1 La Nouvelle-Orléans, la quarante-huitième année de l’Ordre Kurian : jadis resplendissante dans sa décadence, la beauté vieillissante qu’était la cité est devenue un cadavre détrempé sous le Nouvel Ordre. Celle qu’on surnommait la « Big Easy » pourrit sous un mètre d’eau de la Mississippi River, à l’exception du cœur de la vieille ville à présent protégé par deux digues successives. Les façades rococo du Quartier français, autrefois brunies par une patine élégante, tombent en ruine peu à peu, dans l’indifférence. Les manoirs remontant aux deux périodes d’avant-guerre, avant 1861 et avant 2022, ont disparu sous un tapis de laîche. Comme si l’inondation et des années de négligence ne constituaient pas un châtiment suffisant, La Nouvelle-Orléans a essuyé la fureur d’un ouragan terrible en 2028 : une tempête titanesque venue du golfe du Mexique a frappé la ville tel un de ces monstres dans les films japonais. Aucune agence gouvernementale pour l’aide aux sinistrés, aucune compagnie d’assurances ne s’est manifestée ensuite pour réparer les dégâts. Ce qui a été détruit l’est resté. Les habitants ont choisi la facilité et déménagé dans les bâtiments encore debout, plutôt que de reconstruire. Mais le delta de la Mississippi River est trop important, même pour la circulation réduite sous l’Ordre Kurian, pour être totalement abandonné à la nature. La métropole, autant la portion derrière les digues que les autres quartiers aussi inondés que Venise, accueille une mosaïque d’habitants venus de tout le golfe du Mexique et des Caraïbes. Si l’on compte ceux qui vivent près des lacs, dans les bayous et sur l’estuaire du fleuve, La Nouvelle-Orléans peut se glorifier d’une population dépassant les deux millions d’âmes. C’est un total atteint par bien peu d’autres villes issues de l’Ancien Monde. La riche moisson de fruits de mer, de poissons et de gibiers des marécages, plus les immenses rizières, permettent de nourrir la masse humaine concentrée dans ce méandre du fleuve. L’Ordre Kurian encourage la fécondité au sein de cette population. Un Seigneur Sombre se doit de développer sa principauté afin d’avoir une réserve suffisante d’auras vitales où puiser, car c’est seulement en se nourrissant de l’énergie engendrée lors de l’agonie d’un être intelligent qu’il peut entretenir son immortalité. Les Maîtres de La Nouvelle-Orléans ne regrettent pas sa musique disparue, sa vie culturelle éteinte, sa cuisine réduite à presque rien, ni son histoire figée. Des troupeaux d’humains sains, qui se reproduisent allégrement à l’abri des griffes d’autres Kurians envieux, telle est la seule forme de richesse qui compte à leurs yeux. Pour la race humaine, vivre jusqu’à l’année suivante est devenu le but ultime, dans une ville qui en d’autres temps célébrait avec sensualité le divertissement. L’Easy Street n’était qu’un bouge du port, mais c’était son bouge, et Martin Clive était fier de chaque tabouret bancal, chaque chose ébréchée de son établissement. Depuis les ampoules électriques protégées par des grilles jusqu’au plancher recouvert de sciure, il aimait la moindre brique de son royaume. La clientèle, en revanche, il l’acceptait ou non, selon son humeur. Non qu’il n’en ait pas besoin. C’était bien son cheptel de consommateurs qui, proprement trait, le faisait vivre. Il surveillait la foule bruyante et malodorante de ce jeudi soir, tandis qu’au-dehors la pluie hivernale tombait à verse. En sûreté derrière le badge cousu au gilet à poches multiples qu’il quittait rarement – même pour dormir –, le patron du plus grand bar dans le quartier des quais, sur le front de mer devant la digue extérieure, passait son temps et s’occupait l’esprit à jauger les hommes pendant qu’ils bavardaient, fumaient et buvaient. Les quelques femmes présentes étaient ici pour le travail, pas pour le plaisir. Au fil des ans, Clive avait perfectionné une méthode en trois étapes pour évaluer ses clients. Il l’avait tant pratiquée qu’il l’employait maintenant sans même en avoir conscience. Tout d’abord, il séparait les « payeurs » des « rats ». Savoir qui avait assez d’argent pour quelques verres était devenu une seconde nature chez lui. Ensuite venait la distinction entre les « corrects » et les « louches ». Avec l’âge, et depuis qu’il avait confié la responsabilité d’alpaguer les « rats » et les « louches » à des hommes plus jeunes et plus costauds que lui, il se livrait à la troisième évaluation : celle qui consistait à prédire le temps de vie restant à ses consommateurs. Clive observa un docker voûté, le crochet sur l’épaule et une chope de bière bon marché aux lèvres. Depuis dix ans, six soirs par semaine, l’homme s’appliquait à s’enivrer de tord-boyaux tout en fumant comme une cheminée. Il avait la respiration sifflante, et Clive l’avait vu vieillir sous le dur labeur physique, l’alcool, le tabac et un régime alimentaire incohérent. Si le docker parvenait à rester dans les petits papiers de son chef d’équipe, c’est-à-dire à lui refiler un dessous-de-table prélevé sur chacune de ses paies, il tiendrait probablement encore dix ans, pour peu qu’il ne fasse pas un passage en prison. Assis deux sièges plus loin, un gars de la marine marchande buvait du café. La soixantaine, avec les cheveux teints pour paraître plus jeune. Très bientôt aucun capitaine ne l’enrôlerait plus, aussi sobre et intègre qu’il soit. Pour lui, la dernière danse n’attendrait pas plus d’un an. Sur le tabouret voisin, un jeune garçon couvait le vieux marin d’un regard affectueux. Peut-être un proche, ou un compagnon d’équipage. Lui non plus ne buvait pas, et avec ce régime sec et un emploi aussi physique que le sien il pouvait espérer vivre encore un demi-siècle, à condition qu’il reste à l’intérieur après la tombée de la nuit. Dans le coin, un officier était attablé avec trois de ses hommes. Il offrait la combinaison bienvenue entre le « payeur » et le « correct », au point que Clive avait même pris la peine de lui accoler un surnom : « le major ». Il commandait toujours une bonne bouteille et ne se plaignait jamais du whisky bas de gamme dont Clive la remplissait. Cela faisait de lui un payeur fort sympathique. De plus le major et ses hommes créaient rarement des problèmes, ce qui leur valait la qualification de clients « corrects ». Ils portaient l’uniforme vert moucheté des Carabiniers, une catégorie des troupes paramilitaires montées qui maintenaient l’ordre et patrouillaient dans les rues de La Nouvelle-Orléans. Dans d’autres établissements de la ville, le major profitait peut-être de son statut pour boire et manger sans payer. L’uniforme faisait taire toute récrimination. Mais pas à l’Easy Street. Clive avait quelques amis au sommet de la chaîne alimentaire locale. Très tôt, le patron avait compris que si vous étiez en bons termes avec les Kurians vous pouviez faire un pied de nez aux autorités portuaires, au bureau des Transports et même à la police et la milice. C’est grâce à l’influence kuriane qu’il avait racheté l’Easy Street alors moribond. S’il advenait dans le bar le moindre événement de nature à déplaire aux Kurians, il décrochait le téléphone. Clive arborait sur sa poitrine son troisième badge de dix ans, lequel n’expirerait pas avant encore six années, et il était certain d’en obtenir un autre ensuite. Ce badge le protégeait – enfin, normalement – des Encapuchonnés toujours affamés d’auras pour leur Maître, et il lui apportait une tranquillité d’esprit qui étouffait toute protestation de sa conscience. La porte intérieure du sas d’entrée s’ouvrit, et Clive entendit le vent et le crépitement de la pluie au-dehors avant que le portier referme la porte extérieure. Clive aimait la pluie. Elle poussait les consommateurs chez lui et balayait la crasse des rues. Un étranger s’immobilisa sur le seuil de la salle. L’homme n’ôta pas son imperméable. Clive posa sur lui un regard aigu. Un manteau pouvait dissimuler un tas d’accoutrements déplaisants. Le propriétaire de l’Easy Street se détendit quand il aperçut un morceau d’uniforme sous les lourds revers du col. Le bleu marine et les boutons en cuivre indiquaient que le nouveau venu appartenait au corps des Gardes-Côtes. D’après l’état du caban et les bottes tachées de boue mais solides, Clive estima que c’était là un « payeur ». Pourtant quelque chose dans le visage de l’inconnu le poussa à réserver son jugement quant au critère suivant. Le marin était grand et mince, mais sans excès. Clive lui donnait dans les vingt-cinq ans. Il avait les yeux étrécis et bordés de ridules de quelqu’un qui a beaucoup vécu en plein air, et le teint de bronze d’un métis ayant une bonne dose de sang indien dans les veines. L’étranger s’avança avec une certaine raideur dans la jambe gauche. Pas une prothèse, sans doute une vieille blessure. Ses traits énergiques ne manquaient pas d’un certain charme, à en juger par les regards qu’échangèrent les deux prostituées au bout du comptoir. Ses cheveux d’un noir brillant pendaient en longues mèches humides dans son dos. Une fine cicatrice blanchâtre courait sur sa joue droite depuis le coin de son œil sombre jusqu’à son menton, comme la trace d’une larme laiteuse. Après un moment passé à le regarder se déplacer, Clive estima que l’homme portait un pistolet à sa ceinture, et le haut de la poignée d’une sorte de couteau apparut quand l’inconnu se tourna. Le patron savait repérer les armes, manteau ou pas. Le nouveau client survola la salle d’un regard rapide, de la grande cheminée côté ouest, assez vaste pour rôtir un cochon, jusqu’aux tables de jeu à l’est. Le marin se figea. Clive tourna son attention dans la même direction que lui. Avant qu’il ait pu déterminer qui il avait reconnu, l’étranger balafré s’approcha avec nonchalance du comptoir. Clive supposa qu’il avait identifié le major, car le silence s’était fait à la table de celui-ci, dans le coin. Probablement quelque vieille querelle à propos d’une fille, ou une affaire louche qui s’était mal terminée entre eux. De par leur mobilité et le fait qu’ils n’étaient pas surveillés, les Gardes-Côtes étaient réputés pour s’adonner au marché noir sur toute la côte entre Galveston et les Florida Floods. Intrigué, Clive observa la table du major. Ces quatre-là s’étaient penchés en avant pour converser, et leurs têtes se touchaient presque. Après des années passées à renifler les divers arômes du bar – tabac, alcool, transpiration, urine, sciure de bois et vomi (généralement dans cet ordre) – , le nez de Clive n’était plus aussi fin qu’il l’avait été, mais cette fois il sentait très bien le parfum des ennuis. — Thé et rhum, si vous avez, dit David Valentine. L’eau ruisselait de tout son corps pour dégoutter sur le plancher saupoudré de sciure. Son manteau retenait mieux l’humidité de sa chemise qu’il le protégeait de la pluie. — J’ai les deux, le Garde-Côte. — Plus ce sera chaud et mieux ce sera. Il passa les mains dans ses cheveux luisants pour les chasser de ses yeux. Le geste lui permit de couler un regard vers la table d’angle. Une alarme mentale s’était déclenchée dans son système nerveux, et elle le réchauffa mieux que n’importe quel feu. Certains détails se détachèrent de l’ensemble : le style chargé des étiquettes sur les bouteilles derrière le comptoir, les poils gris entremêlés sur les avant-bras du barman, un suçon au cou d’une prostituée, les pas étouffés par la sciure sur le plancher, l’odeur rance qui montait du crachoir. L’officier était penché sur la table pour parler à ses hommes. Valentine frissonna tant son esprit était en ébullition. — Tu as froid, Marine ? demanda une fille en lui ramenant d’un doigt une mèche mouillée derrière l’oreille. Robe en lamé or et cheveux blonds recouvraient le peu de peau qu’elle n’exposait pas aux regards mâles. — Je connais une méthode pour te réchauffer… Elle avait été attirée par l’uniforme. Quelle ironie… Chaque fois qu’il endossait les épais vêtements aux gros boutons de cuivre, il éprouvait de la répulsion. Quand il regardait son reflet dans un miroir, c’était l’Ennemi qui le fixait avec ses propres yeux. — Une autre fois, peut-être, dit-il en se détournant d’elle. Il fournissait un tel effort de mémoire que ses yeux ne brillaient pas sous le seul effet de la pluie. Imbécile ! Imbécile irresponsable et fainéant ! Plus d’une année de préparation, à servir dans l’Ordre Kurian sous une fausse identité, et tout cela en vain. Simplement parce qu’il était fatigué et avait eu envie de s’abriter un moment des intempéries. Valentine fouillait dans ses souvenirs pour retrouver le nom. Il revoyait avec une parfaite netteté ce profil aquilin dans son hamac, lors de cet été d’entraînement passé dans le delta de la Yazoo. Lewand Alistar ! Un Loup ayant récemment subi le rite de l’Invocation quand il avait été porté manquant et supposé mort. Ainsi, les Faucheurs ne l’avaient pas tué. Peut-être avait-il été capturé et convaincu de changer de camp, à moins qu’il ait été introduit dans la Région Sud comme espion et qu’il ait saisi l’occasion de disparaître sans être démasqué. Quelle que soit la raison pour laquelle il était à La Nouvelle-Orléans en uniforme de Carabinier, elle n’avait aucune importance. Il n’en demeurait pas moins qu’ils s’étaient mutuellement reconnus. Valentine gardait du déserteur le souvenir d’un camarade vif d’esprit comme de corps. La chope de thé corsé arriva, et l’autre choisit cet instant pour se lever et prendre son manteau. David souffla sur sa boisson fumante. Les compagnons d’Alistar écartèrent leurs chaises de la table. Ils feignaient de lorgner les serveuses et les prostituées, mais ils avaient tous la tête tournée vers David. Il entendit Alistar qui se déplaçait derrière lui. Il se prépara à faire volte-face pour se battre si les pas de l’ancien Loup se rapprochaient encore. Mais le Collab quitta l’Easy Street en hâte. Caractéristique d’Alistar : pas héroïque, mais très malin. Rien d’étonnant à ce qu’il porte maintenant les galons de major dans la Zone Kuriane. Valentine devait sortir du bar, lui aussi, sans être gêné par les camarades d’Alistar qui, il le devinait, avaient reçu pour consigne de le retenir. Il plongea la main dans sa poche et enroula la liasse de billets qui s’y trouvait. Puis il leva sa chope à l’adresse de la prostituée qui l’avait approché, comme pour l’inviter à trinquer avec lui. — Intéressée par un peu d’animation et beaucoup d’argent ? lui demanda-t-il à voix basse. — Toujours. Elle le gratifia d’un sourire aux dents bien rangées, quoique tachées par le tabac, derrière des couches de rouge à lèvres. — Je m’appelle Acor, ajouta-t-elle. Comme : « D’accord avec tout ce que tu veux, chou. » Valentine fit mine de la peloter et glissa les billets dans son décolleté. — Content de l’apprendre. Il y a un peu plus de cent, Acor. Quelle est la fille ici qui te hérisse le poil ? — Hein ? — Vite, ou un homme, n’importe. Qui te déplaît, ici ? Elle cessa de jouer en percevant la tension dans sa voix. — Hum… Il y a Star, murmura-t-elle en se penchant sur le côté pour voir par-dessus sa large épaule. L’ébouriffée avec les boucles d’oreilles en or, là-bas. Elle cherche toujours à piquer mes clients. Il suivit son regard. — Laquelle, celle en rose ? dit-il quand il eut repéré la prostituée dont la masse de cheveux ondulés encadrait le visage, comme la crinière d’un lion. Bon, écoute : je vais aller l’accoster. Je veux que tu déclenches une bagarre, et vite. — Et c’est tout ce que j’ai à faire ? — Fais autant de foin que tu le pourras. Oui, c’est tout. — Elle est raide, celle-là, Marine ! Je l’aurais fait gratis, tu sais… Valentine la laissa et s’avança vers la femme au mini-caraco rose. — J’ai entendu dire que tu étais une femme aux talents… réputés, dit-il en haussant un sourcil de façon suggestive. La prostituée inclina la tête et lui décocha un sourire incendiaire. — Eh, pas touche, pouffiasse ! hurla Acor. Le beau gosse est avec moi ! Du vacarme, encore mieux, songea Valentine. Star réagit avec une vivacité qui aurait été tout à l’honneur des anciens camarades Loups de Valentine. Elle se campa solidement sur ses deux jambes fléchies, et écarta les bras. Les deux femmes roulèrent au sol et se tortillèrent comme des lynx, en crachant et en sifflant. Un cercle de clients réjouis et braillards se forma aussitôt autour des furies. David recula, ramassa un chapeau sur une table déserte, le coiffa et passa la porte du bar avant que les soldats d’Alistar aient eu le temps de fendre la foule pour bloquer l’issue. Les conditions auraient difficilement pu être pires pour traquer un homme intelligent et disposant de deux minutes d’avance dans une ville aussi peuplée – et aussi dangereuse, à cause des Faucheurs en maraude. La nuit, la pluie et les rues encombrées de pousse-pousse concouraient à dissimuler sa proie. La visibilité était nulle, car les sommités de la cité ne prenaient pas la peine d’entretenir un éclairage public. La plupart des hommes n’auraient pas eu une chance de réussir. Mais David Valentine n’était pas n’importe quel homme. C’était un Félin, un de ces humains sélectionnés qu’on appelait « Chasseurs » et qui avaient été formés par les Tisseurs de Vie à combattre les abominations de leurs frères vampires, les Kurians. Ceux-ci contrôlaient la quasi-totalité de la planète, et les régions qui échappaient à leurs griffes, comme le foyer adoptif de Valentine dans les monts Ozark, devaient pour une grande part leur liberté aux sacrifices des Chasseurs. Moins nombreux et plus faibles que les Faucheurs et les autres créations des Kurians, les Chasseurs comptaient sur leurs sens surdéveloppés, leurs aptitudes physiques hors norme et une discipline mentale très stricte. Cette dernière était d’une importance primordiale. Les Faucheurs, la garde prétorienne de Kur, traquaient leurs proies humaines en détectant leur signature vitale, l’aura psychique qui émanait de n’importe quel être doué d’intelligence. Valentine devait absolument se débarrasser de toute peur. À cet instant précis, il était seul en territoire ennemi, entouré de milliers de personnes qui pouvaient gagner un badge de protection contre les Faucheurs, d’une durée de dix ans, simplement en le dénonçant comme rebelle au Nouvel Ordre Mondial. Et quelque part dans l’obscurité pluvieuse, un homme qu’il savait retors courait pour donner l’alerte. Alistar ne commettrait pas l’erreur de se précipiter sur le premier téléphone. Il ignorait si Valentine travaillait seul ou avec d’autres, qui auraient pu réagir à un signal discret et le suivre hors du bar. David se souvenait de lui comme de quelqu’un qui aimait être aux commandes. Il n’était pas impossible qu’il cherche à rassembler un détachement de ses propres Carabiniers afin de s’attribuer tout le crédit de la capture ou de la mort d’un des « terroristes » de la Région Militaire Sud. Mais rejoindre les baraquements des Carabiniers impliquait un long trajet qui lui ferait perdre trop de temps. Néanmoins, pour avoir travaillé sur le port des mois durant, Valentine savait qu’un de leurs contingents assurait la garde de leur entrepôt de ravitaillement, sur les quais. Quelques-uns des hommes d’Alistar s’y trouvaient certainement. Ce n’était qu’une hypothèse, mais elle lui sembla valable. Il s’engouffra dans une ruelle qui débouchait sur une route parallèle à celle qu’Alistar empruntait probablement. Et même s’il se trompait, mieux valait pour lui qu’il s’éloigne le plus vite possible de l’Easy Street. Il déboutonna son manteau pour mieux courir. Si on le voyait sprintant au milieu de la rue presque déserte, on pourrait aisément le prendre pour un Faucheur. Son allure ne faiblit pas. Il fit appel à ses réserves naturelles et elles le propulsèrent dans la nuit alors que ses jambes et ses poumons étaient en feu. Étonnamment, du moins pour quiconque ne savait pas ce dont un Chasseur était capable, sa vitesse s’accrut. L’entrepôt auquel il pensait était situé dans la partie ancienne de la ville, aux rues en brique. Les détritus s’amoncelaient dans chaque recoin, et plus de la moitié des bâtiments n’étaient plus que des coquilles vides noircies par les incendies. Des fenêtres sans vitres béaient sur la chaussée, comme les orbites de crânes géants, quand elles n’étaient pas condamnées avec des planches. Une fenêtre aveugle arborait une tête de mort entourée d’un cœur fraîchement peinte sur ses lattes de bois. Selon le code en vigueur à La Nouvelle-Orléans, quelqu’un venait de perdre un être aimé qui habitait ici et avait été emporté par les Faucheurs. N’importe laquelle des constructions alentour pouvait cacher une de ces créatures. C’était un des quartiers de la ville dans lesquels il était fortement déconseillé de se trouver après la tombée de la nuit, même si l’on portait un uniforme. Il se détendit mentalement, laissa sa vision se brouiller et tenta de sentir le point froid et dur qui signalait parfois la présence d’un de ces tueurs. Parfois. Il pria pour que ses antennes psychiques fonctionnent au maximum de leurs capacités cette nuit-là. Il fit halte à l’entrée d’une venelle nauséabonde en partie bloquée d’un côté par une carcasse de voiture renversée. D’après l’odeur, ses caniveaux servaient de latrines aux habitants du coin. La main posée sur la crosse de son pistolet, il décida de ne pas trop s’éloigner de la voie principale. Alistar était un ancien Loup, il devait donc tabler sur la possibilité de sentir son poursuivant avant même de le voir. Une puanteur pareille réduirait cet avantage à néant. Un bruit sourd et un cliquetis métallique résonnèrent derrière une des fenêtres éventrées. Il se retourna et s’accroupit pour esquiver le bond offensif de l’ennemi, auquel il s’attendait. L’arme au poing, il tendit l’oreille et perçut le son ténu de griffes raclant le sol. Un rat qui fuyait à l’intérieur de la maison. Valentine recula lentement dans la venelle, en se déplaçant de côté. Son regard ne cessa de passer d’une fenêtre à une autre, jusqu’à ce que son cœur reprenne un rythme apaisé. Il fit halte dans un puits de ténèbres sous un escalier d’incendie, rengaina son pistolet et tira de sa botte un stylet. Il prit le temps de se conditionner pour ce qu’il allait faire. C’était une chose de tuer dans la bataille, alors que les balles sifflaient autour de lui et que les explosions engourdissaient les sens. Mais le meurtre prémédité d’un adversaire en fuite exigeait de lui qu’il mobilise un côté totalement différent de sa personnalité. Cette partie de lui-même avait tué des hommes sans défense dans leurs cuves de contrôle à Omaha, fait sauter la tête d’un policier ligoté dans le Wisconsin, et poignardé des sentinelles effrayées sur des ponts isolés. Une nécessité impitoyable avait exigé ces assassinats, mais l’exaltation qu’il avait ressentie à les commettre le troublait plus que les actes en eux-mêmes. Il perçut des pas dans le crépitement régulier de la pluie, qui venaient de la direction à laquelle il s’attendait. Deux personnes apparurent au milieu de la rue. Elles marchaient ensemble sous une sorte de bâche qui les abritait de l’averse. Ce n’était donc pas sa cible, quoique… L’une entraînait visiblement l’autre. Et ce guide insistant était un homme de même corpulence que sa proie. Très malin, vraiment. Confiant en son instinct, Valentine se prépara à bondir. Alors qu’il se ramassait sur lui-même, il ne put s’empêcher d’apprécier l’ironie de la situation : comme lui dans le bar, Alistar se servait d’une femme pour fuir. La bâche apportait la petite touche supplémentaire à son déguisement. Il avait probablement saisi l’inconnue sous un porche, s’était collé à elle sous ce parapluie improvisé et lui avait ordonné de l’accompagner, sous la menace. Confronté au danger, le Collab avait toujours su faire preuve de sang-froid et d’opportunisme. Alors qu’ils arrivaient à son niveau sans le remarquer dans la nuit et la pluie, David passa à l’action. Il effectua un saut de cinq mètres qui se termina quand il percuta Alistar au creux des reins. Le couple s’écroula en avant, puis l’homme se retrouva pris au piège dans la toile humide. La fille poussa un cri de terreur, et Valentine l’entendit se relever en titubant. Il ne lui accorda aucune attention. Tout son être était concentré sur son stylet et la gorge du traître qu’il visait. L’autre se débattait dans les replis du morceau de bâche, comme un poisson pris dans un filet. David se plaça à califourchon sur Alistar et plaqua au sol son torse de tout le poids de son corps, avant de découper la toile. La lame fine perça la peau du cou de son ancien camarade qui s’écria : — Dave, non ! Attends ! Valentine se figea, sans retirer le stylet. On ne l’avait plus appelé Dave depuis l’époque où il n’était qu’une jeune recrue. — Ce n’est pas ce que tu penses, dit Alistar, livide. Tu crois que je voulais ça ? Tu te souviens comment ça s’est passé, nous nous sommes retrouvés séparés… Les Faucheurs étaient après nous. L’un d’eux m’a rattrapé. Ensuite ils m’ont amené jusque dans le Mississippi. Après m’avoir interrogé, ils m’ont mis le marché en main : les rejoindre ou mourir. Mais je ne les ai jamais vraiment rejoints, non, jamais vraiment. C’est pour ça que j’ai fini à l’arrière, dans ce trou, parce que je ne voulais pas vous combattre. Il faut que tu me croies. J’ai rencontré une fille, je me suis marié. Nous parlons de nous enfuir chaque fois que nous sommes seuls. Lois veut que nous nous échappions. — Tu aurais pu me contacter dans le bar, en ce cas. Discrètement. Pourquoi avoir pris la fuite ? — J’ai… J’ai eu peur. — Et moi, j’ai eu l’impression que tu te défilais pour aller chercher de l’aide. — Je n’ai pas dit aux gars que tu es de la Région Sud. Je leur ai raconté que nous nous étions querellés pour un boulot, et que tu avais menacé de me tuer si un jour l’occasion se présentait. Je me suis tiré pour aller voir ma femme, je voulais qu’elle aille au bar pour tout t’expliquer. Lois est quelqu’un de très droit, il suffit de parler avec elle pour s’en rendre compte. Tu as toujours su sentir les gens, Dave, je le sais. Tu pourrais nous exfiltrer. Valentine restait aux aguets, ses sens affinés par l’exercice pareils à des radars guettant toute approche. Il laissa Alistar continuer. — Nous pouvons être prêts en une heure. Nous nous cacherons où tu nous diras de le faire. J’ignore pour quelle raison tu es ici, mais peut-être as-tu besoin de quelques renseignements pour ressortir… Ou peut-être pas. Ce sera comme tu voudras. Fais-moi simplement confiance. Donne-moi une chance de te prouver que tu as raison de le faire. Valentine se mit à la place d’Alistar. Cet été de ses dix-huit ans, si les rôles avaient été inversés et s’il avait dû choisir entre la mort et un enrôlement accepté à contrecœur, pouvait-il affirmer en toute honnêteté qu’il n’aurait pas suivi le même chemin que son ancien camarade ? Mais il portait les galons de major… et peut-être d’autres insignes. Il fit passer le stylet dans sa main gauche et de la droite ouvrit le manteau d’Alistar. Sur la poitrine de celui-ci, une rangée de petits clous argentés couronnait le badge de cinq ans. David savait que chacun d’entre eux représentait cinq ennemis armés abattus, et que la décoration avait sans doute été reçue en récompense de la dénonciation aux Faucheurs d’amis, de voisins ou de camarades. Alistar lut son destin dans les yeux de Valentine et ouvrit la bouche pour appeler à l’aide. La main de David jaillit pour lui écraser le cou dans un étau d’acier, broyant cartilages et artères. Un son pareil au froissement d’un papier de bonbon et un chuintement bas furent tout ce qui sortit de la gorge du Collab. — Une autre fois, je t’aurais laissé partir, dit Valentine pendant les ultimes spasmes de son ancien ami. Mais je suis ici pour une chose trop importante. Il se releva. Le fait de vider son esprit et d’apaiser ses pensées grâce à la discipline enseignée par les Tisseurs de Vie pour dissimuler son aura vitale avait un effet secondaire très appréciable : il l’empêchait de penser à l’acte qu’il venait d’accomplir. Il transporta le cadavre dans la ruelle puante et se mit au travail avec des gestes rapides et précis. À l’aide du stylet, il pratiqua un trou juste sous la pomme d’Adam, puis il souleva le corps à l’envers. La chaleur du cadavre qui se vidait le mena au bord de la nausée. Immobile et frissonnant sous l’effort, le froid humide et la tension, il regarda le sang qui se mêlait à l’eau de pluie sur le sol craquelé et crasseux. Entre cette blessure et le récit confus que la fille pourrait faire d’un agresseur surgi des ténèbres, en admettant qu’elle soit assez courageuse pour aller trouver les autorités, il y avait de grandes chances qu’on croie à une nouvelle attaque des Faucheurs. Valentine avait examiné assez de victimes exsangues des Crânes Noirs pour imiter la blessure qu’ils leur infligeaient et disposer le cadavre comme ils le faisaient habituellement. Il coinça Alistar dans un renfoncement encombré de détritus. En général, les Faucheurs cachaient leurs victimes afin de ne pas troubler le reste de leur cheptel humain. Mais, même si l’enquête attribuait cette mort à une de ces créatures, cela n’assurait en rien le succès de sa mission. Laquelle devrait donc commencer cette nuit même < 2 Le centre-ville de La Nouvelle-Orléans : quel que soit son statut au sein de l’Ordre Kurian, un être humain doit réfléchir aux risques qu’il encourt avant de s’aventurer au-dehors après la tombée de la nuit, même si c’est dans le dédale grouillant des rues et des voies ferrées. Dans l’obscurité, l’aura vitale de tout être pensant brille d’un éclat très vif pour les sens d’un Faucheur et l’attire autant que le Maître Sombre qui voit à travers ses yeux. Quand il saisit une victime dans une étreinte de fer, le vampire plonge sa langue interminable dans le cou de sa proie. Ses dents acérées la maintiennent tandis que la pointe cornée de la langue cherche à atteindre le cœur qui bat follement. La « dernière danse », comme la surnomment les gens du coin, laisse la victime vidée de son sang. Le fluide riche est absorbé par le système digestif rudimentaire du Crâne Noir, et l’aura vitale est transférée au Maître qui anime cette créature. Le Kurian est un marionnettiste qui tire le million de ficelles synaptiques du système nerveux du Faucheur. D’après une rumeur, la terreur et la souffrance de la proie accroissent le plaisir que le Kurian prend à absorber son aura. On sait que les Faucheurs traquent et jouent avec leurs repas vivants, et même qu’ils les traînent jusqu’au repaire de leur Maître pour que ce dernier savoure une « connexion » plus entière lors de l’absorption de l’aura. Quels tourments il peut ajouter afin de parfumer l’aura comme on assaisonne un plat, voilà une énigme sinistre qui ouvre sur des spéculations très déplaisantes. La nuit de Valentine débuta par une visite au Cantonnement Familial. Trop confortable pour être qualifié de « prison » et trop strict dans son mode de fonctionnement pour être appelé « hôtel », le Cantonnement Familial était destiné à loger les parents des hommes partis en mer. Sur l’exemple d’une tradition en cours dans la Rome impériale, les familles des membres de la Patrouille Côtière étaient en résidence surveillée jusqu’au retour du marin. La protection contre les Faucheurs que procurait le service dans la marine exigeait en contrepartie une garantie que ces hommes accompliraient leur devoir avec la plus grande efficacité. Les Kurians avaient donc opté pour le système des otages. Et même si ceux-ci étaient bien nourris et pouvaient oublier parfois leur condition réelle, la menace implicite demeurait, aussi confortable que soit leur logement. La scène macabre de la venelle toujours à l’esprit, Valentine ne désirait rien d’autre que profiter de quelques heures de sommeil, peut-être après un verre de gnôle, pour se détendre. Il aurait pu obtenir le même résultat dans les bras d’une femme, mais les prostituées ne l’attiraient pas, même s’il avait eu le temps. Aujourd’hui il s’était levé bien avant le soleil, et avait parcouru le trajet en bateau et à pied jusqu’au lieu de son rendez-vous, à l’extérieur de la ville. Une fois encore, la dizaine de Loups ne s’était pas présentée, ce qui portait leur retard à neuf jours. Il avait attendu aussi longtemps qu’il était prudent parmi les ruines inondées, près du vieux château d’eau. De retour en ville, il s’était payé une assiette d’okra au riz dans un restaurant en plein air, car il se méfiait des plats de viande qui avaient trop souvent la fâcheuse particularité d’attirer les mouches, même en plein hiver. Il s’était mis à pleuvoir, et sur le long trajet du retour au bateau il avait décidé de faire halte sur les quais pour boire un verre dans un bar très fréquenté : l’Easy Street. À présent il y avait toutes les chances que la chasse ait commencé et que ce soit lui le gibier. Il allait devoir mettre à exécution le plan échafaudé quand les Loups avaient eu quarante-huit heures de retard. Les réparations simulées du bateau ne pouvaient durer plus longtemps, aussi imaginatif que soit le chef mécano pour les faire traîner. Le commandant avait frôlé l’apoplexie en apprenant que le Tonnerre resterait immobilisé encore quelques jours, dans l’attente de pièces de rechange. Un autre retard risquait d’entraîner un renouvellement du personnel, par exemple de Landberg, le premier-maître mécanicien, ce qui condamnerait la mission plus sûrement encore que l’absence des Loups. Les pensées de David revenaient sans cesse sur certains détails de sa rencontre avec Alistar. La lueur de l’alliance au doigt du mort… jusqu’à quel point cette histoire concernant son épouse était-elle véridique ? Il aurait aimé rencontrer cette femme, et dans un accès nerveux d’imagination il se vit ayant une conversation avec elle en privé, durant laquelle il lui confesserait ses regrets et les choix amers qu’il avait dû faire, ce soir comme six ans plus tôt, et qui avaient mené à la mort d’Alistar. La pluie faiblissait quand il arriva au Cantonnement Familial. À l’approche de l’entrée il adopta le pas hésitant d’un homme qui a bu quelques verres de trop. Une sentinelle était de faction, mais derrière les portes renforcées de barreaux et non à son poste habituel, sur la première marche. La pluie l’avait poussée à cette infraction mineure au règlement, mais les Cantonnements Familiaux ne contenaient rien de valeur, et la sécurité du lieu consistait surtout à empêcher les familles des Gardes-Côtes de sortir la nuit. Valentine tapota la vitre entre les barreaux, un sourire hésitant aux lèvres. — Eh, salut, Ed. Alors, tu m’ouvres, oui ? L’autre, dont la plaque d’identité mentionnait « HINKS. P », écarta les mains d’un air désemparé. — Ce n’est pas Ed, monsieur Rowan, mais Perry. Valentine feignit l’étonnement. — Ed est malade ? C’est toujours lui qui est de service le vendredi soir. — C’est vrai, mais nous sommes jeudi, monsieur. — Écoute, Perry, laisse-moi entrer, d’accord ? Je veux juste dire un petit bonsoir à ma femme. — Vous connaissez le règlement, monsieur Rowan. Les visites de nuit doivent être enregistrées et acceptées à l’avance. — Sûr que chais ça, marmonna Valentine, mais je ne veux pas rester toute la nuit. Juste une heure ou deux. Tu me comprends… Le bateau est prêt à reprendre la mer, et nous levons les amarres au matin. Allez, quoi, sois sympa… Je vais être absent trois mois. — Monsieur Rowan, vous êtes indiqué en service actif. Vous devriez vous trouver à bord de votre bateau ce soir, et pas à terre. — Sois sympa, répéta David. Tu ne consignes pas ma visite : comme ça tu n’auras pas à expliquer pourquoi tu m’as laissé entrer, et moi je n’aurai pas de problème pour être venu voir ma femme. — Je vais avoir du mal à expliquer votre départ. Valentine réussit un rot très convaincant. — Tu es en poste de minuit à 4 heures, pas vrai ? Je serai reparti pour 3 heures. Si tu n’inscris pas mon arrivée, pas besoin de noter l’heure de mon départ, pas vrai ? — Désolé, monsieur, mais si vous êtes retardé ? — Écoute, appelle Mme Rowan. Elle te promettra de me mettre dehors avant 3 heures. Et tu dois la connaître : si elle te fait la promesse, c’est elle-même qui me jettera dehors à l’heure dite. Je vais me morfondre en mer pendant trois mois, bon sang ! — Et le bureau ? — Je raconterai un bobard. J’ai un arrangement avec Turner. Ces galons de capitaine ne servent pas qu’à être le premier dans la queue au self, tu me suis ? — Monsieur, c’est peut-être comme ça qu’on fait dans la région des Grands Lacs, mais pas ici. Valentine suspendit sa respiration et son visage s’empourpra. D’un ton plus dur, il lâcha : — Et ici, on monte la garde à l’intérieur ? Hinks blêmit. — Oh, allez, monsieur Rowan, soyez… — Sympa ? termina David. Le garde jeta un coup d’œil furtif derrière lui, vers le bâtiment réservé au Cantonnement Familial. — Bon, d’accord, monsieur Rowan, 3 heures du matin. Si vous n’êtes pas là à 3 h 05, je téléphone. Entendu ? M. Turner n’est pas au bureau, de toute façon. Il doit lire aux toilettes, une fois de plus. Si vous voulez vous présenter à quelqu’un, commencez par lui. — Laisse tomber, Ed, euh… Perry. Tu es un chic type. Je te rapporterai une bouteille de rhum ou quelque chose dans le genre, qu’est-ce que tu en dis ? — Je vous demande seulement d’être sorti avant la fin de ma garde, monsieur, sinon je ne serai qu’une denrée périssable. — Eh, j’ai promis, non ? dit Valentine d’une voix traînante. Une visite rapide, j’ai dit. Alors autant ne pas perdre de temps, hein ? La sentinelle déverrouilla la porte. — Mme Rowan est une sacrée femme, monsieur. J’espère bien monter en grade et pouvoir rencontrer quelqu’un d’aussi bien. — C’est ça l’idée, Perry, marmonna David en se glissant à l’intérieur et en repoussant ses cheveux en arrière. Une façon de grimper dans la hiérarchie, c’est de consentir de petits services aux supérieurs. Peut-être que je pourrais te faire entrer chez les Gardes-Côtes. L’avancement est rapide, et la discipline pas trop stricte, si tu fais correctement ton boulot. L’autre secoua la tête. — Mon uniforme actuel me plaît bien, monsieur. Aucune envie de faire carrière en allant débarquer sur une côte inconnue pour attaquer un blockhaus plein de hors-la-loi. David Valentine attendit que la sentinelle ait déverrouillé la porte intérieure, puis il traversa la moquette tachée jusqu’à l’escalier. La loge du directeur était déserte, comme Hinks l’avait prédit. La plupart des lumières étaient éteintes, et le seul ascenseur encore en service était toujours mis à l’arrêt pendant la nuit, pour économiser l’électricité. Valentine détecta une odeur de savon et perçut des clapotis qui montaient du sous-sol. Quelqu’un faisait sa lessive dans un des bacs prévus à cet effet. Il monta au dernier étage et se souvint de la chaleur intolérable qui y régnait lors de leur arrivée, en plein été, après une série de déplacements où il avait tenu son rôle d’officier collab. Son véritable foyer se trouvait dans les collines de l’Arkansas, du Missouri et de l’est de l’Oklahoma, sur des terres libres. Mais depuis qu’il avait été recruté comme Félin il n’y avait pas passé plus de six mois. Durant l’année écoulée, il avait traîné avec lui Duvalier tout le long de la côte du golfe du Mexique. Il s’était glissé au sein de l’Ordre Kurian, avait obtenu une mission et une promotion sous l’identité d’un homme mort, et la Région Militaire Sud lui avait fourni des antécédents crédibles. Tout cela lui donnait l’impression d’être un asticot progressant à l’intérieur d’un cadavre. Les appartements des Cantonnements Familiaux étaient certes pourvus de fenêtres assez grandes, mais des barreaux empêchaient les locataires de passer par l’escalier d’incendie pour dormir à l’extérieur. Ces fenêtres et leurs barreaux étaient d’ailleurs la seule installation régulièrement inspectée et maintenue en état. Pour le reste, la peinture s’écaillait sur les murs ondulés, et la plomberie était soit hors service soit très capricieuse. Valentine atteignit la porte de l’appartement de « Mme Rowan ». Il y frappa doucement, trois coups discrets puis deux plus énergiques, pour s’identifier. Dans le couloir, l’unique ampoule s’éteignit presque, avant de reprendre vie. Le système d’alimentation de La Nouvelle-Orléans souffrait d’irrégularités chroniques dans la distribution nocturne. La porte s’ouvrit et laissa apparaître un visage aux traits anguleux mais séduisants sous une chevelure rousse courte et dressée dans tous les sens. — Tu es resté dehors tard, dit Alessa Duvalier d’une voix endormie. Elle portait un tee-shirt jaune qui aurait pu lui servir de tente individuelle et se décousait aux épaules. — Que se passe-t-il ? Il se glissa à l’intérieur et éteignit la lumière. Pour ses yeux de Félin, la pièce demeura aussi claire qu’un instant auparavant, avec seulement cette légère modification des couleurs due à sa vision. — On m’a reconnu. Il avait recouru à l’ancienne langue des signes pour transmettre cette information, et pour les micros il dit à voix haute : — Chérie, nous partons demain. Notre dernière occasion avant quatre-vingt-dix jours. Ils avaient découvert un mouchard quand ils étaient arrivés dans le Cantonnement des mois plus tôt, et ils avaient demandé une autre chambre, en prétextant la présence de punaises. La direction les avait relogés dans la chaleur étouffante du dernier étage, et la veuve d’un Marine Garde-Côte, Mme Kineen, était venue s’installer dans la chambre vide voisine le même jour. Duvalier était maintenant complètement réveillée. — Quelqu’un t’a identifié ? dit-elle par signes. Comment ? Il se laissa tomber à la renverse sur le lit dès qu’il eut ôté son manteau. Avec un gémissement occasionnel pour simuler leurs ébats, il la mit au courant, toujours en langage des sourds-muets. Ils l’avaient appris avant de quitter le Territoire Libre d’Ozark, et bien qu’ils l’aient assidûment pratiqué Valentine marqua quelques hésitations, à cause de cette journée interminable et de sa rencontre tragique avec Alistar. La femme qui avait fait de lui un Félin était assise dans son fauteuil, une jambe repliée devant elle et le menton posé sur le genou, tandis que de l’autre pied elle poussait rythmiquement leur couche pour que la tête de lit cogne le mur mitoyen avec la chambre de Mme Kineen. La pièce sentait les clous de girofle et les noix. Duvalier avait attrapé des parasites intestinaux pendant ses déplacements, peut-être durant leur long voyage dans le Goulag des Grandes Plaines, trois ans plus tôt, quand elle l’avait recruté, et elle se soignait encore. Elle l’interrompit alors qu’il commençait à expliquer ce qu’il avait fait du cadavre. — Cette semaine, nous n’avons eu que de mauvaises nouvelles. D’après ce que j’ai appris à la buanderie, il y a beaucoup de nouveaux visages en ville. Des troupes arrivent. D’après certains, une expédition se prépare dans la zone Texas-Mexique. Pour d’autres, c’est la Région Sud qui est visée une fois de plus. Je sais que ça bouge à la gare. Beaucoup de wagons de marchandises emportent du ravitaillement vers l’ouest. Finalement cette mission n’est pas si barbante que ça. J’ai pu observer la gare et j’ai glané quelques renseignements intéressants. Elle regarda par la fenêtre avant de continuer à s’exprimer avec ses mains. — J’espère que tu pourras partir bientôt. La Région Militaire Sud a besoin de ces informations. — Je ne pense pas que les Loups viendront, répondit-il. Je vais donc devoir suivre le mouvement et improviser. Trouver un moyen de virer ce cher Saunders et prendre le commandement du Tonnerre. Elle laissa échapper un petit cri étranglé, supposé accompagner un orgasme, et décocha un clin d’œil à son coéquipier. — Tes improvisations vont te mener tout droit à la potence grog. Valentine ne se lassait pas d’admirer la dextérité de ses doigts. C’est ce qu’il avait remarqué en premier chez elle, alors qu’elle pansait son ancien capitaine sur Little Timber Hill. — Qui va t’aider ? — L’équipage. — Des Collabs ? s’étonna-t-elle, et son haussement de sourcils remplaça le signe pour le point d’interrogation. — Ils ne seraient pas dans la Patrouille Côtière s’ils n’appréciaient de se trouver loin de l’influence des Kurians. — Raison de plus pour que leurs maîtres aient choisi des hommes loyaux. Souviens-toi de ce que nous avons dû faire pour t’obtenir une mission ici, et ensuite ta promotion de capitaine. — Pas la peine de me le rappeler… Des faux documents très bien imités avaient « prouvé » ses états de service dans la région des Grands Lacs, et il avait pu être muté ici. Pendant l’année écoulée, Valentine avait mis ses talents manifestes au service des Kurians, à l’arrière, avant de se voir proposer une promotion en échange d’un rôle futur « plus actif ». Il avait vu des hommes être fusillés, pendus, livrés aux Faucheurs, sans trahir la moindre émotion. Il avait même assisté à des scènes bien pires. Il avait appris la raison de tout ce travail en amont quelques mois plus tôt seulement, quand il avait reçu son ordre de mission et découvert son objectif premier : la canonnière le Tonnerre. Ahn-Kha était apparu peu après, avec ses ordres détaillés. En vingt-quatre heures il avait mémorisé toutes les instructions, les plans de l’objectif, et avait détruit documents, cartes et croquis. Depuis il s’était consacré à se lier d’amitié avec les membres de l’équipage et à apprendre tout ce qu’il pouvait sur les Caraïbes, et plus particulièrement Haïti. — Alors, tu vas enfin me dire de quoi il retourne ? lui demanda Duvalier, toujours par signes. Une fois que tu seras en mer, peu importe si je suis au courant de ta mission. Elle cessa de pousser le lit du pied, laissa s’écouler quelques secondes, et reprit de plus belle. — Tu sais bien que non. Si tu étais de la partie, je te demanderais ton avis à chaque étape. Mais je ne peux pas prendre le risque que les Kurians découvrent tout, si ça allait de travers. « Si ça allait de travers. » L’expression était une sorte de code entre eux, un euphémisme pour ne pas dire : « si j’étais capturé, torturé, et exécuté ». Elle grimpa sur le lit à côté de lui, assez près pour lui chuchoter à l’oreille : — Nous formons une bonne équipe, tous les deux, Valentine. Espérons que ta mission n’est pas un aller simple. Il y a certaines choses qui ne valent même pas d’être tentées. Comme d’essayer de soulever cet équipage. Nous devrions filer d’ici. La mission est compromise, et il faut mettre la Région Sud au courant de ce rassemblement de troupes. — Prendre le commandement du bateau n’est qu’une partie de la chose, murmura-t-il en retour, la peau électrisée par le parfum de la jeune femme. Je devrais plutôt dire : ce n’est pas ta partie. Elle lui passa la main dans ses cheveux toujours humides. — David, je sais que cette fois j’ai eu le boulot le plus facile. Ce bon vieux Ryu a peut-être estimé que je méritais un peu de repos. Je devais fouiner à droite et à gauche, protégée par ma fausse identité, et disparaître dès que ton bateau aurait pris la mer. Mais à présent j’ai une boule dans l’estomac, et tu as ce regard qui semble dire « ne parle pas de malheur », comme dans les Dunes. Tu n’es pas venu ici pour me faire tes adieux. Dans la pénombre, Valentine sourit. — Non. J’ai un service à te demander. Ça me faciliterait la tâche si tu pouvais exfiltrer certaines des autres épouses et leurs familles. Elle cessa de jouer avec ses cheveux. Le silence s’appesantit sur la pièce assombrie. Malgré l’acuité de son ouïe, il ne parvenait même pas à surprendre la respiration de la jeune femme. — Combien de familles ? murmura-t-elle enfin. — Le plus grand nombre possible. Prends contact avec les gars du réseau, qu’ils vous aident tous à vous exfiltrer. Elle se rassit, ramena les genoux contre sa poitrine et réfléchit un long moment avant de répondre, de nouveau par signes : — Val, ça veut dire exfiltrer environ une centaine de personnes de La Nouvelle-Orléans. De mon côté, je n’ai aucun équipement, aucune arme sinon un couteau de cuisine. Il y a beaucoup d’enfants, il me faudra donc impérativement un moyen de transport pour tout le groupe, et assez de nourriture jusqu’à ce que nous soyons sortis de la Zone Kuriane. C’est infaisable. — Bien sûr que c’est infaisable. Et parce que ça l’est, je pense que les Kurians ne s’attendront pas à ce qu’on le tente. — Personne n’attend de moi que je saute par la fenêtre du trentième étage d’un immeuble non plus. Et si je le fais et que j’estomaque tous ceux qui me regardent, ça ne changera pas grand-chose pour moi quand je m’écraserai au sol. — Ma seule chance avec les membres d’équipage, c’est s’ils pensent qu’il y a de l’espoir pour leur famille. — Valentine, abandonne ce projet. Ou bien allons le tenter ailleurs. Au Mexique, par exemple. Ils ont tout un tas de transports là-bas… — Et j’annulerais une année entière de travail ? C’est le bateau idéal. Qui aurait jamais cru que je serais affecté sur une canonnière ? J’imaginais que nous devrions nous contenter d’un transport de troupes bondé de soldats. Si nous parvenons à nous rendre maîtres du Tonnerre, il n’y a quasiment pas un bateau dans toutes les Caraïbes qui osera s’y frotter. De plus il tient bien la mer, en cas de gros temps. Ce n’est pas un caboteur. — De bons arguments en faveur d’une mauvaise idée. — Tu n’as pas dit que tu avais sympathisé avec certaines des femmes ? Et que bon nombre d’entre elles étaient mécontentes ? — Qui ne le serait pas, dans leur situation ? Nous ne quittons ce bâtiment que deux fois par semaine quand vous êtes en mer, et c’est pour nous rendre sur un marché clôturé. Je n’en peux plus de cet endroit, moi non plus. Si ça ne mettait pas en danger la vie de certaines personnes dont j’ai fait la connaissance ici, je réduirais en cendres cette baraque dès ton départ du port, et je disparaîtrais dans la nature. Ils penseraient que peut-être j’ai… Eh, attends… Valentine pouvait presque sentir le cerveau de la jeune femme s’emballer. — Tu sais, si tu faisais sortir tout le monde et que tu concoctes un genre d’explosion…, suggéra-t-il. — Je n’ai pas le matos pour faire s’écrouler le bâtiment, répondit-elle. Mais la structure est ancienne. Avec un démarrage de feu à un point difficile à éteindre mais qui ne présente pas de danger immédiat, les autorités évacueront tous les occupants, et des membres peuvent m’aider. Peut-être qu’on nous collera quelques types pour nous surveiller, mais personne n’ira imaginer une évasion aussi massive. Je pourrais m’occuper des gardes… — Choisis avec soin à qui tu en parles, lui conseilla Valentine. Moi, je me limiterais à deux ou trois personnes sûres. Et ne fais passer le mot qu’à la toute dernière minute. — Qui a appris à l’autre les règles de ce jeu, Val ? Je me débrouillais déjà pour rester en vie dans la ZK quand tu courais encore avec les Loups, si tu te souviens bien. — Alors continue à rester en vie. La Cause a besoin de toi. Bon, je peux donc compter sur toi ? Réfléchis-y pendant que je dors. — J’en suis. À condition de réussir à convaincre le réseau. Je ne garantis rien, ce n’est pas mon style. Mon style, c’est de filer si les choses se mettent à sentir trop mauvais. À mon avis, tu vas te mettre dans un sacré pétrin, au mieux tu finiras par atteindre le port le plus proche en catastrophe. Ce n’est pas une mince affaire, déclencher une mutinerie. Je n’ai encore jamais entendu parler de quelqu’un qui avait fait ça… — Raison de plus pour que ça marche : ils ne s’y attendront pas… Elle l’interrompit d’une poussée brusque de la main. — Ah non, tu ne vas pas recommencer avec ça ! dit-elle à voix haute. Ils s’entre-regardèrent et sourirent. Qu’allait penser Mme Kineen de cette exclamation ? Valentine rêva des Ozark. La brise d’automne faisait bruisser un million de feuilles autour de lui, les ruisseaux à l’eau fraîche s’écoulaient dans le matin, avec le son des poissons qui y barbotaient… Il sentit Duvalier qui lui secouait l’épaule. L’heure de repos n’avait pas suffi au Félin, mais il devrait s’en contenter. Elle lui tendit son manteau. — Dernière chance, Val, lui dit-elle par signes. Renonce à cette mission, les raisons abondent pour justifier cette décision. Je ne la sens pas, pas du tout. Ses propres doutes lui revinrent à l’esprit d’un coup. Non, ne fais pas attention à eux ! — Je ne suis pas satisfait des conditions, moi non plus. Mais si tu en savais plus, tu verrais que je n’ai pas le choix. C’est le moment, et le succès de cette mission pourrait renverser le cours des événements. Comme le mouvement des marées. — Toi et tes images… Elle l’étreignit et frotta son menton contre la poitrine de son coéquipier. Elle lui donnait rarement des marques d’affection, et le lien qui les unissait se manifestait plus souvent par des taquineries que par de tels gestes. Il éprouvait une certaine attirance pour elle, mais la Féline avait dressé autour d’elle une muraille qu’il ne parvenait pas à franchir. En quelques occasions toutefois, elle abaissait le pont-levis de sa forteresse. Comme cette nuit. — J’ai grandi au Texas, lui murmura-t-elle à l’oreille. Je ne connais rien aux marées, à part qu’elles sont causées par l’influence de la lune. Oh, et qu’un roi a voulu les dompter, sans y parvenir. À la fin, la marée gagne toujours. Elle est trop forte. Il chassa de son esprit la perspective des risques qu’il allait courir, puis dégaina son lourd 44 réglementaire et le lança sur le lit avec le chargeur supplémentaire. Il se débrouillerait pour dissimuler son absence. Il boutonna posément son manteau, avant de dire, par signes : — Non. Aucune marée n’est trop forte. Si elle gagne, c’est parce qu’elle ne renonce jamais. Le soulagement qui envahit le visage de Perry fit oublier à Valentine les événements sinistres du début de la nuit. Pour un instant seulement. — Vous voyez, Perry, je suis réglo, dit-il d’un ton dégrisé, en désignant la pendule qui affichait 2 h 40. — Vous êtes un homme de parole, monsieur. Merci. — Non, c’est moi qui vous remercie, Perry, dit Valentine en souriant pendant que la sentinelle déverrouillait la porte extérieure. Nous nous reverrons dans trois mois. — Je l’espère, monsieur Rowan. Le bruit court que mon unité va changer de coin. L’ouest du Texas, de ce qu’on raconte, et ça me va très bien. J’en ai plus qu’assez de toute cette humidité. Je suis allergique à la moisissure. — C’est la mobilisation pour une opération d’envergure ? lâcha David d’un ton nonchalant, le regard perdu dans le rideau de pluie. — Comme si je le savais ! « Vous verrez bien quand vous serez sur place », c’est ce qu’on nous dit toujours. Le garde vida le fond d’une tasse de café. — Profitez au maximum du soleil, Perry. Il faut que je retourne à bord avant que le commandant se lève. — C’est plus sage, vous avez raison. Valentine s’enfonça dans la nuit pluvieuse, les poings au fond des poches de son manteau. Il en avait pour une bonne heure de marche. Le Tonnerre était amarré à un quai peu utilisé, à l’extrémité de la partie est de la digue. Les Kurians n’encourageaient pas vraiment le commerce de haute mer. Ils semblaient si peu à l’aise avec tout ce qui concernait l’océan que Valentine en venait à se demander si Kur n’était pas une planète très aride. Les échanges maritimes se limitaient à des barges et des remorqueurs qui cabotaient de port en port le long de la côte du golfe du Mexique. Une soudaine bouffée de peur le tira de ces réflexions. Un frisson glacé lui parcourut l’échine… Il y avait un Faucheur, quelque part derrière lui. Il pressa le pas et chassa de son esprit tout ce qui n’était pas en relation avec les réflexes animaux nécessaires pour continuer à se mouvoir, tel un poisson qui file droit devant lui pour éviter le requin en maraude. Et il avait laissé son 44 à Duvalier. Il n’avait plus sur lui que le couteau réglementaire à lame courte passé à sa ceinture. Pas assez d’acier pour mordre efficacement dans le cou d’un Crâne Noir. Quant à son katana, il se trouvait dans la Halle de Ryu, avec le reste de ses maigres possessions. La rue était déserte, à peine éclairée. Alentour, portes et fenêtres étaient fermées pour la nuit. Il sentait la présence froide s’intensifier à mesure que la créature se rapprochait. Ses pieds bottés claquaient quelque part derrière lui, dans le crépitement de la pluie. Il ôta son imper. Peut-être que le Faucheur hésiterait à agresser un humain en uniforme. Une silhouette massive émergea de la brume devant lui. Ahn-Kha ! Le ciel soit loué… Aussi solide que la proue du Tonnerre renforcée pour briser la glace, et aussi laid qu’un péché mortel, le Grog s’avança vers lui. Ahn-Kha était pour Valentine ce qui en ce monde se rapprochait le plus d’un frère. Il entendit les pas derrière lui cesser quand le Faucheur fit halte pour décrypter la signature vitale du nouveau venu. Le Dos Doré portait balancée sur l’épaule une longue gaffe de marinier, et sa poitrine était barrée en diagonale de l’écharpe brune de la Brigade de manœuvres grogs. Tel un gorille, il se servait autant de ses bras que de ses jambes pour se déplacer. La pluie assombrissait sa fourrure dorée et gouttait de ses oreilles flexibles qui rappelaient celles des chauves-souris. Sa face ressemblait à celle, cauchemardesque, des gargouilles qui épient les touristes des hauteurs des cathédrales, mais ses yeux bruns lui conféraient un regard qu’on ne pouvait qualifier que de « doux ». Valentine lui serra la main, et d’un petit mouvement de menton il indiqua quelque chose dans son dos. — Attention, souffla-t-il. Il entendit le Faucheur qui approchait. Ahn-Kha redressa ses deux mètres dix et planta la gaffe solidement devant lui, comme un piquier prêt au combat. Valentine croisa le regard jaunâtre du vampire, effleura du bord de la main son sourcil, dans le salut habituel dû à un membre de l’Ordre Kurian. La créature répondit en rabattant sa capuche sur son crâne, et disparut à longues enjambées dans les ténèbres. Valentine ne se détendit que lorsque la présence glacée disparut de sa conscience. Le Faucheur aurait sans aucun doute pu les tuer tous les deux, mais peut-être le Kurian qui l’animait répugnait-il à prendre des risques inutiles, dont celui d’endommager l’un des avatars qui lui procuraient les auras vitales. Ahn-Kha replaça la gaffe en équilibre sur son épaule. Depuis trois ans qu’il le connaissait, David avait appris à apprécier son esprit autant que sa force. Des années plus tôt, le peuple d’Ahn-Kha, les Dos Dorés, avait été amené sur Terre avec d’autres espèces connues sous le nom générique de Grogs, afin d’aider les Kurians à conquérir l’humanité. Mais les Dos Dorés eux-mêmes avaient été trahis par Kur quand ils n’avaient plus été jugés utiles. Grâce à la rencontre de ces deux-là, les frères d’Ahn-Kha prospéraient de nouveau sur la berge ouest de la Missouri River, près d’Omaha. — Mon David, gronda le Grog d’une voix de basse qui semblait résonner dans une caverne loin dans le sol, j’ai commencé à m’inquiéter au moment où nous coupions l’éclairage du bateau. J’ai craint qu’il te soit arrivé quelque chose, et j’ai décidé de me rendre au Cantonnement Familial. Tout va bien ? Il effectua un demi-tour rapide sur le pivot d’un de ses poings posé au sol puis se mit à marcher à côté de Valentine. — Oui et non, mon vieux. Quelqu’un m’a identifié, cette nuit, dans un bar. Il est mort, mais à moins que ses hommes soient nés sans cervelle, ils doivent être à ma recherche, à cette heure. Nous allons devoir appareiller à l’aube, avant que les Kurians aient le temps d’organiser une battue pour me coincer. — Et tes Loups ? Ils sont arrivés ? — Non. Il faudra partir avec l’équipage tel qu’il est. — Et le capitaine, et son second ? As-tu pour projet de leur préparer un « accident » ? — Je vais essayer de soulever l’équipage. Ahn-Kha eut un reniflement de doute. — Peut-être que quelques cœurs courageux se mutineront. Mais ils ne seront pas assez nombreux, mon David. Cela ne suffira pas. — Je vais leur faire miroiter une vie nouvelle avec leur famille, s’ils réussissent à rejoindre les Ozark. Duvalier s’occupe d’exfiltrer les femmes et les enfants. — Si elle réussit, c’est que le destin lui-même est de son côté. Mais sans les Loups qui devaient nous épauler, je ne vois pas comment nous pourrons nous rendre maîtres du bateau. — Quand nous serons en mer, j’approcherai le lieutenant Post en premier. — Cet homme est un ivrogne, mon David. S’il ne buvait pas, c’est lui qui commanderait les marins et non toi. — Je sais. — Comment expliqueras-tu leur absence au capitaine ? Tu as affirmé que les Marines Côtiers envoyaient une équipe d’éclaireurs, tu lui as même montré de faux ordres. — Nous prendrons tes Grogs. Je lui dirai que tes manœuvres peuvent très bien remplir cette tâche. Par ailleurs les hommes aiment bien avoir auprès d’eux quelques Grogs qui se chargent du sale boulot. Est-ce qu’ils t’obéiront ? — Ce sont des Dos Gris, des brutes. Ils m’obéiront, parce que c’est plus facile pour eux que de réfléchir. Sur le papier, ils forment une équipe préparée au combat, mais je n’en ai jamais vu un seul tirer. Après avoir travaillé sur le bateau, ils devaient retourner à l’intérieur des terres. Mais une demande des Marines Côtiers aura plus de poids. Et puis les Kurians ne manquent pas de leurs congénères pour remplacer ceux-là. — Alors dis-leur de se préparer dès que nous atteindrons le Tonnerre. Je vais aller parler au capitaine, et nous lèverons l’ancre à l’aube. Ah, j’oubliais : la radio va tomber en panne, bien sûr. On n’est jamais trop prudent. Amarré au quai, le Tonnerre ne donnait pas l’impression d’être à la hauteur de son nom. Il ressemblait au vieux brise-glace qu’il avait effectivement été, malgré la peinture neuve et son équipement brillant qui le transformait en canonnière. Il mesurait soixante-dix mètres, avec une proue surélevée et un château central. Juste sous le pont, à l’avant, était placé le canon de cinq pouces, sa principale pièce. De l’autre côté du château, un Oerlikon 20 millimètres prenait des airs de sculpture d’avant-garde sous sa couverture de protection. Les Marines de Valentine en étaient responsables, ainsi que des mitrailleuses de calibre 7, 62 prêtes à occuper leurs logements latéraux sur le pont supérieur, au niveau de la passerelle. Dans sa configuration actuelle, le navire emportait quatre officiers principaux et sept officiers des équipages qui supervisaient les quarante-cinq membres de la Patrouille Côtière et les trente-quatre Marines Gardes-Côtes. En temps ordinaire, la canonnière embarquait un équipage plus étoffé et moins de Marines, mais le capitaine n’avait pas fait secret de leur mission : un nid de « ruffians et de terroristes » avait eu le front de venir semer la pagaille sur la côte du continent et le Tonnerre avait pour ordre de « capturer, saborder ou couler » les navires « pirates » et de détruire leur base. La canonnière n’avait pas grand-chose à craindre en retour : elle pouvait rester au large et couler les unités ennemies au mouillage ou en mer, car ces brigands n’avaient que des bateaux à voiles et aucune arme capable de rivaliser en portée avec le canon de cinq pouces. Et hormis des torpilles, des mines ou des tirs de canon, rien ne pouvait pénétrer la coque renforcée de l’ancien brise-glace. Quels que soient ses espoirs de gloire navale, le Tonnerre offrait un spectacle assez lamentable dans la pénombre qui précédait l’aube. Une lumière brûlait à bâbord, au bout de la passerelle d’accès, et une lueur sur le pont révélait la silhouette de l’officier de quart. Valentine et Ahn-Kha gravirent la planche de débarquement. L’officier en faction se mit au garde-à-vous. — Monsieur Rowan, dit-il d’un ton juste assez alerte pour prouver qu’il ne somnolait pas. En revanche il ignora totalement le Grog. David regarda vers l’avant, puis vers l’arrière. L’équipe de manœuvres d’Ahn-Kha gisait en une masse ronflante à la poupe. Sourcils froncés, il se tourna vers son ami et joua son rôle. — Si votre bande doit dormir comme ça sur le pont, autant leur procurer de quoi le faire proprement, dit-il. Permission de prendre ce qu’il faut dans le magasin du bord. — Merci, monsieur, répondit Ahn-Kha avec une inclinaison du buste. L’officier grogna. — J’espère qu’ils laveront le tout après, commenta-t-il. Nous avons déjà assez de punaises comme ça… À l’avant, Valentine aperçut le point rougeoyant d’une cigarette. Landberg, dit « le Chef », était assis sur un tabouret, jambes posées sur le bastingage et une cheville confortablement placée dans le support vide d’une mitrailleuse. Il contemplait la pluie. Sur un effectif de plus de quatre-vingts personnes, les confidents de David se limitaient au Grog à son côté et au premier-maître mécanicien. Il s’approcha. Manifestement, l’autre attendait son retour. — Bonsoir, capitaine Rowan, murmura le Chef. Le Félin s’arrêta près de lui et s’accouda au bastingage. Comme Valentine, Landberg avait une bonne dose de sang indien dans les veines, ce qui donnait à son titre courant de « chef mécano » une coloration humoristique qui n’était pas pour lui déplaire. S’il n’était pas très grand, il avait un torse de lutteur et des jambes aussi solides que des piliers de pierre. En contraste avec le corps, son visage était rond et doux. Le Chef était informateur pour la Région Sud depuis sa jeunesse, mais jusqu’ici il s’était borné à transmettre des renseignements, sans jamais prendre part à l’action. La pluie avait débarrassé l’atmosphère des odeurs nauséabondes qui traînaient d’habitude sur le fleuve. David ne sentait plus que le parfum vaguement métallique qui émanait du bateau, et celui du tabac fumé par Landberg. — Alors, Chef, on n’arrive pas à dormir ? dit Valentine à mi-voix, après avoir jeté un coup d’œil prudent par-dessus son épaule. Avec ce temps, la sentinelle ne pouvait probablement pas les entendre, mais il était inutile de prendre des risques. — Non, le crépitement de la pluie sur cette boîte de conserve flottante m’empêche de fermer l’œil, parfois. Alors je monte ici pour la regarder tomber. — Où en est-on, avec la pompe d’alimentation ? J’aimerais vraiment larguer les amarres. Les hommes commencent à s’inquiéter. Landberg leva les yeux vers lui. Valentine eut un très léger hochement de tête. — Ils s’inquiètent, hein ? Le mécanicien pinça sa lèvre inférieure entre le pouce et l’index, comme souvent quand il réfléchissait à un problème. Il étirait sa lèvre et la relâchait de sorte qu’elle allait cogner contre la lèvre supérieure et les dents avec un petit « plip ». — Eh bien, je crois que les bonnes nouvelles ne devraient pas tarder. (« Plip. ») J’en ai eu marre d’attendre la pièce de rechange, alors j’ai pensé à une petite modification qui nous permettra de nous en passer. Je vais m’y mettre tout de suite, si vous voulez (« plip ») et nous dirons au commandant si ça fonctionne. Ces retards successifs l’ont rendu à moitié dingue. — Bonne idée, Chef. Valentine poussa un soupir las et laissa Landberg en finir avec ses pensées et sa cigarette. Il était engagé, à présent. À cette même heure demain, il serait en pleine mer, avec pour seuls alliés Ahn-Kha et le Chef, face au commandant et à l’équipage contrôlés par le système kurian. S’il n’y avait eu le soutien sans faille du Grog, aussi imperturbable et solide qu’une montagne, et l’aide rusée du premier-maître mécanicien, sa mission aurait sombré depuis longtemps. Il gravit une des échelles métalliques du château jusqu’à la passerelle de commandement et demanda à l’officier de quart de le réveiller à l’aube. Puis il se retira. À l’origine seuls le capitaine et lui avaient droit à des cabines individuelles, mais après avoir constaté le manque de place à bord il avait invité le lieutenant Post à partager la sienne. Chaque soir, Post s’enivrait avec la même application lente, qu’il soit de service ou non, et Valentine compatissait après avoir entendu certaines railleries que les autres officiers proféraient avec une nonchalance vicieuse. Il baissa les yeux sur le lieutenant, ruine endormie de ce qui avait dû être par le passé l’archétype du marin athlétique. Son mètre quatre-vingt-dix était à l’étroit sur la couchette, de ses cheveux poivre et sel à ses pieds rarement lavés, et il soufflait dans le sommeil agité que procure l’alcool. Comme d’habitude il ne s’était pas dévêtu avant de s’écrouler, et demain il prendrait son poste dans un uniforme froissé et marqué de taches permanentes aux aisselles et dans le dos. Post se fichait du qu’en-dira-t-on, et même des commentaires du commandant sur sa mise négligée. Pourtant, peut-être par esprit de contradiction, il se rasait chaque matin depuis que Valentine lui avait discrètement fait remarquer qu’il aurait bien du mal à garder ses Marines rasés de près si leur lieutenant arborait une barbe de trois jours. David s’assit sur sa couchette impeccable et se déchaussa sans hâte. Au-dessus de lui, une étagère à rebord contenait sa maigre bibliothèque. La bible dorée sur tranche du Père Max, le vieux prêtre du nord du Minnesota qui l’avait élevé après le massacre de sa famille, et était mort d’une pneumonie alors que le Loup entraînait la Compagnie Fox-trot. Le Padre lui avait légué son exemplaire aux pages cornées et jaunies par l’usage, qui était arrivé alors que Duvalier et Valentine recherchaient la Croix Torse dans les Grandes Plaines. Près de la bible se trouvait son exemplaire usé de l’histoire de Rome par Tite-Live, qu’il avait apporté avec lui huit ans plus tôt, quand il avait rejoint la Cause. Il y avait aussi un exemplaire de Clausewitz, l’incontournable De la guerre, et une traduction de Sun Tzu. Il avait étudié ces ouvrages à l’école militaire de Pine Bluff, dans l’Arkansas, avant de devenir lieutenant. Ensuite venaient des livres sur la guerre de Sécession : La Compagnie Aytch de Sam Watkins et Lincoln : le chemin de la liberté de Frisch, et quelques romans. Les Garennes de Watership Down, avec ses pages retenues ensemble par des agrafes et sa nouvelle reliure en peau de lapin, ce qui ne manquait pas d’une certaine ironie. Il lui avait été offert en cadeau de retour par un Loup du nom de Gonzalez qui avait survécu à leur mission de courriers jusqu’au lac Michigan, en 2065. À côté, en bien meilleur état, une édition cartonnée récente de l’intégrale des aventures de Sherlock Holmes. Et enfin sa dernière acquisition, un exemplaire d’Autant en emporte le vent acheté dans une librairie de La Nouvelle-Orléans. Il avait surpris sa coéquipière Duvalier plongée dans cette lecture alors qu’il suivait la formation de Marine Garde-Côte à Biloxi, dans le Mississippi. Stupéfait de la voir ainsi absorbée dans ce pavé, il s’était fendu d’un commentaire ironique sur la couverture en quadrichromie. — Tu ne l’as jamais lu ? avait-elle dit. Quand il avait avoué que non, elle lui avait conseillé de ne pas donner son avis sans savoir de quoi il parlait. Valentine reconnaissait un défi quand on lui en lançait un, et il s’était assis avec le roman dès son premier jour libre, avec l’intention de trouver des arguments pour se moquer de l’ouvrage et d’elle. Mais vingt minutes plus tard il était tellement captivé qu’il sortit s’acheter une bouteille de cognac à déguster avec l’histoire. Le reste de l’étagère était occupé par de la propagande kuriane, en grande partie non lue, et des bulletins de service. On frappa doucement à la porte. — Évidemment, marmonna-t-il, plus pour lui-même que pour les cent kilos alcoolisés de Landberg. Il se leva et alla ouvrir. Un garçon de douze ans dans un uniforme de deux tailles trop grand pour lui se tenait dans la coursive. L’équipage leur avait trouvé pour surnom, à lui et son frère jumeau, « Petit-Un » et « Petit-Deux ». Ils naviguaient sous la garde de leur oncle, un des officiers. Las de ne pouvoir les distinguer l’un de l’autre, le commandant avait tiré à pile ou face et fait raser le crâne de Petit-Un. Sous sa broussaille d’un blond pâle, Petit-Deux leva vers le Félin un regard d’un bleu perçant. — Monsieur, le commandant vous fait dire qu’il souhaite vous voir dans sa cabine. — Dis-lui que j’arrive. — Bien, monsieur. Le garçon tourna les talons et parcourut les six mètres de coursive jusqu’à l’autre cabine. Le commandant n’était pas homme à se déplacer lui-même pour porter ce genre de message. Valentine relaça ses bottes en regrettant de ne pas avoir pu rester cinq minutes de plus pieds nus. Avant d’arriver à la cabine du commandant, il lissa son uniforme d’un geste inconscient. — Entrez, répondit une voix sèche quand il eut frappé à la porte. Le commandant Saunders se prenait pour une espèce de vieil aigle des mers, un dur de dur, mais aux yeux de David il ressemblait plus à un coq vieillissant. Les lourdes bajoues qui noyaient la ligne de sa mâchoire n’avaient rien pour évoquer un rapace, et son abondante chevelure grise dont il était si fier, coiffée dans le style Pompadour, était plus proche de la crête d’une poule. Peut-être y avait-il une trace du rapace dans la dureté de ses prunelles noisette entre lesquelles le bec de son nez pouvait certes rivaliser avec celui d’un aigle, voire même d’un toucan, dans son arc aquilin. — Vous souhaitez me voir, monsieur ? s’enquit Valentine. Saunders était dans une de ses crises pendant lesquelles il travaillait toute la nuit, et David fit de son mieux pour paraître alerte. — Ah, capitaine Rowan. Vos Marines sont-ils prêts à prendre la mer ? — Bien sûr, monsieur. — Bon. Vous serez donc heureux d’apprendre que nous appareillerons au matin. La pompe d’alimentation est enfin réparée. Il a fallu que je mette la pression sur le Chef, mais quand il est motivé convenablement cet homme se révèle capable d’accomplir des prodiges. Valentine prit soin de rester impassible. Du regard il engloba la petite cabine. Le commandant était assis derrière un bureau très imposant pour l’exiguïté des lieux, qui avait dû être apporté à bord en pièces détachées avant d’être remonté. Ce meuble écrasait le reste de sa masse. Quelques photos représentant un Saunders à divers stades de sa carrière décoraient les murs. — Je suis heureux de l’apprendre, monsieur. L’attente a été éprouvante. — Elle est enfin terminée. Impatient de prendre la mer, j’espère ? Prêt à respirer l’odeur des voiles qui brûlent ? — À vos ordres, monsieur. Un petit détail, cependant, monsieur. Je n’ai toujours pas réussi à trouver une équipe acceptable de Rangers. Il doit se passer quelque chose dans les terres. J’ai essayé par les canaux habituels, et par d’autres canaux, mais je tombe toujours sur des gamins ou des vieillards, dit-il, et pour une fois il ne mentait pas complètement. Sur le papier, l’équipe de manœuvres grogs est une escouade de combat. J’aimerais que nous les gardions, monsieur. — Et où dormiront-ils ? Nous sommes déjà trop nombreux, et les hommes refuseront de cohabiter avec des Grogs. — Nous pouvons bricoler une sorte d’abri sur le pont arrière, monsieur. Des tentes feraient l’affaire. Saunders réfléchit quelques secondes à la proposition. — Très bien, et ils pourront se nourrir avec les restes. Nous puiserons dans les réserves si nécessaire. J’ai cru comprendre que les gorilles n’étaient pas difficiles. Dites à ce contremaître grog de s’occuper de l’aménagement du pont pour eux. J’aimerais que nous partions à l’aube demain matin, et je compte vous voir sur le pont à 6 heures. Nous larguerons les amarres juste après le petit déjeuner. Presque deux heures de repos ! Valentine réprima un soupir de soulagement. — Merci, monsieur. — Une dernière chose, capitaine Rowan. J’aimerais que vous et le commandant en second fassiez un dernier inventaire de l’armement. Vous vous chargerez de celui de vos Marines et du coffre des armes de poing, et lui des armes lourdes. Je ne voudrais pas que nous touchions la Jamaïque pour découvrir que les fusils de nos hommes ont été laissés à terre par erreur. N’est-ce pas ? David comprit que toute perspective d’un peu de repos réparateur venait de s’évanouir comme un mirage dans le désert. — Oui, monsieur, répondit-il. Au sujet des armes de poing, j’ai dû échanger mon revolver contre certaines pièces dont le Chef avait besoin. Il me faudra prendre une autre arme dans le coffre du bateau. — Rowan, il faudra surtout que vous appreniez à être un peu plus coriace en affaires. Graisser des pattes avec votre arme de service… Enfin, si ça a pu nous aider à prendre la mer, ce n’est pas si mal. Quoi qu’il en soit, dressez-moi cet inventaire. C’était le sujet numéro un : le boulot. Le sujet numéro deux, c’est le plaisir : vous êtes invité à ma table pour dîner, ce soir. Une petite tradition personnelle, pour fêter le commencement de ce que nous espérons tous être une croisière couronnée de succès. M. Post est invité, lui aussi. Tenue impeccable exigée, je vous prie, ça encouragera votre lieutenant à se laver un peu. — Bien, monsieur. Merci, monsieur. — Ce sera tout. Allez vous occuper de vos hommes, Rowan. — À vos ordres, monsieur. Valentine referma la porte de la cabine en douceur derrière lui et entama sa journée de labeur. Il remarqua à peine que le bateau quittait le quai et descendait le cours du fleuve tant il était pris par les derniers préparatifs. L’officier en second, le lieutenant Worthington, commença à faire l’inventaire des armes lourdes puis se défila dès la mise en marche des moteurs pour assumer ses devoirs sur le pont. Trop heureux de se débarrasser de lui, le Félin, qui avait peu de tâches à accomplir durant l’appareillage, lui proposa de terminer son inventaire. Le commandant en second était de deux ans son aîné, mais il n’avait pas connu beaucoup le feu. Il pensait que Valentine était un homme d’expérience, puisqu’il était capitaine d’une section de Marines alors qu’il n’avait même pas trente ans. Worthington avait une tendance déplaisante à vouloir connaître des détails sur les anecdotes figurant dans le « dossier Rowan » en possession du commandant. Or le Félin préférait ne pas s’étendre sur le sujet, de crainte de mélanger son passé réel avec celui qu’il s’était inventé pour cette mission. Les inspections terminées, il eut tout juste le temps de se changer et de revêtir son meilleur uniforme pour le dîner. Comme le voulait la tradition, le dîner débuta par un toast porté autour de la table recouverte d’une nappe pour cette occasion particulière. Worthington leva son verre de vin, un millésime importé de l’ouest du Mexique. Saunders et son second étaient assis l’un en face de l’autre, dans leurs uniformes noirs au tissu raide, avec pour celui du commandant des boutons en or gravés de l’œil des Illuminati et de l’ancre. Valentine et Post occupaient les deux autres côtés du carré de la table. — Au Tonnerre, le Roi du Golfe, déclara Worthington, et tous brandirent leur verre comme lui. Saunders but une petite gorgée, en connaisseur. Post vida son verre d’un trait. Worthington trempa à peine ses lèvres. Quant à Valentine, il avala une bonne gorgée. Il était heureux de se trouver enfin en position assise. Le vin lui fit immédiatement effet, et il dut se concentrer pour ne pas s’endormir dans son potage. Une salade suivit. Saunders et son second monopolisaient la parole. Ils discutaient de la navigation entre les bancs de sable changeants, à l’embouchure de la Mississippi River, et de la gestion des provisions de bord. Épuisé, Valentine était très satisfait de savourer en silence le plat principal, un filet de bœuf aux oignons et aux champignons. Post, qu’il avait encouragé à repasser son meilleur uniforme pour fêter leur départ en mer, loin de l’humidité de La Nouvelle-Orléans, termina la première bouteille et passa aussitôt à une autre, d’un cru moins prestigieux celle-là. — Capitaine Rowan ? dit le commandant Saunders dont la voix perça les brumes de la fatigue qui assaillait David. — Monsieur ? répondit le Félin en se tournant vers son supérieur. — Le lieutenant Worthington vient de vous poser une question. Au sujet des Grogs. Valentine dut fournir un effort réel pour revenir pleinement dans l’ambiance du dîner. — Mes excuses, lieutenant, je ne suis pas moi-même, ce soir. Quelle était la question ? — Le mal de mer, capitaine Rowan ? répéta l’autre avec un sourire proche du rictus. Nous sommes encore sur le fleuve, vous savez. — Oui, sans doute. — Je voulais simplement connaître votre opinion sur les Grogs d’Uncle, poursuivit l’officier en second. Nous espérions vraiment disposer de Rangers pour effectuer les missions de reconnaissance à terre. À bord du Tonnerre, les hommes avaient surnommé Ahn-Kha « Uncle », et le Dos Doré était trop prudent pour les reprendre. Dans le Territoire Libre d’Ozark, il aurait de ses mains nues réduit à l’état de crêpe quiconque aurait écorché ainsi son nom. — Uncle m’a affirmé qu’ils étaient tous formés au combat. Je suis prêt à me porter garant de cette affirmation. — Vous êtes le mieux placé pour en juger, bien sûr…, dit le commandant. Par cette phrase, Saunders signifiait que si les Grogs venaient à faillir d’une façon ou d’une autre dans leurs attributions, Valentine en serait tenu pour personnellement responsable. — Je ne doute pas que nous trouvions de quoi les occuper à bord, dit Worthington. En revanche, je n’ai aucune expérience de leur comportement au feu. J’ai entendu dire qu’il laissait parfois à désirer… — Armés correctement et avec un encadrement adapté, je suis prêt à les opposer à n’importe quel adversaire, affirma Valentine. Je les ai vus au combat, et une fois qu’ils sont lancés il n’existe qu’un moyen de les stopper : c’est en les tuant. Il ne précisa pas que sa propre expérience venait principalement des affrontements connus contre les Dos Gris, et non avec eux. — Mais en tant qu’éclaireurs, Rowan ? Mmh ? Que valent-ils en tant qu’éclaireurs ? insista le commandant en second. — Ils sont comme des chiens de chasse qui sauraient manier des armes à feu. Excellents tireurs. Très bons pour la reconnaissance, grâce à une ouïe et une vue très développées. Néanmoins il faut reconnaître qu’ils ne sont pas beaucoup plus intelligents que des chiens. La prise de décision n’est pas leur point fort : ils reviendront auprès de vous en jappant pour vous faire savoir qu’ils ont découvert quelque chose. Uncle comprend beaucoup mieux leur langue que moi. — Très bien, capitaine Rowan, fit Saunders. Je suis rassuré de constater que vous avez confiance en leurs capacités. Je suis sûr qu’ils seront un atout pour nous. Pendant le reste de la soirée, le commandant égrena des souvenirs devant un auditoire captif. Valentine se laissa aller contre le dossier de sa chaise, et s’il garda les yeux ouverts son esprit se mit au repos. Son regard se porta sur Post qui durant le repas avait limité sa contribution à quelques phrases polies, de temps à autre. À présent il restait silencieux et n’émettait même plus un murmure approbateur aux histoires invraisemblables de Saunders. Le lieutenant régla son sort à la deuxième bouteille de vin, puis il s’intéressa au cognac. < 3 La mer des Caraïbes : un ciel bleu vide de nuages se reflète brillamment dans des eaux tout aussi bleues. Propulsée par son hélice de trois mètres à une moyenne de douze nœuds, la canonnière a laissé derrière elle la pénombre pluvieuse de La Nouvelle-Orléans et file en direction du sud-est dans le golfe du Mexique. Les moteurs diesels-électriques de son cœur mécanique l’animent du frémissement sourd et rythmique des pistons. Sa cheminée centrale crache des fumerolles noires de carbone qui salissent l’air derrière elle, tandis que son sillage trouble s’étale sur plus de un kilomètre de long, telle une traîne frangée de vaguelettes. Le navire gris aux ponts blanchis ne bat aucun pavillon, mais sa coque blindée permet de l’identifier aisément, et dans l’embouchure du fleuve les bateaux de pêche et les caboteurs s’écartent de sa route comme un troupeau d’antilopes à l’approche d’un lion. Tous craignent une inspection inopinée. Mais une fois dans les eaux profondes du golfe, seule est visible une goélette deux-mâts, qui d’ailleurs vire de bord et s’éloigne à toutes voiles avant que jumelles et longues-vues permettent son identification. Les Maîtres Kurians de la Terre ne sont pas une race très portée sur la mer. Ils évitent le large et confient le commerce et la sécurité dans ces zones à leurs Collabs. Les vaisseaux armés sont désormais très peu nombreux. Les unités des anciennes marines des diverses nations ont été démantelées pour récupérer tout ce qui pouvait l’être. Les grands pétroliers, les navires marchands et les transatlantiques reposent à présent dans le mouroir de leur dernier mouillage, monuments géants condamnés à dormir sous l’invasion des bernacles pendant que le monde tombe en ruine. Quelques-uns ont cependant été affectés à d’autres usages : les ouvriers agricoles travaillant dans ce qui reste de la Floride après la grande vague qui l’a balayée en 2022 quittent les parcs à huîtres, les élevages de crabes et les orangeraies, et retournent dormir dans la chaleur humide qui baigne les derniers vestiges du luxe tapageur des anciens navires de croisière. La mer étant un domaine qui échappe à l’emprise des Kurians et de leurs Faucheurs, une Confédération des Flots est née. C’est une structure libre de caravanes nomades, fortes de quelques bateaux à voiles jusqu’à plusieurs centaines, qui sillonnent l’océan et accostent sur les côtes les moins occupées pour se ravitailler. Mais si l’océan sait se montrer généreux, il est un maître cruel qui prélève lui aussi nombre de vies parmi ces gens, sans doute plus que ne le feraient les Kurians. Certaines de ces bandes errantes ont basculé dans la piraterie, et elles préfèrent les razzias aux échanges commerciaux pour se procurer ce que la mer et les côtes n’offrent pas. Lorsque leurs déprédations deviennent trop manifestes, un navire armé est envoyé pour mettre un terme à la menace. Bien qu’ils ne l’exploitent pas comme ils le pourraient, les Kurians n’entendent pas permettre qu’un détail aussi insignifiant que la distance en mer les empêche de frapper et de se venger. Au troisième jour de navigation, la routine s’était déjà installée à bord du Tonnerre. Dès les premières lueurs de l’aube, les Grogs arrosaient et nettoyaient les ponts. Puis ils dévoraient leur récompense du matin avec un appétit aiguisé par le labeur. Le coq, son aide et le steward des officiers nettoyaient ensuite la cuisine et préparaient le petit déjeuner de tous les autres. Les hommes toléraient la présence des Grogs à bord surtout parce que les Dos Gris se chargeaient des tâches les plus pénibles, mais ils refusaient de manger avec eux et même de partager le même espace. Rassemblés dans des quartiers restreints, les Grogs sentaient aussi fort qu’un élevage de putois en chaleur, c’est pourquoi on les avait installés dans des abris de toiles attachées aux cloisons du pont avant. Leurs tâches quotidiennes et l’entraînement aux armes accomplis, Ahn-Kha les autorisait à pêcher. Cette obsession était née quand deux poissons volants avaient jailli à la surface pour fuir l’étrave du bateau et laissé les ondes de leur saut sur la surface calme de l’océan. Les Grogs s’étaient exclamés, en proie à une grande agitation, et Ahn-Kha avait expliqué que son équipe voulait savoir si les « poulets de mer » étaient comestibles, et comment ils pourraient en attraper. Comme le Dos Doré, Valentine était totalement étranger aux techniques de pêche en haute mer, et le Félin interrogea les hommes d’équipage sans succès jusqu’à ce qu’un vieux marin, moins regardant sur qui il côtoyait, accepte de se rendre sur le « pont des Grogs » et de leur enseigner comment utiliser les cannes à pêche et les moulinets du bateau. Par la suite, les Dos Gris passèrent chaque moment libre à confectionner des appâts, des cannes et des moulinets. Valentine obtint du commandant que le Tonnerre ralentisse pendant une heure chaque jour, quand les détritus étaient jetés par-dessus bord. Alors, surexcités comme aucun humain ne l’a jamais été, les Grogs pêchaient tout ce qui voulait bien mordre. C’était une bonne chose, car sans cet apport quotidien de nourriture l’appétit de ces créatures aurait largement entamé les réserves du bateau prévues pour un périple de trois mois avec un équipage uniquement humain. Valentine était tout particulièrement responsable des Marines Gardes-Côtes. Les Patrouilles Côtières ne plaçaient les Marines qu’un degré au-dessus des Grogs sur l’échelle de l’évolution, et encore : toujours armés, aussi inutiles que du lest durant la majeure partie du voyage. David se servit de cette rivalité pour organiser des épreuves physiques entre eux. Courses autour du pont, combats de lutte et de boxe se succédaient chaque soir, ce qui permettait aux deux camps de s’époumoner à encourager leurs champions ou à insulter l’adversaire. Ces distractions n’étaient pas toutes physiques, car souvent on chantait et on faisait de la musique dans les heures de détente après le dîner. Lorsqu’il se tenait près de l’Oerlikon, à la pointe du pont avant, et qu’il écoutait la mélodie improvisée par un groupe de chanteurs et de musiciens, Valentine en oubliait presque que dans les faits ces hommes étaient ses ennemis jurés. En d’autres circonstances il aurait pu recevoir l’ordre de monter à bord incognito pour y déposer une bombe qui aurait décimé les musiciens, les lutteurs et le vieil instructeur de pêche. Et tout ce temps, pareilles à un long banc de nuages d’orage assombrissant son horizon mental, les interrogations s’accumulaient quant à ce qu’il devait faire et à la façon dont il procéderait. Il n’enviait pas le sort des marins. Le commandant se prenait pour un expert en matière de discipline, alors qu’en réalité son règlement frisait le sadisme gratuit. Il avait conçu un système élaboré de punitions pour le dernier homme à quitter sa couchette au changement de quart, le dernier arrivé sur le pont pour l’inspection, le dernier dans la queue pour le repas. La logique impliquant la présence d’un dernier dans tout groupe, David jugeait cette pratique cruelle. Passer deux quarts perché en haut du vieux mât de transmission sans eau ni nourriture pour avoir été bousculé par le commandant qui voulait franchir le premier une écoutille, voilà qui ne faisait progresser personne. Certes la mauvaise humeur de Saunders avait été exacerbée par le fait que la radio du bord était tombée en panne juste après leur départ. Et Valentine avait eu beau lui faire remarquer que leurs ordres exigeaient le silence radio tant qu’ils n’auraient pas réglé le problème des pirates, le commandant du Tonnerre n’avait pas démordu de sa volonté de punir. Son officier en second était encore pire. Worthington imitait son supérieur afin de démontrer qu’il était digne de commander, et pour ce faire il n’hésitait pas à aller plus loin encore que Saunders dans l’absurde et l’arbitraire. Valentine et Post s’arrangeaient pour occuper leurs Marines et les garder aussi loin des yeux du commandant et de son second qu’il était possible sur le bateau. Le Félin se sentait nerveux, sous pression. Sur terre, il se serait défoulé en coupant du bois, mais c’était une activité évidemment impossible sur une canonnière en mer. Ce soir-là, après un dîner rapide en compagnie de leurs Marines, ils retournèrent à leur cabine commune et se déshabillèrent. David prit une des bouteilles de son lieutenant et en renifla le goulot. L’odeur évoquait celle de l’alcool à 90 degrés conservée dans une vieille botte. — Will, pourquoi vous infligez-vous ça ? Les deux officiers s’appelaient par leurs prénoms quand ils avaient tombé l’uniforme. — J’essaie toujours de comprendre pourquoi vous ne le faites pas. Valentine contempla les veinules bleuâtres qui marquaient le front et le nez de Post. — Peut-être que j’ai envie de vivre quelques années de plus. Comme vous y allez, votre foie va déserter le bord, ou bien vous serez débarqué. D’une façon comme de l’autre, ce sera la fin pour vous. — Tout à fait d’accord, approuva Post en se resservant un verre, et ses traits épais sous la chevelure poivre et sel s’empourprèrent. J’imagine que vous êtes plutôt du genre à entrer dans la douche, refermer le rideau et vous tirer une balle dans la tête avec votre arme de service. Le système est pourri, et vous le savez aussi bien que moi. Le lieutenant avait confiance en David, ou bien il se contrefichait d’être dénoncé. Quoi qu’il en soit, dès le premier jour de leur cohabitation ils avaient tous deux exprimé à demi-mot leur opinion peu orthodoxe envers les Maîtres Kurians. Mais jamais avec une formulation aussi directe. — Vous avez perdu quelqu’un, Will ? — J’ai été marié, dans le temps, ouais. Ça fera bientôt six ans. C’est pour ça que je me suis tant démené pour passer officier, afin que nous soyons mieux logés. Mais tout est allé de travers… Il but une bonne gorgée de son tord-boyaux. — Bah, ça ne vaut pas la peine d’en reparler. Vous avez de la chance, votre femme vous donne une raison de vivre. Moi, je ne suis même pas sûr de vouloir continuer à vivre pour moi-même. Valentine se décida et franchit le pas : — Ce n’est pas ma femme, Will. Le contrat de mariage est un faux. Post leva lentement les yeux vers lui. — Ah bon ? Alors quoi, vous faites semblant pour une raison quelconque ? Vous feriez aussi bien de vraiment vous marier, ça vous éviterait de devoir trouver de faux documents pour vos allocations. Et si ça ne va pas, vous la jetez, un tas d’autres officiers l’ont déjà fait, et ça n’a pas du tout nui à leur carrière. Valentine ouvrit la porte une seconde pour regarder dans la coursive, puis il la referma et alla s’asseoir