1 Nord de la Louisiane, mars de la quarante-troisième année de l’Ordre Kurian : les étendues verdoyantes connues jadis sous l’appellation « Forêt de Kisatchie » digèrent peu à peu l’œuvre de l’homme. Cette forêt n’en a que le nom, c’est en réalité une jungle où l’air stagne dans la chaleur humide, un trop-plein de marais, de bayous et de bras morts. La canopée formée par les branches entrelacées des cyprès qu’alourdissent les festons de mousse crée une semi-obscurité si épaisse que le crépuscule semble présent même à midi. Dans la lumière atténuée, des maisons délabrées s’affaissent de partout tandis que le bord de la route fait barrage à cette déchéance dans l’isolement des plantes rampantes, en attendant des véhicules qui ne passeront plus jamais. Des gens marchent en longue file parmi les troncs moussus. Ils sont accompagnés par les cris flûtés d’oiseaux effrayés. En tête et en queue de la colonne vont des hommes et des femmes vêtus de peaux de daims. Leurs visages tannés par les intempéries ont la même couleur que leurs vêtements de cuir. Ils portent des fusils dans leurs étuis et sont prêts à s’en servir au moindre signe de danger. Les armes sont destinées à défendre cinq groupes familiaux, tous en salopette jaune citron mal ajustée, qui progressent au milieu. La couleur plus vive aux aisselles et à l’intérieur des cuisses révèle l’usure de leur tenue, et une teinte d’origine moins passée. Cinq mulets suivent derrière eux, sous la surveillance de garçons qui sont la version adolescente des guerriers adultes. En tête de colonne mais derrière deux éclaireurs très en avance sur le reste du groupe, un homme jeune scrute le chemin. S’il conserve un peu de cet aspect dégingandé de la jeunesse, une circonspection rusée se lit ses yeux sombres. Sa chevelure noire rassemblée sur sa nuque tombe en dessous des épaules et luit comme les plumes d’un corbeau dans la lumière chiche. Avec son teint mat et ses vêtements en daim, on pourrait le confondre avec un des habitants de la région, un de ceux qui vivaient là trois siècles auparavant : peut-être le fils de quelque trappeur français vagabond et d’une Indienne choctaw. Il glisse ses longs doigts sur son large ceinturon, du pistolet aux jumelles, et effleure le manche de son parang à large lame avant de passer aux gourdes. Le boîtier éraflé d’un compas est passé en sautoir à son cou, et un court cylindre à cartes rebondit dans son dos au bout de sa lanière passée en bandoulière. Contrairement à ses hommes, il va tête nue. De temps en temps il se retourne pour vérifier la position de ses soldats et étudier l’expression des personnes vêtues de jaune, comme s’il voulait évaluer la distance que leurs corps affaiblis peuvent encore parcourir. Mais son regard nerveux ne quitte jamais le chemin très longtemps. S’ils attaquent, ce sera cette nuit. Le lieutenant David Valentine en revint à cette idée alors que le soleil disparaissait derrière l’horizon. Il avait espéré mener ces gens plus loin au nord de l’ancienne autoroute avant le coucher du soleil, mais leur progression avait été ralentie et cela faisait quatre jours qu’ils avaient quitté Red River Crossing. Lui et ses Loups protégeaient vingt-sept hommes, femmes et enfants qui s’étaient risqués à fuir. Les familles étaient à présent accoutumées aux rigueurs de la marche, et elles suivaient les ordres sans discuter. Elles venaient d’un monde où la désobéissance signifiait la mort, ce qui expliquait leur docilité. S’ils avaient voyagé seuls, les Loups de ce détachement auraient déjà atteint le Territoire Libre. Mais il incombait à Valentine de s’assurer que les ouvriers agricoles de Red River soient conduits en lieu sûr, dans le Nord. Quatre heures plus tôt, le groupe vêtu de jaune avait franchi le dernier obstacle, la route doublée de la voie ferrée reliant Dallas au Mississippi à Vicksburg. Puis Valentine les avait forcés à parcourir encore près de quatre kilomètres. Ils étaient maintenant à bout de forces. Avec autant de sujets de préoccupation pour son premier commandement indépendant dans la Zone Kuriane, il avait du mal à conserver l’esprit au repos. Or un minimum de sérénité et des signes vitaux apaisés constituaient littéralement une question de vie ou de mort à l’approche de la nuit. Être un Loup relevait autant de la discipline mentale que physique, car les Faucheurs détectaient l’activité cérébrale des êtres humains, en particulier lorsque ceux-ci étaient apeurés et tendus. Chaque Loup avait sa propre méthode pour abaisser sa conscience jusqu’à une forme simplifiée, presque animale. Mais avec ces nouvelles responsabilités et l’obscurité qui allait engloutir la forêt, Valentine luttait contre la peur qui germait dans son esprit comme une herbe folle empoisonnée. Les Faucheurs repéraient plus aisément les signes vitaux pendant la nuit. Et ces gens dont il était responsable en dégageaient assez pour être détectés à des kilomètres à la ronde, même dans les profondeurs du Kisatchie. Si l’on y ajoutait les esprits de ses Loups, les Faucheurs convergeraient immanquablement vers eux, comme des papillons de nuit attirés par un feu de joie. Le trille d’un appel devant lui le tira de ces réflexions. Il leva un bras pour ordonner une halte. Garnett, un de ses éclaireurs, lui fit signe. — De l’eau, monsieur, dans ce petit creux de terrain, dit l’homme quand David l’eut rejoint. Pas de danger, apparemment. — Bien. Nous allons nous reposer là. Une heure, dit Valentine juste assez fort pour être entendu de tous. Pas plus. Nous sommes toujours trop près de la route pour établir un campement. Les visages des fermiers s’illuminèrent, en contraste avec l’obscurité qui se densifiait, et ils burent à la source s’écoulant dans une petite ravine. Certains ôtèrent leurs souliers et massèrent leurs pieds endoloris. Valentine dévissa le bouchon de sa gourde et attendit pour la remplir que les familles et ses hommes se soient désaltérés. Un jappement léger éveilla de brefs échos vers le sud. Les Loups s’abritèrent aussitôt derrière les arbres et les troncs abattus. Les familles n’avaient rien entendu, et elles se rassemblèrent craintivement en voyant cette soudaine agitation. Le sergent Patel, le sous-officier principal de Valentine, apparut près de lui. — Des chiens ? Vraiment pas de chance, monsieur. Ou bien… Le jeune lieutenant entendit à peine les paroles de Patel. Les fermiers se mirent à exprimer bruyamment leur consternation. — Silence, leur lança-t-il d’un ton inhabituellement dur. Sergent, qui connaît le mieux cette zone ? Patel répondit sans cesser de surveiller les bois au sud. — Peut-être Lugger, monsieur. Ou les éclaireurs. Lugger a effectué bon nombre de patrouilles dans ce secteur. Je crois que sa famille habite à l’ouest d’ici. — Amenez-la-moi, s’il vous plaît. Patel désigna quelqu’un du doigt et Lugger les rejoignit en quelques pas rapides. Mince et agile, c’était une combattante chevronnée. Elle serrait son fusil dans ses mains pâles. — Monsieur ? dit-elle dans un souffle. — Lugger, il se peut que nous ayons à tirer d’ici peu, répondit Valentine à voix basse pour ne pas effrayer les civils. Un endroit approprié pour ça, dans le coin ? Elle leva les yeux au ciel tout en réfléchissant. — Il y a une vieille ferme que nous utilisions souvent pendant les patrouilles. À l’ouest d’ici, non, plutôt au nord-ouest. Sol en ciment, et le grenier est en bon état. — Combien de temps pour y arriver ? — Moins de une heure, monsieur, même avec eux, dit-elle avec un mouvement du menton vers le groupe compact des fermiers. (La nuit parait leurs salopettes jaunes de reflets bleutés. David hocha la tête.) Fondations solides, dit-elle encore, et un grand abreuvoir. Nous le remplissions avec l’eau de pluie. Prends une décision. — Aucune aide à attendre dans cette direction, commenta Valentine. Mallow se trouve plus à l’est, mais il faudra faire avec. Le lieutenant Mallow de la Compagnie Zulu était resté dans la zone frontière, près d’une cache de ravitaillement, et devait les aider dans la dernière partie de leur trajet jusqu’au Territoire Libre d’Ozark. — Vous pensez pouvoir le retrouver en pleine nuit ? demanda Valentine. Elle réfléchit un instant. — C’est faisable, monsieur. — Alors prenez une gourde supplémentaire et filez. Demandez à Mallow de venir avec tout ce qu’il a. — Oui, monsieur. Mais je n’ai pas besoin de mon arme pour me tenir compagnie, et je pense que vous aurez besoin de chaque balle avant l’aube. Valentine acquiesça. — Ne perdons pas de temps. Dites à Patel où aller. Ensuite, tout le monde trace. Lugger confia son fusil à son supérieur, parla brièvement à Patel et aux éclaireurs, puis disparut dans les ténèbres. Valentine écouta le son décroissant de ses pas, aussi rapides que les battements de son cœur. Je t’en prie, Mallow, oublie le ravitaillement et rapplique. Pendant que ses hommes saupoudraient les alentours de la source avec du poivre rouge écrasé, Valentine s’approcha des familles apeurées. — Ils nous ont trouvés ? s’enquit Fred Brugen, le patriarche du groupe. Le jeune lieutenant sourit à ces visages crasseux aux traits tirés. — Nous avons entendu quelque chose derrière nous. Possible qu’ils soient tombés sur nos traces. Possible aussi qu’un chien ait attaqué un sconse du mauvais côté. Mais comme je l’ai dit, nous devons jouer la sécurité et nous rendre dans un endroit moins exposé pour y dormir. Désolé de devoir écourter cette halte. Les réfugiés grimacèrent et serrèrent les lèvres, mais aucun ne se plaignit. Ceux qui le faisaient disparaissaient dans la nuit, dans la Zone Kuriane. — La bonne nouvelle, c’est que nous sommes tout près d’un endroit où nous pourrons nous reposer et manger chaud. Personnellement, j’en ai assez de la viande séchée et du pain de maïs. (Il s’accroupit face aux enfants et se força à mettre un peu d’enthousiasme dans sa voix :) Qui veut des crêpes pour le petit déjeuner de demain ? (Les gamins hochèrent la tête avec entrain.) D’accord, dit-il en terminant de remplir sa gourde, avec des gestes faussement nonchalants. Tout le monde boit encore un peu d’eau, et on y va. Les apprentis Loups réussirent à faire avancer les mulets, et la colonne repartit dans l’obscurité. Avec des jurons aussi nombreux que les obstacles invisibles qui les faisaient trébucher, autant à cause de l’obscurité que de la fatigue, ils poursuivirent vers le nord. Valentine ouvrait la marche. Une corde passée autour de sa taille le reliait au sergent Patel à la fin de la file. Il ordonna à chacun de s’y tenir d’une main. Un éclaireur guidait le lieutenant, tandis qu’un second suivait en queue, en contact étroit avec deux équipes de tireurs qui surveillaient la fin de la colonne, leurs bâtonnets de phosphore prêts à l’emploi. L’ennemi était assez proche pour qu’ils entendent ses chiens, les Faucheurs pouvaient donc leur tomber dessus à tout moment. Valentine se résigna à envisager les ordres qu’il donnerait au cas où on les attaquerait en terrain découvert : il abandonnerait les civils et fuirait vers le nord. Même une poignée de Loups avait plus de valeur pour le Territoire Libre que deux douzaines de fermiers. S’il avait été un de ces vétérans dont on racontait les exploits le soir autour des feux de camp, le lieutenant aurait utilisé les civils comme appât pour attirer leurs poursuivants dans une embuscade. La mort de la chèvre sans défense était justifiée par la mort du tigre. Ces chefs décrits dans les livres d’histoire de l’Ancien Monde, qui voulaient la victoire à tout prix, ne se seraient pas laissé attendrir par ces voix somnolentes qui demandaient régulièrement : — C’est encore loin, maman ? — Serrez les rangs et avancez, dit Valentine par-dessus son épaule, pour hâter l’allure. Serrez les rangs et avancez. Les Loups portèrent avec autant d’aisance que leur arme les enfants trop fatigués pour continuer. La ferme correspondait exactement à la description de Lugger. Sa mémoire de Louve pour les détails d’un endroit aurait ébahi quiconque ne connaissait pas sa caste. La grange était un peu plus grande que Valentine l’aurait souhaité pour une puissance de feu de vingt-deux armes. Pas le temps de faire les difficiles, pas avec les Faucheurs à nos trousses, songea-t-il. Dans de telles circonstances, tout endroit avec des murs et les alentours immédiats dégagés faisait l’affaire. Couvert par les fusils et les arcs de chasse de ses camarades, Garnett dégaina sa lame et entra. Le parang, cette machette courte en usage chez les Loups, luisait dans le clair de lune nimbé de brume. Quelques chauves-souris s’enfuirent dans de brefs battements d’ailes. On les avait sans doute dérangées dans leur traque d’insectes. L’éclaireur apparut à la porte et fit signe aux autres de venir. Valentine mena la colonne à l’intérieur, mais il avait maintenant la désagréable sensation que quelque chose n’allait pas. Peut-être son sang indien percevait-il un élément trop ténu pour franchir le seuil de sa conscience. Il avait passé assez de temps à la frontière de la Zone Kuriane pour écouter son sixième sens, même s’il était incapable de définir ce qui l’avait mis en alerte. Le danger était proche, trop proche, et pourtant indéfini. Finalement il attribua cette impression à sa tension nerveuse. Il inspecta la grange. Elle était ancienne mais encore solide. L’abreuvoir était plein, une bonne chose, et il y avait des lanternes sourdes, ce qui était encore mieux. Patel posta des hommes aux portes et aux fenêtres. Des fissures dans les murs éprouvés par les années constituaient d’excellentes meurtrières. Les familles exténuées s’assirent dans un coin. Valentine alla jusqu’à l’échelle qui menait au grenier à foin et en commença l’ascension. Quelqu’un avait réparé certains des barreaux. Le niveau supérieur de la grange puait l’urine de chauves-souris. Depuis le grenier il vit son deuxième éclaireur, Gonzalez, qui entrait à reculons dans la grange, son fusil braqué sur les ténèbres extérieures. — Gonzo les a sentis, monsieur, dit Garnett posté à la porte du grenier. Il a toujours les yeux écarquillés quand ils sont proches. Trois Loups gravirent l’échelle pour les rejoindre et prirent position de chaque côté de la grange. Par un trou du plancher, Valentine vit Patel qui parlait à voix basse avec Gonzalez, dans la lumière tamisée d’une lanterne. Tous deux levèrent les yeux vers le grenier. Gonzalez hocha la tête et grimpa à l’échelle. — Monsieur, le sergent tient à ce que vous voyiez ça. De sa poche il sortit un lambeau de vêtement crasseux qu’il tendit au jeune chef. Celui-ci allait le prendre quand un chœur de cris retentit au pied de la colline, du côté de la vieille route. Il se précipita à la grande porte du grenier. Garnett jura. — Les Délireux. Ces foutus Délireux ! Les cris qui déchiraient le brouillard nocturne hérissaient les poils de sa nuque. Ils sont là ! Il se pencha vers le trou dans le plancher et appela les Loups. — Maintenez vos positions et surveillez votre secteur ! Les Délireux ne sont peut-être qu’un leurre. Des Faucheurs pourraient déjà se trouver au sommet de la colline. Il courut jusqu’à l’échelle qu’il descendit en hâte, si vite qu’il s’enfonça une écharde près du pouce. Avec une grimace il défit la boucle de sécurité de l’étui en cuir, en sortit son parang et dégaina son revolver. — Les éclairantes ! cria-t-il. Mais Patel n’avait pas attendu son ordre. Le sergent se tenait déjà devant la porte au sud et allumait un bâtonnet. Un Loup repoussa le battant suffisamment pour qu’il puisse le lancer au dehors. Les hurlements stridents emplissaient la nuit. La pièce d’artifice prit feu et illumina la grange d’une lumière vive qui dessina des ombres aiguës. Patel lança alors le bâtonnet au pied de la pente juste au moment où ils commençaient à la gravir. Avant même que le premier touche le sol, il en alluma un autre et le jeta dans les ténèbres. D’autres Loups l’imitèrent, et les bâtonnets éclairants atterrirent un peu partout. Valentine scruta le pied de la colline et resta pétrifié par la vision de la meute qui apparut dans la lumière. Une masse de silhouettes se jeta à l’assaut de la pente en agitant les bras comme si elles essayaient de nager dans l’air. Leurs cris semblaient sans fin et l’ensemble avait un effet paralysant. Il s’agissait d’êtres humains, ou presque, à l’esprit calciné par la folie, avec l’apparence de cadavres et quelques touffes de cheveux encore attachées au crâne. Peu d’entre eux portaient plus que des lambeaux de vêtements. La plupart étaient nus et leur peau apparaissait livide dans la lumière crue dispensée par les bâtonnets au phosphore. — Ne les laissez pas approcher assez pour qu’ils mordent ! rugit Patel. Descendez-les ! Bon sang, descendez-les tous ! Les détonations résonnèrent dans l’enceinte de la ferme. Des Délireux s’écroulèrent, et l’un d’eux se releva, du sang giclant de sa gorge, pour tituber encore quelques pas avant d’être abattu pour de bon. Un autre eut l’épaule déchirée par un projectile et tournoya sur place comme une marionnette dont les fils se seraient emmêlés. Il retrouva enfin son équilibre et reprit son ascension, sans jamais cesser de hurler. Ce qui ressemblait à un gamin efflanqué d’une dizaine d’années marcha sur un des bâtonnets au phosphore sans même le remarquer. Valentine regarda cette vague à peine humaine et les corps qui s’écroulaient sous le feu des Loups. Il savait que les Délireux servaient uniquement de distraction pour un ennemi autrement plus dangereux, qui rôdait là, dans la nuit. Il sentait le Faucheur concentré sur son esprit, qui approchait dans les ténèbres, même s’il ne pouvait le voir. Et soudain il surgit, tout en vitesse et en puissance, une simple silhouette enveloppée dans une cape qui semblait voler au-dessus du sol tellement il était rapide. — Capuche ! cria un Loup qui tira un coup et actionna la culasse de son fusil. À vingt pas de la grange, la silhouette encapuchonnée fit un bond et passa au travers du mur de planches pourries comme s’il était fait de papier mâché. Le Faucheur se reçut sur les mains et les pieds, les membres écartés comme les pattes d’une araignée. Avant qu’un projectile ait pu l’atteindre, il sauta sur le Loup le plus proche, un homme à la barbe taillée au carré nommé Selbey. La créature fut sur l’homme avant qu’il ait eu le temps de braquer son fusil. Elle ouvrit une bouche distendue où pointaient des dents d’un noir brillant. Les mâchoires trop larges pour être humaines se refermèrent sur le bras que Selbey avait levé en un réflexe de défense. Le cri du Loup se joignit à ceux des Délireux quand le Faucheur ouvrit sa gueule pour mordre encore. La panique s’empara des fermiers qui voulurent fuir. Les Loups postés aux issues durent les en empêcher, ce qui leur coûta de précieuses secondes, pendant lesquelles ils auraient pu faire usage de leur arme. Un Loup se mit à tirer coup après coup avec son fusil à pompe tenu au niveau de la hanche, et tous ses tirs atteignirent le Faucheur qui avait plaqué Selbey au sol. Le monstre continua à se repaître de sa victime, apparemment insensible aux balles qui le frappaient. Valentine prit un des deux bâtonnets qui restaient à Patel, à la porte sud. Il en plongea l’extrémité dans une lanterne et attendit que la mèche crache des étincelles. Alors il se précipita vers l’Encapuchonné. La créature releva sa face maculée de sang juste à temps pour recevoir l’extrémité enflammée dans l’œil. Elle poussa un hurlement de douleur et de rage et fit sauter le bâtonnet de la main de Valentine d’un geste aussi rapide que celui de la patte d’un couguar. Le bâtonnet roula au sol tandis que le Faucheur se redressait. Derrière lui, son ombre menaçante envahit tout le mur de la grange. La mort fondit sur Valentine. Une balle toucha le monstre à l’aisselle et le fit tituber. Un projectile bien plus imposant et sanglé de cuir le percuta dans le dos. Le choc du corps de Patel fit tomber le Faucheur. Le sergent usa de toute sa force de colosse pour le maintenir au sol jusqu’à ce que le tranchant du parang de Valentine s’abatte sur la nuque offerte. La lame mordit profondément dans les chairs et les os, sans toutefois parvenir à décapiter le monstre. Un liquide épais, d’un noir d’encre, s’écoula de la plaie, et pourtant la créature se redressa et réussit à se débarrasser de Patel d’une simple poussée. Le sergent prit appui sur un bras et de l’autre stoppa les crocs qui plongeaient vers sa gorge. Valentine frappa encore, à la volée, et le fil de la machette atteignit le monstre juste sous la mâchoire inférieure. La tête du Faucheur décrivit une courbe dans les airs avant de s’écraser avec un bruit mou à côté du corps sans vie de Selbey. — Ils sont entrés ! Ils sont entrés ! Une poignée de Délireux au teint blême dans la lumière au phosphore se hissaient maladroitement par le trou dans le mur créé par le Faucheur. Valentine fit passer son parang dans sa main gauche et voulut dégainer son pistolet. Il se rendit compte alors qu’il l’avait laissé tomber pour prendre le bâtonnet. Mais d’autres Loups braquèrent leurs armes et arrosèrent les intrus hurlants d’un tir nourri. Les cris se muèrent en un concert de hurlements. Une Délireuse bondit parmi les familles de colons. Valentine se rua en avant, mais il découvrit que la démente était clouée au mur par une fourche qu’un fermier avait eu la présence d’esprit de ramasser avant le combat. La Délireuse crispait les deux mains sur le manche de la fourche et essayait d’arracher les piques qui lui transperçaient le ventre. Le parang de Valentine s’abattit encore et encore, jusqu’à ce qu’elle s’affaisse sur le sol et arrête de hurler. Enfin. Au-dehors, les cris avaient cessé. Les Loups pêchèrent dans leur sac à munitions, leur cartouchière et leur ceinturon pour recharger les armes. Des balles miséricordieuses mirent un terme aux derniers spasmes de quelques cibles blessées et rampantes, mais qui demeuraient donc potentiellement dangereuses. Les hommes perchés dans le grenier demandèrent anxieusement des nouvelles de ceux postés en bas. Valentine ignora ces échanges et constata avec une tristesse teintée de lassitude qu’une des femmes avait été mordue par la Délireuse qui avait fini empalée. Il alla trouver Patel. Le sergent était debout, un de ses bras pendait mollement le long de son corps et il tenait le pistolet du lieutenant dans sa main valide. Il tendit l’arme à son supérieur. — Du calme, là-haut ! lança-t-il aux Loups au-dessus de lui. Et gardez les yeux ouverts ! (Il serrait son bras blessé contre son corps en grimaçant.) Clavicule brisée, je crois, expliqua-t-il. Ou bien mon épaule est foutue. Tout va bien pour vous, monsieur ? — Bon sang, Patel, n’en faites pas trop, d’accord ? Si ça continue vous allez me demander si j’ai apprécié mon cocktail. Avant tout, mettons ce bras en écharpe pour commencer. Valentine fit signe à un Loup inoccupé de venir en aide au sergent. Il vit un autre de ses hommes qui confectionnait un bandage de fortune sur la blessure de la femme mordue par la Délireuse. Les membres de la famille de la femme le regardaient faire avec des regards anxieux. — Nous avons ici un veuf qui ne sait pas encore qu’il l’est, dit Valentine à voix basse. Patel acquiesça pour montrer qu’il comprenait, et Valentine eut une brève pensée pour les proches du sergent. Ils avaient tous été victimes de la Folie Délirante cinq ans auparavant. Le jeune chef inspecta ses troupes. Les commandos étaient encore sous le choc. Il s’enquit de l’état de chacun de ses hommes, puis il se rendit dans le coin où les fermiers étaient toujours attroupés. Il adressa un regard lourd de sens au Loup qui soignait la femme. L’autre saisit l’allusion et hocha discrètement la tête. — Le saignement a déjà cessé, monsieur. — Réaction rapide, Mosley. Trouvez quelqu’un et balancez-moi cette… (il désigna la Délireuse morte) cette chose dehors. Dehors, les bâtons au phosphore s’éteignaient un à un avec des crachotements. Valentine se dirigea vers l’échelle, avec l’intention de vérifier comment Gonzalez se débrouillait dans le grenier… … quand le sol se souleva subitement sous ses pieds. Déséquilibré et jeté à terre, il aperçut un bras d’un blanc d’albinos repousser le panneau épais d’une trappe dans une gerbe de poussière, de feuilles sèches et de brindilles. Il y avait une cave. Le Faucheur avait sorti le torse quand les balles sifflèrent au-dessus de la tête de Valentine. Ses Loups qui étaient toujours aux aguets avaient instantanément braqué leurs armes sur ce nouveau danger, et ils les déchargeaient avec une précision mortelle sur la créature aux yeux jaunes. Sous ce tir croisé convergeant de cinq directions différentes, la cible enveloppée de sa cape tressauta sous les impacts, puis elle tomba dans le sous-sol. — Grenades ! gronda Valentine. Trois de ses hommes se précipitèrent et tirèrent à l’intérieur de la cave. Deux autres Loups allumèrent les mèches des mini-bombes qu’ils lancèrent dans l’ouverture ménagée par la trappe. Valentine rabattit aussitôt le lourd panneau. Les charnières rouillées grincèrent une dernière fois. La première explosion arracha la trappe à son montant, et la deuxième retentit dans un rugissement à déchirer les tympans. Un champignon de fumée s’éleva du sous-sol. Le Faucheur jaillit du trou béant comme un diable de sa boîte. Ses bras n’étaient plus que deux moignons, sa tête un masque osseux horrible. Malgré ses blessures, le Faucheur se précipita. Avec son visage arraché, il donnait l’impression de les gratifier d’un large sourire. Les armes hurlèrent de nouveau, mais la créature réussit à s’enfuir, en renversant Patel au passage. Sa cape déchirée et fumante flottait derrière elle. Puis elle disparut dans les ténèbres. Quelques enfants avaient plaqué leurs mains sur leurs oreilles et hurlaient de terreur. Valentine tenta de chasser la sensation d’ivresse qui l’avait submergé, sans succès. Dans la grange, l’air était maintenant trop âcre pour qu’on puisse respirer normalement. Il tituba jusqu’à la porte, prit appui d’une main contre le montant, se courba et vomit. Une heure plus tard la grange avait été débarrassée des cadavres, à l’exception de celui de l’infortuné Selbey qui reposait dans son poncho et l’obscurité éternelle, au fond de la cave à demi éventrée. Gonzalez présenta une nouvelle fois sa découverte à Valentine. Après avoir demandé la permission de s’entretenir en privé avec le lieutenant dans le grenier, son éclaireur lui montra un morceau d’étoffe d’une saleté repoussante. D’un regard las, le jeune chef des Loups examina le tissu jaune taché d’excréments. — Selbey a senti quelque chose, monsieur, vous comprenez ? Il m’a dit de ratisser très soigneusement la zone d’où provenaient les cris des chiens, après le départ de tout le monde. J’ai trouvé ça dans les buissons où les gens de la Red River s’étaient, euh… soulagés. Monsieur. (Il lut le message abrégé à la lueur d’une lanterne :) « N+O, grange, + ou – 20 fusils. Bien à vous. » Trahison. Ça explique certaines choses. Mais lequel a pu écrire « Bien à vous » ? se demandait Valentine. Il se souvenait de deux ou trois fermiers qui s’étaient précipités vers les buissons tandis qu’ils se rassemblaient avant leur fuite vers la grange. Sur le moment, il n’y avait vu aucun mal. La peur qui régnait durant cette nuit lui avait tordu les boyaux, à lui aussi. Il fit monter trois Loups dans le grenier et expliqua à tous ce qu’il avait l’intention faire au lever du jour. Mallow et sa section de secours arrivèrent à la grange au trot, juste avant l’aube. David réprima l’envie de serrer dans ses bras une Lugger qui semblait aussi exténuée que lui. Le lieutenant réagit au rapport de Valentine par un sifflement discret. — Il y en avait un dans la cave, hein ? Vous n’avez pas eu de chance, mais ça aurait pu être pire. Une bonne chose que le Kurian qui a tout orchestré n’ait pas été assez doué pour en commander plus d’un à la fois. Mallow serra la main que lui tendait le jeune lieutenant, puis il lui offrit un peu de l’alcool qu’il gardait dans une flasque en argent, en guise de félicitations. Valentine but avec reconnaissance. Il pensa à la mise en garde de sa mère au sujet des hommes qui buvaient avant que le soleil soit à son zénith. Bah, l’astre du jour n’était pas encore levé, donc la journée n’avait pas réellement commencé. — Le Kurian a bénéficié d’une aide chez nous, monsieur. Quelqu’un a laissé des mots doux aux Faucheurs. Ils savaient que nous nous dirigions vers cette grange. Ils ont fait venir les Délireux et ont tout préparé pour nous accueillir. — Ah, quelle poisse, grommela Mallow. Un de ces balourds a cru qu’il aurait droit à une médaille, hein ? — Il semblerait, en effet. — Quel accueil pour l’entrée dans le Territoire Libre… L’un des leurs pendu à une branche d’arbre. Non, je préfère qu’ils s’en occupent quand nous serons arrivés au fort. — J’ai perdu un Loup, monsieur. Mes gars vont vouloir que justice soit rendue, et rapidement. Valentine avait espéré qu’ils pourraient organiser un procès dans les règles plus tard, mais il avait changé d’avis en voyant l’expression de ses hommes quand il leur avait expliqué pour quelle raison il voulait qu’ils fouillent les fermiers. Mallow se rembrunit. — Ils vont obéir aux ordres, Valentine, ou ils verront un exemple de justice rapide. Dites-leur ça, s’il le faut. — Bien, monsieur. Mallow entra dans la grange. À l’est, le ciel rosissait et marquait la fin d’une des nuits les plus longues de l’existence de Valentine. Il fit signe à ses Loups qui se mirent à secouer les civils somnolents, et à fouiller leurs poches et leurs sacs. Ils avaient à peine commencé que le traître se démasqua lui-même. Un gamin de seize ans, celui dont la mère avait été mordue, s’élança vers les portes ouvertes au sud. Deux des Loups de Mallow l’interceptèrent et le maîtrisèrent. Dans d’autres lambeaux de ses vêtements, Valentine découvrit un crayon fusain ainsi qu’un petit compas. — Ce n’est qu’un gosse…, dit un des hommes en soupirant. Deux ou trois autres pestèrent en sourdine. Le garçon s’effondra et alterna menaces et jurons entre deux sanglots. Son père avait le teint cendreux et il étreignait sa femme. Cette dernière, qui semblait désespérée, tremblait déjà de faiblesse. Il s’agissait du premier symptôme du mal qui l’emporterait d’ici deux ou trois jours, quand il faudrait l’abattre comme un chien enragé. Mallow et Patel ne tinrent pas compte des parents accablés et se mirent à interroger le traître à l’ancienne, en endossant les rôles de « bon flic » et de « mauvais flic ». — Qui t’a poussé à faire ça, mon gars ? demanda Mallow en se penchant pour que son visage se trouve au niveau de celui du gamin. Qu’est-ce qu’ils t’ont promis ? Si je laissais faire ce type, à côté de moi, il te briserait le cou avec son bras valide. Je ne peux rien pour toi si tu ne parles pas. Je vais te dire, tu vas laisser un autre message, mais cette fois tu écriras ce que nous allons te dicter, et tu ne seras pas pendu. Je ne peux rien te promettre de plus, sinon que tu ne finiras pas au bout d’une corde. La peur du garçon se mua en un soudain accès de colère. — Vous n’avez rien compris, hein ? Ce sont eux qui décident, pas vous. Eux qui font la loi. Ils sont aux commandes, et quand ils en auront marre de vous, vous serez vidés et les Grogs se régaleront de vos restes ! Ceux qui ne veulent pas mourir doivent leur obéir. Valentine était abattu par la fatigue physique et nerveuse. Il sortit pour contempler l’aube. Et devant le soleil d’un jaune orangé qui incendiait la brume matinale, il se demanda quel mauvais coup du sort l’avait fait naître en des temps aussi sombres. < 2 Nord du Minnesota, trente-neuvième année de l’Ordre Kurian : il grandissait dans un cadre verdoyant, dans la région des lacs qui occupait la partie supérieure de l’État. David Stuart Valentine était né au cours d’un de ces hivers interminables, dans une solide maison de brique en bordure du lac Carver. Les habitations disséminées dans cette région devaient leur survie moins à la résistance qu’à l’inaccessibilité des lieux. Les Kurians détestaient le froid et avaient laissé les reconnaissances périodiques et les patrouilles à leurs Collabs. Les Faucheurs n’apparaissaient qu’en été, imitant de manière macabre les pêcheurs et autres campeurs qui jadis venaient visiter les lacs entre mai et septembre. Pendant les premières années après le Renversement, de très nombreux réfugiés avaient survécu grâce aux poissons des lacs et au gibier abondant des bois de ce qui avait été appelé les Eaux Frontalières. Ils avaient exterminé les Délireux qui infestaient encore les zones contaminées, mais ces colons d’un nouveau genre avaient refusé d’aider les groupes de la guérilla, car la plupart d’entre eux avaient déjà goûté aux représailles des Faucheurs, en d’autres lieux. Ils demandaient seulement qu’on les laisse en paix. De leur côté, les habitants des Eaux Frontalières n’obéissaient qu’à une loi, celle des saisons. À l’automne, ils connaissaient une période très active durant laquelle ils constituaient des réserves pour l’hiver, et dès la première neige ils s’installaient pour attendre la fin des grands froids. Quand ils foraient la glace des lacs pour pêcher, c’était une question de survie et non un amusement. En été ils se retiraient au plus profond des bois, loin de toute route, et ne réintégraient leurs logis que lorsque le froid avait de nouveau chassé les Faucheurs vers le sud. La famille du jeune David reflétait parfaitement cette diaspora qui avait trouvé refuge dans la région. L’enfant descendait d’une grande variété d’ancêtres scandinaves, amérindiens et même asiatiques, et les racines de son arbre généalogique s’étendaient du Québec jusqu’à San Francisco. Sa mère était une Sioux aussi belle qu’athlétique originaire du Manitoba et son père un ancien pilote de chasse de la Navy. Les anecdotes qu’il racontait à son jeune fils ouvraient les yeux de l’enfant sur un monde inconnu de la plupart des gamins de son âge. David rêvait de survoler le Pacifique comme d’autres d’être pirate ou de construire un radeau pour descendre le Mississippi. Son innocence naturelle prit fin brutalement l’année de ses onze ans, un jour frais de septembre qui accueillit les premiers frimas venus du nord. Sa famille revenait de sa retraite estivale, mais une ou deux patrouilles de Collabs traînaient encore dans les environs. D’après les traces de pneus que David découvrit plus tard, deux camions à plateforme – sans doute du type très gourmand en essence et lourdaud que les patrouilles rurales affectionnaient – s’étaient garés devant la maison. Leurs passagers étaient peut-être sous l’emprise de l’alcool. Quoi qu’il en soit, les membres de la patrouille avaient décidé de vider le garde-manger et d’occuper le reste de l’après-midi en violant la mère de David. Alerté par le bruit des pick-up, son père était mort sous un déluge de plomb tandis qu’il revenait du lac. David était en train de cueillir du maïs sauvage quand il entendit les détonations. Il se précipita vers la maison, avec la peur grandissante que les coups de fusil soient venus de là. David explora la maison plongée dans un silence sinistre. L’odeur des tomates que sa mère faisait mijoter flottait dans les quatre pièces de la petite habitation. Il trouva d’abord sa mère, violée et égorgée. Par pur sadisme ou par habitude, les intrus avaient également tué son petit frère qui savait à peine écrire son propre nom, et aussi sa sœur, qui n’était qu’un bébé. David ne versa pas une larme – « les hommes de onze ans ne pleurent pas », lui avait répété son père. Il fit le tour de la maison et trouva son père, mort, dans le jardin. Un corbeau était perché sur l’épaule de l’ancien pilote de la Navy et picorait tranquillement sa cervelle exposée par un trou de la taille d’une balle de tennis à l’arrière de son crâne. David remonta l’allée qui menait à la demeure du Padre. Il eut soudain du mal à poser un pied devant l’autre et pour une raison qu’il aurait été incapable d’expliquer il eut envie de s’allonger là, pour dormir. Puis la maison du Padre apparut. Elle lui était bien connue. Elle était tout à la fois une école, une église et une bibliothèque pour tous les gens du coin. David émergea de la nuit glaciale et raconta au prêtre ce qu’il avait entendu et vu. Attristé, le Padre amena le garçon chez lui et le mit au lit dans son sous-sol. Cette pièce devint le foyer de David pendant tout le reste de son adolescence. Une fosse commune accueillit les dépouilles des quatre victimes du Nouvel Ordre. David laissa tomber la première poignée de terre sur les suaires qui dissimulaient la violence de leur mort. Après les funérailles, alors que les voisins se dispersaient en petits groupes, il s’éloigna lentement, avec pour seul réconfort la main du Padre sur son épaule. Il leva les yeux vers le prêtre et finit par lui poser la question qui le taraudait : — Père Max, a-t-on dévoré leur âme ? Chaque jour, à l’école, ils devaient retenir un verset de la Bible, ou un proverbe. Souvent ils écrivaient beaucoup, sans trop comprendre. Parfois le texte avait un rapport avec la leçon du jour, mais pas toujours. La citation pour le dernier jour pluvieux de classe avait une signification particulière pour les élèves les plus âgés. Ils restaient une semaine de plus que les élèves d’école primaire, qui désertaient l’humidité de la salle de classe pour l’été. Le Padre espérait corriger en partie la fausse information née de la rumeur et de la légende, puis remplir les vides concernant ce qui s’était produit après le Renversement, quand l’Homo Sapiens avait perdu sa place dominante au sommet de la chaîne alimentaire. Le sujet était trop sinistre pour les plus jeunes des élèves, et les parents des autres n’étaient pas tous d’accord, tant et si bien que cette dernière semaine de cours était peu suivie. Le Padre désigna la citation qui devait lancer la discussion de l’après-midi. Le Père Maximilian Argent était fait pour ce genre de geste, avec ses longs bras gracieux et ses épaules toujours solides. Il avait soixante-trois ans et se trouvait à bien des kilomètres de son lieu de naissance, Porto Rico. Sa chevelure commençait seulement à refléter le saupoudrage sel et poivre de l’âge. Il était de ces piliers sur lesquels une communauté peut se reposer, et lorsqu’il prenait la parole dans les réunions, les habitants écoutaient avec autant d’attention que les élèves sa voix mélodieuse à la diction impeccable. Ce jour-là, quatorze mots se détachaient sur le tableau noir de la salle de classe, tracés de l’écriture précise et régulière du Padre : « Plus loin vous pouvez regarder en arrière, plus loin vous pourrez voir en avant. » En temps normal Valentine se serait intéressé au cours, car il aimait l’Histoire. Mais son attention était attirée par la fenêtre et la pluie qui semblait ne pas devoir cesser. Il avait même pris pour excuse une fuite dans le toit afin de déplacer son bureau sur la gauche, contre le mur sous la fenêtre. La cuvette blanche à l’émail écaillé qui occupait la place habituelle de son bureau était maintenant à moitié pleine de l’eau qui gouttait du plafond. Un « ploc » ponctuait régulièrement le discours du Padre. Valentine scruta le ciel à la recherche d’un signe annonçant que le crachin allait faiblir. Ce jour-là, c’était le dernier jour des Jeux de Terrain, et donc celui du Cross-Country. Si les Conseillers annulaient l’épreuve à cause du mauvais temps, il terminerait à la place à laquelle il était classé pour lors : troisième. Chaque printemps, les jeunes venaient de toute la région des Eaux Frontalières pour s’affronter par tranches d’âge. Ces rencontres faisaient partie des festivités générales qui marquaient la fin de l’hiver et le début de la grande Dissimulation. Cette année-là Valentine était en bonne position pour remporter le premier prix. Les deuxième et troisième avaient droit à une poignée de main et à voir de près le trophée remis au vainqueur. Pour les garçons entre seize et dix-huit ans, le prix était un vrai fusil de chasse ainsi que cinquante balles. Une arme d’une telle qualité assurait une saison de chasse très prospère. Le Padre et David avaient besoin de toute l’aide disponible. Le Père Max enseignait plus ou moins gratuitement, et Valentine ne gagnait pas grand-chose à couper des heures durant du bois de chauffage pour les voisins. Si l’adolescent l’emportait, lui et le Padre pourraient se régaler d’oies sauvages, de canards et de faisans jusque bien après les premières neiges. — Monsieur Valentine, dit le Padre qui mit ainsi fin au repas qu’imaginait David. Merci de rejoindre la classe. Nous parlons d’un sujet très important… votre héritage. — Marrant, murmura Doyle assis derrière Valentine, je ne me souviens pas de l’avoir entendu dire quoi que ce soit sur l’infâme fils de pute que tu es. « Ploc », ajouta la cuvette sur sa droite. Le Padre fit craquer les articulations de ses doigts quand il crispa le poing. Les railleries de Doyle étaient aussi naturelles que les fuites d’eau dans la classe par temps de pluie. Le Père Max avait manifestement décidé de ne tenir compte ni des unes ni des autres, et n’avait pas quitté David des yeux. — Désolé, mon Père, dit Valentine avec autant de contrition qu’en était capable un garçon de dix-sept ans. — Vous pouvez vous excuser auprès de la classe en nous disant tout ce que vous savez sur les Pré-entités. Un autre chuchotement derrière l’adolescent : — Ça ne sera pas long. Le regard du Padre se détourna légèrement. — Merci de vous porter volontaire pour deux heures d’entretien de l’école sur votre temps libre, monsieur Doyle. Nous vous en serons reconnaissants. Votre résumé, monsieur Valentine ? « Ploc ». David entendit que Doyle s’affaissait sur son siège. — Les Pré-entités remontent à une époque qui précède celle des dinosaures, mon Père. Elles ont conçu les Portails qui relient différentes planètes. L’Arbre Intermondes. C’est grâce à lui que les Kurians sont arrivés ici, n’est-ce pas ? Le Père Max leva une main devant lui, paume ouverte. Le pouce manquait, et les autres doigts étaient déformés. Pour David, ils évoquaient toujours des racines d’arbre qui n’arrivaient pas à décider dans quelle direction s’étendre. — Vous faites un saut dans le temps, monsieur Valentine. D’environ soixante-cinq millions d’années. Le Padre s’assit sur le bord de son bureau, face à ses huit élèves les plus âgés. La classe aurait dû en accueillir une quarantaine, si tous ceux qui pouvaient venir à pied l’avaient fait. Mais l’éducation, comme la survie, dépendait de l’initiative individuelle, dans ces Eaux Frontalières totalement désorganisées. Valentine se mit en condition pour écouter avec toute son attention, comme toujours lorsque le Padre prenait cette pose. Les autres élèves présents, qui n’avaient pas le privilège de vivre avec lui, ignoraient que lorsque leur professeur se perchait ainsi sur son bureau il imitait inconsciemment un autre enseignant de sa propre jeunesse, une religieuse énergique de San José qui avait éveillé en lui une soif d’apprendre inextinguible alors que le gamin s’adonnait déjà à la ganja, ce que Valentine avait toujours du mal à imaginer. Et l’adolescent éprouvait les plus grandes difficultés à ne pas penser aux Jeux. — Nous en savons très peu sur le compte de ces êtres, les Pré-entités, sinon qu’ils précèdent toute autre forme vivante sur Terre, commença le Padre. Hier, je vous ai parlé des Portails. Je sais que nous les considérons comme une terrible malédiction, et que nous voyons en eux la cause de tous nos malheurs. Tout ce que nous connaissons serait différent si on ne les avait pas ouverts. Mais il y a de cela très longtemps c’étaient des choses merveilleuses, qui permettaient de relier les planètes entre elles dans toute la Voie Lactée aussi simplement que la porte là-bas ouvre sur notre bibliothèque. Nous appelons « Pré-entités » les concepteurs de cet Arbre Intermondes. Nous leur avons donné ce nom parce que nous ne sommes même pas certains que ces créatures aient un corps, dans le sens où vous et moi avons un corps. Elles n’avaient probablement pas besoin de nos petites machines chimiques pour aller plus loin. Mais si elles avaient effectivement un corps, alors celui-ci était très impressionnant. On dit de certains Portails qu’ils sont aussi grands que des granges. » Nous savons qu’elles ont existé parce qu’elles ont laissé l’Arbre Intermondes et les Pierres de Touche. Une Pierre de Touche est comparable à un livre que vous pourriez lire rien qu’en apposant votre main sur sa couverture. Toutefois elles n’interagissent pas toujours correctement avec notre esprit humain, et on dit que quelques personnes ayant été en contact avec une de ces Pierres ont perdu la tête, ce que je crois volontiers. Mais quelqu’un ayant l’esprit approprié qui en touche une fait l’expérience de ce qu’on pourrait appeler une sorte de révélation. Comme ces téléchargements dont je vous ai parlé quand nous avons abordé le sujet de la technologie informatique de l’Ancien Monde. Le Padre baissa la tête en la secouant lentement ; Valentine savait que le Père Max entretenait une relation d’amour-haine avec le passé. Quand il était éméché, il lui arrivait de discourir sur les injustices qui existaient dans l’Ancien Monde, lequel avait eu la capacité de nourrir et vêtir tous ses enfants et ne l’avait pas fait. Il était parfois au bord des larmes quand il évoquait les frites de chez McDonald’s qu’il adorait tremper dans un milk-shake au chocolat, ou les tee-shirts produits en édition limitée pour des événements spéciaux. — Les Pré-entités subsistaient en absorbant de l’énergie, mais une énergie d’un genre très particulier, qu’elles trouvaient uniquement chez les êtres vivants. Les plantes la produisent, à un niveau très faible. Tous les animaux, nous compris, en génèrent beaucoup plus. Cette énergie, que nous appelons « l’aura vitale » par manque de meilleure dénomination, est déterminée chez tout organisme par deux paramètres : sa taille et son intelligence. Cette dernière est la plus importante. Malgré sa taille, une vache dégage une aura vitale moins importante que celle d’un singe, car le singe est plus intelligent que la vache. Un élève leva la main, et le Padre s’interrompit. — Vous nous en avez déjà parlé, mais je n’ai jamais compris si l’aura correspondait ou non à l’âme. Elaine Cowell n’avait que treize ans, mais elle était si vive d’esprit qu’elle suivait tous les cours supplémentaires avec d’autres élèves nettement plus âgés qu’elle. Le Padre la gratifia d’un sourire. — Bonne question, mademoiselle Cowell. J’aimerais pouvoir y apporter une réponse claire et précise. Mon sentiment est qu’une aura vitale ne correspond pas à notre âme. Je pense que notre âme est quelque chose qui n’appartient qu’à nous et à Dieu, et que personne ne peut s’en emparer. Je sais, certains prétendent que c’est de notre âme que se nourrissent les Kurians, mais nous n’avons aucun moyen d’en avoir la certitude. À mon avis, l’aura vitale est comme une autre forme spéciale d’énergie que vous dégagez, tout comme vous dégagez de la chaleur et un champ électromagnétique. Le regard d’Elaine se riva sur un point invisible situé à peut-être quarante centimètres d’elle, et Valentine compatit. Elle était également orpheline : les Faucheurs avaient pris ses parents cinq ans plus tôt, dans le Wisconsin. Elle vivait désormais avec une tante qui gagnait sa vie tant bien que mal en tissant des couvertures et en raccommodant les vêtements. Les autres élèves restèrent silencieux. Quand le Padre discutait de ces sujets avec les élèves les plus âgés, ils en oubliaient leur habituelle agitation. — Alors pourquoi ne sont-elles plus là ? demanda un autre. Je croyais que c’était toute cette histoire de transfert d’énergie qui rendait les Kurians immortels ? — Il est évident que notre Créateur a décidé qu’aucune forme de vie ne pouvait être éternelle, quel que soit son degré d’évolution ou d’avancement scientifique. Quand elles ont commencé à mourir, nous pensons que ce phénomène a provoqué chez elles une panique terrible. Je me demande si des êtres presque immortels ont plus peur de la mort, ou moins… Elles avaient besoin de toujours plus d’aura vitale pour se nourrir, et durant leurs dernières années ces Pré-entités ont dévasté des planètes entières pour tenter de retarder l’inévitable. Elles sont probablement à l’origine de l’extinction de tous les dinosaures. Les deux événements semblent s’être produits à la même époque. Dans les tout derniers temps, elles se sont entre-dévorées, mais c’était sans issue. Elles continuaient à mourir. Sans personne pour maintenir leurs Portails actifs, ces passages se sont peu à peu refermés au cours des millénaires qui ont suivi. Mais des parcelles de leur savoir, et l’Arbre Intermondes, ont survécu jusqu’à ce qu’une nouvelle forme d’intelligence les découvre, beaucoup plus tard. Le tonnerre roula au-dehors, et le crépitement de la pluie redoubla d’intensité. — Alors ce sont les Pré-entités que nous appelons Kurians aujourd’hui ? voulut savoir une jeune fille. — Non. Les Kurians sont issus d’une race surnommée « Tisseurs de Vie ». Ils ont trouvé les restes de la civilisation des Pré-entités. Ils ont reconstruit une partie de leur histoire et de leur technologie, et se sont servis de ce qu’ils parvenaient à comprendre, comme les barbares qui se sont installés à Rome. Nous tenons le terme « Tisseur de Vie » de leur propre langue. Il fait référence à ceux de leur race qui visitent d’autres mondes et se mêlent à leur population. Exactement comme les hommes emportent leur bétail, leurs produits agricoles et leurs vergers avec eux quand ils migrent, mais s’adaptent s’ils trouvent mieux, les Tisseurs ont adopté cette attitude lors de leurs colonisations dans l’Arbre Intermondes. Les Tisseurs vivent très, très longtemps… des milliers d’années. Certains croyaient qu’ils avaient été conçus par les Pré-entités pour bâtir, mais il semble étrange que des êtres possédant une aura vitale aussi puissante que la leur aient survécu à l’extinction des Pré-entités. Ces Tisseurs ont rouvert les Portails donnant sur notre Terre à peu près à l’époque où nous découvrions que très souvent la nourriture était meilleure quand on la cuisait avant de la consommer. Nos lointains ancêtres les ont vénérés. La plupart d’entre eux se sont satisfaits de ce rôle de divinités, mais il semble que quelques-uns aient voulu plus encore. Un Tisseur de Vie peut nous apparaître sous la forme physique d’un homme ou d’une femme, d’un éléphant ou d’une tortue, selon son envie, si bien que nos pauvres ancêtres ont dû voir en eux des dieux. Ils peuvent revêtir une nouvelle apparence aussi aisément que nous changeons de vêtements. Peut-être qu’ils peuvent lancer des éclairs pour faire bonne mesure. Je pense qu’ils ont inspiré nombre de nos mythes les plus anciens. D’une certaine façon (et jusqu’à un certain point), ils nous ont adoptés. À mesure que nous avancions sur le chemin du progrès, ils ont emmené quelques-uns d’entre nous dans d’autres mondes. On dit qu’aujourd’hui encore des humains vivent sur d’autres planètes. Si c’est vrai, je prie pour que leur sort soit meilleur que le nôtre. Les Tisseurs pouvaient faire ce qu’ils voulaient de l’ADN. Ils pouvaient donner vie à des créatures qui les servaient, ou modifier des espèces au gré de leurs besoins ou de leurs envies. Nous savons qu’ils aimaient façonner des oiseaux et des poissons magnifiques pour décorer leur domicile. Certaines de ces créations vivent encore sur notre planète, de nos jours. Le Padre sourit à ses élèves. — Avez-vous jamais vu la représentation d’un perroquet ? Je pense qu’ils ont versé un peu dans le bricolage, avec cette espèce. Il se tut, comme absorbé subitement par ses pensées. Valentine avait vu des photos de perroquets, mais pour l’instant c’était l’image de faisans qui l’obsédait, de jeunes faisans à la chair bien tendre qui s’envolaient dans une débauche de battements d’ailes. Il se les représentait dans les moindres détails, vus à travers le viseur du fusil flambant neuf qu’il venait de gagner. Il avait entendu dire que le couple de pointers des Kolchuk avait eu une nouvelle portée. Il pouvait peut-être encore réserver un des chiots. Le Padre s’était remis à parler. Doyle leva la main. Pour une fois, il avait l’air sérieux. — Monsieur, pourquoi nous raconter tout ça maintenant ? Depuis que nous sommes gamins nous sommes au courant, pour le vampirisme et le reste. Bon, d’accord, peut-être que nous nous trompions sur le pourquoi et le comment de la chose. Mais quelle différence ça fait que tout ça ait commencé d’une façon ou d’une autre ? Nous sommes toujours obligés de partir nous cacher chaque été. Et à chaque automne, deux ou trois familles ne reviennent pas. Le visage du Padre se figea. Aux yeux de David, il avait vieilli de dix ans en dix secondes. — Aucune différence, absolument aucune. J’aimerais que chaque jour de mon existence quelque chose puisse faire une différence. Monsieur Doyle, et vous tous ici, vous êtes jeunes, vous vivez cette situation depuis votre naissance, et ce n’est pas pour vous un tel fardeau. Mais moi je garde le souvenir d’un monde différent. Les gens s’en plaignaient beaucoup, mais avec du recul ce monde-là était une sorte de paradis. Pourquoi en parler maintenant ? Relisez la citation inscrite sur le tableau. Churchill avait raison. C’est en regardant dans le passé que bien souvent nous parvenons à discerner ce que sera l’avenir. Je vous dis tout ça parce que rien ne dure éternellement, pas même ceux qui feront tout pour devenir immortels. Ils ne le sont pas. Les Kurians finiront par mourir, tout comme les Pré-entités avant eux. Jadis un vieux roi a voulu que soit gravée une partie de la connaissance dans le mur d’un monument, quelque chose qui serait toujours vrai. L’homme le plus sage de son temps lui a alors dit de graver ces mots : « Ceci passera aussi, comme le reste ». Mais qui passera en premier, nous ou eux ? Nous ne serons pas là pour le voir, mais un jour les Kurians ne seront plus, et la Terre sera de nouveau purifiée. Si vous n’en retenez rien d’autre, je veux que vous preniez ce savoir certain que je vous transmets et que vous le portiez avec vous où que vous alliez. La pluie cessa peu après le départ des camarades de classe de David. Il se hâta de vider les bols, cuvettes et seaux divers emplis de l’eau tombée du plafond, puis il se dirigea vers la cuisine. Le Père Max était assis à la vieille table et contemplait le fond d’un verre vide. Il avait déjà rebouché la carafe. — Ah, David, chaque fois que je raconte cette histoire, j’ai ensuite besoin d’un verre. Mais ce verre a toujours besoin de compagnie, et je ne devrais pas faire ça. Du moins, pas trop souvent. Il remit la carafe à sa place, sur une étagère. — Ce truc est un poison, Padre. Je ne m’en servirais pas pour tuer les rats, ce serait trop cruel. Le vieil homme leva les yeux vers David qui se versait le reste du lait de la traite du matin. — La course n’est pas pour aujourd’hui ? David, qui portait un short en jean délavé et un blouson de cuir, engloutit un morceau de pain et le fit passer avec de grandes rasades de lait. — Si, à 16 heures environ. Je suis heureux que la pluie se soit arrêtée. En fait, je ferais bien de m’activer si je veux parcourir la piste avant la course. — Tu la parcours depuis avril, dit le Père Max en passant au tutoiement qu’il adoptait quand ils étaient seuls. J’aurais cru que tu la connaissais par cœur. — Avec toute cette pluie, son état sera différent. Il risque d’y avoir de la boue, et ça ne facilitera pas l’ascension de la grande colline. Le Père Max acquiesça d’un air grave. — David, t’ai-je jamais dit que tes parents auraient été fiers de toi ? Valentine marqua un temps d’arrêt dans le laçage de ses bottes. — Oui. En général quand vous avez bu un coup. Ça vous rend toujours un peu plus indulgent. — Tu as un peu du meilleur qu’il y avait en chacun d’eux. Tu as la vivacité d’esprit et le dévouement de ton père, et assez de l’humour et du bon cœur de ta mère pour adoucir ces traits. J’aimerais qu’ils puissent te voir, aujourd’hui. Nous avions pour habitude d’appeler ce dernier jour d’école la graduation, tu le savais ? — Oui, j’ai vu des photos. Un chapeau bizarre et un bout de papier qui affirme que vous savez des trucs. Ce serait super, mais je veux nous obtenir ce flingue. (Il marcha jusqu’à la porte.) Vous serez sous la grande tente ? — Oui, pour bénir la nourriture et te voir remporter le premier prix. Bonne chance, David. L’adolescent ouvrit la porte-écran qui grinça, et il vit deux hommes barbus qui remontaient le chemin depuis la route. Ils lui étaient inconnus. Ils donnaient l’impression d’avoir passé chaque instant de leur vie adulte dans la nature. Ils étaient vêtus de daim de la tête aux pieds, excepté pour le chapeau bosselé à large bord, qui était en feutre. Leurs fusils étaient glissés dans des étuis en cuir, mais ils n’avaient pas cette allure agressive des soldats en patrouille. À la différence des hommes chargés par les Kurians de faire régner l’ordre dans les Eaux Frontalières, ces hommes se déplaçaient de manière circonspecte et faussement tranquille. Quelque chose dans leurs yeux rappelait la méfiance innée des animaux sauvages. — Père Max, lança Valentine sans quitter ces hommes des yeux. Des étrangers arrivent. Les deux hommes firent halte et leur sourire découvrit des dents jaunies par le tabac. Le plus grand des deux prit la parole : — Ne t’effraie pas des fusils, garçon. Je connais tes amis. Le Père Max sortit de la maison et s’avança dans la cour détrempée, bras ouverts. — Paul Samuels, s’écria-t-il en venant donner l’accolade à l’homme. Vous n’êtes pas revenu dans le coin depuis des années ! Qui est-ce, avec vous ? — Je m’appelle Jess Finner, monsieur. Et j’ai beaucoup entendu parler de vous, pour sûr. — Ce peut être une bonne comme une mauvaise chose, dit le Padre en souriant. J’aimerais vous présenter à tous deux mon pupille, David. C’est le fils de Lee Valentine et d’Helen Saint Croix. — J’ai connu ton père, David, dit celui qui s’appelait Samuels, et l’adolescent vit à l’éclat dans les yeux de l’homme que les souvenirs affluaient à son esprit. Un truc très moche, ce qui s’est passé ce jour-là. Je t’ai vu après les funérailles. Il nous a fallu quatre mois, mais nous avons eu les hommes qui ont… — Allons, ne ressassons pas le passé, l’interrompit le Père Max. Valentine saisit l’échange de regards entre les hommes et perdit soudain tout intérêt pour la course et le fusil de chasse. Le Padre lui tapota l’épaule. — Nous parlerons plus tard, David – je te le promets. Allez ! Mais transmets mes regrets au Conseil dans la grande tente, et reviens ici dès que tu le pourras. Nous allons décacheter une des bouteilles du tas de bois, et ensuite tu devras peut-être me mettre au lit. — M’étonnerait ! s’esclaffa Samuels. Le Padre décocha à David son regard qui signifiait « Je suis sérieux, maintenant », et le garçon partit vers la route. Il avait encore le temps d’effectuer ses repérages pour la course de trois kilomètres, s’il ne lambinait pas. Derrière lui, les hommes le regardèrent s’éloigner pendant quelques secondes, puis ils entrèrent dans la maison. L’odeur de la nourriture qui cuisait l’accueillit sur le terrain de camping. La grande tente, un monstre dressé sur six montants où se déroulaient mariages, baptêmes, ventes aux enchères et réunions au début de chaque été, était cachée dans une clairière entourée de lacs et de collines, à des kilomètres de la première route et hors de vue de toute patrouille motorisée. Juste avant la période de la Dissimulation, des réjouissances proposaient des épreuves sportives et autres aux enfants et aux adolescents. Un mariage ou deux ajoutaient toujours à l’atmosphère de fête. Les adultes également pouvaient s’adonner à certaines épreuves d’adresse : compétitions de tir à l’arme à feu et à l’arc. Puis tout le monde festoyait lors du barbecue organisé le soir venu. Les familles apportaient leurs plats préférés et en faisaient profiter tout le monde, car, dans une région où l’hiver était très rude et l’été occupé à se cacher, les occasions de vastes réunions étaient rares. Ensuite les gens se disperseraient dans les bois et autour des lacs pour attendre la fin des chaleurs estivales, en espérant que les Faucheurs décideraient de passer au peigne fin une autre portion des Eaux Frontalières, à la recherche de proies. Quand il atteignit la foule, la course était devenue pour lui plus une corvée qu’une épreuve sportive attrayante. En temps normal les gens, les chevaux, les chariots et les stands des marchands le fascinaient, mais l’arrivée de ces deux étrangers l’obsédait avec une intensité qui le surprenait lui-même. Son rêve d’un ruban et d’un fusil de chasse brandis devant une foule enthousiaste paraissait sans signification en comparaison de sa rencontre avec un homme qui avait connu son père. Néanmoins il se résigna à participer à la course. Le tracé de celle-ci décrivait une boucle autour de Birch Lake. Habituellement un simple marécage bordé de boue à la mi-mai, le « lac » avait grossi avec les pluies abondantes jusqu’à s’étendre au point de presque toucher la grande tente. Valentine salua Doyle et quelques autres connaissances de l’école. Il avait beaucoup de connaissances, mais pas d’amis réellement proches. De par sa situation d’élève hébergé par le Padre, l’entretien de la maison et de l’école lui incombait, ce qui le limitait à des rapports superficiels avec ses camarades. Par ailleurs son goût pour la lecture l’isolait un peu plus encore et faisait de lui une sorte de marginal quand il tentait de se mêler aux autres adolescents plus expansifs. Il parcourut seul dans les bois la piste de trois kilomètres. Il désirait avoir un peu de temps seul, pour réfléchir. Il avait vu juste : le sol de la grande colline à l’ouest de Birch Lake était rendu glissant par une couche de boue de la couleur de l’argile. Arrivé au sommet de l’élévation, il contempla l’étendue du lac en direction de la grande tente. Une idée germa soudain dans ce jardin secret de son esprit où naissaient ses meilleures intuitions. Quinze garçons s’étaient inscrits pour la course, bien que seule une poignée d’entre eux ait totalisé assez de points dans les épreuves précédentes pour avoir une chance de remporter le prix. Ils portaient toutes sortes de tenues, de la salopette au pagne en cuir, et tous étaient bronzés et minces, avec des cheveux en broussaille et une musculature sèche. — À vos marques, dit le Conseiller Gaffley aux adolescents impatients. Prêts ? Et… c’est parti ! Quelques-uns des garçons faillirent s’arrêter au bout de cent mètres lorsque Valentine bifurqua soudain sur la droite et quitta la piste pour prendre la direction de Birch Lake. Il s’élança sur une longue bande de terre et poursuivit son chemin dans l’eau. Dès que la profondeur fut suffisante il nagea à grands mouvements de bras puissants sans perdre de vue un chêne majestueux de l’autre côté. Cette partie resserrée du lac était large de quelque cent cinquante mètres, et son intention était de rejoindre la piste alors que les autres concurrents en seraient encore à glisser au bas du flanc boueux de la colline. Et il avait vu juste. Il sortit de l’eau et reprit la piste à bonnes foulées avant que l’adolescent qui se trouvait en tête, Bobby Royce, émerge des bois. David toucha de sa poitrine boueuse le ruban de la ligne d’arrivée dans un concert d’acclamations et de huées. La plupart de ces dernières provenaient des familles qui avaient un de leurs garçons dans la course. Un Conseiller ombrageux lui prit le ruban des mains comme s’il s’agissait d’une icône sacrée qu’on profanait et non d’une grosse ficelle élimée. Les autres participants arrivèrent deux minutes plus tard, et le débat s’engagea aussitôt. Quelques-uns maintinrent que le plus important était de courir d’un point A à un point B aussi rapidement que possible, et que le trajet exact n’avait aucune importance, qu’il se cantonne au sec ou qu’il emprunte la voie des eaux. Une majorité fit valoir que le but de cette course était un parcours de cross-country de trois kilomètres et non une épreuve de natation qui aurait constitué un tout autre défi. Chaque camp se mit à hausser le ton progressivement, suivant le principe selon lequel celui qui fait le plus de bruit a raison. Deux hommes d’un certain âge trouvèrent ce tumulte hilarant et fourrèrent une bouteille de bière dans les mains de David, avec en prime une bonne tape dans le dos. Puis ils lui firent leurs compliments pour avoir mis le Conseiller Gaffley tellement en colère qu’il ressemblait à une poule aux plumes hérissées. Trois conseillers réunis en urgence prononcèrent la disqualification de Valentine, mais lui accordèrent un prix spécial « en récompense de son originalité et de son initiative ». Valentine regarda Bobby Royce recevoir le fusil de chasse et les balles, puis il sortit de la tente. L’odeur du barbecue réveilla sa faim. Il prit au passage un plateau en fer-blanc et le chargea d’un peu de tout ce qu’il trouva. La bière fabriquée localement était assez imbuvable. Était-elle aussi mauvaise dans l’Ancien Monde ? se demanda-t-il. Mais d’une certaine façon elle était en accord avec le goût de la viande fumée. Il dénicha un endroit sec sous un arbre proche et se concentra sur la nourriture. Un des hommes qui lui avaient tapoté l’épaule s’approcha, un coffret de bois usé dans une main et deux bouteilles de bière tenues avec dextérité entre les doigts de l’autre. — Salut, gamin. Je peux m’asseoir avec toi un instant ? Avec un haussement d’épaules et un sourire, Valentine accepta. Une carcasse vieille de près de soixante-dix ans s’installa de son mieux à côté de l’adolescent et s’adossa contre le tronc de l’arbre. — Je n’ai plus tellement d’appétit, gamin. Quand j’avais ton âge, plus ou moins, j’aurais pu avaler la moitié de ce plat de bœuf. Mais la bière est toujours aussi bonne aujourd’hui. Il but une gorgée à une des canettes décapsulées et tendit l’autre à Valentine. — Écoute, gamin, ne te laisse pas démoraliser par eux. Gaffley et les autres sont des types bien, à leur manière : ils n’aiment pas tout ce qui est inattendu, c’est tout. Nous avons vu trop de situations inattendues pour en vouloir d’autres. Valentine hocha la tête poliment, sans cesser de manger, et il but un peu de bière. — Je m’appelle Quincy. Nous étions voisins, à une époque. Mais tu n’étais encore qu’un mioche. Ta mère nous rendait souvent visite, surtout quand ma Dawn s’est trouvée dans la dernière phase de sa maladie. La mémoire de Valentine vint à sa rescousse. — Je me souviens de vous, monsieur Quincy. Vous aviez cette bicyclette que vous me laissiez parfois vous emprunter… — Mouais, et tu te débrouillais bien, si l’on considère que mon vélo n’avait pas de pneus. Je l’ai donné avec le reste, quand ma Dawn est morte. Et je suis allé m’installer chez mon beau-fils. Mais je me souviens de ta mère. Elle venait souvent s’asseoir avec Dawn, et elle lui faisait la conversation. Elle lui racontait des blagues. Elle l’incitait à manger lors des repas. Tu sais, je crois bien que je n’ai jamais remercié ta mère pour tout ça, même le jour où l’on a mis ma femme en terre… (Le vieil homme s’accorda une longue gorgée au goulot de sa canette.) Mais l’eau a coulé sous les ponts, comme on disait à l’époque. Tu as déjà vu un vrai pont, gamin ? Mais oui, bien sûr, celui sur la vieille autoroute 2 est toujours là, non ? Enfin bref, je suis venu ici pour te donner quelque chose. Quand je t’ai vu avec les cheveux trempés et brillants, j’ai pensé à ta mère. Et puisque ces vieux ringards ne veulent pas te remettre le prix que tu mérites, je me suis dit que j’allais t’en attribuer un autre. Il lutta un moment avec le système d’ouverture de sa mallette et finit par en soulever le couvercle. À l’intérieur, niché dans son logement en creux doublé de velours rouge, se trouvait un pistolet brillant. — Waouh, souffla Valentine. Vous voulez rire ? Cette arme vaudrait une fortune à n’importe quel stand. Le vieil homme secoua la tête. — C’était le mien. Ton père en a certainement eu un tout pareil, à un moment ou un autre. C’est un automatique, un pistolet qui date des États-Unis. Je l’ai gardé en état, et bichonné. Pas de balles, hélas, mais c’est un neuf millimètres, il n’est donc pas trop difficile de trouver les projectiles qui lui vont. J’allais l’offrir à mon beau-fils, mais c’est une andouille finie. Il le revendrait aussi sec pour s’acheter un peu d’alcool, à coup sûr. Alors je l’ai apporté ici, avec l’idée de l’échanger contre des livres, ou autre chose. Et puis je t’ai vu, et j’ai eu envie de te le donner, parce que je me suis dit qu’entre tes mains il servirait réellement. Il n’est pas vraiment fait pour chasser, mais sur une route isolée, c’est un camarade sacrément réconfortant. — Qu’est-ce que vous voulez dire par là, monsieur Quincy ? — Écoute, gamin, euh… David, c’est bien ça ? Alors écoute, David : je ne suis plus de la première jeunesse, mais ce n’est pas pour autant que je suis devenu un grand sage. N’empêche, j’ai atteint l’âge que j’ai parce que j’ai su sentir les gens que je côtoyais. Tu as quelque chose en toi, et je peux dire que tu as une faim qui te tenaille, et pas seulement pour la nourriture. Ton père était tout pareil. Tu sais qu’il faisait partie de ce que dans le temps on appelait la Navy, et ça lui a permis d’aller un peu partout dans le vaste monde, ce qui lui convenait parfaitement. Ensuite, quand tout s’est détraqué, il a fait d’autres trucs. Il a combattu pour la Cause, tout comme le Padre. Et il a fait des choses dont il n’a peut-être jamais rien dit à ta mère. Toi aussi, tu as une âme de vagabond. Tout ce qu’il te faut, c’est une petite poussée. D’où elle viendra, ça, je serais bien incapable de le dire. Valentine se demanda s’il n’avait pas déjà reçu cette poussée. Il voulait discuter avec Paul Samuels, et en privé. Autant l’admettre, il avait pensé à demander la permission de repartir avec ces hommes, quand ils quitteraient leur petite communauté. — Ce monde est un tel désastre que j’ai parfois du mal à me croire encore dedans. Quand un truc ne va pas, tu as deux possibilités : y remédier, ou t’en accommoder. Tous ici, nous qui vivons dans les Eaux Frontalières, nous nous efforçons de vivre avec, ou de nous en cacher, le plus souvent. Nous sommes devenus très doués à ce petit jeu. Peut-être que nous n’aurions jamais dû nous en accommoder, je ne sais pas, mais il y avait toujours des gosses qui avaient faim et qu’il fallait nourrir et habiller. Il nous a semblé plus approprié de nous cacher, au lieu de jouer les trouble-fête. Mais là, je te parle de ma décision, pas de la tienne. Tu es un gars intelligent, ta petite astuce au lac en est la preuve. Tu sais que ceux qui décident réellement se contrefichent de nous, parce que nous n’en valons pas la peine. En vivant avec le Padre, tu en as certainement appris plus que la plupart des autres. Ce n’est qu’une question de temps, mais un jour ils nous auront, aussi loin que nous nous soyons planqués dans les bois. C’est eux ou nous. Et quand je dis « nous », je parle des êtres humains dans leur ensemble. Se débarrasser des envahisseurs, voilà ce qu’est le boulot de la Cause. David avala sa nourriture, mais ravaler les émotions contradictoires qu’éveillait en lui ce discours lui était beaucoup plus difficile. Pouvait-il simplement décider de partir ? Son vague projet de s’installer dans une cabane au bord d’un lac, avec ses livres et ses cannes à pêche, n’avait plus aucune légitimité depuis que Samuels et Finner avaient fait allusion à leur traque et à l’élimination des patrouilleurs qui avaient fait du seul univers qu’il connaissait une véritable boucherie. Étrange que le vieil homme lui parle comme s’il était depuis toujours dans la confidence, au courant de pensées inavouées. — Vous voulez dire que je devrais partir d’ici et rejoindre la résistance, épouser la Cause ? — Quelques gars de ton âge le font. Et ça arrive tous les ans. Les gens n’en parlent pas trop. Si on apprenait que le fils ou la fille de quelqu’un a quitté ses parents pour s’enrôler dans une patrouille, ça pourrait créer des problèmes. Alors, en général, ils disent : « Notre Joe s’est marié et il s’est installé dans la famille de sa femme, du côté de Brainerd », ou un truc de ce genre. Les membres du Conseil découragent ce genre d’initiative, mais la propre fille de Gaffley l’a fait il y a deux ans. Il reçoit des lettres tous les ans, mais bien sûr il ne les montre à personne. Par esprit de contradiction, et peut-être pour montrer à Quincy qu’il n’était pas aussi bon juge de la nature humaine, David haussa les épaules. — Je ne peux pas dire ce que je ferai, monsieur Quincy. Je pensais aller à Lake of the Woods, me construire un bateau… J’adore la pêche, et on dit que personne n’habite dans ces parages. — Sûr, fils. Et dans peut-être vingt ans, une patrouille passera à côté de chez toi, tout comme… — Eh ! s’insurgea Valentine, ce n’est pas… juste. — N’empêche, ça arrive. Tiens, ce printemps, du côté de Grand Rapids. Huit personnes, cette fois-là. De ce que j’ai entendu dire, c’est bien pire au sud. Surtout dans les villes, où il n’y a nulle part où se cacher. Valentine allait répliquer que ce n’était pas son problème, mais il se retint. Un orphelin de onze ans n’avait pas non plus été le problème du Padre, cet après-midi de septembre, si longtemps auparavant. Et pourtant le Père Max avait fait face au problème, pris ses responsabilités. Parce que c’est ainsi que se comportaient ceux qui pour lui étaient « des gens bien ». Ce soir-là, c’est un jeune homme très tendu qui se hâta sur les chemins familiers pour se rendre chez le Padre, avec un sac en grosse toile plein de restes du buffet, un vieux pistolet déchargé et un tas de choix à faire. Les visages familiers, les animaux près de la grande tente, les lacs, les collines et les arbres, tout cherchait à le retenir avec la promesse muette de la sécurité et du bien-être. Les bois sont magnifiques, sombres et profonds… Il entra dans la cour, alla vérifier que les animaux se portaient bien, puis il se mit à couper du bois. Transformer les bûches en petit bois l’aidait toujours à clarifier ses pensées, même si son corps en ressortait huilé de transpiration. Depuis son arrivée en ce lieu cinq ans auparavant, il s’était astreint à cette tâche régulièrement pour aider le Padre. En échange de son travail les voisins lui donnaient du sucre ou de la farine. La sensation physique du manche de la hache entre ses mains, le choc de la lame s’enfonçant dans le bois avaient le don de résorber les pensées sinistres qui parfois infectaient certains recoins de son esprit. Il empila proprement le résultat de ses efforts et entra dans la maison. Les trois hommes étaient plus ou moins écroulés dans la bibliothèque autour d’une bouteille vide et d’une carafe qui l’était aux trois quarts. Un petit sac débordant de lettres, dont deux portaient le nom d’une jeune dame Gaffley, était renversé sur la table zébrée d’entailles du Padre, alors qu’un tas de courrier nettement plus important gonflait le sac d’un des hommes, prêt au long voyage de retour. Le dénommé Finner feuilletait d’un doigt rapide un album intitulé Nus classiques de la photographie. — David, tu as raté une séance très rasoir de rattrapage, déclara le Père Max sans prendre la peine de se relever de son fauteuil pelé. Et une séance encore plus rasoir de libations. As-tu remporté la course ? — D’une certaine manière. Mais peu importe. Il résuma les derniers événements. Quand il en arriva à sa disqualification, Finner grogna. — J’aimerais savoir dans quelles circonstances vous avez connu mon père, monsieur Samuels. Ce dernier tourna vers le Padre un regard incertain. — C’est toujours « Paul » quand je ne suis pas en service, garçon. Quand j’avais ton âge, ou à peu près, ton père et moi faisions le chemin depuis le Sud, exactement comme Jess et moi aujourd’hui. Nous aimions rester en contact avec les gens qui se trouvaient toujours ici, et avec ce vieil imposteur. Pour des séances de philosophie bien arrosées, disons. Valentine entreprit de distribuer le butin récolté dans la grande tente. Les hommes se jetèrent dessus avec l’entrain de ceux qui ont passé des jours d’affilée à ne manger que ce que la nature voulait bien leur accorder au passage. — Vous les avez combattus, n’est-ce pas ? Les Kurians, les Faucheurs et les autres créatures ? Et les patrouilles aussi, pas vrai ? — Les patrouilles, c’est ce que nous appelons maintenant les « Collaborateurs », corrigea le Padre. Les Collabs. — Ouais, enfin, pas tous en même temps, dit Samuels. En fait, nous avons consacré plus de temps à les fuir qu’à les attendre et les combattre. Nous pouvons les attaquer ici et là, dans les endroits où il n’y a pas trop de risques de les voir riposter. Quand nous ne faisons pas ce genre d’opérations, nous nous efforçons de ne pas mourir de faim. Déjà bu de l’eau de pluie accumulée dans une empreinte de sabot de cheval pour faire passer une poignée de fourmis séchées et concassées ? Déjà dormi dehors, sans tente, sous la pluie ? Ou porté la même chemise pendant un mois entier ? Crois-moi, garçon, ça finit par vraiment sentir mauvais. Et je ne parle pas que de la chemise. Valentine se redressa de toute sa taille et essaya même de paraître plus haut que son mètre quatre-vingt-cinq. — J’aimerais m’enrôler, monsieur. Le Père Max partit d’un rire enroué par le whisky. — Je savais que vous arriveriez à lui faire dire ça ! Une semaine plus tard, par un matin ensoleillé, le Padre salua leur départ. Il offrit à David un vieux hamac qui sentait le moisi mais avait d’autres usages que le simple repos : on pouvait y rouler ses vêtements de rechange puis le nouer sur son dos. D’autres recrues qui s’étaient déclarées durant les derniers jours passèrent leur propre baluchon en bandoulière. Certains portaient des sacs à dos tendus sur des réserves de nourriture en boîte. Valentine découvrit soudain qu’il avait un tas de choses à dire, mais qu’il ne disposait pas de l’intimité nécessaire pour oser les exprimer. — Dieu soit avec toi, David, dit l’homme grisonnant, les yeux brillants. — Je vous écrirai. Ne vous inquiétez pas pour moi. Jacob Christensen a promis de prendre ma place pour vous aider ici. Il veut enseigner aux enfants aussi, alors vous n’avez pas à… Le Padre tendit sa main aux doigts déformés. — Je sais, David. Tout ira bien pour moi. Bientôt tu auras des préoccupations autrement plus importantes que la traite de la vache ou la nourriture à donner aux poules. Mais le jour où je cesserai d’enseigner sera celui où l’on me mettra en terre. Samuels et Finner serrèrent à leur tour la main du Père Max. Valentine n’arrivait pas à comprendre comment les deux hommes demeuraient aussi alertes. Ils semblaient passer leurs nuits à boire et parler, et le matin venu ils passaient en revue les chariots des marchands et les maisons du voisinage. David leur servait de guide sur les sentes qui sillonnaient les bois jusqu’aux demeures correspondant aux noms inscrits sur les lettres. Une de ces visites le marqua particulièrement, quand Samuels se rendit chez une vieille femme pour lui remettre certains effets personnels qui avaient appartenu à son fils, lequel avait été un de ses amis. La mère avait dû éprouver une sorte d’intuition, car elle n’avait paru ni surprise ni frappée de chagrin. D’ailleurs elle n’avait entamé aucun préparatif pour quitter son foyer durant l’été. Cette nuit-là, dans la bibliothèque, on avait bu nettement plus, et ri beaucoup moins. Valentine commença son apprentissage dès le premier jour de leur voyage vers le Sud. Il apprit tout d’abord à quel point ses jambes pouvaient être lasses. Il avait pourtant marché des journées entières auparavant, mais jamais en transportant plus de vingt kilos de ravitaillement et à une allure rapide imposée par un sergent intraitable. D’autres volontaires les rejoignirent en cours de route, dont une qu’il connaissait : Gabrielle Cho avait fréquenté l’école du Padre plusieurs années durant, et sa chevelure d’un noir de jais avait fasciné David quand il se débattait avec les incertitudes étranges de la puberté. Les exigences familiales l’avaient forcée à quitter l’école alors qu’elle n’avait que quinze ans. En deux ans, elle s’était transformée en une jeune femme épanouie. — Gabby, alors tu viens avec nous, toi aussi ? dit Valentine, soulagé de constater qu’il était enfin plus grand que la jeune fille aux yeux de biche. Elle le regarda une fois, puis deux. — Davy ? Oui, je suis du grand voyage. — Tu nous as manqué. Le Père Max a dû nous poser les questions les plus difficiles, puisque tu n’étais plus là pour y répondre. Après ton départ, rien n’a plus été pareil. — Non, rien n’a plus été pareil, dit Cho. Quand elle répondit à ses autres questions par monosyllabes et en gardant les yeux baissés, Valentine jugea préférable d’écourter leur conversation. Ils passèrent le premier soir à un carrefour envahi par la végétation, à plus de dix-huit kilomètres de l’école du Padre. Ils établirent le campement et passèrent la journée suivante à bavarder, attendre et soigner leurs muscles endoloris. Un autre soldat se présenta, qui escortait quatre recrues supplémentaires ; parmi elles figuraient deux frères jumeaux, des géants blonds de plus de deux mètres. Valentine fut presque étonné d’apprendre qu’ils s’appelaient Kyle et Pete, et non Thor et Odin. Le même scénario se reproduisit régulièrement à mesure qu’ils progressaient vers le sud-ouest par petites étapes – petites selon les critères des hommes qui portaient le titre de « Loups », car pour Valentine chaque journée était plus éprouvante que la précédente. Quand ils atteignirent les faubourgs de Minneapolis, le groupe comptait trente soldats confirmés et plus d’une centaine de jeunes volontaires des deux sexes. Le lieutenant Skellen les rencontra devant un bateau qu’ils utilisaient pour traverser le Mississippi. Il portait sur un œil un bandeau si large qu’il aurait pu s’agir d’une écharpe, mais même ce déploiement de tissu ne parvenait pas à dissimuler la cicatrice en croissant qui ravageait le côté gauche de son visage. Il amenait avec lui une douzaine de recrues supplémentaires. Comme celles du sergent, il s’agissait d’adolescents, et parfois de préadolescents, avec les yeux écarquillés et qui avaient déjà la nostalgie du foyer devant ces paysages nouveaux et ces visages étrangers. Ils effectuèrent un très large détour par l’ouest pour éviter les Twin Cities, et ils passèrent par des étendues désertes où abondaient les plantes des prairies. Un jour ils durent contourner un troupeau d’une centaine de têtes, et les Loups informèrent Valentine qu’il voyait des bisons pour la première fois. — Aucune condition climatique ne peut venir à bout d’eux, expliqua Finner. Les vaches et les chevaux sauvages doivent rechercher l’abri des bosquets quand la neige tombe là-bas en hiver, mais les bisons se contentent de se mettre en cercle, et ils attendent que ça passe. Valentine en apprit beaucoup plus lors de ce voyage vers le sud. En particulier qu’il pouvait faire un compas en repassant une vieille lame de rasoir à double tranchant sur le dos de sa main. Chargé d’électricité statique, il la suspendait à une ficelle dans un pot de confiture vide pour le préserver du vent. Après avoir hésité tel un chien qui renifle les effluves alentour, la petite pièce de métal se braquait vers le nord. Les recrues apprirent aussi comment et où construire un feu, avec des réflecteurs faits de bûches empilées afin de cacher la flamme et de diriger la chaleur directement vers le campeur. On lui montra comment faire des feux de tranchée pendant un vent violent, et comment toujours griller le gibier sur une broche à côté du feu, et pas au-dessus, avec une poêle disposée en dessous pour récupérer la moindre goutte de graisse. On leur enseigna comment obtenir de la farine non seulement avec du blé, mais aussi avec les capitules au bout des joncs, et même avec certaines écorces. Valentine écrasa une masse d’écorce dans une casserole d’eau, ôta les fibres, et laissa le reste reposer, puis il vida l’eau et grilla la fécule pulpeuse sur une broche. Même avec du sel le résultat n’avait pas grand goût, mais au fil des semaines de marche il découvrit qu’il était capable d’ingurgiter à peu près n’importe quoi. Plus incroyable encore, il prit du poids, alors même qu’il était affamé du matin au soir. Quand leurs réserves s’épuisaient, ils ne trouvaient pas toujours de quoi vivre là où ils passaient. Ils faisaient halte dans des fermes isolées ou de petites enclaves cachées où les habitants les nourrissaient. — Je ne pourrais pas les combattre, non, m’sieur, mais je peux quand même nourrir ceux qui se battent à ma place, dit un de ces fermiers à moustache, quand il donna des sacs de haricots secs et de farine de blé à cette centaine de campeurs très spéciaux qui occupaient pour une nuit la berge de la rivière près de ses terres. Valentine s’entraîna au tir avec son pistolet. Les Loups firent passer un chapeau pour récolter des balles du même calibre que celui de son arme. Ils en récoltèrent deux douzaines. Certains Loups portaient sur eux jusqu’à trois armes de poing afin d’avoir un maximum de chances d’utiliser les projectiles ramassés sur les victimes après une fusillade. Il tira sur de vieilles boîtes de conserve et sur des panneaux routiers. C’est pendant une de ces séances dans une ferme abandonnée près de leur campement qu’il approcha le sergent Samuels. Il venait de toucher trois boîtes de conserve à la suite, et il se sentait assez content de lui. — Tu devrais essayer de la main gauche, suggéra le vétéran. Immédiatement, le rictus d’autosatisfaction qu’arborait Valentine s’évanouit. — Pour quelle raison, sergent ? — Et si ton bras droit est cassé, hein ? Et si quelqu’un vient de t’arracher la main, d’une façon ou d’une autre ? Je sais : d’après la majorité des instructeurs, c’est une perte de temps. Pour ma part, je crois qu’il est très utile que tu apprennes à te servir de ton autre main. Il suffit que tu obliges ton esprit et ton corps à travailler un peu différemment. Valentine replaça une boîte de conserve sur son support, et l’odeur âcre de la cordite lui piqua les narines. D’un geste peu assuré, il leva son arme de la main gauche et au niveau des yeux pour viser. Il envoya voler la boîte de conserve au deuxième tir. — Je peux ? demanda Samuels. Valentine lui confia son arme. Le sergent l’examina d’un regard très professionnel. — Elle était à ton père ? — Non, sergent ; Je suppose que… euh, c’est un voisin qui me l’a donnée. Samuels siffla doucement. — Une arme pareille ? En parfait état. Il devait avoir une haute opinion de toi. Il rendit le pistolet à Valentine. — De mes parents, plutôt, dit David qui marqua un temps d’arrêt pour réfléchir à la meilleure façon d’exprimer sa pensée. Vous paraissez également avoir une haute opinion de mon père. Personnellement, je ne sais rien de ce qu’a été sa vie avant qu’il rencontre ma mère. Il m’a seulement dit qu’il avait « voyagé ». Samuels regarda à l’extérieur de la grange. Le campement était presque désert. Une patrouille importante était partie sous le commandement du lieutenant, et la plupart des recrues profitaient de cet après-midi libre pour laver leurs vêtements ou se baigner dans la rivière voisine. — C’est vrai, David. Je l’ai connu. Pas avant, je veux dire avant que le ciel s’emplisse de cendres. Nous nous sommes rencontrés dans le Michigan, peu après que toute cette merde nous fut tombée dessus. À l’époque, j’étais plus jeune que toi aujourd’hui. Je devais avoir dans les quinze ans, peut-être. Ton père et moi appartenions déjà à cette mouvance. Nous nous surnommions « la Bande ». Il nous arrivait de combattre, mais la plupart du temps nous nous cachions. Les flics, les types en arme… Nous avons même vu des garde-côtes venus du lac Michigan. Leur uniforme se résumait à un morceau de tissu de camouflage cousu ici ou là. Pour dire la vérité, nous formions une horde de types affamés et crasseux. (Il secoua la tête, l’air accablé par ces souvenirs, avant de reprendre :) Même quand nous étions en train de bousiller les Grogs, nous n’arrivions pas à y croire. C’était comme une scène sortie d’un film de science-fiction. Personne ne savait rien de ce qui se passait vraiment. Toutes ces foutues nuits, j’ai pleuré, du moins il me semble. Mes parents se trouvaient à Detroit, là ou la bombe a explosé, tu comprends. Et j’ai appris une chose : pleurer t’aide à te sentir mieux, mais c’est tout. Tes larmes ne changent rien d’autre. Tu auras toujours la faim au ventre quand elles auront séché. Et tu seras toujours aussi seul. Les deux hommes, l’un mûr et tanné par les épreuves, l’autre qui n’avait passé la puberté que de quelques années, sortirent tranquillement de la grange et contemplèrent le coucher de soleil dans la brume, à l’ouest. D’un hochement de tête Samuels salua deux Loups qui vaquaient aux tâches du campement, et il s’assit sur la carcasse d’un antique tracteur peint en vert. L’endroit où aurait dû se trouver le moteur n’était plus qu’un vide béant frangé de fils électriques. — Alors vous étiez tous deux des Loups, à l’époque ? dit Valentine, en omettant sciemment le « monsieur », puisqu’ils en étaient aux confidences. — Non, tout ça, c’est arrivé plus tard. Tu vois, nous ne savions plus quoi penser. Les rumeurs que nous avons entendues… Des trucs à propos d’expériences menées par le gouvernement, ou bien que l’Apocalypse était arrivée et que Satan était de retour sur Terre. Des gens qui étaient enfermés dans des camps comme dans les films sur les nazis… On a même dit que tout ça était la faute de créatures venues de l’espace. Et finalement, on a découvert que la réalité était encore plus dingue que les rumeurs les plus dingues. Évidemment. Je crois que nous tentions de rejoindre Mount Omega – là où on disait que le vice-président se trouvait avec ce qui restait du gouvernement et les chefs de l’état-major. Le seul problème, c’est que personne ne savait situer Mount Omega. Et puis nous avons croisé le chemin du Padre. Il travaillait pour quelqu’un du nom de Rho. Non pas qu’à l’époque il ait abandonné notre Sainte Mère l’Église, non, bien sûr. Il nous a dit que Rho était quelqu’un de très spécial qui pouvait nous expliquer comment combattre ces choses. Mais ça ne nous a pas intéressés. Il a dit que Rho se planquait dans un endroit sûr avec de la nourriture, de l’alcool, des femmes – je ne me souviens même plus de tout ce qu’il nous a promis. Aucun d’entre nous n’était intéressé par tout ça, d’ailleurs. Nous avions déjà failli nous faire tuer pour avoir cru à ce genre de promesse, par le passé : les Collabs nous traquaient déjà. Et puis le Padre nous a affirmé que ce Rho savait ce qui se passait. Ça, ça nous a convaincus. Surtout ton père. Une partie des gars a dit que c’était un piège de plus, mais j’ai suivi ton père, parce qu’il s’était vraiment bien occupé de moi. On a fini par découvrir que Rho était un Tisseur de Vie. Il ressemblait à un de ces médecins qu’on voit interviewés à la télé, bien propres sur eux et tout le reste. J’imagine que tu sais ce que sont les Tisseurs, après avoir vécu auprès du Padre aussi longtemps. Il nous a expliqué ce qu’étaient ces Portails qui ouvrent sur d’autres planètes, les Vampires, les auras vitales et la façon dont les Grogs avaient été conçus en laboratoire. Nous n’en avons rien cru. Je me souviens de certains gars qui se sont mis à railler ce qui pour eux n’était que des théories. Nous avons pensé que lui et le Padre étaient de foutus barjots, tu comprends ? Et puis il a dit quelque chose au Padre, et je le jure sur mon âme, il s’est transformé en cet aigle immense et doré, avec des flammes à la place des ailes. Il a plané au-dessus de nous comme le Hindenburg à la meilleure époque. Et je vais te dire, aucun d’entre nous ne savait s’il valait mieux faire dans son froc ou descendre cette apparition incroyable. Et puis ton père nous a dit de nous calmer, Rho a repris forme humaine, ou cette image-là. » Tu peux me croire, après ça, tout le monde a écouté. Il nous a parlé d’une colonie de Tisseurs sur une planète appelée « Kur ». Ils avaient appris grâce à certaines Pierres de Touche comment se nourrir des auras vitales. Pour des êtres qui avaient une espérance de vie de plusieurs milliers d’années, en acquérir une de plusieurs millions a dû être une tentation irrésistible. C’est ainsi qu’ils ont violé les lois du Tisseur, son code moral, et qu’ils ont commencé à absorber les auras. Ils essayaient de devenir immortels. Dans l’intérêt de la science, du progrès. D’après Rho, ce qu’ils ont fait en réalité a été de transformer leur monde en un cauchemar. Ils sont devenus ce que nous appelons maintenant des « Vampires », des êtres qui sont, pour nous, immortels. Ils y parviennent en volant la vie des autres. Ces Tisseurs dévoyés, les Kurians, sont devenus les ennemis mortels du reste de leur race. » Les Kurians ont anéanti la société des Tisseurs. Ils avaient été modifiés par des chercheurs et des scientifiques en une espèce différente. Ils se sont servis de leurs capacités pour détruire toute opposition. Submergés, tout ce que les Tisseurs ont pu faire a été de fermer tous les Portails qui donnaient sur Kur. J’imagine que c’était dans l’intention d’enrayer la propagation de l’infection. Mais il était déjà trop tard. Quelques Kurians s’étaient déjà échappés et se sont servis de l’Arbre Intermondes pour attaquer partout l’ordre établi par les Tisseurs. D’autres Portails ont été fermés, mais ça n’a eu pour résultat qu’isoler un peu plus les Tisseurs, ce qui les a empêchés d’organiser une résistance efficace. C’était comme une immense maison emplie de gens qui se seraient réfugiés à quelques-uns dans chaque pièce pour se cacher d’une meute de tueurs, au lieu de se regrouper et d’affronter l’ennemi. Le martèlement des sabots de chevaux au galop interrompit ce récit. Le premier des trois cavaliers sauta à bas de sa monture devant eux. — Sergent, dit le cavalier, le lieutenant vous fait dire qu’une colonne de Grogs progresse à l’est de votre position actuelle, et sur vous. Ils chevauchent des mille-pattes. Quatre bêtes, et vingt Grogs au total. Ils ne viennent pas droit sur vous, mais manifestement ils vous cherchent. Vous devez rassembler tout le monde et rejoindre le pont de l’autoroute 41. Si le lieutenant ne s’est pas manifesté d’ici demain, emmenez tout le monde à Round Spring Cave. — Compris, Vought. Et maintenant descendez la rivière et dites aux gamins de se remuer. En douceur, inutile de les effrayer comme vous venez de le faire avec moi. Le courrier fit volter son cheval et repartit à une allure plus modérée. — Bon sang, ces Grogs sont très loin d’Omaha… Peut-être que quelqu’un nous a aperçus près de Des Moines. Un tas de Collabs vivent dans cette zone, maintenant. Le sergent rassembla les six Loups encore présents dans le campement et donna les ordres. — Sergent ? Samuels tirailla les quelques poils qui lui faisaient office de bouc. — Valentine, nous allons bouger cette nuit. Nous devons suivre une ancienne route parce que je veux que nous mettions quelques kilomètres de distance entre