelée révélée par une clarté bien plus douce que la fois précédente. Loin devant elle, deux boyaux plus exigus s’ouvraient dans les parois. Sans doute les renfoncements dans lesquels ces enfants s’entassaient pour dormir, d’après ce qu’avait dit Achmed. Elle reprit sa progression, très lentement, en tenant son épée sur le côté. Elle lorgna dans les tunnels latéraux. Des culs-de-sac dans lesquels des chiffons malpropres qui faisaient peut-être office de couvertures flottaient dans l’eau souillée. Rhapsody tenta de ne pas reculer face à l’odeur d’égout. Un enfant blond squelettique à la peau translucide était recroquevillé au fond de ce renfoncement, tremblant de peur. Un souvenir assécha la bouche de Rhapsody ; sa mère avait eu le même teint éthéré, la même conformation élancée, mais elle découvrait en lui quelque chose de plus, une caractéristique quasi animale, l’empreinte génétique laissée par un père qui n’avait rien d’humain. « Viens vers moi, Aric », fit-elle doucement. L’enfant secoua la tête, se tourna vers la paroi. Rhapsody avança en rampant sur une courte distance puis baissa les yeux. Le niveau de l’eau avait grimpé. Impatience et angoisse reprirent le dessus. « Viens, à présent ! » Puis elle eut une brusque pensée et ressortit de l’alcôve en rampant à reculons. Arrivée à une certaine distance, elle entama un chant enfantin de Serendair qu’elle avait un jour interprété à Grunthor afin de plaisanter. Réveille-toi, mon petit roi, Laisse le soleil emplir tes yeux, Car le jour t’invite à ses jeux. Elle reculait toujours, en imbriquant ses incitations dans les paroles et la mélodie de ce chant traditionnel. Viens viens, suis-moi ! Viens viens, suis-moi ! Elle entendait des mouvements au-delà du halo de la douce flamme de l’épée, et elle discernait à présent quelques petits visages. Elle hocha la tête en continuant de battre en retraite et de chanter. Cours, cours bien vite, mon petit roi, Tu dois te rendre dans les nues, La nuit, le jour, t’ont attendu. Viens viens, suis-moi ! Viens viens, suis-moi ! Plus loin dans le passage d’autres visages apparaissaient, hagards comme les spectres qui hantaient parfois ses rêves, cillant sous la faible lumière. Elle reculait toujours en susurrant son appel. Amuse-toi, mon petit roi, Avant de devenir trop sage, Vis tes rêves, quand tu en as l’âge. Viens viens, suis-moi ! Viens viens, suis-moi ! Le temps de regagner le puits vertical, une vingtaine d’enfants de toutes tailles la suivaient en rampant, emplissant le tunnel au point qu’elle ne pouvait voir ce qu’il y avait au-delà, seulement un nombre de plus en plus grand de têtes, de plus en plus de faces cireuses sous des masques de poussière rouge, aux yeux voilés saillants et pratiquement nus… Achmed avait parlé de rats humains. Il n’aurait pu trouver une définition plus juste. Elle atteignit le conduit vertical où une sorte de rampe avait été improvisée avec des palettes et autres débris provenant de la salle des fours. Elle ne découvrirait que plus tard qu’elle dissimulait le cadavre du compagnon qui y avait fait une chute. Dans les hauteurs, Achmed se pencha en fronçant les sourcils pour étudier la file apparemment sans fin d’enfants crasseux qui la suivaient. Il finit par souffler et prendre une corde dont il lança l’autre extrémité à Rhapsody. « Qu’est-ce qui vous a tant retardée ? Tenez, faites monter ces morveux. Nous n’avons pas intérêt à nous éterniser ici. » Rhapsody agrippa le jeune Lirin – qui eut un mouvement de recul mais ne prit pas la fuite – avant de saisir la corde qu’Achmed lui avait envoyée. « Le fils du démon vous aurait-il posé des problèmes ? » s’enquit-elle en enroulant l’extrémité du filin autour de la taille de l’enfant avant de l’aider à gravir la rampe, hissé par Achmed. « Il s’est montré un peu remuant et j’ai dû le mettre au four », répondit le roi bolg avec nonchalance. Rhapsody cessa de trier les enfants pour lever les yeux sur lui. « Au four ? — Va t’asseoir là-bas ! » ordonna Achmed à Aric. Il lui désigna le lit de camp sur lequel Omet était toujours ligoté, avant de se pencher vers Rhapsody. « Oui, au four. Comme vous et certains admirateurs de son père démoniaque, il n’est pas affecté par le feu… et je ne parle pas de sa résistance à la douleur. Il devrait survivre aussi longtemps qu’il restera un peu d’air à l’intérieur. » Pressée par le temps, Rhapsody prit l’enfant suivant et l’attacha à la corde. « Y a-t-il longtemps qu’il mijote ? » Achmed remonta rapidement le jeune esclave. « Un certain temps. Si j’étais vous, je presserais le mouvement pour le sortir de là avant qu’il ne se transforme en potiche. » Tous les enfants gravirent la rampe, sans faire le moindre bruit. Finalement, quand le dernier fut hors du puits, Achmed lança une dernière fois la corde pour aider Rhapsody. « Que s’est-il passé, ici ? » demanda-t-elle en découvrant le monticule de barbotine qui achevait de se solidifier et les cadavres empilés contre le mur du renfoncement. Ce fut en un murmure qu’elle ajouta : « Vous n’auriez pas pu dissimuler tous ces corps ? Vous avez traumatisé ces jeunes malheureux. — J’ai donc obtenu l’effet escompté ! Vous reconnaîtrez qu’aucun de ces morveux ne m’a cassé les pieds ou les oreilles pendant que je vous sortais de là. » Il alla trancher les liens d’Omet avec sa dague avant de revenir vers elle pour désigner la porte que les compagnons avaient empruntée. « Il doit y en avoir une centaine d’autres, là-bas. Ils dorment à tour de rôle dans des dortoirs situés là derrière. Je pense en outre que quelqu’un doit surveiller les lieux en permanence, à présent qu’ils ont pratiquement atteint leur but. Nous n’avons pas le temps de trier tous ces gosses… ils sont des témoins de ce qui s’est passé et je présume que les propriétaires de cette manufacture ne seront pas ravis de constater que nous les avons affranchis. » C’est pourquoi je vous suggère d’aller retirer votre petit diable du four – il devrait être cuit à point – et de changer d’air le plus rapidement possible. Les probabilités pour qu’un seul d’entre nous réussisse à sortir d’ici fondent comme neige au soleil. Je ne dis pas cela pour plaisanter, Rhapsody… Vous savez que les hyperboles, c’est pas mon truc. » Rhapsody hocha la tête et se dirigea prestement vers la porte du four pour tirer la targette puis le battant. Le fils du démon était affalé tout au fond, inconscient et respirant à peine. Ce fut en ouvrant de grands yeux que les jeunes esclaves dont la vision s’était accoutumée à la clarté papillotante la virent pénétrer dans le four en marche, saisir l’enfant et le traîner à l’extérieur par les pieds. Elle procéda à un examen sommaire puis le déplaça jusqu’au lit de camp d’Omet, près duquel tous les enfants s’étaient tapis. « Ne le touchez pas, leur dit-elle en orlandais. Vous vous brûleriez les doigts. Laissez-le refroidir, c’est compris ? Mais s’il bouge, immobilisez-le en lui sautant dessus tous ensemble et en vous asseyant sur son dos. » Elle regarda Achmed pour lui demander en bolg : « Comment allons-nous sortir d’ici ? — Je compte emprunter le chemin que nous avons suivi pour venir. Nous prendrons le passage intérieur, car il n’y a aucune fenêtre de ce côté des bâtiments, puis nous quitterons la ville par les ruelles. Nous irons déposer ces enfants dans un avant-poste du nord d’Ylorc… » Il leva la main pour couper court à ses protestations. « Le reste peut attendre. Le temps presse. — Entendu. Mais j’ai une chose à faire avant notre départ… Si nous ne condamnons pas ce tunnel, ils n’auront qu’à se procurer d’autres esclaves pour les envoyer terminer le travail, et je ne voudrais pas qu’ils condamnent d’autres gosses à la noyade pour s’enrichir. » Achmed alla vers le fils du démon, se pencha et fit une vague estimation de sa température corporelle. Il attacha ses pieds et ses mains, sans ménager ni son poignet qui pendait mollement ni son épaule déboîtée, avant de le hisser en travers de ses épaules. « Et comment comptez-vous vous y prendre ? Grunthor n’est pas avec nous. — Je sais. Laissez-moi cinq minutes… Je n’en aurai pas pour plus longtemps, je vous le garantis. » Achmed secoua la tête en faisant signe aux enfants de le suivre. Ils sautèrent du lit de camp et s’alignèrent près de lui. « Nous n’avons peut-être pas cinq minutes devant nous. — Alors, partez immédiatement. Je vous rattraperai. » Sans faire cas du regard homicide qu’il lui lança, elle courut jusqu’à la porte pour prononcer un autre charme de silence. Le battant s’ouvrit sans bruit. La sortie des jeunes esclaves fut tout aussi silencieuse, ce qu’elle attribua à la terreur que leur inspirait l’expression d’Achmed. Lorsque tous se retrouvèrent dans le hall de la manufacture, Rhapsody regagna la salle des fours. Elle consacra un instant à étudier la scène de carnage puis alla vers une des quatre cuves restantes et la vida, pour répandre son contenu sur le sol. Après s’être assuré que la barbotine s’écoulait dans l’alcôve, elle alla vers les cuves suivantes pour actionner les chaînes des palans en veillant à rester à l’écart des coulées. Quand il y eut dans la pièce de quoi emplir le puits à ras bord, pour ne pas dire bien plus, elle tira son épée. Le feu de Clarion l’Étoile du Jour dansa dans la pénombre et acquit un éclat mille fois plus vif que les braises désormais maladives qui rougeoyaient sous les fours. Rhapsody ferma les yeux entre les flaques visqueuses et chercha dans son âme le lien qui l’unissait à l’épée, au feu élémental devenu le noyau de son être depuis qu’elle avait franchi le mur de flammes du centre de la Terre. Elle concentra ses pensées sur le puits dans lequel l’argile liquide se déversait en gargouillant et leva lentement son épée pour orienter sa pointe vers l’alcôve. « Luten, dit-elle sur un ton autoritaire. Cuis. » Un arc de feu jaillit de l’arme et diffusa une chaleur bien plus élevée que celle des fours, plus chaude et lumineuse que le soleil. Rhapsody sentit un frisson la parcourir quand le feu envahit le renfoncement pour solidifier l’argile et obstruer le puits avec un bouchon indestructible aussi dur que les colonnes de céramique du temple de Manwyn. La masse devint rouge luminescente avant de prendre la couleur terne du biscuit. Je ne pourrais rien faire de plus, pensa-t-elle en rengainant son arme. Elle se hâta ensuite d’aller rejoindre Achmed et les enfants. Ni pour les esclaves ni pour l’Entudenin. Lorsqu’ils quittèrent Yarim Paar, cette nuit-là, en esquivant les gardes de Yarim aux casques cornus par les ruelles d’une ville qui dormait comme un pochard ou un ours en hibernation, elle prit le temps de jeter un regard derrière elle à la fontaine tarie, cet obélisque asséché. Puisses-tu reprendre vie un jour et permettre à Yarim de connaître une nouvelle prospérité. Bien qu’à plusieurs rues de l’Entudenin, elle eut la certitude de voir dans son argile rouge terne un bref miroitement, l’équivalent d’un clin d’œil. 9 Dans la plaine de Krevensfield, sud de Bethany LE SAINT HOMME SE DRESSAIT FACE AU SOLEIL à la bordure de la plaine de Krevensfield. Les montagnes de Sorbold avaient reculé au sud-est tel un sombre cauchemar. Il avait à présent à ses pieds un panorama infini de plateaux bas givrés, sous un ciel qui s’étendait jusqu’à la bordure bleutée de l’horizon, sans être nulle part empalé par les crocs de la terre. La nuit tombait tôt, avec la venue de la saison de la lune. Le soleil couchant se consumait au bord du monde et nimbait les prairies d’une clarté sanglante qui progressait lentement vers l’est. Il sourit. C’était prophétique ! Les gardes de son escorte bivouaquaient autour d’un petit feu de camp allumé sur l’herbe gelée et préparaient leur repas, à quelque distance de là. Il avait sollicité leur indulgence et s’était éclipsé vers une profonde dépression sous prétexte d’inhaler un peu d’air pur, et il se retrouvait seul pour contempler l’horizon ouest que l’approche de la nuit teintait en écarlate. Ces terres étaient en jachère depuis près de trois siècles, une large bande fertile de pâturages pointillés depuis peu par quelques communautés de fermiers. Ces défricheurs intrépides arrivaient en groupes de quatre à six familles pour braver les vents mordants de l’hiver, les feux de brousse de l’été et l’immensité d’un ciel infini. Sans exception, ces colons étaient des nouveaux venus, des immigrants originaires du sud ou de l’ouest qui n’avaient pas une goutte de sang cymrien. Dans le cas contraire, ils n’auraient jamais envisagé de clôturer la moindre parcelle et encore moins de construire des maisons et d’élever leur progéniture sur ce terrain hanté. Le temps avait effacé la plupart des cicatrices laissées par la Guerre Cymrienne. En Tyrian et Sorbold, de grandes batailles avaient dégénéré en massacres haineux et impensables carnages, teintant le sol en rouge sous d’innombrables cadavres. Au fil des siècles, cependant, la forêt avait revendiqué les endroits où nul Lirin n’eût envisagé de s’allonger pour dormir. Les chants du vent dans les feuilles des arbres d’apparition récente avaient couvert les murmures des spectres qui erraient sur les champs de bataille, sauf les nuits où la brise était vive. Les pères lirins réunissaient alors leur progéniture autour du foyer de la maison commune pour leur parler des veuves de guerre, ces femmes depuis longtemps décédées qui continueraient jusqu’à la fin des temps de parcourir ces terres à la recherche de leur mari tombé au front, épouses inconsolables de soldats qui les avaient précédées dans la mort. Au sud de Sorbold, les montagnes s’étaient réapproprié les cols dans lesquels les hommes s’étaient entre-tués. Les gens du nord racontaient que l’argile de Yarim devait sa couleur au sang qui l’avait imbibée, quand les rivières s’étaient teintes d’écarlate. Tous les Cymriens de la Première Génération savaient qu’il s’agissait de mythes. Le sol et les cours d’eau de Yarim avaient toujours été rubigineux, aussi loin que remontaient les souvenirs des hommes, teints par les ruissellements des grands dépôts de manganèse et de cuivre dans les contreforts des Dents septentrionales. Dans toutes les terres du pourtour de Roland, ce n’était ni Anwyn ni Gwylliam mais le Temps qui avait remporté la victoire. Le Temps qui avait même effacé tout souvenir de la pandémie catastrophique, même si d’autres blessures – dont celles des âmes – n’avaient jamais cicatrisé. Mais ici, dans la cuvette continentale, ces terres situées à mi-chemin de la mer et des monts, le sang des multitudes sacrifiées sur l’autel d’une rivalité stupide s’était infiltré dans le sol pour le fertiliser, une couche d’engrais funéraire si dense que les vents les plus violents et les pluies les plus drues ne pouvaient l’emporter. Il s’agissait véritablement d’un royaume de spectres, en dépit du fait que les Bolgs avaient emprunté ce terme pour l’attribuer à Kraldurge, le lieu que hantaient leurs propres âmes en peine dans les hauteurs des monts. Le moment était presque venu. Encore quelques couchers de soleil, encore quelques jours, une saison ou deux, et ce qu’il avait tant attendu adviendrait enfin. Après tous ces siècles, sa patience serait enfin récompensée. Il aurait bientôt une armée et pourrait s’emparer de la montagne, se saisir de l’Enfant. Lorsqu’elle lui appartiendrait, sa réussite serait assurée. Son corps étant constitué de Pierre Vivante, une de ses côtes était la clef qui ouvrait la crypte du Monde Souterrain, la prison dans laquelle les siens étaient gardés captifs depuis un Temps antérieur au Temps. Il devait serrer la bride aux pensées de destruction qui s’emballaient dans son esprit, s’il ne voulait pas que son impatience le trahisse. Le grand jour approchait. Chaque chose en son temps. Il jeta un regard désinvolte par-dessus son épaule, vers les gardes qui riaient et se passaient une flasque, puis il s’intéressa une fois de plus à l’occident, en ayant le sourire aux lèvres. Avec une violence soudaine, il se mordit la langue et du sang se répandit dans sa bouche. Une bouche qu’il entrouvrit légèrement. Le saint homme inhala l’air du soir, et le froid mêlé à l’odeur des herbes sèches qui brûlaient agressa ses narines. Il entama doucement un chant, à voix basse afin de ne pas courir le risque d’être entendu par les ivrognes qui se targuaient de lui servir d’escorte. Si ses gardes lui avaient prêté attention, ils l’auraient entendu murmurer les noms d’anciennes batailles, de carnages figés dans le temps, aspirant ces noms dans sa bouche pour les expulser avec son haleine désormais imprégnée du goût et de la vibration de ses fluides vitaux. Mais la journée avait été longue et morne, comme d’ailleurs tout ce voyage, et les militaires étaient trop occupés à plaisanter, jouer aux dés et lancer leurs piques pour le remarquer. Le saint homme devait toutefois reconnaître que ces hommes avaient de bonnes raisons de se croire en sécurité. Après tout, les risques de subir une attaque étaient infimes, ici, au milieu de cette plaine qui se poursuivait de tous côtés sur des lieues, jusqu’à l’horizon. Il n’existait pas la moindre cachette dans laquelle un ennemi aurait pu se dissimuler, aucune possibilité de les prendre par surprise. Une supposition si erronée qu’il en gloussa. Le vent était glacial. Les mots qu’il prononçait sous forme de bouffées évanescentes d’haleine givrée flottaient devant lui en se détachant sur le ciel écarlate, comme lestés par bien trop d’affliction pour pouvoir se laisser emporter par la brise. Le raid sur les Bas de Farrow, murmura-t-il. Le siège de Bethe Corbair. La marche vers la mort des Nains cymriens, la destruction par le feu des villages occidentaux. Kesel Tai, Tomingorllo, Creux de Lingen. Une litanie de pertes et de malheurs qu’il débitait à voix basse dans le vent. Le massacre de la place-forte de Wynnarth, la mort des porteurs d’eau shanouins, les attaques lancées contre le flanc sud-est. L’éviscération de la quatrième colonne. L’exécution systématique des colons de la Première Flotte. Seule la neige lui répondit, et encore ne semblait-elle pas prêter véritablement attention à ses propos. Des flocons étaient apportés par une brise vigoureuse, comme en échange des mots et du givre de son haleine qu’elle se chargeait d’emporter au loin. Il sentit la chaleur de la surexcitation ramper sur son corps, prenant naissance à la hauteur de son aine pour se diffuser vers l’extérieur à chaque battement de son cœur défaillant. Les âmes des morts l’appelaient, ce qu’elles faisaient depuis des siècles, et l’angoisse de leurs cris vibrait sur sa peau en y engendrant une exquise extase. Il s’agissait des plaintes, ou plus exactement de la perception de la souffrance, de la violence, qui subsistait dans la terre et les airs, à peine dissipée par le temps lorsqu’on évoquait ce souvenir, comme du sang coagulé au fond d’un bol. Même ceux qui ne possédaient pas ses capacités étaient sensibles à ces tourments qui hantaient toujours ces lieux maudits, les incitant à prendre la fuite. Naturellement, il ne se contentait pas de les déceler. En un certain sens, il pouvait s’en attribuer le mérite. Le saint homme inhala ces peines portées par le vent, savoura la saveur de la mort qui se répandait dans sa bouche. Son démon intérieur exprima son ravissement par un cri, se vautra dans le plaisir orgiaque des destructions perpétrées en ce lieu et qui se reproduiraient bientôt. Il avait fort à faire pour ne pas se laisser emporter par un orgasme de souvenirs sanglants. Mildiv Jephaston, murmura-t-il dans le vent. « Votre Grâce ? » Le lieutenant se dressait juste derrière lui. Il pivota rapidement, en essayant de dissimuler son irritation. « Oui, mon fils ? — Tout va bien, Votre Grâce ? » Sourire réclama un effort. « Certes, certes, mon fils, répondit-il en glissant ses mains dans les manches de sa robe. Vous soucier de mon bien-être est très aimable. Le feu est-il vigoureux ? — Toujours autant, Votre Grâce, répondit le jeune militaire comme ils revenaient vers le campement. Même si le bois est un peu trop humide pour se consumer entièrement. » Le saint homme sourit en regagnant le bivouac. « Je pourrais peut-être me rendre utile, déclara-t-il. J’ai toujours été doué, pour attiser les brasiers. » Le temps d’atteindre les dépressions rocailleuses situées à l’est de la ville de Yarim Paar, Achmed était conscient d’avoir sacrifié au moins un des enfants du démon pour sauver ces jeunes esclaves. Compte tenu du dégoût que lui inspiraient les humains dans leur ensemble et leur progéniture en particulier, il n’en était pas particulièrement attristé, mais il savait que cela tourmentait Rhapsody. Les neuf morveux engendrés par le Rakshas et celui restant à naître étaient dispersés sur tout le continent et tous les réunir eût été une entreprise titanesque même à la belle saison, quand la neige ne venait pas tout compliquer. À présent que l’hiver débutait et qu’ils ne disposaient que de neuf semaines avant la venue au monde du dernier de ces monstres, ce qui constituait un problème supplémentaire, un tel exploit paraissait irréalisable. Achmed ne savait pas combien d’enfants contaminés il lui faudrait retrouver pour disposer d’une quantité de sang suffisante pour localiser le F’dor… il doutait même que cette quête insensée donne le moindre résultat. Le sang sera le moyen d’accéder à ce qui se dissimule au vent, voulait la vieille prophétie dhracienne. Rhapsody l’avait interprétée à sa manière avant de tout organiser avec Oelendra, son mentor lirin qui se chargerait d’assurer la garde de ces enfants et de s’occuper d’eux jusqu’à la fin de cette entreprise. Après quoi Rhapsody les conduirait au-delà du Voile de Hoen… si elle parvenait à localiser ce lieu mythique. L’impatience et les interrogations d’Achmed croissaient de jour en jour, tant en ce qui concernait la réussite de leur projet que leurs probabilités de survie. Rhapsody était certaine que messire et dame Rowan, les mystérieux personnages qui vivaient au-delà du Voile de Hoen, seraient capables de récupérer le sang du F’dor sans devoir saigner les enfants pour autant. Ils ont guéri Ashe quand son âme était déchirée, avait-elle avancé. Dame Rowan est la Gardienne des Songes, la Sentinelle du Sommeil, Yl Breudiwyr. Messire Rowan est quant à lui la Main de la mortalité, la Mort paisible, Yl Angaulor. Ils sont les seuls que je connaisse à pouvoir prélever ce qui provient du démon sans tuer les enfants. Je dois les conduire auprès d’eux, j’en suis certaine. Si je peux y arriver dans les délais, évidemment, car – d’après Oelendra – le temps s’écoule différemment dans leur domaine. S’il existe des individus capables de réaliser un tel exploit, c’est bien eux. Devoir fuir Yarim Paar sans attendre le lever du jour ni demander leur reste ne lui avait pas laissé le temps d’approfondir la question. Il entendait loin derrière eux sonner l’alerte, ou tout au moins croyait-il percevoir des tintements de cloches qui pouvaient n’être que les fruits de son imagination et de sa peur. On ne pouvait après tout leur reprocher que d’avoir enlevé quelques esclaves employés de façon illégale, et auprès de quelles autorités des voleurs volés pouvaient-ils porter plainte ? Parmi tous ces enfants, les plus sociables recherchaient la compagnie de Rhapsody alors que les autres gardaient leurs distances avec leurs sauveteurs. Vingt-deux en tout, dont quelques-uns qui montaient à tour de rôle sur les chevaux quand leurs compagnons d’infortune préféraient effectuer à pied le voyage. Il avait fallu en attacher deux pour les contraindre à rester au sein du groupe, mais à l’écart des plus fragiles et des apprentis qu’ils haïssaient en raison des mauvais traitements qu’ils leur avaient infligés. Cela ralentissait épouvantablement leur progression, mais Rhapsody ne s’en souciait guère. Elle consacrait une grande partie de son temps de marche à s’entretenir avec cet apprenti au crâne rasé qui disait s’appeler Omet, et la majeure partie de son temps de repos à réconforter le fils de la Liringlas dont la jambe s’était infectée. Rhapsody combattait la gangrène avec des chants thérapeutiques et des airs qui incitaient les enfants à se monter dociles, tout en appliquant sur la plaie des emplâtres d’herbes médicinales. À présent que le soleil se couchait et qu’ils s’installaient pour bivouaquer, en entamant sérieusement les provisions prévues pour la totalité de leur long voyage afin de nourrir tant de bouches affamées, Achmed se plongea dans la contemplation de l’orient, pensif et silencieux. Ils étaient à deux journées de marche du col de Bakhran, le deuxième avant-poste firbolg de l’extrême nord des Dents. Ils avaient décidé d’y laisser les enfants, de les confier à la garnison, pour ne continuer leur route qu’avec les deux bâtards du démon. Tous étaient des orphelins, à l’exception d’Omet qui avait affirmé à Rhapsody ne pas regretter ce qu’il laissait à Yarim Paar. En la voyant assise près du feu crépitant de leur campement avec le jeune Aric sur les genoux, Achmed fut parcouru d’un frisson. Comme elle, cet enfant avait un teint rosé et des cheveux très clairs. Leur ressemblance raciale sautait aux yeux, mais ce petit garçon avait quelque chose d’indéfinissable qui le rendait différent, une sauvagerie qui alimentait la nervosité du roi bolg. C’était presque comme si Rhapsody avait bercé un blaireau enveloppé dans une couverture, en roucoulant comme s’il s’agissait d’un bambin liringlas identique aux autres en ayant oublié qu’il était redoutable. Ce qui ne présageait rien de bon. De nombreuses lieues vers le sud, à l’extrémité nord des montagnes de Sorbold, la garde venait d’être relevée. La troisième colonne du Flanc occidental était revenue moins d’une demi-journée plus tôt de manœuvres en Otar, un lointain État célèbre pour les tissus produits à Otar’sid, sa capitale. Il s’était agi d’une mission peu contraignante, assurer la protection du groupe de sous-bénédictes partis effectuer leur pèlerinage annuel à Sepulvarta, un déplacement ayant pour finalité de livrer la robe blanche que le Patriarche porterait pour la cérémonie de Bénédiction de l’Année qui aurait lieu dans six mois, pour l’équinoxe vernal. Tout s’était passé sans incidents et les militaires campaient à présent du côté sous le vent du Flanc occidental. Leurs feux de camp commençaient à prendre dans l’air froid et ténu, créant une mer lumineuse de flambeaux piqués en terre dans l’obscurité grandissante. Au terme d’une très courte marche, ils atteindraient au matin le camp de base de Keltar’sid. Les fantassins étaient impatients de se retrouver dans cette cité-état militaire, de reprendre leur entraînement avec les armes révolutionnaires qui leur avaient été attribuées juste avant leur départ pour Otar. Mildiv Jephaston, le chef de colonne, avait terminé son tour de garde et s’apprêtait à dîner et dormir, lorsqu’il entendit une voix titiller ses oreilles, chaleureuse dans la froidure du vent hivernal. Maintenant, Mildiv Jephaston. Le soldat secoua la tête. Ce n’était pas la première fois que le vent semblait lui parler, surtout après une très longue marche, mais il ne s’était encore jamais exprimé si nettement. En outre, c’était la première fois qu’il l’appelait par son nom. Il s’arrêta net, massa son oreille et secoua une fois de plus la tête pour se débarrasser de cette sensation. Il alla s’asseoir à côté du plus important des deux feux avec l’assiette de ragoût que le cuisinier du régiment lui avait servie au passage. Il était presque détendu et sentait croître son appétit, quand il entendit de nouveau : Maintenant, Mildiv Jephaston. Une voix plus douce et amicale que s’il avait lui-même pensé ces mots. Jephaston regarda les unités composant la colonne, cinq cents hommes qui dormaient pendant que trois cents montaient la garde et que cent vingt cavaliers bivouaquaient à l’écart avec leurs montures. « Qui m’appelle ? » demanda l’autre commandant, assis près de lui. L’homme leva les yeux de son assiette, regarda autour de lui puis secoua la tête. Jephaston tendit l’oreille mais n’entendit plus rien. Il décida d’oublier l’incident pour reporter son attention sur son repas. Peut-être était-ce attribuable aux bruits de sa mastication, aux grincements de ses dents, aux cliquetis de la cuillère sur l’assiette en métal, aux conversations des hommes, aux rires, aux acclamations et aux jurons qui s’élevaient dans la nuit à chaque lancer de dés. Un de ces bruits, ou plusieurs, couvrirent peut-être le changement, masquant les paroles silencieuses qui trouvaient dans son cerveau un lien jusqu’à présent inactif mais implanté en lui peu auparavant et n’attendant que l’ordre du démon pour s’imposer. La modification fut si subtile qu’il en tint compte sans en avoir conscience. Cela déferlait sur lui comme des vagues, les lames de la mer, des ondes de chaleur palpitante, les pulsations d’un cœur qui bat, pour le bercer, le pénétrer et imprégner son âme, car il n’y avait pas eu de pacte de sang, aucun lien permanent. S’il se retrouvait sous l’emprise du démon, ce n’était pas pour l’éternité. Mais, contrairement aux militaires qui dormaient autour des feux et succombaient à d’autres ondes de chaleur en répondant à leurs propres convocations intérieures, Mildiv Jephaston avait révélé son nom au F’dor. Il n’était aucunement troublé par les altérations que subissait tout ce qu’il voyait, le fait que les objets étaient d’une netteté absolue, quelle que soit leur distance, comme si le monde n’avait plus que deux dimensions. Ses membres se dissociaient du reste de son corps et ses maux de reins s’estompaient. Il se sentait léger, léger et puissant, comme s’il absorbait de l’air et de la chaleur dans tout ce qui l’entourait, tout en étant envahi par un calme ineffable. Et, au fur et à mesure qu’elle s’enracinait dans son conscient, l’injonction se propageait insidieusement dans l’esprit de tous les soldats qui lui avaient juré fidélité, des hommes qui s’étaient engagés à exécuter tous ses ordres sans les remettre en question. Et lorsqu’il se leva, fit son paquetage, enfourcha sa monture et ordonna à la colonne de lui emboîter le pas, pas un seul sourcil ne fut haussé, pas une seule question ne fut posée. Tous s’alignèrent derrière lui en formant deux divisions, quatre cinquièmes des soldats juste derrière lui et les restants qui suivraient à un jour de marche, prêts au combat, vers le bas du Flanc ouest, dans le vent mordant de la plaine de Krevensfield. En route pour Navarne. 10 Frontière est de Yarim, nord d’Ylorc LES FIRBOLGS DE L’AVANT-POSTE des déserts du nord du col de Bakhran prirent en charge les jeunes esclaves sans faire de commentaire. Les enfants se virent remettre des couvertures de l’armée avant d’embarquer dans deux chariots prêts à partir pour Canrif avec la caravane de la deuxième semaine. Achmed fournit des instructions détaillées aux soldats qui veilleraient sur eux jusqu’au moment où ils les confieraient à Grunthor. Ils séjourneraient ensuite à Ylorc pour attendre son retour et celui de Rhapsody, qui décideraient entre les garder ou les envoyer en Navarne. Des enfants qui étaient dans tous leurs états. Il avait suffi d’un regard aux armes étranges des Bolgs pour que la surexcitation se répande dans leurs rangs comme un feu de broussailles. Seul l’apprenti au crâne rasé avait continué de faire montre de réserve en considérant toujours les militaires avec méfiance. La caravane s’apprêtait à partir pour le Chaudron, quand Rhapsody conduisit Omet à l’écart. « Est-ce que ça va aller ? » L’apprenti sourit tristement. « Je l’espère. Je suis probablement trop maigre pour les mettre en appétit. — Ces histoires de cannibalisme ont été exagérées », dit-elle en passant avec affection le bout de ses doigts sur le duvet qui commençait à assombrir son cuir chevelu. « Tu ne seras pas en danger, parmi les Bolgs. Demande à voir Grunthor, et dis-lui que je l’enjoins de te mettre au travail. Regarde-le droit dans les yeux et campe sur tes positions… et tu lui inspireras du respect. Ne fixe aucune limite à tes capacités et ton imagination. Je te crois capable de devenir un des principaux artisans de la Reconstruction. — Merci. — Mais si tu ne te sens pas à ton aise ou si tu découvres que tu n’aimes pas vivre dans ces montagnes, attends simplement mon retour et je t’enverrai où tu souhaites aller. » Omet hocha la tête. « Entre-temps, je te prie de veiller sur ces garçons à ma place. — Vous pouvez compter sur moi. » Elle le fit pivoter vers l’horizon sud-est, où le ciel rosissait. « De la grandeur renaît dans ces montagnes, dit-elle. Tu pourras y contribuer. Va graver ton nom dans la roche immémoriale, afin qu’il passe à la postérité. » Omet hocha encore la tête puis monta rejoindre les jeunes affranchis dans le chariot qui s’éloigna sur la rocaille enneigée dans un fouillis de mains agitées et de cris d’adieu. Au coucher du soleil, les voyageurs – quatre en tout – campaient sur un escarpement surplombant les berges du Mislet, un torrent couleur rouille qui se jetait dans la Rivière de Sang. Des flots désormais gelés et mouchetés par l’approche de la nuit. Un vent très vif faisait crépiter le feu et saturait l’air d’étincelles. Rhapsody referma son lourd manteau pour tenter de s’isoler des rafales et de la désolation. Pendant combien de jours devrons-nous encore endurer tout ceci ? se demanda-t-elle en tisonnant les braises avec un long roseau séché et fendillé par le gel. Combien de nuit d’errance connaîtrai-je encore ? Quand ces épreuves prendront-elles fin ? Et finiront-elles un jour ? Neuf enfants du F’dor, et un restant à naître. Ils en avaient capturé deux. Dans guère plus de huit semaines le dernier viendrait au monde au sud de Tyrian. Réussirons-nous à tous les retrouver à temps ? Elle fit son possible pour empêcher la panique de nouer son estomac. Savoir qu’Oelendra les attendait à la frontière de Canderre pour récupérer les enfants qu’ils ramenaient, et ce depuis trois jours, accentuait encore cette sensation. Un léger soupir modulé rappelant les plaintes du vent rompit le fil de ses pensées et l’incita à lever les yeux. Aric avait décidé de dormir près des chevaux, loin des adultes et de Vincane qui était plongé dans un sommeil attribuable à des herbes soporifiques. Rhapsody perçut la froidure ambiante dans ses os et se leva, pour se diriger vers Aric. Elle se pencha afin d’examiner sa jambe qui suppurait et fredonna un chant lénifiant pour réduire ses souffrance et lui permettre de connaître un sommeil plus paisible. Elle regagna finalement sa place près du feu et d’Achmed. Le roi firbolg contemplait l’horizon ouest, le visage abrité, les yeux voilés par ses pensées. Rhapsody attendit qu’il prenne la parole, ce qu’il ne fit que lorsque la bordure inférieure du soleil passa sous l’horizon. « Nous ne pourrons pas arriver en Navarne avant la foire hivernale, ou à Sorbold avant que le dernier enfant ne soit venu au monde. » Rhapsody exhala. Comme toujours, Achmed exprimait ses craintes à voix haute. Le fils aîné du Rakshas était un jeune homme, un gladiateur de la cité-état de Jakar, au nord-ouest de Sorbold. Tenter de le sauver ne l’enthousiasmait guère, mais Rhapsody avait tant insisté qu’il avait finalement donné son accord sous réserve qu’ils en aient matériellement le temps. Sans le détour en Ylorc ils auraient pu respecter leur programme et rejoindre ce Constantin en Navarne, à l’occasion de la grande foire hivernale. Mais le temps d’arriver sur place les festivités seraient terminées et Constantin aurait regagné Sorbold. Le sauvetage des jeunes esclaves avait eu pour prix la damnation de ce gladiateur. « L’enfant qui est toujours dans le ventre de sa mère viendra au monde dans les champs de Lirin, au sud de la forêt de Tyrian, déclara posément Rhapsody en contemplant elle aussi le coucher de soleil. Nous serons dans ce secteur et nous pourrons nous rendre en Sorbold après avoir confié le nouveau-né à Oelendra. — Non. » Achmed jeta un peu d’herbe gelée dans le feu. « Les risques seraient trop grands. Si on me surprend sur les terres de Sorbold – et occupé de surcroît à enlever un bien ayant autant de valeur qu’un gladiateur –, cela équivaudra à une déclaration de guerre. Ainsi que je l’ai précisé au tout début, je suis d’accord pour récupérer ces marmots afin d’en extraire le sang du démon qui circule dans leurs veines et non pour assurer le salut de leurs âmes. — Je ne le conteste pas. N’est-ce pas le comble de l’ironie ? ajouta-t-elle avec un brin d’amertume. Cela ne nous rend-il pas identiques au Rakshas, qui attachait des enfants comme des porcs pour les égorger dans la Maison du Souvenir ? Dans un cas comme dans l’autre le sang est le moyen, que les intentions soient bonnes ou mauvaises. — Tout est fonction du point de vue. — J’irai chercher ce Constantin, précisa-t-elle sans détacher les yeux du soleil qui disparaissait à l’horizon. J’apprécie tout ce que vous avez fait, mais je ne l’abandonnerai pas. J’ai conscience de votre dilemme et je ne puis vous demander de compromettre la sécurité de votre royaume pour m’aider dans la mission que je me suis fixée. Mais j’irai en Sorbold, même si je dois m’y rendre seule. » Achmed soupira. « Je vous le déconseille. — Je pourrais réclamer l’aide de Llauron… — Je vous le déconseille plus vivement encore. — Vous ne me laissez pas le choix. » Elle scruta le ciel pour y chercher les premières étoiles, car elle avait attendu leur apparition pour entamer ses dévotions vespérales. « Laissez-le. Quand tout ceci sera terminé, nous partirons à sa recherche pour mettre un terme à ses souffrances. Vous savez qu’un Dhracien tel que moi ne peut laisser vivre quiconque a été souillé par le sang du F’dor. — Vous le condamnerez à la damnation dans la crypte du Monde Souterrain. » Un rappel de pure forme, car ils en avaient débattu en vain de nombreux autres soirs. Achmed haussa les épaules. « Je veux bien prendre l’engagement d’asperger ses cendres d’eau bénite. — Non, merci. — Eh bien, il y a Ashe. Il pourrait réunir ceux qui restent. Vous l’avez appelé dans le vent, autrefois, et il est venu. » Rhapsody frissonna. « Oui, c’est exact, mais je me dressais sur le belvédère d’Elysian qui est un amplificateur en soi. Je ne sais pas si ce serait aussi efficace ailleurs. En outre, vous savez parfaitement que je ne veux pas lui parler de ces enfants avant mon retour du Voile de Hoen. » Achmed serra les poings avec une énergie renouvelée, mais son expression resta inchangée. « Il ne mérite pas la protection dont vous l’enveloppez comme un nouveau-né dans ses langes. Sans doute lui serait-il utile de mener ses propres batailles, d’assumer ses responsabilités et de se torcher tout seul une fois de temps en temps. Vous voir lui servir de papier toilette me rend malade. » La clarté du soleil couchant emplit les yeux de Rhapsody, devenus cuisants par divers souvenirs. « Pourquoi le haïssez-vous ? — Et vous, pourquoi l’aimez-vous ? » rétorqua Achmed sans la regarder. Elle contemplait sans mot dire les champs qui se poursuivaient jusqu’à l’horizon en s’assombrissant. Le halo rosâtre du crépuscule abandonnait les nuages, ne laissant qu’une grisaille brumeuse là où il n’y avait eu un instant plus tôt que de la magnificence. Ce fut finalement d’une voix douce qu’elle lui répondit. « Il n’existe à l’amour aucune raison précise. Il apparaît spontanément et, une fois là, il perdure même lorsqu’il ne le devrait pas. Il est tenace, et celui ou celle qui souhaite s’en débarrasser a de sérieuses difficultés à en venir à bout. J’ai appris que c’est inutile… et qu’insister manque de sagesse. Cela ne fait que nous affaiblir. Mieux vaut s’y résigner, fermer la porte en acceptant que ces sentiments subsistent. Il n’est pas possible de les éliminer, seulement d’essayer d’en faire abstraction. » Elle risqua un regard dans sa direction et remarqua que ses yeux restaient rivés sur un point situé au-delà du monde, que ses mains croisées reposaient sur ses lèvres, qu’il s’était perdu dans ses pensées. « Mais la haine est bien différente. Pour haïr, il faut avoir au moins une raison. » Achmed inhala le vent froid de la nuit en approche, avant de libérer lentement sa respiration. « Je ne hais personne. J’ai renoncé à la haine. Mais je n’ai que du mépris pour les promesses d’Ashe, sa loyauté mal placée et sa faiblesse. » Rhapsody passa la main sur une herbe blanchie et figée par le gel qui saillait de la neige. « Sa faiblesse appartient au passé. J’ai été témoin de ses souffrances, Achmed. Même lorsqu’il souffrait le martyre, dans son isolement, il voulait toujours protéger l’innocent pour rechercher le démon qui avait capturé son âme. Il est redevenu entier, il a recouvré sa force. — Vous employez abusivement ce mot. Je croyais que les Baptistrels veillaient à utiliser des termes plus précis. Il a été guéri, mais cela n’a pas fait de lui un dieu. Il vous trahira encore, il manquera à sa parole, il lâchera prise quand vous serez en équilibre précaire, il arrivera un instant trop tard. J’ai déjà assisté à cela. » Leurs yeux se trouvèrent. « Et vous aussi. » Elle arracha la tige du sol gelé. « Vous ne savez pas de quoi vous parlez. — Je suis convaincu du contraire. » Les grains de l’épi glissèrent entre ses doigts et s’éparpillèrent sur la neige. « Il est facile de critiquer ce que vous prenez pour de la faiblesse, une chose que vous n’avez pas connue. Mais celui qui n’a jamais aimé personne et dû choisir entre amour et devoir ne peut… — N’ajoutez rien ! » Il s’était exprimé assez brutalement pour qu’elle laisse choir ce qui subsistait du brin d’herbe. « Que savez-vous de mon passé ? Qui vous dit que je ne puis comprendre par expérience personnelle à quel point l’amour peut nous affaiblir ? Comment osez-vous présumer que je condamnerais quelqu’un, même un misérable dans son genre, sans avoir moi-même suivi un chemin comparable au sien ? » Il finit par la dévisager avec des yeux qui brillaient de noirceur. « Je sais tout sur les espoirs de la jeunesse. Je connais ce stupide abandon, cet irrépressible besoin de sauver ce qui ne peut l’être quand l’amour vous fait croire que c’est néanmoins possible. Voilà bien ce que je méprise le plus, au sujet d’Ashe… qu’il vous ait incitée à imaginer qu’il pourrait vous sauver ou que vous pourriez le sauver. Il a su vous convaincre que vous aviez besoin d’aide, que son salut valait le prix exorbitant que vous avez payé. » Il détourna le regard pour s’intéresser aux ténèbres présentes sur l’horizon. Rhapsody l’observa un moment puis s’intéressa elle aussi à ce qu’il y avait dans le lointain. « Qui était-ce ? » Le roi firbolg libéra sa respiration puis baissa les yeux. « Je vous en prie. C’est une chose qui doit rester dans l’oubli. Considérez que c’est mon Enfant Endormie personnelle. Il est parfois préférable de ne pas revenir sur le Passé. » Rhapsody hocha la tête. « Grunthor le sait-il ? — Je ne lui cache rien parce qu’il s’abstient de porter le moindre jugement, parce qu’il ne remet pas en question ce qui a été fait. Demandez-lui ce qu’il pense d’Ashe, si vous souhaitez analyser tout cela de façon objective. » Elle se leva et s’étira. « C’est sans importance. Il est parti. — Il reviendra. — Non. Il est allé demander la main d’une femme de la Première Génération des Cymriens, celle que la bague de Sagesse du Patriarche a désignée comme étant le plus digne de devenir sa Dame. » Achmed se pencha en arrière pour contempler le feu. « Une nouvelle preuve de ce que j’ai dit plus tôt sur ses faiblesses et ses loyautés mal placées. — Je ne considère pas que ses loyautés soient mal placées. Nous avons toujours su ce qui nous attendait. Il doit devenir le seigneur des Cymriens, Achmed, qu’il le veuille ou non. Il en découle qu’il ne peut épouser qu’une femme de noble lignée. Je le savais avant de tomber amoureuse de lui et j’en suis toujours consciente. Rien n’a changé. Il est parti accomplir son destin, comme nous accomplirons un jour le nôtre. — Voilà qui est agréable à entendre, mais je reste persuadé qu’il réapparaîtra un jour. — C’est secondaire. Tout est fini entre nous. » Elle scruta le bleu soutenu du ciel, à la recherche de l’étoile du soir, mais la brume voilait l’horizon et la lui dissimulait. « Au moins m’a-t-il donné cela. — Quoi ? — Une fin. C’est ce que je désirais le plus en ce qui concerne les événements qui se sont déroulés depuis que nous nous connaissons, vous et moi. Je suis lasse, Achmed. » Elle se tourna pour le dévisager, et ses yeux avaient perdu leur étincelle intérieure. « J’en ai plus qu’assez de chercher un démon qui se dissimule. J’en ai plus qu’assez de suspecter toutes les personnes que je rencontre d’être l’hôte du F’dor. Je veux savoir de qui il s’agit et l’éliminer, une bonne fois pour toutes, pendant que vous assujettirez son esprit pour l’empêcher de fuir. » Elle se tourna une fois de plus vers le soleil couchant. « J’en ai assez des cauchemars. Je veux en finir. Je veux que tout soit terminé. Je veux pouvoir dormir sur mes deux oreilles. » Un rire étouffé s’éleva dans les ténèbres, derrière elle. « Je suis au regret de vous décevoir, mais c’est impossible. — Et pourquoi donc ? » Un vent froid agita sa chevelure et glaça les perles de sueur dues à ces paroles. « À moins que ce ne soit de mort violente, il est probable que nous ne trépasserons jamais… pas avant des millénaires, en tout cas. Je parle de vous, de Grunthor et de moi… Comme les Cymriens de la Première Génération, nous avons dû duper le Temps en allant nous promener dans les entrailles de la Terre. Cette chose tant convoitée qu’est l’immortalité a son prix. » Vous voulez en finir, mais rien ne sera jamais terminé pour nous, Rhapsody. Tout comme la Grand-Mère a veillé sur l’Enfant Endormie pendant des siècles, nos vies seront placées sous le signe d’une vigilance sans fin. Après avoir vu ce qui hiberne à l’intérieur du monde et appris que des démons se sont fixé pour but de libérer le Mal, comment pourriez-vous retrouver votre sérénité ? Seuls les indifférents et les sots peuvent bénéficier d’un sommeil de plomb. Seul quelqu’un d’une naïveté désarmante peut croire qu’un jour tout ira pour le mieux dans le meilleur des mondes. » D’un mouvement brusque dicté par la colère, Rhapsody dégaina Clarion l’Étoile du Jour qui jaillit en rugissant de son fourreau d’ivoire noir, pour se consumer dans l’air glacé et projeter sa clarté palpitante sur la neige qui la réfléchissait. Rhapsody se tourna vers lui. « Parfait. En ce cas, j’opte pour l’ignorance et l’indifférence… une naïveté indécrottable. Je doute que vous puissiez comprendre, Achmed. J’ai désespérément besoin de croire que tout ceci s’achèvera un jour, faute de quoi je ne pourrai pas continuer… » Elle se détourna et alla vers la crête de la dépression suivante, en scrutant de nouveau le ciel. L’étoile du soir scintillait derrière un voile de nuages givrés. Rhapsody vida son esprit pour entonner ses dévotions vespérales. Achmed s’autorisa un vague sourire pendant que le vent emportait les notes cristallines. « Croyez-moi, vous découvrirez tôt ou tard que vous en êtes capable », dit-il en semblant s’adresser à lui-même. 11 Sur la frontière, nord-ouest de Bethany, sud-est de Canderre RHAPSODY ENTENDIT OELENDRA BIEN AVANT DE LA VOIR. Achmed avait déclaré que leurs aventures précédentes rendaient tout séjour prolongé en Yarim dangereux, et ils retraversèrent cette province le plus rapidement et discrètement possible. Ils se retrouvèrent après trois jours de voyage sur les terres plus ou moins boisées de l’extrémité nord de Bethany et de la frontière orientale de la fertile Canderre. Achmed, qui avait effectué tout ce déplacement en gardant les doigts refermés sur la nuque de Vincane, comme si sa main était une serre, hocha la tête à la fin de cette journée de chevauchée puis serra la bride à sa monture pour s’arrêter en douceur sur la pente d’une colline. Rhapsody mit aussitôt pied à terre et tendit les bras à Aric, pour soulever l’enfant de sa selle en veillant à ménager sa jambe infectée. Le soleil se couchait, lorsqu’ils établirent un campement, juste avant qu’une étoile solitaire n’apparaisse au-dessus des arbres dépouillés. Rhapsody se redressa et épousseta son pantalon tout en cherchant des yeux un emplacement où elle pourrait s’installer pour chanter les vêpres. Elle entendit au même instant une voix entamer ce vieux chant dans le lointain. C’était une voix immémoriale, aux intonations à la fois chaudes et éraillées, qui exprimait toute la puissance et la souffrance d’une personne ayant vu des mondes naître et mourir, connu des combats cauchemardesques, pour se redresser en étant victorieuse mais non triomphante, afin de continuer de vivre sous la clarté qui accompagne chaque aube nouvelle. Profondément émue, Rhapsody en eut des larmes aux yeux Elle agrippa le bras d’Achmed. « Oelendra ! C’est Oelendra ! » Le roi firbolg le confirma d’une brusque inclination de la tête sans interrompre ses activités, autrement dit ligoter Vincane à un arbre, là où il pourrait le voir à tout instant sans devoir pour autant renoncer à son repas et la chaleur du feu. Il avait déjà perçu sa présence ; il avait suivi les battements de cœur de la vieille guerrière lirin jusqu’en ce lieu. Sur les quelques milliers de personnes originaires de l’île de Serendair, c’était une de celles qu’il pouvait localiser en utilisant sa connaissance du sang. « Elle est proche. Je vous suggère d’aller la retrouver. » Il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule, pour constater que Rhapsody n’avait pas attendu son conseil. Les arbres du pourtour de la clairière dans laquelle ils avaient dressé leur bivouac étaient plus clairsemés à l’est, à flanc de colline Rhapsody courut vers le sommet sans se soucier des feuilles mortes qui la faisaient déraper, des roches et des racines qui constituaient autant d’obstacles, aiguillonnée par une impatience profondément ancrée dans son cœur. Elle arriva sur la crête et s’immobilisa en voyant la guerrière chanter avec les bras tendus devant elle, les paumes orientées vers le ciel et les étoiles. Ses larmes de joie se changèrent en larmes d’affection ; sous la clarté grisâtre du crépuscule et vue de côté, Oelendra lui rappelait sa mère interprétant les hymnes qu’elle lui avait appris une vie plus tôt. Rhapsody, qui n’avait pas rêvé de celle qui l’avait mise au monde depuis longtemps, se joignit à Oelendra et leurs voix fusionnèrent en parfaite harmonie. Oelendra termina ses dévotions puis se tourna et sourit. Rhapsody cessa de voir en elle sa mère et retrouva son amie et guide, la championne des Lirins qui avait toujours des allures de combattante avec ses épaules aussi larges que celles d’Achmed. Sa longue natte de cheveux fins et grisonnants était remontée et attachée sur sa nuque, et la tendresse fit briller ses grands yeux argentés dès qu’elle vit Rhapsody. Les deux femmes – l’Iliachenva’ar actuelle et celle qui avait été la détentrice de Clarion l’Étoile du Jour une vie plus tôt – s’étreignirent au sommet de cette colline battue par le vent. « Vous êtes très lasse, fît remarquer la championne lirin en écartant une mèche de cheveux dorés de devant les yeux de Rhapsody. — Je suis également en retard, répondit Rhapsody en souriant. Croyez que je le regrette. — Qu’est-ce qui vous a retardée ? » Rhapsody prit sa conseillère par la taille. « Venez, je vais vous montrer. » Achmed tournait le dos aux deux femmes qui approchaient. La nuit était tombée et le ciel avait perdu toute clarté lorsqu’elles conduisirent les montures d’Oelendra, deux juments rouannes, dans le bosquet proche où se trouvaient déjà les chevaux d’Achmed et de Rhapsody. Elles allèrent ensuite vers le roi firbolg assis à côté du feu. « Achmed, je vous présente Oelendra. Oelendra, voici Sa Majesté le roi Achmed, seigneur de guerre du royaume d’Ylorc. » Achmed se leva lentement et se tourna sous la clarté des flammes, pour river ses yeux vairons sur la championne lirin qui soutint posément son regard. Un moment plus tard, l’expression de la femme se durcissait un peu, avant de se détendre puis de traduire de la réserve. Le monarque l’étudia avec désinvolture avant de se tourner vers le feu et de se baisser pour tirer avec sa main gantée une marmite hors des flammes. « Ça vous tente ? » Oelendra s’intéressait toujours à lui et Rhapsody les étudiait tour à tour, dans un silence de plus en plus pesant. Elle finit par prendre la main de la Lirin. « Eh bien, j’avoue que la faim me tenaille ! Pourquoi ne pas nous servir ? » Elle guida celle qui lui avait tant appris du côté opposé du feu et s’accroupit près du jeune Lirin toujours recroquevillé sur lui-même. « Je vous présente Aric, Oelendra. Aric, Oelendra est mon amie… elle ne te fera aucun mal. » Elle se tourna vers la championne qui regardait l’enfant avec tant d’attention que ses pensées étaient évidentes. « Oui, il ne fait aucun doute que sa mère était une Liringlas. — Certes, mais avez-vous conscience de ce que ça implique ? — Il en découle qu’il y a sur ce continent des Liringlas dont vous et Rial ignoriez la présence ? — C’est fort possible. » Oelendra consacra un moment à contempler la danse des flammes. « Ça peut également vouloir dire que le Rakshas a traversé la mer pour aller en Manosse, ou encore Gaematria. Les îles de la mer Magistère sont peuplées de Liringlas… ou l’étaient, à tout le moins. Si c’est le cas, qui pourrait dire combien de femmes il a fécondées ? » Rhapsody frémit mais secoua la tête. « Non… il n’a eu que neuf enfants, d’après Rhonwyn, et un seul reste à naître. Il ne peut y en avoir d’autres, puisque le Rakshas avait péri lorsque nous l’avons interrogée. » Oelendra exhala. « Parfait. Je l’avais oublié. C’est parfait. » Un sourire incurva sa bouche et elle regarda l’enfant, pensive. « Salut, Aric. Alors, as-tu été bien traité ? s’enquit-elle en lirin. — Oui », répondit l’enfant. Oelendra se tourna vers Rhapsody. « Il parle la langue de notre peuple, mais il est évident qu’il n’a pas été élevé par nos semblables. Qu’en déduisez-vous ? — Que c’est un barde de naissance ? » répondit Rhapsody en caressant la tête du petit garçon. Achmed leur apporta de la soupe, des écuelles aux deux femmes et une timbale en tôle cabossée à Aric. Oelendra le remercia de la tête puis leva le récipient à ses lèvres et but une bonne gorgée de son contenu avant de reporter son attention sur le garçonnet. « Vous êtes mieux placée que moi pour le déterminer, mais ce serait le plus logique. — S’en assurer sera facile, déclara Rhapsody avant de s’asseoir en tailleur à côté de l’enfant. Aric, veux-tu baisser ton bas et montrer ta jambe à Oelendra ? Elle ne la touchera pas, c’est promis… » se hâta-t-elle de préciser en lisant de la panique sur ses traits. Oelendra le confirma de la tête. Lentement, le jeune garçon fit descendre avec des mains tremblantes sa chaussette en tricot. Sous la clarté du feu, elles purent constater que la jambe avait noirci et que de la peau reconstituée bordait la plaie purulente. Il s’en élevait une légère odeur de thym. « J’ai appliqué des emplâtres d’herbes et ça commence à cicatriser, déclara Rhapsody à Oelendra avant de se tourner de nouveau vers l’enfant. Pourrais-tu me chanter ton nom, Aric ? — Je vous demande pardon ? — Choisis une note qui te semble convenir et chante-la, comme ceci. » Elle chanta le mot Aric. L’enfant déglutit puis s’exécuta. Aric, susurra-t-il. Rhapsody regarda Oelendra. « Sol… Il a pour nom la cinquième note de la gamme. On peut en conclure qu’il a des frères plus âgés quelque part. S’il était un aîné comme vous, Oelendra, sa note naturelle serait ut. » Elle ne regarda pas Achmed qui était lui aussi un premier-né. La guerrière hocha la tête, l’expression sinistre. « On trouve donc ailleurs sur ce continent d’autres Liringlas, désormais orphelins. » Rhapsody exhala. « Oui. » Elle examina attentivement la blessure. Rien n’avait changé. « Essaie encore, Aric. Pense que ta jambe doit guérir. » L’enfant chanta la même note, sans effet notable. Oelendra haussa les épaules. Rhapsody soupira puis eut une idée. « Sa mère n’a probablement pas vécu assez longtemps pour le voir, déclara-t-elle posément à Oelendra. Tous les enfants du Rakshas sont orphelins, car les femmes qu’il a engrossées sont mortes en couches. Aric n’est peut-être pas le nom qu’il a reçu à la naissance. — C’est possible, mais comment le déterminer ? » Rhapsody caressa l’enfant pour le détendre puis se rassit pour laisser au feu le soin de réchauffer ses épaules. « Découvrir de telles choses est à la fois long et pénible. Nous n’avons pas suffisamment de temps devant nous, car il faut progresser à tâtons en allant d’échecs en échecs. Je ne suis même pas certaine que sa mère lui ait donné un nom… elle a pu se contenter de le mettre au monde ou mourir avant d’avoir pu faire quoi que ce soit. — Vous avez hélas raison. C’est peut-être un prêtre filidic qui l’a appelé Aric, ou un Baptistrel lirin s’il en reste. Il peut encore s’agir d’un passant ou même d’un ennemi, étant donné qu’il a fini en esclavage. » La chaleur qui nimbait le dos de Rhapsody lui rappelait les bains de son enfance, devant le foyer rugissant. Elle ferma les yeux pour tenter de se représenter les traits de sa mère, et échouer. « Peut-être l’a-t-elle simplement appelé mon bébé, si elle était trop faible pour déterminer si c’était un garçon ou une fille. » Elle finit sa soupe et attendit que l’enfant en eût fait autant pour se pencher vers lui. « Aric, peux-tu chanter autre chose ? » L’enfant hocha la tête. « Parfait ! Écoute bien le mot que je vais prononcer puis interprète-le à ta façon. Voilà : pippin. » Elle lui adressa un sourire d’encouragement et vit la chaleur se refléter dans ses yeux du même bleu que le ciel. Aric inspira profondément, tressaillit en raison de la souffrance puis émit la note sol. Oelendra et Rhapsody l’écoutèrent avec ravissement ; un moment plus tard elles examinèrent attentivement sa jambe avant de se dévisager. Il n’y avait eu aucun changement. La championne lirin tapota l’épaule du petit garçon et alla pour se lever, mais Rhapsody lui fit signe d’attendre. « C’était très bien, Aric. Je vais dégainer légèrement mon épée… N’aie crainte, tu n’as rien à redouter, s’empressa-t-elle d’ajouter en lisant de la peur dans ses yeux. Juste assez pour que je puisse toucher la lame. Je te promets qu’elle ne sera pas plus lumineuse que le feu de camp. Tu veux bien ? » . Fasciné par les yeux verts de Rhapsody, l’enfant hocha encore la tête, comme hypnotisé. La Baptistrelle referma la main sur la poignée de Clarion l’Étoile du Jour, au ras de la garde, et la tira lentement hors du fourreau d’ivoire noir en s’imposant de rester calme et en adressant la même instruction mentale à l’épée. La petite flamme qui en jaillit fut conforme à ce qu’elle avait annoncé. Un lien de feu élémental s’établit entre elle et l’arme dont le chant emplissait son âme et clarifiait ses pensées. Elle s’intéressa une fois de plus à l’enfant, en tentant d’imaginer sa naissance tragique, l’envol de l’âme torturée de sa mère vers la lumière à l’instant de la délivrance, quelque huit ou neuf ans plus tôt si son estimation était exacte. Des larmes de commisération et de colère voilèrent son regard comme elle se représentait cette malheureuse qui se contorsionnait dans les affres de la torture qu’elle devait endurer, des souffrances qui avaient débuté le jour de son viol et qui n’avaient pas dû lui laisser le moindre répit pendant les quatorze mois de gestation des Liringlas. Ses mains commençaient à trembler, sans qu’elle sût pourquoi, et elle entendit de nouveau la voix rauque polyphonique de Manwyn. Je vois un enfant contre nature naître d’un acte contre nature. Méfiez-vous lors de l’accouchement, Rhapsody, car l’enfant vivra même si la femme est destinée à périr. Que voulait dire cette fille de dragon ? se demanda-t-elle, dans un état second. Parlait-elle d’Aric, de l’enfant restant à naître ou encore d’elle-même ? Concentre-toi sur le petit garçon que tu as devant toi ! Elle secoua la tête, pour recouvrer le contrôle de son esprit. Elle venait d’entendre une voix au tréfonds de son être, une voix inconnue. Était-ce Clarion qui s’adressait à elle ? Pendant sa formation, tant de mois plus tôt, Oelendra lui avait déclaré que cette épée s’était autrefois exprimée mais avait été réduite au silence par sa séparation définitive d’avec Seren, l’étoile dont la matière avait servi à forger sa lame. N’était-ce pas tout simplement la voix de sa raison ? Elle sourit une fois de plus à Aric. « Un dernier essai ? Tu veux le faire pour moi ? — Oui. » Un murmure presque inaudible. « Bien. Alors, chante pour moi : pippin. » Ce qui signifiait mon bébé, en lirin. Pippin, fit Aric, d’une voix qui se brisa. Les deux femmes examinèrent sa jambe. Sur le pourtour de la plaie, l’inflammation reculait à vue d’œil, le centre purulent virait au rouge sombre, le noir au rose. La blessure était toujours visible, mais – même sous la chiche clarté dispensée par le feu de camp – il était évident qu’elle se cicatrisait. « Eh bien, voyez-vous ça ! murmura Oelendra. — J’ai su qu’il n’était pas comme les autres dès que je l’ai trouvé, déclara Rhapsody avec tendresse. Ce qui démontre qu’à quelque chose malheur est parfois bon. » Oelendra accorda une caresse à l’enfant puis se leva pour regarder l’arbre auquel Achmed avait attaché l’autre fils du démon, du côté opposé du feu. « Et qu’avons-nous là ? demanda-t-elle. — Deux putains et le bâtard le plus laid de ce monde », lança Vincane en ricanant. Ce fut très lentement qu’Oelendra traversa la clairière pour s’accroupir devant lui, avec les yeux à la hauteur des siens. Les muscles du dos de l’enfant ondulèrent de façon menaçante, pendant qu’elle le dévisageait. Bien qu’éloignée, Rhapsody vit Vincane se décomposer sous le regard de la championne lirin. Elle gloussa en se remémorant les fois où elle avait été la cible de ce regard intimidant, au calme terrifiant, capable de pénétrer jusqu’à son âme, des yeux gris qui avaient été témoins de plus de carnages que l’imagination n’aurait pu concevoir. « Excuse-moi, mais je crains de ne pas avoir tout compris, déclara posément Oelendra. Pourrais-tu me répéter ce que tu viens de dire ? » Le garçon essaya de reculer plus encore, comme s’il avait eu la possibilité de s’enfoncer à l’intérieur du tronc. Son insolence s’était évaporée, emportée par la panique. « Quel est ton nom ? demanda Oelendra. — Vincane… — Eh bien, tu me vois ravie de faire ta connaissance, Vincane. Je suis certaine que nous allons devenir d’excellents compagnons de voyage. Je n’aurai pas à te rappeler à l’ordre en cours de route, n’est-ce pas ? — Non, s’empressa de répondre l’enfant. — C’est bien ce que je pensais. » Elle retourna auprès du feu où Rhapsody bordait Aric sous une couverture, et elle inclina la tête en direction d’Achmed qui venait les rejoindre après être allé s’assurer de la solidité des liens de leur captif. « Vous allez donc partir à la recherché des autres ? s’enquit Oelendra. — Oui, lui répondit Rhapsody. — Tous ceux que nous pourrons trouver dans le temps qui nous est imparti, précisa Achmed en ancien lirin après avoir adressé un regard lourd de sous-entendus à Vincane. Nous escomptions enlever le gladiateur pendant la foire hivernale, ou juste après, mais c’est devenu impossible. — Où allez-vous aller, en ce cas ? » demanda Oelendra après avoir hoché la tête. Rhapsody jeta un regard aux enfants. Aric s’était endormi rapidement et Vincane paraissait sommeiller, mais peut-être jouait-il la comédie. « Dans l’Hintervold, répondit-elle. Rhonwyn a dit que deux enfants s’y trouvent, et qu’il y en a un troisième à Zafhiel. Les autres sont en Roland et dans les États non alignés, plus proches de vous. Nous devrions pouvoir les capturer avant que celui encore en gestation ne vienne au monde… Et nous déciderons ensuite ce qu’il convient de faire pour le gladiateur. » Achmed exprima son irritation en soufflant. Il n’était pas un expert en vieux lirin mais il s’était attendu à ce qu’elle tienne de tels propos. « Rien ne prouve que nous pourrons tous les capturer. L’hiver devient chaque jour un peu plus rigoureux. Il suffirait de quelques complications comparables à celles rencontrées à Yarim pour qu’il faille renoncer à l’un d’eux, peut-être plus. — Non, rétorqua catégoriquement Rhapsody. Nous les retrouverons tous. C’est une nécessité. Il faut que quelqu’un les sauve. Ce ne sont que des enfants. — Ce ne sont pas des bambins adorables mais de véritables abominations, rétorqua Oelendra que Rhapsody et Achmed regardèrent avec surprise. Je ne peux croire que vous n’en soyez pas consciente, Rhapsody. Regardez-les… qu’ils soient doux et timides ou encore agressifs et mauvais, ils sont pour moitié des démons. Ne le voyez-vous pas ? » Achmed ne put s’empêcher de sourire. « Merci, lui dit-il avant de se tourner vers Rhapsody. À présent que vous venez de l’entendre d’une bouche autre que la mienne, peut-être me prêterez-vous une oreille plus attentive ? — J’en reste sans voix, murmura Rhapsody. J’aurais pu m’attendre à une remarque de ce genre de la part d’Achmed, mais pas de vous, Oelendra. Comment pouvez-vous les condamner en les associant à leur père, alors qu’ils sont déjà victimes d’une épouvantable malédiction ? Tiendriez-vous les mêmes propos si leur père était un voleur ou un assassin ? Prenez Aric, par exemple. C’est un Liringlas, pour l’amour des dieux ! — Il n’est liringlas que par sa mère. Nous avons là un bâtard qui a des ancêtres de notre peuple, ce qui n’est pas tout à fait la même chose. Quelque part dans ses veines coule le sang d’un démon, Rhapsody, d’un F’dor. Vous ne semblez pas avoir conscience de ce que ça signifie. » Dans un passé lointain, les F’dors étaient nombreux sans que leur nombre soit pour autant infini. Il y en avait tout un panthéon, et les plus puissants étaient même répertoriés dans des grimoires en fonction de leurs noms et de leurs travers. Que ce soit dans le Monde d’En-Haut ou dans la crypte du Monde Souterrain, chaque fois qu’un Dhracien en éliminait un tous se réjouissaient de sa disparition. » Mais voilà qu’un F’dor plus malin que les autres trouve un moyen de se multiplier sans réduire pour autant sa puissance en la partageant avec qui que ce soit. C’est une nouveauté pour le moins ennuyeuse. Par l’entremise du Rakshas, notre F’dor a perpétué sa lignée démoniaque en nous plaçant face à un danger que nous risquons de devoir affronter sous peu. » Je sais qu’ils ressemblent à des enfants comme les autres, mais vous devez apprendre à voir ce qui se tapit sous les apparences, ce qui se dissimule tout au fond de leur être, même chez les plus adorables d’entre eux. Faute de quoi, ils risquent de vous prendre au dépourvu. » Rhapsody soupira. « Affirmez-moi que je ne commets pas une grave erreur en vous les confiant. Nous devons continuer sur la voie que nous nous sommes tracée, nous en tenir à ce que nous avons décidé… autrement dit les conduire à messire et dame Rowan. Si ces derniers réussissent à purifier leur sang et récupérer ce qui provient du démon, non seulement nous disposerons d’un moyen infaillible de localiser le F’dor mais ces enfants seront libérés de ce qui souille leur âme. La damnation de la crypte leur sera épargnée, ils ne seront pas démoniaques jusqu’à la fin des temps. Mais je vous demande d’être sincère envers moi, Oelendra. Pourrez-vous garder la tête froide ? Parce que dans le cas contraire je devrai chercher une autre solution. Je ne puis laisser la haine que vous inspire le F’dor compromettre leur sécurité. » La colère consumait les yeux de la championne lirin. « Ai-je raison de croire que vous mettez en doute ma capacité à dominer mes pulsions ? » Rhapsody soupira et croisa les bras. « Exprimez le fond de votre pensée, Rhapsody, insista Oelendra en se crispant. N’usez pas de faux-fuyants ! — Je viens de vous le dire. Votre haine du F’dor me paraît plus grande que vos autres motivations. Je dois être certaine que vous n’allez pas vous contenter d’aider Achmed à trouver le démon, mais aussi que vous pourvoirez aux besoins de ces enfants et que vous assurerez leur protection. Ce sont les fils de ce démon, certes, mais leurs mères étaient des humaines innocentes. Ils ont par conséquent une âme immortelle. Vous ne devez à aucun moment l’oublier et faire d’eux la cible de la haine que leur père vous inspire. Faute de quoi, nous ne valons pas plus que ce dernier. » Un scintillement malicieux apparut dans ses yeux. « Voilà tout ce que j’ai à vous dire. Si des détails vous échappent, je peux traduire tout cela en musique et vous l’interpréter au luth… Oh, un instant ! Qu’est devenu cet instrument ? » Oelendra cilla, tressaillit et ne put s’empêcher d’avoir un petit rire coupable en se rappelant qu’elle l’avait brisé en mille morceaux, en proie à une rage folle. Rhapsody rit à son tour et la prit dans ses bras. « Me pardonnerez-vous ? demanda-t-elle à Oelendra en l’étreignant. — D’avoir dit la vérité ? Personne, et une Baptistrelle moins que quiconque, ne devrait s’excuser de sa franchise. Et vous avez ma parole, Iliachenva’ar… Je suis prête à donner ma vie pour eux. — Je n’en doute pas », murmura Rhapsody au ras de son oreille. Elle exerça une pression sur les larges épaules d’Oelendra puis se tourna vers Achmed pendant que la championne lirin allait préparer ses chevaux. « Avez-vous nourri Vincane ? — Avec qui ? — Ce n’est pas amusant. Oelendra va partir et nous devons nous aussi nous remettre en route. — Il manquait de bonne volonté mais il a ingéré la soupe par les trous de nez… J’avoue avoir été tenté de forcer la dose. — Avoir le ventre vide jusqu’au moment où Oelendra décidera de faire une halte ne peut lui nuire. » Pendant qu’Achmed ligotait Vincane en travers de la selle du cheval rouan, Oelendra revint vers Rhapsody pour lui remettre une petite cage en roseaux. L’oiseau noir se trouvant à l’intérieur battit des ailes puis s’immobilisa en lui adressant un regard intrigué. « Voici un autre messager ailé. Je vous en amènerai un à chaque lieu de rendez-vous, ce qui vous permettra de m’informer de vos déplacements. » Rhapsody l’étreignit. « Merci. Sachez que j’apprécie énormément tout ce que vous faites pour nous assister, et que je regrette de vous mettre en péril. Mais vous seule étiez capable de réussir une mission de ce genre. — La confiance de l’Iliachenva’ar m’honore », répondit en souriant Oelendra pendant qu’Achmed hissait Aric sur sa monture, Il voyagerait devant elle, loin de Vincane. « Soyez prudente, Rhapsody… Je crains que des yeux ne suivent ces enfants où qu’ils aillent. — C’est probable, mais les miens sont encore plus perçants. Bon voyage. Je vous en informerai, dès que nous détiendrons les deux suivants. » Oelendra hocha la tête puis dévisagea une fois de plus Achmed. Ils s’étudièrent ainsi un moment, puis Oelendra le salua de la tête, se mit en selle et s’éloigna en tenant fermement les rênes du cheval sur lequel Vincane était saucissonné. « Au fait, lança-t-elle au roi firbolg par-dessus son épaule. Quand tout ceci sera terminé, j’espère que vous me manifesterez votre reconnaissance en m’envoyant Rhapsody afin qu’elle m’aide à unir les diverses factions de notre peuple. Nous aurons besoin de tous les Lirins de ce monde, pour ce qui se prépare. » Achmed dissimula un sourire pendant que Rhapsody agitait la main. Ce que la championne ignorait, c’était qu’il s’était acquitté par avance de sa dette envers elle en refusant les nombreux contrats qu’on lui avait proposés dans sa vie précédente, à l’époque où sa tête était mise à prix. 12 Les vieilles forges cymriennes, Ylorc CE FUT EN SIFFLOTANT QUE GRUNTHOR franchit la courbe du couloir obscur en compagnie de ses deux aides de camp. Il était joyeux, ce matin-là ; les tours de garde s’étaient succédé sans la moindre anicroche, les nouvelles recrues se montraient dociles, les renforts du Royaume Caché et de la grande tour du Poste de Grivven ne l’avaient pas déçu. Il venait d’entamer la dernière étape de son inspection matinale, les deux énormes forges où étaient fabriquées les armes destinées tant à l’exportation qu’à l’équipement de leurs soldats. La première était celle d’un forgeron indépendant qui commercialisait des produits rudimentaires dont Achmed et lui avaient autorisé la vente à tous leurs partenaires commerciaux de Roland. S’ils représentaient la moindre menace pour Ylorc, je n’aurais jamais envisagé de les laisser posséder même ces armes rudimentaires, avait déclaré Achmed tant à Grunthor qu’à Rhapsody alors qu’ils buvaient la bouteille de vin offerte par le seigneur Stephen pour célébrer l’accord commercial du printemps précédent. Mais d’après ce que je vois, Roland ne posera aucun problème avant sa réunification… et ensuite les Orlandais se casseront le nez sur les montagnes sans que nous ayons à leur donner une nouvelle leçon. Mettre ces armes de qualité inférieure sur le marché peut au contraire les rendre confiants, les tromper sur ce que nous savons faire. Le roi avait fait tourner son vin dans son verre, avant de le boire d’un trait. Non, Roland ne m’inspire aucune crainte, avait-il ajouté en regardant le feu à travers le cristal. C’est Sorbold, qui m’inquiète. Les armes de qualité supérieure, celles qui sortaient de la seconde forge, avaient été conçues par Achmed : un couteau à lancer lourd mais parfaitement équilibré à trois lames ; des arbalètes courtes et trapues idéales pour les tunnels d’Ylorc ; des têtes de flèches fendues et des dards pour sarbacanes étudiés pour avoir une pénétration optimale ; un couteau à la lame recourbée en acier bleu nuit aussi tranchante qu’un rasoir destiné à remplacer les armes de poing improvisées de nombreux Bolgs et, évidemment, les disques de son cwellan, cet étrange lance-projectiles qu’il s’était confectionné sur l’île de Serendair et qu’il avait utilisé avec succès dans ses activités de tueur à gages. Il y avait bien longtemps de cela. Grunthor sourit en sentant l’onde de chaleur cingler son visage, lorsqu’il entra dans la première des armureries. Il leva avec fierté les yeux vers la demi-douzaine de gradins encombrés d’enclumes et de feux. Gwylliam, qui était depuis longtemps décédé, avait conçu ces installations comme s’il avait eu l’intention d’y travailler lui-même. Les forges étaient reliées à un système de ventilation central qui aspirait fumées et scories avec de légers grondements couverts par le fracas ambiant, loin vers les hauteurs des pics où la chaleur servait à d’autres usages avant de se dissiper dans l’atmosphère. Le système d’étouffoir permettait à chaque forge d’être utilisée par des équipes de seulement deux ou trois individus, assistés de quelques douzaines de porteurs d’eau et de charbon. En plus de sa soufflerie naturelle, chaque forge disposait d’un soufflet à manivelle permettant d’aspirer de l’air frais et pour toutes ces raisons les lieux évoquaient moins un des cercles de l’enfer que la salle de répétition d’un orchestre de virtuoses un peu fous. Le maître de forge lui remit un registre et attendit avec inquiétude qu’il eût tout vérifié avant d’aller passer en revue les artisans qui chauffaient et martelaient, limaient et trempaient le métal. Grunthor pointa chaque arme terminée sur le long inventaire et constata que tout correspondait. Par ailleurs, le nombre de produits défectueux qu’il convenait d’éliminer avait considérablement baissé par rapport aux premiers temps ; les forgerons tiraient profit de leurs erreurs. Satisfait, Grunthor rendit la liste au maître de forge puis se tourna vers le personnel. « C’est bien, les gars, beau boulot. On va continuer comme ça, pas vrai ? » Il retourna son salut au maître de forge puis repartit avec ses aides de camp, en fredonnant un air à boire. Sa puissante voix de basse se répercutait vers le haut de la montagne et informait les autres forgerons de son arrivée imminente. Elle a une peau qu’est vraiment lisse, Des yeux aussi verts que la mer, Pour deux sous elle écarte les cuisses, Ma p’tite amie de Basse-Terre. En entendant sa voix, trois manutentionnaires échangèrent rapidement un regard puis reprirent leur travail sous la clarté vacillante des feux purs et intenses qui s’élevaient du cœur de la montagne. Nimeth, nord-ouest de Sorbold La cloche signalant que la porte de service venait de s’ouvrir retentit. Le vieux Ned le ferrailleur – qui avait fermé boutique des heures plus tôt et s’était installé devant l’âtre avec une pinte de bonne bière et un bol de ragoût d’agneau – tendit la main pour prendre un des marteaux posés près du feu. Il se leva, un mouvement ponctué par un craquement du siège, et il caressa son outil avant de le dissimuler sous son tablier de cuir taché ; le vieux Ned arrivait au crépuscule de son existence mais il avait toujours des bras musclés et une poigne puissante. « Qui est là ? Qui êtes-vous ? » La faible clarté des braises révéla deux visages qui venaient d’apparaître sur le seuil de la porte de derrière. Même dans cette semi-pénombre il pouvait constater qu’ils étaient hirsutes et peu engageants, mais moins qu’on aurait pu s’y attendre pour des Bolgs. Ce fut en tout cas ce qu’en pensa le vieux Ned. Ils le regardèrent comme toujours avec un air empreint de gravité mais exempt de menace. Le vieux Ned sourit et posa son marteau. « Bonsoir, mes amis, dit-il en se frottant les mains pour chasser la froidure qui les avait envahies. Je crois qu’un bon mois a dû s’écouler depuis votre dernière visite. M’avez-vous apporté le reste de la marchandise ? » Les Bolgs échangèrent un regard sans détourner la tête puis ils lui présentèrent un sac de toile cirée fermé par une ficelle. Ils le déposèrent sur le comptoir en planches se trouvant contre le mur du fond, avant de reculer pour regagner la protection des ombres. Le vieux Ned avança en clopinant avec souplesse jusqu’au plan de travail, dénoua la ficelle et ouvrit le sac avec impatience. Afin d’aller plus vite, il le retourna pour le vider sur les planches et ce qu’il vit le fit glousser de joie. Une étrange arme de jet circulaire à trois lames, semblable au petit modèle qu’ils lui avaient apporté quelques mois plus tôt… en bien plus gros et plus lourd ; deux épées, longues et larges, aux pointes évasées ; et un disque brillant aussi fin qu’une aile de papillon et aussi tranchant qu’un rasoir. Des armes de fabrication bolg. « Ah ! » s’exclama-t-il, incapable de contenir son enthousiasme. « Des merveilles, mes amis, des merveilles ! Nous en tirerons un bon prix, vraiment ! » Ce fut avec des yeux rendus brillants par la cupidité qu’il scruta la pénombre pour y chercher les sombres visages. Il prit le disque d’une impensable finesse. « Deux autres comme celui-ci et nous serons quittes… — Non. » Le mot avait été craché plus loin dans les ombres qu’il ne s’y serait attendu, et le vieux Ned se tourna vers une face anguleuse. « Vous devez nous payer. Tout de suite. » Le vieux Ned se redressa et reprit son marteau. Il concentra son attention sur les yeux visibles dans le noir, en considérant son interlocuteur comme s’il avait affaire à un cerf ou un rat tapi dans un caniveau. « Fichez le camp, gredins, gronda-t-il. C’est moi qui fixe les prix et qui décide quand ça suf… » Il s’interrompit en sentant une lame incurvée aussi fine qu’un ruban effleurer son cou, tenue par le second Bolg qui s’était faufilé derrière lui. « Geep… auck… Pitié… — Donnez-nous notre dû, ordonna le Bolg d’une voix dure. Vous avez les armes, alors remettez-nous ce que nous voulons. — Oui ! piailla le vieux Ned ébranlé par une quinte de toux. D’accord ! C’est entendu ! Lâchez-moi ! » Il fit une embardée quand le Bolg obéit, puis il se dirigea en titubant vers le comptoir. Il s’y retint des deux mains, la tête basse, le souffle court. « C’est… là derrière », marmonna-t-il. Il contourna le comptoir puis se pencha au-dessous en veillant à ne pas quitter ses visiteurs des yeux. Il ramena vers lui un vieux pot en fer-blanc cabossé privé de tout ornement, à la poignée cassée. Il le lança au Bolg qui l’avait immobilisé, d’un geste manquant toutefois de vigueur. « J’ sais pas pourquoi vous voulez cet objet, marmonna-t-il. C’est laid comme le péché et ça n’a aucune valeur marchande. » Le Bolg qui avait saisi le pot au vol l’examina rapidement, lorgna à l’intérieur puis adressa un signe de tête à son compagnon. Ils se fondirent dans les ombres, sans faire de bruit, et seuls les tintements du carillon de la porte indiquèrent qu’ils étaient repartis. Le vieux Ned débita un chapelet de jurons en se massant le cou, avant de reporter son attention sur les armes qu’il venait d’acquérir. Il ne pouvait imaginer pour quelle raison ces Bolgs les avaient échangées contre un pot dont personne n’aurait voulu. Voilà qui démontre ce qu’on raconte sur eux, estima-t-il en levant le disque brillant vers la clarté mourante du feu. Ils n’ont pas une once de bon sens, mais ils savent forger de belles armes. 