sur la couchette, face à Post. — Will, tout ce que vous savez de moi est faux. Ma soi-disant épouse, ma mission et mon dossier dans le Nord, même le nom « Rowan », qui n’est pas le mien. Je m’appelle David Valentine. Post se laissa aller au fond de sa couchette, sur le flanc. Il posa la bouteille sur le plancher entre eux et but une autre gorgée à son verre. — Bon, d’accord, vous avez une fausse identité. Je ne saisis pas. C’est quoi, votre truc, une tentative d’évasion ? dit-il en baissant lui aussi la voix. Foutrement compliquée, qu’elle est. Vous avez intérêt à choisir la bonne île. Si vous débarquez sur la mauvaise, ses habitants vous boufferont tout cru. Et je parle littéralement. — J’ai besoin du Tonnerre, et je vais m’en rendre maître, déclara David. Il laissa le temps à ses paroles de faire effet. Le visage de Post afficha d’abord la stupéfaction, puis l’incrédulité, pour revenir à la première expression quand il se rendit compte de ce que Valentine venait de lui dire. — À l’origine, le plan était de prendre le contrôle de la canonnière avec un petit groupe d’hommes que j’aurais fait embarquer, expliqua-t-il. Ça n’a pas été possible, et c’est pourquoi je vais faire avec ce qu’il y a à bord. Le chef mécano est de notre côté, ainsi que Ahn-Kha, le contremaître des Grogs. — De notre côté ? De quel côté parlez-vous ? demanda Post quand son esprit embrumé par l’alcool se mit enfin en branle. — Région Militaire Sud. Je travaille pour un des Territoires Libres, celui dans les monts Ozark et Ouachita. Et j’aimerais que vous vous joigniez à nous, si vous voulez bien courir le risque. Le lieutenant prit la bouteille et but au goulot, sans plus se soucier de son verre. — Le soleil vous a tapé sur le crâne, Dave. Qu’est-ce que vous allez faire, soulever l’équipage ? Si ces gars-là ont pu embarquer, c’est qu’ils sont dignes de confiance. Et ils ont des familles à terre à qui ils penseront forcément. — On s’occupera des familles, répliqua Valentine. C’est déjà en train. D’ici à quelques jours, elles seront en route pour quitter la Zone Kuriane. Un de nos Félins s’est infiltré parmi elles. — Des Félins ? L’ouïe hypersensible de David explora les pièces adjacentes et la coursive. Quelqu’un la parcourut, et il se tut jusqu’à ce qu’il ne perçoive plus de bruit proche. — C’est un surnom, je suppose, reprit-il alors. C’est une longue histoire, mais les Kurians et les Grogs ne sont pas les seules créatures venues d’ailleurs. La Terre est impliquée dans un conflit plus vaste, qui touche d’autres mondes. Les Kurians sont ce qu’on pourrait appeler une faction d’un peuple appelé « les Tisseurs de Vie ». » Leur société s’est scindée il y a des milliers et des milliers d’années, quand les Tisseurs de Vie d’une planète connue sous le nom de Kur ont découvert comment devenir immortels grâce à… ce qui pour moi est une forme de vampirisme. Depuis, les deux camps sont en guerre. À l’époque, les Kurians sont venus sur notre planète, et les Tisseurs de Vie ont choisi certaines personnes particulières pour traquer les créatures amenées de Kur. Ils ont expliqué aux hommes primitifs qu’ils plaçaient l’esprit des Loups, des Ours, des Lions ou d’autres animaux dans les guerriers élus. Je ne sais toujours pas avec exactitude ce qu’ils font, ni comment ils s’y prennent. La meilleure comparaison que je puisse vous donner, c’est comme si on allumait quelque chose en vous, une sorte de lumière qui brille dès que le circuit est établi. Il y a eu une interruption d’environ six mille ans, quand les Tisseurs de Vie l’ont emporté et que le réseau de transport des Kurians a été fermé. Durant cet intervalle, la civilisation humaine s’est développée. Puis les Kurians sont revenus, et les Tisseurs de Vie ont également fait leur réapparition, pour nous aider. À regarder son lieutenant, David se demanda si celui-ci le prenait pour un fou ou simplement pour un menteur très imaginatif. — J’ai entendu des rumeurs, murmura finalement Post. Des histoires très bizarres à propos d’hommes qui peuvent se rendre invisibles, ou respirer dans l’eau, ou même plaquer un Faucheur au sol. C’est ça que vous êtes capable de faire ? — Rien de tout ça, non, dit Valentine en souriant. Je vois et j’entends mieux que n’importe quel être humain, et ils m’ont fait quelque chose qui a accéléré mes réflexes. Mais ça ne m’est pas d’un grand secours dans la situation actuelle, du moins pour l’instant. L’ouïe la plus fine du monde ne m’aidera pas à prendre le contrôle de ce navire. Vous, vous le pouvez. Pour une raison qui lui demeurait assez nébuleuse, il se sentait soulagé. Son imposture face à Post l’avait gêné dès leur rencontre. Et voir un homme qu’instinctivement il appréciait être le jouet des Kurians l’agaçait. — Je ne suis pas le seul mécontent à bord, dit le lieutenant, juste le seul qui le montre. Mais allez dire aux autres ce que vous venez de me raconter, ils jureront être avec vous et deux minutes plus tard ils iront tout répéter au commandant. Pour obtenir la prime du terroriste. Elle est assez copieuse pour en vivre des années durant. Si vous capturez un véritable terroriste, bien sûr. — Post, dans la ZK le « restant de votre vie » correspond au sursis que les Kurians veulent bien vous accorder. Dans les Ozark, vous n’êtes pas considéré comme une tête de bétail mais comme un individu. Une composante de la communauté. Ce n’est pas l’Ancien Monde, du moins pas sur le plan matériel, mais les vieux principes sont toujours en vigueur. La vie de chacun a de la valeur. — Vous parlez d’une communauté ! répliqua Post d’une voix que l’alcool rendait pâteuse. On raconte que vous crevez tellement de faim qu’en hiver vous n’hésitez pas à manger vos morts. Cette rumeur macabre n’était pas une nouveauté pour Valentine. Et il était heureux de pouvoir la contredire plutôt que de citer des faits inventés pour l’étayer. — C’est faux. Je reconnais que là-bas nous ne sommes pas aussi bien nourris qu’un tas de gens de la ZK, mais nous ne nous engraissons pas non plus sur ceux que nous tuons. Je vous offre l’occasion de quitter tout ça, Will. D’y échapper réellement, et pas avec une bouteille. Mieux, je vous donne une chance de prendre votre revanche. Vous serez avec les hommes et les femmes qui font tout pour détruire ce système. Post ramassa la bouteille presque vide et contempla le goulot d’un regard de biais, comme si elle jouait une mélodie que lui seul pouvait percevoir. Il ferma les yeux, et quand il les rouvrit ce fut pour les braquer sur le Félin. Il se mit debout, en chancelant un peu, et tendit la main. — Ça ne va pas marcher, Dave. Mais peut-être que vous ne mourrez pas seul. Ils se serrèrent la main. Un long moment s’écoula, puis Post se rassit sur sa couchette. Il se passa lentement la main sur le visage, pour finir par se pincer le menton d’un air songeur. Valentine remit son pantalon et ses chaussures avant de sortir. Il demanda au steward d’apporter des sandwichs dans sa cabine, et alla sur la plage arrière. À travers le bastingage il sentait la vibration des moteurs. Les Grogs se hâtaient de terminer leurs tâches pour enfin profiter du soir, et les Marines de repos et les matelots jouaient aux cartes ou aux dés, taillaient un morceau de bois avec leur coutelas, lisaient ou bavardaient. Il huma l’odeur du dîner qui montait des entrailles du navire, l’air marin, et le parfum d’huile des diesels. Lorsqu’il revint dans la cabine Post avait ouvert son coffre et déroulait une longueur de tissu-éponge enveloppant un pistolet à l’acier bruni. Une arme de même modèle était déjà posée sur la couchette à côté du lieutenant. Valentine referma la porte derrière lui. — Je ne prévoyais pas de passer à l’action tout de suite, dit-il remarquer. — J’espère bien. Je suis trop saoul pour tirer juste. Mais je me suis dit que vous auriez peut-être besoin de quelque chose pour remplacer le 44 que vous avez perdu. Alors j’ai ressorti ces souvenirs de ma jeunesse tumultueuse. Il tendit un des automatiques à David. Ses formes droites et sa crosse solide le rendaient immédiatement identifiable. — Un Colt modèle 1911 ? — Une de ses variantes. Calibre 45, suffisant pour stopper net n’importe qui. J’ai acheté ces deux-là lors de la session de formation des officiers. Valentine fit jouer la culasse. L’arme était en parfait état. — Prenez-en un, Dave. Ils tirent plus vite que n’importe quel revolver. — Avec plaisir, dit Valentine. Post lui tendit des chargeurs pleins. — Les balles sont fiables ? s’enquit le Félin. — Oui, répondit le lieutenant. Elles ne viennent pas du service. Je les ai achetées à un armurier, dans la vieille ville. Un type correct, tant qu’on l’est aussi avec lui. J’ai entendu dire qu’un major avait voulu lui extorquer une arme gratuite, en le menaçant. Bizarrement, le flingue s’est enrayé au moment où il ne fallait pas… Les sandwichs arrivèrent, accompagnés d’un gumbo agrémenté de morceaux de viande fraîche apportée de La Nouvelle-Orléans. Ils tirèrent la tablette entre leurs couchettes et mangèrent dans un silence pensif, pour finir par essuyer la sauce avec du pain. Pour la première fois depuis que Valentine prenait ses repas avec Post, le lieutenant n’avala pas la moitié d’une bouteille avec son plat. — Vous pouvez me dire à quoi vous servira le bateau ? David avait mis sa vie entre les mains de son compagnon de cabine, et il estima pouvoir lui révéler les quelques détails qu’il connaissait. S’il était tué, Ahn-Kha prendrait la relève, mais si tous deux succombaient dans l’opération… — Je dois retrouver un stock d’armes de l’Ancien Temps. J’ignore sa nature exacte. Ensuite je dois le rapporter, en passant soit par Galveston, soit plus bas, par le Mexique. C’est pourquoi il me faut un navire armé. Le Tonnerre a un rôle à jouer aux abords de l’île, et personne ne viendra le défier pendant le trajet de retour. Il y a un homme dans le sud du Texas qui le prendra en charge ensuite. — Pourquoi ne vous ont-ils pas dit de quoi il s’agit ? — À mon avis, si les Kurians apprenaient son existence ils utiliseraient ce stock, ou le détruiraient. Valentine entendit quelqu’un passer dans la coursive et leva une main pour intimer le silence à son compagnon. — Où se trouve ce stock ? demanda Post quand David eut abaissé la main. — En Haïti. — Haïti ? hoqueta le lieutenant. Bon sang, je croyais que c’était sur l’ancienne base navale de Guantánamo. Monsieur, Haïti est comme la serre de l’enfer lui-même. L’île est vaste, et je n’ai jamais entendu parler de quelqu’un qui se soit aventuré hors de portée des armes de son navire et qui soit revenu à bord pour en parler. — Je sais en gros dans quelle partie de l’île je dois me rendre. Il y a là une sorte de traître à l’organisation kuriane qui pourra nous renseigner. Je sais aussi que le stock sera important. C’est pourquoi nous avons besoin d’un navire et d’autant d’hommes pour cette mission. — Il y a beaucoup trop d’inconnues dans votre plan, si vous voulez mon avis, mon vieux. — J’en suis bien conscient. Je ne vous demande pas de m’accompagner dans les terres. Je comptais sur vous pour garder le contrôle du navire jusqu’à mon retour. — Si vous voulez une arme, pensez plutôt au Tonnerre. Son blindage est efficace, il est équipé d’un canon de beau calibre, et vous pourriez embarquer assez d’hommes pour paralyser tout le trafic maritime entre la Louisiane et la Floride. — En toute autre circonstance je vous donnerais raison, Will. Mais on m’a précisé que ce qui nous attend en Haïti peut vraiment changer l’équation entre nous et les Kurians. Vous ne pensez pas que le risque vaut d’être couru, s’il peut faire une différence décisive ? — Belle différence, en vérité. Pour moi, la différence se jouera entre en sortir vivant ou y laisser la peau. Même si c’est un détail qui ne me préoccupe pas beaucoup… À son crédit, songea Valentine, Post ne paraissait pas convaincu de cette dernière affirmation. À partir de ce dîner, il ne revit plus Post boire un seul verre. Le lieutenant endura en silence les tourments de cette abstinence brutale. Il réussit le tour de force de conserver devant les hommes l’apparence du calme, et il ne fuyait à la proue du bateau ou dans leur cabine que lorsque les tremblements de ses mains devenaient incoercibles. Valentine ne lui avait pas demandé d’arrêter la boisson. À dire vrai, pour dissiper un peu la tension constante qui l’habitait il était lui-même tenté par la bouteille quand il se retirait dans leur cabine pour la nuit. Il en résulta chez lui un respect grandissant pour cet homme qu’il avait tout d’abord pris en pitié. Il admirait son calme de façade alors que son corps endurait la torture continue de la privation. Le soir suivant il décida d’une réunion dans l’armurerie avec le chef mécano, Post, Ahn-Kha et lui-même, prétendument pour déterminer quelles armes équiperaient les Grogs d’Ahn-Kha. Le capitaine avait suggéré de les doter d’un lot de vieux fusils saisis depuis longtemps lors d’une mission, et presque oubliés. Après les avoir examinés, David demanda au chef mécano de faire de même et de voir si l’atelier du bateau suffirait pour les rendre utilisables de nouveau. Ainsi les conspirateurs purent-ils se retrouver en privé pendant une demi-heure. Ahn-Kha eut quelque mal à faire entrer sa masse colossale dans l’espace confiné, et ce n’était là que la première difficulté dans la longue liste de celles à venir. — Nous devrions arriver en vue des côtes de la Jamaïque demain dans l’après-midi, ou en début de soirée, annonça Valentine. Le commandant a pour plan d’entrer directement dans le port qu’ils doivent utiliser demain matin. Impossible de savoir comment se déroulera le combat. C’est pourquoi il nous faut agir avant. — Et si nous bricolions un obus pour qu’il explose dans la passerelle pendant l’attaque ? suggéra le Chef. L’équipage pensera que les pirates ont eu de la chance et tiré juste, et M. Rowan prendra le commandement. Tout paraîtra réglo. — Mais on ne peut pas prédire l’étendue des dégâts, contra Post. La sueur perlait à son front sous la chaleur de la grande lampe centrale, et il frottait ses poings serrés sur ses cuisses. — Ou alors nous débarquons, proposa-t-il. Et tant pis pour le Tonnerre. De toute façon, je doute que les pirates acceptent de le réparer et de l’amener à Haïti pour nous faire plaisir. — Exact, dit Valentine. Et il se peut que nous n’obtenions ni l’un ni l’autre. Le commandant en second sera certainement au canon. C’est pourquoi je pense qu’il vaut mieux agir avant. Offrons aux hommes une alternative au combat : la liberté. C’est un argument de poids. — « Décapitez la bête, et son corps est à vous », dit Ahn-Kha, coincé entre les râteliers de fusils, en citant un des proverbes de son clan. Il faut nous débarrasser du commandant et de Worthington. Ensuite nous montrerons aux autres officiers qui tient la barre. Ils feront ce qu’on leur ordonnera. — Ahn-Kha a raison, mais il faut que le commandant et son second partent, approuva David. Je veux donner le choix à chaque homme. Nous rassemblerons tout l’équipage et nous expliquerons à chacun les deux options possibles : se joindre à nous, ou quitter le Tonnerre à bord d’une chaloupe, avec de l’eau, des vivres, et même des armes. Ils pourront tenter leur chance en Jamaïque, ou faire voile vers la côte. Il leur suffira de mettre le cap plein nord, et ils arriveront aux territoires kurians rapidement. — Vous leur direz pourquoi vous avez besoin du navire ? demanda Landberg. — Je ne peux pas prendre ce risque, pas tant que le commandant et le second ne seront pas partis avec ceux qui veulent les suivre. Je n’ai aucune idée du temps que nous resterons en Haïti, et la dernière chose que je veux, c’est bien Saunders et ses partisans à nos trousses. Post fit la moue. — Vous perdrez la moitié de l’équipage, peut-être plus. Il se peut que nous nous retrouvions trop peu nombreux pour manœuvrer ce rafiot. — Je pense que parmi eux beaucoup se sont enrôlés pour servir en mer dans la seule intention de se trouver loin des Faucheurs. On le sent dans leurs conversations, dans leurs centres d’intérêt. Ce sont des esprits libres, pas des conscrits. Ils mirent au point le reste de leur plan tout en travaillant sur les fusils. Il fut décidé qu’au dernier moment quelques subordonnés apparemment dignes de confiance seraient mis dans la confidence. Post estimait connaître assez deux hommes pour affirmer qu’ils rallieraient leur camp, et le Chef jura que tous les mécanos sous ses ordres le suivraient. De l’avis d’Ahn-Kha, les Grogs lui obéiraient. Peu d’humains à bord étaient capables de se faire comprendre d’eux au-delà d’instructions très simples. Ils se rendraient maîtres du Tonnerre après la tombée de la nuit, au large des côtes de la Jamaïque. Dès qu’il se serait repéré, le commandant avait l’intention de longer l’île sur son côté nord, en direction de l’est, pour arriver à la baie des pirates à l’aube. Vers minuit, Ahn-Kha descendrait avec ses Dos Gris et prendrait le contrôle de l’armurerie. Les Grogs bloqueraient également les écoutilles voisines qui menaient à la salle des machines. Landberg stopperait alors les moteurs. Post et les Marines qu’il espérait recruter iraient prendre le contrôle du coffre d’armes d’urgence sur le pont, ainsi que des mitrailleuses bâbord et tribord. À Valentine reviendrait la tâche d’investir la passerelle de commandement et de prendre toutes mesures nécessaires pour empêcher Saunders et Worthington de donner des ordres. Quand ces différentes étapes auraient été franchies, David réunirait tout le monde sur le pont principal et ferait son offre. On débattit quelque temps de ce qu’il conviendrait de faire du commandant et de son second. — Vous serez probablement obligé de les tuer, Dave, prédit Post. — Je préférerais ne pas en arriver là, et me contenter de les menotter avant de les balancer dans la chaloupe. Ou le canot de sauvetage, selon le nombre de membres d’équipage qui les suivront. — Ça finira en tuerie, laissa tomber Ahn-Kha. Ils soulèveront l’équipage contre toi, s’ils le peuvent. — Menottes et bâillons, alors. Je ne veux pas de leur sang sur nos mains, sauf si c’est eux ou nous. Le jour suivant, Valentine s’immergea dans les tâches qui lui incombaient, à tel point qu’il ne monta pas sur le pont lorsqu’ils arrivèrent en vue de la ligne bleutée des côtes jamaïquaines. Afin de préparer les actions du lendemain matin, qu’il espérait ne jamais devoir mener, lui-même et ses sous-officiers attachèrent des bandes adhésives réfléchissantes au dos de leur tenue de combat camouflée en noir et vert. À cette occasion quelqu’un dit qu’Irish, un caporal des Marines Gardes-Côtes, devrait disposer les bandes pour former une cible, car il avait réussi à être blessé par balle à quatre reprises déjà dans l’exécution de son devoir, et même Post rit de la plaisanterie. À l’heure du déjeuner, Ahn-Kha et les Marines tinrent une réunion informelle dans le poste d’équipage, pendant laquelle ils discutèrent des destructions que le Tonnerre était supposé infliger aux pirates. D’après Saunders, ils atteindraient le port ennemi avant minuit. Tout au long de l’après-midi, David continua à se concentrer sur ce qu’il faisait. Il lui semblait néanmoins que le navire entier grésillait d’électricité. Officiers et hommes d’équipage étaient tous très tendus à l’approche du combat. — J’espère que le Chef se débrouille mieux que moi, lui dit Post au coucher du soleil, quand il vint s’accouder au bastingage tribord à côté de Valentine. Ils contemplèrent les pentes boisées de la Jamaïque qui défilaient telle une toile de fond déroulante sur une scène de théâtre. Post était toujours parcouru de tremblements, et la transpiration avait trempé sa chemise, mais son expression paraissait plus alerte, son regard plus vif. — J’ai essayé de sonder quelques hommes, expliqua-t-il, mais au dernier instant j’avoue m’être dégonflé. Je n’ai tout simplement pas réussi à leur révéler ce que nous avions l’intention de faire, le moment ne me paraissait pas convenir. Je n’arrêtais pas de m’imaginer attaqué par un Encapuchonné, je sentais presque ses crocs sur ma gorge. Tout ce que j’ai pu faire, c’est leur dire de se tenir prêts à n’importe quoi. Désolé, Dave. — Bah, il est trop tard pour s’en faire, répondit Valentine. J’ai discuté avec Ahn-Kha et le Chef. Nous allons avancer le déclenchement de l’opération à 22 heures. Les hommes doivent se rassembler une heure plus tard et être prêts à grimper dans les chaloupes pour débarquer. De la sorte il n’y aura rien d’anormal à ce qu’Ahn-Kha mène ses Grogs à l’armurerie, puisqu’ils doivent constituer l’avant-garde de l’assaut. Ils s’obligèrent à se comporter normalement pendant qu’ils dînaient avec leurs hommes. Valentine était attablé avec un petit groupe composé des quatre meilleurs tireurs qu’il avait pu recruter. Avec les officiers qui n’étaient pas de service, Post occupait l’autre longue table dans la cuisine. David n’avait pas du tout faim, mais il se força à engloutir méthodiquement son steak et ses œufs, le plat rituel avant un assaut. Le bœuf était filandreux et assez dur, mais même l’indifférence de l’aide du coq n’avait pu gâcher le goût des œufs. Valentine en reprit une deuxième part et fit couler le tout avec quelques gorgées d’une orangeade faiblement aromatisée qui n’avait aucune chance de passer pour du jus de fruits. Il plaisanta avec les autres convives, écouta leurs anecdotes sur le service et en raconta quelques-unes de son cru, comme cette fois où un officier avait entretenu un véritable harem dans le grenier d’un entrepôt des docks, pour finir par se retrouver à la tête d’un bordel très fréquenté. Quand un inspecteur avait découvert ce manège, l’officier avait déclaré que la tenue d’un bordel constituait un de ses devoirs, puisque figurait en toutes lettres la mention « officier chargé de procurer des distractions » parmi ses attributions officielles. Le repas terminé, les Marines sortirent pour laisser la cuisine aux matelots, et Valentine se retira dans sa cabine. Il survola du regard l’espace étroit. Un unique placard contenait tous ses vêtements, et un coffre le reste de ses effets. Il consacra une heure à prendre une très longue douche et se raser, puis il mit sa tenue de combat. Il l’avait achetée chez un tailleur, à Mobile, quand il était entré dans les Marines Gardes-Côtes. L’ensemble était strié de bandes irrégulières noires et vert sombre, avec ici et là une tache gris foncé. De grandes poches pendaient comme des sacoches de selle sur le côté extérieur de chaque cuisse, et le haut avait une poche à cartes sur la poitrine et des passants à stylos sur une manche, avec pour seule décoration l’insigne de son unité. Il ouvrit son coffre et en sortit son équipement. Il laça avec soin ses bottes, du modèle noir classique, dont le cuir s’était assoupli en une année de cirages réguliers et d’usage intensif. Enfin il enfila le blouson en nylon doublé d’épaisses bandes pare-balles, et distribua dans les diverses poches sa boussole, des fusées éclairantes, du matériel de premier secours, des allumettes et un sifflet. Le 45 de Post se nicha tout naturellement dans l’étui à son ceinturon. Il glissa une machette dans son fourreau et accrocha le tout dans son dos. Enfin il prit au fond du coffre la seule arme qu’il avait apportée des Ozark, son PPD russe. La vieille mitraillette à tambour avait un aspect redoutable, avec son canon épais. Un vieil ami à lui l’avait restaurée et la lui avait offerte l’été où il était devenu un Félin, trois ans plus tôt. Il passa l’arme à sa bretelle et tira un certain réconfort de son poids familier, puis il se rendit sans hâte dans la partie centrale du Tonnerre et en fit lentement le tour. Ahn-Kha avait rassemblé les Grogs sur le pont arrière, et il leur parlait. Le Dos Doré aperçut David et redressa ses oreilles en les pointant vers l’avant, ce qui donna à sa tête massive une ressemblance momentanée avec celle d’un taureau. En fait, c’était chez lui l’équivalent du pouce levé pour souhaiter bonne chance à son ami humain. Ce fut pour les nerfs de Valentine comme un sédatif à effet immédiat. Il tourna le dernier coin du chemin de ronde rectangulaire. Post se tenait au pied d’un des escaliers menant à la passerelle de commandement, près du coffre qui contenait la mitrailleuse à monter à l’avant. David passa près de lui et lui adressa un petit signe de tête. — Prêt ? — On y est, répondit le lieutenant. C’est dans ce genre de circonstances qu’on se sent vivre, pas vrai ? Comme si tout ce qui nous entoure était plus net. Les sons, les odeurs, tout. Je n’avais jamais remarqué qu’il y avait tant de vagues. Des millions… — Restez calme, Will. Attendez que j’aie gravi l’escalier, et alors seulement prenez la mitrailleuse. Vous l’avez vérifiée, n’est-ce pas ? — Oui, pas de problème. — Encore quelques minutes. Ahn-Kha parle toujours à son équipe. Ils ne sont pas encore descendus à l’armurerie. Post agrippa le bastingage, et les tendons de ses avant-bras saillirent sous la peau bronzée. — Vous savez pourquoi ma femme s’est tirée, Rowan – euh, Dave ? — Je crois pouvoir deviner. Le système ? — Le système, oui. Elle et moi en avions une opinion différente. Elle est partie. J’ai fini par rejoindre son camp, mais seulement après que ses bagages ont été recouverts de deux ans de poussière. Le lieutenant laissa errer son regard sur l’océan et la lune descendante. Valentine crut voir trembler sa lèvre inférieure. Il se pencha vers lui et de son épaule bouscula légèrement celle de Post. — D’une façon ou d’une autre, vous en serez sorti très bientôt. — D’abord, je vais me débarrasser de cette merde, dit Post. Il tira brutalement sur le revers de sa tunique et les boutons sautèrent, pour aller rebondir sur le pont et tomber dans l’eau avec des « plop » audibles. Il resta immobile un moment, dans son tricot de corps taché de sueur, comme s’il prenait une décision importante, puis il lança le haut de son uniforme par-dessus bord. — Si je dois y rester, je ne veux pas que ce soit sous leurs couleurs. — Je vous en trouverai un différent quand nous aurons réintégré les Territoires Libres, si ça vous dit, lui promit Valentine. Débrouillez-vous simplement pour être en état de le réclamer. Espérons que le commandant en second ne descendra pas cet escalier pour vous découvrir dans cette tenue. Il risquerait d’avoir quelques questions à vous poser. — Je l’enverrais avec joie rejoindre la veste. Il a toutes les qualités requises pour finir en allant nourrir les poissons… Vous voulez bien me rendre service, Dave ? Si je ne m’en sors pas, pourriez-vous rechercher Gail dans le Territoire Libre ? C’est la direction qu’elle a prise, à coup sûr. Plus facile que de traverser tout le Texas. Elle aura probablement son nom de jeune fille, Gail Stark. Dites-lui… Dites-lui ce que nous avons fait. — Bien sûr, Will. — Merci, monsieur. — On se revoit à l’extinction des feux. — Bonne chance, Dave, dit Post en lui tendant la main. Valentine la serra et se pencha pour observer le pont inférieur. Il était désert. Ahn-Kha et ses Grogs étaient déjà en chemin vers l’armurerie et la salle des machines. Un frisson lui parcourut l’échine et électrisa les poils de sa nuque. Il fit passer une balle dans la chambre de son arme et gravit d’un pas léger les marches pour atteindre le pont ouvert situé juste derrière la timonerie. Alors que sa tête arrivait au niveau du pont supérieur il passa en « écoute profonde » pour saisir les voix émanant de la passerelle. — Et quand est-ce censé se produire ? demandait le commandant. — Très tôt demain matin, monsieur, répondit une voix haut perchée. Le navire sera mis en panne et c’est alors qu’ils prendront son contrôle. — Tout ça n’a aucun sens ! s’exclama Worthington. À cette heure-là, ils auront déjà débarqué, Grogs et Marines, et Rowan sera avec eux. — Ce qui est certain, c’est que du vilain se prépare, fit Saunders. Bon sang, il y a toujours eu quelque chose qui ne me plaisait pas chez Rowan. Je ne vous l’ai pas confié à plusieurs reprises, lieutenant ? Worthington changea subitement de sujet : — J’ai déjà alerté le capitaine d’armes. J’ignorais à quels Marines on pouvait encore faire confiance. Dortmund est en train d’amener un groupe armé ici, et il est… Les inquiétudes de Valentine s’évanouirent, comme toujours quand la phase de préparation était balayée par la nécessité de l’action. Toutes ses interrogations s’étaient dissipées d’un coup : la situation se résumait maintenant à tuer tous les gens présents sur la passerelle, pour prendre le contrôle de la timonerie et du pont supérieur dans la confusion qui suivrait. La lune venait de disparaître sous l’horizon, et le navire n’était plus éclairé que par les étoiles et ses quelques feux de route. — Halte ! tonna une voix au bas de l’escalier. Enlevez votre arme de votre épaule, monsieur, et sans toucher à rien d’autre que la bretelle. Il se retourna et découvrit Dortmund, avec trois marins alignés derrière lui, qui tous braquaient leur pistolet sur lui. Pendant qu’il concentrait son ouïe sur la passerelle, Dortmund avait atteint le pied de l’escalier sans que Valentine le remarque. Par chance, l’autre n’avait pas tiré avant de parler. Il s’exécuta et s’accroupit au ralenti pour déposer le PPD sur la marche. Dans le même temps, il se préparait à bondir… Le rugissement assourdissant de la mitrailleuse explosa derrière les matelots et déchira le calme de la nuit. Les hommes de Dortmund s’écroulèrent en avant, et leurs corps tressautèrent violemment comme s’ils étaient soulevés du sol par un énorme balai électrique. Les sifflements des balles qui ricochaient contre les marches en métal et les cloisons couvrirent le choc des projectiles qui transperçaient les chairs, un son qui pour Valentine évoquait vaguement celui d’œufs lancés contre un mur. La flamme jaillissant du canon de la mitrailleuse éclaira le visage crispé de Post. Il tirait à hauteur de sa hanche, avec l’aide d’une épaisse lanière de cuir passée à l’épaule pour tenir l’arme pesante. Un matelot bascula par-dessus bord avec un cri. Les autres s’écroulèrent au pied de l’escalier. Avant qu’ils touchent le pont, Valentine avait ramassé le PPD. Le sang avait été versé, et ses espoirs d’une prise du navire sans heurt s’effondraient aussi brutalement que Dortmund et ses hommes. Il risqua un coup d’œil sur le pont supérieur et fut récompensé de sa témérité par une volée de balles qui se perdirent sur l’océan en frôlant son crâne. Worthington n’était pas stupide, et il s’était armé avant d’aller voir le commandant. David n’avait plus qu’à descendre rejoindre Ahn-Kha et ses Grogs, pour disposer d’un commando armé. Les feux de position s’éteignirent, et Valentine sentit un changement dans les mouvements du navire. Le Chef avait exécuté sa partie du plan en entendant la fusillade à l’extérieur. David dévala l’escalier et retrouva Post, qui avec sa mitrailleuse couvrait le côté tribord du chemin de ronde. — Qu’est-ce qui s’est passé ? dit le lieutenant. D’où est sorti Dortmund ? — Un des mousses a entendu quelque chose et est allé le raconter au second. Il faut rejoindre les Grogs. Le système de communication de bord couina dans un déferlement de crachotements. — À tous les membres d’équipage, à tous les membres d’équipage, c’est le commandant qui vous parle… Valentine saisit Post par le bras d’un mouvement brusque et le tira dans l’escalier menant aux entrailles du navire. Deux détonations claquèrent en haut des marches et les projectiles sifflèrent dans l’air là où les deux hommes se trouvaient un instant plus tôt. — … Le capitaine Rowan des Marines, continuait la voix de Saunders dans les haut-parleurs, le lieutenant Post, les Grogs et un nombre indéterminé d’autres tentent une mutinerie. Ils doivent être abattus à vue. Tous les membres d’équipage sur le pont arrière. Tous les membres d’équipage sur le pont arrière. — Faites place, bon sang ! aboya David. Il quitta l’escalier avec Post sur les talons, en agitant sa mitraillette pour souligner la menace envers les matelots qui surgissaient dans l’étroite coursive comme des lapins surgis d’un chapeau. Quelque part au-delà de l’intersection en T devant eux, il entendit Ahn-Kha qui rugissait dans la langue grog. La voix du commandant continuait à résonner dans les haut-parleurs, et il ordonna au défunt Dortmund de prendre position près de l’Oerlikon. L’éclairage de secours baignait la coursive dans une lumière crue qui découpait des ombres dures. Valentine tourna un coin et aperçut un groupe de Dos Gris repliés derrière un petit projecteur braqué droit devant. Il abrita ses yeux d’une main. — Ahn-Kha, c’est moi et Post ! Coupe ce projo une seconde ! Les deux hommes s’élancèrent vers leurs alliés. Un tir de pistolet retentit dans les ténèbres derrière eux, et Post poussa un grognement. Il s’affaissa contre Valentine qui se retourna et lâcha une rafale dans l’étroit passage. Ahn-Kha bondit avec une souplesse simiesque, bloquant le déferlement lumineux du projecteur de son corps, et passa un bras énorme autour du torse du lieutenant. La mitraillette tomba sur le plancher métallique, mais Post agrippa la bretelle de l’arme avant qu’Ahn-Kha le tire à couvert. Valentine recula dans la coursive. Le tireur ennemi restait prudemment invisible derrière l’angle du mur. Il retrouva les Grogs devant l’armurerie. Ahn-Kha avait improvisé une barricade avec des matelas et une porte en bois que les Dos Gris renforçaient encore. Ils apportaient une poutrelle quand les deux hommes et leur chef les croisèrent. Ahn-Kha déposa avec douceur Post sur le sol de l’armurerie. Valentine s’agenouilla auprès du lieutenant dont le maillot de corps était envahi par une tache rouge grandissante. Post grogna et toussa. — J’ai du sang plein la bouche, dit-il. David examina la blessure, qui était située assez haut sur la poitrine, près de l’épaule. Il décrocha de la cloison proche un kit de premiers secours et en sortit une compresse qu’il appliqua sur la plaie palpitante. Le sang commençait à s’étaler sur le sol, et en soulevant légèrement le torse du blessé il put constater que le projectile était ressorti. — Bonne nouvelle, Post. La balle n’a fait que traverser. — Faites… attention. Le commandant va lâcher ses Marines sur vous dans une minute. — La plupart ne seront même pas armés. Ils ne disposent que des quelques armes dispersées sur le navire. — L’arrière. Il les enverra par les écoutilles à l’arrière. Post était livide de douleur, mais il pensait toujours avec clarté. Son courage stimula celui de Valentine. — Nous avons bloqué tous les accès, annonça Ahn-Kha à la porte de l’armurerie. Le Chef fait souder les écoutilles. Avec un ululement sauvage, un Grog tira vers l’intersection des coursives, en face de la barricade. Ahn-Kha s’accroupit derrière les matelas doublés de la porte. Dans ses mains énormes le fusil à pompe ressemblait à un jouet. — Monsieur Rowan ? lança une voix à l’autre bout de la coursive. C’est Partridge. Il y a Went et Torres avec moi. Qu’est-ce qui se passe, monsieur ? Valentine échangea un regard avec Ahn-Kha, et articula en silence le mot Marines. — Je n’ai pas le temps de tout vous expliquer, Party, mais tout ce qu’a dit le commandant par haut-parleur est vrai. Post est avec moi. Nous tentons de prendre le contrôle du navire. — Pourquoi tu lui parles ? dit une autre voix. — La ferme, répliqua Torres d’un ton rauque. C’est notre officier. — Vous avez l’intention de vous faire la belle, monsieur ? poursuivit Partridge sans se soucier de l’échange. — Quelque chose comme ça, oui. Tous ceux qui se joindront à moi pourront mener une vie complètement différente, loin des Faucheurs. — Tu bouges, et je te descends, menaça la voix de l’opposant invisible, dans la section droite du T. — Eh, qu’est-ce que…, commença Partridge. Des détonations éclatèrent. Valentine en dénombra quatre, dans une succession très rapide, puis les trois Marines apparurent au bout de la coursive. Torres et Went soutenaient entre eux Partridge, qui était blessé. Ils plissèrent les yeux dans la lumière aveuglante du projecteur, et levèrent leurs mains libres. Torres tenait un revolver dans la sienne, Went un fusil. — Fumiers ! Vous avez tué Delano ! cria quelqu’un dans la section droite de la coursive perpendiculaire alors que les Marines atteignaient la barricade. Ahn-Kha saisit le blessé et le porta dans l’armurerie, où il l’étendit à côté de Post. Valentine aida les deux autres. Torres suivit Partridge, dont l’uniforme était déjà imbibé de sang sur le côté droit. — Nous sommes avec vous, monsieur Rowan, déclara Went, un des tireurs remarqués par Valentine, une fois qu’ils furent tous à l’abri derrière les matelas. Quand nous avons entendu l’annonce du commandant, Party a dit : « De qui vous préférez prendre vos ordres, Saunders ou M. Rowan ? » J’ai ramassé mon fusil et Torres s’est adjugé le revolver du caporal Grant. Ensuite nous sommes venus voir ce qui se passait. C’est ce salopard de Delano qui a tiré le premier, monsieur, et nous avons riposté. Dans l’obscurité, tout est très confus à bord. En gros, tout le monde canarde un peu tout le monde… — Heureux de vous avoir avec nous, Went. Je vais être très clair : ça ne se passe pas comme je l’avais prévu. Il y a nous, les Grogs, plus le Chef et quelques-uns de ses hommes. Nous sommes très inférieurs en nombre. À huit contre un, à peu près. Les lèvres de Went se tordirent sur ce qui n’était peut-être pas véritablement un sourire, seulement une grimace désabusée. — Au moins, nous avons les armes, dit-il avant de risquer un coup d’œil par-dessus la barricade. Ils ne m’auront pas vivant. Pas question que je me laisse livrer pieds et poings liés à un Encapuchonné. L’écoutille menant à la salle des machines au niveau inférieur s’ouvrit, et Landberg leva vers eux un visage interrogateur. — Toutes les issues sont scellées. Il leur faudra faire un grand trou dans le navire s’ils veulent nous atteindre par en bas. Le commandant va avoir quelques difficultés à diriger le Tonnerre sans ses moteurs. — Bon boulot, Chef, dit Valentine. Le Félin entendit un bruit sourd provenant de la partie invisible pour eux des coursives, et il recourut à l’écoute profonde pour l’identifier. Le commandant exigeait de quelqu’un un rapport de la situation. Sans réellement écouter les réponses, Saunders se mit à crier : — C’est tout ? Et vous avez laissé des hommes les rejoindre ? — Ils ont abattu Delano, monsieur, et à ce moment-là c’était le seul d’entre nous à disposer d’une arme. — Et cette clé anglaise dans vos mains ? Vous auriez dû leur éclater le crâne avec ! Hors de ma vue ! Après un court répit, la voix du commandant s’éleva de nouveau, cette fois en provenance de la section tribord de la coursive en T : — La tentative de prise de contrôle du navire a échoué, Rowan. Vous le savez, et je suis sûr que ça commence à être évident aussi pour ceux que vous avez bernés et qui vous ont suivi. — Si nous le pensions, commandant, nous serions prêts à bousiller les moteurs, répliqua Valentine. — Vous êtes un homme mort, Rowan, vous et votre ivrogne de petit copain. Mais j’offre l’amnistie à tous ceux qui rendront les armes. J’étoufferai l’affaire. Ce sera comme s’il ne s’était rien passé, pour peu qu’ils vous fassent sortir de force, vous et Post. David regarda par-dessus son épaule. Torres et Went avaient les yeux rivés sur lui. Il lut le doute dans leur expression, sans pouvoir déterminer si ce doute le concernait ou était relatif à la promesse du commandant. Lentement il posa son arme sur le plancher, crosse tournée vers les Marines. — S’il y a des candidats…, dit-il à mi-voix. Went blêmit, mais Torres se contenta de secouer la tête avec un petit sourire. Toujours étendu dans l’armurerie, Partridge grommela quelque chose d’indistinct. — Qu’est-ce qu’il a dit ? demanda Valentine à Torres. L’autre alla s’agenouiller auprès de son camarade avant de répéter ses paroles : « Dites au commandant Saunders d’aller se faire foutre. » Valentine ramassa son arme. — Nous avons voté, commandant, et la réponse est unanime : Allez vous faire foutre. — Salopards de traîtres, jura le commandant, vous serez saignés à blanc, tous autant que vous êtes ! — Dites-moi une chose, monsieur, répondit Valentine. Qu’est-il arrivé au dernier commandant ayant échoué dans une mission à cause d’une mutinerie ? On raconte que les Kurians ont ordonné qu’il soit… — Par Kur, vous allez tellement souffrir que vous rêverez d’être en enfer, Rowan ! Je vous ferai passer sous la quille. Vous me supplierez de vous laisser mourir ! Torres disparut dans l’armurerie et revint rapidement vers David avec quelque chose dans sa main. Le Félin reconnut une des grenades appartenant à l’armement embarqué du Tonnerre. — Vous aimez jouer au billard, monsieur Rowan ? demanda le Marine qui glissa deux doigts dans l’anneau surmontant l’explosif. — Pas trop ma spécialité, Torres, murmura-t-il en retour. — Vous permettez que je tente un coup en deux bandes ? — Je vous en prie. Torres tira la goupille et écouta le sifflement. Valentine vit une fine fumerolle apparaître au centre de la pièce qui contenait l’amorce. Le Marine se leva et, dans un mouvement de balancier de son bras gauche, expédia la grenade dans la coursive. Elle tournoya comme un gyroscope en filant vers la direction d’où venait la voix du commandant. David garda la tête dressée assez longtemps pour la voir rebondir contre l’extrémité de la cloison, juste avant l’intersection en T, puis elle retomba quelque part de l’autre côté du coin, du côté tribord. On eut à peine le temps d’entendre « Grenade ! » et « Attention ! » criés avant l’explosion et le flash orange qui illumina la coursive. Ses oreilles se remirent rapidement du bruit assourdissant, et il sentit la sueur qui coulait le long de son échine. — Le commandant ne va pas tarder à tenter quelque chose de réellement stupide, prédit-il d’un ton lugubre quand il perçut les voix qui se répondaient dans les deux branches de l’intersection. Il détestait la seule idée de ce qui allait suivre. Saunders prouva qu’il avait vu juste. Les hommes d’équipage du Tonnerre et les Marines demeurés loyaux au commandant essayèrent de prendre d’assaut la barricade. Le canon d’une des mitrailleuses de pont apparut à l’angle bâbord de l’intersection et se mit à tirer au jugé sur les mutins. Valentine et Torres s’accroupirent derrière la porte et les matelas, tandis que les autres se mettaient à couvert dans les diverses pièces desservies par la coursive. David entendit les balles frapper la porte avec un bruit sourd, mais les matelas freinaient suffisamment les projectiles de gros calibre pour qu’ils ne traversent pas l’obstacle. Quand la bande de munitions arriva à la dernière cartouche, la coursive s’emplit d’attaquants hurlants qui se précipitèrent vers la barricade sous la protection des quelques pistolets maniés par les premiers. Le projecteur donna à leurs visages crispés un aspect d’une pâleur fantomatique. Ahn-Kha braqua la mitraillette que Post avait apportée et balaya le couloir d’une longue rafale qui frappa les assaillants en pleine poitrine. Valentine ajouta quelques tirs bien ajustés avec sa propre arme. Les partisans de Saunders s’écroulèrent en une masse sanglante bien avant d’avoir atteint la barricade. Deux hommes s’engouffrèrent dans la buanderie enténébrée pour en être aussitôt éjectés par les fusils de chasse des Grogs d’Ahn-Kha qui s’étaient embusqués dans cette pièce. L’assaut fut bref mais sanglant, et dès qu’il prit fin Valentine dénombra onze morts ou blessés qui jonchaient la coursive dans une mare écarlate entre les cloisons éclaboussées. Seul leur sang arriva jusqu’à la barricade. Il passa sous les matelas et la porte jusqu’à ce que son odeur supplante celle pourtant puissante de la cordite dans l’air. Valentine rechargea son arme. — C’est bien la dernière chose que je souhaitais. Je ne voulais pas ça, s’entendit-il répéter encore et encore, au bord de l’hystérie. Ahn-Kha posa une main rassurante sur son épaule. — Reprends-toi, mon David, dit-il. Mieux vaut que ce soit eux, plutôt que nous. Une silhouette réussit à s’extraire de la masse de corps étendus dans la coursive et se redressa sur un bras et sa seule jambe valide. Le Marine tenta un pas chancelant vers l’intersection, glissa dans le sang et s’effondra sur sa jambe blessée en poussant un cri de douleur. — Vous voulez porter secours à Cal avant qu’il se vide de son sang ? cria Valentine à l’adresse des ennemis invisibles. — Vous ne tirerez pas ? — Non, bien sûr que non ! ajouta Torres. Allez le chercher ! La trêve tacite permit à deux hommes de récupérer les blessés dans la coursive. Ahn-Kha plaça une nouvelle bande de munitions dans son arme et referma le clapet d’un geste sec. Went s’approcha de Valentine. — Partridge est mort, annonça-t-il. Désolé, monsieur Rowan. Et je crois que le lieutenant est en état de choc. En rampant, David retourna dans l’armurerie et chercha le pouls de Post. Il était faible mais régulier, et sa respiration n’était qu’un souffle. Une odeur de brûlé irrita soudain les narines du Félin. Il leva les yeux vers le plafond où de la fumée commençait à sortir d’une bouche de ventilation. Il alla jusqu’à l’écoutille donnant sur la salle des machines. — Chef, on dirait qu’ils font brûler quelque chose dans le circuit de ventilation. Vous pouvez remédier à ça ? — Oui, j’ai remarqué, répondit le premier-maître. Je suis en train de couper la ventilation. L’accès au conduit est soudé, sinon je pourrais le détourner d’ici. On va très vite bouffer de la fumée, surtout s’ils font cramer quelque chose dans l’escalier aussi. — Et si on inversait le mouvement des ventilateurs ? — Il faudrait refaire tous leurs circuits électriques. Nous sommes condamnés à tousser pendant un bout de temps, je crois. Le haut-parleur de l’interphone de bord crachota. — C’est votre dernière chance, messieurs, jubila la voix du commandant. Nous avons quelques feux qui enfument joliment le système de ventilation, et nous allons ajouter des morceaux de pneu pour faire bonne mesure. D’ici très peu de temps la situation va devenir très déplaisante en bas, voire très dangereuse pour votre santé. Tous ceux qui comprendront leur erreur seront épargnés. Les dommages que vous avez causés sont trop importants pour que je puisse tout couvrir, mais je ferai ce que je peux. — Pourquoi vous ne lui fermez pas le clapet, Chef ? s’écria Went tandis que Torres étalait d’un geste grave sa tunique sur le visage de Partridge. — Le tout est relié à une batterie d’urgence située dans la passerelle. Je pourrais couper les fils, je suppose… Valentine fut pris d’une violente quinte de toux quand l’odeur âcre du caoutchouc brûlé emplit la pièce. Des larmes noyèrent sa vue. — Essayez ça, dit le Chef en lui tendant un chiffon humide. David imita Landberg et ses hommes qui avaient noué un morceau de tissu imbibé d’eau sur leur bouche et leur nez. Il ne constata aucune différence. Les yeux embués par les fumées nocives, il s’évertua à réfléchir à un plan. Si tout le reste échouait, il était de son devoir qu’au moins les Kurians ne récupèrent pas le Tonnerre. Il pouvait demander au Chef d’ouvrir l’écoutille extérieure pour saborder la canonnière, et sa mission par la même occasion. Avec un minimum de chance, Ahn-Kha et lui réussiraient à rejoindre les côtes jamaïquaines à la nage… Dans un choc sourd mais puissant, quelque chose heurta le flanc du navire qui tangua suffisamment pour déséquilibrer un homme inattentif. Venaient-ils de s’échouer ? Une seconde plus tard, Valentine entendit une fusillade sur le pont. Il regarda Ahn-Kha. Les oreilles du Grog, pareilles à des cornes, se tordaient de part et d’autre pour percevoir le maximum du brouhaha au-dessus de leurs têtes. David identifia des cris presque joyeux entre les détonations. — Des pirates, sûrement, dit-il. — Ah non, manquait plus qu’eux…, dit Went d’une voix au timbre curieusement déformé par le foulard humide devant sa bouche. Valentine rejoignit Ahn-Kha en sautillant. — Vous avez absolument raison, Went. Il ne manquait qu’eux. Eh, les gars ! dit-il en haussant la voix pour appeler le Chef et ses hommes au niveau inférieur. Il faut faire du bruit. Que tout le monde appelle au secours ! Tous le dévisagèrent un moment sans comprendre, dans l’armurerie comme en dessous, dans la salle des machines. Valentine inspira l’air vicié. — Au secoouuurrs ! beugla-t-il en direction de la coursive. Torres et Went l’imitèrent, puis Landberg et les mécaniciens un instant plus tard. David cria à pleins poumons jusqu’à ce que des taches sombres dansent devant ses yeux et qu’il ait du mal à respirer. C’est Ahn-Kha qui les battit tous à ce petit jeu, en mugissant assez fort pour faire tressauter les tasses dans la cambuse. Ses Grogs suivirent son exemple et martelèrent les tuyaux et les murs avec des outils, ce qui ajouta à la clameur des voix. Valentine leva une main pour exiger le silence. — Éteignez le projecteur, ordonna-t-il. Torres actionna l’interrupteur situé à l’arrière de la lampe et se brûla en touchant le boîtier surchauffé. Il poussa un juron. — Silence, dit David qui tendait l’oreille. Il saisit des bruits de pas dans la coursive perpendiculaire. Deux matelots apparurent à un coin de l’intersection, un Marine à l’autre. Tous avaient les mains en l’air. — Ne tirez pas, capitaine Rowan ! lança le Marine, un caporal du nom de Hurst. — Monsieur Rowan, nous nous rendons à vous, ajouta un officier. Valentine réprima la nausée que provoquait en lui la puanteur du caoutchouc brûlé. — D’accord. Alors avancez en gardant les mains bien en vue. Que s’est-il passé là-haut ? — On n’en est pas sûrs, monsieur, répondit Hurst. Le commandant en second m’avait posté devant l’écoutille de secours de la chambre des machines, au cas où vous remonteriez tous par là. Et subitement on a essuyé des tirs d’armes légères. Ça canardait sérieux, monsieur. Un navire nous avait abordés par le flanc, ainsi qu’une chaloupe. Ils sont sortis de la nuit pendant que nous étions tous occupés ailleurs. Nilovich a été touché, je ne pouvais rien pour lui, alors nous sommes descendus. Il nous a fallu sauter par-dessus le feu de pneus qu’ils avaient allumé. J’ai entendu un tas de cris et de détonations derrière moi. Je me suis dit que c’était le moment de me mettre avec vous. Et ensuite j’ai vu ces deux-là… D’un geste, il désigna les deux membres d’équipage du Tonnerre. Des faisceaux de lumière balayèrent l’intersection des coursives. — Mon David…, commença Ahn-Kha. Mais Valentine réagissait déjà : — Venez par ici, les gars, dit-il, et avec Went il les aida à franchir la barricade. Le Dos Doré avait pointé son arme derrière eux, vers la coursive. — Par là, dit David en indiquant le couloir menant aux magasins de l’arrière. Torres, gardez un œil sur eux. Il entendit des voix qui s’élevaient dans la branche transversale. — Ça devait venir d’ici, dit l’une d’elles. Quelques coups de feu claquèrent encore à l’avant. — Eh ! lança Valentine. Si vous cherchez les gens qui criaient à l’aide, vous les avez trouvés. Les voix baissèrent aussitôt. David tendit l’oreille pour sonder ce qui demeurait hors de sa vue. — Peut-être un piège, murmura quelqu’un de l’autre côté de l’intersection. — Si c’est le cas, vous pourrez dire au commodore que vous m’avez vengée, répliqua une voix féminine. Silence, maintenant. Je veux écouter… Un moment passa, puis la femme dit, fort et clair : — Eh, vous dans la coursive ! Ce navire vient de tomber aux mains de la Flottille du Commodore de Jayport, Jamaïque. Je vous offre la possibilité de vous rendre. Vous serez bien traités. Pourquoi appeliez-vous à l’aide ? La femme tourna le coin de l’intersection, et tout ce que Valentine put discerner dans la fumée fut une silhouette élancée. Un homme aussi grand qu’elle la rejoignit et sur un geste de cette dernière ouvrit une lampe à pétrole qui les révéla tous deux. Ils portaient l’un comme l’autre une ample chemise en coton coupée comme un pull, avec un col en V, un pantalon court et sombre surmonté d’une bande d’étoffe nouée à la taille et d’un ceinturon. Ils étaient chaussés de sandales. La femme avait ramené ses cheveux noirs en arrière pour dégager son visage cuivré, et ses traits comme ses yeux trahissaient le sang latin qui courait dans ses veines. L’homme à côté d’elle avait la peau d’un noir d’ébène, et il observait avec méfiance les hommes derrière la barricade. Il tenait un revolver dans sa main libre. Valentine jugea opportun d’imiter la nouvelle venue, et il sauta par-dessus la barricade, en prenant soin de se recevoir sur sa jambe valide. — Ahn-Kha, dis à tes congénères dans la buanderie de ne pas tirer. C’est fini. Le Dos Doré aboya quelques mots auxquels des grognements tout aussi incompréhensibles répondirent dans l’obscurité de la buanderie. David s’avança pour rencontrer les deux autres à l’intersection des coursives. La femme contempla un instant les cadavres, et il vit qu’elle imaginait l’enchaînement des événements. — Nous « rendre » n’est peut-être pas le terme approprié, mais nous ne vous créerons aucun ennui. — Parce que vous êtes en position de nous créer des ennuis ? — Pas si vous jouez franc jeu avec nous. Mon nom est Valentine, et je suis en mission pour la Région Militaire Sud des Ozark. Mais je ne sais pas comment je pourrais vous le prouver. Nous avions pour projet de prendre ce navire, et… (du pouce, il indiqua la barricade derrière lui) ça ne s’est pas très bien passé. Aidez-nous et vous aurez droit à toute ma gratitude, et ma parole d’honneur que nous ne chercherons pas à vous agresser ou à endommager plus le Tonnerre. — Vous êtes loin de vos montagnes, Valentine, dit-elle, lui révélant ainsi une bien meilleure connaissance de l’endroit qu’il ne l’aurait pensé. Je m’appelle Carrasca, et je suis officier de manœuvre à bord du Rigel. — Qu’est-il arrivé au reste de mon équipage ? voulut savoir David. — Quelques-uns ont été tués. Quelqu’un sur la passerelle nous a tiré dessus avec une mitrailleuse, et d’autres ont été abattus sur le pont, mais la plupart se sont rendus. Je constate que vos hommes sont mieux armés que les autres. — Nous avons pris le contrôle de l’armurerie et de la salle des machines. C’est à peu de chose près les seules réussites de la mutinerie. Vous avez choisi le bon moment pour nous aborder. — Une chance pour vous comme pour nous. Vous pourriez nettoyer un peu la coursive ? Il faut que j’envoie des hommes en bas pour surveiller la salle des machines. — Personne n’a l’intention de saborder ce navire, répondit Valentine. — Il est de ma responsabilité de m’en assurer. Je suis sûre que vous pouvez le comprendre. David s’écarta quand d’autres hommes du Rigel approchèrent, et il adressa un hochement de tête à Ahn-Kha. Le Grog saisit la porte de la barricade et la déposa contre la cloison pour libérer le passage. Carrasca donna des ordres brefs et précis. Valentine ne put qu’admirer la maîtrise de ses hommes, et ce malgré la confusion engendrée par le combat récent. Qui que soient ces pirates, ils se conformaient à une discipline particuliaire et bien supérieure à celle basée sur la peur qui avait régné à bord du Tonnerre. Les défenseurs de la barricade se regroupèrent dans l’armurerie en silence. Le Félin se dit qu’il était temps d’agir, ne serait-ce que pour devancer les ordres des pirates. — Vous pouvez rallumer la ventilation, Chef ? Nos amis ici présents ont éteint les feux. Il faut renouveler l’air en bas. Et remettez les moteurs en marche, s’il vous plaît. Le premier-maître mécanicien houspilla ses hommes hésitants pour qu’ils obéissent. — Monsieur, vous pourriez dire à ces insulaires de cesser de braquer leurs armes sur nous ? Tous ces doigts crispés sur la détente me rendent nerveux. Carrasca se pencha sur l’écoutille de communication. — Bierd, dites à vos hommes de faire attention, avec leurs armes. Elle se redressa et se tourna vers Valentine. — Désolée, mais pour votre propre sécurité vous serez mis sous surveillance. Vous pouvez faire monter vos hommes sur le pont ? Les diesels toussotèrent en reprenant vie, et David sentit le roulis du navire changer quand les hélices entrèrent en action. — Allez, les gars, tout le monde sur le pont. J’en ai assez de cette puanteur. Et remontons aussi les corps. Les membres d’équipage, les Marines et les Grogs entreprirent de ramasser les cadavres. Valentine contourna les restes d’un feu de pneus et de chiffons, et il suivit Carrasca qui se dirigeait vers l’escalier. L’interphone de bord grésilla une nouvelle fois. — Félicitations, messieurs, dit une voix de basse aux intonations musicales. Ici le commandant Utari. Ce navire est à nous. Chacun recevra une part du butin, qui est abondant. Alors que les pirates acclamaient cette annonce, Valentine sentit que le gouvernail tournait et que le Tonnerre mettait le cap sur la Jamaïque. < 4 Jayport, Jamaïque. Février : à l’instar de Malte en mer Méditerranée ou de Singapour sur la péninsule de Krai, la Jamaïque est la clé des voies navigables qui l’entourent. Éclipsée par des voisines plus imposantes – Cuba au nord et Haïti à l’ouest –, la petite île montagneuse au sable d’une blancheur aveuglante et aux collines verdoyantes est positionnée tel un poste de péage au centre d’un réseau de routes maritimes. Au nord, le passage entre Cuba et Haïti qui mène à la côte de Floride et aux Bahamas ; à l’ouest le canal du Yucatán au large des côtes mexicaines, et au sud la côte de l’Amérique latine. Loin à l’ouest sont dispersées des chaînes de petites îles et de récifs qui marquent la frontière, comme un rideau ajouré entre les Caraïbes et l’Atlantique proprement dit. À la grande époque des Morgan, Barbe Noire et autres Capitaine Kidd, les pirates légendaires des Caraïbes pillaient régulièrement les possessions françaises et espagnoles du Nouveau Monde, pour ensuite dépenser leur butin dans les bouges pour lesquels Port Royal, cette Babylone du xviie siècle, était célèbre. Les flibustiers actuels de la Jamaïque ne cherchent pas à faire main basse sur des trésors aussi rutilants. Ils se limitent à chasser la nourriture, les produits médicaux, l’équipement technologique et les matériaux de construction maritime. Le dernier dirigeant en date de la Jamaïque réside près du vieux centre de Kingston, autour de la grande baie sud. Mais l’influence du Kurian ne s’étend que jusqu’au pied des Blue Mountains. Les pics de celles-ci, nommées d’après la couleur qu’ils semblent avoir quand on les contemple depuis le large, donnent à l’île son échine dentelée évoquant un serpent de mer géant qui se reposerait. À l’extérieur du territoire kurian, des communautés côtières isolées vivent dans les mêmes conditions primitives que celles des Indiens Arawaka lors de l’arrivée de Christophe Colomb. Ces îliens habitent des cabanes faites de bottes d’herbe épaisse et de feuilles de bananier, ou de torchis. Quelques-uns sont assez chanceux ou puissants pour être les maîtres d’un des bâtiments d’avant 2022 encore debout après la vague titanesque qui a déferlé sur la mer des Caraïbes, suivie de tremblements de terre propres à ébranler les fondations et d’ouragans arracheurs de toitures. À Montego Bay, un seigneur des mers sanguinaire règne avec une brutalité qui ferait frémir la moustache de Morgan, et dans les montagnes au centre de l’île, une bande de tueurs sans nom qu’on suppose être les survivants d’un gang de trafiquants de drogue laisse des empilements de têtes tranchées sur les pistes de la jungle pour décourager tout intrus d’aller plus loin. Mais dans leur grande majorité les Jamaïquains sont des gens paisibles qui vivent des ressources naturelles offertes par le sol volcanique et la mer, et ils partagent ce qu’ils ont avec la générosité d’un peuple ayant connu la faim et le malheur entre des périodes d’abondance. Une baie au nord constitue cependant une exception à la règle par bien des aspects. Les bâtiments d’avant 2022 y sont en aussi bon état que le permettent les réparations avec les matériaux disponibles, et des centaines de bungalows en bois blanc couverts de toits de chaume forment le meilleur exemple possible de ce qu’on peut créer avec de l’argile, des feuilles et les fibres de cocotier. Un hôtel intact dresse ses multiples étages sur le front de mer. Deux épaisses palissades en bois courent sur des kilomètres, depuis les collines à l’ouest jusqu’à une grande élévation ovale bordant les étendues plates au sud et à l’est. Elles sont entourées de rizières et de champs de maïs. Partout la jungle a été rasée pour dégager une large zone plane autour des murs. Des voiliers sont à présent amarrés à un large quai en béton qui jadis accueillait les bateaux de croisière. Une de ses extrémités est occupée par un navire gris et rouille, relique de l’Ancien Monde dominant le centre de la baie tel le donjon d’un château fort. Il mouille à dix mètres du bord, et une passerelle flottante relie le quai à une ouverture de chargement dans la coque assez grande pour accepter des camions. C’est un bâtiment étrange et puissant, avec ses quatre niveaux de superstructures massés à la proue, et sur une centaine de mètres ce qui était peut-être un pont d’envol à l’uniformité brisée seulement par la masse du ressaut. Au sommet de l’antenne aérienne, un drapeau blanc frappé d’une croix rouge flotte ou pend dans l’air capricieux de ce milieu de journée. Plus loin, dans les eaux basses de la baie, par temps clair on distingue les contours de navires coulés là et maintenant enveloppés d’une gangue de coraux, qui forment une digue immergée et non signalée. Elle interdit toute approche du côté de la haute mer. L’extrémité sud du quai est fermée par une barrière surmontée d’une tour de guet qui permet de contrôler aussi les échanges terrestres. C’est Jayport, refuge de la Flottille du Commodore. Son histoire, trop longue pour être relatée ici, remonte aux derniers jours de 2022, lorsque deux bâtiments de la Royal Navy et un paquebot plein de réfugiés sont arrivés ici et ont créé l’hôpital flottant. Mais ces laissés-pour-compte du monde antérieur ont fini par s’allier avec une bande de marins établis sur l’île. À présent leurs enfants communs sillonnent la mer des Caraïbes depuis la côte du Texas jusqu’à la Grenade, et ils effectuent des raids sur les territoires de l’Ordre Kurian tout comme leurs ancêtres dans la mer des Antilles et contre les colonies françaises. Debout sur la passerelle de commandement du Tonnerre, Valentine scrutait la côte pendant qu’ils approchaient du port de Jayport. Le navire louvoyait entre les récifs invisibles, sauf en deux endroits où les vagues se déchiraient sur les structures de corail à fleur de surface. Un chalutier les précédait comme un poisson-pilote nageant devant la masse grise d’un requin, et derrière eux venait la pyramide gracieuse de bois et de toile du clipper Rigel, un trois-mâts. Il avait réduit la voilure pour rester derrière la canonnière. David plissait les yeux contre l’éclat du soleil. La lumière se réfléchissait sur le verre blindé de la passerelle et transformait en toiles d’araignée scintillantes les impacts de balles hérités du combat de la nuit. Carrasca, l’officier chargé de l’équipage de prise, observait la progression du Tonnerre depuis l’aile du saillant de la passerelle au-dessus du flanc du navire, et sa chevelure noire défaite flottait dans la brise de terre tel un pavillon. Elle surveillait la course de la canonnière avec autant d’attention que s’ils ne disposaient pas d’un guide pour les aider à franchir les récifs protégeant le port. Ses jambes épaisses solidement plantées sur le pont, le pirate à la barre portait une combinaison sans manches et coupée aux genoux. Le timonier donnait l’impression de lutter avec des drosses et non de manier le gouvernail hydraulique. — Ces récifs sont une vraie plaie, commenta-t-il à l’adresse de Valentine. Le passage a tendance à s’ensabler, et il m’est souvent arrivé d’entendre des frottements en l’empruntant. David sortit de la timonerie et rejoignit Carrasca sur la plateforme tribord. Il baissa les yeux sur le pont avant où les autres marins « loyaux » du Tonnerre étaient assis en un groupe apathique, sous la surveillance de gardes armés. Ils restaient sous les ordres de l’officier marinier supérieur, Gilbert, un homme au visage plat qui n’avait jamais été le dernier à flatter bassement le commandant. On n’avait pas retrouvé ce dernier, mort ou vivant. Quant à Worthington, il avait été tué avec les membres d’équipage quand ils avaient tenté de charger la mitrailleuse située sous la passerelle. Valentine pouvait encore voir la fausse tache de vin que formait le sang de son ancien compagnon de cabine sur le plancher en bois. Quelque part à l’arrière, Ahn-Kha et les hommes qui s’étaient joints à David dans sa tentative ratée de mutinerie nettoyaient déjà les ponts, après avoir rassemblé les cadavres en un alignement sinistre. La tradition aurait voulu que les morts soient enveloppés dans leurs draps cousus, mais le linge était trop précieux pour être gaspillé, et les quatorze victimes de la nuit quitteraient ce monde aussi nues que lorsqu’elles y étaient arrivées. — Bonne brise, remarqua Valentine. Du coin de l’œil, il observait les cheveux de Carrasca soulevés par le vent. S’il avait tendu le bras il aurait pu toucher une de ces longues mèches. — Nous l’appelons « le Docteur ». En général, il souffle toute la journée. Le soir venu, le vent tourne et vient de l’île. Celui-là, nous l’avons baptisé « le Croque-Mort ». Il ne sent pas aussi bon, mais il est rafraîchissant. Il aimait le son de sa voix. Il y avait une pointe d’accent des Caraïbes dans son phrasé typiquement hispanique. — Jolie vue. Il parlait autant de l’île que de la jeune femme, mais il prit soin de regarder droit devant lui. Il était accoutumé aux côtes de l’Amérique du Nord, avec ses étendues planes de plages, de bois et de marais. Ici les collines semblaient s’élever de l’océan tel un mur de verdure. — Oui. Il vous faudra un couvre-chef. Le soleil tape fort, même en cette saison. — Quel est ce grand bâtiment, là, au centre ? — Le navire-hôpital. Jadis l’Argus, de la Royal Navy. Je l’ai toujours vu là. Je suis même née à son bord. Comme beaucoup de gens ici, d’ailleurs. — Combien êtes-vous, à propos ? — Un recensement ne fait pas partie de nos priorités. Il y a les habitants de la ville et les familles de planteurs. Je dirais sept cents personnes, à peu près. Et puis les équipages des navires. On peut ajouter les gens qui vivent à l’intérieur des terres et le long de la côte, les pêcheurs et une poignée de solitaires qui viennent avec un chargement de céréales ou de viande de porc à négocier, quand ça leur chante. Oh, et ceux de la distillerie. On peut les compter parmi nos alliés, même si leur production de rhum repart sur les bateaux kurians. Au total, six mille personnes peuvent dire que Jay, c’est chez eux. — Jay ? C’est en référence au commodore Jensen ? Pour la première fois, elle cessa de contempler l’avant du navire. — Vous avez entendu parler de lui ? — Ce n’est pas l’homme le plus populaire qui soit, dans le Nord. Ils commencent à prendre Jayport au sérieux dans la ZK. — La ZK ? — La Zone Kuriane. Mes anciens employeurs. — Ah, je vois. Ici, nous l’appelons « la Terre Vampire ». Valentine sourit sans se forcer, et c’était la première fois depuis des jours. — Macabre. — Vous voulez dire que le nom n’est pas approprié ? — J’aimerais pouvoir le dire. Sur nos cartes, cette île appartient à la Zone Kuriane. Enfin, à la Terre Vampire. — La majeure partie de la Jamaïque est sous leur contrôle, ou plutôt sous son contrôle. Nous l’avons surnommé « le Fantôme ». — Vous êtes en bons termes ? Un rictus dédaigneux tordit brièvement la bouche de la jeune femme. — Non. Nous ne sommes pas ses laquais. Tant que nous ne lui créons pas d’ennuis, il nous laisse tranquilles. C’est mieux pour nous ainsi. — Et pour le Fantôme aussi. Elle croisa les bras et le regarda longuement, de la tête aux pieds. — Aimeriez-vous rencontrer le commodore Jensen ? J’imagine qu’il lui faudra bien décider quoi faire de vous et vos hommes, tôt ou tard. — Oui. Je vous serais reconnaissant d’arranger une rencontre avec lui, si c’est dans vos possibilités. Le sourire de Carrasca découvrit ses dents blanches. — Je pense que c’est dans mes possibilités. Je suis sa petite-fille. Les navires accostèrent et on fit débarquer les blessés. Valentine eut tout juste le temps de saluer Post avant que des gardiens le placent avec les autres sur des civières munies de roues. Les blessés furent ensuite dirigés vers le navire-hôpital, qui à si courte distance écrasait le Tonnerre de toute sa masse. Puis les soldats jamaïquains, les prisonniers et enfin les marins descendirent la passerelle que le Félin avait gravie pour la dernière fois une semaine plus tôt, à La Nouvelle-Orléans. En attendant la suite des événements, il observa les habitants de Jayport, dans leur grande majorité des Noirs aux membres déliés et apparemment en bonne santé. Un très jeune messager reçut un tube en bois d’un officier sur le Rigel et s’élança vers la plage comme un coureur de relais. David se demanda lequel des bâtiments bas et blanchis à la chaux bordant la baie abritait le quartier général du gouvernement. Des cabanes de pêcheurs et quelques filets suspendus parsemaient le rivage. Valentine fit l’expérience toujours un peu étrange de la reprise de contact avec la terre ferme après des jours passés en mer. Sous cette sensation d’immobilité, certains des Grogs s’assirent brusquement et se prirent la tête entre les mains. David profitait au mieux du soleil cuivré. Les bouleversements climatiques engendrés par le cataclysme de 2022 et qui réduisaient l’ensoleillement au nord des tropiques n’étaient pas aussi visibles dans le centre des Caraïbes. Un peu plus loin sur le quai, les hommes d’équipage « loyaux » étaient accroupis sur le béton nu et chassaient de la main les mouches assez téméraires pour s’aventurer aussi loin de la plage. Quelques-uns lui lancèrent des regards venimeux, d’autres le considérèrent d’un air implorant, mais la plupart se contentaient de contempler les alentours avec le fatalisme développé par l’existence dans la ZK. Des curieux étudiaient le Tonnerre derrière une corde tendue qui isolait la partie du quai où se trouvait amarré le navire capturé, et une poignée d’hommes en armes s’interposait entre les habitants et les nouveaux arrivants. Ils étaient vêtus de tee-shirts blancs et de shorts kaki, et cette tenue ressemblait plus à celle d’écoliers que de policiers. Des hommes avec des plateaux de fruits suivis par des femmes gracieuses portant de grands gobelets en bois emplis d’eau furent autorisés à franchir le cordon de sécurité, et ils se mirent à distribuer ces produits de l’île aux hommes de Valentine comme aux prisonniers. — Profites-en, man, profites-en ! dit l’un d’entre eux en présentant des bananes et des demi-noix de coco. — Pas de problème, man ! ajouta une femme. De l’eau de source pour l’instant, peut-être un peu de rhum plus tard. Elle s’exprimait avec un phrasé rythmé plus proche du chant que de la parole. Elle échangea quelques mots et un sourire avec un employé du port, mais Valentine n’en comprit pas plus que si elle avait parlé dans la langue d’Ahn-Kha. Un homme se pencha vers un garde et lui parla à l’oreille en désignant le Félin. Quelques autres tournèrent la tête vers lui, et David se demanda quel genre de rumeurs accompagnait déjà le récit du combat sur le Tonnerre. Il goûta à sa première banane fraîche – à La Nouvelle-Orléans il avait déjà mangé du pudding à ce fruit, mais c’était sans comparaison – et enchaîna avec la chair et le lait d’une noix de coco. Puis il rejoignit sans hâte Ahn-Kha et les Grogs qui apprenaient à peler le fruit avant de le manger, à l’imitation des humains. Le petit groupe des hommes du Chef engloutissait les fruits parfumés en compagnie de Went et Torres. — Que nous préparent-ils, mon David ? demanda le Dos Doré avant d’arracher la chair de la noix de coco avec ses lèvres puissantes et flexibles. — Pour le moment, nous n’avons rien à craindre. Ils semblent traiter fort bien les prisonniers. Ils vont essayer de recruter les hommes du commandant, je suppose. Ils ne savent pas dans quelle catégorie nous ranger. Nous ne sommes pas gardés, mais je ne pense pas que ces types derrière la corde nous laisseraient aller faire un tour en ville. — Ils t’ont laissé tes armes. Toutes les autres ont été ramassées et enfermées dans l’armurerie. Ils te font grandement confiance, ou bien ils sont très sûrs d’eux… — Les deux éventualités me vont, pour l’instant. Nous avons de la chance d’être toujours en vie, mon vieux. — Ta race devrait apprendre à saluer chaque jour par ces pensées. — Il y a quelque chose de la formalité à l’ancienne dans la façon dont ils ont agi avec nous. Comme si nous étions remontés trois cents ans en arrière. C’est comme le fait de m’avoir laissé mes armes : à l’époque où les conflits opposaient des gentilshommes à d’autres gentilshommes, un officier capturé était autorisé à conserver ses armes de poing. Je m’attends presque à recevoir une invitation à dîner, plutôt qu’on vienne me chercher pour interrogatoire. L’invitation à dîner arriva deux heures plus tard et le tira d’une sieste qu’il faisait à l’ombre. Comme les humains, les Grogs riaient pour exprimer leur amusement, et quand un gamin pieds nus et affublé d’un pantalon de coutil élimé et coiffé d’un chapeau de paille apporta un mot dans lequel le commodore requérait la présence de Valentine à la Maison du Gouverneur pour le dîner, Ahn-Kha éclata d’un rire assez sonore pour effrayer les mouches alentour. Carrasca arriva peu après avec une escorte et annonça qu’ils devaient être transférés dans des quartiers plus confortables. Ils se placèrent en colonne derrière elle et la procession des visiteurs parcourut le quai en direction de la ville. Le large quai rappela à Valentine une gravure représentant le London Bridge qu’il avait découverte bien des années auparavant dans un livre. Il était bordé de tant de bâtiments du côté de la terre qu’il ressemblait à une rue étroite sur les cent derniers mètres avant d’atteindre la plage, et c’était là que les biens de consommation venus de l’île et de la mer changeaient de propriétaires. Les bâtisses compensaient par leur hauteur ce qui leur manquait en largeur et en profondeur, et elles surplombaient la rue vers l’intérieur, et l’eau vers l’extérieur, formant un passage ombragé qui menait à la ville proprement dite. Carrasca expliqua que ce quai datant du xxe siècle était un des ouvrages les plus solides de toute la baie, un détail important sur une île sujette aux tremblements de terre. Les hommes de Valentine furent installés avec leurs bagages dans une série de chambres situées au-dessus d’une boutique de récupération de vêtements, à côté d’un entrepôt vide qui accueillerait les Grogs d’Ahn-Kha. On regroupa les prisonniers du Tonnerre dans un navire amarré de façon permanente au quai, et Carrasca affirma qu’ils seraient bien traités. David demanda à voir les blessés emportés sur le navire-hôpital, et la jeune pirate lui écrivit un mot de laissez-passer qui lui permettrait de monter à bord. Ses hommes et lui étaient libres de se promener sur le quai, mais pas au-delà. — Vous préférerez peut-être ne pas être trop visible, le mit-elle en garde. Beaucoup de gens passent par le port. Nous sommes convaincus que les Kurians envoient des espions, de temps à autre. Une fois, un petit bateau de pêche est venu se fracasser contre le quai. Vous avez peut-être remarqué la grande fissure colmatée. Nous dépendons trop du commerce pour interdire l’accès du quai aux étrangers. Mais même des hommes comme vous, que nous estimons ne pas représenter une menace, n’ont pas le droit de se rendre en ville, et ils sont fouillés avant de monter à bord de l’Argus. De tous les choix que Valentine avait dû faire durant ces vingt-quatre dernières heures, le plus inattendu fut de décider ce qu’il porterait pour le dîner à la résidence du gouverneur. Avec le message qu’il prévoyait de délivrer au commodore, il préférait ressembler à un allié plutôt qu’à un naufragé. Il ne pouvait décemment endosser sa grande tenue de Marine Garde-Côte, puisque désormais il ne représentait pas plus l’Ordre Kurian que la nation zouloue. Parce qu’il n’avait rien d’autre de convenable, il opta pour son pantalon d’uniforme et une chemise blanche très simple. Il lava et peigna son épaisse chevelure noire et la coiffa en une natte serrée. Torres compléta l’ensemble avec le prêt d’une veste noire courte et une large ceinture en étoffe, un accessoire très utilisé par ce qui passait pour être l’aristocratie dans la partie du Texas où il était né. Les manches de la veste étaient un peu courtes, mais au moins Valentine était correctement vêtu. Au coucher du soleil, un des très jeunes messagers – celui-là avec des chaussures – vint le chercher pour l’escorter hors du port. Le vent avait tourné. Quel nom lui avait donné Carrasca ? Ah oui : le Croque-Mort. Il charriait l’odeur de pourriture qui flottait sur le front de mer bien plus que le parfum revigorant de l’océan. Le gamin lui fit passer un autre poste de garde sur le quai et le précéda dans la première des rues de Jayport. Un attelage découvert les y attendait, et l’unique cheval piaffait d’impatience devant un conducteur d’âge respectable. Ses cheveux et ses favoris blancs encadraient un visage rond et noir. Il posa sur David un regard soupçonneux d’officier de police. Carrasca était assise à l’arrière. Elle portait une tunique d’uniforme bleue et elle avait ramené ses cheveux en un chignon strict à l’arrière de son crâne. Curieusement cette tenue rehaussait sa féminité et mettait en valeur ses grands yeux sombres et son visage à l’ovale parfait. Le Félin songea que peut-être la jeune femme – et le commodore – désirait lui faire la meilleure impression possible, tout comme lui. Il adopta l’attitude de quelqu’un qui aurait considéré sa présence là, dans cet attelage astiqué aux sièges rembourrés, comme la chose la plus naturelle au monde. — Bonsoir, lieutenant, dit-il avec une légère inclinaison du buste qui lui parut convenir aux circonstances. Cela signifie-t-il que vous allez me faire l’honneur d’être mon escorte au dîner ? — En effet, monsieur Valentine. J’ai pu me libérer pour la soirée de mes devoirs sur votre ancien navire. Elle ouvrit la portière basse de l’attelage et Valentine s’assit très droit en face d’elle. Il vit un coin de la bouche de la jeune femme se relever un instant, et il répondit en haussant un sourcil. L’échange mit fin à leurs faux-semblants. Elle étouffa un rire malicieux et il eut une sorte de reniflement complice. Un mot du conducteur et le cheval partit d’un pas rapide. Les roues cerclées de fer grinçaient sur la chaussée où se mélangeaient pavés et goudron. — Pour être franche, Valentine, l’arraisonnement du Tonnerre est pour moi ce qu’on peut appeler « un joli coup ». Pour des gens dont les navires voyagent sur mille miles dans toutes les directions, vous seriez étonné de voir à quel point nous nous sentons coupés du reste du monde ici. Nous avons parfois quelques contacts par ondes courtes, mais en général nous ne faisons qu’écouter : nous nous sommes fait griller plus d’une fois en utilisant la radio. Les seules personnes en qui nous avons réellement confiance, ce sont les Hollandais installés au sud. Il détecta son odeur, un cocktail de savon, d’une lotion à la noix de coco et d’une pointe de parfum qui se fondait avec celui, naturel, qui montait du col ouvert de son uniforme. En lui, l’animal eut soudain l’envie irrésistible de déchirer cette veste, de lui renverser la tête et de coller ses lèvres sur son cou, pour l’explorer, tandis que ses mains se refermeraient sur ces seins ronds et fermes… Folie. Il reprit le contrôle de ses sens et de ses pensées, étouffa ses envies sensuelles, et bannit de son esprit et de son corps des désirs trop longtemps réprimés. — Euh… Je vous en prie, appelez-moi David. Nous avons tous deux quartier libre, non ? Les pupilles de la jeune femme se contractèrent un instant, avant de se dilater de nouveau. — Peut-être. Vous pouvez m’appeler Malia, si vous le voulez. Valentine le voulait. — Avec plaisir, Malia. Ainsi donc le commodore souhaite me voir ? — Il est toujours friand de nouvelles. Les gens que nous ramassons ces temps derniers en savent moins que nous sur ce qui se passe réellement au nord. — Alors je risque de le décevoir… J’ai été… je suppose que vous diriez « sous couverture » depuis près d’un an. Les seules informations actualisées dont je dispose concernent les agissements des Kurians sur la côte entre la Floride et le Texas. Je ne doute pas qu’elles lui soient utiles, mais s’il a besoin de renseignements sur ce qui se passe au-delà de cette zone, je ne lui servirai à rien… Puisque je suis une des preuves vivantes du triomphe que vous allez savourer ce soir, peut-être pourriez-vous m’en dire un peu plus sur la manière que vous avez employée pour réussir aussi pleinement votre abordage ? — Oh, je n’y suis pas pour grand-chose, en réalité, répondit-elle. La mission de votre commandant n’était pas un secret, quoique, à mon humble avis, ils aient envoyé des forces trop réduites pour l’emporter, même si tout s’était bien passé. Cette ville s’est beaucoup développée au cours des deux dernières années. Étrange comme la nouvelle d’un havre sûr se répand vite. Nous voyons arriver des marins de tous les horizons. C’est au point que nous avons projeté de développer une deuxième ville, Port Maria, plus loin sur la côte, afin d’accueillir tous les nouveaux venus. — Et la Jamaïque peut fournir le nécessaire vital à tout ce monde ? Il observait au passage les piétons dans la rue principale. Ils faisaient oublier le caractère terne des rues et des maisons par leurs tenues bariolées de rouges soutenus, de jaunes éclatants et de pourpres profonds. — La terre est riche ici, et les eaux le sont plus encore, dit-elle avant d’adresser un signe de la main à un jeune couple qu’ils croisaient. Mais revenons à votre navire. Votre commandant n’a pas réussi à garder secret l’objectif de votre mission. Nous avons un ou deux espions dans presque tous les grands ports de la Terre Vampire. Ils nous préviennent quand une cargaison de valeur est expédiée par mer, et c’est ainsi que nous avons entendu parler de votre, enfin, de leur plan, alors que vous en étiez encore à préparer l’expédition. Le fait que le canon du Tonnerre peut couler n’importe lequel de nos bâtiments ne nous empêchait pas de tenter quelque chose en pleine mer. Un de nos navires les plus rapides surveillait l’embouchure du Mississippi et épiait votre sortie, et dès qu’il vous a aperçu il a mis les voiles et vous a précédé ici de deux jours. Un guetteur sur la côte nous a avertis de votre arrivée en vue de terre par radio. Voyez-vous, il nous faut garder constamment un œil sur Montego Bay et la partie ouest de l’île. » Nous savions que vous remontiez le long de la côte, c’est pourquoi nous sommes sortis pour vous intercepter. J’avais un canot à moteur plein d’hommes, très bas sur l’eau, et donc difficile à apercevoir. Nous vous avons pris en chasse dès que la lune s’est couchée. Quand nous avons entendu les détonations et vu l’éclair des tirs, le commandant Utari a fait sortir le Rigel et mis d’autres hommes dans des canots. Votre commandant a commis une grossière erreur en longeant la côte d’aussi près. — Personne ne s’attendait à ce que vous nous attaquiez, reconnut Valentine. Et ça a été une chance pour nous. Du moins, je l’espère. J’ai besoin de ce navire, Malia. — J’ai du mal à imaginer quel usage votre Région Militaire Sud pourrait trouver à une canonnière, sinon la faire couler en essayant de remonter le cours du Mississippi avec. Je vous promets que nous saurons lui trouver un bien meilleur usage. Et à en juger par les messages radio que nous recevons, vous avez assez de problèmes comme ça. — C’est-à-dire ? — Des combats, des pénuries dans les approvisionnements. Il semble qu’il n’y ait jamais que des mauvaises nouvelles en provenance du nord. — Nous tenons toujours bon. Et ce n’est pas rien. Donc vous disiez que vous avez foncé sur le Tonnerre dès que la fusillade a éclaté ? — Oui. Nous nous attendions à ce que ce soit beaucoup plus dur. Nous avions un bateau pneumatique rempli d’explosifs que nous étions prêts à utiliser, en dernier recours. Mais toute la confusion que vous avez créée a fait la différence ; autrement, je pense que l’affaire aurait été beaucoup plus sanglante. — Pour moi, ça a été bien assez sanglant, répondit David. Sans vous et le commandant Utari, je ne suis pas sûr que je serais encore en vie. J’ai une dette envers vous. La voix de la jeune femme se fit plus froide qu’aucun hiver jamais connu en Jamaïque : — Alors payez-la en nous laissant tranquilles. Nous n’avons pas besoin d’ennuis supplémentaires venus de la Terre Vampire. Nous avons déjà les nôtres, et ils nous suffisent amplement. L’attelage s’engagea sur une pente douce, et les bâtiments blancs massés le long de la route firent progressivement place aux arbres et à un foisonnement de fougères. Valentine huma l’arôme puissant de la végétation environnante et se sentit revigoré par l’air nocturne devenu soudain plus frais. — Vous ne craignez pas qu’un croiseur vienne bombarder votre ville ? — Nous sommes à peu près certains que les Kurians ne disposent pas de navires de guerre aussi imposants. Ce que nous avons toujours redouté, en revanche, c’est un débarquement massif. Il y a aussi cette rumeur concernant des Grogs amphibies. C’est pourquoi vous voyez ces hommes en armes sur les quais. Une chance pour nous que les vampires ne soient pas mieux organisés. — C’est là leur point faible, approuva le Félin. Ils sont à peu près aussi doués pour coopérer entre eux que des rats porteurs de la rage enfermés dans une cave. Ils ne voient pas plus loin que la prochaine transfusion d’aura. — L’aura ? — Vous lui donnez un nom différent, ici ? C’est ce dont les Seigneurs Kurians se nourrissent. Une sorte d’énergie créée par les êtres pensants. Non, rectification : elle est générée par tous les êtres vivants, mais elle est des centaines de fois plus riche quand elle provient d’un être doué d’intelligence. — Je croyais qu’ils buvaient le sang…, dit-elle, perplexe. — Leurs Faucheurs, oui. Mais ce ne sont que des marionnettes, des ustensiles qui marchent et qui parlent, dont leurs Maîtres se servent pour faire le sale boulot : les meurtres. Il existe une sorte de lien mental entre le Kurian et eux. Ils se nourrissent du sang de leurs victimes, oui, mais leur Seigneur, lui, se repaît de ce que nous appelons « l’aura vitale ». N’importe, votre appellation de « vampirisme » est correcte, même si le terme sonne presque… poétique. — Ce n’est pas un sujet de conversation très agréable pour une nuit aussi belle, David. Nous sommes presque arrivés. La résidence du gouverneur émergea de la nuit et des palmiers. C’était une bâtisse imposante posée sur le sommet plat de la haute colline pentue, pour ne pas dire la petite montagne, qui s’élevait à l’ouest de la ville. Derrière, plus loin dans la forêt, le mur d’enceinte en bois se terminait sur une tour de guet érigée sur le point culminant de la colline. La demeure elle-même était en pierre taillée et blanchie à la chaux, avec un toit en tuiles d’argile rouge qui rappela à Valentine une ancienne mission espagnole vue sur la côte texane. À l’entrée, le cocher salua d’un geste deux policiers en chemise blanche, puis il fit contourner à l’attelage une fontaine au centre de l’allée circulaire. Le cheval semblait mieux connaître le trajet que l’homme, et il stoppa devant la porte de la maison au premier murmure. — Merci, Jason, dit Carrasca qui tapota l’épaule du conducteur. Nous allons rester plusieurs heures, alors n’oubliez pas de vous faire servir à dîner. — Je vais d’abord m’occuper du cheval, mais je vous remercie, mademoiselle. Valentine descendit de l’attelage et tint ouverte la portière basse pour son escorte. — Mademoiselle ? invita-t-il alors que le conducteur repartait. — Jason m’a appris à monter à cheval et à conduire un attelage. J’ai grandi ici. Il appartient autant à ces lieux que le commodore lui-même. Son père a sauvé la vie de mon grand-père, il y a très longtemps. Il remplit un peu tous les rôles : garde du corps, cocher, interprète. C’est lui qui m’a offert mon premier bateau, un jouet construit à clins sur lequel j’ai effectué mes premières sorties en mer. Il est aussi le créateur de ça… Elle pointa l’index sur un drapeau qui surmontait un clocher bâti sur la maison et destiné à surveiller l’entrée autant que la route qui gravissait le flanc de la colline depuis la mer. — Il fait trop sombre, vous ne pouvez pas voir les détails. Notre drapeau est moitié bleu, moitié gris, avec un soleil au centre, un peu comme celui du Roi-Soleil français. Mais est-ce que les drapeaux ont encore une signification, de nos jours ? — Les drapeaux ? Ils sont assez peu utilisés dans le Nord. À mon avis, personne dans le Territoire Libre n’a réussi à définir quelle couleur représentait la survie. Je jetterai un coup d’œil au vôtre quand il fera plus clair. La vision nocturne de Valentine lui permettait de distinguer les détails du drapeau, même si les couleurs lui apparaissaient très atténuées, mais il n’en dit rien. Les dons que les Tisseurs de Vie lui avaient octroyés éveillaient la suspicion chez bien des gens, comme s’il n’était plus tout à fait humain. Et pour cette femme au moins, il désirait être un homme plutôt qu’une sorte de phénomène. Parfois il se demandait ce que les Tisseurs faisaient exactement à leurs créations humaines. La chose la plus proche à laquelle il pouvait comparer ces transformations, d’après son expérience, était le passage à la puberté, avec sa soudaine métamorphose de tout le corps, accompagnée des changements de désirs et d’aptitudes. Ces atouts pouvaient-ils se transmettre génétiquement ? Son propre père avait appartenu à l’élite composée par les Tisseurs, mais à part une jeunesse remarquablement saine et robuste – malgré de nombreuses chutes il n’avait jamais eu de fracture, et il ne gardait souvenir d’aucune maladie sérieuse –, il n’avait pas été le plus athlétique parmi les adolescents qui grandissaient autour de lui. Seul son talent pour sentir la proximité d’un Faucheur, qui se signalait par une ombre glacée perceptible aux limites de sa conscience, le distinguait des autres jeunes gens entrés au service des Tisseurs de Vie. — Monsieur Valentine ? La voix de Carrasca le ramena au présent, et il cessa de contempler le ciel enténébré de la Jamaïque. — Désolé, mon esprit battait la campagne, répondit-il en se tournant vers la porte qu’il tenait toujours ouverte. Un enfant les mena dans une cour intérieure envahie par la verdure. David fit halte pour examiner les carreaux qui entouraient la porte à l’autre bout. Chacun avait été peint pour représenter une floraison tropicale différente. — Très joli, dit-il. Carrasca se retourna. Son regard balaya rapidement les ornements qui frangeaient l’entrée. L’ombre d’une mélancolie singulière passa sur son visage. — Elles vous plaisent ? C’est moi qui les ai peintes. J’ai passé quelques années à peindre, de façon presque obsessionnelle. Quand j’étais adolescente. — Mon obsession à moi, c’était les livres. J’étais… Il allait parler de ses parents, de son frère et sa sœur, mais il se reprit. Ce soir, il lui faudrait surveiller ce qu’il pouvait révéler de lui-même et de son parcours. — … orphelin ? termina-t-elle en s’approchant d’un pas. Je sais ce que c’est. — Même chose pour vous ? — Même chose. Il lut la souffrance dans ses yeux, comme s’il se contemplait dans un miroir. Il leva son coude replié, et elle lui prit le bras. — Que peut-on faire contre ça ? Elle imprima un léger mouvement à son avant-bras, dans un geste amical. — Partir en mer. C’est ce qui a fini par marcher pour moi. Mais changeons de sujet, d’accord ? Nous avons un dîner officiel, ce soir. Ils parcoururent un couloir jusqu’à la salle à manger. Bien que tendu de tissus de prix et artistement sculpté, le mobilier était dépareillé. Peut-être provenait-il de diverses sources. L’homme qui les attendait dans la pièce n’était pas plus en accord avec ce décor élégant : un individu courtaud, buriné, manifestement plein d’énergie. De gros favoris blancs mangeaient la ligne de sa mâchoire et remontaient pour rejoindre sa moustache. Il était bâti en force, et se tenait debout dans la pose solide d’un sensei de judo. Peut-être à cause de ce torse épais, ses bras paraissaient trop courts, presque comme les pattes avant d’un tyrannosaure. Il était immobile à côté d’un buffet bas surmonté d’une carte de la Jamaïque tracée à l’encre, dans un cadre doré. Derrière lui une porte-fenêtre était ouverte sur un balcon envahi par des jasmins blancs et des ixoras rouges qui parfumaient subtilement l’atmosphère. D’après ce qu’avait dit Carrasca, son grand-père avait servi comme officier dans la Royal Navy de l’Ancien Monde. De ce fait, il devait approcher les soixante-dix ans. — Soixante-huit, fiston, soixante-huit, dit-il en se tournant vers eux. Il frappa son ventre du plat de la main, et le geste provoqua un claquement pareil à celui d’une détonation de pistolet dans une pièce fermée. La largeur de son