nous et les Grogs. Mais ça veut aussi dire qu’il me faut des éclaireurs et une arrière-garde solide. Et je vais manquer d’hommes quand le lieutenant et son groupe seront partis. Ce qui veut dire aussi que tu profites de ce qu’on appelle une « promotion sur le champ de bataille ». Je te confie donc la responsabilité d’assurer l’arrière-garde de cette colonne de recrues. Assure-toi que tout le monde suit. Il va faire très sombre cette nuit, avec tous ces nuages, et ce ne sera pas facile. Une chance, nous nous sommes reposés tout l’après-midi. Tu t’en sortiras ? Valentine gonfla la poitrine. — Oui, sergent ! dit-il d’une voix forte, mais un accès de nervosité faisait couler des gouttes de sueur dans son dos. Quelques recrues revenaient déjà dans la zone autour de la vieille grange, certains avec leurs vêtements mouillés collés au corps. Ils levèrent le camp. D’ordinaire les cris et les jurons des Loups qui incitaient leurs recrues à hâter le pas devaient surtout à l’habitude, mais cette fois ils ne faisaient pas semblant. Ils partirent en pleine nuit. Jusqu’alors ils n’avaient effectué des marches nocturnes que pour contourner Des Moines. Les Grogs venus de l’est du Nebraska patrouillaient dans cette région. Ils pouvaient suivre une piste de jour comme de nuit, grâce à la vue, à l’ouïe ou à l’odorat. Ils avancèrent à marche forcée, tandis que Valentine surveillait la queue de la colonne. Ils allaient d’un pas rapide pendant cinquante minutes, puis s’en accordaient dix de repos. Le sergent leur imposait une allure qui ressemblait à une punition. Les premières récriminations fleurirent après la quatrième halte. À la sixième, la situation avait empiré. Une recrue nommée Winslow ne pouvait plus se relever. — Mes jambes, Val, gémit-elle, le visage crispé par la souffrance. J’ai des crampes. — Plus d’eau, moins de gnôle, Winslow. Le sergent t’avait prévenue. Ne viens pas pleurer sur mon épaule. La colonne se remit en mouvement. Gabby Cho, qui tenait compagnie à David à l’arrière, le considéra d’un air songeur. Il lui fit signe de partir. — Vas-y, nous vous rattraperons. Il entreprit de masser les quadriceps et les mollets de Winslow. Il voulut étirer une de ses jambes, mais elle geignit quelque chose d’incompréhensible, la tête contre le sol. Les insectes bourdonnaient et stridulaient alentour dans la nuit. — Laisse-moi là, Val. Quand ce sera passé, je vous rejoindrai au pas de course. — Je ne peux pas faire ça, Winslow. Il entendit les trois Loups de l’arrière-garde qui approchaient. C’était maintenant ou jamais. — Debout, Winslow. Si tu ne peux pas marcher normalement, tu peux au moins boitiller. Je t’aiderai. C’est un… ordre. (Il tendit la main, saisit la sienne et tenta de la remettre sur pieds.) Mais pas question que je te porte. Tu dois continuer du mieux que tu peux. Le fusil sorti de l’étui, les Loups observèrent la scène avec un certain étonnement. Ils trouvaient la situation assez comique : une recrue victime de crampes et un futur sous-officier qui s’efforçait de l’inciter à se relever en lâchant des ordres d’une voix manquant singulièrement d’assurance. — Qu’est-ce qui se passe ? dit Finner. Vous prenez un sacré bout de temps pour vous tenir la main au clair de lune, tous les deux. — Elle veut que nous la laissions là, expliqua Valentine. — Certainement pas, dit un des deux autres Loups. — D’accord, Winslow, dit David en dégainant son arme. Je t’ai donné un ordre. (Le mot sonne toujours aussi bizarrement, songea-t-il.) Et tu n’obéis pas. Il n’est pas question que je te laisse là, pour qu’on te découvre et que… l’ennemi te fasse dire combien nous sommes ou quelle est notre destination. (Est-ce que les gens parlent vraiment comme ça ?) Alors je crois que je vais devoir te descendre. Il fit passer une balle dans la chambre de son arme. — Val, ce n’est pas possible, tu plaisantes, là… Il se tourna vers Finner, qui haussa les épaules. Laborieusement, Winslow se mit sur les mains et les genoux. — Regardez, Finner, je peux à peine ramper ! La balle de Valentine s’enfonça dans le sol à trente centimètres à gauche de l’oreille de la jeune fille et projeta des graviers sur son visage. Elle bondit sur ses pieds et partit en courant. Il la suivit. Dans les ténèbres derrière eux, les trois Loups étouffèrent des rires. Samuels vint les trouver à l’arrière de la colonne. — Nom de Dieu, sergent, il a essayé de me tuer, dit Winslow avant de raconter la fin de l’anecdote. Pour toute réponse, Samuels lui décocha un coup de pied dans les fesses. — La prochaine fois, Winslow, évite de traînailler, aboya-t-il avant de se tourner vers David. Valentine ! Tous deux attendirent que les autres se soient éloignés. — Ne te sers jamais de ton flingue, sauf en dernier recours contre l’ennemi. Ce n’est pas par considération pour cette gamine, mais les Grogs ont l’ouïe très fine. Pigé ? — Désolé, sergent. C’est le seul truc que j’aie trouvé pour la faire bouger. Elle a dit qu’elle avait des crampes aux jambes. — La prochaine fois, contente-toi de lui botter l’arrière-train, et si ça ne donne rien, viens me prévenir. — J’ai cru que vous m’aviez désigné comme responsable d’eux, monsieur. Samuels réfléchit une seconde, puis il revint au vieux discours. — La ferme, petit malin. Je ne t’ai pas donné la permission de braquer ton feu sur qui que ce soit. Retourne avec les autres, et fais-les avancer. Finner, qui arrivait avec l’arrière-garde, échangea quelques mots avec le sergent. Puis Samuels remonta la colonne pour en reprendre la tête. Finner trotta pour rattraper David. — Eh, Valentine, dit-il. Ne te fais pas de mouron pour tout ça. Tu as fait de ton mieux pour la remettre debout, alors qu’un tas de gars à ta place nous auraient appelés à la rescousse. Et ne te laisse pas enfumer par ce que le sergent raconte sur ton tir. Une seule détonation est difficile à localiser si tu n’es pas très proche de sa source. D’ailleurs ton flingue ne fait pas tant de boucan que ça. J’ai dit au sergent que, si j’avais pensé qu’il y avait un problème, je ne t’aurais pas laissé faire. — Et qu’est-ce qu’il a répondu ? — Que je ne devrais pas penser trop, que c’était dangereux pour un type comme moi. Il a ajouté quelques commentaires sur ma mère, aussi. Un nuage en forme d’escargot avec une coquille surdimensionnée commença à recouvrir la lune montante. — Mais je crois qu’il prendrait une balle pour vous sauver, Jess. — Sans la moindre hésitation. Le lieutenant n’était pas au rendez-vous. Les recrues harassées et les Loups apparemment infatigables se reposèrent pendant quatre heures. À l’aube, le sergent envoya Vought sur son cheval et trois Loups en reconnaissance de l’autre côté du pont métallique à deux voies qui enjambait le Missouri. Au-delà, le sol montait et annonçait les collines boisées qui s’étendaient ensuite : la sécurité. Arrêté près d’un bosquet sept cents mètres en arrière sur l’autoroute, un des hommes de l’arrière-garde agita un bandana jaune. Samuels donna une tape dans le dos de Valentine. — Viens avec moi, fiston. Tu mérites de voir ça, après la nuit dernière. Tous les autres, vous traversez de l’autre côté. Le sergent se mit à trotter le long de ce qui restait de la route, et David le suivit. Ils atteignirent les arbres. Un des Loups avait calé une lunette de visée dans la fourche formée par les deux branches d’un jeune chêne et l’avait braquée sur la route en contrebas. Valentine discernait des silhouettes au loin, mais il n’arrivait pas à croire ce qu’il voyait. Samuels jeta un œil dans la lunette. — Ils ont dû nous détecter la nuit dernière. Ils ne savent pas combien nous sommes, c’est pourquoi ils retournent faire leur rapport. Regarde-moi cette parade de monstres, Valentine… L’adolescent regarda dans la lunette. L’Ennemi. Des silhouettes simiesques chevauchaient un long crayon de chair. Leur monture ressemblait à un mille-pattes géant, luisant et à la peau de limace. Des centaines de petites pattes se mouvaient trop vite pour qu’on puisse les suivre du regard, et elles lui firent penser à un doigt qu’on passe rapidement sur un clavier de piano. Les cavaliers, au nombre de cinq, avaient une peau grise semblable à une armure qui évoquait pour Valentine le cuir épais des rhinocéros. Les épaules étaient larges. Ils portaient des fusils semblables aux vieux long rifles du Kentucky, qu’ils tenaient canon pointé en l’air, comme cinq antennes branlantes. David se demanda s’il pourrait seulement viser avec une de ces armes longues de près de deux mètres. — Ils sont encore plus laids de face. Ce sont des fusils à un coup, calibre cinquante, Valentine, et ces affreux savent s’en servir. Ils sont capables de te faire exploser la tête à mille mètres de distance si tu es assez idiot pour rester immobile et à découvert. — Ce sont des Grogs ? demanda Valentine sans réussir à décoller son œil de la lunette. Le sergent la lui reprit. — Ces vers à pattes sont marrants à arrêter, aussi. Leur cerveau se trouve dans leur queue, un peu comme Finner ici présent. Rien à l’avant à part la bouche, du moins je suppose. Également comme Finner, quand on y réfléchit. Rien en dessous d’un canon ne peut empêcher un de ces vermisseaux de foncer sur toi. La seule bonne nouvelle, c’est qu’ils sont plutôt lents. — Nous nous efforçons d’abattre les cavaliers, mais celui de tête porte toujours un grand bouclier anti-émeute aussi épais qu’un blindage de tank, dit un autre Loup. Il faut donc les attaquer par le flanc. Un truc que tu n’auras jamais envie de voir, crois-moi, c’est une cinquantaine de ces salopards qui te foncent dessus en ligne. — C’est ce qui est arrivé à la bataille de Cedar Hill, ajouta le sergent. Et nous avons perdu. Ils finirent de traverser le Missouri un dimanche. Le sergent leur fit dire une prière de reconnaissance pour marquer le terme de leur voyage. Les jours suivants ils alternèrent courses plus brèves mais plus soutenues et périodes de marche, avec à intervalles réguliers des pauses de dix minutes. Ils restaient à l’écart des routes, et les patrouilles de Grogs se gardaient de pénétrer dans les collines, car chaque camp considérait cette région frontalière comme un terrain à embuscades. Un soir, autour du feu, Samuels en dit un peu plus à Valentine sur son père, et comment le Tisseur Rho avait créé un corps spécial d’hommes destiné à combattre les Faucheurs et leurs alliés : les Chasseurs. — Il nous a expliqué que ces choses étaient venues sur Terre une fois déjà, et que certains des semblables de Rho avaient enseigné aux hommes comment les combattre. Nous avons oublié cette période, seuls les mythes et les légendes en ont gardé le souvenir déformé. Ils ont pris certains hommes et en ont fait des égaux de ceux qu’ils affrontaient. Rho a dit qu’il pouvait faire la même chose maintenant, si nous voulions bien accepter le marché. Mais cela nous changerait pour toujours. Ton père s’est porté volontaire. Très vite il a convaincu les autres. Les années qui ont suivi ont été très dures, fiston. Mais quand nous arriverons dans les monts Ozark, tu verras que ça valait le coup. Le lieutenant les attendait à Round Spring Cave. Ce fut un groupe endurci par la route qu’accueillirent les officiers chargés de former les jeunes recrues dans le Territoire Libre d’Ozark. Un banquet de bienvenue fut célébré sous les arbres. Six semaines de trajet à pied rendaient cette fête encore plus appréciable. Il y avait du pain frais, des pastèques de la taille d’un tonneau, de la viande : des veaux, cochons et poulets engraissés sous le ciel d’été. Valentine engloutit une tarte aux cerises entière d’une traite pour la première fois de sa vie. Un autre groupe de recrues était arrivé la veille, des jeunes gens recrutés dans la vallée du Missouri, dans les Dakotas. Ils se racontaient de bonnes et de mauvaises histoires avec ce faux air blasé propre aux adolescents. Gabby Cho partagea une table de pique-nique avec Valentine sous le feuillage de pins. L’odeur rafraîchissante lui rappela les Noëls passés en famille avant le massacre de celle-ci. David se laissa tenter par un thé glacé au pissenlit quasiment sirupeux. Ce cocktail de thé, de glace (en plein été !) et de sucre à volonté constituait pour lui une nouveauté. Cho paraissait un peu plus âgée aux yeux de Valentine, désormais. Au deuxième jour de leur marche forcée hors des Eaux Frontalières, elle avait coupé ses longues boucles brunes. — Nous avons réussi, Val. Je me demande ce qui nous attend, maintenant. Tu es proche de ces Loups. Une idée de ce qui se prépare ? — Rien de sûr, Gab. Pour ma part, j’aimerais passer quelques jours à dormir. Cho semblait incertaine. — Pourquoi t’es-tu engagé ? Il lui adressa un regard perplexe. Pendant toute la marche vers le sud elle était restée distante dès qu’un sujet d’ordre personnel était abordé. Elle repoussait poliment les tentatives des autres recrues qui souhaitaient mieux la connaître. Il remua les glaçons dans son verre et savoura leur tintement et la sensation de fraîcheur. — Tu penses certainement que c’est par désir de vengeance, à cause de ce que ma famille a subi. Tu sais ce qui s’est passé, n’est-ce pas ? — Oui, David. Certains autres élèves de la classe m’en ont parlé. J’ai même questionné le Padre à ce sujet, une fois. Il m’a dit de te le demander directement, mais je n’ai pas voulu le faire. — Eh bien, ce n’est pas pour cette raison. (En es-tu sûr ? murmura une voix dans sa tête.) Je sais maintenant que mon père faisait partie de ces Loups. Peut-être aurait-il eu envie que moi aussi je les rejoigne. Il avait dû estimer que c’était la bonne décision, parce qu’il a passé de nombreuses années parmi eux. Il s’interrompit en entendant un bruissement au-dessus de leurs têtes. Attirés par toute la nourriture sur la table, des écureuils se poursuivaient de branche en branche et projetaient des particules d’écorce sur les deux adolescents. Ils étaient très mignons, mais ils pouvaient aussi faire un ragoût succulent. — Je veux faire quelque chose, Gab. C’est évident, quelque chose ne va pas dans la façon dont les choses se déroulent. Tu connais cette déclaration de Jefferson que nous avons lue en classe, et qui dit que nous sommes dotés par notre Créateur de droits inaliénables ? C’est comme si on nous avait privés de ces droits, même celui de vivre. Il faut que nous réagissions. — C’est aussi simple que ça ? — C’est aussi simple que ça, Gab, dit-il avant de terminer son thé glacé. Et toi ? — Savais-tu que j’ai eu un bébé ? dit-elle sans préambule. Valentine salua la révélation par un silence embarrassé, puis il se racla la gorge. — Non, je l’ignorais. Tu as simplement disparu de l’école, un jour. J’ai pensé que tu étais partie vers le nord avec ta famille. — Nous n’avons pas ébruité la nouvelle. Le père était un patrouilleur. Elle saisit ce que signifiait le regard de David. — Non, ça ne s’est pas passé comme ça. Je le connaissais. Il s’appelait Lars. Lars Jorgensen, précisa-t-elle, et David eut l’impression qu’elle n’avait pas prononcé ce nom depuis longtemps. Il me faisait souvent des cadeaux. De jolis vêtements, des chaussures. Je n’ai jamais pensé à lui demander d’où tout ça venait. Probablement de magasins pillés à Duluth, c’est ce que j’ai pensé. Un jour il m’a donné une montre, une vraie montre qui fonctionnait. J’ai vu qu’il y avait une inscription gravée sur le boîtier, même s’il avait essayé de l’effacer. Je lui ai dit de ne plus rien m’offrir. Il a disparu quand je lui ai annoncé que j’étais enceinte. — Qui s’occupe de l’enfant ? Ta mère, ou… — La scarlatine l’a emporté. L’hiver dernier. Tu te souviens de l’épidémie ? Elle a frappé aussi dans la région où tu habitais. Elle m’a pris… Elle ne put terminer sa phrase. — Bon sang, Gab, je suis vraiment désolé. Elle essuya ses yeux d’un geste vif. — J’y pense trop. J’en ai parlé au Padre après. Je me disais que peut-être je n’avais pas pris assez soin de mon enfant, sans le faire exprès, mais à cause de ce que j’éprouvais envers le père. Je ne savais pas, en fait. Le Padre a dit que c’était à cause du manque de médecins qualifiés. Et quand ils le sont, ils manquent d’équipement ou de produits médicaux. (Elle emplit ses poumons de l’air frais de l’Ozark.) Le Padre m’a dit que beaucoup de gens de sa connaissance parvenaient à laisser ce genre de choses derrière eux en aidant les autres. Il m’a fait un véritable discours sur le besoin de corps forts et d’esprits sains, et il en est venu à parler de la Cause. Enfin, tu sais comment il est. — Je me le demande. Il ne m’a jamais parlé de la sorte. — À mon avis, il savait que tu irais au Sud le moment venu, dit-elle avec ce sourire qui à l’école voulait dire « J’ai la bonne réponse ». Je voulais te raconter tout ça, je ne sais pas trop pourquoi. Peut-être parce que je ressens le besoin que quelqu’un ici sache qui je suis vraiment. Les recrues apprirent la nouvelle de la bouche du capitaine Fulton, surnommé « la Locomotive ». Il les réunit sur le flanc peu incliné d’une colline, au milieu d’un cercle d’arbres. Dans cet amphithéâtre naturel, il informa l’assemblée de jeunes venus du Minnesota, des Dakotas et d’une poignée d’avant-postes des Grandes Plaines que pour l’instant ils allaient former un régiment de réserve. Ils auraient des uniformes, seraient dotés d’armes au maniement desquelles on les entraînerait, et recevraient une solde. Mais dans un premier temps leur principale assignation serait celle d’une force de travail disciplinée. Ils seraient envoyés dans le Territoire Libre où ils aideraient les habitants pour les moissons, la réfection et l’entretien des routes. Ils en profiteraient pour apprendre comment on s’était organisé sur le plateau d’Ozark. Plus ils travailleraient et plus il y aurait de réserves de nourriture pour l’hiver. Les faux durs adolescents grognèrent à cette annonce. Mais Valentine décocha un sourire à Cho. Une arme, un uniforme et quelque chose dont il avait entendu parler mais qu’il n’avait encore jamais vu : une paie. Il était impatient de commencer. < 3 Le plateau d’Ozark, la quarantième année de l’Ordre Kurian : un îlot de rationalité dans l’œil d’un cyclone de mort, les fermes et les villes qui parsèment les monts Ozark forment une civilisation en état de siège. Le cœur de la région est délimité par les ruines de Little Rock au sud ; à l’ouest par une ligne allant de l’ouest des monts Ouachita et Fort Scott jusqu’à Springfield, dans le Missouri ; au nord par les contreforts étendus des monts Ozark et la Mark Twain Forest, et à l’est par la Saint Francis River. Connue par certains sous le nom de Territoire Libre d’Ozark, et par les esprits plus militaires comme étant la Région Sud, la zone abrite trois quarts de million de survivants. Ce sont en majorité des fermiers et des propriétaires de ranchs reliés entre eux par un réseau de routes délabrées et de rivières au cours changeant qui s’écoulent à travers les restes érodés des plus anciennes montagnes d’Amérique. Alimentés par les ruisseaux qui serpentent dans les gorges creusées dans le calcaire, d’énormes bosquets de chênes, de noyers et de pins donnent à ces collines une teinte bleutée. Ces montagnes basses sont parsemées de zones dénudées où apparaissent la felsite et la rhyolithe : des cicatrices rocheuses qui symbolisent la dureté des habitants de la région. De nouveaux centres ruraux sont nés pour remplacer les anciens. Par petits groupes, les habitations se serrent ensemble comme des villages médiévaux. Leurs murs de pierre aux meurtrières étroites surveillent le reste du monde, tandis que les portes, fenêtres et porches font face aux voisins. Ces localités très denses, bâties par des hommes dont la devise pourrait être « Construire pour la sécurité, non pour le confort», sont entourées par des murs qui ne séparent pas les maisons les unes des autres mais leur ensemble du monde extérieur. Des granges en aluminium rouillé et des abris préfabriqués en tôle ondulée au centre de ces cercles d’habitations protègent le bétail et les machines des éléments et des voleurs. Certaines zones sont électrifiées, et une bonne partie de la région utilise le gaz naturel. Un réseau de radioamateurs permet de communiquer avec des gens éloignés. Les téléphones sont de nouveau en service, mais ce service est très aléatoire. Méfiants et assez froids de nature, les habitants n’aiment guère les étrangers, et ils dorment avec leur fusil à portée de main. Les marchands ambulants traversent la région avec leur stock à dos de mulet ou dans des chariots bariolés, et apportent partout les produits de base et quelques articles moins nécessaires. Produits de base et articles divers sont payés en échanges ou en billets verts. Un indice de la réussite et de la force morale des habitants de ce qui était jadis le sud du Missouri et la majeure partie de l’Arkansas est peut-être leur acceptation de la valeur du papier-monnaie. Mais, l’or s’échangeant contre plus de deux mille dollars l’once, cette valeur n’est sans doute plus ce qu’elle était. Une cour comportant un assesseur général chargé des relations avec les civils effectue des tournées régulières et apporte un peu d’ordre et de loi à la vie des habitants. Quelques villes fonctionnent presque normalement dans la région, où vivent les artisans et techniciens qui sont le ciment de cette société. On chante toujours à Branson, et un casino flottant officie sur la White River, qui règle les gains selon un système de calcul d’une complexité byzantine. Un gouverneur réside à Mountain Home, dans l’Arkansas, et s’évertue à garder les routes ouvertes et assurer la distribution du courrier malgré un budget ridiculement étriqué. Les soldats, comme les surnomment les habitants, sont concentrés dans la région des monts Ouachita au sud, et sur les crêtes des monts Ozark au nord. D’incessantes patrouilles à long rayon d’action effectuent le tour de la zone et collectent renseignements et réfugiés sur tous les points du compas. Une puissante réserve de cavalerie s’entraîne constamment au centre de la région, prête à se précipiter en n’importe quel secteur de la frontière pour ralentir une invasion ou anéantir un parti de pillards. Bien que relativement sûr, le Territoire Libre d’Ozark n’est pas inexpugnable, comme de petits propriétaires et des villages proches de la frontière l’ont appris pour leur plus grand malheur. L’uniforme combinait le confort du sac de toile et la résistance de l’étamine. Comment un simple coton avait-il été transformé en cet ensemble qui démangeait et tombait mal, voilà qui restait un mystère pour Valentine. Et le fusil ! Une antique pétoire à un seul coup, fonctionnant par un système de levier qui éjectait la douille de la balle tirée (et honte à la recrue qui oubliait de ramasser le petit cylindre de cuivre brûlant !) quand il ouvrait la chambre pour y placer une autre cartouche. Théoriquement du moins. En pratique, quelques tirs surchauffaient suffisamment l’ensemble pour amollir l’emballage du lourd projectile, et Valentine devint vite meilleur à dégager un enrayage qu’à tirer avec l’arme trop vite encrassée. Elle avait un recul digne d’une ruade de mule et on visait avec elle aussi aisément qu’avec une pelle en acier. Cependant elle ne possédait que quelques pièces mobiles, ce qui en faisait un modèle possible à produire dans le Territoire Libre d’Ozark. La solde était certainement la plus grosse de toutes ces plaisanteries. Les recrues recevaient un titre militaire aussi provisoire que multicolore, utilisable à l’intendance des comptoirs commerciaux de la Région Sud, lesquels étaient disséminés « au point d’en devenir inaccessibles », et que certains marchands itinérants assez désespérés acceptaient en paiement de marchandises qui avaient été refusées partout ailleurs. Fulton leur infligea l’équivalent de deux mois d’exercices en l’espace de seulement six semaines épuisantes. Quelques recrues s’insurgèrent devant la discipline et abandonnèrent après la première huitaine, soit pour tenter le périlleux voyage de retour jusque chez eux, soit pour se faire embaucher dans les fermes et les ranchs du Territoire. La majorité termina l’entraînement sous la supervision de sous-officiers très doués pour le beuglement. Ils coururent et mémorisèrent les règles de droit simples qui s’appliquaient à eux et à tout le Territoire. Ils coururent et s’assirent pour écouter des leçons sur l’histoire récente des États-Unis et sur les autres nœuds de résistance, dans l’Oregon, l’Arizona, les Appalaches et la Nouvelle-Angleterre. Ils coururent et s’exercèrent au tir avec leur fusil et avec les armes d’appui capturées à l’ennemi, ainsi qu’au canon très simple produit par une manufacture mal équipée. Ils coururent et apprirent ce qu’il fallait savoir de la vie de camp : le tannage du cuir, le séchage et le fumage de la viande, les plantations, où trouver des herbes médicinales. Ils coururent et apprirent comment courir. Le soldat Valentine sut très vite reconnaître les différentes divisions au sein de la Région Sud : les Gardes, les Miliciens et les Chasseurs. Le plus grand groupe de soldats professionnels était celui des Gardes. Ils constituaient le noyau dur de la défense du Territoire Libre d’Ozark. Parfois les sous-officiers et les officiers étaient des vétérans parmi les Chasseurs formés par les Tisseurs. Les Gardes renforçaient les Miliciens, la première ligne de défense pour la majorité des communautés. La plupart des adultes valides, surtout dans les zones frontalières, appartenaient à la Milice. Ils s’entraînaient avec les Gardes un jour par mois et se tenaient toujours prêts à se rassembler au son du tambour, du sifflet ou de la sirène. Les Chasseurs portaient la guerre dans la Zone Kuriane. Entraînés par les Tisseurs, ils étaient divisés en trois castes : les Loups, les Ours et les Félins, chacune avec une mission spécifique à accomplir pour la Cause. Lors d’interventions de membres de ces castes, Valentine apprit que les Loups menaient des patrouilles longue distance et assuraient la communication entre les autres Commandements à travers l’Amérique du Nord. Les Félins, qu’on voyait rarement dans le Territoire, jouaient le rôle d’espions et de saboteurs dans tout le pays, et ils vivaient souvent une double vie au plus profond de la Zone Kuriane. Les Ours correspondaient aux troupes de choc de la Cause, et ils étaient les ennemis les plus redoutables et intrépides des Faucheurs. Un Chasseur débutait en général comme Loup, et certains des meilleurs demeuraient dans cette caste plutôt que d’entrer dans une des deux autres. Très peu connaissaient les Arts du Chasseur, comme ils surnommaient les disciplines des Tisseurs. Mais tous se battaient et au besoin se sacrifiaient pour redonner à l’humanité sa place au soleil. Valentine fit l’expérience des rapports parfois difficiles entre militaires et civils quand son régiment fut scindé en sections qu’on dispersa dans les fermes environnantes pour la moisson. Les militaires ne comprenaient pas pourquoi les civils donnaient à contrecœur la nourriture qu’engloutissaient ces hommes prêts à donner leur vie pour les protéger. Les civils ne saisissaient pas pourquoi tant de ce qu’ils produisaient, soit à peine assez pour nourrir la communauté dans les bonnes années, disparaissait dans une machine qui souvent échouait à assurer leur sécurité, et ne montrait des éclairs de compétence et d’efficience que lorsqu’ils recevaient les quinze pour cent de prélèvements réglementaires sur les récoltes et la production des fermiers. La moisson arriva et passa dans un tourbillon de journées de labeur qui duraient de l’aube au crépuscule. Valentine, qui était responsable de Cho et de huit autres recrues entre les visites d’un officier débordé, aidait une douzaine de familles dures à la tâche dans une enclave près de la frontière entre l’Arkansas et le Missouri. Ils construisirent et réparèrent maisons et granges, aidèrent à rentrer les récoltes, puis abattirent et mirent en conserve ou séchèrent la viande du bétail engraissé durant l’été. La majeure partie du maïs et du blé récoltés emplissait deux silos au centre du petit cercle défensif d’habitations baptisé Weening, mais ils en cachaient aussi une certaine quantité dans une série de puits aux parois enduites d’argile et disposés entre les granges de Weening. Ils recouvrirent les puits avec des bâches et de la terre, en comptant sur les chiens et les chats du village pour protéger des rongeurs ce trésor enterré. La Fête des Moissons suivit ces semaines de travail frénétique. Trois jours durant, les recrues participèrent à des compétitions d’athlétisme jusqu’à la tombée du jour, puis ils se joignirent pour le dîner aux fermiers et s’installèrent à des tables surchargées de rôtis, jambons, dindes, poulets, plats d’accompagnement et desserts de toutes sortes. Valentine s’assit à côté de Cho et s’empiffra, puis il se retira, repu, dans les baraquements de la Milice situés au-dessus de l’écurie communale pour un concours de pets nocturnes. Une fois la nourriture mise en sécurité, littéralement et figurativement, il s’ensuivit une brève période de réparations et de maintenance des granges et des habitations afin d’assurer aux villageois un minimum de confort chez eux durant les longs mois d’hiver. Pendant ce temps, les chênes et les noyers de la région se parèrent de rouge et d’or, jusqu’à ce qu’une période venteuse et sèche arrache les feuilles et laisse les branches nues et vides. Une rumeur courut, selon laquelle l’équipe de Valentine allait bientôt rejoindre son campement hivernal dans les monts Ouachita. Dans certains des villages voisins, les équipes de travail étaient déjà parties ou avaient reçu l’ordre de se préparer au départ. La générosité des fermiers se tarit dès que le dernier cellier fut abondamment garni et le couvercle cloué sur l’ultime tonneau de porc salé. Une famille, les Ross, fit cadeau à Valentine d’un manteau matelassé rembourré de duvet d’oie et bénéficiant d’une réelle imperméabilisation. Durant l’automne, David avait consacré ses rares heures de liberté à sortir un peu les enfants Ross de leur quasi-analphabétisme en adoptant la méthode du Père Max. Il leur avait d’abord fait la lecture grâce à des livres empruntés ici et là, puis il les avait incités à lire certains passages. Weening était adjacent à la Black River, un cours d’eau parsemé de bancs de sable qui s’écoulait dans un tunnel de chênes, pepperidges et autres bouleaux des rivières. Chaque nuit, malgré la température de plus en plus basse, Valentine pataugeait dans un des bassins les plus profonds pour se baigner. Depuis un an qu’il avait rejoint la Cause, il avait encore gagné trois centimètres de taille, et son physique élancé se débarrassait peu à peu de sa maigreur d’enfant. Des muscles longs bardaient ses bras et ses épaules développées par le labeur que venaient caresser ses cheveux d’un noir brillant. Son visage carré avait gagné en dureté, et sa peau avait pris une teinte de bronze plus foncée que jamais auparavant. Cependant son regard conservait l’éclat de la jeunesse. La vie dans le Territoire Libre lui convenait parfaitement : le travail parmi les habitants de Weening était gratifiant, et il garderait le souvenir des enfants Ross gonflés de fierté tandis qu’ils récitaient des mots composés pour lui et leurs parents. Il était heureux. Par un soir de novembre, alors qu’un refroidissement dans l’air promettait un lendemain matin encore plus frais, il alla nager dans la Black River comme chaque nuit. Quelques grenouilles entamèrent leur chœur de coassements, mais il était bien moins bruyant que celui des nuits d’été. Un héron qui faisait la sentinelle sur un banc de sable au milieu du courant le toisa d’un regard soupçonneux quand l’adolescent plongea pour son bain nocturne revivifiant. Il refit surface en poussant une exclamation de joie sous le choc. — Val, tu vas cesser cette idiotie avant Noël, j’espère ! lança Gabriella Cho depuis le rideau des branches tombantes d’un saule pleureur. Je suis absolument pour les hommes qui se baignent régulièrement. En fait, j’aimerais que tu aies donné des leçons à certains. Mais la rivière, par cette température ? Il éclata de rire, malgré le souffle court que provoquait chez lui la froideur de l’eau. — Je ne peux pas laisser passer l’occasion de prendre un bain en novembre. Nous ne pourrions pas le faire à cette époque de l’année, pas dans les Eaux Frontalières. Tu devrais essayer. Elle s’avança dans la clarté de la lune. Elle portait un panier à linge en osier. — J’en resterai à tremper chaque fois une partie de mon corps dans une cuvette, merci. C’est plus lent, d’accord, mais je préfère me passer d’une pneumonie. Quoi qu’il en soit, je t’ai apporté un cadeau, espèce de cinglé. Valentine ressortit en pataugeant du courant, et ses orteils s’enfoncèrent agréablement dans le sable frais. Il n’éprouvait aucune gêne à se retrouver nu devant Cho. Ils avaient connu ensemble trop de campements à la dure pour se soucier de ce genre de pudeur. Elle s’agenouilla et déplia un des paquets de linge de son panier. Puis elle se releva dans un mouvement pareil à celui d’un magicien pendant un tour. La serviette tiédie sur les briques dont elle enveloppa les épaules de David le réchauffa délicieusement. — Merci, Gabby, c’est très agréable ! Et à quoi dois-je ce traitement royal ? Il entreprit de se sécher, et sa peau se couvrit de chair de poule sous cette tiédeur bienvenue. Cho prit l’autre serviette dans le panier et se mit à lui frictionner les cheveux avec douceur. — Bientôt, nous allons prendre nos quartiers d’hiver. J’ai entendu dire qu’ils allaient nous séparer en unités d’apprentissage ou quelque chose de ce genre dans le campement. — C’est un bruit qui court, approuva-t-il en la laissant lui sécher le dos à grands mouvements énergiques. Il découvrait qu’il lui était facile d’être consentant avec cette électricité qui parcourait sa peau. — Tu t’es un peu remplumé, Davy, constata Cho. Tu étais tellement mince. Trop de temps passé dans la bibliothèque du Père Max. Valentine sentit une sorte d’étincelle le parcourir. Est-ce que tu vas dans la direction où je pense que tu vas ? se demanda-t-il, autant envers le tour que prenait leur conversation qu’envers la façon qu’elle avait de le sécher. Soudain très conscient de sa proximité derrière lui et de son parfum de femme, il se dit avec un frisson d’excitation qu’il lui serait tellement facile de pivoter et de l’étreindre… Un cri aigu venant des bâtiments de l’autre côté de la ceinture d’arbres brisa ce moment comme une brique lancée dans une vitre. — Au feu ! s’écria une seconde voix, plus compréhensible. Le temps que Valentine ait enfilé son pantalon et chaussé ses bottes, le « ting-ting-ting » du tube de métal suspendu dans la tour de guet retentit. C’était le signal d’alarme à Weening. — Des flammes, Val, et… Mon Dieu, qu’est-ce que c’est que ça ? Quelque chose battit des ailes dans le ciel nocturne au-dessus de la rivière. La créature était plus grosse qu’un vautour, et virait pour effectuer un deuxième passage sur le cercle d’habitations. Les deux amis s’élancèrent vers River Gap, une ruelle étroite entre deux maisons qui était l’issue la plus petite des deux pour le village. Cho courait trois pas devant David, qui avait toujours des problèmes pour fermer son pantalon. Un coup de feu fusa d’une des longues fenêtres rectangulaires situées juste sous le toit de la maison dominant River Gap. Cho trébucha au moment où le son pareil à un claquement de fouet frappait les tympans de Valentine, et une des jambes de la jeune fille se déroba sous elle comme si quelqu’un l’avait tirée en arrière avec un fil invisible. Valentine agita les bras au-dessus de sa tête. — Ne tirez pas ! Ne tirez pas, c’est nous ! cria-t-il. Un second projectile siffla à son oreille. Il se jeta au sol et rampa vers Cho. Il la découvrit qui se tordait de douleur dans les broussailles, les deux mains crispées sur sa jambe blessée. Elle ne cessait de jurer. — Val, haleta-t-elle enfin, je crois que j’ai la jambe cassée. Aide-moi… Oh, mon Dieu, ça saigne beaucoup. — Ne tirez plus ! cria Valentine dans la nuit illuminée par l’incendie. Il ôta sa ceinture et s’en servit pour confectionner un garrot à la cuisse de l’adolescente. — Envoyez de l’aide ici, abrutis ! C’est vous qui lui avez tiré dessus ! D’autres coups de feu claquèrent, ailleurs, qui n’étaient manifestement pas dirigés vers eux, heureusement. David essaya de relever Cho, mais un cri de douleur l’en dissuada. Une voix affolée s’éleva d’une fenêtre : — C’est vous, monsieur Valentine ? Il faillit répondre par une bordée d’injures, mais il se retint à temps. — J’arrive, nous avons besoin d’aide ici. Dorian Helm, c’est ça ? — Oui m’sieur. Je suis désolé, mais vous êtes apparus tellement… — Laissez tomber ça. Et venez dehors pour m’aider. Je veux que vous gardiez un œil sur elle. Et à l’avenir, regardez bien ce qui se passe avant de tirer sans savoir sur qui. — Dis-lui d’apporter de l’eau, gémit Cho. David, le saignement a ralenti. De grâce, faites qu’ils aient du chloroforme, ou quelque chose… — Et de l’eau, Helm ! cria-t-il en direction de la maison. Une gourde, ou n’importe quoi d’autre. Pas de réponse. Il se tourna vers Cho. — J’espère qu’il m’a entendu. Tiens bon juste encore un moment. Et restez tous les deux sous ces arbres. Ces créatures volantes sont occupées à déclencher des incendies. — Descends-en deux ou trois pour moi, Val. Quelle façon idiote de se faire blesser… Elle parlait les yeux clos, et sa lèvre inférieure saignait ; elle avait dû la mordre pour ne pas exprimer sa souffrance. — Tiens bon, Gab, répéta-t-il. Je reviens dans quelques minutes. Le jeune Helm, seize ans tout au plus et les yeux écarquillés par la peur, lui ouvrit la grande porte métallique qui fermait l’issue ouest. — M. Valentine, commença-t-il d’une voix étranglée, jamais je n’ai voulu… Mais David n’avait pas plus de temps à lui consacrer, d’autant que le gamin avait suffisamment recouvré ses esprits pour apporter une couverture destinée à Cho. Il atteignit le centre de Weening sans qu’on le prenne pour cible de nouveau. De lourdes volutes de fumée s’élevaient du sommet d’un des silos, dont deux hommes gravissaient en hâte l’échelle extérieure, les épaules chargées de couvertures. Les flammes léchaient le flanc de la grange principale, le plus grand bâtiment au centre du cercle de maisons. Deux de ses camarades réservistes se tenaient devant la remise qui contenait leurs fusils. Ils tiraient sur les créatures semblables à des chauves-souris qui volaient en rond au-dessus du village. Il fonça vers la remise, courbé en deux par la crainte de sentir les griffes s’enfoncer dans son crâne ou ses épaules. Il prit son fusil et fourra une poignée de cartouches dans une poche de son pantalon qui, sans la ceinture, menaçait à tout instant de lui tomber sur les chevilles. — Val, je crois qu’ils lancent des cocktails Molotov, dit Polluck, un des volontaires de sa section. On les voit brûler quand ils tombent. — Combien sont-ils ? dit David en scrutant le ciel. À dix mètres de là, certains des habitants déroulaient le tuyau relié à la pompe électrique pour diriger un filet d’eau trop fin sur le feu qui menaçait la grange. À l’autre bout du village, un fermier gigantesque à la chevelure grisonnante, Tank Bourne, braqua son fusil automatique depuis son porche. Contre son énorme épaule, l’arme avait l’air d’un jouet. Il visa et tira un coup sur une silhouette qui tournoyait autour de la grange et allait plonger sur les pompiers, ses courtes pattes raidies comme celles d’un aigle s’apprêtant à saisir un poisson à la surface de l’eau. Les armes de Valentine et de ses camarades tonnèrent presque en même temps. La volée de projectiles fit s’écrouler au sol le monstre ailé. Un autre apparut sur le toit pentu de la maison de Bourne et rampa sur les bardeaux, ses bras drapés de cuir tendus vers le colosse. David enclencha une nouvelle cartouche, visa et tira. Bourne entendit la créature ou les détonations et sortit de sous l’avant-toit du porche. Il cribla de projectiles l’abomination, jusqu’à ce qu’elle tourne sur elle-même et roule à bas de son perchoir. — Ça en fait deux au tapis, dit Valentine qui avait l’impression que son cœur battait dans ses tympans. — Le principal grenier à foin est en feu ! cria quelqu’un à la pompe à eau. Révélée sur l’arrière-plan jaune orangé de l’incendie, une silhouette disgracieuse avançait en se dandinant vers les portes depuis le fond du grenier. Elle trottina sur ses jambes tordues et se hissa à l’extérieur grâce à ses longs bras. On aurait dit un croisement entre un singe ailé et une araignée monstrueuse. Deux oreilles triangulaires saillaient telles des cornes pointues de son crâne anguleux. Tank Bourne posa un genou à terre et enclencha un chargeur neuf dans son arme. Valentine et les réservistes firent feu, apparemment sans résultat car la créature s’élança dans les airs. Avec une série de battements d’ailes clairement audibles, pareils à des draps mouillés qui claqueraient dans le vent, la Harpie se fondit dans les tourbillons de fumée. Bourne désigna la grange que les flammes commençaient à dévorer. — Il faut sortir le bétail de là ! Le foin avait pris, et il menaçait d’emporter avec lui non seulement le bâtiment central de Weening mais aussi une grande partie de son bétail. Bourne, Valentine et quelques autres se précipitèrent. Ils ouvrirent en grand les larges portes inférieures et se ruèrent à l’intérieur. La chaleur leur sauta au visage. Les hommes tirèrent, poussèrent et cajolèrent les animaux tétanisés dans leurs stalles, pour les éloigner de la fournaise. Les quelques chevaux du village n’avaient pas besoin d’encouragements, mais ils ajoutèrent à la confusion digne de l’Arche de Noé. Ils voltèrent et se cognèrent dans leur hâte de s’échapper. Une fois que les hommes eurent réussi à faire bouger quelques vaches, les autres suivirent en masse et émergèrent dans la nuit avec des meuglements paniqués. Les deux hommes qui avaient osé grimper à l’échelle, couverts par tous les fusils disponibles, combattaient le feu sur le toit du silo. Valentine pria pour qu’il n’y ait pas d’explosion. Les balles abattirent deux autres créatures volantes alors qu’elles tentaient d’attaquer le duo. Les fermiers réussirent à éteindre la menace la plus immédiate pour le village. Les couches de fer rouillé et les aisseaux leur donnèrent le temps d’étouffer les flammes avec des couvertures mouillées. La fusillade cessa. Femmes et enfants émergèrent pour aider à combattre le brasier. Ils formèrent une chaîne humaine pour se passer les seaux d’eau et déployèrent un autre tuyau. La grange principale ne put être sauvée, mais les bâtiments plus petits, les poulaillers et les enclos qui se trouvaient près d’elle au centre du village restèrent humides grâce aux gens courageux qui affrontèrent la chaleur intense pour les arroser avec des seaux d’eau. Son arme toujours prête, Bourne continuait à scruter le ciel. — Ces Harpies n’étaient pas venues dans les parages depuis des années, dit-il à Valentine. Quand j’étais avec les Ours, nous en avons chopé près de deux cents, en plein jour. Nous les avons brûlées dans la vieille banque où elles dormaient. Durant la journée, ce sont des cibles faciles. En vol, elles sont plus grosses et lentes que des canards. — Lentes ? s’étonna Valentine. — Oui, elles planent mieux qu’elles volent. Surtout quand elles sont chargées de grenades. Ce sont des créatures intelligentes, assez en tout cas pour savoir quand attaquer et quand essayer de fuir. — Elles pourraient voler en plein jour ? — J’en doute, à cause des risques qu’une patrouille les repère. David sentit son pouls accélérer. — Elles nous ont attaqués dans l’heure qui a suivi le coucher du soleil. Quelle distance peuvent-elles couvrir en une heure, monsieur Bourne ? Tank posa sur lui un regard soudain intéressé. — Je vois où vous voulez en venir, jeune homme. Hmm, il leur aura fallu voler contre le vent. Je ne pense pas qu’elles aient volé plus de vingt kilomètres. Quinze, plus probablement. Valentine se souvint enfin de Cho. — J’ai un de mes soldats touchés, à la porte ouest. Vous pouvez m’aider à la faire rentrer ? Ensuite je veux déterminer quelle destination ces bestioles ont prise quand elles se sont repliées. — Il y a une civière dans l’abri qui sert de sellerie, là où vous avez entreposé votre équipement. Je vais vous donner un coup de main pour la ramener, mais nous n’avons pas de médecin ici ou dans les environs immédiats… Ils trouvèrent le jeune Helm assis, adossé contre le tronc d’un arbre, le regard fixe et vide. Un trou béant déchirait sa gorge, juste sous la pomme d’Adam. La blessure donnait l’impression d’avoir été causée par une perceuse énorme. Cho n’était plus là. Ce qui s’était produit à la porte ouest avait été si rapide que le garçon n’avait même pas eu le temps de tirer avec sa carabine qui reposait, brisée en deux, de chaque côté de son cadavre. — Il y a un Faucheur dans les parages, déduisit Bourne d’un ton froid. Le pauvre gosse, il est mort avant d’avoir compris ce qui lui arrivait. — Est-il possible que Cho soit toujours vivante ? — Peut-être. Il s’est repu de Dorian. Il lui a brisé la nuque avant de s’en prendre à son sang. Il a déchiré son cou et a plongé sa langue dans la plaie, jusqu’au cœur. Déjà vu la langue d’une de ces horreurs ? Elle est pointue à son extrémité, comme une longue seringue caoutchouteuse. Valentine sentit la culpabilité l’étreindre. Tu as laissé Cho sans protection, à découvert, avec pour seule compagnie un gamin qui n’aurait pas dû surveiller la porte ouest, même par une meurtrière. Tu l’as tiré hors de sa maison et tu l’as laissé dans son propre jardin, pour se faire percer le cœur. Deux personnes sont mortes parce que tu ne pouvais pas supporter l’idée de maltraiter un corps blessé en la déplaçant. Bon boulot, Valentine, vraiment. Les Kurians n’ont besoin que de quelques imbéciles comme toi aux commandes de la résistance. Raison de plus pour leur faire regretter de ne pas s’en être pris à l’amie de quelqu’un d’autre, rétorqua une autre partie de lui-même. À la tour de guet de l’autre entrée principale, trois fermiers buvaient la boisson à base de noix grillées appelée café par manque de terme plus juste. Valentine leur demanda dans quelle direction les Harpies volaient la dernière fois qu’on les avait aperçues, et il récolta trois réponses quelque peu différentes, qui réduites à une seule indiquaient est-nord-est. La majorité des villageois continuait à combattre l’incendie, à l’exception notable de la famille Helm : le père se chargea du corps de son fils tandis que Mme Helm restait assise sur les marches de son porche, ses bras autour des épaules de leurs deux autres enfants, et regardait d’un air absent les flammes qui consumaient la grange principale. David descendit de la tour de guet. Bourne et les huit autres réservistes attendaient près de l’abri servant de sellerie à la Milice. De la terre récemment retournée laissait apparaître deux caisses d’aspect solide. Bourne examinait le contenu d’une d’elles avec précaution. — Comment est-ce, Tank ? s’enquit Valentine. — Toujours utilisable. Nous l’avons enterrée cet été après nous en être servis pour creuser le nouveau fossé d’écoulement. — Si je promets de ne pas demander sa provenance, vous accepterez de me donner un peu de ces explosifs ? La dynamite avait probablement été volée dans un dépôt de la Région Sud, peut-être avec le consentement de l’officier d’intendance. — Si c’est pour rendre la monnaie de leur pièce aux Harpies, je vais vous préparer deux paquets de cinq bâtons avec mèche commune avant que vous ayez le temps de dire nitroglycérine. Mais ce qui m’ennuie un peu, garçon, c’est que vous vouliez partir tout de suite. Vous risquer en pleine nuit avec un Faucheur qui rôde dans le coin, à la recherche de quelque chose dont vous ne connaissez pas la position précise, c’est comme jouer à colin-maillard dans une pièce remplie de scies circulaires. Valentine s’accroupit et étudia la dynamite. — Je veux les frapper pendant qu’ils nous croient encore accaparés par l’incendie. — Ouais, je comprends ça. Vous avez un atout : où que ces créatures se cachent, ça doit puer horriblement. Elles produisent autant de fientes que les pigeons, mais en proportion de leur taille. Je sais qu’elles sont très voraces, et leurs maîtres peu regardants sur ce qu’ils leur donnent à manger. Tous ses hommes se portèrent volontaires pour la mission, mais David n’en prit que deux avec lui. À deux autres, il demanda d’emprunter des chevaux et de rejoindre le poste de commandement le plus proche. Les autres resteraient là en défense, au cas où les Harpies reviendraient pour terminer leur œuvre de destruction. Il priait seulement pour que le Faucheur ne décide pas de se manifester. Valentine choisit Gil DelVecchio et Steve Oran pour l’accompagner. Steve Oran, un jeune homme intrépide qui aimait la chasse, s’était aventuré à maintes reprises dans la zone frontalière à l’est de Weening pour traquer du gibier. C’est lui qui connaissait le mieux le terrain. De plus il avait une vue excellente. Il avait déjà poussé jusqu’à la Saint Francis River qui marquait la ceinture de terres inhabitées entourant le Territoire Libre d’Ozark. Gil était un garçon de ferme bâti tout en force, qui venait de la Missouri Valley, dans les Dakotas. On pouvait lui faire confiance pour garder la tête froide en plein pétrin. Il était un des deux hommes à avoir escaladé le silo, et sa peau luisante de sueur était encore souillée par la suie. Tous trois avalèrent un repas rapide puis chargèrent leurs sacs à dos de deux jours de ravitaillement. Avec les armes, les munitions, la dynamite mais pratiquement aucun équipement pour établir un campement, ils pourraient progresser assez rapidement en terrain accidenté. Valentine prit son pistolet, avec six balles restantes dans le chargeur, un compas et une carte que Bourne se procura. Ils franchirent la porte principale quelques minutes après minuit, et refusèrent que l’autre garçon des Helm leur serve de guide. Valentine lui affirma qu’il serait plus utile à sa famille en combattant le feu qui menaçait toujours leur maison. Il ne le dit pas, mais, si la machine à tuer qui avait égorgé son frère était probablement partie ailleurs, il y avait trop de dangers dans les ténèbres à l’est pour courir le risque de perdre les deux fils d’une mère la même nuit. Le Faucheur obsédait David. Oran retrouva sa trace, et Valentine suivit plusieurs pas derrière lui, avec DelVecchio pour fermer la marche, le fusil prêt. Manifestement, l’Encapuchonné œuvrait en coordination avec les Harpies, mais avait-il décidé que Cho représentait une prise assez intéressante pour être enlevée et interrogée plus tard ? L’uniforme neutre de la jeune fille différait peu de la tenue d’un autre habitant de Weening, et elle ne portait aucune arme. Elle avait certainement été choisie parce qu’elle était une cible facile, à consommer ultérieurement. Valentine espérait qu’elle avait perdu connaissance à cause de la douleur et du choc. Il ne pouvait supporter l’idée que sa meilleure amie soit emportée à l’est, vers un sort horrible, et qu’elle crie de douleur pendant tout le trajet. À 3 heures du matin ils atteignirent la Saint Francis River. Quelques constructions en ruine réinvesties par la nature parsemaient ses berges inclinées. Valentine risqua un œil dans l’intérieur désolé d’une maison en brique, encombré par les débris du toit éventré, et pensa au monde d’avant. Cinquante ans plus tôt, de petits yachts et des bateaux de pêche sillonnaient le fleuve dans les deux sens, les rives étaient entretenues et le cours régulièrement dragué. Lors d’une halte pour se reposer un peu, il douta soudain. Les Harpies pouvaient se trouver n’importe où dans cette région redevenue sauvage. — Val, une lumière sur le fleuve, dit alors Oran. Les trois hommes gravirent un petit promontoire et scrutèrent la nuit au nord, où brillait l’étincelle lointaine d’une source lumineuse. Elle était située près de la berge ouest du fleuve large de quelque cent mètres, mais à cette distance il était impossible de dire si elle venait d’un bateau ou de la terre ferme. Qui pouvait être assez inconscient pour se signaler ainsi dans la zone frontalière ? Un signal pour guider le retour des Harpies ? se demanda David, qui reprit espoir. Ils décidèrent d’en avoir le cœur net. Valentine et Oran armèrent leurs fusils et partirent vers le nord en restant à couvert autant qu’il leur était possible. Quand ils se furent assez rapprochés pour constater que la lumière se trouvait à bord d’un bateau, ils firent halte quelques minutes avant de ramper vers elle. — Une petite barge et un remorqueur, annonça Oran. Des trois, il avait la meilleure vision nocturne, et c’est pourquoi il utilisait les jumelles. Ils restèrent allongés à plat ventre dans un creux de terrain, derrière un tronc d’arbre abattu. — Cinq hommes visibles sur le remorqueur. Un avec un fusil. Personne dans la barge. D’après la ligne de flottaison, elle doit être pratiquement vide. La lumière est sur la barge. Une lumière électrique, pas une lanterne. Le remorqueur était attaché à un pilier de béton qui jaillissait de la surface. Peut-être tout ce qui restait d’un dock. Oran braqua les jumelles sur la barge. — Ils l’ont ancrée à l’avant et à l’arrière. S’il y a quelqu’un dedans, il reste caché. Un coup de vent venu du fleuve les fit grimacer et froncer le nez. Ils échangèrent un regard. — Je crois que nous avons découvert le nid, dit Valentine. Ils arrêtèrent en hâte un plan. David prendrait un paquet de bâtons de dynamite et rejoindrait la barge par le nord, à la nage. Au moment de l’explosion, les deux autres hommes attaqueraient le remorqueur, en espérant qu’il serait illuminé par la barge en feu, et ils lanceraient l’autre paquet de dynamite dans le bateau, depuis la berge. Gil affirma qu’il serait capable de projeter l’explosif sur les trente mètres entre le bord du fleuve et le remorqueur. — Tenez, Val, dit DelVecchio en prenant la hachette accrochée à sa ceinture. Ça pourrait vous être utile. Qui sait ce qui se planque dans cette coque ? L’arme était légère et maniable. C’était plus un tomahawk qu’un outil. — Merci. On se retrouve ici, dit Valentine. Si vous êtes pris en chasse, foncez vers l’ouest sans m’attendre. — J’espère que vous n’avez pas la nausée facile, si vous devez vous approcher de cette puanteur, commenta Oran, et la tension était inscrite sur tout son visage. — Ne perdons pas de temps. Je veux en avoir fini avant l’aube. Peut-être que le Faucheur dort dans cette barge. Valentine passa furtivement devant les silhouettes sur le remorqueur. Si cinq hommes étaient sur le pont à cette heure, il y en avait peut-être dix de plus à l’intérieur. À moins qu’ils soient descendus à terre, pour aider les Harpies d’une façon ou d’une autre ? Une fois qu’il eut mis la masse de la barge entre lui et le remorqueur, il sortit en rampant de la végétation et progressa ainsi jusqu’à l’eau. La dynamite, les allumettes et son pistolet étaient accrochés à son dos dans un paquetage de fortune qui resterait peut-être imperméable pendant quelques instants, s’il avait de la chance. Il se débarrassa de ses chaussures et entra dans l’eau froide. Le contact lui rappela son bain nocturne, et la façon dont Cho l’avait séché ensuite. La poignée de la hache dans sa main était un contact réconfortant. Il nagea au ralenti vers son objectif, en ne gardant que les yeux et les narines au-dessus de la surface, comme un alligator, avec le paquetage sur son dos qui lui donnait des airs de monstre marin. Il se sentait aussi alerte et plein de vie que s’il venait de terminer un petit déjeuner léger après une longue nuit de repos, alors qu’il était debout depuis dix-huit heures. Il se félicita de ne pas avoir mangé récemment. Quand il glissa assez près pour sentir la barge, une odeur horrible évoquant un mélange improbable de musc et de térébenthine assaillit ses narines. Le clair de lune brumeux révéla les détails du vieux bateau. C’était une masse de rouille, de peinture et de rivets bricolés, avec M-33 peint sur son flanc en lettres d’un mètre de haut. Il plaça le manche de la hachette entre ses dents et effectua des brasses silencieuses en direction de l’ancre de poupe. Le courant paresseux et glacé le porta. Il atteignit le câble épais, le saisit à deux mains et y grimpa, la hachette toujours entre les mâchoires, comme un chien avec un os énorme. Le pont de la barge était aussi délabré que la coque. Une unique écoutille était ouverte sous le ciel nocturne. La lumière provenait d’un système constitué de ce qui ressemblait à une batterie de voiture reliée à un phare de camion pointé à la verticale, mais qui paraissait inonder tout le pont d’une lumière beaucoup trop révélatrice. Valentine regretta de ne pas avoir ordonné à Oran et DelVecchio de se mettre à tirer dès qu’ils le verraient atteindre la barge. Une diversion pour attirer l’attention des hommes sur le remorqueur aurait été bienvenue. Toujours suspendu au câble de l’ancre, il déposa doucement la hachette sur le bord du pont. C’était maintenant ou jamais. Il se hissa sur la barge et rampa jusqu’à l’écoutille. Il risqua un regard dans la cale empuantie, avec la crainte qu’un cri d’alerte s’élève à tout moment. Il ne distinguait pas grand-chose dans cette obscurité, mais il estima que le plancher se trouvait deux mètres plus bas, environ. Il bascula dans l’ouverture et se reçut sur ses pieds nus dans une substance collante qui recouvrait la surface. La cale empestait autant qu’un abattoir, et il dut réprimer un commencement de nausée quand il se redressa, la hachette au poing. Une rigole courait au centre du plancher, sur toute la longueur de la barge. Elle débordait d’excréments qui dégageaient une odeur pestilentielle. La cale était vide. Non. Alors que sa vue s’adaptait progressivement à l’obscurité, Valentine se rendit compte qu’une forme haletante était appuyée contre la cloison, là-bas. C’était une Harpie enveloppée dans ses propres ailes comme dans un cocon de cuir. Un filet de sang coulait de son corps pour former une petite flaque sous elle. Blessée, peut-être agonisante. Parmi les débris sur le sol, il discerna des os. Une décoration de crânes humains était accrochée à un pilier métallique qui faisait partie de la structure rouillée de la barge soutenant son pont. Les têtes ressemblaient à des noix de coco jaunâtres. Il y avait aussi une porte, un peu plus loin. Un corps gisait au pied de l’escalier qui reliait le pont à la cale : pâle, nu, sans tête. Et pourtant familier. Valentine avait retrouvé Cho. Une chaleur étrange envahit le ventre du jeune homme. Il ne se souciait plus de la puanteur ambiante. Il avança sans bruit sur le plancher glissant, vers la Harpie. Au-dessus des ailes repliées, il pouvait maintenant distinguer la double fente des narines et la mâchoire en pointe, bardée de crocs et décorée d’une moustache semblable à celle des chats. De la bave s’en écoulait au rythme d’une respiration rapide. Il leva la hachette et l’abattit sur le crâne dans un bruit d’os pulvérisés. La créature ne sut jamais ce qui lui arrivait, et s’effondra mollement sur le côté. Valentine l’enjamba et frappa encore et encore avec le tomahawk souillé de sang et de cervelle, sans se soucier des éclaboussures répugnantes qui arrosaient son visage crispé par la fureur. Le bruit reconnaissable de battements d’ailes lui parvint depuis l’écoutille, et la lumière sur le pont fut masquée par une ombre sinistre. David traversa la cale vers l’escalier à la proue, pour s’éloigner de l’écoutille ouverte. Il pouvait s’asseoir là, allumer la dynamite et envoyer quelques-unes de ces maudites créatures chez elles, en enfer. À l’extérieur, des détonations déchirèrent la nuit. DelVecchio et Oran avaient dû paniquer en voyant les Harpies revenir, et ils cherchaient à les empêcher d’entrer dans la barge. Sans trop savoir comment, Valentine réussit à ne pas penser au cadavre de Cho. Il prit son pistolet et posa son paquetage sur les marches. Une Harpie descendait par l’écoutille. Elle avait une aile blessée. — Bienvenue à la maison, fumier, grinça David. Il lui logea une balle dans le ventre. La douille rebondit sur le sol métallique. La Harpie poussa une sorte de gargouillement horrible qui devait être un cri d’alerte. On y répondit de la même manière à l’extérieur. Valentine savait qu’il attirait en nombre les créatures, des airs comme du remorqueur, mais il voulait que le corps de Cho ait beaucoup de compagnie pour nourrir les écrevisses au fond du fleuve. Pour la première fois de sa vie, il entendit le staccato d’une mitrailleuse. L’équipage du remorqueur devait avoir une arme montée sur le pont. Il pria pour que DelVecchio et Oran aient le bon sens de décrocher et de foncer plein ouest. Du poing il frappa le toit de la cale, ce qui déclencha une pluie de particules de rouille. — Le dîner est servi ! cria-t-il. La Harpie blessée se traîna vers lui, sa gueule cauchemardesque ouverte sur des crocs impressionnants. Par l’écoutille, d’autres créatures se laissèrent choir dans la cale. Valentine recula de deux pas et trouva la dynamite et la boîte d’allumettes. Il les craqua sur le montant de l’escalier. Elles prirent feu et illuminèrent l’espace exigu. Valentine alluma la mèche, laissa tomber les allumettes et reprit son pistolet. Il tira dans la masse indistincte des formes rassemblées dans la cale. Puis il plaça la dynamite sur la première marche et pesa sur l’écoutille. Fermée. Il la percuta violemment de l’épaule et ferma les yeux, persuadé que l’explosion allait le transformer en une myriade de fragments sanglants, mais le loquet rouillé céda. Il repoussa le panneau, se précipita sur le pont et sans ralentir plongea dans le fleuve. Il sentit un projectile le frôler dans l’eau, au niveau de l’aisselle. Il était sous la surface au moment de l’explosion. La déflagration fut assourdie, mais sa force le frappa malgré l’eau qui amortit le choc, et il cracha tout l’air de ses poumons. Il refit surface et respira. L’arrière déchiqueté de la barge se soulevait tandis que des morceaux de la coque retombaient en pluie tout autour. Le remorqueur n’était plus qu’une masse de flammes, et la mitrailleuse s’était tue. Les bombes incendiaires des Harpies avaient dû être entreposées sur le pont pour une attaque imminente. Valentine s’orienta et replongea pour nager vers la berge. Sans aucun doute quelques Harpies très mécontentes décrivaient des cercles dans le ciel nocturne. Ses doigts touchèrent le fond du fleuve. Ses pensées s’éclaircirent et il constata qu’il était désarmé. Son pistolet gisait au fond de la Saint Francis River. Il l’avait lâché quand l’onde de choc de l’explosion l’avait percuté. Quant au tomahawk, en ce moment même il retombait probablement quelque part dans le Mississippi. Le jeune homme se ressaisit et jaillit hors de l’eau. Il se redressa et courut en pataugeant vers la terre ferme. Il ramassa deux gros galets polis par le fleuve et rejoignit en hâte la protection des arbres. Il se sentait aussi vulnérable qu’un lièvre menacé par des rapaces invisibles dans les airs, pourtant il atteignit sans encombre le creux de terrain qui était le lieu de rendez-vous convenu. Il jeta un regard en arrière. Ce qui restait du remorqueur était dévoré par les flammes et dérivait au fil du courant. Il se glissa sans bruit à l’endroit où il avait laissé ses deux compagnons et siffla doucement. Des ténèbres lui parvint la réponse espérée. Les deux autres le rejoignirent. — Sacré spectacle, le complimenta Oran en lui tendant son fusil. DelVecchio rangea l’autre paquet de dynamite dans son sac. Bourne pourrait s’en servir pour faire sauter des souches, ou l’échanger contre de la tôle et construire une nouvelle grange. Il était agréable d’avoir dans les mains un fusil plutôt que deux galets. — Oran, tu as besoin de te reposer. Je prends la tête pour le retour. Tu pourras toujours nous réorienter si nous dévions. Gil, tu fermes la marche. — Compris, chef. La lumière dispensée par le remorqueur incendié s’estompa quand il coula derrière eux, et tous trois prirent le chemin du retour. Ils ignoraient l’acuité de la vue, de l’ouïe et de l’odorat des Harpies, aussi préférèrent-ils rester sous le feuillage des arbres. Rien ne plongea vers eux ni ne les survola. Plus tard ils fredonnèrent tout en progressant dans les bois ténébreux, comme de jeunes athlètes qui reviennent chez eux après un match gagné. Sous l’entrelacs de branches nues, Valentine se sentait à l’abri des Harpies survivantes. Mais à l’inverse, ces arbres rendirent beaucoup plus facile l’attaque du Faucheur. Il surgit de derrière un fût, arracha son arme à DelVecchio et l’envoya voler dans la nuit, tandis que de son autre main il saisissait l’homme par son sac à dos et le soulevait de terre pour le tenir à bout de bras, comme une couche souillée. Valentine et Oran firent volte-face et ôtèrent le cran de sûreté de leurs armes. Le Faucheur brandit un DelVecchio affolé entre lui et les deux autres, comme un bouclier. — Lâche-le, fut tout ce que Valentine trouva à dire. — Non ! Attendez ! Non ! s’écria DelVecchio. Ne le laissez pas… Ne tirez pas. — Mais si, tirez donc, murmura le Faucheur d’une voix sifflante lourde de menace. Vous serez morts tous les trois dès que je le déciderai. — Mon Dieu, mais lâche-moi, toi ! bredouilla DelVecchio. Val, obligez-le à me lâcher ! David crut que son cœur allait jaillir de sa poitrine tant il cognait fort. Il avait la bouche sèche, et le regard comme voilé. Seule la sensation de brûlure qui incendiait la région de ses reins l’empêchait de s’évanouir sur-le-champ. Il fit signe à Oran de s’écarter de lui. Le Faucheur ne pouvait pas se servir de son bouclier humain dans deux directions à la fois. Les yeux rivés à ceux d’un jaune hypnotique de la créature livide et enveloppée de noir devant eux, Oran ne réagit pas. Valentine recula, l’arme à l’épaule. Le Faucheur porta son attention sur David, et Oran sortit de sa transe. En voyant le repli qu’effectuait son chef, il tourna les talons, lâcha son fusil et son sac, et s’élança dans l’obscurité. — Cours ! Je te rattraperai, souffla le Faucheur derrière lui. Cache-toi, je te débusquerai. (Il revint à Valentine dans un mouvement vif de reptile.) Tire et je t’arracherai les jambes l’une après l’autre, aussi facilement que tu le ferais des ailes d’une mouche. Valentine continuait à battre en retraite au ralenti, et le canon de son arme s’abaissa imperceptiblement. Il passa derrière un tronc d’arbre épais et visa de nouveau. — Inutile, dit la créature en considérant Gil qui tremblait comme une feuille dans sa poigne. — Tu as raison pour une chose, dit le prédateur à son oreille. Je suis un dieu ! DelVecchio hurla quand le Faucheur le fit pivoter vers lui. Ses dents effilées firent un trou béant dans la gorge offerte. Gil tressauta et agita les membres, en poussant les gargouillis d’un homme qui se noie dans son propre sang. — Désolé, Gil. J’espère que tu aurais fait la même chose pour moi, murmura David. Il souffla doucement et appuya sur la détente. La balle de 45 transperça le sac à dos de DelVecchio. La dynamite explosa dans un éclair rose orangé et rejeta Valentine sur le dos avec une force irrésistible. Un rugissement assourdissant emplit ses oreilles, et un flot de lumière éblouissante déferla dans sa tête à l’instant où il plongeait dans l’inconscience. Il était presque l’heure du dîner quand les habitants épuisés de Weening entendirent un cri venu de la tour de guet. — Un marcheur approche ! Une courte pause, pendant laquelle le guetteur régla sa vieille longue-vue. — C’est Valentine. Seul. Tout le monde se rassembla devant la grange encore fumante pour accueillir l’étrange apparition. Pieds nus, le pantalon en lambeaux et la chemise réduite à quelques rubans de tissu, hâve de fatigue, David Valentine entra dans Weening. Il tenait son fusil dans une main, et dans l’autre un sac à dos visiblement plein à craquer. Il scruta la petite foule, à la recherche d’un visage en particulier. Il laissa tomber son arme. — Monsieur Helm, dit-il d’une voix croassante en plongeant sa main libre dans le sac, nous avons tué la chose qui a eu votre fils. Et Gab. Et Gil. Pour Steve, je ne sais pas. Il sortit un crâne couvert d’une pellicule noire à cause du feu utilisé pour brûler la chair et les cheveux. En dehors de la couleur il ressemblait à celui d’un humain, avec toutefois un front énorme et un maxillaire d’une longueur très inhabituelle. Le macabre trophée était d’un noir bleuté et semblait avoir été sculpté dans un bloc d’onyx. Randall Helm refusa le présent. Il passa un bras autour des épaules du jeune homme épuisé et le raccompagna chez lui. Ce soir-là, Bourne ouvrit une carafe de whisky fait maison, et Valentine, Helm et lui se relayèrent pour graver solennellement les noms Gilman Delvecchio, Gabriella Cho et Dorian Helm sur le front d’obsidienne polie du Faucheur. Le crâne était encore tiède des quelques heures passées à bouillir. Quand la carafe fut terminée, le crâne fut monté, légèrement de travers et décentré à cause des effets de l’alcool, au sommet de l’entrée principale du village. Il s’y trouve toujours. < 4 Monts Ouachita, février de la quarante et unième année de l’Ordre Kurian : la neige bat en retraite sur les collines rocailleuses des Ouachita, mais l’hiver de l’Arkansas est toujours aux commandes. Dans la vallée étroite entre deux chaînes de montagnes basses qui pointent comme la fourche de deux doigts vers les ruines de Little Rock, un ensemble de cabanes marque l’installation temporaire de Fort Candela. Elle n’a de fort que le nom, car les soldats sont en fait dispersés sur les vingt kilomètres carrés de la vallée. Il y a de l’électricité la plupart du temps et de la nourriture fraîche à l’occasion, et la chaleur et la camaraderie sont bien présentes près de l’âtre, dans les cabanes. Par chance pour les femmes et les hommes cantonnés là, cette guerre déconcertante est loin. Ils se consacrent à la fabrication et à la réparation de l’équipement, ils coupent et cousent des uniformes neufs, ils mangent, boivent, jouent et troquent. Et le plus important : ils s’entraînent. Cet hiver comme tous les hivers depuis quelque vingt ans, chaque nouvelle recrue fait équipe avec un vétéran, jusqu’à ce que le jeune soldat soit formé aux techniques du vieux baroudeur, et qu’il sache ce que l’autre sait. Des spécialistes et des artisans passent au fort et donnent des cours. Parfois l’un d’eux repart avec un apprenti permanent parce que cette recrue montre des dispositions particulières pour le travail du cuir ou les soins à apporter aux chevaux. Les officiers commandant à Fort Candela prennent des décisions et agissent en conséquence. Une recrue souffre d’une vision trop mauvaise, une autre boit trop, et une troisième est incapable de tenir la cadence d’une marche d’entraînement. On offre à ces recalés des emplois de soutien, qui constituent un service tout à fait honorable pour la communauté, effectué dans des tenues de travail réglementaires, ou on les renvoie à la vie civile. Ceux qui ne veulent pas retourner chez eux trouvent à se rendre utiles dans les fermes et les villes du Territoire Libre d’Ozark. Seuls quelques mécontents deviennent dépressifs et finissent inévitablement par poser des problèmes à la loi. Pour ceux qui sont sélectionnés dans les forces armées, la question est de savoir s’ils seront Gardes ou Chasseurs. Sept sur dix intègrent la Garde, ces régiments qui constituent le gros de la défense du Territoire. Le service dans la Garde n’est pas dénué d’attraits : les soldats reçoivent les meilleurs uniformes que la Région Militaire Sud peut produire, des munitions en abondance pour l’entraînement au tir, et ils profitent régulièrement de soirées et de barbecues, de jeux et de compétitions d’équitation. Nombre d’entre eux sont en effet à cheval, ce qui ajoute à leur prestige. Ils ont également très souvent l’occasion de se mêler aux civils. Aucun bal du Nouvel An n’est réussi sans son contingent de jeunes Gardes avec leurs bottes cirées, leur uniforme gris foncé pimpant, leur képi avec le foulard à la couleur du régiment qui tombe précisément à la limite du col de leur tunique. Les Gardes sont la face rassurante, disciplinée et ordonnée de la Région Sud, qui n’hésitent pas à se battre et donnent leur vie pour défendre les femmes, les enfants et l’élue de leur cœur. Les autres sont ces hommes et ces femmes qui deviendront des Chasseurs au regard froid, des tueurs aguerris chargés de s’infiltrer au-delà des limites amies du Territoire Libre d’Ozark pour massacrer les laquais et les Collaborateurs des Kurians. Ceux-là sont amenés devant les Tisseurs. Un chat au poil noir luisant et répondant au nom de Matelot régnait sans partage sur la cabane. Six hommes se partageaient le baraquement niché dans un creux entre deux saillies rocheuses de Fourche Mountain, mais aucun d’entre eux n’aurait osé disputer au félin le fauteuil le plus confortable près de la cheminée ou les morceaux de choix du quartier de cerf accroché dans le garde-manger. De belles dimensions, Matelot ressemblait à l’animal de compagnie d’une sorcière, avec sans doute le passage d’un lynx dans son arbre généalogique. Il arpentait les lieux en se pavanant, d’une démarche souple et puissante qui évoquait la sauvagerie de sa nature. Il affirmait son autorité par un grondement bas qui allait crescendo avant d’éclater sous la forme d’une furie de morsures et de griffures dirigées sur quiconque était assez fou pour ignorer ce premier et unique avertissement. Il avait gagné son nom quand un Loup avait déclaré, un jour : — Si ce matou parlait, je suis sûr qu’il jurerait comme un matelot en bordée. Les hommes toléraient la mauvaise humeur du chat et le montraient aux recrues comme un exemple de ténacité. Pour passer l’hiver, les hommes dépendaient des vivres emmagasinés, et Matelot exterminait rats, souris, écureuils et même lapins intrus avec le sérieux inflexible d’un samouraï défendant son empereur. Le royaume du félin comprenait deux pièces encombrées de lits et de meubles aussi peu raffinés que les hommes qui y logeaient. Une cheminée fabriquée avec les pierres prises dans le lit de la rivière occupait tout un mur de la partie « salon» du baraquement, et un poêle ventru vieux de deux siècles et toujours fonctionnel réchauffait la partie « dortoir», un ensemble de couchettes séparées par de vieilles couvertures tendues sur des fils, pour créer un semblant d’intimité individuelle. Quatre Loups vétérans et deux recrues logeaient dans la cabane. Pankow, Gavineau, Big Seth et Imai veillaient à ce que ni David Valentine ni Marquez, l’autre Loup apprenti, n’aient un moment de paix. Chaque fois qu’ils n’étaient pas sur le terrain ou qu’ils ne suivaient pas un cours de la formation spécifique à la caste, leurs aînés s’évertuaient à ce que les candidats Chasseurs soient occupés, et pas seulement avec l’entraînement. Marquez se vit nommé responsable de l’approvisionnement en bois et de l’entretien général de la cabane. Couper du bois pouvait paraître une tâche aisée lorsque vous vous trouviez en pleine forêt, mais les Loups insistaient pour qu’il aille accomplir cette corvée à au moins trois kilomètres. Qu’il contemple simplement un des pins qui entouraient la cabane et ses formateurs l’accusaient de vouloir révéler leur abri temporaire à l’ennemi. Les Loups avaient assigné à peu près toutes les autres tâches à Valentine, c’est-à-dire la cuisine, la vaisselle, la lessive, la garniture du garde-manger, le raccommodage. Il devait aussi débarrasser le baraquement des cadavres de rongeurs à moitié dévorés par Matelot, et préparer l’ersatz de café matinal. Les hommes acceptaient un certain degré d’inefficacité ou de relâchement dans toutes ces activités, à l’exception de la dernière. Même si David était rentré à l’aube exténué d’une marche d’orientation, que le café fumant ne soit pas prêt à l’heure habituelle du lever, soit 6 heures, et il était agoni d’injures et sévèrement puni. En règle générale il avait droit à une course en basse montagne jusqu’au sommet de Bald Knob, une colline nue dont la pente était à quarante-cinq degrés, sous les regards désapprobateurs de quatre Loups impatients de boire leur café. Valentine apprenait de tous les quatre, mais son mentor principal était Evan Pankow. Fils d’un représentant de l’Ohio alors âgé de soixante-dix ans, il avait vu à sept ans son monde privilégié disparaître en quelques semaines quand le virus de la Folie Délirante avait balayé les États-Unis. Le jeune Evan fut l’une des rares personnes immunisées contre le virus. Si cette protection lui évita le sort des trois quarts de la population, ses gènes ne lui furent d’aucune utilité contre la guerre et le chaos qui suivirent. Il se mêla au flot des réfugiés jusqu’en Virginie, où il fit connaissance avec l’Ordre Kurian. Il vit un homme albinos et aux yeux jaunâtres déclarer d’une voix doucereuse qu’il était « gouverneur de crise», puis massacrer une famille entière dans une chambre d’hôtel. De ce jour le garçon se tint à distance des Faucheurs, et une femme l’emmena vers le sud-ouest. Elle aussi avait été témoin de ce que faisait le « gouverneur de crise». Pankow avait perdu ses parents, elle un fils, et tous deux forgèrent bientôt une relation mère-fils solide. La femme s’appelait Jamie Kostos et elle avait été journaliste. Elle avait écrit quelques articles très critiques sur l’Ordre Kurian. Ses premiers textes étaient précis sur les faits, mais erronés dans l’analyse, ce qui ne les empêcha pas d’attirer sur elle l’attention des Tisseurs. À travers elle, Evan devint un étudiant auprès des Tisseurs, et un Loup. Pankow avait un peu plus de vingt ans quand il participa à la fondation de la Région Militaire du Sud. Maintenant âgé d’une cinquantaine d’années, avec son visage ridé et son regard las d’en avoir trop vu, il rappelait à Valentine un portrait d’Hemingway exécuté par Karsh dont il avait découvert une reproduction dans un des livres du Padre. Pankow vouait à présent sa vie à former une nouvelle génération de Loups pour continuer le combat. Un après-midi, à la fin du mois de février, alors que la neige camouflait la boue entourant le petit baraquement, Pankow fit à son Apprenti un cours sur… le thé. — C’est bien trop facile, lorsque tu es dans la nature et en mouvement, de te contenter de manger des lièvres et ce genre de trucs, dit Pankow en caressant de sa main dégantée les aiguilles souples d’un épicéa. Surtout par temps froid, quand tu as envie de viande et de graisse, et que tu oublies tout le reste. Mais il faut aussi des légumes verts. Tu sais ce que sont les vitamines ? — Oui, monsieur je sais. Euh… c’est avec ces lettres, A, B, C, et ainsi de suite, répondit David. — Oui, enfin, quand j’étais mioche nous en avions dans les céréales du petit déjeuner, ou les barres chocolatées : à peu près tout était étiqueté « Renforcé en vitamines». Maintenant ce n’est plus aussi facile, quand vient l’hiver. Mais prends ces aiguilles d’épicéa. Au printemps, les petits bourgeons ont très bon goût. Tu peux les cueillir et les mâcher directement. Mais si tu détaches certaines de ces aiguilles et que tu les fais bouillir pour obtenir une tisane, alors tu obtiendras autant de vitamine C que dans une orange. Tu as déjà mangé une orange ? — Non, dit Valentine. — Dommage, vraiment. C’est doux et juteux comme une pastèque, mais acide, aussi. Bref. Les légumes verts ne constituent pas un problème en été. N’importe qui peut cueillir un pissenlit, mâcher les feuilles et cuire la racine, mais en hiver, c’est différent. Si tu ne trouves pas les vitamines qui te sont nécessaires, tu finis par perdre des dents et avoir de la fièvre. Tu attrapes n’importe quel virus et tu meurs, même si ce n’est pas le scorbut qui t’emporte. Au Canada, bien des trappeurs en sont morts. Ils appelaient ça « la fièvre du lièvre». Ils affamaient leur corps jusqu’à la mort alors même qu’ils se gavaient de viande fraîche chaque soir. Alors ne te contente jamais de ne manger que de la viande, que tu sois sur la piste ou chez toi. Ajoute toujours une bonne quantité de légumes verts, si tu tiens à garder une bonne vue et tes dents. — Nous devrions peut-être prendre plus de nourriture aux Kurians lors de nos raids, suggéra Valentine. Pankow grimaça. — Ce n’est pas aussi simple. Pour être en condition de te battre, tu dois être en bonne forme, physique comme mentale. Je sais que tout ce qu’on t’impose peut paraître assez difficile à endurer, mais bientôt ton corps va atteindre un nouveau degré d’efficacité. Nous nous efforçons de te rendre aussi fort que possible afin que rien ne te lâche quand tu t’engageras sur la Voie du Loup. — Ce sera quand ? — Il ne m’appartient pas de le dire. Ni à toi, ni au capitaine, d’ailleurs. La décision revient au vieux Sorcier. Il se peut très bien qu’il t’observe, en ce moment même, ou bien qu’il soit en train de conseiller le gouverneur. Une chose est certaine, personne ne le rencontre sans repartir transformé par cette entrevue. À son retour à la cabane, comme un démon qui se serait manifesté parce qu’on avait invoqué son nom, un message du Tisseur attendait Valentine, sous la forme d’une courte liste dactylographiée. Il n’y avait personne dans le baraquement, à part Seth et Matelot qui tous deux somnolaient devant le poêle. — Amu a fait une Invocation, expliqua Big Seth de sa couchette modifiée. Des ailes en bois renforcées équipaient sa carcasse de deux mètres et soutenaient un matelas rallongé de sa propre confection. — Tout commence samedi, pour une semaine entière. Cent quinze Loups tout neufs dans cette fournée, Dieu merci. — Content de voir que la liste s’allonge cette année. Durant bien des étés, nous en avons eu moins que l’année précédente. Voyons donc cette liste, dit Pankow en prenant la feuille. Marquez a réussi. Mauvaise nouvelle, Valentine, ajouta-t-il, et il observa le visage du jeune homme que la déception crispait déjà. Toi aussi, tu as réussi. Pour tout dire, tu es le dernier de la liste. David ne savait trop comment réagir au ton goguenard de Pankow, mais quand il répondit ce fut avec une pointe de fierté dans la voix : — En tout cas j’y suis arrivé, même si c’est de justesse. — Ne le prends pas comme ça, fiston, intervint Big Seth. Être le dernier n’est ni une bonne ni une mauvaise chose. Ça signifie simplement qu’ils voudront peut-être prendre plus de temps avec toi. — Pour faire quoi ? Des tatouages ? La fusion mentale avec l’esprit d’un Vulcain ? Pankow s’esclaffa. — Bon sang, Valentine, où es-tu allé pêcher ça ? Ça remonte à bien avant ton époque, et ils n’ont pas fait de rediffs depuis plus de quarante ans, à coup sûr. — Mon père aimait lire de la science-fiction. Après sa mort, l’homme qui m’a élevé m’a donné à lire les livres préférés de mon père. Mais qu’est-ce que cette transformation à laquelle vous n’arrêtez pas de faire allusion ? Big Seth et Pankow échangèrent un regard. Pankow serra la main de Valentine. — Il faudra que tu rencontres le Père des Loups pour le découvrir par toi-même. Tu sais, fiston, la magie, c’est un peu dur à expliquer. La semaine s’écoula comme au ralenti, et pour la faire passer plus vite Valentine dévora quelques livres dans la cabane. Une grosse tempête de neige s’abattit sur la zone, et les Loups allégèrent le planning serré partagé par les deux Apprentis. Valentine fut heureux de pouvoir se retirer dans son coin, sur sa couchette. Pankow lui donna un pamphlet rédigé par sa mère d’adoption. Imprimé en caractères qui avaient coulé par endroits et affublé du titre ronflant Les dieux déchus : histoire, théorie et pratique de l’Ordre Kurian, c’était un texte de cinquante pages qui relatait l’histoire des Tisseurs, leur schisme causé par l’utilisation des auras vitales pour atteindre l’immortalité, et la prise de pouvoir des Kurians sur Terre. Les Kurians ont échoué dans leur première tentative d’envahir la Terre parce qu’elle avait été mal préparée, menée de façon chaotique, alors qu’ils n’avaient même pas consolidé leur victoire sur Kur elle-même, où des poches de résistance des Tisseurs les ralentissaient. L’humanité doit à ces courageuses âmes perdues quatre mille ans de gratitude. Dans son état primitif et isolé, l’humanité était moins vulnérable à l’extension de la peste des Délireux, et plus rapide à accepter la parole et l’aide des Tisseurs de Vie. Nous avons traqué les horreurs venues de Kur, refermé les Portails, et parce que nous avions promptement éradiqué la menace, nous l’avons oubliée, deux cents ans avant l’édification de Stonehenge. Les Vampires sont devenus une rumeur, puis un mythe, et la Caste de l’Ours s’est transformée en légende humaine avec les berserkers des sagas nordiques. Un ou deux Kurians sont certainement restés sur Terre, à rôder dans des régions reculées du globe. Et la progéniture humanoïde créée par les Kurians, qui porte aujourd’hui le nom générique de Grogs et d’autres identités individuelles dans l’argot et la mythologie, a sans aucun doute survécu pour perturber l’humanité de temps à autre, quand elle franchissait les lisières de l’inconnu. Mais malgré la fermeture des Portails de l’Arbre Intermondes, les Kurians dans leur monde souterrain nimbé de nuages rouges ont appris pendant leurs longues années d’exil comment en ouvrir d’autres. Le lieu et la date de l’ouverture du premier de ces nouveaux Portails demeurent un sujet de controverse. Les Tisseurs eux-mêmes ne la connaissent pas avec certitude. Il se peut que l’événement se soit produit durant le Moyen Age, dans les Balkans, ou au xviiie siècle. L’ouverture des Portails exige un sacrifice énorme d’auras vitales, mais après que le premier Kurian eut passé par le ou les nouveaux Portails, l’humanité a aidé les Kurians à atteindre ce but bien trop souvent. C’est ainsi que l’humanité a fait le premier pas vers sa propre chute. Au fil du temps, les Kurians ont recruté des alliés humains, peut-être en passant avec eux des marchés comme celui de Faust. Des espions à la solde des Kurians sont arrivés à des postes influents dans la société. Avec l’arrivée du nouveau millénaire, ces menées souterraines entreprises depuis un siècle ou plus allaient porter leurs fruits. Dans la première semaine de juin 2022, le piège se referma sur les auras vitales des sept milliards d’habitants de la Terre. La porte du garde-manger s’ouvrit bruyamment, et Gavineau entra dans la cabane. Il marcha jusqu’à la cheminée, sans paraître voir Valentine, et prit la carafe de gnôle sur l’étagère. Il s’affala lourdement sur la chaise pliante en lanières de cuir tressées près de l’âtre vide, but une longue gorgée d’alcool et considéra pensivement les cendres froides. Matelot profita de la situation pour sauter sur ses genoux, et Gavineau lui gratta la tête derrière les oreilles sans regarder l’animal. David songea à lui dire quelque chose d’aimable, mais il ne tenait pas à écoper d’une corvée quelconque. Il retourna donc à sa lecture. LE RENVERSEMENT Au printemps de cette année maudite, le monde était déjà dans un bien triste état. Les cours des Bourses dégringolaient, les emplois se raréfiaient, et la consommation chutait en une spirale mortelle devant l’évidence que les tsars de la technologie n’étaient que des colosses aux pieds d’argile. Les institutions financières jouaient leur rôle sans conviction, le gouvernement en faisait trop, et une société vivant à crédit paya le prix fort quand ses dollars imaginaires s’évaporèrent. Une période difficile s’abattit sur le monde occidental, d’autant plus inattendue que la génération survivante de la précédente catastrophe financière avait quasiment disparu. Les vieilles rancœurs se réveillèrent. L’Europe connut sa première véritable guerre depuis des générations, à cause du prix des denrées alimentaires. La Chine profita des problèmes économiques américains pour annexer Taïwan. La Russie et le Japon, qui soutenaient des factions différentes en Europe et dans la zone Pacifique, entamèrent une guerre navale que les États-Unis, lors de leur dernière grande intervention extérieure, arrêtèrent en s’interposant entre les belligérants. Devant cet usage des richesses américaines pour une cause extérieure alors que tant de gens souffraient dans le pays, le mécontentement populaire se traduisit par des émeutes. Des groupes paramilitaires prirent prétexte d’un mélange de revendications économiques, politiques et même raciales pour légitimer le déchaînement d’une violence extrême. Quelques meneurs charismatiques aidèrent à déchirer un peu plus le tissu de la société américaine. La Terre elle-même joignit sa voix cataclysmique au chœur des souffrances humaines. Un peu partout sur la planète, une série de tremblements de terre et d’éruptions volcaniques rasa des villes entières et transforma en déserts de cendres des régions entières. Les particules en suspension dans l’atmosphère modifièrent le climat, qui devint plus agréable pour les Kurians. Comme si ces ravages tectoniques ne suffisaient pas, une épidémie ajouta au chaos. Les gens parlèrent de peste, mais son cycle d’incubation compris entre vingt-quatre et soixante-douze heures et ses effets sur le cerveau rendaient les soins plus administrables par des exorcistes que par des médecins. Des foules de fous furieux saccagèrent les villes dans une frénésie insane qui fit chanceler l’ordre civil. À l’époque, personne ne soupçonnait que ces événements aient été planifiés de longue date. La technologie kuriane permettait aux Tisseurs déchus d’utiliser la Terre elle-même comme une arme, et la pandémie, que nous appelons maintenant Folie Délirante, était apparue sur Terre lors de la première invasion kuriane. Les Faucheurs encapuchonnés et au teint livide se mirent à hanter les nuits. Ils se fondirent dans le maelström, pour terroriser et massacrer. Ils commandaient des légions entières de Grogs, des créatures génétiquement altérées conçues pour briser toute opposition. Sans plus de peur du danger dans la bataille qu’une armée de fourmis, mais beaucoup plus rusés, les Grogs se présentaient sous maintes apparences. La forme la plus commune était celle d’un singe de grande taille, à la peau aussi épaisse que le cuir d’un rhinocéros, et doté de mains et d’un cerveau capables de se servir d’armes allant du fusil d’assaut au transport de troupes blindé. Déjà incapables d’endiguer l’épidémie et les destructions, les forces militaires et civiles des États-Unis succombèrent dès que les pièces de rechange, les munitions et le moral firent défaut. Quelques agents kurians et leurs collaborateurs dans la structure de commandement aidèrent à orchestrer la défaite sur une grande échelle. Finalement, on mit en place la politique de la terre brûlée et on détruisit les bases militaires et leur équipement afin qu’ils ne tombent pas entre les mains des Kurians. Quelques armes nucléaires et chimiques furent employées, ce qui ne fit qu’ajouter aux souffrances sans réellement ralentir la prise de pouvoir des Kurians. La fin fut brutale. Le président se suicida d’une balle dans la tête quand il apprit que sa famille avait attrapé le virus de la Folie Délirante à Quantico, et la vice-présidente s’envola avec quelques membres du Congrès pour Mount Omega lorsqu’elle eut pris connaissance du dernier ordre présidentiel. Comme le capitaine d’un navire en train de sombrer, le président avait écrit que la situation se résumait désormais à une formule très simple : « Chacun pour soi ». En moins d’un an, les États-Unis et, pour autant que nous le sachions, le reste du monde appartenaient aux Kurians. Valentine comprenait mieux pourquoi Kostos s’était mise à boire autant dans les derniers temps de sa vie. Selon le Nouvel Ordre Mondial, l’existence était plus évidente pour le jeune homme qui était né bien après la prise de pouvoir des Kurians. Aucun souvenir de cette sécurité enfuie et des délices technologiques du passé ne venait le hanter, seulement une curiosité teintée de nostalgie. Il sentait parfois une cassure entre sa génération et celle de Pankow, ou même du Padre. Ils se battaient pour le passé, une bannière étoilée, une façon de vivre qui ne réapparaîtrait probablement jamais. De son côté, le jeune homme voulait récupérer son avenir. Un craquement et un miaulement mécontent de Matelot firent lever les yeux à Valentine. Gatineau posa la carafe sur le plancher et se dirigea d’un pas traînant vers sa couchette. Son visage arborait une expression de tristesse qui ne semblait pas près de le quitter. — Ça va, Don ? — Ah, Val, dit-il d’une voix pâteuse. Je ne t’avais pas vu. Pankow te lâche un peu la bride ? — Il est parti à cheval pour le Happy Trail Getaway, expliqua David. C’était un saloon dont le patron était amical avec les Loups, et les filles encore plus amicales, si l’échange était correct tout comme le prix payé, celui-ci allant d’une nouvelle paire de chaussures à une vieille chanson, selon le charme du client. — Je pense qu’il me ménage un peu à cause de l’Invocation qui doit avoir lieu dans un jour. J’ai dû seulement lui faire couler un bain chaud et affûter son rasoir. Il m’a dit de ne rien manger, et de ne pas m’en faire. Mais il ne m’a pas dit pourquoi je n’avais pas le droit de manger. — Val, Marquez est mort. Je ne sais pas comment le dire autrement : il est mort. Les pensées de l’Apprenti firent demi-tour et se mirent au garde-à-vous en un éclair. — Quoi ? Gavineau s’assit sur son lit, séparé de celui de David par une couchette. Un drap pendait entre eux. — Ça arrive parfois, dit le Loup de sa voix traînante. Il a passé l’Invocation sans problème. Il est sorti de la caverne, et il a perdu la tête. Ce truc peut en affecter certains de manière bizarre. Je me souviens qu’après je sentais l’odeur de la fumée de bois partout et sur tout. Marquez a regardé autour de lui comme s’il ne savait pas où il était, et il s’est mis à courir. Il a sauté du haut de cette satanée falaise. Il y a deux ans, un garçon a cessé de s’alimenter après avoir passé l’Invocation. Il ne voulait toucher à aucun aliment, et il répétait que c’était sale, ou infecté. Il s’est laissé mourir de faim, et quand nous avons voulu l’alimenter de force il a tout vomi. En règle générale les gars qui ressortent un peu déboussolés sont simplement nerveux pendant un jour ou deux, et puis ils reviennent à la normale. Ça s’est mal passé pour Marquez. Deux autres volontaires ont dû descendre pour récupérer le corps. Moi, je ne l’ai vu que de cent mètres plus haut. — Mais… qu’est-ce qui l’a mis dans cet état ? — Eh, David, ne te laisse pas influencer par ça, d’accord ? dit le Loup. Il n’était pas fait pour ça, c’est tout. Il arrive que même le Sorcier n’arrive pas à le détecter. Mais pour toi, tout ira bien. Valentine ressassait la prédiction alcoolisée de Gavineau tandis qu’il gravissait le flanc de la montagne en compagnie de dix autres Apprentis, le dernier groupe censé rencontrer le Tisseur de Vie connu sous les noms d’Amu, du Sorcier et du Père des Loups. Winterhome Mountain culminait à plus de sept cents mètres, avec un sommet pareil à une dent de requin ou un tipi affaissé, selon l’angle sous lequel on l’observait. L’entrée de la caverne était située à mi-hauteur, séparée de l’à-pic fatal à Marquez par une prairie