13 Foire d’hiver, Haguefort, province de Navarne LA FILE DES VÉHICULES qui attendaient devant les portes brun-rose d’Haguefort se poursuivait à perte de vue. De nombreux chariots s’étaient immobilisés dans le goulot d’étranglement séparant les beffrois qui délimitaient les terres de Stephen Navarne, ralentissant les voitures qui n’avançaient pas plus vite que des escargots. Le saint homme soupira et but une gorgée de cordial. Patience, se rappela-t-il en regardant par la portière les bannières de soie multicolore qui décoraient les deux tours, enflées et malmenées par un vent glacial. Un avertissement adressé à sa voix démoniaque intérieure, toujours aussi surexcitée et enjôleuse. Patience. Il avait préféré rester dans la voiture, plutôt que de se transférer à bord d’un des traîneaux proposés à la frontière est de Navarne par les serviteurs du duc. Il partait du principe que les routes parfaitement entretenues de cette province lui permettraient d’atteindre plus rapidement Haguefort qu’un parcours effectué sur la fine couche de neige tombée sur les champs et les collines. C’était sans compter avec les caprices du temps. La température, demeurée relativement clémente pendant une journée complète, avait brusquement chuté en une nuit pour tout enchâsser dans une gangue de glace… parfaite pour se déplacer à bord d’un véhicule monté sur des patins. Or il se retrouvait coincé dans un conglomérat de voitures, de chariots et de piétons. Les braiments des bêtes conduites à la foire mêlés aux vociférations des hommes furent plus que suffisants pour l’inciter à boire d’un trait, comme si l’alcool avait pu le soustraire à cette joyeuse cacophonie. Patience. Sous peu, sa voiture redémarrerait. Sous peu, l’attente prendrait fin. Sous peu, sa constance serait enfin récompensée. Le seigneur Stephen Navarne lorgna vers le soleil puis abrita ses yeux pour suivre la ligne esquissée par le doigt tendu de Quentin Baldasarre, duc de Bethe Corbair, qui lui désignait la route en contrebas. « Là ! Je crois reconnaître la voiture de Tristan… naturellement coincée dans les embouteillages, juste entre les beffrois. » Quentin baissa le bras dès qu’il vit Stephen hocher la tête. « Je le plains sincèrement, s’il est bloqué en compagnie de Madeleine. — Pauvre Tristan, en effet », déclara Dunstin Baldasarre, frère cadet de Quentin. Stephen manqua sourire. « Vous devriez avoir honte, messeigneurs. Madeleine n’est-elle pas votre cousine ? » Dunstin s’autorisa un soupir théâtral. « Ce n’est que trop vrai, hélas ! » Il se couvrit le visage, comme honteux de ses propos. « Mais, je vous en conjure, messire, ne jugez pas trop durement la famille à laquelle elle appartient. Le Tout-Dieu excepté, nul n’est parfait. — Même si certains d’entre nous le sont bien moins que d’autres », lança Quentin avant de vider sa chope d’un trait. Les passagers des voitures en descendaient précautionneusement pour esquiver les chariots de la population locale. Stephen fit un signe à son chambellan. « Owen, il faut envoyer le troisième régiment détourner la circulation par la route de la forêt, afin qu’une partie des chariots empruntent la porte ouest. » Il attendit que Gerald Owen eût opiné du chef et se fût éloigné, avant de reporter son attention sur les frères Baldasarre. « Si Tristan arrive à ses fins, Madeleine sera un jour notre reine, déclara-t-il avec gravité. Rire à ses dépens manque peut-être de sagesse. — Allons, Navarne, vous êtes un vrai bonnet de nuit, aujourd’hui ! fit Dunstin d’une voix pâteuse. Tout indique que vous n’avez pas bu suffisamment de ce savoureux vin chaud bien épicé. — Parce que tu as vidé tous les barils et qu’il n’en reste plus une seule goutte, rétorqua son frère avant que Stephen pût faire un commentaire. La prochaine fois, nous en remplirons une auge que tu pourras siffler en y plongeant ton groin, espèce de boit-sans-soif. — Toujours est-il que Cedric est enfin arrivé, s’empressa d’intervenir Stephen pendant que Dunstin poussait Quentin avec irritation. Ils déchargent sa voiture, ainsi que les chariots de bière du comte. — Hourra ! beugla Dunstin. Ne verriez-vous pas aussi ceux d’Andrew ? » Stephen regarda une fois de plus du côté du soleil et remarqua un grand barbu brun à la svelte silhouette qui fournissait des instructions à côté de quatre chariots chargés de barils. « Celui qui est devant et qui prend la route de la forêt… là, le voyez-vous ? » Il agita la main en direction de l’homme, qui lui répondit d’un geste rapide. Le seigneur Stephen sourit. Cedric Canderre, oncle des frères Baldasarre, père de Madeleine Canderre et futur beau-père du seigneur régent de Roland, était duc et régent de la province éponyme. Bien que son fief ne fût pas politiquement aussi puissant que la plupart des autres, son arrivée était toujours vivement attendue lors de la foire d’hiver. Il existait à cela deux raisons majeures. En premier lieu, Cedric Canderre avait une solide réputation de joyeux drille, de grand gaillard enjoué avide de ce que la vie avait de mieux à proposer, avec tous les excès auxquels pouvaient conduire de telles tendances. Du vivant de la mère de Madeleine, certains de ces appétits avaient été une cause de consternation et de gêne pour toute cette famille. La mort prématurée de son épouse avait permis à Cedric de se complaire dans ses travers, ce qu’il faisait désormais avec une vigueur agréable à voir, surtout lors de festivités de ce genre. En deuxième lieu, et sans doute bien plus d’actualité, il y avait sa générosité, son désir de partager l’abondance de ses terres. Canderre était un royaume où étaient produits des articles de luxe, des objets prisés dans le monde entier pour leur qualité inégalée et tout particulièrement d’excellents alcools : vins, cordiaux, eaux-de-vie et liqueurs diverses. Il s’agissait de marchandises coûteuses dont la distribution gratuite lors des réjouissances organisées par Stephen était attendue avec une vive impatience. Le seigneur Andrew Canderre, vicomte de Paige, cette région nord-est de Canderre située à la frontière de Yarim et de l’Hintervold, était le fils aîné de Cedric et le premier conseiller, ainsi qu’un excellent ami, de Stephen Navarne. Le comte Andrew était tout le contraire de son père ; Cedric était corpulent et se déplaçait d’une démarche pesante, Andrew était élancé et plein de souplesse, travaillant souvent de longues heures avec des négociants et des transporteurs de sa province. Il était également connu pour participer sans rechigner aux tâches manuelles d’entretien de ses propriétés, et la propreté de ses étables et de ses granges était presque légendaire. Là où Cedric était sybarite, bon vivant et soupe au lait, Andrew était désabusé, généreux et patient. À eux deux, ils donnaient une excellente image de la Maison de Canderre tant en Roland qu’outremer, et dans la majeure partie du monde couvert par les échanges maritimes. Stephen abrita encore ses yeux et son sourire s’élargit. Messire Andrew venait vers eux après avoir organisé l’entrée de sa caravane à l’intérieur du château. « Tout indique que ces nouvelles réjouissances seront une autre de vos réussites, Stephen. — Heureux de vous revoir, Andrew, répondit messire Stephen en serrant la main qu’il lui tendait. — Ah, le voici enfin, le comte de la bière, le baron des brasseries, le seigneur des libations ! fit Dunstin d’une voix avinée en lui présentant une chope. Le minutage est parfait, comme toujours, messire Jrew. Vous arrivez juste à temps pour nous sauver de l’infâme lavasse de Stephen. Buvez-en une gorgée et vous comprendrez de quoi je veux parler. — Vous revoir est comme toujours un plaisir ineffable, Dunstin, déclara sèchement messire Andrew. Et vous aussi, Quentin. — Vous paraissez en pleine forme, Jrew, déclara ce dernier. Je vous souhaite de passer un excellent hiver. Comment se porte votre promise, demoiselle Jecelyn de Bethe Corbair ? — Je vous souhaite également une excellente santé, messire, et j’espère que vous serez aussi resplendissant au prochain solstice. Quant à Jecelyn, elle se porte à merveille, merci. Puis-je accaparer un peu de votre temps, Stephen ? Je souhaite m’assurer que les transporteurs déchargeront les barils là où vous le souhaitez. — Bien entendu. Veuillez m’excuser, messeigneurs. » Stephen s’inclina poliment vers les frères Baldasarre, prit le coude d’Andrew et le guida vers les offices du château et la route de la forêt. « Merci, lui dit-il dès qu’il fut certain que les Baldasarre ne pourraient l’entendre. — Tout le plaisir était pour moi. » Llauron l’Invocateur des Filids sourit en regardant les bénédictes du Patriarche descendre de leurs voitures sous les accords cadencés de l’orchestre de la cour de Stephen que le vent charriait jusqu’à eux. Les Bénisseurs étaient arrivés à cinq bonnes heures d’intervalle mais certains avaient préféré rester dans leur véhicule afin d’être sûrs d’effectuer une entrée digne de leur rang. Selon des rumeurs en provenance de Sepulvarta, les jours du Patriarche étaient comptés et les commentaires sur l’identité de son successeur allaient bon train tant au sein de la noblesse que du clergé. Le premier à descendre de voiture fut Ian Steward, le frère de Tristan Steward, seigneur régent de Roland. Il était le Bénisseur des provinces de Canderre et de Yarim, bien que Vrackna, sa basilique du Feu élémental, fût située en Bethany. Des fidèles de cette province allaient faire leurs dévotions dans la basilique de l’Étoile, Lianta’ar, la propre basilique du Patriarche du saint État de Sepulvarta. En dépit de l’indéniable influence de Tristan, Llauron ne pensait pas que le Patriarche désignerait Ian pour lui succéder. Tout en étant un homme sympathique et droit, Ian Steward manquait trop de maturité et d’expérience pour assumer de pareilles responsabilités. Mais il n’était pas exclu que le Patriarche jette son dévolu sur lui justement en raison de son jeune âge. Bon nombre d’autres bénédictes étaient presque aussi vieux que le Patriarche, et leur départ prochain pour l’Au-delà serait une nouvelle source d’instabilité. Deux des exemples les plus flagrants de ce problème descendirent juste après de la même voiture, en devant se soutenir l’un l’autre. Lanacan Orlando, le moins affaibli des deux, était le Bénisseur de Bethe Corbair et il célébrait les offices sous le saint clocher de la magnifique basilique de Ryles Cedelian, la cathédrale dédiée au Vent. Peu prolixe et modeste, Lanacan était un excellent guérisseur, peut-être aussi talentueux que Khaddyr, mais il était en public d’une nervosité extrême et il manquait de charisme. Llauron ne voyait pas non plus en lui un successeur probable, et il était presque certain que se savoir exclu de cette liste l’eût soulagé. Colin Abernathy, le Bénisseur des États non alignés du sud qui prenait appui sur Lanacan pendant leur lente progression sur le chemin verglacé, était plus âgé et fragile que son ami, mais politiquement bien plus puissant. Il n’avait aucune basilique où célébrer les rites, un fait auquel Llauron pensait souvent lorsqu’il se demandait quel hôte le F’dor avait pu se choisir. Un esprit démoniaque n’aurait pu en effet s’aventurer sur un sol consacré, et les basiliques étaient les lieux les plus sanctifiés qu’on trouvait en ce monde. Le sol sur lequel elles avaient été érigées était dédié à l’élément correspondant. Même un F’dor à l’incommensurable puissance n’aurait pu y pénétrer. Mais Colin Abernathy n’avait pas à le faire. Il officiait dans une vaste arène, une basilique non consacrée d’où il veillait au bien-être spirituel d’une congrégation disparate – des Lirins des plaines, des Sorboldiens trop éloignés de leur propre cathédrale pour s’y rendre en pèlerinage, des pêcheurs des villages côtiers situés encore plus au sud et un assortiment de divers dissidents. Abernathy avait figuré en deuxième place sur la liste des successeurs au précédent Patriarche, pour être évincé au profit de celui qui occupait actuellement ce poste, et tous savaient qu’il trouvait depuis longtemps à redire à la façon dont l’Église était gouvernée. Llauron avait conscience qu’il lui faudrait se chercher sous peu un corps plus jeune, s’il était l’hôte du F’dor. Mais l’Invocateur avait tendance à croire que la bête n’avait pas jeté son dévolu sur un membre du clergé, qu’il leur avait préféré un des responsables provinciaux afin de pouvoir se rapprocher de son cher ami Stephen Navarne. Le quatrième bénédicte attendait un crescendo de l’orchestre pour descendre de son véhicule. Philabet Griswold, Bénisseur d’Avonderre-Navarne, qui exerçait son autorité sur la grande basilique de l’Eau d’Abbat Mythlinis, était plus jeune que les précédents, tout en étant assez âgé pour se prévaloir de la sagesse qu’apporte l’expérience. Pompeux et imbu de lui-même, il était tour à tour exaspérant ou amusant. Griswold ne faisait pas mystère de son désir de devenir Patriarche, et il avait attendu que le saint hymne de Sepulvarta soit interprété pour descendre de sa voiture. Son minutage était irréprochable, on aurait pu croire que l’orchestre jouait en son honneur. Le sombre visage de Nielash Mousa, Bénisseur de Sorbold, était aussi menaçant qu’un nuage d’orage lorsqu’il descendit de sa voiture peu après Griswold. Leur rivalité en tant que Patriarches en puissance, si longtemps dissimulée pour des raisons politiques, avait dégénéré en âpre compétition qui se déroulait au vu et au su de tous pour s’approprier le trône clérical de Sepulvarta. Mousa était venu de ses terres arides en bravant la neige et les rudes conditions de voyage pour ne pas laisser passer l’opportunité de se mettre en vedette lors de la foire d’hiver. Sa basilique était la seule des cinq cathédrales élémentales à ne pas se trouver sur le territoire de Roland ; Terreanfor, le temple de la Terre, se situait dans les Dents, loin au sud de Sorbold, dissimulée au cœur des Monts Nocturnes. Accéder au Patriarcat réclamerait des combats difficiles, et Llauron en avait conscience. L’affrontement entre Mousa et Griswold s’annonçait impitoyable. « Ah, Votre Grâce, je constate que vous êtes arrivé jusqu’à nous sans encombre ! Soyez le bienvenu ! » La voix de Stephen contenait des intonations de joie sincère, et Llauron se tourna, en souriant, pour saluer le jeune duc. « Bon solstice, mon fils », dit-il en serrant la main de Stephen. Il parcourut du regard le terrain sur lequel se dérouleraient les réjouissances, avec ses stands colorés se découpant sur l’étendue virginale de neige blanche sous un ciel bleu limpide. « Tout laisse présager des festivités merveilleuses, comme toujours. Quelle sera la sculpture de neige officielle, cette année ? — Un modèle réduit du Judiciaire de Yarim, Votre Grâce. » Llauron hocha la tête, pour approuver ce choix. « Un bâtiment admirable, c’est incontestable. Je suis impatient de voir comment ils s’y prennent pour reproduire des minarets en neige. — Puis-je vous proposer une eau-de-vie ? Le comte Andrew Canderre en a apporté une quantité appréciable, dont un baril vraiment exceptionnel. » Stephen lui présenta un gobelet en argent. « Je vous ai gardé un peu de ce nectar. » Visiblement ravi, l’Invocateur prit l’alcool avec une mine réjouie. « Qu’il soit béni, et vous aussi. Le besoin de se réchauffer est grand, en plein cœur de l’hiver. — Je constate que vos cuisiniers vous ont accompagné, et je m’en félicite. » Stephen fit un geste à Khaddyr en voyant le guérisseur émerger de derrière les tentes blanches des invités. « Ai-je des chances de voir Gavin parmi eux ? — Oui, absolument, rit Llauron. L’alignement des planètes doit être favorable pour ce solstice, car son emploi du temps lui a permis de nous honorer de sa présence. Étonnant, n’est-ce pas ? — Je ne vous le fais pas dire ! Il est là, derrière Lark. Et je vois Ilyana, avec frère Aldo. Je suis si heureux que tous aient pu venir ! » Llauron se pencha pour lui murmurer à l’oreille, avec des airs de conspirateur : « Ce qui est certain, c’est que les lieux grouillent de bénédictes. Je devais me faire accompagner du plus grand nombre possible de responsables filidics pour étouffer dans l’œuf toute répudiation de la Vraie Foi. » Tristan Steward tendit la main à sa fiancée pour l’aider avec prévenance à descendre de voiture, mais il lui fallait se concentrer pour ne pas perdre sa maîtrise de soi et la pousser tête la première dans une congère, la plus massive de préférence. Je suis mort, et le Monde Souterrain ressemble en tout point à celui-ci, si ce n’est que me voici condamné à subir jusqu’à la fin des temps la présence constante de cette harpie dévoreuse d’âme, se dit-il avec lassitude. Quels abominables péchés ai-je bien pu commettre, pour mériter un pareil châtiment ? Il avait acquis une nouvelle capacité, celle de ne l’écouter que d’une oreille, lors du trajet parcouru de Bethany au château de Stephen. Les caquetages incessants de Madeleine n’avaient à aucun moment paru devoir mollir, même lorsqu’elle avait descendu le marchepied de leur voiture. Ce fut en utilisant cette technique qu’il regarda le château d’Haguefort et les champs qui miroitaient sous la douce clarté de ce milieu de matinée ; une vision magnifique attribuable tant à Dame Nature qu’à Stephen. Des gemmes de glace, vestiges de la tempête de la nuit précédente, festonnaient les branches des arbres bordant les allées du château et les agrémentaient de nuages de flocons cotonneux. Stephen avait quant à lui décoré les deux beffrois d’Haguefort d’étendards blanc et argent, resplendissants symboles de sa Maison, et fait parer les grands réverbères du pourtour de la cour du château et des allées de longues spirales de rubans blancs qui leur donnaient le même aspect que ces mâts enrubannés autour desquels le bon peuple dansait au mois de mai. Le résultat était absolument ravissant. Dans le lointain, les champs avaient été préparés pour les courses de luge et autres compétitions hivernales, et on pouvait y voir les immenses tentes qui abriteraient les feux des cuisiniers et les milliers de visiteurs de basse extraction venus des autres provinces. Drapeaux de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel égayaient les champs vallonnés jusqu’au mur que son cousin avait récemment érigé pour assurer la protection de ses terres et de ses sujets. Tristan voyait la vaste cuvette dans laquelle étaient empilées les broussailles sèches qui alimenteraient le feu de joie allumé le dernier soir, ce grand brasier auquel ces festivités devaient une partie de leur célébrité. Il percevait sur son nez la morsure du vent d’hiver et humait la fumée des copeaux de noyer… une odeur qu’il associait à son enfance, et aux fêtes organisées par le père de Stephen. Lorsqu’ils étaient jeunes, son cousin, lui et tous leurs amis : Andrew Canderre, les frères Baldasarre, Gwydion de Manosse mort depuis désormais vingt ans et un grand nombre d’autres jeunes gens avaient attendu le solstice avec une vive impatience, une surexcitation que nul autre événement n’eût permis d’égaler. Un souvenir poignant qui fut à l’origine de picotements dans ses yeux. Plus pénibles encore par leur douceur, il y avait les souvenirs de Prudence. Son amie d’enfance, sa première maîtresse, une paysanne rieuse aux boucles blondes et au sens de l’humour caustique, sa confidente, sa conscience. Du temps de sa jeunesse, elle avait été membre de la Meute des Loups, ainsi que lui et ses amis se faisaient appeler, participant avec eux aux courses de luge et aux épreuves de lutte à la corde. Elle les avait égalés ou vaincus. Elle avait conquis leurs cœurs. Prudence. Qu’il l’avait donc aimée, avec une innocence d’adolescent avant que tout cela ne se transforme en sentiment bien plus profond ! Tristan sentit sa gorge se serrer quand lui et Madeleine franchirent le portique principal d’Haguefort, là où Prudence venait autrefois attendre à la tombée de la nuit qu’il s’esquive des appartements réservés à sa famille dans ce château, là où résidaient les nobles invités. Il l’épiait du balcon, un éclat de boucles blond-roux sous la clarté des torches, une fille qui était là pour lui et pour lui seul. Même tant d’années plus tard, après qu’il eut hérité du duché et qu’elle fut devenue sa servante, elle était encore venue l’attendre en cet endroit, surveillant furtivement les alentours pour glousser follement lorsqu’il allait finalement la rejoindre, avant qu’ils ne se cherchent une cachette où faire secrètement l’amour au milieu des milliers de bambocheurs ivres, afin de célébrer leur jeunesse, les liens qui les unissaient, leurs vies. Il l’aimait toujours autant ! Sa mort brutale, son ignoble assassinat perpétré par les Bolgs, l’avait privé de toute joie… une joie empruntée à Prudence même s’il n’en était pas conscient. En son absence, chaque jour se plaçait sous le signe de la mélancolie et de la culpabilité, car c’était lui qui l’avait envoyée se jeter dans la gueule de ces monstres. En dépit des efforts déployés pour les convaincre, aucun de ses amis et autres ducs, pas même Stephen, n’avait voulu reconnaître la culpabilité des Bolgs. Mais cela ne saurait durer, se dit-il. Sous peu, nul n’oserait contester ses dires. « Tristan ? » Il cilla et s’obligea à sourire en baissant les yeux sur le visage trop anguleux de Madeleine. « Oui, ma chérie ? » Sa fiancée exprima son irritation par un soupir. « Tu n’as pas écouté une seule de mes paroles, n’est-ce pas ? » Machinalement, il leva sa main gantée à ses lèvres pour y déposer un baiser. « Je les ai bues, ma chérie. » Mais si l’élite et les personnages influents de Roland profitaient de ces festivités pour se placer sur le devant de la scène et sceller discrètement des accords, cette foire était organisée avant tout pour distraire le peuple. L’hiver était une saison rude et difficile dans presque tout Roland, une période pendant laquelle la plupart des gens s’enfermaient dans leur maison et s’y calfeutraient pour se contenter de survivre à la froidure. Cette foire leur offrait une opportunité de fêter la venue des frimas, avant de devoir la regretter amèrement. Stephen comptait sur les conditions climatiques habituelles pour que l’événement fût célébré pendant les jours les plus agréables du début de l’hiver, et – à une exception près – le beau temps avait toujours été au rendez-vous depuis vingt ans. Son amitié avec l’Invocateur des Filids, l’ordre religieux des adorateurs de la Nature, lui garantissait l’accès à leurs informations se rapportant à l’approche des tempêtes, du dégel, des vents glacés et des chutes de neige, et leur capacité à prévoir le temps qu’il ferait garantissait la réussite de ces festivités. La plupart des gens imaginaient que, non contents de prévoir le temps, les membres de l’ordre filidic – et plus particulièrement l’Invocateur – lui imposaient leurs volontés. Si c’était effectivement le cas, ces religieux étaient bien disposés envers Stephen à en juger au ciel dégagé dont bénéficiaient toutes ses fêtes du solstice. Les deux premiers jours étaient caractérisés par leur apparat, avec des jeux et des courses, des compétitions et des spectacles, des danses et des réjouissances entretenues par la bonne chère et l’alcool coulant à flots. Le troisième et dernier jour était réservé à la célébration du solstice, avec des cérémonies relevant des deux religions locales. C’était la période des prises de position des Filids face aux Patriciens, autrefois très subtiles mais devenues plus virulentes depuis que le Patriarche déclinait. Les années où l’Invocateur prévoyait avant le solstice une tempête ou un temps inclément suivi d’une amélioration, l’ordre des manifestations était inversé et les célébrations religieuses précédaient les réjouissances populaires. Cela nuisait néanmoins au déroulement de la foire et c’était pour cela que Stephen se félicitait que les dieux leur permettent cette année-là de débuter par les festivités. Il était à présent assis en compagnie de Tristan, de Madeleine et des responsables religieux qui bavardaient entre eux sur l’estrade d’où les personnalités assistaient aux diverses épreuves, lorsqu’elles n’y participaient pas elles-mêmes. Son fils, Gwydion, avait démontré son habileté au serpent de glace, une épreuve consistant à lancer de longs bâtons très lisses dans des sillons creusés dans la neige. Stephen avait fait fi du protocole pour danser gaiement sur le pourtour du terrain où se déroulait la compétition, en ululant et acclamant son fils pendant les demi-finales pour finir par le réconforter lorsqu’il avait été éliminé. Gwydion n’avait d’ailleurs pas eu véritablement besoin du soutien de son père car il avait arboré un large sourire quand on avait annoncé qui était le vainqueur, un garçon de ferme rouquin se nommant Scoutin, et il était aussitôt allé lui serrer la main pour le féliciter. En les voyant ainsi, Stephen avait failli verser des larmes de fierté et de mélancolie. On dirait Gwydion de Manosse et moi-même, se dit-il en pensant à son ami d’enfance, le fils unique de Llauron. Il jeta un coup d’œil derrière lui pour s’intéresser à l’Invocateur qui avait dû avoir une pensée identique, à en juger par le sourire et le signe de tête qu’il lui adressa. Il attendait désormais avec impatience le résultat de la course à laquelle participait Melisande, une épreuve plus comique que sportive consistant à traîner sans la déséquilibrer une petite luge sur laquelle se trouvait un mouton bien gras. Tant l’enfant que ovin devaient franchir ensemble la ligne d’arrivée, mais l’animal semblait avoir d’autres projets. Les rires joyeux de Melisande étaient reconnaissables entre mille, et il les entendit lorsqu’elle bascula pour la énième fois dans la neige, avant de repartir vers la ligne de départ à la poursuite d’une brebis bêlante. Ce fut sans enthousiasme qu’elle se réfugia entre les bras de son père et se laissa envelopper dans la couverture en laine écrue que leur tendait Rosella, sa gouvernante. « Non, par pitié ! Je n’ai pas froid et nous allons rater la confection du bonbon de neige ! — Le bonbon de neige ? répéta Tristan en arborant un large sourire. Voilà qui réveille d’excellents souvenirs de Navarne. » Madeleine venait de hausser un sourcil et il se tourna vers elle. « Vous devriez y goûter, ma chérie, c’est absolument savoureux. Les cuisiniers préparent de gros chaudrons de caramel bouillant dont ils jettent des tortillons dans la neige, afin que le. froid les solidifie aussitôt ; après quoi il ne leur reste qu’à les tremper dans du chocolat et de la crème d’amandes. Il en résulte une belle mêlée, quand tous veulent goûter à la première distribution. — Dans la neige ? » répéta Madeleine, horrifiée. « Pas sur le sol, ma chère », s’empressa de préciser Stephen en ébouriffant la chevelure de Melisande, sans doute pour effacer l’expression de surprise suscitée par la réaction de Madeleine. « De la neige propre étalée sur de grandes tables. — C’est malgré tout répugnant ! » protesta Madeleine. Tristan détournait le regard et soupirait, quand Stephen se leva. « Viens, Melisande. Si nous ne lambinons pas, nous pourrons sans doute goûter au premier service. » Il s’efforça de ne pas regarder Tristan, mais il ne put s’empêcher de remarquer son expression de profond désespoir. La nuit tombait très tôt, car c’était la célébration du jour le plus court de l’année. Toute lumière abandonna le ciel et les joyeux convives allèrent profiter du festin, un événement en soi. Rosella se dressait dans l’ombre de la tente des cuisiniers et regardait de toutes parts, visiblement ravie. Melisande et Gwydion se poursuivaient en emplissant l’air glacial de leurs rires et cris joyeux, non loin de la fosse où quatre bœufs rôtissaient au-dessus de gros tas de braises incandescentes. Tant que les enfants restaient à ses côtés, le duc avait dispensé Rosella de ses obligations habituelles. Il lui avait d’ailleurs suggéré d’en profiter pour se promener dans la foire, et elle avait obéi. Debout dans les ombres, elle contemplait une scène qui ravissait son cœur. Quatre ans plus tôt, alors qu’elle était âgée d’une dizaine d’années, Rosella avait été envoyée à Haguefort afin de s’occuper de ces petits enfants qui venaient de perdre leur mère. Et elle était immédiatement tombée amoureuse de messire Stephen. Contrairement au seigneur MacAlwaen, le baron chez lequel son père l’avait placée à l’origine, le duc était bon et attentionné, la traitant plus comme un membre de sa famille que comme la servante qu’elle était. Les premiers temps, il avait été poli mais distant ; sa jeune épouse, dame Lydia de Navarne, venait d’être brutalement assassinée et il avait assumé ses responsabilités envers son duché et sa famille avec l’efficacité d’un homme conscient de ses devoirs mais dont l’âme en peine erre dans des contrées lointaines. Néanmoins, plus le temps s’écoulait plus le duc semblait reprendre goût à la vie, comme s’il s’éveillait au terme d’un somme interminable, principalement motivé par la nécessité d’être un bon père. Les tendres sentiments qu’il inspirait à Rosella avaient continué de croître alors qu’elle le voyait dispenser tant d’amour à Melisande et à Gwydion, qu’elle aimait comme s’ils étaient ses propres enfants. Lorsqu’elle laissait vagabonder son imagination elle trouvait des moyens romanesques de contourner les obstacles dressés entre eux par leurs conditions si différentes, de combler l’abîme infranchissable séparant un noble et sa servante en provoquant des éboulis, en bâtissant entre leurs deux existences des ponts vertigineux. Que messire Stephen ne prêtât aucune attention à ses sentiments lui permettait de laisser libre cours à son imagination, sans connaître le sentiment de culpabilité qu’eût fait naître toute autre situation. « Bon solstice, ma fille. » Rosella sursauta et recula dans la toile voletante de la tente des cuisiniers en entendant cette voix sonore. La forte odeur de viande rôtie emplit ses narines, accompagnée par les relents aigrelets de la chair cuite. « Bon solstice, Votre Grâce. » Son cœur martelait ses côtes. Elle n’avait pas vu le religieux sortir des ombres, un peu comme s’il avait été lui-même une des flammes du feu avant qu’il ne décide de se manifester. Les rapports que messire Stephen entretenait avec les responsables des deux religions l’avaient accoutumée à côtoyer des saints hommes. Mais, élevée depuis l’enfance dans la foi patricienne, Rosella se trouvait mal à l’aise en présence des Filids. Le bénédicte sourit et avança sa main. Rosella sentit sa propre main s’avancer, comme animée par une volonté lui étant propre, avant que sa paume ne pivote vers le haut et que ses doigts s’écartent lentement. Elle ne pouvait détacher le regard des yeux dans lesquels se reflétaient les feux des cuisines. Un sachet en tissu fut lâché dans sa paume. « Je présume que vous saurez quoi en faire, mon enfant. » Ce n’était pas le cas, mais elle répondit malgré tout : « Certes, Votre Grâce. » Le feu apportait aux yeux du saint homme les nuances du sang. « Parfait, parfait… Puisse votre hiver être placé sous le signe de la prospérité et de la santé, puisse le printemps vous trouver épanouie. — Mille mercis, Votre Grâce. — Rosella ? » Elle baissa les yeux sur Melisande qui tiraillait sa jupe avec impatience, puis elle lorgna du côté du bœuf qui rôtissait, là où le duc de Navarne et son fils l’observaient en semblant intrigués. « Venez, Rosella, venez ! Ils vont débiter le bœuf, et père m’a dit de venir vous convier à dîner avec nous ! » Rosella hocha stupidement la tête avant de se tourner vers le saint homme, et découvrir qu’il avait disparu. Les feux crépitaient dans les ténèbres, projetant vers le ciel des cirres de fumée qui se mêlaient aux chants d’ivrognes et aux rires joyeux s’élevant des champs gelés d’Haguefort. Le fracas des festivités débridées et chaotiques agressait les tympans de Tristan Steward. Il secoua la tête puis se pencha en arrière pour s’adosser au mur froid du portique plongé dans la pénombre sous lequel il s’était assis. Il but une autre gorgée à la bouteille de la réserve spéciale de vin cuit que Cedric Canderre lui avait fait apporter à la fin du concours de chant, ce soir-là. Il eût autrefois assimilé un tel tohu-bohu orgiaque à une douce musique. Il aimait la sensation de fol abandon qui saturait l’air tout au long du solstice, une surexcitation enivrante et insouciante qui le stimulait. À présent que Prudence n’était plus là pour partager cette exaltation avec lui, seule subsistait une épouvantable cacophonie. Il buvait le vin cuit à grandes lampées afin de noyer ce vacarme, ou tout au moins de le réduire à un grondement lointain. Plus que les manifestations de joie, il tentait de réduire au silence la voix qui se manifestait à l’intérieur de sa tête. Tristan était longtemps resté dans l’incapacité de se soustraire à ce murmure, ou d’identifier celui qui le lui adressait. Il se souvenait vaguement du jour où il l’avait entendu pour la première fois. Ce devait être l’été où il avait réuni tous les religieux et les nobles de Roland pour tenter vainement de les convaincre de lui confier toutes leurs forces armées afin de lancer une attaque contre les Bolgs… officiellement en représailles après l’attaque perpétrée contre ses gardes mais en vérité pour venger Prudence. Convaincus qu’il n’avait pas tous ses esprits, ses pairs avaient unanimement refusé de le soutenir. Même son cousin Stephen Navarne, qu’il avait toujours considéré comme un frère, s’était retourné contre lui. Il lui semblait pourtant que quelqu’un avait tenté de le réconforter, après cette pénible réunion… Stephen, peut-être ? Non, pensa-t-il en secouant la tête. Non, pas Stephen. Il s’agissait d’un individu plus âgé, aux yeux qui paraissaient consumés par une incommensurable bonté. Un saint homme, conclut-il sans pouvoir déterminer s’il venait de Sepulvarta ou de Gwynwood. Il tenta de contraindre son esprit à envelopper cette image, combler les vides cernant ces yeux désincarnés, mais son cerveau regimbait. Il ne disposait que de ces quelques mots, qui se répétaient en boucle dès qu’il allait se perdre dans le silence. Peut-être est-ce bien vous, en fin de compte… Tristan se mit à frissonner. Il avait éprouvé la même sensation de froidure en entendant ces mots pour la première fois… Il ne l’avait pas oubliée, cette onde glaciale qui contrastait tant avec la chaleur du regard du saint homme. Il referma son manteau et changea de position sur le banc de pierre, afin de rétablir la circulation dans ses jambes glacées. Que serais-je, selon vous ? avait-il demandé. Celui qui ramènera la paix et la sécurité en Roland. Celui qui aura le courage de mettre un terme au chaos qui sape cette contrée et qui accédera au trône. Si votre pouvoir s’exerçait sur la totalité de Roland, et pas seulement sur Bethany, vous disposeriez des armées que vous avez tenté en vain de mobiliser. Les ducs peuvent contester les décisions d’un seigneur régent, pas celles de leur roi. Votre famille a autant de droits sur la couronne que les autres, et bien plus que la plupart. Il avait à présent de la bile dans la gorge, comme cette fois-là, le goût amer de l’humiliation, de l’abandon. Tristan but une autre gorgée à la bouteille puis essuya sa bouche du revers de la main. Ce n’est pas moi qu’il faut convaincre, Votre Grâce, avait-il rétorqué avec amertume. Si mon échec de ce matin ne l’a pas démontré, je puis vous garantir que mes pairs ne voient pas cette histoire de succession sous le même jour que vous. Il avait cru lire de l’amusement dans ces yeux. Laissez-moi m’en charger, messire. Votre heure viendra. Je vous demande seulement de vous y préparer. Et, messire… Oui ? Réfléchirez-vous à ce que je viens de vous dire ? Tristan se souvenait avoir hoché la tête, hébété. Et qu’il l’eût fait était indéniable, car cette voix s’était répétée d’innombrables fois dans son esprit, dans ses rêves. Il suffisait pour cela qu’il soit seul en un lieu où régnait le silence. Les ducs peuvent contester les décisions d’un seigneur régent, pas celles de leur roi. Il but une gorgée supplémentaire et essuya avec sa manche ce qui avait coulé sur son menton. Une femme riait, dans le lointain. Tristan leva les yeux, tiré de ses rêveries éthyliques. Il pouvait voir de l’autre côté de la cour deux amoureux courir d’un pilier au suivant, pour se cacher, jouer en riant doucement, follement, en se lançant des « chut » de gaieté avinée. De longs cheveux blonds reflétèrent brièvement l’éclat d’un réverbère avant de se fondre dans les ombres. Comme une chute de température brutale, la voix s’interrompit quand les pensées de Tristan se reportèrent sur son autre obsession. Il avait été profondément désappointé, quand Stephen lui avait appris que nul n’avait répondu favorablement aux invitations adressées aux Bolgs. S’il avait pu supporter de subir la présence de Madeleine tout au long de cette foire, c’était en se disant que Rhapsody serait également là. De la chaleur l’envahit et se concentra dans son aine avant de se répandre jusqu’à ses paumes moites de sueur, comme toujours lorsqu’il pensait à cette femme, pour le laisser ensuite malade de déception. La voix se taisait, chaque fois qu’il se la représentait. Un peu comme si elle revendiquait une place prédominante dans son esprit, comme si elle avait marqué son cerveau de son empreinte en s’en rendant la maîtresse absolue. Le sortilège qui lui avait été lancé pour le contraindre à penser constamment à ces mots prononcés avec tant de douceur n’avait pas été assez puissant pour étouffer le désir qu’elle lui inspirait toujours. Tristan se leva lentement du banc de pierre et s’éloigna du portique d’un pas chancelant. L’aube poindrait sous peu et marquerait le début du deuxième jour de célébration. Il laissa derrière lui la bouteille vide et l’air glacial de la nuit pour plonger dans la chaleur enfumée du château et aller s’abriter dans ses appartements. Cerné par le vent qui se déchaînait autour de lui. Bien après ce moment de la nuit où la plupart des fêtards sont encore debout, deux personnages encapuchonnés s’éloignèrent séparément vers les champs, de façon discrète. Le plus âgé attendit à la bordure des grandes ombres projetées par les feux de joie mourants et l’autre pressa le pas pour ne pas arriver en retard à ce rendez-vous, une rencontre de deux saints hommes par une sainte nuit, mais dans un but impie. Des nuages passaient en frémissant au-dessus de leurs têtes, ce qui avait pour effet d’accentuer les ténèbres dans les zones que n’atteignaient ni le clair de lune ni la clarté des feux. À la bordure du territoire de Stephen Navarne, les lueurs lointaines projetaient des ombres étirées sur les champs enneigés et mettaient les bois en relief. Les yeux du premier ecclésiastique, celui qui avait attendu l’autre, avaient des reflets rougeâtres. Il ne manifesta aucune impatience pendant que le second recouvrait un souffle plus régulier. « Je constate que vous n’êtes pas resté insensible à mes paroles. Je vous remercie d’avoir accepté de me rencontrer, Votre Grâce. » Un hochement de tête. « Vous n’avez pas encore compris ce que vous devez faire. Vous vous êtes contenté d’obéir à vos pulsions, n’est-ce pas ? — Effectivement. — Mais vous voici prêt à aller plus loin, n’est-ce pas ? Prêt à maîtriser votre destin ? Je me félicite que vous ayez décidé d’accepter mon offre… et ce, sans la moindre contrainte. Êtes-vous pleinement conscient de ce que je vous demande et de ce que je vous offre ? — Je m’en estime capable, Votre Grâce. — Allons, allons, je ne voulais pas insulter votre intelligence, seulement m’assurer que vous savez quels pouvoirs vous attendent tant en ce monde qu’au-delà. — Je le sais. » La voix s’était réduite à un murmure. Son interlocuteur répondit de la même manière. « Une autorité incontestée, l’invulnérabilité et la vie éternelle. — Oui. — Parfait, parfait. » La petite lame miroita dans les ténèbres. L’autre homme déglutit avec difficulté et remonta la manche de sa robe. Ses yeux étaient aussi brillants que l’acier. « Une seule goutte de sang scellera notre pacte et assurera votre nomination à la tête de votre ordre. » Un hochement de tête, des tremblements qui n’étaient pas dus à la froidure. La lame d’une extrême finesse fendit la peau de son avant-bras, sans qu’il sente rien. Une perle écarlate, tout d’abord minuscule, apparut puis devint aussi grosse qu’une goutte de pluie. Une tête chenue se pencha vers son bras et il frissonna quand des lèvres chaudes et avides s’y posèrent pour sucer l’infime quantité de sang. Il fut alors emporté par une déferlante, parcouru par un éclair igné dont les effets furent assez proches d’un orgasme, un plaisir qui lui était refusé par les règles de son ordre. Le creux de son ventre avait paru se consumer toute la nuit. L’acide présent dans son estomac cessa soudain de le ronger, le laissant étourdi et ivre de soulagement. Ce qui l’avait tourmenté se dissipait à travers sa boîte crânienne, le laissant simplement surexcité et étrangement conscient d’être en vie. Le premier saint homme sourit chaleureusement. « Soyez le bienvenu, mon fils. Je vous accueille dans la vraie foi. Quand nous aurons éliminé tous les obstacles, vous serez libre de faire tout ce que vous voulez. » 14 LE MASSACRE DÉBUTA lors de la distribution des récompenses attribuées aux vainqueurs de la course de traîneaux. Il s’agissait d’une des compétitions les plus prestigieuses et âprement disputées de la foire d’hiver. Cette épreuve de force et de vitesse opposait des équipes de quatre hommes qui convoitaient un baril d’eau-de-vie candérienne, un bœuf laqué, une médaille en or martelé et le droit de se vanter de cet exploit dans tout Roland. Les participants à cette épreuve étaient généralement des membres de la même famille, et ils recevaient leur récompense de la main même de messire Stephen lors d’une cérémonie à la fois grandiose et humoristique qui s’achevait par un grand cortège qui paradait sur tout le champ de foire. Les vainqueurs s’installaient sur leur lourd traîneau que devaient tirer les vaincus aux accents d’une marche triomphale jusqu’au pied de l’estrade des personnalités où ils se voyaient remettre leurs prix. Les courses de traîneaux étaient depuis longtemps une des épreuves préférées de Stephen Navarne qui se dressait pour huer et acclamer les participants en même temps que la foule, pendant que les vainqueurs juchés sur leur traîneau criblaient de boules de neige leurs adversaires malchanceux condamnés à les tirer sur le pourtour de la piste. Une bataille de boules de neige générale s’ensuivit et Stephen éclata de rire en voyant les perdants imprimer des balancements au traîneau des vainqueurs qui finirent par basculer tête la première dans les congères. Stephen se félicitait que cette épreuve eût été organisée au-delà des nouveaux remparts, car à l’intérieur de cette enceinte la neige avait été compactée et piétinée par des milliers d’allées et venues. Ces fortifications gênaient le bon déroulement des festivités, et une course de traîneaux nécessitait de vastes étendues de neige immaculée. Tous avaient donc franchi la porte est pour s’aventurer hors de l’enceinte et la foule s’était regroupée autour de la piste, un cadre idéal pour cette dernière épreuve. Une fois les prix remis aux vainqueurs, ils se rapprocheraient du château et des tréteaux sur lesquels le festin serait servi… des ripailles qui s’achèveraient sur ce qui serait à coup sûr le plus réussi des célèbres feux de joie de Navarne. Stephen écoutait les rires joyeux de ses enfants se mêler au grondement de la foule en liesse quand il baissa les yeux sur le médaillon qu’il serrait dans sa main. L’or capta la clarté du soleil hivernal et la renvoya dans la vaste arène à ciel ouvert, avant de la refléter sur les cheveux de Melisande et de parer ses tresses de doux miroitements. Il s’intéressa une fois de plus au bijou, puis au bœuf laqué enveloppé d’une lourde bâche d’où s’élevaient des arômes d’épices et de fumée de noyer. La surprise l’incita à hausser les sourcils lorsqu’il constata que le baril d’eau-de-vie n’était visible nulle part. Il chercha des yeux Cedric Canderre et le vit rire en tenant par la taille l’accorte serveuse d’une taverne locale. Il secoua la tête et essaya de repérer son fils. « Andrew ! cria Stephen au comte de la Bière qui l’entendit et oublia aussitôt le reste. Le baril… il n’est pas là. » Messire Andrew leva les yeux vers l’estrade des personnalités, proche de l’endroit d’où il avait suivi les épreuves, puis il hocha la tête. Il se tourna pour charger un de ses serviteurs d’aller chercher le baril, avant de constater qu’ils étaient bien trop occupés à encourager les participants à la bataille de boules de neige pour lui prêter attention. Tous sifflèrent et hurlèrent quand le traîneau bascula sur le côté et que les vainqueurs plongèrent tête la première dans des congères. Ayant des scrupules à gâcher leur plaisir, Andrew sourit et se dirigea vers la porte principale d’Haguefort qui donnait sur l’avenue est-ouest, là où ils avaient laissé le chariot sur lequel se trouvaient les barils. Soulagé par son initiative, Stephen reporta son attention sur l’affrontement entre vainqueurs et vaincus qui avaient reçu les renforts de tous les membres de leurs familles respectives. Il laissa sa main se poser sur la tête de Melisande et caresser ses boucles lustrées, profitant sans le savoir des derniers instants de son innocence. « Ohé, Jrew ! Attendez ! » Andrew soupira. Dunstin avait une voix avinée… ce qui semblait indiquer qu’il avait bu trop de bière, un fait confirmé par son timbre suraigu alors qu’il l’appelait de l’autre côté de la cour intérieure d’Haguefort. Conscient que l’organisateur de ces festivités devrait sous peu remettre au vainqueur un prix qu’il n’avait pas en sa possession, messire Andrew poursuivit son chemin d’un pas énergique tout en agitant la main à l’attention du plus jeune des frères Baldasarre. « Impossible, cousin ! Je dois aller chercher le prix destiné aux vainqueurs de la course de traîneaux. — Le baril ? demanda Dunstin qui ne réussissait pas à le rattraper en raison de nombreux dérapages dans la cour verglacée. Attendez-moi ! Je vais vous aider ! Vous ne pourrez pas le porter tout seul. » Messire Andrew sourit, sans ralentir l’allure. Bien que svelte, il était fort et vigoureux, capable d’exécuter maints travaux… ce qu’il démontrait constamment tant dans ses étables que dans ses caves. Il entendait Dunstin, habitué à une existence oisive et sybaritique, ahaner derrière lui. « Attendez, bon sang ! » beugla le cadet des frères Baldasarre, ce qui incita Andrew à ralentir finalement le pas et à manifester son irritation en soufflant. « Que vous arrive-t-il ? Redoutez-vous que j’en profite pour subtiliser ce baril ? Me prendriez-vous pour un bandit de grand chemin ? — Non, Dunstin, vous me faites plutôt penser à un jeune homme passablement éméché qui cherche noise », rétorqua Andrew en débarrassant les talons de ses bottes de la neige qui y adhérait. « Deviner le nombre de pintes de mon excellente bière qui ballottent dans votre bedaine distendue m’afflige profondément. » Rien sur la face rougeaude de Dunstin n’indiquait qu’il avait pris ombrage des propos blessants que venait de lui adresser le comte, pourtant débonnaire en temps normal, lorsqu’il le rejoignit. « Je ne cherche noise à personne, fit-il en calant ses mains sur ses genoux et en se penchant en avant pour reprendre son souffle. Et je vous accorde que votre bière est excellente, bien trop bonne pour être distribuée à… ces gueux. » Il inclina la tête vers l’est où le paysage autrefois sans limites des champs de Navarne était noir de monde, avant de sourire. « Laissons-leur la lavasse de Navarne, ou encore de Bethany. Vous devriez réserver la fine candérienne aux membres de la noblesse. — Seulement s’ils remportent une course de traîneaux… Un exploit accompli, me semble-t-il, par une famille de forgerons de Yarim », rétorqua Andrew en s’engageant dans le large escalier descendant vers la rue située au-delà. Il salua les gardes de la tête, en franchissant la porte. Le donjon et les fortifications qui l’entouraient étaient pratiquement déserts, alors que toute la population locale s’était regroupée sur les terres extérieures pour assister aux épreuves avec la quasi-totalité des autres ressortissants de Roland. « Au fait, Dunstin… La prochaine fois qu’un de mes palefreniers viendra se plaindre que vous avez forniqué avec sa fille à peine nubile, sachez que je lui donnerai ma bénédiction pour qu’il vous embroche avec l’extrémité portée au rouge de son fer à marquer les bêtes. Peut-être même irai-je jusqu’à vous tenir, pour lui faciliter la tâche. La loyauté familiale a des limites, que vous avez franchies il y a longtemps. — Ah, je comprends tout ! fit Dunstin en descendant les marches derrière le comte. Dame Jecelyn vous fait toujours attendre, c’est ça ? Ne vous impatientez pas, mon vieil ami. Vos noces approchent… En fait, n’aviez-vous pas projeté de les célébrer juste avant celles de Tristan, dans un mois environ ? — Si », répondit avec concision Andrew. Il s’arrêta au bas de l’escalier et regarda vers le sud, avant de secouer la tête et d’entamer la traversée du grand champ qui s’étendait au pied du château de Stephen. « Qu’y a-t-il ? » demanda Dunstin qui l’avait finalement rejoint et restait à sa hauteur. Ils avaient atteint le chariot, uniquement gardé par son conducteur. Andrew haussa les épaules. « J’ai cru voir quelque chose sur l’horizon sud, mais ce n’était sans doute qu’un tour joué par le soleil. » Il désigna l’homme de la tête avant de tirer la bâche pour découvrir le baril, peint en doré et scellé d’un sceau assorti. Il hissa le tonnelet sur son épaule et fit demi-tour pour regagner le terrain où se déroulaient les festivités, quand le reflet capta de nouveau son regard. Dunstin l’avait remarqué, lui aussi. Il scrutait le sud lorsque son visage empourpré perdit soudain toute couleur. « Qu’est-ce que c’est ? » fit-il, plus pour lui-même que pour Andrew. Le soleil se reflétait sur la bordure bleutée de l’horizon, des éclairs renvoyés un millier de fois par des tourbillons de neige. Peu après, tout était assombri par l’apparition d’une colonne de cavaliers, de fantassins armés de lourdes lances et d’arbalétriers, des soldats sorboldiens qui approchaient sur les collines et dans les prairies, en traînant derrière eux cinq balistes fumantes. Défoncée par les sabots et les semelles, la croûte de neige se brisait en grains qui s’envolaient et enveloppaient l’armée en approche de voiles de blancheur. Le sol s’était mis à trembler, sous le chariot de bière, et les chevaux apeurés s’étaient mis à piaffer. « Tout-Dieu miséricordieux ! » murmura Andrew en voyant un deuxième alignement d’hommes franchir la crête. Il eût été impossible de se méprendre sur les intentions de ces militaires, pas plus que sur leur destination. Ils se dirigeaient d’un pas rapide vers le terrain où se tenait la foire, au-delà de la muraille extérieure érigée par Stephen. Le baril d’eau-de-vie vola en éclats sur le sol, et l’alcool éclaboussa la roue arrière du chariot. Andrew et Dunstin regardèrent derrière eux le château éloigné, où seule une poignée de sentinelles montaient la garde, puis la colonne en approche et un troisième et un quatrième alignement de soldats qui se matérialisaient à l’horizon pour entamer leur descente vers Haguefort. Le mur de Stephen ne pourrait retenir ces militaires, pas plus que la poix enflammée qui emplissait les godets des balistes. L’obstacle aurait pour seul d’effet de dissimuler les assaillants jusqu’au moment où ils fondraient sur la foule. Pris en tenaille entre les Sorboldiens et le château, Andrew et Dunstin s’élancèrent simultanément vers le sud. Devant eux, très loin de là, se dressaient les deux beffrois d’Haguefort, des tours plus décoratives que défensives… un effet que renforçaient les étendards agités par le vent. Il s’agissait de vestiges de remparts plus importants datant de la Guerre Cymrienne. La paix avait entraîné le démembrement de ces fortifications et la reconversion de ces postes de guet en clochers ne servant qu’à sonner les heures et faire entendre à l’occasion un carillon. Des tours qui se dressaient entre eux et l’armée en approche. Les deux jeunes nobles échangèrent un regard et un signe de tête équivalant à un sinistre sourire, puis ils se séparèrent. Dunstin prit à gauche, Andrew à droite. Ils traversèrent la route au pas de course, sur la neige piétinée et brunie par les bottes, les sabots et les roues des chariots et des voitures des milliers d’invités, pendant que messire Andrew criait au conducteur du chariot : « File jusqu’aux portes et donne l’alarme ! » Ils étaient à un millier de pas de leur destination, quand les Sorboldiens les aperçurent. Le flanc gauche de la troisième ligne de la colonne s’en écarta pour charger le château et ses beffrois pendant que le reste de l’armée pressait l’allure en direction de la foule. Dunstin entendit le sifflement de l’empennage du trait d’arbalète juste avant qu’il ne pénètre dans son épaule en l’envoyant s’étaler sur le sol. Projeté en arrière par l’impact, ce fut en serrant les dents qu’il se releva et repartit d’un pas désormais titubant. Les vibrations du sol amplifiaient sa panique pendant que l’horizon s’assombrissait et entamait une gigue effrénée. La main refermée sur son épaule, il se mit à courir. Il sentait la chaleur du sang ruisseler entre ses doigts. Il avait le beffroi dans son champ de vision, des vieilles pierres embrasées par le soleil matinal sous les étendards qui claquaient au vent. Sa respiration devenait irrégulière et la souffrance se répandait dans sa poitrine ; les panaches d’air expulsés par ses poumons se changeaient en minuscules particules de glace, des nuages scintillants que fendait son visage. Les cavaliers étaient de plus en plus proches. Dunstin prit à droite pour se déplacer perpendiculairement à leur parcours. L’approche de la mort lui remémorait ce qu’il avait appris pendant l’enfance. Les traits des arbalétriers hurlaient autour de lui. Il trébucha et repartit en recouvrant son assiette, avant de faire une autre chute en priant pour qu’Andrew fût plus rapide que lui, moins instable. Dunstin se trouvait bien plus près que son cousin des troupes assaillantes et il espérait pouvoir les retarder un peu. C’était un désir bien modeste, compte tenu du prix qu’il lui faudrait régler sous peu. Au cœur de la marée noire qui se ruait sur lui, il entendit le bruit caractéristique d’une roue à rochet tendant le bras d’une baliste. Il avait presque atteint le beffroi mais ce son le pénétra pour se répandre dans ses os, paralyser ses muscles, l’inciter à s’immobiliser sur place. Le son métallique se fit de nouveau entendre, suivi sitôt après par les craquements du bois qui se fendillait. Dans un sursaut d’énergie, Dunstin bondit en avant. Il courut aussi vite qu’il en était capable, sans quitter la tour du regard, s’en rapprochant à chaque pas, à chaque inspiration difficile. Il y avait une petite porte sur l’arrière, un accès probablement réservé aux gardiens, et il riva ses yeux sur elle. Il ne pensait plus qu’à l’atteindre, poursuivre sa progression en faisant abstraction de l’insoutenable souffrance qui déchirait la moitié supérieure de son torse. Il posa la main sur la poignée et sentit le métal froid adhérer à sa paume et ses doigts, quand tout ce qui l’entourait fut dissous en langues de feu et en éclats de pierre. Emporté dans un tourbillon, son esprit perçut la pluie de débris qui accompagna l’explosion de la tour, et il sut que sa peau se rétractait sous les flammes huileuses qui le consumaient. La poussière des murs de la tour détruite se répandait sur le champ givré comme des miettes de pain jetées aux oiseaux et obstruait ses narines ensanglantées, et pendant que tout sombrait dans les ténèbres sur le pourtour d’une scène manquant de netteté, il se rappela la noirceur de ses cauchemars d’enfance, lorsqu’il espérait voir arriver sa mère munie d’une bougie. Emporté par sa chute il bascula sur le flanc. Pendant qu’elle s’emparait de lui, la mort lui accorda deux faveurs. Au milieu des vestiges des murs croulants et des crépitements des flammes, il put entendre les tintements assourdissants des cloches du beffroi qu’avait atteint Andrew, cet avertissement adressé à Stephen. Malgré la torture qu’il subissait, Dunstin ne put s’empêcher de sourire. Et il quitta ce monde et partit vers la lumière avant d’avoir vu Andrew choir du haut de la tour. 15 LE FRACAS DES CLOCHES ne surprit tout d’abord que Stephen. Lorsqu’elles commencèrent à tinter, les spectateurs qui acclamaient les vainqueurs de la course de traîneaux crurent que ce carillon contribuait lui aussi à la liesse générale. Mais le duc de Navarne avait participé à tous les préparatifs et il savait que rien de tel n’avait été prévu. Il leva les yeux de l’estrade des personnalités à l’instant où les Sorboldiens franchissaient la dernière colline et accédaient à la route conduisant au château. Il se redressa sur des jambes vacillantes, les mains crispées sur les accoudoirs de son siège. « Tout-Dieu miséricordieux ! » fit-il sans qu’aucun son sorte de ses lèvres. Il regarda rapidement autour de lui pour évaluer la situation, entre deux battements d’un cœur désormais emballé. Il pensa en premier lieu à ses enfants, tous deux à l’extérieur avec lui, à Gerald Owen et à Rosella, leur gouvernante. Les membres du clergé, tant les bénédictes de Sepulvarta que l’Invocateur filidic et ses grands prêtres étaient assis près de lui et des autres ducs sur l’estrade des personnalités, autrement dit un assemblage de palettes en bois assujetties les unes aux autres avec des cordes. Cette construction branlante érigée juste à l’extérieur de la porte est était orientée vers le terrain dégagé où avait été organisée la course de traîneaux. Évacuer les dignitaires serait relativement aisé. Stephen reporta son attention sur les spectateurs dont le nombre devait certainement dépasser dix mille, disséminés sur plus d’une lieue dans les terres vallonnées du centre de Navarne. Les représentants de la petite noblesse et les riches propriétaires terriens étaient relativement proches de l’estrade. Moins le rang était élevé, plus les gens en étaient éloignés. Les paysans les plus pauvres se trouvaient par conséquent dans le lointain et leurs chances de survie seraient, comme toujours, infimes. Il en eut des haut-le-cœur. En un éclair, Stephen avait quitté sa place en entraînant Melisande. « Aux portes ! cria-t-il aux dignitaires. Fuyez ! » Il pivota et capta le regard du capitaine des gardes, avant de tendre le doigt vers l’armée en approche. « Faites sonner l’alarme ! » Il estima qu’ils étaient confrontés à une centaine de cavaliers, sept fois plus de fantassins et plusieurs balistes. Ces troupes paraissaient se scinder en progressant… la cavalerie obliquait vers la muraille qu’il avait derrière lui et l’infanterie vers l’est et le rassemblement de spectateurs insouciants. Tristan était à son côté et lui tenait le coude. « Ils nous chargent ! lui cria le seigneur régent pour se faire entendre pendant que la foule continuait de célébrer l’événement. Ils vont nous couper l’accès au château… — Et nous massacrer jusqu’au dernier », compléta Stephen. Les cors retentirent à l’instant où les gardes prenaient connaissance des ordres de leur capitaine et entreprenaient de se regrouper. Le duc se tourna vers le chambellan qui se tenait derrière lui. « Owen ! Emmenez mes enfants en sécurité ! » Blanc comme un linge, le vieil homme hocha la tête puis saisit les bras de Gwydion et de Melisande qui poussèrent des cris de protestation suraigus. « Quentin ! lança Steward au duc de Bethe Corbair. Conduisez Madeleine en sécurité. Allez ! » Il désigna hâtivement la porte puis se tourna vers son frère, Ian Steward, le bénédicte de Canderre-Yarim, sans faire cas de l’expression terrifiée de sa fiancée à qui Baldasarre faisait franchir les cordes du fond de l’estrade avant de l’entraîner vers le château. Un grondement de sabots s’éleva des cantonnements ouest d’où jaillit un détachement de cavalerie qui dispersa devant lui tant les joyeux fêtards que les bottes de foin ayant servi à délimiter la piste suivie par les traîneaux. La plupart des gens avaient désormais remarqué le tumulte et s’étaient tournés vers les alignements de Sorboldiens qui venaient vers eux sans ralentir l’allure, qu’ils soient à pied ou à cheval. Un grand hoquet de surprise s’éleva, suivi par un chœur de hurlements discordants. Une onde de panique parcourut la foule qui se précipita vers la porte des remparts, afin de bénéficier de leur protection. En quelques secondes, ce passage devint impraticable et la violence éclata. Cris d’angoisse et gémissements de terreur s’élevèrent comme les fuyards étaient comprimés les uns contre les autres, ou contre les pierres de la muraille. « Messire, vos enfants n’y survivront jamais ! » s’exclama Gerald Owen. Stephen regarda avec désespoir le raz de marée d’individus affolés qui se dirigeaient vers l’unique passage. Le chambellan avait raison, Gwydion et Melisande se feraient piétiner, dans cette cohue. Il entendit lancer des ordres et des portes claquèrent dans les tours de guet, ce qui l’informa que les archers se précipitaient à leurs postes. En voyant un jeune homme corpulent préparer ses flèches au sommet du mur, Stephen eut une idée soudaine. « Toi ! lui cria-t-il. Tiens-toi prêt ! » Il arracha les cordes de l’estrade et les traîna jusqu’à la muraille, à distance respectable de la porte. « Owen ! Owen, suivez-moi ! » Stephen recula en remerciant silencieusement le Tout-Dieu d’avoir acheté quelques mois plus tôt ces cordes au roi des Firbolgs. Ces derniers avaient découvert une méthode de fabrication permettant de réduire notablement leur poids en augmentant leur résistance. Un tel câble eût été bien trop lourd pour qu’il pût le lancer de cette manière mais, après deux essais infructueux, l’archer dressé sur le mur put saisir son extrémité effilochée et les informa par gestes de sa réussite. Stephen entendait derrière lui sa cavalerie galoper au-devant des troupes ennemies. « Rosella, tenez bien Melisande, ordonna Stephen à la servante terrifiée. Ne la lâchez sous aucun prétexte ! » La gouvernante hocha silencieusement la tête pendant qu’il passait la corde autour de sa taille. « C’est parfait, ma fille, il ne vous reste qu’à grimper là-haut ! » Il adressa un signe de tête à l’archer et orienta Rosella vers le mur, avant d’imprimer de façon cavalière une vive poussée à son postérieur pour l’aider à entamer cette escalade. Il tenta d’encourager par un sourire Melisande qui gémissait de terreur. « À toi, mon fils, tu seras le suivant », déclara-t-il à Gwydion qui opina du chef et saisit la corde que l’archer faisait redescendre le long de la muraille qui était trois fois plus haute que lui. « Je peux grimper, père. » Stephen fit deux boucles de corde autour de la taille de l’enfant qui l’avait agrippé fermement. « Je n’en ai jamais douté, mon fils… Tiens bon ! » Gwydion gravit la paroi, aidé par l’archer qui le hissait. Stephen poussa un soupir de soulagement quand les jambes de son fils basculèrent par-dessus le rempart. Il se tourna vers le chambellan. « À vous, Owen. » Le vieil homme secoua la tête. « Je dois attendre que vous soyez en sécurité, messire. — Je n’ai pas l’intention de rentrer au château avant la fin de tout ceci. » Stephen s’était exprimé d’une voix forte afin d’être entendu en dépit du vacarme qui ne cessait de croître. Il pouvait constater du coin de l’œil que Tristan l’avait entendu et tenait compte de sa déclaration. « Éloignez mes enfants de ce mur, ainsi que toutes les personnes qui réussiront à le franchir. Vous, là-haut ! » Il s’était adressé à l’archer qui avait tenu la corde. « Oui, messire ? — Restez ici. Ce n’est pas un archer de plus ou de moins qui changera quoi que ce soit à l’affaire, d’autant que l’ennemi n’est pas encore à portée, alors hissez tous ceux qu’il sera possible de mettre en sécurité. » Il tendit la main et retint par l’épaule un grand gaillard qui se dirigeait vers la porte avec ses enfants. « Eh, l’ami, faites monter votre progéniture puis restez ici pour aider les autres… Je parle des femmes et des vieillards, tous ceux qui auront besoin d’un coup de main pour arriver là-haut. — Oui, messire. — Une fois à l’intérieur, Owen, vous devrez empêcher la panique de se répandre et éloigner tous ces gens des remparts, car les Sorboldiens sont équipés de balistes. » Il regarda par-dessus son épaule la colonne qui approchait avec détermination, avant de reporter son attention sur le chambellan. « Allez dire au maître des fortifications qu’il doit charger les archers de couvrir l’évacuation de toutes ces personnes puis des troupes, quand l’ennemi sera à portée. Cherchez les commandants de la troisième et de la quatrième division et dites-leur de protéger la porte nord et de surveiller le secteur ouest. C’est de là que l’ennemi risque de nous charger. » Owen confirma de la tête qu’il avait tout compris puis il agrippa la corde et se laissa hisser sur le chemin de ronde, hors d’une mêlée qui commençait à dégénérer. Tristan criait des ordres au commandant de son escorte. « Conduisez le plus grand nombre possible de ces personnes vers le nord de la muraille… Il y a une autre porte, là-bas, et nul ne peut la voir d’ici. » Il fut bousculé par-derrière et violemment ébranlé par plusieurs personnes prises de panique qui fuyaient les cavaliers en approche. Fort et corpulent, Tristan conserva son équilibre et s’écarta du passage d’une nouvelle ruée de gueux aux faces transmuées en masques de terreur, aux yeux vitreux. Il entendait dans le lointain Madeleine l’appeler d’une voix suraiguë. « Organisez deux fronts », cria-t-il à son commandant. Il désigna la colonne qui avançait à l’est pour attaquer par le flanc les participants à ces festivités. « Postez un détachement de piquiers et de piétons, ainsi que tous les paysans que vous pourrez réquisitionner… donnez-leur de quoi se battre, des bâtons, des balles de foin, des gaffes, et placez-les devant les arbalétriers afin qu’ils arrêtent l’infanterie ennemie. La cavalerie de Stephen retardera les Sorboldiens qui chargent le mur jusqu’au moment où ils seront à portée de flèche des archers postés sur ce rempart. » Le chaos ne cessait de croître autour de lui et il chercha son cousin du regard dès que le commandant entreprit de transmettre ses instructions à ses troupes. Stephen avait réquisitionné d’autres archers en poste sur le mur pour hisser des fuyards vers une sécurité relative, et dès qu’ils furent en mesure de se débrouiller seuls le duc de Navarne recula de la muraille, couvrit ses yeux un instant et cria quelque chose aux militaires de faction sur le chemin de ronde. L’un d’eux disparut pour revenir peu après avec des armes qu’il jeta au pied du mur. Stephen ramassa les épées dans la neige et les distribua aux hommes et aux femmes se trouvant près de lui. Il se dirigea à petites foulées vers Tristan et lui lança un espadon. « Nous saurons sous peu si nous n’avons pas oublié tout ce qu’Oelendra nous a appris, cousin », fit-il posément, les yeux brillants. Tristan hocha la tête et se tourna une fois de plus vers les assaillants. Un grondement de tonnerre s’éleva quand le détachement de cavalerie cantonné au nord de Navarne vint fusionner avec l’arrière-garde des cavaliers venus des quartiers est. Puis ils chargèrent leurs homologues sorboldiens pendant que les piétons de Stephen pressaient le pas dans un grand fracas d’armes et d’armures entrechoquées pour barrer le passage à l’infanterie ennemie. Des groupes épars d’hommes et de femmes paralysés par la peur attendaient, munis de tous les outils qu’ils avaient pu trouver. Ils regardaient le flux et le reflux de la foule qui tentait de franchir la porte est, le tout dernier carré entre la population et leurs adversaires. « Je vais les affronter, hurla Tristan à Stephen. Regroupez tous ces gens… Il y a des centaines d’individus valides qui pourront assurer la défense du mur. » Stephen hocha la tête et les deux nobles se séparèrent. Tristan courut vers l’ennemi, Stephen vers l’estrade improvisée sur laquelle il s’était trouvé seulement quelques minutes plus tôt. « Vous ! » cria le duc à un groupe d’hommes corpulents armés de haches et de bêches, probablement des participants à la course de traîneaux qui attendaient l’ennemi au pied de la muraille. « Prenez ces palettes ! Il faut dresser des obstacles devant eux, ériger des barricades ! » Comme si un sortilège venait d’être rompu, leur transe et la paralysie qui l’accompagnait s’évaporèrent. Ce fut en vociférant qu’ils démantelèrent l’estrade, brisant les entretoises à coups de hache, à mains nues ou en abattant sur elles des tonneaux. Ils utilisèrent tout ce qu’ils avaient sous la main et peu après la structure était réduite en fragments qu’ils allaient planter dans le sol le long du mur ou en plein champ, devant la ligne grondante des soldats qui les chargeaient. Restait à espérer que les palettes dressées çà et là les abriteraient plus ou moins efficacement de la pluie de flèches et de traits des Sorboldiens. L’air fut déchiré par un hurlement de projectiles suivi par un angoissant staccato de crépitements et de sons plus mats et finalement par d’horribles cris de souffrance ou d’agonie, pendant que les gens du peuple s’effondraient sur la neige autrefois immaculée. « Halte ! Tenez vos positions ! » cria Tristan aux deux lignes de fantassins venues des baraquements nord, les piquiers devant et les arbalétriers derrière. « Braquez vos armes sur la première ligne et attendez qu’elle franchisse la crête de ce champ. Piquiers… baissez-vous ! Protégez cette ligne en arrêtant la charge ! » Il se détourna. Regarder les expressions des paysans qu’il avait enrôlés et qui prenaient soudain conscience de ce qu’ils allaient devoir affronter était au-dessus de ses forces. Stephen sentit le vent fraîchir, picoter ses joues et ses yeux, soulever un voile de cristaux de glace. Il jeta un coup d’œil aux deux portes du mur extérieur. La foule essayait toujours de franchir la plus proche, mais les soldats que Tristan avait chargés de rétablir l’ordre commençaient à obtenir des résultats. Saisis de terreur, les enfants couraient de tous côtés mais suivaient les adultes qui fuyaient à présent vers l’accès nord. Des mini-tornades de neige les assaillaient et en faisaient tomber quelques-uns. Il se tourna vers l’ennemi. Tel un grand fleuve au cours régulier, les Sorboldiens avançaient à une allure constante. Une baliste fut arrêtée et ses servants l’orientèrent vers les défenseurs de la muraille. Stephen fronça les sourcils et sentit sa gorge se serrer en constatant que la cible n’était pas le château mais que leurs adversaires voulaient simplement faire un carnage. Derrière lui, le vent devenait plus mordant, plus pressant. Stephen abrita ses yeux pour se tourner, et sa consternation se changea en stupéfaction. Llauron l’Invocateur se dressait au milieu du terrain où s’était déroulée la course de traîneaux, sur la petite éminence de neige tassée ayant servi d’estrade au juge-arbitre chargé de donner le signal du départ. Il était seul avec Gavin, son garde forestier qui s’était baissé sur un genou sans utiliser pour autant son grand arc – dont la portée eût été insuffisante – mais prêt à sacrifier sa vie pour défendre Llauron dont il était l’unique protecteur. L’Invocateur ne semblait pas avoir conscience de ce qui se passait autour de lui. Il était détendu, presque serein. Il gardait les bras ballants le long des flancs, le bâton de chêne blanc symbole de sa charge tenu dans une main, les paupières closes, le visage orienté vers le soleil de fin d’après-midi qui disparaîtrait bientôt dans les ténèbres de la nuit. Llauron dressa sa main libre et Stephen s’intéressa au ciel. Le vent se levait en hurlant sur la vaste étendue, soulevant d’autres voiles tourbillonnants de cristaux de glace. Le duc ferma ses yeux agressés par la froidure qui cinglait son visage. Il plaça la main en visière pour chercher Tristan du regard. Occupé à fournir des instructions à ses hommes, le seigneur régent n’avait pas vu l’Invocateur. La clarté du jour devint plus vive, avant de décroître rapidement. Des nuages sombres venaient de masquer le soleil et une grisaille crépusculaire se substituait à la clarté brumeuse de cette fin d’après-midi. La neige se mit à tomber rapidement, en abondance, des flocons qui montaient et descendaient en dessinant des motifs vrillés par le vent. L’Invocateur leva l’autre main, celle dans laquelle il serrait son bâton, et la feuille d’or couvrant le pommeau de bois blanc miroita tel un phare dans les ténèbres naissantes. Stephen crut entendre Llauron psalmodier quelque chose, mais tout fut couvert par une musique suraiguë assourdissante. Il s’intéressa de nouveau à Tristan qui s’était immobilisé pour regarder droit devant lui. Stephen courut vers son cousin en abaissant son capuchon, afin de protéger ses yeux de la morsure du vent. « Que se passe-t-il ? » Le seigneur régent ne dit mot et Stephen suivit son regard jusqu’aux cavaliers qui chargeaient le grand mur de Navarne. De chaque côté des destriers au galop la neige tourbillonnait de façon menaçante, emportée par des bourrasques hurlantes, déchaînées et glaciales. De l’intérieur de ces nuages de blancheur émergeait un grondement saccadé qui se répercutait alentour, sous forme de milliers d’aboiements à crever les tympans. Le manteau de neige lui-même se souleva, se façonna en silhouettes que les hommes de Roland virent avec stupéfaction lacérer les pattes des chevaux comme si elles avaient des griffes, les happer comme si elles avaient des gueules garnies de crocs. Tout d’abord un seul, puis une douzaine, une vingtaine et une centaine de loups blancs à l’existence éphémère se matérialisèrent ainsi pour attaquer les montures désormais terrifiées. Les hurlements du vent étaient assourdissants. Un des Sorboldiens serra la bride à son cheval qui se cabra de frayeur. Un souffle destructeur emporta les cristaux de glace qui grimpèrent en tournoyant encore plus haut, et de nouvelles silhouettes de loups apparurent, des fauves enragés qui déchiquetaient les agresseurs. Les cristaux blancs qui avaient recouvert la prairie s’assemblaient en millier de loups féroces qui harcelaient chevaux, cavaliers et fantassins, pendant que leurs grondements rivalisaient avec ceux du vent. Des hurlements de terreur s’élevaient en contrepoint, les cris des troupes déconcertées, une multitude de gémissements discordants portés par le vent. « Doux Tout-Dieu », murmura le seigneur régent de Roland. La charge de la cavalerie sorboldienne se changea en débandade comme les chevaux se cabraient frénétiquement pour tenter d’échapper aux crocs et aux griffes des loups spectraux. Le prince et le duc voyaient les soldats se faire désarçonner, projeter contre la muraille ou choir dans une mer de sabots où ils étaient piétinés au milieu d’une impensable confusion. Sur le flanc est, les formations militaires perdaient toute cohésion. Tristan ne put s’empêcher de rire en voyant les fantassins rompre les rangs, sans prêter attention à la neige qui happait leurs talons ou succombant à la panique semée par la magie de l’Invocateur, pour tenter de frapper et trancher les petits tourbillons de neige aux formes canines. Les exterminer fut un jeu d’enfant pour la cavalerie de Navarne. Le seigneur régent de Roland comprima le bras de Stephen. « Il a réussi ! Il a réussi, Stephen ! Llauron a stoppé cette attaque ! » Les cliquetis angoissants des roues à rochet furent portés jusqu’à eux par les plaintes du vent. Un instant plus tard l’air était déchiré par les tirs des balistes, et les alignements d’archers et de fantassins de faction sur le mur furent décimés par un feu caustique. Stephen et Tristan reculèrent quand des nuages de fumée noire huileuse explosèrent devant eux, immédiatement suivis par les hurlements d’agonie et l’éclat aveuglant des flammes qui consumaient les soldats. Tristan agrippa le bras de Stephen sous une pluie de sang écarlate, puis il se releva tant bien que mal, ébranlé par des quintes de toux. « Tenez bon ! » cria-t-il aux paysans occupés à rouler leurs camarades dans la neige pour étouffer des flammèches. Il pivota vers le mur pendant que des déflagrations ébranlaient l’air et la construction et que les tirs de balistes disséminaient des éclats de pierre dans toutes les directions. Sa gorge se serra lorsqu’il vit Stephen tenter désespérément de sauver une femme consumée par la poix enflammée. Des petites langues de feu allaient de-ci delà sur les vêtements du duc. « Stephen ! Roulez-vous dans la neige ! » Tristan plongeait vers son cousin quand de l’or miroita à la bordure de son champ de vision. Le vent hurla et un léger orage éclata à leur aplomb, les aspergeant en même temps que les individus les plus proches d’une pluie glaciale. Cette neige fondue étouffa les flammes en moins de temps qu’il n’en eût fallu pour le dire, et il n’en subsista qu’un voile graisseux et fuligineux. Tristan regarda à travers un rideau de cheveux détrempés la piste aménagée pour la course de traîneaux et Llauron qui s’y dressait toujours. Son bâton de chêne à bout doré pointé sur Stephen, l’Invocateur s’avança et trébucha sur Gavin. Déséquilibré, il se retint à l’épaule du garde forestier en baissant l’autre bras, et l’orage inattendu prit fin aussi subitement qu’il avait éclaté. Un clairon sonna la retraite sur le mur de Navarne et les nobles cymriens regardèrent vers l’occident. Le plus gros de la foule avait pénétré dans le château ou atteint le secteur de la porte nord. Le maître des fortifications gesticulait pour indiquer que tous les valides étaient à l’abri, que les archers occupaient leurs postes. « C’est bon, la cavalerie peut se replier ! » cria Tristan à son commandant qui leva un cor à ses lèvres. Les cavaliers de Navarne, qui livraient un combat acharné à leurs homologues sorboldiens, se dégagèrent en abandonnant derrière eux leurs morts, les chevaux sans cavalier et les ennemis toujours occupés à esquiver les loups de neige qui harcelaient leurs montures. Pendant qu’ils se repliaient au galop vers les barricades et les gens du commun qu’elles abritaient, les archers postés sur la muraille tirèrent des volées de flèches pour couvrir leur retraite. Ce qui avait jusqu’alors permis à Tristan de garder les idées claires commençait à s’estomper. « Tirez ! » cria-t-il aux arbalétriers. Ceux-ci criblèrent de traits l’alignement irrégulier de fantassins sorboldiens dont bon nombre se débattaient désormais sur le sol, en tentant de repousser les attaques des loups spectraux. Le vent avait fraîchi et remplacé la nappe de fumée par des aiguilles de grésil acérées. « Gagnez la porte ! cria Stephen. Repliez-vous, Tristan ! Les archers vont vous couvrir ! » Il y avait désormais sur les remparts plus de deux cents hommes qui lardaient de flèches les deux flancs de l’armée ennemie. Tristan adressait des gestes frénétiques aux responsables de ses troupes, à présent que l’horreur de la situation prenait le pas sur le calme attribuable à l’enseignement reçu. « Reculez ! Reculez ! Repliez-vous derrière le mur d’enceinte ! » vociférait-il. Il entendait toujours les cliquetis des roues à rochet des balistes, dans le lointain. Le temps parut cesser de s’écouler. Une lenteur inimaginable caractérisait tout ce qui se passait autour de lui. Ses membres avaient été lestés de plomb et un bourdonnement endiablé l’assourdissait. Tristan secoua la tête dans l’espoir de clarifier ses pensées. Il était entouré de cadavres et d’agonisants. Il y avait des soldats mais principalement de simples citoyens de Roland et même de Sorbold, jeunes et vieux, hommes et femmes aux chairs calcinées qui gémissaient ou gisaient en silence pendant que leurs fluides vitaux teintaient la neige ; Tristan toussa en essayant de cracher un épouvantable goût de poix et découvrit qu’il avait en fuyant inhalé du sang des victimes qui coulait à présent dans sa gorge. La bile remonta et, pris de haut-le-cœur, il s’agenouilla pour vomir dans la neige ensanglantée. Sa tête faisait des embardées, quand Stephen le saisit par le bras pour le redresser sans ménagement. « Venez, Tristan ! Venez ! » Derrière eux, un empilement de bottes de foin s’embrasa et fut consumé par des flammes orangées striées de brins de paille qui noircissaient en se recroquevillant, ce qui évoquait l’incendie d’un grand tas de cages à oiseaux ; l’onde de chaleur cingla le seigneur régent de Roland qui bénéficia d’un soudain regain d’énergie pendant que son cousin l’entraînait vers la porte de la muraille. Il entendait vibrer les cordes des arcs dans le lointain, lorsqu’il vit Gavin ramener l’Invocateur épuisé à l’abri des remparts, juste devant eux. Les derniers paysans enrôlés dans les forces de défense, ces gens ordinaires qui étaient vaillamment restés à l’extérieur pour permettre aux plus faibles de se mettre en lieu sûr, se hâtaient d’aller les rejoindre. Ils lui inspirèrent une profonde sympathie. De braves gens, se dit-il pendant que Stephen lui faisait contourner les barricades constituées des vestiges de l’estrade érigée pour les représentants de la noblesse. Mon peuple ! La porte grandissait devant lui, privée sur son pourtour de boutisses emportées par les tirs des balistes, mais l’ouvrage était toujours debout. Tristan ferma les yeux et se dégagea de la prise de Stephen. « Lâchez-moi, dit-il sèchement. Je n’ai nul besoin d’aide. » Sitôt à l’abri, Stephen se dirigea vers la foule en s’exclamant : « Ne restez pas là ! Reculez, reculez de ce mur ! » Il se coupa du vacarme qui s’élevait autour de lui – les râles des blessés, les cris de joie des familles qui se reconstituaient, les appels frénétiques des parents qui cherchaient leur progéniture, les ordres lancés par les capitaines des diverses unités, les crissements du bois et du métal des grandes portes qui étaient refermées – et il gravit rapidement le rempart pour s’y dresser, à côté d’une tour de guet emportée par un tir de baliste. Ce qui subsistait de la colonne des Sorboldiens, des soldats qui ne subissaient plus les assauts des loups de neige et du vent attribuables à Llauron, avait repris sa progression en marchant, clopinant ou rampant sous la pluie de flèches tirées par les archers de faction sur le mur. Stephen frissonna en constatant qu’il n’y avait pas la moindre étincelle de vie dans les yeux de ces hommes, que leur détermination était inébranlable. Ils n’étaient plus que quelques douzaines de fantassins, car les archers avaient décimé la cavalerie et une centaine de chevaux ayant perdu leur cavalier erraient sur l’étendue de boue et de sang. Le maître des fortifications vint rejoindre Stephen et resta près de lui pour regarder sans rien dire le champ de bataille. Stephen finit par retrouver sa voix, mais elle était si sèche et tendue qu’elle semblait traduire de l’inexpérience et de la frayeur. Il toussa et s’exprima de nouveau. « Ordonnez à la moitié de vos hommes d’assister les retardataires… Ils doivent leur tendre des piques, les aider à gravir le mur… Peu importe comment, mais il faut que les survivants puissent se mettre à l’abri. — Pourquoi les Sorboldiens ne battent-ils pas en retraite ? demanda finalement le maître des fortifications. Ils ne peuvent ignorer qu’ils vont au-devant d’une mort certaine. » Stephen frissonna, assailli par de sinistres souvenirs. « Je crains qu’ils continuent d’avancer jusqu’au dernier. Dites à vos archers de concentrer leurs tirs sur les balistes, d’éliminer leurs servants. Je vais charger le commandant du troisième régiment d’envoyer un détachement les capturer. Ah, précisez aux archers qu’ils doivent tirer pour blesser et non pour tuer. Il est indispensable de faire des prisonniers pour comprendre ce qui s’est passé. » L’homme hocha la tête et laissa Stephen étudier seul la scène de carnage qui s’était substituée à ce qui avait été un peu plus tôt une joyeuse célébration du solstice. Désormais en lambeaux, les bannières colorées claquaient sous la brise fraîche et enfumée, les rubans enroulés autour du grand mât continuaient de tourner gaiement sous l’effet de courants d’air fuligineux. Il savait déjà ce que diraient les Sorboldiens. Pourquoi ? Je l’ignore, messire. Je ne m’en souviens pas. 16 LA BIBLIOTHÈQUE D’HAGUEFORT était immense et ses très hauts plafonds renvoyaient des échos des moindres sons. Les pas résonnaient sur le sol de marbre, étouffés ici et là par les tapis de soie. Un simple toussotement ou raclement de gorge pouvait être entendu dans tous les recoins de la salle. Malgré cette acoustique exceptionnelle, seuls les crépitements du feu et les tic-tac de l’horloge étaient audibles. Affalé sur un des canapés de cuir installés près de l’âtre, Cedric Canderre contemplait distraitement les flammes. Il paraissait avoir énormément vieilli depuis l’aube. Près de lui était assis Quentin Baldasarre, duc de Bethe Corbair, frère de Dunstin. La nature de son silence était fort différente et ses yeux brillaient de rage à peine contenue, et même sa respiration silencieuse se teintait de colère. La nervosité de Lanacan Orlando, le bénédicte de sa province qui occupait la bergère la plus proche de la sienne et tapotait maladroitement sa main pour tenter de le réconforter, ne cessait de croître. Quand Quentin lui fit finalement signe de le laisser, avec emportement, le religieux en parut presque soulagé. Ihrman Karsric, duc de Yarim, se servit un autre verre d’eau-de-vie en remarquant que la carafe de Stephen était presque vide. Lui seul, de tous les ducs de Roland, n’avait pas à déplorer la perte d’un parent ou d’un proche, même si le capitaine de l’équipe qui avait remporté la course de traîneaux, à la fois un membre de guilde aimé dans sa province et son maréchal-ferrant attitré, avait péri lors de l’attaque. Karsric estimait qu’aucun des saints hommes n’avaient su se rendre utile. Colin Abernathy avait pleuré pendant un très long moment. Lanacan Orlando, habituellement considéré comme un grand guérisseur et une source inépuisable de réconfort, semblait de toute évidence plus irriter son duc que lui apporter de l’apaisement. Philabet Griswold, Bénisseur imbu de lui-même d’Avonderre-Navarne, avait commencé à pontifier au sujet de Sorbold et de la nécessité d’exercer sans attendre des représailles avant d’être réduit au silence par un regard menaçant de Stephen Navarne, qui était