buste à demi couvert d’une chemise bariolée sur des bretelles en toile ne tressaillit pas sous l’impact, ce qui prouvait une musculature toujours ferme. — Tout le monde se pose la question en me voyant, mais les gens sont trop polis pour la formuler à haute voix. Autant vous renseigner tout de suite. Pas vrai, lieutenant ? Il boutonna sa chemise, peut-être pour respecter un minimum de formes dans cette entrevue. — Et ils disent toujours « pas plus de cinquante ans, c’est sûr », dit-elle, soudain transformée en une petite fille amusée par les pitreries de son grand-père. — La question suivante, du moins pour tout jeune homme qui nous voit ensemble, est de demander où elle a trouvé cette taille et cette beauté, non ? dit Jensen, qui apparemment lisait dans les pensées de Valentine. Maria – ma fille – était encore plus petite que moi. Qu’elle repose en paix. Ça vient de son père. Un grand Cubain portant beau, avec les cheveux aussi noirs que les vôtres, cher monsieur… monsieur ? — Valentine, dit Carrasca. — C’est le problème, avec l’âge, fiston, et c’est vraiment énervant. Ce qui m’est arrivé il y a trente ans est pour moi aussi lumineux que le soleil de l’île, mais ce dont j’ai pu parler hier matin disparaît dans le brouillard. Malia a hérité plus que son physique d’Eduardo. Il était courageux et vif comme pas un. Il est mort, lui aussi, trop tôt. Si le sort est clément avec vous et vous accorde une longue vie, Valentine, vous verrez trop des meilleurs partir prématurément. La mémoire de David, toujours prête à faire défiler les visages des femmes et des hommes qu’il avait connus et perdus, se mit en branle. Jensen le comprit à son expression et eut le tact de changer de sujet. — Mangeons, les entrées froides sont déjà servies, dit-il en se dirigeant vers une chaise. Asseyez-vous à côté de moi, vous deux. Inutile de devoir hurler pour nous parler à quatre mètres de distance. Le président américain Eisenhower avait l’habitude d’emmener les dignitaires sur le perron arrière pour discuter, parce qu’il prétendait qu’ainsi il avait « une meilleure idée de l’homme ». Je fais la même chose à cette table. Le cuistot m’a dit que le poulet se présentait bien, et il est imbattable pour le jambon en gelée. Eh, cuistot ! mugit Jensen en direction du couloir. Nous sommes prêts ! Le temps qu’ils s’attablent, un des panneaux de boiserie pivota et le mur s’ouvrit, laissant apparaître le cuisinier avec un plateau. Il disposa les plats devant les trois convives : du poulet à l’orange, une sorte de ragoût poivré, des épis de maïs et des pommes de terre taillés avec une précision chirurgicale pour une présentation parfaite. Un autre homme suivit, porteur d’un épais jambon en gelée accompagné de tranches d’ananas et de ce qui ressemblait à des guignes noires. Le trio se servit sans tarder des différents mets, tandis que le cuisinier servait le vin dans des verres à pied, le seul élément non dépareillé sur la table. — Le commandant Utari ne sait pas ce qu’il manque. Je l’ai invité, mais il déteste ce genre de situation. Comme marin, il est sans pareil, mais il refuse de faire quelque activité qui implique de porter des chaussures, ou de manger quoi que ce soit qu’il ne peut pas croquer sur la pointe de son couteau. À moins qu’il ait un sens très aigu du ridicule. Bah, comme j’aime le dire, ce port n’a pas seulement été créé pour préserver les vies, il existe aussi pour… — … préserver un mode de vie, enchaîna Carrasca, et elle tendit le bras en travers de la table pour tapoter la main du commodore. Valentine but quelques gouttes de vin. — Vous n’aimez pas ? Il est un peu raide, mais j’en ai assez du rhum et du cognac, s’excusa Jensen. La Jamaïque est un deuxième paradis, pour moi, à l’exception notable de son vin. Je n’en connais pas assez sur le sujet pour vous dire pourquoi c’est ainsi. Il y a des années, nous nous régalions des bouteilles ramassées dans les anciens hôtels et les autres établissements pour touristes, mais ces réserves se sont taries avec le temps. — Je ne saurais dire. Je n’ai pas eu beaucoup l’occasion de boire du vin. Ce que j’ai goûté était généralement concocté à partir de pissenlits et de mûres. Ce vin est plutôt agréable, en comparaison. Ils consacrèrent quelques minutes aux mets, sous le regard anxieux du cuisinier. L’homme s’attardait comme un professeur qui surveille ses élèves pendant un examen décisif. Valentine, qui d’habitude n’aimait guère la sensation de surabondance, que ce soit avec l’alcool, la nourriture ou même les loisirs, s’empiffra jusqu’à ce que son estomac proteste. Il leva alors son verre. — Puis-je porter un toast ? À la générosité de la Jamaïque, à celle de mes hôtes et tout spécialement à l’auteur du meilleur dîner que j’aie savouré depuis des années, dit-il en saluant le cuisinier avec son vin. — J’approuve pleinement, dit Carrasca. Dans ses yeux luisaient les reflets des bougies qui éclairaient la pièce. — Tout à fait d’accord, ajouta le commodore, la bouche pleine. Des fruits frais et un flan conclurent le repas. Jensen se régala pour sa part d’un dessert particulier, un os à moelle grillé. Il en attrapa le contenu avec une fourchette miniature, et après un moment Carrasca se tourna vers lui, l’air impatient. — Jeune homme, commença Jensen tout en suçotant sans gêne aucune le creux de l’os, ma petite-fille m’a dit que vous avez tenté de vous emparer de cette canonnière. — Si les choses avaient mieux tourné, nous serions partis directement pour Haïti. — Valentine, il n’y a rien à trouver sur Hispaniola, sinon la mort. Vous cherchez des alliés dans les îles ? Vous n’en dénicheriez aucun sur Haïti qui soit prêt à aider les rebelles du Nord. Ils ont assez d’ennuis comme ça chez eux. — Tout comme nous ici, appuya Carrasca dont le regard s’était durci. Un groupe des vôtres est venu ici dans le passé. J’avais seize ans. Tout le monde les a acclamés. Ils nous ont fait de beaux discours sur la guérilla et les raids éclairs. Ils ont parlé d’unifier les différentes parties de l’île pour ensuite nous attaquer à Kingston. Tout ce qu’ils ont obtenu, c’est la mort de certains des habitants de l’île, et des familles entières pendues de l’autre côté des Blue Mountains. Quand ils sont repartis, personne ne les a regrettés. Si vous pensez que les gens de Jayport… — Rien de tel, répliqua Valentine que ce brusque changement d’humeur avait surpris. Je suis à la recherche d’une arme, pas d’alliés. Je ne demande à aucun de vous de combattre les Faucheurs. — Malia, intervint son grand-père, les représailles n’étaient pas la faute de M. Valentine, pas plus qu’elles n’étaient celle du major Hawthorne. Il se tourna vers David. — Veuillez excuser ma petite-fille. Après le soulèvement avorté, ils ont complètement anéanti une de nos colonies dans les montagnes… C’est là que sa mère a perdu la vie, ajouta-t-il avant de serrer les lèvres avec amertume. La plus grande erreur de mon existence. — Pas la tienne, grand-père, dit la jeune femme. Tu as vu les uniformes, compté les armes, entendu les promesses d’Hawthorne. Et tu l’as cru. Il savait quels mots employer pour convaincre. Même maman. Elle était veuve, monsieur Valentine, et… — Évitons d’ennuyer notre invité avec ces histoires de famille, coupa Jensen. Il contempla Carrasca quelques secondes, comme s’il tentait de retrouver les traits de sa mère sur le visage de la fille, puis s’adressa de nouveau à David : — Donc, vous avez besoin de ce navire sur lequel vous étiez, la canonnière, pour vous approprier cette arme ? — Nous l’approprier et la ramener sur le continent. Nous avions besoin d’un moyen de transport adapté pour la convoyer, un bateau capable de mouiller au large des côtes assez longtemps pour que je trouve l’arme, que je l’apporte à bord et que nous repartions sans risque d’être attaqués. Le Tonnerre est sans doute la plus grosse unité opérationnelle dans les Caraïbes, actuellement. — Vous faites erreur, dit Jensen. Les Hollandais installés au sud possèdent un vieux croiseur encore en état de flotter, Dieu seul sait comment. Je pense que c’était un navire de guerre américain, à l’origine. Il pourrait couper le Tonnerre en deux, si les Hollandais n’étaient pas de notre côté. À dire vrai, j’envisageais de remplir les réservoirs de votre canonnière avec leur gas-oil. — Vous envisagiez ? répéta David, qui sentait là une occasion à saisir. — Monsieur Valentine, je cherche une arme, moi aussi. Nous sommes en pleine expansion, ici, et il devient de plus en plus difficile de subvenir aux besoins de tous. Il en arrive toujours plus, pas toujours de la sorte que nous aimerions, mais ça n’en reste pas moins des bouches à nourrir. Je n’ai jamais été très doué pour rejeter à la mer des gens dans le besoin. Les meilleures terres cultivables sont situées dans la partie sud de l’île. Je ne m’inquiète pas seulement pour les habitants, mais aussi pour mes navires. Ce port ne les protège en rien lorsque nous essuyons une vraie tempête. Mais si je pouvais prendre Kingston, l’arracher d’une façon ou d’une autre au Fantôme – c’est le surnom que nous donnons au démon imaginaire qui règne là-bas –, un grand nombre de nos problèmes seraient résolus. Un vrai port, avec un vrai chantier naval, même s’il tombe en ruine comme tout le reste, voilà qui ferait une grande différence pour nous. Mais chaque fois que j’ai tenté l’aventure, ça a été un échec. Jensen se leva de table et alla se camper devant la carte de la Jamaïque accrochée au-dessus du buffet. Il étendit un de ses bras épais et désigna un point de la côte. — Le Fantôme se la coule douce. Il ne pourrait pas être plus en sécurité que là où il se trouve. Il vit sur une sorte de propriété, dans un château, pas moins. Il indiqua un carré noir légèrement en retrait d’une baie en croissant, sur la côte sud et à l’ouest de Kingston. — On raconte qu’il apparaît parfois en haut des remparts, pour observer les femmes qui travaillent dans les champs avoisinants ou un nouvel arrivage de condamnés qui remonte la route en direction du Trou de la Mort. Ce qui correspond tout à fait à un Kurian, songea Valentine. — Il veille jalousement sur ses terres, car il craint toujours qu’un des siens débarque pour s’y installer. Il a sa Garde Noire – ceux que vous appelez « les Faucheurs » – ainsi qu’un régiment entier d’Asiatiques pour étouffer toute velléité de révolte chez les Jamaïquains. Ses hommes forment la Police Montée. Et puis il y a les Chinois et les Indiens qui constituent la Police Publique. Des canailles pour la plupart, qui surveillent les fermes et les travaux divers à coups de trique. C’est toujours la même histoire : élevez une minorité ethnique à une position privilégiée qu’elle sait perdue si le maître disparaît, et donnez un peu de pouvoir à ce tas de brutes. Il a des informateurs partout… même ici, j’imagine. Tout ça me fait penser à une toile avec en son centre une grosse araignée qui guette les vibrations des fils. Nous tentons de pénétrer sur la toile, nous nous retrouvons englués, nous ne sommes pas assez nombreux pour l’atteindre, même avec les armes volées que nous avons accumulées. Des années avant la venue du major Hawthorne, mon gendre a essayé de recruter les gangs des montagnes, mais ils ont tué Eduardo parce qu’il risquait de leur créer des ennuis. Nous sommes libres de faire ce que bon nous semble dans les eaux autour de la Jamaïque, mais ça ne nous rapporte pas grand-chose. Lui peut obtenir tout ce dont il a besoin du continent, par les transports armés. De notre côté, nous avons tout juste réussi à empêcher ses pareils de venir diriger d’autres régions de l’île, la nôtre au nord ou celle à l’ouest. — Je suppose qu’il ne quitte jamais son château ? dit Valentine tout en examinant l’échelle de la carte. — S’il l’a fait, nous n’en avons pas entendu parler, répondit Carrasca. — C’est souvent ainsi, avec un Kurian : ses Faucheurs lui servent d’oreilles et d’yeux, expliqua David. Inutile qu’il se risque à l’extérieur. Il reste dans son repaire avec un ou deux serviteurs pour veiller sur lui. L’immortalité a tendance à vous transformer en reclus, manifestement. Mais celui-ci aime jeter un coup d’œil sur les terres environnantes, de temps à autre. Est-ce qu’il se sentirait trop intouchable pour sa propre sécurité ? Maintenant qu’il en savait plus sur l’île et sa situation présente, il entrevoyait la possibilité d’une solution. Ce n’était peut-être même pas une chance, plutôt un vœu pieux. — Monsieur, je vais pousser un peu plus votre analogie avec la toile d’araignée, dit-il, et il se sentit rougir un peu, ce qui ne devait rien au vin. — Je vous écoute. — L’organisation du Fantôme souffre de la même faiblesse que la toile d’une araignée. — Laquelle ? — Si vous tuez l’araignée, sa toile s’effondre en quelques jours. Le cuisinier lui-même se figea et dévisagea Valentine. — Fiston, j’aurais tendance à dire que c’est impossible, déclara enfin Jensen. Le Fantôme vit dans une forteresse, un vrai château fait de pierres énormes. Il est à peu près aussi vieux que le drapeau britannique sur cette île, et il l’a fait réparer. On raconte qu’il se terre dans une grotte, sous le château. Il y a une dizaine d’années, des Jamaïquains de l’autre côté de l’île ont eu la même idée que vous. Trente d’entre eux ont juré de le tuer ou de mourir en tentant de le faire. Ils ont réussi à se procurer la clé ouvrant une poterne à l’arrière, et ils se sont dit qu’il leur suffirait de se glisser à l’intérieur et de le tuer. Quelques-uns étaient équipés de fusils, les autres de harpons et de machettes. Deux Faucheurs de la Garde Noire leur sont tombés dessus alors qu’ils arrivaient au château, et ils sont tous morts. Bien entendu, la Police Spéciale a voulu rafler leurs familles, mais il faut leur reconnaître ça, les Jamaïquains savent garder un secret mieux que n’importe qui. Malgré les offres de récompenses, les pots-de-vin et même la torture, les sbires du Fantôme n’ont récolté qu’un ou deux noms, et avec assez de retard pour que les familles disparaissent dans la nature. Soit dit en passant, le commandant Utari a perdu son frère dans cette expédition. C’est comme ça qu’il est arrivé à notre orphelinat. — Alors que vouliez-vous dire par cette formule : « J’aurais tendance à dire que c’est impossible » ? Jensen lança un regard furtif au cuisinier et parut soudain mal à l’aise. — Ça va vous paraître délirant, Valentine, mais je vais quand même vous en parler. Il y a une femme qui vit sur l’île et que les Jamaïquains vont consulter quand ils ont besoin d’un conseil. C’est une sorte de sorcière, enfin, d’après ce qu’ils disent. Ils l’appellent « Obay ». Elle mesurerait plus de deux mètres, et ils prétendent qu’elle a quatre seins. Selon eux, elle a jadis nourri quatre enfants en même temps, deux attachés dans son dos avec deux seins qu’elle balançait par-dessus ses épaules, et deux devant. Les quatre gosses ont grandi et sont devenus les quatre grands chefs chez les insulaires libres. Ils existent réellement, à propos, et on les surnomme « les Quatre », tout bêtement. Obay préside les fêtes données pour les solstices et les équinoxes, et c’est à ces moments-là qu’elle leur délivre ses prédictions. C’est une sorte d’oracle, maintenant que j’y pense… Il se tut un instant, peut-être pour créer un effet dramatique, mais plus probablement à cause de l’embarras qu’il éprouvait. — La dernière fois, en décembre, elle a dit qu’un homme viendrait de la haute mer. Elle l’a appelé « l’Homme-qui-pleure », et elle a prédit que cet homme débarrasserait l’île du Fantôme. Valentine leva une main vers son visage et effleura la vieille cicatrice qui allait de son menton au bord de son œil. — J’ai oublié le reste, ajouta Jensen. C’était quoi, cuistot ? Celui-ci se racla la gorge avant de répondre : — L’Homme-qui-pleure apportera avec lui une tempête de chair, et une tempête de métal. Ses yeux verront l’extrémité d’une longue voie droite, et à l’extrémité de cette voie surgira notre salut. — Comment s’appelle votre navire, le Tonnerre, non ? dit le commodore. Le tonnerre de l’orage ? Le tonnerre de métal ? — Oui, dit Valentine. C’est bien le nom de la canonnière. Mais pour le reste, c’est une interprétation un peu osée. Il se peut que j’arrive à ce résultat, mais ça n’a rien à voir avec votre oracle. J’ai certaines… aptitudes… qui manquaient aux Jamaïquains de la première tentative. Pour réussir, j’aurai besoin de récupérer le navire, qu’on me le prête pour contourner l’île. Si je parviens à vous débarrasser du Fantôme et à libérer l’île de son emprise, me rendrez-vous le navire et l’équipage afin que j’aille en Haïti ? Ensuite je vous ramènerai le Tonnerre, et vous pourrez le garder. Je ne doute pas que vous saurez l’utiliser au mieux. — Valentine, dit Jensen, si vous arrivez à ce résultat, je vous donnerai la canonnière et un équipage d’hommes prêts à naviguer avec vous sur l’océan de lave de l’enfer, sans peur. — Je compte dessus : sans peur. La soirée prit fin peu après minuit. Jensen se révéla être très amateur de mah-jong, et il insista pour en apprendre les grands principes à son invité. Le cocher, qu’on lui avait présenté comme étant Jason Lisi, se joignit à eux pour qu’ils soient quatre. Après distribution des pièces, Jensen se mit à expliquer à Lisi la proposition de Valentine. David dut fournir un gros effort mental pour présenter son plan au cocher tout en apprenant à faire correspondre ses tuiles, quand faire kung et quand un jeu était terminé. Valentine se renseigna sur la profondeur des eaux le long de la côte sud de l’île, et dans le même temps il gardait le couvercle de l’antique boîte de mah-jong ouvert afin de vérifier la valeur des bambous, des personnages, des fleurs et autres figures. Il avait l’impression curieuse que son aptitude à convaincre le commodore du bien-fondé de son plan dépendait de ses aptitudes pour le jeu chinois – facile à apprendre, mais difficile à maîtriser. Il perdit. L’intensité de l’expérience l’épuisa. Jensen le vit qui se frottait les yeux et proposa d’arrêter la partie. — La nuit porte conseil : je vais y réfléchir, promit-il à Valentine. Celui-ci accepta ensuite de dormir sur place. Toutes les chambres ouvraient sur la même terrasse que la salle à manger. Toutes étaient pourvues de portes-fenêtres identiques qui invitaient à profiter de la douceur de la nuit. Celle qu’on donna à David était encombrée du même fatras d’antiquités. Seule la toile du matelas semblait neuve. Dans le tiroir de la table de chevet il découvrit un vieux « menu des services aux invités » plastifié et se détendit en rêvant au luxe d’une époque révolue. Le jasmin parfumait l’air. Quels rendez-vous clandestins s’étaient déroulés ici du temps où la résidence du gouverneur n’était qu’une propriété à louer de plus sur la côte ensoleillée de la Jamaïque ? Il accrocha son manteau et sa veste courte à des patères, s’étendit sur le lit et s’efforça de se décontracter, mais son esprit surexcité l’empêcha de trouver le sommeil. Après un moment il sortit sur la terrasse. Pieds nus il traversa la vaste dalle de béton et contempla en contrebas le navire-hôpital, le Tonnerre et la ville de Jayport. La lumière se déversait toujours à l’extérieur depuis la salle à manger, quoique moins intensément que lorsqu’ils avaient manié les tuiles sous le grand lustre. Peut-être le commodore souffrait-il d’insomnie. Valentine marcha sans bruit jusqu’à la limite de la tache lumineuse. C’était Carrasca, qui avait libéré son abondante chevelure. Elle avait disposé en gradins trois piles de pièces de mah-jong, pour former ce qui ressemblait à un château japonais. Elle tapota deux des piles jointes d’un doigt, son regard pensif rivé sur l’ensemble, tandis que sa lèvre inférieure saillait inconsciemment. Un verre de vin à moitié vide était posé sur la table, à côté d’elle. Sa veste à larges revers était accrochée sur le dossier de sa chaise, elle avait partiellement déboutonné sa chemise, et Valentine se rendit compte que le vêtement était beaucoup trop large pour elle. Peut-être appartenait-il à son père. Il toussota pour signaler sa présence. Carrasca regarda vivement en direction des portes-fenêtres béantes, et elle sursauta sur son siège avec un hoquet de surprise. Les tuiles de mah-jong s’éparpillèrent sur la table devant elle. — Désolé, dit David en s’avançant dans la lumière. — Nom de… Vous m’avez fait peur. Il remarqua ses bras : elle avait la chair de poule. — Toutes mes excuses. Je n’aurais pas dû me promener de nuit dans la maison de mes hôtes. — Non, ce n’est pas ça. Vos yeux… — Mes yeux ? Elle frissonna encore, puis bredouilla : — Ils… Ils luisaient dans la nuit. Bravo, Le Spectre. Pour elle tu es l’homme-loup, maintenant. — Ils luisaient ? — Comme ceux d’un animal dans l’obscurité. Ceux d’un chat. Ils étaient d’un jaune orangé. Je n’avais encore jamais vu les yeux d’un homme avec cet aspect. — Peut-être qu’ils ont simplement reflété la lumière… — Peut-être. À moins que ce soit l’effet de mon imagination. La journée a été longue, dit-elle d’une voix plus calme. — Désolé pour les dégâts. Qu’est-ce que vous faisiez ? — On peut aussi jouer au mah-jong en solitaire. Vous pêchez les tuiles dans le sac et vous les disposez d’une certaine manière. Il ne faut pas regarder celles qui sont en dessous quand vous les empilez. Ensuite vous les retirez par paires assorties. — Vous n’en avez pas eu assez, avec nos parties d’après-dîner ? — Je n’arrivais pas à dormir. Ce jeu me détend. J’ai trop de choses auxquelles penser, en ce moment. Avec le mah-jong, c’est comme si je comptais les moutons. — Je suis désolé qu’on ait abordé le sujet de vos parents dans la conversation. Un peu de la chaleur qui habitait ses prunelles plus tôt dans la soirée y réapparut. — Non. Oh non, ce n’était pas ça. Voyez-vous, mon grand-père a parlé avec Utari cet après-midi. Le commodore a décidé de me confier le Tonnerre. C’est mon premier vrai commandement. — Une chance pour vous qu’Utari n’en ait pas voulu. Elle sourit. — Il déteste tout ce qui n’a pas de voiles. Il dit qu’un marin ne prouve pas sa valeur quand il dispose d’un moteur. — Mais ce n’est pas votre opinion. La lumière qui se déversait hors de la salle à manger jouait avec ses traits partiellement dans l’ombre. — Vous ne connaissez pas les marins, David. Mon premier vrai navire. Mon premier commandement. J’ai aimé cette canonnière avant même que nous entrions dans le port. Je suis impatiente de reprendre la mer à son bord. Je n’ai jamais rien vu d’aussi beau. Valentine aurait pu dire la même chose du nouveau commandant du Tonnerre. Et il l’aurait fait, sans ce soupçon d’inquiétude dans le regard de la jeune femme quand elle rencontra le sien. Comme si elle redoutait le retour de cette lueur inhumaine dans les yeux de David. < 5 Les Terres du Fantôme : depuis le tracé déchiqueté de la côte sud de la Jamaïque jusqu’aux crêtes des Blue Mountains, le Fantôme étend une ombre invisible sur ces paysages ensoleillés. Les Jamaïquains sentent quand ils franchissent la limite de son domaine : ils deviennent nerveux, maussades. Rien d’étonnant puisqu’ils sont soudain revenus à l’esclavage en vigueur trois siècles plus tôt. Ils cultivent de petites parcelles qui forment des îlots dans ces bois et ces prairies retournés à l’état sauvage. Vu par un urubu en plein vol, la topographie des lieux ressemble à un enchevêtrement de vignes et de lopins de terre cultivée reliés entre eux par une ou deux routes principales. Des pistes plus étroites traversent les zones boisées, tandis que les vignobles débordent sur ce qui jadis était la ville de Kingston. Quelques bandes ternes balafrent la terre rouge des collines, là où l’exploitation des mines de bauxite procure de quoi faire de l’aluminium. Le produit est ensuite exporté au nord et à l’ouest, en échange des quelques biens technologiques indispensables au Fantôme pour assurer la mainmise sur son domaine. Le labeur des esclaves, effectué avec une lenteur digne de morts-vivants, permet l’entretien des champs dans ce qui est une des principautés kurianes les plus isolées et les moins bien dirigées. L’organisation y est pratiquement nulle, la construction moribonde, la maintenance très aléatoire. À l’exception des mines de bauxite, où l’on voit encore parfois des panneaux striés de rouille portant le nom « JAMALCO », et des armes qui équipent les Collabs chinois du Fantôme, le mode de vie est revenu à un état situé quelque part entre celui des Indiens de l’Arkansas au néolithique et le xviiie siècle. Il n’est pas rare de voir les esclaves besogner avec des outils à lame en pierre, avant de regagner leurs cabanes sommaires éclairées par des feux au charbon. Les Jamaïquains se sont replongés dans des croyances ataviques qui font la part belle aux charmes protecteurs, aux incantations et au totémisme, dans l’espoir de garder les Faucheurs loin de leur demeure. Sur les seuils on trouve souvent des coraux ou des cailloux peints de signes étranges avec du sang de poulet, ainsi que sous les rideaux de perles pendus à chaque fenêtre. Certaines familles ne mangent jamais avant midi, suivant le principe non dénué de bon sens qu’un corps vide est moins perceptible aux sens des Faucheurs. Ceux-ci, tels des prédateurs sauvages, jettent le plus souvent leur dévolu sur les individus âgés, malades, ou qui commettent l’erreur de fuir. Les avatars encapuchonnés du Fantôme rôdent souvent sur les plages et en bordure de la frontière du territoire du Maître, et ils attaquent ceux qui tentent de s’échapper de l’autre côté des montagnes ou de se réfugier dans la petite zone libre du nord-ouest. Si les Faucheurs isolent et tuent les rares fauteurs de troubles, toute agitation de masse est réprimée par la Police Montée et la Police Publique. Avec leur ensemble intimidant de chevaux, molosses, armes et matraques, le Fantôme se sert d’elles pour accomplir un des plus vieux tours figurant dans le bréviaire du parfait tyran : contrôler un groupe en se servant d’un autre. Les membres de la Police Montée sont en général des métis. Les Chinois jamaïquains et les Indiens jamaïquains y prédominent. Ils contrôlent les membres de la Police Publique, plus nombreux mais moins disciplinés, lesquels ne sont guère plus que des bandes de nervis armés de matraques, mais cela suffit pour tenir les ouvriers des plantations. Les éléments de la Police Publique ont pour principal privilège l’usage de petits bateaux, ce qui leur permet de consommer les diverses espèces de poissons qui pullulent dans les eaux côtières. Malgré cet avantage, leurs familles bien nourries souffrent tout autant des Faucheurs que les Jamaïquains ordinaires qui travaillent dans les champs et les mines. Le Fantôme trône au sommet de cette pyramide de puissance et de peur, tel un demi-dieu gavé de la multitude d’auras qu’offre la population féconde de son petit royaume. Aussi retors qu’un pilleur de tombes, il veille sur son île paradisiaque depuis quarante ans. Il a toujours refusé les propositions d’autres princes kurians de le rejoindre, et a même repoussé la tentative d’un des siens qui voulait la lui prendre de force. Depuis un château de type européen qui domine une vaste baie, il se repaît d’une des premières découvertes du Monde Nouveau comme un ver se nourrit d’un cadavre, et il décompose tout ce qu’il touche à la façon d’un roi Midas de la nécrose. Avec pour seuls ennuis les pirates au nord et quelques bandes incontrôlées éparpillées dans les montagnes, qui même réunies représenteraient pour lui une menace très improbable, on peut se demander s’il aurait accordé beaucoup d’attention à la présence d’un Félin sur l’île, pour peu qu’il l’ait découverte. Ses habitudes, les hauts murs du château gardés par mille fusils et les crocs de ses Faucheurs, tout cela l’a rendu certain de son impunité. Pour traverser les mille deux cents mètres du champ, il fallut à David Valentine pas moins de trois jours entiers. Le premier ne comptait pas vraiment : il l’avait consacré à étudier la topographie du domaine kurian. Les terres les plus accidentées descendant vers la baie se transformaient en champs et en vergers près du château. La route qui desservait l’entrée de l’imposante demeure serpentait à l’ouest le long de la côte et rejoignait à l’est une colonie installée dans les ruines de ce qui avait été une magnifique place de style colonial espagnol. Les abords immédiats du château étaient couverts de champs de tabac qui s’étendaient du pied des murailles vers l’extérieur à la façon d’un tapis vert. L’odeur particulière lui chatouilla les narines quand il laissa son odorat sonder l’air, alors qu’il était perché dans un palmier. Il avait déjà observé des fermes spécialisées dans les céréales, les arbres fruitiers ou le bétail, mais c’étaient les premiers champs de tabac qu’il apercevait depuis qu’il avait débarqué du sloop rapide d’Utari. Son premier soin fut de se concentrer sur les rythmes particuliers de ces lieux, afin de combler les blancs dans les renseignements glanés par les espions locaux. La nuit, le Fantôme s’en remettait à ses Faucheurs pour la garde du château et des champs de tabac. Valentine en avait eu la confirmation dès son deuxième jour de surveillance. Les Jamaïquains ordinaires évitaient la zone entourant le château comme si l’atmosphère y était toxique. Des femmes vêtues de blouses en bon coton ou de lourdes robes noires travaillaient dans les champs et les vergers personnels du Fantôme, pendant que leurs enfants jouaient alentour. À la qualité de leurs habits et de leurs chaussures, David supposa qu’il s’agissait là de membres de familles de sa Police Montée. Elles montraient dans leur façon de faire une indolence curieuse, quoique sans désorganisation aucune. Il avait vu maints champs où les gens sous le joug kurian se démenaient avec une intensité maniaque, car tous savaient qu’à la fin de la saison les moins productifs seraient livrés aux Faucheurs. Les Crânes Noirs, justement : grâce à leur aptitude innée pour détecter toute présence humaine par la signature vitale qu’elle projetait, ils pouvaient repérer n’importe qui approchant en pleine nuit du repaire de leur Maître à travers les champs. C’est ainsi qu’une bande de Jamaïquains audacieux avait été décimée alors qu’elle venait dans l’intention de tuer le Fantôme. Les hommes auraient tout aussi bien pu avancer vers le château en brandissant des chandelles romaines allumées. Dans les ténèbres les plus épaisses, un Faucheur en maraude était capable de localiser un groupe d’humains à des kilomètres de distance. Même un homme seul apparaîtrait à ces vampires aussi nettement que si des projecteurs étaient braqués sur lui des quatre tours d’angle. Mais en ce qui concernait Valentine, les choses étaient quelque peu différentes. L’entraînement qu’il avait suivi pendant six années en tant que Chasseur lui avait appris à masquer sa signature vitale, grâce à la discipline mentale inculquée par les Tisseurs de Vie. L’exercice consistait à mettre au repos une partie de son esprit jusqu’à ce qu’il devienne aussi concentré qu’un chat en chasse focalisé uniquement sur les grattements furtifs du rat dans le tuyau de descente devant lui. Une fois dans cet état, c’était un peu comme si un squelette portant ses vêtements se produisait sur une scène, animé par des fils invisibles que lui-même maniait depuis un balcon, plus haut. Le foisonnement tropical de la Jamaïque et sa faune abondante généraient leurs propres formes de signaux vitaux qui le dissimulaient aux Faucheurs et lui permettaient de rester à la limite des champs sans trop courir de risques. Il disposait d’un autre atout, tout aussi utile mais plus difficile à expliquer, même pour les Tisseurs de Vie qui l’avaient sélectionné et formé, en dépit de leur savoir tout-puissant. Il était capable de sentir la proximité d’un Faucheur, tout comme celui-ci détectait les signatures vitales, quoique ce don fût beaucoup moins précis que celui des vampires. Un jour, il avait décrit cette capacité à Alessa Duvalier en la comparant à « la sensation qu’on peut avoir, les yeux fermés, de la position du soleil ». Mais pour être tout à fait exact, cette sensation ressemblait plus à celle d’une présence glacée, ce sentiment d’alerte effrayant que la plupart des gens connaissent dans leur vie quand ils se réveillent subitement, en pleine nuit, avec la peur qu’il y ait un intrus dans la chambre. Son aptitude était très variable : il lui arrivait de repérer un Faucheur qui se déplaçait sur un flanc de colline boisé, à plus de un kilomètre de distance, mais en d’autres circonstances il pouvait enjamber le corps d’un Crâne Noir endormi dans un sous-sol sans éprouver plus qu’un trouble vague. En l’absence de toute opinion autorisée, il avait échafaudé une théorie personnelle en rapport avec le lien mental existant entre le Faucheur et son Maître Kurian, mais comme la plupart des théories elle n’était au mieux qu’à moitié juste. Des indices relevés ici et là lui donnaient à penser qu’il en existait d’autres comme lui. Un peu partout, on parlait de Chasseurs possédant ce même talent, bien qu’il n’en ait jamais rencontré pour en discuter. Depuis son poste d’observation inconfortable, dans la partie supérieure d’un palmier, il passa la deuxième nuit à se concentrer pour abaisser le niveau de sa signature vitale et sentir les déplacements des Faucheurs. Grâce à son don – pour ce qu’il valait – et aux indications plus précises que lui fournirent sa vue, son ouïe et son odorat, il en arriva à la conclusion que le Fantôme lâchait deux Faucheurs sur ses terres, dès la nuit tombée. L’un d’eux scrutait les alentours du haut de la tour la plus proche de la route. Comme on pouvait s’y attendre, les deux Crânes Noirs se retiraient avant l’aube et l’apparition sur la route des premières femmes venues de l’ancienne ville coloniale. Le troisième jour, il se mit à ramper au ralenti dans les champs de tabac. Ce fut interminable. Alourdi par l’arme trop grande d’Ahn-Kha et camouflé par quelques larges feuilles prélevées autour de lui, il progressait au ras du sol à une vitesse qu’un insecte déterminé aurait pu dépasser. Sa reptation ponctuée par des demi-siestes à l’ombre des plants de tabac lui laissa amplement le temps de réfléchir à son plan. Il était trop tard pour le modifier, mais son esprit était quand même assailli par les inquiétudes qu’il excluait de ses méditations nocturnes. Et si le Tonnerre était retardé dans son voyage ? Ses moteurs diesels étaient certes solides, mais ils dataient sérieusement, et une panne était toujours possible. Combien de temps tiendrait-il encore avec ses deux gourdes, dont une ne contenait plus qu’une gorgée d’eau, sous la chaleur implacable de la Jamaïque ? Il était certes capable de dissimuler sa signature vitale aux Faucheurs, mais il avait vu des chiens bruns qui couraient après les enfants et jouaient avec eux pendant que les adultes travaillaient. Et si l’un d’eux détectait son odeur et se mettait à aboyer ? L’encombrant fusil grog à un coup serait quasiment inutile dans le cas d’un combat avec la Police Montée. Pouvait-il s’approcher assez du château pour être sûr de la précision offerte par les hausses à charnières de son arme ? Un quelconque pirate appartenant aux officiers du commodore avait volé la lunette télescopique, laquelle lui aurait été bien utile. « Désolée, avait dit Carrasca, mais tous les instruments d’optique sont d’une valeur inestimable, ici. » Une enquête poussée n’avait évidemment rien donné. Avec derrière lui deux nuits blanches et quelques brèves périodes de somnolence durant le jour, qu’arriverait-il s’il s’endormait dans le champ de tabac pendant la plus dangereuse de toutes les nuits ? Un rêve prégnant ou un réveil en sursaut risquait de signaler sa présence à un des Faucheurs en patrouille, et ce serait la fin pour lui. Dans les ténèbres, le plus fort des ours n’aurait pu affronter avec succès plusieurs Crânes Noirs. Seul, avec la peur pour seule compagnie, il rampa sous les feuilles de tabac. Il regrettait qu’Ahn-Kha ne soit pas là. Sa seule proximité aurait été pour lui un réconfort indéniable. Mais le Dos Doré se trouvait quelque part à l’est, avec ses Grogs et quelques amis jamaïquains du commandant Utari, afin d’éviter les commentaires et réactions que leur apparence aurait pu susciter à Jayport. Post se reposait dans le vieux navire-hôpital, de l’autre côté de l’île, et le reste de ses compagnons de bord étaient au-delà de l’horizon, sur le Tonnerre. On pouvait faire confiance aux Jamaïquains pour ne pas trahir un secret auprès de la police et des sbires du Fantôme, mais des espions du Kurian s’étaient très certainement glissés dans la population. Que l’un d’eux ait vent de leur présence, et les nouveaux arrivants n’échapperaient pas à une traque en règle. Pour l’instant, le Fantôme se croyait en sécurité, mais au premier soupçon d’un complot il se retirerait au fond de son trou, sous la protection d’une dizaine de Faucheurs en alerte, et les membres de sa Police Montée accourraient de leurs postes à des kilomètres à la ronde… Valentine voulait réussir sa mission, et pas uniquement pour reprendre le Tonnerre. Il voulait aussi aider ce commodore vieillissant à réaliser son rêve. Une Jamaïque libérée serait bien plus qu’une île peuplée de boucaniers et de réfugiés venus d’un peu partout. Ce serait un nouveau bastion de résistance dans les Caraïbes qui, allié aux Hollandais au sud, représenterait un atout de poids dans la lutte globale contre l’envahisseur. Il avait arrêté définitivement son plan après avoir entendu une description du refuge du Fantôme. « C’est encore un de ces architectes de l’ancien Empire britannique qui a construit ça, avait expliqué Utari avec des intonations qui suivaient le rythme des vagues, en puisant dans la tradition orale et ses souvenirs d’enfance. C’est comme dans les livres d’histoire, des murs très hauts et une tour à chaque coin. Pendant des années le château est resté vide, mais le Fantôme l’a investi et aménagé à son goût. On dit qu’il a fait creuser autant que bâtir. Il y aurait tout un réseau de souterrains, et même des catacombes. Il arrive qu’on aperçoive ce démon sur sa terrasse ou en haut des tours : il monte là pour nous observer et surveiller les autres. » Par nous et les autres le capitaine voulait dire : les Jamaïquains et la caste asiatique que le Fantôme leur avait imposée. Valentine avait posé quelques questions et appris que la terrasse mentionnée faisait face à la mer et une grande baie. Cette description avait transformé son projet encore flou en un plan cohérent. Il l’avait exposé d’abord à Ahn-Kha puis, après avoir pris en compte les suggestions du Grog, au triumvirat que composaient le commodore, Lisi et Carrasca. Il interrompit sa reptation après avoir couvert deux tiers du chemin dans le champ. S’il approchait encore, sa vue de la terrasse serait gênée. La description que le capitaine Utari avait faite du château était conforme à la réalité, bien que Valentine ait toujours imaginé ces symboles du Moyen ge beaucoup plus imposants – il avait déjà vu des maisons datant d’avant la période kuriane aussi massives que cette place forte. Mais à cette distance il comprenait mieux pourquoi le Fantôme en avait fait sa tanière. Les tours, les fenêtres hautes et étroites, les murs de pierre épais, et même sa situation isolée, tout concourait à plaire à un Kurian. Seuls les insectes le dérangèrent pendant cette journée interminable qu’il passa plaqué au sol entre les plants de tabac. Le soleil s’abîma lentement vers l’horizon, les étoiles émergèrent dans le ciel assombri, et Valentine sépara son esprit de son corps. Le même Faucheur avait repris sa surveillance itinérante à la limite des champs. Il allait en tournant la tête de part et d’autre, tel un hibou sur le qui-vive. Un curieux effet d’optique donnait l’impression que l’éclat des étoiles pâlissait autour de la silhouette du vampire, comme si la créature absorbait l’énergie jusque dans le ciel. Le Croque-Mort soufflait par bourrasques depuis les montagnes, sans être aussi fort ou aussi agréable que son homologue diurne. Une averse tombée durant l’après-midi avait laissé le Félin transi plutôt que rafraîchi, et l’omniprésence des insectes ne cessait d’interférer avec son état d’autohypnose. L’aube allait arriver quand une pluie plus lourde commença à noyer le paysage. Carrasca lui avait pourtant affirmé que ce genre de précipitations était inconnu à cette période de l’année. Valentine pesta contre sa malchance, le manque de visibilité et le flair météorologique de la jeune pirate. Mais le soleil finit par dissiper les nuages qui s’évanouirent dans un embrasement coloré du ciel. Le Faucheur battit en retraite devant l’aube. Les muscles douloureux, David lutta contre l’envie de se lever pour contempler la baie et l’approche espérée du Tonnerre. La silhouette massive et sans élégance de la canonnière aurait été pour lui un spectacle des plus réconfortants, et si les choses tournaient mal – « en eau de boudin », comme l’avait dit le commodore – le canon du navire pourrait semer assez de confusion sur la côte pour lui permettre de fuir. Ce furent les femmes venant travailler aux champs qui les premières aperçurent le bateau. Valentine les vit pointer le doigt vers la mer et parler entre elles avec animation, et il en éprouva un soulagement qui envoya une vague de chaleur dans tout son corps. Il vérifia l’angle de tir pour la énième fois. Le long canon de l’arme reposait sur un bipied bricolé par le Chef pour soulager celui qui la manipulait de son poids. Valentine avait entortillé des longueurs de plante rampante autour du tube d’acier, en prenant soin de ne pas gêner la visée, sur le fuseau de cuir vert qu’Ahn-Kha avait cousu sur le canon. La crosse bosselée, pareille à un gourdin, était conçue pour la longueur de bras d’un Grog, mais David avait rembourré son extrémité avec de la toile emplie de sciure, afin qu’elle s’adapte au mieux au creux de son épaule. Il ouvrit la culasse mobile et y glissa une balle de calibre 50. À cette distance et même avec un tir en hauteur, les projectiles d’Ahn-Kha suivraient une trajectoire rectiligne. Valentine se mit à respirer lentement, et profondément. Il avait entendu dire que les Kurians pouvaient sentir les signes vitaux aussi aisément que leurs Faucheurs, mais l’information n’était pas avérée. Avec l’arrivée progressive de l’aube, il savait que toute détection deviendrait plus difficile : la lumière du soleil créait des interférences avec les ondes qu’émettaient les humains, quelle que soit leur nature. Il s’efforça de ne pas se demander ce qui se passait à l’intérieur du château. Très probablement, une sentinelle avait alerté son officier, lequel voudrait se rendre compte par lui-même avant d’aller transmettre à un proche du Fantôme la nouvelle de l’arrivée du Tonnerre. David était prêt à parier sa vie – et pas seulement au sens figuré – que le Kurian en personne viendrait observer la canonnière. La créature s’interrogerait certainement sur la signification de cette apparition. Les Kurians de La Nouvelle-Orléans l’avaient peut-être déjà prévenu qu’un de leurs navires croiserait dans ses eaux, mais leur ferait-il confiance ? La présence de la canonnière pouvait signifier l’arrivée d’un allié dans sa guerre intermittente contre les pirates le long de la côte nord, mais tout aussi bien la tentative d’un autre Kurian de le supplanter pour s’adjuger les riches réserves d’auras que recélait l’île. Selon le plan établi, Carrasca devait diriger le Tonnerre dans la baie et faire descendre ses troupes dans les canots. Le Kurian voudrait évidemment constater de visu si ces arrivants se comportaient en amis ou en ennemis. L’agitation gagna la forteresse. Valentine suivit des yeux deux cavaliers qui jaillirent au galop de derrière le château. L’un fonça à bride abattue vers la ville tandis que l’autre bifurquait pour s’élancer sur la route menant vers l’ouest. À peine s’étaient-ils éloignés que trois silhouettes indistinctes apparurent au sommet d’une des tours. La lumière croissante permit bientôt de les voir plus nettement. L’une tenait une boîte surmontée d’une grande antenne qui oscillait dans les courants d’air précédant le retour du Docteur, la brise venue du large. Valentine concentra sa vision sur elles, et en un instant chaque détail se précisa. L’une d’elles était indubitablement un Faucheur, avec son capuchon abaissé sur son visage pour se protéger du soleil matinal. Une autre, très mince et sombre, appartenait peut-être à un Jamaïquain. Entre ceux deux-là émergeait une forme replète et curieusement affaissée sur elle-même. Le premier Kurian que Valentine traquait lui rappela un bouddha en chair et en os et non en bronze. Comme leurs frères ennemis les Tisseurs de Vie, les Seigneurs Sombres pouvaient prendre l’apparence du serpent d’Ève ou d’Abraham Lincoln. Mais celui-là, pour une raison inconnue, avait adopté une forme humaine pour le moins négligée. Sans cheveux, avec le teint livide d’un cadavre, il semblait flotter sur la terrasse plutôt que marcher. Valentine déplaça le fusil de quelques millimètres, de sorte que le guidon de visée se trouve superposé au centre du torse du Kurian. Il recourba son index sur la détente et scruta le visage du Mal. Un frisson soudain lui électrisa l’échine quand leurs regards entrèrent en contact malgré la distance. Le Kurian perça à jour ses intentions en une fraction de seconde. L’esprit de Valentine s’embruma, et il sentit monter en lui une sensation de vertige terrible, comme s’il se retrouvait d’un coup au bord d’un précipice. Un kaléidoscope de couleurs envahit son champ de vision, tel un brouillard mental chaotique dont jamais il n’allait revenir. Il pressa la détente au moment où sa volonté vacillait. Le recul du tir l’ébranla et le surprit aussi brutalement qu’une gifle inattendue. Le choc rompit le lien psychique. À travers une sorte de voile brumeux il vit une tache s’épanouir à la gorge du Bouddha. Le Fantôme ouvrit mollement la bouche dans un cri silencieux alors même que l’impact de la balle le rejetait en arrière et aspergeait d’une bruine pourpre la rambarde de la terrasse. Un instant Valentine craignit que même le projectile d’Ahn-Kha, pourtant assez gros pour abattre un éléphant, ne tue pas le Kurian. Puis il vit la créature dodeliner de la tête, son corps s’affaisser en avant de nouveau, comme s’il se balançait au ralenti dans un fauteuil à bascule, et se métamorphoser en une chose semblable à un parapluie ouvert surmonté d’une tête de pieuvre bulbeuse. Il perçut un bruit mat. Le Félin resta étendu sur le ventre, à lutter contre l’envie instinctive de se relever et de fuir. Il savait que la source d’un tir unique serait difficile à localiser d’aussi loin. Il attendit donc ce qui en toute logique devait suivre, du moins l’espérait-il. Le Kurian n’animait déjà plus le Faucheur. Possédée d’une sorte de panique animale, la silhouette encapuchonnée saisit l’homme mince à la gorge, brisant sa nuque en même temps qu’elle enfonçait ses crocs dans le cou palpitant. Un geyser de sang jaillit, qui aspergea le vampire, la rambarde et le mur du château quand le monstre tira sa victime dans son ombre. Tant que la lumière du jour perdurerait, David avait peu à redouter des ennemis qui hantaient les couloirs du château. Leur lien avec le Kurian n’existait plus, et les Faucheurs à l’intérieur allaient massacrer indifféremment tous ceux qu’ils rencontreraient. Ils ne sortiraient pour étendre le carnage qu’à la nuit tombée. Si d’autres rôdaient sur les terres du Fantôme, ils agiraient sans doute de même : leur première victime tuée, ils se retireraient dans un trou ténébreux. Valentine éprouva un frisson de joie morbide en imaginant le sort qui guettait tous les membres de la Police Montée cantonnés dans le repaire du défunt Seigneur Sombre. Plus tard, et en s’organisant comme il convenait, on traquerait les Faucheurs errants et on incendierait leurs tanières. Mais il y avait plus urgent. Toujours en rampant, il rebroussa chemin dans le champ de tabac. Le chaos allait renverser le trône du Kurian, et son empire vacillant s’offrirait aux conquérants. Il était temps pour Ahn-Kha et Valentine de précipiter sa chute. Tandis que le Félin se coulait entre les plants, le Faucheur repu sur la terrasse leva une main pour se protéger du soleil matinal et battit en retraite dans les ombres. — Voici donc l’Homme-qui-pleure. Si Obay mesurait plus de deux mètres, c’était tout juste. Et elle n’avait pas quatre seins. Cependant son ample toge aux multiples nuances colorées contenait assez de bourrelets de chair pour faire croire qu’elle avait une deuxième poitrine. Des taches de sénescence parsemaient sa peau couleur thé au lait ridée au point d’en paraître fripée sur le front. Ses cheveux noirs grisonnants étaient coiffés en tresses serrées. Obay se déplaçait avec l’aide de deux hommes – ses fils, comme l’apprit bientôt Valentine – et deux cannes. Le Fantôme était mort depuis vingt-quatre heures, et son emprise sur l’île se dissolvait comme de la glace sous le soleil des Caraïbes. Le commandant Utari avait mené Valentine et Ahn-Kha jusqu’à un village retiré au pied des montagnes bleutées qu’assombrissaient les nuages. Les échos distants d’une fusillade nourrie leur parvenaient de la direction de Kingston. Des Jamaïquains en armes de tous types physiques, depuis le Scandinave aux yeux bleus jusqu’à deux ou trois Africains à la peau d’ébène luisante, grouillaient dans les moindres coins d’ombre du village. La plupart brandissaient des machettes et divers vieux fusils. L’odeur de cochon grillé, de viande de cheval et de maïs s’élevait des fours en argile ou en brique et des fûts d’essence transformés en barbecue improvisés. — Deux des Quatre sont arrivés avec leurs hommes à l’appel d’Obay, expliqua Utari. — Ils ne suffiront pas. Pas pour la ville que j’ai vue, dit Ahn-Kha. Avec les Grogs du Tonnerre et les hommes d’Utari, il était resté embusqué dans les environs de Kingston. — Il en arrive toujours plus chaque heure. N’oubliez pas notre peuple, et les habitants de la ville. Nous attendions le jour de la libération. Quand Obay a fait sa promesse… — Sa prédiction, vous voulez dire ? intervint David. — Une « prédiction » d’Obay est une promesse, l’Homme-qui-pleure. Vous en êtes la preuve. Ils entrèrent dans une maison en briques recouverte de crépi, au milieu de l’unique rue du village, une vingtaine de mètres goudronnés coupés par des chemins couverts de gravier. À la lumière tamisée qui filtrait par les fenêtres, Valentine rencontra les Quatre sous un plafond peint de couleurs vives où étaient représentés des arbres, des champs, des oiseaux et des grenouilles. La propriétaire de la maison leur donna l’accolade avant de saluer avec toute sa famille Obay d’une courte révérence. L’oracle était encadré par deux hommes à la tenue pour le moins originale. L’un portait ce qui ressemblait à l’aube d’un prêtre, l’autre une veste verte sans manches de l’armée, avec des glands dorés et des galons jaunes. — Merci, les enfants, dit Obay après avoir été présentée à Valentine. Elle lui tendit la main, qu’il serra. L’index de la femme était orné d’une bague sertie d’une pierre aussi grosse qu’un pois. Son regard s’attarda un instant sur la monture du bijou, qui était gravée d’une inscription, puis Ahn-Kha enveloppa à son tour la main d’Obay dans ses longs doigts. — Yale, expliqua-t-elle en exhibant la bague, et David remarqua ses articulations déformées par l’arthrite. J’aurais été de la promotion de 23. C’était un joli bijou, mais plutôt fait pour un homme. Valentine ne savait trop quoi dire, aussi se cantonna-t-il à répéter ce que son père avait l’habitude de demander aux personnes érudites : — Quelle matière avez-vous étudiée ? — J’étais en prépa de droit. J’ai raté mes T.A.S. — T.A.S. ? — Les Tests d’Aptitude à la Scolastique. Valentine était stupéfait. — Vous deviez réussir ces tests pour être autorisée à appendre ? Ça semble n’avoir aucun rapport avec le but recherché. — Je pourrais vous répondre de façon détaillée, mais ce serait très long, et c’est sans véritable importance. Bien sûr, ce n’était pas plus mal que mon père soit vice-président. J’ai commencé ma première année avec Anthropologie comme matière principale. Une rébellion en douceur. Ensuite je me suis intéressée à la politique de l’académie et de l’université. J’ai compris à la fin de ma deuxième année. Je suis passée au droit. Avec Histoire en matière secondaire, parce que ce domaine m’a toujours attirée. Et puis, il fallait prendre son plaisir où on le trouvait, à l’époque. — Je n’en ai jamais eu l’occasion. À moins que vous teniez compte de quelques années passées dans une école de fortune, en temps de guerre. Mais on ne vous donnait pas un bijou ni même le moindre souvenir à la fin de l’année. Ses fils aidèrent Obay à s’asseoir sur un banc. Les autres prirent place sur les chaises qui bordaient la pièce principale de la petite maison. À l’exception d’Ahn-Kha. Quand il voulut s’installer sur le banc, le bois en grinça si fort qu’il préféra se mettre sur le sol, jambes croisées, et seulement s’adosser contre le banc. Obay contempla sa bague. — J’étais en internat à Boston quand les Délireux ont déferlé sur la ville. Je me suis retrouvée dans une section de nettoyage qui passait derrière une unité de la Garde. On ramassait les cadavres. Même la loi martiale n’avait plus d’effet. Manifestement, il n’y aurait pas d’examen de passage pour devenir avocat. J’ai vu cette bague sur un corps – le pauvre gars avait un costume qui devait bien valoir trois mille dollars – et je me suis dit : « Pourquoi pas, après tout ? » — Boston, c’est très loin de la Jamaïque, remarqua Valentine. — Mon père. Il a fait jouer ses relations. — Il est venu avec vous ? — Il n’a même pas essayé. À l’aéroport, ça a été un vrai cauchemar. Ça tirait de partout, entre la police de Boston, les patrouilleurs de l’État et la garde nationale. Personne n’avait d’ordres précis. Les gens pleuraient, hurlaient, imploraient. J’ai vu un homme se suicider d’une balle devant sa famille. Elle relatait cet épisode sans ce regard vide, traumatisé qu’il avait vu chez tant de survivants de cette horreur. — J’ai été amenée ici avec un tas d’autres enfants, dans un jet qui avait tout juste assez de carburant pour un aller sans retour. J’imagine qu’on disait la Jamaïque épargnée par la Folie Délirante. Beaucoup de gosses étaient assis à deux ou trois par siège. Le voyage a été très effrayant. Les bombes étaient en train d’exploser, et les avions chutaient brusquement à cause des perturbations électromagnétiques. Il y avait un capitaine de l’armée à bord. Il a parlé avec moi et les enfants pendant tout le trajet, pour tenter de nous calmer. Nous nous sommes mariés juste avant que j’accouche de mon premier fils. Elle regarda l’homme dans les vêtements sacerdotaux. Maintenant que David connaissait le visage de la mère, il en retrouvait un écho dans les yeux de son fils. — Vos visions sont très précises. Un cabinet d’avocats aurait pu en tirer avantage, en prédisant les décisions du juge. — Oh, ça m’est venu plus tard. Je ne suis pas née avec. C’est un don qu’on m’a fait. Je suppose que vous connaissez quelques Tisseurs de Vie, vous aussi. Valentine ne répondit pas. — L’un d’eux est venu en Jamaïque. Il était accompagné d’un petit groupe d’hommes, sans doute des types des Forces Spéciales. Un mélange d’Américains, d’Anglais et de Cubains, à ce que j’ai cru comprendre d’après les drapeaux sur leurs uniformes. Sa visite a été de courte durée : il était traqué. Les doutes de David se dissipaient à la lumière de ces révélations. — Je n’ai pas compris grand-chose à ce qu’il avait à dire. Je n’ai même jamais su son nom. Tout le monde l’appelait « le Frère », comme si c’était un Mormon ou un Amish. Et puis j’ai découvert qu’il était plutôt du style : le Frère d’une autre planète. Il a dit qu’il allait faire partie d’un nouveau réseau de communication. Un réseau biologique. On m’a fait boire une mixture de feu contenue dans une bouteille de tequila, et j’ai perdu connaissance pendant quelques heures. Quand je suis revenue à moi, j’entendais la voix du Frère directement dans mon crâne. Dès qu’il a vu que j’étais toujours en vie et que je l’entendais en pensée, il s’est pavané et a ordonné aux autres, en me montrant du doigt : « Obéissez-lui. » Ensuite lui et les soldats sont partis. Les gamins étaient très impressionnés. Ils me regardaient tous et répétaient : « Obéis ». C’est très vite devenu « Obay ». Duane, mon capitaine, nous a conduits dans une ville au cœur des montagnes. » Quoi qu’il m’ait fait, ça n’a pas vraiment pris, enfin pas pour ce qui est de la télépathie, ou de la façon dont on pense qu’elle fonctionne. Mais il me vient des images étranges, de temps à autre. Des visions, des scènes. Des sons, parfois. La semaine dernière encore, j’ai entendu une énorme fusillade et des explosions. La vision vous concernant, c’était celle d’un navire gris qui semblait fait de nuages d’orage, et j’ai vu votre visage, aussi nettement que je le vois maintenant. Votre ami, M. Ahn-Kha, il était dans les nuages, lui aussi, avec des éclairs dans ses yeux et au bout de ses doigts. — Que voyez-vous pour l’avenir ? — Rien qui vienne du Frère. Mais les hommes que mes fils commandent sauront faire leur part, si vos navires peuvent nous aider pour la garnison de Kingston. — Ils arrivent, dit Utari. Ils seront là demain, Obay. — Et ensuite ? demanda Valentine. Obay leva les yeux vers le plafond. Elle s’absorba un moment dans la contemplation de la fresque, puis son regard revint sur le Félin. — Une nouvelle Jamaïque. Pour toutes les factions, j’espère et je prie. Maintenant que le Fantôme n’est plus, même l’Ouest entendra peut-être raison. — Et vous ? Elle joua avec sa bague en la faisant tourner sur son doigt déformé. — Il se pourrait qu’avant de mourir je me serve de ce que j’ai appris sur les lois, finalement. Quelle sorte de constitution avez-vous, dans les Ozark ? — Ils vont accoster. Sur le toit du château d’eau où il s’était perché, Valentine observait l’agitation qui avait gagné tout Kingston. Deux jours après la mort du Fantôme, le Tonnerre et deux clippers gréés en trois-mâts s’avançaient dans le port comme lors d’une parade navale. Les trois navires étaient envahis par tous les hommes capables de porter une arme que le commodore avait pu rassembler. Des déflagrations assourdies montaient des quais. Le canon du Tonnerre pilonnait avec méthode les défenses du port. Les postes étaient tenus par les quelques troupes qui obéissaient encore à un colonel de la Police Montée. D’après les Quatre, il s’agissait d’un certain Hsei, lequel tentait de s’attribuer le commandement de l’organisation du Fantôme. Par l’intermédiaire de leurs contacts à Kingston, Valentine et Ahn-Kha en savaient probablement plus sur le combat de Hsei que lui-même. Précédemment chargé de diriger la garnison de la ville, le colonel avait réussi à garder le contrôle d’une grande partie de ses hommes, malgré la défection de la Police Publique dont les membres s’étaient égaillés dans la campagne environnante. David ne pouvait qu’admirer le savoir-faire de Hsei, même s’il ne cautionnait pas ses méthodes. Un entrepôt situé près des écuries du régiment était empli des corps des rivaux et des subordonnés en désaccord avec ses projets. Une autre nouvelle se propagea parmi les habitants de Kingston par le même canal : avec l’arrivée des navires, la partie nord de l’île allait aider à la libération de la partie sud. Les fils d’Obay guidèrent Valentine et Ahn-Kha dans la ville, et les Jamaïquains se massèrent aux fenêtres et dans les rues pour apercevoir cet Homme-qui-pleure, celui qui les avait délivrés du Fantôme. Alors qu’ils passaient du village à la ville, David sentit à d’innombrables reprises des mains qui l’effleuraient, comme si un simple contact physique avec sa personne garantissait leur liberté. Des bâtiments étaient la proie des flammes, et l’écho des tirs racontait l’histoire du soulèvement de la ville. Depuis l’arrivée de Valentine, machettes et gourdins avaient fait jeu égal avec chevaux et fusils, mais sans le commandement du Fantôme et de ses Faucheurs, l’autorité de Hsei commençait à battre de l’aile. L’apparition tonitruante du Tonnerre et de la Flottille du Commodore transforma ce désordre en débandade. Valentine, Ahn-Kha et un groupe de Jamaïquains en armes avaient investi ce qui dans un passé encore très récent avait été un immeuble de bureaux. Haut de trois étages et blanchi à la chaux, le bâtiment était entouré de longs balcons qui desservaient le réseau de pièces. Jusqu’à la mort du Fantôme, l’endroit avait servi de baraquement à la Police Publique. Valentine l’avait choisi pour le point de vue qu’il offrait sur le reste de la ville et sur la route principale, au nord. Sa position stratégique permettait de contenir des renforts ou les troupes du colonel Hsei, et c’est pourquoi David avait voulu l’occuper au plus vite. Des Jamaïquains enthousiastes, menés par des hommes et des femmes semblant surgir de nulle part, avaient dressé une barricade sur la route devant la bâtisse et renforcé les balcons avec des matelas et des meubles. Quiconque tenterait de venir par là se heurterait à ce barrage et s’exposerait alors à des tirs qui à une distance aussi courte ne nécessitaient aucun talent particulier. Du regard, Ahn-Kha survola les toits avoisinants. Il portait un chapeau de paille et s’abritait sous un parasol en toile. En dépit de sa fourrure ocre et de son cuir épais, il souffrait plus du soleil de la Jamaïque que son ami à la peau tannée. Tous deux se tenaient sur l’étroite plate-forme qui couronnait le petit château d’eau alimentant les baraquements. — Et la police, mon David ? Comment réagit-elle ? Valentine observa le Tonnerre dont l’Oerlikon crachait ses obus sur une grue rouillée, un des derniers points de résistance sur le port. Un corps, de la taille d’une fourmi à cette distance, chuta du sommet. — Ils s’enfuient. Apparemment, nous avons déjà sécurisé un quai. Le Polaris et le Vega s’y sont amarrés directement, sans avoir besoin de mettre leurs canots à l’eau pour débarquer. C’est presque fini. — Mais pas pour nous. Le Félin porta son attention sur la position que tenait toujours le colonel. — On dirait que Hsei en a assez vu. Ils sont en train de charger deux camions à son quartier général. Il y a des chevaux, aussi. Le salopard ! Il fait tirer de nouveau sur la foule… Attends… Oui, ils viennent par ici. Nos informateurs disaient vrai, il a bien l’intention de filer vers le nord pour rejoindre les points fortifiés dans les montagnes. Tu ferais bien de poster tes Grogs aux fenêtres. Le Dos Doré prit son fusil à long canon et se dirigea vers l’échelle d’accès au toit. Valentine surveilla la colonne pendant encore une minute, pour s’assurer qu’elle venait vraiment vers eux. Les hommes de Hsei semblaient déconcertés. Le groupe qui quittait les baraquements le faisait dans le même désordre que les Jamaïquains qui leur jetaient des cailloux depuis les ruelles. Il se laissa tomber du château d’eau et se reçut sur le toit plat couvert de gravier, en prenant soin de le toucher d’abord avec sa bonne jambe. La tâche qui l’attendait serait meurtrière. Il espérait qu’elle serait brève. Si le colonel Hsei parvenait à s’échapper dans la campagne avec un noyau d’hommes armés, il créerait sans aucun doute des problèmes sérieux au commodore et aux Jamaïquains dans les jours à venir. Plusieurs semaines seraient nécessaires pour organiser une occupation concertée des différents fortins, postes et camps permanents disséminés sur le territoire du Fantôme. Et pendant ce temps les ralliements au colonel risquaient de se multiplier. Il ramassa sa vieille mitraillette russe à chargeur circulaire et descendit en hâte au premier étage. Des Jamaïquains souriants brandirent leurs armes et le hélèrent dans leur patois local. Il comprit le sens général et acquiesça. Il fit signe à leur officier et sortit en façade. Lui et Ahn-Kha parcoururent les balcons occupés par les Jamaïquains. — Restez baissés et attendez le signal, répéta-t-il encore et encore, jusqu’à ce que le conseil devienne sa réponse automatique à leurs phrases de bienvenue. Il descendit au rez-de-chaussée où les Grogs d’Ahn-Kha couvraient la rue. L’étendue nue qui avait été un parking descendait en pente douce vers la route. Des charrettes et des décombres avaient été disposés de manière que tout véhicule remontant la route soit obligé de négocier un virage en épingle à cheveux. L’ensemble ressemblait plus au résultat du hasard qu’à un agencement calculé, car Valentine voulait que Hsei s’engage dans le piège assez loin avant de le refermer. Le Félin s’accroupit derrière la barricade au niveau du trottoir et sonda les bruits en direction de l’ouest avec son ouïe profonde. Il perçut le son de moteurs diesels et de nombreux sabots. Il fit le signe convenu à Ahn-Kha, qui longeait les défenses pour vérifier la position de ses Dos Gris. Le Grog prit un vieux cor au métal terni, relique des chasses à courre en vogue sur l’île durant l’époque coloniale. Les premiers cavaliers atteignirent la barricade. Ils galopaient tant bien que mal sur la route parsemée de nids-de-poule. Quelques idiots tirèrent d’un des étages, mais ni les ennemis ni leurs montures ne parurent touchés ou dissuadés de continuer. Un cheval sauta par-dessus un vieux canapé défoncé, tandis que d’autres contournaient l’obstacle. Les premiers cavaliers arrivèrent en vue. Ils émergèrent de la montée de la route comme des navires qui pointent à l’horizon. Derrière leur masse bruyante venait le grondement de deux camions et le son plus aigu d’une moto. Ahn-Kha gronda quelque chose à l’adresse de ses Grogs. — Attendez le signal, dit Valentine, juste assez fort pour que sa voix soit entendue sur le balcon au-dessus de lui. Attendez, répéta-t-il. Les cavaliers approchaient. — Pas encore. Les hommes de la Police Montée ralentirent l’allure en voyant les obstacles et continuèrent au pas. — Attendez… À présent il voyait clairement les camions : sur leur plateau s’entassaient matériel, meubles et autres éléments de leurs rapines. Des femmes et des enfants, sans doute les familles de quelques-uns des cavaliers, étaient perchés sur ces empilements précaires. Des plaques de tôle ondulée renforçaient les portières, les pare-brise et les vitres latérales des habitacles. Une moto avec un side-car vrombissait le long des gros diesels, mais le side-car était empli d’objets divers et non d’un passager prêt à utiliser la mitrailleuse montée sur le capot. D’autres soldats trottaient le long du convoi ou derrière les véhicules. Ils étaient déjà hors d’haleine et certains s’étaient débarrassés de leur arme pour ne pas se laisser distancer par les engins et les chevaux. Des rebelles de dix couleurs différentes mais tendus par la même anxiété scrutaient la route partiellement bloquée et les bâtiments alentour. Les cavaliers de l’avant-garde prévinrent ceux qui suivaient et dégainèrent leurs fusils des étuis de selle. Valentine regarda Ahn-Kha et hocha la tête. Le Dos Doré souffla dans le cor. Un gémissement tremblotant s’éleva dans l’air. Des Grogs occupaient chaque fenêtre et chaque porte aux rez-de-chaussée. Valentine entendit des détonations éclater au premier étage. Les montures hennirent et se cabrèrent quand leurs cavaliers voulurent les faire volter. Certains vidèrent les étriers, d’autres se jetèrent d’eux-mêmes au sol. Valentine abattit deux Jamaïquains en uniforme qui criaient des ordres contradictoires dans la panique ambiante. Le PPD lâcha de courtes rafales dans la foule ennemie. Ahn-Kha avait pris pour cible la cabine des camions. Les projectiles de calibre 50 transperçaient les plaques d’aluminium et atteignaient les conducteurs sans coup férir. Les douilles cascadaient en une pluie cliquetante des balcons tandis que les Jamaïquains vidaient leurs armes sur les partisans de Hsei. La moto se mit à rugir. L’homme en uniforme qui la conduisait slaloma habilement entre les chevaux morts ou agonisants et les tronçons de barricade. Il dut décaler ses hanches de la selle pour contrecarrer l’effet de ses évolutions. L’insigne coloré sur sa veste révéla son identité à David : Hsei. Le Félin le visa, mais son tir rata sa cible. — Ahn-Kha ! cria-t-il. Le motard ! Le Dos Doré se dressa et prit une balle qu’il avait coincée avec d’autres dans sa bouche. Il en gardait ainsi entre ses lèvres épaisses et flexibles, dans le creux de ses oreilles et entre ses doigts. Il referma la culasse de son arme, visa et pressa la détente. L’impact écrasa le motard sur la fourche de son engin, lequel vira sur le côté et bascula en une longue glissade. Un camion, son conducteur abattu, se précipita droit dans le fossé qui bordait la route. Les cavaliers les plus proches et le chargement à l’arrière tombèrent au sol dans la plus grande confusion. Le second véhicule freina en catastrophe devant les cadavres de chevaux qui encombraient le passage. Une marée de Jamaïquains envahit la rue. Tous brandissaient des armes improvisées. Certains se saisirent des montures intactes et les menèrent à l’écart au plus vite. D’autres entreprirent de piller le butin de l’ennemi. Mais la plus grande partie d’entre eux concentra son énergie et sa haine sur la Police Montée. — Cessez le feu ! s’écria Valentine, car il craignait que d’autres tirs fassent plus de mal que de bien. Sur un ordre d’Ahn-Kha, les Grogs posèrent leurs fusils. Les années de brutalités et d’injustices diverses se payèrent alors en des scènes horribles. Indemnes ou blessés, les membres de la Police Montée qui levaient les mains en signe de reddition furent victimes de la folie vengeresse qui avait embrasé la foule. Quelques Jamaïquains se jetèrent sur les blessés au sol pour les protéger de leur propre corps, mais les insurgés se tournèrent alors vers d’autres victimes. Valentine perçut des cris de femmes et vit plusieurs enfants succomber dans le carnage. Un gamin s’écroula sous les coups de gourdin, son crâne ouvert déversant sur le sol une matière d’un gris jaunâtre. Le Félin se fraya un chemin dans la mêlée humaine, enjamba les corps des morts et des agonisants, et bondit sur le capot du second camion. Il tira une longue rafale en l’air. — Assez ! hurla-t-il de toutes ses forces. Ahn-Kha agrippa les rênes d’un cheval, arracha la selle et sauta sur son dos. Il mena ses Grogs dans la masse des révoltés. Le spectacle de ces étranges créatures pareilles à de grands singes contrefaits marqua assez la foule pour que Valentine soit entendu. Les regards convergèrent vers lui et les Grogs qui l’avaient rejoint. — Assez ! cria-t-il encore, avant de forcer un sourire sur ses lèvres. Le temps du combat est révolu ! Les Jamaïquains passèrent presque instantanément de la fureur sanguinaire à un enthousiasme débridé. Nombreux furent ceux qui grimpèrent sur le camion où se trouvait David pour y sautiller de joie en agitant les bras. — Liberté ! — C’est la fin de la tyrannie ! — La tyrannie de la mort est morte ! Le Félin harassé sentit quelque chose céder en lui. Il se tenait là, au milieu de cette cohue enfiévrée par le soulagement, et il tremblait autant de fatigue que d’émotion. Il se rendit compte que son crâne était douloureux. Les rayons du soleil agressaient ses yeux aussi violemment que des poignards de lumière. Il rassembla quelques Jamaïquains et se mit en devoir de transporter les derniers blessés ennemis miraculeusement épargnés à l’abri d’un baraquement. Alors que ses mains se poissaient de sang et de sueur, il songea à la propreté de la mer. < 6 Hispaniola, avril : la plus grande île des Caraïbes détient le record des malheurs. Cette terre au relief accidenté ne garde le souvenir que de brefs intermèdes paisibles dans une longue histoire de lutte et d’affliction. La gouvernance des aristocrates coloniaux, des despotes, des grandes compagnies ou des dictatures militaires n’a jamais fait aucune différence pour ses habitants misérables. Et le nouveau maître est très semblable aux précédents. Le passage des Kurians sur leur île verdoyante a transformé le reste de leur triste passé en une simple mise en train pour les horreurs à venir. À cause de son Portail, Hispaniola a été l’une des têtes de pont de l’invasion kuriane, et sa population est passée de plusieurs millions à quelques milliers. À l’arrivée des envahisseurs, les Faucheurs ont traqué les habitants jusque dans les villages les plus reculés lors de leur progression vers le nord, le sud et l’ouest. Les quelques rescapés hantés par les scènes de massacre appellent cette période « la Fiesta de Diablos ». La beauté de l’île contraste avec la laideur de son histoire. Des palmiers royaux dominent de leur haute taille des villes désertes qui disparaissent peu à peu sous les feuillages de plantes rampantes. Laissée à elle-même, la nature a recouvert les cicatrices érodées créées par les ramasseurs de charbon de bois pendant plus de dix ans. Des colonies jacassantes d’oiseaux volettent d’une palme énorme à une autre, au-dessus d’un océan d’arbres et d’autres végétaux moins élevés. Mouettes et bécasseaux se rassemblent sur les plages vides et nichent dans les bateaux de pêche délabrés. Ce qui reste de la civilisation se concentre à l’est de l’île, où les familles kurianes règnent sur un contingent de Collabs depuis le phare de Colomb. Quelques communautés côtières parsèment le périmètre d’Hispaniola, et elles se doivent d’envoyer leur tribut humain aux Seigneurs Sombres de l’est. Les Faucheurs de ceux-ci chassent à l’intérieur des terres quand ils n’accostent pas à l’improviste ici ou là, en quête d’auras. Quelque chose de l’esprit de Christophe Colomb a peut-être touché les Kurians de Saint-Domingue qui sont parmi les rares de leur race à s’aventurer en mer pour longer les côtes lors de leurs errances prédatrices. À chacune de ses apparitions, le « requin d’acier » kurian vide des villes entières dont les habitants fuient dans les montagnes. Ce n’était pas une tempête exceptionnelle : les Caraïbes en connaissaient de bien pires pendant la saison des ouragans. L’orage de printemps qui cinglait le canal entre Hispaniola et Cuba compensait par ses rafales ce qui lui manquait en taille. Sur la passerelle du Tonnerre, Valentine observait le capitaine Carrasca. Une longueur de corde et une courte baguette de bois, dans un mélange assez curieux de coiffure et de savoir-faire de marin, retenaient son épaisse chevelure sur sa nuque. Elle se tenait derrière la barre et le pilote, et ployait les genoux l’un après l’autre en suivant les mouvements du navire comme un métronome bougeant au ralenti, les yeux écarquillés pour sonder la tempête. Depuis qu’ils avaient quitté la Jamaïque, avec un équipage reconstitué à l’aide de matelots du commodore, la jeune femme avait appris à David bien des choses sur les îles des Caraïbes : les bancs de sable et les atolls où certains trouvaient refuge, les îles plus grandes, comme Cuba et Cozumel, qui comblaient les appétits des Kurians. Elle savait tout des vents et des caprices météorologiques, des courants et des itinéraires, des procédures radio et de la façon d’utiliser les voiles. Elle parlait de ces sujets avec la même aisance que Valentine quand il décrivait ses anciennes sections chez les Loups. — Comment est le gouvernail ? demanda-t-elle au timonier. — Il mord bien. Ce navire pèse son poids. Avec tout cet acier pour renforcer ce vieux brise-glace… Je ne m’aventurerais pas en mer sur le Guideon par un temps pareil. Nous aurions du mal à tenir la voilure. — Mais le Tonnerre fatigue. Nous embarquons plus d’eau que je ne le souhaiterais. La mer n’est pourtant pas si mauvaise que ça… Les creux doivent faire dans les trois mètres. — Quatre de temps en temps, madame, dit le timonier. — Pas trace de la côte ? s’enquit Valentine en essayant de percer du regard les ténèbres argentées par la pluie. — À l’estime, elle est là, devant, répondit Carrasca. Je n’ose pas approcher plus. Les ports les plus sûrs se trouvent de l’autre côté de l’île, et nous ne pouvons pas les utiliser. Froideur et efficacité. Le moment presque intime qu’ils avaient partagé l’autre nuit sur la terrasse, quand elle avait avoué son enthousiasme pour son poste, semblait n’avoir été qu’un jeu un peu enfantin. À présent elle le regardait à la dérobée, de temps à autre, comme pour vérifier qu’aucune fissure ne se propageait dans le mur de professionnalisme entre eux. — Vos navires n’accostent pas ici ? — Aucune raison d’accoster, sinon pour prendre du bois de chauffe ou de l’eau douce. Nous visons des terres plus riches. À Cuba, c’est giboyeux, surtout dans le nord. La pêche est bonne aussi dans la zone entre cette partie de l’île et la péninsule de Floride. — La tâche qui m’attend se situe sur Hispaniola. Du côté haïtien. — Je vous y amènerai. Mais il n’y a rien à faire tant que la tempête ne s’est pas calmée, Valentine. — Alors je vais essayer de dormir un peu. Réveillez-moi dès que ça s’éclaircit, s’il vous plaît. Il quitta la passerelle, salua au passage d’anciens membres d’équipage du Tonnerre et des nouveaux venus, et descendit dans sa cabine. Post reprenait toujours des forces à l’hôpital de bord, grâce aux soins prodigués par les médecins de Jayport. L’air marin et le soleil accéléraient sa guérison, mais l’ancien Marine Garde-Côte en avait encore pour quelque temps avant de pouvoir se lever et marcher plus de quelques heures par jour. Ahn-Kha gisait sur le plancher de la cabine. La pièce exiguë sentait l’odeur forte du Grog et celle du vomi, car l’estomac du Dos Doré était passé par-dessus bord dès le début de la tempête. — Mon David, prends ton pistolet et mets un terme à mon calvaire, dit-il dans un grognement. Il était étendu à plat ventre, ses mains à quatre doigts plaquées sur ses oreilles pointues. — D’après Carrasca, ça devrait bientôt se calmer, mon vieux, répondit Valentine. Pour ce qui le concernait, les mouvements incessants du bateau avaient plutôt un effet stimulant, même s’il aurait accueilli avec soulagement la fin du bruit que créaient la pluie, le vent et les grincements de la superstructure ballottée dans le mauvais temps. — C’est un nouvel enfer à chaque heure. — Pardon ? dit le Félin en se laissant choir sur sa couchette. — Chez nous… on dit qu’il existe quatre enfers. Les théosophes devraient en ajouter un de plus, l’enfer du Mouvement. Valentine plaça ses bottes sur le plancher, assez loin de la tête du Grog, au cas où celui-ci déciderait de rendre vingt litres de plus de matière digestive. Mieux valait orienter les pensées de son ami sur un autre sujet. — Ils ont oublié un enfer ? Ahn-Kha ne parla pas immédiatement, comme s’il cherchait à formuler au mieux sa réponse dans la langue du Félin. — Les Dos Dorés croient que tu dois être purifié par l’enfer avant d’accéder au paradis. Il y a un enfer de la Faim et de la Soif, un enfer de la Douleur, un enfer de la Maladie et un enfer de la Solitude. Si tu endures assez profondément les tourments de chacun d’entre eux au cours de ton existence, ils te sont épargnés après ta mort, et tu atteins le paradis d’autant plus vite. — Ça fait quand même beaucoup de souffrances pour gagner le paradis, remarqua Valentine. — Selon notre croyance, « c’est seulement par la souffrance qu’on développe une âme capable de comprendre autrui, et de connaître la… » – comment dites-vous ça ? – le mot pour définir la grâce des dieux ? Valentine réfléchit un instant. — La béatitude ? — Il faudra que je vérifie ça. Je n’ai jamais entendu ce mot. Ta langue possède trop de mots pour certaines choses, et pas assez pour d’autres. Vous prenez trop de temps pour vous expliquer. Vos mots n’arrivent jamais à rendre la mélodie de nos proverbes en vers. — Nous étudierons la Bible ensemble. Tu changeras d’avis. — Arrgh. Ces textes, la plupart ressemblent à l’histoire de famille d’un groupe de nomades fomenteurs de pfump. Un de nos théosophes a essayé d’instiller en moi une croyance en ma propre âme, et le fait que je n’avais goûté qu’à l’amertume de surface de l’enfer de la Solitude et de celui de la Douleur avant que nous nous rencontrions. Quelle stupidité ! Comme si le paradis pouvait être atteint en affirmant la divinité d’un humain. Peuh ! — C’est un peu plus compliqué que ça, mon vieux. — Mon David, si tu souhaites apprendre quelle est la voie véritable pour atteindre le paradis, il te faut lire les Rhapsodies des Dos Dorés. Alors tu seras armé contre les tourments qui doivent être surmontés avant de connaître un au-delà bienheureux. — « Il y a cinquante-quatre manières de construire un poème tribal, et chacune d’elles est juste », cita Valentine. — Alors quel est ton avis sur nos dieux ? — Dieu ? Tu veux dire « le Vieux » ? — Il n’y en a qu’un ? Je pensais que vous en aviez deux ou trois. — Tout dépend avec qui tu en parles, répondit David. Il s’allongea, le dos bien à plat sur sa couchette. Dans cette position, les mouvements du navire semblaient abaisser d’abord sa tête, puis ses pieds, dans un lent mouvement de balancier. — Je n’ai souvenir de personne qui ait appelé ton dieu « le Mieux ». — « Le Vieux ». Tout ça vient d’une vieille histoire qu’un sergent-chef de ma compagnie aimait à raconter. — Les vieilles histoires sont les meilleures. Les mauvaises meurent jeunes. Parle-moi du Vieux. Valentine fouilla dans sa mémoire. — Le sergent s’appelait Patel. Un type aussi large d’épaules que toi, et un sacré lutteur. Et qui se battait toujours à la loyale, sauf si on essayait de tricher. Alors il ne reculait devant rien. Mais pour en revenir à notre sujet, avant d’entrer chez les Loups, il a servi un temps dans l’armée régulière, avec les Gardes. — Ah, je les ai vus, dit Ahn-Kha. Bien armés, bien vêtus, et très bien nourris. — Quand il le faut, ils savent se battre. Je crois qu’à l’époque où Patel était dans leurs rangs, ils n’étaient pas si bien équipés. Surtout là où il était. Il a dit que ça avait débuté alors qu’il surveillait le terrain au sud de Saint Louis. Pendant un temps, ça a été une guerre de tranchées : les hommes et les Grogs au service des Kurians s’efforçaient de les déloger de ces collines à grand renfort d’artillerie. Très vite il n’y a plus eu un seul arbre debout, mais les Gardes continuaient à creuser et à s’enterrer. Ils ont construit de petites grottes avec un bâti en bois et des tonnes de terre par-dessus. Ils appelaient ça des « tranchées-abris ». Bref. Patel était tout jeune, et il y avait ce sous-officier très nerveux qui commandait l’abri où ces vingt hommes s’entassaient. Ces satanés Grogs – désolé, mon vieux –, ces satanés Grogs kurians ont commencé à confectionner des fusées qu’ils lançaient depuis des morceaux de rail, et chaque obus était assez puissant pour faire s’effondrer un abri. » Quand ces douceurs sont tombées, Patel a dit que c’était comme si un géant soulevait la colline et la laissait retomber. Les impacts à l’extérieur étaient assez puissants pour vous arrêter le cœur. Enfin bref, ce caporal se met à perdre la tête – ils sont à l’intérieur de l’abri, il fait sombre, froid et humide, avec ce vacarme et l’odeur de la chair humaine grillée, et comme si tout ça ne suffisait pas, à chaque instant ils s’apprêtent à être réduits en charpie. » Et le caporal qui se met à crier : « Mettez-vous en paix avec Dieu ! L’heure est venue de Le reconnaître et de L’accepter ! Vous devez faire la connaissance de Dieu et devenir Son ami pour aller au Ciel. Le temps vous est compté, mes amis, hâtez-vous ! » » Évidemment, certains des gars lui disent simplement de la fermer, mais dans un groupe il y a toujours un plaisantin ou deux qui trouvent amusant de voir quelqu’un lâcher prise, alors un type se met à le chambrer. » « Loué soit Jésus ! » qu’il lance, pour encourager le caporal à continuer. » « Je parle de Dieu, pas de Jésus ! » répond le caporal qui garde les yeux levés vers la voûte de l’abri. « Acceptez-Le, aimez-Le ». » « Bon, d’accord. Mais c’est quoi, son petit nom, au fait ? » » Le caporal ne réfléchit même pas, il dit « le Vieux » aussitôt. Et bien sûr, d’autres gars trouvent ça trop amusant pour laisser passer. » « le Vieux est mon berger… » entonne l’un. « Loué soit le Vieux ! » fait un autre, et un troisième dit : « Oh, mon Vieux, bénissez ce ragoût de rat que je vais déguster, et sûrement vomir dans la foulée ! » — Tu peux abréger ce sujet, grogna Ahn-Kha. — Bon, après quelques minutes de ce genre d’humour, un vétéran leur crie : « Nom d’un Vieux, vous allez la fermer, pour l’amour du Vieux ? » » Le caporal finit par craquer complètement. Il déclare qu’il ne va pas rester avec une bande de blasphémateurs et il fonce hors de l’abri, alors que les obus continuent à pleuvoir sur les collines. Patel se dit qu’il va se faire tuer, alors il sort pour le ramener. Il le rattrape trente mètres plus loin, lui saute dessus et le plaque au fond d’une tranchée. À ce moment précis une roquette percute de plein fouet l’abri. Tous les hommes à l’intérieur périssent. Patel, le caporal et d’autres gars essaient de creuser dans les décombres avec l’espoir de trouver des survivants. Peine perdue. Certaines des victimes sont mortes asphyxiées, et leur visage est bleui. Le caporal les désigne et dit que c’est « la marque du Vieux », ce genre de trucs. » Patel et ce caporal quittent les tranchées et sont affectés dans une nouvelle unité au Missouri, dans un coin paumé. La plupart du temps, le caporal semble avoir repris tous ses esprits et il se comporte normalement, mais quand il voit quelque chose qui est bleu il lui arrive de dire que c’est « la main du Vieux », ou quelque chose d’approchant. Un jour, ils sont en patrouille sur une sente et il se fige d’un coup, tête penchée de côté comme un chien qui se demande s’il n’a pas entendu son maître le siffler. Il affirme que « le Vieux murmure à son oreille ». Deux gars le dépassent, peut-être qu’ils pensent qu’il est en train de pisser sans prendre la peine d’ouvrir son pantalon, et ils trébuchent sur un fil de détente qui déclenche un harpon. Ils sont embrochés tous les deux. Patel m’a dit qu’après cet épisode, il a commencé à penser que, peut-être, il y avait du vrai dans cette vieille idée que Dieu veillerait sur les ivrognes, les enfants et les simples d’esprits. » Par la suite, ce caporal a été affecté à l’arrière, pour s’occuper des blessés et du ravitaillement. Jusqu’à ce jour où il fait un temps magnifique, avec un ciel d’un bleu sublime. Alors il décide de grimper à un arbre pour mieux admirer l’œuvre du Vieux. Il s’endort sur son perchoir, personne ne sait qu’il est là, on croit que cette fois il a complètement perdu la boule et qu’il a filé dans les bois. On ne prend même pas la peine de le chercher. Ce qui est bien dommage, parce que s’ils s’étaient dispersés les trois Faucheurs qui passaient par là n’auraient pas décelé cette concentration de signatures vitales dans le campement. Les Crânes Noirs massacrent tout le monde, à l’exception du caporal dans son arbre. Peut-être qu’il était occupé à converser avec le Vieux par la pensée, et qu’il ne se dégageait de lui pas plus de signes vitaux que d’une pendule à coucou entre les heures fixes. Après ça, le caporal s’est trouvé placé aux cantines d’un camp d’entraînement de l’infanterie, au cœur de la Région Militaire Sud. » Patel a rejoint des Loups qui traquaient les Faucheurs, il s’est rendu très utile quand ils ont rattrapé ces salopards, et il a fini dans la Compagnie Zulu. » Le plus curieux, c’est que dans certaines situations dangereuses que nous avons partagées, il m’est arrivé d’entendre Patel marmonner quelque chose comme « Mon Vieux, aidez-moi ». À mon avis, il n’y croyait pas vraiment, mais il ne voulait pas courir de risques. La tempête s’apaisa pendant la nuit. Valentine se leva et s’habilla en prenant garde de ne pas marcher sur Ahn-Kha, qui dormait encore à poings fermés. Il passa voir Post. Le blessé ronflait avec une belle constance dans la petite infirmerie du bord. L’infatigable Carrasca était toujours sur le pont. Elle semblait aussi fraîche et reposée que lorsqu’il l’avait vue pour la dernière fois, en pleine tempête. — C’est Haïti, Valentine, annonça-t-elle. Droit devant. Il s’avança jusqu’au bastingage. Quelque chose apparaissait devant eux, une présence massive qui grossissait insensiblement dans l’obscurité. À mesure que la lumière de l’aube s’affirmait, il distingua des montagnes enveloppées de vert. — Pourquoi une telle crispation ? s’enquit la jeune femme en le rejoignant. Sa voix n’était plus celle, mesurée et sûre d’elle-même, du commandant. L’intonation était presque malicieuse. Il baissa les yeux sur ses mains qui agrippaient le bois recouvrant le rail métallique. Il souffla dans ce qui était autant un rire bas qu’un soupir. — Depuis plus d’un an, je m’évertue à arriver là sur un navire adéquat. — J’espère que ça vaut tous ces efforts. Le commodore pense que vous chassez une simple rumeur. Il m’a dit que cela lui rappelait les années qui ont suivi l’arrivée des Kurians, quand les navires et les hommes se perdaient en cherchant des traces de l’ancienne société. — C’est ce que faisait mon père quand il a croisé le chemin d’un Tisseur de Vie. Et ce sont ces mêmes Tisseurs qui m’ont mis en chasse. Elle leva des jumelles à ses yeux et scruta la côte devant eux. — Qu’est-ce que vous savez, au juste ? — Il y a quelque chose sur cette île, quelque chose dont la Cause a besoin. Elle se rembrunit. — La Cause. On croirait entendre Hawthorne avant qu’il batte en retraite. Involontairement, Valentine se raidit. À présent une rangée de corps fantomatiques gisait entre eux, les amis qu’il avait perdus, les talents que le monde avait perdus, pour « la Cause ». — Je suis désolée, dit-elle en détournant la tête. Vous avez amplement fait vos preuves pour la Jamaïque. — Mais pas pour vous ? dit-il. — C’est la même chose. Il réprima un rire. Il aurait pu prononcer ces mots. Jensen et Carrasca avaient fait leurs preuves envers la Cause en lui permettant d’utiliser ce navire, et par là même il estimait qu’ils avaient fait leurs preuves envers lui. Il ôta ses mains du bastingage et les frotta l’une contre l’autre pour rétablir la circulation. Carrasca rompit ce moment de silence : — Comment se fait-il que personne n’ait pensé à venir chercher cette « chose » si utile à la Cause, jusqu’à présent ? — Nous ignorions qu’elle se trouvait ici. Elle y a été apportée il y a des centaines d’années, par un Tisseur de Vie. Il vivait secrètement parmi nous, avec une poignée de disciples. Il a deviné ce que les Kurians préparaient, mais il n’était au courant de l’existence que d’un seul Portail. Lui et les siens étaient prêts à affronter ce qui allait arriver en Haïti, et puis il s’est passé quelque chose, ils ont été trahis, et je pense qu’aucun d’entre eux n’a survécu. Un des disciples tenait une sorte de journal où il couchait surtout les enseignements du Tisseur, mais il y avait un passage dans lequel il parlait d’une arme très efficace pour vaincre l’ennemi. » Comme dans beaucoup d’autres endroits, il s’est créé une résistance contre les Kurians. Ces Haïtiens combattent sans vraiment connaître la nature de leur adversaire. Ils savent seulement qu’il représente le Mal, et ils font ce qu’ils peuvent pour protéger les leurs. Ils ont découvert une cache d’armes dans une grotte, avec ce journal. Ils ont réussi à déchiffrer ces écrits et ce qu’ils révèlent a fini par nous parvenir. Je n’en ai jamais rien su. Mes ordres étaient d’entrer chez les Collabs sur la côte du golfe du Mexique, avec de faux papiers et un passé fabriqué de toutes pièces. Je pense qu’ils m’ont choisi parce que je parle un peu espagnol et français. Ma mère était originaire du Canada français, et j’ai été élevé par un prêtre venu de Porto Rico. Ça m’a pris un an, mais j’ai réussi à intégrer les Marines Gardes-Côtes et à être affecté sur le type de navire voulu. C’est une année que je n’ai aucune envie de revivre. Aujourd’hui, j’ai l’impression que ma vie dans les Ozark remonte à mon enfance. — Il y a de la neige, là-bas ? — Parfois, en hiver. Les montagnes ne sont pas assez élevées pour les neiges éternelles. Pourquoi cette question ? — Un bruit court, ici. Les gens croient que si vous allez quelque part où il y a de la neige tout le temps, comme le pôle Nord, les Kurians ne peuvent pas vous atteindre. Tout ça s’est mélangé avec les histoires de Noël, maintenant, et on raconte qu’il y a un endroit où tout le monde est en sécurité, avec de la nourriture en abondance et des jouets électroniques. Et aucun combat. Valentine suivit du regard une frégate portée par les courants aériens, qui flottait sans presque bouger les ailes, presque à la verticale du navire. — Si seulement c’était vrai… J’ai grandi dans une région très proche du Canada. En hiver il y faisait plus froid que ce que vous pouvez sans doute imaginer, et les Faucheurs venaient quand même chasser par là. Ils ne viennent pas en hiver, mais nous ne sommes pas pour autant sortis d’affaire. Si vous remontez beaucoup plus au nord encore, le pays ne peut subvenir aux besoins de beaucoup de gens, en dehors des régions côtières. Il n’y a tout simplement pas assez à manger. Et les anciens disent que le climat est devenu bizarre, maintenant, avec des étés plus longs et plus chauds, mais avec des hivers encore plus rudes qu’avant. Dieu seul sait ce qu’ont