en pente douce. Cinq chèvres s’y trouvaient, dont certaines dévoraient l’écorce de pins rabougris, tandis que les autres creusaient d’un sabot impatient la terre sous la neige, à la recherche de quelque fougère morte. Deux mâts totémiques flanquaient l’entrée en forme de croissant de la caverne. Des têtes de loups sculptées, oreilles dressées et yeux aux aguets, couronnaient les mâts. Des noms gravés couvraient le reste des mâts, certains suivis de dates. Valentine songea qu’il devait s’agir là de mâts funéraires, ces pierres tombales mobiles dédiées aux Loups tombés au combat. Pas si mal, songea-t-il, quelques centaines de noms pour vingt ans de lutte. Passée l’entrée de la caverne, onze autres mâts recouverts eux aussi de noms formaient une voûte sous laquelle les recrues passèrent en cortège comme celui d’un mariage, sous des épées brandies. David fit halte une seconde et laissa courir un doigt sur les noms gravés. Le sien viendrait-il s’ajouter à cette liste déjà trop longue ? Le tunnel s’évasa pour devenir une vaste caverne oblongue avec un rideau à son autre extrémité. Ce qui aurait pu ressembler à un motif de tapisserie ornait le rideau, mais Valentine ne distinguait pas grand-chose dans la lumière chiche qui provenait de l’entrée. Les deux Loups qui les accompagnaient leur firent signe de s’asseoir et leur donnèrent les consignes à suivre : — Restez tranquilles, et laissez-le s’occuper de vous un par un. Après la cérémonie, certains seront sans doute un peu nerveux, alors restez silencieux et immobiles quand ils ressortiront. La tenture ondula et un mufle noir et luisant apparut. La tête d’un chien de grande taille souleva la tenture. Ses yeux étaient d’un bleu très pur qui remémora à Valentine celui des huskies des Eaux Frontalières. Un loup qu’on aurait pu prendre pour un poney par sa taille s’avança vers le demi-cercle d’Apprentis assis au bord de la caverne. Sa fourrure était d’un blanc éclatant, avec la pointe des poils noire et visible seulement de très près. Il renifla chaque homme à tour de rôle. — Merci d’avoir mérité votre place dans cette caverne, dit une voix riche et cultivée qui sortait de la gueule du loup sans que celle-ci semble articuler le moindre mot. La bête frissonna, son image se brouilla et fut remplacée par celle d’un vieil homme souriant. — Pardonnez cette entrée quelque peu dramatique. C’est une illusion qui a impressionné vos ancêtres. Je continue à l’utiliser par respect et amour de la tradition. Hem… J’espère que vous savez tous qui je suis. — Amu, dirent quelques-uns des Apprentis. — Le Sorcier, firent d’autres. Valentine se contenta d’acquiescer. Il y avait quelque chose de noble et de puissant chez cet homme, songea-t-il, avec à peine un soupçon de folie dans ses prunelles d’un bleu glacé. Pour une raison qu’il aurait eu du mal à expliquer, David pensa au Don Quichotte de Cervantès. — Mon nom importe moins que ce que je suis, et c’est un sujet entièrement différent d’un simple nom. Car je vais être votre Père. Vous avez tous un père biologique qui est à l’origine de votre existence, et la plupart d’entre vous croient à un père spirituel qui vous emmènera avec lui après votre mort. Je suis ici pour être un troisième père. Je vais vous faire renaître. Les visages des onze jeunes gens affichèrent plus ou moins leur perplexité. — Oui, je parle par énigmes. Les énigmes sont simples, surtout après avoir entendu la réponse. Mais je suis quelqu’un de très occupé, et je préfère m’entretenir avec chacun d’entre vous séparément. Le Sorcier vint se camper devant un jeune homme trapu aux cheveux bouclés. — Michael Jeremy Wholers, dit-il, c’est toi que je verrai en premier. L’aspirant Loup se leva si vite qu’il faillit se cogner le crâne contre la roche. — Mais comment avez-vous… — Je n’ai rien fait, l’interrompit le Sorcier qui alla soulever un pan de la tenture et désigna l’autre côté d’un mouvement du menton. C’est toi qui l’as fait. Valentine passa quatre heures à attendre son tour. Il se sentait affamé, anxieux, transi et dérouté, et cela lui semblait un bien curieux mélange pour aborder la cérémonie de l’Invocation. Il regarda les dix autres émerger un à un de derrière la tenture et dévisager les candidats restants comme s’ils ne les avaient encore jamais vus. Pete, le géant viking descendu du nord du Minnesota avec lui, regarda les autres Apprentis d’un air soupçonneux. — Pete, comment ça s’est passé ? lui demanda David. L’autre s’écarta d’un bond, à la manière d’un cheval effrayé par un pétard. Sa tête cogna rudement contre la voûte de la caverne et il s’écroula au sol, inconscient. — Je t’avais dit de rester silencieux, dit un des Loups. S’il n’est pas debout quand tu auras fini, c’est toi qui le transporteras dehors. Avec un grognement, Pete se mit sur les genoux et les mains. Il vomit un liquide clair sur le sol de la caverne. — Oh, magnifique, soupira l’autre Loup. Maintenant, les trois autres vont faire pareil, c’est sûr. Pete se releva en vacillant et sortit de la caverne d’un pas hésitant, en se tenant d’une main l’arrière du crâne. Quand les deux autres revinrent dans la caverne, effectivement, ils vomirent de la bile à leur tour avant de se précipiter à l’air libre. Valentine se demanda si c’était pour cette raison qu’on leur avait ordonné de ne rien manger. — À toi, garçon, dit l’un des Loups. — Passe de l’autre côté du miroir, Alice, ajouta l’autre. David repoussa la tenture et avança. Derrière lui, il entendit un Loup dire à l’autre : — Content que ça n’arrive que deux fois par an. Le tunnel descendait en une pente douce et était éclairé par la flamme vacillante de bougies disposées sur les parois irrégulières. Valentine compta vingt pas avant de se trouver devant une autre tenture qui lui bloquait le chemin. Il ne savait s’il devait simplement franchir l’obstacle, dire son nom ou signaler sa présence. Il se racla la gorge. — Entre, Valentine le Jeune, entre. Il obéit en baissant la tête pour passer l’arche basse de pierre. La caverne était bien éclairée et il y régnait une température agréable. Une odeur accueillante y planait, que Valentine identifia comme étant celle de la balsamine. La chaleur et la lumière provenaient d’une balle brillante de la taille d’une pomme qui flottait à quelques centimètres sous la voûte, soit à environ deux mètres de hauteur. Malgré son éclat elle ne faisait pas mal aux yeux, même quand David la regarda directement. La pièce lui rappela l’intérieur d’un igloo, en admettant que cet igloo ait été construit avec de la neige grise. Le Père des Loups était assis jambes croisées au centre de la caverne, sur un tapis tressé. Le sol était recouvert de branchages et d’épines de pins que masquaient imparfaitement d’autres tapis. Cinq loups à quatre pattes somnolaient ensemble près de l’entrée. — Mes gardes du corps, si l’on veut, dit Amu. Il y a longtemps, dans une autre région de ton monde, j’ai voyagé avec vingt d’entre eux. Les gens simples étaient très impressionnés, parce qu’ils vivaient avec la peur du loup. J’ai appris à les aimer, et si nos ennemis me découvraient ici je me camouflerais de nouveau et je sortirais avec eux. Assieds-toi, je t’en prie. Valentine s’exécuta, et il fut heureux de ces tapis moelleux sur leur lit d’aiguilles et de brindilles, après le sol dur de la première caverne. — Que voulez-vous que je fasse ? demanda-t-il. — La question serait plutôt : qu’est-ce que toi tu veux faire ? Pourquoi as-tu quitté le Minnesota ? Tu n’es pas venu dans le Sud par simple envie de changer d’air. — Je veux jouer mon rôle. Le Sorcier sourit. — C’est dit avec simplicité. J’entends quelque chose de différent de chaque jeune homme et chaque jeune femme. Ils veulent défendre leur terre et leur foyer, libérer leurs semblables réduits en esclavage, et renvoyer les envahisseurs chez eux. Ce qu’on attend de toi, et ce que tu peux me donner si tu ne triches pas avec toi-même, c’est un exutoire à ta haine. La haine donne de bons tueurs. Le mot fait horreur, et vos religions la découragent à raison, car elle ne constitue pas un mortier solide pour une société. Mais ta race se fait dévorer, jeune Valentine. Tu devrais être consumé par la haine, et chacune de tes inspirations devrait être pour maudire tes ennemis. Cela te donne une énergie, un but et une détermination que seul l’amour peut égaler. Plus tu aimes tes semblables et plus tu devrais brûler de haine pour l’ennemi. Ta culture déborde tant de l’image du guerrier qui combat à contrecœur que c’en est devenu un archétype. L’homme qui tue à regret, qui va au combat terrifié mais fait ce qui doit être fait et montre ensuite de la pitié pour son ennemi. Ce genre d’homme permettra au Territoire Libre de subsister encore quelque temps. Mais il ne gagnera pas la guerre. Pas contre cet ennemi. Il y a en toi une bête que je vais t’aider à libérer. Si tu l’acceptes, bien sûr. Je me dois cependant de te prévenir. Cela signifie une existence faite de violence, et peut-être une fin brutale. Tu ne vivras que pour tuer nos ennemis, jusqu’à ce que toi-même tu périsses. Peu de mes guerriers se retirent pour se marier comme ton père l’a fait. Alors si tu veux tenir un rôle dans la famille humaine, je te laisse encore une chance de sortir de cette caverne et de descendre la colline sans rien avoir perdu de ton humanité. Tu peux servir avec honneur dans la Garde, et égaler l’image du noble croisé, ou retourner te cacher. Mais si tu restes avec nous, tu deviendras cette chose que l’ennemi redoute dans la nuit. La proie deviendra le prédateur. Valentine aurait aimé savoir combien refusaient cette offre. Combien d’hommes désiraient se transformer en tueurs ? Il s’était attendu à des épreuves mentales ou physiques, pas morales. Il songea à son père sans parvenir à établir un lien entre les tueurs animaux du Sorcier et l’homme paisible qui avait été abattu dans son propre jardin. — Pourquoi les Tisseurs ne combattent-ils pas ? J’aurais cru qu’avec toute votre technologie, votre magie comme on l’appelle, vous pourriez battre les Kurians. Le Sorcier parut quelque peu surpris. — D’habitude c’est moi qui pose les questions, mais je vais faire de mon mieux pour répondre à la tienne : nous ne sommes pas doués pour ça. Ce serait comme si tu déféquais dans ton pantalon. Tu pourrais le faire si tu te concentrais, mais tu n’apprécierais pas l’expérience, et jusqu’à ce que tu puisses te nettoyer tu serais probablement bien ennuyé. Nous nous sommes entraînés à ce genre d’exercice il y a bien trop longtemps, nous ne sommes pas nombreux, et mon aptitude à me changer en loup ne signifie pas que je sois capable de mordre comme lui. Vous autres Homo Sapiens, en revanche, vous êtes des machines à tuer presque parfaites. Vous êtes adaptables, agressifs, intelligents et inventifs. Nous avons étudié des formes de vie sur douze mondes différents, et vous revenez à votre état primitif avec beaucoup plus d’empressement que toute autre espèce. Alors nous vous aidons dans votre combat, et en le menant vous faites la guerre pour nous. Ou est-ce que je parle encore par énigmes ? — Non, je comprends. C’est votre méthode que je mets en doute. Au lieu de nous armer avec une sorte de technologie de pointe, vous nous transformez en bêtes féroces. Ça me semble être une manière curieuse de nous aider à gagner cette guerre. Le Sorcier disparut subitement, pour émerger de l’autre issue de la caverne, porteur de ce qui ressemblait à un petit miroir sur son support. — Je suis désolé, dit-il au jeune homme éberlué, j’ai dû aller chercher ceci, et je ne voulais pas t’interrompre, alors je t’ai laissé parler à une image. Tu as dit que tu comprenais, David. Il est clair que non. Je te donne l’arme la plus puissante sur cette planète : toi-même, avec ton potentiel intégral. — Je pensais que je devais prendre une décision. — Tu l’as fait, David, tu l’as fait, répondit le Sorcier en s’asseyant en face du jeune homme. Au moment où tu as pensé à ton père et à sa mort, quand tu t’es demandé s’il était le genre d’homme que je veux que tu deviennes. Tu ne l’as peut-être pas senti, mais pour moi ta fureur était chauffée à blanc. Tu peux te cacher ta rage, mais pas à moi. Elle est si énorme que je me demande où tu la mets pour pouvoir dormir la nuit. L’objet que le Sorcier plaça entre eux ressemblait à un miroir rond de la taille d’une assiette. Il resta suspendu dans l’air au niveau de leurs visages, soutenu par la même force mystérieuse qui maintenait le globe lumineux près de la voûte. Valentine n’y voyait que son propre reflet, mais flou et indistinct. — Qu’est-ce que c’est ? dit-il. Le visage d’Amu apparut dans le miroir, sembla se dissoudre et se modifier comme s’il était fait de nuages triturés par le vent. — On pourrait dire que c’est le scalpel du chirurgien, David. Je vais m’en servir pour t’opérer. Il y a un bol devant toi. Bois tout son contenu. David baissa les yeux sur la couverture. Un bol en bois pareil à une demi-noix de coco évidée se trouvait juste devant lui. Avait-il été là depuis le début ? Valentine le prit et le renifla avec méfiance. — Juste un petit quelque chose pour faciliter le déroulement de la cérémonie. Ce liquide n’a pas de goût. Valentine but. Juste avant de perdre conscience, il regarda dans le miroir. Il vit d’abord son visage, puis celui du Sorcier, et ensuite la face d’un loup. Les images défilèrent de plus en plus vite. Sorcier-Loup-David-Sorcier-Loup-David-Sorcier-Loup-David… Seuls les yeux étaient toujours les mêmes. Mais ce n’étaient pas les siens. Ni ceux d’Amu. C’étaient ceux du Loup. Valentine riva ses yeux à ceux des trois faces qui se mêlaient d’une manifestation à l’autre, et toutes avaient ce même regard bleu de glace. Le jeune Loup s’éveilla dans un tumulte de sons et d’odeurs. Les aiguilles de pin, les tapis moisis, le lichen séché sur les murs et les loups vivants rivalisaient pour submerger son cerveau. Il pouvait entendre leurs battements de cœur comme avec un stéthoscope, et leurs respirations étaient une tempête. C’est trop ! Trop ! lui criait sa voix intérieure. Il se leva d’un bond et s’écarta vivement de la meute, pour aller se cogner contre la paroi. Reste calme, David. Tes sens sont simplement un peu plus aiguisés, c’est tout, murmura dans Amu son esprit, d’un ton monocorde et apaisant. Je vais t’aider pour les premiers jours, ensuite tu continueras seul. Tu dois apprendre à faire passer tes sens à deux niveaux différents, « profond » et « superficiel ». Tu dois d’abord apprendre comment entendre et sentir en douceur. Tu utiliseras la force plus tard, pour sentir au loin. — Où êtes-vous ? demanda Valentine, et l’écho de sa voix se répercuta dans la première caverne, là où il avait attendu son tour. Je nous ai liés. Je ne peux pas très bien te comprendre. Je ne suis pas aussi doué que certains pour ce type de communication avec les pensées humaines. Je ne capte que des impressions en rapport avec tes émotions. Tu dois prendre une profonde inspiration, emplir tes poumons d’air, et te détendre. Ramène tout en ton centre. Adoucis ta vue, laisse ton regard se brouiller ; adoucis ton ouïe, laisse tes oreilles écouter le son de l’air vide devant toi ; adoucis ton odorat et sens la chaleur qui émane du cube de lumière. Valentine s’efforça de se détendre, mais l’odeur et les sons des loups endormis ne cessaient de faire barrière. Il se sentait hébété. Tu te débrouilles très bien. Je pense que tu as ça dans le sang. Essaie de ressortir de la caverne comme tu y es entré. La vieille tenture moisie à l’entrée empestait abominablement, et il la franchit en hâte. Soudain ses jambes fonctionnaient trop vite, et il alla percuter la paroi de la caverne comme un jouet mécanique qui heurte un obstacle sur sa trajectoire. Il se reprit, mais pour ses oreilles le grésillement des bougies était pareil à des coups de fouet. Le centre ! Le centre ! implora la voix. Non, tu ne l’as pas encore. Laisse-moi t’aider. Valentine eut l’impression d’être stabilisé par une force inconnue, et la cacophonie de sensations régressa en arrière-plan. Il marcha jusqu’à la première tenture, mais alors qu’il la repoussait l’odeur acide des vomissures le submergea, et il apporta sa contribution à la flaque poisseuse sur le sol. — Bien fait pour toi, tonna un des Loups. Paniqué, il bondit en avant, mais il ne put maîtriser les mouvements désordonnés de son corps et il rata l’issue. Il ricocha contre la roche et recula, le front en sang. Le liquide à l’odeur métallique s’infiltra dans ses narines et envahit son odorat. Respire, respire, ramène tout à ton centre. Essaie de sortir en rampant. Tout va bien. Le jeune Loup n’était pas vraiment de cet avis. — Celui-là, je crois que le Père des Loups l’a complètement retourné, entendit-il un homme murmurer derrière sa main. Sur les mains et les genoux, David sortit de la caverne. Il pouvait détecter la piste de sang qu’il laissait derrière lui. — Le Sorcier pensait que Marquez était spécial, lui aussi. Ça l’a envoyé au bas de l’à-pic, chuchota l’autre Loup. Valentine se rappela ce qui était arrivé la veille et il se concentra avec détermination. Le monde parut redevenir presque normal. Il se mit debout. Bien, bien. Le dehors peut être un peu trop ; continue de respirer dans ton centre et ramène tout à cet endroit à l’intérieur de toi-même. Tu apprendras, avec le temps. Un bon limier contrôle son odorat sans même s’en rendre compte, de la même façon que tu maîtrises ta vue. Tu y parviendras bientôt. David déboucha dans la lumière du jour. Un bleu très clair emplissait le ciel, une rareté sur la Terre kuriane. La neige semblait miroiter, et même de l’autre côté de la vallée l’acuité visuelle de Valentine était telle que littéralement il ne voyait pas la forêt, mais chaque arbre. Il avait l’impression de se trouver dans le plus grand élevage caprin du monde, alors que les trois chèvres étaient à cent mètres de distance. Sous le vent. Il se concentra sur lui-même. David, essaie de repérer des crottes de chèvre. La voix dans sa tête le mettait toujours mal à l’aise. Alors que son nez lui disait qu’il se trouvait dans une mer de déjections de chèvres, il eut quelque difficulté à localiser la source encore tiède et prit cette direction, avec de moins en moins d’hésitations à mesure qu’il s’en rapprochait. Il découvrit qu’il pouvait jouer avec ses oreilles aussi aisément qu’avec ses yeux. Il repéra une branche qui grinçait, et écouta une des chèvres tirer un peu de fourrage de sous la neige. Tu y es, songea-t-il en atteignant son objectif odorant et en faisant halte devant. Eh bien, David, c’est très prometteur. À présent, suis la trace laissée par les chèvres. Non pas grâce aux empreintes dans la neige, mais en la sentant. Ferme les yeux autant qu’il t’est possible. Écoute et sens pour trouver ton chemin. Le jeune homme se dit soudain qu’aucun des autres Apprentis n’avait exploré le terrain de cette manière. Il l’aurait su, car la plupart d’entre eux étaient partis dans les dernières heures et il n’y avait que quelques empreintes irrégulières dans le champ. Il inspira à fond, ferma les yeux et commença à humer l’air pour définir le trajet des chèvres. Et il tomba face la première dans la neige. Son pied avait accroché une racine dissimulée sous la couche blanche. En temps normal il aurait été assez leste pour simplement trébucher et retrouver aussitôt son équilibre, mais ses réflexes étaient absents. Il avait la désagréable impression d’habiter un corps autre que le sien. Le seul souvenir comparable pour lui était ses rares expéditions de pêche durant toute une journée, dans le Minnesota : il prenait une barque pour aller au centre d’un lac et se sentait un peu vacillant quand il reprenait contact avec la terre ferme. Il se releva, s’obligea à fermer de nouveau les yeux, et entama une marche aussi hésitante que celle d’un ivrogne qui aurait voulu imiter le monstre de Frankenstein. Il découvrit qu’il pouvait localiser les arbres rien que par le son du vent dans les aiguilles de pin. Il sentit la présence d’une branche juste devant lui et se pencha en arrière pour l’éviter. Cette fois, c’est à la renverse qu’il tomba. Les chèvres montraient un penchant très net pour la fouille des ronces. Après une griffure douloureuse à ses lèvres, il jura et ouvrit les yeux. On ne triche pas…, le réprimanda Amu. Valentine suça le sang de sa lèvre écorchée, inspira et fit une nouvelle tentative. Il se pencha et avant et trouva plus facile de progresser avec les mains posées devant lui et le nez plus proche de la piste. Même quand il se cogna le front contre le tronc d’un arbre et s’en sortit avec des morceaux d’écorce emmêlés dans ses cheveux, il réussit à garder les paupières closes. Il se rendit compte qu’il était capable de se concentrer sur les traces en laissant ses autres sens s’estomper, comme un lecteur absorbé dans son livre ne se sert que de ses yeux et de son cerveau. L’odeur gagna en puissance, et il poussa une sorte de jappement que n’aurait pas renié un chien courant. Il se mit à avancer par bonds, sans se soucier des éraflures et des bleus qu’il récoltait en dévalant la pente. Il perçut un bêlement affolé issu de quelque chose de chaud et de charnu, et il effectua un dernier bond. La chèvre s’écroula sous son poids et donna des coups de pattes spasmodiques. La résistance de l’animal le tira de sa transe. Il se retrouva avec la bouche pleine de poils de chèvre et l’impression qu’il venait de s’éveiller d’un rêve très réaliste. Il relâcha l’infortuné herbivore. — Désolé, Billy. Je me suis laissé aller. Terrible erreur ! hurla le Sorcier dans son cerveau. Si tu avais suivi quelqu’un armé d’un fusil, il aurait pu t’abattre comme un chien enragé. Tu ne dois pas devenir une bête sauvage. Recommence, mais cette fois essaie de retrouver un de tes camarades Loups alors qu’ils se dispersent. Contente-toi de le suivre sans qu’il te voie. Ouvre les yeux de temps en temps si c’est indispensable, mais efforce-toi de travailler avec tes anciens sens à demi endormis autant que possible. Pratique, parce que dans la réalité tu n’auras pas de seconde chance. David Valentin, Loup de la Région Militaire Sud, releva ce nouveau corps meurtri et encore étrange qui était pourtant le sien. Il ferma les yeux, et repartit en chasse. < 5 Le delta de la Yazoo, été de la quarante et unième année de l’Ordre Kurian : le croissant humide situé entre le Mississippi et les Yazoo Rivers est l’une des poches les plus inconfortables au monde. Le delta constitué de marécages parsemés d’ajoncs, et revenu à son état primitif après la rupture des digues artificielles contenant le Père des Eaux, est virtuellement dépourvu de toute habitation humaine. Le cours du Yazoo s’écoule imperceptiblement à travers les bayous et il est impossible de dire si un courant existe seulement au sein de ces marais. L’eau est tellement étouffée par la végétation qu’on croirait de la boue, et la terre entre les concentrations de cyprès, de saules et de chênes est si spongieuse qu’on a du mal à la délimiter par rapport à l’eau. Des insectes au couguar, la vie sauvage mène une existence d’amphibien parmi les mousses pendantes et les bouquets de joncs. C’est une zone imbibée de désolation, qui tire son nom d’un mot indien signifiant « mort ». Cette région déserte est un terrain d’entraînement idéal pour les jeunes Loups du Territoire Libre d’Ozark. Du delta de la Yazoo, ils peuvent garder un œil sur la circulation fluviale du Mississippi et partir explorer ses rives qui s’étendent sur les quelque trois cents kilomètres depuis Memphis au nord jusqu’à Jackson au sud. C’est la plus impénétrable et la moins bien gardée de toutes les zones frontalières désertes de la Région Militaire Sud, et la poignée de Loups qui sillonne le delta ne cesse de se déplacer. Souvent ils passent une saison entière sans ravitaillement ou communication venus du Territoire. David Valentine se trouvait là, en sa qualité de jeune Loup ayant récemment passé l’Invocation, et il apprenait les Arts du Chasseur auprès de deux professeurs implacables : la nature et un Félin de longue date nommé Eveready. La nature permit à Valentine de mettre en pratique les leçons apprises durant l’hiver sur la façon de trouver de la nourriture, de l’eau potable, un abri et comment faire du feu, ce qu’on pourrait appeler les quatre éléments primordiaux de la survie humaine. D’Eveready, un homme qui n’avait accepté aucun grade dans la Région Sud parce que cela aurait signé la fin de son combat individuel contre les Kurians ainsi que celle de son indépendance, à laquelle il tenait jalousement, il apprit à unifier son jugement, ses sens, ses aptitudes et son équipement pour en faire une seule et unique arme. Sous la férule d’Eveready, les jeunes Loups pratiquaient leur art, improvisaient des armes pour chasser toutes les proies, de l’alligator en immersion jusqu’aux ratons laveurs. De leur tableau de chasse, ils ne tiraient pas seulement de la nourriture mais aussi le cuir, les os et les tendons qui servaient à la confection de vêtements et d’outils. Quelques-uns des plus traditionnels fabriquaient également des porte-bonheur. Eveready, qui avait certainement le collier de crocs de Faucheurs le mieux garni de tout le Vieux Sud, encourageait ce genre d’activité. Ce qu’il enseignait encore mieux était l’art de dissimuler tout signe de vie. Ses apprentis passaient plus de temps à s’entraîner à la discipline mentale qu’aux techniques physiques, et ils s’ingéniaient à maîtriser une forme d’autohypnose qui masquait leur aura aux pouvoirs inhumains des Faucheurs. Leur réussite dans ce domaine déterminait s’ils traqueraient l’ennemi où s’ils seraient chassés comme les proies qu’ils ramenaient au campement. Le camp utilisait deux vieux chênes comme toit. Le plus ancien des deux arbres souffrait d’une difformité curieuse : le fût s’arrêtait à quatre mètres de hauteur et se scindait en six branches qui s’étendaient d’abord à l’horizontale puis vers le ciel, ce qui faisait immanquablement penser à une main en coupe qui aurait eu un doigt surnuméraire. Les Loups avaient déployé la toile de leurs tentes entre ces branches pour former une zone qui restait sèche tant que le vent ne soufflait pas trop fort. Un vent qui aurait été le bienvenu dans l’air humide du marécage où les animaux blessés venaient mourir. Il flottait sur le delta de la Yazoo une odeur de mort et de putréfaction qu’aucun cimetière n’aurait pu exhaler. Le brouillard et la brume nimbaient les Loups néophytes, et les voix mystérieuses de la nature sauvage croassaient, caquetaient, grognaient et couinaient dans les joncs. Leur campement lui-même ressemblait à un abattoir, avec leurs paquetages et les bouteilles d’eau accrochées aux branches basses comme autant de trophées suspendus au gibet d’un garde-chasse. Valentine suait à grosses gouttes dans le cocon de sa moustiquaire. La chaleur et l’épuisement ne lui accordaient qu’un sommeil léger et troublé. D’habitude agréable, son hamac était transformé en une chambre de torture par l’humidité et la température ambiantes. Par nature il préférait mettre sa personne et son équipement hors de portée de toutes les bestioles rampantes et des serpents que pourrait attirer un corps tiède et immobile sur ce sol détrempé. C’est seulement pendant les premières heures du matin que la canicule faiblissait un peu. Il aurait tout donné pour nager dans un des lacs aux eaux fraîches du Minnesota. Mais, même s’il s’était trouvé dans un endroit plus confortable, il aurait eu une nuit agitée. Le vieux rêve concernant le foyer familial lui était revenu. Le retour juste avant l’aube d’Eveready interrompit son cauchemar. Le Félin était parti en direction de l’est une heure après avoir trouvé où établir leur campement, deux jours plus tôt, et il avait donné pour ordre de l’attendre et de ne pas utiliser les fusils pour chasser. Il avait refusé d’expliquer si c’était à cause d’un danger proche ou parce qu’il fallait économiser les réserves renouvelées seulement deux fois par an. — Tout le monde debout, annonça-t-il quand il arriva dans le camp avec un gros sac sur ses épaules. Sa vieille carabine M-1 pendait en travers de sa poitrine, la crosse toujours aussi luisante. Burton, qui avait tenu le troisième quart, entreprit d’emplir d’eau la cafetière. — Oublie ça pour le moment, Burt, lui dit le Félin d’une voix rauque. Les gars, vous n’aurez plus envie de prendre votre petit déjeuner quand vous aurez vu ce que je vous ai rapporté. Passe-moi l’eau. Valentine se frotta les yeux tout en observant Eveready qui se désaltérait avec un soulagement évident. Bien que le Noir soit un Félin, un membre de cette caste qui opérait seul et loin en territoire ennemi, il n’y avait rien de félin chez lui. Il ressemblait plutôt à un vieux phacochère : une détermination à toute épreuve dans un corps épais, sous un cuir qui l’était plus encore. Pieds nus, avec un pantalon effiloché dont les jambes s’arrêtaient au niveau de chevilles aussi épaisses que des sabots de cheval, avec le reste du corps qui faisait penser à un tonneau auquel on aurait ajouté des bras après-coup. Les muscles du torse tendaient une veste en aussi piteux état, taillée dans le lourd manteau que portaient les Faucheurs, et à son cou était passé un collier de crocs arrachés à ceux qu’il avait tués. Les Loups ne l’avaient jamais rien vu manger d’autre que des ragoûts de gibier trop salés et des pommes – Valentine pensait qu’Eveready connaissait la position exacte de tous les pommiers dans un arc de cercle de cinq cents kilomètres autour du delta de la Yazoo –, et ce régime excentrique conservait à l’homme une vitalité exceptionnelle et les dents blanches. Il cachait son crâne chauve sous une casquette de base-ball frappée du logo des Saints. Il était capable de grimper aux arbres aussi bien qu’un singe, de flotter comme un alligator et de sauter comme un daim, le tout sans faire assez de bruit pour effrayer une souris. Valentine descendit du hamac, secoua la tête et but un peu d’eau de la bouteille qu’il avait prise avec lui pour dormir sous la moustiquaire. Après en avoir examiné l’intérieur, il mit ses mocassins. Ils étaient certes pendus au hamac, mais l’ingéniosité des créatures sauvages de la région pour se lover dans les endroits les plus inattendus avait valu au jeune Loup une morsure très douloureuse de mille-pattes plus tôt dans l’été. — Que nous as-tu rapporté, Santa ? dit Alistar, un des Loups. Ils s’assemblèrent, et Eveready laissa tomber le sac taché au centre du campement. Tout d’abord David crut à un tour joué par la lumière de l’aube, mais le sac bougea vraiment quand il heurta le sol. — Valentine, ton coupe-coupe, ordonna-t-il. David alla chercher son parang, un couteau de chasse à la lame longue de trente-cinq centimètres et plus large dans sa partie centrale, comme une machette enceinte. La poignée en bois avait la soie en couronne à l’extrémité, et l’arme combinait le tranchant d’un couteau à dépecer avec le caractère utilitaire d’une hachette. Avec son propre coutelas pliant, Eveready ouvrit le sac, dont le contenu remuait effectivement au centre du cercle formé par les cinq hommes. Le Félin souleva la partie fermée pour faire tomber du sac ce qu’il y avait à l’intérieur. — Oh, merde alors ! s’exclama Burton qui tirailla avec nervosité la barbe qu’il portait depuis le début de l’été. Dans la lumière pâle de l’aube, un torse humanoïde livide tressautait sur le sol. Là où auraient dû se trouver bras et jambes il n’y avait plus que des moignons noircis. Un second sac à la corde resserrée sur la gorge enveloppait la tête de la créature. Burton hésita entre le rire et la nausée, car la puanteur douceâtre fit reculer tous les Loups d’un pas. Hernandez, qui à seize ans était le plus jeune d’entre eux, se signa rapidement. — Jamais vu un d’aussi près, les gars ? interrogea Eveready. Tous quatre secouèrent la tête négativement. Ils étaient à la fois révulsés et fascinés. — Il y a ces grands félins qui vivent dans une région située de l’autre côté du monde. L’Inde. Des fauves énormes au pelage ocre rayé de noir qu’on appelle des tigres. Vous ne penseriez pas qu’ils soient capables de surprendre une proie, jusqu’à ce que vous les voyiez se mouvoir dans les hautes herbes. Enfin, moi je les ai vus à la télévision, dans le temps. Mais un tigre femelle apprend à ses petits à tuer en étourdissant une proie à coups de pattes, jusqu’à ce qu’elle soit à moitié morte. Alors les petits peuvent la tuer. Ce n’est pas exactement ce que je fais avec vous maintenant, mais je veux que vous sachiez très exactement à quoi ressemble un Faucheur vu de près et sans sa tenue habituelle, de façon à ne jamais l’oublier. Une sorte de cours de zoologie, si vous voulez, gracieusement offert par le vieil Eveready. La créature roula sur le dos et émit un gargouillement inarticulé. — Ce salopard a du mal à s’exprimer clairement, poursuivit le Félin en plongeant la main dans son sac. Je lui ai arraché ça. Il brandit la langue amollie du Faucheur, que les Loups se passèrent avec méfiance. Elle était longue de quarante centimètres, écailleuse et se terminait par une pointe pareille à un bec. — C’est la paille qu’il plante en vous. Vous voyez ces écailles ? Elles se déploient en vous comme des barbillons, pour vous empêcher de retirer la langue. Ce que vous auriez de toute façon peu de chances de faire quand ce chéri vous prend dans ses bras. — Comment… comment l’avez-vous eu ? demanda Valentine. — J’étais en reconnaissance dans une petite ville construite le long d’une ligne ferroviaire au sud-ouest des ruines de Big M : Holly Springs. Des informateurs m’ont appris que ce type venait en ville sur le coup de minuit, pour effectuer le contrôle habituel avec une compagnie de Collabs venus de Corinth. Chaque fois qu’un Faucheur se pointe, quelques personnes essaient de fuir la ville très vite, et cette saloperie de créature les prend en chasse. C’est ce qui s’est passé. L’aube approchait et les Collabs étaient trop occupés à piller les poulaillers et les porcheries pour s’intéresser à grand-chose d’autre. Et puis un Faucheur affamé est difficile à suivre, et peut-être qu’ils n’avaient pas très envie de le voir se nourrir. Donc ces réfugiés ont filé à cheval vers la forêt, avec Œil Jaune à leurs trousses. Il en a rattrapé un juste avant l’aube, s’est nourri, et je lui suis tombé dessus alors qu’il était encore sous l’effet de sa beuverie, à moitié endormi. C’était un matin très clair et lumineux, pour une fois, et sa vue s’en trouvait affectée. J’ai vidé ma bonne vieille Trudy sur lui à trois mètres de distance. Il tapota affectueusement la crosse de sa carabine, puis reprit son récit : — Mes balles lui ont presque cisaillé une jambe, et j’ai fini le travail avec mon sabre de cavalerie avant qu’il comprenne ce qui lui arrivait. Ensuite j’ai découpé le dessous de son maxillaire pour prendre la langue, dans le plus pur style « cravate colombienne ». Je l’ai mise dans ce sac, et j’ai retrouvé la monture du pauvre gars qu’il avait eu. Après, j’ai filé vers l’ouest. Le Félin s’esclaffa. — Je n’aimerais pas être à la place de ce commandant collab à Holly Springs. Le grand chef à Corinth va envoyer quelques Encapuchonnés pour lui régler son compte, et le mien avec. — Vous avez couvert une sacrée distance, dit Alistar. Où est le cheval ? Mort d’épuisement ? Nous aurions pu l’échanger, au moins. Eveready eut une moue négative. — Il y avait un campement de fugitifs près d’une crique, à quelques kilomètres au nord-est d’ici. J’ai retiré la selle et la bride du cheval, il a senti ses congénères et il s’est éloigné vers eux. J’ai pris la selle avec moi, mais j’avais déjà ce monstre à trimballer et je ne voulais pas être ralenti. Les petits copains de notre invité risquent de mettre le cap sur lui. — Dur pour le groupe de la crique, si les Faucheurs rattrapent ce cheval, dit Valentine. — Mets-toi ça dans la tête, mon gars : ce ne sont pas des amis à toi. C’est pourquoi je vous ai mis en garde en ce qui concerne ces régions frontalières. Pas d’ordre public, par ici. Il y a l’ordre imposé dans la Zone Kuriane, et la loi qui régit le Territoire Libre. En fait vous seriez étonnés de découvrir à quel point certaines villes kurianes sont bien organisées. Tout le monde a des papiers d’identité, et il faut une autorisation écrite juste pour se rendre aux toilettes au fond de la cour. Mais ici, le terrain est à qui l’occupe, et ces salopards te dévaliseraient et te laisseraient pour mort avant que tu aies eu le temps de leur dire « Bonjour ». J’imagine que n’importe quel Encapuchonné lancé à leur poursuite n’est pas forcément une mauvaise chose pour nous. Et maintenant, revenons-en à nos petites affaires. Passe-moi ta lame, Valentine. Regardez bien. Eveready continua à discourir comme s’il se trouvait dans une salle de classe avec des paillasses d’expérimentation carrelées et non sur un morceau de sol détrempé à soixante kilomètres de tout. Il pratiqua une incision dans le ventre de la créature. — Vous voyez comment cette substance poisseuse noire se solidifie dès qu’elle est en contact avec l’air ? C’est quelque chose dans le sang de ces monstres qui forme une suture instantanée. S’il vous arrive un jour d’en avoir sur les mains, ôtez-la au plus vite, et quoi que vous fassiez ne la mettez pas dans votre bouche. Versez-en un peu sur la langue d’un chien et il tuera l’homme qui tient sa laisse. Un point positif, quand même : lorsque vous massacrez un de ces salauds, son sang ne gicle presque pas. Il est trop épais. Mais dégagez votre lame rapidement, si vous ne voulez pas qu’elle reste collée dans la plaie de l’ennemi. Et croyez-moi, vous n’avez pas envie que ça vous arrive. Le Faucheur se tordait de douleur, et Valentine posa un pied sur sa poitrine pour l’immobiliser. La puanteur le rendait malade. Il était heureux de n’avoir rien dans l’estomac. — Ce fumier bouge beaucoup trop, finissons-le, décida Eveready. Mais je veux le regarder dans les yeux pendant une seconde. Il sectionna la corde du sac avec le tranchant acéré du parang. La face du Faucheur était horrible à voir. Les trous forés par deux projectiles et à présent cicatrisés avec la substance noire se détachaient sur la pâleur cadavérique du visage. Un des projectiles avait perforé une joue, l’autre le front. Au-dessus du maxillaire massacré, les crocs noirs les menacèrent vicieusement. Les yeux n’étaient pas roses comme ceux d’un véritable albinos, mais noirs, avec des pupilles fendues et des iris jaunâtres de reptile. La créature siffla et posa un regard brûlant de haine sur les cinq humains qui l’encerclaient. Valentine sentit la pression s’accroître sous son pied quand le Faucheur tenta de se dégager, malgré ses blessures. Le jeune Loup regarda ces yeux étranges et se sentit égaré dans des profondeurs ténébreuses. Existait-il quelque chose qui soit plus noir que le noir ? Il résista à l’envie d’enlever son pied de la poitrine de leur prisonnier. — On se reprend, David. Tu as l’air d’être sur le point de t’évanouir, dit une voix très lointaine. Valentine voulut détacher son regard de ces fentes noires, sans succès. Ne cède pas aux ténèbres ! dit une part de sa conscience. Ce sont seulement les yeux noirs du corbeau, le corbeau qui picore le cerveau de ton père. Il leva les yeux vers le ciel de plus en plus clair et appuya plus fermement son pied sur le torse mutilé. — Je préfère ça, dit Eveready qui le gratifia d’une tape sur l’épaule. Il faut te méfier de ces yeux. Pendant une seconde, tu as été comme un oiseau qui regarde un serpent. Tu ne voyais pas l’Encapuchonné, mais le Kurian derrière lui. Le Félin se pencha sur le visage du Faucheur, et de sa main gauche prit dans sa poche un petit cylindre. C’était une vieille pile d’un modèle inventé juste avant 2022 qui avait une durée de vie très longue. Le symbole d’un chat noir bondissant dans un cercle électrique était encore visible sur le revêtement extérieur. — Me revoilà, Prince vorace, railla-t-il. Le vieil Eveready a eu un autre de tes fainéants. Je sais que ça fait du bien quand ton petit suceur de sang ici présent prend une vie. Mais est-ce que tu apprécies, quand je fais ça ? Il agita le symbole de la pile aussi près du visage grimaçant qu’il l’osait, et la lame du parang s’abattit sur le cou de la créature. Sous le pied de Valentine, le corps cessa de bouger. Il baissa de nouveau les yeux sur le Faucheur, et la crainte de rencontrer encore ce regard haineux monta en lui. Une subite vague de cette odeur de crypte se dégagea du cadavre. Burton vomit les restes de son dîner de la veille, tandis qu’Alistar tombait à genoux et luttait avec plus de succès contre la nausée. Eveready jeta le parang à quelques pas et ramassa la tête qu’il tint par les cheveux. Il la brandit vers les Loups pour qu’ils puissent l’examiner à loisir, tout en prenant soin de laisser s’égoutter la substance épaisse qui tenait lieu de sang à la créature. — Vous voyez comme les crocs sont noirs ? Ils sont faits d’une matière que nous appelons carbonite. Ce n’est pas un nom scientifique. Je crois que quelqu’un l’a pris dans un film. C’est une matière plus solide que l’acier, et Kur crée les Encapuchonnés avec les os, les dents et les ongles en carbonite. Elle arrête très bien les balles. Un jour, j’en ai vu un se prendre une décharge de double-8 en plein visage, à moins d’un mètre de distance. Les orifices des yeux et du nez sont munis de déflecteurs, et non ouverts comme dans un crâne humain, si bien que le fumier a seulement été aveuglé, et peut-être qu’il a perdu aussi l’odorat. Et pourtant il a continué à foncer sur nous. Et ils ont ces ongles en carbonite qui peuvent déchiqueter la porte d’un coffre-fort en la pelant couche après couche. Le Félin plaça la vieille pile dans la bouche du Faucheur et alla coincer la tête dans la fourche basse d’un arbre voisin. Les yeux de la créature roulèrent dans leurs orbites. — Il est mort, ne vous laissez pas impressionner. C’est simplement une dernière impulsion nerveuse. Eveready revint auprès du corps et continua l’autopsie. Il entreprit d’enlever les couches de peau à l’aide du parang et du couteau à écorcher, et il planta de petites branches cassées à travers la peau pour garder la blessure béante. La substance noire avait cessé de couler avec la mort de la créature, mais un liquide clair et huileux suintait en abondance du cadavre. Alistar était toujours agenouillé et paraissait prêt à se mettre à quatre pattes, et Hernandez s’essuyait la bouche du revers de la main. L’un comme l’autre ne mangerait certainement pas aujourd’hui, songea Valentine. — Une grande partie du corps humain est occupée par tout ce qu’il lui faut pour transformer tout aliment ingurgité et le faire passer dans notre sang. Ces monstres n’ont pas besoin de tout ça. Ils ont un système digestif très simple. Mais ils ont cette grosse vésicule, là. Vous voyez cette chose qui ressemble à un gâteau de miel ? Il ouvrit l’organe spongieux, qui était plus gros que le foie d’un bovin. — Ces petits sacs s’emplissent de sang comme la bosse d’un chameau accumule l’eau, sang qui passe ensuite à travers cette chose, qui est comme un gros placenta, jusque dans son système sanguin. Et vous voyez ces deux gros câbles qui descendent le long de ses flancs ? Ce sont les troncs nerveux. Cette créature n’en a pas qu’un seul. Le vôtre remonte le long de votre colonne vertébrale. S’il est brisé, vous êtes mort. Lui, vous pouvez lui briser le dos et peut-être qu’il marchera simplement de travers, parce qu’il a ces autres troncs nerveux. Tous sont reliés à deux organes de l’équilibre situés dans le cerveau, ce qui lui donne des réflexes et une agilité incroyables. De petits paquets de cellules nerveuses situés aux points de pression aident à ça. Leur colonne vertébrale est beaucoup plus flexible que la vôtre, comme celle d’un chat, et l’articulation de leurs genoux est conçue de telle sorte qu’elle peut plier à l’envers. » Chez eux, tout est plus lourd que chez nous : les os, la peau, les muscles, ce qui en fait des nageurs très médiocres. Ils peuvent se déplacer dans l’eau, mais il faut vraiment qu’ils se démènent, donc vous pouvez les entendre arriver quand ils barbotent. Je n’arrête pas de répéter à ces abrutis du Territoire Libre de creuser des fossés autour de toute construction, assez larges pour que les Faucheurs ne puissent par les franchir d’un bond, mais ils ne veulent pas faire cet effort. Si vous voulez mon avis, pour peu qu’une centaine de Kurians s’organisent, ils pourraient traverser la Région Militaire Sud aussi vite et facilement qu’une balle passe à travers une cible en papier. Valentine leva une main. Puisque Eveready faisait preuve de tels penchants pédagogiques, le geste semblait approprié. — Alors pourquoi ils ne le font pas ? — Nous envahir, tu veux dire ? C’est une des choses que nous ignorons. Nous savons que chaque chef kurian, ou Prince, ou Maître ou je ne sais quoi, a élevé ses treize Faucheurs pour le nourrir et faire son spectacle. Nous pensons qu’ils souffrent quand une de leurs marionnettes est tuée. Il y a une sorte de lien spécial qui permet aux auras vitales absorbées par les Faucheurs de nourrir le Kurian qui les contrôle. Avec le temps, les histoires concernant Kur sont devenues confuses, en admettant que nos ancêtres aient jamais connu la version exacte de tout ça. Nous avons combiné les deux créatures, le Faucheur et son Maître, pour en faire une seule légende de Vampire. Mais « ça n’a rien à voir avec rien », comme disait mon vieux. Les Maîtres n’aiment pas que leurs Faucheurs soient rassemblés en un même endroit. Et ces Kurians sont de sacrés égoïstes. Ils n’enverront pas leurs Encapuchonnés aider d’autres Kurians. On le voit aux différences d’organisation de leurs petites principautés. Peut-être même qu’ils se battent entre eux, comme les gangs de la Mafia – si vous savez ce que c’était. Nous ne pouvons que l’espérer. En tout cas ils ne sont pas très créatifs, et ils ne semblent pas inventer quoi que ce soit. Les Tisseurs ont une explication philosophique à ça : ils disent que les Kurians ont dégénéré au cours du millénaire, et sont devenus pareils à ces drogués qui ne voient pas plus loin que la prochaine piquouze. Rien ne les intéresse sinon se gaver d’auras vitales. Même pour l’invasion, ils ont bien préparé le terrain, mais dès qu’elle a démarré ils se sont tous adjugé une zone et se sont mis à moissonner… les humains. Mais tout ça, c’est bon pour les penseurs, les stratèges et les chefs. Votre rôle à vous, les gars, c’est de tuer, alors rappelez-vous une chose : le seul dégât qui met un Encapuchonné hors service de façon permanente, c’est de déconnecter son système nerveux central. Ce qui veut dire lui couper la tête ou la faire exploser en mille morceaux. Et comme ils esquivent en bien moins de temps que vous en mettez pour presser la détente, ce n’est pas facile. Vous leur tombez dessus quand ils sont camés, juste après qu’ils se sont nourris, ou en plein jour. Vous les sortez sous le soleil sans leurs foutues robes de moine et ils deviennent tellement malades que vous pouvez les découper aussi facilement qu’une tarte. Il leur arrive aussi d’être étendus en état de transe, de jour comme de nuit, et c’est aussi une bonne occasion à ne pas rater. J’ai une théorie : un Seigneur Kurian ne parvient pas à contrôler plus d’un Faucheur en même temps, et les autres agissent soit en suivant leur instinct, et alors ils se nourrissent avec tout ce qu’ils trouvent jusqu’à être gorgés et s’endormir, soit ils tombent dans cette transe pendant que le Kurian contrôle un autre Encapuchonné. — Monsieur, intervint Hernandez, vous avez dit qu’il y en aurait d’autres sur les traces de celui-ci. Est-ce qu’on va les attaquer ? Un instant, un fin sourire détendit les traits d’ébène d’Eveready. — Toi, tu en as plus dans le pantalon que dans la caboche. Vous n’êtes même pas encore des Loups reconnus. Pour la dernière fois, garde tes « monsieur » pour les types qui ont besoin d’entendre ça pour croire en eux-mêmes. Je suis ici pour vous apprendre comment échapper aux Faucheurs. En affronter un, c’est le boulot de toute une équipe de Loups. Disons qu’à dix contre un, nous avons nos chances. Et dix gars expérimentés et bien armés. Même moi j’évite un Faucheur bien éveillé quand je le peux. J’ai eu tous ces crocs parce que j’ai su me montrer patient, ajouta-t-il en triturant le collier de dents polies sur sa poitrine velue. Vous devez frapper l’ennemi quand il ne vous recherche pas. Un combat face à face, c’est un boulot pour un Ours. Et même eux meurent plus vite que les Tisseurs peuvent les remplacer. Non, nous nous sommes bien amusés cet été, mais je veux vous ramener tous sains et saufs de l’autre côté de la Saint Francis River. Et un peu plus sages, j’espère. L’école est presque finie, les gars. La traversée de la Saint Francis les obligeait à franchir d’abord le Mississippi. Large, boueux et parsemé de bancs de sable à cette époque de l’année, le Père des Eaux n’était pas un obstacle négligeable. Les Collabs négociants et les patrouilles fluviales le sillonnaient dans des bateaux déglingués et des barges massives tirées par des remorqueurs diesel. L’après-midi suivant la séance morbide avec le corps du Faucheur, le petit groupe commença son voyage vers l’ouest à une allure de promeneur. Le Félin les encourageait à se concentrer sur l’abaissement de leurs signes vitaux, mais les interrogations qui tiraillaient Valentine l’empêchaient de maintenir cette sublimation en continu. Et s’il échouait à se garder « centré », selon le terme employé par Eveready, et qu’il attirait les Faucheurs vers ses camarades et lui, comme les requins suivent une trace de sang ? Les autres paraissaient tellement sûrs d’eux… Ils parlaient de la manière dont ils tueraient leur premier Faucheur, discutaient embuscades, tirs croisés et traquenards soigneusement élaborés. Lui avait à peine survécu à sa première rencontre avec un Encapuchonné, et il entendait toujours le cri terrible de DelVecchio alors que la langue du Faucheur trouvait son cœur. Le riz sauvage du delta nourrit les cinq hommes pendant leur traversée du bayou en direction du fleuve. Les Loups étaient devenus si expérimentés pour naviguer dans le bourbier sans chemin qu’ils y réfléchissaient rarement à deux fois avant de patauger ou de nager pour franchir un bayou, en une paire et un trio, avec un groupe qui couvrait toujours l’autre. Ils atteignirent le grand fleuve par un après-midi brumeux, deux jours plus tard. À sa vue, Valentine oublia ses doutes devant la majesté du courant. Ou peut-être n’était-ce qu’un effet du changement d’air, après les miasmes des bras morts. — Deux possibilités, les gars, annonça Eveready alors qu’ils s’étaient tous accroupis en cercle pour discuter. Nous nous construisons un radeau, ou nous allons chercher le bateau que nous avons immergé après avoir traversé jusqu’ici, au printemps dernier. Retrouver l’endroit pourrait demander un ou deux jours. Nous sommes un peu plus au sud, maintenant. Si nous construisons un radeau, il faudra tailler du bois, et on pourra entendre ce raffut de très loin. Par ailleurs nous n’aurons pas une chance si nous croisons une patrouille, à moins de nager. Si nous renflouons le vieux bateau, nous disposerons de quelque chose d’un peu plus manœuvrable. Mais je crains qu’il ne soit plus à la même place, après tous ces mois écoulés. Les patrouilleurs et les types du fleuve passent tout leur temps le long des berges, et il y a un grand risque que l’un d’eux ait découvert notre rafiot avec une perche ou une rame, même s’il est toujours sous l’eau. Les Loups décidèrent de voter, avec Eveready pour les départager. Valentine fut le seul à préférer la construction d’un radeau, car il voyait peu de bénéfices et beaucoup de risques à tâtonner le long de la rive à la recherche du vieux bateau de pêche en aluminium qui les avait transportés à travers le fleuve la première fois. Les autres se souvenaient un peu trop bien du petit discours qu’ils avaient écouté avant leur départ pour le delta. Il y était question de revenir avec armes et équipement, sous peine de devoir passer l’année suivante à s’occuper des étables et du bétail. C’est pourquoi ils bifurquèrent vers le nord. Parcourir les berges du Mississippi faisait ressembler les bayous à un pique-nique. Les rives inondées et non entretenues transformaient le grand fleuve en un labyrinthe de boucles en fer à cheval et de mares à grenouilles. Eveready empruntait les raccourcis qu’il connaissait et gardait toujours un œil sur le fleuve. Même s’ils pouvaient apercevoir une patrouille longtemps avant que les Collaborateurs aient eu une chance de les repérer, chaque apparition de ces petits cruisers en fibre de verre les poussait à se mettre à couvert pendant que le bateau effectuait ses allers-retours sur le fleuve. Le premier jour ils en virent deux, et chacun leur fit perdre une heure. Valentine était nerveux depuis le début de leur marche le long du fleuve. Les autres le remarquèrent et attribuèrent son humeur à l’amertume qu’il éprouvait sur la manière choisie pour traverser. — Il n’y a rien ici qui vaille que les croque-mitaines gardent un œil dessus, affirma Hernandez. — Allez, Val, insista Alistar. Avec ce vieil amateur de gumbo, nous n’avons jamais été vus, et nous ne sommes jamais tombés dans une embuscade. L’amateur de gumbo en question leur fit signe depuis une petite élévation devant eux. Eveready avait repéré quelque chose, et les Loups attendirent sagement pendant que le Félin allait voir de plus près de quoi il s’agissait. Le soleil en était à la dernière étape de sa lente glissade vers l’horizon. Valentine s’interrogea sur la simplicité de l’époque dans laquelle Eveready et son père étaient nés, quand un coucher de soleil rougeoyant était seulement la conclusion majestueuse d’un jour de plus, et non le début de huit heures d’obscurité hantées de menaces. Il essaya d’entendre avec son ouïe « profonde » tandis qu’Eveready grimpait jusqu’à la crête de la petite colline pour scruter l’autre versant et ce qui avait attiré son attention. Les pas sûrs du Félin ne cassèrent aucune brindille détectable par les sens de Valentine rehaussés à leur acuité atavique. Eveready se figea. Il avait trouvé le meilleur poste d’observation, et il resta d’une immobilité parfaite pendant plus d’un quart d’heure, à épier les ombres qui s’allongeaient là-bas, de l’autre côté de la colline. Burton, qui avait déjà acquis ce don particulier des vétérans pour dormir dès que l’occasion se présentait, ronflait en sourdine quand Eveready revint auprès d’eux. Alistar réveilla son compagnon d’une bonne poussée de sa botte. — C’est dans cette mare en coude que nous avons immergé le bateau ? — Il y a bien un bateau, mais pas le nôtre, répondit le Félin. Un grand canoë en bois, tiré au sec et retourné. Il n’y a pas de feuilles, de brindilles ni rien d’autre dessus, donc j’estime qu’il n’est là que depuis un jour ou deux. Et je parierais ma Trudy contre une de vos pétoires du Territoire Libre qu’il y a des pagaies en dessous. Les Loups échangèrent des sourires, mais celui de Valentine était crispé et tenait plutôt de la grimace. Les bateaux en bon état n’étaient pas abandonnés n’importe où, même les simples canoës en bois. Ce genre d’embarcation était peu pratique pour une longue patrouille et très fatigant si vous vouliez remonter le courant. Et il savait, sans pouvoir expliquer comment, que sa sensation de malaise avait un rapport direct avec ce canoë, de la même façon qu’une croix tracée sur la porte d’une maison pour signaler un cas de peste signifiait la mort à l’intérieur. Quelque chose d’une froideur épouvantable avait mis son esprit en état d’alerte. — Je propose qu’on fasse vite, avant que les propriétaires reviennent, dit Alistar en se frottant les mains. — C’est un risque, mais j’aimerais traverser cette nuit, approuva Burton. Hernandez hocha simplement la tête, et tous trois se tournèrent vers David. Eveready lui aussi le regardait. — C’est un coup de poker, lui dit le Félin, mais je pense qu’il est jouable. Tu te sens bien ? Tu as la tête de quelqu’un qui a mangé quelque chose qui ne passe pas. On pouvait faire confiance à Eveready, qui vivait par et pour son estomac, pour mettre le malaise de Valentine sur le compte d’une indigestion. — Ce n’est qu’une impression, répondit le jeune homme. Le vieux Padre, le type qui m’a élevé, appelait ça les vibrations. Il y a les bonnes, et les mauvaises. Là, je suppose que j’en perçois de mauvaises. Tout ça ne me dit rien qui vaille. Alistar eut un claquement de langue qui exprimait peut-être un peu d’exaspération. Eveready ignora cette réaction. — Mon gars, quand j’avais encore des cheveux sur le crâne, s’ils se dressaient je renonçais à mon projet. Je ne serais pas en vie aujourd’hui si je n’avais pas fait attention à cette part de moi-même qui tremblotait parfois comme un bol de gelée. Quand vous quatre serez de retour à Newpost Arkansas, je vais faire un peu de troc et vous concocter de la gelée de pomme. La recette personnelle de ma mère, avec du biscuit fourré à la vanille dessus. — On vous rappellera cette promesse, dit Valentine d’une voix plus confiante. Bon, si nous allions jeter un œil à notre canoë ? Du haut de la colline où s’était posté Eveready, tout semblait simple. L’embarcation était au sec, assez loin de l’eau, au bord d’un bras mort du fleuve. Une péninsule effilée s’étirait vers l’ouest. Elle s’élevait puis retombait rapidement. Après un rapide coup d’œil au canoë, Valentine s’intéressa à la langue de terre qui s’avançait dans le courant du fleuve. Quelque chose dans ce spectacle le dérangeait, mais si le Félin, qui était quand même un vétéran de trente ans de guérilla contre les Faucheurs, jugeait l’opération sans danger, pourquoi un jeune Loup tel que lui n’accorderait pas sa confiance à quelqu’un qui jusqu’alors leur avait toujours évité le danger ? Plus tard, il se fustigea pour n’avoir rien dit de ses doutes. Les Loups s’écartèrent en éventail et préparèrent leurs armes. Eveready prit sa chère carabine à deux mains. — Je vais aller jeter un œil de plus près. Vous quatre, vous vous détendez, vous restez concentrés et vous maintenez vos signes de vie au minimum détectable, en respirant profondément. Nous avons de la chance. Il fera nuit quand nous tenterons la traversée, et la lune ne se lèvera pas avant un bout de temps. Mais je veux être sûr de notre coup, au cas où le radar interne de Val fonctionnerait mieux que le mien. Valentine acquiesça et força un sourire d’encouragement tout en essayant de mettre en pratique ce que le Félin prônait. Il visualisa son corps environné d’une aura d’un rouge brillant. Alors qu’il se concentrait, il obligea ce nimbe à passer au bleu. Puis il contracta le bleu, le ramena à l’intérieur de son corps, un peu plus à chaque respiration. Quand enfin il inhala librement, la lueur bleue s’était réduite à une petite boule luisante située au centre de son corps. Eveready approcha du canoë en deux larges boucles, tout d’abord en allant vers l’extrémité de la petite péninsule avant de revenir au pied de la colline, pour finalement s’approcher plus directement de l’embarcation. Il pointa sa carabine sous l’embarcation renversée, mais, alors que les dernières lueurs du jour s’estompaient dans le crépuscule, il fit signe aux Loups de descendre. Le canoë était plus grand que la moyenne, et d’une facture très soignée, avec des planches superposées. Quelqu’un avait consacré beaucoup de temps et d’effort à le concevoir. Le bois luisait d’un vernis bien appliqué. Deux hommes pouvaient s’asseoir de front sur les deux bancs de nage, et il y avait assez de place sous ceux-ci pour caser tout leur équipement. Cette embarcation aurait pu accueillir deux fois plus de gens. Quatre rames du même bois étaient disposées au fond. Il fut convenu que les quatre jeunes Loups rameraient tandis qu’Eveready se tiendrait assis entre eux, l’arme prête. Les ténèbres gagnaient en densité pendant qu’ils inspectaient leur prise. — Mettons-nous dans le courant au plus vite, ordonna le Félin. Si quelqu’un commence à tirer, le bois est assez épais pour stopper tout projectile qui n’est pas tiré à bout portant, alors vous vous plaquerez au fond du canoë et vous laisserez le fleuve nous emporter. Je ramerai moi-même, s’il le faut. Cette vieille veste de Faucheur a déjà arrêté une balle qu’on m’avait tirée dans le dos. Dans sa sagesse, la Région Militaire Sud garde ce genre de tenues pour les Ours, quand elles peuvent aider à ce que nos gars changent le cours d’une bataille, bien sûr. Beaucoup de Loups chevronnés ont la même chose sous leurs vêtements, pour que les officiers ne le voient pas. Mais n’allez pas croire que je vous incite à enfreindre le règlement, les gars… Pendant que le Félin montait la garde, les quatre Loups retournèrent le lourd canoë et le firent glisser sur le gravier de la pente. Hernandez poussa un morceau de bois flottant hors de leur chemin et agrippa de la main la proue de l’embarcation quand ils la firent entrer dans le Mississippi. — Eh, vous avez vu ça ? demanda-t-il. Dans l’obscurité, Valentine concentra son regard sur l’avant du canoë. Un symbole avait été gravé dans la coque et balafrait le grain délicat du bois de quatre barres coudées. Quelque chose dans ce dessin arachnéen éveilla un souvenir chez Valentine… — C’est un svastika, je crois. Mais il est tracé à l’envers, dit Alistar d’une voix étouffée. — Les Allemands et les Japonais avaient ce signe sur leurs avions et leur matériel pendant la Deuxième Guerre mondiale, non ? ajouta Burton d’un ton incertain. Son instruction avait été sporadique, comme celle de ses camarades à l’exception de David. — Seulement les Allemands, corrigea ce dernier. Les nazis. Mais Alistar a raison, cette croix gammée est dessinée à l’envers. Le Félin descendit de son poste. — Dans le canoë, les gars. Et essayez de ne pas faire de bruit en pagayant. Je n’aime pas que nous soyons aussi près de la berge. — Dites, ça signifie quelque chose ? demanda Valentine en désignant le symbole à la proue. Eveready plissa les yeux afin de mieux voir. Pour la première fois de tout l’été, le vétéran parut effrayé. — Ça veut dire des ennuis. Ne perdons pas de temps : nous ne voudrions pas que les propriétaires nous découvrent. Il ôta la sécurité de sa vieille arme. Une autre première, beaucoup plus troublante. Ils prirent place dans l’embarcation et saisirent les pagaies. Quelques coups vigoureux les emmenèrent loin de la rive. Le canoë semblait glisser sur une mer d’huile. — Respirez et ramez, respirez et ramez, répétait à mi-voix Eveready qui s’était agenouillé au centre. Valentine lui lança un regard depuis la place avant droite. Burton et lui étaient les deux plus musclés et ils procuraient la puissance qui faisait quelque peu défaut à Alistar et Hernandez, à l’arrière. Valentine se détendit progressivement par sa respiration et les coups de rame. La réduction des signes vitaux revenait à tomber en soi-même, en quelque sorte, se concentrer sur un point infime situé au centre de son être, comme une chandelle qui brille au milieu d’un lac immense. La flamme de la chandelle vacilla. Il sentit les poils de sa nuque se hérisser, et une curieuse électricité parcourut son épine dorsale, comme si la Mort avait fait courir un index malicieux le long de ses vertèbres. Un endroit froid et dur apparut dans son esprit, au sommet de la colline qu’ils dépassaient. Il était incapable de dire ce que c’était, mais il avait une certitude : il redoutait ce qui se trouvait là. — Eveready, dit-il d’une voix basse et grave à cause de la concentration. Tout en haut de la colline. Peut-être près du tronc abattu par le vent… Je crois qu’il y a quelque chose. Grâce à sa vision sans égale, le Félin scruta le sommet de l’élévation tandis que le canoë entrait enfin dans le fleuve. David enfonça le plat de sa pagaie dans l’eau comme s’il voulait y creuser un trou pour cacher l’embarcation. — Val, je crois que tu as raison. C’est là-haut, mais ça ne bouge pas. Un Faucheur. Écoute « profonde », les gars. C’est un son que vous devez connaître. Des ongles crissant sur un tableau noir. Le cri strident d’un faucon. Des feuilles de métal écrasées dans un compacteur. Chacun garderait un souvenir différent de ce cri puissant et terrifiant, et ce jusqu’au jour de sa mort. — Madre de Dios, bredouilla Hernandez. Merde ! Désolé, j’ai lâché ma pagaie. — Sers-toi de la crosse de ton fusil, aboya Valentine. D’autres hurlements lointains répondirent au premier. — Cinq, compta Eveready. Un pour chacun d’entre nous. Espérons que c’est le hasard, et pas un plan. Les nuages s’épaissirent et chutèrent, ramenant l’horizon à quelques mètres de leurs yeux. Abasourdi, Valentine leva sa main vers le ciel et en distingua à peine le contour. — Comment diable font-ils ça ? demanda Burton qui soufflait entre deux coups de pagaie. — Je préférerais savoir comment ils ont su que nous traverserions ici, dit Valentine sans cesser de s’activer. Malgré leur situation périlleuse, Eveready en profita pour leur faire un petit cours : — Ils perturbent vos esprits, pas le temps. Il se pourrait même que ça signifie l’intervention d’un Kurian qui nous vise de son Siège de Puissance. J’ai entendu dire qu’ils peuvent vous donner l’illusion qu’une ville est en flammes, ou même mettre réellement le feu à un bâtiment, simplement par la volonté. Ils lisent dans nos pensées, d’une façon ou d’une autre. Un ou plusieurs d’entre vous laisse peut-être échapper des signes vitaux. Le marais en est plein, mais si l’un d’eux s’est trouvé tout près de nous il a pu se caler sur les nôtres, rester à distance et deviner où nous nous dirigions. Nous ne le saurons jamais avec certitude. La bonne nouvelle, c’est que, s’ils sont capables de nager pour traverser le fleuve, ça va leur prendre un bon bout de temps. Nous serons de l’autre côté et nous nous séparerons pour foncer vers Newpost Arkansas. Ils se lanceront à la poursuite de celui qu’ils peuvent repérer, et avec un peu de chance les autres pourront leur échapper. — Bon sang, c’est dur, dit Burton. — Moi, je trouve ça assez logique, dit Alistar. Valentine ravala sa peur. — On ne peut pas faire ça, Eveready. Nous sommes des Loups… — J’étais un Loup avant que tu sois né, mon gars, et… — Alors vous devriez savoir, l’interrompit David. Nous restons groupés, que nous soyons deux ou deux cents. Seuls les morts sont abandonnés. — Celui qui laisse échapper ses signes vitaux est déjà mort, Val, rétorqua Eveready en s’efforçant de percer le voile noir derrière eux. Peut-être pas cette nuit, mais lors d’un prochain voyage. — Nous ne sommes pas sûrs qu’ils repèrent nos signes vitaux. Peut-être qu’ils nous ont traqués à l’ancienne. J’ai entendu dire qu’il y avait des Grogs renifleurs. — Désolé, mon gars. J’ai de l’expérience, pas toi. C’est forcément les signes vitaux. Un silence lugubre suivit, que David ne tarda pas à briser. — Je suis d’avis que nous mettions la décision aux votes. Chacun pour soi, oui ou non. Si nous décidons de rester ensemble, nous vous déposons sur la rive ouest. Seul, comme vous aimez être. Il craignit d’être allé trop loin. Peut-être le résultat serait-il de quatre voix contre lui, comme la première fois, mais il avait besoin d’essayer. — Non, pas de vote, dit Eveready d’une voix rauque. Pas avec cinq Faucheurs sur nos talons. — Il ne s’agit plus de vous, maintenant, dit Burton. C’est à nous de décider. — Alors faites comme vous voulez, jeunes imbéciles que vous êtes. Vous savez, si un Faucheur vous rattrape tous les quatre, un seul, vous serez tous morts en l’espace de vingt secondes. Cinq secondes pour chacun. — D’accord, prenons le temps de souffler un peu, déclara Valentine qui se retourna pour faire face à ses camarades Loups. La tradition. Le plus jeune d’abord. Hernandez ? Chacun pour soi : oui ou non ? Il s’attendait que le garçon de seize ans cherche du soutien dans les yeux des autres, au moins dans ceux d’Alistar. Mais il regarda bien en face Eveready, son héros, l’homme qu’il appelait monsieur en dépit de l’ordre du Félin de n’en rien faire. — Non. Le cœur de David bondit dans sa poitrine. Il aurait pu serrer le garçon dans ses bras. — Alistar ? Le jeune homme au teint cuivré, qui s’était cru le meneur des Loups pendant tout l’été, secoua la tête avec un petit rictus de défi. — Oui. — Va te faire mettre, Al, cracha Burton. Non. Et encore une fois va te faire mettre, au cas où tu ne m’aurais pas bien entendu. — Non, ajouta Valentine qui réprima un sourire de triomphe. Alistar, tu peux débarquer avec Eveready, si tu veux. — Un peu que je le veux ! — Bon, on peut continuer, Val ? demanda le Félin. Les quatre se remirent à pagayer avec une vigueur renouvelée, David surtout. Burton se déchargeait de sa colère de l’autre côté, et l’embarcation fendait les eaux à bonne allure dans la nuit. En cinq minutes la berge ouest apparut hors de l’obscurité. Alistar boucla son sac sur son dos, et Eveready sauta dans l’eau peu profonde pour stabiliser le canoë. Hernandez prit lui aussi son équipement. — Attends, Hernandez, ordonna Valentine. Nous restons à bord. — Quoi ? dit Eveready. David plaça sa pagaie derrière ses épaules et s’étira. — Burton, échangeons nos places, que je puisse faire travailler d’autres muscles. Eveready, vous avez dit qu’ils ne nagent pas très vite, exact ? Nous allons descendre le courant. Nous entendrons une éventuelle patrouille fluviale. Nous allons filer en aval toute la nuit s’il le faut, ensuite nous repartirons par voie de terre à l’aube. — Bon Dieu, fiston, si tu avais un plan tu aurais dû en parler. Tu prends toujours un risque : les Faucheurs disposent peut-être d’un bateau, eux aussi. — Vous avez dit qu’ils étaient cinq. Ce canoë peut facilement contenir cinq passagers. Vous voulez toujours en attirer un ? Eveready sourit, de ses dents si blanches qu’elles étaient ce que Valentine avait vu de plus clair durant toute la nuit, comme une lueur d’espoir. — Si l’un d’eux me suit toujours au lever du soleil, je ne vivrai pas assez longtemps pour voir un autre crépuscule. — Alistar, ta dernière chance, lança David. — Vous serez saignés avant l’aube, répondit Alistar qui ajouta : Eh, Hernandez, c’est ta dernière chance, à toi aussi. L’adolescent eut une moue attristée. — Désolé, Al. La meute reste soudée. Alistair régla les sangles de son sac à dos et réussit à mettre du mépris dans ces gestes simples. — J’espère que vous vous en sortirez quand même. Je vous attendrai à Newpost Arkansas. Eveready se rapprocha de Valentine. — David, donne-moi ton arme. Le jeune homme ramassa le fusil à un coup au fond du canoë. — Pourquoi donc ? — Nous allons faire un échange. Je ne sais pas si tu en as plus dans le pantalon que dans la tête, ou si c’est le contraire, mais cette chérie peut balancer cinq pruneaux dans un Faucheur plus vite que tu les compteras. Tu la maniais plutôt bien, cet été. Elle pourrait t’être utile, cette nuit. — Vous ne craignez pas de ne jamais la revoir ? — Arrange-toi seulement pour qu’une mère de Collab ne la prenne pas sur ton cadavre. Confie-la à la mer quand elle sera vide. Tu comprends ce que je veux dire ? Ils échangèrent armes et munitions. — Je comprends ce que vous voulez dire. On se reverra en enfer, le Félin. — Je t’y attendrai, le Loup. Eveready lui serra la main, puis lui agrippa les doigts dans un geste curieux. — David, si tu t’en sors, dis à ton officier commandant comment tu as senti le Faucheur. C’est unique. Ils voudront en savoir plus sur ce sujet, et sur toi. — Je vais d’abord me soucier de revenir au bercail. Faites attention à vous ! Toujours debout dans l’eau basse, Eveready fit pivoter le canoë et le poussa vers le sud. — Cours, Alistar, c’est chacun pour soi, dit-il. Tu vas vers le nord, ou le sud ? — Je pensais que nous pourrions partir ensemble, dit Alistar, manifestement déçu. — Pas question. Je dois me déplacer vite et seul si je veux en attirer un. Décolle, fiston. Je te souhaite de t’en tirer, mais je ne peux pas t’avoir dans les pattes. Alors qu’ils s’éloignaient, Valentine entendit le Félin crier, peut-être assez fort pour être entendu de l’ennemi sur la rive opposée : — Eh, les Encapuchonnés, venez donc ! Eveready est à la maison, et il a envie de s’amuser un peu. Amenez-vous, fumiers sans burnes. J’ai quarante-cinq paires de dents autour de mon cou, fils de putes, et je veux arriver à cinquante ! Le canoë glissait vers le sud, propulsé par le courant et les pagaies. Valentine se rendit compte qu’il était physiquement exténué : ils avaient marché toute la journée sans presque rien manger. L’eau n’était pas un problème, car celle au centre du grand fleuve était claire et pure. — Hernandez, dors un peu. Deux heures au fond du canoë. Burt, tu prendras sa suite. Mets-toi à la poupe pour l’instant. Je passerai en troisième. Hernandez s’écroula au milieu de l’embarcation et quelques secondes plus tard il dormait, la tête appuyée sur son sac. — Bon Dieu, il n’a même pas pris sa couverture, observa Burton après s’être installé à l’arrière. David continuait à pagayer. — En tout cas, tu émets moins de signes vitaux quand tu es endormi. Au cas où ce serait lui. — J’ai pensé que c’était moi, dit Burton. — Marrant, j’ai pensé la même chose, admit Valentine. Ils rirent tous deux. Le canoë filait vers le sud. Un clapotement… un effet de l’imagination ? — Tu as entendu ça, Burt ? murmura David. — Entendu quoi ? — Écoute profonde, le Loup. Sur la gauche. Il n’a pas dit qu’ils font beaucoup de bruit quand ils nagent ? L’autre cessa de ramer et les deux hommes concentrèrent leur ouïe sur la gauche. Malgré le vent et les sons propres au fleuve, on percevait un clapotement vigoureux. — Oh, merde… Désolé, Burt. On dirait que j’ai fait le mauvais pari. — Accélérons, Val. Nous avons encore une chance. Ce fumier est toujours loin. Hernandez…, dit-il en poussant le dormeur de son pied. La sieste est finie, il faut que tu t’actives un peu. Hernandez bâilla, leva un bras vers le ciel et de l’autre main se frotta les yeux. — Ah, ça fait du bien… J’ai dormi combien d’heures ? — À peu près deux minutes. Remets-toi au boulot, ordonna Valentine. — Hein ? Burton lui tendit une pagaie. — Un Faucheur nage vers nous. Et cette fois, ne la fais pas tomber. Plus que motivés par la peur, les trois jeunes gens se calèrent sur un rythme d’un coup de pagaie toutes les deux secondes. David se servit de son écoute profonde pour localiser les bruits faits par leur poursuivant, qui diminuèrent d’abord sur la gauche, puis derrière eux. — Je crois que nous sommes en train de le semer, dit Valentine entre ses dents. Quelques minutes suffirent pour infirmer cet espoir. David comptait les coups de pagaie. Il en était à deux cent quatorze quand il constata que le clapotement s’amplifiait. — Merde, un Encapuchonné, jura Burton en haletant. À quelle vitesse va-t-il ? — Plus vite que nous, dit Hernandez. Valentine ne put s’empêcher de regarder derrière lui sur la gauche pendant quelques secondes. La lune s’était levée, mais de fins nuages d’altitude estompaient son éclat. Ils commencèrent à pagayer moins énergiquement à mesure que la fatigue les gagnait. David aperçut un visage très pâle et des bras qui faisaient des moulinets puissants et soulevaient des éclaboussures derrière eux. — Je peux le voir, maintenant, dit Burton d’un ton où perçait la résignation. L’image horrible du Faucheur qui les rattrapait passa dans l’esprit de Valentine. Arrivée à moins de deux mètres de sa cible, la créature plongerait, passerait sous le canoë qu’elle retournerait, pour ensuite les tailler en pièces un par un. Il observa le nageur qui progressait régulièrement, à une vitesse qu’aucun champion olympique n’avait jamais atteinte, son dos blanc visible sous la lune. Il a ôté ses vêtements pour aller plus vite dans l’eau. — Reposez-vous, ordonna le jeune homme. Il prit la Trudy d’Eveready. Trente balles dans le chargeur, et un autre dans la poche en cuir collée à la crosse. — Comment ça : « Reposez-vous » ? Et pourquoi pas se mettre une balle dans la tête ? demanda Hernandez. — Je vais l’arroser avec Trudy, expliqua David. Il a retiré son accoutrement pour aller plus vite dans l’eau. — Dieu fasse que ce soit dans le mille, bredouilla Hernandez. Valentine se cala avec soin contre la poupe. Il s’assit, et appuya son dos contre le siège de Burton. Il leva la carabine à la hauteur de sa joue et aligna les viseurs pour un tir d’une centaine de mètres. Les deux autres Loups haletaient alors que lui s’efforçait de calmer sa propre respiration et de maîtriser le tremblement de ses muscles. La fatigue ou la peur ? se demanda-t-il. Il exhala doucement et pressa trois fois la détente, avec une pause d’une seconde entre chaque tir. L’arme de calibre 30 avait un recul assez violent, mais il était bien calé et n’en souffrit pas. Telle une machine, le Faucheur continuait à nager. À cette distance, Valentine ne pouvait apercevoir les gerbes d’écume pour savoir s’il avait fait mouche. Il laissa l’ennemi gagner vingt mètres sur eux, et tira encore trois fois. Le Faucheur plongea. David scruta le fleuve. Jusqu’où pouvait aller ce monstre sans respirer ? Le contact du bois de la crosse contre sa joue était rassurant. Il abaissa légèrement le canon de l’arme. La créature refit surface vingt mètres plus près, et Valentine tira à cinq reprises. Dans sa précipitation, il rata sa cible qui disparut de nouveau. Du calme, du calme, dit son esprit à son corps, mais celui-ci refusait d’écouter. Il se mit à trembler sans parvenir à contrôler ces tressaillements nerveux. Oh merde, il se rapproche… La face pâle et féroce se manifesta à vingt mètres du canoë pour respirer. Valentine tira et les balles soulevèrent des geysers miniatures à quelques centimètres de la tête. L’une d’elles fit un trou noir dans une joue. Le Faucheur replongea. — Maintenant pagayez pour sauver votre peau ! cria Valentine. Il se prépara au soulèvement brutal de leur embarcation quand la créature se serait glissée sous la coque. Le canoë gagna de la vitesse. À moins de un mètre de la poupe, le Faucheur creva la surface de l’eau et en jaillit à moitié, comme un marsouin. Dans sa gueule béante les crocs noirs luisaient. Trudy cracha aussi vite que Valentine pouvait presser la détente. Des trous noirs apparurent dans la poitrine du Faucheur tandis que les douilles rebondissaient sur le bord du canoë et se perdaient dans l’eau. Le monstre retomba à la renverse, et s’agita faiblement avant de rouler sur lui-même et de flotter, face dans l’eau. David contempla d’un regard pensif l’arme fumante et dit mentalement une prière pour qu’Eveready s’en soit sorti vivant. Trudy venait de leur sauver la vie. Aux premières lueurs de l’aube, Valentine dirigea le canoë vers la berge ouest. Il y avait toujours le risque qu’une patrouille fluviale les arrête. À partir de maintenant, le retour dans le Territoire Libre d’Orzak était assuré s’ils marchaient deux jours durant vers le nord-ouest. Burton regarda en arrière, vers le Mississippi. — Je ne le crois pas ! Il vient toujours vers nous. Le Faucheur continuait à nager, mais sur le flanc à présent. Les balles étaient donc inutiles. Valentine réprima une envie subite de presser le canon de la carabine sous son menton et d’écraser la détente, par pur défi. — Accostons, dit-il d’un ton dépité. Les autres portèrent leur sac d’une main, leur arme de l’autre. David repoussa le canoë dans le courant et gravit un court haut-fond avant d’atteindre la rive proprement dite. Burton se dirigeait déjà vers un arbre abattu. Les Loups s’agenouillèrent derrière le fût. Ils étaient trop épuisés pour courir. Deux fusils à un coup et Trudy avec un chargeur complet, songea Valentine. Plus nos parangs. Est-ce que ce sera suffisant ? Le Faucheur avança dans l’eau en pataugeant, et le sillage qu’il laissait derrière lui pointait vers leur position comme une flèche. La brume s’était dissipée, l’air matinal était clair et sans nuages. Le soleil qui montait à l’horizon brillait déjà d’un éclat vif. David considéra le ciel avec étonnement. En dehors de l’hiver, il était rare qu’il soit aussi dégagé. — Nous sommes sauvés, souffla-t-il. Sauvés par le soleil. Le Faucheur avait atteint la limite des eaux. Lui aussi leva la tête, et cette matinée radieuse était pour lui source de souffrances bien plus que de louanges. Une fine toison noire était collée à sa poitrine et ses épaules. Les blessures par balle avaient dessiné un point d’interrogation inversé sur son torse, et un de ses bras pendait de travers. Valentine se redressa, en une imitation du défi qu’avait lancé Eveready. Le Faucheur inclina la tête de côté et ferma les yeux contre la lumière. — C’est pour nous que tu viens ? lui cria le Loup. La créature se redressa de toute sa taille. Son ouïe lui était actuellement plus précieuse que sa vue. Il titubait sous les coups de poignard du soleil. — Il semblerait que ce ne soit pas pour aujourd’hui, siffla-t-il, mais une de ces nuits, dans un endroit isolé, tu seras pris. — Mais pas par toi, répliqua Valentine qui épaula son arme. Le Faucheur se retourna et plongea, pour disparaître bientôt sous la surface. D’une certaine façon, c’est presque mieux que de l’avoir tué, se dit David. Il a fui. Il a eu peur. Ils arrivèrent à Newpost Arkansas quatre jours plus tard. Le petit fort en bois construit au sommet d’une colline nue dominant la Black River semblait tout droit sorti d’un de ces vieux westerns, jusqu’aux troncs taillés en pointe qui servaient de crénelures aux murs. En réalité plus un dépôt d’approvisionnement et une écurie qu’un fort, l’établissement offrait cependant la vision réconfortante d’une cantina. Eveready les attendait justement sur le perron de la cantina, assis dans un rocking-chair où il dévorait avec entrain une pomme dont il ne resterait bientôt plus que la queue. Deux nouveaux crocs noirs ornaient son collier. Il railla Valentine pour ne pas avoir trouvé le temps de huiler la crosse de Trudy après son exposition à l’eau. Lewand Alistar fut porté manquant une semaine plus tard. Sa famille reçut un courrier dans ce sens au printemps suivant, pendant la tournée de recrutement à travers la zone de Council Bluffs, dans l’Iowa. < 6 Pine Bluff, État de l’Arkansas, à l’automne de la quarante et unième année de l’Ordre Kurian : aux abords de ce coin plat et fertile situé dans la partie sud-est de l’Arkansas, la ville carrefour de Pine Bluff s’épanouit. Sa position géographique est stratégique sur un arc habité couvrant les régions frontalières dans cette zone, et un régiment de Gardes en garnison permanente offre souvent son hospitalité aux patrouilles de Loups venus de Louisiane et du Mississippi. Des fermiers indépendants installés aussi loin que dans le comté de Drew viennent faire du troc avec les commissaires de la Région Militaire Sud. La ville elle-même compte huit églises, un collège et un lycée, des forgerons et des constructeurs navals, des routiers et des tailleurs. Les Gardes abritent leurs chevaux dans la vieille écurie des Livestock Showgrounds, et rien de moins qu’un régiment entier surnommé les Bluffs veille sur l’Ancien Arsenal, l’usine de fabrication de munitions la plus importante et sans aucun doute la meilleure de tout le Territoire Libre. L’Ancien Arsenal produit un peu de tout, de la balle à la bombe, sous la protection de la plus grande concentration de mitrailleuses datant d’avant le Renversement. En ville l’usine Molever Industrial Wood Products est passée de la production de palettes à celle de chariots solides et de barges fluviales, et de nombreux artisans font étalage de leurs marchandises en fin de semaine au marché de Sixth Avenue Street. Le soir, chaque week-end, les Saenger Theater Players chantent, dansent et jouent des scènes célèbres tirées de vieilles pièces ou de films. Les blocs de calcaire usés du théâtre et le décor florentin offrent un oubli bienvenu à la dureté quotidienne. Shakespeare apparaît parfois sur le programme, mais la plupart du temps une héroïne en pleurs tend le poing vers le ciel, devant une toile de fond peinte en rouges violents, et fait le serment de ne plus jamais avoir faim, quand ce n’est pas un couple d’amoureux qui se jure une passion éternelle tout en s’agrippant aux débris d’un navire naufragé, derrière des draps agités par l’air qui figurent une mer glacée. Il y a là une sensation de stabilité, d’ordre et de permanence qui manque aux autres installations ponctuant les zones frontalières. L’étendue relativement déserte des régions marécageuses de Louisiane et du Mississippi la protège d’incursions éclair, et les Gardes sont habitués à stopper les raids en bordure du fleuve. Leurs tenues sont un peu meilleures, leur nourriture un peu plus variée, les jeunes recrues mieux reçues ici que dans les régions plus reculées du Territoire Libre. Il existe également un journal qui paraît régulièrement, ainsi qu’un service de distribution du courrier, et même une certaine échelle sociale s’est développée, pour le meilleur ou pour le pire. Ici on est satisfait de soi parce qu’on a accompli quelque chose de durable, ce qu’on paie avec son sang sur les autres frontières. David Valentine reçut l’ordre de rejoindre la Compagnie Zulu à Pine Bluff peu après avoir fait son rapport aux officiers de Newpost Arkansas. Le commandant lui avait offert un cheval âgé, le sergent un sac à dos plein de nourriture, et Eveready un lot de pommes en guise d’adieu. Il était parti vers l’ouest par l’ancienne autoroute connue jadis sous le nom de US Highway 65 et depuis longtemps rebaptisée Piste de l’Arkansas River, un des meilleurs axes de tout le Territoire Libre. Il avait progressé par courtes étapes, afin de ménager sa monture, et avait fini par atteindre les rives de Lake Pine Bluff. Il huma les sentinelles avant de les apercevoir. L’odeur de tabac et de fumée de bois indiquait qu’il y avait des hommes dans le petit abri en terre, même si l’on ne pouvait rien distinguer dans les ombres sous les poutres soutenant le toit. Deux chevaux fouettaient l’air matinal de leur queue pour chasser les mouches, dans un petit enclos qui surplombait la route. Valentine renifla de nouveau et soupçonna une corvée de latrines effectuée à contrecœur dans ce qui pour les Gardes était la nature sauvage. La monture du Loup pointa les oreilles en avant et accéléra le pas. Le hongre rouan était vieux et sage, et il savait reconnaître l’odeur de congénères bien nourris. Une silhouette mince en uniforme gris sombre, pieds nus, sortit de la casemate et fit un signe. Valentine dirigea sa monture vers lui. — Bonjour, étranger, dit le jeune soldat dont le képi bleu et le foulard proclamaient l’appartenance au régiment des Bluffs. Que venez-vous faire en ville ? Valentine leva l’avant-bras à la verticale, paume ouverte, selon le vieux salut indien. Pas très réglementaire, mais assez amical. — Bonjour, répondit-il. Je suis parti de Newpost Arkansas il y a trois jours, avec ordre de faire mon rapport au Loup commandant la place. Où puis-je trouver le capitaine LeHavre ? — Je dois voir cet ordre de mission, dit la sentinelle en tendant la main. — Il est verbal. Les Loups n’utilisent pas beaucoup de papier, le Bluff. — Alors je ne peux pas vous laisser entrer. Nous enverrons un message pour qu’un de vos Loups vous escorte, mais je n’ai pas l’autorité nécessaire pour vous laisser passer seul. Moi je dirais plutôt qu’il y a trop d’autorité et pas assez de réflexion, pensa Valentine. Il décida de tester cette théorie : — Vraiment ? Qu’y a-t-il au bout de cette route qu’un homme seul montant un vieux cheval et armé d’une pétoire à un coup risque de voler, de toute façon ? Le soldat caressa la crosse de son propre fusil. — Vous êtes peut-être un espion venu se renseigner sur l’arsenal, repérer les nids de mitrailleuses ou faire la carte des sentes praticables à pied. Peut-être que vous allez incendier une barge chargée de poudre noire et tout faire sauter sur les quais… — Ça suffit, Johnson, dit sèchement une voix féminine à l’intérieur du bunker. Si c’est un espion, il peut repartir dès maintenant. Tu viens de lui dire tout ce qui pourrait l’intéresser. Une femme en uniforme, d’âge moyen, sortit de la casemate et avança vers la route de cette démarche à l’assurance particulière qu’ont tous les sous-officiers du monde. — Nous avons appris qu’un Loup venait en descendant le fleuve. J’avais imaginé que vous arriveriez à pied. N’importe quel cheval dont ce vieux Gregory veut bien se séparer en est forcément à sa dernière randonnée. Il y a du nouveau ? — Pas que je sache, répondit David. Et vous vous trompez au sujet du cheval. Il avance bien, tant que vous n’exigez pas de lui plus qu’il peut donner. Ce qui n’est pas une mauvaise chose, puisque je monte à cru. — Vous trouverez LeHavre à quelques kilomètres en remontant la route, dans la ville. Les Loups campent toujours à Old Harbor Woods, au coude nord du fleuve. Il y a une entrée en brique en retrait de la route, qui affirme que c’est un terrain de golf. Ce qui est vrai, au moins pour la prairie aux moutons. Je n’ai pas le temps de pratiquer moi-même. Vous verrez vos petits tipis installés autour de l’ancien clubhouse. Dites au capitaine LeHavre que Brit Manning le salue. Nous étions à Webber’s Falls ensemble. — Vous étiez une Louve ? demanda Valentine qui ne savait même pas dans quel État chercher Webber’s Falls sur une carte. — Non, mais grâce à votre caste nous étions prêts quand ils ont tenté d’investir Fort Smith. C’était il y a dix ans, en mai. Nous leur avons tendu une embuscade au nord, alors qu’ils étaient en pleine traversée du fleuve. Un si grand nombre de Grogs ont fini dans l’eau qu’on dit que l’Arkansas en avait le cours rougi. Ce n’est pas l’exacte vérité, mais c’est resté très chaud pendant un certain temps. Deux compagnies se sont retrouvées prises au piège du mauvais côté du fleuve, et ses Loups ont sauvé nos auras. Vous pourriez dire que je l’ai remercié personnellement par la suite, ajouta-t-elle, et un sourire malicieux détendit ses traits burinés. — Je suis certain qu’il ne l’a pas oublié. — Vous voulez un peu de café ? Ce n’est que de la chicorée, en fait, mais c’est bien chaud. Je vous offrirais bien de la limonade, mais mes quatre gars ont tout bu durant nos deux premiers jours en poste ici, et les écorces n’ont pas macéré assez longtemps pour en refaire. — Non, merci, sergent. Au train où va mon cheval, j’aurai de la chance si j’atteins la ville pour l’heure du dîner. (Il la salua dans les formes, et elle fit de même.) Et merci pour les indications, dit-il. Les yeux verts et calmes du capitaine LeHavre jaugèrent Valentine, depuis ses cheveux tirés en arrière jusqu’à ses bottes crottées, pendant que les doigts de sa main droite tambourinaient sur sa cuisse. Le commandant de la compagnie avait tout d’un homme très occupé qui n’acceptait que l’efficacité. L’officier et David se tenaient dans l’unique pièce sans fuite d’eau du vieux Harbor Clubhouse. Les boiseries sombres suggéraient que l’endroit avait naguère été un bureau ou une petite bibliothèque. Deux fauteuils confortables et une table sur et sous lesquels étaient empilés des casiers de bouteilles de lait en plastique occupaient presque toute la petite pièce. Des photographies en noir et blanc, la plupart de mauvaise qualité, étaient accrochées aux murs dans des cadres grossiers. LeHavre exhibait le teint bronzé et la moustache épaisse d’un pirate de roman d’amour, ou bien d’un hors-la-loi de western. Sa stature athlétique que commençait à gâter un début d’embonpoint mettait en valeur ses vêtements en daim d’un vert si sombre qu’il paraissait presque noir dans la lumière chiche de ce bureau sans fenêtre. Il accueillit le messager à l’entrée principale du clubhouse par une poignée de main franche et chaleureuse. Puis le capitaine invita son nouveau Loup dans la « salle des rapports ». Les deux hommes s’assirent dans les fauteuils avec le plaisir que procure la rareté d’un tel confort. — Vous pourriez appeler cet endroit notre QG, expliqua l’officier avec un geste vague en direction de la table surchargée. Ces papiers sont ce qui nous rapproche le plus d’un quartier général. Les casiers de lait permettent de bouger plus aisément. Le reste, je le laisse à mon assistant. Café, thé, bière ? — Je ne dirais pas non à une bière, monsieur, répondit Valentine. L’été a été long, et sec. LeHavre quitta son siège sans s’aider de ses bras, et le mouvement ressemblait presque à un tour de lévitation. — Je vais en rapporter deux fraîches de la cave, dit-il. David contempla les photos tout en s’interrogeant sur un homme qui traitait une jeune recrue comme un invité d’honneur. Moins d’une minute s’écoula avant qu’une fillette à la peau brune et au souffle court entre comme une tornade dans la pièce avec une bouteille bouchée à la main. LeHavre suivit de peu la petite dynamo sur jambes. — Jill, je te présente David. Il vient du Pays des Dix Mille Lacs. De quel État s’agit-il, ma puce ? — Le Minnesota, répondit avec assurance la gamine aux cheveux frisés qui ne devait pas avoir plus de huit ans. Elle tendit la bouteille à Valentine. — Salut, David. Tu as déjà nagé dans ces lacs ? — Euh… dans certains, oui. Pourquoi, tu aimes nager ? — Si elle aime nager ! s’esclaffa LeHavre. Je vérifie ses pieds régulièrement pour m’assurer que ses orteils ne deviennent pas palmés. Pas vrai, ma puce ? — Oncle Adam ! s’écria-elle, offusquée. — David est venu à cheval. Tu peux mener sa monture à l’enclos ? Il a l’air d’avoir besoin d’un bon coup de brosse. — Ça ira ! dit Jill. Contente d’avoir fait ta reconnaissance, David. — Connaissance, corrigea LeHavre. Avec un sourire, Valentine serra la petite main tendue. — Moi aussi, dit-il. — « Contente d’avoir fait ta connaissance », répéta la fillette en fronçant les sourcils. Elle sortit de la pièce. — C’est Jill Poole, expliqua le capitaine. Son père était un de mes lieutenants. Il est tombé au combat il y a trois ans. Je veille sur sa mère chaque fois que nous sommes dans le coin. Elle dirige une jolie pension près du fleuve. Une femme bien. Elle tient la dragée haute aux loueurs de canots qui séjournent chez elle. Ce n’est pas vraiment un mariage, mais je considère Jill comme ma fille. Elle est sans peur avec les hommes. La plupart d’entre eux se souviennent de Poole et ils la gâtent. Elle adore confectionner des colliers de perles. Un tas de Loups de la Compagnie Zulu portent un bracelet ou autre chose qu’elle a fabriqué. (LeHavre ouvrit sa bouteille.) À ceux pour qui nous nous battons, dit-il. — Prosit, répondit Valentine qui imitait là une habitude de son père. La fraîcheur de la boisson chassa le souvenir de la sécheresse sur la route. — Toutes mes excuses, Valentine. Je suis sûr que vous voulez en savoir plus sur l’équipe qu’on vous a ordonné d’intégrer. La Compagnie Zulu est l’une des dix que compte le régiment Arkansas, ce qui constitue la plus petite moitié de la Brigade des Loups. Il n’y a pas plus de trois mille Loups dans toute la Région Militaire Sud, en comptant les réservistes et les Apprentis, et nous sommes les plus nombreux parmi les Chasseurs. Pour l’instant, nous sommes en réserve. Mais ne vous attendez pas à passer beaucoup de temps à danser dans les bals du régiment. Environ deux tiers du régiment prennent