pourtant une de ses ouailles. Stephen qui était parti s’occuper de ses enfants et s’assurer que tout se passait bien dans l’hôpital de fortune improvisé pour prodiguer des soins aux blessés. Nielash Mousa, le Bénisseur de Sorbold, restait à l’écart, isolé dans son coin, le teint grisâtre et la peau moite. Seul Ian Steward paraissait détendu. La porte de la bibliothèque s’ouvrit sur Tristan Steward qui entra puis referma doucement le battant derrière lui. Il les avait priés de l’excuser et était allé voir Madeleine ainsi que les blessés de sa province, et il s’était entretenu dans la cour avec le capitaine de ses régiments. S’il paraissait personnifier le calme lorsqu’il pénétra dans la salle, Karsric n’eut qu’à s’intéresser à ses yeux pour comprendre qu’il avait pris des décisions et souhaitait simplement attendre le moment propice pour les leur révéler. Martin Ivenstrand, duc d’Avonderre, se leva en le voyant approcher. « Les pertes, Tristan… — Environ quatre cents morts, et deux fois plus de blessés », répondit Tristan en s’arrêtant devant le lutrin en bois de l’atlas de Serendair auquel Stephen tenait tant. Le vieux manuscrit était abrité par une vitre qui protégeait des ravages du temps cette carte fragile d’une île depuis longtemps perdue. N’est-ce pas le comble de l’ironie ? pensa distraitement Tristan. Un relevé topographique soigneusement préservé d’un monde qui a disparu voici un millénaire. Des instructions qui nous permettraient de nous rendre… nulle part. « Tout-Dieu miséricordieux », murmura Nielash Mousa, Bénisseur de Sorbold. « Est-ce une bénédiction ou un appel à sa clémence ? » lança sèchement Philabet Griswold, Bénisseur d’Avonderre-Navarne. Comme toutes les personnes présentes dans la salle, Karsric s’intéressa aux saints hommes, adversaires acharnés et âpres prétendants en coulisse pour l’obtention du droit à porter la bague de Sagesse, la robe blanche et le talisman stellaire du Patriarche. L’information selon laquelle ce dernier arrivait à la fin de ses jours s’était répandue hors de Sepulvarta et leur rivalité les avait conduits au-delà du point de non-retour. Ils s’étaient raillés et critiqués tout au long de ces festivités, tout en cherchant à se faire bien voir des représentants de la noblesse, participant à des entretiens furtifs, des rencontres secrètes. Des simagrées que Karsric assimilait à une perte de temps et d’énergie. Le Patriarche pouvait désigner son successeur et remettre la bague au bénédicte de son choix, même s’il n’était visiblement pas pressé de se prononcer. S’il s’en abstenait, la grande balance de Jierna Tal, l’Écrin du Poids, départagerait les candidats, avec la vieille bague de Sagesse en équilibre sur un des plateaux et l’homme à évaluer sur l’autre. Dans tous les cas de figure, toutes les tentatives des saints hommes destinées à consolider leurs positions étaient futiles. Pendant les réjouissances, Griswold avait semblé prendre l’avantage. Il était de loin le bénédicte le plus puissant de Roland. Que la foire fût organisée à l’intérieur de son diocèse le démontrait. Mais les bénédictes vivant dans le presbytère du Patriarche colportaient une rumeur selon laquelle Mousa – l’unique Bénisseur non cymrien de tout le pays – avait les faveurs du Patriarche. En outre, s’il fallait s’en remettre à la balance pour cette décision, le fait que Jierna Tal se trouvât en Sorbold ne pouvait que l’avantager. Mais quels qu’aient été les atouts dont Mousa avait pu bénéficier, et quelle que soit la satisfaction qu’avaient pu lui procurer ces rumeurs, l’attaque des Sorboldiens lui avait fait tout perdre. Si nul n’avait abordé le sujet dans la bibliothèque afin de respecter le deuil de Cedric Canderre et de Quentin Baldasarre, l’ostracisme dont Mousa était victime révélait que tant les nobles que les religieux le tenaient pour responsable de l’attaque. Le Bénisseur de Sorbold, cet homme habituellement flegmatique à la peau sombre et à l’expression neutre, avait blêmi. Son visage ridé par le mécontentement était perlé de sueur attribuable à de l’anxiété. Il se leva lentement en voyant Griswold approcher. « Il s’agit… Il s’agit d’un acte incompréhensible, déclara-t-il en prenant appui sur le plateau de la table pour assurer sa stabilité. Je suis certain que Sorbold – je parle de la maison royale – ignore ce qui s’est passé. » Il toucha avec nervosité la sainte amulette suspendue à son cou, son talisman en forme de Terre. Griswold croisa les bras, ce qui fit tinter son propre talisman taillé en goutte d’eau. « Il semble toutefois surprenant qu’une attaque lancée par une colonne complète de soldats royaux n’ait pas reçu l’aval du prince ou de l’impératrice, rétorqua-t-il avec morgue. Surtout quand lesdits soldats violent tous les traités et commettent d’inqualifiables atrocités contre les citoyens d’une contrée voisine… une nation alliée. » Il s’immobilisa devant son adversaire qui se levait et se tournait vers le reste de l’assemblée. « Je puis vous garantir que le gouvernement de Sorbold n’est aucunement impliqué dans cette ignoble agression, déclara Mousa d’une voix expurgée des craintes qui altéraient ses traits. Permettez-moi d’insister sur le fait que Sorbold n’a aucun grief envers Roland ou ses autres voisins, et que – même si c’était le cas – le prince héritier se trouve actuellement au chevet de sa mère, Sa Sérénité l’Impératrice douairière, et qu’il n’aurait certainement pas choisi un tel instant pour ouvrir les hostilités. — Qu’en savez-vous ? ricana Griswold. — Ne suis-je pas ici, pour l’amour du Tout-Dieu ? Croyez-vous qu’ils mettraient en péril la vie de leur unique bénédicte ? — Le prince héritier a peut-être voulu vous faire comprendre quelque chose ! » Le visage sombre de Mousa en blêmit. « Que le Vide vous emporte, Griswold ! Si vous refusez de croire en ma valeur aux yeux de mon diocèse, permettez-moi au moins d’affirmer que si nous avions décidé d’attaquer Roland nous aurions lancé dans la bataille cent fois plus d’hommes que vous n’en avez vu aujourd’hui. Sans oublier que bon nombre de nos ressortissants étaient présents à cette foire ! Vous avez toujours minimisé les agressions perpétrées par les vôtres contre des citoyens de Tyrian et autres provinces orlandaises en les disant aléatoires ou inexplicables… Vous n’avez jamais assumé la responsabilité de ces actes de violence ! Pourquoi en va-t-il tout autrement lorsque ce sont des Sorboldiens qui sont en cause ? — La situation est radicalement différente », intervint posément Stephen Navarne. Et tous se tournèrent pour voir le maître d’Haguefort debout sur le seuil. Il était arrivé si silencieusement que nul ne l’avait entendu. Le duc de Navarne traversa la Grande Salle pour venir se tenir devant Nielash Mousa, qui avait de nouveau blêmi. Stephen tendit la main pour la poser sur le bras du bénédicte et découvrir qu’il tremblait. « Ce n’est pas la même chose, parce que c’est la toute première fois que des Sorboldiens se livrent à des actes de ce genre… Le fait que la folie à l’origine de toutes ces attaques ait désormais également gagné Sorbold est préoccupant, même s’il fallait s’y attendre. Jusqu’à présent, ce phénomène ne touchait que Tyrian et Roland. — Et Ylorc, intervint Tristan Steward d’une voix décidée. Je vous ai dit l’été dernier que les Bolgs avaient tendu une embuscade à mes gens, et vous avez traité cela par le mépris. — Le roi Achmed a nié avoir ordonné cette attaque », rappela Quentin Baldasarre. Tristan le foudroya du regard et se pencha pour sortir de sa botte un petit couteau à lancer à trois lames qu’il jeta sur le sol. L’arme tomba avec un bruit métallique sur le sol dallé, aux pieds de Baldasarre. « Il a également nié avoir vendu des armes aux Sorboldiens. Voyez ce que vaut sa parole ! En ce qui vous concerne, votre frère a payé de sa vie la confiance que vous avez accordée à ce fourbe d’Achmed. » Baldasarre s’était levé de son siège, et quand Tristan prononça ces dernières paroles il avait déjà traversé la moitié de la salle en grimaçant de colère. Lanacan Orlando réussit à attraper le duc par le bras et, entraîné par son élan, il se retrouva entre les deux hommes. « Je vous en prie, murmura le bénédicte. Plus de violence… Ne souillez pas le souvenir de votre frère en laissant s’exprimer votre colère, mon fils. — Il connaît la chaleur de l’Au-delà parce qu’il s’est sacrifié pour nous sauver, intervint Ian Steward. — Dunstin Baldasarre est mort en héros, surenchérit Philabet Griswold. — Tout comme Andrew Canderre », s’empressa d’ajouter Ian Steward. Cedric Canderre ouvrit la bouche mais ses paroles furent étouffées par les craquements des doubles portes qui s’écartaient devant Llauron, l’Invocateur des Filids. Ses adjoints prêtaient assistance aux forces de Stephen et Khaddyr soignait les blessés aux côtés des guérisseurs de Navarne, pendant que Gavin menait la reconnaissance chargée de dresser un bilan de l’attaque. Llauron fit un signe de tête à Stephen puis il se dirigea sans bruit vers le placard se trouvant à côté d’Ihrman Karsric et se servit un doigt d’eau-de-vie, ce qui vida la carafe. Quand Cedric Canderre retrouva sa voix, elle était pleine d’une assurance qui faisait défaut à son regard. « Je ne souhaite pas en débattre, fit-il sèchement. Je dois regagner mes terres avec ma fille Madeleine pour prendre des dispositions concernant l’inhumation d’Andrew et réconforter demoiselle Jecelyn. » Il se racla la gorge et jeta un regard lourd de sous-entendus aux autres ducs, avant de dévisager Ian Steward, le bénédicte de Canderre-Yarim. « Elle aura grand besoin de soutien et de réconfort, Votre Grâce. Elle attend en effet un enfant d’Andrew pour l’automne. » Un silence pesant s’abattit dans la bibliothèque, paraissant y vibrer. Les régents se dévisagèrent, puis Tristan Steward s’exprima finalement. « N’ayez crainte, Cedric. Je veillerai avec Madeleine à ses besoins et à son éducation comme s’il était son héritier légitime. » Canderre tourna la tête, aussi brusquement que s’il venait d’être giflé. Stephen Navarne avait serré les poings, en entendant les propos de Tristan. Que le seigneur régent de Roland eût en fait traité cet enfant de bâtard n’avait échappé à personne. En fonction des règles successorales, Canderre reviendrait alors à Madeleine… et à Tristan par leur mariage. Quentin Baldasarre, cousin d’Andrew et déjà exaspéré par Tristan, s’avança une fois de plus. Ce fut Lanacan Orlando, son bénédicte, qui le retint par le bras. « Cet enfant est l’héritier légitime de messire Andrew, mon fils », lança posément Orlando à Tristan d’une voix qui ne chevrotait plus. Il se tourna vers les représentants du clergé et de la noblesse. « J’ai en effet célébré dans le plus grand secret le mariage de messire Andrew et dame Jecelyn. J’ai procédé au rite d’Unification l’été dernier. Il en découle que tout enfant né de cette union est légitime et doit hériter du duché de Canderre. » La clarté du feu se refléta sur son collier privé de talisman pour symboliser l’immatérialité du vent. Stephen lorgna Llauron, mais l’Invocateur ne semblait pas surpris, pas même intéressé. Il huma le bouquet de son eau-de-vie et en but une petite gorgée. Andrew n’avait pas dit un mot de son mariage à Stephen. Tristan paraissait sous le choc, pendant que son frère Ian, habituellement imperturbable, rougissait fortement. La spirale de gemmes rouges de son talisman solaire renvoyait mille reflets du feu, comme si elle était elle aussi consumée par la colère. « Pourquoi s’est-il adressé à vous, Votre Grâce ? demanda Ian Steward. Il dépendait de mon diocèse, et non du vôtre. » Le bénédicte de Bethe Corbair écarta les mains, en geste de conciliation. « Dame Jecelyn dépend du mien. Je présume que cet acte leur a été dicté par une impulsion compréhensible. Ils étaient impatients de partager le même toit, même s’ils se réjouissaient à la pensée de la cérémonie officielle que vous auriez présidée dans un mois, Votre Grâce. Ils m’ont dit avoir des scrupules à vous importuner ainsi à deux reprises. » Les ducs échangèrent un regard. Il était évident que Lanacan Orlando avait improvisé cette fable pour protéger les intérêts de l’enfant d’Andrew, même si le bénédicte restait imperturbable. Tristan Steward expulsa tout l’air de ses poumons sans révéler autrement la frustration due à l’échec de sa tentative de revendication de Canderre. Ce fut finalement Cedric qui prit la parole. « Je vous suis reconnaissant de ce que vous avez fait pour mon fils, Votre Grâce. » Il se tourna vers les autres régents. « Je dois à présent vous laisser… J’ai un mort à mettre en terre, comme vous tous. — Vous aurez à pleurer bien d’autres pertes, si vous ne m’écoutez pas », lança Tristan Steward. Son intonation était si sèche qu’elle retint l’attention générale. Les yeux bleus du seigneur régent de Roland étaient consumés par un feu intérieur non maîtrisé. Il les considéra avec gravité, presque avec dédain, avant de toiser Nielash Mousa. « Laissez-nous, Votre Grâce, lança-t-il de façon presque discourtoise. Retournez auprès de Son Altesse le prince héritier, et racontez-lui tout ce qui s’est passé. Informez-le que je le contacterai sous peu. Mon escorte vous raccompagnera jusqu’à la frontière. » Le Bénisseur de Sorbold le dévisagea, hocha la tête à contrecœur puis se tourna vers les ducs. « Je vous exprime au nom de tous mes concitoyens nos regrets les plus sincères pour le malheur qui vient de s’abattre sur vos sujets, dit-il avant de s’adresser aux autres bénédictes. Je vous implore de ne pas oublier, mes frères, que nous sommes tous des enfants du Tout-Dieu, les fils du Créateur. Quel que soit le mal à l’origine de ce tragique déferlement de violence – une onde de folie qui a tout d’abord touché les citoyens orlandais et les Lirins de Tyrian, pour finir par contaminer des membres de mon peuple – la famille régnante de Sorbold n’a jamais cautionné de tels actes. Veillez à ne jamais l’oublier et à garder la tête froide. Je puis d’ores et déjà vous assurer que le prince veillera à réparer ces préjudices et à prendre des dispositions pour que de tels agissements ne puissent se reproduire. » Il espéra une réponse mais tous restèrent silencieux. Après un moment de silence empreint de gêne, il s’inclina et sortit de la bibliothèque. Tristan Steward attendit que la porte se fût refermée derrière Mousa pour se tourner vers les ducs et les membres du clergé sans plus se donner la peine de dissimuler sa haine. « Il y a un certain temps déjà, je vous ai mis en garde contre ce qui vient de se produire. J’ai suggéré d’agir aussitôt, mais vous avez fait fi de mes mises en garde, tous autant que vous êtes. » Il regardait plus particulièrement Stephen. « À présent, le solstice d’hiver a été maudit, souillé par le sang d’innocents de toutes nos provinces, et même du royaume de Sorbold. Je ne puis tolérer plus longtemps un tel laxisme. Si vous refusez de voir ce qui se passe autour de vous, c’est vous que ça regarde. Mais je ne resterai pas les bras croisés pendant que des Orlandais se font massacrer. » C’est pourquoi j’ai décidé de me prévaloir de mes fonctions de premier régent et de prince de la province capitale pour proclamer ma souveraineté sur la totalité des armées de Roland, dont j’assume désormais le commandement. Il est grand temps de mettre un terme à toute cette folie et de placer nos forces sous une autorité unique… la mienne. Toute province qui s’y opposera sera naturellement exclue de l’alliance orlandaise et ne bénéficiera plus de la protection de Bethany. — Vous vous proclamez roi ? s’exclama Ihrman Karsric. — Pas encore, même si ce serait logique. » Tristan porta le regard d’un visage au suivant, pour jauger des réactions. « Le titre importe peu. La sécurité de Roland prime sur tout le reste. La Guerre Cymrienne a divisé ces terres d’une façon totalement artificielle dépendant des ego et des intérêts des puissants de l’époque, nous plaçant en équilibre instable au bord du gouffre. Cela suffit ! Vous vous êtes trop longtemps efforcés d’esquiver ce sujet pour ne pas entamer votre suffisance fragile. Mon armée protège vos régions. Ce sont des soldats de Bethany, des renforts de Bethany, qui garantissent la paix dans tout Roland depuis maintes années… — En réclamant en retour des taxes exorbitantes, intervint Martin Ivenstrand, duc d’Avonderre. N’importe lequel d’entre nous aurait pu se constituer les forces dont vous disposez, avec les sommes que vous avez empochées. — Aucun d’entre vous n’a eu le cran d’en faire autant, s’emporta Tristan. Mon statut de premier régent me donne le droit de prendre le commandement des armées, ce que je fais à présent. Ceux qui s’y opposeront cesseront de bénéficier de ma protection. Je résilierai tous les accords commerciaux avec les provinces dissidentes et romprai avec elles tout lien diplomatique. — Vous voulez plaisanter ? balbutia Quentin Baldasarre. — Je suis on ne peut plus sérieux. Je les éliminerai des secteurs desservis par la caravane postale, je déchirerai les traités céréaliers, je les isolerai si totalement qu’elles deviendront dans tous les domaines des contrées étrangères. J’en ai assez – plus qu’assez – de vivre ce cauchemar. Il m’a coûté bien plus que je ne suis disposé à payer. » Il s’était mis à balbutier en pensant à Prudence, à son cadavre démembré dont les morceaux avaient été éparpillés sur l’herbe du Grand Tribunal de Gwylliam, en Ylorc. « Décidez-vous, sur-le-champ… Êtes-vous avec ou contre moi ? » Les ducs se dévisageaient, atterrés. La voix de Tristan était puissante et ses épaules tremblaient de rage. Dans la salle, l’air était aussi sec qu’en été à Yarim. Stephen crut goûter à du sang, au fond de sa bouche. Le silence était assourdissant, à l’intérieur de la bibliothèque, uniquement ponctué par les crépitements menaçants du feu, les tic-tac accusateurs de l’horloge. Colin Abernathy, Bénisseur des États non alignés, finit par se tourner vers Tristan. « Je vais vous quitter, mon fils. Mon diocèse étant extérieur à votre royaume, il serait malvenu que j’assiste à ces discussions. Permettez-moi néanmoins de dire ce que j’en pense, en vous laissant seuls juges. Je considère un tel projet valable. Il serait grand temps que Roland règle ses problèmes successoraux et s’unifie derrière une maison royale. En tant qu’étranger, je puis vous garantir que plus de clarté en ce domaine serait bénéfique tant pour Roland que pour tous ses alliés. » Pour la première fois depuis son entrée dans la salle, Tristan sourit imperceptiblement. « Je vous remercie, Votre Grâce. » Abernathy s’inclina en tremblant devant Stephen Navarne. « Je vais prendre avec votre chambellan des dispositions pour faire emporter les corps de nos gens qui sont morts sur vos terres, mon fils. — Je vous remercie, Votre Grâce. Je lui ai fourni pour instructions de s’y préparer. — Parfait. En ce cas, je salue tant mes frères de foi que messeigneurs les régents. Je vous souhaite de faire montre de sagesse tant dans vos discussions que vos décisions. » Abernathy s’inclina devant les membres du clergé puis de la noblesse, avant de traverser la salle et de franchir la porte qu’il referma avec bruit. Tristan se tourna vers ses pairs. « Il est fréquemment plus facile de percevoir la sagesse d’une décision lorsqu’on n’est pas personnellement impliqué. » Il regarda Stephen Navarne et agita la main pour imposer le silence aux autres ducs qui semblaient vouloir s’exprimer. « Venons-en à l’essentiel. Stephen – vous, mon propre cousin – vous vous êtes dressé contre moi lorsque j’ai lancé mon précédent appel à l’unité. Voyez-vous ce qui en a résulté ? Quatre cents morts, peut-être le double quand les malheureux qui ont été grièvement blessés auront quitté ce monde. Et leur sang souille vos mains, car vous n’avez pas voulu tenir compte de mes avertissements. Vous vous imaginiez que ce mur pitoyable serait suffisant pour assurer votre protection… Vous n’avez même pas pu protéger votre château lors de la révolte des paysans du printemps dernier, m’obligeant à venir à votre rescousse. Que faudrait-il pour vous convaincre ? La décapitation de votre épouse ne vous a pas suffi ? » Des paroles saluées par des hoquets de consternation générale. « Messire ! s’exclama Philabet Griswold en s’étranglant. — Vous vous aventurez sur un terrain glissant, Tristan, lança Quentin Baldasarre en se dégageant de la prise de Lanacan Orlando pour s’interposer entre Stephen et le seigneur régent de Roland. Je vous conseille de surveiller votre langue, si vous ne voulez pas devoir l’avaler. — Si vous désirez croiser le fer avec lui, Stephen, c’est avec grand plaisir que je serai votre témoin, renchérit Martin Ivenstrand avec colère. — Non », répondit Stephen en écartant Quentin pour river ses yeux à ceux de Tristan, pendant que le silence revenait dans la salle. « Non. Il a raison. » Les narines de Tristan se dilatèrent et il libéra sa respiration. Ses poings se desserrèrent, le long de ses flancs. « Allez-vous finalement m’apporter votre soutien ? » Stephen sentait les regards des autres ducs peser sur lui. Tristan l’avait pris à partie en sachant que leurs pairs aligneraient leur décision sur la sienne. Il finit par hocher la tête, sans le quitter des yeux. « Oui. » Tous avaient retenu leur souffle, et lorsqu’ils inhalèrent l’air parut manquer à l’intérieur de la salle. « Vous le voulez pour roi ? » demanda Ivenstrand, incrédule. Stephen dévisagea Tristan, avant de répondre : « Ce n’est pas la couronne, qu’il revendique… pas encore, à tout le moins. » Il se tourna vers les autres ducs et prélats dont les visages s’étaient figés sur des expressions allant de la consternation à la peur. « Mais comment pourrais-je contester ses dires ? Il y a vingt ans de cela, Gwydion de Manosse, le meilleur d’entre nous, le plus grand espoir pour notre contrée et mon meilleur ami, a été tué près de la Maison du Souvenir… sur mes propres terres. Mon épouse… » Sa voix le trahit et il baissa la tête. « Il y a eu mon épouse, des enfants de ma province et à présent des invités à des festivités organisées par mes soins, Dunstin, Andrew, et bien d’autres… Non, comment pourrais-je nier que Tristan a raison ? Qui pourrait le contester ? — Vous êtes disposé à remettre notre destin entre les mains d’un seul homme ? demanda Ihrman Karsric. Auriez-vous oublié, vous l’historien du peuple cymrien, à quoi cela nous a conduits la dernière fois ? Le génocide ordonné par les derniers déments ivres de pouvoir qui voulaient eux aussi détenir une autorité absolue ? » Karsric remarqua que Llauron se dressait près de lui et se tut brusquement, conscient d’avoir insulté les parents de l’Invocateur, mais ce dernier se contenta de sourire, de le saluer en levant son verre et de boire les dernières gouttes d’alcool qu’il contenait. « Ce que je vois, c’est la paix, rétorqua Stephen. Ce que je vois, c’est une possibilité de mettre un terme à toute cette folie. Ce qui est à l’origine de ce déferlement de violence est devenu trop puissant, trop présent. Le mal se répand et protéger ne serait-ce que les miens n’est plus dans mes possibilités… Par ailleurs, nous ne savons toujours pas à quoi nous sommes confrontés. Il serait grand temps de le découvrir. » Il se tourna vers son cousin. « Tristan s’en estime capable, avec notre appui. Je considère que nous devons lui offrir la possibilité d’en apporter la preuve. » Les autres régents de Roland, Cedric Canderre, Quentin Baldasarre, Martin Ivenstrand et Ihrman Karsric se regardèrent pendant que Stephen et Tristan ne se quittaient pas des yeux. Finalement, Cedric baissa la tête. « Alors, c’est entendu, Tristan. Je vous enverrai mon commandant en chef après mon retour à la Grande Tour. Vous réglerez les détails avec lui. » Tristan cessa de soutenir le regard de Stephen pour hocher la tête, apparemment satisfait. Cedric se tourna vers Quentin Baldasarre. « J’espère que vous suivrez mon exemple, car l’instant n’est pas aux récriminations. Nous vivons un jour tragique et je n’ai pas d’autre désir qu’offrir une sépulture décente à mon fils et le pleurer. Je vous suggère de placer vos troupes sous le commandement de Tristan puis de vous occuper de la dépouille de votre frère. » Baldasarre considéra Tristan un long moment avant d’hocher la tête, à contrecœur, paraissant brusquement bien plus vieux et flétri. « C’est entendu, Tristan, mais je vous avertis… Utilisez mes troupes à bon escient. Si vous les entraînez dans une entreprise aussi insensée que ce grand ménage de printemps où deux mille de vos hommes se sont fait massacrer par les Bolgs, vous condamnerez Roland à une mort certaine. Gardez-le constamment à l’esprit. — J’en suis parfaitement conscient, répondit Tristan avec irritation. Et sachez quant à vous que je ne vous laisserai pas contester mon autorité. Soit vous la reconnaissez soit Bethe Corbair devra faire sécession et assurer seule sa défense. Est-ce bien clair ? — Absolument, cracha Baldasarre. — Parfait. Et que dites-vous, Ihrman ? Martin ? Êtes-vous avec ou contre moi ? » Martin Ivenstrand regarda Philabet Griswold qui opina sans enthousiasme, puis Stephen Navarne. Il soupira. « Avonderre vous suivra, Tristan. Je vous cède le commandement de mon armée, mais je conserve toute autorité sur mes forces navales. Ma province est la seule à avoir un littoral et des intérêts maritimes à défendre. — Ce sera suffisant, pour l’instant », répondit Tristan en gagnant le placard pour prendre la carafe d’alcool, constater qu’elle était vide et la remettre à sa place. « Et vous, Ihrman ? Allez-vous lier le destin de Yarim à celui de Roland ? — Oui, fît Karsric d’une voix glaciale. — En ce cas, rentrez tous sur vos terres et envoyez-moi vos commandants dès la fin des funérailles d’État. Je vous demande d’organiser ces cérémonies de façon à ce que je puisse assister aux deux événements, car tant Andrew que Dunstin étaient des proches de Madeleine. » Cedric Canderre et Quentin Baldasarre qui réunissaient déjà leurs biens se contentèrent de hocher la tête. Tristan agita la main en direction des bénédictes. « Je vous serais reconnaissant d’adresser en mon nom quelques prières au Patriarche, afin que je bénéficie dans mes nouvelles fonctions de toute la sagesse que le Tout-Dieu voudra bien m’octroyer. — Et priez également pour les âmes de nos chers disparus », intervint Llauron. Le seigneur régent de Roland retint le regard de l’Invocateur des Filids et se racla la gorge. « Cela va de soi. » Il sonda les yeux bleus de son interlocuteur et n’y décela qu’une extrême douceur. « Je vous remercie pour votre intervention, Votre Grâce. Nous avons eu énormément de chance que le grand prêtre de la Nature se trouve parmi nous. » Llauron hocha la tête avec indifférence puis termina son eau-de-vie. « Je présume que tout ceci a dû être éprouvant… — Ce n’est rien de le dire, mon fils. — Je n’en doute pas. Nous pensions autrefois que Gwydion pourrait unir Roland en fondant un vaste royaume. Ce qui vient de se passer a dû évoquer pour vous de pénibles souvenirs. » Llauron se détourna pour dissimuler son visage pendant qu’il posait son verre sur le placard et répondait : « Effectivement. » Des heures plus tard, dans les profondeurs de sa voiture qui regagnait ses terres en bringuebalant sur les routes gelées de l’arrière-pays, le saint homme sourit. Tout s’était plutôt bien passé, dans l’ensemble. 17 Plaine de Krevensfield, au sud de Sepulvarta CONSIDÉRANT DEPUIS SA DERNIÈRE HALTE que sa monture pouvait garder une allure soutenue, Achmed traversait au petit galop les prairies gelées de la plaine de Krevensfield en restant penché vers son encolure pour se protéger des courants d’air qui le cinglaient et des bourrasques de cristaux de glace qui arrivaient du sud. Le vent était bien plus froid que lorsqu’il s’était séparé de Rhapsody à l’orée nord de la forêt de Tyrian. Il ne savait toutefois s’il fallait l’attribuer à la présence chaleureuse de la Baptistrelle ou au fait que l’hiver devenait plus rigoureux. Ils avaient retrouvé neuf des enfants du démon. Les informations fournies par la Devineresse du Présent n’avaient été que partiellement utiles… et exactes. Le temps de tous les localiser, trois d’entre eux – dont le Liringlas nommé Aric – avaient quitté l’endroit où ils s’étaient trouvés le jour de la visite rendue à Rhonwyn dans sa tour abbatiale croulante. Ils les avaient néanmoins tous capturés, sans difficulté pour certains et en devant utiliser la force pour d’autres, mais ils les détenaient tous. Suivre leurs traces avait été éprouvant et son sang dhracien n’avait fait qu’un tour chaque fois qu’il avait humé celui du Rakshas, le consumant comme il calquait le rythme de son cœur sur celui qui battait dans le torse de l’enfant du démon. S’affranchir du désir inné de l’occire – ce besoin de débarrasser le monde de toute trace du F’dor – relevait d’un véritable combat intérieur, mais il avait réussi à garder à l’esprit que maintenir ses proies en vie était indispensable pour récupérer le sang du démon qui coulait dans leurs veines et s’en servir afin de localiser ce dernier. Que Rhapsody eût maintes fois répété qu’ils avaient affaire à des enfants n’était pas pour lui un argument recevable. Finalement, alors qu’un seul fils du démon manquait à leur tableau de chasse, ils s’étaient séparés à l’orée de la forêt ; Rhapsody avec les deux derniers enfants qu’elle conduirait à Oelendra et lui pour regagner son royaume. Une séparation difficile. Il avait une dernière fois tenté de la convaincre qu’il était d’autant plus stupide de partir à la recherche du plus âgé, un certain Constantin, que la foire d’hiver de Navarne était terminée. Tous les visiteurs venus de Sorbold avaient dû regagner leur contrée d’origine, et le gladiateur l’arène de Jakar. Elle avait comme toujours refusé d’entendre raison, et il s’était résigné à se séparer d’elle aux marches de Tyrian. À présent qu’il traversait l’immense plaine pour regagner le Chaudron d’Ylorc, il laissa les rafales de vent dissiper les brumes de son esprit, emporter ses inquiétudes. Les flocons glacés charriés par les bourrasques agressaient son épiderme hypersensible, mais c’était supportable et il essayait d’esquiver ces assauts aussi souvent que possible, ce qui lui permettait en outre d’occuper son esprit. Et son étonnement fut vif quand il renifla des relents métalliques et iodés dans la cuvette de la plaine de Krevensfield. Achmed ralentit sa monture. En allant désormais au trot, il ouvrit grand la bouche pour laisser l’air salé y pénétrer. Il cracha sur le sol. Il venait de reconnaître le goût de sueur et de sang qui l’informait qu’une bataille se déroulait quelque part alentour. S’y ajoutait une odeur caractéristique de marée. Achmed cracha encore, cette fois de dégoût. La mer la plus proche étant distante d’un millier de lieues, cela pouvait n’avoir qu’une signification. Ashe se trouvait dans les parages. Peu après, il entendit le fils de Llauron l’appeler d’une dépression située plus au sud. « Achmed ! Achmed ! Ici ! Venez ! » Achmed souffla puis fit avancer doucement sa monture vers le lit d’une rivière tarie. Il huma le carnage avant de franchir la crête : de la fumée à l’odeur de poix, de feu et de sang étirait ses cirres aigrelets dans le ciel hivernal. Arrivé au sommet, Achmed ne put s’empêcher de tressaillir. Il découvrait en contrebas de nombreux cadavres, pour certains calcinés par la poix brûlante qui fumait toujours sur le sol enneigé. Des chevaux erraient sans but, en ayant pour certains leur cavalier mort affalé sur leur dos. Les vestiges d’un chariot se consumaient au centre de la scène. Un rapide calcul indiquait qu’il y avait eu une vingtaine de chevaux aux couleurs de Sorbold, et une autre douzaine aux couvertures de selle vertes ou brun terne et privées de blason. Le contingent de Sorbold avait dû compter une centaine de fantassins accompagnant la vingtaine de cavaliers. Leurs victimes avaient été bien moins nombreuses, peut-être une douzaine d’hommes retranchés au fond de ce vallon, pour la plupart des individus plus âgés et vigoureux, disposant d’armes et de protections diverses mais aucun étendard commun. Tout indiquait qu’ils avaient tenu leur position, mais leurs corps étaient désormais dispersés sur un terrain teint par leur sang. Au milieu de ce carnage Ashe, aux traits dissimulés par les plis de son manteau de brume, veillait sur un blessé à la tenue bigarrée qu’il défendait contre les sept Sorboldiens restants, dont un qui gisait à ses pieds. Les yeux d’Achmed se rivèrent sur ce soldat qui essayait de frapper Ashe avec une arme crochue rappelant celles que les Firbolgs utilisaient dans les tunnels d’Ylorc. De loin, il estima qu’Ashe n’avait rien à redouter en dépit de son infériorité numérique ; une supposition confirmée un instant plus tard quand il envoya trois Sorboldiens à terre avec le levier brisé d’un frein de chariot qu’il tenait dans sa main droite puis en éviscéra un quatrième d’un éclair bleuté de Kirsdarke, l’épée élémentale de l’Eau qu’il serrait dans son poing gauche. Ashe regarda par-dessus son épaule Achmed qui restait immobile sur sa monture. Si ce dernier ne put voir son visage dissimulé par le capuchon de son manteau, le soulagement que contenait sa voix était évident. « Achmed ! Les dieux soient loués, vous êtes là ! » Il se tourna, comme revigoré, et planta le crochet dans la poitrine d’un Sorboldien tout en parant l’attaque de ses compagnons avec la barre de bois. Achmed sauta au bas de sa monture, descendit rapidement la colline et s’arrêta à mi-pente. Il s’accroupit dans la neige ensanglantée pour ramasser une arme près du cadavre d’un Sorboldien. L’acier d’un bleu aussi sombre que la nuit renvoyait des reflets du soleil matinal et son tranchant intérieur miroitait de façon menaçante. Il s’agissait d’un des couteaux de jet de fabrication firbolg, une arme réservée aux membres de sa garde d’élite. La colère fit trembler ses mains fines et puissantes, sous le cuir qui les gainait. Ashe retira son épée de la poitrine de sa dernière victime et pivota pour assener un coup vigoureux sur la tempe d’un Sorboldien se trouvant plus à droite. Il taillada le cou de celui de gauche avec Kirsdarke puis fit claquer leurs têtes l’une contre l’autre. Après quoi il franchit d’un bond les deux cadavres, pour esquiver la charge des trois derniers survivants, tout en cherchant Achmed du regard. Mais le roi firbolg allait d’un corps à l’autre, pour ramasser des armes en marmonnant. Ashe se remit à l’ouvrage et élimina rapidement les Sorboldiens restants par une succession étourdissante de coups d’estoc de l’épée miroitante. Désormais sans adversaires, il s’accroupit afin d’examiner l’homme dont il avait assuré la protection avant de se tourner avec irritation et de crier au roi firbolg qui ramassait un disque d’une extrême finesse : « Mille mercis pour votre aide ! — Vous ne l’avez à aucun moment sollicitée, rétorqua Achmed sans détacher les yeux des objets qu’il étudiait. Vous m’avez dit Venez et je suis venu. Essayez d’être un peu plus précis, la prochaine fois. » Ashe soupira et s’occupa de nouveau du blessé, qu’il couvrit avec une couverture de selle prélevée sur un des chevaux privés de cavalier. Peu après, Achmed l’avait rejoint et laissait tomber les armes qui tintèrent sur le sol enneigé, le disque de cwellan excepté. « Que s’est-il passé, ici ? » Ashe redressa son visage que dissimulait la capuche. « Un peu de respect, je vous prie. Savez-vous qui est cet homme ? — Non, et je ne peux pas dire que ça m’intéresse à moins qu’il soit capable de répondre à toutes mes questions. — Ces soldats sont tombés dans une embuscade, fit Ashe en vérifiant la respiration de l’homme inconscient. Tout indique qu’ils ont été attaqués par un détachement qui se serait séparé d’une colonne sorboldienne plus importante. J’ignore ce que sont devenus les autres… il y a deux séries d’empreintes, laissées à une demi-journée d’intervalle ou plus. C’est un nouvel exemple de la violence qui sévit sur ces terres depuis une vingtaine d’années, mais c’est la première fois qu’elle implique des Sorboldiens. » Achmed croisa les bras, pour réfléchir en silence. Il avait vu de loin de longues caravanes aux éléments dispersés repartir vers leurs contrées d’origine, lors de sa traversée de la province de Navarne. Il avait alors estimé que tous paraissaient bien moroses, pour des gens qui revenaient de grandes festivités… comme s’ils portaient le deuil, en fait. Il inhala profondément en pensant à ce que pouvaient transporter ces chariots. « Si vous allez en Navarne, jetez donc un œil à Stephen, en restant si possible à distance. Je constate que vous vous dissimulez toujours, même si la raison d’un tel comportement m’échappe. — Dieux… la foire du solstice d’hiver ! murmura Ashe. — La prochaine fois, laissez un de vos adversaires en vie, afin qu’il soit possible de le soumettre à un interrogatoire. — Inutile… Ils sont tous asservis au démon. Ils ne gardent aucun souvenir de ce qui leur est arrivé. » Achmed hocha la tête. « Et qui est cet homme ? — Il s’appelle Shrike. Il s’agit d’un Cymrien de la Première Génération, autrefois au service de Gwylliam et désormais d’Anborn. — Vous croyez qu’une information de ce genre m’intéresse ? » Ashe vérifia la ficelle qu’il avait enroulée autour du bras ensanglanté de Shrike, en tant que garrot improvisé, avant de prendre son outre. « Non, sans doute pas. C’est seulement un des derniers représentants de votre espèce ; quelqu’un qui a foulé le même sol que vous, de l’autre côté du monde ; quelqu’un qui partage votre histoire. Un des rares à avoir survécu si longtemps sans perdre la raison pour autant. Ce n’est qu’un être humain dont le sol absorbe la vie, en même temps que son sang. Veuillez m’excuser, je me demande bien pourquoi j’ai cru que de telles choses pouvaient avoir pour vous un quelconque intérêt. » Achmed prit le couteau de jet se trouvant au sommet de la pile et le plaça sous le nez d’Ashe. « Savez-vous ce que c’est ? — Une patte de poulet ? » Ashe fit couler l’eau que contenait son outre sur un mouchoir ensanglanté qu’il étala sur le front de Shrike. « Ou une marguerite à longue tige… — Cette patte de poulet est une arme bolg qu’aucun accord ne me permet de commercialiser hors d’Ylorc, gronda Achmed. Sa technique de fabrication est secrète et le fait de la trouver entre les mains de ces Sorboldiens indique qu’elle été volée, ou déposée ici pour faire porter la responsabilité de ces atrocités sur les Firbolgs, exactement comme l’été dernier quand des tronçons de corps mutilés ont été dispersés dans le Grand Tribunal ! » Il jeta l’arme et fixa avec colère le sud, les contreforts des Dents méridionales qui servaient de frontière nord à Sorbold. Ashe abrita ses yeux pour regarder dans la même direction. « On dirait que quelqu’un souhaite vous entraîner dans une guerre. — Tout l’indique, en effet. » Ashe se pencha et plaça l’oreille sur la poitrine du blessé. « Il va mourir, si nous ne le conduisons pas à un guérisseur. » Achmed entreprit de récupérer les armes. « Tout l’indique également. — Je vous trouve encore plus insensible qu’à l’accoutumée. Je n’ai pas de monture. M’aiderez-vous à conduire cet homme jusqu’à Sepulvarta ? » Achmed le foudroya du regard et désigna le terrain les entourant. « Il y a autour de nous plus d’une quarantaine de chevaux. Capturez-en un et chargez-vous du transport de cet homme. » Il baissa les yeux sur le visage du soldat ; il était âgé, usé et buriné comme celui d’un marin, avec une vilaine blessure en travers des yeux. « Mais je m’abstiendrais de me rendre à la basilique de Sepulvarta, si j’étais vous. Quand Rhapsody a été si grièvement blessée qu’elle était sur le point de mourir, en automne, le Patriarche et ses prêtres n’ont été d’aucun secours. » Il regarda le doigt d’Ashe. « Il convient évidemment de rappeler qu’elle vous avait donné sa bague de Sagesse. C’est vous qui avez pris la relève en tant que guérisseur, car le rôle du Patriarche était purement symbolique. Pourquoi n’essayez-vous pas de soigner ce blessé ? » L’homme encapuchonné laissa son regard se perdre dans le lointain, sans répondre. Peu après, il ôtait le gant de cuir de sa main gauche et retirait la bague qu’il avait au majeur. Elle était très simple, une pierre limpide et lisse sertie dans une monture en platine. À l’intérieur de la gemme ovale, comme gravés à l’aide d’un procédé inconnu, on pouvait voir deux symboles rappelant ceux des pôles positif et négatif. Il prit doucement la main du soldat ; une main calleuse de vieil homme, aux doigts courtauds et ensanglantés. Il fit précautionneusement glisser le bijou sur son mineur. Les deux hommes regardèrent attentivement le militaire, pendant un long moment. Le dragon présent dans le sang d’Ashe frémissait de curiosité et il eut fort à faire pour l’empêcher d’intervenir pendant qu’il tentait de déterminer la nature de ce qu’il discernait. Le dragon percevait seulement des modifications mineures, une vague amélioration, insuffisante pour maintenir le Cymrien de la Première Génération en vie pendant encore longtemps. Ashe considéra qu’il résisterait quelques jours s’il lui trouvait un lieu de repos abrité, mais guère plus. Il récupéra la bague et la remit à son doigt avant de renfiler son gant. « Ce n’est pas, par essence, une bague de guérison mais de sagesse, rappela-t-il en se levant. Elle accorde à celui qui la porte le pouvoir de développer ce qui est déjà latent en lui. Le Patriarche était un guérisseur tant par son éducation que ses aptitudes innées et sa charge. Il a donné cette bague à Rhapsody, qui est elle aussi capable de guérir les gens tant en raison de ce qu’elle est que de sa formation. C’est ce qui lui a permis de me soigner, mais je ne suis pas un thérapeute. En moi, la sagesse se manifeste en d’autres domaines. » Achmed ne put s’empêcher de glousser. « Ah, certes, absolument ! Il ne fait aucun doute qu’elle vous aidera à prendre de sages décisions si un autre Conseil est réuni, ainsi que l’espère votre père, et que vous devenez seigneur des Cymriens. Elle vous a en tout cas permis de comprendre que des Cymriens de la Première Génération nous honorent toujours de leur présence. Est-ce ainsi que vous avez rencontré cet individu ? — Non. Je le connais depuis l’enfance. C’est un grand homme, un homme de bien. Il mérite d’être sauvé. » Ashe regarda la partie occidentale de la plaine de Krevensfield. « S’il n’y a personne pour lui venir en aide à Sepulvarta, le sanctuaire le plus proche est Bethe Corbair. On y trouve une basilique et un bénédicte, Lanacan Orlando, qui jouit d’une excellente réputation de guérisseur. Pouvez-vous le conduire là-bas ? C’est sur votre route. » Achmed se pencha pour réunir les armes récupérées, les yeux pleins de fureur. « Non, je ne me laisserai pas détourner de ma route… J’ai déjà perdu bien plus de temps que je ne peux me le permettre. Il n’y a rien de plus important pour moi que de regagner Ylorc et découvrir ce qui s’est passé en mon royaume, si j’ai toujours un royaume. Conduisez-le là-bas vous-même ou, mieux encore, emmenez-le à Gwynwood pour le confier au Taniste de votre père. On dit que Khaddyr est un des meilleurs guérisseurs de ce continent. S’il ne peut aider cet homme, je doute que quiconque en soit capable. — Mais il n’arrivera jamais jusqu’à Gwynwood… la route est trop longue. — En ce cas, allez à Bethe Corbair… Je ne vous aiderai pas à vous dissimuler plus longtemps. Vous êtes guéri et vous avez recouvré votre âme. Que voulez-vous de plus ? Certains estimeraient sans doute que laisser votre ami mourir pour préserver votre anonymat manquerait singulièrement de panache. — Si vous me permettez…, intervint le principal intéressé d’une voix proche d’un grondement. J’aimerais être conduit à Anborn, et sachez que je ne suis pas à l’agonie ; ce serait contraire aux ordres que j’ai reçus. » Un sifflement d’asthmatique interrompit le vieil homme qui perdait de nouveau conscience. Achmed et Ashe baissèrent les yeux sur l’homme mal en point qui gisait à leurs pieds, avant de se dévisager. « Eh bien, tout semble indiquer que la bague lui a effectivement dispensé de la sagesse. Savez-vous où se situe Anborn ? » demanda Achmed en roulant l’arsenal dans une couverture de selle tachée de poix trouvée sur la charogne d’un destrier. Ashe réfléchit un moment puis hocha la tête. « Voilà un programme qui me paraît excellent. Je vais vous laisser poursuivre votre voyage, en ce cas. » Il repartit vers sa monture. « Attendez ! » cria Ashe. Achmed souffla avant de se tourner avec irritation. « Rhapsody… Va-t-elle bien ? — Elle m’a déclaré que vous vous étiez séparés. Si c’est exact, sa santé et le reste ne vous concernent plus. Oubliez-la comme elle vous a oublié. » Il se mit en selle, attacha le ballot d’armes devant lui et éperonna sa monture pour repartir au galop. Peu après, il laissait la dépression derrière lui et finissait par disparaître à l’ouest. Ashe attendit un moment, comme si le Temps venait de s’arrêter, puis il captura un des chevaux sans cavalier qu’il ramena vers le point où Shrike gisait, la respiration superficielle. « N’ayez crainte, mon ami, dit-il à l’homme de nouveau inconscient qu’il hissait sur la selle. Je vous conduirai jusqu’à lui. » 18 Avonderre est, à proximité de la frontière de Navarne DES NUAGES DE NEIGE REVIGORANTE aux formes irrégulières étaient soulevés par les sabots du cheval hongre. Les flocons qui grimpaient en tourbillonnant fusionnaient avec la brume que diffusait le manteau d’Ashe pour tendre un paravent de blancheur fragile autour de lui et de sa monture emballée. De loin, il n’était pratiquement possible de voir qu’une bourrasque qui emportait la neige devant elle. L’orée sud de la forêt traversait la frontière de Navarne et d’Avonderre, des secteurs où avaient eu lieu certaines des plus grandes effusions de sang de l’histoire, des massacres dus à des éruptions de violence imprévisibles. Quand Ashe avait eu à traverser seul ce secteur, il avait toujours veillé à ne pas faire de bruit, à esquiver toutes les formes de vie dont ses sens de dragon signalaient l’existence. À présent qu’il avait recouvré ses forces ainsi que son âme, il n’hésitait plus à se montrer au grand jour et il concentrait son attention sur le blessé couché devant lui, en travers du cheval, ainsi que pour localiser son commandant. Shrike geignait et tenait à l’occasion des propos incohérents, pour rester ensuite totalement silencieux. Il arrivait au dragon présent dans le sang d’Ashe de sentir le pouls de l’homme faiblir, et il s’empressait alors d’appliquer la main portant la bague du Patriarche près du cœur de Shrike en l’encourageant mentalement à se raccrocher à la vie… au moins jusqu’à leur arrivée auprès d’Anborn. Le pouvoir de la bague paraissait suffisant pour entretenir son essence vitale, la garder à titre provisoire captive de son enveloppe charnelle. Ashe abrita ses yeux des morsures du vent et des brûlures des cristaux de glace, en se remémorant la dernière fois où il avait vu un Cymrien de la Première Génération lutter contre la mort. Talthea, la Bienveillante, parfois appelée la Veuve. La femme avait été confiée aux soins de Khaddyr, grand guérisseur des Filids et également Taniste de son père. Elle se tordait de souffrance en menant une lutte acharnée tant contre les forces de ce monde que celles de l’Au-delà, sur l’Autel du Sacrifice suprême, la vieille souche d’un arbre démesuré mort depuis longtemps, au milieu du Cercle, ce centre de l’ordre filidic. Encore enfant, Ashe avait assisté à cette scène en se sentant impuissant, rendu insignifiant par la foule en deuil, marmonnant des prières apprises par cœur mais privées pour lui de signification. Il avait désespérément souhaité qu’elle se rétablisse, en dépit du fait qu’il la voyait pour la première fois. La sagesse du souvenir lui fit prendre conscience, plus d’un siècle plus tard, que l’angoisse éprouvée était principalement un reflet de l’affliction générale, un chagrin quasi palpable libéré autour de lui. Il n’aurait pu dire, ni à l’époque ni à présent, pourquoi elle avait mené ce combat épouvantable non par désir de vivre mais de mourir. Khaddyr œuvrait inlassablement à la sauver, à la retenir de ce côté de la Porte de la Vie, mais elle avait fini par succomber à des blessures pourtant bénignes. Ashe, qui n’était qu’un petit garçon, avait vu Khaddyr baisser la tête au-dessus du cadavre puis s’effondrer en pleurant. Il pouvait encore sentir la prise réconfortante de la main de son père sur son épaule, et l’entendre lui murmurer à l’oreille : Elle voulait partir, Gwydion. Elle ne désirait pas connaître plus longtemps cette existence, et elle a saisi le premier prétexte venu pour nous quitter. Pourquoi ? avait-il demandé pendant que les prêtres filidics éloignaient lentement Khaddyr. Il avait regardé la face d’albâtre de la défunte, des traits gauchis par la grimace de ceux qui ont mené une âpre bataille. La prise de Llauron s’était raffermie, puis il avait pris Gwydion par les épaules. Lorsque la longévité s’apparente à l’immortalité, elle devient plus proche d’une malédiction que d’un bienfait, mon enfant, et peut-être est-ce bien pire encore. Elle semblait jeune, mais seulement parce qu’elle l’était à son arrivée sur ces nouvelles terres. Elle a laissé son cœur derrière elle, en Serendair, une contrée saturée de magie. Après son départ, tous ont connu le repos, le silence, sous les vagues de la mer ; elle a perdu énormément de choses, pendant la traversée. Elle a encore vécu un demi-millénaire, témoin de bien trop de souffrances même si aucune n’était plus grande que la sienne. Elle est finalement allée là où elle a toujours souhaité être. Mais pourquoi paraît-elle si malheureuse, alors ? avait-il demandé en regardant les traits déformés, les sillons que la souffrance avait creusés sur un visage autrement magnifique, ses yeux vitreux qui reflétaient aveuglément la lumière d’un soleil brillant au-dessus du dais de feuilles. Elle a mené un dur combat. Laisser cette vie derrière elle lui a beaucoup coûté. Mais, pourquoi ? Son père lui avait tapoté avec brusquerie l’épaule, avant de le lâcher. Parce qu’elle était une Cymrienne, tout comme nous. Le temps se raccroche à chacun de nous, Gwydion. Khaddyr est plein de compassion, c’est un grand guérisseur, mais il n’a décelé en Talthea aucune blessure mortelle. Il n’a pas vu qu’elle était uniquement rongée par le passage des siècles parce qu’il n’est pas un Cymrien. Il est comme tous les hommes soumis aux caprices du Temps, il se bat pour repousser la mort le plus longtemps possible en ignorant qu’elle peut apporter un grand soulagement. Mais viens, il est temps de reprendre tes leçons. Tant pour toi que pour moi, le Temps n’a pas interrompu son cours. Ashe secoua la tête pour se débarrasser de ce souvenir qui était bien plus puissant qu’il ne l’aurait dû, et d’une netteté que ne pouvaient avoir les souvenirs ordinaires. Tout était presque tangible. L’odeur du bûcher funéraire, la prise de la main de son père, l’amertume de la bile présente dans sa gorge pendant que Talthea mourait… toutes les sensations ayant accompagné cette expérience étaient de nouveau là. Il cilla pour chasser de ses yeux les larmes enfantines, comme un siècle plus tôt. Il ne se remémorait pas ces instants, il les revivait. La chaleur qu’il sentit sous sa main remonta le long de son avant-bras, et tous les muscles se contractèrent quand l’onde se dirigea vers son cerveau. Tous les nerfs de ses doigts se contractèrent lorsque la bague du Patriarche se mit à bourdonner, pour lui transmettre une sagesse immémoriale. Ashe serra les genoux pour stabiliser son assiette sur le cheval hongre, s’apprêtant à encaisser la décharge de savoir qui émanait de ce vieil objet. Comme giflé et emporté par la houle d’un océan, il sentit la connaissance se déverser autour de lui et pénétrer par osmose dans sa conscience. Des étincelles argentées embrasèrent l’atmosphère puis illuminèrent le chemin miroitant reliant son esprit à Shrike, qui reposait et grimaçait dans les brumes de l’inconscience. Son esprit entra en expansion et il comprit, en partie, ce que la bague avait à lui dire. L’incroyable netteté de ce souvenir était d’une certaine façon liée à l’homme qui gisait devant lui, en travers de la selle. Ashe le dévisagea et le vit tressaillir en raison des secousses et embardées que leur infligeait cette route forestière. Il crut déceler également des traces de peur, l’expression d’un homme qui n’était pas encore disposé à franchir les Portes de l’Au-delà. Ashe n’avait pas besoin d’autre chose pour souhaiter rejoindre au plus tôt son oncle, un homme qu’il n’avait rencontré que rarement, et pas une seule fois depuis sa mort officielle. Le temps se raccroche à nous tous, Gwydion. Il laissa ses pensées auprès de Shrike mais reporta son regard sur la route. Puisse-t-il se raccrocher à vous encore quelques instants, Shrike. Le vent se leva au coucher du soleil, une froidure mordante qui traversait les couvertures dans lesquelles il avait enveloppé l’homme inconscient. Ashe sentit apparaître les tremblements de Shrike avant même qu’ils ne l’ébranlent et il dut admettre à contrecœur que le blessé avait grand besoin de chaleur et de repos. Il ralentit sa monture et finit par l’arrêter, avant de mettre pied à terre pour faire glisser vers lui le corps du vieux Cymrien puis de laisser l’animal s’éloigner librement. Une tonnelle de gros buissons de mondriane les protégerait du vent ; de toutes les plantes des forêts occidentales, seules les mondrianes étaient incombustibles et ne risquaient pas d’être embrasées par le feu qu’il lui faudrait allumer. Ashe installa Shrike dans une congère, enveloppé dans des couvertures de voyage, puis il alla ramasser du bois mort. Plus tard, quand le feu eut pris, il se surprit à contempler avec fascination le vieux soldat. Les flammes crépitaient et apportaient chaleur et lumière aux ténèbres glacées, faisant renaître des souvenirs pénibles de Rhapsody. Elle n’était jamais loin de ses pensées et à présent qu’il se retrouvait seul sous cet abri de ronces avec le Cymrien inconscient, elle revint vers lui sous la clarté du feu, souriant comme lors de leur premier voyage. En de ces instants d’intense solitude il se remémorait leur quête, la recherche de la dragonne Elynsynos. Les sentiments qu’elle lui inspirait n’avaient cessé de croître pendant qu’ils traversaient une contrée qui s’éveillait au plus agréable de tous les printemps dont il avait été témoin. Ashe secoua la tête, pour la chasser de son esprit. Il savait qu’autrement le néant reviendrait le hanter dans les profondeurs de cet hiver inhospitalier. Il s’interdisait de se remémorer qu’elle avait accepté de devenir sa femme juste avant qu’il ne procède à l’effacement de ses souvenirs, qu’elle lui avait pardonné une duplicité dont il ne pouvait pour sa part s’absoudre. Des choses qu’il avait effacées depuis de son esprit. Il avait décidément tout fait pour la perdre. Il était conscient de ne pouvoir se rappeler tout cela sans sombrer dans la folie. Shrike gémit dans son sommeil, ce qui arracha Ashe à ces pénibles réflexions. Il déboucha son outre et la leva aux lèvres du blessé, dont il soutint la tête pour lui permettre de boire malgré sa faiblesse. Il refermait le récipient quand il remarqua un vague picotement sur sa peau, un bourdonnement quasi imperceptible à la fois étrange et familier. Le vent lui avait apporté un goût, un souffle d’Anborn. L’ex-Grand Maréchal des Cymriens se trouvait encore à des lieues de distance, mais il était assez proche pour que les sens de dragon d’Ashe le détectent. Sa signature vibratoire était débordante de force et de menace. Ashe expira profondément, et son haleine se changea en vapeurs évanescentes qui s’attardèrent un moment dans les ténèbres et la clarté du feu de camp, avant de se laisser dissiper par le vent. « Résistez encore un peu, grand-père », murmura-t-il à Shrike, car c’était ainsi que les Cymriens avaient appelé les anciens en Serendair, longtemps auparavant. « Vous retrouverez à l’aube tant vos compagnons d’armes que votre commandant. » L’odeur caractéristique du noyer qui se consume lui chatouilla le nez quand les derniers vestiges de clarté abandonnèrent le ciel. Tout autre que lui n’aurait pu la discerner, pas à des lieues de distance, mais ses sens reptiliens étaient suffisamment développés pour relever les moindres altérations du vent ou de la terre, et il n’eut qu’à fermer les yeux pour suivre cette odeur jusqu’à son point d’origine. Il percevait à travers le sol la source de chaleur qui la diffusait, des flammes petites mais intenses qui dansaient en vacillant avec le vent hivernal. Des torches, conclut-il. Il devait y avoir un hameau ou un village, à l’intérieur de ces bois. Une agglomération où Anborn avait dû établir ses quartiers. Comme s’il lisait ses pensées, le Cymrien inconscient s’agita, frissonna et s’éveilla. Ashe caressa son épaule afin de le rassurer, pendant que l’homme ouvrait des yeux aux iris noirs, injectés de sang et reflétant la clarté du feu. « Reposez-vous, grand-père », lui conseilla Ashe en ancien cymrien. Les yeux rouges de Shrike s’écarquillèrent. « Qui êtes-vous ? — Celui qui vous protège, pour l’instant », répondit Ashe en jetant un coup d’œil par-dessus son épaule, vers les voiles de neige que le vent faisait onduler. « Et je vous servirai sous peu d’escorte, car vous avez exprimé le désir d’être conduit à Anborn. Je le crois très proche. » Shrike battit des paupières, comme pour chasser les flocons de ses cils. « Qui êtes-vous ? répéta-t-il d’une voix faible. — Est-ce important ? » Le Cymrien fit un effort pour se redresser sous sa couverture et réussit à s’adosser, sans aide, contre le tronc pourrissant d’un vieil arbre abattu. « Oui, c’est important. Pas pour moi, mais ça le sera pour Anborn… et pour vous, si vous réclamez une récompense. — Je n’en ai pas l’intention, répondit Ashe en riant. — J’en conclus que vous êtes un fieffé imbécile et que vous n’en méritez pas. » Shrike ferma les yeux et un élancement de souffrance le fit grimacer. « J’ai dû offenser le Tout-Dieu bien plus que je ne l’imaginais, pour qu’il me condamne à finir mon existence en compagnie d’un homme si couard qu’il dissimule tant ses traits que son nom. » Après quoi il se tut, trop las pour ajouter le moindre commentaire. Le dragon s’était hérissé sous l’insulte et l’air hivernal parut se dessécher. Ashe inhala à pleins poumons avant d’expirer lentement pour se détendre, alors qu’il sentait son visage s’empourprer sous le capuchon de son manteau de brume. Les paroles du Cymrien avaient fait mouche. Il savait que les victimes du F’dor avaient horreur de ceux qui faisaient mystère de leur identité, étant donné que ce démon agissait de la sorte. Plus important, être traité de pleutre par quelqu’un qui avait assisté au Cataclysme puis survécu à la guerre et à tout ce qui s’était passé ensuite était trop humiliant pour qu’il pût le supporter. Il était redevenu celui qu’il avait été. Même si Shrike avait été l’hôte du démon, il n’aurait pas eu de raisons valables de conserver son anonymat. Il leva la main et repoussa sa capuche. L’éclat métallique de ses cheveux bouclés, teints en cuivre et or par la clarté du feu, se refléta sur les traits du vieil homme. Shrike dut le percevoir car il rouvrit ses yeux. Ashe put y lire de la stupéfaction, ainsi que de l’horreur. « Impossible ! » hurla le vieillard en blêmissant plus encore. Ashe sourit et glissa la main dans la poche de son manteau. Il en sortit une bourse, défit son cordon et la secoua pour faire tomber un petit objet dans sa paume. Une chose qui renvoya elle aussi la lueur des flammes et qu’il leva devant le visage du blessé : une pièce de monnaie en cuivre à treize côtés. « Vous en souvenez-vous ? demanda-t-il. Vous me l’avez donnée il y a bien des années, quand je n’étais qu’un enfant, pour dissiper mon ennui un certain Jour de Convocation. » Le vieil homme étira son cou au prix d’un effort, avant de se laisser redescendre contre le tronc. « Je n’ai pas oublié. » Il remonta la couverture rêche sur ses épaules, avec des doigts tremblants. « Je me souviens de chacune de nos rencontres, messire Gwydion, parce qu’elles ont toutes été pour moi une source d’ineffable joie. En vous voyant, je retrouvais votre grand-père, Gwylliam, dans toute sa noblesse, et votre grand-mère, Anwyn, dans toute sa sagesse. Vous étiez notre espoir, Gwydion, la promesse d’un avenir meilleur pour un peuple déchiré par la guerre. Notre consolation. Votre mort a mis fin à nos espérances, tant les miennes que celles de tous les autres Cymriens. » S’exprimer était trop difficile et Shrike se tut après avoir été ébranlé par une quinte de toux. « Pardonnez-moi, grand-père. J’ai porté le fardeau des blessures que ma supercherie a infligées tant à ma famille qu’à mes amis. Je regrette les souffrances que je vous ai imposées. » Shrike toussa encore, plus violemment. « Mais… pourquoi ? — Ce n’était pas volontaire, au début. Puis j’ai agi ainsi par pure nécessité. Je ne puis rien révéler d’autre. Mais vous avez raison, me cacher plus longtemps serait de la couardise. Je ne le ferai plus. » Shrike lui adressa un sourire empreint de tristesse. « Vous allez donc lever le voile ? » Ashe sourit à son tour et laissa ses avant-bras reposer sur ses genoux. « Quand cela me conviendra. — Est-ce actuellement le cas ? — Ne pouvez-vous pas me voir ? » Le vieil homme renifla, tant d’irritation que de souffrance. « Vous devriez avoir honte de vous moquer d’un agonisant. Comptez-vous vous montrer au Temps et laisser au vent le soin de proclamer qui vous êtes, oui ou non ? » L’expression d’Ashe se fît solennelle et ses pupilles de dragon se contractèrent. « Oui. » Shrike remonta un peu plus contre le tronc et sourit de nouveau. « En ce cas, j’ai quelque chose à vous offrir en guise de récompense, messire Gwydion. » 19 LA NUIT SEMBLAIT S’ASSOMBRIR autour du petit feu de camp. Les yeux de Shrike devinrent plus brillants, comme s’ils absorbaient en eux toute la lumière ambiante pendant qu’il restait assis, perdu dans ses pensées et le regard rivé sur les flammes. Ashe attendait sans mot dire, occupé à l’étudier attentivement. Si les yeux usés du vieil homme avaient retrouvé leur éclat, sa peau devenait de plus en plus grisâtre. Le dragon qui vivait en Ashe sentait Shrike dépérir, sa vie l’abandonner, alors que son âme recouvrait au contraire de sa vigueur sous la clarté régénératrice du feu. Finalement, quand le vent fut tombé et que la nuit redevint silencieuse au point de lui permettre d’entendre les chuchotis des flocons qui tombaient sur le sol gelé, Shrike lui demanda : « Mon épée… Est-elle toujours là ? » Ashe se leva pour aller vers le cheval qui se trouvait à une vingtaine de pas, dans un bosquet, protégé de la neige par une couverture. Il détacha le fourreau incurvé de sa sacoche de selle et revint le déposer entre les mains du vieillard, dont le cœur se mit aussitôt à battre avec plus de vigueur. « Les dieux soient loués », murmura-t-il. Au prix d’un effort, il tira la lame hors de sa gaine et la brandit devant ses yeux. Il s’agissait d’une arme de modeste facture et privée de tout ornement, aussi vieille et mal en point que son propriétaire. Ashe reconnut sa courbe, caractéristique des sabres de marin exposés dans les vitrines poussiéreuses du musée cymrien de Stephen. Shrike contempla quelques instants les reflets du feu sur l’acier, avant de se tourner vers Ashe. « Écoutez-moi attentivement, fils de Llauron, car je sais désormais comment vous manifester ma gratitude pour votre bonté. » J’ai rencontré votre grand-père, le roi Gwylliam, le jour où le dernier navire de la Troisième Flotte a levé l’ancre. J’étais matelot à bord du Serelinda, le vaisseau à bord duquel il a quitté son île de façon définitive. » Shrike s’appuya au tronc en décomposition et ferma les yeux, épuisé par les efforts réclamés. « Reposez-vous, grand-père, lui dit doucement Ashe. Je suis convaincu que nous aurons le temps de revenir sur toutes ces choses après avoir atteint un refuge digne de ce nom, quand des guérisseurs se seront occupés de vous. Je doute que mon oncle me chasse sitôt après m’avoir vu, et vous pourrez tout me raconter quand vous vous sentirez un peu mieux. » Shrike écarquilla des yeux consumés par un feu intérieur. « Vous êtes bien plus stupide que je ne l’imaginais, Gwydion ap Llauron. Que savez-vous du Temps ? » Il batailla pour se redresser en foudroyant son sauveteur du regard. « Je suis le Seigneur du dernier Instant, le Gardien de ce que nul ne reverra jamais… Tel est le titre que m’a attribué votre grand-père. Me diriez-vous qu’il n’y a rien eu de tel dans votre propre passé ? Rien que vous ne voudriez revoir à n’importe quel prix, même si le prix en question était votre âme ? » Les étranges yeux bleus d’Ashe cillèrent, car il avait été choqué par cette réaction brutale. « Non, répondit-il finalement. Je ne dirais pas cela. Il y a effectivement bien des choses que j’aimerais pouvoir changer. » Il détourna le regard pour scruter des ténèbres uniquement troublées par le flux et le reflux des vagues de neige cristalline. Shrike renifla avec mépris. « Je n’ai à aucun moment parlé de changer quoi que ce soit. Je ne peux altérer le Temps, messire Gwydion, pas plus que je n’ai pu le faire pour votre grand-père. » Il se rallongea sur un coude et fit tomber la neige qui couvrait sa tête d’un voile de blancheur. « Alors, souhaitez-vous entendre ce que j’ai à vous dire, oui ou non ? — Pardonnez mon impolitesse. Je suis tout ouïe. » Le vieil homme expulsa l’air de ses poumons avant de prendre une inspiration hachée. Il inclina l’épée pour qu’elle reflète une fois de plus les flammes, puis son regard alla se perdre dans le ciel, à son aplomb, voyant une autre nuit, un autre ciel situé au-delà du rideau de flocons. « Votre grand-père était un homme à l’humeur changeante, messire Gwydion. Avant même qu’il n’ait eu la vision lui annonçant la destruction de Serendair, les marins racontaient maintes histoires sur ses célèbres colères, ses rires qui pouvaient instantanément céder la place à de l’emportement ou du désespoir, pour réapparaître sitôt après. Vu qu’il était sur le point de perdre son héritage, et tout ce qui le différenciait des autres mortels, qu’il ait broyé du noir le jour où nous avons levé l’ancre en laissant pour toujours l’île derrière nous n’avait rien d’étonnant. » Shrike s’interrompit et Ashe lui remit l’outre. Il but une gorgée d’eau puis la reboucha avant de la rendre, et de regarder finalement celui qui l’écoutait. « La mer était en ébullition, les feux des profondeurs se déchaînaient, sous la chaleur que dégageait l’Enfant Endormie. » Son expression s’assombrit à ce souvenir. « L’équipage était impatient de s’éloigner, mais Sa Majesté restait accoudée avec abattement sur le bastingage de poupe pour contempler avec morosité ce que nous laissions derrière nous. Le Serelinda sortait pour la dernière fois du port en tanguant comme un bouchon sur la mer déchaînée, et qu’il n’ait pas été démantelé par les courants contraires relève du miracle. » Ashe, qui était lui aussi un marin, hocha la tête. « Nul n’a osé conseiller au roi de reculer du bastingage, en dépit du fait que tous les membres de sa suite redoutaient de le voir passer par-dessus bord. Son plus grand ami, le seigneur Hague, restait près de lui pour lui parler, tenter de le détendre ; il n’avait pas son pareil pour calmer votre grand-père, Gwydion. » Ashe sourit et opina du chef. Hague avait été un ancêtre direct de Stephen Navarne, son meilleur ami à l’époque où il avait une vie personnelle. Les yeux bleus n’étaient peut-être pas la seule caractéristique des familles royales cymriennes. Il inspira le plus silencieusement possible pour ne pas distraire l’attention du vieillard. La respiration de Shrike devenait plus sonore, ses interruptions entre deux paroles moins fréquentes, comme si ce récit et les souvenirs évoqués lui insufflaient de la vigueur. Il y avait dans sa voix une puissance qui emplissait Ashe de respect, comme s’il entendait l’Histoire se résumer elle-même. « L’angoisse du roi est devenue encore plus grande à proximité de la ligne d’horizon. Il faisait les cent pas et se tordait les mains. Il gardait le regard rivé sur le sud, pour voir l’île s’effacer puis réapparaître en fonction des mouvements que nous imprimait la houle. Il paniquait chaque fois qu’il pensait ne jamais la revoir et même ses réapparitions étaient insuffisantes pour le rasséréner. Le voir dans cet état était très éprouvant. » Finalement, quand l’île a disparu pour de bon, quand nous n’avons vu que la mer une fois au sommet de la vague suivante, Gwylliam est devenu hystérique. La folie consumait ses yeux et une vingtaine de marins et de nobles se sont rapprochés, pour attendre ce qui semblait inéluctable. Hague a posé la main sur son épaule, et votre grand-père s’est effondré, en proie au désespoir. » J’étais une vigie, à l’époque. Mes yeux étaient alors assez perçants pour voir une sterne se découper contre le soleil à cent lieues de distance ; j’ai toujours eu une vision supérieure à celle de la plupart des gens, croyez-moi. J’ai assisté à tout cela du nid-de-pie, dans lequel j’étais de faction. » Gwylliam geignait comme un agonisant sur son lit de mort et il adressait des propos sans queue ni tête à messire Hague. “Je l’ai vue pour la dernière fois, Hague. Elle a disparu, disparu à jamais ! Que ne donnerais-je pas pour la revoir, une seule fois, Hague, une seule fois !” Voir un homme assister à la disparition de tout ce qu’il a été et a espéré être est affligeant, pas vrai ? Je n’ai pas pu le supporter, j’ai détourné la tête et, à cet instant, j’ai aperçu, au nord de cette chaîne de montagnes purpurines le plus haut pic de Balatron refléter les rayons du soleil couchant. » J’ai aussitôt appelé votre grand-père, Gwydion. Je lui ai indiqué de quel côté il devait regarder pour contempler notre île et le second lui a tendu une lorgnette. De toute évidence, Gwylliam a pu la revoir une dernière fois, lui aussi, car il est devenu surexcité et joyeux. Il avait émergé de ce puits de sombre désespoir comme une mouette qui se laisse emporter par un courant ascendant. » Il a scruté le lointain pendant un long moment avant de replonger dans la morosité, et lorsqu’il a finalement abaissé la lorgnette il a levé les yeux vers le nid-de-pie pour me crier : “Ohé, la vigie, descendez sur le pont pour que je puisse vous traiter comme il convient !” Et quand c’est votre roi qui vous appelle, il va de soi que vous obtempérez sans lambiner. » Shrike gloussa, perdu dans ce souvenir agréable. Ashe sourit. Il pouvait presque humer l’air iodé, l’odeur des embruns, entendre les craquements de la coque, voir l’éclat des yeux du vieil homme. « Quand j’ai atteint le pont, Gwylliam avait retrouvé le sourire, ce qu’il n’avait pas fait depuis son embarquement, ce que je ne l’avais encore jamais vu faire – en fait – étant donné que je ne l’avais jamais côtoyé avant ces instants. Je dois avouer que les premières paroles qu’il m’a adressées ont douché mon enthousiasme “Auriez-vous une épée, brave homme ?” Compte tenu de ses sautes d’humeur incompréhensibles, j’ai un instant craint pour ma vie. L’avais-je mécontenté ? Mais je lui ai malgré tout tendu mon sabre, car nul ne peut désobéir à son roi. » Il m’a demandé mon nom, et je le lui ai dit. “À genoux, Shrike” m’a-t-il lancé. Et j’ai serré les dents en pensant qu’il allait me décapiter. Imaginez ma surprise quand il m’a donné un petit coup du plat de la lame sur chaque épaule et m’a surnommé “le Seigneur du dernier Instant, Gardien de ce que nul ne reverra jamais”, avant de me remercier. Il aurait suffi de me souffler dessus pour que je m’effondre, mon garçon. — Je l’imagine aisément », fit Ashe avant de s’ébrouer pour faire tomber la neige accumulée sur son manteau. Shrike perdit son sourire. « Je crois qu’en disant cela il voulait plaisanter, messire Gwydion. Mais cet instant sortait de l’ordinaire, non seulement à cause de ses changements d’humeur imprévisibles mais en raison du moment en question. C’était la fin d’une époque, du lieu où le Temps avait débuté. Nous étions chassés sur une mer démontée sous laquelle une étoile entrait en expansion. Et, même si cela n’avait pas été le cas, l’épée d’un roi est un objet aux propriétés à la fois étranges et magiques. Il avait voulu plaisanter, mais j’ai pris progressivement conscience que de telles paroles, quelle que soit la façon dont elles ont été prononcées, ont l’indéniable pouvoir de vous influencer. » Ashe perdit son sourire. Il pensait à toutes les fois où Rhapsode lui avait patiemment expliqué qu’une Baptistrelle ne devait exprimer que la vérité, peser tous ses propos, parce que les moindres avaient une influence sur la réalité. La respiration de Shrike redevenait sifflante. « Pour résumer, c’est que je suis effectivement… le Seigneur du dernier Instant, messire Gwydion, le Gardien de ce que nul ne reverra jamais. J’ai découvert au fil des ans que je pouvais faire revivre à votre grand-père cette brève vision de notre terre natale, encore et encore, parce qu’il m’en avait attribué le pouvoir. Ce fut pour lui une grande consolation, aux moments les plus sombres de son existence. » Shrike remonta la couverture au ras de son cou, avec des mains tremblantes. « Votre grand-mère ne l’appréciait guère. Elle estimait être la seule à pouvoir regarder le Passé, elle disait que c’était son domaine. — Voilà qui ne m’étonne guère. Anwyn étant une dragonne, elle croyait que tout lui appartenait. — Elle a appris que c’était faux. — Mais à quel prix ! marmonna Ashe avant de voir le vieillard grimacer. Pardonnez-moi, grand-père. Je suis certain que vous avez apporté à Gwylliam un inestimable réconfort, et je suis heureux que vous ayez pu lui permettre de revoir cet instant fugace. » Shrike fut ébranlé par une toux déchirante avant de le regarder. « Je peux en faire autant pour vous. Désirez-vous toujours attendre pour cela que nous soyons auprès d’Anborn ? — Si vous pouviez me faire partager cette dernière vision de Serendair, j’en serais ravi… Mais je refuse de mettre votre santé en péril. — Je parle de votre dernier instant, pauvre sot ! Une chose que vous avez à tout jamais perdue, que vous avez personnellement vue et que nul ne contemplera plus jamais. Gardez-vous un tel souvenir ? » Ashe se redressa sous la clarté du feu. Le silence s’éternisa à l’intérieur de ce bivouac dissimulé dans les bois, sporadiquement troublé par la respiration lourde et les quintes de toux du vieux marin. Quand Ashe répondit, ce fut d’une voix douce. « Oui, je crois… » Shrike hocha la tête puis désigna d’un geste privé de vigueur les flammes basses. « Il faut m’en rapprocher, mon garçon. » Ashe se leva et posa l’outre sur le sol gelé. Il glissa précautionneusement les avant-bras sous les aisselles du blessé qu’il tira avec ménagements vers les braises incandescentes. Shrike émit un grognement approbateur lorsqu’il fut assez proche et Ashe retourna s’asseoir sur son tronc sans quitter des yeux le vieillard. Au prix d’un incommensurable effort, le vieux Cymrien leva son sabre mal en point afin qu’il reflète la clarté du feu. « Regardez dans les flammes, Gwydion ap Llauron ap Gwylliam tuatha d’Anwynan o Manosse. » Ashe tendit aussitôt la main vers lui. « Pas si vite, grand-père… Si vous comptez me montrer quelque chose dans le feu, laissez tomber. J’y renonce. — Pourquoi ? — Je dirai simplement que cet élément ne m’inspire aucune confiance. Je ne souhaite pas que ce qui s’y tapit puisse partager un seul de mes souvenirs. » Shrike fut ébranlé par la toux. « Je ne peux vous montrer le Passé sans qu’il se reflète dans un de ces Cinq Présents, les éléments primordiaux. C’est uniquement en eux qu’une chose aussi fugace qu’un souvenir peut s’ancrer un instant. Nous sommes loin de la mer, la neige dissimule les étoiles et la terre est pour l’instant endormie. Le feu est le seul élément à notre disposition. — Que diriez-vous d’un étang ? Pourriez-vous me montrer cela à sa surface ? » Shrike hocha la tête. « Certes, mais nous sommes en hiver. La moindre mare est prise par la glace, ce qui déformerait bien trop une image déjà voilée. » Ashe se leva et tira son épée. La lame d’eau élémentale de Kirsdarke ondoyait comme les vagues de la mer. Sous sa clarté bleutée qui envahissait la petite clairière, Shrike écarquilla les yeux. « Kirsdarke ! murmura-t-il. Je ne m’étonne plus que vous ayez pu survivre et échapper à ce qui vous a pourchassé pendant toutes ces années. — Effectivement. » D’un geste plein de souplesse, Ashe dessina un cercle dans l’herbe brûlée et gelée du pourtour du feu de camp, qui s’éteignit aussitôt comme des nuages de vapeur s’élevaient puis se repliaient sur eux-mêmes dans l’air saturé d’humidité, avant de se dissiper en un immense voile de brouillard ténu flottant au ras du sol. À l’emplacement occupé par le feu se trouvait désormais une flaque d’eau claire, profonde et étale. « Est-ce que ça conviendra ? » Shrike le confirma de la tête, en observant toujours les vapeurs que le vent emportait pour les faire disparaître sous le rideau de neige. Il se tourna vers la petite mare. « Ce sera parfait, nous allons essayer. Regardez dans l’eau, Gwydion ap Llauron ap Gwylliam tuatha d’Anwynan o Manosse. » D’un geste plein de souplesse, Ashe remit l’épée de l’eau dans son fourreau, ce qui priva la clairière de lumière. Il se pencha au-dessus de la flaque et scruta ses profondeurs obscures, pendant que des flocons tombaient avec légèreté à sa surface. Il ne vit tout d’abord que la noirceur des flots réfléchir la noirceur du ciel, et il finit par secouer la tête. Il allait se tourner vers Shrike quand un semblant de mouvement retint son regard. Il pouvait constater que ce qui n’avait été un instant plus tôt que le reflet d’un rideau de flocons était devenu un reflet de la lune, diffuse et brumeuse sous la chaleur d’un été désormais lointain. Son rayonnement se concentrait dans les cheveux couleur de lin d’une jeune femme, ou plus exactement d’une enfant assise près de lui sur une colline ensoleillée, dans la douce pénombre d’une nuit estivale. Le déplacement perçu était le cillement d’un œil écarquillé par l’émerveillement, plus brillant que la lune. Elle lui sourit dans le noir et il sentit ses genoux flageoler, comme à l’époque. Sam ? Oui ? murmura-t-il ainsi qu’il l’avait fait tant d’années auparavant. Sa voix de baryton était bien plus juvénile, saturée de désir et d’impatience, sur le point de se briser. Tu crois qu’on pourra voir l’océan ? Un jour, je veux dire. Il s’était estimé capable de tenir une telle promesse. Bien sûr. On pourra même vivre au bord de l’océan, si tu le veux. Tu ne l’as jamais vu ? Je n’ai jamais quitté ces terres, Sam, jamais. De toute ma vie. Mais j’ai toujours rêvé de voir l’océan. Mon grand-père est marin et, toute ma vie, il m’a promis qu’il m’emmènerait en mer, un jour. Jusqu’à il y a peu de temps, je l’ai cru. Mais j’ai vu son bateau. Comment est-ce possible, si tu n’as jamais vu la mer ? Elle paraissait si sensée, si raisonnable alors qu’elle lui souriait, la veille de son quatorzième anniversaire. Eh bien, quand il est au port, il est en fait minuscule – à peu près la taille de ma main, et il le garde sur le manteau de la cheminée, dans une bouteille. Ashe s’étranglait, tant sa gorge s’était serrée, et il luttait contre les picotements qui agressaient ses yeux. Rhapsody avait été si belle. Il ne découvrait pas sur son visage la beauté majestueuse qu’elle dissimulait désormais sous un capuchon, mais c’était l’innocence ingénue de la jeune fille pleine d’allant qu’elle était à l’époque, la fille que les siens appelaient Emily. Il n’avait jamais eu l’opportunité de la voir en plein jour ; le Destin qui lui avait fait remonter le Temps ne lui avait accordé de passer qu’une nuit avec elle, une nuit merveilleuse dans les vallons boisés de Serendair où elle avait vu le jour, plus de treize siècles avant sa propre naissance. Shrike venait de lui montrer l’instant où il avait compris qui elle était vraiment, et pourquoi le Temps avait été altéré à ce point ; elle était son âme sœur, née sur un autre monde et à de nombreuses vies de là, mais la magie de leur lien était si puissante qu’elle défiait tant le temps que l’espace. Ashe sentit son estomac se nouer en prenant conscience de l’ironie de tout cela. Ils avaient été réunis pendant ces quelques instants pour être ensuite séparés par des événements et des épreuves épouvantables. Plus par cruauté que par bonté, le Destin leur avait permis de se retrouver et ils étaient de nouveau tombés amoureux l’un de l’autre, avant de devoir se quitter une seconde fois. Ashe ne pouvait toutefois le tenir responsable de leur dernière séparation. Lui seul était à blâmer. La souffrance devenait insoutenable. Sa respiration était hachée. L’image s’estompait dans la grande flaque. Il murmura des propos qu’il lui avait déjà tenus pendant que son image se brouillait dans le reflet du clair de lune puis disparaissait. « Tu es la fille la plus merveilleuse au monde. » Il n’obtint en réponse que les gémissements d’un vent glacial et redressa la tête, en retenant ses larmes. Shrike reposait sous la couverture, et sa respiration était superficielle. Les sens de dragon d’Ashe l’informèrent que son état s’était aggravé et qu’il devait une fois de plus se battre pour se raccrocher à la vie. Il se leva et le borda avant de le prendre dans ses bras pour le porter vers le cheval. « N’ayez crainte, grand-père, nous avons presque rejoint Anborn, affirma-t-il en montant derrière lui. Laissez-vous aller contre moi et reposez-vous. Nous arriverons à destination dans peu de temps, et vous trouverez à votre tour du réconfort. » Shrike dut se contenter de hocher la tête avant de se voûter, ébranlé par de nouvelles quintes de toux. Ashe éperonna le cheval hongre puis se laissa guider par la signature vibratoire d’Anborn qui lui parvenait de très loin. « Merci pour m’avoir permis de revivre ces merveilleux instants », ajouta-t-il à voix basse. Mais Shrike ne pouvait plus l’entendre. 