fait les Kurians pour que ce soit comme ça. Quoi qu’il en soit, il n’y a pas d’endroit sûr, ou s’il en existe un, ils se le gardent. Elle acquiesça. — Cap-Haïtien est droit devant. Quel est le plan ? — Entrer dans le port à l’esbroufe. Nous avons un contact en ville qui se débrouillera pour se signaler à moi. Il guette la venue d’un navire arrivant du nord. Ensuite, je ne sais pas avec certitude. Peut-être que nous repartirons pour accoster un peu plus loin, afin qu’il joigne la résistance. Ils nous apportent le chargement, et nous décampons. — Ce sera aussi facile ? Valentine réussit à sourire. — À dire vrai, j’en doute un peu. Le Tonnerre contourna Cap-Haïtien et orienta sa proue sur la ville, une masse compacte d’habitations blanc et gris envahissant une langue de terre plane avec en arrière-plan immédiat les montagnes. Les couleurs vives des Caraïbes frappèrent Valentine une fois de plus : le bleu intense de l’océan, celui brillant et marbré de blanc du ciel, et au-delà de la bande de sable blanc une végétation verdoyante qui hypnotisait par son exubérance. Des bateaux de pêche guère plus grands que des canoës se balançaient sur la houle très modérée. Des Noirs grands et minces lançaient des filets dans l’eau pour les en retirer presque aussitôt. S’ils remarquèrent le Tonnerre, ils n’en montrèrent rien. À l’approche de la canonnière, Valentine remarqua que les pêcheurs étaient complètement nus ou portaient seulement un pagne étroit. Leurs muscles cordés luisaient sous le soleil. Une embarcation propulsée par quatre rameurs se détacha des quais. Sa progression tapageuse fit s’envoler les oiseaux de mer qui paressaient à la surface de l’eau. — En avant très lent, ordonna Carrasca à la passerelle. — En avant très lent, dit en écho l’officier subalterne. Le navire trapu ralentit, et le canot se plaça devant sa proue comme pour lui bloquer le passage. Un homme en uniforme gris se leva et emboucha un porte-voix. — Que bateau ? crut entendre Valentine. — Qu’est-ce qu’il a dit ? — « Quel est ce bateau ? » traduisit David. — Je croyais qu’ils parlaient espagnol, ici. — Le créole, pour la plupart. Ou une forme de créole. Mais vous pouvez converser en espagnol aussi. Il prit sa respiration avant de clamer : — Canonnière le Tonnerre, port d’attache La Nouvelle-Orléans. Pouvons-nous mouiller ici pour la nuit ? Nous voudrions acheter des provisions de bouche. — Que venez-vous faire ici ? — Nous poursuivons des pirates. Avez-vous vu des voiles passer ? — Non, pas de près, en tout cas. Aucun depuis la dernière saison d’ouragans. — Nous pouvons jeter l’ancre ? L’homme abaissa le porte-voix un moment, puis le replaça devant sa bouche. — Pour l’instant, oui. Notre officier va monter à bord. Ne mettez pas de chaloupe à la mer jusque-là. — Merci ! cria Valentine en retour. Du même canot sortit « l’officier ». Valentine le regarda qui passait avec agilité de son embarcation sur le Tonnerre. L’homme portait le même uniforme que son subordonné, mais avec des boutons dorés, et une écharpe écarlate lui entourait la taille, sous le ceinturon de son pistolet. David s’avança pour l’accueillir. — Monsieur parle français ? demanda l’arrivant. Il avait les traits fortement marqués : des pommettes saillantes, un menton pointu, un nez en lame de couteau et de grands yeux. Son visage dégageait une prestance indéniable, teintée de sensualité. À la différence de la plupart des natifs d’Hispaniola adeptes de la barbe ou d’un visage glabre que le Félin avait vus sur des bateaux, celui-ci arborait une moustache conquérante. — Et l’espagnol, un peu, répondit Valentine avant de se rendre compte qu’en tant que visiteur il serait plus poli de se présenter. Mon capitaine maîtrise beaucoup mieux cette langue. Je suis le lieutenant Rowan, des Marines Gardes-Côtes. Il pivota du buste vers Carrasca tout en disant cela. La jeune femme avait passé sur sa tenue typiquement jamaïquaine un manteau prélevé dans le coffre du capitaine Saunders. — Sí, bueno. Muy encantado, approuva l’autre avant de se toucher la poitrine de l’index. El capitán Boul. — J’ai cru comprendre que vous souhaiteriez profiter de notre marché ? dit Boul. Ils étaient assis dans la cabine du commandant. Même avec le ventilateur de table en fonction, dans un espace aussi réduit l’air demeurait épais et humide pour trois personnes. — Je suis au regret de vous informer que nous n’avons que quelques litres de carburant. — Nous en avons une réserve tout à fait suffisante, mais nous apprécierions beaucoup de pouvoir nous ravitailler en denrées fraîches et, bien sûr, en eau douce. Nous pouvons payer en or, ou par troc. — Le marché local offre un choix restreint, si l’on exclut le poisson. Mais une fois que le mot sera passé sur ce que vous désirez, les gens apporteront poulets, œufs, cochons, fruits et légumes frais. C’est une affaire d’un jour ou deux, et votre navire sera pleinement approvisionné. Carrasca consulta Valentine du regard, puis eut un signe de tête négatif. — Je dois reprendre la mer au plus tôt. Ces satanés pirates ont déjà trop d’avance sur nous. — Puisque c’est dans notre intérêt commun, j’interrogerai les pêcheurs à mesure qu’ils rentreront au port. Ils voient pas mal de bateaux, surtout entre ici et Cuba. — Si vous avez des renseignements d’ici à demain, avant notre départ, nous vous serions en effet très reconnaissants. Il nous suffira de quelques heures pour reconstituer notre réserve d’eau douce. Boul leva les mains, dans un geste qui se voulait apaisant. — Allons, mes amis, si vous décidez de rester un peu, je peux vous garantir des conditions très intéressantes pour vos échanges sur le marché local. Ici, les gens n’ont pas grand usage de l’or. Mais en échange d’outils, de bibelots, ou même de crayons et de papier, vous obtiendrez des provisions de qualité, et en quantité. Valentine se pencha en avant sur son siège. — Capitán, auriez-vous une raison particulière de vouloir que nous restions ici ? Boul tambourina des doigts sur le bord de la table, mais cessa dès qu’il se rendit compte de ce signe de nervosité. — Très bien, je vais abattre mes cartes, comme disent vos joueurs de La Nouvelle-Orléans. Malgré le tribut que nous payons aux êtres maudits installés de l’autre côté de l’île, nous souffrons toujours de leurs exactions. En ce moment même, leur « requin d’acier », le Sharkfin, approche d’ici. À son bord se trouvent les Assoiffés de Mort, ces créatures encapuchonnées qui viennent avec les ténèbres. Un vaisseau aussi redoutable que le vôtre dans notre port les fera réfléchir à deux fois avant de jeter l’ancre. J’ai vu votre canon. Quelques tirs et il enverrait le Sharkfin par le fond. Notre marché est pauvre parce qu’à la moindre rumeur de l’arrivée du requin d’acier, tout le monde s’enfuit dans les montagnes. — Nous ne pouvons pas rester ici indéfiniment, dit Valentine. D’ailleurs si nous détruisions le Sharkfin, on l’apprendrait à La Nouvelle-Orléans, et vous ne tarderiez pas à avoir de gros ennuis. — Mais par votre seule présence vous pourriez sauver cette saison. Cela ne nuirait pas à l’efficacité de votre patrouille, disons une escale de trois jours ici. Et je suis sérieux quand je parle d’interroger les pêcheurs. Vous pourrez acheter ce que bon vous semble, et chaque jour vos hommes festoieront avec ce que ma pauvre ville peut offrir. Nous fabriquons un très bon rhum, et même de la vodka avec des pommes de terre. Carrasca eut un hochement de tête. — Eh bien, d’accord. Nous ferons relâche ici quelques jours. Nous allons prendre un mouillage de sorte que le canon puisse couvrir la mer. Et votre ville, en cas de trahison, capitán Boul. — Merci, madame. En agissant ainsi, vous nous aidez beaucoup. Et bien que je ne puisse vous en vouloir de l’envisager, vous n’avez à craindre aucune trahison de notre part. Valentine raccompagna Boul jusqu’au canot et en profita pour se renseigner sur les sources qui alimentaient la ville en eau douce. Le capitaine lui indiqua une plage et lui affirma qu’un peu plus loin dans les terres on trouvait une eau excellente. David se promit quand même de conseiller à l’équipage de recourir aux tablettes d’épuration pour l’eau. Il revint à la cabine du commandant, frappa à la porte et entra. Ils s’assirent et discutèrent du ravitaillement. — De la nourriture fraîche et du temps. Nous avons de la veine, dit-elle quand ils eurent décidé quels hommes se chargeraient de quelle tâche. — À moins que le Sharkfin montre le bout de son étrave. Il serait bien agréable de le couler, mais notre alibi en souffrirait. Pis encore, un de vos propres navires pourrait venir. — J’en doute. Il n’y a rien de ce côté de l’île qui vaille qu’on vienne y faire un tour. — Eh bien, demain j’emmènerai quelques hommes à terre pour traîner un peu en ville, avec votre permission bien entendu. Tout ce que j’ai à faire, c’est me rendre aisément repérable pour mon contact. Il se leva, et elle l’imita. Alors qu’il passait devant elle de biais pour sortir, leurs poitrines se touchèrent. Elle leva les yeux vers les siens et les détourna instantanément, comme si elle redoutait ce qu’elle risquait d’y voir. Le groupe chargé du ravitaillement en eau douce partit sous le commandement d’un des officiers de Carrasca. Ils prirent les deux embarcations du Tonnerre, la plus petite, équipée d’un moteur, et la chaloupe de sauvetage, chargées l’une comme l’autre de bidons en plastique de quarante litres. Ce n’était pas la méthode la plus efficace pour approvisionner le navire, lequel avait d’ailleurs été très abondamment pourvu en eau avant de quitter la Jamaïque, mais cela donnait quelque chose à faire aux hommes, et la démarche ajoutait une touche de réalisme à leur histoire. Selon les instructions de Carrasca, ils revinrent également avec des planches arrachées à un vieux bateau de pêche hors d’usage. Les hommes bricolèrent un radeau qu’ils décorèrent d’un drapeau flottant en haut d’un mât. Ensuite ils emmenèrent cette cible au-delà du ressac, pour servir à l’entraînement au tir. Carrasca insista pour que la distance soit supérieure à celle qui séparait le Tonnerre de la ville, et elle fit tirer quelques obus sur le radeau, afin de démontrer aux gens à terre que le canon fonctionnait et que le navire disposait d’assez de munitions pour en gaspiller ainsi. Elle ne faisait confiance à personne sur Hispaniola, quelles que soient les promesses prononcées sous une moustache séduisante. Valentine se trouvait en compagnie de Post quand le canon se mit à tirer. Le lieutenant convalescent sursauta à la première détonation. — Simple entraînement au canon. Je vous en ai parlé, vous vous souvenez ? Post rougit jusqu’à la pointe des oreilles. — Désolé, Val. Il leva son bras du côté de sa blessure. — Les nerfs ne sont pas encore complètement guéris, mais l’épaule fonctionne très bien. Je sens à peine un petit élancement. Il rabattit le coude vivement et réprima une grimace. Le lendemain, Valentine se rendit au marché. Une grande partie de la ville était en ruine, victime des inondations et de la guerre, des tempêtes ou des tremblements de terre, et on ne l’avait jamais reconstruite. Ce qui était encore debout arborait des couleurs pimpantes : des porches bleus se détachaient sur des façades chaulées, et des dessins complexes pareils à l’œuvre d’un enfant représentant des hommes et des animaux décoraient les stores et les rebords de fenêtre. La rue principale de Cap-Haïtien était envahie par des vendeurs ambulants coiffés de chapeaux de paille, qui proposaient leurs marchandises dans des charrettes en bois. Valentine et ses hommes auraient été la proie des mendiants et des rabatteurs si le capitán Boul ne leur avait adjoint quelques hommes armés et en uniforme pour leur servir d’escorte autant que d’intermédiaires. Ce qui n’avait rien d’inutile, car le créole parlé ici défiait le français restreint de David. Le faux commissaire de bord se contenta donc de choisir diverses marchandises, et les soldats les échangèrent aux vendeurs contre ce qui ressemblait à des colliers de perles. Les offres criées pour de la nourriture, de l’alcool et même des femmes tentèrent quelques-uns des matelots, mais Valentine et son officier marinier les empêchèrent de se laisser distraire pendant qu’ils emplissaient la charrette. — Eh, lieutenant, vous voulez boire quelque chose de bon ? lança quelqu’un en anglais. Du vin, j’ai du bon vin. J’ai des amis dans le Nord, et je sais ce que vous aimeriez trouver, ce que vous cherchez. Valentine repéra l’homme qui au sein de la foule brandissait une bouteille dans sa direction. — N’achetez rien à celui-là, monsieur, dit le sergent de l’escorte dans un mélange de français et d’espagnol. On peut trouver bien meilleur que sa piquette. Du vent, toi, ou tu vas le regretter ! Dans la cohue, l’homme couvait Valentine d’un regard insistant, et il lui présenta la bouteille par-dessus la marée de chapeaux de paille. — Goûtez donc. Vous voudrez la vider. David tendit la main pour prendre la bouteille, et un des gardes récompensa l’homme d’une tape de sa badine sur le poignet. L’autre lâcha le goulot, mais les réflexes du Félin évitèrent que la bouteille tombe sur les pavés. — Cette pisse n’est pas digne de vous, monsieur, commenta le sergent. David renifla le goulot ouvert. Son ouïe saisit le son ténu de quelque chose qui cliquetait contre le verre, à l’intérieur. Quand il releva les yeux, l’homme s’était fondu dans la foule. — Sans doute, répondit-il. N’importe, j’ai un tuyau à déboucher sur le bateau. Ce vinaigre devrait faire l’affaire. Il garda la bouteille à la main pendant tout le temps qu’ils restèrent sur le marché. Le commissaire de bord et ses hommes rapportèrent leurs emplettes sur les quais, mais on prévoyait déjà un autre aller-retour avec la chaloupe à moteur. Une fois revenu sur le Tonnerre, il passa devant les Grogs qui regardaient d’un œil brillant le chargement des marchandises et descendit dans sa cabine. Là il vida la bouteille dans le lavabo. L’objet à l’intérieur refusait d’en sortir, aussi dut-il la briser sur le rebord en acier du bac. Un tube en bois laqué et bouché y avait été inséré. Il l’examina une seconde, avant d’ôter le bouchon, et en sortit une petite feuille roulée sur elle-même. « À l’officier balafré aux cheveux noirs – Je viendrai à la nage ce soir, après minuit. Je grimperai par la chaîne d’ancre. Je dois éviter les soldats dans les canots. … Victo… » Valentine lut le billet deux fois de suite, puis il alla voir Carrasca en compagnie d’Ahn-Kha. — Est-ce qu’il veut dire que les soldats dans les canots représentent un danger ? Ou qu’il doit nager loin d’eux ? voulut savoir le Grog quand chacun eut pris connaissance du message. — L’Oerlikon pourrait couler toutes les embarcations qui approcheraient, répondit la jeune femme. J’ai bien étudié le port. Ils ont un grand nombre de ces canoës de pêche. J’imagine qu’ils pourraient mettre près de deux cents hommes à l’eau, mais nous les enverrions par le fond avant qu’ils soient arrivés à mi-distance. Malgré tout, nous pourrions aller mouiller un peu plus au large… Mais Valentine fit la moue. — Il faudra déjà être bon nageur pour arriver jusqu’ici. Attendons qu’il ait grimpé à bord. On frappa doucement à la porte, et un adolescent entra dans la cabine. — Capitaine, une de ces embarcations à rames a apporté une lettre, annonça-t-il. — Merci, Lloyd, répondit Carrasca en décachetant le pli. — C’est le jour du courrier, remarqua Ahn-Kha. La jeune femme tendit la feuille à David. — Une invitation pour un dîner et une soirée sur la plage en notre honneur, demain soir. Je peux amener autant d’officiers et d’hommes que je le désire. Je sens la patte d’un rat à la jolie moustache… — Nous trouverons une excuse quelconque dans la journée, dit Valentine. Un message radio, par exemple. Dès que ce Victo aura grimpé à bord, nous pourrons dire adieu à el capitán Boul. — Vous croyez qu’il veut nous prendre en otages ? dit Carrasca. Pourquoi ne l’a-t-il pas fait aujourd’hui, en ce cas ? Nous devions avoir entre dix et douze hommes à terre, tout le temps. Ils auraient pu constituer une bonne monnaie d’échange pour lui. — Peut-être attendait-il des ordres. — Huevos. Cet homme est un intrigant. Je l’ai lu dans ses yeux, dit-elle en effleurant d’un doigt le coin d’un des siens. Il essaie peut-être de nous rouler, mais c’est pour son propre compte. — Je vais armer les Grogs d’Ahn-Kha et ce qui reste de mes Marines. Il se pourrait que vous vouliez disposer d’une puissance de feu, ce soir. — D’accord. Ils seront armés. Mais je veux que tout le monde ait l’occasion de savourer de la nourriture fraîche. Chez les gens de mer, une vieille tradition conseille de se remplir le ventre avant de passer à l’action. Son expression s’adoucit et redevint celle de la jeune femme avec qui il avait joué au mah-jong en Jamaïque. — Accepteriez-vous de dîner avec moi dans ma cabine ? — Je m’en voudrais d’enfreindre une tradition, répondit-il. La nourriture avait meilleur goût dans l’air plus frais du soir. Valentine avait revêtu une chemise blanche et son plus beau pantalon tout juste revenu du nettoyage. Askin, l’unique lieutenant de Carrasca, lui ouvrit la porte de la cabine. C’était un jeune Jamaïquain aimable aux cheveux coupés si court qu’ils rappelaient à David le duvet sur la peau d’une pêche. Il portait un uniforme noir décoré d’un gros sifflet en argent pendu à son cou par une chaînette aux maillons épais. Une nappe en lin tendue ajoutait une touche officielle à la table. Celle-ci était dressée avec la meilleure vaisselle et les plus beaux couverts du bord. — Nous aurions dû inviter Post aussi, regretta Carrasca. Elle avait le même uniforme bleu qu’au dîner du commodore Jensen, avec aujourd’hui une épaulette sur le côté droit. — Il a encore beaucoup de mal à se déplacer, lui rappela Valentine. — Quant au chef mécano, il déteste les dîners officiels. Et Ahn-Kha… — … n’aurait pas du tout été à son aise, termina David. Je ne veux pas dire « avec nous », mais « dans cette cabine ». — Oui, ce serait un peu comme inviter un cheval ici, plaisanta Carrasca avant de s’asseoir. Les deux hommes firent de même, et la jeune femme souleva les cloches des plats. — Askin, vous avez fait des merveilles avec ces oiseaux. — Un glaçage avec le sucre tiré des betteraves de l’île, expliqua le lieutenant d’une voix chantante. — Et ces haricots au riz sont pour moi, dit-elle. Mmh, des patates douces, des croquettes de crabe avec du beurre de lait de chèvre, et un plateau de fruits. Valentine mordit dans une croquette au crabe. Il se sentait un peu honteux de n’avoir rien apporté. Il se tourna vers Askin. — Le capitaine m’a dit que vous étiez déjà venu ici ? — J’ai débarqué plus loin au nord, près de la péninsule de Samaná, répondit le Jamaïquain. Nous poursuivions un petit bateau marchand. Son équipage l’a échoué et a filé en pataugeant jusqu’à la plage pour nous échapper. Il nous a fallu une éternité pour transborder le chargement. Quelque chose a dû les épouvanter à l’intérieur des terres, parce que nos fuyards sont revenus en courant. — Ils vous ont dit ce qui les avait effrayés ? demanda Valentine. — Je pense qu’ils ont aperçu une des mines. Celle de bauxite, peut-être. Avec les plantations de canne à sucre, ces endroits sont de véritables succursales de l’enfer sur Terre. Hispaniola est la pire des îles de toutes les Caraïbes. — Les Kurians ont le chic pour créer ce genre d’ambiance. — Ce vieux Fantôme, près de Kingston, c’était un saint comparé aux créatures qui règnent sur Saint-Domingue. Elles n’essaient même pas de garder leur cheptel humain en vie. Un accord tacite leur fit baisser le nez sur leur assiette, de crainte que la poursuite de cette conversation leur coupe l’appétit. Valentine avait vu son lot de cruautés pendant toutes ces années consacrées à combattre les Kurians. Et récemment il y avait participé d’une certaine façon, quand il avait assumé son rôle de Marine Garde-Côte… Le repas se termina sur des fruits comme dessert et un unique verre de sangria glacée. Cette fois, il n’y eut pas de toasts. Askin s’excusa et sortit en emportant deux bananes vertes. Carrasca jugea bon de préciser : — Il prend son poste sur la passerelle dès la nuit tombée, même si nous avons jeté l’ancre. Je lui ai recommandé d’être particulièrement attentif cette nuit. L’homme de quart a reçu pour consigne de guetter notre nageur. À présent, il ne nous reste plus qu’à attendre, David. Valentine sirotait sa sangria. Plus encore que la boisson, il goûta le son de son prénom prononcé par ces lèvres adorables. — J’aurais mauvaise grâce à me plaindre. Je suis seul à profiter de la compagnie d’une très jolie femme. Elle sourit, et ses dents luisaient dans l’écrin de sa peau mate. — Capitaine Valentine, je suis scandalisée. C’est là un manquement caractérisé aux convenances. Mais je vous en prie, continuez. Le vin et la lueur dans les prunelles de la jeune femme réchauffèrent soudainement le Félin. — Je n’ai pas eu l’occasion de discuter avec une femme depuis bien longtemps, Malia. Quand tout ça sera fini, et que nous pourrons tous deux nous détendre et oublier un peu la hiérarchie, j’aimerais passer quelque temps avec vous. Vous êtes quelqu’un à qui je peux parler. — C’est donc ce que vous envisageriez de faire avec moi ? La conversation ? Il la regarda droit dans les yeux. — Oui, une conversation très longue et très détaillée. Jusque tard dans la nuit. — Vraiment, David ? Depuis combien de temps n’avez-vous pas eu une conversation agréable avec une femme ? — Plus d’un an. À La Nouvelle-Orléans j’ai été tenté de payer une femme pour lui faire la conversation, mais j’ai résisté à l’envie. — Il vaut mieux attendre l’interlocutrice qui vous convient, approuva-t-elle. — Oui. — J’aimerais converser avec vous, moi aussi. Je suis sûre que vous apprécieriez nos échanges. Les femmes qui ont du sang cubain dans les veines sont très réputées pour leur dextérité… rhétorique. Vous seriez surpris de découvrir le nombre de sujets différents que je connais sur le bout des doigts. — Je n’en doute pas, dit-il en humant discrètement son odeur corporelle dans l’espace confiné de la cabine. — Maintenant que j’y pense, c’est bien triste, moi non plus je n’ai pas eu de conversation intéressante depuis longtemps. Le seul problème, c’est que nous sommes tous deux mariés à notre devoir. Nous ne pouvons pas laisser les hommes penser qu’il en est autrement. — Peut-être qu’une conversation murmurée… — Quand je me passionne pour le sujet, j’ai tendance à élever la voix assez facilement. Valentine eut un rire feutré. — Ce n’est évidemment pas envisageable. Le signal d’alarme du navire retentit. Ils se figèrent. Au second ululement de la sirène, ils se précipitèrent hors de la cabine et foncèrent à la passerelle, qui se trouvait juste à côté. Carrasca éteignit la sirène et décrocha le micro du système de communication du bord. — Aux postes de combat ! Aux postes de combat ! Askin s’adressait à la salle des machines et demandait de pousser les moteurs au maximum. Valentine s’écarta quand les hommes surgirent pour prendre leurs postes. Il observa la côte par la vitre latérale de la passerelle. Cinq grands feux éclairaient le rivage au-dehors de Cap-Haïtien. De grands canots de pêche propulsés par une double rangée de rameurs approchaient tels des insectes marins géants. Ils étaient bondés d’hommes. Depuis la terre, des tirs imprécis fusaient dans l’air et certains ricochaient sans dommage avec un petit bruit métallique contre le blindage de la coque. Pourquoi viennent-ils vers nous avec les feux en arrière-plan, ce qui fait d’eux des cibles parfaitement visibles ? Il se rua de l’autre côté du navire et fouilla les ténèbres d’un regard fébrile. Dans la clarté de la nuit tropicale, les étoiles étalaient leur saupoudrage scintillant jusqu’à l’horizon. Aucune voile en vue. Carrasca ordonnait qu’on tranche le câble de l’ancre. Il se campa derrière un projecteur et l’alluma, puis entreprit de balayer au ralenti les alentours en direction de la haute mer. Le bourdonnement de l’appareil emplit ses oreilles. Il sonda l’obscurité avec un couteau de lumière. Le faisceau passa sur quelque chose de relativement petit et gris, qui venait du large comme un monstre marin dont le mufle aurait affleuré à la surface. Il y eut un éclair orangé, et un obus siffla dans la nuit avant de retomber juste devant le navire. Un geyser d’eau s’éleva dans l’air. Valentine aperçut alors ce qui attaquait le Tonnerre dans cette direction. Le « requin d’acier » dont avait parlé Boul était un sous-marin ! Le commodore avait mentionné l’existence de quelques vieux exemplaires diesels qui étaient tombés aux mains des Kurians. D’après sa forme, ce modèle datait de la Deuxième Guerre mondiale. Le Félin fit appel à son écoute profonde alors que le deuxième obus arrivait, et il repéra le grondement des moteurs. À contrecœur, il dut reconnaître à Boul un talent certain pour le poker. Cette pensée se figea dans son esprit quand le second obus tomba juste sous lui. Le cours du temps s’évanouit. Sa sensation suivante fut celle de flotter hors de son corps. « David, je ne vais plus te maintenir à la surface, disait sa mère. À toi de nager seul, maintenant. » Les eaux froides et légèrement huileuses du lac du Minnesota l’engloutirent quand elle le lâcha. La peur… Il rua des deux jambes et agita les bras en cercles frénétiques jusqu’à ce qu’il refasse surface et sente de nouveau l’air sur son visage. La panique se transforma en un sentiment de triomphe. « Je nage, m’man ! Tout seul ! Regarde ! » s’exclama-t-il en toussotant. Le visage de bronze de sa mère s’éclaira d’un sourire sous les mèches emmêlées et luisantes de ses cheveux noirs. « Tu es un vrai hors-bord. » David Valentine recracha un peu d’eau de la mer des Caraïbes en reprenant conscience. Il était complètement désorienté. Des sons lointains et comme étouffés résonnaient derrière le rugissement indistinct qui roulait dans son crâne. Il était ballotté à la surface de l’eau, et le mouvement des vagues ajoutait à sa sensation d’ivresse. Sans comprendre il vit le Tonnerre trancher son amarre et s’éloigner. Quelqu’un eut la présence d’esprit de diriger l’Oerlikon vers le nouvel agresseur. Des balles traçantes fusèrent au-dessus de sa tête à la recherche des silhouettes exposées sur le pont du sous-marin. Ce feu d’artifice meurtrier remonta inexorablement le long de la coque et déchiqueta le kiosque du submersible et ses occupants. Le canon du sous-marin tira une fois encore, et son obus s’abîma dans le sillage de sa cible maintenant en mouvement. Les balles traçantes de l’Oerlikon se concentrèrent sur la plaque de blindage de l’arme ennemie, et les projectiles de 30 millimètres firent taire les servants du canon dans une série de détonations pareilles aux claquements d’un fouet géant. Valentine nota vaguement que le Tonnerre infléchissait sa course pour sortir du port et donc le laissait derrière lui. La canonnière et le sous-marin continuèrent à échanger des tirs d’armes légères. Les balles éraflèrent les flancs bâbord des deux adversaires. Cette fusillade inefficace remémora à David deux crabes s’affrontant stérilement avec leurs pinces surdimensionnées, à cause de leurs carapaces. Des mains brutales agrippèrent sa chemise et le hissèrent dans une embarcation. Il leva les yeux et découvrit une assemblée de visages sombres dont les yeux et les dents luisaient dans l’obscurité. Quelques hommes braquèrent leur arme sur lui. À présent, il percevait mieux les voix. — Baissez ça, imbéciles, aboya-t-il en français. Je ne vais aller nulle part. Il se consola en apercevant le sillage bouillonnant du Tonnerre qui s’échappait du piège tendu dans le port. Ils accostèrent et remontèrent la plage en un groupe compact, en passant entre des Haïtiens blessés et étendus au hasard. Les cris et les plaintes des soldats parurent irréels à David, alors que le sable doux crissait sous ses pieds et que la brise caressait sa peau, comme au sortir d’une agréable baignade. Quelques femmes venues de la ville faisaient de leur mieux pour soigner les victimes, mais elles ne s’occupaient que des visages connus et négligeaient totalement les autres. Les soldats le poussaient en avant avec des invectives et de grands gestes, au lieu des coups qu’il pensait recevoir, surtout après la violence des combats. Ils l’escortèrent dans le plus imposant des bâtiments bordant la place du marché, une structure en parpaings de trois étages décorée de colonnades et de frises qui lui rappelèrent une pièce montée qu’il avait admirée à La Nouvelle-Orléans lors d’un mariage. Ils l’amenèrent au sous-sol par un escalier extérieur et une porte en fer percée d’une unique fente. Un gardien en uniforme de la marine l’enferma dans une cellule. Elle mesurait trois mètres sur trois, son sol était en ciment nu et seuls une bouche d’évacuation et un anneau de fixation crasseux dans un coin indiquaient qu’il y avait eu là une quelconque installation sanitaire. Des cancrelats se réfugièrent dans les coins à l’arrivée des humains. La seule source lumineuse provenait du judas de la porte. Les éclats de verre et les morceaux de filetage de ce qui avait été une vitre renforcée festonnaient son pourtour telles les dents entourant la gueule circulaire d’une lamproie. Il resta debout au centre de la cellule, trempé et étourdi, pendant qu’ils le fouillaient. Ne découvrant aucune arme sur lui, ils se contentèrent de lui prendre sa ceinture. Il lui sembla attendre sans bouger pendant une heure, peut-être un peu plus, puis un œil qu’il avait déjà vu apparut dans l’encadrement du judas, et s’agrandit sous le coup de la surprise. — Mon Dieu ! C’est donc vrai : le meilleur client du marché, en personne ! s’exclama Boul en français. — On dirait la voix du type qui m’a dit que je n’avais pas à craindre de trahison… Un rire mélodieux s’éleva dans le couloir. — Je sais de quel côté ma tartine est beurrée, mon ami. Ou, dans le cas présent, de quel côté de cette porte je préfère me tenir. — Très amusant, pain beurré, répliqua Valentine que l’émotion aidait à retrouver sa langue maternelle. Il alla s’asseoir contre le mur, face à la porte. — Mais quand la tartine tombe, la vie s’arrange toujours pour que ce soit le côté beurré qui se trouve en dessous. — On m’apporte mes tartines, je ne saurais donc dire. Écoutez, mon ami. Vous aurez des tartines, vous serez convenablement nourri pendant toute la durée de votre séjour ici : il suffit que vous leur disiez toute la vérité. À savoir que c’est grâce à moi que votre commandant s’est laissé convaincre de rester. — Vous êtes bien sûr de vouloir vous attribuer tout le crédit du fiasco de cette nuit ? Votre prise vous a filé entre les doigts. — Vos marins ont réagi plus rapidement que nous ne l’avions prévu. Nous comptions sur tout le rhum et la tequila qu’ils ont achetés aujourd’hui pour ralentir leurs réflexes… Votre navire a néanmoins subi des dommages, mon ami. Des dommages sérieux. Quoi que vous ayez eu l’intention de faire ici, ce n’est plus d’actualité. Les Seigneurs Sombres de Saint-Domingue sont toujours aux commandes, et maintenant ils savent que vous jouez contre eux. — Grâce aux individus qui sont prêts à vendre la vie de leurs compatriotes. Contre quoi ? Un uniforme ? Quelqu’un pour vous apporter vos tartines ? — Je me vois obligé de mettre un terme à cet entretien, mais soyez assuré que très bientôt nous aurons le plaisir de bavarder plus longuement. Enfin, pour vous ce ne sera peut-être pas vraiment un plaisir… mais avant cela, un de vos camarades va venir vous tenir compagnie. Apparemment, il était très désireux de vous rencontrer, au point d’ailleurs d’avoir risqué sa vie à la nage cette nuit, dans le port. Un moment, je vous prie… Ainsi, ils avaient capturé Victo. Valentine patienta, et en profita pour se reposer un peu. Tu étais si proche du but, et tu as tout fait échouer au dernier moment. Il ferma les yeux, calma le flot de ses pensées et s’efforça de réduire ses signes vitaux. Non que ce fût nécessaire dans la situation actuelle, mais la discipline mentale l’apaiserait, et il serait mieux préparé pour affronter ce qui allait suivre, quoi que ce soit. Il rouvrit les yeux en percevant un pas lourd dans le couloir, puis le cliquètement d’une clé dans la serrure. Il se prépara à présenter ses excuses à Victo qui avait misé sa vie dans ce pari insensé. Il éprouva un bref ressentiment à l’endroit de ses supérieurs. Humains ou Tisseurs, ils poussaient les hommes vers leur mort et les sacrifiaient comme des pions. Mais ce ne fut pas Victo qui s’immobilisa sur le seuil de la cellule et qui posa sur lui un regard furieux. Le capitaine Saunders. — Par Kur et les Grandes Catastrophes, je devrais remercier le démon ! C’est vous, gronda-t-il. Sa peau était plus sombre, sa chevelure plus claire, et les plis à son cou plus prononcés, à cause de la perte de poids. Il portait une tenue lâche en coton jaunâtre et des sandales de corde. — Bien le bonjour, commandant, dit Valentine. — La ferme, renégat ! Boul, mettez cet homme aux fers. Il faut se méfier de lui. Boul cria quelque chose en direction du couloir, et ses hommes s’engouffrèrent dans la cellule pour obéir au Haïtien. Valentine les laissa lui retirer ses bottes, et il ne résista pas quand on enserra ses chevilles et ses poignets dans des anneaux de métal. Une seconde longueur de chaîne reliait les segments inférieur et supérieur de ses fers. — Voilà qui est mieux, dit Saunders en vérifiant le travail des geôliers, avant de railler : Si jeune, si sûr de lui. Et dire qu’il complotait dans mon dos. Mais je vous ai quand même démasqué, petit malin. — Vous ne devriez pas retourner à bord du Tonnerre, monsieur ? Après tout, il est sous votre commandement, non ? La colère déforma les traits de Saunders et il glissa la main sous sa chemise. David aperçut un poignard dans son fourreau, sous le bras. Saunders agrippa le manche d’une main qui tremblait de rage, mais il réussit à se reprendre et se détendit. — Vous devriez être récompensé pour vous être trouvé au bon endroit au bon moment, commandant, reconnut Valentine. La chance toute bête, ou un destin funeste ? — Je n’ai pas ménagé ma peine, répliqua Saunders. Je n’ai échappé que de justesse à ces salopards en Jamaïque. J’ai sauté dans un canot avec Petit-Deux et mes pistolets pendant que les combats faisaient encore rage. Nous avons ramé pour rejoindre la côte. Saunders aimait toujours autant parler de son auguste personne. Il s’était mis à marcher de long en large dans la cellule. — Personne n’a remarqué l’absence d’un canot, dit Valentine. Mais il est vrai que nous étions occupés à tuer un Kurian. — J’ai ramé vers la plage, mais j’ai trouvé sur ma route une troisième embarcation. Un petit bateau de pêche, juste un abri de navigation et un pont, vraiment. Il appartenait aux autres pirates de Montego Bay. Les ruffians à son bord espéraient qu’un des deux navires ou les deux seraient tellement endommagés par le combat qu’ils pourraient ensuite les aborder et se servir. » Leur officier de navigation, car ce mécréant ne méritait pas d’être appelé capitaine, était un gaillard bien inspiré pour être venu traîner là. Ses hommes ont pointé leurs armes sur nous, qui étions ballottés dans notre canot. J’ai remarqué comment il reluquait Petit-Deux. Je sais ce que signifie ce genre de regard. Alors j’ai dégainé mon pistolet et je l’ai braqué sur la tempe de Petit-Deux. J’ai juré que je lui ferais sauter la cervelle s’ils ne baissaient pas leurs armes, mais que je voulais bien échanger le gamin contre ma vie sauve. L’officier de navigation s’est esclaffé, et il m’a fait monter à bord. » Il avait l’intention de me tuer, bien entendu, et dès que j’ai posé le pied sur le pont je l’ai abattu, ainsi qu’un autre qui faisait mine de bouger. J’ai obligé les autres à jeter leurs armes par-dessus bord, et entre moi et Petit-Deux nous en avons transbordé cinq dans le canot. Il n’en restait plus que trois avec nous, assez pour manœuvrer le bateau, et faciles à surveiller. » Je ne pouvais pas remettre le cap vers le nord, mais je savais que les seuls Kurians possédant des navires se trouvaient ici. Alors nous avons mis le cap sur Saint-Domingue. J’ai été forcé de tirer sur un autre de ces chiens de Montego Bay pendant le trajet. Je n’ai pas fermé l’œil pendant deux jours, mais je me suis promis que je vous retrouverais et que je me vengerais. J’ai offert mon âme au diable pour connaître ce moment. — Mauvaise affaire pour vous comme pour lui. — Tenez votre langue, ou je la coupe. Par Kur, je jure que je le ferai. Nous sommes enfin arrivés sur cette île, et je suis allé trouver les Seigneurs Sombres du lieu. Je leur ai offert les Jamaïquains, et Petit-Deux en prime, contre la promesse de me permettre de les servir en mer. Ça n’a pas été facile. Je me suis senti un peu comme ce personnage de la Bible qui a dû sacrifier son propre fils. Sans Petit-Deux, je ne m’en serais pas sorti. Les Kurians ne savaient pas quoi faire de moi. Mais ils avaient ce sous-marin en état de marche. Ils s’en servaient en mer parce qu’il était quasiment impossible à couler. Les viseurs étaient faussés. Je les ai réalignés pour eux, et ils m’ont confié le commandement du bâtiment. » Nous avons appris ce qui venait de se produire en Jamaïque. Tout d’abord j’ai cru que vous aviez dans l’idée de vous installer en maître là-bas. Mais l’aimable Boul a contacté Saint-Domingue par radio pour annoncer qu’on vous avait vu prendre le large, et j’ai su que le diable avait honoré sa part du marché. Vous allez pourrir ici jusqu’à ce que je récupère le Tonnerre, et ensuite ce qu’il reste de vous retournera à La Nouvelle-Orléans, où vous recevrez votre châtiment. Je veux vous peler le cuir pour votre traîtrise, et je le ferai aussi lentement qu’il me sera possible. D’une certaine façon, Valentine était soulagé. Il ne serait pas tué immédiatement, et jusqu’à maintenant personne n’avait pris la peine de se demander ce qu’il pouvait bien venir faire au large des côtes d’Hispaniola. — Vous devriez réparer ce canon, suggéra-t-il. Sinon le Tonnerre enverra cette boîte de conserve par le fond, avec vous dedans. — C’est bien mon intention. Les dommages ne sont pas irréversibles, et les réparations sont envisageables, même avec les moyens réduits dont ils disposent sur Haïti, ce trou à rats. D’ailleurs les secours sont déjà en route. David feignit le désintérêt et n’ajouta rien, dans l’espoir que Saunders ne pourrait s’empêcher de se vanter et lui révélerait quelque chose. Mais son ancien supérieur tourna les talons pour sortir. — Oh, commandant, une dernière chose, dit Valentine. Imaginons que vous repreniez le Tonnerre. Vous pensez que vos nouveaux maîtres locaux vont vous laisser repartir avec un navire armé de cette taille ? Notre ami commun, ce cher capitán Boul, a peut-être reçu l’ordre de vous loger une balle dans la nuque dès que la canonnière sera récupérée. — Un traître juge les autres à l’aune de sa propre traîtrise, pontifia Saunders d’un ton fielleux, comme s’il énonçait une théorie philosophique de première importance. Les Kurians tiennent leurs engagements avec ceux qui leur sont utiles. — Et qu’arrive-t-il à ceux qui ne leur sont plus utiles ? Qu’est-il arrivé à Petit-Deux quand vous n’avez plus eu besoin d’une deuxième paire d’yeux, commandant ? — Boul, faites-le corriger ! Saunders sortit en trombe de la cellule, et les lèvres de Boul se tordirent sur un rictus. Deux Haïtiens massifs entrèrent, matraque en bois à la main. Une heure plus tard, Valentine se consola en se disant que la douleur ne durait pas éternellement. Le corps guérissait, ou mourait. Dans un cas comme dans l’autre, la douleur finissait par cesser. Pour l’instant, toutefois, son existence était faite de saignements et de souffrances lancinantes. Le sang irritait ses globes oculaires, et une sensation de brûlure remontait sur tout un côté de son visage comme si elle suivait un circuit électrique. Il y avait du sang dans sa bouche, dans ses urines après les coups portés à ses reins, et il supposait que ses orteils étaient ensanglantés après qu’un de ses tortionnaires les eut écrasés avec une de ses grosses bottes. Et toujours la souffrance sous-jacente, une souffrance aussi profonde que les abysses. Du vomi recouvrait sa chemise, et pis encore souillait l’intérieur de son pantalon. Il sentit une main calleuse mais douce bercer sa tête. Des feuilles d’une espèce indéterminée furent introduites entre ses lèvres, et la main l’aida à mastiquer. Il s’exécuta et avala. Ce résultat parut important pour la main. — Oui, oui, mon enfant. Ça va te faire du bien, oui, dit une voix féminine en créole. Valentine ouvrit un œil aux paupières incrustées de sang séché et découvrit un visage noir penché sur lui. Des yeux sombres et doux le considéraient avec attention, et il y vit de la compassion. Sa tête devait reposer sur une cuisse – quoique la position des jambes de sa bienfaitrice lui parût étrange –, mais il n’eut qu’un moment pour savourer cette impression, avant de s’évanouir. Quand il se réveilla il constata qu’il portait un pantalon et une chemise de coutil propres, semblables à la tenue qu’il avait souvent vue sous les chapeaux de paille, au marché de Cap-Haïtien. Quelque chose l’avait tiré de son sommeil, et un courant d’air frais lui fit tourner la tête vers la porte, qui était ouverte. Une silhouette entra, qui se déplaçait surtout à l’aide de ses bras, un peu comme un chimpanzé. La femme était horriblement mutilée. Ses jambes se terminaient au-dessus des genoux par deux moignons, et un de ses bras par un capuchon en cuir qui recouvrait le poignet. Elle avait le nez tellement épaté qu’il semblait occuper la plus grande partie de son visage sous un bandana d’un jaune vif noué autour de son crâne. Se balançant sur ses bras comme si elle se servait de deux courtes béquilles, elle fut à son côté en un instant. Elle pivota sur le moignon de son poignet avec l’aisance d’une ballerine qui exécute une pointe. — On se sent mieux, mon enfant ? — Oui. Ce qu’il y avait dans ces feuilles y est certainement pour quelque chose. À la porte, un garde suçotait un quartier de citron tout en surveillant chaque déplacement de la femme dans la cellule. Valentine remarqua la montre d’homme au verre étoilé qu’elle portait à son bras indemne. — Manger et boire te sera plus profitable encore. J’ai apporté ce qu’il faut. Tu peux m’appeler Sissy. C’est moi qui m’occupe des pauvres gens qui échouent ici. — Sissy ? — Le diminutif de Narcisse. Elle dénoua un baluchon. Une noix de coco et un peu de nourriture enveloppée dans des chiffons apparurent. — La nourriture ne me dit pas trop, mais cette noix de coco… — Aussi pleine de lait qu’une vache, mon enfant. Tu veux que je la tienne pour toi ? Elle renifla l’air au-dessus de sa ceinture, à la manière d’une mère qui se demande si elle doit changer son bébé. — Je pense que j’y arriverai seul. Il ôta le bouchon de coir et fit couler le lait de coco au fond de sa gorge. Le goût était très doux, assez comparable à celui du miel. — Tu te remets bien, mon enfant. J’ai vu des hommes mourir après une telle rossée. Et voilà que déjà tu as de l’appétit. — Je vous suis reconnaissant, dit-il en lui tendant la noix vide. — Tu veux la chair à l’intérieur ? — Plus tard, peut-être. — Je comprends, mon enfant. Je suis passée par là, moi aussi. — Désolé de l’apprendre. — Reconnaissant et désolé, dit-elle avec un petit rire. Voilà qui te hisse deux échelons au-dessus de tous les hommes de cette ville ! — Narcisse, dit Valentine, non à son infirmière mais au plafond de la cellule. C’est un joli prénom. — Il y a vingt ans, j’étais une jolie fille. — Vous l’êtes toujours. Personne n’est aussi beau que quelqu’un qui fait disparaître la douleur. Cette fois le rire de Narcisse se teinta d’un soupçon de moquerie. — Mon enfant, tu es un charmeur. Et trois échelons au-dessus du lot, maintenant. Valentine déballa un morceau de fromage et le mordilla prudemment, car ses dents n’avaient pas été épargnées. — C’est gentil à eux de vous avoir permis de venir ici. — Les ordres du capitán Boul. J’ai entendu les hommes parler entre eux. Ils veulent que tu survives. Valentine effleura une dent branlante avec sa langue et refréna un commentaire acerbe. — Dans dix minutes tu auras besoin de te soulager, prédit Sissy. Ça fera mal. Je vais revenir avec une cuvette. Elle se dirigea en tanguant vers la porte et fusilla du regard l’homme qui lui bloquait le passage. — Merci, dit-elle quand il s’écarta. Valentine sentit presque l’air se glacer à son ton. Sissy l’aida à uriner à la fin des dix minutes prévues avec un tel naturel que Valentine en rit presque. — Bon sang, ça brûle, grogna-t-il quand même. — La douleur démontre que tu respires toujours, lui dit-elle pour le rasséréner un peu. C’est ce que je me suis dit avant toi. Et en plusieurs occasions. Elle plaça de nouveau la tête du Félin sur sa cuisse et se mit à éponger le sang qui coagulait dans ses cheveux. — Tu te poses des questions, mais tu es trop poli pour les formuler. Je suis comme ça depuis mes passages à tabac, parce que j’avais tenté de m’enfuir d’ici. Tout a commencé dans les champs de canne à sucre. J’ai voulu m’échapper une fois de trop. J’aurais pu mourir, mais par chance je savais cuisiner mieux que n’importe qui sur l’île. Et ils ont peur de mon amulette. — Justement, je m’interrogeais sur la présence de cette montre à votre poignet. Elle ne va pas trop avec le reste. — Hum. Pour la majorité des gens, je ne suis qu’une femme estropiée. La montre appartenait à mon homme, Robert. Il a rejoint la guérilla, et je ne l’ai jamais revu. À mon avis, il est mort. Valentine se décontracta et essaya de trouver le sommeil. Quand on dort, on ne ressent pas la douleur. — Et ça vous arrive encore de penser à vous enfuir ? souffla-t-il très bas. — Pas facile de courir quand on n’a plus de jambes, mon enfant, répondit-elle et lui caressant le front, le visage assez près du sien pour qu’il entende son murmure. — Quand vous m’apporterez à manger, ce soir…, commença-t-il. Narcisse l’écouta sans cesser de lui caresser la tête. Mais Valentine la sentit qui tremblait à mesure qu’il lui exposait son plan. Il demeura étendu et s’efforça de se reposer pendant tout l’après-midi. Auparavant il s’était levé et avait fait le tour de sa cellule. Pour réaliser cette prouesse, il avait dû vaincre un véritable rempart de douleur, mais il avait aussitôt senti les forces lui revenir, comme si elles étaient retenues par un barrage que sa volonté venait d’éventrer. Il appuya son dos contre le mur, là où le garde ne pouvait l’apercevoir, s’accroupit puis s’allongea sur le ventre et tenta quelques tractions sur les bras. L’épuisement le laissa aussi mou qu’une limace. Il essaya de dormir, et il crut qu’il n’y parviendrait jamais. Il existait trop de lacunes béantes dans son plan, à commencer par la nécessité absolue qu’il reste dans cette cellule jusqu’au prochain repas. Il exécuta des exercices de relaxation par crainte que son excitation entraîne l’intensification de ses signes vitaux. Depuis son arrivée sur Haïti il n’avait encore vu aucun Faucheur, mais cela ne signifiait pas qu’ils ne viendraient pas pour s’occuper de lui. Malgré toutes ces inquiétudes, il tomba dans l’embuscade de la somnolence. Il rouvrit les yeux en sursaut quand il entendit la voix de Sissy de l’autre côté de la porte. — Eh, quoi ? Tu es payé à l’heure ? Cette nourriture refroidit, mon garçon. Ouvre donc. Valentine roula sur le flanc et réussit à s’agenouiller, tel un homme impatient de dévorer sa pitance. Les gardes sondèrent le sac de Sissy. — Il y a un tas de trucs là-dedans… — Vous connaissez les ordres du capitaine, tous les deux. Il veut qu’il soit bien nourri. Il n’a presque rien mangé, après son passage à tabac. Il va être affamé. Et je vais le nettoyer. C’est pour ça que j’ai apporté l’eau. Les geôliers échangèrent un regard indécis. Puis l’un d’eux recula d’un pas et la laissa passer. Elle exécuta un bond précis pour franchir l’obstacle de son pied, mais son pantalon élimé accrocha la botte. Quelque chose tomba d’entre ses moignons et claqua sur le sol. Les gardes et Valentine baissèrent les yeux. C’était un couteau à découper, avec une lame aussi aiguisée qu’un rasoir et un manche solide. Le geôlier près de la porte saisit son fusil, tandis que son collègue dégainait le poignard passé à sa ceinture. Valentine saisit sa chance. L’excitation du moment supplanta la raideur de son corps. Il bondit d’une détente, et lança le poing en avant. La grosse montre ayant appartenu à l’amour de Narcisse entourait ses phalanges tel un coup-de-poing américain improvisé. Le garde tourna la tête vers le prisonnier à cet instant, et ce qui restait du verre fissuré explosa contre l’arête de son nez alors même qu’il relevait le poignard vers son agresseur. L’autre voulut braquer son arme. Pour Valentine le mouvement parut se dérouler au ralenti, et un fusil est plus encombrant qu’autre chose dans un corps à corps. D’une torsion du corps le Félin évita le premier garde aveuglé par la douleur, et il esquiva le long canon de l’arme. Son poing renforcé de la montre s’écrasa à la pointe du menton de l’ennemi tandis qu’il coinçait le fusil sous son autre bras. Il y eut une détonation assourdissante, et la balle fila dans l’air en sifflant entre Narcisse et l’homme au nez brisé. Sissy avait ramassé le couteau. Elle porta un coup ascendant et enfonça la lame sous la cage thoracique de son adversaire. Valentine saisit la tête du sien et la projeta de toutes ses forces contre le mur derrière lui. Deux chocs rapides et violents, accompagnés d’un bruit sourd écœurant, et il laissa l’homme s’effondrer. — Les clés, ordonna le Félin assailli par les odeurs mêlées de sang et de cordite. — Elles n’ouvrent pas la porte extérieure, répliqua-t-elle, et elle claqua celle située au pied de l’escalier. J’ai fait en sorte que le capitán Boul dorme comme un bébé jusqu’au soir, et qu’il ne soit pas opérationnel ensuite. Son curry de poulet était très spécial. Valentine examina rapidement les deux fusils et choisit le meilleur, un vieux Ruger Model 77/44. Il n’y avait pas de chargeur de réserve, mais un des gardes avait dans une de ses poches une poignée de cartouches de calibre 44. Il s’appropria les sandales d’une de leurs victimes. — L’eau et la nourriture ? interrogea-t-il. — J’ai ce qu’il faut, affirma-t-elle en balançant son baluchon sur son épaule. Valentine s’accroupit. — Bon, accrochez-vous à moi. Nous sortons. Narcisse passa les bras autour du cou de David et serra de sa main unique son autre poignet. Le Félin se redressa sans difficulté. Elle pesait moins qu’un sac à dos chargé normalement. Il s’approcha du verrou sur la porte du sous-sol. — C’est la clé la plus longue, en acier chromé, lui glissa-t-elle à l’oreille. La porte s’ouvrit et il s’aventura dans l’escalier, le fusil braqué devant lui. — La plupart des hommes qui n’ont pas été blessés sont postés derrière les tas de sacs de sable, sur le port. Ils sont persuadés que ton navire va revenir pour te sauver. L’homme blanc au cou de poulet veut prendre tes amis au piège dès qu’ils auront débarqué. Arme à l’épaule, David gravissait les marches sans bruit. Le canon du Ruger suivait le moindre déplacement de son regard. Il entendit des coups sourds frappés contre la porte en contrebas que Narcisse avait verrouillée derrière eux. Trois hommes en uniforme de marins approchèrent de l’escalier, l’arme prête, courbés en avant comme s’ils essayaient de se rapetisser. Ils restaient collés au mur, l’un derrière l’autre. Valentine se baissa quand il vit le premier canon pivoter vers lui. Le tir ricocha sur le mur à côté de sa tête. Il se redressa vivement et riposta alors que l’autre actionnait fébrilement la culasse de son arme. Les deux autres se jetèrent au sol et tirèrent sans viser. Le Félin s’élança et lâcha un autre tir quand il traversa la rue, pour que les deux soldats restants ne décollent pas le nez du sol. Ils paraissaient d’ailleurs plus désireux de s’abriter derrière le corps tressautant de leur compère que de prendre les fugitifs pour cible. David s’engouffra dans une ruelle. Seule une détonation venue d’un toit le poursuivit. — Ça va ? demanda-t-il. — Tu courrais plus léger si ce n’était pas le cas, répondit-elle à son oreille. — Je veux m’éloigner des quais au plus vite, si c’est là que les soldats sont massés. Tu n’aurais pas une idée pour contacter la résistance, par hasard ? — Il faut sortir de la ville et aller vers l’ouest. J’espère que tu vas mieux et que tu te sens l’âme d’un athlète, mon enfant. Ces montagnes t’achèveront, si les hommes du capitán ne le font pas avant. Sissy le dirigea entre les bâtiments et jusqu’à une zone en ruine. Une sorte de bidonville y avait prospéré, une succession d’abris de fortune bricolés contre des pans de mur intacts, avec des toitures allant de plaques d’aluminium rouillé à de vieilles portes, en passant par des feuilles de palmier entrecroisées. Bouche bée, les habitants du coin s’écartaient du chemin du fuyard. Il courait avec le fusil prêt à l’usage et Narcisse accrochée à son dos tel un bébé singe à sa mère. Sa course l’amena aux premiers fourrés de canne à sucre au-delà des décombres, puis il s’enfonça entre les arbres, dans une sécurité relative. Il traversa la Plaine du Nord sans ralentir, même s’il boitait un peu. Narcisse se tenait fermement sur son dos, d’autant qu’il avait noué ensemble leurs tailles avec sa chemise pour l’empêcher d’être ballottée comme un sac. Ils progressèrent ainsi dans la lumière chiche de la forêt, franchirent d’anciennes routes redevenues de simples pistes et contournèrent des habitations submergées par la végétation. Pendant une pause il porta son attention vers le sud et ce qui ressemblait au sommet aplati d’une montagne. Narcisse était hors d’haleine. — Comment peux-tu courir de la sorte, mon enfant ? Tu ne ressens donc pas la fatigue ? Valentine préférait ne pas y penser. — Cette montagne a une forme bizarre, éluda-t-il. — Parce que ce n’en est pas une. C’est la Citadelle. Une ancienne forteresse. Son édification a exigé des années de labeur et un certain nombre de vies humaines, à ce qu’on raconte. À présent, elle lui appartient. — Au Seigneur Kurian du coin ? Elle acquiesça. — Pourquoi nous diriger droit sur elle ? demanda-t-elle. — Ils ne s’attendent pas à ce que je t’amène là-haut. Une fois arrivés aux ruines de Sans Souci, nous obliquerons à l’ouest vers les montagnes. Ensuite tu trouveras des amis. L’air lourd et immobile du midi les enveloppait. Leurs sueurs respectives inondaient leurs corps et se mêlaient pour couler le long du dos de Valentine. Narcisse lui essuya le front pendant qu’il courait. À la tombée de la nuit ils atteignirent une pente qui força David à ralentir jusqu’à marcher. Les premiers chants des oiseaux nocturnes et la brise qui coulait comme une rivière paisible semblaient murmurer la promesse d’un répit à la chaleur étouffante de la journée. Le Félin s’arrêta au pied d’un arbre majestueux et déposa Sissy entre deux racines. Il lui tendit la gourde, et elle recracha un collier de perles qu’elle avait coincé entre ses dents. De son unique main, elle joua avec l’amulette qui y était accrochée. — On dirait un rosaire, dit-il pendant qu’elle se désaltérait. — Mon juju. Mon talisman préféré, dit-elle avec un sourire, et elle lui passa l’eau. Il a été béni par le pape en personne, jadis, d’après ce que ma mère m’a affirmé. Elle le tenait de sa propre mère. — Je croyais que vous pratiquiez le vaudou. — Le vaudou emprunte à un peu tout, mon enfant. Le pape lui-même le pratiquait… il ne le savait pas, voilà tout. Il déchargea le fusil et examina l’intérieur du canon. — Les hommes du capitán Boul prennent grand soin de leurs armes. — Il est très pointilleux sur ce genre de choses. Chacune correspond à un troc qu’il a lui-même mené à bien. Il ne fait que protéger ses investissements. Valentine se sécha le torse avec sa chemise. La sueur brûlait ses yeux. Jusqu’au coton fin de son pantalon qui lui semblait étouffer sa peau. — Il fait très chaud, ici. Et l’ombre n’y change pas grand-chose. Il mordit dans une sorte de petit pain de riz tiré du baluchon. — C’est encore pire plus loin à l’intérieur des terres. Mais la fraîcheur de la nuit ne va pas tarder. Ton nom, c’est Valent… Valenter ? — Valentine. — Oh, comme le saint. Et ton prénom ? — David. — Da-vid, répéta-t-elle en détachant les deux syllabes. Le roi qui dansait. Ton nom porte en lui une magie puissante. — La seule fois où je danserai, ce sera au bout d’une corde, si nous ne trouvons pas les guérilleros. Il regarda vers l’est, où une chaîne de montagnes s’abaissait progressivement vers l’océan. — Vous êtes prête ? — Il y a une route le long de la côte. Une fois qu’ils auront déterminé quelle direction nous avons prise, ils nous rattraperont rapidement s’ils l’empruntent. Mais peut-être qu’ils n’iront pas aussi loin. Aucun homme n’est capable de courir comme toi. Ce que tu viens de faire mérite d’être raconté autour du feu, à la veillée. — Et où est la ligne d’arrivée de ma course ? — Je ne peux pas te le dire avec précision. Ils sont toujours en mouvement. Il y a des foyers de guérilla dans l’Ouest, c’est tout ce que je sais. Pas à beaucoup de kilomètres d’ici, je pense. Leur territoire commence à un endroit de magie positive, et nous n’en sommes plus très loin. — Si près du capitán Boul ? — Ils ont… une sorte d’arrangement, dirons-nous. Tu ne connais pas Haïti, David. Le Kurian qui occupe cette partie de l’île se soucie beaucoup plus des apparences que des résultats. — Celui dans la Citadelle ? — Oui. — Est-ce que ses… (il mit un instant à se rappeler l’expression) « Assoiffés de Mort » se rendent souvent à Cap-Haïtien, ou est-ce qu’ils préfèrent les routes ? — Les Moines de la Mort ? Tu veux parler des Chuchoteurs ? Il ne les utilise pas souvent. Les apparences, toujours. David réfléchit un moment. Il se demandait ce qu’il perdait du discours de Sissy, entre sa connaissance approximative du français et le créole haïtien de l’infirme. Un Kurian qui se servait rarement de ses Faucheurs ? — Je ne comprends pas. — Être conscient de ses lacunes constitue le premier pas sur le chemin de la sagesse. — J’espère que ce chemin n’est pas aussi raide que cette maudite colline, dit Valentine. Il la souleva du sol, noua de nouveau sa chemise autour d’eux, et il repartit avec son fardeau humain. Le jour suivant, après avoir alternativement trotté et marché de longues heures sur le relief accidenté des montagnes qui bordaient la côte, David perçut l’aboiement d’un chien, au loin. Ce son ranima des souvenirs vieux de cinq ans. Il était harassé, affamé en dépit des provisions de Narcisse qu’il avait dévorées, et toujours endolori par les coups reçus dans la prison de Cap-Haïtien. Le soir ne tarderait pas : le soleil avait déjà disparu derrière les montagnes. Suivre une piste dans la végétation touffue deviendrait bientôt une fuite épuisante et aveugle pour un individu normal. La nyctalopie de Valentine l’aiderait, certes, mais il avait quand même besoin d’un minimum de lumière, et sans le clair de lune qui n’arrivait pas à percer le tapis de nuages et les feuillages, ils étaient pratiquement perdus dans ce dédale de lianes, de plantes grimpantes et rampantes qui s’accumulaient entre les arbres. — Nous sommes suivis à la trace. — En effet, dit Narcisse. Sa seule main était toujours fermement serrée sur le cou du Félin. — Vous n’auriez pas un peu de poivre rouge dans votre baluchon, à propos ? — Je n’avais pas prévu de cuisiner, mon enfant. Dans les arbres, des cotorras verts criaillaient sur leur passage. — Comment vous ont-ils capturée, lors de vos évasions précédentes ? demanda Valentine qui attaquait une nouvelle pente. À l’usure, il parviendrait peut-être à décourager le pisteur. Pour les chiens, en revanche, il ne nourrissait guère d’illusions. Il voulait parler avec Narcisse pour oublier un peu la lourdeur de ses jambes et la douleur qui lui fouaillait les reins. L’épuisement physique était un ennemi qui triomphait toujours, mais on pouvait retarder l’issue du combat en pensant à autre chose. — La première fois, c’était quand je travaillais dans les champs de canne à sucre, à Saint-Domingue. J’ai réussi à monter dans un taptap. — Un quoi ? — Un de ces camions bringuebalants et peinturlurés. Ils roulent encore après toutes ces années. Leur seule partie qui n’a pas quarante ans d’âge, c’est le train de pneus. Le chauffeur de ce taptap m’a livrée au premier poste où nous sommes arrivés. Il y a une récompense permanente quand on dénonce un fugitif. Et cet homme était très pauvre. » Ensuite, j’ai rencontré mon Robert. C’était un des policiers qui sont venus me chercher. Il était moins dur que les autres. Après mon châtiment, des coups de fouet, il m’a trouvé une place de cuisinière dans un poste de garde, sur une des autoroutes. Ils faisaient halte là, et moi je leur préparais à manger et je lavais leur linge. J’avais un peu de temps à moi quand il n’y avait pas de passage. Alors j’allais dans les bois, et près d’une chute d’eau je retrouvais un homme-juju. — Une sorte de sorcier guérisseur ? — C’est bien ça, David. Quand je touchais la rivière pour boire ou me baigner, il disait que j’écrivais dans l’eau, ce qui pour lui signifiait que j’étais apte à pratiquer le vaudou. Valentine s’assit à côté d’un grand acajou, scruta la pente en contrebas et régla la visée de son fusil. Il actionna la culasse et enclencha une balle dans la chambre. — Et c’est lui qui vous a appris ? — Les gens pensent que le vaudou n’est que peur et haine, mais il y a aussi de l’amour et de la guérison dedans, David. Il y a le mauvais côté et, comme tout, on peut l’utiliser pour détruire. Ceux qui travaillent la magie peuvent provoquer beaucoup de tristesse. As-tu jamais entendu parler des zombies ? — Oui. — Sur la côte est de cette île, il y en a beaucoup. Ce sont les esclaves des Serviteurs du Malin. Ils n’ont même pas besoin de leurs Chuchoteurs pour se nourrir. C’est bien triste de les voir dépouillés du gros-bon-ange, et rester là, bras ballants, sans même pouvoir fuir. — Le « gros-bon-ange » ? — C’est l’esprit qui investit ton corps à la conception. C’est lui qui t’anime. — J’ai appris qu’on l’appelait « aura vitale ». — Une expression ou une autre… c’est du pareil au même. Je ne te l’avais pas déjà dit ? — Si. Mais ça semble différent quand ça vient d’un Tisseur de Vie. — Tu penses toujours que le vaudou n’existe pas ? — Je n’ai jamais dit ça. J’en ai vu assez pour ne me moquer de rien. Il s’allongea derrière une grosse racine, ventre contre la terre meuble. De cette position, il avait une excellente vue de la pente. — Nos gros-bons-anges pourraient bien se préparer à lever le camp. Je vais voir si je peux neutraliser deux ou trois de ces chiens avant qu’il n’y ait plus du tout de lumière. Je sens qu’il va bientôt pleuvoir. Une bonne averse les désorientera, s’ils n’arrivent pas ici avant. — Attends que je te dise de tirer, dit-elle en se glissant auprès de lui pour observer le pied de la colline. Elle ôta son bandana, et Valentine remarqua d’autres cicatrices qui zébraient le côté de son crâne. Des traces de brûlures anciennes. — Pourquoi, vous allez concocter un sort pour que je vise plus juste ? demanda-t-il pour éviter de penser à l’histoire que ces boursouflures racontaient. — Je ne connais pas de sort pareil, sinon je le jetterais tout de suite, David. Les aboiements et les jappements se firent plus sonores. David cala la crosse du fusil contre son épaule. Il aurait aimé pouvoir se familiariser avec cette arme. Le canon lui paraissait un peu trop lourd en regard du reste. Mais il était trop tard pour lester la crosse. Des chiens jaillirent de la pénombre, sur les talons d’un homme en guenilles qui s’élança à l’assaut de la pente. Valentine guetta le bruit sourd des sabots qui aurait trahi l’arrivée de cavaliers derrière les chiens. Malgré la finesse de son ouïe, il ne perçut rien de tel. Il visa l’homme au centre de la poitrine. Son doigt se posa doucement sur la détente. Mais au dernier moment il releva son arme. — C’est l’homme qui m’a transmis le message dans la bouteille, au marché. Elle plissa les yeux pour mieux voir. — Oui, c’est ce que j’ai pensé quand j’ai entendu les chiens. Il s’appelle Victo, mais les hommes du capitaine le surnomment « l’homme-chien ». Avec eux, il chasse les cochons sauvages. C’est un personnage. Il ne vient en ville que pour troquer, même si je l’ai vu plus souvent ces derniers temps. — Monsieur Valentine ! cria Victo en anglais, et il brandit une paire de bottes. Regardez, j’ai vos chaussures. Vous n’avez rien à craindre de moi, monsieur. David se mit lentement debout, et ce simple mouvement réveilla un millier de courbatures et d’autres douleurs sourdes. L’Haïtien les rejoignit enfin. — Merci, Victo. Vous connaissez la valeur d’une paire de bonnes bottes. Il enfila des chaussettes en coton, un autre cadeau de l’arrivant, puis ses bottes. Les sandales avaient considérablement irrité la peau de ses pieds pendant la longue course depuis Cap-Haïtien. — Je pensais que vous seriez à bord du Tonnerre, dit le Félin. Le sourire de Victo découvrit une dentition éclatante de blancheur et de santé. — Non. Dès que j’ai appris votre disparition je suis retourné à terre. — Où est la canonnière ? — Un peu plus bas sur la côte, au large d’une petite île. Ils ne seront pas repérés, à moins qu’un autre navire venu de l’autre côté de l’île vienne par là. C’est le territoire des Racines. Valentine observait avec attention celui qui avait sauvé ses chères bottes. Victo était un bel homme à la peau d’un noir luisant tendue sur un corps mince et musclé. — Que sont les Racines ? — La guérilla. Narcisse intervint alors, dans son patois créole : — Messieurs, nous devons partir tout de suite. Le soleil se couche, mais ça ne les empêchera pas de continuer à nous traquer. Il y a d’autres chiens que les tiens dans cette partie de l’île, Victo. — Oui, femme. Il t’a portée tout le temps ? — Comme un sac vide. Il a gravi et dévalé les collines sans souffler, et jamais je n’ai vu un homme courir de la sorte. Avec quoi vous nourrissez-vous, dans le Nord ? — Je vous le dirai si vous m’expliquez pourquoi ces guérilleros se font appeler « les Racines ». Ils se cachent dans des tunnels ? Victo partit de ce rire lent et paisible particulier aux gens des Caraïbes. — C’est une vieille histoire, homme blanc. Quand notre ancien héros Toussaint Louverture nous a été enlevé, il a dit : « En me renversant, ils n’ont abattu que le tronc de l’arbre de la liberté noire. Je repousserai par mes racines, car elles sont nombreuses et profondes. » Nous ne sommes pas nombreux, mon ami, mais nos convictions sont profondément enracinées. Dans les montagnes, et au cœur des forêts. Même si, pour une fois, tous les hommes sont sous le même joug. Valentine reprit son fardeau humain et avala goulûment l’eau à la gourde que lui offrait Victo. Mais cela semblait sans effet : l’eau le quittait aussi vite qu’il l’ingurgitait. Il avait aussi soif que s’il n’avait pas bu une goutte depuis la veille. — Jamais été aussi assoiffé, dit-il. Victo sortit une petite boîte métallique d’une poche. Le couvercle était orné du logo d’une ancienne marque de pastilles rafraîchissantes à la menthe. Il l’ouvrit. — Des cachets de sel. Prenez-en deux maintenant. Deux plus tard. — Nous arriverons bientôt à des sources, dit Narcisse, ne t’inquiète donc pas, mon enfant. Le Félin ouvrit la marche, et les chiens se mirent à décrire des cercles autour d’eux pendant qu’ils progressaient. Il se mit à pleuvoir, une de ces averses subites très fréquentes pendant l’été caraïbe. Ils formaient une étrange procession, avec Valentine qui allait en tête, Narcisse accrochée dans son dos, les chiens au pelage trempé qui se croisaient devant lui, puis derrière, et Victo qui suivait à longues enjambées. Ils pataugèrent d’un bon pas dans la nuit pendant une heure, en longeant le flanc d’une colline, puis ils firent halte dix minutes et repartirent pour une autre heure. Quand David déposa Narcisse sur le sol pour la deuxième fois, il avait perdu la bataille contre la fatigue. Le temps passé dans la ZK et à bord du Tonnerre l’avait amolli et il n’avait plus la résistance phénoménale engrangée au cours de ses années de patrouilles avec les Loups et ses longues randonnées avec Ali Duvalier dans les Grandes Plaines. Il lui aurait fallu éviter de penser à ses jambes, mais il avait l’impression que quelqu’un avait fait à chacune une piqûre d’acide. — Et donc vous vous êtes enfuie du poste, de nouveau ? demanda-t-il à Narcisse. Il plaça deux autres cachets de sel sur sa langue ; ils étaient presque doux au goût. — Oh, oui. J’avais entendu dire qu’on pouvait s’échapper si on atteignait la côte. Là il y avait des bateaux et des marins qui acceptaient de vous faire traverser les eaux et de vous débarquer en lieu sûr. Mais j’ai été capturée une fois encore. On m’a amenée dans un village sur la côte, et on m’a confiée à un planteur. C’était un individu terrible, celui-là. Il a ordonné à quatre de ses hommes les plus forts, de vraies brutes, de me plaquer au sol, et il m’a brisé les jambes à l’aide d’une baguette en fer. Briser n’est pas le mot qui convient, parce que en réalité il s’est arrangé pour que les os de mes jambes soient réduits en miettes. Et ce monstre s’est moqué de moi, il a ri en disant que plus jamais je ne pourrais me sauver. Il s’est penché sur moi un peu trop près. J’ai tenté de lui arracher un œil. Alors il m’a tranché la main d’un coup de machette. Pour une raison qui m’échappe, ils m’ont laissé vivre. Sans doute pour servir d’exemple aux autres. Pendant un certain temps je suis passée d’une plantation à une autre, et on me laissait en plein soleil avec une pancarte autour du cou quand les ouvriers partaient au travail ou en revenaient. J’étais un avertissement vivant. Et puis el capitán Boul est passé par là. Il avait été ami avec Robert, d’une certaine façon, et il m’a emmenée avec lui à son poste. — Qu’est-il advenu de Robert ? — Il a disparu, purement et simplement disparu. Je pense que c’est la pire chose qui puisse arriver, de nos jours. Vous ignorez si certaines personnes sont mortes ou encore vivantes. Un jour, on ne les voit plus, et c’est tout. Peut-être qu’elles ont réussi à s’enfuir, peut-être qu’on les a tuées. Impossible de le savoir. Les jambes de Valentine ne le faisaient plus souffrir. Il essaya d’imaginer ce qu’on pouvait ressentir quand on avait les os réduits en miettes par une grêle de coups, et très vite il préféra se concentrer sur les arbres qui étendaient leurs feuillages denses au-dessus de leurs têtes. — C’est pareil pour mes frères et mes sœurs, dit Victo. Ils ont disparu. — Je suis désolé, dit David, mais la formule lui parut bien faible. L’Haïtien hocha simplement la tête. — Il faut que nous dormions un peu, maintenant. Ici, nous n’avons rien à craindre. Nous sommes entrés assez loin sur le territoire des Racines pour que nos poursuivants avancent très prudemment. S’ils sont toujours après nous. — Vous saurez comment trouver les Racines ? demanda Valentine. — Ne vous en faites pas pour ça : les Racines sauront bien nous trouver. David aurait dormi longtemps encore après l’aube s’il n’y avait eu les oiseaux. Les perroquets s’interpellèrent d’un arbre à un autre comme des voisins en pleine dispute, et des milliers d’autres volatiles saluèrent bruyamment le lever du soleil. Victo et les chiens ronflaient ensemble, et Narcisse reposait avec son dos appuyé contre celui du Félin. Il sentit quelque chose de troublant au niveau de son entrejambe. — Sissy, chuchota-t-il. Elle bâilla longuement. — Oui, David ? — Je crois qu’un insecte quelconque s’est glissé dans mon pantalon, jusqu’en haut de ma cuisse. — Mauvaise nouvelle, surtout si c’est un mille-pattes. Change de position pour qu’il touche le tissu de ton pantalon plutôt que ta peau. Valentine s’exécuta. Une idée saugrenue lui vint : après toutes les péripéties auxquelles il avait survécu, il allait peut-être périr de la piqûre de cette bestiole. Dangereuse ou pas, cette dernière avait décidé de s’accrocher à sa cuisse. — Elle est toujours là… — Enlève ton pantalon. Victo se réveilla et observa la manœuvre. David se mit en position assise en effectuant une sorte de traction pour se décoller du sol, et Narcisse l’aida à se débarrasser de son vêtement. — C’est bien un mille-pattes, dit-elle avec un sourire. Valentine baissa les yeux sur l’insecte. Il était long et noir, avec une paire de pinces apparemment redoutables qui remuaient doucement à une extrémité de son corps. Narcisse approcha la tête et souffla sur le mille-pattes. Celui-ci sembla peu apprécier ce brusque courant d’air et descendit le long de la jambe. Sans cesser de souffler, l’infirme le dirigea vers le pantalon baissé, puis elle se servit d’une brindille pour l’encourager à rejoindre le sol et la nature. — Ils peuvent tuer. Mais pour un homme aussi résistant que toi, la piqûre serait seulement très douloureuse, à mon avis. — Il est arrivé la même chose à un de mes amis, dit Victo. Il a été piqué à un testicule, qui a gonflé jusqu’à atteindre la taille d’une mangue, à ce qu’il m’a raconté. Et je ne vous parle pas des cris qu’il poussait. Valentine grimaça. — Merci d’avoir attendu, pour l’anecdote. Il entendit les guérilleros pour la première fois quand il utilisa son écoute profonde pour sonder les alentours, ce matin-là. Le trio et les chiens cheminaient alors sur une sente de gibier qui remontait vers l’ouest, sur le flanc d’une autre colline. Cinq ou six hommes les suivaient en parallèle, sans se montrer. Il isola leurs pas dans la cacophonie de la forêt haïtienne, malgré le craquement des arbres, le chant des oiseaux et le murmure du vent dans les feuillages. Il ordonna une halte. Les chiens s’agitèrent en percevant à leur tour les bruits produits par l’approche des Racines. Deux guérilleros descendirent la pente pour venir à leur rencontre, mais les autres restèrent plus haut pour les surveiller. David fut soulagé d’entendre des paroles enjouées quand les résistants reconnurent Victo. Ils étaient bien nourris, bien que vêtus pauvrement, armés de fusils passés à la bretelle, de courtes lances en bois terminées par des pointes de métal et de bâtons hérissés d’épines. Ils étreignirent Victo et se lancèrent dans une conversation animée à laquelle Valentine ne comprit rien. Victo se tourna enfin vers lui. Il souriait. — Ils ont été envoyés à notre recherche, capitaine. La nouvelle de votre évasion a atteint ces collines. Ils sont également en contact avec votre navire. Il attend au large de Labadee, pas très loin d’ici. L’estomac de David posa la question qui l’intéressait par un gargouillement peu discret. — Ils ont de la nourriture ? — Bientôt, bientôt. Leur compagnie surveille la route en dehors de Limbe, au niveau de la rivière. Ils ont établi un campement là-bas. Il faut descendre la colline. — Dieu soit loué. — Mais bientôt vous devrez gravir de nouveau des montagnes, mon ami. Vous devez voir le gardien de l’arme qui peut vaincre les Kurians. — Donc vous êtes au courant. Qu’est-ce que c’est ? Ne me dites pas que j’ai parcouru un millier de miles pour une vieille malédiction vaudoue. — Non. Papa Legba vous en dira plus. Je ne sais pas comment ça fonctionne. C’est une magie très ancienne, d’après ce qu’on raconte. Les Chuchoteurs eux-mêmes la redoutent tant qu’ils ont peur de s’aventurer dans cette partie d’Haïti. — Où trouverai-je Papa Legba ? Victo fronça les sourcils. — Ils ne vous l’ont pas dit ? Vous devez monter à la Citadelle. Pour y rencontrer le Kurian. Nous l’appelons « Papa Legba ». C’est lui qui vous montrera l’arme. < 7 La Citadelle, Haïti : un révolutionnaire surnommé « le Tigre » – qui a gagné sa réputation en coupant des gens en deux – a rêvé que la Citadelle d’Haïti serait un des éléments d’une ceinture de forteresses destinées à protéger Hispaniola contre le retour des esclavagistes blancs. Elle est l’œuvre de deux cent mille ouvriers, dont vingt mille ont péri et, selon la légende locale, dont le sang a servi de mortier pour cimenter les pierres. Elle a remodelé le sommet de la montagne avec ses remparts qui évoquent vaguement un navire géant. Ce monument sinistre domine les autres montagnes érodées par le temps que les forêts ont réinvesties, comme au temps où Christophe Colomb les a découvertes. Percés dans les murs hauts de trente mètres et épais de dix à leur base, des sabords de batterie pareils à des orbites ténébreuses braquent leur regard aveugle sur la côte nord d’Haïti et la piste abrupte qui mène à la Citadelle. C’est l’exemple type de monument cyclopéen que les Kurians choisissent volontiers comme repaire, d’où ils peuvent gérer les affaires des humains. Derrière les pyramides de boulets entassés comme des crânes s’étendent des réserves de vivres et des citernes à la contenance assez vaste pour nourrir une armée pendant une année entière, des bâtiments pour les troupes, et aux niveaux inférieurs des catacombes prêtes à accueillir des horreurs indicibles. Le Seigneur Kurian trône sur ce perchoir inexpugnable, et il rumine de sombres pensées à une altitude de mille mètres, avec le ballet des étoiles pour couronne. Il peut contempler son territoire en toute sécurité, car il sait que même le pilonnage intensif d’une division d’infanterie du xxe siècle aurait bien du mal à chasser ses hommes de cette redoute formidable. Et de tels ennemis n’existent plus sur la Terre Vampire. Par ce matin clair d’avril, si le maître des lieux avait eu la curiosité de regarder depuis ses murailles blanchies par l’éclat du soleil, il aurait aperçu une colonne singulière qui gravissait les lacets de la route menant à sa porte. Un Noir marche devant les autres, entouré de ses chiens. Derrière lui vient un groupe compact de Grogs simiesques, qui se servent de leurs bras autant que de leurs jambes pour avancer, puis un autochtone à la peau cuivrée, armé d’un fusil au canon long de près de deux mètres. Celui-ci est suivi par un individu aux cheveux noirs et au port racé qui progresse en boitant légèrement, malgré le bâton sur lequel il s’appuie. Des soldats noirs en guenilles, le regard aux aguets et l’arme prête à aboyer, forment l’arrière-garde qui s’étire en file indienne. Le Kurian pourrait penser que ce parti hétérogène est bien étrange, et pathétiquement faible pour défier la place forte au sommet du Pic La Ferrière, sans même parler de tout l’Ordre Kurian. David Valentine eut tout le temps de réfléchir pendant l’ascension. Il avait misé sa vie et lancé les dés bien des fois déjà, mais jamais sur un pari aussi singulier. Sans la présence toujours réconfortante d’Ahn-Kha, qui avec ses longs orteils s’accrochait aux racines et aux affleurements rocheux pour l’aider à franchir les passages les plus difficiles, il serait retourné à bord du Tonnerre et aurait renoncé depuis longtemps. Le désespoir ne l’avait jamais frappé quand les balles ricochaient autour de lui, mais il y résistait beaucoup plus facilement lorsqu’il avait le ventre plein, après une bonne nuit de sommeil. Il avait rejoint la canonnière après avoir consacré une matinée entière à suivre avec Victo la Limbe River jusqu’à la côte. De là il avait parcouru en canoë la courte distance qui le séparait du lieu de son mouillage, non loin de l’île de Labadee. Après avoir pris une douche froide et enfilé une tenue propre, il avait improvisé une réunion à la poupe du navire, pour raconter son histoire de pirates jamaïquains et de mutinés de La Nouvelle-Orléans, et résumer les événements survenus ces derniers jours. Au coucher du soleil, les officiers et les hommes décrétèrent que Carrasca et Post resteraient à bord, et que quelques membres de l’équipage se joindraient aux Grogs et aux guérilleros haïtiens pour l’étape suivante : entrer en contact avec « l’allié kurian » retranché dans sa forteresse, au sommet d’une montagne. La révélation avait éveillé l’intérêt de l’équipage, et les marins avaient posé plus de questions qu’il ne pouvait leur fournir de réponses. Le Tonnerre n’aurait rien à craindre. Son armement avait été réparé, et la canonnière était aussi prête à tout affrontement maritime que le jour où elle avait approché Cap-Haïtien. La réunion terminée, les Grogs et les hommes allèrent chercher leurs armes et autant de provisions que leurs officiers purent les convaincre d’emporter. Un groupe d’Haïtiens les accueillit sur la plage par des signes et un bavardage où se mêlaient anglais, français, espagnol et patois local. Deux jours plus tard, au matin, Valentine transpirait abondamment avec le reste du groupe en escaladant l’escarpement pour atteindre La Ferrière. Deux sentinelles silencieuses, en tenue de combat striée, se tenaient immobiles sur le terrain plat et dégagé qui s’étendait devant la porte principale de la forteresse. Un mur rouillé de jeeps et de camions constituait la première et la moins impressionnante des défenses de la Citadelle, qui bloquait les derniers mètres à parcourir pour atteindre celle-ci. Un cercle d’Haïtiens que Valentine prit pour des porteurs se reposait à l’ombre du surplomb qui dominait le chemin comme la proue d’un énorme navire. Certains somnolaient, d’autres bavardaient, et un ou deux observèrent les arrivants avec intérêt quand des marins du Tonnerre allumèrent des cigarettes. David songea aux milliers de leurs ancêtres qui avaient bâti ce château au milieu des nuages. Les gardes et Victo échangèrent quelques phrases chantantes en créole. Valentine saisit « Papa Legba », mais guère plus. Un homme en uniforme blanc immaculé apparut à la porte principale et les invita à le suivre dans la cour intérieure. Ils n’y virent pas d’habitants des lieux, seulement une poignée de sentinelles qui surveillaient les abords de la forteresse. Les pleurs assourdis d’un bébé leur parvinrent d’une fenêtre étroite qui s’ouvrait haut dans un mur. Au niveau du sol, les bruits générés par les visiteurs se répercutaient dans la cour vide. — Papa Legba nous attend, traduisit Victo. Il semblait impatient, comme un enfant sur le point de rencontrer le Père Noël en personne le matin de Noël. Le majordome en uniforme blanc demanda aux autres d’attendre et précéda Valentine et Victo dans les entrailles de la forteresse. Ici l’air était plus frais. Ils gravirent des escaliers de pierre, passèrent devant de petits affûts qui avaient sans doute accueilli des canons, jadis, et pénétrèrent dans une sorte de salle commune. Des puits de lumière tombaient des ouvertures pratiquées dans le toit et éclaboussaient de taches jaunes les murs. Une cheminée aux dimensions impressionnantes dominait un des murs, et devant elle étaient disposées des tables et des chaises en acajou à la finition bâclée, comme si le résident préférait la fonction à la forme. Un homme âgé était assis devant l’âtre géant, où l’on ne voyait que des cendres. Il se leva et sans se retourner vers eux prit une béquille sur laquelle il s’appuya. — Ainsi donc ils ont envoyé un Valentine pour me voir. Mes cousins du Nord ont un goût certain pour l’ironie. Victo tomba à genoux, mains jointes sous son menton, et se mit à osciller d’avant en arrière. — Je suis très, très vieux. On peut dire sans risque de se tromper que je suis l’être pensant le plus âgé avec qui vous aurez l’occasion de converser, à moins bien sûr que vous n’entriez en contact avec un des esprits qui habitent ce que vous appelez une « Pierre de Touche ». Mais j’ai du mal à croire que ce soit la même chose. Le Père Max parlait parfois des Pierres de Touche, ces roches gravées de symboles mystérieux qui selon ses dires recélaient un univers de connaissances. Il suffisait de poser la main sur l’une d’elles pour avoir ce que le vieux prêtre nommait « une sorte de révélation », en admettant que ce simple contact ne vous fasse pas basculer dans la folie pure. Valentine n’avait jamais entendu parler d’esprits qui seraient contenus dans ces Pierres. Papa Legba se tourna enfin vers eux. Il était voûté, ratatiné, et ressemblait à un arrière-arrière-grand-père haïtien, jusqu’aux gencives édentées. La lassitude imprégnait ses mouvements et ses traits. — Quel est ton nom, Kurian ? demanda Valentine. — Montrez un peu plus de respect ! intervint aussitôt Victo, qui du coup semblait en avoir fini avec ses prières. Papa vous protège depuis que vous avez posé le pied sur cette île. Si vous ne l’avez pas encore compris, c’est que vous êtes stupide. — Vous n’avez aucune raison de nous porter dans votre cœur, Valentine le jeune, dit le Kurian. Et j’ai encore moins de raisons de vous porter dans le mien : jadis, j’ai été un des Grands, dans le Nord. Mes compagnons spirituels – vous les appelleriez une « famille » – ont péri de la main de votre père. À l’échelle de mon âge, c’est arrivé hier. Derrière le masque imperturbable que David prenait grand soin d’arborer, la curiosité, la perplexité et la méfiance faisaient rage. — Mais c’est une guerre, et je n’en veux pas à votre race. Je suis revenu ici pour oublier. De ma tristesse est née la réflexion, et de la réflexion la sagesse. Après tout, vous avez été privés de vos droits naturels, et vous êtes décimés maintenant encore. Il n’est donc pas étonnant que vous ripostiez, même si nombreux sont ceux qui ont affirmé que vous seriez heureux de laisser Kur définir les paramètres de votre existence. — Vous êtes venu pour jouer à Dieu ? Je suis censé me prosterner devant vous et vous remercier pour votre intervention divine ? Papa Legba soupira. — Une définition de l’homme : un bipède qui se montre ingrat. Ses yeux se fixèrent sur ceux de Valentine. Le Félin éprouva le même vertige qu’en Jamaïque, quand il avait croisé le regard du Fantôme en le visant avec le fusil d’Ahn-Kha. À contrecœur il déporta légèrement son attention. Il avait l’impression de se comporter comme un chien intimidé par la voix de son maître. Les lèvres du Kurian s’ourlèrent sur un sourire. — Mais détournons-nous de ces sombres pensées. Prenez un siège. Désirez-vous un rafraîchissement ? Non ? Fort bien. Venons-en à ce qui vous amène sans plus tarder, alors. — Je suis venu prendre l’arme que vous prétendez détenir ici. De quoi s’agit-il ? — Une arme puissante, capable de vaincre les avatars de mes frères. — Quels sont ses effets ? Elle rompt le lien entre vous et vos Faucheurs, peut-être ? Ce serait bien pratique. — Chaque chose en son temps. Votre race est impatiente. Pardonnez-moi, je dois m’asseoir. Je me fatigue facilement… Valentine, vous le savez certainement, le premier Portail ouvert se trouvait ici même, en Haïti. Il y a eu une moisson très, très riche d’auras pendant les diverses révoltes contre le pouvoir colonial. Avec un ou deux autres des miens, j’ai encouragé ces excès. Papa Legba est le gardien des passages et des portes, d’après les légendes locales. Dans ce cas précis, la légende dit vrai. Le Portail ouvrant sur « l’Autre Monde » était sous ma garde. Il est toujours sous ma garde. Mais « l’Autre Monde », c’est Kur, voilà tout. Valentine se retint pour ne pas réagir. Il imaginait ce qu’il y avait sous le masque que portait le Kurian : une pieuvre à la peau bleue fripée, munie d’une paire d’ailes, qui l’épiait derrière l’illusion de ce visage vénérable. Mais voir de ses propres yeux un de ces Portails légendaires… — Vous aimeriez voir le Portail, n’est-ce pas ? Je vous le montrerai. C’est sans grand danger. Cette île n’a plus l’importance stratégique qu’elle a eue dans le passé : mes cousins ne s’en servent plus. Ils ont d’autres accès à votre monde, mieux situés. Ceux qui sont avides de renforcer leurs principautés empruntent les nouveaux, qui se trouvent sur des continents immenses. L’Asie est très courue, ces derniers temps : les populations y créent beaucoup moins de problèmes que les habitants de l’Amérique du Nord. Je ne fais que « tenir la boutique », comme vous disiez dans le Nord. De la pointe de sa botte, Valentine repoussa les cendres dans l’âtre. — Vous voulez nous aider contre vos « cousins » ? L’apparence du Kurian scintilla une seconde. Sous l’effet de la réflexion, ou de l’émotion ? Impossible à dire. — C’est un monde magnifique, habité par un peuple talentueux, quoique primitif. Je n’ai pas envie de le voir se transformer en cadavre, comme Kur, qui n’est plus qu’une coquille vide. Sa surface a été nettoyée de toute forme de vie, à part le lichen. La même chose pourrait arriver ici. C’est pourquoi j’ai cessé de me nourrir de votre espèce. — Vous avez peur d’être découvert ? — Je sauve les apparences avec l’aide de mon vaurien d’ami à Cap-Haïtien, et de quelques autres. Certes il est difficile de dire de quel côté se place Boul, mais lui-même s’interroge tout autant sur ma personne. — Je ne vous crois pas. Comment faites-vous pour rester en vie ? Je pensais que vous aviez besoin de vous nourrir pour survivre. — Je me nourris, en effet, et d’aura vitale, comme vous l’appelez. Mais vous pourriez dire que je me contente d’y tremper mes lèvres, quand mes cousins en boivent de grandes rasades. — Vous ne tuez qu’une fois par mois, j’imagine. J’écrirai au Vatican pour qu’ils vous inscrivent sur la liste des futurs sanctifiés. — Votre requête amuserait beaucoup. Il y a toujours un personnage important au Saint-Siège, c’est vrai, mais il vient de Kur, et ses cardinaux sont pour le moins redoutables. Je vous montrerai de quelle façon je me sustente. Personne ne meurt. Personne n’est maltraité. Je vous ferai faire la visite de ces lieux, à commencer par le Portail. Ensuite vous me verrez me nourrir. Valentine ôta les mains de ses armes. — Vous avez éveillé ma curiosité, avoua-t-il. Mais « la curiosité est un vilain défaut », comme on dit chez moi. J’espère que ce défaut ne se révélera pas dangereux pour ma santé. Deux serviteurs haïtiens – des « prêtres du vaudou », lui glissa Victo à l’oreille – apparurent d’un coin sombre sur un signe de Papa Legba. L’un portait attachée dans son dos une petite chaise assez comparable à un siège pour bébé. Le Kurian s’y installa et en boucla la ceinture en travers de sa poitrine. — J’ai une litière pour mes sorties, mais ce dispositif est plus approprié pour les escaliers, comme vous pourrez vous en rendre compte. Les prêtres les précédèrent dans des couloirs et des escaliers étroits. L’odorat aiguisé de Valentine nota une modification dans la qualité de l’air, et il sut qu’ils étaient arrivés dans les niveaux souterrains. Les serviteurs allumèrent des lampes à huile. Puis ils débouchèrent dans un passage plus large. Une porte massive en fermait l’extrémité, et Valentine tressaillit en découvrant deux Faucheurs squelettiques qui somnolaient dans des alcôves de chaque côté. Leur peau était tendue à l’extrême sur leur visage osseux, et les lèvres retroussées laissaient apparaître leurs crocs noirs. — Ils dorment, dit le vieux Kurian. Ne craignez rien. Valentine avait le cœur qui cognait aux environs de sa pomme d’Adam quand il avança entre les deux créatures immobiles. Si elles s’éveillaient, Victo et lui n’auraient même pas le temps de le regretter. — Je ne les ranime qu’une ou deux fois par mois, quand on amène les sacrifices de chèvres et de bétail à Baron Samedi, dit Legba en adressant un clin d’œil à David. Je ne suis pas le seul à me servir de ce genre de simulacre. À mon avis, il doit exister une bonne dizaine d’autres Barons Samedis de l’autre côté de l’île, mais les cérémonies en leur honneur sont peut-être un peu plus macabres. La religion est utile. Et n’allez pas croire que la chose s’applique uniquement à des Haïtiens ignorants. Lorsque nous avons pris possession de votre pays, à l’époque de votre père et de vos grands-parents, plusieurs de mes cousins leur sont apparus sous le déguisement de Jésus, et ses fidèles ont cru connaître l’extase divine dans l’étreinte des avatars. Il suffit de les vêtir en blanc et ils ressemblent à des anges grands et minces. Croyez-moi, leur regard serein a envoûté plus d’un bon chrétien. Derrière la lourde porte se trouvait une salle aux finitions moins abouties que le reste de la forteresse, bâtie autour d’un puits d’environ deux mètres cinquante de diamètre. Les pierres des murs n’étaient pas taillées à angle droit mais irrégulières, plus larges à la base et plus petites à mesure que les parois s’élevaient vers la voûte. Les prêtres allumèrent deux torches placées dans des supports, et l’odeur forte de l’huile envahit rapidement l’air. Le Kurian quitta son siège. À la lumière des torches, Valentine vit que les pierres des murs formaient une mosaïque approximative et très singulière où alternaient surfaces sombres et claires, pour créer l’illusion de tentacules qui auraient jailli du puits. — Il mène à ce qui est supposé être une citerne, Valentine. Vous voulez aller y jeter un coup d’œil ? David regarda à l’intérieur du puits de granite. Une série de barreaux métalliques descendait dans les ténèbres. Seule une rangée de briques formant margelle mettait en garde contre la profondeur de la chose. Il aperçut une faible lueur rougeâtre tout en bas. Il interrogea Victo du regard. L’espion haussa les épaules. Il avait les yeux écarquillés et restait loin du puits. Valentine détecta une curieuse attraction qui montait des profondeurs. — Pourquoi pas ? J’ai toujours voulu voir un de ces Portails. — Si