leurs quartiers d’hiver dans les Ouachita. Nous ne combattons pas souvent au corps à corps : la dernière fois, c’était quand nous avons stoppé une incursion de Grogs près de Saint Louis. C’est là que Poole est tombé. À ce jour, la Compagnie Zulu est forte de quatre sections d’une trentaine d’hommes. Quinze personnes en soutien logistique, en général des Loups plus âgés qui ne sont plus en condition pour courir quatre-vingts kilomètres quotidiennement, sept femmes et deux maris qui s’occupent du campement, et quatre équipes de transport, chacune de quatre hommes, ce qui fait que je suis responsable d’un peu plus de cent cinquante vies. J’ai douze sous-offs chevronnés, mais il me manque un lieutenant sur les trois que je devrais avoir. La place vous intéresse ? Valentine avala sa gorgée de bière qui soudain avait pris un goût étrange. — Moi, officier ? Monsieur, je n’ai pas encore vingt ans. — Napoléon était lieutenant d’artillerie à seize ans, David. — Et Alexandre le Grand était roi et matait les peuples en rébellion à vingt, monsieur, enchaîna le jeune Loup. Mais je ne suis ni l’un ni l’autre. Je n’ai jamais lu de livre sur la tactique militaire. Le capitaine posa sa bouteille, se leva et alla jusqu’au bureau. — Valentine, j’ai ici un classeur. Il contient ce qu’on appelle votre « dossier Q ». Inutile de me demander ce que signifie cette lettre, je ne le sais pas. Il y a vos rapports, ce qui s’est passé sur cette barge, et bientôt celui sur votre traversée du Mississippi, quand la copie arrivera ici. Il y a des annotations de Loups comme Pankow et Paul Samuels. J’ajoute que j’ai connu votre père, même si c’était trop peu. J’étais plus jeune que vous l’êtes aujourd’hui, à l’époque, et je donnerais mon testicule droit pour être la moitié de l’homme qu’il était. J’ai entendu dire qu’il avait été assassiné alors que vous n’étiez encore qu’un gamin. LeHavre retourna s’asseoir avant de continuer : — David, certaines personnes en qui j’ai confiance m’ont affirmé que vous ne manquiez ni de courage ni d’intelligence. Vous savez aussi prendre vos responsabilités, alors que la majorité des gens s’efforcent de les esquiver. Vous avez montré de l’initiative en poursuivant l’ennemi, et Eveready m’a précisé que vous étiez assez malin pour éviter le combat, aussi. Ce qui nécessite une certaine forme de courage. Valentine écouta le résumé que LeHavre faisait de lui en tant que Loup. Mais le capitaine ne savait rien de la peur et de l’horreur à l’intérieur de la barge des Harpies, ce qui lui avait fait perdre courage au point d’allumer la mèche de la dynamite sans réfléchir. Ni la stupide comédie avec une arme (un pistolet de valeur à présent perdu dans la vase du fleuve parce qu’il avait oublié de le tenir fermement quand il était sous l’eau), le tout pour remettre sur pied une recrue assaillie de crampes. Ou la chance d’un lever de soleil dans un ciel clair qui les avait sauvés sur les berges du Mississippi. — Encore une chose, David. Notre propre sorcier, Amu, vous a recommandé à moi. Et ce n’est pas rien : il lit dans les gens comme dans des livres ouverts. Ne vous méprenez pas, je vous en prie. La charge d’officier est lourde. Vous buvez en dernier, vous mangez en dernier, vous dormez en dernier, et en général vous mourez le premier. Personne ne remarque lorsque vous prenez les bonnes décisions, et vous devez enterrer les mauvaises et ensuite écrire à des parents que leur fils a été arrêté net par une balle alors qu’il exécutait vos ordres. Faire se battre vos hommes est le dernier de vos soucis : les Loups connaissent leur affaire. Mais les préparer au combat, choisir quand et où, pour ensuite les ramener tous sains et saufs, voilà qui demande des gens d’une trempe particulière. — Pourquoi en êtes-vous devenu un, monsieur ? Un officier, je veux dire ? LeHavre soupira et but le restant de sa bière. — C’est une longue histoire. Je n’étais même pas sergent, seulement un vétéran en charge de quatre gosses plus jeunes que vous. Notre section est entrée dans la mauvaise ville. Les Collabs nous avaient mijoté une embuscade de toute beauté. Ils avaient tué à peu près tous les habitants de ce qui était un endroit agréable où faire halte, et ils les avaient remplacés. Ils ont réussi à obliger une famille que nous connaissions à nous accueillir et nous donner l’impression que tout était normal. Nous étions tous harassés et affamés, aussi nous nous sommes dispersés pour dîner et dormir. C’est alors qu’ils ont frappé. Le lieutenant et les sergents ont été abattus les premiers. On aurait dit que le plomb venait de toutes les directions, sauf du ciel. J’ai réussi à m’en sortir et j’ai pris la tête d’un petit groupe de rescapés. Les chiens étaient sur nos talons et les Faucheurs hululaient dans les collines. Je n’ai jamais eu aussi peur avant, ni depuis – même si je n’ai pas été loin d’y laisser ma peau à plusieurs reprises – mais nous avons réussi à rentrer au bercail. J’ai porté une Louve blessée tout du long, mais elle ne devait pas peser plus de soixante-quinze kilos. Alors ils m’ont bombardé officier. Curieuse promotion pour un type qui vient de consacrer trois jours entiers à fuir l’ennemi. Mais c’était il y a un paquet d’années. Le Territoire Libre a changé. D’une poignée de fermes disséminées dans les bras morts, c’est devenu une vraie région civilisée. Les Kurians ne sont pas parvenus à nous écraser. Nous ne sommes pas aussi importants que certaines autres zones libres, même à l’Est. J’ai cru comprendre qu’il y a un groupe de Chasseurs qui occupe le terrain des Green Mountains de Nouvelle-Angleterre jusqu’au Canada, et les Smokies, qui fait environ deux fois notre taille, et le Territoire Libre dans le Pacifique Nord-Ouest est plus étendu. Mais à l’Est c’est plus une armée de guérilla, toujours en mouvement. Ils n’ont aucun endroit qu’ils peuvent appeler leur foyer. Et dans l’Ouest, eh bien, ce n’est qu’une ébauche de confédération. Quelques hommes forts qui font semblant de s’intéresser à la Constitution et à la Déclaration des droits. Il y en a même qui croient que les Chasseurs et les Tisseurs incarnent le même mal que les Kurians. Si vous pensiez que les hommes ne combattent plus que les Kurians et leurs Collaborateurs, je suis désolé de vous apprendre que ce n’est pas le cas. (Les yeux baissés, le capitaine secoua doucement la tête.) La malédiction de Babel, je suppose. Nous ne jouons pas tous dans la même équipe, parfois. Mais revenons-en à la situation présente. Est-ce que je peux compter sur vous, Valentine ? Quelqu’un a-t-il jamais compté sur moi ? se demanda David. Il songea à cette fillette, Jill, et à sa mère inconnue. Peuvent-elles compter sur moi ? Est-ce que j’arriverai à empêcher un monstre aux crocs noirs de les transformer en enveloppes sans vie ? Il se souvint alors de la petite Poole et de sa réaction. Le capitaine aimait peut-être la formule. — Ça ira, monsieur. Il espérait que son enthousiasme ne paraissait pas trop artificiel. LeHavre l’emmena au-dehors. C’était un après-midi agréable. Le plus gros des chaleurs estivales était passé, et les nuages s’amoncelaient. Des tipis à cinq mâts occupaient une partie de ce qui avait certainement été le terrain de golf. — La Compagnie Zulu passe son temps en réserve, Valentine, répéta son hôte. L’hiver dernier, vous êtes resté dans un vrai campement d’hiver. Quatre compagnies doivent faire la même chose, quatre autres sont en réserve, et les deux dernières sont déployées en bordure de la zone frontalière. Elles y patrouillent et s’en remettent aux Félins pour relever toute activité importante à l’extérieur des frontières. Si quelque chose se produit, ou qu’apparaît une bonne occasion de porter un coup aux Encapuchonnés, nous sortons de la réserve. Mais cela ne signifie pas que nous restions assis sur notre derrière tout le temps. À partir d’aujourd’hui, vous êtes le lieutenant d’active Valentine, sous mon autorité. Le colonel confirmera après que la paperasserie aura été rédigée. Nous ne sommes pas les Gardes, nous n’avons pas besoin des tampons du gouvernement civil. Je ne vous confie pas encore une section, mais vous aurez vos galons au plus tôt. Revenons-en aux tâches qui vous attendent. Vous serez en charge des unités de soutien logistique, de celles de transport, et des Apprentis. Quand vous ne vous occuperez pas d’eux, vous vous rendrez à l’école d’officiers qui tient ses cours sur le campus de l’ancienne université de Pine Bluff, sur le côté ouest du lac. Si vous voulez un conseil, mémorisez Sun Tse et étudiez les campagnes du dix-neuvième des Apaches et des Comanches, ainsi que certains passages de la guerre de Sécession concernant Bedford Forrest et Stonewall Jackson. Lisez juste assez sur le reste pour être sûr de ne pas rater vos tests. Vous en apprendrez beaucoup sur l’art du combat quand vous vous retrouverez sur le terrain, en infériorité numérique ou avec une puissance de feu moindre que l’ennemi. Quand vous étudierez les Chiricahuas, essayez de ne pas penser qu’ils ont été du côté des perdants. Votre emploi du temps sera plus que bien rempli, mais soyez-en heureux. Nous avons des officiers un peu partout qui ne sont que des sergents parvenus, et parfois le manque de formation provoque des problèmes. — Quand cela va-t-il commencer, monsieur ? — Ça a commencé à l’instant où vous avez accepté ce poste, lieutenant. L’École de Guerre est toujours plus ou moins en période scolaire. Ah, encore une chose : Eveready a dit que vous aviez eu une sorte de prémonition de la présence de Faucheurs dans les parages. Répondez-moi sans détour : c’était de la chance, ou vous avez réellement senti quelque chose ? Valentine réfléchit un moment avant de répondre : — Je ne peux pas l’expliquer, monsieur. Ce n’était fondé sur rien. Je l’ai senti, c’était comme une sorte de picotement intérieur. — Intéressant. Les Faucheurs rendent dingues les chevaux et les chiens aussi. Eh bien, ce qui ressemble le plus à un centre d’étude des Kurians, pour nous humains en tout cas, est cet établissement secondaire de Pine Bluff. Votre histoire va les intéresser. Il y a une demi-douzaine de chercheurs qui planchent sur le Nouvel Ordre. Ils aiment venir nous parler une fois que nous avons vu l’ennemi de près. Ils veulent toujours savoir quel Kurian a envoyé quels Faucheurs – comme si nous pouvions le leur dire ! Allons vous installer dans vos quartiers, et vous pourrez les rencontrer demain, quand vous vous inscrirez au Corps de Formation des Officiers. Le lendemain, après une nuit délicieusement fraîche sur une couchette, dans le tipi réservé aux jeunes officiers qui était tout à lui car son compagnon de tente était en patrouille d’entraînement, David prit son cheval et traversa la petite ville très vivante jusqu’au campus. C’était un ensemble de structures neutres datant des années 1950 et dominées par une curieuse tour rabougrie : une horloge que quelque rétameur avait réparée la décorait. Des Gardes en uniforme assis devant un bâtiment en brique révélaient la position de l’École de Guerre. Puisqu’il avait à faire là, Valentine décida de contacter avant tout le Corps de Formation des Officiers. Il échangea des hochements de tête en guise de salut avec les Gardes au repos à l’extérieur et suivit une vieille pancarte noire et blanche en plastique frappée d’une flèche rouge. Devant la porte ouverte du bureau, un tableau noir annonçait en lettres tracées à la craie : « Cette semaine : Major Thomas Brattleboro – Médecine sur le terrain (Mardi, mercredi, pm 114) Lieutenant P. Haynes – Poudre noir et acier – La balle chemisée (Vendredi après-midi, pm 116, Champ de tir) » Valentine entra dans le bureau. Une brise légère s’infiltrait par les fenêtres ouvertes, mais il régnait malgré tout une chaleur inconfortable dans la pièce, où planait aussi l’odeur du papier moisi. Une jeune Garde en uniforme de coton blanc que Valentine identifia comme une cadette se leva et lui sourit. Elle avait un visage avenant et aussi frais que les fleurs du matin. — Vous devez être le nouveau Loup incorporé à la Compagnie Zulu, monsieur. C’est un plaisir de faire votre connaissance, lieutenant Valentine, dit-elle. Je suis la Cadette Lambert, mais ici tout le monde m’appelle Points. Parce que je suis du genre à rectifier les détails. Je mets les points sur les I et les barres aux T. — Vous êtes bien informée, Lambert. J’ignorais que les Gardes s’intéressaient autant aux Loups. — Il y a un autre Loup étudiant ici actuellement, monsieur. Enfin, une Louve. Elle vient de la Compagnie Tango, à Fort Smith. Elle réside à la pension Poole. Elle est un peu plus âgée que vous. Son nom est Carol Pollisner. En règle générale les Loups n’aiment pas trop les cours formels. À ce propos, j’ai ici votre paquet prêt. — Merci, Lambert. Mais quel âge avez-vous donc, si la question n’est pas trop indiscrète ? Je vous donnerais douze ans… Il lui prit des mains le lourd paquet de documents enveloppés dans une chemise fermée par une ficelle. — Quinze ans. Mais j’ai passé avec succès l’examen physique pour être Garde. Je suis assistante de l’équipe du colonel jusqu’à ce que j’aie dix-huit ans. Et je préfère être appelée Points, en fait, monsieur. Valentine poussa un sifflement bas, car il savait le nombre de pompes qu’il fallait faire pour être accepté parmi les Cadets de la Garde. Il ouvrit la chemise. — Au CFO, la démarche est en grande partie autodidacte, expliqua Points. Il y a une liste de lectures, et un test écrit pour chaque ouvrage. Vous devrez bûcher ainsi sur une période de six mois avant de pouvoir choisir un examen oral. Le travail de classe est plus facile, à moins bien sûr que vous soyez une sorte de génie. Le programme des cours dispensés chaque semaine est inscrit sur le tableau noir à l’extérieur de ce bureau. Une fois que vous l’avez suivi, vous obtenez vos Certificats d’Assiduité, Responsabilité et Mesure, et vous pouvez passer l’examen oral de fin. Il se tient dès que trois capitaines ou plus sont présents. Pour tout dire, votre capitaine LeHavre participera à l’un de ces examens un peu plus tard ce mois-ci. Il paraît qu’il est impitoyable sur l’identification des Grogs. Et si vous ne savez pas où viser une Harpie pour l’abattre avec une seule balle, vous êtes recalé. — Quelle est cette thèse ? demanda Valentine qui parcourait les conditions requises pour l’obtention du diplôme. — Un des projets fétiches du colonel Jimenez. J’espère que vous savez rédiger. Il veut une rédaction de cinquante feuillets sur un sujet de votre choix, n’importe lequel tant qu’il n’a strictement rien de militaire. L’Histoire peut convenir, à condition que de ne pas parler des guerres et des batailles abordées dans la liste de lectures. Une semaine après avoir rendu votre copie, vous êtes interrogé sur elle, alors vous avez tout intérêt à maîtriser le sujet sur lequel vous écrirez. J’ai fait la mienne sur les grands marins, Christophe Colomb, Magellan et les autres. Une semaine plus tard il m’a fait passer sur le gril et m’a demandé comment Colomb s’y était pris pour enrôler ses équipages et faire ce voyage, et comment Magellan aurait pu éviter d’être tué. À mon avis, Jimenez fait ça uniquement pour garder l’esprit affûté. — Merci, Points. Je vais lire tout ça très attentivement. Je commencerai les cours cette semaine, si LeHavre m’en laisse le temps. — La bibliothèque se trouve au dernier étage. Vous ne pouvez y emprunter des ouvrages que si nous avons plus d’un exemplaire disponible, mais heureusement c’est le cas de presque tous ceux qui figurent sur la liste de lectures. — Quel bâtiment est celui qui abrite le foyer des étudiants ? Elle leva vers lui un regard étonné. — Vous voulez rendre visite aux Barjots, hein ? Il y a un plan du campus dans votre paquet, mais c’est juste de l’autre côté de la cour. L’endroit idéal pour se documenter sur les Grogs, quoique je vous déconseille de vous laisser embringuer dans leurs histoires de primes de chasse. — Des primes de chasse ? — Pour tout un tas de trucs. Des vêtements ou des objets de Faucheur. Des rapports écrits subtilisés dans la Zone Kuriane. Ils offrent de grosses sommes pour des prisonniers vivants, mais s’il s’agit de Collabs il faut que ce soient des officiers. Leur rêve est de capturer un Faucheur vivant, et entier. Ils ont réussi une fois, mais il s’est évadé. LeHavre fermera les yeux si vous piquez un document de temps en temps, mais n’essayez jamais de prendre un Faucheur au lasso, ou il vous abattra très probablement lui-même. — Merci pour le tuyau, Points. J’ai l’impression qu’un jour je devrai vous saluer. Elle parut flattée du compliment. — Si vous avez besoin d’aide, je suis ici tous les jours. Je loge dans l’ancien dortoir. En sortant, Valentine croisa trois Gardes qui avaient cessé de chahuter et parlaient d’un vieil exemplaire de Guerre et Société. Ils étaient moins nombreux que lorsqu’il était entré dans le bureau. Apparemment, certains avaient des tâches à accomplir. La pierre gravée devant le foyer des étudiants portait l’inscription « Foyer des étudiants L.A. Davis – 1952 », mais quelqu’un avait accroché un panneau en bois sculpté annonçant : « Université de Miskatonic » sur la porte. Valentine pénétra dans le bâtiment non éclairé, qui sentait la plomberie défectueuse. Un escalier menant aux étages était flanqué d’une pancarte « Sur rendez-vous uniquement », et un autre panneau d’information, qui jadis avait été protégé par une vitre, disait : « Renseignements sur les primes, sonner » au-dessus d’une petite clochette. David s’engagea dans l’escalier. Le premier étage était un dédale de chambres, certaines sans porte, d’autres avec les fenêtres voilées. Un cliquètement à peine audible et digne d’une nouvelle de Poe émanait d’une des pièces. Valentine traqua la source de ce bruit et finit par comprendre que c’était celui d’une machine à écrire. Il déboucha dans une grande pièce meublée de trois bureaux encombrés et décorée aux murs de cartes constellées d’épingles colorées et de dessins de Grogs. Sous une lampe très forte, un homme potelé et chevelu pianotait de deux doigts sur son clavier. La masse de sa chevelure et sa barbe foisonnante rendaient difficile une estimation de son âge, mais David jugea qu’il devait avoir aux environs de trente ans, car ses tempes et son menton commençaient à peine à trahir des traces de gris. Il portait d’immenses lunettes en écaille octogonales qui à l’origine avaient certainement appartenu à une femme. De sa veste en jean sans manches largement ouverte jaillissait une toison si drue qu’un grizzli en aurait été jaloux. Valentine tambourina contre le montant de la porte, ce qui interrompit la concentration de l’autre. — Salut, je peux t’aider ? demanda l’homme d’un ton amical. — Je pense que c’est moi qui suis censé t’aider, répondit Valentine. Tu es un de ceux qui font des recherches sur les Kurians ? — Mouais. Il y a des jours où je trouve que recherche n’est pas le terme approprié. Nous sommes plutôt comparables à des sorciers de tribu qui essaient d’expliquer pourquoi un volcan entre en éruption et qui balancent une vierge dans le cratère pour voir si ça change quelque chose. Nous, on met « Institut d’Études sur le Nouvel Ordre » dans l’en-tête de nos documents, mais ça ne change pas grand-chose. Valentine s’avança dans la pièce et dut contourner les bureaux et les tas de dossiers au sol pour atteindre le scientifique. Comme celui-ci se levait pour lui serrer la main, David nota qu’il avait le pantalon sur les chevilles. — Oh, désolé, dit l’homme, et il aurait été impossible de dire s’il rougissait derrière la barbe qui lui mangeait les joues. Fait chaud ici, tu comprends. Je te jure, cette lampe dégage plus de calories que d’intensité lumineuse. Il remonta son pantalon dans une position plus conventionnelle. — David Valentine, Loup. Originaire du Minnesota. Ravi de te rencontrer, dit le visiteur en prenant la patte velue qui lui était tendue. — David Walker O’Connor. D’Indianapolis. Je me suis sauvé à l’âge précoce de treize ans. J’ai été amené ici simplement parce que j’étais au courant de ce qui se passait dans l’Indiana, enfin plus ou moins, et je me suis incrusté. J’ai lu quelque part que tu avais eu un Faucheur non loin de Weening, il y a un an à peu près. Qu’est-ce que tu as pour nous ? — Est-ce que c’est à toi que je dois parler ? C’est à propos d’une sensation que j’ai eue alors qu’un Faucheur était dans les parages. Il y a environ deux semaines. Un Félin du nom d’Eveready a estimé que c’était assez particulier pour que je vous en parle. O’Connor se gratta furieusement quelque part sous sa barbe en forme de pelle. — Allons au sous-sol. J’ai besoin de faire une pause et de boire un coup. Un soda aux extraits végétaux, ça te dit ? — Oui, merci. En fait, ce sera un régal. Je n’en ai bu qu’une ou deux fois. Le chercheur prit un calepin au passage et ouvrit le chemin à travers une enfilade de bureaux très mal aérés. Ils descendirent tous deux dans la cave. En bas de l’escalier, une porte pareille à celle des boutiques de prêteurs sur gages leur barra le passage. O’Connor sortit d’une poche un trousseau de clés et en choisit une. Le lourd battant pivota sur ses gonds en grinçant lugubrement. O’Connor alluma une unique ampoule nue. Ses quarante watts pathétiques repoussaient à grand-peine l’obscurité et ne faisaient rien pour dissiper l’odeur de moisi qui montait de tas de vêtements, de malles et de caisses bourrées d’objets divers. — Un vrai bric-à-brac, expliqua son guide, mais ça aide à concocter une histoire. Quelque chose bougea dans les ombres : une créature à la peau couverte de plaques, non humaine, avec une face de gargouille, qui les observait. David sursauta et chercha instinctivement à saisir une arme qu’il ne portait pas. — Tout doux, Valentine. C’est Grishnak. Comme tu peux le constater, c’est un Grog. Deux gars de l’Équipe l’ont découvert après un accrochage, salement amoché. On l’a rafistolé, et nourri. Il est devenu une sorte de mascotte. Il tolère toutes nos expériences. Pas vrai, Grish ? Il lui tapota affectueusement le bras. Les yeux mi-clos, le Grog inclina la tête d’un côté, puis de l’autre. — Il parle ? s’enquit Valentine en effleurant d’un doigt sa peau épaisse. — Il arrive à s’exprimer avec quelques grognements. Il a des penchants pyromanes : on ne peut pas lui laisser une boîte d’allumettes ou une lanterne, ou n’importe quoi qui puisse foutre le feu. Il adore regarder brûler les choses. De ce que nous savons, ils sont tous comme lui. Mais c’est une vraie poubelle de table. Il trouve que les épis de maïs sont un délice, et je ne te parle pas des épluchures de pommes de terre… Tu veux un soda, Grish ? Valentine remarqua les traces d’une demi-douzaine de blessures par balle mal soignées sur une des jambes et le ventre de la créature. Une longue cicatrice causée par une lame courait en biais de son épaule au milieu de sa poitrine. Grish déroula sa langue. — Il adore le soda. Bon, asseyons-nous. David prêta l’oreille à tous les menus bruits qui provenaient du bâtiment censé être désert. — Il n’y a pas que toi dans l’Institut, je suppose ? Un frigo sans glace était coincé près d’un évier, et une table de jeu avait été placée sous la lumière inadéquate. Les étagères étaient occupées par quelques assiettes et des tasses. O’Connor tira trois demis à un tonneau en plastique éraflé qui se trouvait dans le frigo. — Il y a un autre universitaire dans le bâtiment, en ce moment même, et il a des horaires encore plus étranges que moi. Nous avons aussi quelques prétendus étudiants, mais il faut bien qu’ils gagnent leur vie, et ils travaillent durant la journée. Le Grog tendit les deux mains pour recevoir son soda, et il se réfugia aussitôt dans les ombres avec son verre. — C’est aussi bien. Il est du genre pas trop propre quand il boit. Je pense que Grishnak est plutôt idiot, même pour un Grog. Ils ont un langage, mais ils n’écrivent pas. Ils s’envoient de petites pierres semblables à des runes dans des tubes en os creux pour communiquer à distance. Et les perles dans leur tignasse sont comparables à des décorations militaires, des totems familiaux, ce genre de trucs. Bref. Revenons à l’Institut. Le reste de l’équipe est sur le terrain. Notre sage le plus âgé se trouve du côté de Mountain Home. Je ne sais pas si tu es au courant, mais cinq ou six Faucheurs rôdent au nord, à l’intérieur du Territoire Libre, ce qui pose un sacré problème. Ils se déplacent plus vite qu’on le dit, et chaque fois qu’on croit les avoir coincés, ils réussissent à filer. Le temps est mauvais dans le Nord, ça n’arrange pas nos affaires. L’air solennel, il ouvrit son calepin et humecta la pointe de son crayon. — Bon, Valentine, c’est quoi, ton histoire ? David relata la traversée du Mississippi pour la deuxième fois en autant de jours. O’Connor se mit à noircir les pages. — Et tu ne peux pas relier cette sensation avec quoi que ce soit que tu aurais entendu, vu, ou senti dans l’air, c’est ça ? Tu en es bien certain ? — Absolument. Je crois que je pourrais comparer ça à… voyons… l’impression qu’on a quand on se trouve près d’une fenêtre, par un jour d’hiver très froid. Comme si la chaleur était aspirée du corps. Je ne peux pas mieux l’expliquer. Ou bien cette sensation que j’ai éprouvée une fois, en passant sous une ligne à haute tension, dans l’obscurité : j’ai su qu’il y avait quelque chose au-dessus de moi, mais j’aurais été incapable de dire quoi. Comment décrirais-tu une démangeaison à quelqu’un qui n’en a jamais eu ? — Je ne saurais pas le faire. Tu as senti l’odeur d’un Faucheur, c’est ça ? Depuis ton invocation comme Loup ? Valentine acquiesça et goûta à la douceur du soda. — De très près. Eveready nous a offert une séance de dissection de l’un d’eux avant que nous quittions la Yazoo. Ça puait autant qu’une charogne. O’Connor cessa de griffonner et réfléchit un moment. Il se laissa aller en arrière sur sa chaise, ce qui la fit craquer. — Il y a déjà eu une poignée de situations comme la tienne. Et pas seulement avec des Loups, d’ailleurs. Quelques personnes possèdent une sensibilité particulière aux Faucheurs. C’est également le cas de pas mal d’animaux. Nous pensons que c’est à cause de l’odeur, mais ces quarante dernières années nous avons vu trop de choses étranges pour écarter une autre explication, y compris celle qui ferait jouer des pouvoirs psychiques. Si ça se reproduit, efforce-toi de définir à quelle distance tu les sens, si c’est différent quand il n’y en a qu’un seul ou quand ils sont plusieurs, si tu peux les distinguer individuellement, ce genre de trucs. — Est-ce qu’ils peuvent dire que c’est toi rien que d’après tes signes vitaux ? — À en croire les Tisseurs, non, à moins qu’ils soient très proches et dans des conditions optimales de détection. Les signes vitaux varient selon l’humeur, si la personne vient de manger ou pas, ce genre de trucs. Bien sûr les types comme toi apprennent à les masquer. La distance semble être le paramètre le plus important. De la même façon qu’on peut identifier un mouvement de loin, reconnaître un homme d’une femme à une certaine distance, et ensuite identifier la personne quand elle se rapproche. Évidemment, ça aide si tu as déjà rencontré cette personne. Mais pour en revenir à ta question, je pense qu’ils peuvent identifier quelqu’un dans certaines circonstances. Il y a eu des cas où les Faucheurs s’en sont pris à un individu en particulier. J’ignore si ce sont des bobards ou pas, mais nous avons un rapport au Nouveau Mexique qui signale que des Faucheurs venus de kilomètres à la ronde se seraient rassemblés pour traquer une des Loups de là-bas. J’imagine que les membres de sa section se sont séparés et que les Faucheurs se sont tous lancés sur sa piste. Évidemment, il est plus facile de détecter les signes vitaux dans le désert, parce qu’il y a moins d’interférences de la part des plantes et des animaux, et il se peut que ces salopards aient simplement décidé de suivre le signal le plus clair. Curieux quand même que ce soit quelqu’un qui leur ait infligé autant de dégâts. — À propos, dit Valentine qui venait de se remémorer un détail spécifique, il y avait un symbole bizarre sur le canoë. Une sorte de X avec les branches cassées. — Une bonne chose que tu l’aies remarqué. Tu t’en souviens assez bien pour le reproduire ? Valentine prit le crayon et traça le symbole sous les notes du chercheur. — Tu es sûr que les branches allaient dans ce sens ? Pas comme ça ? O’Connor dessina la croix gammée du Troisième Reich. — Non, elles étaient tournées de l’autre côté. C’est important ? — Difficile à dire. Cet emblème est apparu un peu partout, ces derniers temps, alors j’ai creusé un peu le sujet. On retrouve ce symbole dans des temples du sous-continent asiatique, sur des objets bouddhistes ainsi qu’un peu partout ici, dans les peintures laissées par les Amérindiens dans les cavernes. Il est également présent dans les ruines de Troie, sur des murs en Égypte, et même en Chine. Je peux dire une chose : ceux qui s’en sont servis dans les temps préhistoriques ont beaucoup voyagé, c’est évident. < 7 Arkansas, printemps de la quarante-deuxième année de l’Ordre Kurian : Valentine passa les mois d’hiver à tenir avec le plus grand sérieux son rôle de lieutenant. Tout en apprenant comment manœuvrer face à l’ennemi en salle de cours, il se familiarisa avec les particularités des bœufs et des mulets employés sur le terrain. Pendant la journée il apprivoisait six calibres de munitions différents, et le soir venu il analysait Clausewitz. Il termina une thèse sur la réalité objective dans laquelle il prenait le parti de Socrate contre Protagoras et Gorgias, après avoir discuté sur la qualité du dernier tonneau de farine avec les femmes exigeantes du camp. Observateur perspicace doué d’une excellente mémoire pour les détails, il modela sa conduite sur celle des officiers qu’il respectait. Il admirait la façon méthodique dont LeHavre planifiait le mouvement de chaque compagnie. Le chef de chaque groupe connaissait si bien sa mission que le capitaine ne lui communiquait souvent que deux ordres pendant toute une journée de marche : « Démontez les tentes » à l’aube et « Installez le campement » au crépuscule. La compagnie fonctionnait comme une machine bien réglée dès l’instant où son commandant enfonçait la touche « On ». Il appréciait le rôle de second endossé par le lieutenant Mallow qui amplifiait et exécutait les ordres de son supérieur, et copiait le dévouement de Brostoff pour ses hommes en leur fournissant tout ce qu’ils voulaient. S’il évitait également d’imiter l’indécision de Mallow en l’absence d’ordres clairs et le penchant pour la boisson de Brostoff, cela montrait qu’il pouvait aussi apprendre à ne pas suivre aveuglément les autres. Ses hommes l’aimaient bien et, ce qui était beaucoup plus important, ils le respectaient pour la simple raison que lui-même leur montrait du respect. Les Gardes du CFO se moquaient de ses vêtements en peau de daim et de sa discrétion. Il évitait les sorties tumultueuses du week-end, une constante de la vie estudiantine depuis l’apparition de l’éducation, et se tenait tranquille en cours, à moins d’être interrogé. Il ne dit rien de ses expériences même aux autres Loups qui passèrent à l’occasion comme étudiants ou enseignants. Il fréquenta les chercheurs du Miskatonic Hall, lut certains de leurs dossiers concernant les Kurians et écouta beaucoup plus qu’il ne parla. Ces caractéristiques, et en particulier la dernière, se révélèrent rares chez les jeunes Loups qui étaient généralement vantards ou râleurs. Mais il se sentait seul et tomba dans le piège de faire comme s’il préférait l’être, ce qui accrut encore son isolement dans un cercle vicieux que les jeunes gens dotés d’un certain tempérament se créent et dont ils restent prisonniers. Mais en dehors du manque de camaraderie il aima son rôle de lieutenant d’active plus que tout ce qu’il avait connu jusqu’alors. Les défis constants, autant physiques que mentaux, le stimulaient. La Compagnie Zulu passa à l’action à deux reprises durant cet hiver, mais à cause de ses études et de son peu d’expérience il dut rester à l’arrière, dans le camp de réservistes, avec les malades et les autres éléments dépendants. Il y commanda une escouade d’autres Loups tout aussi déçus et se retrouva responsable de la garde des chariots trop encombrants et des bagages. Des tournois de tir pour les non-combattants et les répétitions d’un spectacle musical qui devait accueillir le retour des Loups apportèrent un soulagement assez comique aux tensions des hommes, et chaque fois qu’un des membres de son escouade alla lutiner une femme dans un tipi isolé il fit mine de ne rien remarquer. Aux premiers signes verdoyants du printemps, la Compagnie Zulu quitta Pine Bluff pour la Ouichita River. Ils reprenaient le service actif. — Désolé, Valentine, vous restez en arrière encore une fois. Le capitaine LeHavre reposa son morceau de craie. Les rayons obliques du soleil couchant conféraient à ses traits un teint doré. Derrière lui, sur le tableau noir (qui en fait était vert), était dessinée une carte schématisée de l’ouest de l’Arkansas et de la frontière avec la Louisiane. Des cercles indiquaient les positions que les deux autres sections exploreraient lors de la longue patrouille censée occuper le reste du mois. Près du jeune Loup, Brostoff et Mallow échangeaient des commentaires à mi-voix. — Des questions, messieurs ? demanda le capitaine. — Qu’est-ce que vous laissez à Val, monsieur ? — L’intégralité de sa section. Ce n’est pas parce qu’il reste en arrière qu’il ne sera pas occupé. Dans un sens, pendant notre absence il tiendra la première ligne de défense de la Région Sud. Que le niveau des rivières baisse encore un peu et une colonne montée pourrait effectuer un raid sur cet endroit sans que nous les croisions. Et il faut également surveiller le fleuve. Il a besoin d’hommes pour les patrouilles, pour acheminer l’approvisionnement du régiment jusqu’à nos caches, pour dresser une carte précise de ces fermes frontalières, et pour les protéger. — Et pour échanger du riz, aussi, ajouta Mallow. Nous en aurons tous assez de ce régime avant l’arrivée de l’automne. — Autant éviter la faim. À une époque, il n’y avait guère que des trappeurs dans ce coin, dit LeHavre. À présent il y a quelques fermes – des plantations, plutôt – et si nous parvenons à les organiser cette région jusqu’au Mississippi pourrait se joindre à nous. Mais il faudrait environ deux mille hommes en garnison pour la sécuriser, et à moins qu’ils nous procurent des forces irrégulières ça n’arrivera pas. Vous savez parler, Valentine. Sondez quelques-uns des habitants du cru et voyez s’ils accepteraient des armes et des munitions pour mettre en place un système de patrouilles. Au lever du jour suivant, Valentine et sa section assistèrent au départ des deux tiers de la Compagnie Zulu. — Passez mon bonjour aux alligators, lança un des hommes de Valentine. — Au moins nos lames serviront à autre chose qu’à sculpter des morceaux de bois, répliqua un des Loups de la colonne sud qui cracha des coques de graines de tournesol. La section travailla aux lignes du bac que la compagnie installait pour la traversée du fleuve. D’ici quelques semaines on pourrait le franchir à pied en de nombreux endroits, mais LeHavre voulait commencer sans attendre l’exploration de la frontière avec la Zone Kuriane. Des cornouillers en peine floraison frangeaient le fleuve au débit paresseux. Valentine traversa avec des mulets chargés de ravitaillement et surveilla le campement depuis l’autre berge. Les tipis et les tentes de la Compagnie Zulu étaient cachés, bien en retrait du fleuve. Même si les Collabs envoyaient des bateaux de patrouille armés ils ne sauraient pas où se trouvaient les Loups dès que le radeau et les filins de guidage auraient été dissimulés. — Vous croyez peut-être avoir la tâche la plus facile, mais c’est une sérieuse responsabilité, dit une voix derrière lui. Valentine se retourna. LeHavre émergea des feuillages avoisinants, chargé de cylindres à cartes, d’un télescope et de la seule mitraillette de la compagnie. Les nuages s’étaient épaissis, et la forêt n’était plus qu’un tapis d’ombres. — Vous êtes dans un coin risqué, Valentine. Les Kurians pourraient descendre les cours d’eau venus des Ouachita, effectuer un raid depuis la Louisiane ou traverser le Mississippi. Ils ont une grosse garnison à Vicksburg et des barges en abondance. Votre mission principale consiste à protéger la Région Sud en guettant ce genre de surprise. S’ils viennent en force, envoyez au plus vite autant de renseignements que possible au régiment. Faites des dégâts dans leurs rangs si vous le pouvez, mais vos hommes valent plus que les Collabs recrutés d’office, alors débrouillez-vous pour ne pas vous retrouver coincés. Je vous ai laissé ici pour une bonne raison, et pas parce que vous êtes le dernier promu parmi mes officiers. À dire vrai, en d’autres circonstances c’est moi qui serais resté ici. — Oui, monsieur. Avec un peu de chance, l’été sera calme. Un troisième homme les rejoignit, le corpulent sergent Patel, un combattant aguerri. — Tout le monde a traversé, monsieur. Les éclaireurs sont déjà partis en avant et la colonne est prête à faire mouvement. — Merci, sergent. J’arrive dans un instant, dit le capitaine avant de se retourner vers Valentine. Comptez que nous serons partis pendant six semaines. Je vous enverrai effectuer une courte patrouille à mon retour, afin que vous puissiez gagner un peu d’expérience. Je vais laisser Brostoff pour surveiller les cours d’eau pendant tout l’été, mais je reviendrai avec Mallow et sa section. — Les poulets seront bien gras à cette date, et je suis sûr que je peux dénicher des pastèques de taille acceptable. — Si jeune, et vous savez déjà comment pensent les vieux soldats ! Prenez soin de vous, monsieur Valentine. Il rendit son salut à son subordonné. — Ne permettez pas qu’il arrive quoi que ce soit à la Région Sud pendant mon absence. Valentine réussit à afficher un sourire confiant lorsque LeHavre lui lança un clin d’œil. Quand les Loups partirent, la journée arrivait à son terme, et Valentine supervisa le démontage du bac. Ils ramenèrent les filins de guidage et les pieux au campement et mirent le radeau au sec, hors de vue. — Il y a une nouvelle ferme occupée à trois kilomètres au nord, Lieutenant Valentine, vint lui annoncer le sergent Quist. Est-ce que nous allons leur rendre une petite visite ? — Veillez à ce que vos hommes restent loin du poulailler, si vous tenez à votre rang, Quist. Vous savez ce que pense le capitaine de ce genre d’incident, dit David dont le visage s’était assombri comme le ciel au-dessus de leurs têtes. — Je ne le disais pas dans ce sens-là, monsieur. Ils ne sont pas si bêtes. Je voulais parler d’une visite de courtoisie, histoire de bien démarrer les choses. Nous n’allons pas cesser d’aller et venir le long du fleuve, et il serait dommage de prendre une décharge de chevrotine en pleine poitrine par accident. Et puis, le fermier sera peut-être disposé à faire un peu de troc avec nous. — Je vois. Désolé, Quist, j’avais mal interprété votre proposition. J’irai demain matin, à la première heure. Je prendrai Bozich avec moi. La présence d’une femme à mes côtés rendra ma venue moins menaçante. Michaels est l’Apprenti le plus ancien, maintenant, n’est-ce pas ? Il viendra aussi. Il faudra tenir la boutique pendant mon absence, sergent. Il se mit à pleuvoir, et Valentine fit le tour du campement. Il aimait la tiédeur de la pluie et cette impression d’intimité qu’elle procurait. Il sentit la fumée du tabac des sentinelles avant même de les voir, envisagea d’interdire de fumer pendant le service, et rejeta aussitôt cette idée. Les vétérans savaient quand il n’y avait aucun danger à fumer, et les nouvelles recrues pouvaient l’apprendre. Abri, nourriture, bois de chauffage et sécurité accaparaient ses pensées pendant qu’il déambulait sous le crachin, une oreille toujours tendue pour surveiller les mille et un bruits du campement. Il se servait de son odorat autant que de son ouïe, et humait le parcours des odeurs de cuisine ou de celles, nettement moins agréables, des latrines qui dérivaient sur les courants d’air. Certains Grogs sentaient et entendaient mieux que les Loups. Il lui faudrait installer des postes de surveillance en continu le long du fleuve, faire construire une redoute en cas d’attaque surprise, et veiller à ce que les réserves de munitions et de nourriture soient au sec et en lieu sûr. Tendre une sorte de filet entre les arbres ne serait pas non plus une mauvaise idée, songea-t-il en se remémorant sa rencontre avec les Harpies à Weening. Il en vint tout naturellement à penser à Gabby Cho, et sa bonne humeur disparut comme un morceau de sucre sous la pluie. La ferme dont avait parlé Quist était constituée d’une unique grange d’aspect solide et encore en réparation. Seules restaient les fondations de ce qui avait été une maison d’habitation. Le bâtiment se dressait sur une langue de terre humide s’enfonçant dans la Ouachita, et des rizières s’étalaient sur le terrain nettoyé alentour. Suivi de Bozich et Michaels, Valentine remonta le chemin venant du fleuve. Bozich avait les traits assez durs, mais un regard chaleureux. LeHavre envisageait de la nommer sergent. Elle était la plus petite parmi les Loups de la section, mais elle avait de l’énergie à revendre et c’est elle qui portait la carabine équipée d’une lunette d’approche. Michaels avait encore de l’acné et il lui arrivait de respirer bruyamment, mais un peu d’asthme ne le disqualifiait pas nécessairement pour le service. De plus il prenait très au sérieux ses devoirs en tant qu’Apprenti le plus ancien. Les Loups détectèrent l’odeur de vaches et de chèvres dans la grange, mais pas celle de cochons. Où qu’ils soient installés, les fermiers vivaient au-dessus de leurs animaux, et les porcs ne constituaient pas le cheptel idéal quand vous partagiez la même habitation. Des chiens aboyèrent, et dans la cour une fillette à la chevelure ébouriffée gravit en hâte une échelle à leur approche. — Maman ! Maman ! Maman ! gémit-elle sur le même rythme qu’une sirène d’alerte. — C’est des soldats ! cria une voix. Valentine entendit le bruit de culasse d’un fusil de chasse. Deux hommes apparurent, pareillement barbus, mais l’un plus grisonnant que l’autre. L’aîné tenait le fusil. Ils portaient des vêtements élimés et déteints, rapiécés mais propres, qui manifestement dataient d’avant les Kurians. — Z’êtes de par là-haut ? Des gars de la Région ? demanda le plus jeune des fermiers en restant à deux enjambées de la porte de la grange. — Sûr qu’y viennent de là-haut, répondit l’autre. Y portent des fringues en daim. Même les bottes. — Nous avons établi notre campement à trois kilomètres en aval. Alors nous nous sommes dit que nous devrions venir vous saluer, déclara Valentine qui prenait soin de garder sa main éloignée de son holster. Un des chiens décida que rien d’intéressant n’allait se produire. Il cessa d’aboyer et s’écroula sur le flanc aussi subitement que s’il avait été abattu d’une balle. Bozich et l’Apprenti étouffèrent un rire, et les propriétaires de l’animal échangèrent un regard. — Ce chien, il est pas possible. Il s’endort comme s’il était mort d’un coup, dit le fermier sans arme, et il eut un sourire édenté. La glace était rompue, et les hommes appelèrent leurs familles. La Ferme de la Grange en Béton, comme ses occupants l’avaient baptisée, comptait deux frères, Rob et Cub Kelly. Leurs familles et un autre jeune homme célibataire travaillaient aux rizières, aux jardins et aux ruisseaux pour le poisson. — Nous, on dit que ç’qu’est à nous, ben c’est à nous, déclara plus tard Rob Kelly, le plus jeune frère, alors que les hommes et leurs femmes s’étaient assis avec l’équipe de Valentine sur les fondations de la maison. Peut-être sur ce qui avait été le porche d’entrée. Cub acquiesça à cette forte pensée. — On pouvait plus supporter. Les taxes, les règlements. Les types d’la loi qui s’arrêtent avec l’ventre vide. Y plantent rien, y donnent pas un coup de main, et y veulent avoir tout quand même. À force, on a décidé d’venir ici. Bozich ouvrit la bouche pour prendre la parole, mais David l’en dissuada d’un simple regard. — Vous êtes tranquilles ici, c’est certain, dit-il. Mais le coin est plutôt désolé, et si les autres arrivaient… L’épouse de Rob Kelly pinça les lèvres. — Nos hommes ont l’œil, dit son mari. Et pis on est trop p’tits pour les intéresser. Et si quèque chose de dangereux approche, on prévient Steiner et ses Bêtes. — Qui est ce Steiner ? — Il a quèques endroits dans la nature. À une demi-journée d’marche, mais sans traîner, hein. — J’ai une boîte de cartouches pour ce calibre 12, si un de vos fils me mène à lui. Et j’ai l’impression que vous auriez l’usage d’un peu de peinture, pour la grange. Je devrais pouvoir trouver ça. Cub Kelly semblait méfiant, mais Valentine ne lui avait vu que deux expressions, méfiant ou taciturne. Le fermier se décida et hocha la tête à l’attention de son frère. — Marché conclu, le soldat. Patrick, le fils de Cub Kelly, était maigre comme un épouvantail et aussi peu bavard que son père. Il avait la peau tannée par le soleil et le regard toujours en mouvement. Ce fut lui qui les guida sur une série de sentes qui traversaient les marécages. Le garçon portait une fronde et un petit sac de cailloux. Le Loup l’observa avec intérêt quand il tua un faucon perché sur un vieux poteau. Il alla ramasser le corps amolli et déclara : — Quèque chose à mettre dans l’ragoût. Bozich eut un sifflement bas en découvrant l’installation de Steiner. Un groupe de bâtiments couronnait une élévation au centre de kilomètres carrés de rizières. Les murs blanchis à la chaux étaient en bon état, avec des toits recouverts d’aluminium, le tout entouré d’un mur d’enceinte lui-même précédé d’un large fossé. Les Loups l’observèrent depuis un tertre qui marquait la fin de la piste et le début des rizières. Un petit cimetière occupait la colline, avec ses croix proprement alignées et séparées par des cairns de pierre. Certaines tombes étaient plus petites et rapprochées les unes des autres. Elles racontaient la triste histoire d’un taux élevé de mortalité infantile dans une région rurale. Après avoir étudié un moment la communauté des défunts, Valentine revint aux vivants. — Vous aviez entendu parler de cet endroit, Bozich ? — Nous savions qu’il existait des plantations importantes par ici, mais celle-là dépasse tout ce qu’on imaginait. Ce ne sont pas des squatters frontaliers, monsieur. Tout ça représente des années de labeur. — Je me demande comment on entre… Par un pont-levis ? — Un bateau guidé par une corde, soldat, répondit le jeune Kelly. — Merci de nous avoir servi de guide. Tu peux rapporter ton faucon à la maison pour agrémenter le ragoût, maintenant. Dis à ton père que, s’il a besoin de quelque chose, nous serons toujours prêts à faire un peu de troc. — Pas d’problème, soldat, dit le garçon. Il noua son lance-pierres autour des pattes du rapace et repartit au trot dans les broussailles. — Voilà le bateau, annonça Michaels. Sous l’endroit où le mur descend dans l’eau. Valentine scruta le mur d’enceinte avec ses jumelles. Il était fait de pierres taillées avec une habileté indéniable. Il vit une autre tête et des jumelles braquées sur lui. — Ils nous ont vus aussi. Inutile de jouer les timides plus longtemps. Essayons de trouver l’embarcadère. Les trois Loups zigzaguèrent sur les petites digues en terre qui séparaient les parcelles de riz. Valentine se rendit compte qu’un éventuel assaillant devrait suivre le même chemin pour atteindre les murs s’il ne voulait pas patauger dans la boue. — Vous pensez que ces gens nous donneront à manger ? demanda Bozich. Les Kelly ne se sont pas montrés très hospitaliers. — Nous le saurons bientôt, répondit Valentine. Michaels, vous restez hors de portée de tir. Cet endroit dégage une curieuse odeur. Bozich renifla l’air. — Ça sent le cochon… Enfin j’espère. — Pour moi, ça sentirait plutôt le Grog. Il n’y pas trace d’affrontement. Mais soyez prêts à tout. Michaels, si à la nuit tombée vous n’avez pas de nouvelles de nous, vous décampez. Compris ? — Bien, monsieur. Je reviendrai avec de l’aide. — Vous direz à Quist d’alerter la Région Sud, c’est tout ce que vous ferez. À leur approche, des chiens se mirent à aboyer avec une puissance qui trahissait de véritables molosses. Un homme apparut au sommet du mur d’enceinte. Il les observa derrière une meurtrière. — Eh, étrangers. Quoi que vous ayez à vendre, ça ne nous intéresse pas. — Nous sommes acheteurs, pas vendeurs. Nous aimerions parler à M. Steiner. Et nous n’avons pas de rendez-vous. — Vous n’avez pas quoi ? — Peu importe. Nous pouvons entrer ? Un silence, puis : — Il dit qu’il va sortir. Steiner était un homme de forte carrure au visage constellé de taches de rousseur et couronné de cheveux roux. Après un coup d’œil aux visiteurs, il s’installa dans un petit bateau à fond plat et rama pour traverser le fossé. Valentine lui donnait environ trente-cinq ans. Il portait des sandales en cuir brut et une tunique courte à col évasé qui rappela au Loup des images de Romains. Il semblait détendu, sûr de lui. — Je parie que vous êtes tous les deux des Loups de la Région Militaire Sud. Si vous voulez acheter du riz, je vends déjà le mien à Pine Bluff. J’ai un agent là-bas. Et n’allez pas me citer vos Articles de Lois sur le Commerce, ces terres ne dépendent pas de la Région Sud. Nous avons tout construit de nos mains, sans aide de votre part, et nous défendons ce que nous avons, sans aide de votre part. Le dernier guérillero qui a voulu avoir ses dix pour cent est arrivé menaçant et il est reparti en glapissant. Valentine soutint le regard direct de l’homme. — Vous pensez que vous défendez votre bien, sans aide de notre part. Combien de temps tiendriez-vous si le Territoire Libre n’existait plus, c’est une autre question. Mais je vous concède ce point, pour éviter une discussion inutile. — J’ai fini de discuter, dit Steiner. — Belle surface que vous avez là. Vous devez avoir de la place pour loger au moins cinquante familles. C’est un refuge au cas où les Kurians envahiraient la contrée ? — Ce sont nos affaires, La Gâchette. — Nous sommes deux Gâchettes fatiguées, M. Steiner. Et affamées, aussi. Une partie de mon unité campe près de la Ouachita, et j’essaie simplement de prendre contact avec les voisins. Je suis impressionné. Je n’ai jamais vu une installation pareille dans les terres frontalières. J’aimerais y jeter un œil. — Ça nous a pris beaucoup d’années de travail, monsieur. — Valentine, David. Lieutenant dans le Régiment des Loups d’Arkansas. Steiner réfléchit quelques secondes avant de déclarer : — Monsieur Valentine, nous n’acceptons pas d’étrangers à l’intérieur, en temps normal, mais vous me semblez plus acceptable que les habituels types de la Région Sud. Je vais vous offrir une visite et un repas, mais je ne veux pas que vos hommes viennent ici chaque semaine et nous fassent de grands discours sur le fait que manier un fusil pour la Région Sud les autorise à se gaver de poulet rôti. Vous allez voir des choses que peu de personnes telles que vous ont vues, ou qu’elles souhaiteraient voir. Ils reprirent le petit bateau pour atteindre l’île. La porte était doublée d’aluminium ondulé. Valentine se demanda si Steiner savait que tout cet aluminium lui poserait de sérieux problèmes face à des bombes au phosphore. Ils franchirent la porte… Et s’immobilisèrent. Deux Grogs se tenaient à l’intérieur, qui caressaient leur fusil à long canon dans une attitude décontractée. Ils portaient des tuniques similaires à celle de Steiner et retroussèrent leurs lèvres caoutchouteuses pour découvrir des dents jaunies. Bozich eut un hoquet de surprise et voulut prendre sa carabine. — Ne touchez pas à votre arme, lui ordonna Valentine en posant une main sur le canon pour empêcher la jeune femme de le relever. Son cœur battait la chamade, mais les Grogs ne semblaient animés d’aucune intention agressive. — Ne vous inquiétez pas, dit Steiner, ce ne sont pas les habituels Dos Gris. Ils sont amicaux. — J’ai déjà vu un Grog domestiqué. Le visage de Steiner s’empourpra. — Ceux-là ne sont pas domestiqués. Ils sont aussi libres que vous et moi. Valentine tourna son attention vers les habitations. Le village ressemblait à Weening par sa disposition circulaire, mais il n’y avait pas de grange, seulement des poulaillers et des chèvres. Un château d’eau s’élevait au centre du village, et l’endroit principal de la communauté semblait être les abreuvoirs où les femmes lavaient le linge. Une Grog femelle (avec seulement deux mamelles, alors que Valentine avait entendu dire qu’elles en avaient quatre, comme les vaches) essorait des vêtements avec une sorte de soufflet. Des humains et des Grogs firent halte pour regarder les étrangers. Steiner les mena sous le porche d’une petite maison et les invita à s’asseoir sur un banc en bois. — Monsieur Valentine, commença-t-il, il y a bien longtemps, je suis venu du Mississippi avec un Grog nommé Big Joke. Il nous a aidés, ma femme et moi, à nous échapper d’un camp de travail, et c’est comme ça que nous avons découvert le Territoire Libre. Certains de vos Loups nous ont arrêtés dans la région frontalière, et ils nous ont faits prisonniers. Prisonniers ! Après des semaines passées à tenter par tous les moyens d’atteindre ce « bastion de la liberté », j’ai dû me présenter devant une juge avec le Grog qui m’avait sauvé la vie et supplier pour nous deux. Je me suis montré convaincant, ou bien la juge avait assez d’ouverture d’esprit. Quoi qu’il en soit nous avons été libérés et nous sommes devenus citoyens du Territoire Libre. Big Joke et moi avons très vite compris qu’il n’y avait pas de place pour un Grog dans vos villes. La personne – car c’est une personne, même si les Grogs pensent différemment de nous – à qui je devais la vie ne trouvait pas de boulot, d’endroit où coucher ou manger. Le mieux qu’il a pu faire, ça a été de « travailler contre de la nourriture » sur les quais. Alors ma femme, Big Joke et moi, nous sommes partis vers le sud et nous avons découvert cet endroit au beau milieu des marais. Dans le Mississippi, j’avais consacré des années à assécher ces terres pour créer des rizières pour eux, alors faire la même chose pour moi pendant quelques années n’a pas été très difficile. Quelques autres sont venus du nord et nous ont rejoints. Ça a été le début de temps très durs, mais nous avons bâti tout ce que vous voyez autour de vous. — Vous avez perdu votre femme très tôt. J’en suis désolé. Steiner ne fit rien pour dissimuler son étonnement. — Comment… — Nous sommes passés à côté du cimetière. J’ai vu une LaLee Steiner, dont l’âge semble correspondre. — Je l’ai perdue quand elle a attrapé la fièvre, après avoir donné naissance à notre fils. Deux ans après qu’un abruti de la Région Sud avait abattu Big Joke dans une embuscade. Il était parti chasser. J’ai essayé de comprendre. Un Grog dans la zone frontalière, qui rôde avec une arbalète. Si je n’avais pas réfléchi, j’aurais tiré d’abord et posé les questions ensuite. Mais il faut que tous vous commenciez à réfléchir. — Comment ça ? — Ceux qui commandent votre Région Sud. Leur réflexion n’a pas évolué. Peut-être parce qu’elle a été créée par un groupe de militaires. Ils cherchent à préserver un passé, pas à bâtir l’avenir. Les Grogs sont ici, et ils sont ici pour rester. Je suis sûr qu’ils sont maintenant des centaines de milliers, sinon des millions. La victoire semble encore lointaine, mais si nous la remportons, que ferons-nous d’eux ? Nous les massacrerons tous ? Peu probable. Nous les parquerons dans des réserves ? Je vous souhaite bonne chance, alors… — Pour l’instant, la Région Sud s’efforce de continuer à exister, dit Valentine. Ils ne peuvent pas se payer le luxe de voir trop loin dans le futur. En son for intérieur pourtant, il était d’accord avec Steiner. Mais il ne pouvait pas critiquer ouvertement le commandement de la Région Sud, et surtout pas devant Bozich. — Je ne prétends pas que la cohabitation avec les Grogs soit toujours facile. Ils ne manquent pas de qualités, mais ils ont une façon de penser différente de la nôtre. Je n’ai jamais vu des gens vivre au jour le jour à ce point. S’ils prévoient quelque chose trois jours à l’avance, c’est quasiment un acte de génie. Vous aimeriez vous réveiller chaque matin surpris, vous ? Eh bien, c’est ainsi qu’ils vivent, d’une certaine façon. Même s’ils sont assez malins pour résoudre un problème dès qu’ils l’ont compris. Vous avez faim ? — Oui, monsieur, répondit Bozich qui se détourna d’un Grog en train de jouer avec un chiot. Valentine coula un regard dans cette direction. Les Grogs imitaient le comportement du chien. Ils sautillaient à quatre pattes et participaient à son excitation par leurs postures mieux qu’un enfant humain aurait pu le faire. Steiner les précéda dans la maison où régnait la pénombre. Le mobilier avait visiblement été façonné par les propriétaires et conservait un aspect assez grossier, même si quelqu’un avait ajouté une note de raffinement en cousant avec art des coussins. — Désolé qu’il fasse aussi sombre. Nous économisons le pétrole, et puis ça ne ferait qu’élever la température. Steiner ralluma le feu et plaça sur le poêle une petite marmite sortie du garde-manger. — J’espère que vous aimez le gumbo. C’est le plat de base, ici. Les petits pains de riz sont très bons. Steiner leur présenta une cuvette d’eau pour se laver les mains pendant que l’épaisse soupe réchauffait. — J’ai le sentiment que vous êtes responsable d’un peu plus que ce village. Steiner s’esclaffa. — J’essaie encore de comprendre comment c’est arrivé. Une fois que le village a été en bonne voie, et que nous avons commencé à expédier des chariots de riz à Pine Bluff, certains des autres petits exploitants se sont mis à suivre le mouvement. Avec eux et les Grogs qui protégeaient nos chariots, nous avons eu de vrais convois. Nous avons ici quelques tailleurs de pierre de grand talent et d’autres artisans, et les gens du coin ont adhéré au projet, tout particulièrement quand le moulin a fonctionné. Et d’un seul coup je me suis retrouvé à célébrer des mariages et décider quelle tête de bétail appartenait à qui. — Le roi Steiner ? — L’idée m’a traversé l’esprit. Le jeu ne paraît pas en valoir la chandelle, mais quand vous avez un ou deux bébés qui sont baptisés de votre nom, vous voyez les choses sous un jour différent. Valentine remarqua que leur hôte n’avait pas fait mention de son propre fils. Il avait déjà poussé l’homme à parler du chagrin concernant sa femme, et la douleur qu’il avait lue dans les yeux de Steiner le décida à tenir sa langue, au moins pour le moment. On les servit dans des bols en bois, et les Loups engloutirent la soupe épicée avec des morceaux de pain. — Je parie qu’on vous appelle les Loups à cause de votre façon de manger, dit Steiner. — Vous n’êtes pas le premier à le dire, répondit Bozich en riant presque, du gumbo sur ses lèvres. David termina son bol et aida leur hôte à débarrasser la table. — Si vous ne voulez pas vivre sous la loi du Territoire Libre, pourquoi ne pas vivre en coopération avec lui ? dit le jeune homme. — Avec lui ? — Une sorte d’alliance. Steiner eut une moue peu convaincue. — Pourquoi aurais-je besoin de la Région Sud ? Nous nous débrouillons très bien seuls. — Vous pourriez avoir besoin d’armes et de munitions. — Nous les fabriquons nous-mêmes. Et elles sont de meilleure qualité que les vôtres, en général. — Un de ces jours, ce marais pourrait être envahi par une colonne kuriane. Que ferez-vous, alors ? — Ils perdraient plus qu’ils gagneraient à vouloir prendre cet endroit. — Nous pourrions vous donner une radio, et la Région Sud serait en mesure de répondre à un appel à l’aide dans cette région de l’Arkansas. Tout ce qui passe par ici se dirige vers nous. Steiner paraissait dubitatif. — Non, je ne veux pas d’une garnison, merci bien. — Il ne s’agit pas d’installer une garnison. Nous pourrions construire un hôpital… ou au moins un centre médical. Avec une infirmière et un médecin compétents, et à plein-temps. Pas seulement pour le village, mais aussi pour les fermiers des alentours. Ça signifierait quelques croix en moins dans le cimetière. Vous pourriez faire encore plus pour ces gens, simplement en nous donnant votre accord. — Qui êtes-vous, mon gars ? Vous avez ce genre de pouvoir ? — Je suis officier dans la Région Militaire Sud. Je peux proposer tout ce que j’estime approprié aux gens du coin tant que c’est utilisé pour nous, et non contre nous. Peut-être bien que j’outrepasse leurs attentes, mais s’ils veulent me confier cette autorité, alors je m’en servirai au mieux. Nous avons créé un centre médical près de la Saint Francis il y a un an. Pourquoi ne pas faire la même chose ici ? Chaque fusil dont vous disposez correspond à un fusil que la Région Sud peut aligner sur une autre portion de la frontière. Vous vous nourrissez, vous vous habillez et vous vous armez vous-mêmes. C’est une économie en ressources et en organisation. Je suis prêt à coucher tout ça sur le papier pour assurer votre indépendance. Pas question de dix pour cent d’impôts. Vous n’aurez jamais rien d’autre à défendre que vos propres terres. Steiner passa une langue rapide sur ses dents et contempla de longues secondes le lavoir improvisé qu’on pouvait apercevoir par la fenêtre. — Monsieur Valentine, dit-il enfin, vous venez de vous faire un allié. Bouche bée, le lieutenant Mallow regardait les sergents calmer les commentaires étouffés des hommes de la Première Section. Le capitaine LeHavre affichait un sourire désabusé tandis que le bac les transportait de l’autre côté du fossé. LeHavre avait dépêché un messager pour annoncer à Valentine que la patrouille rentrait, harassée et l’estomac dans les talons. Le fleuve était toujours assez profond pour que le bac doive être remis à l’eau. David prévint son nouvel allié à la place forte dans les marais de rassembler ses hommes pour une rencontre et un passage en revue. D’un côté de l’embarcadère, Valentine avait réuni les membres de sa section, du moins ceux qui ne s’occupaient pas des filins et des mulets utilisés pour faire traverser le bac. De l’autre côté, le colonel Steiner se tenait à la tête de trois cents hommes, femmes et Grogs. Chacun portait un foulard vert autour du cou, le seul signe vestimentaire commun à la milice disparate que Steiner avait baptisée « les Fusils des Rizières ». Pour Valentine ce nom ne manquait pas d’une certaine ironie : si la moitié de ces engagés volontaires disposaient effectivement d’armes à feu, surtout des fusils de chasse, les autres brandissaient fourches, épées, arcs ou haches. Une centaine de fusils supplémentaires envoyés par la Région Sud étaient en chemin, car Valentine avait ajouté plusieurs lettres passionnées aux papiers nécessaires pour réclamer des armes plus lourdes, un centre médical et une radio pour les habitants du coin. Du camp des Loups leur parvenaient les odeurs de barbecue et de cuisine. La première assemblée presque officielle des Fusils des Rizières serait fêtée par un banquet. LeHavre sauta hors du bac et pataugea jusqu’à la terre ferme. — Qu’est-ce que tout ça veut dire, monsieur Valentine ? Des prisonniers grogs, ou une mise en scène ? David salua son supérieur selon les formes. — Bienvenue, monsieur. Il s’agit de la Milice locale. Son commandant et moi continuons à visiter d’autres fermes des alentours. Nous espérons rassembler cinq cents fusils d’ici à la fin de l’été. Cet homme est très influent, dans cette région. — Je vous confie la bonne marche de cette opération, Valentine. Je vous laisse avec un peu plus de vingt hommes, et quand je reviens j’en découvre des centaines. Qu’est-ce que vous leur proposez ? Des bières gratuites ? — Seulement la liberté, monsieur. < 8 Le champ de bataille, août de la quarante-troisième année de l’Ordre Kurian : des engins à moteur en panne et des chariots emplissent les rues de Hazlett, Missouri. Certains des bâtiments en brique sont encore debout, mais des maisons en bois il ne reste que les cheminées de pierre dressées tels des monuments dédiés aux foyers qui se trouvaient là. Quelques soldats sondent encore les ruines couvertes de suie, car leurs demeures fumantes ont finalement été éteintes par une averse matinale. L’armement grog forme trois tas : détruit, réparable et intact. Des experts de la récupération ont ajouté à ce triage mécanique quand ils ont glané un peu plus de matériel dans les bois environnants et sur la route qui mène à Cairo, Illinois. Les seuls corps visibles sont ceux qui, non recouverts, reposent en rangées bien ordonnées à l’extérieur d’une grange située à un peu moins d’un kilomètre de la ville, près d’une source. Les estropiés et les blessés gémissent à l’intérieur, sur des palettes, de vieilles portes et même des sacs de foin en guise de civières. Certains envient les cadavres qui ne connaissent plus la souffrance. Des équipes de deux chirurgiens, les traits figés par la fatigue et leurs blouses constellées de taches de sang, combattent la lassitude et la septicémie. Les fossoyeurs s’en tiennent à leur priorité. Le lendemain de la bataille, ils ont enseveli les morts de la Région Militaire Sud : les Ours, les Loups, les Gardes et les Miliciens. Le deuxième jour, les Collabs abattus ont été enterrés dans une longue fosse commune creusée par les prisonniers épargnés après la chute de Hazlett. Finalement, en ce troisième jour, ils installent un grand bûcher pour les Grogs qui partagent la purification par le feu avec les chevaux, les mulets et les bœufs morts. Exténué par la tâche de traîner les cadavres les plus lourds hors de vue et d’odorat, l’officier aux commandes décide de laisser son détachement se reposer un peu avant de s’occuper des alignements de cadavres sortis ce matin de l’hôpital de campagne. Les médecins n’ont pas pu sauver tout le monde. C’est ainsi que la puanteur de la chair brûlée accueille le lieutenant David Valentine sur un champ de bataille. Trois compagnies de Loups, dont Zulu, ont remonté de leur cantonnement de réserve près de la frontière sud. Envoyés pour aider à contenir l’incursion, ils sont arrivés trop tard pour faire autre chose que se lamenter devant la destruction de la petite ville et participer aux services funèbres dédiés aux combattants malchanceux. La cantine ambulante propagea les histoires racontées par les survivants de la bataille de Hazlett. Ils décrivaient un assaut en direction des précieuses villes minières de la région située à la pointe de l’Illinois. Les Collabs et les Grogs avaient transformé la petite ville en forteresse, et seule une concentration de tous les Ours disponibles dans l’est du Missouri, avec le soutien des Loups et d’un régiment de la Garde, avait permis de les déloger et les repousser. Les choses auraient pu être pires, mais Valentine apprit qu’une compagnie de Loups avait tendu une embuscade aux renforts ennemis au passage du Mississippi et s’était sacrifiée pour garder fermé l’accès à Hazlett. Sur cent Loups, seuls seize léchaient maintenant leurs plaies sur les berges de la Whitewater. Ce fut la destruction de la Compagnie Foxtrot qui poussa le capitaine LeHavre, alors l’officier le plus gradé de la zone, à faire venir Valentine dans son tipi, un après-midi. La Compagnie Zulu se préparait à retourner sous la ligne limite de l’État, car une incursion au nord-est pouvait préfigurer une attaque de plus vaste envergure au sud-ouest. Alors qu’il répondait à cette convocation, David se demanda quelles seraient les nouvelles. Quand c’était possible, LeHavre annonçait toujours à ses officiers les nouvelles désagréables le matin, et il gardait les bonnes pour le soir. Une réunion en plein après-midi risquait donc d’avoir un goût aigre-doux. Il retrouva le capitaine près d’un chariot de l’intendance. Son supérieur buvait une tasse de café avec un Loup inconnu, rasé de près. — David Valentine, je vous présente Randall Harper, dit LeHavre. Le sergent Harper ici présent appartient à l’état-major de la Région Sud. Il est agent de liaison, pour être très précis. Les deux jeunes gens échangèrent une poignée de main. Harper paraissait un peu jeune pour être sergent, surtout à l’état-major, mais Valentine était encore plus jeune et déjà lieutenant. L’agent de liaison était malvoyant, et le regarder rendait mal à l’aise, mais il affichait aisément un sourire affable qui illuminait tout son visage, et il plut à David dès le premier instant. — Ravi de faire votre connaissance, monsieur, dit Harper. — Valentine, vous partez en voyage. J’ai besoin de jambes jeunes pour accompagner notre ami dans une excursion de cinq cent cinquante kilomètres. Jusqu’au lac Michigan, pour tout dire. — J’ai deux sacs de courrier et un de dépêches, monsieur, ajouta Harper. — Pourquoi moi, monsieur ? demanda David, au risque d’essuyer une remontrance. — En temps normal c’est un officier de la Compagnie Foxtrot et un autre Loup qui s’en chargeraient, mais depuis ces derniers jours Foxtrot n’existe plus et ne renaîtra certainement pas de ses cendres avant au moins un an. Les deux autres compagnies ne disposent que de jeunes lieutenants, et je ne les connais pas assez pour en choisir un. Et puis vous êtes du Grand Nord, j’ai donc pensé qu’une petite balade dans ce coin ne serait pas pour vous déplaire. De toute façon j’allais vous envoyer au nord avec Paul Samuels, pour une de ses tournées de recrutement. Mais cette expérience vous conviendra mieux. — À cheval ou à pied, monsieur ? — Avec un peu de chance, vous monterez pendant tout le trajet. Trois chevaux plus un de rechange, c’est bien ce que vous avez, sergent ? — Oui, monsieur, répondit Harper. Le quatrième portera le courrier et un peu d’avoine. Et si nous en perdons un des autres, il le remplacera. — Alors un troisième homme vient avec nous, monsieur ? demanda Valentine. Qui est-ce ? LeHavre lui donna une petite tape amicale sur l’épaule. — Prenez qui vous voulez. À l’exception de Patel. J’ai besoin de lui, et il est trop vieux pour couvrir cinquante kilomètres par jour pendant longtemps. Mentalement, David passa en revue la liste des Loups de la Compagnie Zulu. — Je vais prendre Gonzalez, monsieur. Il a le meilleur odorat de toute la compagnie, et il est très doué avec son arc de chasse. — Félicitez-le de ma part pour avoir été choisi, lieutenant. Faites-moi connaître vos besoins. Je me rends compte que les chariots de la compagnie ne nous ont pas encore rattrapés, mais je parviendrai probablement à vous dénicher ce qu’il vous faudra. Des questions ? Les seules qui venaient à l’esprit de Valentine sous-entendaient qu’il pourrait essayer d’échapper à ses responsabilités, aussi resta-t-il silencieux. LeHavre termina son café. — Allez voir Gonzalez tous les deux et expliquez-lui votre mission. Je sais que vous avez déjà fait ce trajet deux ou trois fois, Harper, alors dites-en autant que vous pourrez aux deux autres sur la route, juste en cas. Vous partez à l’aube. Harper accepta la possibilité de sa mort suggérée par la formule juste en cas avec le même sourire radieux. — Avec plaisir, monsieur. Le soir venu, Gonzalez se joignit à eux pour une petite conférence improvisée autour d’un feu de camp. — Tout ça donne l’impression de beaucoup d’efforts pour livrer quelques lettres, remarqua Gonzo. Vous faites ça souvent ? — Deux ou trois fois par an. Le Région Sud s’efforce de rester en contact avec les autres poches de résistance, au moins les plus importantes. Ces courriers contiennent des informations que nous ne voulons pas diffuser sur ondes courtes. C’est pourquoi, si jamais nous étions sur le point d’être pris, vous devriez arroser les dépêches avec le liquide de ces flacons et y mettre le feu. — Si les Faucheurs nous tombent dessus, je serai trop occupé pour avoir le temps d’allumer un feu de joie, sergent. Valentine essuya les dernières traces de son ragoût avec un morceau de pain qu’il avala. — Combien de temps serons-nous partis ? — Tout dépend des chevaux, et ensuite des marins. Si nous pouvons trouver en chemin de quoi les nourrir, environ quatre semaines aller-retour. Mais rien ne garantit que le bateau sera à temps dans Whitefish Bay. La Flottille des Lacs a son propre lot de problèmes à gérer. Par chance les Kurians ne prêtent pas grande attention aux bateaux, sauf si ceux-ci se rapprochent un peu trop des villes qui les intéressent. Si nos amis ne sont pas au rendez-vous, il ne nous restera plus qu’à les attendre. — Déjà eu des ennuis dans l’acheminement du courrier ? s’enquit Valentine. Le sourire de Harper réapparut. — Il s’en est parfois fallu de peu. Nous devrions aller droit vers le Mississippi jusqu’à être arrivés à la frontière du Wisconsin, à peu près. Dans ce coin, les seuls problèmes possibles sont avec la racaille frontalière, mais ces types-là sont pour la plupart très peureux. C’est dans le Wisconsin que nous traverserons de véritables terres kurianes. Leurs fermiers humains exploitent très bien la région, et bien entendu les Faucheurs exploitent les humains. L’itinéraire le plus court nous ferait passer par le centre de l’Illinois, mais la zone est très densément colonisée, et à moins d’être suicidaire mieux vaut se tenir éloigné de Chicago. David et Gonzalez firent leurs adieux à leur compagnie peu avant le lever du soleil. LeHavre gratifia son jeune lieutenant d’un dernier conseil. — Gardez les yeux bien ouverts, monsieur Valentine, dit-il quand il serra la main de son protégé avec gravité. Nous n’en savons jamais assez sur ce qui se passe dans les Terres Perdues. Faites de votre mieux pour collecter des informations, même si ce ne sont que des impressions. — Merci de m’offrir cette chance, monsieur. LeHavre réprima une grimace. Combien de jeunes gens avez-vous envoyés à la mort avec ces mots sur leurs lèvres ? se demanda David. — Vous pourrez me remercier en revenant, David. Les trois Loups se mirent en selle. Les chevaux frappaient le sol du sabot tant ils étaient impatients de partir. Ils s’éloignèrent dans la brume de l’aube. Pendant la première partie de leur voyage, ils restèrent sur le terrain accidenté de la Mississippi Valley. Ils ménageaient les montures comme les hommes en allant au pas et en s’accordant des haltes fréquentes. Le deuxième jour, ils traversèrent le Mississippi sur une ancienne péniche aux flancs bien camouflés par de la terre et des plantes. Le trio de vieux Loups qui les emmena rit en écoutant le récit de seconde main de la bataille de Hazlett, sur le fond sonore envahissant du moteur Diesel. — Ça leur apprendra, dit l’un des vétérans en sortant la péniche de sa crique pour l’engager dans le courant au signal de son guetteur. Hank et moi, on a mis des pancartes tout le long de la berge ouest, sur des kilomètres, avec pour message « Défense d’entrer sous peine de poursuites » et « Interdit aux démarcheurs », mais ces Grogs ne savent pas très bien lire. Une fois dans le no man’s land, les Loups se déplacèrent avec plus de prudence. Ils établissaient leur campement pour la nuit quand ils trouvaient l’endroit adéquat et non pas au coucher du soleil. Au point du jour ils n’étaient déjà plus là où ils avaient dormi. Chaque nuit Valentine ordonnait de déplacer le campement d’au moins sept cents mètres, et le sommeil perdu était récupéré lors d’une sieste chaque après-midi, durant les heures les plus chaudes. Ils ne montaient pas la garde, mais faisaient confiance à leurs sens aiguisés pour les réveiller en cas de danger. Ils cuisinaient toujours leurs repas avant qu’il fasse nuit, pour ne pas attirer l’attention par un feu de camp dans l’obscurité. Lors de la troisième nuit, ils échangèrent des souvenirs. Valentine avait déjà entendu Gonzalez raconter son passé, mais il écouta de nouveau les paroles de son éclaireur alors qu’il était allongé dans son hamac, sous une lune masquée par les nuages. — Je suis né dans l’ouest du Texas, en 2041. Mes parents étaient membres d’un groupe de guérilla appelé « les Aigles Hurlants », parce qu’ils avaient ce cri de guerre… Je pourrais le reproduire, mais ce serait un peu bruyant pour l’endroit, sûrement. Trop bruyant pour les Ozark aussi. Je ne me souviens pas de beaucoup de combats quand j’étais jeune. Je pense que les Aigles avaient volé du bétail aux Renégats : c’est le nom qu’on donnait aux Collabs, là-bas. Pendant l’été nous allions jusqu’au Kansas ou au Colorado, et en hiver nous redescendions au Mexique. Je devais avoir douze ans quand les Renégats nous ont attaqués. C’était au Mexique. Nous nous étions installés dans une vallée en forme de cuvette, avec quelques maisons et des tentes, et le bétail éparpillé un peu partout. Ils ont monté une sorte de canon en haut d’une colline, et brusquement il y a eu des explosions partout, et des hommes à cheval qui dévalaient la pente des montagnes. Mon père les a combattus, mais je suis sûr qu’il a été tué avec les autres. Il n’y avait que deux cols donnant sur cette vallée, mais ils avaient posté des centaines d’hommes armés de fusils dans les rochers. Je ne pense pas que quelqu’un ait pu s’en tirer par ce chemin. Ma madre nous a emmenés dans les collines, mon frère qui n’était qu’un bébé et moi. Un des Renégats nous a poursuivis. Il a foncé sur ma mère, mais j’ai ramassé son fusil et je lui ai tiré dans le pied. Il m’a arraché l’arme des mains et il allait m’abattre quand ma madre lui a écrasé la tête avec un rocher aussi gros qu’un ballon de football. Elle l’a tué net. Dieu seul sait comment elle a trouvé la force de le soulever. C’était une femme plutôt fluette. Gonzalez fit glisser entre ses doigts le petit crucifix en argent pendu à son cou. — Nous avons marché pendant des jours, et nous aurions fini par mourir, mais des pluies torrentielles nous ont sauvés. Nous nous sommes cachés pendant un temps dans un village de Renégats. Un vieil homme qui s’est montré très gentil pour nous a tout arrangé pour que ma mère et nous puissions passer à l’ouest du Texas, où il a dit que son fils habitait. Ma mère a vécu avec son fils, elle a même eu deux filles de lui, mais elle ne l’a jamais aimé comme elle avait aimé mon père, même s’il a été un très bon mari, et quand j’ai eu seize ans, elle m’a dit : « Victor, tu dois quitter cette terre, car ici les gens ont oublié qui ils sont et qui est Dieu. » Il courait des rumeurs sur un endroit dans les montagnes où Ceux à Capuche ne pouvaient pas aller, et je l’ai trouvé tout seul. Je crains que ça ne se soit pas arrangé pour mon beau-père qui m’avait laissé m’enfuir. Mais je sais que ma madre est toujours vivante, parce que je le suis aussi et que ce sont ses prières qui me protègent. Avec ce que j’ai vu, je ne peux plus prier comme elle le fait, alors quand elle mourra je mourrai aussi. Ce fut ensuite à Valentine de raconter son histoire, et il omit de dire que son père avait été un Loup. Il décrivit la beauté froide des bois et des lacs des Eaux Frontalières, et la difficulté qu’il y avait pour survivre à un hiver dans le Minnesota. — Je n’avais pas vu beaucoup de pays avant de devenir un Loup, commença Harper. Je suis né dans une famille nombreuse, près de Fort Scott. Mon père était officier dans la Garde, et il aurait aimé que je fasse de longues études, mais je n’étais pas d’accord. Tout le monde se moquait de ma mauvaise vue. Vous savez comment sont les gamins. À neuf ans, j’ai essayé d’être Apprenti, mais ils m’ont refusé. Dès que j’en avais l’occasion, je traînais autour des camps de Loups. Mon père était souvent absent, et ma mère… bah, elle avait tous les autres enfants pour s’occuper. Ils m’ont laissé finalement devenir Apprenti quand j’ai eu treize ans. J’ai reçu l’Invocation à quinze, et je me suis retrouvé à Cedar Hill et à Big River. Après tout ça, ils m’ont fait passer sergent. J’avais été champion de course de fond, alors on m’a mis dans les courriers. En 2063, je suis allé dans le Golfe du Mexique, et deux fois jusqu’au Lac Michigan l’année dernière. Le printemps dernier j’ai traversé tout le Tennessee pour me rendre dans les Appalaches, et ça a été ma pire course. Dans les Smokies il m’a fallu un temps infini pour trouver des gens prêts à s’enrôler dans les forces de résistance. Ces voyages devraient être effectués par de simples courriers, mais nous en avons perdu un si grand nombre dans l’ouest que la Région Sud manque de messagers. — Je me demandais aussi pourquoi vous étiez arrivé avec deux sacoches vides, dit David. — Eh bien, en tout cas je vous suis reconnaissant d’être là. Monsieur Valentine, vous semblez être un officier assez intelligent pour avoir peur des choses dont il faut avoir peur, si vous me permettez, monsieur. Et Gonzalez – vous, monsieur, vous avez la paire d’oreilles la mieux réglée de tout le Territoire Libre. Je suis heureux que vous soyez présent, même si ce n’est que pour compter les pets de musaraignes. Gonzalez prouva la finesse de son ouïe quelque part à l’est de Galena, dans l’Illinois. Ils voyageaient depuis déjà une semaine lorsqu’on se mit à les suivre. — Il y a trois ou quatre cavaliers qui se rapprochent, derrière nous, leur dit Gonzo. Je ne les ai pas encore aperçus, mais vous pouvez les entendre. Ce que je ne sais pas, c’est s’ils sont sur nos traces ou s’ils suivent simplement la vieille route. Les trois Loups chevauchaient parallèlement à un ancien axe à présent envahi par la végétation mais toujours trop éloigné d’une quelconque forêt pour ce qu’ils voulaient faire. Valentine évalua les différents choix qui se présentaient à eux. Une embuscade serait facile à organiser, mais il rechignait à abattre de sang-froid des inconnus. Quelqu’un d’assez proche des Loups pour que ceux-ci l’entendent avait sans doute coupé déjà leur piste et savait donc qu’il y avait du monde devant lui. L’idée qu’ils étaient suivis déplaisait fort à David. — Vous savez qui habite dans le coin ? demanda-t-il à Harper. — Aussi loin du fleuve ? Quelques fermiers qui vivent tant bien que mal de la terre. Lors des autres voyages j’ai croisé les pistes de gros groupes de cavaliers. Je n’aime pas penser au pire, mais c’est exactement le genre de coin où quelques Faucheurs pourraient chasser. — Oui, mais ils ne seraient pas à cheval. Et ils ne feraient pas assez de bruit pour que Gonzo les détecte, argumenta Valentine qui comme souvent avait plus de facilité à formuler son opinion après celle de quelqu’un d’autre, pour le meilleur ou pour le pire. Grimpons sur ce promontoire. Si ce sont de simples voyageurs, ils ne nous imiteront pas. S’ils nous suivent, nous pourrons voir à qui nous avons affaire avant d’ouvrir le feu. Les Loups obliquèrent vers l’est et s’engagèrent dans les collines boisées, loin de la vieille route. David sortit son fusil de l’étui de selle. Bientôt ils attaquèrent une pente rude et durent se pencher en avant pour aider leurs montures à garder l’équilibre. Pendant qu’ils gravissaient la colline, Valentine regardait à droite et à gauche. Pas d’entassement rocheux ni d’arbre abattu. Le jeune lieutenant maudit sa malchance. Ils avaient choisi la seule colline de tout l’ouest de l’Illinois à ne pas être érodée, et de plus plantée d’arbres parfaitement sains. Arrivés au sommet les Loups trouvèrent enfin un tronc abattu derrière lequel ils pourraient s’abriter. La brise fraîche venue de l’ouest était assez forte pour soulever la crinière des chevaux et obliger les hommes à tenir leurs chapeaux. Ils dépassèrent le fût et décrivirent un long arc de cercle : des traces menant directement à un point d’embuscade seraient étudiées plus sérieusement. David demanda à Harper d’aller attacher les quatre chevaux hors de vue, de l’autre côté de la crête. À présent à pied et l’arme au poing, Valentine et Gonzalez rebroussèrent chemin jusqu’à l’arbre mort. Gonzalez encocha une flèche à son arc. Avec un peu de chance leurs poursuivants auraient envoyé en avant un seul éclaireur, qui pourrait être neutralisé sans bruit. — Tenez-vous prêt, Gonzo, dit Valentine à voix basse. Je vais grimper à ce chêne au-dessus de nos traces. S’il n’y a que deux éclaireurs, je sauterai sur un. Quand vous me verrez faire, essayez de tuer l’autre d’une flèche. S’ils sont trois ou quatre, je les laisserai passer, et nous pourrons les prendre à revers. — Laissez-moi monter dans l’arbre, monsieur. — Je ne suis pas très bon au tir à l’arc, mon ami. Je doute de pouvoir atteindre un cheval à cette distance. Alors un cavalier… Restez calme et guettez mon signal. Valentine commença à escalader le tronc du chêne majestueux. Il s’accrocha à l’écorce comme un lézard, et quand il fut arrivé en position il ramena vers son visage une branche feuillue pour le dissimuler. Quels qu’ils soient, leurs poursuivants avaient envoyé quatre cavaliers en éclaireurs. Valentine surveilla leur progression avec l’écoute profonde, mais son odorat lui fut encore plus utile. Une troupe importante de cavaliers suivait quelque part hors de vue, contre le vent, vers l’ouest. Il détecta des effluves de tabac et de cannabis. Quand les éclaireurs apparurent sur la pente, le lieutenant sut que ce n’étaient pas des Collabs. L’aspect misérable des cavaliers et des montures, depuis les bottes usées jusqu’aux chapeaux au feutre taché, indiquait soit la pire sorte d’ex-Collabs, ceux entrés dans la clandestinité, soit de simples bandits. Certains de leurs fusils semblaient être de ces antiquités à poudre noire qu’on charge par la gueule. Aussi déficient que soit leur équipement, ces quatre éclaireurs savaient y faire. L’un se concentrait sur la piste, deux autres légèrement en retrait du premier scrutaient le terrain devant eux, et le quatrième restait en arrière, en cas de problème. Un des deux qui chevauchaient ensemble parut ne pas aimer l’aspect de la crête, et tous firent halte. Ils prirent des jumelles et des longues-vues sous les pans de leurs manteaux effilochés. Un des quatre chevaux des Loups sentit ses congénères et poussa un hennissement aigu. Les éclaireurs firent volter leurs montures et repartirent au galop vers le bas de la colline. Valentine articula silencieusement un chapelet d’obscénités. Pour lui, la deuxième option consistait à fuir à toute vitesse. Il sauta de son perchoir, fit signe à Gonzalez et fonça vers leurs chevaux. — Des rôdeurs frontaliers, je pense. En nombre, expliqua-t-il à Harper alors qu’ils bondissaient en selle. Il les précéda au triple galop en suivant un peu en contrebas la ligne de crête. Leurs montures avaient parcouru beaucoup de chemin durant la semaine passée, mais avec un peu de chance elles étaient plus résistantes et en meilleure santé que celles des bandits sur l’autre versant. Il savourait l’ineptie de leur situation. Leurs poursuivants risquaient de les rattraper. Lui et deux autres Loups allaient peut-être mourir, et le monde n’en serait pas changé pour autant. Mais il était presque enivré par la cavalcade à travers les bois, avec ses pieds coincés dans les étriers, ses jambes plaquées contre les flancs de sa monture et ses mains crispées sur le haut de l’encolure du cheval. Des paquets de terre étaient projetés par le rythme frénétique des sabots, et des oiseaux affolés s’enfuyaient à son passage. Harper a des problèmes avec le cheval de bât, lui rappela la partie raisonnable de son cerveau. Il aperçut une clairière sur une hauteur devant eux et bifurqua vers elle en ralentissant l’allure pour passer au trot, puis au pas. Quand il arriva dans l’espace découvert, il aperçut une maison en ruine, sans toit et déserte. — Nous avons avalé plusieurs kilomètres, haleta Gonzalez. Où diable est la route ? — Quelque part en contrebas, à l’ouest, répondit Valentine qui désigna d’un geste vague le soleil déclinant. Le feuillage des arbres dissimulait la position probable de la vieille route. — Prenons le temps de souffler et voyons un peu ce que font nos nouveaux amis… Leur position haute leur donnait une vue dégagée vers le sud. Valentine et Harper tendirent l’oreille pour distinguer le martèlement sourd et régulier de sabots, au loin. — Ah, merde, maugréa Harper. J’ai toujours imaginé que je finirais tué par un Faucheur, pas par ces loques humaines. David observait la maison. Les murs étaient solides, et il n’y avait que deux portes à couvrir. Ils pourraient mettre les chevaux à l’intérieur. — Bon, leurs montures sont plus fraîches que les nôtres, d’accord. Mais nous avons encore trois fusils et une position de tir avantageuse. Il apercevait à présent les cavaliers qui fonçaient le long de la piste. À cinquante, il cessa de compter. — Entrons dans notre nouvelle maison et préparons-nous à recevoir nos visiteurs. Derrière la maison se trouvait une pompe au milieu d’un patio bétonné. — Oh, faites qu’elle fonctionne, dit Harper qui actionna la poignée articulée. Celle-ci céda trop facilement. Rien ne sortit du robinet rouillé, sinon un grincement métallique. La pièce principale de la maison était encombrée par les débris du toit écroulé, mais ils réussirent à faire passer les chevaux par la porte arrière et dans une pièce un peu plus petite. Les fenêtres sans vitres étaient disposées de sorte qu’un homme posté en façade pouvait couvrir la porte d’entrée, plus ou moins, mais le côté ouest ne pourrait être surveillé. Valentine se plaça devant la fenêtre de façade, Harper sur le côté, et Gonzalez à l’arrière. Ils parvinrent à caler un réfrigérateur vide devant la porte principale. — Nous devrions pouvoir tenir à peu près deux minutes, maintenant, ironisa Harper. — Il y a toujours la possibilité qu’ils estiment le prix trop élevé et qu’ils abandonnent, répondit Valentine tout en bourrant ses poches de cartouches. — De toute façon, j’en avais assez de faire du cheval, lança Gonzalez. — Voilà le plan, reprit le lieutenant. Si nous parvenons à les faire lambiner jusqu’à la nuit, nous essaierons de leur fausser compagnie : nous nous dirigerons vers des collines escarpées et des bois touffus. Peut-être qu’ils veulent seulement les chevaux. Je sais que je peux les distancer à pied, même en transportant le courrier. Et j’ignore qui ils sont, mais je suis sûr d’une chose : ce ne sont pas des Loups. L’approche de leurs poursuivants fut prudente. Un homme mince coiffé d’un chapeau décoré d’une unique plume noire s’avança au trot vers la maison, la carabine à la hanche. Il fit pivoter lentement son visage, l’air soupçonneux, et considéra l’habitation en ruine d’abord avec l’œil droit, puis le gauche. Valentine régla sa visée sur sa chemise crasseuse. — C’est assez loin, cria-t-il. Qu’est-ce que vous voulez ? L’autre eut un sourire aimable. — Vous voulez parlementer, les gars ? — Nous sommes prêts à faire parler la poudre si c’est comme ça que vous voyez les choses. Ou alors nous pouvons parler tous les deux d’abord. Chapeau de Paille fit tourner son cheval et redescendit la pente. David compta les minutes. Chaque moment qui les rapprochait du crépuscule augmentait leurs chances. Il entendit des chevaux qui se déplaçaient dans les bois au pied de la colline. D’après les sons perçus par le Loup, les poursuivants se déployaient pour cerner la maison. Ils semblaient nombreux. Trois silhouettes massives montant des chevaux de trait musculeux approchèrent de la maison. Malgré les barbes et la crasse, Valentine leur trouva comme une ressemblance de famille. Leurs barbes emmêlées étaient aussi noires que le charbon, à part celle de l’homme au centre, qui avait quelques filaments de gris. Leurs chapeaux étaient également décorés de plumes noires fichées dans le ruban sur la gauche, exactement comme celui de l’homme de pointe. — Eh, dans la maison, dit le cavalier grisonnant. Vous vouliez parlementer ? On y est. — Puis-je savoir à qui je m’adresse ? cria Valentine. L’autre consulta du regard ses deux acolytes. — Bien sûr, étranger. Je suis monsieur Mêle-Toi-De-Ce-Qui-Te-Regarde. Et voici mon fils Ou-Bien-Je- T’arracherai-La-Gueule et mon neveu Et-Je-Te-Chierai- Dans-La-Gorge. Les règles de l’étiquette sont bien respectées, comme ça ? Quelques rires gras s’élevèrent en contrebas. — Charmant, commenta Harper. Pourquoi vous ne le descendez pas, lieutenant ? David restait concentré sur le cavalier. — Merci, monsieur Mêle-Toi. On dirait bien que vous nous avez coincés. Y a-t-il un moyen pour nous de sortir de cette situation sans qu’un paquet d’entre vous finissent morts ? — Peut-être bien que vous êtes quatre, et peut-être bien que vous n’êtes que trois. Un de vos chevaux est légèrement chargé, alors peut-être que vous avez une femme ou un gamin avec vous, dont vous devriez sûrement vous soucier. — Nous ne pensons qu’à une chose : combien d’entre vous vont y passer. Une bonne vingtaine, d’après moi. Si vous êtes assez malins pour savoir ce qu’est une mine soufflante, vous conviendrez que c’est l’estimation basse. — Mon gars, on peut vous enfumer et vous faire sortir de là très facilement. Alors autant accepter mes conditions : vous nous laissez vos fusils, vos chevaux, la sellerie et vos trucs de mauvais goût. Vous garderez toutes vos provisions de bouche, l’eau et vos armes de poing, si vous en avez. Et vos vies. Même votre amour-propre, parce que vous pourrez dire que vous avez croisé la route de l’Escadron de la Plume Noire et que vous avez survécu pour le raconter. — Si vous voulez les armes, venez donc les chercher ! cria Valentine en retour, en s’efforçant de conserver la même assurance. Une autre solution : nous vous laissons les chevaux et les armes de poing, et nous partons d’ici dès que vous vous serez repliés. — Pas de marchandage ! Je vous donne cinq minutes pour décider entre vous. Vous vous trouvez sur une colline sans eau, dans des ruines que vous ne pouvez même pas défendre de tous les côtés. Lancez vos fusils dehors, et nous vous laisserons partir à pied vers le nord. Le barbu grisonnant parlait avec l’aplomb du joueur de poker qui a un carré d’as en main. Valentine savait que son propre jeu était perdant sous cet angle, mais il avait aussi la conviction qu’ils ne verraient pas le soleil se lever s’ils sortaient de la maison sans leurs fusils. Les deux autres Loups se tournèrent vers lui, et il vit à leur expression qu’ils en étaient arrivés à la même conclusion et qu’ils préféraient jaillir de la maison en tirant. — Gonzo, Harper, sortez vos lames. Nous avons quelque chose à faire. — Trancher la gorge des chevaux ? s’enquit Harper. Valentine prit sa décision : le bluff était encore possible. — Non, nous devons faire un peu d’art. Cinq minutes plus tard, alors que le crépuscule n’était plus distant que de une heure, Valentine sortit de la maison avec les trois fusils dans les bras. Il gonfla ses poumons au maximum et poussa un cri perçant. Les trois Plumes Noires sursautèrent à ce hurlement qui sembla moins éveiller des échos dans les collines que les transpercer. — Venez donc prendre vos fusils, dit le lieutenant d’une voix rauque. Il s’avança de deux pas prudents. Son holster était vide. De la porte, Harper le couvrait avec le revolver. — Vous avez pris la bonne décision, les gars, dit M. Mêle-Toi. Il s’efforçait de ne pas laisser transparaître sa satisfaction. Les trois cavaliers approchèrent pour prendre les armes. Valentine les déposa avec soin sur le sol devant lui, puis il recula. Le cavalier grisonnant descendit de sa