20 ASHE REMARQUA EN PREMIER LIEU l’odeur de cendres, désormais bien plus forte, que charriait le vent d’ouest. Shrike avait sombré dans l’inconscience et des perles de sueur glacées mouchetaient sa peau grisâtre alors que sa respiration était superficielle. Il se raccrochait à la vie par un fil très fragile, et Ashe savait qu’au moins deux lieues les séparaient des brandons d’où s’élevaient ces cendres. Ses sens reptiliens entrèrent en expansion dans les parages de l’auberge où se trouvait Anborn. Sur cinq lieues à la ronde, des informations de toute sorte venaient se briser sur lui telles des vagues contre un écueil, sans discrimination. Les variations des battements de cœur de sa monture qui filait au galop, le poids de la neige lestant les branches des résineux de la vaste forêt, la suie déposée sur les plumes des roitelets qui tournaient au-dessus de lui en se laissant porter par un courant ascendant. Ashe déglutit et aiguisa sa volonté pour contraindre le dragon tapi dans les profondeurs de son être à se concentrer sur ce qui l’intéressait. Il la perçut instantanément. Une petite auberge en rondins pourrissants prélevés dans la forêt, aux jours séparant les piliers et les poutres colmatés avec du torchis de boue et de mortier, avec une mezzanine desservie par un escalier à la solidité contestable et un sol en terre battue sous un toit de chaume. La peinture pelait de l’enseigne suspendue devant l’établissement, la représentation autrefois assez fidèle d’un coq lançant à la cantonade un cocorico triomphant. Huit torches – deux venant d’être allumées, cinq consumées à moitié et une sur le point de s’éteindre – éclairaient la route devant l’établissement, et Ashe pouvait déterminer depuis combien de temps elles brûlaient à l’importance de la flaque de neige fondue qui entourait leur base. Shrike gémit, quand Ashe éperonna sa monture. Quatre cavaliers approchaient, arrivant du nord-ouest. Il savait qu’Anborn avait également perçu sa présence, sans pouvoir l’identifier étant donné qu’il portait de nouveau son capuchon et son manteau de brume. Il cria dès que ses sens de dragon l’informèrent qu’il serait entendu, en synchronisant chaque appel sur les accalmies dans les gémissements du vent. « Aidez-moi, aidez-moi, je vous amène un blessé ! » Les cavaliers l’entendirent, virèrent vers lui et piquèrent des deux pour approcher aussi vite que le permettait la route fangeuse. Ashe serra la bride à sa monture, afin d’être à l’arrêt à l’arrivée des hommes de son oncle. Une éternité parut s’écouler avant qu’ils n’apparaissent, un groupe de soldats aux allures et aux tenues disparates, n’arborant le blason d’aucune maison. Ashe reconnut trois d’entre eux : Knapp, Garth et Solarrs qui étaient déjà des compagnons de son oncle dans un lointain passé. La bague de Sagesse du Patriarche qu’il avait à son doigt l’informait que, comme Shrike, Knapp et Solarrs étaient des Cymriens de la Première Génération. Il ne connaissait pas le quatrième homme. « Hâtez-vous, par Anborn ap Gwylliam ! » lança-t-il aux cavaliers qui ralentissaient en braquant sur lui de lourdes arbalètes. « Je vous ramène, Shrike ! Il est grièvement blessé ! » Trois militaires s’immobilisèrent pendant que Solarrs, le chef des éclaireurs d’Anborn, avançait avec prudence. Il baissa son arme, contrairement à ses compagnons. « Shrike ? — Il est mourant. Conduisez-moi à Anborn, si la vie de cet homme a pour vous de l’importance. — Je vous souhaite de ne pas être responsable de ses blessures, si vous tenez à la vôtre », gronda Solarrs. Il se détourna pour s’adresser par gestes à ses compagnons. Knapp et l’inconnu attendirent pendant que Garth les rejoignait. Les deux derniers soldats fermèrent la marche et ils se dirigèrent sans perdre plus de temps vers l’auberge dont les torches étaient désormais visibles à l’œil nu dans le lointain, quand elles n’étaient pas masquées par des flocons de neige. Ils atteignirent la bâtisse et Ashe s’arrêta pour attendre que les hommes d’Anborn viennent prendre le blessé. Ils mirent pied à terre et Solarrs et Knapp se chargèrent de soulever le Cymrien agonisant qui gisait devant lui, pour l’emporter à l’intérieur avec maintes précautions. La porte s’ouvrit en claquant et la clarté papillotante d’un feu rugissant se répandit sur la neige, dans les ténèbres extérieures. Des ombres sortirent dans la froideur de la nuit, pour glisser un bras ou une main sous les membres et le torse de Shrike et faciliter son transport. La clarté en provenance du seuil fut ensuite masquée par une ombre imposante, et Ashe inspira à pleins poumons. Anborn. Le vieux guerrier lui jeta un regard menaçant, ses traits révélés par la torche la plus proche, avant de lui faire brusquement signe d’entrer puis de reporter son attention sur le blessé. Ashe mit pied à terre et lança les rênes sur le dos de sa monture, avant de tapoter son flanc pour lui manifester sa reconnaissance. Il leva les yeux vers le ciel qui s’obscurcissait. Un orage approchait. Il inspira encore et laissa l’air pur dilater ses poumons, les cendres chaudes piquer son nez et sa gorge. Quand les bruits attribuables aux soldats eurent décru, il emprunta le court chemin de neige piétinée et entra. L’aubergiste se lorgna avec nervosité pendant qu’il refermait le battant. Ils étaient seuls dans la salle ; Anborn et ses hommes n’étaient visibles nulle part. L’homme lui désigna l’escalier branlant, au sommet duquel on pouvait voir deux portes. Ashe hocha la tête, retira ses gants trempés et les suspendit au-dessus du feu pour les mettre à sécher. L’aubergiste finit par se racler la gorge. « Je vous sers de la bière, messire ? » Ashe approuva de la tête, en tapant du pied contre le soubassement de la cheminée pour faire tomber la neige qui adhérait à ses bottes. Il était désormais nimbé par la vapeur de son manteau de brume. « Merci. » L’aubergiste s’engagea derrière l’escalier pour revenir peu après avec une chope en métal cabossée pleine d’un breuvage clairet. Ashe la prit et s’approcha du feu, où il la but d’un trait avant de se tourner pour la rendre au propriétaire, et constater qu’il avait disparu. Il avait été remplacé par le général cymrien, le Grand Maréchal de l’ignominieuse armée de Gwylliam. Le visage d’Anborn était neutre. Il ne regardait pas Ashe, qui s’inclina imperceptiblement. « Seigneur Maréchal… — Je ne porte plus ce titre, rétorqua Anborn en croisant les bras. Qu’est-il arrivé à Shrike ? » Il alla s’asseoir à une table proche de l’escalier. Peu après, trois hommes descendaient les marches branlantes et Anborn levait vers eux un regard interrogateur. L’un d’eux hocha la tête puis remonta l’escalier pendant que les deux autres venaient rejoindre leur chef à la table où les attendaient des chopes et un pichet. Sous la clarté de l’âtre, Ashe s’accorda le temps d’étudier son oncle ; il était toujours intéressant de relever ce qui avait échappé à ses sens de dragon, ou qui était pour eux indétectable. Le visage d’Anborn n’avait guère changé depuis leur dernière rencontre, vingt ans plus tôt ou plus. Il avait tout d’un homme entre deux âges, même si son corps musclé eût parfaitement convenu à quelqu’un de plus jeune. Ses cheveux et sa barbe, noirs comme le jais, avaient plus de touches argentées que dans les souvenirs qu’en gardait Ashe. Il portait le même haubert qu’autrefois, avec ses mailles noires entrelacées de bandes d’argent miroitant, et des épaulières magnifiquement ouvragées auxquelles il suspendait autrefois un lourd manteau noir. Ashe savait que ce vêtement se trouvait au premier, étendu sur Shrike pour lui communiquer sa chaleur. Les yeux bleus du général avaient un éclat redoutable dans une face autrement nonchalante, alors qu’il contemplait le feu. « Je l’ai découvert à la bordure de la plaine de Krevensfield, à l’agonie, déclara Ashe en approchant de la table pour y poser sa chope vide. Il était tombé avec ses camarades dans une embuscade tendue par des Sorboldiens. » Surpris par ses paroles, tous levèrent les yeux et échangèrent des regards, mais Anborn se contenta de sourire sans détacher les yeux des flammes. « Pourquoi ne pas l’avoir conduit à Sepulvarta ou à Bethe Corbair, là où un guérisseur aurait pu le soigner ? lança un des soldats. Compte tenu de son état, vous avez mis sa vie en péril en le ramenant jusqu’ici. — Il me l’a demandé. Il a insisté. » Anborn hocha la tête. « Je vous en suis reconnaissant. Si vous savez qui je suis, vous savez également que ma gratitude est précieuse. — Effectivement. — Quand vous voudrez que je m’acquitte de cette dette, rappelez à n’importe lequel de mes hommes ce que vous avez fait pour Shrike et tous s’efforceront de vous aider. » Le guerrier se leva de sa chaise, mais Ashe ne bougea pas. Anborn resta debout dans un profond silence, avant que l’impatience finisse par altérer ses traits. « Laissez-nous, à présent ! Je dois m’occuper du blessé. — C’est entendu », répondit Ashe en allant récupérer ses gants devant la grille du feu. Il avait atteint la porte et l’ouvrait, lorsqu’il ajouta : « Je pensais simplement que connaître mon identité pourrait vous intéresser. » Les yeux d’Anborn, limpides comme le ciel, parurent s’assombrir. Il posa pour la première fois le regard sur Ashe, avant de s’adresser à ses hommes sans détourner les yeux. « Laissez-nous, allez vous occuper de Shrike. » Tous s’empressèrent de gravir l’escalier et de disparaître dans la chambre du haut, dont ils firent claquer la porte. Lorsqu’ils furent seuls, Anborn s’intéressa au manteau de brume qui dissimulait le visiteur. « Refermez la porte. » Ashe s’exécuta. « Je n’aime guère les tours qui affectent l’esprit et ceux qui les pratiquent. Je me suis dit que vous souhaitiez préserver votre incognito, et que vous le permettre serait un gage de respect. Il est rare que quelqu’un prenne de telles libertés avec moi. Plus que rare, c’est imprudent. Qui êtes-vous ? — Votre neveu. » Anborn renifla. « Je n’en ai pas. — Je m’appelle Gwydion ap Llauron ap Gwylliam tuatha d’Anwynan o Manosse, mais vous pouvez comme autrefois me traiter de “Bon à rien” », fit Ashe en souriant sous sa capuche. Anborn avait dégainé son épée, d’un mouvement qu’Ashe n’avait pu voir tant il était rapide, même si le dragon présent au fond de son être avait remarqué l’arc d’étincelles laissées dans son sillage. « Montre-moi ton visage ! » Avec prudence, Ashe referma la main sur l’ourlet de son capuchon et le repoussa an arrière, sans se hâter, en voyant les reflets de ses cheveux couleur cuivre capter la clarté du feu et la refléter dans les yeux écarquillés de son oncle qui s’étrécirent… sans qu’il remette pour autant son arme dans son fourreau. Ashe sentait son regard évaluateur le jauger, le soumettre à l’examen de sens de dragon semblables aux siens, ce qui se traduisait par de légers picotements partout où la nature intérieure d’Anborn relevait les changements qui s’étaient opérés dans sa physiologie. Il accorda plus de temps à ses pupilles devenues reptiliennes depuis leur dernière rencontre. Ashe restait immobile pour attendre qu’il eût terminé, en essayant de faire abstraction de la panique que ce sondage engendrait chez le dragon. Finalement, le vieux guerrier déclara sur un ton menaçant : « Ton père soutient depuis vingt ans que tu es décédé. La robe de deuil que mon épouse portait à tes funérailles a été lestée de tant de perles pour honorer ta mémoire que son achat a failli me mettre sur la paille. — Vous m’en voyez contrit. — Il serait difficile de trouver une réponse encore plus médiocre, mais je ne devrais pas m’en étonner. N’es-tu pas le fils de mon frère ? À quoi dois-tu cette transformation ? » Ashe fit abstraction de l’offense. « C’est sans importance. Ce qui importe, c’est que je suis ici et que, sans devenir téméraire pour autant, j’ai décidé de ne plus me dissimuler… d’aucun homme, à tout le moins. — Je constate que tu es toujours aussi outrecuidant. Je présume que même la mort ou son équivalent ne suffit pas pour assagir un fieffé imbécile. » Anborn daigna enfin rengainer son arme. Il regagna la table pour prendre sa chope et la vider d’un trait, avant de reporter son attention sur son neveu tout en se resservant. « Néanmoins, je resterais sur mes gardes, si j’étais toi. Ton statut reptilien d’acquisition récente fait de toi une cible plus intéressante que l’individu si médiocre que tu étais autrefois. — Mais aussi plus redoutable. » Anborn rit sèchement et but encore, sans rien rétorquer. Ashe demeura à l’écart pour attendre en silence que son oncle reprenne la parole. Finalement, Anborn lui désigna la porte. « Alors, qu’attends-tu ? Du balai ! » Ashe en resta coi, même s’il n’en laissa rien paraître. Il vit le regard d’Anborn devenir de plus en plus intense comme il essuyait sa moustache de mousse avec son avant-bras. La température s’était élevée, l’atmosphère était plus sèche, vaguement menaçante. « Désires-tu autre chose ? demanda Anborn. — Je pensais que nous pourrions oublier nos vieux différends et parler. — Dans quel but ? » Anborn fit claquer sa chope sur le plateau de la table. « Je n’ai rien à te dire, jeune chiot de ce chien qui a été mon frère. Pourquoi perdrais-je mon temps en vains bavardages quand mon dîner doit déjà refroidir, que mon homme d’armes a grand besoin de soins et qu’à l’étage une gueuse attend que je l’honore ? — Je ne vois effectivement aucune raison d’agir de la sorte », répondit Ashe en refermant la main sur le cordon de la porte. Les sourcils d’Anborn se froncèrent pendant que son neveu remettait sa capuche puis ouvrait le battant, et il glissa rapidement une main dans sa poche pour en sortir une bourse en toile qu’il lança vers le seuil. « Tiens, de quoi compenser le mal que tu t’es donné. » Ashe la lui renvoya d’un coup de pied et l’air parut sur le point de crépiter. « Conservez votre argent. Vous me décevez énormément. » Anborn eut un rire menaçant. « Serait-ce insuffisant ? J’avais oublié que tes pouvoirs te permettent de savoir ce que contient cette bourse. Cite un chiffre qui te convient, afin que je puisse être débarrassé de ta présence. » Ashe eut des difficultés à garder une voix posée, tant ces intonations moqueuses avaient irrité le dragon. Sa rage palpitait derrière ses yeux. « Il vous suffit pour cela de me prier de partir. Ce n’est pas l’accueil chaleureux dont j’espérais bénéficier de la part d’un proche parent, mais je vais vous laisser si tel est votre désir. — À quoi t’attendais-tu, Gwydion ? À ce que j’organise un festin pour célébrer nos retrouvailles ? Alors que vous m’avez menti pendant vingt ans, toi et ton gredin de père ? » Le général vida sa chope. « C’était une nécessité. — Possible. Mais te fréquenter de nouveau n’en est pas une. Pour être franc, mon neveu, je ne te garde aucune rancune mais ta mort ne m’a pas rendu inconsolable. Loin de là. Ta réapparition réjouira sans doute tes amis, les gens de Navarne, les proches de ta mère en Manosse, mais elle ne me fait ni chaud ni froid. Ton sort m’importe peu. Je suis ton débiteur parce que tu m’as ramené mon fidèle Shrike. Si tu as une faveur à solliciter, exprime-toi et je m’efforcerai de te l’accorder. Mais autrement, je n’ai aucun désir de subir ta compagnie. Tu peux poursuivre ton chemin. » Ashe remonta sa capuche. « Comme vous voudrez, mon oncle. J’estimais que vous méritiez de connaître la vérité et c’est désormais chose faite. Il ne me reste qu’à vous dire adieu. » Il ouvrit la porte et disparut derrière les voiles de brume et de neige. Anborn attendit que les pas du cheval de Gwydion aient décru dans le lointain pour boire une autre gorgée de bière. Il contempla les bûches qui se réduisaient en braises, en craquant et sifflant de rage et d’impuissance, puis il se leva lentement, essuya la mousse qu’il avait sur les lèvres et gravit l’escalier branlant pour se rendre dans la pièce du haut. Sous la pâle clarté d’une lanterne rouillée ses hommes restaient debout autour de la paillasse, pour prodiguer des soins à celui qui était à la fois son homme d’armes et son vieil ami. Les yeux chassieux de Shrike s’ouvrirent quand Anborn approcha du pied du lit, pour filer d’un homme à l’autre et s’immobiliser sur le général. Ce fut en tressaillant que l’agonisant s’adressa en un murmure à ses compagnons. « Laissez-nous. » Tous interrogèrent Anborn du regard, avant de ramasser la cuvette et les linges ensanglantés qui avaient servi de bandages puis quitter la chambre sans dire un mot. Le général prit un linge propre et le trempa dans l’eau du pichet posé sur le plancher. Il s’accroupit à côté de Shrike pour laver avec douceur le sang qui avait séché sur le pourtour de ses yeux. Shrike inclina la tête pour river sur lui un regard défaillant. « Remerciez les dieux qu’ils m’aient permis de vous revoir… — Je n’y manquerai pas, fit Anborn en souriant tristement. — Prenez mon sabre. — Plus tard. Pour l’instant, tu dois te reposer. — Je ne peux pas attendre. C’est peut-être la dernière fois que j’ai la possibilité de le faire, général… Allez-vous laisser passer cette opportunité ? » Ce fut en silence qu’Anborn tapota le front du blessé avec le linge humide. « Non, admit-il finalement. Montre-le-moi. » Anborn se leva avec lassitude et gagna l’angle de la pièce où les biens de Shrike avaient été entreposés. Il trouva rapidement le sabre mal en point et le garda un moment à la main avant de revenir vers le lit. « Ça peut attendre que tu te rétablisses… — Que le Vide vous emporte ! Regardez la lanterne. » Anborn avança une main tremblante pour prendre la lampe ternie sur la table de chevet et la tenir devant ses yeux. Des yeux bleus que Shrike étudia, la marque distinctive des membres de la famille royale cymrienne, et qui se mirent à briller. Il s’adossa à son oreiller et ferma les paupières, la respiration hachée. 21 Dans les profondeurs des tunnels d’Ylorc La science des Découvreurs DES DÉCOUVREURS SE TAPISSAIENT dans les recoins les plus sombres de l’histoire des Firbolgs depuis des temps immémoriaux. Les Bolgs de Canrif n’avaient pas de légendes, aucune tradition immortalisée par des écrits ; il s’agissait d’un peuple illettré… jusqu’à ce qu’Achmed – qui n’appartenait que pour moitié à cette race – arrive comme par magie de l’autre côté du monde et s’empare de la montagne en n’ayant qu’à la revendiquer. La tâche avait été pour lui facile, très facile. Un des premiers lieux que les Trois avaient découverts dans les ruines abandonnées de ce qui avait été le siège du pouvoir exercé par Gwylliam était la bibliothèque royale, le cœur de Canrif. Elle contenait un vaste assortiment de cartes, de plans et de manuscrits, pour certains apportés de l’île perdue de Serendair, tous soigneusement répertoriés et protégés dans des étuis cylindriques de marbre ou de vieil ivoire, confiés à la vigilance de l’énorme dragon rouge peint sur la coupole avec ses griffes argentées levées de façon menaçante. La bibliothèque abritait en outre l’accès à la crypte au trésor et aux reliquaires dans lesquels étaient conservés les objets inestimables ayant appartenu au roi depuis longtemps disparu. Ils y avaient même trouvé le corps momifié de Gwylliam, étendu sur le dos dans le tissu moisi et putréfié de sa robe d’apparat, sa poitrine ratatinée cruellement défoncée… avec sa couronne d’or de facture très simple posée près de lui, un poignant témoignage de la chute du puissant. Mais les objets de la bibliothèque qui avaient permis à Achmed de conquérir Ylorc étaient les dispositifs que le monarque cymrien avait élaborés pour suivre tous les déplacements à l’intérieur du labyrinthe et les batteries de tubes acoustiques qui traversaient les montagnes, visibles pour certains et dissimulés pour d’autres, presque tous toujours fonctionnels et utiles. Il lui avait suffi d’adapter ces appareils à ses besoins, avec le système de ventilation qui apportait chaleur et air pur dans Canrif, pour convaincre sa population qu’elle avait grand besoin d’un roi tel que lui. Les Bolgs s’étaient soumis avec plus ou moins de bonne volonté à leur nouveau seigneur de guerre, un individu capable de rendre aux villes montagneuses des « Willums », ainsi qu’ils appelaient les Cymriens, leur splendeur d’antan sous la houlette d’un chef en partie firbolg. Ils ignoraient tout de son autre nature, son héritage dhracien qui le poussait à pourchasser tous les esprits démoniaques du F’dor qui s’étaient échappés de la grande crypte de Pierre Vivante construite par les dragons pour les y emprisonner dans l’Avant-Temps. Il s’agissait d’un pacte de sang plus ancien que ceux qu’il avait pu sceller avec eux en devenant leur nouveau monarque, mais les Firbolgs n’en savaient rien. Après le début du règne d’Achmed en Ylorc, Rhapsody avait soutenu qu’enseigner à ses sujets d’autres arts que ceux de la guerre était indispensable pour leur permettre d’acquérir une véritable indépendance et non se contenter de défendre les montagnes contre les Orlandais sanguinaires. Elle était convaincue qu’ils devaient se forger une culture capable de se répandre ailleurs que dans ces hauteurs. Jusqu’à cette année-là, les Firbolgs s’étaient pliés à un rite génocidaire annuel baptisé le grand nettoyage de printemps. Ils envoyaient en effet leurs vieillards, leurs faibles et leurs malades au devant des Orlandais qui les massacraient jusqu’au dernier, en leur accordant en échange la garantie de les laisser en paix le reste de l’année. Mais le printemps précédent un vent nouveau avait soufflé entre les Dents. Les troupes orlandaises étaient comme toujours venues, cette fois fortes de deux mille hommes sur une décision de Tristan Steward. Et ces soldats avaient découvert, à leurs dépens, que les monstres qu’ils avaient coutume de massacrer sans rencontrer de résistance avaient assimilé les techniques qu’ils leur avaient eux-mêmes enseignées. Achmed s’était chargé d’informer personnellement le seigneur régent de Roland de l’extermination de son armée par les Bolgs, en allant le réveiller dans sa chambre pour lui transmettre un ultimatum qui déboucherait dix jours plus tard sur la signature d’un traité de paix concédé à contrecœur. Je suis l’Œil, la Griffe, le Talon et le Ventre de la Montagne. Je suis venu vous annoncer que votre armée n’est plus. Le seigneur régent de Roland avait émergé de son sommeil pour écouter en tremblant la voix râpeuse qui semblait émaner des ténèbres. Vous avez dix jours pour rédiger un traité commercial et demander la paix. Le dixième jour, mon émissaire se postera à la frontière entre mon royaume et Bethe Corbair. Le onzième jour, la frontière se rapprochera, afin de faciliter notre réunion. Si le mauvais temps vous décourage, vous pourrez attendre une quinzaine et la réunion se tiendra ici même, à la nouvelle frontière. Tristan Steward, Stephen Navarne – son cousin le duc de la province du même nom – et Ian Steward, frère de Tristan et bénédicte de Canderre-Yarim, s’étaient présentés, les deux premiers à des fins politiques et le bénédicte à des fins religieuses. Tous s’étaient pliés aux exigences de Rhapsody, qui avait usé de ses charmes pour leur faire signer des accords commerciaux avantageux pour les Bolgs et un traité de paix restreignant fortement les possibilités de Roland. Tristan Steward avait regagné sa province centrale où l’attendait sa fiancée acariâtre en ayant la pénible impression d’avoir bradé tant ses titres que son âme. Ce dont Tristan Steward n’avait pas véritablement conscience, c’était la nature de ce qui avait motivé sa funeste décision d’envoyer une brigade au complet contre les troupes d’Achmed. Il existe une excellente raison à la lenteur traditionnelle de l’établissement de relations diplomatiques avec un nouveau régime. Tout roi récemment couronné doit apprendre tout ce qu’il a besoin de savoir des hauteurs du trône sur lequel il vient de s’asseoir, il lui faut déterminer quels sont les aspects positifs et négatifs de ses rapports avec ses voisins, ses alliés et ses adversaires. Des rapports que l’annihilation des forces militaires de Tristan avait normalisés. Les récits de l’horreur de ce massacre s’étaient propagés comme un feu de broussailles dans toutes les provinces de Roland et sur les terres continentales adjacentes de Sorbold au sud, de Gwynwood à l’ouest et de l’Hintervold au nord, et même dans les nations orientales situées au-delà des Dents. Seuls les dirigeants du royaume lirin de Tyrian, l’immense forêt qui confinait au littoral sud-ouest, s’étaient abstenus d’envoyer un ambassadeur à Ylorc. Rien n’indiquait que l’ascension d’un seigneur de guerre firbolg sur le trône de Gwylliam avait impressionné ce peuple. À cette exception près, tous les voisins d’Ylorc étaient impatients de signer des accords en tous genres pour garantir la paix avec les Bolgs et peut-être même développer des échanges commerciaux. L’intérêt était plus grand en Sorbold, ce royaume ensoleillé aride qui avait autrefois fait partie de l’empire cymrien et qui se retrouvait isolé, une nation indépendante uniquement liée à Roland par une religion commune et le vieux Patriarche de Sepulvarta, guide spirituel des deux contrées. Les Sorboldiens souhaitaient pouvoir acquérir les armes de facture exceptionnelle sortant des forges d’Ylorc. Ils disposaient de peu de ressources naturelles, dans leur contrée, et la production d’acier locale était aussi difficile qu’onéreuse. Ils soulevèrent la question par l’entremise de Syn Crote, leur ambassadeur connu pour sa force de persuasion. Mais tout en signant des traités d’échanges pour d’autres biens, Achmed refusa de vendre des armements à Sorbold en partant du principe qu’il était toujours risqué de fournir à une nation frontalière – quels que soient les rapports instaurés avec son ambassadeur – un arsenal aussi performant que le sien. Le prince héritier de Sorbold serra les dents et fit un effort pour sourire, mais il n’était pas nécessaire d’être un devin pour savoir que son ressentiment déboucherait tôt ou tard à des renégociations… et probablement bien pire. Mais, pour l’instant, la paix régnait. Une fois les accords commerciaux établis, le roi Achmed établit un plan destiné à protéger lesdites transactions et les échanges de courrier contre la violence sporadique inexplicable qui caractérisait ce monde depuis que lui, Rhapsody et Grunthor avaient émergé à l’air libre au terme de leur traversée du monde le long de la Racine. Des caravanes hebdomadaires escortées par une trentaine de soldats de Tristan Steward assuraient la desserte de toutes les terres mitoyennes du centre du continent : Ylorc et Bethe Corbair, Sorbold et Sepulvarta, la plaine de Krevensfield jusqu’à Bethany et Navarne, puis Tyrian, Avonderre, Gwynwood et Canderre, au nord vers l’Hintervold constamment pris par le gel puis à l’est vers la chaleur de Yarim pour revenir, finalement, à Ylorc. Une route relativement facile à suivre même si elle traversait des terrains très variés, en empruntant les anciennes routes créées par les Cymriennes à l’apogée de leur empire. Le rétablissement d’un service postal relativement sûr et des possibilités de déplacement limitées réduisirent la sensation d’isolement qui prévalait dans chaque royaume depuis une vingtaine d’années, depuis que la violence avait atteint de tels sommets. Ceux qui voyageaient à bord d’une voiture ou dans des chariots de négociants faisaient en sorte, dans la mesure du possible, de partir avec la caravane hebdomadaire, heureux de bénéficier de sa protection. Mais une association dont l’existence était gardée secrète voyait en ce nouveau mode de communication une opportunité d’une tout autre nature. Cela offrait aux Découvreurs la possibilité de chercher sur tout le continent ce qui leur permettrait peut-être de réentendre enfin la Voix. Les Bolgs qui vivaient dans les mêmes montagnes, qui effectuaient les mêmes tours de garde et qui habitaient le même royaume qu’eux depuis cinq siècles, ignoraient tout de cette société imbriquée dans la leur. Cette secte avait des origines nébuleuses et se perpétuait de façon apparemment incohérente au sein de certains clans. La dure réalité de l’existence des Firbolgs conjuguée à un refus délibéré de tenir des registres généalogiques nuisait à la transmission d’informations de ce genre. Même au sein de ces familles le secret était bien gardé… On ne parlait pas de telles choses de père en fils, ou entre époux. Nul n’avait entendu parler des Découvreurs, ces derniers exceptés, et encore ne souhaitaient-ils pas savoir quels autres individus avaient suivi la même voie qu’eux, répondu à cette vocation. Car c’était une vocation au sens le plus strict du terme. Ils n’avaient rien d’autre en commun… aucune caractéristique bien particulière. Ce qu’expliquait en partie l’absence de pureté de la lignée des Bolgs. Il s’agissait d’un peuple abâtardi, marqué par des traits de toutes les races avec lesquelles il s’était croisé, et il n’avait aucun trait physique lui étant propre. Une autre raison, toutefois, c’était que les Découvreurs se réunissaient dans le noir et qu’ils ne pouvaient par conséquent voir ce que d’autres auraient pu remarquer… comme le fait qu’ils avaient une attitude singulière, qu’ils étaient un peu plus humains ou moins frustes que leurs congénères. Leur apparence n’était cependant pas la principale caractéristique des Découvreurs. Si les Bolgs avaient mené une existence un peu moins dangereuse, débouchant moins souvent sur une mort prématurée, on aurait pu relever chez les Découvreurs une espérance de vie plus longue que la moyenne… toujours en fonction des normes propres aux Firbolgs. Mais comme la vie en Ylorc était très dure, les décès prématurés étaient si nombreux que cette tendance était passée inaperçue. Même les quatre seigneurs de guerre venus s’emparer de la montagne l’hiver précédent avaient déjà perdu un des leurs. La jeune femme blonde appelée Jo, celle que les Bolgs pensaient être la moins favorisée des courtisanes du roi Achmed, était morte quand les arbres avaient perdu leurs feuilles, moins d’un cycle complet de saisons après leur arrivée. Mais si les Découvreurs ne se reconnaissaient aucune caractéristique physique commune, pas plus qu’une tendance à vivre plus longtemps que les autres, ils s’attribuaient une capacité très particulière qu’on ne trouvait que chez les membres de leur confrérie… ils avaient un flair développé pour retrouver des objets des Willums, et plus particulièrement ceux qui étaient marqués du Sceau. En tant que peuple, les Bolgs n’accordaient pas d’importance à la tradition orale, et ce qu’ils savaient de leur histoire était aussi contradictoire que rare. Mais il y avait un élément que tous leurs clans avaient plus ou moins en commun : les Yeux, les guetteurs vivant au sommet de la montagne ; les Griffes, ces Bolgs qui résidaient dans les secteurs occidentaux d’Ylorc qui allaient se perdre dans l’immense gorge aride et la Lande Désolée qui la surplombait ; et les Ventres, ces clans guerriers impitoyables du Royaume Caché, les terres profondes situées au-delà de la gorge précitée. Quelles que soient leurs origines, tous les Bolgs savaient de quelle manière ils avaient pris la montagne au roi willum. Avant qu’ils ne s’installent à Canrif, autrefois une des merveilles du monde, en ruine depuis des siècles et désormais en cours de lente reconstruction, les Bolgs avaient été des troglodytes, une espèce guère plus humaine que les ours des cavernes et les loups qui se nourrissaient de leur chair, et dont ils se repaissaient eux aussi. Ils vivaient dans des ténèbres éternelles et se reproduisaient avec tous les étrangers dont ils envahissaient l’enclave. En tant qu’espèce, les Firbolgs vivaient de partout en ce monde, mais ils n’en avaient pas individuellement conscience étant donné que leur univers se limitait aux grottes et collines dans lesquelles ils menaient péniblement une existence aussi ingrate qu’impitoyable. Jusqu’à l’arrivée des Willums. Les Firbolgs avaient repéré les Cymriens dès que ceux-ci avaient atteint les Dents, et ils avaient tout d’abord assimilé à des proies ces voyageurs venus de Serendair, la caravane des survivants de la Troisième Flotte drossée vers la côte par la tempête après une traversée mouvementée. Les nouveaux venus semblaient épuisés, vulnérables, désespérés… les Bolgs sentaient ces choses. Mais quand leur nombre devint évident – il y en avait plus de cinquante mille –, les Bolgs regagnèrent les ombres de leurs grottes. Ils se contentèrent de regarder ces inconnus transformer les montagnes en cités vertigineuses, défricher les terres, planter des forêts bien entretenues, créer des labyrinthes enfouis. Un empire que Gwylliam baptisa Canrif, un mot cymrien signifiant « siècle », car il avait fait vœu que ce serait dans moins de cent ans la merveille de ce monde. Et ainsi, pendant que l’empire cymrien prospérait et entrait en expansion, les Bolgs s’enfouirent de plus en plus profondément dans la terre, s’éloignant dans les zones inhabitées en direction de l’est, jusqu’au jour où la guerre éclata. La bataille qui opposa Gwylliam à son épouse et reine, Anwyn, fille de la dragonne Elynsynos, fut provoquée par ce que les Cymriens appelèrent le « coup impardonnable », une gifle donnée lors d’une prise de bec conjugale aux causes indéterminées. La guerre qui en résulta fut fatale tant au continent qu’à ceux qui y vivaient. Les Cymriens qui se scindèrent en deux camps, certains décidant de suivre Anwyn alors que les autres restaient loyaux à Gwylliam. Ce conflit dévastateur déchira des familles, allant jusqu’à dresser les propres enfants d’Anwyn et de Gwylliam, Llauron et Anborn, l’un contre l’autre et poussant le fils aîné, Edwyn Griffyth, à couper à tout jamais les ponts avec les siens. Les Bolgs ignoraient les détails, mais ils savaient que la forteresse autrefois impénétrable des Dents était devenue vulnérable ; les patrouilles frontalières chargées de contrôler impitoyablement les hauteurs avaient pratiquement disparu après deux cents ans de cette guerre qui durerait sept siècles. Le conflit traînait depuis un demi-millénaire, quand les Bolgs trouvèrent finalement le courage nécessaire pour tirer profit de la situation. Tout d’abord lentement, puis – encouragés par leurs premiers succès – avec de plus en plus d’assurance, quelques clans établirent des enclaves sur le pourtour du vaste royaume de Gwylliam. Le seigneur cymrien était bien trop occupé pour prêter attention à une population de troglodytes qui se déplaçaient dans les steppes orientales et s’aventuraient dans quelques secteurs de son immense labyrinthe. Les rapports concernant la disparition de quelques patrouilles ou de groupes d’une vingtaine de soldats se perdaient dans la liste des pertes de plus en plus lourdes subies lors des combats livrés contre les forces d’Anwyn. Une indifférence qui entraîna la ruine de son royaume. Pendant que l’armée d’Anwyn approchait, s’apprêtant à lancer ses dernières troupes dans une succession d’assauts infructueux, les Bolgs saisirent une opportunité de s’emparer de Canrif. Gwylliam avait disparu et Anborn, son fils cadet qui commandait ses armées, fut confronté à la sinistre décision de battre en retraite tant que c’était encore possible ou tenter de mener un combat sur deux fronts à la fois, de l’intérieur de la montagne autant que de l’extérieur. Il estima avec sagesse qu’il ne pourrait être victorieux dans les deux cas et qu’en pratique les Firbolgs s’étaient déjà rendus maîtres des hauteurs. Canrif, joyau de cet empire qui s’étendait des montagnes au littoral occidental – en englobant de grandes villes de province, des milliers de lieues de routes et d’aqueducs bien entretenus, des basiliques et des constructions à l’architecture audacieuse, des ports pouvant recevoir un millier de navires à la fois –, s’écroula comme un château de cartes et tomba aux mains d’êtres que les humains assimilaient à des abominations. La prise de Canrif s’accompagna naturellement de pillages et tous les trésors abandonnés par les Cymriens – ou tout au moins ce qui n’avait pas été dissimulé dans les caveaux de la bibliothèque, car l’accès à ce bâtiment était contrôlé par une serrure musicale que les Bolgs ne réussiraient jamais à ouvrir – furent réunis, divisés ou détruits. Tant de choses au demeurant inestimables – écrits, œuvres d’art, cartes et autres objets de l’ancien monde, pièces de musée et inventions technologiques – n’avaient pas grande utilité aux yeux des Bolgs, pour ne pas dire aucune, et finirent au rebut. La totalité des vieux manuscrits d’une bibliothèque privée servirent à alimenter un feu de joie. Ce que les Cymriens avaient abandonné et que les Bolgs étaient à même d’apprécier fut gaiement partagé entre les vainqueurs ou fit l’objet d’âpres affrontements. Bétail, tissus, armes, armures et réserves de nourriture furent saisis et emportés. Joyaux et métaux précieux étaient également fort prisés. Même à présent, cinq siècles plus tard, il n’était pas rare de voir des Bolgs des deux sexes, au corps nu durci et parcheminé par les ans et l’exposition aux éléments, clopiner dans les couloirs de Canrif avec des colliers ouvragés posés sur leur tête en guise de diadème ou avec des boucles d’oreilles plantées dans leur chevelure emmêlée. Des pièces d’or, au tout début appréciées pour leur éclat, furent rapidement mises au rebut par la plupart des Bolgs. Un concept tel que celui de l’argent était étranger à leur culture, même s’ils pouvaient appréhender les principes du troc… mais seulement en tant qu’échange d’une chose utile contre une autre chose utile. Ce métal lourd et brillant, indéniablement joli mais bien trop mou pour servir à forger une arme, n’avait aucune valeur réelle et avait donc été négligé quand les Bolgs avaient pillé tous les lieux désormais à l’abandon où les Cymriens avaient vécu. Mais ces pièces avaient néanmoins de la valeur pour les Découvreurs, car elles étaient marquées du Sceau. Un symbole très répandu dans la ville de Willum mais sans signification pour les Bolgs. En fait, il s’agissait de la représentation de choses qu’ils n’avaient encore jamais vues. À l’arrière-plan une étoile scintillait au-dessus des têtes d’un lion et d’un griffon rampants, des bêtes que les Bolgs n’auraient pu imaginer. Derrière ces créatures il y avait une image de la Terre traversée par les racines d’un chêne… d’autres choses que n’auraient pu identifier les membres d’une culture aussi primitive. Les Découvreurs accordaient de la valeur à tout ce qu’ils pouvaient récupérer provenant de Willum, mais pour entrer dans leur fraternité secrète tout postulant devait prouver qu’il ou elle en était digne en trouvant un objet marqué du Sceau. Au cours des années qui avaient suivi la fuite des Willums s’en procurer avait été relativement facile. Mais plus le temps s’écoulait, plus ce qui avait été perdu lors des affrontements avait été mis au jour ou s’était tant enfoui dans les ruines de la cité souterraine que leur découverte relevait d’un coup de chance. Découvrir un tel objet devenait un véritable événement, car il pouvait s’agir de ce que la Voix avait réclamé. Ils avaient accumulé au fil des siècles un véritable bric-à-brac, mais aucune de ces choses n’était la bonne. Tout ce qui avait de la valeur tant dans les montagnes que de l’autre côté de la lande, dans le Royaume Caché, semblait avoir déjà été récupéré. Les Découvreurs de la dernière génération percevaient néanmoins la présence de quelques babioles ici et là, en des endroits lointains. La plupart se trouvaient dans le royaume de Roland et aller les chercher était par conséquent hors de question. Quelques objets avaient cependant été localisés en Sorbold, mais ils étaient restés inaccessibles jusqu’au jour où les accords commerciaux et les grandes caravanes avaient permis de les atteindre. La venue de l’Homme Noir dans la montagne, cet individu qui se faisait appeler le Roi Serpent, avait fourni aux Découvreurs un moyen de s’approprier finalement ces trésors. Hagraith attendait dans les ombres du baraquement et le ragoût refroidissait dans son écuelle en fer-blanc cabossée sans qu’il y eût touché. Pendant que les membres de son régiment, sélectionnés parmi les plus vigoureux des clans des Yeux et des Griffes de la Dent intérieure riaient et mangeaient avec appétit sous la clarté vacillante du feu, il observait et écoutait, attendant le signe qui ne tarderait guère. Ce que lui seul pouvait savoir. Il faillit malgré tout ne rien remarquer. Le son était couvert par les cliquetis des assiettes, les grognements et raclements des pieds. Mais, à la fois profonde et très nette, répétée deux fois, il reconnut la succession de notes et il baissa les yeux sur sa chope. Ce soir, ils se réuniraient dans la Main. Ils furent quatre à se retrouver dans les boyaux les plus sombres du secteur du labyrinthe connu sous le nom de Sigreed, la Crypte, ou littéralement le Village des Morts. Ils pouvaient entendre dans le lointain les tintements des vieilles forges où étaient façonnées des armes, des armures et les pièces d’acier destinées aux travaux de Reconstruction, des sons vibrants déstabilisateurs. Il est par ailleurs probable que, s’ils avaient su lire, ces Bolgs auraient été également affectés par les alignements de plaques qui tapissaient les parois de ces passages pour marquer l’emplacement des niches dans lesquelles reposaient vice-rois et chanceliers, confesseurs et conseillers d’une Ère Cymrienne depuis longtemps révolue et à la sagesse désormais ensevelie. Hagraith s’était accroupi avec nervosité dans le pouce, le boyau oriental du secteur de la Main appelé la paume d’où rayonnaient quatre autres passages. Il avait dissimulé sous son justaucorps un objet enveloppé de cuir tanné, le prix de son admission au sein de la fraternité. Il l’avait découvert par hasard, alors qu’il était en manœuvres dans les profondeurs du Royaume Caché. Il avait perçu l’équivalent d’un appel et avait trouvé cette assiette en porcelaine à l’intérieur d’une caisse en décomposition dans une tourbière couvrant les ruines d’une cité lirin. Il considérait cela miraculeux pour diverses raisons ; non seulement on pouvait y voir très nettement le Sceau mais elle était intacte, laissée indemne par le Temps. S’il réussissait à concentrer suffisamment sa volonté pour interrompre ses tremblements, elle le resterait jusqu’au moment de l’offrande. Krinsel, qui était à la fois une des Découvreuses les plus puissantes et une des sages-femmes préférées de la Première Dame, lui adressa un signe de tête dans la pénombre. Elle tenait une chandelle en suif et une petite flamme se consumait à l’extrémité de sa mèche, unique source de clarté dans ces ténèbres. Krinsel était assise en tailleur au centre de la paume, d’où elle pouvait voir les postulants accroupis dans les boyaux latéraux des doigts. Elle avait près de son pied gauche les cordes qui scelleraient chaque tunnel au moindre bruit autre que le fracas métallique des forges leur parvenant d’un point situé loin dans les hauteurs. Comme Hagraith ne bougeait pas, Krinsel ferma les yeux à demi. « Donne… » En essayant d’empêcher ses mains de trembler, Hagraith rampa vers la jointure du pouce et de la paume et sortit précautionneusement le paquet enveloppé de cuir de sous son justaucorps. Il le tendit à Krinsel, qui le prit d’un geste plein d’assurance, avec des mains qui avaient saisi une génération de nouveau-nés et un grand nombre de trésors marqués du Sceau. Il regagna rapidement le renfoncement du pouce en rampant à reculons, le souffle court. Ce fut avec délicatesse que Krinsel défit le paquet, avant de tenir l’assiette d’une main et d’utiliser l’autre pour lever la petite flamme de la chandelle et l’étudier. Ses yeux s’écarquillèrent et un sourire incurva ses lèvres. « Du Sceau, il s’agit bien », déclara-t-elle avec respect. Un moment plus tard elle portait un regard noir sur Hagraith. « Découvreur, te voici devenu. » Hagraith inclina la tête, soulagé, en sentant la tension présente dans son abdomen se dissoudre. La sueur retenue par la peur coulait à présent de ses sourcils. Il conserverait donc ses testicules, dont étaient privés ceux qui n’avaient pas su identifier le Sceau ou qui s’étaient laissé berner par une contrefaçon. Krinsel leva l’assiette à deux mains et ferma les yeux. « Est-ce ce que nous cherchons, ô Voix ? » demanda-t-elle doucement. Les Bolgs accroupis dans les doigts fermèrent les yeux et tendirent l’oreille, mais ils n’entendirent que les coups des marteaux que les forgerons abattaient lentement et régulièrement sur leurs enclumes. Elle finit par rouvrir les paupières et secouer la tête, stoïque. « Notre trésor, ceci ira grossir. C’est bien, Hagraith. Découvreur, tu es. » Elle se tourna vers le tunnel qui s’ouvrait à l’emplacement du mineur. « Donne. » Elle examina les objets, l’un après l’autre… une pièce semblable aux milliers qui faisaient déjà partie du trésor, le couvercle mal en point d’une cassette en bois aux nuances bleutées et pour terminer un pot trouvé dans la lointaine Sorbold et ayant le Sceau reproduit à l’intérieur. Autant d’articles que Krinsel décréta authentiques avant de les lever pour permettre à la Voix de les reconnaître. Comme toujours, sans obtenir de réponse. Avec douceur, Krinsel se redressa et désigna de la tête le tunnel dégagé occupant l’emplacement de l’index que prolongeait un interminable couloir conduisant à la salle du trésor. Les Découvreurs le suivirent avec leurs offrandes, jusqu’à l’endroit où elles seraient entreposées. 22 Le Chaudron, Ylorc LA NUIT ÉTAIT TOMBÉE quand Achmed regagna le Chaudron. Les lampes avaient été allumées et diffusaient en plus de leur clarté une fumée très dense ainsi qu’une odeur rance de graisse brûlée qui envahissaient ses sinus et cavités nasales si sensibles. Ce qui avait un effet déplorable sur son humeur déjà massacrante. Les lustres du Grand Hall avaient été également allumés ; les travaux de rénovation tiraient à leur fin. En dépit de son irritation, il s’accorda le temps de s’arrêter pour admirer l’impressionnant spectacle offert par les colonnes de marbre poli, les symboles restaurés de Seren, la Terre, la Lune et le Soleil méticuleusement incrustés dans le sol. Dans les hauteurs, la coupole d’un bleu céruléen était pointillée de cristaux qui renvoyaient la lumière d’un dispositif central composé de miroirs reproduisant un ciel constellé d’étoiles au-dessus de sa tête. Le puits de feu qui leur apportait son éclat était l’unique source de clarté de la vaste salle, ce qui multipliait les poches d’ombre. Achmed pénétra dans une de ces mares d’obscurité et inhala régulièrement pour se détendre. Grunthor occupait un des vieux trônes de marbre de l’estrade, une de ses énormes jambes passée sur l’accoudoir de pierre. Il fredonnait un de ses chants préférés, sans doute alimenté par le contenu de la grande flasque posée à la place d’honneur sur l’autre siège. Quand du fracas de la bataille, De la douce odeur des entrailles, Il ne reste absolument rien, Je me sens seul, comme un vieux chien. Dis-moi adieu et laisse-moi, Car je ne repartirai pas. Non je ne veux plus éventrer Qui que ce soit, pas même violer, Des gueuses pourtant affriolantes, Je suis sur la mauvaise pente. Dis-moi adieu et laisse-moi, Car je ne repartirai pas. Le jour où j’ai été privé, D’individus à trucider, La vie d’soldat ne m’a plus plu, Et j’ai voulu poser mon cul. Dis-moi adieu et laisse-moi, Car je ne repartirai pas. La colère parut embraser les yeux d’Achmed qui suivit à grands pas la longue allée menant à l’estrade. Grunthor entamait une chanson paillarde, lorsqu’il l’entendit approcher. Il se tut et se leva aussitôt, pour se mettre au garde-à-vous et arborer un large sourire… qui s’effaça quand le roi jeta un ballot plein d’armes à ses pieds. Le fracas de l’acier agressa leurs oreilles. Grunthor le dévisagea, sidéré. « C’est quoi, tout ça ? — Quand je t’ai demandé de veiller sur mon trône, ce n’était pas pour que tu le tiennes au chaud sous ton fondement conséquent pendant que des inconnus vendaient mon royaume en pièces détachées. » Toujours au garde-à-vous, Grunthor se rigidifia plus encore. Les muscles de ses bras gros comme des troncs se mirent à trembler et sa face se solidifia en masque de fureur aveugle. Achmed agita la main, bien plus posément. « Repos, sergent. Je préfère adresser ces reproches à mon ami plutôt qu’à mon Commandant suprême. » Grunthor se mit au repos de parade, le visage transmué en masque de stoïcisme sous lequel ses yeux se consumaient. « C’est quoi, tout ça ? répéta-t-il. Sire. — Un stock d’armes prélevées sur des cadavres de soldats sorboldiens, expliqua Achmed en les poussant du bout du pied. Des déclassées, heureusement… Les Sorboldiens sont si sots qu’ils n’ont même pas remarqué leurs défauts, les problèmes d’équilibre. Il n’empêche qu’ils ont pu se procurer ces armes… As-tu une idée de ce qui s’est produit ? — Aucune, sire. » Achmed observa Grunthor un bon moment avant de se détourner. Le moment était venu de procéder à un vieux rituel. « J’peux m’exprimer librement, sire ? — Permission accordée. — J’vous donne ma démission. — Démission refusée. — J’peux me défouler, sire ? — Permission accordée. » Achmed attendit en lui tournant toujours le dos le relâchement de discipline militaire, la grande inhalation qui accompagnait chaque franchissement de la frontière séparant le soldat loyal et un égal exaspéré. Il s’apprêtait à sentir ce souffle, quand l’air fut expulsé des larges narines de Grunthor. Le sergent-major rejeta sa tête en arrière et rugit, en vidant ses poumons. Le son résonna à l’intérieur du Grand Hall en faisant vibrer toutes ses colonnes. Sitôt après, Achmed entendit derrière lui un bruit de tapis déchiré et de boulons métalliques arrachés. Un des trônes d’Anwyn et Gwylliam, un siège en marbre massif pesant plus que trois hommes harnachés pour la guerre, fendit l’air au-dessus de sa tête et rebondit sur le sol de pierre polie, glissa sur la représentation de l’étoile pour finir par s’immobiliser sur le côté avec un bruit mat assourdissant. Le silence parut résonner à l’intérieur des lieux. Achmed se tourna vers Grunthor. « Tu te sens mieux ? » Le sergent essuyait ses sourcils gris-vert. « Oui, sire. Un peu. — Bien. Maintenant, dis-moi ce que tu en penses. — Quand j’aurai trouvé les salopards qui ont fait ça, j’leur fourrerai toutes ces armes dans l’cul, pis j’les f’rai rôtir sur un feu d’armoise et j’les servirai aux troupes sur un lit d’patates avec une pomme dans la gueule. — Rhapsody a souvent dit qu’un petit repas entretient l’amitié. Autre chose ? » Le géant bolg hocha la tête. « C’est à coup sûr un membre de la troisième équipe, ceux chargés de détruire les déclassés. — C’est plus que probable. Mais ils sont au moins deux mille, et démasquer le coupable risque d’être très long. Pas vrai ? — Ouais, mais faut émasculer ces salopards ! — Absolument. Nous avons toutefois un souci plus pressant. Pendant mes mois d’absence, nos armes les plus secrètes sont tombées entre les mains de l’armée d’une nation voisine. Si Sorbold est le point de départ de l’attaque perpétrée en Ylorc, ça signifie que ses dirigeants nous connaissent bien mieux que je ne le souhaite. Réagir au plus vite s’impose. — Vous m’permettez toujours de causer librement, sire ? » s’enquit Grunthor en hochant la tête. Achmed lorgna le trône de Gwylliam couché sur le côté. « Oui. — Ben, j’veux dire qu’il va falloir s’y préparer. — Autrement dit ? » Grunthor fit les cent pas, en se concentrant. « Si la guerre est inévitable, nous devons enrôler tous les adultes et les jeunots capables de tenir une arme. Fermer les écoles et apprendre aux marmots à porter des seaux, enrouler des bandages, préparer des rations. Rassembler tous les hommes et les femmes de chaque village ou enclave, sans oublier personne. » Il s’interrompit pour regarder Achmed droit dans les yeux. « La duchesse, elle va pas apprécier. — Ça t’ennuie ? — Pas l’moins du monde, sire. — Parfait. Quoi d’autre ? — Faire les trois-huit pour les forgerons. Envoyer des patrouilles dans les montagnes, dresser l’inventaire des stocks et des déclassés. Donner la priorité aux armes de jet à longue portée et aux balistes. Exploiter plus profondément les veines d’anthracite et extraire le charbon avec des équipes de jour comme de nuit. Faire bouillir un océan de poix. Confisquer les capes des hommes pour qu’ils red’viennent des monstres. S’il faut s’battre, on f’ra le nécessaire pour que nos adversaires écrivent des chants funèbres pendant des siècles et des siècles. J’veux qu’mon nom soit associé à une musique à fendre l’âme que connaîtront toutes les veuves jusqu’en Avonderre. » Achmed ne put s’empêcher de sourire. « Je conçois difficilement quelque chose de plus poignant. Entendu, tu peux t’en charger. Rends les montagnes impénétrables. Nous avons toujours su que ce jour viendrait. Quel que soit son hôte, si ce démon veut Ylorc, s’il veut l’Enfant Endormie, je l’obligerai à venir jusqu’à moi. Mais en attendant son arrivée, faisons en sorte que nos montagnes s’écroulent sur tous ceux qu’il enverra contre nous. » Grunthor approuva de la tête, salua et sortit à grands pas. Sa rage avait subi une transmutation qui la rendait plus dangereuse encore… un désir raisonné de vengeance. La voix de la Grand-Mère résonna à l’intérieur de son esprit. Tu dois être chasseur et gardien. C’est écrit. Il ramena l’oreiller sur sa tête et prononça les paroles qu’il avait alors dites. Au diable ce qui est écrit ! Il entendit alors une voix encore plus ancienne, celle du père Halphasion, le mentor de sa jeunesse passée à l’autre bout du monde, en un lieu désormais recouvert par les vagues d’une mer agitée. Celui qui chasse monte aussi la garde. Achmed cilla dans les ténèbres. Êtes-vous celui qui a prononcé la prophétie dans le vent ? s’enquit-il en pensée, de façon nébuleuse. Il y a tant d’années… était-ce vous, mon Père ? Mais il n’y avait là que les ténèbres. Achmed avait décidé bien des siècles plus tôt de n’assumer aucun rôle de gardien. Pendant sa longue et étrange existence il avait découvert que l’amour, la vie et la loyauté étaient éphémères. Par conséquent, décider de protéger ou préserver quelque chose, que ce soit une enfant au sommeil éternel ou une montagne, était nécessairement se condamner à aller au-devant d’un échec, de la ruine. Il restait allongé sur son couvre-lit en soie, le seul luxe véritable qu’il s’accordait. La douceur insaisissable de ces draps avait un effet apaisant sur ses démangeaisons constantes, les brûlures insoutenables de sa peau. Associée à ces parois de basalte, la soie l’isolait des vibrations du monde… ou plus exactement l’avait isolé jusqu’à une période récente. À présent que les forges tournaient à un rythme frénétique, qu’il entendait constamment des troupes passer au pas devant sa porte, il ne bénéficiait plus du calme d’antan. Il se leva lentement, enfila ses vêtements et alla attendre sur le seuil de sa chambre que les bruits de bottes décroissent dans le lointain, attentif à l’éveil martial de la montagne. Il n’avait pas besoin d’entendre la voix du sergent-major beugler des ordres pour en sentir les effets ; les caresses de l’air qui effleurait en permanence les terminaisons hypersensibles de ses nerfs avaient déjà été remplacées par des secousses qui hérissaient son système pileux, un débordement d’énergie qui proclamait l’imminence des affrontements. Il soupira en percevant les effets du Temps tant sur son corps que son esprit, pour la première fois depuis qu’il était arrivé en ce lieu si obscur et paisible. Il gagna l’extrémité de son lit et ouvrit les panneaux du coffre en cèdre de facture dépouillée pour pénétrer dans le passage secret, en laissant les draps pendre dans la poussière du tunnel creusé sous le sommier jusqu’au moment où il referma cet accès derrière lui. Après quoi il soupira puis s’éloigna dans le boyau qui conduisait à la chambre secrète, tout en réfléchissant aux mystères entourant le statut de gardien. Grunthor n’avait pas plus besoin de sa protection que de ses réprimandes. Rhapsody était de façon agréable, et tout aussi exaspérante, indépendante et elle n’attendait pas de lui qu’il veille sur elle. Il avait consacré la moitié de son existence à se former pour devenir un protecteur idéal, et l’autre moitié à démontrer que rien n’était sûr, où que ce soit. Il secoua la tête en se dirigeant vers ce qui subsistait du Loritorium. Il n’était pas certain de savoir quelle moitié avait été détruite. La population de ces montagnes, et les secrets qu’il avait autrefois assimilés à une protection contre un ennemi mortel ancestral, pesaient désormais sur ses épaules comme une lourde armure, une cuirasse qui pourrait assurer son salut ou devenir un handicap, pour ne pas dire un danger. Il lui était arrivé de tomber de cheval dans un fleuve et, emporté par le courant, il avait été entraîné vers le fond de cet élément qui lui déplaisait tant par le poids de son équipement. Être devenu responsable des Bolgs lui pesait autant. Il devait mettre sa détermination à contribution pour rester là et ériger des fortifications autour de ceux qui dépendaient de lui. S’il s’était écouté, il serait parti en n’emportant que son cwellan pour aller attendre au loin que tout ceci s’achève. Il choisit son chemin dans les cendres et les ruines de la grande crypte de Gwylliam. Il subsistait ici peu de choses ayant de la valeur, quelques appliques en métal fondues, quelques éclats de mosaïques inachevées… Tout le reste avait été détruit par l’explosion provoquée par Rhapsody pour anéantir les cirres démoniaques, les racines abâtardies du Grand Arbre Blanc que le F’dor avait utilisées pour violer la montagne, la pénétrer dans le but de soustraire l’Enfant Endormie à la vigilance des Dhraciens défunts chargés de la protéger. Il sauta d’un tas de gravats pour se retrouver sous le grand dôme du Loritorium, là où avait été autrefois aménagé un écrin destiné à abriter le feu de Seren, l’étoile de l’ancien monde. Il voyait dans le vaste cercle de ce qui aurait dû devenir la cour centrale l’Autel de la Pierre Vivante et l’ombre qui y gisait. L’enfant constitué de terre était aussi grand que lui, mais il s’en dégageait une impression d’extrême fragilité. La fillette reposait sous la cape dont Grunthor l’avait couverte lorsqu’ils étaient venus pour la dernière fois en ce lieu. Vue de côté, elle évoquait un gisant de catafalque. La douceur des contours de son visage était enfantine et sa peau avait le lustre de la pierre polie. Sous cette pellicule grisâtre la chair était plus sombre, dans des tonalités pastel de brun et de vert, de pourpre et de grenat, tressée comme des torons d’argile colorée. Ses traits étaient à la fois lisses et grossiers, comme ciselés avec des ciseaux émoussés puis adoucis par un très long polissage. Achmed approcha lentement de l’autel, en prenant soin de ne pas troubler le repos de l’enfant. Il convient de laisser reposer celui qui dort dans la Terre… avait déclaré la Grand-Mère, la dernière survivante de cette colonie de Dhraciens devenue la gardienne de l’enfant. Car son réveil est l’augure d’une nuit éternelle. Il se plaça près d’elle et s’arrêta. En baissant les yeux, il remarqua qu’elle tremblait sous la lourde cape. Il y avait des larmes sur les cils qui ressemblaient à des brins d’herbe sèche, d’une texture assortie à ses longs cheveux granuleux. Depuis qu’il l’avait vue pour la dernière fois, sa chevelure était passée de la teinte dorée du blé décoloré par le gel à blanc, ce qui s’appliquait même aux racines qui avaient autrefois évoqué des herbes printanières, pour s’assortir au tapis de neige qui recouvrait le monde. Achmed déglutit avec difficulté. « Chut, mon enfant », murmura-t-il de sa voix sèche, des mots qui portaient à peine plus loin que ses lèvres. L’Enfant de la Terre était terrifiée, il le percevait dans son épiderme, dans la moelle de ses os. Autour d’elle la terre vibrait, ébranlée par les coups des masses abattues sur les enclumes, les ordres criés, la cacophonie terrifiante des préparatifs d’une guerre. Achmed s’accroupit près d’elle et remonta avec douceur la cape sur ses épaules. Il se racla la gorge. « Hrrhhhhrmnunm…er, ne t’inquiète pas. » Le son de sa voix était si incongru qu’il tressaillit et se pencha plus encore, pour caresser du bout du doigt la main de l’Enfant de la Terre. Il ferma les yeux et calqua sa respiration sur celle très rapide de la fillette, après quoi il les força toutes deux à ralentir. « Tu sens que la Terre est déchirée, dit-il avec toute la douceur qui était sienne. Et je sais que tu en souffres. Mais ces bruits ne doivent pas t’angoisser, car tout ce qui se passe ici a pour finalité d’assurer ta protection. Tu es en sécurité, crois-moi. » Une larme solitaire coula entre les paupières closes de la fillette puis roula sur son visage. Achmed passa avec nervosité la main dans ses cheveux et s’inclina encore. « Je suis ton gardien, fit-il d’une voix à peine audible. Je veillerai sur toi, et sur toi seule. » Il se redressa puis se pencha. Ses lèvres si sensibles effleurèrent son front. « Dors, maintenant. Repose-toi. Sache que je veille sur toi. » L’enfant soupira et ses tremblements s’interrompirent, la laissant aussi figée qu’une statue sous les douces marées de son haleine. Achmed lissa la cape, redoutant un nouveau contact. Il se détourna et repartit vers le grand tas de gravats situé juste à côté du tunnel. Il se préparait à en entamer l’ascension lorsqu’il s’immobilisa brusquement pour regarder le mur noirci dressé devant lui. La pierre tachée de suie changeait de nature. Elle se soulevait par endroits comme de la pâte à pain mise à lever. Achmed inspira rapidement, sans bruit, car la paroi semblait se liquéfier et se gauchir pour reproduire une empreinte inversée de main gauche. Il regarda l’enfant et constata qu’elle n’avait pas bougé ; s’il y avait eu un changement, son sommeil était plus profond. Il s’intéressa une fois de plus à la main en saillie. La pierre garda un moment cette forme convexe puis les doigts et le pouce s’étirèrent, s’affaissèrent et s’allongèrent pour devenir des sillons évoquant d’étroits boyaux qui s’éloignaient dans des directions différentes. La paume de cette main restait inchangée, pendant que les doigts-tunnels devenaient de simples lignes sombres qui finirent par disparaître. Il avait eu sous les yeux une carte, même s’il n’aurait pu dire de quoi. Achmed retira son gant, tendit la main et toucha la paroi. L’image s’était effacée et le basalte avait retrouvé sa forme initiale sans que subsiste la moindre trace de ce qu’il venait de voir. « Merci », murmura-t-il. Puis il escalada les gravats et repartit rapidement dans le tunnel pour aller se replonger dans la frénésie qui se répandait comme un feu de broussailles dans toute la montagne et même sur la lande, jusqu’aux marches du Royaume Caché. 23 À proximité de la ville de Tyrian, forêt de Tyrian UN CHANT D’OISEAU LUI PARVINT du groupe de gardes frontières de Tyrian partis à la rencontre des nouveaux venus. Oelendra écouta le trille, Une cavalière et un enfant. Les noms de code utilisés la firent sourire. C’est la déesse immaculée. Elle sortit de la tente pour aller accueillir Rhapsody. Un petit garçon à la peau brune était assis à califourchon devant elle sur la jument alezane, un enfant aux cheveux noirs brillants et aux yeux noirs démesurés. Il regardait de toutes parts avec la crainte et l’admiration d’un habitant du désert qui pénètre dans une forêt pour la première fois. Rhapsody s’adressait à lui par instants, d’une voix douce qui paraissait avoir un effet apaisant. Dans ses bras, jusqu’à cet instant dissimulé par le garçonnet, elle tenait un ballot qu’Oelendra supposa être le nouveau-né, et le son aigu qu’elle entendit peu après confirma cette supposition. Oelendra gloussa pendant que les cris d’oiseau se modifiaient pour apporter une correction au nombre d’enfants accompagnant la cavalière. Comme les fois précédentes, les quatre Lirins la rejoignirent à l’orée des bois. L’un saisit la bride qu’elle lui lança pendant qu’un autre décrochait les sacoches de selle qu’elle lui désignait puis les emportait dans la maison d’Oelendra. Les deux derniers gardes remontèrent ses traces pour s’assurer qu’elle n’avait pas été suivie pendant que le premier lui restituait sa bride. Tous commençaient à s’accoutumer à ces opérations, car c’était la troisième fois qu’elle venait confier des enfants du démon à Oelendra. Mais elle n’était encore jamais venue ici sans être escortée par Achmed, que les Lirins avaient traité avec déférence, en tant qu’invité de Rhapsody, sans pour autant lui accorder les égards que son statut de roi eût exigés. C’était une disposition prise d’un commun accord lorsqu’ils avaient établi comment localiser puis réunir les fils du F’dor. Oelendra trouvait agréable de veiller sur un cheptel de plus en plus important en attendant que la Baptistrelle revienne les chercher pour les conduire à messire et dame Rowan. Malgré son peu d’enthousiasme à la perspective de s’occuper des rejetons de l’être qu’elle haïssait le plus, Oelendra avait cédé et s’en félicitait désormais. Si certains de ces enfants étaient turbulents et presque insupportables, elle devait reconnaître qu’en dépit de leurs origines ils étaient plus ou moins comme les autres. Entre chaque visite de Rhapsody elle s’était attachée à chacun d’eux, même à Vincane qui la contrariait pourtant à longueur de temps. Rhapsody s’était elle aussi prise d’affection pour eux. Tous étaient orphelins et la plupart avaient connu des conditions de vie peu enviables. Elle avait essayé de consacrer au moins quelques jours à chacun d’eux, pour les aider à se sentir à leur aise dans la forêt, avant de repartir en chercher d’autres avec Achmed. Il aurait été impossible de les localiser sans la capacité du roi bolg à humer le sang de l’ancien monde, avait expliqué Rhapsody à Oelendra, et elle disait vrai ; en plus de la signature invisible qu’il était le seul à déceler, et une certaine férocité qui brillait par instants au fond de leurs yeux, ils étaient en tout point identiques aux autres enfants. Rhapsody fit claquer sa langue et la jument repartit, visiblement très lasse et assoiffée. Une chèvre que le cheval avait dissimulée était attachée par une longe à la selle et les suivait. Oelendra nota que le sourire de la barde s’élargit dès qu’elle la vit. Elle entreprit aussitôt de dénouer une chose attachée autour de sa taille. « Je suis si heureuse que vous soyez de retour, il vous a fallu plus de temps que prévu. — Le mauvais temps m’a retenue en Zafhiel. Les tempêtes de neige étaient pires que celles que nous avons essuyées quand nous sommes allés chercher Anya et Mikita dans l’Hintervold. Le baume a-t-il eu l’effet escompté sur leurs gelures ? — Oui, ils se portent bien mieux. — Et Aric ? — Sa jambe lui pose toujours quelques problèmes », répondit Oelendra pendant que Rhapsody détachait son épée et son fourreau, d’une seule main. « Autrement, il va bien. — J’irai lui jeter un œil cet après-midi, quand tout sera plus calme. J’ai pensé à une possibilité que je compte tester sous peu, et à présent que nous connaissons au moins en partie son vrai nom il devrait être plus facile de le tirer définitivement d’affaire. — Marl a cessé de chaparder de la nourriture. Je crois qu’en avoir constamment à sa disposition a fait disparaître ce besoin. Quant à Ellis, il vous a préparé quelque chose. » La guerrière lirin étudia le visage de son amie pendant qu’elle lui donnait des nouvelles des enfants, et elle la trouva radieuse. Rhapsody lui tendit Clarion l’Étoile du Jour, toujours dans son fourreau. « Tenez, Oelendra. Gardez-la-moi, s’il vous plaît. Si je meurs en Sorbold au cours de la tentative d’enlèvement de ce gladiateur, je ne voudrais pas que mon arme tombe en de mauvaises mains. Il pourrait en résulter une guerre en Tyrian. » Oelendra la dévisagea puis hocha la tête, hésita un instant et finit par tendre la main vers Clarion l’Étoile du Jour. Une épée que Rhapsody déposa dans sa paume. « Mieux vaut vous la remettre à présent, avant que je n’oublie. C’est devenu une extension de mon être. — Il doit en être ainsi. » Oelendra prit le fourreau et le glissa sous sa ceinture, tapota la jument pour l’inciter à rester tranquille puis tendit les bras afin de prendre l’enfant. Il eut un mouvement de recul et de la peur se lut sur son visage basané, avant qu’il n’agrippe Rhapsody. La barde se pencha pour lui parler doucement à l’oreille, dans le dialecte de la plus occidentale des provinces. « N’aie pas peur, Jecen. C’est mon amie Oelendra, et elle est très gentille. Elle va t’aider à descendre, rassure-toi. » L’angoisse présente dans les yeux sombres de l’enfant fut dissipée par la chaleur de son sourire et il se tourna vers Oelendra pour lui tendre ses petits bras potelés. « Quel adorable bambin ! Tu dois avoir faim, pas vrai ? » dit la femme aux cheveux gris en le calant contre sa hanche pour prendre la sacoche que lui présentait la Baptistrelle. « Le déjeuner est presque prêt. Pourrez-vous descendre avec le nourrisson ? — Certes », répondit Rhapsody. En tenant le nouveau-né sous son bras gauche, elle referma la main droite sur le pommeau de la selle et fit passer la jambe opposée par-dessus l’encolure de sa monture. Une fois sur le sol, elle suspendit son paquetage à son épaule pendant qu’un des gardes lirins reprenait les rênes et la bride de la jument. « Je vous remercie », lui dit-elle, ce qui lui valut un regard étonné. Elle caressa la tête de la jument alezane. « Brave bête… Va manger puis dormir, tu l’as bien mérité. » L’animal hennit comme s’il avait compris. Rhapsody alla ensuite vers la chèvre pour tapoter sa tête et gratter ses oreilles, avant qu’un soldat ne l’emmène. « Voyons voir ce petit bout de chou », fit Oelendra en s’intéressant au nouveau-né. Elle ne pensait pas avoir déjà vu un jeune Lirin aussi laid, mais Rhapsody baissait sur lui un regard empli de tant de tendresse qu’elle avait une expression radieuse de jeune mère. « N’est-elle pas magnifique ? roucoula-t-elle. Elle a été sage comme une image tout au long du voyage. Vous allez l’adorer. Elle est si gentille ! » Oelendra ne put s’empêcher de sourire. Les gardes emmenèrent le cheval et les deux femmes emportèrent les enfants vers les quartiers d’Oelendra, qui remit à Jecen quelques baies de kiran. « Des incidents de parcours ? » s’enquit-elle pendant que le petit garçon engloutissait les fruits puis entamait l’exploration du contenu de ses poches. « Pas à moins d’assimiler à des incidents toutes les fois ou cette petite goulue a voulu me téter, rit Rhapsody. C’est sans doute pour ça que je tiens tant à elle. Elle est la première personne au monde qui ne s’intéresse pas à mes seins que pour les peloter. — Tiens donc ? — J’aurais aimé pouvoir la nourrir, notez bien. J’ai dû chevaucher en tenant ces deux enfants et une outre de lait de chèvre coupé d’eau dépassant de ma chemise. Heureusement que nul ne m’a arrêtée en cours de route. » Oelendra rit et souleva le rabat du seuil de son abri. Quan Li les attendait sur le seuil, l’aînée de tous les enfants que Rhapsody avait conduits à Oelendra. Le visage de la barde s’illumina lorsqu’elle la vit. Elles s’étreignirent et Rhapsody lui donna un baiser sur la tempe. « Comment vas-tu, Quan Li ? » s’enquit-elle pendant qu’Oelendra posait Jecen sur le sol. Rhapsody le prit par la main et le confia à la fille. « Il s’appelle Jecen et il a grand faim. Crois-tu pouvoir lui trouver un endroit pour qu’il prenne son repas de midi ? Accompagne Quan Li, Jecen. Je vous rejoindrai sous peu. Je dois m’entretenir avec mon amie. » Quan Li s’éloigna avec Jecen qui la salua de la main, et elle répondit à ce geste. Les femmes attendirent que les enfants soient entrés avant de s’écarter de quelques pas. « Comment s’est passé l’accouchement ? demanda Oelendra en caressant la tête pointue du nourrisson. — Si le Destin prend pitié de moi, je n’aurai plus jamais à assister à une chose pareille. J’ai tenté de réduire les souffrances de la mère, mais j’ai seulement pu délivrer le bébé et maintenir cette malheureuse en vie le temps de le tenir un court instant dans ses bras. » Elle rapprocha le nouveau-né de sa joue et l’embrassa. « Je frémis chaque fois que j’imagine ce qu’ont dû être les autres naissances, sans aucune guérisseuse pour assister la mère. Ces femmes n’ont probablement pas vécu assez longtemps pour voir leur enfant. Y penser me rend malade. » Ses yeux se voilèrent et Oelendra la prit par l’épaule. « Enfin, au moins est-ce terminé. — Pas tout à fait. Il me reste à aller chercher leur aîné. J’espère que Llauron a de bons conseils à me donner. Achmed a déjà regagné Ylorc et j’avoue que repartir sans lui ne m’enthousiasme guère. Son aide m’a été précieuse, pour retrouver les neuf premiers enfants. — Tout se passera bien, si Llauron vous accorde une assistance digne de ce nom. Les gladiateurs sorboldiens sont redoutables dans une arène et en combat singulier, mais ils n’ont pas l’habitude d’affronter plusieurs adversaires à la fois. Veillez seulement à ne jamais rester seule avec lui et n’hésitez surtout pas à le tuer si la situation dégénère. Vouloir le sauver est plein de noblesse, mais il ne faudrait pas que ce soit au prix de votre vie. — Non, absolument », reconnut Rhapsody. Le bébé s’étira et bâilla, ce qui fit fondre le cœur des deux femmes. « Vous aviez raison à son sujet, déclara Oelendra. Elle est magnifique. — C’est une battante, précisa Rhapsody avec tendresse. Elle a survécu à un véritable cauchemar. J’aimerais que vous ayez pu voir l’expression de sa mère, lorsqu’elle l’a tenue dans ses bras. Elle n’était plus en état de dire quoi que ce soit, mais… » Sa voix se brisa et elle baissa la tête. Lorsqu’elle la redressa, son expression était menaçante. « Ce démon m’a donné des raisons personnelles de lui arracher le cœur. Ce sera un prêté pour un rendu. — Laissez votre haine se dissiper, car il la retournera contre vous, conseilla Oelendra en caressant les cheveux noirs du nouveau-né. Si vous voulez le détruire, il faut que ce soit pour l’avenir de cette enfant et non en raison de son passé. Si vous gardez cela à l’esprit, vous agirez en fonction de ce qui est nécessaire et non par esprit de vengeance, car une de ces motivations est bien plus noble que l’autre. Je ne puis pour ma part me plier à ces règles car la haine s’est trop profondément enracinée en moi, mais vous, Rhapsody, vous pouvez encore redresser la situation. Ne laissez pas l’atrocité de ses actes vous détourner de votre voie. — Quand vous parlez ainsi, vous me faites penser à ma mère, déclara Rhapsody en souriant. Il m’arrive de me demander si vous n’avez pas des liens de parenté avec elle. — Il est indéniable que nous avons bien des choses en commun, elle et moi. Mais comment allons-nous appeler cette petite chose ? » Elle regarda le nourrisson froncer les sourcils et son visage se creuser pendant que ses lèvres saillaient dans son sommeil, avec des mouvements de succion. « La voilà qui remet ça, rit Rhapsody. Des noms plaisants me sont venus à l’esprit en cours de route, mais j’aimerais la nommer Aria. » Elle caressa la tête minuscule et le souvenir d’Ashe lui serra la gorge. Elle souffrait de sa perte, chaque fois que quelque chose lui remémorait que plus rien ne serait comme avant, qu’elle ne l’entendrait plus jamais l’appeler par ce nom. Elle pensa à l’avenir dans lequel elle s’enfonçait un peu plus chaque jour, un futur dans lequel il n’avait plus sa place, et elle caressa de l’index les jointures miniatures en se disant que ces enfants lui apporteraient un peu de réconfort quand tout ceci serait terminé. « Voilà qui est parfait, murmura Oelendra qui avait des souvenirs personnels de ce nom. — Mon premier présent était une chanson, une chanson qui a permis à sa mère de rester quelques instants près d’elle, déclara Rhapsody en cillant pour chasser des larmes. Si ce n’est pas trop présomptueux, j’aimerais pouvoir faire un jour un tel cadeau à chaque enfant de Tyrian ; leur transmettre un chant qui leur est propre, qui n’appartient qu’à eux seuls. Avant même leur naissance, peut-être, pour que ce soit leur première berceuse. Ne jugez-vous pas cela complètement stupide ? — Certainement pas. En Serendair, la reine que je servais a fait une chose qui y ressemble, même si le présent était très différent. Vous perpétueriez une tradition valable. Venez, allons voir les autres. Je sais que tous ont attendu votre retour avec une vive impatience. » Elle souleva une fois de plus le rabat de la tente pour inviter Rhapsody à entrer, et elle entendit un chœur de salutations surexcitées comme les enfants venaient l’entourer, en s’exprimant tous à la fois. Elle regarda le visage de la barde rosir de bonheur lorsqu’elle se pencha pour les étreindre et leur montrer le nouveau-né, consciente que ce ne serait pas l’unique tradition ancestrale que Rhapsody remettrait en vigueur. « Vous allez donc retrouver Llauron ? » demanda Oelendra en mettant le nourrisson endormi dans le berceau, avant d’étaler sur lui une couverture en laine filée et de masser avec douceur son dos avant d’aller s’asseoir. Rhapsody hocha la tête. Elle berçait deux des enfants les plus jeunes dans le fauteuil de rotin, devant la cheminée dont les lueurs dansaient sur son visage. « Je ne connais personne qui sache autant de choses que lui sur les us et coutumes des Sorboldiens. Bien que leur pays ait une frontière commune avec Ylorc, Achmed ne les connaît guère. — Les montagnes nous coupent de nos ennemis mais aussi de toutes les informations qui les concernent, déclara Oelendra. Êtes-vous certaine de pouvoir vous fier à Llauron, dans cette affaire ? — Laisseriez-vous entendre que je ne le devrais pas ? — Je n’ai jamais dit ça. » La championne lirin prit sa chope d’hydromel aux épices et la leva à ses lèvres. Après avoir bu, elle regarda par-dessus son épaule pour constater que les yeux émeraude de Rhapsody restaient rivés sur elle, animés par les reflets dansants du feu. « Vous souvenez-vous de l’appel aux Semblables que je vous ai appris quand vous êtes venue vous entraîner avec moi pour la première fois ? — Oui, répondit Rhapsody en hochant la tête sans la quitter des yeux. Près de l’étoile, j’attendrai, je monterai la garde, j’appellerai et serai entendue. J’étais à cheval et je m’apprêtais à partir pour Sepulvarta, afin d’assurer la protection du Patriarche, et c’est pourquoi je ne me souviens que de cela. Quel est le rapport avec Llauron ? — Il n’en existe aucun. Nous reviendrons sur lui dans un moment. Il est important de ne pas oublier l’appel. Vous dites avoir entendu quelque chose, cette nuit-là, à Sepulvarta, quand vous avez monté la garde et que vous vous êtes battue pour le Patriarche. — C’est exact. » La clarté du feu nimba le visage de la femme plus âgée. « Je crois que vous êtes devenue vous-même une Semblable, Rhapsody. Dans les vieilles terres, les Semblables étaient une fraternité de guerriers, les maîtres des arts du combat, placés sous l’égide du vent et de l’étoile sous laquelle vous êtes née. Ceux qui appartenaient à cette confrérie y étaient admis pour deux raisons : une habileté inouïe forgée au fil de toute une vie consacrée aux arts du combat et leur mise au service des autres dans un but altruiste, le désir de protéger l’innocent même en mettant sa propre vie en péril. Je crois qu’avoir défendu le Patriarche contre le Rakshas, lorsque vous étiez dans la basilique, a fait de vous un membre de cet ordre. — Mais vous parlez des choses de l’ancien monde », rétorqua Rhapsody en enfonçant son nez dans le cou de Jecen. L’enfant soupira sans se réveiller pour autant. « Reste-t-il un seul Semblable parmi nous ? Cette confrérie existe-t-elle toujours ? — Je n’ai rencontré aucun de ses membres sur ces nouvelles terres, reconnut Oelendra en imprimant de douces oscillations au berceau d’Aria. J’ignore s’il reste un seul d’entre eux, mais si c’est le cas et s’il entend l’appel d’un de ses pairs, il y répondra… comme vous devrez y répondre. — Je n’y manquerai pas, promit Rhapsody. À présent, pouvons-nous revenir à Llauron ? Qu’est-ce qui vous tracasse ? Achmed le suspecte depuis longtemps d’être l’hôte du F’dor. Partageriez-vous ses soupçons ? — Non. » L’intonation d’Oelendra était si catégorique que Rhapsody dirigea son regard sur le feu. Oelendra resta silencieuse un moment, pour la dévisager. « Redouteriez-vous que Llauron parle à Gwydion – heu, à Ashe – de ces enfants ? — Pas vraiment. Llauron n’aura aucun scrupule à taire certaines choses à son fils, s’il pense que cela pourrait le détourner de son but. Vous n’avez pas lu les lettres qu’il m’a adressées en Ylorc, pour m’accuser – en y mettant les formes – de ne pas consacrer suffisamment de temps et d’efforts à la réunification des Cymriens. Quand Ashe lui a révélé ce qu’il y avait entre nous, nos rapports se sont encore envenimés. Il exigeait de savoir si c’était à cause de moi que son fils le délaissait. Tout cela écrit en d’obscurs dialectes de l’ancienne Seren, et codé de surcroît ! En outre, la seule raison pour laquelle je n’ai pas encore parlé à Ashe de ces enfants, c’est pour le ménager. Je sais qu’il en sera bouleversé, lorsqu’il prendra conscience que les actes dont son âme a été témoin ont débouché sur cette situation. Il s’en considérera certainement responsable. » Oelendra contemplait les flammes. « Non, il n’y est pour rien », fit-elle, songeuse. Rhapsody la regarda, attendant des éclaircissements qui ne vinrent pas. « Vous savez, ces enfants sont si différents les uns des autres que je m’étonne qu’aucun d’entre eux n’ait des cheveux cuivrés. — Pourquoi ? demanda Oelendra en regagnant le présent. Le Rakshas ressemblait certes à Gwydion, mais son sang était celui du F’dor. Il n’existe aucun lien entre eux. — Je le sais, mais Ashe ne pourra s’empêcher de penser le contraire. Le fragment de son âme qui fournissait son pouvoir au Rakshas a assisté à des abominations, et il a hérité de bribes de ces horribles souvenirs. Au-delà de toute logique il ressent de la culpabilité, il se considère complice de ces actes innommables. Je me félicite qu’aucun d’eux ne lui ressemble, en tout cas. — Eh bien, le dragon qui est en lui saura qu’ils ne sont pas sa descendance. À propos d’Ashe, qu’est-il devenu ? — Je n’en ai pas la moindre idée. Il se dirigeait vers le sud de la plaine de Krevensfield, lorsque nous nous sommes séparés ; je crois qu’il y avait eu des incidents entre la garnison d’un avant-poste humain et les gardes frontaliers de Sorbold, là-bas. Nous avions projeté de nous retrouver en Bethany pour le mariage du seigneur régent de Roland. Nous nous y reverrons peut-être, qui sait ? — Étrange… — Oui, c’est étrange. J’espère qu’il sera bientôt possible de tirer un trait sur tout ceci. — Je me référais à votre expression quand vous avez déclaré ne pas savoir où il se trouve. Il vous manque, n’est-ce pas ? — Oui, pourquoi ? — Vous n’en laissez rien paraître. » Rhapsody soupira. « J’ai toujours su que je ne pourrais pas le garder, Oelendra. Si j’ai pu l’aimer, c’est grâce à ce que vous avez dit au sujet de vous et Pendaris. J’estime que nous nous sommes aimés autant que nous aurions pu le faire tout au long d’une vie, pendant le peu de temps où nous avons vécu ensemble. » Oelendra sourit. « La différence, Rhapsody, c’est que vous êtes toujours en vie. On ne peut déterminer à quoi correspond une existence tant qu’elle n’est pas arrivée à son terme. » Les flammes crépitèrent leur approbation et les deux femmes restèrent assises devant le feu, au sein d’un silence agréable, jusqu’au moment où il ne subsista que des braises dans l’obscurité de la cabane. 