vous entendez quoi que ce soit en chemin, ou quand vous aurez atteint le fond, remontez au plus vite, lui conseilla Legba. — Vous pouvez en être sûr. Réprimant un frisson, David entreprit la descente le long des antiques barreaux de métal. Il testait la résistance de chacun avec le pied avant de prendre appui. Alors qu’il approchait de sa destination souterraine, il sentit l’air ambiant se réchauffer notablement. Assez logique pour une descente en enfer… Les barreaux cédèrent place à des prises creusées dans la pierre. Il dut les chercher de la pointe de ses bottes et poursuivit jusqu’à se trouver dans la « citerne ». La sueur coulait le long de son dos, mais pas à cause de la température. Il détacha la machette de l’étui fixé à sa cuisse et effleura l’automatique à sa ceinture. Trois cercles de caractères ressemblant à des idéogrammes chinois l’entouraient, fondus dans la roche et comme éclairés de l’intérieur. Par curiosité il en sonda un avec son pied. Sa vision s’adapta à l’environnement et il scruta les parois. Plusieurs tunnels ouvraient sur cette salle souterraine, leur entrée elle aussi cerclée d’idéogrammes rougeoyants comme des tisons. Il s’approcha pour les examiner. Ils ne dégageaient aucune chaleur, et le phénomène lui remémora le cadeau du Tisseur de Vie qui avait supervisé sa formation de Félin. Il revint à l’échelle et leva les yeux. — Il y a différentes issues ici. Est-ce qu’elles donnent toutes sur Kur ? murmura-t-il en direction des hauteurs. — D’une certaine façon, Valentine. En fait, vous me regardez depuis Kur, en ce moment même. Le Portail se trouve au centre du puits. David s’accrocha des mains et des pieds aux prises dans la roche, puis il regarda autour de lui. — Vous plaisantez ? Comment est-ce possible ? Je n’ai rien senti en descendant jusqu’ici, sinon une légère augmentation de la température ambiante. — C’est ainsi que les Portails fonctionnent. Ce sont littéralement des seuils qui relient un monde à un autre. Quand vous passez d’une salle à manger à une cuisine, vous ne sentez rien à part la chaleur du fourneau. Vous n’avez pas franchi des milliers d’années-lumière, vous vous êtes seulement déplacé de quelques dizaines de centimètres. Je ne possède pas les connaissances scientifiques pour vous l’expliquer, mais deux morceaux d’espace ont été joints comme un bouton joint les deux pans d’étoffe d’un vêtement. Valentine huma l’air, l’analysa. Il semblait plus sec que celui d’Haïti, avec un arrière-goût métallique comme celui qu’on peut sentir dans une forge en activité. Un murmure provenait du fond d’un des tunnels, et il entendit un crissement pareil à celui que produirait un serpent qui se frotte contre la roche pour se dépouiller de sa peau lors de la mue. Il lui sembla que le son se rapprochait insensiblement. Sans hésiter, il grimpa le long de la paroi, aussi vite qu’il en était capable. La peur subite, et sans doute pas totalement irrationnelle, de créatures qui cherchaient à l’atteindre et à l’effacer de la surface de la Terre le propulsa dans son ascension. Il atteignit la margelle du puits et sauta dans la salle. Il tremblait de la tête aux pieds. — Je me suis dit que je pouvais aussi bien remettre la visite intégrale à plus tard. Simple curiosité : qu’est-ce qui monte par ces prises et ces barreaux ? — Rien ni personne depuis plus de trente ans, Valentine. Et avant cela, pendant un très grand nombre d’années, beaucoup plus ont disparu en y descendant qu’il n’en est remonté. N’oubliez pas que des esprits affamés depuis des siècles peuplaient Kur avant que nous nous installions sur votre planète. Pour son malheur, l’imagination de Valentine était toujours disposée à lui fournir des visions aux plus mauvais moments. Il fut submergé d’images d’Haïtiens ligotés qu’on jetait au fond du puits, en pâture à des créatures fuligineuses barbouillées de sang. La lumière dansante des torches créa un spectacle de lanterne magique où les ombres devenaient des âmes humaines livrées aux pires tourments. Le regard de David accrocha celui du Kurian et il eut de nouveau cette sensation de chute dans le vide, mais elle ne fut pas désagréable cette fois, car elle apaisa les battements affolés de son cœur. — Vous êtes un homme sensible, jeune Valentine. Et votre esprit est d’une grande souplesse. — J’en ai assez vu, décréta le Félin. Il renifla la substance qui collait à ses vêtements. L’odeur était ténue, proche de celle de la farine. Les torches furent éteintes, les lanternes brandies, Papa Legba harnaché sur son siège, et ils sortirent de la chambre du puits. Assis dans le dos de son porteur, le Kurian sourit en voyant le soulagement de Valentine. — Nous quitterons la Citadelle demain matin, et je vous mènerai à mon véritable domicile, les ruines du palais. Je vous invite à accepter mon hospitalité sous ce toit austère, mais j’ai l’intuition que cette nuit vous préférerez dormir hors de tous murs. — Vous avez lu dans mes pensées, dit David. — Ce que j’ai pu en déchiffrer uniquement. Votre père était… comment dites-vous ? Un « livre ouvert ». Vous gardez pour vous-même plus de choses que lui. Vous avez peur de ce que vous pourriez découvrir ? Valentine sortit de la salle avant que le Kurian puisse en dire plus. Ils tendirent une moustiquaire entre les épaves de deux camions. Le Félin et Ahn-Kha s’installèrent à l’intérieur de ce qui avait été un taptap aux couleurs toujours vives là où la rouille conquérante ne s’était pas encore imposée. Visages, slogans, représentations de denrées et d’animaux décoraient la vieille carrosserie. Le Grog mâchait un gigot, ce qui avait dû être une cuisse de chien, si Valentine devinait juste. — Mon David, tu as vu un Portail ? — Oui. — Mon père m’a dit qu’ils étaient d’aspect très ordinaire. Une simple arche de pierre, pas différente de celle à l’entrée de notre cour. — Celui-là se trouvait dans un puits. Ce n’était certainement pas un des Portails originaux de l’Arbre Intermondes. Ceux-là étaient supposés très imposants. Ils ont été bâtis par la race qui a précédé les Tisseurs de Vie. — Je l’ignorais. Je pensais que les Kurians avaient construit le réseau entre les mondes. — Oui, mais sur un réseau plus ancien encore, ou bien ils ont appris comment faire auprès d’une race plus ancienne. Des créatures constituées d’énergie pure. L’homme qui m’a expliqué tout ça les appelait les « Pré-entités ». C’était il y a des centaines de millions d’années. Ils ont été les premiers êtres à vivre de l’aura vitale. Ils ont laissé derrière eux leur science quand leur race a fini par s’éteindre, et les Tisseurs de Vie ont retrouvé ce savoir. Il y a eu un genre de schisme, et un groupe de Tisseurs sur une planète nommée Kur a appris comment se nourrir des auras vitales. Ils se sont transformés en vampires. — Ce terme, Tisseurs de Vie, dans ma langue on les appelait les Primordiaux. Enfin, je pense que c’est ainsi qu’on pourrait traduire le mot que nous employons pour les désigner. Certains d’entre eux se servent de vous, non ? — Ils nous aident. — Et les Dos Gris et les autres créatures qui vous combattent, est-ce qu’ils sont « aidés » par les Kurians ? — D’accord, ils se servent de nous. Jusqu’à nous modifier, même. Tu as entendu dire qu’ils avaient créé les Grogs. Peut-être qu’ils ont fait la même chose avec nous. Un jour, un Tisseur de Vie m’a dit que mon espèce dépassait leurs attentes. Ça donne à réfléchir. Ces derniers temps, j’ai parfois eu l’impression de n’être qu’un pion dans une partie d’échecs. Mon problème, c’est que je ne peux pas voir le reste de l’échiquier. — Un pont dans une partie d’échelle ? — Un pion. Les échecs. C’est un jeu de stratégie très ancien. Tu te souviens du bureau du Big Boss, à Omaha ? Tu as vu l’échiquier. Huit rangées de huit cases. Les pièces représentent différents symboles médiévaux. Quand elles se déplacent sur une case occupée par une pièce adverse, celle-ci est retirée du jeu. Ces pièces sont censées être des rois, des reines, des cavaliers et d’autres choses encore. Les pions, eh bien, ils sont… — La chair à canon, dit Ahn-Kha dont les oreilles s’agitaient comme toujours quand il était très content de lui. — Exact. Ils sont généralement sortis de l’échiquier par les autres pièces, qui sont plus puissantes. Le Grog broya l’os entre ses dents, à la manière d’une vache qui rumine. — Dis-moi, mon David. Aux échecs, un pion peut-il tuer le roi ennemi ? — Oui. — Alors à toi d’être ce pion-là. Le lendemain, le parti de Valentine s’étoffa encore. Prêtres du vaudou, porteurs, guérilleros, Grogs et le Félin partagèrent un petit déjeuner composé de riz servi à la louche dans des bols en bois. L’auteur inconnu de cette recette avait ajouté de la texture à l’ensemble en y mêlant des morceaux de patates douces. Depuis trois jours, David ne mangeait que cela, sous une forme ou une autre, et il n’en pouvait déjà plus. Papa Legba franchit la porte dans une litière portée par quatre prêtres robustes. Le Félin eut l’image de ces monarques orientaux promenés ainsi dans des sièges masqués par des draps. Ils quittèrent l’enceinte de la Citadelle et entamèrent la descente du côté nord. Valentine observait le dos huilé de sueur et tendu sous l’effort des porteurs tandis qu’ils négociaient chaque détail de la piste inégale. — On pourrait penser qu’un esprit vaudou trouverait un meilleur moyen de se déplacer, murmura-t-il à Ahn-Kha. Pendant ce lent cheminement, il eut tout le temps d’admirer le panorama. Des nuages clairsemés fuyaient l’arrivée du soleil. À l’ouest, la Chaîne de Belance et le Massif du Nord se rejoignaient au cœur de la zone sous contrôle de la guérilla. Vers le nord, en partie dissimulées par les brumes matinales, les vieilles plantations s’étendaient jusqu’à Cap-Haïtien et la mer des Caraïbes, avec d’autres montagnes plus basses, plus loin à l’est. Des forêts récentes luttaient pour effectuer leur retour sur un sol appauvri par l’érosion. Il se retourna pour contempler les bois derrière eux et essaya de deviner où le Portail donnant sur Kur était enterré. Curieux de penser qu’un autre monde puisse être aussi proche, se dit-il. Comme si on pouvait gravir une montagne et atteindre la Lune en allant à l’horizon. Ahn-Kha considéra le soleil levant avec mauvaise humeur, et ses oreilles s’abaissèrent. — Il fait trop chaud ici, mon David. Je me dessèche. Le soleil s’accroche à moi comme une sangsue. — Nous ne marcherons pas à découvert toute la journée. Ils ont dit qu’il n’y en avait que pour quelques kilomètres. Valentine fit halte et laissa hommes et Grogs le dépasser. Ces forces disparates allaient d’un pas alerte, même si les Dos Gris haletaient à cause de la chaleur. Leurs nouvelles connaissances, le sentiment d’être parmi des amis – ou dans le cas des Haïtiens, avec des alliés venus d’ailleurs – créait un lien invisible entre les différents groupes. La colonne s’enfonça dans la forêt où de jeunes arbres vigoureux s’élançaient vers le ciel dans une compétition immobile. Bientôt ils avançaient sur le plat, et ils émergèrent dans une zone plantée de palmiers nains à laquelle succédèrent assez vite des terres mieux entretenues. Des champs et des vergers les entouraient. Au loin, Valentine discerna les ruines de ce qui ressemblait à un palais. On avait posé un toit neuf sur les murs anciens, mais les ailes plus basses du bâtiment d’origine auraient encore eu grand besoin d’une sérieuse remise en état. Des jardins somptueux cernaient la demeure posée au sommet d’une colline. David avait déjà vu ce genre de parc décoratif, mais jamais à une telle échelle. Des fleurs de toutes les couleurs du spectre se dressaient en alignements soigneusement tracés, des chemins nets serpentaient entre ces plantations sur plus de un kilomètre dans toutes les directions. Un plan d’eau, des arbres dispensant une ombre attirante et même une petite fontaine formaient un écrin à ces pauvres murs ravagés par le tremblement de terre. Des Haïtiens coiffés du traditionnel chapeau de paille travaillaient dans les champs et les jardins. Il se dégageait d’eux une saine vitalité, semblable à celle qu’une nourriture abondante et une activité régulière confèrent. Valentine avait vu maintes fermes et colonies soumises à l’autorité kuriane, et jamais leurs occupants n’avaient semblé en aussi bonne santé. Papa Legba, comme le Félin s’était habitué à l’appeler, descendit de sa litière. David aperçut ses côtes pareilles à des doigts démesurés s’écarter et se refermer quand le Kurian emplit puis vida ses poumons. — Venez, venez, Valentine, Victo. Marchez avec moi dans mes jardins. Amenez votre gardien géant avec vous si vous le voulez. Francier, occupez-vous de nos invités, je vous prie. Menez-les à un puits, et laissez-les goûter aux fruits de nos vergers. Entre eux, les marins se donnaient des coups de coude complices tout en admirant les corps souples des jeunes Haïtiennes. Valentine eut un mouvement de menton qui n’échappa pas au fidèle Torres. — Veillez à ce que les hommes ne créent pas de problèmes, lui dit-il avant de rattraper le Kurian. De son côté, Ahn-Kha lança quelques ordres aux Grogs et suivit le Félin. Legba marcha d’un pas lent et laborieux jusqu’à un banc de pierre. Victo et Valentine lui prirent chacun un bras pour l’aider à s’asseoir. Les jeunes Haïtiennes, tout en muscles et en sourires, lui apportèrent en hâte de l’eau fraîche prise à un puits proche. — Merci, mes enfants, dit le vieux Kurian. Valentine l’observa pendant qu’il se désaltérait. — Je découvre que les Kurians vivent d’autre chose que de la peur et de la mort, dit-il. — Oui, nous avons besoin de nous nourrir. Pas autant que les humains, cependant. — Les gens ici ont l’air en parfaite santé. Je m’attendais à des squelettes ambulants. J’avais imaginé que vous préleviez leur aura vitale par petites quantités au lieu de les en vider d’un coup. — La chose n’est pas facile à expliquer, Valentine. Vous savez que toute vie crée une aura, même celle des organismes unicellulaires. Jusqu’à un certain point, cette aura est également projetée, exactement comme nos corps dégagent de la chaleur. Plus le corps est sain, plus il dégage de cette aura autour de lui. Je suis capable de survivre en me nourrissant de cette seule déperdition d’aura. Mais je survis tout juste. Le phénomène est assez similaire à une forme d’osmose. Néanmoins je dois me montrer prudent lorsque je dors. Il y a de cela quelques années, j’ai fait une sieste à l’ombre d’un bosquet. Quand je me suis réveillé, l’herbe tout autour de moi était desséchée, et j’avais tué les arbres. » Ça n’a pas été facile, non. On peut comparer ce changement au sevrage d’un drogué. À ce détail près que le corps ne se guérit pas du besoin de la drogue. Je vis avec, je le combats, chaque jour. C’est un besoin physique réel, comparable à la faim, et non celui, psychologique, que connaissent bien ceux qui veulent se débarrasser d’une mauvaise habitude. En état de veille je parviens à me contrôler, mais dans mes rêves, Valentine, dans mes rêves… Quand je dors, je reviens six mille ans en arrière, ou trente mille ans, et je me gorge jusqu’au coma de la douceur des auras hurlantes de votre race. Un instant l’apparence de Legba parut clignoter, et Valentine eut un très bref aperçu d’yeux aux pupilles multiples, mais aussitôt le visage sombre revint, et le Kurian passa une langue humaine sur des lèvres qui l’étaient tout autant. — Pourquoi le Mal possède-t-il une telle force ? Ces pensées vous prennent dans la toile d’une séduction que les visées vertueuses n’ont jamais. Les paupières de Papa Legba se fermèrent pendant de longues secondes, et son visage devint aussi rigide qu’un masque mortuaire. Il rouvrit enfin les yeux. — Mes enfants, j’ai vu le Mal non pas au moment de sa naissance, mais à celui de sa conception. J’appartenais au conseil quand nous avons appris des Anciens les secrets de l’aura. J’ai plaidé pour des recherches scientifiques, pour la raison, pour la connaissance. Quel mal y a-t-il dans les faits bruts ? » Un grand mal potentiel, en vérité. Notre race côtoyait le Mal depuis si longtemps que nous avons eu l’impression de retrouver l’innocence de votre Éden. Quand bien même l’Opinion était contre nous, la détermination qui nous animait n’a pas faibli. Nous nous sommes réunis en secret. Nous avons assemblé ce qu’il était possible d’assembler, et nous avons comblé nos lacunes avec notre extraordinaire savoir scientifique, que nous avions concentré sur les énergies auriques. Nous avons appelé les autres Dau’weem, terme qui n’a aucune traduction précise dans vos langues. Le sens le plus proche serait « traditionalistes ». Nous, nous étions les Dau’wa, les « progressistes », et nous nous estimions supérieurs aux autres. » Il serait commode d’accuser un individu en particulier, et d’affirmer que ce Dau’wa-là nous a poussés à devenir ce que nous sommes aujourd’hui. Mais ce n’était pas aussi simple, sur Kur. Nous étions des scientifiques qui ne s’intéressaient qu’à la vérité, prêts à subvertir l’Opinion, y compris en risquant notre vie. L’arrestation d’un Dau’wa nous a galvanisés, et nous nous sommes mis à prendre les mesures nécessaires en prévision du jour où nous serions persécutés sur une plus grande échelle. Nous avons défini des chemins de fuite qui nous mèneraient sur d’autres mondes, nous avons commencé à étudier les armes, à fomenter des complots. Bien entendu, certains d’entre nous, qui n’étaient motivés que par leur amour et leur intérêt pour la science, ont voulu appliquer leurs théories sur les plantes, les animaux, et pour finir sur un être pensant. Je me souviens de la première fois où je me suis nourri d’un être pensant, une créature tremblante et aux yeux exorbités extraite d’un monde ténébreux fait de glace et de roche. J’ai consommé la première, puis une autre, et chaque aura m’apparaissait plus riche que la précédente à mesure que la terreur de mes victimes croissait devant ce qui les attendait. J’ai très vite développé un appétit pour cette sensation. » Certains ont résisté. Nous avons fait le rude apprentissage des dangers qu’il y avait à nous nourrir directement à la source. Nous nous sommes donc tournés vers des intermédiaires, et avec notre ADN mêlé à celui d’autres créatures, nous avons créé ceux que vous nommez « Faucheurs ». Il nous a fallu une éternité pour parvenir à ce résultat, pour établir un lien stable et sûr entre la créature et le créateur. Emportés par notre enthousiasme, nous avons baissé notre garde et oublié d’agir en secret. Notre entreprise était devenue une hérésie à grande échelle, et je crois que le conseil a hésité sur la façon de gérer cette situation. Il a tergiversé, nous en avons profité pour passer à l’étape suivante. Certains ont fui sur d’autres mondes, dont le vôtre, et ont tout fait pour créer des repaires invisibles où nous pourrions vivre cachés. Quelques-uns se sont rétractés, mais le reste d’entre nous a utilisé nos avatars comme des armes. Pour nous justifier nous nous sommes raconté des mensonges, que c’était eux ou nous. Nos adversaires avaient oublié ce qu’était une guerre, alors que nous nous sommes plongés dans l’affrontement avec détermination, et nos talents en la matière se sont épanouis. » Kur est tombée entre nos mains ; pendant la bataille, nous avons fait la plus terrible des découvertes. Un Dau’weem possédait l’aura la plus riche qu’on pût imaginer, une aura incomparable. Nous avons déclaré à la face de notre monde que nous étions des experts en agonie, et nous avons traqué nos frères dans les tunnels de Kur. » Là a été notre grande erreur. Si nous avions poussé notre avantage avec une certaine mesure, nous aurions pu prendre le contrôle de tous les Portails de l’Arbre Intermondes. Mais nous étions pareils à des pirates qui se saoulent du vin saisi sur le premier bateau pris à l’abordage en oubliant tous les autres galions du convoi. Quand notre orgie de mort a pris fin, nous nous sommes retrouvés isolés des autres mondes. Les Portails s’étaient refermés, de façon définitive semblait-il. » La stratégie des Dau’weem aurait pu être couronnée de succès. Nous, les Dau’wa, aurions pu rester pris au piège sur Kur, où nous aurions dévoré notre monde jusqu’à nous retourner les uns contre les autres. Mais les Dau’weem avaient oublié que Kur était la bibliothèque des Anciens. Nous avons appris comment survivre en nous alimentant avec un minimum d’auras durant une longue période très sombre, l’équivalent de plusieurs milliers de vos années. Par hasard j’ai découvert qu’en faisant pousser des plantes dans un jardin, en élevant des poissons et en profitant de ma vie d’être pensant, cela me suffisait pour exister. J’ai fait surveiller ma demeure, car il n’y avait plus aucun honneur ni respect entre les Dau’wa dès qu’il était question des énergies auriques. J’ai même tué pour elles. Nous désespérions de jamais réussir à ouvrir un autre Portail quand nous en avons découvert un qui était intact et permettait de se téléporter d’un point de Kur à un autre. C’était comme disposer des deux moitiés d’une équation. Nous avons compris comment les relier, et nous avons commencé à ouvrir des Portails. Non pas vers des mondes où les Dau’weem étaient nombreux, mais vers des mondes riches en êtres pensants. Comme le vôtre. » Je crois que vous connaissez le reste de l’histoire. — Alors vous avez continué à vivre sur les êtres vivants, pour ainsi dire ? demanda Valentine. — Non, je suis retombé dans mes anciens travers, comme un drogué qui cède à ses démons et jure de se faire une seule injection en souvenir du bon vieux temps. Nous avons volé des vies dans votre monde, nous nous en sommes repus, et j’ai fait comme les autres. Quand est venu le temps de m’installer ici, j’appartenais à notre avant-garde. Nous étions avides d’un monde fourmillant d’auras nouvelles, et j’en ai oublié que je pouvais me contenter de moins. Mais nous avons agi avec méthode, nous avons préparé le terrain, trouvé des alliés parmi vous – imaginez un taureau qui accepterait de livrer ses vaches au boucher ! – et le moment venu votre domination s’est délitée plus vite que nous ne l’espérions. C’était une erreur, bien sûr. Nos tremblements de terre ont englouti des îles et des régions côtières que nous aurions préféré épargner. Les virus dont nous nous sommes servis pour anéantir votre ordre social ont fait des ravages beaucoup plus importants que ceux escomptés. Mais ces excès ont peut-être tourné à notre avantage, en fin de compte. Dans bien des cas nous sommes arrivés en sauveurs, et non en conquérants. — Ce n’est pas nouveau. — Oui, si j’en crois ce que j’ai appris vous concernant, votre race est adepte de l’exploitation depuis fort longtemps. — Pouvez-vous me préciser une chose concernant les Dau’weem ? Papa Legba le regarda droit dans les yeux, mais Valentine rompit immédiatement le contact. L’échange visuel avec un Kurian ressemblait beaucoup trop à une exploration de son esprit par l’autre. — Oui, jeune Valentine ? — Nous ont-ils créés ? Les humains, je veux dire. — S’ils vous ont créés ? J’en doute fort. Vous avez bien trop de défauts. Vous ont-ils modelés ? C’est possible. Ils avaient besoin de créatures qu’ils puissent opposer à nos Faucheurs, pour nous combattre. Les Dau’weem et les Dau’wa sont trop malins pour s’affronter directement. — On m’a dit que vous étiez tout aussi mauvais qu’eux. — Aussi mauvais ? À qui appartient cette planète, jeune Valentine ? Plus important encore, de votre point de vue du moins : qui empêche les Dau’wa de la contrôler entièrement ? David sentit le sang lui monter au visage. — Puisque nous parlons de combat et d’armes, il paraît que vous en détenez une qui pourrait se révéler décisive. J’ai accompli un long périple pour l’obtenir. J’imagine que ce n’est pas simplement de la fumée et un jeu de miroirs ? — Vous l’avez déjà vue, de loin, Valentine, quoique personne ne vous l’ait dit. Mais je vais vous montrer la source. Papa Legba descendit le flanc herbu d’une colline en direction d’un bouquet d’arbres plus grands que les autres. Victo et Valentine l’aidèrent à marcher. Les arbres se dressaient en un cercle autour d’un creux de terrain en forme de bol. Une source coulait d’un amas rocheux en surplomb et venait remplir de son eau cette vasque naturelle. — Les sources sont nombreuses dans la région. Certaines coulent sous les fondations du palais et forment un système naturel de rafraîchissement du sol et de l’atmosphère. Quoique j’apprécie la chaleur de ce climat. J’ai toujours souffert du froid quand je m’aventurais en des terres moins ensoleillées. Ils pénétrèrent dans un bois de pins. Les arbres avaient l’aspect tordu et torturé de ceux qui poussent en bordure d’une côte battue par les vents, et des aiguilles courtes pareilles à celles d’un sapin baumier. Les branches se contorsionnaient dans les directions imprimées par les vents dominants, comme les cheveux d’une femme soulevés par la bourrasque. Ahn-Kha passa la main sur les épines et grimaça. — Étrange, mon David. Elles sont pareilles à des pointes de flèche. Valentine toucha l’écorce. Elle était plus douce que celle de la plupart des pins, proche de la texture de la peau humaine. Le contact lui fit penser aux hêtres qu’on trouvait dans le Nord. Les branches les plus petites étaient hérissées d’épines. — Ce n’est pas un pin, Dos Doré. C’est un bois-vif, pour donner une traduction de son nom dans votre langue. Et c’est votre arme. — Des arbres ? Vous n’êtes pas sér…, commença David, avant de s’interrompre, abasourdi par l’énormité de la chose. — C’est ce que vous êtes venus chercher. Tous ces kilomètres, tous ces risques, pour un bosquet d’arbres… Il laissa échapper un rire sifflant, presque hystérique. — Le bois-vif ? Un arbre est donc la nouvelle arme contre Kur ? D’accord, traverser des branchages emmêlés serait aussi agréable que vouloir franchir des barbelés, mais comme arme… Papa Legba hocha la tête avec gravité. — Vous avez presque raison. Mais les Dau’weem ne pensent pas comme les humains, vous ne devez pas l’oublier. Ils créent des organismes pour faire le travail à leur place, pas des outils. Le bois-vif est présent sous diverses formes, et il en existe une variante qui pousse en haies d’épineux très compacts. — Des haies ? Savez-vous quelle hauteur une haie devrait atteindre pour empêcher les Faucheurs d’entrer dans les Ozark ? — Où est passée la fameuse patience des Valentine ? Vous avez bien sûr déjà combattu des Faucheurs. Pourquoi sont-ils si difficiles à tuer ? Valentine fouilla dans des souvenirs plutôt désagréables. — Eh bien, ils sont puissants et très rapides, pour commencer. Ils vous tombent dessus avant que vous ayez le temps de les viser avec votre arme. Et même si vous leur logez quelques balles dans la carcasse, leurs vêtements ralentissent les projectiles. Quand vous atteignez leur corps, le fluide noir qui leur sert de sang s’épaissit et devient gluant au contact de l’air, et ils ne saignent jamais à mort. Et puis il y a leur squelette… — Ce « fluide gluant », Valentine. C’est celui qui coule dans leur système circulatoire. Il transporte l’oxygène comme le fait votre sang, et à l’intérieur de leur corps il est aussi liquide que votre sang. Le bois-vif a dans sa composition certaines substances chimiques, présentes dans la sève et les poches des épines, qui agissent à la façon d’un catalyseur. Chez vous elles ne provoquent que des démangeaisons. Mais chez un Faucheur, elles produisent un effet similaire à celui de l’exposition de leur fluide à l’air. Quand ces substances pénètrent ce qui leur tient lieu de sang… Valentine avait déjà deviné la suite. — Seigneur ! — Oui, mais ces substances les tuent beaucoup plus vite que la croix de bois n’a tué votre prophète. Elles sont particulièrement efficaces si le bois est encore vivant, ou a été récemment coupé : alors les résultats sont tout à fait spectaculaires. Mais même façonnée dans du bois plus ancien, et pour peu que celui-ci conserve des résidus de ces substances, une arme en bois-vif est pour eux mortelle. — Pourquoi pousse-t-il ici ? Pourquoi les Tisseurs de… les Dau’weem ne l’ont-ils pas planté partout ? — C’est une histoire qui mériterait d’être contée, du moins si quelqu’un la connaissait dans son intégralité. Cet arbre poussait sur un autre continent, il y a très longtemps. Le bois-vif a été utilisé contre nous lors de notre première incursion dans votre monde. Quand je dis « contre nous », je veux parler de Kur, bien sûr. Quelques dizaines de générations après la victoire, votre race vénérait ces arbres sans savoir pourquoi, et dans les millénaires qui ont suivi, même cette pratique a disparu. J’imagine que le bois de ces arbres a servi à construire des cabanes et à alimenter le feu. Une fois débité, il brûle très bien et donne du charbon de bois de première qualité. » Le deuxième volet de l’histoire se situe durant les années sombres où Kur a ouvert de nouveaux Portails sur Terre. Sen, un Dau’weem qui vivait sur votre monde, ou plus précisément qui s’était retrouvé pris au piège sur votre monde après la destruction par les autres Dau’weem de tous les Portails, Sen donc a appris l’existence de ce nouveau Portail ouvert ici, en Haïti. Il a tenté de révéler sa véritable nature aux autorités, mais on l’a accusé d’hérésie et il a été menacé de mort. Avec un groupe de ses disciples, il a sillonné en tous sens l’Asie centrale, non pas à la recherche d’une cité perdue ou d’un trésor, mais pour trouver cette espèce d’arbre. Ils en ont découvert quelques spécimens. Cela ne leur a pas été facile, mais ils ont réussi à le réimplanter sur cette île, car ils pensaient qu’ici se déroulerait un jour une grande bataille contre Kur. » Ils ont planté des graines et des jeunes arbres, mais les alliés de Kur les ont découverts. Je ne sais comment, le fait qu’ils avaient ramené du bois-vif sur l’île est resté un secret. Je ne puis affirmer que ses partisans ont tous péri, mais je sais que Sen a été rapatrié sur Kur. Je me souviens du triomphe quand ils l’ont exhibé. Un journal qu’un de ses adeptes rédigeait, un Turc je crois, a été abandonné ici, dans la grotte où ils se réunissaient. On l’a découvert il y a quelques années seulement. Les Haïtiens qui collectent le charbon de bois ont détruit la plupart des bosquets de bois-vif qui avaient été plantés, si bien que le secret de sa présence ici n’avait même plus d’importance. Le hasard a voulu que le journal du Turc me parvienne, et je l’ai traduit. Je me suis alors rendu compte qu’il y avait encore des spécimens de bois-vif sur la réserve nationale qui s’étend autour des vieilles ruines du palais, et j’ai commencé mes expériences. J’ai ressuscité la croissance en haie du bois-vif. Je vous autorise aussi à en emporter des échantillons. Les deux variantes sont résistantes. Elles pousseront partout ou l’on trouve le pin ordinaire. Valentine se mit à compter les fûts. — Combien en avez-vous fait pousser ? — Plus que vous ne pourrez en transporter. Prenez les arbrisseaux, les graines, et même des troncs entiers si vous le désirez. J’ai veillé à ce que d’autres bosquets se développent dans ces montagnes que vous voyez à l’ouest. C’est pourquoi la résistance est aussi florissante ici, en Haïti. Les Faucheurs qui se risquent dans les montagnes n’en reviennent jamais. — J’aimerais m’entretenir avec le chef de la guérilla, pour apprendre comment il s’en sert dans le combat. — Victo vous arrangera une entrevue. Il est l’un d’eux. L’entretien eut lieu la première nuit du mois de mai, à la pleine lune. Valentine, Ahn-Kha, Victo et Post se retrouvèrent dans une des vastes pièces de la demeure partiellement restaurée de Sans Souci. Papa Legba se reposait dans un hamac sous la véranda, avec deux de ses prêtres attitrés accroupis à ses pieds, prêts à exécuter ses ordres dès qu’il se réveillerait. Non loin de lui, assise sur un coussin, et vêtue d’une robe rouge pimpante, Narcisse observait la discussion et Papa Legba. Trois grands guérilleros étaient présents. Ils avaient fait leur apparition suivant le rituel qui leur convenait. Tout d’abord un homme était entré pour faire leur éloge et abreuver les participants d’une litanie de qualités et de victoires attribuées aux seigneurs de guerre locaux. Bayenne, le Roc de Thormonde (entre autres titres), venait du sud. Il était à la tête d’un millier de soldats et veillait sur environ dix mille Haïtiens. Jacques Monte-Cristi avait dispersé ses hommes, les « poignards sacrés », dans l’ouest de l’île, pour arrêter toute éventuelle expédition ennemie venue de l’autre moitié de l’île, le long de la côte nord. Victo servait un de ses lieutenants chargé de la région entourant Cap-Haïtien, théoriquement sous le contrôle de Kur. Enfin il y avait Anton Uwenge, le Diable Bleu des Trois Rivières, qui commandait « trois légions, une pour chaque rivière qui coule au nord ». Toutefois ces « légions » n’étaient apparemment que de petits régiments, comme Victo le laissa entendre à Valentine quand le Félin le questionna sur ce sujet. David endossa le rôle d’hôte dès que Papa Legba l’eut présenté, et ils entamèrent la conférence autour d’une longue table, dans ce qui jadis avait été une magnifique salle à manger. — Merci à tous d’avoir accepté de venir jusqu’à Sans Souci. Veuillez excuser mon français. Il est assez limité, et ma compréhension de votre accent l’est encore plus. Il se peut que je recoure aux services de mon amie Narcisse, comme interprète. » Nous avons entendu parler des succès que vous avez remportés dans le nord de cette île. Nous savons qu’ici vous combattez avec peu de ressources et beaucoup de vaillance. Nous pensons être en mesure de vous aider si vous nous montrez comment nous servir du bois-vif contre l’ennemi. J’ai l’intention d’en emporter à bord de mon navire, afin que nous puissions faire la même chose dans le Nord. Les chefs de la guérilla échangèrent quelques phrases à voix basse, puis Bayenne se leva et prit la parole : — Mes hommes creusent des pièges dans les collines, dit-il. Certains sont assez profonds pour engloutir un autocar entier, certains pas plus grands que votre pied. Au fond de ces fosses, nous plantons des pieux taillés dans les branches des arbres sacrés. Ils blessent les soldats haïtiens enrôlés de force par l’ennemi, et bien des fois les hommes touchés au pied ne sont plus obligés de combattre. Les autres, les Chuchoteurs, ces pieux les tuent, pour peu que le piège ne date pas de l’année précédente. Mes hommes sont armés de dagues en bois sacré, elles aussi. Jacques Monte-Cristi lui succéda : — Peut-être avez-vous vu les lances courtes qui équipent les hommes, le Blanc ? Leurs pointes sont en bois et taillées de telle sorte qu’elles se brisent dans la blessure. Malheureusement il faut plusieurs hommes pour abattre une de ces créatures maudites. Elles se battent comme des démons. Si vous pouviez nous procurer de meilleurs fusils, nous serions plus efficaces. — Nous avons essayé les arcs, dit Uwenge quand vint son tour. Les sarbacanes, tout. Rien ne pénètre leur tenue. À présent, mes hommes ont fixé des baïonnettes en bois au canon de leur fusil. Mais ils doivent toujours être très proches de l’ennemi pour l’atteindre. Et seul un homme très courageux ose attaquer un Chuchoteur en corps à corps. Quand ils savent la bataille imminente, mes hommes se droguent à la cocaïne, aux chants, aux hurlements, à tout ce qui peut accroître leur bravoure. Je n’ai jamais envoyé de patrouilles fortes de moins de trente hommes. Si quatre ou cinq seulement croisent le chemin d’un Chuchoteur, ce sont eux qui périssent. Le pire, c’est quand ces monstres arrivent de la mer en groupes. Valentine hocha la tête respectueusement. — Tous ces efforts et ces sacrifices n’auront pas été vains. Votre peuple est libre. Monte-Cristi acquiesça. — Parfois nous avons l’impression que nous avons affaibli l’ennemi. Il n’opère plus de raids en Haïti comme il le faisait autrefois. Mais il devient de plus en plus difficile pour nous de nous rendre à Saint-Domingue. Ils ont établi une chaîne de garnisons le long de la côte, et les patrouilles sont nombreuses. Si nous ne venons pas en commandos, les garnisons envoient des colonnes entières pour nous repousser. Nos hommes doivent se disperser ou combattre en reculant et repartir pour Haïti. S’ils restent sur Saint-Domingue les colonnes ennemies les encerclent, et malgré leur courage mes hommes sont toujours vaincus. Chaque fois nous en perdons beaucoup. — C’est de là que viennent nos fusils, ajouta Uwenge. Si nous ne pouvons plus aller à Saint-Domingue, du moins en ce qui me concerne, nous n’avons aucun autre moyen de nous procurer des armes à feu. Si mes hommes ont des gourdins et des lances, ce n’est pas seulement pour tuer les Chuchoteurs. À Cap-Haïtien, Boul nous vend en contrebande quelques fusils, et c’est pourquoi nous le laissons tranquille, même s’il fait des choses terribles aux gens qui tentent de fuir Saint-Domingue, pour ensuite dire qu’il a remporté une grande victoire contre nous en exhibant les cadavres de ceux qu’il a suppliciés. Mais il nous est utile, alors nous le laissons se pavaner. Post gratta sa chevelure poivre et sel au-dessus de son oreille, y trouva un insecte qu’il laissa tomber au sol pour l’écraser sous son pied. — Nous avons quelques fusils en réserve sur la canonnière, et des munitions. — Tout ce que vous pourrez nous donner sera utile, dit Uwenge. Valentine leva les yeux de la carte d’Hispaniola qu’il étudiait. — Avez-vous des amis, des espions, des gens de confiance au-delà de ces garnisons ? — Oui, dit Bayenne. Nous avons des amis chez les contrebandiers et les marchands. Ils nous font passer les informations. — Et puis il y a les guetteurs des chemins, dit Monte-Cristi. — Qui sont-ils ? — Des espions. Ils surveillent les routes qui vont vers Haïti, et ils nous font savoir si beaucoup d’hommes se rendent à une garnison sur la frontière. Ils scrutent aussi l’océan depuis les hauteurs. Ainsi, nous sommes prévenus de l’arrivée des bateaux. — Ont-ils des radios ? — Non, la plupart d’entre eux utilisent leurs enfants comme messagers. — Et ces garnisons ? — Nous savons qu’elles sont équipées de radios, du moins celles qui ont l’électricité. Les autres se servent de lignes téléphoniques. — Si je comprends bien, le gros des forces armées ennemies est cantonné dans ces garnisons ? — Exact, dit Bayenne, ou bien dans les villes importantes le long de la côte. Valentine réfléchit un moment. L’excitation croissait en lui comme la charge électrique d’un volant. Il éprouvait toujours cette sensation quand il commençait à élaborer un plan. — J’aimerais voir de mes propres yeux les effets du bois-vif. Je pense que nous pouvons vous aider à vous procurer de nouvelles armes, mais il faudra pour ça que des hommes acceptent de s’infiltrer profondément à Saint-Domingue. J’ai besoin de vous tous pour mettre au point tous les détails de ce raid. Je peux vous dire une chose : nous devrions être en mesure d’échapper aux colonnes ennemies qui se lanceront à nos trousses. Qu’en dites-vous ? — Sois plus précis, le Blanc, dit Uwenge. — Avant tout, je dois en savoir plus sur l’intérieur de l’île. < 8 Saint-Domingue, mai : les Kurians installés en dehors des territoires rebelles des Racines divisent leurs sujets selon un système de castes rudimentaire. À sa naissance, un habitant de l’île est destiné à devenir péon, ingénieur, artisan ou soldat. Les péons sont les plus nombreux. Ils fournissent la main-d’œuvre dans les plantations, sur les quais, dans les champs et au fond des mines. Ces établissements reçoivent le nom générique d’unités de production et sont baptisés d’après ce qu’ils produisent et l’homme qui les dirige. Ainsi « Sucre-de-Canne Sanchez » sera une unité d’exploitation de canne à sucre gérée par un dénommé Sanchez (plus rarement une femme). Les péons naissent, vivent et meurent sur la même unité, quoique les femmes soient parfois autorisées à se marier avec un homme d’une autre unité. Les ingénieurs ne méritent pas vraiment ce titre : ce sont de simples manœuvres responsables de la maintenance des routes et des bâtiments, mais ils bénéficient d’une existence moins monotone que les péons. On trouve les artisans dans leurs ateliers où ils accomplissent des travaux nécessitant plus de savoir-faire. Ceux-là ont droit à un certain confort en échange de leurs compétences, et les Haïtiens de langue française les classent dans « la bourgeoisie ». Enfin il y a les militaires dont beaucoup vivent avec l’espoir de se distinguer assez pour être promus au rang de « directeurs d’unité ». La naissance au sein d’une caste n’implique pas qu’on y reste toute son existence. Un soldat peu motivé se retrouvera à dormir dans un baraquement pour péons employés dans une mine de nickel s’il déplaît trop à un de ses supérieurs. À l’inverse, un jeune péon vigoureux peut intégrer la caste militaire, à condition qu’il obtienne des résultats hors normes lors des « concours », ces épreuves annuelles organisées dans certaines grandes unités ou dans les villes par les recruteurs de l’Ordre Kurian. La géographie joue un rôle important dans l’organisation de Saint-Domingue. Kur exerce son contrôle sur l’île depuis les villes côtières, et à mesure qu’un visiteur s’enfonce à l’intérieur des terres il verra de moins en moins de signes de cette mainmise autoritaire. La Cordillera Central, les plus hautes montagnes des Caraïbes, est quasiment inhabitée, si l’on excepte les péons en fuite, les Faucheurs qui les traquent… et les guetteurs des chemins. Après la mort de ses parents, de ses frères et de sa sœur, lorsque Valentine occupait sa jeunesse dans la bibliothèque du Padre, il avait lu un ouvrage qui traitait du programme spatial. Si les astronautes étaient à juste titre les héros de l’histoire, le Centre de Contrôle de Houston constituait le centre nerveux de toute l’opération. Alors qu’il se tenait immobile devant le panneau routier de La Miel, sur la frontière officieuse, le mois entier qu’il avait consacré à préparer son plan porta enfin ses fruits. Il se sentait pareil à ce directeur de vol de la NASA après avoir reçu les rapports de dernière minute émanant des Haïtiens, de l’équipage du Tonnerre et même d’habitants de Saint-Domingue. Il commença avec Post. Le lieutenant avait été désigné responsable du groupe de Marines et de matelots du Tonnerre qui utiliseraient les mitrailleuses débarquées du navire. — Comment ça se passe pour les munitions qui doivent garnir les bandes d’alimentation ? demanda le Félin. — Je viens de vérifier. Les Haïtiens n’en avaient pas en réserve, si on les croit. En laissant un approvisionnement correct à bord, nous disposons à terre d’un millier de cartouches, ce qui devrait suffire jusqu’à ce que nous mettions la main sur d’autres. — Alors nous aurons une mitrailleuse « alpha », et l’autre « bêta ». Mettez sur « alpha » le meilleur servant, c’est-à-dire celui qui gaspille le moins de munitions. Nous doterons l’équipe bêta d’une seule bande. Les Marines ? — Prêts, avec un armement abondant. Pas un seul d’entre eux qui ait moins de soixante balles, et beaucoup ont décidé d’en prendre plus de cent. C’est à peu près la même chose avec les animaux de bât. — Au moins deux gourdes par homme, nous sommes d’accord ? dit Valentine. — Oui. Certains des gars en trimballent quatre. — Jusqu’ici nous n’avons pas eu de problème pour nous approvisionner en eau douce, mais nous allons nous déplacer rapidement. Qu’en est-il de ces lances que vous avez fait confectionner ? Post balança le poids de son corps d’un pied sur l’autre et baissa la tête, mais David savait qu’il était fier de son invention. Il l’avait vu tailler ces armes, et il avait une idée assez précise de ce que Post manigançait. Mais il voulait que son lieutenant ait son moment de gloire. Son subordonné fit signe à un Marine Garde-Côte d’approcher. L’homme tenait à la main un tube en aluminium de plus de deux mètres de long. Valentine le soupesa. — Je voulais quelque chose de léger, bien évidemment. J’ai trouvé un tas de tuyaux en aluminium destinés à recevoir les fils électriques d’une installation dans l’atelier d’usinage. Il y en avait des quantités industrielles à Kingston. Il a été très facile de les assembler. Ensuite nous nous sommes occupés de la pointe. Elle est en bois-vif, et taillée pour s’emmancher dans l’extrémité du tube. Elle tient bien, mais qu’elle s’enfonce dans un Faucheur et elle se détachera. Ensuite il suffit d’ajuster une autre pointe. Il tendit à Valentine un cône de bois. D’une longueur totale de quarante centimètres environ, la pièce était taillée pour s’emboîter dans la lance creuse en aluminium. L’extrémité effilée était recouverte d’une pointe en métal. — J’ai déjà vu la tenue de ces Faucheurs, dit Post. Cette arme la transpercera. Un tissu conçu pour stopper une balle de plomb est inefficace contre ce genre de pointe. Si les choses se gâtent, vous pouvez détacher l’extrémité en bois et l’utiliser comme une dague. Nous avons même bricolé un adaptateur pour les fusils, afin de la transformer en baïonnette si besoin est. — L’entraînement des Haïtiens ? — Nous aurons deux piquiers en accompagnement de chaque fusilier. Si tout se passe comme prévu, celui équipé de la lance la plus courte restera à côté du tireur, lequel aura derrière lui l’autre piquier avec la lance longue. Bien entendu cette disposition ne sera adoptée que face à un Faucheur. Dans les autres situations, les piquiers resteront couchés au sol en attendant d’avoir des armes à feu. — C’est l’objectif principal de cette expédition, en effet. Valentine s’entretint ensuite avec Ahn-Kha. Le Grog tenait dans ses bras une masse de métal et de bois de la taille d’une ancre de navire. — Alors, où en est l’entraînement avec les arbalètes ? — Les nouvelles cordes tiennent mieux, mon David. — On ne manque pas de filins en nylon à bord du Tonnerre. Il suffit de les tresser bien serrés. Nous aurons besoin des Dos Gris pour cette tâche. Je ne pense pas qu’un seul humain parmi nous soit assez fort pour plier un ressort à lame de camion. — Tu veux essayer ? Valentine prit l’énorme arbalète. Le cadre en bois montrait l’habituel savoir-faire grog, de la détente renforcée à la crosse lestée pour contrebalancer le poids du métal à l’avant de l’arme. David abaissa l’arbalète pour qu’elle touche le sol, planta ses pieds contre le ressort à lame et saisit le filin de nylon. Il tira de toutes ses forces et réussit de justesse à soulever la corde dans l’encoche de la détente. Quand il rendit l’arme à son ami, il était déjà épuisé. Un simple moment d’effort physique intense sur Hispaniola provoquait l’apparition d’une fine pellicule de sueur sur tout son corps, qui recouvrait les précédentes. Ahn-Kha lui présenta un des carreaux, qui était lui aussi terminé par un petit cône de métal à la pointe, comme les piques de Post. — Tu vois ces cannelures ? Elles feront se fendre le bois dans la blessure. Les carreaux ont été laqués pour que la sève à l’intérieur reste fraîche. — Tu es sûr de ton coup ? — Nous avons essayé sur un cochon sauvage, répondit le Dos Doré. Le carreau s’est enfoncé dans l’animal jusqu’à la moitié de la hampe. Le reste de la pointe en bois a explosé en des dizaines d’échardes. — Comment tire-t-on ? — Vas-y. Valentine souleva l’arme avec effort. Il choisit un arbre pour cible, mais l’arbalète était trop lourde pour lui et il ne put ajuster son tir. Ahn-Kha s’esclaffa. — Essaie comme ça, alors, dit-il, et il s’accroupit en prenant appui sur une de ses mains. David posa l’arbalète en travers du dos de son ami. Viser avec l’aide d’un trépied animé d’un quart de tonne était beaucoup plus aisé. Il pressa la détente. La brutalité de la secousse le surprit. Au lieu de subir un effet de recul, l’arme fut subitement tirée vers l’avant quand le filin se détendit. Le carreau tourna bizarrement sur lui-même en filant vers sa cible. Il se ficha dans le tronc avec un « tchac ! » sec. — Nous en avons quatre exemplaires, dit le Grog. Et quelque chose d’encore plus intéressant. Il souleva une couverture qui dissimulait un objet trapu posé à même le sol. À première vue, la chose ressemblait à un canon des temps anciens. Ahn-Kha déplia un bipied fixé sous la gueule de l’arme, versa dans celle-ci une dose précise de poudre, puis introduisit une épaisse tige métallique. Quatre ailerons acérés en bois terminaient sa pointe. — C’est un lance-harpon. Sa portée est bien supérieure à celle des arbalètes. La hampe en métal peut se planter proprement dans la cible, mais la pointe en bois-vif se brisera sous l’impact. Nous utilisons de la poudre libre. Enfermée dans une cartouche, elle propulse le harpon à trop grande vitesse et on a du mal à faire mouche. — Ça m’a l’air diantrement lourd à trimballer. — On peut tirer autre chose que des harpons. Des explosifs fixés à la tête de la hampe, par exemple. Du coup, cet engin se transforme en un excellent lance-grenades. J’ai fabriqué des charges de cinq cents grammes et d’un kilo et demi. Elles pourraient nous être utiles. — C’est bien possible. Valentine se rendit ensuite auprès de Jacques Monte-Cristi. Le chef guérillero avait un visage tout en longueur et creusé aux tempes comme si une main géante avait comprimé sa tête sur les côtés quand il était bébé, pour lui donner cette physionomie singulière. Des touches de gris grignotaient le brun de ses cheveux ras, et ses yeux étaient continuellement en mouvement. Il avait ce regard aigu et soupçonneux que David avait souvent vu chez les Loups, celui d’un homme qui avait passé le plus clair de son temps à fricoter avec le danger. — Vous avez des nouvelles des autres ? demanda Valentine. — D’après mes hommes, ils sont en route. Ils attaqueront de nuit les garnisons situées au nord et au sud de notre itinéraire, et ils protégeront notre progression sur les flancs dans les montagnes centrales. — Les vivres ? Depuis des semaines le Félin posait cette question, puis il dispensait ses conseils jusqu’à ce qu’il obtienne enfin la réponse désirée. C’était maintenant une routine. — Chaque homme a de quoi tenir deux jours, et deux jours de plus sur les chevaux de bât. — Marchons un peu… Ils firent le tour du campement de Monte-Cristi. Deux cents hommes armés, aidés par trente « pionniers » qui transportaient les réserves supplémentaires et s’occupaient des bêtes de somme, étaient rassemblés par petits groupes et bavardaient, plaisantaient ou chantaient en chœur. Au matin de leur expédition, David s’était attendu à ressentir plus de tension ambiante. Le « régiment » de Monte-Cristi n’avait pas de structure de commandement rigide : certains des chefs de groupe avaient quarante hommes sous leurs ordres, d’autres une douzaine seulement. Valentine ne connaissait que le nom des officiers principaux, même si bien des visages de guérilleros anonymes lui étaient maintenant familiers. Ils levaient les yeux vers lui à son passage, lui souriaient ou le saluaient d’un petit hochement de tête. Il saisit un mot en créole et eut un rictus amusé en le traduisant mentalement. Il avait entendu plusieurs hommes l’appeler « Balafre », et ce surnom semblait rencontrer un certain succès. — Comment êtes-vous devenu leur chef ? demanda-t-il après qu’ils eurent fait le tour du camp. — De mes « poignards sacrés » ? Pure obstination, capitaine. Peu de gens le savent, heureusement, mais je suis natif de Saint-Domingue. — Pourquoi « heureusement » ? — Les deux parties de l’île ont un lourd contentieux qui date d’avant l’arrivée des Kurians. — Je vois. Et comment êtes-vous arrivé de ce côté de l’île ? Monte-Cristi l’accompagna hors du village et ils gravirent une colline. Ils s’assirent à l’ombre d’un arbre et contemplèrent les soldats qui se prélassaient en contrebas. Comme toujours, la guerre était ponctuée d’interminables périodes d’attente. Des fleurs minuscules déployaient leurs corolles sous le soleil du matin. — J’appartenais au monde souterrain de Saint-Domingue. Et je dis « souterrain » dans le sens littéral. Nous vivions dans des cavernes naturelles et des tunnels. J’étais dans « l’encadrement », ce qui correspond aux officiers, je suppose. La plupart du temps, nous exhortions les autres à nous rejoindre, et nos hommes à rester. Finalement ils sont descendus nous traquer et ils nous ont coincés dans nos cavernes. Par deux fois ils ont mené une opération dans notre dédale souterrain. Aucun n’est remonté à la surface pour dire quelle force nous représentions. Alors ils ont opté pour la diplomatie. La garde nationale a promis que nous serions correctement traités si nous sortions de nos trous, et nous avons refusé. Ils ont tenté de nous enfumer en faisant brûler des pneus. Il n’y a pas beaucoup d’essence sur cette île, mais ils n’ont pas hésité à en utiliser. Certains des nôtres sont morts étouffés. Vous avez déjà vu le cadavre d’un homme asphyxié ? — Non. — Nous avons commencé à souffrir de la faim, et ils nous ont envoyé un prisonnier chargé de nourriture et de belles promesses. J’ai donné le choix à mes hommes. Ils pouvaient me quitter sans faillir à leur honneur – on avait déjà exigé d’eux qu’ils endurent plus que n’importe qui pourrait normalement le supporter sans perdre la vie ou devenir fou –, mais pour ma part je préférais rester sous terre et y mourir. Je leur ai seulement demandé de me laisser leurs poignards, pour que j’aie un souvenir d’eux quand je serais seul dans les grottes. — Combien sont restés ? — Très peu, peut-être un sur huit. Et voyez-vous, j’étais content pour les autres. Je me disais qu’aucun homme ne devrait mourir de cette façon, comme un rat piégé dans son trou. Même si l’ennemi conduisait ceux qui avaient abandonné devant le peloton d’exécution, j’estimais que ce serait pour eux une fin plus honorable. » Avec ceux qui sont restés… c’est devenu très moche. Nous avons survécu là-dedans pendant sept mois. Aucune nourriture sinon ce que nous arrivions à trouver sous terre, et de l’eau qui avait un arrière-goût de soufre. Ils ont muré les entrées et fait de notre réseau souterrain un tombeau, alors que nous n’étions pas encore morts. Nous nous sommes affaiblis, certains n’ont pas tenu le coup. Quelques-uns se sont suicidés. Ceux qui ont survécu y sont parvenus par différentes façons que seul quelqu’un qui a connu ça et en a réchappé pourrait comprendre. J’ai continué à espérer en cherchant sans relâche d’autres issues, en voyant si nous pouvions élargir un des conduits d’aération et filer par là. Dans une caverne, nous sommes tombés sur une colonie de chauves-souris. Nous les avons toutes mangées, et je garde de ces jours le même souvenir que vous pouvez avoir des meilleurs festins de votre existence. » Alors comment se fait-il que je sois toujours en vie, à l’air libre, hein ? C’est bien la question que vous vous posez ? Quelques-uns des hommes qui m’avaient laissé leurs poignards ont réussi à échapper à l’ennemi, et ils sont allés fouiller les collines à la recherche de nos dépouilles. Ils voulaient faire de nos os des sortes de reliques qu’ils auraient exposées dans un monument à la gloire de la résistance, vous voyez le genre. Quand ils nous ont trouvés, ils ont dû me hisser au-dehors. Nous étions des squelettes ambulants. C’est triste à dire, mais trois des survivants sont tombés malades et sont morts d’avoir trop mangé juste après leur sauvetage. Mais j’avais conservé leurs poignards, et je les ai rendus à leurs familles. Quand j’ai été assez remis, nous sommes passés en Haïti. J’ai le cœur fragile, à présent, et il m’arrive de penser que je suis à moitié fou, car je n’ai qu’un rêve : retrouver cet enfer que j’ai vécu dans les ténèbres. Je refrène ce désir de retourner mourir sous terre en combattant l’ennemi. — Vous êtes donc devenu un chef parce que vous refusiez d’arrêter la lutte ? C’est une façon qui en vaut une autre de devenir un héros. — Mais je ne mérite pas ce titre. Des légendes circulent déjà sur notre calvaire souterrain. À Saint-Domingue ils disent que j’ai transformé mes hommes en zombies, et que je les ai dévorés. Ici, en Haïti, on raconte que Baron Samedi est venu de l’Autre Monde pour nous apporter à manger, et que quiconque a goûté à cette nourriture n’est plus jamais le même. Les deux légendes sont en partie vraies, et en partie fausses. Depuis ce temps je suis devenu Monte-Cristi, celui qui ne vit que pour venger tous ceux qui sont morts dans la caverne. J’ai peur de retourner là-bas, en esprit ou dans mon corps physique. Les deux signeraient mon arrêt de mort. — Narcisse m’a affirmé que vous étiez du genre à vous battre jusqu’à votre dernière goutte de sang. On dirait que vous avez été plus près de le faire que tout homme à ma connaissance. Monte-Cristi ne sourit pas. Il était le seul natif d’Hispaniola connu de Valentine à ne pas sourire à la moindre occasion. — Mes hommes s’intéressent à votre personne aussi, mon ami. Votre navire, les Grogs, les pirates jamaïquains, ils disent déjà que vous êtes un Toussaint Louverture blanc. Un homme habile à se faire les meilleurs alliés. — Ils brodent beaucoup, dit Valentine. Il songea à ajouter une platitude comme : « Nous faisons tous de notre mieux », mais il se ravisa en songeant que cela paraîtrait d’une banalité affligeante. L’homme assis à côté de lui méritait mieux que des phrases creuses. — Je crois que quelqu’un vous cherche, dit Monte-Cristi en désignant le pied de la colline. — C’est le lieutenant Post. Merci de m’avoir raconté tout ça… euh… Avez-vous un grade ? Colonel, peut-être ? — Je suis Monte-Cristi, simplement. Et je serais heureux que vous m’appeliez Jacques. — Alors appelez-moi David, je vous en prie. — Les responsabilités vous attendent. Quant à moi, il est temps que je retourne auprès de mes hommes. Ils redescendirent de la colline. Valentine remarqua la respiration heurtée du chef guérillero, mais n’eut pas le temps de s’attarder sur ce détail. Post venait à sa rencontre en trottant, sans rien dans son attitude qui pût trahir sa blessure récente ou une prise d’alcool. — Le type aux jambes arquées est de retour, monsieur, annonça-t-il. Et il vous demande. — Lieutenant, « le type aux jambes arquées », comme vous dites, est l’homme qui va nous permettre de rester en vie dans les montagnes. Il s’appelle Cercado, et nous comptons sur lui pour nous amener à San José. — Je ne voulais me montrer désobligeant envers lui, bien sûr. Il a une allure plutôt cocasse, quelles que soient ses qualités par ailleurs. Valentine trouva l’homme « cocasse » qui se désaltérait au puits du village. Il était courtaud, avec une panse bien rebondie, et nu au-dessus de la taille et sous les genoux. Ses cheveux emmêlés recouvraient sa tête, ses épaules et même un peu de son visage. C’était un « guetteur des chemins », et son réseau était le plus étendu de tout le centre d’Hispaniola. — Les nouvelles sont bonnes ? lui dit David. À l’occasion de ses conversations précédentes avec Cercado, il avait appris que le guetteur des chemins rangeait un grand nombre de sujets dans les catégories « bonnes nouvelles » ou « mauvaises nouvelles ». Ainsi, cette vallée appartenait aux « mauvaises nouvelles » à cause des troupes qui y séjournaient sous la supervision d’un officier. Le flanc d’une autre montagne était une « bonne nouvelle » puisque les framboises y abondaient. — Bonnes nouvelles, répondit Cercado. Les soldats des garnisons pensent qu’ils vont être attaqués le long des routes de montagne. Un certain nombre de patrouilles ont été envoyées aux endroits où les Haïtiens se sont rassemblés. Nous pourrions faire traverser les montagnes à des éléphants, ils n’en sauraient rien avant des jours. — Et les réserves de nourriture ? — Il y en aurait beaucoup plus, si vous me laissiez m’aventurer hors de mon réseau personnel. Et cette idée de créer des caches partout – au nord comme au sud des pics – … ces efforts seront inutiles, pour une bonne part. — Dites-leur que si la nourriture n’est pas consommée dans les quatre jours, ils auront le droit de la récupérer. Nous pourrions être obligés de faire un détour, voire demi-tour, et je tiens à disposer de ces réserves. De plus, si l’ennemi finit par avoir vent de leur existence et qu’il en trouve certaines, il en tirera peut-être des conclusions erronées quant à notre destination. Valentine regrettait la période passée à bord du Tonnerre. Sur la canonnière, les problèmes d’approvisionnement en nourriture et en eau potable n’existaient pas, grâce à l’importance des réserves disponibles. Il se retrouvait comme lorsqu’il commandait ses Loups dans les montagnes, à se demander constamment comment et où il parviendrait à assurer la subsistance de ses hommes. — Vous avez fait tout ce que je vous ai demandé, et plus encore. Accordez-vous un bon repas et un peu de sommeil tant que vous en avez l’occasion. Nous lèverons le camp cet après-midi. — Je peux dormir tout en marchant. Je vous retrouverai sur le versant sud du Nalga de Maco, ce soir. Si vous m’entendez tambouriner sur un tronc creux, ça signifiera de mauvaises nouvelles. Revenez sur vos pas. — Je m’en souviendrai. — Mais vous n’entendrez pas de tambour, j’en suis sûr. Nos amis vont provoquer trop de problèmes pour que j’aie à faire du bruit. David se contenta d’un grognement évasif. La colonne avait déjà entamé l’ascension du flanc de la montagne quand ils entendirent les détonations. Quelque effet acoustique généré par les nuages et les collines leur apporta le son assourdi de tirs à l’arme légère et d’explosions plus bruyantes depuis la garnison située au sud, où Bayenne faisait le plus gros vacarme possible. Son assaut feint de la garnison défendant une des vallées qui donnaient accès à Saint-Domingue était crucial pour éloigner les patrouilles éventuelles au nord. L’avant-garde de la colonne était constituée d’Ahn-Kha et de ses Dos Gris. Valentine comptait sur leur présence inattendue pour effrayer ou au moins intimider tout groupe ennemi qui pourrait venir vers eux. Les armes plus lourdes ainsi que les membres d’équipage du Tonnerre et les Marines suivaient, avec Post chargé de s’assurer que le gros de la troupe ne se laisse pas distancer par les Grogs. Puis venaient les Haïtiens, avec les bêtes de somme et un détachement de cavaliers de Monte-Cristi qui sécurisaient les flancs et l’arrière, tout en surveillant l’avant de loin. Monté sur un cheval rouan haïtien, Valentine avançait à la même allure que les fantassins de Monte-Cristi. Un messager arriva en courant de la tête de la colonne. — Mauvaises nouvelles, monsieur. L’avant-garde a rencontré une patrouille. Ils ont échangé des tirs, mais personne n’a été touché. David remercia mentalement Monte-Cristi d’avoir choisi des estafettes qui parlaient un créole compréhensible pour lui. Ainsi, les forces de Saint-Domingue n’étaient pas dupes. Il avait espéré qu’elles se replieraient autour des garnisons pour prévenir une attaque générale. Au lieu de quoi elles sondaient les alentours. Derrière lui, un martèlement de sabots trahit l’arrivée de Monte-Cristi. — Nous sommes déjà repérés, maugréa le Félin. La patrouille envoyée en protection par Bayenne les a ratés. — Nous faisons demi-tour ? Valentine réprima une envie soudaine de jurer. — Ce sont vos hommes, quoi que nous ayons décidé pour ce qui concerne le commandement. Les risques sont plus grands, à présent, mais je suis d’avis de poursuivre. Toutefois ce n’est pas un ordre. Nous pouvons continuer en nous passant d’un certain nombre d’hommes. Formez un détachement d’une cinquantaine de cavaliers, sous les ordres d’un officier capable. Qu’ils se lancent derrière cette patrouille en direction du sud. L’ennemi doit croire que c’est une manœuvre de flanc visant à couper la route de la garnison. Et s’ils parviennent à ce résultat, ce sera encore mieux. — Et s’ils rencontrent des forces ennemies supérieures en nombre ? — Alors ils filent à bride abattue pour rejoindre Bayenne ou tout endroit qu’ils jugeront sûr. Je veux que l’ennemi essuie des pertes, pas nous. — D’accord. Papa Legba a dit que vous étiez un homme à suivre, en dépit de votre jeune âge. Nous continuons. Après une courte halte afin de permettre à Monte-Cristi d’organiser le détachement, ils repartirent. La colonne progressait sans hâte mais avec régularité sur la pente. Le soleil disparut dans une explosion écarlate, puis confia le ciel aux étoiles. L’obscurité compliquait un peu les choses, et Post ordonna des haltes fréquentes afin que la colonne reste groupée. Les guérilleros en profitaient pour manger un peu de leurs rations prévues pour deux jours, mais Valentine laissa Monte-Cristi gérer ce comportement. On lui avait dit que ces hommes préféraient transporter leurs provisions dans leur ventre plutôt que dans leurs sacs. Cercado émergea de la nuit en compagnie de deux garçons maigrelets qu’il présenta comme ses neveux. Ces derniers ne suivaient pas leur oncle pour ce qui était de la coiffure : ils avaient la tête tondue aussi ras qu’un mérinos au printemps. — Nous avons eu quelques problèmes près de la frontière. Une patrouille. — Désolé de l’apprendre, capitaine. Il y a toujours de mauvaises nouvelles en temps de guerre. Toujours. Tu viens de résumer la guerre avec presque autant de concision que Sherman, guetteur des chemins. — Nous suivons le plan initial. Vous avez d’autres proches dans la montagne et de l’autre côté, vers San José ? — Oui ? — Combien sont-ils ? Cercado fronça les sourcils pendant qu’il calculait. — Sans ces créatures du diable, ils seraient soixante-sept. Mon père a eu cinq fils et trois filles, et je suis le deuxième garçon. Mon père et mon frère aîné sont morts tous les deux. Chaque année, les morts sont plus nombreux que ceux qui naissent. Nous ne sommes plus que vingt-neuf, aujourd’hui. Dans dix ans, la famille Cercado n’existera plus, à moins que quelques-uns des enfants en bas âge survivent. Ils nous traquent partout dans les montagnes, et parfois ils nous trouvent. — Pourquoi continuez-vous la lutte ? — Et vous ? Valentine acquiesça devant l’expression féroce de l’homme, et un instant il se sentit avec lui une affinité plus forte que son amitié pour Post, pourtant éprouvée au combat. — Je comprends. Je suis le dernier de mon nom. — Vous êtes encore jeune. Trouvez-vous une femme, faites des enfants, partez loin, pour eux. Il y a d’autres manières de vaincre l’ennemi qu’en le tuant. — C’est ce que mon père a voulu faire. Et je suis le seul survivant de ma famille. — Je vois. Alors vous préférez tuer. C’était un constat, pas une question. David se retourna vers les hommes. — Combien de temps avant que nous soyons en sécurité ? dit-il, songeur Cercado prit l’interrogation dans son sens littéral. — À la vitesse où vous allez ? Quelques heures. Disons cinq, tout au plus. Ensuite vous serez en sécurité, dans la montagne. Ils atteignirent les prairies herbues qui couronnaient le sommet plat des monts. Cette vision rappela à Valentine les montagnes Ouachita érodées par le temps. Ils se trouvaient maintenant très haut, bien plus haut que ne l’était la Citadelle. À cette altitude l’air était frais, même pour Haïti en juin. David fit revenir sa monture vers la colonne et adressa un signe de tête à Monte-Cristi. — Nous nous reposerons ici jusqu’à l’aube, annonça le chef guérillero à ses hommes qui poussèrent des grognements de soulagement et s’assirent sans plus attendre. Il aperçut Post, et Ahn-Kha. Les Grogs arrivés quelques minutes plus tôt s’étaient déjà endormis pêle-mêle, dans un tas de membres et de dos formidables, tels des cochons qui recherchent la chaleur mutuelle dans une porcherie glacée par l’hiver. — Repose-toi, mon David, lui dit le Dos Doré. Je vais monter la garde. — Je reste avec toi. Je pourrai dormir demain, en selle. — Tu commences à boiter. Il en est toujours ainsi quand tu es fatigué. Cesse donc de te prendre pour un spectre, et accorde-toi un peu de repos, rétorqua Ahn-Kha sotto voce, et ses lèvres caoutchouteuses se pincèrent sur une moue accusatrice. — Alors réveille-moi dans deux heures et ce sera à ton tour de dormir un peu. Deux heures, mon vieux, pas plus. — Entendu. Valentine mit pied à terre et essuya la sueur sur le dos et le museau de sa monture. Le temps qu’il l’entrave, lui donne une musette de légumes moulus avec du sucre, et qu’il vérifie le bon état de ses fers, une demi-heure s’était écoulée. Il considéra Ahn-Kha debout sur un rocher, aussi patient qu’un arbre, comme si le rocher lui-même succomberait à la fatigue avant le Dos Doré. Rasséréné, il se coucha au pied de cette statue vivante. — Debout. Tu dors depuis deux heures, dit le Grog en lui piquant le dos avec un des carreaux de son arbalète. Valentine le lui arracha de la main et lui effleura le menton de la pointe avant que le Dos Doré ait eu le temps de réagir. — Merci. Ahn-Kha répondit par un large coup de son pied aux longs orteils, que le Félin esquiva sans peine avant de se redresser. L’obscurité était colorée d’un soupçon de pourpre qui annonçait l’imminence de l’aube. David se rendit compte qu’il était transi. — Allonge-toi. Ma couverture est encore chaude. Avec un grognement, Ahn-Kha enveloppa ce qu’il pouvait de son corps massif. — Merci, mon David. Cet éclaireur, Séra… — Cercado. — Cercado, oui. Il n’a pas fermé l’œil. Il maîtrise l’art du déplacement. Je n’avais encore jamais vu un homme disparaître ainsi entre les rochers. Toi seul es plus silencieux. Mais lui, il pourrait se dissimuler dans l’ombre de sa poche. — À propos de silence…, dit Valentine. Le Grog renifla et ferma les yeux. David observa les plaques évanescentes de brume révélées par l’aube, puis il admira la finition du carreau d’arbalète en attendant que la clarté devienne lumière. La hampe du projectile avait été creusée d’un bout à l’autre de sillons afin de lui assurer une trajectoire rectiligne dans l’air. Les Grogs mettaient une touche artistique dans tout ce qu’ils façonnaient, même un objet destiné à être tiré une seule fois sur l’ennemi. Les bleus et les roses pâles de l’aube révélèrent sa colonne isolée dans un océan calme de brouillard gris. Tout paraissait réduit en taille : les arbres, l’herbe et les fleurs étaient tous plus petits, comme si la nature imitait le paysage limité par le peu de visibilité. Il alla réveiller Monte-Cristi, qui fit de même avec ses officiers. Les soldats se rassemblèrent autour d’une source que leur indiqua leur chef. Un simple filet d’eau s’en écoulait, mais les hommes s’alignèrent comme s’ils s’apprêtaient à entrer aux bains publics. Valentine regretta une seconde de ne pas être l’un d’eux, pour pouvoir échanger des plaisanteries pendant qu’il attendait avec ses camarades. Ses pensées revinrent en arrière, ce qu’elles faisaient récemment avec une fréquence troublante, à ces mois passés sous la couverture d’un Collab sur la côte du golfe. On ne demandait pas aux combattants ordinaires de se travestir avec l’uniforme de leur pire ennemi, de saluer des hommes qu’ils méprisaient, ou d’organiser des balayages plus intenses des îles côtières et des baies afin de capturer des auras pour l’appétit insatiable des Kurians. À l’époque il s’était dit et il avait dit à Duvalier qu’il ne faisait qu’obéir aux ordres, qu’il ne tuait personne tant qu’on ne le prenait pas pour cible. Généralement, ses agresseurs agissaient ainsi parce qu’ils cherchaient à défendre leur famille. La Féline l’avait peut-être cru. Le problème, c’est qu’il ne parvenait pas à s’en convaincre lui-même. Il entendait toujours les braillements des enfants terrorisés quand ses hommes les poussaient avec leur mère dans les enclos, avant qu’ils soient expédiés vers… — Ces brumes sont un coup de chance, dit Cercado depuis un endroit situé de l’autre côté du monde. Si nous faisons mouvement maintenant, nous pouvons retrouver l’abri des arbres avant que le brouillard se dissipe. Les bois s’étendent au bas de cette pente. Valentine réussit à chasser ces souvenirs terribles de son esprit. Pour l’instant. — Bien. Quittons ce promontoire. Il supporta stoïquement l’irritation de divers petits contretemps. Il fallait bien que les hommes ramassent leur équipement et leurs armes. Seules les bêtes de somme étaient déjà prêtes et se régalaient d’herbe en attendant leurs maîtres. Alors que Valentine montait en selle, Post vint vers lui. — Il y a un problème avec les Grogs. David trotta jusqu’à l’avant-garde de la colonne. À grand renfort d’aboiements et de gestes secs, Ahn-Kha houspillait ses éclaireurs, qui étaient manifestement hésitants. — Que se passe-t-il ? Les oreilles de son ami étaient raidies et pointées en avant. — Les imbéciles ! Ils croient que cette brume est empoisonnée. Ils se souviennent des histoires de leurs grands-parents au sujet d’armes chimiques utilisées il y a cinquante ans, et ils refusent d’entrer dans le brouillard. — Post, continuez à faire avancer la colonne sans vous occuper des Grogs pour l’instant, ordonna le Félin. Il tapota le flanc de son cheval avec le carreau qu’il avait conservé. L’animal descendit au trot la pente herbue. — Je vais disparaître dans le brouillard et j’en reviendrai vivant, cria-t-il par-dessus son épaule. Dis-leur que je respire exactement comme eux. La brume se referma sur lui, et le disque naissant du soleil blanchit soudainement à l’horizon. Quand il se repassa cet épisode en pensée, plus tard, Valentine s’en voulut d’avoir oublié tout ce que le vieux Eveready lui avait enseigné sur l’art de l’éclaireur solitaire, lors de sa première année parmi les Loups. Il n’avait pas abaissé ses signes vitaux, et la colère née de ce retard empêcha ses sens de détecter la proximité du Faucheur, jusqu’à ce que celui-ci surgisse de nulle part. La créature voulait un prisonnier et non un cadavre, car elle tua le cheval d’un coup qui défonça le crâne du rouan. L’homme, sa monture et leur agresseur s’écroulèrent au sol. David se retrouva coincé sous le corps du cheval. Le Crâne Noir se reçut souplement sur ses pieds, à côté du Félin. Il pivota sur lui-même, et le pan de sa cape qui pouvait stopper net les balles claqua dans l’air comme un fouet. Valentine voulut dégainer son arme, mais l’ennemi fut plus rapide. Il immobilisa son bras sous son pied, puis fit sauter l’automatique de sa main si vite que les yeux de l’humain ne purent suivre l’enchaînement. David sentit son bras s’engourdir. Le Faucheur s’inclina, passa une main dans le dos de son adversaire et sortit la machette de son étui. Plaqué au sol comme il l’était, l’homme ne pouvait pas plus atteindre la mitraillette accrochée à sa selle que le sommet de la montagne. Les longs doigts de la créature se refermèrent sur son visage. Les ongles pareils aux serres d’un rapace entaillèrent sa joue. Le Crâne le dégagea de sous le cheval en le tirant par la tête. Ses yeux jaunâtres dépourvus de toute émotion fixaient ceux de sa victime. Sa bouche béante rappelait celle d’un masque de théâtre et révélait des crocs noirs et acérés. Il tourna son attention vers le haut de la pente en repérant un mouvement que David ne put que sentir, puis d’un bras il colla sa proie contre sa poitrine et passa l’autre sous les genoux de l’homme, comme le héros qui soulève son aimée. Le Faucheur tourna les talons pour s’élancer. Valentine frappa. En l’arrachant au piège du cheval mort, la créature avait libéré sa main qui tenait toujours le carreau d’arbalète. Il serra la hampe près de la pointe et enfonça celle-ci au creux de l’estomac du monstre. Celui-ci tituba et l’agrippa avec une telle force que Valentine crut son dos sur le point de se briser. Il voulut desserrer l’étreinte mortelle, sans succès. Il ne pouvait plus respirer. Soudain Post se dressa devant eux, barrant le passage avec une pique. David leva le regard vers la face du Faucheur. Sa bouche était ouverte sur une grimace de douleur horrible. Il lâcha sa proie et tomba à genoux. Valentine roula au bas de la pente. Il effectua trois tonneaux complets avant de s’immobiliser. Malgré sa vision floue, il concentra toute son attention sur le Faucheur. Celui-ci avait les yeux révulsés. Post restait aussi immobile qu’une statue, et semblait stupéfié par ce qu’il voyait. Ahn-Kha surgit du brouillard, précédé par son arbalète braquée. Le Grog décrivit un cercle autour de la créature, nota le carreau planté dans son ventre, le bois gonflé là où il était en contact avec la chair de l’avatar. Le Dos Doré rejoignit Valentine sans cesser de tenir l’ennemi en joue. — Blessé, mon David ? Valentine fit « non » de la tête, et frotta doucement son bras droit. — Rien de sérieux. Simple contusion. En réalité son bras lui faisait un mal de chien, mais Ahn-Kha ne se plaignait jamais, en aucune circonstance, alors pourquoi l’aurait-il fait ? — J’ai entendu ton cheval s’écrouler, et j’ai craint pour toi. J’ai armé l’arbalète, parce que je savais que seule une de ces créatures pouvait avoir raison de toi, et je suis venu. Post m’a imité. — Stupide, grommela Valentine en ployant les doigts pour vérifier qu’ils étaient toujours mobiles. — D’avoir quitté la colonne ? — Non, c’était stupide de ma part. Toutes mes excuses, mon ami, je nous ai tous mis en danger simplement parce que j’ai agi sans réfléchir. — Pas d’excuses entre nous. Viens ! Il faut voir comment ce bois-vif tue. Le Grog le remit sur pied sans trop de ménagement. Ils remontèrent la pente. Valentine avait l’impression d’être une version sioux de Richard III, à claudiquer ainsi sans son cheval, avec un bras à demi paralysé. La tête de la colonne apparut dans les brumes qui se dissipaient. Les Grogs et les Haïtiens mêlés pointaient tous leurs armes en contrebas. Valentine examina le Faucheur mort. Figé à genoux, il semblait hurler en direction du soleil levant. — Dis à ton grand ami velu qu’il l’a atteint de plein fouet, dit Monte-Cristi. Un beau tir, assez près du cœur pour le tuer en quelques secondes. — Non, c’était moi, corrigea David. Et je l’ai à peine entaillé. Le bois s’est enfoncé d’un ou deux centimètres dans ses chairs, pas plus. Cette chose a des muscles aussi durs qu’une armure. Valentine repensa à ces « quelques secondes » qui lui avaient paru durer des heures entières, puis il plongea les yeux dans le regard coagulé du Faucheur. Il s’efforça d’imaginer ce que l’avatar avait ressenti quand son cœur s’était solidifié. Le Kurian en liaison avec sa créature avait-il éprouvé la douleur, lui aussi ? Il se surprit à l’espérer, avant d’écarter de son esprit ces spéculations teintées de sadisme. Les hommes gaspilleraient toute la matinée à contempler la statue agenouillée du Crâne Noir s’il ne les faisait pas avancer tout de suite. — Post, que la colonne resserre les rangs. Ahn-Kha, toi et tes Grogs, vous passez à l’arrière. Pendant que les différents groupes prenaient les places indiquées, Valentine récupéra ses armes et ses sacoches de selle. Monte-Cristi lui proposa sa propre monture, mais il déclina l’offre. En pénitence de son imprudence et de sa bêtise, aujourd’hui il irait à pied. Deux pionniers haïtiens détachèrent la selle du rouan mort et l’ajoutèrent au chargement d’une des bêtes de somme. Les Grogs regardaient Valentine tout en murmurant et en désignant le cadavre encore chaud de sa monture. L’un d’eux se pourlécha les babines. Ahn-Kha gronda quelque chose et ils se détournèrent servilement. Le Félin intervint : — Oh, ils peuvent l’équarrir si ça leur chante, tant qu’ils le font rapidement. Et ils devront partager avec tous les hommes qui ont envie d’un steak de cheval. Valentine était accroupi au sommet des collines qui dominaient le dépôt d’armes, lequel était lui-même bâti sur une élévation de terrain en bordure de la ville délabrée de San Juan. Derrière lui, la silhouette dentelée du Pico Duarte paraissait empourprée dans la clarté de l’aube qui baignait l’horizon. En trois jours et deux nuits, sa colonne avait parcouru plus de quatre-vingts kilomètres sur les pistes accidentées de montagne, et elle s’était réduite une nouvelle fois quand il avait envoyé Post couper par la route de la vallée qui menait au nord-ouest de San Juan, à la garnison située à la frontière avec Haïti. Les forces encore sous son commandement n’étaient sans doute pas plus importantes que celles qui défendaient l’arsenal, s’il fallait en croire l’estimation de Cercado. Leur progression s’était déroulée sans ralentissement, même si elle n’avait pas été sans problème, alors qu’ils descendaient des hauteurs en suivant les chemins jalonnés par Cercado et sa famille. Jusqu’à ce qu’ils croisent la route d’un trio de soldats de Saint-Domingue en patrouille de surveillance. Les cavaliers de Monte-Cristi avaient dépisté les éclaireurs ennemis au matin, et la chasse avait connu une fin tragique. Les trois hommes avaient péri lors d’une brève fusillade, après avoir été acculés dans les rochers. Valentine ne cacha pas qu’il était très mécontent de voir perdre des renseignements peut-être vitaux. Pour autant, il n’oublia pas de féliciter les tireurs montés de Monte-Cristi pour leur efficacité. D’une hauteur, il étudia la disposition du dépôt d’armes. Le dépôt d’armes avait plus été conçu pour décourager des voleurs que pour dissuader un assaut en règle, même si à l’intérieur du périmètre de barbelés les bâtiments étaient reliés entre eux par une série de murs et de tours en bois. L’ensemble offrait l’aspect un peu désordonné qui semblait être la règle dans la Zone Kuriane. — Les défenses sont plus solides du côté de la ville, dit Monte-Cristi après avoir approuvé l’estimation formulée par le Félin. Si nous réussissons à franchir les barbelés avant qu’ils se rendent compte de notre présence… — Vous avez remarqué toutes ces niches ? dit David. Les chiens se mettraient à aboyer avant que nous arrivions à quinze mètres des barbelés. — Alors nous rebroussons chemin ? La tentation était forte. Il avait été témoin des effets du bois-vif, de très près et beaucoup plus tôt qu’il ne l’escomptait. Et il n’éprouvait aucune envie de gaspiller la vie des soldats de Monte-Cristi, des hommes qui étaient venus aussi loin aussi vite, jamais sans que la fatigue tempère leur enthousiasme. Valentine ne pouvait pas charger le Tonnerre de tout le bois-vif transportable et laisser Hispaniola dans la situation où il l’avait trouvée. Mais il y avait en jeu plus que le devoir et les ordres. Si les Racines concluaient cette marche forcée par une victoire, ce haut fait de guerre attirerait sans doute d’autres hommes dans leurs rangs. Un raid couronné de succès, sans que les vainqueurs soient ensuite poursuivis comme des lapins apeurés de l’autre côté de la frontière… voilà qui encouragerait les Racines et désorienterait les Kurians de Saint-Domingue. Mais avant tout, il fallait passer à l’action. — Non, nous ne rebroussons pas chemin, décida le Félin. Nous ne pouvons pas les obliger à quitter l’arsenal, et je me refuse à lancer vos hommes dans un assaut qui serait meurtrier pour eux. Nous devrions procéder autrement. — Je ne vois pas comment. — Par des pourparlers. Une heure plus tard Valentine, Ahn-Kha et Cercado descendirent à pied vers la barrière de barbelés. Le Grog tenait à la main un drapeau blanc. David soufflait régulièrement dans un sifflet d’officier pour attirer l’attention de l’adversaire. Derrière eux, les hommes de Monte-Cristi et les Dos Gris passaient rapidement d’un arbre à un autre, pour apparaître dans le plus grand nombre possible d’endroits. Ils se dressaient au sommet d’une élévation de terrain, puis s’abaissaient et se hâtaient dans les hautes herbes pour surgir de nouveau un peu plus loin. On se servit même des cadavres des trois éclaireurs de Saint-Domingue. Ils avaient été calés debout derrière un arbre, avec un fusil en bois coincé entre deux branches formant fourche braqué devant eux. Les Grogs d’Ahn-Kha s’interpellaient sur un vaste demi-cercle face au dépôt d’armes. Leurs voix étranges éveillaient des échos menaçants entre les collines. Le drapeau multicolore de Saint-Domingue flottait en haut du mât, et sa croix blanche était visible de temps à autre, selon l’humeur de la brise. Un petit baraquement était placé devant lui, et un officier portant un chapeau à passement en sortit et les observa. Après avoir appelé quelques soldats à le rejoindre, il se dirigea avec eux vers les barbelés, tout en jetant un coup d’œil à droite et à gauche, pour s’assurer qu’il était bien couvert depuis les miradors. Alors qu’il approchait, une main négligemment posée sur la crosse du pistolet pendu à sa hanche, Valentine ôta la sécurité de sa mitraillette russe. — Traduisez pour moi, s’il vous plaît, Cercado. Mon espagnol n’est sans doute pas suffisant pour ce genre de situation. Le guérillero hocha la tête en signe d’assentiment. — Qui êtes-vous ? leur lança l’officier. — Nous représentons les forces libres d’Hispaniola, répondit Valentine, qui attendit que Cercado traduise avant d’ajouter : Nous ne sommes pas venus vous combattre, mais trouver des amis parmi ceux qui souhaitent s’opposer aux Kurians. Une grande partie d’Haïti s’est libérée de leur joug, et nous proposons à nos frères de ce côté de l’île de se joindre à nous. — Vous avez été battus lors de la bataille sur la frontière, rétorqua l’officier. Vous faites fausse route. Mieux vaudrait que vous vous rendiez à moi, et non l’inverse. — Vos généraux vous disent toujours la vérité ? ironisa David par l’intermédiaire de Cercado. Nous vous donnons une heure pour prendre une décision. Vous n’êtes pas obligés de rejoindre nos rangs, seulement de ne pas vous opposer à nous, et nous ne vous ferons rien. Mais nous préférerions évidemment que vous et vos hommes participiez au soulèvement qui verra Hispaniola débarrassée de ces monstres. — Merci pour vos conditions. Voilà les miennes : je prendrai vos têtes, ou vous aurez la mienne. Il y a un grand nombre d’hommes à San Juan, et d’autres encore viendront pour vous chasser de ces montagnes. Les garnisons sur la frontière tiennent bon. Il y a deux jours encore, ils ont demandé à ce qu’on leur expédie un surplus de munitions. Valentine rassembla ce qu’il savait d’espagnol pour crier : — Et vous avez des nouvelles de ces garnisons depuis, l’ami ? Et ce chargement de munitions, il leur est bien arrivé ? Ou ne serait-il pas plutôt tombé entre nos mains ? L’officier eut une moue crispée, mais sans paraître douter vraiment. — Nous allons occuper le délai d’une heure à nous préparer pour vous recevoir. À votre place, je partirais. N’oubliez pas ce que j’ai dit au sujet des têtes. — Nous n’oublierons pas ! répliqua Cercado sans attendre la réponse de Valentine. David sentait son groupe derrière lui, face à l’officier qui était exactement dans la même situation. Ses hommes échangèrent des murmures dont le Félin ne réussit pas à saisir la teneur, mais le ton semblait empreint d’inquiétude. Il retourna à l’abri de leur ligne de bataille. Il aurait hésité à attaquer cette garnison en alerte même s’il avait disposé des forces qu’il feignait d’avoir. L’adversaire bluffait-il tout autant que lui ? Il marcha de long en large pendant un moment, tandis qu’Ahn-Kha surveillait le dépôt d’armes. — S’ils se préparent à notre assaut, je n’en vois pas beaucoup de preuves, dit le Grog. Les mêmes hommes sont sortis du bâtiment central et y sont retournés à trois reprises. — Ils ont peut-être envoyé une partie de leurs soldats pour renforcer les garnisons avancées. — Ils ont peut-être besoin d’être secoués un peu plus… Le Félin réfléchit. — Il a dit qu’il prendrait nos têtes… Les secouer un peu plus ? Excellente idée, mon vieux. Je pense savoir comment y parvenir. Viens avec moi. Il gravit la pente couverte d’une herbe desséchée par le soleil et qui craquait sous leurs pas. Monte-Cristi se tenait au bord d’un ravin abrupt entaillant profondément le flanc de la colline, et il dirigeait ses hommes qui menaient bruyamment les bêtes de somme délestées de leur chargement dans un sens puis dans l’autre. — Le martèlement des sabots fait un joli vacarme, avec l’écho, vous ne trouvez pas, capitaine ? — Très joli, en effet. Jacques, je pense que les dépouilles de ces trois éclaireurs infortunés que nous avons tués ce matin vont nous être très utiles. J’ai besoin d’un pieu de tente. Y a-t-il un soufflet dans l’équipement du maréchal-ferrant ? — Non, pas de soufflet, ni d’enclume. Mais nous avons des pieux de tente. Monte-Cristi envoya un de ses hommes en chercher un et suivit Valentine et Ahn-Kha qui se dirigeaient vers le bosquet où les corps des éclaireurs étaient disposés comme des tireurs. — Il faut allumer un feu très vif, hors de vue de l’ennemi, dit le Félin. Il regarda les cadavres dont le visage semblait paisible dans la mort. La raideur cadavérique ne tarderait pas à altérer cette expression. Quelques Haïtiens approchèrent, curieux de voir ce qui se préparait. Cercado se joignit au petit groupe. Quand le feu brûla avec violence, Valentine fourra le pieu de tente en son centre, et Ahn-Kha attisa la flambée en soufflant dessus à l’aide d’un des tuyaux en aluminium qui servaient de hampes aux piques. Cercado le remplaça quand le Grog fatigua. Cette ventilation improvisée fit rugir le feu et la pointe du pieu vira bientôt au rouge. David tenait l’autre extrémité dans un morceau de cuir, mais la chaleur était si intense que lorsqu’il cracha sur la pointe le jet de salive s’évapora avant de la toucher. Valentine retourna alors auprès des cadavres et enfonça sans hésiter le pieu dans les orbites de chacun. Il fut récompensé par un grésillement écœurant et la puanteur subite de la chair calcinée. Il entendit les Haïtiens marmonner entre eux quand il dégaina son couteau et trancha les lèvres et les oreilles des morts. Ensuite il ordonna à Ahn-Kha de décapiter les corps avec une hache. Trois coups puissants suffirent au Grog pour s’acquitter de cette tâche sinistre. Son poignard à la main et toujours insatisfait, David considéra les trois têtes grimaçantes de longues secondes, à la recherche de l’inspiration. Le plus effrayant était l’aisance avec laquelle il agissait. Il s’était attendu à éprouver un sentiment de répulsion, mais c’était une sorte d’exaltation sombre qui courait dans ses veines. Il se remémora les écrits de Nietzsche sur la facilité avec laquelle l’homme retombe dans la sauvagerie. L’idée lui vint enfin. Il s’agenouilla et ouvrit le pantalon des uniformes. — Mon David, tu es sûr de ce que tu fais ? dit Ahn-Kha à mi-voix. — Si je dois faire ça, autant aller jusqu’au bout. Il saisit les organes génitaux du premier cadavre dans sa main gauche, les écarta du corps et les trancha d’un coup sec de sa lame. Puis il alla placer son horrible trophée dans la bouche sans lèvres du mort. Monte-Cristi paraissait au bord de la nausée. Un des Haïtiens recula en se signant, mais Cercado s’accroupit et se frotta les mains d’un air guilleret. — Nous ne pouvons pas les déloger de leur position, gronda Valentine. Cette mise en scène peut avoir deux effets : soit elle les rendra fous de rage et ils sortiront pour nous attaquer, soit ils seront épouvantés et ils s’enfuiront. Il paracheva son œuvre en plaçant les trois têtes dans un sac qu’il balança sur son épaule. — Le délai d’une heure est écoulé. Quelqu’un m’accompagne ? Ahn-Kha et Cercado, plus deux ou trois Haïtiens hésitants descendirent la colline derrière lui, sous la protection symbolique du drapeau blanc et des coups de sifflet. Valentine remarqua les fusils braqués sur eux à travers les meurtrières perçant les divers bâtiments ennemis. Dans les miradors, le canon des mitrailleuses suivait leur progression, prêt à cracher un torrent de balles. Valentine parla à l’oreille de Cercado. — Pas plus loin ! cria l’officier commandant l’arsenal. Si vous voulez mourir, vous n’avez qu’à avancer encore ! — Tout à l’heure, vous avez parlé de têtes, l’ami. Tenez ! Ces hommes servaient un Chuchoteur, lequel est maintenant raide mort dans la montagne. Nous viendrons cette nuit pour ceux qui seront encore là. Ahn-Kha prit le sac qu’il lui tendait. Le Dos Doré tournoya sur place comme un lanceur de marteau et projeta le baluchon par-dessus l’écran de barbelés. Le sac retomba avec un bruit sourd devant le mur du dépôt d’armes. Valentine et les autres se dispersèrent aussitôt. Du camp ennemi s’éleva une détonation, puis une seconde. — Aucun respect du drapeau blanc, grinça le Félin à l’adresse de Cercado alors que tous deux se jetaient derrière une ondulation du terrain. Du regard il chercha Ahn-Kha. Celui-ci s’était abrité derrière un arbre. — Vous combattez avec leurs méthodes, commenta Cercado. — Possible. En réalité, je fais ça pour éviter une bataille rangée. Mais si nous devons les affronter, je veux que nous ayons l’avantage psychologique. — Deux coups de feu seulement. Pourquoi si peu ? — Pourquoi, en effet ? Ils attaqueraient juste après le coucher du soleil. Pendant tout l’après-midi et le début de soirée, Valentine laissa les hommes manger et se reposer. Lui attendit, sur le qui-vive. San Juan, comme beaucoup de villes qu’il avait pu observer sur Hispaniola avec ses jumelles, était un patchwork de ruines dues au tremblement de terre, de cabanes au toit en feuilles de bananier, et d’une poignée de bâtiments miraculeusement épargnés. Quelques femmes vinrent à l’entrée du dépôt d’armes, mais on leur en interdit l’accès et elles tournèrent les talons pour parcourir en sens inverse les dix kilomètres de piste jusqu’à San Juan. Les Haïtiens évitaient de croiser son regard quand il passait parmi eux. Le traitement infligé aux cadavres ennemis les avait secoués. Il se dit que leur comportement traduisait le malaise naturel d’individus