monture, sous la protection des fusils de ses jeunes parents. Il mit un genou à terre pour ramasser son butin. — Vous n’êtes donc que trois. C’était bien ce que je pensais. Ces flingues sont de toute beauté… Il poussa une exclamation étouffée et écarta vivement les mains comme s’il avait failli toucher un serpent à sonnettes. Gravé dans la crosse de chaque fusil, on voyait un petit symbole, une croix gammée inversée identique à celle que Valentine avait vue sur le canoë, et dont il avait discuté avec le chercheur du Miskatonic Hall. L’homme leva vers lui un regard incertain. Ses lèvres tremblaient un peu. — Où vous les avez eus ? — Nos Maîtres nous en ont fait cadeau. Leur emblème est aussi sur nos selles. Je l’ai même en tatouage. Nous effectuons des missions de reconnaissance pour eux, voyez-vous. Huit d’entre eux se dirigent vers l’ouest en ce moment même. Alors prenez nos fusils, nous les aurons récupérés demain matin. Et en bon état : ils ne tomberont à terre qu’une seule fois. — Attendez, mon gars, nous ne savions pas que vous aviez à voir avec la Croix Torse. Eh, nous ne sommes pas vos ennemis… Vous pourriez même dire que nous sommes de votre côté. Ce printemps encore, nous avons attrapé une Féline près des Ozark. Une vraie flèche : les gars se sont un peu amusés avec elle, et puis on l’a égorgée, bien sûr. Vous pouvez demander au Seigneur Melok-iz-Kur, à Rockford. Nous payons pour ce que nous prenons là-bas, en bon argent. Valentine eut un sourire amusé. — Il semble donc qu’il n’y ait eu qu’une légère incompréhension. Personne n’a été blessé, personne n’a besoin de le savoir, monsieur… — C’est Black Craig Lorraine, monsieur. À votre service. S’il y a quelque chose que nous pouvons faire pour faciliter votre voyage, quoi que ce soit… Le Plume Noire semblait prêt à ramper devant Valentine. — À la réflexion…, murmura le jeune Loup. Valentine revint dans la maison avec les fusils. — Il a marché, annonça-t-il simplement. Harper lui tendit son revolver. — Hein ? dit Gonzalez. — Ils nous laissent partir. En fait, ils nous font cadeau d’un peu de nourriture. Le problème, c’est qu’ils sont cannibales, alors j’ai dû promettre de leur livrer Gonzalez, parce que c’est le plus dodu de nous trois. — C’est nul, comme blague, Val, dit Gonzo. Euh… C’était bien une plaisanterie, hein ? Cette nuit-là les Loups s’élancèrent vers le nord avec leurs montures, leurs fusils et un fer neuf pour le cheval de bât. Ils emportaient aussi des sacs de maïs, de blé et diverses denrées offertes par les Plumes Noires. — Chapeau, lieutenant, dit Harper d’une voix où perçait l’admiration. Quand vous avez poussé ce cri de Faucheur, je crois bien que j’ai failli faire dans mon pantalon. Vous auriez pu nous prévenir. Un des Plumes Noires dans le cercle de cavaliers qui se dispersaient au nord se retourna pour adresser un signe amical au trio. Gonzalez posa sur lui un regard méfiant. — C’était une blague, hein, lieutenant ? < 9 Milwaukee, août de la quarante-troisième année de l’Ordre Kurian : le cadavre calciné d’une cité qui comptait jadis près de deux millions d’habitants pourrit sur près de cent vingt kilomètres carrés au bord du lac Michigan. Des collines pentues qui dominent le grand lac à l’est jusqu’à la Menominee River et la Root River à l’ouest, la ville n’est plus qu’un cimetière de bâtiments dont les étages supérieurs abritent désormais des chauves-souris, des faucons, des pigeons et des mouettes. Les niveaux inférieurs servent d’abri à toutes sortes de créatures, du rat au coyote en passant par le vagabond humain. La verdure a colonisé une grande partie des rues. Les grillons stridulent et les sauterelles bondissent sur Locust Avenue, et Greenfield Avenue n’est plus que cela : un très long champ où l’on amène paître le bétail. Le nouveau centre de la ville se masse autour de la gare, où les plus favorisés parmi les soldats et les techniciens logent dans un périmètre restreint autour de Grand Avenue Mall. Une jungle saisonnière de simples ouvriers et employés vit entre et sous le labyrinthe des ponts routiers qui constituent la jonction de la vieille autoroute 94/43. Deux Seigneurs Kurians dirigent la cité, l’un depuis l’abri anti-aérien datant de 1950 et gardé par des Grogs situé sous le Federal Building, l’autre depuis Tory Hill, dans l’enceinte de la Marquette University. La Miller Brewing Company est toujours en activité, mais elle ne produit plus qu’un mince filet de bière blonde comparé aux torrents de naguère. Avec un nouveau patron, bien sûr. Valentine éprouvait une sorte de crainte révérencieuse devant la majesté paisible du lac Michigan. Rien à voir avec le drame plein de fracas de l’océan tel qu’il le connaissait dans les livres. Cependant l’étendue d’eau qui occupait cent quatre-vingts degrés de l’horizon du nord au sud l’impressionnait grandement. Lui et Randall Harper campaient ensemble au nord de Whitefish Bay. Ils avaient laissé Gonzalez et les chevaux dans une grange isolée aux limites de la ville, après avoir traversé avec prudence mais sans incident le sud du Wisconsin. La seule anicroche s’était présentée sous la forme d’une meute de chiens de garde appartenant à une ferme qui les avait chassés du champ où ils volaient du maïs pour les chevaux. Les molosses s’étaient contentés d’aboyer, sans chercher à mordre, et les Loups avaient déguerpi sans autre blessure que celle infligée à leur amour-propre. À présent chaque nuit ils se postaient derrière un muret décoratif haut d’un mètre vingt, en surplomb du lac, et ils guettaient l’apparition d’un bateau de la Flottille de la Bannière Blanche qui devait se signaler par trois lumières dont une clignotante. Ils répondraient alors avec deux. — Qu’est-ce que c’est exactement que cette Flottille ? demanda David à son compagnon. Confortablement assis avec le dos appuyé contre le muret, Harper tira sur sa cigarette. — Ils ont de la sympathie pour la Cause, même s’ils ne combattent pas les Kurians bec et ongles. Ce sont des contrebandiers, des trafiquants d’armes, ce genre de types. Quand ils affrontent les Collabs, c’est plus parce que quelqu’un s’est fait doubler dans une transaction, ou parce qu’ils ont tenté d’engranger un trop gros bénéfice. Les Encapuchonnés détestent sortir en haute mer, à ce qu’on raconte, c’est pourquoi ils laissent ça aux Collabs et à certains Grogs qui sont presque des amphibiens. Évidemment, les Collabs exigent des pots-de-vin dès que c’est possible. Mais la Flottille combat toujours les Grogs quand elle en a l’occasion. C’est une vraie vendetta. Je suppose que ces Grogs sont plus attirés par la chair humaine que la plupart. — Oh, je crois que j’en ai entendu parler. Les Grandes Gueules, ou les Bouffeurs, n’importe. Ils ont des mâchoires qui s’ouvrent de gauche à droite et non de haut en bas, c’est ça ? — Oui, et ils ont la peau visqueuse comme celle d’une anguille. En été, ils posent un vrai problème. Ils somnolent dans l’eau en hiver. C’est au printemps qu’il y a réellement danger, quand ils pondent leurs œufs. Il vaut mieux se tenir à l’écart des rivages qu’ils fréquentent. Ils font des incursions de plusieurs kilomètres dans les terres pour trouver de la nourriture. Mais ils préfèrent les eaux basses, donc ils ne sont pas aussi gênants par ici. Du côté de Green Bay, c’est une autre histoire. Et il paraît qu’ils grouillent littéralement dans le lac Érié. Valentine pensa à toutes ces fois où il avait pris un canot pour aller pêcher sur les lacs des Eaux Frontalières. Il avait du mal à imaginer un poisson qui sortirait de l’eau pour aller chasser à terre. — Alors pourquoi la Flottille transporte-t-elle le courrier pour nous ? — Les Chasseurs de la partie supérieure de l’État de New York leur procurent des armes et des munitions, voilà pourquoi. Et aussi des cordes, du plomb, de la peinture, de la térébenthine, des moteurs, de l’essence. Bref tout un tas de trucs très utiles. Nous avons de la chance. Nous ne sommes que les livreurs, nous n’avons pas à nous soucier du paiement. Mais j’ai de quoi huiler les rouages dans mon sac. C’est un peu la règle. Valentine haussa les épaules. — S’il n’y a que ça… On aurait pu penser qu’ils seraient de notre bord. — Ils le sont, ils le sont. En fait, je suis sûr qu’ils vont vous plaire. Ces marins ont mille histoires à raconter. Bien évidemment, ce ne sont en majorité que des inventions et des vantardises, mais c’est toujours agréable à écouter. — Je n’en doute pas, dit Valentine. La nuit suivante, le bateau arriva. Valentine faillit le rater, parce qu’il était retourné à la grange occupée par Gonzalez pour vérifier la situation de leur position de repli. Les chevaux comme l’éclaireur paraissaient avoir bien profité de ces quelques jours de repos. Gonzo avait exploré les environs et trouvé quelques pommiers et de la rhubarbe non loin de là. Il avait empli un panier de pommes vertes et d’une brassée de rhubarbe, et il partageait ce somptueux butin avec les chevaux. — J’ai aussi repéré des plants de tomates pas très loin d’ici, annonça-t-il. J’en rapporterai demain, monsieur. — Assurez-vous avant tout que vous ne pillez pas le potager de quelqu’un. Nous pourrions finir par devoir traiter avec quelque chose de pire que de simples chiens. Je ne veux pas que les habitants du coin soupçonnent notre présence. — Pas de traces, pas de signes, et mieux que tout, pas de Faucheurs, lui affirma Gonzalez. — J’espère. Ne dormez que d’un œil. Je vais prendre quelques pommes, si vous n’y voyez pas d’objection, monsieur le Bienfaisant, dit David avant de remplir ses poches. — Bien sûr. Donnez-en quelques-unes au sergent, avec mes compliments. Ce fut un lieutenant fatigué qui revint au promontoire ce soir-là, après avoir parcouru vingt-cinq kilomètres à pied dans la journée. Deux heures après le coucher du soleil, les trois lumières apparurent sur le lac sombre. Harper versa son liquide inflammable sur deux tas de bois séparés de quatre mètres auxquels il mit le feu. Sur le bateau, une lumière se mit à clignoter quand quelqu’un masqua et découvrit une lanterne. — C’est bien eux ? Vous êtes satisfait ? demanda Harper. — Oui, répondit Valentine qui s’efforçait de distinguer la silhouette du petit bateau. — Alors descendons sur la plage, monsieur, et donnons -leur le courrier. Le bateau épousait la houle légère du lac. Les eaux du lac Michigan ne frappaient pas le rivage dans un rugissement, mais venaient y mourir avec un clapotis doux. Le lac paraissait presque espiègle par ce soir d’été idyllique, et quelque chose dans cette étendue paisible et la douceur de la brise fit oublier les dangers de la nuit à Valentine. Les deux hommes avancèrent en pataugeant dans les eaux basses. Ils étaient alourdis par les sacs imperméables et avaient lacé ensemble les lanières de leurs bottes pour suspendre celles-ci à leur cou. Un petit canot venait à leur rencontre. — Grimpez par le côté, dit la voix d’un garçon à la poupe. Vous allez me faire chavirer, si vous essayez de sauter à bord. Les loups lancèrent leurs sacs dans l’embarcation et roulèrent à l’intérieur. Le bateau trouva une assise plus sûre avec leur poids. Valentine regarda vers l’arrière la silhouette à la pagaie. La personne qu’il avait d’abord prise pour un garçon était en réalité une jeune femme portant des vêtements en toile informes. Elle avait le visage arrondi et un sourire jovial qui donnait un surplus de volume à ses joues parsemées de taches de rousseur. — Belle nuit, hein, les gars ? Le capitaine Doss fait ses compliments aux représentants du Territoire Libre d’Ozark et vous invite à bord de la yole l’Éclair Blanc, dit-elle avec un sourire qui découvrit des dents très blanches. — La quoi ? demanda Valentine. — La yole, répéta-t-elle. Vous ne connaissez rien aux bateaux, soldat ? — Pas grand-chose, avoua-t-il. — C’est une petite embarcation, mais aussi à l’aise dans l’eau qu’un dauphin. Un bateau pas très différent de celui-là a effectué un tour du monde avec un seul homme à bord, il y a un peu plus d’un siècle. — Heureux de vous revoir… Teri, c’est bien ça ? dit Harper en contemplant son pantalon en daim trempé. — Il me semblait bien que votre visage m’était familier. Aaron… non, Randall Harper. Je vous ai rencontré deux fois déjà, je m’en souviens maintenant. Mais je ne vous ai pas vu ce printemps. — J’ai pris la voie terrestre. Et je ne tiens pas à recommencer. — Eh bien, le capitaine sera heureux de vous voir. Et qui est avec vous ? — Le lieutenant Valentine. Il est originaire du Minnesota. Elle se pencha en avant pour serrer la main de David. — Ravie de faire votre connaissance, lieutenant. Teri Silvertongue, premier second de l’Éclair Blanc. Vous sera-t-il possible d’être nos invités pour cette agréable soirée, messieurs ? — Rien ne me ferait plus plaisir, mademoiselle, dit Valentine en imitant sa phraséologie courtoise. — Nous nous appelons tous « monsieur » dans la Flottille, hommes comme femmes. Prendrez-vous une rame, monsieur ? — Toutes mes excuses, monsieur Silvertongue. Le sergent Harper ici présent ne m’avait pas dit qu’il y avait des femmes dans l’équipage, et encore moins comment s’adresser à vous. Il est cachottier, parfois. Valentine appuya la réflexion d’un regard en biais à Harper, puis il se mit à ramer en direction de la forme blanche indistincte qui se trouvait au-delà du léger ressac. — Oh, il y a beaucoup d’hommes dans la Flottille, expliqua Silvertongue. L’amiral se laisse facilement émouvoir par une femme avec une histoire triste. C’est le seul moyen de l’attendrir : cette femme a de l’acier à la place des os et un silex en guise de cœur pour tout ce qui ne concerne pas ses « pauvres enfants trouvées », comme elle nous surnomme. Mais oui, il y a trois femmes sur l’Éclair. Les Capos veulent nous capturer pour accroître leur cheptel, et leurs laquais semblent penser qu’ils ont le droit de culbuter toute fille qui leur plaît. — Les Capos ? dit Valentine. — C’est ainsi que nous appelons les Faucheurs dans l’Est, beau jeune homme. La yole atteignit le bateau, et David put examiner de près l’Éclair Blanc. Ses lignes dégageaient une grâce légèrement déséquilibrée, avec un mât central démesuré installé vers l’avant et un mât secondaire près de la poupe. Le capitaine Doss portait une tenue à moitié militaire quand elle accueillit ses invités. Elle avait un teint mat magnifique et les traits anguleux d’une reine des pirates de roman. Ses cheveux noirs et courts étaient aussi brillants que ceux de Valentine. Une troisième femme, qui aida David et Harper à grimper dans le bateau, mesurait plus d’un mètre quatre-vingts et avait les longs membres déliés d’une ballerine. — Donnez-moi vos sacs, dit-elle d’un ton qui pouvait passer pour quelque peu brutal, mais Valentine comprit qu’il venait d’entendre un accent étranger pour la première fois de sa vie. Quand on était à son bord, l’Éclair Blanc paraissait moins grand que vu de la yole. En revanche il était large. Le sommet de ce qui était manifestement la cabine occupait le tiers central du bateau. On le manœuvrait grâce à une barre circulaire, placée devant le mât avant, et quelqu’un avait passé beaucoup de temps à en tailler et polir les rayons. À l’exception de cette barre et du plancher, tout l’équipement en bois était peint d’un gris clair uniforme. Le capitaine leur présenta son équipage : — Vous avez déjà fait connaissance avec mon second, M. Silvertongue. Mon lieutenant, qui travaille si dur que je n’ai besoin de personne d’autre, s’appelle Eva Stepanicz. Elle a traversé l’Atlantique dans les deux sens à de multiples reprises, avant de finir dans les Lacs. — Il y aura une traversée de plus quand j’aurai de quoi remplir mon propre navire, dit-elle. — Vous voulez dire assez d’or ? demanda Harper. — Non, monsieur. Des tableaux. À Riga se trouve un agent qui me paie pour rapporter des toiles d’Amérique. Je suis ici pour collecter des œuvres d’art. Le capitaine Doss sourit. — Le lieutenant est très déterminé. Et dur en affaires. Je ne saurais pas faire la différence entre un Picasso et un expresso, mais je pense que notre M. Stepanicz a assez de toiles pour ouvrir un musée. — Mais je manque à tous mes devoirs, intervint Harper qui plongea la main dans son sac à dos. Capitaine, le résultat de mon dernier voyage à travers le Tennessee. Il lui tendit deux bouteilles d’alcool scellées et enveloppées avec goût. Dans la lumière faible, Valentine ne pouvait lire les étiquettes, mais elles semblaient authentiques. — Sergent Harper, vous venez de nous offrir une nouvelle couche de peinture et peut-être même un gréement dormant. Mes remerciements, monsieur. Harper désigna les trois sacs de correspondance. — Vous trouverez également à l’intérieur une boîte de cigares pour chacune d’entre vous. Si vous ne les fumez pas vous-mêmes, un peu de bon tabac aide à graisser les rouages avec les Collabs, je crois. — Vous autres gentlemen du Sud êtes trop bons, dit Teri Silvertongue avec une révérence. J’aimerais que ces Gars de la Montagne Verte montrent autant de courtoisie. — Assez de simagrées, interrompit le capitaine Doss. Quant à moi, j’aimerais jeter l’ancre au large du Bunker d’Adolf pour minuit. Vous autres Loups désirez visiter un peu Milwaukee ? Avoir un aperçu de ce qu’est la vie dans la ZK ? — Nous sommes toujours intéressés par la Zone Kuriane. Mais est-ce raisonnable, capitaine ? demanda Valentine. — Eh bien, lieutenant, la tenue d’éclaireur devra disparaître. Mais nous avons quelques tenues civiles blanches dans le coffre à habits. Le Bunker est un endroit assez mal fréquenté, mais je n’ai jamais entendu dire que les Faucheurs s’y rendaient. Le patron ne fait jamais d’histoires. En fait, on prétend qu’il leur livre les fauteurs de troubles. J’aimerais avoir un peu de renfort pour l’affaire que nous devons passer. Vous y trouverez votre compte, bien entendu. David réfléchit un moment à la proposition. — S’il était au courant, le Nouvel Ordre s’opposerait-il à cette affaire ? — S’ils étaient au courant, lieutenant, dit Doss en consultant l’indicateur de vent, nous aurions certainement de gros problèmes avec les Collabs. — Alors vous pouvez compter sur nous. Une heure plus tard, la chaloupe louvoyait dans le port de Milwaukee. Une unique vedette de la police, pilotée par un Collab dont le seul indice de son grade était une chemise bleue crasseuse, arriva à vitesse réduite le long du bateau et l’éclaira avec un petit projecteur. Le capitaine Doss leva une main et effectua une série de signes rapides. L’autre hocha la tête, satisfait. — Je viens de négocier ce que vous pourriez appeler les taxes portuaires, expliqua Doss à Valentine. Les Loups portaient maintenant des vêtements blancs, pantalon comme chemise. Bien que plus usés que les uniformes de leurs camarades, ils étaient plus agréables que leurs tenues en daim tachées de sueur. Pendant le trajet vers le sud, David avait interrogé le capitaine sur la Flottille des Lacs et ses coutumes, et il avait appris quelques détails intéressants sur la façon dont les voyages en bateau étaient rentabilisés. Il absorbait les informations auprès de toute personne qu’il rencontrait, et il était toujours prêt à se renseigner. Ils accostèrent au principal quai civil, une vieille structure en béton craquelé qui s’inclinait vers le lac Michigan selon un angle de vingt-cinq degrés. Valentine nota que le capitaine fit pivoter le bateau afin que l’avant pointe vers le lac. — Les Kurians ne sont pas très doués pour réparer les infrastructures, commenta Silvertongue pendant qu’elle amarrait l’Éclair Blanc au quai. Quelques autres bateaux étaient déjà à l’arrêt, mais aucun n’égalait celui du capitaine Doss par ses lignes ou son entretien. — Stepanicz, vous assurerez le premier quart de mouillage. Inutile de me jeter ce regard noir. Une fois l’affaire conclue, je viendrai vous relever. Si nous ne sommes pas de retour dans deux heures, ou si quoi que ce soit arrive, vous mettez les voiles. Le vent est bon, ce soir. — À vos ordres, monsieur, répondit celle-ci, et elle sortit du coffre à cartes un fusil à canons sciés qu’elle ouvrit et chargea de deux cartouches. — Et si nos jeunes gens aux larges épaules veulent bien prendre chacun un des tonneaux attachés au mât dans la cabine, nous pourrons nous occuper de nos affaires. Silver, aidez M. Valentine pour les nœuds, merci. Le Bunker d’Adolf ressemblait à un fragment de la Ligne Maginot. Quellle qu’ait été sa fonction d’origine, ses concepteurs avaient voulu qu’il résiste aux ans. Ils l’avaient construit en béton armé, avec des fenêtres si étroites qu’on aurait dit les meurtrières d’un château. L’ensemble rappelait vaguement un crâne monstrueux au sourire sinistre. Il était bâti en bordure du lac, loin des immeubles délabrés. — Pourquoi l’appelle-t-on le Bunker d’Adolf ? voulut savoir Valentine alors qu’ils approchaient du bâtiment, car le fût de quarante-cinq litres semblait peser un peu plus à chaque pas. — Le patron est un dictateur, pour commencer, répondit le capitaine Doss. Silvertongue se retourna et regarda les hommes dont chacun portait un tonneau sur l’épaule. — Il y a une ambiance particulière dans cet établissement. C’est une parcelle de bon sens dans un pays devenu fou. Ou peut-être une folie différente dans la folie générale, comme vous voudrez. Le Bunker est renommé chez les Collabs. Quand nous avons appris que nous devions vous rencontrer cette semaine, nous avons contacté un ponte de Chicago, si bien que nous pourrions faire d’une pierre deux coups. — Tant que nos sacs arrivent dans les mains de leurs destinataires, dit Valentine qui essayait de ne pas haleter sous ce fardeau inhabituel. — Cette affaire permettra à vos sacs d’arriver à bon port beaucoup plus facilement, affirma Doss. L’endroit était plongé dans les ombres et paraissait désert. David supposa que les clients aimaient boire dans le noir et le calme, quand il se rendit compte que de la musique trop forte pour être produite par des instruments filtrait de quelque part au sous-sol. Il passa à l’écoute profonde et perçut le tempo d’un ancien rock and roll et le bruit confus de conversations. Doss se dirigea vers des marches étroites qui disparaissaient dans le sol sur le côté du bâtiment. Au bas de l’escalier, sur un petit palier, se trouvait une porte en métal sans poignée. Doss dit quelques mots dans le judas. Le panneau métallique s’ouvrit. Tout en descendant les marches, David se confectionna le sourire vague d’un ivrogne, pour cadrer avec son rôle de marin en bordée. Le capitaine entra et salua quelqu’un d’un hochement de tête. Valentine échangea un regard avec Harper, et les deux Loups haussèrent les épaules en même temps. Silvertongue se retourna vers eux. — Pas de panique, ils vont vous fouiller pour vérifier que vous ne portez pas d’arme ou de drogue. Appuyez les mains contre le mur et lisez la pancarte. Un Grog de la taille d’un grizzly leur barrait le passage. Par-dessus ses épaules qui devaient bien faire un mètre de large, Valentine vit le capitaine et son second se faire fouiller et renifler par un homme-chien tout droit sorti d’un cauchemar de H.G. Wells. Quand il en eut fini avec Silvertongue, le Grog fit un pas de côté et David pénétra dans le brouhaha du Bunker. Il imita la pose qu’avait prise Silvertongue, pieds écartés et mains appuyées de chaque côté d’une pancarte tracée à la peinture sur le béton du mur. Sur la gauche, un homme au gabarit de sumotori était assis dans une cabine grillagée et se grattait le menton d’un air absent avec le canon d’une mitraillette. Pendant que l’homme-chien le fouillait et le reniflait, Valentine lut la pancarte : « LES RÈGLES : LE MONDE D’ADOLF EST LA LOI. INTERDIT DE FUMER ET DE BOIRE CE QUE NOUS NE VOUS AVONS PAS VENDU. VOUS VALEZ CE QUE VOUS TROQUEZ. VOUS VALEZ LES ENNUIS QUE VOUS VOUS ATTIREZ. VISITEZ NOTRE BOUTIQUE DE CADEAUX. PERPLEXE ? VOYEZ LA RÈGLE N° I. » Valentine récupéra son tonnelet et rejoignit les deux femmes. Il survola la salle en s’efforçant de ne pas avoir l’air d’un péquenot nourri au maïs. La lumière électrique et le bruit le submergèrent. La musique enregistrée et jouée par une machine était pour lui une nouveauté, et il faillit rester bouche bée. Une grosse boîte vitrée décorée de néons et de chromes était adossée à un mur de parpaings, et proclamait « Sélection de CD ». Le mur opposé au juke-box était barré par un long comptoir, et un assortiment de tables, banquettes et bancs dépareillés occupait la salle au sol saupoudré de sciure. Le pied d’une toilette à chasse d’eau était visible sous un rideau, dans le coin le plus éloigné du bar. À côté, un urinoir un peu trop odorant laissait s’écouler un filet d’eau jusqu’aux copeaux de bois disposés sur le sol. Une alcôve séparée du reste de la salle par un grillage similaire à celui de la cabine de l’entrée annonçait « Change – Boutique cadeaux – Direction ». Il fut soulagé de constater que les autres individus présents appartenaient à l’humanité, même s’ils n’en étaient pas les meilleurs représentants. Les deux barmen à peine moins grands que le Grog à la porte, quoique un peu plus minces, étaient engoncés tels des saucisses géantes à tête pointue dans des tee-shirts rouges frappés de la mention « Le Bunker » en lettres noires. Un homme famélique et de la taille d’un enfant, affublé d’une visière verte, était assis derrière un bureau dans l’alcôve grillagée et fumait une cigarette avec une pince. Avec son plateau miraculeusement en équilibre, une serveuse passait adroitement entre les tables en attendant les clients. Vêtue seulement d’une casquette de base-ball portant le logo du Bunker, d’un haut de bikini et d’un cache-sexe, elle semblait la plus heureuse de toutes les personnes présentes. Valentine fit un rapide calcul et en arriva à la conclusion que sa casquette avait demandé plus de matière et couvrait un pourcentage plus élevé de son corps que tout le reste de sa tenue – hauts talons compris. Les consommateurs, en treillis noir et brun roux mal ajustés ou en salopette bleue de la marine marchande, buvaient, bavardaient et fumaient en groupes compacts. Le capitaine mena son petit groupe en file indienne vers l’alcôve. — Mais si ce n’est pas l’Éclair Blanc en personne qui vient me rendre visite ! croassa le gnome, sa cigarette coincée entre ses dents jaunies. Et Teri Silvertongue ! Ah, ma beauté, qu’est-ce que je ne donnerais pas pour redevenir jeune ! Le jour où tu en as marre de la haute mer et des paies misérables, viens donc me voir. — Merci de la proposition, Ade, répondit le second en s’obligeant à sourire. Mais j’ai facilement le mal de terre. Le capitaine Doss se campa devant le guichet et plaça une petite bourse en cuir sur le bureau du patron. — Je t’ai apporté les ingrédients pour tes clopes, Ade. Fais-moi plaisir et meurs rapidement, d’accord ? — Je te survivrai, Dossie. Tu as deux nouveaux aides ? Il jaugea rapidement Harper et Valentine, peut-être pour évaluer leur potentiel en tant que clients ou comme fauteurs de troubles. — Il me fallait un peu de muscle en plus pour cette course. À ce sujet, le Duc est déjà arrivé ? — Suis mon conseil, capitaine. Ralentis un peu et profite de la vie. Mais oui, il est dans la salle de jeu avec ses amis. Tu paies un verre à ton équipage, ou tu vas boire seule un autre Captain Bligh, comme la dernière fois ? — Après les affaires, Ade. Seulement après les affaires. Elle fit signe aux trois autres et ils se dirigèrent à la queue leu leu vers une porte proche du comptoir. Valentine compta trois fûts et trente bouteilles aux formes étranges contenant toutes un poison liquide quelconque, sans aucune étiquette. Il vit un Collab aux épaulettes ornées des fusils croisés de capitaine acheter une bière et un verre de gnôle avec deux balles qu’il posa sur le comptoir. L’homme but l’alcool d’un trait, et son visage se crispa comme s’il venait d’avaler la même quantité d’acide nitrique. David essaya d’oublier qu’il se tenait dans une pièce avec trente personnes dont chacune aurait pu gagner une belle récompense en les livrant vivantes aux Faucheurs. Doss frappa à la porte marquée « Privé ». Celle-ci s’entrebâilla, et un demi-visage noir comme l’ébène la toisa d’un œil soupçonneux. La porte se referma, mais seulement pour un instant. Le garde les laissa entrer dans une pièce spacieuse et bien ventilée. Trois hommes et une femme étaient assis autour d’une table tendue de feutre. Cartes à jouer et jetons étaient amassés devant trois joueurs. Le quatrième, un homme, se contentait d’observer. L’attention de Valentine fut attirée par lui en partie à cause de sa mise extravagante. Le Duc du Flash portait un uniforme rouge surchargé de broderies en fils d’or. Mi-costume de musicien de fanfare dans un lycée et mi-tenue de toréador, il soulignait de façon assez vulgaire son teint pâle et ses cheveux noirs. Un anneau en cuivre, le premier que David ait jamais vu, était pendu à son cou par une chaînette en or. Son regard bleu et désabusé détailla l’équipage de l’Éclair Blanc. Les hommes de main du Duc portaient la tenue de combat bleu marine des Collabs de Chicago, et la femme attablée une élégante robe de soirée également bleue sur laquelle scintillaient de véritables pierres précieuses. Aucune arme n’était apparente, mais le portier noir jouait avec un couteau à cran d’arrêt qu’il ouvrait et refermait d’un simple mouvement du poignet. — Capitaine, cela fait des heures que nous vous attendons, déclara le Duc d’un ton presque précieux. Vous savez à quel point je déteste que mes propres soirées commencent en retard. Que faisiez-vous ? De la contrebande d’armes avec les insurgés ? Doss afficha un sourire convenablement affecté. — Non, j’essayais de trouver quelque chose à me mettre. Votre entrée est toujours tellement grandiose que j’ai décidé de vous laisser apparaître le premier. — Vous n’avez pas besoin de soigner votre mise pour ce bouge, capitaine. La seule raison pour laquelle j’ai revêtu mes plus beaux atours, c’est que le prétendu motif de ce déplacement est mondain. J’ai passé la journée à avoir recours aux services des Kurians d’ici et à mettre au point des livraisons de bière pour Chicago. Mais nos affaires vont être beaucoup plus lucratives. Pouvons-nous voir la marchandise ? Le Noir cessa de jouer avec son cran d’arrêt assez longtemps pour avancer un siège à Doss. Elle s’assit. — Mettez les papiers sur la table, et vous la verrez, répondit-elle. Le Duc fit signe à un de ses lieutenants qui ouvrit une sacoche en cuir et en sortit une liasse de documents. Le capitaine Doss prit une loupe dans une poche et étudia chaque feuillet avec attention. Elle examina les cachets de cire qui recouvraient un ruban rouge et bleu. — Quatre permis de port d’arme, bien…, dit-elle. Cinq de travail… Douze d’approvisionnement. Seize… dix-huit… vingt passeports. Trois laissez-passer portuaires… Eh, attendez une seconde. Ces laissez-passer n’ont ni sceau ni signature, mon ami ! Le Duc sourit. — Désolé, capitaine. Un oubli de ma part. Je compenserai la prochaine fois, d’accord ? — J’ai bien peur que ce ne soit pas possible, répliqua-t-elle avec fermeté. Nous conservons un des sacs. Si vous voulez l’avoir, modifiez ces documents comme il faut, et il n’y aura aucun problème. — Oh, très bien. Comme vous voudrez, capitaine. Nous prendrons un sac de moins aujourd’hui, et je verrai si je peux obtenir ce qui manque pour votre prochain passage ici. Même si cela me brise le cœur de constater que vous ne me faites pas confiance. Et maintenant sortez la came, et nous verrons si le jeu en vaut la chandelle. Sur un signe, Valentine et Harper placèrent leurs tonnelets devant Silvertongue qui en fit sauter le couvercle avec son coutelas. Chaque tonneau était empli de morceaux de sucre roux. Elle en renversa un, puis l’autre, et le sucre s’étala sur le sol. Des tubes à essai en verre apparurent bientôt dans le monceau de sucre. Elle en ramassa deux douzaines qu’elle plaça sur la table, parmi les jetons et les cartes. Le capitaine Doss prit deux tubes et les empocha. Le Duc s’essuya les lèvres d’un geste impatient. — Ma chère, le test. La femme en robe de soirée sortit une fiole de liquide clair de son petit sac à main. Elle déboucha un des tubes, humecta de salive un cure-dent et le plongea dans la poudre, puis elle l’enfonça dans la fiole qu’elle agita ensuite. Le liquide à l’intérieur prit une teinte bleu ciel. — On ne m’appelle pas le Duc du Flash sans raison, dit le Duc d’un ton satisfait. Valentine s’essaya à un petit rire de connivence qui ne sonnait pas très juste, mais le capitaine et son second l’ignorèrent. — Je peux prendre les documents, maintenant ? demanda Doss. — Bien sûr, capitaine. Mais je pense que tout cela mérite d’être fêté. Les consommations sont pour le Duc, ce soir, et votre équipage est invité, bien entendu. Doss se leva. — Désolée, Duc. Vous savez comment je deviens quand je reste trop longtemps loin de mon bateau. — Moi aussi, je ferais mieux d’y aller, ajouta Silvertongue, à la grande déception des Collabs. Harper tapota l’épaule de Valentine. — Le devoir nous appelle… — Il n’appelle pas si fort que ça, rétorqua David d’un ton égal. Capitaine, puis-je rester encore un peu ? Doss lui lança un regard qui disait toute sa perplexité. — Soyez de retour avant l’aube. Et pas après, Le Petit, parce que nous appareillerons au premier rayon du soleil, avec ou sans vous. — Merci, capitaine. Je serai au rendez-vous. — Finalement un de vos protégés montre un peu de bon sens, Doss, dit le Duc en riant, alors que les autres marins sortaient de la pièce. Demande à n’importe qui à Chicago, personne ne sait faire la fête comme le Duc. Comment tu t’appelles, mon gars ? — Dave, monsieur Duc. Dave Le Petit. L’autre lui balança une grande claque dans le dos. — Heureux de te connaître, Le Petit. Je me fais sans arrêt des amis parmi les gens qui voyagent, sans jamais savoir quand ils viendront me voir avec quelque chose qui vaille le coup de faire affaire. On tambourina à la porte. — Duc, c’est votre autre rendez-vous, dit Cran d’Arrêt. — Ah oui. Le Petit, tu restes tranquille et tu trouveras peut-être cela intéressant. Tu vas voir quelque chose que tu ne verras pas en travaillant pour Dossie sur son rafiot, c’est sûr. Il faut que je règle un léger désaccord. L’homme au couteau ouvrit la porte, et deux hommes et une femme bien habillés entrèrent. — Merci de nous inviter à la fête, Duc, dit le plus grand des trois. Valentine remarqua le large anneau de cuivre à son doigt, pareil à celui que son hôte portait en sautoir. — Content que vous ayez pu venir, Hoppy, dit le Duc avec un sourire. Vous aviez l’air préoccupé pendant ma visite d’affaires. J’ai cru que vous étiez las de me voir. Valentine sentit un frisson le parcourir, mais cette réaction n’était pas due à l’éclat mauvais dans les prunelles du trafiquant. Il y avait des Faucheurs à l’extérieur. Il songea à trouver une excuse pour s’éclipser, puis décida d’obéir au Duc et de rester silencieux. — C’est gentil d’être venu avec votre assistant, mais il n’était pas nécessaire de faire une démonstration de force, Hoppy. Ce n’est qu’une réunion amicale entre gens de bonne compagnie. — Gail Allenby prend soin de ma vie professionnelle, répondit Hoppy. Et Andersen est responsable de ma vie physique. Il se sert d’un couteau aussi bien dans la cuisine que dans la rue, au fait. Je vous invite à dîner demain soir pour vous le prouver. — J’espère que la lame sera bien nettoyée, dit le Duc. Merci de l’invitation, mais je dois retourner à Chicago. Nous avons un petit problème à résoudre, Hoppy. Quand ce sera fait, vous n’aurez peut-être plus envie de me voir à votre table, de toute façon. Dans la salle de bar, quelqu’un poussa un cri et Valentine perçut le bruit de chaises renversées. Cran d’Arrêt ouvrit la porte de nouveau, et un Faucheur entra dans la pièce qu’il balaya avec méfiance de ses yeux jaunes. Un homme à la musculature imposante et portant une chemise sans manches apparut derrière lui. Puis une femme – du moins il sembla à Valentine que c’en était une – qui avança lentement. Elle était vêtue d’une robe noir et or et une lourde capuche était rabattue sur un masque argenté brillant avec seulement deux fentes pour les yeux. Elle marchait moins qu’elle flottait à travers la pièce, et David ne put détecter le bruit de ses pas. Un deuxième Faucheur vint se camper sur le seuil et leur tourna le dos pour surveiller la salle de bar qui se vidait rapidement. — Merci de votre présence, Seigneur Yuse-Uth, dit le Duc, le visage calme et sérieux. Valentine regarda Hoppy qui semblait avoir perdu dix centimètres et autant de kilos depuis l’arrivée du Faucheur et de son Maître Vampire. Il focalisa toute son attention sur l’homme qui blêmissait, en espérant que le Kurian ne sonderait pas ses pensées. — Seigneur, quel besoin aviez-vous de venir ici ? bredouilla Hoppy. — Je le lui ai demandé, répliqua le Duc. Vous m’avez escroqué, Hopps. — Jamais ! — Ces deux derniers mois, j’ai remarqué que nous étions souvent à court de bière. Nous avons ouvert quelques tonneaux, et nous avons trouvé des balles de plastique à l’intérieur. Pas beaucoup, mais un assez grand nombre pour que j’y perde dix pour cent, ou pas loin. Aujourd’hui, j’ai fait vider un fût par mes hommes, après votre livraison : des balles, encore. Hoppy, qui apparemment était le directeur de la brasserie, réfléchit intensément à la chose. — Peut-être que quelqu’un à la production manigance ça. Je n’en savais rien du tout, Duc. Je compenserai le manque à gagner. — Je suspends les paiements. Vous aurez dix pour cent de corps en moins pour cette cargaison venue du nord, et dix autres pour cent en moins sur les deux précédentes. Le Duc se tourna vers le Kurian. — Avec l’arrivée de l’hiver, cela fera cinquante à soixante auras en moins pour les Familles de Milwaukee, mon Seigneur. L’homme à la chemisette prit alors la parole : — Le Seigneur Yuse-Uth dit que la brasserie compensera vos pertes l’année prochaine. Son besoin premier est d’avoir une livraison complète d’auras. — Je n’aime pas dire non à un Seigneur, dit le Duc, mais mes propres Seigneurs pourraient avoir leur mot à dire dans cette affaire. Désire-t-il une guerre entre factions ? Cela lui coûterait beaucoup plus. Je vais diviser la différence : vingt-cinq auras de moins et vous pourrez compenser mon manque à gagner l’année prochaine. Le miroir argenté du masque se tourna vers le Duc. — Accordé. L’anneau est retiré. Valentine n’aurait pu dire si la voix discordante venait du masque ou naissait entre ses oreilles. Le Faucheur saisit le bras de Hoppy et le majeur de sa main droite. Il prit l’anneau en même temps que le doigt, dans un craquement écœurant de cartilage qui cède. Hoppy hurla. Son garde du corps restait pétrifié, comme hypnotisé par le Faucheur. Le héraut du Kurian contempla sans émoi apparent Hoppy qui essayait de stopper le flot de sang jaillissant de sa blessure. — Il n’est plus sous la protection du Seigneur Yuse-Uth, déclara-t-il. Allenby, vous êtes le nouveau directeur de la brasserie. Le Seigneur Yuse-Uth vous fait confiance pour que vos livraisons soient complètes. Avec le temps, peut-être porterez-vous un jour cet anneau. La femme déglutit et s’écarta de son ancien supérieur. — Merci, mon Seigneur, dit-elle d’une voix mal assurée. Andersen, votre contrat avec M. Hoppy est résilié. Dès demain nous étudierons votre avenir avec la brasserie. Réfléchissez-y. — Ou-oui, m-madame, bégaya Andersen dont les mains tremblaient. — Bon sang, je n’ai rien à voir avec ce traficotage des livraisons ! jura Hoppy. Le héraut se tourna vers le Duc. — Le Seigneur Yuse-Uth vous remercie d’avoir porté cette affaire à son attention, dit-il. Il espère que se poursuivront des relations profitables avec Ses Frères à Chicago. — J’apprécie à sa juste mesure la sollicitude de sa seigneurie, dit le Duc. Le Kurian, son héraut et les Faucheurs partirent, et Valentine put enfin respirer normalement. — Les responsabilités exigent des résultats, Hoppy, dit le Duc. Personnellement, je pense que vous m’avez escroqué. Il regarda l’homme au couteau. — Rends-le plus humble. De façon permanente. Le visage aussi impassible que le masque du Kurian, David regarda Cran d’Arrêt faire tomber Hoppy au sol et lui sectionner les tendons à l’arrière des genoux. — Maintenant, il vous faudra vivre en rampant, commenta le Duc. Mademoiselle Allenby, emmenez cette ordure avec vous en partant. Laissez-le avec les autres détritus sur le port. Nous reparlerons demain matin pour voir à quel arrangement nous pouvons arriver. Aucun des compagnons du Duc ne parut particulièrement peiné quand les gens de la brasserie traînèrent l’homme ensanglanté et gémissant au dehors. Le visage anguleux du Duc se fendit d’un sourire. — Et maintenant, passons aux réjouissances. Allez me chercher une bouteille de quelque chose de correct, Palmers. Et deux caisses de Miller, bouteilles cachetées. Vous en êtes, Denise ? Elle sourit et chercha de nouveau dans son sac, son miroir cette fois. — Déjà goûté de la bleue ? Et comment, j’en suis ! Une vingtaine de bières, trois bouteilles et de multiples lignes de cocaïne plus tard, les Collabs et Valentine fermèrent le Bunker. Toujours derrière son grillage, Adolf comptait la recette en grande partie sortie des poches du Duc. Un seul barman était encore présent. On transporta au dehors un marin évanoui, tandis que la serveuse était assise sur les genoux du garde du corps. Son haut de bikini reposait sur les yeux clos de Cran d’Arrêt qui avait descendu presque une bouteille entière de la gnôle maison. Derrière le rideau des toilettes, les chevilles bien dessinées de Denise entourées de la robe en tas bougeaient en rythme avec la musique. David avait bu très peu tout en paraissant faire le contraire, et il était maintenant assis dans la sciure, adossé contre le juke-box. Il s’appuyait sur le Duc. Le Loup avait découvert chez son hôte une passion pour les blagues de mauvais goût et les chansons graveleuses. Il avait donc fouillé dans sa mémoire et récité toutes les vieilles plaisanteries bien grasses entendues dans les baraquements quand il n’était pas encore adolescent. Finalement, pour rester dans le registre de son déguisement, il avait entonné des chansons de marin. Eva Stepanicz reposait dans les bras de l’autre Collab. Elle était restée plus pour garder Valentine à l’œil, sur ordre du capitaine, que pour s’amuser. Une petite pile de verres vides se trouvait à côté d’elle, qu’elle avait commencé à construire quand elle était retournée au comptoir pour découvrir ce qui avait transpiré de la visite du Kurian. Elle possédait une résistance phénoménale à l’alcool, ce qui avait déterminé son choix pour cette mission particulière. D’une main elle repoussa le visage de l’homme et dirigea son haleine empestant la bière vers le sol. Le barman revint après s’être débarrassé du marin. Il était accompagné du second, Silvertongue. — Debout, Le Petit. Le jour approche, et le capitaine veut que vous reveniez tous les deux à bord. Stepanicz se redressa avec un soupir de soulagement. Sous le tee-shirt rouge du Bunker qu’il avait enroulé sur sa tête comme un turban, Valentine leva les yeux vers le second. — Allez, Silver, dit-il d’une voix pâteuse. Aucune raison qu’elle n’attende pas une heure ou deux de plus. Tirez-vous. — Stepanicz, aidez-moi à le relever, ordonna Silvertongue. Chaque femme saisit un bras du Loup et elles le remirent sur pieds. Il fit un clin d’œil au second et s’écria : — J’ai dit : Tirez-vous ! Son exclamation sortit les Collabs de leur somnolence. David saisit les deux femmes par les cheveux et fit mine de cogner leurs deux têtes ensemble. En réalité ses mains absorbèrent presque tout le choc. C’est ainsi que débuta une fausse bagarre d’ivrognes qui fit même sortir Denise des toilettes. Les hommes poussaient des rugissements approbateurs chaque fois que Valentine faisait tomber une de ses adversaires, et les deux spectatrices encourageaient Stepanicz et Silvertongue quand celles-ci donnaient un coup de poing à David. La serveuse à la poitrine nue coinça ses deux auriculaires dans sa bouche et émit un sifflement perçant lorsque Stepanicz mit un terme à l’affrontement par un coup de pied bien placé et un peu trop réaliste au goût de son destinataire. Il se plia comme le cran d’arrêt du Collab et s’effondra dans la sciure. Le Duc du Flash se releva en titubant et d’une main hésitante épousseta son uniforme d’opérette. Il alla s’agenouiller auprès de Valentine et aida son compagnon de beuverie à se mettre en position assise. — Mieux vaut retourner à bord, Le Petit. Elles n’étaient pas si petites que ça, hein ? Valentine réussit à sourire malgré la douleur. — Écoute, la prochaine fois que tu fais escale à Chicago, viens me voir. Je m’occupe de tout ce qui est R et R : Repos et Relaxation, tu vois, pour ceux qui sont assez malins et choisissent le camp des Kurians. J’habite au-dessus d’un groupe de bars appelé les Clubs Flush. Sur Rush Street. C’est facile à trouver parce que c’est dans la seule partie de la ville éclairée la nuit, si on excepte le zoo. Je soigne la crème de la crème de Chicago, si tu me comprends. Si vous devez suivre les ordres de ces deux furies tous les jours, je parie que toi et l’autre gars allez très vite rêver de vous envoyer en l’air. Je vous trouverai ce qu’il faut, cadeau de la maison. D’accord ? — Merci, Duc, dit Valentine en réajustant son pantalon. — Tu me plais bien, Davy, dit-il avant d’ajouter un ton plus bas : et si tu peux accoster au quai principal avec de la blanche aussi bonne que celle de ce soir, je veillerai à ce que tu repartes capitaine, tu vois ce que je veux dire ? Viens d’abord me voir aux Clubs Flush. Tu ne le regretteras pas. David massa doucement son entrejambe. — Merci pour le tuyau, monsieur. Encadré par Silvertongue et Stepanicz, il retourna au bateau. Il était épuisé. — À quoi vouliez-vous en venir, Valentine ? demanda le second alors qu’ils grimpaient à bord de l’Éclair Blanc. Pourquoi avez-vous fricoté ainsi avec cette crapule déguisée en clown ? — Là d’où il vient, c’est un homme important. Parfois le simple fait de connaître le nom de quelqu’un qui a ce genre d’influence peut être très utile. Plus tard ce matin-là, l’Éclair Blanc débarqua les deux Loups sur une plage déserte au nord de l’endroit où ils s’étaient rencontrés. — Désolée pour le coup de pied, dit Stepanicz quand elle serra la main de David. Sans rancune ? — Non, bien sûr. Mais merci d’avoir posé la question. Le capitaine offrit à chacun d’eux une flasque de rhum venu directement de la Jamaïque. — Et la Flottille des Lacs est toujours prête à vous donner un coup de main, dit-elle en leur tendant sa carte où son nom figurait en lettrage élégamment calligraphié. Vous pourrez reconnaître un de nos bateaux parce qu’il y a toujours blanc dans son nom. Ou une version étrangère de ce mot : white, weiss, quelque chose comme ça. Donnez-leur simplement cette carte et dites-leur que je vous dois un service. — Merci, capitaine Doss, dit Harper. — Serviteur, madame, ajouta Valentine. Chaque Loup mit en bandoulière un sac de dépêches destinées à la Région Sud. Alors qu’ils sautaient hors de la yole et se mouillaient de nouveau les pieds dans les eaux du lac Michigan, le poids de leurs fusils leur rappela le sérieux du voyage de retour. — Est-ce que nous parlerons à Gonzo de tout ça ? demanda Harper. — Pourquoi ? dit Valentine, et une lueur malicieuse passa dans ses yeux. Il a seulement raté une soirée ennuyeuse avec quelques marins. Et ce qu’il ignore ne peut pas le contrarier. Mais je le dédommagerai de son attente. Je vais lui offrir mon tee-shirt souvenir du Bunker. < 10 Centre du Wisconsin, septembre de la quarante-troisième année de l’Ordre Kurian : au nord de la route et de la voie ferrée reliant Milwaukee aux Twin Cities, cette partie du Wisconsin est en friche. Des forêts denses de pins et de chênes abritent des cerfs, des orignaux et des sangliers très dangereux. Des loups les chassent tous et doivent parfois céder leur proie abattue à des ours ou des gloutons en maraude. Quelques camps forestiers parsèment la zone située autour d’Oshkosh et de Green Bay. On y coupe des chênes et des cèdres qui seront utilisés dans le Sud. Des trappeurs et des chasseurs menominees sillonnent également les bois et les lacs, quand ils ne descendent par la Wisconsin River en direction du Dells Country pour y troquer des fourrures. L’Ordre Kurian commence sur la ceinture très fréquentée qui relie Milwaukee, Madison, Eau Claire et Saint Paul, dans le Minnesota. Des fermes prospères où l’on cultive le maïs et élève des vaches laitières occupent toujours la partie sud de l’État. Trois Seigneurs Kurians, connus sous le nom de Triumvirat de Madison, contrôlent les fermes, les mines et les lignes de communication, de la banlieue de Milwaukee à LaCrosse. Dans la pénombre de leur dôme juché au sommet du vieux building du Wisconsin State Capitol, ils commandent les Faucheurs de Fond du Lac à Platteville, et d’Eau Claire à Beloit. Les humains sous la férule des Kurians subissent le Nouvel Ordre. Ils ont adopté l’attitude ambivalente entre le minimum qu’il faut faire pour survivre et la collaboration pleine et entière. Leurs exploitations familiales sont autogérées et très différentes des plantations du Sud ou des collectivités agricoles du Nebraska, du Kansas et de l’Oklahoma. Mais depuis peu une ombre plane sur cette région. Des rumeurs propagées par les conducteurs de camions laitiers et les équipes d’entretien des routes font état d’un nouveau Seigneur Kurian qui aurait transformé le village pittoresque de New Glarus en une forteresse. Pour les petits exploitants craintifs et les villageois de cette zone, cela signifie treize Faucheurs assoiffés de plus qui prélèvent leur tribut humain chaque nuit. Ils campèrent dans les collines dominant la Wisconsin River, près de Spring Green. Les Loups pouvaient surveiller le fleuve sur des kilomètres dans les deux directions. Quelques fermes électrifiées avaient allumé leurs porches, mais l’élévation que Valentine devinait être Tower Hill paraissait désertée par ses habitants, car aucune ferme en activité ne s’étendait à ses pieds, ni même à des kilomètres. Ils établirent leur campement un peu en dessous du sommet d’une colline, dans les ruines de ce qui avait apparemment été une scène d’extérieur au milieu de nulle part. Valentine avait exploré le petit théâtre niché sur le flanc de la colline et que la végétation avait envahi. Cela lui avait rappelé la simple estrade montée à une extrémité de la grande tente publique dans les Eaux Frontalières, là où Bobby Royce avait reçu un fusil de chasse comme prix, une éternité plus tôt. Perdu dans ses pensées, il arpenta les planches. Les gens qui tenaient les poches de résistance étaient-ils ceux qui se trompaient ? Toutes ces victimes, toutes ces souffrances causées par des batailles sans fin… Une forme d’existence était envisageable sous la loi des Kurians. Peut-être devraient-ils tenir le coup, tourner la situation à leur avantage en négociant pour obtenir un certain degré d’indépendance, plutôt que de se battre pour l’avoir. Il s’émerveillait du don d’adaptation des humains. La Flottille des Lacs, par exemple. Elle travaillait à la marge de l’Ordre Kurian, et semait les graines de la destruction dont elle tirait profit. Il y avait aussi Steiner et son enclave qui s’efforçait de construire quelque chose de nouveau plutôt que de conserver en vie l’ancienne manière de vivre. Ou encore la détermination de la Région Militaire Sud, aux effectifs surpassés et à la puissance de feu inférieure, qui résistait grâce à ses places fortes, mettait les Kurians au défi de l’attaquer et osait même porter le combat dans les Terres Perdues. Même les petits groupes de civilisation cachée comme ceux des Eaux Frontalières contribuaient à la résistance par leur seule survie. Un picotement subit interrompit ses ruminations sur la scène. Saisi par la même terreur paralysante qu’un lapin survolé par l’ombre d’un aigle, il sentit la présence d’un Faucheur. Il quitta l’estrade et descendit à petites foulées la pente vers le groupe de cabanes. Le Faucheur semblait se diriger vers Tower Hill, et son passage amenait un silence étrange dans les bois enténébrés. Les grillons eux-mêmes cessaient leurs stridulations. Valentine entra dans l’abri temporaire des Loups. C’était une maison de deux pièces, avec des fenêtres assez petites pour que l’absence de vitres ne soit pas un inconvénient. Ses camarades avaient mis les chevaux dans la plus grande pièce. Il plaça les doigts d’une main sur ses lèvres tout en faisant de l’autre le signal avec l’index et l’auriculaire dressés qui signifiait la présence d’un Faucheur. Gonzalez et Harper sortirent leurs fusils des étuis et vérifièrent qu’ils avaient bien leurs parangs. Tous trois se concentrèrent immédiatement pour abaisser leurs signes vitaux. Ils se disposèrent en cercle. Les chevaux n’émettraient pas plus de signes vitaux que quelques cerfs, lesquels n’étaient pas rares dans la région. Si l’ennemi passait à proximité, il pourrait les ignorer pour peu qu’ils demeurent dans le même état de focalisation. Pendant qu’il calmait son esprit et se concentrait sur sa respiration, David sentit la présence du Faucheur au sommet d’une colline, à l’ouest. Les minutes s’écoulèrent, et au bout de une heure l’ennemi s’éloigna vers l’ouest. Le dos de Valentine était inondé de sueur. — C’était un peu trop proche, dit-il à ses compagnons. D’accord pour lever le camp, au cas où il ne ferait que contourner les collines pour revenir par ici ? — Bonne idée, approuva Harper. Après ça, je pourrais marcher jusqu’à l’aube, de toute façon. Ils décidèrent de prendre la direction du sud. Le Faucheur était comme une tornade dont il vaut mieux s’écarter de la course en partant à angle droit. Pendant que Harper sellait les chevaux et que Gonzalez effaçait tout indice qu’ils avaient campé là, Valentine gravit Tower Hill avec prudence. Il tenait son arme prête. Il décrypta la piste laissée par de lourdes bottes. Le Faucheur s’était arrêté au sommet pendant une heure, et David aurait aimé savoir pour quelle raison. Après avoir glissé un mot à Harper, il trouva un tertre offrant une vue dégagée non loin de l’estrade et il scruta ce qu’il apercevait de l’horizon. À trois ou quatre kilomètres au sud-est, des flammes éclairaient le ciel nuageux. Deux bâtiments semblaient dévorés par le feu, derrière un rideau d’arbres. Il distinguait un petit silo à grains éclairé par une lueur jaune orangé. Peut-être le Faucheur avait-il une meilleure vue à l’ouest du sommet de Tower Hill, mais cela ne ressemblait pas à une de ces créatures de rester simplement là, à contempler un incendie, pour le seul plaisir de savourer le drame qui se déroulait. Et cet éclat paraissait étrangement vif. Valentine regretta que les vents ne lui permettent pas de humer la fumée. Il rejoignit Gonzalez et Harper. — Il y a un feu de belle taille, expliqua-t-il. Je pense que c’est une grange ou une maison qui brûle. Vous voulez aller vérifier ? C’est de ce côté du fleuve, il nous sera donc facile d’en approcher. — Est-ce que c’est vraiment ce qu’il faut faire ? dit Harper. Si c’est la maison de quelqu’un, les voisins vont rappliquer de toutes les directions. Ce serait bien dans les manières d’un Faucheur d’enlever une proie dans toute cette confusion. — Je croyais que nous faisions route vers le sud, remarqua Gonzalez. — C’est toujours d’actualité. Mais je pense que ce Faucheur a observé ce qui se passait là-bas pendant un bon bout de temps, pour je ne sais quelle raison, or il n’est pas dans leurs habitudes de rester plantés à un endroit pour profiter du spectacle. À mon avis, ça vaut le coup que nous allions jeter un œil. — Bah, c’est votre détachement, dit Harper. Personnellement, ça ne me dérange pas de regarder un bâtiment brûler. Mais j’aime moins l’idée de prendre une décision à cause du comportement supposé d’un Faucheur. Ça me semble une bonne façon de mal finir. — Tant que le radar du lieutenant fonctionnera, il n’y aura pas de problème, intervint Gonzalez. — Je l’espère, dit Harper. Alors allons-y avant que les patrouilles se réveillent. Ils avancèrent à pied dans la nuit, en tirant leurs montures derrière eux. Gonzalez ouvrait la marche et suivait le sentier, suivi par Valentine et Harper, chacun avec deux chevaux. Alors qu’ils approchaient du brasier, David estima qu’il devait s’agir d’une ferme abandonnée de plus dans cette région où deux propriétés sur trois avaient été quittées. De jeunes forêts envahissaient déjà les terrains réservés naguère à la pâture du bétail. Les Loups attachèrent les chevaux au bord d’un petit ruisseau saisonnier, et les bêtes purent se désaltérer dans les flaques entre les rochers. On apercevait les flammes entre les fûts des hêtres et des jeunes chênes. Ils avancèrent avec mille précautions jusqu’à ne se trouver qu’à cinquante mètres du brasier qui se mourait. Ce qui restait de quatre bâtiments, dont l’un était visiblement une grange, s’était déjà effondré en débris calcinés. Sans les pluies quotidiennes de la semaine précédente, le feu se serait étendu aux arbres voisins et à la forêt. — Bon, voilà votre incendie, lieutenant, dit Harper. Et maintenant ? — Pas de famille, pas de voisins, observa Valentine. L’endroit devait être abandonné. Ces champs n’ont pas l’air entretenus, c’est sûr. Je n’ai rien vu d’autre que quelques piquets de clôture sans grillage. Alors pourquoi ce feu ? — Peut-être qu’une patrouille est passée par là et qu’ils ont voulu animer un peu la soirée avec un petit acte de pyromanie, proposa Harper. La route est-ouest que nous avons traversée hier doit se trouver quelque part là-haut. — Possible, reconnut le lieutenant. Si tel est le cas, ils ont utilisé quelque chose pour faire prendre le feu, et ils n’ont pas lésiné sur la quantité. On peut le sentir d’ici. De l’essence ou une substance approchante. Gonzalez et Harper reniflèrent. — Ça me fait penser à du napalm, dit ce dernier. Les Grogs s’en sont servis à Cedar Creek. Ils avaient une vieille voiture de pompiers qui en était bourrée. Ils ont arrosé quelques-uns des bâtiments où nos gars s’étaient terrés et ils ont mis le feu. — J’aimerais jeter un autre coup d’œil à la lumière du jour, décida Valentine. Nous pouvons attendre quelques heures de plus avant de repartir. Allons chercher les chevaux et trouvons-nous un endroit sûr où dormir. David sut en voyant l’expression de Harper que ce dernier considérait que l’idée de se reposer un peu était la première décision sensée de son supérieur depuis le début de la soirée. L’inspection diurne des ruines leur dévoila la fin de l’histoire, mais pas son commencement. Pendant que Gonzalez était accroupi à couvert le long de la route, prêt à courir comme un beau diable jusqu’au lieu de l’incendie au premier signe d’une patrouille, seul un semi-remorque passa sur l’ancienne autoroute. Il roulait vers l’est à vingt-cinq kilomètres à l’heure, pour avoir le temps d’éviter les nombreux nids de poule. — Tout ça n’a aucun sens, dit Valentine à Harper, qui partageait cet avis mais d’une autre façon. Nous avons quatre bâtiments brûlés, plutôt trois et une remise, je dirais. Mais à quoi correspondent ces trois autres taches calcinées ? Il désignait les buissons noircis, des cercles de feu de quatre à dix mètres de diamètre, dispersés autour des ruines sur ce qui avait jadis été une pelouse et un jardin. — Deuxième élément bizarre : regardez comment la maison s’est écroulée. Sa structure semble avoir été soufflée vers l’ouest. Comme si on s’était servi de dynamite disposée du côté est. — Euh…, dit Harper avec un désintérêt manifeste, peut-être que les Collabs se sont entraînés à la démolition, ou un truc de ce genre ? — Alors où est le cratère ? Et les fondations sont en bon état. Ces parpaings auraient dû être réduits en miettes si quelqu’un avait placé une charge là. Et ces deux jeunes arbres : leur tronc est brisé à un mètre de hauteur, mais leur partie supérieure est tombée vers la maison. Une explosion n’aurait pas donné ce résultat. Troisième chose curieuse : ce trou creusé dans le sol, près de la grange. Ils marchèrent dans les ruines de la vieille grange et s’arrêtèrent devant la colonne noircie du silo qui tenait toujours debout. Un sillon triangulaire d’un mètre de long et de presque soixante centimètres de profondeur était imprimé dans le sol. La motte de terre et d’herbe détachée gisait à trois mètres de là, en direction de la grange. — Qu’est-ce qui a pu faire ça ? s’interrogea Valentine. Les patrouilles ont apporté une pelleteuse ? Le trou a été pratiqué d’un seul coup bien net. — Là, je sèche, avoua Harper. — Et dernier point, il n’y a pas de piste. À moins que ce soit pour l’effacer qu’ils ont brûlé ces zones d’herbe : pour couvrir leurs traces, ou les marques laissées par les armes qui ont fait ça. Il mit un genou à terre et huma le bois calciné. Il en montait encore une faible odeur d’essence ou d’une substance pharmaceutique, comme le camphre. — Quelqu’un approche ! lança Harper qui courut se cacher derrière le silo et épaula son arme. Valentine se jeta au sol. Il entendait un bruit de pas en provenance de la forêt. L’arrivant ne faisait aucun effort pour dissimuler sa progression. Un homme d’une cinquantaine d’années vêtu d’un pantalon bleu délavé et d’une chemise rayée matelassée émergea d’entre les arbres. Il contempla les ruines fumantes sans paraître surpris outre mesure par ce spectacle, ôta sa casquette de base-ball et s’essuya le visage et la nuque avec un mouchoir jaune. Ce qui lui restait de cheveux sur les côtés du crâne était d’un gris uniforme. — Qui que vous soyez, dit-il d’une voix forte, vous vous levez tôt, pas de doute. Montrez-vous donc, je ne suis pas armé. D’un signe, David indiqua à Harper de rester caché. Gonzalez avait disparu, peut-être dans le fossé longeant la route. Le jeune lieutenant se leva. Si un tireur embusqué voulait faire un carton, il offrait la cible idéale. — Bonjour à vous aussi, dit-il. Je ne faisais que passer dans le coin… — Vous voulez dire « Nous ne faisions que passer », étranger, corrigea l’autre d’un ton railleur. J’ai repéré votre copain derrière le silo. Et puisque vous n’êtes pas du coin, je me permets de vous demander votre nom. — David, monsieur. Je viens du Minnesota. Pour rendre visite à des amis, pourrait-on dire. — Alors vous feriez mieux de ne pas montrer ce fusil à répétition. Je ne sais pas comment ça se passe dans le Minnesota, mais par ici les Vampires vous tuent si vous vous trimballez avec une arme. Entre autres raisons. — Merci du renseignement. Nous essayons de traverser la région sans attirer l’attention. Vous habitez le coin, monsieur ? — Toute ma vie. Je m’appelle Gustafsen. Je suis veuf, maintenant, et mes enfants sont partis. Je tiens une petite ferme un peu plus haut sur la route. J’ai vu le ciel s’embraser et je me suis dit que ce devait être la vieille grange des Bauer. Je n’ai pas grand-chose à faire, alors on peut dire que je m’occupe un peu des affaires des autres, juste pour passer le temps. Ce qui pourrait être bon pour nous… ou mauvais, songea Valentine qui demanda : — Quelqu’un vit ici ? — Non, pas depuis qu’ils sont arrivés. Les Bauer sont tous morts de la Folie Délirante. Et personne n’a voulu venir s’installer ici : c’est à dix kilomètres de tout. — Je me demande ce qui a pu déclencher l’incendie. Il a beaucoup plu, mais il n’y a pas eu d’éclair. Gustafsen s’esclaffa. — Moi aussi, je me pose la question. Quelques camionneurs m’ont dit qu’il y avait déjà eu plusieurs feux inexpliqués cet été. Tout ça a commencé quand le nouveau Grand Chef est arrivé à Glarus. Et depuis, la situation est passée de mauvaise à pire pour beaucoup de gens du coin. Il y a eu des disparitions dans presque toutes les villes, et je suis sûr que vous savez ce que ça veut dire… — Je suis étonné que vous posiez ce genre de questions, monsieur Gustafsen. À peu près partout maintenant, c’est vu d’un mauvais œil. — Ma curiosité est tout ce qui me reste, David. Le fermier enfonça les poings dans ses poches et continua à parler à Valentine en se tenant à côté de lui et sans le regarder, comme c’était la coutume dans la région. Un moment ils observèrent la maison et la grange en ruine. — J’ai eu une vie bien remplie, si l’on tient compte des circonstances. Quand mon Annie est partie, j’ai cessé d’attendre quoi que ce soit de l’existence, et je me concentre plutôt sur la prochaine. D’instinct, le Loup appréciait cet homme. Il envisagea un instant de lui proposer de venir avec eux dans le Sud. Après tout ils disposaient d’un cheval qu’ils pouvaient prêter à Gustafsen, et le Territoire Libre aurait toujours l’usage d’un fermier de plus. — Je n’ai pas eu une éducation très conventionnelle. Ils n’aiment pas les écoles. Mais je ne suis pas idiot, et je sais que des hommes qui portent des tenues en daim et qui restent en dehors des routes sont un problème pour eux. Alors si vous voulez venir chez moi, je vous dirai ce que je sais. Peut-être que vous avez besoin de dormir une ou deux nuits dans de vrais lits. J’en ai qui ne servent à rien. Et un peu de compagnie serait la bienvenue. — Nous apprécions votre offre à sa juste valeur, monsieur Gustafsen, vraiment. Mais nous devons continuer à aller vers l’est, mentit David, par simple précaution. En revanche, si vous aviez un sac d’avoine à nous donner pour les chevaux, nous vous serions très reconnaissants… Mais j’aimerais beaucoup en savoir plus sur ces feux. Vous paraissez avoir l’oreille collée au sol. — Ça me dépasse autant que vous, mon gars. Un vieil homme jure avoir vu une sorte d’engin volant au-dessus d’un incendie. Je ne sais pas exactement où ni quand : c’est une histoire de quatrième main. Un peu comme ces anciens dirigeables qu’on voit sur des photos. Il a dit qu’il se déplaçait grâce à des voiles. Et moi, j’ai une théorie sur l’endroit d’où il vient : de quelque part dans la région des Blue Mounds. On dit qu’on risque la mort si on s’en approche à moins de neuf kilomètres, maintenant. Quoi qu’il se passe là-bas, ils ont un maximum de troupes. Les patrouilles de l’intendance abattent le bétail partout dans cette partie de l’État, surtout les vaches et les cochons. L’hiver va être rude. — Il semblerait, en effet. Vous dites qu’un nouveau Grand Chef est arrivé à Glarus ? — Sur la carte, c’est New Glarus, maintenant, corrigea Gustafsen. — Nous ferions bien d’éviter ce coin, alors, mentit de nouveau Valentine. Il était toujours possible que le fermier cherche à obtenir un anneau en cuivre. — C’est bien vu de votre part, mon gars. Deux heures plus tard David revint vers les deux autres Loups avec deux sacs d’avoine en travers de l’encolure de son cheval. — Tout s’est bien passé ? demanda Gonzalez. — Bien sûr. Il m’a donné à manger, et j’ai fait le tour de sa maison. Ça semble être un type bien. Je ne voulais pas qu’il vous voie, au cas où. — On va bouger, maintenant ? dit Harper. — D’une certaine façon, oui. On dirait que les Faucheurs ont quelque chose d’important du côté des Blue Mounds. C’est à quinze kilomètres au sud-est d’ici. Une région de collines avec un tas d’endroits où se mettre à couvert. Je veux aller là-bas pour jeter un coup d’œil à ce qu’ils mijotent. Harper acquiesça. — Pas un gros détour. Pourtant ne m’en veuillez pas, mais il faut que je vous pose la question, lieutenant : Est-ce que vous avez quelque chose contre un retour dans les monts Ozark ? J’ai une femme et bientôt une famille, là-bas. Vous voulez rester hors du Territoire pendant encore un bout de temps ? Nous pourrions être à mi-chemin du Mississippi, en ce moment. Nous sommes des courriers, pas des Félins. — Si je connaissais un Félin dans cette zone, je lui demanderais de le faire à notre place. Mais s’il y a quelque chose qui vole et qui lâche des bombes, la Région Sud voudra en savoir un peu plus. Surtout quand cette énigme aérienne ne fait aucun bruit. Vous connaissez ces petits engins à hélice que les Faucheurs utilisent parfois contre nous. Ils sont bruyants. Si c’en était un, nous l’aurions entendu. Et cette chose vole la nuit. Je n’ai jamais entendu parler d’un avion ou d’un hélicoptère qui en soit capable, de nos jours. — Peut-être qu’ils essaient d’entraîner des Harpies à voler en équipe et à porter des bombes ensemble, dit Gonzalez. — Possible. Comme ça peut être à peu près n’importe quoi, Gonzo. Les Kurians aiment inventer de vilaines surprises. Et la Région Sud voudra des faits. Nous sommes pareils, de toute façon. À notre retour, mieux vaut que nous sachions de quoi nous parlons. — Alors quelle est la prochaine étape dans le circuit du sud-ouest du Wisconsin pour le lieutenant Valentine ? dit Harper en riant à moitié. David consulta sa carte et son compas. — Une courte balade à cheval dans cette direction. Comment va votre nez ce matin, Gonzalez ? — Il aimerait sentir le massalé dans une des marmites de Patel juste maintenant, monsieur. Mais il est opérationnel. — Je l’espère. Nous allons en avoir besoin. Il faut leur reconnaître ça, songea Valentine en milieu de journée, quand ils atteignirent la ligne de piquets de clôture. Les Kurians savent comment faire passer un message. Ils avaient arrêté leurs montures devant une ligne de piquets en fonte brute rouillée espacés de dix mètres. Au sommet de chacun, un crâne humain les accueillait de sa grimace sinistre. La ligne de mise en garde s’étendait dans les bois des deux côtés. — Jesuchristo, murmura Gonzalez. Froidement, David fit un peu de calcul mental. D’après Gustafsen, on risquait la mort si l’on approchait à moins de neuf kilomètres des Blue Mounds, soit un périmètre d’environ cinquante-quatre kilomètres. Ce qui donnait à peu près cinq mille cinq cents crânes. Celui juste en face de lui était d’un enfant. Valentine mit pied à terre et sortit son fusil de l’étui de selle. — Je vais jeter un coup d’œil. Sergent Harper, je veux que vous restiez avec les chevaux. À la moindre détonation, faites en sorte de battre le record de fuite vers l’ouest. Gonzalez, c’est un boulot pour un seul homme, mais j’aimerais bénéficier de votre ouïe et de votre odorat. À vous de décider. L’éclaireur ôta son chapeau à large bord et se gratta la nuque. — Lieutenant, après avoir passé l’Invocation, j’ai appris la Voie auprès d’un vieux Loup du nom de Washington. Il avait l’habitude de me dire : « Victor, seuls les idiots et les héros se portent volontaires, et tu n’es pas un héros. » Mais si je reste en arrière, ça signifiera que cet alignement de crânes a eu l’effet désiré. Et je n’aime pas que les Faucheurs aient le dernier mot. Il glissa à bas de sa monture et entreprit de bourrer ses poches avec des cartouches de 30-06 pêchées dans sa sacoche de selle. — Lieutenant, dit Harper, soyez très prudent. Je vois un tas de traces au-delà de cette ligne de piquets. Je vais emmener les chevaux dans ce ravin que nous avons traversé tout à l’heure et je vous attendrai. N’oubliez pas de revenir. Je vais préparer du café froid pour trois, et je déteste gaspiller. — Merci, Harper. De votre côté, pas d’acte d’héroïsme. Vous entendez quelque chose, vous filez. Je n’ai pas regardé ce qu’il y a dans ces sacs de courrier, mais c’est probablement plus important que nous. Valentine et Gonzalez progressèrent lentement par les bois les plus denses qu’ils purent emprunter, en zigzaguant vers trois collines dont ils apercevaient de temps à autre les sommets à travers les feuillages. Ils se déplaçaient en alternance par sections de trente mètres : le premier avançait entre les troncs et se mettait à couvert, accroupi, et l’autre le dépassait pour parcourir la même distance et l’imiter. Ils se fiaient à leur odorat, et lorsque Gonzalez détecta l’odeur du bétail David bifurqua dans cette direction. C’était une journée chaude et nuageuse. Des percées occasionnelles du soleil entre les cumulus leur réchauffaient le cœur, car cette lumière gênerait tout Faucheur présent dans les parages. Les nuées cotonneuses commençaient à s’agréger et leur ventre à s’assombrir. Il allait peut-être pleuvoir de nouveau. Ils trouvèrent les vaches, un troupeau de holsteins noires et blanches qui s’abritaient du soleil sous un bouquet d’arbres en bordure d’une prairie ouverte. — C’est exactement ce qu’il nous faut, dit Valentine. Je ne vois pas de vacher ; ils ne les rassemblent peut-être que le soir. — Ce qu’il nous faut ? s’étonna Gonzalez dans un murmure. Pourquoi, vous voulez de la crème dans votre café ? — Non. Approchons-nous du troupeau. Restez courbé. Ils atteignirent les vaches, qui regardèrent les Loups avec une indifférence toute bovine. Les énormes bêtes restaient immobiles sous les arbres, et leurs mâchoires travaillaient latéralement dans une mastication régulière. Un millier de mouches tourbillonnaient autour de chacune. — Nous avons besoin d’un peu de camouflage. Du genre odorant, dit le lieutenant. Il posa le pied dans une bouse fraîche, et sa botte disparut presque dans la masse brune. Gonzalez fit de même. — C’est à cause des traces derrière les piquets ? demanda-t-il. — Oui. J’ai vu des empreintes de chiens à côté de celles de sabots. Avec un peu de chance, l’odeur des vaches les désorientera. Marchez dans différentes bouses, d’accord ? Une des vaches releva la queue et expulsa un jet sombre semi-liquide. Valentine passa rapidement les pieds dans cette flaque tiède, puis s’agenouilla. — Gardez les oreilles grandes ouvertes, Gonzalez. Ce serait encore mieux si une de nos amies voulait bien pisser. Il entendit son éclaireur marmonner : — Je ne veux même pas y penser… Ils laissèrent les vaches derrière eux mais emportèrent leur odeur et regagnèrent les bois. — Mon nez n’apprécie pas trop, Val. J’ai entendu parler de loups déguisés en agneaux, mais là, ça dépasse tout. — Alors concentrez-vous sur votre ouïe, lui suggéra le lieutenant. Ils rencontrèrent une piste à la base des collines. Des traces de pneus prouvaient le passage de véhicules. Un peu plus haut sur la pente, ils aperçurent une plateforme métallique qui jaillissait des arbres tout en restant nettement en dessous du sommet. Elle ressemblait à une tour de garde, mais elle n’avait ni parois ni toit. — Peut-être qu’elle est en construction, dit Gonzalez. Ils gravirent le flanc herbu de la colline pour approcher la tour par le haut. Après avoir décrit un long arc de cercle, ils parvinrent à la base de l’édifice. Une dalle de béton ancrait les quatre pieds de métal soutenant les dix mètres de hauteur de la plateforme. Elle était bâtie avec d’épaisses poutrelles d’acier entrecroisées et solidement rivetées. Aucune échelle ne permettait d’y grimper. L’ensemble était assez récent pour que les cicatrices laissées dans le sol par son édification soient encore visibles. Quelle sorte de poste de vigie est-ce ? se demanda Valentine. C’est beaucoup d’acier pour ne rien soutenir. Gonzalez s’était accroupi sous la structure. — Venez voir, monsieur. Ces empreintes, là : des bottes plutôt petites et étroites, avec de gros talons. Presque assez petites pour être celles d’une femme. — Un Faucheur ? — C’est ce que je pense, répondit Gonzalez. Un frisson électrisa le dos de Valentine. Un Faucheur qui se tient sur cette plateforme ? se dit-il. Pour regarder quoi ? Monter la garde ? Qu’est-ce qui peut avoir une valeur telle que les Kurians utilisent des Faucheurs comme sentinelles ? Il examina les poutrelles. Il pourrait sans doute les escalader. Bien sûr un Faucheur n’aurait eu aucune difficulté à le faire, mais pour un humain c’était nettement plus difficile. — Je vais grimper là-haut. Pour jeter un œil au sommet. Il y a peut-être des indices de son usage. — Monsieur, je vous le déconseille, dit aussitôt l’éclaireur. Écoutez. Valentine tendit l’oreille et perçut le grondement de tonnerre de sabots qui se répercutait quelque part au pied de la colline. Un grand nombre de sabots. Cette fois, Valentine doutait que ces cavaliers soient intimidés par le symbole gravé sur la crosse de son fusil. Il se tourna vers Gonzalez et hocha la tête. Ils s’élancèrent. Des Loups bien entraînés qui courent à travers une forêt dense, même s’ils dévalent une pente, offrent un spectacle à peine croyable. Ils fonçaient à une allure qu’un cheval et son cavalier n’auraient pu égaler dans cet environnement. Ils bondissaient par-dessus les troncs abattus avec la grâce de cerfs. Leurs foulées comme leur respiration semblaient d’une légèreté inhumaine. Ils penchaient le buste en avant, dans une posture atavique, et évitaient les branches basses d’un cheveu. Le bruit des cavaliers s’estompa derrière eux, absorbé par les bois et la colline. Ils arrivèrent à la prairie où paissaient les vaches, à près d’un kilomètre et demi de la plate-forme, en moins de quatre minutes. Valentine altéra leur course pour qu’ils restent à couvert. Ils n’avaient pas ralenti et étaient à mi-chemin de la ligne de crânes quand Gonzalez fut touché. La balle l’atteignit au coude gauche alors qu’il relevait le bras au rythme de sa foulée. Il tressaillit sous l’impact, faillit perdre l’équilibre mais réussit à se reprendre et continua à courir, son articulation brisée collée à son corps. Le sniper paniqua en voyant Gonzalez se ruer droit vers sa cachette. Il se mit debout et apparut aux Loups, pareil à un troll des marais monstrueux, avec ces filaments verts qui tombaient autour de lui comme un saule pleureur vivant. Il épaula de nouveau. Gonzalez n’était plus qu’à une dizaine de mètres de lui. L’éclaireur se jeta au sol. Valentine était à quelques pas derrière lui, et sa respiration était trop heurtée pour qu’il puisse ajuster un tir. Il fit glisser sa prise sur le canon de son fusil et se jeta en avant. Les longues bandes de camouflage qui pendaient des manches du Collab se prirent dans le mécanisme de son arme. Il dégageait celle-ci quand Valentine se servit de la sienne comme d’une batte de base-ball, et son élan renforça le coup qu’il porta. Il frappa le tireur embusqué à l’estomac. L’autre eut un hoquet et se cassa en deux, souffle coupé. David lâcha son fusil et sortit le parang de l’étui accroché à sa ceinture. Alors que le Collab ahanait en se tordant de douleur à ses pieds, le Loup passa derrière lui et abattit sa lame sur la nuque offerte, une, deux, trois fois. Les coups lui parurent agréables, horriblement agréables : le défoulement de la peur et de la rage accumulées. Décapité, le corps s’effondra et continua à tressauter quelques secondes sous les influx nerveux. Valentine se précipita auprès de Gonzalez qui s’était mis en position assise. Il tremblait et jurait en espagnol. — Vamos ! siffla-t-il entre ses dents serrées. Allez chercher les chevaux. Je vous rejoins. — J’ai besoin de reprendre mon souffle, mon vieux, dit David, et il ne mentait pas. Il écouta le grondement distant produit par les chevaux. Ils étaient très loin, peut-être assez. — Non, monsieur… je vous rejoindrai. — Faisons d’abord un tourniquet à ce bras. Je ne veux pas que vous laissiez de traces de sang. Une chance que ce ne soit pas une jambe. Il déchira une bande de tissu du costume du sniper, et ses mains s’activèrent avec une précision parfaite pour panser la blessure. — Maintenant tenez ça, ordonna-t-il en insérant un court bâton dans le nœud. C’est aussi moche que ça en a l’air ? — Pire. Je crois que j’ai un os brisé. — Tenez-le serré comme ça pour le moment. Nous confectionnerons une écharpe dès que nous aurons rejoint les chevaux. — Val, c’est loco. Loco, monsieur. Je ne pourrai pas aller très loin dans cet état. Peut-être que je peux trouver une vieille cave ou une autre cachette, et m’y terrer pendant quelques jours. — Assez discuté, héros. Allons-y. Le gang repart. Je vais prendre votre fusil. Ils marchèrent puis trottèrent jusqu’à la ligne des piquets. Chaque foulée doit être une souffrance pour lui, songea Valentine. Ils dépassèrent les crânes et se dirigèrent vers le ravin. Deux chevaux attendaient, attachés à une grosse branche tombée au sol. Sur la selle de la monture de David était coincé un message. Le lieutenant le prit et lut : « Ai suivi les ordres – bonne chance – Dieu vous garde – R.H. » Dieu vous garde aussi, sergent. Il se sentait soudain très seul, et désemparé. Mais il n’était pas nécessaire que Gonzalez s’en rende compte. — Harper est parti vers l’ouest. Pour nous, ce sera le sud-ouest. S’ils doivent suivre deux pistes différentes, ils hésiteront peut-être. Je suis désolé, Gonzo, mais il va falloir forcer l’allure. Je vais vous aider à vous mettre en selle. Il resserra les sangles des deux chevaux et souleva Gonzalez vers sa monture. — Je vais prendre les rênes, Gonzo. Vous vous débrouillez simplement pour ne pas tomber, et vous profitez de la balade. — Que je profite ? Bien sûr, dit l’éclaireur avec une ébauche de sourire, à moins que ce soit une grimace réprimée. Ils sortirent du ravin et se lancèrent au trot. La douleur rendait Gonzalez livide. De tous les secours possibles, Valentine ne s’attendait pas qu’il vienne d’une bétaillère. Après avoir trotté sur près de deux kilomètres à travers les collines, le lieutenant ralentit pour ménager son éclaireur. Celui-ci ne tiendrait pas très longtemps à ce rythme. Ils repérèrent une route en très mauvais état, même pour cette région, et la longèrent. Quand ils parvinrent au sommet d’une colline, ils firent halte pour scruter le terrain devant eux. Gonzalez était en selle comme un épouvantail ramolli et ligoté aux étriers. David aperçut un petit groupe de bâtiments de ferme proche d’une route courant perpendiculairement à celle qu’ils suivaient. À des kilomètres à l’ouest, une série de collines s’étendaient en décroissant. Sur sa droite, une petite rivière serpentait pour se diriger vers le sud où elle croisait la route sous un pont couvert pittoresque. L’ouvrage semblait en bon état, ce qui indiquait peut-être que cet axe était fréquenté. — Très bien, Gonzo. Ce n’est plus très loin, à présent. Nous allons mener les chevaux au pas dans cette rivière pendant quelque temps. Il nous faut un véhicule. — Nous allons laisser nos montures ? demanda Gonzalez d’une voix rauque. — Oui. Vous ne pouvez pas continuer comme ça. Au fait, vous savez conduire ? — Plus ou moins. Je me suis déjà trouvé derrière un volant deux ou trois fois. Mais nous devrons nous relayer. Et vous, vous savez conduire ? — Euh… Je jouais dans de vieilles voitures accidentées, mais j’ignore à quoi servent les pédales. — Monsieur, pourquoi ne pas suivre cette rivière sur une certaine distance et ensuite nous dénicher un coin tranquille où nous reposer un peu ? — Ils savent peut-être quelle direction nous avons prise, à présent. Nous devons partir de l’hypothèse qu’ils veulent notre peau, même si nous n’avons rien vu. Souvenez-vous que nous avons tué un des leurs. Ils ne laisseront pas passer ça aussi facilement. Selon ce vieux Gustafsen, ils ont des effectifs importants dans le coin, ils disposent donc des hommes nécessaires pour une battue en règle. Nous devons nous éloigner rapidement avant qu’ils s’organisent, ce qui ne sera pas facile, d’autant qu’ils ont certainement des radios. Ce qui signifie un véhicule motorisé. D’après les traces laissées par Harper, et les nôtres, ils vont nous chercher à l’ouest. Si nous obliquons vers l’est nous parviendrons peut-être à devancer un encerclement. Valentine détestait l’idée d’abandonner sa monture. Elle avait prouvé qu’elle pouvait faire preuve de vitesse et de résistance. Mais leurs chances étaient trop ténues, et il leur fallait prendre des risques s’ils voulaient échapper à leurs poursuivants. Gonzalez acquiesça avec lassitude. Il n’avait plus la force de discuter. Il croyait à la prudence dans toute manœuvre contre les Faucheurs, et il estimait que la discrétion était le meilleur atout pour survivre. Il se méfiait de tout, et c’est pourquoi il était toujours en vie. Ils descendirent lentement le flanc de la colline. Arrivé à la rivière, avec son cours parsemé de rochers à peine profond de trente centimètres la plupart du temps, Valentine mit pied à terre et prit les rênes des deux chevaux pour les guider. Il espérait qu’aucun des enfants de fermiers n’avait décidé de passer l’après-midi à pêcher. Ils atteignirent le pont couvert. Après l’avoir exploré pour vérifier qu’il était bien désert, Valentine attacha les chevaux à un morceau de bois flottant et aida Gonzalez à descendre de sa monture. L’éclaireur s’affaissa dans l’ombre fraîche et s’endormit ou perdit connaissance quelques secondes seulement après que Valentine l’eut allongé, avec pour oreiller son sac de couchage roulé. Le jeune lieutenant gravit la berge à l’abri des buissons bas. Il trouva une position près d’une extrémité du pont d’où il pouvait surveiller la route sur plus d’un kilomètre dans chaque direction. L’asphalte aux trous maintes fois comblés avait des allures de damier géant. Le pont lui-même était une construction curieusement bâtarde. Manifestement sa travée en béton armé datait d’avant l’arrivée des Kurians, mais on l’avait ensuite coiffée d’un toit fait de planches marquées de traces de peinture rouge, et le bois gauchi semblait se tordre comme pour échapper à la structure de l’ouvrage. Le bourdonnement des insectes ajouté au ruissellement discret de la rivière était apaisant, et Valentine dut lutter contre une envie insidieuse de dormir. Pour se maintenir éveillé, il compta les nids-de-poule de la route, les nuages et les fleurs sauvages en forme de clochettes blanches. Un véhicule apparut à l’est. C’était un semi-remorque pour le transport du bétail. Il avançait sans hâte, sans doute pour ne pas maltraiter ses suspensions fatiguées sur la route délabrée. Alors qu’il approchait, Valentine constata que la portière de la cabine manquait côté conducteur et que le pare-brise du côté passager était étoilé de craquelures. Le Loup arma son fusil et courut se poster au bord du pont, mais toujours hors de vue. Il entendit le camion ralentir, et le grondement du moteur s’accrut quand le véhicule entra dans la chambre d’écho formée par la structure couverte. David fit deux pas de côté pour se camper au milieu de la route. Il épaula son fusil et visa le conducteur. Les freins crissèrent douloureusement, et le semi-remorque s’arrêta. Une tête apparut par le côté sans porte de la cabine, un visage rubicond encadré de pattes fournies. — Eh, mon pote, ne tire pas ! lança l’homme, comme si les gens qui le menaçaient d’une arme étaient une source d’irritation quotidienne. — Descendez de là, alors. Je ne vous veux aucun mal. J’ai seulement besoin de votre véhicule. L’autre leva les mains bien en vue et changea de registre : — Monsieur, vous avez tout faux. Nous vous cherchions. — Qui donc, « nous » ? demanda Valentine qui visait toujours la tête de l’homme. — Pas le temps de tout vous expliquer, monsieur. Je sais qu’un de vous se prénomme David. Vous êtes trois de ces Loups-garous venus du Sud, pas vrai ? Vous êtes allés jeter un œil du côté des Blue Mounds. Les sbires des Vampires vous ont repérés, et maintenant ils se déploient pour vous capturer. Je l’ai entendu à la radio, sauf pour le prénom. L’information m’est parvenue par le code de la Loge, au téléphone. Je parcours cette route dans les deux sens depuis une heure à votre recherche. Le lieutenant abaissa très légèrement son arme. — Qui êtes-vous ? — Je m’appelle Ray Woods. Loge 18 du Wisconsin. Le type avec qui vous avez parlé plus tôt, Owen Gustafsen, c’est le chef de la Loge ici pour l’ouest de Madison. On pourrait nous comparer à un réseau clandestin. Nous faisons sortir des orphelins et différentes choses de l’État. Valentine avait envie, très envie même de le croire. Mais Eveready leur avait dit et répété de toujours chercher le piège. — Désolé, Ray, mais je ne peux pas vous faire confiance. Si vous êtes bien qui vous prétendez être, vous saurez pourquoi. Nous allons réquisitionner votre véhicule, y mettre nos chevaux et partir. Si vous êtes celui que vous prétendez être, vous n’en direz rien à personne pendant au moins deux heures. Je peux même vous assommer, si vous voulez montrer une bosse convaincante. Woods tirailla un de ses favoris et joua avec les poils bouclés un moment. — Vous ne pouvez pas me faire confiance, d’accord. Mais je vais vous demander de prendre soin d’un de mes amis. Le routier sauta de la cabine et se rendit devant une petite porte sertie sur le côté du semi-remorque. Il l’ouvrit et prit à l’intérieur une boîte à outils. Puis il fit sortir de sa cachette un gamin de huit ans peut-être, comme un magicien tire un lapin de son chapeau. Le garçon agrippa des deux bras la jambe du conducteur et posa sur Valentine un regard absent. — C’est Kurt, expliqua Woods. Il vient de Beloit. Son père a été pris par un Faucheur il y a une semaine, et sa mère a tout bonnement disparu. Nous essayons de le faire passer au Mississippi, dans une petite ville appelée La Crescent. Peut-être pouvez-vous lui faire confiance. David plongea son regard dans celui du garçonnet, et il y lut la douleur et la confusion d’un enfant dont le monde a disparu en un après-midi. Le Loup se demanda s’il avait eu cette même expression face au Père Max, quelque dix ans plus tôt. Woods caressa les cheveux du gamin. Avec Gonzalez blessé, Woods était certainement leur meilleure chance de sortir de la Zone Kuriane. Plus probablement leur unique chance. — Entendu, monsieur Woods. J’espère que vous savez ce que vous faites. Peut-être savez-vous comment éviter d’être pris rien qu’en parlementant, et comment amener un enfant d’un point A à un point B. Mais nous sommes armés, et recherchés. Si vous tombez entre leurs mains avec nous, le moins qu’ils feront sera de vous tuer. Si vous avez une famille, je vous conseille d’y réfléchir à deux fois et de penser à eux. Il avait remarqué l’alliance au doigt du chauffeur, mais celui-ci paraissait décidé. — Je n’ai plus de famille, monsieur. Et je n’ai pas envie de rester ici à discuter toute la journée. Alors, vous décidez quoi ? — Que voulez-vous que nous fassions ? Dix minutes plus tard, le semi-remorque avait repris la route. David était assis dans un deuxième compartiment secret. Il avait dû s’allonger dans l’espace réduit et laisser Woods replacer le panneau en acier qui le dissimulait. Gonzalez était allongé avec l’enfant quelque part sous lui, derrière le compartiment à outils muni d’une fausse cloison. — Évidemment, s’ils effectuent une fouille poussée, nous sommes tous morts, dit Woods d’une voix forte pour couvrir le vacarme du moteur et être entendu de Valentine. Mais j’entretiens un troupeau sur les Blue Mounds maintenant. Et puis, je n’ai jamais posé de problème – du moins pas qu’ils sachent –, et ça en seize ans, sauf quand le vieux diesel m’a lâché, bien sûr. Les chevaux voyageaient dans la remorque, avec deux rosses. Valentine espérait qu’ils auraient l’air assez épuisés pour passer l’inspection comme candidats à l’abattoir. Leurs selles et brides étaient enfermées dans des sacs de nourriture. Quelques vaches et cochons leur tenaient compagnie, ce qui avec l’odeur de ferme ajoutait au camouflage. Woods écoutait les communications entre Collabs sur une petite CB dissimulée à l’intérieur d’un poste beaucoup plus imposant mais hors service. Il expliqua que le seul endroit que les Collabs ne fouillaient jamais à la recherche d’armes ou d’une radio était justement l’intérieur de ce logement, avec ses fils pendants et ses boutons absents qui témoignaient de son inutilité. Woods se contentait d’ouvrir la trappe et d’allumer le petit récepteur placé à l’intérieur. — Seul problème, ce n’est qu’un scanner, donc je ne peux pas émettre. Je vais tous vous amener dans une famille de LaGrange. Alan Carlson est membre de la Loge, et sa femme est infirmière. Elle soignera votre ami. Apparemment, beaucoup de vos poursuivants sont partis sur la piste de votre autre gars. Il a laissé un de ses chevaux à Ridgeway, et ils ont l’air de penser qu’un d’entre vous est caché là-bas. Ils sont en train de retourner tout le coin. J’espère qu’il a réussi à leur fausser compagnie. Mieux vaut rester dans vos cachettes, nous arrivons à plusieurs croisements successifs. Ils risquent d’avoir établi des postes de contrôle. Pendant la demi-heure suivante, Valentine roula dans l’obscurité, bercé par le balancement léger mais bruyant du camion. Ils firent halte à un barrage, mais le Loup n’entendit qu’un échange rapide de salutations entre Woods et deux voix inconnues. La ferme des Carlson était de belle taille. D’après Woods, Carlson était bien vu des autorités locales. Le frère de sa femme était un quelconque Collab important à Monroe, de sorte qu’il avait rarement des difficultés pour trouver l’équipement et les outils qui lui permettaient d’entretenir sa propriété. Il employait même une autre famille, les Breitling, pour cultiver ses terres. Sous le prétexte d’aller chercher quelques têtes de bétail pour les appétits voraces qui hantaient les Blue Mounds, Woods engagea son semi-remorque entre les bâtiments blanchis à la chaux. — Lieutenant, vous pouvez sortir de votre boîte, maintenant, annonça le conducteur. Vous êtes chez Alan Carlson. Le Loup s’exécuta et se hissa sur le siège passager, une création improbable momifiée par des bandes adhésives et recouverte d’un tapis de selle. De ce côté aussi, la portière manquait. (« Les Collabs veulent absolument vous voir de la tête au pied à chaque contrôle. Mais je me les gèle en hiver », avait expliqué Woods.) David regarda autour de lui. Le camion avait contourné une petite maison blanche et s’était garé entre elle et une grange bien entretenue. L’habitation sur deux niveaux était abritée de la route par les arbres et surmontée d’un toit descendant bas qui semblait vouloir l’isoler du reste du monde. À l’arrière on accédait à la porte de la cuisine par une volée de marches en ciment. La grange, en revanche, donnait l’impression de vouloir annexer l’espace environnant. Elle était entourée de rajouts, tel un organisme primitif qui se démultiplie. Derrière elle on apercevait un mobil-home rangé là à demeure. Il y avait aussi un garage flanqué d’un buggy du plus bel effet, au bord d’une allée en gravier pareille à un nœud coulant gigantesque qui entourait la grange. Plus loin encore, un préfabriqué visiblement inutilisé jaillissait des buissons, et un abri en bon état complétait le tableau. Derrière la maison, des pâtures occupées par des vaches s’étendaient jusqu’au pied des collines boisées. Des fermes lointaines ponctuaient ce paysage faussement bucolique du Wisconsin. La porte de la cuisine s’ouvrit et un homme vêtu d’une salopette bleue neuve et de bottes en cuir descendit les marches. D’un geste sec il coiffa une casquette de base-ball sans aucun logo, et il se retourna pour faire signe de le rejoindre à un gamin resté sur le seuil de la maison. À en juger par ses habits trop justes, l’enfant d’une dizaine d’années était en pleine crise de croissance. Il était noir de peau et avait les cheveux coupés ras. Il considéra le semi-remorque avec intérêt. Carlson lui adressa quelques mots d’un ton calme, et le gamin s’éloigna en trottinant sur la route pour aller sonder de façon très démonstrative le fossé avec un bâton. Un chien au pelage doré émergea de derrière la grange et s’allongea tranquillement. Il resta là, à haleter dans l’ombre du bâtiment, pour observer la suite des événements. Woods