24 Cercle de Gwynwood LLAURON JETA UNE AUTRE BÛCHE dans le feu puis resta debout, pour regarder les flammes s’y propager et commencer à la consumer. Elle descendrait dans un moment et il était toujours intéressant de voir le feu se modifier en sa présence, en fonction de ses humeurs. C’était une capacité qu’il attendait avec impatience de posséder lui-même, à une échelle bien supérieure. Dans les ténèbres de son cabinet de travail, Llauron se sentait envahi par une douce sensation de détente, une chose de plus en plus rare ces derniers temps. Il s’appuya au jambage de la porte. Le moment était proche où l’attente, ainsi que tous les déplaisirs associés aux incertitudes, prendrait fin. Rhapsody apparut au sommet des marches. Elle avait troqué sa tenue de voyage poussiéreuse contre un délicat chemisier blanc candérien brodé de motifs assortis évoquant de la dentelle et une ample jupe en laine lie-de-vin. Ses cheveux, désormais brossés, avaient été remontés et réunis par un ruban assorti à sa jupe. Les yeux de Llauron miroitèrent de tendresse lorsqu’il la vit venir vers lui. Il prit ses deux mains dans les siennes et déposa un baiser sur sa joue, avant de glisser son bras sous le sien pour l’escorter vers son cabinet de travail. « Vous êtes ravissante, ma chère, dit-il galamment en lui tenant la porte. — Merci. Je suis toujours sidérée de constater qu’il suffit de prendre un bon bain et de changer de vêtements pour redevenir un être civilisé. — Oui, eh bien… Vera nous a apporté un plateau sur lequel nous attend un excellent repas, et il y a quelque part dans cette pièce une bouteille d’eau-de-vie que nous pourrions boire pour fêter ça. » Rhapsody prit appui sur le sofa en crin placé devant le feu pour jeter avec convoitise un regard au plateau. « Fêter ? Fêter quoi ? — Bénéficier de votre compagnie est toujours un événement agréable qu’il convient de célébrer, ma chère, même si vous êtes venue me voir pour une affaire qui n’a rien d’enthousiasmant. Et j’en suis d’autant plus ravi que vous êtes venue sans vos, euh, compatriotes. » Il sortit une bouteille de son coffre à alcools et fouilla de tous côtés pour finir par trouver deux verres poussiéreux. « Je me demande comment Gwydion réagit à votre absence. Comment s’en tire-t-il sans vous, à votre avis ? » Rhapsody fut surprise de l’entendre se référer à son fils sans le moindre détour. « Je suis convaincue qu’il se porte à merveille. Mais je dois avouer que notre dernière rencontre remonte à fort longtemps. — Voilà qui me ravit, déclara Llauron en débouchant la bouteille puis en posant les verres sur le buffet. Puis-je espérer qu’il exécute enfin une partie de ses obligations, qu’il se montre enfin à la hauteur de ses responsabilités ? » Il versa une dose généreuse d’alcool ambré dans chaque verre. Rhapsody avait senti ses joues s’empourprer en entendant ses propos. « J’espère quant à moi que vous ne pensez pas que je l’ai détourné de ses devoirs, lança-t-elle pour regretter sitôt après de ne pas avoir su tenir sa langue. Les mesures que nous avons prises, Achmed, Grunthor et moi, devraient en tout cas le placer dans une bien meilleure position pour vous satisfaire. » Il prit les verres posés sur le buffet. « De quelles mesures parlez-vous ? Vous référez-vous aux distractions, certainement très agréables, que vous lui avez fournies pendant une grande partie de l’été, lorsqu’il a choisi de s’isoler avec vous dans votre nid d’amour plutôt que de mener à bien les tâches que je lui avais attribuées ? Je suis convaincu qu’il a préféré ce que vous aviez à lui offrir. — Je crains que vous n’ayez une idée fausse de nos rapports, Llauron. Je n’ai pas séquestré votre fils, et j’ai toujours agi de façon à protéger au mieux ses intérêts. » L’Invocateur fit tourner l’alcool au fond de son verre, avant de traverser la pièce. « Ce que j’ai compris, ma chère, c’est que mon fils tient énormément à vous. Je me félicite d’ailleurs de son bon goût. J’ai par ailleurs parfaitement conscience que satisfaire certains besoins physiques est une nécessité. » Rhapsody sentit sa gorge se serrer sous le regard malicieux de Llauron, dont les propos venaient de brasser le contenu de son estomac. Ravaler les insultes qui lui venaient aux lèvres fut difficile. « Vous devez en ce cas être également conscient que votre fils avait plus que tout besoin de guérir de sa blessure à la poitrine, et que l’aspect physique était insignifiant comparé au reste. — Certes, certes, bien entendu ! » fit le vieil homme en souriant, avant de lui remettre un verre et de s’asseoir. « Et je vous serai à jamais reconnaissant, à vous et à vos compagnons, du rôle que vous avez joué pour redresser la situation. Il vous sera grandement redevable, lorsqu’il deviendra le seigneur des Cymriens. — Il ne me doit rien et je ne veux rien de lui. Achmed et Grunthor lui ont également accordé leur aide sans rien réclamer en échange. Ashe n’aura aucune obligation envers nous parce que nous avons agi conformément à ce que nous dictait notre conscience. — Voilà qui est très noble, ma chère. Et j’avoue que cela ne me surprend guère de votre part. Vous êtes une femme à la beauté exceptionnelle et au cœur généreux. Mais croyez-vous pouvoir vous exprimer au nom des Firbolgs que vous avez pour compagnons ? Comment pouvez-vous savoir ce qu’ils en pensent ? » Rhapsody se contenta de regarder le fond de son verre et de humer le bouquet de l’alcool. « C’est l’accord que nous avons scellé. Je m’en suis assurée dès le début. — Avec quelles garanties ? — L’amitié qui nous lie, répondit-elle en commençant à perdre patience. Quand tout ceci sera terminé, Achmed ne la compromettra pas en revenant sur la parole donnée. En outre, je crois qu’au cas bien improbable où il souhaiterait néanmoins en tirer avantage, Ashe serait parfaitement capable de se protéger. Nous lui avons accordé notre aide sans la moindre condition, Llauron. Je sais qu’un tel concept vous dépasse, mais vous devrez me croire sur parole. » Elle alla vers la fenêtre pour s’intéresser à la forêt ténébreuse. Les flammes grondèrent lorsqu’elle passa devant l’âtre, pour se calmer sitôt après. « Et je le fais, ma chère, bien plus que vous ne l’imaginez. Peut-être aurez-vous l’amabilité de répondre à une dernière question, avant que nous nous penchions sur ce qui vous amène ? — Et ce serait ? — J’aimerais savoir quel rôle vous comptez jouer dans la vie de mon fils, lorsque tout ceci sera terminé. Je sais d’avance que vous ne me mentirez pas, mais votre totale franchise me serait agréable. » Rhapsody baissa les yeux sur l’appui de la fenêtre, pour contempler dans son verre les reflets des flammes et la pièce qu’elle avait derrière elle. Elle scruta une fois de plus les ténèbres. « Ashe pourra toujours compter sur moi en tant qu’amie et alliée. — Et rien de plus ? » Elle se tourna finalement vers lui, pour le regarder droit dans les yeux. « N’est-ce pas suffisant ? — Plus que suffisant, pour moi. Mais qu’en est-il pour vous ? » Rhapsody sentait le sang battre dans ses oreilles, envahir son visage déjà rosi par la chaleur du feu. « Que voulez-vous savoir, Llauron ? Que me demandez-vous vraiment ? » Il se leva et traversa la pièce, sans hâte, pour venir s’immobiliser devant elle. « Je veux être certain que vous ne vous immiscerez pas entre mon fils et celle qu’il choisira pour devenir sa dame. Vous êtes une roturière, mais je vous sais consciente du destin qui est le sien. Je dois obtenir l’assurance que Gwydion assumera ses responsabilités de seigneur de tous les Cymriens et qu’il ne fera pas passer les élans de son cœur avant ses devoirs. — Vous m’avez demandé d’être sincère, et je le suis. En premier lieu, j’estime que vous n’avez pas à vous mêler de ses affaires. Votre fils est un adulte, et un adulte plein de sagesse qui a démontré être digne de votre confiance pour tout ce qui concerne ses obligations. » Deuxièmement, je ne me suis jamais immiscée de quelque manière que ce soit entre un homme et son épouse, et je ne le ferai jamais. Quoi que vous puissiez penser de moi, Llauron, sachez qu’être une roturière ne signifie aucunement être privée d’honneur, pas plus que le fait d’être de sang royal ne garantit le contraire. » Troisièmement, si vous redoutez une mésalliance, soyez rassuré. Je tiens à votre fils en dépit de son héritage et non à cause de lui. Après avoir été témoin des maux qui frappent tous vos proches, j’ai tout lieu de me féliciter que vous me jugiez indigne d’appartenir à votre famille. » Et pour finir, je crois avoir amplement démontré ma fidélité à votre cause, au but qui vous obsède. Ma loyauté m’a coûté bien plus que vous n’en aurez jamais conscience, et je crains d’ailleurs de le regretter jusqu’à la fin de mes jours… » Elle se détourna vers la fenêtre, en tremblant de rage et de désespoir. Llauron la considéra un moment puis leva le verre à ses lèvres et le vida d’un trait. Il retourna vers la cheminée et posa le verre sur la tablette, avant de reporter son attention sur elle. « Je vous remercie pour votre franchise, ma chère. Ainsi que pour la sagesse dont vous avez fait preuve dans toutes vos décisions, quoi qu’elles aient pu vous coûter. Mon fils n’est pas le seul membre de cette famille à tenir à vous, vous le savez ; je vous considère en bien des domaines comme si vous étiez ma fille. Je suis d’ailleurs convaincu que vous ferez le bonheur d’un homme chanceux et que vous serez une excellente mère. — Tout indique que ce sont des choses qui n’ont guère d’importance à vos yeux. — Non, sans doute. Pas lorsqu’on met dans la balance une grande destinée. Je vais aller voir ce qui retarde Gwen… elle devrait avoir préparé votre tenue. Pourquoi ne pas manger quelque chose ? Nous nous pencherons ensuite sur ce qu’il convient de faire pour organiser l’enlèvement de votre gladiateur. Je reviens de suite. » Rhapsody attendit que la porte se fût refermée pour prendre appui contre la fenêtre et libérer un soupir, profond et douloureux. Elle laissa son front brûlant bénéficier de la fraîcheur de la vitre. Elle souffrait de l’absence d’Ashe et s’en sentait coupable. Elle chercha des yeux le réconfort du ciel nocturne, sans voir une seule étoile au-delà du verre irrégulier. Elle prit son verre d’alcool et le vida avant d’aller le poser sur la tablette de la cheminée, à côté de celui de Llauron. Leurs renflements capturaient la clarté du feu, un toast sinistrement porté à un avenir qu’elle ne souhaitait pas voir advenir. 25 « DITES-MOI QUE C’EST UNE PLAISANTERIE ! » Gwen sourit, mal à l’aise, avant de placer un fin voile couleur de givre sur la tête et les épaules de Rhapsody. « Je crains que ce ne soit impossible. C’est ce que portent les femmes, en Sorbold. — Où est le reste ? — Il n’y a rien d’autre. La température est clémente toute l’année et le fait que l’arène soit très proche des sources chaudes transforme les lieux en véritable étuve. Ne pas dissimuler son corps est considéré naturel, là-bas. — Où est le problème, Rhapsody ? » intervint Llauron avec irritation. Une légère luminescence émanait de sa main, refermée sur une petite sphère d’eau dans laquelle dansait une flamme minuscule. La chandelle de Crynella, le gage d’amour que son grand-père, Merithyn, avait autrefois offert à Elynsynos, sa grand-mère dragonne, résultait de la fusion de deux éléments, le feu et l’eau. Un jour, Llauron avait déclaré avoir déniché chez un antiquaire ce porte-clef qu’il tripotait chaque fois qu’il ressentait le besoin de se détendre. Rhapsody déglutit avec nervosité et se tourna vers le miroir. Elle regarda son reflet, consternée. « Premièrement, nous sommes en plein cœur de l’hiver et je vais mourir de froid. Deuxièmement, vous voulez que je m’aventure parmi des mâles probablement en rut dans une tenue aussi succincte ? Auriez-vous perdu l’esprit, Llauron ? — Allons, Rhapsody, ne soyez pas vieux jeu ! J’aurais cru qu’une jeune femme à l’esprit aussi ouvert que le vôtre n’aurait pas de tels préjugés concernant les us et coutumes des autres peuples. — Je n’ai aucun préjugé, répondit Rhapsody en se tournant vers le miroir et en rougissant de se voir presque nue. Mais j’ai horreur de passer pour une idiote. Pour l’amour de la déesse, Gwen, avec quoi suis-je censée faire tenir ceci… ma volonté ? » Elle désigna avec gêne les bandes de voile entrecroisées lui servant de corsage. « Oh, voyons, vous n’avez rien d’une planche à pain ! rétorqua la servante. — Merci beaucoup, Gwen. Vous êtes bien la première à le dire. En d’autres circonstances, j’aurais tendance à vous remercier mais, pour l’instant, je préférerais me rhabiller. » Llauron se leva, avec colère. « Je pensais que vous teniez à réussir cette mission, Rhapsody. Si j’avais su que vous renonceriez pour si peu, je n’aurais perdu ni mon temps ni celui de Gwen. » Rhapsody était gênée. « J’étais sérieuse, Llauron, mais je ne m’attendais pas à devoir m’exhiber de la sorte ! — Croyez bien que je le regrette, mais adopter la tenue de la population locale est une nécessité pour ne pas attirer l’attention. Si les usages de ce peuple ne vous conviennent pas, c’est à votre gladiateur qu’il faut vous en prendre et non à moi. Mais si vous vous promeniez en Sorbold dans la robe que vous aviez pour le dîner, vous seriez aussitôt arrêtée et conduite sur le marché aux esclaves où absolument rien ne préserverait votre pudeur. Alors, que décidez-vous ? Allez-vous continuer ou renoncer ? » Rhapsody soupira. « Renoncer est hors de question », répondit-elle en cherchant une robe du regard. Elle alla vers le portemanteau et prit sa cape, pour s’en couvrir. Elle s’assit dans une bergère proche du triple miroir devant lequel Gwen l’avait préparée. « Pouvons-nous parler de stratégie, à présent ? » Llauron parut se détendre. Il remit la chandelle de Crynella dans sa poche puis déroula le parchemin qu’il avait apporté. « Eh bien, vous avez en un certain sens de la chance. L’Aire de Jeux se situe dans la cité-état de Jakar, la plus proche de l’orée sud de la forêt de Roland, au sud-est, plus précisément. Il en découle que vous n’aurez pas à faire un long voyage en Sorbold pour l’atteindre. » Et c’est une excellente chose, car on trouve là-bas bien plus de militaires qu’en Roland et vous vous feriez certainement intercepter si vous aviez à y effectuer une longue chevauchée. » Rhapsody hocha la tête et Llauron jeta un regard à Gwen, qui les laissa sans dire un mot. Llauron reporta son attention sur la carte. « À présent, voici un plan de l’Aire de Jeux. Ce grand secteur central est l’arène, évidemment. Il vous sera facile de vous fondre dans la foule. Je doute que vous ayez déjà côtoyé autant de monde qu’il y en a dans les rues de cette ville. » Jusqu’à preuve du contraire, les gladiateurs s’affrontent en fonction des cycles lunaires, avec des combats organisés chaque jour sauf pour la nouvelle et la pleine lune. Votre homme aura de fortes chances d’être à l’affiche, si vous arrivez le lendemain d’un de ces jours de repos. — Il s’appelle Constantin. Avez-vous entendu parler de lui ? — Oui. Il y a longtemps déjà qu’il participe aux jeux du cirque. Je ne sais pas grand-chose sur lui, mais c’est probablement un gladiateur sorboldien classique, un individu tout en muscles et sans agilité. — Oelendra m’a déconseillé de l’affronter en combat singulier. » Llauron eut une légère moue en entendant prononcer le nom de la guerrière lirin. Rhapsody avait déjà relevé cette réaction à peine perceptible à d’autres occasions, sans jamais être certaine qu’il ne s’agissait pas d’un simple fruit de son imagination. « Ce qui risque d’être difficile, ne pensez-vous pas ? Je croyais que la plus grande discrétion devait entourer cette mission ? — C’est le cas… — Qui pourra vous aider, si vous y allez seule ? » Rhapsody cilla. « Seule ? Ne m’avez-vous pas promis le soutien de Khaddyr ? Je pensais… Eh bien, j’ai supposé qu’il viendrait avec des troupes ou, dans le pire des cas, quelques forestiers. — C’est le cas, mais ils ne pénétreront pas dans Jakar. J’enverrai Khaddyr et un ou deux hommes de confiance vous retrouver dans les bois, à l’extérieur de la cité. Ils vous attendront avec des chevaux et des vivres, pour vous escorter dans la forêt jusqu’à Tyrian. Connaissez-vous ce secteur ? — Non, même s’il m’est arrivé de le traverser pour aller voir messire Stephen, je crois ? — C’est exact. — Mais je suis restée à la bordure nord et j’ignore ce qu’on trouve plus au sud. — C’est là que Khaddyr et ses hommes vous seront utiles. » Llauron regarda la cheminée dans laquelle le feu manquait de vigueur. L’expression de Rhapsody traduisait des doutes. « Je m’interroge, Llauron. Il me semble que si j’établissais de tels projets avec Achmed et Grunthor, j’entrerais là-bas afin d’attirer le gladiateur jusqu’au lieu où ils lui auraient tendu une embuscade. Il ne leur viendrait jamais à l’esprit de me demander de le leur amener après l’avoir rendu inoffensif. » Un éclat reptilien apparut dans les yeux du vieil homme. « En ce cas, retournez en Ylorc solliciter leur assistance. » Elle le regarda sévèrement. Ils étaient tous deux conscients que c’était impossible. Grunthor n’aurait pu pénétrer discrètement où que ce soit, pas même dans cette Aire de Jeux sorboldienne, et si les Sorboldiens les capturaient alors qu’ils enlevaient un esclave de valeur sur leur territoire ils entreraient immédiatement en guerre contre Ylorc. Llauron vit le regard de Rhapsody devenir glacial et ce fut avec une relative douceur qu’il ajouta : « Secouez-vous un peu, Rhapsody. Qui irait imaginer qu’un simple gladiateur pourrait vaincre l’Iliachenva’ar ? Vous avez bénéficié d’une formation dispensée par la championne des Lirins, vous avez à votre disposition la puissance des étoiles et du feu, sans parler de votre musique. Au cas, bien improbable, où tout cela serait insuffisant, il vous resterait un esprit hors du commun et un sourire irrésistible… constamment à votre disposition. Ne vous sous-estimez pas. Je crois que vous appartenez à un trio depuis bien trop longtemps. » Elle soutint son regard sans lui répondre. Finalement, Llauron leva les mains, en geste de renoncement. « C’est entendu, je ferai en sorte que Khaddyr et ses hommes vous attendent à la porte des baraquements des gladiateurs, pour vous aider à emporter cet homme dès que vous l’aurez rendu inconscient. Maintenant, étudiez le plan des lieux. On trouve à l’extérieur une alcôve dans laquelle vous pourrez vous dissimuler, si besoin est. Je vous conseille d’entrer dans la cité par là, c’est le point d’accès le plus facile, surtout si vous et les autres avez un corps inerte à transporter. — Comment suis-je censée le mettre hors de combat ? — J’ai tout prévu. » Llauron alla prendre sur la table une bourse qu’il lui montra avant d’en sortir un petit flacon transparent fermé par un bouchon. « Ce produit le terrassera en quelques secondes, lorsqu’il l’aura respiré. Pendant que j’y pense, évitez d’en inhaler vous-même. Il y a là de quoi l’empêcher de nuire tout au long du voyage, mais n’en gaspillez pas. » Il remit la fiole dans la bourse, qu’il lui tendit. « Merci. — Débrouillez-vous pour qu’il hoquette, lorsqu’il l’aura sous le nez. L’efficacité du produit en sera décuplée. — Et comment suis-je censée obtenir ce résultat ? En lui faisant peur ? En lui racontant une bonne blague ? — Je sais que vous trouverez quelque chose, Rhapsody », affirma Llauron dont les yeux avaient un éclat qu’elle jugea inquiétant. Ce qui l’incita à refermer la cape. « J’ai toujours des doutes, quant à cette tenue. — Par la déesse, ils vous prendront pour une guérisseuse ! Elles sont vêtues comme vous et elles vont et viennent à longueur de temps à l’intérieur de l’Aire. En outre, après s’être battu dans l’arène, la seule chose qu’un gladiateur peut vouloir c’est recevoir des soins… bénéficier éventuellement d’un massage. » Non, vous n’avez rien à craindre pour votre vertu. » Rhapsody n’aimait guère la tension perceptible dans sa voix, mais ce fut avec plus de douceur – comme s’il venait de lire ses pensées – qu’il ajouta : « S’il est interdit aux gladiateurs d’avoir des relations sexuelles avant un combat, ils ne sont pas en état de faire quoi que ce soit à leur retour de l’arène. Vous ne serez pour lui que deux mains chargées d’atténuer ses souffrances. Il ne vous verra même pas. Mais peut-être vous croyez-vous si séduisante que nul homme ne pourrait résister à votre charme… dans un milieu où toutes les femmes présentes portent la même tenue ? — Non, admit-elle. — Alors, détendez-vous. Découvrir les us et coutumes d’autres peuples ne peut constituer pour vous qu’une expérience enrichissante. Par ailleurs, j’estime qu’il serait plus sage de laisser ici votre épée, au cas où. — J’y ai déjà songé, fit-elle en scrutant la nuit par la fenêtre. Je l’ai confiée à Oelendra. » Elle perçut dans l’air des picotements semblables à ceux qui l’informaient quand Ashe était mécontent mais ne souhaitait pas qu’elle le sache. « Entendu, nous avons donc établi un plan d’action. Mais n’oubliez pas que, si vous vous égarez à l’intérieur de l’Aire de Jeux, vous n’aurez qu’à vous laisser guider par la chaleur pour atteindre les sources chaudes qui jouxtent l’arène. Je ne dirai rien de tout ceci ni à Khaddyr ni à quiconque avant le tout dernier instant, pour être sûr qu’il ne pourra y avoir de fuites. À propos de Khaddyr, je dois aller voir certains de ses patients, des victimes d’un autre de ces raids insensés. » Rhapsody se redressa. « Avez-vous besoin d’aide ? J’ai apporté des herbes, ainsi que ma nouvelle harpe. — Non, non, leurs blessures sont bénignes et ils doivent dormir, à cette heure. En outre, nul ne doit savoir que vous êtes dans nos murs. Vous a-t-on vue emprunter l’entrée dérobée ? — Non, j’en suis certaine. J’ai redoublé de prudence. — Qui sait que vous êtes venue me voir ? — Seulement Oelendra… et Gwen. — Voilà qui est parfait. Maintenant, reposez-vous. Il vous faudra partir très tôt. » Llauron déposa un baiser sur sa joue puis sortit en refermant doucement la porte derrière lui. Rhapsody le regarda quitter la pièce avant de rester un long moment assise, pensive. Quelque chose la tracassait, mais elle n’aurait su dire quoi. Elle savait que les conséquences en seraient catastrophiques, si Llauron avait commis la moindre erreur, mais l’envisager était insupportable. Elle retira son manteau et se débarrassa des voiles arachnéens de sa tenue exotique, avant d’aller prendre sa chemise de nuit et de l’enfiler en pensant à Ashe. Il aurait immédiatement décidé de l’accompagner, s’il avait été informé de ses projets. Le tenir à l’écart eût été impossible. C’était d’ailleurs pour cette raison qu’elle lui avait dissimulé ses intentions. Elle remonta les couvertures en songeant à son foyer. Ryle hira, voulait un vieil adage lirin : la vie est ce qu’elle est. Tout ceci découlait de la malignité du F’dor. Evet ra hira mir lumine, mais il est toujours possible de la rendre meilleure, voulait sa maxime personnelle. Si elle réussissait à sauver les enfants, le gladiateur inclus, et à filtrer le sang du démon pour permettre à Achmed de le retrouver et aux enfants de purifier leur âme, le dénouement serait peut-être suffisamment heureux pour prévenir la souffrance, lorsqu’elle raconterait tout à Ashe. Une pensée qui la fit soupirer, avant qu’elle ne revive les cauchemars revenus l’assaillir depuis qu’elle s’était séparée du dragon qui veillait sur ses rêves. 26 Désert nord, au-delà de l’Hintervold ELLE SE DRESSAIT À LA FENÊTRE et écoutait le vent du nord gémir entre les pâles escarpements des montagnes, une plainte comme toujours obsédante. Les flammes qui dansaient dans l’immense cheminée ne diffusaient aucune chaleur dans les ombres de son antre autrement obscur. Sa clarté, reflétée par les hauts panneaux de verre épais qu’elle avait devant elle, rendait sa chevelure cuivrée incandescente, des ondes de lumière rousse et or qui teintaient les pics gelés et dénudés visibles dans le lointain. Une autre nuit de veille solitaire, en rien différente de toutes celles écoulées au cours de ces derniers siècles, ici dans ces monts privés de toute vie. La Devineresse baissa les yeux sur la longue-vue ternie qu’elle tenait à la main, et qui reflétait elle aussi les flammes. Elle ferma les yeux, en percevant l’attirance presque érotique de la force dormante que contenait l’objet. Elle ouvrit un œil et leva une fois de plus l’instrument d’optique divinatoire qui lui permettait de scruter les vagues du Temps, à la recherche d’un souvenir agréable qui la réchaufferait pendant une autre nuit de solitude et de froidure, sans toutefois y trouver autre chose qu’une accusation muette. Elle baissa la lorgnette. Ma flamme. Le choc dû à la voix à la fois douce, pleine et grêle, la fit pivoter sur ses talons. Ses yeux d’un bleu électrique parcoururent la vaste salle avec une rapidité ophidienne, leur pupille verticale entrant en expansion pendant que les trois ventricules de son cœur s’emballaient. Ici, ma douce. Elle posa la longue-vue sur son autel et avança avec prudence vers le feu dont les flammes assombries se vrillaient d’impatience. « Allez au Vide ! murmura-t-elle. Comment osez-vous vous manifester de nouveau, après toutes ces années ? » Un gloussement aisément reconnaissable s’éleva du feu qui n’irradiait aucune chaleur. Allons, ma flamme, ton irascibilité n’est pas de mise. Je viens quand j’en ai la possibilité. Tu le sais parfaitement. « Tous les quatre siècles ? cracha-t-elle en remontant sa robe de brocart sur ses épaules émaciées. Vous ne venez me voir que quand ça vous arrange. Que désirez-vous, cette fois ? » La clarté du feu papillota, de façon presque joyeuse, mais avec des sous-entendus sinistres. Tu m’as manqué. Elle se détourna, un mouvement de colère qu’accompagna un tourbillon de soie. Et le moment est proche. J’ai pensé que tu aimerais en être informée. « Je n’ai que faire de vos devinettes. Qu’attendez-vous de moi ? » Une braise crépita puis explosa, un claquement sonore suivi d’un sifflement prolongé. , Toi, mon amour, bruissa la voix soyeuse des flammes. Une sensation proche de la souffrance naissait dans les profondeurs de sa solitude. « Partez ! murmura-t-elle en tournant le dos à l’âtre. J’ai fait tout ce que vous vouliez. Voyez ce qui en a résulté. » Elle désigna avec colère l’immense château caverneux, désert et dépouillé. « Vous m’aviez promis une autorité absolue, et vous avez tenu parole… Me voici devenue la Reine incontestée de ce monde gelé, exilée loin de tout ce à quoi je tenais, oubliée par le monde et les hommes. Une chose du passé. N’est-ce pas le comble de l’ironie ? Je ne veux plus de vos promesses trompeuses, pas plus que de vous. Partez ! » Approche, ma douce. « Non. » Je t’en prie. Le ton enjôleur avait disparu, remplacé par un élément sombre et ardent. Il s’agissait du timbre rauque dont elle gardait un très vieux souvenir, et elle perçut de nouveau de la chaleur entre ses jambes. À son corps défendant, elle se tourna et les flammes bondirent avec surexcitation lorsqu’elle les regarda. Gwydion est vivant. Les yeux de serpent s’écarquillèrent, pour s’étrécir sitôt après. « Impossible ! Ce traître lirin pathétique l’a emporté jusqu’au Voile de Hoen, où il a rendu l’âme. Il n’est jamais revenu, car autrement je l’aurais vu. » Assieds-toi près de moi. Le feu crépita des encouragements. Je t’en prie. Elle continua de fixer les flammes froides avant de s’affaisser lentement sur le sol, pendant que sa robe tombait autour d’elle en plis soyeux, en chuchotant. Le feu devint plus vif et projeta des ombres vacillantes puis, finalement, de la chaleur à l’intérieur de cette pièce glaciale. Des perles de sueur apparurent sur les racines de ses cheveux, sur sa nuque. « Impossible », répéta-t-elle. Tout indique qu’il existe en ce monde des choses invisibles à tes yeux, ma flamme. Le feu gronda puis se calma, désormais agréable. C’est sans conséquences. Ce n’est plus lui qui m’intéresse. « Pourquoi ? » La surprise l’avait empêchée de retenir cette question et elle déglutit, comme si cela avait permis d’effacer son intervention. Les braises miroitèrent. Il est probablement bien plus puissant qu’il ne l’était à l’époque. Comme je l’ai dit, c’est secondaire. J’ai fait un autre choix. Il y eut des miroitements rythmés, puis la voix ajouta en un murmure : Abaisse tes cheveux jusqu’à moi, je t’en prie. Comme animée par une volonté lui étant propre, sa main se leva dans l’épaisse toison de boucles emmêlées pour effleurer la broche sertie de gemmes qu’elle avait sur la nuque. Le bras trembla pendant que les doigts bataillaient pour l’ouvrir. Finalement, le bijou se détacha et la masse de cheveux cuivrés se répandit sur ses épaules. Elle entendit le feu prendre une inspiration, dans l’âtre. « L’épargnerez-vous ? » Les trémolos de sa voix l’exaspéraient. Les flammes s’assombrirent, avant de diffuser de nouveau chaleur et lumière. Ne pose pas de questions auxquelles tu ne souhaites pas obtenir de réponses, ma douce. C’est mauvais pour le moral. La Devineresse eut un rire aigu. « Vous n’appréciez guère qu’on vous rappelle vos échecs, n’est-ce pas ? J’ai attendu en vain de voir la mort du Patriarche que vous m’aviez annoncée il y a si longtemps. Pour quelle raison ? Votre plan aurait-il échoué ? Ne dois-je pas en déduire que le Patriarche est votre hôte ? » Des paroles qui assombrirent immédiatement les flammes et les firent rugir. Prends garde, car ce n’est pas un terrain sur lequel il est conseillé de s’aventurer. Il diffusa une forte chaleur qui redevint rapidement supportable. Les Trois sont finalement arrivés, comme tu dois le savoir. « Effectivement, et ils ont pris Canrif, mais découvrir ce qu’ils y font n’est pas dans mes possibilités. Je ne puis voir ce qui se passe dans les montagnes. » Sa voix se fit sinistre. « Quand Gwylliam m’a bannie, il a à tout jamais dissimulé ce royaume à mon regard et mes dons ne s’y exercent pas. » Les crépitements du feu se teintèrent d’érotisme. Délace ta robe. Elle rit encore. « Seriez-vous disposé à me satisfaire ? » En effet, ma flamme. Délace ta robe, et je te révélerai ce qui t’échappe. Je te ferai connaître l’avenir. Les fentes verticales de ses yeux bleus se dilatèrent d’intérêt, même si elle fit son possible pour garder une expression neutre. Ses doigts se dirigèrent vers son corsage pour défaire rapidement les lacets de sa robe. Le feu grésilla. Ah, je constate que tes besoins sont toujours aussi grands ! C’est certainement très pénible, ne jamais pouvoir connaître le Présent avant qu’il ne soit devenu le Passé. Les flammes dansèrent et ses doigts s’immobilisèrent. Ne t’arrête pas, ma douce. Je n’ai pas l’éternité devant moi. Elle ouvrit lentement son corsage et fit glisser ses manches le long de ses bras. La clarté du feu lécha sa peau dorée, striée de lignes minuscules évoquant de petites écailles qui brillaient comme du métal poli. Elle baissa les yeux, nue jusqu’à la taille sous les reflets du feu. Tu es toujours aussi belle. Ces paroles chaleureuses la firent rougir, une onde qui prit naissance dans son cœur solitaire et se propagea jusqu’à l’extrémité de ses longs doigts. Le Temps n’a eu aucune prise sur toi depuis que nous nous sommes pour la dernière fois accouplés avec passion sur le sol du Grand Hall. T’en souviens-tu, ma flamme ? « Oui. » Approche. Retire tout le reste. Elle se leva, très lentement, le corselet et les manches réunis dans ses bras, retenus en travers de sa taille. Puis, d’un mouvement plein de souplesse, elle laissa choir ces vêtements et le brocart roula sur le sol comme une vague de l’océan. « Pourquoi n’êtes-vous pas venu jusqu’à moi en chair et en os ? murmura-t-elle. Je suis si seule, ici dans ces montagnes glaciales. » Certaines limitations propres à mon hôte actuel me privent des plaisirs de la chair. Mais n’aie crainte, ma douce. J’échangerai sous peu ce corps déficient contre un autre que tu apprécieras bien plus, j’en suis certain. Le feu se réduisait en braises. Viens en moi. Elle rit, non d’un rire tintant de jeune femme mais avec un timbre claironnant de trompettes annonçant une victoire. « Je vous ai autrefois tenu les mêmes propos. » Je m’en souviens. Les flammes moururent. Viens en moi, ma douce. Elle approcha de l’âtre et s’agenouilla devant lui. En tremblant d’impatience, elle s’allongea sur le dos puis tendit ses longues jambes à l’intérieur du foyer. Les braises flamboyèrent avec douceur, puis avec vigueur. De minuscules flammes apparurent et léchèrent ses jambes, dansèrent sur la totalité de son corps, réchauffèrent son sang. Elle exhala et se rapprocha, en laissant la chaleur croissante emporter ce qu’elle ressentait dans son aine. Ma douce. De la sueur perlait entre ses seins pendant que des langues de feu rampaient sur ses cuisses, en quête d’une exploration plus intime. La cruelle solitude qui s’était enracinée en elle se réduisait en cendres, ne laissant dans son sillage qu’un besoin spontané, de nombreuses voix qui hurlaient en silence dans son sang de dragon. Les flammes grandirent, franchirent sa taille et nimbèrent ses seins d’une chaude clarté. Elle ferma les yeux et se concentra sur les soins merveilleux que lui prodiguait le feu, puis elle reprit la parole en sentant croître son excitation. « Parlez-m’en… Parlez-moi de l’avenir. » Un tourbillon de chaleur écarta ses jambes et s’éleva en elle, la faisant hoqueter. Je m’approprierai sous peu le Patriarcat, murmura la voix de l’âtre. Le revers subi lors de la Sainte Nuit a été passager. Une fois dans la peau du Patriarche, je sacrerai Tristan Steward roi et je le prendrai à son tour, sitôt couronné, avant qu’il ne surmonte sa faiblesse. Je me débarrasserai de mon vieux corps comme d’une exuvie. Le feu bondit autour d’elle, la pénétra véritablement, et elle cria de plaisir. Ses armées seront finalement miennes. Roland fusionnera avec Sorbold et Gwynwood. Nous prendrons la montagne. Et j’aurai alors l’Enfant, la clef, la crypte et finalement la Terre. « De l’extérieur ? Mais comment… » Les flammes crépitèrent et les frissons se propagèrent à la totalité de son corps. Elle hoqueta encore. Non, ma douce, j’y ai déjà réfléchi. Même toi, tu ne pourrais t’emparer de la montagne de ton maudit époux, mais elle sera sapée de l’intérieur plus que de l’extérieur. La flamme vacilla et l’aspergea de braises et d’étincelles. Tout est déjà en place. Sa respiration devenait superficielle et elle étira paresseusement ses bras au-dessus de sa tête. Le feu se déplaçait sur elle, tourbillonnait autour de ses seins, caressait sa gorge. Son gémissement d’extase fut presque couvert par des mots exprimés à mi-voix. Je requiers ton aide, ma douce. Dis que tu me l’accorderas. « Comment… » Non. Un mot prononcé sèchement, avec froideur, et les flammes moururent, se réduisirent à des braises menaçantes. Une perte qui la fit frissonner. Non, ma flamme, ne me demande pas « comment ». Tu t’es autrefois engagée à faire tout ce que je réclamerais pour atteindre le but que tu t’étais fixé, et j’ai rempli ma part de ce marché. Tu restes ma débitrice, tu ne peux rien me refuser. Dis que tu feras tout ce que j’exigerai de toi. « Je vous en conjure », murmura-t-elle, emportée dans les affres du plaisir refusé et des incertitudes. Dis-le. « Je le ferai », gronda-t-elle. Dans la pièce l’air était ténu et statique, ce qui indiquait que son sang de dragon reprenait le dessus. « Mais je n’aurai ensuite plus d’obligations envers vous. » C’est entendu. Il rugit et l’engloutit dans sa gueule, en lui donnant des coups de langues de feu ophidiennes partout où elle les sollicitait. Elle se rallongea sur le dos, la bouche ouverte, haletante, consumée par ce brasier, s’abandonnant aux plaisirs procurés par son sang de dragon. Elle cria, de rage et de ravissement, un grondement de tonnerre qui déclencha des avalanches dans les hauteurs des monts, des coulées de neige qui allèrent se perdre dans des vallées lointaines. Plus tard, alors qu’elle restait prostrée dans les ombres de l’âtre papillotant, totalement épuisée, elle écouta distraitement les mots que murmurait le feu. Elle hocha imperceptiblement la tête, en essayant de reprendre son souffle. J’ai besoin de tes souvenirs. « J’en comprends la raison. » Dans les profondeurs d’Ylorc Achmed se tenait au point de convergence de cinq tunnels. Il s’était égaré. C’était certainement l’endroit où l’Enfant Endormie avait voulu qu’il se rende, le point désigné sur le plan qu’elle avait dessiné sur la paroi de la salle. Achmed était resté des heures dans la bibliothèque secrète de Gwylliam, pour utiliser le dispositif qui permettait de suivre les déplacements des Bolgs d’un bout à l’autre de ces monts, mais nul n’était venu ici pendant sa longue surveillance. Il avait écouté avec une patience infinie les sons transmis par les tubes acoustiques qui couvraient la totalité de Canrif, pour tenter de déterminer ce qui se passait tout là-bas… sans obtenir les résultats escomptés. À présent qu’il se dissimulait à cette étrange croisée des chemins, ce qu’il ressentait était nouveau pour lui : une sorte de désespoir qui ne cessait de croître, la crainte de plus en plus grande de ne pas pouvoir maîtriser ce qu’il lui fallait affronter. Contrôler cette montagne était comparable à tenter d’aspirer toute la fumée produite par un incendie de forêt. Il avait beau inhaler, des cirres lui échappaient, fuyaient vers de lointains refuges inaccessibles, des lieux autrefois revendiqués par les Cymriens ou les cachettes d’individus morts depuis longtemps, et il savait qu’il ne pourrait inhaler ces exhalaisons jusqu’à la fin des Temps. Un seul des mots qui suivaient sous forme de murmures les anciens conduits avait retenu son attention, au fil de ces interminables heures de veille. Un seul mot, à la fois simple et étrange, privé de toute précision sur sa signification, échangé entre une sage-femme et un simple soldat. Découvreurs. Il savait néanmoins que c’était la clef ; il l’avait perçu au plus profond de son être, là où il captait les battements de cœur de son royaume, ce qui lui permettait de gouverner tant ces terres que leurs occupants. Depuis qu’il était devenu le seigneur de guerre de ces ruines peuplées de monstres appartenant à sa propre espèce, il était sensible au concept de royauté, d’autorité transmise par le sang. Si ce n’est qu’il sentait également son pouvoir par l’entremise de son système nerveux, de ses dents, ses cheveux et tout son épiderme. Il avait affaire à des membres de son peuple qui lui dissimulaient un secret, un mystère si bien gardé qu’absolument rien n’y faisait référence dans l’immense bibliothèque de Gwylliam. À présent qu’il attendait là où l’Enfant de la Terre le lui avait suggéré, il percevait leur présence, comme des souris dans les ténèbres ou les premières démangeaisons dues à des lentes, et il comprenait ce que Gwylliam avait dû éprouver en essayant d’empêcher la montagne d’exploser, au début de la fin. Il savait que si les Bolgs étaient sujets à des mutations, certaines de leurs caractéristiques restaient immuables : leur force inouïe, leurs enfants pour lesquels ils auraient tout sacrifié. Ils menaient une vie très fruste et ils ne s’encombraient pas de biens matériels. Même leur langage était fonctionnel et étudié pour l’action, avec des compléments réduits à un strict minimum. Et il savait que ce mot – découvreurs – contenait de la puissance, une chose d’une importance capitale et propre à ce lieu, une chose qui aurait dû lui être familière alors qu’il en ignorait tout. Il n’avait pas d’autres armes que son cwellan et un couteau à dépecer, dont seul Grunthor connaissait l’existence : une lame d’acier noir aux reflets de l’arc-en-ciel, un cadeau d’adieu de l’ancien monde. Dans la plupart des circonstances il se serait fié à ses capacités de pisteur pour trouver ce qu’il cherchait, mais il n’en aurait pas la possibilité tant qu’il ne saurait pas de quoi il s’agissait. Achmed faisait les cent pas dans la paume de cette main et tendait l’oreille en passant devant chaque doigt, sans rien entendre. Il devait probablement y avoir des Découvreurs dans un ou plusieurs de ces boyaux, dissimulés juste au-delà de son champ de perception, le défiant sans en avoir conscience, tels des enfants qui jouaient à colin-maillard. Qu’ils se soient ou non rendus coupables d’avoir vendu des armes à Sorbold était désormais secondaire. L’important, c’était qu’ils lui dissimulaient quelque chose et qu’il ne pouvait le tolérer. Il devrait néanmoins s’y résigner pour l’instant. Peut-être deviendrait-il lui-même un Découvreur, lorsque Rhapsody lui rapporterait des échantillons du sang du démon. Il avait souvent réfléchi au rituel qu’il lui faudrait exécuter… en un lieu bien particulier, totalement abrité du vent et des regards du monde extérieur. Tout en examinant les doigts de la main, il se demanda si ce n’était pas l’endroit en question. Le site idéal eût été sous le grand pendule de la colonie dhracienne depuis longtemps abandonnée, cette caverne d’où rien ne pouvait s’échapper. Il s’y était rendu pour s’entraîner au rituel d’Asservissement sous la supervision de la Grand-Mère. Elle lui avait enseigné les secrets de son héritage dhracien, comment utiliser la force primordiale qui leur permettait de maintenir sous contrôle les deux facettes du F’dor, celle humaine et celle démoniaque, une capacité accordée aux geôliers qui avaient autrefois renoncé à vivre à l’air libre pour monter la garde dans la crypte du Monde Souterrain où le F’dor était emprisonné. Mais ce lieu était désormais scellé et il n’aurait pu y retourner sans compromettre la sécurité de l’Enfant Endormie. Le simple fait d’y penser l’incita à cracher sur le sol sableux. Les cinq angles de la main avaient les mêmes caractéristiques que l’immense salle verticale à l’intérieur de laquelle oscillait le pendule. C’était un moyen de réguler les signaux parvenant en son centre, comme l’eau d’une grotte sous-marine qui remontait des profondeurs sous l’effet de la marée pour finir par redescendre, dans l’impossibilité de fuir. Oui, c’était le lieu. N’avait-elle pas indiqué dans son dernier message envoyé par estafette ailée que tout se passait bien et qu’elle serait sous peu de retour ? L’attente était néanmoins très pénible. Achmed resta encore un moment à écouter le silence, avant de repartir d’un bon pas dans les couloirs qu’il avait suivis pour venir jusque-là. Les Découvreurs tapis dans les ténèbres le regardèrent s’éloigner en cillant. 27 Sorbold IL N’Y AVAIT DANS LA CITÉ-ÉTAT DE JAKAR aucun ensemble de bâtiments plus imposant que celui de l’Aire de Jeux qui empiétait de façon menaçante sur l’extrémité sud du quartier de Nikkid’saar. Les jours où il n’y avait aucun combat dans l’arène, tout y était paisible et plus ou moins somnolent, un calme uniquement troublé par l’arrivée occasionnelle d’une caravane et les allées et venues des esclaves et travailleurs libres grâce auxquels tout pouvait fonctionner. Les jours de rencontres, cependant, ce secteur était grouillant d’humains et d’animaux ; des dizaines de milliers d’individus se bousculaient dans les rues les plus proches du cirque, en proie à la surexcitation et aux activités commerciales allant de pair avec ce spectacle sanguinaire. Rhapsody pouvait constater que Llauron avait dit vrai en ce qui concernait la programmation des épreuves. C’était un jour de combats et un véritable fleuve de personnes bruyantes et puantes se déversait sur le pourtour de l’arène, emplissant les rues de bousculades et de cris, de rires et d’altercations. Se perdre au cœur d’une telle cacophonie était facile, ce qu’elle fit en se fondant dans la foule jusqu’à l’entrée de l’arène la plus proche des bâtiments qui devaient abriter en toute logique les quartiers des gladiateurs. Elle chercha ensuite l’issue la plus proche de la porte sud de ce quartier, là où elle avait laissé son cheval et où Khaddyr et les renforts viendraient lui prêter main-forte. Elle trouva un secteur plus paisible où attendre le moment propice pendant que des flocons se mettaient à tomber, changeant la chaussée en bourbier et affectant l’humeur de la population. Elle étudia soigneusement les lieux et observa qu’il y avait ici bon nombre de femmes portant des tenues identiques à celle que dissimulait son manteau de laine. Même si elles lui paraissaient plus ternes et moins impudiques, ce qui était peut-être attribuable à la gêne qu’instillait en elle un tel déguisement. Elle remarqua également que les femmes vêtues ainsi étaient fréquemment accompagnées par des gardes qui les guidaient sans ménagement dans et hors du centre, en les incitant parfois à presser le pas à coups de fouet. Rhapsody sentait son sang entrer en ébullition. Le feu qui se consumait en elle se propageait jusqu’à sa peau, mais elle ravala sa colère et renforça sa détermination. Elle était venue sauver ce gladiateur et non changer les us et coutumes de cette contrée, même si cela la démangeait. On trouvait autour de l’arène des accès secondaires donnant sur de petites places. Rhapsody pouvait constater que des combats se déroulaient dans chacune de ces cours, au centre d’un étroit cercle de spectateurs, des paysans et des marchands qui manifestaient leur enthousiasme par des acclamations chaque fois que des coups particulièrement violents étaient portés. Les combattants semblaient pour la plupart à peine sortis de l’enfance, des garçons et parfois des filles n’ayant guère plus de neuf printemps, qui s’attaquaient avec tant de férocité qu’il fallait fréquemment retenir le vainqueur pour l’empêcher d’éventrer son adversaire tombé à terre. Rhapsody frissonna quand un grand cri de joie ponctua un jet de sang incurvé qui s’éleva entre deux garçons pas plus âgés que son petit-fils d’adoption, Gwydion Navarne. Les cours les plus proches de l’arène servaient de cadre aux affrontements des semi-professionnels, ces gladiateurs qui n’avaient pas terminé leur formation et n’étaient pas encore jugés dignes de se battre dans l’arène, mais qui avaient déjà – dans la plupart des cas – de nombreux admirateurs dans l’assistance. Miser sur le vainqueur était ici une pratique courante et les preneurs de paris haranguaient la foule pour inciter les gens à leur confier quelques-unes des aventurines qu’ils avaient eu l’intention de risquer une fois à l’intérieur de l’arène. Dans la dernière de ces cours se trouvait une énorme balance en bois, cerclée de métal et dotée de deux plateaux assez grands pour qu’on pût y peser un bœuf. Rhapsody comprit qu’il s’agissait d’une version rudimentaire des balances se situant à l’intérieur de l’arène proprement dite et dont Llauron lui avait expliqué l’utilité avant son départ. Lors des affrontements importants, et apparemment des rencontres de moindre niveau, un combattant qui avait été désarmé ou blessé au point de ne pouvoir continuer de se battre était proclamé tovvrik – autrement dit suspendu –, d’un coup de gong du maître d’arène. C’était à ce stade que la foule se tournait vers une telle balance pour décider de son destin. La majeure partie de Sorbold s’étendait du côté sous le vent des Dents, ce qui en faisait une contrée aride et cuite par le soleil. Bien que soumise à l’autorité du Patriarche de Sepulvarta, la religion locale avait conservé des traces de paganisme, le culte de l’harmonie de la nature. Dans un pays où trop irriguer un champ pouvait priver un village de l’eau de son puits, maintenir l’équilibre de l’écosystème était une question de vie ou de mort. Il en allait de même dans l’arène. Au coup de gong, la foule se mettait à psalmodier : Tovvrik, tovvrik, tovvrik ! Le mot se répandait en s’amplifiant, en se chargeant de fureur, jusqu’au moment où tous les sièges en vibraient. Toujours d’après Llauron, en tout cas. Pendant que le vainqueur de la rencontre montait sur le podium pour être acclamé et adulé tant par les roturiers que par les représentants de la noblesse, le perdant était emporté dans un fracas assourdissant jusqu’au pesage, une balance avancée au centre de l’arène telle une divinité des sacrifices. Le malheureux (ou la malheureuse) était lâché sans cérémonie sur un des deux plateaux, calés sur des chariots attelés à des chevaux. Débutait alors le processus de rachat. Si le gladiateur en question était un esclave apprécié par son propriétaire, celui-ci inscrivait une offre sur une ardoise qu’il levait au-dessus de sa tête. Au signal du maître d’arène, de gros poids multicolores correspondant à cette somme étaient posés sur le plateau opposé. Nobles puis simples roturiers étaient à leur tour conviés à apporter leur contribution pour rétablir l’équilibre. Il arrivait même que d’autres esclaves soient offerts… surtout quand le gladiateur avait su se rendre populaire. Si le combattant était un homme libre, c’était uniquement à ses admirateurs de toutes conditions que revenait le soin, d’une façon consacrée par l’usage, de démontrer quelle valeur ils accordaient à sa vie. La liberté avait donc un coût plus élevé que le servage, et c’était pour cette raison que des gladiateurs qui avaient les moyens d’acheter leur affranchissement préféraient rester chez leur maître, afin d’être pratiquement certains d’être sauvés par ce dernier en cas de tovvrik. Constantin n’entrait cependant pas dans cette catégorie. À la fin des enchères, le gong résonnait de nouveau et les chevaux étaient éloignés de la balance. Le silence devenait absolu pendant que la foule attendait que le fléau rende son verdict. Si le plateau des offrandes restait en équilibre ou était plus lourd que le combattant, ce dernier était récupéré par les guérisseurs qui l’emportaient sous un tonnerre d’applaudissements et de cris divers. Une moitié des offrandes allaient remplir les caisses du régent dont la cité-état possédait l’arène, et l’autre était apportée dans un concert d’acclamations au vainqueur. Mais si le résultat était défavorable au gladiateur en tovvrik, un rugissement encore plus assourdissant s’élevait de la foule. Pendant que toutes les offrandes entassées dans le plateau étaient remises au vainqueur, débutaient les préparatifs d’une attraction dont la foule était friande. Une grande épée à la lame dentelée était placée devant la balance, dans l’axe visuel de la loge du régent, et de longues sangles de cuir étaient refermées autour des chevilles du perdant qui était ensuite poussé hors du plateau de la balance. Le maître d’arène attendait que les plateaux se soient équilibrés, ce qui ne prenait que quelques secondes, avant de faire tinter le gong une dernière fois. Le gladiateur malchanceux qui avait réussi à ramper jusqu’à l’épée pouvait mourir rapidement et honorablement en se laissant choir sur cette lame. Un exploit généralement salué par un chœur de sifflements assourdissants, car il privait la foule du clou du spectacle. Si le malheureux ne réussissait pas à se suicider avant le dernier coup de gong, les chevaux étaient lâchés et bondissaient en avant sous l’effet d’un coup d’aiguillon vigoureux. Des hurlements orgiaques et un grondement de tonnerre s’élevaient des gradins pendant que le malheureux connaissait une mort épouvantable et ignominieuse. La plupart du temps, il n’était en effet possible d’arrêter les chevaux que bien après que la tête du cadavre s’était détachée et avait roulé au loin. Rhapsody tenta de ne plus penser à ces pratiques qu’elle jugeait barbares et de raffermir sa résolution, tout en attendant le meilleur moment pour pénétrer dans l’arène. La nuit commençait à tomber et la circulation était moins dense. Elle traversa prudemment la chaussée pour emprunter discrètement une entrée qui paraissait donner là où elle souhaitait aller. Une fois à l’intérieur elle se plaqua contre un mur obscur, pour suivre sans bruit les passages fétides jusqu’au moment où elle entendit devant elle des sons évocateurs d’un rassemblement d’êtres humains. Elle retira rapidement son manteau de laine et ses bottes, car toutes les esclaves qu’elle avait vues hors de l’arène étaient pieds nus. Elle regarda de toutes parts pour finir par arriver en vue d’un renfoncement dans lequel elle dissimula ses effets, qu’elle espérait pouvoir récupérer en repartant. Puis elle glissa sous sa ceinture la petite bourse contenant le breuvage soporifique que Llauron lui avait procuré. Elle s’intéressa aux tenues des esclaves ; certaines étaient aussi révélatrices que la sienne, mais la plupart portaient de simples tuniques et culottes arrivant aux genoux. Les femmes ainsi vêtues semblaient être d’un rang plus élevé et bon nombre s’étaient munies de bandages ou de linceuls. Rhapsody regrettait de ne pas avoir été informée de cette possibilité, mais Llauron était censé bien connaître ce peuple et elle le savait plein de bon sens. Elle remonta le voile devant son visage et suivit les couloirs jusqu’au cœur de l’arène, en laissant derrière elle les flaques dues à la neige que le vent soufflait par toutes les ouvertures. Plus elle s’enfonçait dans la construction, plus les couloirs étaient bondés de monde, jusqu’au moment ou elle se retrouva devant ce qui devait être l’entrée souterraine principale de l’arène, un des nombreux passages conduisant aux quartiers des combattants. Elle passait devant cette ouverture lorsqu’elle crut entendre au loin un tintement grave suivi d’un grondement : Tovvrik, tovvrik, tovvrik. Elle pressa le pas pour laisser derrière elle les hurlements de la foule, des sons révoltants, des cris de joie. Une liste des gladiateurs et des combats qu’ils devaient livrer avait été griffonnée à la craie sur la paroi du passage voûté donnant dans les entrailles de l’arène. Pour chaque affrontement, un des deux noms avait été biffé. Il lui fut facile de trouver celui de Constantin qui avait livré le dernier combat du programme principal et, d’après ce qu’elle comprenait du système de notation numérique des Sorboldiens, il s’était agi de la rencontre où les paris avaient offert le rapport le plus conséquent. Des esclaves allaient et venaient dans les couloirs humides, transportant de la nourriture et des flacons de médicaments, des émollients et du vin. Les femmes vêtues comme elle allaient se regrouper dans une sorte d’enclos aménagé sur la gauche de la voûte. Rhapsody rabattit son voile pour se mêler à elles en espérant ne pas s’être égarée. Ce qui fut confirmé quand un petit homme musclé et grisonnant en robe bien plus belle que celles des esclaves apparut à l’autre extrémité du tunnel. En le voyant approcher, toutes les femmes se turent, échangèrent des regards et attendirent en rongeant leur frein. Il s’avança à grands pas, franchit le seuil et gravit des marches sur le devant du parc à esclaves pour étudier tour à tour ces dernières et la liste griffonnée à la craie derrière lui. Il se tourna et cria quelque chose à un des serviteurs se trouvant au-delà de la voûte. Un instant plus tard un autre homme venait lui remettre un parchemin, s’inclinait bien bas et l’appelait Treilus. Rhapsody en prit note et décida de se dissimuler derrière une femme plus grande qu’elle jusqu’au moment où elle entendrait prononcer le nom de Constantin. « Attribution des tâches aux guérisseuses du soir », annonça Treilus. Elle sentit son estomac se révulser en assistant au processus de sélection. La plupart des femmes souhaitaient être choisies et exhibaient leur corps pour retenir l’attention de ce Treilus, et Rhapsody dut se remémorer que certaines de leurs tâches devaient être bien pires que celles-ci. Des souvenirs de son propre passé menaçaient de lui donner des renvois de bile, et elle eut fort à faire pour s’en protéger. La naïveté de Llauron était impensable. Treilus avait beau déclarer qu’il cherchait des guérisseuses, elle savait reconnaître un souteneur au premier regard. Le désespoir manqua emporter tous ses projets. Elle considérait désormais qu’assurer le salut de l’âme de ce Constantin était moins important que survivre à ce qui l’attendait. Les deux premiers combattants auxquels des filles furent attribuées entretenaient des rapports privilégiés avec des personnages haut placés et les esclaves jouèrent des coudes – en allant jusqu’à se griffer – pour se faire remarquer. Puis le nom de Constantin fut cité et toutes se calmèrent. Le brusque silence des filles était déconcertant, et de mauvais augure estima Rhapsody. Elle ravala malgré tout ses craintes pour baisser le voile qui avait jusqu’à présent dissimulé ses traits et sa chevelure. Elle avança subtilement pour être remarquée par Treilus, qui s’intéressait toujours à la liste. Lorsqu’il redressa la tête, ses yeux se rivèrent immédiatement sur elle et elle frissonna en voyant sa bouche s’ouvrir et sa main descendre vers son aine pour dissimuler derrière le parchemin sa réaction physiologique. Ne restait qu’à espérer qu’il ferait passer son travail avant le reste. Rhapsody n’avait à aucun moment pensé qu’il avait pu venir choisir des filles tant pour sa satisfaction personnelle que celle des gladiateurs. Treilus descendit les marches et s’ouvrit un passage dans la foule d’esclaves pour venir se tenir devant elle. Il laissa son regard s’attarder sur ses courbes et la contourna pour l’étudier sous tous les angles. Revenu devant elle, il saisit le voile qui lui servait de corsage et le tira vers lui pour contempler ses seins. Il lâcha le tissu arachnéen avec un détachement de professionnel puis tendit la main pour toucher une boucle de cheveux. Il caressa les mèches dorées puis les passa sur ses lèvres, pour les goûter ou déterminer leur douceur. Un examen qui dut le satisfaire car il toussa et la considéra de la tête aux pieds avec un air approbateur. « Je ne te connais pas, fit-il d’une voix haut perchée et discordante. Qui es-tu ? Qui est ton maître ? » Elle le dévisagea comme si elle n’avait pas compris ses propos. « Parlez-vous le lirin classique ? » demanda-t-elle dans sa langue natale. Ce n’était apparemment pas le cas, mais l’étonnement qui altérait les traits de l’homme fut remplacé par un sourire radieux. « Une captive ! fit-il en se frottant les mains. Constantin en sera ravi ! » Les filles se dévisagèrent, atterrées ou soulagées. Treilus fit un signe à un serviteur qui lui apporta une bouteille d’émollient. « Est-ce que tu me comprends ? » demanda-t-il en articulant exagérément chaque mot. Elle hocha la tête, en essayant de paraître un peu déconcertée. « Parfait, écoute-moi bien… » Il lui tendit la bouteille qu’elle prit et glissa sous le voile, entre ses seins, tout en lui adressant un sourire niais. Treilus jubila encore. « Oh, tu es décidément parfaite ! lui dit-il en tapotant sa joue. On va te conduire dans la loge de Constantin où tu te plieras à tous ses désirs. Es-tu experte en massages ? » Rhapsody hocha vigoureusement la tête en déclarant d’une voix suave, toujours en lirin classique : « Tu n’es qu’un crapaud pustuleux. — Excellent ! s’exclama Treilus. Mais n’oublie pas ceci… Quoi qu’il veuille te faire, tu devras avoir massé son dos et ses épaules avant l’aube. Il faut qu’il soit au sommet de sa forme avant les rencontres de demain après-midi. Dans le cas contraire, je te ferai fouetter sans merci. Est-ce bien compris ? — Je te souhaite d’avoir la pire des diarrhées et de rendre tripes et boyaux, répondit-elle en baissant docilement les yeux. — Non, commence par ce massage car tu risques de ne plus en être capable, ensuite. Maintenant, va le satisfaire au mieux de tes possibilités. — Je te souhaite également de crever dans d’atroces souffrances, et j’espère bien y être pour quelque chose. » Sur ces mots, elle s’inclina et suivit le serviteur dans le couloir qui conduisait aux quartiers des gladiateurs. « Quelle femme magnifique ! » déclara Treilus à un autre assistant, avant de fourrer son poing dans sa poche en sentant des gaz gronder dans ses intestins. « Fais-la conduire dans mes appartements dès que Constantin en aura terminé avec elle. Si elle est toujours en vie, naturellement. » Palais de l’Invocateur, cercle de Gwynwood Un coup frappé à la porte tira Llauron de ses pensées. « Entrez. » Le vieux panneau de bois s’ouvrit sur Khaddyr, qui était essoufflé. « Vous m’avez fait mander, Votre Grâce ? » Llauron sourit. « Oui, Khaddyr, merci pour ta célérité. » L’Invocateur se leva de son fauteuil et fit signe à son grand guérisseur d’entrer dans la pièce. Khaddyr s’exécuta et referma le vantail derrière lui. « Vous trouverez un plateau, là-bas. Prenez ce qui vous tente. » Khaddyr hocha la tête, sans aller se servir pour autant. Il suspendit son lourd manteau d’hiver à une des patères proches de la porte, avant de se diriger vers la cheminée et de s’immobiliser devant l’âtre pour se réchauffer. Le vent était glacial et mordant, et on annonçait une tempête. Ses mains avaient failli geler, pendant qu’il venait de l’hospice. Llauron se servit un verre d’eau-de-vie. « Comment se portent les patients ? — La plupart se rétablissent on ne peut mieux, Votre Grâce. — Bien, bien. Je m’intéresse plus particulièrement aux victimes du raid lancé par les Lirins contre la patrouille frontalière de messire Stephen. — Aucune n’a survécu, Votre Grâce. — Aucune ? répéta Llauron en ouvrant de grands yeux. — Leurs blessures devaient être plus graves que nous l’imaginions. » L’Invocateur huma l’alcool avant d’en boire une petite gorgée et de le laisser s’attarder sur sa langue. « Même, comment déjà… Cedelia, cette femme qui n’avait qu’une entaille à la jambe ? — Oui, Votre Grâce. La plaie a dû s’infecter. » Les yeux bleu-gris de Llauron s’étrécirent imperceptiblement. « Je vois. Ont-ils fourni des explications sur ce qui leur était arrivé, avant de rendre l’âme ? » Khaddyr alla prendre une assiette puis se servit en lorgnant l’Invocateur qui regardait par la fenêtre. « Ils n’ont rien dit d’intéressant, Votre Grâce. Ils ont nié savoir ce qu’ils faisaient en Navarne. Ils ne se souvenaient même pas avoir traversé Avonderre ou fait quoi que ce soit… seulement qu’ils se sont retrouvés en Tyrian puis réveillés grièvement blessés dans la forêt de Navarne. J’aurais aimé qu’ils puissent nous en dire un peu plus. — Moi aussi. » Llauron s’assit avec lourdeur sur son siège, et Khaddyr s’installa en face de lui. « Dans un tout autre domaine, Votre Grâce, quand comptez-vous partir ? » Llauron vida son verre. « Dans un mois, environ. La date exacte dépend de divers éléments pour l’instant incertains, et je vous la communiquerai dès que je la connaîtrai pour vous laisser le temps de tout préparer. » Khaddyr sourit. « Merci, Votre Grâce. Je suis convaincu que tout se passera bien pendant votre absence. J’y veillerai. » Un sourire que Llauron lui retourna. « Je n’en ai jamais douté. — J’ai cru entendre des gardes déclarer que Rhapsody était passée vous voir ? » Khaddyr se frotta les mains et massa ses jointures ankylosées par la froidure. Llauron croisa les mains. Elle avait emprunté le passage secret et que Khaddyr fût informé de sa venue était plein d’intérêt. Les mesures de sécurité laissaient bien plus à désirer qu’il n’en avait conscience. « C’est exact. Elle devait apporter des baumes et des herbes médicinales aux hôpitaux d’Ylorc, qu’elle a dû atteindre depuis. Je regrette que vous l’ayez ratée, mais elle ne voulait pas rester loin des Bolgs plus longtemps que nécessaire. Tout indique qu’ils sont confrontés à une épidémie de grippe fort préoccupante. — C’est affligeant. Ne devrions-nous pas leur proposer notre assistance ? Quelques acolytes viennent de terminer leur formation et vous pourriez les envoyer là-bas avec la prochaine caravane postale, afin qu’ils aident le personnel hospitalier. » L’Invocateur se leva et alla prendre une assiette sur le plateau. Il se servit en essayant de dissimuler le fait qu’il avait perdu tout appétit. « Votre altruisme vous honore, Khaddyr, mais je crains qu’il ne soit trop tard. Elle était bouleversée. À son départ d’Ylorc, le gros de leur armée avait déjà succombé et je crains qu’à son retour il n’y ait plus que quelques survivants au sein de la population. Une pandémie est toujours épouvantable, mais les conséquences sont plus catastrophiques encore lorsqu’elle touche une culture primitive. — Je vois. Cette nouvelle m’attriste profondément. Enfin, y a-t-il autre chose dont Votre Grâce souhaitait me parler ? » Llauron se tourna vers le feu. « Non, rien de particulier. Je souhaitais simplement partager mon souper avec vous. Il y a longtemps que nous n’avons pas eu l’occasion de nous voir et je désirais apprendre ce que vous deveniez. » 28 Sorbold RHAPSODY S’ÉLOGNAIT DE L’ARÈNE en compagnie du jeune serviteur et pénétrait dans le secteur où vivaient les gladiateurs, quand un cri s’éleva derrière eux. Quelques secondes plus tard un homme en ample robe de belle facture de la même couleur que celle de Treilus les doubla en les bousculant. La panique déformait ses traits et il cria encore. Le serviteur attira Rhapsody vers le mur en voyant l’inconnu s’arrêter quelques pas devant eux. Il cria une fois de plus, un appel auquel répondirent des bruits de pas rapides. Deux femmes et un homme portant les tenues de guérisseurs que Rhapsody avait remarquées depuis son arrivée se portèrent à sa rencontre, pour s’entretenir à voix basse avec lui, l’expression empreinte de gravité. Ils s’exprimaient en sorboldien et Rhapsody reconnut quelques mots – Treilus – explosion – fondement – excréments – sang – avant que tous s’élancent vers le point d’où venaient Rhapsody et le serviteur. Elle se plaqua plus encore contre la paroi pour dégager le passage et resta ainsi jusqu’au moment où le petit groupe eut disparu à l’angle du couloir. Un étrange engourdissement l’envahit, lorsqu’elle comprit ce qui s’était produit. Je te souhaite d’avoir la pire des diarrhées et de rendre tripes et boyaux, avait-elle dit à Treilus. Tout indiquait qu’elle avait mis involontairement à contribution ses capacités de Baptistrelle, alors qu’elle ressentait un simple besoin de se défouler. Mais son vœu sacré de ne dire que la stricte vérité avait été respecté, même si ce n’était pas intentionnel. Elle frissonna en se rappelant ce qu’elle avait ajouté. Je te souhaite également de crever dans d’atroces souffrances, et j’espère bien y être pour quelque chose. Elle connaissait ses pouvoirs depuis qu’elle avait libéré Achmed de son lien démoniaque en lui attribuant un nouveau nom. Elle venait de se laisser aller, de céder à la colère, et à cause de son emportement un homme allait connaître une mort atroce. Même si Treilus n’était pas sans reproches, cette pensée lui brassait l’estomac. Le serviteur attendit que les bruits de pas et de voix soient engloutis dans les profondeurs des couloirs de l’Aire de Jeux pour désigner l’entrée des baraquements. Rhapsody opina et se détourna afin de se soustraire à son regard apitoyé, avant de le suivre dans l’aile réservée aux gladiateurs. Ce secteur était bien mieux aménagé que les boyaux situés sous l’arène, avec des sols cirés et des portes dotées de belles poignées en cuivre. Les battants étaient épais et solides, mais ils ne filtraient pas tous les gémissements et cris de passion… des sons qui lui soulevaient le cœur. Le serviteur s’arrêta devant la dernière porte du passage, et la désigna pour informer Rhapsody qu’elle était arrivée à destination. Voyant sa compassion se changer en terreur, elle lui sourit pour manifester sa reconnaissance avant de lui faire signe de la laisser… en hochant la tête pour lui indiquer qu’il n’avait pas à s’inquiéter pour elle. Elle attendit qu’il eût disparu pour sortir de sa ceinture le sachet contenant la fiole remise par Llauron. Elle retira de son corsage le flacon d’émollient qu’elle glissa dans la petite bourse, redressa sa tenue et le nœud qui éloignait sa chevelure de sa face et de son cou. Elle retint sa respiration, jeta un dernier regard autour d’elle pour s’assurer que nul ne l’avait épiée et frappa au lourd panneau de bois. « Entre », fit une voix dont la puissance la fit frissonner. Rhapsody poussa le vantail sans faire de bruit et lorgna dans la pièce. Elle était vaste et dépouillée, mais de nombreuses bougies se consumaient dans des chandeliers. Un grand lit en bois occupait le centre des lieux, et elle put constater depuis le seuil que les draps étaient en satin. Armes et trophées décoraient les parois et divers vêtements s’entassaient au pied du lit. Le gladiateur se redressa pour s’asseoir. Rhapsody s’était attendue à ce qu’il fût musclé et puissant, mais pas à ce point. Presque aussi grand que Grunthor, il avait de très larges épaules et un torse titanesque dont la musculature ondulait à chaque mouvement. Il était étonnamment beau, avec ses cheveux blond clair et des yeux aux reflets bleu nuit de ciel crépusculaire. Il irradiait une telle puissance que Rhapsody en avait les paumes moites. Elle n’aurait pu dire si c’était dû à la présence démoniaque qui l’habitait ou à sa conformation peu commune, mais sa propre vulnérabilité et sa quasi-nudité lui donnaient la chair de poule. Il était néanmoins trop tard pour reculer. « Constantin ? — Oui ? » répondit-il en fermant les yeux à demi. Rhapsody déglutit, en regrettant de ne pas avoir trouvé un autre moyen d’arriver à ses fins. « C’est Treilus qui m’envoie, fit-elle en espérant manier convenablement la langue locale. Il m’a dit de vous masser le dos, si vous le désirez. — Entre. » Elle pénétra dans la pièce en sentant le regard de Constantin la parcourir, et elle perçut du seuil l’éveil de ses sens. Elle chercha des yeux une issue, une fenêtre inexistante. « Referme la porte. » Elle obéit en feignant seulement de remettre le verrou. « Approche. » Elle inhala à pleins poumons puis traversa la pièce, pour s’arrêter à quelques pas du lit. Cette situation faisait renaître en elle de pénibles souvenirs, qu’elle repoussa en essayant de garder son calme. « Viens t’asseoir. » Constantin tapotait le lit, près de lui, et elle se rapprocha en ouvrant la petite bourse qu’elle avait apportée, intimidée par le timbre de sa voix tout autant que par son regard perçant. « J’ai amené de quoi rendre vigueur et souplesse à vos muscles, déclara-t-elle pour lui rappeler la raison supposée de sa présence. — Tu vas commencer par celui-ci », dit-il en repoussant les draps. Il était nu et en érection, et les dimensions de son sexe étaient proportionnelles à celles du reste de son corps. Rhapsody sentit un calme profond l’envahir, comme toujours lorsqu’elle était confrontée à un danger imminent. Tout indiquait que Llauron l’avait induite en erreur, mais si elle espérait qu’il ne l’avait pas fait intentionnellement, c’était désormais secondaire. Tout en se reprochant de s’être crue en sécurité dans une tenue aussi provocante, elle secoua la tête et feignit de ne pas avoir saisi le fond de sa pensée. « C’est de votre dos, que je dois m’occuper. Je suis venue vous masser. Vous êtes bien descendu dans l’arène, aujourd’hui ? — C’est exact. Assieds-toi. » Elle se rapprocha, pour ne pas l’irriter. « Avez-vous remporté la rencontre ? — Évidemment. » Elle s’arrêta à quelques pas du lit. « Y a-t-il eu tovvrik ? — Je n’ai jamais laissé un adversaire repartir sur ses jambes. » Sur ces mots, il tendit les mains avec une rapidité égale à celle d’Achmed pour l’agripper et l’attirer vers lui. Il arracha le voile qui dissimulait à peine sa poitrine, et en perdant de son intensité son regard devint encore plus effrayant. « Tu pourras dire à Treilus qu’il a fait un excellent choix, déclara-t-il avec une trace d’admiration dans sa voix grondante. Tes seins sont comme le reste de ton corps, peu développés mais parfaits et désirables. Tu me conviens ! » Il l’attira contre lui pour un baiser passionné en immobilisant ses épaules d’un bras tout en palpant ses seins avec sa main libre. Si elle avait éveillé ses sens en entrant, son désir ne cessait de croître. Elle analysa les possibilités qui s’offraient à elle pendant que les doigts de Constantin descendaient vers son bas-ventre. Elle pourrait le tuer, en cas de besoin, mais réussirait-elle à se dégager de sa prise tant qu’il serait en vie ? Les mains de Constantin étaient assez grosses pour ceindre entièrement sa taille, ce qu’il faisait à présent. Elle sentait l’extrémité de ses doigts se joindre au milieu de son dos, alors qu’elle avait ses pouces sur son sternum. Il lui serait possible de broyer sa cage thoracique à la moindre contrariété. Elle prit du recul pour oublier sa pénible situation et mieux se concentrer. Le terrasser par un chant serait impossible tant que Constantin ne retirerait pas son énorme langue de sa bouche. Sa prise se réduisit lorsqu’il remonta ses mains le long de son torse, pour les refermer avec brutalité sur ses seins et les pétrir avec ses paumes et des doigts calleux qu’il devait à de nombreuses années consacrées au maniement des armes qu’utilisaient les gladiateurs. Rhapsody était désarmée, et il sautait aux yeux qu’aucune souffrance physique qu’elle aurait pu lui infliger n’en viendrait à bout. Utiliser la force brute eût manqué de sagesse. Elle envisagea de mettre à contribution sa science du feu, mais une attaque de ce genre lui eût été fatale alors qu’elle était venue jusque-là pour tenter de sauver son âme et non pour l’occire. Elle avait redouté la conclusion qui s’imposait : elle ne pourrait se soustraire à un viol sans le tuer… ou mourir en essayant de le neutraliser. Et elle seule était à blâmer. Constantin glissa une main sous sa ceinture puis entre ses cuisses, et ce contact lui procura une sensation qui l’émoustilla et l’horrifia. Elle le sentit sourire en continuant de l’embrasser de force, conscient et satisfait de l’effet qu’il avait sur elle. Rhapsody connaissait suffisamment les puissances élémentales pour les identifier aussitôt, mais ce qu’il utilisait contre elle était une nouveauté. Son sang réagissait au contact de cet homme, et elle sut que le F’dor n’était pas étranger aux victoires qu’il remportait dans l’arène. Peut-être pouvait-il libérer ces pouvoirs et les contrôler à sa guise. Rhapsody hoqueta en sentant ses doigts la pénétrer plus profondément, la titiller jusqu’au moment où ils retrouvèrent la moiteur due au premier contact. Il tenta de lui insuffler du désir pendant que le sien croissait, et il changea de posture afin de la placer dans une position où elle serait plus accessible. Consciente que ses chances de se dégager seraient nulles s’il parvenait à ses fins, elle mit toutes ses forces à contribution pour le repousser et s’écarter du lit, sans seulement regarder où elle tombait, pour rouler sur le sol et se relever avant qu’il ne la rattrape. Elle restait là à le regarder, paniquée, nue à partir de la taille, les cheveux défaits. Elle envisagea de les ramener devant elle pour se couvrir les seins, et y renonça aussitôt en craignant qu’une telle attitude ne le rende furieux. Son expression de surprise se métamorphosait déjà en rage. « S’il vous plaît », implora-t-elle en essayant de paraître terrifiée, ce qui était facile. « Treilus ne m’a pas envoyée ici pour ça. Je dois absolument masser votre dos. Il a bien précisé qu’il me ferait fouetter, si je ne commençais pas par vous remettre en parfaite condition physique. Je vous en supplie, laissez-moi faire mon travail. » Ses yeux brillaient sous les mèches de ses cheveux et elle mettait toutes ses capacités à contribution pour rendre sa voix la plus suave possible. Le gladiateur la contempla, et sa colère s’évapora. Il la regarda de haut en bas avant de se détendre et de basculer sur le flanc. « Entendu, finissons-en. » Soulagée, Rhapsody soupira et reprit la petite bourse. Elle en sortit la fiole contenant le produit soporifique puis se rapprocha du lit. « Si vous vous allongiez sur le ventre, je pourrais me placer à califourchon sur votre dos et vous masser comme il convient, dit-elle en dissimilant ses seins sous un bras. — Me mettre sur le ventre serait difficile, vu le sérieux obstacle qui s’est dressé devant moi. » Mais il s’exécuta malgré tout. Il paraissait bien moins redoutable, dans cette position, et Rhapsody se hissa sur son dos tout en s’apprêtant à déboucher la fiole. À l’instant où il roulait sur le dos avec la rapidité d’un éclair, pour la saisir par la taille et l’attirer pour qu’elle se retrouve à califourchon sur son ventre. Rhapsody ne put se retenir car elle tenait la fiole, et elle ne lui opposa aucune résistance lorsqu’il lui arracha le reste de sa tenue tout en la repoussant vers son bas-ventre… jusqu’au moment où elle sentit la chaleur de son sexe palpiter entre ses jambes. Il referma un bras autour de sa taille, et c’était une prise de lutteur. Elle était comparativement si menue qu’il l’entoura totalement puis l’abaissa contre sa poitrine pendant qu’il reprenait de l’autre main l’exploration de son entrecuisse. Les lèvres de Constantin rampèrent sur son cou et elle sentit sa langue serpenter lentement vers sa gorge, pour finir par s’immobiliser pour sonder fiévreusement son oreille. « Écoute-moi, ordonna-t-il sèchement. Tu vas me masser tout de suite, même si j’ai déjà recouvré la totalité de mes forces. » Il percevait ses peurs, désormais authentiques, ce qui paraissait alimenter sa surexcitation. « Mais je sais comment me détendre bien plus efficacement qu’avec tes massages. » Des mots chuchotés à l’oreille d’une voix douce, presque soyeuse. « Je vais te posséder. Je compte te prendre de toutes les façons que je peux concevoir, et sache que j’ai une imagination débordante. Mon prochain combat doit avoir lieu demain après-midi… Nous avons devant nous une nuit et une matinée complètes. » À présent, tu as le choix entre te détendre et accepter ce qui est inéluctable – je te promets que ce sera très différent de tout ce que tu as déjà connu, et peut-être même trouveras-tu cela très agréable – ou continuer de me résister… Ce que j’espère, car il n’y a rien qui m’excite autant. Tes muscles qui tentent de contrer les miens… Qui devrait remporter cet affrontement, d’après toi ? Voilà bien le genre de friction dont j’aime bénéficier après chaque victoire. » Il retira sa main d’entre ses jambes tremblantes pour l’attirer contre lui, si près qu’elle sentit leurs cœurs battre follement. Elle se concentra pour empêcher la peur qui l’avait envahie de lui dicter ses actes. « Je n’ai aucune envie de résister, mais je crains de ne pas pouvoir venir à bout d’un machin de cette taille. » Sans doute attribua-t-il à cette phrase un sens très différent de celui qu’elle voulait lui donner, car il parut s’estimer satisfait. Il repoussa ses hanches vers le bas et la fit hoqueter en la sondant de nouveau, pour l’exciter. « Je vous en prie, laissez-moi au moins utiliser ces huiles… Ça devrait rendre l’entrée en matière plus facile, je vous en prie. » Elle leva la bouteille. Par pitié, l’implora-t-elle en pensée. Elle sentait sa science du feu s’agiter sous la surface de sa conscience et la sommer de la libérer. Par pitié, ne m’oblige pas à te tuer ! Elle le dévisagea en ayant de véritables larmes dans ses yeux émeraude, et elle vit son regard perdre de sa cruauté. Il s’accorda un instant de réflexion puis il la fit asseoir sur ses cuisses et lui caressa une fois de plus les seins. « Entendu, masse-moi. » Il referma la bouche sur un téton pendant qu’elle débouchait la fiole avec des mains tremblantes. Sa langue fit le tour du mamelon pendant que ses doigts caressaient l’autre sein tout en le rapprochant de sa bouche pour le faire également bénéficier de ses attentions. Il baissait la tête pour téter l’autre mamelon quand il se figea puis se redressa en ayant une expression menaçante. Rhapsody comprit immédiatement ce qui avait provoqué cette réaction, car le contenu du flacon désormais ouvert avait une odeur forte et astringente. Elle se remémora les propos de Llauron. Essayez de le faire hoqueter, lorsqu’il l’aura sous le nez. L’efficacité du produit devrait en être augmentée. Son pragmatisme prit la relève. Elle referma le goulot avec le pouce et passa à l’action. La méfiance de Constantin se changea en surprise, puis en plaisir. Rhapsody surmonta son dégoût et se pencha pour l’embrasser. Le gladiateur ferma les yeux et leva les mains vers la tête de celle qui utilisait sa main libre pour augmenter encore son désir en employant des techniques apprises une vie plus tôt. Elle avait retrouvé son savoir-faire et se servait de ses charmes avec succès. Le souffle court, il détacha sa bouche de la sienne pour caresser sa poitrine et masser ses tétons avec ses pouces. Elle sentit la pression de ses mains croître et intensifia ses mouvements, pour pouvoir faire reposer la main qui tenait la fiole au sommet de sa tête tout en essayant d’esquiver ses coups de rein. Constantin hoquetait de plaisir et il saisit ses hanches pour la pénétrer. Elle choisit cet instant pour vider la majeure partie du contenu de la fiole. Les halètements du gladiateur se changèrent en gargouillis puis en râles de suffocation comme il se rejetait en arrière et s’étalait sur le dos. Elle saisit un oreiller qu’elle garda appliqué sur son visage aussi longtemps qu’il se débattit en soulevant son abdomen sur lequel elle restait à califourchon. Elle sentit ses doigts pénétrer ses flancs avec tant de force qu’elle cria, meurtrissant des parties de son corps qui venaient à peine de se cicatriser des blessures infligées par les épines de la liane démoniaque qui avait tenté de s’approprier Jo tant dans la vie que dans la mort. D’épouvantables borborygmes s’élevèrent sous l’oreiller puis les mouvements frénétiques s’interrompirent, le corps devint flasque. Rhapsody resta sur lui quelques instants supplémentaires, pour s’assurer de l’efficacité du produit, avant de s’écarter en étant prise de violents tremblements. Elle laissa l’oreiller en place un bon moment, avant de le retirer pour lui permettre de respirer. Il avait les yeux clos, il ne bougeait plus. Elle se pencha vers son oreille, pour lui murmurer : « Tovvrik ! Mais tu n’as pas de la valeur que dans une arène, Constantin, et c’est pourquoi je te propose de racheter ta vie… » En tremblant toujours, elle s’écarta du lit et alla ramasser les vestiges de sa tenue. Elle l’enfila rapidement, et les tremblements de ses mains étaient tels qu’elle faillit ne pas pouvoir nouer le voile de son corsage. Après avoir lorgné le gladiateur et s’être assurée qu’il était toujours inconscient, elle alla coller l’oreille au battant de la porte pour s’assurer que les bruits de leur affrontement n’avaient attiré l’attention de personne. N’entendant rien, elle ouvrit le vantail sur un couloir désert, regarda d’un côté et de l’autre puis referma discrètement la porte. 