superstitieux qui avaient vu enfreindre des tabous sociaux. Les cadavres ne pouvaient souffrir, et si un esprit les avait animés, il ne les habitait plus. Leur âme savourait une quiétude éternelle ou hurlait en enfer, il n’en saurait jamais rien. Mais le traitement réservé à ces corps avait peut-être épargné les vies de ces hommes qui maintenant détournaient les yeux de lui quand il leur faisait face. Dans un accès de mauvaise humeur, il envisagea d’offrir aux Dos Gris les dépouilles, pour qu’ils s’en régalent, mais il repoussa aussitôt cette idée macabre. La lune n’était pas encore levée et l’obscurité noyait les contours du dépôt d’armes quand Valentine, Ahn-Kha et ses Grogs passèrent à l’attaque. Ils jetèrent des cuirs sur les barbelés et descellèrent les poteaux de trois mètres qui maintenaient en place la barrière. Les Grogs couvrirent la brèche avec leurs fusils et les arbalètes tandis que les Haïtiens déferlaient à l’intérieur de l’enceinte. Sur un signal de David, les Dos Gris se mirent à ululer à pleins poumons. Les Haïtiens hurlèrent comme des démons enragés tout en fonçant vers les bâtiments ennemis. Pas un seul coup de feu ne fut tiré contre eux. Les hommes de Monte-Cristi prirent d’assaut les remparts de pierre entre les bâtiments. Deux d’entre eux faisaient la courte échelle à un troisième, quand ils n’escaladaient pas individuellement l’obstacle en s’aidant des meurtrières comme prises. La manœuvre connut un certain nombre de cafouillages, mais sans réaction adverse le spectacle des ratages et des chutes fut plus comique que tragique. Haches et poteaux de la barrière de barbelés utilisés comme béliers eurent rapidement raison des portes. Valentine et les Grogs sécurisèrent le périmètre et l’entrée principale, qui était maintenant grande ouverte. Le Félin entendit des cris, le craquement du bois et des exclamations victorieuses au-delà du toit pentu du bâtiment principal. Il fut heureux de découvrir un enclos occupé par des chevaux. Mais en voyant le portail entrouvert, il devina que l’ennemi n’avait abandonné que les animaux boiteux. Alors qu’il flattait l’encolure d’une jument, il perçut le grincement des portes du dépôt qu’on ouvrait toutes grandes. Monte-Cristi et deux soldats hors d’haleine vinrent s’incliner devant lui. — La citadelle de San Juan est à vous, mon capitaine, déclara le chef guérillero en riant à moitié. Sans le moindre coup de feu. La garnison a évacué la place. Il ne reste que quelques occupants. — Envoyez un groupe de vos hommes sur la route, pour qu’ils surveillent la piste. Qu’ils restent à portée de vue de ces bâtiments. Faites passer le mot : je veux que nous puissions nous replier rapidement, et à tout moment. Le signal : trois coups de sifflet rapprochés, et tout le monde vide les lieux. Il y a l’électricité, ici ? — Non. Seulement des lampes à huile. — Assurez-vous que personne n’approche la réserve d’explosifs avec une de ces lampes. Valentine laissa la garde de l’entrée du camp à Ahn-Kha et pénétra dans l’enceinte de la garnison. L’officier gisait là, sur le sol, pieds et poings liés, et deux de ses anciens subordonnés tenaient les cordes qui l’entravaient. Assise sur le petit perron d’un bâtiment, une vieille femme de ménage fumait une cigarette roulée avec du papier journal et suivait le déroulement des événements d’un œil blasé. Deux Haïtiens frappèrent l’officier avec la crosse de leurs fusils. — Arrêtez ça ! s’écria Valentine. Un autre guérillero s’accroupit devant le prisonnier et tira sur ses liens en ricanant. — Arrêtez ça, j’ai dit ! Le Félin posa la main sur son pistolet. Les hommes reculèrent peureusement, comme des enfants pris en faute. — Nous vous rejoignons, nous vous rejoignons ! lança un des anciens soldats de Saint-Domingue qui tenait une des cordes. Regardez, nous combattons les Capos. Valentine dévisagea ces nouvelles recrues. Probablement de mauvais soldats quand ils étaient sous les ordres des Kurians, qui ne se montreraient certainement pas plus valeureux au service de la Cause. Mais il devait se contenter de ce que les circonstances lui proposaient. — Merci… Et maintenant, détachez-le, dit-il dans son meilleur espagnol. Les renégats le regardèrent avec ahurissement, soit parce qu’ils ne comprenaient pas pourquoi il voulait libérer un ennemi, soit parce que son accent était vraiment très mauvais. Il dégaina son couteau et fit un pas vers eux. Ils lâchèrent précipitamment les cordes. Il se rendit alors compte qu’il arborait un rictus menaçant. Il se reprit et s’accroupit à côté de l’officier. — Mes yeux ! Pour l’amour de Dieu, ne me brûlez pas les yeux ! implora l’homme. — Je ne vous ferai aucun mal, dit Valentine d’un ton qu’il voulait rassurant. Est-ce que vous nous avez laissé des surprises… des pièges ? — Non. Non, monsieur. — Vous resterez dans ces bâtiments jusqu’à ce que nous nous en soyons assurés. Si vous dites vrai, vous pourrez partir. Il se tourna vers Monte-Cristi. — Jacques, mettez-le sous bonne garde. Et pas de torture. Seigneur, j’ai la gorge sèche. Il n’y a pas un puits ici ? — Entre les baraquements et la maison où logeait notre ami. — Voyez si vous pouvez trouver des charrettes, attelées ou à bras. J’ai vu un chariot dans l’enclos. Commencez par là. Ensuite chargez. Équipements médicaux et machines-outils en priorité, ensuite les outils, les armes de bonne qualité, et pour finir les munitions. Apportez la meilleure charrette que vous trouverez devant la porte principale. Entassez-y tous les explosifs disponibles ici. Pas de nitroglycérine, je ne veux pas courir de risques inutiles. La dynamite serait l’idéal, si les bâtons n’ont pas suinté. Rien de plus lourd qu’une grenade ou un petit obus de mortier. Les gros obus et la nitro, s’il y en a, serviront à raser cet endroit, mais plus tard. Ensuite nous nous intéresserons à la nourriture. Valentine se rendit au puits. Après avoir bu à satiété, il pénétra dans le baraquement réservé aux officiers. Il examina d’abord la radio. On l’avait mise hors d’usage, et le tableau accroché au mur à côté d’elle était vierge de toute note. Il se demandait combien de temps Bayenne et les autres guérilleros haïtiens pourraient faire croire qu’ils attaquaient les garnisons au nord-ouest. En ce moment même, les Kurians se mobilisaient peut-être. Il prit une des lampes à huile et visita les chambres. Apparemment, trois officiers se partageaient ces quartiers. Étrange qu’ils n’en aient vu qu’un. Et rien d’étonnant donc que l’homme semble tourmenté et ses troupes sur les nerfs. Il fracassa la serrure des casiers jusqu’à ce qu’il tombe sur une réserve de cigares. Il entendit quelqu’un d’autre qui fouillait le mess et aperçut Cercado occupé à fouiner dans le meuble servant de bar. Quand le guetteur des chemins eut la certitude qu’il ne contenait pas d’alcool, David requit ses services d’interprète. Ils sortirent ensemble du bâtiment et retournèrent auprès de l’officier. Le prisonnier buvait une tasse d’eau que la femme de ménage lui avait apportée. Valentine lui offrit un cigare et du feu. — Maintenant que les choses désagréables sont terminées, nos rapports seront plus faciles, déclara-t-il par la voix de Cercado. L’homme tira sur le cigare et leva vers le Félin un regard étréci par la méfiance. — Vous n’avez rien à vous reprocher, lui fit transmettre David. Avec les troubles que vous avez à gérer sur la frontière et ailleurs, nous nous doutions que vous n’auriez qu’une poignée de soldats ici. — Des soldats ! siffla l’officier avec dégoût. Quels soldats ? On ne m’a laissé que les idiots et les incapables. Moi dont le père a participé à la prise de Monte Plata, on m’a confié les imbéciles et les lâches. — Je comprends votre amertume. C’est un peu la même chose pour moi. Ces Haïtiens, ils paraissent redoutables, mais ils sont à peine plus efficaces que des animaux. Je crois qu’un cheval a plus de bon sens que n’importe lequel d’entre eux. — Les miens ont complètement perdu le peu de bon sens qu’ils avaient quand ils ont vu les restes de ces éclaireurs. — Bien sûr : vos meilleurs éléments partis, que pouviez-vous faire ? — Oui, d’abord ils ont rappelé la milice pour qu’elle participe à l’assaut sur Lago Enriquilo. Il est temps que nous reprenions cet endroit aux Kurians d’Haïti. Certains de mes sous-officiers les ont accompagnés. Ensuite, quand vos mouvements de guérilla ont commencé à créer des ennuis sur la frontière, nos Capos ont ordonné que tous les hommes disponibles soient envoyés en renfort dans les garnisons menacées. Sinon, vous ne seriez pas assis là. — Aucun doute. Les hasards de la guerre, monsieur. Juste le temps d’avoir confirmation que vous m’avez dit la vérité sur l’absence de pièges, et vous verrez que je tiens parole : vous serez libéré. Je suppose que ce serait aller trop loin que d’espérer votre ralliement à notre cause ? — Évidemment. Vous finirez traqués et vaincus. Valentine eut un fin sourire. — Nous verrons bien. D’un mouvement de menton, il enjoignit à Cercado de le suivre. Dès qu’ils furent assez loin pour ne pas être entendus, le Félin fit halte. — Cet endroit, Lago Enriquilo, c’est bien au sud-ouest, dans une autre vallée, non ? — Je ne suis pas trop au courant. Je sais simplement que c’est une île au milieu d’un lac, sur la route qui mène à Port-au-Prince. Les Kurians d’ici ont déjà eu quelques démêlés avec ceux de là-bas. Cette île est fortifiée, avec des canons qui couvrent les routes dans la vallée. Monte-Cristi apparut dans la cour. Il lança quelques ordres à ses troupes, puis vint vers les deux hommes. — Le butin est maigre, je le crains. Pour les outils, ce n’est pas trop mal, mais il n’y a pas beaucoup d’armes. Un peu d’explosifs et de munitions. — C’est décevant, mais nous pourrons nous déplacer plus vite, dit Valentine. Pouvons-nous être partis pour le lever du soleil ? — Et même avant. Les hommes cherchent de quoi manger, à présent, mais jusqu’ici ils n’ont pas trouvé grand-chose qu’on puisse emporter. — Si c’est la pire malchance que nous devons rencontrer pendant ce voyage, je ne me plains pas, déclara David. Nous pouvons créer des ennuis derrière cette armée kuriane en partant. Monte-Cristi acquiesça. Il était pâle, et visiblement las. Le Félin allait lui conseiller de prendre un peu de repos quand un appel venu de l’entrée principale les fit monter au sommet des remparts. Un éclaireur entra au pas de course dans l’enceinte de l’arsenal. — Des bruits de moteur qui remontent la route, monsieur. J’ai aussi aperçu la lumière de phares. Trois camions avançaient en cahotant sur la route défoncée de San Juan, à en juger par les pinceaux lumineux. — Ahn-Kha, appela David, dis aux Grogs de se cacher. (Puis, à Monte-Cristi :) Bon sang, nous aurions dû prévoir quelqu’un en uniforme. Où sont passées nos nouvelles « recrues » ? — Trop tard pour les retrouver. Valentine avait maintenant une vue plus nette des camions. Ils étaient d’un modèle dérivé du deux-tonnes militaire qui avait constitué l’épine dorsale des armées de l’Ancien Monde depuis les années 1940. Ceux-là étaient tellement déglingués qu’ils avaient peut-être servi du temps de Patton. Les panneaux de métal avaient été remplacés par de la toile tendue sur des cadres en bambou, les phares par des lampes à huile accrochées à l’avant et sur les côtés du véhicule, comme sur un attelage du xixe siècle. Chacun était pourtant équipé de pneus tout-terrain en excellent état, avec des unités de rechange : les hévéas étaient nombreux sur l’île. De son poste en haut du mur, Valentine agita un bras, en espérant qu’il ne serait qu’une silhouette pour les arrivants. — Ne tirez pas ! Surtout, ne tirez pas ! dit-il aux hommes qui se massaient au pied des remparts et près de l’entrée. Nous aurons besoin de ces camions. Laissez tous leurs occupants descendre. Jacques, faites passer la consigne. Il remarqua un Haïtien qui avait épaulé son fusil et visait la portière passager du premier véhicule, laquelle était en fait une plaque d’aluminium rouillé percée d’une petite fenêtre triangulaire. — Baissez cette arme ! lui ordonna-t-il. Personne ne tire avant moi ! Personne ne tire ! Le conducteur du premier camion sauta hors de la cabine sans même un coup d’œil pour l’homme assis à côté de lui. Il ouvrit la bouche, débita un flot de paroles en espagnol puis se jeta au sol où il resta immobile, postérieur relevé et mains croisées sur la tête. À l’arrière, sur le plateau, des visages se tournèrent vers le camp. — Je n’ai pas compris, avoua Valentine. — Le chauffeur a crié : « Tirez, ce sont des Haïtiens », résuma Monte-Cristi en levant son pistolet. — Attendez ! tonna David en français. Ne tirez pas ! Une silhouette familière sauta de la cabine du premier camion. — Je t’avais pourtant dit de ne pas jouer au héros, dit l’homme. Il gratifia le derrière du conducteur d’un coup de pied vigoureux. Puis le lieutenant Post tourna un visage souriant vers les remparts. — Eh, ne me dites pas que j’arrive encore après les réjouissances ? Post semblait aussi exténué que Monte-Cristi, et Valentine prit la décision d’accorder à tous deux heures de sommeil par rotation pendant qu’on chargeait les camions et les autres véhicules. Le chef guérillero et ses hommes s’occupèrent des quelques animaux capables de tirer un chargement pendant que le Félin s’entretenait avec Post. — Nous avons trouvé la route assez facilement, monsieur, dit ce dernier. Elle est envahie par la végétation et les coulées de boue, sans parler de son état pitoyable… Les points où tendre en embuscade ne manquaient pas. Nous avons laissé passer un ou deux cavaliers, puis ces camions sont arrivés à toute vitesse. Ils venaient de la garnison frontalière. J’aurais préféré qu’ils soient en charge, mais je me suis dit que vous les accepteriez, même s’ils sont à vide, alors nous avons attaqué ces trois-là. Il n’y avait quasiment pas d’escorte, seulement quelques cavaliers. Les gars se sont déchaînés avec les mitrailleuses, et tous les chevaux ont été touchés. J’ai dû en achever trois d’une balle. J’ai détesté ça. Je ne sais pas ce qu’il y a de pire, entre des femmes qui hurlent et des chevaux qui hennissent. Nous avons dégagé la route des corps, bandé les blessés de notre mieux pendant le temps qu’il a fallu pour faire effectuer un demi-tour aux bahuts et nous organiser un peu, et puis nous avons roulé jusqu’ici. Je crois que nous n’avons passé la troisième qu’une seule fois. En première, ces camions vont au pas, en seconde… disons qu’ils pressent le pas. Un seul poste de contrôle à l’extérieur de San Juan, et il était désert. J’ignore si l’ennemi sait que ces camions se dirigeaient vers ce dépôt. — Des victimes de notre côté ? — Aucune, sauf si vous prenez en compte la dysenterie. Certains des gars ont souffert d’un mal de ventre carabiné après avoir mangé les rations des soldats de Saint-Domingue. À moins qu’ils aient bu l’huile des lampes. Ce gamin de la famille Cercado, il connaissait chaque virage de la route, il faut bien le reconnaître. Vous savez, nous pourrions faire pire que donner les armes que nous avons trouvées aux guetteurs des chemins. Valentine hocha la tête. — Nous avons eu de la chance, tous les deux. — D’après ce que le gosse m’a raconté, le mécontentement est général sur l’île. Si certains des paysans du coin pouvaient seulement disposer de fusils et de mortiers en nombre suffisant… — C’est la première chose que je dirai à ma hiérarchie dès que je serai de retour dans le Territoire Libre d’Ozark, mon ami. Allez vous reposer un peu. Trouvez-vous un matelas, et faites connaissance. — À vos ordres, monsieur, dit Post qui passa la langue sur ses lèvres gercées à la vue du puits. Le reste de la nuit fut pour Valentine une plongée dans la malédiction de Babel. Il se retrouva à donner des ordres en français, en anglais et en espagnol pour expliquer exactement ce qu’il voulait, le tout avec force gesticulations et une envie constante de jurer. Il dut empêcher des hommes de charger des armes qui devaient simplement être transportées, et à l’inverse leur dire de ne pas empiler les leurs à l’arrière des camions. Des groupes s’occupèrent en prenant des vivres dans un véhicule pour aller les déposer dans un autre, tandis que certains de leurs camarades, après avoir effectué trois allers-retours entre le dépôt et les véhicules, décidaient qu’ils en avaient assez fait et rampaient sous les charrettes et les camions pour dormir. D’autres allumèrent leur cigare en grattant des allumettes contre le flanc du camion transportant les explosifs, allumettes qu’ils jetaient ensuite dans la sciure servant à caler les caisses de dynamite. Quelques hommes d’équipage du Tonnerre et des Marines travaillaient en titubant, ivres du rhum dont ils avaient empli leurs gourdes, puis ils s’effondraient dans un coin, inconscients, ou bien tombaient à quatre pattes pour vomir. Il surprit les déserteurs de Saint-Domingue qui s’empiffraient de chocolat et faillit les choisir pour faire un exemple. Finalement il les confia à la garde d’Ahn-Kha. Après avoir vu leur nouveau supérieur relever un Grog endormi en le tirant par une oreille qu’il lui arracha presque, ils se mirent au travail avec beaucoup de sérieux. Valentine tenta de se consoler en se disant qu’il avait connu des expéditions encore plus désorganisées dans la Zone Kuriane. Malgré tout, le dépôt d’armes était vide et les camions chargés quand le soleil se leva. Derrière une avant-garde de cavaliers venait le « camion d’assaut » de Post, avec son plateau bordé de sacs de sable empilés et armé des mitrailleuses prélevées sur le Tonnerre. Suivaient les deux autres camions à l’arrière desquels s’entassaient les vivres et les réserves d’eau, puis des charrettes tirées par des chevaux, et enfin les bêtes de somme, bien moins chargées que lorsqu’elles avaient franchi la Cordillera Central. Les moteurs diesels se mirent à hoqueter bruyamment. Tout le monde ne pouvait pas monter sur un des véhicules, et le convoi devrait avancer au pas, mais les hommes qui iraient à pied auraient le privilège rare de ne porter que leur arme et leurs munitions. Valentine prit place dans le troisième camion, celui où l’on avait rangé les explosifs et que conduisait le chauffeur le plus expérimenté, un des mécanos du Tonnerre. C’était un Asiatique chauve, assez âgé, affublé d’un sobriquet digne d’un western caricatural : Handy Six-Coups. — En fait c’est Hardy, et mon vrai nom de famille, c’est Chen, expliqua-t-il quand Valentine le questionna à ce sujet. Le Félin l’avait toujours connu comme étant simplement « Handy », jusqu’à ce qu’il s’installe dans les sangles entrecroisées qui remplaçaient le siège passager dans la cabine du camion. Ils bavardèrent pendant que les véhicules démarraient lentement et franchissaient le portail à vitesse très réduite. — Mon père trimballait quatre pistolets sur lui, où qu’il aille. Il disait qu’il était un « pistolero du volant », en référence aux vieux romans de cow-boys. Chauffeur de poids lourd dans l’ancien temps, sur le trajet Mobile-Birmingham, et il a même roulé pour les Kurians, après. Moi, j’avais envie d’un peu plus de variété, alors j’ai choisi la mer. J’ai fini sur le Tonnerre, et on allait de Galveston jusqu’à la côte de Floride une fois par mois, à peu près. — Vous connaissez Galveston ? dit David. J’y suis passé, mais je n’ai jamais eu l’occasion de descendre à terre. — J’y ai séjourné un temps, après que le vieux Darcy Arthur a fait naufrage pendant une tempête, et j’ai vécu dans les rues quelques mois. On grandit vite, sous leur règne. — Qu’est-il advenu du père Six-Coups ? — Je ne l’ai jamais su. Je suis revenu à la maison une fois, quand j’avais un peu plus de vingt ans. La baraque était déserte. Pas un mot d’explication, rien. Les voisins n’ont pas pu ou pas voulu me dire quoi que ce soit. C’est mauvais de ne pas savoir. Pire que de savoir ? se demanda Valentine. Au moins Six-Coups pouvait imaginer un avenir à son père. David gardait le souvenir terrible d’un corbeau picorant le trou à l’arrière du crâne de son père, les cadavres de ses frères et de sa sœur, celui de sa mère violée… Deux kilomètres après être sorti du dépôt d’armes, le convoi fit halte. Post et deux marins descendaient la route au trot. Des volutes de fumée s’élevaient déjà de l’arsenal. — Quand ça va atteindre cette poudre noire…, murmura Six-Coups. Post arriva au niveau du camion de Valentine. — Nous avons encore une trentaine de minutes, monsieur, dit le lieutenant. Je ne voulais pas que nous soyons pris dans l’explosion. — Relâchez notre prisonnier. Il ne peut plus rien changer, maintenant. Post acquiesça et alla à la rencontre des deux Haïtiens qui escortaient l’officier captif. Ils tranchèrent ses liens. L’homme tourna un visage blafard vers le camp qu’il commandait encore la veille. David descendit de son camion. — Nous cherchons des hommes de qualité, monsieur, dit-il en espagnol. L’émotion lui conférait suffisamment d’éloquence pour manier le peu de vocabulaire appris. — Moi aussi, j’ai servi les Kurians pendant un temps. Mais à présent je suis avec ceux qui leur résistent. Ce n’est pas une cause perdue, ni la mort assurée. L’allusion à son allégeance aux Kurians n’était pas la stricte vérité, mais il estima que cette mention pouvait aider à faire pencher la balance dans le bon sens. — Non, répondit l’autre, j’ai juré de les servir. Et ils détiennent ma sœur à Saint-Domingue. Tout ce que je vous demande, c’est un pistolet avec une seule balle. — Ce n’est pas la bonne manière…, commença David. L’homme se jeta sur lui. Valentine fit un pas de côté, avança un pied dans un sens, une main dans l’autre, et l’officier s’étala de tout son long dans la poussière. Un Haïtien braqua son fusil. — Non. Ligotez-le de nouveau. Il vient avec nous, dit le Félin en français. (Puis, en espagnol à l’officier :) Désolé, je ne vous laisserai pas vous suicider. Quand ils crurent que David ne pouvait plus les entendre, certains des Haïtiens pestèrent contre le fait qu’un prisonnier allait être transporté dans un véhicule alors qu’eux devraient marcher. Valentine ne leur en tint pas rigueur. Les soldats qui ne se plaignaient pas pensaient à autre chose, leurs peurs par exemple. Les camions démarrèrent, les hommes qui s’étaient assis se mirent debout, et la colonne repartit. Ils rattrapèrent les premiers traînards alors qu’ils allaient emprunter un pont au sud de San Juan. Il y eut une escarmouche dans les environs. Les cavaliers de Monte-Cristi filèrent après que quelques sentinelles eurent pris la colonne pour cible. Quand Post déclara qu’il n’y avait plus de danger et qu’on pouvait traverser, Valentine ordonna à ses hommes de quitter leur position de combat pour reprendre la formation de marche. David accompagna l’arrière-garde lorsqu’ils avancèrent vers le sud. Il avait entendu des cavaliers quelque part à l’est, et il n’aurait pu dire si c’étaient des éclaireurs de Monte-Cristi ou de Saint-Domingue. Il aperçut six ou sept personnes vêtues de hardes, baluchon sur l’épaule ou à la main, qui s’étaient mises à les suivre. Il questionna un des lieutenants de Monte-Cristi : — Qui sont ces gens ? — Aucune idée, répondit le guérillero. Les premiers ont commencé à nous suivre à l’extérieur de San Juan. Il y en a un ou deux de plus, maintenant. — Prévenez-moi s’ils tentent de rattraper la colonne. Je ne veux pas que l’un d’eux balance une grenade sur le camion qui transporte les explosifs. Monte-Cristi vint le retrouver à l’arrière. — Nous avons rencontré quelques soldats affectés à une des plantations de canne à sucre. Mes cavaliers en ont coincé un. — Est-ce qu’ils lui ont débité notre petite histoire avant de le laisser partir ? — Oui, mon capitaine. Il doit encore courir pour aller raconter que nous marchons sur Saint-Domingue. Mais avec l’idée que nous sommes beaucoup plus nombreux qu’en réalité… — Nous sommes bien forcés de jouer le rôle de… Cette situation me fait penser à un lézard. Le nom de l’espèce m’échappe, mais je sais qu’elle vit en Australie. En cas de menace, il déploie les replis de peau autour de son cou, un peu comme un parapluie, il ouvre la gueule et charge sur ses pattes arrière. Cette bestiole serait bien incapable de vaincre plus fort qu’un insecte, mais son aspect agressif fait réfléchir à deux fois un prédateur éventuel… « Lézard à collerette », c’est ainsi qu’on l’appelle, ça me revient, maintenant. Il faut que nous adoptions la même tactique, que nous donnions l’impression que nous chargeons, que nous sommes réellement décidés à foncer. — Vous vous intéressez à des sujets singuliers, dit Monte-Cristi. — Après la disparition de mes parents, j’ai été élevé par un professeur, dit Valentine. Je vivais dans sa bibliothèque. Vous avez parlé de la milice. D’où venaient les soldats ? — Une plantation de canne à sucre. D’après ce que j’ai entendu, elle est de grande taille. Cette route y mène tout droit, nous y serons bientôt. — Bien. J’ai entendu parler de ces exploitations, et j’aimerais en voir une. Durant les années passées à sillonner en tous sens la Zone Kuriane, David avait vu quantité de camps de travail. Pourtant les pires installations rencontrées dans ces terres familières n’étaient que l’ombre de ce qu’il découvrit au bord du Yaque del Sure. Dans le Nord, la cruauté des Kurians suivait une certaine logique. Généralement, quand l’heure était venue de tuer, c’était pendant la nuit et les Faucheurs s’en chargeaient, loin de tout regard humain. Ils ne prélevaient que certaines auras, et si possible n’en gaspillaient aucune car elles étaient trop précieuses pour les Kurians concernés. Peut-être cette vallée verdoyante où ils s’étaient engagés était-elle mal contrôlée, à moins que la fécondité des habitants de l’île soit telle que les auras étaient en suroffre. Quelle que soit la raison, la mort faisait manifestement des heures supplémentaires dans ce coin de Saint-Domingue. Les arbres morts et dépouillés qui bordaient la route leur présentèrent les premières horreurs. Valentine vit des cadavres, certains en décomposition et couverts de mouches, attachés aux troncs. Au-dessus de ces suppliciés des crânes blanchis avaient été coincés dans des sortes de nids composés de fines branches tressées. Certaines de ces branches avaient poussé à travers ou autour des crânes, les éclatant ou les incorporant à l’ensemble. Le regard de David fut aimanté par celui d’une victime encore vivante. Son corps d’athlète avait saigné tant les liens étaient serrés sur son torse. L’homme pleurait, mais il n’avait plus de larmes. Les mouches s’agglutinaient sur ses plaies à vif. Des corbeaux et des vautours se régalaient de ce qui restait du pauvre bougre suspendu à sa gauche, et il ne restait plus que la moitié inférieure du condamné à sa droite. Les Haïtiens eurent le bon réflexe et n’attendirent pas les ordres. Les camions stoppèrent et les hommes quittèrent leur place dans la colonne pour se précipiter, couteau au poing, afin de détacher les condamnés encore vivants. D’un coup de pied David écarta un vautour gavé et il marcha jusqu’à l’embranchement du chemin qui menait à l’unité de production. Le rapace criailla tout en traînant son corps boursouflé vers le fossé qui longeait la route principale. Il fit halte à l’ombre d’un panneau peint en blanc sur lequel était inscrit « AZUCÁR D VARGAS ». Le mot espagnol signifiant « sucre » était écaillé, mais sous les lettres « VARGAS » tracées au pochoir on discernait de nombreuses couches d’apprêt déjà ancien. Valentine scruta l’extrémité du chemin flanqué de champs de canne à sucre. Un groupe de bâtiments en bois était visible entre les deux parties d’une haute palissade de bambous. Il supposa que c’étaient là les dortoirs séparés pour les hommes et les femmes employés sur l’exploitation. Le chemin légèrement surélevé permettait d’englober du regard la surface des champs de canne à sucre qui se déployaient sur des kilomètres. Abandonnés près des portes de l’établissement, comme des détritus jetés sur le bas-côté d’une autoroute, d’autres corps formaient un amas d’os et de tendons. Valentine vit un rat se faufiler sous ce charnier à ciel ouvert. Ahn-Kha apparut à sa droite, montrant une fois de plus son don étrange pour savoir quand son ami souhaitait l’avoir auprès de lui. — J’aperçois un camion, là-bas, dit le Félin. Rassemble tes Grogs, et dis à Post de faire la même chose avec ses Marines. On prend tout ce dont on peut avoir besoin, animaux, armes, le bahut s’il est en état, et un peu de sucre. Nous allons réduire cet endroit en cendres. Quiconque porte une arme ou un fouet est abattu sans sommation. Valentine fit demi-tour et alla jusqu’au camion de bataille de Post. Le lieutenant aidait un de ses hommes à transporter un des ouvriers de la plantation à l’ombre. — Will, nous allons incendier cette exploitation. David songea à Duvalier et à ses diverses prouesses de pyromane dans la ZK. Elle avait raison. Seul le feu pouvait nettoyer l’atmosphère de certaines atrocités. Cette plantation entrait dans la catégorie. — Je veux qu’après notre départ on ait l’impression que cette plantation n’a jamais existé. Qu’il ne reste que le sol nu, et rien d’autre. C’est bien compris ? Post fourra une gourde dans les mains de l’homme tout juste secouru, puis il se redressa, mâchoires crispées, empestant le sang et le pus du péon qui avaient éclaboussé sa chemise. — Compris, monsieur. Les membres d’équipage du Tonnerre et les Marines vérifièrent leurs armes. Valentine fit de même avec son PPD. Il grimpa sur le pare-chocs avant et s’agrippa d’une main au logo allemand serti sur la calandre. Le chauffeur fit gronder le moteur et tourna le véhicule en direction du chemin de l’exploitation. Le camion fonça dans un nuage de poussière. Une ou deux personnes armées de fusils apparurent sur le seuil du bâtiment principal. C’était une maison en briques à un étage entourée d’une large véranda. La mitrailleuse de Post cracha une rafale, et les hommes là-bas se mirent à courir. Les tirs précis des fusils les couchèrent au sol, et leur chute brutale souleva un brouillard éphémère de poussière. Le camion freina brutalement devant la façade. Valentine lâcha prise et laissa le dernier mouvement du vieux Benz le propulser en avant. Il se reçut souplement et suivit le canon de son arme qui repoussa les deux battants de la porte d’entrée. Un homme portant le même uniforme que ceux vus à San Juan se tenait devant une fenêtre sans vitre et regardait fixement les arrivants qui sautaient du camion. Il tendit les mains devant lui, paumes ouvertes à la verticale, comme si par ce seul geste il comptait arrêter les envahisseurs. — Qué ? réussit-il à articuler avant que David le réduise au silence d’une rafale de PPD. Ce terrible frisson d’excitation qu’il connaissait trop bien le parcourut quand il sentit l’odeur de la cordite et celle du sang. Il se rua dans la cuisine pour vérifier l’issue arrière. La porte était ouverte. Au-dehors une femme en guenilles s’enfuyait, un bébé dans les bras, un gamin nu courant à côté d’elle. Il les ignora. Il traversa sans s’arrêter une salle à manger déserte et passa dans une autre pièce. Un ventilateur électrique tournoyait au plafond, à la verticale d’un bureau encombré de papiers. Une des deux fenêtres était fermée et aveuglée par des volets, l’autre béait. Il regarda autour de lui, remarqua la vitre brisée du râtelier d’armes et le support vide entre deux autres fusils. La personne qui occupait ce bureau un moment plus tôt n’avait pas eu le temps de se servir de la clé. Ni de se chausser, à en croire la paire de bottes d’un modèle militaire près de la porte. Valentine s’écarta de la fenêtre pour ne pas offrir une cible facile à un éventuel tireur. De l’extérieur lui parvinrent les ululements des Grogs mêlés aux craquements des portes et des cloisons en bois qu’on défonçait. Il retourna sous la véranda de façade. Post avait mis les Marines en couverture des Grogs qui investissaient les baraquements. Les Haïtiens, quant à eux, s’étaient postés aux portes du camp de travailleurs et en détruisaient l’enceinte en bambou à l’aide de haches et de leviers. Les hommes du Tonnerre restaient autour du camion d’assaut et braquaient leurs armes sur les bâtiments inoccupés. Une détonation ou deux s’élevèrent dans les champs de canne à sucre, mais sans causer aucun dommage. — Voyez s’il y a des animaux dans les étables, lança-t-il à Post. La vue des corps en uniforme étendus ici et là transforma sa soif de sang en écœurement. Pour le système kurian. Pour lui-même. Une heure plus tard la plantation était la proie des flammes, et Valentine avait écopé de la charge supplémentaire d’une centaine de personnes. Avant de tout incendier il leur avait livré tout ce que pouvaient renfermer les différents bâtiments, baraquements, maison principale, entrepôts, afin qu’elles puissent emporter ce qu’elles voulaient. Le problème était que les anciens esclaves chargés de ce butin inespéré s’entêtaient à suivre son convoi. Quand ils établirent un campement pour la nuit, toujours en bordure de la rivière qui descendait de la Cordillera Central, Valentine évalua la foule derrière sa colonne à plusieurs centaines d’individus. Certains de ces réfugiés allaient en emmenant des cochons et des chèvres, ou tiraient des mulets qui servaient de montures aux enfants et aux vieillards. Il trouva Cercado qui faisait chauffer des haricots au riz sur le radiateur du camion d’assaut. — La journée a été bonne, dit entre deux bouchées l’homme aux jambes arquées. — Mais nous avons ramassé un tas d’errants. — Qui pourrait leur en vouloir de nous suivre ? — S’il vous plaît, allez les voir. Découvrez ce qu’ils comptent faire. Dites-leur… dites-leur que nous allons à la bataille, et que vous avez besoin de tous les hommes jeunes capables de manier une machette ou un fusil. — Allons, vous ne parlez pas sérieusement, hein, capitaine ? M’étonnerait qu’un seul d’entre eux sache différencier la crosse du canon d’un fusil. Ils s’en serviraient comme d’un gourdin. — Peut-être bien. Mais si ça continue, quand nous atteindrons Puerto Viejo ils seront des milliers derrière nous. Ce serait… — … regrettable, termina Cercado. — D’accord avec vous. Allez quand même leur parler, pour savoir ce qu’ils ont l’intention de faire. Cercado cracha devant ses pieds. — Ça, je peux déjà vous le dire. Ils veulent fuir l’île. — Alors faites-leur savoir que c’est impossible. S’ils veulent se libérer du joug des Kurians, ils devront obtenir ce résultat par eux-mêmes. Je ne suis pas Moïse. Je ne peux pas mener tout un peuple hors d’Égypte. Le jour suivant, la caravane qui progressait lentement vers le sud-ouest fut dépassée en nombre par ceux qui la suivaient. Ils ne sollicitaient jamais les soldats, même si Valentine soupçonnait ses hommes de traîner intentionnellement pour leur distribuer vivres et eau douce, particulièrement aux enfants. Si ses soldats atteignaient la côte, ce serait avec le ventre vide et la ceinture plus serrée d’un cran. Le seul aspect positif de la situation était qu’à distance ses forces et la marée humaine derrière elles pouvaient être prises pour une armée s’étirant sur des kilomètres. Avec les Grogs et les cavaliers de Monte-Cristi qui effectuaient des raids pour incendier les postes de police proches de la route, voler les armes et les munitions et couper les lignes téléphoniques, les Kurians installés plus à l’est imaginaient peut-être que leurs garnisons frontalières avaient toutes été emportées par le flot d’une armée d’envahisseurs qui déferlait d’Haïti. Dans les jours prochains, il envisageait de s’éclipser sans avoir eu à livrer d’autre bataille. Devant leur progression, les Kurians avaient déjà entrepris de pratiquer la politique de la terre brûlée. La colonne rencontrait de moins en moins d’unités de production et de postes militaires intacts. Les villages avaient été réduits en cendres, leurs réserves détruites ou déménagées, ce qui aggravait les problèmes logistiques. Ils avaient dépassé la zone dans laquelle les guetteurs des chemins de Cercado avaient entreposé du ravitaillement ici et là, et si l’eau douce était toujours abondante la nourriture commençait à manquer, pour les hommes comme pour les chevaux. Ce soir-là, le deuxième depuis qu’ils avaient quitté le dépôt d’armes de San Juan, il para au plus pressé en ordonnant qu’on abatte quelques animaux trop mal en point. On partagea la viande avec tous ceux qui suivaient le convoi. Cercado se joignit à Valentine et Ahn-Kha autour d’un feu. Comme toujours, il était porteur de bonnes et de mauvaises nouvelles. Adossé contre un palmier, il alluma un cigare et souffla avec satisfaction de petites bouffées vers le ciel. — Les bruits que vous avez fait courir sur une attaque de Saint-Domingue vous retombent dessus, capitaine Valentine, dit-il enfin. Ces rumeurs ont effrayé les Kurians, du moins pour l’instant, mais du coup ils rassemblent leurs forces à l’est et à l’ouest. Ils ont entendu dire que le projet de raid sur l’île proche de Port-au-Prince avait été abandonné, et le général local fait marche vers l’est avec ses troupes, pour vous écraser. Des forces encore plus importantes ne vont pas tarder à arriver de l’ouest. — Quand ? dit Valentine, qui était reconnaissant à Cercado de parler bas. — Impossible à dire. Une fois que vous aurez obliqué vers la côte, il vous faudra accélérer. Ils risquent d’anticiper vos déplacements et d’agir en conséquence. David contempla le feu. Les retards s’étaient accumulés presque depuis le début. Combien découlaient d’erreurs de planification ? Combien d’une mauvaise exécution des décisions prises ? Son raid éclair en Zone Kuriane, pour tester les armes en bois-vif et enrôler des Haïtiens, avait été un succès pour le premier point : il avait pu constater de visu l’efficacité de ce bois. Le second objectif, s’il n’avait pas été totalement raté, n’avait cependant pas atteint le résultat espéré, et maintenant il semblait que la colonne tout entière allait être submergée. — Vous avez fait tout ce que nous vous avons demandé, Cercado. Nous sommes tout près de la route qui mène à la mer. Vous et les membres de votre famille devriez partir discrètement et retourner dans vos montagnes. Choisissez toutes les armes que vous voulez prendre, y compris parmi celles débarquées du Tonnerre. C’est le moins que nous puissions faire pour vous remercier. — Capitaine, Saint-Domingue n’a jamais rien connu de pareil depuis bien des années. Une insurrection de cette ampleur se terminera mal, ou bien, mais ce qui en résultera ne sera pas neutre. Elle deviendra le sujet de légendes et de chants que les péons de cette île se répéteront longtemps après ma mort, même si Dieu m’accorde de devenir centenaire. Quel homme, s’il est vraiment un homme, ne voudrait pas y participer ? Déjà les pauvres péons sur la route vous surnomment « le Revenant ». Ils racontent qu’un Faucheur vous a saisi dans ses bras, mais que vous l’avez mordu avant que lui puisse le faire, et que vous l’avez tué. Ils disent aussi que, lorsque vous êtes blessé à un endroit, vous découpez la même partie sur le corps de vos ennemis et que vous vous l’incorporez pour guérir. On raconte déjà ce genre de choses sur vous. J’en ai les poils des orteils qui se hérissent, rien que d’y penser. » Et je vais vous dire autre chose. Ces fumées que vous avez aperçues à l’horizon, aujourd’hui, ce n’étaient pas seulement celles des incendies allumés par les hommes de Jacques. Les péons sont entrés en rébellion ouverte contre les Kurians, quand ce ne sont pas les Chuchoteurs qui mettent le feu avant de partir, ce qui nous évite de le faire en arrivant. Les campagnes se soulèvent. L’occupant a fait trop de mal. Les hommes vous envoient leur femme et leurs enfants pour les savoir en sécurité, et eux prennent le maquis. — Ah. J’avais trouvé bizarre qu’il y ait autant de femmes parmi ceux qui nous suivent, mon David, dit Ahn-Kha. — Les gens attendent ce jour depuis longtemps, poursuivit Cercado en se grattant le ventre et en soufflant la fumée de son cigare. Les maîtres de Saint-Domingue ont laissé une coquille vide quand ils ont envoyé tant d’hommes combattre les Kurians d’Haïti. Il a suffi que vous arriviez pour que la coquille se brise. Qui sait, peut-être que dans d’autres coins de l’île, alors que l’ennemi rassemble ses forces pour vous écraser, les péons vont tenter leur chance. Au minimum, les expéditions de sucre et de caoutchouc à leurs frères du Nord seront très réduites pendant un certain temps. Ce genre d’opération nécessite un grand nombre de bras. Et si les Kurians massacrent ceux qui se révoltent, qui les remplacera dans les champs de canne à sucre et les exploitations d’hévéas ? — On nous attend déjà sur la côte, dit Valentine. Nous aurions dû y arriver aujourd’hui. À ce rythme, il nous faudra encore deux jours de route. — Et si nous risquions le voyage de nuit ? dit Ahn-Kha. Une dernière marche forcée, cette nuit et demain, et ces démons ne verront que le postérieur des derniers d’entre nous ? — « Le dernier d’entre nous est pour le diable », c’est ce que nous disons, corrigea David. En pensée il se représenta une carte de l’île, avec les différentes forces qui s’y déplaçaient. — D’accord. Il faut atteindre la côte au plus tôt. Il se leva et se mit en quête de Post. En fin de compte, ce furent les Grogs et leur talent indéniable de chasseurs de cochons qui sauvèrent la colonne. Les soldats cantonnés dans les postes militaires jalonnant la route se nourrissaient principalement de viande de porc, de même que les manœuvres, à une échelle moindre, et à l’approche de la colonne de Valentine ils vidèrent leurs porcheries et emmenèrent leurs bêtes dans la nature. Les Grogs possédaient un odorat presque aussi développé que celui du Félin, et ils traquèrent leurs futurs rôtis et côtelettes jusque dans leurs cachettes. Une routine s’établit très vite, selon laquelle la tête de colonne recevait et cuisait la viande. Quand l’arrière arrivait au niveau des feux, la viande était prête pour la prochaine halte. Des hommes, quelques-uns armés, commencèrent à rejoindre la colonne depuis l’est, l’ouest et le nord. Ils parlèrent de cavaliers venus des régions les plus arides de l’île qui convergeaient vers les rebelles pour rejoindre leurs rangs. D’autres groupes suivaient, certains avec de l’artillerie et des véhicules blindés, disait-on. Valentine confia à Monte-Cristi la tâche d’incorporer les éléments les mieux armés et les plus vigoureux à ses propres unités, même si leur formation se limitait à leur expliquer qu’on progressait pendant une heure avant de faire une pause de dix minutes. Valentine fut heureux de ces renforts, car Post avait pris le camion d’assaut et était parti en urgence vers la côte avec les hommes d’équipage du Tonnerre et les Marines, afin de préparer l’arrivée de la colonne. À midi le convoi obliqua vers le sud et suivit une route secondaire moins fréquentée. Valentine espérait que ce changement de direction ruinerait tout projet ennemi d’attaque. Grâce à cette marche nocturne, il réussit à amener tout son monde à quelques kilomètres au sud de l’ancienne autoroute. Quand il donna enfin le signal de la halte, les hommes s’écroulèrent sur place et soufflèrent sous le ciel étoilé. Peu de soldats voyageaient à bord des véhicules. David les avait réservés aux malades, aux faibles et aux femmes enceintes. Même ainsi certains s’éloignaient de la route pendant la journée, pour se reposer un peu à l’ombre d’un arbre. Ceux-là ne rattraperaient sans doute jamais le convoi. Au crépuscule, des petits groupes de cavaliers de Saint-Domingue étaient apparus au loin, sur la crête des collines, et ils avaient constaté le changement de direction de la colonne. Il trouva Monte-Cristi au centre d’un cercle formé par ses lieutenants. — Déjà effectué des combats d’arrière-garde, Jacques ? lui demanda le Félin. Les yeux du chef guérillero brillèrent. — Mes hommes ont tendu nombre d’embuscades. Nous courons beaucoup mieux après, sachant que nous avons porté un rude coup à l’ennemi. Valentine sentit l’odeur délectable du porc que faisait rôtir le cuisinier de Monte-Cristi, et il se mit à saliver. Mais sa faim devrait attendre. Ils allaient se lancer dans la dernière ligne droite, et il restait trop de détails à régler pour se laisser distraire. — Il faudra les frapper vite et fort, et repartir aussitôt vers la côte. Je crains qu’ils aient deviné notre changement de direction, et qu’ils tentent de nous couper la route. Nous devons les prendre de vitesse. — Ce serait faisable si nous vidions les camions de tout ce qui n’est pas provisions. Mes hommes pourraient marcher pendant toute la nuit. Valentine regarda la mer d’abris de fortune dressés par les péons de Saint-Domingue. — Beaucoup de ces gens en seraient incapables. Ils nous ont rejoints parce qu’ils ont cru aux rumeurs que nous avons propagées. — Vous ne leur avez pas demandé de venir. Ils doivent accepter les aléas de la guerre. Même s’ils arrivaient tous à la côte, pas un sur cinq ne pourrait monter à bord de votre navire. Leur situation ne sera pas pire sans nous que si nous n’étions jamais venus ici. Sinon, vous demandez à mes hommes d’accepter de mourir pour rien. — Vous avez vu comment la situation a évolué ici, Jacques. Ils se sont associés à nous. Nous représentons leur seule chance. — Ils connaissaient les risques quand ils ont fui. — Mais justement, ils n’ont pas fui. Ils sont allés vers quelque chose, la possibilité de vivre libres. Je ne peux pas les abandonner, pas plus que vous ne pouviez abandonner ces hommes avec qui vous étiez coincé, dans la caverne. — Je vais vous dire une bonne chose, capitaine. Il y a eu des moments, dans ce trou, après que les issues ont été condamnées, où je les aurais tous livrés aux Kurians pour un peu d’air frais, un rayon de soleil et un vrai repas. J’ai… j’ai prié pour que cette occasion se présente. David feignit de s’absorber dans la fouille de son sac, à la recherche d’un morceau de viande de bœuf séchée, afin de ne pas voir les larmes sur le visage de Monte-Cristi. — L’important, c’est que vous n’avez pas baissé les bras quand vous en aviez vraiment l’occasion. Combien de personnages devenus légendaires sur cette île ont connu les mêmes doutes ? Louverture, Pablo Duarte, je suis certain qu’à certains moments eux aussi se sont interrogés sur le bien-fondé de leur démarche. Il ne l’ajouta pas, mais il avait appris depuis longtemps que la seule façon de se respecter était pour lui d’agir en accord avec sa conscience plutôt que de suivre les ordres ou la logique militaire. En général sa conscience et son devoir exigeaient la même chose de lui, mais dans les rares occasions où les deux avaient divergé, le devoir avait perdu la manche. La lune se leva, et les chauffeurs firent monter dans leurs camions ceux qui y avaient droit. Les hommes autour du feu se levèrent. Monte-Cristi prit les rênes de sa monture et les tendit au Félin. — Allez à cheval, aujourd’hui, capitaine. Je marcherai avec mes hommes, à l’arrière. Ça fera du bien à tout le monde de pouvoir vous apercevoir. Il s’appelle Luc, et comme moi c’est un transfuge des Kurians. Il est assez fort pour porter votre gigantesque ami dans ces montagnes. Prenez soin de lui si je… si je tombais. Valentine décrypta l’expression de Monte-Cristi et acquiesça sans un mot. Il sangla la selle sur le hongre gris moucheté, mit sa mitraillette à la bretelle, saisit la crinière à pleine main et monta. Luc poussa un soupir et frappa le sol d’un sabot impatient. — Des signes de nos poursuivants ? — Non, répondit le chef guérillero. Pour l’instant, ils se contentent de nous observer de loin. — Remettez du bois dans les feux juste avant de partir, qu’ils brûlent encore quelques heures au moins. Faites attention à vous. Dîner ce soir avec moi, à bord du navire ? — J’ai hâte d’y être. — Allez, tout le monde bouge. En douceur. David guida le hongre au pas, jusqu’à la tête de la colonne. Il avait rassemblé autant qu’il était possible la masse des soldats et des civils, mais les troupes dont il disposait pouvaient difficilement surveiller l’avant et les flancs, et encore moins les défendre avec autant d’hommes détachés à l’arrière-garde. Ils allèrent à bonne allure en dépit de l’obscurité. Quand Valentine détecta le parfum de la mer, les battements de son cœur s’emballèrent. Il se mit à longer la colonne dans un sens puis dans l’autre, pour encourager les marcheurs fatigués. Tous semblaient comprendre que l’heure du dernier effort avait sonné. Les Grogs à l’avant s’élancèrent en éclaireurs et aidèrent les pionniers à dégager la voie pour que les camions puissent passer. Le Félin suivait avec un groupe d’hommes en armes qui scrutaient les alentours pendant que les autres coupaient les branches et déracinaient les buissons encombrant le chemin. Il avait besoin de cette escouade aguerrie pour parer à toute éventualité. Ensuite venaient les camions aux moteurs fatigués qui gémissaient et cliquetaient. Quelques hommes marchaient un peu en retrait de la route et se faufilaient dans la végétation peu dense. Entre les camions étaient intercalés les péons qui avançaient en rangs serrés avec leurs baluchons, leurs enfants et parfois une chèvre. Derrière cette partie motorisée du convoi d’autres réfugiés marchaient dans la nuit, protégés par l’arrière-garde armée de Monte-Cristi et ses hommes les plus fiables. Valentine se demandait comment il trouverait de la place et de la nourriture pour près de deux mille personnes supplémentaires lors du trajet de retour. Il n’avait vraiment pas besoin que les Kurians se manifestent. Ce qu’évidemment ils firent, alors que l’expédition touchait au but. Un Grog poussa un cri d’alerte, et l’obscurité devant eux s’illumina d’éclairs fugitifs. Une arme automatique de gros calibre balaya la route. Ses hommes et la formation de pionniers s’éparpillèrent en catastrophe. Les soldats kurians tenaient la crête de la colline située face au convoi. Valentine scruta la nuit et étouffa un juron. Bloqués ! Les Grogs se replièrent en désordre. L’un d’eux était blessé. David descendit du cheval de Monte-Cristi qu’il mena dans une ravine où quelques soldats s’étaient abrités. — Ils doivent nous avoir pris de vitesse et être arrivés ici avant nous, mon David, dit Ahn-Kha avec une logique imparable. Ils ne sont pas enterrés, simplement postés derrière des rochers et des arbres, ou couchés au sol. Sur une seule ligne. — Mais une ligne bien disposée, qui nous coince ici. — Si les pionniers chargent en même temps… — Il y aura encore plus d’hommes tués. Une idée du point où s’arrête leur ligne ? — Non. — Je suis prêt à parier que dans une heure ils seront deux fois plus nombreux. Donne-moi ton fusil. Si au moins nous parvenons à faire taire leur mitrailleuse… Ahn-Kha lui prit le PPD. — Un mot et nous passons à l’attaque, mon David. Les hommes de Valentine se mirent à répondre aux tirs ennemis, et la fusillade gagna en intensité des deux côtés. Pourtant aucun camp ne semblait avoir envie de gaspiller les munitions. En l’absence de cibles définies, les armes à répétition demeuraient silencieuses. — Ahn-Kha, j’ai un grand service à te demander, déclara David en réglant le cran de mire du fusil. — Compris, mon David. Je vais courir jusqu’à ces rochers. Le Grog s’élança en s’aidant de ses mains et de ses pieds vers l’objectif qu’il s’était désigné. La mitrailleuse tira une longue rafale vers lui, et les yeux du Félin repérèrent sa position exacte. Il centra le guidon de visée sur ce qu’il espérait être une tête. Il pressa la détente, et le long canon du fusil grog expulsa la cartouche de calibre 50 vers sa cible. Valentine se laissa aussitôt glisser dans la ravine. — Vous l’avez eu ! dit l’Haïtien à sa droite après s’être redressé un peu pour mieux voir. — Restez donc…, commença David. Il vit la chevelure de l’homme s’ébouriffer subitement, comme sous un coup de brosse invisible, et son corps s’amollir l’instant suivant, et s’effondrer sans vie. Il perçut alors un sifflement curieux, puis une explosion illumina la nuit au niveau de la crête tenue par l’ennemi. Il risqua un coup d’œil en biais et assista à l’explosion du deuxième obus, précisément là où la mitrailleuse avait été mise en batterie. Un tir d’artillerie navale, bon sang ! — Ça, mon David, c’est le Tonnerre ! cria Ahn-Kha depuis sa cache. Le ciel se colora d’une lueur orangée, et quelque part au loin un coq chanta. Valentine perçut une fusillade distante, derrière eux. L’arrière-garde défendait la route contre leurs poursuivants. Courbé vers le sol, le Félin courut jusqu’à sa monture. Pas question qu’ils se laissent encercler. — On passe la colline et on fonce jusqu’à la mer, les gars ! Jusqu’à la mer ! Il confia le fusil grog à un des guerriers d’Ahn-Kha. Le Dos Doré poussa alors un cri de guerre tonitruant, un rugissement d’une sauvagerie à glacer le sang de l’ennemi le plus brave. Ses Grogs lui répondirent et jaillirent de la ravine en tirant avec leurs fusils. Aucune baïonnette ne brilla dans le soleil levant, mais l’ivoire de leurs dents énormes était bien plus terrible à voir. Les camions démarrèrent dans un grondement et les roues soulevèrent des geysers de cailloux. Valentine dépassa Ahn-Kha. Son frère d’armes arrosa le barrage routier devant eux avec le PPD. La charge des Grogs était un spectacle des plus étranges, car ils se précipitaient en avant sur leurs deux pieds et leur main libre, dans une course cahotante qui évoquait presque celle d’un cheval lancé au petit galop. Il pensa à brandir sa machette, pour ajouter sa touche à la scène, mais les Haïtiens et les Grogs n’avaient pas besoin d’être motivés. Il préféra donc dégainer son automatique, et un instant très bref il se demanda comment il ferait pour l’armer et rester en selle… Les soldats de Saint-Domingue n’attendirent pas le choc. La vue de Grogs déchaînés qui les chargeaient tandis que les obus pleuvaient sur eux eut raison de la détermination des fusiliers. Le spectacle réjouissant de leurs sacs à dos qui tressautaient dans l’aube tandis qu’ils dévalaient l’autre versant de la colline dans une fuite éperdue arracha un cri de joie à Valentine. Quand sa monture sauta par-dessus la souche devant le poste de mitrailleuse, il aperçut les cadavres des servants écroulés sur l’arme. Puis il entendit des détonations en provenance du village de pêcheurs situé en contrebas de la colline, et vit les Marines du Tonnerre déployés en arc de cercle qui gravissaient lentement la pente. Coincé avec ses hommes en bord de mer, Post avait perçu la fusillade et décidé de prendre l’ennemi en tenaille. Les soldats de Saint-Domingue se rendirent ou réussirent à fuir, pour quelques-uns, et leur déroute fut consommée. David se fit la promesse de veiller à ce que Post soit promu officier de la Région Militaire Sud s’ils réussissaient à rejoindre le Territoire Libre. Alors que la colonne se remettait en branle, David s’en voulut d’avoir dirigé sa monture vers l’endroit le plus susceptible d’être pris pour cible par le canon du Tonnerre. Mais dans les années qui suivirent il oublia ce détail au profit de la gloire du moment, sa première victoire sur le champ de bataille en huit ans de vie militaire. Valentine vit les canots tirés au sec, sur la plage. Ils avaient accosté de chaque côté du village, et restaient sous la garde d’un ou deux marins. Il avait envoyé Post au rendez-vous avec ordre de réquisitionner toutes les embarcations disponibles, en recourant si nécessaire à la présence menaçante du Tonnerre pour confisquer les bateaux de pêche. Avec la place disponible sur le pont de la canonnière et quelques autres navires de bonne taille, il espérait pouvoir transporter la foule dont il avait la charge le long de la côte. Il faudrait compter une journée entière avant que tout le monde ait embarqué, sans parler de l’approvisionnement nécessaire, mais il s’était fait une raison. Au coucher du soleil, après un après-midi interminable consacré principalement à tenter de mettre un peu d’ordre dans le chaos ambiant, il se tenait sur la passerelle du Tonnerre dans des vêtements propres et avec le ventre plein. Les réfugiés de Saint-Domingue s’étaient massés à bord de tous les bateaux en état de prendre la mer. L’arrière-garde de Monte-Cristi avait dévalé les collines et s’était entassée dans les canots à moteur de la canonnière sous la protection des mitrailleuses et de l’Oerlikon. Enfin étaient venus les Marines de Post, après avoir incendié les cabanes du village afin d’ajouter un rideau de fumée pour dissimuler un peu l’embarquement. Mais de nouveaux soucis se substituèrent bientôt aux précédents. Si leur flottille disparate avait réussi à accueillir tous les soldats haïtiens et les réfugiés, le moindre grain entraînerait très certainement la perte de nombre d’embarcations, et peut-être même celle du Tonnerre, qui était bondé. Par ailleurs les Kurians de Saint-Domingue disposaient de quelques navires marchands, la plupart armés, qui assuraient la livraison au nord des cargaisons de sucre, caoutchouc et minerai. Tout échange de tirs avec eux serait fatal à un grand nombre des passagers entassés sur les ponts du Tonnerre. Et on ne pouvait attendre dans la baie de capturer d’autres bateaux venus des villages côtiers avoisinants. Les forces kurianes s’étaient déjà assemblées, et des obus de mortier tombèrent dans l’eau alors que la canonnière entraînait les premières embarcations vers le large. Deux bateaux de pêche à un seul mât avançaient péniblement de concerve avec la canonnière, leurs cales bondées de réfugiés. Des dizaines d’autres attendaient désespérément leur tour le long de la plage. Valentine exprima ses craintes à la personne qui connaissait le mieux la mer. — Ne vous inquiétez pas pour la météo, répondit Carrasca. Nous avons encore quelques semaines de tranquillité en perspective, avant les premières vraies tempêtes. Ses cheveux voletaient dans la brise des Caraïbes, tout comme ce premier matin, quand ils avaient ramené la canonnière capturée en Jamaïque. À côté d’eux, l’homme de barre était tout à sa tâche et les ignorait complètement. Valentine gavait ses poumons de l’air marin comme s’il s’agissait d’une drogue. — Il faut absolument nous éloigner plus encore de la côte. Trois ou quatre kilomètres, au moins. Il se peut qu’ils aient des pièces d’artillerie sur affût. — Du calme, David. Nous sommes en mer, et c’est mon élément, vous vous souvenez ? Laissez-moi prendre les choses en charge pour le moment, vous voulez bien ? Vous vous êtes magnifiquement débrouillé. Ce n’était peut-être pas ce que vous aviez prévu, mais vous avez fait les bons choix, au final. — Je devrais… — … dormir un peu. Et c’est un ordre. — À bord, la parole du capitaine fait loi, dit-il avec un petit rictus. La jeune femme abandonna toute prétention de sérieux. Elle balaya le pont du regard, puis se glissa dans ses bras. Il n’aurait pu dire qui avait commencé, mais l’instant suivant ils échangeaient un baiser. — Nous coucherons ensemble, murmura-t-elle. Bientôt. Dès que nous serons revenus en Jamaïque. Après en avoir terminé avec tout ça. Elle rompit leur étreinte, le laissant bras ballants, le corps électrisé. — Assez. Vois-tu, je prends mon rôle aussi sérieusement que toi le tien. Aussi tentante que soit la perspective de ce qui nous attend, ajouta-t-elle en baissant les yeux sur l’entrejambe de David avant de le dévisager de nouveau. Il n’y avait plus dans son regard cette crainte diffuse de voir les prunelles du Félin s’allumer d’une lueur inquiétante. Trop excité pour se sentir gêné, Valentine la salua. — Le rendez-vous est noté, dit-il avant de la contourner pour quitter la passerelle. Je serai dans ma cabine, enfin, s’il reste assez de place pour dormir entre Post et Ahn-Kha. Au passage sa main effleura la hanche de la jeune femme, dans un geste espiègle destiné à l’exciter autant qu’il l’était. Comme prévu le Dos Doré était étendu sur le plancher de la cabine. Il empestait l’odeur de cordite. Post occupait sa couchette. Il s’y était écroulé sans prendre la peine d’ôter son uniforme. Il sentait la transpiration et le bois calciné, le sang, l’iode et l’huile de lampe. Valentine n’eut même pas besoin de faire appel aux ressources particulières de son odorat pour connaître en détail la journée de son lieutenant. Il enjamba le corps massif du Grog et réussit à se débarrasser de ses bottes avant de plonger dans un sommeil sans rêve. Une main le secouait avec insistance. Il identifia l’odeur de Cercado avant même d’ouvrir les yeux. — Capitaine, c’est Monte-Cristi. Venez vite, je vous en prie. David quitta sa couche d’un bond, tous les sens en alerte malgré ce réveil soudain. Post et Ahn-Kha avaient entendu et s’étiraient. Il suivit Cercado dans la coursive jusqu’au mess des officiers. Le chef guérillero était assis, le buste maintenu droit par les mains d’un de ses lieutenants, tandis que plusieurs de ses hommes restaient massés à l’entrée de la petite pièce. — Laissez passer, bon sang, gronda Valentine en jouant des coudes. Monte-Cristi avait manifestement du mal à respirer. — Jacques, que s’est-il passé ? Une attaque ? L’autre leva les yeux vers lui et grimaça. — C’est le cœur, je crois, David. — Il s’est évanoui à deux reprises, expliqua le lieutenant qui tenait son chef. Nous lui avons donné à boire un peu de vin, pour faire passer la douleur. David retourna en hâte à sa cabine, croisant Ahn-Kha au passage. Il fouilla dans son coffre et en sortit un flacon de comprimés blancs. Il retourna au mess sans perdre une seconde. — De l’eau, quelqu’un, ordonna-t-il tout en fourrant d’autorité quatre cachets dans la bouche de Monte-Cristi. Celui-ci avala les médicaments avec un demi-verre d’eau. — Quelle ironie, grommela-t-il. Des heures passées avec des balles qui sifflaient tout autour de moi, sans parler des tirs d’obus. J’ai couru toute la journée, et au moment où enfin je peux me reposer un peu… (il haussa les épaules et réussit à sourire) mon cœur décide de faire des siennes. Il ferma les yeux, et Valentine lui tapota doucement le dos de la main jusqu’à ce qu’il les rouvre. — Nous les avons bien eus en prenant la mer de cette façon. — Les Kurians avaient oublié que la mer est aussi une route qu’on peut emprunter pour se sauver. — Un bon tour que nous leur avons joué là, dit encore Monte-Cristi. — Oui, et nous en rirons encore pendant des semaines, en buvant du rhum dans vos montagnes. — Je… Le guérillero ne put terminer et s’affaissa sur lui-même. Valentine crut qu’il s’était simplement endormi, mais quand il voulut lui prendre le pouls ce fut en vain. — Non, merde ! Il déposa Monte-Cristi sur le plancher. — Votre cœur est solide, Jacques. Il a juste besoin d’un peu d’aide. Ahn-Kha ! cria-t-il. Tout le monde dehors, faites de la place ! Il avait oublié de parler en français, mais ses gestes furent compris de tous. Le Dos Doré entra en trombe. Valentine martela en rythme la poitrine de Monte-Cristi, puis y colla son oreille. Rien. — Il faut peser sur sa poitrine, comme ça, dit-il au Grog en lui montrant comment procéder. Ahn-Kha se mit au travail avec vigueur, pendant que David pinçait les narines de Monte-Cristi et pratiquait le bouche-à-bouche. Une longue, très longue minute s’écoula, et soudain Monte-Cristi émit un hoquet et aspira l’air dans un sifflement curieux. Ses paupières battirent, et son regard redevint plus clair. — … crois… que… Eh, qu’est-ce que je fais par terre ? — Du calme, lui dit Valentine. N’essayez pas de parler pour le moment. Durant le reste du voyage, la santé de Monte-Cristi accapara l’attention de David au point qu’il en oublia le Tonnerre, Carrasca, les réfugiés de Saint-Domingue entassés sur les autres embarcations, et la météo. Il se rendit compte du temps qui passait à l’ombre qui envahissait son menton et par un coup d’œil occasionnel par un hublot. C’est lui qui donna au chef guérillero de l’aspirine et qui lui fit ingurgiter un peu de nourriture, jusqu’à ce que les forces lui reviennent. — Je me sens… lessivé, confessa Monte-Cristi. Il était assis sur une chaise en toile sur le côté ombragé du pont, tandis que la côte défilait lentement. — Jamais je ne l’ai été autant. Mais je peux vous affirmer une chose : la vie est merveilleuse, maintenant. Elle ne l’était pas auparavant. Le passé est mort l’autre jour. Désormais, mon avenir en est libéré. — Le temps où vous deviez porter continuellement une arme est révolu, dit Valentine qui se risqua à une suggestion : Peut-être que l’heure est venue de vous asseoir au bord d’une plage et d’apprendre à pêcher ? Le chef guérillero le regarda fixement. — Pourquoi autant de prévenance pour un vieil homme fatigué ? demanda-t-il enfin. — Peut-être… David ne parvenait pas à trouver les mots justes, quelle que soit la langue. — Peut-être quoi ? Monte-Cristi avait dépassé le stade des faux-semblants. — Peut-être parce que je vois en vous l’homme que je serai dans une trentaine d’années, qui sait ? dit Valentine. Et puis, je n’avais aucune envie qu’une vieille ennemie à moi vous mette le grappin dessus. — Qui donc ? Je croyais que vous n’étiez encore jamais venu sur notre île ? — La Mort. La Grande Faucheuse, la plus redoutable des adversaires. Quand nous sommes montés à bord, je me suis imaginé que nous l’avions laissée à terre. En fait, elle ne nous a pas lâchés. Cette saloperie n’est jamais satisfaite. Elle veut toujours plus. Alors quand j’en ai l’occasion, je lui balance un bon coup dans les gencives. Tôt ou tard un de nous deux laissera tomber. Et ce ne sera pas moi. < 9 Haïti libre, juillet : il est facile de croire aux esprits dans les montagnes d’Haïti, quand les bois embrumés vous entourent de leur atmosphère oppressante. Des sons pareils à des grognements, qui ne peuvent venir des oiseaux et ne le devraient pas des arbres, peuplent la nuit. Selon les adeptes du vaudou, les cascades et les ruisseaux sont les endroits de hantise préférés des esprits. Lorsque vous arrivez devant une chute d’eau qui dégringole d’une falaise, vous avez le sentiment d’être le premier à porter les yeux sur elle depuis la naissance du monde. On imagine alors aisément qu’elle est consacrée par des apparitions qui dansent dans les myriades de gouttelettes en suspension quand les rayons du soleil les frappent. Puis une libellule à l’envergure aussi grande qu’une main passe auprès de vous dans un vrombissement doux, ou une procession de fourmis franchit une racine sous vos yeux, et le charme est rompu. La forêt n’est rien de plus qu’une forêt, la cascade est redevenue une banale chute d’eau… jusqu’à un peu plus tard, quand vous vous trouverez ailleurs et que la beauté de ce lieu tissera son enchantement, mariant les fils invisibles du souvenir et de l’imagination. Les Racines fêtèrent le retour de leurs guerriers par une cérémonie sacrée et des réjouissances très profanes. Valentine assista à la partie solennelle du haut d’un surplomb couvert de mousse, derrière l’écran de fougères saupoudrées de rosée. Soldats et civils se rassemblèrent devant une cascade au cœur des collines boisées, menés par le chant de leurs prêtres. Narcisse s’assit sur un rocher qui saillait dans les eaux tourbillonnantes du bassin à la base de la chute d’eau, pareille à la statue de la petite sirène, et elle appela les hommes à la rejoindre un à un, afin que chacun reçoive la purification de la rivière. D’autres disciples du vaudou escortèrent le groupe dans l’eau, ou psalmodièrent en retrait. À la fois baptême, absolution et ablution, le rituel toucha Valentine. Il n’y avait là rien de la gravité qu’il avait connue dans les cérémonies catholiques traditionnelles du Père Max. Les participants et le public riaient et s’encourageaient mutuellement par des exclamations et des sifflets. Les Grogs s’étaient installés plus haut sur le versant de la colline, où ils mastiquaient avec placidité des fruits tout en contemplant le spectacle humain en contrebas, comme des spectateurs au balcon d’un théâtre. Au-dessus des Dos Gris, Ahn-Kha se tenait en sentinelle, armé d’une arbalète et de son fusil, et sa surveillance attentive des environs aidait beaucoup à la décontraction des humains. Par nature plus observateur que participant dans ce genre d’événement, Valentine avait préféré s’asseoir à l’écart, en compagnie de Carrasca qui s’était étendue sur un coin herbu. Les taches de lumière dispensées par un soleil généreux éveillaient des reflets changeants dans sa chevelure. Quelques années en arrière, le penchant rationnel du Félin l’aurait poussé à voir dans cette cérémonie la manifestation d’un animisme simpliste. Mais il avait été témoin de trop de choses inexplicables depuis le début de ses pérégrinations pour se moquer de quoi que ce soit aujourd’hui. Il applaudit quand Monte-Cristi alla patauger dans le torrent. Narcisse lui consacra plus de temps qu’aux autres, par souci de sa fragilité ou pour donner aux esprits l’occasion de déployer toute la puissance curative de leur magie. Le héros vieillissant était le dernier des baigneurs. Quelques matelots du Tonnerre et des Marines l’avaient précédé, ainsi que Post, après avoir longuement hésité. Le lieutenant fit signe à David de le rejoindre. — Allez, Val ! lança-t-il. C’est plus frais que cette jungle. Le Félin et Carrasca s’entre-regardèrent, haussèrent les épaules à l’unisson, et il se déshabilla sous les applaudissements de tous. Quelques-uns désignèrent le creux blanchâtre qu’avait laissé sur sa jambe la vieille blessure par balle. Narcisse posa sa main sur lui et récita une formule en ce qui semblait être un mélange de français et de latin. À sa demande il s’agenouilla dans l’eau, et la foule approuva bruyamment. — Je savais que tu avais un ti-bon-ange puissant, mon enfant, lui dit l’estropiée. Ogun en personne vient de me le confirmer. Il se sentait rafraîchi, s’il n’était pas ragaillardi ou guéri. Il rejoignit la berge dans des gerbes d’éclaboussures. Quand il voulut ramasser ses vêtements, Carrasca les saisit d’un geste vif. — Je crois que vous n’en avez pas terminé. Tu vois d’autres personnes habillées ? Les chœurs s’étaient tus, et les guerriers nus s’étaient mis en ligne pour redescendre au village. Valentine se plaça dans le cortège. Les Grogs abandonnèrent leur perchoir pour suivre. — Comment as-tu eu cette blessure à la jambe ? voulut savoir Carrasca qui marchait à côté de lui. — Dans le Nebraska. En agissant comme un imbécile. — Un imbécile qui a sauvé les miens, ajouta Ahn-Kha derrière eux. — Vous vous êtes sauvés vous-mêmes, objecta Valentine. Mais ça s’est passé il y a des années. J’accepterai la première affectation en mer qui se présente. À bord, on ne fait pas aussi souvent soixante-quinze kilomètres par jour. — Vous couvriez soixante-quinze kilomètres en une journée ? dit la jeune femme. À cheval ? — À pied. Ce n’était pas rare, chez les Loups. Et ça n’a rien de très extraordinaire. Il y a deux ans, en Afrique, les armées zouloues pouvaient en parcourir quatre-vingts par jour. Et ces guerriers ne bénéficiaient même pas de la formation des Tisseurs. Ils arrivèrent au village proche de l’endroit habité par l’esprit, un groupe de cabanes construites au bord du chemin et décorées de couleurs vives. Des silhouettes dansantes rouges, des serpents verts, des oiseaux bleus et des motifs moins identifiables couraient autour de l’encadrement des portes, des fenêtres et sous la ligne du toit, dans le plus pur style haïtien. Des tables et des tonneaux couverts de victuailles et de boissons étaient disposés devant les entrées et entre les habitations. Des musiciens battaient le rythme sur des troncs évidés et d’anciens seaux en plastique, en chantant ensemble. Les spectateurs mangèrent et burent avec entrain. De ravissantes Haïtiennes emplirent d’un mélange de rhum et de jus de fruits des gobelets en bois qui furent vidés tout aussi vite. À la limite du village un ruisseau se perdait dans un champ de boue couleur d’argile. Un sorcier les amena au bord de la zone détrempée. Il se mit à crier des imprécations destinées aux ennemis d’Haïti. David comprit qu’il incitait les guerriers à s’armer et se protéger avec un nouvel esprit. Monte-Cristi poussa un cri aigu en réponse et courut s’étaler à plat ventre dans la boue. Il s’y roula jusqu’à en être enduit de la tête aux pieds. Ses hommes suivirent son exemple avec l’enthousiasme d’éléphants impatients de se vautrer dans une mare bourbeuse. — Vas-y, mon enfant, dit Narcisse. Enfile l’armure d’Ogun. Valentine se retint de répondre que l’armure d’Ogun ne protégeait pas vraiment les cochons. Il enfonça un pied dans la boue, qui était d’une fraîcheur surprenante, et très attirante quand elle s’insinua entre ses orteils. Post le poussa en avant et il tomba dans la boue la tête la première. Il s’y roula et lâcha une exclamation joyeuse. — Tonnerre ! lança-t-il. Les hommes rugirent le nom de leur navire et plongèrent avec les Haïtiens. Très vite il fut impossible de distinguer les peaux noires des blanches, ou le duvet des Grogs, car tous étaient enduits d’une couche argileuse grise. Souriant sous son masque de boue, Valentine se releva à demi et avança vers Carrasca à quatre pattes, l’air menaçant. — Oh, non ! dit-elle en reculant. Je n’arriverai jamais à l’ôter de mes… Il jaillit de la boue, se reçut à côté d’elle avant qu’elle ait eu le temps de fuir et referma un bras autour du torse de la jeune femme. Puis il la tira en arrière. Elle se débattit comme une diablesse, mais ils finirent par s’étaler dans la boue. — Salopard ! s’écria-t-elle dans un rire, et elle lui lança une poignée de terre détrempée. Toi, au moins, tu n’avais pas tes vêtements ! — Je laverai les tiens moi-même. Il la regarda nouer en partie ses cheveux souillés dans un bandana, puis se défaire de sa chemise et de son pantalon court de pirate. Elle le plaqua dans la mare avec un genou. Ses yeux étaient immenses, étincelants. Il sentit qu’elle lui prenait la tête entre les mains juste avant qu’elle l’embrasse à pleine bouche, et elle colla son corps au sien. Quand elle se redressa pour respirer, il vit la pointe de ses seins dressée sous la couche de boue. Matelots, Marines et Haïtiens imitèrent David et agrippèrent les femmes dans la foule surexcitée pour les attirer dans la boue. Quelques-unes se sauvèrent ou résistèrent, toujours en riant, mais les seuls cris à s’élever furent de ravissement quand les hommes déposèrent des baisers humides sur les joues roses, les cous et les poitrines. Valentine fit rouler Carrasca sous lui et l’embrassa. Elle lui infligea ensuite le même traitement. Quand leurs lèvres se séparèrent enfin, elle était de nouveau assise à califourchon sur lui. Elle regarda autour d’elle les corps luisants qui dansaient, jouaient et faisaient l’amour. — Tu as déclenché une orgie, capitaine, dit-elle. Je ne sais pas ce que je dois penser d’un officier qui permet à ses hommes de se lâcher de la sorte. Il posa les mains sur la croupe rebondie de la jeune femme. — Je crois que je vais les laisser faire. D’ailleurs j’ai la situation bien en main. — Serait-ce un trait d’humour ? Une autre mauvaise plaisanterie et un certain Marine de ma connaissance ne perdra pas la tête que momentanément. — Nous en parlerons plus à l’aise dans les buissons, dit Valentine. Il se releva et lui tendit la main pour l’aider à faire de même. — Ta langue sera occupée à autre chose qu’à parler. Il la gratifia d’une tape sur les fesses et la suivit dans la forêt, d’abord en courant, puis au pas jusqu’à ce qu’ils traversent le torrent et trouvent une clairière, un petit champ près d’une cabane à l’abandon, peut-être un ancien jardin potager. Une herbe haute et des palmiers nains avaient supplanté les légumes. Valentine n’était pas d’humeur à chercher l’endroit idéal, d’autant que Carrasca s’était plaquée contre son dos et avait entrepris de vérifier manuellement sa virilité, comme si son pénis était une baguette de sourcier avec laquelle elle voulait trouver le meilleur endroit pour faire l’amour. Il se retourna vers elle et ils tombèrent à genoux. Leurs langues s’engagèrent dans une joute voluptueuse. Il découvrit des parcelles de son corps épargnées par la boue, qu’il couvrit de baisers, et explora le reste de sa peau glissante avec ses mains. — Val…, commença-t-elle, puis elle s’abîma dans un murmure incompréhensible mélangeant l’anglais et l’espagnol, qui devint de plus en plus tendu à mesure qu’il la serrait dans ses bras. Elle se laissa aller mollement sur le sol. Il s’étendit à côté d’elle, lui caressa fébrilement tout le corps, en s’attardant sur l’intérieur de ses cuisses, avant de remplacer les doigts par ses lèvres. Elle lui prit la tête entre ses mains et se pressa contre sa bouche avide. Le parfum de son intimité excita David à l’extrême, et il se redressa pour l’acte final. Elle s’ouvrit à lui et il la pénétra doucement. Le visage de la jeune femme se crispa quand il entama un mouvement de va-et-vient de plus en plus profond et rapide, au diapason de leur passion croissante. Elle lui lacéra le dos de ses ongles et envoya voler des copeaux de boue séchée comme un sculpteur travaillant avec dix burins miniatures. Il ferma les yeux et se perdit dans ses propres sensations, tout en restant très conscient de la présence de sa partenaire. La montée du plaisir fut irrésistible, couronnée par des spasmes violents qui le laissèrent épuisé. Ils somnolèrent quelques minutes dans les bras l’un de l’autre, et leurs peaux furent parcourues de frissons comme s’ils dégageaient un courant électrique très ténu. Il roula sur le dos et resta étendu sur le matelas odorant de l’herbe. — Un autre coup dans les dents, murmura-t-il d’un ton pensif. — Hein ? — Pour la Mort. Il y a plus d’une façon de lui donner un coup au nom de la Vie. Elle fronça les sourcils puis renonça visiblement à comprendre de quoi il parlait. D’une main, elle reprit l’exploration de son corps. — « Un coup au nom de la Vie »… et certains disent que les hommes ne savent plus s’exprimer… Elle fit glisser sa tête sur son torse et prit le pénis amolli entre ses lèvres. Sa langue et sa bouche s’activèrent avec un art consommé jusqu’à la résurrection de l’érection. — Une manifestation de l’esprit, dit-elle avant de le chevaucher. Les Haïtiens montrèrent leur reconnaissance quand vint l’heure de charger le Tonnerre de provisions et de bois-vif. Ahn-Kha et ses Grogs supervisèrent la coupe et le débit de certains arbres. Les spécimens trop jeunes furent déterrés avec précaution et placés dans des chaudrons d’argile ou enveloppés dans de la terre et de la toile épaisse avant d’être acheminés sur la plage. En guise de cadeau d’adieu, Papa Legba offrit à chaque membre de l’équipage une blague à tabac contenant une poignée de graines de bois-vif. — Kur est une planète très aride, dit le renégat quand Valentine l’interrogea sur son cadeau. Ces graines peuvent attendre des années si on les conserve à l’abri du soleil, jusqu’à ce qu’on les sème dans une terre humide. Cette espèce pousse lentement, soyez donc patients. Laissez le bois atteindre sa maturité, et ne prélevez que des branches, si nécessaire. — Nous veillerons à ce qu’elles arrivent dans les mains qui conviennent, promit David. Un jour peut-être vous viendrez dans le Nord et verrez de vos propres yeux les arbres qu’elles ont donnés. — Non, je vais rester dans la chaleur et les jardins luxuriants de cette île. Dans un climat froid, je doute de pouvoir survivre tout un hiver sans… une autre sorte de soutien. — Les vaches ou les cochons suffiraient peut-être. — Vous ne comprenez toujours pas, Valentine, n’est-ce pas ? C’est l’esprit sensible qui nous procure le genre d’infusion d’aura vitale qui nous satisfait réellement. Chaque aura possède un goût, un parfum unique : un homme endurant des tortures abominables, une femme au désespoir de sauver sa progéniture, un enfant terrifié parce que enlevé en pleine nuit, chacun de ces êtres pensants offre un plaisir différent quand on en absorbe l’aura. À cet instant, on éprouve une « montée », si je puis me permettre le terme, qui est très variable. Elle peut être intense et ne durer que le temps d’un cri, ou s’étaler sur plusieurs heures douloureuses. J’ai connu des circonstances dans lesquelles… — Je crois que j’ai saisi, coupa David qui avait serré les poings sans même s’en rendre compte. — Je manque à tous mes devoirs. Discuterait-on de la cuisson des steaks ou de la recette du ragoût de bœuf avec un groupe de ruminants ? Veuillez me pardonner, fils de mon ennemi. Valentine se détendit un peu, mais il avait hâte que cette entrevue se termine. — Peut-être reviendrai-je dans les îles, quand je serai vieux et que les hivers me paraîtront trop longs. Il croisa le regard de Carrasca, qui soupesait sa blague à tabac dans un geste suggestif. — J’aimerais en apprendre plus sur Kur et les autres planètes de l’Arbre Intermondes. — Un esprit robuste est une bénédiction lorsque le corps devient faible, approuva Papa Legba. Que la bonne fortune marche à vos côtés, car vous arpenterez maintes contrées qui en sont dépourvues. Il eut un geste las de la main et laissa ses serviteurs soulever la litière et l’emporter. Valentine l’entendit dire à mi-voix : — La dette est payée. Sur le moment, la phrase lui parut n’être qu’une curiosité de plus chez ce Kurian énigmatique. Des années s’écouleraient avant que Valentine apprenne sa signification exacte. Il fit ses adieux à Monte-Cristi qu’il trouva installé dans un fauteuil à bascule au bord de la plage et occupé à s’éventer tranquillement. — La cure de bains de boue vous a fait du bien, Jacques ? — Pas autant que la cuisine de Narcisse. C’est une femme aux multiples talents, elle sait soigner le corps, elle sait soigner l’ange. Vous avez pris une sage décision en lui offrant de nous suivre au nord, c’est quelque chose dont elle rêvait depuis longtemps. J’ai également un message de notre ami aux chiens de Cap-Haïtien. Ils ont réparé les dommages subis par ce vieux sous-marin. Je ne serais pas surpris que votre ennemi vienne vous chercher par ici. Quoique Boul s’impatiente, il est très possible qu’il prenne notre parti, finalement. Les forces de Saint-Domingue ont du mal à garder ouverte la dernière route côtière vers le nord, à cause de ces nouvelles armes que les Racines utilisent sans réserve sur leurs convois. Il sent le vent tourner. — Alors je ne m’inquiète plus pour Haïti, Jacques. Si mon vieil ami Boul pense à passer de votre côté, c’est que la victoire vous est acquise. — Certains de nos mécaniciens fabriquent des arbalètes semblables à celles que vos hommes-singes utilisent – mais plus petites. Elles seront plus efficaces que les lances contre les Chuchoteurs. Valentine alla voir les lieutenants et les hommes de Monte-Cristi, et il les remercia du mieux qu’il put en créole haïtien, puis il revint auprès de Jacques. Leur conversation dériva sur des considérations d’ordre militaire, ce qui rendit plus faciles ces derniers instants de connivence. Narcisse arriva avec un assortiment de plats en pot et en terrine destinés à la table des officiers, ainsi que des sacs de provisions et un coffre haïtein rempli d’épices. — Il y a des bananes plantains et du porc grillé, un sac de champignons – ils peuvent tout accompagner, dit-elle en soulevant les couvercles de son unique main. Assez de fruits pour durer un bon bout de temps, frais ou secs. Et maintenant, les épices…, continua-t-elle en passant en revue le contenu du coffre avec l’application d’un Marine vérifiant son paquetage avant de débarquer en territoire hostile. — Sans vous, Narcisse, je n’aurais jamais quitté cette cellule… — Et j’en serais encore à laver les sous-vêtements tachés de Boul. Nous nous sommes aidés l’un l’autre, le Blanc. Narcisse une fois de plus pendue à son dos, il monta dans une des chaloupes du Tonnerre, et quand l’embarcation s’éloigna de la plage il éprouva de la tristesse, mais aussi un certain soulagement. Du soulagement parce qu’il avait trouvé en Haïti ce qu’il avait passé une année entière à rechercher, et de la tristesse d’avoir dû se séparer de tant de personnes qui avaient pris tous les risques pour l’aider. Il s’installa face au navire dont la silhouette s’était quelque peu modifiée avec tous les plants de bois-vif en pots attachés partout sur les ponts. La vieille canonnière ressemblait à une forêt flottante. La chaloupe vint se ranger le long de la coque du Tonnerre, et Valentine grimpa à bord. Il alla aussitôt signaler sa présence au chef de quart. Avec quelques matelots il aida Narcisse à s’installer dans la cuisine, où elle huma d’un nez soupçonneux la soupe aux légumes jamaïquaine que l’aide cuisinier du bord concoctait pour fêter le départ d’Hispaniola. David monta sur le pont et observa les préparatifs. Les derniers matelots et Marines s’approchèrent du bastingage pour saluer les Haïtiens. Tout le long du navire on échangea des vêtements en coutil contre des vestes fonctionnelles en peau de porc, des boucles d’oreilles contre des bracelets en cuivre, et maints autres trocs. Une fois en mer il faudrait effectuer une fouille en règle à la recherche de tout alcool embarqué discrètement, et aussi se débarrasser des punaises et des poux ramenés à bord, ce qui ne serait pas une mince affaire. Mais David pouvait laisser Carrasca et les siens s’occuper de ces détails fastidieux. Avec Post, il devait s’assurer que les Marines et les Grogs étaient prêts au combat, si cela se révélait nécessaire. La dernière étape. Il fallait qu’il conduise le navire jusqu’à la côte texane. Ses supérieurs se chargeraient du reste, et de nouveau il serait un simple rouage dans une vaste machinerie, et non plus l’essieu qui entraînait les diverses roues dentées. Ce rôle de commandement indépendant qu’il avait assumé lui manquerait-il ? Cette expérience avait été comparable à un banquet interminable où chaque plat aurait contenu son lot d’inquiétudes et de migraines, mais la liberté d’action avait ajouté des épices aux mets. Grâce au ciel, pour ce dernier voyage il n’aurait pas à imiter le capitaine Blight du Bounty et exiger de l’équipage qu’il se sacrifie pour la cargaison. Les plants de bois-vif étaient assez robustes pour survivre au court trajet à travers la mer des Caraïbes sans avoir besoin d’être arrosés en puisant dans les réserves d’eau douce, en admettant bien sûr que les diesels antiques du Tonnerre tiennent le coup. Après les péripéties de ces derniers mois, Valentine était tout disposé à consacrer une semaine entière à la surveillance de plants en pots. Comme auparavant, Ahn-Kha installa ses Grogs sur le pont arrière, mais leurs tentes improvisées furent remplacées par une forêt d’arbrisseaux. On rangea piques et arbalètes dans la cale, et les fusils furent nettoyés et entreposés dans l’armurerie. Valentine se rendit dans le dortoir réservé aux Marines. Ses hommes avaient déjà décoré couchettes et casiers avec les souvenirs emportés de l’île. Des charmes vaudous sculptés dans du bois ou des perles oscillaient selon les mouvements légers du navire. Il remonta sur le pont pour contempler une dernière fois Haïti. Les montagnes, d’un vert si intense que cette teinte aurait mérité un qualificatif spécial, s’élevaient sur le fond azuré du ciel et le bleu argenté des eaux. C’était l’île des extrêmes : celle de la beauté et de la laideur, des rires et du désespoir, de la liberté et de l’esclavage. Mais de ce bout de terre qui avait connu une succession presque ininterrompue d’épreuves douloureuses depuis six cents ans, un monde nouveau pouvait prendre son essor. Narcisse composa un dîner succulent une fois que le coq et son aide la laissèrent superviser la préparation des plats. Valentine mit de l’animation dans la cuisine en invitant Post et les Marines du Tonnerre à festoyer. Des mets délicieux et du tabac en abondance pour conclure à la nuit tombée une journée bien remplie, il n’en fallut pas plus pour que les hommes se laissent aller un peu. — Comment est la vie dans les Ozark ? demanda un caporal roux et trapu. — Irish, je sais que beaucoup d’histoires ont traversé la Zone Kuriane sur le sujet, répondit Valentine. Il y a de quoi manger pour tous les habitants. Parfois ce n’est pas ce que vous choisiriez de préférence, mais nous ne souffrons pas de la faim. Là-bas, vous découvrirez qu’il y a mille et une façons d’accommoder les pois chiches, et vous serez très vite las de manger des fruits secs, je peux vous le garantir. — Et les femmes ? lança Hurst. Quelques ricanements soulignèrent la pertinence de cette question. — Nous n’en manquons pas non plus. En fait, elles sont même tellement nombreuses que certaines portent l’uniforme. Il y a également beaucoup de veuves, ce qui peut donner à réfléchir à n’importe quel homme, mais si certains d’entre vous acceptent d’être le deuxième mari d’une d’entre elles, vous aurez le choix. Nous avons des écoles, des routes entretenues, un casino flottant, des bateaux-théâtres, et j’ai même entendu parler d’un bordel flottant ou deux, qui se trouveraient quelque part sur le lac. Étant officier et gentleman, je n’ai pas plus de détails sur ce sujet, bien évidemment. Les ricanements redoublèrent, agrémentés de quelques commentaires à voix basse, comme chez des gamins d’école primaire, et David entendit prononcer le nom de Carrasca. — Ça suffit, gronda Post. Un cri retentit au-dessus de leurs têtes. L’alarme annonçant une collision se mit à hurler. Quelque chose percuta la coque du navire dans un choc grinçant. Tous les hommes s’agrippèrent à une table ou un banc pour garder l’équilibre. — Vampi…, crachota le haut-parleur avant de devenir muet. Valentine fit appel à son écoute profonde. Il s’efforça de mettre de côté la sirène et perçut alors les cris glaçants des Faucheurs. — Mon Dieu, ils nous ont suivis ! s’exclama Post. — Prenez une arme, les gars… n’importe quoi ! rugit David, qui n’avait même pas un couteau sur lui. — Le bois-vif, quelqu’un en a ? demanda Post. Les Marines fonçaient déjà pour saisir les fusils accrochés aux cloisons de leurs quartiers. Un caporal leur distribua méthodiquement les munitions. — Monsieur ! dit un des hommes en courant vers David avec dans les mains deux des pointes en bois-vif de Post. Un cri, puis un deuxième retentirent au-dessus d’eux, accompagnés d’une courte fusillade. — Je m’en contenterai, dit Valentine en acceptant les deux pieux effilés. Post, prenez Wilde et ses gars : il faut sécuriser l’Oerlikon. Ne vous occupez pas du reste : peu importe si le pont est en feu, je veux des servants à cette arme. Irish, vous et les autres, avec moi ! On monte par l’avant. Passez-moi cette machette, Torres. D’une main un peu tremblante, Post vida un chargeur rapide dans le barillet de son lourd 44, puis il fit signe aux hommes qui lui étaient assignés. — Marines, dit Valentine, si vous apercevez un Faucheur, canardez-le jusqu’à ce qu’il tombe, si possible. À aussi courte distance, ils auront l’avantage. Laissez-moi l’achever en le décapitant, ou en le transperçant avec le bois-vif. Si je me fais avoir, Post prend le commandement. Il y a encore du bois-vif ici ? — Ici, une pique, dit un homme. — Descellez la pointe et ne gardez qu’elle. Avec la hampe, cette arme n’est pas assez maniable. Ignorez les blessés, ne vous préoccupez de rien, nous montons sur le pont. Avec moi. Maintenant ! Sur son ordre ils firent mouvement dans le chaos de la nuit. David fonça dans le compartiment suivant, en direction de la proue, et atteignit l’escalier qui menait au pont principal. Un Marine accrocha l’encadrement de la porte avec son fusil et trébucha, mais les autres l’enjambèrent et gravirent les marches sans ralentir. Le compartiment supérieur donnait sur le pont par deux portes latérales, et Valentine mena ses Marines à celle qui était opposée au choc. S’il parvenait à les faire sortir et à former un groupe organisé plutôt que de les laisser s’effrayer individuellement, le navire avait encore une chance. La porte du côté de la collision s’ouvrit brusquement, et les hommes braquèrent leurs armes. — Attendez ! cria Valentine en bloquant le Marine derrière lui avec le plat de sa machette. C’est Owens. Un matelot s’engouffra dans le compartiment et claqua la porte derrière lui. — Ils sont partout ! Il faut rester en bas ! dit-il d’une voix terrifiée. — Vous venez avec nous, lui ordonna le Félin. Bellows et Gomez, il reste entre vous deux. Allez, les autres. Ils franchirent la porte bâbord et s’élancèrent dans l’escalier. Les détonations et les cris perçants des Faucheurs emplissaient l’obscurité. Alors que David atteignait le haut des marches, une silhouette enveloppée d’une ample cape se campa devant lui. — Descendez-le ! cria Valentine en se plaquant sur les marches pour dégager la cible à ses hommes. La créature bondit. Les tirs tonnèrent dans l’espace confiné, avec des éclairs d’un blanc bleuté. Même l’élan surpuissant d’un Faucheur ne pouvait avoir le dessus sur des décharges tirées presque à bout portant. Le vampire fut violemment rejeté en arrière. Il se releva aussitôt, fit volte-face et sauta par-dessus la rambarde pour se laisser tomber sur le pont, mais Torres tourna la gueule de son arme et le toucha de plein fouet. La créature tomba à l’eau, et Valentine gravit les dernières marches. Il se baissa sans réfléchir et sentit le souffle d’une main de Faucheur qui tranchait l’air là où sa tête aurait dû se trouver. Le Félin porta un coup ascendant, et la pointe en bois-vif qu’il tenait dans son poing surgit comme la tête d’un cobra qui frappe. Elle