sauta de la cabine et vida de nouveau le compartiment à outils pour laisser sortir Gonzalez. À la vue de sa blessure, Carlson tourna la tête vers la maison et cria : — Gwennie, il y a un blessé ! J’ai besoin de toi ici ! — Monsieur Carlson, commença Valentine, j’ignore ce que vous avez pu apprendre par votre réseau, mais je m’appelle David et je voudrais… — Les présentations peuvent attendre, mon vieux. Amenons cet homme en bas. Une femme aux cheveux roux sortit de la maison d’un pas gracieux et décidé à la fois. Elle portait une simple chemise en coton, un jean et un tablier d’une taille qui aurait mieux convenu à un charpentier. Elle pressa deux doigts sur le côté de la gorge de Gonzalez, d’un geste qui trahissait son savoir-faire. Woods prit l’enfant de Beloit dans ses bras. Valentine et Carlson aidèrent l’éclaireur à marcher. Il semblait comateux, et il grommela quelque chose en espagnol. Ils entrèrent dans la maison, évitèrent la cuisine et descendirent Gonzalez au sous-sol, lequel était bien aménagé et accueillant avec son placage de chêne, son petit lit et quelques affaires dans le style de celles portées par le gamin qui surveillait la route. Mme Carlson mit un doigt dans un des nœuds du pin d’un des panneaux, et tira. Le mur pivota sur un axe central situé à hauteur du nœud. Une petite pièce meublée de quatre couchettes, avec des patères et une cuvette, était dissimulée de l’autre côté. — Désolée que ce soit aussi sombre, dit Mme Carlson, la ferme n’est pas électrifiée. Nous sommes trop loin de Madison. Mais il y a une ventilation qui donne sur le salon. On entend très bien ce qui se passe en haut. Mettons le blessé sur une couchette. Carlson se retourna vers l’escalier menant au rez-de-chaussée. — Molly ! cria-t-il. Apporte une lumière en bas. Mme Carlson sortit une paire de ciseaux de la poche de son tablier et entreprit de découper la peau de daim de Gonzalez. — Comment s’appelle-t-il ? demanda-t-elle. — Blessé de taille moyenne, répondit Valentine. — D’accord, le Blessé, dit-elle en se penchant vers son oreille. Vous pouvez bouger les doigts ? Bougez les doigts pour moi. Ceux de votre bras blessé. Gonzalez parut émerger de son état de choc. Un doigt remua, et la sueur apparut à son front. — Un os brisé, ou bien un nerf endommagé, peut-être, dit-elle avec calme à David. Vous savez, je ne suis pas médecin, ni même infirmière. Rien qu’une sage-femme. Mais je soigne aussi le bétail. — Nous vous sommes par avance reconnaissants de ce que vous pourrez faire, répondit le Loup. J’ai eu l’impression que la balle était ressortie. — C’est aussi ce que je pense. On dirait qu’elle a juste effleuré l’os. Pourtant la plaie est vilaine pour une simple balle. Remarquez, je n’en ai pas vu tant que ça. Je vais faire de mon mieux pour la nettoyer. J’aurai besoin de lumière, et de plus d’eau. Molly, enfin ! dit-elle en regardant vers le panneau pivotant. Une jeune fille mince de dix-sept ou dix-huit ans, aux traits fins, se tenait à l’entrée de la chambre secrète. Ses cheveux d’un blond cuivré étaient tirés en arrière en une tresse qui retombait entre ses épaules. Elle portait une salopette bleue et une chemise jaune. Ces vêtements trop larges rendaient les courbes qu’ils cachaient encore plus appétissantes. Elle tenait à la main une lanterne d’où montait une odeur d’huile chaude. — Papa, tu es fou ? dit-elle en dévisageant ces inconnus d’un regard soupçonneux. Des hommes armés ? Si quelqu’un les découvre, oncle Mike lui-même ne pourra pas nous aider. Comment… — Du calme, Molly, l’interrompit sa mère. J’ai besoin de la lanterne ici. Valentine regarda non sans admiration Mme Carlson s’affairer à sa tâche. Son mari immobilisait Gonzalez pendant qu’elle sondait et nettoyait la plaie. Puis elle la saupoudra avec le contenu d’un sachet en papier. L’éclaireur gémit et sa respiration se fit haletante quand la poudre mordit ses chairs à vif. — Ça ne pique pas autant que la teinture d’iode, et l’effet est le même, dit la femme qui commençait déjà à bander la blessure. Valentine l’aida à garder la gaze en place pendant qu’elle enroulait une longueur de linge. Il leva les yeux vers la jeune fille qui les éclairait. Molly observait l’opération lèvres serrées, et elle paraissait très pâle, même dans la lumière jaune de la lanterne. Mme Carlson fit un dernier nœud et Gonzalez parut s’affaisser un peu plus sur sa couchette. Ray Woods prit la parole : — Désolé de vous confier une bouche supplémentaire à nourrir, mais ce gamin, Kurt, doit traverser le fleuve. Je ne suis pas censé aller aussi loin avant quelques jours. Vous pourriez lui trouver une petite place en attendant ? — Bien sûr, Ray, dit M. Carlson. Et vous, vous feriez bien d’y aller. Il se tourna vers Valentine. — Maintenant nous pouvons nous serrer la main. Alan Carlson. Et voici ma femme Gwen, et Molly, ma fille aînée. Nous avons une autre fille, Mary, mais elle est partie promener les chevaux. Notre jeune sentinelle sur la route est quasiment adoptée, comme vous l’avez peut-être deviné. Il s’appelle Frat, et il est venu de Chicago il y a trois ans. Par ses propres moyens. — Appelez-moi David. Ou lieutenant. Désolé d’être aussi mystérieux, mais moins vous en saurez et mieux ça vaudra pour vous… pour nous deux. — Eh bien, lieutenant, il faut que nous remontions au rez-de-chaussée. Les Breitling, l’autre famille qui habite dans la ferme, ne savent rien de cette pièce. Même principe : c’est mieux pour nous et pour eux qu’il en soit ainsi. Leur fils est avec Mary. Ce n’est qu’un minus. Tom et Chloe sont à LaGrange. Je les ai envoyés là-bas ce matin quand j’ai appris que vous étiez dans le pétrin. Ils doivent revenir avant le coucher du soleil. Il y a un risque, un petit risque, que la maison soit fouillée. Si ça arrive, ne paniquez pas. Il se trouve que le Chef du coin est un proche, et nous faisons tout pour rester dans leurs bonnes grâces. Frat a une façon bien à lui de regarder fixement les Collabs locaux. Ils ne traînent jamais longtemps ici. — Heureux de l’apprendre. Vous ne voyez pas d’inconvénient à ce que nous conservions nos armes, j’espère ? — Je préfère, répondit Carlson avec un sourire. Et emportez-les quand vous partirez. Ici, la possession d’une arme à feu équivaut à un aller direct en enfer. — Alan, j’aimerais que tu ne plaisantes pas avec ça, objecta sa femme. Il veut dire que les Faucheurs s’occupent de vous. Ray Woods déposa le petit orphelin sur une des couchettes libres. — Écoute-moi bien, Kurt, dit-il. Je dois te laisser ici pour quelques jours. Le gamin secoua la tête avec véhémence. — Désolé, Kurt, mais je ne peux pas faire autrement. Tu ne peux pas dormir avec moi dans la cabine, et je ne peux pas t’emmener là où je vis. Ces gens ici prendront soin de toi mieux que je le ferais, jusqu’à ce que nous t’amenions à tes sœurs, de l’autre côté du fleuve. Tu m’as bien dit que tu n’avais jamais vu un fleuve large de plus d’un kilomètre, pas vrai ? — Non ! s’exclama l’enfant, sans que l’on sache s’il répondait à la question ou s’il marquait ainsi son refus de voir Ray partir. Celui-ci détourna les yeux, l’air honteux, et s’en alla. Le gamin ouvrit la bouche pour hurler, mais la referma après une seconde sans voir émis un son, et ses yeux reprirent ce regard voilé et méfiant que Valentine lui avait déjà vu. — Nous laisserons la lanterne ici, pour vous, dit Carlson. Nous bavarderons ce soir, si vous le désirez, quand les Breitling seront couchés et les lumières éteintes. Pour l’instant je dois aller cacher vos chevaux dans les collines. Je vous donnerais bien quelque chose à lire, hélas les livres aussi sont mal vus, et je n’en ai aucun. Sa femme et sa fille sortirent de la cachette et Valentine vit la jeune fille poser sur sa mère un regard accusateur. Quand le panneau mobile se referma, Valentine se rendit compte du danger horrible que leur présence faisait courir à toute la famille. Il admirait la détermination des Carlson. D’une certaine façon, ce couple était plus courageux que bien des soldats de la Région Sud. Les Chasseurs risquaient leur vie, mais ils étaient armés et en compagnie de camarades prêts à tout pour les secourir. Ici, dans les Terres Perdues, cette famille sans armes et isolée défiait les Kurians, mettait ses enfants en péril sans pouvoir espérer d’aide. David se demanda si même les Ours qu’il avait rencontrés étaient aussi braves. Des heures plus tard, le Loup entendit Kurt geindre dans son sommeil. Il se leva de sa couchette et dans les ténèbres s’approcha de celle du garçonnet. Il s’assit et le prit dans ses bras pour le bercer jusqu’à ce que l’enfant agrippe sa main et que ses gémissements cessent. Des souvenirs longtemps réprimés refirent surface et revinrent tourmenter Valentine. Une odeur de tomates qui mijotaient et des images réapparurent, aussi vivaces et terribles que s’il les avait vues cet après-midi. Alors qu’il serrait l’enfant dans ses bras, des larmes roulèrent sur ses joues et se perdirent dans l’oreiller. < 11 LaGrange, Wisconsin : la ville de LaGrange n’a rien de très particulier. Un carrefour flanqué d’un magasin d’alimentation et d’un autre de tissus marque l’intersection en T d’une vieille route avec l’autoroute du comté. Le commerce irrégulier s’y effectue avec de petits coupons verts de rationnement, sans aucune valeur en dehors des limites du Triumvirat de Madison. En face de l’épicerie se trouvent la maison et l’échoppe du forgeron. Lui et sa femme travaillent dur, ce sont des bons vivants, et le passage couvert entre leur maison et le garage est ce qui se rapproche le plus d’un débit de boissons. L’un des deux et parfois les deux semblent toujours disposés à s’asseoir là avec une tasse de thé, une bière ou un verre de whisky artisanal. La femme officie aussi comme coiffeuse, et les habitants de longue date peuvent évaluer le nombre de verres qu’elle a déjà descendus à la finition de ses coupes. La vraie LaGrange se situe dans les fermes des environs, où l’on cultive le maïs et le haricot, le foin, quand on ne s’adonne pas à l’élevage pour les produits laitiers. Les petites exploitations s’étendent au-delà des hautes collines occidentales qui dominent le comté. Leur production est acheminée à Monroe, et par train à Chicago, trois fois la semaine. Ici la survie dépend de la possession de terres fertiles bien rentabilisées et d’un souci constant de ne pas attirer l’attention. Pendant le jour, les patrouilleurs conduisent leurs voitures ou montent leurs chevaux à la recherche de visages inconnus. Les vagabonds et les provocateurs sont menés dans le bâtiment de l’Ordre à Monroe, et très peu en ressortent. La nuit venue, les habitants se claquemurent chez eux, et aucun d’entre eux ne pourrait dire si un Faucheur ou deux passent dans le coin. Ici les gens vivent comme un troupeau de zèbres cernés par des lions. Le nombre et la routine quotidienne assurent la sécurité, et il s’écoule parfois une année entière sans que personne d’autre que les vieux, les malades et les fauteurs de troubles disparaissent. Leurs foyers sont modestes, meublés et décorés avec tout ce qu’ils peuvent fabriquer ou récupérer. En échange de leur labeur, l’Ordre Kurian fournit peu de chose en dehors des coupons de rationnement, bien qu’une année exceptionnelle de production ou de services à la communauté vaille à l’heureux lauréat et sa famille un « contrat», soit l’assurance d’une protection de plusieurs années sans risque. Les Kurians ne distribuent que le strict minimum en nourriture, vêtements et matériel de réparation de leur maison. Mais l’humanité est ainsi faite qu’elle s’adapte à quasiment toutes les situations, et les habitants ont développé une sorte de fraternité qui découle des dangers et des privations auxquels ils font tous face. L’édification d’une grange, la pose d’une toiture, un atelier de patchwork et les bourses d’échanges de vêtements offrent l’occasion de se réunir, et si ces manifestations sont ponctuées de commémorations en l’honneur de ceux ravis par les Kurians, les survivants ont du moins la possibilité de se soutenir mutuellement dans leur chagrin. Valentine ne devait garder qu’un souvenir vague de ses premiers jours chez les Carlson. L’état de Gonzalez empira, et quand l’éclaireur bascula dans la fièvre à la suite du choc de la blessure, son lieutenant se trouva trop occupé à le soigner pour remarquer ce qui se passait à l’extérieur du petit sous-sol. Pendant trois jours interminables, il resta au chevet de son ami sans pouvoir faire grand-chose sinon s’inquiéter. La plaie avait paru bien guérir, même si juste avant sa poussée de fièvre Gonzalez avait affirmé qu’il ne sentait plus sa main, ou qu’elle le démangeait horriblement. Puis, au deuxième soir après leur arrivée, le blessé s’était plaint d’étourdissements, et plus tard il avait réveillé Valentine par ses gémissements et son agitation. Kurt, le garçonnet de Beloit, avait été envoyé à l’ouest, et les Loups disposaient maintenant pour eux seuls de la pièce secrète. Mme Carlson s’accusa de ne pas avoir assez bien nettoyé la blessure. — Ou bien j’aurais dû l’amputer, déclara-t-elle. Son sang est empoisonné, maintenant, c’est sûr. Il a besoin d’antibiotiques, mais on n’en trouve plus. Valentine ne pouvait pas faire beaucoup plus qu’éponger la plaie et attendre. Il lui semblait avoir erré sans but depuis des années, et maintenant seulement il le savait : le compte à rebours n’était plus long que de quelques jours. Et puis, la troisième nuit, Gonzalez tomba dans un sommeil extrêmement profond. Son pouls se ralentit et se stabilisa, et sa respiration devint plus aisée. Tout d’abord Valentine craignit que son éclaireur glisse insensiblement vers la mort, mais au matin le Loup était éveillé et cohérent, bien que faible comme un bébé. Il demanda Mme Carlson, qui au premier coup d’œil le déclara tiré d’affaire avant de se hâter de remonter pour réchauffer un bouillon de légumes. Les muscles endoloris, David retourna à sa propre couche et plongea dans un sommeil profond dû à son épuisement, physique autant que nerveux. Ce soir-là, alors que le calme nimbait le reste de la maison et que Gonzalez dormait à poings fermés, Valentine s’assit dans le salon enténébré et parla avec M. Carlson. — Nous vous devons la vie, monsieur. Je ne saurais mieux dire, déclara le Loup qui était confortablement installé dans les coussins d’un vieux fauteuil à montant en bois. — Lieutenant, répondit l’ombre qu’était M. Carlson, nous sommes heureux d’avoir pu vous aider. Si les choses doivent changer un jour, ce sont des gars comme vous qui les feront évoluer. Nous ne sommes que des lapins dans une garenne où les renards règnent en maîtres. Alors il est bien évident que nous sommes tout disposés à donner un coup de main à quiconque porte en trophées deux ou trois queues de renard accrochées à sa ceinture. — Il n’empêche, vous risquez tout ce que vous avez, par le simple fait de nous héberger. — C’est ce dont je voulais vous parler, lieutenant. Une manière de réduire ce risque. — Je vous en prie, monsieur, appelez-moi David. — D’accord, David. Et moi c’est Alan, entendu ? Ce que je voulais dire, c’est qu’avec votre gars malade… — Il se remet. — Heureux de l’apprendre. Mais j’ai discuté avec mon épouse, et elle estime qu’il devrait rester ici encore une quinzaine de jours. Entre la blessure elle-même et la fièvre, il faut compter un mois avant qu’il soit en mesure de chevaucher. Et puis, vos montures ont besoin de se remplumer. Dans l’obscurité, Valentine encaissa le coup. — Un mois ? M. Carlson, nous ne pouvons pas rester aussi… — David, je ne vous connais pas vraiment, mais vous me plaisez bien. Alors s’il vous plaît, laissez de temps en temps un gars finir d’expliquer sa pensée. Le Loup entendit les ressorts fatigués du canapé gémir quand son hôte se pencha en avant. — Ce que je vais vous suggérer vous semblera peut-être risqué, David, mais ça rendra votre séjour ici beaucoup plus sûr si nous y parvenons. Vous obtiendrez même des papiers pour repartir. J’ai laissé entendre à mon beau-frère que j’aurais peut-être bientôt des visiteurs, d’ici une semaine. Je lui ai parlé d’un type que j’ai rencontré pendant un camp de travail d’été, à Eau Claire. Nous devons accomplir ces périodes de travail de temps en temps, pour entretenir les routes, débroussailler, ce genre de choses. Pendant que j’étais là-bas j’ai rencontré quelques Menominees, et pour tout dire vous leur ressemblez un peu. Bref, j’ai raconté à Mike que j’avais rencontré un gars sympathique et dur à la tâche qui cherchait à venir par ici, pour se marier et se dégoter une ferme à lui. J’ai suggéré que ce jeune type ferait à mes yeux un parti très acceptable pour ma Molly, et que je l’avais invité à passer chez nous pour qu’ils fassent connaissance. Et bien sûr, il se trouve que le gars en question correspond à votre description. L’esprit de Valentine sauta plusieurs étapes. — Et vous pensez qu’il nous obtiendrait des papiers ? Quelque chose d’officiel ? Évidemment, si nous avions des pièces d’identité en bonne et due forme, nous pourrions partir d’ici beaucoup plus facilement. — Eh bien, la chose ne serait pas du tout impossible dans ce coin du Wisconsin. Et ça vous permettrait d’aller jusque dans l’Illinois ou l’Iowa, au minimum. Il faudrait que vous abandonniez vos armes, ou que vous les dissimuliez très bien. Vous pourriez emprunter les routes jusqu’à la région des collines. Si on vous questionne, vous pourriez dire que vous êtes à la recherche d’un endroit où vous établir, avec ce qu’il faut d’eau et d’espace, et qu’on ne trouve plus ça que près de la frontière. Par ailleurs j’aimerais faire descendre vos chevaux du corral de la colline. Je déteste les savoir là-haut, il y a trop de risques qu’on les vole. Ou qu’on nous tombe dessus parce qu’on a caché la possession de chevaux au Grand Chef. — Si vous pensez que ce projet est réalisable, je vous suis à cent pour cent, décida Valentine. — Et ça vous donnerait l’occasion de prendre un peu l’air et de voir la lumière du jour. Et puis vous aurez un aperçu de ce qu’est notre vie dans le coin. Un jour peut-être un groupe de vos Loups remontera jusqu’ici pour nous libérer. Ou simplement nous apporter des armes et des munitions. Croyez-moi, nous saurions en faire bon usage. Deux jours plus tard, David se retrouva devant la vaste propriété du major Mike Flanagan, commissaire de la Patrouille Monroe du Triumvirat de Madison. Valentine portait une salopette trop grande pour lui et était pieds nus. Carlson l’avait conduit sur les trente-sept kilomètres jusqu’ici, dans le boghei familial. — Je ne sais pas pour le reste, mais le grade lui va comme un gant, expliqua Carlson à la vue de la petite pancarte plantée à l’entrée de l’allée qui proclamait l’importance du maître des lieux. Le major Trou-du-cul. Valentine n’eut pas à feindre d’être impressionné par la résidence du major. La maison disait une opulence certaine. Mi-villa à la française et mi-ranch de grand propriétaire, la bâtisse s’étendait sur une pelouse bien entretenue, depuis une tourelle sur l’extrême droite jusqu’à un garage surdimensionné occupant le bout de l’aile gauche. Le toit en ardoises, les longs pans de mur en brique exprimaient la suffisance du propriétaire. Les restes de quelques demeures similaires bordaient le nord de Monroe, dans ce qui avait été naguère un quartier riche. À présent les chênes et les peupliers n’ombrageaient plus que des ruines à ras de terre, comme un cimetière dédié à des rêves de grandeur enfuis. — Écoutez ça, fit Carlson en pressant un bouton en cuivre serti dans le montant de la porte. Valentine perçut le tintement d’un carillon à l’intérieur, qui éveilla les aboiements rauques de chiens. La porte s’ouvrit sur deux molosses au pelage hérissé noir et fauve. Le poitrail large et la gueule puissante, ils regardèrent fixement ces deux humains en claquant nerveusement des mâchoires, comme s’ils s’apprêtaient à arracher de larges morceaux de chair à ces importuns. Le battant pivota un peu plus et laissa apparaître un homme en uniforme et moustaches, lunettes à verres miroirs et bottes brillantes de cirage. Il portait un revolver dans un holster accroché bas sur la cuisse par des lanières ornées de perles, comme un pistolero de la grande époque. Valentine se demanda pourquoi l’homme avait besoin de ces lunettes de protection dans la maison, et de cette arme. — Salut, Virgil, dit Carlson avec un petit hochement de tête en guise de salut. J’ai amené un ami pour voir le major. Un rictus entre le sourire et la moue de mépris étira les lèvres de l’autre sous l’épaisse moustache. — Je suppose qu’il t’attend, Carlson. En temps normal il ne reçoit pas le samedi, tu le sais. — Eh bien, c’est plutôt une visite de courtoisie. Je veux juste lui présenter quelqu’un qui sera peut-être bientôt un neveu par alliance, un de ces jours. David Saint Croix, je te présente Virgil Ames. Valentine sourit poliment et serra la main du cerbère. Ames fit claquer la lanière qui attachait son arme à sa ceinture. — Il est dans le bureau. — Je connais le chemin. Allons, David. Virgil, sois sympa et donne un peu d’eau aux chevaux, tu veux bien ? Carlson et Valentine traversèrent une salle à manger et un salon à haut plafond. Leurs pas n’éveillaient aucun écho sur les tapis orientaux aux motifs compliqués. Le Loup espérait se souvenir de tous les détails de l’histoire que Carlson avait inventée pour son beau-frère. Le major était assis à son bureau et recopiait dans un grand livre des notes prises sur une feuille coincée dans une écritoire à pince. Le meuble aurait parfaitement convenu à un de ces richissimes hommes d’affaires de l’ancien temps, avec ses lions sculptés en guise de pieds qui toisaient de leur regard fixe les visiteurs. Les deux rottweillers entrèrent sans bruit derrière les deux hommes et allèrent s’affaler près de leur maître. Mike Flanagan portait un uniforme noir orné de boutons argentés et de boucles aux épaules. Il affichait un goût certain pour tout ce qui appartenait à la mythologie du western, depuis sa cravate ficelle à fermoir en turquoise jusqu’aux bottes de cow-boy en peau de serpent. Il leva le nez de sa tâche et considéra les nouveaux venus, en tirant sur un fin cigare fiché dans un fume-cigare en argent. D’une main il enfonça un cylindre en métal poli dans un socle coordonné. Un fil électrique descendait sur l’avant du bureau et était relié à une prise murale qui alimentait également une fausse lampe ancienne. Les sourcils broussailleux formaient un arc de cercle au-dessus de ses traits de bulldog constellés de taches de rousseur. — Bonjour, Alan. Tu as l’air en forme. Comment va Gwen ? Carlson sourit. — Elle t’envoie ses amitiés, mais aussi deux tartes aux myrtilles. Elles sont dehors, dans un panier. — Ah, les tartes de Gwen… Elles me manquent vraiment, tu sais. Asseyez-vous, toi et ton ami indien. Le briquet électrique remonta de son logement avec un bruit discret, et Flanagan s’en servit pour allumer son cigare. Un rond de fumée paresseux dériva au-dessus du bureau. — Comment ça va, à Monroe, Mike ? D’un geste vague, Flanagan désigna les papiers devant lui. — Comme d’habitude. Chicago est en rogne à cause de toutes ces provisions que le Triumvirat consacre à ce nouveau fort, du côté de Blue Mounds. J’essaie d’obtenir un peu plus de tout le monde. J’envisage d’intensifier les contrôles sur le bétail dans les fermes. Tu crois que tu pourrais sacrifier quelques têtes de plus avant l’hiver, Alan ? — Certains d’entre nous peuvent le faire, éluda Carlson. D’autres non. — Vois les choses sous cet angle : ça te fera plus de fourrage pour les bêtes restantes. — Bah, c’est à toi de décider, Mike. Mais je ne sais pas ce que ça donnera. Il y a déjà des mécontents. — Qui donc ? demanda Flanagan, le regard soudain perçant. — Tu sais bien que personne ne me dit rien, à cause de nos relations. Ce ne sont que des bruits qui courent. Mais cette visite n’a rien à voir avec les contrôles. Je voulais te présenter un jeune ami à moi, David Saint Croix. J’avais déjà mentionné le fait qu’il viendrait certainement me donner un coup de main pour la récolte. — Ravi de faire ta connaissance, David, déclara Flanagan qui paraissait plutôt troublé que ravi. Bon sang, Alan, d’abord tu prends ce négrillon, et maintenant un type aux trois quarts Indien ? — Il travaille très dur, Mike. Quand je lui aurai montré quelques petits trucs, il pourra tenir une ferme sans aucun problème. — Montre-moi ton permis de travail, mon gars, dit Flanagan. Valentine n’hésita qu’une fraction de seconde. — Désolé, major. Je l’ai échangé l’hiver dernier. J’avais faim, vous comprenez. De toute façon il n’était même pas à mon vrai nom. — Ce n’était pas malin du tout de faire ça, mon gars. Tu as de la chance qu’Alan connaisse des gens bien placés, dit Flanagan qui fourragea dans les documents éparpillés sur son bureau et trouva enfin le formulaire qu’il cherchait. Remplis ça pour lui, Alan. Inscris juste ton adresse. Je lui donne un permis de travail temporaire, pour six mois. S’il remet en marche une vieille ferme, il en aura un à validité permanente. — J’en ai besoin de deux, Mike. Il est venu avec un ami. Il y a un tas de gars dans les forêts du Nord qui cherchent quelque chose d’un peu plus stable, comme situation. — Ne me mets pas la pression, Alan. Ah, ces types sont pires que les Mexicains : il y en a toujours un autre qui surgit d’on ne sait où… Carlson se pencha en avant et écarta les mains en un geste d’apaisement. — Avec deux hommes pour m’aider cet automne, je pourrai nettoyer une prairie que j’ai repérée dans les hauteurs. Je pensais aussi construire une porcherie de l’autre côté de la route, pour y élever quelques porcs, puisque l’approvisionnement en viande devient un problème tellement important. Avec l’aide de ces deux hommes, je serai opérationnel au printemps. — Très bien, Alan. Deux permis de travail. Ta maison va être un rien surpeuplée… — Ce n’est que temporaire. Merci beaucoup, Mike. Gwen et moi te sommes réellement reconnaissants. Molly aussi, bien sûr. Passe nous voir quand tu veux. Tu sais que tu es toujours le bienvenu chez nous. — Mouais… Tu as de la chance, David. C’est une vraie beauté. Certains de mes patrouilleurs disent qu’elle est un peu distante, alors je te souhaite bonne chance. Le major prit un tampon, emplit la case de la date d’expiration des permis, signa les deux cartes et les tamponna d’un geste précis. — Tu as de la chance que j’emporte toujours ça avec moi. Je ne fais pas confiance à ma secrétaire : elle revendrait certainement des documents si je le lui laissais. Elle imite très bien ma signature. — Je suis ton débiteur, Michael, dit Carlson en prenant les permis. — Tu es mon débiteur depuis que j’ai autorisé ce petit négro de Fart ou je ne sais quoi à rester chez toi. — Frat. — N’importe. Cette grande ferme et que des femmes pour la tenir… J’ai eu pitié. Je t’inviterais bien à déjeuner, mais j’ai trop de choses à faire et Virgil est nul en cuisine. Ma chérie du moment passe le week-end chez ses parents. — Merci quand même, Michael, mais de toute façon le trajet de retour va être long. Les chevaux sont fatigués, et ils iront sûrement au pas. — Merci, major, dit Valentine en tendant la main. Flanagan l’ignora. — Remercie mon beau-frère et sa femme, pas moi. J’imagine qu’ils rêvent d’une tripotée de petits-enfants métis. S’il ne tenait qu’à moi, je t’emmènerais au siège de l’Ordre pour que tu y attendes l’arrivée du premier Crâne Noir assoiffé, vu que tu n’as pas de permis de travail et que tu te trouves sur les terres du Triumvirat. Carlson donna le signal du départ d’un simple mouvement de menton. Valentine contourna les chiens qui somnolaient et sortit de la pièce, suivi de son bienfaiteur. Flanagan écrasa son cigarillo dans un cendrier et se replongea dans ses papiers. Au-dehors, les chevaux avaient soif. Ames fouillait dans le panier à pique-nique. — Virgil, tu veux bien l’emporter à l’intérieur ? Nous allons donner à boire aux chevaux nous-mêmes. Les tartes sont pour Michael, et Gwen a ajouté un pot de ses confitures pour toi. Elle n’a pas oublié que tu en raffoles. Le rictus réapparut sous la moustache. — C’est très gentil de sa part d’y avoir pensé. Tu sais où est l’abreuvoir. Je te rapporte le panier. Pendant que Carlson et Valentine emmenaient boire les chevaux, Alan s’adressa à voix basse au Loup : — Vous voyez ce que je voulais dire par « Major Trou-du-cul» ? Valentine claqua de la langue. — Il donne l’impression de tout faire pour être promu colonel. Le soir même, après une longue chevauchée de retour, les Carlson fêtèrent l’arrive « légitime»de leurs invités. Même les Breitling étaient là, et la table était occupée au-delà de sa capacité normale. Lors des bavardages qui unirent les convives, Valentine puisa dans ses souvenirs de forestier dans les Eaux Frontalières pour étoffer un peu son personnage de David Saint Croix. Il était assis près de l’extrémité de la table réservée à Mme Carlson, face à Molly, et il était heureux de l’espace que cette place en coin offrait à son coude gauche. Frat se trouvait à sa droite et mangeait avec la voracité propre à son âge. À l’autre bout de la table, les Breitling encadraient M. Carlson avec la plus jeune fille de celui-ci, Mary. Gonzalez était resté alité au sous-sol, car il était encore trop faible pour participer à un repas assis. Mme Carlson avait expliqué son absence aux Breitling en évoquant une fièvre consécutive à une chute de cheval lors de leur venue dans le Sud. Pendant le dîner, Carlson broda sur son séjour au camp de travail d’été pour raconter comment il avait fait la connaissance du « jeune Saint Croix». Valentine le seconda de son mieux, sans oser prendre trop de risques. Il redoutait que Mary glisse un commentaire quelconque sur les Loups et leurs montures, ce qui aurait réduit à néant tout leur stratagème. Mais la fille de onze ans sut tenir sa langue. En fait, sa seule intervention fut pour demander à David la permission de monter le cheval du jeune homme un jour prochain. — Bien sûr, dès qu’il sera reposé. Quand je n’en aurai pas besoin, bien entendu, car il faudra que je chevauche un peu pour trouver un endroit où installer une ferme. — Molly pourrait vous servir de guide dans le comté, suggéra M. Carlson. La jeune fille concentra toute son attention sur l’assiette devant elle. — Mais bien sûr, papa, dit-elle sans relever la tête. Puisque tu as pris tant peine pour me trouver un conjoint, c’est le moins que je puisse faire. Merci de m’avoir laissé donner mon avis sur le sujet. À propos, dois-je tomber enceinte maintenant, ou après le mariage ? — Molly ! dit Mme Carlson d’un ton sec. Les époux Breitling échangèrent un regard gêné. Valentine en déduisit que ce genre d’accrochage était rare chez les Carlson. Molly se leva et prit son assiette. — J’ai terminé. Puis-je me retirer ? Sans attendre de réponse, elle se rendit dans la cuisine. David aurait eu bien du mal à définir quelle proportion de l’esclandre était simulée. Deux jours plus tard, par un matin frais et clair qui sentait l’arrivée prochaine de l’automne, Molly Carlson et lui partirent à cheval pour une balade dans les environs. La monture nerveuse du Loup allait au pas à côté de celle de la jeune fille. Molly portait un curieux pantalon de toile épaisse doublé de cuir à l’intérieur, aux jambes enfoncées dans de hautes bottes en caoutchouc, et une chemise en flanelle à manches courtes. — Lucy est très douée avec les vaches, dit-elle en flattant l’encolure de sa jument. Elles la suivent partout. Comme si elle leur parlait. — Je me suis toujours demandé si les animaux étaient capables de communiquer entre eux, commenta Valentine. — Je pense que oui, d’une certaine façon. Comme si vous et moi pouvions communiquer rien qu’en désignant les choses du doigt. Nous ne pourrions pas écrire la Déclaration d’Indépendance, mais nous serions en mesure de trouver à manger et à boire, et d’autres choses. Nous avertir mutuellement de la présence d’ennemis. Attendez, Lucy doit se soulager. Molly se dressa sur ses étriers pendant que le jet d’urine de la jument fusait dans l’air derrière elle. — Vous connaissez bien les chevaux, remarqua David. Ce pantalon est tout à fait adapté à la monte. Vous faites beaucoup de cheval ? — Non, il y a trop de travail à la ferme. C’est ma sœur qui est folle des chevaux. Mais c’est moi qui ai cousu ce pantalon. J’aime bien travailler le cuir. J’avais de belles bottes confortables, mais un taré de patrouilleur me les a prises. Celles-ci sont en caoutchouc, et j’ai très chaud avec, mais elles sont parfaites lorsqu’il faut travailler auprès du bétail. J’ai cousu une veste en cuir pour papa, et quand maman aide une vache à vêler elle a un tablier en cuir spécialement large que j’ai coupé pour elle. Ils trottèrent un moment. Tout en observant le mouvement de ressort adopté par la jeune fille sur sa selle, David cherchait désespérément comment reprendre la conversation. — J’ai le sentiment que vous n’aimez pas trop que nous restions chez vous, dit-il enfin, alors qu’ils ralentissaient pour traverser des bosquets de pins et de chênes. Le soleil avait réchauffé l’air, mais le visage de Valentine était rougi plus que par la seule température. — Oh, c’était peut-être le cas, au début. Je ne connais toujours pas la raison de votre venue ici… — Nous ne faisions que passer. J’essayais de découvrir ce qui se trame à Blue Mounds. — Vous ne nous diriez sans doute pas la vraie raison, de toute façon. Je ne sais pas grand-chose concernant les insurgés, mais je sais que vous ne nous révéleriez pas ce que vous faites ici, simplement pour qu’ils ne puissent pas nous le faire avouer. À moins que ce soit parce que je suis une fille ? — Pas du tout. Il y a beaucoup de femmes parmi les Loups. Et il paraît qu’elles constituent plus de la moitié des effectifs chez les Félins. — J’ai entendu parler de vous. Les Loups-Garous, qui viennent toujours dans l’obscurité, comme les Faucheurs. C’est vrai que vous êtes allés au Kansas en dans l’Oklahoma tuer tous les habitants, afin que les Kurians n’aient plus rien pour se nourrir ? — Non, répondit David, choqué par la question. Absolument pas… C’est même tout le contraire. Au printemps dernier, ma compagnie a réussi à faire sortir une centaine de personnes des Terres Perdues. C’est ainsi que nous nommons des endroits pareils. — Les Terres Perdues, dit-elle en levant les yeux au ciel. La définition me va. Nous sommes perdus, c’est vrai. Imaginez que vous passiez votre vie en sachant qu’elle se finira quand vous serez dévoré… J’ai développé une grande sympathie pour nos vaches. — Votre oncle semble veiller sur vous tous, dit Valentine pour tenter de la rassurer un peu. — Mon oncle. Il faut que je vous parle de lui. Non, mon oncle n’a aucun pouvoir. Un Vampire affamé peut toujours venir nous enlever n’importe quelle nuit, que nous soyons bien notés ou pas. L’oncle Mike a tout fait dans sa vie pour complaire aux Kurians, et il ne porte toujours pas l’anneau en cuivre. Et même si vous l’obtenez, n’importe quel Kurian peut vous l’enlever s’il est mécontent de vous. Et si je suis aussi susceptible avec toutes ces histoires de mariage, c’est parce que ça me fait penser à des choses auxquelles je ferais mieux de ne pas penser. Allons au sommet de cette colline. La vue y est très jolie. Leurs chevaux gravirent au pas la pente herbue. Ils traversèrent un champ où paissaient des holsteins, et Molly adressa un petit signe à un homme et un garçon qui réparaient une clôture. — Nous sommes sur la propriété des Woolrich. La pauvre femme qui vit là en est à son troisième mari. Les deux premiers ont été emportés, un pendant la traite du matin, l’autre quand une patrouille a « réquisitionné» tous les gens qu’elle croisait simplement parce qu’un groupe de Faucheurs venait d’arriver en visite. Au sommet de la colline, ils descendirent de cheval et desserrèrent les sangles de leurs montures en sueur qui déjà avaient les naseaux dans les hautes herbes sèches. Les terres arables s’étendaient en contrebas dans toutes les directions, sillonnées par un réseau de routes désertes. À une centaine de mètres, une vieille autoroute courant sur le sommet des collines avait dégénéré en une piste dégagée dans la végétation omniprésente. — C’est pour ça que vous ne voulez pas vous marier ? demanda Valentine. Vous avez peur de devenir veuve ? — Peur ? J’ai peur d’un tas de choses, mais pas de celle-là en particulier. Si vous voulez que je vous parle de ce qui me fait vraiment peur… Mais non, pour répondre à votre question, je ne veux pas de la vie qu’a ma mère. Elle a mis deux enfants au monde, elle prend soin d’un troisième, et tout ça pour quoi ? Nous finirons tous par nourrir une de ces créatures. Je ne veux pas d’enfants, ni de mari. Ils ne signifient que des peurs supplémentaires. Il est facile de dire qu’il faut vivre sa vie, se débrouiller dans le système, mais essayez donc de vous coucher chaque soir en guettant le moindre bruit parce que c’est peut-être une chose avec une cape et des bottes qui s’introduit chez vous pour plonger sa langue répugnante dans votre cœur. Comme je vois les choses, la seule manière que nous ayons de battre les Vampires dans le Triumvirat de Madison, c’est de leur couper toute source d’approvisionnement. Et de cesser d’abord de prétendre que nous menons une vie normale. — Je vois. — Ma grand-mère maternelle, mamie Katie Flanagan, elle était enseignante ou quelque chose d’approchant à Madison, avant que tout change. Quand j’avais onze ans ou presque, nous avons eu une longue discussion, toutes les deux. Elle était déjà avancée en âge, et je pense qu’elle sentait son heure proche. Dès que les vieilles personnes montrent des signes de fatigue, les patrouilleurs arrivent, et parfois même ils débitent des salades sur une prétendue maison de retraite. Elle m’a parlé des anciens temps, quand il y avait ces Juifs esclaves des Romains qui s’étaient révoltés et avaient combattu depuis une forteresse située au sommet d’une montagne. Les Romains avaient fini par construire une sorte de route pour que leur armée puisse atteindre la forteresse, et tous les Juifs s’étaient suicidés plutôt que d’être de nouveau réduits en esclavage. Mamie a dit que, si tout le monde faisait pareil, ça détruirait leur puissance, ou quoi que ce soit qu’ils tirent de nous. David acquiesça. — J’ai entendu raconter cette histoire, moi aussi. L’endroit s’appelait Massada. Près de la mer Morte, je crois. J’ai toujours dit au Père Max – c’était mon professeur – que je ne me serais jamais suicidé si je m’étais trouvé avec les autres dans la forteresse. J’aurais préféré combattre et emmener avec moi dans la mort un ou deux Romains. — Si ça n’avait été qu’une bataille de plus, est-ce que quelqu’un s’en souviendrait encore ? rétorqua Molly. — C’est une bonne question. Peut-être que non. Je pense que Gandhi – vous savez qui c’est, n’est-ce pas ? –, je pense qu’il a suggéré que les Juifs auraient dû faire plus ou moins la même chose quand les nazis les ont exterminés. Pour moi, ça revient à faire le boulot de l’ennemi à sa place. Peut-être que certains d’entre vous devraient essayer de vendre un peu plus chèrement leur peau. — Facile pour vous de dire ça. Vous avez des armes, des amis, d’autres soldats sur lesquels vous pouvez compter. Tout ce que nous avons ou à peu près, c’est un vieux réseau téléphonique délabré et une série de mots de code. « John a vraiment besoin d’une coupe de cheveux» ou « Nous avons une famille chez nous qui aimerait aller au nord». Tout ça ne vous est pas d’un très grand secours quand les Vampires viennent frapper à votre porte. Curieux à quel point ses pensées sont semblables aux miennes. Je me suis fait les mêmes réflexions la nuit de notre arrivée ici, songea Valentine. — Peut-être que nous ne pouvons pas nous suicider tous, poursuivit-elle, mais nous devrions au moins cesser de les aider. Nous nourrissons les patrouilleurs, nous entretenons les voies ferrées et les routes. Et quand nous devenons vieux et improductifs, ils nous rassemblent comme du bétail qu’on mène à l’abattoir. Ils n’ont pas de problèmes parce que c’est dans la nature humaine de demander un quart d’heure de plus quand on vous annonce qu’il ne vous reste que une heure à vivre. — Paroles courageuses, dit Valentine. — Courageuse ? Moi ? dit-elle en s’asseyant dans l’herbe et en ôtant les bardanes accrochées à son jean. La nuit, j’ai tellement peur que j’en ai du mal à respirer. J’ai peur de m’endormir. C’est à cause du rêve. — Vous faites des cauchemars ? — Pas des cauchemars : un cauchemar. Un seul, mais vraiment horrible. Attendez, il mérite que je vous le décrive au mieux. Pour ça, il faut revenir encore à Mamie Flanagan. Elle m’a raconté une histoire qui remonte à l’époque où le Triumvirat s’est organisé à Madison. Je pense que c’était en 2024, en plein été. Ils avaient créé un groupe d’hommes, avec quelques Faucheurs, qu’ils avaient baptisé le Comité de Salut Public. Environ deux cents personnes travaillaient pour ce comité, qui gérait tout, de l’endroit où vous aviez le droit de dormir à celui ou vous pouviez aller vous soulager. Les trois Vampires du comité étaient comme les yeux et les oreilles de ces Kurians enfermés dans le Capitole. J’ignore ce que vous savez sur les Seigneurs Kurians, mais une chose est sûre, ils adorent vivre dans de grands monuments vides. Je parie qu’il y en a un paquet à Washington. Bref, pour revenir à l’histoire de mamie Katie, il y avait cette femme, une Sheila quelque chose, qui s’est fait prendre avec un chargement d’armes : des fusils, des pistolets, des munitions, des chargeurs, et même des explosifs, je crois. Un des Vampires a déclaré que son châtiment serait fixé par les gens qui travaillaient pour le Comité, et que s’il ne convenait pas ils seraient tous tués et remplacés. Aiguillonnés par cette menace, tous les membres du Comité se sont rendus là où elle était retenue prisonnière. Et ils l’ont mise en pièces. De leurs mains nues. Ils ont pris les parties déchiquetées de son corps et les ont fichées sur des piques. Mamie dit qu’elles ressemblaient à des queues de billard, ou à ces petits mâts pour drapeau qu’utilisent les classes d’école. Ils ont planté sa tête sur une, son cœur sur une autre, et puis son foie, ses seins, et même son… vous savez… son sexe. Ils ont fait des serpentins avec ses intestins, et ils se sont barbouillé le visage avec son sang. Ensuite ils sont revenus en défilant au terrain de basket-ball de l’université, là où le directoire du Comité les attendait, et ils ont montré aux Vampires ce qu’ils avaient fait de la prisonnière. Certains d’entre eux devaient être ivres, à mon avis. Les Faucheurs les ont regardés et ils leur ont dit de manger les morceaux de corps, sinon ils seraient tués. Mamie affirme que certains se sont battus à coups de poing pour dévorer le foie. Elle resta silencieuse un moment. — Peut-être étais-je trop jeune pour entendre ce genre d’histoire. J’en ai eu un cauchemar la première nuit, et très souvent depuis. Je rêve toujours que j’ai commis une faute et qu’une foule vient pour me tuer. Ils sont tout autour de moi, ils me saisissent et ils commencent à me mettre en pièces. C’est à ce moment que je me réveille, je suis glacée et en sueur. Mary m’a dit que parfois, dans mon sommeil, je murmure « non-non ». Elle appelle mon cauchemar le rêve du « non-non ». Ça peut paraître ridicule en plein jour, mais essayez donc de vous réveiller après avoir rêvé ce genre de choses à 2 heures du matin, par une nuit venteuse… — Moi aussi je fais souvent un rêve, ou plutôt un cauchemar, dit Valentine à son tour. Je n’en ai jamais parlé à personne, pas même au Père Max. Mon père, ma mère, mon petit frère et ma sœur ont été tués par une patrouille quand je n’étais encore qu’un enfant. J’entre dans notre maison – je me souviens qu’il y planait une odeur de tomates en train de mijoter, mais ce n’est pas dans le rêve – et il y a ma mère, là, étendue dans le salon, morte. Ses jambes étaient… Enfin, je pense qu’ils l’ont violée, ou qu’ils ont commencé à le faire. Ils ont tiré une balle dans la tête de mon père. Mais dans mon rêve c’est comme s’ils étaient encore vivants, et que je peux les sauver si j’arrive à refermer les blessures faites par les balles. Alors je presse mes mains sur le sang qui sort de la gorge de ma mère, mais ça continue à gicler, encore et encore, pendant que mon petit frère crie et pleure. Mais je ne peux pas les sauver. Je ne peux pas… Sa voix s’enroua et il s’interrompit. Il leva les yeux et contempla les nuages, pour tenter de refouler ses larmes. Des cirrus de haute altitude peignaient le bleu du ciel de coups de pinceaux d’un blanc glacé. — Je suppose que chacun a ses propres cauchemars, dit Molly. — Eh bien, nous avons tout ce qu’il faut dans la vie réelle pour les constituer. Qu’est-il arrivé à votre grand-mère ? Du dos d’une main, la jeune fille essuya les larmes de ses propres yeux. — Oh, elle s’est blessée au dos, et on l’a emmenée. Les Vampires ont fini par l’avoir, j’en suis sûre. C’est mon oncle Mike qui est venu la chercher. Son fils. Son propre salopard de fils. Le samedi suivant, Molly montra à David comment conduire le boghei découvert à quatre roues. La sensation des rênes plus épaisses était étrange dans sa main gauche, tandis qu’il tenait le fouet dans la droite. Valentine était habitué à chevaucher à la mode anglaise, avec les rênes séparées, même si généralement c’était surtout avec ses jambes qu’il contrôlait sa monture. La conduite de ce véhicule requérait la maîtrise d’une technique totalement différente. — Vous vous débrouillez bien, David, très bien, le complimenta Molly qui pour une fois rayonnait. Ils roulaient très au-devant de la charrette familiale où le reste du clan Carlson et les Breitling s’étaient entassés. — Bien sûr, d’habitude nous attelons deux chevaux au boghei, ce qui est plus difficile, mais ils avaient besoin des deux chevaux pour la charrette. Et souvenez-vous que si vous devez transporter un poids à l’arrière il faudra le placer de façon équilibrée et bien l’attacher. Des bagages mal répartis épuiseront un cheval plus vite que n’importe quoi d’autre. Les deux familles de la ferme Carlson se rendaient à Monroe. M. Carlson avait expliqué qu’un orateur venu de Chicago allait faire un discours au nom de la Nouvelle Église Universelle. Organisation kuriane, la Nouvelle Église Universelle n’exigeait pas des assemblées hebdomadaires mais encourageait plutôt les gens à venir assister aux réunions occasionnelles, afin de se tenir au courant des dernières lois et règles édictées par l’Ordre Kurian. Être présent lors de ces occasions était une façon de rester dans les bonnes grâces de l’Ordre. Les nuages s’amoncelaient et s’assombrissaient, annonçant peut-être la pluie. Carlson fit remarquer que certains y verraient une excuse pour ne pas venir, mais cela ne fit que renforcer sa détermination à se rendre à Monroe. S’ils se montraient malgré le mauvais temps, leur présence n’en serait que plus notable, d’autant que le trajet jusqu’à la ville n’était pas des plus courts. — Si nous jouons leur jeu, autant bien le jouer, avait-il ajouté. Il avait placé des bâches roulées dans chaque véhicule et rappelé à tout le monde d’emporter des vêtements de pluie et un couvre-chef. Seuls Gonzalez et Frat étaient restés à la ferme. Le Loup allait nettement mieux, mais il n’était pas encore en état de supporter un long trajet sous de possibles averses. De plus il voulait garder un œil sur le bétail, et il déclara qu’il serait trop visible dans un océan de visages blancs. C’est ainsi que Molly et Valentine se retrouvèrent dans le boghei, avec quatre paniers pleins à ras bord de victuailles pour le déjeuner et le dîner, et aussi en cadeau pour le frère de Mme Carlson, tandis que les autres suivaient dans la charrette plus spacieuse. Le cheval de Valentine trottait derrière le boghei, équivalent animal d’une roue de secours. À l’heure du déjeuner ils n’étaient plus qu’à quelques kilomètres de Monroe quand la pluie commença à tomber. Lorsqu’ils remontèrent dans le boghei, Valentine drapa la bâche autour de Molly et de lui-même avant de repartir. Les grosses gouttes qui s’écrasaient sur la toile cirée en éveillèrent une vague odeur de moisi. Ils se servirent du fouet comme d’un mât de tente improvisé et regardèrent par l’ouverture étroite que laissaient les pans de la bâche, comme l’entrée d’une caverne. David sentait la chaleur du corps de la jeune fille contre son flanc droit, et elle avait croché de son bras gauche le bras droit du Loup pour l’aider à tenir la bâche en place. Le parfum capiteux de sa féminité emplissait les narines du jeune homme sans même qu’il ait à recourir à ses sens aiguisés. Il se dégageait aussi d’elle une très légère odeur de lavande. — Vous sentez bon aujourd’hui, dit-il, et il rougit immédiatement de sa bourde. Non pas que vous sentiez mauvais en temps normal… Je veux parler de cette odeur de fleur. Qu’est-ce que c’est, une eau de toilette ? — Non, juste un savon. Mme Partridge, la femme du forgeron, elle a un véritable génie pour les fabriquer. Elle met des herbes, des fleurs ou autre chose dans certains. Je pense qu’elle a commencé à faire des savons pour se protéger, d’une certaine façon : son mari ramasse les animaux morts de maladie ou de n’importe quoi, et il en fait de la nourriture pour les cochons et les poules. Pour les chiens, aussi. Je crois qu’il sentait tellement mauvais après avoir travaillé avec ces charognes qu’elle s’est mise à faire des savons parfumés pour combattre l’odeur. — C’est agréable. J’espère que je ne sens pas trop mauvais. Cette bâche pue un peu. — Non. Pour quelqu’un qui vadrouille dans les collines, vous êtes vraiment propre. Certains des hommes du comté pourraient prendre exemple sur vous. Valentine eut un petit pincement au cœur en se rappelant la réflexion presque identique que Cho lui avait faite un jour. — Il y en a beaucoup qui vont prendre l’excuse de la pluie pour éviter leur bain du samedi, continua Molly, et elle se tourna soudain vers lui et pressa le nez contre sa poitrine. Votre odeur ressemble à celle de la tannerie mêlée à du musc, un peu comme la selle d’un cheval écumant. J’aime bien. David se sentait subitement mal à l’aise. — Alors qui allons-nous entendre, au juste ? dit-il très vite. — Mon père dit que cet orateur vient de l’Illinois. C’est quelqu’un qui est affilié à leur église. Une sorte de gros bonnet. Cette église que les Kurians dirigent, elle ne vous demande pas d’adorer quoi que ce soit. Le Triumvirat ne décourage pas les anciennes églises, mais ils écoutent avec beaucoup d’attention ce qu’on y dit. Tant que les prêtres s’en tiennent aux joies de la vie après la vie et de l’amour de Dieu dans les temps troublés, tout va bien. Mais si quelqu’un se met à parler contre l’Ordre, il disparaît très vite. La plupart des ministres du culte ont compris la leçon. Non, la Nouvelle Église Universelle a plutôt pour objectif de faire aimer l’Ordre Kurian. Ils essaient tout le temps de recruter pour les patrouilles ou pour travailler sur leurs machines, aux voies ferrées, dans les usines, ce genre de choses. Les plus malins tentent de vous convaincre que les Kurians représentent la réponse aux problèmes de l’humanité. Tu parles d’une réponse… — Alors nous allons nous contenter de nous asseoir et d’écouter, et ensuite nous rentrerons ? — C’est à peu près ça. Ils essaient de recruter des gens pendant l’assemblée. Ils les font monter sur l’estrade, et tout le monde est supposé applaudir. Applaudissez quand les autres le font, ne vous endormez pas et tout se passera bien. J’ai le pressentiment que le speech du jour sera centré sur l’importance de la maternité. Ils veulent plus de naissances dans le Wisconsin. La tente qu’ils finirent par atteindre ridiculisait celle que David avait connue dans les Eaux Frontalières. De loin elle ressemblait à une pâtisserie affaissée sur elle-même. Mais à mesure qu’ils s’en approchaient la montagne de toile se transforma en un nuage blanc arrimé au sol, avec ses petits drapeaux claquant au vent à la pointe des mâts qui saillaient de la structure sur chaque côté de l’arc central. Des chevaux, des chariots et divers autres véhicules de toutes descriptions étaient garés dans les champs avoisinants. La plupart des gens s’étaient déjà abrités de la pluie intermittente en se regroupant sous le chapiteau. La charrette des Carlson se rangea dans un coin libre et ses occupants en descendirent. On détela les chevaux qu’on attacha à un des nombreux piquets parsemant l’endroit à cet effet. Ils mangèrent le grain dans leur musette et frappèrent le sol du sabot pour montrer leur mécontentement d’être laissés ainsi dans le mauvais temps. Carlson salua le patrouilleur en uniforme qui parcourait le champ. L’homme portait un large poncho recouvrant en grande partie sa monture pour la protéger de la pluie. — Le major Flanagan est à l’intérieur. Il t’a réservé des places sur une rangée, dit-il. — Merci, Lewis. Tu auras l’occasion de venir t’abriter un peu sous la tente, plus tard ? — Non, nous avons déjà eu notre réunion ce matin. Un beau speech sur le fait que le devoir n’est pas le sujet le plus important, mais le sujet unique. Ton beau-frère a fait une très bonne intervention à la tribune. N’oublie pas de lui rapporter que je t’ai dit ça. — Promis. Si vraiment tu n’en peux plus dehors, nous avons un thermos avec encore un peu de thé chaud dans le boghei. Sers-toi. — Merci, Alan. Bonne réunion. Comme l’avait indiqué le patrouilleur, Flanagan leur avait réservé des places au premier rang. Il y avait une scène principale, avec une avancée surélevée qui s’enfonçait dans la salle pour relier la première à une estrade beaucoup plus petite. Accompagnés de Valentine mais sans les trois Breitling, les Carlson s’assirent sur une rangée de sièges pliants qui formait un large U autour de la petite scène, tandis que les autres spectateurs se levaient pour mieux voir. Les festivités du jour débutèrent par l’intervention d’un hypnotiseur comique, afin de chauffer la salle. Il avait déjà commencé son numéro quand David s’installa à la dernière place de la rangée. Molly se plaça à sa droite, puis sa sœur et M. Carlson. Mme Carlson prit la chaise entre lui et son frère, et ils bavardèrent pendant que l’hypnotiseur déroulait son boniment de présentation. Il avait fait monter sur scène un couple de jeunes mariés. L’homme avait été plongé dans une transe hypnotique, et la femme lui demanda d’aboyer comme un chien, puis de caqueter comme une poule, et enfin de meugler comme une vache. Le public s’esclaffa devant la performance. — J’ai vu ce type à Rockford, expliqua le major Flanagan à ses invités. Je l’ai recommandé à l’évêque de Madison, et c’est lui qui l’a fait venir ici pour cette réunion. Il est drôle, non ? La jeune épouse avait maintenant fait s’installer son mari à l’horizontale entre deux chaises, la tête et les épaules sur l’une, les pieds sur l’autre. Le reste du corps raidi était suspendu au-dessus du sol comme une planche. L’hypnotiseur la pria alors de s’asseoir sur le ventre de son mari qui ne broncha pas. — C’est confortable ? demanda l’amuseur. — Très, approuva-t-elle en rosissant. L’assistance applaudit et réclama un peu plus, aussi ordonna-t-elle à son époux de battre des bras et de se prendre pour un oiseau. Tandis que le pauvre sautillait et brassait l’air sur scène, l’hypnotiseur termina avec une dernière plaisanterie : — Pour la plupart des femmes, il faut dix ans avant que leur mari fasse ça. Qu’en pensez-vous, mesdames, après deux semaines seulement de mariage ? Le public rit et applaudit. — Faisons-le savoir à Tammy et Arthur Sonderberg, venus tout droit d’Evansville, mesdames et messieurs ! Dès que le jeune époux un peu perdu fut sorti de sa transe, et que sa femme lui raconta ce qu’il avait fait sur scène, l’hypnotiseur les gratifia d’une imitation très réussie de ses agissements, ce qui redoubla l’hilarité générale, avant que le couple soit enfin libéré et descende rejoindre ses places. Un homme corpulent vêtu d’un costume d’une simplicité confinant à l’informe monta alors sur scène. Il applaudit l’hypnotiseur qui se retira en saluant. Valentine s’émerveilla de la chevelure abondante de l’homme, qui était coiffée en arrière pour lui donner l’apparence d’une crinière de lion. — Merci, merci à l’Incroyable Dr Tick-Toc, dit-il d’une voix haut perchée aux accents désinvoltes. — C’est l’évêque de la Nouvelle Église Universelle, David, il vient de Madison, expliqua M. Carlson à voix basse par-dessus ses deux filles. L’évêque s’approcha du podium installé sur la petite scène et prit le micro. — Merci à toutes et tous d’être venus malgré la pluie, commença-t-il en regardant les haut-parleurs accrochés en hauteur aux mâts de la tente. La Réunion de la Récolte est toujours une occasion sérieuse. Nous nous amusons beaucoup moins que lors de la Fête d’Hiver et de la Sortie du Printemps. Mais je sais que vous avez tous à l’esprit le labeur qui vous attend. Eh bien, aujourd’hui nous avons un expert en matière de travail qui nous vient des plaines du Sud. Je vous prie d’accueillir comme il le mérite le Superviseur Général de la Production Rurale Jim « Midas » Touchet, qui s’est déplacé de Bloomington pour nous rendre visite. Un homme d’âge moyen et aux joues creuses grimpa sur l’estrade. Il portait une combinaison de saut rouge. Ses cheveux qui manifestement se raréfiaient étaient soigneusement coiffés en arrière et maintenus en place par un liquide huileux qui leur donnait de vagues reflets rouges. Il était chaussé de baskets blanches en toile. Il prit le micro que lui tendait l’évêque dans un geste théâtral et s’inclina pour saluer le public. Il se dégageait de toute sa personne l’énergie d’un homme bien plus jeune que son âge. — Vous me voyez bien tous ? demanda-t-il en effectuant lentement un tour complet sur lui-même. Je sais qu’il est difficile de me rater, dans cette tenue. Voyez-vous, c’est que nous sommes tous assujettis à un code de couleurs, dans l’Illinois. Le rouge est réservé à ceux qui travaillent dans le domaine agricole, le jaune aux ouvriers, le bleu aux administratifs et aux forces de sécurité, et ainsi de suite. Dans Chicago et sa région, vous pouvez porter les couleurs qui vous plaisent. Je veux dire, n’importe quoi est possible là-bas. Certains d’entre vous sont allés au Zoo, les gars ? Alors vous savez de quoi je parle. Quelques cris d’approbation s’élevèrent dans la salle. Valentine remarqua que la plupart étaient lancés par des patrouilleurs. — Oups, enchaîna Touchet, j’ai oublié qu’il y avait des enfants dans l’assistance. David lança un regard interrogateur à Molly, qui se contenta de hausser les épaules. Il nota soudain à quel point elle était jolie avec ses cheveux blonds mouillés rejetés en arrière. Cette coiffure accentuait ses traits et l’éclat de la peau tendue d’une jeune fille en pleine santé. — Mais laissons ça de côté. Je parie que vous vous demandez : « Qui est ce type ? Qu’est-ce qu’il a à nous montrer, en dehors de ce qu’il porte ? » Il y en a qui pensent ça, non ? Allons, levez la main. (Quelques mains se levèrent ici et là.) Et je parie que certains se disent : « Combien de temps il va parler, celui-là ? » Allez, montrez-vous ! (De nombreuses mains se levèrent. Avec un sourire, le major Flanagan fit de même, et les Carlson l’imitèrent.) Enfin un peu de franchise ! D’accord, puisque vous avez été francs avec moi, je vais l’être avec vous. Je ne suis personne, et pour vous démontrer à quel point je ne suis personne, je vais vous parler de moi. Je viens de Nulle-Part, dans l’Illinois. En fait, plutôt Nulle-Part-du-Sud. Juste après la route qui vient de Podunk, tout près de Jerkwater. Petite ville typique, où il ne se passe jamais rien. J’ai grandi vite, et j’ai pris du muscle. Vous ne le devineriez pas en me voyant aujourd’hui, mais il fut un temps où j’avais les épaules larges ! C’est comme ça que je me suis retrouvé dans les patrouilles. Et les patrouilles de ce coin de l’Illinois, laissez-moi vous dire, c’est vraiment quelque chose. Je n’avais pas de voiture. Je n’avais même pas de cheval : j’avais… une bicyclette ! Et je n’avais même pas de pneus, je roulais directement sur les jantes. La plupart du temps, l’événement le plus marquant de la journée était une chute. Ça s’est un peu amélioré là-bas, aujourd’hui, mais dans les années 2030 nous étions plutôt mal fournis, côté équipement. L’hiver, j’allais à pied. À l’époque nous n’étions pas payés, nous recevions seulement des rations, et je n’avais donc pas de quoi m’offrir un cheval, pas à mon échelon. J’ai passé dix longues années à conduire cette bicyclette. De ferme en ferme, pour vérifier que tout allait bien. Je portais le courrier. Je livrais des tartes et des conserves de viande aux voisins. « Puisque tu passes par là, de toute façon », c’est ce qu’ils me disaient toujours avant de me demander ce genre de petit service. J’ai fini par m’ennuyer. Alors je me suis mis à lire, à beaucoup lire. J’étais curieux de savoir à quoi avait ressemblé l’Ancien Monde, « le bon vieux temps », comme disaient les gens. Est-ce qu’on emploie aussi cette expression par ici ? (Quelques « Oui » lancés prudemment fusèrent.) J’étais seul pendant mes patrouilles, et quand vous êtes seul, vous avez besoin de sympathie, d’amis. Alors quand je découvrais une petite porcherie clandestine, ou un poulailler non déclaré, et qu’on me disait « Sois sympa, oublie que tu as vu ça, et on te donnera quelques œufs quand tu passeras », j’acceptais. Eh, tout le monde a besoin de sympathie et d’amis, pas vrai ? Alors j’ai joué le jeu, je me suis fait des amis et j’ai récolté quelques œufs en prime. Dans une autre ferme, on m’offrait un poulet rôti. Plus bas sur la route, une bouteille de lait, un sac de grains. Très vite j’ai eu des tas d’amis, et je mangeais très bien. J’avais trouvé le bon filon. La silhouette rouge faisait les cent pas sur la scène, le microphone dans une main, son cordon électrique dans l’autre, et Touchet regardait alternativement chaque partie du public qui l’entourait. » Et puis un jour, je me suis fait prendre. Comme je vous l’ai dit, je ne suis personne. Et à l’époque, je n’étais pas particulièrement malin. Un jour mon lieutenant a remarqué que je descendais la route avec un jambon ficelé à mon guidon et une boîte d’œufs dans le panier, sur le porte-bagages. J’avais peut-être bien aussi un pilon de dinde dans mon holster, je ne me souviens plus. » Tout s’est passé très vite. Je crois que je n’ai jamais eu aussi peur de ma vie que lorsque le lieutenant est venu à ma rencontre. J’ai commis l’erreur de lui demander d’être sympa, et j’ai même ajouté que je lui donnerais tout ce que j’avais ramassé dans les fermes. Il n’a pas accepté ma proposition. » Six heures après que mon lieutenant m’avait arrêté, je me suis retrouvé assis dans la gare de Bloomington, à attendre mon aller sans retour pour Chicago. J’étais bon pour le Loop, vous savez, cet ancien quartier des affaires où l’on traite maintenant des affaires très différentes. Je me sentais très, très seul. Tous ces amis que j’avais dans toutes ces fermes, aucun d’entre eux n’est venu me chercher, aucun d’entre eux ne s’est livré pour subir sa juste part du châtiment. Je me suis rendu compte que ce n’étaient pas des amis, finalement. » Malgré tout j’ai eu de la chance, parce que j’ai été arrêté durant le printemps 46. Je suis sûr que vous vous rappelez l’épidémie de grippe qui a fait des ravages durant l’hiver précédent. Elle a tué des milliers de personnes dans l’Illinois, et des milliers d’autres en ont été tellement affaiblies qu’elles ont attrapé une pneumonie et sont mortes elles aussi. À cause de l’épidémie, on manquait de bras dans tout l’Illinois. C’est comme ça que je me suis retrouvé à pelleter des bouses. Je suis sûr que beaucoup d’entre vous savent ce que c’est que de faire ça. Moi, je pelletais toute la journée, chaque jour. J’ai travaillé dans les enclos à bétail de la gare de Bloomington. Je m’occupais des vaches et des bœufs qui devaient partir aux abattoirs de Chicago. J’étais en liberté conditionnelle, évidemment. À n’importe quel moment, si l’envie les prenait, ils pouvaient me jeter dans le premier train en partance pour Chicago, et il n’y aurait plus de Jim Touchet. » Pendant mon premier jour de travail, j’étais aussi heureux qu’un chien enfermé dans une boucherie. Le deuxième, j’étais content de pelleter. Le troisième, j’étais content d’avoir au moins un boulot. Le quatrième jour, j’ai commencé à chercher un moyen de biaiser. Le cinquième, j’étais obsédé par l’idée de trouver un coin tranquille où je pourrais faire la sieste à l’insu de mon patron. Bien sûr, mon patron s’est rendu compte que je me ramollissais. C’était un vieux type plein de sagesse, du nom de Vern Lundquist. Vern avait travaillé à la gare dans l’ancien temps, et il y travaillait toujours. Il ne m’a pas menacé, pas réellement. Il m’a simplement convoqué dans son bureau, et il m’a dit que si je voulais rester dans ses petits papiers j’avais intérêt à venir le lendemain et à effectuer cinq pour cent de travail en plus. Touchet s’immobilisa près du pupitre d’orateur et essuya la sueur à son front. Son regard passa sur la famille Carlson, et il sourit à Valentine. Son visage prit alors une ressemblance étrange avec la face d’un cobra. — Ces vingt-quatre heures ont changé ma vie. Pendant toute la nuit, j’ai réfléchi à la façon dont je pouvais travailler cinq pour cent de plus qu’à l’accoutumée. Est-ce que ce serait très difficile ? Vern ne me demandait pas de travailler sept jours par semaine, alors que c’est ce que vous faites souvent, dans vos fermes. » Le lendemain, j’ai travaillé cinq pour cent de plus. C’était facile. J’ai juste abattu un peu plus de boulot, ici et là. Par exemple j’ai réparé une clôture sans qu’on me l’ordonne. Si le vieux Vern s’en est rendu compte, il n’a rien dit. J’ai commencé à m’inquiéter : et s’il ne remarquait pas que je travaillais les cinq pour cent de plus, comme il me l’avait demandé ? » Alors, le jour suivant, j’en ai fait un peu plus. Juste un peu plus : j’ai passé un quart d’heure supplémentaire à une tâche qui ne m’était pas imposée. J’ai dû nettoyer de vieilles fenêtres qui n’avaient pas été lavées depuis la présidence de Ronald Reagan. Fournir cet extra de cinq pour cent ne m’a pas paru très difficile. » Au point même que c’en est devenu un jeu. Le jour d’après, j’ai ajouté encore cinq pour cent à ma journée. Petit à petit, je me suis transformé en une véritable dynamo humaine. Jim Touchet, le gars qui adossait sa bicyclette contre un arbre pour s’accorder une pause déjeuner de deux heures, qui roulait pour rentrer chez lui toujours beaucoup plus vite que pendant ses patrouilles, ce Jim Touchet-là s’est mis à bosser encore plus dur que ce qu’on exigeait de lui, même quand personne ne le voyait faire. » Vern était vraiment content de moi. Au bout d’un mois, il m’a donné la place de son assistant. Et en moins d’un an, j’étais devenu son bras droit. Je continuais à travailler plus dur que demandé, cinq pour cent de plus, ce que personne d’autre ne faisait. Je travaillais toujours plus que mon patron, et en deux ans je l’ai remplacé. » J’ai dit la même chose aux gens sous mes ordres : cinq pour cent de travail supplémentaire. Pas plus. Mais un extra de cinq pour cent, quand vous avez tout un tas de gens qui l’effectuent, ça change tout. » Un jour, je me suis rendu compte qu’on m’avait surnommé « Midas» Touchet. Tout ce que je touchais semblait se transformer en or. Moi, le gars qui n’avait jamais appris ses tables de multiplication à l’école, celui qui ne savait pas se tenir droit sur un vélo, je suis passé de pelleteur de bouses à superviseur général de la production. Aujourd’hui, je suis responsable de toutes les fermes qui se trouvent entre Rockford et Mount Vernon, dans l’Illinois. Je ne réponds de mes résultats qu’aux Onze de l’Illinois. Vous pensez qu’on vous impose des quotas draconiens ? J’ai vu les chiffres. Croyez-moi, les Onze de l’Illinois sont beaucoup plus exigeants que votre Triumvirat, ici, à Madison. Et l’année dernière, nous avons dépassé la production fixée. Je sais ce que vous pensez : « Ils ont dépassé les quotas de cinq pour cent. » Eh bien, vous vous trompez : nous avons produit le double des quotas. Vous avez bien entendu : le double. La Nouvelle Église Universelle distribue des anneaux de cuivre à mes meilleurs éléments comme des petits pains. Vous voyez le mien ? Il leva sa main. L’anneau de cuivre brillait à son auriculaire épais. Il passa ce doigt dans sa chevelure huileuse, puis retira le bijou et le lança dans la foule devant lui. Une femme l’attrapa au vol, poussa un cri et faillit s’évanouir de bonheur dans les bras de son mari. — Oh mon Dieu, oh mon Dieu ! bafouilla-t-elle en glissant le bijou à son pouce sous les regards envieux des spectateurs qui l’entouraient. — Ce n’est vraiment pas grand-chose, cet anneau. J’en aurai un autre à l’automne. Non que j’en aie besoin. Si je peux avoir de nouveau votre attention, je vais vous révéler un secret. Je vous en ai déjà révélé un, celui de l’extra de cinq pour cent. Mais je suis de nature généreuse. Je vais vous en livrer un second : Le secret, c’est que vous n’avez pas besoin d’un anneau de cuivre. C’est là toute la beauté de la Nouvelle Église Universelle, dit-il avec une voix de basse. Valentine regarda autour de lui, tout en s’efforçant de se libérer de cette impression d’être tout autant hypnotisé que le jeune M. Sonderberg. — Tout ce que l’Ordre exige, c’est la production. L’efficacité. Du bon vieux labeur. Ce qui a fait de ce pays une grande nation avant que les scientifiques sociaux et les hommes de loi prennent le pouvoir. Je vois qu’il y a parmi nous des gens qui ont connu l’ancien temps. Comment était-ce, quand les avocats dirigeaient tout ? Est-ce qu’ils ont rendu le système plus efficace, ou moins ? — Vous plaisantez ? cria un vieillard. Chaque fois que les avocats ont eu leur mot à dire, la situation s’est dégradée. Touchet acquiesça, l’air satisfait. — Dans l’Ancien Monde, votre réussite dépendait de l’école que vous aviez fréquentée. Du boulot que vous décrochiez. Des diplômes que vous aviez. De votre maison, si elle était du bon côté de la route ou pas. Dix pour cent des gens détenaient quatre-vingts pour cent des ressources et de la richesse. Quelqu’un n’est pas d’accord avec cette analyse ? Tout le monde était d’accord. — Et ce n’était pas seulement la société qui était malade. La planète aussi était malade. La pollution, les déchets toxiques, la contamination nucléaire. Nous étions pareils à des mouches du vinaigre enfermées dans un bocal avec un trognon de pomme. Déjà fait cette petite expérience ? Mettez un couple de mouches dans un bocal avec de la nourriture, percez le couvercle de quelques trous, et observez ce qui se passe. Elles mangent et se reproduisent, et puis elles recommencent à manger et à se reproduire. Très vite votre bocal est rempli de mouches du vinaigre. Dans l’Ancien Monde, l’humanité avait supprimé toute forme de sélection naturelle. Les faibles, les idiots et les inutiles se reproduisaient tout aussi vite que les individus ayant un potentiel réel. Ce n’est pas dans l’ordre naturel des choses. Et il n’existe qu’une seule sanction pour une espèce qui enfreint les lois de la Nature. » Aujourd’hui vous pouvez boire sans risque l’eau de n’importe quel fleuve, et ceux d’entre vous qui pêchent savent que les poissons pullulent de nouveau dans les ruisseaux. L’air est sain. Ça peut paraître dingue de dire ça, mais je suis un de ceux qui croient que les Kurians sont un don du ciel. L’équilibre a été rétabli, et grâce à ça nous sommes des gens meilleurs. Les Kurians ont trié les bouches inutiles. Ils n’ont pas de favoris, ils ne font pas d’exception. Ils conservent les forts et les productifs et prélèvent les fainéants et les ratés. Dans le public coururent quelques murmures de désapprobation. Étonnamment peu. — Je ne vous demande pas d’être d’accord avec moi. Seulement de m’écouter jusqu’au bout, et ensuite de rentrer chez vous et de réfléchir à ce que je vous aurai dit. Et de faire une autre petite chose. De penser à la façon dont vous aussi vous pourriez fournir ces cinq pour cent supplémentaires. Je sais que tous vous travaillez dur. Mais je parie aussi que chacun d’entre vous peut faire ce que j’ai fait : trouver un moyen d’accomplir ces cinq pour cent en plus. Vous vous sentirez mieux, plus satisfaits de vous-mêmes, et votre vie sera plus sûre. Comme moi, vous découvrirez que vous avez un anneau en cuivre dans la poche et que vous n’avez même pas besoin de le porter, parce que vous consentirez à cet effort. Combien d’entre vous abattent leurs meilleures laitières pour s’offrir un steak de plus ? Personne, bien sûr. Les Kurians ont la même attitude. Ils sont ici, ils vont rester, et c’est à nous de nous en accommoder au mieux. » Vous avez entendu mon histoire. Vous savez que je suis né sans rien de spécial. Pas d’intelligence supérieure, pas beaucoup de volonté. Je ne suis même pas beau gosse. Pourtant j’ai une maison magnifique, et j’en ferai circuler des photos si certains d’entre vous veulent s’en rendre compte, à la fin de la réunion ; je possède une vraie voiture à essence, et une autre résidence très jolie que j’ai choisie dans le Sud, pour ma retraite. Alors je pense que cet anneau de cuivre vaut quelque chose. Napoléon avait coutume de dire que chaque soldat de son armée transportait un bâton de maréchal dans son paquetage. Chacun de vous devrait avoir un anneau de cuivre au fond de sa poche. Vous pouvez y arriver. Un de vous a-t-il déjà passé dix heures par jour à pelleter des bouses ? Non ? Alors vous avez tous une longueur d’avance sur moi, depuis le départ. Vous êtes déjà bien plus loin que moi lorsque j’ai décidé de fournir ces cinq pour cent supplémentaires de labeur. Que vous ayez seize ans ou soixante, vous pouvez faire ce que j’ai fait, croyez-moi. Fournissez ces cinq pour cent de rab, et la même chose vous arrivera, à vous aussi. » Et maintenant, avant de partir pour les plaines, comme vous appelez la région où je vis, je dois me livrer à l’habituel appel au recrutement. Nous recherchons des jeunes gens, hommes et femmes, entre dix-sept et trente ans, qui désirent assumer certaines responsabilités dans le maintien de l’ordre et de la sécurité publics. Je ne vous infligerai pas le laïus rituel et va-t-en-guerre, pas plus que je n’énumérerai tous les avantages : vous les connaissez mieux que moi. Mais je peux vous garantir que vous ne pédalerez pas sur une bicyclette sans pneus. Et n’oubliez pas, même si vous allez au camp d’entraînement et que vous êtes recalé, vous aurez quand même votre contrat d’un an. Alors qui va monter le premier sur cette estrade et signer ? Allez, les mères et les pères, les tantes et les oncles, c’est le moment de convaincre ces jeunes de monter ici pour signer le contrat ! Valentine écouta les applaudissements forcés quand quelques jeunes gens se levèrent et se dirigèrent vers la scène, puis il les imita. Il semblait plus sûr de faire comme tous les autres. Il se demanda quelle proportion du public croyait à ce qui venait d’être raconté, et combien suivaient le mouvement simplement pour ne pas se distinguer de la masse. Touchet serra la main à l’évêque qui l’avait présenté. L’autre lui tapota l’épaule et lui glissa quelque chose à l’oreille. M. Cinq-Pour-Cent reprit le micro. — Avant que vous partiez, j’ai encore deux annonces à faire. Le Triumvirat a modifié vos quotas. Ils seront discutés individuellement avec chacun d’entre vous par les officiels locaux. Les spectateurs se gardèrent de manifester leur grogne, mais la nouvelle refroidit notablement l’ardeur générale, et les allées cessèrent de s’emplir de volontaires. — En ce qui concerne les bonnes surprises, la Nouvelle Église Universelle et le Triumvirat de Madison ont pris une décision qui va vous intéresser. Tout couple qui aura dix enfants ou plus dans sa vie se verra automatiquement attribuer l’anneau de cuivre. Valentine et Molly Carlson échangèrent un regard chargé de sous-entendus, et la jeune fille réprima un sourire railleur. — Le Nouvel Ordre reconnaît l’importance de la maternité et de la vie de famille, continua l’orateur aux cheveux huileux, et il tient à ce que le nord de cet État se repeuple. Tous les enfants nés dans une famille comptent, les familles nombreuses présentes ici doivent savoir qu’elles sont déjà bien avancées pour obtenir l’anneau de cuivre. Quelques applaudissements saluèrent cette précision, sans doute issus desdites familles nombreuses. — Dernier point, nous avons eu quelques problèmes avec des insurgés et des espions, ces derniers temps. La récompense habituelle d’un contrat de deux ans a été portée à dix ans en échange de toute information menant à la capture d’un quelconque intrus sans papiers sur les terres du Triumvirat. Merci de votre coopération. — « Merci de votre coopération », répéta Molly à voix basse, avec aigreur. Et maintenant, retournez à la maison et faites vite des bébés. Même si personne ne sait ce que vous leur donnerez à manger, puisqu’ils augmentent les quotas… — Allons, Molly, dit M. Carlson d’un ton apaisant. L’immense tente se vidait rapidement, et seuls restaient les personnes qui avaient des questions à poser à l’évêque ou à Touchet. David escorta Molly derrière les parents de la jeune fille, mais avant d’atteindre la sortie il se retourna et contempla le podium. Touchet l’observait tout en parlant avec l’évêque. Le Loup sentit un danger dans ce regard. Il se hâta de quitter le chapiteau, et fouilla dans sa mémoire pour déterminer s’il avait déjà vu le bonimenteur de l’Illinois auparavant. De retour auprès de la charrette et du boghei, les Carlson avalèrent un dîner rapide puisé dans les paniers. Flanagan les rejoignit et se régala d’un pâté de viande en croûte. — Il y a quelques petites choses qu’il n’a pas dites, tu sais, Gwen, dit-il sans cesser de manger, ce qui leur offrit à tous une vue peu ragoûtante de nourriture à demi mastiquée. Dans son discours aux patrouilleurs, il s’est étendu un peu plus longuement sur la façon dont il s’est sorti du pétrin, après avoir été pris à aider ces fermiers à dissimuler des animaux à l’intendant local. Alors qu’il était assis dans le dépôt, ils lui ont proposé de l’épargner s’il dénonçait chacun des fermiers qui cachaient ne serait-ce qu’un œuf ou une motte de beurre à l’intendant. Et il se trouve que Touchet avait une excellente mémoire. Flanagan rit bouche fermée de cette présentation des faits. — Ces détails figuraient dans le discours sur le sens du devoir qu’il a fait ce matin. Oh, et cet anneau de cuivre qu’il a jeté dans le public : il est faux. Mais ne dites à personne que je vous l’ai révélé. Il n’y a aucun mal à ce que ces gens croient qu’ils ont décroché la timbale, tant qu’ils restent dans les bonnes grâces du pouvoir. — Le sens du devoir, Mike ? dit Mme Carlson. Je parie que tu pourrais en remontrer à Midas sur le sujet. Comme le fait de le faire passer avant la famille. Tu es un expert dans ce domaine. — Ne recommence pas, Gwen. C’est du passé. J’ai fait beaucoup pour vous tous depuis, et même quelques petites choses qui auraient pu me mener dans le prochain train pour le Loop de Chicago. Oh, merde, il se remet à pleuvoir, grommela le major en levant les yeux vers les nuages. Salut, les enfants. Évitez les problèmes. Content de voir que tu es venu à la réunion, Saint Croix. Tu es peut-être plus malin que tu en as l’air, après tout. Pendant le trajet de retour, c’est Molly qui conduisit le boghei. Valentine manquait d’assurance sur ces pistes détrempées, et ils étaient convenus qu’un cocher expéri-menté valait mieux. Ils étaient tous deux assis sous la bâche, mais David ne retrouvait pas l’humeur d’excitation et d’appréhension mêlées qui avait marqué l’aller, quand il l’avait sentie si proche de lui pour la première fois. — Vous n’avez rien cru de toutes ces fadaises, n’est-ce pas ? demanda la jeune fille. — Non, mais ce type sait raconter une jolie histoire. Il m’a captivé pendant un bon moment. — Oui, c’est un des meilleurs orateurs que je me souviens d’avoir entendus. Il fallait au moins ça, avant d’augmenter les quotas. Elle se tut un moment, puis : — Vous avez l’air très, très loin d’ici. — Je n’ai pas aimé la façon dont il m’a regardé. À la toute fin, quand il discutait avec l’évêque. Presque comme s’il le questionnait à mon sujet. Curieux, parce que je ne l’avais jamais vu de ma vie. — Eh bien, d’après l’oncle Mike il vient vraiment de l’Illinois. Vous avez déjà été là-bas ? — J’ai traversé cet État en venant ici, mais nous sommes restés dans les régions inhabitées. Ou presque inhabitées. Désolé si j’ai l’air préoccupé. Vous aviez vu juste, pour cette histoire de bébés. Comment avez-vous su ? Elle lui sourit. — Parce que je n’ai que dix-huit ans et que je suis rarement allée à plus de trente kilomètres de la maison, vous pensez que je suis ignorante. Pourtant je sais qu’il y a un nouveau groupe de Vampires qui vient d’arriver à New Glarus. Personne n’est capable de dire avec précision quand ils ont débarqué avec leur Maître, mais il semble bien qu’ils aient l’intention de s’installer. Ce qui fait des bouches de plus à nourrir. À quelle fréquence doivent-ils se nourrir, d’ailleurs ? — C’est une des nombreuses choses que nous ignorons concernant les Faucheurs. Selon les théories élaborées par ce groupe de l’Arkansas qui les étudie, la quantité de ce qu’ils doivent ingérer dépend de leur activité, la leur et celle de leur Maître. Nous pensons que très souvent les Kurians ont la moitié au moins de leurs Faucheurs au repos. Ce n’est qu’une supposition, mais moins un Kurian a de Faucheurs à contrôler et mieux il le fait. Parfois, quand il essaie de diriger les treize en même temps, ils se mettent à vouloir manger des machines et à oublier des principes aussi basiques que s’abriter de la lumière du jour. Mais un Kurian ne peut pas non plus en contrôler un nombre trop restreint. S’il le fait, il prend un risque. Si le lien entre les auras vitales qui nourrissent le Seigneur Kurian se trouve interrompu, par exemple s’il n’a qu’un Faucheur et que celui-ci se fait tuer, nous pensons que le Kurian meurt avec son Vampire. Molly affermit sa prise sur les rênes. — Intéressant, commenta-t-elle. C’est presque étrange de pouvoir parler d’eux avec quelqu’un. Ici, les Kurians sont un sujet tabou. Il serait trop facile de dire quelque chose qui ne convient pas. Donc, vous pensez qu’on peut tuer un Faucheur ? — Oui, répondit Valentine. Mais il faut savoir que ce genre de prouesse figure en haut de la liste des « c’est-plus-facile-à-dire-qu’à-faire». J’ai vu six hommes surentraînés décharger leurs fusils à dix pas de distance sur une de ces créatures, et ça n’a servi qu’à la ralentir un peu. Bien sûr, leurs vêtements les protègent. Mais s’ils sont sérieusement blessés, alors vous pouvez les décapiter. La plupart du temps, nous nous contentons de les toucher assez pour qu’ils ne puissent plus bouger, et ensuite nous les achevons. Mais c’est toujours la même chose : en attraper un avec assez de monde, c’est ça qui est difficile. En règle générale, ils agissent de nuit, et ils voient beaucoup mieux que nous dans l’obscurité, ils entendent mieux, et tout est à l’avenant. — Alors comment procédez-vous ? — C’est une longue histoire. Assez difficile à croire, aussi, à moins qu’elle vous soit arrivée. Je vous ai déjà dit qu’il y avait des êtres comparables aux Kurians, mais qui sont de notre côté. — Oui, ceux que faute de mieux vous appelez les Tisseurs de Vie. — Bien, je vois que vous y êtes. Il y a longtemps, je pense que je les ai considérés comme des dieux. Ils ont cette aptitude à éveiller chez autrui des capacités latentes. Il y a environ quatre mille ans, ils ont présenté cet aspect de leur personnalité de façon tellement particulière que les gens ont accepté ce que ces dieux, ou ces magiciens, faisaient. « L’esprit d’un loup est en toi. » — Ils peuvent faire ça avec n’importe qui ? — Je ne sais pas. Les Tisseurs vous sélectionnent pour un rôle, ça, je l’ai compris. Dans le Territoire Libre d’Ozark, ils créent trois sortes de guerriers, chacune nommée d’après un animal. Il se peut qu’ailleurs ils utilisent d’autres animaux, des lions en Afrique, par exemple. Nous sommes appelés les Chasseurs. Nous avons tous sur nous une lame d’une sorte ou d’une autre pour achever les Faucheurs. Chez les Loups c’est une sorte de machette. Un outil très utile dans les bois, aussi. Les Loups sont comparables à la cavalerie. Nous nous déplaçons très vite d’un endroit à un autre, nous repérons les forces ennemies, et nous les combattons par des actes de guérilla, en règle générale. Il y a beaucoup de Loups. Les Félins sont des espions, des assassins et des saboteurs. Je ne sais rien de leur formation, mais il me semble que ce sont des Loups très, très doués qui préfèrent travailler en solo. Je n’ai rencontré qu’un seul Félin. Ils se rendent dans les zones contrôlées par les Kurians et s’en prennent aux Faucheurs. Il y en a peut-être un dans les parages, quelque part. Mais si c’est le cas, il ignore certainement tout de ma présence en tant que Loup. Comme je vous l’ai dit, je ne faisais qu’acheminer le courrier jusqu’au lac Michigan. Et puis il y a les Ours. C’est la pire unité que compte le Commandement Militaire Sud, ça, je peux le dire avec certitude. Je ne sais pas ce que les Tisseurs font aux Ours pour les rendre tels qu’ils sont, mais j’ai entendu dire qu’un seul Ours avait éliminé trois Faucheurs d’un coup. Ils sont pareils à des tanks humains. Nous autres Loups nous écartons toujours pour leur faire de la place au comptoir quand ils entrent dans le bar où nous sommes. Pendant un long moment, ils se turent et écoutèrent le « clip-clop » des sabots. Par chance la route était asphaltée, avec seulement quelques passages recouverts de gravier. Le cheval de Valentine trottait allégrement derrière l’attelage, et il semblait apprécier l’exercice. Molly ramena le boghei au pas pour permettre au cheval de respirer un peu et au reste de la famille de les rattraper. — Vous gagnez souvent ? demanda la jeune fille. Je veux dire, vous allez battre les Faucheurs ? — Parfois. Le Territoire d’Ozark est toujours libre, non ? Mais ça coûte cher en vies humaines, dit Valentine qui se souvint de certains épisodes de son existence. Des gens bien… — Ne pensez pas trop à ça, conseilla-t-elle. Ça vous donne l’air vieux et las. Vous avez quoi, vingt ans ? — Je me sens plus vieux. Peut-être à cause de tout ce terrain parcouru. À présent c’était à Molly de se montrer pensive. — Vous arrivez à les battre, répéta-t-elle. On nous a toujours raconté que vous ne faisiez rien d’autre que vous cacher dans les montagnes. Que vous mouriez de faim en hiver, ce genre de choses. Même les Loges, notre organisation pour soustraire des gens au Triumvirat, découragent les gens d’aller là-bas vous rejoindre. — Le voyage est long, approuva-t-il. Long et dangereux. — Il faut vraiment que vous ayez confiance en nous, David. Je pourrais vous dénoncer, et j’y gagnerais certainement un anneau de cuivre. Un Loup, un officier qui plus est ? Ils adoreraient ça. L’oncle Mike se ferait dessus jusqu’à en mourir s’il savait. Et dire qu’il vous a donné un permis de travail ! — Au début, je n’avais pas vraiment d’autre choix que vous faire confiance. Il semblait que nous serions pris, d’une façon ou d’une autre. Gonzalez voulait que je l’abandonne, mais je ne pouvais pas. Maintenant, je suis heureux d’avoir couru le risque. Elle inclina la tête de côté et sourit. — Pourquoi ? Il évita de la regarder. Ce sourire était irrésistible. — Le Père Max avait coutume de dire : « Les femmes et les enfants de six ans ne sont jamais à court de questions. » — Seulement parce que les hommes et les enfants de quatre ans n’ont jamais les bonnes réponses, répliqua-t-elle. — Écoutez-la parler ! dit le Loup en riant. — Allons, je suis sérieuse, David, pourquoi êtes-vous heureux ? Est-ce que vous aimez cette petite comédie que nous jouons, cette sorte de cour déguisée ? Au mot comédie, Valentine sentit comme un éclat de verre qui lui transperçait le cœur. Il se força à adopter un ton enjoué : — C’est agréable, bien sûr. J’apprécie de parler avec vous, d’être auprès de votre famille. Je n’ai pas connu de vraie famille depuis mon enfance. Molly fit repartir le cheval au pas. — Moi aussi, je m’amuse bien, David. Il m’arrive de ne pouvoir dire si c’est un rôle que je tiens, ou non. Je regrette même que ça doive avoir une fin. Mais n’en déduisez pas que je veux vous donner assez d’enfants pour former une équipe de base-ball, tout ça pour un anneau de cuivre, bien sûr. — Bien sûr, approuva-t-il. Moi aussi, je regrette que ça doive avoir une fin, ajouta-t-il en pensée. Ce soir-là, chez les Carlson, Valentine et Gonzalez discutèrent dans le sous-sol. David résuma le discours de Touchet à son éclaireur, et il lui parla de ce regard déplaisant qu’il avait eu. — Je ne sais pas, Val. À mon avis, c’est une raison de plus pour filer d’ici au plus vite. Vous ne pensez pas que ça semblera suspect, si nous disparaissons comme ça, d’un coup ? — Non, j’en ai déjà parlé avec M. Carlson. Il dira qu’entre Molly et moi ça ne collait pas, et que nous sommes partis sans dire où après une énième dispute. Comment va ce bras ? Vous pourrez chevaucher ? Gonzalez ôta son bras de l’écharpe. Ses doigts étaient recourbés, la peau semblait sèche et malsaine, comme la main d’un octogénaire arthritique. — C’est moche, lieutenant. Je crois que le nerf est mort. De temps en temps, ça me brûle et ça me démange. Je peux toujours monter à cheval, mais je ne pourrai me servir que de l’autre main. — Vous ne pouvez pas tirer avec une seule main. On dirait que vous allez avoir droit à une retraite bien méritée. — Je me servirai d’un pistolet. — Ce sera au capitaine LeHavre d’en décider. À ce propos, je n’ai pas subi d’engueulade depuis des semaines. Je suis prêt à repartir pour le bercail et me faire postillonner dessus. Et vous ? — Vous n’avez qu’à donner le signal du départ. — Je préfère attendre encore un jour ou deux. Vous avez toujours mauvaise mine, señor Gonzalez. Je veux nous préparer des biscuits et vérifier les fers des chevaux. Alors, comment s’est passée cette journée pendant laquelle vous avez gardé le fort avec Frat ? — C’est un dur, ce gosse. Il aurait sa place chez les Loups. La réflexion intrigua Valentine. Il ne pouvait pas se rappeler la dernière fois que Gonzalez avait qualifié quelqu’un de « dur ». — Que voulez-vous dire ? — Pendant votre absence, nous avons bavardé. Je lui ai dit d’où je venais, et lui m’a parlé de Chicago. Quand il était petit, on l’a envoyé dans le pire endroit de la ville avec son père et sa mère. Au centre de la ville, entre les bras du fleuve, il y a un quartier nommé le Loop. Un bras du fleuve coule au nord, un autre à l’ouest, et le lac s’étend à l’est. Une tribu de ces Dévoreurs, les Grogs amphibiens, vit dans les hauts-fonds. Dans le lac, vous voyez le tableau ? Et au sud il y a un grand mur construit avec le béton d’une ancienne voie rapide écroulée. » Selon Frat, des trains amènent encore des gens là-bas, mais personne ne peut repartir. Les immeubles sont si hauts que c’est comme se trouver au fond d’un canyon. Pas d’éclairage. Les gens vivent en se nourrissant de rats, d’oiseaux, de détritus charriés par le fleuve. Il a dit que certains sont devenus cannibales. — Vous êtes sûr qu’il ne vous a pas raconté des bobards ? — S’il l’a fait, c’est un menteur rudement doué, répondit Gonzo. Les seules autres créatures qui viennent là, ce sont les Faucheurs. Tous les ponts ont été détruits, mais pour entrer et sortir du Loop ils empruntent un réseau de tunnels qui a des ramifications sous toute la ville. Toute la zone du Loop est une sorte de terrain de chasse pour les Faucheurs de Chicago. Ils laissent les corps de leurs victimes aux rats ou aux Dévoreurs. » C’est comme ça que le gosse s’est évadé. Par les tunnels. Vous imaginez ça, ramper dans l’obscurité à travers un tunnel que les Encapuchonnés utilisent régulièrement ? Moi, c’est sûr, je n’en serais pas capable. David frissonna à cette pensée. Un tunnel plongé dans des ténèbres totales avec, peut-être, des Faucheurs à l’autre bout… Bien sûr la témérité du garçon découlait peut-être de son ignorance quant à la facilité des Faucheurs pour le repérer. Un bruit de moteur au-dehors pénétra jusqu’à leur refuge. L’ouïe surdéveloppée de Valentine entendit le véhicule ralentir en approchant de la maison. — Eh, monsieur…, dit Gonzalez, surpris. — Chut, j’ai entendu, moi aussi. David identifia le moteur d’une voiture à essence avec un silencieux défectueux. Elle entra et s’arrêta dans la cour des Carlson. Deux portières s’ouvrirent et se refermèrent. Des voix étouffées leur parvinrent du rez-de-chaussée. D’un geste, Valentine désigna la pièce secrète. Gonzalez surveillait l’escalier du regard, et David ouvrit la porte du réduit. L’endroit était un peu plus spacieux, maintenant que les couchettes avaient été déménagées dans le coin du sous-sol réservé à Frat. Leurs paquetages et leurs armes se trouvaient toujours à l’intérieur. Le conduit de ventilation leur permettait d’entendre clairement les voix dans le salon. M. et Mme Carlson y recevaient la visite inopinée du major Flanagan et de son bras droit, Virgil. Ils percevaient même les grincements des vieux sièges. — Qu’est-ce qui t’amène ce soir, major ? demanda Carlson. — Ce ne peut pas être pour une deuxième tournée de pâté en croûte, avertit sa femme. Il n’en reste plus une miette, et avec la pluie nous n’avons attrapé aucun lapin dans les pièges, aujourd’hui. Je peux te faire rôtir une pomme de terre, si tu veux. — C’est une visite de courtoisie, Alan, dit Flanagan. Enfin, en partie. C’est à propos de la réunion sous la tente, aujourd’hui. — Quoi, nous avons raté un rappel ? ironisa Mme Carlson. Il a réussi par ses propres moyens à sortir du chapiteau en volant ? — Gwen, tu devrais mettre certaines limites à ton sens de l’humour, grogna le major. Mais c’est bien en rapport avec Jim Touchet. Il a vu quelqu’un dans votre famille qui l’a beaucoup intéressé. Il aimerait avoir une entrevue personnelle avec cette personne, si l’on peut dire. Valentine tendit la main vers son fusil. Le contact de l’arme le réconforta un peu. — Qui ? Saint Croix ? Je ne suis même plus sûr qu’il fasse un jour partie de la famille, Mike. — Non, Alan, répondit Flanagan avec un petit rire grinçant. C’est Molly. Il veut ta fille. Il y eut un silence soudain dans le salon. Après plus de dix secondes, la voix de M. Carlson résonna avec force dans le conduit de ventilation : — Va te faire foutre, Mike. Au sous-sol, David eut un rictus d’approbation. Il n’avait jamais entendu M. Carlson jurer vraiment, mais le moment méritait amplement sa réaction. — Est-ce que vous allez emmener…, commença la voix de Virgil. — Va te faire foutre aussi, Virgil. — Attendez une minute… Flanagan interrompit son lieutenant. — Très bien. Avant de nous embarquer dans un concours d’injures, que tu perdrais comme tu le sais, Alan, réfléchis bien à tout ce qui entoure ce marché. Écoute