29 Palais de l’Invocateur, cercle de Gwynwood LLAURON ATTENDIT QUE SES SERVITEURS se soient retirés pour la nuit avant de monter jusqu’à la volière de la tour nord du Palais de l’Arbre. En suivant les couloirs tortueux lambrissés de sa résidence, il s’arrêta pour s’intéresser à une fenêtre rhombique. Il étudia le ciel qui s’assombrissait et la tempête qui s’intensifiait, soufflant des rideaux de neige translucide qui dessinaient des silhouettes vrillées sur ses jardins dormants. Plus loin dans les ténèbres, les branches basses du Grand Arbre Blanc ondulaient sous les assauts du vent, des membres squelettiques qui exécutaient une danse macabre. Llauron soupira ; comme toujours, ses mises en garde étaient pleines de sagesse. Il ouvrit sans bruit la porte de l’escalier de la tour et gravit ses vieilles marches, toujours aussi lisses et brillantes qu’à l’époque où il était enfant. Une période de sa vie si heureuse qu’il avait des difficultés à croire qu’il avait pu y avoir autrefois de l’amour, ou quelque chose d’approchant, en ce lieu. L’escalier s’élevait par trois volées de marches en hélice jusqu’au pigeonnier, cette volière circulaire que Gwylliam avait fait construire pour abriter ses perruches quand la famille royale venait en vacances au Palais de l’Arbre. À l’époque où ses enfants étaient encore en bas âge, Anwyn insistait pour quitter les sombres montagnes de Canrif au moins une fois l’an, en faisant alterner les saisons, pour que ses fils passent un peu de temps au pied du Grand Arbre Blanc, s’occupent de lui, apprennent son histoire, développent du respect pour les terres sur lesquelles leur grand-mère, la dragonne Elynsynos, avait exercé son autorité. Llauron avait aimé cet Arbre au premier regard ; il s’agissait d’une dévotion profonde, plus forte que toute autre… à une exception près. Lui seul en comprenait le sens, et la signification qu’aurait eue sa perte. Un jour viendrait où il ne pourrait plus assurer sa protection. La volière s’ouvrait sur le ciel et il voyait sa ramure en gravissant les marches. Si le tronc se dressait dans une vaste clairière à plusieurs centaines de mètres de là, il était si vaste que ses plus longues branches surplombaient certains toits du palais, en s’entremêlant avec celles des autres arbres de cette forêt. Même dépouillées par l’hiver, elles s’en différenciaient aisément par leur éclat argenté visible dans le noir. Une rafale vint tournoyer autour de lui, et il serra le capuchon de sa robe grise avant d’atteindre la volière au sol couvert d’un fin tapis de cristaux de glace. Les cages étaient disposées sur le pourtour des lieux, avec le cercle des nichoirs juste au-delà. À son arrivée, quelques oiseaux pépièrent et lancèrent des trilles. Ils n’avaient pas l’habitude de recevoir de la visite en pleine nuit. Llauron épousseta les flocons tombés sur ses épaules et répondit par des roucoulements. Les oiseaux reconnurent sa voix et se calmèrent. Il passa devant les cages, autant de chefs-d’œuvre d’ébénisterie représentant les plus beaux fleurons de l’architecture cymrienne, pour gagner le recoin abrité où se trouvaient un bureau et un encrier. Il s’assit sur la chaise et ouvrit le tiroir du bas, prit de petites feuilles imperméabilisées puis chercha à tâtons son briquet à amadou. Une chaude clarté apparut lorsqu’il battit le briquet et alluma le réchaud sous l’encre gelée. Sa plume avait disparu, sans doute empruntée par le vent. Llauron se leva avec irritation et se rendit dans les nichoirs pour en chercher une autre. « Avec votre permission, madame », dit-il à la corneille qui le lorgnait suspicieusement. Il préleva la plume tombée dans le nid le plus rapidement possible, pour ne pas trop déranger son occupante, puis il regagna le bureau où il utilisa son couteau pour la tailler. Quand elle fut prête, il la trempa dans l’encre dégelée, la secoua pour retirer quelques paillettes de glace et se mit à écrire en lettres minuscules. Roi Achmed d’Ylorc Votre Majesté C’est avec une profonde affliction que j’ai appris ces deux sinistres nouvelles que sont l’épidémie qui décime vos sujets et la perte tragique de votre armée. Je vous transmets mes sincères condoléances et vous propose toute l’assistance que nous pouvons vous offrir en herbes tant médicinales que funéraires. Llauron, Invocateur – Gwynwood Satisfait, il rédigea sept copies de ce message puis utilisa son buvard sur les petites feuilles de toile cirée. Une fois l’encre sèche, il éteignit le réchaud et roula les missives pour les glisser dans sa poche. Il retourna vers le cercle de cages devant lesquelles il s’immobilisa, pour réfléchir. Il y avait dans chacune d’elles tant des nicheurs que des messagers, des oiseaux entraînés à voler vers les diverses constructions représentées par leurs cages. Les messagers filaient vers les perchoirs qui leur étaient attribués où ils trouvaient nourriture et repos, avant de se voir confier si besoin était une réponse, alors que les nicheurs ne cherchaient qu’à s’abriter sous les avant-toits des bâtiments. L’utilisation de ces derniers avait été ignominieuse. Pendant la guerre qui l’avait opposée à Gwylliam, Anwyn s’en était servie avec succès pour disséminer des maladies ou transporter des fioles de poison, et – à l’occasion d’une bataille tout particulièrement sanglante – des braises qui avaient consumé les toits de chaume des villages de Bethe Corbair, les rasant par le feu. Une arme doublement efficace car Gwylliam aimait les oiseaux et savait que son épouse se servait d’eux pour provoquer sa perte. Il s’était agi d’un épisode honteux d’une période honteuse, et Llauron se félicitait que ces choses appartiennent au passé, même si ce qu’il se proposait de faire en était assez proche. Le système avien de communication était parfait pour délivrer des plis importants à d’autres chefs politiques ou religieux, même s’il était moins fiable en hiver que pendant la saison chaude. Mais ce mode de communication était pratiquement tombé en désuétude avant même qu’Achmed n’instaure la desserte de tout le pays par des caravanes armées. Llauron contempla pensivement les cages qui ressemblaient si fidèlement aux divers palais ducaux des provinces – le Grand Manoir d’Avonderre ; Haguefort, le château de messire Stephen, en Navarne ; la Haute Tour où Cedric Canderre avait sa cour, dans la province du même nom ; le Judiciaire de Yarim où vivait Ihrman Karsric, son duc ; Vertmanoir, siège provincial de Bethe Corbair et le Palais du Régent où résidait Tristan Steward, en Bethany. Une cage représentait également le Jierna Tal de Sorbold, l’Écrin du Poids où se dressait la grande balance de la Justice et où cette grincheuse d’Impératrice douairière vivait avec son fils aussi veule qu’efféminé. Il avait pendant longtemps suspecté l’hôte du F’dor d’être un de ces hommes, ou un de leurs proches, mais des années d’investigations ne lui avaient pas permis de l’identifier. La crampe de l’écrivain qu’il venait de se donner se justifierait amplement si ce faux message atteignait sa cible, même si ces sept premiers oiseaux n’étaient pas les plus importants. Llauron préleva une poignée de bagues sur l’étagère se trouvant sous les cages. Il tendit doucement la main à l’intérieur de chacune d’elles, pour y prendre des nicheurs qui piaillèrent pour protester contre cette intrusion nocturne dans leur domaine. Llauron caressa leur cou du bout du doigt et fit claquer doucement la langue, afin de les calmer. « Je vous prie humblement de vouloir m’excuser de vous avoir privée tant de chaleur que de sommeil, madame, dit-il à la première colombe en serrant une bague autour d’une de ses pattes. Mais je crains de ne pas avoir le choix. » Il la porta jusqu’à la fenêtre s’ouvrant face au Grand Arbre Blanc et y resta un moment, à regarder les flocons de neige danser dans le vent. Puis il écarta les vantaux en s’apprêtant à subir l’assaut de l’air glacial et lança le pigeon dans la nuit, avant de s’empresser de refermer la fenêtre. Il répéta le processus jusqu’au moment où il y eut un oiseau qui se dirigeait vers chaque siège des provinces, après quoi il alla vers la grande cage correspondant au royaume montagneux de Canrif. Les messagers qu’elle contenait étaient des hirondelles noires, de petits oiseaux hivernaux très résistants et à l’autonomie remarquable, au plumage banal et ne retenant pas le regard. Elles étaient expérimentées et de confiance, pour avoir été fréquemment utilisées pour des échanges de correspondance avec Rhapsody, pendant son séjour en Ylorc. Llauron choisit Oberlan – un mâle, son préféré dans ce nid – qu’il porta à la fenêtre. Il regarda l’oiseau droit dans les yeux. « Toi seul peux trouver ton chemin sans faillir, mon garçon. Puis-je compter sur toi ? » Les yeux de l’oiseau brillèrent et Llauron sourit. « C’est bien ce que je pensais. Maintenant, va jusqu’au colombier de Rhapsody… Je ne puis te promettre que la personne qui te recevra te gâtera comme elle l’aurait fait, mais je sais que tu seras là-bas le bienvenu. Tu bénéficieras de l’hospitalité des Firbolgs ! Oh, dieu ! Que tu es donc chanceux, pour un oiseau ! » Il libéra le messager et le regarda trouver un courant ascendant et disparaître. Il attendit néanmoins de ne plus percevoir sa présence sur ses terres pour regagner sa chaise, sur laquelle il s’assit avec lourdeur. L’Invocateur plongea la main dans les plis de sa robe et en sortit lentement l’anneau auquel était suspendue la chandelle de Crynella, une petite sphère de feu et d’eau qui miroitait dans ces ténèbres neigeuses. « Je regrette tant, Rhapsody », murmura-t-il. Sorbold Trouver de quoi vêtir le gladiateur lui prit un temps fou… Il n’y avait pratiquement rien, dans cette chambre, à l’exception d’une jupette en soie et de quelques foulards de mousseline. Il fallut à Rhapsody un bon moment pour comprendre comment les draper pour obtenir un pagne. Puis elle découvrit sous le lit un pantalon et une épaisse chemise de laine, de même qu’un mouchoir soigneusement plié glissé sous une carpette faite de bandes de tissu tressées. Ce fut en redoutant de le voir se réveiller qu’elle se mit à plat ventre pour regarder sous le lit, en jetant constamment des coups d’œil à la silhouette qui gisait parmi les draps froissés. Malgré ses craintes, il resta inconscient même lorsqu’elle l’habilla, lia ses mains et ses pieds et l’enroula dans le plus lourd des draps qu’elle put dénicher. Puis elle enfila la chemise de soie et trouva enfin le courage de regarder son visage, car elle craignait un peu de l’avoir étouffé sous l’oreiller. Un petit filet de bave s’était échappé de sa bouche, et l’inconscience le rendait bien moins effrayant qu’auparavant. Rhapsody avait toujours des haut-le-cœur et elle prit de brèves inspirations pour se détendre. Le moment eût été mal choisi pour craquer. Il lui inspirait de la pitié, malgré ce qu’il avait tenté de lui infliger. À l’exception probable de Treilus, aucune des personnes rencontrées en ce lieu n’y était venue de son plein gré, et connaître ses origines lui faisait regretter de ne pas l’avoir rencontré en d’autres circonstances. Mais elle savait qu’il lui inspirerait beaucoup moins de tendresse s’il se réveillait avant qu’elle ne le confie aux renforts qui devaient déjà l’attendre à l’extérieur. Elle essuya son visage avec le mouchoir trouvé sous le lit et se leva pour repartir. Elle n’avait pas terminé ce mouvement qu’une chose argentée tomba du carré de tissu plié. Elle se baissa pour le ramasser et constata qu’il s’agissait d’un collier en argent, de facture grossière et sans élégance. Le gage d’amour d’une esclave ? Se souvenant que toutes s’étaient tues quand Treilus avait cité le nom de Constantin, Rhapsody estima que c’était improbable. En apprendre plus devrait attendre. Elle fourra le collier dans la bourse avec le restant du somnifère et regagna la porte. Le couloir des quartiers des gladiateurs était désert et silencieux, à l’exception des cris étouffés qui s’élevaient par instants derrière les lourdes portes. Les occupants de ces appartements avaient de toute évidence des activités si prenantes qu’ils ne risquaient pas de s’intéresser à leur départ. Leurs partenaires pour la soirée gagnaient leur pitance en emplissant l’air de cris d’extase probablement sans commune mesure avec le plaisir éprouvé afin de démontrer leur conscience professionnelle. Rhapsody frissonna et revint rapidement vers les portes-fenêtres de la cour où devaient l’attendre Khaddyr et ses hommes. Arrivée là, elle scruta la nuit enneigée. Sans voir personne. La cour où les gladiateurs venaient prendre de l’exercice était déserte. Les flocons tombaient doucement, lorsqu’elle ouvrit les vantaux et sortit sur le sol gelé. Poser ses pieds nus sur les pavés glacés lui provoqua un mouvement de recul, et elle pensa à la longue marche qu’elle devrait effectuer pour gagner l’autre point de rendez-vous si les renforts n’arrivaient pas au plus vite. Quelques minutes plus tard ses pieds étaient engourdis et elle rentra, referma la porte-fenêtre et regagna rapidement la chambre du gladiateur. Elle contrôla une fois de plus sa respiration. Constantin était toujours inconscient mais vivant. Après avoir jeté un dernier regard prudent dans le passage, elle agrippa le drap à deux mains pour le traîner sur le sol. Lorsqu’elle fut finalement de retour dans la cour, Khaddyr brillait toujours par son absence. Le gladiateur gémit mais ne bougea pas pour autant. Rhapsody rouvrit la porte-fenêtre et des flocons tombèrent sur son corps à moitié nu, et ce fut cette fois la froidure qui la fit frissonner et non la peur comme un instant plus tôt. « Oh, ferme-la ! grommela-t-elle. Tu as des vêtements et une couverture. Tu saurais ce que je ressens, si je ne t’avais mis qu’un pagne ! » Seuls les hurlements du vent nocturne lui répondirent. Le temps d’atteindre l’autre point de rendez-vous, ses pieds étaient cuisants et striés de sang. Elle maudissait le fait de ne pas avoir pu dissimuler ses chaussures là où elle aurait eu la possibilité de les récupérer, mais elles se trouvaient à une bonne demi-lieue de là et retourner jusqu’aux arènes n’était pas envisageable. Khaddyr et les renforts n’étaient pas là non plus, mais sa jument l’attendait où elle l’avait laissée, dissimulée dans un bosquet. Aucune empreinte n’était visible dans la neige tombée depuis son départ, celles des sabots de son cheval exceptées. L’animal parut heureux de la revoir et Rhapsody fouilla sa sacoche de selle pour en sortir une ration d’avoine, afin de se faire pardonner sa longue absence. Elle prit également les quelques vêtements qu’elle avait apportés… une paire de jambières et des gants, qu’elle enfila sans perdre de temps. La neige tombait plus dru, désormais, et Rhapsody abrita ses yeux pour étudier un ciel de plus en plus sombre. Une tempête approchait et elle voyait dans le lointain le vent fraîchir dans les champs séparant Sorbold de la forêt. Les lumières de la cité-état de Jakar scintillaient à la bordure de son champ de vision, pour finir par disparaître derrière un rideau de blancheur de plus en plus épais. Rhapsody se massa les bras pour tenter de les réchauffer. La chemise de soie trouvée dans la chambre de Constantin laissait passer le vent, et le froid plus encore. Khaddyr et ses hommes devraient être arrivés, conclut-elle à contrecœur pendant que le gladiateur gémissait sous sa couverture. Il finirait par geler, si elle le laissait allongé sur le sol. Elle alla attacher son cheval à un arbre et, en utilisant une poulie et une longe passée sous les aisselles de son prisonnier, elle réussit à hisser celui-ci sur la jument. Constantin devait toutefois être trois fois plus lourd qu’elle, et elle n’évita que de justesse une catastrophe quand la corde échappa de ses mains engourdies. Il aurait pu en raison de sa masse blesser grièvement sa monture, si elle n’avait rattrapé la corde in extremis… ce qui lui valut d’être traînée sur le ventre sur une courte distance. Elle finit par l’attacher solidement en l’emmitouflant dans la couverture et les derniers bouts de tissu qu’elle avait emportés. Elle lui donna un peu du contenu de son outre de vin et de ses rations de la journée, lorsqu’il reprit vaguement conscience, pour le rendormir sitôt après avec le restant de soporifique. Le jour s’était levé et la neige se mêlait de pluie et se changeait en glace, agressant toutes les parties découvertes du corps de Rhapsody. Elle scruta les alentours sans rien voir aussi loin que portait son regard. L’épouvantable pensée qu’elle avait tenté de repousser tout au long de la nuit commençait à s’enraciner en elle. Khaddyr risquait de ne jamais venir. Elle n’avait toutefois pas d’autre choix que l’attendre. Elle manquait d’eau et de nourriture, et ils ne pourraient ni l’un ni l’autre survivre à la froidure dans des tenues telles que les leurs. Rhapsody utilisa sa science du feu pour les réchauffer, mais dès que le soleil commença à se coucher le vent glacial réclama son tribut et ses capacités décrurent. Finalement, quand tout un jour se fut écoulé, elle en conclut qu’elle était seule et qu’elle le resterait. Elle ignorait si les renforts s’étaient égarés ou avaient subi une attaque, mais elle ne pouvait attendre plus longtemps. Dès l’instant où Llauron avait fait le nécessaire pour qu’ils partent à temps, elle devait admettre qu’ils n’avaient pas eu la possibilité de l’aider. Elle dressa alors l’inventaire de ses maigres réserves, vérifia leur équipement et inspecta les liens qui assujettissaient le gladiateur au cheval. Dire que sa mère avait toujours insisté pour qu’elle emporte un châle de réserve, où qu’elle aille ! C’était un autre conseil dont elle prenait un peu tard conscience du bien-fondé. Elle ne connaissait pas cette forêt, elle comptait s’en remettre aux envoyés de Llauron pour la conduire en Tyrian. Elle avait pu traverser ce secteur avec Ashe, dans un lointain passé. Si c’était le cas, peut-être reconnaîtrait-elle un point de repère, quelque part en chemin. Dans un cas comme dans l’autre, elle ne pouvait rester là plus longtemps. Elle fit claquer sa langue pour inciter la jument à repartir et s’éloigna sous le vent et la neige de plus en plus drue. Ses pieds s’engourdissaient et elle concentrait son esprit sur l’âtre rugissant de la maison d’Oelendra et la douce chaleur qui l’y attendait. 30 Haguefort, province de Navarne LA JOURNÉE AVAIT ÉTÉ LONGUE et pénible. Un vent très vif avait agressé les fenêtres et les murs de pierre rosâtre d’Haguefort pendant la quasi-totalité de la semaine, bloquant les enfants de messire Stephen à l’intérieur du château et nécessitant d’alimenter sans discontinuer les grandes cheminées. À l’intérieur de la place forte l’air était lesté de tant de fumée que respirer devenait difficile. Et l’anniversaire de la mort de Gwydion de Manosse, décédé vingt ans plus tôt pendant la première lune de l’été, rendait la situation encore plus pénible. Le chagrin éprouvé par Stephen lors de la découverte du corps broyé et ensanglanté de son ami d’enfance comprimait de nouveau son cœur et rouvrait d’autres blessures. Le trépas de Lydia pesait toujours autant sur lui, alors qu’il bordait Melisande sans lui chanter sa berceuse habituelle puis embrassait Gwydion en lui souhaitant bonne nuit mais sans entamer leur petit bavardage coutumier, plaidant avec sincérité une forte migraine. Les vents perdirent toute vigueur aux alentours de minuit et Stephen décida d’affronter la froidure. Il ouvrit les portes du balcon et s’y aventura, avant de s’abriter contre le mur extérieur à l’instant où la brise reprenait de plus belle et gelait tant son visage que ses mains. Mais dans ses poumons l’air qu’il inhalait était à la fois doux et pur en dépit des relents fuligineux de la fumée s’échappant des nombreuses cheminées du palais. Les réverbères étaient éteints. Les allumeurs avaient renoncé à faire leur travail en raison des rafales et en contrebas la cour était plus sombre que de coutume. Il discernait néanmoins les bâtiments, l’écurie et les baraquements reconstruits depuis leur incendie – des pertes imputables à la révolte paysanne inattendue du printemps dernier – ainsi que le musée cymrien sur le côté nord de la cour, avec ses épais murs de pierre tachés de suie mais autrement restés intacts. Tout était paisible, comme figé hors du temps. Lorsqu’il l’aperçut, il pensa tout d’abord à un fruit de son imagination, un vague éclat bleuté visible un court instant derrière une fenêtre du musée. Stephen cilla pour expulser de ses yeux les larmes dues aux agressions des éléments. Il avait vu quelque chose, c’était désormais une certitude. Cela recommença. Stephen traversa le balcon verglacé, sa tunique serrée contre son corps. En glissant à l’occasion sur la neige qui avait gelé entre les dalles du sol, il gagna la rambarde et se pencha pour regarder plus attentivement. Là ! Aller jusqu’au musée en passant par la porte principale du château eût pris bien trop de temps. Stephen enjamba prudemment la rambarde du balcon pour emprunter un escalier extérieur en colimaçon dont il dévala les marches recouvertes de neige entassée par le vent. Le temps de traverser la cour en fendant des congères qui lui arrivaient aux genoux, ses oreilles et ses mains protestaient en silence contre ces mauvais traitements pendant que le vent reprenait de plus belle. La porte du musée était verrouillée et il ne voyait aucune lumière – qu’elle fût bleutée ou de toute autre couleur – derrière l’unique ouverture du bâtiment, la petite lucarne semi-circulaire de l’étage. Stephen chercha maladroitement sa grosse clef de cuivre avec des mains tremblantes. Lorsqu’il l’eut identifiée sur son trousseau, il l’inséra rapidement dans la serrure rouillée et la tourna. La porte protesta par des gémissements, lorsqu’il l’ouvrit, une plainte que couvrirent les hurlements du vent. Stephen entra sans perdre de temps et referma sitôt après le battant derrière lui. Privé de fenêtres, le rez-de-chaussée évoquait plus un mausolée qu’une salle d’exposition. Il avait été construit à une époque où, comme à présent, être de descendance cymrienne était un sujet d’embarras… ou, à tout le moins, une chose dont il eût été malvenu de se vanter. La population du continent avait énormément souffert de la guerre ayant opposé Anwyn à Gwylliam, et nul n’appréciait ceux qui avaient été loyaux au seigneur ou à sa dame en provoquant tant de dévastations, des pertes qui avaient touché non seulement les membres de ces factions mais la totalité des gens. Le musée avait été conçu ainsi pour deux raisons : il fallait à la fois protéger ces trésors historiques des effets du soleil et des exactions que pourraient commettre des exaltés. Stephen regarda les objets mis en montre et estima comprendre pourquoi des non-Cymriens désiraient les détruire, et pourquoi les descendants des Cymriens avaient tendance à passer leurs origines sous silence. Les statues aux expressions menaçantes et toute l’histoire de son peuple le fascinaient depuis l’enfance, mais il s’agissait pour la plupart des personnes de vulgaires reliques d’une époque révolue de fanfarons, d’individus disposant de pouvoirs qu’ils ne comprenaient pas et qui se prenaient par conséquent pour des dieux. Dans le sillage des destructions provoquées par leur civilisation autrefois importante, un tel ressentiment était compréhensible. Compréhensible mais regrettable. Stephen regarda son œuvre de reconstitution historique, les objets préservés avec soin, les reproductions méticuleuses de vieux manuscrits, les statues de pierre polie, des choses exposées avec amour sans que nul puisse les voir. L’Ère Cymrienne avait eu une grandeur que seul un historien pouvait apprécier, une étincelle de génie et d’enthousiasme, un profond intérêt porté à la vie et ses possibilités dont Stephen avait hérité… et qu’il pouvait toujours percevoir dans son sang, même face à l’affliction et la folie qui caractérisaient son existence. Il entendit un bruit sourd dans les hauteurs et sursauta. « Qui est là ? » cria-t-il. La réponse lui parvint sous la forme d’une clarté bleutée qui nimba l’escalier situé à l’autre extrémité du petit bâtiment. Stephen se tourna vers un des râteliers pour s’emparer d’un estramaçon, l’arme que Faedryth avait abandonnée dans le Grand Tribunal lors du dernier Conseil cymrien. On racontait que le roi des Nains l’avait lancée dans cette cuvette naturelle afin d’extérioriser son dégoût, pour rompre tout lien pouvant exister entre lui et les siens et la dynastie cymrienne, avant d’émigrer avec ses sujets vers des terres situées encore plus loin que l’Hintervold. Il approcha lentement des marches que descendaient désormais des ondes de lumière. « Qui est là ? » répéta-t-il. La clarté se fît plus vive, plus hypnotique. Stephen pensa aux énormes blocs de verre enchâssés dans les murs de la grande basilique maritime d’Abbat Mythlinis où il allait faire ses dévotions. Les hublots en question avaient été placés sous le niveau de la mer pour permettre aux fidèles de voir les flots à travers les parois de ce vaste lieu de culte. Ils emplissaient la basilique d’une clarté bleutée diffuse qui se répandait par ondes successives sur la congrégation. Des pensées qu’il chassa de son esprit pour entamer l’ascension des degrés, lentement et sans bruit. Au sommet de l’escalier, les gemmes et les dorures de la statue de cuivre de la dragonne Elynsynos miroitaient sous cette étrange lumière céruléenne. Stephen s’était ramassé sur lui-même en restant à couvert, quand tout s’éteignit. « Salut, Stephen. » La voix, douce et vaguement familière, provenait de l’autre extrémité des lieux, sur la gauche. Stephen se redressa en entendant citer son nom et s’avança, l’épée du roi nain au poing. Dans les ombres, un personnage dissimulé par un manteau et son capuchon s’intéressait à des objets ayant appartenu à Gwydion de Manosse. L’homme caressait le tissu brodé couvrant la table. Ses doigts s’immobilisèrent sur un bougeoir votif aux chandelles éteintes posé sur le devant. « Des bougies d’anniversaire ? » Sa voix était chaleureuse, teintée d’amusement. Stephen serra le poing sur son arme et la leva un peu. « Les flammes du souvenir. Qui êtes-vous ? Comment êtes-vous entré ici ? » L’homme se tourna vers lui. « Je commencerai par répondre à la deuxième question. J’ai utilise la clef que tu m’as donnée. — Vous mentez ! Je suis le seul à avoir une clef de ce lieu. Qui êtes-vous ? — Le seul être vivant, sans doute, soupira le visiteur avant de lever la main pour repousser son capuchon. C’est moi, Stephen. Je suis Gwydion. — Sortez ou j’appelle la garde ! » Stephen recula d’un pas en tendant la main vers la rampe. Ashe saisit la poignée de son arme et la tira de son fourreau. La lumière bleutée de Kirsdarke jaillit, en ondes miroitantes évocatrices des vagues de l’océan. Elles illuminaient sa chevelure et ses traits, ce qui ajoutait une touche cuivrée à la clarté azur. « C’est bien moi, Stephen, et je n’ai rien d’un spectre… En grande partie grâce aux soins que tu m’as prodigués le jour où tu m’as trouvé dans la forêt. — C’est impossible. Khaddyr… Khaddyr n’a rien pu faire pour toi. Tu as rendu l’âme avant que je revienne avec lui. » Ashe soupira et fit glisser sa main dans sa chevelure bouclée. « Je regrette qu’on t’ait menti, Stephen. Il m’est impossible de te fournir une explication valable. — Tu as foutrement raison ! s’emporta Stephen en jetant l’estramaçon du roi nain sur le sol. Tu es vivant ? Tu as vécu parmi nous en te dissimulant pendant toutes ces années ? C’est quoi, cette plaisanterie macabre ? — Une nécessité, je le crains », répondit doucement Ashe, bien qu’il fût torturé par la souffrance qu’il lisait sur les traits de son vieil ami. « Mais ça n’a rien d’une plaisanterie, Stephen. J’ai dû me cacher. » Et tu le sais aussi bien que moi, si tu es l’hôte du F’dor, ajouta mentalement le dragon suspicieux qui vivait en lui. « Tu te cachais de moi ? Tu n’avais pas confiance ? Tu m’as laissé croire que tu étais mort pendant toutes ces années ? Que le Vide t’emporte ! » Saisi de colère, Stephen se détourna pour descendre les marches. « Il a bien failli le faire, Stephen. Il m’arrive de me demander si ce n’est pas ce qui s’est produit. » Le duc de Navarne s’arrêta net puis tourna la tête vers la silhouette de son ami, debout dans la pénombre bleutée. Son regard suivit la lame liquide. « Kirsdarke… Je l’ai donnée à Llauron après ta… après qu’il m’a dit… — Je sais, et je t’en remercie. » Stephen remonta au premier, en se tordant les mains tant il était gêné. « J’avais peur de la prendre, et plus encore de la laisser ici, quand tu étais si grièvement blessé. Je… nous avions si souvent plaisanté, en disant que je te la subtiliserais dès que tu l’aurais finalement obtenue… » Ashe lâcha l’épée et se précipita vers son ami, qui vint à sa rencontre pour l’étreindre. Sous le choc, Stephen tremblait et Ashe se maudissait, et maudissait son père. « Désolé… Je t’aurais tout expliqué, si j’en avais eu la possibilité. — Puisse le Tout-Dieu me pardonner d’avoir rejeté ses bienfaits », répondit Stephen en le serrant contre lui. Il finit par libérer son ami et s’avancer dans la clarté bleutée tournoyante vers le point où se trouvait l’épée, pour la ramasser et la rendre à Ashe… qui la prit et la remit dans son fourreau, mouchant une fois de plus sa lumière. Stephen se tourna vers l’escalier obscur. « Viens avec moi au château. Il règne ici un froid à geler les tétons d’une sorcière, et nous pourrons nous asseoir devant un bon feu et… — Impossible. — Tu te caches toujours ? — Dans la plupart des cas. » Ashe regagna l’angle de la pièce et baissa les yeux sur la table. Rhapsody avait parlé d’un mausolée, et il en comprenait désormais la raison. En plus de la nappe d’autel et des cierges, on y trouvait les biens qu’il avait eus sur lui lorsqu’il s’était lancé à la recherche du démon : sa chevalière en or, une dague en piteux état et le bracelet en lanières de cuir tressées que Stephen lui avait offert dans leur jeunesse. Une assiette en cuivre était suspendue au mur, derrière la table, un objet délicatement ciselé dans lequel son nom avait été gravé. Ses sens de dragon relevèrent que cet objet était bien moins terne que les autres souvenirs exposés. « Pourquoi, alors ? Pourquoi as-tu finalement décidé de te montrer à moi ? — Pour fêter mon anniversaire, plaisanta Ashe dont la gaieté fut éphémère. Je ne me cache plus comme je l’ai fait pendant ces vingt dernières années où je n’ai dévoilé mon visage à personne, Stephen, pas même à mon père. Je reste néanmoins très sélectif en ce qui concerne ceux auxquels je révèle la vérité. Le démon me cherche toujours, ça ne fait aucun doute. Je veux pouvoir décider du moment de notre rencontre. — Des gens affirmaient t’avoir vu. Il y a d’ailleurs très peu de temps. Mais tous ont conclu à des rumeurs sans fondements, des mythes. — Ce n’était pas le cas, je le crains, répondit Ashe en frissonnant. Même si je peux affirmer que ce n’était pas moi… — Me raconteras-tu ce qui s’est passé ? — C’est la raison de ma venue, oui. » Stephen sourit, pour la première fois. « Je n’en crois pas un traître mot. Je te soupçonne d’avoir voulu manger une part du gâteau d’anniversaire et boire quelques verres. Viens, je peux te faire entrer dans le château sans que nul te voie. Nous passerons des écuries aux souterrains qui traversent les caves, en prélevant au passage une bonne bouteille pour arroser nos retrouvailles. » 31 RHAPSODY NE SENTAIT PLUS SES PIEDS ; la neige les engourdissait et les emportait dans l’oubli. Elle ne savait plus depuis combien de jours et de nuits elle errait dans ces bois, elle savait seulement que ses forces s’évaporaient et que son but ne se rapprochait pas. Elle n’avait aucune idée du lieu où elle se trouvait. Tout autour d’elle le vent hurlait dans une forêt qui se poursuivait à l’infini ; arbres et taillis se fondaient en d’autres arbres et taillis, et ce qui l’entourait fusionnait en un tourbillon de blancheur qui semait la confusion dans son esprit. Elle était épuisée, et complètement perdue. Elle avait tenté de s’orienter grâce aux étoiles, comme le lui avait appris son grand-père, mais ces constellations lui auraient été inconnues même si la tempête n’avait pas réduit à ce point la visibilité. Le gladiateur ne tentait même plus de se réveiller ; elle utilisait le peu qui subsistait en elle de sa science du feu pour l’empêcher de geler en travers de la selle. Elle ne put finalement aller plus loin et se laissa choir à genoux dans la neige, recouverte d’une pellicule de glace qui agressa ses jambes. Ses cheveux furent fouettés par le vent et elle les vit danser devant ses yeux, comme les branches d’un arbre d’or ployant sous les bourrasques qui imposaient leurs volontés à toute la forêt. Le vent happait ses oreilles et ses ululements modulés la berçaient, pour l’emporter vers des rêves sinistres et autre chose… Oui, il avait en lui de la puissance, une puissance dont elle aurait dû se souvenir. Et cela lui revint à l’esprit : l’appel des Semblables que lui avait enseigné Oelendra. Rhapsody se recroquevilla en laissant sa tête reposer sur son giron, et elle tenta de s’isoler des plaintes aiguës insistantes qui s’élevaient autour d’elle. Son haleine ne lui procurait plus aucune chaleur et elle glissa ses mains sous ses aisselles, pour tenter de se concentrer, chercher dans ce hurlement la note qui porterait son cri de détresse jusqu’aux frères du vent. Elle finit par la trouver, un son pur et posé qui entrait en résonance sous le tumulte, un bourdonnement qui restait régulier pendant que le vent s’emportait et s’apaisait. « Par l’Étoile, murmura-t-elle d’une voix fêlée par le gel. J’attendrai, je veillerai, j’appellerai et serai entendue. » Autour d’elle, les bourrasques perdirent imperceptiblement de leur violence, et la note délassante devint encore plus pure. Rhapsody se concentra. « Par l’Étoile », psalmodia-t-elle encore dans sa langue natale, le langage de son enfance. « J’attendrai, je veillerai, j’appellerai et serai entendue. » La note vibrait, limpide et nette, puis elle devint un souffle de respiration qui s’enroula autour du vent et disparut avec lui dans les ténèbres. Rhapsody tendit l’oreille pendant que ce son s’éloignait, priant pour recevoir de l’aide pendant que son cœur lui rappelait que l’étoile à laquelle elle se référait illuminait une mer située à un monde de là ; que la résidence du vent qui charriait l’appel des Semblables avait depuis longtemps disparu sous les flots. Oelendra pourrait néanmoins l’entendre. Par acquit de conscience elle chanta le nom de son mentor et lui dédia des chants d’amour, ainsi qu’aux enfants et à tous ses amis. Elle s’abstint toutefois de citer Ashe, car elle craignait qu’il ne l’entende et vienne à son secours. Le temps s’écoulait, sans hâte ni faits particuliers. Le cheval tremblait, et il se déplaça pour ne pas laisser le froid le gagner. Rhapsody leva la main vers sa bride et la rata, ce qui lui valut de tomber tête la première sur le sol gelé. Elle se relevait en tendant les bras devant elle lorsqu’elle crut voir la silhouette d’un autre cheval très loin de là, une ombre qui apparaissait et disparaissait derrière les arbres dressés à l’horizon, et qui finit par s’effacer de façon définitive. La neige durcissait, car la température baissait encore. Les flocons au départ duveteux se transformaient en cristaux de glace qui s’élevaient en tourbillons. Emportés par les rafales, ils cinglaient son visage et l’aveuglaient, l’empêchant de voir où elle se trouvait. Elle tenta d’avancer vers le cheval, en rampant. Le visage de son père dansait devant elle. Il l’appelait, pendant que sa température interne commençait à chuter. Elle savait qu’elle mourrait bientôt de froid. Elle discerna dans le lointain une forme imprécise sur le décor changeant des volutes de glace, encore plus loin à la limite d’un champ de vision de plus en plus réduit… sans doute le cheval qu’elle avait cru voir un peu plus tôt. Au prix d’un impensable effort, elle se mit à genoux sur la croûte de neige durcie et ferma à demi les paupières. Il semblait venir vers elle, un individu corpulent aux contours dilatés et agités par le vent déchaîné. Il se rapprochait sans rencontrer les mêmes difficultés qu’elle. Ce personnage paraissait onduler, un effet sans doute dû à ses propres tremblements. Elle se concentra pour rester attentive, mais son esprit s’était déjà aventuré dans une contrée envahie par un brouillard impénétrable. Elle leva un bras vacillant vers son cheval et referma les doigts sur la jambe du gladiateur… toujours tiède sous son linceul de couverture et de manteaux. Elle cilla pour rester vigilante. Si l’inconnu en approche les menaçait, elle emploierait ce qui subsistait en elle de sa maîtrise du feu et de ses capacités de Baptistrelle pour aiguillonner le cheval et lui ordonner de regagner son point de départ. Rhapsody tapota la jambe musclée, en geste d’excuse, consciente de son échec. Elle pria, alors que la nuit commençait à tomber, pour ne pas avoir placé ce malheureux dans une situation encore moins enviable que la précédente. « Rhapsody ? » Les ténèbres s’accentuèrent puis reculèrent, pendant qu’elle essayait de reprendre conscience. Elle avait cru entendre une bourrasque prononcer son nom. Puis la neige craqua comme l’inconnu pressait l’allure et elle perçut une fois de plus son nom pendant que le vent cinglait ses oreilles et résonnait à l’intérieur de sa tête. « Rhapsody ? Dieux, est-ce bien vous ? » La voix était plus nette et grave. En se sentant perdre pied, elle crut pouvoir la reconnaître sans toutefois déterminer où elle l’avait déjà entendue. Les sons entraient en résonance et s’amplifiaient, lui donnant des vertiges. Elle tenta de se lever et découvrit que ses jambes ne lui obéissaient plus… et qu’elle avait cessé de les percevoir. Elle agrippa la sous-ventrière de sa jument qui se mit à piaffer en la traînant sur le sol. Puis l’homme vint la redresser, la hisser hors de la neige. Sa vision désormais trouble lui révéla qu’elle avait devant elle un haubert aux mailles métalliques noires et argent sous un ample manteau sombre lui aussi vaguement familier, même si elle ne réussissait pas à en déterminer la raison. Pas plus qu’elle ne pouvait savoir si elle était ou non en danger. Le monde oscilla une fois de plus quand il lâcha son bras et qu’elle vit un tourbillon de neige blanche et de laine noire la recouvrir, enclore son corps engourdi dans la chaleur qui avait un instant plus tôt appartenu à cet homme. « Par les Semblables, c’est bien vous ! Par tout ce qu’il y a de bon en ce monde, que faites-vous ici ? À moitié nue, de surcroît ? Je vous savais un peu bécasse, mais pas complètement folle… ou suicidaire ! » Rhapsody essaya de voir au-delà de ses cils pris par le gel, mais elle ne pouvait garder le regard rivé sur ce visage. Elle discernait seulement des zones claires ou sombres, comme s’il avait une barbe, et ses yeux étaient du même bleu que ceux d’Ashe… sans pupilles verticales. Il la tenait devant lui, pour lui éviter tout contact avec le sol, dans des bras assez puissants pour qu’il n’eût aucun effort à fournir. Elle se concentra sur les vibrations qui émanaient de cet homme et une vague image se forma dans son esprit. Elle concernait leur précédente rencontre. Elle avait eu lieu en cet endroit, ou à proximité du lieu où elle pensait se trouver. Finalement, les traits se mirent en place. Il s’agissait du frère de Llauron, du fils cadet d’Anwyn et de Gwylliam, de l’oncle d’Ashe. Le militaire dont le cheval avait failli la piétiner sur la route de la forêt, un an plus tôt. Elle pensait se souvenir de son nom. « Anborn ? Anborn ap Gwylliam ? » Elle était dans un état second et sa propre voix la surprit, fêlée, rauque et chevrotante comme celle d’une très vieille femme. Il glissa un bras sous ses genoux afin de rentrer ses pieds gelés sous le manteau. « En effet. C’est donc vous qui avez confié cet appel au vent ? Dieux, si j’avais imaginé dans quel état vous étiez, je me serais fait accompagner par des guérisseurs. — Non, hoqueta-t-elle d’une voix qui refusait de sortir de sa bouche. Il ne faut pas. Personne ne doit… savoir. Je vous en conjure. — Et c’est quoi, ça ? » demanda-t-il sèchement en inclinant le cou vers la jument. Les dents de Rhapsody claquaient tant qu’elle faillit ne pas pouvoir répondre : « Un gladiateur. » Anborn finit d’envelopper ses pieds dans son manteau avant de l’attirer contre sa poitrine pour lui communiquer un peu de sa chaleur corporelle. « Vous avez enlevé un gladiateur ? Où ça ? En Sorbold ? » Elle le confirma de la tête. « J’espère que vos raisons sont valables. Ce n’est pas pour assouvir vos fantasmes débridés, j’espère ? » Ses membres gelés commençaient à absorber la chaleur, et elle se mit à trembler de façon incontrôlable. « Vous êtes allée seule en Sorbold pour enlever ce colosse… et en étant vêtue de la sorte ? Qui a eu cette brillante idée ? » Il siffla et fit claquer sa langue. Son cheval approcha aussitôt au petit galop. Il glissa les mains de Rhapsody sous ses aisselles, pour tenter de les réchauffer et réduire leurs tremblements. « Llauron. » Sa monture vint s’immobiliser près de lui et il y assit Rhapsody en amazone, avant de prendre une petite couverture qui avait protégé l’encolure de l’animal pour en envelopper les jambes de la jeune femme. « Faites-moi penser à aller le rouer de coups, lorsqu’il aura fallu vous amputer des deux pieds. À quoi rime tout ça ? Que faisiez-vous ici ? » Rhapsody percevait de nouveau les lobes brûlants de ses oreilles. « J’attendais des renforts… qui ne sont pas venus. » Anborn leva les yeux sur elle, sourcils froncés de façon menaçante. Il sortit de sa sacoche de selle une flasque en métal qu’il lui tendit. « Buvez. » Elle voulut la prendre mais son bras tremblait tant qu’Anborn changea d’avis et la porta à ses lèvres, en soutenant son dos de l’autre main. Le breuvage la fit s’étrangler et pendant qu’elle toussait un peu d’alcool se répandit ses lèvres, les rendant plus vulnérables encore aux morsures du vent. Anborn essuya sa bouche avec l’ourlet de son manteau. « Ne vous endormez pas ! ordonna-t-il en refermant les doigts sur son menton. Si c’est le cas, secouez-vous ! Réveillez-vous tout de suite, ou c’est la mort assurée. M’entendez-vous ? Votre vie ne tient plus qu’à un fil, même si vous n’en avez pas conscience. Depuis combien de temps êtes-vous exposée au froid de cette façon ? » Rhapsody fit des efforts pour s’en souvenir et repoussa les frontières indistinctes de l’inconscience. « Sept jours, huit ? Plus, peut-être… », murmura-t-elle. Et l’effort réclamé faillit l’emporter. Anborn ne dit mot, mais son expression devint encore plus menaçante. Il sortit une corde de sa sacoche et, conscient qu’elle n’aurait pas la force de se tenir en selle, il l’y attacha avant de conduire l’animal par la bride jusqu’à l’autre monture… pour examiner le gladiateur inconscient pendant que Rhapsody restait recroquevillée sous son manteau, totalement inerte. Elle le vit déplacer le jeune homme puis verser dans sa bouche un peu du breuvage qu’il y avait dans la flasque, avant de l’assommer d’un coup de poing dès qu’il le vit bouger. Il revint ensuite se mettre en selle derrière elle, et nouer la bride de son cheval aux rênes du sien. « Vous êtes vraiment la reine des idiotes, marmonna-t-il en la foudroyant du regard. Il faut l’être pour veiller au confort d’une telle brute épaisse et la nourrir à vos dépens. Félicitez-vous de ne pas être placée sous mes ordres… Je vous ferais fouetter. C’est ce que mérite celui qui met en péril une vie pleine d’intérêt pour en sauver une qui n’a aucune valeur. » Il la regarda dans les yeux et, constatant qu’ils étaient vitreux et qu’elle ne réagissait pas, il prit son visage entre ses mains. Il effleura ses lèvres avec les siennes pour insuffler dans sa bouche un peu de sa chaleur interne. Un contact privé de passion, uniquement destiné à emplir ses poumons d’une tiédeur qui finit par se répandre également sur son visage. Au bout d’un moment, il la dévisagea pour chercher sur ses traits les traces d’une réaction. N’en découvrant aucune, il recommença, bien décidé à réchauffer également l’intérieur de son être. Finalement, Rhapsody cilla et Anborn vit avec amusement une expression de vague surprise altérer les traits de la jeune femme qui constatait qu’il avait collé sa bouche à la sienne. « À présent, évitez de vous rendormir si vous ne voulez pas m’obliger à remettre ça », dit-il en remontant le manteau sur sa tête. Après quoi il la serra contre sa poitrine et repartit avec les deux montures pour les soustraire à la tempête. 32 APRÈS DE NOMBREUSES HEURES de pénible voyage leurs chevaux étaient si las qu’ils allaient de tous côtés, désormais incapables de garder un cap. La nuit était tombée longtemps auparavant, et chaque fois qu’elle avait senti le sommeil l’envahir Rhapsody avait été réveillée en sursaut par l’index qu’Anborn enfonçait impitoyablement entre ses côtes, pendant que des épithètes peu flatteuses grondaient dans ses oreilles. Elle finit par se maintenir dans un état de semi-conscience qui lui permit de fournir une réponse négative la plupart des fois où il lui demanda si elle dormait. Ils atteignirent finalement une petite maison plongée dans l’obscurité. Rhapsody discernait à peine ses contours contre le décor d’arbres et derrière le rideau de neige qui tombait toujours, tapie dans la clairière d’une forêt qui la dissimulait aussi efficacement que l’étaient les postes des gardes frontières de Lirin. La porte et les volets striés de profondes entailles étaient épais et solides. Anborn mit pied à terre et la fit glisser du cheval, pour la jeter sur son épaule comme un sac d’avoine tout en débouclant les sangles de ses sacoches. Puis il la porta à l’intérieur de l’abri et la déposa dans un grand fauteuil sentant le moisi, avant de se déplacer dans la pièce pour ouvrir le conduit de cheminée et préparer un feu. Rhapsody restait immobile. Elle refusait de seulement entrouvrir le manteau qui lui avait prodigué sa douce chaleur tout au long du voyage. Elle parcourut les lieux avec des yeux chassieux ; les murs étaient nus et l’air glacé stagnant. Elle discerna dans la pénombre un lit et une table, en plus du siège sur lequel elle se trouvait, ainsi que des portes donnant sur l’extérieur et ce qui devait être un placard. Un moment plus tard tout était nimbé par la faible clarté d’une lanterne qu’Anborn avait allumée pendant que le feu se mettait à crépiter. Il ressortit et resta absent un long moment. Rhapsody en profita pour sommeiller. Elle fut réveillée en sursaut quand la porte claqua et qu’Anborn revint à grands pas dans la pièce, avec un énorme baquet qui avait dû servir d’abreuvoir. Il le posa devant l’âtre après l’avoir secoué pour faire tomber des résidus divers sur le sol en terre battue, puis il ressortit pour réapparaître peu après avec un gros chaudron noir qu’il suspendit au-dessus de l’âtre. Il repartit encore et, pendant que le feu prenait de la vigueur, Rhapsody commença à percevoir ses membres qui dégelaient en la soumettant à une torture insidieuse. Elle voulut masser ses bras et ses jambes, sous le manteau, mais ses mains étaient insensibles. Elle allait céder à la panique, quand il revint. Il apportait deux grands seaux, qu’il vida dans le baquet installé devant l’âtre. Puis il alla décrocher la marmite suspendue au-dessus des flammes, en utilisant un morceau de cuir épais pour isoler sa main de la chaleur de l’anse, et il versa également son contenu dans le baquet. De la vapeur s’éleva vers le plafond de chaume et Anborn vint vers elle, retira son manteau, la souleva et alla la lâcher dans l’eau sans cérémonie. Elle hoqueta puis se mit à pleurer, sans verser une seule larme, pendant que la chaleur agressait son corps transi et rendait leur sensibilité aux extrémités de ses membres et tourmentait son torse. Elle tremblait pendant que la peau de ses orteils et de ses doigts pelait en squames qui montaient flotter à la surface, parmi les voiles arachnéens qu’elle portait encore. Anborn ressortit sans lui avoir dit un mot ou lancé un regard. Il revint avec d’autres seaux, dont il se servit pour remplir le chaudron suspendu au-dessus du feu. Puis il approcha du baquet et baissa les yeux sur elle avant de s’accroupir pour la dévisager, avec sévérité, et tendre la main afin de retirer le voile qui couvrait à peine ses seins. « Enlevez-moi ça », ordonna-t-il en désignant le bas de sa tenue qui remontait flotter à la surface avec des feuilles, des brindilles et autres débris de la forêt. Rhapsody tenta de s’exécuter, sans réussir à soulever suffisamment ses hanches, et il se pencha pour arracher les lambeaux de vêtements et les lancer derrière lui. S’il la parcourut du regard, son expression resta neutre, tel un maquignon jaugeant une vache au marché. Puis il retourna vers le feu et brassa l’eau que contenait le chaudron. « Des sensations réapparaissent-elles ? s’enquit-il en lui tournant le dos. — Oui. » Rhapsody sanglotait, tentant de se ressaisir. Elle regarda la peau noire de ses genoux se craqueler et se dissoudre, pour révéler au-dessous des plaques rosâtres. « Où est le gladiateur ? » Anborn se tourna, et son expression traduisait un profond dégoût. « Vous n’avez aucun sens des réalités, ma belle ! Ce que vous devriez vous demander, c’est si nous réussirons à sauver les extrémités de vos membres… pas vous soucier de votre jouet ! » Il retira le chaudron de l’âtre et ajouta de l’eau chaude dans le baquet, pour sourire de satisfaction en entendant Rhapsody pousser un cri de souffrance. « Parfait, c’est bon signe… dit-il en allant remettre la marmite sur le feu. Que vouliez-vous savoir, au fait ? » Rhapsody prenait de brèves inspirations pour tenter d’oublier les ondes de souffrance qui parcouraient ses bras et ses jambes. « Je vous en prie, Anborn… Où est-il ? » Il porta sur elle des yeux sombres et scrutateurs, avant de croiser les bras. « Dans la cave. Qui est-ce ? Votre amant ? » Elle se remémora ce qui s’était passé en Sorbold et l’ironie de cette question la déstabilisa. La répulsion qu’elle avait chassée de son esprit à des fins de survie revint l’assaillir et lui donna des convulsions. Elle avait tenté de reléguer au loin ces choses, en attendant son retour auprès d’Oelendra, mais le traumatisme avait été trop grand et elle ne disposait plus de ses défenses naturelles. Elle se mit à pleurer à chaudes larmes, sous les effets conjugués de la douleur et de l’angoisse qui l’avait assaillie quand elle était dans les bras de Constantin. Anborn retourna vers le feu pour prendre le chaudron qu’il vida cette fois bien plus lentement, à l’extrémité opposée du baquet, en veillant à brasser l’eau le moins possible. Lorsqu’il eut terminé, il posa la main sur son épaule. « C’est bon, dit-il d’une voix bourrue mais amicale. Ça suffit. Vous pleurerez plus tard, car vos sanglots écorchent mes oreilles. Je considère votre réponse négative. En ce cas, puis-je savoir pourquoi vous avez fait une chose aussi idiote ? » Il plongea la main dans le baquet pour prélever de l’eau et la verser sur ses épaules et autres parties de son corps dépassant à la surface. La vision de Rhapsody s’était un peu améliorée et elle reporta son attention de la cabane à son occupant. Les deux étaient très frustes, un logis forestier aux murs calfatés avec de la boue, aussi simple et inébranlable qu’Anborn. Elle le regarda en ayant quelques hoquets pendant qu’il retirait des squames de peau morte flottant à la surface de l’eau mêlée de terre et les jetait derrière lui. Puis il la prit par les épaules et redressa son torse afin que sa tête reste à l’air libre, un peu comme elle l’avait fait pour laver les enfants du F’dor devant le feu rugissant de la cheminée de la maison d’Oelendra. Rhapsody frissonna, et lorsqu’elle se fut calmée elle tenta d’exposer son plan et d’expliquer ce qui s’était passé. Au fur et à mesure qu’elle s’exprimait, sa voix devenait plus douce et les hoquets qui avaient entrecoupé la plupart des mots se réduisaient à des quintes de toux occasionnelles. Quand elle eut recouvré le sens du toucher, elle fît glisser ses mains sur ses bras et ses jambes, pour les couvrir d’eau fumante comme Anborn le faisait sur son torse. Et elle fut atterrée de constater que bien d’autres peaux mortes s’en détachaient, laissant au-dessous une peau à vif agressée par la chaleur de l’eau sale. Lorsqu’elle termina finalement son récit, Anborn secoua ses mains pour les sécher et la regarda avec sévérité. « Avez-vous prêté allégeance à Llauron ? — Non, mais il m’a appris un grand nombre de choses… tant sur l’art de guérir que sur l’horticulture. J’essaie d’atteindre le but qu’il m’a fixé. » Anborn en renifla de mépris. « Écoutez-moi bien, pauvre sotte ! Voici la première des règles : celui ou celle qui a prêté allégeance à son seigneur doit suivre aveuglément ses instructions, jusqu’à la mort et au-delà. Comprenez-vous ce concept ? — Oui, mais je ne vois pas où vous voulez en venir. — La deuxième règle, c’est que tant que vous n’êtes le vassal lige de personne, vous n’avez aucune obligation et vous évitez de mettre votre vie ou votre intégrité physique en péril à moins d’en tirer un avantage personnel non négligeable. Or, vous avez couru le risque de vous faire violer, blesser, mutiler et tuer, pour un individu auquel vous ne devez absolument rien. C’est le comble de la bêtise, mademoiselle. Vous n’êtes pas la débitrice de Llauron. — Vous ne comprenez pas », lança-t-elle en frissonnant face au mépris qu’elle lisait dans ses yeux… si ce n’était pas dû à la baisse de température de l’eau. « Llauron ne m’a pas demandé d’aller chercher ce gladiateur. C’est moi qui ai décidé de réunir tous les enfants du F’dor. — Ils ont tout lieu de s’en féliciter… Si j’avais su ce qu’ils étaient, je me serais fait une joie de les embrocher, pour en finir avec cette engeance. À la réflexion, je crois qu’il n’est pas trop tard pour bien faire. » Il se leva et alla dans l’angle où il avait déposé son attirail pour tirer de son fourreau une énorme épée bâtarde qui refléta la légère clarté ambiante. Horrifiée, Rhapsody le vit se diriger à grands pas vers la porte, l’expression meurtrière. Elle tenta de sortir du baquet, pour l’arrêter, mais ses jambes la trahirent. De désespoir, elle l’appela par son nom, en utilisant ses pouvoirs de Baptistrelle. « Arrêtez, Anborn ap Gwylliam ! » ordonna-t-elle, et l’air ambiant devint instantanément chaud et figé. Anborn s’immobilisa entre deux pas, lui tournant le dos. La rage modelait les muscles de ses épaules et hachait sa respiration. « Vous ne lui ferez aucun mal, Anborn. Il est placé sous ma protection. — Tiens donc ? Et qui vous protégera, Rhapsody ? Vous ne pouvez même pas assurer votre propre sécurité. Être seule face à un individu dans mon genre n’a rien d’enviable. » Sa voix vibrait de menaces inexprimées. « Je sais que vous me protégerez, Anborn, déclara-t-elle avec humilité et respect. Vous le ferez parce que vous êtes un homme droit. Vous n’aviez aucun intérêt à répondre à l’appel du Semblable qui vous est parvenu par une nuit aussi glaciale, mais vous êtes venu me sauver. » Si les muscles de ses épaules se détendirent, il était toujours dans l’incapacité de se mouvoir. « Ce n’est pas comparable. Être un Semblable impose des obligations, mais je n’en ai aucune envers ce… cette abomination. Ou envers vous. — Les Semblables peuvent avoir toutes les apparences et toutes les tailles, Anborn. On en trouve au sein de toutes les classes sociales… Par exemple des bardes, pour certains pas très grands, vous diriez même menus. » Sur quoi elle le libéra. « Vous avez honoré MacQuieth et les guerriers d’antan autant que ceux actuels. Parfois, le plus bel exploit qu’un soldat puisse réaliser consiste à assister ceux qui sont impuissants, et vous l’avez fait… Je vous exprime mon respect et mes remerciements. » Général, il faut en premier lieu éliminer les dissensions. La mort de Gwylliam fait de vous le roi des armées, mais tant que vous n’aurez pas trouvé le plus insignifiant de vos semblables et que vous ne l’aurez pas protégé, vous ne serez pas digne d’indulgence, et il en ira ainsi jusqu’à votre rédemption ou le jour où vous mourrez sans avoir reçu l’absolution. » Anborn se tourna et la regarda comme s’il la voyait pour la première fois. Il baissa les yeux, semblant ne prendre qu’à présent conscience de sa nudité, avant de regagner l’angle de la pièce pour remettre l’épée dans son fourreau. « Vous êtes une des Trois. — En effet, et vous avez accompli la prophétie. Puissiez-vous pour cela bénéficier de la grâce. » Si vous cherchez à réparer la déchirure, Général, surveillez le Ciel, de peur qu’il ne tombe. Anborn la regarda encore, et la colère perçue dans sa voix seulement un instant plus tôt avait disparu de ses yeux. Il passa derrière elle et ouvrit le placard, pour revenir avec une couverture rêche et un vêtement. Sans dire un mot, il lui tendit la couverture puis l’aida à se lever. Elle s’enveloppa dans le carré de laine et il la hissa hors de l’eau désormais tiède, avant de l’aider à se sécher. Après quoi il lui remit une tunique de laine couleur fougère aux longues manches pointues et à la coupe incontestablement féminine, même si la personne pour laquelle elle avait été taillée était bien plus grosse que Rhapsody. Pendant qu’elle terminait de se sécher et s’apprêtait à se vêtir, Anborn sortit de la maison. À son retour, Rhapsody était habillée et elle se séchait les cheveux devant les flammes régulières et silencieuses de l’âtre. Il apportait un sac en toile dans lequel il préleva une pomme d’hiver qu’il lui offrit. Elle sourit et la prit avec des mains aux tremblements devenus négligeables. « Je vous présente mes plus plates excuses, dit-il en la regardant avec gravité. J’espère que vous me pardonnerez tout ce qui a pu vous offenser. — La seule chose que je me rappelle, c’est que vous m’avez sauvé la vie… Ce qui ne pourrait offenser que ceux qui souhaitent être débarrassés de moi. Mais ce n’est pas parce que ma venue a été annoncée que je suis un être d’exception. Je ne suis qu’une femme du commun au passé tumultueux, et je préfère vous voir vous comporter normalement avec moi plutôt que me traiter comme le personnage de légende que je ne suis pas. Si je m’en souviens bien, vous m’avez pratiquement traitée d’aberration de la nature, lors de notre première rencontre, et je ne vous en ai pas tenu rigueur. Alors, n’hésitez pas à m’insulter si vous en ressentez le besoin… Je ne m’en formaliserai pas. » Anborn sourit, une expression privée de toute ironie que Rhapsody trouva agréable. « Il n’y a rien de commun en vous, Rhapsody. Avoir pu vous aider est un honneur. Je crois que vous voici réchauffée, alors pourquoi ne pas vous allonger et dormir un peu ? » Il désigna le lit. « Seulement si vous me promettez de ne pas m’enfoncer votre index entre les côtes », fit-elle en souriant. Le feu diffusait des gerbes d’étincelles et les flammes étaient vigoureuses et régulières. Elle alla vers le lit, une paillasse en toile de jute bourrée de foin avec un couvre-lit en laine, et elle s’y allongea lentement. « Et à condition de me promettre de me réveiller pour que j’assure mon tour de garde. Après tout, vous avez vous aussi grand besoin de sommeil. — Nous verrons », répondit-il en sortant la flasque de son paquetage. Il la lui tendit, et elle but une bonne gorgée puis toussa en sentant l’alcool agresser sa gorge. « C’est quoi, ce hrekin ? » Elle lui rendit le flacon et essuya les perles de sueur apparues sur son front avec la manche de la tunique verte. « Mieux vaut l’ignorer, croyez-moi ! » rit Anborn. Rhapsody regarda la manche du vêtement avec intérêt. « Cette tunique ne semble pas être à votre taille, Anborn. À qui appartient-elle ? — Elle était à mon épouse, répondit-il en s’installant dans le fauteuil moisi. Que vous la portiez ne peut l’incommoder, puisqu’elle nous a quittés il y a onze ans. » Il n’y avait pas de regret dans sa voix. « Et elle vous va bien mieux qu’à elle, soit dit en passant. » Rhapsody cilla en raison de l’insensibilité de cette remarque. « Désolée, fit-elle en cherchant vainement des traces de chagrin dans ses yeux. — Il n’y a pas de quoi. Nous ne nous aimions guère. Nous ne vivions pas ensemble et je ne la voyais que rarement. » Rhapsody mordit dans la pomme, sèche et ratatinée, farineuse et d’une douceur indigeste évocatrice de jours meilleurs. Une ironie qui l’attrista. « Mais vous avez pourtant dû l’aimer, au tout début ? » insista-t-elle. Elle avait l’impression de s’aventurer sur des sables mouvants sans pouvoir s’en empêcher pour autant. Anborn lui sourit en secouant la tête. « Non. Vous avez des dons innombrables, Rhapsody, mais vous êtes parfois d’une naïveté désarmante. » Les tremblements qui l’avaient ébranlée s’étaient réduits à quelques frissons sporadiques, et elle sentait ses forces renaître sous l’effet de la chaleur. « En ce cas, pourquoi l’avoir épousée ? » Il leva la flasque et but une bonne rasade. « Elle n’était pas sans attraits, notez bien. Sa famille était honorable et elle avait des principes. Si elle m’a cocufié, je n’en ai jamais rien su. Et j’aime à croire que je l’aurais appris. Je tiens à préciser que je lui ai également été loyal, jusqu’à sa mort. » Rhapsody attendit la suite, qui ne vint pas. « C’est tout ? s’enquit-elle avec surprise. Pourquoi vous être lié à elle, en ce cas ? — Voilà incontestablement une excellente question, dont la réponse m’échappe. » Il entreprit de retirer ses bottes. « Avez-vous eu des enfants ? — Non. Je suis au regret de vous décevoir, Rhapsody. Vous connaissez ma famille, et vous savez que le romantisme n’est pas notre fort. » Toutes ces foutaises extravagantes sur mes grands-parents sont également sans fondements. Merithyn a été séduit par Elynsynos parce que cette dernière s’était dotée d’un corps humain correspondant à ses canons de la beauté, sans oublier que ce vieux bougre avait passé des années en haute mer. Je présume qu’il l’aurait sautée même si elle s’était changée en chèvre ! » Il regarda Rhapsody et rit de son expression. « Je suis désolé de détruire vos illusions, ma chère. Et, si ça ne suffit pas, je peux vous assurer que l’amour n’entrait pas non plus en ligne de compte pour Elynsynos. Merithyn était le premier Seren qu’elle voyait, et lui imposer son autorité était pour elle une nécessité. » Sexe et accouplements ont été pour nous des moyens d’accéder au pouvoir, et il en va toujours ainsi. Rien ne laisse présager un quelconque changement… le sang du dragon exerce son influence dans tous les domaines, voyez-vous ? » Rhapsody soupira, sachant par expérience personnelle qu’il disait vrai. « J’espère que ce que je vous ai dévoilé sur Merithyn ne vous a pas trop choquée ? » Elle se rallongea lentement, soudain consciente de sa profonde lassitude. « Pourquoi le serais-je ? Son petit-fils, c’est vous. En outre, si vous étiez Achmed, la comparaison serait bien pire encore. Mais comme je n’ai pas envie d’entendre dire que les pulsions sexuelles d’un personnage mythique l’incitent à copuler avec des arbres ayant des trous à la hauteur appropriée, je vais dormir un peu, si ça ne vous ennuie pas. » Anborn éclata de rire. « J’estime que c’est une excellente idée. Je ne souhaite pas vous priver de toutes vos illusions. Je pense par ailleurs pouvoir dire que vous venez de vivre des journées éprouvantes. Reposez-vous, et nous soignerons ensuite vos blessures pour que vous puissiez reprendre votre voyage dans la matinée. Je me charge de veiller sur votre gladiateur, et vous pourrez aller retrouver Oelendra dès demain. » Rhapsody s’était déjà endormie. Le feu brûla tout au long de la nuit, devenant de plus en plus vigoureux dans les ténèbres et le silence qui régnaient dans la cabane. 33 Haguefort LE SEIGNEUR STEPHEN TENDIT LA MAIN derrière le premier alignement de bouteilles et finit par trouver à tâtons celle d’eau-de-vie qu’il cherchait. « Là ! fit-il avant de la remettre à Ashe. C’était ta préférée. — Je suis bien forcé de te croire sur parole, puisque l’obscurité m’empêche de la voir », répondit Ashe en souriant. Mais ses sens de dragon avait déjà déterminé le millésime, ce qui s’appliquait d’ailleurs à la totalité du contenu de cette cave. Il s’agissait d’un choix aussi avisé que généreux. « Candérienne, bien entendu, précisa Stephen. Elle a une robe adorable et un bouquet inégalé. Tu l’apprécieras bien mieux sous la clarté d’un bon feu. — Non », rétorqua Ashe sur un ton bien plus agressif qu’il n’en avait eu l’intention, ce qui fit tressaillir son ami. « Désolé. Je préfère rester ici. » Stephen haussa les épaules. « C’est ton anniversaire, pas le mien. Si tu souhaites le célébrer en compagnie des rats de ma cave à vins, ce n’est pas mon affaire. — Je m’y sens chez moi. Tu connais ma famille. » Stephen rit et s’assit sur un gros tonneau, contre la paroi humide. Il prit une bouteille d’alcool un peu moins prisé, la déboucha et en but une gorgée. « Je crains de ne pas avoir de verres. Tu devras procéder aux libations d’usage directement au goulot, comme le barbare que tu es ! — Je boirais ainsi même si tu avais des verres à me proposer. » Ashe retira le bouchon avec soin, surpris que les techniques de connaisseur lui soient revenues si naturellement à l’esprit après deux décennies passées à ne boire que l’eau des ruisseaux et des caniveaux. Il passa l’eau-de-vie sous son nez, pour la humer. « Ah, Stephen, tu es trop bon avec moi ! — Je n’ai jamais rien entendu de plus vrai. Alors, buvons, et raconte-moi tout ce qui t’est arrivé depuis ta mort. » Ashe s’assit sur le tonneau le plus proche de celui occupé par Stephen, ferma les yeux et laissa sa tête reposer contre le mur. En reconstituant à contrecœur les souvenirs épouvantables que Rhapsody lui avait permis de chasser de son esprit, il tenta de déterminer s’il avait ou non des raisons de dissimuler ces informations à Stephen ; dans les profondeurs de son esprit, sa paranoïa reptilienne lui murmurait des mises en garde, lui adressait des appels à la prudence. Il lui imposa le silence. « C’était la première nuit de l’été… » Ashe s’interrompit comme les souvenirs resurgissaient. Stephen attendit pendant que le silence consumait son ami, et lorsqu’il décida finalement d’intervenir ce fut sur un ton moqueur. « Je me souviens que je priais pour le Patriarche, comme le font tous ceux qui appartiennent à la vraie foi pendant la première nuit de l’été. Nous espérons encore que vous prendrez un jour conscience d’être dans l’erreur et que vous vous convertirez. » Une plaisanterie qui brisa l’emprise que ses souvenirs exerçaient sur Ashe. « D’accord ! fit-il en riant. Je m’étais rendu à la Maison du Souvenir parce que j’avais surpris mon père parlant du F’dor avec Oelendra. Ils avaient déterminé je ne sais trop comment qu’il y serait présent et vulnérable, et elle a décidé d’aller le détruire. Après son départ du Palais de l’Arbre, je suis allé voir Llauron pour lui demander de m’autoriser à lui prêter main-forte. » Il a tout d’abord refusé d’en entendre parler, mais je suppose qu’il a finalement pris conscience de la sagesse de mon initiative. Il n’y avait personne d’autre auquel il aurait pu faire des confidences. Il… Nous avions toujours pourchassé cette abomination, aussi loin que remontaient mes souvenirs. C’était le but de son existence et, par voie de conséquence, de la mienne. — Je m’en souviens. Quand je suis parti m’entraîner avec Oelendra, Llauron m’a mis en garde contre le fait d’accepter de devenir un champion de sa cause, parce qu’il voulait me fournir ses propres instructions. — Il croit que tous ici n’ont qu’un seul but dans l’existence, autrement dit le servir. Même quand ses buts sont louables, être considéré comme un simple pion a tôt fait de devenir lassant. Je précise que je serais parti même s’il me l’avait interdit, Stephen. Tu sais à quel point j’étais téméraire et entêté, à l’époque, et je n’avais rien pour m’inciter à me raccrocher à la vie… — Aurais-tu désormais quelque chose ? — Je ne sais pas. Disons que je le pense. » Il revit Rhapsody et les tourments qui troublaient les yeux sous son masque d’impassibilité, lors de leurs adieux. Je conserve ce souvenir pour toi, Aria. Dans quelque temps, nous le partagerons de nouveau. Non. Même si c’est le cas, le moment est venu pour toi d’aller te forger une nouvelle vie avec cette femme que je ne connais pas. Demain. Pour l’instant, je suis toujours auprès de toi. Il ferma les yeux et chassa ces pénibles pensées. « J’ai oublié une grande partie du reste. J’ai suivi Oelendra jusqu’à la Maison du Souvenir… ce qui n’a pas été une mince affaire, car elle ne laisse pratiquement aucune trace. » Stephen l’approuva de la tête. « Je ne l’ai pas trouvée. Arrivé devant le portail de la Maison, je n’ai vu personne et tout était silencieux. À plus de minuit, après le solstice. Je n’en ai pas pris immédiatement conscience, mais il en découlait que le démon était redevenu pratiquement invulnérable. » Je ne me souviens pas d’avoir rencontré le F’dor, ni déterminé qui il était. Je ne revois que des ténèbres. Il s’est produit une explosion de feu noir, et j’ai connu la pire des souffrances qui m’a été infligée, une douleur que seule la mort aurait pu apaiser. Le F’dor m’a subtilisé un fragment de mon âme. Il a plongé dans mon corps et s’y est répandu comme une liane poussant le long de ma colonne vertébrale, avant de se refermer sur tout le contenu de ma cage thoracique pour s’emparer de mon essence. » Même avec les yeux fermés, il sut que Stephen frissonnait. « J’ai compris à cet instant que la mort serait préférable à ce qui m’attendait. J’étais soumis à sa volonté, et il me réclamait, il voulait que je devienne son hôte. Il comptait dévorer mon âme et s’emparer de ce qui subsisterait de moi. J’ai vu le Vide, Stephen, je l’ai vu ! Néanmoins, j’ai pu utiliser Kirsdarke pour trancher cette liane, en devant lui abandonner la partie de mon âme qu’il s’était appropriée. C’était la seule possibilité qui s’offrait à moi. — Tout-Dieu miséricordieux ! — Tout se résume à cela. J’ai oublié le reste, à l’exception d’éclairs et de fragments qui me reviennent en rêve. Je me rappelle vaguement avoir rampé dans la forêt, en direction d’Haguefort… car je voulais aller solliciter ton aide. J’ai souvent rêvé de ton visage, je t’ai revu m’envelopper de ton manteau, même si ce n’est peut-être qu’un fruit de mon imagination. La plupart des choses de cette époque ne sont plus que de vagues rêves brumeux auxquels une indicible souffrance apporte du relief. — Que s’est-il passé, quand je t’ai laissé pour aller chercher ton père ? » Ashe hésita. Son cœur lui affirmait que Stephen était digne de confiance, mais le dragon exprimait de nouveau ses doutes sous forme de murmures, comme lorsqu’il s’était trouvé auprès d’Anborn. « Je n’en suis pas certain. Je me suis suffisamment rétabli pour pouvoir aller me dissimuler, même si la torture était atroce. Nulle souffrance n’est comparable à celle de l’âme. — T’affecte-t-elle toujours ? » Ashe but une autre gorgée de cette excellente eau-de-vie, avant de laisser ses avant-bras reposer sur ses genoux. « Ça va mieux, à présent. Mais ces tourments n’étaient pas ce qu’il y avait de pire. » Le F’dor s’était emparé de l’élément de mon âme que j’avais dû abandonner derrière moi et il s’en est servi pour façonner un Rakshas, un être démoniaque constitué avec son propre sang, du sang de bêtes féroces – des loups, principalement – et de la glace. Il a utilisé ce fragment de mon esprit pour lui insuffler de la vie, et il me ressemblait presque trait pour trait. Indifférent à tout, il a été pour le démon un allié d’une efficacité redoutable, et il a semé meurtre et destruction dans tout Roland et Tyrian. Je le sais car j’ai consacré tout mon temps à le traquer, à l’épier pour le compte de Llauron. C’est cette créature qui a enlevé tous ces enfants et les a immolés pour servir les intérêts du F’dor. » Stephen se leva en essuyant son front du revers de la main, sans lâcher la bouteille. « Je le tuerai, j’en fais serment ! — Trop tard, c’est chose faite. — Et ton âme ? — Entière, de nouveau. — Le Tout-Dieu soit loué ! » Stephen s’était mis à faire les cent pas, de plus en plus rapidement… Il ressentait le besoin de dépenser son énergie. « Puis-je t’aider ? » Ashe se leva à son tour et le prit par les épaules. « Garder mon secret suffira, pour l’instant. » Il sourit à son meilleur ami. « Et me montrer ta fille ainsi que le fils auquel tu as donné mon nom. — Rien de plus facile. » Stephen jeta la bouteille et le précéda dans le passage obscur conduisant au château. « Es-tu certain qu’elle dort ? Je ne voudrais pas l’effrayer. Sous mon capuchon, j’ai tout d’un personnage issu d’un cauchemar. — Son sommeil est plus profond que la mer, déclara Stephen en caressant affectueusement les boucles blondes de Melisande. Et tu es effrayant même sans rien sur la tête, soit dit en passant. Tu l’as toujours été. » Il déposa un baiser sur le front de l’enfant et la borda. Melisande sourit, sans s’agiter pour autant. « Elle est magnifique, Stephen. — C’est vrai. Je regrette que tu ne puisses la voir éveillée, car elle a hérité des yeux noirs de sa mère. — Qui était-ce ? — Lydia de Yarim. » Ashe gloussa. « Ah, oui ! Excellent choix. » Sa voix se fit plus douce. « Désolé, Stephen. — Tu peux l’être. Elle t’aurait apprécié, Gwydion. — Une femme exceptionnelle… une perle rare. » La chaleur de la voix d’Ashe contenait de la mélancolie. « Ton fils est si grand. J’ai perdu tant d’années. Le voici sur le point de devenir un homme. » Stephen le confirma d’un soupir puis agita la main dans une nappe de grisaille qui flottait dans la pièce. « D’où vient ceci ? » Ne dis rien, siffla le dragon. Mais Ashe dama une fois de plus le pion au dragon. « De Kirsdarke. Cette brume imprègne mon manteau de son pouvoir sur l’eau. Ce qui me protège contre tous ceux qui pourraient me localiser par des méthodes vibratoires, ou autres. — Voilà donc comment tu as pu rester introuvable. » Le seigneur Stephen se leva et désigna la porte adjacente à son appartement. Ashe le suivit. « Oui. » Il s’arrêta en passant devant la chambre de Melisande. « Qui occupe la pièce située en face ? » Stephen s’immobilisa lui aussi. « Rosella, la gouvernante des enfants. Pourquoi ? — Parce qu’elle dispose d’une quantité assez importante d’extrait de fleur vipérine, qui est un poison foudroyant. » Stephen en resta bouche bée. « Comment peux-tu savoir une chose pareille ? » murmura-t-il en jetant un regard à sa fille endormie. Ne dis rien ! insista le dragon avec véhémence. Ne dis rien ! Ashe déglutit. « Mes sens ont été aiguisés. Je sens son odeur. » Il s’agissait d’un tout petit mensonge ; Stephen avait dû oublier une partie de ce qu’il avait appris en phytothérapie avec Lark, autrement dit que la fleur vipérine n’avait ni goût ni fragrance. « A-t-elle d’autres emplois ? » Ashe haussa les épaules. « Sous une très forte dilution, la vipérine sert de fixatif à certaines teintures. Les tisserands en ajoutent à des colorants comme la lavande et le coquelicoque de noix afin que le tissu retienne la couleur. » Stephen se détendit et poussa un soupir de soulagement. « C’est certainement l’explication. Rosella est une habile couturière. J’avoue que tu m’as un court instant inquiété, mon vieil ami. Mais Rosella n’envisagerait jamais de faire le moindre mal à mes enfants, tu peux me croire. » Ashe sourit. « Désolé. Tout considérer avec suspicion est devenu pour moi une seconde nature, au cours de ces dernières années. Je suppose que, si je redeviens une personne comme les autres, je devrai me défaire de telles habitudes. — En effet. Viens, mes appartements sont ici. » Lorsqu’ils atteignirent la chambre de Stephen, Ashe gagna le balcon et scruta l’extérieur. « On dirait que ta muraille a subi quelques dégâts, fit-il sur un ton ironique. L’hiver a été rude ? » Le duc de Navarne s’appuya sur son bureau. « Je présume que tu as entendu parler de ce qui s’est passé lors de la foire du solstice ? — Oui, et j’en suis désolé. — En ce cas, tu sais aussi que Tristan a pris le commandement des armées. — Oui. » Le duc massa son menton avec son pouce et son index. « Comptes-tu t’opposer à lui, à présent que tu es de retour ? — Pourquoi le ferais-je ? demanda Ashe en gloussant. — Parce que… Eh bien, parce que j’ai toujours pensé que tu serais l’artisan de la réunification de Roland. C’est ta destinée. » Ashe rit et se tourna vers son ami. « Voilà qui offrirait des possibilités de nom royal pleines d’intérêt. Que dirais-tu de Gwydion le Trépassé ? Non ? Il y aurait encore le Ressuscité ? Le Non-Mort ? Le Mort-Vivant ? Non, je ne crois pas. » Il sortit ses gants des poches de son manteau et les enfila. « Merci pour cette fête d’anniversaire. — Tu comptes repartir si vite ? » La voix de Stephen était lourde de déception. Ashe hocha la tête et plaça une dernière fois la main sur l’épaule de son ami. « Je le dois. Comme je devais venir ici pour te raconter de vive voix tout ce qui s’était passé. — Il reste tant de choses que j’aimerais savoir ! » Du désespoir voila les yeux bleu-vert de Stephen. « Quand reviendras-tu ? — Quand ce sera possible. Mais sache que tu as constamment été présent dans mes pensées, Stephen. Te revoir sain et sauf a été pour moi une incommensurable joie. Le jour viendra où nous pourrons de nouveau nous montrer au grand jour. » Le duc sourit. « J’espère que ce moment est proche. L’enfant qui porte ton nom devient un homme, bien trop vite pour que je ne me sente pas dépassé. Son parrain devrait participer à sa formation, ainsi qu’à l’éducation de sa sœur. Il a besoin de toi, Gwydion. Et moi aussi. Entre ces deux enfants, je me sens devenir plus vieux et impotent chaque jour qui s’écoule. » Ashe rit puis étreignit son ami, pour ne le lâcher qu’à contrecœur. « Quand tout ceci sera terminé, nous pourrons vivre ainsi qu’il convient. Nous rattraperons le temps perdu et ferons de grandes choses, nous accomplirons des exploits héroïques, nous aimerons des femmes extraordinaires et… — … des statues à nos effigies seront érigées dans tout Roland », termina Stephen à sa place. Il s’agissait d’une devise de leur enfance, mais son sourire s’effaça quand leurs regards se trouvèrent. Ils avaient déjà atteint puis perdu un grand nombre de ces buts, et il en résultait une pénible sensation de manque. « Je me contenterai de m’asseoir avec toi dans les cuisines après le départ des cuisiniers pour me gaver de pain noir en parlant jusqu’à l’aube de ceux que nous avons été. — J’attendrai de tels instants avec impatience, affirma Ashe. Nous pourrons célébrer jusqu’à la fin de nos jours les innombrables joies qui accompagnent les choses ordinaires de la vie. Nous serons bientôt devenus gâteux, quoi qu’il en soit ; mais nous irons nous enfermer dans ta cave pour nous noyer dans l’alcool, et raconter des histoires qui feront mourir d’ennui tout autre que nous. — Topons là ! » L’expression de Stephen se fit sérieuse. « Sache que je serai à tes côtés pour t’aider quels que soient tes besoins, Gwydion. Le pays est au bord de la guerre. Ton retour de l’Au-delà pourra peut-être sauver ce continent d’une mort programmée. — Au revoir, Stephen. Veille sur toi et sur tes enfants. Nous nous reverrons bientôt. » Ashe ouvrit la porte du balcon et disparut, laissant Stephen scruter les ténèbres et un rideau de neige agité par un vent âpre qui hurlait tant autour des murs que dans les encadrements des portes et des fenêtres d’Haguefort. 34 Ylorc LES TORCHES VENAIENT D’ÊTRE ALLUMÉES dans les couloirs de plus en plus sombres du Chaudron, quand Greevus vint frapper à la porte de la salle du conseil située derrière le Grand Hall. Si Achmed ne leva pas les yeux de la carte qu’il étudiait, Grunthor lui fit signe d’entrer avant de reporter son attention sur le document auquel s’intéressait le roi. Greevus attendit en silence pendant que les deux hommes s’entretenaient. Finalement, Achmed roula le parchemin avec des mouvements révélateurs d’une vive irritation. « Oui ? » Greevus se racla la gorge. « Un oiseau est arrivé à la Tour de Grivven, messire. Il est porteur d’un message qui vous est destiné. On a trouvé ça bizarre. » Pour la première fois depuis l’entrée du général dans la pièce, le roi riva son regard intimidant sur le militaire et tendit une main gantée. Greevus posa le petit bout de toile cirée attachée par un fil dans sa paume, avant de s’incliner et de battre en retraite dans les ombres qui dansaient à côté de la large cheminée. Achmed et Grunthor échangèrent un regard, puis le sergent-major approcha de l’âtre, préleva une longue brindille dans le bois de feu et plaça son extrémité dans les flammes. Il revint vers la table et l’utilisa pour allumer la lampe qui y était posée pendant que le roi déroulait le minuscule message puis se penchait pour le lire, ce qu’il fit à voix haute. Roi Achmed d’Ylorc Votre Majesté C’est avec une profonde affliction que j’ai appris ces deux sinistres nouvelles que sont l’épidémie qui décime vos sujets et la perte tragique de votre armée. Je vous transmets mes sincères condoléances et vous propose toute l’assistance que nous pouvons vous offrir en herbes tant médicinales que funéraires. Llauron, Invocateur – Gwynwood Le roi et le sergent échangèrent un autre regard, puis Grunthor congédia Greevus d’une inclination de la tête. Le général s’inclina et sortit en refermant la porte derrière lui. Grunthor finit par retirer son casque pour se gratter le crâne puis faire glisser ses griffes manucurées dans ses cheveux si drus. « Alors, qu’est-ce que z’allez faire ? À quoi vous pensez ? » Achmed leva le petit message devant le feu pour le relire. Il voyait les flammes danser à travers la feuille qui altérait leurs couleurs et leur intensité. « Que je me suis trompé au sujet de Llauron », répondit-il finalement. Il lâcha le fil qui avait attaché le rouleau dans le feu où il s’embrasa et disparut en dégageant une minuscule bouffée de fumée âcre. Grunthor attendit qu’Achmed se soit laissé choir dans un fauteuil devant l’âtre, eût réuni les extrémités de ses doigts et y eût fait reposer ses lèvres. Il contemplait le feu comme s’il pensait pouvoir percer ainsi tous ses secrets. « Llauron n’est pas le F’dor, ajouta-t-il enfin. — Comment que vous l’savez ? — Rhapsody ne lui aurait jamais dit une chose pareille… Je doute qu’elle soit au courant, pour cette missive. L’histoire de l’épidémie et de l’armée décimée est un pur mensonge, et elle est incapable de mentir. Non, c’est un message qui lui est adressé autant qu’à moi, il a un sens caché. — Savez-vous l’interpréter ? » fit le sergent en hochant la tête. Les sourcils d’Achmed se rapprochèrent au-dessus de ses voiles. « Je le pense. Llauron a diffusé ce message pour une raison qui m’échappe. Il est évident qu’il ne croit pas un traître mot de tout cela. C’est pour lui une façon de m’informer de ce qu’il a fait. S’il était le F’dor, il n’aurait jamais voulu attirer ainsi mon attention. » Grunthor hocha la tête pendant qu’Achmed se voûtait plus encore, pour scruter les flammes de plus près. « Peut-être veut-il pousser ce démon à sortir de sa cachette en l’incitant à croire que nos terres sont vulnérables. Ce qui expliquerait le passage concernant la destruction de notre armée. » L’expression de Grunthor se fit solennelle, sous les ombres papillotantes. « Et savez c’que ça veut dire ? — Oui, répondit le roi dont les yeux brillaient de colère. Il estime que l’hôte du F’dor occupe une position qui devrait lui permettre de tirer avantage d’une telle situation. Fais-moi penser à lui manifester ma gratitude pour avoir utilisé mon royaume comme appât pour ce démon… Si nous survivons à l’attaque qui se prépare, cela va de soi. » Palais du régent, Bethany « Entrez, Evans. Ne restez pas planté là comme un piquet, bon sang ! » Evans, doyen des conseillers de Tristan Steward et ambassadeur de la cour, se dressait dans l’encadrement de la porte de la salle à manger du Palais du Régent depuis un bon moment. Il souffla pour se détendre et s’avança dans la vaste pièce, et les panneaux de verre des fenêtres qui allaient du sol au plafond répercutèrent ses pas sur le marbre poli en les amplifiant, une des caractéristiques architecturales du palais de la capitale de Bethany. La clarté des flammes qui dansaient dans la cheminée projetait de longues ombres qu’il traversait rapidement, visiblement pensif. Il avait ravalé sa colère quand le seigneur régent de Roland l’avait apostrophé d’une voix rendue pâteuse par la boisson et l’apitoiement sur soi, une voix qui avait bien trop souvent de telles intonations depuis quelques semaines. Soit le régent était toujours affecté par le drame qui s’était déroulé lors de la foire d’hiver, soit il n’était pas capable d’assumer les responsabilités qui pesaient sur ses épaules depuis qu’il avait pris le commandement de toutes les armées de Roland… à moins qu’il ne fût simplement terrifié par son mariage imminent. Evans n’avait aucune certitude, mais il savait chacune de ces raisons suffisante pour justifier un pareil abattement. N’était-il pas, après tout, fiancé à la Bête de Canderre ? On racontait pour plaisanter dans les cercles diplomatiques que le père de Madeleine, Cedric Canderre, s’était mis à produire d’excellents alcools par pure nécessité, dans l’espoir qu’un inconscient s’enivrerait au point de demander la main de sa fille. Tristan a dû en boire un tonneau, avait lancé gaiement Bois de Berne, l’ambassadeur d’Avonderre, quand leurs fiançailles avaient été annoncées. Evans se souvenait avoir ri sous cape, à l’époque, alors que tout ce qui s’était produit depuis lui donnait plutôt envie de pleurer. « J’ai pensé que vous souhaiteriez voir ceci, messire », dit-il en approchant de la table du régent. Il remarqua que Tristan n’avait pratiquement pas touché à son dîner, mais que la carafe posée près de son verre était vide. « Un des archers de faction sur la tour intérieure ouest a découvert ceci au coucher du soleil, dans la bague d’un messager ailé qui a dû s’égarer en raison de la récente tempête. » Tristan lorgna le fond de son verre et fit tournoyer les dernières gouttes d’alcool qu’il contenait. Après avoir contemplé la ronde que les reflets du feu avaient entamée sur le plateau de la table, il soupira et but le fond d’eau-de-vie puis tendit la main pour prendre le petit carré de toile cirée que lui tendait Evans. Le conseiller assista à la métamorphose du visage du seigneur régent de Roland dont l’expression se modifiait au fur et à mesure qu’il découvrait le message. Il y lut tout d’abord de la confusion, puis de la stupéfaction, de l’étonnement et finalement de la joie. Une gaieté presque folle. Evans massa ses bras de vieillard pour en chasser la froidure qui les envahit quand le prince posa la missive miniature, rejeta la tête en arrière et éclata de rire. Dans les ténèbres de son cabinet de travail, le saint homme entendit le seigneur régent de Roland s’esclaffer. Il n’aurait pu dire si ces sons lui avaient été apportés par le vent, par le conduit de la cheminée ou par le lien mental qui les unissait, mais ce fut pour lui aussi net que les crépitements des flammes. Il ignorait pourquoi le prince riait, mais les pulsions meurtrières que contenait cette joie l’emplirent d’intense satisfaction. 