s’enfonça au creux de l’aisselle du Crâne Noir, en perçant le pan de vêtement conçu pour arrêter les projectiles, mais pas une telle arme. Valentine sentit un fluide gluant toucher sa main et il s’écarta immédiatement. — Marines ! lança-t-il aux hommes sous lui et aux autres qui surgissaient de l’autre côté du navire. Ceux de son groupe s’étaient penchés sur la rambarde pour mitrailler le Faucheur tombé à la mer. David gravit les dernières marches. Le vampire touché s’était redressé. Sa gueule était ouverte sur un spasme figé et il cherchait à griffer la pointe de bois-vif logée sous son bras. Il perdit l’équilibre et s’effondra contre la rambarde du pont supérieur. Valentine ne lui accorda pas plus d’attention. Un de ses congénères lui tournait le dos et était occupé à déchiqueter la porte métallique de la passerelle avec autant d’aisance qu’un peintre arrache des lambeaux de papier peint à un mur. Des Marines rejoignirent le Félin sur le pont supérieur. — Visez la tête, leur recommanda-t-il. Le vampire se retourna d’un bloc. Des cris et des détonations montèrent de l’escalier inférieur. Juste derrière son capitaine, Torres tira sur le Faucheur à la porte. Les impacts plaquèrent la créature contre la cloison de la passerelle. David s’avança en décrivant un arc de cercle, tandis que les tirs continus de ses hommes collaient le vampire contre la cloison. La poignée de la machette bien en main, Valentine se prépara à frapper. Au moment où les hommes cessaient le feu pour recharger leurs armes, il se rua sur sa cible. Il mit toutes ses forces dans le coup, et la lame mordit profondément dans la gorge de l’ennemi. Il ne réussit pas à lui trancher la tête, toutefois l’acier trancha assez profondément dans les chairs pour que la créature s’affaisse. Elle essaya de claquer des mâchoires, mais l’éclat dans ses yeux jaunâtres s’éteignait lentement. La plaie se referma sur la lame et l’immobilisa. Sans plus s’en soucier, Valentine alla se pencher sur la rambarde pour regarder la passerelle en contrebas. La machine de mort qu’était le Kurian surgi dans le dos des Marines avait prélevé un lourd tribut durant les quelques secondes nécessaires à David pour se débarrasser de l’autre vampire. Des corps contorsionnés et démembrés gisaient sur le pont. Les trois survivants concentraient le feu de leurs pistolets sur la créature qui venait vers eux. Elle se servait du cadavre d’Owens comme d’un bouclier. Valentine sauta par-dessus la rambarde et atterrit derrière elle. Le Faucheur l’ignora et continua à avancer droit sur les Marines. David lui décocha un coup de pied qui l’atteignit au creux des reins, mais il aurait aussi bien pu frapper la coque du Tonnerre. Saisissant son autre pointe de pique à deux mains, il la planta violemment entre les omoplates du vampire. Le bois-vif s’enfonça assez près du cœur pour que le Faucheur se raidisse instantanément. Son dos s’arqua en arrière et il tomba à la renverse d’une pièce, sans lâcher le corps d’Owens. Le Félin n’avait plus de pointe en bois-vif, et le temps lui manquait pour en récupérer parmi les cadavres. — Tout le monde à la passerelle, dit-il. Irish traîna le Faucheur pour dégager la porte. Soudain le staccato rageur de l’Oerlikon s’éleva, et ce son enchanta les oreilles de tous : Post, sans doute. David alla jeter un œil par-dessus la rambarde, à tribord. Les marins kurians se mettaient à couvert alors que les projectiles balayaient le pont du submersible. Valentine remarqua une sorte de petite cheminée de forme singulière, à l’arrière. Un schnorkel ? Peut-être l’ennemi s’en était-il servi pour arriver aussi près du Tonnerre sans être repéré. Une remontée éclair à la surface, et il avait suffi aux Faucheurs prêts derrière les écoutilles de bondir à l’abordage, ce qui était l’enfance de l’art pour ces avatars surhumains. À l’avant, les combats faisaient encore rage. Valentine entendit des Grogs crier et une ou deux détonations en provenance de l’arrière. — Torres, prenez deux hommes et couvrez l’Oerlikon depuis ici. S’il est organisé, l’ennemi va tenter de le faire taire. Qui avait une autre pointe en bois-vif ? — Hurst, monsieur, répondit Torres. Il est tombé raide mort sur le pont inférieur. Je peux aller… — Non. Restons groupés ici. La porte de la passerelle s’ouvrit et Carrasca apparut dans l’encadrement, le fusil à l’épaule. — Que se passe-t-il ? — Les Kurians du Sharkfin. Ils ont tenté un abordage. Heureusement, ils ont été trop gourmands. En collant simplement une mine-ventouse à la coque, ils auraient pu nous couler. Mais Saunders veut récupérer son navire. — Que faisons-nous, pour les Faucheurs encore à bord ? demanda Carrasca. Le Chef me dit que certains attaquent la porte de la chambre des machines. Il faut en finir. — Dis au Chef de tenir bon. Reprenons la barre. Ils entrèrent sur la passerelle qu’éclairait une unique ampoule rouge placée au-dessus de la table à cartes. Les voyants des instruments s’étaient éteints depuis longtemps et n’avaient jamais été remplacés. David vit le sous-marin s’éloigner en gagnant de la vitesse. Les cartouches de 30 de l’Oerlikon criblèrent sa poupe alors qu’il cherchait à se réfugier sous les vagues. Des explosions et des volutes de fumée s’échappèrent des points d’impact. — Il faut atteindre le canon principal, dit Carrasca. Quelle cible ! L’Oerlikon en fait de la charpie. — Ces projectiles ne font que lui caresser le dos. Les points vitaux de cet engin se trouvent sous l’eau. Mais nous pouvons encore les atteindre. L’étrave du Tonnerre est renforcée pour briser les glaces… — Jesu…, souffla la jeune femme. Si nous prenons assez de vitesse… Elle se tourna vers l’interphone assurant la liaison avec la chambre des machines. — Chef, faites donner tout ce que vous avez. Poussez au régime maximum ! — Compris, grésilla la voix du Chef. Faudrait que vous vous occupiez de ces salopards, de l’autre côté de la cloison. Ils sont en train d’arracher les rivets. Carrasca se tourna vers Valentine. — Tu veux prendre la barre ? proposa-t-elle. — Tu es plus douée que moi pour ça. Elle engagea le navire dans une courbe lente qui lui permit de prendre de la vitesse. — Vitesse suffisante pour éperonner, annonça David. Un Grog bondit sur une des vitres de la passerelle en hurlant de peur. Un bras pâle surgit et le Dos Gris fut happé en arrière. Il y eut un choc sourd sur le toit, d’autres détonations à l’extérieur. — Qu’est-ce que c’était ? demanda le Chef. Je… Carrasca déclencha la sirène de collision. Elle dirigeait le Tonnerre vers sa cible, mais la canonnière ne la percuta pas de plein fouet. Au dernier moment le pilote du sous-marin réagit et fit virer son engin. L’impact écrasa Carrasca contre la barre. Valentine s’accrocha à un panneau d’instruments. Le Faucheur perché sur le toit de la passerelle chuta devant eux, sur le support du canon. Le Tonnerre passa sur le sous-marin dans un hurlement de tôles déchirées. Valentine vit l’arrière du submersible surgir de l’eau comme une baleine qui refait surface. — Madre de Dios, il est coupé en deux ! dit Carrasca. Le Crâne Noir tombé sur le pont devant eux bondit par-dessus bord et disparut dans l’eau à côté du sous-marin. Peut-être avait-il été rappelé par son Maître Kurian. David avait encore une chose à faire. Il prit le fusil de Carrasca et se dirigea vers la porte. — Reste ici, et enferme-toi. Les Faucheurs vont être désorientés : une fois leurs différents Maîtres morts, ils n’agiront plus de concert, mais ils seront toujours dangereux. Comme des bêtes sauvages acculées : ils seront perdus, et enragés. Il baissa les yeux sur le Grog mort sur le pont, mais ne vit aucun signe d’Ahn-Kha ou des autres Dos Gris. Seulement des cadavres. De Grogs, de Jamaïquains, et de matelots du Tonnerre, qui gisaient tels des mannequins écrasés par un tracteur, sous les branches ensanglantées des plants de bois-vif. Il se détourna de ce spectacle horrible et alla prendre dans le coffre tribord une des vieilles mitrailleuses. Il enclencha une bande de cartouches et souleva l’arme. Elle aurait mieux convenu à Ahn-Kha, ou à un usage sur trépied, mais il devrait faire avec. Un autre Faucheur, sa silhouette contrefaite à cause d’une jambe arrachée, sauta de la poupe dans l’eau. David courut vers l’avant en passant par le pont des Grogs. Il grimaça en découvrant les dégâts qu’avait subis cette partie du navire. Son compartiment avant n’était-il pas inondé ? Au sortir du chantier naval, une canonnière de ce type pouvait supporter pareils dommages sans trop perdre de sa maniabilité, mais le Tonnerre était-il encore assez solide pour seulement rester à flot ? Le sous-marin avait disparu. La seule trace qui demeurait de sa présence était une nappe d’huile qui s’étalait à la surface comme une mare de sang sur une scène de crime. Et des débris. Et des cadavres… et des hommes qui luttaient pour ne pas se noyer. Le Félin repéra une forme étrange, un long tentacule mince attaché à une lourde membrane. Un Kurian qui dans sa situation désespérée en avait oublié son déguisement. Valentine lâcha une rafale sur cette cible. Il dirigea le canon fumant de l’arme sur le nageur voisin, un homme recouvert d’huile et vêtu de blanc, et le tua froidement. Une silhouette rebondie flottait grâce à une bouée de sauvetage, peut-être morte, peut-être pas. David ne pouvait pas distinguer son visage, mais la chevelure aurait pu être celle du capitaine Saunders. Il tira sur le corps qui tressauta sous les impacts avant de disparaître. Un autre rescapé creva la surface huileuse et emplit ses poumons d’air avec avidité. Il avait miraculeusement échappé au sous-marin en train de couler. Valentine lui régla son compte avant qu’il puisse inspirer une deuxième fois. L’arme commençait à chauffer, il dut baisser sa cadence de tir. Les douilles en cuivre cascadaient et s’amassaient à ses pieds quand une main se posa sur son épaule. — C’est fini, mon David, dit une voix au timbre de basse familier. — Oh, Seigneur…, ajouta Post en contemplant les centaines de douilles sur le pont. David croisa le regard de son lieutenant et y chercha la compréhension. Il n’y découvrit que le dégoût. Post ne voyait à la surface de la mer que les cadavres pitoyables de victimes massacrées sans raison. Plusieurs Kurians avaient dû se trouver à bord du sous-marin pour qu’autant de Faucheurs aient attaqué ensemble, et un de ces monstres aurait pu prendre l’apparence d’un simple marin. Tant qu’un de ces Kurians survivrait, les vampires encore à bord de la canonnière, s’il en restait, risquaient de tuer encore, d’armer une bombe à retardement ou de saboter autrement leur navire. Il ne pouvait pas plus courir le risque d’une victoire à la Pyrrhus pour l’ennemi qu’il n’avait pu laisser vivre Alistar à La Nouvelle-Orléans. Il laissa tomber la mitrailleuse sur le pont et quitta la proue. Ahn-Kha le suivit. Le Félin fut reconnaissant à son compagnon de garder le silence. Le Grog l’écouterait et lui donnerait son avis, plus tard, mais pour le moment il y avait trop à faire. David ne regarda pas par-dessus son épaule pour voir Post, mais il l’entendit décharger l’arme et la ramasser. — Combien reste-t-il de Dos Gris ? s’enquit-il. — Une main et deux doigts, répondit Ahn-Kha qui dans son émoi en revenait à l’équivalent grog de six. C’était un combat désespéré, même avec les arbalètes et le bois-vif. Ils étaient très nombreux. Nous avons chassé les derniers de l’arrière avec les piques. Nous en avons blessé un à la cuisse, avec une pointe en bois-vif, mais il s’est arraché la jambe et il a réussi à s’échapper en sautant par-dessus bord. Ils ont appris très vite à redouter nos nouvelles armes. — Donc le navire est débarrassé d’eux ? Mais pourra-t-il continuer à naviguer ? Ils descendirent sur le pont des Grogs. — Je l’ignore. C’est au commandant et au Chef de le dire. Le choc de la collision m’a fait tomber, mais je me trouvais sous le pont principal, et je n’ai pas vu d’eau. Il n’a pas l’air de sombrer. — Monsieur Post, dit Valentine quand le lieutenant les rejoignit, il faut placer des servants prêts à faire feu aux postes d’armes tant que nous restons immobiles. Occupez-vous-en. Ce sous-marin n’était pas la seule unité dont les Dominicains disposent. Mais laissez-moi assez d’hommes pour fouiller le navire. Ahn-Kha avec son arbalète, deux ou trois piquiers, des fusiliers, quatre devraient suffire. Nous chercherons à secourir tous ceux des nôtres qui sont blessés, bien sûr, mais nous ne devons pas négliger la possibilité qu’un Faucheur ou deux se soient cachés à bord. Nous allons vérifier jusqu’au moindre recoin assez grand pour dissimuler un chien. C’est seulement quand nous aurons terminé cette fouille que le Chef pourra se mettre au travail et voir si cette brave canonnière est encore capable de bouger. » Ensuite nous nous occuperons des morts et nous nettoierons le navire. Je ne veux pas que nous marchions sur des taches de sang jusqu’à la fin du voyage. Des questions ? — Non, monsieur, répondit Post. Nous avons repêché un homme qui appartenait à l’équipage du sous-marin. Est-ce que je dois l’abattre ? Valentine ignora le sarcasme. — Je vais lui parler. Le sous-marinier était d’origine cubaine, mais sa mère avait été emmenée à Saint-Domingue avec le reste de sa famille après avoir été capturée lors d’un raid. Il était assis sous bonne garde près d’une écoutille et tremblait de la tête aux pieds dans la couverture qui enveloppait son corps trempé. L’espagnol de Valentine lui étant inutile pour comprendre l’accent du prisonnier, il demanda à Carrasca d’assurer le rôle d’interprète. — J’ai servi sur le Sharkfin pour quatre missions, en qualité de mécanicien. Je venais d’être appelé à l’avant pour chercher des masques à gaz, parce que les dommages causés par votre canon emplissaient de fumée la salle des machines, quand la collision s’est produite. Plusieurs hommes ont tenté de sortir par l’ancien compartiment à torpilles, mais les écoutilles ne fonctionnaient plus depuis longtemps. J’ai réussi à quitter le sous-marin en passant par l’écoutille du pont avant… Carrasca cessa de traduire quand Valentine saisit le poignet de l’homme et le tordit brutalement. L’autre tomba à genoux en hurlant. Un humain. Sous la douleur, le déguisement d’un Kurian se serait brouillé. — Arrête ça, Val ! s’exclama la jeune femme. Il raconte seulement ce qui lui est arrivé. — Je voulais être sûr qu’il est bien qui il prétend être. Transmets-lui mes excuses. Et demande-lui s’il veut se joindre à nous. Il pourrait nous être utile. Le Dominicain semblait ne pas demander mieux. Par l’intermédiaire de Carrasca, il expliqua pour quelles raisons : — Le capitaine blanc venu du nord, c’était un fou. Il a réussi à convaincre les Kurians qu’en prenant ce navire ils pourraient soumettre toutes les îles qui se trouvent plus au sud. Il a promu les hommes en qui il avait confiance, et pour rester dans ses bonnes grâces ils devaient nous maltraiter. Nous avons trimé comme des fous, mais les punitions pleuvaient quand même. J’avais l’intention de m’enfuir à la nage dès que l’occasion se présenterait. Je préférais encore que les Haïtiens me castrent et me retrouver esclave dans leurs champs. Au moins j’aurais sauvé ma peau. — Parlez-moi un peu de cette dernière mission. Qui était à bord ? — Les Seigneurs de la péninsule de Samaná. Ils voulaient s’approprier les terres situées à l’ouest de Cap-Haïtien, et avec ce navire ils auraient pu régner sur la côte. Je les détestais, et je suis heureux qu’ils soient morts. En silence, Valentine recommanda à Dieu l’âme de Saunders, pour son dernier coup de dés. S’il avait eu des hommes compétents sous ses ordres, il aurait pu arracher le Tonnerre aux Kurians d’Hispaniola comme Valentine l’avait volé aux maîtres de La Nouvelle-Orléans. Cet homme avait été la proie de contradictions étranges. Mais depuis longtemps déjà le Félin avait cessé de se demander pourquoi tant d’individus talentueux choisissaient de servir les ennemis de leur propre sang. Après une fouille minutieuse du navire, Valentine retourna dans sa cabine. Là où il l’avait éclaboussée, le sang du Faucheur irritait sa peau. David l’avait essuyé dès que possible, mais il éprouvait le besoin de se nettoyer à la pierre ponce. Post sirotait un soda tiède quand il entra. Ahn-Kha était allé s’installer à l’avant, avec les Grogs survivants. — Vous désirez en parler ? demanda le Félin en se savonnant et en se frottant énergiquement. Post eut la courtoisie de ne pas feindre l’incompréhension. — Monsieur, vous avez mené toute cette affaire, la prise du navire, le bois-vif, les Jamaïquains et les Haïtiens ensemble, comme si c’était… un tour de magie. Pour tout ça, je vous respecte infiniment. Mais je ne suis pas sûr de pouvoir continuer à servir sous vos ordres. Dès que nous arriverons au Texas, je vous quitterai. — C’est à cause de ce qui s’est passé à la proue ? Post acquiesça. — Je n’arrête pas de revoir ces cadavres dans l’eau. Quand vous avez emmené ces Dominicains loin des plantations, j’ai été très impressionné. Je crois que j’aurais pu mourir pour vous, à ce moment-là, si ça avait été pour accomplir quelque chose que vous tentiez de réussir. Je n’avais pourtant jamais pensé mourir pour quelque chose ou quelqu’un. Peut-être pour échapper à ces monstres, oui, mais sûrement pas pour autre chose. Il fallut un moment à Valentine pour retrouver son équilibre. — Vous ne devriez accepter de mourir pour personne. Et surtout pas pour moi. Mais risquer sa vie pour atteindre un but précis, parce qu’il vaut ce prix, c’est quelque chose que bien des gens font. — Les gens qui ont une certaine conception de l’honneur. — Mais vous n’avez plus le même jugement, à présent… Post attendit un moment, mais David ne fit rien pour hâter sa réponse. Les mots viendraient à son lieutenant quand il serait prêt à les prononcer. — Si l’idée que vous vous faites de ce qui est juste, c’est mitrailler des matelots qui viennent d’échapper au naufrage de leur navire, je ne la partage pas. Vous pouvez me citer tous les précédents que vous voudrez, ce qui est mal est mal. — Je devais avoir la certitude que tous les Kurians avaient péri. Nous ignorions s’il n’y avait pas un Faucheur planqué dans l’armurerie, avec une grenade à main, juste au cas où le Tonnerre sortirait vainqueur de la bataille. Qu’un Kurian ordonne à sa marionnette de dégoupiller la grenade en serrant dans ses bras quelques obus, et nous étions fichus. Il est parfois aussi dangereux de vaincre les Kurians que de les fuir. Ils préfèrent tout détruire plutôt que laisser quelqu’un d’autre posséder ce qui leur a appartenu. Les Faucheurs convergeaient tous vers la poupe, pour atteindre le Chef. Je devais les désorganiser, très vite, et c’est la seule manière de faire que j’avais. » Souvenez-vous que ces hommes étaient au service de l’ennemi, Post. C’est la guerre. Le lieutenant secoua doucement la tête de droite à gauche. — Moi aussi j’ai été au service de l’ennemi, et dès que vous m’en avez donné l’occasion, j’ai changé de camp. Une majorité de ces marins auraient fait le même choix que celui que nous avons tiré de l’eau, je suis prêt à le parier. Quand vous avez tiré sur eux, ça a été comme si vous tiriez sur moi. — Je comprends. Je ne sais pas comment je vais me débrouiller sans vous, mais je vous conserve quand même toute mon amitié. Il lui tendit la main. Son lieutenant eut une moue indéfinissable, puis la serra. — Il se peut que vous ayez exactement ce qu’il faut pour cette guerre, et moi non. Désolé, Val, mais je ne veux pas revoir des gens mourir de cette façon. Je vous abattrais, ou je me suiciderais, ou les deux, peut-être. — Laissez tomber, Will. Ce que nous faisons pour notre cause est très différent de ce qu’on peut faire au service des Kurians. Je vous laisserai choisir, et je vous souhaiterai bonne chance quand le Tonnerre appareillera. Une chose, cependant : même si j’ai commis un acte impardonnable à vos yeux, le bois-vif aura beaucoup plus de chances de parvenir à la Région Militaire Sud si vous venez avec nous. Votre présence pourrait faire pencher les plateaux de la balance en notre faveur, et peut-être éviter la mort d’un tas de personnes innocentes. Ce que j’ai fait avec la mitrailleuse était condamnable, je vous l’accorde. Mais remettez cet acte dans le contexte, et à son échelle. Quelle condamnation infliger quand un Faucheur enlève une fillette de six ans parce que le Kurian qui tire les ficelles a envie de goûter un parfum d’aura différent ? — C’est seulement une éventualité, rétorqua Post. Je préfère me baser sur ce qui est certain. Et ces cadavres qui flottaient à la surface de la mer, ils étaient bien réels, ils n’avaient rien d’une supposition. Il tourna les talons. — Will, si vous devez me détester, alors que ce soit pour une bonne raison, au moins. Demandez-moi comment je suis devenu capitaine dans les Marines Gardes-Côtes. Post ne voulait pas ou ne pouvait pas comprendre que Valentine aurait évidemment préféré sauver les survivants du Sharkfin. Mais les risques afférents à cette mission, dont celui de perdre tous la vie et encore plus de temps dans la quête pour procurer le bois-vif à la Région Militaire Sud, lui avaient dicté ce comportement. Valentine avait appris depuis bien longtemps à ne pas se culpabiliser quand il était question de vie ou de mort. Sans ce verrouillage moral, il n’aurait jamais pu prendre de décision. Il en avait pris qui étaient bonnes, et d’autres mauvaises, et parfois il avait dû enterrer ceux qui étaient morts uniquement à cause de son erreur de jugement. Comme Gabriella Cho, cette nuit où il l’avait laissée seule et blessée dans le tumulte de la bataille, ou encore le sergent-chef Gator, vétéran de sa compagnie, qui reposait dans une tombe au sommet d’une colline, dans l’est de l’Oklahoma. Combattant ces souvenirs anciens aussi rudement qu’il avait combattu les Kurians, David alla se coucher. Carrasca, Valentine et le Chef décidèrent que le navire avait besoin d’une sérieuse remise en état avant de pouvoir explorer une côte potentiellement hostile. Deux mois en cale sèche à Jayport permettraient au Chef de conduire une révision trop longtemps reportée. De plus il fallait remplacer les pertes dues à l’affrontement avec le sous-marin ennemi. Valentine finit par accepter un autre retard à son retour dans el Norte. Quand ils revinrent au port, ils furent accueillis avec enthousiasme mais aussi curiosité, car la végétation qui envahissait le navire en intrigua plus d’un. Il leur fallut résoudre les inévitables problèmes de ce genre de situation, le stockage sans risques de leur précieuse cargaison et le logement de l’équipage pendant la remise en état de la canonnière. Les quelques tempêtes tropicales et autres ouragans qui frôlèrent l’île ne facilitèrent pas les choses, on s’en doute. Valentine, Post, Narcisse et Ahn-Kha eurent le plaisir très relatif de recruter des Jamaïquains pour étoffer le groupe de leurs Marines, qui n’étaient plus que quelques-uns après leur combat contre les Faucheurs. David fut stupéfait de découvrir un terrain de football submergé par des Jamaïquains désireux de suivre en mer l’Homme-qui-pleure, loin de leur île ensoleillée, au risque de périls inconnus. Finalement il en sélectionna cinquante pour la traversée jusqu’au continent. Ils devraient se serrer à bord, mais il pourrait compter sur ce contingent pour l’accompagner durant le long périple jusqu’aux monts Ozark. Pendant que le Chef réparait la proue, David en profita pour passer du temps avec Carrasca. Pendant la matinée, ils faisaient de longues promenades à cheval dans la campagne, bavardaient à bâtons rompus avec les habitants ou assistaient à des manifestations sportives avant de s’accorder un déjeuner plantureux. L’après-midi, quand venait la pluie, ils discutaient tous les deux de sujets sérieux, plaisantaient ou faisaient l’amour, selon leur envie. Ils attendaient la fraîcheur du soir pour retourner au navire. Parfois ils passaient la nuit à la résidence du commodore et se joignaient à lui pour des parties de mah-jong ou de cartes. Les semaines passèrent comme dans un rêve. David n’avait jamais connu autant de jours d’oisiveté durant toutes ses années consacrées à servir la Région Militaire Sud. Il y avait tout le temps requis pour apprendre à connaître une autre personne, non pas comme frère d’armes, supérieur ou subordonné, mais comme amie et amante. Il se familiarisa avec ses changements d’humeur, et elle avec les siens. Ils firent comme si cette période de répit ne devait pas avoir de fin, en évitant d’aborder ce sujet. Ils préféraient parler de l’endroit idéal où construire une maison au bord de la mer, ou se demander si Valentine serait plus doué pour devenir pêcheur ou planteur. Il était plus que désireux de prendre ces conversations pour argent comptant. La réalité s’imposa brutalement quand le Chef remit le navire à l’eau et qu’ils durent se préparer pour le dernier voyage. L’idylle arriva alors à son terme. — Tu es un bourlingueur, aussi, dit-elle alors qu’ils étaient étendus côte à côte sur le lit saccagé par leurs ébats. — Quoi ? Après l’amour, il avait souvent l’esprit un peu lent. — Tu bouges tout le temps. Est-ce que c’est pour ne pas devoir t’installer ? Il se frotta les yeux. — Je ne suis pas ballotté par les vents, si c’est ce que tu veux dire. C’est plutôt comme si je suivais un courant. — Même les noix de coco finissent par s’échouer sur la plage. Qu’est-ce qui te garde au large ? — La même chose que toi. Le devoir. Il aurait peut-être ajouté quelque chose sur ses rêves d’un avenir meilleur, des rêves devenus presque réalistes grâce au bois-vif, mais la jeune femme soupira. Il se tourna vers elle et se dressa sur un coude. Le blanc des yeux de Carrasca luisait dans la clarté lunaire qui venait de la fenêtre. Ils semblaient humides. — Est-ce que tu sous-entends que je devrais jeter l’ancre ici ? Il espérait à moitié qu’elle réponde par l’affirmative. Il irait livrer le bois-vif dans les Ozark, et il reviendrait. Elle resta silencieuse un long moment, mais ses lèvres se crispèrent. — Qu’y a-t-il ? — Rien. Rien d’important. Rien d’aussi important que notre devoir. < 10 Côte du Texas, octobre : au sud de Corpus Christi, la cité kuriane la plus méridionale de ce qui fut le territoire des États-Unis, le littoral n’est qu’une suite de villages de pêcheurs cachés au sein des anciens complexes touristiques bétonnés, qui souffrent des déprédations des Alcaldes Kurians du Mexique autant que de leurs homologues établis plus au nord, à l’intérieur des terres. Les longues bandes émergées de ces îles sableuses qui courent le long de la côte du Texas délimitent une voie d’eau navigable et abritée qui connaît peu d’activités commerciales sous la férule de Kur, hormis celles censées être illégales. La lutte contre cette contrebande était une des tâches principales dévolues au Tonnerre du temps du capitaine Saunders, quand son équipage passa des années à perdre les fuyards dans les buissons d’épineux et les tertres herbus de cette bande de sable large d’à peine un kilomètre et apparemment sans fin, là où à une autre époque les étudiants en vacances perdaient leurs sous-vêtements en même temps que leur virginité. Cette région du Texas représente un exemple typique de toute la partie qui n’est pas sous la surveillance directe des Kurians : on y vit dans l’indépendance et l’isolement, on n’attend rien du monde extérieur et on ne fait confiance à personne. La nouvelle proue du Tonnerre fendait les eaux de South Bay par une aube pluvieuse. Quelques crevettiers non pontés oscillaient ici et là et, derrière eux, une poignée de pêcheurs étaient visibles sur la plage, leurs cannes géantes dressées au-dessus du ressac paresseux. Depuis qu’il naviguait à bord de la canonnière, Valentine n’avait jamais vu cette partie du Texas. Torres, en revanche, avait déjà parcouru cette côte à l’occasion, à l’époque où il était au service des Kurians de Corpus Christi. C’était le seul homme d’équipage encore en vie à connaître Brownsville, et à ce titre il se tenait sur la passerelle en compagnie de Carrasca et Valentine. David caressait entre deux doigts les feuilles d’un plant de bois-vif. La jeune femme en avait choisi un qui lui plaisait particulièrement, pour une raison inconnue, et l’avait installé sur la passerelle. Quelques autres avaient été mis en terre près de Kingsport, en bordure des tombes où reposaient les Jamaïquains et les matelots du Tonnerre qui avaient péri en défendant le navire contre les Faucheurs. Après avoir expliqué au commodore l’importance des plants de bois-vif, Valentine avait placé des graines dans la terre recouvrant les cercueils. Il espérait qu’un jour des arbres pousseraient là et pourraient procurer des armes contre les assassins de ces marins. — Pourquoi n’y a-t-il aucun Kurian dans ces parages, Torres ? demanda-t-il. — Je l’ignore. On dirait qu’ils n’ont jamais réussi à s’installer ici. Ce n’est pas vraiment un territoire libre, mais il y a un mouvement de résistance. J’ai entendu parler d’un Kurian ou deux qui sont venus dans cette zone, mais tous les gens qui ont accepté de travailler pour eux ont très vite fini avec la gorge tranchée. Les Faucheurs ne peuvent pas non plus trop se déplacer, la résistance se rassemble et va les enfumer quel que soit l’endroit où ces créatures se terrent le jour. De temps en temps un groupe de Crânes Noirs monte du Mexique ou descend de San Antonio, ou de Corpus Christi, mais dès qu’ils sont repartis la résistance reparaît. — Que pensait la résistance de la Patrouille Côtière ? — Nous ne nous sommes jamais beaucoup enfoncés à l’intérieur des terres, sauf pour traquer des contrebandiers, donc je suppose qu’ils ne nous ont jamais vus d’un trop mauvais œil. Mais c’est seulement ce que nous avons entendu dire quand nous sommes arrivés dans la baie. Il n’y avait qu’un ou deux endroits sûrs où nous pouvions aller, tout près de la plage d’où l’armement du Tonnerre pouvait nous couvrir. Les anciens nous ont recommandé de dormir à bord, si nous avions un peu de jugeote. Valentine observa les ruines envahies par la végétation. Des palmiers jaillissaient des toits éventrés, les bougainvillées s’épanouissaient un peu partout et s’imposaient plus loin, le long de la baie. — On dirait l’œuvre des ouragans, dit Carrasca qui étudiait la côte à l’aide de jumelles. En Jamaïque elle avait fait retailler et teindre une des vestes d’uniforme de Saunders, et ajouter des coussinets de rembourrage aux épaules, pour ajuster le vêtement à sa carrure. Les deux pans avant étaient toujours un peu amples, souvenir du ventre rebondi du défunt commandant. — Et maintenant, capitaine ? — Selon le plan, je devrais établir le contact ici, et si ce n’est pas le cas il me faudra m’aventurer plus loin à l’intérieur, jusqu’à Harland. La Région Sud y a un officier de liaison. Il était supposé traîner près de la baie, mais j’ai un tel retard qu’il est peut-être retourné à sa base. C’est là que je devrai aller si je ne le rencontre pas ici. — Rien de spécial que nous sommes censés faire ? — Vous comporter comme le ferait une patrouille ordinaire, répondit Valentine. — Très bien, dit Carrasca qui se tourna vers le vieux marin. Torres, comment procédiez-vous ? Est-ce qu’ils ont des pilotes ? — Non. — Alors comment faisait Saunders ? — Il croisait dans la baie. Tout ce qui avait l’air de vouloir prendre le large, nous devions le couler, à moins que nous puissions l’aborder et nous assurer que c’était une unité appartenant aux Kurians de Corpus Christi. Leur sceau est un crâne surmontant un soleil levant, dans le style asiatique, mais avec des couleurs typiquement mexicaines. Ça ne passe pas inaperçu, au Texas. Mais si nous avions le moindre doute, les ordres étaient de saisir le bateau et de le ramener à La Nouvelle-Orléans, où les Kurians marchandaient le prix de sa libération. — Alors c’est très exactement ce que nous ferons. Jetons un œil sur cette crique à tribord. Après le contrôle ? — Quand le commandant le voulait bien, il nous laissait accoster. Il y a un quai en ciment près du vieux canal de Brownsville, et certains bouges du port faisaient des affaires avec nous. Un bon endroit pour attraper des poux et la chaude-pisse. Nous avions pour consigne stricte de toujours nous déplacer en groupe, quatre au moins, avec fusils et armes de poing. Évitez leur bouffe, ils vous serviraient de la viande de rat. — Et si nous dînions à bord ce soir, capitaine Valentine ? lâcha Carrasca. David se surprit à sourire. — J’ai mangé du rat bien des fois. Je suis sûr que Narcisse saurait l’assaisonner pour en faire un plat digne d’un dîner officiel, s’il le fallait… — Torres, que faisait le commandant quand il ne voulait pas que les hommes descendent s’amuser à terre ? — Nous dévalisions un crevettier et nous repartions. — Alors il serait plus approprié que le nouveau commandant laisse les hommes débarquer. Ça nous fera gagner un peu de temps. Ils occupèrent la matinée à croiser dans la baie, mais ne virent aucune embarcation plus importante que des bateaux de pêche non pontés. Valentine était soulagé. Il ne tenait pas à arriver dans un port inconnu en commençant par perturber la navigation locale, d’autant que le succès de cette mission pouvait dépendre de l’aide ou du moins de la non-ingérence des habitants du cru. Cet écueil évité, le Tonnerre accosta au quai près du canal aux eaux stagnantes. Quelques pâtés de maisons aux murs lézardés les dominaient, avec leurs enseignes aux couleurs voyantes et à l’orthographe hésitante surmontant les portes, dans un sabir mêlant l’anglais et l’espagnol. Une pluie d’après-midi trempa les hommes qui amarraient la canonnière, et la sentinelle qui gardait la passerelle alla s’abriter sous l’échelle menant au pont supérieur. Carrasca, son nouveau lieutenant, Valentine et Post décidèrent de prendre une dernière fois le dîner dans le carré. À force de persuasion, ils convainquirent le Chef de se joindre à eux. Le mécano s’assit à la petite table avec une certaine gêne. En civil, le pauvre se sentait mal à l’aise. — Ce sont les seuls vêtements qui ne sont pas tachés d’huile, dit-il comme pour s’excuser. Ils entendirent la voix de Narcisse dans la cuisine, où elle était à la manœuvre. Avec l’équipage devenu majoritairement Jamaïquain, le menu refléta le goût de l’île pour les plats de poulet et de porc épicés, avec un accompagnement composé de riz, légumes et fruits frais. — Commandant, commença Valentine après un long silence, quand le rythme des fourchettes ralentit, vous, vos officiers et les matelots, tous vous avez fait plus qu’assurer votre part de notre marché. Je suis heureux de confier le Tonnerre à la Flottille du Commodore. Je sais que M. Post et le Chef vous serviront avec efficience. Post donna un petit coup de coude au Chef. Celui-ci avait rencontré une femme en Jamaïque, une beauté digne de figurer sur une des anciennes affiches vantant les charmes de l’île aux touristes, et il avait décidé de rester à bord. — Aux jours heureux, dit Post qui leva son verre de limonade en l’honneur du mécano. Carrasca se trémoussa sur son siège et de sa fourchette joua un instant avec le riz dans son assiette. Valentine sentit son estomac se nouer quand il la regarda. — Ne vous reste plus qu’à faire en sorte de me laisser à mes contacts ici, avec la cargaison. Je m’engage à faire tout ce qui est en mon pouvoir pour vous aider dans cette cause qui nous est commune. Je n’oublierai jamais le Tonnerre et son nouveau commandant. L’objet de ses pensées et de ses sentiments sourit. — Vous aurez toujours une couchette réservée sur n’importe lequel de nos navires, et un lit à Jayport. Carrasca avait levé les yeux vers lui tout en parlant, mais il vit ses mâchoires se crisper après ces derniers mots. De son estomac, la boule monta dans sa gorge. — Euh… merci pour l’offre. Conscient de la tension subite entre eux, les autres convives tentèrent de la dissiper en se lançant dans une discussion technique sur les améliorations apportées au navire depuis sa révision. Après un certain temps le Chef et les deux lieutenants s’excusèrent et quittèrent la table. Post sortit le dernier et referma la porte derrière lui. Carrasca tendit la main et la posa sur celle de Valentine. — Désolée, dit-elle. J’ai été assez préoccupée depuis que nous avons repris la mer. Nous n’avons pas eu de temps à nous. — Nous ne sommes pas le premier couple sacrifié à la Cause. Elle avait le teint plus pâle qu’à l’accoutumée. — Les battements de ton cœur contre mon oreille vont me manquer, dit-elle encore. — J’aimerais que nous puissions nous faire des adieux plus personnels. — Je sais, et moi aussi je regrette que ce ne soit pas possible. Maudite discipline… je vais me sentir bien seule sans toi. — Tu as ton grand-père. Les Caraïbes. Ce navire. — Et toi, tu as ton devoir. Nous sommes tous les deux mariés, d’une certaine façon. Il baissa la voix pour déclarer : — J’ai connu des jours merveilleux avec toi, Malia. — Tu seras toujours dans mon cœur, David. Discipline ou pas, ils échangèrent un long baiser passionné. Ce fut pour Valentine un véritable déchirement de devoir la quitter, sachant que jamais plus il ne goûterait à ses lèvres. — Pardonne-moi, dit-il en s’écartant d’elle. Un jour entier s’écoula, et personne à terre n’essaya d’entrer en contact avec le Tonnerre. Quelques curieux se rassemblèrent sur le quai pour observer de loin les marins de la canonnière qui vaquaient à leurs corvées habituelles, mais aucun ne demanda la permission de monter à bord, et les hommes qui quittèrent le navire en petits groupes affirmèrent à leur retour que personne ne leur avait adressé la parole dans les bars visités, à l’exception des prostituées. — Eh bien, il va donc falloir que je paie de ma personne, décida Valentine à la fin du deuxième jour. Carrasca chassa une mèche humide de devant ses yeux et lui lança un regard par en dessous. Tous deux étaient en sueur. Malgré les fenêtres ouvertes, la passerelle s’était transformée en étuve dans l’air immobile du port. L’averse tombée dans l’après-midi n’avait fait qu’accroître l’humidité de l’air ambiant. — Dis au Chef de nous inventer une avarie, proposa David. Que les hommes répandent la nouvelle. Peut-être que ça évitera les interrogations. Je n’aime pas voir le navire immobile ici, à quai, avec la cargaison à bord. Les gens du coin vont finir par se demander pourquoi une canonnière ressemble à une pépinière. — Tu ne peux pas partir ce soir. — Il le faut. De nuit, j’aurai plus de chance. — Seul ? Et tu espères passer inaperçu ? Si l’on en croit Torres, ils n’apprécient pas trop les étrangers qui fourrent leur nez partout, par ici. Tu ne voudrais quand même pas te retrouver attaché à un arbre de la main de tes propres alliés ? — Ce sont nos seuls alliés, dans le sens où « l’ennemi de mon ennemi est mon ami ». La Région Sud n’a jamais réussi à faire en sorte que les mouvements de guérilla du Texas travaillent avec nous, sauf sur la frontière, parce que nous pouvions les armer et leur offrir un refuge s’ils devaient fuir. Et aucun Texan n’a jamais reconnu qu’il avait dû fuir. Elle hocha la tête en soupirant. — Des directives, pendant ton absence ? — J’espère être revenu, ou au moins vous faire passer de mes nouvelles, d’ici à deux jours. Si vous n’en avez pas eu dans cinq, retournez en Jamaïque, plantez les arbres et attendez qu’un autre agent de la Région Sud arrive. — Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai le sentiment qu’il n’y a pas beaucoup de David Valentine disponibles. Et je connais une femme qui ne se contentera que de l’original. Il lui effleura le bras quand il sortit de la passerelle pour se rendre dans sa cabine. Il sentit l’odeur caractéristique des Grogs et trouva Ahn-Kha qui l’attendait, occupé à nettoyer ses oreilles pointues avec un ustensile très fin qui tenait à la fois de la cuiller à café et de la baguette. — J’ai besoin de me laver, dit le Dos Doré. Je t’ai préparé tes affaires. David regarda sa couchette. Son pantalon de treillis teint en noir était posé sur le lit, accompagné de ses bottes en vachette jamaïquaine confectionnées sur mesure le mois précédent, de sa veste de combat et de son pistolet. Un sac à dos en toile était déjà empli de provisions de bouche et de flasques d’eau. Un feutre ceint d’une bande de tissu brodé de perles était posé sur le tout. — Je ne porte pas de chapeau, dit Valentine. Sauf en hiver, et même alors je préfère le genre toque en raton laveur. — Il y a un commencement à tout, mon David. Tu te fondras mieux dans le décor. Tu veux ta mitraillette à tambour ? — Non, je vais voyager léger, et vite. — Alors je ne peux pas t’accompagner ? — Désolé, mon vieux. Mais je vais emporter une de ces pointes de pique. Juste au cas où… Valentine descendit la passerelle avec un groupe de marins qui visaient une cantina proche du port. Il portait un poncho pour se protéger de la pluie et surtout dissimuler l’absence d’uniforme, une boucle d’oreille d’emprunt, et le chapeau était roulé dans une de ses poches. Sous l’autorité du lieutenant de Carrasca, les hommes accolèrent deux tables et s’installèrent. Ils commandèrent l’incontournable menu : poulet, riz, haricots et tortillas. La cantina offrait le confort très relatif de toilettes extérieures à ses clients les plus courageux, ou les plus désespérés, et après un repas léger et de grandes rasades d’eau préalablement bouillie, Valentine s’excusa. Il se sentait un peu comme le personnage de Superman, dans ces vieilles bandes dessinées, quand il ressortit des toilettes portant sa veste en cuir souple, son ceinturon avec ses armes, son sac à dos et son chapeau. Le poncho était plié dans le sac et la boucle d’oreille rangée dans une poche. Il parcourut ce qui jadis avait été la rue principale en s’efforçant de sembler savoir où il allait. Une fois hors du quartier du port, il obliqua vers l’ouest et sortit du village. Il atteignit bientôt un alignement de cabanes en bordure des marais. Ici les palmiers étaient nombreux, certains élancés, d’autres nains, entourés d’herbe kunai en touffes drues. Il décela le parfum discrètement iodé de l’océan sous celui beaucoup plus puissant des marécages. Privilégiant sa vitesse de déplacement, il resta sur la route. Il espérait détecter les ennuis avant qu’ils lui tombent dessus. Il adopta un trot régulier. Quand son corps fut convenablement échauffé, il prit son allure familière de Loup. Il sentait à peine la vieille blessure à sa jambe. Il fit halte quand il arriva à l’ancienne autoroute, rampa dans les herbes hautes et s’accorda un court repos, après avoir vidé une flasque d’eau et mangé un peu de pain et quelques fruits secs. Tout en se décontractant il observa les alentours. La mer possédait un charme bien à elle, mais il était revigorant de se trouver de nouveau sur la terre ferme, avec ses brises tournantes et la variété de sa vie animale. Il s’éveilla alors que la lune se levait. Il en savait peu sur cette région. Il en avait seulement étudié la carte à grande échelle, et Torres lui-même n’avait été d’aucune aide. D’après les renseignements, le centre opérationnel de la guérilla dans ce secteur devait se situer près du vieil aéroport d’Harlingen, dans un lieu nommé Rio Hondo. Les guérilleros lui épargnèrent la peine de les chercher en allant à lui. Alors qu’il remontait à foulées régulières l’autoroute en direction du nord-ouest, deux cavaliers apparurent au sommet d’une élévation proche. D’une main ils tenaient leur fusil pointé vers les étoiles, crosse calée sur la hanche, de l’autre les rênes, et ils semblaient prêts à l’abattre ou à foncer sur lui selon ce qu’exigeraient les circonstances. Valentine fit halte et se pencha en avant pour souffler tout en massant sa jambe gauche qui commençait à être douloureuse. — Eh, toi, là-bas, dit une voix rauque. T’es un sacré coureur, ou je ne m’y connais pas. On croirait que tu as le diable aux trousses, mais il n’y a personne derrière toi. — Garde les mains loin de ce flingue, l’étranger, dit l’autre. Comme Valentine il portait un simple maillot de corps, avec une cravate-ficelle autour du coup. Valentine était trop las pour ce numéro de mauvais flic/bon flic. — J’espère que vous êtes des Texas Rangers. — Ah ouais ? dit Gorge Sèche. Y en a qui disent ça, alors qu’ils souhaiteraient tout le contraire. Valentine croisa les mains derrière la nuque et gravit la pente sans hâte. — Vous serez fixés si vous me laissez parler. On me surnomme Le Spectre, et je viens de la Région Militaire Sud, dans les Ouachita. Je recherche un endroit appelé « l’Académie », et votre colonel. J’ignore son nom, mais je connais celui de l’homme que je dois voir. C’est un ami à lui, Patrick Fields. — M’est avis que si c’était vrai tu ferais ton jogging beaucoup plus au nord d’ici, et que tu irais vers le sud. — Je suis arrivé par la mer. — Hum ! grogna Cravate-Ficelle. — Menottez-moi, attachez-moi pieds et poings, ce que vous voudrez, mais amenez-moi à Fields ou au moins à votre supérieur direct. — Je suis le sergent Ranson, dit Gorge Sèche. Et lui, c’est le caporal Colorado. Colorado, descends prendre ses armes, et fouille-le. Nous sommes en patrouille, et nous ne pouvons pas l’interrompre pour un oui ou pour un non. Je vais envoyer Colorado chercher un garde, et ils t’emmèneront au nord. Ranson semblait être du genre à savoir prendre des décisions rapides et adaptées à une situation imprévue. Cette réaction plut à Valentine. — Je lui mets les pinces, Gil ? demanda le jeune Colorado après avoir débouclé le ceinturon de David. — Non, il a l’air réglo. Si son histoire est fausse et que c’est un espion, il s’y prend d’une drôle de façon. Colorado partit vers le nord. Ranson fit marcher Valentine devant lui jusqu’à une vieille aire de repos sur le côté sud de l’autoroute. Le petit relais n’était plus qu’une coquille vide et délabrée, mais une échelle en bon état permettait d’atteindre le toit plat jadis surmonté d’un panneau indiquant la station essence. David estima que de ce perchoir on devait avoir une vue panoramique des environs, de jour comme de nuit, s’il y avait un clair de lune. Il détecta l’odeur de l’eau. — Colorado sera de retour d’ici une paire d’heures. Je vais grimper là-haut pour jeter un œil. Rends-moi service, fais marcher mon cheval, d’accord ? Quelques tours du bâtiment, ça suffira. David s’exécuta pendant que le Ranger se hissait sans se presser sur le toit d’où il scruta longuement les alentours. Quand Ranson redescendit, Valentine lui tendit les rênes de sa monture. — Un peu de café, ça vous dirait, sergent ? Le visage de l’autre s’illumina. — Tu as du café mexicain ? — Mieux que ça. Du Jamaïquain. — Nom d’un chien ! Pourquoi tu ne l’as pas dit plus tôt ? Je n’ai pas bu de café à l’est de Padre Island depuis des années. Il y a un mortier et un pilon dont nous nous servons pour le blé, à l’intérieur, et une cafetière. Trois quarts d’heure plus tard ils savouraient leur café, après avoir moulu les grains préalablement torréfiés sur le feu de camp. — Bon sang, c’est bon, grogna Ranson, aux anges. Il était aussi sec et nerveux qu’un loup en hiver. Il s’était installé dans un vieux fauteuil en bois, ses longues jambes allongées devant lui. — Vous ne craignez pas que j’y ai mis une drogue quelconque ? — Nan. Je t’abattrais avant que ça fasse de l’effet. Et puis, tu l’as goûté en premier, et c’est moi qui l’ai servi. Alors comme ça, tu as été en mer ? — Oui. — Je n’ai rien voulu dire devant Colorado, mais quelques-uns d’entre nous ont reçu pour consigne de garder l’œil ouvert, au cas où un étranger surnommé Le Spectre passerait dans le coin. M’est avis que t’es plutôt en retard. — Je ne débarque pas d’une croisière de plaisance. — Mouais, il y a des retards contre lesquels on ne peut rien. Je vois ce que tu veux dire. Une fois je suis parti en patrouille le long du Rio Grande. Ça ne devait pas durer plus d’un mois. L’ennemi nous a pris en chasse et nous avons été obligés de filer vers l’ouest. Nous ne sommes rentrés qu’à Noël, avec cinq mois de retard. Ma femme touchait déjà sa pension de veuve. — Alors, comme ça, les Kurians contrôlent le fleuve ? — Et toute cette foutue vallée. Des Kurians mexicains, qui se font appeler « Alcaldes », comme s’ils appartenaient à la vieille aristocratie du coin, ou un truc dans le genre. Par là-bas la terre est très fertile, parfaite pour les cultures. Les gars qui s’y échinent nous refilent en douce ce qu’ils peuvent. Comment ça se passe, dans le Nord ? Nous n’avons pas de nouvelles, sauf de façon indirecte. — C’est dur, mais ma Région Sud tient le coup. — Et pourquoi traînes-tu par ici ? Mission de renseignement ? — Je serai heureux de tout vous dire si le colonel ou M. Fields n’y voit pas d’inconvénient. Ranson lui fit un clin d’œil qui plissa la moitié de son visage. — « Gaffe aux lèvres trop bavardes », comme disait mon vieux quand il jouait aux cartes. Personnellement, j’aime assez les lèvres bavardes. En particulier si elles appartiennent à une belle rousse. À l’aube, Colorado revint en compagnie de deux autres cavaliers. — Le sergent Hughes a dit que nous devions écourter la patrouille pour escorter ce type jusqu’à l’Académie. — Sympa de sa part, dit Ranson. Prends le cheval de rechange. Je suppose qu’ils veulent le voir pronto. Désolé qu’on n’ait pas une monture en plus pour toi, mon gars. — Je parie qu’il est prêt à courir encore un peu, dit Colorado. Il filait comme un coyote le long de l’autoroute. J’aimerais bien le revoir faire ça. Pendant que le sergent transmettait son rapport à la patrouille, Colorado regarda les sacoches et les étuis à fusil sur les chevaux sans que les animaux bronchent. Ils se mirent en route. Colorado allait en tête, et il menait sa monture à un pas rapide, forçant Valentine à presque trotter pour suivre. Cette situation ne tarda pas à exaspérer le Félin. — Je vais courir, c’est plus facile pour moi que cette allure intermédiaire, annonça-t-il, et il s’élança. Colorado éperonna son cheval, et Ranson l’imita. Le sergent souriait, comme d’une plaisanterie non exprimée. Le visage fermé, David accéléra et dépassa avec aisance le cheval qui trottait. — Qu’est-ce que ça veut dire ? s’exclama Colorado. Il poussa un peu plus sa monture qui se mit au petit galop. Valentine dut puiser dans ses réserves pour rester à sa hauteur, mais il y parvint. Tout son corps semblait baigné d’une chaleur qui devint peu à peu désagréable. Un Loup lui-même ne pouvait soutenir cette vitesse très longtemps. Une sensation de brûlure se répandit dans ses jambes, et son cœur ne tarda pas à battre comme les ailes d’un canard affolé. Le cheval couvert de sueur se lassait lui aussi de cette compétition, et il ne cessait de vouloir partir au galop. — Arrête ça, Colorado ! cria Ranson, déjà distancé par leur course. Tu vas tuer ton foutu canasson, ou notre ami. La transpiration épaissie par la poussière recouvrait le visage de Valentine, mais il ne ralentit pas avant le Texas Ranger, malgré l’envie qui le taraudait. Il décrut l’allure et revint progressivement au pas en même temps que le cavalier et sa monture, en faisant de son mieux pour maîtriser sa respiration. — Nom de nom ! grogna Colorado. Ils n’auraient pas dû t’appeler Le Spectre, mais La Fusée ! Je n’ai jamais entendu parler et encore moins vu un type courir comme ça. David se concentrait entièrement sur sa respiration. Ranson les rattrapa. — Bon, tu as fini de traiter notre allié comme le dernier des salopards ? demanda-t-il au caporal. — Un allié ? On ne nous a pas dit de l’escorter en le tenant à l’œil ? — Si ces foutus Faucheurs se pointaient, c’est lui qui nous sauverait la mise, et pas le contraire. Tu ne sais pas reconnaître un Chasseur quand tu en vois un, foutu crétin que tu es ? — Bah ! Mon vieux disait que ces Chasseurs, ça n’était qu’une bande de menteurs, rien de plus. Toutes ces histoires sur eux, rien que des craques, oui ! — Mouais, et les chiens ne font pas des chats…, marmonna Ranson. Mais son regard partagea la plaisanterie avec Valentine, car il savait que le Félin avait entendu. L’Académie était un endroit facile à trouver. Elle était située au bord d’un ancien aéroport dont les pistes servaient maintenant de champ de tir. Les terminaux et certains des hangars avaient été démolis, mais la tour de contrôle dominait toujours l’endroit, renforcée par une pyramide de sacs de sable et de pièces de bois de charpente entassés jusqu’à son sommet. De l’autre côté de l’ancien camp de préparation militaire se trouvait un cimetière dont les tombes étaient disposées pour faire face à une statue géante qui parut familière à Valentine, quoique déplacée. — C’est une copie de celui qui se trouve à Washington, avec les Marines qui plantent le drapeau au sommet du mont Suribachi, à Iwo Jima, expliqua Ranson, et Valentine se souvint avoir vu la photo qui avait inspiré cette œuvre. Il y a eu des combats foutrement durs dans le Pacifique, en 1945. Les types qui ont réussi à grimper là et planter ce drapeau étaient des Texans. David gardait en mémoire une version quelque peu différente, mais il n’était pas d’humeur à discuter des menus détails de l’histoire militaire en ce moment. Ranson le précéda entre les alignements de baraquements dont un avait disparu, comme une dent manquante dans un sourire, et le fit entrer dans le bâtiment en briques où le quartier général était installé. Comme la tour de contrôle, il était protégé par des sacs de sable et des barbelés, et toutes ses issues étaient gardées. — Pas la peine de se refaire une beauté, dit Colorado en voyant que David attachait ses cheveux alors qu’ils passaient devant une sentinelle et entraient. Pour le colonel, les nouvelles ont la priorité. Tout le reste peut attendre, à moins d’être blessé. Enfin, gravement blessé. Des éperons claquèrent sur le parquet du couloir, puis approchèrent du bureau de la réception. C’était un meuble en bois magnifiquement sculpté, comme beaucoup des autres meubles et objets qui décoraient le hall d’entrée. Valentine avait l’impression que chaque centimètre carré des murs était masqué par un portrait peint ou une photographie. Les seules personnalités qu’il reconnut furent Sam Houston et les présidents texans des États-Unis. La femme assise derrière le bureau portait un chemisier imprimé, aux couleurs pimpantes, et elle affichait un sourire engageant, mais David remarqua le pistolet posé à côté du téléphone. — Un message pour le colonel, dit Ranson. Dites-lui que Le Spectre est finalement arrivé pour nous hanter. Un autre Ranger les croisa et sortit, des sacoches de selle sur les épaules de son uniforme. Valentine jugea intéressant le contraste entre ces hommes rudes, au visage tanné, et le mobilier ouvragé. — Salle des cartes, deuxième niveau, dit la réceptionniste avec un accent traînant. Elle étudia avec gourmandise Valentine sous le voile de ses longs cils recourbés. — Colorado, tu peux aller te trouver quelque chose à grignoter, dit Ranson. Je m’occupe du reste. Le jeune caporal accueillit très bien ce renvoi. Il n’hésita qu’une seconde avant de répondre : — Je vais voir si je ne peux pas nous dégotter quelques bières, pour quand vous en aurez fini, sergent. — Ouais, bonne idée, Colorado. Merci. — Bonne chance avec le colonel, La Fusée, ajouta Colorado à l’adresse de David. J’espère que vous ne m’en voulez pas pour notre petite course. Ils se serrèrent la main, et Valentine le remercia. Ranson précéda le Félin dans l’escalier. Les murs en étaient décorés de clichés de villes tout en béton, verre et acier. Valentine aimait beaucoup les cartes, et la salle qui leur était dédiée le captiva. Un globe d’un mètre vingt de diamètre était juché sur une bibliothèque qui occupait tout un pan de mur, les autres étant tapissés de cartes. Une longue table trônait au milieu de la pièce, au centre d’un immense tapis oriental étalé sur le parquet. De hautes fenêtres éclairaient l’endroit. Des chaises étaient disposées sous les cartes exposées, dont une représentait la région du Rio Grande au Texas et était constellée d’épingles portant de minuscules rubans de couleur. Valentine s’approcha d’une vitrine horizontale qui contenait une carte plus ancienne de l’État. Ce document semblait dater des premiers temps du Texas. Un Latino-Américain élégamment vêtu ouvrit la porte et s’effaça pour laisser entrer l’officier supérieur. Le colonel des Texas Rangers et officier commandant l’Académie avait indubitablement été un homme de haute stature avant de se retrouver dans un fauteuil roulant. David estima qu’il aurait avoisiné les deux mètres s’il avait pu se tenir debout. Il avait les cheveux gris, les yeux clairs, et il se dégageait de sa personne une impression de vitalité, du moins à partir de la taille, comme un chien de prairie sur le qui-vive dont le train arrière reste caché dans son terrier. Il arborait une étoile de bronze dans un cercle épinglée sur un ruban bleu et blanc. — Colonel Steven Hibbert, Texas Ranger, se présenta-t-il en tendant la main. Heureux de vous rencontrer. Les Texans paraissaient aimer serrer les mains, et David ne se fit pas prier. — Merci de votre hospitalité, colonel Hibbert. Je m’appelle Valentine, mais dans vos rapports je préférerais être mentionné sous le nom de Smith, ou le sobriquet de Spectre, si toutefois je dois y être mentionné. — En général, nous l’appelons simplement « le colonel », dit Ranson. — Faites donc à votre convenance, jeune homme. Voici mon chef d’état-major, le major Zacharias. Une autre poignée de main, et le colonel passa sans plus attendre aux choses sérieuses. Ils s’installèrent à une extrémité de la table, afin de rester proches. — Eh bien, Le Spectre, votre contact ici est retourné dans le Nord il y a un mois environ, pour porter des messages. Il n’avait pas vraiment le choix. Il nous a parlé de vous et nous a demandé de l’aider. Fields est quelqu’un de bien, à peu près tout ce qu’il nous a demandé par le passé s’est cantonné à des renseignements sur la situation générale au Texas et sur la frontière mexicaine, et plusieurs fois il nous a prévenus de mouvements de troupes ennemies, ce qui a permis de sauver des vies. Je suis tout disposé à faire ce qui est en mon pouvoir pour aider à mon tour la Région Militaire Sud. Il a dit que vous auriez besoin de convoyer quelque chose vers le nord ? — En effet, monsieur, dit Valentine, que cette attitude accommodante rassurait. Je dois vous donner une partie de mon chargement en échange de votre concours. Il s’agit d’une arme. La plus mortelle que j’aie vue, contre les Faucheurs. Il montra au colonel la pointe en bois-vif qu’il avait apportée et lui expliqua l’effet catalytique de cette essence sur le sang de ces créatures. Hibbert et son chef d’état-major échangèrent un long regard. — Eh bien, voilà ce que j’appelle une bonne nouvelle, dit Zacharias. L’équivalent des balles en argent pour nos vampires venus d’ailleurs, hein ? Le colonel remua sur son fauteuil roulant et fronça légèrement les sourcils. — Et vous avez vu ses effets de vos propres yeux… — C’est exact, monsieur. — Parce que j’ai déjà entendu des histoires concernant un remède formidable contre les Kurians, et chaque fois ça s’est révélé aussi efficace que les gilets pare-balles faits de baguettes de bois et de perles que les Indiens portent. — Je ne suis pas seul à l’avoir vu. D’autres en ont été témoins. Ne vous méprenez pas, je n’ai rien d’un illuminé, et j’ai toute ma tête. Je vous laisserai ce dont je peux me passer, un certain nombre de plants que vous pourrez mettre en terre et du bois d’œuvre à transformer en armes. Nous nous sommes rendu compte que les carreaux d’arbalète et les pointes de pique étaient les plus efficaces. — Notre armurier examinera ce que vous avez fait, dit le colonel. — C’est beaucoup plus facile que de s’approcher pour essayer de les décapiter, c’est une évidence. Mais le temps représente un facteur crucial dans cette affaire, colonel. Chaque jour supplémentaire que le navire attend dans le port… — Allons, du calme, mon garçon. South Bay n’est pas vraiment sur notre territoire, même si l’endroit n’est pas tombé aux mains des Kurians. Si nous nous y rendons en armes, pour nous défendre d’éventuels Faucheurs, et si nous vous aidons à décharger le navire, les gens parleront. Si ce bois a l’importance stratégique que vous lui donnez, il serait sans doute préférable qu’il reste une surprise pour ces maudits suceurs de sang. Major, mettons en action le plan « Capitaine de port ». Zacharias griffonna quelques notes sur un calepin tandis que le colonel tournait son fauteuil vers David. — Vous, retournez à bord de votre navire et amenez-le de l’autre côté de la baie, à l’entrée de l’ancien canal de navigation. Il y a un phare blanc là-bas, tenu par une équipe de Corpus Christi. Nous avons un espion parmi ces hommes, et l’enjeu me paraît mériter le sacrifice de sa couverture. Il mettra leur radio hors d’usage et aidera nos Rangers à se rendre maîtres des lieux. Avec une petite mise en scène, le coup de main passera pour un simple raid de pillards. Quand vous verrez deux lumières bleues allumées au sommet du phare, l’une au-dessus de l’autre, amenez votre navire aussi près que la marée le permettra, et nous commencerons à charger. L’opération se déroulera vingt-quatre heures après que vous serez revenu sain et sauf à bord de la canonnière. Des questions ? — Deux lumières bleues, l’une sur l’autre, répéta Valentine qui se laissa aller contre le dossier de son siège. Il se sentait soudain épuisé, mais aussi soulagé. L’agilité d’esprit du colonel avait balayé ses dernières craintes quant au transfert du bois-vif aux Rangers. Il se secoua et revint au moment présent. — Non, monsieur, je n’ai pas de questions. Un bon repas et quelques heures de sommeil, et je serai fin prêt pour l’action. — Elle ne manquera certainement pas. Il nous reste encore des détails à régler. Je vous donne jusqu’à demain matin à l’aube pour vous restaurer et prendre un peu de repos. Ça vous ira ? — C’est parfait. — Major, vous assurerez le commandement opérationnel. Confiez la direction de la logistique et du transbordement à Flagstaff, et prenez les cavaliers de Three Feather pour constituer le groupe d’assaut. Je veux aussi des éclaireurs, et ne chipotez pas sur leur nombre. Ranson, vous raccompagnerez notre ami à son navire et vous resterez à bord pour faire la liaison. — Je peux emmener Colorado avec nous, monsieur ? Il est temps qu’il fasse autre chose que des patrouilles. — Bien sûr. Les occasions de prendre la mer se font rares, de nos jours. Même si c’est seulement pour une courte traversée. Monsieur Valentine, nous nous reverrons quand votre chargement sera arrivé ici sans anicroche. La nuit s’était appesantie sur le port. Au sommet du vieux phare, deux lumières brûlaient l’une sur l’autre. Depuis son poste maintenant habituel, sur la passerelle du Tonnerre, Valentine surveillait le ballet bien réglé des canots et d’un crevettier réquisitionné qui transféraient le bois-vif, les hommes et le matériel du navire au rivage. Il n’avait rien à faire à terre, sinon écouter Flagstaff houspiller de sa voix rocailleuse les Rangers et les manœuvres sous ses ordres. Les bœufs attelés attendaient, et des charrettes plus petites tirées par des chevaux transporteraient l’approvisionnement destiné aux deux cents cavaliers amenés par Zacharias pour veiller sur le précieux chargement. Les huit hommes en poste au phare étaient enfermés et sous bonne garde, quoique cinq d’entre eux aient exprimé leur désir d’accompagner les Rangers à l’intérieur des terres. Valentine prêtait une oreille distraite au clapotis des vagues contre la coque de la canonnière tout en vidant de ses livres l’unique étagère accrochée dans la cabine. Le roulis du Tonnerre le berçait insidieusement, et il éprouvait une mélancolie diffuse. Ce navire était devenu son foyer. Et il était temps de déménager. Le bavardage des marins lavant le pont au matin lui manquerait, de même que l’odeur du café et les horizons infinis de la mer. Il songea à son père et à la description pleine d’attraits qu’il lui avait faite de ses années dans la marine : « Servir en mer, surtout quand tu es parti pour des mois d’affilée, peut laisser penser que tu es loin de tout, que tu te sens seul et que ton foyer te manque, mais c’est faux. Pour un marin, son navire devient une maison qu’il emporte avec lui. C’est comme voyager avec ton travail et tous tes voisins. Il n’y a rien de comparable. » Son père avait raison. Il aimait aussi l’idée de pouvoir frapper les Kurians quand il décidait de le faire, au lieu de passer son temps à parer les coups de l’ennemi. Le déplacement des hommes, de leur approvisionnement et de leur équipement se trouvait grandement simplifié par le tonnage qu’offrait un navire. Une marine digne de ce nom et bien dirigée pouvait obliger les régions kurianes littorales à consacrer beaucoup d’énergie et de temps à la défense des ports et des villes côtières, par crainte d’un débarquement ennemi. Les Zones Libres des Appalaches, des Ozark et des Rocheuses pourraient ainsi respirer. Mais il n’était que simple officier, un espion et un saboteur formé à l’action dans la ZK. La création d’une force navale importante exigerait la combinaison du temps et des ressources, deux facteurs que les Kurians s’évertuaient à limiter chez les rebelles. Les grands ports du monde étaient solidement détenus par Kur. Néanmoins, avec le bois-vif… — On est en train de charger les poutres de bois-vif, capitaine, vint annoncer Post. Ces Texans sont bien organisés. Valentine acquiesça. — Ils y sont contraints. Cette poche de résistance n’abrite aucun Tisseur de Vie. Ils combattent les Faucheurs avec des armes légères et leur courage, et aussi avec tous les renseignements et l’approvisionnement que leur fournissent un tas de gens dans les fermes. Ils sont rusés, ils évitent la confrontation dans la Rio Valley ou sur la côte, et toute zone stratégique aux yeux des Kurians. Le Texas est immense, son étendue est un atout pour eux tant qu’ils restent en mouvement. — J’avais entendu dire que ce n’étaient que des broussards en uniforme. Ranson, qui s’était approché et avait entendu la fin de cet échange, intervint pour développer un peu le sujet. Il décrivit en détail comment les Rangers arrivaient dans un village isolé et déménageaient ses quelques habitants. — Ensuite, quand quelques Faucheurs et des Collabs passent par là, ils détectent des signes vitaux tout ce qu’il y a de banal, et ils en déduisent que ce n’est qu’un trou paumé de plus. En fait c’est devenu un bastion plein d’hommes armés jusqu’aux dents et qui savent manier un fusil. Nous avons ainsi créé un réseau très dense de renseignements, et à peu près n’importe qui entre le Rio et la banlieue de San Antonio sait ce qu’il doit faire s’il aperçoit une colonne ennemie en mouvement. Nous utilisons beaucoup les héliographes, avec le soleil qui brille presque tout le temps. Les Kurians sont tombés dans le piège souvent, et à présent ils ne se risquent plus qu’à des raids de « pacification » à grande échelle. Quand ça se produit, les Rangers se dispersent dans la nature. — Que savez-vous du bois-vif ? demanda Post. À l’arrière du navire, la preuve de l’efficacité de cette nouvelle arme était toujours visible sur le pont supérieur. Un Faucheur mort, figé telle une statue, la peau aussi dure que l’écorce d’un arbre, agrippait le bastingage. À dire vrai, il n’était pas totalement sans vie, du moins sur le plan végétal, puisque des feuilles vertes commençaient à pousser sur son corps. — Tout ce qu’il y a à savoir, répondit Valentine. Je leur ferai un exposé. Je vais leur laisser quelques troncs et des plants. Vous voulez y ajouter votre sac de graines ? — Ils en auront plus besoin dans les Ozark. — Alors je l’emporterai là-bas pour vous, Will. — Vous avez assez d’équipement à trimballer, sans parler de cette affreuse mitraillette dont vous ne vous séparez jamais. Et il nous reste pas mal de kilomètres à parcourir. Je l’apporterai moi-même. Vous aurez besoin de quelqu’un pour vous aider à réaliser vos plans minables, de toute façon, non ? David fit de son mieux pour dissimuler son émotion. — Pourquoi avoir changé d’avis ? — Eh bien… quand j’ai vu le Chef avec sa petite amie, en Jamaïque, et puis vous et… enfin bref, j’ai commencé à ressentir le manque d’une présence féminine. Les beautés locales n’auraient pas dit non si j’avais voulu rester, mais je veux retrouver ma femme. Lui dire en face que je me suis trompé, que c’est elle qui avait raison. — À propos du système ? demanda Valentine qui se remémorait leur conversation avant la mutinerie. — Quand nous nous sommes mariés, nous ne nous connaissions pas si bien que ça. Je portais l’uniforme, à l’époque, mais c’était pour avoir de quoi remplir mon assiette et dormir sous un toit. Gail était une jeune femme intelligente, et elle a très vite compris que je n’avais aucune affinité réelle avec eux, ou mon boulot. Nous avons parlé de demander ma mutation sur une frontière quelconque, et de fuir, peut-être dans l’Arkansas. Nous abordions souvent ce genre de sujet. » Le plus bizarre, après l’avoir épousée, c’est que tout à coup j’ai voulu plus, un logis plus confortable, une nourriture meilleure pour nous, mais en fait c’était surtout pour elle. Je suis passé officier, de sergent à lieutenant. Une partie de cette évolution impliquait d’accepter une certaine dose d’endoctrinement, bien sûr. J’ai suivi les cours dans les locaux de la Nouvelle Église Universelle – vous savez comment ça se passe. Ensuite j’ai dû recracher les mêmes fariboles à mes hommes : toute cette histoire sur l’humanité qui aurait empoisonné et conduit à la ruine la Terre entière, avec son cortège de crimes, de surpopulation, de famines et de sans-logis. Et puis cette saloperie qui nous est tombée dessus en 22, et comment les Kurians seraient venus restaurer « l’ordre naturel », avec la sauce darwinienne sur le besoin qu’ont les hommes d’être contrôlés. Évidemment, les Kurians n’admettent jamais qu’ils sont très probablement à la source de tout ça. Au contraire, ils essaient de faire croire qu’ils nous ont sauvés de l’extinction. Quoi qu’il en soit, avec ce bourrage de crâne incessant, j’ai commencé à y croire moi-même. Vous ne pouvez sans doute pas comprendre, pourtant… — … pourtant je comprends, Will, dit Valentine. J’ai entendu quelques orateurs de l’Église. Pendant leur discours, tout ce qu’ils disaient paraissait tout à fait raisonnable et logique. Il faut voir un cadavre exsangue pour se reprendre. — Certainement, oui… Enfin, petit à petit nous nous sommes éloignés l’un de l’autre, Gail et moi. Elle n’aimait pas du tout m’entendre parler de devenir capitaine, ou de rejoindre les Marines Gardes-Côtes pour avoir un avancement plus rapide. Les jours où je n’étais pas de service, je me suis mis à boire un peu plus avec les autres gars. Mais c’est le bébé qui a tout précipité. — Le bébé ? répéta David, étonné. Vous n’avez jamais parlé d’enfant. — Nous en aurions eu un, oui, dit Post, mais Gail n’en voulait pas, elle se refusait à « mettre au monde un enfant pour eux », comme elle disait. Elle a avorté. Je déteste me rappeler comment c’est arrivé. J’ai découvert qu’elle était enceinte, et j’ai dit quelque chose de complètement stupide. Je crois que j’ai cité la loi du Nouvel Ordre sur l’avortement comme si c’étaient les Saintes Écritures. Elle s’est enfuie, je ne sais où. Elle m’a laissé un mot avec son alliance : « Peut-être que tu pourras la remplacer par un anneau de cuivre », voilà tout ce qu’elle a écrit. Dans un premier temps, je me suis presque félicité de son départ. Je pensais que ses opinions risquaient d’empêcher ma promotion. Il passa une main nerveuse dans sa chevelure poivre et sel, dans un geste de frustration, et agrippa les mèches sur sa nuque, comme s’il voulait arracher ces souvenirs de son crâne, avant de continuer : — Ce n’est que plus tard, bien après son départ, que je me suis rendu compte de la réalité : c’était elle qui me motivait. Subitement j’avais honte chaque fois que je mettais mon uniforme. Il n’a pas fallu très longtemps pour que je déteste mon boulot, et le monde entier. L’alcool m’a aidé à oublier… à m’anesthésier. Très vite il m’a aidé à tenir dans la journée. Et puis je me suis réveillé. Grâce à vous, j’ai retrouvé une partie de ma raison de vivre. Je vous le dois, quelles que soient les méthodes que vous avez employées. Maintenant, je veux récupérer le reste. Valentine se tenait sur le rivage avec ses volontaires : une poignée de Jamaïquains, la plupart des Marines survivants du Tonnerre, quelques matelots qui avaient décidé de retourner dans les Ozark pour retrouver leur famille. Le groupe fit ses adieux aux camarades de la canonnière. Narcisse s’était perchée sur un chariot d’où elle distribuait des amulettes vaudoues et des baisers retentissants à qui en voulait. Le commandant Carrasca, de nouveau dans sa tenue de pirate, telle que Valentine l’avait vue pour la première fois, fit ses adieux à chacun des hommes avant qu’ils descendent la passerelle. Quand vint le tour d’Ahn-Kha, elle le serra dans ses bras du mieux qu’elle put, puis elle lui offrit un tube en bois qui pour David ressemblait à une flûte. Le Grog la remercia d’une inclinaison du buste. Valentine fut le dernier à s’avancer. — Je suis heureuse que Will parte avec toi, dit-elle. Je donnerais n’importe quoi pour que Narcisse reste à la cuisine. Je ne suis pas aussi triste de voir les Grogs partir. Nous nous passerons très bien de leur parfum si particulier. Mais vous deux, vous nous manquerez. — Torres fera de toi un excellent officier des Marines. — Oui, il y a déjà fait allusion à trois reprises, et ce n’est que le premier jour. Encore une chose… Elle s’approcha de lui et l’embrassa. Avec tact, Post écarta les hommes de la passerelle, et le couple se glissa derrière le bossoir du canot de sauvetage. — Si je te demande de faire quelque chose pour moi, tu accepteras ? — Tu ne devrais même pas poser la question, mon amour. T’es ce qui m’est arrivé de meilleur depuis bien des années. Il appuya cette déclaration d’un long baiser. — Quand tu seras de retour et en sécurité dans tes montagnes, écris-moi. Nous recevions de temps à autre des sacs de courriers expédiés par la Région Sud, il y a quelques années, avant que les Kurians instituent leurs Patrouilles Côtières. Aujourd’hui les contrebandiers nous procurent des journaux et des brochures par l’intermédiaire de vos Commandos de la Logistique. Le commodore aimerait être un peu plus au courant de ce qui se passe, et moi aussi. Peut-être que tu parviendras à créer un nouveau système d’échanges de courrier. D’après ce que tu racontes, il semble que tu aies une certaine expérience dans ce domaine. De toute façon, trouve un moyen de me faire savoir que tu vas bien. — Je te le promets. Toi aussi, écris-moi. — Je le ferai. Ils restèrent l’un en face de l’autre, à se dévisager, sans trop savoir quoi dire d’autre. Elle sourit. — J’avais presque oublié. Je t’ai fabriqué un petit quelque chose. Elle fouilla dans les poches de son pantalon flottant et en sortit une autre bourse en cuir, sur laquelle était cousue l’inscription : « LE TONNERRE/JAMAÏQUE-HAÏTI-TEXAS 2070/CAPT. MALIA CARRASCA ». Valentine prit la bourse. Elle semblait pleine de petits objets de la taille de pièces de monnaie, mais plus légers. — Tes graines de bois-vif ? — Regarde. Il ouvrit le petit sac de cuir et y prit une poignée de pièces de mah-jong. Les tuiles en bambou étaient peintes avec beaucoup de délicatesse. — Ton œuvre ? dit-il après les avoir contemplées un moment. — Bien sûr. Elles devraient être imperméables, je les ai laquées abondamment. Tu pourras jouer avec Ahn-Kha et Narcisse. — Merci, mais… Bon sang, moi aussi je devrais t’offrir quelque chose, avant de partir. — Tu l’as déjà fait, répondit-elle, les yeux brillants de larmes. Et tu m’as donné plus que tu ne l’imagines. — Comment donc ? — Tu m’as donné espoir. Un jour nos navires remonteront le Mississippi jusqu’à tes monts Ozark. J’ai l’impression… les choses vont s’améliorer. Valentine éprouva un frisson très agréable devant ce dernier exemple de la concordance qui existait entre leurs façons de penser. S’il n’y avait pas eu le bois-vif… — Alors nous pouvons espérer nous revoir un jour. — Un jour, oui. C’est tout ce que notre génération a : l’espoir, dit-elle avant de relever le menton d’un air bravache. Le Texas t’attend. Et je ne veux pas que les hommes me voient avec les yeux larmoyants. Je ne dois pas oublier que je suis commandant, et une dure de dure, pas vrai ? — Oui, commandant, dit Valentine, et il la salua. Elle lui rendit son salut. Elle avait de nouveau la maîtrise de ses émotions. Il sentit la vieille barrière se redresser. C’était comme s’il n’y avait jamais eu de baiser. Comme s’ils étaient des inconnus. Une inspiration soudaine lui vint. — J’ai laissé l’uniforme des Marines Gardes-Côtes dans le placard de ma cabine. Il est à toi, si tu en veux. Il ne signifie pas grand-chose pour moi, et il ne me servira à rien là où je vais. Tout ce que je conserve, ce sont les bottes et le pantalon que j’ai teint. La barrière disparut. — Je ferai des boucles d’oreilles avec les boutons, dit-elle en souriant. — De mieux en mieux. Du dos de la main, il lui caressa la joue. Carrasca… Caresse… Il sourit du rapprochement. — Au revoir, Malia. — Adios, David. Tu seras toujours chez toi en Jamaïque, parmi nous. Tu le sais. — Je le sais. Il quitta le Tonnerre en hâte. Il ne devait pas laisser son esprit caresser cette idée. Quatre jours plus tard, Valentine et Post étaient assis dans la salle des cartes de l’Académie. Deux ventilateurs électriques s’obstinaient dans une bataille perdue d’avance contre la chaleur estivale. Ahn-Kha se tenait debout entre eux, un peu en retrait. Sa corpulence aurait risqué d’endommager les objets d’art dans la pièce, et le Grog avait décliné l’offre d’un des Rangers participant à la réunion d’aller lui chercher un large tabouret pour piano. — Nous avons achevé la première phase, déclara le colonel assis à la tête de la table après avoir entendu les divers rapports de ses hommes. Nous attaquons maintenant la partie la plus difficile de notre plan : l’acheminement de ces chariots jusque dans les Ozark. Zacharias, avant que je fasse connaissance avec ce maudit éclat d’obus, vous étiez responsable des territoires du Nord. Que suggérez-vous ? Les yeux noirs du major étudièrent la carte, comme s’ils cherchaient quelque chose qui y apparaîtrait s’il la regardait fixement assez longtemps. — Avec le genre d’hommes dont nous aurons besoin pour protéger les chariots, il n’est pas question de passer par la ceinture San Antonio-Austin-Houston, même si je parie que nous pourrions arriver au nord de Corpus Christi sans encombre. Nous allons devoir contourner San Antonio à l’ouest ; pas trop à l’ouest, parce que nous ne voulons pas non plus entrer dans le désert. La région des collines devrait nous dissimuler et nous y trouverons de l’eau en abondance. — Ce qui signifie que nous allons traverser le Ranch. — Le ranch ? Quel ranch ? dit Valentine. — Vous n’en avez jamais entendu parler ? Le Félin allait répondre par la négative, mais il se reprit : — Attendez, vous voulez parler de ce à quoi je pense, là ? C’est une légende en bien des endroits. Personne n’a jamais prouvé qu’elle existait. — De quoi s’agit-il ? intervint Post. Je ne sais même pas à quoi vous faites allusion. — Le Ranch existe bel et bien, dit le colonel. Peut-être que dans d’autres régions ce n’est qu’une légende, mais je peux vous dire que ce n’en est pas une au Texas. Nous l’avons vu. Le Ranch, monsieur Post, est une sorte de ferme expérimentale dirigée par les Kurians. Selon nos sources, ils y créent de nouvelles formes de vie. Des serviteurs biologiques. Et même autre chose que des humains, pour avoir leur quota d’auras. Des êtres intelligents, mais plus faciles à manier. — On aperçoit beaucoup de choses étranges, dans ces collines, ajouta Zacharias. Les installations des Kurians s’en tiennent écartées, et il y a une grande zone déserte qui l’entoure. Le Ranch représente donc notre meilleure chance d’atteindre la région de Dallas et de la dépasser. Ensuite nous arriverons aux forêts de résineux qui occupent l’est du Texas, et vous serez presque chez vous. Pour le retour, ce sera plus facile puisque nous n’aurons pas le souci d’un chargement à protéger. Nous pouvons nous scinder en plusieurs petits groupes et revenir par une route plus directe, ou refaire ensemble le même trajet à l’envers. — C’est votre territoire, dit Valentine. Si c’est ce que vous voulez faire, je suis d’accord. Tout ce qui peut augmenter nos chances de passer sans combattre me convient. — Colonel, si nous nous aventurons à traverser le Ranch, j’aimerais que nous emmenions Baltz, dit Zacharias. — D’accord, je vais me débrouiller pour que vous l’ayez avec nous. — Quelle est la spécialité de cet homme ? voulut savoir Valentine. — De cette femme, corrigea le major. À l’époque où l’on conduisait encore des milliers de têtes de bétail d’un point du pays à un autre, on avait l’habitude de prendre un ou deux vieux taureaux pour mener le reste du troupeau, surtout quand il fallait traverser une rivière. Baltz est un peu comme ça, sauf que ce n’est pas un taureau, bien sûr. Elle a la caboche aussi dure que celle d’un taureau, ça oui. Elle a grandi dans le Ranch, elle y a trimé. Pas dans les bâtiments secrets, en plein air. Elle connaît bien la région. Nous aurons besoin d’elle et de son équipe, aussi sûr qu’il fait chaud au coucher du soleil, en été. < 11 Le Ranch, centre du Texas, novembre : avec ses 690 000 km², le Texas est plus vaste que n’importe quel pays de la vieille Europe, et l’on pourrait caser quelques États de l’Est dans ses limites. On pourrait presque appliquer cette échelle aux terres qui entourent le Ranch, lesquelles s’étendent de la région des collines à l’ouest de San Antonio jusqu’au sud d’Abilene dans le Nord, en englobant l’Edwards Plateau à l’ouest pour finir sur la ligne de la vieille Interstate 35 à l’est. Pour quelle raison les Kurians ont-ils souhaité une telle superficie pour leurs expérimentations, on ne peut que le conjecturer : peut-être les installations de recherches qu’ils ont disposées sur la Colorado River et dans la région de San Angelo nécessitaient-elles un tel isolement. Le dépeuplement minutieux de la zone tendrait à étayer cette théorie. C’est l’une des rares parties de la Zone Kuriane qui soit tenue sans l’aide des Collabs. Ses limites sont surveillées par des Grogs qui ignorent ce qui se passe dans l’arrière-pays, ou ne s’en soucient pas. C’est aussi l’une des contrées les plus belles du Lone Star State, où les falaises calcaires dominent le cours sinueux des rivières, et où les ondulations paresseuses du relief sont parsemées de fleurs sauvages, dans la fragrance de la sauge. Des longues cornes ne portant la marque d’aucun propriétaire paissent dans les vallées en compagnie des bisons, tandis que les cerfs de Virginie cherchent le refuge des forêts de cèdres et de chênes. Les cyprès prospèrent aux abords des rivières, et les faucons planent au-dessus de la pointe sud des Grandes Plaines. Si ces animaux sauvages pouvaient parler, ils évoqueraient la présence récente de nouveaux habitants très étranges qui vagabondent dans les collines. David Valentine gratta le début de barbe qui avait envahi son menton et fouilla dans sa mémoire. Les seuls animaux sur Terre avec cette apparence s’appelaient… — Des zèbres… Bon sang… — Oui, des zèbres, c’est bien ça, dit Amelia Baltz. C’était une femme trapue, épaisse de corps comme de peau, aussi solide qu’une cathédrale gothique du pays de ses ancêtres, des Allemands. Elle chevauchait avec son équipe et le Félin à l’avant du convoi de chariots, quand elle ne conduisait pas elle-même sa voiture hippomobile à quatre roues ou qu’elle ne discutait pas avec les Rangers éclaireurs sur la meilleure route à emprunter. Son « équipe » se limitait en fait à une gamine de treize ans aux cheveux blond filasse prénommée Ève, tout en membres trop maigres et tannés par le soleil, qui fronçait le nez quand elle réfléchissait. Il y avait aussi un assortiment d’animaux allant des chevaux de monte et de bât à des chiens, des chats et les seules poules capables de pondre en voyageant. — Ces zèbres, David, proviennent d’un vieux… zoo ? – je crois que c’est le nom qu’on donnait à ces endroits – près de Kerrville. On y trouvait des autruches, aussi, et aujourd’hui elles pullulent dans la région des collines. Ces satanés bestiaux te frappent du bec à la tête si tu as le malheur de les effrayer, alors un bon conseil : ne va pas te perdre dans les broussailles pour faire tes besoins sans regarder d’abord s’il n’y a pas un cul emplumé à l’endroit que tu guignes. Le plus marrant, c’est que si tu avances droit sur elles, de face, elles font demi-tour et elles se tirent. Mais si tu arrives sans bruit dans leur dos… tu es bon pour la bosse. Baltz faisait preuve d’une truculence et d’une franchise qui devaient à plus de quarante années passées au grand air. Elle nouait des bandanas autour de ses cheveux, sa bouche et son cou dès que le vent soulevait la poussière qui venait se déposer sur les larges bords de son chapeau et sur les verres fumés d’une vieille paire de lunettes qui épousait parfaitement les contours de son visage. — Nous sommes déjà sur les terres du Ranch ? — Nous longeons ses limites. Nous avons laissé les sentinelles grogs derrière nous. Ce qu’ils feront s’ils tombent sur nos traces, je ne sais pas, ils n’entrent pas sur le territoire du Ranch, enfin, ils n’y entrent plus, même s’ils poursuivent un ennemi. Ils ne sont pas assez idiots pour commettre cette erreur – sans vouloir vexer ton gros cul de garde du corps. Le Ranch possède son propre service de sécurité. Un point positif : les Chuinteurs ne se baladent pas dans ces collines, inutile donc de nous préoccuper de notre signature vitale. — Je n’ai pas trouvé matière à me vexer, répondit Ahn-Kha. Le Dos Doré marchait à côté de la monture de Valentine, son fusil à long canon protégé de la poussière omniprésente par un étui de cuir souple. — Si les gens pensent que les Kurians conduisent des expérimentations ici, ce n’est pas à cause de ces animaux étranges qu’on voit dans le coin ? — Nous ne pensons pas, nous savons. J’ai bossé sur leurs terres, quand j’avais ton âge, David, un peu plus jeune, même. J’étais électricienne, et je m’occupais des lignes entre les diverses installations. Quand tu es spécialiste, tu vois certaines choses dont ils ne veulent pas te parler, alors ils m’ont fait vivre sur le Ranch, avec quelques autres personnes dont ils ne pouvaient pas se passer. Il y a une douzaine d’années, ils ont décidé d’un grand nettoyage par le vide, histoire de renouveler le personnel. Ils sont arrivés, et je n’ai pas aimé leur façon de nous rassembler pour une « réunion ». J’ai pris Ève avec moi, j’ai sauté dans un Hummer et nous avons roulé jusqu’à la panne sèche. Ensuite nous nous sommes carapatées à pied vers le sud. » Je n’ai jamais su ce qu’ils traficotaient derrière les murs de leurs installations, j’assurais uniquement l’entretien des lignes électriques. Quand je devais bidouiller un boîtier défectueux à l’intérieur, ils me bandaient les yeux jusqu’à ce que je sois dans la buanderie. Mais même dehors on remarque certains trucs. Une fois j’ai entendu une sorte de murmure dans les buissons, et j’ai vu deux cochons qui fouinaient là. Ils ne grognaient pas, non, ils émettaient quelque chose comme des mots, c’est juste que je ne comprenais pas. » Ils avaient eu de gros problèmes avec les évasions. Garder un cochon dans son enclos et garder un cochon qui réfléchit comme toi et moi dans son enclos, c’est complètement différent. — Je peux imaginer, dit Valentine. Et effectivement, il imaginait. Trop bien, même. Les collines proches lui donnaient l’impression de guetter le moment où il ferait demi-tour. Il aurait presque préféré entendre dire qu’elles étaient infestées de Faucheurs. — Tu peux vraiment, mon gars ? Me le demande. Une fois, le bruit a couru que quelque chose s’était échappé. Ils ont bousillé tout un secteur avec un neurotoxique pour neutraliser ce quelque chose. Retiens les autres ici une minute, moi et les chiens on va aller reconnaître cette rangée d’arbres, là-bas. Le convoi se mettait toujours en route avant l’aube. Chaque déplacement se déroulait en deux segments distincts. D’abord un écran de Rangers éclaireurs commandés par le lieutenant de Zacharias prenait une journée d’avance sur la colonne, pour définir le trajet des chariots et choisir les meilleurs endroits où traverser les cours d’eau, se reposer et établir le campement pour la nuit suivante. Les quinze chariots et le reste de l’escorte formaient le second segment. Le convoi ne se déplaçait pas pendant plus de six heures par jour. Les bœufs tiraient mieux si on leur ménageait des haltes fréquentes et des changements de paires, ce qui prenait toujours au moins deux heures, le temps que les animaux soient détachés, replacés et attelés de nouveau. Valentine laissait les Texans assumer presque seuls la bonne tenue du convoi, tandis qu’avec Post et ses hommes ils patrouillaient aux alentours. Leurs bagages étant dans les chariots, les anciens matelots et les Marines n’emportaient avec eux que leurs armes, des munitions et une gourde. Certains se plaignirent de devoir marcher alors que tous les Texans allaient à cheval ou dans les attelages, et il y eut en retour quelques commentaires assez peu amènes sur ces « bouches étrangères » qu’il fallait nourrir. Toutefois personne ne critiqua la qualité de la cuisine mitonnée par Narcisse dans la cantine ambulante. Ahn-Kha et les Dos Gris survivants restaient près de Valentine où qu’il aille, pareils à des enfants qui ne veulent pas perdre leurs parents dans une foule d’inconnus. — Si nous rencontrons un problème, nos hommes seront heureux que les cavaliers les préviennent, et les Texans seront heureux que nos fusils soient là, dit Valentine à Post quand ils discutèrent du dispositif de marche et de leurs nouveaux alliés. Ils tombèrent tous les deux d’accord sur le fait que, même après des jours passés à décrire un grand arc de cercle pour contourner San Antonio, le convoi progressait toujours à l’allure d’un cheval rétif. On mangeait sur le pouce derrière la colonne, ce qui permettait de brouiller les traces de roues et les empreintes. Le soir, les barbecues devinrent un rituel qui réunit peu à peu les deux groupes, et bientôt les Texans apprirent aux Jamaïquains à jouer de la guitare et à se divertir au lancer de fer à cheval, tandis que les marins captivaient leurs hôtes par leurs histoires et leurs musiques, les danses et les chansons en vogue de l’autre côté du golfe du Mexique. Quand ils entrèrent dans les terres que Baltz affirma appartenir au Ranch lui-même, la colonne connaissait une cohésion et une coopération interne satisfaisantes pour Valentine, plus par la force de l’habitude que par un entraînement ou une direction quelconques. Lors des haltes, les soldats du Félin assuraient la sécurité du campement provisoire et se déployaient aux alentours pour ramasser tout ce que la nature offrait en cette saison : des pommes, des courges et des citrouilles en abondance. Leur cueillette améliorait sensiblement l’ordinaire, et les nuits s’allongeant à mesure qu’octobre finissait, les repas du soir devinrent plus détendus. Narcisse contribuait à ces moments de détente par une inventivité jamais prise en défaut derrière les fourneaux. Certains parmi les Texans commencèrent à attendre avec impatience les soirs où elle concoctait des plats créoles. Cette diversité dans les menus était la bienvenue après un long régime de viande de bœuf grillée et de nourriture en conserve. Ce fut pendant une de ces haltes paisibles – alors que Valentine faisait le tour de la ligne de sentinelles avec Post, pour vérifier que les hommes étaient bien cachés, avec un champ de vision dégagé – que deux matelots du Tonnerre, un Jamaïquain et un ex-patrouilleur des Gardes-Côtes, dévalèrent en courant une colline. — Capitaine, il y a une espèce de gros animaux de l’autre côté de cette colline. Ces bestioles font un boucan de tous les diables, dit l’ancien serviteur de La Nouvelle-Orléans qui se dandinait d’un pied sur l’autre comme un écolier désireux d’aller aux toilettes. Le Félin se concentra sur son écoute profonde. Le bruit évoquait un travail de construction, ou celui d’un camp forestier. Il crut entendre un arbre qu’on abattait. — Post, dit-il, allez chercher Baltz, je vous prie. Dites-lui de me retrouver au sommet de cette colline. Faites savoir dans le camp que nous avons vu quelque chose, même si je doute qu’il y ait danger immédiat. L’ennemi ne ferait pas un tel raffut s’il voulait nous attaquer. Je vous confie mon cheval. Il mit pied à terre et enclencha un chargeur dans sa mitraillette avant de la mettre à la bretelle. — Allons jeter un œil, dit-il aux deux autres. — Monsieur, cette arme ne sera pas d’une grande utilité contre ces… choses qu’il y a là-bas. — Nous pourrons toujours courir plus vite qu’elles. — Deux d’entre nous s’en tireront, alors, prédit le Jamaïquain. Les deux plus rapides. Ils gravirent le flanc de la colline en file indienne, et dans la dernière partie rampèrent dans l’herbe et les broussailles pour atteindre