très attentivement ce que je vais te dire. Non seulement tu me rendras un grand service, et je pense que tu me le dois depuis toutes ces années, mais tu aideras aussi beaucoup ta famille. Ils offrent à tous les membres de ta famille un contrat de deux ans. En fait, il s’agit d’un contrat de cinq ans. Ils m’ont dit que je pouvais monter jusqu’à cinq ans si nécessaire. Ne me regarde pas comme ça, Virgil, c’est ma nièce et ils ont le droit de tirer le maximum de profit de tout ça. » Alan, je vais être franc avec toi. Les cinq prochaines années vont être dures. Tu sais que de nouveaux Faucheurs se sont installés à Glarus. J’ai déjà reçu l’ordre de dresser des listes de qui peut être sacrifié ou non. Ta ferme produit bien, pour l’instant, mais que se passera-t-il si vous avez une mauvaise année ? Si les vaches attrapent une quelconque maladie ? Tu seras foutrement heureux de pouvoir ressortir ce contrat si ce genre de chose arrive. Et même si tu ne figures pas sur la liste, il se peut qu’un Vampire en vadrouille décide qu’il a faim et qu’il s’arrête chez toi. Tu le sais aussi bien que moi, ça se produit parfois. Les listes n’ont aucune espèce d’importance quand ils sont en maraude, au contraire des contrats. Le major laissa passer quelques secondes pour donner tout leur poids à ses menaces, celles qui étaient voilées et celles qui ne l’étaient pas, puis il reprit : — Ce n’est pas comme si elle partait définitivement. Je tiens l’information de l’évêque lui-même : Touchet doit faire des discours à Platteville, Richland Center et Reedsburg, et ensuite il retournera à Madison. Trois semaines. Elle sera absente trois semaines, pas plus. Il a dit qu’il voulait un peu de compagnie pendant cette tournée. Et le contrat prend effet dès qu’elle se présente au Church Center de Monroe, donc elle n’aura rien à craindre là-bas. Ce que je peux te dire, Alan, c’est que tu as une fille hors pair. Elle lui a vraiment tapé dans l’œil. — Le moment est plutôt mal choisi pour que ça arrive, répliqua Carlson. Je me demande si Saint Croix apprécierait beaucoup qu’elle disparaisse avec ce vieil obsédé. Eux qui voulaient peut-être fonder une famille… — Ne t’inquiète pas pour lui. Occupe-toi de ta famille, Alan. Saint Croix finira peut-être par comprendre, avec le temps. J’en ai parlé avec l’évêque. Puisque Saint Croix fait quasiment partie de ta famille, nous pouvons peut-être lui offrir le contrat, à lui aussi. Et même mettre en balance son mariage avec elle, ce qui pourrait sceller l’accord. Si c’est un jeune gars futé, il comprendra qu’un délai de cinq ans est précisément ce qu’il lui faut pour lancer une ferme. — Il est futé, c’est sûr, souffla Valentine un étage plus bas. Assez futé pour te démolir d’une balle bien placée à travers le plancher. — Et si nous reparlions de l’avenir de Molly demain ? proposa Mme Carlson, visiblement à son mari. Et de celui de David aussi. Le Loup compta vingt de ses battements de cœur avant la réponse. — D’accord, Gwen. Écoute, Mike, je suis désolé de m’être énervé. J’étais simplement un peu surpris, c’est tout. Pour un père, sa fille a toujours six ans. Molly est devenue une jeune femme, et il m’arrive encore de l’oublier. Mais pourquoi elle ? Il y avait de plus jolies filles à la réunion. — Pas d’après Touchet. Virgil, va m’attendre dehors. Alan, si ça ne te fait rien, j’aimerais parler en privé avec Gwen… — Très bien, major. La nuit porte conseil, il paraît. Je te contacte demain. Bonne nuit. — Bonne nuit, Alan. Valentine entendit les pas s’éloigner tandis que Virgil était accompagné jusqu’à la porte et que M. Carlson allait se retirer dans la cuisine. Il crut saisir un bref échange du chef de famille avec Frat. — Maintenant, écoute-moi, Gwen, dit Flanagan à sa sœur. Il avait parlé sur un ton assez bas pour qu’on ne puisse pas le percevoir hors de la pièce. Mais pas assez bas pour échapper à mes oreilles, songea David. — Tu sais bien que je ne fais pas la loi, ici. La loi, c’est ce que décide le Triumvirat. Ce Touchet est une pointure dans l’Illinois, une des personnes les plus importantes à l’extérieur de Chicago. La Nouvelle Église tient à ce qu’il soit satisfait, et je vais faire en sorte qu’il le soit. Je fais tout pour donner l’impression à Alan qu’il a son mot à dire dans l’affaire, mais c’est faux. Idem pour Molly. Tu me comprends ? — Je te comprends, dit lentement Mme Carlson. David perçut la colère rentrée dans ces simples mots, et il se demanda si son frère sentait lui aussi cette révolte sous-jacente. — Touchet aura ta fille, d’une façon ou d’une autre. Je sais que ce que tu as à dire a beaucoup de poids pour Alan. Alors autant vous montrer raisonnables et accepter ce contrat. — Est-ce que tu as toi aussi un contrat dans le marché, Michael ? demanda-t-elle. — On ne te la fait pas, hein, petite sœur ? C’est possible, oui. Tout ça est plutôt important. À mon avis, les Kurians veulent que Touchet envisage de s’installer ici de façon permanente. Mais pour ça il nous faut des arguments de poids afin de l’attirer loin des Onze de l’Illinois. Ils veulent qu’il dirige les fermes du Wisconsin comme il l’a fait pour celles de l’Illinois. — « Il nous faut », Michael ? Tu te mets sur le même plan que les Kurians ? — Ça a toujours été le cas. Je sais de quel côté ma tartine est beurrée. J’ai toujours pensé que j’avais hérité de l’intelligence de maman, et toi de l’entêtement de papa. Mme Carlson soupira. — D’accord, Michael, tu as raison. Je vais voir ce que je peux faire. — Eh bien, la décision n’était pas si difficile que ça à prendre, hein ? — Plus difficile que tu l’imagineras jamais. — Eh, mec, tu as les boules, toi, s’exclama Frat en contemplant le tas de petit bois. Valentine débitait des bûches pour les flambées d’hiver avec son habituelle vigueur. Il se tenait à l’arrière de la grange et faisait ce à quoi il s’était astreint chaque jour pour se maintenir en forme. Il ne se servait pas d’une hache mais d’une scie pour réduire les rondins en bûches de cinquante centimètres de long qu’il cassait ensuite avec un coin et une masse. Il travaillait avec une précision de robot, toujours de la même manière. Le tas de bois de chauffe soigneusement empilé sur le côté en témoignait. Ce jour il était venu couper du bois après un petit déjeuner qu’il avait jugé particulièrement révélateur de l’ambiance générale. Tout le monde avait mangé en silence, d’un air renfrogné, comme si le chien de la ferme avait attrapé la rage et que personne ne voulait se proposer pour aller l’abattre. Molly semblait épuisée, sa mère était pâle, avec les traits tirés, et M. Carlson avait des cernes prononcés sous les yeux. Frat avait englouti le contenu de son assiette avec la fringale d’un loup affamé avant de filer dans la cour. Le chien l’avait suivi. La jeune Mary elle-même avait paru sentir la tension ambiante, car son regard ne cessait d’aller de sa sœur à ses parents. Valentine décida que Frat avait eu une bonne idée. Il termina son assiette et sortit. Ces derniers jours il avait joué le rôle du forestier et avait abattu plusieurs arbres sélectionnés dans les collines environnantes, avec le projet simple de les débiter pour des barrières et du bois de chauffe. Tout en travaillant il s’était mis à réfléchir à certaines questions. Il voulait improviser un bât pour son cheval. Il pouvait en confectionner un de fortune et l’attacher au cheval avec le cuir usé et la toile stockés dans la sellerie. Avec sa monture qui transporterait la nourriture pour lui-même et le cheval de Gonzalez, et avec Valentine bien chargé lui aussi, ils devraient être en mesure d’arriver à proximité des monts Ozark avant d’avoir épuisé leurs réserves. Il avait l’intention de traverser le Mississippi plus au nord et de traverser l’Iowa au plus vite pour rejoindre le Territoire Libre quelque part au sud-ouest de Saint Louis. Mais en dépit du rude labeur auquel il s’astreignait et de ses projets de ramener son éclaireur blessé au bercail, ses pensées revenaient continuellement à Molly. Le commentaire de Frat le tira de ces errements. — Qu’y a-t-il ? dit-il. — Tu coupes du bois presque chaque jour depuis que tu es ici. Nous en avons déjà assez pour nous chauffer durant deux hivers. Et il va pourrir avant que nous l’utilisions. — Ton père peut en revendre une partie. Valentine se rendit compte que son dos et ses bras étaient endoloris. Il leva les yeux vers le soleil. Un doux après-midi de septembre commençait. Mieux encore, il se sentait l’esprit détendu, en paix. — Eh, David, pourquoi est-ce qu’ils observent la maison ? Le Loup posa la masse au sol, le manche appuyé contre sa jambe. Finie la tranquillité. — Qui observe la maison ? — Les patrouilleurs. Il y a une voiture à l’arrêt sur la route, en direction de LaGrange. Un type est dedans, donc l’autre est sûrement quelque part dans les collines, avec des jumelles ou une longue-vue. Frat mit une main en visière, scruta une seconde les collines, puis haussa les épaules. — Comment sais-tu qu’ils sont deux ? — Ils fonctionnent toujours par deux. C’est l’oncle Mike qui nous l’a expliqué. Ils changent de partenaires régulièrement pour que les types ne s’habituent pas à bosser ensemble. Pour l’efficacité, je suppose. — Tu es très malin, Frat. — Non, ce n’est pas ça. Mais quand on voit la même chose jour après jour, on finit par remarquer comment ça se passe. C’est comme toi : chaque fois que tu es préoccupé par quelque chose, tu coupes du bois. — Je le fais pour me maintenir en forme. Frat secoua la tête avec une grimace de triomphe. — Pour sûr, tu avais besoin d’être en forme avant de rencontrer l’oncle Mike. Et tu as aussi coupé un gros tas de bois quand m’man et toi avez discuté de la blessure de Gonzo. Et avant de partir à cheval avec Molly. Et le même jour, après être revenu et t’être occupé de ton cheval, tu as coupé du bois jusqu’à l’heure du dîner. Valentine s’assit sur la souche et regarda fixement le garçon. — Nom d’un chien, fut tout ce qu’il trouva à dire. Tu es au courant de ce qu’on propose à ta sœur ? — Oui. Papa et m’man sont restés debout presque toute la nuit, à en discuter. Ils ont envisagé de faire nos bagages et de te demander de nous emmener hors du Wisconsin. Ma mère a dit que ça ne marcherait pas parce que Mike nous faisait déjà surveiller. Elle avait raison. Ils ont réveillé Molly tôt ce matin et en ont reparlé ensemble. — Ils ont décidé quelque chose ? — Je ne sais pas. Molly s’est mise à pleurer. David dut se concentrer pour conserver son impassibilité de façade. — Frat, rends-moi un petit service. Tu as posé quelques collets dans les parages, pas vrai ? — Mouais. Il y a des terriers dans une des pâtures, et aussi des lapins dans les collines. Valentine scruta les environs. — Va là-haut pour relever tes pièges. Profites-en pour essayer de localiser l’autre patrouilleur. Tu peux faire ça ? — Bien sûr. — Si tu le repères, reviens me voir. Je serai dans l’écurie. Mais avant, entre dans la maison et restes-y quelques minutes. Comme si tu t’étais assis et que tes parents en avaient eu assez de t’avoir dans leurs jambes et t’avaient dit de sortir. Maintenant vas-y. Frat partit en trottant vers la maison. Valentine s’obligea à ranger ses outils pour le bénéfice de son observateur invisible. D’un pas nonchalant il se rendit à l’écurie. Les anciennes stalles n’avaient plus de porte, et les chevaux y étaient retenus par leur longe attachée. L’odeur forte de leur sueur et du crottin flottait dans l’air tiède. Cinq chevaux, calcula-t-il. Trois qui appartiennent aux Carlson, plus celui de Gonzo et le mien. Mme Carlson sur un, les filles sur le deuxième, Gonzalez et M. Carlson sur le troisième. Frat et moi pouvons marcher. Le garçon a l’air en forme, et résistant. Ce ne sont pas des chevaux de bât. Mieux vaut limiter leur chargement à soixante-quinze kilos pour voyager dans les collines. Des couvertures, des tentes, de la corde et le strict nécessaire en équipement. Il faudra aussi prévoir de quoi ferrer les bêtes, parce que la perte d’un fer équivaudrait à la perte d’un cheval. Disons une semaine de ravitaillement pour les hommes et les bêtes. Est-ce qu’une semaine suffira à nous mettre hors de portée ? Bon sang, les signes vitaux… Il ne faut pas négliger ces nouveaux Faucheurs qui viennent d’arriver à Glarus. Ils peuvent couvrir les quarante-cinq kilomètres jusqu’à LaGrange entre l’aube et minuit. Merde, et Gonzalez qui ne peut pas tirer… — Bonjour, David, dit une voix enrouée. Molly. — Ouh, tu es en sueur, remarqua-t-elle. Frat m’a dit que tu avais coupé du bois. — Oh, oui. Eh bien, je me suis dit que j’allais laisser à votre père une bonne provision de bois de chauffe. À moins qu’il décide de le revendre, ce qui aiderait à payer toute la nourriture que nous avons mangée. Je ne sais pas comment éponger la dette que nous avons envers vous. Vous nous avez sauvé la vie. Euh… ça va ? Elle passa les mains dans ses cheveux emmêlés et repoussa en arrière la masse blonde qui brillait au soleil. — Alors vous êtes au courant. Inutile de mentir, songea-t-il. — Oui. J’ai entendu sans le vouloir votre conversation, par le conduit de ventilation. Tout ça ne me regarde pas, je sais bien, Molly. Votre oncle a brossé un tableau plutôt laid de la situation. Qu’en pensent vos parents ? — Ils m’ont seulement demandé de réfléchir, et que nous en reparlerions aujourd’hui. Mais j’ai déjà pris ma décision. — Pas la solution de Massada, j’espère. L’ombre d’un sourire passa sur son visage. Elle prit une profonde inspiration. — Je vais le faire, bien sûr. Elle avait sorti la phrase d’un trait, comme s’il n’y avait qu’un seul mot : jevaislefaire. Comme si en le disant très vite tout serait terminé plus rapidement. Pendant toute la matinée, Valentine avait eu le pressentiment qu’elle allait accepter. Quelle alternative s’offrait à elle ? Il pouvait peut-être lui en proposer une. — Vous l’avez dit à vos parents ? — Pas encore. Je… je voulais vous en parler d’abord. Je sais que ça peut paraître idiot. Je veux dire, ce n’est pas comme si vous étiez mon mari, mais… — Molly, j’ai réfléchi à l’éventualité d’emmener toute votre famille loin d’ici. Et ça ne date pas d’hier. Les chances de réussir sont minces, je dois le reconnaître. Voilà ce que nous allons faire… — David, ne commencez pas. Tout est réglé. — Non, écoutez ce que j’ai à… — Non, je veux que vous m’écoutiez. Votre plan, c’est que nous filions en douce, que nous devenions des fugitifs, n’est-ce pas ? — Pas seulement nous, tout le monde. Vos parents, les chevaux, même le chien. — Écoutez, David, vous êtes fou. Aucun de nous n’est en état de chevaucher ou de marcher pendant des jours et des jours. Et ils nous épient. Si mon oncle nous laisse voir deux de ses hommes, ça signifie très probablement qu’il y en a six de plus dans les parages. Je suis sûre qu’il a dit aux Breitling que si nous entreprenions quelque chose de stupide ils obtiendraient le contrat de cinq ans rien qu’en alertant les patrouilles. » Ils ne me donnent que l’illusion du choix, dans cette affaire. Ma mère n’en a pas soufflé mot, mais je pense que d’un côté de la pièce il y a la promesse du contrat, et de l’autre la menace. Si l’évêque dit « Saute !», mon oncle saute. Il ne va pas laisser quelque chose comme la famille mettre en péril son plan de carrière. Valentine ouvrit la bouche pour parler, mais elle s’avança d’un pas et lui recouvrit doucement les lèvres de sa paume en coupe. — David, je suis heureuse que vous ayez pensé à nous faire partir d’ici. Avant cette histoire avec Touchet, votre plan aurait sans doute marché, en tout cas moi je n’en doute pas. Personne ne se serait attendu que nous disparaissions du jour au lendemain. Avec vous comme guide, nous aurions réussi. Vous savez, pratiquement plus personne ne détient de cartes, de nos jours. Aucune des routes n’est signalisée. Je ne saurais pas comment me rendre à Madison même si je le voulais, ou en n’importe quel endroit au-delà d’un rayon de trente-cinq kilomètres. Elle ôta sa main et l’étreignit. Il la serra contre lui, et se sentit étrangement triste de cette embrassade. — Vous êtes quelqu’un de bien, et de courageux, dit-elle encore. Mais il faut voir la réalité en face. Je ne suis pas une gente damoiselle en détresse, et il n’y a plus tellement de dragons dans le coin, de toute façon. Ce type est quelqu’un d’important. Il obtiendra ce qu’il désire, d’une façon ou d’une autre. Je vais voir quelques fermes que je ne connaissais pas avant, et aussi une poignée de villes paumées. Je vais aller jusqu’à Madison. Peut-être qu’il veut seulement avoir une fille à son bras pour impressionner les gens, qui sait ? Et même si je couche avec lui, une chose est sûre : je n’aurai pas d’enfant de lui. Ma mère m’a expliqué une façon… — Molly, s’il vous plaît. Je ne veux pas vous entendre parler de ça, dit Valentine qui ne put réprimer un rictus de dégoût. — Quoi, que je sois enceinte ? Bah, vous êtes un homme. Je suppose que vous n’avez pas à y penser si vous n’en avez pas envie. Vous semblez un peu trop âgé pour ne pas connaître ce genre d’éventualité, mais les femmes doivent toujours l’envisager. — Non, j’ai simplement entendu dire certaines choses. À propos de femmes qui sont mortes à ce moment-là, si vous me comprenez. Elle regarda les chevaux et flatta Lucy sur les naseaux. Valentine la contempla. Elle portait un vieux pantalon de son père coupé aux genoux et un tee-shirt tendu sur sa poitrine. Avec sa chevelure en désordre, elle ne paraissait pas ses dix-huit ans. En tout cas, elle lui semblait trop jeune pour parler aussi froidement de la possibilité d’un avortement. — Avec un peu de chance, ce vieux beau est impotent, dit-elle pour clore le sujet, et elle longea les box. Super, les mangeoires sont vides. Mary n’aime que monter les chevaux. Elle nous laisse le reste, à Frat et moi. Les pauvres ! Désolés, les enfants, mais nous ne pouvons pas vous mettre dans le champ tant que la barrière n’est pas en place ! Ces deux nouveaux chevaux ont mangé toute l’herbe que vous aviez laissée dans la pâture. Rendez-moi service, David. Vous pouvez descendre deux balles de paille du grenier ? Je vais donner à boire à ces deux-là. Valentine traversa la grange et grimpa jusqu’au grenier. Il aimait l’odeur douceâtre du foin et de la luzerne qui régnait ici et masquait celle des vaches en bas. Un couple de moineaux sautillait et voletait dans l’air, et les toiles d’araignées brillaient dans le soleil telles des fleurs d’argent. Il entendit les barreaux de l’échelle grincer. Molly le rejoignit dans le grenier. Elle arborait un sourire résolument joyeux qui découvrait ses dents parfaites. Elle avait aspergé son visage d’eau à la pompe pour les chevaux, et son tee-shirt s’ornait d’une tache humide au niveau du ventre, là où elle l’avait utilisé pour se sécher. — Je me suis dit que je ferais aussi bien de venir vous donner un coup de main. Ces balles sont mal ficelées. Parfois elles sont difficiles à tenir. Mais quand on serre trop le foin il finit par pourrir, et nous ne pouvons pas nous permettre d’en perdre. Valentine renifla la balle la plus proche. — Eh, vous avez raison. J’ignorais ça. Toute la paille que j’ai jamais vue a toujours été mise en bottes trop serrées. Elle ne sentait pas aussi bon que celle-là. — C’est le trèfle. Nous en faisons pousser de l’autre côté de la route. Elle défit une balle et l’étala sur le plancher du grenier. — Très amusant, dit Valentine. Et comment allez-vous la transporter, maintenant ? Ou est-ce que vous voulez fabriquer un épouvantail ? — Excellente idée, David, dit-elle, les yeux brillants. Et nous pouvons utiliser vos vêtements. Pourquoi ne pas les retirer et me les donner ? — Qu’est-ce que ça veut dire ? dit-il. Elle s’agenouilla dans le foin. — Trop timide ? D’accord, je vais commencer. D’un mouvement rapide et gracieux elle fit passer son tee-shirt par-dessus sa tête. Sa jeune poitrine ferme tressauta sensuellement quand elle se laissa aller en arrière pour s’étendre sur le dos. Valentine resta immobile. Il sentait son sexe s’éveiller, mais en dehors de cette réaction il était totalement pétrifié. — David, il faut que je vous le dise pour que vous compreniez ? Faisons l’amour. J’ai besoin que vous le fassiez avec moi. — Molly… Enfin, nous ne nous sommes jamais embrassés, c’est un peu… — Soudain ? termina-t-elle. Oui, je suppose que vous avez raison. En fait, je n’ai jamais embrassé que deux garçons. Et un des deux était un patrouilleur, je n’avais même pas envie qu’il m’embrasse. Mais il l’a fait, et il a posé la main sur mes seins. J’ai crié, je l’ai repoussé, et je me suis sauvée. Voilà. Je vous ai résumé la totalité de mon expérience sexuelle. » David, je suis vierge. Je vais me retrouver avec ce type, et ce qui m’ennuie le plus… enfin, en plus d’être obligée de le faire… la chose qui m’ennuie le plus, c’est qu’il sera le premier. Ce n’est pas un souvenir que je veux avoir jusqu’à la fin de mes jours. Je vous connais, je vous apprécie beaucoup, et je pense que de votre côté vous m’aimez bien. Vous êtes gentil. Vous êtes officier. Et vous êtes un gentleman, sinon vous seriez déjà couché sur moi. — Ce n’est pas que l’idée ne m’ait jamais effleuré, Molly… — Alors vas-y doucement, David, d’accord ? dit-elle, et elle souleva le bassin pour faire glisser son short sur ses pieds. D’un mouvement de jambe, elle l’envoya voler au loin. Il tomba à genoux à côté d’elle et plaça sa bouche sur celle de la jeune fille. Il était tout aussi inexpérimenté, et sa timidité naturelle avait limité les baisers et les caresses durant son adolescence. Molly Carlson, peut-être la plus jolie fille qu’il ait jamais connue, était dans ses bras et s’offrait à lui. L’instinct animal vint à son secours. Le désir exigeant de la jeunesse l’envahit et le mena là où son assurance craignait d’aller. Il sentit la main tâtonnante de Molly chercher son sexe qui tendait le pantalon. Elle réussit à vaincre l’obstacle de la ceinture. Il voulait ôter sa chemise, mais le contact des lèvres de la jeune fille était trop délicieux pour qu’il le rompe. Elle déboucla sa ceinture, et les coutures usées de la braguette cédèrent sous ses doigts avides. Les boutons arrachés volèrent dans toutes les directions. Il parvint à faire glisser sa bouche sur le visage ravissant et le long du cou arqué. Elle se trémoussa en riant, colla ses seins contre ses pectoraux. Il se défit de sa chemise et se débarrassa en hâte de son pantalon. Elle l’embrassa à pleine bouche, avec une fougue qui le chavira jusqu’au tréfonds de l’âme, et il perdit physiquement l’équilibre pour rouler sur le dos, tandis qu’elle se tenait sur lui. La chevelure d’un blond cuivré de Molly vint caresser son visage et son cou quand elle l’embrassa encore. Elle fit courir une main sur son ventre et trouva ce qu’elle cherchait, tout d’abord par un toucher léger, puis plus insistant, jusqu’à ce qu’elle s’empare franchement de sa virilité. Il caressa les muscles de son dos et la peau douce de ses fesses. Elle réagit en se frottant contre sa cuisse. D’une main elle jouait avec ses cheveux noirs pendant que de l’autre elle accentuait sa pression sur son membre. — Bon sang, Molly, que c’est bon, grogna-t-il d’une voix enrouée. Il la gratifia du même traitement, et ses doigts suivirent le contour de son sexe, du buisson triangulaire de sa toison pubienne jusqu’aux doux replis de chair entre ses jambes. Leurs baisers se firent plus empressés encore, et il sentit une moiteur soudaine. — David, s’il te plaît. Doucement, d’accord ? souffla-t-elle à son oreille. Elle bascula sur le côté puis sur le dos, et il suivit le mouvement comme un cavalier dans une valse. Elle le regarda fixement, ses pupilles dilatées dans la pénombre ambiante. Subitement il désira que ce moment dure éternellement, Molly dans ses bras, avec le parfum de sa féminité et l’odeur du trèfle soulignée d’un soupçon de lavande. Il se pressa contre elle, l’embrassa très doucement tandis qu’elle le guidait en elle, et ils ne firent plus qu’un. Il la prit à lents coups de reins, chacun plus puissant que le précédent. Une légère grimace de douleur passa sur le visage de Molly et se transforma en une expression de plaisir. Ses mains caressaient et griffaient le dos de son amant à chaque pénétration. Ils se perdirent, ensemble et pourtant séparés, jusqu’à ce qu’enfin il jouisse dans une série de spasmes qui transpercèrent son corps, la bouche entrouverte comme pour crier, mais qui ne laissa échapper qu’un gémissement intense. Plus tard elle resta nichée au creux de ses bras et somnola. David oscillait de façon très plaisante entre l’exaltation et l’épuisement. — Ça va ? demanda-t-il. — Merveilleusement bien, répondit-elle d’une voix traînante. Elle passa la main entre ses cuisses et la brandit devant elle. Un peu de sang tachait son index et son pouce. — Curieux. J’aurais cru que ce serait fini, après toutes ces heures passées en selle. Il lécha le sang à petits coups de langue. La fille prénommée Molly qui était entrée dans la grange cet après-midi aurait été dégoûtée par ce geste, mais la femme dans les bras de son amant le jugea touchant. — Ah, je t’ai eu, dit-elle. C’est mon mauvais moment du mois. Il posa sur elle un regard étonné. — Je plaisante, ajouta-t-elle en plissant le nez. — Bon, puisque cette corvée est terminée, il faut vraiment que je fasse un paquetage pour mon cheval, dit Valentine pour ne pas lui laisser le dernier mot. Elle le retint en agrippant sa nuque. — Une corvée, vraiment ! Quand j’ai retiré ma chemise, tu as failli tomber dans les pommes. — C’est vrai, tout le sang a quitté ma tête, reconnut-il. — Et je sais où il est allé. Je vais avoir une drôle de démarche pendant quelque temps, je crois. Ils s’embrassèrent en riant. — Sérieusement, David, dit-elle ensuite. Tout ça t’aide aussi. Si Gonzo et toi partez juste après moi, ce sera parfaitement logique. Je suis sûr qu’ils s’attendent que tu sois furieux et que tu plies bagages. Tu peux t’en tenir à ton histoire et continuer à prétendre que tu cherches une ferme quelque part à l’ouest d’ici. Ton permis de travail est en règle. Même s’ils appellent Monroe pour vérifier, ton histoire tiendra toujours. Avec un soupir il se laissa aller sur le dos dans la paille. Il ne voulait pas que cet après-midi finisse. — Quand dois-tu aller à Monroe ? — Demain après-midi. Touchet part pour Richland Center après-demain. Mardi matin, je suppose. C’est ce que l’oncle Mike a dit à mon père au téléphone, aujourd’hui. Ce type est donc si important qu’ils kidnappent de jeunes ex-vierges pour lui ? Valentine fit une moue pour exprimer son ignorance. — Je n’en sais pas plus que toi sur son compte. Mais s’il s’occupe de la production des fermes, je suppose que c’est quelqu’un d’important, oui. Leur armée doit manger, elle aussi. Et à ce sujet, je me demande si Frat a pris des lapins. Ta mère fait une tourte délicieuse. Oh, nom d’un chien ! Tes parents… je vais avoir du mal à me comporter comme si de rien n’était devant eux. — Et moi donc. Mais… pourquoi nous culpabiliser ? Après tout, tu es mon fiancé, non ? Il s’esclaffa et enfouit son menton dans le creux du cou de Molly. La timidité s’était envolée comme par magie. À moins qu’elle ait été exorcisée par une magie beaucoup plus ancienne, et plus puissante. — Molly Valentine, dit-elle d’un ton rêveur. Beurk ! — Eh ! s’insurgea-t-il. — Non, c’est seulement le Molly que je déteste. J’adore Valentine. Melissa Valentine ? C’est mieux. Personne ne m’a jamais appelée Melissa. Molly, c’est plus facile à crier. — Enfile ton pantalon, Melissa. Ou nous allons passer toute la nuit ici, dit-il en contemplant le soleil qui se couchait. — Ce ne serait pas si mal. Je me demande si le patrouilleur qui surveille cette grange s’est rincé l’œil. Le dîner se déroula dans une gêne diffuse, mais Valentine se rendit compte qu’il pouvait parler avec les parents de Molly sans se sentir trop mal à l’aise. Par ailleurs les époux Carlson semblaient avoir d’autres sujets de préoccupation. Le regard de David ne cessait de se poser sur les lèvres rougies de la jeune fille. Comment font-ils pour ne rien remarquer ? Dans le sous-sol, alors qu’ils s’apprêtaient à se coucher, Gonzalez remarqua autre chose. — Eh, Val, que s’est-il passé aujourd’hui ? demanda-t-il. — J’ai coupé beaucoup de bois. L’éclaireur émit un reniflement qui traduisait son incrédulité. — Vous avez enfoncé votre coin dans quelque chose, ça, c’est sûr… Valentine fit volte-face. — C’est censé signifier quoi, cette réflexion ? — Eh bien, votre braguette est déboutonnée depuis ce soir, et vous avez le dos lacéré comme si deux chats sauvages avaient bondi dessus. À moins que vous vous soyez roulé dans des barbelés, je dirais que quelqu’un a gémi à votre oreille. — Bonne nuit, espèce de plaisantin. J’ai simplement effectué certaines taches pour la famille, et c’est la vérité. Molly avait besoin que j’arrange quelque chose pour elle, alors je l’ai fait. Gonzalez secoua la tête et se tourna sur le côté, en positionnant avec précaution son bras blessé. — Vous, les officiers, vous avez toujours les bons boulots, dit-il. Valentine s’éveilla en plein milieu de la nuit quand des pas légers descendirent l’escalier. Dans la lumière chiche provenant de la cuisine, il vit Molly qui avançait prudemment dans le sous-sol. — David ? murmura-t-elle. — Par ici, répondit-il sur le même ton. — Non, par ici, dit Gonzalez. — La ferme ! gronda David en lançant son oreiller sur l’autre Loup. — Je voulais te parler, dit-elle. Désolée, Gonzo. L’éclaireur balança ses jambes et posa les pieds sur le sol avec un grognement. De sa main valide, il enfila son pantalon. — Je viens de me souvenir que je n’avais pas contemplé un lever de soleil depuis une éternité. Ne faites pas trop de bruit en « parlant », vous deux. — Merci, Victor, dit Valentine. Vraiment. — Vous me devez une fleur. On se voit au petit déjeuner. Sans un bruit, il gravit les marches vers le rez-de-chaussée. Molly vint se blottir dans les bras de David. Ravi de cette visite inattendue, il l’embrassa. — Tu voulais parler ? demanda-t-il. — Plus ou moins. Mais plus maintenant. Allons dans la pièce secrète. Dans le noir, nous pourrons faire un peu de bruit. Mais juste un peu. Le Loup ouvrit le panneau dans le mur, et ils se glissèrent dans l’obscurité en se tenant par la main. — Eh, tu as utilisé un de ces savons parfumés, murmura-t-il en humant sa peau. — Ou, celui-là est à la… — … Rose, termina-t-il, et il lui caressa les cheveux. Magnifique. Elle referma la porte et ils se retrouvèrent dans des ténèbres si complètes qu’il ne leur restait plus que le toucher et la légère odeur de roses. Ils s’embrassèrent, encore et encore, puis ils s’allongèrent. Dans le noir, ils apprirent d’autres manières de se donner mutuellement du plaisir, de s’enchanter et, enfin, de s’aimer. Les adieux eurent lieu sous une pluie fine et régulière propre à saper le moral. Pendant que l’ombre de l’omniprésent Flanagan attendait dans la voiture de patrouille, la famille, les amis et les amants partagèrent quelques dernières embrassades avant de se séparer. Valentine, Molly et ses parents affichaient tous cette même expression de fausse sérénité qu’on voit aux funérailles, après qu’un septuagénaire en parfaite santé fut tombé raide mort. « Il ne saura jamais ce qui s’est passé », dira un proche à un autre. « Oui, j’aimerais partir comme ça. Sans souffrir, sans maladie. Il a eu de la chance, finalement », approuvera l’autre, et tous deux chercheront dans le ciel envahi de nuages sinistres une trouée de soleil. Le même ton forcé était présent dans la voix de M. Carlson quand il dit au revoir à sa fille. Molly portait sa tenue de travail la plus élimée, propre mais constellée de taches permanentes. — Il veut une fille de la campagne, il aura une fille de la campagne, avait-elle déclaré à sa mère après avoir refusé de mettre sa plus jolie robe, la bleue qui s’accordait si bien à la couleur de ses yeux. — Non, donne-la à Mary. Pour qu’on se souvienne de moi en la voyant. Et elle avait quitté la pièce avant que sa mère ait eu le temps de lui demander ce qu’elle sous-entendait par cette formule sibylline. — Prenez soin de ce bras, Victor, dit la jeune fille en lui serrant la main gauche. À mon tour de voir la grande ville, Frat. Grâce au ciel c’est Madison, pas Chicago. Mary, les chevaux demandent plus que d’être montés et bouchonnés. Je te charge de l’entretien de l’écurie pendant mon absence, et tu as intérêt à ce qu’elles restent propres. Ce qu’elle dit à Valentine laissait supposer sa tristesse : — David, vous partez ce soir, c’est ça ? Quand il fera nuit ? — C’est le plan. Je travaille toujours au paquetage de mon cheval. Nous serons à des kilomètres d’ici quand le soleil se lèvera demain. Elle lui sourit. Ils s’éloignèrent et tournèrent le coin de la maison pour s’embrasser à l’abri de tout regard indiscret. — Je penserai à toi en train de combattre les Faucheurs, David. Tu sais, j’ai bien réfléchi, et il se peut que ta solution pour Massada soit meilleure. Emportes-en quelques-uns avec toi. — Molly, ne sois pas aussi négative. Dans deux ans, quand tu repenseras à tout ça, tu en riras. Ou tu auras la nausée. Mais cette situation ne durera pas éternellement. C’est vraiment pathétique de sa part, si tu y réfléchis bien. Envoyer ton lèche-bottes d’oncle dans les bois pour lui ramener une conquête au bout de son revolver. — C’est la première chose que je lui dirai, affirma-t-elle, un peu rassérénée par cette idée. — Tu reviendras travailler à la ferme. Et ce n’est pas parce que mon plan ne peut pas marcher aujourd’hui qu’il ne marchera pas dans trois ans. Une nuit une section de Loups viendra frapper à votre porte, et nous emmènerons toute ta famille. — Si mon père accepte de partir. Il est très impliqué dans l’exfiltration des gens, ici. — C’est vrai, je dois une fière chandelle à ta famille. Mais vous serez payés de retour. Je viendrai te voir à l’automne, si je peux. Elle le regarda au fond des yeux. — À mon avis, dans trois ans tu auras des choses plus importantes à faire. Sois prudent avec les promesses. Tu sais ce qu’on dit : « Demain n’est promis à personne », pas vrai ? C’est un peu la loi, sur les terres kurianes. — Vous avez cinq années promises, toi et ta famille. — Nous verrons, David. Ce contrat peut être aussi faux que l’anneau qu’il a lancé au public. Mais il faut que tu partes cette nuit, d’accord ? Et dis-moi une chose, David : est-ce que c’était la première fois pour toi… tu sais… faire l’amour ? Valentine lui devait la vérité, et il ne se déroba pas. — Oui. J’espère que ça t’a plu. Je n’ai jamais été très… chanceux avec les femmes. — Bien. Alors tu te souviendras de moi. — Je me souviendrai de toi comme la beauté du Wisconsin qui était vraiment très douée pour souligner l’évidence, dit-il en lui pinçant affectueusement le nez. Ils s’étreignirent, s’embrassèrent, et se caressèrent mutuellement le visage, comme s’ils voulaient en garder le souvenir avec le bout de leurs doigts. — Crois-le ou non, je reviendrai pour toi. C’est une promesse, Molly. Il lut l’incrédulité et la peine dans ses yeux. — Non, pas une promesse : un serment. Cette fois, il n’y avait plus que le chagrin dans les prunelles de la jeune fille. — Ne fais pas ça, dit-elle en regardant ailleurs. Il peut se passer beaucoup de choses en trois ans. — Il peut se passer beaucoup de choses en trois jours. Comme tomber amoureux, Melissa. — David, arrête. Tu ne fais que tout rendre plus difficile, et plus douloureux. C’est une fin. Je ne veux pas que tu parles comme si c’était un commencement. Il l’embrassa encore, dans l’espoir vain de la convaincre par la seule force de sa passion. — Non, dit-elle en baissant les yeux. Je ne peux pas. Pas quand je dois… partir comme ça. Elle tourna les talons et s’enfuit. Ce soir-là, au dîner, Valentine et Gonzalez décidèrent de s’en aller aux premières lueurs de l’aube. Un départ matinal, après de brefs adieux aux Breitling, paraîtrait moins suspect qu’une fuite en pleine nuit. Après une ultime conversation avec les Carlson, les deux Loups descendirent s’étendre dans le sous-sol, avec leurs armes et leurs sacs rangés pour la dernière fois dans la pièce secrète. Gonzo dissimulait ses inquiétudes quant à son bras, mais David le savait rongé par l’anxiété. L’éclaireur n’était jamais aussi efficace que lorsque son seul souci était ce qui pouvait se trouver après le prochain tournant de la route, ou sur l’autre versant de la colline, et c’est pourquoi il parla sans détour de la manière dont ils s’accommoderaient de sa blessure pendant le trajet de retour. Le reste de la maisonnée était couché depuis longtemps, et ils bavardaient à la lueur vacillante d’un bout de chandelle. — Vous monterez votre cheval, dit Valentine après avoir roulé ses cartes dans l’étui cylindrique de protection. Je préférerais que nous puissions rester encore un peu ici, mais il faudra des mois avant que ce bras soit complètement guéri. — Vous pensez que ça va s’arranger ? — Bien sûr, Gonzo. Les nerfs mettent beaucoup plus longtemps à se régénérer, c’est tout. Gonzalez remua péniblement deux doigts. — Je n’en suis pas si sûr. Ça ne guérira peut-être jamais. — Vous pouvez déjà faire quelques mouvements. Je pense que c’est bon signe. En fait… Eh, un moteur. Les deux Loups tendirent l’oreille. Le son ressemblait à celui produit par un camion. Peut-être un de ces semi-remorques, qui passait devant la propriété avec un autre enfant trouvé. Mais il s’arrêta sur la route, et ronronna au ralenti. Valentine et Gonzalez échangèrent un regard. Sans un mot, ils se levèrent et se dirigèrent vers la porte du réduit, avec la chandelle, et ils refermèrent le panneau derrière eux. Sans se soucier de leurs sacs, ils saisirent leurs armes. Un bruit violent au rez-de-chaussée leur parvint par le conduit de ventilation, et ils comprirent que la porte d’entrée venait d’être défoncée. Un murmure s’éleva de l’autre côté de la pièce secrète. — Les gars, vous êtes là-dedans ? dit Fart. Il y eut des cris au-dessus de leurs têtes, et la voix sèche d’un homme qui ordonnait de fouiller toute la maison. — Oui, répondit David à mi-voix. — Deux hommes dans un camion, et deux autres dans une voiture de patrouille. Ils sont tous armés et ils arrivent. Il faut que vous partiez, résuma le garçon. Valentine finit d’attacher les courroies de l’étui de son parang sur sa cuisse et prit son fusil. — Eh, gamin ! lança une voix inconnue. Sors de ton pieu et monte ici tout de suite ! — J’arrive, dit Frat. Mais ce n’est pas la peine de me menacer avec ce fusil de chasse, d’accord ? Gonzalez écrasa la mèche de la chandelle entre ses doigts, au cas où l’odeur de suif monterait jusqu’au salon. Ils perçurent la voix de M. Carlson, qui paraissait aussi apeuré qu’irrité, alors qu’il descendait précipitamment du premier étage : — Qu’est-ce que ça signifie, Toland ? — Les ordres. Nous venons vous chercher pour interrogatoire. — Les ordres ? Nous verrons ce que le major Flanagan aura à dire sur le sujet ! — C’est lui qui a donné ces ordres, l’ami, répliqua l’autre d’un ton sec. M’est avis que plus aucun de vous n’est sous sa protection. Ta gentille fille a enfoncé un couteau à viande dans le cou de M. Anneau de cuivre… — Oh, mon Dieu ! souffla Mme Carlson. — … il y a à peine deux heures, continua Toland. Le frère de ta femme est dans un sacré pétrin, il le sait, et il a dû se dire que le meilleur moyen de limiter la casse pour lui, c’était de faire arrêter tout le monde ici. — Est-ce que je peux au moins dire à mes ouvriers de s’occuper de la ferme pendant mon absence ? — Les Breitling ? Nous devons les arrêter, eux aussi. Où sont ces deux types venus du nord, et surtout celui qui fricotait avec votre fille ? Le major tient particulièrement à ce que nous le lui amenions, à son bureau. — Ils sont partis après le dîner, intervint Frat. David était en rogne à cause de ce qui est arrivé à Molly. — La ferme, le négrillon. Si je veux ton avis, je l’aurai avec deux bonnes gifles. Carlson, il dit vrai ? — Oui. Vous avez fouillé la maison, n’est-ce pas ? répondit le maître des lieux d’une voix tendue. — Quelle direction ont-ils prise, et quand ? — Ils sont partis dès que nous avons fini de dîner. Ils n’ont même pas voulu manger avec nous. Je pense qu’ils sont partis vers le nord, mais je n’en suis pas sûr. J’ai eu d’autres choses en tête aujourd’hui que les regarder s’en aller. Vous feriez mieux de nous laisser et de vous lancer à leur poursuite. C’est probablement eux qui l’ont poussée à faire ça. Un cliquetis résonna au rez-de-chaussée. — Je leur ai mis les fers aux pieds, sergent. Il faut les attacher ensemble ? — Oui. Pillow, retourne à la voiture et annonce par radio que nous avons arrêté les Carlson. Et diffuse un appel général pour qu’on recherche deux hommes à cheval, dont un avec une main amochée. Vous deux, dépêchez-vous avec ces chaînes. Valentine toucha l’épaule de Gonzalez dans le noir, et ils tâtonnèrent jusqu’à la porte. Ils traversèrent le sous-sol enténébré en écoutant les chaînes que les patrouilleurs faisaient passer dans les fers. Valentine gravit le premier l’escalier, en posant les pieds sur le bord des marches pour atténuer les craquements. Ils émergèrent dans la cuisine et s’avancèrent pieds nus, David avec son fusil à répétition à l’épaule et Gonzo avec le sien tenu à hauteur de hanche. Le jeune lieutenant ne fit halte qu’une seconde pour écouter, au coin séparant la cuisine du salon, afin de situer les gens dans l’autre pièce. Il ne perçut que les sanglots heurtés de la jeune Mary Carlson et le raclement des chaînes. Il adressa un signe à Gonzalez qui se rendit près de la porte de la cuisine donnant sur l’extérieur. En deux pas Valentine contourna le coin et braqua immédiatement son arme sur un homme avec un fusil de chasse. — Personne ne bouge, dit-il à voix basse. Toi, avec le fusil, tu le poses sur le sol en le tenant par le canon. Les deux avec les chaînes, à plat ventre, tout de suite ! Pendant qu’il parlait Gonzalez ouvrit la porte et disparut dans la nuit. Conditionnés par des années passées à se servir de leurs armes pour rudoyer des fermiers et des villageois sans défense, les patrouilleurs s’exécutèrent sans tenter aucun acte de résistance. Les Carlson repoussèrent du pied les armes loin des Collabs en uniforme. — Bon, toi, avec les galons, à plat ventre aussi. Bras écartés, messieurs. Mon fusil est un huit coups à répétition. S’il y en a un qui bouge, il prend la première balle. Frat, ramasse leurs armes avant qu’ils aient une très mauvaise idée. Le garçon se mit à rassembler les pistolets et les fusils de chasse. — Ton compte est bon, Carlson, dit le sergent Toland au plancher. Jusqu’ici, tu n’étais recherché que pour interrogatoire. Maintenant, tu peux être sûr que vous serez tous morts dans un jour ou deux. Et ce ne sera pas une mort agréable, crois-moi, si les Faucheurs… Le canon d’un pistolet enfoncé dans la bouche du sergent mit un terme à ses menaces. — La ferme, sergent, dit Frat en relevant le chien de l’arme. Tu as la langue trop bien pendue, et j’ai bien envie de la pulvériser. — Monsieur et madame Carlson, commencez à leur mettre les fers. Aux poignets et aux chevilles, s’il vous plaît. La porte s’ouvrit et un quatrième patrouilleur entra, mains sur la tête. Le fusil de Gonzalez était pointé derrière son oreille. — Pillow ici présent venait tout juste d’annoncer à la radio que la situation était sous contrôle, annonça l’éclaireur. C’est votre avis, monsieur ? — Il semblerait, mais pas comme il l’entendait. Où sont les Breitling ? — Ils ne sont pas encore passés chez eux, répondit M. Carlson. Les Breitling doivent toujours dormir. — Madame Carlson, quand vous aurez terminé, pourriez-vous aller les prévenir ? demanda David. — Je peux m’habiller autrement qu’en robe de chambre, avant ? — Bien sûr. Les patrouilleurs étaient maintenant solidement entravés. Ils ont peur, songea Valentine en voyant les taches de transpiration sur les uniformes bleus. Et il était à peu près sûr que le dénommé Pillow avait mouillé son pantalon. Les gens apeurés se troublent facilement. — Nom d’un chien, ce major va tout faire rater, Carlson, dit le Loup avec un clin d’œil à l’adresse du fermier. Eh, sergent, tu sais dans quoi vous vous êtes fourrés ? — C’est comme si tu étais déjà mort, mon gars. Un cadavre qui marcherait et parlerait pour encore quelques heures. — Je ne crois pas, sergent. Regarde plutôt ça, dit-il en mettant la crosse de son arme sous le nez de Toland. Vous venez d’interférer avec une opération secrète de la Croix Torse. — Qu’est-ce que c’est que cette foutue Croix Torse ? grommela le Collab qui ne paraissait pas du tout impressionné. Une opération secrète ? Foutaises ! — Mais bien sûr, tu ne sais rien, hein ? Nous voulions éliminer Touchet, mais nous ne pouvions pas le faire dans l’Illinois, parce qu’il a acheté trop de gens autour de lui. Il cherchait à découvrir ce qu’est l’opération de Blue Mounds. Mais pourquoi je te raconte tout ça, moi ? Tu n’y comprends rien, de toute façon. — Conneries, répliqua le sergent. Ce n’est pas en sautant la fille des Carlson ou en faisant des discours qu’il aurait pu y arriver. — Sergent, tu n’es pas obligé de me croire. Mais je vais te rappeler deux évidences. La première, tu es toujours en vie, et la deuxième, tout ça te passe largement au-dessus de la tête. Quelque chose a cloché dans notre opération, sinon tu n’aurais pas reçu l’ordre d’arrêter ces gens. Je te suggère fortement de faire tout confirmer par Madison, à l’avenir, avant d’exécuter les ordres de Flanagan. Gonzalez ? — Oui, monsieur, répondit l’éclaireur. — Nous passons au plan Charlie Rouge. — Euh… c’est vous qui décidez, monsieur. David espéra que les Collabs prendraient la perplexité de son compagnon pour de la réticence. — Sortons pour en parler. Monsieur Carlson, Frat, gardez un œil sur ces quatre-là. Dans l’air froid de la nuit, Valentine tapota l’épaule de l’autre Loup. — Beau boulot avec Pillow, Gonzo. Blessure ou pas, vous n’avez pas perdu la main. — Qu’allons-nous faire, maintenant, monsieur ? Nous partons tout de suite ? David acquiesça et descendit la route en direction des véhicules, une voiture de patrouille couverte de poussière et un camion. Il faisait très sombre, car les nuages ne s’étaient toujours pas dispersés. — Gonzo, je vais devoir vous confier de lourdes responsabilités. Peut-être que vous en oublierez la douleur à votre bras. Je veux que les Carlson et les Breitling soient emmenés hors du Wisconsin. Jusqu’au Territoire Libre d’Ozark. — Nous pouvons y arriver. — Peut-être que nous pourrions y arriver, oui. Mais ce ne sera pas nous, Gonzo. Vous serez seul pour mener cette mission à bien. De mon côté, je vais chercher Molly. L’éclaireur ouvrit de grands yeux. — Mon ami, dit-il après quelques secondes, elle est probablement déjà morte. — Si elle l’est, elle aura de la compagnie. Son salopard d’oncle, pour commencer. — Qu’y a-t-il de plus important ? Revenir en sécurité avec ces gens et raconter ce que nous avons vu au-delà du périmètre de crânes, ou tuer un Collab ? Je déteste vous rappeler votre devoir, mais… — Je me fous de mon devoir, coupa Valentine. Ces simples mots auraient pu le conduire en cour martiale et devant le peloton d’exécution, à moins qu’il soit pendu. — Trop de gens qui m’étaient chers sont morts. Pas elle, pas cette fille. — J’ai déjà oublié ce que vous venez de dire, monsieur. Mais il faudra quand même que vous vous expliquiez quand vous rentrerez. Que dois-je faire de ces civils ? Les prisonniers ? J’ai eu du mal à retourner dans les monts Ozark, rien que moi et mon cheval, alors avec tous ces gens… — Voilà comment nous allons procéder… Gonzalez écouta attentivement son lieutenant lui donner ses derniers ordres. Une heure plus tard, tout était prêt. Les patrouilleurs toujours enferrés étaient enfermés à double tour dans le garde-manger, qui était la seule pièce de la ferme à être entièrement construite en parpaings et munie d’une serrure solide. Le camion attendait, son hayon relevé. Les chevaux avaient été sellés et attachés au pare-chocs arrière. Dans le véhicule, qui était spacieux et vide à l’exception des anneaux métalliques destinés à recevoir les chaînes des prisonniers, les Breitling, Mme Carlson et sa fille Mary s’étaient installés avec quelques affaires de voyage. Le chien de la famille leur tenait compagnie. M. Carlson était au volant, et Gonzalez à côté de lui, armé de son fusil. Tous deux avaient revêtu les uniformes bleus pris aux patrouilleurs. Valentine et Frat se tenaient côté passager, près de la portière. David avait enfilé le meilleur des uniformes et avait pris les papiers d’identité de Pillow, le Collab qui lui ressemblait le plus. — Nous nous retrouverons au sud du pont, à la sortie de Benton, d’accord, Frat ? dit Gonzalez en roulant la carte de son supérieur et en la replaçant dans son étui protecteur. Le garçon hocha la tête avec détermination. — M. Carlson, si je ne peux pas ramener votre fille, je vais laisser dans mon sillage un tas de cadavres de Collabs, dit David. Les autres me pourchasseront avec toutes leurs forces disponibles, ce qui devrait vous rendre la tâche un peu plus facile. — Personne ne vous demande de faire ça, mon garçon, dit M. Carlson depuis le siège de conducteur. Molly est sans doute déjà morte. Elle s’est peut-être servie du couteau pour se suicider après avoir tué Touchet. Les lèvres du fermier tremblotaient légèrement en prononçant ces paroles lugubres. — Je ne pense pas qu’elle baisserait les bras aussi facilement, Alan. Si elle est en vie, je vais la ramener. Je reviens avec elle, ou pas du tout. Il se tourna vers l’autre Loup et serra la main valide de son ami. — Gonzo, je sais que vous pouvez y arriver, dit-il avec calme. Vous avez la ruse et l’entraînement nécessaires. Ne vous arrêtez pas en route. Mangez les chevaux un par un si ça peut aider. Quand vous serez rentré, dites-leur tout ce dont vous vous souvenez, même ce qui vous semble sans importance. Il faudra qu’ils envoient un Félin ou deux pour découvrir ce qui se trame à Blue Mounds. Autre chose : faites entrer Frat chez les Chasseurs, ou au moins qu’il s’inscrive comme Apprenti. Il fera un meilleur Loup que vous ou moi, le moment venu. Rassemblez tout ce que je possède et servez-vous-en pour que les Carlson puissent prendre un nouveau départ. J’ai quelques amis dans un endroit appelé Weening. Il réfléchit encore pour trouver une autre suggestion susceptible d’accroître les chances de Gonzalez. Il y avait toujours un ordre de plus à donner, une éventualité à envisager. — Je le ferai, monsieur. Je ferai tout ce que vous venez de dire. Vaya con Dios, jefe. Et je prierai pour vous, monsieur. Chaque jour. — On se remet à prier, Gonzo ? Je croyais que c’était votre mère qui s’en chargeait. — Elle s’occupe de mon âme. Moi, je prendrai soin de la vôtre. — Vous allez devoir prendre soin d’un tas de choses dans les deux semaines à venir, hormis mon âme. Mais merci quand même. C’est pour moi un honneur. Carlson fit démarrer le camion, et Valentine sauta au sol. De son siège, Gonzalez lui adressa un petit salut. — Bonne chance, lieutenant. — Mes respects aux Zoulous, Gonzo ! Le camion s’éloigna vers l’ouest dans l’obscurité. Il restait encore plusieurs heures avant l’aube. — Bien, Frat, à nous deux, maintenant. Je regrette de ne pas avoir mieux appris à conduire. — Ça ira, lieutenant, dit Frat qui contourna la voiture de patrouille et s’installa derrière le volant. Je sais comment faire, alors c’est aussi bien. — Tu peux m’appeler David, mon vieux. Conduis lentement et prudemment. Sans allumer les phares. — Je sais, je sais. Tu me l’as déjà dit. Quelle destination ? Valentine vérifia le contenu de son sac et d’un autre empli de nourriture, dans lequel il avait glissé d’autres menottes et quelques paquets pris dans la cuisine des Carlson. — La maison de ton oncle. Tu peux me raconter tout ce que tu sais sur cette baraque en chemin. Frat couvrit les quelque trente kilomètres en à peine plus de une heure. À l’approche de Monroe, il emprunta des pistes pour les tracteurs et le bétail. Les routes étaient désertes, et la nuit semblait attendre que le rideau se lève sur le dernier acte de la pièce. La radio crachotait de temps à autre et diffusait les messages des patrouilles qui recherchaient deux hommes à cheval. Mentalement, Valentine se préparait à un dénouement tragique. Pendant que Frat conduisait, penché en avant comme si le fait de gagner trente centimètres lui permettait de mieux voir, David scia le double canon de son fusil avec une égoïne. Puis il garnit sa cartouchière en cuir de balles de chevrotine. Un second fusil à pompe était posé sur la banquette arrière de la voiture. — Bon, nous sommes arrivés dans les champs qui s’étendent derrière sa maison. Elle se trouve juste après ce rideau d’arbres, là-bas, l’informa Frat. Nous y avons séjourné quelques fois, quand il avait encore sa femme. — Que lui est-il arrivé ? demanda le Loup. — Sais pas. Personne ne sait. Un jour elle n’était plus là, et à l’époque nous avions déjà appris à ne pas poser certaines questions. — Alors il n’aime pas trop répondre aux questions, hein ? dit David qui sortit de la voiture et prit le fusil à pompe ainsi que des cartouches qu’il fourra dans les poches de son uniforme volé. Je vais faire de mon mieux pour changer ça. Garde ton fusil de chasse à portée de main. N’hésite pas à t’en servir, et démarre si on vient vers toi. Garde l’œil ouvert. — Pas de problème. Sois prudent, lieutenant. En silence Valentine remonta jusqu’à l’alignement d’arbres. Avec son ouïe et son odorat, il s’efforçait de détecter la présence de chiens de garde. Leur odeur semblait être partout sur la pelouse. Peut-être se trouvaient-ils de l’autre côté de la maison. La demeure extravagante était pourvue d’un système de spots de sécurité montés haut, sous l’avant-toit, dont les faisceaux baignaient la pelouse d’une lumière crue. Leur éclat transformait les environs immédiats en un paysage découpé en noir et blanc selon que l’éclairage violent touchait ou non les différents endroits. David poussa un sifflement bas. Un des grands rottweillers noirs apparut au coin du garage. Valentine plongea la main dans son sac et en sortit quelques lanières de viande qu’il déposa sur la lame de son parang. Il siffla de nouveau. Avec un grondement, le chien s’avança de quelques pas. Le Loup resta parfaitement immobile avec son offrande de viande, à la limite de la propriété. — Bon garçon, bon garçon, dit-il d’un ton apaisant. Le chien se lécha les babines et approcha encore. Valentine baissa la lame de son arme dans l’herbe, et le molosse se mit à manger. Manifestement, Flanagan n’avait ces animaux que pour l’apparence : un vrai chien de garde aurait été dressé à n’accepter de la nourriture que de son seul maître. David le caressa un moment puis se redressa. Il prit tout son temps pour observer la maison endormie, puis il traversa la pelouse au pas de course. Le rottweiller trotta à côté de lui en le couvant d’un regard plein d’espoir. Le deuxième chien était endormi sur le paillasson de la porte et il sursauta à leur approche. À la vue de son congénère qui sautillait d’un air enjoué autour de ce visiteur nocturne, il vint accueillir l’homme en remuant la queue. Valentine distribua un peu de viande aux deux. Ensuite il passa les doigts le long de la partie supérieure du rebord de la fenêtre, là où Frat lui avait affirmé que la clé était cachée. Il la trouva accrochée à un petit clou. Elle s’insérait parfaitement dans la serrure de la porte arrière, mais David ne put repousser le battant que de cinq centimètres. Une épaisse chaîne de sécurité empêchait de l’ouvrir plus. Il sortit de son sac la pince à levier rouillée qu’il avait trouvée dans le coffre de la voiture de patrouille, en referma les mâchoires sur la chaîne près de son point de vissage sur le montant de la porte et serra. La chaîne se brisa avec un bruit sec. Il entra dans la cuisine, son fusil à canon scié braqué devant lui. La table était encombrée d’assiettes sales et de papiers. Le plafonnier était toujours allumé et baignait la surface octogonale dans une tache de lumière jaune. Une lourde machine à écrire électrique était placée devant une chaise, une chope à café à côté d’elle, nichée dans une forêt de canettes de bière vides. Du salon provenait des ronflements sonores. Il baissa les yeux sur le rapport dactylographié posé sur la table, et passa à la deuxième page. C’était apparemment la déclaration d’un des patrouilleurs qui avait occupé le poste de sentinelle à l’extérieur des appartements de Touchet, dans le bâtiment de la Nouvelle Église Universelle. Un paragraphe retint son attention. « Quand le cuisinier est allé servir le café et l’alcool que M. Touchet prend habituellement avant de se coucher, je l’ai entendu crier. J’ai dégainé mon arme et je suis entré dans la chambre. M. Touchet gisait sur le ventre dans le lit, nu à l’exception de ses chaussettes. La jeune femme essayait de forcer la fenêtre de la chambre, sans savoir que celle-ci était clouée au montant. Quand je me suis approché elle a lancé un cendrier dans la vitre, mais j’ai réussi à la maîtriser. » Après l’avoir menottée, plaquée au sol et confiée à la garde du cuisinier, j’ai examiné M. Touchet et j’ai cherché son pouls. Il était mort. Le manche d’un couteau à viande saillait à l’arrière de sa tête, là où le cou rejoint le crâne. Son dos était enduit d’une sorte d’huile et il reposait sur une serviette. Il y avait très peu de sang sur la serviette. L’anneau en cuivre de M. Touchet avait été ôté de son doigt et glissé autour du manche du couteau. La jeune femme nous a hurlé des obscénités, et j’ai dû la frapper. Elle n’avait pas été blessée par M. Touchet. L’ecchymose à son visage est de mon fait. » Valentine approcha de l’entrée du salon et regarda à l’intérieur. Virgil Ames était affalé sur un canapé en cuir. Il avait enfin retiré ses lunettes de soleil, et son ceinturon avec le pistolet était passé autour de son bras. L’air autour de lui empestait l’haleine chargée de bière et les flatulences à répétition. Au-delà, dans une pièce vitrée, David aperçut Flanagan. Le major dormait dans son fauteuil, le téléphone sur son ventre, ses pieds écartés posés sur son bureau. Le Loup fit passer son fusil à canon scié dans sa main gauche et dégaina son parang. Je ne vais pas faire ami-ami avec ce chien-là, se dit-il en posant la pointe de sa lame juste au-dessus de la pomme d’Adam de Virgil. Au moment où il effectua le mouvement rapide et fatal, Ames ouvrit les yeux. Valentine essuya sa machette sur le cuir du canapé et s’avança vers le bureau. Michael Flanagan se réveilla quand le canon scié du fusil se posa entre ses yeux. Il bafouilla de surprise, et Valentine braqua l’arme plus bas, entre les jambes écartées. — Vous vouliez me voir, major ? dit-il. — Qu’est-ce que… ? Virgil ! cria Flanagan. — Mort, monsieur, l’informa David. Vous feriez bien de me dire tout ce que je veux savoir, ou bien vous serez aussi froid que lui dans cinq secondes. Molly Carlson est-elle toujours vivante ? — Virgil ! Le Loup pointa son fusil sur la bouche ouverte de l’autre. — Major, vos cris ne servent à rien, et ils me donnent la migraine, alors veuillez cesser, ou il se pourrait que je vous coupe la langue et que vous soyez obligé d’écrire vos réponses. — Va te faire foutre, Saint Croix. Nous ne détenons plus Molly, mais nous avons arrêté tous les autres Carlson. Si tu pars d’ici et que je ne te revois jamais en face, ils vivront peut-être. Et toi aussi. Le mouvement brusque et rectiligne imprimé au fusil brisa deux incisives et laissa un lambeau de lèvre pendu à un mince filet de peau ensanglantée. Les mains du major volèrent vers sa bouche, et Valentine le frappa d’un coup de crosse sur le côté du crâne. Flanagan s’affaissa en avant, assommé. Le Loup s’affaira avec les menottes et la corde. La maison était plongée dans l’obscurité quand le Collab revint à lui. Valentine lui aspergea une deuxième fois le visage avec le café froid. Des borborygmes échappèrent au major avant qu’il vomisse sans pouvoir bouger d’un pouce tant il était étroitement ligoté à son fauteuil. Des menottes attachaient ses poignets aux accoudoirs, et plusieurs longueurs de corde collaient son torse au dossier. Ses jambes étaient repliées sous le fauteuil, immobilisées par des fers passés aux chevilles et reliés à une chaîne nouée autour du pivot. Aucune lueur n’annonçait l’aube par les fenêtres. Près du bureau, Valentine n’était qu’une silhouette sombre et menaçante. Un « ping » métallique retentit, et le Loup sortit l’allume-cigare de son socle, pour en agiter lentement l’extrémité incandescente devant le visage de son prisonnier. La lueur rouge révéla les yeux porcins du major. — Alors, oncle Mike, vous voulez bien me parler, ou dois-je utiliser ceci ? — Parler de quoi ? — De l’endroit où Molly se trouve. — Elle est dans le bâtiment de l’Ordre, à Monroe. Valentine lui saisit le petit doigt et posa l’allume-cigare sur son extrémité. Il y eut un grésillement écœurant, aussitôt noyé par le hurlement de Flanagan. David retira l’allume-cigare et le replaça dans son socle électrique. Il l’enfonça pour le rallumer. — Mauvaise réponse. J’ai lu certains des documents dans la cuisine. Selon votre rapport, vous l’avez mise dans une voiture en partance pour Chicago. « Ping ». — Pourquoi Chicago, major ? — Dès que nous avons découvert ce qui était arrivé, nous avons contacté les Onze de l’Illinois. C’est ce qu’ils nous ont dit de faire, l’envoyer à Chicago. — Où exactement, à Chicago ? insista Valentine en extrayant l’allume-cigare de son support. — Comment le saurais-je ? Les Onze de l’Illinois n’aiment pas plus être questionnés que les Kurians de Madison, répliqua Flanagan qui suivait des yeux le lent va-et-vient du point rouge dans l’obscurité, devant son visage. Non ! C’est vrai, Saint Croix, je n’en sais rien. David ouvrit de force le poing gauche du Collab et inséra le bout de l’index dans le tube. L’odeur de la chair brûlée agressa de nouveau ses narines quand la surface incandescente entra en contact avec le doigt. Flanagan hurla de plus belle, et le Loup remit l’instrument de torture improvisé dans son socle. — La douleur cessera dès que vous me direz où elle se trouve, à Chicago. Vous voulez que je vous réchauffe la queue, la prochaine fois ? Le bout de l’index gauche du major n’était plus qu’un morceau de chair noirci et orné de cloques. L’ongle lui-même était calciné. « Ping ». — Je pense qu’ils l’ont envoyée au Zoo, bredouilla le prisonnier en voyant Valentine reprendre l’allume-cigare. Je m’y suis déjà rendu, c’est dans la partie nord de Chicago, près du lac. Il y a beaucoup de bateaux qui sont amarrés là en permanence. — Pourquoi là précisément ? Je croyais qu’ils envoyaient tous ceux dont ils veulent se débarrasser dans le Loop. — Ils connaissaient Touchet. Ils m’ont demandé si elle était vraiment canon. Je leur ai parlé d’elle. Je veux dire, si je n’étais pas son oncle ça fait un bail qu’un de mes patrouilleurs l’aurait violée. Saint Croix, tu n’es pas dans le coin depuis très longtemps. J’ai risqué ma place – et même ma vie – pour aider ma sœur et sa famille. Molly n’aurait jamais couru de risque si… La sueur luisait sur le visage de Flanagan. Elle s’accumulait dans la broussaille de ses sourcils et coulait à grosses gouttes dans son cou. — Qu’est-ce que c’est que ce Zoo ? — Un endroit situé dans Lincoln Park. J’ai un plan de Chicago dans mon bureau, tiroir du bas. Et même les numéros de téléphone des compagnies de taxis. Le Zoo est… une sorte de grand bordel. Il y a beaucoup de bars, là-bas. Ils font du sport, aussi. Il se passe un tas de trucs assez dingues dans le Zoo, comme à Las Vegas dans le temps. Valentine ne sortit pas l’allume-cigare de son support. — Ça suffira, Flanagan. Il y a une dernière chose que je veux, avant de partir. J’ai besoin d’un sauf-conduit rédigé au nom d’un soldat Pillow. Qui lui accorde une semaine de permission pour se rendre à Chicago. Et un peu d’argent. Le major ne fit rien pour dissimuler sa surprise. — Les documents établis dans la zone de Madison ne valent rien là-bas. Nos gars emportent des choses à troquer. Des bijoux, de la bière, de la nourriture, ce genre de trucs. Et ce à quoi tu penses est complètement irréaliste. J’aimerais voir Molly vivante autant que ses parents, mais ça ne se produira pas. Il y a des centaines de soldats qui viennent de l’Illinois, de l’Indiana, et même du Michigan. J’ai entendu parler d’officiers de l’Iowa et du Minnesota qui faisaient tout le trajet uniquement pour se rendre au Zoo. Même si tu parviens à la retrouver, tu ne la feras jamais sortir de là. Le Trou Noir est en sens unique… — Le Trou Noir ? — Je ne sais pas avec certitude où ils l’ont mise, mais le Trou Noir est une sorte de prison. Les femmes n’y tiennent pas très longtemps. On les traite… très durement. Certains hommes aiment ce style de relations sexuelles. Je n’y suis jamais allé moi-même, mais des histoires circulent… — Dites-moi simplement où trouver les papiers à remplir. Flanagan lui donna des instructions détaillées, et Valentine ne tarda pas à avoir en main son sauf-conduit en bonne et due forme. Le major y appliqua son cachet et le signa, après que le Loup lui eut détaché sa main droite toujours indemne. Le prisonnier s’en servit pour s’essuyer le visage. — Vous êtes impitoyable, Saint Croix. Je ne l’aurais jamais pensé. Ainsi donc il croit que l’obséquiosité va le tirer d’affaire, songea Valentine. Intéressant. Est-ce qu’il a employé cette méthode pour se sortir de faux pas avec les Kurians ? Il plaça ses papiers et le plan de Chicago dans une des poches de sa chemise. Puis il passa de l’autre côté du bureau. Il appuya le fusil à canon scié contre un des lions sculptés qui servaient de pieds au meuble. — Prends ma voiture. Elle est dans le garage, les clés sont dans ma poche. Je leur dirai que tu es parti vers le nord. Je garderai les Carlson en prison quelques jours, et ensuite je les relâcherai. Nous les interrogerons pendant quelques heures. Ne t’inquiète pas, ils ne subiront pas de sévices. Évidemment, Molly ne peut pas revenir ici, mais je suis certain que tu sauras lui trouver un endroit sûr où vivre, dans les bois, si ton plan fonctionne. Mais fais attention à toi quand tu seras à Chicago. Il doit y avoir au moins une centaine de Faucheurs là-bas. Mais si… Le major se tut, abasourdi, quand Valentine reprit son arme et la pointa sur sa tête. — Non, Saint Croix ! Sois réglo ! Je t’ai donné tout ce que tu demandais… Valentine cala la crosse contre son épaule et posa l’index sur la détente. — Vous avez dit un jour que, s’il n’avait tenu qu’à vous, vous m’auriez livré aux Faucheurs parce que je n’avais pas de permis de travail. Eh bien, maintenant que c’est mon tour, je vais appliquer une petite règle que nous avons, chez les Loups. C’est la Directive Spéciale numéro Douze, section Double Zéro. Tout Collab de haut rang utilisant des armes contre d’autres êtres humains sera condamné à mort et fusillé par un peloton d’exécution. — Tu as dit que tu ne me tuerais pas ! s’écria Flanagan en levant sa main libre devant lui, paume ouverte. — J’ai dit que la douleur cesserait, corrigea David avant de presser la détente. La détonation roula dans la pièce enténébrée et un éclair de lumière d’un blanc bleuté explosa comme un de ces vieux flashs de photographe. Au dernier instant le major replia le bras devant son visage, mais la chevrotine transperça son bras, la tête et le dossier du fauteuil. Du sang, des fragments d’os, de cervelle et du bois furent projetés sur le mur en brique derrière le siège. Valentine fit le tour de la maison et emplit une taie d’oreiller de tout ce qu’il trouva d’utile : les lunettes à verres miroirs de Virgil Ames, son ceinturon décoré de perles avec le pistolet, l’allume-cigare électrique et les cigares de Flanagan, un étui à cigarettes en argent massif, des bijoux en or ayant appartenu à Mme Flanagan. Le cabinet à alcools contenait deux bouteilles de whisky non entamées. Elles rejoignirent le reste des prises du Loup. Il descendit ensuite dans le sous-sol aménagé. Une table de billard en occupait une partie, l’autre étant dévolue à un petit atelier. Trois fusils étaient rangés dans un râtelier, entre deux têtes de cerfs empaillées. Il prit un vieux Remington Model 700 et en passa la sangle à son épaule. Puis il traversa l’atelier et dénicha un bidon d’essence qu’il ouvrit et déversa sur la table de billard, la moquette et les boiseries. Il craqua une allumette et la laissa tomber sur la table de billard. Les flammes dévorèrent très vite le tapis vert. Assuré que le feu allait se propager comme il le désirait, Valentine quitta le sous-sol. Frat sortit la voiture du champ et la conduisit sur le petit chemin qui les ramènerait à la route. — Et maintenant, lieutenant ? Curieusement, le garçon n’avait posé aucune question sur ce qui s’était passé dans la maison de son oncle. — Où puis-je prendre le prochain train pour Chicago ? Pas à une gare. Je veux grimper à bord pendant qu’il roule. Frat réfléchit à la question un moment. — La ligne qui vient de Dubuque traverse Monroe. Un train l’emprunte chaque jour. Il t’emmènera jusqu’à Chicago, enfin, jusqu’au centre d’abattage de Chicago. Tu pourrais y être cette nuit. Tu sauras que tu approches quand tu passeras dans une zone étendue où toutes les habitations ont été brûlées. Les Faucheurs ont créé une large ceinture autour de la ville. On a appelé ça « le Grand Incendie des Banlieues ». C’est arrivé avant que je sois né. Ensuite ils ont fait quelque chose au sol, pour que rien ne repousse, sauf des herbes folles. On traverse des kilomètres et des kilomètres de vieilles rues et de décombres. Bien sûr, j’étais très jeune quand je l’ai vu. Mais tu ne trouveras jamais Molly, dans le Loop. Tu pourrais chercher pendant des jours sans résultat. Et comment comptes-tu la faire sortir ? — Ils ne l’ont pas envoyée dans le Loop. Elle se trouve dans un endroit appelé le Zoo. Frat se frappa le front du plat de la main. — Le Zoo ! Évidemment ! J’aurais dû y penser ! C’est là qu’ils envoient les filles comme elle. Ma mère disait souvent à ma sœur aînée : « Qu’est-ce que tu cherches, à trouver un boulot dans le Zoo ? » quand elle n’aimait pas la façon dont Phila s’était habillée. — Que peux-tu me dire d’autre sur Chicago ? Le garçon engagea la voiture dans une route qui filait vers le sud. — C’est grand, vraiment très grand. Mais ça représente un atout pour toi, parce qu’il y a des gens venus de partout, et tu passeras inaperçu. Si tu crées le moindre problème, ils t’arrêteront et te jetteront dans le Loop. Ils se servent de l’ancienne monnaie des États-Unis là-bas, mais elle doit être autorisée. Les billets valables sont ceux qui ont un cachet, un peu comme celui sur nos permis de travail. Je suis à peu près sûr que certains de tes amis qui combattent les Kurians se trouvent à Chicago, mais j’ignore comment tu pourrais les retrouver. Et à ta place, je planquerais ce coupe-coupe. Il y a trop de soldats qui savent que c’est une des armes de prédilection des Loups. Ils atteignirent un ample tournant, et le garçon rangea la voiture sur le côté de la route. — Tu m’as été d’une grande aide, dit Valentine. Tu sais quoi faire, maintenant ? — Rouler vite et pleins phares, comme si je fonçais vers un lieu précis, récita Frat. Abandonner la voiture dans un ravin et ensuite rejoindre à pied ce pont. Couper à travers champs et rester hors de vue. Je pense que j’y arriverai. — J’en suis sûr. — Quant à toi, tout ce qu’il te reste à faire, c’est aller toujours vers le sud, et tu vas rencontrer la voie ferrée. Elle décrit des courbes en suivant le tracé de la Sugar River, et je parie qu’à ce moment-là le train ralentit. Un tas de gens se déplacent comme ça. Tu as des papiers d’identité, tu entreras sans problème dans Chicago. Suis mon conseil et évite de causer des ennuis tant que tu n’es pas certain de t’en tirer. Ressortir de la ville ne sera pas aussi facile. Ils fouillent les trains qui partent, à la recherche de fuyards. Valentine tendit la main, que Frat serra. — Écoute Gonzo pendant votre voyage, mon vieux, dit le Loup. Tu apprendras beaucoup de lui. — Ouais, il est cool. À propos, il te tient en haute estime. Il dit que les Loups de la Compagnie Zulu te surnomment Le Spectre. — Le quoi ? — Le Spectre. À cause de ta façon de te déplacer sans bruit et souplement, comme si tu flottais au-dessus du sol. Et il y a une autre raison : M. Gonzalez affirme que tu sais quand il y a des Vampires dans les parages. Il dit que ça lui file la chair de poule, mais que c’est bien utile. — Le Spectre, hein ? Alors demande à Gonzo de leur dire de garder leur fusil propre et huilé, sinon je reviendrai les hanter. Au revoir, Frat. — Au revoir, lieutenant Valentine. Ne t’en fais pas, je ferai sortir tout le monde, pour peu que M. Gonzalez indique la bonne direction à prendre. Tu n’es pas le seul qui soit doué pour sentir la présence des Crânes Noirs. Pendant qu’il guettait le passage matinal du train à l’ombre d’un saule, David mangea un sachet de biscuits salés et un morceau du fromage pris dans la cuisine de Flanagan. Il avait improvisé une sangle d’épaule pour sa taie d’oreiller emplie des fruits de son pillage, et il eut tout le temps d’admirer la finition du Remington. Le fusil lui rapporterait assez d’argent pour acheter quelques confidences, à moins qu’il s’en serve pour les obtenir plus directement. Il étudia le plan de Chicago et s’efforça de mémoriser autant de noms de rues qu’il le pouvait. Ça a l’air d’une ville sacrément grande, pas de doute, pensa-t-il. Et avec plus d’une centaine de Faucheurs. Chouette endroit à visiter, mais je n’aimerais pas y mourir. < 12 Chicago, mois d’octobre de la quarante-troisième année de l’Ordre Kurian : la Deuxième Ville est toujours la capitale des pots-de-vin. Un journaliste lauréat du Prix Pulitzer qui y habitait au xxe siècle a suggéré un jour que sa devise devrait être « Où est ma part ? ». En nul autre endroit l’art de la corruption n’est aussi développé que dans la cité contrôlée par les Kurians et dirigée par les Collabs. Personne ne sait exactement combien de Seigneurs Kurians règnent sur Chicago, car ceux-ci divisent la ville, non pas géographiquement, mais selon les affaires et les propriétés. Un Seigneur Kurian peut posséder une aciérie à Gary, une usine de pièces automobiles dans le West Side, plusieurs immeubles d’appartements sur la Gold Coast et quelques vieux avions qui décollent de O’Hare. Ses avatars de Faucheurs iront d’une possession à une autre, en passant régulièrement dans le Loop pour se nourrir. Pour éviter que les Faucheurs prélèvent trop de la force de travail dans un secteur, le principe du Loop a été mis en place après vingt années de règne chaotique. Les Kurians n’ayant pas l’utilité des gratte-ciel qui abritaient les grandes entreprises dans le centre de la ville, et après avoir vidé les musées et les boutiques du quartier de tout ce qui leur plaisait, ils ont créé l’enclave pour y rassembler tous les indésirables. Ici les Faucheurs peuvent se nourrir sans craindre de tuer un technicien ou un mécanicien, ce qui aurait déclenché une de ces vendettas entre Kurians qui risquaient toujours de s’amplifier jusqu’à un affrontement en règle. Les gens qui travaillent à Chicago profitent d’une sécurité que peu d’autres communautés connaissent sous le joug kurian. Mais leur existence dépend beaucoup de la façon dont ils l’assurent à coups de vieux billets verts recyclés. Les indigents connaissent une fin rapide dans le Loop. Mais l’élite des Collabs, ceux qui dirigent la ville pour les Kurians, amasse des fortunes importantes par des activités qui ne sont que très rarement légales. On pourrait se demander quel intérêt il y a à devenir riche puisque les Kurians contrôlent tout, mais ces derniers se sont laissé infecter par le virus de la corruption qui semble s’épanouir à Chicago, et ils sont souvent achetés par leurs prétendus esclaves. Les Collabs les plus influents utilisent leur argent non pour acheter directement les Kurians mais pour leur fournir des auras vitales, lesquelles ont pour ces Vampires plus de valeur que toute autre chose. Les Collabs achètent des captifs à un groupe d’hommes et de femmes sans cœur qui se sont baptisés les Chasseurs de Têtes, et qui précédemment les ont achetés à des chasseurs de primes qui rôdent aux limites du territoire kurian et se saisissent de tous les humains ayant le malheur de croiser leur chemin. Ces trappeurs d’un nouveau genre enlèvent les égarés et les vagabonds dans un cercle qui suit le mouvement des aiguilles d’une montre et descend du nord du Michigan, traverse le sud de l’Indiana et de l’Illinois, puis remonte le long de la berge est du Mississippi jusqu’aux forêts situées au nord du Wisconsin. Quand un Collab fortuné a livré assez d’auras vitales aux Kurians, il reçoit un anneau de cuivre en récompense. C’est seulement à Chicago que cette pratique de « l’achat» des anneaux de cuivre est autorisée. Avec la sécurité qu’apportent la richesse et un de ces anneaux, ces barons de la corruption se retirent ensuite à Ringland Parks, une bande longue de trente kilomètres et parsemée de maisons somptueuses, au bord du lac Michigan, la seule zone suburbaine qui ait survécu au Grand Incendie des Banlieues. Mais, les anneaux de cuivre ne pouvant être transmis d’une génération à la suivante, leur progéniture doit tout recommencer. Par certains aspects, Chicago est devenu ce que Vegas était dans le monde pré-kurian : une cité où tout peut se produire et tout peut s’acheter et se vendre, y compris la vie humaine, pour peu qu’on y mette le prix. Pour Valentine, la ligne des gratte-ciel qui se découpait sur le ciel ressemblait au squelette de quelque animal titanesque. Sa position sur le toit d’un wagon du train de marchandises lui offrait une vue dégagée sur le sud-ouest où fonçait le convoi. Il se serait senti comme nu et sans défense sur une des plates-formes cahotantes. De temps à autre, un des passagers clandestins parcourait les toits des wagons en bondissant par-dessus le vide qui les séparait. Il aperçut la ligne des gratte-ciel alors qu’ils abordaient l’anneau noirci des anciennes banlieues qui encerclait la ville comme une ceinture calcinée. Cette vue lui remémora une photo de la ville d’Hiroshima après la bombe atomique : rien sinon des décombres et des chaussées au revêtement craquelé. Il se demanda quel traitement les Kurians avaient pu infliger au sol pour empoisonner tout renouveau végétal. On ne voyait que des herbes sèches et brunes, et ici ou là un arbuste racorni. Pourquoi les Kurians avaient-ils voulu créer ce paysage de désolation ? Il posa la question à un habitant de l’Illinois, un homme d’une trentaine d’années qui avait sauté sur le train dès qu’ils eurent quitté les collines au nord de Rockford. — Le Fléau de Chicago ? dit l’autre qui contempla l’étendue désolée comme s’il la voyait pour la première fois. D’après mon frère, qui est dans la Garde, c’est un no man’s land entre les Kurians de Chicago et les Onze de l’Illinois. Ils dépendent les uns des autres, mais ils se sont sérieusement affrontés quand je n’avais que cinq ou six ans. En tout cas, le Fléau leur rappelle de ne pas s’aventurer sur le territoire voisin pour se nourrir. Ma sœur a une autre version. Elle habite Chicago et elle dit que c’est pour rendre toute fuite de la ville plus difficile. Je suppose qu’il était plus facile de tout brûler que de construire un mur qui aurait dû avoir soixante-quinze ou quatre-vingts kilomètres de long. Mais on parle toujours de gens qui ont réussi à traverser la zone en plein jour. Si la chance est avec eux et qu’ils évitent les patrouilles du Service de Sécurité, certains parviennent à s’échapper de Chicago à pied. Mais très souvent, ils reviennent en courant, parce que la vie est beaucoup plus dangereuse dans l’autre partie de l’État. J’essaie depuis des années de décrocher un boulot bien payé à Chicago, mais je n’ai pas la taffe pour obtenir quelque chose de bien. — Tu n’as pas la taffe ? Qu’est-ce que c’est ? demanda Valentine. — On voit bien que c’est ton premier voyage à Chicago, soldat. Une taffe, c’est comme un pourboire, sauf que ça ressemble plus à un pot-de-vin. L’argent, c’est ce qu’il y a de mieux, mais il faut que ce soit en billets autorisés. Essaie de refourguer une coupure que tu as eue à Peoria, et c’est comme si tu demandais à prendre un coup de poing en pleine poire. Les cigarettes constituent aussi une bonne taffe. Et si tu fais un truc d’importance, comme prendre un taxi ou une chambre d’hôtel, tu taffes deux fois, la première quand l’affaire est conclue, l’autre à la fin. Si la première taffe est trop petite, ils risquent de te laisser en plan et de chercher quelqu’un d’autre. Si la deuxième n’est pas assez forte, ils se contenteront de te traiter de tous les noms, mais ne compte pas qu’ils te rendent service de nouveau. J’ai vu des types se battre à poings nus parce que la taffe ne convenait pas après une course en taxi, alors sois prudent. Pour en revenir à ce que je te disais : pour que je puisse décrocher un boulot correct dans une usine, il faudrait que je taffe le gardien, le patron du syndicat et le directeur, ou les directeurs. Et ce seraient des taffes sérieuses, dans les quelques milliers. Difficile d’économiser autant en bossant dans une ferme. Valentine plongea la main dans son sac et sortit un des plus gros cigares. — Merci pour le tuyau, dit-il en le tendant à son compagnon de voyage. — Eh, tu piges vite ! Écoute, si tu veux, tu peux venir avec moi quand nous descendrons du convoi. Je connais un chemin sûr pour quitter l’enceinte de la gare de triage. Tu as là un bien joli fusil, et un officier du Service de Sécurité de Chicago va prendre excuse des lois en vigueur pour te le confisquer si tu passes par les canaux habituels. À moins bien sûr que tu puisses lui refiler une taffe de cent dollars, à peu près. — Tu es un vrai pote. Moi, c’est Pillow, se présenta Valentine d’après le nom qui figurait sur ses pièces d’identité. — Norbu Oshima. La plupart des gens m’appellent Norby. Enchanté de faire ta connaissance, Pillow. — Mes amis m’appellent Dave. C’est mon deuxième prénom. Ils bavardèrent de sujets sans importance tandis que la ville devenait de plus en plus impressionnante devant eux. Enfin le convoi entra dans une gare de triage très fréquentée qui s’étendait sur plusieurs kilomètres carrés et que dominait une tour en béton. Le train finit par s’engager sur une voie de garage qui longeait des parcs à bestiaux. Des camions et des bétaillères tirées par des chevaux attendaient non loin de là, prêts à accepter le contenu des wagons de marchandises à mesure que les expéditionnaires les triaient. — Allons-y, dit Oshima, et ils sautèrent à bas de leur perchoir. On passe à travers le bétail. Il y a un égout pluvial qui va jusqu’à Halsted Bridge. D’autres silhouettes furtives descendirent du train et s’égaillèrent quand quelques policiers en uniforme bleu marine leur donnèrent la chasse. Un officier corpulent jaillit d’entre deux wagons et courut vers eux, mais Valentine et son guide sautèrent une série de barrières en traversant les enclos, et s’en tirèrent avec quelques jurons à leur adresse. — Salopards de péquenots ! cria la voix déjà distante. Où est ma taffe, petits fumiers ? Ils roulèrent sous une chaîne fermant une barrière et se glissèrent dans le tuyau d’écoulement en béton, en traînant leurs sacs derrière eux. — Bienvenue à Chicago, haleta Oshima en se donnant des tapes sur les vêtements pour en chasser la poussière. — On dirait que certains laissent leur uniforme faire tout le boulot, remarqua David. — Oui, ces types du SSC ont une place en or. Tout le monde les taffe. Celui-là a profité un peu trop des burgers et des bières qu’on lui offre au Steak & Bun. Au fait, je suis affamé, moi. Après avoir déposé mes affaires chez ma sœur, je vais aller manger quelque chose. Tu veux en être ? — Merci, mais il faut que je voie quelqu’un. Tu sais où se trouve une série de bars appelés les Clubs Flush ? C’est dans Rush Street, je crois. Norby poussa un petit sifflement admiratif. — Tu dois avoir vraiment de quoi troquer dans ce sac. Ces bars sont réputés. Je n’y suis jamais allé moi-même. Rush est facile à trouver : la rue coupe le reste des autres. Fais gaffe à toi dans les coins inoccupés. Je vais t’amener à Division Street et te mettre dans la bonne direction. — Merci, dit Valentine avec sincérité, et il offrit deux cigares supplémentaires à Oshima. — Ne te fais pas de bile, Dave, tu te débrouilleras très bien. Tant qu’il te restera des cigares, en tout cas. Valentine descendit la rue tout en consultant son plan. Même en plein après-midi, il y avait plus de gens qu’il avait l’habitude d’en voir dans le Territoire Libre. Et malgré cela, il se sentait étrangement seul. L’odeur qui planait sur la ville était pour le moins désagréable, un mélange de goudron et de détritus qui vous prenait à la gorge. Des relents d’égout montaient par bouffées des tranchées d’évacuation bétonnées, et les bennes à ordures débordaient dans les ruelles. L’hygiène publique n’était pas une priorité pour les Kurians. — Eh, jeunot, tu veux faire un tour ? dit un homme coiffé d’un chapeau de paille qui conduisait un attelage dont le cheval attendait sagement d’avancer. Je t’amène au Zoo, si ça te dit. J’ai un ami à une des entrées, il te laissera passer pour moitié prix. Tes copains du Wisconsin n’en croiront pas leurs oreilles quand tu reviendras chez toi. — Plus tard, peut-être, répondit Valentine. Les chats semblaient être partout, en particulier aux abords des blocs d’immeubles à l’abandon. Des chiens errants faméliques rôdaient dans les ruelles et reniflaient dans les caniveaux. David repéra les Clubs Flush. De nuit, il les aurait vus de plus loin encore : des spots électriques sur la façade éclairaient une peinture murale de trois mètres de côté représentant une main qui tenait quatre rois et un joker. Maintenant qu’il était proche de son but, le jeune Loup se rendit compte à quel point il était harassé. Sa dernière nuit dans un lit avait été interrompue par la visite de Molly, et depuis il n’avait cessé de se démener. Il déboutonna sa chemise et huma sa poitrine. Le savon parfumé à la rose de Molly imprégnait encore sa peau. Ces souvenirs lui insufflèrent un regain d’énergie, alors même qu’il considérait la mission quasi impossible qu’il s’était imposée. Comment aurait-il pu imaginer une ville de cette taille ? Il approcha des bars, mais il semblait n’y avoir aucun moyen d’y entrer. De même il ne distinguait rien, à travers les vitres fumées, qui aurait pu lui donner une idée de ce qui se passait à l’intérieur. Il croisa une femme vêtue d’une robe à la propreté douteuse, qui se tenait immobile dans la brise et fumait une cigarette. — L’entrée est sur le côté, lui indiqua-t-elle avec un mouvement du pouce par-dessus son épaule, avant de tirer longuement sur sa cigarette. Je travaille là, de 3 à 11 heures. Bonne chance pour passer Wideload. Tu cherches du boulot ? — Non, juste à m’amuser un peu. Merci. Elle sortit un paquet enveloppé dans du papier brun de sous sa robe. — Eh, dit-elle d’un ton de conspiratrice, regarde ça. Un châteaubriant de deux cent cinquante grammes, direct du frigo du Carreaux. Douze billets. Ça te dit ? — Non, j’ai ce qu’il faut à manger. — Allez, pour toi : huit billets. Je ne peux pas descendre plus bas. Tu en tireras vingt sur Michigan Avenue. Valentine contourna l’angle du bâtiment et trouva l’entrée. C’était une ruelle décorée, précédée d’une arche en brique, assez large pour qu’y passe un chariot. La double porte rouge et noire en bois, avec les heures d’ouverture des Clubs, lui indiqua qu’il ne devait pas être encore 18 heures, car les battants étaient fermés et verrouillés. Une porte plus petite était insérée dans le mur latéral, et David alla y frapper. Un visage qui n’engageait pas vraiment à la conversation grimaça dans l’entrebâillement. — Quoi ? dit une voix de basse. — C’est toi, Wideload ? Je voudrais voir le Duc, s’il est là. — Pas pour toi, le plouc. Dégage. — J’oublie mes bonnes manières, dit Valentine qui plongea la main dans son sac. Il estima que le fromage à peine entamé ferait une taffe convenable et l’exhiba. — C’est mieux, dit l’autre en ouvrant la porte. Wideload referma le battoir qui lui servait de main sur le fromage d’un kilo. David le regarda goûter son droit de passage. Les deux jambes du Loup auraient pu se glisser dans une des manches de la chemise du cerbère, et Gonzalez et lui auraient dormi à l’abri de la pluie dans son pantalon. — Mmh, pas mauvais, mon gars. Grimpe l’escalier en colimaçon. Il y a deux portes en haut. Une est marquée « bureau ». Passe par l’autre. Valentine acquiesça et pénétra dans la cour. Des plantes poussaient tant bien que mal dans un parterre jonché de mégots de cigarettes qui décorait la petite surface en brique. De très jolies portes en cuivre et verre, une dans chaque direction, ouvraient sur les quatre établissements. Chacune avait pour nom une couleur de cartes. Par curiosité, David jeta un œil par chaque porte. Celle marquée « Piques » semblait consacrée au jeu : les tables en forme de haricot tendues de feutrine verte ne pouvaient guère avoir d’autre usage, et des machines à sous brillamment éclairées s’alignaient le long des murs. Le « Carreaux » ressemblait à une salle de restaurant. Valentine en avait entendu parler, mais jamais encore il n’avait vu toutes ces nappes blanches, cette argenterie rutilante et les décorations de table. Tout ici sentait l’opulence et le confort. La salle des « Trèfles » était la seule pièce ouverte aux affaires. Des fauteuils en cuir d’aspect confortable étaient disséminés autour de petites tables basses, et le bar était apparemment aussi bien fourni en cigares et tabac à pipe qu’en alcools. Quelques hommes, certains en costume-cravate, se détendaient là, en lisant un journal ou en jouant aux cartes. La plupart fumaient. Le bar du « Cœurs » ressemblait à celui d’un bordel clinquant. C’était le plus vaste, qui s’étendait sur deux niveaux, et le centre était occupé par la traditionnelle scène circulaire avec poteau pour les évolutions des stripteaseuses. Valentine dénombra trois comptoirs dans la salle principale décorée d’une multitude de miroirs. — Salut, Tori, entendit-il Wideload dire à la porte. — Salut, répondit la voix lasse d’une femme. Une créature qui semblait faite principalement de jambes et d’une crinière blonde traversa la cour, avec à son épaule un sac à main assez grand pour qu’on puisse s’y asseoir et pagayer sur une rivière. Elle jaugea David d’un regard appréciateur et disparut dans un étroit couloir qui partait de la zone centrale. Valentine regarda le portier amateur de fromage, haussa les épaules et gravit l’escalier en colimaçon. Il alla frapper à la porte nue. — C’est ouvert, dit une voix féminine familière. Il entra et reconnut l’accompagnatrice du Duc assise derrière un bureau plus imposant encore que celui chez Flanagan, mais rendu presque délicat dans ce décor somptueux. Debbie ? Dixie… Non, Denise, avec son décolleté ravageur. Aujourd’hui, elle portait une robe grise sans manches à la coupe très sage. — Salut, Denise. Je peux voir le Duc ? Elle posa sur lui un regard perplexe. — Il vous connaît ? — En quelque sorte. Nous nous sommes rencontrés au Bunker de Madison. Il m’avait dit de passer le voir si j’étais à Chicago. David Tiny, vous vous souvenez ? — Ah oui. Il me semblait bien vous avoir déjà vu. Le gars avec la nature de cheveux à rendre jalouse n’importe quelle femme… Après quelques verres le Duc raconte beaucoup de choses dont il ne se souvient pas forcément, plus tard, mais vous pourrez peut-être le voir un moment avant que nous, hem, qu’il aille dîner. Eh, il ne vous resterait pas un peu de cette excellente poudre, par hasard ? — Je verrai ce que je peux faire, dit-il. — Super. Merci. Si vous voulez vous asseoir, il y a les fauteuils, là. Le Duc est en rendez-vous avec ce type qui nous approvisionne en liquides et en nourriture. Ils discutent depuis le début de l’après-midi, donc ils devraient bientôt avoir terminé. Elle lui sourit aimablement, et il lui offrit une cigarette. Le sourire de Denise s’épanouit sur son visage tandis qu’elle rangeait le petit cadeau dans un tiroir. Il s’assit et resta aux aguets sans en avoir l’air. Des voix assourdies s’élevaient derrière une porte décorée d’un roi de trèfle peint. On pouvait être sûr que quelqu’un ayant les goûts du Duc pour les femmes et les vêtements pousserait trop loin ce genre d’idée. Parce qu’il avait besoin de s’occuper l’esprit pour ne pas sombrer dans une somnolence insidieuse, Valentine tendit l’oreille et écouta ce qui se disait dans le bureau du patron. — Je te le répète, Duc, c’est l’enfer. Tout le système kurian fonctionnerait beaucoup mieux s’ils acceptaient de créer une banque centrale de l’Ordre Nouveau, ou un organisme central du même tonneau, et s’ils se mettaient d’accord sur une devise qui ait cours partout. Amener des wagons pleins de gens ici et là est tout bonnement ridicule. « Tout ce que j’ai, c’est un mâle de cent kilos, est-ce que je pourrais avoir une femme de cinquante kilos et un gosse de vingt-cinq en échange ? » Valentine entendit le Duc rire. — D’accord. J’exagère, une fois de plus. C’est quand même un peu mieux organisé que ça. C’est une chose pour les Kurians d’ici d’envoyer des wagons pleins de gens à Milwaukee et d’avoir en retour des chargements de bière. Mais disons que je veux acheter du bœuf au Texas. S’il fait chaud, une partie de cette « devise» va crever en route. En plus, les Faucheurs du coin, dans le Tennessee et même plus au sud, exigent souvent quelques humains en échange du droit d’emprunter leurs lignes de voies ferrées. — Bah, il faut aussi voir les choses de leur point de vue, tempéra le Duc. L’argent ne représente pas grand-chose pour eux. Certains apprécient l’art, les tableaux, ce genre de trucs, mais pour eux les auras sont la seule devise unanimement reconnue. Ils sont semblables à une bande de junkies incapables de décrocher. — Ouais, vous avez raison. Mais ça n’empêche, tout ça me rend dingue. Sans compter que les gens savent très bien ce qui les attend à la fin du voyage, et ça les rend plus difficiles à contrôler. Et c’est coton, trouver des gars solides pour faire ce boulot et les tenir au pas. La majorité des types un peu ambitieux sont dans l’armée. Ce qui ne me laisse que des débiles et des brutes qui ne désirent qu’avoir une excuse pour frapper les gens. — J’ai entendu dire ça, répondit le Duc. Écoutez, si la poitrine fumée doit arriver en retard, je ferai un plat spécial avec des côtes de porc, ou je trouverai autre chose. Mais vous devez rentrer voir vos ravissantes femmes, et moi j’ai l’estomac qui commence à gargouiller. Appelez-moi demain et faites-moi savoir si vous avez fait des progrès. Ils se saluèrent, et le visiteur sortit du bureau. Il portait un costume à rayures de prix. Il adressa un petit signe d’au revoir à Denise au passage. La jeune femme décrocha son téléphone et pressa une touche. — Salut, boss. Vous pouvez voir quelqu’un, en vitesse ? C’est ce marin aux cheveux noirs, David Le