35 Gwynwood, au nord du fleuve Tar’afel LE TORRENT QUI COULAIT EN AVAL de la cascade était recouvert d’une pellicule de glace que les chutes de neige avaient divisée en parcelles. Ashe s’agenouilla juste à côté, sous les rameaux des pommiers sauvages désormais dénudés, perdu dans ses pensées. Il était venu laver le sang maculant son épée en ce lieu où il se sentait en sécurité, mais il commençait à regretter cette décision. Il assimilait à un sacrilège le fait de souiller cette eau si pure et la neige immaculée avec le sang qui avait séché sur son arme depuis son dernier combat dans les vallons forestiers du nord de Navarne. Peu après son départ du château de Stephen, il avait croisé la route d’un groupe de pillards lirins, peu nombreux mais sanguinaires. Toujours traumatisés par le massacre perpétré lors de la foire du solstice d’hiver, les habitants de ce village faisaient montre d’une grande bravoure en défendant leurs maisons et leurs maigres possessions avec des fourches, des herses et des faux. Ashe sentit l’odeur des toits de chaume incendiés à des lieues de distance et il utilisa son épée pour faire fondre les flocons qui lestaient les branches des résineux de la forêt abritant l’agglomération. Il leva Kirsdarke au-dessus de sa tête et des torrents de clarté bleuâtre s’en déversèrent pour réchauffer la neige qui fondit en pluie et étouffa les flammes. Pendant un moment, tant les villageois que leurs assaillants restèrent muets de stupéfaction, fascinés par la lumière que diffusait l’épée de l’eau. Mais un instant plus tard un sortilège plus puissant s’exerça et les envoûtés lirins reprirent leurs exactions. Ashe n’eut alors d’autre choix que de prêter main-forte aux villageois jusqu’à la mort du dernier assaillant. Il avait fini par se soustraire aux étreintes de gratitude pour s’éloigner d’un pas titubant dans les voiles de fumée pour venir jusqu’ici, en ce lieu où il pourrait se purifier de l’horreur qui souillait tant son épée que son âme. Mais cela le mettait mal à l’aise, à présent qu’il restait agenouillé au bord de l’eau. Nous ne sommes pas seuls, lança le dragon qui vivait en lui. Il inspira, en guise d’approbation. Quelqu’un approchait à la limite de son champ de perception. Il sentait sous sa peau que le dragon brûlait d’intervenir. Laisse-moi sonder les alentours, insista sa nature reptilienne. Faute d’avoir le choix, Ashe soupira et laissa carte blanche à cette facette de son être. Peu après, il recevait une réponse. Le dragon avait reconnu un de ses semblables. Anborn approchait du torrent. Ashe remit Kirsdarke dans son fourreau. Il avait repoussé son capuchon et Anborn devait donc savoir qu’il se trouvait ici. Il retira ses gants et cassa la glace, réunit ses mains en coupe et préleva un peu d’eau pour s’en asperger le visage, en serrant les dents car elle était glacée. Il recommença, cette fois pour boire, avant de se tourner vers son oncle. Anborn avait mis pied à terre pour venir vers lui. Lorsqu’il ne fut plus qu’à quelques mètres, il s’arrêta et inclina la tête. « Mon neveu. — Mon oncle », répondit Ashe en souriant. Anborn renifla. « Nous pouvons reprendre nos vieilles habitudes, si tu préfères. Rien ne nous empêche de nous traiter de : “bon à rien” et de “vieillard pompeux”. — Je ne vous ai insulté qu’une seule fois, mon oncle, et encore ai-je immédiatement présenté des excuses. Je peux encore sentir la main de mon père comprimer mon cou… Ce n’est pas une chose qu’on oublie facilement. » Le général cymrien hocha la tête. « J’arrive du palais de ton père. Sache qu’il était toujours en vie, quand je l’ai laissé. — Je n’en ai jamais douté. Ce que j’ignore, c’est ce que vous êtes venu faire dans les profondeurs de Gwynwood. — Je venais dans cette clairière neuf siècles avant ta naissance, mon garçon. C’est moi qui t’ai fait découvrir cet endroit, si tu n’as pas oublié. » Ashe opina. Anborn l’avait rencontré dans ces bois, où il était venu jouer, et il l’avait conduit jusqu’à la clairière au pommier sauvage pour lui apprendre à utiliser ses fruits en guise de projectiles, au grand dam de Llauron qui avait ensuite reçu les plaintes des prêtres filidics dont les volets étaient sa cible préférée. Il éprouvait une étrange sensation de chaleur et de gêne. Il conservait de son oncle un souvenir à la fois agréable et embarrassant, bien que cela eût été très bref. Une chaleur associée à de l’inquiétude. C’était dans la clairière du pommier sauvage que tombait la cascade, ce rideau liquide qui dissimulait son sanctuaire… une cabane en tourbe ne comportant qu’une seule pièce. Jusqu’à preuve du contraire, ils n’étaient que deux à connaître son emplacement : lui et Rhapsody. Le dragon qui vivait à l’intérieur de son être s’agita, en proie à une grande nervosité. Assurer la sécurité de ce refuge était pour lui primordial, c’était un des rares lieux au monde qu’il savait indétectables. Plus important encore, il avait encouragé Rhapsody à venir l’y rejoindre si elle avait un jour besoin de son aide, ou simplement pour se cacher. La présence d’Anborn démontrait la stupidité de cette proposition. C’est mon refuge ! murmura le dragon en grondant. Son oncle représentait une menace. L’avidité et la jalousie du dragon présent dans le sang d’Ashe le privaient de son pragmatisme humain. Entre deux battements de cœur, il plongea dans les profondeurs de son être, vers le point où il était lié à l’élément de l’eau, le noyau liquide de son âme. Ce lien qui sommeillait s’éveilla à la vie et adressa son chant à la cascade, pour l’instant réduite à un simple ruisselet sous la gangue de glace imposée par l’hiver. Le torrent resta tout d’abord silencieux puis, progressivement, sous les strates solidifiées, ses flots assoupis répondirent. Nul n’est venu. Il ne sait rien. Le lieu que je dissimule est toujours à toi seul. J’ai assuré sa protection. Mille mercis, approuva Ashe en silence, par le lien élémental. Si la femme devait se présenter, laisse-la entrer… protège-la, elle aussi. Assure sa protection à ma place. Un craquement de glace brisée lui répondit ; tout s’était déroulé entre deux battements de cœur. « En effet, dit-il à son oncle. C’est la pure vérité. Mais que faites-vous ici à présent ? Je doute que vous ayez brusquement décidé de parfaire ma formation au lancer de pommes sauvages. — Absolument. Je suis venu t’informer que je t’ai accordé une faveur. — Je ne me souviens pas avoir sollicité quoi que ce soit. — Tu n’as rien demandé, mais tu devrais malgré tout apprécier. — Oh, en ce cas merci d’avance. Puis-je savoir de quoi il s’agit ? — Certes. Je viens d’épargner à ton père la rossée de sa vie, depuis longtemps due et amplement méritée. Je l’ai laissé en vie et entier, par reconnaissance pour la bonté dont tu as fait preuve envers mon homme d’armes, et uniquement pour cela. Je me suis acquitté de ma dette envers toi, mon neveu. Les plateaux de la balance sont de nouveau horizontaux. » Ashe sourit en entendant cette expression typiquement sorboldienne, tout en essayant d’analyser ce qu’il éprouvait. « J’apprécie votre retenue, mais pour quelle raison ressentiez-vous l’irrépressible besoin de frapper votre frère ? J’aurais pu vous y aider, si c’était mérité. » Le général cymrien le dévisagea pensivement, avant de serrer ses mains gainées de cuir. « Tout homme ayant un cœur y aurait participé, s’il avait vu la malheureuse que ton maudit père a laissée mourir dans les neiges de la forêt du sud. » Ashe secoua la tête. « Llauron ? Il aurait laissé mourir une femme ? — Ne va surtout pas l’en croire incapable. Ton père a commis plus d’atrocités que tu n’as de cheveux sur la tête… tout comme moi, d’ailleurs… — Je n’ai jamais douté de ses capacités à faire n’importe quoi, tant en mal qu’en bien, dès l’instant où cela sert ses intérêts. Néanmoins, laisser une femme en péril ne correspond pas à son caractère, surtout si elle est une de ses fidèles. — J’en doute. — Serait-elle une Lirin ? — En partie. » Ashe sentit son estomac se nouer. « Qui est-ce ? » Anborn se détourna et siffla. Le dragon présent dans le sang d’Ashe suivit d’instinct les vibrations sonores jusqu’à un cheval resté à un millier de pas de là, dans un bosquet de bouleaux ; le son entra en résonance dans ses oreilles et envoya un signal à son cerveau. Une seconde plus tard il réagissait et approchait. Ashe sentit ses sabots ébranler le sol bien avant que les sons ne lui parviennent, et il analysait déjà le flux et le reflux de sa respiration, les cillements de ses paupières, les modifications de son assiette destinées à ménager sa patte avant droite. Ashe secoua la tête ; le dragon se tapissait bien trop près de la surface de son être et était bien trop éveillé pour sa tranquillité d’esprit. Le général se tourna vers lui. « Son identité importe peu… Ce qui est inadmissible, c’est qu’elle était allée solliciter son aide, des conseils pour une affaire importante, et qu’il l’a délibérément envoyée se jeter dans la gueule du loup. Le déguisement qu’il lui a procuré n’aurait pu la protéger contre des gelures à l’intérieur d’une demeure et à côté d’un bon feu, alors qu’il l’a envoyée dans les étendues glaciales des forêts du sud, en pleine tempête de neige qui plus est. Sans eau ni nourriture, sans les renforts promis, sans assistance d’aucune sorte. C’est méprisable, stupide et, par-dessus tout, cela démontre que Llauron est aveugle tout autant que sans cœur. » La respiration d’Ashe était superficielle. Il tentait d’imposer ses volontés à son cœur qui s’était emballé. Il sentait la chaleur qui avait pris naissance sur son visage se répandre dans la totalité de son être et attiser plus encore sa nature de dragon. « Elle était donc belle, cette femme ? » Le cheval arriva au trot dans la clairière, un étalon noir magnifique à la crinière tressée. Il s’arrêta à côté d’Anborn et hennit doucement. Le général tapota sa joue puis se mit en selle avec souplesse, prit les rênes, baissa les yeux sur Ashe et eut un sourire narquois. « On peut en effet l’estimer. » Il fit claquer sa langue et l’étalon obéit à son mouvement de tête pour se diriger vers le torrent glacé et se chercher un point où la glace avait fondu afin de boire. Une fois sa soif étanchée, il redressa son encolure et Anborn rejeta son manteau sur son épaule, s’apprêtant à repartir. Ashe s’était nonchalamment appuyé à un arbre. Il essayait d’interrompre ses tremblements, de ne pas céder à la colère de plus en plus grande du dragon. Les bourdonnements de son sang lui donnaient une épouvantable migraine, comme le dragon qui vivait en lui étudiait la cape d’Anborn dans ses moindres détails. Elle était tachée de gouttes de sang provenant de diverses personnes, et il identifia celui de Shrike, car il correspondait aux taches qui maculaient sa propre couverture de selle. Et, dans un repli du capuchon, ses sens étendus décelèrent ce qu’il avait craint d’y trouver. Un cheveu doré, pur comme le soleil. « Cette femme, a-t-elle survécu ? demanda-t-il d’une voix dont les tremblements trahissaient son angoisse. En a-t-elle souffert ? — Ça dépend, répondit Anborn en gloussant et ramenant son capuchon sur sa tête. — Ça dépend de quoi ? » Ashe se retint plus fermement à l’arbre alors que des ondes d’origine inconnue se déversaient en lui et lui donnaient des nausées. « Si tu me crois capable de dominer mon incommensurable bassesse en présence d’une pareille beauté… une femme reconnaissante, aux abois, nue et perdue au cœur de mon domaine. Tout joueur ayant un minimum de bon sens parierait le contraire. Adieu, mon neveu. » Il tapota l’encolure de son cheval et s’éloigna au trot dans la forêt. Dès qu’Anborn fut sorti de sa zone de perception, Ashe lâcha l’arbre auquel il s’était retenu. Il saisit la poignée de son épée et la tira avec colère hors de son fourreau, avant de se tourner pour la plonger dans l’eau pure du torrent et la teindre en rouge. 36 Le Palais de l’Arbre, cercle de Gwynwood LLAURON SOUPIRA QUAND LA PORTE aux sculptures surchargées s’ouvrit en claquant de façon assourdissante. Il s’était attendu à revoir Ashe depuis qu’Anborn avait failli dégonder le battant, deux semaines plus tôt. Il leva une main à l’instant où les gardes rouvraient l’huis pour se précipiter à sa rescousse. « Tout va bien, messieurs. Vous pouvez retourner vaquer à vos occupations. » Il se redressa et passa devant son fils qui bouillait de rage pour refermer le vantail, en douceur. « Eh bien, je suis moi aussi ravi de te voir, mon fils. L’entrée de service serait-elle condamnée ou détruire les vieilles portes serait-il devenu votre passe-temps favori, à toi et à ton oncle ? Je constate que tu as décidé de te montrer au grand jour. Estimes-tu que ce soit plein de sagesse ? — Donnez-moi une raison valable de ne pas incendier cette demeure, avec vous au milieu ! » Et le feu présent dans la voix d’Ashe eût suffi pour embraser le Palais de l’Arbre. « Hm, voyons voir ? Je pourrais rétorquer que ce serait du pur vandalisme. Que t’a donc fait cette maison pour attirer ton courroux ? Tu dois impérativement apprendre à garder tes pulsions sous contrôle. Un pareil éclat te couvre de ridicule, et je ne parle pas de l’image que tu présentes du seigneur cymrien ! — Vous partez du principe que de telles choses ont encore de l’importance. Vous devriez chercher un prétendant à ce titre hors du cercle familial, car j’envisage sérieusement de renoncer à mes droits et à rompre tout lien avec vous. » Pour la première fois depuis son arrivée, Ashe vit les sourcils de son père se rapprocher et la colère altérer ses traits. « Prends garde, Gwydion… ça ressemble à une menace, et tu sais comment je réagis face aux menaces. » Mais il avait dépassé le stade où une telle mise au point aurait pu lui donner matière à réflexion. « Comment ? Comment avez-vous pu faire une chose pareille à Rhapsody ? Pourquoi avez-vous tenté de la tuer ? » L’expression de Llauron retrouva sa placidité initiale. Il était évident qu’Anborn avait raconté à Ashe son sauvetage de Rhapsody, sans pour autant parler des projets de cette dernière. « Je ne m’abaisserai pas à répondre à de pareilles accusations. — Par votre Dieu unique et sacré, qu’était-elle allée faire pour vous dans cette forêt ? Vous avez là-bas autant de forestiers et d’éclaireurs qui connaissent les lieux, contrairement à elle. — Je n’en débattrai pas avec toi. En outre, aurais-tu préféré que je cautionne ce qu’elle avait prévu ? Je comptais envoyer Khaddyr en renfort. Malheureusement, pendant que tu vaquais à d’autres occupations, que tu faisais ce qui t’empêche d’aller là où tu pourrais te rendre utile, j’ai appris qu’il n’est autre que le traître qui se cache parmi nous. — Khaddyr ? Ce serait Khaddyr et non Lark ? — Tout indique que mes informations étaient erronées. Si Lark peut effectivement être impliqué dans ce complot, je n’ai plus la moindre certitude. J’allais lui dire où se trouvait Rhapsody, quand Khaddyr s’est trahi. J’ai constaté qu’il savait des choses que seul un renégat pouvait connaître, autrement dit que des pillards lirins étaient venus par Avonderre. En outre, bon nombre de patients confiés à ses soins et capables d’identifier l’hôte du F’dor sont morts en des circonstances pour le moins suspectes. Voilà pourquoi j’ai considéré préférable de n’envoyer personne. — Vous n’avez envoyé personne ? C’est de la folie ! Elle attendait de l’aide et vous… vous l’avez abandonnée ? — Je n’avais aucun individu digne de confiance à ma disposition. » Le cou d’Ashe était modelé par ses tendons. « Personne ? Et moi ? Vous me saviez dans les parages depuis des semaines. — Ce n’était pas non plus un choix très judicieux. » Les yeux du dragon bleu se réduisirent à deux fentes. « Expliquez-vous ! — Non ! » répondit Llauron en soutenant son regard perçant. Ashe se mit à faire les cent pas. « Vous avez jugé préférable de la livrer aux éléments ? Anborn a dit que vous l’avez abandonnée dans la neige, sans nourriture, sans les renforts qu’elle attendait. Il a précisé que sa tenue était si succincte qu’elle n’aurait pu la protéger du froid même si elle ne s’était pas trouvée dans une forêt mais à l’intérieur d’une maison, à côté d’un bon feu ! — C’est ta petite amie et non la mienne. C’est à toi de lui toucher deux mots sur sa façon de s’habiller. — Elle a suivi vos instructions ! » s’emporta Ashe qui gagna la fenêtre pour regarder la prairie balayée par le vent. Il passa avec colère ses doigts dans sa chevelure, et lorsqu’il se tourna vers Llauron un feu bleuté consumait ses pupilles. « C’est fini, père… fini, est-ce bien compris ? J’exige que vous mettiez définitivement un terme à vos ignobles manigances. Rhapsody n’est plus un pion que vous pouvez déplacer à votre guise. Cherchez-vous un autre moyen de parvenir à vos fins. Laissez-la en dehors de tout ceci ! » D’amusé, le regard de l’Invocateur se fit impitoyable. « Irais-tu jusqu’à intervenir ? — Oui. — Comment ? — Je lui révélerai la nature de votre plan, père. Je l’avertirai… Je lui interdirai de vous accompagner où que ce soit. » Llauron gloussa. « Si je m’en souviens bien, tu m’as autrefois accusé – en termes d’ailleurs choquants – de l’utiliser sans vergogne, de lui dicter ses décisions. Qu’es-tu en train de faire, mon garçon ? N’as-tu pas précisé qu’on ne peut tout manipuler, ou réparer des trahisons ? Que ressentira-t-elle lorsqu’elle découvrira le rôle que tu as joué dans tout ceci ? » Ashe massa son poing serré avec l’autre main. « Elle me pardonnera. Elle comprendra. — En es-tu certain ? » L’Invocateur mit de l’eau-de-vie à décanter dans une carafe en cristal qu’il leva vers la clarté du feu. « Que m’as-tu dit, le printemps dernier ? Hm – laisse-moi réfléchir – c’était plutôt enlevé, si je m’en souviens bien. Oh, oui, on ne peut espérer le soutien de ceux qu’on a utilisés tels des pions pour parvenir à ses fins. Oui, c’est ça ! » Il but une gorgée puis regarda son fils, avec solennité. « Si tu interviens, si tu t’écartes de la voie que suivent les événements, non seulement tu deviendras responsable de ma mort – et je parle de ma mort véritable – mais tu tendras à Khaddyr le bâton de ma charge. Est-ce ce que tu souhaites ? — Non, bien sûr que non ! — Quant à Rhapsody… Dès que Khaddyr ne la considérera plus utile à sa cause, lorsqu’elle aura perdu sa valeur de héraut à la probité indiscutable, que fera-t-il d’elle ? » Llauron perçut l’onde glaciale qui fit frissonner Ashe à l’autre bout de la salle, et lorsqu’il reprit la parole ce fut avec douceur. « Tu dois laisser tout cela se produire, Gwydion. Il faut que Rhapsody joue son rôle, et nous les nôtres. Elle survivra… nous survivrons tous. Et si la chance veut nous sourire, nous verrons tous nos désirs se réaliser. — Pourquoi devrais-je me fier à votre point de vue sur l’impact que tout cela aura sur Rhapsody… vous qui lui avez promis des renforts qui ne sont jamais venus, vous qui l’avez abandonnée en pleine tempête ? Comment avez-vous pu faire une chose pareille… à Rhapsody, qui plus est ? Comment avez-vous pu réclamer d’elle une loyauté absolue pour la laisser ensuite seule face à cet horrible destin ? — Ne trouves-tu pas que tu en fais un peu trop ? Elle n’est pas morte, que je sache ? — Pas grâce à vous. Mais vous, vous devriez être mort de honte, même si je doute que vous possédiez suffisamment d’honneur pour être sensible à un concept de ce genre. — Épargne-moi ton indignation. J’ai déjà dû subir celle de ton oncle. — Préféreriez-vous me voir libérer une rage meurtrière ? Ce serait plus conforme à ce que je ressens, notez bien. — Tu es libre de tes sentiments, mais garde-les pour toi. Je ne supporte pas l’irrespect et je ne le tolérerai jamais ! — Avez-vous la moindre idée de ce qui aurait pu lui arriver quand elle était en Sorbold, dans la tenue que vous lui aviez fournie ? — Rien de bien nouveau pour elle. » Les yeux d’Ashe s’étrécirent plus encore. « Ce qui est censé signifier ? — Oh, Gwydion, il ne s’agit tout de même pas d’une pucelle effarouchée ! Tu dois le savoir mieux que quiconque, je pense… » Derrière Llauron, un vase vola en éclats et couvrit son bureau d’eau, de fleurs et de tessons de porcelaine. « Je me félicite de constater que tu as finalement appris à garder ton sang-froid. Me reprocherais-tu d’oser dire qu’elle n’a plus sa virginité à défendre ? — Rhapsody a plus d’honneur dans une seule mèche de ses cheveux que vous n’en avez possédé tout au long d’une existence placée sous le signe d’un égoïsme incommensurable. J’espère que vous ne sous-entendez pas qu’elle méritait de connaître un tel sort, car j’avoue qu’ajouter le parricide à la liste de mes crimes m’ennuierait quelque peu. — Où es-tu allé chercher une chose pareille ? Je dis simplement que je la crois capable d’affronter n’importe quelle situation. N’est-elle pas l’Iliachenva’ar, après tout ? — Qu’a-t-elle fait d’autre que vous aider ? Quand s’est-elle comportée autrement qu’avec bonté envers vous ? Pourquoi tant de haine ? » Llauron regarda son fils, et son expression traduisait de l’incrédulité. « Aurais-tu perdu l’esprit ? De quoi parles-tu donc ? J’aime Rhapsody comme ma propre fille et elle m’inspire un immense respect. — Oh, certes, votre fille ! Je ne m’étonne plus que vous ayez pensé pouvoir la tromper et la manipuler en toute impunité, si vous avez fini par l’assimiler à un membre de notre famille. » Leurs colères étaient désormais presque égales. « Pourquoi voulez-vous la blesser ? Seriez-vous jaloux, redouteriez-vous qu’elle séduise le cœur et l’esprit des Cymriens d’une façon dont les nôtres n’ont jamais été capables ? Croyez-vous qu’elle manquerait de sagesse, s’ils la plaçaient à leur tête ? — Bien sûr que non ! Rhapsody est un excellent chef, avec un cœur plein de droiture et une allure irréprochable. Je n’ai aucune réserve à émettre à son sujet. — Alors, pourquoi ? Vous dites l’aimer, la respecter. Vous venez même de reconnaître qu’elle serait digne de régner… Alors, pourquoi avez-vous tenté de l’éliminer ? À moins que vous ne pensiez que je ne la mérite pas ? C’est ça ? Vous voudriez la garder pour vous seul ! — Ne sois pas ridicule. — Alors, pourquoi ? Dites-le-moi, père. Pourquoi ? Pourquoi voulez-vous détruire le seul bonheur que je pourrai sans doute connaître ? Me haïssez-vous au point de souhaiter me voir souffrir de nouveau ? » La fureur déforma les traits de Llauron, qui se détourna. « Quel monceau d’inepties ! — Alors, expliquez-moi, père. Dites-moi pourquoi vous êtes intervenu, pourquoi vous avez compromis mon union avec la seule personne capable de me guérir, la femme qui m’a reconstitué ! » Sans répondre, l’Invocateur gagna la fenêtre pour scruter les ténèbres, pour laisser son esprit errer dans les rues désertes. Lorsqu’il s’exprima finalement, ce fut d’une voix atone. « Dis-moi sincèrement une chose, Gwydion. Estimes-tu que la part de dragon qui vit en toi est plus ou moins importante que la part de dragon qui vit en moi ? — Elle est plus grande, c’est évident. Nous ne nous serions jamais lancés dans le projet insensé qui est le vôtre, autrement. — Parfait. Je suppose que tu sais ce qui est arrivé à ta mère, quand elle t’a donné le jour ? » Llauron sentait le sang refluer du visage d’Ashe, sous son capuchon. « Je t’avais jusqu’à présent épargné les détails… Tiens-tu à les connaître ? Veux-tu savoir ce qu’on éprouve lorsqu’on voit une femme, la femme que l’on aime, mourir dans d’atroces souffrances pour mettre son enfant au monde, hm ? Je vais te le décrire. Étant donné que tout jeune dragon veut instinctivement briser sa coquille, sortir de l’œuf à coups de griffes, le nouveau-né… — Arrêtez ! lança Ashe, d’une voix dure et agressive. Pourquoi me faites-vous ceci ? — Pour répondre à ta question, fils ingrat ! Je sais que tu l’aimes. J’ai su ce qui se passerait entre vous avant même que tu ne fasses sa connaissance… Qui aurait pu rester insensible à ses charmes ? Et je savais aussi que la formation et le stoïcisme naturel de notre famille n’avaient sur toi aucune prise. Tu as toujours été un rêveur, tu tenais des propos délirants sur l’âme sœur que tu disais avoir perdue, tu harcelais Anwyn pour obtenir des informations sur ce qui n’avait été qu’un rêve. » Et quand il est devenu évident que tu avais donné ton cœur à cette fille, j’ai dû te rappeler que tu avais d’autres responsabilités que les palpitations de ton aine, que tu devais non seulement te choisir une épouse selon d’autres critères mais aussi avoir avec elle un héritier. Ce qui entraînera systématiquement la mort de ta compagne, comme cela s’est produit avec la mienne. Ton fils sera encore plus un dragon que tu ne l’as été, et les chances de survie de sa mère seront insignifiantes. Dès l’instant où ta propre mère n’a pu te mettre au monde et rester en vie, quelles chances aura ton épouse ? » Et voilà que tu m’accuses de te haïr… Que tu es donc stupide ! C’est en fait l’amour que je te porte qui dicte tous mes actes. Je refuse de te voir souffrir comme j’ai souffert. Si la reine lirin avait accepté ma proposition, je n’aurais jamais connu la souffrance qui a été la mienne à la mort de Cynron, mais le Destin a ses caprices. Il m’a condamné à assister au plus grand drame de ma vie, à l’instant où j’aurais dû connaître ma plus grande joie, et je n’ai nul désir que tu répètes mon erreur, pas plus que je ne veux voir Rhapsody disparaître dans d’atroces souffrances. Tu deviendrais alors inefficace, dans un royaume où tout ne serait que désolation. Alors, frappe-moi si ça peut te soulager… mais sache que j’essaie seulement de t’éviter des épreuves dont tu risques de ne jamais te relever. » Il n’y eut que le silence, quand Llauron interrompit sa tirade, comme si l’air avait été aspiré hors de la pièce. Llauron se tourna lentement vers son fils, resté figé de l’autre côté du cabinet de travail obscur. Il avança d’un pas et vit Ashe se détendre, ce qui lui démontra qu’il analysait posément tout cela. « Nous nous passerons de descendance, déclara-t-il finalement d’une voix teintée d’amertume mais aussi de soulagement. Rhapsody adopte tous les enfants nécessiteux qu’elle rencontre. Nous n’en manquerons pas. Nous en aurons plus qu’assez à aimer jusqu’à la fin de nos jours. — Ce n’est pas une possibilité. N’en es-tu pas conscient ? Tu dois impérativement avoir un héritier, de notre sang. Comment un non-Cymrien pourrait-il gouverner un peuple si puissant ? Tu es un descendant de MacQuieth, tu as en toi le sang des rois de Seren et des liens élémentaux avec le Dragon. Qui d’autre que toi pourrait lui apporter la paix ? Qui d’autre que toi ou ta descendance serait capable de réparer tout le mal qu’ont fait tes grands-parents ? » Ashe sentait son soulagement se briser, comme un œuf. « Manwyn… — Quoi ? — Manwyn. Elle m’a annoncé ces choses. Elle m’a dit sans ambiguïté que, si ma mère était morte en me mettant au monde, la mère de mes enfants ne mourrait pas en couches. Rhapsody ne risque rien, père. Elle n’est pas en danger. La devineresse l’a annoncé. » Llauron y réfléchit. « Comment peux-tu être certain qu’elle parlait de Rhapsody ? » La colère brilla de nouveau dans les yeux d’Ashe. « Parce que, comme je vous l’ai dit, je n’aurai pas d’autre femme qu’elle. Nulle autre que Rhapsody ne portera mes enfants et, par conséquent, les risques sont inexistants. — Il ne me reste guère de temps à te consacrer, Gwydion, aussi vais-je sélectionner mes conseils les plus pertinents en espérant que – pour une fois – tu en tiendras compte. Méfie-toi des prophéties, car leur sens n’est pas toujours celui qu’on leur attribue. Il est fréquent que connaître l’Avenir ne vaille pas le prix réclamé lorsqu’on s’engage dans la mauvaise direction. — Merci pour le conseil. Entre-temps, je compte cesser de vivre dans les ombres de la peur pour revendiquer ce qui me revient. — Bien, bien. » Llauron se frotta les mains, comme pour les réchauffer. « Tu sembles redevenu toi-même. Je me félicite de constater que te voici réconcilié avec ton destin. » Ashe sourit, dans l’ombre de sa capuche. « Ce n’est pas ce que je voulais dire. Ce qui me revient, c’est ma vie… Je l’ai vécue sans pouvoir la gérer pendant bien trop longtemps. J’honorerai les miens et mon devoir le mieux possible… en faisant le nécessaire pour que Rhapsody devienne mon épouse et la dame des Cymriens. Je ne vois personne qui pourrait tenir ce rôle mieux qu’elle… vous l’avez dit vous-même. — Tu as raison, j’ai tenu de tels propos, fit Llauron en soupirant. C’est entendu. Alors, un tout dernier avertissement. N’oublie pas tes grands-parents. Ne lève sous aucun prétexte la main sur elle et ne laisse jamais vos différends personnels porter atteinte à vos sujets. — Aucun risque… » Bien qu’il fût invisible, il était évident qu’Ashe se sentait offensé. « Alors tout est parfait, puisque tu sembles avoir pris ta décision et que le temps presse. Permets-moi de te bénir… — Excusez-moi ? » demanda Ashe, bouche bée. Llauron sourit, mais un soupçon d’irritation durcit sa voix. « Ne gâche pas cet instant de tendresse paternelle, Gwydion. Agenouille-toi. » Ashe s’exécuta et son père appliqua une main sur ses boucles cuivrées, le regard songeur. « Plus que tout le reste, sois heureux et chéris la… » Ashe attendait la suite, mais son père n’ajoutait rien. « C’est tout ? demanda-t-il finalement. Pas le moindre sermon ? — Non… N’ai-je pas dit que le temps presse ? La multiplication des mots dilue leur signification. Je ne veux que ton bonheur, et je sais que tu seras heureux si tu suis mes conseils. Bon, que dirais-tu d’un verre d’eau-de-vie ? C’est un des aspects de l’humanité que je regretterai le plus… une bonne rasade de cet élixir ambré une fois de temps en temps. » Ashe l’accompagna jusqu’au placard pendant que la chaude clarté du coucher de soleil se reflétait sur le sol, en y reproduisant les vitraux rose et or. « Devenir un dragon ne vous oblige pas à vous en priver, père. Je sais où en trouver de quoi remplir un abreuvoir. Vous pourrez vous en offrir une bonne lampée une fois de temps en temps. — Barbare ! » Les gardes de faction à l’extérieur de la porte soupirèrent en entendant un grand rire s’élever à l’intérieur du cabinet de travail de l’Invocateur. 37 Haguefort GERALD OWEN, CHAMBELLAN D’HAGUEFORT, se rendait dans sa chambre lorsqu’il passa devant la bibliothèque. Ses portes étaient closes mais un souffle glacial s’engouffrait par-dessous. Surpris, il s’arrêta et toucha le panneau d’acajou, pour constater qu’il était froid. Le duc aurait-il décidé de veiller ? se demanda-t-il pour rejeter aussitôt cette possibilité. Messire Stephen était allé se coucher quelques heures plus tôt, en déclarant qu’il avait grand besoin de prendre du repos en prévision de l’inspection des travaux réalisés sur les baraquements et les postes de garde des remparts qu’il comptait effectuer avec le responsable de son régiment à l’aube suivante. Gerald ouvrit la porte. L’air glacial cingla son visage et toutes les parties de son corps à découvert. S’il n’était pas très âgé, Gerald avait laissé loin derrière lui sa prime jeunesse, et il était vulnérable aux douleurs qui avaient tourmenté son père pendant ses dernières années d’existence. Comme lui, Gerald ne s’en plaignait jamais. Il estimait devoir endurer chaque élancement et spasme sans gémir, pour ne pas distraire l’attention du duc ou des membres du personnel, auxquels il réclamait la même retenue. La vaste salle obscure était hantée par des ombres et des traits de clarté que des voiles de neige dansant au-dehors projetaient à travers les hautes fenêtres. Ces formes tourbillonnantes voletaient sur le mobilier en suivant le rythme musical de la brise. Un gémissement discordant croissait et décroissait en fonction des caprices du vent venu assiéger le château et agiter follement les tentures du balcon dont la porte était ouverte. L’âtre était froid et obscur, les cendres éteintes. Gerald entra dans la bibliothèque et referma les battants derrière lui, sans faire de bruit. Les hurlements du vent décrurent et les tentures retombèrent, se contentant de bruire au lieu de battre. Les bruits de ses pas étaient couverts par les plaintes des éléments comme il traversait l’immense salle en direction du balcon, en piétinant les ombres des flocons qui couraient sur le sol de marbre poli et les épais tapis de soie. Arrivé sur le seuil du balcon, il regarda à l’extérieur. Les bancs de pierre étaient nappés de plusieurs centimètres de neige immaculée, tout comme la large rambarde aux sculptures travaillées cernant la plate-forme semi-circulaire. Le tapis de neige avait toutefois été foulé par des empreintes minuscules, pas plus grandes que celles d’un enfant, avec des marques d’orteils évoquant les coussinets d’un chaton joueur. Elles conduisaient jusqu’au bord du balcon puis revenaient faire quelques allers et retours, alors qu’il était seul sur ce balcon. Gerald sortit dans la nuit glaciale en plaçant ses mains sur ses oreilles et en baissant la tête. Tant sur les arbres à feuilles persistantes que dans la cour, la neige était immaculée. Une croûte de glace s’y était formée, saupoudrée de cristaux qui détalaient devant les rafales. Après s’être assuré que nul n’avait fait une mauvaise chute, le chambellan rentra dans la bibliothèque, referma les portes du balcon et tourna la clef. Les cris du vent se réduisirent à une plainte lointaine. Gerald Owen prit son mouchoir et se baissa pour essuyer la neige qui s’était déposée sur le sol de la bibliothèque, pendant que la porte était restée ouverte. Il se séchait les mains et était arrivé au milieu de la salle, en ayant l’intention de regagner le couloir, quand une forme claire à peine plus matérielle et un peu moins fugace que les autres retint son regard. Elle s’était recroquevillée au milieu des taches qui dansaient sur le parquet, à côté du placard, tremblante. Gerald avança lentement vers la silhouette. Dans les ténèbres ses yeux semblaient démesurés, et ses cheveux châtains tombaient librement sur ses épaules étroites. La femme gardait les mains crispées sur un petit sac en toile. La carafe de digestif du duc était posée à ses pieds, et elle avait le bouchon en cristal sur son giron. « Rosella ? » Elle releva la tête dès qu’elle entendit prononcer son nom. Elle porta avec affolement les yeux de toutes parts, ne s’attardant qu’un court instant sur Gerald, comme si elle suivait des yeux des oiseaux qu’elle seule pouvait voir. Le chambellan ralentit encore ses pas. Il n’était plus qu’à une longueur de bras d’elle, quand la gouvernante se mit à débiter très rapidement des murmures. « J’adore les enfants, monsieur. Je les aime, et le duc aussi, bien sûr. Il a toute ma dévotion. C’est sûr. Je… je les aime, je donnerais ma vie pour eux, il faut me croire, monsieur. Je le ferais, je n’hésiterais pas à mourir pour eux. Je les aime. » Gerald s’accroupit devant elle et avança la main, ce qui incita Rosella à reculer. Il renonça, et ce fut avec beaucoup de douceur qu’il lui déclara : « Bien sûr, Rosella, comme nous tous. Il ne viendrait à l’esprit de personne de contester votre loyauté envers messire Stephen et ses enfants. » Rosella le dévisagea et il put constater que les feux de la folie consumaient ses yeux. « Je les aime, monsieur, je les aime tous. — Oui, oui, bien sûr. — Je les aime… » À l’extérieur, le vent reprit en hurlant de plus belle. Elle esquiva de nouveau son regard et se mit à pleurnicher, telle une fillette terrorisée. Le chambellan avança, ce qui provoqua un autre mouvement de recul. « Tout va bien, Rosella, tout va bien. » La gouvernante marmonnait des propos incohérents et, quand Gerald put les revoir, ses yeux s’étaient voilés et reflétaient la clarté de la neige. « Le duc, murmurait-elle. Le duc… » Gerald Owen resta longuement accroupi, immobile en dépit des protestations de ses genoux et de ses reins, jusqu’au moment où les marmonnements s’interrompirent. Redoutant ce qu’elle risquait de faire s’il l’effrayait malgré lui, il se redressa lentement puis recula avant de tendre une fois de plus la main vers elle. « Rosella ? — Le duc », murmura-t-elle. Et la terreur qu’il lut sur son visage entra en résonance avec celle qui naissait dans son âme. « Je vais aller le chercher, déclara-t-il. Ne bougez pas d’ici, Rosella. » La voix charriée par le vent devint plus sonore dès que le chambellan eut refermé la porte. Maintenant, Rosella. Elle la harcelait depuis des heures, lui imposant ses volontés, lui reprochant son inefficacité, sa sottise. Elle avait cessé d’être grondante, menaçante. Elle se contentait de lui adresser des murmures dans les ténèbres régnant au-delà des fenêtres closes. Maintenant, Rosella. L’expression de la gouvernante se fît décidée, et ses tremblements s’interrompirent. La souffrance apparue dans ses pieds quand elle se dressait au bord du balcon, sous la neige, s’estompa et finit par disparaître. Elle se leva sans hâte pour aller vers le placard. Le lourd bouchon de la carafe roula sur sa robe de chambre puis sur le sol, où il dessina des spirales avant de disparaître sous la table. Le petit éclat de verre détaché par l’impact miroita brièvement. Elle prit le verre de cristal et le redressa, avant de le lever sous les reflets dansants de la neige. La paroi bombée capta la lumière et la garda en elle comme si c’était un fluide. Maintenant, Rosella. Elle posa le verre sur le placard puis défit le lacet de la petite bourse de toile, humide et froissée tant elle l’avait serrée. Elle vida le sachet puis prit la carafe et versa un doigt d’eau-de-vie, qu’elle fit tourner lentement en regardant l’alcool emporter la fine poudre et la dissoudre, avant de lever une fois de plus le verre vers la clarté neigeuse. Maintenant, Rosella. Elle porta le verre à ses lèvres. « Si vous avez un tant soit peu d’affection pour moi ou pour mes enfants, ne faites pas cela ! » Rosella pivota sur ses talons. Messire Stephen se tenait sur le seuil, en chemise de nuit ; sous la clarté qui venait du couloir elle put voir Gerald Owen derrière lui. « Donnez-moi ce verre. — Messire… — Maintenant, Rosella. » Les paroles de son maître bien-aimé brisèrent l’emprise que le vent exerçait sur son esprit et elle tendit le verre, d’une main tremblante. Stephen le prit, en écartant ses doigts avec beaucoup de douceur. Il alla vers l’âtre éteint et le jeta avec violence contre les pierres noires du fond de la cheminée, avant de revenir vers elle. « Qui vous a remis cet extrait de vipérine ? — Je l’ignore, messire… » Les lèvres de Rosella tremblaient mais son regard redevenait limpide. « Vous l’ignorez ? — Pardonnez-moi, messire. Je ne m’en souviens pas. » Stephen sentit son cœur faire une embardée, en reconnaissant ces paroles. Il les avait déjà entendues prononcer par un soldat lirin, juste avant que le bourreau ne lui passe la corde au cou. Cet homme avait été surpris à l’instant où il tranchait la gorge de Lydia. Il avait continué de scier le cou de la malheureuse pour finir de la décapiter, pendant que les soldats de Stephen tentaient de lui faire lâcher prise, préférant terminer sa macabre besogne plutôt que de résister ou tenter de s’enfuir. Pourquoi ? avait demandé un Stephen à la voix et au cœur brisés en regardant droit dans les yeux l’homme qui allait être pendu, au pied de la potence. Me le dire serait la moindre des choses. Je ne sais pas, messire. Qui t’en a donné l’ordre. Je ne m’en souviens pas. Tous les individus exécutés ce jour-là avaient tenu les mêmes propos, jusqu’au dernier… alors qu’il s’était engagé à commuer sa peine s’il fournissait cette information. Je ne m’en souviens pas. Je regrette, messire. Les soldats sorboldiens qui avaient lancé cette attaque meurtrière lors de la foire d’hiver étaient restés figés, le regard absent, face aux ruines fumantes. Pourquoi ? Je… je l’ignore, messire. Qui vous l’a ordonné ? Je ne m’en souviens pas. La femme qui se tenait devant lui était prise de violents tremblements. Stephen la fixait droit dans les yeux, des yeux voilés par la terreur et par l’incertitude, et il crut un instant pouvoir plonger le regard jusqu’à son âme. Il la prit dans ses bras. « C’est fini, Rosella, c’est fini. » Il fit un signe à Gerald Owen qui ouvrit la porte et laissa les deux gardes restés dans le couloir conformément à ses instructions entrer dans la bibliothèque. « Conduisez-la dans la tour, dit-il au chambellan pendant que les hommes l’emmenaient. Installez-la confortablement, ne la traitez pas comme une prisonnière mais comme une malade. — Dois-je en informer Llauron, messire ? Khaddyr pourrait peut-être faire quelque chose pour elle. » Stephen secoua la tête. « Non, je dois réfléchir à tout ceci. Tant que je n’aurai pris aucune décision, je ne mêlerai aucun tiers à cette affaire, pas même Llauron. — Je comprends, messire. » Gerald Owen saisit la carafe et le sachet vide, s’inclina et sortit de la bibliothèque. Stephen soupira, quand les portes se refermèrent. « J’aimerais pouvoir en dire autant. » 38 Voile d’Hoen, au tréfonds de la forêt de Tyrian LA CLARTÉ DE L’AUBE SE RÉPENDAIT dans la forêt, sur les flocons de neige qui tombaient sans un bruit. Autour d’eux, les bois étaient tout aussi paisibles et le silence semblait devenir plus profond à chaque pas. Il arrivait qu’un des enfants se mette à geindre ou à glousser nerveusement, mais ils étaient eux aussi influencés par ce calme pesant. Oelendra s’arrêta et Rhapsody l’imita, en faisant claquer sa langue à l’intention de sa jument. Ils se trouvaient dans une clairière sans caractéristiques particulières, cernés de toutes parts par des bois touffus, impénétrables au regard. Un décor imposant, un chant de puissance ancien et profond que Rhapsody percevait dans la totalité de son être. Elle se tourna vers son amie. Oelendra parcourait la forêt du regard, comme pour chercher son chemin. Finalement, elle désigna un point dans le lointain. « Là, l’aulne au tronc fendu ! C’est mon repère. » Rhapsody le vit à son tour. « À quelle distance se dresse-t-il ? — Je l’ignore… Vous saisirez sous peu le fond de ma pensée. On trouve dans les parages, quelque part, un endroit où le temps est gauchi. Je ne pourrais pas décrire ce phénomène de façon plus précise. J’ai dû passer ici un bon millier de fois, avant la nuit où j’ai enfin vu le Voile de Hoen. » Rhapsody scruta le lointain. Hoen était l’équivalent cymrien du mot « joie » et ce terme désignait l’accès au royaume de messire et dame Rowan, les entités dont Oelendra lui avait parlé juste après leur première rencontre. Il s’agissait d’êtres légendaires et mystiques, la Gardienne des Songes et son compagnon, la Mort paisible, des choses qui dépassaient l’entendement de Rhapsody. Si ce n’était pas Oelendra qui lui avait narré le sauvetage d’Ashe, elle aurait attribué cette histoire à un esprit dérangé ou à un trop grand nombre de pintes de bière, mais tout ce que disait Oelendra était mûrement pesé et marqué du sceau de la connaissance. Elle lui avait déclaré que messire et dame Rowan n’intervenaient que dans des cas de vie ou de mort concernant les rares individus qu’ils considéraient dignes d’attention. Elle déglutit, en espérant qu’ils jugeraient cette situation intéressante. « Peut-être n’apparaît-il qu’en cas de besoin, suggéra-t-elle en tapotant le flanc de sa jument. — C’est possible. » Oelendra haussa les épaules puis ferma les yeux à demi, pour scruter une fois de plus la forêt avant de se tourner pour prendre Rhapsody par les épaules. « Il y a une chose que vous devrez constamment garder à l’esprit, quand vous serez là-bas. Le Temps ne s’y écoule pas comme il le fait ici. J’ai séjourné dans leur royaume pendant des heures, peut-être des jours, lorsqu’ils se sont occupés de Gwydion. » Le reflet d’un nuage traversa ses yeux argentés, mais peut-être n’était-ce qu’un éclat d’ironie suscitée par ce souvenir. Oelendra avait appris qu’Ashe était en vie dans un silence empreint de solennité, quand Rhapsody était revenue en Tyrian pour réclamer son aide au sujet des enfants du F’dor. Elle s’était fréquemment demandé ce qu’en pensait la guerrière lirin, mais Oelendra ne lui avait fait aucune confidence. « Lorsqu’il… Quand j’ai constaté que je ne pouvais rien faire pour lui et que messire Rowan m’a renvoyée ici, rien n’avait changé depuis mon départ… au point que ma selle était encore chaude. Il est possible que vous restiez là-bas très longtemps, des mois ou des années, sans que plus de quelques secondes s’écoulent de ce côté du seuil. Retrouver la place que vous occupez dans le Temps risque ensuite d’être problématique. » Rhapsody tapota sa main. « Merci. Je sais où aller solliciter de l’assistance, si je m’égare. » Oelendra sourit, pour la première fois depuis leur entrée dans ces bois. « Eh bien, voilà une leçon que vous semblez avoir parfaitement assimilée. Ma porte vous sera toujours ouverte. Ma maison est la vôtre. Je vais à présent attendre ici, avec les enfants et lui… » Elle désigna le gladiateur, redressé sur la selle de la monture rouanne qu’Oelendra avait tenue par la bride, les yeux rendus vitreux par les herbes qu’elles lui avaient administrées pour qu’il se tienne tranquille. « J’espère que vous les trouverez. » Rhapsody déglutit avec peine. Elle tentait de ne pas penser à ce qu’elle devrait faire en cas d’échec. Elle tira lentement Clarion l’Étoile du Jour de son fourreau et la leva devant elle, en regardant les flammes se vriller pour gravir en murmurant la lame qui irradiait la lumière céleste. Elle fit glisser l’extrémité de ses doigts dans le feu et perçut sur sa peau ses pulsations bourdonnantes. À ce contact, les flammes bondirent et rugirent pour se réduire à de simples ondulations aériennes sitôt après. Puis, d’un mouvement décidé, elle planta l’arme dans la neige afin de disposer d’un jalon avant de s’éloigner sans jeter un seul regard derrière elle. Elle marchait depuis ce qui lui semblait être une éternité, s’enfonçant dans la neige jusqu’aux chevilles, sans pratiquement laisser de traces. Le vent était chaud et modéré, même en plein hiver. Elle ne savait pas où elle allait, et à peine d’où elle venait, mais elle n’avait pas l’impression de s’être perdue. Elle ferma les yeux et but le chant de cette forêt, plus profond et solennel que celui de Tyrian qu’elle en était venue à si bien connaître. Les harmonies étaient plus sonores à l’ouest, et elle les suivit aveuglément, les mains tendues devant elle. Il s’agissait d’une mélodie prenante et chaleureuse, l’équivalent d’un chant de mineurs dans les profondeurs des collines, du chant de la Terre qu’elle avait entendu pendant son lent déplacement le long de la Racine. Il ondulait sur le vent et il devint plus puissant d’un côté, vers lequel elle se tourna avant de rouvrir les yeux. Devant et autour d’elle tout était embrumé, dense de vapeurs argentées. De minuscules gouttelettes miroitaient dans les airs et réfléchissaient la clarté du soleil levant qui semblait s’élever à l’intérieur d’un nuage, avec le ciel et la forêt devenus invisibles. Elle tendit la main pour écarter le voile de blancheur, qui resta en place. Il pendait lourdement, comme des gouttes de pluie figées dans un temps suspendu. Rhapsody erra un certain temps, en essayant d’atteindre l’autre côté de la brume, mais ce brouillard était omniprésent, inviolable. Elle lançait des appels à quelques minutes d’intervalle, sans rien entendre… pas même un chant d’oiseau. S’orienter devint difficile, puis impossible. Redoutant de s’être égarée, elle finit par soupirer, un son qu’étouffèrent d’épaisses strates de vapeur, et elle fit demi-tour pour aller retrouver Oelendra et les enfants. Elle les discerna à la limite de son champ de vision après quelques minutes, regroupés dans le lointain brumeux autour des chevaux ou sur leur dos. Elle pressa l’allure, courant presque dans la neige, jusqu’au moment où elle put les voir nettement et s’arrêta. Les enfants du démon se trouvaient au point exact où elle les avait laissés, mais ce n’était pas Oelendra qui tenait les rênes de leurs montures … Il s’agissait d’une femme émaciée au teint pâle et aux cheveux argentés, vêtue d’une robe blanche d’une grande simplicité. Elle sourit et tendit les rênes de la jument à Rhapsody qui les prit comme en transe, avant de se détourner et de repartir dans un brouillard de plus en plus dense. Peu après, Rhapsody secouait la tête pour repousser le sommeil et suivre cette femme, guider le cheval et les enfants dans la brume. La nappe de blancheur finit par se dissiper, mais Rhapsody ne le remarqua pas immédiatement tant elle s’intéressait à la femme et aux enfants. Elle commença à revoir des arbres ici et là, puis des secteurs où ils étaient bien plus nombreux, et la brume s’évapora enfin comme la rosée sous l’agréable chaleur d’un soleil qui prenait de l’altitude. Rhapsody se retrouvait dans une forêt qui lui rappelait Tyrian, si ce n’est que c’était ici le printemps ou le début de l’été. L’herbe était verte, comme les feuilles et les scions des arbres dont de nombreux bouleaux, aulnes, frênes, érables argentés et hêtres dont l’écorce ivoirine apportait à ce milieu un aspect exotique. Les enfants sortirent de leur mutisme intimidé pour échanger des murmures, puis rire et se mettre finalement à courir de toutes parts pour profiter du soleil. Ils paraissaient avoir été soulagés d’un poids écrasant, un peu comme s’ils se sentaient soudain capables de prendre leur envol, ce qu’ils tentaient d’ailleurs de faire en écartant les bras pour filer entre les troncs et vers le haut de pentes peu prononcées, en sautant et gloussant follement. Rhapsody sourit et retint le regard de la dame qui la dévisagea avant de se tourner vers le secteur le plus profond de la forêt, où deux jeunes hommes vêtus comme elle de robes blanches apparurent. Ils aidèrent le gladiateur à peine conscient à descendre de la jument rouanne puis le guidèrent vers des petites huttes que Rhapsody n’avait pas aperçues avant cet instant. Elle se tourna vers les enfants et sentit sa gorge se serrer en constatant qu’ils avaient disparu. Ne restait que la femme en blanc, qui vint lentement vers elle pour prendre ses mains dans les siennes. Elles étaient chaudes, comme l’avaient été celles de la mère de Rhapsody lorsqu’elle caressait sa chevelure devant l’âtre, au cours de son enfance. Des blessures qu’elle n’avait pas remarquées s’effacèrent en même temps que les douleurs et cicatrices dues aux gelures, la laissant reconstituée et reposée, même si elle se sentait un peu somnolente. La femme au teint blême s’exprima, et sa voix était aussi apaisante que les doux soupirs d’un zéphyr. « Vous n’avez pas à vous faire du souci pour eux, ils ne manqueront de rien. Venez, je vais vous montrer où vous logerez. » Elle guida Rhapsody par la main sur le renflement de la colline, vers une petite maison au toit de chaume identique à celles du village vu plus tôt. Elle la désigna de la tête à Rhapsody qu’un brouillard intérieur fit ciller. « Ne risquent-ils pas de se réveiller en pleine nuit et d’avoir peur ? » s’enquit-elle, alors que cette possibilité ne lui avait à aucun moment traversé l’esprit. C’était comme si ces mots s’étaient formés spontanément dans sa bouche. « Ils ne se réveilleront pas », répondit une voix derrière elle. Rhapsody pivota vers un homme livide vêtu d’une robe identique à celle de la femme. Ses yeux étaient noirs comme la poix, et insondables. Rhapsody sut aussitôt qu’elle aurait pu y choir. Ils étaient surmontés de sourcils broussailleux aussi sombres et d’une chevelure quant à elle blanche comme la neige. Et elle sut qu’il lui avait soufflé cette question pour pouvoir lui fournir cette réponse. Elle sentit le lourd manteau de sommeil glisser de ses épaules, telle une cape de laine, et elle eut sitôt après des pensées plus limpides. « Merci de les avoir accueillis, ma dame, messire, leur dit-elle. Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour vous assister. — Parfait, déclara l’homme avec solennité. Ils auront bien plus besoin de vous que vous ne l’imaginez. — Venez, mon enfant », dit dame Rowan en souriant. Elle présenta une fois de plus sa main à Rhapsody qui la prit pour la suivre dans les profondeurs de la paisible forêt. Le royaume des Rowan devait être d’ordinaire d’une grande sérénité, mais les enfants couraient et poussaient des cris joyeux qui se répercutaient entre les arbres en rompant le silence. Le gladiateur n’était visible nulle part, mais tous les autres enfants du démon jouaient, même Quan Li, l’aînée, qui avait été jusqu’à présent si réservée. Leur gaieté réchauffait le cœur de Rhapsody, quand elle sentit une main effleurer son coude et se tourna vers la dame qui lui fit signe de la suivre. Elles franchirent la crête d’une colline pour aller s’immobiliser sous un bosquet de bouleaux. Dans la vallée qui s’ouvrait au bas de l’éminence se dressait un important bâtiment en bois privé de tout ornement, à l’exception d’une flèche couronnée d’une étoile d’argent. Rhapsody suivit dame Rowan vers le bas de la pente, puis dans la construction. L’intérieur était obscur et frais, avec un vestibule circulaire sur lequel donnaient de nombreuses portes. La dame ouvrit celle située en face de l’entrée et recula d’un pas, pour laisser Rhapsody passer la première. Cette pièce était elle aussi plongée dans la pénombre et encombrée de boîtes contenant des chandelles en cire. La forte odeur de la pyrole en ombelle, une herbe utilisée pour soulager les souffrances des mourants, y flottait. Des sachets d’autres produits médicinaux tels que des vesses de loup, du genévrier et des bourses à pasteur étaient éparpillés sur le plateau de la table. Il y avait au centre des lieux un lit rustique très bas, presque au ras du sol, et plusieurs tables où étaient posés des ustensiles et des récipients aux formes étranges. La dame lui tendit une chandelle, qu’elle prit. La cire d’abeille était molle et odorante, et le simple fait de la tenir était hypnotique. Rhapsody avança l’index pour l’allumer, mais la dame secoua la tête. « Attendez. » Rhapsody plia le doigt, pendant que son interlocutrice lui adressait un sourire rassurant. « Il ne faut pas allumer une telle chandelle sans savoir que cela équivaut à un engagement. — Un engagement ? — Oui, et pas nécessairement un engagement que vous souhaiteriez prendre. » Rhapsody cilla. « De quoi s’agit-il ? — Venez, j’ai quelque chose à vous montrer. » La dame gagna la porte suivante et l’ouvrit. Rhapsody découvrit une pièce en tout point identique, si ce n’est que le gladiateur y dormait. Elle interrogea du regard la dame, qui désigna l’aîné du démon d’une inclination de la tête. Rhapsody reporta son attention sur lui. « Ne bougez pas d’ici. » Dame Rowan entra dans la pièce pour se pencher et tendre la main afin d’effleurer le front de Constantin. Rhapsody entendit la porte du bâtiment s’ouvrir derrière elle. Les deux jeunes gens qu’elle avait déjà vus vinrent rejoindre la dame au chevet du gladiateur. Ils portaient un vase de cristal, des outils métalliques tranchants et des tubes de verre… autant d’instruments que Rhapsody trouvait vaguement menaçants. Elle ouvrait la bouche pour poser une question quand un regard sévère de la maîtresse des lieux l’en dissuada. Peu après, dame Rowan prenait les instruments apportés par ses assistants et les disposait sur la table la plus proche du lit. Puis les deux jeunes hommes immobilisèrent les pieds et les poignets du gladiateur et dame Rowan se tourna vers celui-ci en tenant une longue aiguille qui ressemblait à une alène de cordonnier. Sous le regard horrifié de Rhapsody, elle la planta dans la poitrine du gladiateur qui se réveilla et hurla tant la douleur était grande. Rhapsody voulut entrer dans la pièce et découvrit qu’une force invisible lui en interdisait l’accès. Elle tenta vainement de forcer cette barrière et percuta sans bruit le chambranle de la porte ; elle cria, sans que le silence en fût troublé. Elle était condamnée à regarder Constantin se tordre de souffrance et implorer ses tortionnaires. Des larmes coulaient sur ses joues, comme sur celles de Rhapsody. L’intervention parut durer une éternité, mais la dame leva finalement un petit tube contenant un fluide vermeil traversé par un trait de noirceur. Elle adressa un signe de tête à ses assistants puis retira l’instrument planté dans la poitrine du gladiateur, qui se contorsionna de plus belle. Elle remit le tube à un des hommes avant d’appliquer un pansement sur la petite plaie visible sur la poitrine de Constantin tout en lui susurrant quelques murmures. Il restait prostré sur le lit, pleurant toujours, et Rhapsody en avait le cœur brisé. En fonction de ce qu’elle savait sur ses activités professionnelles, seule une torture insoutenable avait pu le faire sangloter de la sorte. Dame Rowan s’inclina pour déposer un baiser sur son front et ses tremblements s’interrompirent. Il se rendormit juste après et elle ressortit de la pièce, pour prendre le coude de Rhapsody qui tremblait et la raccompagner dans l’autre pièce. « Vous venez d’assister à ce qu’il faudra faire chaque jour, à chaque enfant, pour retirer de leur sang tout ce qui provient de leur père. Il est pour cela nécessaire de l’aspirer directement dans le cœur, ce qui est – comme vous avez pu le constater – extrêmement douloureux. » Rhapsody avait l’impression d’étouffer. « Même le nouveau-né ? — Oui. — Non… Ayez pitié de lui. — Nous en abstenir aurait des conséquences encore plus néfastes pour lui, ne pensez-vous pas ? » Rhapsody resta à considérer dame Rowan sans mot dire, pour finir par baisser la tête. « Si, effectivement. » Elle sentait le regard de son interlocutrice peser sur elle. « Devront-ils subir cela longtemps ? — Des années. Au moins cinq, et probablement sept. Pour aller plus vite, il faudrait prélever des quantités de sang plus importantes, ce qui pourrait s’avérer fatal. S’ils meurent avant la fin du processus, ils iront rejoindre leur père dans la crypte du Monde Souterrain, où ils resteront jusqu’à la fin des Temps. — Dieux ! » murmura Rhapsody. Elle regarda la table, les instruments identiques à ceux utilisés sur Constantin. « Je vous en conjure, dites-moi qu’il existe un autre moyen. — Il n’en existe malheureusement pas, mais il y a néanmoins une chose que vous pourriez faire pour eux, si vous y êtes disposée. — Je le ferai, quoi que cela puisse être. Dites-moi en quoi je peux adoucir leur épreuve. » Les yeux de dame Rowan s’étrécirent. « Vous êtes impétueuse, mon enfant, et ce n’est jamais une excellente chose. Ces enfants auront besoin de vous pour pourvoir à leurs besoins quotidiens en amour et réconfort ; il est toujours téméraire de signer un pacte sans avoir lu toutes ses clauses. — Je regrette. Dites-moi ce que je peux faire. — Prendre sur vous la souffrance d’un ou deux d’entre eux… — Prendre leur souffrance ? — Oui. Une barde ou une Baptistrelle peut s’approprier leur chant-nom et prendre sur elle leur souffrance. C’est beaucoup demander, et bien plus à donner. Si vous refusez, nul ne pourra vous en faire le reproche. Je sais que vous aimeriez devenir guérisseuse et que cela développera énormément vos capacités. Vous deviendrez empathique, capable de soulager les gens en dérivant vers vous ce qu’ils éprouvent… mais vous sentirez toute l’intensité de leur souffrance, si vous voulez épargner à un ou deux de ces enfants les tortures dont vous venez d’être témoin. Ce sera pour vous une épreuve insoutenable. » Rhapsody contemplait le sol. « Un ou deux ? Comment décider qui en bénéficiera ? » Dame Rowan lui adressa un sourire compatissant. « Ce ne sera pas non plus chose facile. Il peut sembler logique d’opter pour les plus jeunes, mais la souffrance reste la même quelle que soit la victime, ainsi que vous venez de le constater. » Rhapsody y réfléchit. « Les conséquences seront-elles physiques ? — Non, vous pouvez seulement leur épargner les tourments qui accompagnent l’intervention et non celle-ci. Vous ne subirez aucune blessure, vous n’aurez pas la moindre cicatrice. » Le regard de Rhapsody devint plus limpide. « Peu m’importent les cicatrices, si ce n’est celles laissées sur l’esprit de ces enfants. Allumer une de ces chandelles équivaut à promettre d’en protéger un, de prendre sur soi ce qu’il devrait autrement endurer ? — Effectivement. Allez-vous le faire ? — Oui. — Je m’en doutais. Dois-je vous donner une ou deux chandelles ? » Rhapsody lui sourit et préleva dans la boîte la plus proche deux bougies qu’elle posa sur la table. « Comme ceci ? — Oui, vous êtes très courageuse. — Je les allume tout de suite ? — Oui, en prononçant les noms des enfants concernés. » Rhapsody tendit le doigt et effleura la première bougie. « Aria », murmura-t-elle. Une flamme apparut entre son pouce et son index, dansa un court instant puis se transféra sur la mèche. Elle passa à la suivante. « Mikita », dit-elle en allumant la seconde bougie. Elle se tourna vers la dame, qui hocha la tête. « À présent, vous devriez vous allonger. Je vous fournirai toutes les herbes capables de réduire cette épreuve, mais sachez que j’en ai également administré au gladiateur avant de procéder à l’intervention. Je vais donc demander à mes assistants d’aller chercher ces deux enfants. » Rhapsody plongea la main dans la boîte et en sortit deux autres bougies, pour les poser à côté de celles déjà allumées. Elle effleura la première. « Jecen… » « Aric », ajouta-t-elle en passant à la suivante. Dame Rowan tendit la main pour retenir son poignet. « Que faites-vous ? — Vous m’avez déclaré que ce n’est pas physique, que cela ne faisait que les soulager de leurs souffrances. — Oui, mais… » Rhapsody écarta sa main pour allumer deux autres bougies. « Ellis… Anya… Comment pourrais-je choisir ? Laisser un seul de ces malheureux endurer pareille torture serait pour moi encore plus pénible que les connaître personnellement. — N’en sous-estimez pas les effets. Votre esprit peut être déterminé, mais votre corps en sera ébranlé. Vous n’êtes pas encore complètement remise de vos voyages et je doute que vous soyez pleinement consciente des conséquences. » Deux autres flammes apparurent. « Marl… Vincane… C’est probable, mais je n’aurai rien de mieux à faire tout au long de mon séjour. En outre, laquelle de leurs mères n’aurait pas accepté un tel sacrifice ? Comme elles ne sont plus de ce monde, c’est à moi de les remplacer. — Vous n’êtes la mère d’aucun d’eux. » Les yeux de Rhapsody reflétèrent les lumières de plus en plus nombreuses. « Quan Li, murmura-t-elle avant de lever les yeux. Non, en effet. Mais je suis leur grand-mère. J’ai tant de péchés à expier… et ce sera peut-être un début. » La dernière chandelle s’alluma. « Constantin. » 39 DES CRIS JOYEUX EMPLISSAIENT la clairière ensommeillée. Rhapsody sourit en voyant les enfants la charger, s’essaimer comme des abeilles surexcitées, réclamer son attention et s’exprimer simultanément avec enthousiasme. Elle appliqua ses mains sur ses oreilles. « Bontés divines, calmez-vous un peu ! Vous allez me rendre sourde. » Elle ferma la porte de sa hutte et s’avança sous le soleil de fin de matinée. Elle avait enfilé la tenue qu’elle mettait pour jouer avec eux et s’était munie d’un sac de toile. Huit des enfants étaient là et il ne manquait que le plus âgé et le plus jeune. Elle s’était fixé pour but de découvrir leurs besoins en matière d’éducation tant physique qu’intellectuelle. Elle avait pour cela consacré la majeure partie de la nuit à façonner des objets qui permettraient de tester leur dextérité. Il s’agissait de jouets typiquement lirins, ce que les siens appelaient des chantepieds. Elle en prit un dans son sac. « Tenez, j’ai quelque chose pour vous. » Elle leva le chantepied et les enfants se regroupèrent autour d’elle, désormais impatients. La fabrication était rudimentaire mais des exclamations de ravissement fusèrent dans la forêt pendant que l’objet passait de mains en mains. « Ça marche comment, Rhapsody ? — Rendez-le-moi et je vous montrerai. » Elle le récupéra et le leva pour que tous puissent le voir. Il s’agissait d’une longueur de ficelle avec à chaque bout un anneau en bois, dont un évidé et percé de trous. Rhapsody s’assit sur l’herbe et glissa l’anneau en bois plein autour de sa cheville, avant de se redresser. « Reculez tous, à présent, pendant que j’essaie. La dernière fois que j’ai fait cela, j’étais toute petite. — Vous n’êtes toujours pas grande », fit remarquer Vincane. À présent qu’il se trouvait dans le royaume des Rowan il avait perdu sa méfiance et son pragmatisme qui l’avaient constamment incité à s’opposer à elle. Depuis qu’ils avaient franchi le Voile de Hoen il n’était plus qu’un préadolescent plus grand qu’elle et son expression pleine d’espièglerie la fit rire. « D’accord, je ne l’ai pas fait depuis l’enfance. Mais ne va pas confondre “grandeur” et “force”, Vincane. Si tu le souhaites, je t’en ferai la démonstration. Nous pouvons ajouter un round à la rencontre qui a eu lieu dans la manufacture où je t’ai trouvé, si tu y tiens. — Non, merci », s’empressa de répondre l’enfant. Elle savait qu’il s’était dissimulé pour assister à son entraînement, dans la matinée. « Voilà comment ça fonctionne. » Elle imprima à l’anneau passé autour de sa cheville un mouvement de rotation en sautant à cloche-pied par-dessus la ficelle à chaque tour. Un instant plus tard l’anneau creux extérieur se mettait à vibrer puis à siffler, émettant une note à la fois douce et régulière. Les enfants riaient et battaient des mains, en demandant à faire un essai. « Ne vous bousculez pas, j’en ai préparé un pour chacun d’entre vous. » Rhapsody laissa le chantepied s’arrêter, le retira de sa cheville et le remit à Jecen qui en piailla de joie. Rhapsody se détourna et alla vers le sac de toile, pour en sortir des poignées qu’elle distribua dans les mains tendues avant de reculer pour regarder avec intérêt ses protégés les enfiler puis tenter de les mettre en mouvement. Certains étaient plus habiles que d’autres, ce qui permettait d’évaluer leur adresse. Rhapsody prit des notes et détermina mentalement comment exploiter les capacités des plus doués et développer celles des plus maladroits. « Vous constaterez que la note émise par chacun d’eux correspond à vos noms, leur dit-elle quand la fatigue les incita à s’arrêter. Tous sont différents, et quand vous en aurez pris l’habitude vous pourrez interpréter des airs en jouant tous ensemble. Mais ce que j’entends pour l’instant, c’est que Cyndra vous appelle. Le repas de midi est donc prêt. » D’autres cris de joie s’élevèrent dans la clairière puis, en la soumettant à un raz-de-marée de baisers et d’étreintes, tous détalèrent en la laissant seule, souriante et essoufflée. Elle se leva, épousseta les feuilles et la poussière qui maculaient son pantalon et revint vers les bâtiments blancs où tous étaient logés et soignés. Elle écouta au passage les chants des oiseaux et perçut derrière des arbres proches une présence étrangère. Elle y prêta attention car elle avait reconnu la signature vibratoire de Constantin. Après être resté dissimulé pour la regarder s’occuper des enfants il la suivait de près. Sans presser le pas, elle continua en direction du village et le sentit modifier son parcours, pour qu’il croise le sien. Elle continua de se déplacer en se sentant étrangement en sécurité. Elle atteignait l’orée des bois, lorsqu’il apparut devant elle. Il s’était remis de son épreuve et paraissait en parfaite condition physique, ainsi vêtu d’un pantalon et d’une chemise blanche en batiste, même s’il avait un peu maigri. Rhapsody s’arrêta, à contrecœur. Constantin tendit le bras pour prendre appui contre un arbre et l’empêcher ainsi d’aller plus loin. Le regard qu’il baissa sur elle était si perçant qu’elle sentit ses cheveux se hérisser sur sa nuque. Un regard qu’elle lui retourna posément, sans agressivité ni peur, en attendant d’entendre ce qu’il avait à lui dire. Mais le temps s’écoulait sans qu’il se décide, se contentant de la regarder. Puis Rhapsody nota un vague mouvement à la bordure de son champ de vision, tourna discrètement la tête et vit messire Rowan s’intéresser à la scène. Soulagée, elle libéra son souffle. Il portait ce jour-là une robe vert forêt qui le rendait plus matériel que lorsqu’elle l’avait vu pour la première fois. « Qu’y a-t-il, Constantin ? s’enquit-elle. Que veux-tu ? » Le jeune gladiateur la regarda encore, avant de lui répondre : « Toi ! — Je te demande pardon ? — Je veux que tu te donnes à moi. Tu m’as fait des promesses que tu n’as pas tenues et tu es ma débitrice. Je réclame mon dû. » Rhapsody sentit une onde de chaleur s’élever de son cou à ses joues. « Je regrette de t’avoir induit en erreur, dit-elle en s’assurant que messire Rowan était toujours présent. Mais je n’avais pas le choix. Il n’était pas dans mes intentions de te donner de faux espoirs. » Il rit, un son sec très désagréable. « Je devais te conduire jusqu’ici, et crois bien que je le regrette si j’ai blessé tes sentiments. » Il rapprocha sa tête de la sienne et elle sentit son haleine sur son cou. « Oh, tu l’as fait ! Tu m’as profondément humilié. Mais tu peux te faire pardonner, tu sais ? Tu as ce que je veux, Rhapsody… C’est bien ton nom, pas vrai ? C’est joli, ça te va à merveille. Tu m’étonnes, tu sais ? Je me félicite de n’avoir pas eu à t’affronter dans une arène. Tu parais fragile, vulnérable, mais tu es redoutable. Tu gagnes la sympathie des hommes alors que tu es plus forte que la plupart d’entre eux, et c’est alors que tu prends l’avantage. — Tais-toi ! ordonna-t-elle avec irritation. — Que t’arrive-t-il ? Tu as fait serment de ne dire que la vérité mais tu refuses de l’entendre ? Tu m’as menti, en un sens. Tu es venue jusqu’à mon lit en te rendant disponible, dans une tenue de séductrice. Tu as dit m’avoir été envoyée par Treilus le souteneur. Qu’étais-je censé supposer ? — Ce que tu as cru, sans doute. » Elle n’eut pas à le regarder pour savoir qu’il souriait. « Tu reconnais donc m’avoir induit en erreur. » Elle le regarda et envisagea de contester ses dires, de lui rappeler qu’elle avait simplement déclaré être venue lui faire un massage, mais c’était trop pénible. Llauron avait parfaitement su ce qu’en penserait Constantin, et elle avait pour sa part été d’une stupidité sans bornes. Elle baissa la tête. Le gladiateur se pencha vers elle pour placer ses lèvres au ras de son oreille. « Tu me dois ce que tu m’as promis. Une seule fois, peut-être, mais tu ne peux te défiler. Tu m’as fait miroiter une nuit de plaisirs. Tu t’es engagée à rester près de moi et une Baptistrelle ne peut revenir sur sa parole… Car c’est bien ce que tu es, n’est-ce pas ? Soit dit en passant, je l’ai appris la nuit dernière… Je t’ai entendue murmurer mon nom dans les profondeurs de mon âme et une sensation merveilleuse m’a envahi. Veux-tu deviner dans quelle partie de mon corps les effets ont été les plus évidents ? » Elle cilla, toujours muette. Il avait dû percevoir la lumière de la chandelle et son vœu de veiller sur lui, de souffrir à sa place. Le sourire du gladiateur se fit encore plus assuré. Il tendit une main démesurée pour passer doucement un doigt dans sa chevelure, suivre vers le bas la mèche la plus proche de son visage. Arrivé à la hauteur de sa joue, il la caressa avec une phalange calleuse. « Couche avec moi. Je ne suis plus en colère et je serai très doux. Tu n’as rien à redouter. Je veillerai à ne rien défoncer. Règle ta dette, Rhapsody. » Il se pencha contre l’arbre, et son haleine réchauffait le côté de son cou. « Que tu m’appartiennes est devenu une nécessité. » Messire Rowan apparut à cet instant, sur la gauche de Rhapsody. Constantin le vit en même temps qu’elle et il baissa le bras et se détourna, en effleurant le sommet de sa tête du bout des lèvres. « Je te posséderai, c’est une promesse », lui murmura-t-il. Il s’éloignait, quand Rhapsody recouvra l’usage de la parole. « Constantin ? » Il la regarda par-dessus son épaule. Aucune crainte ne se lisait dans les yeux de la Baptistrelle, dont l’expression était redevenue posée. « C’est possible, mais si c’est le cas ce sera uniquement parce que je le souhaiterai moi aussi. Est-ce bien compris ? » Il la dévisagea puis disparut. Rhapsody perçut la chaleur d’une main sur son épaule, et une sérénité profonde l’envahit et lui donna envie de dormir. « Allez-vous bien mon enfant ? demanda le seigneur Rowan d’une voix aussi capiteuse qu’un bon vin. — Oui, messire. Il faut que je lui parle. » Elle alla pour fournir des explications et sentit le désespoir de l’Avenir renaître. Elle se savait condamnée à répéter sans cesse les mêmes erreurs, à devoir assister jusqu’à la fin des Temps aux funestes conséquences de ses actes. L’épuisement se répandit en elle, pendant que les paroles qu’Ashe lui avait tenues longtemps auparavant lui revenaient à l’esprit : Seule une mort violente pourra mettre fin à vos jours. Imaginez-vous perdre des êtres chers, encore et encore, vos amants, votre époux, vos enfants… Rhapsody ne s’était jamais sentie lasse à ce point. Elle regarda le visage sévère de messire Rowan et des larmes remontèrent des profondeurs de son être, contre son gré. « Pourquoi pleurez-vous ? — C’est sans importance, répondit-elle en allant se perdre dans ses yeux noirs. Messire Rowan, m’accorderez-vous une faveur ? Je vous en conjure… — Que désirez-vous ? — Qu’un jour, vous veniez me chercher… » Un semblant de sourire parut adoucir ses traits. « Voilà qui est fascinant, car on m’implore habituellement de m’en abstenir… Même si vous n’êtes pas la première Cymrienne qui me le demande. Vous êtes toutefois la seule à l’avoir fait si jeune. — Je vous en conjure, messire. Dites-moi que vous ne m’oublierez pas. » Il la dévisagea longuement. « Je le ferai si la possibilité m’en est offerte, mon enfant. C’est le seul engagement que je peux prendre. » Rhapsody sourit malgré ses larmes. « C’est amplement suffisant, murmura-t-elle. Je vous en remercie. » 40 LES OMBRES DU SOIR S’ÉTIRAIENT dans la forêt paisible. Rhapsody s’arrêta devant la porte de la petite hutte, inhala à pleins poumons pour se détendre et frappa. « Entrez. » Le souvenir de ce que ce mot et le timbre grave de la voix de Constantin évoquaient la fit frissonner. Elle poussa lentement la porte de son logis. L’ex-gladiateur était assis sur le lit. Il se leva dès qu’il la vit et traversa la pièce en direction du seuil. Rhapsody ravala sa salive, avec nervosité, surprise par la rapidité de ses déplacements. Ses exploits dans l’arène n’avaient rien d’étonnant. Il s’interposa entre elle et le reste des lieux, pour condamner le seuil et river sur elle un regard perçant. « Que me veux-tu ? » demanda-t-il sèchement. Rhapsody sourit, dans l’espoir de désamorcer soupçons et hostilité. « Je t’apporte une chose qui doit t’appartenir. — Permets-moi d’en douter », fit-il en fermant les yeux à demi. Et elle sut à son expression que messire Rowan était venu mettre certaines choses au point. « En ce cas, je n’en aurai pas pour longtemps. Je peux entrer ? » Constantin garda les yeux baissés pour lui ouvrir en restant hors du passage. Elle se glissa sous son bras et pénétra dans la pièce, semblable aux chambres des enfants mais sans décoration pour l’égayer ; une chambre aussi spartiate que la sienne, si ce n’est que le lit et les meubles étaient ici plus grands. Elle s’assit sur l’unique chaise. Constantin la regarda durement puis baissa les yeux et l’étudia entre ses paupières mi-closes, pendant qu’elle plongeait la main dans un petit sac et en sortait la chaînette d’argent découverte dans ses appartements de l’Aire de Jeux. « Ceci ne t’appartient-il pas ? » Il ouvrit de larges yeux, sous le choc. De la panique altéra son visage, pour disparaître aussi rapidement qu’elle était apparue. « Où as-tu trouvé ça ? — Dans ta chambre, l’autre nuit. » La colère le fit rougir. « Que vas-tu réclamer en échange ? » Rhapsody en resta bouche bée. « Je, je pensais… — Il est vrai que je n’ai rien de valeur, ici », ajouta-t-il pendant que ses muscles se bandaient sous l’effort réclamé pour conserver un semblant de calme. Il recula et Rhapsody en ressentit de la sympathie. Elle savait qu’il était soumis à des pulsions qu’il avait des difficultés à maîtriser. « Tu ne m’as pas compris, s’empressa-t-elle de préciser. Si j’ai pris ceci, c’était pour te le restituer. » Il la lorgna avec méfiance. « Qu’est-ce que tu y gagnes ? — Rien, pourquoi ? fit-elle en fronçant les sourcils. Si ceci t’appartient, ça te revient. Tu n’as pas à te battre pour garder ce qui est à toi, ici. Nous ne sommes pas en Sorbold. — Alors, pourquoi me l’as-tu volé ? — Je ne te l’ai pas volé. Je l’ai pris parce que je me suis dit que tu y tenais peut-être. Comme je ne souhaitais pas que tu retournes un jour à Jakar, j’ai préféré emporter ce dont tu pourrais avoir besoin ou envie tant que j’en avais la possibilité. » Elle se redressa et alla déposer la chaînette dans sa paume, puis refermer ses doigts dessus. Constantin contemplait le colifichet, et son regard avait perdu de son intensité… Une expression plus profonde et complexe s’était substituée à la colère. Il s’intéressa longuement à l’objet puis leva les yeux sur Rhapsody. « Merci, lui dit-il d’une voix douce pour le moins surprenante. — Il n’y a pas de quoi. Maintenant, je te laisse. » Elle se détourna et ouvrit la porte. « Tu as raison », dit-il rapidement. Elle pivota vers lui, saisie d’étonnement, car elle avait cru leur conversation terminée. « À quel sujet ? — Il s’agit d’un objet dont j’ai besoin et auquel je tiens beaucoup. » Il n’avait jamais été aussi prolixe et elle comprit d’instinct qu’il avait des choses à ajouter. Elle repoussa la porte et s’adossa au battant, les bras croisés. « Il te vient de quelqu’un que tu as aimé ? » Constantin la dévisagea, et elle prit conscience de s’accoutumer à son regard déconcertant. Il alla vers le lit et s’y assit. « Oui, ma mère… » Rhapsody ne remarqua qu’au bout d’un moment être restée bouche bée. Lorsqu’elle le fit, elle s’empressa de réagir. « Tu l’as connue ? » Il secoua la tête et le soleil qui filtrait par la fenêtre embrasa sa chevelure blond clair. « Non. C’est un lambeau de souvenir, que j’ai pu fabriquer de toutes pièces. » Elle alla s’asseoir à côté de lui, sur le lit. Il ne broncha pas, il ne se crispa pas comme il l’eût fait s’il avait considéré ses questions importunes. « De quoi te souviens-tu ? » Il fit glisser le collier entre ses doigts, et le soleil y miroita. « La vague image d’une femme aux yeux pleins d’amour et ce présent. » Rhapsody en eut le cœur serré et caressa son épaule. C’était un geste de compassion, mais le gladiateur s’écarta aussitôt. Elle se figea, effrayée. « Désolée, balbutia-t-elle. Il n’était pas dans mes intentions de te mettre mal à l’aise. » Elle se leva et se dirigea vers la porte. « Attends… » Il alla vers elle, pour s’arrêter à seulement quelques pas. Elle baissa les yeux pour ne pas risquer de le troubler plus encore. « Tu n’as rien fait. J’essaie simplement de ne plus te blesser ou t’effrayer. » Rhapsody soutint son regard et constata qu’il était intense mais privé de la férocité qui l’avait caractérisé la nuit de son enlèvement. Le peu de sang démoniaque que dame Rowan avait déjà retiré suffisait peut-être à le rendre plus humain. « Constantin, ce qui s’est passé en Sorbold était ma faute. Ce plan était stupide et inconsidéré. Ta réaction est attribuable à mes erreurs de calcul. Je te demande de me pardonner, et j’espère que tu as désormais conscience que si je t’ai froissé, ou manipulé, c’était pour ton bien. — J’ai remarqué que tu te sens constamment obligée d’aider ton prochain. » La profondeur de sa voix le faisait paraître bien plus âgé qu’il ne l’était. « C’est probablement pour cette raison que je suis mal à l’aise en ta présence. — Si ça te gêne, je m’efforcerai d’éviter… — Non, non. C’est plutôt, eh bien… disons que ça m’empêche de me concentrer. » Il regarda par la fenêtre le coucher de soleil qui rosissait le ciel et ce fut avec encore plus de douceur qu’il ajouta : « Je crois que je n’avais encore jamais rencontré quelqu’un d’aussi gentil. Je ne sais pas comment me comporter, avec toi. » Elle rit. « Ils sont rares, ceux qui me qualifieraient de gentille, et j’estime par ailleurs que tu te débrouilles très bien. — Je suis tiraillé de partout. » Des mots qui parurent le surprendre dès qu’il les eut prononcés. « Ce collier n’est pas l’unique chose que je convoite. » Il se détourna à l’instant où les couleurs du soleil couchant se communiquaient à ses joues. Rhapsody sentit sa gorge se serrer et une onde de chaleur la parcourir. Elle leva machinalement la main à sa gorge et ses doigts s’immobilisèrent sur le médaillon dont elle ne se séparait jamais. Une pensée lui vint et elle défit précautionneusement l’attache pour retirer le collier. Quand Constantin eut trouvé le courage de se tourner vers elle, elle lui montra son médaillon. « Nous avons tous deux une chose en commun, dit-elle. C’est tout ce qui me reste de ma mère. » Les larmes qui lui étaient venues aux yeux coulèrent. « Rêves-tu d’elle ? — Plus depuis un certain temps déjà. Je l’ai revue longtemps, mais elle a cessé de venir jusqu’à moi en rêve. J’ai oublié jusqu’à ses traits. — Moi, je rêve d’elle chaque nuit. Mais je ne pourrais pas affirmer que la femme qui m’apparaît est bien ma mère. — Comment est-elle ? — Très gentille. Ce qui doit démontrer qu’il ne s’agit pas d’un souvenir. — Pourquoi ? » Il leva les yeux. Son sourire était empreint d’ironie. « Tu ne sembles pas croire aux traits familiaux ? — T’estimes-tu méchant ? » Elle recula pour mieux voir le gladiateur, dont le rire la surprit et la fit sursauter. Elle attendit qu’il se soit interrompu pour le dévisager avec sérieux. « Je ne plaisante pas. — Même quelqu’un dans ton genre devrait avoir compris que la bonté et moi n’avons jamais été présentés. Même si je l’ai vue de loin… une seule fois, peut-être. — Peut-être êtes-vous plus proches que tu ne l’imagines », répondit Rhapsody qui s’intéressait à ses propres mains. Elle sentait son regard interrogateur peser sur elle et elle lutta pour ne pas rougir… en vain. Le sang lui monta au visage et fit picoter ses joues. Elle s’assit sur la chaise, désormais embarrassée. « Veux-tu m’expliquer de quoi tu parles ? — L’autre soir, tu aurais pu me faire subir tout ce que tu voulais, si tu l’avais voulu. Je sais que mes peurs t’ont ému, que tu as toujours en toi de la compassion, même si c’est sous la forme d’une simple semence. » Les propos qu’elle tenait lui semblaient vaguement familiers, et elle pensa à la nuit où Ashe était pour la première fois venu jusqu’à elle, en Elysian. J’aime que vous ayez survécu au cataclysme qui a détruit votre monde et que vous ayez su vivre parmi des monstres sans perdre la capacité d’attribuer des intentions honorables aux gens. Constantin sourit, piteusement. « Tu te trompes, Rhapsody. Je n’avais pas l’intention de te laisser repartir. Je n’aurais pas hésité à te violenter, en y prenant du plaisir. Tu me connais bien mal. » Rhapsody trouva finalement le courage de le regarder droit dans les yeux. « C’est possible, à moins que je te connaisse bien mieux que tu le penses. Veux-tu toujours me faire souffrir ? » Le gladiateur se leva et gagna l’angle le plus éloigné de la pièce. « Mieux vaudrait que tu partes. — Comme tu voudras. » Elle se leva à son tour et se dirigea vers la porte, se tourna et regarda son dos aux muscles bandés. « Je n’ai pas peur de toi, Constantin. — Ça démontre que tu n’es pas non plus très maligne, si je puis me permettre. » Elle rit. « C’est une vérité ma foi incontestable, mais j’ai rencontré des hommes bien plus cruels que toi. Ils m’ont fait subir des atrocités bien pires que tout ce que tu aurais pu m’infliger. Je sais différencier un esprit qui s’est égaré de celui qui est intrinsèquement mauvais. Ton âme est certes souillée, mais pas pourrie pour autant. Elle a seulement besoin de temps pour se reconstituer et de soleil pour se purifier. Tu seras bientôt comparable à un agneau venant de naître. — Si je survis à cette torture… — Torture ? » Rhapsody en lâcha le pommeau de la porte. Il la regarda de nouveau, avec une intensité retrouvée. « Ne fais pas l’imbécile. Tu m’as conduit ici, tu sais ce qui nous attend. » Elle alla vers lui et l’obligea à pivoter vers elle, les mains sur ses bras. « Tu parles de ce qui s’est passé la nuit dernière ? — Évidemment. » Elle soupira. « J’en suis sincèrement désolée et s’il est vrai que tu devras encore te soumettre à ces pratiques, je peux t’assurer que tu ne sentiras plus jamais la souffrance qui les accompagne. Ce sera indolore, à l’avenir. — Pourquoi font-ils cela ? On a déjà pratiqué sur moi des saignées, mais jamais dans le cœur. » Elle prit sa main pour le ramener vers le lit, avant de s’asseoir en face de lui, sur le siège. Lentement et méticuleusement, elle lui parla de ses origines, du F’dor et du Rakshas, et de la campagne de viols systématiques qu’ils avaient entamée. Le visage stoïque de Constantin parut se transmuer en pierre, pendant qu’elle lui faisait toutes ces révélations, mais ses yeux brillaient d’une façon qui fit regretter à Rhapsody de ne pas avoir laissé messire Rowan s’en charger à sa place. Finalement, elle lui expliqua qu’elle avait décidé de regrouper les enfants du démon afin de leur épargner la damnation éternelle en filtrant de leur sang tout ce qui provenait de leur père… ce qui permettrait par ailleurs de localiser le F’dor. Lorsqu’elle eut terminé, il la regarda une fois de plus avec gravité. « Et vous ignorez qui était ma mère ? — Effectivement. » Elle crut voir son visage s’allonger. « J’aimerais pouvoir te parler d’elle, Constantin, mais ce qui est certain c’est qu’il s’agissait d’une innocente victime. Il est fort possible que ce soit la femme que tu vois en rêve, quelqu’un qui t’a beaucoup aimé, malgré tout ce qu’elle… tout ce qu’elle a enduré pour t’avoir. » Constantin regarda par la fenêtre. À l’extérieur, la nuit était tombée pendant qu’ils bavardaient et la clairière était à présent plongée dans les ténèbres. « Tout ceci est incroyable, mais je te crois. » Elle caressa sa main. « J’espère pouvoir te rendre ces épreuves moins pénible. J’en avais autrefois le pouvoir. — Qu’est-ce qui t’en fait douter ? » Elle expira, très lentement. « La mort de ma sœur. Une amie, en fait. Elle a été la première personne que j’ai tenté d’aider après mon arrivée ici, et cela lui a été fatal. Si je n’étais pas intervenue dans son existence, si elle avait continué de vivre dans les rues comme avant, elle serait sans doute toujours de ce monde. — Qu’en sais-tu ? Il est rare qu’une fille des rues fasse de vieux os, ici. En Sorbold, j’en ai étripé plus d’une pour la simple raison qu’elle avait croisé mon chemin. Cesse de te tourmenter pour des choses dont tu n’es pas responsable, Rhapsody. Au moins as-tu tenté d’améliorer les choses. C’est bien plus que la plupart des gens. — Et toi ? Me pardonneras-tu la souffrance à laquelle je te condamne pour tenter de sauver ton âme ? Es-tu disposé à tirer un trait sur l’impensable gâchis dû à mes bonnes intentions ? — Rhapsody, tu es la seule à avoir tenté de m’aider. Je n’ai pas la capacité de comprendre pourquoi, et encore moins d’exprimer ce que ça m’inspire. Si tu veux parler du fait que mes mains tremblent constamment quand je suis près de toi, que tu es de moins en moins en sécurité en ma présence, c’est mon problème et non le tien. » À présent que nous avons parlé de mon avenir, messire Rowan et moi, je dois vraiment veiller à ne pas te blesser. C’est un sacré dilemme. Je crois que je me porterais mieux si je ne te revoyais jamais, parce que c’est pour moi l’unique moyen de ne pas te désirer. Mais j’ai par ailleurs besoin de toi, ne serait-ce que pour bavarder, parce que tu es la seule avec qui je peux le faire. Tu devrais m’oublier et me laisser me débrouiller sans toi. Mais je peux t’affirmer une chose, et c’est que mon sort est bien plus enviable qu’il ne l’aurait été si tu n’étais pas intervenue dans mon existence. Je mérite sans doute la damnation éternelle, mais m’y soustraire n’est pas pour me déplaire. — Quoi qu’il advienne, je peux te promettre que je ne t’oublierai jamais, Constantin. » Rhapsody regretta de ne pouvoir céder à ses pulsions et l’étreindre, mais cela l’eût frustré plus encore. À l’origine de leurs rapports il y avait eu le sexe. Elle avait stupidement fait naître en lui un irrésistible désir qui n’avait pas décru depuis. Il s’agissait d’un obstacle qui les séparait et continuerait de les diviser tant que la question n’aurait pas été réglée. Elle envisagea de céder. Elle l’avait déjà fait, elle avait couché avec des hommes qu’elle ne connaissait pas ou même qu’elle haïssait pour des raisons moins nobles. Se donner à Constantin eût hâté le processus de cicatrisation nécessaire à la normalisation de leurs rapports. Une pensée qui comprima son cœur comme un étau, qui la fit s’étrangler. Elle se remémora Ashe, mais celui-ci n’était plus son amant. Il appartiendrait sous peu à une autre femme. Il était temps pour elle de l’effacer définitivement de son cœur. Elle eut une pensée soudaine. « Constantin, je vais aller chercher quelque chose et je reviens de suite. » Il la vit avec surprise se lever d’un bond, courir vers la porte et disparaître au sein des ombres que la lune projetait dans la forêt. 