la crête. Valentine regarda en arrière, en direction du campement, et vit Baltz et Ève qui trottaient vers eux. — Losey, redescendez un peu et levez-vous pour leur indiquer notre position, dit-il au Jamaïquain. Celui-ci obéit et disparut dans le soir. David perçut le son d’un autre arbre qui s’abattait, et il scruta la vallée en contrebas. C’étaient des quadrupèdes énormes. Encore une race d’animaux sauvages inattendus en plein Texas, et il ne pouvait pas vraiment… — C’est une blague, ou quoi ? souffla-t-il. On dirait des éléphants, mais avec deux trompes. Ou est-ce que c’est une seule trompe fendue en deux ? — J’ai du mal à les distinguer, monsieur. Ma vision baisse depuis que j’ai passé le cap de la trentaine. Mais ils ne se serviraient pas d’outils ? En effet, les géants gris utilisaient des pioches et des pelles pour dégager une clairière qu’ils avaient déjà commencé à créer dans cette partie boisée. D’autres pachydermes pesaient de leur front contre les troncs pour renverser les arbres vers l’extérieur. — Qu’est-ce que je disais, mon gars ? dit Baltz qui les avait rejoints en grimpant à croupetons, la fille silencieuse derrière elle. Tu as déjà vu un truc pareil, toi ? Ces éléphants, là, il doit y en avoir trois ou quatre couples avec les petits, à mon avis ils s’installent pour l’hiver. Ils sont en train de fabriquer un coupe-vent, et certains des arbres qu’ils laissent debout formeront une sorte de toit. Ils n’aiment pas le froid. Leur problème, c’est qu’ils ne savent pas faire de feu. Ils se parlent, et on peut les entendre de très loin, c’est à ça que les chiens repèrent leur présence avant nous, parce qu’ils perçoivent des fréquences qui sont inaudibles pour nous. Je m’attendais à ce que nous en croisions d’ici un jour ou deux : les chiens m’ont renseignée. — Pourquoi creusent-ils ? — Pour stocker la nourriture. C’est un ancien lit de rivière, là, en bas, et ils vont y enterrer leurs réserves. Ils ont trouvé comment sécher les fruits. Vous verrez sûrement des pommes sur des pierres, un peu partout dans le coin. — Les Kurians ont pensé se nourrir de leur aura ? Ils m’ont l’air de taille à piétiner un Faucheur sans même le remarquer. — Nan. Les Grogs les chassent avec des fusils à tranquillisants et s’en servent ensuite comme montures, ou comme véhicules. Les expériences n’ont pas donné de très bons résultats avec les éléphants. À mon avis, ils n’ont pas trop poussé les recherches, parce que ces gros garçons sont liés entre eux par une sorte de loyauté familiale que les Kurians n’avaient pas prévue. Augmenter leur intelligence de quelques degrés a été une de leurs plus grosses erreurs. Mais nous ferions bien de déguerpir d’ici rapidement. S’il y a des éléphants dans le coin, il risque aussi d’y avoir des chasseurs. Même si rien dans les traces que j’ai relevées aujourd’hui ne permet de le penser. — Vous voulez que nous levions le camp cette nuit ? demanda Valentine. — D’ici deux heures, oui. — La nuit sera bientôt là. Partons dès qu’il fera noir. Ève, vous ne dites jamais rien ? — Non, monsieur, répondit-elle, ses grands yeux rivés sur les pachydermes. — Tu ferais bien d’aller remballer notre petite ménagerie, lui dit Baltz, et Ève détala. Allez, mon gars, le spectacle est fini pour nous aussi. Il faut se carapater. — C’est une parente à vous ? — Elle m’accompagne depuis qu’elle est bébé. Les Kurians avaient une unité de recherches dans une petite ville située au carrefour de deux axes routiers, Éden. Je n’ai jamais réussi à savoir ce qu’ils y élevaient. Il y a eu un incendie, et ils ont rameuté tous les gens valides du coin pour les aider à combattre le feu. Pour une raison que j’ignore, il y avait des bébés humains dans cette unité. La plupart sont morts à cause de la fumée. Ils les ont sortis dans une sorte de cage à roulettes. Ils étaient cinq ou six là-dedans. J’ai vu des petits doigts remuer, et je l’ai tirée de là. Elle s’est mise à tousser et à tousser encore, mais j’ai réussi à l’emmener dans mon camion sans être repérée. Comme je ne savais pas à qui faire confiance, je me suis mise à vivre à bord de mon camion, avec elle. Quand je devais avoir des contacts avec quelqu’un, je la planquais dans une grande boîte à outils. J’y avais percé des trous, pour l’aération, évidemment. Elle semblait sentir le danger, même si elle ne marchait pas encore, parce qu’elle restait tranquille des heures entières, jusqu’à ce que je la sorte de sa boîte. Le lendemain, ce fut Baltz qui convoqua David. Elle avait arrêté son cheval sous un pylône en acier supportant deux lignes à haute tension. — C’est marrant, capitaine, dit-elle à son arrivée. La formule le prit au dépourvu : c’était la première fois qu’elle l’appelait autrement que par son prénom, ou « mon gars ». — Pas « marrant » dans le sens « amusant », je suppose ? — Non. « Marrant » dans le sens « flippant », plutôt. C’est une ligne principale. Elle va jusqu’à une centrale qui fonctionne au pétrole, à Abilene. Elle est HS, et depuis un bail. Ça fait des années que je ne me suis pas aventurée aussi profond dans le Ranch, mais je dirais que cette ligne n’achemine plus d’électricité depuis deux ou trois ans, à en juger par l’activité des oiseaux et des insectes. J’ai grimpé là-haut, pour regarder ça de près. — Peut-être qu’ils ont trouvé une nouvelle source d’énergie, suggéra Valentine, mais il n’y croyait pas lui-même. — Tu connais les Kurians, mon gars. Ils ne s’occupent pas de ce qui fonctionne. Les améliorations d’infrastructures qui profitent à tout le monde, c’est le dernier de leur souci. On parle là d’une coupure d’alimentation qui affecte au moins la moitié des installations du Ranch, et probablement plus. — Alors ils ont peut-être abandonné leurs expérimentations. Si elles étaient improductives à leurs yeux ? — Possible. Pourtant ils ont une patience à toute épreuve. Note, c’est assez logique, vu qu’ils sont immortels. Eh, qu’est-ce qui cloche, les gars ? Ses chiens s’étaient mis à pousser des geignements inquiets et ils s’étaient cachés derrière sa monture. Celle de Valentine secoua la tête avec nervosité. Il en descendit et s’efforça de calmer l’animal. — Ça vient de ces broussailles, là, dit Baltz qui maîtrisait mieux son cheval. David souleva le rabat de l’étui de son 45. Il tendit ses rênes à Baltz, et prit la machette pendue à sa selle. — Joli cure-dent, commenta la femme. — Un Grog aurait déjà tiré. Ce n’est pas le moment de la journée pour un Faucheur, mais je ne veux prendre aucun risque. Au cas où il porterait un casque intégral. Il se maudit de ne pas avoir sur lui une des pointes de lance de Post. À pas comptés, les nerfs tendus, il s’approcha des buissons. Il perçut le bruissement de l’herbe, et ce qui rampait sous la végétation changea de direction. Il se prépara à bondir en avant ou en arrière. Il n’avait qu’à presser la détente de son arme ou abattre la machette qu’il brandissait. Un son pareil à celui de castagnettes s’éleva des broussailles. Il lui parut familier, mais beaucoup trop fort. Il ne s’était pourtant pas concentré à ce point. Quelle espèce de serpent à sonnette pouvait produire un tel vacarme ? Il le sut quand le reptile jaillit de sa cachette. C’était le roi des crotales, avec une tête aussi grosse qu’un melon, et il frappa en avant, sa gueule ouverte sur des crochets démesurés visant la cuisse de l’homme. Les réflexes instantanés du Félin le sauvèrent d’une attaque trop rapide pour être suivie par l’œil humain. Il pivota en écartant la jambe et la machette tomba comme le couperet d’une guillotine. L’acier aussi effilé qu’un rasoir trancha le serpent en deux, soixante centimètres derrière la tête qui roula dans l’herbe et mordit le vide. La queue émettait toujours des cliquetis furieux. — Bon Dieu, ça, c’est un serpent ! s’exclama Baltz. Le corps du crotale coupé en deux se figea enfin. Valentine inspira et expira lentement, jusqu’à ce que les battements de son cœur ralentissent et que la sensation de brûlure au-dessus de ses reins se dissipe. — Tu bouges plus vite que ce satané serpent, mon gars. Je n’ai rien compris de ce qui se passait avant que ce soit fini. Tu as été touché par la grâce divine, ou quoi ? — Ou quoi, répondit David. Ne me dites pas que les Kurians ont créé des serpents venimeux géants et intelligents ? — Celui-là était énorme, oui, mais pas intelligent du tout. Ramper vers nous comme ça, ce n’était pas très malin. — S’il n’était pas intelligent, alors pourquoi ont-ils pris la peine de le créer ? Ils voulaient en élever quelques milliers qu’ils auraient largués par avion sur les terres cultivées des Ozark ? — Je ne dirais pas que c’est inimaginable, avec eux. Mais ils sont nouveaux, ici. Des lignes électriques hors d’usage, des serpents géants, pas une patrouille de Grogs qui se risque loin des limites du Ranch. Tout ça veut dire quelque chose. M’est avis que le Ranch s’est trouvé une nouvelle direction. — Quelqu’un a vu une pancarte indiquant « Ferme des Animaux » ? Baltz ne saisit pas l’allusion. Cette nuit-là, David travailla la peau du serpent. Il la trouvait à son goût, et avec l’aide d’Ahn-Kha il en fit une cartouchière. Dorénavant, il porterait toujours sur lui une ou deux pointes de lance en bois-vif. Après que tout le camp eut défilé devant son trophée pour s’extasier ou le féliciter, et poser les mêmes questions encore et encore, le Grog et lui se mirent au travail. Ils étirèrent la peau du crotale entre les deux roues d’un chariot de ravitaillement, grattèrent les derniers lambeaux de chair et de muscle, puis salèrent abondamment la face interne. — Les Dos Gris raffolent de cette viande, mon David. C’est encore meilleur que le bœuf. — Qu’ils en prennent autant qu’ils veulent. Il y en a assez pour les régaler pendant une semaine. — C’est une belle peau. Très légère, très solide. Je pense que je vais la disposer en plusieurs épaisseurs, pour que les écailles soient tête-bêche. On peut en faire une vraie armure pour le torse et les épaules. C’est mieux que la peau de requin. Ils mangèrent et burent sans cesser de travailler, et pendant ce temps les deux Dos Gris accroupis près du feu de camp faisaient griller des tranches de viande de crotale tout en les surveillant du coin de l’œil. — Qu’est-ce que tu fabriques, mon gars ? dit la voix gouailleuse de Baltz qui passait par là. Elle s’approcha de la démarche chaloupée de quelqu’un qui passe le plus clair de son temps sur un bateau ou en selle. — Un sujet de conversation, très certainement, répondit David. Il reste du café. — Non, sans rire, ça ressemble à une ceinture pour ton copain à gros cul. On renouvelle sa garde-robe, Uncle ? — C’est pour moi, dit Valentine. Une bandoulière pour transporter deux ou trois pointes de lance. — Ah ouais, ton bois si précieux… Les gars disent que tu aurais une sorte d’arme contre les Chuinteurs ? — Les Faucheurs. C’est le nom qu’on leur donne généralement. — « Chuinteurs », c’est plus évocateur, je trouve. — Tout dépend si vous voulez décrire ce qu’ils font ou les bruits qu’ils émettent. — Alors comme ça, ces pointes de lance peuvent les tuer ? insista-t-elle en plissant les yeux. — J’ai été témoin de la chose plus d’une fois, plus de deux, d’ailleurs. Si le bois est assez frais, quand il entre en contact avec leur sang il les tue. Très vite. Baltz éclata d’un rire si semblable à un aboiement qu’il aurait mieux convenu à un de ses chiens. — Il serait temps qu’on trouve quelque chose qui a cet effet, pour sûr ! Je peux avoir un ou deux de ces poinçons ? — Bien entendu. C’est le moins que nous puissions faire en reconnaissance de votre aide. Prenez des graines et quelques plants aussi, tant que vous y êtes. Une fois revenue chez vous, plantez-les. Un jour peut-être, vous aurez un arbre de la liberté. — Un arbre de la liberté ? — Oh, c’est un vieux symbole, si vieux que tout le monde semble l’avoir oublié. En rapport avec la fondation des anciens États-Unis. C’est une idée qui me travaille depuis que j’ai découvert ce que nous devions rapporter sur le continent. J’imagine ces arbres poussant dans tous les Territoires Libres. — À peu près tout ce qui vaut le coup dans cette chienne de vie a commencé par le rêve de quelqu’un, mon gars. Le tien vaut le coup de se réaliser. Une explosion orange de crocs et de griffes jaillit de sous le chariot sur les roues duquel Valentine avait tendu la peau de serpent. De surprise, Ahn-Kha lâcha son couteau, et David sursauta. — C’est Géorgie, mon chat. Mais qu’est-ce qui a bien pu l’effrayer comme ça ? dit Baltz. Elle s’accroupit pour regarder sous le chariot. — Oh, merde ! cria-t-elle en tombant à la renverse. Machette au poing, Valentine posa un genou à terre et risqua un œil sous le chariot. Une forme évoquant vaguement celle d’un chimpanzé était accrochée sous le véhicule. Les yeux rouges de la créature brillèrent dans sa face de rongeur quand elle les braqua sur l’homme. Mais ces pattes arrière trop grandes, et cette queue… — Nusk ! beugla Ahn-Kha, et ses Grogs se saisirent des premiers ustensiles de cuisine à leur portée. — Eh, balbutia Valentine, c’est un… La bête se décrocha, se retourna comme un chat avant de toucher le sol et fonça. Les Grogs ululèrent et contournèrent le chariot en courant, à sa poursuite. David bondit sur le siège du conducteur pour mieux voir. L’énorme rongeur traversa en un éclair brun tout le camp. Hommes et animaux surpris s’écartèrent précipitamment de sa trajectoire. Quelqu’un réussit à saisir un fusil et tirer, mais la balle ne pulvérisa que de l’herbe dans le sillage de la bête. Un aperçu de sa queue duveteuse comme du coton fut la dernière image que Valentine en eut, même si son ouïe suivit dans les ténèbres le crissement des griffes sur le sol. Elle s’éloignait en direction du nord-ouest, vers le centre du Ranch. Encore stupéfait, David secoua lentement la tête. Il aurait donné beaucoup pour qu’ils se trouvent ailleurs que dans les limites du Ranch. Il en avait plus qu’assez de ces collines texanes et des créatures dignes d’un roman de H.G. Wells qui surgissaient des broussailles. Il se tourna vers Baltz. — Bon, dit-il dans un soupir, donc ils ont fait un croisement entre un lièvre géant et un rat, pour obtenir cette chose qui a la taille d’un raton laveur. À quoi devons-nous nous attendre, maintenant ? Des cafards aussi grands que des blindés ? Baltz s’essuya le visage avec un grand mouchoir. — Ben dis donc, mon gars ! J’ignorais l’existence de ces bestiaux. Une création récente, sûrement. Tu as vu ses yeux, comme ils étaient rouges ? Le Félin s’assit sur le banc à l’avant du chariot et se massa la nuque sous sa crinière noire. — D’une certaine façon, ça expliquerait les crotales. Pour chasser ces rongeurs quand ils s’échappent. Ces rats-lièvres. Les serpents sont les meilleurs tueurs de rongeurs qui existent sur Terre. — Mon David, je crois que ce n’est pas tout, intervint Ahn-Kha. — Qu’est-ce que tu veux dire ? — Il était là pour nous écouter. Peut-être qu’il a compris ce que nous disions. — Les rats sont intelligents, mais au point de parler notre langue… — Assez pour survivre, en tout cas, dit Zacharias qui sortait de l’obscurité. Il a filé. Les sentinelles ne l’ont même pas entendu passer. Le Dos Doré pointa l’index sur le bas du chariot. — Il était là depuis un certain temps. Il a fini par se lasser et s’est mis à dessiner, ou à mordiller le bois. Valentine examina ces traces, qui tenaient à la fois du hiéroglyphe et de la peinture rupestre indienne. — Oh, un artiste, remarqua un Texan accroupi de l’autre côté du chariot. — Mon David, un animal traqué ne s’amuse pas à griffonner. Je pense que les Kurians ont créé ces animaux pour leurs auras. — Je crois que tu as vu juste, mon vieux. Le colonel Hibbert a dit quelque chose qui allait dans ce sens. Les rongeurs se reproduisent très vite, ils mangent de tout, ils ont une croissance rapide… — Exact, gronda le Grog. Ces drôles de rats n’apprécient peut-être pas plus que les humains d’être dévorés. À mon avis, ils se sont rebellés. — Avec succès, ajouta David. Deux jours plus tard, les Rangers qui allaient en éclaireurs devant le convoi envoyèrent un des leurs pour chercher Zacharias et Valentine. Ils avaient vu d’autres « rats-lièvres ». Les éclaireurs avaient fait halte dans un creux entre deux collines, là où les chariots passeraient pour continuer vers le nord. Ils progressaient entre des arbres clairsemés, ce qui dans cette partie du Texas pouvait être considéré comme une forêt. Près d’une zone piétinée qui aurait pu trahir un ancien campement, se dressait une cabane rudimentaire servant de fumoir à viande, dans laquelle des tranches de viande (de serpent, supposa David) étaient suspendues. Des traces de véhicules à roue, peut-être des vélos tout-terrain, étaient encore clairement visibles sur le sol poussiéreux. — Les Grogs se déplacent sur des quatre-roues et des motos, parfois, dit Baltz. Des vélos, aussi. C’était peut-être un de leurs campements. — Tante Amy ! cria Ève. Viens voir ici. Ils dirigèrent leurs chevaux vers elle, et découvrirent dans le flanc de la colline une entaille emplie de tas de pommes, épis de maïs, baies sauvages et même de la luzerne et du foin pour les animaux. — Bon sang, ce ne sont pas des Grogs qui ont fait ça, maugréa Zacharias. — Les rats-lièvres ? — Regardez, l’écorce ! s’écria Ève. Valentine vit un morceau d’écorce coincé entre les branches d’un arbuste, au-dessus des provisions entassées. « A VOU ET LAISS BOIS » — Qu’est-ce que ça veut dire ? dit Zacharias après avoir déchiffré le message à mi-voix. Ils essaient de nous acheter ? Ils ont peur que nous les attaquions ? À moins qu’ils nous conseillent de traverser la région au plus vite… — Nous ne savons pas qui a écrit ça, rappela Valentine. Ce pourrait être l’œuvre d’une tribu de kangourous lettrés. La chose n’aurait pas été plus étonnante que ce qu’il avait déjà vu. — C’est vrai, approuva le major. Très aimable de leur part de nous pousser à accélérer la cadence. Valentine fit tourner son cheval. — Une histoire originale à raconter à vos petits-enfants, Zacharias. Celle des gentils rats-lièvres du Texas. Il détecta le crachotement aigu de moteurs et prit ses jumelles prêtées par les Rangers. Carrasca n’avait voulu se séparer d’aucun des instruments optiques présents sur le Tonnerre. Il scruta le flanc de la colline, au loin. Une tête au museau effilé… non : deux têtes sautillaient au-dessus des herbes desséchées par le soleil. Le véhicule émergea à découvert. Il ressemblait à une sorte de voiture d’enfant propulsée par un petit moteur à piston placé à l’arrière. Un rat-lièvre tenait les commandes pareilles à une fourche de moto, un deuxième était accroché derrière lui, mais tourné vers le moteur. Il avait l’air d’actionner une sorte de levier. Une poignée d’accélération ? — Ils sont ingénieux, remarqua Ranson qui avait amené sa monture à côté de celle du Félin. Je me demande s’ils forent pour obtenir leur propre pétrole, qu’ils raffinent ensuite… Valentine lui donna les jumelles. — Plus facile de la voler, probablement, dit-il. — Ils roulent parallèlement à nous. David sentit que quelque chose clochait dans ce tableau. — Il est évident que nous n’allons pas nous installer ici. Est-ce qu’ils veulent simplement s’en assurer ? Le convoi repartit dans le grincement des essieux de bois et le martèlement des pieds et des sabots. Les rats-lièvres disparurent derrière la colline. — Je pense qu’un renforcement des sentinelles serait une bonne idée, dit Valentine à Zacharias et Baltz alors qu’ils commençaient à dételer les chariots et dresser le campement autour des bœufs et du bétail. Ces rats-lièvres me tracassent. — Ils avaient l’air plutôt amicaux, dit Baltz. Ils nous ont laissé à manger, non ? — Personne n’est mort empoisonné, reconnut le major, mais ça ne fera de mal à personne si nous sommes mieux gardés cette nuit. Mais je ne voudrais pas qu’il y ait d’accrochage entre nos hommes. — Post ? dit Valentine. — Monsieur ? — Les ordres ont changé. Il rejoignit le lieutenant et lui expliqua ce qu’il attendait des sentinelles. Post fit le tour du camp et diffusa les nouvelles instructions. Il revint auprès de David, observa un moment le ciel, jusqu’à ce que Valentine remarque les tressaillements nerveux qui agitaient sa jambe. — Qu’y a-t-il Will ? — Vous allez bien ? dit Post en baissant la voix. — Pourquoi ça n’irait pas ? — Vous avez l’air vanné. Je ne vous ai jamais vu aussi fatigué, même pendant notre traversée de Saint-Domingue. Maintenant que son périple était presque achevé, Valentine était impatient de livrer le bois-vif et de prendre un peu de repos. Saunders et le Tonnerre, Papa Legba, Malia… Il avait besoin d’un peu de paix, d’une chambre tranquille avec vue sur un lac, peut-être. Il ne voulait pas retourner en mission dans la Zone Kuriane. Plus jamais. — Un jour, vous m’avez dit de vous questionner sur ce que vous aviez fait pour devenir capitaine dans les Marines Gardes-Côtes, dit Post comme s’il lisait en lui. Ça paraissait vous rester en travers de la gorge. Vous avez ajouté que ça me donnerait une très bonne raison de vous détester. — Vous regrettez de ne pas être parti avec Carrasca ? — Non, rien à voir. Val, si c’est quelque chose qui vous tourmente, vous pouvez m’en parler. Je crois être bien placé pour comprendre : j’ai quand même gaspillé la moitié de mon existence à obéir à ces fumiers. Après vous avoir parlé de ma femme, cette nuit-là, à bord, je me suis senti plus en paix avec moi-même que depuis des années. J’ai même arrêté de boire. Valentine se sentait mal à l’aise. Le Ranch lui mettait les nerfs à fleur de peau. Se confier à Post vaudrait mieux que de continuer à ruminer dans son coin. — Marchons un peu. Ils marchèrent, côte à côte, avec l’herbe sèche qui crissait sous leurs pieds pendant qu’ils parcouraient le périmètre du camp. Il ne savait trop par où commencer. Les événements qui revenaient à son esprit lui semblaient vagues, comme la boue remuée obscurcit les traits d’un cadavre tiré du fond d’un lac. Il n’en avait jamais parlé à Duvalier, et l’histoire eut du mal à sortir, au moins dans un premier temps. — Je suis descendu du Nord avec de faux papiers disant que j’avais servi à bord d’un croiseur, sur les Grands Lacs. J’avais le discours correspondant à mon personnage, et je connaissais réellement certains endroits figurant dans mon parcours bidon. Ils m’ont affecté à une vedette de police qui patrouillait le long de la côte de la Louisiane, à la recherche des trafiquants. Il y a eu une ou deux fusillades, mais deux mitrailleuses de 50 armaient notre bateau, et elles suffisaient à régler tous les petits conflits qui pouvaient survenir sur le rivage… Les Marines Gardes-Côtes avaient eu un tuyau concernant un gros chargement clandestin qui devait traverser la partie ouest du lac Pontchartrain, dans une péniche peinte en rouge. Le capitaine contrebandier avait essayé de s’arranger avec eux, il avait proposé de l’argent, de l’alcool et du tabac, pour qu’ils ferment les yeux et le laissent passer. Valentine n’avait rien voulu entendre. Il lui fallait impressionner ses supérieurs par son efficacité et sa diligence, et non se constituer un petit matelas douillet. Prenant bien soin d’être entendu par son sergent et les autres hommes, il avait repoussé les offres de corruption du trafiquant. Puis il avait ouvert le panneau de chargement. Six familles portant les salopettes jaune citron des ouvriers agricoles furent tirées de leurs cachettes entre des ballots de marchandises plus légitimes. Il y avait chez eux de la résignation quand on les aligna sur le pont pour les compter avant de les enchaîner. Mais pas un n’implora ou se plaignit. Il ne pouvait agir autrement. Un Faucheur attendait la péniche lorsqu’elle s’amarra au quai réservé à la Patrouille Côtière. — … et vous pensez : « Et alors ? » C’est en rapport avec la première fois où j’ai commandé des hommes dans la Zone Kuriane. Ma première véritable prise de responsabilités. J’ai exfiltré cinq familles de Louisiane, après un raid. Le trajet n’a pas été de tout repos – nous avons même eu droit aux Faucheurs. » Quand nous sommes rentrés dans le Territoire Libre, que nous sommes arrivés au fort, ils sont tous venus me remercier, un par un. Ils m’ont serré dans leurs bras, ils m’ont couvert de baisers, ils ont pleuré de joie. J’ai revu une personne de ce groupe, quelques années plus tard. Elle s’appelait Theresa Brugen… Elle était élève infirmière à l’hôpital où ils se sont occupés de ma blessure à la jambe. Elle a pleuré quand elle m’a reconnu. » J’ai toujours été fier de cette mission. Ces vingt-six vies ont été sauvées, et pour la première fois, j’ai pensé que mes actes pouvaient faire une différence. Alors quand j’ai livré au Faucheur ces familles embarquées sur la péniche… j’ai eu l’impression que ça annihilait le sauvetage des autres. Post eut une moue compréhensive. — Bah, qu’est-ce que vous pouviez faire d’autre ? Les visages apparurent dans les ténèbres, cette fois avec une expression accusatrice. — J’aurais pu les sortir de là. J’aurais bousillé ma couverture ; quelle importance ? Quelqu’un d’autre aurait été chargé d’aller chercher et de ramener le bois-vif. Dans un an, un mois peut-être. Il y a d’autres Félins. D’autres navires. — D’autres navires avec moi à bord ? — Que voulez-vous dire, Will ? dit David, perplexe. — Je ne suis pas un philosophe, et je vais sans doute mal présenter la chose. Mais j’espère que vous me comprendrez quand même. — Allez-y. — Eh bien, Val, il arrive qu’on fasse de son mieux, mais que tout aille de travers. À d’autres moments on est complètement bourré, on fait de son mieux pour se foutre en l’air, et d’un coup une réponse à vos prières arrive à travers les vapeurs de gin. Si j’avais été aussi sérieux et sobre que Worthington, est-ce que vous m’auriez accordé votre amitié ? — C’est possible. Tout a dépendu de ce que j’ai vu en vous, sur le moment. — Pour ce que nous en savons, Worthington était peut-être aussi peu catholique qu’une croix renversée, mais il cachait bien son jeu, voilà tout. Pourquoi vous torturer ? Les causes et les effets, c’est là un domaine très glissant. Arrêtez de vous répéter « Si seulement hier je n’avais pas… ». — Plus facile à dire qu’à faire. — Souvenez-vous, j’ai eu ma propre part d’« hier… ». Faites comme moi. Pensez plutôt à « Et demain ? ». Valentine perçut un bruit de moteurs au loin. Le son était si ténu que seule son ouïe de Félin lui permit de l’identifier. Certains chevaux s’agitèrent, nerveux, alors que le convoi faisait halte et qu’on s’apprêtait à dresser le campement. Le soleil se couchait, et la lune n’apparaîtrait pas avant plusieurs heures. À la place des rats-lièvres, c’était le moment qu’il aurait choisi pour attaquer. Ces rongeurs étaient intelligents, aucun doute à ce sujet. S’ils leur étaient hostiles, pourquoi avoir laissé toute cette nourriture ? Et s’ils n’étaient pas hostiles, pourquoi ne pas prouver eux-mêmes leurs bonnes intentions, ou simplement laisser les voyageurs tranquilles ? Il reconnut la personne qui approchait à son pas. — Je serai content quand nous aurons quitté cette région, dit Ahn-Kha. Je sens que nous sommes épiés. — Tu as distribué les fusils ? — Bien sûr. Mes Grogs sont armés, et Post est en train de parler aux autres hommes qui vont être de garde. — De quoi te serviras-tu, si on en arrive là ? — D’une pelle, mon David. Tu te souviens des skiops que les Dos Dorés utilisaient. Le combat sera rude. — Nous nous retrouvons près des sentinelles, ou aux chariots ? — Près des sentinelles, ce serait mieux. La finesse de ton ouïe pourrait être utile. Le soleil mord déjà l’horizon… Valentine confia la responsabilité de la ligne de défense intérieure à Post. Le Félin avait posté des hommes supplémentaires autour des chariots ; des réserves d’armes et de munitions étaient prêtes en cas d’urgence, et on avait empli de sable et d’eau tous les seaux et récipients disponibles. Il ne laisserait pas les rats-lièvres incendier son précieux chargement à quelques centaines de kilomètres du but. Avec Ahn-Kha et les deux Dos Gris, il s’approcha de la première ligne de sentinelles. — Excusez-moi, monsieur, dit une des recrues jamaïquaines. Là, devant le disque du soleil. C’est difficile à voir et c’est douloureux pour les yeux, mais je crois que l’herbe bouge. — Le vent, peut-être ? dit Ahn-Kha. David tendit l’oreille. Les broussailles et les herbages étaient envahis par un son semblable à du bacon dans une poêle à frire très chaude. — Ils avancent sur nous à couvert, dans la direction du soleil, dit-il après un instant. Il ne pouvait qu’admirer ces rats-lièvres. Les hommes épaulèrent leurs fusils. — Ne tirez pas avant de les voir charger, ajouta-t-il. Malgré ce conseil il engagea une balle dans la chambre de son 45. — C’est peut-être une ambassade… Un des Grogs poussa le ululement propre à sa race, et un Marine lâcha : — Oh, mon Dieu… Une vague brune surgit des broussailles et se rua sur la ligne d’arbres où étaient postées les premières sentinelles. Les rongeurs gros comme des épagneuls se déplaçaient par petits bonds successifs d’un mètre chacun. Au moins ils n’étaient pas armés. Les sentinelles tirèrent quelques coups de feu, sans plus d’effet que s’ils étaient au bord du rivage et qu’ils aient mitraillé une vraie vague. Les rats-lièvres ne ralentirent pas. — Aux chariots ! cria Valentine. Courez ! Les hommes n’eurent pas besoin de plus d’encouragement. Il y avait quelque chose de terrifiant dans ce déferlement brun qui ondulait sur la campagne texane tel un tapis qu’on déroule. Quelques hommes lâchèrent leur arme en fuyant. David vit un Marine trébucher et s’étaler au sol. Avant qu’il puisse se relever, les rats-lièvres étaient sur lui. Il eut à peine le temps de hurler. Quelques rongeurs en avance sur la masse de leurs congénères arrivaient déjà au niveau de Valentine, et ils levèrent les yeux vers lui comme pour décider s’il méritait ou non d’être attaqué. D’un dernier bond le Félin franchit un des cercles de chariots. Hors d’haleine, Ahn-Kha s’était glissé entre deux remorques collées l’une à l’autre avant de faire volte-face, pelle brandie, pour affronter l’ennemi. Tout le long du rempart formé par les chariots, la fusillade éclata, les détonations sèches des fusils, le tonnerre des fusils à pompe et le claquement des pistolets. Les rats-lièvres touchés couinèrent de douleur. Valentine déchargea son arme sur des rongeurs qui grimpaient sur les roues du chariot devant lui, puis il dégaina sa machette. La lame zébra l’air dans un déluge de coups. Les assaillants qui bondissaient sur le chariot sautaient aussitôt en arrière pour éviter d’être taillés en pièces. Il en vit un qui fila en arrière, percuté en plein élan par la pelle d’Ahn-Kha. Les hommes qui ne parvenaient pas à endiguer le flot ennemi n’avaient aucune chance – cinq ou six rongeurs agrippaient les membres du malheureux et ralentissaient ses mouvements tandis que deux ou trois autres s’accrochaient à son dos pour le faire tomber. Il vit un homme se redresser à demi, étranglant un rat-lièvre à deux mains, mais un autre lui arracha l’oreille d’un coup de dents, et il s’écroula en hurlant. La bataille faisait rage et l’air s’était empli de cris aigus et de couinements. Les rongeurs faisaient peu à peu reculer les défenseurs. Du coin de l’œil, Valentine vit plusieurs de ces animaux étranges qui prenaient quelque chose dans les chariots et battaient en retraite précipitamment. Trois rats-lièvres s’enfuyaient avec un plant de bois-vif en le tenant par la toile à sac qui enveloppait ses racines dans une poche de terre, et… Il sentit des griffes sur ses jambes, et un autre rongeur bondit sur son bras. Il lui décocha un coup de poing mais la bête lui saisit le poignet entre ses pattes osseuses et lui planta ses incisives entre le pouce et l’index. Un autre s’accrocha à son dos. David laissa tomber sa machette pour l’agripper et se débarrasser de lui. Un rat-lièvre attrapa la lame au vol et l’en menaça, mais sans le frapper. Un rongeur grimpé au fond de son chariot brandissait une des pointes de lance de Post, et un autre détalait avec le même butin. David eut alors une sorte de déclic. Ils voulaient le bois-vif. Le bois-vif ! — Cessez le feu ! rugit-il. Cessez le feu ! On ne tire plus ! Ils ne cherchent pas à nous tuer, ils veulent seulement le bois-vif ! Déjà les rats-lièvres se repliaient. Valentine vit disparaître d’autres plants, mais leurs assaillants animaux négligèrent complètement les armes, la nourriture ou les outils. Et ils semblaient s’intéresser uniquement aux arbustes, peut-être parce que c’était la cible la plus facile à repérer. Alors que les cadavres de rongeurs jonchaient le sol, la plupart des hommes avaient seulement été maintenus à terre et soulagés de leurs armes, et quand ils se remirent debout ils ne souffraient que de morsures, douloureuses certes, mais sans plus. Même le premier Marine qui était tombé sortit d’entre les arbres, mains en l’air. Les rats-lièvres refluèrent en l’évitant. Manifestement il ne représentait plus une menace à leurs yeux. Par-delà le rideau d’arbres s’éleva le grondement de moteurs peu puissants. Valentine sauta du chariot et trouva un kit de premiers secours. Un coton pressé sur sa plaie, il s’élança vers l’ouest à la suite des derniers rongeurs qui examinaient les corps de leurs congénères et aidaient ceux qui pouvaient encore survivre. Un des animaux blessés semblait avoir une importance particulière pour les autres, à en juger par le nombre de rats-lièvres qui l’entouraient. Quand David s’approcha du cercle, quelques rongeurs tournèrent la tête vers lui et montrèrent les dents ou empoignèrent de petits couteaux. Il s’arrêta et leva les mains devant lui, en espérant que son attitude serait comprise. Puis il désigna son bandage, et le rat-lièvre prostré. Si les rongeurs cessèrent de se montrer menaçants, ils ne donnèrent aucun autre signe qu’ils avaient décrypté son geste. Alors il leur lança son pansement. Ils s’écartèrent vivement là où il tomba, puis revinrent le renifler, avec de petits couinements. Valentine tourna les talons et courut jusqu’aux chariots. — Un médecin ! J’ai besoin d’un médecin ! Ce qui s’en rapprochait le plus parmi ses hommes en pleine confusion était un nommé Speere, précédemment aide pharmacien à bord du Tonnerre. Il était jeune et quelque peu revêche, mais il s’était acquitté très correctement de son devoir sur le navire. Valentine lui ordonna de prendre un nécessaire pour premiers soins et de le suivre. — Quoi, vous plaisantez, monsieur ? protesta l’autre quand ils revinrent vers les rats-lièvres. Il y a des hommes blessés derrière les chariots. — Cette bataille n’aurait jamais eu lieu si nous avions tenté de communiquer avec eux. Je veux faire amende honorable. — Je ne suis pas véto, monsieur, objecta encore le jeune homme avant de voir l’expression du capitaine et de tempérer son propos : Mais d’accord, je ferai ce que je peux. Les deux humains s’avancèrent vers les rats-lièvres. Ils étaient une petite vingtaine autour de l’individu blessé, qui geignait doucement. Les rongeurs s’écartèrent et Speere s’agenouilla auprès de l’animal. D’après le gris autour des yeux, des oreilles et de la bouche, celui-là était un spécimen âgé. Il était blessé au dos. — On dirait qu’il a pris une balle, dit Speere en examinant la plaie. Il se peut que des nerfs soient touchés, même si la colonne vertébrale a été épargnée. On dirait qu’il ne peut plus bouger ses pattes arrière. — Vous pouvez lui administrer quelque chose contre la douleur ? — Un peu de laudanum pourrait aider. Je ne pense pas que ça le tuerait, mais on ne sait jamais. — Allez-y. Valentine et les rats-lièvres regardèrent Speere qui se servit d’un compte-gouttes pour diluer le laudanum dans un plein bouchon d’eau, puis reverser le mélange dans le compte-gouttes et vider celui-ci dans la gorge de l’animal blessé. Ce dernier parut comprendre ce qu’était la médication par voie orale, et après une minute, quand le remède commença à faire effet, il s’abandonna aux soins de Speere. Le jeune homme recouvrit la plaie de poudre antiseptique avant de la recoudre. — C’est peut-être moins grave qu’il n’y paraît, dit-il. La balle n’a pas pénétré très profond. On dirait que notre patient a une bonne couche sous-cutanée de graisse, ce qui a protégé la colonne vertébrale. — Ramenons-le au camp. — Vous croyez qu’ils nous laisseront faire ? — Nous allons le savoir, dit Valentine qui se retourna vers les chariots et lança : Eh ! Il nous faut une civière ici ! Le jour suivant, le convoi ne reprit pas la route. Le Félin estima plus judicieux d’accorder une journée de repos aux blessés. Narcisse s’instaura infirmière personnelle du patient à la fourrure grisonnante. Elle déroula une large bande de cuir cousue de poches qui contenaient des fioles en verre emplies d’herbes et de poudres. Elle entreprit l’élaboration d’un remède haïtien et fit cuire à la vapeur quelque chose dans une grande tasse en céramique. Le jour suivant, au matin, le vieux rat-lièvre allait déjà mieux. Il pouvait remuer les pattes arrière, et cette amélioration emporta l’assentiment des quatre autres rongeurs géants qui l’avaient accompagné dans le camp des humains. Tous partagèrent une soupe claire concoctée par Narcisse. Un étrange visiteur se présenta devant le cercle de chariots avec le lever du soleil. C’était un autre patriarche animal, celui-là avec un bandeau sur l’œil gauche qui faisait pendant à son oreille droite déchiquetée. Toutefois ces blessures étaient anciennes. Sur son épaule il portait un récipient confectionné dans la queue d’un crotale, qui émettait un cliquetis étrange à chaque mouvement. Il s’approcha de l’autre rat-lièvre et tous deux s’engagèrent dans une conversation animée. Leur langage se réduisait à des variantes infinies du son « yiik », et l’échange fut intense mais bref. Le nouveau venu renversa le contenu de son sac sur le sol, et Valentine sourit en reconnaissant les pièces du jeu de Scrabble. — Vous pouvez nous comprendre ? demanda-t-il. Le rongeur fouilla du regard le tas de lettres et en choisit trois, qu’il aligna. O U I — Nous sommes désolés pour tous ces morts. Vous auriez dû essayer cette méthode plus tôt. Le rat-lièvre remit les trois pièces dans le tas et en disposa d’autres. C A V A L I E R S D E J AT I R E S U R N O U S — Nous n’avions pas compris ce que vous vouliez dire, quand vous avez écrit « laisser bois ». P A S P A R L E R T R E S A V E C H O M M E S Le lapin ramassa les lettres, recommença la manœuvre. B E S O I N B O I S P O U R T U E R M O N S T R E S — Le problème, c’est que vous avez emporté beaucoup de nos plants. Nous en avons grand besoin, nous aussi. Vous comprenez ? O U I — Nous pouvons vous en laisser quelques-uns, et un peu de bois, et des graines. Vous pourrez faire pousser d’autres arbres. C’est d’accord ? L’animal se contenta de tendre la patte sur les trois lettres. — Marché conclu, alors. Un jour j’aimerais apprendre ce qui s’est passé ici. Comment avez-vous réussi à chasser les Kurians de cette région ? D E T R U I R E T O U T E T N O U S P A S M O R T S — Votre peuple a un nom ? L O TU NC I N K Ce soir-là, les rats-lièvres organisèrent une fête au centre d’un grand demi-cercle délimité par des chênes et des ormes. Les traces de fondations subsistaient dans l’herbe jaunie, des conduites noircies par la fumée et des boîtes de dérivation se dressaient parmi les fleurs sauvages, tels des épouvantails. Valentine apprit plus tard que sous la surface se trouvait une cité florissante constituée d’une multitude de tunnels et de terriers. Les humains ne firent que goûter du bout des lèvres au banquet que leur offrait le Lot 15. Pour les centaines de rats-lièvres rassemblés en ce lieu, une fête digne de ce nom consistait à amasser au centre de la clairière une montagne de tout ce qui était comestible – pour un rat-lièvre – puis de creuser le plus vite possible dans ce tas énorme pour s’adjuger les morceaux de choix : un os avec un peu de moelle, des fruits tombés au sol et encore frais, un épi de maïs à moitié dévoré seulement. C’était un peu comme un dîner improvisé dans les cuisines d’un grand restaurant, après le service du soir, avec de la nourriture intacte en abondance, mais aussi des restes et quantité d’épluchures diverses. Le festin tournait au désastre intégral pour les humains quand les rats-lièvres traînèrent une série de boîtes encore scellées hors d’un escalier souterrain dissimulé dans l’herbe. Ils en sortirent des barres chocolatées, des paquets de chips et des boissons aux fruits dans des sachets en plastic brillant. Ces douceurs ne dataient que de quelques années et n’étaient donc pas périmées. Valentine mangea une friandise baptisée « Chocdelite » qu’il trouva délicieuse. Zacharias le rejoignit et ils s’assirent sur un des chariots, près du gros chat roux de Baltz roulé en boule sous le siège avant, qui observait avec intérêt les déplacements des rongeurs. Le major offrit à David de goûter sa boisson aromatisée à l’orange et à l’ananas. — Tout ça me fait penser aux distributeurs automatiques, dit Zacharias après avoir examiné l’étiquette. Ce produit vient de Floride, d’après ce qui est écrit là. — Rien que le meilleur pour les scientifiques. Ou les invités de choix. Un vrombissement léger venu du ciel leur fit lever les yeux. Un objet triangulaire pareil à un cerf-volant géant muni d’un moteur passa au-dessus de leurs têtes et fit fuir deux vautours qui décrivaient des cercles en surveillant l’assemblée. Un autre visiteur aérien, un faucon, battit furieusement des ailes pour prendre de l’altitude et échapper au rôdeur volant. Depuis un petit siège, un rat-lièvre maniait la télécommande de l’engin. — Que je sois…, balbutia Zacharias. Ces créatures sont malignes. — Pas de doute. — Vous avez fait des études, Valentine ? — Oui. Aussi bonnes qu’il était possible au fin fond du Minnesota. Un ancien jésuite s’entêtait à faire la classe dans une école d’une seule pièce. J’ai vécu dans sa bibliothèque. — Je me rappelle soudain l’époque où j’étudiais les maths avec cette vieille mademoiselle Gage. Nous en étions à la multiplication, et elle nous a montré comment un seul couple de lapins pouvait engendrer… bah, je ne sais plus au juste, mais c’était plus d’un millier d’autres lapins, en comptant tous les descendants, en moins d’une année. Ça laisse rêveur… Valentine acquiesça en silence. Il était troublé par cette preuve évidente que les Kurians avaient fourni des efforts considérables pour remplacer la race humaine. < 12 Piney Woods, décembre de la quarante-huitième année de l’Ordre Kurian : l’est du Texas est recouvert d’arbres, un paysage boisé plus étendu que tout celui de la Nouvelle-Angleterre. Les pins se dressent aussi droits que des baptistes le dimanche de Pâques, et leurs branches à la pousse régulière font l’ascension du tronc tels les barreaux d’une échelle. Le Texas a connu son premier boom pétrolier dans cette partie de l’État, mais avant cela le boom du bois avait amené l’homme blanc à sculpter la région de ses premières routes et villes. Après la chute de l’humanité, cette contrée au relief doucement ondulé est tombée en friche, et des forêts jeunes et vigoureuses ont repris possession des anciens ranchs et des autres fermes dispersés de Lake Texoma à Sabine Lake, sur le golfe du Mexique. Ici les Texas Rangers sont eux aussi très actifs, et ils font du grabuge sur le « Couloir Sabine », cette frontière informelle avec la Zone Kuriane qui suit le cours de la Neches River et les axes routier et ferroviaire maintenus par les Kurians de Shreveport à Dallas. Les Tisseurs de Vie sont présents et aident les Texans dans cette partie de l’État. Les Rangers ont créé leurs propres équipes de Loups, de Félins et d’Ours pour traquer les Faucheurs, et ils échangent matériel et informations avec la Région Militaire Sud grâce au réseau des Commandos de la Logistique. C’est dans l’extrême nord de la région, entre Red River et Sulphur River, que les activités de guérilla sont les plus réduites. La présence humaine y est insignifiante. La Région Sud envoie patrouiller ses propres hommes depuis ses bases avancées situées en bordure de la Red River. Quelques communautés de chasseurs-cueilleurs, en général des Amérindiens ou des créoles de Louisiane, traînent dans le coin et plient bagage au bout de quelques mois pour éviter les razzias sanglantes des Faucheurs et des Collabs venus de la région de Dallas. Quand l’automne agonise et que l’hiver commence à s’imposer, un silence humide et boueux ouate ces terres. Les tempêtes de neige ne sont pas inconnues dans Piney Woods, et alors hommes et bêtes battent en retraite au fond des bois, pour attendre la fin des grands froids. L’odeur des pins lui rappelait la maison. L’arôme tonique porté par la brise glacée de décembre dans cette partie est du Texas faisait remonter à la surface des souvenirs de campements d’hiver dans les Ozark et les Ouachita. Ce parfum marquait sa première incursion dans le Territoire Libre d’Ozark depuis plus de deux ans. La moitié des chariots qui avançaient laborieusement étaient presque vides. Les provisions qui les surchargeaient au départ avaient été consommées depuis longtemps, et avec les rats-lièvres du « Lot 15 » qui avaient pris plus d’un chargement entier de bois-vif pour mener leur propre guerre contre les Kurians, les derniers chariots voyageaient léger. Il avait été moins aisé de sortir du Ranch que d’y entrer. Pendant deux nuits d’affilée, ils avaient connu des escarmouches avec les Grogs qui gardaient les limites du domaine kurian, avant de s’enfoncer en toute hâte dans les terres désertiques au nord de Dallas et de Fort Worth. Un groupe de Rangers avait bifurqué vers le sud-est pour égarer leurs poursuivants, et les rongeurs du Lot 15 s’étaient démenés pour effacer leur piste. Valentine avait fait tailler dans les troncs de bois-vif des pointes de lance et des carreaux d’arbalète, dans l’éventualité d’une attaque de Faucheurs, mais rien ne l’avait jamais annoncée. Ils avaient suivi les routes qu’empruntaient les troupeaux pour remonter hors du Texas et entrer dans les plaines sans autre incident notable. David avait ordonné qu’on n’abatte plus une seule tête de bétail, lequel commençait à diminuer, si bien que de loin ils pouvaient passer pour un autre convoi amenant des bêtes en Oklahoma et au Kansas où elles seraient ensuite expédiées dans l’Est. Les Kurians du nord du Texas, qui n’étaient jamais imprudents aussi près du Territoire Libre, les laissèrent tranquilles. On aurait pu croire que leurs ennemis avaient décidé d’hiberner. Ils n’envoyèrent ni patrouilles ni Faucheurs les harceler. Il y eut bien une journée de tension lors du franchissement de la Trinity River, quand quelques cavaliers les observèrent depuis le sommet d’une colline. Ils ne restèrent pas assez longtemps pour s’identifier, et ils s’éclipsèrent avant que les Rangers sur leurs chevaux épuisés puissent les rattraper. Mais cette région était une sorte de no man’s land entre le Territoire Libre et la Zone Kuriane, et il pouvait s’agir de contrebandiers, de voleurs, ou même des éclaireurs de quelque communauté craintive qui se cachait dans une vallée et ne voulait aucun ennui avec l’extérieur. — Comment avez-vous prévu de rentrer ? demanda Valentine à Zacharias. Une poignée de Rangers s’apprêtait à partir pour parcourir une ancienne autoroute qui filait vers le nord-est après la ville fantôme de Paris, afin de repérer toute présence d’habitation humaine. Pour sa part, David espérait trouver une des garnisons de Gardes de la Région Sud ou une patrouille de Loups aux abords de la Red River. — Nous ferons route vers le sud. Au diable les chariots, il y en a bien d’autres là où on les a trouvés. Nous chevaucherons tranquillement vers le sud jusqu’à ce que nous rencontrions des Rangers de l’Est. Ils nous donneront des montures fraîches et ensuite nous nous glisserons discrètement entre Houston et San Antonio. À cette époque de l’année, ça ne devrait pas être trop difficile. Si l’histoire des Rangers durant ce siècle est rédigée un jour, elle remplira un chapitre intéressant. Ce marchandage avec des rats-lièvres pour des arbrisseaux magiques… — Vous oubliez les éléphants à deux trompes. — Oh, non, je ne risque pas de les oublier ! Valentine laissa échapper un rire las. Il était agréable de pouvoir rire de nouveau. Plus que quelques jours… — L’aide que vous nous avez fournie et les risques que vous avez pris comptent beaucoup pour le Territoire Libre d’Ozark, j’espère que vous en êtes conscients. — Eh bien, jeune capitaine, dit Zacharias du haut de ses cinq ans d’âge supplémentaires, si vous voulez un conseil, le premier usage à faire de ce bois-vif, c’est lors d’une campagne commune avec nous. Vous mettez en selle tous les hommes qui savent se servir d’un fusil, vous emportez tous vos canons qui ont encore des munitions, et vous frappez Dallas par le nord-est. Les Rangers de l’est du Texas remonteront du sud-est, et nous chasserons l’ennemi du Ranch, puisque les Kurians semblent ne plus rien contrôler par là. Une fois que nous aurons nettoyé Dallas, le reste du Texas tombera entre nos mains morceau par morceau, et nous aurons enfin assez de place pour vivre vraiment. Bon sang, ce vieux Kirby Smith a tenu tête à toute cette satanée Union de cette façon, jusqu’à la reddition. Je suis sûr que nous pourrions faire aussi bien. — L’idée me convient, major, mais ce sont des hommes et des femmes placés plus haut que moi dans la hiérarchie qui prennent ce genre de décisions. Ils regardèrent passer le convoi de chariots. Sur son cheval, Sissy leur adressa un signe de la main, et Valentine fit avancer sa monture entre la piste et le tronc d’un arbre tombé. Un admirateur texan de sa cuisine lui avait bricolé une selle pour qu’elle puisse glisser ses moignons dans une paire d’étuis de fusil raccourcis, et Ahn-Kha avait fixé une cravache à son « petit bras ». En l’espace d’un mois Narcisse était devenue une cavalière singulière mais plutôt douée. Hélas elle avait aussi développé un goût opiniâtre pour le saut d’obstacles, et elle finissait souvent à terre, quand bien même elle tentait de s’accrocher par les dents à la crinière de son cheval. Or David tenait à ce qu’elle arrive dans le Territoire Libre avec un cou intact. Zacharias arracha une poignée d’aiguilles à une branche de pin. Ils suivirent la lente procession au pas. — Il faut bien que nos victoires commencent quelque part, dit-il en tendant les aiguilles à Valentine comme si c’était un bouquet de fleurs. — La Région Sud est devenue comparable à un œuf. Elle peut résister à la pression tant que celle-ci est appliquée uniformément sur toute sa surface. Mais si vous la frappez un peu fort en un seul endroit, elle craque. Votre plan signifierait pour nous tout le jaune, et rien de la coquille dans le Missouri et l’Arkansas. Je rapporterai aux huiles et même aux Tisseurs ce qui se passe au Texas. Et je leur préciserai que vous êtes prêts. Napoléon a dit un jour qu’on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs. Peut-être s’inspireront-ils de cet adage. — Mmh, j’ai entendu parler de ce type. Un général confédéré venu de l’est, non ? Il a été sous les ordres de Lee ? David se contenta de sourire. Il associerait toujours son retour dans le Territoire Libre à l’emblème de l’ancienne compagnie pétrolière Shell. Trois camions-citernes en piteux état étaient disposés en triangle pour barrer la route à quelques kilomètres de la Red River. Les citernes avaient été transformées en forts creux avec leurs flancs percés de meurtrières et les sacs de sable empilés à leur sommet. C’était un poste avancé classique de la Région Sud : facile à créer, déplacer, défendre et abandonner. Le poste était situé sur la pente d’une colline que franchissait sans dévier l’ancienne autoroute, bande sombre et rectiligne interminable qui témoignait d’une époque où les ingénieurs traitaient la topographie comme si elle n’existait pas. La garnison avait dû les prendre pour une colonne de Collabs, car ils n’attendirent pas pour les accueillir. Ils opérèrent une retraite précipitée par un large fossé courant parallèlement à la route. Entre les buissons qui parsemaient le paysage, Valentine aperçut cinq ou six hommes qui s’enfuyaient en restant courbés. — Bonjour la vaillance de la Région Sud, dit-il sèchement. Baltz toussa longuement et cracha. — Si seulement le reste de nos rencontres avait été aussi facile, soupira Zacharias. Notre voyage aurait été plus rapide. Peut-être que votre compagnon taillé en géant les a apeurés. Dois-je essayer de les rattraper ? — Non, ménageons nos montures, décida le Félin. Ils vont signaler notre venue à leurs supérieurs. Ce qui n’est pas plus mal pour nous. Mais à partir de maintenant je préfère chevaucher devant avec un ou deux autres hommes. Espérons qu’ils ne tireront pas avant de nous avoir identifiés. Ça vous dirait de faire la connaissance de quelques animaux typiques de l’Arkansas, Baltz ? Il existe une race de sangliers qu’on ne trouve que dans cet État. — Pour sûr, mon gars. J’ai accompli ma tâche : vous faire traverser la plus grande partie du Texas. Si je prends une balle, ce ne sera pas une grande perte. — Ahn-Kha, dit Valentine, tu devrais grimper dans un des chariots avec tes Dos Gris. Nos amis risquent de vouloir faire un carton s’ils vous voient. — Compris, mon David. Sois prudent, je m’inquiète plus pour toi que pour moi. Quand ils sont effrayés, les soldats ont parfois un comportement étrange. Ce serait ironique, mais très malencontreux, que tous tes efforts finissent avec une balle appartenant à la Région Militaire Sud. L’avant-garde de la colonne se réorganisa. Valentine et Baltz, avec derrière eux Ranson porteur d’un drapeau blanc, prirent environ huit cents mètres d’avance sur les chariots. Des groupes de Texans chevauchaient en tête de la colonne que les hommes du Félin flanquaient en deux longues files. Tous avaient réglé leur pas sur celui, lent et régulier, des bœufs. Valentine gardait les yeux rivés sur le monument érigé à la gloire de l’industrie pétrolière texane. La végétation avait submergé les pneus pourris, et la rouille coulait en traînées brunes sur la courbe des citernes. Il détecta l’odeur d’un feu à l’intérieur du petit campement. Ils avaient surpris ces sentinelles en plein repas, quelque chose grésillait encore dans une poêle… — Demi-tour ! Demi-tour ! s’écria-t-il en éperonnant sa monture. Le cheval volta et dévala la route, imité par les autres. Un éclair illumina le paysage, suivi d’une déflagration qui se répercuta dans les pattes de son cheval et le fit tressaillir sur sa selle. Il regarda par-dessus son épaule et vit une des citernes se dresser sur son train de pneus arrière, et une autre basculer dans le fossé. La base du triangle face à eux demeura intacte. — Ils ont fait exploser ce qu’ils avaient dans leur armurerie, dit Valentine. — Ils avaient dû tout enterrer. On dirait que le souffle s’est évacué principalement en hauteur. De la dynamite, à mon avis. — Pratique pour les grands travaux ou les actes de sabotage. Heureusement que nous n’étions pas à l’intérieur de ce poste… Ça ne ressemble pas aux Loups. En règle générale ils sont plus malins quand ils piègent une installation. — De nouvelles directives, peut-être, dit Ranson. Destruction de tout ce qui pourrait tomber aux mains de l’ennemi. Cette nuit-là, ils campèrent près d’une pancarte qui indiquait que la frontière avec l’État voisin n’était qu’à trois kilomètres de là. Un crachin glacial commença à tomber juste après le coucher du soleil. Valentine était assis sous une bâche face au feu servant à la cuisine, juste à côté de la route. Il écoutait les gouttes d’eau qui s’évaporaient en touchant le bois enflammé. Il se sentait complètement vidé. Encore quelques jours seulement, se dit-il, et il pourrait enfin abandonner ses responsabilités et prendre un peu de repos. Son jeune corps lui paraissait aussi vieux et usé que la pancarte délavée. — Ils prennent leur temps, de l’autre côté de la Red River, dit Ahn-Kha. Le Dos Doré s’était enveloppé dans une couverture pour cheval. Quand il était mouillé, le duvet fauve du Grog s’agglomérait pour former une sorte de ciré naturel, ce qui lui permettait de conserver une précieuse couche d’air entre les poils humides et la peau. — Ils nous observent. Il y a deux hommes avec leurs montures à environ cinq cents mètres d’ici, à l’est. Je les ai entendus approcher dès que la nuit est tombée, quand j’ai fait le tour de notre campement. Le vent souffle dans l’autre sens, sinon tu les aurais sentis. Demain je m’approcherai d’eux avec le drapeau blanc. Peut-être qu’ils auront rassemblé assez de courage pour me parler. La pluie gagna en intensité. Valentine envisagea de retourner aux chariots, mais il n’y aurait pas beaucoup de place sous eux. Et il avait déjà dormi dans des endroits humides, il pouvait le faire une fois de plus. Il se mit une couverture sur la tête et s’efforça d’oublier la pluie. Il se réveilla en éternuant. Un rhume de la taille du Texas s’était abattu sur lui pendant la nuit, et il avait les yeux gonflés. Sur un petit feu, une sentinelle avait fait chauffer une conserve emplie d’eau et préparé le « café » à base de noisettes et de noix pilées. Le Ranger lui en tendit un gobelet sans rien dire. Valentine but et hocha la tête avec reconnaissance avant de passer un autre gobelet au deuxième Ranger de garde. Il scruta la route devant eux. C’était une aube sans soleil. Le ciel gris terne dépouillait la contrée de toutes ses couleurs. Deux hommes approchaient, bien en vue, le fusil sur l’épaule comme si c’était un simple bâton. Quelques Texans reconnurent la signification de cette attitude nonchalante : ces deux-là souhaitaient parlementer. Ils portaient des tenues de combat gris foncé, avec des marbrures de jaune pâle et marron. Le camouflage hivernal des Gardes de la Région Militaire Sud. L’un avait les galons de sergent cousus sur une manche. — Vous êtes de la Région Sud ? lança David quand il les estima à bonne distance. Il eut l’impression qu’une pelote de ficelle rêche était enfoncée dans sa gorge. Les yeux du sergent s’étrécirent. — Vous êtes tous des contrebandiers ? — Non. Identifiez-vous, et je ferai la même chose. Ils se jaugèrent un instant du regard. — 3e Régiment du Texas Est, Brigade Noyes, cantonné à Texarcana. — Je suis un Félin, et j’accompagne un chargement prioritaire. — Vraiment ? — N’oubliez pas de dire « monsieur » quand vous vous adressez à moi, sergent. Valentine inclina la tête de côté et attendit. — Monsieur, ajouta l’autre. — Mon nom de code est Le Spectre, et j’exige un contact immédiat par radio ou téléphone avec le GQG de la Région Sud. Vous pouvez m’obtenir ça ? — Ce sera au capitaine Murphy de le dire… monsieur. Il est de l’autre côté de la Red River. Un chargement de quoi, à propos ? J’ignorais que les Commandos de la Logistique étaient en mission par ici. — J’ai une douzaine de chariots qui auront besoin d’une escorte armée dès que nous serons sur l’autre rive de la Red. De quelles troupes le capitaine Murphy dispose-t-il ? — Nous le laisserons vous le dire en personne, monsieur, dès que nous aurons confirmation de vos dires. — Il y a des Loups dans le coin ? — Veuillez m’excuser, monsieur, mais je n’aurais pas le droit de vous le dire même si je le savais. — J’espère que vous avez plus de conversation quand votre capitaine vous dit de parler. Veuillez donc l’informer que j’aurai besoin de rations pour cent quatre-vingts hommes, dès que nous aurons traversé. Merci, sergent. David retourna s’asseoir près du feu et les Gardes repartirent. Il pouvait toujours amener le convoi jusqu’à la rivière et le confier au capitaine Murphy et ses hommes. Il avait demandé plus de ravitaillement que nécessaire, mais le surplus remplirait les sacoches des Rangers, et c’était bien le moins qu’il puisse faire avant leur séparation. Il alla prendre son cheval frissonnant à l’abri d’un pin et l’enfourcha pour revenir auprès du convoi, sans se soucier de ses muscles endoloris par toutes ces heures passées en selle. La traversée prit du temps. De chaque côté de la Red River, le premier pont était à plusieurs kilomètres, si l’on en croyait les Gardes. Sans un détour au sud par Texarcana, ce qui coûterait plusieurs jours précieux, il leur faudrait prendre le bac à Two-Skunk. « Deux-Sconces »… Valentine ne doutait pas que le nom de ce lieu avait une origine amusante, mais il n’était pas d’humeur à écouter une de ces anecdotes pour soirées autour d’un feu de camp. Il voulait avoir la rivière derrière lui, et une boisson chaude dans l’estomac. Alors il se sentirait en sécurité et il cesserait de voir des Faucheurs se faufiler entre les arbres, ou d’imaginer que des colonnes de Collabs convergeaient à marche forcée pour couper la route des Ouachita au convoi. Le bac était un modèle assez petit, guidé par un système de cordes tendues entre les piliers en ruine d’un pont disparu, qui ne pouvait emporter qu’un chariot et ses animaux de trait à chaque voyage. Les passeurs étaient des Gardes qui effectuaient leur travail avec le minimum d’enthousiasme, et à ce rythme il faudrait la journée pour transférer tout le convoi d’une berge à l’autre. David se rendit auprès du major qui partageait un repas froid avec ses hommes, en attendant de pousser le chariot suivant sur le gros radeau. — Zacharias, vous avez aidé à l’accomplissement d’un miracle, notre présence ici, et je ne peux pas vous demander plus : repartez dans le Sud dès que nous aurons tous traversé. — Le Texas vous est tout aussi reconnaissant que vous l’êtes envers lui, capitaine Valentine. Mission accomplie une fois de l’autre côté de la Red River, donc ? — Oui. On m’a dit que le capitaine de cette compagnie était enfin arrivé. Il faut encore que je m’entretienne avec lui, mais je suis sûr que nous n’avons pas besoin que vous nous accompagniez plus loin. Je vais m’arranger pour faire donner de la nourriture aux hommes renvoyés sur le ferry, ainsi qu’à leurs montures. Ils devraient avoir un peu de ravitaillement disponible, de l’autre côté. — Merci, Valentine. Nous vous en serions reconnaissants… Debout dans le bac, David grattait d’une main distraite les oreilles d’un bœuf tandis qu’ils traversaient la Red River. Les pluies hivernales avaient gonflé son cours. — Et c’est quel genre de cargaison prioritaire, hein ? lui dit le passeur en faisant transiter sa chique du creux d’une bajoue à l’autre. Je ne vois que des arbustes, moi. L’irritation crispa les mâchoires de David. Si un simple passeur savait que le contenu des chariots était d’une réelle importance, la nouvelle se répandrait dans un rayon de cinquante kilomètres en moins de deux jours. — Une nouvelle variété comestible. Comme la racine-cœur. — La racine-cœur ? répéta l’autre en tournant un regard interrogateur vers un des Gardes. — Un genre de champignon, expliqua celui-ci. Pas très connu dans la région. Trois ans plus tôt, Valentine et Ahn-Kha avaient rapporté d’Omaha ce mets très prisé des Grogs, et le Félin était étonné que la Région Sud n’ait pas encore généralisé sa diffusion. Le champignon poussait très facilement sur n’importe quel tas d’ordures, depuis les feuilles mortes jusqu’aux épluchures de légumes et autres reliefs de repas, et il produisait rapidement et en quantité des excroissances riches en protéines, matières grasses et glucides. De plus il était très facile à conserver, pour peu qu’il soit séché convenablement. Valentine posa le pied sur la berge orientale de la Red River avec un début de migraine qui gâchait ce qui aurait pu être une sensation naissante de triomphe. Il avait réussi. Il se trouvait enfin sur le Territoire Libre avec ce qu’il était parti chercher presque deux années plus tôt. Il regarda autour de lui. Quelques Gardes étaient en poste près du bac et observaient les bœufs qu’on attelait de nouveau au chariot tout juste débarqué. Ahn-Kha le rejoignit. — Mon David, j’ai fait une promesse au commandant Carrasca. À notre arrivée dans les Ozark, je devais te remettre ceci. Le Grog extirpa d’entre ses pectoraux énormes la flûte que la jeune femme lui avait offerte et dénoua la lanière de cuir grâce à laquelle l’objet pendait à son cou. La renversant, il tapota sèchement l’extrémité supérieure. Une enveloppe huilée et roulée glissa hors du tube de bois. — Une lettre pour toi. Ahn-Kha la lui donna et le laissa seul sous un platane, au bord de l’eau. En posant les yeux sur l’enveloppe et son nom qui y était manuscrit, David fut pris d’un frisson. La pluie coulait dans son dos et trempait sa chemise. Il entendait les grincements et les grognements des cordes qui treuillaient le bac, les appels des hommes à la manœuvre, et l’odeur métallique de la Red River emplissait ses narines. Et il sut qu’il se souviendrait de ce moment jusqu’à la fin de ses jours. Il décacheta l’enveloppe et en sortit le feuillet frappé de l’en-tête du commandant Saunders. « Cher David, Si tu lis cette lettre, c’est que tu es de retour chez toi sain et sauf. J’aimerais être présente pour te féliciter. Tu as deux raisons d’être félicité, en fait. La première est le succès de ta mission. La seconde, je l’ai gardée secrète en attendant que la première se soit réalisée. Je suis désolée que tu doives l’apprendre de cette façon, mais le fait est que tu vas être père. David, respire profondément et garde le sens des proportions. Tout ira bien pour moi. Je ne suis pas la première femme qui va avoir un bébé, et je suis dans une situation bien meilleure que beaucoup d’autres femmes enceintes. Nous avons ici un hôpital de premier ordre, parfaitement équipé, et des médecins qualifiés, d’après les critères actuels du moins. La Jamaïque est devenue un endroit sûr pour notre enfant (et beaucoup d’autres) grâce à toi. J’espère que ce sera un garçon et qu’il aura tes cheveux et tes yeux, mais de toute façon je l’aimerai comme il sera, en sachant qu’on dira de lui ou d’elle que c’est l’enfant d’un homme courageux qui a aidé mon port. Tel que je te connais, tu es en train de te demander quand tu pourras revenir ici. Mets cette lettre de côté et relis-en le début d’ici à quelques jours. Ce serait bien pour moi que tu sois là. Ce serait aussi très égoïste. Ils ne t’auraient pas confié la responsabilité de ramener le bois-vif s’ils ne te tenaient pas en grande estime, et je doute que le commandement de ta Région Sud soit d’accord pour te laisser redescendre dans les Caraïbes. Quelqu’un du genre fort en gueule, comme ce Hawthorne, te remplacera certainement ici. Si cette guerre prend fin, viens. Si tu es gravement blessé, viens. Si tu te sens vieillir, viens et nous te réchaufferons tous les deux sous les palmiers. Mais ne viens pas en négligeant ton devoir pour moi. Nous sommes assez semblables pour que tu en sois conscient, il y a pour toi un devoir plus important, que tu ne dois pas trahir, ou jamais tu ne seras heureux. Je t’aime, Malia. » David déglutit péniblement. Le flot de l’émotion avait submergé la sensation de froid qui l’étreignait un moment plus tôt. Il pouvait laisser là le convoi de chariots, aux soins de la Région Sud, emmener Post, Ahn-Kha et ses Jamaïquains, et repartir vers le sud avec les Rangers. Un bateau ne serait pas difficile à trouver, ils profiteraient des vents dominants et… Un cavalier passa au trot devant le bac et obliqua vers le platane. Le Garde en uniforme d’officier portant les galons de capitaine et « MURPHY » cousu sur sa poche de poitrine le dévisagea un instant sous son ciré, puis en rabattit la capuche. Il avait des cheveux finement bouclés qui rappelèrent à David un chien qu’il avait connu dans le Minnesota. Quelque quatre-vingts hommes aux montures engraissées pour l’hiver s’arrêtèrent derrière lui au niveau des chariots. Valentine rangea soigneusement la lettre dans son enveloppe et glissa le tout dans sa chemise. Le capitaine mit pied à terre. — Vous devez être ce Spectre dont on m’a parlé, dit-il en tendant la main au lieu du salut réglementaire. Alan Murphy. Ils m’avaient bien dit que vous aviez les cheveux les plus noirs qu’on puisse trouver de ce côté de l’enfer. C’est un honneur pour moi, je n’ai pas souvent l’occasion de rencontrer un Félin. Est-ce que je dois vous saluer ? Murphy regardait avec grand intérêt la cartouchière en peau de serpent flambant neuve passée en travers de la poitrine de Valentine, avec ses trois pointes effilées. — En théorie, j’ai le rang de capitaine, mais je ne m’en sers pas beaucoup, capitaine Murphy. Il va me falloir une escorte pour Fort Smith ou Arkadelphia, selon ce qui convient le mieux à vos hommes. — Ma compagnie est à votre disposition, capitaine… — Appelez-moi simplement « Le Spectre », si vous devez parler de moi sur le papier. Murphy expliqua qu’il était déjà entré en contact avec le commandement de la Région Sud. Il s’attendait à devoir patienter le temps que d’autres troupes arrivent pour escorter le convoi. La Région Sud ne pouvait dégarnir les alentours de la Red River, même en cette saison où tout était plutôt calme. Valentine fit en sorte que des sacs d’avoine, de la viande de porc et une quantité généreuse de haricots retraversent sur le bac avec lui. Sur la rive sud, alors qu’il passait parmi les Texans pour leur faire ses adieux tout en essayant de ne pas penser à ce qu’il venait de lire, quelqu’un le tira par la manche. Il se tourna vers Ève. — Oui, Ève ? Tu vas enfin me dire quelque chose, c’est ça ? — Monsieur Valentine, l’homme qui s’occupe des cordes du bac, de ce côté-ci. Il est mauvais. Intérieurement, David grimaça. Il espérait pour lui que l’homme n’avait rien fait de répréhensible à l’adolescente. — Qu’est-ce qu’il t’a fait qui est mauvais ? Une expression d’exaspération bien de son âge durcit le visage d’Ève. — Non, il ne m’a rien fait, à moi. J’ai dit que c’était un homme mauvais. Mauvais à l’intérieur. — Comment sais-tu qu’un homme est mauvais à l’intérieur ? Elle haussa les épaules. — Je ne sais pas trop comment l’expliquer. Quand je vous touche la main, par exemple, je sais que vous êtes quelqu’un de bon. Je peux sentir que vous vous souciez des autres. Que vous faites des choses pour les aider. Je l’ai touché quand nous faisions monter les chevaux sur le bac, et j’ai su tout de suite qu’il n’était pas comme vous. Il a fait des choses mauvaises à des gens. — Il arrive que les soldats soient obligés de faire des choses mauvaises. Parfois ils n’ont pas le choix. — Peut-être bien, dit-elle lentement, comme si elle réfléchissait à cette éventualité. Mais je sais que je peux dire qui est bon et qui est mauvais au fond de son cœur. Et lui, il est mauvais. — Merci de m’avoir prévenu, Ève. Je l’aurai à l’œil. Juste en cas, prends ça, dit-il en pêchant quelque chose dans la blague à tabac pendue à son cou. C’est une graine de bois-vif. Tu connais les propriétés de cette espèce, n’est-ce pas ? Plante ton arbre dans un endroit sûr, où tu pourras prendre soin de lui. Où toi seule seras au courant de sa présence. Tes amis au Texas en auront peut-être besoin. Il faut que je parle à ta tante avant de reprendre ce bac. Allons la trouver. Baltz se trouvait avec Zacharias sous un saule aux branches épaisses. Elle mangeait des prunes au sirop en bocal. Valentine interrompit leur conversation concernant le meilleur itinéraire vers le sud. — Je me sentirais plus rassuré si nous croisions la route des quelques Rangers du coin, disait le major. L’idée de voyager en aveugle ne me plaît pas trop. — Ils restent plus au sud, répondit Baltz. La région où nous sommes est assez proche des Ozark pour qu’ils ne perdent pas leur temps ici. — Les chariots traversent, annonça Valentine. C’est un peu lent, mais sans problème. Il est temps de se dire au revoir. Il éternua. Entre son rhume et la lettre de Malia – qu’il bouillait déjà de relire –, il désirait se débarrasser au plus vite de ces formalités. Il voulait expédier les adieux, pour enfin être en mesure de réfléchir à tête reposée. — Dommage qu’il n’y ait plus de rhum, dit Baltz. M’est avis qu’une bonne lampée de ce tord-boyaux te ferait le plus grand bien, mon gars. — Vous avez une réserve de bois-vif pour les Texans de l’Est, n’est-ce pas ? demanda David en s’essuyant le nez. — J’aimerais qu’il y en ait plus, dit Zacharias. Mais c’est une espèce rustique. Dans vingt ans, ils en auront à foison. — Faites attention à vous. Aucun de ces gars du Territoire Libre ne se mélange avec les vôtres comme ils le font d’habitude. Peut-être que l’accent Jamaïquain les rend difficiles… mais j’ai l’impression que quelque chose ne va pas. — La Région Sud a peut-être essuyé un revers il y a peu, proposa le major. À moins que les Collabs aient tenté de les prendre au dépourvu en se faisant passer pour des Commandos de la Logistique tout juste débarqués dans la région. — Ce ne serait pas la première fois, dit Baltz. Valentine renifla. — Des pertes lors d’un accrochage, ailleurs… possible. Ça expliquerait pourquoi nous n’avons pas croisé de Loups. Sans leurs patrouilles dans le coin, vous allez devoir vous montrer prudents. Et ça expliquerait également pourquoi ces Gardes au poste avancé ont décampé aussi vite. — Fais attention à toi, monsieur le capitaine Valentine, dit Baltz. Nous, ça ira. David serra des mains à droite et à gauche. Dans le plus pur style texan. La pancarte à l’extérieur de la ville disait « BERN WOODS ». Leur destination se trouvait dans une clairière, sur les terres d’une ferme, à quelques kilomètres de la Red River. Cette petite ville devait son existence à la route. Elle se résumait à deux lignes de maisons construites face à face et à quelques habitations disséminées le long des courtes rues transversales. Ici comme dans beaucoup d’autres lieux semblables, les bâtiments vides fournissaient le mobilier, les vitres et les bardeaux pour les autres. Les remises et autres dépendances avaient l’air à moitié démolies, quand elles ne l’étaient pas totalement. Aussi près de la zone frontalière, les villes étaient entourées d’un mur d’enceinte, et Bern Woods ne faisait pas exception. L’abondance de pins avait permis de dresser une palissade haute et solide. Les espaces entre les bâtiments étaient barrés par des troncs équarris jointoyés avec de la terre, le côté extérieur doublé d’aluminium rouillé, contre le feu. Une tour se dressait à chaque extrémité de la ville, à côté des issues, et permettait de surveiller les champs et les pâtures. Murphy adressa un signe de la main aux gardes dans la tour, et les portes s’ouvrirent. Ils passèrent devant une des dernières dépendances dont émanait une faible odeur de cochons. Le grillage devant les portes ouvertes et la fenêtre indiquait que l’endroit servait de grange. Valentine recourut à son ouïe et son odorat de Félin. Son rhume à présent déclaré interférait avec ses sens, mais il était toujours capable de distinguer une porcherie occupée d’une autre abandonnée. Celle-là était déserte. Certes on était dans la période de l’année où l’on tuait le cochon, mais pourquoi les avoir tous abattus ? Une famille avait-elle plié bagage ? Les Commandos de la Logistique avaient-ils puni ainsi cette ville, peut-être pour avoir dissimulé des provisions ? Il se retourna vers ses hommes. Curieux de découvrir à quoi ressemblait le Territoire Libre, Post allait en tête de la double file d’anciens Jamaïquains et de Marines du Tonnerre flanquant le convoi, du moins ceux qui n’avaient pas pris les rênes des chariots. Les hommes frissonnaient dans le vent froid de l’hiver. Ils avaient une bonne chance de voir leur première chute de neige la nuit suivante, si la température continuait à baisser. Les portes se figèrent dans un dernier grincement. Un gibet. Sa vue le pétrifia avant que son esprit détaille la structure. Il était dressé au centre d’une aire dégagée, entre deux bâtiments, sur le côté gauche de la route. Les pendaisons étaient rares dans le Territoire Libre, car elles ne s’appliquaient qu’à quelques crimes capitaux. Même les officiers collabs étaient fusillés plutôt que pendus. Et ces exécutions se déroulaient à l’intérieur de la prison, jamais sur une place publique. Le spectacle de la potence était cependant très courant dans la Zone Kuriane. Une anecdote revint à l’esprit de Valentine. Son premier capitaine lui avait parlé d’une ville prise en secret par les forces kurianes afin de tendre une embuscade aux Loups qu’il commandait. — Kenso, glissa David à Ahn-Kha. Le terme grog pour « danger » était un des rares qu’il connaissait. Les oreilles du Dos Doré pointèrent aussitôt vers le ciel, puis se collèrent à son crâne allongé. Le Félin leva la main droite. — Ho, dit-il d’une voix forte en continuant à mener son cheval au pas, pour que le convoi de chariots puisse stopper sans collisions. Malgré son calme de façade, il réfléchissait fiévreusement. — Que se passe-t-il ? dit Murphy. S’il jouait la comédie, il était très doué. — Nous ne pouvons pas nous disperser dans cette ville. Vous voulez que tous ces bœufs viennent se promener sur le perron des gens ? L’odeur des traces de leur passage pourrait déplaire… — Il y a deux enclos et une grange ou deux qui sont vides. Ça devrait suffire pour vos bêtes. Post s’approcha, prêt à prendre les ordres. Valentine ignora la réponse de Murphy et s’adressa au lieutenant : — Monsieur Post, veuillez faire disposer les chariots en cercle dans cet espace découvert, là-bas. Sous le vent, afin de ne pas incommoder les civils. Merci. Post se raidit un peu devant le ton guindé de David, lequel ajouta à l’attention de Murphy : — Enfin, si vous n’y voyez pas d’objection, capitaine. L’autre regarda ses hommes, puis la route qui menait à la ville. — Euh… non, bien sûr que non. Pourquoi en serait-il autrement, d’ailleurs ? Valentine descendit de selle et s’approcha de Post. — Un mot, lieutenant, dit-il d’un ton sec. Puis, baissant la voix et toisant son compagnon médusé d’un air mécontent, comme s’il le sermonnait en privé : — Je ne peux pas vous expliquer, Will, mais je n’aime pas du tout l’ambiance ici. Ayez votre arme prête, et prévenez les hommes. J’espère que mon intuition me trompe. Post acquiesça et pivota le buste sur sa selle pour lancer des ordres aux sergents dans les chariots. S’il paraissait tendu à Murphy, il espérait que la fausse réprimande expliquerait son regard étonné et son expression soudain fermée. Valentine fit demi-tour et mena son cheval vers la clairière. Ahn-Kha le suivit comme un chien obéissant. Le Grog fit mine de desserrer les sangles de la selle, mais en réalité il ouvrait le rabat de l’étui contenant la mitraillette de Valentine. Les chariots reprirent leur lente progression dans le grincement lancinant des roues et des essieux quand les attelages quittèrent la route pour se diriger vers la clairière. Murphy parut prendre une décision et il mena ses hommes vers la queue du convoi. Quand il les fit volter de nouveau, face aux hommes las des derniers chariots, il brandissait un pistolet au canon très large. Il pointa l’arme sur le milieu de la colonne. D’où il se trouvait, David croisa le regard du capitaine et comprit instantanément ce que manigançait l’autre. — Aux armes ! s’écria Valentine. Murphy pressa la détente de son arme et celle-ci cracha un jet flamboyant accompagné d’un crépitement qui décrivit une trajectoire courbe dans le ciel. Les anciens marins du Tonnerre plongèrent au sol avec leurs fusils ou leurs pistolets. Post bondit dans le chariot le plus proche où ses hommes chargeaient déjà une mitrailleuse. Ahn-Kha leva son fusil dont le canon interminable se braqua sur Murphy, mais le Renégat vida les étriers et glissa de sa selle en un éclair. Ses hommes l’imitèrent et laissèrent leurs montures s’enfuir. Le projectile suivi de sa traîne lumineuse retomba au centre de la colonne dans une gerbe d’étincelles. Il s’en échappa par bouffées une épaisse fumée. Une salve balaya le convoi. Valentine vit des têtes qui apparaissaient en haut des murs de Bern Woods. Les miradors se garnirent d’hommes comme si quelqu’un avait touché leur sommet avec une baguette magique. Le Félin sortait le PPD de son étui quand une balle toucha sa monture au flanc. L’animal blessé fit un écart brusque, ses pattes arrière le trahirent et il s’effondra, renversant son cavalier dans sa chute. La fumée s’échappait de la cartouche éclairante comme si en s’écrasant elle avait éventré un réservoir de vapeur pourpre. La fusillade se transforma en un vacarme pareil au grondement d’une vague géante sur le point de déferler. Les mitrailleuses ajoutèrent leur martèlement mécanique et meurtrier aux claquements des armes légères. Des bœufs paniqués mugissaient et mouraient. D’autres attelages de chevaux s’élancèrent au galop pour échapper à cet enfer, et les conducteurs furent projetés hors des chariots. Valentine sentit le sang de sa monture alors même qu’il essayait de ne pas entendre ses hennissements aigus. Ahn-Kha visa et tira. Le Grog n’avait pas pris le cheval pour cible. Il abattit une silhouette dans la tour proche des portes, qui arrosait l’adversaire avec son fusil d’assaut. Devant les yeux de David un Jamaïquain s’écroula au sol et rendit l’âme dans une position qui évoquait étrangement celle d’un musulman en prière. Après son bref feu d’artifice, le projectile incandescent s’éteignit avec un dernier crachotement. Valentine acheva son cheval condamné d’une balle dans le crâne, puis il s’abrita derrière son cadavre. Ahn-Kha roula sur le sol et le rejoignit. Il y eut un sifflement et quelque chose explosa parmi les chariots. Le souffle projeta dans l’air une main arrachée qui tournoya à la manière d’une marguerite qu’on jette. David lâcha rafale après rafale sur les hommes de Murphy, jusqu’à vider le magasin circulaire de son PPD. Les Renégats tiraient au fusil et lançaient des grenades sur les chariots qui formaient l’arrière du convoi. Des hommes désorientés se levèrent pour fuir, et cette erreur leur fut fatale. Un autre sifflement, une autre explosion. Des morceaux d’attelage fusèrent quand un chariot se souleva sur ses roues arrière avant de retomber à l’envers en se disloquant. Valentine aperçut une sorte de tuyau de poêle pointé hors du sommet de la tour du plus gros bâtiment. Un lance-roquette ? D’autres ennemis arrivaient en masse par les deux issues de la ville. — Ahn-Kha ! dit-il en donnant une tape sèche sur l’épaule de son ami. Il lui désigna la cible. Le Grog engagea promptement une balle aussi longue que son index dans le boîtier de culasse de son arme. Une de ses oreilles frémit quand il aligna le canon du fusil. La visée prit le temps d’une très courte inspiration, puis le coup partit. Valentine vit un chapeau, ou une partie de tête, être emporté par le projectile. Le souffle arrière du lance-roquette jaillit dans un nuage gris, et le projectile explosa juste à côté du chariot de Post. Le vieux Handy Six-Coups et les servants de la mitrailleuse furent déchiquetés. Les Marines de Valentine rampaient pour échapper aux feux croisés de l’ennemi, quand ils ne jetaient pas leurs fusils pour se recroqueviller derrière les débris divers. Le précieux bois-vif brûlait. Deux chariots étaient la proie des flammes, et il s’en élevait de lourdes volutes d’une fumée huileuse qui allait souiller le ciel blafard. Les mâchoires crispées à en avoir mal, les yeux embués, David rechargea et tira. Il vit un Collab à cheval saisir Narcisse par les cheveux et la tirer hors de sa selle sans se soucier des coups qu’elle lui portait avec la cravache fixée à son bras. Post avait disparu, ses Jamaïquains se faisaient tailler en pièces. Plus rien n’avait d’importance… — Il faut filer, mon David ! cria Ahn-Kha qui lui montrait du doigt les troupes ennemies en approche. Allez ! — Le bois-vif, dit simplement le Félin. — On n’a pas le choix ! La fumée se rabat vers nous, elle couvrira notre fuite. Une balle frappa sa monture inerte, et l’impact déclencha la contraction de quelques muscles encore chauds. Des chevaux tirant un chariot contournèrent l’avant de la colonne. Un Jamaïquain était allongé sur le plateau et dirigeait l’attelage de cette position. Ahn-Kha laissa tomber son fusil, saisit Valentine par le col et le mit debout sans effort apparent, en même temps qu’il se redressait lui-même en un bond simiesque. Un projectile le toucha en plein vol. Il lâcha prise et s’effondra dans le chariot. La blessure de son ami tira David de son hébétude momentanée. Il sentit qu’on agrippait brutalement sa manche. La balle qui venait de la traverser se ficha dans l’arrière du chariot avec un claquement rageur et dans une volée d’échardes. Il plongea son regard dans celui du Grog alors que les oreilles de celui-ci s’affaissaient. Le corps d’Ahn-Kha s’amollit. Il bondit dans le chariot au moment où un des chevaux de trait était abattu par une rafale. Le Dos Doré grognait des mots incompréhensibles, une main pressée sur son postérieur. — Monsieur ! Monsieur ! dit le Jamaïquain blessé, et de son pied rouge de sang il poussa vers lui une mitrailleuse. Il reste des balles. Valentine la ramassa. Il appuya le canon sur le rebord du chariot et le braqua sur les Renégats de Murphy qui continuaient à incendier et à massacrer. Le staccato rageur de la première rafale attira une riposte nourrie venue de toutes les directions. Il attendit l’impact inévitable. Il mourrait avec sa mission, avec les hommes qu’il avait trahis. Une autre fusée atterrit près du chariot en crachant un peu plus de brouillard pourpre. Des obus de mortier tombèrent, de plus en plus près. Il entendit un bruit de sabots qui approchait dans la fumée, et tourna la mitrailleuse dans cette direction. Il ne restait qu’une petite longueur de balles dans la bande de munitions. — David ! dit une voix connue. Capitaine Valentine ! Les gars, trouvez-moi le capitaine Valentine ! Post surgit de la brume rouge, avec deux chevaux qu’il tirait derrière lui. Ses vêtements étaient en lambeaux, et ses yeux brillaient d’un éclat inhabituel. Du sang coulait d’une entaille à sa cuisse. Un autre obus de mortier explosa et les animaux se cabrèrent, terrifiés, mais il parvint à les maîtriser. — Mettez Ahn-Kha sur l’autre monture. Il est blessé. Je reste avec mes hommes. — Ça ne servira à rien ! rétorqua Post qui approcha les chevaux le long du chariot. — Je ne peux pas…, commença Valentine. Des doigts poisseux de sang se refermèrent sur la cartouchière en peau de serpent et le tirèrent brusquement du plateau. — Mon David, dit Ahn-Kha, il faut partir. Il n’y a plus rien à faire. — Non ! Sans l’écouter, le Grog le souleva d’une main et le traîna vers les chevaux. Il sautillait sur une seule jambe et se servait de son bras libre pour s’appuyer au sol comme avec une béquille. Post tendit les rênes au Jamaïquain et l’aida à se mettre en selle, puis il présenta l’autre monture à Valentine. Celui-ci remarqua le sang qui s’échappait d’une des oreilles du lieutenant. — Non, dit-il d’une voix rauque avant de mettre son PPD vide à la bretelle et de saisir la sous-gorge du cheval. — Vous êtes touché, vous le prenez. Post et le Jamaïquain lancèrent leurs montures vers les bois. Une poignée d’autres, dont Ahn-Kha et David, les suivirent. Alors qu’ils fuyaient, un obus tomba sur leur chariot, et un peu plus de fumée monta à l’assaut du ciel hivernal. Valentine courait avec les autres, mais il souhaitait à moitié que son cœur lâche sous l’effort. Il fuyait l’ennemi, la défaite, ses hommes morts et blessés. Il aurait aimé pouvoir fuir aussi son échec, mais son échec était toujours là quand il atteignit les arbres. Derrière lui, le bois-vif flambait. < Glossaire Apprentis : jeunes gens, souvent les fils ou les filles de ceux d’une caste particulière, qui voyagent avec les Chasseurs et effectuent des tâches variées au sein du groupe. Arbre Intermondes : ancien réseau de Portails entre les étoiles. Ces passages permettent un transport instantané sur des années-lumière. Aura vitale : champ d’énergie généré par une créature vivante. Malheureusement pour eux, celle des humains est très riche. Chasseurs : êtres humains dont les aptitudes ont été perfectionnées par la technomagie des Tisseurs de Vie afin d’affronter les créatures des Kurians. Collabs : humains qui assistent les Kurians pour imposer le Nouvel Ordre. Aussi appelés Renégats. Dau’wa : « Progressistes » – Tisseurs de Vie minoritaires en nombre (surtout présents sur la planète Kur) qui pratiquent l’absorption d’auras vitales pour devenir immortels, c’est-à-dire des vampires psychiques. Dau’weem : « Traditionalistes » – Tisseurs de Vie majoritaires en nombre qui ont refusé l’absorption d’auras vitales pour devenir immortels. Dos Dorés : variété de Grogs plus doués pour le langage et mieux organisés que leurs congénères plus ordinaires, les Dos Gris. Fourrure fauve sur les épaules tournant au blanc sur le ventre. Dos Gris : Grogs appartenant à la variété la plus commune, humanoïdes simiesques dont la peau grise forme des plaques épaisses. Leur intelligence est assez sommaire, quoiqu’ils s’adaptent rapidement au maniement des armes et des outils humains. Faucheurs : ils forment la garde prétorienne du Nouvel Ordre et sont en fait des avatars animés par leur Maître Vampire. Ils permettent aux Kurians cloîtrés d’interagir avec les humains et les autres, mais surtout d’absorber sans courir de risque l’aura vitale des proies grâce à un lien psychique avec l’avatar. Le Faucheur vit du sang de ses victimes, alors que l’aura nourrit le Maître Kurian. Également appelés Crânes Noirs, Encapuchonnés, Capos, Vampires, Chuchoteurs, Chuinteurs, Moines de la Mort, Vampires, etc. Félins : formés par les Tisseurs de Vie, ces Chasseurs effectuent des missions d’espionnage, de sabotage et des assassinats dans la Zone Kuriane. Certains travaillent sous couverture, d’autres ouvertement. Folie Délirante : virus répandu sur Terre par les Kurians pour détruire la structure sociale humaine, ce qui leur a permis de s’imposer plus facilement. Grogs : toutes les créatures que les Kurians ont inventées ou perfectionnées pour soumettre l’homme. Les Grogs sont de tailles et de formes très diverses. Certains sont assez évolués pour se servir d’une arme. Kur : une des neuf planètes que compte l’Arbre Intermondes. Une grande réserve de Pierres de Touche y a été découverte et ce fut un centre de la science et du savoir des Tisseurs de Vie. Devint ultérieurement un monde renégat lorsque certains Tisseurs commencèrent à utiliser l’aura vitale pour prolonger leur vie, ce qui déclencha une guerre civile qui a fini par se répandre sur Terre. Kurians : Tisseurs de Vie de la planète Kur qui ont appris à prolonger indéfiniment leur vie par l’absorption de l’aura vitale. Ce sont les véritables vampires du Nouvel Ordre. Loups : caste la plus nombreuse chez les Chasseurs. Leurs patrouilles surveillent le no man’s land entre la Zone Kuriane et les Territoires Libres. Ils effectuent également des actes de guérilla, servent de messagers et d’éclaireurs. Ours : Chasseurs et armes humaines les plus redoutables dont disposent les Tisseurs de Vie. Les Ours sont fiers d’affronter tout ce que les Kurians peuvent inventer. Pierres de Touche : technologie de conservation et d’enregistrement utilisée par les Pré-entités et découverte par les Tisseurs de Vie. Les Pierres de Touche renferment tout ce qui relève de la connaissance ou de la mémoire. Les données sont accessibles par le toucher à tout être doué d’intelligence. Ce contact peut être dangereux pour un esprit peu avancé, comme celui d’un humain. Pré-entités : les Anciens, une race de vampires qui s’est éteinte longtemps avant que le premier homme apparaisse sur Terre. Grâce à leurs connaissances, les Kurians ont appris comment devenir des vampires en se nourrissant de l’aura vitale. Signature vitale, ou signes vitaux : énergie émanant de toute créature vivante en fonction de sa taille et de son intelligence. Les Faucheurs savent la détecter et s’en servent pour traquer leurs proies. Tisseurs de Vie : l’ancienne race qui découvrit les Portails des Pré-entités entre les Neuf Mondes. < E. E. Knight, né en 1965 à La Crosse, Wisconsin (États-Unis), est un auteur de science-fiction et de Fantasy. Il a grandi à Stillwater, Minnesota, et vit maintenant à Chicago avec sa femme. Il enseigne l’écriture de genre à l’université d’Harper. Pour en savoir plus, nous vous conseillons de visiter son site : eeknight.com (en anglais). < Du même auteur, chez Milady : Terre vampire : 1. La Voie du Loup 2. Le Choix du Félin 3. La Légende du Tonnerre L’ge du feu : 1. Dragon 2. La Vengeance du dragon 3. Dragon Banni 4. L’Attaque du dragon www.milady.fr < Milady est un label des éditions Bragelonne Titre original : Tale of the Thunderbolt – Book Three of The Vampire Earth Copyright © Eric E. Frisch, 2005. Tous droits réservés. Originellement publié aux États-Unis par Roc, un imprint de New American Library, Penguin Group (USA) Inc. © Bragelonne 2009, pour la présente traduction Illustration de couverture : Sarry Long ISBN : 978-2-8205-0054-0 Bragelonne – Milady 60-62, rue d’Hauteville – 75010 Paris E-mail : info@milady.fr Site Internet : www.milady.fr < BRAGELONNE – MILADY, C’EST AUSSI LE CLUB: Pour recevoir le magazine Neverland annonçant les parutions de Bragelonne & Milady et participer à des concours et des rencontres exclusives avec les auteurs et les illustrateurs, rien de plus facile ! 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