Petit… Non, nous l’avons rencontré dans le Wisconsin le mois dernier… Oui, quand nous avons acheté… Je ne sais pas, il pourra peut-être s’en procurer plus tard… D’accord. Elle raccrocha et se leva pour aller ouvrir la porte. — Vous pouvez entrer, Dave. Les yeux vides du roi de trèfle plongèrent dans ceux du Loup. Le Duc semblait tirer son inspiration vestimentaire d’Elvis Presley dernière période. Aujourd’hui il portait une combinaison de soie blanche avec les quatre suites de cartes imprimées en ligne le long des bras et des jambes. Le bas de son pantalon était passé dans des bottes de cuir blanc. La pièce était très fonctionnelle, à l’exception notable d’une peau d’ours polaire dont la gueule grimaçante était tournée vers la porte. Le Duc était en train de ranger des documents dans les tiroirs de son bureau. Valentine nota la présence du revolver brillant à portée de main, qui servait de presse-papiers. — Eh bien, mais c’est David Le Petit, hein ? Je ne m’attendais pas à te revoir aussi vite. J’ai entendu dire qu’un bateau de la Flottille était à quai, mais ce n’est pas le tien. Que fais-tu dans cette tenue de flic du Wisconsin ? Tu as déserté ton navire ? — Dans le mille, répondit David avec un sourire. On s’est un peu asticotés, avec le capitaine. Alors je suis parti à la recherche d’horizons un peu plus ouverts. Il sortit de son sac une des bouteilles de whisky. — Pour vous, monsieur le Duc. Un petit témoignage de mon estime. Et encore merci pour cette supersoirée au Bunker. — Eh, merci, Dave, tu sais y faire, dit le Duc en lisant l’étiquette de son cadeau. Alors, comme ça, tu cherches de nouvelles possibilités ? Tu es un gars ambitieux, et c’est une bonne chose pour toi. Eh, tu n’aurais pas un autre chargement de cette bleue, au fait ? — Désolé, monsieur, mais si c’était le cas, elle serait déjà devant vous. Et tu aurais droit à tout le paquet, ajouta-t-il en pensée. Je me demande quelle tête tu ferais après avoir avalé une livre de cocaïne… Le Duc parut soudain perdre tout intérêt pour leur conversation. — Dommage. Bon, donc tu as renoncé à surfer sur les vagues et tu te trimballes avec un fusil sur toi dans le Wisconsin. D’autres projets ? — Juste celui d’obtenir un anneau de cuivre. — Alors je te souhaite bonne chance. Tiens, voilà une carte. Elle te donnera droit à un cocktail dans n’importe lequel de mes clubs. Et j’ajoute un passe pour accéder aux coulisses du Cœurs. Tu ne manques pas de prestance, une des filles s’entichera sûrement de toi. Tu découvriras qu’elles sont beaucoup plus amusantes que ces apprenties gouines sur ce rafiot. En sortant, demande à Denise de le viser, d’accord ? Il posa la main sur le combiné du téléphone, en un geste des plus explicites. — Monsieur, je viens d’arriver en ville. J’ai quelques petites choses à troquer pour avoir un peu de liquide. Vous savez où je ne me ferai pas rouler ? Soudain il avait récupéré tout l’intérêt du Duc. — Bien sûr, mon gars, je peux déjà te donner mon opinion. Qu’est-ce que tu as ? Valentine plaça le contenu de son sac sur le bureau, à l’exception bien sûr de son parang et du ceinturon de Virgil Ames. Il finit par le Remington, qu’il déposa avec soin sur le reste. Le Duc prit le fusil et en actionna le mécanisme. — Pas mal, Dave. Pas mal du tout. Comment as-tu réussi à avoir ça après seulement un mois sous l’uniforme ? — De la même façon que j’ai eu le laissez-passer pour venir ici pendant trois jours. J’ai rendu un grand service à mon capitaine. — Un service ? De quel genre ? — J’ai promis de ne pas le dire. Le Duc sourit. — Je saisis, dit-il en effleurant l’aile de son nez avec son index. Je parie que tu as flingué le rival du capitaine. Ou est-ce que le colonel ne se serait pas fait descendre par des « insurgés», si bien que le capitaine a hérité de son poste ? — Vous brûlez, mais je ne peux pas vous dire, monsieur. Désolé. Le Duc examina le reste du butin de David. Il brancha l’allume-cigare et le mit en marche. — Eh, ça c’est classe. Exactement ce qu’il faut dans le salon du Club. Je vais te dire, puisque tu es un vieux copain, je t’achète le tout. Je t’en offre trois mille, plus consommations gratuites au Cœurs pendant ton séjour ici. C’est la première fois que tu viens à Chicago ? Avec trois mille, tu vas pouvoir faire une sacrée fête. — Oui, c’est la première fois, monsieur le Duc. Mais je pense pouvoir en tirer plus sur Michigan Avenue. — Ne t’emballe pas, fiston… D’accord : cinq mille. J’aimerais pouvoir faire plus, mais les bijoux ne valent plus autant, de nos jours. — Monsieur le Duc, certains patrouilleurs m’ont parlé du Zoo. Qu’est-ce que c’est, au juste ? Le Duc eut un rire feutré. — Le Zoo, hein ? Je vois que tu as retrouvé l’usage de tes burnes, après ce coup de pied. Eh bien, le Zoo est l’endroit qu’il te faut, alors. Ce n’est pas donné, mais tu vas t’éclater. Chaque soir, c’est la soirée « tout-est-permis». Déjà vu un Grog baiser une femme ? Ils en ont un là-bas qui a un engin de la taille de ton avant-bras. Eh, Tiny, je vais te dire : juste pour sceller notre marché, si je te donnais un passe de trois jours pour le Zoo, hmm ? Rien qu’avec ça, tu économiseras un billet de mille. Valentine sortit de sa poche les lunettes à verres miroirs. — Vous faites ça, vous me trouvez un endroit où dormir pendant que je suis en ville, et je les ajoute au reste. — Laisse-moi voir, dit le Duc, et David lui donna les lunettes. Il examina la monture métallique très fine, la fit doucement ployer. — Mince, c’est du vrai titanium. Elles doivent être du xxe siècle… D’accord, Dave, tu as ton lit. Demande à Denise de t’installer dans une des chambres au-dessus du salon du Club. Il y a même une douche au bout du couloir. Tu pourras être propre comme un sou neuf avant d’aller passer la soirée au Zoo. — Et mes cinq mille dollars ? — Ils arrivent, du calme. Il faut que je fasse un retrait à ma banque personnelle… Le Duc se rendit au fond de la pièce et fit pivoter sur ses charnières la peinture en tons pourpres d’un bouffon grimaçant. Derrière se trouvait encastré dans le mur un coffre-fort d’allure formidable. Tout en sifflotant, le Duc effectua la combinaison et ouvrit la porte épaisse de multiples couches d’acier. Il prit à l’intérieur une liasse de billets entourée d’une large bande de caoutchouc et revint la donner à son visiteur. — Cinq mille, mon ami. C’est un plaisir de faire des affaires avec toi. David souleva le premier billet et feuilleta les autres. — Eh, la plupart ne sont pas autorisés ! s’exclama-t-il. Le Duc lui donna un claque qui se voulait amicale sur l’épaule. — Ah, tu as l’œil, Dave, tu as l’œil ! Je savais que tu étais un malin, toi ! C’était juste un test pour voir jusqu’à quel point tu as l’esprit affûté. Allez, rends-moi ceux-là, je vais te chercher les vrais. Il alla jusqu’à une table de roulette décorative encombrée de bouteilles de liqueur. Il tourna l’axe jusqu’à un point que Valentine ne put déterminer et tira le plateau vers le haut. Il glissa une main dans l’espace entre le tourniquet et le reste de la table et sortit un paquet de billets qu’il compta rapidement. — C’est bon, ils sont tous autorisés, Dave. Parole de scout. Mais dépense tout, le cachet n’est valable que pour encore deux semaines, ensuite il faudrait que tu fasses la queue pour en avoir de nouveaux. Les faux-monnayeurs nous rendent la vie difficile. Valentine vérifia de nouveau. Le cercle rouge bordé de signes incompréhensibles était bien appliqué sur le visage de Benjamin Franklin, sur chaque coupure. Satisfait, il ramassa son sac maintenant presque vide. — Merci, Duc. Je veux que mon premier voyage à Chicago soit mémorable. — Pas de quoi. Si tu décides de venir t’installer ici, je serai peut-être en mesure de te trouver un boulot. Contre, disons quinze pour cent de ta première année de salaire. Il se pourrait même que j’aie un petit service à te demander un jour, moi aussi. Tu pourrais m’aider, et en retour tu obtiendrais bien plus que ton capitaine, ou qui que ce soit. Et Chicago, c’est quand même autre chose que ton pays à fromages. — C’est le genre de ville qui m’attire, en ce moment, approuva Valentine. Il prit tous les arrangements avec Denise pour sa chambre. La pièce était petite mais propre, et le lit avait un matelas incomparable. Le Loup examina de nouveau le pistolet qui avait appartenu à Virgil Ames. C’était un vieux Colt automatique de l’armée, de calibre 45. Il n’arrêterait pas nécessairement un Faucheur, mais il lui donnerait à réfléchir. Le ceinturon contenait quatre chargeurs, tous pleins. Avec les balles déjà dans l’arme, cela lui faisait une réserve de trente-cinq coups. Plus que suffisant, d’autant qu’il ne souhaitait utiliser l’arme qu’en tout dernier recours. Il s’étendit sur le lit et s’obligea à dormir pendant deux heures. Ensuite il se doucha et rangea le pistolet, le ceinturon et son parang dans la taie d’oreiller qui lui servait de sac. Il mangea en bas, dans le salon du Club. Les plats étaient simples, assez copieux, et hors de prix : il déboursa vingt-cinq dollars pour un sandwich géant et un thé. Il remarqua un employé qui s’occupait de tout le matériel pour fumer et eut une idée. — Excusez-moi, dit-il au serveur derrière le comptoir, est-ce que vous avez des allumettes résistantes à l’eau ? — Hein ? dit l’autre, déconcerté. — Il veut parler de ces grandes allumettes dans les boîtes, dit l’homme qui prenait soin de la cave à cigares. Elles s’enflamment même sous la pluie. Valentine remarqua le tatouage sur son bras : une dague transperçant un crâne. — Oui, c’est exactement ce que je cherche, dit-il. Je suis dehors très souvent, et c’est la galère pour allumer un cigare par temps humide. — Voilà ce qu’il vous faut, dit le préposé aux cigares en plaçant une boîte en fer-blanc circulaire devant lui. David dévissa le couvercle et sortit une allumette longue de huit centimètres. Elle était entièrement nappée d’une substance pareille à de la cire. Le Loup la gratta contre le flanc de la boîte, et une flamme très blanche jaillit. Il pouvait sentir la chaleur qu’elle dégageait sur son visage. — Magnésium, expliqua le serveur. Avec ça, vous pouvez allumer un cigare même par grand vent, à moins que votre tabac soit humide, bien sûr. — Merci. On n’en trouve pas dans le Wisconsin. Combien pour une boîte ? — Elles ne sont pas données. C’est cinquante billets pour une boîte de dix unités. — Si j’en achète cinq boîtes, vous me les faites à deux cents ? — Bien sûr, vu que vous êtes un ami du gars qui a son bureau là-haut. — Marché conclu, dit Valentine, et il donna l’argent au serveur. — Vous ne devez pas venir très souvent à Chicago, je me trompe ? — Non, il y a un tas de choses qu’on ne voit pas dans le Wisconsin. Comme le Zoo. L’homme au tatouage eut une moue de regret. — Oui, mais je ne peux pas m’offrir une virée là-bas trop souvent. De temps en temps j’arrive à acheter un passe au rabais auprès du Duc. — Vous êtes déjà allé au Trou Noir ? — Sûr. Deux ou trois fois. J’ai l’estomac assez bien accroché pour ce genre de spectacle. Ça m’a même assez bien branché. — Est-ce qu’ils permettent aux clients d’approcher les filles, ou est-ce que c’est seulement un spectacle ? — Bah, si vous avez dans les deux mille billets en liquide à dépenser, vous avez accès aux pièces situées au sous-sol. Avec isolation phonique intégrale, si vous voyez ce que je veux dire. Et là, vous pouvez faire tout ce que vous voulez. N’importe quoi. Après tout, les hommes et les femmes qui se retrouvent dans le Trou Noir, c’est parce que les Kurians ont décidé qu’ils méritaient pire que le Loop, non ? — Vous connaissez quelqu’un qui travaille là-bas, peut-être ? — Non, désolé. J’aimerais bien, pourtant. Mais vous m’avez l’air de savoir comment taffer juste. Il vous suffit de proposer l’argent à la bonne personne, et tout ira comme vous le désirez. Valentine le remercia et sortit du restaurant. Il approcha Wideload, qui était toujours de service et bloquait la porte tel un bloc de granite à peine animé. — On s’en va ? dit le videur en s’écartant et en jetant un coup d’œil à l’extérieur. Dommage. C’est maintenant qu’on va commencer à s’amuser. David se glissa entre le colosse et le chambranle de la porte et réussit à sortir dans la rue. Il pivota et contempla la rue en direction du lac Michigan. Une camionnette noire aux vitres protégées par un lacis métallique était arrêtée le long du trottoir, juste en face de lui. Les initiales SSC et un petit logo étaient imprimés en blanc sur son flanc. Le Service de Sécurité de Chicago ? Deux jeunes gars crasseux adossés contre un mur au coin écrasèrent au sol leurs cigarettes à moitié fumées. Un signal d’alarme se déclencha instantanément dans l’esprit de Valentine. À Chicago, des vagabonds n’auraient pas gaspillé ainsi du bon tabac. Il entendit des pas derrière lui. Durant une fraction de seconde son corps le trahit : ses jambes se transformèrent en gelée. Quand la poignée du hayon arrière de la camionnette s’abaissa, il comprit que le piège se refermait sur lui. Deux bras monstrueux l’enveloppèrent. Wideload assura fermement sa prise et lui écrasa la poitrine dans une étreinte d’ours. Le Loup sentit l’air fuir ses poumons. Deux autres ennemis approchaient de l’autre côté de la rue. L’un, grand et mince, portait un débardeur rouge et une paire de gants en cotte de mailles. Il ôta une paire de lunettes à verres miroirs tout en courant vers le videur et son prisonnier. — Tu es…, commença Wideload. Il n’eut pas le temps de finir sa phrase. Valentine abattit le talon de sa botte sur son cou-de-pied, tout en rejetant violemment la tête en arrière. Il y eut un son étouffé, et son adversaire desserra sa prise. Les quatre hommes qui se rapprochaient de lui voulaient le coincer entre le mur des Clubs Flush et la camionnette du SSC dont le hayon arrière s’ouvrit. Le Loup frappa du pied, et fit claquer un des deux battants du véhicule qui se referma sur quelque chose, doigts ou pied. Le cri de douleur étouffé qui monta de la camionnette ne le précisa pas. David fonça dans la rue. Il renversa sans le vouloir deux cyclistes qui voulurent l’éviter. Ses quatre poursuivants essayaient de le prendre en tenaille, mais il fit appel à ses ressources et son corps répondit. Il contourna une bétaillère si vite que ses semelles dérapèrent sur le sol, et il réussit de justesse à ne pas perdre l’équilibre. La rue devant lui était libre et il s’élança. Quelques personnes qui prenaient le frais sur le pas de leur porte le regardèrent passer sans comprendre. Il risqua un coup d’œil en arrière. Le quatuor sprintait pour le rattraper. Au bout de trente secondes au même rythme effréné, ils n’étaient plus que trois. Une minute de plus et seuls deux s’accrochaient encore à ses basques. Quand Valentine tourna un énième coin de rue, après avoir longé une série de blocs d’immeubles délabrés, il n’y avait plus que le grand type en débardeur rouge derrière lui. Le Loup parcourut une ruelle et trouva un second souffle. Il zigzagua entre des tas de détritus fétides, et des dizaines de rats s’enfuirent à son passage. Son poursuivant s’engageait dans la ruelle lorsque Valentine en tourna le coin, à l’autre bout. Plus loin vers l’est il vit la fin des immeubles. Je dois être près du lac… et du Zoo. Il se colla contre le mur et écouta la respiration hachée et le pas lourd de son poursuivant tandis que celui-ci s’efforçait de continuer à trotter au même rythme. L’homme ralentit et aspira goulûment l’air alors qu’il approchait de l’extrémité de la ruelle. Quand il sut que l’homme allait tourner le coin de la rue, David bondit. Il visa l’entrejambe de l’autre avec son genou. Gants en Cotte de Mailles réussit à parer un peu l’attaque, mais Valentine parvint à le toucher en plein estomac. L’impact fut tout aussi dévastateur. Son adversaire se vida de tout son air en un hoquet énorme et se plia en deux de douleur. Le Loup n’était pas d’humeur pour un combat à la régulière, et il saisit les cheveux de son assaillant pour lui immobiliser la tête et lui assena un deuxième coup de genou, cette fois en plein visage. Les cartilages cédèrent avec un bruit écœurant. Cotte de Mailles s’écroula comme une masse. David frissonna de tout son corps. Il était toujours en état d’alerte maximale. Il arracha ses gants à son adversaire vaincu et inconscient, pour les ajouter à sa collection d’armes, puis il fut saisi d’un nouveau tremblement. Mais pour une raison très différente. Un Faucheur. En approche, et déjà beaucoup trop près. Valentine s’évertua à faire le vide dans son esprit et à le rendre aussi transparent que la vitre d’une fenêtre. Il recula dans les ombres de la ruelle. Il savait qu’en agissant ainsi il s’éloignait de l’Encapuchonné. Arrivé à l’autre bout, il s’enfouit sous un tas de cartons et d’ordures et s’immobilisa sur les coudes et les genoux. Il sentit des cafards qui couraient sur lui alors qu’il investissait leur royaume en putréfaction. Un froid subit envahit la ruelle. — Viens, toi, viens…, murmura la voix d’un Faucheur à l’oreille de Valentine. C’est du moins ce dont il eut l’impression. Le Loup faillit bondir sur ses pieds, pour combattre et mourir s’il le fallait, quand il se rendit compte que la voix provenait de l’autre extrémité de la ruelle, et qu’elle s’adressait à l’homme de main du Duc. Me concentrer, me concentrer, il faut que je me concentre…, songea David, au bord de la panique. — Dis-moi, toi… où est le terroriste ? — Ce fils de pute m’a eu par surprise, grogna l’homme de la voix sifflante de quelqu’un qui a le nez cassé. Je sais pas… parlez plus clairement, vous voulez bien ? Qui ça ? Oh mon Dieu ! — Réveillé, maintenant ? — Oui m’sieu… euh, je crois qu’il est allé… vers le lac ? C’est dans cette direction qu’il courait. Plus ou moins. — Tu étais censé le suivre, pas l’attaquer. — Le Duc a dit… — Le Duc n’est pas ici, sinon c’est lui qui serait attaqué… et pas toi ! Un bruit de moteur à l’autre bout de la ruelle rendit inaudible pour Valentine la voix basse et sifflante du Faucheur. De sous les détritus il aperçut une voiture d’un rouge brillant qui avança au ralenti puis fit halte. Un des types qui avaient abandonné la poursuite était assis sur le capot et dirigeait le conducteur. Les rats se sauvèrent dans toutes les directions quand l’homme sauta de son perchoir. La portière s’ouvrit du côté passager. David entendit un cri et le gargouillis atroce d’un être humain vidé de sa substance primordiale, à l’autre extrémité de la ruelle. Dans l’esprit du Loup, la tache glacée qui marquait le Faucheur enfla et palpita tandis que le monstre acheminait l’aura vers son Maître Vampire. Dans tout le voisinage on ferma précipitamment portes et fenêtres. De sous son amas de cartons aplatis, Valentine observa le Duc dans toute sa splendeur grossière, qui blêmissait en scrutant l’autre bout de la ruelle. Le Duc déglutit péniblement et s’avança d’un pas prudent dans cette direction. Ses deux hommes de main le suivirent un instant, puis ils se ravisèrent et retournèrent à la voiture. Leur patron faisait tourner l’anneau de cuivre à son doigt. Valentine se demanda s’il cherchait un peu de réconfort dans ce contact ou si, peut-être, il imaginait ce qu’on ressentait lorsqu’on vous arrachait un doigt. Le Loup lut une peur abjecte dans les yeux du Duc quand celui-ci passa devant lui. Il laissa son ouïe le renseigner sur la suite des événements, car il n’osait pas se tourner pour continuer à observer la situation. Le Faucheur avait d’autres sens que ceux qui lui permettaient de détecter les auras vitales. — Ce cher vieux Duc, murmura-t-il d’une voix lente et basse. Huit années avec un anneau de cuivre offert par son Seigneur ivre d’auras. Vendeur de joie chimiquement obtenue par la poudre blanche. Protecteur de terroristes. — Comment aurais-je pu savoir, monsieur ? — Tu es trop porté sur les affaires d’abord, et tu ne poses aucune question. Tu as fait des claquettes aux frontières de la loi trop souvent : dans l’Ordre, d’autres commencent à le remarquer. Comme ce fiasco. Mes instructions n’étaient pas claires ? — J’ai simplement pensé que… — Tu es gardé en vie pour obéir, pas pour penser, siffla le Faucheur. — Eh bien, pourquoi ce foutu renégat a voulu mon argent, de toute façon ? Ce jeune type n’est rien. Jetez-le en prison, et qu’on n’en parle plus. — Ce « foutu renégat» est quelqu’un de spécial, un de mon clan l’a senti arriver dans la gare de triage. Nous voulons savoir qui il va rencontrer, ce qu’ils savent, et ce qu’ils projettent de faire. Il est de ceux qui ne viennent pas en ville en promeneurs. Il fait partie de cette race que nos ennemis utilisent pour faire la sale besogne. Nettoie tout ça et retourne à ton club. Nous allons nous charger de la traque. — Il a dit qu’il se rendrait au Zoo. — Un mensonge pour brouiller les pistes, ou peut-être… — Que dois-je faire de mon homme ? — Jette son cadavre aux dévoreurs. Je pars trouver ce que tu as perdu. J’ai senti son aura pendant un moment, elle était chaude et claire quand il se battait avec ton homme, et je peux la localiser de nouveau. Le point glacé dans l’esprit de Valentine s’estompa. Il attendit que le Duc fasse porter le cadavre dans le coffre de la voiture. Quand ils quittèrent la ruelle, il faisait déjà sombre. David émergea de sous les cartons et les détritus. Il sortit lui aussi de la ruelle, en se concentrant pour garder ses signes vitaux aussi bas que possible. Il lui fallait maintenant des vêtements propres. Il trouva un magasin de cuirs d’occasion et acheta quatre ceintures bon marché et un long manteau auquel manquaient plusieurs boutons. Il paya pour le tout, et un peu plus loin, à l’abri des regards, il enfila le manteau, boucla le ceinturon et l’étui de son parang, puis il enroula une ceinture sous sa manche gauche et fourra les autres dans les poches de son pantalon. L’argent restant était soigneusement rangé dans sa poche de poitrine, avec ses papiers d’identité et une petite carte blanche. — Bon, je suis aussi prêt pour le Zoo que je le serai jamais, se dit-il. Espérons que le Zoo n’est pas prêt pour moi. < 13 Le Zoo : dans Lincoln Park, cette oasis de verdure coincée entre la rive du lac et les dernières ruines de la ville est considérée comme le premier lieu de divertissement de Chicago, et même de tout le Midwest. Ayant investi ce qui fut le plus ancien jardin zoologique des États-Unis, Lincoln Park tel que géré par les Kurians est devenu un mélange improbable des excès conjoints de Sodome et de mardi gras. En plus de son casino flottant amarré dans l’ancien Yacht Club de Chicago, à Belmont Harbor, le lieu offre une palette de distractions propre à satisfaire les consommateurs les plus blasés. De fin mars à novembre, le « Carnaval » est omniprésent. Cette fête continue procure un soulagement bienvenu aux Collabs favorisés qui peuvent en profiter. Durant les hivers très rudes qui écrasent Chicago, le plaisir se limite à l’intérieur, mais il n’en est pas moins intense et débridé. S’il se conduit bien, un Collab du Midwest peut espérer une virée à Chicago et une visite au Zoo à quelques années d’intervalle. On les lâche en groupes, de deux à une centaine, avec la menace d’un sort des plus funestes pour tous si un seul d’entre eux désertait. Ils viennent du Canada, de l’Ohio, et même du Colorado et du Kansas pour passer là un mois entier. Mais l’argent est vite dépensé, et quand ils en sont à revendre leurs chaussures pour s’offrir des plaisirs interdits, les séjours sont réduits par consentement mutuel des différentes parties en présence. Tout le monde sait où finiraient ceux qui se retrouveraient avec les poches vides, dans une ville où rien n’est jamais gratuit, repas ou lit. Dans les limites du Zoo, le couvre-feu n’existe pas comme dans le reste de la ville. On peut trouver de quoi manger et boire à n’importe quelle heure, même si la qualité des denrées est plus que discutable, auprès des vendeurs de rue, dans les cantines sous tente et dans les restaurants en dur. Les membres de la police montée, aussi bien équipés que la statue de Phil Sheridan, avec épée et pistolet, patrouillent partout à partir de leur quartier général installé dans l’ancien siège de la Société Historique de Chicago. Ils n’interviennent que rarement dans les rixes fréquentes un peu partout, et seuls les affrontements qui risquent de dégénérer en émeute les font agir. Des magiciens aux joueurs de bonneteau en passant par les musiciens de rue, toute une faune hétérogène s’efforce de survivre grâce aux passants, mais rien ne se vend vraiment bien dans l’enceinte du Zoo hormis la nourriture, la boisson, le tabac, la drogue et la chair. C’est la chair qui est la principale attraction du Zoo. Sous chaque réverbère, à chaque coin de rue, dans toutes les salles de bar, on peut trouver des femmes et quelques hommes, sans parler d’enfants occasionnellement proposés. Au sommet de cette hiérarchie charnelle trônent les girls, qui font leur numéro, lequel varie d’un simple strip-tease sur Clark à des performances sexuelles très variées dans les arrière-salles du Zoo. À côté, les prestations les plus osées des filles à Bangkok dans l’ère pré-kuriane ressemblent à des jeux de midinettes. Ensuite viennent les geishas. Ces femmes, qu’on trouve dans certains des établissements les plus huppés, se conduisent comme les petites amies temporaires des Collabs en permission qui veulent un peu plus que du sexe, et elles leur accordent une oreille complaisante autant que d’autres faveurs plus physiques. La présence permanente d’une geisha pendant une semaine ou deux est hors de prix sinon pour les plus riches, mais les entraîneuses de bar procureront les mêmes satisfactions tant que le soldat leur paiera des alcools noyés d’eau. Enfin il y a les prostituées qui arpentent les trottoirs. Aussi diverses que les goûts des clients, elles offrent leurs services partout, des ruelles sombres aux buissons en passant par la petite flottille de vieux bateaux amarrés le long des voies navigables menant au lac. La carrière des femmes qui échouent dans le Zoo est généralement brève et se termine au mieux dans le Loop. Quelques-unes amassent assez d’argent pour se retirer dans Ringland et ouvrir leur propre établissement. Une poignée d’autres réussit à quitter définitivement le Zoo au bras d’un Collab. Mais pour la grande majorité d’entre elles, c’est un chemin dégradant qui oblige à satisfaire les clients les plus pervers et les plus violents, avant de se retrouver dans le Loop. Quant aux Collabs, telles des fleurs carnivores attirant les insectes par leurs couleurs et leur parfum pour mieux les piéger et les dévorer, les plaisirs débridés du Zoo en laissent un bon nombre trop démunis pour rentrer chez eux et, à moins qu’ils soient très malins ou chanceux, ils deviennent eux aussi des candidats pour le Loop. La brise nocturne n’était plus simplement fraîche mais nettement froide. Des nuages épars passaient devant la lune comme des taches d’encre. Au sol, les couleurs avaient déserté les rues de Chicago, laissant un monde contrasté en noir et blanc. Tandis que Valentine s’éloignait de Rush Street, l’éclairage public se fit plus irrégulier, et les réverbères qui fonctionnaient encore ne dispensaient qu’un maigre cône de lumière blafarde. Des silhouettes engoncées dans leur manteau, poings dans les poches et épaules voûtées contre le vent, le croisaient sans lui accorder un regard. De vieilles guimbardes et des camionnettes passaient en cliquetant, la plupart sans phares, et les rares cyclistes s’écartaient en hâte de leur trajectoire. Le Loup perçut un son de sabots sur la chaussée dans une ruelle proche. Il sonda les alentours avec son odorat. La ville entière paraissait noyée dans une odeur d’essence et la fumée du charbon. Les caniveaux puaient l’urine. Valentine contempla la lune une nouvelle fois. Sa blancheur de craie le réconforta. Pleine lune, une bonne nuit pour un Loup… Mais une soudaine vague de peur déferla sur lui, laissant son dos en sueur et ses cheveux électrifiés. Il fit halte dans le halo d’un réverbère et il consultait ostensiblement son plan quand un mouvement devant lui attira son regard. Les piétons s’écartèrent comme un ban de poissons s’égaillant pour éviter un requin lancé à pleine vitesse. Un Faucheur vêtu d’une chemise, d’un pantalon, de bottes et d’une cape au lieu de l’habituelle tenue aux amples replis se dirigeait vers le cœur de la ville. Il courait par bonds successifs de plusieurs mètres chacun, tel un cerf jaillissant des bois. La main de Valentine descendit instinctivement vers son pistolet mais il réussit à modifier le cours du geste et à enfoncer le poing dans sa poche. Le Faucheur le frôla sans lui prêter la moindre attention, ses yeux d’un jaune sale brillant comme de petites ampoules. David se retourna pour le suivre du regard. La créature rattrapa une voiture qui roulait au ralenti. C’était presque une épave, avec des planches à la place du toit et du coffre. Le Faucheur la dépassa d’un simple bon, et sa cape claqua au vent comme les ailes d’une chauve-souris. L’instant suivant il avait disparu dans la nuit, et le conducteur freinait brutalement dans un crissement déchirant de pneus. Quelque part à l’est, le Loup percevait le clapotis des eaux du lac Michigan contre une digue. Il sentait des lumières et de la musique quelque part au nord, une masse de sons qui ne pouvait provenir que du Zoo. Il avançait entre des blocs d’immeubles délabrés, certains effondrés, d’autres plus ou moins entretenus, d’où s’évadaient des odeurs de cuisine. Devant lui il discernait des arbres dans le halo des réverbères, et des silhouettes de plus en plus nombreuses qui marchaient dans la même direction. La plupart avaient des cartes colorées pendues à leur cou au bout de fines chaînes. Il remarqua une file d’attente qui s’était formée devant un kiosque situé à la lisière du parc et se joignit aux hommes qui étaient presque tous en uniforme. Une femme rousse au corps éléphantesque vendait les cartes blanches accrochées à des chaînes sous la supervision d’un type chauve et fumant le cigare avec un air désabusé mais vigilant. Valentine découvrit les prix qui débutaient à cinq cents dollars la journée. Quand arriva son tour, il prit le passe obtenu du Duc et le plaça dans la main potelée de la caissière rousse. — Un passe de trois jours, hein ? dit-elle en cherchant sous son comptoir une carte au bout d’une chaînette. Tu es un des coursiers du Duc ? Les yeux du superviseur s’étrécirent tandis qu’il dévisageait David. — On peut dire ça comme ça, éluda le Loup. Et j’ai droit à quoi, avec le passe ? Elle sourit moins qu’elle eut un rictus teinté de suffisance, mais elle lui adressa un clin d’œil complice. — À peu près tout ce que ton cœur peut désirer, mon chou, dit-elle en ôtant le film plastique de protection de la carte, avant de se lancer dans un laïus maintes fois répété : Cette carte restera verte pendant soixante-douze heures, c’est garanti. Passé ce délai elle virera au rouge, et il faudra que tu quittes les lieux. Mais tant qu’elle est verte tu peux assister à n’importe quel spectacle, aller dans n’importe quel bar et avoir droit gratuitement à du thé et du café glacé à bord du Lady Luck of the Lake, si bien sûr tu joues. C’est le casino flottant. Moquette rouge et plus de lumières que tu en as vu de toute ta vie, je parie. Une voix bougonne venue de derrière Valentine interrompit la caissière : — Eh, il y a des gens qui poireautent. — Ferme ton clapet, toi, aboya-t-elle, sinon je me mets à lui lire les Pages Jaunes de l’année 22. Elle reporta son attention sur David et se pencha vers lui, assez près pour qu’il sente les relents de bière dans son haleine. — Suis mon conseil : contente-toi de passer tes trois jours ici. La nourriture est moins chère qu’à peu près n’importe où ailleurs dans Chicago, et pour dormir il te suffira de louer les services d’une fille pour la nuit. Tu auras la femme et le lit pour moins que tu débourserais dans un de ces hôtels miteux près du marché de Michigan Avenue. Et un jeune type aussi mignon que toi aura peut-être même droit à une petite culbute gratuite le lendemain matin. Valentine lui glissa un billet. Elle prit la taffe et la fit disparaître dans son décolleté avec une vivacité qui contredisait sa corpulence. — Vous avez un plan ? demanda-t-il. — Écoutez-le, celui-là ! grommela la voix dans son dos. Le gamin se croit à Dizzyland. — Non, mais ce n’est pas si grand. Tu arriveras bien à trouver ton chemin. Pourquoi, tu cherches quelque chose en particulier ? — Le Trou Noir. Il paraît que c’est vraiment spécial. Elle ne parut pas surprise. — C’est toujours ceux qui ont l’air gentils et calmes, dit-elle, pensive. Tu ne peux pas le rater, mon chou. Côté nord du Zoo, une grande fosse illuminée entourée de murs. La nuit dernière les Grogs se sont défoulés sur cette petite beauté du Michigan. Quand ils en ont eu terminé avec elle, il ne restait plus assez de sang dans son corps pour remplir une langue de Faucheur. De ce qu’on dit, l’attraction principale de ce soir sera un très joli petit lot venu de ton Wisconsin. Prends ton pied. — Nattie, tu as d’autres clients, dit le mâcheur de cigare. La caissière se tourna vers lui. — D’accord, ça va. Je faisais juste un brin de causette avec l’ami du Duc. Il voudrait sûrement qu’on fasse tout pour que ce gars-là s’amuse bien ici. Ben… où il est passé ? Valentine entendit l’exclamation alors qu’il traversait déjà Clark Street pour entrer dans le Zoo, puis le vacarme de la musique et des cris avala la suite. Des bars bordaient la route qui remontait au nord vers des hauteurs enténébrées. Des femmes lourdement fardées s’efforçaient d’attirer les clients à l’intérieur, où selon elles les attendaient les plus grands plaisirs. Il ignora la scène et avança dans le groupe d’anciens immeubles qui entouraient le cœur du Zoo. Des prostituées à divers stades de déshabillage le hélèrent, qui par un « Salut, beau gosse ! » rauque, qui en beuglant « La meilleure pipe de tout le Zoo, pour seulement vingt billets ! Par ici, chéri ! ». Une odeur âcre le frappa, et il contourna une flaque de vomissures qui recouvrait tout le trottoir. La silhouette d’un ivrogne pieds nus et vêtu d’une salopette orange vif était adossée contre un rocher taillé sur lequel on avait peint en blanc « Rien ne dure ». Apparemment rien n’empêchait les gens d’aller et venir à leur guise, mais des troupes de sécurité, à cheval ou à pied, sillonnaient les lieux, et la plupart scrutaient surtout les cartes de couleur pendues au cou des fêtards. L’un d’eux fit signe à un Grog à l’allure simiesque et lui désigna l’ivrogne sans chaussures. Valentine regarda la créature charger l’homme sur son épaule et aller le déposer sans manières dans une charrette à bras, avant de pousser celle-ci vers le sud. Un lagon étiré fourmillant de petites embarcations bordait le Zoo. Des couples en descendaient et y montaient en un double flot régulier. Loin au nord, il aperçut des lumières innombrables en forme de gâteau de mariage, très certainement le Lady Luck of the Lake. Il décrivit un large arc de cercle en direction du nord. Un couple de petits Grogs ramassait des détritus sur les trottoirs et dans l’herbe. Valentine s’approcha d’eux et leur fourra dans les mains une taffe très spéciale avant de se diriger vers un attroupement voisin. Une cage en forme de dôme de la taille d’un tipi se dressait au centre d’une petite dépression de terrain. Un cercle d’une trentaine de soldats l’entourait. Ils riaient et lançaient de petites pierres et des morceaux de fruits à travers les barreaux. Un homme extraordinairement grand en treillis se tenait devant la petite foule. Il tenait à la main une longue perche terminée à une extrémité par une matraque métallique et à l’autre par ce qui semblait être un nœud coulant. — Eh, faisons-le changer de forme encore une fois ! s’écria un des spectateurs. Il passa quelques billets au géant et lança une petite pierre vers le centre abondamment éclairé de la cage. Valentine dut se tordre le cou pour voir ce qui se passait. Un unique arbre, sans écorce et aussi dépouillé qu’un bois flottant, décorait le centre du cercle intérieur de quelque trois mètres de rayon. Un serpent était enroulé autour du tronc mort et dissimulait sa tête dans la fourche formée par deux branches. — Je peux le faire changer à coup sûr, affirma le gardien de la cage. Il glissa un bras interminable entre les barreaux et se servit de l’extrémité métallique de sa perche pour tapoter deux fois la tête du reptile. Un frémissement sembla parcourir tout le corps de l’animal, qui s’accrut et le transforma en une masse confuse. Devant un Valentine stupéfait, le serpent se métamorphosa en un orang-outang accroché à l’arbre par un de ses longs bras. Le singe se laissa tomber au sol et enfourna une pomme pourrie dans sa bouche pour la mastiquer avec voracité. — Comment diable avez-vous fait ça ? dit une voix dans la petite foule. — Ce n’est pas moi qui l’ai fait, mais lui, répondit le gardien. Vous avez devant vous un spécimen d’une espèce parente des Kurians. C’est le seul qui a été capturé et exhibé. Ces monstres peuvent changer d’apparence à volonté, et même devenir pratiquement invisibles. Ce sont les maîtres de certains des terroristes et autres rebelles qui se cachent dans les collines. Les insurgés les vénèrent comme des dieux. La seule façon de les satisfaire, c’est de leur apporter des scalps, et les rebelles ne sont pas regardants sur ceux qu’ils peuvent trouver. On m’a dit que celui-là en avait quinze ou vingt. Dieu seul sait ce que les terroristes ont fait aux gens avant de les scalper. — Enfoiré, gronda un des soldats qui lança une pierre vers la silhouette accroupie. Le projectile percuta le sol près de l’orang-outang, soulevant un petit geyser de sable qui arrosa l’animal. Le singe contemplait les spectateurs d’un air attristé. Quelques autres pierres volèrent, et certaines l’atteignirent dans le dos. Son regard croisa celui de David et il sursauta comme s’il était physiquement frappé par le contact visuel entre eux. Lee… Lee Valentine, dit une voix dans la tête du jeune Loup. Je t’en prie, fais que cette folie cesse. Oh, Lee, est-ce toi, se peut-il que tu sois ici ? C’est Rho, l’Ancien. Par les Liens et les Portails, es-tu venu mettre fin à mes tourments ? Dis-moi que Paul Samuels est avec toi, quelque part, et Ghang Ankor aussi. Toutes ces années… Toutes ces années ont fait entendre leur mélodie et changé le monde depuis notre dernière rencontre. Je t’en prie, dis-moi que je serai enfin libéré de leurs regards et de leurs pierres. Tout cela passa dans l’esprit de David en un éclair. Non, répondit-il, je ne suis pas le Valentine que tu as connu. Je suis son fils, David. Mon père est mort depuis plus de dix ans. Son fils ? Son fils ? Je sens que tu es un Chasseur. Je ne sais pas ce qui t’amène ici, mais je sens que ce n’est pas moi. Tu es impatient de repartir, et effrayé, et inquiet, et plein de haine et aussi d’espoir et… d’amour. Oh, je me perdrais volontiers dans le néant si je le pouvais, mais ils m’épient tout le temps de leurs yeux ternes. Des années de maltraitance et de tortures sous les intempéries, sans manger… L’orang-outang plongea son regard dans celui de Valentine. Je t’en prie, tue-moi, si tu ne peux pas me faire évader. Si ma vie poursuit son cours jusqu’à son terme, je resterai peut-être ici des centaines d’années encore, jusqu’à ce que ces barreaux soient tellement rouillés qu’ils tomberont en poussière et seront remplacés par d’autres. Quelque chose sonda son esprit, et David se rétracta pour se protéger. Je suis désolé, vraiment désolé, songea-t-il en quittant le cercle de spectateurs. Les souffrances du Tisseur de Vie emprisonné lui avaient été transmises de façon presque palpable à travers ses pensées. Mais il ne pouvait laisser le désespoir envahir son esprit alors que Molly se morfondait dans quelque autre cage et qu’un Faucheur traquait sa signature vitale. Il passa d’un pas rapide devant les enclos pour animaux transformés en scènes improvisées. Dans l’un d’eux, une femme nue se déhanchait devant un arbre artificiel dont elle se servait pour se cacher aux spectateurs ou s’exposer. Quelques hommes jetèrent des billets dans la cage, et elle ramassa un gros concombre qu’elle se mit à sucer. D’autres dollars rejoignirent les premiers et elle fit glisser l’extrémité humide de salive du légume sur ses seins, puis son ventre. Il atteignit une fosse béante. De la peinture noire recouvrait la barrière de pierre qui l’entourait. L’air de s’ennuyer ferme, un patrouilleur du Zoo en uniforme était assis sur le muret et fumait une cigarette à l’odeur âcre. Valentine s’approcha et regarda dans la fosse. Sur un monticule central qui s’élevait presque à la même hauteur que le sol extérieur, deux lions en pierre se faisaient face. De la gueule de chacun pendait une longue lanière en cuir, et le sol entre les deux statues était masqué par des tapis constellés de taches. Un Grog s’échinait à frotter le large dos d’un des lions pour en ôter les traces de sang. Au sud par rapport à la fosse, une structure semblable à une potence était flanquée de deux échelles. Un grand nombre de crochets étaient vissés dans les montants et le linteau. À droite, en direction du nord, un unique pieu était fiché dans le sol, avec quatre séries de menottes pendant de son sommet. D’un coup d’œil Valentine engloba cet appareillage digne du marquis de Sade, puis il se dirigea vers le patrouilleur à la cigarette. — Il y a un spectacle ce soir ? demanda-t-il en tendant à l’autre un de ses derniers cigares. — Sûr. D’ici deux heures. Tu veux avoir une bonne place ? — Peut-être. Que font-ils ? — Ici, ces dames hurlent à en crever. Il cala le cigare entre ses dents et l’alluma avec le bout de sa cigarette. Le Grog fit une pause pour observer l’extrémité incandescente du cigare quand le patrouilleur tira une longue bouffée. Un groupe composé de soldats, de civils et de prostituées passa à côté d’eux. La plupart avaient à la main des bouteilles à moitié vides. Au niveau de la fosse, une des filles murmura quelque chose à son client. — Ouais, j’ai déjà vu un spectacle du Trou Noir, répondit l’homme. J’ai même vu des Faucheurs dans le public. — J’ai entendu dire qu’on pouvait avoir des séances privées, risqua Valentine une fois que le groupe se fut éloigné. Le patrouilleur souffla un long filet de fumée et hocha la tête. — Si tu as le liquide, tu peux avoir à peu près tout ce que tu veux. David lui donna discrètement cent dollars. L’autre examina une seconde la coupure avant de la faire disparaître dans la poche de sa chemise. — Je vais te présenter au Gardien en Chef, l’ami. Attends ici. S’il est d’accord pour te voir, tu me refiles une autre taffe. Même tarif. — Ça me va. Le patrouilleur s’éloigna en direction d’un bâtiment dont le dernier niveau était occupé par un restaurant apparemment très fréquenté. Valentine regarda le Grog, qui était comparable à celui vu au Miskatonic Hall. Il craqua une allumette prise dans sa boîte en fer-blanc et l’agita de droite à gauche. La créature applaudit comme un enfant et avança d’un pas chaloupé jusqu’à l’extrémité de la fosse en face de David, qu’il couva d’un regard impatient. — Tu veux en voir plus ? dit le Loup. Le Grog inclina la tête d’un côté puis de l’autre, comme un pic-vert qui cherche des insectes dans l’écorce d’un tronc. Valentine regarda autour de lui. Les quelques clients éventuels du Zoo ne prêtaient aucune attention au Trou Noir désert. Il sortit de son sac une boîte d’allumettes et l’agita. Le Grog tendit les deux mains vers lui, exactement comme l’habitant des catacombes à l’Institut. David lui lança la boîte que l’autre attrapa au vol avec un petit cri de joie, pour aussitôt la faire disparaître dans une des poches de son pantalon élimé. Le Loup contourna lentement la fosse et trouva un autre Grog qui changeait les ampoules d’un réverbère. Il tenta de l’attirer de la même façon, mais la créature secoua la tête et mit les mains dans son dos. Sans doute avait-elle déjà été punie pour quelque acte en rapport avec des allumettes. Le patrouilleur au cigare revint auprès de Valentine. — Tu as de la chance, annonça-t-il. On approche de la fin de l’année, et c’est un peu plus tranquille. Tu veux jeter un coup d’œil avant ou après le spectacle ? Il arrive qu’il y ait pas mal de monde après. En plus, il y a quelques filles moins cotées qu’on peut choisir, si tu me suis ? David se força à sourire d’un air entendu. — Merci. Je vais le voir maintenant, si ça ne te pose pas de problème. Il appuya sa demande d’une autre coupure de cent dollars. — Bon choix. En général, après le show, Burt est saoul et de sale humeur, de toute façon. Il fait des efforts, mais il n’est tout simplement pas assez malin pour inventer de nouvelles manières de tuer les gens chaque semaine. En plus, il a les boulons parce qu’ils l’obligent à faire un spectacle ce soir. Lui, il aurait préféré attendre la fin de la semaine, le temps de faire un peu de pub, histoire de rameuter un public plus fourni. Mais ils lui ont filé de l’argent et ils lui ont donné des indications très précises sur ce qu’ils veulent. Je suppose que la direction veut se débarrasser au plus vite de cette fille… Ah, fais gaffe, tiens-toi bien… Le patrouilleur venait de repérer un Faucheur qui descendait l’allée du Zoo. Il paraissait identique à celui qui avait poursuivi David dans la ruelle. Le Loup en déduisit que le Crâne Noir le recherchait toujours. À moins que ce soit un de ses frères, animé par le même Maître Vampire. Valentine ralentit sa respiration et laissa sa vision se troubler. La mort passa devant lui en silence et s’éloigna. Le patrouilleur le mena par un portail en bois dissimulé par les arbres et les buissons envahissants. Il frappa à la porte et appela : — Ouvre, Todd, c’est moi. Je suis avec un client, pour Burt. Le battant peint en brun sombre pivota, et Valentine suivit son guide dans une cour. Ils contournèrent le garde armé d’un fusil et longèrent un long bâtiment en brique coiffé d’un toit pentu et vert, entre le fort et la grange. Ils franchirent une deuxième porte, en métal celle-là, que le Collab ouvrit avec une petite clé accrochée à un anneau, à sa ceinture. Il entra et tint la porte ouverte pour David. Au bout d’un couloir, ils pénétrèrent dans une pièce au sol recouvert de linoléum. Un homme au menton ombré de barbe était assis sur une chaise, jambes étendues et bras ballants. Quelques autres sièges étaient alignés contre les murs, et un bureau vide éclairé par une lampe occupait un coin. Le patrouilleur désigna les chaises. — Assieds-toi. On dirait que ça ne bouge pas trop, ce soir. Je vais chercher Burt. Valentine prit place en face de l’homme affaissé. Il portait une combinaison neuve et luisante faite de ce qui ressemblait à du nylon. Il avait les cheveux longs et noirs, en désordre. Sa pâleur de prisonnier donnait l’apparence de l’anémie à sa peau, en contraste avec sa barbe sombre. Ses chaussures de sport noires, qui semblaient très confortables, avaient des semelles neuves. Manifestement un Collab choyé, quoique sale et exténué. La combinaison avait un col haut, presque un col roulé, et Valentine ne put que remarquer l’insigne brodée en fil d’argent juste sous le menton de l’homme : un svastika aux bras inversés. La Croix Torse ? songea-t-il. L’autre nota le regard fixe de David. Il bâilla et posa les yeux sur le nouveau venu. — Salut, mec, dit l’homme en noir. Burt est plutôt lent, ce soir. Je parie qu’il est en train de se saouler dans les bars de Clark. J’attends depuis déjà presque une heure. Il avait un accent traînant que le Loup estima être de l’Ouest plutôt que du Sud. Valentine regarda le motif du lino à ses pieds, qui évoquait la coupe d’une roche sédimentaire. — Je ne suis pas pressé. J’ai un passe de trois jours, et c’est ma première nuit. — Tu es dans le Service ? — Oui. Les patrouilles. Le Triumvirat de Madison. Et toi ? — Je bouge pas mal. Je suis avec l’état-major du général. David décida de tenter sa chance : — Tu fais partie de la Croix Torse, c’est ça ? Vous autres travaillez en étroite collaboration avec les Faucheurs. Tu opères où, en ce moment ? — Certaines personnes dans le coin utilisent cette expression, c’est vrai. Mais je ne peux pas t’en parler. Tu sais ce que c’est, la sécurité… — Oh, je comprends. Ils ont l’air de te faire marner dur. L’autre sourit. — Tout dépend de ce que tu appelles travailler. Mais c’est crevant, d’une certaine façon. Valentine acquiesça. — Tu as l’air malade. — Bah, ce n’est rien. Tu m’aurais vu la première fois que je suis sorti de la cuve… J’avais été branché pendant six jours. Je ne pouvais même pas tenir debout, jusqu’à ce qu’ils me fassent avaler un peu de jus d’orange. David hocha de nouveau la tête. — Ça a l’air dur, comme boulot. Mais je suis sûr que c’est plus intéressant que de conduire une vieille bagnole de ferme en ferme pour vérifier que personne ne planque des vaches dans les collines. — C’est marrant, je ne suis jamais allé dans le Wisconsin, mais ton visage me dit quelque chose, dit l’homme d’un ton pensif. — Tu t’es déjà baladé dans les bois, dans le Nord ? — Non. Valentine résista à l’envie de baisser la tête et regarda l’homme droit dans les yeux. — Alors je ne sais pas où tu aurais pu me voir. Je ne suis jamais descendu plus bas qu’Indianapolis. Son interlocuteur haussa les épaules. — Je ne sais pas. Pourtant je n’oublie jamais un visage, et… Un bruit de pas pesants éveilla des échos dans le couloir, et le patrouilleur revint derrière un homme taillé en haltérophile. Son visage déformé aurait pu laisser croire qu’il s’en était servi pour enfoncer des clous de voie ferrée. — Burt, dit le Collab, ce type veut faire affaire avec toi. — Pas de problème. Je suis à toi dans une minute, mon gars. Eh, Jimmy King, tu as l’air complètement naze. Il te faut comme d’habitude ? — Une bien juteuse, Burt. Il y avait dans ses yeux une lueur de voracité sensuelle comme Valentine n’en avait encore jamais vu. Ce seul spectacle lui souleva le cœur, mais il en fut content : le mystère de son visage était maintenant la dernière chose à l’esprit de Jimmy King. Burt eut une grimace qui devait être un sourire. — Alors suis-moi. Les prises sont assez rares à cette époque de l’année, mais je sais que tu n’es pas un client trop difficile. Certains de nos amis sont passés par ici, et j’ai pas mal de cellules vides. Une fois que Burt et Jimmy King eurent quitté la pièce, Valentine taffa le patrouilleur de nouveau. — Merci encore, dit-il. — Amuse-toi bien, mon vieux. Ça a été un plaisir de traiter avec toi. Dès que le Collab eut franchi la porte métallique donnant sur la cour, Valentine se concentra sur son ouïe. Burt et l’homme de la Croix Torse semblaient descendre des marches. — Tu es repris par cette vieille soif, hein ? demanda Burt. — Tu le sais bien, dit King dont les semelles en caoutchouc couinaient de temps à autre sur la pierre. — Ton frère a récupéré de cette décharge de fusil ? — Ouais, bien sûr. Il ne remportera pas un concours de danse, évidemment, mais il se remet d’aplomb plutôt bien. Pendant un bout de temps, là-bas, j’ai boité même quand je n’étais pas dans la cuve. — Tu es resté accroché combien de temps, cette fois ? — Presque une semaine. Ce fumier s’est nourri sur moi à trois reprises. Il m’a donné tellement envie que j’ai failli mordre le type qui m’a sorti. Mais le général a été très content de ce que nous avons fait : il a donné à toute l’équipe deux semaines de perm. On a quand même anéanti tout un nid de rebelles, dans les Smokies. David perçut le cliquetis de clés et le son d’une porte qu’on ouvrait, loin dans le sous-sol. — Le général ne devrait pas vous assigner à des missions aussi longues. J’ai entendu dire que certains d’entre vous devenaient dingues après… Le claquement de la porte résonna assez brutalement pour que le Loup l’entende sans forcer ses aptitudes. Les voix avaient disparu. Quinze minutes plus tard, la porte au sous-sol s’ouvrit de nouveau, et Burt gravit l’escalier du même pas lourd, dans le tintement de ses clés. L’homme réapparut dans la pièce au linoléum, et Valentine se leva à son entrée. — Je m’appelle Pillow, monsieur. C’est ma première visite au Zoo. — Burt Walker. Chef des Numéros à Sens Unique. — Sens Unique ? — De temps à autre nous recevons des fauteurs de trouble dont la direction veut faire un exemple. Peu importe comment ils meurent, du moment que c’est bien moche. Qu’est-ce que tu recherches, Pillow ? Quelque chose que les filles dehors ne peuvent pas te proposer, mmh ? — On peut dire ça comme ça. C’est quelque chose dont je n’aime pas trop parler. — Eh, mon gars, j’ai déjà tout entendu, tu peux me croire, répliqua Burt d’un ton blasé. Mais bon, je respecte l’intimité des gens. Il faut juste que je sache une chose… Est-ce qu’elle sera encore en vie quand tu en auras fini ? Parce que, si tu la tues, le tarif n’est pas le même. — Elle survivra, M. Walker. Je vous le promets. — D’accord. Mais souviens-toi bien de ce que je viens de te dire et ne te laisse pas emporter. Et maintenant, faut que je voie la monnaie. Valentine exhiba prestement sa liasse de billets. — Je veux voir les filles d’abord, dit-il. Je suis prêt à payer, mais je ne veux pas de quelqu’un de déjà usé. Il me faut une fille fraîche, dans le genre innocent. — Ah, Pillow, si c’est de l’innocent et du frais que tu veux, il faut que tu viennes au spectacle de ce soir. Quand je l’ai vue, j’ai failli me remettre dans le circuit. Mais je laisserai Clubber, Valkyrie et mes deux meilleurs Grogs s’occuper d’elle. Walker précéda David dans l’escalier menant au sous-sol. — Ce sera privé, hein ? — Mon gars, il y a des rideaux aux cellules. Et ne te préoccupe pas du bruit : personne ne viendra te déranger. Ils arrivèrent devant la porte métallique. Burt choisit une clé et l’ouvrit. Ils passèrent au niveau inférieur, plus étendu. Pour Valentine, l’ensemble rappelait une écurie, si bien sûr on faisait abstraction du carrelage blanc et sale partout. Une série de cellules aux portes barrées s’alignaient contre les murs. Une très forte odeur de sang, d’urine et de fèces empuantissait l’air. Un autre homme en treillis était assis derrière un bureau et parlait avec animation au téléphone. — Eh, Burt ! Il y a des problèmes là-haut. Un incendie dans l’enclos à Grogs et l’écurie. Tu arrives à y croire, toi ? — Oh, génial, grogna Walker avec une moue de dégoût. Ces abrutis de Grogs. Parce qu’ils ne coûtent rien et qu’on peut les nourrit avec n’importe quoi, on les emploie. Résultat, ils créent un max d’ennuis, pour ce qu’ils valent. Déniche-moi Clubber et allez aider à l’écurie. Je me fous que leur cabane brûle complètement. Ils peuvent passer l’hiver sous Lakeshore Drive. L’autre acquiesça et disparut dans l’escalier menant au rez-de-chaussée. — Bon, à nous deux, mon gars. Jette un coup d’œil dans les cellules, ensuite nous parlerons du prix. Une des portes s’ouvrit, et Jimmy King sortit en titubant dans le couloir. Il était nu. Il avait la poitrine étrangement creuse, les bras et les jambes grêles. Son visage était barbouillé de sang qui coulait sur son cou et son torse. Il essuya ses yeux avec des mouvements lents. — Holà, King, dit Burt. Va te donner un coup de jet, d’accord ? Tu dégoulines de partout. L’homme de la Croix Torse alla se camper au centre d’une cuvette munie d’un écoulement et entreprit de s’asperger avec un tuyau. Valentine passa lentement devant les cellules et regarda les êtres pathétiques et tuméfiés derrière les barreaux. La plupart des pièces, de la taille d’une stalle d’écurie, étaient vides, et l’une contenait les restes macabres du divertissement de King, le corps sans vie d’une femme aux jambes écartées et à la gorge horriblement déchiquetée. David passa dans un couloir plus petit sur lequel n’ouvrait aucune cellule et que terminait une autre porte. Il s’en approcha mais elle était fermée. Il scruta un long tunnel à peine éclairé de l’autre côté. Quelque chose fit frémir ses narines. Son odorat de Loup avait décelé une odeur particulière, et les battements de son cœur s’emballèrent. C’était le parfum du savon aux pétales de rose. Il revint dans le grand couloir carrelé. King s’était rhabillé et s’en allait. Il partit de façon presque précipitée. Avec une moue d’indifférence, Walker se leva de derrière le bureau. — Alors, mon gars, laquelle tu veux ? King m’a laissé un sacré foutoir à nettoyer. Les Grogs vont avoir du boulot. — Et si vous me passiez celle prévue pour le spectacle de ce soir, monsieur ? Je ne lui ferai même pas un bleu. — Oh non, désolé, mais pas question. Je suis déjà dans le pétrin à cause d’elle. Un des gars s’est montré un peu rude à son arrivée, et je me suis fait remonter les bretelles. Ils veulent qu’elle soit pleine d’énergie pour le spectacle, tu comprends ? Ils préfèrent ça à une fille déjà à moitié morte quand ça commence. Valentine fit mine de s’intéresser à une femme noire endormie, dans une des cellules. — Celle-là a l’air intacte, dit-il. Mais je me demande si elle n’est pas morte. Je ne la vois pas respirer. — Hein ? Comment ça ? — Elle n’a aucun mouvement. Et sa tête est à un angle bizarre par rapport au corps. Walker s’approcha de la cage et regarda à l’intérieur. — Qu’est-ce que tu racontes ? Moi, je vois bien que… Il ne termina pas sa phrase. Valentine avait déroulé une des fines ceintures de cuir et s’en servait comme d’un garrot pour l’étrangler. Les muscles hypertrophiés du geôlier saillirent sous sa chemise. David bondit sur son dos et enserra la taille de son adversaire avec ses jambes. Il tira sur la ceinture jusqu’à en avoir mal aux bras. Walker se laissa tomber en arrière dans l’intention de l’écraser sous son poids, mais le Chef des Numéros à Sens Unique faiblissait. Le Loup le fit rouler sur le ventre d’une poussée, puis il lui enfonça un genou dans les reins. Burt se tortilla comme un poisson sur le sable jusqu’à ce qu’un craquement sinistre annonce sa fin. Valentine continua à l’étrangler encore plusieurs secondes avant de se relever. Une odeur d’urine faillit lui donner un haut-le-cœur. Il retourna le geôlier sur le dos, en évitant de regarder ses yeux exorbités, et décrocha de la ceinture du mort son porte-clés ainsi que sa matraque. Ensuite il traîna le corps dans une cage ouverte, déploya les rideaux et verrouilla la porte. Ses mains tremblaient, autant de nervosité que de fatigue. Il passa dans le petit couloir. L’odeur de rose l’apaisa un peu tandis qu’il tentait d’ouvrir la porte barrée, ce qu’il ne parvint à faire qu’après avoir essayé plusieurs clés. Naguère le couloir avait peut-être été bien éclairé, mais à présent il baignait dans la pénombre, et le Loup se fia à son odorat pour le guider. Il s’arrêta devant une porte. Le son d’une respiration régulière de l’autre côté le rassura. — Molly, c’est moi… Je suis venu te sortir d’ici, murmura-t-il en introduisant une clé dans la serrure. Elle ne répondit pas et il lutta contre la panique en passant à une autre clé, puis une autre. Enfin il trouva la bonne et ouvrit le battant. La cellule était nue et sombre, et le sol en ciment craquelé s’inclinait vers le centre et une évacuation. Molly Carlson était recroquevillée dans un coin, ses bras autour de ses jambes repliées, la tête posée de côté sur ses genoux levés. Elle portait ce qui restait de sa chemise blanche de la veille – la veille, ou une année plus tôt ? – et du sang maculait le côté de son visage, là où il avait séché après avoir coulé d’une blessure au crâne. Le cœur de Valentine se serra devant le spectacle de ses yeux tuméfiés. Il s’agenouilla auprès d’elle. — Molly, Molly ! Molly, cria-t-il presque en agrippant sa main. Il caressa sa joue livide et attendit futilement une réaction. Il sentait un pouls fort et régulier à son poignet. Est-elle droguée ? Il passa un bras autour de ses épaules, l’autre sous le pli de ses jambes. — Je vais te porter dehors, Melissa, dit-il en la soulevant. Comme réveillée par son prénom, elle battit des paupières. — David ? dit-elle d’une voix rauque. Non… oui… comment… Il l’emporta hors de la cellule et dans le couloir. Il voulait quitter ce sous-sol au plus vite. — Les explications devront attendre, dit-il d’un ton calme. Nous sommes tous les deux en mauvaise posture. Mais nous sortons d’ici. Il fit abstraction du parfum de rose qui montait de la peau de la jeune fille et saisit l’odeur de l’air frais qu’il suivit comme un chien sur la piste d’une proie. Bientôt ils atteignirent un petit couloir qui partait du premier, et une volée de marches. — Tu peux marcher ? s’enquit-il. — Je crois que oui, David. J’ai pensé que j’étais morte. J’ai voulu que mon esprit meure. Il scruta son visage meurtri. Il avait envie de l’embrasser, mais quelque chose dans son regard l’en dissuada. — Est-ce qu’ils t’ont… — Ne pose pas la question, David. Un jour, peut-être, je te raconterai. Mais maintenant… maintenant c’est sorti de mon esprit, et je préfère que ça reste comme ça. Où sommes-nous ? — À Chicago. Dans le Zoo. — C’est là qu’ils ont dit m’emmener. Ils ont ajouté que des gens importants allaient venir pour assister à ma… mort. — Tu vas les décevoir, Molly. — Mais tu ne pourras pas sortir de Chicago. Pas avec moi, en tout cas. — C’est ce qu’on va voir. — David, abats-moi. Tire-moi une balle dans le cœur et va-t’en, parce qu’après… Je veux que tu te sortes d’ici, quoi qu’il en coûte. Il baissa les yeux vers elle et secoua doucement la tête. — Oh non. J’ai un serment à tenir, et des kilomètres à parcourir. Nous serons hors d’atteinte d’ici minuit, d’une façon ou d’une autre. — Mais comment ? — Un Faucheur va nous y aider. L’arène du Trou Noir était illuminée par de puissantes lampes à arc. Au loin, Valentine perçut la cloche des pompiers et il décela une vague odeur de fumée dans l’air. Les Grogs avaient fait bon usage de leurs allumettes. Il enveloppa Molly dans son manteau en cuir et lui prit le poignet. Ils sortirent dans l’éclairage violent de la fosse. Il l’entraîna le long d’un mur. L’air froid de la nuit glaça la peau de la jeune fille qui se mit à claquer des dents. La confusion la plus totale régnait, encore aggravée par la fumée. Entre les arbres, David aperçut deux feux et des badauds excités qui faisaient cercle autour, peut-être pour les combattre, plus probablement pour profiter du spectacle. Le Loup retrouva ses repères et se hâta avec la jeune fille le long des trottoirs désertés, sans se soucier des groupes de gens qui les dépassaient ou les croisaient. Il sentait des Faucheurs aux aguets. Dans la cage en forme de dôme, le Tisseur de Vie avait maintenant l’apparence d’un paresseux de grande taille. Le public présent auparavant s’était dispersé, à part deux ivrognes qui se passaient une bouteille. Le gardien était entré dans la cage et refermait une dernière paire de menottes sur la patte recourbée de l’animal qu’il tapota sèchement sur le nez avec une matraque semblable à celle que Valentine avait subtilisée à Burt. — On dirait que tu as fini de bosser pour ce soir, dit le géant à son prisonnier. Tout le monde est allé regarder les baraques des Grogs partir en fumée. David amena Molly près de la porte basse de la cage. — Salut, là-dedans, lança-t-il en exhibant une poignée de billets. Quand tu auras terminé, j’aurai un petit service à te demander. L’autre réprima à peine une moue de dégoût. — Eh, le sang-mêlé, dégage, tu veux ? Va prendre ton pied ailleurs. Ce n’est pas parce que ça ressemble à un animal que c’en est un. Si tu veux t’envoyer une autruche ou une autre bestiole, c’est raté. Le gardien attacha la dernière menotte à une branche de l’arbre et s’approcha de la porte. Valentine lui donna les billets de la main gauche, tandis que la droite pendait naturellement derrière sa jambe. Le géant prit l’argent qu’il compta d’un œil exercé. — D’accord, tu as toute mon attention. Alors, qu’est-ce que…, commença-t-il en penchant le buste presque à l’horizontale pour franchir la porte de la cage. Il ne termina jamais sa phrase. La matraque s’abattit sur l’arrière de son crâne avec un bruit sec. Il s’écroula face contre terre, inconscient ou mort. David ajouta les clés à sa collection et s’approcha de l’arbre. Celle des menottes de Rho le Tisseur de Vie pendait à un anneau plus petit. Si nous y arrivons, nous survivrons. Si nous échouons, personne ne fera le spectacle, se promit-il silencieusement, ainsi qu’à Molly. Et à Rho. Il détacha le paresseux et lui tapota doucement la tête. Un Chasseur ? demanda l’esprit de l’autre dans sa tête, en un contact mental hésitant. Valentine, c’est toi… La forme se brouilla en chutant sur le sol, une fois libérée de ses entraves. David s’accroupit et saisit le Tisseur par les épaules. Mais c’est le visage buriné de son propre père qu’il découvrit. — Papa ? dit-il sans même avoir le temps de réfléchir. L’apparence de Rho se modifia une fois de plus et devint celle d’un vieillard au nez aquilin et aux yeux perçants, avec une touffe de cheveux blancs aux tempes. — Désolé, Valentine le Jeune. Je pensais à ton père. Je ne me contrôle plus aussi bien, dit-il d’une voix enrouée. Derrière lui, Molly s’agrippa aux barreaux. — Nous n’avons pas beaucoup de temps, dit-elle. Les deux ivrognes viennent de partir. David aida le Tisseur à se redresser. — Il faut y aller, monsieur. Vous pouvez marcher ? — J’adorerais marcher. Courir, même ? Mais je crains de ne pouvoir aller très loin. — Je verrai ce que je peux faire. Pour l’instant, voyons ce que vous, vous pouvez faire, dit Valentine qui expliqua rapidement son plan à Rho. Mais il faut nous dépêcher. Quelque part, d’une façon qui lui échappait, les Encapuchonnés étaient au courant. Et il les sentait qui arrivaient. Suivre un Faucheur dans la foule simplifiait beaucoup les choses. Les gens s’écartaient devant la créature comme la mer Rouge devant les Hébreux. Il suffisait à Molly et Valentine de rester à distance respectueuse derrière la cape noire. — Allongez un peu le pas, dit Valentine à voix basse. Le Vampire obéit et avança à grandes enjambées. — Ce taxi, là, ajouta David. Une masse métallique jaune penchait de côté sur une suspension harassée. Le Faucheur s’approcha de la portière du côté chauffeur et voulut frapper à la vitre mais se ravisa : il n’y avait pas de vitre. — J’ai besoin que tu m’emmènes, souffla-t-il au conducteur. L’autre leva les yeux et perdit peut-être un kilo durant les quelques secondes où il se trouva face à face avec ce visage de mort. Valentine et Molly montèrent à l’arrière, et la jeune femme se pelotonna contre le Loup dès qu’ils furent assis sur la banquette. Le Vampire les rejoignit. Le chauffeur ne lui avait pas proposé de prendre place à l’avant. — Où, monsieur ? dit-il en s’efforçant de parler normalement sans y parvenir. — Le quai principal, répondit le Faucheur quand Valentine lui eut désigné l’endroit sur le plan éclairé par les réverbères. — On y sera dans cinq minutes, monsieur. L’homme mit le contact. Valentine se demanda si ses cheveux avaient été aussi gris le matin même. Le taxi se mit à rouler dans les crachotements de son moteur Diesel. Le Tisseur de Vie passa à la télépathie. Il saisit la main de David pour établir un lien plus net encore. Valentine, tu m’as sauvé. D’une façon que tu ne peux pas imaginer. Ne vous emballez pas, répondit le Loup en pensée. Nous ne sommes pas encore sortis d’affaire. L’audace de ton action… C’est digne de ton père. Une fois, une Féline est passée dans le Zoo, mais elle était tellement écœurée par ce qu’elle voyait qu’elle a à peine touché mon esprit avant de partir en hâte. Vous avez bien connu mon père ? C’est moi qui l’ai formé, Valentine le Jeune. J’ai procédé à son invocation de Loup et j’ai décelé en lui le potentiel d’un Ours d’exception. Lui et d’autres ont créé la Région Militaire Sud à partir de quelques campements dans les montagnes. La pire époque. Mais les Kurians ont appris à connaître et à détester ton père. Il en a tué cinq. Pas des Grogs, pas des Faucheurs : des Seigneurs Kurians. Ils avaient une forteresse à Saint Louis, et étaient suspendus à la Gateway Arch comme des cocons d’araignée. Ton père a volé un petit avion et a sauté dessus en parachute. Quand il a eu fini, aucun des Kurians présents n’a jamais goûté une autre aura. J’ignorais tout ça, songea David après un moment. C’était le meilleur des hommes, au-delà de nos projets. Vos projets ? Il a eu une famille dans le Territoire Libre, mais ils ont disparu dans une bataille qui a fait rage des années avant ta naissance. Il a cherché le réconfort dans la solitude du Nord, et je ne l’ai jamais revu. J’espère qu’il a trouvé un peu de bonheur avant de mourir. Il l’a trouvé, répondit Valentine. Ils se frayèrent un chemin sur le port, avec ses différents postes de contrôle, aussi aisément qu’auparavant, grâce à l’apparence physique de Rho. Les gardes semblaient s’affairer ailleurs, et Valentine houspilla les officiers du port, car le Faucheur se rapprochait. Ce qui avait été le Grand Quai de Chicago n’était plus maintenant qu’un entrepôt mal éclairé et à demi désaffecté pour les marchandises qui transitaient là. David trouva un responsable en se fiant à son uniforme impeccable. — Vous, là, dit-il en se campant à côté du Faucheur. Il y a un navire, ici, le Quelque-Chose-Blanc ? — Le Nuage Blanc, monsieur ? Il a appareillé ce soir, il y a deux heures à peine. Il est probablement à mi-chemin de Milwaukee, maintenant. La déception de Valentine justifia sa réaction. Il réfléchit un moment, puis demanda : — Il est encore possible de le rattraper ? — Oui, monsieur. Nous avons un bateau de patrouille très rapide. Vous l’aurez rattrapé d’ici une heure. — On le prend, dit le Faucheur en scrutant l’horizon sombre du lac. — Euh… suivez-moi, monsieur, bafouilla l’officier. L’équipage est des plus restreint. Si vous voulez plus d’hommes pour un abordage, le Nuage Blanc est assez gros, avec au moins douze hommes à bord et… — Je pense que nous suffirons, dit Valentine. La femme ici doit simplement monter à bord pour identifier quelqu’un. Un terroriste. L’officier les précéda sur un embarcadère étroit qui avançait dans le lac sur d’épais piliers. Les planches de bois craquèrent sous leurs pieds. Ils découvrirent la longue forme basse d’un vieux hors-bord qui luisait dans les lumières distantes de Chicago. David pria pour qu’ils réussissent à partir sans qu’on remette en question les ordres du Faucheur. Le Faucheur. Le vrai était maintenant tout près. Valentine voulut presser les autres en se mettant à trotter vers le bateau. Sa nuque était comme électrifiée. Rho parut se brouiller un instant, mais il reprit aussitôt son aspect lugubre de Crâne Noir. Ils m’ont retrouvé. Ils se rapprochent. Je dégage des signes de vie aussi détectables pour eux qu’un feu d’artifice, Valentine le Jeune, lui envoya le Tisseur de Vie en pensée. L’ennemi arrivait. David le savait maintenant juste derrière eux. L’officier du port s’arrêta devant la passerelle. Il échangea quelques mots avec deux hommes sur le hors-bord. Valentine mit son pistolet dans la main de Molly. — Garde-le dans la poche du manteau, murmura-t-il. Ne les laisse pas te prendre vivante. La silhouette sombre du Faucheur apparut à l’autre bout du ponton. Il avança vers eux. David dégaina son parang, fit demi-tour et alla à sa rencontre. Ce qui lui avait semblé héroïque un instant plus tôt devint soudain suicidaire pour lui quand il se retrouva face à ces deux mètres de créature mortelle et génétiquement conçue qui se ruait sur lui. Une seconde il craignit que le Faucheur bondisse par-dessus lui et mette en pièces ceux dont il avait la responsabilité. Mais il resta au milieu de l’embarcadère, solidement campé sur ses jambes, la lame du parang à plat contre sa cuisse. Le Vampire s’immobilisa et le toisa de ses yeux jaunes enfoncés dans le crâne décharné. Ah, il veut résister… Curieux, après cette longue traque. Il est dans ta nature de fuir, humain. Tu pensais vraiment réussir à t’échapper avec ton jouet ? Tu n’iras pas plus loin que ce ponton. Valentine s’efforça d’éliminer de sa voix toute trace de peur, même s’il ne pouvait chasser son ombre de son esprit. Ses intestins lui paraissaient s’être subitement liquéfiés, et sa langue était épaisse et sèche. — Ton heure a sonné, dit-il en parlant posément pour ne pas bégayer. Dans quelques secondes, ton Maître aura une marionnette de moins. Partez, Rho. Emmenez Molly et filez d’ici, implora-t-il mentalement. Le Faucheur ne rit pas. Il ne sourit même pas. Il retroussa les lèvres et découvrit ses dents pointues couleur d’obsidienne. Oh non… C’est la nuit noire, et ton monde m’appartient. Bientôt tu seras aussi froid et vide que la lune, et ta femme aussi. Tu n’as fait que cracher dans un ouragan. Derrière lui David entendit le moteur du hors-bord toussoter puis ronfler. La créature considéra un moment l’embarcation. Ah, un bateau, comme je le pensais. Ta chance est épuisée. Il fouilla sous les amples replis de ses vêtements et sortit une arme de poing courte et massive. Dérouté, le Loup recula d’un pas. Il n’avait jamais entendu parler d’un Faucheur se servant d’une arme à feu. Mais son adversaire leva la sienne en l’air, dans la direction du hors-bord, et tira. Une fusée éclairante retomba lentement au bout de son parachute, baignant le ponton dans une lumière rougeoyante. — Tu me connais ? lâcha Valentine d’un ton de défi. Je connais ton engeance : elle est faible et vite drainée. Je me repais de tes pairs à ma guise, comme je vais me repaître de toi. David brandit sa lame. — Pas mon père. Mon nom est David Valentine. Fils de Lee Valentine. As-tu déjà rencontré un des miens ? Le visage du Faucheur se figea. Peut-être le Seigneur Kurian qui le commandait était-il déconcerté par cette révélation. Le Loup passa à l’attaque. Il plongea et frappa l’ennemi d’un revers qui rata de peu le cou. Le parang toucha le crâne qu’il entailla avec un crissement singulier. La créature riposta d’un coup de pied qui faillit bien enfoncer la cage thoracique de Valentine. Celui-ci tomba à la renverse sur les planches de l’embarcadère, souffle coupé, et son parang lui échappa. L’arme rebondit et bascula dans les eaux du lac Michigan. Et David Valentine sut qu’il allait mourir. L’avatar de Vampire avança de quatre pas, puis se pencha pour le prendre dans ses bras squelettiques. Mais le Loup entendait l’affronter debout. Il roula souplement de côté et se releva avec la vivacité d’un champion de judo. Soudain exalté, il ressentit dans tout son corps un regain de puissance, une présence qui balaya toute peur. Avec lui se tenait une phalange d’esprits qui avaient eux aussi combattu les Kurians. Son père et sa mère, main dans la main. Steve Oran et Gilman DelVecchio formaient un mur inébranlable à sa droite et sa gauche, et derrière lui Gabrielle Cho s’approchait sur la pointe des pieds pour lui murmurer à l’oreille. Vas-y, David. Il n’est pas aussi coriace qu’il le paraît, sembla-t-elle chuchoter dans son esprit. Une force terrifiante envahit Valentine, incendiant sa poitrine. La créature marqua un temps d’arrêt pour essuyer l’épais sang noir de ses yeux, et il en profita. Il bondit sur elle avec une violence qui la déséquilibra. Il griffa son dos et repoussa un bras qui cherchait à l’écarter. Il affermit sa prise. Le Faucheur roula et tressauta, tel un poisson piégé dans un filet de pêche. Il se releva, Valentine agrippé à lui comme un sac à dos, et avança d’un pas chancelant vers le hors-bord. Il essaya encore de se défaire de son fardeau humain, mais les bras de David étaient aussi solides que des câbles d’acier. Molly Carlson surgit de l’obscurité et pointa le pistolet. Le Faucheur se dirigea vers elle sans plus se soucier de Valentine. Ce dernier modifia sa prise pour déchirer le vêtement de son ennemi à hauteur de poitrine et ainsi exposer la surface ondulante de la cage thoracique. — Tire ! Tire, Molly ! cria-t-il. Elle pressa la détente et logea balle après balle dans le torse du Vampire. David sentit les impacts se répercuter dans son propre corps quand les lourds projectiles perforèrent les chairs du Vampire. Un geyser de sang noir jaillit de sa bouche. Le Loup lâcha prise et tomba au sol pour éviter les balles. Le Faucheur se retourna pour présenter son dos cuirassé à Molly et il tituba vers son ennemi à terre. Il se pencha sur lui comme s’il voulait au moins l’écraser et l’étouffer sous le poids de son corps. Ses mâchoires s’ouvrirent largement, révélant la langue pointue derrière les crocs d’un noir luisant. Valentine ramena les genoux contre son torse et saisit le Faucheur par les manches. Il tira le poids de la créature sur la plante de ses pieds, puis détendit les jambes comme des ressorts. Le cauchemar animé fut propulsé à la renverse dans le lac. Ses bras battirent l’air et il percuta la surface dans une grande gerbe d’eau. Valentine roula sur le ventre et regarda les vaguelettes qui formaient des cercles concentriques croissants là où la créature avait disparu. Des turbulences agitaient les eaux. Peut-être le Vampire se débattait-il encore pendant qu’il descendait vers les ténèbres finales… C’était maintenant au tour de Molly de l’aider à se remettre debout. Ils rejoignirent le hors-bord où l’illusion de Faucheur subjuguait toujours les deux hommes par sa seule présence. — Qu’est-ce que c’était ? s’écria l’officier du port quand ils grimpèrent dans l’embarcation. Et qui a appelé les Dévoreurs ? Ils vont tous nous tuer ! — Ce n’était rien qui t’intéresse, si tu souhaites voir le soleil se lever, dit Rho dans un chuintement menaçant. Retourne à tes devoirs, et laisse-nous rattraper le Nuage Blanc. L’autre partit en courant. Molly s’assit à côté de Valentine et s’appuya contre son épaule. Le Loup observa les deux hommes qui détachaient nerveusement les amarres sous la surveillance de Rho. Par précaution, il rechargea son arme. Alors qu’il s’écartait du ponton, le hors-bord heurta quelque chose et s’immobilisa. — Qu’est-ce que…, dit l’homme à la barre. Le moteur crachota et s’éteignit. — Vous avez d’autres armes ? dit David. Ils ignorèrent la question et restèrent bras ballants à contempler sans comprendre l’eau autour d’eux. Il tira une balle dans le pare-brise qui s’étoila, et ils se tournèrent enfin vers lui. — Vos flingues, vite ! Le pilote saisit un fusil de chasse à double canon et l’autre sortit un revolver du coffre à cartes. L’embarcation prit soudain de la gîte, et Valentine fut projeté vers le bord. Molly se jeta sur lui et le plaqua au fond du bateau. Rho s’était accroché aux leviers de commande. Des mains humanoïdes et un visage dégoulinant d’eau apparurent sur le côté du hors-bord. Le Faucheur. Valentine tira et le manqua, mais la créature disparut. — Vous avez des grenades ? interrogea-t-il. — Quelques-unes, dit un des marins en ouvrant un compartiment. — Balancez-les par-dessus bord. — On ne peut pas fuir ? demanda Molly. — L’hélice est bloquée, cria le pilote. — Voilà ! L’autre marin venait de trouver un sac de toile contenant des grenades à main. David confia son arme à Molly et se saisit d’une gaffe pointue. Il tendit l’oreille et s’efforça de deviner où le Vampire réapparaîtrait. Le marin dégoupilla une grenade et s’apprêta à la lancer. Un bras jaillit de l’eau et frappa l’homme à la tempe. Le marin s’écroula, et la grenade roula au fond du bateau vers Valentine. À croupetons, Molly la poursuivit. Elle la saisit comme s’il s’agissait d’un charbon ardent et la jeta le plus loin possible. L’explosion créa une colonne d’eau dans l’air. Le Faucheur grimpa dans le hors-bord par l’avant. Il s’était débarrassé de ses vêtements et de ses bottes. Les balles avaient laissé des taches noires sur sa poitrine. — Qu’est-ce que ça veut dire ? s’écria le pilote. David brandit la gaffe et bondit vers la proue, mais la créature esquiva et le balaya d’un revers de main. Elle se dirigea droit sur Rho, qui se trouvait à l’arrière. De sa main griffue elle lui assena un coup transversal à la poitrine. Le déguisement de Rho se troubla un instant quand il tomba en arrière, et Valentine eut un très bref aperçu d’une forme indistincte de couleur bleu-vert. Molly prit le pistolet de David. Sa vision brouillée par la douleur, le Loup saisit la gaffe à deux mains. Il s’avança vers le Faucheur qui se penchait sur le Tisseur, une lueur sadique dans ses prunelles jaunes. — Et maintenant, je prends… Valentine planta la pointe courbe dans le dos du Vampire. Celui-ci se redressa et chercha à atteindre la gaffe en ployant l’articulation de son coude à l’envers, comme seul un Faucheur peut le faire. Il l’arracha de son dos. — Abats-le, imbécile, siffla-t-il à l’adresse du pilote. — Non ! cria Molly qui pointa le Colt sur l’homme. La créature bondit sur Valentine. Le choc rejeta le Loup en arrière. Il se reçut rudement à la proue du bateau, sur un objet qui lui percuta le dos : l’ancre. Le Vampire s’élança dans l’air et retomba un pied de chaque côté de sa proie. Il se pencha, et la haine brilla dans ses yeux jaunes. Un éclair d’un blanc bleuté fusa, et la décharge de chevrotine arracha le côté du visage du Faucheur. De la peau et des cheveux noirs et visqueux furent arrachés du crâne. Un second tir le toucha en plein dos et le propulsa par-dessus Valentine et dans l’eau. — J’ai toujours rêvé de me payer un de ces fils de pute, dit le pilote en ouvrant son arme pour la recharger. David était incapable de faire autre chose que rester étendu et regarder les deux mains fantomatiques qui agrippaient la tubulure du plat-bord. — Non, bordel, grinça-t-il. Tu es foutu. Il oublia la douleur et prit l’ancre, en vérifiant qu’elle n’était pas attachée à quoi que ce soit. Mécaniquement, le Faucheur se hissa dans le bateau. Son visage avait perdu toute expression, et ses membres se mouvaient par saccades, sans véritable coordination. Valentine souleva l’ancre Danforth par la verge et la tourna de sorte que les deux pattes pointent vers le bas. Il l’abattit sur l’échine du Faucheur et l’enfonça profondément dans son torse. Sans la lâcher, il banda tous ses muscles et ramassa l’ennemi. D’un ultime effort il souleva l’abomination lestée et la jeta dans le lac Michigan. Au-delà des remous créés par la chute du Vampire dans les eaux, il aperçut des formes grises qui se dirigeaient vers le hors-bord. — Les Dévoreurs arrivent ! s’écria le pilote. Rho se mit debout. Il avait abandonné son déguisement de Faucheur. Sous sa forme humaine, il ressemblait à un vieil arbre courbé par le vent, avec ses cheveux blancs qui flottaient dans la brise. Une tache brumeuse à sa poitrine était habitée par des pulsations lumineuses d’un bleu pâle. — Je suis très fatigué, déclara-t-il. Mais je peux encore aider. Le Tisseur de Vie ferma les yeux et prit le contrôle du hors-bord, qui commença à se déplacer. Le bateau prit de la vitesse. Valentine vit d’autres formes grisâtres qui se rapprochaient à bâbord et tribord. Mais elles n’en avaient pas après leur embarcation. Elles se rassemblaient là où les turbulences marquaient le plongeon final du Faucheur. — J’ai une autre grenade, proposa le pilote. — Nous n’en aurons pas besoin, intervint Molly qui scrutait les profondeurs derrière le bateau. Quoi que soient ces Dévoreurs, j’espère pour eux qu’ils ont l’estomac solide. Une fois le hors-bord sorti du port, le pilote et Valentine allèrent ôter les vêtements du Faucheur que celui-ci avait entortillés autour de l’hélice pour l’immobiliser. — Vous deux, annonça David au Collab pendant que Molly les aidait à remonter à bord, je vous signale que vous avez aidé trois terroristes à s’échapper de Chicago. Le compagnon du pilote était toujours inconscient, sous une couverture, dans la cabine à l’avant. — Vous pouvez venir avec nous et vous installer quelque part, ou rejoindre la Flottille s’ils vous acceptent. C’est le moins que je puisse faire pour vous remercier de votre aide. Mais bien sûr, vous avez aussi la possibilité de revenir à terre à la nage et de bavarder avec les Faucheurs. — Je crois que nous ferions mieux de venir avec vous, monsieur. Appelez-moi J.P. Mon copain, c’est Cal Swanson. — Je pensais bien que vous diriez ça, J.P. Le puissant moteur tournait de nouveau à plein régime et ils rattrapèrent le deux-mâts avant l’aube. Le hors-bord s’arrima au Nuage Blanc dans une houle modérée. Les marins, un groupe de dix hommes, femmes et enfants, montèrent sur le pont pour accueillir leurs visiteurs impromptus. Rho resta aussi immobile qu’une statue pendant un moment, face à ces inconnus, puis il se laissa glisser à genoux. Valentine se précipita. Il tourna le visage du Tisseur de Vie vers lui, mais Rho ne réagit pas. — Je suis épuisé, Valentine le Jeune. Tu es parmi les tiens, à présent ? — Assez près d’eux, répondit David. Nous sommes en sécurité, si c’est ce que vous voulez dire. L’expression figée du Tisseur ne changea pas. Le jeune Loup plongea les yeux dans ceux emplis de milliers d’années de souvenirs. — Alors je partirai en paix, dit Rho, et quelque chose comme un sourire effleura ses lèvres. Je leur ai échappé, après tout. — Peut-être avez-vous seulement besoin de repos et de nourriture, monsieur. Je vais vous aider à vous relever. L’esprit du Tisseur toucha le sien. Trop las pour parler. Tu m’as aidé plus que tu le penses. Ils se seraient régalés de moi pendant très longtemps, mais maintenant je vais pouvoir m’envoler libre vers le trépas. Emmène-moi dans la cabine, les autres ne doivent pas… — Molly, tu peux dégager la cabine, avec J.P., s’il te plaît ? demanda Valentine. Il souleva le Tisseur, qui lui parut aussi léger qu’une plume. L’ancien Collab fit sortir son ami Cal sur le pont. — Aidez-nous, je vous en prie, dit Molly aux visages penchés vers eux. Deux marins du Nuage Blanc descendirent dans le hors-bord. David transporta Rho dans le compartiment où régnait la pénombre. Deux couchettes étroites se rejoignaient presque à la pointe du bateau. Il déposa le Tisseur sur l’une d’elles. Merci, Lee… David. Tu possèdes une aura puissante. Il vaudrait peut-être mieux que… Les autres ne m’ont pas vu, après… Le contact mental faiblit jusqu’à cesser. — Ce n’est pas la fin, monsieur. Vous avez seulement besoin de repos. Il…, commença le Tisseur, mais il ne termina jamais sa phrase. Il scintilla une dernière fois, avant de reprendre sa forme originelle. L’être que David connaissait sous le nom de Rho s’affaissa en une masse caoutchouteuse de la taille d’un garçonnet. Il s’effondra – car il n’avait pas de squelette pour soutenir son corps – en quelque chose qui ressemblait à une pieuvre bleue dont les ancêtres auraient compté une chauve-souris. Des ailerons parcheminés couraient le long de ses tentacules, et les membres les plus longs situés à l’arrière de son corps étaient reliés par des membranes veinées presque jusqu’aux extrémités parsemées de ventouses, formant une sorte de cape rigide, alors que les membres les plus courts sur le devant n’étaient pas attachés et portaient des ventouses plus délicates d’aspect. Sa coloration aquatique, d’un bleu plus prononcé autour du crâne de céphalopode, passait au vert écumeux sur les membres, avec un réseau de fines lignes noires recouvrant la peau que Valentine trouva d’une beauté étrange, sans savoir si l’ensemble était décoratif ou fonctionnel. Des aiguillons et des morceaux de peau constituaient une sorte de collerette à la base de la tête, mais il était impossible de dire s’il s’agissait de narines, d’oreilles, de branchies ou même d’organes sexuels. Les yeux saillants, les lèvres qui s’ouvraient de plus en plus à mesure qu’il se détendait dans la mort, attiraient le regard de Valentine chaque fois qu’il voulait le détourner. C’étaient comme des balles de cristal jaunâtres mouchetées de rouge, avec une bande noire au milieu. Seigneur, il était vraiment laid pour un ange. Ou pour un démon. David serra le corps humide et mou contre lui. Il devait à cet être sa vie et celle de Molly. Quand toute chaleur eut déserté le cadavre, il l’étendit et le dissimula sous une couverture. Il aurait dû placer le corps de Rho dans un récipient quelconque, le conserver dans l’alcool et le rapporter aux chercheurs du Miskatonic Hall. Grâce à lui et avec un peu de chance, ils découvriraient une faiblesse, quelque défaut qui permettrait d’éliminer les Kurians sans devoir prendre d’assaut leur repaire et les faire exploser. Le devoir et la loyauté envers son espèce l’exigeaient. Il sortit de la cabine et se rendit près du moteur. — Prenez tout le matériel que vous voudrez à bord, dit-il aux hommes d’équipage du Nuage Blanc. Mais n’entrez pas dans la cabine. Il trouva une longueur de tuyau et siphonna de l’essence dont il emplit une bouteille. Il l’emporta dans le compartiment avant et arrosa la moquette et le placage en bois. Une forte odeur d’essence envahit l’intérieur du bateau. Il suivit ses compagnons sur le deux-mâts. On remonta la passerelle derrière eux. En fouillant ses poches il trouva une dernière boîte d’allumettes. Il les enflamma toutes en même temps et les jeta dans la cabine. Le feu se propagea rapidement dans et sur le hors-bord que les marins du Nuage Blanc repoussèrent à l’aide de gaffes. Il regarda l’incendie jusqu’à ce qu’il ait consumé l’épave. La fumée se dissipa dans la brise. Les marins sont habitués à l’inattendu. Une femme au long visage osseux se présenta à eux sous le nom de Collier. C’était le capitaine du Nuage Blanc. Elle leur offrit des couvertures et du café chaud. Elle les invita en bas, dans l’étroite coquerie. Valentine lui montra la carte que le capitaine Doss de l’Éclair Blanc lui avait donnée. Collier accepta de les emmener au nord où ils pourraient embarquer sur un autre bateau qui les déposerait en n’importe quel point de la côte des Grands Lacs. — Je l’aurais fait de toute façon, même sans la carte de Dossie. Quelque chose me dit que vous avez traversé bon nombre d’épreuves pour arriver ici. Molly, J.P. et David discutèrent des possibilités qu’offrait leur prochain voyage. Ils convinrent de passer l’hiver dans les Eaux Frontalières qui étaient familières à Valentine. Il pourrait revoir le Père Max. Au printemps seulement, il lui faudrait prendre certaines décisions. Ce fut un David Valentine très las qui avec Molly contempla le rivage du lac Michigan apparaître dans l’air pur et frais de l’aube, à l’ouest. Il songeait à toutes les âmes condamnées au-delà de la plage encore nimbée de brume. Il avait certes sauvé Molly, mais combien d’autres étaient mortes pour nourrir les Faucheurs durant ces trois derniers jours ? Il se remémora alors une histoire que le Père Max aimait à raconter, et une citation inscrite au tableau noir qu’il avait retenue. Elle était d’une religieuse infatigable nommée Mère Térésa. Elle et ses Sœurs de la Miséricorde avaient œuvré inlassablement à soulager une multitude de pauvres et de malades, en Inde. Un journaliste lui avait demandé comment elle réussissait à garder le moral alors qu’en dépit de ses efforts incessants les personnes qui souffraient seraient toujours trop nombreuses pour qu’elle les soigne toutes. Après un moment de réflexion, Mère Térésa avait simplement répondu : — Vous commencez par une. David Valentine contemplait l’aube. Il serra la main de Molly dans la sienne. Une. < GLOSSAIRE Apprentis : jeunes gens, souvent les fils ou les filles de ceux d’une caste particulière, qui voyagent avec les Chasseurs et effectuent des tâches variées au sein du groupe. Arbre Intermondes : ancien réseau de Portails entre les étoiles. Ces passages permettent un transport instantané sur des années-lumière. Aura vitale : champ d’énergie généré par une créature vivante. Malheureusement pour eux, celle des humains est très riche. Buckchits : devise en plastique ayant cours dans le Territoire Libre d’Ozark. Pièces rondes au centre évidé, de différentes valeurs. Chasseurs : êtres humains dont les aptitudes ont été perfectionnées par la technomagie des Tisseurs de Vie afin d’affronter les créatures des Kurians. Collabs : humains qui assistent les Kurians pour imposer le Nouvel Ordre. Aussi appelés Renégats. Faucheurs : ils forment la garde prétorienne du Nouvel Ordre et sont en fait des avatars animés par leur Maître Vampire. Ils permettent aux Kurians cloîtrés d’interagir avec les humains et les autres, mais surtout d’absorber sans courir de risque physique l’aura vitale des proies grâce à un lien psychique avec l’avatar. Le Faucheur vit du sang de ses victimes, alors que l’aura nourrit le Maître Kurian. Connus aussi sous le nom de Crânes Noirs, Encapuchonnés, Capos, et Vampires. Félins : formés par les Tisseurs de Vie, ces Chasseurs effectuent des missions d’espionnage, de sabotage et des assassinats dans la Zone Kuriane. Certains travaillent sous couverture, d’autres ouvertement. Grogs : toutes les créatures que les Kurians ont inventées ou perfectionnées pour soumettre l’homme. Les Grogs sont de tailles et de formes très diverses. Certains sont assez évolués pour se servir d’une arme. Kurians : Tisseurs de Vie de la planète Kur qui ont appris à prolonger indéfiniment leur vie par l’absorption de l’aura vitale. Ce sont les véritables vampires du Nouvel Ordre. Loups : caste la plus nombreuse chez les Chasseurs. Leurs patrouilles surveillent le no man’s land entre la Zone Kuriane et les Territoires Libres. Ils effectuent également des actes de guérilla, servent de messagers et d’éclaireurs. Ours : Chasseurs et armes humaines les plus redoutables dont disposent les Tisseurs de Vie. Les Ours sont fiers d’affronter tout ce que les Kurians peuvent inventer. Pré-entités : les Anciens, une race de vampires qui s’est éteinte longtemps avant que le premier homme apparaisse sur Terre. Grâce à leurs connaissances, les Kurians ont appris comment devenir des vampires en se nourrissant de l’aura vitale. Signature vitale, ou signes vitaux : énergie émanant de toute créature vivante en fonction de sa taille et de son intelligence. Les Faucheurs s’en servent, en plus de leurs sens normaux, pour traquer. < E. E. Knight, né en 1965 à La Crosse, Wisconsin (États-Unis), est un auteur de science-fiction et de Fantasy. Il a grandi à Stillwater, Minnesota, et vit maintenant à Chicago avec sa femme. Il enseigne l’écriture de genre à l’université d’Harper. Pour en savoir plus, nous vous conseillons de visiter son site : eeknight.com (en anglais). < Du même auteur, chez Milady : Terre vampire : 1. La Voie du Loup 2. Le Choix du Félin 3. La Légende du Tonnerre L’ge du feu : 1. Dragon 2. La Vengeance du dragon 3. Dragon Banni 4. L’Attaque du dragon www.milady.fr < Milady est un label des éditions Bragelonne Titre original : Way of the Wolf – Book One of The Vampire Earth Copyright © Eric E. Frisch, 2003. Tous droits réservés. Originellement publié aux États-Unis par Roc, un imprint de New American Library, Penguin Group (USA) Inc. © Bragelonne 2008, pour la présente traduction Illustration de couverture : Laurent Beauvallet ISBN : 978-2-8205-0052-6 Bragelonne – Milady 60-62, rue d’Hauteville – 75010 Paris E-mail : info@milady.fr Site Internet : www.milady.fr < BRAGELONNE – MILADY, C’EST AUSSI LE CLUB : Pour recevoir le magazine Neverland annonçant les parutions de Bragelonne & Milady et participer à des concours et des rencontres exclusives avec les auteurs et les illustrateurs, rien de plus facile ! 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