41 ELLE REVINT PEU APRÈS avec de nombreuses bougies parfumées entre les bras et un luth suspendu dans son dos. Constantin alla ouvrir la porte et prendre les chandelles qui lui échappaient des doigts. C’était un présent que dame Rowan lui avait fait la veille, en déclarant : Voici de quoi rendre vos rêves plus agréables. Rhapsody avait allumé quelques-unes de ces bougies aux nuances pastel avant de s’endormir, et elle avait effectivement bénéficié d’un sommeil réparateur expurgé de tout cauchemar, comme lorsqu’elle dormait entre les bras d’Ashe ou dans la grotte d’Elynsynos. Ses rêves de sa contrée natale avaient en outre été si intenses qu’elle avait eu à son éveil la sensation d’avoir véritablement rendu visite à des membres de sa famille. Elle avait pu revoir et embrasser son père, ses frères et bon nombre de ses amis… même si sa mère continuait de la fuir. Elle s’était rendue d’un côté à l’autre de son pays natal pour la rechercher, mais en vain. « Le clair de lune est plus que suffisant, ici, déclara Constantin lorsqu’elle posa les chandelles sur la table de chevet. — Ce n’est pas leur lumière qui m’intéresse mais les rêves qu’elles procurent », expliqua Rhapsody. Elle effleura la plus grande des bougies qui s’alluma aussitôt. Lorsqu’elles furent toutes surmontées d’une flamme, elle se tourna vers le gladiateur qui la contemplait sous leur doux halo vacillant. « On appelle dame Rowan Yl Breudiwyr, la Gardienne des Songes, la Sentinelle du Sommeil. Les rêves faits en son royaume paraissent plus réels que les autres. Ceux du monde normal ne sont que leurs pâles reflets. C’est comme vivre tout ce que l’on voit. — À quoi servent ces bougies ? — J’ignore ce qu’elles contiennent, mais elles permettent de rendre ces rencontres presque tangibles. — Ces rencontres ? — Ne m’as-tu pas déclaré que tu rêves chaque nuit de ta mère ? » Inquiétudes et émotions profondes altérèrent les traits de Constantin. « Entre autres choses. — Je préciserai que ces chandelles tiennent ce qui est déplaisant à distance, pour privilégier ce que souhaite le cœur. Si tu m’y autorises, je jouerai du luth pour te bercer puis entretenir ces songes. Je peux faire en sorte que les bougies se consument moins vite qu’elles ne le devraient, et te permettre ainsi de rester plus longtemps en compagnie de ta mère. » Mon mentor disait que les souvenirs sont nos premières connaissances, qu’ils sont bien plus importants que nous nous en doutons puisque nous les écrivons nous-mêmes. Tu es le seul à avoir cela en toi, ces réminiscences de ta mère. En associant nos efforts, nous pourrons la faire venir jusqu’à toi, même si c’est seulement un court instant. » Le regard scrutateur était réapparu. « Tu ferais ça pour moi ? — Seulement si tu le souhaites. Je ne veux pas te mettre dans l’embarras. — J’en serais honoré, fit-il en souriant. Et il est probable que ce ne sera pas moi qui serai le plus gêné des deux. » Le gladiateur dormait depuis plus d’une heure et les bougies se consumaient avec des flammes vives, sans que rien pût indiquer à Rhapsody qu’il rêvait. Il restait recroquevillé sur le flanc dans son lit et ronflait par intermittence. Rhapsody commençait à avoir des crampes. Il avait mis très longtemps pour s’endormir. L’odeur des herbes favorisant les rêves qu’elle avait apportées : potentille, aigremoine, angélique et anis étoilé, lui donnaient des vertiges. Elle commençait à se demander s’il n’était pas temps d’arrêter. Elle obtint la réponse peu après. Dans le brouillard de clarté papillotante et de douce fumée, elle crut voir la porte s’ouvrir et, debout sur le seuil, une grande femme aux larges épaules, aux cheveux blond argenté striés de blanc. Ses traits étaient agréables et elle avait les mêmes yeux bleus au regard intense que son fils qui s’assit sans se réveiller pour autant. Captivée, Rhapsody vit la femme onirique étreindre Constantin, s’asseoir près de lui et le bercer entre ses bras comme si elle retrouvait un trésor perdu longtemps auparavant. Le gladiateur pleurait et Rhapsody continua la mélodie, en sourdine. Le parfum des chandelles atteignait ses narines et elle devait constamment se ressaisir pour ne pas se laisser envoûter à son tour. La mère et le fils restèrent ainsi très longtemps, s’exprimant dans une langue qu’elle reconnut comme étant du sorboldien, même si elle ne put saisir le sens des propos que les notes du luth couvraient presque. Elle ne voulait pas interférer dans leur conversation, mais elle avait des difficultés à garder les yeux ouverts et les doigts affairés sur les cordes. Finalement, la femme se leva, déposa un baiser sur la joue de Constantin et lui murmura quelques dernières paroles à l’oreille. Puis elle quitta la chambre pendant que son fils se rallongeait et retrouvait un sommeil plus profond, sans perdre son sourire. Rhapsody allait cesser de jouer quand il se tourna de nouveau vers la porte qui se rouvrait. Elle vit cette fois son double onirique entrer dans la pièce, refermer sans bruit le battant derrière elle. Le cœur de Rhapsody rata un battement et elle faillit faire une fausse note. Elle portait dans le royaume du rêve la même robe blanche que dans celui de dame et de messire Rowan, un vêtement que la Rhapsody irréelle laissa tomber sur le sol lorsqu’elle fut près du lit. Rhapsody vit le regard du jeune homme briller en contemplant cette image, d’une matérialité surprenante grâce aux chandelles qui finiraient sous peu de se consumer et au chant qu’elle avait interprété pour entretenir leur flamme. Elle sentit son ventre se nouer lorsqu’il attira son double vers lui et referma ses mains sur sa taille. Elle avait deviné quelle serait la suite et elle ne souhaitait pas y assister ; son épiderme était en feu, pendant que Constantin réalisait ses fantasmes. Rhapsody eût fermé les yeux, si elle n’avait pas été intriguée par un détail intéressant à son sujet. Ce jeune homme était tendre et doux, privé de l’impatience brutale qui l’avait caractérisé dans les quartiers des gladiateurs de l’Aire de Jeux de Jakar. Il lui faisait l’amour sans la moindre violence, et elle avait la gorge serrée en découvrant que celui qu’elle avait assimilé à un dangereux prédateur était à présent doux comme un agneau. Elle ferma les yeux pour préserver leur intimité et pinça les cordes du luth avec un peu plus de vigueur pour couvrir leurs petits cris de plaisir. Lorsqu’elle eut la certitude que le rêve était terminé, elle se rapprocha pour l’étudier sous la clarté des deux dernières bougies qui achevaient de se consumer. Sa taille démesurée et ses cicatrices ne correspondaient pas à son âge ; il était comme elle physiquement très jeune, mais il était voûté par le poids de l’expérience. Les yeux clos et l’expression satisfaite, il paraissait vulnérable. Tu t’es engagée à passer la nuit auprès de moi et une Baptistrelle ne peut revenir sur sa parole… Rhapsody éteignit les bougies et écarta les couvertures, comme dans un état second. Elle se glissa entre les draps, en prenant grand soin de ne pas le réveiller, puis elle se rapprocha de lui sur le tissu rêche tant qu’elle ne le sentit pas près d’elle. Elle laissa alors descendre sa tête sur son épaule et passa un bras autour de sa taille, s’installant contre lui comme elle l’avait fait avec Grunthor pendant leur voyage le long de la Racine. Toujours endormi, Constantin la serra contre lui et soupira… un son qui se propagea jusqu’au cœur de Rhapsody. Ryle hira, pensa-t-elle. La vie est ce qu’elle est. Elle aurait seulement souhaité qu’elle ne soit pas toujours à ce point affligeante. Elle se leva juste avant le soleil et minuta sa sortie pour qu’elle coïncide avec l’entrée de ses premiers rayons à l’intérieur de la chambre. Quand le premier rai se répandit sur les couvertures, elle plaça ses mains sur les épaules de Constantin et se pencha vers lui, comme son double l’avait fait en rêve. Elle lui donna un long baiser sur le front, en laissant sa chevelure effleurer sa poitrine et lui permettant d’inhaler son odeur corporelle en même temps que la première bouffée d’air inhalée en étant éveillé. Ses yeux ne s’étaient qu’entrouverts lorsqu’elle prit ses mains dans les siennes et les embrassa à leur tour. « Nous sommes quittes, à présent », lui déclara-t-elle à mi-voix. Elle gagna le siège sur lequel était drapée sa robe blanche et l’enfila en souriant à Constantin qui la regardait en semblant hébété… Puis elle ouvrit la porte, sortit et referma le battant sans faire de bruit. Rhapsody dormit sous la chaude clarté d’une des bougies de dame Rowan, cette nuit-là, un doux pilier de cire d’abeille teinte en rose et parfumée à la lilabelle, une fleur aux propriétés sédatives qui avait par ailleurs la vertu de clarifier les idées. La fumée épicée filtrait dans son esprit et chassait la confusion, en laissant toutefois dans son sillage des maux de tête attribuables à ses effets secondaires. Des aigrettes de vapeurs brumeuses se réunissaient puis se dispersaient dans ses rêves, comme charriées au loin par un vent purificateur. Rhapsody ouvrit les yeux dans ce brouillard de sommeil douloureux. Messire Rowan se tenait devant elle, vêtu de vert forêt, appuyé sur son bâton. Comprenez-vous à présent pour quoi vous vous battez ? Les mots emplissaient son esprit mais ne provenaient pas de ses lèvres. Sa réponse fut l’équivalent d’un chant oublié mais appris dans un passé lointain, très lointain. Pour la vie elle-même. Le F’dor hait la vie, il cherche à l’étouffer. Nous nous battons pour défendre la Vie. Oui, et bien plus encore. Le seigneur Rowan commença à s’éloigner dans la forêt embrumée de son rêve, puis il se tourna le temps d’un dernier regard. Vous vous battez également pour l’Au-delà. J’avoue ne pas comprendre. Cette bataille n’a pas pour enjeu que la vie mais aussi ce qui vient ensuite. Il y a la Vie et il y a le Vide. Le Vide est l’ennemi de la Vie, et il l’engloutira, l’emportera dans l’oubli, s’il en a la possibilité. La Vie est forte, mais la puissance du Vide ne cesse de croître. Le seigneur Rowan disparut dans la brume, ne laissant que ses paroles en suspension dans le brouillard onirique. Et c’est un combat que vous ne pouvez vous permettre de perdre. 42 IL ÉTAIT IMPOSSIBLE D’INCITER le temps à s’écouler plus rapidement. Les matins frais se fondaient en chauds après-midi éclairés par les rais obliques d’un soleil auquel succédaient les ténèbres de la nuit, un cycle qui recommençait à l’aube suivante. Il n’était en rien différent de ce qu’il était partout ailleurs, mais pour une raison indéfinissable les jours paraissaient bien plus longs à Rhapsody, même si elle n’avait rien de particulièrement pressant à faire. Le royaume de dame et de messire Rowan était un lieu paisible, somnolent, même si les enfants paraissaient immunisés contre ses propriétés soporifiques. Ils étaient heureux, ici. Ils devenaient de plus en plus forts et sains sous les regards attentifs des maîtres des lieux et l’amour protecteur de leur grand-mère si jeune et si belle. Les saisons ne se succédaient pas, dans la clairière. Régnait ici un perpétuel printemps tirant sur l’été. L’automne était la saison préférée de Rhapsody, mais ses roux et ses ors lui manquaient à peine. Il s’agissait d’une autre facette de l’enchantement propre à ce lieu… êtres aimés et choses familières se fondaient en souvenir sans que cela s’accompagne du moindre sentiment de perte. Le temps s’écoulait à son rythme, indifférent au reste. Seules les nuits lui posaient un problème. Quand le soleil se couchait, Rhapsody regardait par-dessus son épaule messire et dame Rowan qui hochaient alors la tête, pour lui confirmer que le moment était venu. Elle avait elle-même établi son programme, un emploi du temps qui lui offrait la possibilité de chanter ses dévotions vespérales. Elle savait que la dame, qui allait et venait en robe azur, embrassait chaque enfant pour l’endormir à la fin de ses prières, et il était par conséquent logique d’intervenir à cet instant. Ses nuits étaient depuis longtemps hantées par des rêves angoissants, quoi qu’il en soit ; elle avait estimé que rien n’aurait pu les rendre plus pénibles. Ce en quoi elle se trompait. Il n’existait aucune accoutumance. La douleur était insoutenable et la faisait crier, hurler sans vergogne en sachant que nul ne pouvait l’entendre à l’extérieur de la rotonde qui absorbait tous les sons. Elle s’était au début agrippée aux montants du lit, les serrant au point d’avoir les doigts ensanglantés, cherchant désespérément un moyen de réduire cette torture. C’était inutile. Chaque pénétration d’aiguille semblait emporter une partie de sa poitrine, cautériser son cœur et provoquer des spasmes plus insoutenables que tout ce qu’elle aurait pu imaginer, et surtout éprouver. C’était en un certain sens une communion suprême avec Ashe. Au moins comprenait-elle pleinement ce qu’il avait enduré. Elle tentait de concentrer ses pensées sur les enfants, de garder à l’esprit que ce qu’elle subissait leur était épargné, mais ce n’était efficace qu’un court instant après le début des séances. Elle finissait par reconnaître la futilité de tout cela et accepter qu’elle ne pouvait être stoïque ou courageuse quand il lui fallait endurer tout cela à leur place. Elle l’avait accepté sans être soumise à la moindre contrainte. Pendant qu’elle restait prostrée sur le sol entre chaque séance, car les convulsions accompagnant la torture la faisaient rouler au bas de son lit, elle se réconfortait en se disant que chaque enfant dormait paisiblement grâce à son sacrifice. Ce qui lui permettait de reconstituer sa volonté et de ne pas abandonner. Après une séance encore plus éprouvante que les autres, alors qu’elle gisait sur le sol en sanglotant et essayant de reprendre son souffle, dame Rowan vint la trouver et la prit dans ses bras. Elle leva ses mains vers sa chevelure et la caressa, et la douleur décrut en même temps que les sanglots. Puis dame Rowan tourna son visage strié de larmes vers le sien et la regarda droit dans les yeux. « Ils sont plus forts, désormais, et plus âgés. Aria n’est plus un bébé et Quan Li est presque une femme. Certains d’entre eux sont désormais à même d’affronter cette souffrance. Pourquoi vous y opposez-vous ? — Impossible, fit-elle d’une voix qui s’étrangla au fond de sa gorge. Mais ça va aller. — Vous me cachez quelque chose. De quoi s’agit-il ? » Rhapsody détourna les yeux, avant que les doigts de son interlocutrice ne ramènent son visage vers le sien. « Dites-le-moi ! » Rhapsody avait conscience que dame Rowan connaissait la réponse, qu’elle attendait seulement une admission. « Ma mère… — Le rapport m’échappe… — Je sais désormais ce qu’elle a ressenti, ce qu’elle a subi quand je suis partie. Comme si une partie de son cœur lui avait été arrachée. Il est probable que je veux de cette manière expier les souffrances que je lui ai imposées. » La dame caressa sa joue, avec tendresse. « Vous vous tourmentez énormément à son sujet, n’est-ce pas ? — Oui. » Rhapsody baissa les yeux, en percevant le chaud sourire de son interlocutrice. « Voici désormais l’équivalent de trois ans que vous subissez les tourments physiques de ces enfants comme le ferait une mère parce que savoir ce qu’ils auraient enduré aurait été encore pire pour vous. Que doit ressentir votre mère, en sachant que vous subissez inutilement tout cela en son nom ? » Les yeux de Rhapsody se rivèrent à ceux de la couleur du ciel, même si la prise de conscience fut moins rapide. Lorsqu’elle se produisit, dame Rowan prit sa main. « Le sentiment de culpabilité qu’elle m’inspire la blesse plus encore. — Voilà pourquoi vous devez permettre à vos blessures de se cicatriser, faute de quoi celles de votre mère ne se refermeront jamais. » Cette nuit-là, pendant qu’elle dormait dans les ténèbres presque matérielles de sa chambre, la dame ouvrit la porte et entra avec une petite bougie à la fragrance discrète. Elle posa le chandelier sur la table de chevet, se pencha vers la barde endormie et appliqua tendrement un baiser sur son front, avant de ressortir aussi silencieusement qu’elle était entrée. Un peu plus tard, la porte se rouvrit. Rhapsody s’assit, surprise, à l’instant où la jeune femme entrait en souriant et venait s’asseoir sur la chaise, avant de lever les jambes pour les faire reposer sur le lit. Elle sortit un long couteau à la lame effilée et entama une partie de coupe-doigt en donnant avec adresse des coups entre ses phalanges. « Salut, Rhaps », lança Jo. Rhapsody ne put tout d’abord qu’agripper la literie, en essayant de se réveiller pour découvrir que les douces fragrances de la bougie lestaient ses paupières. Elle réussit finalement à trouver la force nécessaire pour se pencher en avant et tendre la main vers le genou de celle qui avait été sa sœur. « Non », déclara doucement Jo, sans se laisser distraire de sa partie de coupe-doigt. Rhapsody se rassit, la tête devenue légère alors qu’une sensation de joie et de choc violent brassait son estomac. « C’est bien toi, Jo ? » demanda-t-elle d’une voix tremblante dont elle ne reconnut pas le timbre, tant la brume était épaisse. « Bien sûr que non ! rétorqua Jo sans se laisser distraire de sa partie. Ce que tu vois, ce sont les souvenirs que tu gardes de moi. » Elle redressa la tête pour la regarder droit dans les yeux, pour la première fois depuis son arrivée. « Mais mon amour t’accompagne. Tu avais besoin de me voir et me voilà… à quelque chose près. » Rhapsody hocha la tête, comme si elle avait trouvé un sens à ses propos. « Tu es ici, alors ? Dans le royaume de dame et de messire Rowan ? Entre les mondes ? — Non, je suis dans l’Au-delà. Mais je serai toujours présente quand ça pourra t’être utile, Rhaps. C’est la moindre des choses, après tout ce que tu as fait pour moi. — Je ne comprends pas », fit Rhapsody en se massant la tête, un peu sonnée. « Logique… » Jo remit sa dague dans sa botte, se pencha en arrière et croisa les bras. « Tu n’en as pas la possibilité et je ne peux pas te l’expliquer. Ça dépasse ta compréhension. » Un sourire amusé incurva ses lèvres. « C’est drôle, pas vrai ? Dans la vie, tu as constamment tenté de m’expliquer des trucs qui me dépassaient complètement. — Parle-moi de l’Au-delà, Jo. — Impossible. Enfin, je le pourrais, mais tu ne comprendrais pas non plus. Il faut avoir franchi les Portes de la Vie pour être accessible à certaines choses. Ici, à l’endroit où tu te trouves, tu peux seulement voir un peu de ce qui a franchi ce seuil, parce que c’est un point de transition. Tu ne connais que ce que tu as appris de ton côté du Voile de la Joie. Après avoir passé cette porte, tu sais tout. Désolée, Rhaps. J’aimerais être plus claire. — Es-tu heureuse, Jo ? — Satisfaite. — Mais pas heureuse ? — Heureux est un terme propre aux vivants. Ce n’est qu’un élément du contentement. Vu que c’est un autre truc qui te dépasse, tu n’as qu’à considérer que je suis heureuse… si ça peut te faire plaisir. C’est aussi vrai que le reste, en tout cas. — Je veux que tu le sois, Jo. Je regrette tant ce que je t’ai fait. — Si tu veux mon bonheur, cesse de ressasser des sentiments de culpabilité. C’est une chose qu’il est possible de percevoir même d’où je suis. Ce que tu m’as fait, Rhaps, c’est me permettre de vivre éternellement. » Tu es la seule à m’avoir aimée, de mon vivant. C’est la clef, tu sais… ce sont les liens que nous établissons dans la vie qui nous permettent de connaître l’amour dans la mort. Tu m’as dit que ma mère avait eu pour moi une affection profonde et tu disais vrai. Tu m’as aidée à la retrouver Au-delà de la Porte, en me tenant de tels propos. » Jo remit le couteau dans sa botte et se leva. « Je dois te laisser, à présent. Non… ajouta-t-elle en voyant Rhapsody essayer de se lever. Continue de t’occuper de ces gosses. Tu plaisantes en te disant leur grand-mère, mais dans l’Au-delà leurs liens se prolongent tant d’un côté que de l’autre, si tu saisis le fond de ma pensée. Tu dois achever de trancher les liens qui pourraient les entraîner dans la crypte du Monde Souterrain. Tu sais que je n’aime pas tellement les enfants, mais personne ne mériterait de connaître un tel destin. Salut… » La porte se referma derrière elle, laissant Rhapsody à la fois ravie et désespérée. Sa sœur revint lui rendre visite au cours des nuits suivantes. Le rêve ne durait qu’un instant, et Rhapsody devint une experte pour résumer ce qui lui tenait le plus à cœur dès qu’elle apparaissait sur le seuil de sa chambre. Elle n’avait pas encore appris à lui faire ses adieux aussi facilement, quand Jo lui annonça qu’elle ne reviendrait pas. « Tu as reçu les réponses aux questions qui te tourmentaient le plus, déclara-t-elle pendant que Rhapsody retenait ses larmes. Je t’aime et je n’ai rien à te pardonner. Et, en fonction du sens que tu donnes à ce terme, je suis heureuse. Je te souhaite de l’être toi aussi, Rhaps ! » Elle se leva, sans faire cas des suppliques de la Baptistrelle qui l’implorait de rester, et elle franchit la porte pour la dernière fois. Malgré les senteurs réconfortantes des bougies, Rhapsody inclina la tête et s’abandonna au chagrin. Ce fut alors qu’elle sentit la douceur d’une main sur son front et qu’elle leva les yeux dans son sommeil, pour voir son reflet lui sourire. « Ne pleure pas, Emmy. » Elle trouva que les mains de sa mère étaient très douces, lorsqu’elle essuya les larmes de son visage. Tout s’acheva enfin. Un beau jour, qui n’avait à première vue rien de différent des autres, dame Rowan rejoignit Rhapsody dans la forêt et lui présenta sa main. Elle avait dans sa paume une fiole fuselée comme une flèche qui contenait un fluide aussi noir que la poix. Constatant qu’elle était déconcertée, la dame lui sourit. « Après tout ce que vous avez enduré pour l’obtenir, je pensais que vous sauriez immédiatement de quoi il s’agit. — Vous voulez dire qu’il n’y a que ça ? s’exclama Rhapsody en ouvrant de grands yeux. C’est tout le sang prélevé pendant sept ans sur tous les enfants du démon ? — C’est tout ce qui en subsiste, car il a fallu le purifier pour ne conserver que son essence démoniaque. » Un frisson parcourut la Baptistrelle. « L’avoir sur soi est-il sans danger ? — Pour un temps. Limité. Je vous suggère de remettre le plus vite possible ce flacon au Dhracien. » Elle lui présenta son autre paume, dans laquelle se trouvait une seconde fiole, celle-ci en hématite argentée, un minéral que les Lirins appelaient la pierre de sang. Le récipient avait une forme de chevron, comme les arbalétriers d’un toit, et sa base était enchâssée dans un bloc de liège. Dame Rowan déboucha le flacon d’hématite et fit glisser à l’intérieur celui de verre, avant de le reboucher et de le remettre à Rhapsody. « Ceci doit se loger à l’extrémité du fourreau de Clarion l’Étoile du Jour, dans l’espace que la pointe de l’épée n’atteint pas. La puissance élémentale du feu et des étoiles maintiendra le sang du F’dor en stase jusqu’au moment où vous confierez cet échantillon à celui qui le poursuit. » Rhapsody hocha la tête. Toucher la fiole l’effrayait toujours un peu. « Je dois donc repartir ? — Oui. — Et les enfants ? — Ceux qui le souhaitent vous accompagneront. Les autres seront libres de rester ici, s’ils le désirent. Ils ont obtenu le droit de bénéficier de la sérénité éternelle, s’ils le veulent. » Rhapsody opina et réussit à sourire. « Je vous serai à jamais reconnaissante de votre bonté, et de celle du seigneur Rowan. » Elle prit la fiole, avec répugnance. « Il n’y a pas de quoi, Rhapsody. Les faveurs s’accompagnent généralement de sacrifices, vous le rappeler serait superflu. » Elle allait demander si les sacrifices en question seraient encore nombreux quand les enfants jaillirent en riant d’une des cabanes et coururent vers elle en criant son nom. Dame Rowan lui sourit encore, tout en perdant de sa substance comme l’air devenait brumeux. Rhapsody regarda autour d’elle et vit Constantin debout non loin de là. Elle lui fit signe d’approcher. « Viens avec nous, lui dit-elle en prenant sa main. — Je préfère rester ici, répondit le gladiateur en secouant la tête. — Pourquoi ? » s’enquit-elle, les yeux humides de larmes. « Le moment de regagner le monde n’est pas encore venu pour moi », fit-il d’une voix profonde comme l’océan. Du désespoir filtra dans celle de Rhapsody, alors que le voile de brume devenait de plus en plus dense. « Viens, je t’en prie, Constantin. Je ne te reverrai jamais. » Seuls ses yeux bleu clair étaient encore visibles, tels deux feux saphir masqués par le brouillard. « Si, un jour. » Il ferma les paupières et disparut dans la nappe de grisaille. Elle l’appela, mais seul le vent lui répondit. Rhapsody enfouit son visage entre ses mains, en sentant la piqûre glacée de ses larmes. « Rhapsody, là ! L’épée ! » Elle leva les yeux et vit à quelques pas la lame de Clarion l’Étoile du Jour, les flammes qui grimpaient en ondulant dans le vent. La pointe de l’arme était toujours fichée dans la neige. Les flocons glacés avaient pointillé sa poignée, la recouvrant jusqu’au pommeau d’une fine pellicule blanche. Sept années s’étaient écoulées dans le royaume de dame et de messire Rowan, mais elle s’était apparemment absentée moins d’une journée. Elle pensa à Constantin, à ce qu’elle avait vu dans ses yeux la nuit où il avait étreint son image, à ces mêmes yeux s’effaçant derrière le Voile de Hoen. Le Voile de la Joie, songea-t-elle tristement en se remémorant les jours si agréables et les épouvantables nuits. Par-dessus tout, puissiez-vous connaître la joie, avait dit le Patriarche. À présent qu’elle n’était plus dans les parages, Constantin pourrait peut-être en bénéficier. Une rafale de vent hivernal l’arracha à ses rêveries. Elle baissa les yeux sur les petits visages levés vers elle. « Où allons-nous, Rhapsody ? » Elle leur sourit. « À la maison. Nous rentrons tous à la maison. » 43 La Maison du Souvenir, Navarne ACHMED REMARQUA QU’IL Y AVAIT ICI des oiseaux même en plein cœur de l’hiver. Lors de sa dernière venue en ce lieu, il avait laissé son cheval dans une clairière, à l’extérieur du secteur souillé. Le délimiter avait été facile. On trouvait dans cette vieille forêt, ces arbres sombres occupant sur des lieues les terres vallonnées de Navarne, une zone centrale de jeunes bouleaux, peupliers et pins à l’écorce blanchâtre, des arbustes aux troncs cireux, terreux, décolorés comme s’ils étaient malades. Plus d’un an s’était écoulé depuis qu’Achmed et ses compagnons avaient vaincu le Rakshas et mis un terme aux immolations d’enfants qu’il avait perpétrées pour le compte de son maître, le F’dor, mais il régnait toujours ici un silence pesant, une absence de vie quasi palpable. Au moins y avait-il désormais des oiseaux, des créatures qui résistaient au froid et sautillaient dans la neige ou lançaient des gazouillis sporadiques des hauteurs d’une branche, venus chercher de quoi se nourrir. Si les oiseaux étaient disposés à becqueter ces baies séchées et ces graines gelées, on pouvait en déduire que la corruption, la marque du démon ayant suinté dans l’humus de la forêt, s’était évaporée. Aucun animal ne s’était aventuré jusque-là, les premiers temps. Il entendit à l’ouest les craquements de la pellicule de neige, des bruissements de brindilles, des sons attribuables à une créature ayant le poids d’un être humain et non d’un oiseau. Rhapsody sait qu’il faut attendre dans la cour, pensa-t-il pendant que les bruits se poursuivaient, que l’intrus approchait. Il perçut les battements de cœur de Rhapsody, plus haut devant lui ; elle était donc là où elle devait être. Il leva son cwellan. Il se concentra pour ralentir sa respiration, silencieux et immobile comme une ombre projetée par le soleil couchant. Il jura intérieurement. Dans l’ancien monde, où il avait possédé la connaissance du sang, il eût également pu analyser les battements de cœur de l’inconnu, déterminer où il se trouvait au millimètre près et établir en quels points il était vulnérable. Des dons perdus depuis son arrivée dans cette nouvelle contrée. Il était désormais aveugle et ne pouvait compter que sur son habileté de guerrier pour assurer sa survie. Et celle de Rhapsody. Il entrevit loin sur sa gauche une chose qui se déplaçait sans se hâter entre les fûts clairs des arbres. Sous son gant, il sentait son pouls battre dans l’index posé sur la détente du cwellan. Brusquement, une pierre roula sur sa droite et quelque chose fendit les taillis. Achmed pivota en gardant le cwellan prêt à tirer, avec une rapidité acquise en des siècles de pratique. Le cerf dressé dans les ronces s’immobilisa aussitôt. Et Achmed en fit autant, avant de laisser son arme descendre lentement le long de son flanc et d’inhaler à pleins poumons. L’animal le considéra un moment supplémentaire, avant de se détourner puis de bondir vers les profondeurs de la forêt en extériorisant son irritation par un grognement. Achmed entendit à l’ouest sa compagne défoncer la croûte de neige gelée et rompre des branches basses pour l’accompagner dans sa fuite. Le roi firbolg prit une autre inspiration, exhala lentement, puis pressa le pas en direction de la Maison qui se trouvait droit devant lui, dans les hauteurs. Une centaine d’aunes avant d’atteindre l’emplacement qu’elle avait occupé, Achmed put voir les dégâts attribuables aux sphères de feu qui avaient dévasté la Maison. La neige recouvrait des tas de cendres et de gravats, et tous ses pas laissaient des empreintes noires sur le tapis de blancheur. Les arbres étaient ici mutilés, avec leur écorce calcinée ou striée de suie, des dégradations de plus en plus importantes au fur et à mesure qu’il approchait des vestiges de la construction, des fûts noircis des érables aux délicats vestiges fuligineux des bouleaux. La Maison elle-même avait été rasée et il n’en subsistait qu’une tour squelettique fragile et des monticules de débris. Le chêne blanc dressé au centre de la cour avait cependant survécu, un rejeton de l’Arbre-Monde, Sagia, protégé par la musique que jouait sans interruption la harpe laissée par Rhapsody dans sa ramure, à son départ de ce lieu. Même le brasier du feu élémental qui avait débarrassé l’arbre de ses racines contaminées, en incendiant par la même occasion la Maison, n’avait pas grillé une seule de ses feuilles. Il restait là, comme figé dans un été sans fin, et ses fleurs blanches étaient follement agitées par le vent qui soufflait dans sa ramure. Sous cet arbre, accroupie sur le pavage enneigé de la cour, Rhapsody lançait des miettes de pain à un petit rassemblement d’oiseaux qui s’égaillèrent dès qu’il sortit d’entre les arbres. Elle redressa la tête puis se leva, en essuyant ses mains sur son pantalon. Achmed fut parcouru de picotements, lorsqu’il la toisa de la tête aux pieds. Son épiderme était hypersensible depuis qu’il avait reçu son message, une semaine plus tôt, l’information qu’il attendait depuis qu’ils s’étaient séparés dans la plaine de Krevensfield. Le soldat qui lui avait apporté le petit bout de toile cirée avait frémi en découvrant la réaction de son roi, alors que ce dernier n’avait même pas bronché en lisant ce message. Mais tout laissait supposer que son regard avait été plus que suffisant pour inciter le militaire à regagner la volière en gravissant les marches deux à deux. Une missive qu’Achmed avait considérée pendant des heures. On ne pouvait pourtant y lire qu’un seul mot : Oui. Un mot unique mais qui indiquait que le dénouement était proche. Il était depuis confronté à des désirs contradictoires. Le besoin héréditaire d’éliminer le F’dor lui murmurait constamment de se mettre en chasse, et Achmed avait eu fort à faire pour ne pas céder aux diktats de son sang, une pulsion propre à tous les descendants des Dhraciens, l’irrésistible envie de détruire le démon. Il avait découvert que cet acharnement facilitait la chasse mais pouvait à l’occasion desservir ses intérêts. Il surveilla sa respiration, afin de rester détendu. Rhapsody l’observait tout aussi intensément, les mains sur les hanches. Seules quelques semaines s’étaient écoulées depuis leur séparation, mais elle avait beaucoup changé. Malgré son expression sereine elle avait un regard plus intense. Ses cheveux, comme toujours réunis sur la nuque par un ruban en velours noir, descendaient jusqu’à ses genoux alors qu’à son départ ils ne lui arrivaient qu’au milieu du dos. Elle le dévisageait et elle finit par lui faire signe de venir la rejoindre au centre de la cour, sous les branches du jeune arbre apporté de leur pays natal, de l’autre côté du monde. Un monde dont il sentit battre le cœur en approchant d’elle. Il savait ce qu’elle lui avait apporté. « Des mûres, dit-elle quand il s’immobilisa près d’elle. — Quoi ? » Elle désigna du doigt le sol où quelques oiseaux étaient revenus picorer prudemment. « Des mûres, qui ont poussé sur les ronciers de la clairière. La dernière fois où nous sommes venus ici, leurs baies étaient contaminées, il n’y avait pratiquement que des épines. Je croyais qu’ils ne porteraient plus jamais de fruits. C’est probablement de bon augure… — Nous avons grand besoin de tels encouragements. Où est-il ? » Il avait posé la question d’une voix bien plus sèche qu’il ne l’eût souhaité. Rhapsody déboucla le fourreau de Clarion l’Étoile du Jour qu’elle leva devant elle, la pointe orientée vers le ciel, perpendiculaire au sol. Lentement, elle fit glisser l’arme de son étui d’ivoire noir, un mouvement accompagné de légers tintements argentés évoquant des claironnements de trompette étouffés dans cette cour déserte. Reposant sur la pointe de la lame, avec son support en liège brûlé et noirci par les flammes, se trouvait la fiole en hématite de forme étrange. Rhapsody avança la main dans le feu et retira ce surprenant bouchon pour le tendre à Achmed. « Tenez. Faites-en bon usage. — Il n’y a que cela ? demanda-t-il en rapprochant la fiole de ses yeux. C’est le sang de tous les enfants du démon ? — Distillé afin de ne garder que sa quintessence. Il ne contient plus le moindre élément étranger, pas la moindre trace du sang des mères ou même du Rakshas. C’est le sang du F’dor… à l’état pur. Il ne pourra y avoir aucune équivoque, quand vous trouverez l’hôte. » Ses yeux émeraude pétillaient de ce qui pouvait être de la surexcitation, mais qu’Achmed suspectait être de la peur. « Que comptez-vous en faire ? » Il examinait la fiole en hématite. La pierre était chaude au toucher, peut-être en raison des propriétés de l’épée, mais plus probablement à cause de sa chaleur interne. Bien qu’elle fut hermétiquement scellée, il en émanait une sorte de résonance, des voix qui chantaient doucement de sinistres louanges dans les feux crépitants du Monde Souterrain. Il percevait à travers la pierre sa puissance, sa malignité. Et cela l’appelait, tentait de le séduire, lui donnait des ordres et se moquait de son âme de Dhracien. Il sentait les palpitations de son sang derrière ses yeux. Ouvre-le. Laisse-nous sortir. Permets-nous de quitter la Crypte. Achmed glissa la fiole en hématite sous sa chemise. « Rien. » En face de lui, les yeux verts s’écarquillèrent. « Rien ? Après tout le mal que je me suis donné ? Que voulez-vous dire ? — Vous m’avez demandé ce que j’allais en faire… et j’ai répondu rien. Grunthor n’est pas avec nous et je pense que nous devons attendre d’être réunis pour attaquer le démon. Autrement, je ne vois pas pourquoi cette Devineresse débile nous aurait débité ce laïus sur les Trois. » Il regarda la cour pendant que le vent s’emballait et emportait les flocons venant de tomber pour tisser des voiles tourbillonnant de blancheur glaciale. « J’attendrai donc pour entamer cette quête que vous soyez revenue en Ylorc. Chaque chose en son temps. — Que je sois revenue en Ylorc ? fit Rhapsody en regardant elle aussi autour d’eux. Je ne suis pas censée vous accompagner ? — J’ai estimé que vous aviez besoin de vous changer les idées, ma chère. » Achmed glissa la main dans un autre repli de sa robe et sortit un carton beige clair au sceau doré brisé, qu’il lui tendit. « Qu’est-ce que c’est ? — Le mariage de Tristan Steward a été avancé. Il sera célébré dans trois jours, en Bethany. » Rhapsody s’intéressa à l’invitation. « Oui, Oelendra me l’a dit à mon retour du Voile de Hoen. Rial compte y assister. Quel est le rapport ? Ces épousailles n’ont aucune importance, comparées à ce qui nous attend. Il n’y a rien qui prime, rien que nous ayons souhaité depuis aussi longtemps qu’en finir avec ce démon. — C’est exact, mais je n’ai encore rien entrepris de ce genre. Il convient de s’y préparer avec soin, se concentrer sur ce but. J’estime indispensable de faire cela posément, dans le plus grand secret, en bénéficiant de la sécurité que nous offrent les montagnes. J’ignore combien de temps sera nécessaire, ni quel en sera le coût. Il ne faut rien précipiter, dans notre combat contre la bête. Je ne sais quoi dire. » Mais ce que je sais, c’est que Tristan saisira le premier prétexte venu pour dresser les ducs contre les Bolgs. Voilà pourquoi nous devons envoyer une délégation à ces noces, c’est une affaire d’État. — Vous voulez que je vous représente ? — Oui. — Après tout ça ? — Oui. — Vous me demander d’aller à ce mariage ? — Estimez-vous préférable que je m’y rende personnellement ? — Bien sûr que non ! Je me disais simplement que nous pourrions décliner cette invitation. C’est pratiquement ce que j’ai fait, quand un messager me l’a transmise. — Bien des choses ont changé, depuis votre départ. La guerre menace d’éclater et nous avons des ennemis tant à nos portes qu’à l’extérieur d’Ylorc. L’attaque peut venir de n’importe où, et je commence à comprendre le sens de cette vision où des hordes déferlaient de toutes parts sur mon royaume. Seul ce rendez-vous a pu m’éloigner des montagnes, même s’il est probable que Grunthor compte mettre mon absence à profit. » Rhapsody ne dit mot mais l’interrogea du regard, et il grimaça. « Nous avons eu quelques problèmes de contrebande d’armes vendues aux Sorboldiens. Tout indique que ce trafic a débuté quand je suis parti à la recherche des enfants du démon en votre compagnie. — Dieux ! — Oui, les dieux ! Puissent-ils venir en aide à tout Bolg assez stupide pour remettre ça pendant mon absence. Grunthor veille au grain. Si vous voyez des lambeaux de cadavres pendre des escarpements de Grivven, à votre retour, vous en connaîtrez la raison. » Entre-temps, allez représenter Ylorc aux noces de Tristan. Vous nous permettrez de gagner du temps, et peut-être obtiendrez-vous des informations sur leurs préparatifs militaires. Comportez-vous comme si de rien n’était. Je vous le ferai savoir, si tout est prêt avant votre retour. » Rhapsody ne dit rien. Les sons de la harpe qui raclait les branches du jeune arbre couvraient leurs paroles, mais elle n’était pas prête à exprimer ses sentiments à voix haute, car elle savait que des oreilles écoutaient le vent hivernal. Plus que toute autre chose, elle aurait voulu parler à son ami du Voile de Hoen, de ce qu’elle avait vu là-bas, de la durée de son absence, de ce qu’elle avait appris et de la menace qui planait sur la Vie et l’Au-delà, mais elle ne l’osait pas, pas ici, pas à découvert, pas à ciel ouvert. Mieux valait, comme il venait de le dire, attendre qu’ils se retrouvent dans l’obscurité des montagnes, dissimulés aux yeux inquisiteurs et à l’abri du vent indiscret. Elle regarda autour d’elle les ruines de la Maison du Souvenir, cet endroit où ils avaient appris quels chemins ils devaient suivre. Cet écrin de l’Histoire, cet avant-poste érigé par les Cymriens de la Première Génération quatorze siècles plus tôt, ce reliquaire de tant d’espoirs, un saint lieu horriblement profané. Le Rakshas avait même cherché à utiliser les racines du jeune plant de Sagia pour pénétrer dans la montagne et atteindre l’Enfant Endormie. Un dénouement épouvantable, pour ce qui avait été à l’origine porteur de tant d’espérances ! Ils avaient choisi ce lieu de rendez-vous en tant que symbole de renouveau, pour le meilleur ou pour le pire. Remettre au Dhracien ce qui lui permettrait de retrouver et détruire le F’dor, ce sang prélevé dans le cœur de sa progéniture, là où il avait fait couler le sang de tant d’enfants innocents était plein d’ironie. Elle regarda Achmed qui se dressait devant elle – le sauveur malgré lui, la clef de la localisation et de la destruction définitive du monstre –, lorsqu’elle sentit soudain son estomac se révulser et le monde se mettre à tournoyer ; ce qu’il dut remarquer car il s’avança pour saisir son bras, lui restituer de la stabilité. « Je ne sais pas si je pourrai le faire », murmura-t-elle. Elle refusait de s’éloigner de lui, à présent qu’il détenait la fiole contenant le sang du démon et que les dés allaient être jetés. « Je veux qu’on en finisse. Je veux rentrer chez moi. — Impossible. Il est impératif que vous assistiez à ce mariage. C’est un élément d’un tout. » Il se pencha pour lui murmurer à l’oreille : « Tel est votre destin. » Dans la cour, le silence venteux se fit plus profond. Le Destin… le simple fait d’entendre ce mot la privait de ses forces. Combien de fois m’en a-t-on parlé depuis mon arrivée ici, sur ces terres où rôdent démons et cauchemars ? se demanda-t-elle avec amertume, en ravalant sa colère. Les paroles de la Grand-Mère, la dernière gardienne de l’Enfant de la Terre, lui revinrent à l’esprit. C’est votre destinée. Plutôt que de la refuser, vous feriez mieux de vous jeter dans le vide. C’était un mot utilisé pour proférer des menaces ; Oelendra s’en était servie, elle aussi Votre destin est tracé. Vous pouvez hausser les épaules autant que vous voudrez, mais vous tuerez le F’dor, ou bien vous mourrez de sa main. Vous n’avez pas le choix. Ryle hira, disaient les Liringlas. La vie est ce qu’elle est. « Foutaises, marmonna Rhapsody. Stupidités. Chacun de nous forge son avenir. » Achmed sourit et elle rit. « Vous avez dit cela uniquement pour me faire réagir. — En effet. — Ça a été efficace. — J’ai pu le constater. Alors, irez-vous à ce mariage ? » Elle leva les mains, pour feindre le dégoût. « Je n’ai rien à me mettre, Achmed. J’ai cru entendre dire qu’une tenue de soirée était de rigueur. — Vous avez vidé les coffres de l’État pour acheter des milliers de robes inutiles que vous avez entreposées en Elysian, et vous dites n’avoir rien à vous mettre ? Ça ne prend pas. — Si la cérémonie a lieu dans trois jours, je dois partir d’ici pour m’y rendre. Et, compte tenu de ce que je me proposais de faire, je ne me suis naturellement pas encombrée d’une seule de ces robes inutiles. » Le roi bolg soupira, mit une fois de plus la main à la poche et en sortit un carré de cuir plié qu’il lui tendit. « Voici des pièces ayant cours en Roland et quelques assignats, de quoi vous permettre de vous rendre présentable. Écoutez attentivement tout ce que les gens diront sur les Bolgs et leurs armes, une fois là-bas. — Je doute que ce soit un sujet qu’on aborde à l’occasion d’un mariage. — Allez savoir ? Votre présence distraira peut-être suffisamment Tristan pour retarder ses préparatifs, s’il projette de lancer une attaque. N’hésitez pas à aborder l’ambassadeur de Sorbold, car je m’inquiète plus encore de ce que les siens nous réservent. Faites le nécessaire pour obtenir des informations puis venez nous rejoindre. — Vous pouvez compter sur moi. — Parfait. » Il alla pour la laisser puis la lorgna par-dessus son épaule. « Ce ne sera pas long. Chaque chose en son temps. » Elle sourit, et la clarté mourante du jour se refléta dans ses yeux. « Je sais. — Bon voyage. » Il la regarda hocher la tête et disparaître dans la forêt. Puis ses vibrations musicales s’effacèrent et les voix murmurantes revinrent agresser ses tympans, hurler dans ses veines. Achmed sortit la fiole en hématite de la poche interne de sa chemise, la leva devant ses yeux et caressa distraitement la pierre si lisse. « Chaque chose en son temps. » 44 Portes ouest de la capitale de Bethany CE N’ÉTAIT QUE LA DEUXIÈME VISITE de Rhapsody à Bethany. La fois précédente, son impression avait été comparable à celle que procure une cité en état de siège silencieux. Cette agglomération circulaire était imposante tant à cause de ses dimensions que de son architecture. En fonction de ce qu’il lui avait été donné de voir, nulle autre ville cymrienne encore debout n’avait des dallages aussi magnifiques, de tels réverbères, de si larges chaussées bordées de bancs publics, immeubles magnifiques, barres d’attaches pour les chevaux et autres accessoires qu’elle associait à l’opulence. En Roland, la richesse était moins due à la réussite commerciale qu’à la collecte d’impôts, ce qui révélait clairement qui détenait le pouvoir. Bethany avait tout d’une cité royale, en dépit du fait que son trône restait inoccupé. L’impression que cette agglomération subissait un siège était due aux innombrables soldats qu’on trouvait tant dans la campagne alentour que dans ses rues bien entretenues, des militaires qui patrouillaient constamment aux huit portes et le long des quatre avenues principales. Des hommes qui repoussaient le bétail et autres animaux dans certains quartiers pour maintenir les grandes artères, et plus particulièrement celles du pourtour du palais et de ses vastes jardins privés, totalement dégagées pour faciliter les promenades des gens de haute extraction. Marchés et négoces étaient nombreux dans les quartiers est et ouest, musées et parcs se trouvaient au nord et au sud de la cité. Le palais du prince et la grande basilique circulaire du Feu occupaient la partie centrale. Il n’y avait que les baraquements de l’importante armée de Bethany qu’on pouvait voir dans tous les secteurs de la capitale. Le temps de traverser les villages ouest qui constituaient autrefois les faubourgs de la ville, Rhapsody avait pu constater que les lieux avaient changé du tout au tout en très peu de temps. Environ un an plus tôt, lors de sa précédente visite en compagnie d’Achmed, de Grunthor et de Jo, ce secteur externe avait été débordant d’animation, un village fait de bric et de broc en expansion constante où s’entassaient pauvres et paysans, ouvriers et marchands, gosses des rues et individus bien trop pauvres pour vivre dans la cité proprement dite mais heureux de prospérer à proximité grâce à ceux qui franchissaient son mur d’enceinte pour pratiquer le commerce. Elle y avait involontairement provoqué une émeute en s’opposant à un homme qui rouait son fils de coups. Seule l’intervention rapide de Grunthor et d’Achmed lui avait permis de survivre à la mêlée qui en avait résulté. Mais tous ces gens avaient disparu. On avait construit des casernements et des remparts supplémentaires autour des murailles de la cité, des constructions qui n’avaient rien de provisoire et paraissaient matérialiser une situation à la fois préoccupante et permanente. Rhapsody en fut impressionnée et terrifiée. Peut-on attribuer ces changements aux préparatifs du mariage ? se demanda-t-elle en regardant par la fenêtre de la voiture qui attendait son tour pour franchir le poste de contrôle établi depuis peu à la porte occidentale de la cité. Elle dissimula son visage sous le capuchon de son manteau de laine. Elle pouvait constater sous la clarté blafarde de ce matin d’hiver qu’au-delà de la porte la ville elle-même était embrasée par des étendards argentés suspendus à chaque réverbère et par de grandes guirlandes tendues entre les toits. Les mosaïques des murs et des chaussées avaient fait l’objet d’un récurage et une étoile argentée – symbole du Patriarcat – se balançait sous les branches de chaque arbre. Que des aménagements d’une telle importance aient pu être exécutés en si peu de temps la sidérait. Le mariage du prince et de demoiselle Madeleine de Canderre avait été à l’origine prévu pour le premier jour du printemps ; Rhapsody avait relu plusieurs fois l’invitation, depuis son retour du Voile de Hoen. Oelendra lui avait déclaré que la date avait été avancée à cause d’un horrible massacre perpétré lors de la foire d’hiver, un récit à glacer les sangs. Rial, le loyal seigneur Protecteur de Tyrian, avait été également invité à ces noces et elle était allée se poster sur la route de la forêt pour attendre son passage et se joindre à lui, heureuse de profiter de son escorte et de sa voiture plutôt que d’effectuer ce trajet à cheval en plein hiver. Elle avait prévu de s’y rendre en compagnie d’Achmed, mais le grognement émis par celui-ci lui avait indiqué qu’elle ne devait pas compter sur lui. Jeter son invitation dans la cheminée rugissante du Grand Hall de Canrif, puis envoyer un crachat fort impressionnant la rejoindre, l’avait confirmé. Sans tenir compte de ce qui s’était déroulé à l’intérieur de la Maison du Souvenir, il était plus sage qu’Ylorc soit représenté par elle, et par elle seule. Elle n’eût jamais accepté de l’admettre, mais elle était ravie d’assister à cet événement. Dans son village natal de Montjoie les mariages avaient été prétextes à de grandes réjouissances, et elle avait toujours aimé danser. En outre, depuis qu’Achmed lui avait remis à contrecœur quelques assignats afin qu’elle se procure tenue et bijoux de circonstance, son impatience n’avait cessé de croître à chaque lieue parcourue. Et, pour couronner le tout, elle espérait au tréfonds de son cœur qu’Ashe serait présent, comme ils en étaient plus ou moins convenus. Malgré les sinistres mises en garde de Llauron, elle souhaitait le revoir une dernière fois avant son propre mariage. Mais pour l’instant, assise dans la voiture de Rial au milieu d’une file d’autres invités qui attendaient à la porte occidentale d’être autorisés à entrer dans la cité, sa nervosité ne cessait de croître. Elle voyait des soldats de toutes parts, au moins quatre fois plus que lors de sa précédente visite, et leur attitude était désormais bien plus menaçante. Elle posa la main sur le bras de Rial. Emmitouflé dans un manteau en daim jeté sur sa tenue rouge habituelle, le seigneur Protecteur se tourna vers elle et lui fit un sourire… qui s’effaça dès qu’il remarqua son regard sous l’ombre de son capuchon. « Rhapsody ? Quelque chose ne va pas ? » Elle désigna l’extérieur. « Tout n’est-il pas… bien plus martial qu’autrefois ? — Je ne saurais vous répondre, car c’est la première fois que je viens à Bethany, fit-il en gloussant. Mais des caravaniers m’ont déclaré que Tristan Steward a pris le commandement de toutes les armées de Roland. Sans doute son premier pas sur la voie qui mène au trône. » Rhapsody frissonna. « Qui demande à entrer ? » La voix dure et profonde s’était élevée juste à côté d’elle et Rhapsody se tourna, pour se retrouver face à face avec un soldat brun barbu qui se penchait à l’intérieur de la voiture. Ils avaient atteint la porte gardée par une douzaine de militaires chargés de filtrer les négociants venus livrer ce qui était nécessaire pour les noces, et interdire l’accès à tous les indésirables. Le seigneur Protecteur se chargea de répondre. « Rial, seigneur Protecteur de Tyrian, venu assister au mariage », dit-il de sa voix douce et chaleureuse. Il prit l’invitation que Rhapsody tenait à la main, y ajouta la sienne et les remit au garde, par la fenêtre. « Je suis accompagné par dame Rhapsody, heu, duchesse d’Elysian », ajouta-t-il alors que ses yeux pétillaient de malice. Rhapsody dissimula un sourire en l’entendant citer le titre qu’Achmed lui avait donné pour plaisanter, lorsqu’il lui avait attribué la petite maison insulaire. Le soldat regarda les deux cartons et rendit celui de Rial sans faire de commentaire, avant de retourner plusieurs fois celui de Rhapsody et de lui demander : « Montrez-moi votre visage, madame. » Elle n’eut pas le temps de réagir que Rial se penchait vers l’homme en se crispant. « Quoi ? Comment osez-vous vous adresser ainsi à une invitée du prince ? Cette invitation est en bonne et due forme, alors écartez-vous et laissez-nous passer. Le froid est mordant, ici. » Le garde tira son épée, de façon menaçante. Ses compagnons reportèrent leur attention sur la voiture. « Tout va bien, Rial, intervint Rhapsody. Leur prudence est naturelle. » Elle se tourna vers le garde et repoussa son capuchon. Le soldat ouvrit de grands yeux, cilla puis esquiva son regard et passa la main sur son visage comme pour se ressaisir. Il rendit les invitations et fit signe au cocher d’entrer dans la cité. Rhapsody remonta sa capuche. « Comptez-vous vous installer dans une des ailes réservées aux convives, Rial ? » Le seigneur Protecteur sourit. « Oui, car on ne m’a proposé aucun logement plus agréable. Souhaitez-vous que je vous fasse déposer quelque part, sur le chemin du palais ? » Elle le confirma de la tête, en regardant distraitement les foules de négociants et de militaires qui encombraient les rues. « Je dois absolument trouver un couturier. Je n’ai pas apporté une tenue de circonstance, car il y a très longtemps que je voyage. » Plus de sept ans, même si le temps s’est arrêté de ce coté du Voile de Hoen, songea-t-elle sans rien dire. Elle se tourna vers Rial, qui l’observait avec attention, pour sourire à son tour. « Et j’avoue bouillir d’impatience de dépenser l’argent d’Achmed. » Le saint homme soupira. Ils étaient de nouveau bloqués dans la file de voitures. Il secoua la tête et exhorta à la patience sa voix intérieure à la fois agressive et enjôleuse. Il n’y aurait hélas rien de bien distrayant à ce mariage. Les troupes de Tristan, des hommes qui avaient reconnu en lui leur régent et commandant suprême, lui avaient déjà prêté allégeance et elles ne pourraient en aucun cas se retourner contre lui ou contre ses intérêts. Leur nombre avait connu une croissance prodigieuse. Les soldats orlandais en garnison dans leurs provinces d’origine se regroupaient en Bethany où ils seraient bientôt plus de cent mille. Il était sur des charbons ardents, à cette pensée. Mais un démon tel que lui n’aurait pu laisser passer une pareille opportunité de faire des siennes, de semer une impensable confusion. Un mariage royal, le premier depuis tant d’années, était pour lui un terrain de chasse idéal, l’occasion rêvée de faire couler le sang. Il avait prévu une petite surprise de ce genre, mais ce serait insuffisant pour bouleverser véritablement le déroulement des festivités. L’irritation le fit encore soupirer. Quel dommage ! Il écarta le rideau de la fenêtre du véhicule et se pencha au-dehors pour inhaler le vent. Maintenant, mon bon peuple, murmura-t-il. Vous pouvez tous venir ! Hors de la cité proprement dite, sur la berge occidentale du Phon, le fleuve le plus important de cette province, loin des secteurs surveillés par l’armée, dissimulés dans les sombres étendues de huttes et d’étables branlantes improvisées pour reloger les habitants des faubourgs de Bethany chassés de leurs foyers, un éclat menaçant commençait à apparaître au fond des yeux des forgerons qui avaient quelques jours plus tôt ferré les chevaux de la voiture du saint homme. Sans bruit, tous interrompirent leurs tâches et sortirent de leurs taudis pour aller s’armer d’outils divers sous les assauts du vent. 45 QUATRE COINS DE RUES À L’EST du puits secondaire du quartier nord puis onze rues au sud. Rhapsody les comptait en silence en suivant les empreintes des semelles et des roues de carrioles, gardant la tête basse avec le grand sac de toile soigneusement calé sur son bras, en veillant à ne pas le laisser traîner sur les pavés malpropres des rues de la cité. Son haleine, réchauffée par une allure soutenue et la surexcitation présente dans l’air ambiant, formait de petits nuages blanchâtres dont le vent s’emparait à chaque inhalation, chaque pas rapide. En plein cœur de l’été, à l’époque où ils avaient été amants, Ashe lui avait fourni des instructions bien précises pour gagner un certain nombre de refuges discrets aménagés dans plusieurs agglomérations de ce pays : mansardes, caves et entrepôts où il allait s’abriter en cas de besoin. Des informations accompagnées d’une réserve : le statut de chacun de ces lieux pouvait avoir changé du tout au tout. Il avait principalement vécu en rase campagne et il ne s’aventurait que rarement dans une ville ou un village, ce qui expliquait qu’il s’écoulait énormément de temps entre chacun de ses passages. Il rappelait qu’aucun de ces abris ne serait peut-être sûr, la prochaine fois, à l’exception de la cabane en tourbe située derrière une cascade du nord de Gwynwood. Il était convaincu d’y être en sûreté jusqu’à la fin des temps. Il avait néanmoins invité Rhapsody à utiliser ses repaires, dont celui de Bethany où ils étaient convenus de se retrouver avant et peut-être après le mariage… si elle réussissait à le localiser. Elle prit vers le sud et lorsqu’elle atteignit la huitième rue elle remarqua une diminution notable du trafic et s’arrêta, pour procéder à une étude plus approfondie des lieux. Non loin de là se dressaient trois immenses tours surmontées d’une énorme citerne destinée à récolter l’eau de pluie. Une eau qui servait à irriguer les jardins publics, alimenter les anciens aqueducs cymriens et les égouts, et pourvoir aux besoins tant du palais que de la basilique. Ici, les rues étaient bordées d’installations de stockage de taille plus modeste, ainsi que de dortoirs attribués aux travailleurs assurant l’entretien du système hydraulique et aux militaires chargés de garantir leur protection. Il y avait dans chaque tour un poste de gardes occupé par ceux qui veillaient jour et nuit pour empêcher des personnes mal intentionnées de verser du poison dans les réserves d’eau royales. Rhapsody suivit un mur de pierre incurvé sur trois autres rues avant d’atteindre le point où aurait dû se trouver la porte, si elle avait bien interprété les instructions d’Ashe. Elle regarda furtivement de toutes parts et, ne voyant personne, elle s’engagea dans une ruelle latérale barrée par un mur tapissé de ronces, comme les parois des cuves du système hydraulique. Cette végétation sempervirente connue par les Filids de Gwynwood sous le nom d’épine-piquette était utilisée en tant que protection naturelle dans tout l’ouest du continent, une barrière de deux alignements successifs d’aiguillons aux blessures très douloureuses et difficiles à cicatriser. Pendant son séjour à Gwynwood Rhapsody avait étudié ces plantes tant avec Llauron qu’avec Lark, le timide Invocateur lirin herboriste, et elle connaissait par conséquent leurs dangers. Elle savait aussi comment s’en prémunir, tant grâce aux techniques qu’ils lui avaient apprises qu’à ses capacités de Baptistrelle. Elle jeta un autre coup d’œil autour d’elle en entendant une voiture à cheval passer à l’extrémité de la ruelle. Parfait. Les grandes artères étaient donc proches, et héler un fiacre pour se rendre au mariage ne lui poserait aucun problème. Quand le silence fut revenu, elle se tourna vers le mur et glissa une main sous la couche supérieure d’épines, en respectant le sens dans lequel elles poussaient. Verlyss, chanta-t-elle doucement, car c’était leur nom véritable. La végétation entra en résonance avec cet appel et elle perçut les vibrations musicales de l’écorce rugueuse, des piquants si cruels. Evenee, ajouta-t-elle. Mousse velours. Les ronces entre lesquelles était glissée sa main s’amollissaient et devenaient glissantes, inoffensives, aussi douces que le lichen tapissant les arbres morts au printemps. Elle souleva et écarta doucement le rideau végétal, révélant au-dessous une porte sans poignée, conforme à la description qu’Ashe en avait faite. Elle tâtonna sur le pourtour du panneau et perçut une échancrure qui lui permit de le saisir. Elle tira et le battant s’ouvrit sans bruit. Elle entra tout aussi silencieusement et le referma derrière elle. Elle se retrouvait dans une petite pièce obscure attenante à une ancienne citerne, inoccupée depuis l’époque des Cymriens, peut-être le logement d’un employé chargé de l’entretien, oublié depuis cette époque derrière le rideau d’épines protectrices. Dans une embrasure, une minuscule grille faisait office de fenêtre et laissant entrer de la lumière, tout en amortissant les sons. Rhapsody chercha une bougie dans son sac. Lorsqu’elle l’eut trouvée, elle mit ses pouvoirs à contribution pour l’allumer et son feu intérieur se connecta momentanément au lien élémental présent au fond de son être quand la flamme jaillit. Elle leva la chandelle et regarda de tous côtés. Il y avait ici un lit, une commode et un placard sans porte. Un fauteuil élimé qui ressemblait fort à celui du refuge qu’Ashe avait aménagé derrière la cascade trônait à côté de la minuscule fenêtre et d’une petite table sur laquelle était posée une lanterne. Malgré la fraîcheur ambiante, les lieux étaient étonnamment secs, exempts de moisissure. Elle voyait de grosses bougies tant sur le sol que sur la commode. Rhapsody gagna l’alcôve sans porte et suspendit le sac en toile contenant la robe de soirée qu’elle mettrait pour se rendre à ces noces, posa son autre sac sur la commode, puis entreprit d’allumer les chandelles restantes à la flamme de celle qu’elle tenait. Après quoi elle s’assit sur le lit pour regarder les mèches prendre, la clarté devenir plus vive. Tout en s’installant pour attendre Ashe, elle sourit en se remémorant la voix de sa mère. La plus modeste des chaumières devient un véritable palais à la clarté d’une chandelle. Elle ferma les yeux et tenta de reconstituer son visage. Il apparut dans son esprit, pour lui sourire. « Merci, messire et dame Rowan, murmura Rhapsody. Je ne vous remercierai jamais assez de me l’avoir rendue. » Sur le balcon de la salle de bal du premier étage du manoir de Tannen, la résidence royale où étaient logés les convives, Llauron croisa les bras et inhala un air de plus en plus froid à l’approche de la nuit. Il scruta le ciel occidental, observa les nuages qui s’étiraient en spirales dorées brumeuses pour chasser le soleil au-delà de l’horizon. C’est magnifique, pensa-t-il en se massant distraitement les bras, pour les réchauffer. Je saurai bientôt ce qu’on éprouve lorsqu’on est un élément de cette beauté. L’étoile du soir apparut, miroitante dans le firmament assombri. Comme si elles avaient attendu son exemple, les autres étoiles se manifestèrent à leur tour, clignotant de froid, se consumant avec vivacité. L’Invocateur sentit des larmes humidifier ses yeux bleus qui avaient vu tant de choses. J’arrive, mes frères, murmura-t-il au vent. J’arrive. La porte du balcon s’ouvrit et il renonça à la magnificence de la nuit pour se tourner vers les lumières et la joie de la demeure royale. Un serviteur se dressait dans l’encadrement, se découpant en silhouette devant des formes mouvantes et des rires. « Tout est-il à votre convenance, Votre Grâce ? Puis-je vous être utile ? » L’Invocateur sourit, avant de se diriger lentement vers la porte. « Non, merci mon brave. Je faisais simplement un vœu devant l’étoile du soir… le vœu que tout se passe conformément à mes désirs, demain. » 46 LA CHEMISE DE TOILE BLANCHE que Tristan Steward portait sous son pourpoint de velours bleu ciel adhérait inconfortablement aux muscles de sa poitrine et sous ses aisselles, humides de sueur attribuable à la nervosité. Il avait fait les cent pas depuis le lever du jour, allant d’un côté à l’autre du couloir extérieur à la Grande Salle de son palais en évoquant tour à tour un prisonnier et un fauve encagé. Il usait à présent le tapis de soie de son cabinet de travail transformé en garde-robe, passant ses mains dans sa chevelure, ce qui déplaçait les rubans soigneusement entrelacés dans ses tresses. Pour la troisième fois en moins d’une heure il fit mander James Edactor, et se renfrogna en entendant la porte s’ouvrir et se refermer derrière le chambellan qui demanda : « Oui, messire ? — Est-elle arrivée ? » débita d’une traite le seigneur régent de Roland, qui renversa en se tournant une liasse de cartes et autres documents posés sur le bureau. « Demoiselle Madeleine ? — Non, triple buse ! Ne t’ai-je pas dit de me faire amener immédiatement la représentante des Bolgs ? » Gêné, le chambellan se racla la gorge. « Si, messire, mais nous ne l’avons pas encore vue. » Le seigneur régent de Roland blêmit. « Quoi ? Qu’avez-vous dit ? — Elle est introuvable, messire. Croyez bien que je le regrette. Elle a présenté son invitation à la porte occidentale, hier, mais elle n’est pas venue s’installer au manoir de Tannen. Il est probable qu’elle a trouvé à se loger ailleurs, peut-être chez des amis. » Le seigneur régent fît une autre volte-face et son bras balaya la coiffeuse, projetant au loin un plateau en verre argenté et le nécessaire de toilette qui y était posé. Le tout vola en éclats sur le sol de marbre, une explosion de bouteilles d’eaux de parfum, de peignes et de rasoirs. Le chambellan s’écarta d’un bond pour esquiver les morceaux. « Oh, comment pouvez-vous le savoir ? gronda Tristan en chargeant la porte du cabinet de travail au milieu des débris. Qui vous dit qu’elle n’a pas été enlevée, violentée ou pire encore ? » Si elle n’a pas un rendez-vous galant avec un duc ou un autre noble dans le cadre confortable de sa résidence du cercle interne de Bethany, pensa-t-il. Pour ce que tu en sais, Edactor, ils ont pu la parer de bijoux, lui promettre richesse et protection en échange de ses faveurs. Peut-être se vautre-t-elle en cet instant dans leurs draps de soie, nue et moite de désir, ses jambes magnifiques refermées autour de la poitrine flasque d’un Ivenstrand, d’un Baldasarre ou d’un MacAlwaen, se donnant sans retenue à ces misérables alors qu’elle pourrait être mienne ! Une pensée qui fit apparaître de nouvelles perles de sueur sur son front déjà humide. Tout cela avait sans doute été prévu depuis longtemps, peut-être avait-elle été courtisée par un des ambassadeurs envoyés à la cour d’Ylorc pour rendre hommage à ce méprisable roi bolg. Un individu qui servait les intérêts d’un des rivaux de Tristan. Ne partageaient-ils pas le même lit, se moquant de lui, s’abandonnant à la luxure entre deux éclats de rire à ses dépens, gloussant à la pensée de son mariage imminent avec la Bête de Canderre tout en se livrant à la plus torride des débauches ? Lorsqu’il passa devant son chambellan, l’expression choquée de cet homme ne l’aida pas à clarifier ses pensées. Il sentait sous ses yeux les pulsations de son sang que comprimait la colère, et une chose plus redoutable encore éveillait en lui une excitation sexuelle très pénible et faisait trembler ses mains. « Va voir le capitaine de la garnison du palais et ordonne-lui de passer au peigne fin toutes les rues et les ruelles de la cité. Il faut la retrouver. Je dois absolument la voir avant la cérémonie, ici dans mon cabinet de travail. J’ai des questions diplomatiques d’une extrême importance à débattre avec elle, avant de gâcher à tout jamais ma vie en l’associant à cette harpie candérienne. Est-ce compris, Edactor ? » Il referma la main sur la poignée de la lourde porte qu’il ouvrit en arrachant à ses gonds métalliques une plainte déchirante. « Trouve cette femme et… » Il s’interrompit, sa voix fêlée comme celle d’un adolescent alors qu’il retenait le dernier mot. Debout au-delà du seuil se trouvait une petite fille tremblante parée d’une robe blanche à fanfreluches, avec des fleurs tressées dans les cheveux. Il s’agissait d’une des servantes de Madeleine qui lui apportait le traditionnel plateau du marié : quelques pâtisseries et une infusion fumante, un bol de gruau et des saucisses aux herbes. Ces plats devaient être préparés par la fiancée le matin même de la cérémonie, en tant que symbole des futurs repas qu’elle mitonnerait à son époux, même s’il était probable que Madeleine avait dû en charger des domestiques. Mais il eût été malvenu de lui en faire le reproche. N’avait-il pas usé de méthodes comparables pour les fleurs qu’il aurait dû aller cueillir ? Il baissa les yeux sur l’enfant consternée et toussa. « Trouve cette femme, Edactor, et remercie-la pour ce merveilleux repas. Dis également à ma Madeleine que son fiancé est impatient de la rejoindre devant l’autel de la basilique du Feu. » Ashe avait pratiquement atteint la porte nord-ouest de Bethany lorsqu’il perçut d’étranges picotements sur son épiderme. Le soleil venait de poindre à l’horizon et illuminait tant son visage que le chemin qu’il suivait, projetant son ombre derrière lui en la déformant grotesquement. Devant lui, les tours de Bethany grimpaient vers le ciel à la rencontre du soleil levant, rutilantes de promesses. Dans les profondeurs de ces rues, au-delà de ces murailles, Rhapsody l’attendait… un rendez-vous clandestin décidé en automne. Il avait des difficultés à contenir sa joie. Ce qui torturait par le passé sa poitrine pour se propager dans la totalité de son corps avait disparu ; pouvoir inhaler cet air frais et pur lui procurait une incommensurable joie, comme le fait d’être en vie, pour la première fois depuis l’enfance. Mais à présent, à moins d’une lieue de la porte nord-ouest, une chose qui s’agitait derrière lui réveillait son instinct de dragon. Ashe serra la bride au hongre récupéré sur le champ de bataille à la bordure de la plaine de Krevensfield puis se tourna pour humer le vent, en laissant à la partie reptilienne de son être le soin de l’analyser. Il perçut à la limite de sa conscience des mouvements furtifs, des ombres étirées comme la sienne sous le soleil levant. Elles venaient d’au-delà de la berge ouest du Phon et rampaient vers l’est. Bien que bénéficiant de la puissance du dragon en matière de perception des menus détails de tout ce qui l’entourait, Ashe ne pouvait pénétrer le cœur des hommes. Il n’y avait toutefois aucun doute dans le sien, il savait ses appréhensions fondées. De la rage explosa dans son esprit, résonna dans tout son être. C’était une autre incursion, une nouvelle manipulation du F’dor. Une attaque qui permettrait sans doute à ce démon de faire de nouvelles victimes, de répandre le sang de l’innocent. Ashe était désormais habitué à intervenir en de telles circonstances. Mais pas quand la femme qu’il aimait, et dont il était séparé depuis ce qui lui semblait être une éternité, était si proche. La perspective de pouvoir admirer Rhapsody dans ses plus beaux atours lors de ces festivités était l’unique chose qui l’avait empêché de sombrer dans la folie, ces derniers mois. Il regarda derrière lui la cité qui s’éveillait, illuminée par les premiers rayons du jour. En grondant un chapelet d’insanités immondes, il serra la bride à sa monture puis repartit vers l’ouest, en laissant l’aube triomphale qui se levait sur Bethany le narguer en projetant son ombre devant lui. Rhapsody cédait au désespoir. La grande horloge du clocher du Palais du Régent avait sonné deux quarts d’heure depuis qu’elle se tenait à l’angle de la rue, où elle attendait de pouvoir héler un fiacre. De la petite fenêtre de la citerne abandonnée elle avait remarqué l’après-midi précédent que des voitures de place passaient à seulement quelques minutes d’intervalle, leur cocher donnant de la voix pour annoncer qu’ils étaient libres. À présent, toutefois, les rues du nord de Bethany étaient désertes ; tous les habitants s’étaient soit rendus au palais pour préparer les festivités soit regroupés devant la basilique du Feu dans l’espoir d’entrevoir le couple royal. Il était probable que tous les véhicules avaient été réquisitionnés pour transporter les invités du manoir de Tannen à ce lieu de culte, en dépit du fait que seules quelques rues les séparaient. Elle tapa du pied, avec colère. Qu’elle avait donc été stupide de renoncer au confort et à la proximité des logements attribués aux invités pour passer la nuit seule dans cette citerne à l’abandon ! Ashe n’était pas venu la rejoindre, et elle avait consacré cette longue attente à écrire à la clarté des chandelles des sonnets dans son journal écorné, en essayant d’empêcher son cœur de la trahir. Au lever du jour, elle avait renoncé et s’était rendue jusqu’au puits nord, pour tirer un peu d’eau et faire un brin de toilette avant de se changer pour se rendre à ce mariage. La place du puits était bondée d’hommes et de femmes qui se chamaillaient, de nourrissons qui hurlaient, d’enfants qui couraient de toutes parts… autant d’individus surexcités par ce qui allait se passer. Puiser de l’eau puis repartir sans attirer l’attention avait été facile. Elle était désormais prête, sans toutefois disposer du moindre moyen de transport. Sa robe améthyste était magnifique, et elle s’était délectée à sentir sur son corps les caresses à la fois douces et âpres de la soie empesée, le soir précédent. Elle l’avait enfilée pour lisser tout pli ayant pu se former lorsqu’elle l’avait apportée jusqu’à sa cachette. Sous le jour naissant, sa couleur était encore plus belle, sombre et profonde, parfaitement assortie aux parures de pierres fines qu’elle avait achetées pour la mettre en valeur. Ses chaussures, des souliers de satin de la même nuance que la robe, ne résisteraient pas à une marche jusqu’à la basilique dans la neige souillée. Sa jupe en souffrirait presque autant. Elle regarda avec angoisse d’un côté et de l’autre de la rue déserte, en se demandant si ses chants, ses préparatifs et tout ce voyage à Bethany n’avaient pas été sans objet. Ce fut au même instant qu’elle entendit dans le lointain des clip-clop de sabots. Un moment plus tard un chariot d’étameur apparaissait à un angle de rue, à quelques pâtés de maisons de là. Une mule à la robe mouchetée révélée par les trous d’une vieille couverture déchirée et au champ de vision réduit par des œillères avançait lentement sur les pavés, tirant un chariot branlant sur lequel étaient empilés pots de chambre, casseroles, lampes à pétrole ternies et autres objets métalliques qui s’entrechoquaient en une douce cacophonie. Rhapsody gloussa. « Excusez-moi ! cria-t-elle à l’étameur grisonnant qui approchait. S’il vous plaît, cher monsieur, puis-je solliciter un passage à bord de votre véhicule ? Je dois absolument me rendre au mariage royal. » L’homme, qui avait un bandeau sur un œil, tourna la tête pour la dévisager. De toute évidence, il n’avait pas dû s’attendre à voir ici une grande dame en robe de bal et manteau de velours, car sa surprise fut telle que Rhapsody craignit de le voir choir de sa banquette. Les rênes lui échappèrent des mains et la mule ralentit d’elle-même, pour finir par s’arrêter. En remontant sa jupe, Rhapsody s’empressa de traverser la chaussée et de grimper dans la carriole, à côté de l’étameur. « Merci, lui dit-elle avec soulagement. Je craignais de rater l’événement. » L’homme hocha la tête, comme hébété, la considérant toujours de son œil unique. Rhapsody attendit un moment puis ramassa les rênes pour les placer délicatement entre ses mains. « Pouvons-nous y aller ? » Le vieil étameur se racla avec nervosité la gorge et, percevant que la tension des rênes s’était modifiée, la mule repartit sans se presser en direction du Palais du Régent et de la basilique du Feu pendant que les articles de cuisine et autres bringuebalaient derrière eux. Remerciements Mille mercis aux premiers incriminés, autrement dit le personnel merveilleux de chez Tor, et tout particulièrement Jim Minz, Jodi Rosoff et le grand Tom Doherty. Ainsi, comme toujours, qu’à Richard Curtis. J’exprime ma sincère gratitude au Henry Mercer Museum et sa manufacture de céramique, au département de Littérature comparative de la SMU, au Musée maritime international et aux chefs et mères de clan de la nation Onondaga. Merci à Glynn Gomes pour l’étude hydrologique. Ma profonde gratitude va à Aidan Rose, M. J. Urist, Rebecca Caballo, Diane Rogers, Az-Kim, le Clan Weltman et les Friedman pour leur soutien constant. Je remercie avec amour mes parents, pour tout ce qu’ils m’ont enseigné et le monde qu’ils m’ont fait découvrir. Et Bill et les enfants, pour mon monde actuel * * * [1] Les cinq prophéties ont été traduites par Marie de Prémonville. Table des matières L’ordre des Filids Prophétie des Trois Prophétie de l’hôte indésirable Prophétie de l’Enfant Endormi Prophétie du dernier gardien Prophétie du Roi des Armées[1] L’Appel du Semblable FINAL À la bordure de la plaine de Krevensfield 1 Yarim Paar, province de Yarim 2 Keltar’sid, frontière de Sorbold, sud-ouest de Sepulvarta 3 Haguefort, province de Navarne 4 Yarim Paar, province de Yarim 5 Manufacture de céramique, Yarim Paar 6 7 8 9 Dans la plaine de Krevensfield, sud de Bethany 10 Frontière est de Yarim, nord d’Ylorc 11 Sur la frontière, nord-ouest de Bethany, sud-est de Canderre 12 Les vieilles forges cymriennes, Ylorc 13 Foire d’hiver, Haguefort, province de Navarne 14 15 16 17 Plaine de Krevensfield, au sud de Sepulvarta 18 Avonderre est, à proximité de la frontière de Navarne 19 20 21 Dans les profondeurs des tunnels d’Ylorc 22 Le Chaudron, Ylorc 23 À proximité de la ville de Tyrian, forêt de Tyrian 24 Cercle de Gwynwood 25 26 Désert nord, au-delà de l’Hintervold 27 Sorbold 28 Sorbold 29 Palais de l’Invocateur, cercle de Gwynwood 30 Haguefort, province de Navarne 31 32 33 Haguefort 34 Ylorc 35 Gwynwood, au nord du fleuve Tar’afel 36 Le Palais de l’Arbre, cercle de Gwynwood 37 Haguefort 38 Voile d’Hoen, au tréfonds de la forêt de Tyrian 39 40 41 42 43 La Maison du Souvenir, Navarne 44 Portes ouest de la capitale de Bethany 45 46 Remerciements